Title: Trois hommes dans un bateau
Author: Jerome K. Jerome
Translator: Théo Varlet
Release date: June 9, 2025 [eBook #76253]
Language: French
Original publication: Paris: Éditions de la Sirène, 1924
Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
JEROME K. JEROME
ROMAN TRADUIT DE L’ANGLAIS
PAR THÉO VARLET
AUX ÉDITIONS DE
LA SIRÈNE
PARIS
Tous droits de reproduction réservés.
Trois valétudinaires. Les maux de George et de Harris. Atteint de 107 maladies mortelles. Remèdes efficaces. Pour guérir les affections du foie chez les enfants. D’un commun accord nous nous jugeons surmenés, et en grand besoin de repos. Une semaine sur l’onde amère ? George propose la Tamise. Opposition de Montmorency. Le projet de George l’emporte à une majorité de trois contre un.
Nous étions quatre : George, William-Samuel Harris, moi et Montmorency. Installés dans mon appartement, nous fumions en causant de notre triste état — je dis triste au point de vue médical, cela va de soi.
Nous avions tous, à notre inquiétude croissante, la sensation d’être usés. Harris nous raconta qu’il était sujet par moments à de singuliers vertiges qui lui faisaient perdre toute conscience de ses actes. Puis George dit que lui aussi avait des accès de vertige et ne savait plus ce qu’il faisait. Quant à moi, c’était mon foie qui n’allait pas, à cause que je venais justement de lire, à propos de pilules brevetées pour le foie, une réclame où se trouvaient énumérés les divers symptômes permettant de reconnaître que l’on a le foie détraqué. Je les avais tous.
C’est un fait des plus bizarres, mais je ne puis lire une réclame de médicament breveté, sans être amené à la conclusion que je souffre précisément du mal en question, sous sa forme la plus grave. A chaque fois, le diagnostic me paraît correspondre exactement à ce que je ressens depuis toujours.
Je me rappelle être allé une fois au British Museum pour me documenter sur le traitement d’une légère indisposition que j’éprouvais, — la fièvre des foins, je pense. On m’apporta le bouquin, et je lus tout ce qui concernait le sujet ; et alors, dans un moment de distraction, je tournai machinalement les pages et me mis, sans m’en apercevoir, à étudier toutes les maladies, l’une après l’autre. Je ne sais plus dans laquelle je me plongeai en premier lieu, — quelque terrible fléau dévastateur, en tout cas, — mais avant même d’être arrivé à moitié de l’énumération des « symptômes préliminaires », j’étais persuadé mordicus que j’en étais bel et bien atteint.
Je restai tout d’abord pétrifié d’horreur ; puis, dans l’abandon du désespoir, je me remis à tourner les pages. J’arrivai au Typhus, — lus les symptômes, — découvris que j’avais le Typhus, que je devais l’avoir depuis des mois sans m’en douter, — me demandai ce que j’avais bien encore ; rencontrai la danse de Saint-Guy, — découvris, comme je m’y attendais, que je l’avais également ; — et, de plus en plus intéressé par mon cas, résolus d’en avoir le cœur net, et repris dès le début, en suivant l’ordre alphabétique, — lus la Fièvre[1], et appris que je l’avais déjà contractée, et que la période aiguë commencerait dans une quinzaine environ. Le Mal de Bright, je l’avais, mais ce me fut un réel soulagement de voir que je l’avais seulement sous une forme atténuée et que, à cet égard, je pouvais vivre des années. Le Choléra, je l’avais, avec des complications graves ; et la Diphtérie, j’avais dû l’avoir dès ma naissance. Je piochai consciencieusement les 26 lettres, d’un bout à l’autre, et la seule maladie que je n’avais pas, en définitive, était l’Épanchement de synovie.
[1] Ague.
Cela m’offusqua un peu tout d’abord ; j’y voyais une sorte d’injustice. Pourquoi n’avais-je pas l’Épanchement de synovie ? Pourquoi cette réserve jalouse ? Au bout d’un moment, toutefois, des sentiments moins exclusifs prévalurent en moi. Je considérai que j’avais toutes les autres maladies connues de la pharmacologie, et me relâchant un peu de mon égoïsme, je me résignai à me passer de l’Épanchement de synovie. La Goutte, sous sa forme la plus maligne, paraît-il, s’était emparée de moi à mon insu ; et la Zymosis, j’en avais sans aucun doute été atteint dès l’enfance. La Zymosis était la dernière maladie, et je conclus que le reste du bouquin ne pouvait m’intéresser.
Je restai perdu dans mes réflexions. Quel sujet intéressant je devais faire, au point de vue médical, quelle acquisition je serais pour une faculté ! Les étudiants n’auraient plus besoin de « courir les hôpitaux », avec moi ! J’étais un hôpital, à moi seul ! Il leur suffirait uniquement de faire le tour de ma personne, et après cela, ils recevraient leur diplôme.
Je me demandai alors combien de temps, il me restait à vivre. Je m’efforçai de m’examiner. Je me tâtai le pouls. Il me fut impossible, au premier abord, de le percevoir. Puis, tout d’un coup, il parut se déclancher. Je tirai ma montre et chronométrai mes pulsations. J’en trouvai 147 à la minute. Je m’efforçai de tâter mon cœur. Rien ! Il avait cessé de battre. J’ai par la suite été induit à croire qu’il devait se trouver quand même à sa place, et qu’il devait battre, mais je n’en répondrais pas. Je me tapotai sur tout le devant du corps, depuis ce que j’appelle ma taille jusqu’à ma tête, et je poussai un peu au-delà de chaque côté, et je remontai un rien dans le dos. Mais je fus incapable de sentir ni d’entendre quoi que ce fût. Je voulus me regarder la langue. Je la tirai aussi loin que possible, et fermant un œil, m’efforçai de l’examiner avec l’autre. Je n’en pus voir le bout, et tout ce que j’y gagnai fut une certitude plus complète que j’avais la scarlatine.
J’étais entré dans cette salle de lecture heureux et bien portant. Ce fut à l’état de misérable loque humaine que j’en sortis.
J’allai trouver mon médecin. C’est un vieux copain à moi, qui me tâte le pouls, me fait montrer la langue, et me parle de la pluie et du beau temps, le tout pour rien, lorsque je me figure être malade ; je crus donc lui rendre un véritable service en allant le trouver alors. « Ce qu’il faut à un docteur, me disais-je, c’est de la pratique. Il aura : moi. Il retirera plus de pratique de ma personne que de dix-sept cents de ces patients vulgaires, nantis chacun d’une ou deux maladies au plus. »
Je me présentai donc à lui, tout fier, et à sa question :
— Hé bien, qu’est-ce que vous avez ?
Je répondis :
— Je ne vous ferai pas perdre votre temps, cher ami, en vous exposant ce que j’ai. La vie est courte, et vous pourriez bien trépasser avant que je sois au bout. Mais je vous dirai ce que je n’ai pas. Je n’ai pas l’Épanchement de synovie. Pourquoi je n’ai pas l’Épanchement de synovie, il m’est impossible de vous le dire ; mais le fait est que je ne l’ai pas. Tout le reste, sans exception, je l’ai.
Et je lui exposai en détail comment j’avais été amené à cette découverte.
Il me fit déshabiller, et m’ausculta du haut en bas, et m’agrippa le poignet, et puis me donna un coup sec sur la poitrine alors que je ne m’y attendais pas, — un vrai coup de traître, pour tout dire, — et aussitôt après m’y appliqua son oreille. Puis il s’assit et rédigea une ordonnance, qu’il plia en quatre avant de me la donner. Je la mis dans ma poche et sortis.
Je ne l’ouvris pas. Je la portai au pharmacien le plus voisin et la lui présentai. L’homme la lut, et me la restitua.
Il ne tenait pas cela, dit-il.
Je répliquai :
— Vous êtes pharmacien ?
Il reprit :
— Je suis pharmacien. Si j’étais un magasin coopératif et une pension de famille combinés, je pourrais vous satisfaire. Désolé de n’être que pharmacien.
Je lus l’ordonnance. Elle portait :
« 1 livre de bifteck, plus
« 1 pinte de bière forte
« toutes les 6 heures.
« 1 promenade de 10 milles chaque matin.
« 1 lit à 11 heures précises, chaque soir.
« Et ne vous bourrez pas la cervelle de choses que vous ne comprenez pas. »
Je suivis la prescription, avec ce résultat heureux — pour moi, s’entend, — de me conserver la vie, qui dure encore.
Mais revenons à la réclame des pilules pour le foie. J’avais, dans le cas présent, sans erreur possible, les symptômes, dont le principal est « une complète aversion pour tout genre de travail ».
Ce que je souffre dans cet ordre d’idées, il n’y a de mots dans aucune langue pour l’exprimer. Dès ma plus tendre enfance, ce m’était un vrai martyre. Jeune adolescent, cette maladie ne me laissa pas un seul jour de trêve. On ignorait alors que c’était mon foie. La science médicale était beaucoup moins avancée qu’aujourd’hui, et on attribuait la chose à la paresse.
— Allons, diantre de petit fainéant, me disait-on, ne ferez-vous donc jamais rien pour gagner votre vie ?
Comme de juste, on ne savait pas que j’étais malade. Et on ne me donnait pas de pilules : on m’administrait des taloches sur le crâne. Et, tout singulier que cela paraisse, ces taloches sur le crâne me guérissaient souvent — pour une heure. Telle de ces taloches agit sur mon foie, et m’inspira le désir de marcher droit sur-le-champ et d’exécuter sans barguigner ce qu’on m’ordonnait, bien mieux que ne fait aujourd’hui toute une boîte de pilules.
On sait qu’il en va souvent de même : — ces simples remèdes vieux-jeu sont parfois plus efficaces que toutes les drogues d’apothicaire.
Nous passâmes une demi-heure à nous décrire nos maladies réciproques. Je racontai à George et à William Harris ce que j’éprouvais le matin au saut du lit, et William Harris nous raconta ce qu’il éprouvait à l’heure du coucher ; et George se livra, sur la carpette du foyer, à une pantomime ingénieuse et frappante pour nous faire comprendre ce qu’il éprouvait la nuit.
George se figure qu’il est malade ; mais ce n’a jamais été chez lui que de l’imagination, comme bien on pense.
Sur ces entrefaites, Mme Poppets vint frapper à la porte et demanda si nous étions prêts à souper. Tout en échangeant un sourire amer, nous répondîmes qu’après tout nous allions essayer d’avaler quelques bouchées. Harris ajouta qu’un petit quelque chose dans l’estomac empêchait souvent de tomber malade ; et Mme Poppets nous ayant apporté le plateau, nous nous mîmes à table, pour chipoter un peu de rumsteak aux oignons et de la tarte à la rhubarbe.
Je devais être, à cette époque, des plus débilités, car, il m’en souvient, une demi-heure à peine s’était écoulée que je ne me souciais plus de manger le moins du monde, — phénomène insolite chez moi, — et je ne pris pas de fromage.
En ayant fini avec ce devoir, nous remplîmes nos verres, allumâmes nos pipes, et reprîmes notre discussion sur l’état de nos santés. De quoi nous souffrions, en réalité, aucun de nous n’aurait pu le dire au juste ; mais l’opinion unanime fut que le mal — d’une nature ou d’une autre — était dû au surmenage.
— C’est de repos que nous avons besoin, dit Harris.
— De repos et d’un renouvellement complet, dit George. Une tension du cerveau excessive a entraîné chez nous une dépression générale de l’organisme. Le changement de milieu, la suppression de toute cause de souci, rétabliront l’équilibre psychique.
George possède un cousin qui s’inscrit à l’ordinaire sur les registres d’hôtel comme étudiant en médecine ; aussi notre ami semble tenir tout naturellement de famille sa façon doctorale d’exposer les choses.
Je me rangeai à l’avis de George, et proposai de nous mettre en quête d’un coin bien suranné, à l’écart de la foule démente, et d’y rêver au passé toute une radieuse huitaine parmi ses rues endormies, — quelque petit trou désuet, conservé par les fées, à l’abri du tourbillon du monde, quelque trou d’aigle anachroniquement perché sur les falaises du Temps, du haut desquelles on entend à peine, atténué par la distance, l’assaut des vagues du XIXe siècle.
Harris déclara qu’à son avis ce serait crevant. Il connaissait trop le genre de patelin que je voulais dire : où un chacun va se coucher dès huit heures, où il est impossible de se procurer un journal de courses, et où il faut faire une promenade de dix milles pour avoir son tabac favori.
— Non, dit Harris, si vous tenez au repos et au changement, rien qui vaille un voyage en mer.
Je m’opposai résolument au voyage en mer. Le voyage en mer vous profite quand vous vous en payez durant une couple de mois, mais pour une semaine, il ne vaut rien.
Vous partez le lundi avec l’idée bien arrêtée que vous allez vous divertir. Vous envoyez des adieux protecteurs aux amis du quai, allumez votre plus grosse pipe, et arpentez le pont, aussi crâne que si vous étiez le capitaine Cook, sir Francis Drake et Christophe Colomb réunis. Le mardi, vous préféreriez être ailleurs. Le mercredi, le jeudi et le vendredi, vous souhaitez être mort. Le samedi, vous êtes en état d’avaler quelques gouttes de consommé, de vous asseoir sur le pont, et de répondre avec un pâle sourire aux gens compatissants qui vous demandent des nouvelles de votre santé. Le dimanche, vous recommencez à vous promener et à absorber des nourritures solides. Et le lundi matin, lorsque, valise et parapluie à la main, vous vous tenez à la coupée prêt à débarquer, vous êtes pris du plus bel amour pour la navigation.
Ceci me rappelle mon beau-frère, qui était allé faire un voyage en mer, pour sa santé. Il prit un aller et retour de cabine Londres-Liverpool ; et, arrivé à Liverpool, il n’avait plus qu’un désir, c’était de revendre son retour.
Ce billet fit le tour de la ville, offert à un prix terriblement réduit, paraît-il ; et il fut finalement cédé pour dix-huit pence à un jeune homme de mine bilieuse, à qui son médecin venait justement d’ordonner l’air de la mer, et de l’exercice.
— L’air de la mer ! dit mon beau-frère, en lui mettant affectueusement le billet dans la main ; ma foi, vous en prendrez là pour votre vie entière ; et de l’exercice !… vrai, vous prendrez plus d’exercice, en restant assis sur ce bateau, que sur la terre ferme, en faisant des sauts périlleux.
Quant à lui — mon beau-frère — il s’en retourna par le train. Le chemin de fer du Nord-Ouest, à son dire, était suffisamment hygiénique pour lui.
Une autre de mes connaissances entreprit un voyage d’une semaine au long des côtes. Avant le départ, le maître-d’hôtel vint demander au voyageur s’il aimait mieux payer ses repas au fur et à mesure, ou s’arranger à forfait d’avance pour la série entière.
Le maître-d’hôtel lui vanta cette dernière combinaison comme beaucoup plus économique. Il dit qu’il lui ferait la semaine complète à deux livres cinq shillings. Il dit qu’au petit déjeuner il y avait du poisson, suivi d’un rôti. Le déjeuner était servi à une heure, et comprenait quatre plats. Le dîner, à six : potage, poisson, entrée, plat de viande, volaille, salade, entremets, fromage et dessert. Plus un léger souper froid à dix heures.
Mon ami crut devoir s’en tenir au système des deux livres cinq shillings (il est gros mangeur) et il l’adopta.
On servit le déjeuner juste au large de Sheerness. Il se sentait moins d’appétit qu’il ne l’aurait imaginé, aussi se contenta-t-il d’une tranche de bouilli et de quelques fraises à la crème. Il fut très méditatif tout l’après-midi. Tantôt il lui semblait n’avoir rien mangé que du bouilli depuis des semaines ; et d’autres fois il se figurait avoir vécu de fraises à la crème pendant des années.
Pas plus le bœuf que les fraises à la crème ne semblaient satisfaits, d’ailleurs, — on les eût dits en révolte.
A six heures, on vint l’avertir que le dîner était servi. Cette annonce n’éveilla en lui aucun enthousiasme, mais il considéra qu’il lui fallait venir à bout de ses deux livres cinq shillings, et, se cramponnant à des cordages et autres objets, il descendit au restaurant. Une agréable odeur d’oignons et de jambon fumant, combinée à celle du poisson frit et des légumes, l’accueillit au bas de l’escalier ; et alors le maître-d’hôtel apparut avec un sourire onctueux, et demanda :
— Que puis-je apporter à monsieur ?
— Emportez-moi hors d’ici, répliqua-t-il, défaillant.
On l’emmena dare-dare en haut, et on le cala, penché sur la lisse de tribord, où on le laissa.
Durant les quatre jours qui suivirent, il se mit à un régime simple et inoffensif : biscuits d’officiers légers (légers s’appliquant aux biscuits, non aux officiers) et limonade gazeuse ; mais, le samedi arrivé, il se remonta un peu, et se mit au thé léger et aux rôties sans beurre ; et le lundi, il se gorgeait de bouillon de poulet. Il quitta le bateau le mardi, et ce fut d’un regard plein de regrets qu’il le vit s’éloigner du débarcadère.
— Le voilà qui s’en va, pensa-t-il, il s’en va, emportant à son bord pour deux livres de nourriture qui est à moi, et que je n’ai pas eue.
Il affirme, toutefois, que s’il avait disposé d’une journée de plus, il en aurait pris pour son argent.
Je m’opposai donc au voyage en mer. Non pas, comme je leur expliquai, à cause de moi. Je n’étais jamais indisposé. Mais je craignais pour George. George affirma qu’il se porterait parfaitement, et qu’il aimait beaucoup la mer, mais que à son avis, Harris et moi ferions mieux de n’y pas songer, car il était assuré que nous serions tous les deux malades. Harris déclara que, pour lui, ç’avait toujours été un mystère de savoir comment s’y prenaient les gens qui étaient malades en mer : — Ils devaient le faire exprès, par pose ; — lui-même avait bien souvent désiré l’être, mais il n’y était jamais parvenu.
Puis il nous conta des anecdotes. Comment il avait fait la traversée du Pas-de-Calais un jour où la mer était démontée au point qu’on avait dû amarrer les passagers dans leurs couchettes et comment lui et le capitaine étaient les deux seuls êtres vivants qui ne furent pas malades. Parfois, c’était lui et le second qui n’étaient pas malades, mais c’était toujours lui et un autre. Quand ce n’était pas lui et un autre, c’était lui tout seul.
C’est un fait à remarquer : personne n’a jamais le mal de mer, — à terre. En mer, vous rencontrez des tas de gens très malades pour de bon, par cargaisons entières ; mais je n’ai pas encore jusqu’ici trouvé un homme, à terre, qui ait jamais su le moins du monde ce que c’était d’avoir le mal de mer. Où ces myriades de matelots d’eau douce qui encombrent chaque bateau peuvent bien se cacher quand ils sont à terre, c’est pour moi un problème.
Si beaucoup ressemblent au confrère que j’ai vu un jour sur le bateau de Yarmouth, l’apparente énigme est plus facile à résoudre. Nous venions juste de dépasser le môle de Southend, et il était penché à un sabord, dans une position très dangereuse. J’allai à lui dans l’intention de le sauver.
— Hé là ! rentrez-vous donc un peu, dis-je en le tirant par l’épaule. Vous allez tomber à l’eau.
— Oh mon Dieu ! c’est tout ce que je souhaite ! fut la seule réponse que je pus tirer de lui ; et je dus l’abandonner à son sort.
Trois semaines plus tard, je le retrouvai dans la salle de café d’un hôtel de Bath. Il parlait de ses voyages, et décrivait avec enthousiasme son amour de la mer.
— Le pied marin ! s’exclama-t-il, en réponse à un jeune homme qui le questionnait avec envie. Ma foi, je me suis senti légèrement indisposé, une seule fois, je l’avoue. En doublant le cap Horn. Le navire fit naufrage le lendemain.
Je dis :
— N’étiez-vous pas un peu ému devant le môle de Southend, un jour, et ne souhaitiez-vous pas tomber à l’eau ?
— Le môle de Southend ! répondit-il, d’un air tout étonné.
— Oui ; en allant à Yarmouth, il y a eu vendredi trois semaines.
— Oh ! ah !… oui, répondit-il, avec un sourire ; je me souviens à présent. J’avais un fort mal de tête, cet après-midi-là. A cause des pickles, sans doute. Les plus abominables pickles que j’aie jamais goûtés sur un bateau qui se respecte. En avez-vous pris ?
Pour mon compte personnel, j’ai découvert un excellent préventif contre le mal de mer : c’est de se balancer. Vous vous tenez au centre du pont, et quand le bateau roule ou tangue, vous penchez le corps par ci ou par là, de façon à rester toujours vertical. Quand le bateau relève la proue, vous vous inclinez en avant, jusqu’à ce que le pont touche presque à votre nez ; quand c’est l’extrémité postérieure qui monte, vous vous inclinez en arrière. Cela va très bien pendant une heure ou deux ; mais on ne peut se balancer toute une semaine.
George proposa :
— Si nous remontions la Tamise ?
Nous aurions air pur, exercice et repos ; le perpétuel changement de décor occuperait nos esprits (y inclus ce qu’en possédait Harris) ; et l’exercice violent nous donnerait bon appétit et bon sommeil.
Au dire de Harris, George devait éviter tout ce qui était susceptible de contribuer à le faire dormir plus qu’à son ordinaire, car cela deviendrait dangereux. Il ne voyait pas très bien comment George pourrait arriver à dormir plus qu’il ne faisait déjà, vu que les jours comportaient seulement vingt-quatre heures été comme hiver ; mais, à son avis, s’il dormait en effet davantage, être mort lui reviendrait au même, et lui économiserait d’ailleurs sa pension et son logement.
A part cela, conclut Harris, la Tamise lui convenait « comme un T »[2]. Je ne connais pas de T (en dehors du thé à six pence, comprenant tartines beurrées et cake à volonté, ce qui n’est pas cher, pour le prix, si vous n’avez pas dîné). Ledit T, néanmoins, paraît convenir à chacun, et cela lui fait grand honneur.
[2] To suit to a T : expression familière. Le jeu de mots sur T (prononcer tî) et tea peut passer en français : T… thé.
A moi aussi donc, la Tamise me convenait « comme un T », et Harris et moi déclarâmes l’idée de George excellente ; et notre façon de nous exprimer impliquait une certaine surprise de voir George devenu tout à coup si intelligent.
Le seul qui ne fût pas emballé par la proposition était Montmorency. Montmorency ne se souciait guère de la Tamise.
— Cela va très bien pour vous, les amis, dit-il ; vous l’aimez, mais moi pas. Je n’y vois rien d’intéressant. Le paysage n’est pas dans mon genre, et je ne fume pas. Si j’aperçois un rat, vous refusez d’atterrir, et si je tente de dormir, vous faites aussitôt des bêtises avec le bateau, et me flanquez à l’eau. Tout cela, si vous voulez savoir, pour moi, c’est de la plus parfaite ineptie.
Mais nous étions trois contre un, et la proposition l’emporta.
Projets discutés. Les plaisirs du « camping », par nuits sereines. Ditto, sous la pluie. Compromis adopté. Montmorency, ses premières impressions. Nos craintes qu’il ne soit trop parfait pour ce monde, craintes ensuite rejetées comme non fondées. Séance ajournée.
Nous prîmes la carte, pour faire nos plans.
Nous convînmes de partir le samedi suivant, de Kingston. Harris et moi irions dès le matin chercher le canot pour le conduire à Chertsey, et George, qui ne pouvait sortir de la Cité avant l’après-midi (George va faire la sieste dans une banque de 10 à 4 chaque jour, excepté le samedi, où l’on l’éveille et l’on le met dehors dès 2 heures) nous y retrouverait.
Devions-nous camper dehors ou coucher à l’auberge ?
George et moi étions pour le « camping », si pittoresque, si plein de liberté et d’allure patriarcale !
Avec lenteur le souvenir vermeil du couchant s’évanouit au sein des nuages gris et mornes. Silencieux comme des enfants tristes, les oiseaux ont cessé leur ramage, et seuls, le cri plaintif de la poule de bruyère et le rauque croassement de la corneille troublent le silence apeuré qui plane sur le lit du fleuve, où s’exhale le dernier soupir du jour qui se meurt.
Des sombres bois de chaque rive l’armée fantomale de la Nuit, les ombres grises s’avancent à pas muets, pourchassant les dernières lueurs attardées, effleurent à pas silencieux et invisibles les roseaux ondulants et les buissons qui soupirent ; la Nuit, sur son trône ténébreux, déploie ses noires ailes au-dessus du monde obscurci, et, du haut de son palais-fantôme qu’illuminent les pâles étoiles, elle règne dans la tranquillité.
Alors nous amenons notre frêle esquif dans quelque anse paisible, on dresse la tente, on fait cuire et on mange le frugal souper. Puis les grosses pipes sont bourrées et allumées, et d’aimables bavardages s’échangent à mi-voix, harmonieusement. Dans les intervalles de nos causeries, cependant, le fleuve, jouant à l’entour du bateau murmure ses vieux contes et ses secrets intimes, module tout bas l’antique chanson puérile que depuis tant de mille et de mille ans il module — qu’il modulera tant de mille ans à venir, avant que sa voix ne vieillisse et ne se casse, — un chant que nous, qui avons appris à aimer son charmant visage, qui nous sommes si souvent plongés dans son sein fluide, croyons parfois saisir, mais sans pouvoir exprimer en paroles l’histoire que nous venons d’entendre.
Et nous restons là, sur son bord, tandis que la lune, qui l’aime elle aussi, se penche pour le baiser d’un baiser sororal, et l’enlace étroitement de ses bras argentins. Et nous regardons ses ondes couler sans arrêt, chantonnant et chuchotant, à la rencontre de leur roi, la mer, — tant que nos voix se réduisent au silence, et les pipes s’éteignent, — tant que nous, banals et quelconques jeunes gens, nous sentons étrangement pleins de pensées, mi-douces, mi-mélancoliques, sans désir ni besoin de parler, — tant que, avec un rire, et secouant les cendres de nos pipes épuisées, nous nous souhaitons bonne nuit, et, bercés par le clapotis des flots et le bruissement des ramures, nous nous endormons sous la paix vaste des étoiles, et rêvons que la terre est redevenue jeune, — jeune et aimable comme elle l’était avant que les siècles de la hâte et du souci eussent ridé son beau visage, avant que les péchés et les folies de ses enfants eussent vieilli son cœur aimant, — aimable comme elle l’était dans ces jours révolus où, jeune mère, elle nous vivifiait de son sein profond, — avant que les maux de la civilisation factice nous eussent détournés de ses tendres bras, — avant que les ricanements venimeux de l’artificialité nous eussent fait honte de la simple vie que nous menions avec elle, de la simple et majestueuse demeure où l’humanité naquit, il y a tant de milliers d’années.
Harris demanda :
— Comment faites-vous quand il pleut ?
Impossible jamais d’élever Harris. Il n’y a en Harris pas la moindre poésie, — pas trace de folle aspiration vers l’impossible. Jamais Harris ne « pleure sans savoir pourquoi ». Si les yeux de Harris s’emplissent de larmes, soyez sûr que c’est pour avoir mangé des oignons crus, ou pour avoir mis trop de Worcester-sauce sur son rosbif.
Si, attardé le soir au bord de la mer avec Harris vous vous avisiez de lui dire :
— Chut ! n’entendez-vous pas ? On dirait les sirènes qui chantent dans le creux des vagues ; ou les âmes en peine lamentant des nénies pour les cadavres blanchis que retiennent les algues.
Harris vous prendrait par le bras, et dirait :
— Je vois ce que c’est mon vieux ; vous avez pris froid. Allons venez avec moi. Je sais un établissement par ici tourné le coin, où vous pourrez boire un coup du meilleur whisky d’Écosse que vous ayez jamais goûté. Cela vous remettra en un rien de temps.
Harris connaît toujours un établissement tourné le coin, où vous pouvez avoir quelque chose de remarquable dans la catégorie boisson. Je suis persuadé que si vous le rencontriez en paradis (à supposer la vraisemblance du fait), ses premiers mots, à votre vue, seraient :
— Quelle chance de vous rencontrer ici, vieux camarade ! J’ai découvert un établissement épatant, tourné le coin, où on vous servira un vrai nectar, je ne vous dis que ça.
Dans le cas actuel, toutefois, en ce qui regardait le camping, sa façon pratique d’envisager les choses arriva fort à point. Le camping par temps pluvieux n’a rien d’agréable.
C’est le soir. Vous êtes transpercé, il y a deux bons pouces d’eau dans la cale, et toutes les choses sont mouillées dans le bateau. Vous trouvez sur la rive un endroit un peu moins fangeux que le reste, et vous atterrissez pour déployer la tente et vous vous mettez à deux pour entreprendre de l’assujettir.
La toile est imbibée d’eau ; elle pèse ; et elle claque au vent, retombe sur vous, s’entortille autour de votre tête : c’est à devenir enragé. Cependant, la pluie ne cesse de tomber à flots. Ce n’est déjà pas commode de dresser une tente par temps sec ; s’il pleut, cela devient un travail d’Hercule. Au lieu de vous aider, il vous semble que votre collaborateur ne fait que des bêtises. A peine avez-vous proprement assujetti votre côté, le voilà qui hale du sien, et dérange tout.
— Hé ! qu’est-ce que vous faites-là ? criez-vous.
— Mais non ! c’est vous ! renvoie-t-il ; larguez donc un peu.
— Pas si fort ; vous avez tout détraqué, espèce d’animal ! hurlez-vous.
— Non, ce n’est pas moi, lance-t-il à son tour ; mollissez votre côté !
— Je vous dis que vous avez tout détraqué ! rugissez-vous, avec bonne envie de lui tomber dessus ; et vous tirez sur vos amarres, si fort que tous ses piquets s’en arrachent.
— Ah ! le sacré idiot ! l’entendez-vous murmurer à part lui.
Puis survient une traction farouche, qui emporte votre côté. Vous laissez là votre maillet et vous vous disposez à aller lui dire ce que vous pensez de toute sa conduite, mais au même instant, il se met en route dans le même sens pour venir vous exposer sa manière de voir. Et vous vous poursuivez en vous injuriant, tout autour de la tente, qui finit par s’abattre en bloc. Vous restez à vous dévisager par-dessus le désastre, puis vous vous écriez ensemble :
— Là ! c’est bien fait ; qu’est-ce que je vous disais !
Cependant le troisième, qui s’était chargé d’écoper le bateau, et qui s’est versé de l’eau plein la manche, et qui n’a cessé de jurer tout seul depuis dix minutes, vient s’enquérir du jeu absurde que vous jouez et veut savoir pourquoi cette satanée tente n’est pas encore en place.
Pour finir, d’une façon ou d’une autre elle est dressée et vous débarquez le matériel. Inutile de songer à faire un feu de bois. Vous allumez donc le réchaud à alcool, autour duquel on s’empresse.
L’eau de pluie entre comme ingrédient principal dans le souper. Le pain en comporte deux tiers, elle abonde dans le bifteck, et la confiture, le beurre, le sel et le café se sont amalgamés avec elle pour former de la soupe.
Après le repas, vous constatez que votre tabac est mouillé et que vous ne pouvez fumer. Heureusement, vous avez une bouteille de la drogue qui égaie et enivre, si on la prend à la dose voulue, et elle vous rend le goût de vivre nécessaire pour vous inciter à vous mettre au lit.
Une fois endormi, vous rêvez qu’un éléphant s’est couché en plein sur votre estomac, et que le volcan, faisant éruption, vous a projeté au fond de la mer, — avec l’éléphant toujours paisiblement étalé sur votre giron. Vous vous réveillez, avec l’idée qu’un événement effroyable s’est produit en réalité. Votre première impression est que la fin du monde est arrivée ; puis vous réfléchissez que ce ne doit pas être cela, mais plutôt des voleurs et des assassins, ou encore le feu, et vous exprimez cette opinion suivant la méthode usitée. Nul secours ne vient, néanmoins, et vous savez seulement que des milliers d’individus vous bourrent de coups de pied, et que vous êtes en train de vous asphyxier.
Vous n’êtes pas le seul à avoir des désagréments, d’ailleurs. Des cris étouffés vous parviennent de dessous votre couche. Déterminé, en toute occurrence, à vendre chèrement votre vie, vous vous débattez avec rage, cognant des pieds et des poings à droite et à gauche et hurlant à pleins poumons. A la fin, quelque chose cède, et vous vous trouvez la tête à l’air libre. A deux pieds de vous, vous découvrez confusément une sorte de bandit à demi-nu, tout disposé à vous trucider, et vous vous préparez à lutter jusqu’à la mort, quand il vous vient à l’idée que ce pourrait bien être Jim.
— Oh ! est-ce vous, dites ? fait-il, vous reconnaissant aussi.
— Oui, répondez-vous en vous frottant les yeux ; qu’est-ce qui s’est passé ?
— La tente de Billy renversée par le vent, je crois, dit-il. Où est Bill ?
Alors vous unissez vos voix pour crier : Bill ! et le sol au-dessous de vous tremble et ondoie, et la même voix étouffée que vous avez déjà ouïe réplique de dessous les décombres :
— Dégagez un peu ma tête, je vous prie.
Et Billy se dégage et apparaît, loque humaine boueuse et piétinée, et d’humeur inutilement agressive, — car il se figure évidemment que le tout a été fait exprès.
Le matin vous êtes tous les trois aphones, à cause du vilain rhume que vous avez attrapé la nuit ; vous êtes également des plus susceptibles, et vous vous injuriez réciproquement à chuchotis rauques, tout au long du déjeuner.
Il fut décidé en conséquence que nous coucherions dehors les nuits de beau temps, et à l’hôtel, à l’auberge, au cabaret, tel des gens convenables, quand il pleuvrait, ou quand le désir nous prendrait de changer.
Montmorency salua ce compromis de jappements approbateurs. Lui ne raffole pas de romantique solitude. Donnez-lui plutôt du bruyant ; et même un peu de vulgaire ne lui agrée que mieux. A voir Montmorency, on se figurerait volontiers que c’est un ange exilé sur la terre, pour une raison quelconque retranché de l’humanité, sous les espèces d’un petit fox-terrier. Il y a chez Montmorency une sorte d’expression : Oh-que-ce-monde-est-méchant-et-comme-je-voudrais-faire-quelque-chose-pour-le-rendre-meilleur-et-plus-noble, qui a déjà, paraît-il, tiré des larmes à de pieuses vieilles personnes, ladies et gentlemen.
Quand il s’en vint vivre à mes dépens, je n’aurais jamais cru que j’arriverais à le garder aussi longtemps. Je restais à le considérer, tandis que lui-même, assis sur le tapis, me considérait d’en bas, et je songeais : « Oh ! ce chien ne vivra pas. Il va être ravi aux cieux sur un char de feu, voilà ce qui va lui arriver. »
Mais lorsque j’eus payé pour une douzaine de poulets qu’il avait étranglés ; et que je l’eus retiré, grognant et gigotant, par la peau du cou, hors de cent quatorze batailles de rues ; et qu’un chat crevé m’eut été présenté par une vieille femme en furie qui me traita d’assassin ; et que j’eus été appelé en justice par le voisin de la deuxième maison comme possédant en liberté un chien féroce qui l’avait acculé dans son réduit à outils, d’où il n’avait osé mettre le nez dehors pendant plus de deux heures, par une nuit glaciale ; et que j’eus appris que le jardinier, à mon insu, avait gagné trente shillings en le mettant à tuer tant de rats à la minute, alors je commençai à croire qu’en fin de compte, on le laisserait sur terre un bout de temps.
Aller rôder autour des écuries, et rassembler une troupe des chiens les moins recommandables qui soient dans la ville, et les entraîner à parcourir les bas quartiers pour se battre avec d’autres peu recommandables chiens, telle est l’idée que Montmorency se fait de « vivre sa vie » ; et c’est pourquoi, comme je viens de le dire, il accorda au projet auberges, cabarets et hôtels, sa vigoureuse approbation.
La question couchage ainsi réglée à la satisfaction de tous quatre, il ne resta plus qu’un point à discuter : que devions-nous emporter avec nous ? On commençait à en parler, lorsque Harris déclara que, pour ce soir, il en avait assez de palabrer et nous proposa d’aller dehors nous dérider un brin, ajoutant qu’il avait découvert un établissement, tourné le coin, où l’on trouvait à boire un certain whisky d’Irlande qui valait le coup.
George avoua qu’il faisait soif (je ne l’ai jamais entendu dire le contraire) ; et comme j’avais le pressentiment qu’un peu de grog bien chaud, avec une tranche de citron, serait profitable à mes infirmités, le débat fut, d’un commun accord ajourné au lendemain soir ; et l’assemblée mit ses chapeaux et sortit.
Dispositions réglées. Méthode de travail de Harris. Comment le vieux père de famille installe un tableau. George émet un avis sensé. Joies du premier bain matinal. Provisions en cas de naufrage.
Ainsi donc, le lendemain soir, nous nous réunîmes de nouveau, pour discuter et régler nos plans. Harris commença.
— Voyons, il s’agit d’abord de savoir ce que nous allons emporter. Vous, J…, allez prendre une feuille de papier et écrire ; et vous, George, le catalogue d’alimentation, et si quelqu’un me donne un bout de crayon, j’établirai la liste.
C’est bien là du Harris tout pur, — toujours prêt à réclamer lui-même le fardeau de tout, pour le mettre sur le dos des autres.
Il me rappelle sans cesse mon pauvre oncle Podger. Quand mon oncle Podger entreprenait de faire un petit arrangement, c’était du haut en bas de la maison une révolution comme personne n’en a jamais vu de sa vie. Un tableau venait d’arriver de chez l’encadreur, et se trouvait dans la salle à manger, en attendant d’être posé. Tante Podger demandait ce qu’il faillait en faire, et oncle Podger répondait :
— Oh ! remettez-vous-en à moi. Que personne ne s’en occupe. Je me charge de tout.
Et puis il retirait sa redingote et se mettait à la besogne. Il envoyait la bonne chercher six pence de clous, et puis faisait courir après elle un des garçons pour lui dire de quelle taille les clous ; et de proche en proche, il mettait tout le monde sur pied et la maison en branle-bas.
— Allons, Will, cherchez-moi un marteau, criait-il ; et vous, Tom, apportez-moi la règle ; et j’aurai besoin de l’escabeau pour monter dessus ; et après tout, non, mieux vaut me donner une chaise de cuisine ; Jim ! vous allez courir chez Mr Goggles, et lui direz que : Papa le salue bien, il espère que sa jambe va mieux ; et il le prie de vouloir bien lui prêter son niveau d’eau… Maria ! ne vous en allez pas, car j’aurai besoin de quelqu’un pour me tenir la lumière, et quand la bonne sera rentrée, elle retournera aussitôt chercher un bout de cordelière à tableau ; Tom ! — où est Tom ? — Tom, venez ici ; j’ai besoin de vous : vous me tendrez le tableau.
Et alors il soulevait le tableau, et le laissait choir et le tableau s’échappait du cadre, et en essayant de sauver la glace, il se coupait ; et alors il bondissait à travers la pièce, cherchant son mouchoir. Il ne trouvait pas son mouchoir, pour la bonne raison que son mouchoir était dans la poche de la redingote qu’il venait d’ôter, et qu’il ne savait plus où il avait posé la redingote, et toute la maison devait abandonner la recherche de ses outils pour se mettre à celle de la redingote ; et cependant il se trémoussait et les harcelait à la ronde :
— N’y a-t-il donc personne dans toute la maison qui sache où est ma redingote ? De ma vie je n’ai vu de pareils empotés ! — non, ma parole ! Vous voilà six ! — et vous êtes incapables de trouver une redingote que j’ai ôtée il n’y a pas cinq minutes ! Ma foi, de tous les…
Alors il se levait, et découvrait qu’il était assis dessus, et il s’écriait :
— Oh ! ne vous donnez plus la peine ! Je viens de la trouver tout seul. Autant vaudrait demander au chat de trouver quelque chose que de s’attendre à ce que vous autres le trouviez.
Et quand on avait passé une demi-heure à lui panser le doigt, et qu’on avait acheté une nouvelle glace, et que les outils, et l’échelle, et la chaise, et la chandelle étaient prêts, c’était une nouvelle alerte, toute la maisonnée, y compris la femme de ménage, se rangeait en demi-cercle, prête à l’aider. Il fallait se mettre à deux pour tenir la chaise, et un troisième l’aidait à monter dessus, et l’y maintenait, et un quatrième lui avançait un clou, et un cinquième lui tendait le marteau, et il prenait le clou et le laissait tomber.
— Bon ! disait-il, d’un air furieux, voilà le clou perdu.
Et il nous fallait tous nous mettre à genoux pour le chercher à tâtons, cependant qu’il restait sur sa chaise en grommelant et nous demandant si on allait le tenir là toute la soirée.
Le clou se retrouvait enfin, mais cette fois c’était le marteau qu’on avait perdu.
— Où est le marteau ? Qu’ai-je fait du marteau ? Bon Dieu ! Vous voilà sept à bayer aux corneilles autour de moi, et vous ne savez pas ce que j’ai fait du marteau !
On lui retrouvait son marteau, mais alors il n’arrivait plus à retrouver la marque qu’il avait faite sur le mur pour savoir où enfoncer le clou, et nous montions l’un après l’autre sur la chaise, à côté de lui, pour tâcher de le découvrir ; et nous l’apercevions chacun à une place différente, et il nous traitait tous d’imbéciles, l’un après l’autre, et nous faisait descendre. Et il prenait la règle, et remesurait, et constatait qu’il fallait la moitié de 31 pouces et trois huitièmes à partir du coin, et il tentait de faire le calcul mentalement, et il perdait la tête.
Et nous essayions tous de faire le calcul mentalement, et arrivions tous à des résultats différents, et chacun se moquait des autres. Et dans le tohu-bohu général, on oubliait le nombre primitif, et l’oncle Podger était obligé de mesurer à nouveau.
Il se servait d’un bout de ficelle, cette fois, et au moment psychologique, où le vieux godichon se penchait en dehors de la chaise sous un angle de 45 degrés en s’efforçant d’atteindre un point situé trois pouces au delà de sa portée maxima, la ficelle glissait, et il s’étalait sur le piano, d’où résultait un bien joli effet musical, grâce à la soudaineté avec laquelle son crâne et son corps frappaient toutes les touches à la fois.
Et tante Maria disait qu’un tel langage en présence des enfants était inadmissible.
Enfin, l’oncle Podger avait de nouveau déterminé l’endroit, et posait la pointe du clou dessus, à l’aide de la main gauche, et saisissait le marteau de la main droite. Et, du premier coup, il s’écrasait le pouce, et laissait tomber le marteau, avec un hurlement, sur les orteils de quelqu’un.
Tante Maria faisait remarquer avec douceur que, la prochaine fois que l’oncle Podger aurait à planter un clou dans le mur, elle espérait qu’il le lui ferait savoir en temps, et elle prendrait ses dispositions pour aller passer une huitaine chez sa mère en attendant qu’il eût fini.
— Oh ! vous, les femmes, vous en faites toujours, des chichis, pour rien ! répliquait l’oncle Podger, en se relevant. Si moi, j’aime m’occuper un peu de la sorte…
Et alors il s’y reprenait à nouveau, et, au deuxième coup, le clou tout entier passait outre le plâtre, avec la moitié du marteau, et l’oncle Podger se trouvait projeté contre le mur avec une force quasi suffisante à lui aplatir le nez.
Alors il nous fallait retrouver la règle et la ficelle, et on faisait un nouveau trou ; et vers minuit, le tableau était posé, — tout de guingois et instable, tandis que tout alentour, sur plusieurs yards carrés, le mur semblait avoir été passé au râteau, et que chacun était mortellement éreinté et malheureux, — à l’exception de l’oncle Podger.
— Eh bien, voilà ! prononçait-il, en descendant pesamment de la chaise, en plein sur les doigts de pied de la femme de ménage, et contemplant avec une fierté non dissimulée le dégât qu’il avait commis. Il y a, ma foi, des gens qui feraient venir un ouvrier pour un petit ouvrage comme ça !
Harris sera plus tard exactement du même calibre, je le sais et le lui répète. Je lui répondis que je ne lui permettrais pas de se livrer à un tel travail. J’ajoutai :
— Non ; prenez, vous, le papier, le crayon, et le catalogue, et George mettra au net, et je ferai le choix.
La première liste que nous élaborâmes dut être écartée. D’évidence, les biefs de la Haute-Tamise étaient d’un tirant d’eau insuffisant pour admettre un bateau contenant les objets notés comme indispensables : la liste fut donc déchirée, et on se prépara à en faire une autre.
George prononça :
— Savez-vous bien que nous n’y sommes pas du tout ? Ce qu’il nous faut chercher, ce ne sont pas les objets dont nous avons besoin, mais bien ceux dont nous ne pouvons nous passer.
George se montre parfois plein de sens. On peut s’en étonner. Mais c’était là d’authentique sagesse, non seulement dans le cas actuel, mais par rapport à notre voyage sur le fleuve de la vie en général. Combien, pour ce voyage, encombrent le bateau, jusqu’à le mettre en danger de sombrer, d’un assortiment de vanités qu’ils croient indispensables à l’agrément et à la commodité du trajet, mais qui ne sont en réalité que surcharge vaine !
Comme ils empilent jusqu’à hauteur du mât, sur le pauvre petit esquif, beaux habits et grandes maisons, domesticité inutile, avec une horde d’amis feints qui ne se soucient pas d’eux pour quatre sous ; divertissements coûteux qui n’amusent personne, cérémonies et modes, faux-semblants et ostentation, et surtout — oh ! le plus pesant, le plus fol encombrement de tous ! — la crainte de ce que va dire le voisin, les luxes uniquement gênants, les plaisirs fastidieux, la parade creuse qui, tel le carcan de fer réservé jadis aux criminels, garrotte et fait saigner la tête douloureuse qui le porte !
Au rebut, tout cela, frère, au rebut ! Par-dessus bord ! Cela rend l’esquif si pesant que vous défaillez presque sur vos avirons. Cela l’encombre et rend la manœuvre si périlleuse que vous ne connaissez pas une minute libre d’inquiétude et de souci, vous ne vous accordez jamais un instant de relâche pour rêver en paix, — ni le loisir de regarder les ombres que la brise légère promène sur les eaux, les rais étincelants du soleil jouant sur les vaguelettes, les grands arbres qui, de la berge, contemplent leurs reflets, le vert et l’or des bois, les lis blancs et jaunes, les ondulations pensives des roseaux, les joncs, les orchidées, les bleus myosotis.
Par-dessus bord l’encombrement, frère ! Que votre esquif de la vie soit léger, qu’il porte seulement le nécessaire, une demeure intime et des plaisirs simples, un ou deux amis dignes de ce nom, un être qui vous aime et que vous aimiez, un chat, un chien, une pipe ou deux, de quoi manger et de quoi vous vêtir à votre suffisance et un peu plus à boire, car la soif est chose nuisible.
Alors, vous le verrez, l’esquif est plus facile à conduire, il est moins susceptible de chavirer, et il vous importera moins qu’il vienne à chavirer ; de bonne et simple marchandise ne craint pas l’eau. Vous aurez le temps de penser aussi bien que de travailler. Le temps de boire au grand soleil de la vie, — le temps d’écouter la musique éolienne que la brise divine tire des cœurs sonores qui nous entourent, — le temps…
Je vous demande pardon, en vérité. J’avais tout-à-fait oublié.
Donc, on s’en remit à George de dresser la liste, et il commença.
— Ne prenons pas de tente, proposa-t-il ; nous aurons une bâche sur le bateau. C’est tellement plus simple et commode.
L’idée nous parut bonne, et elle fut adoptée. Je ne sais si vous avez déjà vu ce que je veux dire. Vous installez par-dessus le bateau des cerceaux de fer, que vous recouvrez d’une vaste toile, assujettie du bas tout le tour, de la proue à la poupe, et cela convertit le bateau en une sorte de petite maison, délicieusement intime, quoique un peu bien renfermée ; mais tout a ses inconvénients, comme disait celui dont la belle-mère venait de mourir, et à qui l’on présentait la note de l’enterrement.
George décréta que, cela étant, il nous fallait une couverture chacun, une lampe, du savon, brosse et peigne (en commun), une brosse à dents (chacun), un bassin, de la poudre dentifrice, de quoi se raser, et une couple de serviettes en tissu éponge pour le bain. Je noterai ici que l’on fait toujours des préparatifs démesurés pour se baigner quand on va n’importe où dans le voisinage de l’eau, mais qu’on ne se baigne guère lorsqu’on y est.
Même chose quand on va au bord de la mer. Je suis toujours résolu — quand c’est de Londres que je vois les choses, à me lever très tôt chaque matin, pour aller faire un plongeon avant de déjeuner, et j’emballe religieusement un maillot et une serviette de bain. Je choisis toujours des maillots de bain rouges. Je me vois bien en maillot rouge. Cela convient à mon genre de beauté. Mais une fois au bord de la mer, je m’aperçois que ce bain matinal ne m’est plus à beaucoup près aussi indispensable que je le croyais en ville.
Au contraire, je sens que j’ai besoin de rester couché jusqu’au dernier moment, et de descendre alors pour déjeuner. Une fois ou deux la vertu a triomphé, je me suis levé à six heures et sommairement vêtu, et, prenant, maillot et serviette, je me suis mis en chemin à contre-cœur.
Mais ce fut loin d’être agréable. Il paraît qu’on me réserve un vent d’est particulièrement âpre, fait sur mesure pour moi, quand je vais me baigner le matin de bonne heure ; on trie tous les cailloux cornus pour les mettre par-dessus les autres, on affûte les rochers, on en saupoudre les aspérités d’une légère couche de sable, de façon à me les dissimuler, et on retire la mer pour la transporter à deux milles loin, afin que je doive me serrer entre mes bras et galoper, grelottant, à travers six pouces d’eau. Et quand j’arrive à la mer, elle est glacée et aussi désagréable que possible.
Une énorme vague me roule et me dépose sur mon séant, avec une parfaite brutalité, à même un roc qu’on a mis là tout juste à mon intention. Et avant que j’aie pu crier : Aïe, et me rendre compte des dégâts, la vague retourne et m’emporte au large. Je me mets à nager frénétiquement vers le rivage, me demandant si je reverrai jamais ma demeure et mes amis, et regrettant de n’avoir pas été plus affectueux envers ma petite sœur quand j’étais enfant. Je viens juste d’abandonner tout espoir, lorsqu’une vague, en se retirant, me laisse plaqué sur le sable comme une étoile de mer. Je me relève, et, me retournant, découvre que je viens de nager comme un perdu dans deux pieds d’eau. Je refais un temps de galop, me rhabille, et rentre à l’hôtel, où il me faut paraître enchanté du bain.
Quant à nous, chacun se montrait tout disposé à tirer sa coupe longuement chaque matin. Au dire de George, c’était un tel plaisir que de s’éveiller dans le bateau en pleine fraîcheur matinale, et de plonger dans l’eau limpide du fleuve ! D’après Harris, rien ne vaut quelques brasses avant le déjeuner pour vous mettre en appétit. George déclara que si les bains devaient avoir comme résultat de faire manger Harris plus qu’à son ordinaire, il s’insurgeait contre l’hypothèse de lui en voir prendre un seul.
La corvée, dit-il, serait déjà suffisamment rude, de remorquer contre le courant de quoi nourrir Harris dans les conditions normales.
Je fis comprendre à George, néanmoins, tout l’agrément qu’il y aurait à avoir dans le bateau un Harris propre et frais, même si nous devions pour cela emporter quelques cents livres de provisions en supplément ; je l’amenai à partager mon point de vue, et il cessa de s’opposer au bain de Harris.
Conclusion finale : nous emporterions trois serviettes de bain, afin de ne pas nous faire attendre l’un l’autre.
Quant aux vêtements, George affirma que deux complets de flanelle seraient assez, car nous pourrions les laver nous-mêmes, dans le courant, une fois sales. On lui demanda s’il avait jamais essayé de laver des flanelles dans le courant, et il répondit : Non, pas précisément lui, mais de ses amis l’avaient fait et c’était relativement facile. Harris et moi eûmes la faiblesse d’admettre qu’il s’y connaissait, et que trois honorables jeunes gens sans situation ni influence, et inexperts en buanderie, pourraient véritablement blanchir leurs chemises et pantalons dans la Tamise à l’aide d’un morceau de savon.
Nous ne devions guère tarder à apprendre, à nos dépens, que George était un sinistre farceur et qu’il ignorait évidemment le premier mot du lessivage. Si vous aviez vu ces vêtements après !… Mais, comme disent les romans-feuilletons, nous anticipons.
George nous persuada d’emporter des sous-vêtements de rechange, et abondance de chaussettes, pour le cas où nous chavirerions ; abondance de mouchoirs de poche, aussi, car ils pourraient venir à point pour essuyer les objets, et une paire de chaussures de cuir, en sus de nos sandales de canot, toujours en cas de naufrage.
La question nourriture. Objections contre le pétrole considéré comme atmosphère. Le fromage, précieux compagnon de route. Une épouse abandonne le domicile conjugal. Autres provisions pour le cas de naufrage. J’emballe. Perversité des brosses à dents. George et Harris emballent. Déplorable conduite de Montmorency. Repos bien gagné.
Nous agitâmes ensuite la question nourriture.
George dit :
— Commençons par le petit déjeuner (George est très pratique). Or, pour le petit déjeuner, nous prendrons une poêle à frire. (Indigeste ! se récria Harris ; mais on le pria seulement de ne pas faire l’imbécile, et George continua :) une théière et une bouilloire, plus un réchaud à esprit-de-vin.
— Pas de pétrole, dit George, avec un regard significatif ; et Harris et moi fîmes chorus.
Nous avions une fois emporté un réchaud à pétrole ; mais « plus jamais ». Nous avions cru vivre dans une raffinerie de pétrole, cette semaine-là. Ce qu’il suintait, ce pétrole ! Je ne connais pas de substance comparable au pétrole pour ce qui est de suinter. Nous l’avions placé tout à l’avant du canot, et, de là, il suintait jusqu’au gouvernail, imprégnait le bateau tout entier et chaque chose qu’il trouvait sur son chemin. Il suintait sur le fleuve. Il saturait le paysage et empuantissait l’atmosphère. C’était tantôt un vent d’ouest pétrolifère qui soufflait, et parfois un vent pétrolifère de l’est, ou bien du nord soufflait un vent pétrolifère, quand ce n’était pas un vent pétrolifère du sud. Mais qu’il arrivât des neiges arctiques ou qu’il eût pris naissance sur l’étendue des sables du désert, il nous arrivait également chargé du parfum de l’huile de pétrole.
Les émanations de ce pétrole imbibaient désastreusement jusqu’aux couchers de soleil ; et les clairs de lune au pétrole étaient vraiment fétides.
A Marlow, nous tentâmes de lui échapper. Laissant le bateau contre le pont, nous allâmes nous promener par la ville. Mais il nous poursuivait. La ville entière était infectée de pétrole. Nous traversâmes le cimetière, et on eût dit que les morts avaient été enterrés dans du pétrole. La grand’rue empestait le pétrole, à se demander comment on pouvait bien habiter là. Nous fîmes mille après mille sur la route de Birmingham ; mais en vain : tout le pays était saturé de pétrole.
Vers la fin de cette excursion, nous nous réunîmes à minuit dans un champ solitaire, sous un chêne maudit, et nous engageâmes par un serment redoutable (nous avions déjà toute la semaine juré contre la chose d’une façon normale et modérée, mais à présent c’était sérieux) par un serment redoutable, dis-je, de ne jamais plus emporter avec nous de pétrole dans un canot, sauf, bien entendu, en cas de maladie.
Cette fois-ci, donc, nous nous résignâmes à l’alcool dénaturé. Ce n’est déjà guère fameux. Il en résulte du pâté dénaturé et du gâteau dénaturé. Mais l’alcool dénaturé est, à haute dose, plus sain à l’organisme que le pétrole.
Comme autres accessoires du petit déjeuner, George proposa œufs et lard, faciles à cuisiner, viande froide, thé, pain et beurre, confiture. Pour déjeuner, dit-il, nous aurions biscuit de mer, mais pas de fromage. Le fromage, comme le pétrole, est trop envahissant. Il n’y en a que pour lui dans tout le bateau. Il pénètre dans le garde-manger et donne un goût de fromage à tout ce qui s’y trouve. On ne sait plus si l’on ingurgite de la tarte aux pommes, de la saucisse de Francfort, ou des fraises à la crème. Tout vous semble fromage. Il y a trop d’odeur dans le fromage.
Cela me rappelle un de mes amis qui avait acheté une paire de fromages à Liverpool. C’étaient d’admirables fromages, moelleux et faits à point, et répandant autour d’eux un fumet de la force de deux cents chevaux-vapeur qu’on aurait pu garantir sur facture comme portant à trois milles et jetant bas son homme à deux cents yards. J’étais alors à Liverpool, et mon ami me demanda si cela ne me dérangeait pas de les emporter à Londres avec moi, car lui-même n’y viendrait pas avant un jour ou deux, et, à son avis, les fromages ne pouvaient attendre plus longtemps.
— Oh, avec plaisir, cher ami, avec plaisir.
J’allai chercher les fromages et les emmenai dans un cab. C’était une ferraillante guimbarde, traînée par un somnambule poussif et couronné, que son propriétaire dans un moment de lyrisme, au cours de la conversation, baptisa cheval. Je déposai les fromages sur l’impériale, et nous nous mîmes en route à une allure qui eût fait honneur au plus rapide rouleau à vapeur construit jusqu’à ce jour, et tout alla aussi gaiement qu’un glas d’enterrement, jusque tourné le coin. Là, le vent apporta une bouffée de ces fromages en plein sur notre coursier. Il fut réveillé du coup, et, hennissant de terreur, s’élança à trois milles à l’heure. Le vent continuait de souffler dans sa direction, et avant d’être au bout de la rue, il filait à la vitesse de presque quatre milles à l’heure, laissant derrière lui les stropiats et les vieilles dames obèses.
Il fallut deux commissionnaires, en outre du cocher, pour le contenir à la gare ; et je doute même qu’ils y seraient parvenus, si l’un d’eux n’avait eu la présence d’esprit de lui jeter un mouchoir de poche sur le nez, et d’allumer un bout de papier d’Arménie.
Je pris mon billet, et m’avançai triomphalement sur le quai, avec mes fromages, tandis que les gens se reculaient respectueusement sur mon passage. Le train était comble, et je dus monter dans un compartiment où on était déjà sept. Un vieux gentleman grincheux protesta, mais je montai quand même et, déposant les fromages dans le filet, me casai avec un gracieux sourire, en disant que la journée était chaude. Quelques minutes s’écoulèrent, et puis le vieux gentleman commença à s’agiter.
— Ça sent le renfermé, ici, dit-il.
— On étouffe, positivement, ajouta son voisin.
Et alors tous deux se mirent à renifler, et au troisième reniflement il leur prit une suffocation, et, se levant sans un mot de plus, ils sortirent. Ensuite une grosse dame se leva, disant que c’était une honte de traiter de la sorte une respectable mère de famille, et elle rassembla une valise et sept paquets, et sortit. Les quatre voyageurs restant tinrent bon un moment, puis un individu à mine grave, assis dans un coin, et que son costume et son aspect général semblaient désigner comme entrepreneur de pompes funèbres dit que cela faisait penser à un cadavre d’enfant ; et les trois autres voyageurs se levèrent tous à la fois, et se bousculèrent à la porte.
Je souris au gentleman en noir, et lui dis que nous allions sans doute avoir le compartiment pour nous seuls ; et il rit aimablement, et répondit que certaines gens faisaient bien des embarras pour peu de chose. Mais même lui se déprima singulièrement en cours de route ; aussi, en arrivant à Crewe, je lui offris d’aller prendre un verre. Il accepta, et nous nous frayâmes un chemin jusqu’au buffet, où nous criâmes et tempêtâmes et frappâmes de nos parapluies pendant un quart d’heure ; à la fin, une jeune personne vint nous demander si nous désirions quelque chose.
— Que prenez-vous ? dis-je, m’adressant à mon ami.
— Je prendrai pour une demi-couronne[3] de cognac sec, s’il vous plaît, Mademoiselle, répondit-il.
[3] La demi-couronne correspond à notre ancien écu de 3 francs.
Et quand il eut bu, il sortit tranquillement et monta dans une autre voiture, ce que je trouvai abject.
A partir de Crewe, j’eus le compartiment à moi seul, bien que le train fût bondé. Lors des arrêts dans les gares, les gens, à la vue de mon compartiment vide, allaient pour s’y précipiter. « Par ici, Maria ; venez, il y a autant de place qu’on veut ! »
— « Ça va bien, Tom ; montons ici, » criait-on. Et tous accouraient, chargés de lourdes valises, et luttaient devant la portière à qui monterait le premier. Et quelqu’un ouvrait la portière et franchissait le marchepied, — pour retomber dans les bras de celui qui était derrière lui ; et tous s’approchaient, et après avoir flairé, ils prenaient la fuite et se faufilaient dans d’autres voitures, ou payaient le déclassement, et allaient en première.
De la gare d’Euston, je portai les fromages chez mon ami. Quand sa femme fut entrée dans la pièce, elle huma l’air un instant. Puis elle me dit :
— Qu’est-ce que c’est ? Avouez-moi tout.
Je répondis :
— Ce sont des fromages. Tom les a achetés à Liverpool, et m’a prié de les apporter avec moi.
Et j’ajoutais que j’espérais bien qu’elle comprendrait que je n’y étais pour rien ; et elle répondit qu’elle n’en doutait pas, mais qu’elle dirait son fait à Tom dès son retour.
Mon ami fut retenu à Liverpool plus longtemps qu’il ne l’avait cru, et trois jours plus tard, comme il n’était pas rentré, sa femme vint me trouver. Elle me dit :
— Qu’est-ce que Tom vous a dit au sujet de ces fromages ?
Je répondis que ses instructions étaient de les tenir en lieu frais, et que personne n’y devait toucher.
Elle dit :
— Nul danger que personne y touche. Les avait-il sentis ?
J’en étais persuadé, et j’ajoutai qu’il paraissait tenir beaucoup à eux.
— Vous croyez qu’il serait très mécontent, interrogea-t-elle, si je donnais une livre sterling à un homme pour qu’il les emportât afin de les enterrer ?
Je répondis qu’en ce cas on ne le verrait plus rire de sa vie.
Une idée lui vint. Elle dit :
— Cela vous ennuierait-il de les garder ? Je les ferai porter chez vous.
— Madame, répliquai-je, pour ce qui est de moi, j’adore le parfum du fromage, et mon voyage de l’autre jour en leur compagnie depuis Liverpool restera pour toujours dans mon souvenir comme l’heureuse conclusion de vacances agréables. Mais, dans ce monde, il nous faut considérer autrui. La dame sous le toit de qui j’ai l’honneur de résider est une veuve, et, autant que je sache, possiblement aussi une orpheline. Elle a une manière forte, je dirai même éloquente, de s’opposer, comme elle dit, à ce qu’on « lui en impose ». La présence des fromages de votre mari dans sa maison, je le crains, lui en imposerait trop, et il ne sera pas dit que j’en aurai imposé à la veuve et à l’orpheline.
— Eh bien alors, dit la femme de mon ami, se levant, il ne me reste plus qu’à emmener les enfants et aller à l’hôtel attendre que ces fromages soient mangés. Je renonce à vivre plus longtemps sous le même toit qu’eux.
Elle tint parole, laissant la maison à la garde de la femme de ménage. Celle-ci, lorsqu’on lui demanda si elle pourrait supporter l’odeur, répondit : « Quelle odeur ? » et quand on lui eut mis le nez sur les fromages en lui disant de renifler fort, elle dit qu’elle arrivait à percevoir un léger parfum de melon. D’où il fut conclu qu’il ne résulterait pas grand mal pour cette femme de pareille atmosphère, et on l’y laissa.
La note de l’hôtel s’éleva à cinquante guinées ; et mon ami, tout calcul fait, constata que les fromages lui revenaient à huit livres sterling et six pence la livre. Il ajouta qu’il adorait en effet le fromage, mais que ceux-ci étaient au-dessus de ses moyens. Il résolut donc de s’en débarrasser. Il les jeta dans le canal ; mais il lui fallut les repêcher, car les hommes des bélandres se plaignirent. Ils disaient que cela les faisait tomber en pâmoison. Ensuite, il les emporta par une nuit noire et les abandonna dans le cimetière paroissial. Mais le coroner[4] les découvrit et fit un raffut terrible.
[4] Officier de police judiciaire chargé de faire les enquêtes dans les cas de morts violentes ou accidentelles, d’incendie, etc.
Il prétendit que c’était une machination pour lui ôter le pain de la bouche, en réveillant les morts.
Mon ami s’en débarrassa pour finir, en les emportant au bord de la mer et en les enterrant sur la plage. L’endroit en acquit une réputation considérable. Les villégiateurs disaient que jamais auparavant ils n’avaient remarqué dans l’air une telle vivacité, et les gens faibles de la poitrine et atteints de consomption s’y pressaient encore bien des années après.
Malgré mon goût pour le fromage, donc, je tins que George était dans son droit en refusant d’en prendre à bord.
— Nous n’avons pas besoin de prendre le thé, dit George (les traits de Harris se décomposèrent à ces paroles) ; mais nous aurons un bon petit repas tout simple à la bonne franquette à sept heures : dîner, thé et souper combinés.
Harris retrouva quelque gaîté. George proposa des conserves de viande et de fruits, charcuterie, tomates, légumes verts. Comme boisson, nous adoptâmes une certaine merveilleuse mixture concentrée de Harris, qui, mélangée d’eau, prenait le nom de limonade, abondance de thé, plus une bouteille de whisky, pour le cas, dit George, où nous ferions naufrage.
A mon avis, George insistait par trop sur l’idée de naufrage. Je trouvais fâcheuse cette disposition d’esprit au début d’une excursion.
Mais je fus tout à fait d’accord pour emporter le whisky.
Nous ne prîmes ni bière ni vin. L’un et l’autre sont une erreur, en rivière. Cela vous rend lourd et somnolent. Un verre dans la soirée, lorsque vous faites une tournée par la ville et que vous lorgnez les filles, cela va ; mais n’allez pas en boire quand le soleil vous tape sur le crâne et que vous devez vous livrer à un exercice violent.
Nous fîmes une liste des objets à emporter, et elle avait atteint une jolie longueur avant qu’on se séparât, ce soir-là. Le lendemain, vendredi, le tout fut rassemblé, et nous nous retrouvâmes dans la soirée pour l’emballage. Nous avions une grosse valise « Gladstone » pour les vêtements, et une couple de paniers pour les victuailles et les ustensiles de cuisine. On poussa la table contre la fenêtre, on empila les choses en un tas au milieu du parquet, et on s’assit à l’entour pour les considérer.
Je me chargeai d’emballer.
Je me flatte d’être bon emballeur. Emballer est une de ces mille choses que je suis persuadé connaître mieux que n’importe qui au monde. (Je suis étonné moi-même, quelquefois, devant la multiplicité de ces choses.) Je persuadai à George et Harris qu’ils feraient mieux de s’en remettre tout à fait à moi. Ils acceptèrent avec un empressement qui avait quelque chose de peu naturel. George alluma une pipe et s’allongea sur la bergère, Harris installa ses jambes sur la table et alluma un cigare.
Ce n’était pas ainsi que je l’entendais. Ce que je voulais dire, en fait, c’était que je dirigerais les opérations, et que Harris et George manœuvreraient sous mes ordres, tandis que je les invectiverais de temps en temps avec un « Oh ! espèce de…! » — « Allons, laissez-moi faire » — « Dieu ! que vous êtes bête ! » pour les dresser, comme il sied. Leur façon de prendre les choses m’agaça. Rien ne m’agace plus que de voir les autres assis à ne rien faire pendant que je travaille.
J’ai habité une fois avec un camarade qui avait le don de m’exaspérer. Il fainéantait sur le sofa et me regardait m’occuper, des heures de suite, me suivant des veux tout autour de la pièce, n’importe où j’allais. Il affirmait que cela lui faisait le plus grand bien de me voir ainsi me donner du mouvement. Car mon exemple lui démontrait que la vie n’est pas un vain songe où l’on doit bayer aux corneilles, mais une noble tâche pleine de devoirs et de labeur sévère. Il se demandait comment il avait pu se passer de moi si longtemps, et n’avoir eu personne de laborieux à contempler.
Or, je n’admets pas ce procédé. Il m’est impossible de rester tranquille et de voir mon prochain trimer comme un esclave. Il me faut alors me lever et présider à son ouvrage, le suivre, les mains dans les poches, et lui dire ce qu’il doit faire. Tel est mon caractère énergique je n’y peux rien.
Cependant, je ne dis mot, et commençai l’emballage. Ce fut plus long que je ne l’aurais cru ; mais finalement je vins à bout de la valise. Je m’assis dessus et bouclai les courroies.
— Vous ne mettez pas vos bottines dedans ? dit Harris.
Je m’aperçus, d’un coup d’œil, que je les avais oubliées. Voilà bien Harris. Il n’aurait pas dit un mot avant d’avoir vu la valise fermée et bouclée, naturellement. Et George se mit à rire à pleines mâchoires, — de son rire bruyant, absurde, qui m’exaspère tellement.
Je rouvris la valise et y introduisis mes bottines. Mais alors, juste au moment de la refermer, un doute affreux m’envahit. Avais-je emballé ma brosse à dents ? Je ne sais comment cela se fait, mais je ne sais jamais si j’ai emballé ma brosse à dents.
Ma brosse à dents est un objet qui me hante en voyage et empoisonne ma vie. Je rêve que je ne l’ai pas emballée, et m’éveille avec une sueur froide, et sors de mon lit pour chercher après. Et le matin, je l’emballe avant de m’en être servi, et il me faut re-déballer pour l’avoir, et c’est toujours le dernier objet que je tire de la valise ; puis je remballe, et je l’oublie, et il me faut grimper quatre à quatre au dernier moment pour la prendre, et je l’emporte à la gare, enveloppée dans mon mouchoir de poche.
Bien entendu, cette fois-ci, je fus obligé de retourner tout, sans parvenir à mettre la main dessus. C’est dans un état analogue à ce pêle-mêle que devait être le monde avant sa création, durant le règne du chaos. Bien entendu, je mis la main dix-huit fois sur celles de George et de Harris, mais impossible de rencontrer la mienne. Je replaçai les objets, un par un, et les secouai tous, séparément. Enfin, je la découvris dans une bottine. Je remballai une fois de plus.
Lorsque j’eus fini, George demanda si le savon était dedans. Je lui répondis d’aller se faire pendre, et que peu m’importait que le savon fût dedans ou non ; et je fermai violemment la valise et la bouclai. Mais je m’aperçus que j’y avais enfermé ma blague à tabac, et je dus la rouvrir. Elle fut close finalement à dix heures cinq du soir, et il restait les paniers à faire. Harris dit que notre départ devant avoir lieu dans moins de douze heures, il croyait bon d’effectuer le reste de l’opération lui-même, avec George. J’acceptai et m’assis, et leur tintouin commença.
Ils se mirent à la besogne d’un cœur léger, persuadés sans nul doute qu’ils allaient m’en remontrer. Je m’abstins de tout commentaire : j’attendais. Lorsque George sera pendu, Harris restera le pire emballeur de ce monde. Je considérai les piles d’assiettes et de jattes, et les bouilloires, et les bouteilles, et les pots, et les pâtés, et les réchauds, et les gâteaux, et les tomates, etc., et pressentis que cela ne tarderait pas à devenir joyeux.
Et en effet. Ils commencèrent par casser une jatte. Ce fut leur premier ouvrage. Ils le firent juste pour montrer ce qu’ils savaient faire, et pour éveiller l’intérêt.
Puis Harris plaça la confiture de fraises au-dessus d’une tomate, qui fut mise en capilotade. Il leur fallut la ramasser à la petite cuiller.
Ensuite ce fut le tour de George, qui piétina sur le beurre. Je ne dis rien, mais je me rapprochai et m’assis sur le bord de la table pour les regarder faire. Rien de ce que j’aurais pu dire n’eût été autant capable de les exaspérer. Je m’en aperçus. Ils devenaient nerveux et inquiets, marchaient sur les choses, ou les posaient derrière eux, et ne les retrouvaient plus ensuite lorsqu’ils en avaient besoin ; et ils emballaient les pâtés au fond, et mettaient par-dessus les objets lourds, ce qui écrabouillait les pâtés.
Ils renversèrent du sel sur tout, et pour ce qui est du beurre !… De ma vie, je n’ai vu deux hommes en faire autant avec deux pence de beurre. Lorsque George l’eut décollé de sa pantoufle, ils tentèrent de le fourrer dans la bouilloire. Il ne put y entrer, et ce qui s’y en était introduit refusa de sortir. Ils le râclèrent enfin, et le posèrent sur une chaise, où s’assit Harris. Le beurre adhéra à sa personne, et ils le cherchèrent par toute la pièce.
— Je jurerais l’avoir mis sur cette chaise, dit George, contemplant le siège vide.
— Je vous l’ai vu faire moi-même, il n’y a pas une minute, dit Harris.
Alors ils se remirent à le chercher par toute la pièce ; puis ils se rencontrèrent au centre, et se regardèrent, stupéfaits.
— C’est le plus extravagant phénomène dont j’aie jamais été témoin, dit George.
— Un vrai miracle ! dit Harris.
Alors George fit le tour de Harris, et le découvrit.
— Bon ! mais il était là tout ce temps ! s’écria-t-il avec indignation.
— Où ? s’écria Harris, en faisant volte-face.
— Tenez-vous tranquille, nom d’un chien ! rugit George, s’élançant sur lui.
On le détacha, et il fut emballé dans la théière.
Montmorency était de la fête, comme de juste. L’ambition de Montmorency dans la vie, c’est de se mettre à la traverse, et de se faire crier dessus. S’il parvient à se faufiler où l’on n’a spécialement pas besoin de lui, à être un parfait brouillon, et à exaspérer le monde, et à ce qu’on lui envoie des objets à la tête, il se considère alors comme n’ayant pas perdu sa journée.
Faire en sorte que quelqu’un trébuche sur lui, et le maudisse pendant une heure d’affilée, voilà son ambition la plus haute et son but ; et quand il l’a atteint, sa fatuité devient tout à fait intolérable.
Il allait se poser sur les choses dont précisément on avait besoin pour les emballer ; et il était travaillé par l’idée fixe que, chaque fois que Harris ou George allongeait la main, c’était pour atteindre son nez froid et humide. Il enfonça la patte dans la confiture, il dispersa les petites cuillers, il joua aux rats avec les citrons, et sauta dans le panier et en étrangla trois avant que Harris pût le coiffer de la poêle à frire.
Harris prétendit que je l’encourageais. Je ne l’encourageais pas. Un pareil chien n’a pas besoin d’être encouragé. C’est son péché naturel et originel qui le fait se conduire de la sorte.
L’emballage fut terminé à minuit trente. Harris s’assit sur le grand panier, en émettant l’espoir qu’on ne trouverait rien de cassé. George dit que si quelque chose devait être cassé, c’était fait, — réflexion qui parut le réconforter. Lui aussi, déclara-t-il, avait envie d’aller se coucher. Nous avions tous envie d’aller nous coucher. Harris devait passer la nuit chez nous, et nous montâmes à l’étage.
On se chamailla pour les lits, et Harris dut coucher dans le mien. Il me demanda :
— Préférez-vous l’intérieur ou l’extérieur ?
Je lui répondis qu’en général je préférais coucher à l’intérieur d’un lit.
Harris déclara ma facétie un peu vieille.
George nous interrogea :
— A quelle heure faut-il que je vous éveille, les amis ?
Harris répliqua :
— Sept heures.
J’intervins :
— Non : six. Car j’avais quelques lettres à écrire.
Nous eûmes une discussion, Harris et moi, sur ce point, mais on finit par couper la poire en deux, et on conclut :
— Éveillez-nous à six heures et demie, George.
George ne répondit pas, et nous découvrîmes qu’il dormait déjà ; nous disposâmes donc le tub de façon à ce qu’il trébuchât dedans lorsqu’il se lèverait au matin, puis nous aussi nous mimes au lit.
Madame Poppets nous réveille. George le fainéant. L’escroquerie aux « pronostics météorologiques ». Notre bagage. Perversité du petit gamin. On s’attroupe autour de nous. Nous partons en grande pompe, et arrivons à Waterloo-Station. Ignorance des fonctionnaires de la compagnie du Sud-Ouest concernant les affaires trop mondaines des trains. Nous sommes à flot, à flot dans un léger canot.
Ce fut Mme Poppets qui nous éveilla le lendemain matin. Elle s’écria :
— Savez-vous bien qu’il est près de neuf heures, messieurs ?
— Neuf quoi ? fis-je, en sursaut.
— Neuf heures, répondit-elle, par le trou de la serrure. Je ne vous entendais pas bouger.
Je réveillai Harris et lui annonçai l’heure. Il répliqua :
— Je pensais que vous deviez vous lever à six heures ?
— Certainement, dis-je ; pourquoi ne m’avez-vous pas éveillé ?
— Comment l’aurais-je pu, quand je dormais moi-même ? rétorqua-t-il. A présent, nous ne serons pas sur l’eau avant midi. Ça ne vaut plus la peine de vous lever du tout.
— Hum ! repris-je, vous avez de la chance que je me lève. Si je ne vous avais pas réveillé, vous seriez resté là toute la quinzaine.
Nous continuâmes à nous asticoter de la sorte pendant quelques minutes, lorsqu’un outrageux ronflement de George nous interrompit. Pour la première fois depuis qu’on nous avait appelés, nous nous avisions de son existence. Il était donc là, — l’homme qui nous avait demandé à quelle heure il devait nous éveiller, — sur le dos, la bouche large ouverte, et les genoux relevés.
Je ne sais réellement pourquoi, mais la vue d’un autre individu en train de dormir, dans un lit quand je suis levé, m’exaspère. Je trouve par trop scandaleux de voir les précieuses heures de la vie d’un homme — les inestimables moments qu’il ne retrouvera jamais — engloutis ainsi dans un sommeil bestial.
Ce George, par exemple, gaspillant par une hideuse fainéantise l’inestimable don du temps ; le trésor de sa vie, dont il lui sera demandé compte, plus tard, jusqu’à la moindre seconde, lui échappant, inemployé. Alors qu’il eût pu être levé, à se bourrer d’œufs au lard, à agacer le chien, ou à flirter avec la domesticité, au lieu de gésir là, l’âme enfoncée dans une opaque torpeur.
Pensée redoutable. Il parut que Harris et moi en fûmes frappés au même instant. Nous résolûmes de le sauver, et ce noble dessein nous fit oublier notre querelle. Nous nous élançâmes pour lui arracher ses draps, Harris lui envoya un grand coup de pantoufle, je lui hurlai dans l’oreille, et il s’éveilla.
— ’s qu’i fait jour ? balbutia-t-il, en se dressant sur son séant.
— Debout, tête de lard, grosse bûche ! rugit Harris. Il est dix heures moins le quart.
— Quoi ! s’écria-t-il, en s’élançant à bas de son lit, en plein dans le tub… Qui donc, nom d’un tonnerre, a fourré ça là ?
Nous lui affirmâmes qu’il devait être imbécile pour ne pas voir le tub.
Nous nous mîmes à notre toilette, et, quand on en fut aux raffinements, nous nous rappelâmes que les brosses à dents étaient emballées, ainsi que la brosse à cheveux et le peigne (cette mienne brosse à dents me fera mourir, décidément), et il nous fallut descendre, pour les repêcher dans la valise. Lorsque nous eûmes fini, George réclama le rasoir mécanique. On lui répondit qu’il eût à se passer de se faire la barbe aujourd’hui, car on n’allait pas rouvrir cette valise encore une fois pour lui, ni pour quelqu’un de son espèce.
Il protesta :
— Ne faites pas les idiots. Me voyez-vous aller dans la Cité fait comme ça ?
C’était assurément bien triste pour la Cité, mais que nous importait la souffrance humaine ? Comme dit Harris, à son habituelle façon vulgaire, la Cité pouvait s’aller faire f…
Nous descendîmes pour déjeuner. Montmorency avait invité deux autres chiens à venir le voir dehors, et ils étaient en train de se donner du bon temps en se débattant sur le seuil. On les calma à l’aide d’un parapluie, et l’on s’attabla devant les côtelettes et du rosbif froid.
Harris déclara :
— L’important, c’est de bien déjeuner. Et il débuta par une paire de côtelettes, ajoutant qu’il les prenait tandis qu’elles étaient chaudes, car le rosbif pouvait attendre.
George s’empara du journal, et nous lut d’un bout à l’autre les accidents de canotage, et les prévisions du temps. Celles-ci portaient : « pluvieux et froid, avec des éclaircies, orages locaux çà et là, vent d’E., avec dépression générale sur les comtés du S. (Londres et Pas-de-Calais). Le baromètre continue à baisser ».
A mon avis, entre toutes les ridicules et irritantes inepties dont nous sommes accablés, cette fumisterie : la prévision du temps, est la plus pénible. Elle « prédit » tout justement ce qui est arrivé la veille ou l’avant-veille, et tout justement l’opposé de ce qui va arriver le jour même.
Cela me rappelle ces miennes vacances, l’automne dernier, qui furent complètement gâtées grâce à l’attention que nous prêtâmes au bulletin météorologique de la gazette locale. « On peut s’attendre pour demain à de fortes ondées, avec orages locaux, » déclarait-il le lundi. En conséquence, nous renonçâmes à notre pique-nique, et restâmes enfermés tout le jour, à attendre la pluie. Et la foule passait devant la maison, s’en allant par pleins chars-à-bancs et mail-coaches, pimpants et gais au possible, sous un soleil radieux et un ciel sans nuage.
— Ah ! disions-nous, en les considérant par la fenêtre. Ce qu’ils vont revenir trempés !
Et nous ricanions à l’idée de la sauce qu’ils allaient prendre, et nous retournions attiser le feu, et nous mettre à lire, et arranger nos spécimens d’algues et de coquillages. Vers midi, le soleil envahit la pièce, la chaleur devint presque intolérable, et nous nous demandâmes quand ces fortes averses et orages locaux allaient commencer.
— Oh ! cela va venir dans l’après-midi, vous verrez, nous disions-nous l’un à l’autre. Oh ! ce que ces gens vont prendre ! Quelle rigolade !
A une heure, la propriétaire vint nous demander si nous n’allions pas sortir, par cette charmante journée.
— Non, non, répondîmes-nous, avec un rire entendu. Pas de danger. Nous n’avons pas envie d’être saucés, — non, merci !
L’après-midi était presque écoulé, et il n’y avait toujours pas trace de pluie. Nous essayâmes de nous réconforter, en nous disant qu’elle surviendrait tout d’un coup, lorsque les gens seraient déjà en route pour revenir et loin de tout abri : — ils n’en seraient que mieux trempés. Mais il ne tomba pas une goutte, la journée fut magnifique jusqu’au bout, et une nuit radieuse lui succéda.
Le lendemain matin, nous lûmes qu’il allait faire une « journée chaude, entre beau et beau-fixe ; température élevée ; » et nous nous habillâmes légèrement pour sortir. A peine étions-nous en route d’une demi-heure qu’il se mit à pleuvoir dru, et qu’un vent glacé se leva, pluie et vent qui durèrent toute la journée. Nous rentrâmes chez nous enrhumés, tout cousus de rhumatismes, et bons à mettre au lit.
Le temps est une chose qui me dépasse entièrement. Je n’y puis rien comprendre. Le baromètre est une illusion : il vous induit en erreur aussi bien que les pronostics des journaux.
Il y en avait un de pendu au mur dans un hôtel d’Oxford où je logeai au printemps dernier. Lorsque j’y arrivai, l’aiguille marquait « beau-fixe ». Dehors, la pluie tombait simplement à seaux, comme elle avait d’ailleurs fait tout le jour ; et cette contradiction me parut inadmissible. Je tapotai le baromètre, qui fit un bond et marqua « très sec ». Le garçon de l’hôtel passait justement : il s’arrêta pour me dire qu’à son avis le baromètre parlait de demain. Je hasardai l’opinion qu’il pensait plutôt à la semaine avant-dernière ; mais le garçon répondit qu’il ne le croyait pas.
Le lendemain, je tapotai de nouveau l’instrument, et il monta encore plus haut, tandis que la pluie tombait toujours plus épaisse. Le mercredi, j’allai derechef lui donner un coup, et l’aiguille tournant sur son cadran, dépassa « beau-fixe » et alla buter contre l’arrêt, à bout de course. Il faisait ce qu’il pouvait, cet instrument, mais de par sa construction il était incapable d’annoncer sans se briser du beau temps encore plus excessif. Son intention évidente était de monter toujours, et de pronostiquer sécheresse, famine par siccité absolue, insolation, simoun, et autres fléaux analogues, mais l’arrêt l’en empêchait, et il devait se contenter de marquer ce plus banal « très sec ».
Cependant, la pluie se déversait en cataractes continues, et la partie basse de la ville était déjà sous l’eau, car le fleuve avait débordé.
Le garçon affirma que d’évidence nous allions avoir une série prolongée de temps serein, par la suite, et il lut ce distique imprimé sur le fronton de l’oracle :
Le beau temps ne vint pas du tout cet été-là. Je suppose que la mécanique devait parler du printemps suivant.
Il y a aussi ces autres sortes de baromètres, droits et en longueur. Ceux-là, je n’y ai jamais vu que du feu. Il y a un côté pour hier à 10 heures du matin, et l’autre pour aujourd’hui même heure ; mais vous ne pouvez toujours vous trouver là dès dix heures du matin, n’est-ce-pas ? Il descend ou monte pour la pluie ou le beau temps, avec plus ou moins de vent, et si vous le tapotez, il ne vous dit rien du tout. Il vous faut d’ailleurs réduire ses indications au niveau de la mer, et les réduire selon la température, et même après cela, je n’entends rien à la solution.
Mais qu’avons-nous besoin de nous faire prédire le temps ? Il nous suffit qu’il soit mauvais quand il arrive, sans encore l’ennui de le savoir d’avance. Le seul prophète aimable est le vieillard qui, au matin spécialement menaçant d’un jour que nous désirerions spécialement beau, promène autour de l’horizon un coup d’œil spécialement connaisseur, et dit :
— Oh non, monsieur, je crois que cela va s’éclaircir. Les nuages vont se dissiper sans aucun doute, monsieur.
— Ah ! il sait, disons-nous, en lui souhaitant le bonjour et nous mettant en route ; c’est merveilleux ce que ces vieilles gens peuvent prédire.
Et nous éprouvons pour cet homme une sympathie nullement atténuée par le détail que le temps ne s’éclaircit pas, mais qu’il se met à pleuvoir sans arrêt tout le jour.
Et vous vous dites :
— Oui, mais après tout, il a fait ce qu’il a pu.
A l’égard de celui-là qui nous prédit mauvais temps, au contraire, nous n’entretenons que des sentiments d’amertume vengeresse.
— Ça va-t-il se lever, à votre idée ? crions-nous, tout joyeux, au passage.
— Ma foi non, monsieur ; j’ai bien peur que ce soit pareil toute la journée, répond-il, en hochant la tête.
— Stupide vieux crétin ! qu’est-ce qu’il en sait ? murmurons-nous.
Et si son oracle se vérifie, nous ne lui en voulons que davantage au retour, et nous gardons l’arrière-pensée qu’il a une certaine part de responsabilité dans l’affaire.
Le soleil brillait trop éclatant ce matin-là, pour que George nous émût beaucoup avec ses terrifiques « Baisse barométrique », « Perturbations atmosphériques s’avançant sur le sud de l’Europe en diagonale », etc. Aussi, voyant qu’il n’arrivait pas à nous faire peur, et qu’il perdait son temps, il chipa la cigarette que je venais de me rouler avec soin, et prit congé de nous.
Harris et moi, étant venus à bout des quelques victuailles demeurées sur la table, charriâmes notre bagage jusqu’à la porte, et attendîmes un cab.
Il paraissait un peu bien voyant, ce bagage, une fois rassemblé : la valise « Gladstone », la petite valise, puis les deux paniers, un ample ballot de couvertures, quatre ou cinq manteaux et imperméables, quelques parapluies, et encore un melon à lui tout seul dans un sac de nuit, vu son volume qui l’empêchait d’entrer ailleurs, plus une couple de livres de raisin dans un autre sac, et une ombrelle japonaise en papier, et une poêle à frire, trop longue pour être emballée, et que nous avions entourée de papier gris.
Cela ne manquait pas d’allure, et Harris et moi commencions à nous sentir gênés, bien qu’il n’y eût certes pas de quoi. Il ne passait toujours pas de cab, mais seulement des gamins de la rue, qui s’intéressaient visiblement au spectacle, et tombaient en arrêt.
Le garçon de chez Biggs fut le premier à tourner le coin. Biggs est notre fruitier, et son principal talent consiste à prendre à son service les gamins errants les plus mal élevés et dépourvus de principes que la civilisation ait jusqu’à cette heure engendrés. S’il se produit dans notre voisinage un fait dépassant la scélératesse moyenne de la gent gavroche, on peut être sûr que cela vient de chez Biggs. Il paraît que, lors de l’assassinat de Great Coram Street, on en vint promptement à conclure, dans notre rue, que le garçon de chez Biggs (celui de l’époque) faisait partie de la bande et que, s’il n’avait réussi, en répondant au sévère interrogatoire auquel il fut soumis, quand il arriva au magasin le lendemain du crime, par l’agent no 19 (assisté du no 21, qui se trouvait là justement) à faire la preuve d’un alibi complet, il ne s’en serait pas tiré à si bon compte. Je ne connaissais pas le garçon de Biggs, à cette époque, mais, d’après ce que j’avais vu depuis, je n’aurais pas, quant à moi, attaché beaucoup d’importance à cet alibi.
Le garçon de chez Biggs, ai-je dit, déboucha du coin. Il était d’apparence fort pressé quand il apparut d’abord dans notre champ visuel, mais sitôt qu’il eut jeté les yeux sur Harris et moi, et sur Montmorency, et sur notre matériel, il s’arrêta pour nous considérer. Harris et moi, lui lançâmes un coup d’œil sévère, bien fait pour intimider une nature plus délicate, mais les garçons de chez Biggs ne sont pas, règle générale, très susceptibles. Il fit halte, à un yard de notre seuil, et, s’accoudant sur la grille, il choisit une paille, pour la mâchonner, et ne nous quitta plus des yeux. Il tenait évidemment à voir ce qui sortirait de tout cela.
Un instant plus tard, le garçon de l’épicier passa sur l’autre trottoir. Le garçon de chez Biggs le héla :
— Hohé ! le rez-de-chaussée du 42 qui déménage !
Le garçon de l’épicier traversa la rue, et prit position de l’autre côté du seuil. Puis le jeune apprenti du cordonnier s’arrêta, et se joignit au garçon de chez Biggs ; cependant que le conducteur d’un tricycle des « Postes pneumatiques » prenait une position indépendante au long du trottoir.
— Ils ne vont pas mourir de faim, en tous cas, dit l’apprenti cordonnier.
— Ah ! c’est qu’il faut penser à tout, répondit « Postes pneumatiques », quand on s’en va traverser l’Atlantique dans un petit bateau.
— Ils ne s’en vont pas traverser l’Atlantique, interrompit le garçon de chez Biggs ; ils s’en vont à la recherche de Stanley.
Il s’était alors formé presque un rassemblement, et les gens se demandaient les uns aux autres de quoi il s’agissait. Les uns (les plus jeunes et écervelés de la bande) affirmaient que c’était une noce, et désignaient Harris comme le marié ; tandis que les plus âgés et réfléchis parmi la populace inclinaient à croire que c’était un enterrement, et voyaient en moi le frère du défunt.
Pour finir, un cab libre survint (dans notre rue, les cabs libres passent en général, et quand on n’en a pas besoin, à raison moyenne de trois par minute, et vous harcèlent et vous obstruent le chemin), et nous y enfournant corps et biens, et chassant à grands cris une paire d’amis de Montmorency qui avaient juré apparemment de ne pas l’abandonner, nous démarrâmes parmi les acclamations de la foule, tandis que le garçon de chez Biggs nous lançait une carotte en guise de porte-bonheur.
Nous atteignîmes Waterloo-Station à 11 heures, et demandâmes le quai d’où partait le train de 11 h. 15. Comme de juste, personne ne le savait : personne ne sait jamais, à Waterloo-Station, le quai d’où va partir un train, ni où va un train en partance, ni rien du tout. Le porteur qui s’était chargé de notre matériel pensait qu’il devait partir du quai no 2, mais un autre porteur, interrogé, avait ouï dire que ce serait du quai no 1. Le chef de gare, par ailleurs, était convaincu que ce serait du quai de banlieue.
Pour tirer la chose au clair, nous montâmes à l’étage, chez le directeur général de la Traction. Il nous affirma qu’il venait de rencontrer quelqu’un qui lui avait dit l’avoir vu au quai no 3. Nous allâmes donc au quai no 3, mais une fois là, les fonctionnaires nous dirent qu’ils pensaient plutôt que ce train-ci était l’express de Southampton, à moins que ce ne fût le circulaire de Windsor.
Mais à coup sûr ce n’était pas le train de Kingston, encore qu’ils ne pussent rendre compte de leur certitude.
Notre porteur nous dit alors qu’à son avis ce devait être sur le quai de la gare surélevée ; il ajouta qu’il avait déjà vu le train. Nous allâmes donc sur le quai de la gare surélevée, et demandâmes au mécanicien s’il se rendait à Kingston. Il répondit qu’il n’en était pas sûr, mais que c’était probable. En tout cas, si son train n’était pas celui de 11 h. 15 pour Kingston, il avait bonne confiance que c’était celui de 9 heures 32 pour Virginia-Water, ou l’express de 10 heures pour l’île de Wight, ou quelque part par là, et que bref nous le verrions bien quand nous y serions. Nous lui glissâmes dans la main une demi-couronne, et le priâmes de faire en sorte que ce fût le 11 h. 15 pour Kingston.
— Personne ne saura jamais, sur cette ligne, ajoutâmes-nous, ce que vous êtes, ni où vous allez. Vous connaissez la route, vous n’avez qu’à filer tranquillement et aller à Kingston.
— Ma foi, je ne sais trop, messieurs, répliqua-t-il, généreusement, mais j’imagine qu’un train ou l’autre doit aller à Kingston. Ce sera le mien. Donnez-moi le reste de la couronne.
Ce fut ainsi que nous atteignîmes Kingston par la Cie Londres-et-Sud-Ouest.
Nous sûmes par la suite que le train que nous avions pris était en réalité la Malle d’Exeter, et que tout Waterloo-Station avait passé des heures à le chercher, et que personne n’avait jamais compris ce qu’il était devenu.
A Kingston, notre canot nous attendait, juste sous le pont. Nous nous frayâmes un passage jusqu’à lui, nous y embarquâmes nos colis et y montâmes nous-mêmes.
— Êtes-vous parés, messieurs ? dit le gardien.
— Tout est paré, répondit-on ; et avec Harris aux avirons et moi aux tire-veilles de barre, et Montmorency, malheureux et plein de méfiance, à la proue, nous nous élançâmes sur ces eaux qui, pour une quinzaine, devaient être notre demeure.
Kingston. Notes instructives sur l’histoire ancienne de l’Angleterre. Observations curieuses sur le chêne sculpté et la vie en général. Situation lamentable de Stivvings, junior. Réflexions sur l’antiquité. J’oublie que je gouverne. Résultat plein d’intérêt. Le labyrinthe de Hampton-Court. Harris, guide.
C’était une matinée splendide, de la fin du printemps ou du début de l’été, comme on voudra bien appeler cette saison où les tons délicats de l’herbe et des feuillages se foncent en un vert plus grave, — où l’année ressemble à une belle jeune fille prête à devenir femme, qui sent battre en ses veines l’émoi d’un étrange éveil.
Les curieuses vieilles rues du bas-Kingston, descendant jusqu’au bord de l’eau, apparaissaient des plus pittoresques, sous le soleil éclatant ; la surface miroitante du fleuve, avec ses chalands mouvants, le chemin de halage bordé de verdures, les pimpantes villas de l’autre rive, Harris, en un maillot rouge et orange, peinant aux avirons, une lointaine entrevision du vieux palais grisâtre des Tudors, tout ce tableau ensoleillé, s’étalait, éblouissant, mais si calme, plein de vie, mais si paisible que, malgré l’heure matinale, je me laissai emporter à la dérive par une nonchalante rêverie.
Je rêvai à Kingston, ou « Kiningestun » comme on disait jadis aux siècles où les « kinges » saxons s’y faisaient couronner. Le grand César y passa le fleuve, et les légions de Rome dressèrent leur camp sur le haut de ses berges. César, tout comme, beaucoup plus tard, Elisabeth, semble s’être arrêté partout ; néanmoins, plus comme il faut que la bonne reine Bess, il n’allait pas au cabaret.
Elle tient le record pour les cabarets, la « reine-vierge » d’Angleterre. Il n’y en a pas un de quelque notoriété, dans un rayon de dix milles autour de Londres, où elle n’ait, paraît-il, jeté un coup d’œil, ou ne s’y soit arrêtée, ou n’y ait couché une fois ou l’autre. Or, je me demande, à supposer que Harris, mettons, change de vie, devienne un grand et noble personnage, et arrive à se faire nommer premier ministre, je me demande, dis-je, après sa mort, si l’on mettrait des plaques commémoratives sur les cabarets qu’il aurait favorisés de sa présence : « Harris a pris un verre d’amer dans cet établissement » ; « Harris a pris ici deux whiskys secs durant l’été de 1888 » ; « Harris fut expulsé d’ici en décembre 1886 ».
Mais non, ils seraient trop ! Ce seraient les établissements où il n’est pas entré qui deviendraient célèbres. « La seule maison du sud de Londres où Harris n’ait jamais bu ! » Les gens accourraient pour voir ce qui a bien pu l’en empêcher.
Comme ce pauvre esprit-faible de roi Edwy devait détester Kiningestun ! La fête du sacre lui fut odieuse. Peut-être la hure de sanglier farcie aux pruneaux ne lui convint-elle pas (je ne serais pas si difficile, pour ma part) ou ne but-il pas assez de xérès et d’hydromel ; en tout cas, laissant la bacchanale effrénée, il s’en alla jouir en paix du clair de lune avec sa bien-aimée Elgiva.
Ce fut peut-être de cette fenêtre que, les mains unies, ils contemplèrent le clair de lune épandu sur le fleuve, tandis que les échos de la bruyante débauche arrivaient jusqu’à eux, par bouffées atténuées.
Alors le féroce Odo et St. Dunstan pénétrèrent de force dans leur tranquille retraite, et accablant de farouches injures la reine au doux visage, ils rammenèrent brutalement le pauvre Edwy parmi l’affreux tumulte de l’assistance ivre.
Dans la suite des âges, aux éclats des fanfares guerrières, les rois saxons et la débauche saxonne furent enterrés côte à côte, et la grandeur de Kingston s’effaça pour un temps. Mais elle se releva lorsque le palais de Hampton-Court devint la résidence des Tudors et des Stuarts, et que les barges royales venaient s’amarrer contre la rive du fleuve, et que les beaux seigneurs revêtus de manteaux luxueux dévalaient sur les marches du quai, en criant : « Avez-vous fait bonne traversée, Sire ? Dieu vous garde ; grammercy ! »
Beaucoup de vieilles maisons, aux alentours, témoignent clairement de ces âges où Kingston était un bourg royal, où la noblesse vivait là, auprès de son roi, où la longue avenue menant au portail du palais retentissait tout le jour de cliquetis d’acier, de hennissements de palefrois et de froissements de velours et de soie. Les hautes et spacieuses demeures, avec leurs fenêtres ogivales, leurs vitraux, leurs vastes cheminées, et leurs toitures à pignon, évoquent le temps des hauts-de-chausses et des pourpoints, des corsages brodés de perles, et des jurons compliqués. Elles furent élevées aux époques où « l’on ne savait pas construire ». Les dures briques rouges ne s’en sont que mieux agglomérées, avec le temps, et leurs escaliers de chêne ne craquent ni ne grincent quand on s’efforce de les descendre sans bruit.
A propos d’escaliers de chêne, je me souviens qu’une des maisons de Kingston en possède un superbe en chêne sculpté. Cette maison, située sur la place du marché, est aujourd’hui une boutique, mais sans nul doute elle fut jadis l’hôtel d’un grand personnage. Un ami à moi, qui habite Kingston, y entra un jour pour faire l’acquisition d’un chapeau, et, dans un moment d’aberration, il mit la main à la poche et le paya séance tenante.
Le boutiquier (il connaît mon ami) fut naturellement plutôt surpris tout d’abord ; mais il se ressaisit bien vite et, comprenant qu’il lui fallait faire quelque chose pour encourager pareille grandeur d’âme, il demanda à notre héros si cela lui ferait plaisir de voir de beau chêne sculpté. Mon ami accepta, et le boutiquier lui fit traverser le magasin et monter l’escalier de la maison. La rampe était un véritable chef-d’œuvre, et le mur était jusqu’au haut revêtu de boiseries de chêne dont les sculptures auraient fait honneur à un palais.
De l’escalier, ils passèrent dans le salon, pièce vaste et claire, tendue d’un papier à fond bleu, un tant soit peu baroque, mais assez gai. L’appartement, d’ailleurs, ne présentait rien de remarquable, et mon ami se demandait pourquoi on l’avait amené là. Mais le propriétaire, s’approchant du papier, le tapota. Il rendit le son du bois.
— Tout chêne, expliqua-t-il. Tout chêne sculpté, jusqu’au plafond, comme l’escalier que vous venez de voir.
— Hé quoi, juste ciel ! s’écria mon ami, voulez-vous dire que vous avez recouvert votre chêne sculpté de papier tenture bleu ?
— C’est cela même, répondit l’autre : c’était trop coûteux. Il fallait encaustiquer tout cela, vous comprenez. Et puis la pièce a un aspect plus gai ainsi. C’était effroyablement sombre, ce chêne.
Je ne dirai pas que je blâme absolument cet homme. De son point de vue, qui est celui du propriétaire normal, désireux de rendre sa vie aussi aisée que possible, et non celui de l’amateur d’antiquailles, il a raison. Il est très agréable de regarder du chêne sculpté, et même d’en posséder un peu, mais en être entouré doit attrister singulièrement l’existence, pour ceux qui ont d’autres goûts. On doit se figurer habiter une église.
Non, le désolant, dans son cas, c’est que lui qui n’avait cure du chêne sculpté, dût en avoir son salon tout lambrissé, alors que des gens qui l’apprécient payent des sommes folles pour s’en procurer. C’est d’ailleurs la règle dans ce monde : nous possédons ce à quoi nous ne tenons pas, et ce que nous désirons, c’est autrui qui le possède.
Les gens mariés ont des femmes dont peu leur chaut ; et les jeunes gens célibataires se lamentent de n’en pas trouver. Les pauvres prolétaires qui ont à peine de quoi vivre vous ont des huit enfants bien endentés. Les vieux ménages riches qui ne savent que faire de leur argent meurent sans postérité.
Il y a aussi les jeunes filles avec leurs amoureux. Celles qui ont des amoureux n’en ont cure. Elles affirment qu’elles s’en passeraient volontiers, qu’ils les assomment, et demandent pourquoi ils ne s’en vont pas plutôt faire la cour à miss Smith ou miss Brown, qui sont bêtes et âgées, et n’ont pas trouvé d’amoureux. Quant à elles, elles n’en ont pas besoin. Elles ne tiennent pas à se marier.
Mais inutile de s’appesantir sur ce sujet, par trop désolant.
Il y avait à notre école un garçon que nous appelions Sandford et Merton. Son vrai nom était Stivvings. C’était le plus singulier garçon que j’aie jamais rencontré. Je crois bien qu’il aimait l’étude pour de bon. Il s’attirait des réprimandes pour le plaisir de lire du grec jusque dans son lit ; et quant aux verbes irréguliers français, il n’y avait réellement pas moyen de l’en détacher. Il était rempli d’idées biscornues et de l’autre monde, se figurant qu’il faisait la joie de sa famille et l’honneur de l’école ; il aspirait à obtenir des prix, à devenir en grandissant un homme de savoir, — bref, des divagations d’esprit faible. Je n’ai jamais vu si bizarre créature, mais aussi, je dois l’ajouter, il était sans plus de malice que l’enfant qui vient de naître.
Eh bien, ce garçon ne manquait pas d’être malade au moins deux fois la semaine, ce qui l’empêchait de venir en classe. Jamais un garçon n’a été aussi souvent malade que ce Sandford et Merton. S’il survenait une épidémie quelconque à dix milles à la ronde, il attrapait le mal, et sous sa pire forme. Il prenait des bronchites en pleine canicule, et il avait la fièvre des foins à Noël. Après une période de sécheresse qui dura six semaines, il fut frappé d’une fièvre rhumatismale ; et en sortant par un brouillard de novembre, il revint chez lui avec une insolation.
On le mit sous le chloroforme, une fois, le pauvre gosse, pour lui arracher toutes ses dents, et lui poser un râtelier, à cause de terribles maux de dents : ceux-ci furent remplacés par des névralgies et des douleurs d’oreilles. Il n’était jamais sans un rhume, excepté les neuf semaines où il eut la scarlatine ; et en tout temps, je l’ai connu avec des engelures. Lors du grand choléra de 1871, notre voisinage en fut particulièrement indemne : il n’y eut qu’un seul cas avéré dans toute la paroisse, — le jeune Stivvings.
Il lui fallait rester couché quand il était malade, et manger du poulet, et des flans, et du raisin de serre ; mais il ne cessait de sangloter, parce qu’on lui défendait de faire des exercices latins, et qu’on lui retirait sa grammaire allemande.
Et nous, les autres garçons, qui aurions sacrifié dix termes de notre vie scolaire pour la grâce d’un seul jour de maladie, et qui ne désirions pas le moins du monde fournir à nos parents prétexte à se rengorger en parlant de nous, — nous étions incapables d’attraper fût-ce un torticolis. Nous nous exposions à tous les courants d’air, et ils nous profitaient, en nous rafraîchissant. Nous prenions des choses pour nous rendre malades, et cela nous faisait engraisser, et nous donnait de l’appétit. Rien ne semblait pouvoir nous rendre malades avant le début des vacances. Mais, le jour même de la libération, nous prenions froid, avec une toux à faire peur, et toutes sortes d’infirmités, qui duraient jusqu’à la reprise des cours. Alors, en dépit de toutes nos manœuvres contraires, nous nous retrouvions soudain guéris, et mieux portants que jamais.
Ainsi va la vie, et nous sommes pareils à l’herbe que l’on coupe et qui est mise au four et desséchée.
Pour en revenir à la question chêne sculpté, nos arrière-grand-pères devaient avoir de très hautes notions sur l’art et le beau. Cependant, tous nos trésors d’aujourd’hui ne sont que des banalités, déterrées, d’il y a trois ou quatre siècles. On peut se demander s’il y a quelque véritable beauté intrinsèque dans toutes ces vieilleries : assiettes à soupe, cruches à bière, éteignoirs, que nous prisons tellement aujourd’hui, ou si c’est l’auréole de l’âge irradiant autour de ces objets qui leur donne un tel lustre à nos yeux. Les « bleu ancien » que nous suspendons à nos murs en guise d’ornements étaient, il y a quelques siècles, les vulgaires ustensiles journaliers de la maison ; les bergers roses et les bergères jaunes que nous présentons à l’admiration de nos amis, et qu’ils font semblant de goûter, n’étaient rien que des bibelots de cheminée sans valeur, qu’une mère du XVIIIe siècle donnait à son bébé pour l’apaiser.
En ira-t-il de même dans le futur ? Les trésors précieux d’aujourd’hui seront-ils les insignifiantes babioles de la veille ? Est-ce que des rangées de nos assiettes à fleurs s’aligneront au-dessus des marbres de cheminées chez les gens cossus, de l’an 2.000 et quelques ? Et les tasses blanches à filet d’or avec au fond la jolie fleur (espèce inconnue) que notre bonne à tout faire casse à présent de gaieté de cœur, figureront-elles, après soigneux raccommodage, sur un socle, où l’époussettera seulement la maîtresse de la maison ?
Prenez ce chien de porcelaine, qui orne la chambre à coucher de mes chambres garnies. C’est un chien blanc. Ses yeux sont bleus. Son nez est d’un rouge délicat, truffé de taches noires. Il lève péniblement la tête, dont l’expression d’affabilité confine à l’idiotie. Je ne l’admire en aucune façon. Considéré comme objet d’art, je dirai qu’il m’horripile. Des amis étourdis le blaguent et ma propriétaire elle-même n’a pour lui nulle sympathie, et explique sa présence par le fait que sa tante lui en a fait cadeau.
Mais dans 200 ans, il est plus que probable que ce chien sera déterré ici ou là, les pattes en moins, la queue cassée, et qu’il sera vendu comme vieux chine, et mis dans une étagère vitrée. On tournera autour et on l’admirera. On sera frappé de la merveilleuse richesse du rouge de son nez, et et on se récriera sur la beauté que devait nécessairement offrir le bout de queue manquant.
Nous-mêmes, à la présente époque, ne voyons pas la beauté de ce chien. Il nous est trop familier. Tels les couchers de soleil et les étoiles ; nous ne sommes pas confondus par leur splendeur, à cause qu’ils sont trop banals à nos yeux. De même, ce chien de porcelaine. En 2288, on s’extasiera sur lui. La fabrication de ce genre de chiens sera alors un art perdu. Nos arrière-neveux se demanderont comment nous les faisions, et nous trouveront d’une habileté admirable. On parlera de nous avec respect comme de ces « grands artistes d’autrefois qui florissaient au XIXe siècle, et créaient ces chiens de porcelaine ».
Le « modèle » que la fille aînée a copié en classe deviendra « tapisserie de l’ère victorienne », et acquerra une valeur inestimable. Les cruches en bleu et blanc de nos auberges campagnardes seront disputées, toutes fêlées et ébréchées, et vendues au poids de l’or, et les riches s’en serviront comme de verres à bordeaux ; et les voyageurs venus du Japon achèteront tous les « Bonjour de Ramsgate » et les « Souvenirs de Margate » qui auront échappé à la destruction, et les remporteront à Yédo comme antiquités anglaises.
A ce point de mes réflexions, les avirons échappèrent à Harris, qui fut projeté de son siège, et tomba au font du canot, les jambes en l’air. Montmorency poussa un hurlement, fit un saut périlleux, le panier de dessus se renversa, et les objets en jaillirent.
J’éprouvai quelque surprise, mais ne perdis point mon sang-froid. Je dis, assez aimablement :
— Hallo ! qu’est-ce qui se passe ?
— Quoi, ce qui se passe ? Nom de…
Réflexion faite, je ne répéterai point les paroles de Harris. J’étais peut-être en faute, mais rien n’excuse la violence de langage et la grossièreté d’expression, surtout chez un homme bien élevé, et je connais Harris pour tel. J’avais oublié, en pensant à autre chose, et cela se conçoit sans peine, que je gouvernais, et en conséquence, nous nous étions engagés assez avant dans le chemin de halage. Nous eûmes quelque peine tout d’abord à distinguer ce qui était nous et ce qui était la berge du fleuve côté Middlesex. Mais nous ne tardâmes pas à y arriver, et nous opérâmes la séparation.
Harris, cependant, m’annonça qu’il en avait fait plus qu’assez, et m’engagea à prendre mon tour. Comme nous étions du côté voulu, je débarquai, muni de la remorque, et traînai le bateau jusque passé Hampton-Court. Ah ! ce vieux mur qui longe ici le fleuve, comme je l’aime ! Je ne puis le voir sans être revigoré par son aspect. Comme il est familier et gai, ce vieux mur patiné ; quel tableau délicieux il ferait, couvert ici de lichen et là de mousse, avec cette jeune vigne qui se hausse timidement par-dessus sa crête, pour voir ce qui se passe sur le fleuve affairé, avec le vieux lierre sévère qui le revêt un peu plus loin ! Il présente cinquante tons et teintes et dégradés en dix yards, ce vieux mur. Si je savais dessiner, et si je connaissais la peinture, j’en ferais une jolie étude, j’en suis certain. J’ai souvent pensé que j’aimerais vivre à Hampton-Court. Il y règne une telle paix, dans ce cher vieux château, une telle tranquillité, il serait si agréable d’y flâner de bon matin, avant que les gens soient levés !
Mais, au fait, je ne crois pas que j’aimerais tant que cela cette vie, si elle se réalisait. Je la vois fantastiquement lugubre et déprimante, le soir, lorsque la lampe projette des ombres suspectes sur les lambris des murs, et que résonne sur les froides dalles des corridors l’écho lointain de nos pas qui tantôt se rapprochent et tantôt s’éloignent, puis s’éteignent, et que tout retombe à un silence de mort, troublé par les seuls battements de votre cœur.
Nous sommes faits pour vivre sous le soleil, tous, hommes et femmes. Nous aimons la lumière et la vie. C’est pourquoi nous nous entassons dans les villes et les cités, c’est pourquoi l’on déserte les campagnes un peu plus chaque année. Sous le soleil, — durant le jour, tandis que la Nature est en éveil et active tout autour de nous, les pentes des montagnes et les sombres forêts nous enchantent ; mais la nuit, alors que notre mère la terre s’est endormie, et que nous restons seuls éveillés, ah ! le monde paraît bien solitaire, et nous prenons peur, comme des enfants dans le silence d’une maison. Nous regrettons alors, nous désirons ardemment les rues illuminées au gaz, et le son des voix humaines, et la pulsation fraternelle de la vie humaine. Comme nous nous sentons petits et abandonnés dans la vaste paix où les ramures ténébreuses frissonnent dans la brise nocturne ! Nous sommes environnés de tant de fantômes, dont les soupirs étouffés nous attristent tellement ! Oui, rassemblons-nous dans les grandes villes, et allumons les grands feux de joie d’un million de becs de gaz, et unissons nos voix pour chanter et nous rassurer.
Harris me demanda si je connaissais le labyrinthe de Hampton-Court. Lui y était allé une fois pour montrer la route à quelqu’un. Il l’avait étudiée sur un plan, et c’était simple à en paraître naïf, — valant à peine les deux pence de l’entrée. Au dire de Harris, ce plan était plutôt une attrape, car il ne ressemblait en rien à la réalité et ne faisait que vous égarer. Ce fut un sien cousin de province que Harris mena dans le labyrinthe. Il lui dit :
— Nous entrerons juste pour pouvoir dire que vous y avez été, mais c’est trop simple. C’est absurde d’appeler cela un labyrinthe. Il suffit de prendre toujours le premier tournant sur la droite. Nous nous y promènerons une dizaine de minutes, et puis nous ressortirons pour aller déjeuner.
Peu après être entrés, ils rencontrèrent d’autres personnes qui leur dirent qu’elles étaient là-dedans depuis trois quarts d’heure, et commençaient à en avoir assez. Harris leur affirma qu’elles n’avaient qu’à le suivre, car il allait simplement jusqu’au centre, puis regagnerait la sortie. Elles le remercièrent de son obligeance, et se mirent à le suivre.
Ils recueillirent, en chemin, quelques autres gens qui voulaient en avoir le cœur net, et leur groupe finit par absorber tous les visiteurs du labyrinthe ; ceux qui avaient abandonné tout espoir de jamais découvrir ni le centre ni la sortie, et de jamais revoir leur demeure ni leurs amis, reprirent courage à l’aspect de Harris et de sa suite, et se joignirent à la procession, en le bénissant. Harris évaluait à une vingtaine en tout les gens qui l’escortaient ; et une femme portant un bébé, qui était là depuis le matin, voulut à toute force lui prendre le bras, crainte de le perdre.
Harris ne cessait de tourner à droite, mais le chemin semblait long, et son cousin hasarda l’opinion que ce labyrinthe était fort vaste.
— Oh ! l’un des plus vastes d’Europe, dit Harris.
— Oui, ce doit être, répliqua le cousin, car nous avons déjà fait au moins deux milles.
Harris lui-même commençait à trouver la chose bizarre, mais il tint bon, jusqu’à ce qu’enfin ils virent à terre la moitié d’un gâteau d’un penny que le cousin de Harris jurait avoir remarqué dix minutes plus tôt. « Bah ! pas possible ! » dit Harris. Mais la femme au bébé répondit : « Si, si, très possible », car c’était elle qui avait ôté à l’enfant ce bout de gâteau, pour le jeter là, juste avant de rencontrer Harris. Elle ajouta d’ailleurs qu’elle regrettait fort d’avoir rencontré Harris, et exprima l’opinion qu’il se moquait d’eux. Harris, indigné tira de sa poche le plan, et développa sa théorie.
— Le plan nous servirait peut-être, dit quelqu’un du groupe, si vous saviez où nous sommes à présent.
Harris l’ignorait, et il suggéra que le mieux serait de retourner à l’entrée, et de recommencer. Pour ce qui était de recommencer, il n’y eut pas grand enthousiasme ; mais quant à l’opportunité de retourner à l’entrée, l’accord fut unanime. On fit donc volte-face et on se remit à suivre Harris dans le sens opposé. Dix autres minutes se passèrent, après quoi on se trouva au centre.
Harris songea d’abord à faire semblant que c’était là ce qu’il avait voulu ; mais la foule lui parut menaçante, et il résolut de traiter la chose comme un pur hasard.
En tout cas, ils avaient à présent un point de repère. Ils savaient où ils se trouvaient, et la carte fut une fois de plus consultée. La solution se présenta comme plus simple que jamais, et ils se remirent en route pour la troisième fois.
Et trois minutes plus tard ils se trouvaient de retour au centre.
Après cela, il leur fut impossible d’arriver ailleurs. Tous les chemins qu’ils prenaient les ramenaient au milieu. Cela devint si régulier qu’à la fin une partie des gens restaient là, et attendaient que les autres, après avoir fait un tour, fussent revenus auprès d’eux. Harris, au bout d’un moment, tira encore une fois son plan, mais la seule vue de cet objet ne fit que mettre la foule en fureur, et on lui dit d’aller au diable, et de s’en faire des papillotes. Harris avouait qu’il se sentit alors devenu jusqu’à un certain point impopulaire.
La panique les prit, à la fin, et ils appelèrent le gardien à leur secours. L’homme arriva, et, grimpant sur l’échelle située à l’extérieur, il leur cria des indications. Mais ils avaient tous, à ce moment, la tête tellement perdue, qu’ils furent incapables d’y rien comprendre. L’homme leur dit alors de rester où ils étaient, et qu’il allait venir les chercher. Ils se rassemblèrent donc, et l’attendirent ; lui, descendit de son échelle et pénétra dans le labyrinthe.
C’était un jeune gardien, comme par hasard, et neuf à ses fonctions. Une fois dedans, il n’arriva pas à les rejoindre, et lui aussi fut perdu. Ils l’apercevaient, de temps à autre, qui courait de l’autre côté de la haie, et lui aussi les voyait, et galopait pour les retrouver, et eux restaient à l’attendre pendant cinq bonnes minutes, et puis il réapparaissait exactement au même point, et leur demandait où ils étaient passés.
Il leur fallut attendre que l’un des vieux gardiens fût rentré de dîner, avant de pouvoir sortir.
Harris nous affirma qu’à son avis c’était un très beau labyrinthe, autant qu’il pouvait juger ; et nous conclûmes que nous essaierions d’y faire entrer George, lors de notre retour.
Le fleuve, en ses atours de dimanche. Le costume sur le fleuve. Un bonheur pour les hommes. Défaut de goût chez Harris. Le maillot de George. Une partie avec la jeune fille gravure-de-modes. La tombe de Mme Thomas. L’homme qui n’aime pas les tombeaux, les cercueils ni les crânes. Harris en démence. Ses divagations sur George, les berges et la limonade. Il fait de la voltige.
Cependant que Harris me contait son aventure du labyrinthe, nous étions en train de passer l’écluse de Moulsey. Cette traversée nous prit un certain temps, car il n’y avait qu’un seul bateau, le nôtre, et l’écluse est grande. Je ne me rappelle pas avoir jamais vu auparavant l’écluse de Moulsey ne contenir qu’un seul bateau. C’est là, je crois, sans même excepter celle de Boutler, l’écluse de tout le fleuve qui a le plus à faire.
Je me suis amusé à la regarder, à de certains jours où l’on ne voyait plus, au lieu d’eau, qu’un fouillis éclatant de maillots clairs, casquettes joyeuses, chapeaux folâtres, ombrelles polychromes, écharpes et manteaux de soie, flots de rubans et flanelle blanche immaculée ; en regardant alors du haut du quai dans le sas, on pouvait imaginer celui-ci comme une caisse énorme où l’on aurait jeté pêle-mêle des fleurs de toutes couleurs, qui en recouvraient le fond d’un amoncellement d’arc-en-ciel.
Par un beau dimanche, c’est presque du matin au soir que l’écluse offre cet aspect, tandis qu’en aval et en amont, au delà des portes, s’alignent indéfiniment les autres bateaux qui attendent leur tour ; et les bateaux vont et viennent, si bien que la surface ensoleillée du fleuve, depuis le Palais jusqu’à Hampton-Court, est parsemée et couverte de jaune, de bleu, d’orange, de blanc, de rouge, de rose. Tous les habitants de Moulsey, vêtus en canotiers, s’en vont, suivis de leur chien, flâner aux abords de l’écluse, où ils flirtent, fument et regardent les bateaux ; et tant de grâce aux casquettes et aux vestons des hommes qu’aux jolies teintes des vêtements féminins, aux chiens en gaîté, à la circulation des bateaux, aux voiles blanches, à l’agréable paysage, à l’eau brasillante, — ce spectacle est un des plus joyeux que je sache aux environs de cette morne cité de Londres.
La Tamise est une réelle aubaine, pour le costume. Grâce à elle, une fois dans leur vie, les hommes sont à même de déployer leur goût en matière de couleurs, et je crois, ma parole, que nous nous en tirons coquettement. Je ne déteste pas de porter un peu de rouge, — allié au noir. Comme on sait, mes cheveux sont châtain doré, — une très jolie nuance, paraît-il, et le rouge sombre leur convient à merveille. Je suis également persuadé qu’une cravate bleu clair s’accorde parfaitement avec cela, non moins qu’une paire de bottines en cuir de Russie et un mouchoir de soie rouge autour de la taille, — car le mouchoir a meilleure grâce qu’une ceinture.
Harris s’en tient invariablement aux variétés ou aux combinaisons du jaune et de l’orange ; mais je doute qu’il ait tout à fait raison. Il a le teint trop foncé pour porter du jaune. Le jaune ne lui va pas : c’est indéniable. J’aimerais lui voir adopter le bleu relevé par un soupçon de blanc ou de crème ; mais hélas ! moins on a de goût pour s’habiller, plus on est obstiné ! C’est fort regrettable, car il n’aura jamais de succès tel qu’il est, alors qu’il a une ou deux couleurs qui ne lui siéraient pas trop mal, coiffé de son couvre-chef.
George a acheté pour cette excursion quelques nouveaux objets, qui m’offusquent tant soit peu. Son maillot est excentrique. Je ne voudrais pas dire ma pensée à George, mais il n’y a réellement pas d’autre terme. Il l’apporta chez nous le jeudi soir pour nous le montrer. On lui demanda comment il appelait cette couleur, mais il l’ignorait. Il ne croyait pas que cette couleur eût un nom. Le marchand lui avait dit que c’était un modèle oriental. George le revêtit, et nous demanda ce que nous en pensions. Harris déclara que cet objet pendu au-dessus d’un parterre de fleurs, au début du printemps, pour faire peur aux oiseaux, lui inspirerait de la considération ; mais que, envisagé comme un article d’habillement pour tout être humain, à l’exception d’un nègre de Margate, son aspect lui levait le cœur. George était furieux ; mais, comme lui dit Harris, si son opinion lui était désagréable, pourquoi la demander.
Ce dont nous avions peur, Harris et moi, au sujet de ce maillot, c’est qu’il n’attirât l’attention sur notre équipe.
Les femmes non plus n’ont pas trop laide mine en canot, lorsqu’elles savent s’habiller gentiment. Rien ne leur sied, à mon avis, comme un costume de canotage. Mais un « costume de canotage », il serait bon que les dames le comprissent, doit être un costume que l’on puisse porter en canot, et pas seulement sous globe. C’est assez pour gâter une partie, que d’avoir dans le bateau des gens qui songent continuellement à leur costume beaucoup plus qu’à l’excursion. J’eus le malheur, une fois, d’aller à un pique-nique sur l’eau avec deux jeunes filles de cet acabit. Nous en eûmes, de l’agrément !
Toutes deux étaient superbement attifées : — rien que dentelle et étoffes de soie, et fleurs, et rubans, et chaussures fines, et gants clairs. Mais c’était un costume d’atelier de photographe, et non une tenue de pique-nique sur l’eau. Le « costume de canotage » d’une gravure de modes française. Il était ridicule d’exposer ce costume à l’air naturel, au voisinage de la terre et de l’eau.
Tout d’abord, elles jugèrent que le canot n’était pas propre. On leur épousseta leurs sièges, leur affirmant ensuite qu’ils l’étaient. Mais elles refusèrent de nous croire. L’une d’elles passa sur son coussin l’index de son doigt ganté, et montra le résultat à l’autre. Toutes deux soupirèrent, et s’assirent avec l’air des premiers chrétiens martyrs s’efforçant de faire bonne figure sur le bûcher. Il peut arriver que l’on éclabousse un peu en ramant ; or, on eût dit que ces costumes étaient perdus pour une goutte d’eau. La trace ne s’en effaçait jamais, et le vêtement était souillé pour toujours.
J’étais aviron d’arrière. Je faisais de mon mieux. Je « plumais » à deux bons pieds de haut, et m’arrêtais à la fin de chaque brassée pour laisser les pales s’égoutter avant de les retourner, et je choisissais à chaque fois une place d’eau calme pour les y replonger. (L’aviron d’avant dit, au bout d’une minute, qu’il ne se sentait pas à la hauteur pour ramer avec moi, mais qu’il allait, si je lui permettais, se tenir tranquille, et étudier ma méthode, qui l’intéressait beaucoup.) Mais j’avais beau faire, je ne pouvais malgré tout empêcher qu’un jet d’eau n’allât de temps en temps jusque sur ces costumes.
Elles, sans se plaindre, se rapprochèrent l’une de l’autre, serrant les lèvres, et à chaque fois qu’une goutte les atteignait, elles se reculaient en frissonnant. Le spectacle était sublime de les voir ainsi souffrir en silence, mais il me bouleversait un peu. Je suis trop sensible. Ma nage devint nerveuse et saccadée, et j’éclaboussai de plus belle, malgré toutes mes précautions.
J’y renonçai finalement ; je demandai à passer « avant ». L’aviron d’avant estima qu’en effet cela vaudrait mieux, et je changeai de place avec lui. Les demoiselles poussèrent un soupir de soulagement involontaire en me voyant partir et furent très gaies pendant un moment. Les pauvres filles ! elles auraient mieux fait de m’engager à rester. Leur voisin était à présent de l’espèce goguenarde et sans-souci, possédant à peu près autant de délicatesse qu’un chiot de terre-neuve. On pouvait le foudroyer du regard une heure d’affilée sans qu’il s’en aperçût, ou sans qu’il en tînt compte s’il s’en apercevait. Il adopta un joli petit coup d’aviron plein d’entrain et d’audace qui fit jaillir l’embrun sur tout le bateau comme une fontaine, et vous mit en un clin d’œil tout l’équipage sur le qui-vive. S’il envoyait plus d’une pinte d’eau sur un de ces costumes, il disait, avec un petit rire aimable :
— Oh ! je vous demande pardon ; et il offrait son mouchoir pour l’essuyer.
— De rien ; cela n’a pas d’importance, répondaient les pauvres filles, dans un souffle, et subrepticement elles attiraient à elles couvertures et manteaux, et tentaient de se protéger avec leurs parasols de dentelle.
Au déjeuner, elles passèrent un bien mauvais quart d’heure. On voulait les faire asseoir sur l’herbe, et l’herbe était poussiéreuse ; et les troncs d’arbres auxquels on leur disait de s’appuyer n’avaient pas dû être brossés depuis des semaines ; elles étalèrent donc leurs mouchoirs par terre, et s’assirent dessus, très dignes. Quelqu’un, en passant auprès d’elles avec une assiettée de bifteck à la gelée, trébucha contre une racine, et fit voler la gelée. Elles ne furent pas atteintes, par bonheur, mais cet accident leur inspira de nouvelles craintes, et par la suite, si quelqu’un se mouvait à proximité d’elles avec quelque chose en main susceptible de se répandre et de faire des taches, elles surveillaient ce quelqu’un avec inquiétude, jusqu’à ce qu’il se fût rassis.
— Allons, les dames, leur dit notre ami, « avant », quand on eut fini, à cette heure vous allez laver la vaisselle.
Elles ne saisirent pas tout d’abord. Quand elles eurent compris, elles avouèrent leur crainte de ne savoir pas s’y prendre.
— Oh ! je vous aurai vite montré, s’écria-t-il ; c’est si amusant ! Vous vous allongez sur votre… vous vous couchez sur la berge, c’est-à-dire, et vous trempez les objets dans l’eau.
L’aînée dit que leur costume n’était peut-être pas des plus appropriés à cette besogne.
— Oh ! c’est tout simple, répondit le sans-cœur ; retroussez-vous.
Et il les y obligea. Il leur affirmait que cet intermède était le meilleur agrément du pique-nique. Elles avouèrent que c’était plein d’attrait.
A la réflexion, je me demandai si ce jeune homme était aussi obtus que nous le croyions, ou bien était-il… mais non, impossible ! son expression était d’une naïveté trop enfantine pour cela !
Harris prétendait aller jusqu’à l’église de Hampton, pour voir la tombe de Mme Thomas.
— Qui est-ce, Mme Thomas ? demandai-je.
— Je n’en sais rien, répondit Harris. C’est une dame qui s’est fait faire un drôle de monument, et je tiens à le voir.
Je protestai. Peut-être ai-je l’esprit mal tourné, mais je ne raffole aucunement des tombes. Je sais fort bien que la première des choses à faire, quand on arrive dans une ville ou un village, est de courir au cimetière, pour admirer les tombes ; mais c’est une distraction que je me refuse toujours. Je ne prends aucun plaisir à faire le tour de froides et sombres églises, à la suite de vieillards asthmatiques, pour déchiffrer des épitaphes. La vue même d’une plaque de cuivre incrustée dans une dalle ne me procure pas ce que j’appelle un bonheur sans mélange.
Je scandalise les vénérables sacristains par l’imperturbabilité que j’arrive à garder en présence des plus passionnantes inscriptions, et par mon défaut d’enthousiasme quant à l’histoire de la famille locale, cependant que je blesse leur amour-propre par mon désir trop visible de m’en aller.
Un beau matin de soleil radieux, j’étais accoudé au mur bas qui protégeait une petite église de village, et je fumais, en savourant le calme profond et exquis émanant de ce spectacle doux et paisible : — la vieille église grisâtre revêtue de lierre, au portail de bois naïvement sculpté, le chemin sinuant au versant de la colline entre deux files de grands ormes, les masures à toits de chaume dépassant leurs haies taillées net, la Tamise argentée dans le creux, les hauteurs boisées derrière…
C’était un paysage délicieux. Sa poésie bucolique m’inspirait. Je me sentais bon et noble. J’étais résolu à ne plus pécher. Je voulais venir habiter là, et ne plus faire le mal, et mener une vie pure et irréprochable, et avoir des cheveux blancs, et le reste.
Je pardonnai alors à tous mes amis et connaissant leurs mauvais tours et leur muflerie, et je les bénis. Ils n’ont pas su que je les bénissais. Ils ont persévéré dans leur voie dissolue, ignorants de ce que moi, tout là-bas dans ce paisible village, je faisais pour eux ; mais je le fis, et je souhaitai leur faire savoir que je l’avais fait, car je tenais à les rendre heureux. J’étais perdu dans ces pensées sublimes et douces, lorsque ma rêverie fut interrompue par une voix aigre qui piaillait :
— Me voilà, monsieur, j’arrive, j’arrive. Me voilà, monsieur, ne vous impatientez pas.
Je levai les yeux, et vis un vieillard au front chauve qui arrivait clopin-clopant à travers le cimetière portant à la main un énorme trousseau de clefs qui brimballaient et tintinnabulaient à chaque pas.
Avec une dignité muette, je lui fis signe de me laisser tranquille, mais il continua d’avancer, en glapissant :
— J’arrive, monsieur, j’arrive. Je boite un peu. Je ne suis plus aussi ingambe qu’autrefois. Par ici, monsieur.
— Allez-vous-en, vieillard infortuné, dis-je.
— Je suis venu aussi vite que j’ai pu, monsieur, répliqua-t-il. Ma fille vient seulement de vous apercevoir. Vous n’avez qu’à me suivre, monsieur.
— Allez-vous-en, répétai-je ; partez, sinon je franchis le mur et je vous tue.
Il sembla surpris.
— Vous ne voulez pas voir les tombeaux ? dit-il.
— Non, repartis-je, je ne veux pas. Je veux rester ici, accoudé sur ce vieux mur décrépit. Allez-vous-en, et ne me tarabustez plus. Je déborde de belles et nobles pensées, et je veux rester ici, parce que j’y suis bien. Ne venez donc pas faire l’imbécile, m’exaspérer, et décourager mes bons sentiments avec vos ridicules absurdités de pierres tombales. Allez-vous-en plutôt chercher qui vous enterre à bon compte, et je paierai la moitié de la dépense.
Il demeura stupide, tout d’abord. Puis il se frotta les yeux et me regarda attentivement. Mon aspect extérieur était bien d’un homme. Il n’y comprenait rien.
Il me dit :
— Vous êtes étranger au pays ? Vous n’habitez pas ici ?
— Non, dis-je, pas le moins du monde. Vous ne voudriez pas.
— Eh bien alors, dit-il, vous devez voir les tombes… tombeaux… gens enterrés… vous comprendre ?… cercueils.
La moutarde me monta au nez.
— Vous êtes un imposteur, répondis-je. Je ne dois pas voir ces tombes, — vos tombes. Et pourquoi le devrais-je ? Nous avons nos tombes à nous, celles de ma famille. Ainsi, mon oncle Podger a, dans le cimetière de Kensal Green, un tombeau qui est l’orgueil des environs ; et le mausolée de mon grand-père, à Bow, peut contenir huit visiteurs, alors que ma grand’tante Susan possède dans le cimetière de l’église, à Finchley, un monument de brique muni d’une dalle avec, dessus, un bas-relief représentant cette sorte de cafetière, et tout alentour une bordure haute de six pouces, du plus beau marbre blanc, qui a coûté des livres sterling. Si j’ai besoin de tombeaux, c’est ceux-là que je vais voir pour me distraire. Je n’ai pas besoin de ceux des autres. Quand vous serez enterré, je rendrai visite au vôtre. C’est tout ce que je puis faire pour vous.
Il fondit en larmes. Il m’assura que l’une des tombes avait sur sa lame un bloc de pierre qui, d’après certains, avait été jadis une statue d’homme, et qu’une autre était sculptée de signes que personne n’avait jamais su déchiffrer.
Comme je demeurais inflexible, d’un ton à fendre l’âme, il ajouta :
— Ne viendrez-vous même pas voir la fenêtre monumentale ?
— Je n’irai même pas voir cela.
Il décocha donc son dernier trait, et se rapprochant de moi, il chuchota d’une voix entrecoupée :
— J’ai aussi une paire de crânes dans la crypte : je vous les montrerai. Oh ! venez voir mes crânes ! Vous êtes un jeune homme en vacances, il faut bien que vous en profitiez. Venez voir mes crânes !
Alors je le plantai là et pris la fuite, mais ses appels me poursuivaient :
— Oh ! venez voir mes crânes ; revenez voir mes crânes !
Harris cependant raffole des tombes, tombeaux, épitaphes et inscriptions funéraires, et l’idée de ne pas voir la tombe de Mme Thomas lui porta un rude coup. Il me dit qu’il avait projeté cette visite dès le premier instant où il fut question de notre partie, — et il ajouta même qu’il ne se serait pas joint à nous sans l’espoir de voir la tombe de Mme Thomas.
Je le fis souvenir de George, et que nous devions remonter avec le canot jusqu’à Shepperton pour l’y prendre à cinq heures, — et il dévia sur George.
Que pouvait bien avoir à faire celui-ci toute la journée, qu’il nous laissait remorquer ce vieux sabot surchargé tout du long de la Tamise, à nous seuls ? Quoi donc l’empêchait de venir faire un peu de besogne avec nous ? Pourquoi n’avait-il pas demandé congé pour nous accompagner dès le départ ? Au diable sa banque ! Qu’est-ce qu’il fabriquait de bon à sa banque ?
— Je ne l’y ai jamais vu faire aucun travail, continua Harris, à aucune des fois où j’y suis allé. Il reste assis toute la journée derrière une glace, à tâcher de faire semblant de travailler. A quoi ça sert-il, d’être derrière une glace ? Je gagne ma vie, moi. Pourquoi n’en fait-il pas autant ? A quoi sert-il, là, et à quoi servent les banques ? Elles vous prennent votre argent, et puis, quand vous tirez un chèque, elles vous le renvoient tout barbouillé de « Non valable », « Retour au tireur ». A quoi ça sert-il ? Par deux fois, la semaine dernière, ils m’ont fait ce coup-là. Je ne le supporterai pas plus longtemps. Je leur reprendrai mon compte. S’il était ici, nous pourrions aller voir ce tombeau. Je ne crois pas du tout qu’il soit à sa banque. Il est à courir le guilledou, en réalité, et nous laisse toute la besogne. Je vais débarquer, pour prendre un verre.
Je lui fis observer que nous étions à plusieurs milles de tout cabaret. Alors il battait la campagne à propos de la Tamise ; à quoi servait-elle, et fallait-il mourir de soif lorsqu’on était dessus ?
Il vaut toujours mieux laisser dire Harris quand il est dans cet état. Il se vide, à la longue, et se tient tranquille, ensuite.
Je lui rappelai qu’il y avait dans le panier de l’extrait de limonade, et à l’avant du bateau une dame-jeanne contenant un gallon d’eau, et que les deux n’attendaient que d’être mélangés pour former une boisson saine et rafraîchissante.
Alors il s’emporta contre la limonade et « toutes ces drogues d’universités populaires », comme il les appelait, bière au gingembre, sirop de groseille, etc., etc. Toutes, à son dire, engendraient la dyspepsie, et étaient la perte du corps et de l’âme, et l’origine de la moitié des crimes commis en Angleterre.
Il tenait cependant à boire quelque chose, et enjambant son siège, il se pencha pour atteindre le flacon. Celui-ci était tout au fond du panier, et ne le trouvant pas, il se pencha de plus en plus ; mais comme il gouvernait en même temps, d’un point de vue défectueux, il raidit le tireveille du mauvais côté, et envoya le bateau sur la berge. La secousse le fit tomber en plein dans le panier, où il resta la tête prise, désespérément cramponné aux bordages, les pieds en l’air. Il n’osait bouger, crainte de tomber à l’eau, et il lui fallut attendre que je l’eusse rattrapé par les jambes et extrait du panier, dont il sortit plus frénétique que jamais.
Chantage. La seule méthode à employer. Égoïsme accapareur du propriétaire riverain. Les écriteaux « Attention ! ». Sentiments peu chrétiens de Harris. Harris chanteur comique. Une soirée dans le grand monde. Inqualifiable scélératesse de deux jeunes gens. Quelques instructions profitables. George a acheté un banjo.
Nous fîmes halte pour déjeûner sous les saules aux abords de Kempton Park. C’est un petit coin charmant : un joli rebord de gazon, qui court le long du fleuve, et qu’ombragent les saules. Nous en étions au troisième service, — tartines de confiture, — lorsqu’un gentleman en bras de chemise et fumant une courte pipe s’approcha de nous, et nous déclara que nous étions sur une propriété privée. Il lui fut répondu que nous n’avions pas encore examiné d’assez près les choses pour arriver sur ce point à une certitude bien définie, mais que, s’il nous donnait sa parole de gentleman que nous étions en effet sur une propriété privée, nous n’hésiterions pas à le croire.
Il nous donna la parole requise, et nous le remerciâmes, mais comme il restait là, l’air peu satisfait, nous lui demandâmes si nous pouvions encore quelque chose pour lui ; et Harris, qui est d’un caractère familier, lui offrit une tartine de confiture.
Cet homme appartenait, j’imagine, à une société où l’on jurait de s’abstenir de tartines de confiture ; car il refusa d’un ton rogue, comme si la tentation l’offensait, et il ajouta qu’il était de son devoir de nous expulser.
Harris lui répondit que si tel était son devoir, il devait l’accomplir, et il l’interrogea sur les moyens qu’il envisageait comme préférables pour l’accomplir. Harris est ce qu’on peut appeler un individu bien bâti, un vrai costaud, l’air solide et râblé. L’homme le toisa du haut en bas, et répondit qu’il allait consulter son maître, puis revenir et nous jeter à l’eau tous les deux.
Naturellement, on ne le revit plus, et ce qu’il voulait, en réalité, c’était un shilling. Il y a, tout le long de la Tamise, un certain nombre de ruffians qui se font des rentes, au cours de l’été, en rôdant sur les berges, et faisant chanter ainsi les nigauds. Ils se présentent comme les envoyés du propriétaire. La seule méthode à suivre est de leur donner vos noms et adresse, et de laisser le propriétaire, si celui-ci a en effet quelque chose à dire, vous citer en justice et prouver le dégât que vous avez commis en vous asseyant sur ses terres. Mais la plupart des gens sont d’une timidité et d’une mollesse telles qu’ils préfèrent encourager l’imposture en lui cédant, au lieu d’y mettre fin en faisant preuve d’un peu de fermeté.
Si ce sont réellement les propriétaires qui sont coupables, qu’on nous les montre. L’égoïsme des riverains s’accroît chaque année. S’ils en avaient la permission, ils fermeraient absolument la Tamise. Ils le font déjà pour les petits affluents et les bras-morts. Ils obstruent de piquets le lit de la rivière et tendent des chaînes d’une rive à l’autre, et clouent des écriteaux sur chaque arbre. La vue de ces écriteaux réveille tous les mauvais instincts de ma nature, j’éprouve le désir de les arracher tous, et de les casser l’un après l’autre sur la tête de l’homme qui les a fait poser, de façon à le tuer, après quoi je l’enterrerais et lui mettrais ses écriteaux sur sa tombe en guise d’épitaphe.
Je fis part de ces miens sentiments à Harris, et il me répondit que les siens étaient pires encore. Lui désirait non seulement tuer l’homme qui avait fait poser les écriteaux, mais en outre massacrer toute sa famille, avec tous ses amis et connaissances, et mettre ensuite le feu à sa maison. Harris me parut aller un peu loin, et je le lui dis ; mais il répliqua :
— Pas le moins du monde. Ils n’auraient que ce qu’ils méritent, et j’irais chanter des chansonnettes comiques sur les décombres.
J’étais peiné d’entendre Harris donner cours à ces velléités sanguinaires. Il ne faut pas que nos instincts de justice dégénèrent en pure vengeance. Je mis longtemps à amener Harris à un point de vue plus charitable, mais j’y réussis enfin, et il me promit d’épargner en tout cas les amis et connaissances, et de ne pas chanter de chansonnettes comiques sur les décombres.
Vous n’avez pas entendu Harris chanter une chansonnette comique, sinon vous comprendriez quel service je venais de rendre à l’humanité. C’est une des idées arrêtées de Harris qu’il sait chanter la chansonnette comique ; l’idée arrêtée, au contraire, chez ceux des amis de Harris qui l’ont ouï essayer, est qu’il ne sait pas, et ne saura jamais, et qu’on devrait lui interdire d’essayer.
Lorsque Harris est en soirée, et qu’on le prie de chanter, il répond : « Soit, si vous y tenez, je vous chanterai du comique » ; et il vous dit cela d’un ton à faire croire que son chant dans cette partie, il vous faut l’entendre une fois, et puis mourir.
— Oh ! que c’est aimable, dit l’hôtesse. Chantez donc, M. Harris. Et Harris se lève, et s’approche du piano, avec la radieuse bienveillance d’un cœur généreux prêt à faire un don inestimable.
— Allons, silence, s’il vous plaît, silence, dit l’hôtesse, se tournant à la ronde ; M. Harris va nous chanter une chanson comique.
— Oh ! charmant ! murmure-t-on ; et on revient en hâte de la serre, on remonte dans l’escalier, on va s’avertir l’un l’autre par toute la maison, et on s’entasse dans le salon et on fait le cercle, dans une attente minaudière.
Et Harris commence.
Or, on ne s’attend guère à de la voix dans une chanson comique. On n’attend pas de vocalises impeccables. On se soucie peu si le chanteur s’aperçoit au milieu d’une note qu’il l’a prise trop haut, et s’il redescend d’un ton. Peu importe la mesure. Peu importe que l’accompagnateur soit de deux mesures en retard, et que l’autre s’interrompe au milieu d’un couplet pour se mettre d’accord avec lui, puis reprendre à nouveau. Mais l’on s’attend du moins aux paroles.
On ne s’attend pas à ce que le monsieur ne se rappelle pas au delà des trois premiers vers du premier couplet et ne cesse de les répéter jusqu’au moment de la reprise en chœur. On ne s’attend pas à ce que le monsieur s’arrête au beau milieu d’un vers et avoue, en ricanant, que c’est très drôle, mais du diable s’il se souvient de la suite, et puis qu’il se mette à l’improviser de lui-même, et qu’alors il se la rappelle tout à coup, une fois arrivé à un endroit tout différent du morceau, et s’interrompe sans crier gare, pour la reprendre et vous la servir à toute force. On ne s’attend pas… mais je préfère vous donner une idée de Harris comme chanteur comique, et vous jugerez par vous-même.
Harris, debout à côté du piano et s’adressant à la société avide. — Je crains que ce ne soit un peu vieux, n’est-ce pas. Je suppose que vous la connaissez tous, n’est-ce pas. Mais c’est la seule que je sache. C’est la chanson du Juge dans Pinafore… non, ce n’est pas de Pinafore que je veux dire… je veux dire… vous savez bien… l’autre, quoi. Vous reprendrez tous en chœur, n’est-ce pas ?
(Murmures d’approbation et désir de reprendre en chœur. Brillante exécution du prélude à la chanson du Juge dans « Devant le Jury », par le pianiste nerveux. Arrive l’instant où Harris doit le suivre. Harris ne s’en aperçoit pas. Le pianiste reprend le début du prélude, et Harris, qui commence à chanter en même temps, saute les deux premiers vers de la chanson du Premier Seigneur dans Pinafore. Le pianiste nerveux tente de poursuivre son prélude, y renonce, et s’efforce de suivre Harris avec l’accompagnement à la chanson du Juge dans « Devant le Jury », s’aperçoit que cela ne sert à rien, et se demande où il en est, ce qu’il fait là, perd la tête, et s’arrête court.)
Harris, l’encourageant avec amabilité. — Très bien, vous vous en tirez à merveille. Continuez.
Le pianiste nerveux. — Je crains qu’il n’y ait une petite erreur. Que chantez-vous ?
Harris, vivement. — Mais la chanson du Juge dans « Devant le Jury ». Vous ne la connaissez pas ?
Un ami de Harris, du fond de la salle. — Non, mon pauvre ami, ce n’est pas cela que vous chantez, c’est la chanson de l’Amiral dans Pinafore.
(Discussion prolongée entre Harris et l’ami de Harris, sur ce que Harris chante en réalité. Pour finir, l’ami reconnaît que peu importe ce que Harris chante, pourvu que Harris continue à chanter, et Harris, évidemment blessé par cette injustice, prie le pianiste de recommencer. Le pianiste, donc, entame le prélude de la chanson de l’Amiral, et Harris, profitant de ce qu’il considère comme une ouverture favorable dans la musique, commence.)
Harris. — « Dans ma jeunesse, m’approchant du barreau. »
(Explosion générale de rire, que Harris prend pour un compliment. Le pianiste, songeant à sa femme et à ses enfants, renonce à la lutte inégale, et se retire : un monsieur aux nerfs plus robustes prend sa place.)
Le nouveau pianiste, jovial. — Allons-y, mon vieux, marchez, je vous suis. Ne nous ennuyons pas avec le prélude.
Harris, qui a fini par comprendre, riant. — Ah ! elle est bien bonne ! Mais je vous demande pardon. C’est juste, j’ai confondu les deux morceaux. C’est le nom de Jenkins qui m’a induit en erreur. Allons-y cette fois.
(Il chante. Sa voix semble venir de la cave, et elle évoque les premiers prodromes d’un tremblement de terre.)
Au pianiste, à part. — C’est trop bas, mon vieux, recommençons, voulez-vous.
(Il rechante les deux premiers vers, d’une voix aiguë de fausset. Surprise considérable chez l’auditoire. Une vieille dame nerveuse auprès de la cheminée se met à pleurer : on l’emmène.)
Harris, continuant.
Non… ce n’est pas ça. Je frottais les carreaux de la grande porte d’entrée. Et je cirais le parquet… non, au diable… je vous demande pardon… C’est singulier, je ne retrouve pas ce couplet. Et je… et je… Ma foi, je passe au chœur, tant pis (il chante) :
Allons, le chœur : — on répète les deux derniers vers, simplement…
Tous en chœur :
Et Harris ne s’aperçoit jamais combien il se rend ridicule, et combien il assomme un tas de gens qui ne lui ont rien fait. Il se figure bonnement qu’il leur a été agréable, et promet d’en chanter une autre après souper.
A propos de chansons comiques et de soirées, il me revient une autre aventure amusante dont j’ai été le témoin ; et comme elle éclaire beaucoup le fonctionnement caché de l’esprit humain en général, il convient, je crois, de la rapporter ici.
Nous étions tous, à cette soirée, des gens comme il faut et de la meilleure éducation. Nous avions mis nos plus beaux habits, et nous causions avec grâce, et nous étions fort aises, — tous, excepté deux jeunes étudiants retour d’Allemagne, jeunes gens vulgaires, qui avaient l’air impatients et ennuyés, comme s’ils trouvaient le temps long. A la vérité nous étions trop au-dessus d’eux. Ils n’étaient pas à la hauteur de notre conversation brillante mais raffinée, pas plus que de nos goûts distingués. Ils se sentaient déplacés, parmi nous. Ils n’auraient jamais dû s’y trouver. Nous fûmes unanimes là-dessus, après coup.
On joua des morceaux des vieux maîtres allemands. On discuta philosophie et morale. On flirta avec une grâce distinguée. On eut même de l’esprit, — un esprit comme il faut.
Après souper, quelqu’un récita un poème français, qui fut déclaré superbe, puis une dame chanta en espagnol une romance sentimentale, si touchante qu’elle fit pleurer un ou deux assistants.
Et alors intervinrent ces deux jeunes gens, qui demandèrent si nous avions jamais entendu Herr Slossenn Boschen (il venait précisément d’arriver et se trouvait au buffet) chanter en allemand son grand air comique.
Personne ne se rappelait l’avoir entendu.
Les jeunes gens affirmèrent que c’était la chanson la plus drôlatique que l’on eût jamais composée, ajoutant que, si nous voulions, ils la feraient chanter à Herr Slossenn Boschen, qu’ils connaissaient très bien. Elle était si désopilante, paraît-il, que cette fois où Herr Slossenn Boschen l’avait chantée devant l’empereur d’Allemagne, on avait dû le transporter (l’empereur d’Allemagne) jusqu’à son lit.
Personne au monde, dirent-ils, ne savait la débiter comme Herr Slossenn Boschen : il gardait d’un bout à l’autre son sérieux impayable, à croire qu’il débitait une tragédie, et, naturellement, la chose en était d’autant plus farce. Jamais il ne laissait deviner, par ses intonations ni ses gestes, qu’il chantât un air risible, — car cela eût amoindri l’effet. C’était surtout son attitude sérieuse, presque pathétique, qui le rendait d’un comique irrésistible.
Nous répondîmes que nous tenions beaucoup à l’entendre, que cela nous amuserait énormément. Et ils descendirent chercher Herr Slossenn Boschen.
Il ne demandait pas mieux que de chanter son air, car il arriva aussitôt, et se mit au piano sans mot dire.
Oh ! cela vous amusera. Vous allez rire ! chuchotèrent les jeunes gens, qui traversèrent le salon pour aller se placer modestement derrière le dos du Professor.
Herr Slossenn Boschen s’accompagnait lui-même. Le prélude n’annonçait pas à proprement parler une chanson comique. C’était un air mélancolique et plein d’âme, à vous donner la chair de poule ; mais chacun glissa dans l’oreille de son voisin que c’était la manière allemande, et tous s’apprêtèrent à la savourer.
Pour ma part, je ne comprends pas l’allemand. Je l’ai appris en classe, mais je n’en savais plus un mot au bout de deux ans, et je ne m’en suis pas porté plus mal. Cependant, pour ne pas laisser soupçonner mon ignorance, je m’avisai d’un stratagème qui me parut excellent. Je ne quittai pas des yeux les deux jeunes étudiants, et je fis comme eux. Quand ils riaient, je riais, quand ils pouffaient, je pouffais ; en outre, j’ajoutais de moi-même un léger ricanement, çà et là, comme si j’avais saisi un trait d’esprit qui échappait aux autres. Cet artifice me semblait particulièrement heureux.
Je remarquai bientôt que bon nombre d’autres personnes fixaient les yeux, tout comme moi, sur les deux jeunes gens. Ceux-là aussi riaient quand les jeunes gens riaient ; et comme ceux-ci rirent, pouffèrent et se tordirent presque sans arrêt d’un bout à l’autre du morceau, la chose allait toute seule.
Néanmoins, le Professor n’avait pas l’air satisfait. Quand on se mit à rire pour la première fois, son visage exprima un étonnement considérable, comme s’il se fût attendu à tout autre chose que du rire. Cela nous parut très drôle : son parti-pris de sérieux formait le meilleur de son humour. S’il eût le moins du monde laissé voir qu’il se rendait compte de son effet comique, il l’aurait entièrement compromis. Le rire se prolongeant, sa surprise fit place à un air de contrariété et d’irritation, et il lança des regards indignés tout à la ronde (sauf sur les deux jeunes gens qui se trouvaient derrière son dos et qu’il ne voyait pas). Notre gaîté redoubla. Il nous ferait mourir, ce farceur, disait-on. A elles seules, les paroles suffisaient à faire pâmer de rire, mais qu’il y ajoutât encore cette gravité simulée, — vrai c’était trop !
Au dernier couplet, il se surpassa. Il promena tout autour de lui un tel coup d’œil de férocité rentrée que, si nous n’avions été mis en garde contre la méthode allemande de chanter le comique, nous en aurions éprouvé de l’inquiétude ; et il donna un tel accent de détresse à cette musique lugubre que, si nous n’avions pas su que la chanson était comique, nous en aurions pleuré.
Il acheva au milieu d’un délire véritable de gaîté. Chacun disait qu’il n’avait de sa vie entendu rien de plus désopilant. Chacun trouvait singulier qu’en présence de faits comme celui-ci, pût subsister le préjugé vulgaire que les Allemands ne possèdent pas le sens de l’humour. Et on demanda au Professor pourquoi il ne traduisait pas sa chanson en anglais, afin que tout le monde pût la comprendre et apprécier l’intensité de son comique.
Alors Herr Professor Slossenn Boschen se leva, et il devint terrible. Il nous injuria en allemand (langue, à mon avis, des mieux appropriées à cet effet), et il se démena, et nous montra le poing et nous donna tous les noms qu’il savait en anglais. Il affirmait n’avoir de sa vie reçu pareil outrage.
Il nous fit comprendre que sa chanson n’avait rien de comique. Il s’y agissait d’une jeune fille vivant parmi les montagnes du Hartz, et qui avait donné sa vie pour sauver l’âme de son fiancé ; à sa mort, celui-ci retrouvait l’âme-sœur dans l’espace ; mais, pour finir, au dernier couplet, il répudiait l’esprit de sa fiancée, et s’enfuyait avec un autre esprit. Je ne garantis pas les détails, mais l’histoire était en tout cas des plus navrantes. Herr Boschen ajouta qu’il l’avait chantée devant l’empereur d’Allemagne, et qu’il (l’empereur d’Allemagne) avait sangloté comme un petit enfant. Il (Herr Boschen) nous dit que ce morceau était considéré généralement comme un des plus dramatiques et des plus émouvants de la littérature allemande.
La situation était pénible pour nous, — très pénible. Personne ne répondit. On chercha du regard les deux jeunes gens auteurs du méfait, mais ils avaient subrepticement quitté la maison, dès la fin du morceau.
La soirée prit fin, elle aussi. Je n’ai jamais vu soirée finir aussi brusquement, et avec si peu de cérémonie. On ne se dit pas bonsoir. On descendit l’escalier un par un, à pas furtifs, et en se tenant dans l’ombre. Au vestiaire, chacun demandait tout bas chapeau et manteau, puis s’éclipsait, tournant le coin au plus vite, en s’évitant l’un l’autre.
Depuis lors, je n’ai plus guère pris d’intérêt aux chansons allemandes.
Nous atteignîmes l’écluse de Sunbury à 3 h. 30. Le paysage du fleuve y est charmant, juste avant d’arriver aux portes, et le canal de décharge est délicieux, mais n’essayez pas de le remonter.
Je le tentai une fois. J’étais aux avirons, et je demandai aux camarades qui barraient s’ils croyaient que ce fût faisable. Rien de plus faisable, me répondirent-ils, à condition de ramer dur. Nous étions juste sous la petite passerelle qui franchit ce canal entre les deux barrages ; et me courbant sur mes avirons, de toute ma vigueur, je me mis à ramer.
Je ramais superbement, par impulsions rythmiques et prolongées. Mes bras, mes jambes, mon torse, donnaient en plein. Je réalisai un excellent coup d’aviron, merveilleusement vite, et ce fut un travail de grand style. Selon mes deux amis, c’était plaisir de me voir. Au bout de cinq minutes, persuadé que nous devions être tout près du barrage, je levai les yeux. Nous étions toujours sous la passerelle, juste au même point qu’au début, et j’avais devant moi ces deux idiots qui se crevaient à force de rire. J’avais manœuvré comme un forcené pour maintenir le canot sous la passerelle. Aussi maintenant je laisse à d’autres de remonter les canaux de décharge contre de forts courants.
Nous arrivâmes ensuite, toujours ramant, à Walton, ville de quelque importance. Comme dans toutes les agglomérations riveraines, elle présente au bord de l’eau son plus petit côté, si bien que, vue du canot, on la prendrait pour un village d’une demi-douzaine de feux au plus. Windsor et Abingdon sont les deux seules villes entre Londres et Oxford dont on aperçoive réellement quelque chose de la Tamise. Toutes les autres se cachent derrière des coudes, et ne jettent qu’un lointain coup d’œil sur le fleuve, du haut d’une rue. Je leur sais gré de bien vouloir laisser les berges aux bois, aux champs et aux travaux hydrauliques.
Reading même a beau faire son possible pour gâter et déshonorer et rendre hideux tout ce qu’elle peut atteindre du fleuve, elle a néanmoins le bon esprit de tourner d’un autre côté son répugnant visage.
César, comme de juste, avait son établissement à Walton, — camp, forteresse, ou quelque chose d’analogue. César ne manquait jamais de remonter les cours d’eau. La reine Elisabeth y est venue, elle aussi. Allez où vous voudrez, impossible de se débarrasser de cette femme. Cromwell et Bradshaw (pas le Bradshaw du guide des chemins de fer[5], mais le ministre du roi Charles) ont également séjourné ici. J’imagine que leur entretien a été particulièrement agréable.
[5] L’équivalent de notre Chaix.
Il y a, dans l’église de Walton, un « bride-mégère » de fer. On employait ces instruments, jadis, pour contenir les langues féminines. On y a renoncé, depuis. Je suppose que le fer est devenu rare, et qu’on n’a pas trouvé d’autre métal assez résistant.
Il y a aussi des tombeaux remarquables dans l’église, et je craignis de ne pouvoir en arracher Harris, mais il ne parut pas s’en aviser, et nous passâmes notre chemin. En amont du pont, le fleuve présente de terribles sinuosités, qui le rendent fort pittoresque, mais qui sont exaspérantes, du point de vue halage ou aviron, et occasionnent des disputes entre rameur et barreur.
On aperçoit ici, sur la rive droite, Oatlands Park. Ce lieu fut jadis célèbre. Henri VIII le déroba à l’un ou à l’autre, je ne sais plus à qui, et y résida. Le parc renferme une grotte que l’on visite moyennant pourboire, et qui est, paraît-il, admirable ; mais ce n’est pas mon avis. La feue duchesse d’York, qui résidait à Oatlands, raffolait des chiens et elle en élevait un nombre formidable. Elle avait fait établir un cimetière pour les y enterrer après leur mort, et ils y reposent à environ cinquante, avec pour chacun une pierre tombale munie d’une épitaphe.
Je reconnais d’ailleurs qu’ils le méritent tout autant que la généralité des chrétiens.
Aux « pilotis de Corway », — le premier coude après le pont de Walton, — une bataille eut lieu entre César et Cassivellaunus. Cassivellaunus avait fortifié le fleuve contre César, en y plantant une foule de pilotis (il y ajouta, j’imagine, un écriteau). Mais César n’en passa pas moins. Impossible d’éloigner César de ce fleuve.
Haliford et Shepperton sont deux petites localités fort jolies, vues de la Tamise, mais qui n’ont rien de remarquable, ni l’une ni l’autre. A Shepperton, toutefois, le cimetière de l’église renferme une tombe sur laquelle se lit un poème, et j’appréhendai que Harris ne voulût aller rôder par là. Je le vis attacher un regard d’envie sur de débarcadère dont nous approchions. Je fis donc en sorte, par un geste opportun, d’envoyer sa casquette à l’eau, et son empressement à la rattraper avec son indignation contre ma maladresse, lui firent oublier ses tombes chéries.
A Weybridge, la Wey (jolie petite rivière, navigable jusqu’à Guilford pour les canots légers et que j’ai toujours eu le désir de remonter, sans jamais le faire), la Bourne, et le canal Basington, se jettent à la fois dans la Tamise. L’écluse est juste en face de la ville, et la première chose que nous aperçûmes, sur l’une des portes du sas, fut le maillot de George, qui, — un examen plus attentif nous le révéla, — contenait George en personne.
Montmorency lança un aboîment furieux, je poussai des cris, Harris un rugissement ; George agita sa casquette, et hurla de retour. L’éclusier se précipita hors de chez lui, armé d’une gaffe, car il était persuadé que quelqu’un venait de tomber à l’eau, et il eut l’air désolé de voir qu’il n’en était rien.
George portait à la main un paquet bizarre, enveloppé de toile cirée. C’était arrondi et plat d’un bout, et il en sortait de l’autre un long manche droit.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? dit Harris. Une poêle à frire ?
— Non, dit George, avec un regard étrangement allumé ; cela fait fureur, cet été ; tout le monde en a un, sur la Tamise. C’est un banjo.
— Je ne savais pas que vous jouiez du banjo ! nous écriâmes-nous en même temps, Harris et moi.
— Je n’en joue pas à proprement parler, répliqua George ; mais c’est très facile, m’a-t-on dit ; et j’ai la méthode pour apprendre.
On met George à la besogne. Diaboliques propensions des cordelles de halage. Ingratitude d’un skiff « en double scull ». Haleurs et halés. A quoi peuvent servir les amoureux. Étrange disparition d’une vieille dame. Plus on se hâte, moins on va vite. Être halés par des jeunes filles, sport palpitant. L’écluse disparue sur le fleuve hanté. Musique. Sauvés !
A présent que nous le tenions, il s’agissait de faire travailler George. Mais George, cela va sans dire, n’avait aucune envie de travailler. Il s’était déjà éreinté à sa banque, prétendait-il. Harris d’un naturel peu sensible, et guère pitoyable, lui répondit :
— Bah ! vous vous éreinterez sur la Tamise, pour changer : le changement fait toujours du bien. Ouste ! attrapez l’amarre, et tirez-nous.
En toute conscience (même la sienne) George n’avait rien à répliquer ; il insinua pourtant qu’il ferait mieux de s’occuper dans le canot à faire le thé, cependant que Harris et moi halerions, car la confection du thé est une besogne pénible, et Harris et moi paraissions fatigués. Pour toute réponse, nous lui envoyâmes la cordelle de halage, dont il s’empara.
La cordelle a des habitudes singulières et inexplicables. Vous l’enroulez avec tout le soin et toute la patience que l’on met à plier un pantalon neuf, et cinq minutes plus tard, quand vous la ramassez, vous ne trouvez plus qu’un fouillis innommable et décourageant.
Ce n’est pas pour dire, mais je suis intimement persuadé que si vous preniez une cordelle au hasard, après l’avoir étalée en droite ligne au beau milieu d’un champ, il vous suffirait de lui tourner le dos trente secondes, pour découvrir, en jetant les yeux à nouveau dessus, qu’elle s’est toute rassemblée en un tas au centre du champ, et s’est entortillée et enchevêtrée sur elle-même, qu’elle a perdu ses deux bouts et qu’elle n’est plus que nœuds ; et vous mettriez une bonne demi-heure pour la débrouiller.
Telle est mon opinion sur les cordelles en général. Bien entendu, il peut y avoir des exceptions honorables : je ne dis pas le contraire. Il peut y avoir des cordelles qui fassent honneur à leur profession, — des cordelles consciencieuses et respectables, — des cordelles qui ne se figurent pas être un ouvrage de crochet et ne se disposent pas en dessus du canapé dès l’instant où on les laisse à elles-mêmes. Il peut, dis-je, y avoir de ces cordelles-là ; je souhaite sincèrement qu’il y en ait. Mais je n’en ai pas encore rencontré.
La cordelle en question venait d’être rassemblée par moi juste avant notre arrivée à l’écluse. Je n’avais pas laissé Harris y mettre la main, vu sa maladresse bien connue. Je l’avais lovée en cercle avec une sage lenteur, arrimée par le milieu, tordue en écheveau, et déposée doucement au fond du canot. Harris l’avait ramassée méthodiquement, et remise à George. George, d’une main ferme, la lui avait prise, et, s’éloignant un peu, avait commencé de la dérouler comme s’il eût démailloté un enfant nouveau-né. Il n’en eut pas déroulé douze yards que la chose ne ressemblait plus à rien d’autre qu’à un paillasson en mauvais état.
Cela se passe toujours de même, et il en résulte toujours la même chose. L’homme de la berge, qui s’efforce de débrouiller l’objet, pense que toute la faute en est à celui qui l’a enroulé ; et sur la Tamise, quand on pense quelque chose, on le dit.
— Qu’avez-vous prétendu fabriquer avec ça ? un filet de pêche ? Vrai, vous en avez fait du propre ! Vous ne pouviez donc pas l’enrouler comme il faut, espèce d’andouille ! grommelle-t-il de temps à autre, tout en luttant frénétiquement avec la cordelle, qu’il dépose sur le chemin de halage et qu’il examine en tous sens afin d’en trouver le bout.
D’autre part, celui qui l’a enroulée croit que la seule cause du gâchis appartient au confrère qui a essayé de la dérouler.
— Elle était très bien arrimée quand vous l’avez eue, s’écrie-t-il, indigné. Vous ne regardez donc pas ce que vous faites ? Vous maniez les choses, aussi, sans la moindre précaution. Vous embrouilleriez, ma parole, une perche d’échafaudage.
Et ils se mettent l’un contre l’autre en une telle colère que chacun souhaiterait pendre l’autre avec l’objet du litige. Dix minutes se passent, et le premier, perdant la tête, pousse un hurlement et trépigne sur la corde, puis prétend la débrouiller plus vite en attrapant le premier nœud qui lui tombe sous la main et en tirant dessus. Comme de juste, il n’aboutit qu’à emmêler plus étroitement. Alors le confrère sort du canot et vient l’aider, et ils s’obstruent et s’empêtrent mutuellement. Tous deux s’emparent du même bout de corde, et tirent dessus en sens opposé, puis se demandent ce qui l’accroche. En fin de compte, le malheur est réparé, ils se retournent et voient le canot parti à la dérive et filant droit vers le barrage.
Je me rappelle une fois où l’aventure est arrivée pour de bon. C’était un peu au-dessus de Boveney, par une matinée assez venteuse. Nous descendions le fleuve tout en ramant lorsque dépassé le tournant nous avisâmes sur la berge deux canotiers. Ils s’entreregardaient avec une expression de stupeur et de désolation sans bornes que je n’ai jamais retrouvée sur d’autres visages humains et ils tenaient par les deux bouts une longue cordelle. Voyant qu’un malheur avait dû se produire, nous stoppons et les interrogeons.
— C’est notre canot, notre canot qui a décampé ! répondent-ils, d’un air navré. Nous venions juste de débrouiller la cordelle, et le temps de nous retourner, il avait disparu !
Et ils semblaient offensés de ce qu’ils regardaient évidemment de la part de leur canot comme un trait de basse ingratitude.
Nous rattrapâmes le fugitif un demi-mille plus loin en aval, arrêté dans les roseaux, et le restituâmes à ses propriétaires. Je parie bien qu’ils l’ont surveillé de près au moins une huitaine.
Je n’oublierai jamais le tableau de ces deux hommes arpentant la berge avec leur amarre et cherchant en vain leur canot.
Le halage, sur la Tamise supérieure, vous fait assister à un bon nombre d’incidents comiques. L’un des plus habituels est le spectacle d’une paire de haleurs, marchant bon train, absorbés dans une discussion animée, tandis que l’homme resté dans le canot, à cent yards derrière eux, leur crie en vain d’arrêter et fait de frénétiques signaux de détresse avec un aviron. Quelque chose ne va pas : le gouvernail est parti, ou la gaffe a glissé par dessus bord, ou son chapeau est tombé à l’eau et s’éloigne au fil du courant. Il les prie d’arrêter, très calme et poli d’abord.
— Hohé ! halte ! une minute, s’il vous plaît, lance-t-il gaîment. J’ai laissé tomber mon chapeau.
Puis :
— Hohé ! Tom… Dick ! ne m’entendez-vous pas ? — d’un ton déjà moins affable.
Puis :
— Hohé ! sacrées têtes de bois d’idiots ! Hohé ! halte ! Oh ! nom de…
Après quoi il se dresse, se démène, devient tout rouge à force de hurler, et épuise sa collection de jurons. Et les gamins sur la berge s’arrêtent et se moquent de lui et lui jettent des cailloux, cependant qu’il défile devant eux, à raison de quatre milles à l’heure, sans pouvoir leur échapper.
La plupart de ces inconvénients disparaîtraient si les haleurs se rappelaient qu’ils sont en train de haler, et se retournaient de temps à autre pour voir ce que devient le collègue. Il est préférable de n’avoir qu’un seul haleur. S’ils sont deux, ils s’oublient à bavarder, et la faible résistance offerte par le canot est incapable de les rappeler à la réalité.
Comme preuve du total oubli de leur besogne où tombent parfois deux haleurs, George nous rapporta, au cours de la soirée, alors que nous devisions sur ce sujet après souper, un bien curieux exemple. Un soir, raconta-t-il, trois de ses copains étaient partis de Maidenhead avec un canot très lourdement chargé qu’ils ramaient contre le courant. Un peu au-dessus de l’écluse de Cookham, ils avisèrent cheminant sur le chemin de halage, un jeune homme et une jeune fille, apparemment plongés dans un entretien captivant. Ils portaient à eux deux une gaffe de bateau, et il y avait, accrochée à la gaffe, une cordelle qui traînait derrière eux, le bout dans l’eau. Nul canot à proximité, nul canot en vue. A un moment donné, la chose était certaine, il avait dû y avoir, attaché à cette cordelle, un canot ; mais qu’en était-il devenu, quelle sombre fatalité l’avait ravi, lui et ses occupants, mystère !
L’accident, du reste, quel qu’il fût, n’avait en aucune façon troublé les deux jeunes gens qui halaient. Il leur restait la gaffe, ainsi que la cordelle et c’était sans doute à leur avis tout ce que nécessitaient leurs fonctions.
George allait les tirer de leur illusion, lorsqu’une idée lumineuse lui traversa l’esprit et le fit s’abstenir. A l’aide d’une gaffe, il accrocha et ramena le bout de l’amarre : on boucla celle-ci autour du mât, puis rentrant les avirons, les équipiers allèrent s’asseoir à l’arrière, et allumèrent leurs pipes.
Et ainsi le jeune homme et la jeune fille halèrent ces quatre gros fainéants et leur lourd canot, à contre-courant, jusqu’à Marlow.
George nous dit que jamais il n’avait vu autant de désolation muette concentrée en un seul regard, qu’au moment où le jeune couple, arrivé à l’écluse, se rendit compte que depuis deux milles le canot halé par eux n’était pas le bon. George estimant que, n’eût été la présence de la jeune fille, le jeune homme se serait livré à des violences de langage.
La demoiselle fut la première à revenir de sa stupéfaction. Elle joignit les mains et s’écria, désespérément :
— Oh, Henry, mais où donc est ma tante ?
— Ont-ils jamais retrouvé la vieille dame ? interrogea Harris.
George répondit qu’il l’ignorait.
Un autre témoignage de ce fâcheux manque de sympathie entre haleurs et halés se produisit un jour sous nos yeux, à George et à moi, un peu au-dessus de Walton. C’était à l’endroit où le chemin de halage s’enfonce en pente douce jusque sous l’eau, et comme nous étions campés sur l’autre rive, nous ne perdîmes rien du spectacle. A un moment donné arrive un petit canot qui fendait l’eau à toute vitesse, halé par un puissant cheval de bélandre sur lequel était juché un tout petit gamin. Épars dans le canot en des poses nonchalantes et rêveuses, il y avait cinq collègues ; le barreur surtout avait un air particulièrement béat.
— Je voudrais le voir se tromper de direction, murmura George, comme ils passaient. Et à cet instant même, voilà le barreur qui se trompe, et le canot qui s’élance sur le plan incliné, le remontant avec un bruit comme si on déchirait quarante mille chemises de toile. Deux hommes, une bourriche et trois avirons quittèrent à la fois le canot par tribord, et s’affalèrent sur la berge, et une seconde et demie plus tard, deux autres hommes se déversaient de bâbord, au milieu de grappins, voiles, sacs de tapisserie et bouteilles. Le dernier occupant débarqua 20 yards plus loin, sur la tête.
Soulagé par ce délestage, le canot fila de plus belle et le petit gamin, criant à tue-tête, mit son coursier au galop. Les collègues, sur leur séant, se regardaient d’un air abasourdi. Il leur fallut plusieurs secondes pour comprendre ce qui était arrivé, et alors, de toutes leurs forces, ils crièrent au petit gamin d’arrêter. Mais celui-ci était trop occupé de son cheval pour les entendre ; nous les vîmes s’élancer à sa poursuite, et ils se perdirent dans l’éloignement.
Je ne fus pas fâché, je l’avoue, de cette mésaventure. Loin de là : je voudrais voir pareil malheur arriver à tous les jeunes godelureaux — ils sont nombreux — qui se font haler de la sorte. Indépendamment de leurs risques personnels, ils sont une gêne et un danger pour les canots qu’ils rencontrent. A l’allure où ils vont, il leur est impossible de se garer des autres, et aux autres de se garer d’eux. Leur amarre se prend dans votre mât et vous chavire, ou bien elle attrape quelqu’un à bord, et l’envoie à l’eau, ou lui entaille la figure. Le seul procédé à employer est de ne pas broncher, et de se tenir prêts à les repousser avec le talon d’un mât.
De toutes les expériences ayant trait au halage, la plus curieuse est d’être halé par des demoiselles. C’est là une sensation qu’il faut avoir connue. Trois demoiselles sont toujours indispensables pour haler : deux tiennent la corde, et l’autre court de côté et d’autre, avec de petits rires. Elles débutent en général par s’empêtrer dans la corde. Celle-ci s’entortille autour de leurs jambes, et elles doivent s’asseoir au bord du chemin pour se délivrer l’une l’autre ; puis c’est autour de leur cou, et elles manquent d’étrangler. La corde en place, pour finir, elles démarrent bride abattue, entraînant le canot à une allure positivement folle. Au bout de cent yards, elles sont, bien entendu, hors d’haleine et s’arrêtent soudain, et toutes s’asseyent sur l’herbe en riant et votre canot dérive en plein courant et se met à tournoyer, avant que vous ayez eu le loisir de vous reconnaître ou d’attraper un aviron. Alors elles se relèvent toutes surprises.
— Oh, voyez donc ! disent-elles, le canot qui est parti là-bas au milieu.
Durant quelques minutes, elles halent convenablement ; mais bientôt l’une d’elles s’avise d’épingler sa jupe ; elles font halte à cette intention, et voilà le canot échoué.
Vous le poussez au large, et leur criez de ne pas s’arrêter.
— Hein ? Qu’est-ce qu’il y a ? vous renvoient-elles.
— Ne plus vous arrêter, hurlez-vous.
— Ne plus quoi ?
— Ne plus vous arrêter… avancez… avancez !
— Retournez donc, Emily, voir ce qu’ils veulent, dit l’une. Et Emily revient demander ce qu’il y a.
— Que désirez-vous ? dit-elle ; il est arrivé quelque chose ?
— Non, répondez-vous ; tout va bien ; avancez seulement : il ne faut plus vous arrêter.
— Pourquoi ?
— Parce que nous ne gouvernons plus, si vous vous arrêtez. Il faut que le canot garde toujours un peu de route.
— Garde un peu de quoi ?
— De route… il vous faut maintenir le canot en marche.
— Ah, bon ! je le leur répéterai. Est-ce que nous nous en tirons bien ?
— Oui, oui, tout à fait bien, seulement n’arrêtez plus.
— Ce n’est pas difficile du tout. Je croyais que c’était bien plus dur.
— C’est assez simple en effet. Vous n’avez qu’à continuer, voilà tout.
— Je comprends. Passez-moi mon châle rouge, qui est sous le coussin.
Vous dénichez le châle, et le lui tendez ; mais alors c’en est une autre qui arrive et qui a besoin également du sien, et elles prennent aussi à tout hasard celui de Mary. Mais Mary n’en a pas besoin, et elles le rapportent et demandent un peigne de poche en échange. Il se passe vingt minutes avant qu’elles se remettent en route, et, au premier tournant, elles voient une vache, et il vous faut quitter le canot pour chasser la vache.
On n’a pas le temps de s’ennuyer dans un canot halé par des jeunes filles.
George cependant vint à bout de sa cordelle, et nous hala consciencieusement jusqu’à Penton Hook. Là fut examinée l’importante question de l’étape. Nous avions décidé de coucher à bord cette nuit-là, et il nous fallait ou bien rester où nous étions, ou bien continuer jusqu’au delà de Staines. Mais il était bien tôt pour songer à s’arrêter déjà, sous ce soleil encore haut, et nous décidâmes de gagner, à trois milles et demi, Runnymead, où le fleuve, bordé de bois paisibles, offre de bons abris.
Par la suite, néanmoins, nous regrettâmes de n’avoir pas fait halte à Penton Hook. Trois ou quatre milles à contre-courant, ce n’est rien, tôt dans la matinée, mais c’est un coup d’aviron plutôt pénible, à la fin d’une longue journée. Durant ces quelques milles, vous ne prenez plus aucun intérêt au paysage. Fini des gais propos et des rires. Chaque demi-mille que vous parcourez vous semble long comme deux tout entiers ; vous refusez de croire que vous en êtes seulement là, et vous êtes persuadé que la carte se trompe ; et quand vous avez trimé sur un trajet qui vous paraît d’au moins dix milles, et que l’écluse n’est toujours pas en vue, vous commencez à craindre sérieusement que quelqu’un ne l’ait chipée et ne se soit encouru avec.
Je me rappelle une fois sur la Tamise où j’ai été terriblement chaviré (au sens métaphorique, s’entend). J’étais en canot avec une jeune dame — ma cousine du côté maternel — et nous descendions à l’aviron vers Goring. Il était déjà tard, et nous avions hâte d’être arrivés, — elle, du moins avait hâte. Il était six heures et demie quand nous passâmes l’écluse Benson, et le soir venait, et elle s’inquiétait. Elle dit qu’elle tenait à être rentrée pour souper. Je dis que j’en avais également bonne envie ; et je tirai de ma poche une carte pour voir à quelle distance exactement nous étions. Je vis que nous avions juste un mille et demi pour la prochaine écluse — Wallingford — puis de là à Crewe, cinq.
— Oh, tout va bien, dis-je. Nous aurons passé la prochaine écluse avant sept heures, et c’est la suivante. Et je me mis à ramer vigoureusement.
Peu après avoir dépassé le pont, je demandai à ma compagne si elle voyait l’écluse. Non, elle ne voyait pas l’écluse. Je me contentai de faire : Oh ! oh ! et poussai de l’avant. Au bout de cinq nouvelles minutes, je la priai encore une fois de regarder.
— Non, dit-elle, je ne vois pas trace d’écluse.
— Vous… êtes-vous sûre de reconnaître une écluse, à première vue ? lui demandai-je non sans hésitation, car je craignais de l’offenser.
Mais ma question ne l’offensait pas, et elle me proposa de regarder moi-même. Je lâchai donc mes avirons et jetai un coup d’œil. Dans le crépuscule, le fleuve s’allongeait droit devant nous sur l’espace d’un mille : on n’apercevait pas l’ombre d’une écluse.
— Ne croyez-vous pas que vous avez pu vous perdre ? interrogea ma compagne.
Je n’en voyais pas la possibilité ; néanmoins j’insinuai que peut-être bien, d’une façon ou d’autre, nous nous étions engagés dans le bras de dérivation, ce qui nous menait droit aux chutes.
Cette perspective ne la rassura guère, et elle se mit à pleurer. Elle dit que nous allions être noyés tous les deux, et que ce serait là son châtiment d’être venue avec moi.
Le châtiment me parut excessif ; mais ma cousine n’était pas de cet avis, et elle souhaitait que notre fin fût prompte.
Je m’efforçai de la rassurer, et de voir un peu clair dans cette histoire. Le fait, dis-je, paraissait évident que je ne ramais pas aussi vite que je le croyais, mais nous ne pouvions manquer d’atteindre bientôt l’écluse. Et je ramai encore un mille.
Alors je devins inquiet, moi aussi. Je consultai la carte une fois de plus. L’écluse Wallingford s’y trouvait nettement indiquée, à un mille et demi en aval de Benson. Ma carte était bonne, on pouvait s’y fier ; d’ailleurs je me rappelais bien cette écluse. Je l’avais passée deux fois. Je commençai à croire que tout cela devait être un songe, et qu’en réalité je me trouvais endormi dans mon lit et que j’allais me réveiller dans une minute, et m’entendre dire qu’il était dix heures.
Je demandai à ma cousine si elle croyait que ce fût un songe, et elle me répondit qu’elle allait justement me poser la même question. Et alors cette perplexité nous envahit l’un et l’autre : étions-nous endormis, et si oui, lequel de nous deux était le vrai et rêvait, et lequel n’était rien qu’un songe. Cela devenait tout à fait suggestif.
Cependant je ramais toujours, et l’écluse persistait à ne pas se montrer, et le fleuve se faisait de plus en plus sombre et mystérieux sous la tombée des ombres de la nuit, et les choses prenaient un aspect étrange et surnaturel. Je songeai aux farfadets, aux fées, aux feux follets, et à ces méchantes filles qui passent la nuit sur les rocs, à guetter les voyageurs pour les précipiter dans les tourbillons ; et je regrettai de n’avoir pas mieux vécu, et de ne savoir pas davantage de prières. Au milieu de mes réflexions, j’entendis le refrain béni : « Il les a bien attrapés », joué, et mal, sur l’accordéon, — et je compris que nous étions sauvés.
Je n’admire pas, règle générale, les accents de l’accordéon ; mais, oh ! combien belle sa musique nous parut alors à tous deux ! — beaucoup, infiniment plus belle que la voix d’Orphée ou le luth d’Apollon ou tout autre instrument de ce genre. Une mélodie céleste, dans notre état d’esprit, ne nous eût que plus affolés encore. Une harmonie émouvante, exécutée comme il faut, nous l’aurions crue venir d’outre-monde, et tout espoir nous eût abandonnés. Mais dans les mesures « Il les a bien attrapés », poussées à contretemps avec des variations involontaires, par un accordéon poussif, il y avait quelque chose de tout à fait humain et rassurant.
Les doux sons se rapprochèrent, et le canot d’où ils émanaient fut bientôt le long de notre bord.
Il contenait une société de joyeux provinciaux en route pour une partie au clair de lune. (Il n’y avait pas de lune, mais ce n’était pas leur faute.) Je n’ai vu de ma vie gens plus aimables et sympathiques. Je les hélai, et les priai de m’indiquer le chemin de l’écluse Wallingford, que je cherchais en vain depuis deux heures.
— L’écluse Wallingford ! répondirent-ils. Dieu vous bénisse, monsieur ; il y a plus d’un an qu’elle est supprimée. Il n’y a plus d’écluse Wallingford, monsieur. Vous voici presque arrivé à Crewe. C’est à crever de rire. Bill : voilà un gentleman qui cherche l’écluse Wallingford !
Je n’y avais pas songé. Volontiers je leur aurais sauté au cou, de joie ; mais le courant était trop fort à cet endroit pour me le permettre, et je dus me contenter de simples paroles de reconnaissance.
Nous les remerciâmes à plusieurs reprises, ajoutant que la nuit était admirable, et leur souhaitant bonne excursion, et je crois même que je les invitai tous à venir passer une semaine chez moi, et que ma cousine leur dit que sa mère serait très heureuse de les recevoir. Et nous chantâmes le « Chœur des Soldats » de Faust, et bref nous fûmes à la maison à temps pour souper.
Notre première nuit. Sous la bâche. Un appel au secours. L’esprit de contradiction des bouilloires à thé : moyen de le vaincre. Souper. Pour se sentir vertueux. On demande une île déserte convenablement fournie, bien drainée, abords de l’Océan Pacifique sud de préférence. Singulière aventure arrivée au père de Harris. Une nuit d’insomnie.
Je commençais à croire avec Harris que l’écluse de Bellweir avait disparu de la même façon. George nous avait halés jusqu’à Staines ; nous l’avions ensuite relayé, et il nous semblait tirer derrière nous cinquante tonnes et marcher depuis quarante milles. A sept heures et demie seulement nous fûmes dans le bief supérieur, et, marchant à l’aviron, nous longeâmes la rive gauche, en quête d’un endroit favorable où atterrir.
Notre intention primitive était de débarquer sur l’île Magna-Charta, dans ce coin délicieux où le fleuve sinue à travers une vallée verdoyante, et de camper dans l’une des multiples anses pittoresques découpant cette terre minuscule. Mais tout compte fait, nous n’aspirions plus au pittoresque. Le peu d’eau compris entre un chaland et une usine à gaz nous eût amplement satisfaits pour ce soir. Le paysage nous indifférait. Nous ne désirions plus que souper et nous coucher. Néanmoins nous fîmes halte au promontoire appelé « Picnic Point » et accostâmes dans un joli recoin, sous un grand orme aux racines duquel fut amarré le canot.
Nous comptions alors nous mettre à souper (n’ayant pas pris le thé, pour gagner du temps) mais George nous persuada qu’il valait mieux tendre la toile d’abord, avant l’obscurité complète, afin de voir ce que nous faisions. La besogne terminée, ajouta-t-il, nous pourrions nous asseoir et manger, l’esprit en repos.
Le montage de cette toile exigea plus de temps qu’on le prévoyait. En théorie, c’est tout simple. Vous prenez cinq arceaux de fer, comme ceux du jeu de croquet, en beaucoup plus grand, vous les ajustez par-dessus le canot, puis les recouvrez de la toile, assujettie ensuite par le bas : — l’affaire de dix minutes au plus, croyions-nous.
Nous étions loin du compte.
Nous prîmes les arceaux, pour les emboîter dans les mortaises ad hoc. Vous imaginez que c’est là un travail inoffensif ; mais lorsque j’y repense, je trouve miraculeux que l’un de nous soit encore vivant pour faire ce récit. C’étaient de vrais démons — ces arceaux. D’abord ils refusèrent de s’emboîter dans leurs mortaises, et il nous fallut les y contraindre à coups de talon, et les marteler au moyen de la gaffe. Puis, une fois ajustés, on découvrit que ce n’étaient pas les arceaux destinés à ces mortaises-là, et il fallut les retirer.
Mais ils refusèrent de sortir ; et quand deux d’entre nous eurent bataillé avec eux pendant cinq minutes, ils jaillirent brusquement, dans l’intention de nous faire tomber à l’eau et de nous noyer. Ils étaient articulés par le milieu, et lorsqu’on ne les regardait pas, ces articulations vous pinçaient aux endroits sensibles du corps ; et, tandis que nous luttions avec un côté de l’arceau, et nous efforcions de lui persuader de faire son devoir, l’autre moitié vous arrivait par derrière, en traître, et vous tapait sur le crâne.
On réussit enfin à les fixer, et il ne resta plus qu’à les recouvrir de la bâche. George la déroula, et assujettit l’une de ses extrémités à la proue du canot. Harris se tint au milieu pour la prendre à George et la dérouler vers moi, et je restai à l’arrière pour la recevoir. Elle mit longtemps à m’arriver. George remplissait son rôle correctement, mais Harris était neuf à cette besogne, et il la sabotait.
Comment il s’y prit, je l’ignore, et lui-même est incapable de le dire, mais par quelque procédé mystérieux, il réussit, après dix minutes d’efforts surhumains, à s’emberlificoter complètement dedans. Il était entortillé si serré dans les plis de la toile qu’il ne pouvait se dégager. Il fit, bien entendu, des pieds et des mains pour recouvrer sa liberté, — le droit imprescriptible de tout Anglais, — et, par la même occasion (je l’ai su plus tard) il bourrait George de coups ; et alors George, tout en injuriant Harris, se mit également à faire des pieds et des mains, et lui aussi fut emberlificoté et garrotté dans la toile.
Je ne m’en rendis pas compte tout de suite. Je ne comprenais rien à ce qui se passait. On m’avait dit de rester à ma place et d’attendre que la toile me parvînt, et je restais, Montmorency à mon côté, solide au poste. Nous voyions bien que la toile avait des soubresauts et des remous violents ; mais nous crûmes que cela faisait partie du système, et ne nous mêlâmes de rien.
Beaucoup de gros mots étouffés nous arrivaient aussi, mais, nous figurant que les copains trouvaient simplement l’ouvrage ennuyeux, nous résolûmes d’attendre pour intervenir que les choses eussent pris une allure plus normale.
Nous attendîmes assez longtemps, et l’embrouillamini ne faisait que croître ; à la fin, la tête de George jaillit au-dessus du bordage, et parla.
Elle dit :
— Donnez donc un coup de main, sacré fainéant ; vous restez là comme une momie empaillée, alors que nous sommes en train d’étouffer, vous le voyez bien, tête de bois !
Je n’ai jamais su résister à un appel au secours ; j’allai donc les dégager. Et il n’était que temps, car Harris avait déjà la figure bleue.
Il nous fallut une demi-heure de travail acharné ensuite, pour mettre le tout en ordre. Après quoi on passa au souper. La bouilloire mise à chauffer à l’avant du canot, nous nous retirâmes à l’arrière et fîmes semblant de ne pas la regarder, et de nous occuper à sortir les autres accessoires.
Tel est le seul moyen sur la Tamise, d’obtenir qu’une bouilloire bouille. Si elle voit que vous attendez avec impatience, elle ne chantera même pas. Il vous faut vous éloigner et entamer votre repas, comme si vous ne deviez pas prendre de thé. Ne lui jetez même pas un coup d’œil à la dérobée. Alors vous l’entendrez bientôt cracher et déborder, folle d’envie de devenir thé.
La méthode est également bonne, si vous êtes très pressé, de vous dire les uns aux autres avec affectation, que vous n’avez pas besoin de thé, et que vous n’en ferez pas. Vous vous rapprochez de la bouilloire, afin qu’elle puisse vous entendre et vous lancez très haut : « Pas de thé pour moi ; et vous, George ? » A quoi George répond, de même : « Oh ! non, je n’aime pas le thé. Prenons plutôt de la limonade… le thé est trop indigeste. » A la minute, la bouilloire déborde, éteignant le réchaud.
Grâce à cette innocente supercherie, la table était à peine dressée que le thé attendait. La lanterne fut allumée, et on s’assit, jambes croisées, pour souper.
Nous en avions besoin.
Trente-cinq minutes durant, dans toute l’étendue de notre canot, on n’entendit d’autre bruit qu’un cliquetis de couteaux et de vaisselle, et le broiement continu de quatre paires de mâchoires. Au bout de trente-cinq minutes, Harris fit : « Ah ! » et retira sa jambe gauche de dessous lui, pour l’y remplacer par sa jambe droite.
Cinq minutes plus tard, George à son tour fit : « Ah ! » et déposa son assiette sur le banc ; et trois autres minutes après, Montmorency donna le premier signe de satisfaction qu’il eût encore montré depuis le départ : il se laissa rouler sur le flanc, les pattes étendues ; et alors je fis : « Ah ! » et rejetai en arrière ma tête, qui porta sur l’un des arceaux, mais peu m’importait : je ne jurai même pas.
Comme on se sent bien lorsqu’on est rempli ! — en paix avec soi-même et le reste du monde ! Les gens qui en ont essayé me disent qu’une conscience pure vous rend très heureux et satisfait ; mais d’avoir l’estomac garni fait tout aussi bien l’affaire, à meilleur compte et plus facilement. On se sent d’une générosité à tout pardonner, après un repas substantiel et qui digère bien, — l’esprit noble, le cœur bienveillant.
Elle est fort singulière, cette domination de nos organes digestifs sur notre intellect. On ne travaille, on ne pense, qu’avec l’autorisation de l’estomac. Il nous dicte nos émotions, nos passions. Après des œufs au lard, il ordonne : « Travaille ! » Après un bifteck et de la bière, il enjoint : « Dors ! » Après une tasse de thé (deux petites cuillerées par tasse, et ne laissez pas plus de trois minutes) il dit au cerveau : « Allons, debout, et montre ta force. Sois éloquent, profond, ému ; pénètre d’un œil clair la nature et la vie ; déploie les blanches ailes de la pensée palpitante, et plane esprit divin, par-dessus le tourbillon du monde, parmi les longues avenues d’astres flamboyants qui mènent aux portes de l’éternité ! »
Après des petits pains chauds : « Sois pesant et sans âme, comme le bétail des champs, — sois un animal sans cervelle, à l’œil indolent, que n’éclaire aucune lueur d’imagination, ni d’espoir, ni d’amour, ni de vie. » Et après du cognac, pris à la dose voulue, il dit : « Allons, va, fou, ricane et danse, fais rire tes frères humains, — divague et délire, répands-toi en sons insensés, et montre quelle pauvre chose est l’homme dont l’esprit et la volonté sont noyés, comme des chats nouveau-nés, côte à côte, dans un demi-pouce d’alcool. »
Nous sommes les très complets et très humbles esclaves de notre estomac. Ne vous efforcez pas vers la droiture et la moralité, mes amis : surveillez vigilamment votre estomac, et nourrissez-le avec soin et discernement. Alors la sérénité de la vertu règnera dans votre cœur, sans nul effort de votre part ; et vous serez un bon citoyen, un mari aimant, un père affectueux, — un homme pieux et noble.
Avant notre souper, Harris, George et moi, étions hérissés, grincheux et mal embouchés ; après notre souper, nous débordions d’une bienveillance mutuelle, qui englobait jusqu’au chien. Nous nous aimions les uns les autres, nous aimions tous les hommes. Harris, en se levant, écrasa les orteils de George. S’il l’avait fait avant le souper, George eût exprimé concernant l’avenir de Harris en ce monde et en l’autre des souhaits à faire frémir quelqu’un de réfléchi.
A présent, ce fut : « Doucement, vieux : j’ai des pieds. »
Et Harris, au lieu de répondre, de la plus désagréable façon qu’il était difficile de ne pas rencontrer sous ses semelles un bout du pied de George, lorsqu’on se mouvait dans un rayon de dix yards autour de l’endroit où George était assis, et d’ajouter, comme il l’eût fait avant le souper, que George ne devait réellement pas se trouver à bord d’un canot de dimensions normales, avec des pieds de cette longueur, qu’il eût dû plutôt laisser pendre par dessus bord, — dit à présent : « Oh, je regrette beaucoup, vieux frère ; j’espère qu’il n’a pas de mal ? »
Et George dit : « Pas du tout », et que c’est sa faute, et Harris reprend que c’est au contraire la sienne.
C’était touchant.
On alluma les pipes, et on resta, sous la nuit tranquille, à causer.
— Pourquoi, dit George, ne pouvoir être toujours comme à cette heure, — loin du monde, de ses péchés et de ses tentations, à mener une vie sobre, paisible, et à faire le bien.
Je lui répondis que c’était précisément ce à quoi j’aspirais depuis toujours ; et nous examinâmes la possibilité de notre exode, à tous quatre, vers une île déserte et bien fournie, où nous aurions vécu dans les bois.
Harris dit que l’inconvénient des îles désertes, à ce qu’il avait appris, était leur humidité excessive ; mais George répondit qu’un drainage convenable y obvierait.
Le drainage fit ressouvenir George d’une aventure bien drôle arrivée jadis à son père. Son père, raconta-t-il, voyageait dans le pays de Galles avec un de ses amis, et, un soir, ils s’arrêtèrent dans une petite auberge où il y avait quelques autres voyageurs, auxquels ils se joignirent pour passer la soirée.
Celle-ci fut très agréable, et ils restèrent levés fort tard. Lorsqu’ils allèrent se mettre au lit, le père de George (lequel père était alors un tout jeune homme) et son ami, étaient l’un et l’autre fort gais. Ils devaient coucher dans la même chambre, mais dans des lits différents. Ils prirent leur chandelle et montèrent. En entrant dans la chambre, la chandelle alla donner contre le mur et s’éteignit : ils durent se déshabiller et chercher leurs lits à tâtons. Mais au lieu de se mettre dans des lits différents, comme ils croyaient le faire, tous deux, sans le savoir, grimpèrent dans le même, — l’un ayant la tête au chevet, et l’autre s’y glissant du côté opposé, les pieds sur le traversin.
Il y eut un moment de silence, puis le père de George dit :
— Joë !
— Qu’y a-t-il, Tom ? répondit, de l’autre bout du lit, la voix de Joë.
— Eh bien, il y a quelqu’un dans mon lit, dit le père de George : il a les pieds sur mon traversin.
— Ma foi, c’est bien étrange, Tom, répliqua l’autre : mais du diantre s’il n’y a pas aussi quelqu’un dans mon lit !
— Qu’allons-nous faire ? demanda le père de George.
— Ma foi, je vais le flanquer à bas, répondit Joë.
— Moi aussi, dit le père de George vaillamment.
Il y eut une brève lutte, suivie de deux heurts retentissants sur le carreau, et puis une voix dolente prononça :
— Hé, Tom !
— Quoi ?
— Avez-vous réussi ?
— Hé bien, à vrai dire, c’est mon homme qui m’a flanqué à bas.
— Le mien aussi ! Vrai, cette auberge ne me revient guère. Et vous ?
— Comment s’appelait cette auberge ? dit Harris.
— « Le Cochon et le Sifflet », dit George. Pourquoi ?
— Ah ! alors ce n’est pas la même, répondit Harris.
— Que voulez-vous dire ?
— C’est très curieux, murmura Harris, mais la même aventure exactement est arrivée à mon père dans une auberge de campagne. Je lui ai maintes fois ouï raconter l’histoire. Je croyais que peut-être il s’agissait de la même auberge.
Nous nous couchâmes à dix heures, et, me trouvant fatigué, j’espérais bien dormir ; mais ce ne fut pas le cas. Règle générale, je me déshabille et pose la tête sur mon oreiller, et puis on frappe à la porte et on me dit qu’il est huit heures et demie ; mais ce soir-là, tout semblait coalisé contre moi : la nouveauté du couchage, la dureté du canot, la position gênante (j’avais les pieds sous un banc et la tête sur l’autre), le clapotis de l’eau autour du canot, et le vent parmi les branches, me dérangèrent et me tinrent éveillé.
J’attrapai cependant quelques heures de sommeil, et alors une portion du canot qui apparemment se développa au cours de la nuit, car elle ne s’y trouvait pas au départ et elle avait disparu le matin, — se mit à m’entrer dans l’échine. Je continuai d’abord à dormir, rêvant que j’avais avalé un « souverain »[6], et qu’on me faisait un trou dans le dos à l’aide d’un vilbrequin, pour le ravoir. Le procédé me parut déloyal, et je dis à mes persécuteurs que je leur devrais la somme, et qu’ils la recevraient à la fin du mois. Mais eux ne l’entendaient pas de cette oreille ; ils me répondirent qu’ils préféraient la ravoir tout de suite, crainte de laisser s’accumuler trop les intérêts. Je me fâchai tout rouge, et leur dis ce que je pensais d’eux, et alors ils enfoncèrent le vilbrequin si brutalement que la douleur me réveilla.
[6] Pièce d’or valant une livre sterling ou 20 shillings.
On s’asphyxiait dans le canot, et j’avais la tête lourde ; aussi l’envie me prit-elle d’aller faire quelques pas à l’air libre. J’enfilai des vêtements qui me tombèrent sous la main, — les uns à moi, et d’autres à George et Harris, — et, me glissant sous la bâche, je débarquai sur la rive.
C’était une nuit admirable. La lune était couchée, et la terre restait seule sous les étoiles. Le silence et la paix infinie donnaient l’illusion que, durant le sommeil de ses enfants, elles s’entretenaient avec leur sœur planétaire, — causant de mystères insondables, à voix trop graves et profondes pour être perceptibles aux rudimentaires organes des sens humains.
Elles nous intimident, ces lointaines étoiles, par leur froide lumière. Nous sommes pareils à des enfants dont les petits pieds se sont fourvoyés dans la pénombre d’un temple où réside la divinité inconnue qu’on leur a appris à révérer ; à des enfants qui, debout sous le dôme sonore perdu dans la démesurée profondeur de l’obscure clarté, lèvent les yeux où l’espoir se mêle de crainte de l’idée du spectacle interdit caché dans ses profondeurs.
Et toutefois, elle nous verse tant de consolations et de courage, la Nuit ! En sa présence sublime, nos chagrins dérisoires ont honte, et reculent. Le jour a été si plein de hâte et de souci, nos cœurs si lourds de pensées mauvaises et d’amertume, le monde nous a paru si dur et si injuste ! Mais la Nuit géante, telle une mère pleine d’amour, pose sa douce main sur notre cœur enfiévré, tourne vers son visage notre face ravagée de pleurs ; elle sourit, et malgré son silence nous sentons ce qu’elle veut nous dire, et elle presse contre son sein notre joue brûlante, et nos peines se dissipent.
Parfois, quand notre tristesse est très profonde et vraie, nous demeurons muets devant elle, parce que le seul langage de notre tristesse serait le gémissement. La Nuit sent son cœur plein de pitié pour nous : faute de pouvoir soulager notre douleur, elle prend nos mains dans les siennes et le petit monde de plus en plus se réduit et s’éloigne et, portés sur ses sombres ailes, nous arrivons alors devant une Présence plus haute que la sienne, et dans la merveilleuse lumière de cette grande Présence, toute vie humaine est étalée devant nous comme un livre, et nous voyons que la Tristesse et la Douleur ne sont rien autres que les messagers de Dieu.
Ceux-là seuls qui ont porté la couronne de la souffrance peuvent regarder en face cette merveilleuse lumière ; mais lorsqu’ils redescendent ici-bas, ils sont incapables de la décrire, ou de révéler le mystère qu’ils ont pénétré.
Il y avait une fois, au temps jadis, une troupe de bons chevaliers qui traversaient un pays lointain, et leur route s’enfonça dans une épaisse forêt, où d’étranges bruyères se hérissaient en buissons touffus et acérés, déchirant la chair de ceux qui s’y égaraient. Et les feuilles des arbres qui croissaient dans ce bois étaient très épaisses et denses, de sorte que nul rais de lumière ne descendait à travers les rameaux pour éclairer le lugubre sous-bois.
Et quand ils passèrent par cette sombre forêt, l’un de ces chevaliers, s’éloignant de ses compagnons s’égara, et on ne le retrouva plus ; et eux, fort attristés, continuèrent sans lui leur chevauchée, le pleurant comme s’il eût été défunt.
Or, quand ils furent arrivés au beau château qui était le but de leur voyage, ils y passèrent de longs jours à se divertir ; et un soir qu’ils étaient rassemblés tout joyeux devant les bûches illuminant la grande salle, et qu’ils buvaient à la santé de leurs maîtresses, leur compagnon qui s’était égaré arriva et les salua. Ses vêtements étaient en haillons, comme ceux d’un pauvre, et il avait reçu dans sa chair maintes affreuses blessures, mais son visage rayonnait d’une joie indicible.
Et ils l’interrogèrent sur ce qui lui était arrivé, et il leur raconta comment, après avoir perdu son chemin dans la forêt sombre, il avait erré des jours et des nuits, et finalement, déchiré et sanglant, s’était couché pour attendre la mort.
Alors, comme il était presque mourant, ô bonheur ! du fond de la farouche pénombre s’avança vers lui une jeune fille qui le prit par la main et le conduisit par des chemins détournés, inconnus à tous les hommes, jusqu’à ce que sur les ténèbres de la forêt s’illuminât une clarté si vive que la lumière du jour s’effaçait devant elle comme une petite lampe devant le soleil ; et, dans cette merveilleuse clarté, notre égaré chevalier vit comme en songe une vision, et si belle et si splendide était la vision, qu’il ne s’aperçut plus de ses blessures saignantes, mais resta perdu dans le ravissement d’une joie aussi profonde que la mer dont nul ne peut dire la profondeur.
Et la vision s’évanouit, et le bon chevalier, à genoux sur la terre, remercia le bon saint qui dans cette lugubre forêt avait égaré ses pas et lui avait permis de voir la vision qui s’y trouvait cachée.
Et le nom de la forêt sombre était la Douleur ; mais de la vision que le bon chevalier y vit, personne ne peut parler ni rien dire.
Comment George, une fois dans sa vie, se leva de bonne heure. George, Harris et Montmorency n’aiment pas l’eau froide. Héroïsme et décision de la part de J… George et sa chemise : moralité. Harris cuisinier. Aperçu historique, spécialement destiné à l’usage des classes.
Le lendemain matin, je m’éveillai à six heures, et trouvai George également éveillé. L’un et l’autre nous nous retournâmes pour tâcher de nous rendormir, mais ce fut en vain. Y eût-il eu quelque motif particulier de ne pas nous rendormir, mais au contraire de nous lever et nous habiller sur-le-champ, nous serions retombés, sitôt un coup d’œil jeté à nos montres, dans un sommeil qui eût duré jusqu’à dix heures. Mais comme il n’y avait pas la moindre nécessité de nous lever d’ici deux heures au minimum, et que nous lever à ce moment était parfaitement absurde, il résultait de l’incohérence naturelle des choses en général que nous devions être persuadés que rester couchés cinq minutes de plus nous serait à tous deux funeste.
La même aventure, me dit George, lui était arrivée, en plus grave, quelque dix-huit mois auparavant, alors qu’il était seul locataire chez une certaine Mme Gippings. Sa montre, paraît-il, se détraqua un beau soir, et s’arrêta à huit heures un quart. Il ne s’en aperçut pas tout de suite, car, pour une raison ou pour une autre, il oublia de la remonter avant de se coucher, comme il en avait l’habitude, et la suspendit à son chevet sans même la regarder.
Cela se passait en hiver, à l’époque des jours les plus courts, et durant une semaine de brouillard en outre, de sorte que l’obscurité profonde où George se trouva en s’éveillant le matin ne pouvait le renseigner sur l’heure qu’il était. Il atteignit sa montre, et la consulta. Elle marquait huit heures un quart.
« Que les anges et les ministres de la grâce nous protègent ! s’écria George ; et moi qui dois être dans la Cité avant neuf heures ! Pourquoi ne m’a-t-on pas réveillé. C’est dégoûtant ! » Et, rejetant sa montre, il sauta à bas du lit, prit une douche froide, se lava, s’habilla, se rasa à l’eau froide parce qu’il n’avait pas le temps d’en faire chauffer, et tout en se dépêchant, il jeta un nouveau coup d’œil sur sa montre.
La secousse qu’il lui avait imprimée en la rejetant sur le lit l’avait-elle remise en marche, ou quoi, George ne peut le dire ; mais le fait est qu’elle marquait huit heures un quart quand il avait commencé de s’habiller, et qu’à présent ses aiguilles étaient sur neuf heures moins vingt.
George l’emporta, et dégringola les escaliers. Dans la salle à manger, rien que ténèbres muettes, ni feu ni déjeuner. George trouva la chose parfaitement honteuse de la part de Mme Gippings, et résolut de lui dire ce qu’il en pensait lorsqu’il rentrerait le soir. Il bondit sur son pardessus et son chapeau, et attrapant son parapluie, alla pour ouvrir la porte de la rue. La porte n’était même pas déverrouillée. George traita Mme Gippings de vieille fainéante, et, déclarant bien singulier qu’on ne pût se lever à une heure convenable, il ouvrit la porte et prit ses jambes à son cou.
Il galopa durant un quart de mille, et au bout de ce parcours, il commença d’être frappé de ce détail particulièrement bizarre qu’il n’y avait personne dehors, ni aucun magasin d’ouvert. La matinée, certes, était sombre et le brouillard opaque, mais ce n’était pas là une raison pour arrêter ainsi les affaires. Lui allait bien travailler ; pourquoi les autres restaient-ils couchés à cause du brouillard et de l’obscurité ?
A la fin, il atteignit Holborn. Pas un volet ouvert ! pas un omnibus circulant ! Il y avait en vue trois hommes, dont un policeman, une voiture de maraîcher pleine de choux, et un cab tout démantibulé. George tira sa montre et la consulta : neuf heures moins cinq ! Il s’arrêta pour compter ses pulsations. Il se pencha pour se tâter les jambes. Puis, sa montre à la main, il s’avança vers le policeman et lui demanda s’il savait quelle heure il était.
— Quelle heure il est ? dit l’homme, en regardant soupçonneusement George du haut en bas ; vous n’avez qu’à écouter, vous l’entendrez sonner.
George écouta, et une horloge du voisinage le renseigna aussitôt.
— Mais elle n’a sonné que trois coups ! dit George avec stupeur, quand elle eut cessé.
— Eh mais, combien voudriez-vous qu’elle en sonnât ? répondit le gardien.
— Parbleu, neuf, dit George, lui présentant sa montre.
— Voudriez-vous me dire où vous habitez ? fit sévèrement le gardien de l’ordre public.
George réfléchit un instant, et donna son adresse.
— Oh, vraiment, c’est là, dites-vous ? répondit l’homme ; eh bien, si vous voulez m’en croire, retournez-y tranquillement, et remettez cette montre dans votre gousset, et tâchez de ne plus nous la faire.
George regagna sa demeure, tout pensif, et rentra chez lui.
Une fois rentré, il voulut tout d’abord se déshabiller et se recoucher ; mais la perspective de refaire sa toilette et de reprendre une nouvelle douche, l’y fit renoncer, et il résolut de s’étendre sur la chaise-longue pour y dormir.
Mais il ne put s’endormir : jamais il ne s’était senti aussi éveillé. Il alluma donc la lampe et, tirant le jeu d’échecs, il se mit à jouer une partie contre lui-même. Mais cela ne l’amusait pas : c’était par trop lent. Il laissa donc les échecs, et s’efforça de lire. Il lui fut impossible de prendre aucun intérêt à la lecture. Il remit donc son pardessus et sortit faire un tour.
Les rues étaient affreusement désertes et lugubres, et tous les policemen qu’il rencontrait le dévisageaient avec une méfiance non dissimulée, et dirigeaient sur lui leurs lanternes, et le suivaient. Ce manège finit par lui produire un tel effet qu’il avait presque la sensation d’avoir commis un mauvais coup, et qu’il se glissa par les petites rues, se dissimulant contre les portes quand il entendait s’approcher les pas réguliers d’un agent.
Il va de soi que cette conduite ne fit que rendre plus soupçonneuse la force publique, dont les représentants venaient à lui et le délogeaient et lui demandaient ce qu’il faisait là ; et lorsqu’il répondait : « Rien », qu’il était simplement sorti faire un tour (il était quatre heures du matin), ils prenaient un air incrédule, et deux policiers en civil l’accompagnèrent jusque chez lui pour s’assurer qu’il habitait réellement où il disait. Ils le regardèrent entrer avec sa clef, puis se postèrent sur le trottoir d’en face et surveillèrent la maison.
Il comptait en rentrant allumer du feu et se faire à déjeuner, pour passer le temps ; mais il lui était impossible de toucher à quoi que ce fût, depuis une pelle à charbon jusqu’à une cuiller à thé, sans laisser tomber l’objet ou trébucher dessus et faire un tel tintamarre qu’il en concevait une crainte affreuse d’éveiller Mme Gippings, laquelle, se figurant que c’étaient les voleurs, ouvrirait la fenêtre pour appeler : « La police ! » et alors ces deux agents de la sûreté entreraient et lui mettraient les menottes pour le conduire au dépôt.
Il en arriva à un degré de nervosité folle : il se voyait devant le jury, s’efforçant d’expliquer son cas, et personne ne le croyait et il était condamné à vingt ans de travaux forcés, et sa mère mourait de chagrin. Il renonça donc à se faire à déjeuner, et, s’enveloppant de son pardessus, il resta sur la chaise-longue jusqu’à sept heures et demie, heure où Mme Gippings, descendit.
Il ajouta que jamais plus il ne s’était levé trop tôt depuis l’aventure de ce matin-là : elle lui avait donné un trop bon avertissement.
Pendant le récit de George, nous étions restés emmitouflés dans nos couvertures ; quand il eut fini, je me mis en devoir de réveiller Harris au moyen d’un aviron. Le troisième coup opéra ; il se retourna sur l’autre flanc, et dit qu’il se levait à la minute, et qu’il mettrait ses souliers à lacets. Nous lui rendîmes ses esprits, d’ailleurs, à l’aide de la gaffe, et il se dressa soudain, envoyant Montmorency, qui dormait au beau milieu de sa poitrine le sommeil du juste, rouler dans le fond du canot.
Soulevant alors la toile nous passâmes tous les quatre nos têtes par dessus le bordage, et considérâmes l’eau, avec un frisson. Notre projet, la veille au soir, était de nous lever de bonne heure, de nous débarrasser de châles et couvertures, pour nous livrer aux délices d’une natation prolongée. Mais à cette heure matinale, la perspective nous tentait beaucoup moins. L’eau avait l’air bien mouillée et bien froide, et le vent était glacial.
— Allons, qui est-ce qui y va le premier ? dit enfin Harris.
Personne ne se mit en avant. George résolut la question à son point de vue personnel, en rentrant dans le canot pour mettre ses chaussettes, Montmorency poussa un involontaire hurlement, comme épouvanté à la seule idée du bain et Harris, prétextant qu’il serait trop difficile de remonter dans le canot, se mit à la recherche de son pantalon.
Je n’aimais pas trop de caner, malgré mon peu d’enthousiasme pour le plongeon. Il y avait peut-être des branches submergées, ou des herbes. Je m’en tins au compromis de descendre sur la berge et de me jeter un peu d’eau sur le corps. Je pris donc une serviette et débarquant sur la rive je me frayai un chemin jusqu’à une branche d’arbre qui trempait dans l’eau.
Celle-ci était bigrement froide. Le vent coupait comme un couteau. Je perdis toute envie de me jeter de l’eau sur le corps. Décidément je regagnerais le canot et m’habillerais ; à cet effet je me retournai ; et en me retournant, cette stupide branche céda, et la serviette et moi dégringolâmes avec un plouc ! formidable, et je me trouvai au beau milieu du fleuve, avec un gallon de Tamise dans l’estomac, avant de savoir ce qui s’était passé.
— Sacrédié ! le vieux J… s’est décidé ! entendis-je prononcer par Harris, alors que je revenais tout soufflant à la surface. Je ne croyais pas qu’il aurait ce courage-là. Et vous ?
— Est-elle bonne ? héla George.
— Exquise, m’ébrouai-je. Vous êtes des capons de ne pas venir. Pour rien au monde je n’aurais voulu manquer ce plongeon. Essayez donc ! Il ne faut qu’un peu de décision.
Mais je ne pus arriver à les convaincre.
Un incident plutôt risible arriva ce matin-là pendant que nous nous habillions. J’avais très froid en regagnant le canot, et dans la précipitation à passer ma chemise, elle m’échappa et tomba à l’eau. J’enrageai d’autant plus que George éclata de rire. Je ne voyais aucune raison de rire et le signifiai à George, qui n’en rit que plus fort. Jamais je n’ai vu personne rire autant. A la fin je perdis patience et le traitai selon ses mérites de stupide imbécile en délire ; mais il se tordait toujours. Et alors, juste comme je rattrapais la chemise, je m’aperçus que ce n’était pas du tout la mienne, mais celle de George, que j’avais prise par erreur ; là-dessus la drôlerie de la chose m’apparut enfin, et je me mis aussi à rire. Et plus je regardais alternativement la chemise trempée de George et George qui se tordait de rire, plus j’avais de plaisir. A force de rire, je laissai retomber la chemise à l’eau.
— N’allez-vous… pas… la repêcher ? fit George entre deux éclats.
Je ne pus lui répondre tout de suite, tant je riais, mais à la longue, entre deux hoquets, je parvins à lancer :
— Ce n’est pas ma chemise, c’est la vôtre !
Je n’ai jamais vu un visage passer plus brusquement du plaisant au sévère.
— Hein ! hurla-t-il, en se dressant d’un bond. Espèce d’andouille ! Ne pouvez-vous donc faire attention ? Que diantre n’allez-vous sur la rive pour vous habiller ? Votre place n’est pas dans le canot ! Passez-moi la gaffe.
Je tentai de lui faire voir le grotesque de la chose, mais il ne comprit pas. George est parfois très opaque en matière de plaisanterie.
Harris proposa de faire des œufs brouillés pour le petit déjeuner. Il offrit de les cuisiner lui-même. Il était à son dire, très fort sur les œufs brouillés. Il les faisait souvent aux pique-niques et sur les yachts. Il était renommé pour ce plat. Ceux qui avaient une fois goûté de ses œufs brouillés, affirmait-il, refusaient désormais toute autre nourriture, et se laissaient mourir de faim, s’il leur était impossible d’en avoir.
L’eau nous venait à la bouche, de l’entendre. On lui passa le réchaud et la poêle à frire avec tous les œufs qui ne s’étaient pas écrasés et répandus dans le panier, et on le pria de s’y mettre.
Il eut quelque difficulté à casser les œufs, — ou plus exactement à les mettre dans la poêle à frire une fois cassés, et à en préserver son pantalon, et à les empêcher de couler dans sa manche ; mais pour en finir il en situa une bonne demi-douzaine dans la poêle, après quoi il s’accroupit devant le réchaud et les brassa au moyen d’une fourchette.
La besogne semblait exténuante, à ce que George et moi pouvions voir. Chaque fois qu’il s’approchait de la poêle, il se brûlait, et alors il lâchait tout et se démenait à l’entour du réchaud, en claquant des doigts et sacrant contre les ustensiles. En fait, chaque fois que George et moi le regardions, il ne manquait pas de se livrer à ce manège. Nous crûmes à la fin que cela faisait partie intégrante de ses rites culinaires.
Dans notre ignorance de ce qu’étaient des œufs brouillés, nous nous figurâmes qu’il s’agissait d’un plat peau-rouge ou hawaiien, dont la cuisson exigeait des danses et incantations particulières. Montmorency s’aventura une fois à y mettre le nez, et la graisse l’éclaboussa et l’échauda, et lui aussi se mit à se démener et à hurler. En vérité, ce fut l’une des plus curieuses et intéressantes opérations auxquelles j’assistai jamais. George et moi regrettâmes beaucoup de la voir si vite terminée.
Le résultat ne fut toutefois pas le succès escompté par Harris. Il parut bien maigre pour tant de travail. Six œufs étaient entrés dans la poêle à frire, et tout ce qui en sortit fut une cuillerée à café d’un magma innommable, brûlé et peu appétissant.
Harris en rejeta la faute sur la poêle : la réussite eût été assurée, s’il avait disposé d’une turbotière et d’un fourneau à gaz, et l’on décida de ne plus tenter ce plat avant d’avoir sous la main ces accessoires de ménage.
Lorsque nous eûmes fini de déjeuner, le soleil était déjà brûlant, le vent était tombé, et c’était la plus exquise matinée que l’on pût rêver. Presque plus rien dans le paysage ne nous rappelait le XIXe siècle ; en regardant le fleuve brasiller sous le ciel matinal, nous pouvions nous figurer que les siècles interposés entre nous et ce matin à jamais mémorable de juin 1215 avaient disparu, et que nous étions les fils des roturiers d’Angleterre, vêtus de drap rustique, le poignard à la ceinture, attendant de voir s’écrire devant nos yeux cette prodigieuse page d’histoire, dont le sens devait être traduit au vulgaire plus de 400 ans après par un nommé Olivier Cromwell, qui l’avait étudiée à fond.
C’est un beau matin d’été, — ensoleillé, calme et doux. Mais dans l’été passe un émoi précurseur. Le roi Jean a couché à Duncroft Hall, et toute la journée précédente la petite ville de Staines a retenti du cliquetis des armes, du piétinement des grands destriers de guerre et des commandements des chefs, et des jurons affreux et des plaisanteries grossières des archers barbus, des piquiers, des hallebardiers et des lanciers au langage étranger.
Il est arrivé des troupes de chevaliers et de seigneurs aux beaux habits souillés par la poussière du voyage. Et toute la soirée, les portes des timides citoyens ont dû s’ouvrir en hâte pour laisser pénétrer par groupes turbulents les soudards exigeant le vivre et le couvert, et du meilleur, ou gare à la maison et à ses occupants ! car le glaive est juge et partie, plaignant et exécuteur, dans ces époques troublées, et paye ce qu’il prend en épargnant s’il le veut bien ceux qu’il dépossède.
Autour du brasier allumé sur la place du marché, les troupes des Barons s’assemblent, et mangent et boivent gloutonnement, et braillent à tue-tête des chansons à boire, et jouent et se querellent dans le soir qui tombe et s’épaissit en nuit. La lueur du feu projette des ombres saugrenues sur des monceaux d’armes aux profils bizarres. Les enfants de la ville se faufilent parmi eux, et les admirent, et aux abords des tavernes louches, de plantureuses paysannes batifolent avec les troupiers joviaux si différents des gros-jeans du village qui, à cette heure dédaignés, se tiennent à l’écart, une grimace sur leurs larges mines ébaubies. Et dans les campagnes environnantes brillent au loin d’autres feux, qui révèlent ici la suite nombreuse des lords, et là les mercenaires français du traître roi Jean, pareils à des loups menaçant la ville.
Et ainsi, avec une sentinelle au coin de chaque rue sombre, et des feux clignotants sur chaque hauteur, la nuit s’est passée, et sur cette belle vallée de la vieille Tamise s’est levé le matin du grand jour qui va si puissamment influencer le sort des âges à venir.
Dès la première aube, dans celle des deux îles qui est en aval, juste au-dessus de l’endroit où nous sommes, une vaste rumeur s’est élevée, avec le bruit que font de nombreux ouvriers. On dresse la grande estrade apportée hier soir, et les charpentiers s’affairent à clouer les banquettes, tandis que les apprentis de la ville de Londres disposent les étoffes de soie de toutes couleurs et le drap d’or et d’argent.
Et maintenant voici que là-bas sur la route de Staines qui longe les sinuosités du fleuve s’en viennent vers nous, riant et conversant à voix gutturales, une douzaine de rudes hommes d’armes — des gens des Barons, ceux-ci, — qui font halte à cent yards en amont de nous, sur l’autre rive, et attendent, l’arme au pied.
Et ainsi, d’heure en heure, s’avancent sur la route de nouvelles troupes et des bandes nouvelles d’hommes armés, dont les casques et les cuirasses renvoient les longs rais obliques du soleil matinal, tant que, à perte de vue, la route grouille d’aciers étincelants et de coursiers piaffants. Et des cavaliers criant des ordres galopent de groupe en groupe, et les petits oriflammes ondulent paresseusement à la brise tiède, et par instants une rumeur plus intense parcourt les rangs qui s’écartent pour laisser passer quelque grand baron sur son cheval de bataille, environné de sa garde de seigneurs, qui va prendre sa place à la tête de ses serfs et vassaux.
Et sur la route de Cooper’s Hill, juste en face, sont rassemblés les rustres béats et les curieux de la ville, accourus de Staines, et l’on ne sait trop le sujet de ce remue-ménage, mais chacun débite une version nouvelle de l’événement qui va s’accomplir : les uns disent que le plus grand bien va sortir de cette journée, pour tout le monde ; mais les vieillards branlent la tête, car ils connaissent trop ce genre de discours.
Et tout le fleuve jusqu’à Staines est couvert de barques, de canots, de minuscules pirogues, — ces dernières commencent à passer de mode, et les plus pauvres seuls en usent. Sur les rapides, là où dans la suite des temps s’édifiera la plus belle écluse de Weir Bell, s’acharnent d’obstinés rameurs, qui s’approchent le plus possible des grandes barges pontées, prêtes à transporter le roi Jean au lieu où la charte fatale attend sa signature.
Il est midi, et avec tout le populaire nous avons attendu patiemment des heures et des heures, et le bruit court que le roi Jean vient d’échapper aux Barons, et s’est enfui de Duncroft Hall, escorté de ses mercenaires, et qu’il fera bientôt autre chose que de signer des chartes pour la liberté de son peuple.
Mais non ! Cette fois, c’est une poigne de fer qui le tient, et il résiste et se débat en vain. Au loin sur la route, un petit nuage de poussière se lève et s’approche et grossit, et l’on aperçoit le bruit grandissant des sabots battant la terre et refoulant les groupes, et se fraie son chemin une brillante cavalcade de lords et de chevaliers magnifiques. Et devant elle comme derrière et sur chaque flanc, chevauchent les hommes des Barons, et au milieu se trouve le roi Jean.
Il s’approche des barges qui l’attendent, et les grands Barons s’avancent à sa rencontre. Il les accueille d’un sourire et de paroles mielleuses, comme s’il s’agissait d’une fête en son honneur où il aurait été invité. Mais avant de quitter sa monture, il jette à la dérobée un coup d’œil sur ses mercenaires français, puis les rangs serrés des Barons qui l’encadrent.
Est-il trop tard ? Un coup hardi abattant le cavalier le plus proche, un appel à ses Français, une charge désespérée à l’improviste, contre ces lignes, et les rebelles Barons pourraient bien se repentir d’avoir un jour contre-carré ses volontés ! Une poigne plus ferme eût peut-être fait tourner la chance, même alors. Si c’eût été Richard, à sa place ! la coupe de la liberté se trouvait écartée des lèvres anglaises pour cent ans.
Mais le courage du roi Jean s’effondre à la vue des visages sévères qui l’entourent, sa main laisse retomber ses rênes, il descend de cheval, et prend place sur la barge la plus éloignée. Et les Barons le suivent, serrant leurs épées de mains gantées de mailles, et l’ordre est donné de démarrer.
Lentement les lourdes barges somptueusement drapées s’éloignent de la rive. Lentement elles remontent le rapide courant, et vont enfin accoster en grinçant contre la berge de la petite île qui portera désormais le nom d’île Magna Charta. Le roi Jean a débarqué ; nous attendons, dans un silence de mort ; puis une vaste acclamation s’élève et nous apprend que la pierre angulaire du temple de la liberté anglaise est enfin posée, inébranlablement.
Henry VIII et Anne Boleyn. Inconvénients d’habiter sous le même toit qu’un couple d’amoureux. Une époque pénible pour la nation anglaise. En quête nocturne de pittoresque. Sans foyer et sans toit. Harris attend la mort. Un ange survient. Effet sur Harris de la joie soudaine. Un léger souper. Déjeuner. De la moutarde à haut prix. Terrible combat. Maidenhead. A la voile. Trois pêcheurs. Nous sommes maudits.
J’étais assis sur la rive, à évoquer cette scène, lorsque George me fit observer que peut-être, une fois reposé, cela ne me dérangerait pas trop de l’aider à laver les ustensiles du repas. Ainsi rappelé du glorieux passé à l’actualité prosaïque, avec toutes ses misères, je rentrai dans le canot et nettoyai la poêle à frire avec un bout de bois et une poignée d’herbe, achevant de la récurer au moyen de la chemise mouillée de George.
Nous allâmes sur l’île Magna Charta jeter un coup d’œil à la plaque commémorative apposée sur la maison où la grande charte fut soi-disant signée ; mais fut-elle vraiment signée là, ou bien, comme d’aucuns le veulent, sur l’autre bord, à Runningsmede, je n’affirme rien. A mon point de vue personnel, toutefois, j’adopterais volontiers l’hypothèse populaire de l’île. En tous cas, si j’avais été l’un des barons, j’aurais fait ressortir à mes compagnons la nécessité de garder un aussi glissant individu que le roi Jean, sur l’île, où il y avait moins de chances de surprises.
Tout près de Picnic Point, sur les terres de Ankerwyke House, se voient les ruines d’un vieux prieuré, aux environs duquel on prétend que Henry VIII donnait rendez-vous à Anne Boleyn. Il la retrouvait aussi à Hever Castle, dans le Kent, et aussi quelque part auprès de Saint-Albans. Il devait être difficile, en ce temps-là, pour le peuple d’Angleterre, de trouver un endroit où ces inconscients jeunes gens ne venaient pas roucouler.
Vous êtes-vous jamais trouvé dans une maison où il y a un couple d’amoureux ? C’est assommant. L’idée vous vient d’aller vous asseoir au salon, et vous vous y rendez. En ouvrant la porte, vous entendez ce bruit que l’on fait lorsqu’on se rappelle soudain quelque chose, et, une fois entré, vous voyez Emily accoudée là-bas à la fenêtre, pleine d’intérêt pour ce qui se passe dans la rue, et votre ami John Edward est à l’autre bout de la pièce, en extase sur des photographies de parents à lui inconnus.
— Oh ! dites-vous, arrêté sur le seuil, je ne savais pas qu’il eût quelqu’un.
— Vraiment, dit Emily, glaciale, d’un ton à bien montrer qu’elle n’en croit rien.
Vous hésitez une minute avant de dire :
— Il fait bien sombre ici. Pourquoi n’allumez-vous pas le gaz ?
John Edward fait : « Oh ! » il ne s’en apercevait pas ; et Emily ajoute que son père n’aime pas qu’on allume le gaz dans l’après-midi.
Vous leur contez deux ou trois nouvelles, exposez votre manière de voir sur la question irlandaise : mais ils n’ont pas l’air de s’y intéresser. Leurs répliques se bornent à des : « Oh !… vraiment ?… Ah oui !… Pas possible ! » Et, après dix minutes de ce genre de conversation, vous battez en retraite vers la porte, et à peine l’avez-vous franchie que vous avez la surprise de l’entendre claquer derrière vous, sans que vous l’ayez touchée.
Une demi-heure plus tard, vous allez fumer une pipe dans la serre. L’unique fauteuil qui s’y trouve est occupé par Emily ; et John Edward, si l’on peut se fier au langage des habits, vient évidemment de s’asseoir par terre. Ils ne vous parlent pas, mais vous lancent un regard qui en dit aussi long qu’il est possible entre gens civilisés ; et vous vous retirez aussitôt et fermez la porte avec précaution.
Après cela vous n’osez plus fourrer le nez dans aucune pièce de la maison ; et après avoir monté et descendu plusieurs fois l’escalier, vous vous réfugiez dans votre chambre à coucher. Mais l’intérêt s’en épuise vite, et vous mettez votre chapeau pour aller faire un tour dans le jardin. Vous descendez l’allée, et en passant devant la serre chaude, vous y jetez un coup d’œil qui vous montre ces deux jeunes niais, blottis dans un coin. Ils vous aperçoivent, et ne manquent pas de croire que, dans une intention perfide, vous les suivez partout.
— On devrait avoir une pièce spéciale pour cette catégorie d’individus, et les obliger à s’y tenir, grognez-vous ; et vous courez au vestibule chercher votre parapluie pour sortir.
Il dut se passer des choses analogues lorsque ce pauvre mignon Henri VIII courtisait sa petite Anne. Les gens du Buckinghamshire devaient les rencontrer à l’improviste se faisant des mamours aux environs de Windsor et de Wraysbury, et s’écrier : « Tiens ! vous êtes là ! » et sans doute Henry disait en rougissant : « Mais oui, je suis venu voir quelqu’un », et Anne disait sans doute : « Oh ! charmée de vous voir ! Comme c’est drôle : je viens justement de rencontrer dans l’allée Mr. Henry VIII qui se promenait dans la même direction que moi. »
Alors ces gens s’éloignaient en se disant : « Bah ! mieux vaut partir d’ici tant que dureront ces roucoulades. Allons dans le pays de Kent. »
Et ils allaient dans le pays de Kent, et la première chose qu’ils voyaient en y arrivant c’étaient Henry et Anne folâtrant autour de Hover Castle.
— Ah ! du diable ! disaient-ils. Allons plus loin. C’est intolérable. Gagnons Saint-Albans, — un bien joli petit coin, Saint-Albans. »
Et en arrivant à Saint-Albans, voilà que ces satanés tourtereaux étaient à se bécoter sous les murs de l’abbaye ! Alors ces gens partaient se faire écumeurs de mer jusqu’à la consommation du mariage.
De Picnic Point à l’écluse de Old Windsor, c’est une exquise région du fleuve. Une route ombragée, avec çà et là de jolis petits cottages, longe la rive jusqu’à l’auberge pittoresque (comme la plupart des auberges de la Haute-Tamise) des « Cloches de Ousley », — où l’on boit d’excellente ale, au dire de Harris : et, en cette matière, on peut s’en rapporter à lui. Old Windsor est illustre dans son genre. Édouard le Confesseur y avait un palais, et le fameux comte Godwin y fut condamné par la justice du temps pour avoir voulu faire mourir le frère du roi. Le comte Godwin rompit un morceau de pain, qu’il leva entre ses doigts.
— Si je suis coupable, dit-il, que cette bouchée de pain m’étouffe.
Puis il porta le pain à sa bouche et l’avala, et le pain l’étouffa, et il mourut.
Après avoir dépassé Old Windsor, le fleuve manque un peu d’intérêt, et ne redevient lui-même qu’aux approches de Boveney. George et moi halâmes, au long du Home Park, qui s’étend sur la rive droite, du pont Albert au pont Victoria. En passant à Datchet, George me demanda si je me rappelais notre première excursion sur la Tamise, cette fois où, débarquant à Datchet à dix heures du soir, nous voulions aller nous coucher.
Je lui répondis que je m’en souvenais. Il faudra du temps pour que je l’oublie.
C’était le samedi qui précède les grandes vacances. Nous étions tous trois (les mêmes que cette fois-ci) las et affamés, et arrivés à Datchet nous emportâmes le panier, les deux valises, avec les pardessus et manteaux, etc., pour nous mettre en quête d’un logement. Nous passâmes devant un joli petit hôtel, au portail orné de clématite et de vigne vierge ; mais il n’y avait pas de chèvrefeuille, et pour une raison ou pour une autre, il me fallait du chèvrefeuille. Je déclarai :
— Oh ! je n’entre pas là ! Allons un peu plus loin, et voyons s’il n’y en a pas un autre avec du chèvrefeuille.
Poursuivant notre chemin, nous rencontrâmes un second hôtel. Celui-ci était également très bien, et il avait du chèvrefeuille ; mais la mine d’un individu accoté au chambranle de la porte ne revenait pas à Harris. Celui-ci trouva l’homme par trop laid, et ses bottines hideuses ; et nous allâmes plus loin. Nous marchâmes longtemps sans plus trouver d’hôtel, et puis nous rencontrâmes un passant que nous priâmes de nous en indiquer un.
Il dit :
— Mais vous en venez. Retournez sur vos pas, et vous arriverez au « Cerf ».
Nous répondîmes :
— Oh, nous y avons été, et il ne nous plaît pas : il n’y a pas de chèvrefeuille dessus.
— Eh bien alors, dit-il, reste le « Manoir », juste en face. L’avez-vous essayé ?
Harris répliqua que nous n’y voulions pas aller, — la mine d’un individu qui s’y trouvait nous déplaisait — Harris n’aimait pas la teinte de ses cheveux, ni ses bottines.
— Ma foi, je ne vois pas ce que vous pourriez faire, dit notre quidam, car ce sont les deux seules auberges de l’endroit.
— Pas d’autres auberges ! s’écria Harris.
— Pas une.
— Qu’allons-nous devenir ? dit Harris.
George prit alors la parole. Il nous dit que nous pouvions, Harris et moi, nous faire construire un hôtel si nous le désirions, et faire faire des gens exprès pour les y mettre. Quant à lui, il retournait au Cerf.
Les grands esprits ne réalisent pas toujours leur idéal. Harris et moi nous suivîmes George, en soupirant sur la vanité de tout désir terrestre.
Nous portâmes nos ballots jusqu’au Cerf et les déposâmes dans le vestibule.
Le patron arriva et dit :
— Bonsoir, messieurs.
— Oh, bonsoir, dit George. Nous voudrions trois lits, s’il vous plaît.
— Je regrette beaucoup, messieurs, dit le patron, mais je crains fort que ce soit impossible.
— Oh, vous savez, nous ne sommes pas difficiles, dit George, deux feront l’affaire. Deux de nous peuvent bien dormir dans le même lit, n’est-ce pas ? continua-t-il, en se tournant vers Harris et moi.
— Certainement, dit Harris, estimant que George et moi pourrions sans inconvénient dormir dans le même lit.
— Je regrette beaucoup, messieurs, répéta le patron ; mais nous n’avons plus un seul lit vacant dans la maison. Nous avons déjà mis deux et voire trois gentlemen dans un lit… ainsi !
Cela nous déconcerta un peu.
Mais Harris, en vieux routier, s’éleva à la hauteur de la circonstance, et avec un rire aimable, concéda :
— Oh, dans ce cas, il n’y a plus rien à dire. Tant pis. Vous nous arrangerez un lit de fortune dans la salle de billard.
— Je regrette beaucoup, messieurs. Il y a déjà trois gentlemen couchés sur le billard, et deux dans la salle de café. Impossible de vous loger ce soir.
Reprenant nos effets, nous allâmes au Manoir. C’était un joli petit hôtel. Pour ma part, je le préférais à l’autre ; et Harris fut de mon avis : ici, tout marcherait bien, nous n’aurions qu’à ne pas regarder l’homme aux cheveux rouges ; d’ailleurs, ce m’était pas sa faute, au pauvre bougre, s’il avait les cheveux rouges.
Harris en parlait d’une façon toute bienveillante et sensée.
Les gens du Manoir ne nous laissèrent pas le temps d’ouvrir la bouche. La patronne nous reçut à la porte en nous disant que nous étions la quatorzième compagnie qu’elle refusait depuis une heure et demie. Nos modestes suggestions d’écuries, salle de billard, cave à charbon excitèrent sa dédaigneuse hilarité : tous ces coins étaient pris depuis longtemps.
Connaîtrait-elle une maison dans le village où elle ne le recommandait pas, remarquez bien… on nous recevrait pour la nuit ?
— Eh bien, ce n’est pas pour lui faire du tort… mais il y avait un petit bistrot à un demi-mille plus loin sur la route d’Eton…
Sans en écouter plus, nous empoignâmes panier, sacs, pardessus et paquets, et nous nous élançâmes. La distance était plus voisine d’un mille que d’un demi, mais enfin nous arrivâmes, et nous précipitâmes, tout hors d’haleine, dans le bar.
Les gens du bistrot étaient grossiers. Ils nous rirent au nez. La maison ne contenait que trois lits, et ils avaient déjà sept gentlemen seuls et trois couples mariés qui y dormaient. Mais un complaisant batelier qui par bonheur se trouvait dans la salle, nous conseilla d’aller voir chez l’épicier, la maison attenante au Cerf. Nous retournâmes sur nos pas.
C’était plein, chez l’épicier. Une vieille femme que nous rencontrâmes dans la boutique eut l’amabilité de nous emmener avec elle à un quart de mille, chez une dame de ses amies, qui louait à l’occasion des chambres pour gentlemen.
Cette vieille femme marchait très lentement, et nous mîmes vingt minutes à arriver chez la dame de ses amies. Elle charma les loisirs du trajet en nous décrivant les diverses douleurs qu’elle ressentait dans le dos.
Les chambres de la dame étaient louées. De là nous fûmes adressés au no 27. Le no 27 était plein, et nous envoya au no 32. Et le no 32 était plein aussi.
Alors nous nous retrouvâmes sur la grand’route, et Harris, s’asseyant sur le panier, déclara qu’il n’irait pas plus loin. L’endroit était, à son dire, tranquille, et il y mourrait volontiers. Il nous pria, George et moi, d’embrasser sa mère pour lui et de dire à tous ses amis qu’il leur pardonnait et qu’il mourait content.
Sur ces entrefaites arriva, déguisé en petit garçon, un ange (et je doute qu’un ange eût pu trouver déguisement plus congru), qui portait d’une main une cannette de bière, et de l’autre, au bout d’une ficelle, un objet qu’il déposait sur chaque pierre plate où il passait, et retirait ensuite, produisant par ce moyen un son particulièrement déplaisant, qui faisait mal aux nerfs.
Nous demandâmes à cet envoyé des cieux (nous eûmes vite découvert sa qualité), s’il connaissait par hasard une maison isolée, dont les occupants seraient peu nombreux et faibles (vieilles dames ou vieux messieurs paralysés, de préférence), et se laisseraient aisément persuader, par la crainte, de livrer leurs lits pour la nuit à trois gaillards résolus à tout ; ou, sinon, pouvait-il nous enseigner une loge à cochons vide ou un four à chaux abandonné, ou quelque chose de ce genre. Il ne connaissait rien de tel, — du moins pas à portée ; mais si nous voulions venir avec lui, sa mère avait une chambre vacante à nous donner pour la nuit.
Nous lui sautâmes au cou sur le champ, au clair de la lune, en le bénissant, — ce qui eût fait un tableau admirable, si le gamin, accablé sous le poids de notre émotion, ne s’était effondré sur la chaussée, tandis que nous nous abattions par dessus lui. Harris faillit s’évanouir de joie, et il dut s’emparer de la cannette de bière du gamin et en vider la moitié avant de revenir à lui, après quoi il prit ses jambes à son cou, et nous laissa, George et moi, transporter le bagage.
C’était une petite maison de quatre pièces où habitait le gamin, et sa mère, — la bonne âme ! — nous donna pour souper du jambon chaud, que nous mangeâmes tout — cinq livres, — suivi d’une tarte aux confitures, avec deux pleines théières, après quoi nous allâmes nous coucher. Il y avait dans la chambre deux lits : l’un était un lit-cage de deux pieds et demi dans lequel je couchai avec George, et il fallut, pour ne pas tomber, nous attacher ensemble au moyen d’un drap. L’autre lit était celui du gamin : Harris l’eut à lui seul, et nous le trouvâmes, au matin, avec, dépassant du fond, un demi-yard de jambes nues, auxquelles George et moi suspendîmes commodément nos serviettes pour prendre la douche.
Nous ne fûmes plus si difficiles dans le choix de notre hôtel, lorsque par la suite nous retournâmes à Datchet.
Mais revenons à notre présent voyage : il n’arriva rien de digne d’intérêt, et nous nous halâmes tranquillement jusqu’à l’île des Singes, où nous accostâmes pour déjeuner. En attaquant le bœuf froid, nous découvrîmes que nous avions oublié la moutarde. Je ne crois pas avoir de mon existence ressenti, aussi cruellement que ce jour-là, le manque de moutarde. En général, je n’y tiens guère, et il est rare que j’en prenne, mais alors, j’aurais donné des mondes pour en avoir.
Je ne sais combien de mondes il peut exister dans l’univers, mais quiconque m’eût apporté, à cet instant précis, une cuillerée de moutarde, aurait bien pu les obtenir tous. Telle est ma prodigalité lorsque je désire une chose que je n’ai pas.
Harris également dit qu’il aurait donné des mondes pour de la moutarde. L’affaire eût été bonne pour un marchand de moutarde qui se serait trouvé là avec son seau : il aurait été pourvu de mondes pour le restant de ses jours.
Mais voilà ! je crains fort que Harris et moi aurions tenté de renier le marché une fois en possession de la moutarde. On fait de ces offres extravagantes en des heures d’enthousiasme, mais, comme de juste, lorsqu’on vient à y réfléchir, on s’aperçoit qu’elles sont disproportionnées à la valeur de l’article requis. J’ai, une fois, entendu un copain qui gravissait une montagne en Suisse, dire qu’il donnerait des mondes pour un verre de bière, et une fois arrivé à un petit débit qui en tenait, il fit un raffut de tous les diables parce qu’on lui comptait cinq francs une bouteille de stout. Il dit que l’abus était scandaleux et qu’il en écrirait au Times.
Cette absence de moutarde jeta un froid sur le canot. Nous mangeâmes notre bœuf sans mot dire. L’existence nous paraissait vaine et dépourvue d’intérêt. Nous songions, le cœur gros, aux jours heureux de notre enfance. La tarte aux pommes, toutefois, nous ranima un peu, et lorsque George eut tiré du panier une conserve d’ananas, qu’il fit rouler au milieu du canot, la vie nous parut de nouveau digne d’être vécue.
Nous aimions beaucoup l’ananas, tous les trois. Nous regardions l’image de l’étiquette ; nous pensions au jus. Nous échangeâmes un sourire, et Harris apprêta sa cuiller.
On se mit à la recherche de l’ouvre-boîtes. On retourna tout dans le panier. On retourna les valises. On souleva les planches au fond du canot. On déposa tous les objets sur la rive un à un, et on les secoua. L’ouvre-boîtes demeura introuvable.
Harris alors tenta d’ouvrir la boîte avec son couteau de poche, mais la lame se cassa, et il se coupa profondément. George essaya d’une paire de ciseaux, mais les ciseaux lui échappèrent et faillirent l’éborgner. Cependant que l’un et l’autre pansaient leurs blessures, je m’efforçai de faire un trou dans l’objet avec le bout pointu de la gaffe, mais la gaffe en glissant me projeta entre le canot et la rive, dans deux pieds d’eau vaseuse, et la boîte de conserve alla rouler, intacte, sur une tasse à thé, qu’elle cassa.
Alors nous perdîmes la tête. Nous portâmes cette boîte sur la berge. Harris alla chercher une grosse pierre, je retournai au canot dont je rapportai le mât, et George tint la boîte et Harris posa sur le couvercle l’extrémité aiguë de sa pierre, et je pris le mât que je levai en l’air, et, rassemblant toutes mes forces, je l’abattis.
Ce fut le chapeau de paille de George qui lui sauva la vie, ce jour-là. Il l’a conservé (ce qui en reste) et, les soirs d’hiver, quand les pipes sont allumées et que les copains débitent des galéjades sur les dangers qu’ils ont courus, George le décroche du mur et le montre à la ronde, et l’effroyable histoire est contée de nouveau avec des exagérations inédites chaque fois.
Harris s’en tira avec une éraflure sans gravité.
Après cela, j’emportai la boîte, et la martelai à coups de mât jusqu’à n’en pouvoir plus, et Harris à son tour s’en empara.
Nous la battîmes à plat ; nous la rebattîmes en cube ; nous la battîmes selon toutes les formes de la géométrie — mais sans parvenir à y faire un trou. George alors l’attaqua, à grands coups, et en fit quelque chose d’un aspect si étrange, si biscornu, si repoussant dans sa monstrueuse hideur, que d’épouvante il laissa choir son mât. Alors, nous nous assîmes autour de la boîte, à la considérer.
Un grand renfoncement dans le haut offrait l’aspect d’un rictus dérisoire, et cela nous mit dans une rage telle que Harris s’élança sur l’objet, le brandit, et l’envoya voler au milieu du courant, où il sombra, sous une bordée de malédictions. Puis, remontés dans le canot, nous fîmes force de rames pour nous éloigner, et n’arrêtâmes plus avant d’être à Maidenhead.
Cette ville est d’allures trop mondaines pour être agréable. C’est le rendez-vous des gommeux de la Tamise et de leurs compagnes trop bien harnachées. C’est la ville des hôtels à la mode, patronnés par des demoiselles du corps de ballet. C’est la marmite de sorcière d’où s’échappent ces démons du fleuve, les chaloupes à vapeur. Le duc du London Journal ne manque jamais d’avoir son pied-à-terre à Maidenhead ; et c’est toujours là que déjeune l’héroïne des romans en trois volumes, lors de ses escapades avec le mari d’une amie.
Nous traversâmes en hâte Maidenhead, puis ralentissant, fîmes à loisir ce long trajet qui sépare l’écluse Boulter de l’écluse Cookham. Les bois de Cleveden portaient leur délicate livrée de printemps, et s’élevaient dès le bord de l’eau, en une harmonie prolongée où se mêlaient les tons d’un vert féerique. Ce coin est peut-être, dans son intacte beauté, le plus aimable du fleuve, et c’est tout à loisir que nous ramions au sein de sa profonde paix.
Nous entrâmes dans le canal de dérivation, juste au-dessous de Cookham, pour prendre le thé ; et en arrivant à l’écluse, il faisait nuit. Une jolie brise s’était levée, — nous favorisant, par miracle ; car, immanquablement, sur la Tamise, vous avez toujours le vent debout, dans quelque direction que vous alliez. Il est contre vous le matin, lorsque vous partez pour la journée, et vous ramez longtemps, avec l’agréable perspective de revenir à la voile. Mais, après le thé, le vent vire cap pour cap, et il vous faut refaire contre lui à l’aviron tout le chemin du retour.
Si vous oubliez d’emporter la voile, le vent ne cesse de vous favoriser, dans les deux sens. Mais, hélas ! cette vie n’est qu’une longue épreuve, et l’homme est né pour la peine comme l’étincelle pour jaillir et s’évanouir.
Ce soir-là, néanmoins, on avait à coup sûr fait erreur, en nous mettant le vent arrière au lieu de nous le mettre dans le nez. Nous ne fîmes semblant de rien, et nous dépêchâmes de hisser la voile avant que l’erreur ne fût reconnue ; nous nous étendîmes dans le canot en des poses méditatives, et la voile se gonfla, tira, grinça contre le mât et le canot vola sur les ondes.
Je barrais.
Je ne connais pas de sensation plus passionnante que d’aller à la voile. On n’en peut éprouver — sauf en rêve — qui se rapproche davantage du vol. Le vent de la course vous emporte indiciblement sur ses ailes. Vous n’êtes plus désormais cet être aux pieds pesants, pétri d’argile, qui se traîne péniblement sur le sol : vous faites partie de la Nature ! Votre cœur palpite avec le sien. Ses bras merveilleux vous soulèvent, et vous attirent sur son cœur ! Votre âme communie avec la sienne ; vos membres s’allègent ! Les voix de l’air chantent autour de vous. La terre vous paraît se rapetisser et s’éloigner ; et les nuages si proches de votre front, ce sont des frères auxquels vous tendez les bras.
Nous avions tout le fleuve pour nous, si ce n’est que dans le lointain nous apercevions à l’ancre, au milieu du courant, un bachot de pêche dans lequel étaient assis trois pêcheurs. Notre canot volait sur l’eau, les rives boisées se déroulaient, nous nous taisions.
Je barrais.
En approchant de ces trois hommes qui pêchaient, nous découvrîmes qu’ils étaient vieux et d’allures graves. Ils étaient assis dans le bachot, sur trois chaises et surveillaient leurs lignes avec attention. Et le rouge couchant projetait sur les eaux sa gloire mystique et faisait un nimbe d’or aux nuages amoncelés. L’heure était d’extase profonde, d’espoirs et d’aspirations sans limites. Notre petite voile se détachait sur le ciel de pourpre, la brume autour de nous estompait de ses ombres le paysage, et derrière nous montait la nuit.
Pareils aux chevaliers de quelque vieille légende, nous voguions sur un lac de mystère, vers l’inouï royaume du crépuscule, sous le pays vaste du couchant.
Nous n’arrivâmes pas au royaume du crépuscule ; nous allâmes donner en plein dans le bachot, où ces trois vieux étaient à pêcher. Nous ne comprîmes pas tout d’abord ce qui se passait, car la voile nous bouchait la vue, mais d’après le genre de paroles qui s’élevaient dans l’air du soir, nous comprîmes que nous étions à proximité d’êtres humains, lesquels étaient furieux. Harris amena la voile, et nous pûmes voir ce qui s’était passé. Le choc avait envoyé à bas de leurs chaises ces trois vieux gentlemen qui formaient un amas confus au fond du bachot, et ils s’efforçaient avec peine et lenteur de se dégager du tas et de retirer le poisson de leurs personnes ; et tout en agissant, ils nous maudissaient, — leurs malédictions étaient non pas banales et de tout le monde, mais compliquées, réfléchies, longuement pourpensées et fort significatives, et elles embrassaient toute la durée de notre existence, et s’appliquaient à l’avenir le plus éloigné et comprenaient toute notre famille, sans excepter la moindre de nos connaissances, — de fortes et substantifiques malédictions.
Harris leur fit observer qu’ils devaient plutôt nous remercier de leur avoir donné un peu de distraction, au cours de leur longue journée de pêche, et il ajouta qu’il était peiné d’entendre des hommes de leur âge se laisser aller à un tel courroux.
Mais il n’eut aucun succès.
Après cela, George me remplaça à la barre. Un esprit de ma trempe, dit-il, ne pouvait s’abaisser à gouverner des canots, — il valait mieux qu’un humain plus vulgaire veillât à la direction et nous empêchât de nous noyer. Il prit donc les tireveilles, et nous fit remonter jusqu’à Marlow.
Et à Marlow, nous sortîmes du canot par le pont, et nous allâmes passer la nuit à la « Couronne ».
Marlow. L’Abbaye de Bisham. Les moines de Medmenham. Montmorency pense trucider un vieux matou. Mais, tout compte fait, il le laisse vivre. Scandaleuse conduite d’un fox-terrier aux Magasins du Service civil. Notre départ de Marlow. Un majestueux cortège. La chaloupe à vapeur : recette pratique pour lui causer du désagrément. Nous refusons de boire la Tamise. Un chien pacifique. Étrange disparition de Harris et d’un pâté.
Marlow est un des endroits les plus agréables que je sache sur la Tamise. C’est une petite ville vivante et animée ; pas très pittoresque, il est vrai, mais on y trouve cependant quelques coins curieux — arches subsistantes du pont brisé du Temps, par lequel notre imagination remonte vers les âges où le manoir de Marlow avait pour seigneur le saxon Algar, avant que Guillaume le Conquérant le lui eût pris pour le donner à la reine Mathilde, avant qu’il passât aux comtes de Warwick ou au sage lord Paget, le conseiller de quatre souverains successifs.
Il y a également de jolis environs, si vous aimez faire un tour après le canotage. Le fleuve, d’ailleurs, est ici dans toute sa beauté. En aval, le trajet est charmant jusqu’à Cookham, le long des prairies et des bois de la Carrière. Chers vieux bois de la Carrière ! avec vos étroits sentiers qui grimpent, vos allées sinueuses, vos parfums embaumant les souvenirs des jours ensoleillés d’été ! Les fantômes de visages rieurs hantent pour moi vos ombreuses perspectives ; et de vos ramures chuchotantes pleuvent doucement les voix de jadis !
Le trajet de Marlow à Sonning est encore plus beau. L’antique abbaye de Bisham, dont les murailles de pierres ont répercuté les rudes voix des Templiers, et qui, en d’autres temps, fut la demeure d’Anne de Clèves, puis de la reine Elisabeth, se voit sur la rive droite juste à un demi-mille en amont de Marlow Bridge. L’abbaye de Bisham est riche en souvenirs mélodramatiques. Elle renferme une chambre à coucher de tapisserie et un cabinet secret se cache dans l’épaisseur de ses murs. Le fantôme de la Dame Sainte, qui tua son petit enfant, s’y promène encore la nuit, et s’efforce de laver ses ombres de mains dans une ombre de bassin.
Warwick, le faiseur de rois, y repose, insoucieux désormais de ces vanités : les rois et les royaumes de la terre ; Salisbury également, qui fit de bonne besogne à Poitiers. Juste avant d’arriver à l’abbaye, et tout au bord du fleuve, se trouve l’église de Bisham, et s’il est des tombeaux dignes d’être contemplés, ce sont ceux de cette église. Ce fut en se laissant bercer dans son canot sous les hêtres de Bisham que Shelley, qui habitait alors à Marlow (on y voit encore sa maison, dans West Street), composa sa Révolte de l’Islam.
Proche de Hurley Weir, un peu en amont, j’ai souvent imaginé que je pourrais passer un mois dans ce paysage sans épuiser toutes ses beautés. Le village de Hurley, à cinq minutes de marche de l’écluse, est un des plus vieux petits coins de la Tamise, car il remonte, pour employer la curieuse phraséologie de ces âges reculés, « aux jours du roi Sebert et du roi Offa ». Juste après l’écluse (en amont) est le champ des Danois, où les envahisseurs danois campèrent, durant leur marche sur le Gloucestershire ; et un peu au delà encore, nichés dans un délicieux recoin du fleuve, sont les restes de l’abbaye de Medmenham.
Les fameux moines de Medmenham, ou la « Société du feu de l’Enfer », comme on les appelait habituellement, et dont faisait partie le célèbre Wilkes, formaient une confrérie ayant pour devise : « Fais ce que veux », et cette exhortation s’inscrit toujours sur le porche branlant de l’abbaye. Bien avant la fondation de cette abbaye dérisoire, il y avait au même endroit un monastère plus sérieux, dont les moines différaient grandement des libertins destinés à leur succéder cinq cents ans plus tard.
Les religieux cisterciens, dont c’était ici l’abbaye au douzième siècle, avaient pour seuls vêtements un froc grossier muni d’une coule, et ne mangeaient ni viande, ni poisson, ni œufs. Ils couchaient sur la paille, et se relevaient à minuit pour l’office. Ils consacraient leurs journées au travail manuel, à la lecture, à la prière, et leur vie s’écoulait dans un silence de mort, car nul n’avait le droit de parler.
Quelle funèbre communauté, quelle existence funèbre, en ce doux asile que Dieu créa si joyeux ! Combien étrange que les voix de la Nature les entourant — le murmure des eaux, les bruissements des herbes riveraines, l’harmonie du vent dans les ramures, — n’aient pu leur donner une compréhension meilleure de la vie ! Ils restaient là, aux écoutes, tout le long du jour, attendant une voix du ciel ; et tout le long des jours et des nuits solennelles, cette voix leur parlait de mille et mille façons, et ils ne l’entendaient pas.
De Medmenham à la coquette écluse de Hambledon, le fleuve abonde en paisibles beautés, mais après avoir dépassé Greenlands, la propriété de médiocre apparence de mon éditeur, — un paisible vieux gentleman sans prétention, que l’on rencontre fréquemment par là, en été, pagayant à lui seul avec une souple vigueur, ou arrêtant au passage un vieil éclusier pour tailler une bavette, — jusque bien au delà de Henley, le paysage est nu et morne.
Le lundi matin, nous fûmes d’assez bonne heure à Marlow et allâmes prendre un bain avant le petit déjeuner. Au retour, Montmorency se conduisit en parfait imbécile. L’unique divergence d’opinion qu’il y ait entre Montmorency et moi concerne les chats. J’aime les chats ; Montmorency, non.
Lorsque je rencontre un chat, je lui dis : « Joli Minet ! » et me baisse pour lui gratter le crâne ; et le chat de dresser sa queue roidie et comme moulée en fonte, de faire le gros dos, de frotter son nez contre mon pantalon : tout se passe gentiment et paisiblement. Lorsque Montmorency rencontre un chat, toute la rue doit le savoir ; et il se gaspille en dix secondes plus de gros mots que n’en dépense, sa vie durant, un homme qui se respecte, s’il les emploie convenablement.
Je ne blâme pas le chien (et je me contente à l’ordinaire de lui taper sur la tête ou de lui jeter des pierres), parce qu’il se conduit, je suppose, selon sa nature. Les fox-terriers sont nés avec une dose de péché originel au moins quatre fois plus grande que celle des autres chiens, et il faudra maintes années de patients efforts de notre part, à nous, chrétiens, pour amener une réforme appréciable dans l’humeur batailleuse des fox-terriers.
Cela me rappelle un jour où j’étais dans la salle d’attente des Grands Magasins de Haymarket. Tout autour de moi se trouvaient des chiens attendant le retour de leurs maîtres, qui étaient à faire des achats à l’intérieur. Il y avait un mâtin, un ou deux lévriers d’Écosse, un Saint-Bernard, plusieurs épagneuls et terre-neuves, un chien pour chasser le sanglier, un caniche français, avec un poil abondant autour de la tête, mais le derrière tout ras ; un bouledogue, quelques-unes de ces bêtes du Passage Lowther, grosses à peu près comme des rats, et un couple de chiens du Yorkshire.
Ils restaient là bien tranquilles et méditatifs. Une paix solennelle régnait dans cette salle d’attente. Une atmosphère de calme et de résignation, — de douce mélancolie, flottait dans la pièce.
Alors entra une jolie petite madame, conduisant un mignon fox-terrier d’aspect débonnaire, qu’elle laissa là, attaché entre le bouledogue et le caniche. Il resta pendant une minute à regarder tout autour de lui. Puis il leva les yeux au plafond, et parut, à en croire son expression, songer à sa mère. Puis il bâilla. Puis il regarda les autres chiens, tous silencieux, graves et dignes.
Il regarda le bouledogue, qui dormait à sa droite un sommeil sans rêves. Il regarda le caniche, hautainement dressé, à sa gauche. Puis, sans crier gare, et sans avoir été provoqué le moins du monde, il mordit la patte de devant du caniche, et un hurlement de douleur retentit dans la quiète pénombre de la salle d’attente.
Le résultat de sa première expérience parut le satisfaire beaucoup, et il résolut de continuer à mettre un peu d’animation autour de lui. Il bondit sur le caniche, attaqua vigoureusement un lévrier, lequel s’éveilla et entama aussitôt une bataille en règle avec le caniche. Alors petit fox reprit sa place, saisit le bouledogue par l’oreille et s’efforça de le jeter à bas ; et le bouledogue, bête curieusement impartiale, s’élança sur tout ce qui se trouvait à sa portée, y compris le gardien du vestibule, ce qui procura au cher petit terrier l’occasion de se livrer à une lutte soutenue avec un chien du Yorkshire d’égale bonne volonté.
A quiconque connaît la nature canine, il est superflu de dire que sur ces entrefaites tous les autres chiens là présents s’étaient mis à combattre comme si leurs foyers et leurs toits dépendaient de l’issue de la bataille. Les gros chiens luttaient entre eux indistinctement, et les petits chiens luttaient aussi entre eux et profitaient de leurs instants de loisir pour mordre les pattes des gros.
La salle d’attente fut bientôt un parfait pandémonium, et le tapage était horrifique. Un rassemblement se forma au dehors dans Haymarket : on se demandait s’il y avait réunion paroissiale ; ou, sinon, qui on assassinait, et comment. Des hommes entrèrent avec des perches et des cordes, s’efforçant de séparer les chiens, et on envoya quérir la police.
Et au plus fort de la bagarre, la jolie petite madame revint, et saisit son joli mignon chéri (il avait mis sur le flanc pour un mois le yorkshire, et revêtait à présent l’expression d’un agneau nouveau-né) dans ses bras, et le baisa, et lui demanda s’il n’était pas mort, et si ces grandes vilaines bêtes lui avaient fait beaucoup de mal, et lui la regardait au visage d’un air qui signifiait : « Oh ! quel bonheur que vous soyez venue m’arracher à cette scène odieuse ! »
Elle dit que les gens des Magasins n’avaient pas le droit de mettre de grosses brutes sauvages comme ces autres chiens avec les chiens de gens comme il faut, et qu’elle avait bonne envie de leur intenter un procès.
Telle est la nature des fox-terriers ; aussi, je ne reproche pas à Montmorency sa tendance à se battre avec les chats ; mais il n’eut pas à se louer, ce matin-là, de s’y être livré.
Nous revenions du bain, comme je l’ai dit, et nous traversions la grand’rue, quand un chat s’élança d’une maison en avant de nous, et se mit à trotter sur la chaussée. Montmorency poussa un cri de triomphe — le cri du brave guerrier qui voit son ennemi se livrer entre ses mains — le cri même que dut pousser Cromwell quand les Écossais descendirent la colline — et il s’élança sur sa proie.
Sa victime était un gros matou noir. Jamais je n’ai vu chat plus gros, ni d’apparence moins recommandable. Il avait perdu la moitié de sa queue, une oreille, et une très appréciable portion de son nez. C’était un animal solide et râblé.
Il avait un air calme et satisfait.
Montmorency courut sur ce pauvre chat à l’allure de vingt milles à l’heure, mais le chat ne se pressa pas ; — l’idée ne parut pas lui venir que sa vie était en danger. Il continua de trotter paisiblement jusqu’à ce que son assassin prétendu ne fût plus qu’à un yard de lui. Alors il se retourna et s’assit au beau milieu de la chaussée, et regarda Montmorency avec un air de douce interrogation qui disait :
— Tiens, tiens ! C’est à moi que vous en avez ?
Montmorency ne manque pas de culot ; mais l’expression de ce chat avait quelque chose qui eût glacé le cœur du chien le plus brave. Il s’arrêta court et considéra Minet.
Ni l’un ni l’autre ne parlaient ; mais la conversation que l’on peut imaginer fut évidemment celle-ci :
Le chat. — Puis-je quelque chose pour vous ?
Montmorency. — Non… merci, non.
Le chat. — Vous savez, il ne faut pas avoir peur de le dire, si vous avez réellement besoin de quelque chose ?
Montmorency, reculant peu à peu. — Oh non… pas du tout… certainement… ne vous dérangez pas, je… je crains d’avoir fait erreur. J’avais cru vous reconnaître. Mille regrets de vous avoir dérangé.
Le chat. — Pas du tout… avec le plus grand plaisir. Vrai, vous n’avez besoin de rien ?
Montmorency, reculant toujours. — D’absolument rien, merci… absolument… trop aimable. Au revoir.
Le chat. — Au revoir.
Puis le chat se leva et se remit au trot ; et Montmorency, la queue entre les pattes, s’en revint vers nous, et prit modestement place à l’arrière-garde.
Depuis lors, il suffit de prononcer : « Au chat ! » pour que Montmorency frissonne et vous regarde piteusement, l’air de dire :
— Oh non, pas ça, de grâce !
Après déjeuner, nous fîmes notre marché, ravitaillant le canot pour trois jours. George nous engagea fort à prendre des légumes — car il était malsain de n’en pas manger. Ils étaient faciles à cuire, ajouta-t-il, et il s’en chargerait. Nous prîmes donc dix livres de pommes de terre, un boisseau de pois et quelques choux. En outre, un rosbif en pâté, une couple de tartes aux groseilles vertes, et un gigot de mouton ; plus des fruits, gâteaux, pain et beurre, jambon, lard et œufs, et autres victuailles qui nous firent courir la ville en tous sens.
Notre départ de Marlow fut, à mon sens, un de nos meilleurs succès, digne et impressionnant, quoique dépourvu d’ostentation. Nous avions insisté dans les boutiques pour que le porteur nous accompagnât. Nous ne voulions pas de ces : « Oui, monsieur, je vais vous l’envoyer tout de suite ; le garçon sera là avant vous, monsieur ! » et puis faire le pied de grue sur l’embarcadère, et retourner deux ou trois fois à la boutique pour les activer. Nous attendions que la corbeille fût chargée, et emmenions le garçon avec nous.
Nous visitâmes bon nombre de boutiques, adoptant ce principe à chacune ; si bien que, pour finir, nous avions comme escorte la plus belle collection de garçons qu’on pût souhaiter ; et notre descente finale de High Street jusqu’à la Tamise dut être un des plus imposants spectacles que Marlow ait connus depuis longtemps.
L’ordre du cortège était le suivant :
Montmorency portant une baguette.
2 roquets de mine peu recommandable, amis de Montmorency.
George portant pardessus et couvertures, et fumant une courte pipe.
Harris, s’efforçant de marcher avec désinvolture, tout en portant d’une main une valise Gladstone surbondée et de l’autre une bouteille de citronnade.
Garçon verdurier et garçon boulanger, avec corbeilles.
Garçon de l’hôtel, portant un panier.
Garçon confiseur, avec corbeille.
Garçon de la fromagerie, avec corbeille.
Un figurant, chargé d’une valise.
Ami intime du figurant, les mains dans les poches, fumant une courte pipe.
Garçon fruitier, avec corbeille.
Moi, portant 3 chapeaux et 1 paire de bottines, et m’efforçant de prendre un air détaché.
6 petits garçons et 4 chiens de rencontre.
Quand nous arrivâmes à l’embarcadère, le gardien dit :
— Voyons, monsieur, est-ce pour la chaloupe à vapeur ou la bélandre de plaisance ?
Il eut l’air étonné d’apprendre que nous venions pour un skiff en double.
Nous fûmes très persécutés par les chaloupes à vapeur, ce matin-là. C’était justement la semaine qui précédait les régates, et elles circulaient en grand nombre, les unes isolément, les autres remorquant des bélandres de plaisance. J’ai l’horreur des chaloupes à vapeur, — comme tout canotier, je suppose. Je n’en puis voir une sans être tenté de l’acculer dans un coin solitaire du fleuve, et là, dans le silence et le mystère, de l’étrangler.
Il y a dans la chaloupe à vapeur une présomptueuse vanité qui a le don de réveiller tous les mauvais instincts de mon être, et je regrette le bon vieux temps où vous pouviez dire aux gens ce que vous pensiez d’eux avec une hache d’armes et un arc et des flèches. L’expression du visage de l’homme qui, les mains dans ses poches, se tient à l’arrière en fumant un cigare, suffirait à elle seule pour excuser une déclaration de guerre ; et le sifflet impérieux qui vous enjoint de vous garer assurerait, j’en suis sûr, un verdict d’« homicide justifié » devant tout jury de canotiers.
Ils se croyaient vraiment obligés de siffler pour que nous nous écartions de leur route. Si je ne craignais de paraître trop ambitieux, j’oserais presque dire que notre petit canot, durant cette semaine-là, procura aux chaloupes à vapeur plus d’ennui et de retard que toute la flottille de la Tamise réunie.
— Une chaloupe à vapeur qui arrive ! criait l’un de nous, en découvrant au loin l’ennemi. A la minute, tout était prêt pour la recevoir. Je prenais les tireveilles, Harris et George s’asseyaient à côté de moi, tous trois nous tournions le dos à la chaloupe, et le canot s’en allait tout tranquillement à la dérive.
Survenait la chaloupe, sifflante et nous dérivions toujours. A cent yards de nous, elle se mettait à siffler comme une petite folle, et les gens venaient se pencher par-dessus bord et nous héler de toutes leurs forces ; mais nous n’entendions rien. Harris nous contait une anecdote au sujet de sa mère, et George et moi n’aurions pas voulu, pour des mondes, en perdre une syllabe.
La chaloupe alors poussait un sifflement suprême, à déchirer sa chaudière, et elle faisait machine en arrière, et lâchait sa vapeur, et elle se détournait et heurtait le fond ; chacun à son bord s’élançait à l’avant pour nous héler, et les gens de la rive s’arrêtaient et joignaient leurs cris aux leurs, et tous les autres canots qui passaient s’arrêtaient et faisaient chorus, tant que toute la Tamise, sur des milles d’étendue en amont et en aval, se trouvait dans un état de combustion indicible. Et alors Harris s’interrompait dans l’endroit le plus palpitant de son récit, et levait les yeux avec une douce surprise, et disait à George :
— Tiens ! George, on dirait que voici une chaloupe à vapeur !
Et George de répondre :
— Aussi, je me disais bien que j’entendais quelque chose !
Sur quoi l’inquiétude et le trouble s’emparaient de nous, et nous ne savions plus comment nous tirer de leur chemin, et les gens de la chaloupe, réunis en groupe, nous dirigeaient.
— Ramez de droite — vous, vous imbécile ! Déramez de gauche. Non, pas vous ! l’autre — laissez les tireveilles tranquilles, dites donc — à présent, tous les deux, allez-y. Pas par là ! Oh ! tas de…
Alors ils mettaient à l’eau une embarcation pour venir à notre secours ; et après une demi-heure d’efforts, ils nous avaient tirés de leur chemin, suffisamment pour pouvoir continuer ; et nous les remerciions beaucoup, et les priions de nous donner la remorque. Mais ils refusaient toujours.
Une autre bonne façon que nous découvrîmes d’irriter la chaloupe à vapeur du type aristocratique consistait à prendre les gens pour une société en goguette, et à leur demander s’ils étaient bien la section de Messieurs Cubit’s ou les Francs-Templiers de Bermondsey, et s’ils pouvaient nous prêter une casserole.
Les vieilles dames peu familiarisées avec le canot sont toujours excessivement émues par les chaloupes à vapeur. Je me rappelle une fois où je remontais de Staines à Windsor — trajet particulièrement riche en ces monstres mécaniques — avec une société comprenant trois dames de cette espèce. Ce fut très curieux. Du plus loin qu’elles voyaient apparaître une chaloupe à vapeur, elles insistaient pour débarquer et s’asseoir sur l’herbe en attendant qu’elle fût passée. Elles regrettaient beaucoup, disaient-elles, mais on n’était pas téméraire, dans leur famille.
A l’écluse de Hambledon, nous nous trouvâmes à court d’eau. Nous prîmes notre dame-jeanne et allâmes jusqu’à la maison de l’éclusier, lui en demander.
Notre porte-parole fut George. Avec un sourire persuasif, il prononça :
— Dites, pourriez-vous nous laisser prendre un peu d’eau ?
— Certainement, répliqua le vieux gentleman : prenez tout ce qu’il vous faut, et laissez le reste.
— Merci beaucoup, murmura George en regardant autour de lui. Mais où… où est-elle ?
— Toujours à la même place, mon garçon, fut la cynique réponse ; juste derrière vous.
— Je ne vois pas, dit George en se retournant.
— Miséricorde, où sont vos yeux ? fut la réflexion de l’homme, qui prit George par le bras, et le fit pirouetter en lui désignant le fleuve de long en large. Il y en a assez pour la voir, tout de même !
— Oh ! s’écria George, comprenant enfin ; mais nous ne pouvons pas boire la Tamise.
— Non ; mais vous pouvez en boire une partie, répliqua le vieux birbe. Voilà quinze ans que je m’en abreuve.
George lui dit que sa mine après un tel régime ne semblait pas une recommandation suffisante pour la marque ; et il préférait la tirer d’une pompe.
Nous en obtînmes à un cottage situé un peu plus loin. Je suppose que c’était simplement de l’eau du fleuve. Mais nous ne le savions pas, tout allait bien. L’estomac ne se révolte pas contre ce que l’œil ne voit pas.
Nous goûtâmes à l’eau de la Tamise une autre fois, mais cela ne nous réussit guère. Nous descendions le fleuve, et nous nous étions engagés dans un bras de dérivation, près de Windsor, pour prendre le thé. Notre dame-jeanne était vide, et nous avions le choix entre nous passer de thé ou puiser de l’eau à la rivière. Harris était d’avis d’essayer. Il affirma qu’il n’y avait rien à craindre en faisant bouillir l’eau. Nous remplîmes donc notre bouilloire de dérivation de la Tamise, et la fîmes bouillir ; et nous surveillâmes consciencieusement l’ébullition.
Nous avions fait du thé, et nous installions confortablement pour le boire, quand George, la tasse à mi-chemin de ses lèvres, s’arrêta, et s’écria :
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Qu’est-ce que c’est que quoi ? demandâmes-nous, Harris et moi.
— Eh bien, ça ! dit George, en regardant vers l’est.
Nous suivîmes son regard, et vîmes, descendant vers nous sur les ondes paresseuses, un chien. C’était le plus tranquille et pacifique chien que j’aie jamais vu. Je n’ai jamais rencontré un chien qui eût l’air plus satisfait, plus libre de soucis. Il flottait rêveusement sur le dos, les quatre pattes en l’air, toutes droites. Il était, on peut le dire, plein d’embonpoint, avec un thorax bien développé. Il s’en venait, serein, digne et calme, et arrivé à notre hauteur, il s’arrêta parmi les roseaux, et s’installa confortablement pour la nuit.
George déclara qu’il ne voulait plus de thé, et vida sa tasse par-dessus bord. Harris non plus n’avait pas soif, et suivit son exemple. J’avais bu la moitié de la mienne, mais j’aurais préféré m’être abstenu.
Je demandai à George si, à son idée, j’allais avoir la typhoïde.
— Oh ! non, répondit-il ; j’avais quelque chance d’y échapper. En tout cas, je saurais dans une quinzaine de jours si je l’avais ou non.
Nous remontâmes le bras de dérivation jusqu’à Wargrave. Ce bras est un raccourci, qui prend sur la rive droite, un demi-mille environ au-dessus de l’écluse Marsh, et qui mérite d’être suivi, car, outre qu’il gagne près d’un demi-mille, c’est un joli petit bout de rivière ombragée.
Comme de juste, son entrée est obstruée de pilotis et de chaînes, et environnée d’écriteaux, menaçant de toutes sortes de tortures, emprisonnement et mort, quiconque oserait plonger un aviron dans ses eaux — et je m’étonne que certains de ses propriétaires riverains ne revendiquent pas l’air de la rivière, édictant quarante shillings d’amende contre quiconque le respire — mais pilotis et chaînes s’évitent, grâce à un peu d’habileté ; et quant aux écriteaux, on peut, si l’on dispose de cinq minutes, et s’il n’y a personne, en arracher un ou deux et les jeter à l’eau.
A mi-chemin du bras de dérivation, nous débarquâmes pour déjeuner ; et ce fut au cours de ce repas que George et moi éprouvâmes une secousse fort pénible.
Harris aussi éprouva une secousse ; mais je doute que la sienne ait été de loin aussi pénible que la nôtre.
Voici comment la chose se passa : nous étions assis dans une prairie, à dix yards de la berge, et nous venions de nous installer commodément pour nous sustenter. Harris tenait entre ses genoux le rosbif en pâté, et le découpait, tandis que George et moi apprêtions nos assiettes.
— Avez-vous une cuiller ? dit Harris ; il me faut une cuiller pour prendre la gelée.
Le panier était juste derrière nous, et George et moi nous nous retournâmes tous les deux pour y puiser. Nous ne mîmes pas cinq secondes à trouver la cuiller. Quand nous reprîmes notre position primitive, George et le rosbif avaient disparu !
La prairie était vide et découverte. Pas un arbre ou une haie à moins de plusieurs centaines de yards. Il n’avait pu tomber à l’eau, car nous étions entre l’eau et lui, et il lui aurait fallu nous enjamber.
George et moi contemplâmes les alentours. Puis nous nous contemplâmes l’un l’autre.
— A-t-il été enlevé au ciel ? demandai-je.
— On n’aurait pas pris le rosbif avec, dit George.
L’argument était sérieux, et l’hypothèse céleste fut écartée.
— La seule explication me paraît être, dit George, qu’il y a eu un tremblement de terre.
Et il ajouta, d’un ton de regret :
— Malheur qu’il fût en train de découper ce rosbif !
Avec un soupir, nous regardâmes une fois encore la place où Harris et le rosbif avaient été pour la dernière fois visibles sur terre ; et soudain notre sang se figea dans nos veines et nos cheveux se hérissèrent, d’apercevoir la tête de Harris — rien que sa tête — dépassant de l’herbe haute, le visage très rouge, et exprimant une grande indignation.
George fut le premier à se ressaisir.
— Parlez ! s’écria-t-il, et dites-nous si vous êtes mort ou vivant, — et où est le reste de votre personne.
— Oh ! ne faites pas l’imbécile, dit la tête de Harris. Je crois bien que vous l’avez fait exprès.
— Fait quoi ? nous écriâmes-nous.
— Eh bien, me faire asseoir ici — une blague vraiment stupide. Allons, attrapez le rosbif !
Et des profondeurs de la terre, nous sembla-t-il, s’éleva le rosbif, — très endommagé ; et à sa suite, se hissa Harris, — tout défait, terreux et mouillé.
Il s’était assis, sans le savoir, juste au bord d’un petit fossé, que l’herbe longue dissimulait ; et en se penchant un peu en arrière, il s’y était engouffré, rosbif et tout.
Il nous dit n’avoir jamais ressenti pire surprise qu’au moment où il se sentit partir, sans pouvoir deviner en rien ce qui se passait. Il crut d’abord que c’était la fin du monde.
Harris est aujourd’hui encore persuadé que George et moi avions prémédité le coup. C’est ainsi que les plus injustes soupçons poursuivent les plus innocents ; et, comme dit le poète : « Qui échappe à la calomnie ? »
Qui, en effet !
Wargrave. Têtes de cire. Sonning. Notre « irish stew ». Montmorency est sarcastique. Combat entre Montmorency et la bouilloire. George étudie le banjo. On le décourage. Difficultés que rencontre le musicien amateur en apprenant à jouer de la cornemuse. Tristesse de Harris après le souper. George et moi allons faire une promenade. Retour affamés et trempés. Harris a un air bizarre. Harris et les cygnes, histoire extraordinaire. Harris passe une mauvaise nuit.
Après le déjeuner survint une brise qui nous emporta doucement jusque passé Wargrave et Shiplake. Recuit dans le lourd soleil d’un après-midi d’été, Wargrave, niché au fond d’une boucle de la Tamise, s’inscrit tel un tableau ancien sur la rétine de la mémoire.
Le « George et le Dragon » de Wargrave possède une enseigne peinte d’un côté par Leslie, de l’Académie Royale, et de l’autre par Hodgson, de la même boîte. Leslie a figuré la lutte ; Hodgson a imaginé la scène « après le combat » :
— George, la besogne faite, buvant sa pinte de bière.
Day, l’auteur de Sandford et Merton, a vécu et — ce qui fait plus d’honneur encore à la localité — fut assassiné à Wargrave. Dans l’église se trouve le monument de Mme Sarah Hill, qui légua une livre sterling annuelle, à répartir, le jour de Pâques, entre deux garçons et deux filles qui « n’ont jamais désobéi à leurs parents ; qu’on n’a jamais surpris à jurer ni à dire de mensonge, à voler ni à casser de carreaux ». Pensez donc, le tout pour cinq shillings par an ! Ce n’est pas payé.
Le bruit court dans cette ville qu’une fois, il y a bien des années, un garçon se rencontra qui n’avait en effet jamais commis ces crimes — ou du moins, et c’était tout ce qui était exigé et qu’on pouvait attendre — n’avait jamais été surpris à les commettre — et qui mérita ainsi la couronne de gloire. On l’exhiba durant trois semaines à l’Hôtel de Ville, sous globe.
Ce qui advint de l’argent, par la suite, on l’ignore. Il est, dit-on, régulièrement distribué au plus proche musée de têtes de cire.
Shiplake est un joli village, mais invisible de la Tamise, à cause de sa situation sur la hauteur. Tennyson se maria dans l’église de Shiplake.
Le fleuve, d’ici à Sonnings, renferme de nombreuses îles, et coule placide et solitaire. Presque personne, sauf au crépuscule un ou deux couples de rustiques amoureux, ne fréquente ses rives. C’est un lieu bien fait pour rêver aux jours passés, aux formes et aux visages disparus, à tout ce qui aurait pu être et n’a, hélas ! jamais été.
A Sonnings, on débarqua pour faire un tour dans le village. C’est le plus féérique petit trou de la rivière. On dirait un village de théâtre plutôt qu’un vrai, bâti de brique et de mortier. Chaque maison est ensevelie sous les roses, et à cette époque, au début de juin, elles foisonnaient en nuées de délicate splendeur. Si vous vous arrêtez à Sonnings, descendez au « Taureau », derrière l’église. C’est la classique auberge de village, précédée d’une cour où, sur des bancs, à l’ombre des arbres, les vieux se réunissent le soir pour déguster leur ale et bavarder politique locale ; l’auberge aux chambres basses et biscornues, aux fenêtres à petits carreaux, aux escaliers de guingois et aux corridors en labyrinthe.
Nous flânâmes dans Sonnings pendant une heure, puis, comme il était trop tard pour aller plus loin que Reading, nous décidâmes de retourner sur l’une des îles de Shiplake, et d’y passer la nuit. Il était encore de bonne heure quand nous fûmes installés, et George déclara que c’était l’occasion ou jamais, puisque nous avions le temps, d’essayer un bon dîner dans toutes les règles. Il ajouta qu’il voulait nous montrer ce qu’on pouvait obtenir sur la Tamise en fait de cuisine, et nous proposa de confectionner un « irish stew » avec les légumes et les restes du bœuf froid.
L’idée nous parut lumineuse. George ramassa du bois et fit du feu, tandis que Harris et moi nous mettions en devoir de peler les pommes de terre. Je n’aurais jamais cru que c’était une telle besogne de peler des pommes de terre. Nous commençâmes gaîment, je dirai presque folâtrement, mais la première pomme de terre n’était pas achevée que notre insouciance disparut. Plus nous pelions, plus il semblait rester de pelure : une fois enlevée toute la pelure et les yeux ôtés, il resta si peu de chose de la pomme de terre que cela ne valait plus la peine d’en parler. George vint y jeter un coup d’œil, elle était grosse comme une pistache. Il dit :
— Non, ça ne peut pas marcher. Vous les sabotez. Il faut les râcler.
Nous les râclâmes donc, et le travail était pire que de les peler. Elles ont des formes si extravagantes, les pommes de terre, — toutes en bosses, en verrues et en creux. Nous travaillâmes avec activité pendant vingt-cinq minutes, pour faire quatre pommes de terre. Alors nous nous mîmes en grève.
George déclara qu’il était absurde de n’introduire que quatre pommes de terre dans un « irish stew », aussi en lavâmes-nous une demi-douzaine de plus que nous jetâmes dans la marmite sans les éplucher. Nous y mîmes également un chou et un demi-picotin de pois. George examina le tout, puis déclara qu’il y avait encore beaucoup de place. On recourut donc aux paniers, d’où l’on tira quelques restes variés, qui furent ajoutés à la fricassée. On retrouva un pâté de porc et un morceau de lard, qui entrèrent dans la marmite. Puis George découvrit une demi-boîte de saumon en conserve, qu’il y jeta également.
C’est l’avantage de l’« irish stew », qu’il vous débarrasse d’un tas de choses. Je dénichai deux œufs qui s’étaient cassés, et nous les ajoutâmes. George dit qu’ils épaissiraient la sauce.
J’ai oublié les autres ingrédients, mais je sais que rien ne fut perdu, et je me souviens que, vers la fin, Montmorency, qui avait suivi notre manège avec le plus vif intérêt, s’éloigna d’un air grave et réfléchi, et revint quelques minutes plus tard, portant dans sa gueule un rat d’eau crevé qu’il souhaitait évidemment nous offrir comme contribution au repas ; — était-ce dans une intention sarcastique, ou par désir de bien faire, je l’ignore.
On discuta pour savoir si le rat serait ajouté ou non. Harris dit qu’à son avis cela ferait bien, mélangé au reste, et que tout pouvait servir ; mais George invoqua les précédents. Jamais, dit-il, on n’avait entendu parler de mettre des rats d’eau dans l’irish stew, et il trouvait plus sûr de ne pas faire d’expériences.
Harris lui répliqua :
— Si on n’essaie jamais rien de nouveau, comment savoir si c’est bon ou non ? Ce sont les gens comme vous qui entravent le progrès. Songez à celui qui goûta le premier de la saucisse de Francfort !
Cet « irish stew » fut un réel succès. Je ne crois pas avoir jamais fait de meilleur repas. Il avait un arome particulièrement frais et stimulant. Le palais se blase si vite avec les habituelles provisions des paniers : ce plat, au moins, offrait une saveur nouvelle, un goût ne ressemblant à rien de connu.
Et il était nourrissant, d’ailleurs. Comme dit George, il avait du bon. Les pois et les pommes de terre auraient pu être un rien plus tendres, mais nous avions tous les dents solides, et cela n’importait guère. Quant à la sauce, un vrai poème — un peu trop riche, peut-être, pour un estomac délicat, mais nutritive.
Nous finîmes par du thé et de la tarte aux cerises. Pendant le thé, Montmorency se battit avec la bouilloire, et fut lamentablement défait.
Depuis le début du voyage, il avait manifesté la plus vive curiosité au sujet de la bouilloire. Il restait à la contempler tandis qu’elle bouillait, d’un air intrigué, et s’efforçait de temps à autre de l’exciter par ses grognements. Lorsqu’elle se mettait à fumer et à crachotter, il y voyait un défi, et aurait voulu se mesurer avec elle ; mais, à cet instant précis, quelqu’un intervenait et lui ravissait sa proie avant qu’il pût se jeter dessus.
Cette fois, il résolut de nous devancer. Au premier bruit que fit la bouilloire, il se leva en grognant, et marcha sur elle dans une attitude menaçante. Ce n’était qu’une petite bouilloire, mais elle était pleine d’ardeur, et elle se rebiffa et se mit à cracher.
— Ah ! vous en voulez ! gronda Montmorency entre ses dents ; je vais vous apprendre à narguer un chien de bonne famille ; misérable long-nez, espèce de propre à rien. Garde à vous !
Et il s’élança sur cette pauvre petite bouilloire qu’il saisit par le bec.
Alors, dans la paix du soir, s’éleva un hurlement affreux, et Montmorency s’élança hors du canot et fit autour de l’île une promenade de digestion à l’allure de vingt-cinq milles à l’heure, s’arrêtant de fois à autre pour enfouir son nez dans une flaque de boue fraîche.
Dès lors, Montmorency regarda la bouilloire avec un mélange d’effroi, de soupçon et de haine. Du plus loin qu’il l’apercevait, il grondait et se reculait vivement, la queue entre les jambes, et lorsqu’on la mettait sur le réchaud, il sautait par-dessus bord et allait s’asseoir sur la rive, jusqu’à ce qu’il ne fût plus question de thé.
Après souper, George tira son banjo et voulut en jouer, mais Harris s’y opposa : il avait la migraine, dit-il, et ne se sentait pas de force à le supporter. George estimait que la musique lui ferait du bien, — la musique, prétendait-il, apaisait souvent les nerfs et délivrait de la migraine ; et il pinça deux ou trois accords, juste pour montrer à Harris de quoi il s’agissait.
Harris dit qu’il préférait sa migraine.
Jusqu’à présent, George n’a pas encore pu apprendre à jouer du banjo. Il s’est heurté à trop de découragements. Il tenta bien, deux ou trois soirs, durant notre navigation, de s’exercer un peu, mais il n’y réussit guère. Harris usait d’un langage bien fait pour démoraliser n’importe qui ; et par ailleurs Montmorency hurlait sans discontinuer durant toute la séance.
— Qu’a-t-il besoin de hurler comme ça lorsque je joue ? s’écriait George indigné, tout en visant le chien à l’aide d’une bottine.
— Qu’avez-vous besoin de jouer comme ça lorsqu’il hurle, répliqua Harris en s’emparant de la bottine. Fichez-lui la paix. Il ne peut s’empêcher de hurler. Il a l’oreille musicale, et votre jeu le fait hurler.
George finit par ajourner à son retour chez lui l’étude du banjo. Mais même alors les circonstances ne le servirent point. Mme P. accourait aussitôt et disait qu’elle regrettait beaucoup — quant à elle, sa musique lui plaisait fort, — mais la dame du dessus était dans une position intéressante, et le docteur craignait que cela ne nuisît à l’enfant.
Après cela George voulut emporter au dehors son instrument, tard dans la nuit, et en jouer autour du square. Mais les voisins se plaignirent à la police, on établit une surveillance, et il fut pincé. Le flagrant délit était net, et il fut condamné à se tenir tranquille durant six mois.
Cette aventure le découragea. Les six mois écoulés, il fit bien encore une ou deux molles tentatives pour se remettre à la besogne, mais il avait toujours à combattre la même froideur, — le même universel défaut de sympathie ; et au bout de quelque temps, il désespéra tout à fait, et fit passer une annonce offrant l’instrument à grosse perte — « son possesseur ayant cessé d’en faire usage » — et se mit en revanche à étudier les tours de cartes.
Ce doit être bien décourageant d’apprendre un instrument de musique. On croirait que la Société se doit à elle-même de faire tout le possible pour vous aider à acquérir l’art de jouer d’un instrument de musique. — Ah bien oui !
J’ai connu un jeune homme qui apprenait à jouer de la cornemuse. On n’imagine pas toute l’opposition qu’il eut à combattre. Même chez les membres de sa famille il ne reçut pas ce qui s’appelle un encouragement efficace. Son père fut dès le début tout à fait opposé à la chose, et il en parlait sans aménité.
Mon ami se levait de bonne heure pour étudier, mais il lui fallut bientôt changer de méthode, à cause de sa sœur. Elle était très bigote, et trouvait fort mauvais de lui voir commencer sa journée de cette façon.
Il veilla la nuit, et joua lorsque sa famille était couchée, mais cela ne réussit pas mieux, et valut à la maison une triste réputation. Des passants attardés s’arrêtaient au dehors pour écouter, et répandaient par toute la ville, le lendemain matin, le bruit qu’un affreux assassinat avait été commis la nuit précédente chez M. Jefferson ; et ils racontaient avoir ouï les gémissements de la victime et les sinistres blasphèmes et les malédictions du meurtrier, que suivirent les vaines supplications et le suprême hoquet de la victime.
On le laissa donc s’exercer de jour, dans l’arrière-cuisine, toutes les portes fermées ; mais nonobstant ces précautions, les plus beaux passages s’entendaient du salon, et tiraient presque les larmes à sa mère.
Elle affirmait que cela lui rappelait son pauvre père (il avait été avalé par un requin, le malheureux, en se baignant sur les côtes de la Nouvelle-Guinée), mais par suite de quel rapport, elle ne pouvait le dire.
Alors on fit élever pour lui un petit kiosque au fond du jardin, à un bon demi-mille de la maison ; et on l’y envoyait avec sa mécanique lorsqu’il désirait s’en servir ; et parfois il venait à la maison un visiteur qui n’était pas au courant, et on oubliait de le mettre en garde, et il allait faire un tour dans le jardin et arrivait tout à coup à portée d’ouïr cette cornemuse, sans y être préparé ni savoir ce que c’était. Si la personne avait une âme forte, elle se contentait de frémir ; mais les gens d’intellect plus médiocre s’enfuyaient d’ordinaire, affolés.
Il faut bien l’avouer, il y a quelque chose de lugubre dans les efforts d’un amateur de cornemuse. Je l’ai moi-même éprouvé en écoutant mon jeune ami. C’est un instrument dont le jeu épuise. Il vous faut avant de commencer prendre assez de souffle pour tout le couplet — du moins c’est ce que je compris en observant Jefferson.
Il débutait superbement, sur une note large, franche, belliqueuse, tout à fait prenante. Mais il allait de plus en plus piano à mesure qu’il avançait, et la dernière mesure expirait en général au beau milieu, dans un sifflement étranglé.
On doit être bien portant pour jouer de la cornemuse.
Le jeune Jefferson n’apprit qu’un seul air : mais je n’ai jamais entendu personne regretter l’insuffisance de son répertoire, — absolument personne. Cet air était « Les Campbells arrivent, hourra ! hourra ! » affirmait-il, quoique son père soutînt régulièrement que c’était « Les cloches bleues d’Écosse ». On n’était pas trop sûr de ce que c’était, mais on s’accordait à reconnaître que le morceau avait bien l’allure écossaise.
Harris fut de mauvaise humeur après le souper, — je suppose que l’irish stew l’avait dérangé : il n’a pas l’habitude de la grande vie — aussi George et moi le laissâmes-nous dans le canot pour aller flâner par les rues de Henley. Harris dit qu’il prendrait un verre de whisky et mettrait tout en place pour la nuit. A notre retour nous devrions le héler, et il viendrait à la rame nous chercher.
— Ne vous endormez pas, vieux, dîmes-nous en partant.
— Pas de danger, avec ce stew, grommela-t-il, et il se mit à ramer pour regagner l’île.
Henley s’apprêtait en vue des régates, et était plein d’animation. Nous rencontrâmes en ville bon nombre de connaissances, et le temps passa vite en leur agréable société. Il était près de onze heures quand nous nous mîmes en route pour refaire les quatre milles qui nous séparaient de notre home — comme nous appelions alors notre petite embarcation.
C’était une nuit déplaisante, presque froide, et il tombait une pluie fine. Tout en avançant dans l’obscurité de la campagne muette et nous demandant si nous étions sur le bon chemin, nous pensions à l’abri du canot, à la bonne lumière filtrant par les joints de la bâche ; à Harris et à Montmorency, au whisky, et nous souhaitions être arrivés.
Nous imaginions notre arrivée, fatigués et en appétit ; devant nous, le fleuve obscur et les ramures confuses, et au-dessous, tel un ver-luisant énorme, notre cher vieux canot, bien tiède et familier. Nous nous voyions en train de souper, piquant dans la viande froide, et nous passant les tranches de pain ; nous entendions l’harmonieux cliquetis des couteaux, les rires emplissant l’étroit espace et débordant par l’ouverture jusque dans la nuit. Et nous pressâmes le pas afin de réaliser cette vision.
Nous rejoignîmes le chemin de halage, ce qui nous fit plaisir, car jusque-là nous n’étions pas assurés de marcher dans la direction du fleuve ou vers l’opposé, et quand on est fatigué et qu’on désire se coucher, pareille incertitude vous tue. Nous dépassâmes Shiplake comme minuit moins le quart sonnait à l’église et George dit, pensivement :
— Est-ce que vous vous rappelez où est notre île ?
— Non, répondis-je, devenu soudain pensif comme lui. Y en a-t-il plusieurs ?
— Rien que quatre, dit George. Tout ira bien, s’il est éveillé.
— Et sinon ? demandai-je ; mais nous écartâmes cette supposition.
Arrivés à hauteur de la première île, nous hélâmes, mais il n’y eut pas de réponse ; nous avançâmes jusqu’à la seconde, et le résultat fut pareil.
— Oh ! je me souviens à présent, dit George : c’était la troisième.
Nous courûmes pleins d’espoir à la troisième, et hélâmes.
Pas de réponse !
La situation devenait grave. Il était minuit passé. Les hôtels de Shiplake et de Henley étaient combles ; et nous ne pouvions aller réveiller au milieu de la nuit les habitants des cottages pour savoir s’ils louaient des chambres. George proposa de retourner à Henley et d’attaquer un policeman, afin de nous faire loger au poste. Mais il y avait cette considération : « Et s’il se contente de nous rendre nos coups et refuse de nous enfermer ? »
Nous ne pouvions passer notre nuit à lutter avec des policemen. En outre, il n’eût pas fallu aller trop loin, et attraper six mois.
Nous fîmes sur ce qui semblait dans l’obscurité être la quatrième île, une tentative peu convaincue, mais elle eut aussi peu de succès. La pluie tombait plus dru, et ne semblait pas prête à cesser. Nous nous demandions s’il n’y avait pas plus de quatre îles ou même si nous étions à hauteur des îles, ou à un demi-mille plus loin, ou dans un endroit tout différent de la Tamise, car on n’y reconnaissait plus rien dans l’obscurité. Nous comprenions la détresse du Petit Poucet égaré dans les bois.
Nous venions d’abandonner tout espoir — oui, je sais, que c’est toujours à ce moment que les choses arrivent dans les romans et les contes ; mais ce n’est pas ma faute. J’ai décidé, en commençant d’écrire ce livre, d’être absolument véridique en tout, et je le serai, dussé-je user d’expression rebattues.
Nous venions juste d’abandonner tout espoir, et je ne puis dire autrement. Juste alors, donc, j’aperçus tout à coup, un peu en aval, une lueur étrange qui vacillait parmi les arbres de l’autre rive. Un instant, je crus à des revenants, car la lueur était vague et mystérieuse. L’instant d’après, il me vint à l’idée que c’était notre canot, et je lançai sur l’eau un cri tel que la nuit parut en sursauter sur sa couche.
Nous restâmes une minute sans oser respirer, et alors — oh ! la divine musique des ténèbres ! — arriva en guise de réponse l’aboiement de Montmorency. Nous poussâmes des appels à réveiller les Sept Dormants — je me suis toujours demandé pourquoi il fallait plus de bruit pour éveiller sept dormants plutôt qu’un seul — et, après ce qui nous parut être une heure, mais ne dut pas, en réalité, dépasser cinq minutes, nous vîmes le canot illuminé s’approcher lentement dans l’obscurité et entendîmes la voix endormie de Harris nous demander où nous étions.
Harris avait quelque chose de singulier. Quelque chose de plus que la simple fatigue ordinaire. Il poussa le canot contre un point de la berge où il nous était absolument impossible d’atteindre, et retomba aussitôt endormi. Il fallut une dépense énorme de cris et d’appels pour le réveiller et rappeler ses esprits ; mais nous y réussîmes enfin, et passâmes sains et saufs dans le canot.
Une fois à bord, nous remarquâmes l’air mélancolique de Harris. Il donnait l’impression de quelqu’un qui vient d’avoir des ennuis. On lui demanda ce qui lui était arrivé, et il prononça :
— Les cygnes !
Il s’était amarré tout contre un nid de cygnes, et sitôt notre départ, la femelle était revenue et avait protesté. Harris l’avait effrayée, et elle était partie chercher son époux. C’est un véritable combat que Harris dit avoir eu à soutenir contre ces deux oiseaux ; mais le courage et l’habileté l’emportèrent à la fin, et il les mit en déroute.
Au bout d’une demi-heure, ils s’en revinrent avec dix-huit autres cygnes ! La bataille fut épique, à en croire le récit de Harris. Les cygnes avaient voulu l’arracher du canot avec Montmorency, et les noyer tous les deux ; et il s’était défendu deux heures durant comme un héros, et les avait tués tous, et ils s’étaient traînés au loin pour mourir.
— Combien disiez-vous qu’ils étaient, ces cygnes ? demanda George.
— Trente-deux, répondit Harris, dormant à moitié.
— Vous venez de dire dix-huit, reprit George.
— Pas du tout, murmura Harris. J’ai dit douze. Est-ce que je ne sais pas compter ?
Nous ne sûmes jamais le fin mot de l’histoire. Harris, questionné le matin à leur sujet, répondit : « Quels cygnes ? » l’air de croire que George et moi avions rêvé.
Oh ! quel délice de se retrouver dans le canot, après nos épreuves et nos craintes ! Nous mangeâmes avec appétit, George et moi, et nous cherchâmes ensuite le whisky, dans l’intention de faire un grog, mais impossible de le découvrir. Nous questionnâmes Harris ; mais il paraissait ignorer la signification du mot « whisky ». Montmorency avait l’air de savoir quelque chose, mais il ne dit rien.
Je dormis bien, cette nuit-là, et j’aurais dormi encore mieux, n’eût été Harris. J’ai un vague souvenir d’avoir été réveillé au moins douze fois au cours de la nuit par Harris, lequel, muni d’une lanterne, explorait le canot, en quête de ses vêtements. Je crois bien qu’il passa la nuit à les chercher.
Par deux fois il nous dérangea, George et moi, pour voir si nous n’étions pas couchés sur son pantalon. A la seconde fois, George se mit en courroux.
— Que diantre avez-vous besoin de votre pantalon au beau milieu de la nuit ? demanda-t-il furieux. Allez plutôt vous coucher et dormir !
Lorsque je fus réveillé la fois suivante, il était à la recherche de ses pantoufles ; et j’ai pour dernier souvenir d’avoir été roulé sur le flanc et d’avoir ouï Harris se demander d’une voix pâteuse où pouvait bien être passé son parapluie.
Travaux de ménage. Amour du travail. Le vieux canotier de la Tamise, ce qu’il fait et ce qu’il vous raconte avoir fait. Scepticisme de la nouvelle génération. Premiers souvenirs de canotage. En radeau. George s’en tire brillamment. Le vieux batelier, sa méthode. Son calme et sa sérénité. Le débutant. Un pénible accident. Plaisirs de l’amitié. A la voile, ma première expérience. Raison plausible pourquoi nous ne fûmes pas noyés.
On se leva tard le lendemain matin, et, suivant le désir de Harris, le déjeuner fut simple et « sans extras ». Puis on nettoya, et on mit tout en ordre (un travail continuel, qui commençait à me faire voir clair dans une question que je m’étais souvent posée — savoir, à quoi peut bien passer son temps une femme n’ayant sur les bras que l’ouvrage d’une seule maison) et vers les dix heures, nous nous mîmes en route pour faire un bon trajet.
Nous décidâmes de ramer, ce matin-là, pour changer du halage ; et Harris fut d’avis que la meilleure combinaison serait de nous mettre aux avirons, George et moi, tandis que lui-même barrerait. Je n’entrai pas dans cette façon de voir ; je déclarai qu’à mon avis Harris eût montré plus de bon sens s’il avait offert de travailler avec George, pour me laisser reposer un peu. Il me semblait faire plus que ma part de la besogne, et je commençais à la trouver mauvaise.
Il me semble toujours que je fais plus de travail que je ne devais. Non pas que je renâcle au travail, notez-le bien ; j’aime le travail, il m’enchante. Je resterais des heures à le contempler. J’adore l’avoir auprès de moi. La perspective d’en être séparé me brise le cœur.
On ne peut me donner trop de travail ; accumuler le travail est devenu chez moi une passion ; mon bureau en est rempli, à tel point qu’il n’y a plus de place pour davantage. Il me faudra bientôt faire ajouter une annexe.
Et je prends soin de mon travail, aussi. Je crois bien qu’une partie de celui que j’ai à présent chez moi est en ma possession depuis des années, et il n’y a pas dessus la moindre trace de doigt. Je suis fier de mon travail ; je le descends de fois à autre pour l’épousseter. Personne que moi ne tient son travail en meilleur état de conservation.
Mais j’ai beau aspirer au travail, la justice m’est également chère. Je n’en veux pas plus que ma part.
Malheureusement on me le donne sans que je l’aie demandé — du moins je me le figure, et cela m’ennuie.
George affirme que je n’ai pas besoin de me tracasser à ce sujet. Il croit que c’est uniquement ma nature scrupuleuse qui me fait craindre d’en avoir plus que mon dû, et qu’en réalité je n’en ai pas la moitié de ce que je devrais. Mais je suppose qu’il le dit pour me consoler.
En canot, je l’ai toujours remarqué, c’est l’idée fixe de chaque membre de l’équipage qu’il est seul à tout faire. Selon Harris, il n’y avait que lui qui avait travaillé, et George et moi l’avions laissé tout faire. George, d’autre part, tournait en ridicule la supposition que Harris eût rien fait de plus que manger et dormir, et il était persuadé dur comme fer, que c’était lui, — lui, George, — qui avait fait toute la besogne digne de ce nom.
Il n’avait, à l’entendre, jamais excursionné avec deux pires fainéants que Harris et moi.
Harris se moqua de lui.
— Voyez donc ce vieux George qui parle de travail ! ricana-t-il, mais au bout d’une demi-heure il en mourrait. Avez-vous jamais vu George faire quelque chose ? ajouta-t-il, en s’adressant à moi.
Je convins que cela ne m’était jamais arrivé, — à ce voyage-ci, du moins.
— Ma foi, je ne crois pas que vous vous y connaissiez ni l’un ni l’autre, répliqua George à Harris ; car du diantre si vous n’avez pas dormi la moitié du temps. Avez-vous jamais vu Harris pleinement éveillé, en dehors des repas ? me demanda George.
La vérité me força de le confirmer. Harris ne s’était guère rendu utile, en matière de coopération, depuis le début.
— Allez donc vous faire pendre tous, j’en ai fait plus que le vieux J…, en tout cas, reprit Harris.
— C’est vrai, vous auriez eu de la peine à en faire moins, ajouta George.
— J… me fait tout l’effet de croire qu’il est le passager, continua Harris.
Telle était leur gratitude envers moi pour leur avoir fait faire, à eux et à leur maudit canot, tout le trajet depuis Kingston, et pour avoir tout dirigé et préparé pour eux, et avoir pris soin d’eux, et avoir été leur esclave. Ainsi va le monde.
Pour résoudre la présente difficulté, il fut convenu que Harris et George rameraient jusque passé Reading, et qu’à partir de là je halerais le canot.
Ramer un pesant esquif contre un fort courant a désormais peu d’attraits pour moi. Il fut un temps, jadis, où je réclamais toujours le plus dur travail ; à présent, je me dis que c’est le tour des jeunes.
Je constate que pour la plupart, les vieux canotiers de la Tamise se retirent semblablement chaque fois qu’il est question de ramer dur. Vous pouvez reconnaître le vieux canotier de la Tamise à la façon dont il s’allonge sur les coussins au fond du bateau, et encourage les rameurs en leur contant des anecdotes sur les hauts faits qu’il a accomplis la saison précédente.
— Vous appelez ce que vous faites un travail dur ! lâche-t-il avec mépris aux deux novices tout suants qui viennent de remonter laborieusement le courant depuis une heure et demie ; eh bien, Jim Biffles et Jack et moi, la saison dernière, nous avons remonté à l’aviron de Marlow à Goring en un après-midi, — sans arrêter une seule fois. Vous en rappelez-vous, Jack ?
Jack, qui s’est fait à l’avant un lit de toutes les couvertures et de tous les manteaux qu’il a pu trouver, et qui n’a cessé de dormir depuis deux heures, s’éveille à moitié à cet appel, et se remémore toute l’histoire, et se souvient en outre qu’ils avaient eu tout le temps contre eux un fort courant, — ainsi qu’une brise violente.
— Cela fait bien trente-quatre milles, n’est-ce pas ? ajouta le premier interlocuteur, en glissant sous sa tête un nouveau coussin.
— Non, voyons, n’exagérez pas, Tom, reprend Jack, trente-trois au maximum.
Et Jack et Tom, épuisés par cet effort de conversation, retombent dans leur sommeil. Et les deux jeunes gens qui sont aux avirons s’estiment trop heureux de pouvoir ramer un canot où se trouvent deux avirons aussi merveilleux que Jack et Tom, et s’échinent avec plus d’ardeur que jamais.
Quand j’étais jeune, j’écoutais ces contes de mes aînés, je les buvais, je les avalais, je les digérais, jusqu’au dernier mot, et j’en redemandais ; mais la nouvelle génération ne paraît pas avoir la foi simple du vieux temps. La saison dernière, nous — c’est-à-dire George, Harris et moi — prîmes une fois à notre bord, sur la Haute-Tamise, un blanc-bec que nous bourrâmes des carottes habituelles au sujet des exploits merveilleux que nous avions effectués en remontant le fleuve.
Nous lui servîmes toute la série classique, — ces vénérables bourdes qui ont servi depuis tant d’années à tous les canotiers de la Tamise, — et nous ajoutâmes sept histoires de notre cru, entièrement neuves, dont une vraiment très réussie, basée, jusqu’à un certain point, sur un épisode réel, qui était en effet arrivé jadis, avec quelques variantes, à l’un de nos amis, — une histoire qu’un enfant lui-même aurait pu gober sans se faire trop de mal.
Et voilà que le jeune homme se moqua de nous tous, et nous demanda de lui répéter la chose tout de suite et paria dix contre un que nous ne saurions pas.
Il nous arriva ce matin-là de parler de nos souvenirs de canotage, et de raconter quelques anecdotes sur nos premiers efforts dans l’art de l’aviron. Mon premier souvenir de canot nous revoit à cinq, contribuant de six pence chacun pour emmener sur le lac de Regent’s Park un radeau de construction bizarre, et nous séchant conséquemment chez le gardien du parc.
Après quoi, ayant acquis le goût de l’eau, je m’exerçai au radeau dans les terrains à brique inondés de la banlieue, — exercice offrant plus d’intérêt et d’émotion que l’on ne serait tenté de le croire, spécialement lorsque vous êtes au milieu de l’étang et que le propriétaire des matériaux avec lesquels est construit le radeau apparaît tout à coup sur la rive, avec un gros bâton à la main.
Votre première impression, à la vue de ce gentleman, est que, de façon ou d’autre, vous n’êtes pas à sa hauteur en fait de conversation, et que, si vous le pouvez sans avoir l’air trop grossier, mieux vaudra l’éviter. Votre but est donc de gagner la rive de l’étang opposée à la sienne, et de retourner chez vous au plus vite, en faisant semblant de ne pas le voir. Lui, au contraire, est désireux de vous serrer la main, et de causer avec vous.
On dirait qu’il connaît votre père, et que vous êtes de ses meilleures relations, mais cela ne vous attire pas vers lui. Il dit qu’il va vous apprendre à lui voler ses planches pour en faire un radeau ; mais comme vous savez déjà très bien vous en tirer, l’offre, encore que faite dans un esprit sans doute bienveillant, vous paraît superfétatoire, et vous refusez de lui donner aucune peine en l’acceptant.
Son désir de vous rejoindre, cependant, contraste avec votre froideur, et la façon énergique dont il arpente la rive afin de se trouver à même de vous recevoir au débarqué, est vraiment des plus flatteuses.
S’il est un peu mastoc et court d’haleine vous éviterez facilement ses avances ; mais s’il est du type jeune et à longues jambes, une rencontre est inévitable. L’entrevue est néanmoins des plus brèves, car il est seul à soutenir la conversation, vos remarques se bornent à quelques exclamations monosyllabiques, et sitôt que vous pouvez vous en tirer, vous n’y manquez pas.
Je consacrai environ trois mois au radeau, puis ayant acquis toute l’habileté nécessaire dans cette branche de l’art, je résolus de me mettre au vrai canotage, et me fis inscrire dans un club nautique de la Lea.
Naviguer en canot sur la rivière Lea, en particulier le samedi après-midi, vous rend bientôt très agile à manœuvrer un esquif, et fort prompt à éviter d’être coulé par les maladroits ou abordé par les bélandres ; cette navigation vous offre d’ailleurs maintes occasions d’acquérir la plus gracieuse méthode de vous aplatir dans le fond du canot pour éviter d’être jeté à l’eau par les cordelles de halage qui passent.
Mais cela ne vous donne pas le style. Ce fut seulement sur la Tamise que j’acquis le style. Le style de mon coup d’aviron est très admiré aujourd’hui. Il est, dit-on, des plus élégants.
George attendit l’âge de seize ans pour aller sur l’eau. Alors, en compagnie de huit autres gentlemen à peu près du même âge, ils descendirent en corps à Kew, un samedi, afin d’y louer un canot, et de ramer jusqu’à Richmond et retour. L’un d’eux, jeune présomptueux du nom de Joskins, qui avait une fois ou deux pris un canot sur la Serpentine, leur affirmait que le canotage était si amusant !
La marée descendait rapidement lorsqu’ils arrivèrent à l’embarcadère, et une forte bise soufflait par le travers du fleuve. Mais ils ne s’embarrassèrent pas pour si peu, et se mirent en devoir de choisir leur bateau.
Il y avait, tirée à terre, une périssoire de course à huit avirons ; ce fut celle-là qui les séduisit. Ils demandèrent à l’avoir. Le loueur de bateaux était absent, et son garçon était seul de service. Le garçon tenta de refroidir leur ardeur pour la périssoire et leur montra deux ou trois canots d’aspect très confortable, à l’usage des familles, mais ils les refusèrent : c’était la périssoire qu’il leur fallait.
Le garçon la mit donc à l’eau, et ils retirèrent leurs vestes et se mirent en devoir de prendre leurs places. Comme George était, même en ce temps-là, le poids-lourd de toute société, le garçon lui conseilla de se mettre no 4. George fut enchanté de se mettre no 4, et se mit bien vite au siège d’avant et s’assit le dos à l’arrière. On le plaça comme il faut, pour finir, et tous embarquèrent.
Un garçon, particulièrement nerveux, fut désigné comme barreur, et les principes de la direction lui furent exposés par Joskins. Joskins lui-même prit un aviron. Il affirma aux autres que c’était tout simple : ils n’avaient qu’à faire comme lui.
Tous dirent qu’ils étaient prêts, et le garçon de l’embarcadère prit une gaffe et les poussa au large.
Ce qui s’ensuivit, George est incapable de l’exposer en détail. Il a un souvenir confus d’avoir, dès le départ, attrapé sur la nuque un coup violent de la poignée de l’aviron no 5, en même temps que son siège à coulisse se dérobait sous lui comme par enchantement, et le déposait sur les planches. Il remarqua aussi, comme un fait curieux, que le no 2 s’était au même instant étalé sur le dos dans le fond du canot, les jambes en l’air, pris sans doute d’une attaque.
Ils passèrent sous le pont de Kew, en travers, à la vitesse de huit milles à l’heure. Joskins était seul à ramer. George, en se remettant sur son siège, s’efforça de l’aider, mais à peine eut-il plongé dans l’eau son aviron que celui-ci, à sa grande surprise, disparut instantanément sous le canot, et faillit l’entraîner avec lui.
Et le barreur rejeta par-dessus bord les deux tireveilles du gouvernail, et éclata en sanglots.
Comment ils revinrent, George l’a toujours ignoré, mais l’opération leur demanda juste quarante minutes. Une foule dense, rassemblée sur le pont de Kew suivait les manœuvres avec le plus vif intérêt, et chacun leur criait des conseils différents. Par trois fois ils réussirent à ramener le canot au delà de l’arche, et par trois fois ils furent remportés dessous, et à chaque fois que le barreur regardait en l’air et voyait le pont au-dessus de lui, il éclatait en sanglots.
George avoue qu’il ne croyait guère, cet après-midi-là, devoir jamais refaire du canotage.
Harris est plus familier avec le canotage en mer, et dit qu’il le préfère, comme exercice, à celui de rivière. Moi pas. Je me rappelle avoir pris un petit canot à Eastbourne, l’été dernier : j’avais déjà ramé en mer quelques années auparavant, et je me figurais que tout irait bien, mais je m’aperçus que j’avais totalement oublié cet art. Tandis qu’un aviron était profondément engagé sous l’eau, l’autre s’agitait désespérément dans l’air. Pour prendre contact avec l’eau des deux à la fois, il me fallut me tenir debout. La digue était bourrée de gens chic, et je dus passer derrière eux en ramant de cette façon grotesque. J’atterris au milieu de la plage, et demandai l’aide d’un vieux batelier pour me ramener.
J’aime de voir ramer un vieux batelier, surtout celui qui est loué à l’heure. Il y a dans sa méthode quelque chose de si bellement calme et digne. Il est tellement dépourvu de cette hâte frénétique, de cet acharnement qui devient de plus en plus chaque jour le fléau de la vie du XIXe siècle. Il ne s’efforce nullement de dépasser les autres canots. Si un autre canot le rattrape et le dépasse, il ne s’en inquiète pas ; en fait, tous le rattrapent et le dépassent, — tous ceux qui vont dans le même sens. Il y a des gens que cela dérangerait et irriterait ; la sublime sérénité du batelier loué, à soutenir cette épreuve, nous offre une belle leçon contre l’ambition et la vanité.
Le vulgaire coup d’aviron suffisant à faire avancer le canot à la va-comme-je-te-pousse n’est pas un art d’acquisition difficile, mais il faut avoir beaucoup de pratique pour se sentir à l’aise quand on rame devant des jeunes filles. Le chiendent, au début, c’est d’aller en mesure. « C’est singulier, s’étonne le novice, alors que pour la douzième fois en cinq minutes il dépêtre ses avirons des vôtres, — dire que ça marche si bien quand je suis seul ! »
Deux débutants qui s’exercent à ramer d’accord font un spectacle des plus joyeux. « Avant » déclare impossible de soutenir le rythme avec son collègue d’arrière, à cause que celui-ci rame d’une façon par trop excentrique. « Arrière » repousse bien haut l’imputation, et affirme que depuis cinq minutes il s’efforce d’adapter son coup d’aviron aux capacités restreintes d’« avant ». « Avant », alors, prend la mouche, et prie « arrière » de ne plus tant s’inquiéter de lui (avant) mais de consacrer son attention à ramer convenablement.
— Ou bien voulez-vous que je prenne votre place ? ajouta-t-il, évidemment persuadé qu’il remettra aussitôt les choses en ordre.
Ils pataugent encore cent yards, avec le même succès médiocre, et puis le secret de leurs déboires se révèle tout d’un coup à l’esprit « d’arrière », qui s’exclame :
— Savez-vous ce qu’il y a ? vous avez pris mes avirons ; passez-moi les vôtres.
— C’est juste, je me disais bien que je ne savais pas me servir de ceux-ci, répond « avant », qui se rassérène et fait aussitôt l’échange. Maintenant, ça va marcher.
Mais ça ne marche pas, — pas même alors. « Arrière » est obligé à présent de se démancher les bras pour manier ses avirons ; et ceux d’« avant », à chaque retour, lui donnent un grand coup dans la poitrine. Ils changent de nouveau, et finissent par conclure que le loueur s’est trompé tout à fait d’avirons, et sur cette imputation calomnieuse, ils se réconcilient.
George nous raconta qu’il avait essayé de la « plate », pour changer. La « plate » n’est pas aussi facile qu’on le croit. Comme avec l’aviron, vous apprenez vite à faire avancer le bateau, mais il faut du temps pour s’en tirer avec dignité et ne pas attraper de l’eau plein les manches.
Il arriva un bien triste accident à un jeune homme de mes amis, la première fois qu’il mania la perche sur une plate. Ses rapides progrès lui avaient inspiré une confiance excessive et il manœuvrait avec une grâce détachée qui faisait plaisir à voir. Il remontait jusqu’à l’avant de sa plate, piquait sa perche, et puis revenait jusqu’à l’autre bout, tout comme un vieux marin. C’était superbe.
Et ç’aurait continué d’être superbe, s’il n’avait par malheur, en regardant autour de lui pour jouir du paysage, fait un pas de plus qu’il ne fallait, sortant ainsi de la plate. La perche était solidement fichée dans la vase, et il y resta accroché tandis que la plate s’en allait à la dérive. Sa situation était fort peu décorative. Un grossier gamin de la berge se mit aussitôt à héler un copain, lui disant de « se dépêcher pour voir un vrai singe sur son bâton ».
Il me fut impossible de le secourir, car notre mauvais sort voulait que nous n’eussions pas pris la précaution d’emporter une perche de rechange. Tout ce que je pus faire fut de le contempler. Je n’oublierai jamais son expression, tandis que la perche cédait lentement sous son poids.
Je le vis s’enfoncer tout doucement dans l’eau, puis s’en tirer, piteux et ruisselant. Je ne pus m’empêcher de rire. Je ne cessai de me tordre que lorsque j’eus compris le peu de raison qu’il y avait de rire, en y réfléchissant. J’étais là, tout seul dans une plate, sans perche, à la dérive, au milieu du courant, qui m’entraînait peut-être vers un barrage.
Je fus pris d’indignation contre mon ami qui s’était avisé de passer par-dessus bord et de me lâcher de cette façon. Il aurait toujours pu me laisser la perche.
Après avoir dérivé un bon quart de mille, j’aperçus devant moi, amarré dans le fleuve, un bachot, où se trouvaient deux vieux pêcheurs. Ils me virent arriver sur eux, et me crièrent de m’écarter de leur chemin.
— Je ne peux pas, répondis-je.
— Mais vous n’essayez pas, répliquèrent-ils.
Je leur expliquai ma situation tout en approchant, et ils me saisirent au passage et me prêtèrent une perche. La chute se trouvait à cinquante yards plus bas. J’avais eu de la chance de les rencontrer là.
La première fois que j’allai en plate, ce fut en compagnie de trois camarades ; ils voulaient me montrer ce que c’était. Quelque chose nous empêchait de partir tous ensemble, et j’offris donc d’y aller le premier et de sortir la plate, afin de m’exercer un peu en attendant leur arrivée.
Je ne pus trouver de plate cet après-midi-là, car toutes étaient prises ; il ne me resta donc qu’à m’asseoir sur la berge à regarder le fleuve, en attendant mes amis.
J’étais là depuis peu de temps lorsque mon attention fut attirée par l’occupant d’une plate qui, je le constatai avec surprise, portait un veston et une casquette pareils exactement aux miens. C’était à coup sûr un débutant, et sa manœuvre était des plus curieuses. Impossible de deviner ce qui allait se passer lorsqu’il plongeait sa perche dans l’eau ; lui-même l’ignorait certainement. Tantôt il se dirigeait vers l’aval, tantôt vers l’amont, ou bien il se bornait à virer sur place et à faire le tour de sa perche. Et chacun de ces résultats paraissait lui causer autant de surprise que de déplaisir.
Les gens de la rive furent bientôt absorbés dans sa contemplation, et engagèrent des paris sur le résultat du prochain coup de perche.
Entre temps mes amis apparurent sur l’autre rive et s’arrêtèrent comme tout le monde pour le regarder. Il leur tournait le dos, et eux ne voyaient que sa veste et sa casquette. Leur conclusion immédiate fut que c’était moi, leur très cher ami, qui me donnais en spectacle, et leur joie ne connut pas de bornes. Ils l’accablèrent de quolibets, impitoyablement.
Je ne compris pas tout d’abord leur méprise, et je me dis : « Comme ils sont grossiers de s’en prendre ainsi à un étranger ! » Mais avant que je pusse les héler et les réprimander, l’explication jaillit en moi, et je me dissimulai derrière un arbre.
Quel plaisir ils avaient, à tourner en ridicule ce jeune homme ! Pendant cinq bonnes minutes, ils restèrent à lui lancer des grossièretés, des railleries et des injures. Ils le mitraillaient de plaisanteries courantes, ils en créaient même de nouvelles pour les lui envoyer. Ils projetaient sur lui toutes les plaisanteries familières à notre bande, et qui devaient lui être profondément inintelligibles. Et alors, incapable de soutenir plus longtemps leurs brutales facéties, il se retourna vers eux, et ils aperçurent son visage.
J’eus le plaisir de voir qu’il leur restait suffisamment de pudeur pour avoir l’air très sots. Ils s’excusèrent, lui disant qu’ils avaient cru le reconnaître. Ils espéraient bien, ajoutèrent-ils, qu’il ne les croyait pas capables d’insulter de la sorte quelqu’un d’autre qu’un de leurs amis personnels.
Évidemment, le fait qu’ils l’avaient pris pour un ami excusait tout. Cela me rappelle l’aventure que Harris me raconta lui être arrivée une fois à Boulogne. Il était en train de nager à quelque distance de la plage, lorsqu’il se sentit brusquement saisir au collet par derrière, et plonger de force la tête sous l’eau. Il se débattit vigoureusement, mais celui qui l’avait empoigné devait être un véritable Hercule, et toutes ses tentatives pour lui échapper furent vaines. Il avait cessé de ruer, et s’efforçait de réfléchir à des considérations solennelles, quand son bourreau le lâcha.
Il reprit pied, et chercha autour de lui son prétendu assassin. L’assassin était à côté de lui, riant de tout cœur, mais à la seconde même où il vit émerger la figure de Harris, il fit un bond en arrière, et prit un air navré.
— Oh ! je vous demande bien pardon, balbutia-t-il, mais je vous prenais pour un de mes amis.
Harris s’estima fort heureux que l’individu ne l’eût pas pris pour un parent, car en ce cas il l’aurait noyé tout à fait.
Aller à la voile exige de la science, non moins que de la pratique, — encore que, durant ma jeunesse, je refusais de le croire. Je me figurais que cela vous venait tout naturellement. Je connaissais un autre garçon qui était de mon avis, d’où il résulta qu’un jour de vent, l’idée nous vint d’essayer ce sport. Nous étions en villégiature à Yarmouth, et nous décidâmes d’aller faire un tour sur la Yare. Nous louâmes un canot à voile au garage voisin du pont, et partîmes.
— Le temps n’est pas fameux, nous dit l’homme en nous poussant au large, vous ferez bien de prendre un ris et de lofer court en doublant la pointe.
Nous lui répondîmes que nous n’y manquerions pas, et lui lançâmes un joyeux « au revoir », — tout en nous demandant ce que c’était que « lofer », et où nous pourrions bien prendre un « ris », et ce qu’il nous faudrait en faire.
Nous ramâmes jusque hors de vue de la ville, puis, avec cette vaste étendue d’eau devant nous, et le vent qui soufflait en véritable tempête, nous jugeâmes que l’instant était venu de commencer les opérations.
Hector — il devait s’appeler ainsi — continua de ramer tandis que je déroulais la voile. Bien que la tâche me parût compliquée, j’en vins à bout, mais alors se posa la question : dans quel sens fallait-il la placer ?
Par une sorte d’instinct naturel, nous décrétâmes, bien entendu, que le bas était le haut, et nous mîmes à l’œuvre pour assujettir la voile sens dessus dessous. Mais il nous fallut beaucoup de temps pour l’ajuster, d’une façon ou de l’autre. La voile semblait persuadée que nous jouions à l’enterrement, et que je faisais le cadavre, et elle le linceul.
Quand elle eut compris qu’il s’agissait d’autre chose, elle me donna un bon coup de vergue sur le crâne, et ne voulut plus rien savoir.
— Mouillez-la, dit Hector, trempez-la dans l’eau, pour la mouiller.
Il m’affirma que sur les navires on mouillait toujours les voiles avant de les installer. Je la mouillai donc, mais les choses n’en allèrent que plus mal. Une voile sèche qui vous claque dans les jambes et s’entortille autour de votre tête n’a rien de récréatif, mais quand la voile est ruisselante d’eau, cela devient des plus désagréable.
Pour finir, en nous y mettant à deux, la voile fut en place. Nous l’assujettîmes, non tout à fait sens dessus dessous, plutôt de côté, — et nous l’attachâmes au mât, avec l’amarre du canot, que nous coupâmes à cet effet.
Que le canot ne chavira pas, je me borne à constater le fait. Pourquoi il ne chavira pas, je suis incapable d’en fournir une raison. J’ai souvent réfléchi, depuis, à ce phénomène, mais sans jamais en découvrir aucune explication satisfaisante.
Peut-être ce résultat fut-il dû à l’esprit de contradiction inhérent à toutes choses de ce monde. Qui sait si le canot ne s’était pas persuadé, à en juger d’après notre conduite en général, que nous voulions courir au suicide, et s’il n’avait pas, en conséquence, résolu de nous en empêcher. Telle est l’unique supposition que je peux raisonnablement former.
En nous cramponnant désespérément au bordage, nous réussissions à nous maintenir à l’intérieur du canot, mais c’était là un travail épuisant. Hector me rappela que les pirates et autres gens de mer avaient l’habitude de lier quelqu’un au gouvernail, et amenaient la grand’vergue, au cours des grosses tempêtes, et il fut d’avis d’essayer quelque chose de ce genre, mais je préférai laisser le canot faire tête au vent.
Comme mon idée était de loin la plus facile à suivre, elle fut adoptée, et nous tenant toujours des deux mains au plat-bord, nous lâchâmes la bride au canot.
Celui-ci remonta le fleuve pendant un bon mille à une allure où je n’ai jamais plus vogué depuis, et que je ne souhaite pas réitérer. Puis, à un tournant, il s’inclina tant que la moitié de la voile plongea sous l’eau. Puis il se redressa par miracle et s’élança sur un long banc de vase molle.
Ce banc de vase nous sauva. Après l’avoir labouré jusqu’au milieu, le canot ne bougea plus. Voyant qu’il nous était de nouveau possible de nous mouvoir comme nous l’entendions au lieu d’être ballottés et lancés de côté et d’autre, comme des pois dans un sac, nous allâmes jusqu’à l’avant, pour amener la voile, d’un coup de couteau.
Nous avions assez de naviguer à la voile. Nous ne voulions pas en attraper une indigestion. Ce temps de voile avait été excellent, mais l’heure était venue de ramer un peu pour changer.
Nous prîmes les avirons, nous efforçant de dégager le canot de la vase, et ce faisant un des avirons cassa net. Nous procédâmes ensuite avec les plus grandes précautions, mais tous deux étaient vieux et en mauvais état, et le second se rompit presque aussi facilement que le premier, et nous laissa sans ressources.
La vase s’étendait devant nous sur une centaine de yards ; derrière nous, il y avait l’eau. La seule chose à faire était de nous asseoir et d’attendre que quelqu’un passât.
Le temps n’était guère fait pour attirer les gens sur la rivière, et nous passâmes deux heures sans voir une âme. A la fin, arriva un vieux pêcheur qui, avec des difficultés inouïes, nous dégagea, et nous remorqua d’une façon ignominieuse jusqu’au garage des canots.
Tant pour récompenser l’homme qui nous avait ramenés que pour payer les avirons cassés, et pour avoir gardé le canot quatre heures et demie, cette sortie à la voile nous coûta un nombre considérable de semaines d’argent de poche. Nous avions acquis de l’expérience, et on dit qu’elle n’est jamais trop cher payée.
Reading. Nous sommes remorqués par une chaloupe à vapeur. Conduite exaspérante des petits canots. Comment ils se mettent dans le chemin des chaloupes à vapeur. George et Harris renâclent de nouveau à la besogne. Une histoire un peu usée. Streatley et Goring.
Il était onze heures quand nous arrivâmes en vue de Reading. La Tamise est triste et laide par ici, on ne s’attarde guère dans le voisinage de Reading. La ville est en elle-même une vieille cité célèbre, datant des jours lointains du roi Ethelred, alors que les Danois mouillaient leurs vaisseaux de guerre dans le Kennet, et partaient de Reading pour ravager le pays de Wessex. Ce fut ici qu’Ethelred et son frère Alfred les combattirent et les mirent en déroute.
Par la suite, Reading semble avoir été considéré comme un endroit commode pour s’y réfugier, quand les affaires allaient mal dans Londres. Le Parlement se réfugiait toujours à Reading lorsque la peste éclatait à Westminster ; et en 1625, la Loi suivit son exemple, et toutes les cours siégèrent à Reading. En vérité, cela valait la peine d’avoir de temps à autre une bonne petite peste dans Londres puisqu’elle vous débarrassait des légistes et du Parlement.
Durant la guerre parlementaire, Reading fut assiégée par le comte d’Essex, et, un quart de siècle plus tard, le prince d’Orange y défit les troupes du roi Jacques.
Henri Ier est entré à Reading, dans l’abbaye de bénédictins qu’il y avait fondée, et dont les ruines existent encore. Ce fut dans la même abbaye que le fameux Jean de Gand épousa la Dame Blanche.
A l’écluse de Reading, nous rencontrâmes une chaloupe à vapeur qui appartenait à des amis à moi, et ils nous remorquèrent jusqu’à environ un mille de Streatley. C’est délicieux d’être remorqué par une chaloupe à vapeur. J’aime encore mieux cela que ramer. Toutefois, le trajet eût été plus agréable sans un tas de sales petits canots qui se mettaient sans cesse à la traverse, car pour éviter de les couler, nous ne faisions que ralentir et stopper. Cette manie qu’ont les canots à rames de gêner les chaloupes à vapeur sur la Tamise est en vérité fort désagréable ; on devrait prendre des mesures pour le leur interdire.
Et par-dessus le marché, ils sont d’une impertinence sans égale. Vous pouvez siffler à faire éclater la chaudière, sans qu’ils se mettent en peine d’aller plus vite. J’en coulerais un ou deux de temps en temps, si on me laissait faire, ça leur apprendrait.
Un peu au-dessus de Reading, la Tamise devient très jolie. Le chemin de fer l’abîme bien un peu du côté de Tilehurst, mais depuis Mapledurham jusqu’à Streatley, le paysage est splendide. Un peu au delà de Mapledurham Lock, on passe devant le château de Hardwick, où Charles Ier jouait aux boules. Le voisinage de Pangbourne, où je vous recommande la petite auberge du Cygne, doit être aussi familier aux habitués des expositions d’art qu’aux habitants eux-mêmes.
La chaloupe de mes amis nous lâcha juste devant la grotte, et Harris ne manqua pas de prétendre que c’était mon tour de ramer. Cela me parut entièrement déraisonnable. Il avait été convenu le matin que j’amènerais le canot jusqu’à trois milles au-dessus de Reading. Or, nous en étions à dix milles, de Reading ! A coup sûr, c’était à présent le tour des autres.
Il me fut impossible de faire partager ce point de vue à Harris, non plus qu’à George ; aussi, pour ne pas envenimer les choses, je pris les avirons. Je ramais depuis une minute à peine que George vit flotter sur l’eau quelque chose de noir. Nous nous dirigeâmes dessus, George se pencha, et alla pour saisir l’objet. Mais il se rejeta en arrière avec un cri, tout pâle.
C’était le cadavre d’une femme. Elle flottait légèrement à la surface, et son visage était calme et serein. Ce visage n’était pas beau ; il était trop prématurément vieilli pour cela, mais il était néanmoins aimable, en dépit des stigmates du chagrin et de la misère, et il offrait cet aspect de tranquillité que revêtent parfois les visages des malades alors qu’ils ont cessé de souffrir.
Heureusement pour nous, — car nous ne tenions nullement à perdre notre temps chez le juge d’instruction, — des gens du rivage avaient aussi aperçu le cadavre et ils s’en chargèrent.
Nous apprîmes par la suite l’histoire de cette femme. Naturellement, c’était le vieux drame. Elle avait aimé et on l’avait trompée, ou bien c’était elle qui avait trompé. En tout cas, elle avait péché, — cela peut arriver à tout le monde, — et ses parents et amis, comme de juste scandalisés et indignés, lui avaient fermé leur porte.
Restée seule pour lutter contre le monde, portant au cou, telle une meule de moulin, sa honte, elle était tombée toujours plus bas. Au début elle avait subsisté, elle et l’enfant, avec les douze shillings par semaine que lui valait un esclavage quotidien de douze heures, en payant six shillings pour l’enfant, et vivant sur le reste.
On ne vit pas très bien avec six shillings par semaine. La vie ne demande qu’à s’échapper, en de pareilles conditions ; et un jour, je suppose, le chagrin et la sinistre monotonie de cette existence lui apparurent plus clairement qu’à l’ordinaire, et le spectre grimaçant de la Camarde vint la hanter. Elle fit un dernier appel à ses amis, mais la voix de la malheureuse se buta au mur à pic de leur honorabilité. Alors, elle alla voir son enfant — elle le tint entre ses bras, le baisa tristement, et, sans laisser voir son trouble, elle le quitta, en lui donnant un chocolat d’un penny qu’elle avait acheté, après quoi elle employa ses derniers shillings à prendre un billet pour Goring.
Les plus amers souvenirs de son existence s’associaient sans doute aux pentes boisées et aux vertes prairies de ces environs, mais les femmes ont une affection étrange pour le poignard qui les tue, et qui sait si à sa détresse ne se mêlait pas la vision ensoleillée de plus douces heures, passées sur ces flots qu’ombragent les grands arbres des deux rives ?
Elle erra tout le jour dans les bois voisins du fleuve, et puis, quand le soir tomba et que le crépuscule répandit son voile gris sur les eaux, elle tendit les bras vers la rivière muette, témoin de ses tristesses et de ses joies. Et la vieille rivière la reçut dans ses bras accueillants, et déposa sur son sein la pauvre tête dont elle apaisa la douleur.
Ainsi pécha-t-elle en toutes choses, — dans la vie et dans la mort. Que Dieu lui soit en aide ! ainsi qu’à tous les autres pécheurs, — s’il en reste.
Goring sur la rive gauche et Streatley sur la droite, sont deux localités charmantes et bien faites pour y résider quelques jours. Nous avions l’intention de pousser ce jour-là jusqu’à Wallingford, mais l’aspect aimable que présente ici la rivière nous engagea à nous y attarder un peu. Laissant donc notre canot près du pont, nous allâmes déjeuner dans Streatley, à l’auberge du Taureau.
Il paraît qu’autrefois les hauteurs situées de chaque côté du fleuve se rejoignaient en cet endroit, barrant ce qui est aujourd’hui la Tamise, et que celle-ci finissait alors au-dessus de Goring, en un vaste lac. Je ne suis pas à même de combattre ou de soutenir cette affirmation. Je la rapporte simplement.
Streatley est fort ancien, et date, comme la plupart des villes et villages riverains, du temps des Bretons et des Saxons. A choisir entre les deux, Goring n’est pas à beaucoup près une résidence aussi agréable que Streatley, mais elle ne manque pas non plus de charme, et elle est plus près du chemin de fer, au cas où vous auriez l’intention de filer sans payer votre note à l’hôtel.
Jour de blanchissage. Poisson et pêcheurs. De l’art d’amorcer. Un consciencieux pêcheur. Une histoire de pêche.
Nous passâmes deux jours à Streatley, et fîmes laver notre linge. Nous avions essayé de le laver nous-mêmes dans le fleuve, sous la direction de George, mais sans y réussir, car notre linge était plus sale après l’avoir lavé qu’avant.
Avant de le laver, il était très, très sale, c’est vrai ; mais il était encore mettable, à la rigueur. Après… eh bien, la rivière entre Reading et Henley était beaucoup plus propre, une fois que nous eûmes lavé notre linge, qu’elle ne l’était auparavant. Toute la saleté contenue dans la rivière entre Reading et Henley, nous la recueillîmes durant notre blanchissage pour la faire entrer dans notre linge.
La blanchisseuse de Streatley nous dit qu’elle se devait à elle-même de nous faire payer trois fois le tarif ordinaire, car il ne s’agissait pas de lessive, mais de désincrustage.
Nous payâmes la note sans protester.
Les environs de Streatley et de Goring sont un grand centre de pêche. On y trouve d’excellent poisson. Le fleuve y abonde en brochets, gardons, dards, goujons et anguilles ; et vous pouvez rester à en pêcher toute la journée.
Certaines gens le font. Ils ne prennent jamais rien. Je n’ai jamais vu personne prendre quelque chose sur la Haute-Tamise, excepté des chats crevés, ce qui n’a rien à voir, naturellement, avec la pêche. Le guide local du pêcheur ne parle nullement de prendre quelque chose. Il se contente d’affirmer que l’endroit est « bon pour la pêche », et, d’après ce que j’ai vu, je suis tout disposé à confirmer cette assertion.
Il n’est pas de lieu au monde où il y ait plus de pêcheurs, ni où l’on puisse pêcher plus longtemps. Certains pêcheurs viennent y pêcher tout un mois. Vous pouvez pêcher un an si vous voulez : ce sera pareil.
Le Guide du Pêcheur à la ligne sur la Tamise dit qu’« il y a aussi du brochet et de la perche ». Brochets et perches s’y trouvent en effet. On les voit par bancs, lorsqu’on se promène sur les berges ; ils viennent vous regarder, et sortent à moitié de l’eau, la gueule béante, attendant du biscuit. Et si vous vous baignez, ils grouillent autour de vous d’une façon agaçante. Mais quant à les avoir grâce à un morceau de ver au bout de l’hameçon, — rien à faire.
Je ne suis pas un bon pêcheur. J’ai consacré jadis beaucoup de temps à cet exercice, et j’y faisais, je pense, de réels progrès, mais les anciens dans la partie jugèrent que je n’arriverais jamais à rien, et me conseillèrent d’abandonner. A leur dire, je jetais fort bien ma ligne, et paraissais avoir des dispositions, avec très suffisamment de paresse innée. Mais ils affirmaient que je ne serais jamais un bon pêcheur. Je manquais de l’imagination nécessaire.
Comme poète, ou feuilletonniste, ou reporter, ou n’importe quoi dans ce genre, j’en avais peut-être assez, mais pour devenir un bon pêcheur à la ligne, il fallait plus de fantaisie, plus de puissance inventive que je n’en possédais.
Certains sont persuadés qu’il suffit pour être un bon pêcheur de savoir dire des mensonges facilement et sans rougir. Ils se trompent. La simple fiction est inutile, le premier novice venu en est capable. C’est au détail circonstancié, à la note de vraisemblance, à l’air général de scrupuleuse, — voire pédantesque — véracité, que l’on reconnaît le pêcheur à la ligne expérimenté.
Tout le monde peut venir vous raconter : « Oh, j’ai attrapé quinze douzaines de perches hier après-midi » ; ou « lundi dernier, j’ai ramené un goujon qui pesait dix-huit livres et mesurait trois pieds du museau à la queue ».
Ce genre de propos n’exige ni art ni talent. Il prouve de l’aplomb, mais c’est tout.
Non : votre pêcheur à la ligne accompli aurait honte d’exposer un mensonge de cette façon-là. Sa méthode vaut d’être décrite.
Il entre tranquillement, le chapeau sur la tête, accapare le siège le plus commode, allume sa bouffarde, et commence à la téter sans mot dire. Il laisse les jeunes jeter leur feu, puis durant une accalmie passagère, il ôte de sa bouche sa pipe, dont il secoue les cendres contre la grille, et jette :
— Ma foi, j’ai fait mardi soir une prise qui ne vaut pas la peine d’en parler.
— Tiens, pourquoi ça ? lui demande-t-on.
— Parce que personne ne me croirait si je la racontais, répond calmement notre homme ; et, sans la moindre trace d’amertume dans la voix, il rebourre sa pipe et demande au patron de lui apporter un triple whisky écossais, sec.
Suit une pause, car nul ne se sent assez sûr de lui-même pour contredire le vieux gentleman. Celui-ci reprend donc sans y être invité :
— Non, je ne le croirais pas moi-même si on me le racontait, et cependant, le fait est là. J’étais resté à la même place tout l’après-midi, sans prendre littéralement rien, — à part quelques douzaines de dards et quelques petits brochets, et j’étais sur le point d’y renoncer lorsque soudain ma ligne tire. Je crus qu’il s’agissait encore d’un petit et j’allai pour le relever. Mais du diable si je pouvais remuer ma canne ! Il me fallut une demi-heure, — une demi-heure, monsieur ! — pour ramener ce poisson ; et à chaque instant je craignais de voir ma ligne se rompre ! Je le tirai à la fin, et que croyez-vous que c’était ? Un esturgeon ! Un esturgeon de quarante livres ! pris à la ligne, monsieur ! Oui, il y a de quoi être estomaqué… Vous me donnerez encore un whisky triple, patron, s’il vous plaît.
Et il continue en rapportant la stupéfaction de tous ceux qui l’ont vu, et ce que sa femme en a dit, en rentrant à la maison, et ce que Joe Buggles en pensait.
Je demandai une fois au patron d’une auberge de la Tamise si cela ne lui faisait pas trop de mal, quelquefois, d’écouter les histoires que les pêcheurs là présents lui racontaient. Il me répondit :
— Oh ! non, plus maintenant, monsieur. Au début, cela me dérangeait un peu ; mais que voulez-vous, avec l’habitude, ma femme et moi en écoutons toute la journée. Il suffit de s’y habituer, voilà tout.
J’ai connu un jeune homme qui était fort consciencieux, et quand il se mit à pêcher, il prit la résolution de ne jamais exagérer ses prises de plus de vingt-cinq pour cent.
— Si je prends quarante poissons, disait-il, je raconterai que j’en ai pris cinquante, et ainsi de suite. Mais je ne veux pas mentir davantage, car mentir est un péché.
Mais le système du vingt-cinq pour cent ne lui réussit pas. Il n’eut pas l’occasion d’en user. Le plus grand nombre de poissons qu’il prit en un jour fut de trois, et on ne peut ajouter vingt-cinq pour cent à trois, du moins quand il s’agit de poissons.
Il porta donc son pourcentage à trente-trois pour cent, mais cela ne marchait pas non plus quand il n’en prenait qu’un ou deux ; aussi, pour simplifier, il se décida à doubler le nombre.
Il s’en tint à ce procédé une couple de mois, puis il en fut mécontent. Personne ne le croyait quand il avouait qu’il se contentait de doubler et lui, de son côté, ne gagnait rien à cet aveu, car sa modération le désavantageait vis-à-vis des autres pêcheurs. Quand il avait pris en réalité trois petits poissons, et qu’il disait en avoir pris six, il avait la mortification d’entendre un individu qu’il savait n’en avoir pris qu’un, aller raconter aux gens qu’il en avait ramené deux douzaines.
Il finit donc par convenir en son for intérieur (et il ne s’en est plus départi) de compter pour dix chaque poisson qu’il prenait, et de poser dix pour commencer. Exemple : s’il ne prenait rien du tout, il disait avoir pris dix poissons, — on n’en pouvait jamais prendre moins de dix, avec son système ; ce nombre était fondamental. Puis, si par hasard, il prenait réellement un poisson, il l’appelait vingt ; au delà, deux poissons valaient trente ; trois, quarante, etc.
Le moyen est simple et d’usage commode, et le bruit a couru dernièrement qu’il était adopté par toute la confrérie des pêcheurs à la ligne. En fait, le Comité de l’Association des Pêcheurs à la Ligne de la Tamise a prôné son adoption, il y a deux ans, mais quelques-uns de ses plus vieux membres s’y opposèrent, disant que la chose n’aurait d’intérêt que si les nombres étaient doubles, et chaque poisson compté pour vingt.
Quand vous aurez une soirée de trop, sur la Tamise, je vous conseille d’entrer dans une petite auberge de village, et de vous asseoir dans le débit. Vous êtes presque sûr d’y rencontrer un ou deux sectateurs de la ligne en train de siroter leur grog, et qui vous raconteront en une heure et demie assez d’histoires de pêche pour vous donner une indigestion d’un mois.
Le deuxième jour, George et moi — je ne sais ce qu’était devenu Harris ; il était allé se faire raser, au début de l’après-midi, puis il était revenu et avait passé quarante minutes à frotter ses souliers au blanc d’Espagne, et nous ne l’avions plus revu depuis — George et moi, dis-je, plus le chien, laissés à nous-mêmes, partîmes faire un tour à Wallingford, et avisant au retour une petite auberge au bord de l’eau, nous y entrâmes sous prétexte de nous reposer.
Nous allâmes nous asseoir dans le salon. Il y avait là, fumant une longue pipe de terre, un vieil individu avec lequel nous entrâmes bientôt en conversation.
Il nous dit que la journée avait été belle, et nous lui répondîmes qu’il avait fait beau hier, et puis nous déclarâmes ensemble qu’il ferait sans doute beau demain ; et George ajouta que la moisson s’annonçait bonne.
Après quoi, de façon ou d’autre, il nous échappa de dire que nous étions étrangers au pays, et que nous partions le lendemain matin.
La conversation subit ensuite un temps d’arrêt, dont nous profitâmes pour jeter un coup d’œil autour de nous. Nos yeux se fixèrent sur une vieille vitrine poussiéreuse accrochée bien au-dessus de la cheminée, et renfermant une truite. Cette truite me fascinait, tant elle était gigantesque. Même, au premier abord, je la pris pour une morue.
— Ah ! dit le vieux gentleman, en suivant la direction de mon regard, c’est une belle bête, hein ?
— Tout à fait hors ligne, répliquai-je ; et George demanda au vieillard combien elle pouvait peser.
— Dix-huit livres six onces, dit notre ami, se levant pour ôter sa redingote. Oui, poursuivit-il, il y aura seize ans, le trois du mois prochain, que je l’ai pêchée. Je l’ai attrapée juste sous le pont. Sa présence dans la rivière m’avait été signalée, et je m’étais dit que je l’aurais. On n’en voit plus beaucoup de cette taille, à présent, je crois. Bonsoir, messieurs, bonsoir.
Et il sortit, nous laissant seuls.
Nous ne pouvions plus détacher nos regards de ce poisson. C’était vraiment un poisson magnifique. Nous n’avions pas cessé de le regarder, lorsque le voiturier local qui venait de s’arrêter à l’auberge, apparut sur le seuil de la pièce, sa pinte de bière au poing, et lui aussi regarda le poisson.
— Elle est d’une jolie taille, cette truite, dit George, en se tournant vers lui.
— Oh, vous pouvez bien le dire, messieurs, répliqua l’homme ; et, après avoir bu un coup, il reprit : Vous n’étiez sans doute pas ici, messieurs, quand ce poisson a été pris ?
Nous répondîmes que non, et que nous n’étions pas du pays.
— Ah ! dit le voiturier, dans ce cas-là, c’était impossible. Voilà près de cinq ans que j’ai pris cette truite.
— Tiens ! c’est donc vous qui l’avez prise ? dis-je.
— Oui, monsieur, répliqua le sympathique vieillard. Je l’ai prise juste au-dessous de l’écluse, un vendredi après-midi ; et le plus curieux est que je l’ai prise à la mouche artificielle. J’étais parti à la pêche au brochet, sauf votre respect, et je ne m’attendais pas à une truite, et quand le bouchon s’enfonça, au bout de ma ligne, ce fut tout juste s’il ne m’entraîna pas. Songez donc, elle pesait vingt-six livres ! Bonsoir, messieurs, bonsoir.
Cinq minutes plus tard, un troisième individu entra, et nous raconta comment il l’avait prise, un matin de bonne heure, et lorsqu’il fut parti, un grave personnage d’une cinquantaine d’années entra et alla s’asseoir près de la fenêtre.
Personne ne dit mot, tout d’abord ; mais à la fin George se tourna vers le nouveau venu et lui dit :
— Je vous demande pardon, j’espère que vous excuserez la liberté que nous — tout à fait étrangers au pays — allons prendre, mais nous vous serions obligés, mes amis ici présents et moi, de nous dire comment vous avez pris cette truite.
— Tiens ! qui donc vous a dit que je l’avais prise ? s’écria-t-il, étonné.
Nous lui répondîmes que personne ne nous l’avait dit, mais que nous devinions qu’il devait l’avoir prise.
— Ma foi, c’est très curieux… très curieux, répliqua-t-il en riant ; mais, au fait, vous avez raison : c’est bien moi qui l’ai prise. Je ne vois pas comment vous l’avez deviné. Parole, c’est réellement très curieux.
Et alors il nous raconta comme quoi il lui avait fallu une demi-heure pour la tirer à terre, et qu’elle avait cassé sa canne à pêche. Il ajouta qu’en rentrant chez lui, il l’avait pesée avec soin, et que la balance avait accusé trente-quatre livres.
Il sortit à son tour, et quand il fut parti, le patron survint. Nous lui contâmes les diverses histoires que nous avions ouïes au sujet de sa truite, et il s’en amusa fort, et nous rîmes avec lui de tout cœur.
— Ils sont impayables, ce Jim Pates et ce Joe Muggles et ce Mr Jones et ce vieux Billy Maunders, d’aller vous raconter qu’ils l’ont prise ! Ha ! ha ! ha ! elle est bien bonne, s’écria l’honnête personnage, en se tenant les côtes. Allez me faire ce coup-là à moi, dans mon salon ! eux l’avoir prise ! Ha ! ha ! ha !
Et alors, il nous raconta l’histoire authentique du poisson. C’était lui-même qui l’avait pris, tout jeune garçon, des années auparavant, et pas du tout par habileté, mais par cette chance incroyable qui paraît toujours réservée à un gamin qui fait l’école buissonnière, et s’en va pêcher un après-midi de beau temps, avec un bout de grosse ficelle et une branche d’arbre.
Il dit que de rapporter chez lui cette truite l’avait sauvé d’une râclée, et que son maître d’école lui-même avait dit qu’elle valait la règle de trois et la dictée réunies.
Il fut alors appelé hors du salon, et George et moi nous tournâmes encore une fois nos regards vers le poisson.
C’était réellement une truite bien extraordinaire. Plus nous la regardions, plus nous l’admirions.
Elle passionna tellement George qu’il grimpa sur le dossier d’une chaise pour la voir de plus près.
Mais la chaise bascula ; et George se rattrapa d’instinct à la vitrine, qui dégringola avec fracas, George et la chaise par-dessus.
— Vous n’avez pas abîmé le poisson, hein ! m’écriai-je tout inquiet, en m’élançant.
— J’espère que non, dit George, se relevant avec précaution et regardant sous lui.
Hélas ! la truite gisait en mille pièces, je dis mille, mais elles n’étaient peut-être que neuf cents. Je ne les ai pas comptées.
Nous trouvâmes singulier et inexplicable qu’une truite empaillée eût pu se casser en tant de petits morceaux.
Et en effet, c’eût été singulier et inexplicable, si la truite avait été empaillée, mais elle ne l’était pas.
La truite était en plâtre de Paris.
Écluses. George et moi nous sommes photographiés. Wallingford. Dorchester. Abingdon. Un bon endroit pour se noyer. Un trajet difficile. Effet démoralisant de l’air de la Tamise.
Nous quittâmes Streatley le lendemain matin de bonne heure, et remontâmes à l’aviron jusqu’à Culham, et nous couchâmes sous la bâche, dans le bras de dérivation.
Entre Streatley et Wallingford, la Tamise n’a rien de bien intéressant. Au delà de Cleve, on rencontre un bief de six milles et demi sans une écluse. C’est là, je pense, le plus long trajet ininterrompu qu’il y ait en amont de Teddington, et le club d’Oxford l’utilise pour ses essais de « huit ».
Mais si cette absence d’écluses est agréable au canotier, le simple dilettante la regrette.
Pour ma part, je raffole des écluses. Elles rompent favorablement la monotonie de l’aviron. J’adore être assis dans le canot et m’élever lentement des humides profondeurs du sas vers un nouveau bief et de nouveaux paysages ; ou m’enfoncer hors du monde pour ainsi dire, et puis attendre que les sombres portes grincent et que l’étroite bande de jour s’élargisse entre elles jusqu’à découvrir devant vous tout le beau fleuve riant, après quoi vous poussez votre petit canot hors de sa brève prison, une fois de plus sur les eaux familières.
Elles sont pleines de pittoresque, ces écluses. Le bon éclusier, ou son avenante épouse, ou sa fille au minois éveillé, font d’agréables interlocuteurs pour un bout de causette. On y retrouve d’autres canots, et on échange les nouvelles de la rivière. La Tamise ne serait pas ce pays de rêve, sans ses écluses fleuries.
A propos d’écluses, je me rappelle un accident qui faillit arriver à George et moi, un matin de juillet, à Hampton-Court.
C’était une journée admirable, et l’écluse était bondée ; et, comme il est d’usage, un photographe spéculateur prenait une vue de tous les canots flottant sur les eaux en cours d’ascension.
Je ne m’en étais pas rendu compte tout d’abord, et je fus très étonné de voir George étirer bien vite son pantalon, relever ses cheveux et camper crânement sa casquette en arrière, puis revêtant une expression à la fois d’affabilité et de mélancolie, s’asseoir dans une pose gracieuse, et s’efforcer de dissimuler ses pieds.
Ma première idée fut qu’il avait tout à coup aperçu quelque demoiselle de ses connaissances, et je regardai autour de moi pour voir qui c’était. Tous les gens qui se trouvaient dans la chambre d’écluse semblaient avoir été soudain pétrifiés. Ils étaient assis ou debout dans les attitudes les plus bizarrement forcées que j’aie jamais vues sur un éventail japonais. Toutes les filles souriaient. Oh ! qu’elles avaient l’air gracieux ! Et tous les garçons fronçaient les sourcils, et paraissaient graves et dignes.
Mais à la fin, la vérité m’illumina, et je craignis de n’être pas prêt. Notre canot était tout au premier plan, et il serait mal, pensai-je, de déshonorer le groupe du bonhomme.
Je fis face vivement, et pris position à la proue appuyé sur la gaffe en une gracieuse attitude évocatrice de force et d’agilité. Je fis retomber mes cheveux en mèche sur le front, et répandis sur mes traits un air — qui me sied, dit-on, — de douce bienveillance, relevée d’un grain de cynisme.
On ne bougeait plus, dans l’attente du moment psychologique. Mais alors quelqu’un s’écria derrière moi :
— Hélà ! attention à votre nez ![7]
[7] Nose se dit aussi pour l’avant d’un canot.
Je ne pouvais me retourner pour voir de quoi il s’agissait et qui devait faire attention à son nez. Je jetai un coup d’œil furtif sur celui de George. Il était normal, — ou du moins il n’offrait pas de défauts susceptibles de modification. Je louchai vers le mien, qui me parut aussi en bon état.
— Faites attention à votre nez, espèce de gourde ! lança la même voix, plus fort.
Et une autre ajouta :
— Garez donc votre nez, sacrebleu, vous là-bas, les deux avec le chien !
Ni George ni moi n’osâmes nous retourner. L’homme avait la main sur l’obturateur et la photo allait être prise d’un instant à l’autre. Était-ce à nous qu’on en avait ? Qu’est-ce qui se passait avec nos nez ? Pourquoi fallait-il les garer ?
Mais alors toute l’écluse se mit à pousser des cris, et une voix de stentor nous hurla dans le dos :
— Faites attention à votre canot, monsieur ; vous deux en casquettes rouge et noire. C’est sous forme de deux cadavres que vous serez pris en photo, si vous ne vous dépêchez pas.
Nous regardâmes le nez de notre canot et vîmes qu’il était engagé dans un étrésillon de l’écluse, alors que l’eau en pénétrant s’élevait tout autour et le faisait pencher. Un instant de plus et nous étions perdus. Prompts comme la pensée, nous attrapâmes chacun un aviron, et un vigoureux coup de poignée contre la porte délivra le canot et nous envoya rouler sur le dos.
Nous ne fîmes pas trop bonne figure sur ce groupe, George et moi. Naturellement, comme il fallait s’y attendre, notre sort voulut que l’homme déclenchât la satanée mécanique à l’instant précis où nous étions tous les deux sur le dos, avec l’air égaré du « Où suis-je ? que deviens-je ? » tandis que nos quatre pieds s’agitaient en désespérés.
Nos pieds firent indéniablement presque tous les frais de cette photographie. A peine si l’on y voyait autre chose. Ils occupaient tout le premier plan. Derrière eux on entrevoyait les autres canots, et des fractions de paysage ; mais tout ce qu’il y avait d’autre dans le sas paraissait d’une insignifiance si dérisoire, comparativement à nos pieds, que tous les autres figurants du groupe rougirent d’eux-mêmes et refusèrent de souscrire.
Le propriétaire d’une chaloupe à vapeur qui avait retenu six épreuves annula sa commande à la vue du négatif. Il les prendrait, dit-il, si quelqu’un pouvait lui faire voir son bateau, mais personne n’en fut capable. Il était quelque part derrière le pied droit de George.
Quant à nous, le photographe prétendait nous faire prendre une douzaine d’épreuves chacun, vu que nous formions à nous seuls les neuf dixièmes du groupe. Mais nous refusâmes, disant que nous préférions être pris par en haut.
Wallingford, à six milles au-dessus de Streatley, est une ville très ancienne et a joué un rôle très actif dans la genèse de l’histoire d’Angleterre. Ce fut à l’époque des Bretons un groupe de grossières huttes de boue. Puis vinrent les légions romaines, qui remplacèrent les murs d’argile par de puissantes fortifications, dont les siècles n’ont pu encore balayer la trace, car les maçons de l’antiquité savaient bâtir comme il faut.
Mais le temps, qui a respecté les murs romains, a eu vite réduit les Romains en poudre, et sur ce terrain, dans la suite des âges, les farouches Saxons luttèrent contre les géants Danois, jusqu’à l’arrivée des Normands.
Ce fut une ville murée et fortifiée jusqu’à la guerre parlementaire, époque où Fairfax l’assiégea longuement. Elle fut prise à la fin, et l’on rasa ses murailles.
De Wallingford à Dorchester, les abords du fleuve se font accidentés, variés et pittoresques. Dorchester se trouve à un demi-mille du fleuve. On peut y accéder en remontant la Tamise, si l’on a un petit canot ; mais il est préférable de quitter la vallée à l’écluse de Day, et de couper à travers champs. Dorchester est une vieille localité d’une paix exquise, engourdie dans une torpeur muette et sereine.
Dorchester, comme Wallingford, fut une cité, au temps des Bretons ; elle s’appelait Caer Doren, « la cité sur l’eau ». En des âges plus récents, les Romains y établirent un vaste camp, dont les fortifications subsistent aujourd’hui sous la forme de longs tertres bas. Au temps des Saxons, elle fut la capitale du Wessex. A présent, elle reste en dehors des bruits du monde et songe mélancoliquement au passé.
Aux abords de Clifton Hampden, joli village à la vieille mode, paisible, égayé de fleurs, le coup d’œil sur la Tamise est superbe. Si vous passez la nuit à Clifton, vous ne pouvez pas mieux faire que de descendre à la « Meule d’Orge ». C’est de toutes les auberges de la Haute-Tamise la plus curieuse et ancienne. Elle se trouve à gauche du pont, en dehors du village. Son toit de chaume et ses fenêtres à petits carreaux lui donnent un air très livre d’images, et son intérieur est encore plus désuet.
Elle n’est pas du tout faite pour loger une héroïne de roman moderne. Celle-ci est toujours « divinement grande », et toujours « elle se redresse de toute sa taille ». A la « Meule d’Orge », elle se cognerait chaque fois la tête au plafond.
La maison ne conviendrait guère non plus aux ivrognes. Trop de surprises vous attendent au long des couloirs, en fait de marches à monter ou descendre ; et arriver à leur chambre ou y trouver leur lit, ce serait pour eux deux opérations d’une impossibilité radicale.
Nous fûmes levés de bonne heure, le lendemain matin, car nous voulions être à Oxford pour l’après-dîner. C’est étonnant comme on peut se lever de bonne heure, lorsqu’on fait du camping. Roulé dans une couverture, et couché sur les planches d’un canot avec une valise pour oreiller, il s’en faut qu’on tienne à rester « au lit encore cinq minutes seulement, » comme on fait quand on dort dans la plume. Dès huit heures et demie, nous avions fini de déjeûner et passions l’écluse de Clifton.
De Clifton à Culham, les berges du fleuve sont plates, monotones et inintéressantes, mais après avoir passé l’écluse de Culham, — la plus glaciale et profonde de la Tamise, — le paysage s’améliore.
A Abingdon, le fleuve coule au milieu des rues. Abingdon est la vraie petite ville de province, — tranquille, éminemment respectable, propre et désespérément morne. Elle se fait gloire de son antiquité, mais il me paraît douteux qu’on puisse la comparer sous ce rapport à Wallingford et Dorchester. Il y avait autrefois ici une abbaye fameuse, et dans ce qui reste de ses murs consacrés, on fabrique aujourd’hui de la bière.
Le trajet d’Abingdon à Nuneham Courtenay est charmant. Le parc de Nuneham mérite d’être vu. On le visite les mardi et jeudi. Le château renferme une belle collection de tableaux et de curiosités. La gare d’eau de Sandford, juste après l’écluse, est un bon endroit pour se noyer. Il y a là un remous violent, qui ne vous lâche plus. Un obélisque marque le lieu où deux hommes se sont noyés en se baignant ; et le socle de l’obélisque sert habituellement de tremplin aux jeunes gens qui veulent plonger pour voir si l’endroit est réellement aussi dangereux.
Nous passâmes l’écluse d’Iffley à midi et demi et là, après avoir rangé le canot et fait nos préparatifs de débarquement, nous entreprîmes notre dernier mille.
Le trajet d’Iffley à Oxford est le plus difficile que je sache sur la Tamise. Il faudrait être né sur ces eaux pour s’y reconnaître. J’y ai navigué bon nombre de fois, mais je ne suis pas encore capable de m’y retrouver.
Tout d’abord le courant vous pousse en plein sur la rive droite, ensuite sur la gauche, puis il vous remporte au milieu, vous fait faire trois tours et vous ramène vers l’amont, et finit toujours par tâcher de vous écraser contre une barque du collège.
Il en résulta comme de juste que, sur cet espace d’un mille, nous faillîmes entrer en collision avec plusieurs autres canots, ce dont il s’ensuivit pas mal de gros mots.
Je ne sais comment cela se fait, mais tous les gens sont extraordinairement irritables sur la Tamise. La moindre anicroche, que vous ne relèveriez même pas sur la terre ferme, vous rend fou de rage, lorsqu’elle vous arrive sur l’eau. Quand Harris ou George commettent une bêtise à terre, je souris avec indulgence ; sur le fleuve, pour la moindre maladresse, je les accable d’injures. Quand un autre canot se met dans mon chemin, je suis tenté de saisir un aviron et d’assommer tous ses occupants.
Les gens du caractère le plus bénin, à terre, deviennent en canots féroces et sanguinaires. Il m’est arrivé une fois de naviguer avec une jeune dame. Elle était du naturel le plus doux et agréable qu’on puisse imaginer, mais sur la rivière, c’était effrayant de l’entendre.
— Oh ! que le diable l’emporte, celui-là, s’écriait-elle, quand un infortuné rameur se mettait dans son chemin, ne peut-il donc regarder où il va !
Ou bien :
— Oh ! la satanée vieille ordure ! disait-elle, quand la voile ne se mettait pas bien en place. Et elle l’attrapait et tirait dessus avec fureur.
Pourtant, comme je l’ai dit, elle était charmante et douce, à terre.
L’air de la rivière a sur l’humeur un effet démoralisant, et c’est cela, je pense, qui fait que les bateliers sont parfois si grossiers entre eux et se servent d’un langage qu’ils regrettent sans doute lorsqu’ils sont de sang-froid.
Oxford. L’idée que Montmorency se fait du Ciel. Le canot de location ; ses beautés et ses avantages. L’« Orgueil de la Tamise ». Le temps change. Le fleuve sous divers aspects. Une soirée peu joyeuse. Aspirations vers l’impossible. George joue du banjo. Une mélodie funèbre. Deuxième journée de pluie. La fuite. Un souper léger et une santé.
Nous passâmes à Oxford deux jours très agréables. Il y a beaucoup de chiens dans la ville d’Oxford. Montmorency se battit onze fois le premier jour, et quatorze le deuxième. Il se croyait évidemment arrivé au Ciel.
Chez les gens de constitution trop faible ou d’un naturel trop paresseux, pour aimer le travail de la remontée, c’est une coutume répandue de louer un canot à Oxford, et de descendre à l’aviron. Pour les courageux, le voyage de remontée est certes préférable. Cela ne vaut rien de suivre toujours le courant. L’on retire plus de satisfaction de se cambrer la poitrine et de lutter contre lui, et de faire son chemin malgré lui… Du moins, tel est mon point de vue lorsque Harris et George sont aux avirons, et moi au gouvernail.
A ceux qui seraient tentés de choisir Oxford comme point de départ, je dirai : prenez votre canot à vous, — sauf, bien entendu, si vous pouvez prendre sans risque celui de quelque autre. Les canots qui, règle générale, sont en location sur la Tamise au delà de Marlow, sont excellents. Ils sont bien étanches ; et aussi longtemps qu’on les manie avec précaution il est rare de les voir s’ouvrir en deux et couler. On trouve dans ces canots de quoi s’asseoir et tout le nécessaire — ou presque — pour ramer et gouverner.
Mais ils ne sont pas décoratifs. Le canot loué au delà de Marlow n’est guère propre à vous laisser déployer vos talents ni vos grâces. Le canot de location met vite frein aux velléités de ce genre. C’est là son principal sinon son unique mérite.
Celui qui monte le canot de location est modeste et peu ostentatoire. Il se tient de préférence du côté de l’ombre, et accomplit le meilleur de son trajet le matin de bonne heure ou tard dans la soirée, lorsqu’il n’y a pas beaucoup de monde pour le regarder.
Si l’occupant du canot de location voit venir une de ses connaissances, il débarque aussitôt et se cache derrière un arbre.
Il m’est arrivé, une fois, de faire partie d’une société qui avait loué un canot pour faire une excursion de quelques jours. Aucun de nous n’avait encore vu de près un canot de location ; et nous ignorions ce qu’il pouvait être quand nous le vîmes pour la première fois.
Nous avions écrit pour retenir un canot — un skiff en double ; et quand nous arrivâmes au garage avec nos valises et que nous eûmes dit notre nom, l’homme répliqua :
— Ah ! oui, c’est vous qui avez retenu un skiff en double. Parfait. Jim, sortez l’Orgueil de la Tamise.
Le garçon partit, et reparut cinq minutes plus tard, luttant avec un assemblage de bois antédiluvien, qu’on eût dit déterré depuis peu, et déterré sans précautions, ce qui l’avait plutôt endommagé.
Ma première idée, à l’aspect de l’objet, fut qu’il s’agissait de quelque débris romain, — débris de quoi, je l’ignorais, d’un sarcophage, peut-être.
La région de la Haute-Tamise abonde en débris romains, et ma supposition ne manquait pas de vraisemblance, mais le jeune homme grave de notre bande, qui est un peu géologue, railla mon hypothèse du débris romain, et déclara qu’il était évident au plus pauvre intellect (catégorie où il semblait regretter de ne pouvoir en conscience me ranger) que l’objet découvert par le garçon était un fossile de baleine ; et nous prouva par A plus B qu’il devait appartenir à la période pré-glacière.
Pour décider la question, nous recourûmes au garçon. Nous lui dîmes de ne rien craindre, mais de déclarer la vérité vraie. Son fossile était-il pré-adamite, ou bien était-ce un sarcophage romain ?
Le garçon répondit que c’était l’Orgueil de la Tamise.
Au premier abord, nous trouvâmes sa répartie fort spirituelle, et nous lui donnâmes deux pence pour sa promptitude d’esprit. Mais comme il n’en démordait pas, la plaisanterie nous parut avoir trop duré.
— Allons, allons, mon ami, dit sévèrement notre capitaine, assez de ces fariboles. Reportez chez vous cette vieille bassinoire, et amenez-nous le canot.
Survint alors le constructeur de bateaux en personne, qui nous affirma sur parole de praticien, que l’objet était réellement un canot, — était, en fait, le canot, le skiff en double choisi pour nous porter dans notre excursion.
Nous récriminâmes beaucoup. Nous trouvions qu’il aurait pu, tout au moins, le faire passer à la chaux, ou au goudron, — faire quelque chose, enfin, pour le distinguer d’une épave naufragée ; mais il se refusait à y découvrir aucun défaut.
Il parut même offensé de nos remarques. Il nous avait, dit-il, choisi le meilleur canot de sa réserve, et il estimait que nous aurions pu lui en être plus reconnaissants.
Il ajouta que l’Orgueil de la Tamise était en service depuis quarante ans, à sa connaissance, et que personne encore ne s’en était jamais plaint, et il ne voyait pas pourquoi nous serions les premiers à le faire.
Nous ne discutâmes plus.
Nous nous occupâmes de raffermir le soi-disant canot à l’aide de bouts de corde, puis, ayant collé un peu de papier de tenture sur les endroits les plus avariés, chacun recommanda son âme à Dieu, et s’embarqua.
La location de ce débris nous coûta trente-cinq shillings pour six jours ; alors que le tout eût été acquis pour quatre shillings et demi à quelque vente de bois d’épaves, sur la côte.
Le temps changea le troisième jour — attention ! à cette heure je parle de notre présent voyage — et ce fut sous une tombée de bruine continue que nous quittâmes Oxford pour regagner nos pénates.
La Tamise — quand le soleil brasille sur ses vaguelettes dansantes, faisait jouer des reflets d’or sur les troncs vert-de-grisés des hêtres, transperçant de ses rais les bois frais et sombres, projetant des diamants sur la roue des moulins, lançant des baisers aux lis, argentant murs et rendant toute prairie et toute avenue aimable, ponts moussus, égayant le moindre hameau, s’accrochant aux buissons, souriant dans chaque crique, éclatant sur mainte voile blanche, imprégnant l’air d’enthousiasme, — la Tamise est un beau fleuve doré.
Mais la Tamise — triste et grelottante, quand les gouttes de la pluie indiscontinue tombent sur ses eaux grises et mornes, comme des pleurs étouffés de femmes dans les ténèbres ; quand les bois, muets et assombris, drapés de brumes vaporeuses, font sur ses bords comme des fantômes : muets fantômes aux yeux chargés de reproches, tels ceux des mauvaises actions, ou des amis délaissés, — la Tamise n’est plus qu’une eau hantée, au pays des vains regrets.
La lumière du soleil est la vie même de la Nature. Notre Mère la Terre nous regarde avec des yeux si tristes et désâmés, quand le soleil s’est retiré d’elle, que sa présence alors nous navre : on dirait qu’elle ne nous connaît plus ou qu’elle a cessé de nous aimer. On dirait une veuve qui a perdu son cher mari et que ses enfants prennent par la main et regardent dans les yeux, sans qu’elle daigne leur sourire.
Nous tirâmes l’aviron sous la pluie, toute cette journée-là, — travail bien mélancolique. Nous prétendîmes, au début, que cela nous amusait. C’était un changement, disions-nous, et nous aimions de voir la rivière sous ses différents aspects.
On ne pouvait s’attendre à avoir toujours du soleil. La Nature n’est-elle pas belle, même en pleurs ?
Et de fait, Harris et moi fûmes pleins d’entrain, les quelques premières heures. Et nous chantâmes une chanson sur la vie du bohémien, — existence délicieuse, livrée à la tempête et au soleil, et à tout vent qui souffle ! — et comment il aime la pluie et le plaisir qu’elle lui fait ; et comment il se moque de ceux qui ne l’aiment pas.
George prit la chose plus sobrement, et s’en tint à son parapluie.
Nous hissâmes la bâche avant le déjeuner, et la gardâmes tout l’après-midi, ne laissant à l’avant qu’un tout petit espace. Nous fîmes neuf milles de cette façon, et nous arrêtâmes pour la nuit un peu avant l’écluse de Day.
Je ne saurais dire en vérité que notre soirée fut joyeuse. La pluie se déversait avec une tranquille obstination. Chaque chose dans le canot était humide et collante. Le souper fut pitoyable. Le veau froid, quand on n’a pas faim, ne passe pas. Je regrettai les côtelettes ; Harris nous entretint de soles frites et passa le reste de son veau à Montmorency, qui refusa et, apparemment insulté par cette offre, alla s’asseoir tout seul à l’autre bout du canot.
George nous pria de parler d’autre chose, au moins jusqu’à ce qu’il eût terminé son bouilli froid sans moutarde.
Après souper, nous jouâmes à l’écarté à un penny la partie. Nous y jouâmes durant deux heures, au bout desquelles George avait gagné quatre pence, — George est toujours heureux aux cartes, — et Harris et moi avions perdu exactement deux pence chacun.
Nous crûmes bon après cela de renoncer au jeu, car, comme le dit Harris, quand il est poussé trop loin, il provoque une excitation malsaine. George nous offrit la revanche, mais nous refusâmes de lutter contre le destin.
Ensuite on fit du grog, et on s’assit en rond à causer. George nous raconta l’histoire d’un homme qu’il avait connu, lequel, en remontant la Tamise deux ans plus tôt, avait dormi dans un canot humide, par une nuit exactement pareille à celle-ci, ce qui lui avait valu des rhumatismes incurables dont il était mort au bout de dix jours. C’était un tout jeune homme et qui, détail navrant, était fiancé.
Harris se rappela aussitôt un de ses amis, lequel s’était engagé comme volontaire, et avait couché sous la tente une nuit de pluie, au camp d’Aldershot, « une nuit exactement pareille à celle-ci », ajoute Harris ; et il s’était réveillé infirme pour la vie. Harris promit de nous faire faire sa connaissance une fois de retour en ville : cela nous crèverait le cœur de le voir.
La conversation s’aiguilla tout naturellement sur la sciatique, les fièvres, les rhumes, les affections pulmonaires et la bronchite ; et Harris dit que ce serait bien gênant si l’un de nous tombait gravement malade cette nuit, vu l’éloignement où nous étions de tout médecin.
Ces propos firent naître un désir de les voir remplacer par quelque chose d’un peu folâtre, et dans un instant d’aberration, je proposai à George de sortir son banjo et de voir s’il pourrait nous donner une chanson comique.
Je dois dire à l’honneur de George qu’il ne se fit pas prier. Il ne feignit pas d’avoir laissé sa musique chez lui, ni rien de ce genre. Il attrapa aussitôt son instrument et se mit à jouer « Deux jolis Yeux Noirs ».
Jusqu’alors j’avais toujours regardé les « Deux jolis Yeux Noirs » comme un air plutôt trivial. Le riche filon de tristesse que George sut exploiter en moi me surprit énormément.
Un désir s’accroissait, chez Harris et moi, tandis que les funèbres mesures se déroulaient, de tomber dans les bras l’un de l’autre et de fondre en larmes ; mais à force de volonté nous refoulâmes nos pleurs naissants, pour écouter en silence la lamentable mélodie.
Même, quand vint le chœur, nous tentâmes désespérément d’être gais. Remplissant nos verres, nous unîmes nos voix ; celle de Harris toute tremblante d’émotion conduisant ; celles de George et la mienne suivant à quelques notes en arrière :
Mais nous en restâmes là. L’accompagnement de George sur ce « deux » avait une expression si infiniment déchirante que nous ne pouvions, dans notre navrement, la supporter. Harris sanglotait comme un petit enfant, et le chien ululait à croire que son cœur ou sa mâchoire allait sûrement se briser.
George voulait chanter encore un couplet. Il affirmait qu’avec un peu plus d’ensemble pour la mesure et un peu plus d’abandon pour le rendu, ce ne serait pas trop mal. L’opinion de la majorité, néanmoins, rejeta l’expérience.
Il ne resta plus qu’à aller nous coucher, — c’est-à-dire à nous déshabiller et nous tourner et retourner au fond du canot pendant trois ou quatre heures. Après quoi nous attrapâmes un peu de mauvais sommeil jusqu’à cinq heures du matin. Alors on se leva pour déjeuner.
Le deuxième jour fut exactement pareil au premier. La pluie continua de se déverser, et nous restâmes, enveloppés de nos imperméables, sous la bâche, à descendre lentement le fleuve.
L’un de nous — j’ai oublié lequel, mais je crois bien que c’était moi — s’efforça timidement au cours de la matinée de reprendre cette vieille rengaine du bohémien enfant de la Nature et savourant la pluie, mais ça ne prit pas. Le vers :
était si péniblement approprié à nos sentiments à tous, qu’il nous parut fort inutile de le chanter.
Nous étions tous d’accord sur un point, savoir que, en dépit de tout, nous voulions boire le calice jusqu’à la lie. Nous étions partis pour avoir une quinzaine de vacances sur la Tamise, et nous aurions notre quinzaine de vacances, — dussions-nous en périr… ce qui serait, il est vrai, bien triste pour nos parents et amis, mais il n’y avait pas de remède. Céder au mauvais temps sous notre propre climat serait un précédent déplorable.
— Il n’y a plus que deux jours, dit Harris, et nous sommes jeunes et robustes. Nous tiendrons jusqu’au bout.
Vers les quatre heures, nous commençâmes à régler nos dispositions pour la soirée. Nous étions alors un peu au delà de Goring, et nous décidâmes de ramer jusqu’à Pangbourne et de nous y arrêter pour la nuit.
— Encore une charmante soirée ! grommela George.
Nous méditâmes sur cette perspective. Nous serions à Pangbourne pour cinq heures. Nous aurions fini de dîner à six heures, six heures et demie. Après quoi il nous restait à faire le tour du village sous la pluie battante jusqu’à l’heure du coucher, ou bien nous attarder à lire l’almanach dans un bar mal éclairé.
— Ma foi, l’Alhambra serait presque plus divertissant, dit Harris en aventurant sa tête au dehors de la bâche pour jeter un coup d’œil sur le ciel.
— Avec un petit souper au…[8] pour finir, ajoutai-je, quasi sans y penser.
[8] Un merveilleux petit restaurant fort peu connu, dans le voisinage de… où l’on vous sert un des petits dîners français les mieux cuisinés et le meilleur marché que je sache, avec une bouteille d’excellent Beaune, pour 3 schillings 6 ; et dont je n’aurai pas la naïveté de révéler l’adresse.
— Oui, c’est quasi dommage d’avoir résolu de ne pas quitter le canot, répondit Harris.
Il y eut un silence.
— D’avoir résolu d’attraper le coup de la mort dans ce vieux cercueil de malheur, rétorqua George en lançant sur le canot un regard tout chargé de haine ; il y aurait cependant lieu de vous faire remarquer qu’il y a un train quittant Pangbourne, je le sais, peu après cinq heures, lequel nous mettrait en ville bien à temps pour manger un morceau et puis aller où vous venez de dire.
Personne ne souffla mot. Nous nous entreregardions et chacun semblait voir ses propres pensées basses et coupables se refléter sur les visages des autres. En silence, on tira la valise Gladstone, et on la garnit. On inspecta le fleuve, en amont et en aval : personne !
Vingt minutes plus tard, on put voir trois formes humaines, escortées par un chien piteux, se glisser furtivement hors du garage de canots du « Cygne » pour gagner la station du chemin de fer, revêtues du costume ci-après, aussi incorrect qu’inélégant :
Bottines de cuir noir, sales ; complet de flanelle canotier, très sale ; chapeau mou brun, fort usagé ; imperméable, très mouillé ; parapluie.
Nous avions trompé le garagiste de Pangbourne. Nous n’avions pas eu le front de lui avouer que nous fuyions la pluie. Nous avions laissé le canot, avec tout son contenu, sous sa garde, avec l’ordre de nous le tenir prêt pour le lendemain matin neuf heures. Si, ajoutâmes-nous, — si par hasard il survenait un événement imprévu, empêchant notre retour, nous écririons.
Dès sept heures, nous étions à Londres. Un cab nous mena droit au restaurant ci-dessus mentionné ; nous y prîmes un léger repas, y laissâmes Montmorency en même temps que des instructions pour qu’on nous tînt prêt un souper à dix heures et demie, et poursuivîmes notre chemin vers Leicester Square.
Nous attirâmes beaucoup l’attention, à l’Alhambra. Lorsque nous nous présentâmes au guichet, on nous enjoignit rudement de faire le tour par Castle Street, en nous avertissant que nous étions en retard d’une demi-heure.
Nous eûmes quelque peine à convaincre le receveur que nous m’étions pas « les illustres acrobates des Monts Himalaya », mais il finit par accepter notre argent et nous laissa entrer.
A l’intérieur, notre succès fut encore plus considérable. Les regards admiratifs suivaient tout autour de la salle nos mines congrument bronzées et nos tenues pittoresques. Nous étions le point de mire de tous les yeux.
Ce fut un moment glorieux pour nous trois.
Nous nous retirâmes dès la fin du premier ballet, pour regagner le restaurant, où notre souper nous attendait.
Je reconnais volontiers que je pris plaisir à ce souper. Dix jours durant, nous n’avions eu somme vécu de rien autre que de viande froide, gâteaux, pain et confitures. Régime frugal et nutritif, mais par trop monotone, et le parfum du bourgogne, le fumet des sauces françaises, l’aspect des serviettes propres et des longs pains viennois frappèrent en visiteurs bienvenus à la porte de notre for intérieur.
Nous bâfrâmes tout d’abord en silence, après quoi un temps vint où, au lieu de nous tenir bien droits sur nos sièges, nous nous laissâmes aller en arrière pour jouer plus négligemment du couteau et de la fourchette, — les jambes s’allongèrent sous la table, on laissa choir les serviettes sans les ramasser, et on prit le loisir d’examiner d’un œil plus critique le plafond enfumé, — on reposa les verres à bout de bras sur la table, et on se sentit béats, pensifs et bienveillants.
Alors Harris, qui était assis près de la fenêtre, écarta le rideau et regarda dans la rue.
Elle reluisait vaguement, toute mouillée, les réverbères clignotaient sous les rafales, la pluie s’éclaboussait sans arrêt dans les flaques et dégoulinait dans les gouttières engorgées. De rares passants trempés se hâtaient, cramponnés à leurs parapluies ruisselants, et les femmes retenaient leurs jupes à pleines mains.
— Allons, dit Harris en allongeant le bras vers sa coupe de champagne, nous avons fait une charmante excursion, et j’en rends grâces au vieux père Tamise, — mais nous avons sagement fait d’en profiter lorsqu’il était temps. Je bois à la santé des trois copains délivrés du canot !
Et Montmorency, se dressant jusqu’à la fenêtre sur ses pattes de derrière, regarda dans la rue, et lançant un bref aboiement, se joignit résolument à notre toste.
FIN
CE LIVRE
A ÉTÉ RÉIMPRIMÉ
LE 15 MAI 1924
PAR LA SOCIÉTÉ
PARISIENNE
D’IMPRIMERIE
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