The Project Gutenberg EBook of Contes de Caliban, by Emile Bergerat

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Title: Contes de Caliban

Author: Emile Bergerat

Release Date: May 12, 2004 [EBook #12332]

Language: French

Character set encoding: ASCII

*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES DE CALIBAN ***




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EMILE BERGERAT


CONTES

DE

CALIBAN



1909




CONTES FACETIEUX




BEJAREC LE FAISEUR D'ENFANTS


Vous rappelez-vous l'aventure de cette Americaine extravagante qui amena
un jour ses deux filles a Victor Hugo pour que le grand poete daignat
semer un peu de la graine de genie lyrique dans la race yankee? Malgre
les affirmations les plus positives, je n'avais jamais beaucoup cru a
cette histoire paradoxale. Mais j'avoue que je suis tres ebranle depuis
que je connais Bejarec, "le faiseur d'enfants".

Yan Bejarec a aujourd'hui soixante-seize ans passes; il n'exerce plus.
Mais pendant trente annees, il a propage l'espece humaine dans nos
villages. Comment vous expliquer cela, o raffines de la ville, dont tant
de romans subtils et de comedies bourgeoises ont fausse la philosophie
naturelle et devoye le sens moral? Magistrats de mon pays qui, en pleine
crise de depopulation, autorisez encore le mari infertile a tuer les
amants de sa femme, et vous, predicateurs de la scene, qui ne voulez pas
voir que l'adultere n'est, le plus souvent, qu'une reprise normale de la
nature, souffrez que je vous presente ce vieux Celte d'Yan Bejarec, coq
des poules qui n'en ont pas, et le plus honnete des hommes.

Pour avoir le pretexte de lui laisser quelque monnaie dans la main, car
il est pauvre, je lui fais quelquefois poser la barbe et les cheveux,
qu'il a encore magnifiques. Par la surabondance pileuse, il ressemble au
Jupiter Olympien de Phidias, ce type indetronable de la beaute male,
et le pere de tous les dieux. Bejarec, a trente ans, devait etre
prodigieux, et rien de ce qu'on en raconte ici ne m'etonne. Or, la
nature, toujours inexorablement logique, avait double sa puissance
attractive d'une vertu d'etalon qui en etait l'expression meme, si j'ose
penetrer ses mysteres, et lui fatalisait sa destinee terrestre. Il etait
de toute eternite cree pour tenir tete au malthusianisme. Quant au
reste, zero, et le vieux Yan est plus bete encore que cent choux qui
pomment! Qu'eut-il fait de l'esprit, le bon etre, puisque c'est, de nos
attributs, celui que la femme prise le moins?

Bejarec fut d'abord marie. Son mariage meme avait, sinon desuni, du
moins separe deux soeurs jumelles qui s'adoraient et ne s'etaient point
quittees une minute depuis leur enfance. L'une s'appelait Marie-Anne
et l'autre Anne-Marie. Cette derniere se maria a son tour, et le sort
voulut que, tandis que Marie-Anne moulait tous les neuf mois un petit ou
une petite Bejarec, Anne-Marie demeurat desastreusement sterile. C'est
une grande douleur dans nos campagnes et une honte, et les paysans,
quoique chretiens, ont la-dessus des idees du plus pur paganisme. Et
Marie-Anne se desolait du chagrin de la chere soeur brehaigne.

Elle s'en ouvrit un soir a celui qu'elle appelait par badinage son
"a-tout-coup", et, de fil en aiguille, elle en vint a lui suggerer de
s'en meler un peu. Cela resterait en famille et elle n'etait pas jalouse
d'Anne-Marie. Peut-on l'etre de sa chair meme? Et puis, elle en avait
son compte, etant grosse du onzieme, et vraiment sa pauvre bessonne
etait trop desheritee, avec son mari invalide!

--Si tu veux, mon Yan, lui dit-elle, j'arrangerai la chose, et personne
n'en saura rien que le bon Dieu et nous.

--Vere, fit gravement le brave Bejarec, car il trouvait, lui aussi, sa
belle-soeur fort malheureuse.

Marie-Anne s'y prit avec toute l'habilete que son affection fraternelle
lui inspirait. Une bonne decoction de pavot endormit Anne-Marie pendant
une absence de son homuncule de mari, et neuf mois apres, jour pour
jour, Bejarec eut un neveu. Toute la famille etait aux anges. Et tel fut
le premier essai que Yan fit de sa vocation genesique hors de son nid.

Comment l'aventure transpira, voila ce qu'il n'a jamais su, car, certes,
il n'etait pas homme a reveler ce secret de famille et c'etait un coeur
trop simple pour s'enorgueillir du service rendu. Peut-etre sa femme ne
put-elle dissimuler assez sa fierte? Toujours est-il qu'a quelque temps
de la, un autre mari ridicule et sans progeniture le defia, au cabaret,
entre quatre bolees, de renouveler l'exploit a son benefice. L'enjeu
etait d'une vache laitiere. Bejarec, epoux fidele, demanda un jour
pour reflechir et consulta la brave Marie-Anne. Elle portait deja son
douzieme. Cette consideration mise au point par l'appat de la vache
laitiere, decida de l'evenement. Bejarec eut licence et gagna le pari.
Cette fois, on en parla dans toute la contree.

On ne parla meme tellement que, huit jours apres, une servante vint
prier le faiseur d'enfants de vouloir bien se rendre au plus tot chez
une dame du bourg qui desirait lui parler. Il y alla, etant serviable
comme pas un. Or, cette dame etait en grand deuil d'un mari qu'elle
venait d'enterrer. Elle conta a Bejarec que toute la fortune du defunt
lui echappait parce que, mariee sous un regime qu'elle lui expliqua
vainement, elle n'avait pas d'enfant de son epoux.

--La loi, lui dit-elle, m'accorde dix mois encore pour en presenter un a
notre notaire, moyennant quoi je puis avoir comme tutrice tous les biens
que je perds comme femme.

Et elle ajouta tristement:

--Comptez sur ma reconnaissance!

Lorsque Yan eut enfin compris de quoi il s'agissait, il jugea inutile
d'aller prendre avis de Marie-Anne. Il connaissait son coeur, et le
temps pressait. Seance tenante, il investit la veuve de l'heritage. Le
petit present qu'il recut d'elle a cette occasion servit a acheter des
souliers a sa marmaille reguliere.

Ce nouveau succes etablit definitivement le renom prolifique d'Yan
Bejarec, car, outre qu'il flattait la haine que les terriens ont
pour les chicanes de la loi, on se contait a l'oreille avec quel
desinteressement rapide il avait sauve la fortune de la veuve. Pendant
quelque temps, de ci, de la, dans nos villages, on vit, a la tombee du
jour, apparaitre et disparaitre le beau Celte aux longs cheveux ondules,
et les baptemes foisonnaient dans les eglises, comme autant, aux
mairies, les declarations de naissances. Malthus n'en menait pas large,
dans les troupeaux benis du Bon Pasteur.

Avant d'etre emportee avant l'age par son quatorzieme, Marie-Anne, la
genereuse commere que la Convention eut certainement honoree, presida
encore a quelques belles cures operees par le docteur "a-tout-coup"
qu'elle aimait. Il guerit presque sous ses yeux de belles jeunes filles,
victimes de la consanguinite de leurs parents et atteintes a leur
puberte de ce mal d'hystero-epilepsie qui les rendait inepousables. Un
riche fermier de la cote, qui n'avait que des enfants du sexe feminin et
deplorait l'extinction de son nom, tres honorable, par defaut de lignee
male, eut recours a ses bons offices et traita avec Yan a forfait.
Bejarec lui donna satisfaction avec son infaillibilite ordinaire et
reellement providentielle.

Ce fut alors que Marie-Anne mourut, etrangement tuee par ce quatorzieme
enfant qui refusait de venir au monde, ne le trouvant pas assez vaste
pour lui, et le faiseur demeura seul avec les treize autres, sans
fortune ni metier pour les elever. Anne-Marie lui en prit deux, les
deux petits, par reconnaissance; mais ce fut tout, et les onze autres
alignaient des dentitions terribles. Le naif et bon Bejarec, qui ne
savait de ses dix doigts rien faire et dont l'instruction etait aussi
sommaire que son entendement meme, vu que, sous ses cheveux splendides,
le cervelet avait mange la cervelle, eut une idee tres belle et
primitive. Comme de certaines gens, particulierement constitues,
decouvrent des sources vives dans les terrains incultes avec la baguette
de coudrier, il resolut de feconder, pour vivre, les jacheres de la
maternite francaise et, le projet concu, il se mit tout de suite a
l'oeuvre avec courage.

Il ne tarda pas, Dieu aidant, a se former une gentille clientele,
d'abord dans le departement, puis aux alentours. On le voyait arriver
sur les places des bourgades, toujours net, propre comme un sou,
la barbe et les cheveux demeles et peignes a miracle. Il tirait un
accordeon, y jouait de son mieux _La Marseillaise_, le seul air qu'il
sut, et distribuait de petits papiers aux dames de la societe. Il etait
bien rare, oh! mais bien rare, qu'il s'en allat sans gloire et sans
argent! Sans doute, sa bonne commere de femme veillait sur lui du
paradis!

A present, il est vieux, le beau Celte, et il n'exerce plus, mais il a
eleve ses onze enfants en honnete homme. Tous sont cases, les garcons et
les filles, a droite, a gauche, il ne sait ou, les chers ingrats! Et il
me raconte, en posant, que, sur les routes ou il se traine en attendant
l'heure de rejoindre sa bien-aimee femme, les gamins du pays lui jettent
quelquefois des pierres.

--Pauvres petits, ils ne savent pas! dit-il.




COCO ET BIBI


Tous ceux de mon age garderent vivaces les souvenirs de cette semaine
printaniere--prairial LXXIX--que l'on a appelee, non sans raison, helas!
la Semaine sanglante. Rassurez-vous, je n'en raviverai pas ici la
memoire. Mais comme elle est le cadre a la fois historique et normal
du recit parisien que voici, le localiser en un autre temps serait en
eventer l'arome, et c'est pourquoi je vous transporte au mois de mai
1871, aux derniers jours de la Commune.

Pour l'entree des troupes regulieres dans la ville reconquise, je ne
sais plus a quel corps de l'armee de Mac-Mahon avait ete prescrite
l'occupation du XVIIe arrondissement. Peut-etre etait-ce a la division
du general Clinchant, mais peu importe. Toujours est-il que les federes,
notamment ceux des Ternes, lui avaient oppose une energique resistance.
On s'etait battu ferme a la porte Dauphine d'abord, puis place Wagram,
et enfin a la porte des Ternes meme, ou je vois encore un canonnier de
la marine, a demi fou de rage, et assiste de deux titis du quartier,
braquer eperdument sa piece tantot sur le mont Valerien, tantot sur
les tours de Notre-Dame. Ce n'etait pas que l'opinion politique de
ce pointeur fut incertaine, et tout indiquait en lui, geste, cris et
costume, qu'il ne croyait pas travailler a la gloire de M. Thiers, mais
grace a un jeu de balistique dont l'invention revenait a ses jeunes
servants d'artillerie, la caronade, virant sur son axe comme toupie,
balayait tour a tour Sablonville et l'avenue ternoise, impartialement.

Bibi et Coco--tels etaient les noms homeriques de ces apprentis
Jomini--s'en gondolaient sur le talus des fortifs. Quant au canonnier,
je n'ai pas besoin de vous dire que, quoique de premiere classe, il
n'abattait, et en tous sens, que des cheminees, dans le ciel, et des
platanes, sur la terre.

Encore n'etait-ce pas des platanes. A cette epoque, ce charmant
quartier, ou j'aurai fidelement vecu ma vie, depuis lors annexe a la
peripherie, et comme suburbain encore, etait un bois veritable ou plutot
un parc, seme de maisonnettes ouvrant sur des jardinets debordants de
lilas de Perse et que traversait l'avenue dite des Ternes, charmille
d'acacias. C'etait donc des grappes roses ou blanches et des gerbes
violettes qu'ebranchait la caronade giratoire, et la large voie en etait
pleine.

Des aides cocasses et hilares de l'hoffmannesque canonnier, specimens du
type populaire de Gavroche, point de portraits a faire, n'est-ce pas,
apres l'auteur des _Miserables_? Ils ne different point d'une zone
municipale a l'autre, et le moineau franc les symbolise a merveille.
Rien de plus candide dans la demoralisation, innee ou educatrice, de
plus sensible meme dans le fatalisme, que ces petits Parigots, modeles
du limon de la bonne Lutece, qui pleurent sans larmes, en dedans, rient
sans joie, comme le singe, et a qui, des quatorze ans, la vie n'a plus
rien a enseigner. Bibi et Coco, d'ailleurs inseparables, en avaient
acquis les premieres notions a la frequentation d'abord des chiens
errants, qui sont d'admirables modeles, puis au bal Dourlans, de
democratique souvenance, ou j'ai assiste, moi qui vous parle, a des
cours pratiques de rossignolisme, entremeles de choregraphie pour les
deux sexes, qui ont donne bien des colons a la Nouvelle-Zelande. Pour
diversifier un peu cette instruction libre et sommaire, les parents des
jeunes chicards avaient eu recours au vieux moyen pedagogique de nos
peres, encore accredite dans la banlieue, et ils avaient prie
l'abbe Garbut, troisieme vicaire de la paroisse, de catechiser leur
progeniture, c'est-a-dire de les mettre au catechisme, livre abrege du
bien et du mal.

Tout m'oblige a constater qu'ils n'y avaient point du tout mordu. Les
cours s'etaient espaces des le debut de l'initiation, et Dourlans avait
repris ses disciples. Mais lorsqu'ils rencontraient l'abbe sous les
acacias, Bibi et Coco lui tiraient gentiment leur casquette, dont
les ponts montaient de jour en jour. Un si brave homme, le troisieme
vicaire, et doux, et charitable, et simple, meme d'esprit, comme le
Redempteur veut ses apotres. Sa devotion a la sainte Vierge Marie
n'en laissait rien a celle des bonnes gens du moyen age, et, prepose
specialement a sa chapelle, jamais il n'en laissait l'autel sans fleurs,
fut-ce l'hiver, ou elles sont rares et couteuses. A plus forte raison en
mai, qui est le mois de la Madone.

L'avenue lui en offrait une moisson abondante et toute cueillie, que le
tir du marin en delire tranchait sur tiges. Il n'y avait qu'a se baisser
pour y ramasser des gerbes odorantes. L'abbe Garbut ne put y tenir et,
du perron de l'eglise, il s'elanca sur la place, en faisant deja tablier
de sa soutane. Et comme il se baissait pour le remplir, un boulet de
canon enrage, le dernier, l'abattit sur le trottoir comme une quille.

Bibi et Coco le virent tomber, et ils le reconnurent. Ils venaient
de lacher le _Jean-Bart_ et sa caronade epuisee de munitions, et ils
songeaient a se tapir dans quelque trou serieux, pour se soustraire a la
curiosite d'un nombre grossissant de pantalons rouges qui surgissaient
de toutes les rues traversieres et dessinaient leur mouvement de
jonction vers le centre du quartier.

--As-tu vu?... dit Coco a Bibi, le dernier est dans le mille. Tu sais,
c'est le vicaire.

--Oui, pas de chance, fit Bibi a Coco, c'est un zig, quoique ratichon.

--Ca, pour sur que celui-la n'a jamais fait de mal a personne.

Et ils se regarderent.

--Si qu'on allait le ramasser? Ils vont le pietiner.

--J'allais te l'offrir. Ca epatera les Versaillais.

Et ils coururent au pauvre pretre, etendu sur une jonchee de fleurs
d'acacias, les cotes broyees, mais respirant encore.

--M'sieu Garbut.... M'sieu le cure, ca ne va donc pas? C'est nous,
Coco et Bibi, les mauvais du catechisme. Ou voulez-vous qu'on vous
transbahute?

Le moribond souleva la paupiere, les regarda et sourit. La reponse
muette etait dans l'angelisme du sourire, elle disait: "La-haut, aux
pieds de madame Mere!" Mais les jeunes mecreants ne savaient pas la
langue. Ils comprirent pourtant quelque chose, d'assez vague il est
vrai, dans le dernier voeu tacite du "calotin", et qu'il s'agissait
de deviner. "Quoi qu'il veut?" se demandaient-ils, assez profondement
remues par cette agonie sans plaintes, extatique et pour eux
inexplicable.

L'art de bien mourir est celui que, dans toutes les classes, le Parisien
de Paris admire le plus, parce qu'il y excelle. C'est meme a ce signe
certain qu'on reconnait l'autochtone. Ce gout ethnique, et tout gaulois,
je pense, pour la mort, est le secret de l'espece de joie qui a regne,
sous la Commune, chez les federes, et qui, pendant le bombardement,
monta jusqu'a la blague. C'est la caracteristique de nos insurrections
francaises. Or, l'abbe Garbut mourait en chretien et nos deux titis,
mauvais clercs en choses de la foi, se labouraient l'entendement pour
imaginer ce que pouvait encore souhaiter le pauvre serviteur de Dieu,
qui avait ete tres doux pour eux, pendant les quinze jours "rasants" de
la catechisation.

--Ca y est, j'y suis, fit tout a coup Bibi, viens, oust, et pas
accelere!

Et il entraina Coco a la course. La troupe, longeant les boutiques
closes, arrivait sous les arbres de l'avenue. Un officier, suivi de son
peloton, se hatait vers le pretre. Il vit les deux voyous se glisser
dans l'eglise, et se doutant bien a qui il avait affaire, il depecha
quatre hommes a la garde des issues, puis s'occupa du mourant, dont
l'ame palpitait et battait des ailes pour le grand voyage.

Comme il n'y avait pas d'ambulances pour les blesses de la guerre
civile, on souleva l'abbe a bras d'hommes, pour le transporter a une
pharmacie voisine, lorsque, sur le seuil du porche, le couple des momes
reparut.

L'un et l'autre portaient sous la vareuse un objet dissimule qui la
gonflait. Se coulant entre les jambes des sentinelles, ils s'elancerent
a travers la place et tomberent chez le pharmacien.

--Voila votre bon Dieu, m'sieu Garbut, c'est-il ca que vous vouliez?

Et Bibi montra le saint ciboire, et Coco montra les burettes.

Ils avaient, non sans effraction, sans doute, ouvert le tabernacle.

Le venerable pretre, agonisant, les vit, les entendit. Une larme lui
perla aux paupieres, et, dans le mouvement qu'il fit pour les benir,
il expira. J'ai idee qu'aux pieds de la Vierge, il plaide encore les
circonstances attenuantes du sacrilege.




LE PREMIER MOT


L'enfant venait d'atteindre ses sept mois. C'etait une bete humaine
magnifique.

A sa naissance, il pesait les neuf livres, ce dont son pere--le diable
m'emporte si je sais pourquoi--etait fier comme Artaban meme. Comme le
parrain repondait au prenom discredite de Benoit, le phenomene avait ete
declare, a la mairie et sur les fonts, sous celui d'Hilaire, pris tout
bonnement au calendrier, a la date de sa bienvenue au jour qui nous
eclaire. Le saint, en effet, qui preside aux joies et aux peines du 20
mai signe: Hilaire, au registre de la Providence. Ce fut, je crois,
quelque eveque d'Arles, qui n'eut rien de gai que son nom.

Le menage etait l'honneur de nos douces Batignolles. Aux lieux ou
s'arrondit le dix-septieme, il constituait l'un de ces couples
exemplaires et sans gloire ou la Salente democratique salue son ideal de
bonheur plat, a deux. Neutres a l'envi, le citoyen Paul Legris et Marie
Barbier, son epouse, ne se signalaient, au physique ou au moral, par
aucun de ces dons d'exception dont la nature s'obstine, en depit du
cordeau des lois, a marquer ses martyrs d'elite, afin que la societe
les reconnaisse. Elle, ni jolie ni laide, d'un blond dedore, assez bien
faite, si le mannequin de bourre des essayeuses est un modele de forme
feminine, les yeux de cet azur dormant que les peintres appellent le
bleu bete, elle avait la bouche d'un bel arc et vraiment cupidonienne.
Cette bouche, son attrait, et dont le carmin etait lustre par la
rosee du souffle, n'etait pas plus faite pour rester close au baiser,
evidemment, que l'oeillet d'Inde ne l'est pas pour se soustraire au dard
de l'abeille. Les connaisseurs ne s'y meprenaient guere, et Mme Legris
etait, en consequence, fort suivie dans ses courses et balades.

De lui, je ne vous dirai rien; n'ayant, j'ai beau chercher, rien a vous
en dire. On ne sait pas pourquoi le Pere Eternel decroche du neant
certains hommes, qui s'y trouvaient comme chez eux, pour les envoyer
sur la boule tournante. Peut-etre est-ce par pitie pour le suffrage
universel, dont il faut bien alimenter les urnes devorantes? A moins
que, dans sa bonte infinie, il ne veuille pourvoir au recrutement du
fonctionnarisme, comme lui-meme eternel, et que, dans ce but, il ne
moule et remoule sans fin entre les misericordieuses nuees le type
administratif du parfait employe? De cette espece de "roseau pensant"
Blaise Pascal eut beni, en Paul Legris, ce que j'appellerai le bambou
de la bamboula francaise, pour en specifier l'espece, abondante aux
Batignolles.

Et Paul Legris, le matin, allait a son bureau, puis il en revenait,
le soir, avec ou sans parapluie, selon les oracles meteorologiques,
ponctuel, machinal, impersonnel, insipidement. Une partie de dominos a
l'estaminet le trainait jusqu'a l'heure du diner qu'il rentrait prendre
avec sa femme, a leur cinquieme, et, la pipe fumee, il se mettait au lit
et s'endormait, ayant vecu. L'Etat "emolue" ce service de dix-huit cent
livres par an: il emploie a ce prix cent mille diplomes des lettres et
des sciences, et trois cent mille autres attendent, pales de faim, a sa
porte, leur tour de se vendre, ame et corps, a l'abrutissement salarie!
Oh! dans les pampas et les savanes, courir le buffle, rifle au dos!...
Mais laissons.

Durant ce temps, les frelons d'amour bourdonnaient autour de l'oeillet
du dix-septieme.

Un jour enfin l'enfant s'annonca. Puis il vint, un 20 mai, fete de saint
Hilaire, eveque d'Arles en Provence. Neuf livres de chair a canon,
que le bapteme fit chretienne. Et voici qu'un rayon de la grande joie
naturelle illumina le pauvre front de l'_is pater_ responsable, marque
pour l'etre et beni du ciel dans ses oeuvres. Il allait, leger, allegre,
exhausse par sa paternite, a son bureau, a son cafe, dans les rues,
partout clamant l'hosanna du poupon colossal et faisant a lui seul tout
le bruit de l'etable autour de cette nativite.

Les Batignollais sont de fort bonnes gens, acquis a l'optimisme, et
incapables de s'arracher entre eux, du nez, les lunettes roses de
l'illusion conjugale. Pour ces sages du vieux jeu, l'enfant qui vient,
d'ou qu'il vienne, est toujours le bienvenu et son pere est felicitable.
Paul Legris passait entre deux haies de poignees de mains. La
chance proverbiale et signaletique lui echut, d'abord sous forme de
gratification, puis, au jour de l'An, d'avancement: il fit meme un petit
heritage.

Hilaire, superbement allaite, tournait au produit de concours. Il etait
l'enfant gras, ce reve des commeres. Elles le visitaient, ebahies de
ce petit hercule potele, et s'en allaient, pensives, sans avoir pu le
derider, d'ailleurs, car il etait grave comme un juge. Il les regardait
de ses yeux ronds, fixes et intravisionnaires, pareils a ceux des
monstres de foires, rebelle aux caresses, inflexible aux risettes,
inquietant de mutisme.

--Cette pauvre Mme Legris, se disaient-elles, son mioche est prive de la
parole! Voila ce que c'est! ajoutaient-elles en barbelant d'un clin ce
trait d'insidieuse malice.

Et de fait, on ne connaissait pas le son de voix du prodige.

Sourd? nullement, et, bien au contraire, puisque au moindre bruit il
tendait l'oreille, et meme avec une avidite d'ouie singuliere. Ainsi ne
s'endormait-il qu'au prix d'une chanson maternelle, et la cacophonie
des pianos circonvoisins dechaines le tenait-elle en pur etat d'extase.
C'etait jusqu'a ce point que, dans ses soliloques au long des
rues, l'_is pater_ se demandait s'il n'avait pas, lui, modeste
rond-de-cuir, donne un autre Mozart a la France. Quant au verbe, point,
et la petite bouche en restait vide, quoique epanouie comme celle de sa
mere et deja enchassee de quenottes. D'ou provenait cette anomalie, si,
comme, la Faculte le professe, le mutisme n'est que la consequence de la
surdite.

Dans leur souci grandissant, les parents se deciderent a consulter l'un
des docteurs de cette Faculte. Il inspecta l'enfant, controla le jeu de
ses organes, et, n'y decouvrant rien que de rationnel, conclut a quelque
retard de l'intellect explique, d'ailleurs, scientifiquement, par la
preponderance hyperphysique de la matiere.

--S'il ne parle pas, decreta-t-il, il parlera, et, qui sait, comme
Demosthene, peut-etre. En attendant, exercez-le et tirez un peu au
dehors l'ame tapie derriere cette masse adipeuse et qui parait s'y garer
de la pensee.

--C'est bien, fit resolument l'employe, il ne sera pas dit que j'aie mis
au monde une brute. Dans huit jours, il dira "papa" ou j'y perdrai mon
nom de Paul Legris....

Et il se mit sans repit a la besogne.

Ce fut en vain, il dut le reconnaitre et s'en desesperer. Hilaire
recalcitrait a toute imitation de son formule. Meme ce vocable, initial
en toutes langues humaines, premier exercice de la phonation, diphtongue
quasi animale encore et plutot cri que mot, "papa", ne frappait les
meninges du jeune anthropoide ou du moins ne s'y repercutait. Il
demeurait levres closes, les regards creux, semblable a ces babouins
emperruques nommes hamadryas, qui doivent etre les magistrats du peuple
des singes, tant leur maintien est severe.

--Jamais il ne parlera, declara Paul Legris a sa femme, et j'y renonce!
Qu'est-ce que c'est que ce bipede-la? L'as-tu fait avec une statue?

--Il dira donc "maman", jura la mere, et je m'en charge. Les phoques le
prononcent, raisonnait-elle, et ils ne sont que des phoques. Il n'est
point jusqu'a des poupees de caoutchouc ou de bois dont la mecanique
n'obtienne l'emission reiteree de la double syllabe. A plus forte raison
l'amour maternel! Qu'il se refuse au "papa", soit, mais au "maman",
impossible, fut-il enfant du diable!

La lutte fut longue et acharnee, car Marie Barbier souffrait en son
orgueil de mere du babil a sous-entendus des commeres. Elle eut beau
user de tous les moyens, meme de ceux dont dispose la nourrice: lui
refuser le sein, le pincer ou le caresser, lui donner et lui retirer un
jouet, lui prodiguer violence ou tendresse, elle ne descella point
la machoire mysterieuse. Quoi! pas plus "maman" que "papa"? Elle en
pleurait de rage et de honte. Une nuit pourtant elle crut ouir quelque
chose. Elle sauta du lit et, pieds nus, vint au berceau. Il y etait
a demi dresse et il y proferait enfin une onomatopee, helas! toute
digestive: "Bouou".

Ce balbutiement eructatoire n'etait encore que le principe imitatif du
langage, mais il ouvrait les champs verts de l'esperance. Elle reveilla
son mari:

--Hilaire a dit: "Bouou". Viens vite.

Mais l'_is pater_ avait perdu la foi au futur Demosthene.

--Je m'en bats l'oeil, grommela-t-il, c'est un idiot.

Et il se retourna, le front dans la ruelle.

Le temps courut et ramena l'anniversaire du mariage, qu'on commemore
encore dans les naives Batignolles. Un petit balthazar annuel assembla
autour de la bourriche d'huitres et de la fiasque de Champagne, les
amis et les commeres, convives ordinaires et reciproques de la fete de
famille. Elargie de ses deux rallonges, la table, decoree de toutes les
fleurs de la saison, semblait une corbeille de square, et comme il sied
chez les petites gens, en pareille occurrence, le traiteur fut charge
de la direction d'une bataille gastronomique que je n'ai pas a vous
decrire. Elle se termina dans cette exaltation des toasts qui mele a
toutes nos joies intimes l'apotheose de la Republique, et l'on allait la
consacrer par des modulations sur le theme de _La Marseillaise_, lorsque
les dames eurent l'idee d'y associer Hilaire, que le bruit des coupes
entre-choquees avait d'ailleurs reveille dans sa barcelonnette.

Elles l'apporterent en chemise et, dans sa nudite cherubine d'ange
fessu, elles le disposerent au milieu des fleurs. Il ouvrait sur
elles son regard interieur, ou l'ame obscure se heurtait comme une
chauve-souris a une vitre. Tout a coup, il desserra les levres, sembla
voir son pere pour la premiere fois, lui sourit, et d'une voix de
cuivre, il fit:

--Cocu.

Hilaire Legris est aujourd'hui anarchiste.




UN CAS DE PSYCHOMANCIE


Je pense que les prodiges psychiques realises en ce moment devant les
societes savantes par Mrs Pipers, medium extraordinaire et truchement
terrestre de l'ame du feu docteur Phinuit, de Lyon, m'autorisent enfin
a vous conter l'histoire de ma vieille amie, l'excellente Mme Arpajou,
d'ailleurs decedee l'an dernier entre mes bras.

Cette histoire, que je suis seul a connaitre, je ne la narrais qu'aux
inities de l'occultisme, et de preference a ceux qui croient a la
survie. Il y en a: ce sont les feroces. Ceux-la ne savent pas quels
drames terrifiants ils ajoutent a nos drames sublunaires. Qu'ils en
jugent sur le cas de la bonne Mme Arpajou.

Delphine Arpajou, jusqu'a quarante ans, mettons trente-cinq, avait ete
l'une des plus charmantes femmes de son temps, et je n'hesite pas a
ajouter: l'une des plus honnetes. Mariee, en effet, a l'absurde Arpajou,
homme vulgaire, bete et sensible, dont elle n'avait meme pas obtenu
d'enfants, elle l'avait bientot pris en reelle aversion. Tout sur la
terre et dans les cieux enseigne que le mariage est, sans la fecondite
qui l'excuse, une mauvaise blague de notaires, et vraiment une oeuvre
de mort. La nature intervint et Delphine aima. Il etait temps. Elle
atteignait a la trentaine. Ma vieille amie Delphine aima un brave et
beau garcon, tres doux et tres fort, riche aussi et intelligent, qui
s'en vint a l'adorer. Une liaison se noua, si fatale, si franche,
tranchons le mot, si naturelle, que le confesseur lui-meme de la dame ne
put que l'en absoudre chaque semaine. C'etait la vraiment le minimum de
l'adultere, devant le bon Dieu. Du reste, la passion de ces deux etres
charmants l'un pour l'autre montait de jour en jour a l'inassouvissable
et passait les reves de poetes. Anacreon s'y noyait dans le lac de
Lamartine.

Qui l'eut cru? Arpajou, lui aussi, aimait sa femme. Mari stupide, il
ressentait sa honte et remachait son malheur. Depossede d'un bien sur
lequel il s'arrogeait vingt droits legitimes et qu'il ne partageait meme
plus avec son voleur, il ne put resister a son reel martyre, il tua
l'amant de sa femme. Un duel fut le pretexte de cet assassinat. A dater
du jour ou elle n'eut plus cet amant pour vivre, Delphine cessa pour
ainsi dire d'etre femme. Elle ne descella plus les levres. Muette,
fantomatique, hagarde, elle vieillissait chaque jour d'un an, et le
triste Arpajou trepassa de douleur a son tour sans avoir reentendu la
voix, sans avoir revu le regard de l'implacable desolee.

Ce fut alors que, doublement veuve, Delphine versa dans la devotion et,
selon le mot de son directeur de conscience, s'abima en Dieu. Mais la
piete entraine au mysticisme, et l'on sait que, du domaine de la foi au
domaine des sciences occultes, la limite flotte indecise. C'est au pied
des autels flamboyants, dans les confessionnaux chuchotants, parmi les
aromates hallucinatoires et sous le vent des orgues que les doctrinaires
de la psychomancie recrutent le plus grand nombre de leurs proselytes.
Et l'heure sonna au cadran de la logique ou ma vieille amie Mme Arpajou
se mit, au sortir des offices et communion recue, a faire tourner
des tables. Je la rencontrai a cette epoque. Curieux de frotter mon
scepticisme aux phenomenes de l'au-dela, je hantais dans le monde
spirite. En outre, j'avais beaucoup connu l'amant dont la perte
entenebrait cette ame, et le hasard d'une causerie le lui ayant appris,
elle avait accroche son eternelle douleur a mes souvenirs de jeunesse.

Un jour elle me parla franchement de lui. Elle m'avoua qu'elle etait en
communication constante avec l'esprit du bien-aime. Il ne la quittait
pour ainsi dire point, flottant autour d'elle, et l'enveloppant de sa
presence impalpable.

--Non seulement, me dit-elle, il n'a point cesse de m'aimer, mais il
m'aime de plus en plus, il me desire, il m'appelle, il m'attire, il
pleure, et son desespoir me laisse brisee. Je ne tarderai point a le
rejoindre, je le sens et l'espere.

Je lui donnai a observer que, pour que son depart fut efficace et suivi
d'une bonne arrivee, il convenait d'abord de savoir en quel lieu de
l'au-dela le cher amant residait, et qu'il y allait de leur reunion.

--Selon la foi que vous confessez, fis-je, et qui est la bonne, il y a
la-haut deux sejours bien distincts pour les ames desincorporees, et il
n'y en a que deux qui sont: le paradis et l'enfer. Tachez donc de savoir
de lui-meme ou il se trouve, soit dans quelle partie du sein d'Abraham,
afin de ne pas faire fausse route en vous en allant et de ne pas vous
courir apres, l'un et l'autre, pendant toute l'eternite.

--Ah! certes, me jeta-t-elle, il est au paradis! car l'amour a de ces
cris sublimes.

Or, a quelque temps de la, Mme Arpajou me pria de passer chez elle. Je
l'y trouvai malade, les yeux rougis par une nuit de larmes, et dans un
tel etat de prostration qu'il me fut impossible de composer mon visage
pour lui celer ma pitie.

--Helas! sanglota la pauvre mourante, il souffre, il crie, il brule, et
c'est a cause de moi. Le crime qu'il expie, seule j'en suis la cause
et l'objet. Damne mon ami, il est damne! Et moi aussi, voyez, je vais
mourir!

Elle se tordait les mains, elle roulait sur les oreillers sa tete
echevelee.

--Je ne le reverrai plus, cria-t-elle, jamais, jamais! jamais!

Que dire, qu'eussiez-vous dit, pour apaiser un telle angoisse, et quel
coeur de roc n'en eut ete bouleverse? Un mot, un seul mot, pouvait lui
rendre l'esperance, mot impie, il est vrai, mot a compromettre soi-meme
le salut de sa propre ame, mot diabolique enfin qu'un Voltaire n'eut pas
retenu peut-etre, mais est-on Voltaire?

--Ne plus le revoir, lachai-je hors de moi, ne plus le revoir?... Qui
vous en empeche?

Elle se dressa, me regarda, beante..., et je m'enfuis, epouvante du
moyen que je venais de suggerer a cette ouaille fidele de notre tres
sainte Eglise. Afin de se reunir a son bien-aime, il fallait ... oui, il
fallait aller deliberement la ... ou il etait ... vous savez ou!

Le lendemain, je recus de Mme Arpajou un billet que j'ai garde, et que
je transcris:

"Venez, je me meurs. J'ai a vous parler.--Delphine."

Avant de monter chez elle et sous pretexte de prendre exactement de ses
nouvelles, je m'informai aupres des serviteurs.

--A-t-elle requis un pretre? leur demandai-je.

Non seulement elle n'en avait point requis, mais elle avait refuse de
recevoir celui, son confesseur meme, qui s'etait presente pour l'oindre
du viatique.

--Vous venez a point, sourit-elle, je n'en ai plus que pour une heure
ou deux. Asseyez-vous, donnez-moi la main, et voyez comme je suis
heureuse!... Je vais le revoir!... Et c'est a vous que je devrai ma
felicite eternelle.... Merci.

--Quoi, dans l'enfer!... Vous, Madame?

--Puisqu'il y est, fut sa reponse rayonnante.

Et tout de suite elle ajouta:

--Il n'y faut, vous le savez, qu'un peche mortel!

Et elle me montra un petit gueridon a trois pieds, sur lequel
s'etalaient des photographies de mon camarade de jeunesse, l'homme aime
pour lequel elle avait ete faite par Dieu lui-meme et qui l'attendait.

--Il ne souffre plus. Il ne pleure plus, il ne sent plus les flammes,
m'expliquait-elle; il est la, au pied de mon lit, pret a m'emporter,
tremblant de joie.... Je le vois.

Ma responsabilite m'apparut terrible, je l'avoue, et je voulus la
degager, car elle augmentait mon compte, deja si lourd, d'incredule
adonne aux philosophies du doute experimental. Elle comprit mon trouble
profond, et elle reprit:

--Rassurez-vous. C'est une autre communication qui m'a decidee, car,
hier, apres votre depart, j'hesitais encore. La chretienne convaincue
qui est en moi, et qui y reste encore obstinement, n'etait pas eclairee
par la lumiere de l'au-dela. J'ai evoque la puissance astrale qui guide
ma religion meme et qui l'assure des verites du dogme revele. Elles
m'ont appris que si mon doux amant, si bon, si noble, si fidele, endure,
a cause de notre amour, les supplices de la gehenne dantesque, par
contre, mon odieux et detestable mari a ete recueilli dans les zones
paradisiaques et place parmi les anges pour son martyre conjugal et ses
deboires. Sachant ceci a n'en point douter, ma resolution a ete prise,
et j'ai congedie le pretre, vraiment trop dur, qui menacait, par une
absolution intempestive, de me remettre en presence de mon bourreau et
de son assassin, l'intolerable Arpajou....

Sur ce nom, elle expira et je n'eus que le temps de recevoir dans mes
bras sa belle tete aux tempes blanchies.

Un mois apres, j'appris par une table tournoyante que ma vieille amie
avait eu raison de croire en la bonte de Dieu et a sa justice. Elle me
revela qu'elle nageait en paradis avec mon camarade de college, et que
c'etait Arpajou qui grillait en enfer,--et j'abandonnai mes recherches
de psychomancie.




L'ETRANGLE HILARE


L'histoire n'est pas seulement veridique, elle est vraisemblable; mais
je ne me dissimule pas que, pour la bien narrer, il y faudrait un de ces
ironistes d'elite, heritier de Jonathan Swift, de Mark Twain et de notre
Villiers de l'Isle-Adam. Qu'on m'excuse de m'essayer a leur maniere. Ce
conte justifie l'audace.

Lorsqu'a l'arrivee en gare du train 1227, qui est express s'il en
fut, le surveillant prepose a la revue des wagons trouva, dans le
compartiment 184, un voyageur visiblement feu, defunt et, tranchons le
mot, etrangle, il eut fallu la collaboration ideale d'Alphonse Allais,
de George Auriol, de Tristan Bernard et de Jean Goudeszki pour depeindre
la stupeur de ce fonctionnaire. Le mort etait reste dans une attitude
surprenante. Enfonce dans son coin, le visage renverse, les poings sur
les hanches, les jambes en l'air, il semblait encore se tordre de rire,
et c'etait presqu'une consolation a la tristesse du spectacle que de se
dire: en voila un du moins qui aura ete assassine gaiement! Du reste, si
le meurtre, constate par le medecin de la gare, etait indubitable, la
cause du meurtre, absolument incomprehensible, echappait au commissaire,
pourtant sagace entre les sagaces, qui avait explore les poches et la
valise de l'etrangle hilare. On retrouva sur son cadavre convulsif le
porte-monnaie, la montre, le portefeuille avec les cartes, la carte
d'electeur, les lettres et le ticket qui permirent de reconstituer son
identite. C'etait un nomme Dupont, rentier, boursier et celibataire, que
ses amis reconnurent et identifierent tout de suite, et sur le
compte duquel ils furent unanimes. Il etait, dirent-ils, d'une force
prodigieuse, et pouvait, dans une agression, tenir tete a dix hommes
rables.--Oui, mais l'hercule n'en gisait pas moins strangule et dans la
pose bizarre que j'ai dite, exhilarante.

Quel etait donc ce mystere? La police chercha a l'eclaircir, ai-je
besoin de vous l'apprendre, par tous les moyens d'investigation
ordinaires et extraordinaires dont elle use, et, au bout d'un mois,
elle etait encore bejaune. Il faut mettre a sa decharge que l'assassin
n'avait pas laisse plus de traces de son entite que le poisson dans
l'eau courante. Le seul indice que l'on eut, bien vague, s'estompait
dans une remarque de l'employe charge de la reception des billets a
la sortie des voyageurs. Ce commis croyait se souvenir que l'un des
voyageurs sortants, individu chetif et rabougri qu'on eut abattu d'un
souffle, s'etait presente a la porte, la tete emmitouflee sous le tube
d'un foulard rose et avec l'aspect caricaturalement douloureux, ou, si
l'on veut, douloureusement caricatural, que les images pretent aux gens
tortures par une odontalgie.

...Il va de soi qu'il n'y avait aucun parti a tirer d'une observation
aussi banale: un Edgard Poe lui-meme l'eut negligee. Aucun agent ne
voulut s'elancer sur une pareille piste, propre a derouter de braves
Mohicans dresses a la chasse a l'homme a travers les hautes herbes du
maquis social.

C'etait un tort, et cette trace impossible etait la bonne. Tant il est
vrai que dans l'etude des grands effets il ne faut jamais negliger les
plus petites causes. Depuis un mois, l'herculeen Dupont dormait donc
enseveli dans son caveau de famille et vingt personnes arretees pour
son etranglement avaient ete relachees, avec ou sans excuses, lorsqu'un
petit bonhomme rabougri, chetif, et parfaitement conforme, moins le
foulard rose, au signalement dedaigne du surveillant de la sortie, se
presenta chez le procureur de la Republique.

--Ne cherchez plus, lui dit-il en souriant, c'est moi. Je me livre.
Vous avez devant vous le meurtrier du train 1227, compartiment 184. Des
faibles mains que voici, emmanchees aux debiles bras que voila, j'ai
strangule d'un coup, et tel un Milon de Crotone son lion, le voyageur
inconnu, que je pleure d'ailleurs autant que vous. Mon nom est Martin.
Appelez les gendarmes.

Et comme, interloque malgre son exercice professionnel du coeur humain,
le procureur insistait pour connaitre le mobile du crime:

--Je ne le revelerai qu'au tribunal, fut la reponse.

Et, enigmatiquement, le petit Martin ajouta:

--Pour me comprendre, pour m'absoudre peut-etre, le jugement d'un
seul homme ne suffit pas. Il y faut une reunion d'etres humains ayant
souffert ce que j'ai endure et solidaires des maux que la nature inflige
a l'espece. Je ne parlerai que devant le jury et le peuple des assises.
Ils me jugeront devant le Christ en croix!

L'assassin tint parole. Il refusa l'aide de tout avocat. Il aurait
refuse celle des anges. Il s'avanca seul a la barre et, ayant decline
ses noms et qualites, il renouvela l'aveu complet de sa culpabilite sans
complices.

--Voici, fit-il. Il est des maux dont la douleur peut etre domptee par
des heros; l'histoire l'enseigne. Mais il en est qui n'ont pas eu, qui
jamais n'auront de Regulus. L'histoire, que dis-je, la mythologie, ne
cite personne qui ait resiste au mal de dents. Et si elles en citaient,
on ne les croirait point, car elles mentiraient! Je vous en prends tous
a temoins, messieurs et mesdames, et vous aussi, augustes membres de la
Cour supreme, qui, sur la solidarite de l'odontalgie, n'avez pas besoin
d'en referer au vers immortel de Terence. Dites s'il est possible,
homme, demi-dieu et dieu meme, de rester impassible, lorsque toutes les
affres hyper-naturelles revees par une Inquisition pour l'enfer de ses
damnes, se realisent et se centralisent dans l'alveole d'une gencive
en feu sur un croc d'ivoire carie! Achille devant Troie eut renonce a
venger Patrocle, Salomon eut laisse couper l'enfant, Napoleon eut
maudit le soleil d'Austerlitz, s'il leur avait fallu etre et se montrer
Napoleon, Salomon et Achille dans les conditions epouvantables ou je
pris, au Mans, le train 1227 pour courir a Paris me faire arracher, ou
guerir, la molaire que j'ai l'honneur de deposer devant vous.

"Monsieur le president, prenez ce petit os, et que mes concitoyens du
jury se le repassent de mains en mains. Il est froid, il est calme,
mais il a contenu un Erostrate, voire un Omar, car, je le dis, quoique
religieux et lettre, j'aurais, lorsque je tombai, plutot que je ne
m'assis, dans le compartiment 184, brule le temple de Delphes et la
bibliotheque d'Alexandrie sans hesiter, si de telles horreurs avaient pu
me soulager une seconde. Et vous en auriez fait autant, tout magistrats
que vous etes, car la capacite de souffrir a des bornes et l'heroisme
s'arrete au mal de dents!...

Il s'arreta. Une rumeur sympathique avait couru de l'auditoire au
pretoire; elle fit onduler le banc des jures. Tous avaient la main
aux machoires. Ils se souvenaient. Les yeux disaient, par les regards
echanges, qu'il y avait la un de ces cas d'exception ou la justice des
hommes se sent camuse et sans jurisprudence. Martin, pour la fatalite,
egalait au moins les Atrides et depassait Oreste. Il repartit:

--Tombe plutot qu'assis dans le compartiment 184, je ne compris et
n'entendis plus rien. Lorsque le train demarra du Mans, le hurlement qui
dechira les airs n'etait pas de lui, il etait de moi, et tout le Maine
s'y trompa. S'il y avait douze personnes dans le wagon ou s'il n'y en
avait qu'une, je n'en sais rien encore. Je n'en vis qu'une, qui riait.
J'ai appris par les journaux que ce monstre s'appelait Dupont. Il se
serait appele Teglatphalazar que je l'aurais tue tout de meme; il riait!
A qui la faute, messieurs et mesdames, si le plus effroyable des maux en
est aussi le plus derisoire? Expliquez-moi comment, sur un pont, chez
l'arracheur de dents, dans un hopital, au milieu des internes, dans
la rue, dans l'omnibus, n'importe ou, et meme au milieu de sa propre
famille, ce martyr d'autodafe, l'odontalgique, avec sa ouate debordant
des oreilles, sa joue gonflee affreusement, ses contractions musculaires
du facies, ses yeux en larmes et l'embobinement de sa tete fievreuse,
dechaine le rire, irresistiblement, et plutot que tout autre brule vif?
Eh bien! voila mon crime: Dupont riait!

Ce voyageur n'etait certainement pas mechant, et peut-etre
compatissait-il; mais il riait, il riait malgre lui, et, plus je
gemissais, plus je me roulais sur les banquettes, plus je jurais,
sacrais, maudissais le sort, plus son hilarite croissait et le secouait
de la tete aux pieds. En sortant de Chartres, il etait arrive au comble
de l'acces; il s'etait cramponne a la traverse du filet, et il se
tordait litteralement dans les convulsions. C'etait le moment ou il
venait de se produire dans ma molaire un phenomene de douleur telle, que
je ne saurais le comparer qu'a une eruption du Vesuve.

"Alors ... mais je ne sais plus rien. Je ne vois plus. La sensation me
reste d'avoir bondi comme un tigre, d'avoir empoigne quelque chose de
gros, de mou et de cylindrique, et d'avoir serre frenetiquement, avec
une force colossale. Voila tout. A present, je suis gueri, vous avez la
molaire sous les yeux, vous pouvez vous rendre compte. Moi, je ne
le peux pas. Je pleure Dupont et je le hais encore. S'il y a crime,
jugez-moi. Prenez ma tete et qu'on la tranche. On doit moins souffrir.

Et ceci dit, il se tut. La deliberation du jury fut tres breve, pas un
des jures n'alignait l'honneur de sa dentition complete. Martin fut
acquitte a l'unanimite, moins une voix, celle du president d'age qui,
depuis quinze ans, mandibulait d'un ratelier. Il ne se souvenait plus,
gateux du reste.




LE COUP DE LA BELLE-MERE


Menace de l'une de ces revendications auxquelles tout ecrivain est
en butte lorsqu'il affuble d'une patronymie declaree au Bottin le
personnage le plus fictif de comedie ou de roman, j'estime sage d'en
revenir au systeme du vieux repertoire--ou de La Bruyere--et d'appeler
paisiblement: Eraste, Clitandre, Araminte et Belise les types, comme on
dit aujourd'hui, de ce conte philosophique.

Freres de pere et de mere, Clitandre, l'aine, et le cadet, Eraste,
etaient unis a souhait, et ils s'aimaient exemplairement avant le
mariage de ce dernier avec la charmante Araminte, fille de Belise. Ils
vivaient alors ensemble dans un meme appartement suburbain, a Levallois,
y mettant en commun leurs ennuis, leurs plaisirs et leurs ressources,
et, jeunes, ils attendaient la fortune. Or, ce fut au cadet qu'elle
sourit, et sans respect du rang d'age.

Il est vrai qu'Eraste etait blond, joli garcon, et, des deux, le plus
fataliste, voire denue de toute force volitive, une chiffe enfin. C'est
tels que, sur son pneu, les recherche la deesse aux yeux bandes. Cette
chiffe etait de toute eternite devolue aux chiffons. Employe d'un grand
bazar universel de la Ville-Lumiere, il y "rayonnait", c'est le mot,
au comptoir de la soierie, et, sa journee vecue dans le sourire
professionnel, il rejoignait son frere a un petit cafe de la place du
Havre, ou se livraient des matches de billard. Clitandre se piquait de
carambolage, et, brun aussi tenace que le blond etait veule, il laissait
sur le tapis la bonne moitie de ce qu'il gagnait a son metier de
courtier d'assurances. Mais tout s'equilibrait aux fins de mois, grace a
l'entente fraternelle, dans la bourse a deux pochettes.

Celui qui, du fond des nues, regle les choses de ce monde s'amusa donc,
un jour, pour tenir le diable en haleine, a conduire Araminte, jeune
fille pleine d'agrements du huitieme a l'etalage miroitant ou l'indolent
Eraste, le crayon d'or en fleche a l'oreille, chiffonnait les soldes de
faille et aunait les coupons de satin.

Le doux commis, marque de Dieu, emplissait son ideal de vierge. Et,
comme il le vivifiait aux yeux de Belise, mere docile, deux destinees
se nouerent en une.--Ainsi deux wagons s'accrochent en gare, avec la
petite secousse, pour des voyages moins longs que celui de la vie.--Et
le mariage fut.

Vous cacherais-je que, le beau matin ou l'adjoint du maire empeche du
huitieme mit la main d'Araminte dans celle d'Eraste, il y deposait du
meme coup, au nom des lois, un portefeuille conjugal de vingt-deux mille
livres de rentes? La societe paraphait ainsi l'oeuvre amoureuse de la
nature.

Cette dot, a la verite, n'etait qu'une esperance. Elle etait formee
des revenus locatifs d'un immeuble a six etages, sis rue de Rome, dont
Belise etait proprietaire. Elle en occupait elle-meme le deuxieme avec
sa fille, et comme celle-ci, en depit de la prescription biblique, avait
declare devant le notaire en personne que jamais elle ne quitterait sa
mere, et que le mariage etait, a ce prix, ni plus, ni moins, on s'etait
accommode pour partager l'habitacle, spacieux du reste, et ou il n'y eut
d'indivis que la salle a manger et le salon de famille. Eraste, ai-je
besoin de le dire, aquiesca a tout ce que voulait Araminte, et, huit
jours apres les noces, il jouissait de cette beatitude que symbolise
l'image gastronomique du coq en pate.

Si le titre de belle-mere est devenu, grace aux physiologistes du
mariage, synonyme de megere, Belise n'etait vraiment pas une belle-mere.
Nul n'en merita moins l'injure que cette douce dame, discrete, toujours
affable et gaie, et, si jolie encore, (car elle avait du l'etre a
miracle) dans la Saint-Martin de sa quarantaine, que Clitandre, expert
en cette horticulture, la comparait a une rose de Noel poudree de neige.

Pauvre Clitandre! Dedouble de son cadet, il ne s'amusait guere, a
Levallois, en son logis sans echo et desormais trop vaste, surtout les
jours de terme. L'art du carambolage lui devenait plutot rebelle, car,
lorsqu'on n'y preexcelle pas tout de suite, les professionnels vous le
diront, on en reste toujours a la moyenne bourgeoisie. Pour cette raison
et d'autres d'ordre sentimental, il resolut de se rapprocher de "sa
famille d'election", multiplia ses visites rue de Rome, notamment a
l'heure expansive des repas, et accepta enfin, avant qu'on le lui eut
offert, de transporter son lit de fer et ses quatre chaises de paille
dans une garconniere de l'immeuble qu'un conge rendait disponible.
Belise regarda son gendre qui regardait sa femme qui regardait par terre
en ce moment.

Vous savez les consequences, de ces hospitalisations indecises,
desespoir des concierges, dont la parente seule signe les baux et
presente les quittances.... On ne vivait d'abord que sous le meme toit,
on vit bientot sous le meme plafond, par pure economie de gaz et de
chauffage. On avait sa serviette blanche le dimanche, on a son rond
toute la semaine. Si le cadet est de la meme taille que l'aine,
s'ils ont la meme pointure, ou peu s'en faut, de pieds, un contour
approximativement identique de boite cranienne, pourquoi divers
tailleurs, chapeliers et bottiers pour chacun de nos mutuellistes?
Un seul suffit, et le meme. Et vient le tour de la bourse: un jour,
l'anneau qui divisait les deux pochettes glisse sur le cote vide, tombe
on ne sait ou, s'egare...--et ca y est!

--Je me sens encore a Levallois, disait Clitandre a Eraste qui regardait
sa femme, qui regardait sa mere, dont le delicieux sourire, fixe sur la
tenture, semblait en refleter le ton jaune.

En ces instants de gene, et pour eux, Clitandre en avait trouve une bien
bonne. Il se levait, piquait droit au couple et s'ecriait en agitant les
bras comme ailes de moulin:

--Eh bien, et ces neveux et nieces, pour quand est-ce? Qu'est-ce que
vous faites donc au lit depuis un an?... Voila l'oncle!... Il attend.

Et de croiser les bras dans l'attitude. Puis il reprenait un petit
verre.

Ce qui devait advenir advint, vous l'avez devine du reste. Outre que les
vingt-deux mille livres de revenu s'ecornaient du manque a gagner,
du loyer de la garconniere, des frais supplementaires d'alimentation
commandes par une magnifique fourchette et d'appels reiteres a
l'escarcelle mal nouee du faible Eraste, la jeune epousee etait harassee
d'une assiduite, a la fois ruineuse et indiscrete, qui tournait a la
pure cohabitation.

--Je n'ai pas epouse ton frere, lanca-t-elle un soir dans l'alcove, a
son mari, fort enerve d'ailleurs par des coliques.

--Ni moi ta mere, eut-il le tort de repondre.

--Ingrat! fit-elle, trop significative.

--C'est bien. Demain, je rentrerai au magasin. Ma place est chaude.

Et Araminte pleura toute la nuit, dans la ruelle.

C'etait leur premiere dispute. Il s'en excusa sur son indisposition.
Mais elle fut suivie a bref delai par une deuxieme, puis
quotidiennement, par vingt autres, toujours plus aigres.

--Mes chers enfants, soupirait Belise, votre bonheur se disloque.

Quoique Clitandre sentit venir l'orage, car il n'etait point sot, et
loin de la, il n'en perdait pas une bouchee. L'aine etait sur du cadet,
et plus encore le brun du blond. "Il ne me flanquera pas a la porte
peut-etre, se disait-il, et, d'ailleurs, reste la belle-mere." Quel reve
satanique bercait-il dans cette idee de derriere la tete, c'est ce que
vous saurez tout a l'heure.

Le dimanche suivant, les cloches sonnaient la fete patronale d'Araminte.
On devait la festoyer par un diner fleuri, suivi d'une reception en
vue de laquelle Clitandre se mit en frais de poesie. Il pincait de
l'acrostiche. Mais le potage annonce, Araminte refusa de s'asseoir
a table, et cela sans excuses ou pretextes, deliberement, dans
l'expression d'une volonte immuable. Elle voulait en finir, et ce
soir-la, par une esclandre.

--Puisque nous sommes a l'auberge, faites-moi servir dans ma chambre,
dit-elle a son mari.

Et, precisant la situation, elle le somma de choisir entre "son frere et
sa femme".

Le malheureux, use par les debats journaliers d'une lutte intestine et
comprenant qu'il y allait cette fois de son bien-etre, s'en vint, la
tete basse, a Clitandre, et a son: "Qu'y a-t-il?" repondit, atterre: "Tu
la rases."

--Je m'en vais, alors?

--Va-t'en, oui.

--Ou?

--A Levallois. J'irai t'y voir.

--Ne te derange pas. Bon appetit, et a demain.

Le lendemain, en effet, un peu avant midi, Clitantre se faisait annoncer
correctement chez Eraste. Il entra gante de blanc, rase de frais, frise
aux petits fers et tube du dix-huit reflets des grands jours.

--Je ne te tiendrai pas longtemps, distilla-t-il. Je viens t'aviser
d'une bonne nouvelle. Je fais une fin, a ton exemple: je me marie.

--Toi?

--Moi-meme. Mon mariage, comme le tien, accorde l'amour et l'interet.
Elle est charmante, elle ressemble meme, en mieux, a ta femme, et elle
a vingt-deux mille livres de rentes. Du reste, tu la connais, Eraste,
puisque c'est ta delicieuse belle-mere, la rose de Noel poudree de
neige.

Et, saluant dans les rites:

--J'ai l'honneur de te demander sa main.

Eraste, ecarquille, le regardait, stupide.

--Es-tu devenu fou, Clitandre?

--De l'epouser? Qui m'en empeche? Rien dans les moeurs, rien dans les
lois, et je l'aime. Puis-je la voir? Veuille m'annoncer, je te prie.

Et, apres une breve disparition, le cadet reparut avec sa femme.

--Maman vient de sortir, susurra Araminte d'une voix toute de miel, mais
vous dejeunez avec nous, n'est-ce pas, mon frere?

Et Clitandre y est encore. C'est le coup dit de la belle-mere.




LE CRIME DU MOULIN AU MOULIN DU CRIME


La boite au dos, la pipe aux dents, j'errais en quete d'un "motif" de
paysage. La matinee etait radieuse,--mon ame aussi. Je dois vous dire
que, ce qui me l'illuminait d'allegresse artistique, c'etait moins
l'atmosphere feerique d'or fluide ou baignaient les bois, les champs,
les hameaux, que certaine garbure dont je m'etais leste, en bon peintre,
a une auberge de rouliers du carrefour des six routes.

Dans notre art--etudiez les maitres, le pere Corot surtout--le motif
est le site synthetique ou se resume le caractere d'une campagne
circonscrite. Le motif, tranchons le mot, est une idiosyncrase, et je
l'avais tranche devant l'aubergiste. Il avait paru me comprendre.

--Mais nous avons ca ici, s'etait-il ecrie, en me designant l'une des
six routes du carrefour, celle qui descend en lacet dans le vallon. Il
y a la, sur un etang, un vieux moulin abandonne qui fera surement votre
affaire. C'est, votre idio...

--... syncrase.

--Oui, a moins que vous n'ayez peur des revenants?...

Peur des revenants, diable! est-ce que le moulin etait hante? Il ne m'en
couta pour le savoir qu'une autre tournee du vin topaze.

--Monsieur l'artiste devait avoir entendu parler d'un crime accompli, il
y avait quelques annees, dans le pays, et qui etait aux causes celebres?
Un enfant noye par son oncle et sa tante, une affaire d'heritage?... Ah!
il en etait venu de ces journalistes!... Pour voir le chien surtout.

--Quel chien?

--Mais le chien qui a repeche l'enfant dans l'etang et a ramene son
cadavre.... C'est moi qui en avais la garde.

--De qui?

--Du chien. Mon auberge ne desemplissait pas.

Je n'avais point souvenance de cette histoire qui, d'apres sa date,
coincidait d'ailleurs avec l'annee que j'ai vecue en Norwege, dans les
fiords, a travailler les effets de neige. Et comme, d'autre part, mon
naturalisme apprehende peu les revenants, je pris conge de l'aubergiste
et j'enfilai, la boite au dos, la pipe aux dents, la venelle du moulin
du crime.

Il ne m'en avait rien dit de trop, c'etait l'idiosyncrase! Imaginez un
eboulis de solives et de pierraille retenues seulement par les sarments
du lierre et le treillis des parasites; sur l'amas de ces trous brodes,
une toiture effondree, crevee, comparable a une toile d'araignee en
loque; une roue morte sur le moyeu, embobinee de lianes aquatiques comme
l'est un rouet de l'etoupe du chanvre; l'ecluse comblee, sans traces de
margelles, talus d'urticees et d'herbes folles d'ou surgissait un genet
sauvage aux grappes cuivrees,--et la-dessus, la-dedans, partout, des
nids chantants et des vols d'ailes. Quant a l'etang, une vasque des
jardins du paradis, bleu comme les ciels venitiens de Ziem, ou, dans
le friselis d'une buee rose, bruissaient des nuees de nevropteres aux
elytres irises et nacres. A gauche, entre les glaieuls lamelles, dresses
en faisceaux d'epees, et les patenes vert-de-grisees des nenuphars, une
barque dormait, a peine remuee, sans amarre....

L'inspection du "motif" ne fut pas longue. J'en trouvai tout de suite le
point de vue sur la rive opposee de l'etang, en face du moulin croulant
qui, reflete a angle droit, y doublait ses decombres. J'avais plante mon
petit chevalet a l'ombre d'un castel Louis XIII, encadre d'une futaie
de hetres centenaires, dont l'abandon s'accordait au delabrement de
sa dependance domaniale, et je commencais a mettre bien en toile mon
admirable paysage, lorsqu'il me sembla ouir sur la route du vallon le
bruit ouate d'un roulement d'automobile. Et il en deboucha une, en
effet, dans la solitude. "Des touristes, pensai-je, ils vont passer?"
Mais la voiture s'arreta devant le moulin et il en sortit aussitot deux
hommes, une femme, un petit garcon et un chien de terre-neuve.

Toute superstition ecartee, la composition du groupe etait assez
etrange, et je dus, pour ne pas en rester frappe, me souvenir que le
troisieme verre de vin topaze avait ete suivi, sur le pas de l'auberge,
d'un quatrieme de surcroit, dit: coup de l'etrier. Sans doute il
m'embrumait un peu la retine? Ma mise en toile cependant etait d'un
dessin ferme.

La femme, passable seulement de visage, se moulait elegamment dans un
costume tailleur, net d'ornements, de teinte neutre. Les deux hommes,
l'un brun, l'autre roux, tous deux quarantenaires, se signalaient,
par l'allure souple et la carrure athletique, sportsmen exerces et
pratiquants. L'enfant etait gai, vif, et il caressait le terre-neuve qui
semblait l'adorer. Je les observais, sans etre vu, de l'ombre du castel,
et je m'assurai dans cette certitude que les "revenants" n'etaient que
de simples photographes en chasse, comme moi-meme, de vues pittoresques.
L'homme roux en effet etait alle retirer du fourgon de la voiture une
boite de forme usuelle et reconnaissable, et, venant droit au castel,
il en avait ouvert la porte avec une clef que lui avait probablement
confiee l'aubergiste, gardien de la double ruine, puis il avait disparu
dans les chambres. Enfin, une fenetre du premier etage s'etait ouverte,
a volets battants, et une voix avait crie:

--On voit l'auto.... Otez l'auto!...

Sur cette indication de perspective, le brun avait pousse la roulotte
derriere le moulin, en sorte qu'elle fut hors de l'orbe de l'objectif,
et, passant sur la rive gauche, il avait saute dans la barque qu'il
amena, en ramant, au pied du genet de l'ecluse. Je commencais a ne plus
comprendre, car, si photographe qu'on soit, pourquoi deplacer la barque
dormante de son charmant lit de nenuphars? Le motif y perdait sa plus
jolie note peut-etre. L'enfant regardait de cote et d'autre, comme
indecis sur une besogne qui lui incombait. Enfin, il battit des mains,
et tirant le bon terre-neuve docile par une oreille, il l'attacha, en
riant, a la tige flexible du genet, et, de la laisse, il lui fit une
rosette. Ma vision d'art s'obscurcissait de plus en plus, lorsque, a ce
moment, la femme monta dans la barque et y recut l'enfant qui y bondit
comme un chevreau leger.

--Allez, clama la voix de la fenetre.

Et voici ce que je vis, paralyse par l'epouvante.

L'homme brun avait chasse la barque d'un coup d'aviron, sur l'etang.
Elle avancait entre les gramens flottants. La femme souriait a l'enfant
et elle lui montrait des libellules posees sur les plateaux d'or des
nenuphars.

L'enfant extasie se penche pour en saisir une au vol ... et la femme le
pousse!... Oui, suis-je hallucine?... la femme le pousse.

Par un retablissement de clown, le petit garcon s'est redresse dans la
barque. Il est debout. Il tremble de la tete aux pieds. Il a compris.
Il se jette aux genoux de sa tante. Il lui demande grace.... Mais je
n'entends pas ses cris, je ne les percois que par les gestes. Silence
inexplicable. Je suis gris, assurement; le coup de l'etrier m'a-t-il
prive du sens de l'ouie?

La tante s'est attendrie. Elle implore visiblement son complice,
l'oncle. Mais il a surgi, terrible. Il a leve l'aviron sur la tete de
la femme. Il la menace de l'assommer et de la jeter, elle aussi, dans
l'etang, qu'il lui montre du doigt.

Il faut en finir. Elle se resigne. Elle l'aide a tirer du fond de la
barque une pierre cordee.... L'enfant s'abat, evanoui d'horreur, sur le
banc de la barque. Elle lui attache elle-meme la corde au cou, sur la
collerette.... Il n'oppose plus de resistance.... Il est deja mort....
Elle l'embrasse sur le front.... Oh! la hyene!

Je veux hurler, m'elancer, empecher l'abomination; mais j'ai tout le
poids de cette pierre aux pieds et, dans la gorge, tout ce silence.

Ils l'ont pris sur le banc; elle, par la tete, lui sous les genoux; ils
le balancent, ils l'ont precipite dans la nappe d'azur de l'etang en
fleurs.... L'eau jaillit en gerbes, deux fois, l'une pour la pierre,
l'autre pour l'enfant....

--Ah! ah! ah! miserables! J'ai tout vu!... j'etais la, dans l'ombre du
chateau, en face.

--Vous n'auriez pas du en bouger, maugree l'oncle, sardonique.

Mais il faut sauver l'enfant. Je m'en charge, je suis bon plongeur,
heureusement, en mer comme en eau douce. L'enfant d'abord, le reste
apres, assassins! Et j'ai deja depouille ma veste. La tante eclate de
rire:

--Pas la peine de vous enrhumer pour le petit. Tenez, voyez!

Et elle me montre le terre-neuve, qui a denoue sa rosette et qui nage
droit a la place ou a disparu l'enfant. Il le ramene par la ceinture,
trainant en sus, au bout de la corde, la pierre qui flotte, car elle
flotte la pierre. Je m'en saisis. Elle est en liege. Ou je deviens fou,
ou je reve!...

--Le film est rate, crie de la fenetre l'operateur.

--Comment, rate, le film? Est-ce que vous etes?...

--De simples acrobates, monsieur. Nous reconstituons, d'apres le proces,
le fameux crime du moulin pour une maison de cinemas.

--Oui, et il n'a pas eu de temoin, le crime du moulin, vous le savez,
pas meme un peintre! Recommencons tout, mon petit Jules.

--Si tu veux, maman, l'eau est tres bonne.




LE MARIAGE DE CAMBRONNE


Mon grand-oncle maternel, le capitaine Peyrot, etait a Waterloo, dans la
garde. Il y avait ete foudroye par la mitraille anglaise a cote de son
general, l'illustre Breton Pierre-Jacques-Etienne Cambronne, le heros du
"Dernier Carre", et laisse, comme lui, pour mort sous la pile sanglante
des grenadiers du 2e bataillon de la troisieme des braves. Il eut la
chance, "si c'en est une", disait-il, d'etre releve, lui aussi, vivant
encore, par les memes infirmiers de Wellington qui cherchaient,
par ordre, son chef "dans la bouillie", et, avec lui, on l'emmena
"par-dessus le marche" en Angleterre. Ils y guerirent d'ailleurs tous
les deux et revinrent ensemble en France, sous la Restauration, mon
grand-oncle toujours celibataire, Cambronne marie.

Et marie a une Anglaise!...

Le capitaine Peyrot, qui avait tout vu, "tout, tout", et ne s'etonnait
plus de rien, "rien, rien", ne digerait pas ce mariage.

--Ce serait, clamait le vieux grognard, a vous degouter de l'amour si ce
n'etait fait depuis longtemps!

--Fut-ce donc par amour, mon oncle?...

--Qu'il l'epousa? Pas autrement. J'y etais, j'en sais quelque chose
peut-etre.

--Mais comment?

--Voici. D'abord tu connais la phrase, n'est-ce pas, la fameuse phrase:
la phrase historique?...

--La garde meurt....

--C'est ca. Moi, je ne l'ai pas entendue, quoique je fusse a cote de
lui, dans le carre, qui fut un triangle, entre parenthese. Mais elle
est authentique, quoique, a Londres, on la mit en doute lorsque nous
arrivames. On la discutait partout, dans la plus haute societe, et il y
suscitait le denigrement bien naturel de nos vainqueurs. Rien d'aussi
beau dans l'antiquite, disaient les uns, ni dans Corneille, ni meme dans
les Bulletins de la Grande Armee; il ne l'a pas dite, assuraient les
autres. Le general etait tres embete du debat, on n'a su pourquoi que
plus tard. La verite, si tu veux la connaitre tout de suite, c'est que
ca ronflait terriblement dans le triangle.

"--Peyrot, qu'il me faisait a l'oreille, est-ce que tu te souviens de
quelque chose?

"--Moi, non, mon general; mais ca ne prouve rien, d'abord parce que je
ne suis que lieutenant, et ensuite parce que, sur le moment, ca vous a
peut-etre echappe tout de meme!

"--Au milieu de ce boucan?... tu m'etonnes!

"--Bah!... laissez-le croire ... pour l'Empereur!

"A notre arrivee a Londres, les plus grandes familles du pays s'etaient
arrache nos vieilles peaux trouees pour les recoudre, bien entendu, car
c'est ca, la guerre, et, quand c'est fini, on s'adore. Nous avions ete
enleves par une aristocrate qui, au merite d'etre belle comme le jour,
unissait la vertu d'etre veuve. Elle nous faisait soigner dans son hotel
meme sans regarder a la depense. Et les petits plats, et les bons vins,
et le linge blanc, et tout! J'en avais, tu penses bien, mon compte. J'ai
ete panse la par des mains ou il y avait des bagues comme j'en souhaite
a ta promise! Mais, pour le general, c'etait de la dorlotation! La
patronne vivait quasiment au pied de son lit. Elle ne le quittait que
le temps d'aller se coiffer, parce qu'elle avait des cheveux comme une
meule, en or de soleil, qu'aucun peigne ne pouvait retenir. Enfin, nous
guerissions, guerissions tout le temps dans la ouate.

"J'avais remarque--car on a des yeux pour voir, c'est meme fait pour cet
usage--que mon superieur louchait un peu vers la toison d'or. C'etait
encore de son age, il n'avait que quarante-cinq ans, en 1815, etant ne
a Nantes dans les environs de 1770, comme moi, a six mois pres. Son
avancement lui venait de sa valeur. Moi, je suis de Limoges, pour ta
gouverne. Je l'avais eu d'abord pour chef en Vendee, ou nous apprenions
le metier; puis sous Massena, a Zurich, de la a Iena, et la suite. On ne
s'est plus quittes; qui voyait Peyrot voyait Cambronne et vice versa.
C'est pour te dire si je le possedais par coeur! Au retour de l'ile
d'Elbe, par anecdocte, il m'avait fait un signe par-dessus la mer:
"Psitt, Peyrot", et j'etais la, au debarquement. On revint a Paris
ensemble, derriere l'aigle. Ca devait finir en Belgique. Enfin, petit, a
la reserve du grade, des freres qui n'ont pas besoin de se parler pour
se comprendre. Aussi tu juges de mes tribulations quand je le vis
se prendre d'heure en heure, comme un conscrit, dans la tignasse de
l'Anglaise. Mais je n'aurais jamais cru ca, non, jamais je n'aurais
cru....

"Nous ne tardames pas a etre debout l'un et l'autre et prets a
recommencer. Mais, outre qu'il n'y avait plus d'empereur, nous etions
bel et bien prisonniers de guerre, et par consequent forces de moisir en
Angleterre. Je me mis a donner des lecons de limousin, d'ou le francais
derive, et le general resta campe chez la belle hotesse, qui ne voulut
pas le laisser partir. Il se laissa faire violence et, au bout d'un
mois, il filait quenouille a ses pieds. Tu sauras un jour, mon garcon,
ce qu'une jolie blonde peut faire d'un grenadier. Il n'y a plus
d'empereur, il n'y a plus de France, il ne reste qu'un pauvre bougre au
bout d'un fil, comme un chien, derriere une jupe. Elle en obtenait ce
qu'elle voulait d'un sourire, rien qu'en se cardant devant lui, et tout,
te dis-je, excepte cependant une chose, a savoir qu'il lui parlat de
Waterloo.

"Sur ce chapitre, bouche cousue. Il la regardait, sans repondre, de
ses yeux bretons, couleur de mer, et, si elle insistait, il lachait la
quenouille et s'en allait errer dans ces rues aux noms impossibles, ou
il n'y a qu'a dire: "Dieu vous benisse!" Or, elle voulait, l'Anglaise,
que Cambronne lui parlat de Waterloo. Elle ne l'avait pris chez elle que
pour ca; j'en ai la conviction absolue. Tenir la verite vraie, sur la
bataille, de celui qui en avait ete le heros, c'etait le nanan du nanan
pour ses trente-deux dents britanniques. Elle damait ainsi le pion
a toutes ses rivales de la gentry, et c'etait comme si elle eut
l'autographe du dernier bulletin de Napoleon. Mais le general demeurait
muet et impenetrable.

"--Voyons, de vous a moi, les portes closes, la phrase, la magnifique
phrase, lui demandait la sirene, est-elle telle qu'on la cite?
L'avez-vous dite? Repondez-moi, si vous m'aimez?

"Il secouait la tete, mais ne descellait pas la machoire.

"--Ah! s'ecriait-elle, vexee, vous savez qu'on l'attribue a un autre?

"--Laissez, faisait le persecute, qui etait la probite meme.

"Cette probite n'avancait pas ses affaires de coeur, et il se rendait
fort bien compte que l'interet qu'il inspirait a l'hotesse diminuait de
jour en jour avec la certitude d'avoir a elle, et chez elle, l'homme du
mot immortel.

"C'est encore une verite, petit, que ton grand-oncle doit t'apprendre,
que moins elles nous aiment, plus nous les aimons; c'est la sacree
nature qui veut ca. Le pauvre general en tirait la langue d'une aune.
Elle en jouait comme d'une souris. A chaque visite que je lui faisais,
je constatais son deperissement.

"--Ah ca! mais, qu'est-ce que vous avez donc, mon superieur? C'est-il la
France qui vous ronge?

"Et je lui racontais, pour le consoler, qu'ils l'avaient flanque dans
une ile a requins et qu'il n'y avait plus rien a faire, la-bas, pour les
grognards. Mais il ne m'ecoutait pas plus que le chant du merle dans une
batterie. Un matin, enfin, il jeta son cavecon:

"--Peyrot, il faut que je me marie.

"--Vous! Ou ca?

"--Ici.

"Et ce fut tout. J'avais compris. On ne discutait pas avec Cambronne.

"--Alors, la garde se rend? fut tout ce que je trouvai a lui dire, et je
pleurai, mon gars, moi, un dur-a-cuire, comme une demoiselle.

"La fin de l'histoire n'est pas longue. A quarante-cinq ans on ne se
defend plus; Cambronne demanda sa main a la veuve. Elle n'y mit qu'une
condition, et tu la devines?...

--Non, mon oncle.

--Tu es donc bete? La condition, c'etait qu'il lui dirait, non plus
a elle seule, mais devant toute sa famille reunie en soiree de
fiancailles, la phrase textuelle et veridique du Dernier Carre, qui, je
te le repete, fut un triangle. Et il en etait si fou qu'il y consentit.
Seulement, vois-tu, conclut le capitaine Peyrot en tire-bouchonnant sa
moustache, celle qu'il leur repeta, a ces Angliches, c'etait la vraie,
celle que j'avais entendue, la bonne, plus courte de sept mots que
l'autre. Telle est l'histoire du mariage de Cambronne. L'empereur ne l'a
jamais su a Sainte-Helene.




LOYS EGAROT OU L'ARGENT D'AUTRUI


Lorsque, afin de se disculper de la ruine de tant d'honnetes gens qui
lui avaient apporte leurs economies pour qu'il les centuplat dans le
laps de temps le plus court possible, le grand joueur d'argent d'autrui,
Loys Egarot, comparut au tribunal preside par Thomas Mevere, notre
d'Aguesseau moderne, il laissa d'abord parler son avocat, le celebre
Paul Archet, surnomme le Ciceron des krachs, et qui s'en est fait une
specialite europeenne.

Ce ne fut pas long. En trois heures de temps, plaidoyer compris, Loys
Egarot ecopa ses trois ans de prison, un par heure. Le president Thomas
Mevere ne badinait pas avec les "speculateurs ehontes, deshonneur de la
Republique d'affaires". La foudre de l'arret recue, le foudroye se leva
et d'une petite voix triste, il dit:

--Un mot?... Je n'ai jamais mis le pied a la Bourse, et je suis
incapable de mener a bien l'une ou l'autre des quatre operations
elementaires de l'arithmetique.

--Alors, fit l'austere magistrat, comment expliquez-vous le desastre?

--Par ma scrupuleuse probite. Ils voulaient que je "centuplasse". Je
n'ai pas eu le temps, voila tout.

Et il se remit aux gendarmes, dont l'un, du reste, etait de sa
clientele.

Dans sa prison Loys se refusa a tout adoucissement, sauf a celui de
correspondre en toute liberte avec sa femme et sa fille, expediees a
la Jamaique, a la garde de la vieille nourrice qui l'avait eleve a
Marseille, et qui, dument rentee par lui, finissait ses jours dans le
bien-etre a Port-Louis, sa ville natale. "Prends soin d'elles, Pepina,
lui avait-il ecrit, comme autrefois de ton petit, elles sont avec toi,
maman-nounou, ce que j'aime le plus au monde."

Mais ce qu'il aimait le plus au monde, c'etait Ines, sa fille,
ravissante blondinette de douze ans, et que le desespoir faillit enlever
lorsqu'il lui fallut se separer du cher papa, si beau, si gai, si doux a
tous, "plus enfant qu'elle", disait la mere, et a qui elle faisait ses
additions, le soir, apres diner, sur la table.

Quant a Mme Egarot, il l'avait rassuree en ces termes: "Ne crains rien,
je ferai mon temps et, dans trois ans, je serai la-bas, avec vous deux
pour toujours. Courage, a bientot."

Or, il fit son temps, en effet, sans en derober une heure a la justice
de son pays, et quand la liberte lui fut rendue, il ne devait plus rien
a personne, sinon le centuplage des fonds hasardes sur son credit, ou,
si l'on veut, le manque a gagner desdits fonds, deja confies, du reste,
a d'autres agioteurs.

Loys Egarot avait dit la stricte verite au tribunal, il ne savait pas
calculer, et personne n'aurait pu se vanter, sans mentir, de l'avoir vu
a la corbeille. Mais il etait marque d'un signe terrible et doue,
de toute eternite, d'une vertu d'attraction inouie et fabuleuse. Il
inspirait confiance, irresistiblement. Dieu l'avait cree charmeur de
gogos. Il suffisait qu'il parut quelque part et n'importe ou, pour que
les hommes tinssent a lui remettre leurs ecus, les femmes leurs diamants
et les enfants leurs billes; et il ne pouvait pas ne pas les prendre, on
l'aurait suivi jusque dans la mer, comme les croises fascines par Pierre
l'Ermite allaient derriere ce moine Saint Sepulcre.

De telle sorte qu'il en avait ete reduit a inventer, pour les
satisfaire, des mines d'or hypothetiques, des lacs de naphte
visionnaires et des chemins de fer intersideraux ou se signait son vrai
genie, celui du poete. Ce qu'il en souffrait, c'est a ne pas le dire,
mais il obeissait a sa destinee.

Il arriva a la Jamaique juste a temps pour y fermer les yeux de sa
vieille nourrice, et, comme elle n'avait ni famille, ni heritiers, il
rentra naturellement dans la pension qu'il lui servait, comme dans le
depot qui lui en garantissait le service. C'etait un revenu de trois
mille livres, et il se jura de s'en contenter pour lui, sa femme et sa
fille, et sauf de toute entreprise.

Ines etait dans sa quinzieme annee, mais les fruits d'or murissent vite
sous ces latitudes rayonnantes des Antilles, et elle en florissait
dix-huit; aussi avait-il eu peine a la reconnaitre quand, la gorge
etranglee d'emotion, il lui avait ouvert les bras, sur le quai de
debarquement. Elle paraissait, d'ailleurs, s'etre familiarisee aux
manieres anglaises, et sa bonne mere de meme. "Je m'y ferai comme a
tout le reste, avait pense l'enfant de Marseille, pourvu qu'elle m'aime
toujours." Puis, dans le jardin de la pauvre Pepina, plein de belles
fleurs et de riches oiseaux, il se mit a trainer les heures, oubliant,
oublie, paisible enfin, et vivant la vie oisive de ses reves.

--Mon ami, lui dit un jour sa femme, avant ton arrivee nous recevions et
rendions d'agreables visites. La societe de la ville etait fort aimable
pour nous. Je sais que tu ne veux voir personne, je le comprends; mais
tu exageres. Et puis, notre Ines s'ennuie. Entr'ouvrons un peu notre
porte. On ne demande qu'a te connaitre.

--Et qu'a m'apporter de l'argent, hein?

--Je n'osais pas te le dire.

--Ah ca! mais, malheureuse, tu veux donc que ca recommence?

--Oh! des Anglais, si pratiques!

--Eux, ils sont encore plus enrages que tous les autres. N'insiste pas,
ma bonne, non.

--Et Ines? Je te le repete, elle s'ennuie.

Le "papa" regarda la "maman" et comprit.

--Quoi, deja? soupira-t-il, en se laissant tomber sur un banc, en trois
ans.... Et ... qui est-ce?

--Un Francais.

--A la bonne heure. Il s'appelle?

--Ne t'en irrite pas.... Jean Mevere.

--Est-ce un parent du magistrat?

--Qui t'a condamne, oui: c'est son fils.

Loys Egarot, loin de "s'en irriter", leva les yeux en l'air, comme pour
y prendre un ordre de Bourse celeste.

--Ah! par exemple, a la Jamaique, sourit-il. Son fils! Qu'y fait-il?

Il y apprend le grand commerce, dans la premiere maison de l'ile,
Streebs and Sons.

--Mais sait-il que je n'ai pas un sou de dot a donner a ma fille?

--Il sait tout, et ne demande rien.

--Qu'il vienne, alors.

Et Jean Mevere vint, ou plutot il revint, car la maison de Pepina, pour
lui aussi, contenait tout ce qu'il aimait au monde. C'etait un garcon
actif, intelligent et bien fait, mais particulier en ceci qu'il avait
sous le front la meme barre devant le Droit que son futur beau-pere
devant le Chiffre. Pour se soustraire aux etudes du Code et des
jurisprudences, il s'etait, des la sortie de college, enfui a Londres,
d'ou ses patrons, les freres Streebs, l'avaient detache sur la grande
usine de distillation qu'ils ont a Port-Louis au milieu des champs de
canne a sucre.

La presentation fut simple. Jean plut a Loys, autant qu'un homme peut
plaire a celui a qui il enleve sa fille. Le "speculateur ehonte"
n'objecta au mariage immediat du moins, que l'age trop tendre d'Ines,
et il en reporta la date a trois annees au dela pour qu'elle eut ses
dix-huit ans.

--Quant au douaire, plaisanta-t-il, il est de six millions, mais en
dettes, selon la doctrine de l'honorable magistrat votre pere.

Ce disant, il paraissait chercher encore dans les nuees un nouvel ordre
de Bourse providentiel. Puis, les paroles echangees dans une poignee de
mains, il s'en fut, la canne a la main, visiter la ville.

L'excellente Mme Egarot n'avait rien invente de l'interet passionne
qu'il y inspirait depuis son debarquement, et tout de suite les gens
furent aux portes comme aux fenetres. Il ne s'y meprit pas une minute,
ca recommencait, et il en allait de son charme extraordinaire dans les
iles comme sur les continents, a l'etranger comme en sa patrie. Au
passage de l'homme aimante, les magots dansaient dans les coffres-forts,
les tiroirs se tiraient tout seuls, les bas de laine s'agitaient aux
vitres, les valeurs, les bank-notes, les cheques jonchaient ses
pas comme feuilles d'automne. Si son proces l'avait illustre, sa
condamnation, sa prison, son exil le revetaient d'un prestige universel
et d'un credit de magicien. En quelques mois, la maisonnette de Pepina
devint le centre des affaires de l'ile, et la ruelle ou s'ouvrait son
auvent, la "rue Quincampoix" de ce Law malgre lui. Il lui fallut encore,
avec son genie de poete, imaginer les mines aux gisements les plus
absurdes, les mers souterraines d'huile d'olive, les aviateurs qu'on
siffle dans l'espace comme un chien docile, l'application des nuages
a la cotonnade, que sais-je; il ne desespera ni les gogos ni les
ingenieurs, et il lui revint une fortune immense.

Si immense que, les trois ans ecoules et la date du mariage echue, Loys
Egarot voulut qu'il fut celebre a Paris et retourna en France sur son
yacht sans pareil, nomme _la Pepina_. Le pere de son jeune gendre,
l'illustre Thomas Mevere, etait alle le recevoir a Marseille.

--Je suis heureux, salua-t-il, et plus que personne, de vous voir
victorieusement remonte sur votre bete. Mon fils Jean fait un beau reve!

--Sans doute, sourit Loys, puisqu'il aime ma fille.

--Mais autrement aussi, je pense? avait souligne l'austere magistrat.
Mlle Egarot est un parti de roi?

--Elle n'aura pas un sou, monsieur le president. Tout ce que j'ai gagne
appartient a mes creanciers, d'abord, et, s'il en reste, a ma chere
femme.

Le d'Aguesseau moderne palit.

--Vous voulez rembourser vos victimes?

--Recta, mon juge.

--Vous etes fou!

--En quoi?

--Je vous dis que vous l'etes.

Et il faut croire qu'il l'etait, en effet, et qu'on le serait comme lui
dans la partie, de vouloir payer ses dettes, car, a la sortie de la
mairie, le jour du mariage, le "speculateur ehonte" et fletri par la
vindicte publique, pousse doucement dans une auto entre deux aimable
specialites, fut hospitalise, comme on sait de reste, dans la maison
dite de sante ou il vient de mourir.

Pauvre Loys Egarot, qui ne savait pas calculer!




LE SIEUR "ON"


Je sortais de Saint-Cyr, et sur un assez beau rang, entre parenthese, le
bon cinquieme de la liste, et j'avais, avec les camarades, festoye ce
succes par un dejeuner dinatoire aux alentours du Palais-Royal. On etait
encore a la belle saison et, comme nous n'avions pas laisse que de faire
sauter force bouchons sonores a diverses santes concurremment cheres,
nous eprouvions le besoin, selon le mot de mon cousin Charles, de nous
"evaporer dans la verdure". Le vieux jardin des Tuileries etant le plus
proche, nous y allames a la file, et lorsque nous y fumes, nous nous
dispersames sous les marronniers.

Inutile de vous dissimuler que j'etais un peu etourdi par l'abus inusite
du vin de joie. Mon cousin, qui s'en etait apercu, jugea amica et sage
de me tenir compagnie: "Marchons, veux-tu?" Et il m'entraina dans une
allee ombragee qui longe la terrasse du bord de l'eau et ou il n'y a
jamais personne. Lorsque nous l'eumes cinq ou six fois arpentee, aller
et retour, d'un bout a l'autre, je criai grace et demandai a m'asseoir,
et me jugeant assez "evapore", Charles acquiesca, en riant, a mon desir.
Nous primes des chaises a la pile, et les ayant disposees a l'abri d'un
socle de statue qui projetait une ombre delicieuse, nous partimes en
causerie. Pour de jeunes officiers francais, elle n'ouvre guere, on le
sait, que deux chemins, et elle n'a presque que deux themes, l'armee et
les femmes. Nous avions epuise le second pendant le dejeuner, mais
le premier restait inepuisable a nos reves d'avenir. Dans quel corps
allions-nous etre verses, l'un et l'autre? Mon cousin en tenait pour
l'Afrique; moi, pour l'Est et la frontiere, car, en ce temps-la, le sang
de ma race me bouillait aux veines et je croyais a des tas de choses
auxquelles ma foi militaire a fait tristement faillite.

--Ce qui me plairait de l'Afrique, me disait Charles, ce serait d'y
servir sous le fameux general de Madiran, qui y commande. Il est la plus
franche gloire du metier, a l'heure presente. Mais pourquoi ris-tu?

Et je riais, en effet, car, cette franche gloire, elle etait double et
elle fournissait ses deux legendes.

--Je n'imagine pas, lancai-je, le plaisir qu'il peut y avoir a etre
commande par le plus grand cocu de France et de Navarre.

A peine avais-je emis cette belle sentence que, dresse devant moi, un
homme me tendait sa carte:

"General comte de Madiran."

Il faut faire le tour des statues. Mais il etait trop tard. Je tirai
donc ma carte, en silence, et j'en fis l'echange classique avec mon
offense:

"Jean-Myrtil de la Galoniere."

Grand, sec, hale, les cheveux tailles en brosse, l'oeil d'acier, le
general ressemblait a un sabre. Il fallait, a l'aspect, lui defalquer
dix ans sur les soixante que lui attribuait l'annuaire. Charles buvait
son heros des yeux, mais tres pale de mon aventure. J'etais pour lui
deja un homme mort, les duels de Madiran etant, dans l'armee, comme des
contes de fees de l'escrime. Et j'attendais. Le general, le front
baisse sur ma carte, semblait la lire et la relire ainsi qu'en reve.
Brusquement il me regarda, et, d'une voix presque emue:

--Mon enfant, j'ai du epouser votre mere.

--Mais n'importe, relevai-je betement, je suis a vos ordres.

Cette niaiserie de blanc-bec ne l'avait pas distrait de sa reverie
singuliere.

--Vit-elle encore, votre charmante mere?

Mon cousin repondit pour moi par un signe d'affirmation muette. Le
terrible sabreur d'Afrique s'etait retourne et il s'en allait en serrant
ma carte dans sa poche, lorsqu'il revint a nous en demi-cercle:

--Alors ... comme ca ... j'en suis de la confrerie?

Et le coup d'oeil dont il appuya sa question etait si enigmatique qu'il
me desarma de toute contenance.

--De Navarre?... soit, je suis Basque ... mais de France?... Voyons!

Devant cette ironie a la francaise, je perdis entierement la boule:

--Mon general ... on me l'a dit! balbutiai-je.

Et, pour le coup, il se mit a rire:

--Combien vous faut-il de temps pour me l'amener par les oreilles? Fixez
vous-meme. Un mois? Six mois? Davantage?

--Qui?

--Celui qui vous l'a dit.

--Comment, celui?...

--Eh bien, oui, le sieur On... ou pour lui transmettre ma carte. Vous
l'avez, ma carte. Mon adresse est dessus. Prenez un an, prenez-en
deux, et revenez me voir, avec ou sans le sieur On. Et rappelez-moi au
souvenir de votre charmante mere. Il s'en est fallu de ca ... que vous
ne fussiez mon fils.

Et, sans saluer, il disparut, nous laissant, Charles et moi, dans
l'hebetement que vous imaginez.

--Tu vas le chercher, hein? me dit mon cousin.

Le sieur On?... Naturellement.

--Qui est-ce?

--Est-ce que je sais, moi! Mais _il faut_ que je le trouve, il y va de
mon honneur, cousin.

La recherche du sieur On est l'exercice mohicanesque auquel il faudrait
astreindre les agents de police ou detectives; mais qui est le Vidocq
qui peut se vanter d'en sortir? Le sieur On, ou est-il? Partout et nulle
part, omnipresent, omniabsent, ubiquiste, reel et fabuleux. Ouvrez a
la lettre O le Bottin de Paris, de la province, tous les dictionnaires
d'adresses, vous n'y trouverez point le nom de On, avec ou sans
particule, et pourtant la famille est innombrable, que dis-je?
universelle. Les On se cachent sous tous les noms de l'honnete homme,
stupide, genial ou mediocre. Beaumarchais en a demasque un, le comique
qu'il appelle Basile, et Shakespeare un autre, le tragique, Iago; il
resulte de leurs deux types que soit pour la calomnie, soit pour la
medisance, mortelles d'ailleurs a l'envi, le sieur On, c'est vous, moi,
et toute l'espece humaine, des deux sexes s'entend, car il n'est femme
qui ne soit une Mme Onne.

J'avais d'abord accepte avec enthousiasme la tache imposee par le
general, et c'etait, au tribunal intime de ma raison, la reparation
juste et "propre" de l'injure. En decouvrir l'editeur responsable, soit
le premier qui l'avait de son plein gre lancee dans la circulation ou je
l'avais recueillie pour en souffleter directement l'interesse. Je me mis
donc en chasse, aide de Charles, puis seul, car, au bout d'un mois, mon
cousin se lassa de l'inutilite de la vaine entreprise.

Personne ne savait ce que je voulais dire, ou bien c'etait le secret de
Polichinelle, ou encore le: "D'ou sortez-vous?" evasif de ceux qui
"s'en lavent les mains". Les hautains, friands de la lame, ne me
reconnaissaient aucun droit de m'enquerir a ce sujet, et, sous
l'eventail, les dames Onne s'esquivaient en un sourire.

--C'est l'aiguille dans la botte de foin, me disait Charles; tu y uses
ta force et ton temps, et, qui pis est, tu deviens grotesque.

Des marches, demarches, visites, voyages et le reste ou je me depensai,
moi et mon argent, pour denicher l'insaisissable sieur On, on ferait
un roman comme _Gil Blas_ de Le Sage, aussi aventureux et aussi
philosophique, n'en doutez pas, car, en six mois, des bas-fonds aux
cimes j'ai explore dans toutes les classes la societe contemporaine--et
eternelle.

Un jour, enfin, nous fumes avises, Charles et moi, de notre destination
militaire: c'etait lui qui allait dans l'Est, et moi en Afrique,--o
derision!--dans le corps meme de qui? Du general de Madiran.

Il fallait en finir. Je m'abattis chez lui, un matin, desespere,
honteux, mais decide a prendre a mon compte l'outrage anonyme. Je
lui avais fait une seconde fois passer ma carte: "Jean-Myrtil de la
Galoniere", et j'attendais dans le salon qu'il voulut bien me recevoir.
Ce fut une adorable jeune fille qui me fit cet honneur a sa place. Elle
entra, radieuse et epanouie dans la splendeur de sa vingtieme annee,
les mains ouvertes, avec le geste celeste qu'un Raphael preterait a
une Aurore dissipant la brume nocturne.... Mais je n'ai pas a vous la
decrire, et vous savez aujourd'hui pourquoi.

--Mon pere vous prie de l'excuser. Il a sa crise de goutte et il traine
un peu au lit, contre ses habitudes. Mais il va venir, je le precede,
etant chargee de vous abreger le temps.

--Mademoiselle.... begayai-je.

Et ce fut tout, car je la regardais.

Le general parut presque aussitot. Il avait la jambe gauche entouree
d'une couverture de cheval et il s'etayait d'une canne. L'Aurore
disparut sur un signe paternel.

--Cette fois, fit-il, ca y est, voyez, c'est la retraite, et la Faculte
me la sonne. Plus de jambes, plus de Madiran! Mais laissons. Avez-vous
trouve notre homme, m'amenez-vous le sieur On par les oreilles?

--Helas! mon general, mais vous ne devez rien y perdre. Me voici et ma
vie est a vous. Vous m'obligeriez de m'en soulager.

--Et la maman?

--Je vous en prie. Du reste, je compte bien me defendre.

--Contre un podagre? Et puis, je vais vous dire, reprit-il en reprenant
le ton railleur qu'il avait eu aux Tuileries, vous m'en avez prete dans
la gloire de Sganarelle. Le plus grand de Navarre, je n'y contreviens
point, mais de France, de France, voila ou commence le calomnie! De
France!!!

--Reste la reparation, monsieur le comte.

--Oui, eh bien, il y en a une, mon enfant.

Et, d'une secousse de l'epaule, il m'indiqua la porte par ou venait de
s'envoler celle qui est devenue ma chere Eva.




LAZOCHE, PEINTRE D'IDEAUX


Parmi les membres honoraires de cette fameuse societe des
_Place-aux-Jeunes_ qui a tenu en echec pendant sept ans et bouleverse du
haut un bas la paisible bourgeoisie des Ternes, il y avait un peintre
nomme Lazoche, qui etait un bien drole de corps.

Lazoche avait ete decouvert par Saintonge, l'un des sept titulaires, et
presente par lui a la societe comme _un bonhomme tres fort_, et n'ayant
pas son pareil pour l'article Venise, article alors fabuleusement
demande par les debitants de peinture. Les Venises de Lazoche lui
etaient prises sans marchander, quoiqu'il ne mit pas plus d'une heure a
les executer, et cela, disait Saintonge, a cause de leur couleur locale
"a tromper les pigeons de Saint-Marc". Lazoche, d'ailleurs, ne vivait
que de cette production, exclusivement. Inutile de dire qu'il n'avait
pas mis les pieds dans la ville des doges: cela se voyait du premier
coup d'oeil et il ne cherchait pas a duper le monde.

La premiere fois que Lazoche etait alle offrir une de ses toiles a un
marchand, voici, sur son recit meme, comment la chose s'etait passee.

J'entre au hasard et je dis:

--C'est une vue du Grand Canal; combien allez-vous m'en donner?

Le marchand la regarde et me repond, comme je le dis:

--Avec votre signature, rien! Sans la signature, trente francs.

Moi, je demeure stupide. Quelques jours apres, je renouvelle
l'experience avec un autre, qui me tient exactement le meme langage.
J'ai renonce a comprendre, voila tout.

Et le brave garcon ajoutait avec melancolie:

--Peut-etre ce nom de Lazoche est-il compose de syllabes facheuses, ou a
t-il ete deja compromis pas un barbouilleur precedent!

Cette veine trouvee, Lazoche la suivit sans se torturer l'imagination
pour varier son sempiternel Grand Canal. Si un jour il avait place
dans sa toile le Palais des Doges a gauche et la gondole a droite, le
lendemain il flanquait la gondole a gauche et a droite le Palais des
Doges, implacablement reflete dans les memes eaux et baigne sans
remission par le meme ciel de cobalt pur, dit ciel italien. Et quand
Saintonge le taquinait sur ces ciels d'azur exasperants:

--Que veux-tu, lui repondait le bon Lazoche, je ne sais pas faire les
ciels orageux, je n'en ai pas dans l'ame!

Saintonge lui apporta un jour une photographie de Venise, dans laquelle
le susdit Palais Ducal etait vu de face. L'etonnement de Lazoche fut
profond. Pendant une semaine, il resta tout trouble, n'osant pas se
risquer et representer le Palais autrement que de profil, et craignant
d'y perdre son pain:

--Je n'en aurais que quinze francs, fit-il en rendant la photographie a
Saintonge.

Au bout de deux ans de ce metier, a deux Venises par semaine, Lazoche
fut pris d'un vertige. Il se crut du talent, et voulut exposer; il avait
besoin de lire, enfin, sa signature sur une toile au Salon. Autant
valait pour lui se jeter a l'eau tout de suite; les marchands le lui
firent amerement comprendre.

--Mais enfin, leur disait-il, qu'est-ce que ca vous fait que j'expose?

--Et si vous alliez etre recu! repliquaient les autres.

--Eh bien, justement!

--On verrait donc au Salon des Venises signees Lazoche! Vous n'y pensez
pas! Mais alors, malheureux que vous etes, qu'est-ce qui prouverait
desormais que toutes les Venises sont de Ziem?

--Je ne comprends pas!

--Ah! vous ne comprenez pas? Eh bien! sachez, monsieur, qu'il est urgent
pour l'ecoulement de vos produits dans l'interet de notre industrie,
que toutes les Venises que l'on fait et surtout les votres soient
eternellement de Ziem! Comprenez-vous maintenant?

--Oui, fit Lazoche, trop bien et trop tard! Je faisais la un joli
metier, misericorde!

Et il sortit en enfoncant son chapeau avec un tremblement. De ce jour,
il renonca aux Venises anonymes.

Pour apprecier l'heroisme du sacrifice, il faut savoir que Lazoche
n'avait pas, non seulement d'autre ressource, mais d'autre talent, et
que le pauvre garcon etait marie. Cette atroce fabrication lui avait
fausse l'oeil et la main au point qu'il n'etait pas bien sur lui-meme de
pouvoir copier proprement un pot, une carotte ou un baton de chaise. Le
peu qu'il y avait en lui d'artiste s'etait noye dans l'indigo du Grand
Canal et le vermillon du Palais des Doges. Il s'en plaignait tristement
a ce farceur de Saintonge, le jour meme de sa mesaventure, au diner
mensuel de la societe.

--Qu'est-ce que je vais faire maintenant?

--Mon cher, on a attribue pendant cent ans et on attribue encore, a dire
d'expert, tous les tableaux de Guardi au Canaletti. Qu'est-ce que ca te
fait d'etre pris pour Ziem, je te demande un peu!

--Mais c'est Ziem qu'on prend pour moi. Ca, je ne veux pas!

--Pourquoi, alors, ne tenterais-tu pas de l'orientalisme? La, tu ne
feras du tort a personne et les chameaux sont a tout le monde.

--Je ne sais pas faire les chameaux.

--J'ai pourtant vu de toi des gondoles!... Tu t'exageres les
differences. Les chameaux ou les gondoles!... Tiens, c'est a peu pres la
meme forme!

Et Saintonge, avec un bout de crayon essayait de demontrer sur le mur
cette absurdite desolee.

Nous avons dit que Lazoche etait marie: sa femme et lui formaient bien
le menage le plus extravagant de toute la boheme ternoise. L'atelier
leur servait a la fois de salon, de salle a manger, de cabinet de
toilette, de cuisine et de toute salle imaginable. C'etait un labyrinthe
dont Lazoche seul connaissait les detours, inextricables pour tout
autre.

A onze heures, Lazoche donnait un tour de clef a l'atelier et s'en
allait chercher le dejeuner, invariablement compose de deux petits
pains, d'un litre de vin, d'une tranche de galantine truffee, d'un
cornet de crevettes et d'un morceau de brie que l'on mangeait sur le
coin de la table, au milieu des tubes de couleurs, dans les papiers
memes qui les avaient enveloppes. Cela evite de laver les assiettes et,
comme disait Mme Lazoche, l'_aria_ de se mettre en cuisine. Le reste du
cafe de la veille, rechauffe sur le poele, completait le repas, repas
de paresseux s'il en fut. Dans la journee, Lazoche confectionnait ses
Venises et Mme Lazoche s'habillait: cela durait jusqu'a cinq heures.
Lasse, molle et trainante, elle allait d'un coin a l'autre en baillant,
s'allongeant ici sur le canape, oisive, puis s'accoudant a la fenetre
et regardant dans la rue sans voir, une heure entiere; enfin, elle
s'asseyait devant le miroir et commencait a se demeler lentement,
coiffait son poing de petits bonnets, jouait avec le chat, perdait le
temps de toutes les manieres, jusqu'a ce que le jour tombat. Alors, elle
se ficelait a la hate et descendait aux provisions; une fois dehors,
elle recommencait a flaner aux devantures de magasins, a lire les
affiches de theatre, a promener son indolence, et elle rentrait toujours
trop tard pour faire le diner qu'elle improvisait. La seule chose qui
la secouat un peu de sa torpeur, c'etait un billet de spectacle pour le
soir, car elle raffolait du theatre.

Le pauvre Lazoche adorait cette marmotte, et l'idee de la voir privee
de son bain matinal, par exemple, l'epouvantait plus que la misere pour
lui-meme. D'ailleurs, un secret instinct l'avertissait que cette femme
tenait plus au bien-etre qu'a l'amour; il sentait qu'elle ne resisterait
pas au moindre changement dans ses habitudes et qu'elle avait la
faineantise dans le sang.

Il avoua un jour a Saintonge, atterre, qu'il se felicitait de ne pas
avoir d'enfants de sa femme, bien qu'il en eut desire ardemment, tant il
craignait que la maternite fut mortelle a ce temperament de harem.

Il fallait donc aviser a trouver quelque autre metier. Confectionner de
nouveau des Venises de contrefacon qui le rendaient complice d'un vol
veritable, il ne put s'y decider. Selon le conseil de Saintonge, il
tenta de l'orientalisme; mais aucun marchand ne voulut de ses chameaux,
meme sans signature: on les trouvait, poliment, trop personnels. Alors,
il fit des fleurs, mais quelles fleurs, grand Dieu! Les plus indulgents
les prenaient pour des feux d'artifice. Un marchand lui ecrivait: "J'ai
attentivement regarde le bouquet que vous m'avez envoye; c'est sans
doute le bouquet du 14 Juillet que vous avez voulu representer.
Croyez-en, monsieur, ma vieille experience; il est des choses que la
peinture ne peut pas rendre; les feux d'artifice et les feux de peloton
sont de ce nombre. J'ai l'honneur de vous saluer."

Enfin, le hasard vint en aide au deplorable Lazoche, et lui fit
decouvrir a la fois sa voie artistique et la fortune. Un matin, on
heurta a sa porte.

Lazoche, qui n'attendait personne et auquel son concierge ne montait
jamais ses lettres, hesita d'abord a ouvrir, craignant ce que les
bohemes appellent, depuis Pyrrhus, une tuile.

--Monsieur Galoix, fit une voix timide.

A ce nom bien connu, Lazoche jeta vite la couverture sur la baignoire ou
la paresseuse s'etirait voluptueusement, et il courut a la porte.

--Quel honneur! fit-il pour dire quelque chose.

A la verite, Lazoche etait inquiet de cette visite. Ce Galoix n'etait
autre que le charcutier auquel, depuis quinze jours, il prenait sa
galantine a credit, car il etait a bout de ressources:

--L'honneur est pour moi, monsieur, repliqua l'autre. Mais je crois que
je vous derange! ajouta le charcutier en rougissant jusqu'aux oreilles,
car, dans la buee d'eau chaude et de cigarette, il venait d'apercevoir,
comme coupee par la couverture, la tete de la baigneuse qui le
regardait, nonchalante. Vous avez un modele?

--Non, dit Lazoche, qui ne put s'empecher de rire a l'idee de ce modele
posant dans une baignoire, c'est ma femme que je vous presente.

Le charcutier rougit plus fort, ne sachant s'il fallait saluer ou se
voiler les yeux. Et, pour se donner une contenance, il se retourna vers
une des toiles accrochees a la muraille:

--Ah! monsieur! on n'a pas besoin de demander si c'est Venise. Quel joli
endroit tout de meme. Vous y etes alle?

--Moi, non, fit Lazoche, mais j'ai un parent qui y a demeure six
semaines: c'est tout comme!

--Assurement, dit Galoix. Mais voici ce qui m'amene.

Et il tira le peintre par la manche, jusqu'a la fenetre.

--Je vais etre pere, monsieur Lazoche, et Mme Galoix desirerait avoir
un bel enfant; c'est le premier apres dix ans de mariage. Mais un bel
enfant, vous entendez!

--Il n'a tenu qu'a vous, monsieur Galoix.

--Sans doute, sans doute. Cependant, tout en me ressemblant, comme il
convient, et ce que je desire naturellement, nous voudrions qu'il eut
quelque chose de mieux encore. Ah! monsieur Lazoche, il y en a de si
jolis, au parc Monceau, de ces poupons gros et gras. Vous etes artiste,
vous savez ce que je veux dire.

--Pas trop, jusqu'a present, dit le peintre, qui roula une cigarette.

--Tenez: si par exemple vous vouliez me peindre un de ces marmots dont
je vous parle avec de bonnes joues rebondies, des cheveux frises, et des
yeux grands comme ca, qui vous regardent!... Vous le pouvez, avec votre
talent! J'irais bien jusqu'a cent francs, monsieur Lazoche.

--Mais quel usage.

--C'est bien simple: je le pendrais dans notre chambre, de sorte que
Mme Galoix l'aurait sans cesse devant les yeux. Elle finirait par se
penetrer de cette image, et au jour attendu nous aurions un bel enfant,
monsieur Lazoche.

--Ca se fait donc, ces choses-la? hurla le peintre en regardant le
charcutier avec ebahissement.

--C'est infaillible, mon cher monsieur. Ma mere vous le dirait,
quoiqu'elle ne fut qu'une paysanne, si elle etait encore de ce monde!

--Mon cher monsieur Galoix, l'idee est excellente; elle me plait
beaucoup, elle est faite pour plaire a tous les artistes. Mais causons.
D'abord, de quel sexe le voulez-vous, cet ideal? Car, si vous avez une
petite fille, songez combien il est regrettable qu'elle naquit avec une
tete de garcon, et vice-versa!

--Je n'y avais pas reflechi, dit le charcutier. Moi d'abord, j'aimerais
mieux une fille.

--Et Mme Galoix, un garcon, c'est tout naturel, reprit Lazoche, qui
voyait s'ouvrir devant lui toute une industrie nouvelle. Cela peut
s'arranger. Mais fille ou garcon, sera-t-il blond, sera-t-elle brune? Il
faut bien nous entendre.

--Moi, je la voudrais brune.

--Alors, Mme Galoix le veut blond, evidemment. Je le ferai chatain,
monsieur Galoix, et la nature choisira. Comptez sur moi, vous aurez
votre ideal apres-demain.

Et il prit conge du charcutier.

Des que celui-ci fut au bas de l'escalier, Lazoche piqua une tete et
se mit a danser sur les mains, avec tous les signes d'un enthousiasme
evident. Puis il prit une belle toile blanche et l'installa sur son
chevalet.

--Joues rebondies, songeait-il, cheveux frises et de grands yeux qui
vous regardent. Telles sont les donnees; c'est l'ideal de ce charcutier!
Essayons.

Et il commenca a tracer un grand cercle, il dessina deux petits cerles
paralleles, et un autre plus petit sous ces deux-la; et ayant rempli les
uns de bleu, et les autres de rouge, il vit que cela etait deja bien
et representait a miracle le visage, les yeux et la bouche de l'ideal.
Alors, il continua de travailler dans ce sens, et quand il eut paracheve
ce cherubin, il s'en fut le porter a son charcutier.

--C'est surprenant, lui dit Galoix, et meme je reconnais quelques traits
de ma propre physionomie.

--Je m'en suis inspire, salua le peintre.

--Voila vos cent francs, monsieur Lazoche.

Mme Galoix restait confondue d'admiration, et il etait facile de
constater que ses yeux etaient deja pris par cette pleine lune et que le
charme operait. Cependant, elle emit une observation:

--N'auriez-vous pas pu, dit-elle, lui ajouter quelques ornements, un
ruban, ou une fleur, par exemple, ou meme lui mettre une main tenant un
hochet?

--J'y avais pense, madame, mais j'ai craint que fleur ou hochet,
l'ornement ne se reproduisit a quelque place imprevue sur le corps du
nouveau-ne. Ce sont la, d'ailleurs, des details supplementaires qui
doivent etre l'objet de commandes a part et qu'on ne peut prendre sur
soi d'entreprendre sans un desir formel et reitere de la famille.

La chance voulut que l'enfant de la charcutiere ressemblat
epouvantablement a cette boule enluminee. L'evenement fit du bruit aux
Ternes: les commeres en parlerent, et il vint d'autres commandes a
Lazoche. Aussi multiplia-t-il ses ideaux. Il en fit pour tous les corps
de metiers et pour tous les gouts, son atelier etait rempli de tetes
d'enfants, rondes, ovales ou carrees, rouges ou pales, graves ou
souriantes, expressives ou neutres. Il en avait un choix inepuisable
pour boulangers, bouchers, herboristes, papetiers, rentiers ou
militaires retraites, pour tous les etats. Il en inonda le quartier et
il y gagna beaucoup d'argent. Tous les enfants faits aux Ternes a cette
epoque ont ete parfaits sur ses modeles.

Aussi au diner des _Place-aux-Jeunes_, Saintonge proposa-t-il de rayer
Lazoche de la liste des membres honoraires et de le releguer dans la
categorie des membres arrives.

Lazoche n'a pas eu de posterite.




ORDERIC LE "BABUINEUR"


La verite, si vous voulez l'entendre, c'est qu'on calomnie le moyen age.
Je sais de beaux et bons esprits qui le regrettent. Est-ce bien leur
faute? Quant aux poetes, jugez-en d'apres ce conte, traditionnel chez
eux, et beaucoup plus veridique que de l'histoire, telle qu'on l'ecrit
aujourd'hui du moins.

L'an 1400, c'est-a-dire trente-neuf annees avant que le deplorable
Gutenberg, de diabolique memoire, eut a jamais avili, en le banalisant
par l'imprimerie, l'art mysterieux des lettres, il y avait a
Saint-Evroult-en-Ouche, commune normande, depuis lors disparue, un
admirable monastere, ou l'on copiait encore les manuscrits a la main.

Aussi le Saint-Esprit planait-il sur cette douce abbaye, ruche de
savants Benedictins.

Son prieur s'appelait Thierry de Matonville. Il etait bon helleniste et
meilleur latiniste, et la theologie n'y perdait rien d'ailleurs, car
c'etait le temps beni ou l'on menait de front et de concert l'etude
d'Aristote et de saint Augustin sans qu'ils se nuisissent l'un a
l'autre. Nul ne doutait, des le vivant du saint homme, qu'il ne fut
marque d'avance du sceau du Christ et qu'une bonne place ne l'attendit
au paradis. Il avait d'ores et deja son compte de miracles, si l'on
tenait normalement pour tels les splendides copies--_codices manu
scripti_--qui sortaient du monastere pour enrichir les "librairies" des
rois, des princes, des eveques et des belles chatelaines aux aumonieres
d'or brodees.

Il y employait sept moines calligraphes, tries sur le volet entre
les meilleurs "peintres de mots" du royaume de France. Comme ils ne
signaient pas leurs chefs-d'oeuvre a cause des regles de l'humilite
claustrale, leurs noms sont aussi ignores que ceux des ciseleurs de
cathedrales. On sait seulement que l'un des sept etait un certain
Orderic qui, avant--et apres--sa resurrection, fut la gloire du
"babuinage".

Je n'oserais jurer que ce vieux terme technique de "babuinage" vous soit
tres familier. Il embrasse tous les travaux divers de l'art somptueux
des manuscrits, l'ecriture d'abord, puis les ornements marginaux ou
autres, lettres ornees, culs-de-lampe, vignettes, miniatures enluminees,
dessins en couleurs, armoiries, et coetera. On recule a arreter sa
pensee sur la somme des talents de toute sorte dont se composait le
genie babuineur; encore ne parlai-je point de l'erudition qu'il y
fallait universelle. Mais le prieur en avait a lui seul pour ses sept
moines, et c'etait comme un autre Alcuin guidant les siens a travers les
ombres fulgurantes de la Bible sous l'oeil imperial de Charlemagne.

Les peintres de mots etaient reunis, des l'aube, dans une sorte de
cloitre a arcades, a ciel ouvert pendant l'ete, abrite d'une verriere
pendant l'hiver, qu'on appelait le "scriptorium", ou salle a ecrire. Ils
y avaient chacun leur pupitre, leur haut tabouret, leurs calames, leurs
godets d'encres variees et leurs feuilles de papier de soie blanc et
veloute, plus les compas, regles et equerres. Devant eux, sur un lutrin,
le parchemin du modele s'eployait. Au centre du scriptorium, sur une
vasque d'eau vive, un cadran solaire, cirque des heures, en marquait la
course dans un silence de Thebaide auquel le P. Thierry de Matonville
presidait, assis dans sa haute cathedre en bois sculpte, et le menton a
la main, pret a tout renseignement sur les textes et variantes, doux de
sa science immense.

Les chroniques ne disent pas quels etaient precisement les six livres,
chretiens ou paiens, monuments venerables de la parole transmise et
sauves des barbares, que calligraphiaient les autres Benedictins du
scriptorium. Sans doute etait-ce, selon toute apparence, la Bible
d'abord, puis le traite de la musique de Boece, et encore les ouvrages
universels de Cassiodore, surnomme le "heros des bibliotheques". Ils les
transcrivaient doctement du gothique, sans ponctuation, ni interlignes,
en jolis caracteres arabes, avec des plumes affutees comme des becs
d'oiseaux, alternativement trempees dans les quatre encres: la noire,
la rouge, la bleue et la verte. Celle d'or et celle d'argent etaient
reservees aux armoiries et au nom de Dieu, quand il passait, rayonnant,
dans les textes.

A Saint-Evroult, les delies--d'ailleurs celebres--etaient executes a la
plume de vautour; un Pere, bon arbaletrier, en entretenait la provende.

Quant a l'encre rouge--ou _rubrum_, d'ou rubrique, ainsi qu'on sait
du reste--le saint prieur la faisait venir directement de la mer
Tyrrhenienne, ou des moines pecheurs de l'Ordre l'extrayaient pour lui
des madrepores.

Et j'aurai tout dit de ces admirables manuscrits, aujourd'hui si rares,
quand j'aurai signale aux amateurs l'impeccable correction de leurs
_cuslos_ ou reclames, qui sont, au bas de la page precedente, comme
l'appel si aimable du premier mot de la page suivante. Thierry de
Matonville y veillait en personne.

Mais venons a Orderic.

Pour cet artiste extraordinaire les renseignements sont certains. Sur
son lutrin, a lui, c'etait le cygne de Mantoue qui chantait, et le cygne
de Mantoue, c'est Virgile.

De l'aveu des Peres de l'Eglise eux-memes, Virgile, qui d'ailleurs a
pressenti la venue du Redempteur, est le poete dont le verbe, si humain
soit-il, s'est le plus rapproche de l'idiome rythmique que l'on parle
dans la maison du bon Dieu. Il n'y a la-dessus aucun doute.

Or, Orderic s'etait uniquement voue et consacre a l'oeuvre virgilienne;
il la "babuinait" et il ne babuinait qu'elle, depuis un quart de siecle,
a un vers par jour, pas davantage, mais avec quelle main prodigieuse! Le
prieur en pleurait de beatitude dans sa stalle ajouree.

Il se promettait bien de ne pas mourir sans l'avoir vue completement
"babuinee" et digne d'etre offerte, dans l'etui nacre de perles, sinon
au bon roi Charles VI, qui etait deja fou, du moins a Mme Isabeau de
Baviere, sa chaste epouse allemande.

Il y avait longtemps deja qu'Orderic avait termine la copie des
dix "Bucoliques" qui ne fournissent que huit cent trente-six vers,
malheureusement--et aussi celle des "Georgiques" (les quatre) qui se
totalisent, helas! a deux mille cent quatre-vingt-dix-huit hexametres,
sans plus. Restait la sublime _Eneide_, preservee du feu par Mecene, qui
est reste, de ce fait, immortel.

L'_Eneide_, je vous le rappelle pour l'intelligence de ce beau conte
du temps passe, s'etale et se deroule sur _douze mille trois cent
vingt-neuf_ alexandrins. Le moine y travaillait depuis dix ans et il
n'en etait qu'a la fin du sixieme chant (soit a quatre mille sept cent
cinquante-quatre vers), et le poeme en a douze, mais il n'en a que douze
a l'inconsolable chagrin des hommes.

Il est vrai que, a un vers par jour, et les dimanches et fetes
defalques, Orderic lui-meme ne pouvait guere aller plus vite. En outre,
cet artiste unique et tel qu'on n'en verra plus jamais de pareil, etait
un receptacle de peches, et veritablement un de ces moines legendaires
que le Rabelais de l'Italie, Theophilus Folengo, a decrits d'apres
lui-meme dans son _Merlin Coccaie_, un chef-d'oeuvre que je nomme en
rougissant. Helas! c'etait a peine si, a force d'autorite sainte, le
venerable prieur de Saint-Evroult parvenait a contenir son convers
genial, et, il faut bien le dire, persecute tout vivant par le diable,
qui n'est pas litteraire.

Par malheur, Thierry de Matonville fut rappele la-haut le soir meme ou
Orderic achevait le cul-de-lampe dore du sixieme chant de l'_Eneide_.
Il mourut sans bruit, le menton a la main, dans sa cathedre, et cinq
minutes apres, il reprenait cette pose a la droite de Dieu, n'ayant pas
eu la joie de pouvoir offrir le Virgile complet a la reine de France.

Son maitre et seigneur parti, Orderic, sans frein, sema le scandale
triple et quadruple dans la vallee d'Ouche, car il retomba dans les rets
du tentateur qui, je le repete, deteste, entre tous, les lettres.

Les choses durerent ainsi pendant nombre d'annees, et Orderic put mener
a bien le septieme, le huitieme, le neuvieme et dizieme, voire le
onzieme chant de l'_Eneide_. Le travail restait toujours magnifique;
cela s'explique, en hagiographie, par ce fait que l'ange gardien
du moine, qui l'abandonnait a la porte de tous les autres lieux de
perdition, revenait le flanquer a celle du scriptorium et le soutenait
au pupitre en l'eventant de ses ailes fraiches.

Le douzieme et dernier chant de l'_Eneide_ comprend, je vous le
rememore, neuf cent cinquante-deux vers.

Un vendredi 13, au moment meme ou, a la suite d'un repas sans mesure, il
"babuinait" le neuf cent cinquante et unieme et avant-dernier, celui-la
meme ou Turnus, tue par Enee, tombe, les membres glaces du froid de la
mort (_solvuntur frigore membra_), Orderic, par une coincidence etrange,
dont Satan menait l'aventure, succombait lui-meme subitement a une
apoplexie foudroyante. Son ange gardien n'eut que le temps d'ouvrir les
bras pour le recevoir.

C'etait fini, le Virgile de Saint-Evroult, faute d'un vers, et du
dernier, etait perdu pour les royales librairies, tresors du genre
humain. Et le cataclysme se doublait de cette desolation chretienne que
le moine, n'ayant pas eu le temps de se repentir de ses peches, et par
consequent d'en etre absous, s'en allait la-haut sans viatique.

Son ange l'emporta tristement au tribunal de l'Eternel.

Je vous ai dit en commencant que l'on calomnie le moyen age. Mais
allez donc aujourd'hui lui faire honneur de cette foi naive aux dogmes
evangeliques qui, du son des cloches envolees, du prisme feerique des
vitraux, de la joie de ses fetes fleuries, adoucissait les plus rudes
servages!

On esperait en 1409, avant la decouverte de l'imprimerie, et
l'esperance, c'est le benefice de la croyance. Qui dira si, sur cette
terre pleine de secrets tenebreux, qui dira si mieux ne vaut pas croire
que savoir! Toujours est-il que les miseres humaines s'egayaient d'un
paradis de reve ou l'orthodoxie tolerait les plus grandes libertes et
laissait entrer l'art du peuple, si naturaliste fut-il, comme on le voit
dans les sotties et les mysteres. Rome ne s'est jamais fachee que, le
dimanche, sur les places et devant l'eglise, le bon Dieu fut represente
avec une grande barbe, le Diable avec des cornes de bouc, la sainte
Vierge en robe de brocart d'or, et l'Eglise sourit quand les poetes leur
pretent des dialogues.

L'ame du pauvre Orderic etait si lourde de peches sur les ailes
de l'ange, que son sort eternel en semblait ecrit d'avance; elle
s'enfourchait d'elle-meme, sans jugement, dans les tridents de Lucifer
et de ses aides, par la loi seule de la pesanteur.

--J'espere, ricana le prince des tenebres, que, celle-la, vous ne me la
chicanez pas? Je la reclame d'office.

--Pardon, fit une voix, plaidons.

Et l'on vit descendre d'une haute chaire l'excellent Thierry de
Matonville.

Le Mal haussa les epaules.

--Allons-nous donc proceder par denombrement homerique pour une somme de
peches, tous mortels et dont un seul me donne ce moine, et avons-nous du
temps a perdre?

--Nous en avons, dit le prieur, nous sommes en eternite.

Et il s'adossait a la croix de Jesus-Christ, qui lui en pretait l'appui
misericordieux.

--C'est bien simple, reprit Lucifer avec colere, inutile de saliver,
j'ai le releve desdits peches, le voici. Il suffira d'en chiffrer le
total pour eclairer la religion du juge.

--Combien? demanda Thierry.

--Avec ou sans les veniels?

--Les veniels ne sont pas de ton ressort. Ils ne font encourir que le
purgatoire, qui est hors de tes Etats. Les peches mortels seulement.
Leur nombre?

--Douze mille trois cent vingt-huit, ricana le Demon, en se caressant
les cornes comme on s'effile les moustaches.

--C'est beaucoup, en effet, fit le juge.

--Pas pour moi, fit le Diable.

Mais le prieur avait pris la parole. Il dit:

--Il y a eu sur la terre un poete qui non seulement a parle, mais qui a
enseigne aux hommes la langue surnaturelle, divine, paradisiaque, que
l'on parle entre anges et saints, et qui, Pere de la nature, est la
tienne.

--Oui, c'est mon cher Virgile, confirma le Createur.

--Combien a-t-il laisse de vers pour eterniser cette langue de miel?

--Je l'ignore. Les as-tu comptes, l'abbe?

--Douze mille trois cent vingt-neuf, soit un de plus que les peches
mortels de mon pauvre Orderic, ici present, qui les a tous babuines,
sous mes yeux, en un manuscrit extraordinaire et digne de Mme Isabeau de
Bav....

La sainte Vierge l'interrompit d'un geste, car il allait s'embourber.

--Elle ne parle que l'allemand, dit-elle.

Et celui en qui reside toute justice etablit l'equation suivante:

--Douze mille trois cent vingt-HUIT peches d'une part, de l'autre douze
mille trois cent ving-NEUF vers de Virgile, la balance penche pour
Orderic, mais d'un vers, il a de la chance!

Satan s'etait elance:

--Un instant, clama le mechant, le moine n'a pas babuine le dernier vers
du douzieme chant de l'_Eneide_. Donc les peches egalent les vers. Or, a
egalite, c'est la regle, je l'emporte.

--Alors l'Eternel secoua la tete, etendit son sceptre et dit au moine:

--Retourne a Saint-Evroult calligraphier ton vers.

Et c'est ainsi qu'Orderic ressuscita.

Mais il etait temps, car quarante ans plus tard le miracle eut ete
impossible ou inutile, a cause de Gutenberg et de sa bete d'invention.




SCIPION GARSOULAS


Vous a-t-il ete donne d'assister a la seance memorable ou Scipion
Garsoulas, depute de Provence, obtint le plus beau succes d'hilarite
parlementaire que l'histoire du suffrage universel disputera un jour a
celle de la gaiete francaise? Ce fut prodigieux, on se pamait sur tous
les bancs, le Palais-Bourbon ondulait de rire. Mais aussi quel "assent"
que celui du jeune orateur du Midi! Il semblait que tous les petits
cailloux de la Mediterranee roulassent dans le gosier de son
Demosthenes. Il dut quitter la tribune et la session s'acheva sans qu'il
remontat aux rostres.

Pourtant Scipion Garsoulas etait un homme de haute intelligence, plein
d'idees, de savoir et de courage civique, appele certainement a un grand
sort politique. A Marseille on voyait en lui un second Barbaroux. Il
ressemblait en effet a cet Antinoues de la Revolution, et, aussi beau
que lui, il avait plus de force verbale. Il sombra d'un seul coup, et
a jamais, dans cette seance fameuse. "L'assent" etait impossible,
terrible, trois fois celui de Tartarin et du legendaire Marius des
galejades. A Paris chez ces blagueurs du boulevard, un nouvel essai
etait inutile. Il avait trente ans. Il se tut.

Leon Gambetta, qui, seul, avait resiste a la trainee de poudre du fou
rire, essaya pourtant de le repecher, et c'est cette histoire que je
vous conte. Je la tiens d'ailleurs de lui-meme.

--Ca se guerit, lut dit-il, en lui serrant la main a la buvette, et, si
vous voulez, je me charge de la cure.

Scipion secoua la tete. Il etait tres fin d'esprit, et, bon opportuniste
deja, il excellait a balancer le pour et le contre des choses.

--Me guerir? fit-il, et la Cannebiere? Elle est le boulevard des
Italiens du Midi. Les nouvelles elections sont proches.

Et en effet la situation lui posait ce dilemme: ou, renegat de
l'articulation originelle, ne pas etre reelu par les Phoceens; ou,
fidele a "l'assent", etre condamne au mutisme dans l'Assemblee. Perte du
mandat ou langue coupee, au choix.

--On vous trouvera quelque siege ailleurs, insista le tribun qui menait
alors la France, mais guerissez-vous, par patriotisme.

Et cette flatterie avait decide Garsoulas a la cure.

Elle fut entreprise par le celebre comedien Epaton, diseur emerite,
professeur au Conservatoire, a qui Leon Gambetta le presenta dans les
bureaux de _La Republique francaise_. Epaton accepta sans hesiter la
tache. Il etait l'inventeur d'une methode voco-nasale de declamation
avec laquelle il se chargeait de faire un "Preville d'un begue". Vaincre
une prononciation atteinte de provincialisme, c'etait pour lui jeu
d'enfant, mais rendre un Barbaroux a l'Eloquence, te, mon bon, quelle
aubaine, et quelle reclame pour la "voconasale". Son camarade et
rival, le tragedien Du Nez, createur d'une autre methode, dite la
"gutturolabiale", en ferait une maladie, la jaunisse peut-etre!

--Tope, fit-il donc en jetant sa main dans celle de Garsoulas, je ne
vous demande que six semaines. A bientot, Barnave!...

La verite m'oblige a declarer a la gloire d'Epaton que son traitement
reussit a miracle. Non seulement Scipion, les six semaines ecoulees,
"n'aiolisait" plus, mais, Dieu me pardonne, il grasseyait comme un titi
de l'Ambigu! Un dejeuner aux Jardies, chez Gambetta lui-meme, solennisa
cette guerison.

Il y fut decide que Garsoulas, lachant la Provence, ou il etait
desormais brule, se porterait d'abord, et avant d'affronter les
blagueurs de la capitale, dans un departement "preparatoire". Or, il
se trouvait qu'une soeur de la mere de notre Scipion etait mariee,
a Dunkerque, avec un riche armateur nomme Van Kerde, fort devot a
l'opportunisme, et dont l'influence electorale etait decisive dans la
ville de Jean Bart. Il pouvait, en effet, conduire aux urnes comme un
seul homme les quinze cents matelots et ouvriers de sa flottille, et
aussi de ses docks, de grand morutier.

--Votre siege est la, declara le chef des gauches; allez voir votre
tante; moi j'ecrirai a Van Kerde, que j'ai le plaisir de connaitre. Du
Midi vous sautez au Nord.

--En attendant le centre, salua Epaton.

Pendant ce dejeuner cependant l'amphitryon etait reste assez reveur. Il
avait presque entierement laisse le crachoir a son hote, qu'il ecoutait
avec une attention singuliere. A quelque temps de la, il rencontra
le professeur de diction a son theatre, et apres lui avoir donne
d'excellentes nouvelles de son eleve, "qui captait tous les coeurs a
Dunkerque":

--A propos, Epaton, lui dit-il, etes-vous bien sur de l'avoir gueri?

--De quoi, de "l'assent"? Vous l'avez entendu vous-meme aux Jardies,
c'est le triomphe de ma methode!

--A plusieurs reprises, cependant, le defaut, m'a-t-il semble, lui
refleurissait a la langue, inopinement, au milieu d'une phrase? Comment
expliquez-vous ce phenomene bizarre de recurrence?

--Rien de plus simple, mon cher maitre, Scipion Garsoulas est de son
pays et de sa race.

--C'est-a-dire?

--Qu'en Provence la verite ne sort pas toute droite de son puits, et
qu'il lui faut, des fleurs, toujours, et, la plupart du temps, un
masque. Le soleil du Midi est trop aveuglant pour elle.

--De telle sorte?

--Que, lorsqu'il ment, "l'assent" natal reprend le dessus sur ma
methode. C'est la nature qui veut ca!

--Fichtre, exclama le dictateur, il faut qu'on ne le sache pas a
Dunkerque!

Grace a sa parente et surtout a la lettre de Leon Gambetta, Scipion
avait ete recu comme un fils chez l'armateur Van Kerde, et son election
paraissait assuree. Deux conferences organisees par l'opulent industriel
lui-meme, et auxquelles assistaient les quinze cents electeurs devoues
dont il disposait, avaient deja revele les qualites oratoires, tres
fortes en somme, devinees par son illustre protecteur. La presse locale
marquait le pas du succes qu'une troisieme conference, donnee au theatre
de la ville, devait enlever definitivement. Ai-je besoin de vous dire
que le programme etait dunkerquois? Tout par Dunkerque, pour le Nord et
Jean Bart!

D'autre part, la tante Van Kerde, restee tres felibreenne dans sa
transplantation boreale, revait pour son Barbaroux de neveu quelque
chose de plus doux et de plus fructueux que le mandat legislatif, soit
rien moins que de l'unir a Celeste Van Kerde, sa fille, qui, a ses
attraits de blonde comme fleur de houblon, joignait une dot ...
ministerielle. Scipion n'etait pas rebelle, et loin de la, au projet, et
moins encore a la cousine. Il n'attendait meme plus pour se declarer
que d'etre porte a ses pieds par la voix du peuple souverain. Or, la
combinaison de ce mariage politique contrariait un aimable roman de
tendresse noue des l'enfance par la jeune fille avec un descendant
direct du grand corsaire de Louis XIV, nomme hereditairement Claude
Bart, sans fortune d'ailleurs, et n'ayant que son titre d'ingenieur a
mettre dans la balance. Il n'etait pas douteux que l'election de son
rival ne dut etre la ruine de son amour, et Claude Bart cherchait une
arme pour le defendre.

Le hasard, dieu des amoureux, la lui mit au poing, voici comme.
L'illustre Du Nez,--tragedien d'Etat et inventeur de la methode
"gutturolabiale",--tournait alors dans le departement, a la tete de ses
disciples du Conservatoire. Ils propageaient _Mithridate_, selon Talma
et la doctrine. Comme l'annonce du chef-d'oeuvre dans la cite flamande
rabattait peu de racinolatres sur la location, quelques visites aux
notables s'imposaient au chef de la troupe propagandiste. Celle qu'il
fit a Van Kerde, absent ce jour-la de ses chantiers, l'aboucha avec
l'ingenieur. Au cours de la causerie, Claude Bart apprit ainsi de
l'emule d'Epaton l'histoire de "l'assent" traite par la "voconasale" et
le phenomene de sa recurrence. Qui en avait revele le secret a Du Nez?
Le genie de la concurrence.

--Oui, monsieur, quand le depute "ezagere", l'accent revient comme le
parfum de l'ail apres la brandade! Et voila les parlementaires qu'Epaton
donne a la France!

Claude Bart n'en ecouta pas davantage, il avait son arme et tenait
son homme. Le matin du jour de la conference, la derniere, de Scipion
Garsoulas, au theatre, une note perfide inseree dans les echos d'un
petit journal satirique, rafraichissait le souvenir, d'abord, de
l'immortelle seance, et signalait ensuite la particularite toute
physiologique de ce retour d' "assent" ou l'on pouvait juger de la
sincerite de l'orateur.--"Il n'y a, disait le redacteur, qu'a ouvrir les
oreilles."

Je ne vous relaterai point cette conference. Scipion, avec sa belle
cranerie tribunitienne, l'avait voulue contradictoire. On pouvait
l'interrompre, lui repondre librement et le questionner sur tous les
articles du programme dunkerquois, purement dunkerquois, par et pour
le Nord, sous l'egide de Jean Bart. Il commenca par l'eloge emporte du
heros, d'une voix limpide, coulante comme la Seine meme sous les ponts
de Paris, et, tout a coup, il tartarina. Il venait d'apercevoir Claude
Bart a cote de Celeste dans sa loge. "Ce Zeanbarre ... il a des
herrritiers ... bagasse!..." Et ce fut la bouillabaisse!... L'effet de
la note se produisit, a petite rumeur d'abord, et a rires contenus, par
deference pour Van Kerde et sa famille. L'eleve d'Epaton reprit pied et,
sur les lieux communs du programme, il fit honneur a la "voco-nasale".
Mais vint l'eloge necessaire du Nord et des vertus de ses "aborrizenes",
et la Mediterranee y deferla tout entiere. Cette fois, l'auditoire
se debrida, et le theatre de Dunkerque n'eut plus rien a envier au
Palais-Bourbon. Il oscilla de fou rire sur sa base.

--Mais c'est le Midi que tu chantes! lui criait-on. A Marseille, Marius!
A bas Garsoulas! Vive Van Kerde!

Et le lendemain, l'armateur, a sa grande surprise, apprit que c'etait
son nom qui sortait des urnes. Claude Bart, par un autre tour
d'amoureux, avait menage ce reveil au pere de sa chere Celeste.

Scipion rentra a Paris sans gloire et doublement decu, car son echec lui
valait deux desastres, dont le plus sensible etait la perte de la main
de Celeste. Il s'etait pris, en effet, a l'aimer, lui aussi, d'une fort
vive flamme, qu'il pouvait reprocher a sa tante d'avoir cruellement
fomentee.

--Quant au mandat, lui avait dit drolement Gambetta, il y a les
colonies....

Mais, helas! c'etait du Nord que desormais lui brillait la lumiere.

Un matin, il recut dans son courrier deux lettres: l'une de Mme Van
Kerde, qui l'invitait a revenir a Dunkerque, et surtout, disait-elle,
a ne pas desesperer encore; l'autre, de Du Nez, lui demandant un
rendez-vous "au nom de l'art". Et Mithridate vint.

--Voulez-vous, lui dit-il, me confier, a moi, le soin de reformer votre
organe, ou du moins votre vice d'elocution separatiste. C'est l'affaire
de huit jours, par mon systeme.

--Gutturolabial?

--Oui.

--Allons-y, soupira le blackboule.

Huit jours apres, Scipion sautait dans le train de Dunkerque. La cure
de l' "assent" etait radicale, il disparaissait, a l'epreuve, dans les
pires gasconnades.

--Ton oncle, lui dit Mme Van Kerde, ne tient pas du tout au mandat, il
te le repassera volontiers. A present, declare-toi a Celeste, car tu
n'as oublie, malheureux, que ce detail. Elle est preparee; elle ne rira
pas. Va, tu l'aimes.

Et Garsoulas se declara a sa cousine. Il lui dit son amour tel qu'il
l'eprouvait, ardent, loyal, sincere, en brave homme epris. La jeune
fille l'ecoutait, les yeux grands ouverts, la bouche bee, sans
comprendre, car ses mots tendres, ses aveux, ses serments se coloraient
de l'accent fluide du mensonge. Elle se redressa enfin, indignee, poussa
la porte et s'enfuit.

Du Nez, par sa methode, n'avait abouti qu'a lui deplacer la
particularite. C'etait, a present, dans l'expression de la verite que
son vice de langue triomphait!!!

Scipion Garsoulas se debattit quelque temps encore contre la fatalite
qui lui barrait la carriere d'homme public, pour laquelle il etait
ne; mais, dans les reunions electorales, il pretextait d'un rhume et
s'exprimait par pantomime. Aussi ne fut-il jamais reelu. Il est mort
dans une recette generale.




LA DAME DU SONNET


Si un sonnet ne vaut que par l'observance des lois qui reglent ce genre
de poeme a forme traditionnelle et immuable, le _Sonnet_ d'Arvers,
gloire des albums de nos meres, et sans lequel il n'y a pas de bonne
anthologie lyrique, est est un assez pauvre sonnet, mais il est
immensement celebre. Il suffit, dans une reunion de gens ayant un peu
lu, que l'un commence: "Ma vie a son secret...." pour que l'autre
continue: "... mon ame a son mystere...." et l'on peut dire que le
_Sonnet_ d'Arvers est dans nos moeurs.

Ce "mystere", il m'a ete donne de le percer. J'ai connu, a l'hiver de sa
vie et au printemps de la mienne, la Laure anonyme du Petrarque. C'etait
une bien aimable et fort spirituelle septuagenaire, et douce a voir
comme une rose sous la neige. Voici, mais sauf la facon exquise, helas!
comment elle contait le roman vecu du sonnet populaire:

"Quoique jeune encore a cette epoque, j'etais mariee depuis quelques
annees et je bravais de mon mieux le ridicule d'aimer mon mari comme
aux premiers jours. C'etait un etre excellent, a qui la plus legere fut
aisement demeuree fidele. Pour ma part, il realisait tous mes reves.
Comme il n'avait pas a en douter, du reste, il me laissait le soin de
me defendre moi-meme, et toute seule, contre les entreprises amoureuses
auxquelles la moins coquette est en butte. Je n'oserais pas vous assurer
que le moyen est bon pour toutes les femmes "en puissance", comme dit le
Code, mais, sur moi, il etait le meilleur; je ne m'en vante, croyez-le
bien, ni ne m'en excuse, question de chance a la loterie des caracteres.

"On etait alors en plein Romantisme, et nous en recevions, dans notre
salon, les principaux "menestrels", style du temps, ou, si vous l'aimez
mieux, les Jeune-France. Mon mari les avait connus presque tous sur les
bancs, et, quoique simple homme d'affaires, il aimait leur turbulence,
leurs echevelements, leur joie exuberante subitement accablee et il
participait a leurs batailles d'art retentissantes. Entre ceux qui nous
etaient le plus fideles, le samedi, mon jour, les preferes d'Adolphe
etaient M. de Musset, M. Monpou et l'auteur de mon sonnet, M. Felix
Arvers. Je me rappelle qu'ils arrivaient toujours ensemble. C'etait un
trio d'inseparables.

"De M. de Musset, je n'ai rien a vous apprendre. S'il a commence comme
lord Byron, il n'a pas fini aussi bellement que son modele; c'est
dommage, car nul n'etait plus gentilhomme, de race francaise et doue du
charme, du genie. Comme il en tenait pour toutes les femmes,--mon mari
l'avait appele l'amoureux perpetuel,--il etait le moins dangereux de
mes agresseurs. Quand il me regardait trop obstinement, d'un oeil un peu
trouble, je le priais de nous chanter certaine chansonnette intitulee:
_Mon Bedit Francois_, parodie du patois d'Alsace, ou il etait
impayable,--et ca passait.

"La mode, d'ailleurs, nous avait, tous et toutes, affoles de romances,
et notre salon, le samedi, tournait au temple de l'art de Garat. Chacun
y apportait la sienne, qui de Masini ou de Loisa Puget, qui d'Etienne
Arnaud, de Labarre ou de Paul Henrion et, comme je disposais moi-meme
d'une voix assez puissante, c'etait comme mon privilege de "creer" les
nouveautes de M. Hippolyte Monpou, avec qui du reste j'avais suivi les
cours de l'illustre professeur Choron. C'est moi, telle que vous me
voyez, qui donnai a nos hotes la primeur de _L'Andalouse au sein bruni_,
dont M. de Musset avait compose le poeme, "d'apres nature", disait-il,
ce qui etait une calomnie, relevait gaiement mon cher Adolphe. Mais ce
que M. Monpou aimait en moi et de moi c'etait la musicienne, et, quand
il s'en allait, le soir, loin des oreilles, loin du coeur, je ne durais
pas dans ses insomnies d'artiste.

"Il n'en etait pas de meme pour M. Felix Arvers, et j'etais bien
forcee de reconnaitre que j'exercais, bien malgre moi, sur cet ami une
attraction plus profonde. Cet homme d'esprit, et il en avait a revendre,
ce boulevardier impenitent, dont les mots couraient la ville, ce
vaudevilliste abondant en trouvailles de droleries semblait perdre, sur
notre seuil, toutes ses qualites brillantes. Retire dans les coins de
penombre, immobile, silencieux, il s'effacait comme volontairement
devant ses deux rivaux peu redoutes ni redoutables, et il leur laissait
sans lutte l'avantage de la soiree.

"--Est-ce que tu t'ennuies chez nous? lui demandait Adolphe.

"--Au contraire ... etait la reponse, pour moi fort claire.

"L'art d'etre honnete femme est plus complexe que l'autre, toutes les
vraies filles d'Eve vous le diront. Je me sentais plus flattee que de
raison de cette passion muette, qu'en depit du defi du sonnet j'avais
d'instinct devinee. M. Arvers etait fort beau, se savait tel et passait
pour delibere dans les conquetes. Or il etait le seul du trio des
masques qui n'eut pas denoue le sien, je veux dire ne se fut pas
declare, et de cela surtout je commencais a me sentir assez inquiete.

"Le jour ou je recus le sonnet a certainement ete le plus tourmente de
ma vie.

"Je vous ai dit, je crois, que mon mari s'en remettait aveuglement a moi
de la garde de son honneur conjugal, mais cette fois, la responsabilite
me parut si lourde que je dus me debattre contre l'idee de lui montrer
la piece. L'amour s'y exprimait avec une telle verite, dans sa
discretion eloquente que j'eus peur, oui, peur, je l'avoue....
Aujourd'hui encore, au bout de quarante-cinq annees, lorsque j'entends
reciter ce _Sonnet_ d'Arvers, dont je fus l'objet dans ma jeunesse, je
me surprends a penser que si, au lieu de l'ecrire, il l'eut parle, je ne
m'en serais pas tiree sans y laisser quelque chose au diable.

"Ce fut a force de le relire que le moyen me vint, souffle par le dieu
des maris peut-etre, de vaincre le trouble ou il me jetait, et ce moyen
etait de prendre le sonnet, dans sa teneur meme, au pied de la lettre,
voici comme.

"Le samedi suivant, je le priai de s'asseoir a mes cotes et, tandis
qu'accompagnee au piano par M. Monpou, une charmante Italienne, a qui M.
de Musset tournait les pages, soupirait: _Plaisir d'amour_, de Martini,
je lui tins, sous l'eventail, ce langage:

"--J'ai recu, j'ai lu, vous m'aimez, ce n'est pas douteux, mais....

"--Mais?

"--Mais je ne crois pas au secret douloureusement eternel qui, de votre
beau sonnet, est le theme.

"--Pourquoi, madame?

"--Toute femme aimee par un poete a pour rivale la muse avec qui il
cohabite, et cette rivale le paie d'un bien qui lui est plus cher que
l'amour.

"--Quel bien?

"--La gloire. Je ne me sens pas de force a entrer en lutte contre une
telle ennemie.

"--C'est-a-dire?

"--De deux choses l'une: ou votre sonnet est pour moi, ou il est pour
elle. En d'autres termes, et sur la foi meme du mystere qu'il chante,
mon sonnet, a jamais inedit, n'aura sonne que pour moi, ou, fatalement
publie, il volera sur les levres des hommes. Point de partage,
choisissez?

"M. Felix Arvers baissa la tete, me prit la main, et, d'une belle
ardeur, il fit:

"--C'est dit, madame, il ne sera qu'a vous. Mais a combien de temps
fixez-vous l'echeance? Un mois?... Deux?... Trois?...

"Et, devant la flamme de ses yeux, je crus prudent d'allonger la corde:

--Ah! donnez-m'en six?...

"Et comme la diva italienne achevait sa romance, je m'echappai pour
courir la complimenter.

"Le jeu ne laissait pas d'etre perilleux, et j'eus d'abord quelque souci
d'en avoir risque l'aventure. Le regard brulant du poete attestait
d'un sentiment serieux, qui menacait d'etre durable et de survivre au
semestre d'experience. J'aurais du, oui, j'aurais du exiger l'annee
entiere. Je ne reconquis mon assurance qu'au regard calme, lumineux de
paix interieure, plein d'amour eternel, celui-la, de l'homme qui bercait
mon ame dans la sienne.... C'est de mon mari que je vous parle.

"Le premier mois, puis le deuxieme et le troisieme encore, le poete fit
bonne contenance. Non seulement le sonnet restait enseveli dans son
"mystere" et scelle dans son "secret", mais quand on le pressait, son
tour venu, de dire de ses vers a nos reunions d'artistes, il s'en
excusait de toutes manieres. Il n'etait qu'un vaudevilliste ... Il avait
renonce a rimer ... Il avait brule tous ses essais ... C'etait l'affaire
d'Alfred de chanter les Andalouses, et celle d'Hippolyte d'attacher des
ailes aux poemes ... Quant a lui, il se tenait coi pour toujours et pour
cause....

"En ce temps d'effervescence litteraire ou la course au laurier etait
a peu pres universelle, un tel renoncement laissait peu de credules,
surtout parmi ceux qui savaient pertinemment que "les grelots de Momus"
n'etourdissaient pas en Arvers le chagrin d'etre rejete dans le metier
de Scribe. Je me rappelle qu'un soir, sur l'insistance un peu railleuse
de M. de Musset, il le menaca d'un coup d'epee.

"--C'est tres bien, releva ce dernier. Mais tu fais des sonnets, ou
d'ailleurs tu m'imites; j'en ai de ton encre, je les apporterai la
semaine prochaine, je les lirai moi-meme, et nous irons ensemble nous
couper la gorge, au clair de lune, sous les arcades!

"--Et moi, ajouta M. Monpou, je les musiquerai sur ce piano meme et
j'irai les bramer sur vos deux tombes.

"Mais mon Petrarque tenait bon, et je voyais s'avancer l'heure ou, prise
a mon propre piege, il me faudrait solder le prix de mon triomphe sur la
muse.

"Il est bien entendu, lui disais-je, que vous n'avez pas conserve le
brouillon et que apres comme avant il sera lettre morte, meme pour la
posterite.

"--Soit! soupirait-il. Merite-t-il d'ailleurs de nous survivre?

"--Il le merite, et c'est pour cela que mon intention est de le bruler.

"--Quoi! le bruler, madame! Oh! jusque-la?

"--Ne le sais-je point par coeur, et vous aussi? Cela suffit, point
d'autre public, c'est mon sonnet!

"--Et l'autographe?

"--Vous m'y faites songer, l'autographe, c'est une preuve!

"--Eh bien?

"--Comment, eh bien?... Et mon mari!...

"Et feignant une vive crainte a ce sujet, je courus chercher le
manuscrit dans mon coffret et je revins le jeter dans la cheminee, ou il
flamba et, calcine, il s'envola au pays des fumees.

"A la grimace que fit l'auteur, je me raccrochai a l'esperance. Il ne
m'avait pas sacrifie tout le poete.

"Mais venons au denouement, car je ne veux pas vous lasser par mon
babillage de femme. A dater de ce jour de la "cremation", M. Arvers se
fit plus rare a nos samedis. Puis j'appris de ses inseparables que son
coeur s'etait accroche sous le lustre a une etoile de la constellation
theatrale.

"--Que devient donc Felix? interrogeait Adolphe. Il ne nous donne meme
plus de ses nouvelles.

"Nous en recumes pourtant, huit jours avant l'echeance, par le
feuilleton du _Journal des Debats_, ou Jules Janin publiait le sonnet,
mon sonnet, et lui delivrait son brevet d'immortalite.

"Le poete m'avait prefere la gloire."

C'est ainsi que l'aimable septuagenaire nous narrait le roman du celebre
_Sonnet_ d'Arvers, et je me disais en l'ecoutant que si le gout des
proverbes dramatiques reparaissait sur la scene francaise, il en
fournirait un bien amusant, sous le titre de: _La Proie et l'Ombre_.

Mais il y faudrait Alfred de Musset lui-meme, voire ce Carmontel,
createur du genre, et l'ecrivain que j'admire le plus au monde, car
il est le seul qui ait obtenu du Mont-de-piete un pret sur de la
litterature.




LE BON CHEVALIER DE FRILEUSE


M. le chevalier de Frileuse etait le plus galant homme de ce monde. Il
en etait egalement le plus heureux, non pas que le long de sa route il
n'eut ete ca et la accroche par quelques buissons d'epines, mais les
plus piquantes s'emoussaient sur la peau de philosophe qu'il s'etait
faite. Et qui dit peau de philosophe parle d'un cuir a toute epreuve.

Le chevalier avait beaucoup d'esprit, mais plus encore de prudence.
Aussi ne connaissait-on de lui qu'un seul trait malin, qui etait d'avoir
vecu cinquante-quatre ans sans offenser personne. Ce trait d'esprit
devenait d'ailleurs incontestable pour quiconque savait les ruses
admirables au moyen desquelles M. de Frileuse etait parvenu a rester
celibataire. Rien qu'a la facon dont il abordait une veuve, vous
l'eussiez proclame grand politique. Et cependant on se prenait a l'aimer
quand on le voyait passer de son pied leger, la tete droite, eclairant
tout de son fin sourire, et s'appuyant sur sa belle canne a pomme
d'argent. On sentait bien que cette canne-la n'etait que pour la forme,
et qu'il n'avait pris l'habitude de l'emporter que pour la mettre sous
son bras des qu'il etait sorti de la ville. Bien mieux, j'ai toujours
garde, je l'avoue, des doutes tenaces sur la blancheur eblouissante de
son epaisse chevelure, et n'etait le respect pour une venerable memoire,
je dirais que les neiges m'en ont souvent paru empruntees. Il est clair
pour moi que M. de Frileuse se teignait en blanc, et qu'a la verite il
avait les cheveux les plus audacieusement noirs du monde. Explique qui
pourra cette coquetterie toute diplomatique.

Le chevalier n'etait pas plus royaliste qu'il n'est permis, mais il
tenait extremement a son blason, jusque-la sans tache, non par vanite
nobiliaire, mais par respect d'heritier responsable. Il se fut appele
Balourdot qu'il en eut ete tout a fait de meme. Comme il vivait tres
retire a cause de son modeste patrimoine, il voyait peu de gens et ne
mettait le pied dans les chateaux voisins qu'a de rares exceptions et
quand de hautes convenances l'exigeaient. Mais, pour vivre obscurement,
il ne cachait point sa vie, bien au contraire. Il connaissait
l'apophthegme indou: "Si tu veux vivre inapercu, prends une maison de
verre." Il avait la maison de verre. Cependant il y demeurait rarement,
et au premier rayon de bon soleil il se mettait en route, persuade que
malgre ses cinquante-quatre ans il ne connaissait point la nature qu'il
voyait tous les jours. Il pensait l'inverse sur les hommes. Ah! quel
original c'etait, que M. de Frileuse!

M. de Frileuse avait un ami, un seul, mais il etait bon!... A ce mot:
Turc! cet ami accourait, et c'etaient des caresses sans fin comme sans
pretexte, pour le simple plaisir. Notez que vous n'accueillez pas un
frere absent depuis vingt annees avec autant de transports que le
chevalier ne recevait son ami chaque matin, apres une seule nuit
d'absence passee par Turc sur le paillasson.

--Je trouve en Turc, disait le chevalier, une superiorite evidente sur
tous les amis de la race pensante et parlante: c'est que Turc pense sans
parler, et que l'homme parle sans penser. Il resulte de cette qualite
que Turc ne peut reveler a personne le plus ou moins de mal qu'il pense
de moi, et que vivant a la source meme de mes secrets defauts, il ne
peut amener Medisance ni Calomnie a s'y desalterer a mes depens. De
plus, Turc, dont la place n'est pas dans les salons, me dispense
d'entrer moi-meme dans ces salons, quoique ma place y soit marquee, et
cela par la raison bien connue que nous sommes inseparables. Or, comme
Medisance et Calomnie tiennent dans ces lieux peuples leurs grands et
petits lits de justice, il s'ensuit que Turc m'evite de me soumettre aux
arrets iniques de ces deux Furies, et que son amitie me vaut a la fois
le calme et la serenite, qui sont les bases sur lesquelles repose ma
vie. _Felix qui potuit!..._

Le 1er mai 18..., le chevalier se reveilla maussade, et decrochant son
almanach de la muraille, il l'etendit sur ses genoux replies, puis il se
tint ce petit monologue:

--Allons! c'est aujourd'hui, bien decidement! Il n'y a pas possibilite
d'en disconvenir. Le mieux, chevalier, c'est d'en prendre votre parti,
puisque vous avez ete assez godiche pour donner votre parole!

Depuis un bon moment, Turc grattait a la porte et, pour la premiere fois
peut-etre, son ami ne l'entendait point, tant sa preoccupation etait
grande. N'y comprenant rien et craignant que son ami fut devenu sourd,
Turc imagina d'aboyer formidablement et comme il sied de le faire en
pareille perplexite. Le chevalier bondit a l'autre bout de son lit et
ouvrit la porte sans plus de facons. Turc sauta au cou de son intime et,
les yeux etincelants de joie, il commenca a lui debarbouiller le visage
de maniere a le degouter pour toujours de la proprete.

--Bon! bon! mon cher! criait le chevalier, oui, oui, c'est toi, je le
vois bien! Mais que diable! tu t'impatientes aussi! Et puis la verite
est que je n'avais pas entendu. Allons, c'est fini: donne-moi une
poignee de patte et songeons a faire notre promenade aperitive! Il fait
un temps superbe, et, comme l'a dit le Pere Malebranche, "le plus beau
du monde pour aller a cheval sur la terre et sur l'onde!" Va me querir
ma culotte, et si tu es sage, nous.... Enfin tu verras!

Turc prit delicatement dans sa gueule la culotte de M. de Frileuse, et
cela sur le parquet meme ou elle reposait, et il la remit a son ami. Le
chevalier sauta a bas du lit en sifflant un air de chasse, si guilleret
et si plein d'harmonies lointaines que Turc en fit trois bonds par la
chambre, la queue en l'air.

--Vois-tu, disait le chevalier en delayant son savon avec le pinceau a
barbe dans un petit vase ecorne, vois-tu, mon cher, je suis extremement
ennuye ce matin, et je vais t'en dire la raison.

Et Turc, campe sur ses jambes de derriere, ecoutait son ami avec le plus
vif interet, la langue hors de la gueule.

--La raison, dis-je, est celle-ci: que je serai oblige de te renvoyer de
bonne heure a la maison, parce que je passe la journee chez une dame de
la plus haute naissance, qui joint a cet avantage l'inconvenient d'un
gout prodigieux pour les tapis. Toi aussi, mon ami, tu aimes les
tapis; mais tu n'en etablis pas assez la difference d'avec le vulgaire
paillasson ou tu dors, ou meme d'avec cet admirable gazon naturel sur
lequel nous allons nous rouler tout a l'heure.

Ici, le chevalier commenca a se raser, et Turc dissimula mal un premier
baillement d'appetit.

--Je vois, reprit le chevalier, que tu sympathises a mes ennuis. Bien
plus, tu viens de me depeindre, avec ton esprit ordinaire, l'effet que
produit sur toute cervelle philosophique ce qu'on appelle le plaisir du
salon. Ah! le salon! on y baille a peu pres comme tu viens de le faire!
Mon pere, qui etait homme d'experience, et que pour ton malheur tu n'as
pas connu, disait souvent ceci....

Et le chevalier, ayant lentement passe son rasoir sur le cuir, entama
en silence le rude poil de son menton, et il interrompit sa confidence.
Turc profita de ce laps de temps pour faire quatre sauts a la poursuite
d'un gros bourdon bleu qui venait d'entrer par la fenetre, a cheval sur
un rayon de soleil.

--Eh bien, sais-tu, conclut le chevalier en essuyant son rasoir sur un
chiffon, que mon pere fit jadis inserer dans _Le Mercure_ une satire sur
ce sujet, satire qui pour la vigueur et la portee du trait rivalise avec
les meilleures productions de ce pauvre Gilbert dont je t'ai raconte la
fin deplorable. En voici deux vers que je confie a ta brillante memoire:

  Non, l'ennui n'est pas ne de l'uniformite,
  Mais plutot des rapports de la societe!...

A cette belle citation que le chevalier avait lancee d'une voix sonore,
en marquant du rasoir les rimes et les hemistiches, Turc etait alle se
blottir dans un coin et battait le plancher de sa queue, ce qui est la
seule maniere qu'aient les chiens d'applaudir et les castors de batir.

--Bon! bon! modere ton enthousiasme, disait le bon M. de Frileuse, mon
pere n'y avait point de pretention! Et maintenant tu peux venir prendre
les etrennes de ma barbe; mais tu me diras pas comme Andromaque:

  Je ne l'ai pas encore embrasse d'aujourd'hui!...

En quelques instants le chevalier eut acheve sa toilette; il prit sa
canne a pomme d'argent, ouvrit la porte du jardin, puis celle de la rue,
et l'on entra dans la campagne.

La matinee etait radieuse. Dans l'air frais et limpide, le paysage
se decoupait en relief comme une broderie japonaise. Des chapelets
d'oiseaux s'egrenaient sur les bois, et tous les villages de la vallee
semblaient submerges par le debordement des moissons encore vertes.
Sur le pas des chaumieres, des marmots barbouilles de beurre saluaient
l'excellent chevalier, sans quitter leurs tartines mordues, tandis que
Turc, riant comme un fou, poursuivait les canes jusqu'aux bords des
mares et les forcait de s'y refugier. Ce apres quoi il revenait a son
ami, tournait autour de lui, d'abord par devant et ensuite par derriere,
et puis filait comme une fleche et disparaissait dans les bles.

--N'est-il pas bien extraordinaire, songeait le chevalier en frappant
la route avec sa canne, qu'a mon age je sois encore sujet a de telles
entreprises! Bon Dieu! qu'on a de peine a garder ici-bas sa liberte.
Si j'etais jeune et elegant comme Turc, passe encore! Mais a
cinquante-quatre ans inspirer des passions, n'est-ce pas bien
melancolique! Mme de Vilanel est une aimable personne, je ne saurais le
contester. Elle joue admirablement de l'epinette et je l'ai vue broder
sur tulle de facon a depiter Arachne. D'ailleurs, elle ne manque ni
d'esprit ni d'instruction et son caractere est des plus doux. Ah! si
nous nous etions connus il y a vingt ans! D'autant plus qu'a cette
epoque Turc n'existait pas encore. N'est-ce pas, mon ami, il y a vingt
ans, tu n'existais pas encore? Mais qu'as-tu donc entre les dents?...
Dieu me damne, c'est une hirondelle!

Et le chevalier, ouvrant la gueule de Turc, y recueillit, en effet, une
pauvre hirondelle, demi-morte, que le gredin avait happee au vol. Fort
emu, M. de Frileuse prit un air severe:

--Monsieur, fit-il, il est des tours d'adresse auxquels je refuse mon
admiration. N'esperez pas que je vous complimente. L'hirondelle est un
oiseau sacre. _Sacra avis!_

Et apres avoir rechauffe l'oiseau dans son gilet, il le posa sur un toit
de cabane et continua son chemin. Turc suivait, l'oreille basse, la
queue entre les jambes, tres penaud, c'est incontestable.

--J'ai peut-etre ete un peu dur pour Turc, songeait le chevalier. Le
sort de cette hirondelle est assurement un presage de celui qui m'attend
au chateau de Vilanel. Turc n'etait que le truchement de la Providence.
Allons, viens, fit-il, je te pardonne. Mais, vois-tu, je ne suis pas
aujourd'hui dans mon assiette ordinaire.

A ces paroles, Turc se mit a sauter en poussant des gemissements de joie
jusque sur la poitrine du chevalier.

--Mais non, mais non! tu l'entends mal, lui criait celui-ci en riant. Tu
fais pour m'attendrir des jeux de mots atroces. _Assiette_ est la pris
au figure et non pas dans le sens que tu desires.

Tout a coup Turc dressa les oreilles. Une cloche venait de sonner parmi
les arbres, qui annoncait le voisinage du chateau.

--Tu le vois, je suis attendu. C'est la cloche du dejeuner. Tous les
ans, a pareille date, mon couvert est mis la, chez cette excellente
comtesse de Vilanel. On attente a ma liberte par des mets succulents; on
met ma raison a l'epreuve de la truffe. Tu as bien raison d'aboyer, car
qui sait si ce beau soleil ne doit pas eclairer ma defaite? Quant a toi,
mon pauvre camarade, je ne puis te presenter a la comtesse a cause des
fameux tapis dont je t'ai parle. Mais le pays est tres joli, rempli de
sites charmants et de points de vue dignes du pinceau de l'abbe
Delille. Promene-toi et reviens me prendre a trois heures. Tu trouveras
certainement dans le village une auberge sortable, et peut-etre feras-tu
quelques honorables connaissances.

Turc s'elanca dans le pays, tandis que le chevalier sonnait a la grille
du chateau.

Sur le perron enguirlande de fleurs nouvelles, en fort bel apparat et
entouree de tout son domestique, Mme de Vilanel attendait son chevalier.

Elle etait habillee du vert le plus tendre et le plus significatif, et,
au milieu du renouveau des bois et des prairies, elle semblait quelque
Flore un peu mure. Les epaules nues, mais dignes de l'etre, emergeaient
d'un cadre de dentelles noires et frissonnaient d'aise aux hardiesses
des Zephyrs. Elle avait a la main un mouchoir brode, et, un peu serree
dans son corsage, se tenait droite et immobile dans une pose pleine de
prestance.

Dire de Mme de Vilanel qu'elle avait ete tres belle eut ete pour le
moins de la mauvaise foi, car elle l'etait encore assurement. Ses yeux
etaient restes ceux de la jeunesse, purs et candides, deux pervenches,
auraient dit les poetes de ce temps-la, et sa bouche mignonne et rose
avait garde la forme d'un sourire. Une inalterable bonte resplendissait
dans tout cet aimable visage, et il fallait l'entetement du chevalier
pour avoir resiste dix ans a l'amour de la pauvre comtesse.

Car elle l'aimait, cela va sans dire; mais elle l'aimait depuis dix ans,
ce qui appelle une explication.

L'annee meme de son veuvage, c'est-a-dire dix ans auparavant, Mme de
Vilanel, qui n'en avouait que trente-deux alors, avait fait la rencontre
du beau chevalier, lequel n'en comptait que quarante-quatre, et depuis
cette rencontre elle avait declare qu'elle ne se remarrierait plus.

Mais contre ce pauvre serment de veuve, Amour et Hasard avaient ligue
leurs coups, tant et si bien qu'a la troisieme visite qu'il lui rendit,
M. de Frileuse comprit qu'elle en voulait a sa liberte. Touche cependant
de la naivete du sentiment tendre qu'il inspirait, il crut devoir a son
honneur de s'expliquer avec la comtesse et, lui prenant doucement la
main, il lui avait parle de la sorte:

--L'illusion, noble dame, habite vos yeux charmants. Ecoutez-moi: je
suis bon tout au plus a faire un ami passable, Dieu m'ayant cree vieux
garcon pour l'eternite. Le celibat est pour moi non seulement une
vocation violente, mais une condition meme d'existence. Il est des gens
qui naissent "quatrieme au whist" et je suis de ces gens-la. J'ai
des manies coriaces, des habitudes de chat-huant, sans parler de mon
caractere qui m'est parfois insupportable a moi-meme. Joignez a cela une
aversion folle pour tout ce qui est indissoluble et jugez si je puis
etre pour vous l'epoux reve!

Et Mme de Vilanel, souriant tristement, lui avait repondu:

--J'attendrai!

Mot charmant qui avait verse dans l'ame du chevalier des torrents
ecumeux de perplexite. Puis, en le reconduisant jusqu'a la grille, elle
avait ajoute:

--Je n'ignore point, monsieur, que desormais je ne vous verrai plus.
Tous vos efforts vont tendre a m'eviter; les hommes sont ainsi. Je vous
demande donc une grace derniere; mais permettez-moi de me l'accorder.
Nous sommes aujourd'hui le premier jour de mai: tous les ans a pareille
date, je vous attendrai sur le seuil de ma maison. De quelque endroit
ou vous soyez, vous viendrez?... Le jour ou vous ne m'y verrez plus,
n'entrez point, je serai morte ou je vous aurai oublie.

Et elle reprit, les yeux pleins de larmes:

--Une visite par an est-ce trop demander?

--Je vous donne ma parole de gentilhomme, fit le chevalier tres emu, que
tous les 1er mai, a onze heures, je sonnerai a la grille du chateau de
Vilanel.

Et apres avoir baise la main de la pauvre enamouree, il s'eloigna,
non sans pester interieurement contre la vocation imperieuse qui le
maintenait celibataire.

Or, cette visite etait precisement la dixieme que le chevalier lui
rendait. Aussi des qu'elle l'apercut, son visage se colora de tous les
tons joyeux de l'aurore. L'ingrat vit a ce signe qu'il etait toujours
aime. Une telle fidelite ne laissa point de l'intimider d'autant plus
que la comtesse, selon les rites de la galanterie, etait demeuree sans
bouger et l'attendait du haut du perron, entouree de ses gens immobiles
et graves comme des herons qui digerent.

--Toujours charmante balbutia-t-il, en l'abordant.

--Et vous toujours exact! fit-elle; merci. Un somptueux dejeuner etait
prepare dans la grande salle. Le chevalier offrit son poing gante a
la comtesse, et tous deux prirent place sur leurs fauteuils a grands
dossiers.

Le soleil eclatait magnifiquement sur un riche surtout d'argent et
rebondissait des ciselures jusqu'aux tapisseries a fond blanc ou des
chasses royales alternaient avec de fraiches bergeries. Douze portraits
d'aieux prolongeaient jusque dans la penombre de la haute cheminee
seigneuriale leur fiere procession d'hommes vaillants ou fameux, a
chacun desquels l'ovale du cadre formait comme une aureole d'or, et,
dans les glaces, se multipliaient a perte de vue. Au travers des grandes
fenetres, on voyait se derouler un parc aux arbres seculaires, aux
gazons semes de corbeilles fleuries, aux allees profondes, et dans la
piece d'eau se refleter, nette et tremblante, la silhouette du vieux
chateau Louis XIII. Le printemps envoyait aux convives ses plus doux
aromes et ses plus magiques harmonies auxquels se melaient les senteurs
egalement suaves des rotis appetissants; et, par-dessus tout cela,
la comtesse, ivre de bonheur, souriait, ah! de quel sourire! a son
bien-aime chevalier.

Cependant celui-ci n'etait pas a son aise. Tantot a droite, tantot a
gauche, il se penchait machinalement et comme cherchant quelque chose
dont il n'avait pas conscience. Le malheureux! Turc lui manquait! Il ne
savait que faire de ses os de poulet!...

Pendant ce temps, la comtesse, qui n'avait point d'appetit, contemplait
le chevalier qui, par contenance, devorait, et sous cet aspect encore
elle le trouvait admirable.

--Savez-vous bien, mon ami, lui dit-elle tout a coup, que je vais avoir
quarante-deux ans.

Le chevalier laissa retomber le verre qu'il avait a la main. Le reproche
si fin et si naivement exprime lui etait alle droit au coeur. Il se
sentit envie de se jeter aux pieds de la pauvre femme et de lui demander
pardon.

--Est-ce bien possible, s'ecria-t-il, mais c'est affreux, cela!

--Ah! chevalier, dit la comtesse qui s'etait meprise, je n'en avais que
trente-deux il y a dix ans!

M. de Frileuse ne repondit point; mais fort trouble, il tendait
machinalement a Turc absent son assiette sous la table, et cela avec une
constance si rejouissante qu'un domestique, place derriere lui, le tira
discretement par la basque pour l'avertir.

--Bas les pattes, donc! cria le chevalier, enchante de trouver ainsi une
diversion, et se tournant vers la comtesse, il ajouta:

--Cet animal est insupportable!

Mme de Vilanel fit un signe et le domestique se retira dans sa stupeur.

--Maintenant, mon ami, dit-elle, nous voila seuls.

M. de Frileuse restait bouche beante. Cette fois pourtant il fallait
bien parler. Il se leva, vint a la comtesse, lui prit le bout des
doigts, et avec sa singuliere tournure d'esprit ordinaire:

--Quel age pensez-vous, comtesse, qu'eut le divin Ulysse quand il aborda
dans Ithaque?

--Oh! chevalier! fit la pauvre femme qui recula toute rouge.

--Je vous jure, madame, que vous vous meprenez; car si je ne suis pas
Ulysse, vous etes a tout le moins Penelope, et c'est la ce que je
voulais dire. Or tout est la. Je n'avais jamais cru a Penelope. La
fidelite jusqu'a present m'avait semble l'apanage des chiens, temoin cet
Argos dont parle precisement Homere, et qui au bout de vingt ans expire
de joie en revoyant son maitre. Mais je vous rends les armes, et je
demeure convaincu. Seulement, comtesse, je suis plus vieux que ne
l'etait Ulysse, et je constate qu'il est grand dommage qu'on apprenne si
tard des choses qu'on a tant d'interet a savoir des sa jeunesse.

--Dites-vous vrai? s'ecria-t-elle, et cedez-vous enfin?

--Je le devrais, sans doute, car depuis un moment je sens que je vous
aime de tout mon coeur. Veuillez pourtant considerer quel avantage il y
aurait pour vous et pour moi a rester de bons amis, et souffrez que je
vous demontre....

--Chevalier, interrompit-elle, en se levant avec fierte, je puis encore
attendre!

Et elle s'assit devant l'epinette a laquelle elle fit murmurer une
vieille romance, douce et triste comme l'amour qui habitait son ame. M.
de Frileuse etait aller se planter sous une tapisserie representant une
chasse au sanglier. Il semblait y contempler avec une attention profonde
la course d'une meute de levriers et les groupes dissemines des piqueurs
dont les trompes sonnaient des fanfares; mais de fait il ne songeait
qu'a sa deplorable situation. La meute qu'il voyait, c'etait celle de
ses torts envers la comtesse, et les fanfares qu'il entendait sonner
etaient celles des reproches qu'il adressait a son egoisme. Pendant
ces reflexions la romance accentuait son melancolique refrain.
L'attendrissement gagnait le coeur du chevalier. Il se sentait environne
des regards de tous ces braves aieux de la comtesse, un peu rodomonts,
mais si bons enfants dans leurs cottes de mailles, leurs cuissards et
leurs casaques rebarbatifs. "Feras-tu, semblaient-ils lui dire, cet
affront a la noble race des Vilanel?" Et puis par les fenetres ouvertes
le printemps lui envoyait de si bonnes bouffees de renouveau. Petit a
petit, la vieille romance se fit plus tendre, puis elle s'eteignit dans
un soupir. Le chevalier etait aux pieds de la comtesse.

En cet instant trois heures sonnerent. L'un des battants de la fenetre
la plus voisine heurta le mur violemment et renversa une chaise avec
fracas. Un corps noir, boueux, herisse, s'etait elance avec un joyeux
jappement. C'etait Turc qui, a l'heure dite, venait chercher son ami.

--L'horrible bete! chien stupide! s'ecria la comtesse epouvantee.

Le chevalier palit et, sans en ecouter davantage, il se releva, prit son
chapeau et sa canne a pomme d'argent, et salua ceremonieusement Mme de
Vilanel; puis, apres avoir siffle Turc, il sortit et s'en alla chez lui,
celibataire comme devant.

L'annee suivante, quand, fidele a sa parole, il revint au chateau le 1er
mai, la comtesse ne l'attendait pas sur le perron; mais il fut accueilli
a la grille par une meute effroyable de chiens de toute sorte, hurlant
comme un troupeau de furies. Mme de Vilanel avait epouse dans l'annee le
noble vicomte de la Paludiere, grand chasseur devant Dieu et dresseur
emerite de chiens courants, couchants, d'arret, etc., et meme de chiens
savants.

--Pour un que j'avais, songea le chevalier, c'etait bien la peine! Ah!
la femme!

Et il s'eloigna.




LES PETITS ROMANS DE GERALDINE


I

L'AIL


Nul n'ignore, sur les boulevards, que notre bonne Geraldine--celle-la
meme dont j'ai mis en scene de mon mieux, au theatre du Vaudeville,
l'aventure veridique avec Tacoman, roi de Chaonie[1]--s'appelait au
civil, qui est le triste reel, Aldine Gerat, et qu'elle etait de
Marseille.

[Note 1: PETITE MERE, comedie en quatre actes, 29 avril 1903, theatre du
Vaudeville (Voir _Theatre d'Emile Bergerat_).]

Elle y avait debute, helas! de toutes les manieres, a la fleur
printaniere de ses ans, non que les Phoceennes y soient plus precoces
que les autres, mais par l'effet d'une predestination qui, vous vous en
souvenez, rayonnait de toute sa personne. Lorsque le bon Dieu se mele
de les faire lui-meme, il les fignole, et il n'y a plus qu'a tomber a
genoux ou fuir, car elles degagent l'irresistible.

Geraldine a toujours evoque en moi l'image de ces filles de la mer que
l'amoureux Sanzio accroche a la conque triomphale de Galatee et dont il
fait, autour d'elle, flotter les perfections rivales. Mais c'etait la
brune, l'ainee du soleil, la plus statuaire, celle qui dessine le mieux
sa forme nacree, aux contours pleins et sinueux, sur le saphir borde de
corail de la Mediterranee. Je pense toutefois que Raphael lui eut perdu
les mains dans le casque a torsades de ses cheveux d'ebene et noye
les pieds peut-etre parmi les ecumes de la conque, car elle avait les
extremites lourdes, mal venues et, pour parler un peu la langue de mon
temps, tranchons le mot, les abatis canailles.

Le journaliste marseillais, felibre ardent, qui le premier en fit sa
muse, l'avait decouverte a la halle aux poissons, un jour ferie de
bouillabaisse. A la jucher de la sur le plateau d'un beuglant oriental
de notre sainte Canebiere, il n'avait pris que le temps de l'initier a
l'un des services de l'emploi d'artiste, et je dois dire que l'eleve en
avait remontre au maitre tout de suite. "Ah! qu'elle etait douee!"
me disait-il encore longtemps apres, au souvenir de ces lecons
delicieusement inutiles. Pour les autres, il s'etait borne a lui
composer par mode d'anagramme, un nom d'affiche aussi transparent que
typique, et sans grand effort de genie, il avait renverse Aldine Gerat
en Geraldine. La-dessus, elle etait partie pour la gloire.

Si cette charmante vierge folle avait ainsi paye son virginal tribut a
la Provence, sa lumineuse terre natale, j'ai pu me convaincre qu'elle
avait totalement oublie--ce qui est assez rare--jusqu'au nom du
sacrificateur. Ce trait-la peint en raccourci. Geraldine, en amour,
n'aima jamais que l'amour meme, et le dernier, pour elle, fut toujours
le premier. Pourtant, le felibre lui avait decerne des vers; mais que
voulez-vous? elle ne pouvait pas fermer la patte toujours ouverte ou
palpitait son coeur de tourterelle. De tous les heureux qu'elle a faits
en ce monde, le seul que, la porte passe, elle n'ait jamais oublie fut
Tacoman, roi de Chaonie. Il est vrai qu'ils etaient crees: l'un pour
l'autre, car Dieu aussi les appareille.

Laissez-moi vous conter leur premiere rencontre.

L'histoire ignorera toujours quel fut celui qui, de Marseille, l'amena a
Paris, et les interviews les plus penetrantes n'ont jamais tire d'elle a
ce sujet qu'un geste navre d'insouvenance.

--Tout ce que je puis vous dire, declarait-elle, c'est que je n'y
suis pas venue seule, ca, j'en suis sure. Mais qui? Voila. Un blond,
peut-etre?

Toujours est-il qu'elle y etait venue et qu'en deux tours de reins, ceux
des nereides autour de la conque de Galatee, elle y avait tombe les
maitresses du genre. Un souper sans Geraldine, il y a dix ans, a Paris,
n'etait qu'un souper de province, quelque lugubre medianoche. Aussi les
forts experts en joie, ne s'en offraient-ils qu'avec elle. Elle s'en
reveillait sous la pluie des pierreries enveloppees de cheques, comme
des pralines de devises, et elle les croquait sans compter, pour suivre
la comparaison, au vif deplaisir de sa fidele Pepetta, soubrette a l'ame
pessimiste.

Pour Pepetta?... a moi, Emmanuel Fremiet!... car, en verite, le grand
animalier pourrait seul silhouetter la guenuche. Elle aussi, elle etait
Marseillaise, mais pratiquante, irreductible sur l'accent vainement
raille, sur la cuisine a l'huile, sur les coutumes, les modes, les
croyances de terroir et sur le legendaire orgueil separatiste des
Provencaux. Ah! se retirer la-bas dans le bastidon, sur la cote, y semer
des aulx, y battre la brandade, y elever le porc et les poules, et vivre
la jusqu'a mourir, "sans homme", tel etait le reve du petit singe.
L'arrondissement de sa pelote lui eut permis de le realiser plus d'une
fois, car la place etait bonne entre les meilleures, mais toujours,
au moment du depart, la "tuile" tombait dans le potage. Incapable de
resister au moindre beguin, la patronne y usait tous les protecteurs. Du
sein ouate de l'opulence, on retombait aux maigres bras de la deche,
et Pepetta grincait en se grattant les crins: "Madame vient encore
de perdre sa position!" Et elle vidait sa reserve sur les genoux de
Geraldine, le seul etre humain qu'elle aimat. Helas! le pauvre bastidon
"sans homme", quand y battrait-elle la brandade?

Or, c'etait le temps ou Tacoman V, futur roi de Chaonie, n'etait
encore que le prince Omar, dit prince Ecrevisse dans les revues de fin
d'annee--on devine aisement pourquoi si on en a vu une--et etudiait chez
nous cet art de connaitre les hommes dont la base est le noctambulisme.
Au cours de ses libres recherches, celui qui promene les
Haroun-al-Raschid dans les Bagdad lui fit, un soir, en l'un des grands
bars de la Republique, rencontrer en Geraldine sa Baudroubouldour
eternelle. Il la vit et l'aima. Et comme ce seigneur etait un homme d'un
esprit infini, il sentit que, precisement parce qu'il l'aimait, il n'en
serait pas aime. Il se prepara donc a etre tres malheureux, ou, si l'on
veut, a aimer seul, car c'est la meme chose.

Elle s'etonnait elle-meme, que dis-je? elle s'irritait, la bonne
creature, de lui etre si rebelle, et, peu versee dans la theorie de son
art, elle n'entendait rien a ce qui lui arrivait.

--Comme c'est drole, Pepetta, celui-la ne me dit rien du tout. Il est
pourtant prince!

Mais la guenuche se mefiait, d'instinct, rien, selon son adage familier,
n'etant plus rosse que la nature.

Chaque annee, au retour de sa fete--car il y a des saints pour tous les
chretiens--Geraldine s'offrait une joie professionnelle dont la saveur
est paradisiaque. Ce jour-la elle couchait seule. Elle redevenait
Aldine Gerat pour vingt-quatre heures. Pour se preparer a ce spasme
commemoratif, elle allait d'abord a la messe, et, si elle se trouvait en
fonds, elle versait sa bourse grande ouverte dans le tronc des pauvres.
Apres quoi, elle se rendait au Louvre, le musee, s'entend celui "ou l'on
ne va jamais, on ne sait pourquoi", puis, apres une lente promenade
le long des quais de la Seine, "le plus beau paysage du monde", elle
rentrait, vertueuse, au logis, y tirait le verrou de la porte, et seule,
bien seule avec Pepetta, s'attablait goulument devant le balthazar
strictement compose de mets a la provencale.

--Tout a l'ail, rien qu'a l'ail, aujourd'hui l'on pue, lancait la petite
macaque separatiste, nous sommes dans le bastidon! Zut pour les hommes!

Et l'aioli de succeder a la brandade, puis la divine bouillabaisse, dont
les ambroisies se melaient en un concert de gueule digne des anges.

--Ah! que c'est bon! ca sent Marseille!

--Dis qu'on y est!

--Je vois le port.

--Moi, le cours Belzunce.

--Ca vous remet du Nord.

--Une cigarette la-dessus, et madame n'a plus qu'a se coucher et dormir.

--Seule, Pepetta, pour ma fete!

L'un de ces soirs feries pourtant elle avait du forfaire a sainte
Aldine. Malgre les ordres donnes, le prince avait franchi la porte, et
il avait bien fallu le recevoir, les futurs rois n'etant pas de ceux
qu'entrave une consigne. Il avait d'ailleurs annonce sa visite par un
splendide bouquet dont les fleurs jonchaient les cassolettes de l'aioli
et les brule-parfums de la brandade.

--Tant pis pour lui, qu'il entre, fit Geraldine qui tout de meme s'etait
tamponne la bouche d'un mouchoir parfume.

Des le seuil, Omar pensa tomber a la renverse. L'atmosphere etait
pestilentielle. Il s'avanca neanmoins, tres pale, et avec sa souriante
galanterie levantine, il s'excusa de son indiscretion par la necessite
ou il etait de courir en Chaonie le lendemain, par le premier train,
a cause d'une revolution tres drole, ou du reste il risquait sa tete,
comme dans les operettes. Il n'avait donc pas voulu disparaitre a
l'anglaise sans dire adieu a ceux ou celles qu'il aimait, et l'ayant
vue, a l'eglise, derriere un pilier, si desemparee devant le tronc des
pauvres, il la priait, en souvenir du prince Ecrevisse, de vouloir bien
distribuer dans sa paroisse un reliquat de liste civile, qu'il perdrait
certainement au jeu s'il retardait son depart d'un jour, et qu'il avait
laisse en entrant sur la banquette de l'antichambre.

Ce disant il vacilla et perdit connaissance, car l'odeur de l'ail lui
arrachait l'ame par le nez et c'etait la chose dont il avait le plus
horreur au monde.

Lorsqu'il revint a lui sous les sels et dans l'aeration des fenetres,
Geraldine l'eventait doucement, et ne savait que lui dire.

--Je vous aime, murmura-t-il, adieu, vous ne m'aimez pas.

Puis il se leva pour s'en aller. La bonne fille etait fortement troublee
par cette declaration a voix douce dont un regard ardent, et d'elle bien
connu, confirmait la veracite.

--Monseigneur, fit-elle enfin, c'est beaucoup d'honneur.... Je ne
demanderais qu'a vous croire.... Mais l'amour, cela se prouve ... meme a
nous autres.

--Que dois-je faire?

--Eh bien! embrassez-moi?

Et elle lui tendit les levres, gouffre rose de brandade. Tacoman V s'y
jeta et il y a laisse son ame. C'est l'acte le plus brave de sa vie,
sinon de son regne, qui ne commenca que le surlendemain.


II

MUZAREGNE


Dire que le Pere Eternel ne s'occupe pas du bonheur des hommes, c'est
proferer, en un blaspheme, un paradoxe et un lieu commun. A ceux qui s'y
risquent en ma presence, je me borne a repondre: On voit bien que vous
n'avez pas connu Geraldine!

Je viens de vous conter l'une de ses belles aventures amoureuses,
et j'en sais de plus belles encore. Toutes prouvent a l'evidence
la venerable bonte de Dieu et sa clemence pour les souffrances de
l'humanite. C'est sur l'ordre de sa providence que Geraldine n'a jamais
dit non a personne. Elle ne le pouvait pas. Ca lui aurait casse les
dents, selon sa propre expression.

Je l'ai toujours vue aller a l'amant comme une martyre chretienne allait
au tigre, resolument, le camelia symbolique a la main, en guise de
palme. Lorsque je m'etonnais de la voir se distribuer ainsi comme la
manne, elle laissait tomber devant moi les voiles mal agrafes qui
drapaient ses attraits consolateurs et elle soupirait:

--Regarde!

Et il n'y avait rien a repondre.

C'etait au temps ou elle s'etait embeguinee de Bricolet, son copain de
cafe-concert. Ce Bricolet n'etait assurement qu'un pitre. Son "numero"
consistait a se deformer la caboche, soit en distendant, soit en
contractant ses traits elastiques, et a imiter les masques japonais les
plus hideux et les plus hilares, par un artifice de grimaces dont le
succes etait immense. Peut-etre vous le rappelez-vous? Moi, je l'aurais
fait guillotiner, mais Geraldine le goba. Pourquoi les plus jolies
aiment-elles les monstres? Les fees nous le disent dans le conte de _La
Belle et la Bete_.

Toujours est-il que son erreur couta assez cher a la folle divette.
L'affreux singe a la mode lui grugea d'abord les quelques banknotes qui
lui restaient d'une liaison de demi-caractere avec un gros vivandier
des Halles centrales, puis il la battit, comme on bat des pois secs au
fleau, a tour de bras, et il voulait l'astreindre au commerce dont la
casserole est l'embleme, lorsqu'elle fut sauvee de cette honte par son
aventure avec Muzaregne.

La voici:

Il y avait, parmi les instrumentistes de l'orchestre, un petit flutiste
contrefait, a demi bossu, tout a fait cagneux, en outre afflige de
strabisme, qui repondait au nom de Muzaregne. Je ne crois pas qu'il eut
trente ans alors, mais ce que je puis dire, c'est qu'il excellait en
l'art de Tulou et de Taffanel, dont il etait le meilleur eleve, et que
sa place a ce cafe-concert lut donnait le pain quotidien. Maigre pain,
n'en doutez pas, plus souvent bis que blanc et rassis que frais, d'abord
parce que la vie pratique realise peu les promesses du Conservatoire,
ensuite parce que, depuis la mort du grand Pan, peu de faunes s'adonnent
a la flute et enfin pour cette raison que le pauvre Muzaregne relevait
mal son talent par les charmes de sa personne.

Il se savait laid jusqu'au ridicule et ne s'en consolait que chez lui
lorsque, seul avec sa "traversiere" d'argent, il adressait, de loin, a
Geraldine, tous les chants de son ame eprise. Il l'aimait, en effet, a
en perir.

Chaque soiree ou, sous les feux du lustre, elle venait etaler banalement
aux quinze cents rivaux anonymes de la salle les tresors de sa carnation
voluptueuse, lui, renouvelait les affres de sa joie dolente, et si, dans
le hasard des jeux sceniques, le regard de l'adoree se posait sur lui,
a l'orchestre, il s'effacait derriere la contrebasse de Violier, son
voisin de pupitre et son camarade de la "pepiniere", et il y couaquait,
effare, et sans embouchure.

Geraldine, cela va sans dire, ne savait rien de cet amour clos a verrou
et a serrure. Non seulement elle n'avait jamais remarque le tibi-cineur
difforme, mais elle a confesse depuis que, dans la masse confuse des
accompagnateurs, elle ne l'avait meme jamais "vu". "Pouvais-je me
douter?" demandait-elle. Plusieurs fois, elle avait bien trouve dans sa
case, chez la pipelette, des rouleaux de musique pour flute, mais ils
etaient sans paroles, et pas signes. Comment veut-on que l'on devine?

Il y avait bien eu cette repetition ou, insultee et maltraitee par
Bricolet, elle avait ete defendue par ce petit machiniste--car elle
avait toujours cru que c'etait un machiniste--qui s'etait jete entre
elle et la brute, et qu'on avait emporte, a demi assomme, couvert de
sang, dans l'ombre des coulisses. De quoi se melait-il, du reste,
le malheureux? C'etait donc lui? Pourquoi n'avait-il pas reparu a
l'orchestre alors? Tout donnait a supposer qu'apres l'esclandre, il
avait ete remercie par le directeur. Elle s'expliquait les choses, a
present. Etait-ce bete, mon Dieu, de ne lui avoir rien dit, a elle,
Geraldine, a elle!

Un soir, quinze jours apres, Violier, le contrebassiste, etait monte
dans sa loge, et, tout emu, le brave garcon, il lui avait appris que son
camarade, un grand artiste, se mourait "a la lettre" d'amour pour elle.
Elle avait cru d'abord a une blague de theatre. "On nous en fait tout
le temps comme ca. Mais cette fois, c'etait du vrai, de celui dont on
claque." Violier l'avait tellement bouleversee en le lui racontant,
qu'elle s'etait mise a en pleurer elle-meme toutes les larmes de son
corps.

--J'irai, fit-elle, c'est sur!

--Depechez-vous alors.

--En est-ce la?

--Oui, il veut mourir. Il a brise sa flute. C'est le desespoir et la
fin.

--Tout de suite apres la representation, alors. Venez me prendre.

--Et Bricolet?

--Oh! Bricolet, j'en ai soupe, et on ne laisse pas mourir un homme,
c'est ca que le bon Dieu ne veut pas!... A tout a l'heure.

Lorsque, conduite par Violier, elle arriva au logis de Muzaregne, elle
voulut entrer sans retard ni preparation, comme on va au devoir, tout
droit. Le moribond etait couche, et de chaque main, il tenait un troncon
de sa traversiere d'argent.

--C'est moi, sourit-elle, vous ne pouviez donc pas me le dire?

Et soulevant sa voilette, elle s'assit au pied du lit, rayonnante d'etre
aimee, la bonne Geraldine, comme il faut l'etre.

--Ainsi, tu m'aimes? murmura-t-elie.

Le contrefait s'etait dresse sous le tutoiement, devant l'apparition et
dans ses yeux aux regards croises, une flamme courut, extraordinaire,
comme celle qui danse sur les marais. Puis sa bouche s'ouvrit en fleur
de beatitude, et il retomba, denoue de son ame et console.

--Trop tard, gemit la courtisane, mais ce n'est pas ma faute, voyons!

Et elle le couvrit de baisers perdus.

Comme l'artiste etait sans famille et presque sans relations, ce fut
elle qui le mena au cimetiere ou elle lui acheta une concession dont,
jusqu'a son dernier jour, elle entretint le jardinet. Elle avait fait
ciseler par le marbrier une flute brisee sur la dalle funeraire. On l'y
voit encore sous le lierre.

De cet amour trop pusillanime, car Dieu veut qu'on ose aussi, et le
seul qu'elle n'ait pas couronne, Geraldine fut toujours hantee, meme et
surtout aux heures brillantes de sa carriere aspasienne. Il lui cuisait
au coeur comme un remords. Il creusait un trou noir dans sa vie de
bacchante. Il y avait au paradis un homme qui l'avait non seulement
desiree, mais aimee, elle, elle, et qu'elle n'avait pu rendre heureux!
Lorsque je la voyais triste, la pensee vagabonde dans le vide, hors des
choses et des jours, et que je l'interrogeais sur sa melancolie, elle
degrafait son peignoir, et, les yeux mouilles de larmes, elle disait:

--Regarde, poete, regarde!


III

LE BEAU PHILIBERT


Encore une, voulez-vous, de notre vieille, amie Aldine Gerat--en
religion cytherenne Geraldine--la meilleure fille du monde, et, j'ose
ajouter, la plus honnete. Du reste, je vous convie a en juger.

Du temps qu'elle courait, comme le jeune Wilhelm Meister, ses annees
d'apprentissage, les hasards de sa destinee l'avaient conduite a
Bordeaux. Peut-etre y avait-elle etait "transbahutee", car telle etait
sa langue, par quelque viticulteur opulent, soucieux de donner une
Aspasie a l'Athenes de la Gironde. Toujours est-il que, tout de suite,
elle s'amouracha d'un lieutenant de la garnison et qu'elle "plaqua" son
Pericles pour cet Alcibiade. Il avait nom Philibert Torbier.

Il faut croire que ce Philibert Torbier etait l'un de ces seducteurs
nes dont Lovelace est le type en litterature, comme Lauzun l'est en
histoire, car ses aventures galantes n'en laissaient pour ainsi dire
rien a glaner aux autres, et il n'etait poules qui voulussent d'autre
coq des que celui-la, dardant sa crete, chantait. Aussi ne comptait-il
plus ses duels, que Venus, sa mere, lui faisait d'ailleurs, comme dans
les poemes homeriques, presque toujours favorables.

Seul, Balzac nous expliquerait par quelle loi de nature un Philibert
Torbier doit, logiquement, fatalement, de toute eternite, aimer une
Geraldine, mais l'aimer a en mourir et jusqu'a jeter a ses pieds ses
armes et son bouclier d'honnete homme.

J'omets de vous dire, et pour cause, qu'elle n'esquissa meme pas un
geste de resistance. Reconnue "sienne" au premier coup d'oeil, elle fut
aussitot dans ses bras, docile aux dieux, et elle le suivit, sans meme
prendre conge du vieil oenophile, a son logis d'officier pauvre. Ils y
vecurent l'un de l'autre, insatiables de cette possession qui parait
etre la solution la plus scientifique du casse-tete chinois de la vie.

Comment le beau Philibert trouvait en Geraldine toutes les femmes en
une seule, c'est ce que, n'etant pas Balzac, je renonce a analyser. Il
ressemblait a un explorateur qui, apres avoir fait le tour du monde,
se borne, satisfait, au philosophique voyage autour de sa chambre et y
decouvre l'univers. Un soir, dans l'ivresse d'une passion sans cesse
accrue, il lui declara son intention formelle de l'epouser.

Elle le regarda, beante d'abord, et puis elle eclata de rire.

Epouser Geraldine, en justes noces, ah! par exemple, c'etait un comble!
Elle lui avait tout dit pourtant, tout avoue, sans reticence aucune.
Le Niagara n'etait qu'une "cascade d'enfant" en comparaison de ses
cataractes!... Elle, la legitime d'un officier francais plein d'avenir,
qui serait un jour le general Torbier!... Du reste, le mariage etait
non seulement contre ses principes, mais au rebours de sa destinee
terrestre. A chacun et chacune son sort et son metier et le paradis,
a la fin, pour tout le monde! Que diraient ces dames de Bordeaux et
d'ailleurs?

Il ne l'ecoutait meme pas.

--J'ai l'honneur de te demander ta main, reitera-t-il, tres calme. Je
suis orphelin de pere et de mere, libre de mes actes, et je t'aime. Pour
le reste, j'ai mon epee.

Et la lutte dura huit jours, acharnee; ils ne cedaient ni l'un ni
l'autre. Geraldine, pour le sauver, alla jusqu'a recourir a la fuite. Il
la rattrapa a la gare, la ramena et lui declara qu'il lui laissait
une heure pour decider de son consentement. C'etait trop clair, le
malheureux etait atteint de demence amoureuse, celle que celebrent les
poetes, qui, eux-memes, sont des fous.

Je vous l'ai dit, elle etait foncierement honnete. Elle comprit que cet
homme se perdait pour elle et que le suicide etait au bout du drame.
Elle s'avisa donc d'un expedient.

--Eh bien, soit, fit-elle, c'est entendu, on s'epousera. Mais nous
n'avons pas le sou, ni toi ni moi, et jamais mise en menage n'a plus
necessite la fortune. Le luxe est mon element. Fais-toi riche, et je
marche a l'autel.

--Bien, fut sa laconique reponse.

A quelque temps de la, la presse locale annoncait le mariage de M.
Philibert Torbier, officier d'infanterie demissionnaire avec Mlle Claire
de Mourcey, la charmante petite-fille du comte de Mourcey, le chef de
l'aristocratie bordelaise et ancien ambassadeur.

Le lieutenant n'avait pas souffle mot de cette affaire a sa maitresse.
Elle l'apprit par _La Petite Gironde_.

--Mes compliments mon cher, lui dit-elle en lui tendant le journal,
c'est beaucoup mieux ainsi et de toutes manieres. Voila notre roman
fini.

--En quoi? releva-t-il.

--Comment, en quoi? Et ta femme?

--Eh bien?

--Si tu l'epouses, c'est que tu l'aimes?

Philibert secoua negativement la tete.

--Alors, c'est elle qui t'aime?

--Oui, sourit-il, en l'etreignant pour l'embrasser.

Mais elle s'etait soustraite d'un bond a l'etreinte.

--Minute, et pas de ca, Lisette! Je ne suis qu'une pauvre fille perdue,
mais je ne vole pas le bonheur des autres. Nous resterons bons amis, si
tu veux, mais pour le reste, mon petit, fais-en ton deuil, c'est regle.
Foi de Geraldine, plus personne sous le baldaquin!

Et, cette fois, elle s'en alla tout a fait, "pour de bon". Il ne la
retint pas, mais quand elle eut disparu au tournant de la rue, il
s'effondra sur le lit, en sanglotant. Il l'avait vraiment dans les
moelles.

La presse ne mentait pas: Mlle Claire de Mourcey etait charmante.
C'etait une fine fleur de noblesse et le dernier bourgeon d'un bel arbre
genealogique epuise de seve et marque par la grande bucheronne. Elle
avait vingt-deux automnes, car c'est au retour de la saison elegiaque
qu'il sied de nombrer les annees vecues par ces etres fievreux, a la
voix brisee, que le poete Millevoye mene au mausolee sur les tapis d'or
des feuilles mortes. A defaut de ses pere et mere, l'un et l'autre
disparus des son enfance, elle avait ete elevee par son grand-pere,
le vieux diplomate, qu'elle avait en adoration et qui, de son cote,
idolatrait sa chere petite malade. Que n'avait-il pas fait pour la
guerir, que ne ferait-il pas encore? Une partie de sa fortune avait ete
depensee a la cure, le reste etait a la disposition du sorcier qui lui
conserverait son ange par un miracle. Helas! ou etait-il, ce sorcier qui
n'avait qu'a venir et frapper le marteau de la porte?

L'hotel de Mourcey est voisin de la caserne ou le regiment de Philibert
Torbier campait alors, et l'une des distractions de la jeune fille etait
d'y suivre, de sa fenetre, les manoeuvres militaires qui l'emplissaient
de sonneries, d'exercices et de mouvement. Elle avait, entre tous,
remarque le beau lieutenant, et peu a peu son coeur dolent s'etait pris
et rendu a l'attrait que degage, comme un fluide, le veritable homme
a femmes. Une nuit, le comte, qui la couvait jusque dans son sommeil,
l'entendit crier en reve:

--Ah! pleurait-elle, mourir sans avoir ete aimee!... C'est trop! Aimee,
aimee! ..

Bouleverse par cet appel douloureux au bonheur, le grand-pere l'epia et
ne tarda pas a deviner son secret de vierge revoltee. Il alla droit a
Philibert.

Le comte de Mourcey n'etait pas de ceux qu'embarrasse une situation
difficile, et, au cours de sa carriere politique, il en avait tranche
d'insolubles.

--Tout en ce bas monde, le bien nomme, disait-il, n'est que question
d'argent.

Telle etait sa devise, et les renseignements qu'il eut sur le lieutenant
Torbier etaient propres a la corroborer. Mais Claire l'aimait. C'etait
le sorcier demande peut-etre? Par consequent, rien sur la terre, dans
les cieux ni l'enfer meme, ne prevaudrait contre sa volonte de realiser
le reve de sa moribonde. Claire serait aimee.

L'entretien, commence dans un cafe situe pres de la Bourse, ou il se fit
presenter officier, s'acheva le lendemain chez le notaire. La dot de
Mlle de Mourcey, formee par l'heritage de ses pere et mere decedes, se
montait a quatre cent mille francs. Le grand-pere y ajoutait un present
de noces de cent mille livres. Le tout, en cas de veuvage, restait au
survivant du couple, y eut-il ou n'y eut-il pas d'enfants, en
toute propriete, par contrat. En outre, il y avait les esperances,
c'est-a-dire la fortune du comte. Elle devait, a sa mort, arrondir du
million le portefeuille du menage.

--Or, je vais avoir mes quatre-vingts ans, monsieur, dit-il a Philibert,
avec un beau geste de talon rouge, vous n'aurez donc que peu de temps a
attendre, j'espere.

C'etait ce mariage que les journaux girondins publiaient, avec ou sans
commentaires, dans la stupeur universelle. Il eut lieu cependant, mais
il assembla peu de monde a l'eglise, et le vieux comte de Mourcey
comprit a cette abstention respectueuse que, blame deja de la
mesalliance par le parti dont il etait le chef, il n'y regagnait rien
dans l'opinion populaire. Mais que lui importait, Claire etait aimee
avant de mourir.

Elle ne le fut que trois mois a peine; l'automne suivant l'emporta
dans le premier tourbillon des feuilles mortes. Puis ce fut le tour
de l'octogenaire, que rien ne retenait plus en ce monde, et Philibert
Torbier eut le million promis--et gagne.

Geraldine, par l'un de ces coups de bascule qui sont la joie a la
fois et la philosophie de son art, rayonnait aux plus hauts degres de
l'echelle sociale. Elle etait grande usiniere metallurgiste, et elle
occupait aux alentours du Bois de Boulogne un hotel, enfin digne d'elle,
ou douze larbins de haut style faisaient leur pelote. Un apres-midi,
l'un d'eux, huissier d'antichambre, lui presenta sur un plateau d'argent
la carte d'un visiteur: Philibert Torbier.

--Comment! Il ose?... Il en a un culot!... Jamais je n'y suis pour ce
monsieur, vous entendez, jamais.

Mais il etait deja devant elle.

--C'est moi, je t'aime toujours, je suis riche, j'ai ta parole, viens,
ma femme!

Et il tomba a ses pieds, balbutiant, a demi evanoui d'amour, comme
l'exile tombe sur le sol de la patrie rendue. Mais elle s'etait jetee
sur le timbre d'appel.

--Alors, tu fais les poitrinaires, toi? cingla-t-elle.

Et s'adressant a deux laquais survenus:

--F...tez-moi cette crapule dehors.

Ils le ramasserent le lendemain matin sur le paillasson de l'honnete
creature, avec deux trous dans la tete.


IV

LE BATEAU DE FLEURS


C'etait un yacht, un joli yacht appele _le Coromandel_. D'ou lui venait
ce nom hindoustan, je l'ignore. Rien ne ressemblait moins en effet a ces
naives pirogues, les "schelingues", carenes de cuir et d'ecorce cousues
de filasse de cocotier, sur lesquelles on aborde en rade de Madras, a
travers trois barres terribles d'ecume hurlante; car, non seulement _le
Coromandel_ etait une merveille de construction nautique, mais encore
il ne tenait meme pas l'eau en riviere, et il dormait, inutile et
derisoire, dans notre doux port d'Asnieres-sur-Seine.

Or, ledit _Coromandel_ avait bel et bien coute les cent mille francs a
son proprietaire, jeune armateur de fantaisie surpris en pleine boheme
par le gros lot d'un heritage colossal, et decide a se payer en un
seul coup tous les plaisirs dont il avait ete sevre pendant les annees
d'apprentissage. Charpente en bois rares et exotiques, reluisant de
cuivreries miroitantes et amenage pour les longs voyages, il etait
tapisse de delicieuses lices mythologiques, meuble de pieces de haute
ebenisterie d'art et muni d'une artillerie culinaire propre aux plus
rudes combats de gueule. Et le fond de cale s'y lestait d'une provende
de ces bouteilles a tete d'argent, qui sont la gloire de la Champagne.
Pourtant, il demeurait amarre, le joli yacht, au port pacifique
d'Asnieres, sans equipage, sans pilote ni capitaine, et comparable au
petit navire de la chanson, qui n'avait jamais navigue.

Il advint que les sieurs Titubard et Polanson, artistes depourvus de
commandes, et quelquefois meme de pitance, errant sur les bords de la
Seine, remarquerent l'abandon du bateau de plaisance. Informations
prises, ils surent qui en etait le proprietaire. Ils l'avaient connu au
temps de la "melasse", ou ils avaient d'ailleurs barbote ensemble, et
comme ils chassaient a "l'idee" de fortune, ils en attraperent, au vol,
une qui leur parut tomber du ciel. Le lendemain matin, ils sonnaient a
la porte du millionnaire, qui les recut a bras ouverts.

--Nous ne venons pas l'emprunter d'argent, dit Titubard; d'abord parce
que nous sommes trop fiers....

--Pour te le rendre, interrompit Polanson.

--Il s'agit d'une affaire....

--D'or!...

--Qu'est-ce que tu fais du _Coromandel_?

--Rien, leur repondit-il; il ne marche pas, il est mal fait, manque; il
ne vaut que son bois de flottage. Je cherche a le vendre.

--Combien?

--Je ne sais pas, moi. Ce qu'on voudra. Auriez-vous acquereur?

--Si c'est plus de cent sous, non, fit le facetieux Polanson. Mais il y
a locataire.

--Qui?

--Nous, ou les rats qui le rongent.

--Quels rats?

--Tous ceux d'Asnieres. C'est un crible, _le Coromandel_! Donne-nous la
preference.

--Sur les rats?

--Oui, au meme prix.

Le jeune armateur se mit a rire.

--Elle est bien bonne. Mais, qu'en voulez-vous faire?

--Oh! rien a te cacher: un bateau de fleurs.

--C'est la seule chose qui manque a la Ville Lumiere, resuma Titubard,
l'homme pratique du couple.

--Tiens, mais ce n'est pas bete, avait acquiesce le maitre du yacht.

Et, gaiement, il leur preta le petit navire, en souvenir du bon temps de
la vache enragee.

--Mais depechez-vous de le prendre, ajouta-t-il, parce qu'on va me
donner un conseil judiciaire.

Huit jours apres, quarante invitations, lancees d'une main sure,
atteignaient a domicile l'elite de ce Tout-Paris des premieres sans
laquelle rien ne se fonde ni ne se consacre. Notre vieille amie
Geraldine, qui en etait, a cette epoque, par sa liaison avec un
gentilhomme fameux dans nos fastes galants, recut individuellement la
sienne. Titubard et Polanson avaient neglige de convier le prince a la
fete, et cet oubli voulu suffisait deja a en fixer le caractere bien
japonais et libre de toute servitude sentimentale. A l'inauguration d'un
bateau de fleurs, il ne faut que fleurs sans attaches.

--Comprends-tu ma deveine, me disait-elle, en montrant la charmante
carte illustree par Willette, c'est pour mardi!...

--Eh bien?

--Comment, eh bien? Le mardi, c'est le jour du prince. Je suis a lui
tout entiere, le mardi, c'est regle comme du papier a musique!

Et elle soupirait, vertueuse:

--Pour une fois qu'on a l'occasion de s'amuser!...

_Le Coromandel_ stationnait au pont de la Concorde, ou il avait ete
remorque a grand'peine. Grace au credit des actionnaires,--car ils
avaient trouve des actionnaires!--dument repare, calfate et mis en etat
d'equilibre, il rivalisait de stabilite avec les etablissements de
bains dont la chaude saison orne la Seine. L'ete, cette annee-la, etait
admirable. Dans les tenebres legeres et transparentes des nuits de
juillet, la ville luisait, diamantee, comme les gemmes et les pierreries
dans le velours bleu des ecrins, et la riviere, semee de reflets et de
feux, semblait y doubler la Voie lactee. La soiree, en verite, etait
si amoureuse qu'elle eut rendu le moins paien credule a l'influence
magnetique de Venus sur les etres et les choses, et je m'attendais, en
arrivant, a la voir presider a l'ouverture du commerce dont Titubard et
son copain allaient doter solennellement la France.

Si l'Aphrodite n'y etait pas, elle etait du moins representee par les
meilleures pretresses de son culte, et notamment par Geraldine, que
j'apercus, des le seuil, en ecartant les tentures.

--Eh bien, mais ... et le prince? grondai-je.

--Que veux-tu, mon petit, je n'ai pu y resister. On ne voit pas ca tous
les jours. Du reste, il n'arrive jamais la qu'a minuit, au sortir du
cercle, et il n'est que neuf heures. Le temps de croquer quelques
sandwichs, de les arroser de deux ou trois coupes et de faire un tour
de valse, soit avec toi, soit avec un autre, et je vole au devoir
professionnel, helas! Mon coupe est la-haut qui m'attend sur le quai.

Et elle se perdit, de bras en bras, eclatante de joie, folle de baisers,
innocemment lascive, telle que Dieu l'avait creee, la belle bacchante,
dans les soutes du _Coromandel_.

--Le patron du bateau, s'il vous plait?

La question venait de m'etre adressee par un personnage galonne, au
visage rebarbatif, aux facons cassantes, qu'il ne me fut pas difficile
d'identifier fonctionnaire. C'en etait un, en effet, l'inspecteur des
berges. Et Polanson parut.

--Qui vous donne le droit de stationner ainsi sous le pont, le long du
quai, et ou est le papier qui vous y autorise?

--J'ignorais, fit le tenancier, qu'il en fallut un, et vous m'etonnez.
Le bateau est de creation nouvelle et c'est le premier de ce genre que
l'on voie dans la chretiente.

--Circulez, fut la reponse.

--Soit.

Et Polanson fut detacher l'amarre.

A moins de debarquer piteusement les quarante invites, distributeurs
de gloire, de rater ainsi le lancement et de voir l'affaire sombrer a
jamais sous le ridicule d'une telle debandade, il n'y avait que cela a
faire, en effet: detacher l'amarre. Titubard, esprit prompt, fut de cet
avis, et comme le bateau commencait a glisser doucement dans le courant,
il n'hesita pas a se mettre a la barre, tandis que Polanson sautait au
poste de vigie.

Ce fut charmant d'abord. Illumine de lanternes venitiennes multicolores
en guirlandes, au rythme des czardas de l'orchestre tzigane, _le
Coromandel_ descendait la riviere constellee, tantot a droite, tantot a
gauche, parfois au centre, avec une fantaisie incomparable. Ainsi, de
Paphos a Lesbos, la conque aerienne de l'Anadyomene attelee de colombes.
Mais, comme le voyage n'etait pas dans le programme, quelques tetes
passaient aux ecoutilles et d'autres se dessinaient a la rampe de
l'entrepont, visiblement interrogatives.

--Ou allons-nous donc?

--Je ne sais pas, leur criait Polanson, du haut de la vigie, mais si ce
n'est pas au poste, c'est au Havre.

Entre ceux et celles a qui la plaisanterie semblait mauvaise, Geraldine
la trouvait detestable, et jamais belle Georgienne enlevee pour le harem
par des marchands d'esclaves ne poussa de cris plus aigus sur la troika
de ses ravisseurs.

--C'est ma position, clamait-elle, on me fait perdre ma position!

A present, _le Coromandel_ avait pris l'allure folle de ce "bateau ivre"
chante par le poete verlainien. C'etait miracle qu'il ne se fut pas
brise sur la culee d'un pont. Des barques s'etaient mises a notre
poursuite. Les tziganes raclaient eperdument. Les rives fuyaient. Le
bateau de fleurs n'etait plus qu'un bateau de perruches sur lesquelles
un vautour plane. Geraldine menacait de se jeter a l'eau toute habillee,
ce qui n'etait pas beaucoup dire. Titubard etait calme a la barre.
Polanson nommait les paysages a tue-tete: "L'ile de Billancourt ... les
Moulineaux ... le Bas-Meudon...." comme un guide. Ce fut la que nous
abordames, je n'ai jamais su comment, par la clemence de Neptune sans
doute, et un nouveau fonctionnaire monta a bord, plus rebarbatif que
le premier, et non moins galonne, je vous assure. Celui-la, c'etait
l'inspecteur de la navigation.

--De quel droit circulez-vous sur la Seine?

--Du droit d'epave, sonna Polanson.

--Avez-vous un constat de navigabilite?

--Naviguer, c'est l'avoir, jeta Titubard, de fait sinon de droit.

--Voyons votre machine?

--Quelle machine?

--Pascal a dit: "Les fleuves sont des chemins qui marchent." Nous venons
du pont de la Concorde en nous laissant aller, par une simple loi de
physique. Lisez Pascal.

--Votre yacht n'est pas en etat de tenir l'eau. Il y faudrait pour vingt
mille francs de reparations.

--Pretez-les-nous. D'ailleurs, ou votre magistrature voit-elle un yacht
la ou il n'y a qu'un ponton d'amour?

--Je vous arrete.

--Ah! monsieur, quel service vous nous rendez! s'etait ecriee Geraldine
qui etait le bon sens meme. Et, se tournant vers moi:

--Quelle heure est-il?

--Ecoute, fis-je....

Minuit sonnait au cadran de l'eglise ... l'heure du prince!... Elle
venait de perdre sa position.

Quant au _Coromandel_, il reprit la sienne, celle de petit navire, qui
ne s'arrete ni ne circule, et les rats de Meudon y acheverent en six
mois la besogne des rats d'Asnieres.

--Ce qui prouve, disait Titubard a Polanson, qu'il n'y a rien a faire
en France pour les idees neuves et hardies et que l'avenir est au
Nouveau-Monde, decidement.




CONTES FEERIQUES ET RUSTIQUES




UN DUEL DARWINISTE


On lit dans les journaux allemands de la semaine: "Notre celebre
naturaliste Lutz de B... vient d'etre tue en duel par le philosophe
darwiniste Wilfried M.... Cette mort semblera d'autant plus douloureuse
que la cause du duel etait en elle-meme futile."

Futile!

Sous un genet, a la lisiere du bois qui sert de promenade aux
habitants de la petite ville de C..., un scarabee dormait dans l'ombre
tremblotante. Le temps etait radieux, car la fin de mai a ete clemente
en Allemagne. Le soleil submergeait la plaine et les houblonnieres.
Advint Lutz, le savant naturaliste. Les naturalistes marchent
silencieusement, coiffes de panamas a larges bords, et ils fouillent
buissons et haies avec des pinces d'acier souple.

Tout a coup Lutz tomba en arret et on l'entendit s'ecrier: "Scarabeus
mirobolans!" Sur quoi le coleoptere effraye s'envola. Par les pres,
par les futaies, a travers les fougeres, Lutz courait, sautait et
trebuchait, sans quitter sa proie des lunettes. Quelle chasse!

Il arriva ainsi au bord d'un etang ou Wilfried, le darwiniste, etait
assis, les pieds dans l'eau, et etudiait les moeurs des libellules,
amoureusement.

--Docteur, cria Wilfried, ce scarabee vous a-t-il fait du mal?

Pour toute reponse, Lutz, entr'ouvrant la boite de fer blanc qui
lui battait sur les reins, montra que le Mirobolans manquait a sa
collection. Et il reprit sa chasse autour de l'etang.

Bourdonnant de terreur, eperdu et l'elytre fou, le pauvre scarabee
tournoyait sur le miroir et il ne savait plus ou il allait. Il entendait
autour de lui siffler dans le vent le filet du naturaliste. Helas, un
mur blanc!...

Le mur blanc comme la neige des poles resplendissait au plein midi. Le
scarabee s'y heurta et tomba dans l'herbe. La, brise, et reployant ses
petites pattes meurtries et ses ailes inutiles, il demeura immobile et
le coeur gros, comprenant que sa derniere heure etait venue.

L'homme ne pardonne pas a la beaute libre.

Lutz le tenait entre ses doigts maigres, et il etait content. Une
derniere ruse, le scarabee la tenta: il fit le mort. Pauvre ruse de
bete! Le naturaliste prit dans sa boite une epingle, longue, longue
comme une lance, et la lui enfonca dans l'aile gauche, et le satin de
l'aile craqua. Ainsi transperce d'outre en outre, le Mirobolans fut fixe
sur le liege. D'abord il ne remua pas, dans l'etonnement de sa douleur.
Et puis voila que tout son pauvre petit corps d'emeraude et d'or fremit;
il agita les pattes en une convulsion, et on sentit que s'il avait eu
une voix, il aurait pousse un cri epouvantable.

Il balancait la tete de bas en haut, comme pour s'elancer, et il
cherchait un point d'appui pour s'arracher de la lance. Mais partout
l'air, rien que l'air, l'air tout a l'heure encore sa joie et sa vie,
mais a present l'air traitre et complice, l'air elastique et sans prise.

Et dans cet air, l'odeur mephitique du camphre qui montait et
l'asphyxiait et l'empoisonnait lentement.... Wilfried s'etait leve: il
etait tres pale. Il marchait vers Lutz, accroupi sous le mur blanc.
Tout proche du scarabee et presque a sa portee, les rebords de la boite
s'etendaient. Oh! pour les atteindre, quels efforts terribles! Mais
il ne parvenait qu'a tourner sur l'epingle, dans sa plaie, comme une
girouette au vent, et de plus en plus il s'enfoncait dans le pal, vers
le lit de camphre deletere. Wilfried allait d'un pas rapide, comme pour
le secourir.

Autour du supplicie les libellules, les belles mouches bleues, les
papillons barioles, les hannetons curieux, voltigeaient pleins de
pitie, car les betes s'aiment dans leur impuissance. Et puis le doux
bruissement des feuilles, les danses hieroglyphiques des rayons, les
clapotements du lac, le printemps, l'amour, la vie partout, et lui,
fixe, le coeur traverse d'une longue lance immobile, helas, mon Dieu,
quelle torture!

--Bourreau! dit Wilfried, bourreau!

Lutz regarda le darwiniste et se prit a sourire. Alors, le coeur ulcere,
la flamme aux yeux:

--Lache! fit Wilfried.

Et il souffleta le tortionnaire.

Lache est une grosse injure, et un soufflet appelle la mort. Comme ils
etaient tous deux ardents et forts, ils entrerent dans le bois, et ils
s'arreterent dans le silence d'une clairiere, sombre et sans horizon.
Lutz, l'ame gonflee de rage, la joue rouge, tenait de la droite une
epee et la brandissait furieusement. Le philosophe, calme, songeait au
scarabee, son frere, qui etait mort, et il appuyait la pointe de son
arme sur le sol verdoyant, espoir des trepasses. Le soir venait. Un
rossignol chanta.

Le rossignol chanta la mort du scarabee sur un mineur grave et solennel;
puis reprenant en majeur, il entonna je ne sais quelle marche guerriere
qui excitait a la vengeance. Et le duel commenca au milieu d'un choeur
general de tous les oiseaux de la foret, amis et admirateurs du
magnifique Mirobolans.

Lutz etait vigoureux et retors. Wilfried, frele, etait brave. Au premier
choc l'epee malhabile de celui-ci sauta de sa main dans une fougere et
il se vit desarme. Le choeur des oiseaux redoubla de vaillance, et le
darwiniste, la tete baissee, songeait a son frere, le scarabee, qui
gisait, roide, sur l'horrible epingle. Lutz s'approcha pour frapper son
ennemi.

--Suis-je une bete sans defense pour que tu m'assassines dans les bois!
dit Wilfried.

Et, bondissant sur son epee, il la ramassa et fondit sur le savant
cruel, a l'improviste, la pointe en avant. Et lui, le savant doux, il le
transperca a son tour, de part et d'autre, de telle sorte que la lame
ayant rencontre le tronc d'un chene-liege, s'y ficha. Le cadavre de Lutz
resta debout, retenu par la garde du glaive.

Et comme les oiseaux ne chantaient plus dans les ramures voisines,
Wilfried dit a voix haute:

--S'il est un Dieu et si ce Dieu est juste, qu'il nous juge.

Aussi ne faut-il pas croire les journaux allemands, ni quand ils disent
que la mort du celebre Lutz de B.... a eu une cause futile, ni quand ils
disent autre chose.




LES BOTTES DE 28 KILOMETRES


_A Octave Mirbeau_

Mon cher Mirbeau, crois-tu aux reves, je veux dire a leur sens
metaphysique? En voici un que j'ai eu la nuit derniere, et dont tu me
donneras la clef sans doute, car tu en es, sinon l'objet, du moins la
cause.

Je venais de lire ton petit dernier, _La 628 E-8_, et, comme tout le
monde, je m'etais laisse entrainer par cette verve belliqueuse qui te
signe grand tapin des combats de l'Idee moderne. Mais sous ces especes
nouvelles de chauffeur d'auto philosophique, vetu d'ours, et casquette
en scaphandrier de l'espace, tu m'inspirais une jalousie que notre
vieille amitie meme ne suffisait pas a calmer. Je n'en dormais plus,
de ta soixante a l'heure. Enfin, il m'en fallait une, sous peine d'en
perdre mes esprits animaux, et ca, tu sais, c'est la camisole de force.

Je vendis tout et j'engageai le reste. Elle valait trente-deux mille
francs, prix d'artiste. Je ne la marchandai meme pas. Je l'eus,
dedaigneux des contingences.

--Voici, dis-je au genial fabricant, il me la faut vertigineuse. Mirbeau
m'embete. Est-elle vertigineuse?

--Garantie pour course a la mort, fut la reponse.

--Ce n'est pas assez. Puis-je, dedans, monter au Brocken, comme Faust,
en dix minutes, pendant une nuit de Walpurgis?

--Avec ou sans Mephistopheles, au choix.

--Tope donc.

--Et je partis.

--Bon voyage, poete! me cria-t-il, et c'etait le mot juste, mais j'etais
deja au diable, sans savoir ou j'allais, bien entendu. On va!... Le
spasme est la, a dire d'experts, quand ils avouent.

Je ne menais encore que le train ou les poules echappent, et je sortais
a peine de l'enceinte quand, d'un coup d'oeil, j'embrassai, comme au
vol, la silhouette fugitive d'un homme gigantesque qui, sur le banc de
l'octroi, cirait ses bottes.

Vue banale, assurement, si cet homme ne m'eut lance un regard oblique
que l'erubescence de ses paupieres enflammees me fit attribuer a mauvais
presage. Il me parut aussi que les bottes qu'il cirait etaient enormes,
antiques, et assez pareilles a celles des postillons de berlines qui,
maintenus par leur poids en equilibre, dormaient a cheval, et debout,
d'un relais de poste a l'autre. Et comme la route s'ouvrait, large,
aerienne, aimantee, j'accelerai ma vertigineuse.

Or, je n'avais devore que douze kilometres environ quand l'homme aux
bottes passa, jambes ouvertes, par-dessus ma tete, en l'air, et s'effaca
sous l'horizon. Avais-je deja la fievre, cette fievre propre au sport
de la vitesse? Non, mon pouls donnait la normale. Alors, quel etait ce
gymnasiarque qui bondissait ainsi, leger, dans pareilles bottes, sur une
voiture a demi dechainee? Un nuage caricatural, sans doute, forme et
emporte par le vent.

Mais, fait etrange, a seize kilometres plus outre, il se dressait,
perche sur une borne miliaire, d'ou, pour inspecter la profondeur d'un
bois ou's'enfoncait la route, il dardait son regard rouge. Impossible
de douter, au reniflement de ses narines pileuses comme a la bave de sa
langue pendante, qu'il ne flairat quelque proie dans la foret, et pour
l'atteindre, je multipliai mes voltes. Il ouvrit le compas de ses
guibolles, et prittt! disparut par dela les cimes.

Plein de foi dans la voiture invincible qui me portait comme Elie son
manteau prophetique, je la precipitai dans l'ombre verte des chenes,
a la poursuite de l'homme aux bottes ailees. Il ne sera pas dit, me
jurai-je, que la science--et quelle science! mon cher Octave, celle
meme qui reduit la distance a une hypothese--le cedera a je ne sais
quelle vision fantomatique dont le mirage ne releve que du conte. Nous
allons voir si des bottes, de simples bottes archaiques, l'emportent sur
une machine de trente-deux mille francs, garantie mephistophelesque, et
signe d'un mecanicien aupres duquel Archimede et Vaucanson ne sont que
des constructeurs de polichinelles. Et je la lancai a une telle allure
qu'elle faillit, dans une clairiere, ecraser un petit garcon tenant deux
fillettes par la main et qui, d'apres ma notion des choses, y cueillait
des violettes pour la fete de la Mere l'Oie.

Comme je m'etais arrete net, ainsi que l'on s'arrete quand on debute,
l'enfant me pria de le prendre, lui et ses soeurs, dans la vertigineuse,
pour le sauver d'un mechant homme qui voulait les boulotter tout crus,
et sans sel ni poivre, riait-il. Je les empilai donc en un petit tas
au fond de la voiture et je repartis a soixante-dix a l'heure. Le
puerophage m'attendait a l'oree du bois. "Humph! humph! renacla-t-il, ca
sent la chair fraiche dans ta roulante." Il fallait fuir. On ne badine
pas avec les ogres. La course commenca, course terrible qui, dans mon
songe, mettait aux prises l'ideal et le reel, ou, si tu le preferes, le
vieux jeu avec le nouveau. N'oublie pas que mon fabricant m'avait jete
dument l'injure trop meritee de poete.

Quel que fut le developpement de la vitesse sans limites de ma
vertigineuse voiture de course a la mort, elle etait inferieure a celle
ou, grace a ses bottes, le Polypheme des gosses pouvait parvenir,
puisqu'il n'avait qu'a ecarter les genoux pour faire sept lieues d'un
empan. J'etais donc sur de succomber, comme la raison succombe a
la folie, lorsque le garconnet me fit observer que cette mesure de
vingt-huit kilometres etait fatale et que l'ennemi ne pouvait ni
l'augmenter, ni la reduire.

--C'est sept lieues, toujours, et ni plus ni moins. Donc, tu n'as tantot
qu'a ralentir et tantot qu'a activer la machine pour rester en deca ou
en dela du pas magique.

Ainsi parla le malicieux Petit Poucet, et je crus, a l'ouir, entendre le
jeune David auner la trajectoire de sa fronde au front de Goliath.

Et voici qu'a son conseil, la main sur une roue docile et sensible comme
un ressort de montre, je precedais ou suivais, l'esquivant toujours, le
Polypheme retombant une lieue trop pres ou trop loin.

Nous arrivions ainsi, en cette chasse fantastique, a je ne sais quelle
region denudee et sablonneuse, semee d'ajoncs fleuris d'or, au travers
desquels la mer bleuissait. A son bruit familier a mes oreilles, et
comparable a une grande toile qu'on dechire, je jugeai que nous n'etions
qu'a deux lieues environ de son gouffre, et j'allais serrer les freins
de la vertigineuse pour ne pas y choir quand l'enfant me cria:

--Va donc, lache tout, il est perdu!

Et l'ogre imbecile, en effet, de son enjambee geometrique, s'ecarquilla,
et s'en alla tomber dans les eaux jaillissantes. Notre elan, d'ailleurs,
a nous-memes, etait tel que nous ne stoppames que dans les premiers
flots.

Croirais-tu, mon cher Mirbeau, que notre coquin de puerophage nageait
comme Neptune lui-meme? Pour aborder un rocher, formant ilot, ou il
pensait se tirer d'affaire, il avait retire ses bottes, qui, toutes
flottantes, vinrent echouer sur le rivage. En verite, c'est un etrange
reve!

Mon petit Tom Pouce, fou de joie de voir ainsi onduler les bottes comme
des algues deracinees, s'etait elance de la voiture, et, suivi de ses
deux soeurettes, qui n'avaient pas lache leurs bouquets de violettes,
il courut les repecher sur la greve. Puis il les chaussa. Je t'ai dit
qu'elles etaient immenses, mais elles s'etrecirent a la mesure de ses
pieds d'enfant. Polypheme hurlait sur son ilot. Et lorsque les bottes
furent chaussees, le gai petit voleur prit sous chaque bras l'une et
l'autre des bouquetieres, la brune a gauche, la blonde a droite, il fit
un pas de vingt-huit kilometres et s'enfuit, l'ingrat, chez la Mere
l'Oie.

Je mis, comme bien tu penses, pour le rattraper sur les chemins, la
vertigineuse a l'allure de la course a la mort, mais je ne sais pas ou
elle demeure, helas! la Mere l'Oie--et je me suis reveille.

Es-tu ferre en oniromancie? Qu'est-ce qu'il veut dire, ce songe-la?
Peut-etre ceci, que les poetes sont pour quelque chose dans l'invention
du spasme de la vitesse, et que le bon Perrault reclame. Fais-tu sept
lieues a la seconde sur ta 628 E-8? Il y a des bottes qui les font, de
vieilles bottes, mon cher Octave.




CENDRILLON EN AUTOMOBILE


Decidement, c'est une serie, mais je commence a etre inquiet. Il doit y
avoir quelque part un fabricant d'autos qui m'hynoptise. Car enfin je ne
suis pas professionnel et n'ai point par consequent "l'idee fixe". Donc,
qu'est-ce qui m'arrive?

Je viens de raconter mon songe des bottes de sept lieues et comment
pendant un temps enorme, qui n'a peut-etre dure qu'une seconde, je me
suis derobe a la poursuite de l'ogre puerophage, grace a une electrique
prodigieuse, et de marque bien francaise, appelee "la Vertigineuse". Eh
bien! la nuit derniere, elle est revenue me hanter. Pourtant, j'etais
rentre chez moi en omnibus, escargotiquement.

Pendant le premier sommeil, ou, pour parler savamment, la periode
hypnagogique--car j'etudie mon cas--je me trouvais dans une espece de
gentilhommiere, moitie castel et moitie ferme, comme on en voit encore
en Bretagne. C'etait a l'heure de la tombee du jour, qui s'eteignait
sous les bois environnants, mais illuminait encore, embrasait meme une
superbe route carrossable, droite comme une regle plate, amour des yeux,
qui passait devant le seuil du logis.

Dans la salle commune et centrale, ornee de vieux meubles ouvrages,
bahuts, armoires, hautes chaires, dressoir, huche a pain, aux cuivreries
miroitantes, s'ouvrait une vaste cheminee seigneuriale, au manteau
ecussonne, avec ses landiers en fer forge dresses en lampadaires,
son attirail symetrique de vaisselle d'etain et des lices de chasses
vivifiaient de leurs tons, vert-de-grises l'atmosphere mordoree de
l'habitacle. Quatre personnages etaient assis autour d'une table
oblongue, le gentilhomme, sa dame, leurs deux filles, tous en habit de
ceremonie, et ils y prenaient un repas etrange. Ce repas n'etait fourni
que par une citrouille demesuree placee au milieu de la table oblongue,
et dans laquelle ils plongeaient tour a tour leur cuillere, d'un geste
d'automates.

Aucun autre plat que cette citrouille. Ils la vidaient en silence,
comme un pot de confitures, sans en entamer la croute vermillonnee et
chastement voilee de dentelle. Et a chaque lambeau du sorbet, ils en
crachaient la graine, qu'une nuee de rats se disputaient entre leurs
pieds immobiles.

Sur le degre de l'atre, ou bouillonnait une marmite pleine d'eau pure,
un chat, la queue ramenee sur les pattes en chanceliere, les regardait,
ces rats, sans les voir, et les ecoutait sans les entendre, etant sourd
et aveugle, vieux d'ailleurs comme Mathusalem, et plus epile qu'un
manchon pietine par une farandole.

A ce moment, l'hallucination hypnagogique se determina en reve pur et,
tous mes sens etant debrides, je me vis assis moi-meme sur l'escabeau de
la cheminee, a cote d'une autre et troisieme fille, effacee jusque-la
dans l'ombre, et qui, avec une epingle a cheveux, remuait les cendres du
foyer pour y chercher une pomme de terre.

--Avez-vous faim? lui demandai-je.

--Toujours, fit-elle, et depuis seize ans.

C'etait son age.

--Votre nom?

Elle me montra les cendres.

Tout a coup, une sonnerie de cor retentit au dehors et, des bois
assombris aux gazes violettes, trois haquenees blanches suivies d'un
palefroi harnache d'argent apparurent sur le seuil de la salle. Le pere,
la mere, les deux filles en costumes de cour monterent sur les chevaux
et, par la route droite comme une regle, amour des yeux, s'en furent au
bal chez le Roy.

La fille au nom de cendres les suivit longtemps du regard et elle se
prit a pleurer. Je n'ai jamais rien vu d'aussi joli, dans le laid, ni
d'aussi laid dans le joli, que cette petite servante, mais ses larmes
m'ouvrirent son coeur et je compris qu'elle aimait le Roy. Je versais a
l'etat de somnambulisme et mes perceptions etaient extralucides.

--Vous etes savant, fit-elle, ne ferez-vous rien pour moi?

--Savant, non, souris-je, mais poete, et a ton service. Que desires-tu?

--Aller au bal de la cour et y arriver avant elles.

--Elles, qui?

--Mes mechantes soeurs et ma maratre.

Qui m'expliquera pourquoi je lui posai l'absurde question suivante:
"Cendrillon, as-tu les pieds roses?" Je crois tres fermement qu'il entre
de la demence dans les reves. Elle ne me repondit pas, mais, courant
a la marmite, elle en renversa le couvercle et sauta dans l'eau
bouillante. Je poussai un cri d'effroi, mais son visage, transfigure
par la souffrance, rayonnait comme celui des martyrs. Ah! oui, elle
l'aimait, le Roy! Rapidement, je l'enlevai et l'assis sur l'escabelle.
Elle avait les pieds chausses de cristal, et si petits, si petits en
leur gaine adamantine, que l'imperatrice de la Chine en serait morte de
jalousie, je vous assure. Deux roses-the dans deux verres de Venise!

--A present, tiens ta parole, poete, me cria-t-elle, avec une moue
d'enfant gate.

Je tirai donc mon talisman. Il est a tout faire et ne me quitte pas.
Puis, m'etant mis en communication--allo! allo!--n'oubliez pas que
c'est un songe--avec les omnipotents que vous savez, ou plutot que vous
ne savez pas, je m'approchai de la citrouille et je lui jetai les rimes
necessaires a toute bonne incantation.

La cucurbitacee se transforma en automobile.

C'etait encore une fois "la Vertigineuse", chef-d'oeuvre de la mecanique
francaise, et le dernier mot passe, present et futur de la locomotion
terrestre.

--Tu vois, fis-je, petite Cendrillon, c'est ton carrosse. Tous les
poetes, grands ou petits, morts ou vivants, te l'offrent par ma voix,
a cause de ton amour. La malle des Indes, que l'on appelle aujourd'hui
l'Express-Orient, ne va que le train de tortue aupres de cet eclair a
pneus. Tes soeurs et ta maratre, fussent-elles deja dans la cour du
palais royal, tu seras au bal plus vite qu'elles.

--Helas! danser avec lui sous mes guenilles!

Et elle etalait les oripeaux dont elle etait fagotee. Mais voila
que, complices des poetes, tous les vieux meubles, bahuts, armoires,
s'ouvrirent a la fois et jeterent a ses pieds charmants et roses les
pieces innombrables d'une garde-robe quintiseculaire, ou toutes les
modes de nos meres, aieules, bisaieules et bien au dela etaient
representees. La coquette n'en voulut que les dentelles. Toutes,
donc, se detacherent, malines, valenciennes, venitiennes, qui sont de
l'alencon demarque, anglaises que reclame Bruxelles, et les auvergnates
de Velay, et les espagnoles aussi, qui, s'entrecousant d'elles-memes
autour de la jeune fille, la vetirent d'une robe arachneenne, ou son
jeune corps de vierge transparaissait dans la plus chaste des nudites
triomphantes.

Pour moi, j'etais deja a mon poste de chauffeur, le poing a la roue,
comme le pilote l'a au gouvernail.

--En avant, Cendrillon, et au bal du Roy!

Impossible de me rappeler, dans le triste etat d'eveil ou je suis,
pourquoi tous les rats, metamorphoses en cyclistes, couraient autour de
nous, en avant, en arriere, dans le vent de "la Vertigineuse". Toujours
est-il qu'il en etait ainsi. Seul, le vieux chat, sourd et aveugle,
etait demeure aupres de la marmite. Il y philosophait, selon moi, sur le
sens de l'aventure, mais sans s'en etonner le moins du monde, sachant
fort bien que les dieux (s'ils peuvent ferrer les talons de Mercure
d'ailerons avec lesquels il fend et traverse les sept ciels de l'espace
en moins de temps que je n'en mets a l'ecrire) se jouent, a plus forte
raison, des impossibilites de la vitesse et pour deux bonnes rimes nous
octroient des voitures-fees.

Elle a epouse le Roy, elle est reine, et, a present, elle nous meprise.
Elle ne veut a la cour que des savants en _us_. Mais pas un d'eux n'a
encore pu lui expliquer scientifiquement comment, en se trempant les
pieds dans de l'eau bouillante, on peut avoir des pantoufles de verre.
Aussi ecrivent-ils: "de vair", dans leur ignorance des choses de
l'amour. De "vair", les pantoufles de Cendrillon. Ah! les imbeciles! Tel
est mon reve.




LE DIABLE EN BRETAGNE


Je pense a vous, bonnes gens de la glebe, sur qui la nuit tombe si vite
deja dans la campagne deverdie, et a qui novembre tinte, avec celui des
trepasses, le glas du chomage hivernal. De ce Paris qui flamboie en
vos reves et ou vous avez quelque gars peut-etre jete dans la melee
ouvriere, je vois, la-bas, entre mes livres, le hameau breton, noye dans
la brume violatre dont s'encrepent a present nos crepuscules; je marche
a vous par les sentes ravinees ou les vaches se hatent d'elles-memes a
la litiere; je reconnais les chaumieres grises aux toitures rousses, ou
floconne lourdement le pompon de fumee, panache de la marmite; et je
viens pour vous distraire, car les tueurs de temps vous oublient.

Pour mon compte, soyez-en surs, si l'en etait maitre de sa vie, je
n'emploierais la mienne qu'a vous raccourcir les heures lentes pendant
le sommeil de la nature, car vous etes le public ideal des conteurs.
Vous croyez. Oui, vous croyez, comme au moyen age, au temps ou les
douces et gaies legendes de notre florilege ethnique allegeaient
le servage et trompaient la misere. Vous restez, devant le foyer
rembrandtesque, ou le lard de la Noel se saure, l'auditoire des
"mysteres" et des soties, plus credules aux fees qu'aux anges peut-etre,
mais francs gausseurs du diable, amis des douze apotres de N.-S.
Jesus-Christ. Cet etat d'ame, contre lequel ne prevaudra pas, a dire
d'experts, la "gratuite" la plus obligatoire, est precisement celui
qu'il faut a l'art des tueurs de temps, _vulgo_: poetes. Donc un fagot
dans l'atre, et ecoutez celle-ci, que les enfants peuvent ouir, tandis
que le grillon porte-bonheur crisse comme un mur qu'on racle et chante
aux joies de la flamme.

Si vous n'avez pas connu Jean Kerlot, c'est que vous n'avez connu
personne, car, pendant soixante bonnes annees, on n'a vu que lui dans la
paroisse. De plus avise, qu'on en cherche! Aussi a-t-il laisse du bien
a sa parente, mais non pas, helas! son intelligence, a preuve ce beau
moulin sur la cote, aujourd'hui sans ailes, et qui n'est plus habite que
par un couple de corbeaux centenaires, deplumes.

Jean Kerlot etait parfait chretien, le recteur a pu le dire, sans
mentir, sur sa fosse. On l'a vu du reste au paradis, dans la propre loge
de saint Pierre, en train de lui parler, comme je vous parle et de
lui raconter les bonnes farces qu'il faisait au diable sur la terre
bretonne. Car vous n'ignorez pas qu'en Bretagne, des qu'il y vient
travailler, messire Satanas devient tres bete. C'est la Vierge qui veut
ca et aussi Madame sainte Anne, a Auray, nos protectrices.

Jean Kerlot le savait, et il en profitait a benediction. Du plus loin
qu'il l'apercevait, derriere les meules entre lesquelles il se cache
pour effrayer les enfants, il lui jetait son chien aux mollets et le
forcait ainsi a se montrer, avec des javelles plein les cornes, par
consequent ridicule, comme un epouvantail a moineaux.

--J'aurai ton ame! lui criait le marchand de tenebres.

--T'auras rien du tout! rigolait le Breton, et il l'invitait, par defi,
a boire une bolee.

Le diable a toujours soif, c'est son chatiment, et comme un gindre
devant un four, je n'ai pas a vous l'apprendre. C'est meme pour ca qu'il
sort le plus qu'il peut de l'enfer embrase et multiplie chez nous ses
visites. Mais il prefere le vin de pomme au vin de vigne. Habitude prise
dans l'arbre du paradis terrestre.

Or, un jour qu'ils etaient attables ensemble, verre a verre, dans la
propre maison de compere Jean, le ruse Breton dit a son hote:

--Voila fevrier, mon Lucifer; il va falloir s'occuper des semailles.
Veux-tu faire un pacte avec moi?

--Si c'est pour ton ame, entendu, j'accepte d'avance.

--Vere, tu vas trop vite! Faut se tater d'abord et se mettre a
l'epreuve. Je me mefie de ton honnetete!

--C'est ton droit, grimaca l'autre; mais ces messieurs les cures
exagerent: je suis fidele a ma parole.

--Le pacte serait pour deux ans, alors?

--Tope. Qu'est-ce?

--Si, pendant deux ans a la file, c'est ma recolte qui est la plus belle
du pays....

--Eh bien?

--Eh bien, pour commencer, je la partage avec toi.

--La part du diable?

--Oui. Est-ce dit?

--C'est dit. Signons.

--Je ne sais pas ecrire.

--Une croix suffit.

--Une croix? Tu ne le voudrais pas! Crachons par terre.

Et ils cracherent. Puis Jean s'en fut a son champ et il l'ensemenca de
graines de navets, entierement, et d'un bout a l'autre.

Au mois d'aout, la recolte etait la plus belle. Jamais on n'avait vu,
voire en Bretagne, pareille pelouse de grappes jaunes, hautes, larges,
epanouies comme des fougeres.

--Es-tu content? demanda le diable.

--Oui, je le suis. A present, le partage. Veux-tu le dessus ou le
dessous de la recolte, ce qui est en terre ou en dehors? Choisis.

Et comme le Dechu n'entend goutte aux choses du bon Dieu, il choisit
le dehors, a cause des magnifiques fleurs jaunes. Mais, ainsi que
vous pensez, il ne put rien en faire et, meme en Angleterre, pour les
bestiaux, il ne parvint jamais a en vendre les fanes.

L'annee suivante, deuxieme du pacte, Satanas jura de ne pas s'y laisser
reprendre. Quand le temps du partage fut venu, le voila qui se presente
a Kerlot, le ruse, et, tout de go, sans prendre le temps de lui donner
le bonjour:

--Cette fois, je veux ce qui est en terre.

Or, le Breton avait seme du froment dans le meme champ, et c'etait les
epis de ble, gros comme en Egypte, qui le couvraient d'une chape d'or
merveilleuse. Il en eut plein son moulin. C'est ainsi que le paysan se
servait du demon pour sa fortune.

On m'a affirme qu'en Normandie le Malin est beaucoup moins bete, et
cela tient probablement a ce que les Normands n'ont ni pelerinages ni
pardons, et sont donc moins proteges que les Celtes. Toujours est-il que
Jean Kerlot en faisait voir au "notre" de toutes les couleurs de la
mer, et Dieu sait si elle en change! Le diable de Bretagne s'acharnait
cependant sur le meunier matois, je crois bien que c'etait a cause de
son cidre, du pur jus, a la verite, et il ne lachait point l'espoir
d'avoir son ame.

--Vends-la moi, ami Jean, et fais ton prix?

--Je ne dis pas non, trainait l'autre, en machonnant un brin de romarin;
mais j'ai trois enfants et je ne suis pas encore assez riche pour
mourir. En outre, j'ai promis une belle aube en dentelle au pasteur de
l'eglise, et c'est cher, a Rennes, ces chemises a chanter la messe! Si
encore mon moulin etait moins vieux! Mais il a cent ans a cette heure,
et il ne prend plus le vent. Il est vrai qu'il n'en souffle guere depuis
que les arbres grandissent autour.

--Abats les arbres.

--Des chenes! moi, un Breton? C'est comme si tu me conseillais de
demolir nos calvaires. En vends-tu, du vent, Satanas?

--Je vends de tout, fit le Maudit, deja pris au piege.

--Eh bien, je t'en achete.

--Pour le coup, c'est-contre ton ame!

--Avant ou apres confession?

--Avant. Sois probe, voyons.

Il est certain, en effet, qu'apres confession elle ne valait plus rien
du tout, puisque, lavee dans l'eau de misericorde, elle montait droit
comme un I, legere et blanche, au jardin celeste. Jean en convint, mais
il voulait, en fait de vent, un vent de premiere qualite, continu, sans
saute, un vent de moulin, et, cela va sans dire, point d'avaries ni aux
ailes, ni aux chenes, ni aux haies, ni meme aux fleurs. A la moindre
tuile tombee d'un toit, dans le village, fin du pacte, point d'ame!

--Combien de temps t'en faut-il?

--Jusqu'au moment ou il n'y aura plus rien a moudre.

--Ca va. Je souffle.

Je ne sais pas pourquoi diable le diable s'etait transforme en lievre
pour souffler ce vent-la sur le moulin Kerlot, mais il est constant
qu'il en fut ainsi. Vingt personnes dignes de foi l'ont vu, de leurs
yeux vu, tapi dans un fosse sous cette forme, y diriger l'air d'un
chalumeau qu'il avait aux babines. Le moulin tournait nuit et jour et,
non seulement il tournait sans repos, mais il tournait seul dans tout
le canton, et les autres, immobiles sur les coteaux les mieux situes,
semblaient etre d'antiques tours de telegraphe aerien hors d'usage.

De telle sorte que toutes les moissons y furent apportees, que les sacs
s'empilaient, dedans et dehors, chez l'astucieux gausseur du diable et
qu'autant de bons ecus de trois livres tombaient dans son bas de laine
arrondi et pareil a un etui de jambon. Mais tout a une fin, meme en
meunerie diabolique, et il ne restait plus de sacs a broyer que pour
une journee, lorsque, tout a coup, les ailes se ralentirent, molles, et
cesserent de battre.

Jean Kerlot avait couru au fosse:

--Eh bien, ca ne va plus? Qu'arrive-t-il? N'as-tu plus de poumons, ou
renonces-tu a mon ame? Elle deborde de peches, pourtant, tous capitaux,
et tu vas manquer une proie d'elite. Je n'ai plus que vingt-quatre sacs
a passer sous la meule, apres quoi, c'est convenu, tu m'emportes.

Le lievre souffla plus fort, puis de toute sa force et enfin meme
demesurement. Les ailes du moulin restaient inertes. Alors, Satan
dechaina l'ouragan. Les fleurs deracinees jonchaient les pres herisses,
les arbres tordus se couchaient sur les haies dechirees, les tuiles des
maisons volaient en disques: une repetition de la fin du monde! Enfin,
ce fut le tour des ailes, qui, detachees par la tempete, disparurent
comme des cerfs-volants dans les tourbillons.

Jean Kerlot, pour sauver son ame, les avait sciees sur le moyeu.

On n'imagine pas a quel degre le diable est bete en Bretagne.




LES DEMI-AMES


Le jour ou, la boite au dos et la pipe aux dents, je decouvris pour la
premiere fois, a travers son rideau d'elyme gris, la petite greve d'or
dans laquelle fort probablement je mourrai, un couple en arpentait le
sable. Il marchait a petits pas, frileusement, comme des vieillards qui
se chauffent au soleil, et suivait exactement les lignes sinueuses et
les demi-cercles d'ecume que tracent les vagues vertes en bavant. Les
prenant pour des amoureux en quete de solitude, je me gardai bien de
les deranger, et je piquai mon chevalet a l'ombre d'un rocher taille en
forme de sphinx allonge, qui est bien le produit le plus extraordinaire
de l'art statuaire de la mer.

Mais ils m'apercurent et vinrent a moi. Ils riaient, la bouche ouverte
sur les dents, sans mot dire, en sauvages, et je vis qu'ils etaient plus
jeunes que je ne l'avais imagine d'apres leurs demarches sautillantes. A
eux d'eux, ils n'emplissaient pas l'urne de quatre-vingts ans. La femme
avait du etre assez jolie, mais l'homme etait superbe encore. Avec ses
traits nets et simplifies, on l'eut dit taille lui aussi et modele
largement par la mer dans un bloc de quartz.

Aux reponses qu'ils firent a quelques questions banales, je ne tardai
pas a m'apercevoir que j'avais affaire a un couple d'innocents ou, comme
on dit ici, de "diots". D'ailleurs, ils ne prononcaient pas un mot sans
se consulter longuement du regard, et le geste que l'un hasardait,
l'autre le reproduisait aussitot, et comme une ombre sur un mur. Le
soir, lorsque je pliai bagage, ils marchaient encore dans les baves
multicolores de la maree descendante, qu'ils avaient suivie presque a
l'horizon.

Et comme je m'informais d'eux aupres du cabaretier de la route:

--Ah! me dit-il, vous avez vu les Demi-Ames?

--Les Demi-Ames? fis-je, assez etonne de la designation.

--Oui, reprit-il; on les appelle ainsi parce qu'ils n'ont qu'une ame
pour deux.

Des Bretons qui buvaient se mirent a rire, et grace a l'appat des
bolees, j'obtins que l'un d'eux me contat l'histoire singuliere des
Demi-Ames de la Roche-Pelee.

--Lui, fit le conteur, il s'appelle Elie; elle, on l'appelle Anne-Marie.
Ils sont bel et bien mari et femme, tels que vous les voyez, avec leurs
apparences d'amoureux sempiternels. Figurez-vous, monsieur, qu'ils
etaient aussi futes et fins auparavant qu'ils sont aujourd'hui simples
et sans idees. Mais surtout Anne-Marie, que nous avons tous connue
piquante comme tete de chardon et tout a fait avisee. Lui moins.

"Ils venaient de se marier, lorsqu'Elie prit engagement pour la peche
au port de Saint-Malo, sur la _Belle-Sophie_, capitaine Geflot, car il
etait gars de fletan (marin de Terre-Neuve). Des avant le depart, fixe a
deux jours de la, le pauvre Elie, en manoeuvrant les tonnes de saumure
sur le pont, tourne du pied, glisse et tombe a la mer. Comme il ne
savait pas nager, il se perd, et voila son corps, a la derive. Toute la
nuit on le chercha, dans un rocher et dans un autre, et tout le long de
la cote. Mais point de corps, point d'Elie. Lorsqu'un matin on vint dire
a Anne-Marie, laquelle ne savait rien encore:

"--Il y a sur la greve de la Roche-Pelee un cadavre tout blanc qui
ressemble a ton homme si ce n'est lui.

"Car il fallait la menager.

"Elle y va et le trouve amarre sur ce rocher qui est tout pareil a
une bete couchee, avec une tete de femme. Pour tout le monde et pour
vous-meme, si vous eussiez ete la, le gars etait mort. Mais pour elle,
il ne l'etait pas. Il faut croire aussi que le bon Dieu fait des
miracles. Toujours est-il qu'elle se colla sur lui, comme un
minard (pieuvre), bouche a bouche, a croire que leur nuit de noces
recommencait. Ou avait-elle appris ce remede, cette Anne-Marie? Pendant
des heures et des heures, elle lui souffla dans la poitrine, sans
debrider des levres, et, monsieur, elle l'a fait revenir, car c'est lui
que vous avez vu tout a l'heure.

Et le narrateur breton ajouta:

--Seulement, pour le ressusciter, elle a ete obligee de lui passer la
moitie de son ame.

Et le cabaretier conclut:

--Voila la cause pour laquelle on les appelle dans le pays: les
Demi-Ames. Mais ils sont inoffensifs, et vous n'avez rien a craindre
d'eux, quand vous dessinez sur la greve. Est-ce triste, une fille si
malicieuse! la voila "diote" a present.

Aujourd'hui, jour des Morts, j'ai appris que les Demi-Ames s'etaient
envolees. Ils sont morts ensemble presque a la meme minute et dans la
meme heure. On les a trouves dans leur chaumiere assis devant l'atre
eteint, et cote a cote sur deux escabeaux rapproches.

Un vieux Breton m'a dit:

--Moi, je me demande qui va les prendre?

Oui, qui va les prendre? dites-le moi. Car les Demi-Ames n'avaient
qu'une ame pour deux, et la-haut on veut des ames bien entieres. Que ce
soit Satan ou le bon Dieu qui les jugent, ces juges exigent une ame par
corps. Leurs lois sont formelles. Quand ils se reincorporeront pour
l'eternite, comment le pauvre Elie arrivera-t-il a faire entrer la
sienne, la vraie, celle qu'il a perdue a l'eau, dans le fourreau deja
a moitie rempli? Il lui en sortira donc une partie hors du corps? Et
d'autre part, Anne-Marie, depourvue de sa moitie d'ame, avec quoi
remplira-t-elle sa gaine demi-vide? Peut-etre, et je le crois, avec le
surplus de celle d'Elie et ce qu'il y en aura hors de lui. Alors ils se
tiendront une fois encore, et j'incline a penser que n'importe ou on les
enverra de la sorte, soit toujours unis, ils se trouveront dans le vrai
paradis.




L'ENFANT PERDU


A une portee de fusil du hameau breton que j'habite, il y a une ferme
importante, appelee la Ville-Eyrnaud, du nom de son fermier, ou plutot
de sa fermiere, Jacquemine Eyrnaud, car Pierre Eyrnaud est mort l'an
dernier. Dieu ait son ame!

Etablie dans une espece de manoir, d'ailleurs sans caractere et
d'un style hybride, la metairie se relie par de hautes futaies de
chataigniers et des allees magnifiques a cette foret de Ponthual, sombre
et legendaire, qui fut et redeviendrait, au besoin, un repaire de
chouans. Un "doue", ou ruisseau aux eaux intermittentes, separe le corps
d'habitation de ses dependances, potagers, vergers, etables et prairies;
il aboutit a un vivier devenu une canarderie tumultueuse, comique,
toujours en batailles d'ailes ou de becs. Un radeau, vert de graminees,
y flotte et se deplace, et c'est sur le pont rustique qui la traverse
que, le soir, au soleil tombant, la mere Eyrnaud preside a la rentree de
ses vaches. Les enfants qui les menent, avec des baguettes de coudrier,
ont l'air de les pousser avec des rayons.

Puis, c'est le tour des chevaux, reconduits a l'ecurie par les gars de
la fermiere. Elle les voit venir, blancs sur le vert bruni des sentes,
ecartant du garrot les eventails des fougeres, et quand ils ont bu au
"dormoir", chacun a leur tour, elle est contente et s'en va a la soupe.

Au loin, l'orchestre de la mer enfle ses rumeurs, et les lignes
violettes des bois tremblent a l'horizon.

La mere Eyrnaud a sept enfants. Elle les a tous allaites, eleves et
gardes. Elle les aime profondement. Ils l'aiment egalement.

--Ah vere dam, oui, par exemple!

Et, cependant, elle est toujours triste.

Nul ne peut se vanter de l'avoir vue une seule fois rire ou chanter au
rouet, et non seulement depuis la mort d'Eyrnaud, mais meme auparavant.
Une ride, creuse comme une orniere, lui fait deux fronts sous un seul
bonnet. Et ils ne savent pas, les gars, ils n'ont jamais su la cause de
sa melancolie. Eyrnaud non plus, ne l'a pas sue, le pauvre cher homme!
Quand, de son vivant, il la surprenait les yeux perdus, l'ouie tendue
au bruit des chemins et l'ame toute hors du corps, il soupirait et lui
disait:

--A la fin des fins, Jacquemine, tu n'es donc pas heureuse?

--Tres heureuse, Pierre, tout va bien.

Mais elle repartait a rever. Alors, il branlait de la tete et s'en
allait fumer sa pipe au bord de la canarderie.

Une seule chose la tirait de son brouillard. Regulierement, aux temps de
la moisson, quand on embauche des gars pour les travaux de la recolte,
elle s'activait. C'etait elle qui recevait ceux qui venaient se proposer
a la ferme, qui traitait avec eux et leur versait la bolee de cidre.
Elle les examinait longuement, anxieusement, les tatait et les faisait
causer. Ceux qui avaient vingt ans etaient tous pris et acceptes,
fussent-ils ivrognes averes et faineants reconnus. S'ils n'avaient pas
d'outils, elle leur en procurait, et s'ils prolongeaient plus que
de raison la sieste de quatre heures, elle empechait Eyrnaud de les
malmener.

Un jour, il en vint un qui etait faible et contrefait, un pauvre "diot"
comme on dit ici, plus propre a mendier son pain qu'a le gagner.

--D'ou es-tu? lui demanda Jacquemine.

--De Saint-Brieuc.

--Ton nom?

--Je n'en ai pas. Je sommes enfant trouve.

--Sors-tu de l'asile?

--Da, j'en sortions, comme vous me voyez.

L'infortune avait les vingt ans requis. La fermiere devint pale et
s'accrocha a la table pour ne pas defaillir.

--Je te garde, lui dit-elle, tu vas rester ici, et je te nourrirai.

Elle s'empara du "diot", le decrassa, l'habilla et le fit coucher dans
sa chambre. Il resta un mois entier a la Ville-Eyrnaud, inutile et beat;
il y serait encore si Eyrnaud ne l'avait, un soir, remis sur le chemin
de Saint-Brieuc. Il retourna a l'asile, et il conta son aventure aux
Enfants-Trouves.

De telle sorte qu'a l'aout suivant, il amenait quatre camarades a
l'embauchage. Mais comme, sur le nombre, il n'y en avait que deux qui
eussent vingt et un ans, elle envoya les deux plus jeunes a la fauche et
ne garda dans la ferme que les deux autres. Quinze jours, ils y vecurent
comme coqs en pate. Jacquemine, silencieuse a l'ordinaire, les harcelait
de questions bizarres, leur ecartait les cheveux sur le front, leur
prenait les mains et les gardait entre les siennes, allait les ecouter
dormir, veillait a ce que leurs vetements fussent en bon etat; enfin,
elle semblait quelque vieille poule soignant les poussins d'une autre.
Quand ils partirent, elle pleura.

Pour le coup, ses sept enfants se facherent, et ils lui adresserent des
reproches. Ils etaient jaloux:

--Sont-ils donc du meme sang que nous, pour que tu te lamentes du depart
de ces "hossoueres"? (etrangers), que tes sept enfants ne te suffisent
plus? Tu n'en as que pour eux, et les voila deteles sans qu'ils t'aient
tant seulement payee d'un "merci, madame"!

Eyrnaud mourut a la Saint-Michel derniere, et dans un mois on embauchera
a la ferme, pour les moissons d'aout.

Il en viendra de Pleurtruit, de Ploubalay et de Plouher, de Saint-Caast
et de Saint-Jacut, des solides et des malingres, des paresseux et des
braves, et Jacquemine entre eux choisira. Mais pour ce qui est de ceux
de Saint-Brieuc, ou est l'asile des Enfants-Trouves, elle ne choisira
pas, elle les engagera tous, et s'ils ont vingt-deux ans, ni plus ni
moins, et au prix qu'ils y mettront encore. Eyrnaud n'est plus la pour
parer a ce vertigo de charite. Et si les sept enfants se fachent, les
sept enfants se facheront, il n'en ira ni mieux ni pis, et ce sera tout
comme. Voici pourquoi:

Il y a vingt-deux ans, Jacquemine n'etait pas encore mariee, ni veuve.
Elle s'appelait Morizot, du nom de ses pere et mere, et elle etait jeune
fille, belle jeune fille voire: les anciens se la rappellent et ils
l'ont encore dans les yeux. Sans compter qu'elle etait aussi vive et
chansonniere, en ce temps-la, qu'elle est, aujourd'hui, triste et
taciturne. Un voyageur de commerce, qui vendait des rubans et des
fanfreluches, la rencontra, une vespree, au detour d'une sente. Il
l'enjola, lui donna des cravates de couleur et, finalement, la poussa
sur une botte de paille. Ce qu'il est devenu, nul ne le sait et personne
n'en a cure. Il faut que jeunesse se passe. Papa Morizot, d'ailleurs,
n'en fit que rire, et la mere de meme. Seulement, quand l'enfant arriva,
neuf mois apres, au jour requis, ils sellerent l'ane, mirent l'enfant
dans une manne et allerent le porter a Saint-Brieuc, ou il y a un
hospice pour les malvenus. Au retour, ils embrasserent leur chere
Jacquemine, la soignerent, la guerirent, et quand elle fut sur pied,
fraiche comme une rose et svelte comme un jonc, ils la marierent a
Pierre Eyrnaud qui en etait feru et proprement en deperissait.

Mariage heureux s'il en fut, et fameux dans tout le pays pour la suite
de ses prosperites. Ils eurent sept enfants l'un de l'autre, tous forts,
bien portants et avises, comme pas un.

Mais Jacquemine ne pense qu'a L'AUTRE, l'enfant perdu et le premier! O
terre immense, ou est-il? l'aine, l'enfant de l'amour?




L'HERITAGE D'YVON LEGOAZ


Il l'avait toujours dit, ce vieil Yvon Legoaz, et invariablement:

--A ma mort, je laisserai mon bien au plus apte a le faire prosperer.

Il pouvait, d'ailleurs, parler de la sorte, car, ne s'etant jamais
marie, il n'avait point d'enfants legitimes, partant pas d'heritiers
directs. Tout dependait donc de son testament.

Ce testament etait fait et pret depuis longtemps deja, car le jour ou
Yvon Legoaz avait atteint la soixantaine, il l'avait dicte au notaire,
dans les formes requises par la loi, afin qu'il n'y eut erreur ni
proces, et il l'avait signe d'avance. Tout y etait enumere: meubles,
immeubles, terres, ecus du bas de laine et le reste, jusqu'au brave
couteau avec lequel il tranchait ses tartines a la miche, taillait ses
rosiers et debourrait sa pipe. Seule y restait en blanc la place ou
ecrire le nom du legataire universel.

Le vieux paysan passait pour etre fort riche, et, loin de s'en defendre,
il se vantait volontiers de cet avantage, ce qui est rare dans les
campagnes, et en Bretagne plus qu'ailleurs. Au moindre doute sur ce
sujet, il s'en allait chercher son testament dans le bahut ou il le
serrait sous son linge, et il vous lisait des passages:

_Item_: un champ de soixante acres....

_Item_: deux fermes louees a bail sur vingt-cinq annees....

_Item_: une maison bourgeoise sise a Dinan, dans la haute ville....

_Item_: le moulin dit de la Jeannee....

Et ainsi de suite. Puis, la-dessus, un petit hoquet de gorge qui etait
son rire propre de philosophe. A qui cette fortune devait-elle echoir?
On ne savait, car huit jours avant son deces, la place du nom etait
encore en blanc, vous dis-je, et le fait est incontestable.

Si Legoaz (Yvon-Conan) ne s'etait jamais marie, c'est, disait-on, qu'il
avait, en son jeune temps, perdu sa bonne fiancee et lui avait jure,
au lit de mort, de rester toujours veuf "d'elle". Mais, fidele a son
serment, il avait fait comme tout le monde, et ramene chez lui, apres
la danse, les belles filles, peu farouches, que le plaisir etourdit
et desarme les soirs d'assemblee. Chez nous, elles y vont bon jeu bon
argent et ne cherchent pas a frustrer l'amour de ses consequences;
aussi est-ce ici le pays des nourrices. C'est a ce sujet que le vieux
observait, un jour, si drolement:

--Si le sang vient du lait qu'on tette, il n'y a quasiment point de
petits bourgeois des villes qui ne soient a demi batards, puisqu'ils
l'ont du sein de la mere laitiere.

Or ses batards, a lui, ne l'etaient pas qu'a demi, ils l'etaient des
pieds a la tete et comme ceux du roi de France. Il en alignait trois,
dont une batarde, devant le sourcil un peu fronce du bon Dieu; mais
comme ils etaient dument baptises, face au diable, on ne parlait plus
de leur irregularite d'origine, passee la-haut au compte de profits et
pertes. D'ailleurs, Legoaz les avait tout de suite pris a sa charge. Il
les avait eleves, nourris, vetus, tandis que, de leurs meres naturelles,
deux s'etaient bellement mariees et constituaient famille ailleurs. La
troisieme avait disparu dans quelque simoun du "desert d'hommes".

L'aine, Mathieu, avait trente ans. Il etait le plus solide, le mieux
trempe, laborieux a souhait, un vrai Legoaz, s'il eut eu le droit de
l'etre. Pour la vertu de parcimonie, il en remontrait a son auteur meme.
Un rude paysan celte selon le type immemorial, au front carre.

--Je ne sais pas, disait de lui Yvon, si Mathieu augmentera mon bien,
mais, pour sur, il n'en perdrai pas une motte de terre, voire une paille
d'avoine.

Laurent, beaucoup plus degourdi, fute meme jusqu'il la matoiserie (sa
mere etait Normande), reproduisait, a mesure egale au moins, la qualite
paternelle de volonte, patiente, obstinee, temporisatrice. Il marchait
vers sa vingt-cinquieme annee.

--C'est le petit au nez pointu que j'adopterais, declarait Legoaz, si
je pouvais le faire, equitablement, sans nuire aux autres. Laurent
tiendrait tete, dans un proces, a tous ces messieurs de la justice, et
il le ferait durer d'un regne a l'autre!

Enfin Madeleine, brune pale, sorte de sirene nabote, aux cheveux de
varech, aux yeux vert de mer, aux allures seches et brusques, dure a
tous, meme aux betes, et dont la voix sifflait comme le vent d'est dans
les cordages des barques.

Elle, il avait fallu l'elever par les coups, comme un mauvais gars, et
jamais on ne l'avait vu rire, entendu chanter, surprise a se parer. Elle
n'aimait rien ni personne. Ah! celle-la etait bien pour le cloitre,
preuve que la nature en fait, quoi qu'on en dise. Il n'en allait pas
moins que la terrible fille s'etait peu a peu emparee, servante a la
fois et maitresse, de la direction des affaires familiales. Elle tenait
les comptes, reglait les fermages, touchait les loyers et allait payer
les impots a la ville.

On ne lui accordait aucune chance a l'heritage. Le pere Legoaz voulait
de la descendance et il savait que Madeleine n'etait pas mariable. Qui
donc s'exposerait a vivre avec une mechante, impatiente de tout joug, et
dont les animaux meme avaient peur? Non, bien sur, ce n'etait pas son
nom qui remplirait la ligne blanche du testament.

Un soir, a la soupe, Yvon-Conan Legoaz annonca sa mort prochaine, du
reste tres simplement:

--J'ai les soixante-six, leur dit-il, c'est l'age ou ceux de ma race
s'en vont.

Sur la route, a la nuit tombante, il avait rencontre le fantome de
son propre pere, une grande ombre blanche, assise sur les degres du
calvaire, qui s'etait levee a son approche et lui avait fait le signe du
depart.

--On y va, l'ancien!...

Et il etait rentre pour les preparatifs du voyage sans retour.

Le repas termine, il alla prendre le testament dans le coffre,
l'etendit, deplie, sur la table, demanda l'encre et la plume et s'assit,
la tete entre les mains.

--Montez vous coucher tous les trois, ordonna-t-il.

Puis, reste seul sous la chandelle vacillante, le vieux chouan ouvrit en
lui-meme le grand debat definitif de sa succession.

--Je laisserai mon bien, avait-il dit et redit, au plus apte a le faire
prosperer.

Mathieu, Laurent ou Madeleine?

De Mathieu, un acte l'avait beaucoup frappe, car il temoignait d'un
esprit d'ordre et d'economie d'autant plus extraordinaire qu'il venait
d'un enfant et revelait ainsi une vertu ethnique fondamentale. Un jour
que l'on battait au fleau selon l'usage, sur des draps, dans le gazon,
une recolte de petit pois surabondante, bons seulement pour la graine,
le petit batard, a peine age de neuf ans, avait voulu, quoique la
besogne fut finie, rester sur le champ de battage. Et, jusqu'a la chute
du jour, il avait glane les pois epars dans l'herbe, les recueillant un
a un, comme des pepites d'or, au creux de sa blouse.

Et le matin en avait bien encore rapporte un demi-sac a la grange.

Cette patience ne s'etait jamais dementie, et Mathieu ramassait encore
les petits pois perdus en toutes choses.

Il est vrai qu'il y avait, a l'acquis de Laurent, un trait de caractere
non moins explicite et qui le brevetait d'une energie doublee de malice
telles qu'Yvon lui rendait les armes et s'en avouait lui-meme incapable.
Une fois que deux jeunes chats joueurs avaient si inextricablement mele
les bobines de fil de la corbeille de Madeleine que sa chambre en etait
tendue comme d'une toile d'araignee, il s'etait fait fort d'en devider
l'embrouillamini et de rebobiner les pelotes sans que la filiere en fut
rompue. Il y avait employe quatre jours et, nouveau Thesee, il etait
sorti vainqueur du labyrinthe.

De telle sorte que le testateur hesitait au choix de ces deux heritiers
egalement dignes d'heriter. Il allait se mettre au lit, tres las de
cette perplexite, lorsque Madeleine, une lampe a la main, rentra.

Elle avait ses carnets de comptes, plus une liasse de papiers imprimes
et affranchis du timbre, qu'elle jeta brusquement sur la table....

--Voici les quittances, fit-elle.

--Quelles quittances?

--Celles de vos loyers, maison de rapport et fermages.

--Pourquoi me les apportes-tu a cette heure de nuit?

--Parce que vous allez mourir.

Et le mot fut dit sur le ton net d'une constatation d'evidence, avec le
leger haussement d'epaules qui est le geste du: a quoi pensez-vous donc?
des gens pratiques qui n'aiment pas a perdre du temps.

--Vere dam, hoqueta le vieillard, comme tu y vas! Est-ce pour le lever
du soleil?

--On ne sait pas. Vous avez vu le fantome a la croix du tertre, il faut
parer a tout evenement.

--Explique-toi, ma fille.

--Eh bien, dans trois jours, c'est le terme de la maison de Dinan. Il
faut donc que j'y aille porter les quittances de loyers aux locataires?

--Oui.

--Et, en revenant, celles aussi des fermages?

--Da, et puis?

--Elles ne sont pas signees.

--Non.

--Signez-les.

--Je comprends ... d'avance?

--Naturellement.

Et elle les aligna devant lui, paisible.

Legoaz, la bouche bee, les yeux clignants, regarda longuement ce
monstre, sorti de ses flancs et dote d'une partie de son ame. Mathieu,
c'etait son avarice; Laurent, sa ruse patiente; Madeleine, sa
prevoyance, et quelle prevoyance, celle-la, une pour laquelle le temps
ne sonnait point d'heures et que n'aveuglait meme pas la mort d'un pere!

--Laisse-moi les quittances, fit-il, tu l'es trouveras en regle dans le
coffre. Et a present, va dormir.

Et, etrangement remue dans toute sa race, il la rappela:

--Embrasse-moi, veux-tu?

Elle s'y prit de son mieux, n'en ayant pas l'usage, et, du seuil, elle
lui siffla de sa voix de courant d'air:

--Adieu, monsieur Legoaz!

Ce fut ainsi qu'elle herita, car, le surlendemain, apres une agonie
calme comme celle d'un ascete dans sa caverne, Yvon-Conan mourut en sa
soixante-sixieme annee. Sans doute, il a rejoint la bonne fiancee dont
il etait fidelement reste veuf sur la terre; mais toujours est-il
que toutes les quittances etaient signees et que le nom de Madeleine
remplissait la place blanche du testament.




AZELINE


C'est une legende de notre vieille et candide Bretagne, ou l'on s'en
transmet de si belles.

Elle a ete defiguree par les folkloristes, au gre des provinces diverses
sur lesquelles ils operent. Je n'ignore pas, certes, que chaque race a
le droit d'assimiler a son caractere ethnique les contes merveilleux,
nes du reve, dont l'humanite est legitime heritiere. _Peau d'Ane_ est
d'origine hindoue, mais _Azeline_ est celtique, et son theme se prete
mal aux paraphrases de l'imagination meridionale, par exemple. Il y faut
l'encadrement de cette terre de granit recouverte de chenes, battue par
une mer mechante, et ou les calvaires se melent encore aux dolmens
dans une confusion de croyances propice au surnaturel. Si la legende
saint-briacquoise repose sur un roman vecu, ledit roman n'a pu l'etre
qu'en Bretagne. Et voici comment je l'ai eue, dans mon village, d'une
excellente sorciere traditionnaliste qui, l'an dernier, vivait encore,
et qu'on appelait: la mere l'Oie, parce qu'elle en trainait une, comme
un chien, a ses jupes. Il parait que cette oie l'avait, une nuit, sauvee
des voleurs, comme celles du Capitole sauverent Rome, ni plus ni moins,
de nos aieux les Gaulois.

--Mon bon monsieur, ce n'est pas que je l'ai connue, non vere, quoique
vieille, je suis trop jeune, mais la mere de mon pere l'a vue comme
je vous vois. Elle s'appelait Azeline, et elle etait du bourg de
Saint-Briac, ou les filles sont le plus jolies et ont les plus belles
coiffes. C'etait au temps jadis ou il y avait encore des rois regnants
et ou tout le monde allait, le dimanche, a la messe. Les parents
d'Azeline avaient du bien, ce qui n'est pas pour nuire, et, comme, a
leur mort, elle etait seule a en heriter, il ne lui manquait pas de
danseurs aux assemblees. Mais elle n'en avait que pour son Jan Bris,
qui, necessite de vivre, etait marin et faisait la peche a Terre-Neuve.

"Ce Jan Bris lui avait retenu son coeur. Ils devaient se marier
quasiment a la Saint-Michel, des que son bateau serait de retour avec
le chargement, sans retard. Pendant son absence, elle se brodait du fin
linge et lui marquait des mouchoirs a leur chiffre entremele: J.A., ceci
pour bien vous le dire. Mais voila qu'un soir son aiguille cassa sur
l'ouvrage. La premiere fois, ca ne compte pas. A la deuxieme, vaut mieux
cesser de coudre, parce qu'a la troisieme c'est le signe de mort. Elle
le savait, mais elle continua, elle l'aimait trop, ca n'etait pas
possible. La troisieme aiguille rompit.

"Sur nos cotes, voyez-vous, on ne sait pas comment les naufrages sont
connus avant qu'on en ait la nouvelle. C'est, dans les voix de la mer,
un certain cri particulier auquel les marins ne se trompent pas. Il
vient par les mouettes qui se passent le malheur. Le pere d'Azeline
l'entendit de sa fenetre, la mere aussi, et, sachant bien qu'elle
mourrait si on ne la preparait pas a petits coups a son chagrin, ils
l'emmenerent a Jouvente-sur-Rance, ou il y avait des noces pour les
fiancailles d'une cousine.

"A peine venaient-ils d'y partir que les Anglais rapportaient a
Saint-Jacut-de-la-Mer le corps du pauvre jeune homme, trouve sur leurs
rochers, afin qu'il fut enterre dans la terre de son bapteme. La
ceremonie eut lieu le jour meme, en presence du recteur de la paroisse,
tandis qu'Azeline dansait, comme une innocente, a Jouvente-sur-Rance.

"Elle seule ignorait peut-etre son infortune, annoncee par les mouettes.
Une cousine mauvaise, parce qu'elle etait carabossue et naine, lui avait
bien dit, par allusion:

"Il y en a qui dansent sur les trous des fosses!

"Mais elle n'avait pas compris. Pouvait-elle comprendre? Elle l'aimait
tant, son beau Jan Bris! Et elle etait rentree dans la ronde.

"Ce fut alors qu'on vint l'avertir que quelqu'un la demandait a la porte
de la metairie, sur la route. Elle y alla; c'etait Jan Bris.

"Il tenait par la bride un cheval gris de fer qui, malgre le soleil,
etait enveloppe de brouillard. Ses naseaux en fumaient comme des
cheminees, et ses sabots en tiraient comme du chanvre qu'on devide.

"--Jan, mon bien-aime!...

"Mais il repoussa son doux embrassement.

"--Tu danses trop, fit-il.

"Et, consternee, elle lui disait:

"--Es-tu jaloux? Doutes-tu de moi? Je te suis fidele. Je t'attendais!...

"--Alors viens, fut la reponse.

"--Et, la soulevant entre ses bras, il l'assit sur le cheval gris de
fer, et ils partirent. Elle ne lui demanda meme pas ou on allait, elle
etait si heureuse, oh! si heureuse!...

"Comment faisait-il deja nuit en plein midi, ce n'est pas le plus
etrange, mais il est certain que le ciel etait comme une ardoise. Il
serait impossible d'expliquer autrement pourquoi il y filait tant
d'etoiles. Le cheval gris de fer les rattrapait toutes a la course et il
arrivait avant elles a l'horizon.

"--As-tu peur d'aller si vite? lui demanda-t-il.

"--Je suis avec toi, je n'ai peur de rien.

"Et, nouee au cou de son fiance, elle s'etonnait seulement de sa paleur.

"--Tu es livide comme un mort, mon tendre ami?

"Et il approuvait d'un geste de la tete.

"Au-dessous d'eux, d'arbre en arbre, une corneille appelait ses petits,
enleves par un emouchet. Jan la lui montra, en silence.

"--Non, lui jeta-t-elle a l'oreille, ce n'est pas un corbeau, c'est
une hirondelle de mer. Nous approchons de chez nous. J'entends le
dechirement de toile que font les vagues sur nos greves. Voici le
clocher de Saint-Briac et les bassins, bordes de bois pleins de bruyeres
ou sont tous nos souvenirs. Tiens, la maison paternelle, regarde!...

"Il frissonna.

"--J'ai froid, fit-il.

"Azeline ota sa capuce et la lui attacha sur les epaules. Le cheval
filait, filait toujours, sa filasse de nuage aux sabots. Saint-Briac
passa, puis, dans la plaine, des villages endormis qu'elle nommait au
passage. Les chiens hurlaient, comme ils font aux fantomes.

"Tout a coup, au-dessus du vieux castel du Guildo, qui croule depuis
huit siecles, pierre a pierre, dans l'Arguenon, Jan se plaignit que le
vent du nord lui traversat le crane.

"--Ne le sens-tu pas siffler derriere moi, Azeline?

"Elle prit alors l'un des mouchoirs blancs qu'elle lui marquait J.A., de
leur chiffre entrelace, et elle en banda le front du cavalier.

"--Merci, murmura-t-il.

"Et, comme ils arrivaient a Saint-Jacut-de-la-Mer, le cheval gris de
fer dessina une courbe dans l'air, comme s'il glissait du pont de
l'arc-en-ciel, et il vint s'abattre sur la place, devant le porche de
l'eglise.

"De tous ceux qui etaient la, les femmes seules et les enfants virent
distinctement Jan Bris sur le cheval et le reconnurent, mais les hommes,
eux, virent Azeline. Ils l'aiderent meme a mettre pied a terre.

"Dans l'eglise, le glas de l'enterrement ne tintait plus, mais il
bruissait encore. Le bedeau mouchait les cierges. L'encens s'evaporait a
peine, et sur un banc une vieille sanglotait a la Vierge mere, car Jan
etait le plus beau de ses six enfants, le plus fort et le plus tendre.
La jeune fille courut a elle.

"--Qui donc est mort?

"--Va voir au cimetiere!

"Elle y alla. On comblait le trou de la fosse, et le recteur la
benissait.

"--Monsieur le cure, qui est-ce?

"--Mon enfant, un bon chretien, un brave marin, un Breton, qu'on a
recueilli sur la cote anglaise. Le bateau est perdu, capitaine, equipage
et mousse. Le bon Dieu ne nous a rendu que Jan Bris, je veux dire son
cadavre.

"A ce nom, Azeline, sans un cri, tomba de son long sur la fosse, et,
elle aussi, elle trepassa.

"Toute la commune decida que de pareils amants ne pouvaient pas etre
desunis, et que ce serait injuste s'ils ne partageaient pas, non
seulement la meme tombe, mais le meme cercueil. On le rouvrit donc, et
savez-vous ce que l'on y vit?... Ma grand'mere paternelle y etait, et
jamais elle n'a menti en quatre-vingts ans d'existence.... Eh bien! le
corps de Jan Bris, longtemps ballotte par la mer, avait repris toute sa
consistance, il avait la capuce d'Azeline aux epaules, le mouchoir blanc
marque J.A. autour du front, et, miracle d'amour plus admirable encore,
il portait au doigt l'anneau nuptial qu'elle lui avait donne a son
depart pour la peche a Terre-Neuve, et que les Anglais n'avaient pas
retrouve sur son cadavre.

"Voila comment on s'aimait chez nous, mon bon monsieur, au temps ou il y
avait des rois regnants, quand tout le monde allait, le dimanche, a la
messe, et ceux qui disent que l'histoire s'est passee ailleurs qu'en
Bretagne sont des menteurs qui veulent nous faire du tort dans l'esprit
du monde."

Sur cette protestation, la vieille sorciere siffla son oie et s'en fut
desherber ses pommes de terre.




CONTES TRAGIQUES




LA TACHE D'ENCRE


Feu le president Mazedes, de spirituelle memoire, etait par excellence
ce magistrat benevole et evangelique qu'on nomme: un bon juge.

Au long cours de sa carriere judiciaire, il s'etait adonne a l'etude
sociale de la condition vraiment deplorable de ces pauvres filles que
le siecle dernier appelait madelonnettes, du nom de leur patronne
chretienne Magdalena, ou Madeleine, courtisane averee pourtant, mais
patronne de la plus parisienne de nos eglises, j'allais dire la plus
boulevardiere.

Ceux qui ont lu, et on les lit encore, les excellents ouvrages du
president Mazedes sur les tristes filles dites de joie, savent la pitie
singuliere que leur sort, sans legislation, inspirait au vieux juriste.

On ne les juge meme pas, me disait-il, on les pousse en tas, comme
des betes, sans les entendre, et les Cafres sont moins rudes pour les
captives qu'ils enlevent que nos policiers pour ces chretiennes. Il y
en a pourtant d'honnetes dans ce troupeau de douleur, mais oui, de tres
honnetes meme, monsieur le tortoniste, et si je vous racontais....

"La plus malheureuse est sans contredit la fille en carte. Vous
n'ignorez pas a quelles mesures de police elle doit se soumettre pour
exercer son lugubre negoce. Elle est inscrite sur un registre secret
du bureau des moeurs, et jamais, vous m'entendez bien, jamais plus, se
fut-elle rachetee cent fois par une conduite exemplaire, elle n'est
rayee du livre d'infamie. J'en ai vu, moi qui vous parle, se rouler aux
pieds du chef de ce bureau, lui tendre leur enfant, perdu par la tare
maternelle, et s'en aller hagardes et battant les murs, sans avoir rien
obtenu. Et tenez, c'est la que j'ai compris qu'il n'y pas de malhonnetes
femmes et que c'est le Christ qui a raison. Il est parfaitement exact et
scientifique en physiologie que l'amour refait une virginite. Quant a la
maternite, c'est de saintete, ni plus ni moins qu'elle les revet. Mais
passons.

"Le registre est secret, vous ai-je dit, et c'est le seul geste de
pitie, du reglement. Sous aucun pretexte, en aucun cas, on ne le
communique, meme aux notaires, meme a la police secrete, a personne.
Il n'est fait exception, que pour les seuls juges de cour, s'ils le
requierent expressement, et pour des causes capitales. Or il advint, il
y a quelques annees, qu'une de ces causes etant venue a mon tribunal,
je dus me reclamer de notre privilege. Il retournait d'une affaire de
meurtre dans lequel etait impliquee, et inexplicablement, une fille de
dix-huit ans que nous appellerons, si vous voulez, Louisa. Toute la
lumiere sur le crime sombrait sous cette question entenebree: Louisa
etait-elle, oui ou non, fille soumise, et par consequent inscrite au
formidable registre? Il y allait d'une et meme de deux tetes, car a
cette epoque on les tranchait encore.

"Louisa etait inscrite,--en carte.

"Ah! vous ne savez pas comment elles se resignent a cette ressource, la
derniere avant le rechaud ou le plongeon dans ce bon fleuve d'oubli
qui roule autour de Notre-Dame! Une famille sans pain, devant qui tout
credit se ferme, le chomage du pere, le desespoir d'une mere aveugle a
force de larmes, un petit frere bleme de faim, de fievre et de froid, la
honte insurmontable, et si caracteristique chez les ouvriers de
Paris, de tendre la main, meme, et surtout, a la charite publique et
administrative, et toute la tragedie enfin de la misere, de l'inique
misere! Il y a dans un coin du logis une jeune creature de Dieu,
intelligente, aimante, brave. Si elle n'est pas tres jolie, elle a
d'admirables cheveux blonds, et tout, oh! tout, plutot que de les vendre
comme les Auvergnates, au deteste "merlan" qui les guigne. Alors, elle
les noue en torsade, y pique une epinglette de deux sous, se dresse,
embrasse la maman et le mome, et, une, deux, trois, elle y va!... C'est
Louisa.

"Non, il n'y a pas de malhonnetes femmes, interjeta le president
Mazedes.

"--Il n'y a peut-etre, observai-je, que de malhonnetes societes. Mais
l'histoire de Louisa, on la demande?

"--Eh bien! voici. Un jour ou, Themis m'ayant fait des loisirs, je les
employais a jouer au bouchon avec les ablettes de la Marne, j'etais
entre, pour me rafraichir, dans un de ces cabarets a tonnelles qui
bordent la riviere. Ils sont les oasis de nos caravanes fluviales,
et l'attrait dominical des familles d'ouvriers en balade. Outre
les berceaux de lierre et de vigne folle qui y jouent le role du
moucharabieb de la maison arabe, on y trouve des gymnastiques avec
trapezes et balancoires, le jeu de tonneau et de boules, tous les
divertissements de plein air enfin, naifs et chers a nos peres, ou se
resument, pour les bonnes gens du peuple, le plaisirs de la campagne.
Une baignade, une traversee en canot jusqu'a l'ile voisine, et le regal
d'une gibelotte leur en completent le paradis.

"Je triomphais ce matin-la par une peche miraculeuse, et l'idee d'y
faire honneur sur place m'avait amene a ce bouchon de mariniers, ou
m'attirait encore, je l'avoue, le souvenir de certain "reginglard"
angevin qui datait dans ma magistrature.

"--Voici, dis-je au patron de l'oasis, en lui remettant ma cloyere;
faites-moi frire cette goujonnee, et, pour le reste, du meilleur!

"--Parbleu, mon president, vous tombez mal ou bien, selon votre humeur
du jour, nous avons aujourd'hui une noce. Des faubouriens et leurs
dames, tous en joie, et qui menent deja un train du diable. Du reste,
ecoutez-les. Vous ne serez pas tranquille sous votre tonnelle.

"--La mariee est-elle jolie?

"Peuh! Affaire de sentiment. Elle a des cheveux magnifiques et elle
rayonne de bonheur, voila tout ce qu'on peut en dire.

"--Le mari?

"--Un brave garcon. Il est dans la carrosserie. Laborieux, droit, franc
du collier, digne de son pere, qui etait d'Angers comme moi, pour vous
servir, il me parait fou de sa blonde, et ca, c'est drole tout de meme,
car enfin?...

"--Car enfin, quoi?

"--Rien, ca les regarde, et il sait a quoi s'en tenir, elle ne lui a
rien cache, du reste. Et puis, vous le savez, mon president, dans le
populo, c'est comme a la campagne, on n'exige pas la fleur d'oranger. Le
tout est de se convenir, et ils s'epousent par amour. Mais tenez, les
voici, ils sont gentils, hein?

"Ils etaient mieux que gentils, ils etaient delicieux de passion
epanouie et d'allegresse amoureuse. Par un joli geste d'interversion
conjugale, c'etait lui qui se pendait au bras de sa femme et semblait se
vouer a sa domination. Le pere et la mere marchaient derriere, celle-ci
tenant un petit garcon par la main, et des camarades d'atelier formaient
escorte nuptiale au jeune charron. Quant a elle, du premier coup d'oeil,
je l'avais reconnue: c'etait Louisa, la fille en carte.

"Vous pensez si je me detournai rapidement pour lui epargner l'anxiete
dont la rencontre pouvait l'etreindre. Je savais, seul au monde sans
doute, mais enfin je savais! J'avais lu le registre. J'avais, dans mon
cabinet de juge, interroge la malheureuse. Tout son bonheur, sa vie
peut-etre, dependaient du conflit de nos regards entre-croises, non pas,
certes, qu'elle eut rien a craindre de mes levres scellees, mais sa
propre emotion pouvait la trahir, justifier au moins de questions
fatales contre lesquelles elle n'etait pas de force a se defendre,
car, dans ce pauvre corps de martyre, souille de toutes les boues du
trottoir, la nature, qui n'en met pas, elle, de femmes en carte,
avait allume une ame lumineuse comme l'azur de ses yeux et totalement
incapable du moindre mensonge. Si elle avait "tout" dit a son futur
avant le mariage, elle ne lui avait pas dit "cela", puisqu'il
l'epousait, car la philosophie amoureuse de l'ouvrier parisien va
jusqu'au registre, mais s'y arrete, et quel cataclysme s'il lui
demandait "cela"! Elle le dirait.

"Il n'y avait qu'un parti a prendre, celui, messieurs, que vous auriez
pris vous-memes: renoncer a la goujonnee miraculeuse et au joli
reginglard et s'eclipser a "l'anglaise." Il est quelquefois dur de
porter la toge!

"Trois ans apres, je traversais un square populaire ou s'ebattait une
nuee de marmots, lorsque a mon passage une ouvriere, assise sur un banc,
se dressa, courut prendre son enfant, qui jouait dans le sable, l'eleva
entre ses bras et me le presenta:

"--Dis: merci, monsieur le bon juge!

"Ah! ces Parigotes: elle m'avait reconnu, autrefois, dans la guinguette,
sous mon deguisement de pecheur a la ligne.

"Je ne vous cache pas que j'ai, sous un pretexte, redemande le registre,
et que j'y ai, comme par hasard, renverse la bouteille d'encre, a la
page ou cette jeune mere etait deshonoree."




LA VENUS VITRIOLEE


Le soir etait venu, l'atelier s'assombrissait, il fallait clore la
seance. Le sculpteur l'aida lui-meme a se rhabiller. Depuis deux mois
qu'elle lui posait, comme Pauline Borghese a Canova, son Anadyomene, il
etait devenu bonne "femme de chambre". En cinq minutes, elle fut sous
les armes, corsetee, chaussee, robee, puis chapeautee et gantee. Il
ne restait plus qu'a baisser la voilette pour traverser cette villa
d'artistes dont une allee centrale, bordee de beaux tilleuls, desservait
les jardinets. Elle l'embrassa a pleines levres.

--A demain, dis?

--A toujours.

Il tourna la clef dans la serrure, ouvrit la porte, et la chere Venus
s'enfuit.

Il revint a sa statue, qui tremblait de vie dans la penombre, et, comme
il s'appretait a en humecter la glaise, un hurlement de bete egorgee
dechira l'air de la petite cite. C'etait la voix de Marina. D'un bond de
tigre, il fut sous les tilleuls. Devant le puits de l'allee, elle etait
etendue, toute palpitante, les deux bras ramenes en croix sur le visage,
et elle criait eperdument.

Tous les artistes arrivaient l'un apres l'autre, offrant leurs services.

--Laissez, fit Petrus, un medecin seulement.

Et le statuaire, qui etait d'une force athletique, la souleva comme de
l'ouate et l'emporta entre ses bras a son atelier.

Elle etait vitriolee.

Le celebre statuaire Falguiere qui, le siecle dernier, fut le maitre de
la decoration monumentale et le chef de l'ecole toulousaine, n'a jamais
eu d'eleve dont il fut plus fier que de Petrus Lymon, et je l'ai entendu
vingt fois moi-meme lui presager gloire et fortune.

--Tu verras, me disait-il de sa voix chaleureuse et chantante, c'est le
sculpteur de la femme moderne. S'il trouve le modele de son ideal, il
nous enfoncera tous, moi, Paul Dubois, Mercie et les autres!

Or, Petrus avait rencontre, _deo volente_, ce modele en Marina, simple
commercante du quartier, mariee, je crois, a un charcutier. Inutile,
comme on voit, d'aller perdre quatre ans de sa vie a Rome. Aucune femme
de Paris n'est insensible, et ne peut l'etre, a l'adoration qu'elle
inspire a cet ouvrier de la beaute qu'est l'artiste. Outre qu'il avait
le verbe prenant de son maitre meme, il etait de la race ensoleillee,
trempe en jeune Alcide, et sa volonte d'amour lui flambait aux yeux.
Aussi ne fut-ce pas long; elle alla a son sort terrestre, et sans songer
a l'autre. Depuis deux mois, elle lui incarnait, debout et sans voiles,
l'Aphrodite naissant, de l'ecume de la mer.

Le desastre etait effroyable. Sous l'action corrosive de l'acide
sulfurique, le pauvre charmant visage, si pur de galbe, si tendre de
lignes, couronnement d'un corps triomphal, clef de sa forme voluptueuse,
coup de pouce enfin du divin modeleur des types et des especes, n'etait
qu'une eponge sanguinolente ou s'embroussaillaient les cheveux et la
voilette. Un interne ami, ramene par les camarades, etait accouru
presque aussitot et deja muni des objets necessaires au premier
pansement. Il souleva d'abord l'une et l'autre paupiere, obstinement
scellees, de la martyre, puis il l'anesthesia au chloroforme et prepara
ses bandelettes. Un coup d'oeil jete a l'Anadyomene lui avait eclaire la
situation.

--Qui est le vitrioleur? demanda-t-il a Petrus ... ou la vitrioleuse?

Mais le sculpteur se detourna sans repondre. Du reste, il ne pouvait
rien dire, les artistes de la villa n'avaient vu personne, et Marina
n'avait encore ouvert la bouche que pour vociferer lamentablement.

--Est-ce que vous ne ferez pas votre declaration au commissaire?

--Non, elle est ma femme, fut la reponse a laquelle l'interne se meprit.

--Alors, aidez-moi a la mettre au lit, ou plutot, deshabillez-la
vous-meme. L'acide a pu l'atteindre aussi sur quelque partie du corps.
Il faut voir.

Petrus prit l'endormie sur les genoux, et, habile a l'office familier,
il l'eut bientot devetue et deposee sur sa couchette. Rien, grace au
ciel; les bras preserves par l'etoffe des manches, les mains sauvees par
les gants, le torse indemne. De cette part de l'Aphrodite, l'artiste
gardait tout. L'amant aussi. Mais la tete, oh! la tete, misericorde!...
Que restait-il du beau front hellenique, celui des filles de Jupiter,
ourle comme la vague, de l'ecume doree de la chevelure? Du double
arc-en-ciel des sourcils plongeant dans la brume bleuatre des tempes?
Des oreilles, conques perlieres d'une grotte de stalactites? Du cher
petit nez, timon du char nautique d'Amphitrite, dont les narines
lumineuses s'ebattaient comme des dauphins au soleil? De la bouche
adoree que l'attente de l'eternel baiser epanouissait et teintait de
tous les iris de l'actinie, ouverte dans les algues, a la caresse des
flots montants? Du menton, de de quartz arrondi, qu'il comparait aux
promontoires des iles grecques, et de ces joues a la pulpe de fruits,
a la cuticule de fleurs, dont il lui fallait modeler les oves comme on
dessinerait un reflet de la lune sur la mer?...

--On pourra sauver les yeux, fit l'interne.

--Quoi, seulement?

--Oui.

Il lui expliqua que les globes n'etaient que legerement touches et que
tout dependait du degre de perforation des paupieres. Sur ce point
devait porter la cure, difficile d'ailleurs, d'une delicatesse extreme,
et qui reclamait une assiduite constante d'observations et de soins.

--Je vais aller moi-meme vous faire preparer le collyre, mais vous
devriez, et ce serait plus sage, me la laisser transporter a mon
hopital, j'y veillerais de plus pres au pansement. Une absence d'un
quart d'heure, un assoupissement sur votre fauteuil de garde-malade, une
distraction suffiraient a achever l'oeuvre de destruction du visage.
Elle serait aveugle a jamais.

--Allez me chercher le collyre, dit Petrus.

Pendant les trois premiers jours, doubles de leurs nuits, le sculpteur,
assis ou debout, ne quitta pas une seconde Marina, meme du regard.
L'interne lui avait trace minutieusement la ligne therapeutique a
suivre, et il venait a chaque instant s'assurer de la bonne marche du
traitement.

--Ma foi, declarait-il en lui serrant la main, vous etes un infirmier
admirable! A quel moment paturez-vous?

--Je ne sais pas, souriait l'artiste. On m'entonne de la bouillie, comme
aux gosses. Les camarades de la villa! Mais il n'y a plus d'heures, ni
de matin, ni de soir. Elle verra, n'est-ce pas?

--Je l'espere. Surveillez bien, cette nuit encore. Ca va. Bravo.
Voulez-vous que je vienne vous relayer?

--Merci, non. A demain.

Il n'y avait, en effet, rien a craindre. Non seulement Petrus Lymon,
en qui la volonte virtualisait, pour ainsi parler, l'athletisme, etait
determine a lui conserver la vue, mais il etait resolu a bien d'autres
choses encore. Il roulait donc ses divers projets dans l'ombre nocturne,
au pied du lit de la malade, sous la lampe a demi baissee, lorsque,
lentement redressee, Marina, d'une voix etouffee par les compresses,
murmura distinctement:

--Un miroir.

C'etait son premier mot. Il signait la femme, certes, et toutes les
femmes, mais il terrifia le sculpteur plus que ne l'avaient fait toutes
ses clameurs de brulee vive. Se voir, elle voulait se voir, ah!
mon Dieu, dans l'etat de defiguration ou le corrosif l'avait mise!
Qu'allait-il faire? Comment parer a cette curiosite dont l'effet allait
etre epouvantable? Quel pretexte, quelle defaite, plus claire encore que
le refus pour elle? Un miroir a la Venus vitriolee!...

--Le medecin ne te le permet pas encore, ma cherie. Pas d'imprudences.
Non.

--Mais j'y vois, insistait-elle, en ecartant le bandage, je t'assure que
j'y vois. C'est un peu confus encore, mais je te distingue tres bien,
mon Petrus; tu es la, derriere l'abat-jour de la lampe. Donne-moi ton
petit miroir. Il est au mur de l'atelier. Tu ne veux pas? Je suis donc
devenue un monstre?

Il se leva, glace de sueur froide, et, d'un tour de main rapide, il
eteignit la lampe.

--Tiens, il n'y a plus d'essence dans la torchere, s'ecria-t-il en
eclatant de rire, elle est bien bonne!

Et, se penchant sur elle, il l'embrassa sur ces tristes yeux a peine
dessilles, comme on embrasse une morte, puis il la berca doucement, tout
doucement, avec des chuchotements d'amour, entre ses bras puissants de
manieur de terre, jusqu'a ce qu'elle fut bien endormie. Alors, il prit
le collyre et le jeta dans les tilleuls, par la baie de l'atelier. Puis,
avec son chapeau et son gourdin, il s'en alla heurter a la porte d'un
peintre voisin, qui etait Corse, et dont il aimait le caractere rebelle
aux compromis de la societe "continentale".

Quand ils revinrent, a l'aube, Marina n'avait plus besoin du miroir,
etant aveugle.

Deux ou trois jours apres, dans les feuilles, une nouvelle diverse
relevait, entre autres suicides, celui d'un charcutier du sixieme
arrondissement, dont on avait retrouve le cadavre dans les filets de
Saint-Cloud, avec la justification de sa mort volontaire.

J'ai assiste, a cote de Falguiere, au mariage de Petrus Lymon avec
Marina, l'annee de sa medaille d'honneur pour l'_Anadyomene_. Ce fut le
maitre de Toulouse qui mena la mariee a l'autel. Elle etait voilee
d'un epais crepe bleu fonce qui l'enveloppait, comme une decapitee de
legende, jusqu'aux epaules. La moitie de l'Institut etait la, toute
la villa des Tilleuls, et le peintre corse servait de temoin au jeune
sculpteur triomphant.




LA PLUS TERRIBLE ARME DU MONDE


Elle ne se signalait entre les dix ou douze autres lettres de son
courrier du jour que par l'apparence de prospectus qu'elle avait. Aussi
l'elimina-t-il pour la lire "quand il aurait le temps", non sans avoir
remarque, au passage, que sur l'adresse, typographiee, son nom etait
legerement ecorche, Lemalot au lieu de Lemalo, selon l'orthographe de
sa patronymie bretonne. Puis, sa correspondance depouillee, il sortit,
ayant oublie la circulaire.

Quand il rentra, il la revit sur son sous-main, ou l'honnete Firmin, le
valet de chambre, qui l'avait ramassee a terre, l'avait mise, bien en
vue, scrupuleusement. Il l'ouvrit donc et il lut. Elle ne contenait
qu'une ligne et la signature:

"Ta femme te trompe.... Un ami."

C'etait la bonne vieille lettre anonyme, dans toute la couardise de
sa stupidite. Comme l'adresse, elle etait typographiee; et meme, a y
regarder de plus pres, composee de mots decoupes dans quelque periodique
et colles a la suite avec un art remarquable. Il reprit l'enveloppe,
c'etait de meme. Un timbre y fleurissait sa politesse.

--Depenser dix centimes pour ca, quel luxe! monologua-t-il gaiement, et
il flanqua le poulet dans la corbeille a papiers.

Adele trompait Charles, son Charles qu'elle adorait, et chaque jour de
plus en plus, depuis leur mariage, au point que quelquefois cet amour,
en constant renouveau de lui-meme, lui faisait peur. Il en arrivait a y
voir un presage de mort.

La nuit suivante, ils ne s'embrasserent point. Adele, un peu boudeuse,
mais non inquiete, s'etait endormie chattement sur l'epaule du cher
bien-aime. Quand il la sentit envolee au pays du reve, il se laissa
glisser du lit, et nu-pieds, comme larron nocturne, sans se rendre
compte de l'inconsequence d'un pareil mystere, il souleva la tenture
de son cabinet, en poussa la porte, et se dirigea a tatons vers la
corbeille. Il la trouva aisement, dans l'ombre, a la place usuelle,
la saisit, s'assit au bureau, le panier sur les genoux, et, ridicule
vraiment, il eut honte en cette obscurite.

"Que veux-tu de la lettre infame?" lui criait dans la poitrine cette
voix interieure que nous y entendons tous, qui demande: "Oui ou non",
sans plus, et veut une reponse. "Oh! la detruire", fut la sienne, tres
sincere. Morte la bete, mort le venin; il avait neglige de tuer le
crapaud.

Un tour au bouton electrique, le cabinet s'eclaire, la corbeille verse
toute sa paperasserie sur la table, voici la lettre. C'est bien elle. Ne
l'aurait-il pas reconnue, du reste, la "circulaire" typographique aux
mots colles, dans une charretee de chiffons?

La relire? A quoi bon, il la possede par coeur: "Ta femme te trompe.
Un ami." Sa femme, c'est Adele. L'ami, qui est-ce?... Peut-etre
importerait-il de s'en enquerir tout de meme? Et il la relit sous
l'abat-jour, dans le rond lunaire qu'il projette. Allons, il ne faut
rien detruire. C'est plus sage. On ne sait pas!...

Il replie la lettre, l'insinue dans son enveloppe, timbree et datee par
la poste, et il la range au fond, tout au fond du tiroir dont il a seul
la clef, sous l'amas des papiers de famille. Puis il eteint la lampe
electrique, et il retourne au lit conjugal. Adele dort, douce,
charmante, rayonnante de foi amoureuse, du sommeil pacifique des saintes
que le Juste fait relever du poste terrestre de la vie, les mains
jointes. Mais lui, le pauvre Charles, il ne dormira plus, ni cette nuit,
ni les autres:--les Eumenides ont passe!...

Sauf le front carre ethnique, il ne demeurait plus rien, en Charles
Lemalo, de la race celtique, si rebelle aux fatalites, dont il relevait
par ses origines.

La malheureuse Adele, desolee, ignorant tout et ne devinant rien, voyait
son Charles changer d'heure en heure,--il avait grisonne en quinze
jours,--ne comprenait pas ce qui le detachait d'elle, et elle regardait
s'en aller son amour comme une mere regarde, de la falaise, s'effacer la
fumee du navire qui lui emporte son petit.

--Qu'est-ce que tu as, enfin.... Mais qu'est-ce que tu as?

--Rien.... Je ne peux pas te dire.... Une espece de neurasthenie.... Ni
cause, ni pretexte.... Je vais tres bien.... Mes affaires aussi.... Ca
s'en ira comme c'est venu, aux premiers beaux jours.... Un petit voyage
peut-etre?...

--Partons!

--Non, pas encore.

--Ah! tu ne m'aimes plus, sanglotait-elle.

Alors il l'entourait de ses bras et il la taxait de folie.... Ne plus
aimer Adele, lui, Charles? On en entendait de droles!... Mais elle
voyait juste: il ne pensait plus qu'a la lettre, nuit et jour. Partout,
et jusqu'a la Bourse, dans la vociferation.... La lettre, la lettre!...

Comme il avait fini par la porter sur lui, dans une poche a ressort de
son portefeuille, elle le perforait a meme, tout vif, terebrante.

Un matin, apres une insomnie traversee d'hallucinations, le besoin
de tuer s'imposa a sa volonte reconquise; oui, s'imposa, comme une
certitude algebrique. Tuer, qui? L'"ami" de l'anonymat, le colleur de
mots decoupes, celui qui savait la trahison d'Adele, "fausse ou vraie",
n'importe. Ce meurtre etait bon, tres bon, il fallait y proceder sans
retard. Ce n'etait pas cela qui lui faisait peur. Il y a des agences
speciales et "vidocquiennes" qui flairent les turpitudes humaines, comme
certains sorciers hydrographes sentent l'eau courante dans le sol par
l'humectation des orteils. S'adresser la?

Sans doute, en pareille detresse, il paierait ce qu'il faudrait payer,
et dirait ce qu'il faudrait dire. Mais lui demanderait-on la lettre?
Evidemment, rien a faire sans elle. "Ta femme te trompe." Ils le
sauraient alors, les detectives? Impossible, on ne deshonore pas une
femme ... quand on l'aime ... fut-elle coupable. Un autre moyen.

Rue Sainte-Anne, numero 11 _1er_, au quatrieme etage, tous les jours de
2 a 6 heures consultations....

--Mme Sephora du Tarot, cartomancienne?

--C'est ici, monsieur. Veuillez entrer. Elle va vous recevoir, vous etes
M. Charles Lemalo? Elle vous attend, Elle est prete.

Et il tend la lettre a la devineresse, dans l'enveloppe, timbree et
datee par la poste.

--Qui m'a envoye cela?

Mme Sephora ferme un instant les yeux, palpe la lettre, sourit et dit:

--On n'a pas besoin d'etre du metier. C'est une delation ... contre une
personne qui vous est chere....

--En voyez-vous l'auteur?

--Distinctement. C'est une femme de basse extraction ... d'ame plus
basse encore, voleuse, ivrognesse, fielleuse, qui s'amuse, dans une loge
de concierge, a decouper des mots dans les feuilletons.... Elle en fait
des phrases qu'elle adresse sous pli a des gens qu'elle ne connait pas
et dont elle pique les noms, au hasard, avec une epingle a cheveux, dans
un vieux Bottin perime.

--Comment, elle ne me connait meme pas?

--Ni vous, ni votre dame. C'est par plaisir. Elle charge son neveu,
jeune apache de quatorze ans, plein d'avenir, du soin de semer ses
compositions dans les boites a lettres devant lesquelles il passe. La
votre doit venir de Saint-Denis.

--Ce neveu, ou loge-t-il?

--Ah! dame ... ou il peut, le cherubin.

--Et la tante?

--Secret professionnel. Nous ne denoncons point, nous voyons seulement.

--Merci, madame.

--A votre service.

Une concierge, la lettre venait d'une concierge, que recreait idiotement
ce jeu d'empoisonneuse et qui l'exercait dans les vingt arrondissements!
Mais disait-elle vrai, la somnambule? Intelligente, perspicace, digne de
sa reputation considerable, certes, si la divination etait une science;
or elle n'est qu'un art. Et Charles, en s'en allant, s'apercut qu'il ne
croyait pas.

Le doute l'avait ressaisi dans l'escalier meme. Les Eumenides
l'attendaient a la porte. Dans le portefeuille, pres du coeur, le curare
reprit son oeuvre, car il faut qu'elle ait son homme, la lettre anonyme!
la lettre, la lettre!...

Elle l'eut, et en un mois.

Un soir, Charles Lemalo sentit qu'il allait devenir fou. Il n'avait pas
pu "tuer". Il rentra chez lui, l'oreille bourdonnante, les meninges
enflammees, vide de toute pensee. Adele etait absente. Il tira la
lettre: "Ta femme te trompe.... Un ami", la delaya dans un verre d'eau,
en bouillie, l'avala et se fit sauter la cervelle.

En verite, je vous le dis, la lettre anonyme est la plus terrible arme
de ce monde.




A DEUX DE JEU


La province n'a pas change depuis Balzac et Flaubert, ni meme depuis le
Pourceaugnac de Moliere, et le capitaine Boldon s'y embetait a perir.

Inutile de determiner la ville ou, dans l'ombre d'une magnifique
cathedrale, il n'arrivait plus a se raccrocher la machoire. Oyez
seulement, pour l'intelligence de ce conte, qu'il etait tresorier-payeur
du regiment en garnison dans ladite ville. Il rehaussait l'honneur de
cette fonction de confiance par une demi-douzaine d'insignes militaires
decroches a la pointe de son epee de brave et au milieu desquels
l'etoile rayonnait comme une planete entre ses satellites.

Or, le destin voulut qu'un soir, ou il lui semblait que tout le marasme
du departement se fut agglomere dans son crane, il entrat, pour se
distraire, dans un cafe-chantant ou les camarades du mess lui avaient
signale une jolie fille. Elle repondait, et sur un signe, au prenom turc
de Zulma. De talent, point; l'esprit d'une oie; mais, vraiment charmante
aux chandelles, et comme, de toutes parts, on s'arrachait la divette,
tant il pleut d'ennui en province, le pauvre tresorier s'en etait feru
jusqu'a la fureur, dite en grec: dionysiaque. Elle ne lui resista que le
temps de le coter a son prix de rendement hebdomadaire et, references
prises, elle fut a lui, avec partage. Par malheur, il voulut etre seul
les sept jours de la semaine et Zulma, sans preference, y posa les
conditions de surenchere usuelles dans le negoce.--De telle sorte que,
dans la caisse du regiment, la "grenouille", d'abord tronquee, coassa,
puis, mangee, se tut, morte.

Le jour, le dernier du mois, ou l'intendance militaire annonca sa bonne
visite au capitaine, a fin de verification de comptes, l'enfant de Mars
qui, je le repete, etait un brave, s'en alla prendre un air de balade
sur les bords allonges du canal, dont la ville est traversee d'outre en
outre comme une poitrine par un sabre. C'est un vieux canal dormant,
abondant en herbes, et dont le transit est ruine depuis cent ans par la
voie ferree qui le cotoie et l'inutilise. Le capitaine s'amusait a le
sonder par quelques pierres lancees d'un bras nerveux, lorsqu'il vit
venir, en sens inverse, cet excellent M. Camuret, notaire notoire et
fort aimable de la ville a la belle cathedrale.

--Que diable faites-vous par ici?

--Et vous-meme?

--Vous le voyez, des ronds dans l'eau.

--Oui, on ne sait comment tuer le temps, avait souri le tabellion;
tenez, le croiriez-vous, moi qui vous parle, j'allais au cercle!

Le capitaine regarda fixement ses bottes:

--Au cercle? fit-il, c'est vrai, je n'y avais pas pense! Eh bien!
mais.... Allons-y ensemble. Voulez-vous?

--Comment donc, je l'avais sur la langue!

Il restait a Boldon une soixantaine de francs sur la "grenouille" pour
faire face a la curiosite de l'intendance aux lunettes rondes. Le jeu,
c'est l'ultime ressource, parfois providentielle, de ceux qui vont
demander aux vieux canaux deserts le bain ou se lave l'honneur et se
guerit le mal de divette turque. Qu'est-ce qu'ils en feraient de ces
trois louis, les brochets qui dedaignent meme les pommes. Enfin, sait-on
si la Fortune n'a pas de risette, sur le tapis vert, pour un bon soldat
couture de blessures, decore de l'ordre, et qu'une coquine de femme
a entraine graduellement a sa premiere faute, et la derniere, bien
entendu?

Chemin faisant, il s'informait courtoisement de la sante de la belle
notairesse, Mme Camuret avec qui il avait eu le plaisir de danser au
bal du prefet, de ses six jolis enfants, du drole de petit singe qu'il
voyait souvent danser, dans sa cage, a la fenetre, de la prosperite de
l'etude et du nombre de ses heureux clercs? Arrives devant le cercle,
ils se firent les politesses du pas de porte et ils y monterent.

Non seulement Me Camuret etait le plus aimable des notaires de
province, mais il passait pour en etre le plus honnete. Sa clientele se
distinguait et par le nombre, et par la qualite. On ne testait, on ne
contractait, on n'heritait que chez lui. Pour les depots d'argent, de
valeurs et de titres, nul ne voulait d'autre etude que la sienne. Il est
vrai qu'il l'avait achetee fort cher, le double meme, disait-on, de ce
qu'elle valait, a son patron et predecesseur, Me, Courtembuche, dont je
n'ai rien a vous apprendre, sinon le nom, fait pour vous plaire. C'est
de la dot de sa femme qu'il lui en avait d'abord paye la moitie. Le
bruit courait qu'il restait debiteur du reste, mais la rumeur s'arretait
la, et personne n'etait inquiet sur le complet versement de la creance.
Il eut suffi, pour clore le bec aux medisants, de leur objecter la
fecondite probante et victorieuse de Mme Camuret qui, tous les ans,
ornait d'un enfant nouveau son front conjugal d'heureux pere. Se
charge-t-on ainsi, si on ne peut ni les elever ni les nourrir, de six
bouches roses en six annees? Enfin, Me Courtembuche ne tarissait pas
d'eloges sur l'intelligence, la probite, l'activite de son "eleve"
devenu le titulaire de sa charge.

Au cercle, donc, attables, l'un devant l'autre, le notaire et le
capitaine trompaient leur ennui de province par une partie naive
d'innocent ecarte, Camuret ayant declare qu'en fait de jeux il n'en
connaissait pas de plus amusant, ni d'autre, excepte le billard auquel
il n'avait pas joue depuis son mariage. Au bout d'une heure le tresorier
fut "nettoye" de ses trois louis. Il dut declarer a son partenaire qu'il
etait oblige de lui faire charlemagne. "Les brochets, marmonna-t-il
entre ses dents, n'auront que le cuir de la bourse."

Soit que Camuret n'eut pas entendu, soit qu'il n'eut pas compris
la reflexion dont le sens etait, en effet, enigmatique, il offrit
spontanement au decave de poursuivre sur parole, sur la foi des jetons
du cercle, et aussi longtemps qu'il plairait au brave capitaine.

--Tope donc! fit celui-ci qui n'avait plus a craindre ni gain ni perte.

De telle sorte qu'ils continuerent, sans entendre le battant des heures,
dans une sorte d'abrutissement machinal, l'interminable partie monotone
dont l'enjeu courait devant eux et faisait boule de neige.

Vers deux heures du matin, ils sortirent, harasses et suants, et, a
l'air frais de la nuit, ils se regarderent comme eveilles d'un songe
seculaire de feerie.

--Ah! mon Dieu! capitaine!

--Vous, maitre notaire?

--Que doit-on penser de mon absence a la maison?

--Et de la mienne a la caserne?

Mais, tout a coup, Camuret s'affala sur une borne et, avec un geste
d'homme ecrase par la tuile de la fatalite:

--En somme, fit-il, je vous dois trente mille francs?

--Mon Dieu! oui, la chance m'a traite, quoique garcon, en homme marie!
Je vous confesse que ces trente mille balles me tombent a point nomme
pour eviter une catastrophe. Je vous serais meme oblige, cher monsieur,
de me les faire tenir avant midi. Cela ne doit pas gener beaucoup un
riche magistrat tel que vous et j'y compte.

--Vous les aurez, fit le notaire qui se detourna pour cacher son
trouble.

Mais il ne put le dominer et il se mit a mordre son mouchoir et enfin a
sangloter comme un enfant.

--Qu'est-ce que vous avez donc, Camuret?

--Rien, rien. Ah! mes pauvres enfants! Ma malheureuse femme!... Mon
etude, mon nom, tout est perdu, tout, tout!...

Boldon comprit. Pour faire honneur a des echeances, celles du paiement
de sa charge, sans doute, le plus honnete notaire de province trafiquait
sur les depots de sa clientele par des speculations dont la decouverte
etait menacante. Il etait venu au cercle pour demander un secours
desespere a la Fortune, et il en sortait greve d'une dette de plus, une
dette de jeu, sacree, irremissible. Le soldat eut pitie du notaire.

--Sacrebleu! ne pleurez donc pas, nous sommes a deux de jeu; moi, j'ai
mange la grenouille du regiment par amour pour un ange de caboulot.
C'est a cette absurdite que je dois de vous avoir rencontre sur le
canal, en train de faire des sondages dans l'eau.

--Vous aurez vos trente mille francs avant midi, reitera le notaire.
Adieu, adieu.

Et il s'eloigna en secouant la tete. Le tresorier le rejoignit.

--Ecoutez, Camuret, vous etes pere et chef de famille; moi, je n'ai
personne que Zulma qui me mene droit en enfer, ou l'on va aussi bien
tout seul. Donnez-moi votre main, et jurez-moi de ne plus toucher une
carte le reste de votre vie. Me le jurez-vous?

--Oui.

--C'est dit?

--C'est dit.

--A present, mes hommages a votre charmante femme, et gardez vos trente
mille francs.

Le lendemain, le brave capitaine Boldon avait disparu de la ville a la
superbe cathedrale. On le chercha partout et on le cherche encore. Le
vieux canal dormant ne l'a jamais rendu a l'intendant aux lunettes
rondes ni a Zulma la Turque, qui, de sa disparition, ne s'est meme pas
inquietee une minute, car telles sont ces liaisons legeres, distractions
de la vie de province.




L'ALLIANCE


Comme apres Irene, sa femme, Jacques Bertignac etait assurement l'etre
qu'il aimait le plus sur la terre, puisque ses pere et mere etaient en
paradis, Leon Rainville avait tenu a conduire au Havre ce cher ami des
bons et des mauvais jours, qui s'y embarquait pour le nouveau monde.

Jacques s'expatriait. Il en avait assez de la vieille Europe, de Paris,
de tout.

--Je me suiciderais, avait-il dit, autant vaut que je m'en aille.
N'est-il pas mieux de faire peau neuve que de se crever l'ancienne?

--Pourquoi ne te maries-tu pas? lui avait suggere Leon, tu es jeune,
riche, solide et beau gars. Je te preche d'exemple. Vois comme je suis
heureux avec Irene.

--Ah! Irene, trouve-m'en une autre, puisque tu me l'as prise, Irene!

--Il n'y en a pas deux, en effet, acquiescait l'epoux triomphant, mais
je ne te l'ai pas prise, Jacques, puisqu'elle n'etait pas a toi. Nous
nous la sommes disputee loyalement l'un a l'autre, et c'est dans ma main
qu'elle a laisse tomber la sienne, sans doute parce que c'est moi qui
l'aimais le plus.

--Il est probable.

Et Jacques etait parti la-bas, sur ce steamer qui s'effacait a
l'horizon, avec son rouleau de fumee bise.

Au retour, dans sa belle villa du parc de Neuilly qu'il habitait toute
l'annee, n'ayant qu'un pied-a-terre a Paris pour ses affaires, Leon
n'avait pas trouve Irene a la maison.

--Madame est a Paris, chez son couturier, mais elle sera rentree pour le
dejeuner, car elle attend Monsieur, elle a recu sa depeche du Havre.

Il alla donc faire un tour dans sa serre, qui etait fort belle, dont
il etait fier et que le pere Noirot, un vieux jardinier, entretenait a
miracle.

--C'est-il donc qu'on ne verra plus M. Jacques, disait Noirot, et que
vous l'avez embarque pour toujours? Quelle pitie que la vie! Il aimait
tant les fleurs et il s'y entendait comme un de la partie. A propos,
j'allais oublier que j'ai quelque chose a vous remettre.

Et, relevant sa blouse, il prit dans la poche de son pantalon une boite
a allumettes, l'ouvrit d'un coup de pouce et en tira une bague d'or,
toute simple et sans pierreries, qu'il tendit a son maitre.

--Mais c'est une alliance, fit Rainville, et meme celle de ma femme. Ou
l'avez-vous trouvee, Noirot, et comment?

--En ratissant le sable, patron, sous le banc de la grotte.

--Oh! que c'est drole! Et quand ca?

--Le lendemain matin de votre depart.

--Merci, elle doit la chercher partout. Pourquoi ne la lui avez-vous pas
rendue?

Le jardinier regarda Rainville, baissa les yeux sur ses sabots et dit:

--Parce que je ne savais pas que c'etait a elle et qu'elle ne me l'a pas
demandee.

Sur ces entrefaites, Irene arriva de la ville et son mari s'inquieta de
la mauvaise mine qu'il lui trouvait.

--Bonte divine, ma cherie, ces traits tires, ces yeux creux, es-tu
malade? Qu'as-tu donc fait durant ma courte absence?

--Je t'ai attendu, sourit-elle en se laissant mollement embrasser sans
rendre le baiser.

Dejeuner maussade, aux propos sans fonds, sans suite, vagues. Leon
lui donne a remarquer qu'elle ne lui a adresse aucune question sur
l'embarquement du "pauvre ami, perdu pour eux a jamais peut-etre".

--Est-ce que vous vous etes quittes faches, Jacques et toi?

--Au contraire, ricane-t-elle.

Et elle se leve, enigmatique.

Tout a coup, il songe a la bague remise par Noirot. Il l'a dans son
gousset, cette bague.

--N'as-tu rien perdu, Irene?

--Moi? Ou cela?

--Mais ... dans le jardin ou ailleurs!

--Quoi donc? interroge-t-elle, prete a tomber, glacee.

--Ton alliance?

--Ah! c'est vrai. Tu sais cela? Je l'ai retrouvee, heureusement, au
detour d'une allee. La voici.

Et elle la lui montre. Elle en a une autre au doigt. Une autre!

D'abord, il ne comprend pas. Hebete, il la laisse regagner, sa chambre,
s'en aller.... Et voila que, d'un coup, tout le drame s'eclaire.

La grotte de la serre, le banc sous lequel a roule la bague, ce depart
desespere de Jacques.... Il l'aimait encore. C'etait pour elle qu'il
venait presque tous les jours.... Oui, c'est cela; il a obtenu un
rendez-vous d'adieux, le premier et le dernier, moyen infaillible....
Elle y est venue, parce qu'elle est tres bonne; elle s'est defendue,
mais l'homme est le plus fort ... il l'a etourdie, il l'a prise ...
comment? La bague perdue le revele: par violence.... Un demi-viol!...

Et alors, comme elle ne la retrouvait pas, la bague, il a bien fallu la
remplacer.... C'etait facile, toutes les alliances se ressemblent....
Le temps de faire graver chez un bijoutier leurs deux noms reunis:
Leon-Irene, et la date du mariage: 12 avril 1900, voila. Et elle peut
dire ainsi qu'elle n'a rien perdu dans la serre,--non, rien, en effet,
excepte la vie de deux hommes.

Des bateaux de transit pour l'Amerique; il en part tous les jours de la
semaine. Vite, a la gare du Havre, il a le temps d'arriver au train.
Mais il allait oublier son revolver pour tuer l'infame, a bout portant,
dans l'oreille, comme un chien enrage qu'on abat. L'arme est dans sa
chambre, la-haut; il monte la prendre. Il s'arrete a la porte et il
ecoute.... Ce sont des sanglots, des cris etouffes, le bruit d'une
douleur immense!... Non, Irene n'est pas coupable. Le miserable l'a
prise, cosaquee.... C'est evident.

Et puis, quand meme elle le serait, coupable? Il l'aime,--qu'on explique
cela, jamais il ne l'a aimee davantage, ni autant, la malheureuse.

Il redescend, sans revolver, dans le jardin; il y tourne et vire,
marchant sur les plates-bandes, butant aux arbres, pareil a un aveugle
egare en foret, et son tourment se mele a celui qu'elle endure, qu'elle
doit endurer, de se douter qu'il doute d'elle. Que craint-elle de lui
en ce moment? Qu'il la tue? Tuer Irene, Leon! C'est absurde, voyons! Le
divorce?... Il ne l'aurait plus alors, on les separerait?... Vivre
sans la voir, l'entendre, l'embrasser? Cette conception lui echappe.
Qu'est-ce que cela prouve, en somme, une bague perdue et remplacee?
Rien. Si, tout! Et puis, apres? Quand il aura supprime Jacques, en
sera-t-il plus mort qu'il ne l'est pour elle, et disparu pour lui, dans
ce nouveau monde ou il s'efface avec le steamer et sa fumee fuligineuse?
Car il y a encore ceci: que Noirot pouvait ne pas retrouver la bague ou
ne pas la lui remettre, et que, par consequent, rien ne serait arrive de
ce qui arrive, par hasard. Il suffirait que cela n'eut pas eu lieu.

Eh bien, cela n'aura pas eu lieu. Le pere Noirot est vieux, atteint de
la goutte, et il reve d'aller mourir dans son pays, en Provence. On l'y
enverra, sous un pretexte, avec une petite rente viagere, et le fait de
la bague sera biffe des contingences avec la preuve, la seule, de ce
qu'il prouve.

Quant au reste ... tant pis. C'est peut-etre d'un lache? Mais l'affaire
est entre lui et sa conscience. Il aime Irene et il ne veut pas qu'elle
souffre. Elle doit etre absoute, puisqu'elle est belle. Oh! ces cris,
cette lamentation derriere la porte! Non, non et non, et va pour un
lache. Il sera ce lache. Et que tout se taise dans son ame brisee. Amen!

Huit jours apres, le pere Noirot, remercie, s'en retournait a Grasse
pour y exhaler son ame au milieu des violettes et comme elles. La vie
avait recommence de couler paisiblement a la villa Rainville entre ces
deux pauvres etres que rongeait un commun secret qu'ils s'aidaient a
garder l'un vis-a-vis de l'autre, comme des complices. Car Irene aimait
son mari; celui-ci avait devine juste: elle n'avait succombe qu'a la
force male de "l'antagoniste" doublee du desir imperieux, loi des sexes
a laquelle les heroines de la vertu ne se soustraient que par la mort ou
le meurtre. Puis le temps fit son oeuvre, lente et sure, et Irene oublia
Jacques. Quant au mari, il etait heureux, lachement, et on ne l'est
qu'ainsi peut-etre.

Le 12 avril dernier, anniversaire toujours beni de leur mariage, au
moment ou, parmi les gerbes et les bouquets, Irene conduisait a table
ses douze convives, parents et amis, une auto s'arreta a la porte de la
villa et un homme en descendit, qui, allegrement et d'un pas familier
aux autres, vint droit au pavillon. C'etait le treizieme du festin.

--Jacques!...

Et Leon courut au vieil ami et lui ouvrit les bras.

--Toi! toi! quelle bonne surprise, et aujourd'hui encore!... Un 12
avril, notre fete!...

--On en revient donc, d'Amerique? avait jete Irene les levres serrees,
mais sans emotion apparente et en lui tendant la main gauche qu'il
retint dans un shake hand.

--Vous voyez, madame, meme au bout de sept ans d'absence.

Dans cette pression de mains, il avait senti la bague et il comprit
ainsi qu'elle l'avait retrouvee.

Aucun des hotes n'etait superstitieux et ne croyait au fatidisme des
nombres, sauf Leon, qui en avait toujours confesse la crainte; il
l'avait d'enfance. A ses yeux, il etait ecrit que, selon la Cene
evangelique, l'un des convives d'une table qui en assemble treize est
marque de mort. Au grand etonnement d'Irene, il s'egaya lui-meme de sa
credulite et fit ajouter le couvert de Jacques a cote de sa femme meme.
On dina treize.

La rentree en France de l'expatrie n'etait que passagere. Il venait
chercher a Paris ses papiers de famille et regler ses affaires pour se
marier. Il comptait se fixer au Canada, avec la famille de sa future,
jeune fille charmante de Quebec, et qui, d'apres la photographie qu'il
en montra, ressemblait comme une soeur a Mme Rainville.

--Enfin, clamait joyeusement Leon en battant des mains, tu as donc
trouve une autre Irene!

Et la soiree s'acheva en une longue causerie, comme autrefois, a la
meme place, dans la veranda ombreuse, pleine d'aromes, que baignait,
nocturne, un ciel printanier. Jacques partit le dernier pour regagner
l'hotel ou il etait descendu; mais, a un moment ou Leon marchait devant
eux dans l'allee, il glissa de force un billet a Irene. Le rendre,
comment? Mais elle se jura de ne pas le lire.

Elle le lut pourtant, car elle etait femme. "Il ne se mariait que pour
en finir, comme dernier remede, avant l'autre! Depuis sept ans, il
l'aimait toujours, il n'en pouvait plus. Il n'etait revenu que pour
la voir, une fois encore, la derniere, dans la serre. Et puis, il
disparaitrait a jamais. Il en faisait serment sur la memoire de sa
mere."

Et Irene alla au rendez-vous. Quelle est celle qui n'y fut allee comme
elle?

La voici dans la serre, a trois heures de nuit, se dirigeant a tatons,
parmi les plantes retombantes. Devant le banc, deux bras l'enserrent en
silence. C'est lui, Jacques.

--Laissez, je ne suis venue que par pitie. J'ai senti que vous vous
tueriez et que cette fois c'etait vrai. Mais j'aime mon mari, il est
bon, genereux et brave. Il m'a pardonne, car il a tout devine, et depuis
sept ans.

--Vous en etes sure, Irene?

--Cette alliance n'est pas mon anneau nuptial et je n'ai pas retrouve
l'autre.

--Et il le sait?

--Je le crois.

--C'est donc un lache?

Deux coups de feu repondent, de la grotte, a la question et a l'injure.
Irene et Jacques s'y precipitent, epouvantes.

--Leon ... mon Dieu!...

Rainville vient de se bruler la cervelle, et du bras deploye, au bout
de la main, entre le pouce et l'index, il tend l'alliance ouverte:
"Leon-Irene, 12 avril 1900", la vraie.




L'HORREUR HUMAINE


Ils deboucherent dans des bois dans le village. Sur un brancard
d'ambulance, quatre d'entre eux portaient le cadavre de l'officier
qu'ils deposerent sur la dalle de la fontaine, au centre de la place, a
mi-cote devant l'eglise, ou leur major lui lava les cheveux et la barbe,
rouges de sang.

La balle du franc-tireur s'etait logee en plein front, comme dans un
carton de cible. Le coup decelait l'embuscade mais ne signait pas le
fusil. Les Bavarois avaient battu futaies, haies et fourres, et ils
n'avaient trouve personne. Or, ni en 1792, ni en 1815, ni en 1870,
les armees invasionnaires n'ont jamais accorde vertu belligerante aux
_Freyschuetz_, et l'Allemagne ne les admet qu'en opera, la paix regnante.
En guerre, elle les fusille.

M. le cure parut sous le portail. Il etait vetu de l'aube et de l'etole.
Il s'avanca, suivi de femmes et d'enfants, vers le capitaine, qui le
salua fort poliment et s'ecarta pour laisser le pretre delivrer au
mort le viatique. Ce devoir apostolique rempli, le pasteur monta au
presbytere, digne et froid, il en tira la porte.

Les Bavarois sont catholiques, ils ont droit a la terre sainte.
L'officier tue fut donc enterre, par les soldats, dans le cimetiere meme
du village. C'etait sans doute un personnage important d'outre-Rhin,
soit par sa valeur propre, soit par sa lignee, car le capitaine parla
devant la fosse faute et, a defaut d'autre verdure, ils y jeterent
des branches d'ifs et de cypres arrachees aux sepultures. Puis ils
retournerent camper sur la place, autour de la fontaine, sans requerir
vivres ni logements, ce qui etait assez extraordinaire et plus
inquietant encore.

Assis sur la margelle, le capitaine paraissait accable de tristesse a la
fois et de lassitude. Il appela un gamin, extasie par son casque.

--Mon petit, lui dit-il en pur francais, va me chercher le maire ou
l'adjoint, ca m'est egal.

Mais il n'y avait ni adjoint, ni maire: tout le monde etait parti a
l'armee, il ne restait que M. le cure.

--Ne le derange donc pas, fit le capitaine en se levant de la margelle.

Et le tambour battit dans la nuit qui tombait.

Mais en meme temps la cloche de l'eglise tinta, le recteur sonnait
l'angelus lui-meme, car il n'avait pas de bedeau, et c'etait l'heure. Le
capitaine fit un signe, le tambour s'arreta et laissa les airs a la voix
d'airain pacifique. Son appel ne fit sortir personne des deux cents et
quelques feux echelonnes sur le coteau, au pied du chateau desert et
clos. Ou le village etait lui-meme abandonne, ou ses paroissiens se
terraient. L'angelus se tut a son tour, et il s'epandit un vaste
silence.

Alors le tambour reprit et roula trois fois. Puis le capitaine, debout
sur la fontaine, enonca lentement dans cette solitude:

"Ordre de l'etat-major allemand. Les habitants de la commune ont un
quart d'heure pour se reunir tous dans leur eglise paroissiale, faute de
quoi les meubles, immeubles et recoltes seront livres a l'incendie. Les
femmes et les enfants, exceptes seuls de la mesure, pourront se refugier
au chateau, mais sans leurs animaux domestiques.

Cinq minutes apres, onze hommes parurent sur les seuils des chaumieres,
et, en verite, il n'en restait pas davantage, tous les valides ayant
rejoint les drapeaux. Du reste, ils n'en denoncerent eux-memes point
d'autre. Cette reserve comprenait un octogenaire, deux septuagenaires
dont l'un hemiplegique, un tailleur bancroche et borgne, deux fermiers
ou metayers, le veterinaire rebouteux, un cabaretier, le gindre du
boulanger, un sabotier et l'idiot porte-bonheur du village.

--Est-ce tout? sourit le capitaine, n'etes-vous que onze?

--Douze, releva le cure, entre par la sacristie. Et, a present, que nous
voulez-vous?

--Fermez les portes, et deux plantons a chacune d'elle, arme chargee,
fut la reponse.

Et le pauvre pretre palit, car il savait la rigueur implacable du
reglement militaire de l'ennemi.

--Oui, fit-il, il vous faut une vie en holocauste pour celle de votre
officier tue.

--Dites assassine, mon Pere.

--Eh bien, prenez la mienne, voulez-vous? Je suis marque de Dieu, pour
ce sacrifice.

Le chef bavarois s'etait detourne pour dissimuler son emotion.

--Je m'y attendais, salua-t-il; mais outre que les ministres de l'Eglise
sont sacres pour nous, il ne s'agit pas d'une vie seulement, monsieur
l'abbe, mais de plusieurs.

--Que voulez-vous dire?

--Qu'a l'aube trois de ces pauvres gens doivent etre passes par les
armes.

--Mais lesquels?

--Ceux qu'ils auront choisis eux-memes?

--Comment, eux-memes?

--Comme ils l'entendront, c'est leur affaire, ils ont toute la nuit pour
en debattre entre eux. Tels sont mes ordres et je vous laisse le soin de
les leur transmettre avant de quitter vous-meme l'eglise.

--Monsieur, je suis chez moi, lanca le pretre.

Et, relevant sa soutane sur la ceinture, il gravit d'un elan les degres
du choeur, et il cria:

--Aux armes, citoyens! et defendons-nous, Dieu le veut! melant ainsi les
deux paeans de la race.

Le capitaine haussa les epaules et, l'index tendu dans la direction du
chateau, il dit a mi-voix:

--Vous oubliez, mon reverend, que la-haut il y a des gages!

Et il sortit.

Alors l'horreur regna. La petite nef glaciale sombrait dans l'ombre,
comme un vaisseau qui coule bas avec ses naufrages. L'un d'eux, le
tailleur borgne et tordu, reclama de la clarte:

--Qu'on allume les cierges de l'autel, pour se reconnaitre.

--Non, objecta l'un des metayers, pour ce qu'on a a faire, inutile d'y
voir.

Mais qu'avait-on a faire? L'apparition de la lune dans un vitrail les
mit d'accord, elle les baigna d'une lueur terne ou ils semblaient des
ours blancs au pole. Machinalement, chacun avait repris a son banc la
place dominicale. L'idiot, juche sur le benitier, riait, les doigts dans
le nez, les jambes pendantes.

Les trois vieux causaient, assez calmes d'apparence. Pour l'octogenaire,
c'etait le garde-chasse du chateau qui avait abattu l'officier. Il
devrait donc se livrer, mais ou etait-il a cette heure?

--Bien loin, pour sur, comme tous les capons, qui, leur coup fait,
s'enfuient et laissent les autres payer pour eux!

L'hemiplegique s'offrit a le denoncer au capitaine, il le prenait sur
lui.

--Pour le temps qui me reste a vivre!...

--Ah! taisez-vous! leur jeta le cure, tremblant de honte.

Le rebouteux, tirant le gindre, s'etait, sans mot dire, a pas ouates,
rapproche de la tourelle du clocher. Qui sait si on ne pourrait pas
s'echapper a deux, l'un aidant l'autre, par la toiture?

--Non, tous ou personne, interposa le pasteur heroique, et donnant un
tour de clef a la petite porte de l'escalier en spirale; il la jeta
devant lui, dans l'obscurite.

Pendant ce temps, concertes pour un autre subterfuge, le cabaretier,
le second fermier et le sabotier essayaient d'enfoncer l'huis de la
sacristie qui etait clos et cedait deja a leur triple poussee.

--N'entrez pas la! vocifera une voix eperdue qui reveilla l'echo des
orgues.

Et le pretre se precipita, mais trop tard. Par la baie forcee, ils
avaient deja vu, dresses sur leurs matelas, les deux mobiles blesses, la
tete bandee et grelottants de fievre, que cachait la et soignait de son
mieux le saint homme. Et la decouverte les exalta jusqu'au delire.

Sauves! Ils etaient sauves. Deux des victimes se presentaient
d'elles-memes a la vindicte allemande, a demi mortes deja, d'ailleurs,
et quant a la troisieme, il n'y avait meme pas a la designer. Elue
mentalement, des la premiere minute, par les dix justiciers instinctifs,
unanimes; c'etait evidemment le demente qui, a califourchon sur le
benitier, s'amusait follement de les voir se demener dans les verdatres
reflets lunaires.

Ils appelerent a grands cris le capitaine.

--Notre choix est fait, ouvrez!

Le cure s'etait ecroule, les mains jointes, au pied du tabernacle, car
on peut lutter contre l'hyene, le chacal et le tigre, mais point contre
la bete humaine en mal de lachete. Il priait.

Le capitaine vint, et, d'un coup d'oeil, il vit et comprit. Il hela huit
hommes de sa compagnie:

--Portez ces deux soldats francais au presbytere, plantez-y le drapeau
d'ambulance, et prevenez le major. Allez!

Et, cela dit, il disparut.

Ainsi donc ils en etaient pour leur infamie. C'etait entre eux, les
onze, qu'ils devaient proceder a la selection terrible et nommer les
trois fusillables. Ils s'affalerent aneantis. La lune avait tourne et
les laissait en pleines tenebres. L'horloge sonna la deuxieme heure de
nuit, et la question: Que va-t-on faire? fut renouvelee par le plus gros
des deux metayers.

--Au sort! clama le tailleur, nos peaux se valent.

--Non, votons, proposons le cabaretier.

--Voter, comment? objecta le rebouteux, on n'y voit rien.

--C'est vrai!

Et tous de reclamer les cierges. Le cure les alluma a tatons, comme
aveugle; de grosses larmes lui roulaient sur le rabat. Ils voterent dans
sa barrette, sur une feuille de papier de contributions dechiree en dix
morceaux et que le cabaretier avait encore dans sa poche.

Au releve, l'octogenaire etait condamne par six voix, et, par quatre,
le sabotier, malheureux homme des bois, qu'ils connaissaient a peine
et pour le voir une fois l'an, a la foire, les jours de fete de la
paroisse.

--C'est bon, fit-il, on ira, mais qu'est-ce que je vous ai fait?

Le vieillard de quatre-vingts ans n'y mit pas le meme fatalisme. C'etait
un paysan sournois qui passait pour tres riche et a qui on ne savait pas
d'heritiers.

--L'innocent n'a pas vote, ca ne compte pas. On n'etait pas onze dans la
barrette.

Sur cette chicane la querelle s'engagea, sinistre, autour des cierges
qui semblaient bruler pour un autodafe.

--L'idiot ne sait ni lire ni ecrire. Puisqu'il est le troisieme, il
n'a pas a designer les deux autres. Ce n'est pas de jeu, glapissait
l'octogenaire, vous etes des miserables, nous sommes onze, onze,
onze!...

--Le vote est acquis.

--Oui, oui!

--Non!

--Si!

--C'est abominable, pire que chez des loups, on n'a encore pas vu ca
sur la terre! Fusiller un vieil homme de quatre-vingts ans! Grace, mes
amis.... Tenez, qu'est-ce que vous voulez que je donne a M. le cure pour
ses pauvres, pour son eglise, pour vous?

--Assez, assez, c'est la justice. On a vote. Nous sommes en Republique.

Pour depeindre ce qui se passa alors dans cette eglise de village, il
faudrait un Balzac ou un Shakespeare. Je ne l'essaierai pas. A la bouche
de l'enfer on n'entend pas de pareilles imprecations. L'octogenaire,
les poils herisses, et tel un sanglier accule dans sa bauge, vomissait,
contre ses juges, le torrent des accusations de vol, d'usure, de
debauche, d'assassinats, toute l'histoire de la commune, de peres en
fils, sur dix generations. C'etait le carnet du diable. Ah! oui, ils
meritaient d'etre tous fusilles par les Prussiens, et brules vifs, eux,
et leurs meres, et leurs femmes, et leurs batards, toute la vermine et
la racaille.

L'idiot dansait de joie autour du benitier. Le pretre s'etait evanoui.

A l'aube, le portail s'ouvrit et les trois victimes furent livrees. Le
peloton de douze fusils etait deja range sur place. Le capitaine disposa
lui-meme, et le dos tourne, les condamnes, 1e vieux qui paraissait
tomber en lambeaux, le sabotier qui se signait a tour de bras et le
porte-bonheur du village, et rapidement il leva son epee. Mais, plus
rapidement encore, une ombre noire avait passe, et la soutane d'un bon
pasteur du Christ ramassait toute la decharge.

Elle etait, il y a deux ou trois ans encore, avec ses douze trous de
relique, dans le tresor de l'eglise de V... V..., ou je l'ai vue.




LES CHEMISES SANGLANTES


J'ignore si depuis 1886, annee de mon excursion en Corse, Sartene s'est
hausmanisee, et meme humanisee, mais elle etait alors la citadelle de la
vendetta.

Il y a des villes blondes, et des rousses, Sartene est brune. De ses
maisons en terrasses, echelonnees, comme des chevres, au versant de
l'Incudine, la vue plane et plonge sur la vallee de Figari, la Tempe
corse, vaste vignoble onduleux, violet en septembre, brode et ourle d'or
ou l'on presse certain vin, essence de soleil, dont un seul verre abat
son homme. C'est non loin de la, sur la route de Bonifacio que,
dans l'ombre du mont Quieta, le bien nomme, se cache, sous les pins
ombelliferes, un monastere blanc sans moines, desert, distillerie
aerienne d'aromates, ou j'ai laisse l'un des reves de ma vie, le reve de
"quietude".

Lorsque nous le decouvrimes, mes compagnons de route et moi, au hasard
d'une chevauchee, d'ailleurs asinesque, a travers les lianes et les
ronces du maquis, le couvent abandonne et bourdonnant d'abeilles venait
d'etre temoin d'un meurtre.

--C'est ici, nous dit notre petit guide que Tafani a tue Gravona.

On a beau etre rassasie de ces histoires de banditisme, dont la
_Colomba_ de Merimee est le type et reste le chef-d'oeuvre, leur interet
romanesque se renouvelle singulierement quand on les entend conter dans
l'ile meme. J'ajoute qu'on ne les comprend bien que la, et qu'il faut au
tableau son cadre.

--Qui, Tafani? Qui, Gravona? demandames nous d'une seule voix.

Et notre anier parut nous mepriser de notre ignorance.

--Familles illustres du pays, lanca-t-il par dessus l'epaule; Giuseppe
et Theobaldo, les deux derniers. Ils etaient en vendetta. Les stylets
etaient tires depuis cent ans entre elles.

--Pour quelle cause?

--On ne sait plus. Les vieux de Sartene disent que la querelle a
commence au sujet d'un chien. Les femmes l'auraient envenimee, comme
toujours, et, depuis, ce temps-la, les Gravona tuent les Tafani, comme
les Tafani tuent les Gravona, de pere en fils. Jusqu'a aujourd'hui, ils
avaient le meme nombre de chemises sanglantes. A present, ce sont les
Gravona qui l'emportent; une de plus, celle du pauvre Theobaldo!

Ceci dit, il secoua la tete, s'assit sur un bloc de quartz, bourra sa
pipe d'herbe corse, et nous n'en tirames rien davantage, du moins avant
qu'il n'eut acheve de fumer son tabac sauvage. On sentait qu'il gardait
sa reserve, mefiant de la blague des "continentaux", railleurs des
antiques usages.

--Je pris un biais pour le rassurer.

--Ce Gravona, c'etait un de vos amis, ou de vos parents, peut-etre?

--Nous le sommes tous plus ou moins, en Corse. Theobaldo et Giuseppe
avaient ete eleves ensemble. Ils s'aimaient bien, mais l'age marque
etait venu, ils etaient majeurs l'un et l'autre, il fallait donc que
l'un des deux y restat, a cause de l'heredite. J'etais devant le cafe
de la Place le jour ou ils s'embrasserent en se declarant loyalement le
"Garde-toi, je me garde!" Tout a ete fait dans les regles, il n'y a rien
a dire.

Sur ce mot caracteristique, l'anier se leva pour nous montrer l'endroit
ou le vaincu de la vendetta seculaire avait recu la balle mortelle, en
plein coeur, et aussi la cellule de moine qui avait servi d'embuscade au
vainqueur.

--C'est moi-meme, messieurs, qui suis venu avec mes betes, chercher
le corps de Theobaldo pour le rendre a sa femme, Theresa Brandi, de
Bastelica. La voila veuve comme tant d'autres plus un petit garcon de
six mois qu'il lui laisse. Mais ils sont a l'aise. Les Gravona ont une
belle maison a Sartene.

--Et le meurtrier?

--Giuseppe Tafani? Ou il est? La dedans, fit-il en encerclant le maquis
d'un geste circulaire. Mais vous pouvez etre tranquille, les gendarmes
ne l'auront pas.

Et ses yeux flamberent d'une flamme qui m'eclaira toute l'ame de la
Corse.

Au retour de Bonifacio, quinze ou vingt jours apres cette visite au
couvent de Sainte-Trinite, nous repassames par Sartene. Nous y arrivames
a la nuit tombante, pour diner une fois encore, a l'hotel Cesar, tenu
par un excellent homme, beau-pere du fameux dompteur Bidel, et qui
avait de ce vin ambroisiaque dont je vous ai parle en commencant. Point
d'autre raison, je l'avoue, a ce crochet que nous faisions a notre
itineraire, mais le Bacchus corse nous recompensa de notre piete
oenophile, voici comme.

La ville etait sens dessus dessous. Dans la penombre crepusculaire, les
gens couraient, criaient, se demenaient, se groupaient, se helaient aux
portes et aux fenetres, et s'enfoncaient dans le vieux quartier aux
ruelles tortueuses, enchevetrees sous l'eglise.

--Que se passe-t-il donc, ce soir, chez vous, don Cesar? (Nous avions
ainsi surnomme notre hote.) Y a-t-il des elections a Sartene?

--Mieux, fit-il, et vous tombez a miracle pour enrichir d'une fleur
corse votre herbier philosophique. L'un de nos braves bandits, traque,
dans le maquis, par les gendarmes, s'est refugie dans la vieille ville
et il s'y cache. S'il n'y avait qu'eux et leurs bottes pour le prendre,
Giuseppe Tafani aurait le temps de faire, en paix, six enfants a sa
femme, nous lui preterions tous notre lit. Mais, cette fois, il a
affaire a forte partie: la Theresa Brandi, de Bastelica, qui a jure
d'avoir sa tete. Vous comprenez c'est entre Corses, et nous sommes tous
en l'air, comme vous voyez. Je vous demande meme la permission de vous
bruler la politesse, car, de ces evenements-la, il faut en etre, et j'y
vais.

Vous pensez si nous le suivimes! Je n'ai pas eu deux fois, dans ma vie,
le spectacle qu'offrait ce labyrinthe de venelles, noires, etroites,
tournantes, arc-boutees de contreforts, coupees d'echelles, de rampes
et de bornes, ou quelques vitres, sous les toitures, accrochaient les
derniers rayons strabiques du couchant, tandis que la foule y debordait
comme le torrent dans les ruisseaux. Grace a don Cesar qui nous menait a
travers des logis en communication et meme par des caves, nous parvinmes
a une petite place rectangulaire, dessinee par l'ecartement de deux
maisons assez importantes, placees en vis-a-vis, hachees de meurtrieres
vermoulues et dont les fenetres en guillotine semblaient les
echauguettes de deux forts de frontiere. Les Tafani et les Gravona
s'epiaient les uns les autres de ces carreaux, depuis cent ans, comme
les Montaigus et les Capulets de la Verone shakespearienne.

Debout, au centre de cette plazzinette, et incomparablement belle dans
sa capuce de veuve, une jeune femme de vingt ans, immobile, tragique
et tres simple, regardait la maison d'en face. L'ombre tombait autour
d'elle. Un groupe d'une douzaine d'hommes, les parents du mort,
les Gravona de souche ou d'alliance, se tenaient a l'arriere, en
demi-cercle, comme des juges dans un pretoire.

--Que vous avais-je dit, nous fit l'hotelier, regardez: pas de
gendarmes! Pourtant le meurtrier est chez lui, tout le monde l'a vu, et
ils le savent. Mais l'arreter, ils n'osent, c'est une querelle corse,
nous les echarperions, la veuve la premiere et les cousins en tete.

Alors, la nuit etant tout a fait etablie, Theresa se detacha du groupe
familial et marcha au perron de la maison ennemie. Elle avait a la main
une branche de pin garnie encore de ses trois pommes en couronne, et qui
brulaient. Qu'allait-elle faire de ce brandon?

Je ne pouvais croire qu'elle voulut mettre le feu a la demeure rivale,
fut-ce pour contraindre le bandit a en sortir. Au moindre coup de vent
c'etait l'incendie dans Sartene. Pourtant elle allait, dans la
fumee crepitante de la resine, la torche baissee, comme les anges
exterminateur de la Bible. J'interrogeai don Cesar d'un regard.

--Oui, repondit-il, vengeance de femme. Mais elles n'ont pas le fusil.
Et puis, son gamin, le petit Orso, n'a que six mois a peine. Peut-elle
attendre qu'il ait l'age requis de ramasser la carabine des Gravona?
Vingt et un ans, c'est trop long pour Theresa Brandi, une fiere fille,
une vraie Corse, et de la tete aux pieds. Du reste, ne craignez rien,
Giuseppe ne laissera pas bruler Sartene, il va sortir.

La porte s'ouvrit, en effet, et il y parut une vieille, qui, les bras
etendus comme une aveugle, s'avanca sur le perron en terrasse.

--Si c'est a moi que tu as a parler, clama-t-elle en patois corse,
je t'ecoute. Si c'est a mon fils, il n'est pas chez lui, et tu sais
pourquoi.

--Comment mens-tu, a ton age, femme sans yeux? Je l'ai vu de ma fenetre,
assis a tes genoux, et tenant l'echeveau de ton rouet.

--Il est vrai qu'il y est venu. Il etait affame et rompu de fatigue.
Je lui ai fait une soupe, il a dormi deux heures dans un lit et il
est reparti apres avoir embrasse sa mere. Du reste, entre et cherche
toi-meme. Voici les clefs.

Et elle lui en jeta le trousseau.

Theresa revint a ses parents et cousins, et elle les consulta. L'un
d'eux, un berger du Niolo, couvert de son "pelone" en poils de chevre
et qui semblait fort ecoute des autres, fit trois pas en avant et dit a
voix haute:

--Giulia Tafani, si ton fils n'est point dans sa maison, ou est-il?
Veux-tu, le dire a moi, Pierre Gravona, du Monte Cinto. Tu me connais,
tu sais que je ne revelerai pas le secret aux gendarmes.

--Eh bien, il est la, en face.

Et l'aveugle montra de l'index la maison des Gravona, qu'habitait la
veuve.

Giuseppe s'y etait, en effet, refugie. Il faut avoir constate par
soi-meme combien la loi de l'hospitalite est puissante dans l'ile
de Sampierro et de Paoli pour comprendre l'effet extraordinaire que
produisit le geste de la mere, livrant a la vertu meme de la race le
probleme de ce meurtrier cache chez les vengeurs de sa victime. Un
Montaigu sous le toit d'un Capulet. Giuseppe devenait sacre pour la
Theresa. A la nouvelle, propagee de bouche en bouche, Sartene vibrait
litteralement d'enthousiasme, et je vis perler une larme aux cils du
brave beau-pere de Bidel, dompteur de fauves.

La situation etait poignante. Il fallait que Theresa renoncat a rentrer
chez elle ou que Giuseppe en sortit, de gre ou de force. Le berger
conseilla la ruse. Apres quelques mots echanges a voix basse avec sa
cousine, il se mit a souffler sur les pommes de pin pour en raviver
la flamme, et il lui en redressa la torche au poing. Elle s'etait
retournee, et elle allait a present sur sa propre maison, hagarde, le
front decouvert, resolue, terrible.

Elle lanca le brandon dans la porte ouverte, et le feu prit.

Mais tout a coup, d'une fenetre en guillotine, un paquet ficele d'une
corde se deroula doucement, lentement, sur la muraille, et vint se poser
devant la veuve. C'etait le petit Orso que le bandit renvoyait a sa
mere, afin qu'a l'age voulu il fit honneur, a son tour, a la sainte
vendetta, justice rapide et sans phrases de son pays, berceau de
l'auteur du Code.




UNE FEMME LIBRE


"A la jonction de l'Arve et du Rhone, sous Geneve, les eaux, toujours
bouillonnantes et grossies encore par une fonte de nos neiges alpestres,
ont rejete sur la rive est, entre les vignes, le cadavre du docteur Max
Ozal, l'etrange negateur de l'amour, et devoile de la sorte le mystere
de sa disparition. Ce qui rend ici le suicide incomprehensible, c'est
que le corps athletique du medecin etait etroitement uni, disons-le,
bouche a bouche, a celui d'une jeune fille, d'ailleurs inconnue dans la
ville de Calvin et que les autorites consulaires n'ont pas identifiee
a l'heure ou nous mettons sous presse. Nous aimerions a croire pour
l'honneur de la science helvetique, dont Max Ozal etait comme un autre
Zimmermann, que le drame s'explique par un de ces accidents de montagne
que la Suisse, grace a Dieu, n'a pas en privilege." (_Le Leman._)

_Derniere heure._--"Nous apprenons que la jeune fille, une Francaise,
nous l'aurions parie, vient d'etre reclamee par son pere, celebre
ecrivain socialiste et l'un des apotres de l'evolution libertaire
du feminisme. Taire son nom en cette circonstance, c'est respecter
doublement sa douleur. _Homo sum._" (N.D.L.R.)

Ce socialiste, c'etait Theophraste-Edme Garrulon, et sa fille s'appelait
Olive. Elle avait vingt-deux ans.

Il etait exact que Garrulon, mort a son tour dans un hospice de dements,
fut l'un des plus ardents apologistes de la liberation sociale de la
femme chretienne. Mais different en cela des theoriciens platoniques de
sa doctrine, il la prechait non seulement du verbe, ecrit ou parle,
mais du fait et de l'exemple. Reste veuf et seul avec une fille par
la disparition de sa femme, il avait eleve l'enfant conformement au
principe de l'egalite totale des deux sexes et aux consequences dudit
principe, qui sont fort graves. Il l'avait trempee enfin pour le combat
sans appui de la vie a travers le maquis des lois, des moeurs et des
croyances. Et Olive etait tres forte. "Ma fille, disait d'elle le
doctrinaire, est cuirassee, casquee et armee de la lance comme Minerve,
a qui elle ressemble d'ailleurs, d'apres l'iconographie antique. C'est
la femme libre ideale, telle que l'avenir la reclame."

Le jour ou elle atteignit a sa majorite, il eut avec elle un entretien
decisif. Il l'avait assuree des sa naissance pour une somme considerable
dont il avait scrupuleusement paye, pendant vingt et un ans, les
arrerages. Elle avait la vie garantie, acquise par un jeu regulier du
mecanisme social, une dotation normale, constituee ensemble par l'Etat
et la famille, d'argent roulant et non herite.

--A dater d'aujourd'hui, fais ce qu'il te plaira de faire et va ou tu
voudras aller. Mon role protecteur est fini. Tu es belle, intelligente,
saine, et tu sais tout ce que l'on enseigne par le livre ou le sport,
au degre de la science ou nous en sommes. Le reste ressort de ton
initiative propre. Vis toi-meme le roman, heureux ou malheureux, de ta
vie individuelle. Tu connais mes idees sur ce sujet: je n'admets
pas qu'une autorite quelconque, fut-ce celle d'un pere, influe sur
l'aventure d'une volonte, l'expression d'un organisme, les actes d'un
etre de raison, et je nie l'experience. Tu n'as d'autres devoirs envers
moi que ceux que je t'inspire, au gre de la nature, et si, avant de nous
separer, elle t'indique de m'embrasser, je ne sens rien en moi qui s'en
revolte, et au contraire.

Et Olive, tres simplement, avait embrasse Theophraste-Edme Garrulon, son
_is pater_ et educateur.

--Merci, fit-elle.

--Deux mots encore, avait ajoute le feministe pratiquant. D'abord, si
mon nom te gene, prends-en un autre, celui de ta mere, par exemple, en
attendant que....

--En attendant que?

--Que tu te maries, si tu te maries. Te marieras-tu?

--Oui ou non, sourit-elle, en dessinant de la main la virevolte de la
girouette au vent.

--Je ne sais si je m'abuse, mais il me semble que jusqu'a present tu
n'aimes personne encore, d'amour s'entend?

--Et comme on l'entend, non, personne.

--Tu dois etre paree contre ou pour cette eventualite. Je t'ai laisse
entre les mains tous les livres, anciens ou modernes, techniques ou
sentimentaux, d'encre male ou femelle, ou il est traite du rapport des
sexes?

--Je les ai tous lus, en effet, meme ceux des poetes.

--Il ne me reste donc plus qu'a te souhaiter bonne chance et qu'a te
prier d'accepter, en souvenir de moi, le present d'une petite boite que
voici.

La boite ouverte, Olive y trouva un joli revolver americain et les
cartouches. Elle regarda son pere et comprit.

--Ah! fit-elle, arme offensive ou defensive, pour ou contre
l'eventualite?

--Oui, indispensable a la femme libre.

Huit jours apres, elle courait les routes du vieux monde, le pauvre
monde latin ou, depuis l'ere chretienne, la compagne de l'homme realise
ce miracle d'etre a la fois la reine et l'esclave serve des nations
civilisees. Elle n'y eut aucune aventure. Son revolver ne sortit pas de
la boite. Elle ne vit partout que des fronts courbes par la tache, des
yeux ardents de la soif du gain, et elle n'entendit dans les bois, les
champs et les villes que des hurlements de haine et des imprecations de
misere. De telle sorte que lorsqu'elle arriva a Geneve, elle etait lasse
de la vie a en mourir. L'une de ses lettres a son pere se terminait par
cette phrase: "Je ne puis plus regarder un petit de notre espece pendu
au sein nourricier de sa mere sans que la pitie m'humecte les yeux.
Pourquoi, ah! pourquoi aime-t-on?"

Un jour qu'elle trainait dans les rues de la ville le desenchantement
de son ame vide et solitaire, ses regards furent attires par une petite
affiche manuscrite, collee au travers d'une porte, sur la place ou
l'histoire veut que Michel Seryet ait ete brule par Jean Calvin, le pape
de Geneve. Cette affiche annoncait une conference sur l'amour par le
professeur Max Ozal, docteur es sciences, es arts, en medecine, et
correspondant attitre des academies de Paris et de Vienne. Ce nom de Max
Ozal ne lui sonnait pas pour la premiere fois. Olive l'avait lu dans
les journaux libertaires que recevait son pere, mais il lui laissait la
personnalite du savant indecise. Tiree d'ailleurs par une attraction
obscure, elle poussa la porte et elle alla a sa destinee.

Le lieu de la conference etait moins une salle qu'un salon, ou trente
personnes environ etaient assises comme au preche. Ne trouvant plus une
seule chaise disponible, la jeune fille resta debout sous une tenture,
et elle vit ainsi pour la premiere fois celui pour qui et avec qui
elle devait mourir. C'etait, en chair et en os, le docteur Faust de
la legende, dans la floraison du rajeunissement diabolique. Haut de
stature, le geste enveloppant, la tete pleine et pale, trouee de deux
yeux phosphorescents, encadree de cheveux roux, longs et serpentueux qui
lui battaient les epaules, il paraissait avoisiner la trentaine, quoique
a l'etat civil il l'eut depassee deja de vingt hivers inavoues. Mais
tout son charme se degageait de sa voix prenante, timbree d'echos doux
et mourants comme une cloche de bapteme dans les bois. Or, de cette
voix, le savant niait l'amour!...

Et non seulement il le niait, mais il le maudissait, le chargeait de
toutes les hontes du genre humain, de tous les crimes hereditaires des
empires, des republiques, des religions, des philosophies, de toute
association terrestre, et il le taxait d'insulte a la nature.

--Tout le mal qu'on fait ou qui se fait dans la planete, sous la clarte
alternee des deux foyers de lumiere, a sa source, sa cause et son
ferment en cette erreur scientifique qui defere a l'ame un besoin
organique dont le corps seul a la charge. Hors de sa loi physique, ce
qu'on appelle improprement l'amour, messieurs et mesdames, n'est pas,
il ne saurait etre, et le monde moderne se brise sur cette illusion
desesperee. Que ne puis-je vous en guerir au prix de ma vie! Allumez
pour moi, sur cette place meme, le bucher de Michel Seryet, j'y monterai
sans hesiter pour l'honneur de ma certitude.

"Les peuples heroiques et modeles des civilisations antiques, disparues,
mais qui reparaitront, je vous le jure, n'ont point connu l'aberration
fatale qui, depuis deux mille ans a peine, a devoye l'humanite et seme
dans les champs de la nature l'ivraie de cette tristesse sociale qui
empoisonne jusqu'aux remparts de la cite moderne. La sagesse ancestrale
ne demandait pas aux yeux de la femme plus de ciel qu'ils n'en peuvent
tenir. Le baiser n'y mesurait que sa joie instantanee et furtive, payee
aux dieux par les douleurs sacrees de la maternite, aussi longues que la
vie des meres venerables.

"J'ai beau faire, messieurs et mesdames, je ne puis voir dans les poetes
de notre ere chretienne que les propagateurs d'une epouvantable meprise
et des bourreaux dignes des supplices qu'ils chantent. C'est d'eux que
pleurent vos larmes; sans eux et leur oeuvre d'amertume, vous seriez
heureux et heureuses.

"Seul, l'un d'eux a ose dire la verite telle qu'elle est, fut et va
redevenir. Wolfgang Goethe, grand cerveau hellenique, a reduit, et
mathematiquement, l'amour a sa loi de melange, et il en rend le
processus a l'ordre des affinites electives de la chimie organique. Le
salut est la et, avec lui, l'avenir."

Bouleversee par la lecon et plus encore par le maitre, la jeune femme
libre suivit Max Ozal et connut ainsi sa maison, situee sur les bords du
lac Leman. Il fallait desormais qu'elle y penetrat et qu'elle touchat le
vetement de l'apotre. Par un apres-midi de grand vent, elle y vint en
barque, ramant elle-meme et seule. Elle feignit de chercher un abri
contre l'orage menacant, se nomma du nom de son pere, Theophraste-Edme
Garrulon, le celebre anarchiste, et, accueillie tout de suite sur cette
reference, brusqua de la sorte la presentation.

Max Ozal etait marie, et il avait trois enfants.

Olive ne put en dissimuler sa surprise.

--J'etais a votre conference, lui dit-elle.

--Mais ... ils ne la dementent pas, fut la reponse. Voici leur mere.

Mme Ozal, en effet, belle creature a la carnation marmoreenne, aux
hanches larges, tres simple et avenante, et qu'elle devina d'instinct
excellente menagere, representait bien a la visiteuse la femme de
gynecee de la doctrine de l'affinite elective. Ses enfants etaient
d'ailleurs superbes et de force et de sante. Elle en etait fiere avec
calme.

Une deuxieme visite de remerciement pour l'hospitalite recue en
determina une troisieme, puis l'habitude se noua et Olive vint tous les
jours. Elle devenait disciple favorite du negateur, celle qui recueille
les "propos de table" des reformateurs, et Max Ozal ne pouvait deja plus
se passer d'elle. Elle lui prenait des notes, rangeait ses papiers,
l'aidait a sa correspondance.

Elle avait peu a peu renonce a sa coquetterie de Parisienne, ruban a
ruban, bijou a bijou; elle se defleurissait et versait a la momiere par
une progression systematique dont le sens n'echappait point a Mme Ozal,
si simple fut-elle. Enfin, un matin Olive entra presque meconnaissable,
la chevelure tondue et d'aspect si garconnier que le docteur lui-meme ne
put retenir un cri de revolte. Ah! c'etait trop, et il n'avait jamais
dit que le renoncement dut aller jusque-la! Puis il claqua la porte et
sortit, trouble jusqu'au plus profond de l'etre. Il marcha longtemps
sur les bords du lac, n'arrivant pas a se rendre compte de ce qu'il
endurait. Il s'en niait l'evidence a lui-meme. Non, non et non, elle ne
l'aimait pas, cette jeune fille, et il ne l'aimait pas, lui non plus.
Ce n'etait pas scientifique. De l'amour? Max Ozal, son contempteur
determine, irreductible, jamais.

Quand il fut chez lui, a la tombee du jour, Mme Ozal lui apprit que Mlle
Garrulon etait partie.

--Elle m'a dit adieu, m'a demande pardon, de quoi, je l'ignore, et,
apres avoir embrasse nos enfants, elle s'est enfuie. Mon ami, vous ne la
reverrez plus sur la terre, je crois.

--Si, fit le docteur.

       *       *       *       *       *

Il la revit, en effet, et pour l'eternite, au confluent de l'Arve et du
Rhone.

Max Ozal n'a pas laisse de disciples.




LE RECIT DU CHIRURGIEN


--J'etais alle faire a Angers une operation chirurgicale extremement
interessante, l'un de ces cas qui ne se presentent a nos malheureux
bistouris que cinq ou six fois par siecle, et vous me permettrez bien
d'ajouter que je m'etais assez bien tire de l'un des problemes les plus
ardus de l'art d'Ambroise Pare. Il s'agissait de ... mais vous etes
profane, laissons. Ce n'est d'ailleurs que pour vous dire combien je
me sentais en forme. Il en est de cela dans notre partie comme dans
la votre; les Doyen, les Pozzi, tous les maitres vous diront que la
reussite exalte nos energies, developpe nos dons et assure notre
science. Le succes est le pere du genie.

"A mon arrivee, vers cinq heures du matin, je trouvai ma chere femme
debout et fort anxieuse. Elle me tendit tout de suite une lettre,
venue a minuit, me dit-elle, et qui, quoique toute simple d'aspect et
ordinaire, lui faisait peur. Or, du premier coup d'oeil sur l'adresse,
j'en avais identifie l'ecriture.

"--Es-tu folle, fis-je en riant, elle est de Marecat.

"--Justement, reprit Suzanne, et je l'ai aussi reconnue.

"--Alors, il fallait l'ouvrir. Marecat est l'un de nos meilleurs amis,
et le plus fidele. Il m'avise probablement qu'il ne viendra pas diner
ce soir avec nous, comme chaque mardi, depuis quinze ans, il en a
l'habitude.

"--Il serait donc malade? deduisit-elle.

"--Pour la premiere fois de sa vie alors?

"Et je descellai la lettre.

"Vous allez la lire, cette lettre, car je l'ai gardee. Mais a peine y
eus-je jete les yeux que, reprenant ma trousse, je degringolai dare-dare
a mon auto et courus chez Marecat.

"--Tu avais raison, avais-je jete dans l'escalier a Suzanne, il est
malade.

"Et je l'entendis crier d'une voix etouffee:

"--Ah! mon Dieu! mon Dieu! il est mort!..."

Ce disant, l'illustre chirurgien, de qui je tiens cette histoire, etait
alle a son secretaire et il en revint vers moi une lettre a la main.

--Mais d'abord, renoua-t-il, vous rappelez-vous Marecat?

--Le boulevardier?

--Dites le type du boulevardier, du temps ou il semblait que tout
l'esprit du monde se centralisat sur le ruban d'asphalte compris entre
le carrefour Drouot et la Chaussee-d'Antin. Il a traine la une elite
de Democrites qui, sous le scepticisme apparent de leur philosophie
abondante en traits barbeles, cachaient un sens profond de la vie et des
ames d'enfants. Cet excellent Marecat riait de tout, et, sur les choses
et les gens, il en trouvait inepuisablement de "bien bonnes". Eh bien,
savez-vous de quoi il est mort? Lisez, pendant que je vais recevoir une
cliente.

Et je lus:

"Mon-vieux, pas de fleurs, pas de discours, pas de piquet de la Legion.
On s'embete trop, je fiche le camp, rien de plus simple. Je n'ai, tu le
sais, ni pere, ni mere, ni frere, soeur ou batard, et je laisse, dans
mon tiroir de gauche, les cent louis necessaires pour solder les frais
crematoires de ma vaporisation. Tu offriras le reste, de ma part, a la
Societe protectrice, dont je suis membre, pour racheter des cochons
d'Inde de la vivisection a l'Institut Pasteur et pour leur rendre la
liberte. Les lapins m'interessent beaucoup moins. Je trouve le lapin
bete.

"Adieu, ami Georges, et bonjour autour de toi. Ta cuisiniere m'a fait
passer de bonnes heures, les meilleures meme, sur la terre; mais, je
m'obstine, pas assez de safran dans sa bouillabaisse et un peu trop
d'ail dans sa brandade tout de meme. Nous ne sommes pas a Marseille.

"Dis donc, j'y pense.... Sous pretexte que je dine chez toi depuis
quinze ans, tous les mardis, ne me fais pas la mauvaise blague de V...
a ce parasite de S... Tu la connais? Quand ce fut son tour de defiler
devant la fosse du pique-assiette, il y laissa tomber son rond de
serviette!... N'est-ce pas qu'elle est drole?

"Je ne te cache pas que j'ai choisi le moment ou tu es, en Anjou, en
train de reparer dans un abdomen les distractions genesiques de la mere
Nature pour me faire passer le gout surfait du pain. Je te connais, tu
voudrais me le rendre, et, qui pis est, tu me le rendrais! Merci, il
sent la sueur du peuple. Il en est fait du reste.

"La derniere piece de D...--je l'ai vue hier--n'est pas bonne, mais le
roman-feuilleton de G... me passionne. Quel dommage de ne jamais savoir
ce que la comtesse allait faire dans la caverne!

"_E finita._ Ma derniere cigarette pour toi ... pour vous deux.
Ouf!...--Ton MARECAT."

Le docteur rentra et reprit:

--J'arrivai a temps, il respirait encore.

"Il s'etait appuye, assis a sa table, le menton sur le revolver et la
balle, deviant sur la machoire, etait allee se loger dans l'oreille. Il
devait endurer le martyre, mais pas une plainte. C'etait superbe. On
n'imagine pas la force de stoicisme de ces organisations byzantines qui,
dans la vie courante, souffrent d'un pli de rose.

"--Ah! c'est toi, murmura-t-il entre deux souffles haletants. Rate!...
C'est ridicule.... Laisse-moi claquer.

"Outre que mon devoir m'ordonnait precisement le contraire, je ne
connaissais a mon vieil ami aucune raison plausible, disons, si vous
voulez, excusable, de disparaitre de ce monde. Celibataire pratiquant et
theoriciennes liaisons passageres, tres a l'aise sinon riche, doue d'une
sante de fer, recherche partout pour son esprit inventif et mordant,
Marecat n'avait pour etre heureux, si le poisson l'est dans l'eau, qu'a
faire les cent pas academiques sur le bitume du boulevard, son element.

"Je me disposai donc a proceder sans retard a l'operation primordiale,
urgente, de l'extraction de la balle. Elle etait des plus perilleuses,
mais elle s'imposait. Il y allait du salut de l'homme que j'aimais entre
tous et qui me rendait ma chaude affection. Je vous ai dit que j'etais
exceptionnellement en forme. Je voyais net, j'avais le poignet sur, le
sang-froid s'equilibrait en moi a la science anatomique, j'etais assure
de le sauver. C'etait l'heure du chirurgien.

"Aide de son domestique, d'ailleurs en larmes, car il adorait son
maitre, j'avais etendu le cher suicide sur son lit, et nous lui lavames
le visage ensanglante. Il se laissa faire d'abord, mais quand il me vit
ouvrir ma trousse, il se dressa, les mains tendues pour me repousser:

"--Non ... non ... je ne veux pas.... La paix!...

"Il n'y avait point de temps a perdre au debat. A defaut d'internes
qu'il ne m'etait pas possible de requerir, il me fallait l'assistance de
deux autres bras pour immobiliser le moribond, au moins pendant quelques
minutes. Le concierge de l'immeuble s'offrit pour ce service....

Ici, le maitre s'interrompit un instant, et, visiblement oppresse par le
souvenir tragique, il fit quelques pas autour de son bureau en silence.
Puis il s'arreta devant un admirable portrait de femme, pastel
rayonnant, qui illuminait tout son cabinet:

--Regardez, me dit-il, c'est elle, ma bien-aimee Suzanne, a l'age
qu'elle avait alors, vingt-cinq ans, dans toute sa floraison de beaute
raphaelesque. Mais, sourit-il, en revenant a moi, je vais trop vite.

"J'avais fait un signe a mes deux aides improvises et m'etais arme de la
pince. Le concierge embrassa les jambes et le domestique les bras. S'ils
le maintenaient trois minutes dans la position favorable, j'extrayais
la balle; le reste n'etait plus qu'affaire de soins et question de
cicatrice. Par une chance inouie, la membrane tympanique etait indemne.
Quelques dents a remplacer, et, en un mois, Marecat reparaissait sur les
boulevards, cigare au bec.... Helas! il n'y devait pas revenir, car il
ne le voulait pas.

"Sous la double etreinte, ses forces se ranimerent. Il se debattait,
ruait, boxait, se cognait le front a la muraille.

"--Lache!... me criait-il.

"A moi, lache, son meilleur ami!... C'etait deux fois terrible, et pour
cet ami, et pour le chirurgien. Je me domptais pourtant, car la est
la vertu professionnelle, et l'outil au poing, je guettais l'instant
propice ou la fatigue me le livrerait. Ce fut lui qui lassa mes aides.
Trempes de sueur, ils renoncerent a la lutte, et je dus courir chercher
des internes a ma clinique.

"Lorsque, vingt minutes plus tard, et trop tard, je revins en force,
avec quatre de mes eleves exerces a nos duels contre la mort, il ne me
restait plus, du bon et charmant compagnon de ma jeunesse et de toute ma
vie, qu'un cadavre defigure. Profitant de ma courte absence, il s'etait
traine jusqu'a sa table, et, y reprenant le revolver, il s'etait crible,
mitraille, frenetiquement, des cinq balles qui y restaient. Voila
comment, sourit tristement le docteur en reprenant la lettre, Marecat
n'a jamais su ce que la comtesse du feuilleton allait faire dans la
caverne!...

--Mais la raison du suicide?

--Je ne vous l'ai donc pas dite? Eh bien, voici. A ma rentree chez
moi, ici meme, dans ce cabinet, je trouvai Suzanne, ma femme, qui m'y
attendait, comme ecrasee d'angoisse.

"--Eh bien, me dit-elle sans se lever, il est mort, n'est-ce pas?

"--Oui. Mais comment le sais-tu?

"--Il m'aimait, fit-elle.

"--Toi? Lui? Marecat?

"--Depuis quinze ans.

"--Et il te l'a dit?

"--Jamais."




LA TROUEE


J'ai eu le plaisir de diner cette semaine avec un honorable passementier
qui etait a Buzenval. C'est un homme presque chauve, tres loquace et
d'humeur joyeuse, le type du bourgeois tel que nous l'ont depeint les
physiologistes de 1830, tel qu'on le retrouve encore dans certains
quartiers excentriques, et non haussmannises.

Ils avaient beaucoup de bon, ces veritables enfants du vieux Paris,
entetes pour les routines, mais fideles aux traditions naives et
colorees, comme a leurs vieilles enseignes, et gardant ce qu'on nomme
aujourd'hui les prejuges de la famille et de la patrie avec cette pointe
de gouaillerie qui temoigne du terroir voltairien. Voila bien, en effet,
cette race si fiere du vin de ses coteaux; la seule de l'univers qui ait
pu inventer de trinquer en heurtant les verres, de chanter au dessert,
de faire des calembours, de denouer sous la table la jarretiere de la
mariee et de construire des chalets sur les cimes des Batignolles.

Mais, sous ces puerilites de nature, quelle bonte, quel ardent sentiment
du juste, du devoir meme, quel devouement aux idees genereuses et quelle
commiseration inepuisable pour les douleurs humaines!

Ces reflexions me venaient tandis que je prenais part a ce repas de
famille, et devant la face epanouie du bon passementier, je me demandais
si c'etait bien la une de ces quatre-vingt-dix mille tetes que ce petit
polisson de Vermesch reclamait pour fonder son Eldorado politique.

Je confesse ici que nous tirames les rois a la facon des pales
reactionnaires, et que la feve, qui etait une dragee, echut a une
delicieuse petite fille de huit ans, laquelle, sautant sur mes genoux,
me proposa de partager avec elle le lourd fardeau de cette tyrannie
d'une heure. Mon acquiescement scelle d'un gros baiser, le pere fit
sauter le bouchon d'une bouteille, jusque la reservee, et d'un ton
d'ancetre:

--Je vous le recommande, me dit-il: on n'en boit pas tous les jours du
pareil!

Et il me versa lentement son vin clair et joyeux. Malgre les grands yeux
de la mere, j'intercedai pour ma petite reine, et, sur tout le cercle de
la tablee, on but a la sante de celle par qui toute piquette devient de
l'ambroisie, la France!

--Il est exquis! m'ecriai-je.

--Non, mais sans flatterie, qu'en pensez-vous? insistait le brave homme,
les regards dans mes yeux et avec une angoisse comique. Je n'en avais
pas bu depuis la trouee; je trouve qu'il a encore gagne; n'est-ce pas,
femme?

--La trouee? dis-je en laissant retomber mon verre; quelle trouee?

--Celle de Buzenval. Ah! j'y etais! Je le dis avec fierte. Voici comment
se passa la chose.

Ma foi, je le laissai parler. Il se renversa en arriere sur sa chaise,
comme pour laisser s'evaporer une bouffee d'orgueil, et mettant ses
mains dans ses poches, il commenca en ces termes:

--Nous etions campes depuis la veille dans une sorte de hangar; il
faisait un froid de tous les diables! Je n'avais pour tout potage que
mon bidon rempli de ce vin que voila! Cet animal de Paluchon, notre
herboriste, ronflait dans un coin comme une toupie hollandaise, et
envoyait, je m'en souviens, de grands coups de bottes dans l'espace....
Paluchon etait un capitulard. Le sergent, un nomme Balognet (je ne sais
pas ce qu'il est devenu, celui-la!) frisait sa moustache convulsivement.
C'etait le matin du 18, et quand le sergent frisait ainsi convulsivement
sa moustache, c'est qu'il devait y avoir du nouveau ou que ses cors le
faisaient souffrir.

"On faisait la popotte. C'etait un peintre qui cuisinait. Il nous a fait
manger de droles de choses! On m'avait nomme caporal, d'abord parce que
je ne me grise jamais, et, je crois, aussi un peu parce que je suis
passementier.

"Tout a coup, vers les neuf heures, nous entendons un son de trompette:
Ta, ta, ta, ra, ta, ta! Balognet dit:

"--C'est au caporal!

"J'avais parfaitement ecoute. Je reponds:

"--Non, c'est au sergent!

"Personne ne bouge. Au bout d'un instant: Ta, ta, ta, ra, ta, ta!
C'etait au caporal, en effet. Je sors, naturellement, et je trouve a la
porte un officier de l'etat-major.

"--Ou est votre colonel?

"--Ma foi, lui repondis-je, je n'en sais rien: dans Paris, sans doute.

"--Et votre lieutenant-colonel?

"--Avec le colonel, je pense; mais le sergent est la, si vous voulez le
voir....

"Je n'etais pas fache de me venger un peu de Balognet, qui avait eu
raison contre moi devant les camarades.

"--Faites venir le sergent, me crie l'officier, un jeune homme.

"--Sergent, c'est vous qu'on demande, fis-je a la porte, c'est de
l'etat-major.

"Balognet sort furieux. Je rentre a mon tour. Paluchon revait qu'on
l'emmenait prisonnier en Allemagne et poussait des cris en dormant.
Je lui jette un sac sur l'abdomen; il se reveille, emet un long
gemissement, se retourne et se rendort, la face contre le mur. Le
peintre remuait tristement la soupe avec sa pipe.

"Balognet revient avec un air mysterieux:

"--Mes agneaux, sac au dos, et en route, mauvaise troupe!

"Nous lui crions d'une voix:

"--C'est la trouee?

"--Ca l'est! dit-il.

"La soupe nous parut delicieuse. Quelqu'un alla jusqu'a se demander s'il
y avait vraiment des carottes dedans, et je me souviens que le
peintre repondit dans son langage: "Oui, personnellement!" On en rit
aujourd'hui; mais alors ce n'etait pas la meme chose! Enfin nous
etions ivres de joie. Sur la priere de l'assemblee, je detaillai _La
Marseillaise_."

Et le passementier but une gorgee en m'invitant a l'imiter.

--Enfin, nous partons. On revient d'abord sur Paris. C'est une habile
manoeuvre! pensais-je. A la gare Paris-bestiaux, on nous fait monter en
wagons. Le colonel n'avait pas paru. Bien evidemment, il ne devait se
montrer qu'au moment decisif; l'idee me sembla ingenieuse, elle trompait
l'ennemi! Paluchon etait a cote de moi, et a chaque instant sa tete
rebondissait sur mon epaule. Jamais je n'ai vu dormir avec cette
tenacite.

"Au bout de sept heures de chemin de fer, on nous fait descendre du cote
de Courbevoie, en face d'une fabrique de je ne sais quoi, appartenant
a je ne sais qu'est-ce. Nous prenons les rangs peniblement. Balognet,
pendant le voyage, avait ote sa botte droite et ne pouvait arriver a la
remettre. Si je vous donne ce detail, c'est qu'il n'y en a pas de petits
dans de telles situations. Enfin il y parvint, et nous nous mimes en
marche.

"Comme la nuit etait venue, on n'y voyait pas plus que dans un four.
Malgre cela, nous nous sentions dispos. Nous allions donc enfin assister
a une bataille? Moi-meme j'etais emu, pourquoi m'en cacher? Quoique
voltairien, je pensai malgre moi a l'immortalite de l'ame.

"Paluchon suait a outrance, et, quoiqu'il pretendit que son sac en
etait la cause, je devinais qu'il caponnait. Tout a coup un bruit
extraordinaire se fit entendre pres de nous: on peut le formuler a peu
pres ainsi: Baaoumm! svffrittt. Toutes les fenetres de la fabrique
peterent.--Je ne sais ou j'avais la tete en ce moment, mais il me
revient que je demandai au peintre si c'etait le canon! Etait-ce assez
bete? Il me repondit:

"--Non, c'est la cornemuse!

"Je n'eus pas la force de sourire. Le pauvre Paluchon etait devenu vert
et reniflait comme s'il venait de monter cinq etages.

"En cet instant, derriere nous, et plus pres encore, eclata le terrible:
Baaoumm! svffritt!... Puis a gauche, puis a droite, puis de tous les
cotes. Nous etions evidemment decouverts? Je serrai la boucle de mon
ceinturon, et bus une gorgee en pensant a ma femme et a mes enfants.
C'est alors que Balognet cria:

"--Halte!

"On n'a jamais su pourquoi.

"Mais on se fait a tout, a dit un ecrivain.

"Au bout d'une heure, nous repartimes. Nous arrivons a une rue, on nous
fait mettre en queue, l'un derriere l'autre, comme des capucins de
carte, et, a l'abri des maisons, nous traversons le pays. Il me serait
impossible de vous dire le nom du pays. La on s'arrete encore une fois.
Je voyais devant nous une sorte de fosse dont je ne pouvais m'expliquer
la destination. Tout cela m'est present comme d'hier. Nous y descendons,
et Balognet crie:

"--C'est la!

"C'etait la, en effet, que devait pour nous se passer la bataille. Nous
y restons debout, l'arme au pied, le sac au dos, jusqu'a environ cinq
heures du matin. L'herboriste faisait peine a voir. Il s'appuyait des
deux mains sur son fusil et oscillait a droite et a gauche. C'etait
risible.

"Enfin le colonel arriva. Il parait que c'etait lui qu'on attendait.
Il avait le teint anime. Il nous passa en revue et nous harangua. Je
n'entendis pas un mot de tout ce qu'il disait, mais je compris qu'il
parlait de la trouee. C'etait bien elle! Ah! monsieur! le sang me
bouillonnait dans les veines! Je jurai interieurement de vendre
cherement ma vie; on n'a pas deux fois de pareilles emotions dans une
existence!

"Quand le colonel eut termine, on se prit a causer sur les rangs.
Balognet essaya de couper sa botte avec sa baionnette, tandis que
l'herboriste mettait son sac en traversin sur les rebords du fosse et
s'appretait a dormir, comme Turenne sur son canon. Le peintre parlait de
tremper une soupe, mais au figure cette fois. On discutait la harangue
du colonel. Les uns la trouvaient trop laconique, les autres sans
profondeur! Un serrurier remarqua que le mot Republique n'y etait pas
prononce et en conclut que le colonel etait bonapartiste. Un vieux
monsieur recita les mots de Napoleon avant Austerlitz. Quant a moi, je
me bornai a remarquer qu'il valait mieux precher d'exemple et que, si
j'avais l'honneur d'etre militaire, je crierais simplement: En avant!

"Cependant la journee avancait, et la trouee n'arrivait point. Nous
voyions de temps en temps accourir a bride abattue de jeunes officiers
qui echangeaient quelques mots avec le colonel. Le Mont-Valerien
tonnait sans discontinuer, et, sur la gauche, on entendait crepiter la
fusillade. Nous attendions impatiemment le moment de nous precipiter
dans la melee.

"On a beau dire, voyez-vous, le Francais est ne soldat. Ce qui me
desesperait, c'etait de ne rien voir, car je savais le combat engage
depuis l'aurore, et l'issue pour moi n'en etait point douteuse: nous
pouvions passer! Oui, monsieur, nous le pouvions. Nous aurions peut-etre
laisse trente mille hommes sur le carreau; mais avec le reste je me
chargeais de surprendre Guillaume dans Versailles, de donner la main
a Faidherbe, et tandis que Chanzy se ralliait dans le Centre, et que
Bourbaki operait dans l'Est, je balayais de France tous les Prussiens
jusqu'au dernier. Mes idees la-dessus n'ont pas change.

"Cependant, dans notre fosse, nous commencions a perdre un peu patience.
On murmurait sur les rangs: "Que faisons-nous ici les mains dans les
poches, tandis que les autres se battent?" Tel etait le cri general. On
avait les yeux tournes vers le colonel, qui, sa lorgnette a la main,
semblait etudier les effets de nuage. Enfin nous n'y tinmes plus: on se
debanda. L'herboriste Paluchon se revela alors sous un jour imprevu, et
je vis que je l'avais mal juge:

"--Puisque nous sommes inutiles ici, s'ecria-t-il, rentrons du moins
dans la capitale et reprenons nos places derriere les remparts!

"--Oui, c'est vrai, cela, fit Balognet, dont la moustache pendait
miserablement; d'ailleurs, nous sommes trahis!

"Je ne crois pas a la trahison, monsieur, et c'est avec un veritable
sentiment de desespoir que je les vis tourner casaque et entrainer, par
leur mauvais exemple, la majeure partie du bataillon auquel j'avais
l'honneur d'appartenir.

"Le colonel les regarda partir sans sourciller, ce qui prouve bien que
c'etait un coup monte, et il se borna a dire a haute voix:

"--Tas de pekins!"

"Reste seul avec le peintre, je resolus de laver cette tache faite a
notre drapeau.

"--Y allons-nous? lui dis-je.

"--Ou cela?

"--A la trouee.

"--Allons, fit le brave jeune homme.

"Nous marchames dans la direction de la bataille. Le brouillard etait
intense, si vous vous en souvenez, ce jour-la. Nous nous helions de
temps a autre pour ne pas nous perdre, car on ne distinguait rien a
deux pas. Enfin le moment vint ou il ne nous fut plus possible de nous
rejoindre, et je m'aventurai seul dans la boue, du cote ou j'entendais
gronder le bronze...."

--Ah! mon ami, s'ecria la passementiere, si tu avais ete tue pourtant!

--J'ai failli l'etre vingt fois, ma bonne. Je marchai ainsi a l'aventure
jusqu'a la nuit, et savez-vous, monsieur, ou je m'arretai? Aux portes
de Versailles, ou je fus fait prisonnier par un poste prussien. Mais
j'aurai du moins jusqu'a mes derniers jours la consolation de pouvoir
dire que, la trouee, moi, je l'ai faite!

Et il eclata d'un si bon rire, avec une joie si naive, que je me sentis
emu jusqu'au fond de l'ame. "Brave passementier, heros inconscient de
cette Iliade moitie bouffonne et moitie navrante, sois beni! pensai-je!
car toi, du moins, tu as fait ton devoir jusqu'au bout. Grace a toi et a
tes rares pareils, quels qu'aient ete ses torts et quels qu'ils soient
encore, la bourgeoisie s'est rachetee a jamais sur les sombres coteaux
de Montretout et de Buzenval."

--Monsieur mon roi, me dit tout-a-coup la petite fille blonde et rose,
voici le bidon de papa, celui qu'il avait.

Et elle me le mit sur les genoux. Je pris le bidon, et, l'ayant
debouche, je l'epanchai sur l'ongle de mon pouce. Une goutte, une seule,
en roula, et, me levant je bus cette goutte a la Patrie!

Jamais vin ne me parut plus doux que cette larme de vinaigre.




TABLE DES CONTES


CONTES FACETIEUX


Bejarec le faiseur d'enfants

Coco et Bibi

Le premier mot

Un cas de psychomancie

L'etrangle hilare

Le coup de la belle-mere

Le crime du moulin au moulin du crime

Le mariage de Cambronne

Loys Egarot ou l'argent d'autrui

Le sieur "On"

Lazoche, peintre d'ideaux

Orderic le "babuineur"

Scipion Garsoulas

La dame du sonnet

Le bon chevalier de Frileuse

Les petits romans de Geraldine
    I. L'ail
    II. Muzaregne
    III. Le beau Philibert
    IV. Le bateau de fleurs


CONTES FEERIQUES ET RUSTIQUES


Un duel darwiniste

Les bottes de vingt-huit kilometres

Cendrillon en automobile

Le diable en Bretagne

Les demi-ames

L'enfant perdu

L'heritage d'Yvon Legoaz

Azeline


CONTES TRAGIQUES


La tache d'encre

La Venus vitriolee

La plus terrible arme du monde

A deux de jeu

L'alliance

L'horreur humaine

Les chemises sanglantes

Une femme libre

Le recit du chirurgien

La trouee







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     has agreed to donate royalties under this paragraph to the
     Project Gutenberg Literary Archive Foundation.  Royalty payments
     must be paid within 60 days following each date on which you
     prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
     returns.  Royalty payments should be clearly marked as such and
     sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
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     the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."

- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
     you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
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     License.  You must require such a user to return or
     destroy all copies of the works possessed in a physical medium
     and discontinue all use of and all access to other copies of
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     money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
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     of receipt of the work.

- You comply with all other terms of this agreement for free
     distribution of Project Gutenberg-tm works.

1.E.9.  If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
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1.F.2.  LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
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liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH F3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

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is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

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in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
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WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

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providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
business@pglaf.org.  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     gbnewby@pglaf.org

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit https://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: https://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's
eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII,
compressed (zipped), HTML and others.

Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over
the old filename and etext number.  The replaced older file is renamed.
VERSIONS based on separate sources are treated as new eBooks receiving
new filenames and etext numbers.

Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     https://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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are filed in directories based on their release date.  If you want to
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