Title: La souris japonaise
roman
Author: Rachilde
Release date: June 8, 2025 [eBook #76249]
Language: French
Original publication: Paris: Ernest Flammarion, 1921
Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
RACHILDE
ROMAN
PARIS
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
26, RUE RACINE, 26
Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction réservés pour tous les pays.
Il a été tiré de cet ouvrage
trente-cinq exemplaires sur papier de Hollande,
numérotés de 1 à 35.
DU MÊME AUTEUR
E. GREVIN — IMPRIMERIE DE LAGNY
Droits de traduction et de reproduction réservés
pour tous les pays.
Copyright 1921,
by Ernest Flammarion.
A HÉLÈNE RÉGISMANSET
La souris japonaise
On peut m’arracher la tête ! On ne m’arrachera pas la conviction que mon crime est une bonne œuvre, une chose utile, l’aboutissement logique de toute une vie qui fut dominée, justement, par l’horreur du crime bourgeois, de l’action inutile, nuisible, mais, hélas, permise par nos dangereuses légalités.
Où prenez-vous que l’anormal pur ne vaut pas le normal impur, que l’absolu dans la sincérité n’est pas préférable aux hypocrisies qui ne démontrent que l’impossibilité d’arriver à la vertu par les chemins ordinaires ?
Monsieur mon avocat, voulez-vous me laisser vous prouver que je suis moins coupable que vous ne vous l’imaginez ? Vous voulez des aveux ? Vous allez lire un roman. Celui de ce que vous croyez être une passion morbide.
Névrosé ? Non !
Vicieux ? Pas davantage. Mais orgueilleux jusqu’au sacrifice de toutes les conventions sociales pour obtenir la réalisation d’un vœu légitime, pour sauver un être malgré le possible, en dépit de ce que vous appelez tous, le bon sens…
Je suis né dans ce qu’il est d’usage de déclarer une excellente famille. Mon père, vous le savez, était un magistrat d’une grande ville de province. Il rendait la justice à peu près comme un rouage permet l’enchaînement des autres rouages, d’une machine convenablement graissée qui ne doit gripper qu’en présence du grain de sable. Il écartait le grain de sable, le mettait à l’ombre pour que le soleil n’en fît plus jamais briller aucune des facettes (certains grains de sable sont taillés par la nature comme des diamants !) et il oubliait cet atome qui avait fait partie, pourtant, de l’homogénéité universelle.
J’ai été fort bien élevé, en fils unique, seul héritier du nom, de la fortune et surtout des préjugés, d’abord par ma mère, une personne mystérieuse qui ne pensait à rien, mais agissait à la façon des rouages dont il est question plus haut. Mince, élégante, blonde, sans coquetterie, elle regardait tout avec des yeux sans fond, comme le ciel. Elle ne m’aimait pas car elle n’admettait pas que mes idées fussent opposées aux siennes. Aimer, dans toute la beauté de ce verbe, c’est permettre. Celui qui aime vraiment peut rectifier le geste : il n’a pas le droit de cerner l’essor d’un envol cérébral.
Lorsque je fus en état de comprendre les paroles humaines on me confia à une bonne anglaise, méthodique, méchante, mais probe, qui m’apprit le français tel que les étrangers le parlent, c’est-à-dire avec un accent prétentieux.
Puis on me donna un précepteur quelconque, brutal, un socialiste enragé qui cachait son jeu pour demeurer à la solde d’un gros bonnet de la ville et qui me communiqua très vite le dédain des parvenus, c’est-à-dire que je l’empêchai de parvenir à tromper mon père sur la qualité de la marchandise qu’il lui vendait.
Alors, ma mère, indignée, chercha, dans l’aristocratie de ses relations, un autre précepteur plus conforme à l’éducation qu’on désirait me donner et qui fût, en même temps, un homme instruit.
Elle découvrit l’abbé Armand de Sembleuse.
A seize ans, j’étais un grand et frêle petit garçon, de très délicate complexion, prétendait-on, à tort, d’une étrange volonté se dissimulant sous une naissante ironie qui me faisait exagérer mes défauts dès les reproches qu’on m’adressait à leur sujet. Physiquement, j’avais l’aspect d’une fille déguisée mais je possédais une réelle force latente qui se déclanchait dans la colère et pouvait jouer de terribles tours aux gens non prévenus en ma faveur. Mes cheveux, d’un blond foncé, à reflets de cuivre encadraient un visage de vierge dont les yeux seuls auraient été violés. Je possédais les sourcils régulièrement ombrés de ma mère et le regard malheureusement dur de mon père. J’étais beau avec indifférence, mettons fatalité, si on tient au romantisme de la phrase. J’excitais les femmes de chambre en faisant semblant de ne pas m’en apercevoir. Or, je m’en apercevais très bien et cela m’amusait tout en me dégoûtant un peu.
A ce moment-là, le plus décisif de la vie d’un homme, entra dans mon existence morose de jeune provincial destiné à la carrière honorable d’un hypocrite bourgeois, le plus dissolvant de tous les éléments de discorde, une dualité cérébrale, la sinistre et cynique question de la prédominance de l’éternel masculin sur l’éternel féminin.
Le précepteur qu’on me donna était un jeune prêtre, un jésuite, d’une trentaine d’années, d’une éducation parfaite qui flattait ma mère parce qu’elle lui rappelait sa famille. Pâle et brun comme une nuit de lune, il avait, sous sa robe austère, une allure merveilleuse de jeune roi en dalmatique, le montrant, sous le froc, plus puissant d’échapper à tous les ridicules de la commune humanité. Il est toujours princier de porter une robe en sachant la porter sans faiblesse.
Comme on nous présentait l’un à l’autre, ma mère ajouta, de sa voix douce, au timbre un peu fêlé :
— J’espère en ton nouveau maître comme en un Messie. Il te régénérera. Tu es indocile, en proie à des curiosités malsaines. Tu poses trop de questions et M. l’abbé est ici pour répondre au nom d’une haute morale qui te réduira, je l’espère, au silence. (Elle se tourna vers l’abbé et lui sourit gracieusement.) Je vous confie un gamin absolument irrespectueux. Je vous en fais d’avance toutes mes excuses. Il sait beaucoup de choses mais les sait mal. Il a beaucoup lu, mais mal retenu. Il faut essayer de le discipliner. Ce que nous désirons, mon mari et moi, c’est non pas faire de notre fils un grand savant mais un être vraiment raisonnable, sachant se conduire en toutes occasions difficiles et surtout choisissant la bonne route, celle par où tout le monde doit passer, la plus droite…
Armand de Sembleuse eut un sourire doux qui le fit resplendir d’un étrange calme, le calme de ces belles nuits lunaires où toute la nature endormie a l’air de se reposer comme quelqu’un qui attend.
Il ne me tendit pas la main, ce qui me glaça.
Je lui avais spontanément offert la mienne et, gauchement, je la remis dans ma poche.
On resta à se regarder, interdit, puis on s’assit loin l’un de l’autre, ma mère nous ayant abandonné à notre malheureux sort car elle était discrètement indifférente aussitôt les rites mondains accomplis. Je ne suis même pas bien sûr qu’elle eût de moi l’opinion qu’elle venait d’émettre.
Nous nous trouvions dans le grand salon des réceptions officielles ouvert exprès pour nous un jour où on ne recevait pas ! Les portraits des ancêtres nous contemplaient de haut, la physionomie de ceux qui vous déclarent d’avance : Débrouillez-vous, mais en style moins familier. Les meubles lourds et les tentures épaisses donnaient la sensation d’une solidité où régnait l’éclat froid de la cérémonie, sans la gaîté, même factice de la fête… Nous étions assis comme dans le monde et nous nous regardions sans nous voir.
Le premier, Armand de Sembleuse, détourna les yeux de mes yeux, durement fixés sur les siens, mes yeux d’un bleu crépusculaire.
— Votre père, me dit-il de sa voix prenante, un peu sourde, désire que je vous prépare à vos examens. Je ne saurais trop féliciter vos parents de vous soustraire à la promiscuité des collèges. Vous n’avez pas la santé, paraît-il, qui vous permettrait d’essayer de la claustration un peu sévère de nos institutions religieuses, et cependant votre mère tient beaucoup à notre enseignement. J’espère, monsieur Henri, que nous serons d’abord des amis avant toutes relations de maître à élève. Je voudrais obtenir votre confiance et je devine que vous ne devez pas l’accorder facilement. (Il se mit à sourire de son sourire calme dénotant une conscience identique.) Si vous êtes aussi indocile et aussi irrespectueux que veut bien l’avouer madame votre mère nous aurons sans doute quelques discussions et je voudrais bien vous prouver, auparavant, que je ne suis pas un ennemi de votre jeunesse malgré mon droit… d’aîné.
Je me mis à rire, de mon habituel rire impertinent, mis en belle humeur par le ton craintif de la voix sans trop m’occuper de ce qu’elle me disait.
— Monsieur l’abbé, ripostai-je, maman exagère. Les femmes exagèrent toujours ! Je suis, en effet, curieux et je m’impatiente quand on ne me répond pas tout de suite, mais je suis capable d’écouter surtout si on veut bien se donner la peine de m’expliquer ce qu’on m’apprend.
Il me regarda en haussant légèrement ses sourcils noirs et fins qui rompirent son front blanc d’une ligne d’encre et eut (il me l’avoua plus tard) l’impression qu’il se trouvait en présence de quelqu’un de dangereux.
— Vous avez seize ans ? C’est un peu tôt pour affirmer que les femmes exagèrent toujours. Ce sont des créatures plus faibles que nous, plus entraînées aux émotions et il me semble naturel de leur accorder toute l’indulgence que mérite leur fragilité ! En tous les cas, madame votre mère est une si pieuse et si sérieuse intelligence que je m’honore d’avoir été choisi par elle pour diriger vos études.
Il était clair qu’à ce moment-là il tâtait le terrain, ne parlait que pour ne rien dire et commençait même à avoir envie de se replier, mais, la pénible première entrevue fut traversée par un éclair brutal. Ce fut comme la lueur annonciatrice de l’orage de plus tard. Les vapeurs s’amoncelaient à l’horizon, il y régnait cette confusion des nuages qui masque l’état de l’atmosphère en promettant ou la pluie bienfaisante, la molle pluie rafraîchissant tous les paysages et tous les états d’âme ou le bouleversement furieux, la tempête arrachant les arbres et déchaînant l’électricité des nerfs humains.
Ma cousine, Lucienne Morin, pénétra en trombe dans le salon. Lucienne, que j’appelais Luce, avait deux ans de plus que moi et elle était orpheline. Mes parents l’avaient recueillie, elle et son héritage, assez important, pour la laisser en pension le plus longtemps possible. Elle ne sortait que le dimanche ou aux vacances de l’automne et quand elle arrivait c’était toujours un événement regrettable. Elle aimait le désordre, dérangeait la méticuleuse ordonnance de cette maison, au luxe sévère mais très noble, se faisait gronder, répondait par des protestations vulgaires qui irritaient tout le monde, jusqu’aux domestiques qui la déclaraient : chien couchant, et elle s’en allait le cœur gros, s’en retournait peut-être ulcérée par une secrète envie de rendre le mal pour le bien, que, d’ailleurs on n’avait que l’air de lui offrir.
Lucienne Morin était la fille de grands commerçants morts, le mari et la femme, d’une grippe infectieuse, à quelques semaines de distance. Mes parents avaient pris toutes les précautions possibles pour ne pas les voir durant leur maladie mais, très frappés par la double catastrophe, une fois tout danger de contagion écarté, ils avaient réparé l’exagération de leur prudence par une courageuse adoption de la jeune personne, horriblement mal élevée, en dépit de sa situation de grosse héritière. Si, moi, j’étais curieux, elle se montrait d’une incorrection de manières dont seul je connaissais l’étendue et j’avais le mépris de ma cousine Luce comme ordinairement on a la terreur des animaux réputés immondes : crapauds, couleuvres, limaces, qui sont d’ailleurs classés par les hommes dans cette catégorie mais, sont, auprès de certaines femmes que ces mêmes hommes déclarent faibles ou fragiles, les plus purs joyaux de la nature !
Brune, les joues couleur de brique, dès qu’elle riait ses petits yeux noirs, perçants, disparaissaient sous le bourrelet de ses paupières sans cil, et ses grosses lèvres, presque toujours gercées, avaient un pli, boudeusement sensuel, qui me procurait, de loin, le plus désagréable frisson. Elle n’était pas trop mal bâtie quoique un peu tassée, avec de grands pieds et des mains sans ongle, parce qu’elle rognait les siens avec ses dents. Elle cumulait tous les défauts des pensionnaires et, n’ayant aucune retenue, dans l’intimité, elle conversait librement sur les sujets les plus scabreux.
On la disait tendre et prévenante pour ma mère, tremblant de déplaire à mon père mais, moi, je ne l’ai jamais crue bonne, sinon par une sorte d’inconsciente ruse qui la rendait soumise devant les plus forts.
L’abbé Armand de Sembleuse, en voyant entrer cette jeune personne qui portait encore le costume des pensionnaires : un sarrau noir, une ceinture bleue et une médaille d’argent, se leva, surpris, et ne sut trop comment saluer. Était-ce une femme ? (L’une de celles qui exagéraient ?) Ou était-ce encore une écolière sans autre importance ? Il demeura immobile, droit, hautain, un peu gêné.
— Henri, fit-elle impétueusement, sans le regarder, sans même, je pense, l’avoir vu, je viens pour passer la journée avec toi. J’ai lâché le goûter chez les dames de Saint-Clair pour rester ici.
Puis, selon la coutume, elle se jeta à mon cou et m’embrassa très goulument en se pendant à mes épaules pour bien se prouver à elle-même que j’étais le plus grand.
— Permettez-moi, ma chère cousine, de vous présenter mon nouveau précepteur, M. l’abbé de Sembleuse, puisque maman n’est pas là.
J’affectais une gravité solennelle. Elle se tourna gauchement, dit : « Bonjour, monsieur ! » et ne cherchant rien d’autre pour engager la conversation, elle se retira comme elle était venue, avec la plus maladroite des vivacités car elle faillit bousculer une potiche.
— Mademoiselle votre cousine demeure ici ? questionna l’abbé dont l’air fermé me frappa aussitôt.
— Non, elle demeure au pensionnat des dames Saint-Clair et ne vit chez nous que ses grandes et petites vacances. (J’ajoutai, pour le prévenir tout de suite, à cause de cette franc-maçonnerie singulière qui unit tous les garçons contre les filles) : C’est bien la créature la plus insupportable de tout son pensionnat. Maman vous en fera un éloge immodéré car elle exagère pour elle comme pour moi, mais je la connais… Elle n’a peur que de moi, ici, heureusement.
Cette fatuité de mes seize ans stupéfia l’abbé qui demanda, malgré lui :
— Pourquoi ?
— Parce que, sans moi, elle aurait déjà flanqué le feu à la maison. C’est une nature… incendiaire.
Et je tirai mon étui à cigarettes, machinalement, en parlant de feu.
— Vous fumez déjà ? murmura l’abbé scandalisé. Vos parents vous le permettent ?
— Ils me permettent tout, c’est-à-dire qu’ils ne me défendent rien. Ils n’ont pas le temps ! Maman a ses visites, ses bonnes œuvres, les réunions de ses comités de secours. Papa, son tribunal… et moi, je m’ennuie.
Je n’osai pas lui apprendre que c’était ma cousine elle-même qui m’avait allumé ma première cigarette parce que cela c’était… sortir des idées générales.
L’abbé s’approcha de moi, me posa la main sur l’épaule, cette main qu’il n’avait pas voulu me tendre d’abord et murmura :
— Enfant gâté ! Et il prononça ces paroles insignifiantes avec une émotion qu’il me communiqua immédiatement.
Je levai sur lui mes yeux tout à coup remplis de larmes.
— Est-ce que j’arrive à temps ? Ou trop tard ? soupira-t-il, comme pour son édification personnelle.
Nous restâmes silencieux, puis, je pris le parti, brusquement, de lui faire les honneurs de la maison. Il me suivit avec un gracieux empressement, s’extasiant sur toutes choses en homme de la meilleure compagnie. Il me parut, souvent, très jeune, malgré son droit d’aîné, naïf, plein de cette ferveur pour les objets d’art que gardent ceux qui n’ont pas la permission de s’y attacher. Il ne souriait qu’en se demandant si tout cela était bien nécessaire à la vie quotidienne, mais il connaissait leur valeur, s’il en semblait détaché. Nous possédions un vieil hôtel datant de Louis XIII qu’on avait restauré de siècle en siècle en lui ajoutant un défaut. Cependant il était encore fort digne malgré ses anachronismes, que l’abbé ne se fit point faute de me signaler.
Notre jardin-parc, avec son petit théâtre de verdure, son buste de Thalie, très ancien, lui plut tout particulièrement.
— Et tout cet enchantement clos de murs, vous donne la sensation d’une grande sécurité ! Monsieur Henri, vous seriez vraiment bien difficile de ne pas vous plaire ici ! Que peut-il donc vous manquer ?
— Il y a, au contraire, des choses en trop ! laissai-je tomber, de mauvaise humeur, parce qu’il m’agaçait de continuer à me croire un enfant gâté.
Il eut la finesse de ne pas insister, redoutant mes confidences, ne désirant pas du tout m’imposer le confesseur avant l’ami.
Autour de nous, en effet, les grands murs, couverts de lierre noir, mettaient leurs remparts entre la ville et notre grave existence de notables, mais, moi, je devinais cette ville, sournoise, défiante, épiant nos visages hermétiques, pas moins clos que nos persiennes de la façade qu’on n’ouvrait jamais au soleil de la rue.
Nos gens se composaient de la cuisinière, grosse personnalité à laquelle il ne fallait pas faire un reproche, de Clara, la fille de chambre, servant à table, une petite donzelle qui empestait les odeurs bon marché, et de Georget, le cocher, qui menait le coupé au tribunal, les jours d’audience pour, le reste du temps, sarcler nos plates-bandes. On présenta ce train de maison au nouveau venu et on l’installa dans une chambre séparée de la mienne de toute la largeur de la bibliothèque convertie en salle d’études.
Dès le lendemain il commença ses leçons par un entretien plein de charmes où il semblait apprendre de moi beaucoup plus de choses qu’il ne m’en apprenait de lui. Il n’avait pas d’histoire. Il était un homme heureux. Et il souriait, de son sourire tristement doux, un sourire de grand rêveur. Je fus irrésistiblement attiré vers lui par sa grâce et aussi, le prétendait-il, par celle de Dieu dont il parlait avec un respect craintif comme s’il en avait redouté les appréciations à mon endroit.
Je n’ai jamais su comment il s’y prit pour faire de moi un bachelier ès lettres mais il parvint, sans effort apparent, à me rendre docile, respectueux, studieux, tout à fait correct vis-à-vis de ma mère que j’accompagnais à l’église, à telle enseigne que ma cousine se moquait de moi et me disait à l’oreille que je ne tarderais pas à entrer dans les ordres.
J’étais simplement rentré dans l’ordre au moment précis où j’allais peut-être devenir le cheval échappé, ruer abominablement.
Cette période de deux années fut tellement remplie de découvertes intellectuelles pour moi que je n’eus pas le loisir de m’apercevoir de ce qui se passait en nous et autour de nous. Les hommes et les collégiens très occupés sont sourds, aveugles, et, quand ils commencent à se douter de quelque chose, ils sont surpris comme des voyageurs qui arrivent à un carrefour d’un pas très assuré mais ignorent encore la route qu’ils doivent choisir.
Mon précepteur était vraiment devenu mon ami. Il n’avait pas voulu devenir le confesseur. Il me regardait seulement parfois en hochant la tête, sa tête au front pur, de lignes si orgueilleusement sculpturales, et il rougissait subitement, inexplicablement, tandis que je demeurais anxieux devant lui, me sentant l’offenser par ma seule attitude de garçon nonchalant, mal éveillé, fatigué sans pouvoir lui avouer pourquoi. Il devait lire à livre ouvert dans ma poitrine.
Chaque fois que me cousine avait des vacances il s’éloignait sous un prétexte quelconque : des achats, une course, des exercices religieux, une entrevue avec un ancien camarade de séminaire. Il me laissait le champ libre par ignorance ou pudeur, peut-être par latente jalousie. En tous les cas, je n’ai jamais rencontré chez lui cette tendance à l’inquisition dont on accuse presque tous les jésuites. Cependant, quand il en avait l’occasion, il parlait un peu sèchement à Lucienne, lui répondant toujours en professeur et lui reprochant même certaines habitudes, discrètement, en médecin qui ne peut s’empêcher de constater les progrès du mal.
Elle était revenue demeurer chez nous, essayait de se dissimuler le plus possible, mais elle s’emparait de plus en plus de mon existence physique, me réduisant au rôle de jouet alors que je pensais, ingénument, m’amuser d’elle. Il fallut un véritable hasard pour allumer l’autre incendie et ce fut d’ailleurs encore elle qui, fatalement, mit le feu aux poudres.
Un jour, je la cherchai, dans le jardin, pour lui annoncer que sa couturière la demandait, question urgente, car elle devenait d’une coquetterie toute spéciale que ma mère semblait encourager, désireuse de la mettre un peu plus en évidence, au moins au salon.
Je trouvai Lucienne toute en larmes, se tamponnant les yeux avec son mouchoir déjà trempé.
— Tiens, lui dis-je étonné, qu’est-ce que tu as ?
Nous étions sous les arbres du petit parc, derrière le théâtre de verdure, et Thalie nous contemplait, tournant vers nous son beau profil indifférent au drame qui débutait très en dehors de la coutumière donnée classique.
— Henri, hoqueta la pauvre éplorée, je suis bien malheureuse.
— Ah ! fis-je souriant, l’abbé vous a encore taquinée au sujet de vos manies ? Il rêve de vous empêcher de rogner vos ongles ! C’est un maniaque aussi, d’un tout autre genre, le maniaque de la bonne éducation, ma chère.
Quand je songe à la puérile entrée en matière de cette conversation qui devait peser sur toute ma vie, j’en suis encore frémissant de rage !
— Non ! Il prétend que je ne dois plus vous embrasser comme je le fais tous les soirs, devant tout le monde, parce que vous êtes trop grand ! J’étais pourtant votre aînée, avant lui !
— Comment, m’écriai-je avec impatience, l’abbé peut-il se mêler de ça !… lui qui ne m’en a jamais fait aucune observation ? (Je m’approchai d’elle et lui entourai la taille de mon bras après avoir jeté un coup d’œil prudent autour de nous.) Voyons, Luce ! Tu es une bonne petite sœur, très mal élevée, c’est entendu et tu embrasses très bien… sinon trop fort. Il n’y a pas de quoi te désoler puisque ça me plaît ainsi.
Je l’examinais, d’un peu haut, avec toute la facile indulgence du collégien émancipé que j’étais depuis longtemps vis-à-vis d’elle. Je n’aimais pas d’amour cette fille trop épaisse pour mes goûts mais j’appréciais le montant de ses caresses louches et je lui gardais une sorte de reconnaissance physique pour ce qu’elle libérait ma jeunesse de sa fougue. Je pensais qu’elle ne m’aimait pas non plus. Nous nous tolérions, voilà tout.
— Armand de Sembleuse est notre mauvais ange ! balbutia-t-elle, il nous perdra. Toi, tu ne comprends rien à rien depuis que tu vis dans les livres et dans les nuages avec lui. Moi je sais : cet homme me déteste.
— Eh bien ! répliquai-je de plus en plus impatienté, cela lui fait grand honneur. Tu ne voudrais pas… qu’étant prêtre…
— Oh ! fit-elle, il ne m’aimera jamais comme cela, jamais… et c’est bien ce qui m’enrage. Il a une autre façon d’aimer, lui ! Entre vous deux, je vis comme une folle parce que je sens qu’il te prend à moi et je ne sais pas ce que je risquerais pour l’en empêcher.
— Voyons, Luce, tu exagères encore. Armand de Sembleuse est un saint. Alors, quoi ? Tu veux, si je comprends bien, qu’il jette son froc aux orties pour t’épouser ? Ce nom de roman feuilleton t’a enthousiasmée à ce point ! (j’essayais de plaisanter mais je tremblais furieusement). Tu ne vas pas y toucher, j’espère. Il est ma chasteté, cet homme-là. Il est tout ce que je voudrais être et il est, en outre, tellement plus beau que moi… J’en suis jaloux sous tous les rapports.
Elle pleurait, de nouveau, sur mon épaule en se tordant comme une vipère qu’on coupe en deux.
— J’aurais tant voulu te garder tout entier ! Seulement, toi, qui n’as pas de froc à jeter aux orties, m’épouseras-tu ?
— Non, répondis-je froidement, parce que je te connais trop.
— C’est ça… insulte-moi, à présent. C’est complet !
A ce moment une bonne nous appela et on se souvint de la couturière.
La vie provinciale ne permet pas l’épanouissement de certains états d’âme. Il y faut, bon gré mal gré, garder sa ligne, rentrer dans le rang, dès qu’on s’en écarte d’un millimètre, parce qu’il y a la ville, les parents, les domestiques, enfin toutes les habitudes prises de la correction ou de l’hypocrisie.
Depuis des années je jouais à la poupée avec cette grande fille qui m’avait initié à ce sport dangereux, mais c’était tellement caché, tellement furtif, que ça n’existait pas plus pour nous que pour le monde qui nous entourait. Nous avions l’impunité et l’oubli dans une très bonne tenue. Des remords ? Aucun de ma part. Ce n’était pas moi qui avais commencé. En finir ? Pourquoi ? Ça ne lui déplaisait pas en dépit de ses nouvelles inquiétudes ? Tout bien réfléchi c’était préférable à la fille de chambre ou à tout autre liaison me forçant à sortir et ce n’était pas plus troublant. Le seul ennui, c’est que, depuis quelque temps, depuis sa délivrance du pensionnat, Lucienne appuyait davantage sur les démonstrations extérieures et c’étaient ces exagérations qui attiraient l’attention de l’abbé de Sembleuse.
Nous revenions, moi, balançant sa main en lui griffant la paume de mes ongles, fort longs et très soignés.
— Tu me fais mal ! gémit-elle.
— Tu m’as fait autrement de la peine en me montrant un abbé de Sembleuse que je ne connais pas du tout, lui, décidément si, toi, je te connais trop.
— Allons donc, cria-t-elle, exaspérée ! Vous vous entendez tous les deux contre moi. Je me vengerai. Tu l’aimeras et il t’aime déjà comme jamais vous ne pourriez m’aimer, moi, une femme.
Je ne sais pas comment je pus résister au désir féroce de la tuer, là, sur le perron que je gravissais avec elle, la tenant encore par la main, en enfant qui joue. La fenêtre de la bibliothèque, notre salon d’études, s’ouvrait sur ce perron prolongé en terrasse. Quand je pénétrai dans cette salle très fraîche et un peu sombre à cause de l’ombre des arbres, j’y aperçus mon précepteur, debout, justement contre l’un des battants de cette fenêtre ouverte. Il était très pâle, bien plus pâle que d’habitude, sa bouche tremblait et il la mordait nerveusement. Ses sourcils se fronçaient comme quand il cherchait la solution d’un problème pour le mettre à ma portée et, cependant, il demeurait si droit, dans son étroite soutane, qu’il ne perdait rien de sa princière allure.
— Henri, fit-il d’un ton contenu, les dents serrées sur les mots, je suis obligé de partir. Il faut que je m’en aille de cette maison ce soir même.
J’eus l’intuition immédiate qu’il avait saisi la dernière phrase de ma cousine, l’horrible phrase dont je ne comprenais même pas encore toute la démoniaque perversité.
— Pourquoi, monsieur l’abbé ? Vous n’êtes donc plus mon ami !
— Je ne peux plus, je ne veux plus ! dit-il d’un ton sourd. Je dois partir tout de suite. Il le faut.
J’eus un frisson de fièvre à mon tour. Je fermai brutalement la fenêtre. L’ombre de notre salon d’études, le nid de nos plus beaux rêves, fut traversé par des oiseaux de feu, des oiseaux de paradis ou d’enfer ? Tout était si calme autour de nos deux âmes bouleversées ! C’était là qu’on m’avait appris l’ivresse de l’esprit, la volupté cérébrale maîtresse de tous les sens, suprême verseuse d’oubli, l’art de s’extasier sur tous les chefs-d’œuvre humains, loin de toute promiscuité humaine et des gestes douteux de sa faiblesse physique. Armand de Sembleuse s’était voilé la face. Je tombai sur un fauteuil et je m’efforçai de rassembler mes idées, car, des deux, j’étais certainement le plus homme, le plus dominant la situation étrange qui nous transposait.
— Monsieur l’abbé, murmurai-je, non seulement vous allez rester mon ami, mais vous allez devenir mon confesseur. Je n’ai pas la foi, vous le savez et je ne pratique pas, ce qui vous désole et désole ma mère. Aidez-moi à parfaire l’éducation que vous m’avez donnée. Voulez-vous me faire l’honneur de m’écouter ? Pour que vous compreniez tout il faut que je dénonce quelqu’un, ce que je n’ai jamais osé… alors…
Je vis qu’il pleurait.
— Épargnez-moi cela, Henri ! Vous voyez bien que je pleure de honte. Je suis incapable de vous entendre.
— Tiens, dis-je avec un serrement de cœur atroce, est-ce que votre pureté ne serait pas plus grande que la mienne… et les fantaisies de ma cousine vous auraient-elles atteintes… plus que moi-même.
C’était à la fois une insolence et un cri de douleur, une déception singulière en découvrant qu’il pouvait être faible comme un autre homme celui que je croyais fort comme un dieu.
— Henri ! gronda-t-il, cette jeune fille est la dernière des femmes. Je l’ai en exécration depuis que j’ai tout deviné, c’est-à-dire depuis que je suis ici. Elle déshonore la famille qui l’a recueillie. Il n’y a pas d’excuse à sa mauvaise conduite car il y a des choses qu’on ne doit jamais faire sous le toit de ses parents ; c’est manquer deux fois au saint devoir de la continence. Je vous aime assez pour ne pas vous trahir, même sans vous avoir entendu en confession, cependant nous ne pouvons plus vivre ensemble, ce serait odieux après ce qu’elle a voulu vous révéler.
Je tourmentais, du bout d’un couteau à papier, les pages d’un dictionnaire.
— Elle est folle ! Ça n’a aucune importance de sa part. Ma cousine n’a pas d’idée sur la différence des sexes. Elle m’a bien raconté, un soir de nervosité, qu’elle m’aimait presque autant qu’une de ses amies de pension ! Rougissez tout à votre aise, mon cher précepteur, moi j’ai fini de rougir depuis ce soir-là ! Quand je vous disais que les femmes exagèrent toujours !
J’essayais de plaisanter en poussant au cynisme mais je me sentais de plus en plus en mauvaise posture devant ce jeune homme chaste, orgueilleux de sa chasteté presque autant que moi, le petit bourgeois hypocrite, je l’étais de mon impudeur.
— Henri ! questionna Armand de Sembleuse, me regardant tout à fait navré, avez-vous connu d’autres femmes ?
— Non, répondis-je en baissant involontairement les yeux sous les siens, comme si j’avouais une vraie faute. Quelques courtes plaisanteries avec une fille de chambre, et encore ! Vous dites qu’il faut respecter le toit de ses parents ! Je me suis aperçu qu’il m’était désagréable de… jouer avec une créature qui habillait ou déshabillait ma mère. Je me moque de ma cousine mais pas de ma mère ! Arrangez ça !
Armand de Sembleuse me regardait, maintenant, d’un regard lumineux et mouillé, d’un merveilleux regard ardent, désespéré. Jamais homme n’eut un plus beau regard d’amour que le sien, car il disait tout, même ce qu’il ignorait. Sa tête, très jeune, sur son corps svelte et robuste paraissait d’une beauté idéale. Nous savions très bien que nous étions de beaux modèles humains. Bien souvent nous nous étions amusés, tous les deux, à mesurer les proportions de nos visages, constatant que le sien était encore plus régulier que le mien.
— Je suis un fils d’Apollon, avouait-il, mais prenez garde, Henri, de ne pas être un fils de Vénus ! Ne vous adonisez pas au point de lui trop plaire. Cette mère des amours n’est qu’un monstre.
On riait, dans ces temps innocents. A présent que la femme avait passé, on ne riait plus.
Nous nous contemplions tout à coup désolés. Notre amitié de frères, ma ferveur de disciple, sa gravité d’apôtre, tout avait disparu, tout sombrait dans l’équivoque du geste féminin.
L’heure du dîner approchait. Il fallait se remettre aux propos indifférents pour gagner le moment où nous serions en public devant ma cousine, afin de lui témoigner le plus tranquille dédain. On se taisait puis on revint sur le sujet brûlant par l’oppression du silence. Cela jaillit malgré nous.
— Pourquoi veut-elle se venger ? pensa-t-il tout haut.
— Parce qu’elle prétend que vous voulez me détourner d’elle.
— C’est exact. Je m’y emploie le plus que je peux, Henri.
— Alors, vous aviez deviné ?
— Oh ! ce n’était pas difficile. Elle a d’ailleurs tout avoué… en détail. J’ai cruellement souffert de votre immoralité ! Quelle perversion ! Et cela dure depuis si longtemps !
— Enfin, mon cher précepteur, à seize ans, tenu en laisse comme je le suis par mes parents, comment n’aurais-je pas été corrompu par une personne qui en sait tellement long que, malgré sa laideur, elle séduirait un saint ? Vous, par exemple, quand ça lui plaira.
— Oui, je connais la menace. Elle me l’a dit.
— Hein ! Pas possible ! Et qu’avez-vous répondu ?
— Que mon amitié pour vous, Henri, m’empêcherait toujours de la regarder autrement que comme un objet d’horreur.
Je me mis à rire, fouetté par l’excitation d’une très malsaine gaîté.
— Elle ne vous le pardonnera jamais, Armand.
Je ne m’explique pas, même encore aujourd’hui, le sentiment qui me fit dire son petit nom pour la première fois. Il me semblait abolir les distances et cet ami, en butte aux mêmes tentations que moi, me devenait plus cher d’être, comme moi, la victime promise au dévergondage de la même femme. C’était peut-être bien cela qui s’appelait partager un secret.
Il courut vers moi, d’une allure souple d’animal libéré, il me prit les mains, écarta mes bras de mon corps comme s’il voulait me crucifier.
— Merci, cher enfant, pour m’avoir appelé ainsi. Voulez-vous que cette douloureuse aventure nous rende plus intimes, plus francs l’un pour l’autre, que nous nous protégions mutuellement ? (Il baissa la voix, me prenant davantage les poignets, m’emprisonnant à la fois par sa force et sa grâce affectueuse). Voulez-vous, Henri, que nous nous aimions éperdument et divinement au-dessus de la même ignominie féminine ?
Je fus secoué par le plus étrange des frissons. Il arrivait une chose inouïe. Je goûtais la plénitude de l’amitié comme on aurait une passion et je défends à quiconque d’en sourire. Si cela ne dura qu’un instant, cela fut immense, presque divin, selon son expression.
— Cher, je le désire de tout mon cœur qui vous appartient en entier, puisque je ne l’ai jamais offert à personne. Songez que jamais ni mon père ni ma mère ne m’ont bien connu. Ils sont si loin. Vous m’avez appris tant de merveilles ! Vous m’avez ouvert de tels paradis ! Je vous dois les plus pures jouissances de ma pauvre imagination. Où aurais-je été chercher les trésors de poésie que vous détenez et que nous partageons comme deux frères ? Si je ne suis pas digne du maître, parce que je ne suis pas aussi sage que lui, j’ai bon espoir, à présent, d’obtenir son pardon.
Armand se redressa, lâchant mes mains :
— Voulez-vous me sacrifier cette femme, Henri ? Elle vous tue.
— Le pourrais-je ? Oh ! Armand, ayez pitié de moi !
— Je vais demander à madame votre mère de vous permettre, en ma compagnie, un long voyage qui sera la récompense de vos études. Je lui ferai comprendre qu’il est encore temps de vous montrer le monde… sous toutes ses formes… et, au besoin, je m’effacerai, moi, devant certaines de ses formes.
— Oh ! Armand, m’écriai-je, enlevez-moi à mon vice mais ne le remplacez pas par un autre. Je n’aimerai jamais d’amour une femme, ça n’est plus possible. Tout ce que je vous demande c’est de me conduire si haut que je ne puisse plus redescendre. J’ai besoin d’absolu en amour encore plus qu’en volupté. J’ai besoin de savoir que rien, vous m’entendez, ne pourra salir mon amitié pour vous.
Et je ne m’aperçus même pas que je venais de prononcer amitié pour amour, ce qui était jusqu’à un certain point monstrueux.
A partir de ce jour nous fûmes liés l’un à l’autre par une tendresse inexplicable, toute naturelle de mon côté parce que je découvrais les délices d’une amitié de collège dont j’avais été sevré à cause de l’isolement de ma vie, une amitié d’une rare qualité d’intelligence qui flattait tous mes instincts orgueilleux et, de son côté, passionnément inquiète, réticente, remplie de désespoirs que je ne comprenais pas. Il m’aimait comme quelqu’un qui a perpétuellement peur de perdre ce qu’il aime et il n’avouait que très difficilement ses appréhensions. Et il était jaloux sans pouvoir se défendre de ce sentiment qu’il déclarait lui-même très bas.
Je me souviens qu’un soir, ma cousine, qui s’était glissée jusqu’à ma chambre où je dormais du sommeil de l’innocence, car je dormais quelquefois de ce sommeil-là, fut surprise au moment où elle franchissait mon seuil, saisie à la jupe, traînée le long de l’escalier jusqu’à ses appartements personnels où on l’enferma. Je ne sus cela que beaucoup plus tard, lorsque je lui fis mes adieux, la veille de notre départ pour le beau voyage accordé généreusement par mes parents.
Ma chère cousine pleurait dans mon gilet, m’inondant de ses larmes et de son violent parfum de Chypre dont elle abusait jusqu’à m’écœurer.
— Oui, souffla-t-elle, tu t’en vas avec lui qui a l’air d’enlever une femme ! Tu me fuis, mais le malheur est sur toi pour toujours. Tu reviendras changé, mort à nos caresses et c’est moi qui te fuirai.
— Ma pauvre Luce, nos enfantillages s’effaceront certainement de notre mémoire. Nous nous reverrons guéris, je l’espère. Nous n’aurons plus rien à nous refuser… parce que nous ne nous demanderons plus rien.
— Il m’a chassée de ta chambre, un soir. Tu ne l’as pas deviné ?
— Non ! Comme il a bien fait. C’est si dangereux pour une jeune fille de se compromettre de cette façon ! Songez donc, ma Luce, que vous avez une grosse dot à apporter à votre mari futur. De quoi aurais-je l’air si je vous séduisais dans toute la force du terme ?
J’en savais très long, maintenant, grâce à certaines précisions des bouquins de médecine que m’avait prêtés l’abbé sur mes instances réitérées et je prenais l’aplomb d’un homme fait, alors que je n’étais guère qu’un enfant perverti.
Dans le trajet en chemin de fer, ivres de liberté, tous les deux, nous nous félicitions et nous nous serrions les mains comme deux bons camarades qui se retrouvent loin des férules. Je lui dis, entre deux éclats de rire :
— Avouez-moi, Armand, que vous l’avez lâchement séquestrée une nuit, en mon honneur ?
— Oui, fit-il de sa voix subitement sombrée, mais j’ai bien failli, vraiment, y laisser ma vertu.
Je pouffai. Cela m’était égal, au fond, la vertu de l’abbé de Sembleuse, parce que mon camarade Armand ne m’en parlait jamais ; cependant, j’étais humilié devant le bloc de perfections humaines que ce garçon superbe me représentait.
— Oh ! je vous donne la permission de chasser sur mes terres, lui déclarai-je étourdiment.
— Quel monstre vous faites, murmura-t-il doucement ? Cela ne vous éloignerait donc pas de moi, un tel partage de ce qu’il y a de plus secret en amour ?
— En aucune façon puisque je n’aime pas cette fille.
— Alors pourquoi aimez-vous, justement, en elle, ce qu’il y a de plus détestable ?
— Mon Dieu, l’abbé, que vous êtes donc amateur d’absolu ? lui répondis-je en abaissant la glace du compartiment pour prendre l’air. Il y a des choses qui comptent si peu ! Vice de sa part, fantaisie de la mienne, je ne vais pas chercher, moi, midi à quatorze heures. Je ne suis même pas allé la chercher, elle ! Entre quinze ou seize ans n’est-on pas tous à la merci de la première venue ? C’est, je le crois comme vous, le grand défaut de nos éducations masculines : ce point de départ de notre vie sensuelle peut être regrettable… En tous les cas, il suffit qu’elle ne puisse jamais devenir ma femme, ce à quoi elle tend. Et ce ne sera jamais… à moins que vous ne l’ordonniez, cher maître, pour ma pénitence.
Et, toujours en riant, je jetai, par la portière, une grappe de fleurs de jacinthe rose, épaisse et charnue comme la lèvre de ma cousine, une fleur d’odeur entêtante qu’elle m’avait collée, sous mon pardessus, à l’endroit même du cœur.
— Singulière créature que cette femme, murmura l’abbé, à qui mon geste n’avait point échappé, joignant la sentimentalité d’une petite modiste aux manœuvres abominables de la prostituée. Je la redoute de plus en plus pour vous, Henri. Il ne fallait pas accepter cette fleur.
— Je l’ai acceptée par politesse, Armand. Je la jette… pour vous l’offrir.
Il y eut un silence durant lequel nous aurions pu entendre nos deux âmes battre des ailes !
Nous ne restâmes à Paris que le temps d’y faire quelques emplettes. J’étais fou de vêtements de bonne coupe et de lingeries fines en véritable gamin libéré des lisières provinciales. Armand qui avait, lui, un goût très sûr au sujet de toutes ces choses, dirigeait mon choix. Sous sa robe qui le gainait si étroitement et le faisait ressembler à une statue, il portait les toiles canoniques, mais aimait, jusqu’à s’en accuser humblement, les belles étoffes souples, et surtout les plus méticuleux soins de toilette. « La propreté, disait-il, est la mère de la pureté… les renoncements de saint Labre me révolteront toujours. » Avec sa soutane il savait conserver la plus austère des élégances qui lui allait comme une armure et rien, à mon avis, ne pouvait aller mieux à sa beauté insexuée.
Il fut question, un instant, de poser l’habit monastique pour en mettre un autre afin de ne pas se faire remarquer au théâtre, ce qui est consenti par les rites, mais je choisis une pièce classique des Français, pour simplifier le cérémonial tellement j’avais craint de le voir changer de ligne à mes yeux et, qui savait, rompre le charme !
Nous écoutâmes, non sans dissimuler des bâillements nerveux, un drame noir, inhumain, qui ne correspondait à rien de nos existences et je lui fis remarquer qu’en me lisant lui-même, de sa voix sourde, le même drame il m’avait profondément ému.
— Nous ne pouvons tirer d’émotion que de notre propre état d’âme et c’est bon pour le vulgaire de succomber au factice, répondit-il.
— Mais, c’est ennuyeux, murmurai-je, ces gens-là s’ennuient eux-mêmes à nous déclamer ça. Oh ! Armand, que je m’ennuie ? Si c’est ça les nobles distractions parisiennes ?…
Alors, l’abbé de Sembleuse imita Satan sur la montagne. Il risqua franchement, très loyalement, la suprême tentation et, je dois le dire, aussi franchement, il faut souligner la loyauté de son sacrifice, car, déjà, c’en était un pour lui.
— Henri, me confia-t-il en sortant du théâtre, vous êtes libre de me quitter ici. Nous avons emporté une suffisante fortune sur nous pour vous permettre de boire à d’autres sources que celle de l’inspiration classique. Paris ne vaut que par son luxe… inutile et ses maisons de plaisir. Je suis bien obligé d’en convenir devant vous. Je suis chargé de vous donner toutes les autorisations, au moins de la part de M. votre père. Désirez-vous, puisque vous continuez à vous ennuyer, vous… amuser ?
J’eus, je ne sais pourquoi, envie de le frapper ; puis je le regardai bien en face, secoué d’une colère folle :
— C’est toi, m’écriai-je d’un ton véhément, me déchirant la gorge au passage parce que, moi, je n’étais pas un acteur, qui me propose ça, toi, le pur, toi le chaste, toi qui as failli perdre cette chasteté à laquelle je ne tiens pas du tout… C’est toi, le prêtre, l’ami, le frère et le maître, qui ose me proposer ça ? Alors, ôte ce froc, viens donc avec moi ! Je ne suis jamais allé dans les maisons dont tu parles, j’ai besoin d’un guide éclairé. Ah ! c’est trop fort, Armand, tu vas trop loin ! Je connais, j’en suis persuadé, tous les mauvais lieux par les frissons de ma cousine. Tu ne peux me vendre, toi, rien de mieux, mais tu pourrais épargner cette honte à notre belle amitié ? Armand, ce rôle de mauvais ange ne te va pas du tout !
Il marcha plus vite, m’entraînant, dans la nuit, vers notre hôtel.
Quand nous fûmes rentrés, je m’aperçus qu’il avait les joues baignées de larmes. Il voulut fermer la porte de communication entre nos deux chambres, je lui serrai le poignet qu’il me retira vivement.
— Fâché ? dis-je, un peu inquiet du résultat de ma scène.
Il cacha une seconde son visage dans ses très jolies mains longues et blanches qui avaient, jadis, touché l’hostie.
— Je te supplie de ne pas me tutoyer ! fit-il perdant la notion de notre si bizarre situation de précepteur à élève.
— Au contraire ! (Et je me mis à rire de bon cœur.) Qu’à partir de ce soir et pour nous seuls, Armand, nous abolissions entre nous la dernière des barrières de la sotte convention sociale. Nous nous dirons tu ! (et j’ajoutai, avec une effroyable malice) comme deux hommes qui furent des compagnons de plaisir. Tant pis pour toi, vil entremetteur !
Il prit mes deux mains et les appliqua sur son visage à la place des siennes.
— Henri, ce sera délicieux, seulement tu as tort. Je suis… responsable de toi, je dois compte de ta conduite, bonne ou mauvaise, à tes parents. N’oublie pas que mon ministère se double, en ce moment, de la mission spéciale dont on m’a chargé. C’est moi-même qui l’ai demandé comme une faveur. Je te voudrais un homme selon la morale courante, parce que tu as très mal débuté dans la vie des sens. Tu pourras dévier de plus en plus. Moi, mon expérience est moins grande que la tienne, Dieu merci, mais si j’allais t’aider par mes idées sur l’absolu à devenir un monstre, un anormal sous tous les rapports. Mes responsabilités m’épouvantent.
Je l’attirai chez moi et je le fis asseoir sur mon lit.
— Il me plaît, dis-je, en appuyant mes mains moi-même sur sa bouche, de te faire taire. Il me plaît d’aller voir en ta compagnie les belles choses de l’art antique dont tu m’as tant parlé, là-bas, dans le jardin de chez nous et dont je rêve comme d’un soudain transport au septième ciel de toutes les nobles voluptés. Tu as fait de moi, en ces deux ans de merveilleuse intimité, une espèce de monstre, en effet, ton semblable, moins le détail féminin, alors pourquoi renier ton œuvre et renverser ta statue ? Sans toi, je continuerais à m’ennuyer bêtement. Est-ce mon père, si rigidement sévère, est-ce ma mère, si mystérieusement lointaine, qui auraient pu me donner la clé du trésor intellectuel que tu m’as apportée ? Nous allons nous diriger vers l’Italie, mon cher Armand. Tu me proposes une course solitaire dans les bas-fonds de la capitale, moi je te propose un voyage de noces ! Oui, simplement, le voyage de noces de deux enfants épris de la seule beauté. Ce n’est pas de ma faute, hein ? si la beauté est d’essence féminine ! Et ne sommes-nous pas les héros de la plus splendide des amitiés humaines, Armand ? Est-ce que cela ne vaut pas tous les amours et toutes les passions ?
Il pleurait à sanglots, dans mes mains réunies, le front courbé, prostré tout entier devant moi, debout, qui le dominais, à présent, de toute la supériorité d’un récent enthousiasme pour la pureté des intentions. Dans cette banale chambre d’hôtel, nous les passagers de l’idéal, nous allions aussi haut que l’humanité peut aller dans l’amour-passion sans le vertige des sens et je ne me doutais même pas du précipice que je côtoyais… Mais, lui, qui pleurait, semblant s’anéantir dans une sorte de désespoir voluptueux, s’en doutait-il ?…
Ici, mon cher avocat, je veux m’arrêter un moment pour vous prévenir que je n’exagère pas, que je ne vous mens pas, que je ne peux pas vous mentir parce que ce début de ma vie d’amour est la préface de ce que vous appelez, ne la comprenant pas, ma passion maladive, celle qui m’a conduit où je suis, c’est-à-dire devant vous. Il faut que vous compreniez et admettiez la première si vous voulez comprendre et admettre la seconde. Il le faut… pour en pouvoir mesurer toute l’étendue déserte de sa réelle, affreuse et merveilleuse, pureté. Je n’ai aucune intention de vous leurrer parce que je joue ma tête contre votre conviction. J’ai assez discuté avec vous pour savoir que vous plaideriez mal une cause que vous ne croiriez pas bonne, si intéressante que vous puissiez la trouver. Je vous raconte les choses comme elles vinrent. Et je ne me leurre pas moi-même à leur souvenir. Peut-être ai-je été plus ou moins éloquent vis-à-vis de mon professeur d’énergie morale, mais en substance c’est bien cela que je lui ai dit et que je pensais. Que pensait-il, lui ? A vingt ans de distance, je l’ignore encore. Je ne peux pas le juger, car il était certainement plus averti que moi par la pression du devoir religieux qui le pliait à des lois que je ne connais pas. Une discipline de fer avait assoupli cet homme jeune à tous les tours de force du renoncement mais s’il s’était réfugié, par noblesse d’âme ou violence de tempérament, dans une volupté cérébrale constante qui le grisait assez pour l’empêcher de distinguer le rêve et la réalité, ce n’est pas à moi de le blâmer. Que cet homme m’aimât du même amour que ma cousine savait si bien avilir, je n’en doute pas, mais que ce splendide athlète de l’esprit pur sût l’élever jusqu’à l’art du martyre et à la vertu de l’apostolat, je n’en doute pas davantage !
Il faut rendre cette justice à la religion catholique c’est qu’elle a fait beaucoup plus que le paganisme pour augmenter la somme de volupté offerte à notre triste monde puisqu’elle a inventé le plus puissant des aphrodisiaques : la pudeur. J’étais, moi, d’une race de bourgeois, de ces grands bourgeois de France qui lui ont donné ses meilleurs magistrats, ses plus fameux stratèges, mais qui ne brillent pas, précisément, par la continence ou la réserve du mot, sinon du geste. Techniquement, que n’aurais-je pas pu démontrer à l’abbé de Sembleuse, cette fleur pâle de sa lignée très, trop noble ! Lui n’osait pas constater mais, moi, qu’est-ce qui m’aurait fait reculer ?… Or, il ne pouvait, justement, me réduire que par l’admiration que je gardais pour lui de sa résistance à mes faiblesses, à toutes les faiblesses. A certains sommets, tout se rejoint, les preuves de l’amitié comme celles de l’amour. Il m’aimait si profondément qu’il en souffrait à crier comme un brûlé dès que je l’effleurais de mon insolence de libertin. Or, il n’en profitait pas et ce soir-là il fut admirable de raisonnable sagesse.
— Soit. Que notre destinée s’accomplisse, Henri, balbutia-t-il en me regardant de nouveau bien en face. C’est souvent tenter Dieu que refuser la lutte contre le démon et j’accepte tout ce qui me viendra de toi, seulement, je te l’affirme, nous courons tous les deux un mystérieux danger et il est de ma loyauté de t’en avertir.
— Tu m’ennuies ! ripostai-je brutalement. Tu as l’air d’un de ces acteurs qui déclament faux. Ce que je te demande, à moi qui sors de la plus révoltante liaison, c’est du surhumain. Le reste, je n’ai pas besoin de toi pour le trouver.
Il tressaillit, détourna son regard du mien.
— Et si je devenais jaloux du reste ? Si j’exigeais le sacrifice de tous les plaisirs ? Si je te voulais toujours semblable à l’ami de ce soir ?
— Eh bien ! dis-je un peu troublé, je te promets d’essayer. J’ai déjà pris ma cousine en grippe à cause de toi, je continuerai à répudier toutes les cousines d’occasion (j’ajoutais avec une fatuité niaise de gamin de dix-huit ans, toujours heureux de scandaliser le voisin) : d’ailleurs, je suis tellement fatigué que ce sera moins qu’un jeu ! J’ai besoin d’air pur. Cette odeur de chypre me poursuit à me faire rendre l’âme !
Il soupira, très tendrement :
— S’il en est un qui épouvante l’autre, ce n’est pas moi. Bonsoir, Henri, dors, tu es assez fatigué, en effet, pour qu’on te couche.
Et il sortit de ma chambre, fermant la porte un peu fort.
Le lendemain nous étions en route pour l’Italie. L’Italie au printemps !… Nous étions plongés comme en un bain d’eau tiède et nos mouvements avaient l’aisance et la nonchalance de ceux du nageur qui se laisse porter. Dans la pénombre des églises ou des musées, nous allions côte à côte, saisis des mêmes joies de la vue, de la même ivresse cérébrale. Nous eûmes, pour les effigies de femmes, depuis si longtemps mortes, les mêmes transports d’admiration ou les mêmes hantises. Il me disait sa ferveur pour telle sainte et je lui répondais par mes sarcasmes sur telle courtisane.
Rome, Florence, Milan, Naples ! Et les plaisirs vulgaires s’offraient aussi comme des jalons, des bornes kilométriques, indiquant le progrès que nous faisions chaque jour sur le chemin montant de ce singulier calvaire. Une étrangère traversa notre route de sa grâce un peu encombrante, une femme dont les prunelles vertes de chatte en folie daignèrent m’aguicher. Elle me donna un rendez-vous en me disant de me défier de la vigilance de mon précepteur et je le dis, très franchement, au précepteur en question. Il partit d’un éclat de rire qui ne sonnait pas faux et il supprima toute déclamation théâtrale en me tendant un billet, pareil au mien pour l’écriture malgré plus de prudence dans les phrases. Elle avait commencé par lui !
— Mais, dis-je très vexé, pourquoi ne m’as-tu pas prévenu ? Ça date de trois jours.
— Ce n’eût pas été convenable à cause de ma robe, d’abord, et ensuite, je lui devais le secret… à cause de la sienne.
— Alors, la jouons-nous à pile ou face, Armand ?
— Non, mauvais sujet. Je te cède le jeu entièrement.
— Merci ! Je n’accepte les restes de personne. Mais quelle race que celle de la femme ! Encore une vicieuse, naturellement. C’est surtout le sacrilège qui lui plaisait.
— Oh ! fit-il doucement, ayons plus d’indulgence pour ces malheureuses. Au moins, elles ne savent pas ce qu’elles font.
J’étais irrité contre lui, contre moi et contre elle.
— Elles font de la honte et du désespoir pour tout le monde. Elles nous cueillent et nous fanent de si bonne heure que rien ne peut plus refleurir où elles ont passé.
— Calme-toi, Henri… car il y aura la jeune fille très innocente que tu épouseras en une belle cérémonie… où je prierai pour toi.
— Ma cousine ?
Il se mordit les lèvres, sachant, à n’en pas douter, qu’en effet mes parents désiraient ce mariage d’inconvenances à cause de la somptuosité de la dot. J’étais riche. Ne fallait-il pas le devenir bien davantage ? Qu’importait mon rêve !
— Armand, tu as des idées sur le mariage ? Je t’en prie, développe-les ! Que je sache une bonne fois ce que tu as l’intention de faire de ton… influence.
— Il faut tout de même songer au nid futur, au vœu de l’espèce : les enfants, avoua-t-il, très gêné par mon ironie.
— Eh bien, mon cher, il existe énormément d’enfants sans père, beaucoup de pauvres diables condamnés à la faim ou à la réclusion parce qu’ils ont mal tourné. Le premier vœu de l’espèce humaine serait, à mon humble avis, de secourir les êtres faits avant d’en fabriquer d’autres. Risquer de tarer des créatures de ses propres tares ?… Il me semble que ce serait mieux de protéger celles dont on connaît déjà les misères.
— Tu es plus juste que le bourgeois ordinaire, Henri, et tu me fais de plus en plus peur. J’ai grand’peine à te suivre, tu vas trop vite. Je n’aime pas à te voir vieillir ainsi.
Il essayait de se moquer, n’y réussissait pas car le souffle lui manquait pour me suivre sur ce terrain-là.
On ne reparla plus de la dame aux yeux verts. Nous ne songions qu’à nous, noyés, sombrés, dans un égoïsme à deux qui nous cachait toute la vérité de la vie. Il y avait, entre nous et le monde réel comme le cristal d’une vitrine, et, nous, les objets rares, nous regardions, de haut, ce qui se passait, persuadés que nous avions arrêté notre cœur à l’heure de notre bon plaisir personnel, un bon plaisir amer, cruel, qui nous exaltait sans parvenir à nous exténuer, ni à nous faire perdre la raison, car rien ne pouvait entamer la chasteté d’Armand de Sembleuse. Il était criminel sans faiblesse… j’avoue que, moi, je n’ai jamais compris cet amour qui ne désirait pas, mais j’en subissais le très noble ascendant comme, sans nul doute, j’aurais subi tout autre chose de sa part.
Vous le voyez, mon cher avocat, je ne me montre pas meilleur que je n’étais, seulement, j’ai compris, plus tard, beaucoup plus tard, que c’était lui qui aimait le mieux et qui se trouvait le plus heureux parce qu’il échappait à la loi commune. Or, l’unique assouvissement de l’orgueil, d’un orgueil immense, ne domine-t-il pas toutes les voluptés connues ?…
Un soir, le dernier soir de ce que j’avais appelé audacieusement notre voyage de noces, à Venise, comme nous contemplions la mort du soleil dans les flots d’une lagune et qu’un vol de pigeons rayait la nue enflammée pour se refléter dans l’eau, y tremper leur ventre presque rose, nous eûmes, peut-être ensemble, une de ces émotions affreuses qui précipitent les hommes aux pires abîmes. Nous étions tristes parce que le départ était fixé pour le lendemain. Nous pensions au retour comme on songe à la tombe et, cependant, nous devions continuer à vivre ensemble, côte à côte, partageant les mêmes joies, ou les mêmes ennuis, ce qui nous serait encore une joie. Le cœur serré, une angoisse nous liant les mains, nous regardions, de ce balcon de marbre, agoniser la lumière avec une étrange appréhension de ne jamais plus la revoir. Il n’y avait que de la beauté autour de nous et nous étions seuls, dans ce palais qui dissimulait sa banalité de grand restaurant sous sa très ancienne élégance princière. L’eau, le ciel et nous… quelques gondoles glissant comme de funèbres cercueils pour nous dire que tout passe et s’efface, en laissant à peine une ride à la surface de la nappe mouvante. Nos yeux, se détournant de la beauté des choses, se prirent et se brûlèrent de toutes les flammes du couchant.
— Si cela devait aussi finir, murmura Armand de Sembleuse, nous pourrions nous en aller ensemble… où sont allés ceux que la terre ne satisfaisait pas.
— Où donc ? Mais, fou que tu es, tu blasphèmes, toi, le très saint ?
— Là-haut ! Et il me désigna la nuée d’or fluide où se poursuivaient les pigeons devenus noirs, oiseaux de mauvais augure, malgré leurs ardeurs amoureuses qui nous scandalisaient.
— Je n’aime pas la mort, dis-je, dédaigneux de cette conception sentimentale. Je suis trop près de la vie par mon âge et surtout mon matérialisme. Tu m’as enseigné que tout renoncement de ce genre est un crime. Pourquoi voudrais-tu m’anéantir ? Ne suis-je pas devenu semblable à toi ? Que veux-tu t’embarrasser d’un Dieu à rejoindre quand je suis là ?
— Je ne veux pas te rendre à cette femme et je suis certain que ce qui me menace est… plus fort que ton affection.
— Tu as envie de m’insulter, ce soir, Armand ! Et j’ai envie moi-même de te dire des choses désagréables. Brisons là. Nous n’avons plus qu’une nuit à passer sous ce toit. Si nous faisions demander des liqueurs extraordinaires, ce serait plus simple.
— Voilà bien ton perpétuel besoin de sensualité, cette fatale gourmandise de ton imagination. Si je le permettais, tu serais capable de te griser pour oublier… que nous rentrons dans la vie demain.
— Eh bien ! Restons ici ! Ne rentrons pas. Tu as eu l’audace de m’enlever, prends l’audace de me garder… toujours.
— Je suis pauvre, Henri, et tu es ce qu’on appelle un fils de famille destiné à l’avenir le plus fortuné. Est-ce que je peux tromper la confiance de tes parents qui m’ont permis de t’enlever, de te guérir ?
— Ah ! que ton amour pour moi est donc étrangement compliqué, Armand. Tu parles de suicide et tu recules devant un abus de confiance ! Tiens ! Tu m’exaspères ! Tu ne sais pas ce que tu veux. Je t’assure qu’il conviendrait de demander des alcools !
Je m’efforçais de plaisanter, selon ma détestable habitude quand je voulais fuir ma propre sentimentalité, mais je souffrais de le sentir aussi malheureux.
La nuit était tombée tout à fait. J’enroulai son bras autour de mes épaules et je murmurai :
— Il est écrit dans un autre évangile que le tien, cher maître, et j’ai lu des romans malgré ta défense, que si notre meilleur ami était une femme, il serait notre maîtresse… Voilà ce qui nous manque !… Ta sensualité à toi c’est la jalousie. Tu ne t’en aperçois pas parce que tu es un saint, mais dès que tu t’imagines que je vais livrer ma personne à ceux qui en abuseront, tu deviens fou. Est-ce vrai ?
Inconsciemment, il me pressait contre lui.
— Je suis jaloux de ton éternité, Henri. Plus tu t’abaisseras dans cette vie et moins j’aurai la chance de te retrouver où j’espère bien que cesse l’ignoble règne de la matière. (Et il ajouta, le plus naturellement du monde, sans cesser de m’illuminer de son splendide regard brûlant à ce moment où la nuit nous enveloppait de sa complicité caressante.) Si tu étais une femme tu ne serais pas ma maîtresse, surtout si je t’aimais comme je t’aime, c’est-à-dire du seul amour.
Un frisson me secoua. Je baissai les paupières, épouvanté, et ce fut à cette minute-là que j’eus, pour la première fois, le désir du meurtre : le jeter, le précipiter dans ce flot sombre qui léchait les assises de ce palais vénitien avec un râle très doux d’animal guettant une proie. Cela ne dura pas. Je réagis en allumant une cigarette, parce que je savais qu’il avait horreur de me voir faire ce geste-là et que je tenais à lui prouver que mon caprice passerait toujours avant son intervention.
Il se mit à rire et conclut d’une voix sourde :
— Le feu purifie tout ! je préfère t’entendre penser à autre chose, mon cher monstre !
Avait-il compris, lui, qui, en effet, m’entendait penser !…
Et il fallut revenir, cesser ces jeux enivrants d’une impossible volupté, abandonner la pleine liberté où deux enfants, privilégiés entre tous, avaient joué avec le fluide amour insaisissable qui laissait aux doigts énervés la seule sensation d’une fraîcheur d’aube ou d’une brûlure exquise n’entamant pas la chair. Comme nous étions forts contre la vie, contre la mort ! Et comme nous devions tomber de haut devant une abjection féminine !
Mes parents donnèrent une soirée de gala en l’honneur de mon retour au bercail. Somptueusement provinciale, cette fête leur représentait un beau moment de triomphe. Armand ramenait un jeune homme (au moins le croyaient-ils) après avoir enlevé un enfant et personne ne se doutait que ce jeune homme revenait tel qu’il était parti, mais miné par le plus effroyable mal : le doute, celui qui effondre toutes les croyances en la santé morale, qui ruine les meilleures intentions en vous forçant à creuser tous les problèmes. J’avais un siècle de plus. J’étais attaché à un maître dans toute l’acception du mot. Je l’avais rejoint sur un sommet inaccessible aux autres mortels et, avec l’enthousiasme fatal de la jeunesse qui demeure sincère, même quand elle raille, je me murais de plus en plus dans mon farouche secret. Or, où il n’y a rien, prétend un vieux dicton, le diable perd ses droits et ma cousine, Lucienne Morin, ne pourrait probablement plus m’entamer.
Elle fut, à ce bal, presque jolie. Tout en blanc, comme une fiancée, avec des roses blanches dans ses cheveux crépus, très relevés en chignon espagnol. Sa robe de tulle au corselet de satin uni révélait un buste d’heureuses proportions, mais ce fut ce soir-là que je découvris ma répulsion pour les seins de la femme, cette anomalie destinée à l’utile après l’agréable. Ne sachant pas bien danser, je refusai de valser avec elle, ce qui lui donna un mouvement de dépit.
Ma mère, très belle et toujours très distante, en satin gris de perle brodé d’argent, vint me morigéner affectueusement. Son regard lointain semblait de plus en plus absent, mais elle avait au coin de la bouche un pli que je ne lui connaissais pas encore.
— Je te voudrais plus homme ! m’avait-elle déclaré dès mon retour en caressant mes cheveux et en les rejetant en arrière. Tu te coiffes trop long ! Et puis on ne sait pas ce que tu penses. Tu es si fermé.
— Maman, je tiens de vous, lui répondis-je en souriant, et vous ne pouvez pas m’en blâmer puisque vous êtes parfaite.
Cela la fit rire un peu, car la femme qui est flattée par un mâle en est toujours touchée au point de ne pas distinguer un compliment d’une ironie, que ce mâle soit son fils ou son amant.
— Tu devrais faire danser ta cousine ? Qu’est-ce que vous avez à vous regarder en chiens de faïence ? Elle est charmante et sait danser mieux que toi… tu n’as qu’à te laisser conduire.
— Ce rôle ne me convient pas du tout, maman. Et je ne désire pas que ma cousine me dirige… au moins pour danser en public.
— Comme tu nous reviens volontaire, mon cher petit. Enfin, c’est dans l’ordre. J’espère pourtant que cette enfant ne te déplaît pas, au point de lui manifester ton antipathie… momentanée ?
— Rien de ce qui est chez vous ne peut me déplaire, chère maman. Cependant, si vous tenez absolument à ce que je danse, j’accepte de me laisser conduire par vous… qui en avez seule le droit.
Elle me frappa de son éventail sur l’épaule.
— Ah ! le petit roué, soupira-t-elle, vous êtes en train de vous tirer d’un mauvais pas en me faisant une révérence. Faut-il que j’aille chercher votre précepteur pour vous apprendre qu’on ne doit pas se moquer ainsi de sa vieille maman ?
— Ma cousine est aussi plus âgée que moi, il me semble.
— Quelle affaire… deux ans ?
On voyait bien que ma mère était ce soir-là dans le monde ; elle avait le temps de causer avec son fils !
Nous étions assis sur un canapé, derrière des plantes à parfums très violents, des tubéreuses et des lilas blancs sans aucune feuille, de ces branches nues, du bois sec et dur terminé par l’épanouissement d’une grappe immaculée forcée en serre.
— N’est-ce pas que ta cousine a changé, Henri ? Elle paraît plus sérieuse, plus femme. Je suis étonnée et vraiment charmée de sa réserve. Son pensionnat lui avait donné de si mauvaises manières.
— En effet, elle m’embrassait vraiment beaucoup. Vous vous en êtes aperçue, n’est-ce pas ?
— Je parie que, toi, tu ne t’en apercevais pas ? Seuls, les innocents ne savent pas voir.
— Maman, ripostai-je en me mordant les lèvres pour ne pas lui rire au nez, j’étais donc innocent parce que je me laissais embrasser, et maintenant, je suis coupable parce que je me refuse à la prendre dans mes bras devant tout le monde. Je vous en prie, chère maman, allez chercher mon professeur de maintien pour nous expliquer cela. Je suis curieux de connaître son avis !
— Henri, tu es insupportable quand tu poses des questions inconvenantes. Ça, par exemple, c’est une manie qui te reste. Je n’ai pas besoin d’un confesseur pour te confesser. Les enfants jouent à des jeux qui font quelquefois peur aux hommes.
Elle conservait son sourire aimable de dame qui reçoit.
— Si j’ose vous deviner, madame ma maman, je suis devenu un… monsieur sérieux parce que je redoute le contact de mon estimable cousine ?
— Tu me fais de la peine en plaisantant sans cesse sur les sujets les plus sacrés. Tiens… regarde ton père ? Le voici obligé de la faire danser pour réparer ta négligence… et ma foi, ils dansent fort bien tous les deux, elle ne perdra pas au change !
Je reçus comme un choc électrique et je regardai dans la direction indiquée.
Mon père, dont j’aurai à parler bientôt longuement, était, à cette époque, un homme de cinquante ans, un magistrat de salon, d’une rare correction d’allure, de très froid visage, à regard impérieux qui devait terroriser les coupables, à cheveux gris mais le coiffant jeune, à la dentition encore superbe, lui permettant un demi-sourire amusant par son énigmatique scepticisme. Il demeurait mince, portait des habits très soignés, tenait surtout à ne pas se faire remarquer en suivant la mode, mais on aurait pu supposer que la mode, qui n’est qu’une courtisane et n’a que les caprices qu’on lui impose, le suivait.
Il me parut, ce soir-là, comme ma mère, très loin de moi, très près de ses devoirs de maître de maison, cherchant à consoler une muette douleur.
— Cela forme ce qu’il est convenu d’appeler un beau couple, murmurai-je ironiquement, au moins dans votre monde, ma chère mère.
— Henri, tu n’as vraiment pas de mesure. Ton père, tu le sais, te la destine. Elle a six cent mille francs de dot, et en ce moment les meilleurs partis de la ville tournent autour d’elle.
— Vous me dites cela ce soir seulement et sans daigner vous informer de mes goûts personnels ? Dois-je même, ô ma jolie maman, me permettre d’avoir un goût… personnel.
Je parlais les dents serrées, mordant les mots et fouettant la robe de ma mère avec une branche de lilas que j’avais arrachée au buisson de fleurs derrière nous.
— Henri, je te parle un peu malgré moi, je suis entraînée par les circonstances. Tu reviens d’un de ces voyages qui, dit-on, forment la jeunesse. Je te pressens. Je ne t’ordonne rien. Je crois que tu tiens de moi encore plus que de ton père. J’ai essayé de t’élever le mieux possible et, justement, constatant la déplorable influence des pensions entières sur les élèves qu’on leur confie, j’ai voulu te garer des douteuses intimités. M’en veux-tu pour cela, Henri ?
— Non, ma chère maman, je ne vous en veux même pas de m’avoir pris pour une fille !
— Que signifie cette plaisanterie ?
— Cela signifie que l’on n’élève pas un garçon comme une Lucienne Morin, ni une Lucienne Morin comme un garçon, C. Q. F. D !… Et que je n’aurai jamais de moustaches.
— Enfin, voyons, Henri, sois donc raisonnable une minute ! Puisqu’il fallait vous éloigner l’un de l’autre durant votre enfance, époque où il est souvent dangereux de préparer l’habitude qui détruit le plaisir que l’on peut éprouver à se voir, je devais tout naturellement garder celui qui m’était le plus cher.
— Maman, m’écriai-je étourdiment, vous avez dû faire une grande amoureuse, car vous êtes une bien grande égoïste.
Elle se leva vivement, très choquée par l’audace de ma phrase que je corrigeai en me levant, à mon tour, et lui prenant la main, une main étroite onglée long, je la portai respectueusement à mes lèvres, murmurant :
— Veuillez m’excuser, madame ma maman, mais si votre fils en sait tellement long, c’est probablement grâce au genre d’éducation que vous lui avez donnée. Et cela ne m’empêchera pas de vous obéir… dans la limite de l’impossible, ce qui est la mienne.
Je regardai ma mère à la dérobée. Elle conservait un pli dur, accusant le coin de sa bouche, mais ce n’était peut-être pas à moi qu’elle en avait.
Et la soirée triomphale se termina. Je ne dansai ni avec ma cousine ni avec une autre ; je pus faire, à mon aise, la grasse matinée sans que personne vînt attenter à l’innocence de mon sommeil, ce qui me scandalisa un peu.
Ce fut vers cette époque que je fus en proie à des troubles cardiaques extrêmement graves qui me mirent à deux doigts de cette mort dont l’abbé de Sembleuse parlait comme d’une suprême délivrance des appétits de la chair. Il me fallut suivre un régime et connaître l’ennui des visites médicales. Quand le danger fut passé, on m’envoya au milieu des bois, dans un pavillon de chasse où l’air me conviendrait mieux que celui de la ville et ce fut encore à mon précepteur que l’on me confia. Armand était désolé. Il s’accusait de me faire physiquement du mal par sa morale intensive, ce qui était peut-être vrai, mais lorsqu’il déclara qu’il allait demander son congé, j’eus une telle crise de larmes qu’il me jura de ne plus me quitter. J’avais beau lui répéter que je ne souffrais pas, que je m’en allais, détaché de tout ce qui est la vulgarité et que cela, au contraire, aurait dû l’enchanter, puisqu’il m’avait, lui, condamné à rester son bien, sa chose, son Dieu ; il ne vivait plus du fait que je songeais sérieusement à cesser d’exister normalement.
Cette crise dura longtemps. Elle servit, d’ailleurs, à m’empêcher d’être pris par le service militaire, ce qui m’humilia sans trop me déplaire. Mes parents me déclarèrent que je pourrais choisir telle carrière qui me conviendrait mais qu’ils me conseillaient fort de me marier jeune car je ne devais pas, à cause de ma santé, mener une existence trop libre.
J’eus à cette occasion un entretien très curieux avec mon père et je ne veux pas en distraire un mot de votre attention. Je me le rappelle absolument comme une leçon apprise, la plus terrible leçon donnée par la famille à un jeune homme, relativement trop sage.
Mon précepteur vint me trouver au saut du lit, un matin, ce qu’il faisait souvent depuis que je me levais tard, et il me dit, en proie à une fièvre que je connaissais bien parce qu’il arrivait toujours à me la communiquer :
— Henri, te sens-tu de force à affronter les… conseils de ton père et pourras-tu soutenir une lutte que je redoute pour toi tout autant que pour moi ? Je crois qu’il s’agit de ton avenir. On me charge de t’envoyer à son cabinet d’affaires.
— Mon cher Armand, je me moque de tout, particulièrement des conseils de la famille. Je ne suis pas allé aussi haut pour condescendre à… épouser la demoiselle aux six cent mille francs de dot. J’aurai, paraît-il, vingt mille livres de rente à ma majorité, c’est-à-dire demain. Tu viens de m’éveiller d’un beau rêve… Nous retournions en Italie, tous les deux.
Pendant qu’il se rendait dans le salon d’étude, je m’habillais et je lui lançai, joyeusement, me dirigeant vers le bureau de mon père :
— Armand, nous touchons à la délivrance ! Je me porterai bien mieux quand je ne sentirai plus rôder cette fille autour de ma faiblesse… et tu ne seras plus inquiet.
Le cabinet de mon père était situé très loin de mes appartements, à l’extrémité de l’hôtel, donnant sur la rue, et on n’y relevait presque jamais les persiennes. C’était une pièce meublée austèrement, de façon à impressionner les visiteurs, toute en vert sombre comme le fond d’une forêt où l’on aurait détroussé les passants ; il y avait un bureau-ministre, des piles de cartons étiquetés contenant tous les dossiers célèbres de l’arrondissement et un divan à la Baudelaire, en velours mousse où je ne voulus pas m’asseoir pour bien accentuer ma tenue de fils encore souffrant mais respectueux.
— Henri, me dit mon père insistant sur ma convalescence, assieds-toi. J’ai à te parler longuement et tu es encore fatigué. Si tu n’allais pas avoir ton libre arbitre bientôt je n’aurais pas entamé le chapitre de tes devoirs de fils de famille… vis-à-vis de ses parents, mais, il le faut. J’y suis absolument obligé par les circonstances inattendues qui se présentent.
Il ne me regardait pas en face. Il regardait, plus bas, presque par terre, les yeux sur le divan vert mousse, éteignant toutes les manifestations d’un regard qui pourrait trahir de la colère ou de la honte.
Par extraordinaire, j’étais calme, prêt à défendre ma liberté par tous les moyens permis à un… fils de famille, puisqu’il décidait que j’en étais un… plus qu’aucun autre fils.
— Henri, je ne te reprocherai rien. Je ne te ferai aucun sermon et j’irai droit au but parce que c’est mon seul système vis-à-vis des grands coupables. Tu nieras même si cela te convient car, selon le proverbe, tout mauvais cas est niable. Henri… Mlle Lucienne Morin, notre nièce et ta cousine, celle que nous avons dû recueillir pour l’élever, la protéger contre les dangers que court une orpheline riche dans l’isolement malgré la fortune ou parce que la fortune, Mlle Morin est enceinte.
Si la grande bibliothèque, remplie de tous les bouquins lourds de la législation française, m’était tombée dessus, je n’aurais pas eu un plus furieux geste d’épouvante.
Je restai la bouche ouverte, sans un cri, sans une exclamation, et je finis par m’asseoir sur le fauteuil que m’avança mon père parce que j’allais m’évanouir.
— Tu l’ignorais ? ajouta-t-il d’un ton où je ne pus démêler aucune raillerie, car l’heure, vraiment, n’était plus à l’équivoque. J’en suis très triste pour toi car Lucienne doit se trouver tellement désemparée par ton inqualifiable conduite qu’elle n’a sans doute pas eu le courage de te prendre à témoin de son infortune. Voudras-tu, daigneras-tu seulement m’avouer que tu es son amant depuis au moins trois ans, paraît-il, même avant d’avoir eu l’âge de… devenir père ?
Un temps, qui me parut un siècle, je demeurai muet, le visage glacé comme par un vent violent traversant mon cerveau en rafale. Tout tournait autour de moi, surtout une jeune fille en blanc pur, en robe de tulle, semée de roses blanches, une vision à la fois décente et infernale… Mais j’entendais quelqu’un, ma conscience, sans doute, crier : Mlle Lucienne Morin est enceinte et tu es son amant depuis trois ans !… Alors, tout à coup, la véritable conscience de cette singulière situation me revint. Je me relevai en rejetant mes cheveux en arrière d’un mouvement de libération parce que je sortais d’un cauchemar, et je dis, les yeux fixes, les poings tendus :
— Mon père, Mlle Morin en a menti.
Le magistrat solennel, qui ne regardait les coupables qu’à la dernière sommation, dirigea ses prunelles dures sur les miennes, qu’il découvrit peut-être aussi dures et gronda :
— Sous quel rapport ?
— Sous tous les rapports.
Mon père eut un geste de colère.
— Vous n’avez pas été l’amant de Lucienne, Henri ?
— Non.
Et je soutins le choc de son regard d’accusateur avec le courage d’un homme qui n’est plus en face que d’un autre homme.
— Voulez-vous que je la fasse venir, monsieur ?
— Épargnez-moi la confrontation, mon père. Je ne tiens pas à la voir pleurer ou rougir, mais mon précepteur, lui, m’a entendu en confession… il sait de quel côté on doit chercher le coupable. Je suis assez instruit, hélas, par la théorie sinon par la pratique, de ce qui peut s’appeler une séduction, or, je n’ai pas séduit Mlle Morin… parce que, justement, quand nos relations ont débuté je n’avais pas l’âge… de séduire.
— Vous admettez donc, Henri, que des relations existaient entre vous, et pourquoi pensez-vous que ces relations ne doivent pas impliquer le titre d’amant ? Je serais vraiment curieux de vous entendre m’expliquer cela. Je vous ferai remarquer que vous avez droit à toute ma patience, puisque vous êtes mon fils et surtout un convalescent, mais je ne vous lâcherai pas que vous n’ayez avoué ce qu’il faut avouer. Celui qui ne rendrait pas la justice dans sa famille ne serait pas digne de la rendre en public, avec ou sans huis clos. (Il ajouta, un peu lourdement.) Profitez donc du huis clos, puisque vous avez peur de la confrontation.
Une idée bizarre éclaira le chaos de mes idées. Ce que j’allais dire serait monstrueux sans pouvoir en offrir les preuves. Or, un seul être pouvait me soutenir dans une pareille alternative : ou tout avouer, dénoncer une femme, ou n’avouer que le possible et me perdre moi-même. Ce qui me donnait l’assurance de lui démontrer l’évidence c’est que depuis mon retour d’Italie, c’est-à-dire depuis près d’un an, aucune relation, légère ou sérieuse, ne s’était renouée entre elle et moi. Si elle m’avait réellement traqué, elle ne m’avait pas forcé. Quelqu’un veillait sur moi jour et nuit.
— Mon père, dis-je, très froidement, puisque vous me traitez déjà de coupable et que vous daignez employer vis-à-vis de votre fils les grands mots de votre… habituelle justice, souffrez donc que je me réclame aussi de ses lois. Je désire être assisté par mon avocat qui est également mon précepteur, celui que ma mère a choisi pour veiller sur ma conduite d’enfant et de jeune homme : l’abbé de Sembleuse.
— L’abbé Armand de Sembleuse, fit mon père avec une grimace de dédain, porte une robe qui n’est point celle d’un avocat, et je me demande ce qu’elle viendrait faire entre un gamin effronté, capable des pires audaces, et une jeune fille très malheureuse, enceinte de trois mois. Vous ne voulez pas que Mlle Morin puisse rougir devant vous, alors ne compliquons pas la séance.
— Je ne tiens pas à ce que Lucienne y assiste, ripostai-je, à moins que ce soit elle, pourtant, qui m’accuse directement.
— Et qui voulez-vous que ce puisse être, sinon votre victime ! répliqua mon père d’un ton rauque, le mot victime s’étranglant dans sa gorge.
— C’est Lucienne qui prétend que…
Alors, ce fut plus fort que moi. Je pouffai. Une irrésistible envie de rire me secoua des pieds à la tête, j’éclatai même de si bon cœur que j’en oubliais complètement ma terrible situation vis-à-vis de mon père.
— Malgré tout le respect que je vous dois, mon cher père, je suis obligé de vous dire que si vous tenez à ce qu’on répare, vis-à-vis de votre nièce, il faut chercher ailleurs le monsieur sérieux ! Ce qui arrive à ma cousine était même prévu depuis longtemps par le gamin effronté en question. Elle a dû s’adresser à un homme alors qu’elle ne connaissait que… des enfants, car elle a fait la cour (soyons poli) à mon pauvre précepteur encore plus innocent que moi étant donné, justement, la robe qu’il porte… comme un cilice. Lucienne est capable d’incendier un bloc de glace. Vous ne la connaissez guère en la traitant de victime… c’est une…
Je m’arrêtai court. Mon père s’était dressé, pâle comme un justicier de la bonne école. On voyait bien que la vérité le préoccupait beaucoup moins que la victime. Il lui fallait un coupable, c’est-à-dire un réparateur, mais il ne se souciait pas énormément d’élucider les faits.
— Je vous défends d’insulter cette jeune fille.
— Comment voulez-vous que je me défende, moi ?
— Vous n’avez qu’à m’obéir. Avez-vous été, oui ou non, son amant ?
Je lui envoyai en pleine face la plus étrange phrase qu’il eût jamais entendue dans toute sa carrière de magistrat et je la lui lançai avec tout l’aplomb d’un libertin consommé, ce qui ne prouvait rien en ma faveur, naturellement.
— Non, mon cher père. A peine son amie de pension comme elle prenait le soin de me le raconter entre chien et loup !
Cette fois, le grand magistrat, le père sévère, l’homme d’une autre époque fut médusé. Il contemplait son fils en se demandant de quel bois il l’avait fait.
— Devenez-vous fou et désirez-vous que je vous fasse interdire ? Un être maladif est aussi dangereux qu’un malfaiteur. Pensez-vous que le récit de pareilles turpitudes puisse un seul instant arrêter le légitime désir d’une femme qui a la sottise de vous aimer au point de m’avoir caché votre abominable conduite ? Elle est mère, c’est la seule vérité indéniable de cette triste aventure. Et comme elle n’a jamais aimé que vous…
— Je suis obligé d’endosser… les six cent mille francs ! Fichtre ! Si Lucienne était pauvre, ce serait très ennuyeux, mais comme elle est riche ça me paraît encore plus vilain qu’ennuyeux. Il va falloir tout simplement que l’abbé ou moi, nous la confessions. Comptez sur nous. Ça presse : elle parlera.
— Elle ne parlera plus. Elle est, depuis hier, dans une maison de retraite, d’où elle ne sortira que pour se rendre à la mairie avec vous. J’ai dit. Vous pouvez vous retirer, monsieur.
Il me montra la porte d’un geste où il ne manquait que l’ampleur de la toge.
Je m’inclinai et je sortis. Du moment que je ne pouvais pas interroger moi-même… la victime, ça devenait sinistre.
En quelques bonds je descendis nos escaliers, déclarés d’honneur, car il y avait ceux qui étaient qualifiés de dérobés, et je cherchai mon seul protecteur dans cette redoutable affaire.
Il était chez nous en train de préparer un bain chimique, pour je ne sais plus quelle opération.
— Armand, m’écriai-je en fermant la porte du salon d’étude à double tour, il faut me sauver, car je commence à avoir une peur bleue de cette sale bête.
— Quelle sale bête ? questionna l’abbé de Sembleuse relevant son beau front, et fronçant légèrement les sourcils en me voyant verrouiller les portes.
— Ma cousine !
— Voyons, Henri, de la tenue, pourquoi cette subite grossièreté ?
Je me jetai à son cou, le courbant jusqu’à moi, car il était le plus grand et je lui soufflai dans l’oreille :
— Lucienne a déclaré à mon père que je l’avais séduite.
Armand eut un frisson d’horreur.
— Ce n’est pas possible !
— Parfaitement. Elle est enceinte de trois mois. Et il faut, d’après monsieur mon père, que je l’épouse.
Armand de Sembleuse restait calme et patient tant qu’on ne touchait pas à sa mystérieuse passion. Je le vis rougir, blêmir ; il me saisit aux épaules et me plia sous le poids d’une rage d’autant plus effrayante qu’il ne criait pas, ne risquait aucun qualificatif mal sonnant.
— Répète un peu ?… alors, tu l’as reçue malgré toutes tes protestations, elle est arrivée jusqu’à toi malgré toutes mes précautions… tu m’as trompé au lieu de te confesser librement selon ton habitude. Henri, tu es un lâche. Voilà !
Mes larmes jaillirent en dépit de mon envie de lui rire au nez pour sa façon cavalière de me croire capable de tout, moi qui dormais si tranquille sous sa protection religieuse… et amoureuse.
— Armand, si c’était vrai, est-ce que je serais là pour te demander ton appui ?
Il mit son front dans ses mains.
— Mon Dieu, murmura-t-il, voici le temps de l’épreuve ! Alors pourquoi cette fille ment-elle… et à ton père, encore ? Est-ce que ta mère est instruite de cette abomination ?
— Je n’en sais rien. Toujours est-il que j’ai prié mon père de t’accepter en qualité de mon avocat. Veux-tu dire ce qu’elle t’a avoué ?
— Non ! fit-il désespéré. Je n’ai pas accepté ta confession, jadis, ne m’en sachant pas digne, mais elle… j’ai bien voulu lui… certifier l’impunité. Elle s’est déclarée coupable sous le sceau du sacrement. Et elle m’a déclaré des choses que je ne t’ai jamais dites, parce qu’elles ne te regardaient pas.
— Nous sommes donc incapables de nous défendre. Mais on ne peut pas épouser un garçon de force, voyons, Armand. Est-ce que tu veux que je l’épouse ?
— Où est-elle ? Je veux lui parler. Tout de suite !
— Elle est au diable, mise en lieu sûr par mon cher père. Et d’ailleurs, dans un état pareil, déclaré intéressant par les imbéciles… nous aurions vraiment mauvaise grâce en la malmenant. C’est très bien joué. Qu’en penses-tu ?
Des larmes coulaient le long de ses joues qu’il ne songeait même pas à essuyer. Il murmura :
— L’œuvre de chair ne désireras qu’en mariage seulement.
Il n’en fallut pas plus pour déchaîner mon particulier démon.
— Assez ! hurlai-je hors de moi. Vous êtes tous des hypocrites, toi, mon père, ma mère et le monde entier ! Et pourquoi donc naissons-nous tous, moi, toi, mon père, ma mère et les autres avec des sens, des appétits très à côté de votre sacro-sainte institution du mariage ? Hein ! Peux-tu me l’apprendre ? Est-ce donc de ma faute, à moi, si, très beau, j’ai tenté cette ogresse flaireuse de chair fraîche et tendre ? Est-ce ta faute, à toi, si, dévié de ta véritable ligne de mâle, tu as, malgré toi, malgré ta religion, l’amour de ton propre sexe en ma personne que tu respectes… jusqu’au jour où il me plaira de te forcer au contraire ? Allons donc ? Est-ce que mon père s’est gêné, un jour, pour courtiser la femme de chambre, à telle enseigne, que par politesse, j’ai dû reculer devant lui ? Est-ce que maman, elle-même, n’est pas très sensible aux compliments que je lui fais… surtout depuis qu’elle s’imagine que je suis devenu un homme, c’est-à-dire quelqu’un qui a la noce crapuleuse dans le sang ? Mais vous me rendez enragé avec vos pudeurs, vos sentences, votre justice aveugle et vos petites vertus à compartiments secrets ! Non ! Regardez-vous donc un peu au miroir et voyez si vous pouvez vous empêcher de rougir en arrangeant vos voiles du saint mystère de façon à ce que rien n’en dépasse jamais les lignes. Mais, sangdieu, c’est ma cousine qui a raison ! Elle va droit au but qui est son plaisir, et au moins on sait tout de suite qu’on est en présence de tous les vices. Elle m’aime et elle me veut et elle prend le seul chemin pour arriver au très saint sacrement du mariage où l’œuvre de chair ne sera même pas à désirer parce qu’elle sera désormais accomplie. Bravo ! Moi je commence à lui découvrir une allure, à cette gueuse ! Quel couple nous allons faire ! L’humanité n’a décidément pas fini de se martyriser, car je jure bien que si, pour je ne sais quelle raison que je ne devine pas encore, il faut que je me sacrifie, elle pourra faire son deuil de l’époux. Je jure par ta robe, que je préfère à la sienne, que je ne la toucherai jamais, même avec une cravache. Ah ! non ! Ce n’est qu’à présent, Armand, mon cher précepteur, que je vais devenir un monstre car vos natures pondérées me révoltent. Je serai la bête fauve qui, de ses griffes et de ses dents, saura bien vous réduire à la terreur, puisqu’au fond vous n’avez peur que des cyniques. Moi je n’ai peur de rien, pas même de la volupté, puisque j’ai consenti à en mourir ! Armand, je vais aller prier ma mère de venir à mon secours, puisque ta religion te le défend… si ma mère ne veut pas ou ne peut pas, tiens-toi prêt à un second enlèvement. Je me ferai rendre des comptes de tutelle, parce que j’ai dû hériter de mon grand-père, et nous irons au bout du monde… libres, tout à fait libres. Seulement je te préviens que je ne veux plus entendre parler de morale. Assez ! Assez ! Si tu as envie d’aller là-haut, moi, je t’entraînerai si bas que tu ne remonteras jamais. Mourir ensemble, soit, mais par les bons moyens. La religion et la morale justicières, c’est le fatras romantique par excellence. Je préfère le marquis de Sade et ses aphrodisiaques. Au moins ça ne trompe pas. Absolu pour absolu, moi j’entends fabriquer mes paradis à ma taille et en dehors de toute légalité.
L’abbé Armand de Sembleuse agenouillé sur son prie-dieu, la tête dans ses mains, se bouchait les oreilles.
Je haussai les épaules et je sortis pour aller à la recherche de ma mère.
Comme je tirais les verrous des portes, je l’entendis qui me suppliait :
— Henri ! Henri ! fais attention à ton cœur. Tu vas le briser contre eux !
On ne pénétrait pas facilement chez ma mère. Elle paraissait au repas de midi, toujours très soignée, d’une élégance sobre mais très étudiée, et ses quarante-deux ans ne semblaient pas lui causer énormément de souci. Cependant, elle était d’une coquetterie raffinée qui ne lui permettait pas l’intimité du petit jour et elle ne recevait ni son mari ni ses enfants dès le matin. Ma cousine disait même que rien ne pouvait lui être plus désagréable comme d’accorder une audience de bonne heure. Je rencontrai Clara, sa femme de chambre, dans la lingerie, qui portait sur le bras un peignoir de bain encore humide et elle m’assura que ma mère avait la migraine.
— Je veux la voir. Il est à peine dix heures, oui, je m’en rends compte, mais je veux la voir.
On avait pour moi les égards que l’on a pour un malade capable des pires violences, à l’occasion, et on connaissait, dans les offices, ma manière forte. J’avais, un soir, envoyé rouler au bas du fameux escalier dit d’honneur, un homme qui se prétendait du dernier bien avec une de nos bonnes. Je l’avais pris simplement pour un cambrioleur, mais mon intervention flatta infiniment la jeune personne qui en conclut que j’étais jaloux, ce qui ne me flatta pas du tout et m’exposa aux pires familiarités.
— Clara, je vous en supplie ? murmurai-je en la regardant de très près.
— Tout de suite, monsieur Henri. Si on me gronde, je m’en moque ! J’ai déjà failli me faire renvoyer pour vous plaire. Que ne ferait-on pas quand vous commandez comme ça !
Elle m’introduisit dans la chambre mystérieuse. Ma mère était couchée sur une chaise longue. On venait de la masser et de démêler ses cheveux blonds, plus clairs que les miens, qui lui retombaient sur les épaules. Roulée dans un peignoir de velours mauve, elle était encore très belle, mais semblait si lasse et si décolorée de teint qu’elle me fit peur.
— Maman, lui dis-je, en cherchant à ne rien remuer autour d’elle car on n’y voyait pas, je vous fais mes excuses pour avoir forcé la consigne ; seulement je suis très effrayé par une chose qui vient de m’arriver et que vous ignorez, sans doute. Maman, je n’ai plus confiance qu’en vous.
Elle releva ses cheveux par un joli geste de décence, les fixa sous une grande épingle diamantée puis soupira, très confuse :
— Tu aurais pu me prévenir hier soir. Je suis tellement fatiguée… mon pauvre Henri.
— Maman, pourquoi êtes-vous fatiguée ? Ce n’est pas d’être jolie, en tous les cas !
Et je lui baisai les deux mains avec une ferveur passionnée qui lui fit plaisir, car, certainement, cette femme devait avoir un chagrin profond de se sentir décliner, elle, dont on avait dit : la plus belle blonde des soirées de la préfecture.
— Henri, dites vite et sauvez-vous ! Qu’est-ce qui vous arrive ?
Je restais là devant elle, la contemplant de haut, dans ce demi-jour auquel je m’habituais peu à peu. Je me sentais tout à coup une immense pitié pour cet être qui ne parlait presque pas et qui avait l’aspect d’une énigme pour mon entendement fougueux de collégien averti des seules choses inutiles de l’amour. Ma mère avait-elle un lourd secret à porter, aussi lourd que le mien ? Quelle passion mystérieuse rendait ses yeux lointains comme un ciel trop pur, inaccessible ? Ou, n’y avait-il rien, au fond, qu’un égoïsme froid, despotique, un désir de règne éternel sur celui que je savais lui avoir échappé par les plus basses portes ?
— Maman, commençai-je d’un ton frissonnant de dégoût, ma cousine désire m’épouser… par tous les moyens mis à la disposition d’une jeune fille sans scrupules… Je suis désolé d’avoir à accuser, moi qu’on accuse, mais il faut, pourtant, que j’en appelle à vous puisque mon père me condamne sans vouloir m’entendre ou me comprendre. Maman, pardonnez-moi si je vous offense dans l’affection que vous avez pour elle : ma cousine est un monstre.
Ma mère se redressa, du milieu de ses coussins, et s’empara d’un flacon qu’elle porta à ses narines.
— Oui, je sais, fit-elle laconiquement.
Je me jetai à genoux devant la chaise longue. Je saisis un des plis du peignoir qui embaumait la lavande et je me cachai le visage, le cœur battant à rompre. Là, était mon salut. Elle savait.
— Maman, balbutiai-je retenant mes sanglots, je ne peux pas, je ne veux pas épouser ce monstre. Plaidez ma cause auprès de mon père, car elle l’a odieusement trompé en m’attribuant une paternité… de fantaisie. Je suis même persuadé qu’elle n’est pas enceinte et qu’elle abuse de la… naïveté de mon père. Il est toujours dans des histoires criminelles et il a tellement la coutume de voir les coupables… où ils ne sont pas.
— Non, votre père est absolument certain de la culpabilité de cette fille.
Ma mère disait : cette fille. Il me semblait, de plus en plus, que le ciel de ses yeux lointains s’ouvrait pour moi.
— Maman, ma chère maman, ma belle maman que j’aime ! Il faut que je vous dise tout parce que je suis un bien vilain petit garçon. Je ne veux pas surprendre votre estime, ce ne serait pas loyal. Cette fille et moi… Ah ! maman ne me regardez pas, nous avons joué à des jeux… des jeux inconvenants. Que voulez-vous, je n’aurais jamais osé vous salir l’imagination en vous avertissant de ces choses que vous ne pouviez pas deviner, vous, si bien élevée, si sage. Ma pauvre maman, c’est à ce piège-là que je suis pris… est-ce que vous me comprenez ?
— Oui, je crois. Et vous vous rencontrez deux en présence du même enfant sans savoir lequel des deux doit être le père.
— Si, maman. Je sais très bien. Ce n’est pas moi. C’est l’autre !
Ma mère eut un geste effrayé. Elle leva son bras blanc qui sortit tout entier de la manche large de son peignoir.
— Dieu seul peut connaître tous les secrets de la nature, Henri.
— Puisque vous ne me mettez pas à la porte, maman, il faut que vous ayez le courage de m’écouter encore…
En me redressant pour chercher ses yeux, je fus effaré de constater leur profondeur. C’était le néant, un ciel tout entier, vide ! Elle avait l’air à la fois si douloureusement meurtrie et si absolument en dehors de la question que je fus transporté d’une admiration qui confinait à l’horreur. Non seulement elle ne comprenait pas, mais j’avais la certitude qu’elle ne comprendrait jamais.
— Maman, murmurai-je, promenant machinalement mes lèvres brûlantes de fièvre sur ses ongles polis, dois-je continuer ?
— Non, Henri, parce que toutes les explications ne peuvent empêcher le fait brutal : Lucienne est enceinte et a le droit d’exiger qu’on lui rende l’honneur qu’elle a perdu.
— Pourquoi, alors, moi et pas l’autre ?
— Parce que l’autre est déjà marié.
— Alors, vous le connaissez, l’autre ?
— Oui.
Il y eut un silence de mort.
Cette fois nous nous regardions en communiant dans la même horreur, dans le même dégoût de toute l’humanité.
— Maman, je ne peux cependant pas accepter la responsabilité de ce qu’il m’est impossible d’avoir créé il y a trois mois, quand mes relations avec ma cousine ont cessé depuis un an. Est-ce que je vous mentirais, à vous que je vois si épouvantée de ce que je vous explique ? Sur votre honneur à vous, maman, et je n’ai rien de plus cher en ce moment même, je vous jure que je dis la vérité.
Ma mère était retombée sur ses coussins comme une morte. Elle était évanouie, pâle, si terriblement privée de toute apparence de la vie qu’elle m’affola et je bondis vers un timbre.
— Clara, dis-je à voix basse, ma mère vient de s’évanouir, je ne sais pas comment m’y prendre pour la soigner.
— Ah ! monsieur Henri, ce n’est pas gentil à vous de lui augmenter son chagrin. Madame est malheureuse depuis si longtemps !… Voilà que ça déborde.
Pendant que la bonne la frictionnait et lui jetait des gouttes d’eau sur le visage, moi, je mordais mon mouchoir pour ne pas pleurer. Je ne pensais même plus à Armand de Sembleuse. Je ne trouvais aucune issue à l’impasse dans laquelle nous nous rencontrions face à face, ma pauvre mère et moi. Or, une chose me permettait de respirer un peu : ce n’était pas moi, ni mes confidences, qui l’avais mise dans cet état, cela j’en demeurais certain. Alors, quoi ?
Clara se retira sur les pointes en me faisant signe qu’il ne serait pas nécessaire de mentionner son intervention.
— Henri ! soupira ma mère en ouvrant les yeux et en me tendant les mains, aide-moi à me lever. Je ne suis pas bien du tout. N’appelle personne. Je désire marcher un peu et… réfléchir à ce que tu viens de m’apprendre. Je te crois incapable de me mentir.
Elle s’appuya sur mon épaule et se fit pesante, s’abandonnant à ma seule force.
— Tu n’es déjà pas si bien portant, mon pauvre petit. Vois-tu, nous deux, nous ne sommes pas du tout faits pour ces sortes d’aventures. Nous ne comprendrons jamais rien à leurs passions. Enfin, c’est ainsi. Il faut sortir de là. Ta cousine nous menace d’un scandale qui me tuera si on le laisse éclater. Veux-tu lire sa dernière lettre ?
Elle fouilla dans un tiroir et me donna un papier. Je lus ceci :
« Ma chère tante,
« Tout ce qui s’est passé est de votre faute. Vous ne m’avez jamais aimée que pour ma fortune que vous désiriez donner à votre fils. S’il ne m’épouse pas, je dirai tout. Et on verra qui de moi ou de la famille respectable a raison.
Lucienne. »
— Ma chère maman, il faut vous moquer de cette atrocité-là, parce que le scandale dont elle vous menace ne peut atteindre qu’un garçon de vingt et un ans. Si Lucienne était pauvre, ce serait beaucoup plus délicat mais elle est riche, plus riche que nous… donc, elle n’est pas très à plaindre. Quant au monsieur marié faisant partie de nos relations, je m’en charge. Ce ne serait pas la peine de savoir tirer l’épée grâce à mon précepteur si je n’en venais pas à bout. Dites-moi le nom du personnage, on s’expliquera correctement. Je n’ai pas envie de crier sa paternité sur les toits, pas plus, je pense, que je n’ai envie de l’endosser. Et même si on me l’attribuait, tant pis ! Je serai le mauvais sujet, le séducteur tant qu’on voudra. Qu’est-ce que ça peut te faire ma petite maman jolie, puisque tu sais que je ne te mens pas ?
Je la serrai dans mes bras. Je constatai, malgré moi, que son corps était plus souple et plus léger que celui de ma cousine. Cette femme-là ne vivait plus que par l’effort constant d’une volonté de fer, une miraculeuse volonté d’orgueil. Je me sentais si proche d’elle, si sincèrement son fils que je lui dis en l’embrassant furieusement, ivre d’une soudaine colère passionnée :
— On est nous deux, maman, contre le monstre. Il a pu me salir. Il ne vous salira pas parce que je vous défendrai, entendez-vous ! Allons ! Dis-moi son nom… et je te jure bien que ce n’est pas la jalousie qui me pousse à te le demander. Quant à Lucienne, elle ne m’épousera pas… ce sera sa punition. Maman ? Maman ! Qu’avez-vous ? Ah ! vos yeux, vos yeux qui deviennent noirs.
Je glissai à genoux devant elle entourant ses jambes tremblantes de mes bras ; je la tenais ainsi comme une grande poupée qui va s’abattre parce qu’elle n’a plus aucun ressort pour lui donner l’allure mondaine de la belle dame en visite.
— Henri, souffla-t-elle, regardant le tapis comme on regarde le fond d’un trou, d’une crevasse où l’on va glisser, Henri, cet homme-là, c’est ton père.
J’eus la respiration coupée, puis j’éclatai d’un rire nerveux qui ne se calma que par un frisson d’agonie.
Nous nous taisions, moi couché à ses pieds, elle renversée sur sa chaise longue. Je me souviens que j’entendais mon cœur battre comme on entend le balancier d’une horloge. Je ne pensais plus. Ce fut elle qui revint à la vie normale en me disant :
— Il va falloir paraître au déjeuner où il y aura l’abbé de Sembleuse et peut-être le secrétaire du tribunal. Henri, je dois finir ma toilette. Va-t’en !
— Que m’ordonnez-vous, mère ?
— Je ne t’ordonne rien.
— Voulez-vous que j’aille étrangler Lucienne ?
— Un crime n’efface pas un crime.
— Est-ce vous, ou mon père, qui désirez me voir l’épouser, c’est-à-dire effacer toute possibilité de scandale ?
— Quand j’ai su, quand elle m’a dit que vous étiez tous les deux coupables, j’ai inspiré à ton père l’idée d’une union qui ne peut guère être heureuse mais qui, en effet, effacerait tout. Elle avait prévu, d’ailleurs, ton refus, puisqu’elle aurait alors exigé que ton père divorçât. Le pauvre homme a été entraîné par une fille experte, dépravée toute jeune et qui ne recule devant aucun moyen. C’est un peu ton œuvre, Henri, ce monstre-là.
— Mon père vous a-t-il avoué…
— Oui, je l’ai vu pleurer de honte à la place même où tu pleures. Ce sont les plus forts qui sont souvent les plus faibles, qui résistent le moins.
Je me relevai lentement.
— Je ne pleure pas, maman, je ne pleurerai plus jamais, quoique je ne tienne pas à passer pour le plus fort. Je m’incline devant votre affreux chagrin, car vous aimez toujours mon père.
Je pris sa main glacée et je la baisai froidement. Il ne pouvait plus y avoir entre nous aucun contact nous vivifiant. Nous avions vécu la seule minute de passion filiale ou maternelle que nous devions vivre et elle suffisait pour une éternité de douleurs.
— Puis-je obtenir l’adresse nouvelle de ma cousine, maman ? Mon père me l’a refusée.
— Que prétends-tu faire ? Une scène ? C’est si dangereux… et dans son état tout est à craindre, Henri ! Voici cette adresse.
— J’irai, accompagné par Armand de Sembleuse qui a été, une fois, son confesseur et j’obéirai à mon père, je demanderai, aussi correctement qu’il me sera possible de le faire, la main du monstre. Seulement je quitterai cette maison pour toujours dès le soir de mes noces. Adieu, maman, ne paraissez pas à ce déjeuner, vous avez les yeux très rouges.
J’eus le courage de sortir sans même entendre ses remerciements éperdus. J’éprouvais, pour elle, comme le vertige d’une chute.
… Armand de Sembleuse m’attendait, au fond du jardin, devant une haute muraille tapissée de lierre noir.
— Tu comprends, lui disais-je allant et venant comme un animal en cage qui cherche une issue, je suis en face de ce mur et il faut que je passe… ou que je me brise. Tu vas venir avec moi pour m’empêcher de la tuer. Est-ce que tu te doutais de cela, toi, l’autre monstre ? Toi qui t’accuses de me pervertir ?
Il me buvait des yeux, les bras croisés. Il eut une pensée grotesque :
— Et si je disais que l’enfant est du cocher de la maison, que je l’ai vu, car, ça aussi, c’est le possible.
— Nous serions simplement trois et ça n’empêcherait rien, répliquai-je avec un rire sec. C’est très drôle, cette histoire et la famille est, décidément, une bien belle invention ! Je suis dans le piège et il me faut y rester, sinon ma mère en mourra.
— Je t’accompagnerai, soit, Henri. Je crois que je deviens fou.
Le déjeuner eut lieu très naturellement. Mon père avait l’air préoccupé et moi j’exagérais ma gaieté, une gaieté infernale, m’étourdissant à relancer Armand sur le terrain d’une controverse religieuse qui ne nous intéressait pas. Maman écoutait, impassible, poudrée, fardée légèrement, souriante et prenant soin du secrétaire du tribunal qui, gras et sot, tonnait contre un article d’une feuille locale, que personne, du reste, n’avait lu.
Vers trois heures, l’heure des visites en province, je commandai le coupé. Je cherchai des gants assortis à mon costume gris, le dernier. Armand, dans ma chambre, me tendait des gants blancs qu’il avait gardés d’une soirée parisienne.
— Non, pas ceux-là ! des gris perle, je ne veux pas de ceux-là ! criai-je comme quelqu’un qu’on égorge.
— Henri, supplia-t-il, laisse-moi monter ce calvaire, je ferai ce qu’il faudra, mais tu ne peux pas te mettre à la merci de cette femme ? Réfléchis ? C’est épouvantable.
— C’est digne de moi ! râlai-je. N’est-ce pas moi qui l’ai dépravée… Ah ! qui donc m’achèvera ? Armand, souviens-toi de la nuit de Venise. Pourquoi sommes-nous revenus ?
Dans le coupé, je me mis à lui parler très bas, le brûlant de mon souffle.
— Tu prieras pour moi le jour de la cérémonie, hein ? J’épouse la jeune fille innocente et je suis même sûr d’avoir des enfants. De toute la liberté de ma jeunesse il me restera le souvenir de notre voyage. A peine quelques mois de pleine beauté. Ensuite, lié pour toute une existence à cette créature qui ne divorcera pas et ne me trompera pas ! J’aurai beau ne pas la toucher, elle sera ma femme. On le saura, je le saurai… et qu’inventera-t-elle de plus pour me river à ma chaîne, dis ? Armand, ta mission auprès de moi se termine à ce mariage. Où nous retrouverons-nous ? Est-ce que mon cœur ne va pas enfin se briser dans ce dernier combat avec mon orgueil ? Il fallait briser ma mère… Je suis un lâche, je n’ai pas pu…
— Henri, mon Henri bien-aimé, tu as fait très noblement ton devoir. Je t’admire et je te supplie de ne pas t’exaspérer. Il est encore temps. Veux-tu que je m’efforce de la fléchir, de lui inspirer le renoncement ? Je vais donner l’ordre de retourner. Tu m’attendras. Mon Dieu !…
Je me mordais les poings et il fut obligé de m’arracher les lambeaux de mes gants que je mangeais.
Le coupé s’arrêta devant une petite maison basse du bout de la ville. Il y avait une grille et un jardin derrière, tout ruché de buis. Une religieuse arriva, pleine de déférence pour ce prêtre mondain qu’on appelait M. l’abbé de Sembleuse en y mettant le ton du respect, malgré sa jeunesse : « Il est si beau, prétendaient les vieilles dévotes, qu’il n’a pas l’air en vrai ! »
Puis, la religieuse rougit jusqu’à la coiffe en apprenant qu’elle recevait un fils de famille qui venait demander une riche héritière en mariage. Aucune substitution de démarches ne restait possible. Nous devenions des gens très bien. Quant au père noble…
— Mon père n’est pas venu lui-même, Lucienne, parce qu’il a pensé que nous suffirions tous les trois pour fixer des dates.
La porte se referma et la scène changea. Je cessai de sourire.
Ma cousine était vêtue, de nouveau, en pensionnaire, robe sombre et coiffure chaste. Elle avait les traits tirés, la taille un peu alourdie, les cernures de ses yeux très accusées.
— Vous consentez ? fit-elle, debout, très maîtresse d’elle-même, sans daigner jeter un regard à mon précepteur.
— Madame, lui répondis-je tranquillement, je consens à vous offrir mon nom et ma liberté en échange de la vie de ma mère, voilà tout. Maintenant, écoutez-moi bien et ne revenons jamais là-dessus. Nous quitterons la maison de mes parents dès le mariage célébré. En outre, je ne serai jamais ni votre amant ni votre mari. Je suis un anormal, incapable d’aimer une femme et vous savez pourquoi. Vous êtes même la seule à l’avoir deviné. A ces conditions, nous nous entendrons le mieux du monde. On peut, je crois, vivre en bonne intelligence quand on est deux monstres de pareille envergure. J’appartiens à qui vous savez et je fais le serment devant lui de me conduire vis-à-vis de vous comme tout homme doit le faire avec la… femme de son père. Moi je n’ai pas encore le goût de l’inceste ! Notre notaire vous signifiera mes volontés au sujet de votre fortune. Je désire me marier sous le régime de la séparation de corps et de biens. Maintenant j’espère que votre enfant sera beau. Ne l’ayant pas fait, je serai peut-être capable de l’élever mieux que je ne l’ai été moi-même, surtout s’il me ressemble, ce à quoi je m’attends. (Puis je me tournai vers Armand qui avait fermé les yeux comme frappé au visage par mes paroles.) Viens-tu, Armand, la messe est dite !
Ce tutoiement qu’elle n’avait encore jamais surpris entre nous, lui fit l’effet d’une gifle. Elle poussa un cri sourd, voulut se précipiter sur ce prêtre immobile et muet, le mauvais ange, mais il ouvrit les yeux… elle recula.
Il n’avait pas proféré une syllabe.
Nous sortîmes. Il me tenait par un bras, redoutant de me voir tomber.
— Je t’ai un peu compromis, mon pauvre Armand, murmurai-je une fois dans le coupé. Me le pardonnes-tu ?
— Ne t’ai-je pas tout pardonné… depuis la nuit de Venise, dit-il en me regardant comme s’il était encore là-bas, au balcon de ce vieux palais, devant la mort du soleil, de notre soleil !
Nous allons, mon cher avocat, traverser une époque de ma vie qui vous scandalisera peut-être moins par la qualité de mes passions mais qui vous donnera l’exacte mesure de ce que je suis capable de fournir comme force mauvaise dans l’art de la volupté… car la volupté est un art. Entre un voluptueux et un sensuel il y a toute la belle différence, que l’on doit faire entre un gourmet et un gourmand. Il est indéniable que je suis, que j’étais à ce moment-là, un voluptueux préparé aux jouissances artistiques par une adolescence relativement chaste. Étant donné, en outre, le singulier mariage que l’on m’avait… permis, je devais fatalement me jeter dans le plaisir comme on se jette dans un bain chaud lorsqu’on a froid.
Je fus Don Juan. Je ne m’en vante pas. C’est vous qui me l’avez reproché ! Or Don Juan ne peut exister, de notre temps, que s’il porte en lui une mystérieuse puissance féminine. La femme ne cède qu’à elle-même et croyez bien que ce n’est pas du tout pour nous amuser qu’elle cède. Les plus imprenables, celles qu’on viole, choisissent toujours… au moins à l’âge de raison.
Mon cœur ne me gênait plus en battant trop vite. Mon cœur semblait s’être arrêté une fois pour toutes lorsque je vis disparaître, au tournant d’un chemin, l’ombre d’une robe noire… j’avais failli me tuer. Et ce qui me sauva fut de trouver, blottie à mes pieds, comme le chasseur blessé perdu au fond des bois retrouve, tout à coup, son chien qui lui lèche les mains pour attirer son attention, lui dire humblement : « Il y a mes caresses », une simple fille de chambre, Clara, la bonne de ma mère !
Malgré tous les orgueils et mon orgueil particulier qui n’est pas mince, en redevenant un homme ordinaire, mais plus franc que les autres, je suis obligé de… commencer, par le commencement. Soyez assuré que nous irons beaucoup plus loin ou plus haut ; ce ne sera peut-être pas meilleur ni plus moral.
Clara, cette petite donzelle, qui empestait les odeurs bon marché, était une paysanne délurée, pervertie si on peut admettre qu’avoir été violée à douze ans par un garçon d’écurie et laissée pour morte sur la paille, suffit à pervertir une fille de cet âge. Ma mère l’avait prise à son service en ignorant, naturellement, ce détail, et les dames patronnesses qui la lui procurèrent se gardèrent bien de le mentionner. Clara eut encore des aventures, chez nous, parce qu’elle les fuyait. On a toujours des aventures quand on dit : non. J’en sais quelque chose ! Clara était, à dix-huit ans, une créature effacée comme il convient « en maison bourgeoise ». Elle portait une robe de laine noire, un tablier blanc qui se distinguait de celui de la cuisinière par sa forme ronde et festonnée, un petit bonnet en ailes de papillon posé sur une jolie coiffure frisée, très brune. Elle avait des yeux gris à la pupille très dilatée, des yeux intelligents, une peau délicieuse sous laquelle on voyait courir le sang et une bouche, un peu grande mais relevée des deux coins en pagode chinoise. On ne la remarquait que quand elle s’animait. Or, elle ne s’animait qu’en des circonstances qui ne permettent guère de savoir à quoi s’en tenir avant de les bien connaître.
Clara aussi savait des choses, elle savait trop de choses. Elle avait deux ans de moins que moi mais son expérience dépassait celle de mon père car elle avait su, heureusement, le débouter de sa demande, en style de palais et elle s’en était débarrassée le mieux du monde malgré ma bonne volonté à m’incliner devant le chef de famille.
En la trouvant un jour à genoux, à mes pieds, dans ma chambre déserte, dans ce salon d’étude où jamais plus je n’entendrais la voix chère, je fus transporté d’une colère affreuse et je l’inondai d’un torrent d’invectives, la menaçant de la faire chasser de la maison parce qu’elle écoutait aux portes.
— Ça, c’est la pure vérité, monsieur Henri, c’est parce que je vous ai entendu pleurer que je suis entrée. Vous n’avez pas mis le verrou, n’est-ce pas ? Quand j’entends pleurer madame votre mère j’entre de même. C’est plus fort que moi.
Cette phrase me fit un effet bizarre. Elle me détendit les nerfs en redoublant mes sanglots.
— Voyons, monsieur Henri, faut vous faire une raison… quand le diable, ou le bon Dieu, n’existerait plus !
— Rien n’existe, Clara. Je suis maudit. Et je te défends de t’occuper de ça… qui ne regarde pas ton service.
Elle rampa jusqu’à la table, en face de moi, le bureau de l’abbé de Sembleuse et prit, toujours à genoux, le revolver qui brillait, très lisse, pesant sur un buvard.
— Qu’est-ce que tu fais, Clara ?
— Je vais serrer ce presse-papier, si monsieur veut que je range les livres et que je passe le plumeau tranquille. Moi j’ai toujours eu peur de ça. Des fois, ça éclate tout seul.
— Rends-moi ça et fiche-moi la paix. Je n’ai pas envie de me tuer puisque je vais me marier ! Vas-tu m’obéir ?
Elle s’était dressée prête à fuir avec l’objet lisse, le presse-papier suspect.
— Mais monsieur m’égratigne, monsieur me fait très mal.
J’eus peur de voir le revolver partir tout seul dans la lutte ridicule et je lâchai la fille et l’arme.
— Ah ! m’écriai-je en me tordant les bras, où sera donc la liberté ?… Quelle maison !
— A Paris, où monsieur va s’en aller bientôt avec la jeune madame. Il fera tout ce qu’il voudra. Maintenant, si monsieur veut me permettre de parler, je lui demanderai conseil.
— Encore ?
— Dame ! C’est sa maman qui ordonne et je ne sais pas si ça va convenir à monsieur.
Ce bavardage intempestif m’exaspérait mais il arrivait à la fin d’une telle crise que je n’avais même plus le courage de jeter cette fille dehors.
— Madame a idée de m’envoyer chez monsieur Henri pour être femme de chambre parce qu’elle n’aura plus jamais de vos nouvelles, qu’elle dit.
— Et elle veut me faire suivre par sa bonne. La séance continue !
— Elle sait qu’entre madame et vous, après le mariage, il y aura, naturellement… le bébé.
— Très bien, Clara. Vous désirez une place de nourrice.
— Monsieur plaisante. C’est bon signe !… Seulement si monsieur ne m’engage pas lui-même, y a rien de fait.
— De mieux en mieux ! Tu me parais en savoir beaucoup trop long. Quels gages exiges-tu ?
Elle me regardait, les pupilles extraordinairement dilatées, la bouche un peu tremblante, tenant ce revolver dans les plis de sa jupe, à la fois effrayée par l’arme dangereuse qui pouvait éclater toute seule, ce qu’elle supposait naïvement, et ce qu’elle était obligée de me demander.
— Pour ça, ce que monsieur décidera sera bien… si je suis à son service particulier. Pour ce qui est de la jeune madame, j’y tiens pas. Voilà tout ce que je voulais dire. Maintenant, si monsieur était raisonnable, il passerait dans son cabinet de toilette pour se laver les yeux parce que voilà l’heure du dîner qui s’avance.
Je me mis à rire en dépit de l’horreur de cette situation qui permettait à une servante l’audace de déclarer sa préférence.
— Si j’ai bien compris, tu désires entrer chez moi pour y faire l’amour à la troisième personne ?
J’avais prononcé cette phrase froidement, en la toisant de mon regard dur encore tout cuisant de larmes, de ces larmes dont le sel est un poison corrodant pour celui qui les verse et pour celui qui les essuie. Elle devint pourpre et je lui vis esquisser un geste machinal effrayant, car il dénotait chez elle une révolte intérieure dont elle ne mesurait plus l’étendue. Ce n’était pas la comédienne, c’était l’animal, le chien qui fuit la correction, qui essaye de se soustraire à l’envie de mordre le maître le cinglant. (Et elle venait de me sauver, car dans cette maison qui, en dehors de cette servante, avait deviné mon secret désespoir ?)
— Clara, lui dis-je plus doucement, pardonnez-moi de vous tutoyer. Je sais que vous n’aimez pas ça et qu’il m’a fallu un soir flanquer un homme par terre à cause, justement, de son vilain langage. Vous êtes charmante. Vous irez à Paris, c’est entendu, mais vous aurez l’air de vous mettre aux ordres de ma femme, ce sera plus… naturel.
D’un bond léger elle sauta sur la porte. Elle gardait le revolver, mais il n’était, maintenant, pas plus dangereux pour elle que pour moi.
L’orgueil, la volonté de tenir le rôle que j’avais choisi, me releva peu à peu et je songeai à vivre sans cœur, sans espoir, sans rien d’idéal, sans amour surhumain mais en exprimant, du fruit de mon amère expérience, tout ce qu’il pouvait contenir de miel. L’ourson que j’étais adorait certain miel, celui des caresses. Et s’il s’en était sevré volontairement, il allait probablement réparer le temps perdu.
Après l’implacable cérémonie, nous étions partis, ma femme et moi, pour toujours de la maison dite paternelle et nous nous étions installés à Paris dans une autre maison, plus petite quoique aussi ancienne, un hôtel un peu sombre avoisinant le Luxembourg, dont trois arbres et une corbeille d’hortensias formaient tout le jardin en isolant le perron de la rue.
Lucienne Morin, après deux ans d’apprentissage de la vie parisienne, devint une personne qu’on pouvait sortir : madame Henri Dormoy. Elle eut des couturières habiles, des modistes spirituelles, une manucure. Elle sut meubler un salon sous le rapport des tentures et des habitués. Ayant reçu des mains mêmes de ma mère une liste de gens à voir tant dans l’aristocratie que dans le barreau, elle fit des visites, et commanda son coupé pour cinq heures, au lieu de se promener sur le mail vers trois heures, selon l’habitude provinciale. Elle réalisa, je dois le déclarer loyalement, des tours de passe-passe ingénieux dans l’unique but de me plaire et elle me déplut moins. Mais, jamais, vous m’entendez bien, elle n’obtint de moi autre chose que la politesse extérieure de l’existence conjugale et toutes ses avances, audacieuses ou timides, furent absolument, courtoisement, repoussées. Moi, le devoir, ce n’est pas ma partie. Je ne pose pas à la vertu mitigée de circonstances atténuantes. Je ne l’aimais ni ne la haïssais, je la tolérais, comme du temps de ma maladive adolescence avec, cependant, des limites et la nuance d’une certaine estime parce que je l’avais crue sotte et qu’elle possédait, au contraire, une rare intelligence d’amour. Elle ne connaissait que son métier de femme capable de tout pour arriver à ses fins amoureuses, et quand elle devint la mienne, au moins par le nom, elle se haussa jusqu’à la perfection du genre.
Nous avions séparé la maison en deux. J’habitais le rez-de-chaussée, quelques pièces donnant sur la rue, de très libre accès avec toutes les possibilités d’entrée ou de sortie nocturnes. Lucienne gardait le second étage avec les mêmes facilités, quoique plus discrètes, et nous nous rencontrions au premier soit dans la salle à manger commune, sous les yeux de nos gens, soit dans les salons, les jours de réception.
Je savais, seulement, par Clara, qu’elle avait voulu sa chambre à coucher d’un superbe rouge indien, toujours ornée de fleurs fraîches et qu’elle ne craignait pas de dormir dans cette atmosphère de serre close, ce qui lui avait d’ailleurs permis d’obtenir un accident au septième mois de sa grossesse, durant la si pénible première année de notre toute particulière union.
Le petit monstre était mort.
Chose curieuse, j’éprouvai, moi, le cynique, un chagrin mystérieux de la destruction de cette petite créature, une fille, qui n’avait même pas existé. Elle tenait à mon sang par des liens encore plus sérieux que… ceux dénommés de la chair… car elle était ma sœur !
Elle tua notre enfant pour la même raison qu’elle l’avait conçu ! pour me reprendre tout entier, car elle croyait, sans doute, que sa double monstruosité l’éloignait doublement de moi. Or, mère dévouée elle m’aurait peut-être permis l’indulgence de certains procédés, sinon une affection charnelle possible : mère dénaturée elle me parut logique, mais encore moins respectable. La bête fougueuse de mon cœur me remonta jusqu’aux lèvres pour chercher à m’étrangler encore une fois, laisser fuser tout mon sang dans une révolte inouïe, me donnant l’appétit d’un tortionnaire, un goût d’encre dans la gorge.
Clara m’apporta, un matin, un berceau, un moïse de dentelles, un nid rose et blanc, quelque chose comme une boîte de bonbons, cercueil au fond duquel il y avait une poupée de cire.
— Madame se porte assez bien, dit la fille à voix basse, mais le pauvre petit vient de mourir. Les médecins m’ont chargé de dire à monsieur qu’il peut monter à présent. Il n’y a plus de danger… pour madame.
— Non, je n’irai pas.
Je dus subir les explications théâtrales d’un accoucheur très aimable, très dans le train, qui me parla de l’espoir qu’il voyait en la jeunesse du merveilleux couple que nous formions, ma femme et moi.
— Les nouveaux mariés font tellement d’imprudences ! ajouta-t-il, clignant de l’œil. Soyez plus raisonnables la prochaine fois.
Il avait découvert ça, cet imbécile !
Clara pleurait sans bruit en se cachant derrière le moïse qu’elle venait de poser sur une table, comme une corbeille de fleurs.
Quand les importuns furent partis, je regardai, avec une fièvreuse curiosité et une involontaire répulsion. C’était donc ça un enfant ! D’une merveilleuse délicatesse mais d’apparence déjà vieille, on aurait cru à une statuette du moyen âge, et la minuscule bouche, grande ouverte, ressemblait au centre d’une corolle très pâle exhalant un cri muet, l’essence même de l’effroi mortel qu’il pouvait avoir éprouvé en entrant dans notre vie.
Clara tout à coup jeta un voile de tulle sur la corbeille rose. Elle murmura :
— Monsieur, pardonnez à madame. Si vous saviez comme vous me faites peur.
— Non. Jamais.
Je me cramponnais au fauteuil en face du berceau si naïvement funèbre. Était-ce un objet ou un être ? Est-ce que je devenais fou ?
— Alors, il faut que monsieur rentre chez lui et tout de suite.
Elle ordonnait. Je lui obéis, je marchais lentement, les poings crispés. Ma chambre était sombre, tendue de bleu paon avec des divans arrondis drapés de coussins de toute la gamme connue des bleus-verts ou des bleus-ciel.
Clara me poussa au milieu de ce luxe de femme blonde qui allait à mon teint et me plaisait.
— O maman ! Ma chère maman ! hoquetai-je en me roulant dans une attaque de nerfs stupide.
Clara courut fermer la porte à clé, puis elle revint se mettre à genoux devant moi comme le jour du revolver. Elle pleurait dans mes deux mains qu’elle tenait unies sous ses lèvres et elle buvait ses propres larmes. Elle me léchait les paumes comme un jeune chien aimant qui ne sait pas encore bien ce qu’il doit tenter pour distraire son maître.
— Ne pensez plus à rien, monsieur Henri, ça me brûle de vous voir si mal que ça. Mon Dieu, si on avait besoin de moi là-haut… Monsieur Henri !
— Tais-toi ! Laissez-moi et surtout que je ne puisse plus rencontrer personne de toute cette affreuse comédie, dont je suis le complice. Tu m’entends ! Je te défends de raconter ce que tu vois. Je ne pleure pas, moi, je ne peux plus pleurer.
— Eh bien ! je pleurerai pour vous. C’est encore meilleur que de haïr quelqu’un comme vous le faites.
— Ah ! oui, l’amour à la troisième personne !
— Ah ! monsieur, vous n’allez pas m’étrangler, dites ?
J’étais ivre d’une colère sans nom. Alors, ce fut infernal, et je crois que cela lui rappela l’autre viol… en mieux.
Nous ne pouvions même pas comprendre ce qui s’était abattu sur nous… Elle se sauva, éperdue, rattachant ses jupes et ses cheveux. Un papillon blanc, aux ailes froissées, demeura seul sur un coussin, tout étonné de se voir dans du velours…
A quelque temps de là, Lucienne et moi nous déjeunions dans la salle à manger. Elle faisait un repas de convalescente : œufs à la coque, champagne léger et grappe de raisins.
Elle s’enveloppait d’une frileuse de satin grenat, ses doigts un peu amaigris ne retenaient plus ses bagues dont elle alourdissait bien inutilement la vulgarité de ses mains.
— Mon cher Henri, murmura-t-elle anxieusement, est-ce que vous permettez que je change de femme de chambre ? Votre mère m’a fait là un cadeau bien précieux ; seulement, dans l’état de nervosité où je me trouve, je ne peux plus sentir cette fille qui a la manie de se parfumer de parfums trop violents… jusqu’à se saturer du même tabac d’Espagne, dont vous usez pour vos cigarettes.
— Tiens ! dis-je en riant, vous avez remarqué ?… c’est curieux. Est-ce pour cela que vous ne la faites plus servir à table ? J’aime cependant et j’apprécie fort ses mouvements prestes, jolis, d’une adresse de chatte se promenant sur la cheminée. Elle ne casse jamais rien.
Lucienne leva ses yeux très agrandis de fard et me soumit à un examen attentif pour essayer de deviner si je plaisantais, selon l’usage que j’avais adopté dans les tête-à-tête dangereux. Avec une dose convenable d’ironie, on la forçait généralement à reculer.
— Vraiment, Henri, vous abusez de votre droit de mari… de pure fantaisie et nous sommes sous le même toit, gronda-t-elle.
— C’est exact, je le reconnais volontiers, puisque vous daignez m’en faire souvenir, chère amie.
Je frappai sur le timbre, en face d’elle.
Le valet de chambre parut, un vieux bonhomme très laid.
— Appelez-moi Mlle Clara s’il vous plaît.
Clara vint presque aussitôt. Elle rougit, ses prunelles se dilatant, toutes noires, dans le gris vert de ses yeux.
— Clara, lui dis-je d’un ton précis comme le maître de maison qui avertit un domestique sévèrement pour n’y plus revenir, vous portez sur vous un parfum violent qui déplaît à Madame. Il faut en choisir un autre. Dorénavant, au lieu d’acheter des odeurs fausses vous prendrez dans les jardinières de madame des fleurs, de vrais parfums, des roses, des violettes, des jasmins et vous les mettrez dans votre corsage. Il s’agit de dissimuler, de corriger le tabac d’Espagne ou… la peau d’Espagne, je ne sais plus bien.
— Si monsieur m’avait dit ça plus tôt, répondit la jeune fille chancelante mais tout de même intrépide, j’aurais supprimé tous les parfums. Quant à prendre les fleurs de madame, le respect que je lui dois m’en empêcherait.
— Vous dire ça plus tôt ? m’écriai-je avec une insolente étourderie, mais vous m’avouerez, ma pauvre Clara, que je n’en ai pas eu le temps ! Je crois que sans parfums du tout, vous sentiriez la fleur naturelle, c’est pour ça que je vous conseillais d’assortir…
Et je la regardais entre mes cils afin de lui adoucir un peu la dureté de mon regard. Ma femme fit un signe, Clara sortit.
— Mon cher Henri, déclara Lucienne railleuse, ça ne prend pas ! Vous êtes incapable de faire la cour à une fille de chambre. Vous n’y mettriez pas la manière. Vous me tendez le piège du divorce pour entretien de concubine sous le toit conjugal. Je ne veux pas y tomber.
Comme, un peu malgré moi et par un concours des plus étranges dispositions, j’y avais mis justement la manière, d’abord, je fus entraîné à lui faire la cour, ensuite. Je demeure persuadé que l’objet, en amour, n’existe pas. Nous le créons, nous l’inventons et il peut être aussi infime, aussi non valeur qu’il voudra, c’est nous qui l’élevons jusqu’à nous. J’ai de cette fille de chambre le souvenir le plus frais, le plus troublant et le plus sincèrement sensuel que j’aie conservé d’une maîtresse. Il faut bien avouer que la servante est l’idéal, en principe immortellement amoureux, et que le mâle reste toujours reconnaissant à celle qui l’aura servi sans l’asservir. Ce fut avec elle, vraiment, la volupté à la troisième personne. Jamais je ne parvins à lui arracher un tutoiement irrespectueux, même dans les moments d’intimité où elle me respectait le moins.
— … Enfin, me diras-tu pourquoi ?
— Monsieur Henri, si le chien de chasse pouvait parler il ne tutoierait jamais son maître… parce qu’il lui a vu tuer le gibier !
Cette phrase me hanta souvent, dans son énigme d’animalité souffrante. Je la trouve autrement belle que tout ce qu’on a écrit sur le sujet depuis que le monde est monde. Il y a, par-dessus tout, qu’elle n’explique rien et laisse, entre la femme qui l’a proférée et l’homme qui l’a inspirée, le mystère de son accent farouche… comme un parfum autrement puissant que celui des odeurs artificielles dont la jolie Clara aimait à s’enivrer.
Oui, je lui fis la cour. On montait chez elle, tous les matins, des fleurs coupées de chez un fleuriste en renom. Peu voyantes mais odorantes à souhait. Elle n’avait pas voulu voler ma femme et je l’approuvais de cette loyauté fort intelligente. Si elle m’avait obéi, je l’aurais trouvée tellement vulgaire ! Elle eut à changer ses jupes de laine, ses modestes confections toutes unies pour des robes de soie de même forme, aussi noires mais taillées sur mesure et je lui fis parvenir, par l’intermédiaire d’une première de la rue de la Paix, un tablier et un bonnet de dentelles qui valaient six fois une robe de bal. Ses lingeries étaient des dessous de femme chic, ses peignes en simili avaient été remplacés par des brillants, un peu plus discrets que les anciens strass et elle finissait par jouer admirablement le travesti de théâtre pour ma seule chambre à coucher. Naïve, elle savait ne pas être bête, mais elle était malheureusement jalouse sans oser l’avouer.
— Quand ça finira, monsieur aura la bonté de m’avertir ?
— Certainement, Clara, je t’enverrai une lettre de faire-part, ou je te ferai mettre à la porte par ma femme.
Quand je revenais, la nuit, d’une soirée avec Lucienne où il m’avait bien fallu conduire Mme Henri Dormoy parce que le monde est sans pitié, elle était là pour enlever le manteau de fourrure ou le pardessus. Active et adroite, elle accompagnait sa maîtresse jusqu’à la dernière extrémité. Celle-ci, décidée à tout supporter, croyant tantôt à une mise en scène, tantôt à une vengeance des plus atroces car je ne lui donnais même pas une rivale digne d’elle, endurait le supplice jusqu’au bout, et quand il devait lui arriver d’aller, elle aussi, écouter aux portes, l’épaisseur des draperies retombant sur le verrou tiré l’empêchait de percer le secret des ténèbres. Là-haut, dans la chambre des bonnes, la petite mansarde, tout était également clos et ténébreux. Je pense que Lucienne devait admettre, sinon une mystification, au moins un changement radical dans mes habitudes… de collégien émancipé. Je finissais par oublier complètement mon état d’homme non marié.
Pendant trois ans, je fus très sage. Je n’avais plus de nerfs et je ne me souvenais plus de… mon cœur. Je menais la vie d’un oisif, ne m’occupant ni de gérer, ni d’augmenter ma fortune, je me laissais bercer ; au fond, j’étais toujours le même enfant terrible. J’aiguisais mes ongles et mes dents sur cette faible proie absolument comme je perfectionnais mon tir dans les salles d’armes. J’usais des forces latentes, inemployées ou jadis versées dans la chaudière cérébrale, pour étudier cet éternel féminin que j’avais tant dédaigné, mal connu, mal choisi, afin de me dresser un jour, dompteur sûr du triomphe, en face de proies dangereuses à capturer. Pas un instant je n’eus l’idée d’amour, mais je voulais dominer un être, le lier à moi pour le seul plaisir de la possession au sens orgueilleux du mot. En somme, le véritable plaisir ne pouvait se séparer, dans mon imagination, de la volonté d’en demeurer le seul créateur. Les natures comme la mienne partagent à la condition de conserver la part du lion. Et il arriva ce qu’il était impossible d’éviter, je devins féroce parce que l’adoration servile vous grise jusqu’à la démence.
Un soir, je recevais chez moi, en garçon, des amis qui n’étaient que des inconnus, des passants mais qui me recevaient chez eux, de la même façon sans cérémonie, des camarades du cercle, des gens qu’on rencontre dans des salons, des théâtres, qui allaient au jour de ma femme et qui me rencontraient au jour de la leur. L’été on se retrouvait sur les plages en vogue, l’hiver on se saluait dans certain promenoir. A Paris, le monde est toujours une quantité sans qualité très décisive et on ignore le nom de son meilleur ami.
Mon fumoir était assez loin des appartements de ma femme pour qu’on ne pût entendre le bruit de ce qu’on dirait. Quand je recevais ainsi elle s’abstenait de paraître mais elle blâmait indirectement cette manière de se servir de ma liberté. Elle aurait bien préféré, en ce temps-là, me voir sortir parce que je ne sortais pas Clara, d’où son infériorité vis-à-vis de la maîtresse de la maison !
Les conversations, assez vives, dans le mauvais sens du mot, roulaient surtout sur les scandales et les potins de boudoirs. Il y avait un journaliste qui essayait le poison de ses nouvelles à la main en commençant toujours ainsi : « Je disais, hier, au duc de Dino », lequel me semblait le comble du grotesque. J’ai fort peu connu de gens de lettres. N’étant pas de leur milieu je suis mal placé pour les juger ; cependant, ils m’ont fait l’effet, généralement, de personnages qui ne mangent pas leur potage comme les autres et insistent un peu trop sur le décor de la vaisselle.
Le plus jeune de tous ces hommes, je leur plaisais par ma gaîté factice, une gaîté prête à toutes les ripostes, qui se levait cyniquement toute nue du milieu de leurs phrases entortillées, compliquées, et exécutait des bonds désordonnés les forçant à cligner des yeux en vieux messieurs devant le soleil cru du matin. Et puis, enfin, je ne portais pas de moustaches…
— Il n’y a pas de femmes qui résistent à la fortune, déclara lourdement un gros commerçant, et, en amour, le nerf de la guerre, c’est l’argent, pour la grue, pour la femme du monde et aussi pour la plus aimante des maîtresses. Je fais le pari, tout laid, tout chauve que je suis, de l’emporter sur un adonis rien qu’en y mettant le temps et le prix. C’est une question de patience.
Je me mis à rire, malgré la vulgarité de ce marchand.
— Je tiens le pari, cher monsieur. J’ai, justement, dans une cage un oiseau rare et je voudrais bien en connaître la valeur. Très jeune, trop jeune, je n’ai pas d’expérience sur la fidélité des femmes. Ayant faim, je me suis trouvé en présence du plus appétissant des morceaux et je ne lui ai rien offert que moi-même, pour lui demander la permission de le dévorer. Je n’ai pas encore touché à vos fruits, enveloppés d’ouate, des étalages parisiens… mais je prétends que ma pêche de plein vent est inestimable, c’est-à-dire qu’on ne l’achètera pas, au moins sans mon consentement.
Il y eut un silence stupéfait. On me savait marié à une provinciale assez peu séduisante, plus âgée que moi, de réputation prude (!) et on se demandait pourquoi je risquais une scène de ménage si, par hasard, ces singuliers propos lui étaient rapportés.
— Fichtre ! murmura le journaliste… vous avez l’aplomb du… viol à l’étalage, si vous n’êtes pas cambrioleur de profession !
— Je ne vole pas, je me restitue à moi-même, tout m’appartient quand j’ai pris, répliquai-je en serrant un peu les mots.
— Ça ne se discute pas quand on a des amis dans les gens d’armes, fit en riant un charmant garçon, M. de la Feuillangère, qui n’aimait pas voir s’envenimer les discussions de ce genre.
— Dormoy, déclara le gros commerçant, pas plus bête qu’un autre, ne vous amusez pas à faire siffler tous les merles de votre imagination et montrez-nous votre grive, si vous l’avez.
Je fis venir le valet de chambre, le très laid bonhomme qui nous passait les rafraîchissements dans ces sortes de circonstances et je lui dis, très naturellement :
— Demandez à Mlle Clara de venir pour m’apporter la boîte des havanes du dernier envoi. Elle est seule à savoir où ils sont.
François me regarda, allongeant un peu sa lèvre supérieure en bec de lièvre comme chaque fois que je le scandalisais, puis il tourna les talons.
Un quart d’heure s’écoula. J’étais bien sûr que mon oiseau se lissait les plumes, prêt à venir, sans aucune hésitation, à tire-d’ailes, puisque je l’appelais.
Un silence religieux planait. Tous les hommes tendaient leur masque, un peu crispé, vers les plis de la portière du fumoir. Une atmosphère opaque ternissait les lumières, et, des cendriers épars au milieu des plateaux supportant liqueurs variées et petits fours montaient, droits, des filets minces, odorants comme l’encens de la chapelle laïque ! Ce numéro de soirée, sans cérémonie, obtenait tout à coup un succès de curiosité d’une saveur très spéciale.
On commençait à s’amuser tout bas.
… Elle entra, portant un coffret, comme Pandore. Son buste se détachait, plus élégant sous le tablier blanc de ce qu’il semblait caressé par les tentacules arachnéennes de la dentelle précieuse et, de la jupe courte et bouffante, le galbe pur de la jambe ressortait sous un bas de soie immaculé, tendant le pied, bien fait, dans le soulier de velours bouclé d’argent. Elle avait, dans le papillon léger qui ornait ses cheveux frisés courts, deux antennes de diamants, deux gouttes d’eau sur une tige. Son visage, pâli et amenuisé par la passion, resplendissait de l’unique beauté de sa carnation pure, ni fard ni poudre ne le tachait, et ses yeux luisants, aux prunelles dilatées, le vernis naturel de sa bouche, aux coins retroussés en pagode chinoise, la rendaient vraiment extraordinaire. Malgré moi, je pensais : « S’ils voyaient le reste ! » roi Candaule assez dépourvu du préjugé bourgeois.
Sans aucune émotion, en pénétrant parmi ces hommes qu’elle ne connaissait pas, elle vint à moi pour me donner le coffret :
— J’avais pourtant prévenu monsieur que je les avais serrés dans la petite armoire Louis XV, murmura-t-elle inquiète de ce qu’on pût la croire coupable de négligence.
Puis comme je lui souriais, les yeux attachés sur les siens, elle me sourit aussi, retroussant davantage sa bouche aux coins de pagode chinoise, et on vit briller ses menues dents irrégulières et cruellement blanches comme celles de la martre, le plus joli des petits carnassiers.
Le silence continuait, mais on ne s’amusait plus. Le même mouvement d’admiration qui avait agité ces hommes se changea en mouvement de haine involontaire contre moi.
Le gros marchand, M. Despaux-Larrier, me souffla très brusquement :
— J’espère, monsieur Dormoy, que vous ne tenez plus le pari… ou vous seriez fou ! Ça vaut toutes les fortunes.
— Au contraire. La possession d’un objet, du plus charmant des objets, n’implique pas son internement dans une vitrine, cher monsieur.
— Voyons, fit la Feuillangère très anxieux, quand on collectionne de pareils bibelots, on y tient. Dormoy, n’exagérez pas.
— Eh bien ! déclara le journaliste, je prédis à Mademoiselle un succès étourdissant le jour où elle jouera les commères de revue (il fredonna sur un air à la mode) : « Prends-moi, je me donne, prends-moi, je me donne ! C’est moi la petite bon… ne. »
Étourdie par l’atmosphère qu’elle devina saturée d’électricité, Clara baissa les yeux, éteignit son sourire naïf, mais elle attendit un ordre pour se retirer.
— Clara, lui dis-je affectueusement, voulez-vous présenter ces cigares à monsieur, c’est pour lui que je vous les ai demandés. Choisissez-en un vous-même. Vous vous y connaissez. Allumez-le et essayez-le avant de l’offrir. Tenez, voici du feu.
Et je lui tendis le mien, après en avoir secoué la cendre.
Elle eut un peu de rose à la naissance du col et cela lui monta en aurore jusqu’aux joues. Elle puisa dans le coffret, attentive à faire craquer chaque cigare sous ses doigts habiles, très soignés, sans une bague, et elle soupira :
— Monsieur veut me montrer sotte. Je ne saurais pas.
C’était un langage si neuf pour les blasés de l’assistance qu’il y eut un murmure d’indignation.
— Mon enfant, dit le gros Despaux-Larrier, vous avez un maître vraiment féroce. Je vous remercie pour… l’intention et voici pour le cigare :
Il lui tendit un billet de cinq cents francs. On haletait.
— Monsieur est bien bon, mais les cigares sont à monsieur Henri, et je n’ai pas le droit de les vendre.
Le malheureux avala de travers une coupe emplie d’un liquide chaud qui lui fut versé par mon valet de chambre complètement désemparé et qui essayait d’une diversion.
— Je vous permets d’accepter, Clara. Je ne vous donne jamais rien de ce genre, mais ce n’est pas une raison pour vous en priver.
La Feuillangère me donna, lui, un coup de coude en grondant d’une voix frémissante d’agacement :
— Dormoy, vous allez si loin que j’ai envie de vous rappeler à l’ordre. Voyez-vous votre femme tombant au milieu de cette… parade !
— Mon cher ami, ça l’étonnerait moins… que le pari. Clara, continuai-je imperturbablement et comme si je m’adressais à un joli chien savant pour le préparer à un nouvel exercice, j’ai dit à ces messieurs que vous aimiez follement les parfums… naturels et que vous ne tolériez que ceux-là dans votre corsage. Quelle est l’odeur de cette nuit ? Voulez-vous me l’apprendre, puisque je l’ignore ?…
La riposte partit comme un jet de vaporisateur et me chatouilla le visage en dépit de mon air flegmatique :
— Monsieur est donc si pressé !
Et elle soutint l’insolence de tous les regards avec un sourire terrible qui mordait le mien.
Clara ne redoutait autour de moi que les femmes. Sa jalousie, soigneusement cachée, lui aurait fait commettre des crimes pour afficher son humble amour. Depuis longtemps elle cherchait l’occasion de crier à n’importe qui : je lui appartiens. Je savais cette manie presque maladive et qu’elle n’aurait jamais osé satisfaire sans mon autorisation. Hélas, j’en abusais parce que je me détachais d’elle, justement. Ce n’était qu’une servante, après tout, le type idéal de la femme d’amour, l’animale par excellence mais… ma fringale s’apaisait. Je rêvais l’aventure.
— Alors… dis-je froidement après deux minutes d’angoisse où l’on vit passer le joli visage par toutes les nuances de la plus poignante anxiété, il me semble que vous me faites attendre ?
Elle se dressa sur les pointes, les prunelles extraordinairement dilatées, regardant son maître comme on regarderait la mort en face, et d’un geste merveilleusement chaste elle abattit la bavette de son tablier de dentelles, ouvrit son corsage d’où s’échappa toute une jonchée de narcisses. Ce fut à peine si on put entrevoir la merveille de ses seins tenant ferme et boutonnés de corail à sa poitrine comme une cuirasse de velours blanc.
Elle ne portait point de corset.
— Pourquoi m’avez-vous obéi, Clara ? lui dis-je d’un ton sévère et que voulez-vous que pensent ces messieurs d’une créature aussi peu maîtresse d’elle ?
— Que je suis la vôtre, monsieur Henri, ce qui vous fera peut-être honte… mais, moi, du moment que monsieur le permet…
Et elle se retira dans une ondulation des hanches d’une insolence véritablement superbe.
Personne ne parlait, personne ne buvait et l’on ne songeait plus qu’au vestiaire… où on pourrait peut-être la retrouver en reprenant son pardessus.
Ce fut notre dernière nuit d’adultère sous le toit conjugal, et si Despaux-Larrier perdit son pari, plus tard, il offrit sa fortune, me dit-on. Quant à ce charmant Paul de la Feuillangère, il me gratifia d’un coup d’épée dans le bras, en séton, pour m’apprendre la courtoisie que nous devons aux filles qui nous servent avec fidélité, une race de domestiques de plus en plus rare. Au fond, je ne l’avais certainement pas volé… à l’étalage de mes très vilains sentiments. Cela ne fit qu’augmenter notre mutuelle sympathie et mon désir de perfectionner mon tir.
— Vous êtes un monstre ! déclara-t-il en riant lorsque cette affaire fut terminée à notre entière satisfaction.
— Oh ! vous n’êtes pas le premier à vous en apercevoir.
— Ni la dernière ! ajouta-t-il sans aucune équivoque, car c’était bien le garçon le plus sain de tout notre milieu.
Au lendemain de cette histoire il y eut un entrefilet dans un quelconque journal amusant. On m’accusait d’avoir montré des marionnettes, genre Karagueuz, dans le boudoir d’une princesse turque. On fumait de l’opium et des nègres, seulement vêtus d’un pagne, servaient des sorbets à la rose.
Reproduit vingt fois, l’écho finit par se rapprocher de la réalité : on m’accusait, dans la dernière coupure, d’avoir fait se déshabiller une actrice de café-concert, en costume de soubrette, dans ma garçonnière. Les allusions devenaient transparentes comme des cartes.
— Ah ! non, criai-je en jetant le journal sur la table du salon où Lucienne, de son côté, feuilletait des revues. Je ne vais pas tolérer ce mot-là. Ils rectifieront, voilà tout.
— Quel mot ? interrogea ma femme, tressaillant parce que j’étais vraiment en colère.
— Imaginez, ma chère amie, qu’un idiot de journaliste prétend que j’ai une garçonnière, moi, un homme marié…
— … Eh bien, fit-elle raillant et tremblant de tous ses membres, cela me semble indiqué pour un homme marié qui veut coucher ailleurs que chez lui ?
— Mais, pas du tout. Vous ne comprenez pas. On prétend que cette garçonnière est ici, à mon domicile légal… c’est une infraction à la loi de la plus élémentaire politesse. On n’installe pas une garçonnière dans la maison qu’on habite avec sa femme. Je ne leur passerai pas un pareil manque d’usage. Donnez-moi tout de suite de quoi leur écrire.
Et quand j’eus terminé ce billet un peu stupéfiant, elle se mit à le lire par-dessus mon épaule :
« Monsieur le rédacteur de l’Écho mondain :
« Votre renseignement est complètement inexact : ma garçonnière ne peut en aucune façon être située telle rue, tel numéro, puisque madame Lucienne Dormoy, ma femme légitime, habite, avec moi, telle rue, tel numéro. Je n’ai aucune garçonnière et je vous prie de le publier. Quant au reste de l’article, il me paraît aussi stupide que vraisemblable. »
— Henri ? soupira Lucienne, je vous remercie malgré le mot de la fin.
— Ne me remerciez pas, Lucienne, il est tout naturel que je fasse respecter votre nom puisque c’est le mien.
— Henri ! Henri ! Prenez garde ! Le désespoir d’un amour méconnu peut me conduire… jusqu’à la vengeance amoureuse la plus facile : vous tromper… en dépit du nom que je porte.
— Facile ? dis-je en la regardant de travers. Mais c’était trop odieux et je ne fis que l’effleurer de cette injure : la trouver toujours aussi laide, car ce n’était point tout à fait exact.
— Non, chère amie, ajoutai-je, vous ne ferez pas cela parce que vous m’aimez toujours, d’abord, et qu’ensuite vous avez la province dans le sang. Il est fort compliqué de devenir aussi parisienne. Nous avons à peine cinq ans de mariage. Attendez la trentaine. Reposez-vous de vos couches qui furent, paraît-il, douloureuses au point de vous abîmer… sensuellement parlant, et quand vous aurez retrouvé tous… vos moyens, alors… nous divorcerons.
— Jamais, Henri, jamais ! J’ai commis des crimes pour vous obtenir. Je vous garderai, malgré vous, malgré moi… dussé-je en arriver à l’amour platonique ! Qu’est-ce qui vous a dit que mes couches ?…
— C’est votre femme de chambre.
— Oh ! cette fille… je finirai par la tuer.
— L’amour platonique… mais vous avez eu le cri du cœur, ma pauvre Lucienne ?
— Comme vous, n’ai-je pas été à l’école de l’abbé Armand de Sembleuse ?
Un instant, j’envoyai au plafond ma fumée dans un affreux silence. Des roses, sur une console, pleuraient mollement leurs pétales, une douceur régnait autour de nous, une douceur faite de toutes les morts consenties, de tous les renoncements, de toutes les tortures de tous nos sens. Roulé dans le divan bas où je fumais, enseveli dans la tombe de mon luxe de femme à jamais prostituée par une autre femme, l’amie de pension, je songeais à mon cœur écrasé pour lui fournir le parfum préféré de sa couche conjugale. Elle dormait avec mes mouchoirs, avec mes vêtements de nuit et c’était Clara qui les dérobait à mon cabinet de toilette ou dans ma salle de bain. Je savais. Je tolérais. On me racontait.
— Lucienne ! soufflai-je en m’étirant les bras, les mains tordues. Pourquoi diable ne vous décidez-vous pas à m’assassiner ? Vous me rendriez tellement service.
Elle était à genoux, près de moi, derrière le coussin qui me soutenait la tête et je voyais, dans un miroir de Venise, devant moi, qu’elle embrassait mes cheveux si discrètement, que je n’aurais jamais pu le croire si je ne l’avais constaté.
— Non, Henri, je vous aimerai jusqu’à la fin de votre mère, heure où je sais que vous aurez alors la force de me répudier, car vous n’aurez plus peur de moi… pour elle.
— Qui donc vous a dévoilé cela, Lucienne ? grondai-je avec un douloureux frisson.
— Votre femme de chambre, Henri ! La fameuse soubrette de l’Écho mondain qu’on déshabille devant tous les camarades de la garçonnière.
— Ah ! criai-je furieusement dressé dans mes coussins, énervé par les contacts voluptueux des soieries, de ses lèvres empourprées que je devinais sans les sentir, faites-la venir que je la punisse devant vous pour son odieuse conduite de chienne qui rapporte. Sonnez, dites, et vous allez voir.
— Henri, vous m’effrayez.
— Voulez-vous m’obéir, oui ou non ?
Elle toucha un timbre. Nous attendîmes, immobiles, dans une effrayante tranquillité. J’étais assis, tenant mon genou à mains croisées, les lèvres mordues par une telle intensité de rage que je goûtais ma propre chair. Elle, debout, appuyée au divan, me respirait, littéralement ivre d’une volupté de fauve qui la rendait presque belle. Coiffée bas, ses cheveux bruns en frange ombraient son front trop bombé et adoucissaient son regard perçant. Sa robe de mousseline de soie rose l’enveloppait comme d’un reflet de soleil à l’agonie et elle avait tellement de bagues et de bijoux que dans la pénombre du miroir (c’est tout ce que je pouvais voir d’elle) on aurait juré une flamme qui me léchait… à distance convenable. J’allumai un autre cigare pour tromper l’attente infernale. Je pensais que si je ne me levais pas, si je n’essayais pas de rompre le mauvais sortilège… Enfin, Clara pénétra dans le salon, toujours discrète et humble, jolie cent fois plus que la maîtresse de la maison. Chose étrange, son humilité mit le comble à ma colère. Que lui dire ? Par où entamer cette diatribe ? Comment lui reprocher des cruautés qui n’avaient pas de nom en aucune langue et qu’elle envenimait en les trempant dans le flux et le reflux de notre haine ?
— Clara, dis-je d’une voix basse qui me déchirait, vous avez montré votre poitrine à un homme qui vous a offert de l’argent. Les journaux le proclament et madame le sait.
Je riais. Elle me regardait tristement. La femme légitime dominait dans ce salon et la maîtresse n’avait plus de droit de se défendre.
— Je n’ai pas accepté le billet de banque de cet homme malgré la permission de monsieur. Je peux le jurer à madame.
— Oui, mais il a vu ta poitrine, et qui m’assure, maintenant, que tu n’étais pas très contente de la lui montrer ?
Elle eut un sourire involontaire. Cela lui paraissait encore très bon d’être tutoyée devant l’autre, mais elle ne voulut pas me suivre sur ce terrain-là. J’ignore pourquoi, en jetant un regard de coin à ce miroir de Venise, celui-là même que j’avais rapporté d’un certain voyage au pays des chimères, j’entendis la voix lointaine qui s’était tue, chanter dans ma mémoire : « Le feu purifie tout ! »
— Ouvre ton corsage, lui ordonnai-je brutalement.
— Oh ! monsieur veut connaître le parfum de cette nuit ?… Ce sont des roses rouges, aussi rouges que la chambre de madame.
Elle ouvrit son corsage avec une belle impudeur, tout en fermant les yeux.
Alors, ayant fait tirer mon cigare, je l’appuyai de toutes mes forces entre les deux seins de velours blanc.
Ce fut ma femme qui s’évanouit… probablement de la joie diabolique d’avoir entendu grésiller la chair.
— Fais revenir madame à elle, Clara, et surtout ne pleure pas. Elle serait trop contente !
… Oh ! l’aventure, la bonne aventure, la belle aventure. S’en aller, libre, jeune, bien portant, vers la femme qu’on ne connaît pas, qui sera toujours la même femme (car elles ne diffèrent pas beaucoup) mais qu’on ne sera peut-être pas justement à cause de ça obligé de revoir… L’aventure, toujours la même aventure, mais l’autre pays, sinon le même ciel !
… J’ai renvoyé la voiture et je vais en flânant jusqu’à cette rue tranquille où demeure la marquise de Vailly. Elle a un hôtel entre cour et jardin. Elle m’a prié de passer par la petite porte d’entrée (déjà les petites entrées, madame ?) parce que ses gens sont partis pour lui préparer sa villégiature. On est en juillet, Paris brûle la plante des pieds de ceux qui s’y promènent encore. On croise des filles que l’on sent toutes nues sous des peignoirs de linon et des concierges graves qui, installés sur le devant de leur loge, barrent le trottoir de toute leur importance bavarde.
Je vais droit devant moi comme quelqu’un qui sait où il va, mais ce que je trouve délicieux c’est que je ne le sais pas du tout ! Je suis à la fois si jeune et si vieux, que je suis tenté, comme un gamin par le fruit entrevu dans les branches et que je réfléchis, très méthodiquement, à la manière de le faire tomber. Je ne puis pas être amoureux parce que l’état d’amour empêche de voir et de comprendre. J’ai remplacé la formule un peu banale du : je vous aime par celle-ci : je veux que je change en : voulez-vous ? par pure politesse quand la dame en vaut la peine.
Voici trois ou quatre fois que ça me réussit. Aimer une personne, c’est l’attendre. Quel métier de dupe ! D’ailleurs, je suis d’une politesse qui s’exagère selon les circonstances et je ne leur manque jamais de respect. Ce qui me sauve du ridicule de la fatuité, c’est que je me livre à l’aventure par plaisir de risquer de me casser les reins de toutes les façons. Je n’admets pas la peur des entourages ou la crainte de déplaire. Seulement, je ne daigne pas m’occuper des femmes connues, courues, ou tarifées, parce que ce n’est pas l’aventure et on n’y peut pas espérer trouver ce que je cherche : un impossible, quelque chose qui puisse me valoir.
Je suis un très beau garçon, je le sais, on le sait. Il n’a pas fallu plus de trois ou quatre liaisons élégantes et d’un duel un peu scandaleux pour défrayer la chronique mondaine, me poser en héros mystérieux qui est le prisonnier volontaire d’un mariage riche, vit comme un célibataire, reçoit très bien, se bat volontiers, n’a pas d’autre raison de vivre que faire l’amour, ce qui est certainement, à notre époque positive, une originale conception de l’existence. Je ne tiens pas à réagir contre mes mauvaises réputations. Rien ne me touche, rien ne m’émeut en dehors de ma chasse. Je suis sur la piste de mon gibier comme les autres sont sur la piste d’une affaire. Pourvu que mes revenus suffisent à lutter de… générosité avec Lucienne, tout me semble indifférent pour le reste de mon train de maison. Il faut avouer que Lucienne est surtout effrayante par ses cadeaux. C’est elle qui a meublé mon appartement où elle n’entre jamais et elle y a dépensé des sommes folles de sa bourse particulière. Heureusement que notre fille de chambre, par ses aveux coutumiers, m’a permis de régler mes… différences. Lucienne aime les bijoux, elle en a et en aura. Je me fais l’effet, souvent, d’écraser Tarpéia ! Bagues, colliers, bracelets, tout lui pleut sur les épaules et je saisis l’occasion de tous les anniversaires pour la combler. Elle ne me remercie qu’en public, et pour cause, mais elle a souvent le geste furieux qui refuse pendant qu’elle s’efforce de sourire gracieusement. Ce raffinement de cruauté l’exaspère car elle ne peut pas me reprocher de l’oublier.
Oh ! non, je ne l’oublie pas ! Et quand maman sera morte…
Maman, la marquise de Vailly vous a connue quand elle était une petite fille, elle me l’a dit et elle m’a longuement parlé, lors de son dernier thé du printemps, de la couleur inouïe de vos yeux, de vos yeux sans fond comme le ciel, de vos yeux vides ! Je me propose d’être d’une courtoisie exemplaire… La marquise de Vailly est une dévote parisienne, un très curieux échantillon de l’espèce féminine dit : honnête femme. La Feuillangère, mon meilleur camarade, lui a fait la cour assidument. Il m’a déclaré, très nature, que ça l’embêtait parce qu’il ne voyait plus que le viol en perspective. Alors, il se retirait pour ne pas s’exposer à cette fâcheuse extrémité.
— Moi, vous savez, je n’ai pas du tout votre tempérament de séducteur. J’ai horreur des manifestations brutales.
Où ce nigaud a-t-il vu que je suis un séducteur, mon Dieu, moi qu’on a toujours séduit ? Enfin, je vais essayer de corriger le défaut des chiens.
— Vous avez un système, vous ? a demandé le naïf.
— Aucun système, à moins que ne pas aimer autre chose que l’aventure en soit un.
J’ai vu la marquise de Vailly plusieurs fois. Elle est venue à la dernière soirée de ma femme et je l’ai attentivement étudiée. C’est au physique une jolie personne de trente ans, à peine plus âgée que moi de quelques années. Elle est brune, avec une peau de blonde, saine, des yeux marrons, très soyeux de cils et de sourcils, des yeux comme en fourrure qui sont mi-clos parce qu’elle est myope, je crois. Elle s’habille bien, simplement, en tailleur sombre, le jour, le soir, en décolletés hardis qui demeurent chastes parce qu’elle les porte avec une aisance indifférente. C’est une fausse maigre, élancée, très faite, mais je la soupçonne facticement coquette, comme on le serait dans un costume brillant juste le temps de débiter un rôle. Elle est mariée à un monsieur fort distant qui possède une écurie de courses et la maîtresse en ville de rigueur. Cela forme un couple très uni. Ceux-là ne se font pas de cadeaux et madame a attendu, dit-on, un enfant de son mari, seul présent qu’elle en espérait et qu’elle n’en a pas obtenu, le personnage étant un peu rassis, je crois, sous le rapport du pain de ménage.
Nous avons un flirt qui n’avance pas. Elle me parle de ses bonnes œuvres et je lui parle de mes mauvaises actions, mais nous n’y mettons pas la moindre flamme. Ce qui m’amuserait ce serait de baiser ses yeux marrons, sans plus. Seulement, pour y arriver, il me faudra passer par son lit ! Jamais elle ne consentirait à la jolie volupté d’un baiser… amusant sans la gravité de l’acte complet. C’est une femme sérieuse, qui ne détaille pas.
J’ai eu la bonne fortune d’une réception particulière à cause d’un lit d’hospitalité (qui n’est pas du tout le sien) à fonder dans une crèche. La Feuillangère y participe sans un enthousiasme délirant, moi j’ai eu l’air d’être intéressé par cette fondation. Si l’enfant Jésus qu’on mettra là-dedans est mon premier amour normal pour une femme, j’en serai vraiment ravi.
Il faut signer des paperasses, assister à un comité d’initiative qui ne décidera rien et dépenser… un peu moins que pour acheter un tablier de bonne à tout faire ou des fleurs.
Je suis arrivé à la petite grille du jardin. Un domestique sans livrée vient m’ouvrir. Il me fait passer par une allée bordée de buis, cela me rappelle un sinistre jardin de province et aussi des tombes proprement entretenues. Excellente disposition pour fonder un lit d’hôpital ! Malgré la chaleur lourde, j’ai froid au cerveau. Je me regarde un instant dans la haute porte de glace qui conduit au dernier salon encore ouvert où je dois l’attendre.
Je suis en été clair, un gris beige un peu hardi, d’un drap flou, très ample, presque flanelle de plage. Mon veston s’ouvre sur du linge bleu, une cravate d’un bleu aussi pâle que le linge, une perle qui est sortie pour moi d’une collection bien lancée et des souliers gris, un peu bas sur des chaussettes bleues, d’une soie tramée de blanc d’argent. Rien ne me gêne et si j’ai pris un pardessus-cape plus foncé, la doublure de ce pardessus est tellement molle, tellement tissu de soirée que je le porte pour me donner un reflet féminin absolument inutile. Je suis ou je parais grand, large de poitrine. Depuis que je n’ai plus de cœur c’est étonnant comme mon thorax s’est élargi. Mon visage est toujours étrange à cause de mes yeux très durs sous la perpétuelle caresse de mes cils noirs. Je suis toujours un blond foncé, cuivré, un peu, aux cheveux libres, mais dégageant la nuque, rasés en pointe nettement. Mes cheveux sont très intelligents. Ils sont à la fois très épais et très fins. On en fait tout ce qu’on veut. Mon teint est resté celui d’un gamin sans moustache, pourtant j’ai gagné, à des lèvres savantes, une bouche féroce, fine et sinueuse qui sait mordre à tout sans y toucher. Seulement quand elle rit elle désarme le voisin et attendrit la voisine.
— Il est insupportable ! dit-on de moi.
C’était, hélas ! le mot de ma mère.
Au fond, est-ce qu’être beau, originalement beau, ne peut pas consoler ? Je vais le savoir… encore une fois. Et puis ?…
Ce petit salon est obscur. Il y a de quoi écrire au milieu et, dans un coin, sur un dressoir-crédence, tout un étalage de petits gâteaux, de rafraîchissements bons à incendier l’estomac. Je jette mon feutre, gris-souris, n’importe où, je me recoiffe devant un miroir ancien qui me retourne mon teint en vert-pomme et, de mauvaise humeur, je me mets à piller les assiettes.
Elle est entrée sans que je l’entende.
— Bon appétit, monsieur Dormoy, fait-elle avec un rire franc qui dénote une conscience calme. Au moins, vous aimez les gâteaux, vous, qui prétendez ne pas aimer grand’chose.
Je me retourne, un peu confus :
— J’avoue, je suis gourmand.
— Un enfant gâté ?
Pourquoi a-t-elle dit cela ? Ce fut le mot d’Armand de Sembleuse… la première fois.
Je prends sa main que j’effleure respectueusement et je la regarde entre mes cils.
Elle est en robe blanche, un voile de soie tout uni, ouverte avec deux pans de fichu noués derrière la taille en longue ceinture. Un fil de perles au cou, ses cheveux serrés sous un ruban blanc très pensionnaire. Mais, elle est aussi de mauvaise humeur. Je suis arrivé le premier. Il doit y avoir Despaux-Larrier, le fidèle la Feuillangère et un autre, un industriel qui s’est inscrit pour le billet de mille de la courtoisie traditionnelle.
— Vous savez que je ne compte pas beaucoup sur nos… actionnaires.
— Tant mieux ! Quand ces messieurs m’expliquent le fonctionnement de leur hospice je n’y comprends rien du tout. Vous allez sans doute me raconter ça plus clairement. (Je me recule un peu et je la contemple :) Comme le blanc vous va bien, le jour, alors qu’il est si difficile à porter.
— Je vous en prie, ne recommencez pas. L’autre soir vous avez failli me donner terriblement sur les nerfs, chez ce notaire.
— Dame, chère présidente, nous avions tellement l’air de signer un contrat de mariage… je m’imaginais la fiancée ayant trois fiancés de sorte qu’aujourd’hui comme je suis tout seul, je vais me faire l’effet… du mari, ce qui sera encore plus drôle.
— Vous ne serez jamais un moment sérieux.
Le domestique entre avec un télégramme sur un plateau.
— Bon ! Despaux-Larrier est parti hier pour Trouville et comme La Feuillangère a écrit ce matin pour s’excuser… (Elle en aurait presque les larmes aux yeux.)
— Voyons, chère madame, tout est en bonne voie. Le lit est fondé. Nous n’allons pas le… défaire, je pense ? A la rentrée nous l’installerons définitivement. Ce n’est pas en été que les petits nouveau-nés sont malades ? Hein ?
— Ah ! taisez-vous, dit-elle d’une voix sourde, ne parlez pas comme cela des enfants puisque vous ne savez pas ce que c’est. Moi c’est ma vocation d’y penser, de prévoir leurs misères et aussi de travailler pour eux ! Mme Dormoy n’a pas d’enfant et elle doit bien en souffrir. Suis-je indiscrète en vous demandant si c’est par principe…
Elle dispose devant moi un goûter qui devait être servi pour quatre.
— Aucune indiscrétion. Ma femme et moi nous ne voulons pas risquer un second malheur. (Je prends un ton de circonstance.) Il y a déjà longtemps, au début de notre union, un nouveau-né qui n’a même pas été malade parce qu’il n’a pas vécu…
Ce que je raconte là sent le sacrilège, mais je cache mon émotion de circonstance en mangeant des tas de petites choses sucrées, poivrées, parfumées et en buvant de l’Asti que j’adore. Je me grise un peu. Mme de Vailly devient rêveuse.
— Qu’est-ce que vous pensez de la Feuillangère, monsieur Dormoy ? Croyez-vous qu’il continuera ses dons annuels. C’est un garçon, lui. Les enfants, ça lui est bien égal.
— La Feuillangère s’est inscrit parce qu’il est amoureux de vous !
— Naturellement. Vous ne serez jamais sérieux. Il vous l’a dit ?
— M. Despaux-Larrier s’est inscrit parce qu’il vous désire…
— Ah ! assez, et, vous allez, bien entendu, vous inscrire… sur la même liste ?
— Non !
J’ai levé la tête, secoué mes cheveux et je la regarde en face. Assise près de moi, sur le même canapé bas, elle reçoit ça dans la figure, et comme c’est au fond, une très grande dame, son orgueil se cabre parce que l’hommage mondain lui est dû, sous n’importe quelle forme qu’il puisse se présenter. L’amour, de ses aïeules à elle, n’a jamais été qu’un baise-main, quant au devoir… Je revois vaguement… le pain rassis qu’on a dû lui faire manger dans son ménage ! Elle tient au baise-main, pourtant.
— Décidément, vous serez impertinent jusqu’à la correction, vous ?
Je me rapproche. J’ai mon plan. Il est effarant sous le rapport de la stratégie de salon, mais ce la Feuillangère fut un idiot. Je me charge même de le lui prouver tout de suite.
— Voulez-vous m’écouter, jolie madame aux yeux en fourrures ? Je suis, en effet, un impertinent correct, quand le sujet en vaut la peine. Être amoureux, vous désirer ? Perdre son temps… et votre estime. Vous êtes une très honnête femme. Ça se voit, ça se respire et votre merveilleuse beauté saine est comme le parfum violent de votre vertu. Vous n’avez pas eu d’amant et vous n’en aurez jamais… à moins…
Elle me regarde, rejetée en arrière, contre des coussins orange et ses cheveux noirs y font, dans l’ombre du petit salon, une tache d’encre presque violette. Elle a rougi, pâli, ses yeux papillotent comme sous un coup de magnésium.
Il est clair qu’elle est en train de se tâter pour savoir si elle appellera le maître d’hôtel !
— … A moins que quelqu’un, plus fort que votre volonté et plus adapté à votre genre de tempérament, vous dise loyalement : voilà ce que je veux en vous souhaitant. Voulez-vous ?
J’ai songé que le veux-tu n’était pas en situation.
— Oh ! Henri Dormoy, vous êtes un monstre, le plus redoutable des monstres, murmure-t-elle en regardant la porte.
Je vais à cette porte et je l’ouvre toute grande, sur un vestibule, d’ailleurs, désert.
— Maintenant, madame la marquise de Vailly, voulez-vous ?
J’ai mis un genou en terre et je tiens ses mains jointes dans les miennes. Je la regarde de bas en haut sans lui permettre de se dérober à la fascination parce que je glisse mes yeux par la fente de ses paupières mi-closes. Ah ! les beaux yeux ! Si elle voulait, seulement, me laisser baiser cela, rien que cela ? Comme ce serait exquis… et pas chaste du tout.
— Laissez-moi, Henri, je vous prie de me laisser. On peut entrer. Vous êtes complètement fou.
— Alors ? Dois-je refermer la porte ?
— Oui, et vous taire.
Je referme la porte à clé. Double tour. Le domestique viendra dans une heure pour enlever la collation et encore… si on le sonne. Quant aux actionnaires, rien à craindre. Je commence à m’amuser prodigieusement. Je me tais puisqu’elle me l’a ordonné. Je la force à boire dans ma coupe et à manger des gâteaux que je lui mets sur la bouche avec mes dents. Je ne dis pas un mot et je ne lui accorde pas une protestation. Elle rit, elle pleure, elle étouffe, elle ne sait plus du tout si elle est à une réunion d’actionnaires ou dans le lit d’une nouvelle épousée…
Quand elle est plus calme, je l’entends qui murmure ceci, textuellement :
— Ah ! Henri, mon bien-aimé, je vais demander à Dieu qu’il vous ressemble… seulement promettez-moi de ne jamais revenir ou je ne réponds pas de ma vertu !
Ça m’ennuie toujours qu’on me pose des conditions, mais puisqu’il s’agit d’une honnête femme…
… Oh ! L’aventure ! La bonne aventure, la belle aventure !… Je suis sorti, ce soir, pour me rendre à un concert. C’est un soir d’hiver morose, pluie fine, pavé gras. J’ai horreur de la musique parce que c’est une briseuse d’énergie et puis parce que les femmes l’aiment. Où elles sont il ne peut y avoir que moi. Je suis obligé à cette corvée parce que j’ai promis à l’une de mes belles amies d’aller l’entendre chanter. Elle chante mal, d’une manière prétentieuse, mais elle a d’assez beaux bras. Il doit y avoir aussi un numéro de danse, une débutante. Enfin, je vais m’ennuyer copieusement. J’arrive pour le numéro de mon amie et je dois subir ses roulades. C’est très curieux cette impression glaciale qu’elle me verse. La salle est peu garnie, surtout mal, billets de faveur prodigués à des filles de concierges qui sont toutes musiciennes, naturellement. Je songe que je dois reconduire cette dame, la voiture est commandée pour minuit. Je bâille sous mon gant et je ronge la petite pomme de jade qui termine ma canne. Entamer du jade ? Exercice dangereux ! Cette grande salle stupide avec ses tuyaux d’orgues dans le fond, ses murs blancs de maison de santé, son estrade où poussent des arbres-pupitres et son décor, en chaises de bois courbe, qui ressemble à la terrasse d’un café où on ne boirait pas, me tourne le cœur… et, en outre, je suis en habit, alors que tout le monde est n’importe comment ! Les amies ont ceci de terrible, c’est qu’elles pensent toujours que votre… caresse doit s’extérioriser en des gestes non appropriés. Cette femme qui chante par accident n’a pas besoin que je l’accompagne… au moins au piano ? Je suis très poli. Je lui ai dit : je ne suis pas musicien. J’aime le bruit du grand vent dans les feuilles et je n’entends rien à son imitation, signée ou pas signée de noms connus, anciens ou modernes, alors, il ne faut pas risquer de m’exaspérer. Seulement, elle m’a répondu qu’elle ne chanterait pas bien si je n’y étais pas. Je suis venu et je ne peux pas m’empêcher de songer à ce que ce pourrait être en mon absence !
Les gens s’en vont. Je regarde ma montre : 11 heures : j’appelle une ouvreuse, et je la charge, moyennant finance, d’aller prévenir Mme X… qu’une voiture l’attend à la sortie. Moi, je ne peux plus y tenir ! Qu’il pleuve ou qu’il neige… Tiens ! la danseuse ! Je l’aperçois parce que, un projecteur la suit et ce rayon lunaire, dans cette immense salle d’opérations de chirurgie musicale, me fait l’effet d’éclairer une agonie. Elle est toute petite : un rat, peut-être seize ans. Elle danse de tout son cœur, elle danse pour elle car elle n’a pas encore la prétention des étoiles qui sabotent le travail quand le public ne donne pas. Je prends une lorgnette et je regarde. On n’a tout de même rien inventé de mieux que la danseuse pour réjouir les yeux d’un homme. La musique, ici, n’ajoute même rien à la beauté du geste si harmonieux qu’il en est sonore et fait vibrer la chair du spectateur comme s’il frappait sur un autre gong, à l’unisson.
Elle danse sur une estrade, sans autre décor que (je les ai comptées) quarante-six chaises vides, en bois courbe, rangées face au spectateur, les sièges de l’orchestre qui joue les grands morceaux aux matinées d’abonnements. Pour ce petit morceau de femme il y a un violon et un piano, en sourdine. Le projecteur s’éteint. Je file aux coulisses, à contre-courant du flot des spectateurs qui sont moins serrés que les chaises vides, mais au moins tout aussi aveugles. J’arrive à sa loge avec la certitude du chasseur assuré de trouver l’oiseau encore au nid. Quant à la chanteuse, elle doit rouler dans mon coupé en réfléchissant aux étranges dispositions de mon esprit pour la musique vocale.
— Mademoiselle ?
Je salue respectueusement et je demeure un brin embarrassé. Il y a une mère !… La loge est étroite, sale, enfumée par un horrible petit poêle à pétrole. La glace est striée de noms et de paraphes. Une chaise, de la famille des quarante-six, en bois courbe, supporte un très vilain manteau garni de fourrure fausse. On y voit crument le dénuement de ces deux femmes à cause de ce papillon de gaz qui les incendie. La mère est quelconque, très effacée de visage, elle doit être malade, ses yeux clignent douloureusement. La fille paraît encore plus jeune que sur la scène ; elle est restée en jupe de tulle, maillot et corselet. C’est jaune et noir et cela ressemble à la robe d’une guêpe dont la petite a la taille. Elle est très jolie mais d’expression tellement désenchantée ! Au compliment banal que je lui offre comme on offre une fleur… à quelqu’un qui a faim, la mère me répond :
— Si c’est pas malheureux ! Ils n’ont même pas rappelé, même pas applaudi. Et nous venions pour un directeur d’agence qui était dans la salle. On ne l’a même pas laissé entrer ici, ou il s’est sauvé quand il a vu toutes ces pannes.
— Mon Dieu, madame, c’est moi et vous voyez que j’arrive à temps !
Je souris. La petite, ébahie, se met à rougir comme un coquelicot. Je suis certain qu’elle devine que je mens.
— Oh ! monsieur… (et elle se dresse sur ses pointes). Est-ce que je vous plais ? C’est mon début depuis l’école ! Je vous en prie ?… engagez-moi. Maman deviendra folle, si ça doit continuer. Je peux faire tous les numéros de music-hall, vous savez, et je n’ai que seize ans. Je ne suis jamais fatiguée.
Je suis inquiet parce que, justement, je suis en train de jouer au détournement de mineure. Comme elle est blonde ! On dirait du miel.
— Si nous allions d’abord souper, on causerait ensuite.
La mère s’emporte.
— Ah ! ça, non et non ! Je connais l’antienne ! Vous allez d’abord faire la cour à ma fille et puis vous vous conduirez comme l’autre, vous la planterez là sans aucun engagement… parce qu’elle ne voudra pas faire ce que vous voudrez. Tiens, Clémentine, allons-nous-en. Nous allons manquer notre omnibus !
La petite Clémentine est pourpre. Elle va pleurer.
— Madame, dis-je très froidement, je suis vraiment en situation de protéger votre fille, mais si vous voulez qu’on ne lui fasse jamais la cour, ne la montrez pas en maillot sur une scène parce que le procédé n’a pas toute la pureté d’intention désirable. Dois-je me retirer ?
— Maman ?
Elles se consultent. La mère se révolte.
— Écoute, maman, tu vas prendre mon manteau parce que moi j’irai en voiture, certainement, je n’aurai pas froid et puis… à la grâce de Dieu ! Monsieur a l’air si comme il faut. Je n’ai pas peur de lui.
— Je vous remercie, mademoiselle, de la bonne opinion que vous avez de moi, aussi je vais faire mon possible pour la mériter. Priez donc madame votre mère de venir avec nous ?
Je ne sais pas pourquoi je dis ça, mais je suis emporté par une secrète émotion intraduisible. Ces deux femmes ont également faim.
La mère est ridicule. Elle me rendra ridicule. Tant pis ! La petite me serre les doigts à m’en griffer. On a l’impression de sauver un chaton qui se noie. C’est atrocement délicat et excitant. Pour comble de malentendus, comme la dame chanteuse n’a pas pu découvrir ma voiture ou, dépitée de ne pas me voir dedans, a fui en un fiacre vulgaire, voici que le garçon de salle, chargé d’éteindre, entre en demandant si le monsieur en habit (il n’y en avait donc qu’un ?) est bien Henri Dormoy, parce que son cocher le réclame à tous les échos.
Mon cocher a horreur, lui, de la pluie. Les deux femmes sont terrifiées, ça tourne au drame de l’Ambigu. L’enlèvement de Mlle Clémentine par le Fils de la Nuit.
— Un peu de courage, mademoiselle, lui dis-je à l’oreille. Il n’y a que le premier pas qui coûte… et puisque vous allez le faire en présence de madame votre mère !
Je l’enveloppe de mon pardessus qui est une pelisse de loutre sans manches et je la drape de mon mieux, parce que son costume rutilant va faire loucher M. Pierre, un cocher prude.
— Monsieur, moi, je m’oppose. Je ne vous connais pas et vous allez compromettre ma fille, déclare cette mère aussi prude que mon cocher, mais qui m’impatiente bien davantage.
— Alors, madame ?…
— Alors ? Voilà. Je vous demande, pour la peine, de lui obtenir un engagement et de la lancer chez les journalistes.
— Vous ne venez pas souper avec nous.
— Non, monsieur. Ce n’est pas la place d’une mère.
Elle profère cette phrase avec un réel sentiment de dignité.
— On ferme ! ajoute sentencieusement le garçon de salle qui écoute ce colloque sentimental et me servirait de témoin en justice tellement il est scandalisé.
Je prends la mère par l’épaule, dans l’obscurité des coulisses.
— Mettez ceci dans votre sac à main. Moi je veux que vous soupiez. C’est à cette seule condition que j’enlève votre fille. Allez donc l’attendre chez vous, car elle y rentrera au jour, je vous en donne ma parole. Adieu, madame, et ne me remerciez pas. Il n’y a vraiment pas de quoi.
Elle se sauve. J’ignore si sa joie est aussi grande que sa honte. Toutes les lumières sont éteintes.
Dans la voiture, le chaton s’étire parce qu’il a chaud et ronronne :
— C’est bon d’avoir des fourrures. C’est de la loutre, la pelisse ? Et la couverture, de l’ours noir, n’est-ce pas, monsieur ? Vous avez donné de l’argent à maman, je l’ai entendu.
— De quoi vous mêlez-vous, sacrée gamine !
— Vous êtes bien gentil. La première fois ça n’a pas marché parce que c’était à moi que le monsieur voulait donner des sous.
— Et vous n’en vouliez pas ?
— Bien sûr que non. Ce n’est pas moi qui fais la cuisine, chez nous ! (Elle rit.) Moi, je ne sais que danser (elle se penche, me regarde à la lueur de la petite lampe de voiture, avec de vrais yeux d’étoile). Et puis, pas besoin que vous m’en donniez, vous m’avez plu, là, tout de suite. De quelle agence êtes-vous ? Mentez pas.
— Eros et Cie. Celle qui procure au monde entier toutes les jolies filles de votre espèce.
… Elle est restée huit jours chez moi, servie comme une petite reine par Clara qui lui souriait tristement et empêchait ma femme de deviner sa présence.
Mon cher avocat, voici, entre plusieurs autres aventures, la dernière, celle qui terminera la liste parce que je ne veux pas vous fatiguer mais vous offrir, de la gerbe, les fleurs vénéneuses pour que vous en puissiez faire des analyses, que vous en distilliez le parfum à telle destination psychologique ou médicale qu’il vous plaira de les fournir. Ce que je cherche, en vous racontant ces histoires un peu lestes, c’est à vous donner un aperçu de la morale dont je suis capable de me servir pour mon usage particulier. Je ne suis pas un malhonnête homme mais un cynique. Je n’ai pas du tout la réserve du bourgeois ordinaire, qui agirait probablement de la même façon, s’il pouvait, mais qui s’arrangerait pour ne pas risquer la cour d’assises. Moi, je suis mon désir, je vais jusqu’au bout et je paie la note. C’est à vous de voir si je dois payer de ma tête mes folies, dont quelques-unes sont des actes de haute sagesse pour un homme de ma trempe. Oui, je sais bien. Il y a la loi commune ! Avez-vous le droit de juger un crime dit passionnel selon la loi commune ?
Ce soir-là, par hasard, j’étais resté au salon avec Lucienne et je lui tenais compagnie en discourant sur ce qu’elle appelait mes aventures dangereuses.
— Vous vous ferez tuer par un mari ou un amant, grondait-elle maternellement en présentant ses mules au feu flambant de la cheminée.
— Vous parlez comme Clara, ma chère amie, qui met ça, naturellement, à la troisième personne : monsieur court à sa perte, soupire-t-elle quand elle m’habille pour ces sortes de fêtes qui lui font, chaque fois, l’effet de son propre enterrement.
Lucienne ne sourcilla pas. Elle s’habituait à tout et par une incompréhensible lâcheté finissait par tout accepter. Elle n’avait jamais eu de sens moral mais je crois bien qu’elle ne possédait même plus de sens tout court. Cette femme, si voluptueusement passionnée, après le redoutable accident de ses couches était devenue sage ou indifférente peu à peu à ce qui lui était si cher, autrefois. Elle ne vivait que par le souvenir ou le tourment cérébral de ma présence, poison qui l’enivrait.
— Pourquoi continuez-vous à vous servir de cette fille, Henri ? Un valet de chambre bien stylé…
— Horreur des hommes dans l’intimité ! Et puis ils sont maladroits.
Lucienne eut un sourire équivoque, elle passa vivement à un autre sujet :
— Vous savez que M. de la Feuillangère me fait la cour ? Est-ce que ça aussi, c’est dans vos projets de… vengeance ?
— Moi, je ne veux pas me venger. J’attends… que vous vous décidiez vous-même à choisir un autre époux, sinon un autre amant. Le divorce est votre salut. Puisque vous ne voulez pas ? Je m’incline.
— Prendre un amant ? Non… Ça ne me plaît pas. Peut-être un mari qui serait très doux.
— Oh ! alors, choisissez La Feuillangère. Il ne viole personne, lui. Il est bien élevé et de plus il a un nom, comme l’abbé Armand de Sembleuse, à coucher dans un rez-de-chaussée du Petit Journal. Les femmes ont un faible pour l’armorial. C’est même une faute de goût de leur part… au moins en amour où le moindre palefrenier ferait bien mieux leur affaire.
— Enfin, Henri, qu’est-ce que vous aimez ?
— L’impossible ! L’absolu !… Je cherche la passion qui vous jette à genoux pour toute la vie, une passion qui les contienne toutes et dont on ne puisse pas rougir en face de son miroir.
— Et vous avez trente ans ! Rien ne pourra donc vous assagir.
— Si vous n’aviez pas tué votre enfant, dis-je d’une voix plus sourde en me rapprochant d’elle, j’aurais eu cette sagesse-là, c’est-à-dire un but à m’offrir. Créer un cœur dans une chair m’appartenant et le garer, par l’éducation, de tout ce que j’ai enduré trop jeune…
Elle détourna les yeux, laissa pendre son bras blanc où les bijoux traçaient leurs signes de feu, reflétant les flammes de la cheminée.
J’étais debout, tout près d’elle. Je la sentais souffrir à crier, j’eus un mouvement de pitié et je me penchai sur ce bras abandonné comme celui d’une morte, je lui pris le poignet et l’élevai jusqu’à mes lèvres, au-dessus de sa tête, je mis des baisers lents à l’endroit de la saignée, où le sang formait comme une fleur encore plus mauve que rose à cause du réseau des veines. Elle ne bougeait pas, sachant très bien qu’elle n’avait pas autre chose à espérer qu’une cruauté inédite.
— Imaginez, ma chère, que M. de la Feuillangère vous fait la cour.
Elle me souffleta, ma foi, assez vigoureusement, mise debout par l’affront que je faisais à sa réelle fidélité.
— Merci ! Je n’attendais pas moins de madame Lucienne Dormoy ! avouai-je en riant de bon cœur.
Comme elle se tordait les mains silencieusement, Clara entra et dit d’un accent très ému :
— Un chasseur de cercle est là qui demande à parler à monsieur personnellement.
— Ah ! de quel cercle ? Il est dix heures. Je ne dois pas sortir. Alors, quoi, faites-le entrer si c’est de la part de M. de la Feuillangère. Quand on parle du loup… soufflai-je.
On vit pénétrer, leste et sournois, un petit garçon en uniforme vert sombre, liseré de jaune, sa casquette à la main où l’on déchiffrait le nom d’un grand palace. A cette époque il n’y en avait vraiment qu’un à la mode et c’était celui-là.
— Monsieur Henri Dormoy ?
— Que me voulez-vous ?
Il regardait ma femme avec une sorte d’effroi religieux.
— Allons, donnez-moi cette lettre.
Je lus. C’était un court billet en anglais, d’une grande écriture large, impersonnelle, mais qui ne laissait aucun doute sur ce que l’on me voulait.
Je savais un peu d’anglais pour le parler, pas pour le lire. Je tendis le billet à ma femme.
— Voulez-vous me traduire ça, vous qui connaissez mieux cette langue que moi ?
Elle lut à voix basse :
« Quelqu’un qui vous a vu et à qui vous plaisez, voudrait causer avec vous en prenant le thé sans cérémonie. Ne lui refusez pas ce petit morceau de joie. »
On ne pouvait pas autrement traduire la phrase enfantine de la fin.
— Henri, supplia ma femme, n’y allez pas. Ce n’est pas même signé.
— Oui, mais, justement, c’est l’aventure anonyme et elle manque à ma collection. A demain, Lucienne, si c’est aussi convenable que le billet, je vous raconterai.
— Il y a une voiture de l’hôtel à la porte de monsieur, annonça le petit groom en disparaissant comme une muscade.
Je le suivis.
Clara, passivement, prépara ma toilette de soirée, sans cérémonie. Elle aimait encore mieux ça que me voir en tête à tête conjugal.
Le petit chasseur ne disait rien. Moi je fumais en m’assurant que mon revolver avait passé de la poche de mon pardessus dans celle de mon pantalon. J’étais un peu gêné de me trouver dans une voiture ne m’appartenant pas, mais après tout, elle n’appartenait pas non plus à la dame.
— Est-ce qu’elle est jolie ? demandai-je laconiquement au jeune monstre vert crapaud.
— Monsieur m’excusera, mais je ne l’ai pas vue. Chez nous, c’est plein de noms étrangers, et il y a tous les genres de princesses.
Arrivé, le petit personnage me mit respectueusement dans un ascenseur fleuri d’orchidées, pressa un bouton, puis m’abandonna à mon heureux ou malheureux sort. Une idée folle me traversa l’esprit. Je pensais au mari de madame de Vailly qui, ayant peut-être obtenu un aveu tardif au sujet de sa descendance, maintenant âgée de quelques années, concevait peut-être le fatal projet de me brancher, haut et court, à son arbre généalogique.
Un très correct valet de pied me conduisit à l’appartement de l’étrangère, banalement somptueux comme tous ces appartements-là, et s’effaça sous des portières lourdement retombantes.
Je restai immobile, le cœur étrangement battant, devant une grande jeune femme, anglaise ou américaine, couchée sur un divan, sa table à thé, l’inévitable Chine ou Ceylan, servi à côté d’elle, selon le sans cérémonie annoncé. Cette femme me sembla très jeune ; pourtant l’assurance de son regard, bleu sombre, le dédain de sa lèvre couleur de cuivre rouge, ses cheveux blonds, coupés à la Stuart et la longue ligne droite de son corps moulé dans une dalmatique de velours de Gênes rose et argent, la faisaient particulièrement hardie, plus vieille.
— Voilà, pensai-je, une dame qui ne doit pas être tendre et savoir furieusement ce qu’elle veut. C’est un animal d’une fort belle race, mais qui me fait peur.
Dans un jargon très doux, mélangé d’anglais et de français, semé d’expressions d’argot qui le rendait tout à fait drôle, elle m’expliqua qu’elle m’avait vu à la fête javanaise donnée par l’ambassade en l’honneur du roi du Cambodge, et qu’elle avait formé le vœu innocent de me recevoir dans l’intimité, parce que :
— Vous n’auriez pas voulu me donner ce petit morceau de plaisir autrement. Je ne connais pas chez vous et vous êtes marié à votre vraie femme.
— Mon Dieu, chère madame, vous êtes trop modeste, au moins en ce qui concerne ledit morceau. A votre place je prendrais le plaisir tout entier. En France nous ne comprenons pas les demi-mesures, avec ou sans cérémonie.
Elle frappa dans ses mains puérilement, éclata de rire en se renversant en arrière d’un mouvement effarant de lascivité et elle me murmura :
— Oh ! ces Français, ce qu’ils sont amusants, et comme ils se moquent en amour ! Je n’ose pas vous demander si je vous plais. Me trouvez-vous assez belle pour jouer, dites ? J’ai la crainte d’être, comment vous dites, vierge, froide, enfin, pas gentille, quoi. J’ai dix-huit ans.
J’étais de plus en plus inquiet. J’avais, malgré mon naturel sang-froid en pareille circonstance, la terreur du chasseur qui pense que, s’il rate la bête, celle-ci ne le ratera pas et qu’il aura les reins cassés. On y voyait mal, l’électricité des ampoules trop fleuries de corolles de soie, et, sous la dalmatique rose-argent, le corps de cette créature fondait, dérobait ses lignes à mon regard essayant de demeurer calme. S’il s’agissait d’une vierge de Chicago, ou d’une lady de Londres, je ne voulais, en aucune façon, pousser la plaisanterie française trop loin. Il faut de la tenue devant l’étranger. Quant à la demi-mesure…
— Voulez-vous me permettre de vous offrir votre thé, chère miss ?… Miss comment ? Même en échangeant ses fantaisies, ma jolie fille, il convient d’avoir le courage d’échanger ses noms… ou des injures, choisissez !
Alors elle me toisa de son regard glacialement cynique et me dit, se soulevant vers la tasse que je lui présentais :
— Que j’aime que vous soyez un homme ainsi. Vous seriez capable de me battre, si cela ne vous convenait pas. Oui, vous avez raison. Il faut dire tout, noblement. J’aurais tant aimé causer longtemps et vous lier à moi par la poésie de la parole ! Que vous êtes bien, Henri Dormoy. Vous me donnerez votre portrait ? Je veux le montrer à mes amis de Londres, à ceux qui osent me dire que je suis le plus beau des garçons. Je m’appelle lord D… Pardonnez-moi si je vous contrarie.
La tasse s’échappa de mes mains et inonda le col blanc de cet éphèbe à jamais célèbre pour avoir scandalisé toute une génération.
Je pensai à chercher mon revolver et à lui casser réellement les reins, mais je le vis déjà si affolé par le contact du liquide bouillant (Ceylan ou Chine !) que je n’eus plus qu’à le fuir, ce qui, en pareille circonstance, est encore le meilleur moyen de conserver les distances.
Quand je rentrai chez moi, une heure après en être parti, je me mis à pleurer de rage. J’étais seul, bien seul, et personne, heureusement, ne me questionnerait.
Or, je pleurais de rage, non pour l’injure de cette invitation suspecte, mais parce que ce garçon qui me trouvait bien, qui me ressemblait un peu, avait réformé l’ancien couple par une phrase rappelant de très loin certains mots d’Armand de Sembleuse. Il se déguisait en fille ? Est-ce que, moralement, je ne me déguisais pas en homme, jadis ?
O Armand, où es-tu ? Dans quelle misère te débats-tu, toi si fort, toi qui voulais être assuré de me retrouver là-haut et qui fus jaloux de mon éternité au point de me sacrifier à moi-même !
Maman était morte. Elle avait rejoint le vide merveilleux de ce ciel dont elle portait une part d’énigme au fond de ses yeux clairs. J’avais demandé mon divorce le lendemain même de son enterrement et Lucienne Morin, un an plus tard, s’était remariée avec M. de la Feuillangère qui en tenait, décidément, pour les femmes qui m’avaient aimé. Clara servait, maintenant, dans la maison du gros Despaux-Larrier en qualité de femme de charge, mais peut-être avait-elle aussi charge de femme sous cette firme commerciale… et quelle charge !
— Monsieur comprendra que je ne peux pas rester chez un homme seul maintenant que madame est partie ? m’avait-elle déclaré.
Je lui donnai toutes les permissions, plus une dot. Comme ces changements de situation avaient amené des changements de fortune, malgré l’héritage de ma mère, et que j’avais voulu rendre à Lucienne certains cadeaux qu’elle m’avait faits, un peu de force, cela réduisit mon train. Je pris dans une rue plus étroite de ce quartier du Luxembourg, que j’appréciais pour sa tranquillité aristocratique, un appartement plus sombre, sans perron ni jardin, un rez-de-chaussée d’apparence décente, pas garçonnière du tout, puis je me mis à flâner dans Paris, ou à voyager dans le monde, soit en chemin de fer, soit en bateau. Quand je revenais, je retrouvais de la poussière et j’en rapportais moi-même que je secouais de mes sandales.
Des aventures ? Peut-être ! Aucun enthousiasme. Calme étrange. De trente-cinq à quarante ans, je ne me souviens guère de ce que fut ma vie d’amour. Je crois qu’une belle jeune fille voulut m’épouser et qu’elle en fit une maladie de langueur qui la conduisit, non pas au Carmel, mais au théâtre où elle put exprimer toute la gamme de la passion, n’ayant pas pu me la faire monter ou descendre.
Je voyais peu de gens, certains amateurs rencontrés au hasard des réunions de cercle ou des salles de ventes curieuses, je collectionnais, je m’amusais avec eux à faire des vitrines artistiques : ivoires japonais ou éventails anciens, miniatures de la bonne époque, émaux de telle manufacture.
Je vivais avec ma nonchalance habituelle, mes rentes me suffisant ainsi qu’un unique domestique sous le rapport du train de maison, un vieux maniaque détestant les femmes parce qu’il avait été, dans sa jeunesse, vitriolé par une maîtresse jalouse.
Ma vie frénétique semblait finir.
Mais j’étais encore un homme séduisant et j’aimais quelquefois à me l’entendre dire… pour ne point l’oublier.
Un point noir existait dans cette existence restreinte quoique très libre, c’était l’impossibilité où je me trouvais de déloger l’antiquaire !
On a dû remarquer qu’à Paris, principalement rive gauche, il y a au moins un antiquaire par immeuble et je me suis toujours demandé qu’est-ce que ces marchands-là peuvent bien vendre ? Petite boutique ou grand magasin, ça regorge d’objets artistiques ou non et il est parfaitement démontré aux yeux de l’observateur attentif, dont il est souvent parlé dans la copie à un sou la ligne des journaux, que jamais ces marchands-là ne vendent rien et n’achètent pas davantage.
Le point noir de mon existence était une boutique de ce genre installée à la porte même de mes particulières entrées et faisant tache dans une façade convenable, de style Louis XV, très pure, à quatre belles fenêtres à petits carreaux un peu ternis, possédant des frontons cintrés extrêmement élégants. Quand j’avais signé un bail, j’avais demandé si on pouvait loger ailleurs cet antiquaire et tout son attirail qui me faisait loucher sur ma façade personnelle.
— Mais, me dit mon propriétaire scandalisé, ce marchand a toujours été là. Il ne fait pas partie de ma maison de rapport. Il est à cheval sur une ancienne loge de concierge de la maison mitoyenne et sur une ancienne remise de voiture de la mienne. Vous comprenez, lui aussi a un bail !
— Et si je lui offrais de le reprendre… pour, par exemple, le jour où j’aurai une automobile à mettre dans cette ancienne remise.
Avec cette fureur singulière qui s’emparait de moi dès qu’un désir me hantait, je fis proposer toutes les transactions possibles et imaginables pour déloger l’antiquaire. Je n’y réussis point.
Trois ans passèrent sur cette fantaisie, qui n’était peut-être que le plus sage des pressentiments, et l’antiquaire demeura. Il renouvela son bail, je renouvelai le mien. Je n’eus pas d’automobile, parce que je trouve ridicule de se mettre aux ordres d’un chauffeur de garage au lieu de l’avoir aux siens, et chaque fois que je pénétrais chez moi, j’entendais ma concierge, forte personne pleine de dignité, raconter des choses de ce genre :
— Voilà encore cette antiquitaire qui a flanqué des ordures dans ma cour ! Tenez, monsieur Dormoy, tant que ce bric-à-brac là nous restera pour compte, la vie me sera indigeste.
Vous connaissez cette brave femme, hélas ! Elle fera certainement la seule gaîté des audiences…
Un jour… oh ! ma plume tremble, ma main se crispe sur elle pour écrire cela, un jour, y a-t-il de cela un an ou plusieurs siècles ? Jour d’entre les jours, petit matin d’octobre pluvieux, froid, où la rue avait l’air d’un corridor fermé en haut par une voûte peinte en gris, et tout était si fumeux, si triste là-dessous, les passants, les voitures, une guimbarde de maraîcher qui sonnait, sur le pavé de bois, comme un corbillard vide ! Moi mettant mes gants, boutonnant mon pardessus et relevant mon col de fourrure pour aller déjeuner je ne sais plus où, chez quelqu’un qui devait me montrer des estampes. Enfin, je fus arrêté par quelle funeste puissance devant la glace étroite, rongée d’humidité, montant le long d’une des parois de cette odieuse boutique ? Glace racoleuse comme un éraillé visage de fille où je mis mes yeux qui dévièrent et qui se prirent à une vision de bibelot, un si minuscule bibelot : une souris d’ivoire posée sur un petit socle de bronze ! Mon Dieu ! Mon Dieu d’orgueil et de colère, où m’avez-vous conduit quand j’en suis venu là ?
J’examinai le bibelot charmant et extraordinaire à cause du milieu vulgaire dans lequel je le rencontrais. Cette souris était un minuscule ivoire japonais représentant, en effet, ce que les marchands des quais, vendeurs de bêtes curieuses, appellent souris japonaise, une souris blanche à collerette de poils roux, aux yeux rouges ou roses, qui a pour particularité de tourner sur elle-même des heures entières. Cette bestiole, la plus menue des souris, a des mœurs bizarres ; elle regarde très en l’air ou sur le côté, avec la vivacité d’un animal fou et, au contraire, est fort intelligente, douée de merveilleux instincts raisonnables qui la protègent contre les chutes, la préservent, durant sa valse ingénue, des mille dangers qui menacent une souris aimant la danse, faisant la ronde, en dehors du chat.
Cette souris japonaise posée sur un socle de bronze était d’un ivoire très pur, très uni, sans un défaut de ton ou de lame, elle possédait sa collerette rousse incrustée en or, striée de quelques coups de burin imitant les poils, comme il sied à un artiste japonais de les imiter à coups de ses ongles pointus et elle dardait, tournant sa petite tête à oreilles transparentes sur le côté, essayant de voir, d’aguicher le monsieur, des yeux de rubis d’un rouge sanglant, tout en ayant l’air de surveiller la spire de sa queue.
— Voici, pensai-je, une chose délicieuse qu’il me faut m’offrir tout de suite.
La souris trônait au milieu de vieux débris de toutes sortes : armes toutes rouillées, statuettes de tous les formats, morceaux d’étoffes de toutes les provenances, vieilles pipes, vieux bijoux faux, peignes espagnols dont la seule crasse était authentique, boutons de corsage sans assortiment possible, jusqu’à des chaussures de bal complètement éculées. Comme elle devait s’ennuyer là-dedans, la petite souris, ma souris ?
J’hésitai un peu. Je ne connaissais l’antiquitaire que par ma concierge, qui avait le tort de lui crier des injures à propos de tout, peut-être pour plaire au principal locataire de la maison qui avait voulu le faire expulser de son coin sombre comme on chasse une araignée, le jour du grand nettoyage. Je n’y étais jamais entré dans cette boutique, moi ! Mon instinct, qui est celui de la souris japonaise vivante : tourner férocement dans un cercle vicieux sans tomber, mais hélas, sans pouvoir le briser, en sortir, me tirait en avant par la fibre d’un désir puéril et pourtant je songeais que j’avais pas mal d’ivoires de ce genre. J’avais une galerie très encombrée… pour, un matin comme celui-ci, revendre tout en bloc et repartir sur une nouvelle piste, une collection autre à reconstituer. Il faut bien s’amuser, n’est-ce pas ?
C’est que j’aurais pu dire encore à Armand de Sembleuse, à vingt ans de distance : je m’ennuie !
J’avais eu des femmes comme on a une écurie de courses.
Maintenant, on m’aurait montré trente souris japonaises pareilles à celle-là, je les aurais voulues toutes les trente !
— Ça vaut une centaine de francs ici, me dis-je, parce que le collectionneur se fixe toujours un prix qu’il sait très bien qu’il dépassera mais il aime à croire qu’il ne le dépassera pas. Oui ! cent francs dans ma rue. Au boulevard, ça serait mieux présenté et on en demanderait deux cents.
J’entrai.
Mon cher avocat, en écrivant ce mot, je tremble de fièvre…
… Elle était là, l’autre souris japonaise, celle qui a tourné dans mon cerveau et m’a rendu fou !
Il y avait là une petite fille de six ans qui épluchait des… oui, qui épluchait des oignons et elle pleurait, ses yeux étaient rouges ; elle était blanche et blonde, avec une petite collerette de cheveux lisses, un peu roux, des mèches qui lui tombaient autour du cou et suivaient tous ses mouvements comme des plumes suivent l’oiseau, comme des poils suivent l’ondulation de la fourrure. Je tenais le bouton de la porte, la vision se détachait très nette sur le fond noir de cette boutique pleine à ne laisser aucune autre place que pour faire asseoir cette petite fille sur un petit trépied de fonte, l’ancienne base d’une statuette de jardin, sans doute. Elle épluchait des oignons et jetait les boules blanches dans une assiette après avoir pris les boules rousses dans un panier.
Comme elle pleurait ! Hypnotisée sur ce phénomène qu’elle ne comprenait pas du tout, la toute petite femme mordait ses lèvres avec courage pour se donner une naturelle raison de souffrir.
Je pensai d’abord simplement ceci :
— Pourquoi fait-on faire ce travail-là qui est, je crois, du ressort des cuisinières, à cette petite fille, puisque, proportion gardée, elle pleure bien davantage que ne pleurerait une grande personne dans ce métier ?
Est-ce que je savais si les gens peuvent ne pas avoir de cuisinière, moi qui avais eu des bonnes pour me servir au lit et ramasser mon mouchoir ?
Puis je pensai à m’en aller discrètement lorsque la petite leva le nez, un petit nez fin de souris et s’arrêta, figée dans la même pose que l’autre, les deux petites pattes en avant, la tête un peu sur le côté, ses beaux yeux rouges, qui étaient verts, au fond, du troublant vert de la prunelle phosphorescente de certains animaux, cherchant à voir et ne voyant pas, si douloureusement pleins de larmes cuisantes.
— Que vous voulez, monsieur ?
— Mademoiselle, je voudrais voir le marchand ou la marchande pour connaître le prix de la souris en ivoire qui est à l’étalage.
Alors, tout de suite, la petite s’empressa, bien contente de planter là ses cruels oignons. Elle dit, de sa voix si bizarre de petit instrument fêlé :
— Ma grand-mère est pas là, monsieur, mais elle va revenir. Elle est allée pour le beurre. Elle serait fâchée si vous restiez pas. Elle me gronderait. (Et elle ajouta avec le plus profond sentiment mondain.) Donnez-vous donc la peine de vous asseoir.
Je me mis à rire car c’était aussi impossible que de découvrir un millimètre carré sans couche de poussière dans cette odieuse boutique.
— Mademoiselle, vous êtes bien aimable mais… où ?
La petite souris sourit.
— Ah ! c’est pas bien propre… et pourtant je balaie tout le temps. Ça revient. J’en fais sauver d’un côté, ça retourne de l’autre. Faut pas vous en aller. Tenez, là, il y a un fauteuil. C’est un Louis XIII, monsieur, un vrai Louis XIII.
Je pouffai. Toute la gaieté de mon ancienne existence me remonta au cerveau. Ah ! rire encore une fois comme cela et l’entendre rire, elle, comme elle se mit à rire !
Les larmes étaient enfin taries.
Pendant que la gamine essayait de tirer une vieille chasuble de prêtre et une jupe de drap jadis bleu de ce vrai fauteuil pour me l’offrir, derrière nous, un affreux visage de femme sortait de l’ombre ; cela se formait lentement comme on prétend que se forment les silhouettes d’apparitions évoquées par les médiums en transes. C’était celui d’une vieille dame osseuse, à angles droits, la figure grise, craquelée, en céramique cuite au four de l’enfer, le nez coupant, le menton tranché comme un éclat de tesson plus dur encore, et dans ce visage effrayant (que j’ai vu, certaine nuit, plus effrayant encore !) deux orbites qui contenaient de l’eau trouble avec, tout au fond, un peu de boue.
Elle portait une robe d’orléans, noire, qui luisait, un fichu de laine verte, de plusieurs tons de mousse ; une moisissure, pareille à celle des troncs d’arbre pourris, faisant vivre encore quelques impondérables champignons et, sur ces cheveux gris, d’un égal gris moisi, des pampilles de jais brillaient funèbrement.
— Monsieur désire ? fit une voix spécialement engageante, éveillant le souvenir de la proxénète joint à celui du sergent du ville disant : « Circulez. »
La petite souris disparut, subitement, dans un trou. Moi, je fus saisi, pourquoi ne l’avouerais-je point, de mon premier mouvement de haine à l’endroit de cette femme. J’ai horreur du laid, du pauvre et du vil quand il devient obséquieux, par-dessus le marché. Alors, je songeai à l’autre souris, je m’enquis de sa provenance.
— Monsieur, c’est une pièce de collection. Du beau et du rare. Je n’en suis pas embarrassée. Son prix ? Vous comprenez, ça demande réflexion. Il faut estimer ça. Moi, je ne suis qu’une pauvre femme. Je ne vends rien à la va-comme-je-te-pousse. Une supposition que l’on mettrait ça aux enchères. Je l’ai depuis si peu de temps. Tiens ! Tiens ! Je vous remets à présent. Vous êtes le locataire du rez-de-chaussée, n’est-ce pas ? Le bon monsieur qui voulait tant me faire expulser. Comme ça se trouve ! On ne peut pas gagner sa vie dans ce quartier, mais il faut bien demeurer où c’est pas cher. Ma boutique vous embête parce qu’elle est sale. Que voulez-vous, si le propriétaire me la faisait repeindre en jaune, par exemple, ça se verrait mieux. Ça ne tire pas l’œil, en marron. Pour en revenir à ce rat-là, c’est… enfin, je crois que vous pouvez m’en donner cinquante francs parce que je connais mon monde. J’ai des amateurs qui m’en donneront plus… Seulement comme vous êtes de la maison…
J’interrompis la conférence, d’un ton relativement bienveillant.
— Madame, un ivoire japonais cela vaut toujours un certain prix. Voulez-vous me montrer l’objet ?
Il y eut de ma part une réelle indignation quand j’eus entre les mains la jolie petite chose. Elle était intacte et portait une collerette qui valait les cinquante francs à elle toute seule. Malheureusement, je ne suis pas de ceux qui peuvent mésestimer leur caprice.
— Madame, lui dis-je en souriant ironiquement, je ne veux pas tout de même vous voler. Votre bibelot vaut cent francs. Les voici.
Et je posai cinq pièces d’or sur le fameux fauteuil Louis XIII.
Médusée, la vieille dame montra ses dents, grises aussi, d’un beau gris vert et souffla, presque étranglée :
— Ça, monsieur, vous pouvez vous vanter d’être un homme chic. Je vous remercie bien.
Elle prit les pièces, les soupesa, les flaira, puis les fourra dans un vieux sac de perles.
Plus tard, oui, je sais ! Elle aurait prétendu que je ne connaissais même pas la valeur de l’objet, que ma folie commençait et que je ne calculais plus. Or, je vous le jure. Je faisais seulement acte de probité d’acheteur.
L’autre montra timidement sa tête hors du trou.
— Ah ! dis-je avant de sortir pour aller enfin déjeuner, un conseil. Ne faites donc plus éplucher des oignons à cette mignonne petite fille qui en pleure toutes ses larmes. Quel supplice pour un enfant ! Regardez ces pauvres yeux rougis.
— Pensez-vous que, moi, je puisse les éplucher sans pleurer aussi ? Cette vermine-là doit travailler si elle veut vivre ici à tourner dans mes jambes. Mon fils et ma bru sont morts tous les deux à l’hôpital et ça m’a fichu ça, en cadeau, alors que j’ai soixante-dix ans sonnés, monsieur, des douleurs partout, des rhumatismes, un catarrhe…
Mais j’étais déjà très loin, abandonnant la souris japonaise dans la montre, parce que je ne rentrais pas chez moi.
Le lendemain, vers trois heures, mon domestique, Bernard, vint me prévenir qu’une petite fille : « haute comme ça » me demandait.
Je fumais en parcourant les journaux, à plat ventre dans mon divan bleu paon aux nombreux coussins de toute la gamme des bleus, seul meuble que j’avais eu la faiblesse de garder de l’ancienne chambre de Don Juan.
— Hein ? Quelle petite fille ? (Puis tout à coup je me souvins). La souris japonaise qu’on vient m’apporter ! Bernard, faites entrer, c’est la demoiselle de magasin de l’antiquaire, dis-je en souriant.
— Monsieur a fait emplette en bas ! Ça doit être du propre.
Il partit en bougonnant, car il était assez ronchon et je les vis toutes les deux s’avancer, l’une portant l’autre.
Elle fit d’abord une révérence, puis, timidement, posa l’objet, enveloppé d’un papier de soie, sur une table, en levant fort les bras pour atteindre à cette hauteur. Moi, je me trouvais à la sienne et je dis :
— Bonjour, mademoiselle, ne sachant pas comment on parle aux enfants.
Elle semblait toute confuse, prête à se sauver si je bougeais d’une ligne.
— Comme c’est grand ici, fit-elle en mettant ses mains derrière son dos.
Et elle demeura pensive.
Elle avait un petit tablier blanc, une petite queue de cheveux bien serrés, ligaturés d’une faveur bleue, et des souliers trop longs pour elle, qu’elle perdait tout le temps en traînant les pieds. Elle paraissait très délicate, probablement malade, avait une peau transparente, pâle de la pâleur de ce papier de soie qui enveloppait la souris japonaise. Ce n’était pas un beau bébé, une belle petite fille, c’était une créature qui existait comme ça, ne devant ni grandir ni mourir. Et une merveilleuse intelligence animait ce visage aminci, ces yeux vert de mer avec un peu d’or dans le fond, du sable d’or. Son corps ? Je n’ai jamais su s’il doublait réellement ses vêtements. Certaines poupées sont faites ainsi, bourrées d’étoffe, mais sans membres… tout était flou, mouvant et fuyant, les jambes, les bras, les mains, dont un petit doigt manquait ! Elle les cachait presque toujours derrière elle.
Je regardais ce curieux échantillon de la race des arrière-boutiques et je pensais que cette enfant-là devait savoir des vérités qui ne sont pas dans les livres.
— Mademoiselle, murmurai-je, intéressé par son manège pour cacher ses mains, pourquoi faites-vous le petit Bonaparte ?
Elle ne comprenait bien entendu rien à ce que je disais, mais elle baissa les yeux, fort intimidée.
— Je ne vous ennuie pas, monsieur ?
Elle était toujours d’une politesse adorable, exagérée, sans rien de servile. Elle n’osait pas pleurer par peur de faire du bruit… et ce que cette créature avait dû souffrir pour en venir là, devait être inimaginable.
— Voulez vous goûter ? Votre grand’mère vous attend peut-être ?
— Non, je dois rester dans la cour avec Robin.
— Qui ça, Robin ?
— Le chat de la concierge (elle ajouta). C’est un bon chat.
Je me levai pour aller commander une tartine de confiture quelconque.
— Comme vous êtes grand, fit-elle en me voyant quitter ma pose à sa hauteur. C’est pour ça qu’il vous faut de grandes chambres. Vous ne seriez pas bien chez nous.
Quand elle vit arriver les tartines, des biscuits, du lait, elle fut saisie, paralysée d’une émotion qui lui mouilla les yeux. Mon domestique lui fit une table avec un tabouret et un divan avec un coussin. Nous étions graves. Moi je regardais ça, sans trop d’impatience, peu à peu envahi d’une singulière angoisse. Ni père ni mère. Une mauvaise fée pour protectrice, qui la traitait de vermine et l’écrasait de tout le poids de sa hideur en lui faisant éplucher des oignons.
Elle coupait son pain en menus morceaux, les rangeait devant elle.
— Pourquoi cette dînette ?
— Pour que ça dure plus longtemps.
— Tiens ! Vous avez perdu un de vos petits doigts ?
— C’est grand’mère en fermant la porte. Elle l’a pas fait exprès.
Quelque chose se crispe dans ma poitrine. Je me recouche sur le divan, le menton dans les mains.
— Elle a pleuré, votre grand’mère ? Elle a eu un gros chagrin, dites ?
— Non. Ça ne lui faisait pas mal comme à moi.
Elle mange un peu, s’arrête. Ça ne passe pas ce qu’elle mange, elle n’a pas faim.
Puis, sa collation finie, elle met de l’ordre, ramasse les miettes, soigneusement. Elle a l’air d’un petit poulet qui picore encore d’un mouvement machinal puis qui va se blottir n’importe où pour mourir, parce qu’on a marché dessus.
(Ah ! que ne l’ai-je éloignée tout de suite, férocement, lâchement, mais raisonnablement.)
— Je vais m’en aller, monsieur ?
— Voulez-vous des images ? Ça vous amuserait-il d’en voir de très belles ?
— Oh ! oui.
Je lui ouvre un livre : La Peinture au XVIIIe siècle.
Elle contemple puis elle rit doucement :
— Il y a une dame qui a mis un bateau sur sa tête.
Ensuite je lui fais les honneurs de cet appartement si grand qui lui fait si peur dans ses fonds noirs. Elle se promène dans la galerie qui donne sur la cour et occupe trois pans de ses murs ; un coin, où sont les vitrines, peut s’illuminer par des plafonniers électriques. Je lui permets de jouer à créer la lumière, comme Dieu qui l’a inventée sans prévoir, justement parce qu’il était Dieu, que cela éclairerait des crimes effroyables. Son ravissement est tel, que je la laisse regarder les éventails et les bibelots. Je vais chercher la souris japonaise pour la placer en bonne compagnie, mais quand je reviens je trouve l’autre affolée, tremblant de tous ses membres devant un monstre de bronze qui lui exhibe une cruelle rangée de dents.
Elle se jette sur moi, s’y cramponne, les yeux agrandis d’horreur.
— Il m’a mordue !
Fichtre ! Elle a une puissance d’imagination dangereuse ! Je lui explique, froidement, qu’il ne faut pas croire… et j’aperçois une goutte de sang sur la petite main pâle, celle qui est estropiée.
— Mais, enfin, comment avez-vous réussi à vous faire mordre par une chimère, mademoiselle ? Je suis très mécontent.
— J’ai fait comme ça (elle appuie sur la gueule ouverte) pour grimper là-haut et toucher au feu. (Elle appelle feu : le bouton électrique.)
Je passe dans mon cabinet de toilette, je prends une éponge que je trempe dans une essence quelconque. (Il la parfumait et lui donnait des colliers de perles de grande valeur !) J’aseptise la petite plaie insignifiante. Je me sens au même rang que la grand’mère ! J’ai dû poser un genou sur un coussin, pour être encore une fois à sa hauteur de poupée et je la contemple, attristé, sous la lumière crue qui nous inonde. Elle a la transparence de teint, l’orient de la nacre et surtout un aspect souffrant de très petite bête, d’animal dont on ne connaît pas l’espèce. Je sens bien ce qu’il faudrait faire ! Il faudrait la consoler à la papa, l’embrasser et lui dire de ces puériles bêtises que tous les hommes ont en réserve pour les enfants, lui offrir de ces bonbons adoucissants qui ne sortent pas de la même poche que les autres, les aphrodisiaques !… Seulement, j’ignore tout de ce procédé, je ne peux mettre à sa disposition de petite femme offensée par la chimère que ma courtoisie, toute ma correction d’homme du meilleur monde.
— Pardonnez-moi, mademoiselle. Je n’aurais pas dû vous laisser toute seule avec cette bête-là. Enfin, vous n’êtes pas menteuse, et je vous en félicite. Ça va mieux ?
Je songe à ce petit doigt tranché par le battant d’une porte où se cramponnait cette enfant, dans quelle circonstance ? Je n’incline encore plus bas et je baise la petite main en patte d’oiseau.
Elle me sourit, me montrant ses dents à elle, des crocs minuscules d’une chimère encore plus décevante et elle dit, sans tendre la joue, ce que je craignais :
— Merci, monsieur. Je ne recommencerai pas.
C’est le je ne le ferai plus de celles qui vous ont tué !
… Quand elle est partie, je me sens mal à mon aise. L’air de mon appartement est irrespirable, lourd, je porte toute cette maison sur les épaules. Si on n’était pas en plein hiver, j’irais à la campagne, dans ce pavillon de chasse qui m’appartient, puisque ma mère me l’a légué et où j’ai été si malade, jadis. Mais il est déjà trop tard. Je suis pris au piège redoutable de l’atroce curiosité ! Est-ce que je suis en présence de la fameuse enfant martyre qui revient périodiquement dans la Gazette des Tribunaux ? Alors, mon devoir est tout tracé et je m’emballe. Je m’informe. Avec la patience du policier sur une piste sérieuse, je cherche à reconstituer la scène. Je passe toute une semaine à faire parler des gens. Naturellement tout est fantaisie, contradictions, ou inventions pures. Ma concierge déclare qu’elle a vu, de ses yeux vu, battre la petite fille, si fragile, avec un tisonnier. Bernard prétend qu’il la rencontra assise sur une marche, dans l’escalier, serrant le chat de la loge contre elle pour se tenir chaud et qu’elle est tombée un jour par la fenêtre de l’arrière-boutique, presque nue, sur le pavé de la cour, comme si quelqu’un l’y avait précipitée. Et il ajoute, bonhomme :
— Allez donc, monsieur, les enfants, c’est en caoutchouc !
Si c’était un petit garçon, il en aurait peut-être pitié, mais une fille : c’est en caoutchouc, comme Robin.
Enfin, ce qui semble le plus probant et ce qui rassure tout le monde, c’est qu’elle ne pleure jamais. On ne l’entend pas. Elle a de la tenue. Quant à la vieille dame, l’horrible mégère, elle paie régulièrement son terme, rend des services de brocanteuse et tire les cartes à l’occasion.
— Elle a eu bien du mal à élever ce petit singe-là, déclare une bonne du quatrième, une fille qui louche et a des idées sur les messieurs seuls. (On en a su quelque chose au long des interrogatoires). Il faisait dans son lit, et crachait par la fenêtre, cassait les vaisselles anciennes, déchirait des étoffes, volait des sous dans le tiroir, enfin, toute la lyre, quoi !
Ce que cette fille ne dit pas, c’est que la petite, l’ayant aperçue dans le jardin public d’à côté causant avec un très vilain voyou, l’a déclaré à sa grand-mère, tirant les cartes à cette bonne.
— Un brun, à casquette plate, méfie-vous de lui ! vous proposera un voyage et ne vous donnera pas d’argent.
Et la petite, qui écoute :
— Oh ! grand-mère, je l’ai vu, moi, c’est celui du square !
Ces choses-là ne s’oublient jamais.
Malheureusement, oui, je m’en accuse : Don Juan est un homme d’amour et il n’est que ça !
Je ne suis pas joueur. Je ne travaille pas. Je n’ai pas de mission. Je ne fais pas la noce dans le sens crapuleux du mot et je ne tiens pas à ma tranquillité. Je fais encore du l’escrime pour conserver la souplesse de mon poignet, mais rien, dans les attributions ordinaires du bon bourgeois de Paris, ne m’intéresse follement. Par contre, quand je flâne et que je me joins à un attroupement qui stagne autour d’un cheval abattu sous le poids d’une trop lourde charge, c’est toujours moi qui relève le cheval, rosse le charretier s’il en est besoin, suis conduit au poste puis m’en tire toujours avec une félicitation du commissaire du genre de celle-ci :
— Il est certain que si tout le monde avait votre poigne…
Je comprends très bien qu’on passe, allant à ses affaires, et qu’on détourne les yeux parce qu’on est pressé par la vie. Moi, j’ai le temps. Je n’ai d’autre affaire en ce monde que ce qui me plaît. Et quand il me plaît de dire : je veux, rien ne m’empêche plus de m’arrêter pour distribuer des coups. Autrefois j’usais beaucoup trop de la voiture. Aujourd’hui, je vais à pied. On remarque tant de choses en marchant, on remarque surtout la veulerie du public…
Je me décide à aller acheter n’importe quoi chez la vieille dame :
— Vous avez été bien bon pour elle, monsieur, mais faut pas vous en enticher parce que c’est le diable, cette vermine ! Faut vous dire que mon fils a épousé une grue, une vraie grue pour dire le mot, c’est de là que vient tout le mal. Ça sortait d’on ne sait où. Mon fils, bien honnête, commis de banque, pouvait choisir. Il a pris ça enceinte d’un autre, oui. Ça, rien ne me l’ôtera de l’esprit, d’ailleurs, les cartes l’ont déclaré, monsieur. Et elle n’a pas plutôt ouvert son œil de petit chat galeux qu’ils ont tourné du leur… tous les deux à un mois de distance. Alors, faut qu’à mon âge, moi que la tombe attend (!), je gagne le pain de ce gosse-là. Malade aussi du mal de ses parents ? Ça, j’en sais rien. Ils sont surtout morts de misère et de paresse. Elle m’a donné un mal, à moi, que je garderai tout ce qui me reste à vivre : le dégoût des animaux de sa trempe. Jusqu’à quatre ans, sauf le respect que je vous dois, ça ne faisait que pisser partout, au lit, sur les meubles, et le médecin, car j’en ai dépensé un pour elle et ce sera bien le dernier, m’a expliqué que c’était la peur. Oui, monsieur, elle avait peur… On ne m’a jamais pu dire de quoi !
Écœuré, horrifié, agacé, j’ai acheté une étoffe d’orient qui vient de Lyon et dont je ne veux même pas pour qu’on en essuie les meubles :
— Bernard, jetez-moi ça aux ordures ?
— Qu’est-ce que c’est, monsieur ?
— C’est un alibi.
(On me l’a assez reproché, ce mot-là !)
La fenêtre de mon cabinet de toilette ou de ma salle de bain est située sur la cour, juste en face de leur fenêtre et d’une porte basse, arrondie en porte de cave qui est celle de leur cuisine, de leur chambre à coucher aussi, car il n’y a, là-dedans, qu’une arrière-boutique servant à tous les usages domestiques, sauf que l’usage d’un ou d’une domestique y est complètement inconnu. La petite fille doit faire son lit, un berceau ancien, en bois brut patiné par les ans, et sans doute les mains douces de toutes les mères qui l’ont balancé. Il est très bas, placé entre un fourneau-potager et… la boîte aux ordures. Élémentaire hygiène ! La cuisine salle à manger chambre à coucher contient, en outre, le lit de la grand’mère, un grand lit terrible à édredon rouge. Quand elle est levée, cette petite fille de six ans doit balayer et éplucher les légumes, garder le magasin, puis, après le déjeuner, elle peut s’amuser, c’est-à-dire aller n’importe où, dans la cour principalement, qu’il pleuve, qu’il neige ou qu’il fasse beau. Zinette (on m’a dit son nom que je n’avais pas eu l’idée de demander) ne rentre pas au magasin. Il est fermé pour elle.
— Vous comprenez, je reçois les clients et je n’ai pas besoin de ça dans mes jambes. La conduire à l’école ?… Je n’ai pas le temps. La concierge n’en veut pas dans la grande entrée, sous la voûte de la porte cochère, ni dans les escaliers.
Alors… j’ai vu…
Un jour de froid intense, j’ai vu, en soulevant le rideau de mon cabinet de toilette, une petite ombre collée au mur qui tenait serré contre elle Robin le gros chat de la concierge, qui est une chatte, en outre. La petite restait immobile comme endormie et je suis revenu deux heures après… elle y était encore, sur un petit banc, seulement le chat l’avait lâchée et elle jouait avec un bout de fourrure dont elle essayait de fabriquer un manchon pour y fourrer ses pauvres pattes bleuies d’oiseau mourant. J’ai entr’ouvert la fenêtre.
— Zinette ? (Elle s’appelle Thérésine ou Thérèse.)
Elle a entendu, a regardé en l’air, de côté, puis enfin elle a couru vers celui qui peut faire la lumière, celui qui mâche le feu, celui qui joue avec des flammes de toutes les couleurs (n’a-t-elle pas raconté tout cela dans la torture de ses longs interrogatoires ?) et, sans une hésitation, oui, j’ai pris le pauvre petit morceau de femme par la ceinture et je l’ai fait avaler par ma fenêtre.
Quand elle s’est retrouvée dans ce salon qu’elle croyait bien ne jamais revoir, comme un paradis deviné en rêve, elle s’est mise à tourner sur elle-même, pauvre petite souris japonaise, à tourner, tourner, prise de folie, de vertige, à valser, à danser… puis, essoufflée, elle a fait une jolie révérence en me disant, selon les conseils obséquieux de l’horrible vieille :
— Bonjour, monsieur, comment allez-vous ? Car elle est très polie.
Son petit nez coulait, tout rose, et ses yeux, roses aussi, pleuraient les larmes d’un rhume de cerveau qui aurait pu tenir au lit un homme comme moi.
J’ai fait venir des gâteaux, une boisson chaude au miel et comme c’était l’heure de mon Porto, fatalement, naturellement, Bernard a dû apporter, sur un plateau d’argent, le Porto en question, et des biscuits. Quelle orgie à la tour !…
Elle a une petite robe de flanelle grise, un petit tablier, pas très propre, cette fois, car elle n’est pas en visite et ses pieds, en chaussettes de soie rose (d’où cette dépouille de grue peut-elle provenir, sinon de l’étalage du bric-à-brac ?) sont dans des galoches minuscules comme tout nus. Sur une table turque, basse, à sa portée, à notre portée, les friandises, la tisane pour elle, le vin pour moi et Zinette en adoration devant le feu car, comme tous les enfants, elle est éblouie par le mystère du feu (elle voudrait tant y toucher !), me tourne le dos, ne pense ni à boire, ni à manger. La cheminée remplie de flammes est, pour elle, un théâtre où se jouent toutes les comédies et tous les drames. Elle a enlevé ses petites galoches pour ne pas salir et elle tend ses pieds roses dont les doigts se remuent, se détendent nerveusement.
— Zinette, venez boire ou ça sera froid.
Elle vient, pieds nus, elle glisse comme la souris. Elle boit tout doucement, tousse un peu, puis, mangeant un gâteau, elle me regarde fixement.
— Je suis bien contente, monsieur. Quand que je m’en irai ?
Ah ! ce désir d’éterniser le moment et de gâcher l’heure en lui assignant une agonie ! Je connais tellement ça.
— Quand vous voudrez, de façon à ne pas vous faire gronder. Venez tous les jours, par le même chemin, tant que durera le froid. Je vous ferai signe.
— Monsieur, pourquoi mangez-vous du feu ?
— Je ne fume pas mon cigare par l’autre bout, pourtant, petite sotte.
— Ça ne fait rien, ça brûle en dedans ?
— La fumée vous gêne ?
Je sens qu’elle veut que je lâche ça. C’est toujours le fameux mystère, celui qui la poursuit d’une série d’interrogations qu’elle ne sait à qui soumettre. Elle rit :
— C’est vous que ça doit gêner. Pourquoi c’est que vous le mangez le feu, dites ?
— Pour… faire comme les autres. Tenez, vous avez raison, je le jette. (Elle ne tardera pas, celle-là, à me prouver que je suis stupide.)
Elle le prend sur le cendrier, c’est tout à fait la souris flairant le piège, elle met le doigt sur la cendre, se brûle et appuie sur l’autre bout.
— Vous voilà fixée, petite curieuse.
— Monsieur ? Je voudrais…
— Quoi ? Allons, un peu de courage… vous voulez fumer ?
— Je veux manger du feu parce que grand’mère a dit que c’est pour ça que les hommes ne s’enrhument pas.
— Peut-être… mais c’est amer. Non ! Non ! Je vous le défends.
Ça y est. Elle en pleure de dégoût et me regarde avec un mépris non dissimulé.
— J’aime mieux être enrhumée. Je vous demande bien pardon, monsieur.
— Il n’y a pas de quoi, mademoiselle.
Machinalement je reprends mon cigare à sa menotte tremblante puis, d’un grand geste fou, je l’envoie dans la cheminée. Je pense que j’ai eu peur d’attraper son rhume. Je suis terriblement agacé ! Maintenant, elle veut revoir le monstre qui l’a mordue, il y a quinze jours et elle cherche à s’orienter. Je l’amène là-bas, du côté de mes vitrines. On joue encore à faire la lumière. Elle ne s’en lasserait pas. Il y aurait tout de même mieux pour amuser une petite fille qui n’est pas de taille… à grimper sur des chimères aussi dangereuses. Il est convenu avec moi-même que je lui achèterai une poupée, des jouets simples, des images naïves…
— Monsieur, est-ce que c’est votre frère ?
Elle passe devant mon portrait, de la Gandara, qui fut peint il y a dix ans.
— Oui, il me ressemble, n’est-ce pas ?
— Non, il a l’air méchant.
— Merci.
Nous revenons au salon. Elle furète partout, discrètement. J’ai l’horrible idée de savoir si la bonne n’a pas menti, si elle peut voler. Au bout d’un quart d’heure de petits trottinements elle me revient avec un gant qu’elle a trouvé sous un meuble car elle voit mieux ce qui est par terre parce qu’elle en est plus près.
— Voulez-vous me le donner ? Je l’ai trouvé sous un fauteuil.
— Mais oui, à quoi cela peut-il vous servir ?
— Pour m’en faire un sac où je mettrai mes affaires. (Et elle me confie simplement.) Grand’mère me reprend tout ce qu’on me donne. Ça, elle osera pas !
Elle agit selon une logique admirablement déduite, impitoyable. J’hésite à la questionner sur cette grand’mère abominable, car ce serait ignoble. Et pourtant…
— On dit que votre grand’mère… tire les cartes. Qu’est-ce que c’est que ce métier-là mademoiselle Zinette ? Je suis curieux aussi, moi.
Elle s’illumine et saute sur le divan. Très gravement, s’assied :
— Oui, monsieur, elle prédit l’avenir et le passé, elle dit tout ce qu’on ne sait pas. (Elle paraît très fière, la pauvre petite.) Oui.
— Comment fait-elle… pour le passé, au moins ?
Elle prend sa pose de petite souris, la tête sur le côté, les pattes en avant et elle compte sur ses doigts, dont un manque :
— Un, deux, trois, quatre : un joli brun vous aime ; trois, quatre, cinq, six : un blond viendra qui lui fera du mal ; cinq, six, sept, huit : une femme brune, la dame qui pique, sera jalouse de vous… et vous ferez de grands voyages.
Pour le passé, elle me semble avoir deviné juste, hélas !
— Et puis ?
— Et puis, c’est cinquante sous !
J’éclate, je ris de toute une joie cynique impossible à réprimer. C’est délicieux et tellement nature.
— Alors, je vous les dois ? Les voulez-vous ? Zinette vous êtes une somnambule extra-lucide vraiment remarquable.
Je cherche mon portefeuille. Elle est fort troublée.
Et tout à coup, elle me regarde avec une extase au fond de ses yeux dorés par le feu :
— Moi, je sais pas. C’est ma grand’mère qui fait payer… Moi je vous le donne pour rien… pour vous apprendre, quoi, puisque vous savez pas non plus. C’est mon cadeau !
Je saisis la petite poupée, je la mets sur mon bras et, debout, je la contemple silencieusement.
— Zinette, je vous adore… comme vous aimez le feu ! Seulement, il ne faut pas jouer avec le feu, voilà.
Elle rit, d’un petit rire silencieux. Elle lève la tête, heureuse de toucher le lustre de cristal coloré par les flammes et elle murmure :
— Je viendrai tous les jours qui fera froid, vous avez promis et je jouerai… sans toucher au feu, je vous promets de même. J’amènerai Robin.
Elle n’oublie même pas le premier ami, le chat, car, enfin, moi, je n’arrive que le second.
… Elle est partie, en passant par la grande porte. Je ne pouvais pas me résigner à la jeter, toute chaude de ce bonheur neuf, dans cette cour glaciale. Elle est partie et je fais mon examen de conscience…
Il est certain, mon cher avocat, que j’avais roulé très rapidement sur la pente parce que, tout simplement, j’avais eu peur. Je crois qu’Antoine a aimé Cléopâtre pour la même raison ! On ne peut aimer, d’un réel amour, sensuel ou chaste, que ce qui vous domine absolument ; tout le reste est littérature ou malpropreté. Or, la puissance d’un amour d’essence divine, c’est-à-dire touchant à l’absolu, se résume dans un effroi mortel. Si j’avais joué avec cette petite fille normalement, paternellement, si je l’avais tutoyée, embrassée, caressée, comme, selon tous les usages moraux, on peut et on doit le faire, j’aurais pu m’égarer un instant ou me garer, par prudence, tout de suite, mais la peur, la peur sacrée, me paralysa et c’est à cela, à cette présence latente, quoique singulièrement énervante, que je compris que j’étais perdu. Ce que vos enquêtes judiciaires n’ont pas pu expliquer, c’est mon cynisme et il demeure à découvrir encore les résultats fâcheux de ce cynisme. C’est précisément à cause de ce prétendu cynisme que je suis innocent et, elle, encore moins coupable que moi. Dès que j’ai compris où j’allais, j’ai pu dire : je veux et je n’ai plus voulu qu’une chose : la sauver de moi et de l’autre, l’ogresse en question. Ne sachant pas du tout où j’en étais, j’ai pu la faire entrer clandestinement par la fenêtre… et je l’ai fait sortir par la porte quand j’ai enfin deviné la nature du sentiment qui s’emparait de moi. La pitié n’a pas inventé seule cet attachement irrésistible d’un homme de quarante ans pour une petite fille de six ans. Et il n’est pas nécessaire de me démontrer paternel pour une partie de la si bizarre affection morbide, comme vous dites, alors que vous plaideriez coupable pour le reste. J’étais devenu amoureux purement et naturellement de Zinette, de la souris japonaise, et je vous jure que ce n’est pas pour jouer à la poupée qu’on déshabille que je la faisais venir chez moi, pas plus que ce n’était pour lui inspirer on ne sait quelle sensualité de mauvaise qualité. Mon seul désir fut de réaliser mon amour dans toute l’étendue de sa beauté parce que, cette fois, j’avais rencontré un sentiment effroyable qui valait la peine d’être éprouvé, non pas jusqu’à la peau, mais jusqu’au cœur, jusqu’à en mourir ou à en tuer. J’ai choisi. Et si jamais Zinette peut vivre, elle, jusqu’à l’autre amour, l’amour ordinaire, je ne crains pas qu’elle puisse me méconnaître par la comparaison et en se souvenant de moi elle pourra dire à l’homme, aux hommes qui lui apprendront ce que je sais et que je ne lui ai point appris : « Celui-là seul, m’aimait vraiment ! » La Zinette, ma souris japonaise, obligée de tourner dans le cercle vicieux de notre humanité et devenue le carnassier redoutable qu’on appelle une femme pourra enfin s’écrier : « Oui, celui-là seul aimait du grand, du divin amour qui, pour épargner quelques larmes de plus à l’enfant que j’étais, n’a pas hésité à les payer de sa tête. »
Vous pouvez même, mon cher avocat, renoncer à plaider ma cause en en ayant enfin très approfondi le mystère douloureux. Être acquitté me semblerait moins beau, puisque cela laisserait la place au doute… pour l’avenir.
A partir de ce jour, ce fut la voie droite, sans aucune erreur de direction ; je ne daignai même pas me garantir des sourires équivoques, ni des tentatives de chantage réitérées. Rien ne me détournait de ma passion… morbide, si vous voulez ! Et je peux même vous démontrer la folie platonique, la manie de l’adoration dans toute son horreur ou sa poésie. J’avais enlevé la souris d’ivoire de mes vitrines pour la placer sur une petite console de velours au-dessus de mon divan comme un ex-voto, comme un fétiche, et, chose que personne ne sait encore mais que vous pourrez constater, je lui avais brisé l’un des petits doigts de sa patte gauche, je veux dire un des ongles, pour qu’elle fût plus proche de ma réelle idole !
Comment se fait-il que l’objet aimé, jusque-là pareil aux autres, puisse devenir tout à coup, du jour au lendemain, l’idole unique, la créature ou la création, dominant tout, faisant table rase de tout ce qui fut avant elle ! Vous pensez que j’étais devenu fou ? Mais l’amour sincère n’est pas autre chose que la folie lucide, une extravagance instinctive touchant le genre d’inexplicable sécurité qu’un endormi par le somnambulisme éprouve sur le bord d’un toit.
Quand je revis Zinette, il y avait bien une poupée dans le grand salon, des images et même un superbe alphabet contenant des animaux détachables qu’on pouvait interchanger durant la leçon de lecture, mais il n’y avait plus d’homme inquiet ni de témoin soucieux de son égoïsme. Zinette fut reçue par un amoureux jaloux, passionné, qui jouait sérieusement et ne risquait plus les plaisanteries du goût de celle du cigare.
— Zinette, dis-moi si tu m’aimes ?
A ses pieds, je l’avais assise sur mon divan, très haute sur des coussins, je le regardais entre mes cils comme j’avais, jadis, regardé la marquise de Vailly pour lui dire : voulez-vous.
Seulement, je ne pensais même pas au sexe possible de Zinette. Zinette ou la souris japonaise derrière elle, c’était la même idole d’ivoire aux yeux de rubis.
Que comprit-elle ? Que put-elle percevoir de ce battement de cœur profond qui montait de moi comme le bruit de l’océan, la pulsation même de tous les flots rouges des abîmes de l’humanité, je n’en sais trop rien, mais elle me prit le front dans ses petits bras minces et murmura, un peu tremblante :
— Je suis bien contente, monmami.
Et elle ne m’appela plus monsieur. Elle avait embrouillé les deux mots pour toujours.
On fit l’inventaire du gant dans lequel elle avait apporté des trésors inestimables selon son idée de récent propriétaire : un dé à coudre en acier rouillé, trois grains d’encens tombés d’un ancien encensoir et qu’on ferait brûler un jour (pas tout de suite), un ruban rose, des bouts de réglisse et une pièce de deux sous percée. On lui avait repris un petit pantin disloqué pour le mettre à la vente (il ne faut rien dilapider).
La poupée lui parut trop belle, digne de rester chez moi et quand elle vit qu’elle fermait les yeux en la penchant, elle en eut une peur secrète qui la fit s’en éloigner avec des gestes prudents et ennuyés. Une chimère de bronze qui mord, une poupée d’émail qui fait semblant de s’endormir ? Histoires très louches.
J’allai chercher, dans un coffret de mon bureau, un fil de perles que j’avais acheté je ne sais plus pour quelle femme et que je n’avais pas donné, j’ignore pourquoi et je le laissai tomber dans le gant, sac à malices universelles. Elle fit un bond.
— C’est des vraies, monmami ?
En petite-fille d’antiquaire qu’elle était, elle savait bien qu’il en existait de fausses.
Certaines femmes détestent les diamants, les femmes de goût généralement ; d’autres ont la crainte superstitieuse des opales ; d’autres ne peuvent pas voir une émeraude, la pierre froide, mais toutes aiment les perles instinctivement. La perle est une chose vivante qui se frotte, pour vivre, à la peau de celle qui la porte et qui meurt quand on la détache de tout contact humain. C’est pourquoi il y a un lien entre toutes les nacres…
La souris japonaise ne trouvait pas du tout que cet humble collier, d’à peine cinq mille francs, fût trop beau pour elle et il a fallu la niaiserie d’un lapidaire faisant du zèle pour estimer ça une fortune ! Outre le collier, la souris eut un lilliputien kimono de soie noire brochée d’or et doublé de jaune soufre, des mules à sa pointure en velours bleu, puis, ayant assez décoiffé de femmes dans ma vie pour savoir recoiffer une petite fille, je lui arrangeai un casque couleur de chrysanthème roux, avec sa petite queue de rat, qui la plongea dans l’admiration au sujet de ma précieuse habileté. Je vous entends d’ici, mon cher avocat, murmurer : « Nous y voilà. On joue à la poupée qu’on déshabille ? » Non. C’était seulement le contraire, car pour transformer ainsi ma poupée, moi, je ne lui enlevai point la tunique de Nessus de sa pauvreté. Elle mettait ça sur le reste, gentiment, face à la psyché, comme une actrice qui garderait sa robe de ville sous le manteau éclatant de son rôle. Ma poupée, je ne l’ai touchée nue que pour la faire taire… lors de l’assassinat de son bourreau, parce que, droite sur son lit, elle hurlait à la mort, tel un petit chien fidèle qui défend le maître méchant l’ayant jadis estropié et qu’il me semblait nécessaire d’en finir… Et depuis… avouez que c’eût été difficile…
Zinette, un jour, m’arriva, une touffe de son chrysanthème roux en moins parce que grand’mère en la démêlant avait perdu patience. Le morceau du cuir chevelu était parti avec la touffe. Absolument comme le petit morceau de doigt.
— C’est une honte de tolérer une pareille peste dans une maison bourgeoise ! glapissait notre concierge que vous savez féroce. Vous, monsieur Dormoy, qui avez de belles relations, vous ne pourrez donc jamais nous délivrer de ce choléra ?
La poupée japonaise ne pleurait pas. Tant que l’on ne lui interdirait pas l’entrée de mes appartements, elle supporterait tout.
— Si je pouvais seulement me cacher dans ton lit, la nuit, me faisait-elle judicieusement remarquer, elle ne me tourmenterait plus. J’ai peur, peur, la nuit… j’ouvre les yeux aussi grands que si j’allais mourir.
— Hum ? murmurai-je, tu as des façons d’arranger les choses sans consulter les gens qui ne sont pas précisément…
Je cherchais un mot très simple, qu’elle pût comprendre simplement, mais la souris japonaise s’emporta, furieuse, comme jamais je ne l’avais vue encore s’emporter.
— Monmami ne dis pas ! Monmami ne dis pas ! (Elle hoquetait.) Je veux pas que tu dises ça !
J’étais médusé par cette minuscule femme, grandie tout à coup dans une liberté de favorite qui a tous les droits. Je la regardais, sincèrement anxieux de ce qui allait jaillir de cette petite bouche tremblante de colère. Crispant malgré moi mes mains fiévreuses dans les coussins de la fameuse couche de Don Juan, je pensais même à en envoyer un sur ce mince fantôme de mousmé noir et or, histoire d’étouffer un autre mot qui m’aurait abîmé ma chère idole enfantine.
— Non, c’est pas vrai ce qu’elle a dit à tout le monde. Je suis une petite fille très propre. Elle a menti, elle a menti.
Et toute rouge de sa confusion d’en avoir tant avoué, elle vint se cacher la tête dans ma poitrine. J’avais oublié complètement ce détail !
Robin, le chat de la concierge, eut des petits (parce que c’était une chatte), et on lui fit cadeau d’un de ces animaux qui fut cause d’une bien plus terrible aventure. Je la vis arriver, un matin, comme j’allais sortir pour déjeuner au restaurant, tenant relevés les deux pans de son petit tablier.
— Monmami, fit-elle tout bas, est-ce que tu veux me le garder… elle le cherche partout pour le tuer. Il est déjà bien malade.
Je rentrai vivement et on déballa le petit chat, la queue cassée, une oreille arrachée, miaulant pitoyablement. J’appelai Bernard en lui enjoignant de soigner cet animal… ou de l’achever pour qu’il ne souffre pas plus avant.
On m’expliqua le drame. Grand’mère avait déclaré qu’il lui salirait sa boutique et l’avait poursuivi… à coups de tisonnier, naturellement.
— Allons, décidai-je, il faut mettre un terme à son amour pour la propreté.
Et au lieu de gagner le restaurant où j’avais rendez-vous, je fis ce que je brûlais de faire depuis longtemps et qu’une dernière pudeur mondaine m’interdisait : je demandai audience à l’antiquaire.
Je trouvai le monstre trônant au milieu des dépouilles de toutes ses victimes et je saluai un peu froidement.
— Vous plairait-il, madame, de m’écouter ? Pas ici, dans votre arrière-boutique.
Elle me regardait avec une étonnante effronterie, de ses yeux où semblaient s’extravaser deux gouttes de boue.
— Justement, ça se trouve bien, cher monsieur Dormoy. Je voulais vous causer aussi. Mais, n’est-ce pas, on n’est pas libre dans le commerce.
On passa dans la salle à manger, chambre à coucher, cuisine, et elle m’offrit un fauteuil de je ne sais quelle époque dont je n’usai pas parce que j’avais très peur de récolter des taches de graisse.
— Monsieur, commença-t-elle, avec le formidable aplomb de la tireuse de cartes qui a l’habitude de sonder les reins de ses clients avant d’exiger d’eux cinquante sous ou trois mille francs, je vois, par métier, à travers les murs, c’est donc pas la peine de faire des manières pour s’entendre une bonne fois. Vous êtes un homme riche, habitué à contenter vos caprices et vous pensez que l’argent peut tout acheter, aussi bien une boutique où vous voulez mettre une automobile en dépouillant une vieille femme de son gagne-pain qu’une pauvre enfant orpheline qui n’a plus que sa grand’mère pour la défendre. Monsieur Dormoy, ma petite-fille m’a tout raconté. C’est pas encore si grave que ça mais ça peut le devenir, surtout que cette mignonne n’est pas bien forte, étant née de parents perclus de la poitrine. Alors, voilà, il faut savoir ce que vous diriez à un commissaire de police si je vous traînais devant lui. Réfléchissez bien ; des histoires comme ça, c’est l’honneur d’un homme quand ça se raconte dans un quartier. On vous a vu la faire passer par la fenêtre de votre cabinet de toilette, celle qui est là, juste en face de ma chambre. Quand on fait entrer les enfants par les fenêtres d’une maison c’est rare s’ils en sortent sans dommage et même qu’ils peuvent n’en plus sortir du tout ! Je crois pourtant pas que vous puissiez être un vampire, vous êtes trop bel homme pour ça sans vouloir vous en faire compliment mais, un homme est un homme, c’est-à-dire pas grand’chose de propre. Alors j’ai de la méfiance. Zinette est dans une maladie de langueur qui est pas ordinaire.
Ce n’était pas le moment de s’écrier : « Le petit chat est mort ! » avec l’accent de la Comédie-Française. Tout bon escrimeur que j’étais, j’avais oublié que la principale loi de la défense est la promptitude de l’attaque. Je venais pour protéger Zinette contre sa grand-mère et on me parlait, au contraire, de la protéger contre moi… jusque chez un commissaire de police ? Zinette avait tout raconté… Quoi ? La poupée, les perles ?… Le témoignage des enfants ? J’avais souvent entendu pérorer mon père à ce sujet. Même les plus probants s’entachaient de fantaisie. Une chimère de bronze les avait mordus ? C’était vrai et c’était faux, selon la place qu’occupait la dite chimère dans la réalité de leur appréciation. Et puis, Zinette chez sa grand’mère, sans son costume d’idole japonaise, pouvait-elle être la même Zinette que chez moi où je l’entourais des égards dus au rêve somptueusement fou de mon amour ?
Je tournais en cercles de plus en plus restreints autour de cette salle à manger, cuisine, chambre à coucher et je découvrais que, souvent, il y a l’influence du milieu, le doute ou l’effroi que peut nous inspirer le décor. Oh ! cette pièce où régnait un désordre dont je n’avais jamais vu l’exemple, probablement parce que je ne descendais jamais dans les sous-sols de mon hôtel, jadis, ou que… je faisais venir les bonnes, les jolies soubrettes chez moi au lieu de monter chez elles ! Ce désordre désespérant où tournait, éperdue et menacée du tisonnier, ma souris japonaise, tellement petite qu’elle ne s’y retrouvait point, la pauvre bestiole, et qu’elle y salissait sa jolie robe de neige ! Là, un instrument singulier en tôle avec des bouches ouvertes comme une caricature de monstre, c’est-à-dire le fourneau, des casseroles éparses, des torchons qui étaient des vêtements à moins que les vêtements fussent des torchons, des détritus, dans une boîte, où l’on avait l’air de vouloir les conserver pour en obtenir une pourriture plus compacte, un petit lit d’enfant, si étroit, exhibant ses draps troués, douteux d’où s’exhalait une odeur surette, mon Dieu, pas trop désagréable, une odeur de souris, un peu de musc mélangé à on ne savait pas trop quoi d’humain, d’animal et de chatouillant les narines à vous en donner envie d’éternuer, puis ce formidable édredon rouge trônant sur le lit de la grand’mère, barrant le jour de la fenêtre donnant sur la cour et qui avait l’air de vous crier : on ne passe pas, je suis la barricade, molle mais épaisse, qu’on ne doit jamais franchir, je suis la famille !
Et par terre, c’était un carrelage immonde, boueux, depuis plus de vingt ans, où toutes les couches de cendres, de poussière, avaient fini par former un terreau, oui, du fumier solide sur lequel poussait ma fleur pâle condamnée à l’étiolement.
— Monsieur, insinua encore la tireuse de cartes, vous feriez bien de vous asseoir, vous allez vous fatiguer à vous promener comme ça en rond.
J’avais, en effet, l’habitude de tourner, moi aussi, mais jusqu’à ce matin-là j’avais pu tourner, mal ou bien, largement, dans de vastes cirques, chambres d’amour ou salons officiels, très entourés de fleurs, de décolletages savants et de mondanités élégantes vous dissimulant les pourritures sociales. Maintenant je voyais se restreindre le champ de ma prétendue liberté d’allures et se serrer autour de mon front la certitude, en couronne de fer, que je n’échapperais pas à mon destin.
Je m’arrêtai, je fis face au monstre et je dis, le ton rauque :
— Qu’est-ce que Zinette vous a raconté, madame ?
Cela seul me semblait important. Après, je lui poserais l’autre question, la plus dangereuse de toutes : « Combien ? »
— Oh ! Monsieur Henry Dormoy, pas grand’chose, les enfants sont si menteurs ! Mais elle n’a pu me dire que ce que savais déjà et que vous ne pouvez pas nier : c’est que ce n’est pas pour enfiler des perles que vous la gardez chez vous des après-midi pleines et que vous l’appelez la souris chinoise !
— Japonaise, madame, ne commettez pas cette erreur très répandue chez les femmes, même du meilleur monde, que la Chine ou le Japon sont identiques, au moins sous le rapport du bibelot. Et où voyez-vous le crime dans cette appellation !
Je tenais ma canne à deux mains en essayant de la plier un peu comme pour éprouver la résistance et la souplesse d’un acier nouveau, en escrime, et je songeais :
— Pourvu, mon Dieu, que je ne lui flanque pas une volée. Ça n’arrangerait certainement rien.
— Je n’y verrais point d’inconvénient, moi, si la petite n’en dépérissait pas de plus en plus. Elle geint toute la nuit, se plaint du froid, se plaint de la chaleur, ne mange pas et rêve, les yeux grands ouverts, qu’une grosse bête noire, une bête dont les dents très blanches ressemblent aux vôtres, cher monsieur, veut la dévorer.
Cette malheureuse phrase leva l’écluse de ma rage et le torrent passa bouillonnant, submergeant tout… Je ne me rappelle plus ce que je dis parce que je ne le savais même pas et que je parlais sans même voir l’autre monstre dont les dents n’étaient vraiment pas blanches, elles, qui me regardait ahuri, effaré, cherchant des yeux, de ses yeux troubles, une issue pour se sauver au cas où j’en viendrais à la menacer. Dans le torrent, un peu trop capricieux de mon indignation, elle put démêler, cependant, que je lui reprochais des brutalités bien et dûment constatées par moi et les honorables locataires de la maison, dite bourgeoise, que nous habitions tous les deux.
— … Vous avez fermé si fort une porte sur la pauvre petite main cramponnée au chambranle que vous l’avez coupée comme à la hache… et vous n’avez pas pleuré toutes les larmes et le sang de votre corps, madame ! Vous laissez cette enfant dehors et parce qu’elle a voulu rentrer au moment où cela ne vous convenait pas, vous l’avez estropiée. Oh ! oui, vous ne l’avez pas fait exprès ! C’est entendu.
— Ah ! cria la mégère d’une voix s’étranglant, si elle vous a raconté ça, elle a de la mémoire, la gosse ! Elle avait tout juste quatre ans et on avait beau l’envoyer jouer dans la rue, elle ne voulait jamais y rester, la vermine.
Un claquement sec. C’est ma canne qui casse. J’ai préféré tout de même ça, pour mon honneur d’homme, à la lever sur une femme de soixante-dix ans. Mais c’est mon amour, l’intrépide amour, qui vient de me conduire à la source même de la vérité. J’y bois le poison jusqu’à m’en rendre fou… et, oui, j’avoue, j’avoue que je veux protéger l’enfant, que je paierai ce qu’il faudra pour qu’on la mette en pension ou dans un endroit de campagne clair et sain où elle pourra essayer de vivre sans qu’on lui arrache les doigts ou les cheveux.
Je tremble sur mes jambes comme le cheval de course qui vient de dépasser le poteau. J’ai en effet dépassé toutes les bornes des convenances sociales. Je jette les débris de ma canne sur l’édredon rouge, cette mare de sang épais évoquant la douceur de la vie de famille et j’ajoute, les bras croisés, désormais très calme :
— Combien ?
Elle a compris et elle n’est pas tout de même assez stupide pour ne pas préférer se compromettre à… ne pas transiger. L’ennemie du peuple c’est encore la fortune acquise par des générations, c’est-à-dire la fortune qu’on sait employer à propos parce qu’on y tient bien moins qu’à son caprice. Cette femme-là doit avoir quelque part une affreuse marmite, enduite de suie, puant intérieurement le graillon, où elle entasse des billets de banque dont elle ne se servira ni pour elle, ni pour la petite fille exténuée de privations… et mes billets de banque rejoindront les autres, sans profit pour personne !
Il est convenu que la souris japonaise partira au printemps, bientôt, et que j’ai le droit de surveillance d’ici là… car je ne veux pas qu’on lui tende un piège quelconque pour me l’achever sournoisement.
— Monsieur Henri Dormoy, voudriez-vous me jurer une chose ?
L’idée de faire un serment à cette femme-là me donne un mouvement d’involontaire gaîté. Mon cynisme me revient.
— Tous les serments que vous voudrez, madame… pourvu que vous ne m’accusiez pas d’un autre genre de tentative de corruption, car, enfin, vous avez des idées si singulières sur l’art de trier les perles fines que je me méfie. Voici bien longtemps que nous sommes en tête-à-tête et cette maison, si prude, va encore faire des suppositions. Que dois-je vous jurer ? De ne jamais remettre les pieds ici ?
— … De ne jamais révéler à personne que j’ai accepté votre argent. Trois mille francs, c’est une somme… Si ça se savait, monsieur Henri Dormoy, le propriétaire m’augmenterait encore mon terme et, grâce à vous, ce misérable-là m’augmente tous les ans.
Ce n’est pas la peur d’être déshonorée par une histoire de chantage faite au protecteur de sa petite-fille qui la tourmente… C’est la terreur d’une augmentation de terme de la part du propriétaire.
— Je vous jure, madame, que je ne dirai jamais à personne ce qui vient de se passer entre nous… à moins d’être obligé de parler à un juge en cas de crime prémédité !
C’est pourquoi, mon cher avocat, je viens d’avouer le don de ces trois mille francs… seulement, le crime que je pensais prémédité… à ce moment-là, ce n’était pas le mien.
Quand je rentrai chez moi, je n’avais pas déjeuné encore et je demandai un bain tout de suite, sans vouloir manger le moindre morceau. Il me semblait que je sortais d’un égout.
— Bernard, videz un litre de verveine dans cette eau ! Je viens de chez notre voisine, l’antiquaire, et je ne suis pas certain d’en revenir propre. Il y a sûrement des poux là-dedans.
— Bien, monsieur. Ça ne m’étonnerait pas pour les poux, alors, monsieur ferait peut-être sagement de ne pas recevoir aussi souvent la petite-fille de cette femme-là. Y aurait rien d’étonnant à ce qu’elle en apporte, de son côté.
— Bernard, où voulez-vous qu’elle se chauffe, cette petite, puisque personne n’a le courage de s’en occuper…
— Monsieur n’a jamais eu d’enfant et ne connaît pas cette vermine-là. C’est… en caoutchouc, voilà mon opinion.
Bernard n’en démordra pas, puis, il m’apprend que le « petit chat est mort » (sans accent de la Comédie Française), il avait été trop maltraité et « il faisait dans tous les coins de la cuisine, monsieur ». Ne serait-ce pas plutôt pour cela qu’on l’aurait achevé ? Je deviens très pessimiste. La loyauté des gens de maison est tellement subordonnée à leurs commodités personnelles. Bernard ajoute, avec un sourire qui m’exaspère tout à fait :
— Ce petit de Robin, monsieur, on aurait pu le nommer Robinet, s’il avait vécu. Ça lui allait comme un gant.
Et il s’en va, très heureux de son mot.
Moi, je me sens très malheureux. Étendu sur le sofa de Don Juan, je subis la dépression qui suit toujours les grandes dépenses nerveuses. Ce que mon orgueil a souffert dans la cuisine de cette vieille femme, entremetteuse, vendeuse de chair humaine et tireuse de cartes transparentes, est inouï. Je me vois sombrer dans un océan de boue. C’est la goutte de liquide empoisonné qui est au fond de ses yeux qui déborde et submerge ma vie. Alors, j’en suis arrivé là, moi, le monsieur correct ? J’ai failli rosser à coups de canne une dame âgée, dont l’âge seul, il est vrai, demeure respectable, mais dont je ne devrais même pas connaître l’existence. Comme j’avais raison de vouloir la faire expulser de cette maison bourgeoise ! Et encore ? Pourquoi n’aurait-elle pas le droit d’y vivre, tout en déshonorant un fronton de style Louis XV ? Est-ce qu’elle est beaucoup plus gênante, au point de vue social, que mon père, le magistrat intègre qui a déshonoré une prétendue jeune fille et me l’a fait épouser ? La morale…
— Ah ! la morale, il n’y en a pas… ou c’est seulement ce qui est beau, ce qui est propre et si je me domine moi-même jusqu’à la hauteur de l’impossible, j’ai raison.
J’ai crié ça presque tout haut et voici qu’une petite main, une patte de souris, se glisse dans mes cheveux, me communique un frisson étrange qui est à la fois de la joie et de l’horreur.
Elle est entrée, la souris japonaise, et elle a glissé, en tournant, dans les chambres jusqu’à moi. Elle est là. S’imaginant que je dormais, elle n’a fait aucun bruit. Elle s’est mise à jouer silencieusement toute seule. Elle s’est habillée, a drapé son minuscule kimono noir et or qu’elle va chercher dans un coffre qui s’ouvre à sa taille car elle ne pourrait atteindre aucune armoire et ne peut pas tourner une clé avec ses mains frêles, ni tirer un tiroir. Elle a fouillé dans le sac de peau de suède qui est mon gant, a pris son fil de perles et l’a attaché à son cou, puis elle a fait elle-même le chrysanthème roux avec ses cheveux, parce qu’elle a une science mystérieuse, déjà, des pratiques de l’éternel féminin. Elle est la plus extraordinaire miniature d’une princesse de féerie. Je la regarde ahuri, presque craintif :
— D’où sors-tu ?
Elle répond, de son timbre grêle, un peu fêlé, un petit grelot d’argent qui aurait une secrète paille.
— J’ai trouvé la fenêtre du cabinet ouverte. M. Bernard, qui vidait votre bain, ne m’a pas vue, j’ai grimpé, j’ai attendu un peu derrière un paravent… et j’ai couru bien vite… bien vite… vous faisiez dodo. Bonjour, monsieur, comment allez-vous ? Je vous dérange pas ?
Elle se recule jusqu’à la psyché où elle baigne, elle, sa précoce coquetterie d’ingénue dans un immense miroir, immense pour elle et infini, comme la mer. Un peu loin de moi, dans cette pénombre de mon salon qui est sombre à cause d’étoffes lourdes encadrant les grandes croisées Louis XV aux carreaux ternis datant certainement du siècle dernier, il n’y a plus que cette vision illuminée mystérieusement par le reflet de la psyché qui suit tous ses gestes comme un rayon de projecteur accusant la silhouette d’une danseuse. Où donc ai-je vu cela, déjà, ce rôle de petite fée, en costume noir et or, jaune et noir… Mon Dieu ! La danseuse que sa propre mère m’a vendue… la danseuse vierge !… Je me cache le visage dans mes bras et je m’enfonce dans les coussins qui embaument de tous les parfums dont ils furent saturés, tachés, salis, souillés. Ah ! cela ne finira donc jamais cette torture du désir imposée à l’homme, comme une obligation, un contrat passé avec l’autre entremetteur, celui qu’on appelle Dieu, au nom de la reproduction ?
— Monmami, si tu es beaucoup fâché contre moi je vais m’en aller, soupire la petite voix au timbre d’argent. J’ai désobéi en passant par la fenêtre… mais… je voulais tant revoir le petit de Robin. Il est guéri ? dis-moi… Je m’en irai après.
D’une voix sourde, je réponds :
— Non, il est mort. C’est-à-dire, oui, il est guéri : guérir c’est mourir.
— Ah ! c’est donc ça que tu as du chagrin, Monmami ?
L’adorable ingénuité de la phrase me rappelle enfin à la réalité si pure de ma souris japonaise. En effet, elle m’avait confié un dépôt, une petite chose vivante mais estropiée comme elle et cette petite bête innocente est morte, achevée, sur un ordre de moi, donné sans réflexion.
Je me lève et je m’étire longuement comme si je sortais d’un sommeil ayant duré des années.
— Petite souris, tu as raison. J’ai beaucoup de chagrin. Je crois qu’il n’a pas trop souffert. Il a dû souffrir certainement moins que moi en ce moment. Ne t’en vas pas puisque tu es venue. A quoi veux-tu jouer ?
— Je ne joue pas. (Elle se regarde de côté dans son peignoir japonais où domine le noir malgré les fleurs d’or). On ne joue pas quand on est triste.
— Tu ne vas pas exiger que je mette un crêpe à mon bras, dis ?
— Non, toi tu es trop grand.
C’est laconique et d’une puissance de raisonnement qui ressemble à l’inflexibilité même du fatalisme oriental.
Ébloui je regarde, de haut, ce jouet bizarre, cette singulière effigie de femme, ce diminutif de tous nos espoirs, cette réduction de toutes nos misères et j’ai envie de lui expliquer des choses qu’elle comprendrait peut-être fort bien toute seule.
Je recommence à tourner. J’aime à aller comme cela de long en large dans ma cage. Mais ma cage est grande, construite encore sur mesure. Plus tard elle se rétrécira. Ce ne sera plus que celle de la ménagerie où l’on classe les fauves sous une étiquette ou un numéro. J’ai presque envie de lui dire :
— Petite, je viens de te payer trois mille francs et ce n’est pas cher ! Avec les cent premiers francs de la souris d’ivoire, ça fait : trois mille cent, plus le fil de perles, les kimonos, les mules ! Ce à quoi il convient d’ajouter mon honneur de vieux garçon ! Alors, si tu ne tiens pas plus que ça, et je m’en doute, à la société de ton estimable grand’mère, nous pourrions nous sauver… si je n’ai pas pu sauver le chat ! Allons-nous-en tous les deux : Ce sera bien le diable si nous n’arrivons pas à dépister la loi et ses prophètes ! Plus tard, je t’épouserai. Quand tu auras quinze ans, j’en aurai…
J’entends la voix lointaine, celle qui n’a pas le timbre d’argent, murmurer à mon oreille : « L’abus de confiance ? L’amour, le grand amour, ne prend ni n’achète. Il se donne jusqu’au sacrifice ». C’est vraiment abominable, une excellente éducation ! Ça vous colle à la peau comme une de ces maladies d’enfance dont on ne réchappe qu’à la condition d’y laisser un lobe de sa cervelle. Il est de plus en plus certain qu’Armand de Sembleuse a agi comme un imbécile ! « Que signifie l’esprit de l’homme devant la divinité de la lettre ? Les mortels n’ont que l’amour, plus fort que la mort, au-dessus d’eux. C’est à eux d’y atteindre au lieu de l’abaisser. Les tentations auxquelles on ne cède pas sont des bonds de plus en plus hauts vers l’infini. »
Je tourne. Elle me regarde assise, à ma place, sur le sofa de Don Juan et elle penche la tête en mordillant son collier.
— Laisse-donc ça ! Tu vas rompre le fil et en avaler, espèce de petite Cléopâtre ! Tu es insupportable ! Tu veux manger du feu, des perles fines… tu rendrais fou n’importe qui ! Tu n’es pas une petite fille ordinaire, toi ! Je te soupçonne d’être capable de faire flamber une maison pour t’amuser.
— Grand’mère dit ça, réplique-t-elle en frottant ses mules de velours bleu l’une contre l’autre avec un secret dépit et des gestes de mouche en colère, mais, moi je dis… je dis… que si on me forçait pas à allumer le fourneau quand j’y vois pas, le matin, pour son déjeuner qu’elle veut prendre dans son lit, bien tranquille sous son édredon rouge… les braises ne s’envoleraient pas quand je souffle dessus… je dis… je dis (elle suffoque) je dis que tu es aussi méchant qu’elle et que je reviendrai pas !
Une explosion de larmes détend enfin l’effrayante situation et le grand fauve est vaincu par la petite souris qui, pour la première fois, victime de son injuste égoïsme, a osé se plaindre. Elle, une petite fille ordinaire ? Ah ! vraiment, non. Elle n’a qu’à lever la main, sa main estropiée, pour faire crouler les cieux.
— Ma petite souris japonaise, il faut me pardonner ! Ne pleure plus. Pourquoi n’as-tu pas parlé aux gens, pourquoi n’as-tu pas pleuré plus haut, pourquoi es-tu comme un enfant qui dort toujours ? C’est maintenant que tu veux qu’on t’écoute ? Ah ! Tu choisis bien ton heure ? Moi, j’ai tout deviné, oui, mais les autres ? (Je rampe à genoux jusqu’à elle et je prends les petits pieds de velours bleu qui sont un peu moins grands, je crois, que ceux de la belle poupée aux yeux mobiles, je les embrasse mais elle les rentre, brusquement, sous son kimono en m’abandonnant les mules. Elle est très fâchée). Voyons ? Tu ne vas pas continuer à t’enlaidir comme ça ! Tu me tords le cœur ! Je ne distingue plus le vrai du faux depuis que je te connais ? Pourquoi me racontes-tu ces choses affreuses à présent… à présent ! Je ne te questionne pas parce que… c’est très vilain de rapporter contre sa grand’mère ! (Et j’ajoute, sans même m’apercevoir de ce que je lui dis, car je parle devant elle comme si je pensais, puisqu’elle, n’est-ce pas, c’est l’idole inhumaine). Enfin, est-ce que tu veux me la faire tuer ? Ce n’est pas l’envie qui m’en manque…
Mon cher avocat, cette petite fille de six ans que vous avez tous torturée de mille façons dans vos savantes confrontations ne vous a jamais dit, hein ? que je lui avais, en quelque sorte, demandé la permission de commettre un crime ! Oh ! elle est très forte ! Elle a eu, elle, la prescience d’une complicité amoureuse et touche à l’absolu, comme au feu… sans se brûler ! Ou… elle a le don d’enfance, le don d’oubli.
— Monmami, c’est assez du chat.
Il est diabolique son regard malicieusement résigné quand elle laisse tomber ces mots qui la vengent, car elle a bien entendu que je disais de l’achever pour qu’il ne souffre pas trop. Je ne crois pas que jamais femme puisse atteindre à un mépris plus évident de la dignité masculine. Si je pouvais tout de même lui échapper ?
— Petite souris, c’est très bien ce que vous venez de me dire. Seulement, moi, ça me fait mal, vous oubliez que vous êtes toute petite, qu’on peut aussi vous tuer sans même le faire exprès et que (je serre un peu les dents)…
— Comme le chat ! Elle éclate de rire, d’un rire aigu, d’un rire dont la proportion n’est pas en rapport avec sa menue personne. Elle joue, malgré son deuil, et elle joue à répéter le mot, avec l’entêtement désespérant de l’enfance.
Que faire ? Si je poursuis cette enquête sur son nouvel état d’âme je vais me déchirer le cœur sans en obtenir autre chose que des refrains. Le mieux est encore d’appuyer sur le timbre pour demander des confitures !
— Monmami, raconte-moi une belle histoire… en mangeant du feu pour pas t’enrhumer ?
Elle a fini de goûter, elle s’essuie les lèvres après la manche de son kimono et comme elle ne veut pas s’amuser, puisqu’on est en deuil, elle vient se blottir près de moi, arrangeant les plis de sa robe avec une coquetterie qui prouve qu’elle tient à bien dissimuler ses dessous, la pauvreté de l’autre robe. Elle a fait beaucoup de chemin dans l’art de plaire et c’est très inquiétant. A la petite endormie d’il y a six mois succède une créature sauvage qui commence à ne plus se satisfaire de sa douloureuse résignation. Qu’arrivera-t-il si elle est privée tout à coup de l’heure de luxe que j’ai eu l’imprudence de lui offrir ? Et si elle est obligée de replisser à la prison enfumée de là-bas, j’ai donc payé, aujourd’hui, le droit de lui obscurcir toute sa vie d’enfant par la ténébreuse paissance de la comparaison ?
— Quelle histoire, ma princesse Souris ? Il m’en faudrait savoir au moins une digne de vous amuser !
Je ne me vois pas bien, en effet, dans ce rôle, étant donné les histoires que je peux conter.
— Tu sais lire, pourtant, toi ! soupire-t-elle.
— Oui, je crois, mais, dans mes livres les histoires ne sont pas du tout… à ta taille.
— Alors, dis-moi comment c’est… (elle hésite) un vrai jardin ?
Je trouve atroce que ce petit être souffrant et martyrisé de toutes les façons ne puisse même pas s’imaginer la nature autrement que par la vision du square d’à côté.
— Eh bien !… Voilà… c’est un grand parc où il y a des arbres !…
Ce début ne l’enthousiasme guère. Il est clair qu’elle continue à avoir envie de pleurer. D’autre part il y a la possibilité de son sommeil, si je l’ennuie. Cette aventure n’est pas beaucoup à craindre, car la pauvre Zinette n’a pas eu l’habitude des longs repos que l’on permet aux petits enfants riches. Passé l’âge de quatre ans, elle s’est levée le matin comme une personne naturelle et a traîné son existence chétive tout le long du jour, ayant, justement, la fièvre du sommeil qui ne vient pas. C’est à cet état qu’il faut attribuer sa petite imagination d’hallucinée, en même temps que ses phrases courtes d’oracle.
— Souris, donnez-moi la main pour ne pas avoir peur et nous allons nous promener dans ce parc, le seul vrai jardin que je connaisse bien, car, moi non plus, je ne connais pas la campagne, celle qu’on ne cultive pas pour le plaisir des yeux. Regardez, ma Souris, c’est le printemps, un décor de printemps ! Les grappes jaunes des cytises qui retombent en cascade sur les grappes mauves des lilas font des bijoux d’or sur la soie d’une écharpe. Elles se ressemblent un peu, ces fleurs-là, et se font valoir l’une l’autre par leur nuance. Voyez-vous, dans l’herbe, ces violettes, ce grand tapis parfumé ?… Vous avez déjà vu des violettes en petits bouquets ronds ? Là, chacune a sa petite vie à elle et se tourne comme elle veut, en révérence vers le soleil. Oh ! pas besoin d’ombrelle, chacune a la sienne en satin vert. Vous m’écoutez, Souris ?
La petite se serre dans mon bras gauche et j’envoie la fumée de ma cigarette du côté droit en la sentant trembler chaque fois que la lueur du feu approche de mes lèvres.
— Monmami, je n’ai pas peur du tout.
— Allons tant mieux ! Là-bas, dans le fond, où le jardin finit, il y a un bois de sapin. Tu sais bien… l’arbre de Noël !
— J’en ai jamais vu.
— Enfin… c’est tout droit, avec des branches illuminées… non, des feuillages durs, pointus, très noirs et le vent qui passe là dedans, ça leur peigne les cheveux en faisant une plainte douce…
— C’est comme ta Souris… quand on les lui arrache.
— Précisément. Et puis voici que toutes les bêtes de la création, c’est-à-dire de ton alphabet, passent à leur tour… aux dents du peigne ! Tant qu’il n’y avait que des fleurs, ce n’était pas grave, des fleurs d’or sur un fond noir de sapins en deuil ou de violettes, mais voici le lion, le tigre, l’ours, la panthère, le singe, jusqu’au très vilain serpent. (Souris trépigne de joie et s’écrie : Et le chat ! Le chat !) Certainement, le chat aussi, et le chien aussi qui représente la fidélité, toutes les bêtes féroces, quoi ! (Je divague absolument et non seulement je la vois s’intéresser, mais elle regarde au bout du salon, dans une draperie vert-mousse imitant le bois de sapins à ses yeux complaisants). Alors, Souris, toutes ces bêtes s’avancent, elles sont féroces, je crois t’avoir prévenue et elles veulent te dévorer…
Souris tire la langue.
— Zut !
— Ah ! non ! Il ne faut pas dire : zut, d’abord parce que ce n’est pas convenable et ensuite parce qu’on ignore toujours ce qui peut arriver au fond d’un bois.
— Puisqu’on se promène tous les deux.
— Oui, mais, si je ne peux pas te défendre ?
Elle rit tendrement.
— Ce serait pas bien sûr puisque tu es le plus grand.
— Soit, alors, Souris, vous êtes une « infante en robe de parade » ou une toute petite souris d’ivoire à collerette de vermeil et, successivement tous ces animaux, gentils et changés en princes charmants viennent vous baiser La main. L’histoire est finie. (Quelle morale, mon Dieu !)
Transportée, Souris saute à pieds joints dans les coussins bleu-paon et subitement, elle si réservée, si timide, elle qui n’a jamais pensé à ça et, surtout, elle à qui je ne l’ai jamais demandé, jette ses petits bras de porcelaine transparente autour de mon cou et m’embrasse dans l’oreille, follement, à m’en faire crier. J’ai eu la sensation exacte du tocsin annonçant la guerre ou l’incendie par la vibration de cette caresse au fond de mon cerveau…
… Maintenant, c’est complet ! Cette femme a parlé ou va parler à cette enfant, j’en ai l’intuition affreuse. Souris n’est plus la même. L’autre jour quand je l’ai mise à la porte un peu sévèrement en lui déclarant qu’on n’embrassait jamais un monsieur sans sa permission… au moins dans le monde, elle a très bien pris la réprimande et comme je n’ai pas insisté, elle est partie contente en emportant son alphabet pour étudier le nom des bêtes. Elle est revenue, aujourd’hui, les yeux remplis de fièvre, son petit nez pincé et sa bouche à peine rose. Elle a pleuré et ne veut pas dire pourquoi. Je ne peux lui tirer qu’une accusation vague contre sa grand’mère qui la tourmente. Mon Dieu, quel genre de supplice va-t-il encore me falloir endurer ? Souris ne me regarde plus en face. Or, comme je suis absolument certain que le trouble ne vient pas de moi et que Zinette a six ans et demi, il faut tout de même qu’on m’explique ce qui se passe.
Hélas, mon cher avocat, vous l’avez su, ce qui se passait. Zinette l’a avoué par bribes mais vous ne l’avez pas crue parce que la victime bénéficie toujours de son droit au silence éternel. Le rôle que moi je ne pouvais ni ne voulais jouer, c’était elle, la sinistre entremetteuse qui allait… le doubler.
Le jour où je me rendis chez ce médecin, j’avais la tête perdue, je ne voulais pas risquer l’horreur d’abandonner Zinette à son tortionnaire et je ne supportais pas, en outre, l’idée lancinante que la pauvre enfant, si confiante, si joyeuse de vivre son heure de paradis, pût l’endurer, maintenant, comme le supplice infernal de la peur. Ce malheureux petit être ne vivra pas même une heure s’il éprouve une terreur très violente qu’il ne s’expliquera pas et qu’on lui laissera entrevoir comme la punition de m’avoir connu.
Zinette m’avait dit la veille :
— Monmami, pourquoi que tu veux pas m’embrasser ? Grand’mère dit que c’est parce que tu m’aimes pas.
Elle avait fini par avouer. C’était tout son chagrin, à présent, et l’idée fixe, plantée comme un couteau, dans un cœur qu’on allait à jamais déflorer.
En effet elle avait raison, l’enfant, parce que les petits enfants ça s’embrasse. Je n’ai même jamais vu personne, ni homme ni femme, refuser d’embrasser un enfant en supposant même que leurs lèvres puissent le salir. La seule réponse à faire à Zinette était celle-ci, tout à fait monstrueuse et qu’elle ne pourrait, bien entendu, pas comprendre, pas plus que des hommes de lois, sans doute dans le genre de mon père, ne peuvent arriver à admettre :
— Zinette, je ne t’embrasse pas parce que je t’aime. Mon devoir est, cependant, de continuer à te protéger contre une femme qui t’a vendue trois mille francs et qui te vendra peut-être moins cher encore à un autre dès que je serai loin. Si je suis un grand coupable, elle est encore bien plus coupable que moi.
Alors j’allai trouver ce médecin, un homme intelligent, très lancé dans le monde où l’on s’amuse, mais tout de même capable de remplir une mission diplomatique : visiter Zinette qui restait au lit, l’horrible prison entre le fourneau et la boîte aux ordures, et que la concierge elle-même déclarait bien malade. Zinette avait, maintenant, la double peur de son ami et de son bourreau.
On passa un bon moment à se rappeler des duels retentissants où le médecin avait joué son rôle pacificateur, et il fallut entendre des histoires qui, jadis, m’auraient fait rire, mais que j’avais la plus grande peine à supporter dans mon présent état d’esprit. Enfin je dis ce que j’avais à dire et je lui démontrai la triste situation de la petite enfant craintive, chétive, qui ne sortirait pas vivante de l’épreuve si elle durait toute la fin de cet hiver pluvieux.
Le médecin me regardait attentivement. Son regard se voilait, s’embusquait sous sa paupière et il m’étudiait :
— Dormoy, une question : Vous vous portez bien, vous ?
— Oui, je le crois du moins. Je suis agacé par cette aventure qui n’est pas du genre, je l’avoue, de mes aventures passées, mais il faut que j’en sorte honorablement. Je suis loin de m’en amuser !
— Hum ? Cette petite fille n’est ni de votre famille ni de votre monde et vous êtes un dangereux parrain, vous, avec votre regard étrangement brillant qui continue à parler de tout autre chose que de paternité. Pourquoi diable, si vous aimez les enfants, n’en avez-vous point vous-même ? Ça vaudrait mieux.
— Je n’ai pas été chercher celui-là, il m’est tombé du ciel… alors, dois-je le chasser de ma vie sous prétexte que je suis encore un incorrigible garçon ?
— Dormoy, cette petite fille de six ans est-elle jolie ?
— Non, au moins pas à la façon d’une petite fille.
— Diable !… Écoutez-moi, mon cher ami, vous en dites trop ou trop peu. Je ne comprends pas. Si je dois aller voir un enfant malade il faut, légalement, que la famille m’y convie.
— Voulez-vous la voir chez moi ?
— Encore moins ! Seulement je vous dois une consultation puisque vous êtes venu m’en demander une. (Il prit un air très fermé de médecin qui pontifie.) Vous devez, dès ce soir, parcourir tous les établissements de la capitale qui sont susceptibles de recéler une jolie fille, lui proposer, quand vous aurez fixé votre choix, un voyage au long cours et… vous serez guéri. Quant à la demoiselle de six ans, j’en réponds. J’irai même la voir, si je découvre une occasion, dès que vous aurez quitté Paris. Mais ce n’est pas elle, certainement, qui est très malade, c’est vous.
Nous nous séparâmes un peu froidement. Les frasques de Don Juan pesaient lourdement sur mes épaules et il y a des réputations qu’il faut savoir porter jusqu’au bout. Je n’avouerai pas.
Retourner chez l’ogresse ? Je le tentai, mais ce fut elle qui vint chez moi… pour me demander un billet de mille de plus parce que la petite était malade.
— Un mal de langueur, monsieur, qui a l’air de ressembler à des fatigues de jeune mariée.
J’étais debout, devant elle, les bras croisés, la regardant fixement ; rien ne décelait ma fureur intérieure. Je ne répondis pas une syllabe. Elle recula, gagna la porte et s’enfuit. Bernard prétendit, plus tard, qu’elle avait tout à fait l’aspect de quelqu’un qui a reçu ou fait un mauvais coup.
Je consultai tous les légistes, tous les gens, vieux ou jeunes qui connaissaient le code et pourraient me renseigner sur la manière de tourner la loi au sujet de la protection due aux mineurs.
Rien ! La sombre porte de la justice ne s’ouvre pas comme celle de l’église au pécheur repentant.
Et Zinette, la souris japonaise, prise au piège de la douleur incompréhensible pour elle et déjà si formidablement compliquée pour moi, se mourait doucement, sans se plaindre parce qu’elle savait bien que le grand monsieur farouche, celui qu’elle appelait Monmami et qui lui racontait de si belles histoires ne pouvait pas souffrir les petites filles mal élevées, c’est-à-dire trop intempestivement caressantes.
Je pensais aussi au commissaire de police, mais pour aller le trouver il fallait déclarer le chantage, dénoncer une femme à qui j’avais juré de ne rien dire et, sincèrement, quel est l’homme raisonnable, le policier un peu averti qui croirait à une pareille révolte de la sensibilité d’un maniaque… ayant payé pour ne pas prendre livraison de la marchandise ?
Un soir, je me mis à mettre de l’ordre chez moi, je rangeai des papiers et j’en brûlai quelques-uns. Je fis un testament ridicule ; je léguais un pavillon de chasse à une petite fille de six ans et toute ma fortune… à la société, pour lui payer ma dette, car j’allais être bien obligé de lui rendre des comptes. On ne fait jamais de ces coups-là sans être responsable… je veux dire, condamné aux dépens.
Me tuer ? Non ! Qui donc aurait pu défendre l’honneur de ma souris japonaise ?
Je vécus jusqu’à onze heures du soir dans une sorte de fièvre étrange qui me donnait une lucidité remarquable, un état de dédoublement. Je regardais de très haut ce que je faisais, mais peut-être qu’au dernier moment je me sentirais arrêté, empêché, par une puissance mystérieuse ou, simplement, la libération de ce sentiment effroyable qui me faisait marcher dans l’obscurité à ma propre perte. Ah ! si j’avais pu me confesser à l’abbé Armand de Sembleuse…
Quand tout fut fini je regardai l’heure et je me dis, me consultant avant de sortir :
— Ce médecin, s’il avait raison, pourtant ? Si je n’étais qu’un malade, encore bien plus malade qu’elle ?
Je passai par la fenêtre de mon cabinet de toilette que je laissai grande ouverte.
La cour était tranquille, sombre et humide comme le fond d’un puits. Il pleuvait et il n’y avait personne aux balcons du troisième, ni aux cuisines du quatrième, pas plus que sur les portes des escaliers de service. Bernard, mon valet de chambre, était sorti ayant une permission de théâtre et je le connaissais assez pour penser qu’il s’offrirait, ensuite, le petit souper réglementaire. Je vins me coller contre cette autre fenêtre qui s’ouvrait quelquefois, oh ! très rarement, la dame n’aimant pas les courants d’air, sur la vision particulièrement répugnante pour moi du gros édredon rouge. Je ne pouvais rien apercevoir parce qu’il barrait presque toute la chambre. Elle avait son lit en face du petit berceau misérable et elle interceptait la circulation de la vie jusqu’à ce tombeau d’enfant placé à égale distance du feu défendu et des ordures permises. Où était-elle, ma souris ? Le silence régnait. Pour entendre il aurait fallu entrer… mais, comme un bon cambrioleur j’avais ce qu’il fallait : un diamant énorme, une pierre à pivot pointu qui avait, jadis, servi de fermoir à un collier de Lucienne. Je coupai la vitre et je fis cela aussi tranquillement que si j’avais voulu écrire mon nom sur une glace de cabinet particulier comme un simple imbécile. La vitre tomba sur l’édredon sans le moindre bruit. Je passai le bras, tournai l’espagnolette et me glissai dans la chambre avec la souple ondulation d’un clown. J’étais en veston d’intérieur, rien ne gênait mes mouvements. Je me rappelle que je mis la vitre coupée derrière le lit et que j’eus le soin de serrer le diamant dans la poche gauche de mon veston sous un grand mouchoir de soie, mais réflexion faite, je n’avais plus besoin de ce mouchoir, mes mains, que je gantai, suffiraient. J’entendis alors une petite voix lointaine qui soufflait ceci :
— Grand’mère ! Un homme ! Oh ! grand’mère… J’ai peur.
Puis je n’entendis plus rien parce que j’étais très occupé. Cela rendit un son de bois mort que l’on casse, du bois très sec, un peu comme le craquement de ma canne éclatant, l’autre fois, dans l’effort que je faisais pour demeurer poli. Et ce fut à ce moment-là que la petite, dressée, toute vibrante, se mit à hurler comme un pauvre chien fidèle. Elle ne savait pas ce qui produisait ce bruit affreux mais son instinct d’animal souffrant en devinait le résultat.
Après avoir jeté l’édredon sur celle que je venais d’étrangler je passai par-dessus le lit, d’un bond, pour me précipiter sur la petite statuette blanche.
— Ma souris, murmurai-je, tais-toi ! Tu vas ameuter toute la maison et on croira qu’elle te tue, alors que… c’est le contraire. Souris, ne me reconnais-tu pas ?
Elle eut un tremblement de répulsion pour mes mains. Je les dégantai.
— Monmami ! fit-elle tout de suite rassurée à leur contact chaud. Tu as chassé le voleur ?…
Il est évident qu’il fallait manquer de sens moral, comme j’en avais toujours manqué, en toutes les grandes circonstances de ma vie, pour parler à cette enfant dont je venais d’assassiner la grand’mère, son unique soutien, mais c’était ma dernière minute de joie en ce monde et je venais de la payer, cette fois, assez cher, pour n’en pas vouloir perdre le très doux bénéfice.
— Souris, je vais partir pour un grand voyage, tu sais… comme dans les cartes, et je suis venu t’embrasser parce que, pour se dire adieu, c’est très permis de s’embrasser.
Elle se blottit sur ma poitrine. Son cœur d’oiseau battait aussi fort que le mien.
— Elle s’est pas réveillée, grand’mère ?
— Non. Elle ne bouge plus.
Et dans toute la maison rien ne s’agitait, personne ne devait avoir entendu le cri aigu de la pauvre souris qui criait si souvent, jour et nuit, qu’on n’y faisait plus guère attention.
— Et l’homme, l’autre homme ?
Souris était une remarquable logicienne.
— Il est très loin, Zinette, il ne te fera plus peur, jamais.
J’eus, une seconde, la pensée mauvaise de voler ce bibelot chez l’antiquaire et de me sauver avec lui, puisqu’aussi bien j’étais entré comme un voleur. Seulement, je songeai que je ne me connaissais plus, que, devenu un autre homme, pour employer son expression, j’avais peut-être acquis de nouveaux sentiments, un état d’âme insoupçonné et que ces sortes de carnassiers, dont je faisais désormais partie, étaient, disait-on, capables de tout après avoir eu le goût du sang.
Je recouchai un peu brutalement la souris japonaise sous un long baiser, très affectueux.
— Adieu, Souris, tu ne m’oublieras pas trop vite ? Tu seras bien sage ? Tu vas dormir. Je le veux. Tu m’aimes bien, n’est-ce pas ?
— Oui, Monmami, j’ai plus peur, mais j’ai bien sommeil.
Et elle me rendit mon baiser, tendrement, gaiement, se rendormant déjà. Oh ! le ravissement, pour une petite fille qu’on n’embrassait jamais, de recevoir cette caresse inattendue, comme en un rêve !
On a raconté, je crois, que la petite avait dormi toute la matinée, ce lendemain. Sa grand’mère n’exigeant pas le déjeuner servi au lit, la pauvre Zinette en avait profité.
Je rentrai chez moi par le chemin des croisées ouvertes et je dormis, de mon côté, profondément, sur le sofa de Don Juan, guetté par la petite idole d’ivoire aux prunelles de rubis, la petite idole étrange qui voyait rouge…
Et le lendemain, très correctement, je me rendis chez le commissaire de police de mon quartier, pour me constituer prisonnier, parce que je ne suis pas de ceux qu’on arrête.
E. GREVIN. — IMPRIMERIE DE LAGNY
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