The Project Gutenberg eBook of Benjamine This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Benjamine roman Author: Jean Aicard Release date: May 30, 2025 [eBook #76189] Language: French Original publication: Paris: Flammarion, 1906 Credits: Véronique Le Bris, Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK BENJAMINE *** JEAN AICARD BENJAMINE ROMAN PARIS ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR 26, RUE RACINE, 26 Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays, y compris la Suède et la Norvège. Il a été tiré, de cet ouvrage, dix exemplaires sur papier de Hollande, tous numérotés. ŒUVRES DE JEAN AICARD Collection in-18 jésus à 3 fr. 50 le volume ROMANS Le Pavé d’Amour 1 vol. Roi de Camargue 1 -- L’Été à l’Ombre 1 -- L’Ame d’un Enfant 1 -- Notre-Dame d’Amour 1 -- Diamant noir 1 -- Fleur d’Abîme 1 -- Melita 1 -- L’Ibis bleu 1 -- Tata 1 -- POÉSIE La Chanson de l’Enfant (ouvrage couronné par l’Académie Française) 1 vol. Miette et Noré (couronné par l’Académie Française) 1 -- Poème de Provence (couronné par l’Académie Française) 1 -- Lamartine (Prix de poésie à l’Académie Française) 1 -- Le Livre d’Heures de l’Amour 1 -- Le Dieu dans l’Homme 1 -- Au Bord du Désert 1 -- Le Livre des Petits 1 -- Jésus 1 -- THÉATRE Smilis (4 actes en prose représentés à la Comédie-Française) 1 vol. Le Père Lebonnard (4 actes en vers représentés à la Comédie-Française) 1 -- Don Juan 1 -- Othello, le More de Venise (5 actes en vers représentés à la Comédie-Française). Portrait de Mounet-Sully, par Benjamin Constant. 1 vol. 4 fr. La Légende du Cœur (5 actes en vers représentés au Théâtre Antique d’Orange et au Théâtre Sarah Bernhardt) 1 vol. Published, Paris, 15 Juin 1906. Privilege of Copyright in the United States reserved under the Act approved March 3, 1905, by ERNEST FLAMMARION, Paris. Publié à Paris, le quinze Juin mil neuf cent six. Privilège du droit d’auteur aux États-Unis, réservé en vertu de la loi sanctionnée le 3 Mars 1905, par ERNEST FLAMMARION, éditeur à Paris. BENJAMINE PREMIÈRE PARTIE I MONSIEUR GUIRAND, DÉPUTÉ EXPÉRIMENTAL --Ah! tu aimes Montchanin? Eh bien, tu épouseras Courcieux! --Mais, papa... Blonde avec des yeux bleu pâle, un teint très blanc, la taille trop fine, les épaules un peu étroites, l’air rêveur, Benjamine en robe claire, jolie à souhait sous un vaste chapeau de paille à rubans roses, était là, debout, en pleine lumière matinale, devant son père, dans le beau parc de leur villa de Cannes. Guirand était assis sur un fauteuil de rotin, derrière une table chargée de papiers, une table de ministre en villégiature. Avec ses deux larges mains velues, posées à plat sur les bras du fauteuil, il avait aussi bien l’air d’un président de cour d’appel qui rend un jugement... sans appel. --Ah! tu aimes Montchanin? Eh bien, tu épouseras Courcieux! Pauvre petite Benjamine, la loyauté même! Elle écoutait avec étonnement cette brusque apostrophe de son père, Paul Guirand, l’un des plus puissants financiers de France. Élève d’une grande école scientifique, Guirand n’était pas sans lettres. Petit-fils d’un richissime fermier de Normandie, d’un gros bourgeois demeuré paysan, et fils d’un armateur, armateur lui-même, Guirand était maire, depuis plus de vingt ans, d’une importante commune; président du conseil général d’un département du Nord, et député. C’était un homme d’âme vulgaire, qui avait de l’entregent comme pas un, le savoir-faire d’un notaire madré, une habileté politique rare, au sens tortueux du mot. Cette habileté était cachée et servie par son apparente bonhomie. Sa vulgarité d’âme, lorsqu’il était en public, se dissimulait attentivement sous le choix des paroles et le calme du ton, comme sa vulgarité physique sous le soin minutieux des costumes et la correction guindée du maintien. En réalité, ce Guirand était une nature de contremaître, c’est-à-dire un autoritaire sans pitié, servile plutôt que respectueux devant les puissants du jour, dur aux faibles, se faisant escabeau de tout pour monter, se hisser, parvenir. Il rêvait d’être à son tour un chef, non pas, bien entendu, pour conduire des hommes au mieux de leurs intérêts, mais seulement au triomphe des siens. Le mécanisme des institutions modernes lui permettait de tout espérer. Lorsqu’il s’était décidé à jouer un rôle dans la vie publique, il l’avait, comme un comédien, choisi le plus possible en rapport avec sa nature extérieure. Privé de sens moral, il avait ramassé, dans le tas des opinions politiques étalées sur toutes nos places publiques, celle qui lui avait paru la plus séante à son tempérament. Socialiste? ses millions l’eussent trop gêné. Et vraiment, il n’avait pas le physique de l’emploi. Il se proclama _républicain expérimental_, se proposant de déclarer, au moment opportun, que ses expériences avaient assez duré pour lui prouver qu’elles étaient inutiles. Il siégeait à gauche et, chaque fois qu’il parlait, donnait des gages au sens commun et à l’esprit patriotique, ce qui, de temps en temps, ralliait autour de lui tous les partis sans distinction. Ainsi posé, il sentait fort bien qu’il était «ministrable». Au jour d’une crise, il devait devenir le bouche-trou nécessaire. Il n’en demandait pas davantage. Ce qui vraiment le mettait hors de pair, c’était une éloquence authentique, tout à fait moderne, sans élan ni émotion; de l’émotion, il eût été incapable d’en montrer, n’en ayant pas, de quoi il se vantait en ces termes: «L’enthousiasme mène à toutes les erreurs; l’élan oratoire est un piège à nigauds;--moyens de rhéteur ou de poète suranné! Moi, je prouve.» Il avait, en effet, de la dialectique. Dialectique sophistiquée, plus difficile que l’autre. Il posait une question comme un axiome et la développait comme un théorème. Il excellait dans l’art de donner à ses sophismes une apparence de précision mathématique. Il disait: «Je ne me paie pas de gros mots. Où est l’intérêt de la patrie?--Il est là, nulle part ailleurs.» Et il le faisait bien voir. C. Q. F. D. Et l’enchaînement des preuves semblait évident à ses auditeurs. Il eût mérité d’être l’inventeur de la fameuse plaisanterie: «Je n’aime pas les huîtres et j’en suis bien aise car, si je les aimais, j’en mangerais,--et je ne les aime pas.» Il raillait à tout propos les républicains de 1848, «ces rêveurs humanitaires», mais il faisait valoir que la probité de l’arithmétique est «toujours approuvée par la moralité des âmes droites». Il répétait à qui voulait l’entendre: «Je ne demande à la République que de tenir scrupuleusement les comptes de la France...» N’était-ce pas fort sage? Pour les adversaires de la République, il ajoutait: «Il faudrait que, le cas échéant, du soir au lendemain, un bon prince, empereur ou roi, pût endosser nos créances.» Le moyen d’y contredire? Il ne croyait ni à Dieu ni au diable ni aux honnêtes gens; mais de cela, il ne se vantait pas. Il se taisait sur certains sujets d’un air de réserve si respectueuse qu’on y pouvait voir l’attitude d’une piété d’autant plus discrète qu’elle est plus sincère. Ainsi masqué, le député expérimental arrondissait ses millions, marchait vers le pouvoir désiré, se moquait de tous les partis, avec une préférence toute prête pour celui qui le mettrait en haut lieu et l’y soutiendrait. C’était un honnête homme, pour les yeux. En réalité, une ambition égoïste en marche, avec de larges bottes de sept lieues, méconnaissables à peu près sous les plis corrects d’un pantalon assez mal porté mais coupé par le tailleur à la mode. --Ah! tu aimes Montchanin? Eh bien, tu épouseras Courcieux. L’armateur répéta jusqu’à trois fois cette phrase qui lui semblait sans réplique. Elle était nette, claire, rigoureuse comme un résultat algébrique. Il la prononçait d’un ton dur et pesant, sans inflexion, comme il convenait à une proposition qui ne doit pas être discutée et qui est émise par un homme sûr de lui et ennemi des nuances. Comment avait-il appris que Benjamine aimait Montchanin? C’est bien simple. Il venait de la voir passer, toute rose et souriante, sous les mimosas d’une allée voisine, et il avait crié: --Benjamine! --Papa? --Je veux te marier. --Oh! papa! --Si tu n’y vois pas d’obstacle. --Oh! papa! me marier? --Tu ne veux pas? --Cela dépend. --Ah!--cela dépend?... de quelqu’un? --Oui. Elle n’était pas minaudière. Elle savait que la nature et Dieu veulent que les jeunes filles se marient. Elle était vaillante et pure. Elle voulait un mari honnête homme. Elle comptait bien «avoir des enfants» le plus tôt possible. Elle avait reçu une éducation très soignée, très éclairée, très haute, de sa chère institutrice, Mlle Berthe Lireux. Elle regardait la vie en face. Elle savait que l’hypocrisie, le mensonge, que le mal enfin existent, mais elle était persuadée que son père ne pouvait vouloir que son bien.--Jean Montchanin, quoique pauvre, était un fiancé digne d’elle. Il était son camarade d’enfance, orphelin de père et de mère, et travailleur. Guirand et sa femme n’avaient jamais eu occasion encore de contrarier Benjamine; ils aimaient ce jeune homme. Ils ne devaient pas hésiter à le lui donner pour mari. Jean Montchanin n’avait jamais dit à Benjamine qu’il l’aimait,--mais ces choses-là n’ont pas besoin d’être dites, pensait-elle. --Et de qui, prononça Guirand, d’un air engageant, presque câlin,--de qui cela dépend-il?... Ah! tu aimes quelqu’un?... Bravo!... Il faut qu’une femme soit une femme... Qui aimes-tu, ma Benjamine? Ce «bravo» était d’un diplomate vraiment _ministrable_. --Qui? Vous l’avez deviné, bien sûr. C’est Jean que j’aime, mon père. --Jean Montchanin? --Oui. --Ah! tu aimes Montchanin?... Bah! tu épouseras Courcieux. Elle ne connaissait pas Courcieux, mais elle avait connu et beaucoup aimé sa mère, la marquise de Courcieux douairière, leur voisine de la villa des Agaves. Il y a des gens qui obtiendraient difficilement de leur fille l’aveu d’un premier sentiment d’amour. Les imbéciles! Ils ne savent pas s’y prendre. Et puis, il y a des filles si malignes!... Quelle âme d’enfant, cette Benjamine! «Et dire que ma femme était comme ça quand je l’ai épousée! une dinde! une petite dinde!» Guirand regardait Benjamine, qui ne bronchait pas. Elle demeurait immobile, silencieuse, l’air étonné. Étonnée, elle l’était d’elle-même, de la nouveauté de l’incident. Elle savait son père violent, mais elle le croyait bon. Et puis, est-ce qu’elle le connaissait, ce M. de Courcieux? Elle savait par la marquise qu’il était le modèle des fils, mais enfin, elle, Benjamine, ne le connaissait pas. Guirand pensait: «Elle ne comprend pas que _je veux_ sérieusement qu’elle épouse Courcieux. Comment le lui faire entendre?» Il pensait aussi: «Pour être si calme, il faut qu’elle n’aime pas encore Montchanin autant qu’elle le croit... Allons, le mal n’est pas grand!» Il y eut un long silence. Il se recueillait. Ses yeux allèrent de sa fille aux magnificences de son parc, à ses bassins, à ses massifs, à ses larges allées savamment dessinées, à sa villa qui était le temple du luxe... «Tout ça pour Montchanin? quelle bêtise!... Ah! la dinde! la petite dinde!» Il en riait. Et elle se disait: «Ce n’est pas sérieux, il rit.» La villa des Myrtes, celle de Guirand, est peut-être la plus magnifique des environs de Cannes. Elle regarde la mer. Son portail monumental s’ouvre sur la route qui, longeant le rivage, court de Cannes au golfe Juan et à Antibes. Tout le monde connaît cette route blanche qui s’appelle la Corniche. La Riviera de Gênes, si belle, si noble, n’est pas comparable à notre littoral du Var et des Alpes-Maritimes; elle est aussi merveilleuse, mais elle a moins de charme. Si la Riviera et notre littoral français étaient œuvres humaines, on pourrait attribuer l’une au génie romain, l’autre au génie grec. La Riviera exprime la force qui consent à la grâce; notre littoral, c’est la grâce même, enveloppant l’énergie. Passé Menton, les Alpes dures semblent résister un peu au baiser de la vague. De ce côté-ci de la frontière, les rocs mêmes semblent au contraire vouloir fleurir pour plaire à l’amoureuse infinie. Là-bas, le continent et la mer luttent encore; ici, ils s’épousent. Le Midi du Var et des Alpes-Maritimes, émeraude, saphir et or, suggère une impression d’éternelles fiançailles. Le charme de beaucoup d’autres plages, c’est l’incessante caresse de la mer à des rivages qui se refusent. Chez nous, le rivage, lui aussi, caresse la mer. Les verdures se suspendent au-dessus de l’eau, descendent jusqu’à elle. Au fond de certaines baies, les branches des pins frôlent l’écume des vagues; les roseaux et les lauriers-roses se réjouissent de goûter l’eau marine et ne bruissent que pour répondre aux appels sans fin répétés de la Méditerranée. Pays nuptial, où tout dit l’amour, l’amour sans hésitation, sans lutte, sans regrets ni remords. Est-il donc sans mystère, ce pays splendide? Non, car le mystère est inséparable de la vie; mais, ici, il proclame ses droits en pleine lumière. Sur ces plages, sous ce ciel, rien de douteux, nulle réserve. Partout l’audace d’aimer, d’aimer encore, toujours. Un amour perpétuel dans une beauté de lumière inexprimable! Comment la dire, cette lumière? Les mots eux-mêmes, devant elle, sont des muets. La lumière! la vivante, l’ineffable lumière, tout ici en est pénétré jusqu’au cœur. La nuit, les rochers ont une âme d’amour qui rayonne d’eux et qui est faite du soleil des longues journées. Durant le jour, ils rayonnent encore les flammes de la veille! Toutes les couleurs, ici, exaltées par les rayons directs, s’enveloppent d’une gaze merveilleuse, d’une trame de lumière qu’on voit frissonner! C’est le voile de l’épousée; il flotte et palpite dans l’éternelle fête du feu fécondant. Ici, la nature crie les aveux. La grande route banale de Cannes au golfe Juan se déroule dans cette joie lumineuse et l’augmente. Ce blanc chemin, en reflétant l’éclat des ciels, serpente entre les villas qui, sur le flanc des collines, le regardent courir. Il surplombe la morne, la banale voie ferrée, que l’œil oublie, que le contemplateur abolit; mais si un train vient à passer, la lumière lui prend sa fumée pour en faire une nuée d’or et d’améthyste. Au flanc des collines, les gros palmiers-phénix, les agaves aux amours tragiques, les cocotiers, s’entretiennent d’un lointain de rêve devenu réalité française. Depuis sa petite enfance, Benjamine contemplait ces choses et son âme loyale voulait aimer au soleil, en pleine clarté. II POUR AVOIR L’AIR DISTINGUÉ, IL FAUT D’ABORD SE FAIRE MAIGRIR Elle regardait ce paysage de franchise et de pureté. Elle rêvait. La voix de son père la fit tressaillir. --Montchanin! s’exclama tout à coup Guirand, pour lequel le Midi n’était qu’un endroit chic, où les riches viennent passer l’hiver. --Montchanin! Ton camarade d’enfance! presque un cousin! c’est ridicule. Tu recommences le roman banal de toutes les petites filles! A ton âge! à dix-sept ans! C’est honteux! c’est bête!... Ces amours-là, on les connaît. Ça n’a pas de racines. Ça s’enlève avec la main. C’est de l’herbe qui pousse dans l’avenue de ton bonheur. Sarcle-moi ça. --Mais, papa! --Je te parle de belle humeur, comme à une grande fille intelligente, spirituelle même--et capable de comprendre les graves intérêts de la famille et les hauts intérêts de la politique. Ne me force pas à te les expliquer et à changer de ton. Tu sais que, dans les circonstances importantes, je ne badine pas. --Cependant, papa... --Il n’y a pas de «cependant!» Montchanin est orphelin, sans fortune, presque sans protecteur. En fait de protecteurs, il n’a que moi. Et ça n’est pas assez... pour moi! Son père était mon camarade de collège; il avait une situation importante au ministère des Affaires étrangères,--c’est vrai,--mais ce n’est pas une raison pour que son fils épouse ma fille, Mlle Guirand!... Ah! il ferait un beau rêve, cet animal-là! Benjamine commençait à se dire qu’elle allait avoir son premier chagrin. Guirand continua: --Voyez-vous mon petit intrigant! Soyez donc bon pour les orphelins! ils voudront devenir les pères de vos petits-fils! Ah! mais non!--Voilà ce qu’il en coûte, de recevoir, par pure bonté, un petit bureaucrate, lorsqu’on occupe une situation prépondérante et lorsqu’on a de la fortune. Qui est-ce qui a fait entrer Montchanin aux Affaires étrangères? moi, n’est-ce pas? aidé, il est vrai, du souvenir de son père, un fort honnête serviteur du pays, mais enfin! Que Montchanin aille au diable!... Je me charge de l’y envoyer, d’ailleurs. Je suis un des armateurs les plus puissants de France. Et mon escadre de commerce n’échouera pas au port, pour le plaisir d’une pensionnaire et d’un blanc-bec! Voyez-vous cela! Non, c’est incroyable! J’aurai mis vingt ans à devenir un des maires les plus importants de France, un des présidents de conseil général les plus écoutés, un député que ménagent tous les partis; en qui les républicains modérés mettent leur meilleure espérance, et que flattent et caressent les adversaires même de la République; je serai ministre demain! et tout cela pour préparer la fortune du petit Montchanin! J’aurai travaillé, lutté, combiné toutes choses, vingt années durant, trimé enfin comme un paysan, pour aboutir à ceci: marier ma fille au petit Montchanin! Ne me parle pas de ça. Ça n’a pas de nom. --Mon père... --Il n’y a ni papa, ni père qui tienne! J’envoie mes bateaux où je veux--et je fais de ma fille ce que bon me semble. Tu épouseras Courcieux. La pauvre petite comprit tout à coup qu’elle se trouvait devant le premier événement grave de sa vie. Elle s’était crue libre, tout simplement parce que ses parents ne s’occupaient pas d’elle. Elle s’apercevait qu’elle ne l’était pas. Elle avait pris son isolement pour de l’indépendance, leur abandon moral pour une volonté raisonnée de la laisser conquérir et développer à sa guise sa personnalité. Elle s’était trompée étrangement. Mme Guirand avait à s’occuper d’autre chose que de sa fille. Elle aimait le monde et courait les soirées. L’ambitieux Guirand méprisait les femmes en vrai paysan et ne connaissait que celles qui frappaient à sa caisse. Lorsqu’il avait été question de trouver une «éducatrice» pour Amine--il y avait de cela une dizaine d’années--M. le curé de N... à Cannes, leur avait présenté Mlle Berthe Lireux. Sans que Guirand s’en doutât, Mlle Berthe, comme on l’appelait chez les Guirand, était une orpheline de noble maison. Forcée de gagner vaillamment sa vie, elle cachait son nom. Son pseudonyme devait être son seul mensonge, mensonge de modestie à la fois et de fierté. Mlle Berthe était une âme fine, savoureuse. Elle avait toutes les délicatesses de la pensée et du cœur et savait les faire entendre à son élève. On lui avait confié Benjamine assez tôt pour qu’elle pût en faire véritablement l’enfant de son cœur et de sa pensée. Il y a, de par le monde, bien des vieilles filles acariâtres et insupportables; il y en a beaucoup aussi de sublimes, de celles qu’en Provence on appelle des _tatas_. Ames virginales, plus fécondes que certaines âmes maternelles, elles font naître autour d’elles, inépuisablement, la vie, l’espérance, la bonté, l’amour. Mlle Berthe était de cette race. D’une telle créature, Amine avait reçu une éducation morale irréprochable. Un mot, qui était pour elle comme une devise, en résumait l’esprit: «Ne trichez jamais.» C’était la parole que Mlle Lireux répétait le plus souvent à Benjamine. Elle ajoutait: «Toute faute, quelle qu’elle soit, a besoin du mensonge. Supprimez le mensonge, vous gênez les fautes, toutes!» Il se trouva qu’Amine avait une bonne nature, un esprit juste. Les enseignements de Mlle Berthe avaient fait d’elle une noble jeune fille. La manière de solitude où les parents laissaient Mlle Lireux et son élève avait permis à l’institutrice de conquérir l’âme de l’enfant. Mlle Berthe y avait mis pourtant une grande réserve. «Ce n’est pas moi qu’il faut aimer, disait-elle, c’est ce que j’enseigne, et qui est le vrai, le beau, le doux, le bien;--et de tout cela je n’ai rien inventé. La sagesse est un héritage que nous lègue la douleur de tous ceux qui nous ont précédés sur la terre!» Mlle Berthe Lireux et Amine prenaient quelquefois leurs repas avec M. et Mme Guirand, mais le plus souvent à part et à heure fixe. Pour Guirand, il n’y avait pas d’heure fixe. La bibliothèque, la lingerie, la chambre d’Amine étaient éloignées, dans l’hôtel de Paris et dans la villa de Cannes, des appartements des Guirand. Ainsi Amine avait pu grandir chez ses parents, tout en étant séparée d’eux. Elle ne les avait guère vus que «dans leur beau»: Mme Guirand toujours en toilette, avec un tantinet de prétention, M. Guirand dans sa correction (affirmée depuis bientôt dix années) de futur ministre expérimental, de bourgeois dirigeant et d’apprenti gentilhomme. Il dînait toujours en habit, même à la campagne, même seul. En cherchant dans ses souvenirs d’enfance, ceux d’«avant Mlle Berthe», Amine pouvait retrouver un Guirand terrible, qu’elle n’avait fait qu’entrevoir, assez pour ne pas l’oublier. Mais cela était si loin qu’elle n’eût pas juré de ne l’avoir point rêvé. Ce Guirand-là était une façon de croquemitaine, mais la mémoire des enfants exagère tout! Toute petite (et rien n’était plus réel), elle croyait avoir vu quelquefois Guirand terminer une discussion avec sa mère par un coup de poing frappé sur une assiette, vide ou non, qui volait en éclats. Il lui semblait bien l’avoir vu jadis, au beau milieu d’un repas, chavirer en bloc la table servie. C’était au temps lointain des premières luttes avec le suffrage universel, quand «cela n’allait pas encore». A cette époque, il était d’une laideur magnifique. Les rougeurs de sa face se mêlaient de taches jaunâtres. C’était l’époque des ambitions rentrées. Puis les satisfactions étaient venues, les triomphes civiques, à la mairie, au Conseil général, à la Chambre. Alors, les taches jaunes disparurent, mais l’afflux du sang demeurait trop visible et inquiétant, et il avait fallu suivre un traitement pour devenir maigre. Les maigres sont plus distingués. Le calme en toute occasion, le commandement de soi-même, c’est la distinction suprême. La force d’un sang épais pousse aux colères grossières. Il se fit donc maigrir pour être et pour paraître correct. Or, tout récemment, il y avait six mois à peine, il avait été vaguement question de Guirand pour un portefeuille de ministre. Hélas! depuis ce jour, il s’attardait à table. Trop satisfait, il se laissait aller; il mangeait et buvait trop. Depuis six mois il avait gagné douze livres; il le savait, car il se pesait tous les matins. De nouveau il avait de temps à autre quelques mouvements de violence immaîtrisables, dans l’intimité étroite seulement. De nouveau l’ambition suprême d’être ministre marbrait de jaune sa face encore assez décemment amaigrie. L’heure n’était pas bonne aux gens de son intérieur. Il fallait se méfier. Les bottes de sept lieues piétinaient sur place, impatientes. Les bonnes gens disent d’un ambitieux: «Il marcherait sur son père.» Paul Guirand allait marcher sur sa fille. --Tu épouseras Courcieux, répétait-il pour la dixième fois... Et tu l’épouseras de bon cœur, je vais t’expliquer pourquoi. A ce moment, son cou puissant devint rouge, parut enflé. Guirand se contenait, mais, au fond, il était furieux. Amine le comprit et songea au Croquemitaine de ses souvenirs d’enfance--ou de ses cauchemars. III UN PROJET D’ALLIANCE POLITIQUE Il s’expliqua. Dans sa longue explication, qu’il s’efforça de rendre insinuante et câline, Benjamine, qu’il appelait Amine, en adoucissant sa voix, comprit ceci: «Peu de temps avant la mort de la marquise, il était parvenu à faire admettre l’idée d’un prompt mariage entre Benjamine et son fils. S’il n’avait pas parlé plutôt de ce projet à Benjamine, c’est qu’il avait attendu d’être sûr des intentions du marquis de Courcieux; et puis il n’avait jamais douté de l’obéissance de sa fille. Ce mariage lui assurerait, à lui Guirand, de puissantes influences à la Chambre--peut-être un jour à l’Académie. Benjamine devait, comme les filles des rois, se sacrifier à la grandeur de sa situation et aux nécessités de la chose publique.» --Tu l’aimais bien, la chère marquise? --Assurément, papa, mais je ne connais pas son fils. La marquise de Courcieux était depuis deux années seulement la propriétaire de la villa des Agaves et la plus proche voisine des Guirand. Elle ne les connaissait que depuis ce temps-là. Du marquis de Courcieux, son fils, Benjamine n’avait vu qu’un portrait, fort ressemblant d’ailleurs, disait la marquise, et fort beau,--un chef-d’œuvre de Carolus Duran. Cette peinture, pour la beauté vivante, n’est comparable qu’à l’admirable portrait d’Alphonse Karr, exécuté par le même maître, vers la même époque. A l’époque où sa mère vint habiter Cannes, le marquis de Courcieux, lieutenant de vaisseau, commandait une canonnière en Cochinchine. Plusieurs circonstances avaient favorisé les relations des Guirand et de la marquise. Elle ne faisait pas de visites et en recevait assez volontiers. Les Guirand furent charmés et flattés de pouvoir dire: «Hier, chez la marquise de Courcieux, notre excellente voisine, que nous voyons très souvent, etc...» Guirand faisait de loin en loin la partie d’échecs de la marquise; gros appoint. Et il s’amusait à perdre; double appoint! De plus, la marquise de Courcieux connaissait de longue date l’institutrice d’Amine, son passé, ses mérites, sa famille qui portait un beau nom. Elle l’admirait, l’aimait, la vénérait même. Elle se mit à aimer et à admirer de confiance l’élève de Mlle Berthe Lireux. La jolie et loyale nature de Benjamine fixa cette sympathie qui avait été d’abord un acte de confiance. Comme beaucoup de vieilles gens, la marquise, qui ne quittait guère son fauteuil, n’aimait pas avouer qu’elle n’était plus alerte. Amine l’avait remarqué. Un jour que la bonne dame gravissait péniblement le perron de sa villa--trois marches spacieuses,--elle buta légèrement contre la dernière et faillit tomber. Amine, d’un mouvement instinctif et rapide, étendit la main pour la retenir, mais voyant aussitôt qu’il n’y avait point de danger, elle la retira non moins vivement, pour ne pas faire sentir à sa débile amie l’orgueil et l’assurance de sa jeunesse et de sa force. «Si c’est toi qui lui as appris une si délicieuse discrétion, disait, le soir, la marquise à Mlle Berthe, je te félicite. Et si c’est une grâce de sa nature, je vous félicite toutes les deux.» Et, en riant: «Sa belle-mère ne sera pas à plaindre!» Quelques jours après, la marquise fit ouvrir une brèche de communication dans la haie mitoyenne, formée de myrtes et d’agaves mêlés et embroussaillés. Que la fille du député eût reçu une éducation parfaite, la marquise le savait; elle le voyait, l’éprouvait chaque jour par elle-même. Elle n’avait donc ressenti aucune surprise désagréable lorsque, après des approches insensibles, Guirand avait fini par lui faire entendre, un beau jour, que l’alliance de sa fille avec une noble maison pourrait, en assurant son triomphe de républicain modéré, donner quelque satisfaction aux intérêts généraux de la politique anti-gouvernementale. Ce jalon posé, il s’était retiré. La marquise s’était promis de prendre des informations prudentes et complètes. Elle le fit. Elle s’adressa à des hommes avisés qui se trouvèrent pourtant de ceux que dupait la fausse bonhomie du député sans parti. Cependant, elle ne se fût pas décidée encore, si la maladie qui devait l’enlever promptement ne l’eût avertie de mettre en ordre ses affaires. Elle écrivit à son fils qu’elle se sentait «bien fatiguée». Peut-être avait-elle encore quelque temps à vivre; elle espérait bien durer plusieurs années; mais, se sentant menacée, affaiblie au moins, elle adjurait l’officier de marine de donner sa démission. Il avait accordé quatorze années de sa vie à la patrie: elle croyait pouvoir demander à sa tendresse le sacrifice de sa carrière militaire. Son devoir accompli, pourquoi attendre les honneurs? A quoi bon être amiral? il valait mieux être heureux. Elle voulait sinon voir, du moins entrevoir son bonheur. Elle avait jeté les yeux pour lui sur une jeune fille qu’elle lui nommerait à son retour. Le père était un des grands noms financiers de France, un député honnête, républicain modéré, de ceux qui mettent au-dessus de tout la probité, la moralité, le devoir,--c’est-à-dire la patrie et Dieu; un homme qui, s’il arrivait au pouvoir, comme tout le faisait présager, aiderait puissamment la bonne cause--ne fût-ce qu’en retardant la victoire des radicaux et des socialistes. L’excellente dame, intelligente mais mal renseignée, croyait tout cela. Édouard de Courcieux crut sa mère dont il conservait et relisait les lettres. Malgré sa grande fortune, il s’était fait marin par esprit chevaleresque et pour servir son pays, par amour aussi des voyages et des nobles loisirs que la profession laisse à la pensée, enfin par dégoût précoce de la banalité et des vilenies qui courent le boulevard. Le monde, aujourd’hui qu’il le jugeait, lui inspirait quelque aversion. Il méprisait les hommes en général, mais il croyait aux belles exceptions, c’est-à-dire aux héros. C’était un sceptique idéaliste. Les réalités seules excitaient son ironie. Il répétait, selon la parole de l’Ecclésiaste, que le nombre des sots et des coquins est grand dans l’univers, mais il savait qu’il existe des intelligences hautes et des âmes pures. Il avait trente-deux ans. De lui-même, il n’eût peut-être pas songé à se marier. De sa mère adorée il devait accepter aveuglément une fiancée. C’est ce qu’il fit. Il voulait rendre aussi heureuses que possible les dernières années de la marquise. Son bateau était à la veille de rentrer en France. Il offrit sa démission par les voies réglementaires, demandant que sa situation fût liquidée dès son retour. A son arrivée à Paris, où la marquise était allée pour le règlement définitif de ses affaires, il la trouva mourante. Elle ne put prononcer que peu de paroles et l’une d’elles fut ce nom: «_Benjamine!_» Qui était Benjamine? Courcieux n’en savait rien encore... Sa démission était donnée; il la maintint, se promettant d’obéir de tous points au vœu de sa mère morte. Guirand alla le voir, lui expliqua qu’il s’agissait de sa fille et que, après un temps convenable, ils causeraient des «desseins de la marquise». Or, ce temps était écoulé. Mais les chefs de Courcieux retardaient le plus possible l’acceptation de sa démission. La marine espérait en lui et voulait le garder. Il insista. L’amiral F... préfet maritime à Toulon, tenta de vaincre sa résistance, et pour y mieux réussir, le pria d’être, au moins quelque temps, un de ses aides de camp.--«Je ne peux me passer de vous.» Courcieux n’osa refuser mais, dès qu’il eut reconnu la ruse amicale de son chef, il le supplia de lui rendre sa liberté. L’amiral dut céder. Et maintenant, la démission du lieutenant de vaisseau était à la veille d’être acceptée, et Guirand sommait sa fille de faire honneur à ses engagements. Il ne tarderait pas à lui présenter le marquis. --Tu seras marquise avec un beau nom! En voilà un malheur! Benjamine ne trouva rien à répondre et se sauva dans le grand parc, au fond d’un bois de mimosas, en se proposant d’en appeler à sa mère. IV CÉLESTE GUIRAND CITE SHAKESPEARE Avec sa mère qui, sur l’invitation de Guirand, vint rejoindre Benjamine dans le recoin du parc où elle s’était réfugiée, la jeune fille ne devait pas gagner grand’chose. Mme Guirand voulait être ministre. Elle avait été d’abord une très simple et très bonne fille, pas trop grosse mais un peu forte, qui se fût contentée du bonheur sans les honneurs; mais Guirand lui avait «trouvé la marche». Dans les commencements, avant d’être un homme distingué, lorsqu’il lui répétait: «Tu es une dinde», aux temps où, à la moindre contrariété, il frappait de son gros poing sur les meubles fragiles, il lui avait dit un jour: «Tais-toi ou je cogne!» On racontait, en ce temps-là, que si elle ne se décolletait pas tous les soirs, c’est qu’elle avait des bleus à cacher. Les féministes s’indignaient, mais les dompteurs de femmes disaient de Guirand: «c’est un mâle!» Bref, le député expérimental avait maté cette femme qui, même aujourd’hui, abondante comme elle l’était en son corsage, et vite essoufflée, continuait à répondre au nom de Céleste, lequel lui allait mieux à l’époque de sa petite enfance. Peut-être était-ce pour plaire à son mari qu’elle s’était mise à lui ressembler jusqu’à devenir opulente à en perdre la ligne, ce qui se corrige légèrement avec un corset du bon faiseur, et à devenir rougeaude, ce qui se corrige tout à fait avec des cold-creams et des poudres. Elle aurait pu être une ménagère modèle; elle devint une ambitieuse empâtée. Sous le corset et sous les poudres de riz, elle cachait une peur bleue de son royal époux, peur à peu près sans raison depuis qu’elle approuvait les ambitions de Guirand. Au fond, le connaissant bien, elle le méprisait, mais sentant qu’elle en avait perdu le droit, la grosse dame profitait avec tout son égoïsme des vices et des perfidies qu’elle condamnait avec sa conscience, enfouie sous sa matérialité paresseuse. Chose qui aujourd’hui semblait invraisemblable, Mme Guirand avait eu des amants et elle en était fort aise: ce souvenir la consolait de cette invraisemblance. Des amants? oui certes! Elle avait eu le premier pour se venger de Guirand qui la trompait avec une femme mariée; le second par pure pitié maternelle: c’était un petit jeune homme si malheureux! travailleur, orphelin, si triste quoique fort riche! le troisième parce qu’elle voulut se prouver qu’elle était encore désirable. Guirand n’avait eu connaissance que du premier, il se fâcha. Céleste lui répondit qu’elle avait vu jouer _Francillon_, que tout le monde approuverait ce qu’elle avait fait et que, s’il se plaignait, elle dénoncerait publiquement sa maîtresse. Il crut devoir pardonner, le mari qu’il trompait se trouvant être un homme redoutable qui pouvait le servir et le servit en effet. Guirand dit à sa femme: «Un scandale dans notre ménage ridiculiserait la République en ma personne!» Aujourd’hui, à quarante-sept ans, Mme Guirand fleuretait encore. La femme d’un homme influent peut plaire à tout âge. Elle en profitait, et tenait d’autant plus à l’influence de son mari, car tout s’enchaîne ici-bas. Toutes ces choses de son passé s’étaient chuchotées en leur temps. Céleste seule s’en souvenait--et avec quel orgueil satisfait! Quant à ses fleurts actuels, tout le monde les supposait innocents. Or, c’était facile à croire. Et qui donc eût pris la peine de les trouver coupables? Mme Guirand était une fausse sentimentale comme son mari un faux républicain. Si elle avait eu plusieurs amants, comme plus d’une Française, elle les avait eus et se les rappelait à la façon d’une Allemande. Elle les avait soignés, dorlotés, couvés, mijotés... Et aujourd’hui... aujourd’hui, mon Dieu! elle relisait leurs lettres de temps en temps, toutes sans distinction, et pleurait dessus. Elle était donc persuadée qu’elle connaissait la vie, l’amour, les passions et la tendresse. Elle fut tout d’abord enchantée d’avoir à s’occuper du «premier roman» de sa fille... C’est d’un air joyeux qu’elle la cherchait à travers les massifs. En passant près du grand bassin, elle y jeta les yeux pourtant d’un air subitement inquiet: «Si elle s’était noyée!... on ne sait pas! J’aurais bien pu faire cette folie, moi, à son âge!» Elle aperçut la robe blanche de Benjamine au bout d’une allée, respira et s’essuya le front... Dès qu’elle était en marche, Céleste s’essuyait fréquemment le front. --Benjamine! --Maman! --Viens, ma mignonne... Il est bizarre que de ceci puisse sortir cela. Benjamine, à côté de Céleste, c’était chose troublante et non sans grandeur--car, à les voir ensemble, on sentait s’accroître l’impénétrabilité du mystère des origines. --Viens, ma fille. Ton père m’a dit votre conversation. Qu’as-tu à me confier, à moi? Je suis une femme, moi... Entre femmes, on peut tout dire. Dans son besoin de romanesque, qu’elle éprouvait constamment et qui devenait de jour en jour plus difficile à satisfaire, Céleste se réjouissait... Elle marchait à côté de sa fille, à l’ombre triple des branches du parc, de son grand chapeau sur lequel s’étalait un jardin suspendu, et enfin d’une jolie ombrelle Liberty dont les tons tendres et éteints achevaient de lui donner l’air d’une nymphe émue ou d’une colombe expirante... --Je sais tout, dit Céleste en soupirant. --Tout? quoi, maman? dit la simple et droite élève de Mlle Lireux. --Ton amour pour ce jeune homme, pour Jean Montchanin. --Ça n’est pas bien compliqué, dit Amine. --Ah! vraiment! tu es sûre?... regarde-moi dans les yeux, Amine... --Et que pourrait-il y avoir, maman? Elle regarda sa mère du coin de l’œil. Elle mettait un peu de malice dans cette question. --Jusqu’où ça est-il allé? dit lourdement la grosse Céleste. --Oh! maman! La délicate mère continua: --Je sais bien qu’il t’embrasse. --Oui, dit Amine, quand il arrive et quand il part. Céleste hésita. --Comment t’embrasse-t-il? Voyons... confesse-toi, ma fille... J’ai besoin de savoir, tu comprends. Ce sont ces détails-là qui font la gravité des situations. Veux-tu que je t’interroge?... Ça te sera plus commode... Sur les yeux?... non? jamais? La pauvre petite n’avait jamais eu de rapports profonds avec sa mère. L’éducation que lui avait donnée Mlle Lireux l’avait pour tout jamais éloignée de ses parents--qu’elle respectait parce qu’elle se refusait à les juger, par devoir professionnel de brave et d’honnête enfant. Jamais elle n’avait subi pareil interrogatoire. Elle le trouvait offensant et... un peu ridicule. Elle voyait tout à coup sa mère sous un jour nouveau. Elle ne s’expliquait pas son impression, qui était pénible. Sa dignité de petite femme, sa pudeur simple, la tendresse jusque-là fraternelle qu’elle éprouvait pour Jean souffraient mal cette inquisition soupçonneuse et maladroite. Elle était blessée. Céleste ne put s’en apercevoir car Amine ne trahit son humiliation par aucun geste, par aucune parole. Alors, Céleste, un peu solennelle, professa: --Rappelez-vous, ma fille, qu’un baiser qu’on accepte a une certaine gravité, je dirai... irréparable lorsqu’il est... par exemple, donné... (elle hésita) sur les lèvres. Je me rappelle toujours que mon professeur d’anglais me fit traduire une chanson de Shakespeare qui dit: «Take, oh, take those lips away, That so sweetly were forsworn; And those eyes, the break of day, Lights that do mislead the morn; But my kisses bring again, Bring again, Seals of love, but seal’d in vain, Seal’d in vain. «Et mon professeur ajoutait, nous faisant admirer la beauté de l’image, en même temps qu’il nous donnait une leçon de morale: «Un baiser, mesdemoiselles, peut donc être, d’après Shakespeare, comme un sceau qui en quelque sorte scelle un engagement. Les lèvres sont ici comparées à ces nobles cachets, à ces sceaux historiques qui écrasaient la cire molle et y laissaient des empreintes si durables qu’on les retrouve encore aujourd’hui dans nos musées, attachées par un ruban aux bulles des papes et aux chartes royales.» Cette explication, que notre professeur répétait avec complaisance, nous faisait beaucoup rire, acheva Céleste, mais nous avions tort de plaisanter. Rien n’est plus grave qu’un baiser... sur les lèvres! Il éveille quelquefois les rêves les plus défendus et peut toujours malheureusement être considéré comme le gage d’une promesse définitive!... J’espère que vous n’en êtes pas là... j’en suis sûre. Je veux en être sûre. Réponds-moi. Céleste s’épongea le front. --Il n’y a rien entre Jean et moi, dit Amine, d’un air doux, ferme et triste--rien autre qu’une affection que je crois durable--et qui peut faire le bonheur de notre vie à tous deux. Jean est un honnête garçon. --Dieu soit loué!... s’écria Céleste. Quant à l’honnêteté des jeunes hommes, poursuivit-elle, ça passe quelquefois très vite et il faut toujours s’en méfier... ils ne cherchent que plaies et bosses. Je vois avec plaisir que ton mariage avec Courcieux est tout à fait faisable, et à bref délai... Tu n’as rien contre le marquis, n’est-ce pas? Elle avait une façon démocratique de prononcer ce mot: _le marquis_, qui eût enchanté M. de Mirabeau, et pour cause. --Citoyen, ton bain est prêt, dit à Mirabeau son valet de chambre, au lendemain même de l’abolition des titres. Le tribun prit le valet par le cou et, lui plongeant la tête dans la baignoire: «Imbécile, j’espère bien que, pour toi, je serai toujours Monsieur le comte!» --M. de Courcieux? dit Benjamine, je ne le connais pas! --Nous te le ferons bientôt connaître. Tu pourras le juger. --Je le verrai volontiers, dit Amine. J’ai beaucoup aimé la marquise sa mère... --Bon, cela! dit Céleste... Elle réfléchit un moment; s’arrêta, souffla, fit signe à sa fille de s’asseoir près d’elle sur un banc, ferma sa mignonne ombrelle, et prononça: --Ton père, ma fille, est un grand financier, un grand politique; il faut lui obéir. Sans compter qu’il est homme à t’y contraindre, et moi avec toi, si j’entrais dans tes révoltes. Quand on est fille ou femme d’un homme d’État, on se doit à l’État. Je t’assure. Lis ton histoire. Les rois sont bien forcés de ne pas épouser des bergères. Il y a des alliances nécessaires. Que de princesses se sont broyé le cœur, pour servir les intérêts de leur peuple! Mme Guirand, disant cela, était convaincue et ministrable. On eût dit qu’en prenant pour gendre le marquis de Courcieux, elle faisait elle-même une concession à la douloureuse nécessité. Enfin, elle ajouta: --Épouser le marquis de Courcieux! le beau sacrifice d’ailleurs! Il a le titre et la fortune. Qui sait? par cette alliance, ton père peut arriver à tout, entends-tu, même à l’Académie! --Oh! maman! --Là-dessus, je te laisse à tes réflexions... et sache... Céleste en regardant sa fille ferma les yeux à demi d’un air d’intelligence amoureuse. --Quoi, maman? --Que tu auras une surprise ce soir... Je vais tout à l’heure avec ton père, à Cannes... Tu auras une surprise... Au revoir. Elle se leva, se courba vers sa fille autant que put le lui permettre la résistance énergique de son vaste corset; et, ayant baisé Amine sur les yeux, elle s’éloigna satisfaite... Au fond, elle n’était pas mécontente, la grosse Guirand. Elle aimait sa Benjamine! Si sa fille lui eût déclaré avec des cris et des larmes une passion désordonnée, romanesque, pour Montchanin,--elle se serait faite, pour quatre ou cinq jours, son alliée contre Guirand, contre ses propres ambitions. Elle se serait attendrie au souvenir de sa propre jeunesse tyrannisée; mais il n’y avait rien de tout cela. Pas même un pauvre petit baiser sur les lèvres: «C’est une dinde, ma Benjamine! Elle épousera Courcieux. Ça n’est pas malheureux.» Le père et la mère se rencontraient dans la même conclusion joviale. Amine était condamnée. Durant le déjeuner, auquel assista Mlle Lireux, il ne fut pas question de M. Courcieux. Vers la fin de l’après-midi, la jeune fille, demeurée seule, commença un premier examen de conscience,--bien nécessaire, se disait-elle, «car en vérité, je ne sais plus où j’en suis!» V «VOILA LA QUESTION», PENSE BENJAMINE Le dieu virginal des amours de jeunes filles, c’est le rêve d’un désir. Ce n’est pas Éros. Elles n’aiment vraiment qu’après avoir été aimées... ou contrariées. Léandre fut ardent avant d’avoir traversé l’Hellespont. Héro ne se troubla qu’au second voyage de l’adolescent. Elle était bien ignorante, elle était bien frêle, bien blonde, la douce Benjamine au teint pâle. Si, autour d’elle, il y avait eu des marguerites, elle en aurait cueilli une et l’aurait effeuillée, non pour savoir si Jean l’aimait mais pour savoir comment elle aimait Jean: un peu? beaucoup? ou passionnément? Et comme il n’y avait pas de marguerite à portée de sa main, Benjamine, assise sur son banc, dans un des recoins les plus obscurs du parc, entourée de branches, de fleurs et de jolis bruits d’ailes furtives, se demandait tout simplement: --Est-ce bien de l’amour que j’éprouve pour Jean? Le malheur était qu’elle n’avait pas de termes de comparaison. --Est-ce que je l’aime comme un frère? comme un cousin? comme un ami? comme un amoureux? Elle s’écoutait; pas de réponse. --Il a vingt-cinq ans. C’est un beau brun aux yeux noirs; ses lèvres sont rouges; sa bouche et sa moustache très douces. On dirait de la soie, quand elles vous frôlent la joue. Mais trouver qu’une barbe soyeuse est douce sur votre joue, ça n’est pas nécessairement de l’amour. Avec quoi mesure-t-on l’amour, pour le distinguer de l’affection? Amine se demanda: --Passerais-je volontiers toute ma vie avec lui?...--Oui, certes! Mais, découragée, elle se dit: --Avec Mlle Berthe aussi, je vivrais volontiers toujours. Ce n’est pas encore une preuve. Cherchons... Voyons... Si je perdais Jean? Elle regarda les arbres, la vie, la lumière autour d’elle. Une abeille bourdonnante s’obstinait à se poser sur les fleurs de son chapeau. Amine ne put parvenir à supposer seulement possible la disparition, la mort de Jean. Est-ce qu’on meurt? non, ça se dit beaucoup, mais ce n’est pas vrai. La vie semble éternelle, quand on a dix-sept ans!... Amine réfléchit. Tout était loyauté en elle. Mlle Lireux avait fait d’elle une élève de son âme plus encore peut-être que de son intelligence. «Ne trichez jamais, Benjamine!» Ce mot lui revenait souvent à l’esprit. «Si j’allais demander conseil à Mlle Lireux?» Cette idée lui parut une inconvenance. Pauvre vieille fille! elle a eu peut-être un amour malheureux, ou bien elle ne sait pas non plus... Et puis, elle est trop l’amie de la marquise. En s’interrogeant sur la qualité de son affection pour Montchanin, pour Jean, Benjamine s’exalta tout d’abord en sa faveur. En examinant les raisons qu’elle avait de l’aimer de tout son cœur et pour toujours, elle les créa ou du moins les fortifia. Elle se répéta qu’il était brave, loyal, doux et fort. Jamais il ne lui avait fait le moindre chagrin. De plus il était orphelin et sans fortune. Amine était essentiellement bonne. Sa faculté d’aimer les êtres privés de tendresse s’éveilla vivement. Et puis encore? et puis... et puis... Jean lui plaisait, cela dit tout sans rien dire. Elle avait de lui mille souvenirs puérils et délicieux. Elle les éveilla un à un, et s’y complut infiniment. Ils avaient goûté ensemble les premières joies d’admiration devant les belles choses, les beaux soleils levants ou couchants, devant la mer, devant les nuits étoilées, les papillons et les roses. Ils avaient senti leurs fronts se toucher quand ils se penchaient émerveillés, là sur un nid d’abeilles, ici sur l’eau de la mare où flottaient des feuilles de nymphéas et que frôlaient des libellules. Premiers éveils de sensations suaves qui ne sont peut-être que plus pénétrantes pour être puériles. La délicate puberté des âmes précède l’autre, et l’émoi qu’elle donne attend sournoisement, pour passer dans le bleu des veines, l’heure adolescente. Alors le frisson d’âme, endormi, devient frisson physique, subtil, doux, tiède, caressant, et traverse les cheveux fous qu’irise le soleil sur la nuque ronde des jeunes filles... Il y a des mariages d’âmes enfantines, purs comme l’enfance même mais profonds comme le mystère de naître. On a douze ans, ils s’ignorent. On en a seize, ils se révèlent. Et cela est divin. VI LA MORALE DE JEAN MONTCHANIN, JEUNE HOMME MODERNE Les heures fatidiques sont celles où les événements, autour d’un être, se multiplient, se hâtent, et correspondent tous si bien à ses préoccupations du moment qu’il croit sentir sur lui le souffle même de la Destinée. A de certaines heures, le désir appelle une réalisation immédiate, il l’annonce ou la crée. Amine venait d’être contrainte par ses parents de penser beaucoup à Jean et de déterminer en elle la conscience de l’amour. Elle évoquait l’image du jeune homme depuis le matin. Et voilà qu’il apparut tout à coup en personne devant elle. C’était vers la fin de la journée. Elle était dans le même recoin où elle s’était réfugiée pour penser à lui le matin. Les Guirand étaient partis pour Cannes, en voiture. A Paris, l’avant-veille, Jean Montchanin avait pris brusquement une grande résolution. Il avait demandé et obtenu un congé de quelques jours afin de revoir Benjamine, de l’interroger sur ses sentiments--et, selon sa réponse, il se promettait de la demander à son père. A l’arrivée subite de Jean, Amine se demanda si ce n’était pas là cette surprise que sa mère était allée chercher à Cannes. Et confusément elle en conclut que sa mère et peut-être son père avaient imaginé de parler de Courcieux afin d’apprendre si elle aimait assez sérieusement Montchanin. Tout ce qui peut servir l’amour «se pense» dans les cœurs qui sont près d’aimer. Il y a en eux comme une production machinale, constante, de toutes les pensées favorables à leur désir, et le moins ingénieux trouve alors des combinaisons d’idées à déconcerter M. Scribe. Benjamine rêvait devant la mer bleue toute remuée de brises chaudes. Le soleil avait été brûlant dans la journée. Il était environ quatre heures. On était en mai. --Jean! --Amine! --C’est toi!... quel bonheur! Jean avait vingt-quatre ans à peine. Il était beau, avec des yeux très grands, très sombres, une barbe vierge, courte et soyeuse. Il avait les lèvres même de la jeunesse, un beau sang. Les cheveux coupés ras, drus et plantés droit sur le front, carré, un peu bas, étaient noirs. Jean Montchanin avait l’air d’un brave garçon. C’est tout ce qu’on pouvait dire. Un père honnête homme et prudent, qui aurait eu à étudier Montchanin avant de lui donner sa fille, aurait pu faire à son sujet deux observations. La première: ayant eu à travailler pour préparer sa carrière, le jeune homme, éloigné de tous les champs d’action, n’avait pas eu encore l’occasion d’affirmer nettement un caractère. La seconde, d’ordre physique: il y avait une manière de contradiction entre son regard sombre et neutre, plutôt grave, et la fixité de son sourire un peu moqueur, esquissé et perdu dans le coin de sa lèvre, sous l’ombre de la moustache. Pour une femme, cela pouvait avoir le charme viril d’une provocation involontaire, d’une raillerie dont on aura raison. Pour une jeune fille, ce n’était que la gaîté toujours toute prête dans un visage sérieux. Jean Montchanin semblait bon, il semblait honnête, il pouvait le rester ou le devenir; il était intelligent et travailleur, il le resterait certainement. Travailleur et intelligent, il l’était à l’excès. Privé, tout enfant, de sa mère, puis de son père, mort au service de l’État, il avait été élevé comme boursier dans un lycée national. Guirand, qui avait des vues à longue portée, et qui n’entendait pas que Montchanin épousât sa fille, avait compté faire de lui un jour une créature à son service. Il surveilla son instruction, le reçut aux Myrtes, pendant les vacances, tous les ans, et lui donna, au hasard des conversations, les premiers principes de la morale moderne: --Occupe-toi surtout de toi, car nul autre ne s’occupera aussi bien que toi de tes intérêts individuels. --Sois une énergie brutale ou tu seras supprimé. Supprime plutôt les autres, et sans pitié. --Ne t’efface jamais par politesse pour laisser passer un inconnu devant toi, sous prétexte qu’il est plus âgé ou moins heureux. Ce serait là de l’élégance démodée et dangereuse. --Quand j’ai donné trois francs cinquante à mon libraire pour acheter un volume de M. Victor Hugo ou de M. Alfred de Vigny, je ne dois plus rien ni au poète ni à la poésie. --Tout le monde joue des coudes et bouscule les voisins pour avancer. Fais comme tout le monde. --Pour jouir des biens de la terre, ce qui est notre désir à tous, il faut commencer par devenir fort, c’est-à-dire par travailler, quand on n’a rien. --Il vaut mieux tuer le diable ou même l’ange, que d’être tué par eux. --Travaille, tu seras un affranchi et tu installeras ton confortable sur l’imbécillité et sur la paresse des autres. --Ne te fais jamais qu’un ennemi à la fois. --Les moulins à vent sont très dangereux. Mine les institutions; ne les attaque pas. --La patrie est une association d’égoïsmes unis et ligués en vue de la défense de chacun d’eux. Tu ne me défends que pour être défendu par moi. Ne me parle donc pas de générosité, etc. La plupart de ces principes, que beaucoup de familles modernes inculquent à leurs fils, ne conseillent rien qui soit positivement le mal, mais le bien n’y apparaît que vu, en quelque sorte, à l’envers. L’envers d’une étoffe n’en est pas nécessairement le contraire. C’est ici de la morale mêlée de critique. Jamais d’appel au cœur. Cela n’émeut et n’entraîne personne. On ne fera même pas un homme poli avec de tels préceptes; mais il n’est pas nécessairement impossible qu’on soit, en les pratiquant, un honnête homme, au sens commercial du mot. Toute émotion, tout amour en sont absents, et le dévouement n’en peut sortir que ridiculisé d’avance. C’est la morale de la raison glacée, de la méfiance, de la lutte pour la prééminence; la morale expérimentale, disait Guirand, mais il n’est pas interdit à celui qui la reçoit de n’y voir qu’un simple avertissement de l’expérience, et de pratiquer une sagesse plus enthousiaste et plus haute. L’idéal, ou, si l’on veut, la sympathie humaine, divinatrice d’idéal, étant retirés de la morale, elle apparaît comme une jolie femme photographiée au moyen des rayons X. Ce qui fut la forme, le charme féminin, ce qui inspirait le divin, le mystérieux amour, n’est plus qu’un fantôme flottant et comme fondu autour d’un squelette parfaitement visible. Cela déconcerte un peu les amis de l’éternelle Beauté. Heureusement, Jean Montchanin avait entendu parfois un autre langage, ne fût-ce que dans ses conversations avec Amine et Mlle Lireux--mais on ne pouvait trop savoir comment il jugerait plus tard les droits de la grâce et de l’émotion, du cœur et de la pitié, les droits imprescriptibles de l’Idéal. Il travaillait, c’est tout ce qu’on pouvait dire. Oh! il travaillait avec acharnement, avec assiduité, avec sagesse! il voulait arriver. Il avait compris que la protection de Guirand pouvait le mener loin et haut, mais à condition qu’il travaillât,--et il bûchait ferme. Aucune passion ne s’était éveillée en lui. Il y avait mis bon ordre. Les passions précoces gênent l’ambition. Il était incapable d’une folie quelconque. Guirand l’estimait fort. Cette estime de Guirand pour Jean Montchanin avait de tout temps frappé Amine et l’avait encouragée à aimer son petit ami d’enfance. Lorsque Jean eut atteint sa seizième année et quitté le lycée pour sa vie d’étudiant, il fit son droit et suivit les cours de l’École des Sciences politiques. Il donnait alors des leçons, non pour vivre, car son père lui avait laissé quelques rentes, mais pour dorer sa médiocrité et se permettre quelques élégances. --C’est un mâle! disait Guirand. Nous en ferons quelque chose. Vers cette époque, Jean connut les premières rêveries amoureuses de son âge. Age critique, dont on n’a pas assez pitié. La nature veut que le jeune homme sente ses forces et qu’il les emploie. Il appelle l’amour. La société ne lui répond qu’en lui offrant des compromis dangereux. Elle lui interdit de se marier, car il n’a pas de position. Et quelque autre parti qu’il prenne, elle le lui reproche. Elle ne lui laisse de ressources que les contacts vils ou les arrangements criminels. Lorsque le raisonnable Jean se sentit devenir rêveur, tout naturellement sa pensée se porta vers sa petite amie Benjamine. Ce diable de Guirand, qui croyait penser à tout, n’avait pas songé à ce péril. En réalité, le petit Montchanin lui semblait sans conséquence au point de vue amoureux. La position subordonnée de Jean était pour Guirand une raison si primordiale de ne pas penser à lui pour sa fille, que Jean, croyait-il, ne pouvait pas, de son côté, songer à Benjamine, non, en vérité, pas une seconde! Les plus grands politiques ont leur jour d’erreur. Les plus grands tacticiens peuvent engager fort mal une bataille. Et Guirand put continuer à dormir tranquille, car l’avisé jeune homme, qui ne voulait pas être dérangé dans ses études, et qui prétendait rêver à Benjamine sans être troublé par son rêve, et sans faire de bêtises, trouva au problème une solution. La solution était une petite ouvrière modiste dont il payait le pauvre loyer. Montchanin avait deux cœurs. L’un de ses deux cœurs errait poétiquement sous les mimosas de la villa des Myrtes; l’autre montait de temps en temps cinq étages, derrière les jupes crottées d’un trottin. _Piccola combinazione._ La petite combinaison était ignorée. Qui la blâmera? Elle était de bonne prudence.--Montchanin croyait que toutes les forces peuvent et doivent être dirigées. La grande affaire est de les diriger dans le sens de leur plus grande utilité. Et c’est ce que faisait le brave jeune homme. Il espérait beaucoup de bonheur dans un avenir assez prochain, et, pour y atteindre, il défendait son travail dans le présent. Comme son travail, ses plaisirs étaient réglés. Son rêve était tenu en bride. N’était-ce point la sagesse même? qui donc pourrait y contredire? Tout cela était calcul, mais non pas inavouable, et Montchanin, à vingt-quatre ans, était prêt à devenir le plus parfait honnête homme du monde. Son goût pour Benjamine était sincère. Il eût été surprenant que ce jeune homme n’aimât pas la seule jeune fille dont il pût respirer le parfum, frôler la robe, toucher la main et baiser la joue. Il pensait volontiers que, s’il l’épousait jamais, il conquerrait du coup, grâce au beau-père, l’influence et l’argent; mais il faut dire, à son éloge, que, se croyant sûr, avec sa belle suffisance naïve et jeune, de les conquérir par lui-même, il ne considérait son espérance de riche mariage que comme un accroissement de fortune. Avec tout cela, c’était encore un inexpérimenté, ignorant les intrigues des amours mondaines, et capable peut-être d’entraînement, malgré ses prétentions, outrecuidantes mais cachées, à demeurer maître de soi. Sur le terrain de la galanterie, il avait résisté à plus d’une occasion offerte. Il en attribuait le mérite à sa force morale, à son respect pour sa fiancée platonique. En réalité, il s’était dit qu’une aventure, si elle venait à être connue, pourrait lui aliéner les Guirand; et derrière cette raison politique, il s’était ingénument déguisé à lui-même une timidité réelle. Le péril des intrigues lui faisait peur, oui certes, mais surtout les «femmes du monde» le paralysaient encore. Elles s’étaient présentées à lui, chez Amine même, les occasions,--car il y avait eu plus d’une fois grande kermesse à la villa des Myrtes. On errait le soir sous les bosquets. On allait en barque sur la pièce d’eau et sur la mer... Une des occasions que le jeune homme avait dédaignées s’appelait la baronne de Triancey, Lina pour les familiers. C’était une fascinante et qui aimait les pommes mûres ou très vertes, selon le caprice. Elle fréquentait beaucoup Monte-Carlo où son mari la retrouvait de temps en temps. On assurait que le mari et la femme se prêtaient leur yacht alternativement. Mais bien que, en pleine mer, le classique retour du mari soit difficile, Jean s’était toujours méfié. Un adultère! ce mot seul l’effarait. En vérité, il avait des timidités d’enfant! il s’imaginait que les coups de revolver et les condamnations en cour d’assises sont les conséquences les plus habituelles de l’adultère. Son amitié avec les Guirand, si bons pour lui, qu’en adviendrait-il, en cas de scandale? Il se ferait mettre à la porte de cette maison protectrice où l’attendait le doux sourire de sa petite amie! Il ne voulait pas cela. Jean, toujours bien accueilli par Guirand, le croyait très bon; il ne s’était jamais dit que le député expérimental ne le protégeait qu’avec l’arrière-pensée de l’employer à son profit, à l’heure des grands triomphes, comme une créature bien à lui. Or, le nommé Éros est un dieu puissant qui se joue du cœur des hommes et qui défie les sages. Un matin, à Paris, Jean s’était réveillé amoureux d’Amine un peu plus que de raison. Il avait, depuis quelques mois, achevé ses études spéciales. Il venait de publier dans une grande revue un travail curieux et considérable sur _Lamartine et les Affaires étrangères_. Cette publication lui avait attiré les plus grands éloges du monde littéraire et du monde diplomatique. Un éditeur lui avait fait des offres honorables aussitôt acceptées. Montchanin se sentait lancé. Sa position au ministère était déjà importante. Elle s’accrut. Le ministère lui offrit spontanément un joli avancement, imprévu même de Guirand. Le jeune homme ne douta plus de rien. Il ne lui vint pas à l’esprit que sa fortune intellectuelle, à peine naissante, ne correspondait pas à la formidable situation de Guirand. Le vertige des grandeurs lui troubla l’esprit: il pensa à Benjamine avec une émotion toute nouvelle. Il dit adieu à son humble petit passé, et, ce compte réglé, il alla se promener au Bois, où il donna bien plus d’attention au luxe des attelages qu’au charme des ombrages et des pelouses. Il se dit qu’un jour il passerait, avec Benjamine, dans ces allées de la noble promenade, tous deux assis sur les soyeux coussins d’une victoria aux chevaux luisants et sonores,--parmi les ébrouements, les piaffements et les tintements de gourmettes. Sa jeunesse très sincère évoqua, toute la nuit et les jours suivants, l’image de sa petite amie lointaine. Il n’y tint plus. Il partit pour Cannes. VII IL FAUT SE MÉFIER DES BAISERS D’ADIEU Jean s’assit près d’Amine sans l’embrasser, ce qui étonna la jeune fille. L’honnête garçon l’eût embrassée, comme à l’ordinaire, en présence des parents, mais ses préoccupations nouvelles ne lui permettaient plus cette familiarité en leur absence. --Assieds-toi là, dit-elle. --Vous êtes triste, Amine? --Tu ne me tutoies plus? --Non. --Pourquoi? Très simplement, nettement, droitement, il dit, sans préparation aucune: --Parce que je vous aime. --Ah! mon Dieu! fit-elle avec un effroi gentil et comique. Elle reprit: --On prépare un peu les gens, voyons! --Cela vous étonne donc bien? demanda Jean. Elle s’était ressaisie: --Oh! pas du tout! répliqua-t-elle en riant... Et vous venez de Paris pour me dire ça?... C’est donc tout nouveau? Comment cela vous a-t-il pris? comment vous en êtes-vous aperçu? A quoi ça se reconnaît-il? Si vous saviez, Jean, comme vous m’obligeriez en m’apprenant à débrouiller toutes ces idées! Car enfin, il s’agit de ne pas se tromper. Et elle ajouta gravement: --Quand on aime, c’est pour toute la vie. Je ne comprends même pas qu’on se marie deux fois. Là-dessus du moins j’ai beaucoup réfléchi et je suis très forte! La dignité de l’amour, mon cher Jean, c’est la fidélité à un être unique. Oh! une fidélité involontaire, car je sens bien qu’une fois (elle hésita)... une fois amoureuse, je tiendrai comme un lierre. --Fort bien, mais... dit Jean en riant aussi à belles dents blanches, est-ce Mlle Berthe qui vous a instruite sur les questions de sentiment? --Mlle Berthe m’a en effet parlé quelquefois de l’amour, à propos de Chimène ou de Paul et Virginie; elle en parle comme une sainte, qui aurait beaucoup aimé. Elle doit avoir eu de grands chagrins d’amour. --Ainsi vous êtes très forte?... --Sur la question de fidélité, oui, dit Amine; mais sur ce qui fait qu’on choisit de préférence à tout autre l’être qu’on aime; sur ce qu’on éprouve quand on aime; sur la manière de distinguer l’amour d’une autre affection également profonde, sur tout cela, ma foi, je m’embrouille un peu... aidez-moi, Jean. Ils riaient ensemble, comme des fous, de ce beau rire qui est l’expansion même de la jeunesse. Amine reprit, toujours riant: --Alors, comme ça, on s’éveille un matin en songeant à une personne que, la veille encore, on n’aimait pas d’amour, et tout à coup ça vous prend... crac!... ça y est!... C’est donc comme une rage de dents, un mal de tête, quoi? que sent-on qui vous fait dire: «A partir de ce matin, j’aime Amine d’amour?» J’ai absolument besoin de savoir, et même ça presse... J’ai un peu honte d’être si bête, mon pauvre Jean. --Ma foi! dit-il, rassurez-vous, ma chère Amine, vous n’êtes pas bête pour ne pas savoir définir ce que tout le monde ignore. C’est, comme vous dites, une révélation subite, en soi, d’un état nouveau du cœur, d’on ne sait quelle manière nouvelle d’aimer--mais je crois bien que personne n’a jamais vu ni la couleur ni la forme de l’amour des amoureux, ni à quoi on le distingue des autres tendresses. Il n’y a peut-être pas de différence. C’est peut-être une simple affaire de quantité. C’est... je ne sais pas non plus, moi; c’est le choix involontaire qu’on fait d’une personne entre toutes. On sent qu’on en aime d’autres peut-être mais aucune comme celle-là, ni autant. --Il est certain, dit-elle, que je n’aime aucun autre jeune homme! Cette idée qu’elle pouvait en aimer un autre, tout en aimant Jean, leur parut tout à fait folâtre. Et de rire. Cette fois, leur gaîté ne s’arrêtait plus; ils étaient heureux. Vraiment elle aurait bien pu, au seul bonheur qu’elle éprouvait à rire avec lui, mesurer sa tendresse. Mais non. Elle n’y songeait pas. Il y avait, dans sa jeunesse, de l’enfance encore. --Tu ne m’as toujours pas répondu, dit-elle. Procédons... scientifiquement. Procédons par ordre, veux-tu? Quand cela t’a-t-il pris? hier ou avant-hier? --Depuis quelques jours ça n’allait pas très bien. J’étais inquiet, troublé, malheureux de ton éloignement. --Ah! dit Benjamine, tu me retutoies? c’est bien, poursuivit-elle. Je te regrette souvent. Je me dis: «Si Jean était ici, on ferait ça ou ceci ensemble.» Mais je ne suis pas malheureuse, ni même triste, au contraire... Et puis?... Voyons les autres symptômes? --Je pensais à toi tout le temps. --Tout le temps?... répéta-t-elle. Elle ajouta gaîment: --Ah! sapristi!... Je n’ai pas ça non plus! Tout le temps! c’est beaucoup de temps. Et que pensais-tu? --Oh! fit-il, c’est bien difficile à dire. Je ne pensais pas grand’chose, mais je te revoyais. Je crois que la grande marque à quoi on reconnaît l’amour, c’est précisément la force avec laquelle on se représente la personne aimée. On la voit comme si elle était là, réelle, et le besoin qu’on a de sa présence effective est douloureux comme un mal qu’on aurait dans sa chair... Tu verras!... --Comment, je verrai! dit Benjamine souriante, et quand cela? --Quand vous aimerez! dit Jean, mélancolique. --Tiens! tu me revouvoies!... Voyons? tu disais?... Continue. --Je vous voyais donc sans cesse en imagination, comme si vous aviez été devant moi, et je vous regrettais cruellement. Et je me mis à vous considérer, dans mon rêve éveillé, qui était constant. Il me suivait. Et avec votre fantôme chéri, j’ai repassé par tous les sentiers du souvenir. J’ai revécu tous les jours de vacances où nous avons joué ensemble, ici, dans les ronces et dans les fleurs... Nous revenions quelquefois tout déchirés, d’une exploration trop aventureuse... ou tout mouillés d’une chute en pleine eau sur la plage. --Paul et Virginie, quoi! --C’est cela. C’est même le souvenir de ce livre qui m’a fait songer: «Pourquoi pas?» Ce n’est pas une raison parce qu’on s’est aimé dès le berceau pour ne pas s’aimer jusqu’à la tombe. Benjamine prit la main de Jean: --Continue, continue, répéta-t-elle gravement. --Alors, dit Jean, j’ai pensé: il n’y a qu’un remède: je vais partir pour Cannes. --Bonne idée! --D’abord je la verrai, dit Jean. --Je l’embrasserai, compléta Benjamine. --Non, au contraire: je ne l’embrasserai plus. --C’est curieux, dit-elle, comme nous sommes différents et cependant, malgré tout, je crois bien que je t’aime... allons, je t’écoute. --Si elle m’aime, pensais-je, si elle me le dit, si elle en est sûre, je parlerai à M. Guirand. Il est bon. Il me comprendra. Je lui demanderai un poste à l’étranger, pour commencer. Je travaillerai beaucoup. Cela fera deux ans loin d’Amine, mais elle a un cœur énergique et fidèle. Elle m’attendra... J’écris déjà dans des revues importantes. Je me ferai un nom, j’ai commencé. Je serai un diplomate connu, peut-être célèbre et, nous serons très heureux. --Avec beaucoup d’enfants! conclut gaiement Amine. --Avec beaucoup d’enfants! répéta Jean en lui pressant la main. Tous deux frémirent un peu. Ils se regardaient. Jean éprouva alors une envie presque irrésistible d’attirer à lui cette tête si jeune, si jolie, aux yeux si aimants, aux lèvres pures. Les lèvres humides luisaient, piquées d’une étincelle de soleil. Il y a des roses, mouillées par la nuit, qui sollicitent ainsi l’approche du visage. On veut les respirer: elles le demandent. Ils se regardaient. Leurs yeux, lentement, se troublaient un peu. --Voudriez-vous de moi pour mari? demanda Jean Montchanin. A ce moment seulement, les discours de son père et de sa mère revinrent à l’esprit d’Amine. Elle y songea brusquement comme à une chose toute nouvelle, surprenante et cruelle. En pleine joie, ce souvenir lui fit mal comme une piqûre au cœur. Deux grosses larmes se gonflèrent dans ses yeux. --Qu’avez-vous? Qu’y a-t-il, chérie? Elle lui raconta ce qui s’était passé, le matin, entre elle et son père. Il écouta d’un air très attentif, très réfléchi. Il regardait fixement un caillou de l’allée, plus gros que les autres. Il se demandait: «Pourquoi ce caillou est-il là?... et moi aussi?» Il ne sentit plus de lien joyeux entre lui et les choses qui l’entouraient. Le soleil baissait sur la mer. Déclin triste. La mer était violacée. L’ombre gagnait les choses. Il écoutait. Quand elle eut tout dit, les rêves de Guirand, les arrangements convenus entre son père et la marquise de Courcieux, Jean avait déjà pris un parti, en homme de raison. L’obstacle était large et haut, trop haut, trop large. On ne se bat pas contre des moulins... Il se leva d’un mouvement sec, automatique, décidé: --Il n’y a pas à lutter, dit-il non sans amertume. Je vois ce que je n’avais pas vu... j’étais fou simplement, ou plutôt j’étais bête. On n’a pas le droit d’être si naïf! M. Guirand a raison, mille fois raison. Je n’avais pas mesuré assez votre fortune, vos grandeurs, votre avenir. Ou plutôt, j’avais eu la présomption absurde de n’y pas voir un obstacle! Je me disais: «je travaillerai tant! j’accroîtrai, je doublerai tout cela!» J’étais stupide. Pardonnez-moi... et oubliez-moi, Amine. Il faut obéir. Le mal n’est pas grave encore, puisque vous avez appris qu’on voulait vous marier avant même de savoir si vous m’aimiez! --Mais si! mais si! c’est très grave depuis tout de suite! Je t’aime, mon pauvre Jean, je t’assure que je t’aime. Je le sens bien... Tiens, regarde: ma main tremble, je tremble toute. Si je n’ai pas exprimé de volonté à mes parents, c’est que je me réservais de le faire après avoir bien réfléchi; j’ai réfléchi à présent. Sois tranquille, je vais leur parler dès ce soir, et ils comprendront! --Ne leur dites même pas que je suis venu, répliqua Jean avec beaucoup de vivacité. Ce sera bien plus simple. Personne ne m’a vu; je repars; adieu. Obéissez. Mariez-vous, Amine, c’est la sagesse. Il le faut. _C’est comme ça la vie..._ adieu. Il s’éloignait. Elle se prit à penser qu’après tout tout le monde peut-être, avait raison contre elle. «C’est peut-être ça, en effet, la vie, comme ils disent tous, chaque fois qu’ils font ce qui leur déplaît. La vie n’est peut-être qu’une résignation... héroïque ou basse. Il la faut héroïque.» Et elle renonça à lui, en ce moment, par un effort généreux d’obéissance aux volontés de ses parents. Mais, tout en consentant à son adieu, elle lui dit machinalement: --Tu pars?... comme tu es venu?... sans m’embrasser, Jean? Comme piège d’amour, rien n’est plus redoutable que les adieux. Jean revint vers elle malgré lui, saisit sa tête délicieuse à deux mains, voulut la baiser sur le front, s’arrêta dans son élan, mais elle tendit la joue; leurs mouvements se contrarièrent, et sans qu’ils l’eussent voulu ni l’un ni l’autre, leurs lèvres se frôlèrent. Alors l’amour passa sur eux comme une brise qui enveloppe tout l’être, caresse éparse, fluide irrésistible. Leurs lèvres qui s’étaient effleurées ne purent pas se défendre d’un retour cherché. Elles se prirent. Le soir, magnifique, tombait sur la mer. Ils étaient dans une quasi obscurité, sous l’épaisseur des arbres. Les jets d’eau chantaient dans les bassins. Une tiédeur lente ondula au-dessus de leurs têtes, dans leurs cheveux qui se touchaient, crépitants. Les lèvres s’attardèrent, dociles à l’ordre de la vie magnétique, flottante dans l’air. L’ivresse d’un tel baiser est virginale. Elle n’en est pas moins tout l’amour, qu’ils ne connaissaient que de nom, une minute auparavant. La tendresse de leurs cœurs se fit chair et sang et remonta à leurs lèvres qui s’épousaient en un frémissement d’extase. Le jeune homme fut sans force et prolongea cette joie. Tout à coup, il eut peur et s’arracha d’elle. --Adieu! cria-t-il, et il s’enfuit. Mais la destinée de Benjamine était fixée. Longtemps elle allait se débattre contre ce souvenir, essayer de l’abolir, de le chasser. Tout en vain. Il reviendrait sans cesse, obstiné. Jean avait été le premier amour révélé en elle par le baiser. Tout autre devait lui sembler impudique, coupable, impossible. Elle était à Jean. Elle était sa femme. Nulle passion, nul caprice, nulle ambition ne peuvent faire oublier à une créature de sa race d’âme, cette première initiation aux voluptés mystérieuses. Le baiser des fleurs est l’égal de tous les autres. VIII L’ESTACADE GUY-DE-MAUPASSANT, A CANNES Montchanin, effrayé des conséquences que pouvait avoir une pareille émotion, si elle se renouvelait, se jura de ne plus revoir Benjamine. Benjamine se jurait, pendant ce temps, qu’elle n’aurait pas d’autre époux que lui. Beaucoup de femmes, aujourd’hui surtout, affirment être les égales de l’homme et se prétendent semblables à lui. Elles vont répétant volontiers que l’homme et la femme sont égaux devant l’amour, pareils dans leur manière d’aimer, pareils dans la faute d’aimer; or, tout les contredit. En Provence, une locution populaire exprime la facilité de l’homme à oublier les émotions d’amour qui engagent au contraire, pour toujours, un cœur de vraie femme. On dit de l’homme: «Il tourne son chapeau sur sa tête et n’y pense plus!» Où l’homme accorde une seconde, la femme, sachant qu’elle engage des années, préfère donner sa vie, toute, et se sent alors dans le vœu de sa destinée naturelle, profonde. Celle de l’homme est peut-être précisément contraire. Elle ne comporte pas par essence cet idéal: l’amour unique. Pour l’homme, cet idéal est une création artificielle; il n’y consent que par élévation d’esprit et de cœur, pour suivre la mère dans ses douleurs. L’Islam est peuplé de sérails. Cela ne s’accorde point à notre idéal, mais ne heurte pas les possibilités naturelles. Imaginez un opéra-bouffe, où, dans un Islam fantaisiste, les femmes prendraient le rôle des hommes. Et concluez. Benjamine sentit que sa destinée était fixée. Les roitelets de cette année savent qu’ils doivent construire un nid et comment, à quelle hauteur, loin de quels pièges, près de quelle source. Au cœur des jeunes filles, un roitelet chante en qui se révèle la longue expérience des siècles d’amour. --Je n’aurai pas d’autre mari que Jean, se répétait Benjamine, en reprenant, à travers les allées du parc, une lente promenade qui lui était délicieuse. Et elle se répétait: --Je comprends, maintenant! A présent, je suis sûre de l’aimer. C’est vrai qu’on voit la personne comme si elle était présente, et qu’on la voudrait là, toujours. Il est parti! si vite!... mais ce ne peut être pour longtemps. J’expliquerai à papa que, depuis ce matin, _tout est changé_, puisque je ne savais pas bien si j’aimais assez. Et maintenant, je sais. Le souvenir du baiser de Jean se mêlait aux arômes de fleurs qui flottaient autour d’elle et elle le respirait dans l’odeur tiède de cette soirée de printemps. Juste à la même minute, Montchanin, de retour à Cannes, s’interrogeait sur ce qu’il allait faire et raisonnait à peu près ainsi: --Mon garçon, il est évident que tu as fait fausse route. La jeunesse est inconsidérée, Montchanin, et tu es bien jeune. Certains de tes amis, qui, à ton âge, ont déjà vécu et sont même déjà blasés, t’ont répété mille fois que ta relative sagesse était un nid à surprises, que le jeune homme trop sage se prépare des folies dangereuses et que tu finirais mal. Je commence à le comprendre. J’ai beaucoup travaillé, et, à cause de cela, ce n’est pas ma jeunesse qui a vécu en moi, c’est un bureaucrate. Les plaisirs réguliers ne nous arment pas contre l’inattendu, ne nous enseignent pas l’art des fréquentes intrigues, ne nous documentent pas sur le fond de la vie. Je suis un diplomate de bibliothèque! Cela n’est pas pardonnable à mon âge, je ne sais rien des femmes. Finissons-en.--Je vais chercher aventure, et demander à de belles capricieuses l’oubli de mon rêve dangereux. C’est dit... Et en concluant ainsi, je suis encore sage, mais plus finement. En effet, Benjamine Guirand n’est pas pour moi. Je l’aime, c’est clair, de toutes les forces de mon âge, qui est impérieux--et voilà ce qui peut me rendre l’aventure cruelle. Mais pourquoi m’obstinerais-je? Outre que je ne réussirais pas contre la volonté de Guirand--je passerais pour un intrigant, capteur de dot. C’est inutile. Admettons que Benjamine attende sa majorité... c’est encore un peu loin, et il faudra l’épouser sans dot--ce qui serait une autre folie. Mon imagination s’est montée, démontons-la... Elle n’a pas eu l’air d’une amoureuse bien exaltée, ma petite amie: tant mieux. Elle n’aura qu’un peu de mélancolie gentille, en pensant à moi. Quant à moi, je suis un homme; je réagirai; je ne me donnerai pas le ridicule de montrer un désespoir inutile. Je jure donc qu’à la première femme de ma connaissance qui se hasardera à me sourire, je demanderai l’oubli de cette minute de tout à l’heure. Ainsi se parlait Montchanin, au fond triste un peu,--mais les jeunes hommes modernes savent qu’aujourd’hui on réduit un amour comme une luxation. Il se faisait, non sans courage, le chirurgien de soi-même. Et il monologuait, tout en se promenant à pied sur la plage de Cannes, où sa voiture l’avait ramené. La grande courbe de la plage, bordée d’hôtels et de jardins, s’arrondissait devant lui. Il la suivait sous les palmiers, et regardait de temps en temps, à droite, la mer d’un gris lilas, doux comme les tons changeants des gorges des tourterelles. Là-bas, l’île de Sainte-Marguerite émergeait avec ses rocs, sa forteresse et ses verdures, hors de l’eau tranquille et nuancée. La lumière se baignait dans l’eau profonde comme une déesse dont le corps onduleux jouerait à montrer et à cacher tour à tour ses lignes fuyantes, sans cesse entrevues, sans cesse perdues, sous les transparences des vagues. Montchanin se disait que les fables voluptueuses de l’antiquité étaient bien belles. L’éternelle Aphrodite sortait des eaux, là, sous ses yeux, nue et attirante... Elle appelait sa jeunesse. Le jeune homme rêvait d’un départ chimérique pour une île enchantée. N’était-elle pas là, l’île d’amour, la Cythère du peintre?... Son regard, ramené vers le rivage, tomba sur la longue estacade de bois et de fer que le romancier Guy de Maupassant fit construire pour son usage et qui porte son nom. Au bout de cette estacade qui semblait un pont de rêve, lancé vers le vide--un yacht--amarré au pilotis, se balançait. C’était _Le Cygne_, le yacht de la baronne de Triancey. La petite baronne parut sur le pont. Il la reconnut et se dit: «Tiens!» Un matelot, en jolie tenue de flanelle blanche, grimpa l’échelle agilement et rejoignit Montchanin. Par le pont du rêve, une aventure venait à lui. Il s’en douta, se rappelant les amabilités de la jolie baronne. Le matelot, arrivé à terre, accosta Montchanin demeuré immobile. --Tiens! c’est vous, Cyprien! --Oui, monsieur, dit le valet de chambre qu’on déguisait en marin à bord du yacht. Oui, monsieur, c’est bien moi. Madame la baronne demande à M. Montchanin à quelle heure il veut dîner, à bord, ce soir. Si monsieur veut embarquer tout de suite, on dînera au large, par ce beau temps. --Je vais répondre moi-même à l’invitation, dit Montchanin. Il s’engageait sur la passerelle quand une voix l’appela: --Jean! C’était Guirand, là-bas, sur le quai. Guirand venait de rendre visite à la baronne. Pourquoi? pour lui parler de Montchanin qu’elle avait, non sans dépit, remarqué pour son indifférence auprès d’elle. --A son âge! disait-elle, quelle honte! il ne sait pas chanter la _Romance à Madame_! Guirand s’étant retourné pour jeter un dernier coup d’œil sur le yacht de la baronne, avait aperçu Montchanin; il retourna sur ses pas et dit à Cyprien: --Priez votre maîtresse de m’excuser si je retiens M. Montchanin deux minutes encore. Le valet de chambre retourna à bord aussitôt. Montchanin regardait Guirand d’un air un peu embarrassé. --Ah! vous êtes ici! lui dit Guirand, et sans être venu nous voir? Il examinait Jean d’un œil qui exigeait la sincérité. --Pardonnez-moi, dit Jean ému, j’arrive de la villa des Myrtes. Guirand le regarda jusqu’au fond des yeux. --Ma femme vient de rentrer. L’avez-vous rencontrée? --Non, dit Jean. --Et... avez-vous vu ma fille? Jean pâlit. --Oui, dit-il. --Vous a-t-elle communiqué l’expression de ma volonté? dit Guirand sèchement. --Oui, monsieur. --Et qu’en pensez-vous? demanda Guirand, d’un air rude. --Monsieur, dit Jean avec une franchise habile, vous pouvez être tranquille. Si j’ai pu rêver un moment, comme un enfant, je me suis éveillé de mon rêve. Je ne suis ni un poète ni un fou. Je comprends que la vie est un problème et non un poème. Je n’aurai pas la sottise d’opposer mon espérance d’adolescent à vos projets de père et d’homme politique. De plus je vous suis très reconnaissant des grandes bontés que vous avez toujours eues pour moi... Soyez tranquille, si pénible que cela puisse me paraître, on ne me verra plus dans votre maison. Guirand lui tendit la main. --Honnête garçon! dit-il. Il ajouta: --J’aime votre caractère et vos idées, mais j’ai des projets arrêtés. Amine vous les a expliqués peut-être. Maintenant, n’exagérons rien. Vous n’étiez pas un fiancé; il n’y a donc pas de rupture entre nous. Ne plus nous voir serait un peu sévère. Deux ans d’absence arrangent bien des choses... Je vais, mon cher, pour votre repos et le nôtre, vous faire envoyer par le ministre dans un bon poste. Mais donnant donnant,--j’achète votre renoncement... au rêve. Payez loyalement. A quelque chose malheur est bon: je vous ferai gagner trois ans de carrière. Adieu. Je vous reverrai ces jours-ci, à Paris... En attendant, bonne traversée. Il cligna de l’œil: --Mes compliments à la petite baronne. J’ai vu tout à l’heure, à la gare, son débauché de mari qui repartait pour Monaco... Allez rêver aux étoiles, mon ami... et prendre de l’assurance. Il faut ça à un futur diplomate. Adieu donc et comptez sur moi, car je peux compter sur vous, n’est-ce pas? --Aveuglément, monsieur. Jean regarda s’éloigner M. Guirand. --Ma fortune est assurée, se dit-il. Se faire un ennemi de cet homme-là, ce serait de la folie! Il s’engagea sur la passerelle. IX CE QUE S’ÉTAIENT DIT LES DEUX AUGURES Ce que Guirand était venu dire à la baronne Lina de Triancey, le petit Montchanin était à mille lieues de le supposer. Guirand était en affaires avec Lina. Plusieurs fois la baronne, une assidue de Monte-Carlo, lui avait, après de grandes pertes au trente et quarante, emprunté des sommes considérables--qu’elle lui rapportait assez exactement, pour les lui redemander peu de temps après avec la même exactitude. En échange de pareils services et de plusieurs autres, elle lui en avait rendu à son tour quelques-uns, non des moindres: dans un département du centre de la France, où les Triancey étaient puissants et où Guirand possédait quelque terre, Lina avait été pour lui un précieux courtier d’élections. Guirand était donc venu à bord du _Cygne_ afin d’avoir avec la baronne une conversation d’affaires. Il ne s’en tira pas sans précautions oratoires. Quand ils furent assis sur le pont du petit yacht, sous la tente, Guirand regarda un moment la baronne d’un air énigmatique... --Qu’est-ce qu’il y a? demanda-t-elle... vous m’impatientez... Vous savez bien que je n’aime pas languir. --Je sais. On vous appelle madame Tout-de-suite. Avec des mines coquettes, elle s’installa pour écouter: --Je suis tout oreilles... --Ça vous va très bien, fit Guirand en l’examinant d’un air connaisseur! Mais d’abord, n’avez-vous rien à me demander aujourd’hui? Vous savez que, moi, je n’ai rien à refuser au plus délicieux de mes agents électoraux. Elle se renversa dans son fauteuil à bascule: --C’est pourtant vrai, dit-elle; sans moi, sans mes fermiers de Triancey, du diable si vous étiez renommé... Et alors, plus de ministère!... Enfoncé, le ministère!... Voilà de quoi on dépend dans votre métier! Guirand fit la grimace: --Vous n’avez pas répondu à ma question, dit-il. Avez-vous besoin de moi en ce moment? Elle le regarda avec un joli mépris de courtisane qui s’y connaît en hommes: --Est-ce qu’on répond à des questions pareilles? Si vous m’offrez des services, c’est que vous avez besoin des miens... Dites-moi d’abord ce que vous voulez. Guirand réfléchit un instant. Ce vaillant homme était embarrassé, ou faisait semblant de l’être. Enfin, il parut prendre un parti et dit résolument: --Combien avez-vous perdu à Monte-Carlo, hier? Elle sourit: --Dix mille francs que j’ai empruntés devant le tapis au petit Courejeol, vous savez?... La riposte avait l’allure d’une attaque. Elle ajouta vivement: --Vous en conviendrez, mon cher Guirand, tout ce que vous m’avez prêté, je vous l’ai toujours fidèlement rendu! Guirand se rappela qu’il était gentilhomme ou bien près de le devenir. Il s’inclina, élégant: --Vous avez eu tort, chère baronne, je l’aurais toujours oublié. Lina battit des pieds comme une linotte bat des ailes. Les façons de Guirand l’exaspéraient. Elle s’écria: --Oh! mais, enfin! voulez-vous me dire pourquoi vous êtes venu aujourd’hui? --Là! là! fit-il, j’y arrive... mais d’abord... êtes-vous bien sûre d’être aussi spirituelle que vous le paraissez? Elle répliqua, presque fâchée: --C’est donc bien bête, ce que vous avez à me dire? Guirand sentait très bien qu’il pouvait tout dire à la baronne sans l’étonner, mais il s’amusait de l’impatience de son amie; et puis, quand il demandait un service, son habitude était de faire attendre et par conséquent redouter la demande qu’il allait faire. Plus il la laissait craindre excessive, plus, lorsqu’il la formulait, on la trouvait toute simple et facile à accorder. Il prit un air bonhomme: --Mon Dieu!... je croyais tout à l’heure que je vous le dirais tout de go... je n’ose pas. Elle ouvrit des yeux de malice qui jouaient à ravir l’étonnement, et du ton d’un amiral prêt à se mesurer avec un péril tel qu’il n’en avait jamais prévu: --Corbleu! fit-elle. Au fond, ils se moquaient l’un de l’autre. --Vous m’intimidez, baronne! --Guirand timide! non! ça, c’est plutôt imprévu!... Vous savez bien que je suis bon garçon... Et puis, les impertinences, ça m’amuse... Avec le mari que j’ai, il m’a bien fallu tout comprendre!... allez donc, allez!... je pourrai toujours refuser... pas? Guirand s’inclina: --Vous me prouvez que vous êtes très spirituelle,--mais j’ai besoin aussi que vous soyez très bonne. Il la regarda d’un œil équivoque. Elle crut à une déclaration galante... --Ça, dit-elle, c’est effrayant!... Puis l’ayant regardé dans les yeux: --Ah! mon Dieu! s’écriait-elle, comme prise d’un effroi de nymphe devant le satyre qui ne lui plaira que lorsqu’elle sera forcée de le subir. --Non, dit Guirand, d’un air contrit... non... ça ne vous ferait aucun plaisir. --Vous êtes impatientant! Les charades, ça m’ennuie. Je m’en vais,--ou allez-vous-en! Elle fit mine de se lever. --Vous m’écouterez jusqu’au bout, car vous êtes une curieuse. Ça, j’en suis sûr. --C’est vrai, dit-elle. Je bous, moi, maintenant!... Mon petit Guirand, parlez donc. Je vous promets de ne pas me fâcher, là! Ils continuaient à se donner la comédie l’un à l’autre: --Si vous exigez! fit-il. Mais n’allez pas oublier que vous avez exigé! --Vous êtes stupide à la fin!... quoi que vous disiez, ça m’amusera. Guirand se décida: --Eh bien, vous n’ignorez pas qu’on a vu des mères--attentives et indulgentes--prier une de leurs bonnes amies, jeune et jolie... Elle l’interrompit: --J’en connais une qui s’y est prise comme ça... Pour empêcher son fils de faire une grosse bêtise avec sa femme de chambre--elle l’a confié à une femme du monde. Guirand prononça: --Vous y êtes. Lina de Triancey eut, tout de même, un moment de stupeur: --Ah! fit-elle... Puis, revenant un peu à elle: --Eh bien, non! c’est trop drôle!... c’est vous la «mère attentive et indulgente?» Je ne vous connais pas de fils! Guirand brûla ses vaisseaux: --J’ai cru voir, ma chère Lina, que vous ne détestez pas trop le petit Montchanin. L’amoureuse linotte sentit que la tête lui tournait. Elle oublia Guirand et s’écria étourdiment: --Montchanin! il a l’air d’un tzigane: je l’adore!... Il n’a jamais voulu le comprendre!... Elle réfléchit, autant qu’elle le pouvait faire: --C’est lui?... Il y eut un joli silence. Elle souriait: --Ah! j’y suis! dit-elle enfin... et regardant Guirand avec finesse: --Benjamine, n’est-ce pas?... Et il vous faut... un dissolvant? Elle avait compris tout à fait. Elle se mit à rire: --Vous voyez bien que je ne me fâche pas. Vous en avez de la chance, vous, d’avoir une amie comme moi! Guirand crut devoir s’excuser. Entre gens du monde, la forme est tout: --Vous n’êtes pas fâchée, baronne? non! tout de bon? Très naturelle, très sincère, et, par là, vraiment charmante et digne de tous les pardons, elle répliqua: --Moi? vous avez eu le bon goût de me parler d’un garçon pour qui j’ai un caprice, un véritable caprice!... Guirand conclut, pratique: --Vous n’oublierez jamais que vous me le devez, hein? Cette fois elle se leva. L’impertinence de sa race authentique apparut et, toisant Guirand avec un mépris véritable: --Non, vrai! il est étourdissant!... vous êtes sublime, mon cher!... Puis, redevenant gamine: --Il y a longtemps que je désirais en voir un, de près, dans l’intimité! --Un... quoi? dit-il bêtement. Elle s’inclina, ironique: --Un homme d’État, dit-elle avec gravité. Guirand eut sa revanche: --Ma chère, prononça-t-il sèchement, le monde appartient aux expérimentés, c’est-à-dire aux corrompus. Mais elle avait de l’esprit: --Vous dites ça pour me faire plaisir, flatteur!... Adieu!... à bientôt. --Un dernier mot, dit Guirand. Le petit Courejeol est-il encore à Monte-Carlo? --Oui. --Il recevra demain, par mes soins, un chèque de votre part; et comme, dès lors, votre dette ne sera plus une dette de jeu, elle cessera d’être criarde... elle sera même muette... n’ayez pas d’autre créancier que moi, je vous en prie. Elle lui tendit la main. Il la baisa d’un air très noble. --Vous êtes un ange, merci, Guirand. --Quand partez-vous pour Paris? demanda-t-il encore, près de la quitter. --C’est juste... demain, si vous voulez. --Votre mari ne s’étonnera pas? Ça lui sera égal que vous le quittiez si brusquement? --Ce qu’il s’en fiche, quand il ponte! --Cependant... insista Guirand. --Que vous êtes bête! dit-elle en manière de conclusion. Ils se séparèrent. --Allons; allons! se disait Guirand, j’aurai fait le bonheur de ma fille... et je serai ministre. Une minute plus tard, les dieux favorables l’avaient mis en présence de Montchanin. Et Guirand songeait: «Véritablement, j’ai une étoile!» X UN HOMME AVERTI PAR UNE PETITE BARONNE EN VAUT DEUX Quand la consolation à une vive peine éprouvée par un jeune homme de vingt-quatre ans, lui apparaît sous la forme d’une gentille personne, ni grande ni petite, ni maigre ni grasse, souriante avec des yeux pétillants de malice et de gaîté, pas méchante, très provocante, babillarde et amusante, vêtue d’une jupe un peu courte qui laisse voir un pied très spirituel, une cheville fine sous un bas fantaisiste, soyeux et rayé en travers de bleu-de-ciel et de blanc; quand la veste de flanelle, blanche comme la jupe, d’une coupe parfaite, porte sur les manches et sur le collet des étoiles d’amiral et laisse voir une poitrine palpitante pressée dans un maillot de soie assorti aux bas, échancré savamment, d’où émerge un cou d’une rondeur délicate et d’un mouvement gracieux à rendre jalouses les colombes; quand l’aimable tête aux lèvres humides, au petit nez insolent, qui surmonte ce cou svelte, vous sourit à belles dents pures,--alors le jeune homme triste serait bien fort s’il ne regardait pas avec bienveillance une consolation si engageante. La petite baronne souleva avec espièglerie sa casquette blanche, cerclée d’une lourde broderie d’or qui représentait des cygnes enlacés l’un à l’autre par leurs longs cols souples,--allusion significative au nom du yacht qu’elle commandait, et elle dit: --Soyez le bienvenu à mon bord, monsieur Jean: il y a longtemps que je vous attendais. Tout arrive... tout arrive. Le ciel est beau, la mer est belle, nous allons, si vous y consentez, appareiller immédiatement, pour jouir au large des derniers rayons du soleil. Elle se tourna vers le capitaine qui s’approchait, la casquette à la main, de blanc vêtu comme son amiral féminin. --Appareillez, et vivement! on dînera au large. Cinq minutes après, le yacht, qui était sous pression, filait vers la pleine mer. Montchanin regardait tout d’un air stupide, il croyait rêver. Il s’était assis avec la petite baronne sur le pont, sous la tente, près de la table blanche, où étincelaient les cristaux et l’argenterie, où des roses, semées à foison çà et là, mêlaient leur senteur émouvante au fort parfum de l’air marin. --Et surtout, dit en riant la baronne à Montchanin toujours muet, ne parlez pas! Les paroles qu’on prononce dérangent l’admiration... Quel spectacle, hein! moi, j’y suis habituée... regardez! Accoudés à l’arrière,--sur la balustrade du couronnement, ils regardaient la côte s’éloigner, s’apaiser dans les détails, s’exalter dans l’ensemble. Elle avait, la petite baronne, une façon toute sensuelle d’admirer la nature. --Ne dirait-on pas, fit-elle, qu’elle s’éloigne par coquetterie, la terre de France, pour se faire voir toute et dans toute sa beauté? Elle ajouta: --Ce Midi est un pays d’amour, et qu’on ne peut comprendre si l’on n’aime pas. A quoi bon toute cette enivrante beauté, si on la regarde seul; est-ce vrai? Il se taisait, abasourdi, ne sachant plus où fixer ses regards qui allaient du gentil amiral à l’horizon, tour à tour. --C’est beau! dit-il enfin, et ne trouva pas autre chose. Cannes, la vieille ville, se hissait sur la colline pour mieux voir au loin. La ville nouvelle, nonchalante et énervée, s’étalait paresseusement sur la plage, derrière ses palmiers, et semblait une coquette qui regarde à travers les branches de son éventail. Dans l’est de sa plage luxueuse, des caps verdoyants s’avançaient comme pour protéger la cité des oisifs. A l’ouest de la ville ancienne, une autre plage d’un blanc étincelant s’étalait comme un lit de volupté, sur lequel le flot bleu, plein de tritons et de nymphes cachés par les écumes légères, venait se rouler et s’étendre. Au fond, l’Estérel se dressait pour abriter cet Éden contre le reste du monde. Et les mille villas et les palais, aux fenêtres incendiées, pleines des dernières flammes du jour qu’exaspérait l’approche de la nuit, aspiraient l’air salubre du large, répondaient à l’adieu de la lumière, et appelaient en un rêve le retour d’un soleil qui ne se coucherait jamais. Le _Cygne_, bien nommé, glissait, l’aile fermée, l’hélice ou les pattes actives, sur cette mer pareille à un lac enchanté. L’eau gardait encore ces tons indéfinissables où le lilas domine; elle se gonflait mollement, sans cassures, de mille gonflements doux comme ceux des gorges de ramiers dont elle avait les couleurs;--puis, à mesure que le soleil tombait, elle devenait rouilleuse, or en fusion, non pas jaune ni rouge, mais feuille-morte. Du métal liquide, elle avait les lourdeurs... Cependant, autour des flancs du yacht, elle se brisait en petites vaguelettes grimpantes, bleuâtres et vertes, couleuvres dressées qui dardaient, avec des baves d’écume, vers les passagers, des langues de flamme aussitôt retombées. Ils avaient dépassé l’île de Sainte-Marguerite. Toutes les dentelures de la côte apparurent. Les caps étendaient sur la mer, comme des sphinx accroupis, leurs pattes au repos. Leur poitrail était de terre rouge et les rayons horizontaux du couchant en feu le criblaient de blessures; ces blessures saignaient sous les flèches flamboyantes, mais les sphinx n’y prenaient pas garde et, balançant leurs hautes têtes coiffées de forêts de pins, ils accompagnaient, d’un mouvement insensible, le rythme de la mer éternelle. L’ombre s’accrut. Tout contre son bras, Jean sentit se presser un peu le bras de la jeune femme accoudée. Le premier homme, dans le Paradis terrestre, aurait eu bien d’autres raisons de se défendre! Derrière eux les plis retombants des rideaux qui formaient la salle à manger, avec la tente pour plafond, les dérobaient aux regards du discret équipage... Jean se tourna à demi et s’inclinant, il osa poser ses lèvres sur la nuque de la jeune femme. --Allons donc! fit-elle en frissonnant, je savais bien, moi, que vous êtes homme à comprendre ce paysage. Le yacht mouilla au large et l’on soupa aux étoiles, non sans regarder parfois, entre les plis des portières écartées, les feux de la côte, ceux de Saint-Raphaël, ceux de Saint-Tropez, ceux de Nice... --On est bien ici, n’est-ce pas? Ah! oui, on était bien! Et après souper, Jean Montchanin se fit bavard; ils échangèrent mille folies. Tout à coup, un regret vint au jeune homme... Pourquoi pareil bonheur n’est-il pas légitime, sûr et durable? Ces joies, ce luxe, ce charme, il aurait pu avoir un jour tout cela sans inquiétude, dans la paix heureuse, avec Benjamine... Pourquoi non? Il l’avait troublée, aujourd’hui, d’un baiser, la jeune fille, sa petite amie d’enfance, et voici qu’il l’oubliait déjà! Qu’est-ce donc que l’homme, hélas!--Il se prit lui-même en dégoût. N’était-il pas lui-même la preuve de l’inconstance de tous les sentiments humains? Qu’était-ce que la vie, et que fallait-il penser de la fragilité de nos cœurs! N’était-il pas parti, la veille, de Paris, pour venir déclarer son amour à une vierge digne de tous les respects? Devant quels obstacles avait-il reculé? Que penserait-elle à bon droit de lui, si elle le voyait en ce moment!... Il eut tout à coup une envie de fuir... mais on ne quitte pas un bateau en mer. Il s’était fait le captif de sa déchéance. On a beau être un homme averti par une théorie expérimentale, les pratiques nouvelles n’en ont pas moins une éloquence spéciale et une influence inattendue. Les théories de l’égoïsme et de l’expérience, telles qu’il les avait entendues trop souvent professées par Guirand, ne l’empêchèrent pas de s’étonner de lui-même et de se mépriser un peu. Il redevint aussi sombre, aussi muet qu’au départ. --Pauvre Jean! dit tout à coup la petite baronne, je sais bien ce qui vous chagrine, allez! --Croyez-vous? --Guirand m’a tout dit, fit-elle. Il devait avoir ses raisons, car il ne parle jamais qu’à bon escient. Eh bien, mon cher, vous êtes un sot. --Comment cela? --Mon Dieu, oui! Comment avez-vous pu croire une minute qu’il vous donnerait sa fille? C’est bête. --J’en conviens. --Alors?... Alors faites-vous toutes les réflexions sages. Prenez votre parti en homme d’esprit. D’abord, au point de vue amoureux, ça n’est pas une femme pour vous. Vous me regardez? Les épaules trop étroites, la taille trop fine; le regard trop pâle, le teint et les cheveux aussi. Regardez-vous donc: vous avez l’air d’un torero espagnol,--un peu ahuri, mais ça passera! Elle riait comme une folle. --Elle épousera Courcieux, reprit-elle, parce qu’elle est incapable de résistance à un violent tel que son père et parce que son amour pour vous était tout entier dans son imagination--et un peu aussi dans son cœur, je le veux bien... Pauv’ bébé, va! La petite baronne chantonna: _Ce pauv’ bébé_, en imitant Yvette Guilbert dans les _Demoiselles à marier_. Il ne put s’empêcher de rire. --Voulez-vous que je vous la chante tout entière? Elle la chanta. C’était Yvette; la divette, en pleine mer. Cela était d’un piquant irrésistible. Jean se leva et lui baisa la main. Elle releva un peu sa manche, pour qu’il baisât le poignet. --Bon, dit-elle. Après cela, elle sera une épouse modèle qui comprendra ses devoirs... à la manière antique. Et alors, je connais Courcieux, il s’ennuiera; il sautera par-dessus bord et lui donnera des concurrentes en ville. --Pauvre Benjamine! dit Jean. --Pourquoi? dit la baronne. Pourquoi, puisque, grâce aux légèretés de son mari, il est écrit que vous reviendrez à elle, et que, si elle a deux sous de constance... (son mari ayant des torts envers elle!) elle fera bien de s’en venger avec vous! Ça n’est pas plus malin que ça. C’est ça la vie, mon cher. Ça se voit tous les jours. Le reste n’a jamais existé que dans les livres qu’on ne lit pas. Jean eut un mouvement d’indignation. --Je ne veux pas vous offenser, ni elle. Je parle d’après les leçons de l’expérience. Elle est honnête, c’est entendu. Le sera-t-elle moins quand elle appliquera la loi de Lynch de l’amour,--œil pour œil? Voyez la grosse Guirand, comme nous l’appelons. Elle était faite pour donner l’exemple d’une honnêteté flamande; Guirand l’a dégourdie, son honnêteté. Il l’a trompée, elle s’est... _revanchée_, comme une cuisinière, c’est vrai, mais carrément. Il n’y a que l’allure qui nous rend différentes--mais nous faisons toutes les mêmes choses, dans les mêmes circonstances, avec plus ou moins d’élégance ou d’esprit, voilà tout. Appelez caprices les amours des femmes spirituelles, appelez vices les amours des sottes, appelez fautes les amours des naïves sentimentales,--les faits restent les mêmes; et, la plupart du temps, aussi excusables mais aussi certains... Moi qui vous parle, mon petit,--j’étais un joli et tendre gamin de jeune fille; j’étais toute franchise; j’espérais la fidélité et le bonheur. Mon seul défaut, c’était d’aimer à rire. Je voyais les ridicules et je riais... je riais!... des rires fous, qui me rendaient malade! Cela même, paraît-il, était un charme... J’épouse Triancey. Je ne le connaissais pas. Les trois quarts des mariages se font ainsi. On ne s’est jamais vu que déguisé... correct, apprêté... déguisé enfin. Il semblait spirituel, il semblait honnête, il semblait sobre. On me le donne. Je l’accepte, comme j’aurais accepté un sac de bonbons au jour de l’an. Du reste, nous brûlons toutes de nous marier. Dame! c’est la vie. Sans le mariage,--quoi, alors? et puis sans le mariage, le moindre bond de gaîté nous jette dans les marges du monde. Il faut donc être mariée. Je le suis. Je ne savais pas ce qui m’attendait. Peu de jeunes filles le savent; aucune théorie, même perverse, ne nous prévient. Mon mari entre chez moi, je dirai, pour être convenable, en... veston de nuit. Que croyez-vous qu’il arriva? Il arriva un fou rire. Je pensai en mourir. Il était furieux, ma gaîté redouble. Ça devient nerveux. Je sonne. Il fallut me soigner, toute la nuit, d’avoir tant ri. Le lendemain le baron avait un nez! et j’apprends, ce même lendemain-là, par un billet impertinent mais drôle--très spirituel vraiment, qu’il n’a pas congédié sa maîtresse en titre, une demi-mondaine à qui il a eu la bêtise de conter sa mésaventure conjugale... J’étudie alors mon mari. Et je m’aperçois que j’ai épousé un fou... oui, mon cher, un fou, vous le verrez demain. Et joueur! et fêtard! et tout! et qui a la manie de donner à tout le monde des renseignements intimes sur sa femme. Si bien qu’un soir, au bal de l’Opéra, un inconnu me dit: «Je vous connais, vous avez un signe, ô Léda, juste sous le saphir qui agrafe...» Une mélancolique en serait morte. Je pris le parti d’en rire--et je ris comme vous voyez. Franchement, est-ce que c’est ma faute? Moralité, mon petit: «Ne laissez jamais échapper une _occasion_ de rire. La vie est si courte! ou bien alors, ma foi, tuons-nous! Voyez-vous, mon cher, il n’y a pas de milieu: il faut ou mourir--ou dire _zut_! J’aime mieux _zut_. Le petit Montchanin écoutait rêveur. L’heure vint d’aller dormir, pendant que le yacht, doucement berceur, filait sur Monte-Carlo. Les chambres du yacht étaient aménagées avec une voluptueuse élégance... On y dormait peu, généralement. A Monte-Carlo,--on retrouva, le lendemain avant midi, Triancey. Il avait gagné trente mille francs. Il en avait plein les poches et plein les doigts. --Oh! oh! monsieur Montchanin! fit-il dans son langage habituel qui semblait un perpétuel défi à toutes les convenances. Oh! oh! monsieur Montchanin! Vous en tenez pour ma femme?... Eh bien, marchez, mais je veux admettre que vous en serez pour vos frais... Il se tourna vers la baronne et d’un air tragicomique: --Quant à vous, madame, si vous ne connaissez pas encore les joies âpres de l’adultère--je vous engage à continuer. Il ajouta sans transition: --La princesse Desabrowski est ici, je l’ai invitée à déjeuner. Nous déjeunerons tous les quatre, mais ce soir, je vous en préviens, je prends le yacht, je dois être à Cannes demain matin. Je vous le ramènerai demain soir. En attendant, jeune homme... je vous confie ma femme. La petite baronne regarda Montchanin en clignant de l’œil. Avec un tel professeur, on va loin et on y va vite. Au bout de huit jours, Jean Montchanin était une manière de roué sceptique. Il savait trop de choses, de celles que cache le mensonge des apparences, et il en tirait les meilleures raisons du monde pour douter de tout. Il y avait, dans ce gavroche qu’était la baronne, un Asmodée qui ôtait les toitures des palais comme des couvercles. Elle lui avait montré ce qui bout dans la marmite sous laquelle le diable entretient son feu. XI UN MOMENT ARRIVE OU LES THÉORIES EXPÉRIMENTALES SONT A LA PORTÉE DES JEUNES FILLES De la surprise dont Céleste avait parlé à Benjamine, il n’avait plus été question. Qu’était-ce donc que cette surprise? Les Guirand comptaient rencontrer Courcieux à Cannes. Et il y vint en effet. Ils le virent. Ils avaient projeté de le présenter, le soir même, à leur fille, mais, le lieutenant de vaisseau, chargé d’une mission urgente par le préfet maritime de Toulon, dut les quitter pour se rendre auprès de l’amiral commandant l’escadre de la Méditerranée, mouillée au Golfe Juan. --Cela vaut peut-être mieux ainsi, lui avait dit Guirand. Il ne faut pas effaroucher les petites filles. Et voici ce que je propose. Trouvez-vous demain, comme par hasard, chez Clément Massier, le céramiste, vers quatre heures. Nous y serons, admirant ses collections. Je vous rencontre, je vous présente, je vous emmène dîner. Cela aura une jolie couleur romanesque qui enchantera ma petite pensionnaire, acheva-t-il en riant. A demain. Et les Guirand étaient rentrés chez eux. Le soir, après dîner, Guirand dit à Mlle Lireux: --Nous avons à causer un instant avec notre fille, mademoiselle. Elle ira tout à l’heure vous rejoindre. Je suis sûr de vous et vous voudrez bien servir nos projets qui étaient ceux de la marquise de Courcieux... Vous les connaissez. Mlle Lireux se retira et, pendant que Céleste brodait sous la lampe, Guirand attaqua le sujet brûlant, en ces termes: --J’ai vu Montchanin, aujourd’hui, à Cannes. Je lui ai dit mes intentions. Il les respecte et les respectera. Il s’attendait à un cri de révolte. Benjamine, qui travaillait aussi à quelque ouvrage de broderie, ne broncha pas. Elle se disait, timide et réfléchie: --C’est aujourd’hui leur premier jour d’attaque. Ils ont des forces toutes fraîches. J’ai tout le temps de protester... attendons. Je suis sûre de moi, cela suffit. Guirand fut étonné. Debout devant elle, il la regarda attentivement. --Tu m’entends! fit-il. --Oui, papa. --Montchanin ne veut pas t’épouser. --Il me l’a dit, fit doucement Amine. --Ah! vous avez causé de ça? dit Céleste. --Oui, maman. --Alors c’est entendu, tu épouseras Courcieux? --Je ne crois pas!--dit Amine, avec calme, en coupant un fil de soie avec des ciseaux fins, fins... comme un bec de roitelet. Guirand demeura pétrifié. Céleste posa sa broderie et regarda les deux protagonistes d’un drame qui commençait. --Tu ne le crois pas? mais, moi, j’en suis sûr. --Vous ne voudrez pas me rendre malheureuse. Je ne connais pas M. de Courcieux, tandis que Jean m’aime. Et je l’aime. Me marier dans ces conditions à M. de Courcieux, ce serait de ma part une faute grave, un péché mortel; et si je ne me trompe, mon père, dans la liste des péchés que nous apprend notre livre de prières, c’est cela qui s’appelle un adultère! Céleste, debout d’indignation, comme si elle n’eut jamais conçu seulement l’idée que sa fille pût prononcer un pareil mot, s’écria avec douleur: --Oh! ma fille! Guirand désarçonné et sentant, avec son intelligence aiguë, que, sur le terrain des délicatesses, il serait battu par la jeune fille, rusa, avec brutalité: --Quel enfantillage! dit-il. Pendant que tu t’amuses à ton roman de pensionnaire, sais-tu ce que fait Montchanin, ce soir? Eh bien! il soupe--à bord du yacht, le _Cygne_, que tu connais bien,--avec la petite baronne, dont le mari est à Monte-Carlo. Ne doute pas qu’après le souper... --Paul! murmura Céleste pudiquement. Guirand imperturbable continua: --Ils regarderont les étoiles ensemble... Je n’aime pas les hypocrisies. Amine va se marier. Elle doit tout savoir... Il a longtemps résisté, le petit Montchanin, aux agaceries de notre coquette amie, et, s’il t’aimait, comme tu le crois, il n’aurait pas choisi le soir même d’un jour où vous avez causé ensemble de mariage et d’amour, pour accepter les galanteries d’une assidue de Casino... Voilà ce que j’ai à te dire... Je les ai laissés ensemble. Benjamine pleurait en silence. Guirand reprit: --Tu pleures; lui, il rit, il fait le beau, il baise le bout des doigts de la baronne; ils sont seuls et bien servis. Le cuisinier du yacht est un maître coq. Jean, s’il t’aimait, m’aurait prié, supplié,--fléchi, peut-être,--ajouta habilement l’homme politique. Rien de tout cela. Il était pressé de me voir filer, pour rester seul avec sa baronne. Comme c’est délicat! En quittant une jeune fille, tomber dans les bras d’une... je ne dirai pas le nom qu’elle mérite... c’est notre amie. Benjamine sentait le baiser de Jean sur ses lèvres; elle eût voulu l’effacer; il la brûlait... Il ne lui vint pas à l’esprit de dire: «Mon père ment», ou: «Il mêle un mensonge à la vérité», ou: «C’est pour m’oublier, pour lutter contre lui-même que Jean va vers une autre femme.» Cette dernière pensée ne l’eût pas consolée d’ailleurs, au contraire. Elle ne lui aurait pas semblé une excuse... Elle voyait Jean baiser les lèvres de l’effrontée baronne. Elle les voyait comme s’ils eussent été là, sous ses yeux. La jalousie, l’amour, sont visionnaires. Elle se sentait jalouse. L’amour, elle l’apprenait, elle le comprenait maintenant de mieux en mieux, par la douleur cette fois. --Voyons! voyons, ma fille! dit Céleste qui se rassit près d’Amine. --Je te dis ce que je dois, reprit Guirand. Cela me déchire; mais je dois parler. Je sais la vie, que diable! et tu ne la sais pas! et je ne veux que ton bonheur... un père! Eh bien, tu t’étonnes de la conduite de Montchanin?... mais c’est ça, c’est bien ça! _c’est ça la vie_, vois-tu. Les jeunes hommes comprennent tous l’amour comme ça. Ils ne sont pas méchants, ils sont légers. Les jeunes hommes oublient. Les jeunes filles seraient bien bêtes de ne pas oublier. L’amour n’a aucun rapport avec le mariage, d’ailleurs. --Par exemple! protesta Céleste. Mais Guirand avait résolu, pour en arriver sûrement à ses fins, d’attaquer de front les idées de Benjamine, celles qu’on «fait donner à prix d’or aux enfants», qu’on ne pratique pas soi-même, et qui vous gênent si souvent en eux. Il poursuivit, répondant à Céleste: --Pourquoi ne pas la mettre en présence de la réalité vraie? Il n’est que temps. Je sais bien que je paraîtrais odieux à tout le monde si l’on m’entendait parler ainsi à ma fille, mais, outre que personne n’est là pour m’entendre, il faut se dire que Benjamine n’est plus une enfant. Elle sera femme avant un mois, si elle veut être sage, et il ne faut pas qu’elle entre désarmée dans la vie. L’ingénuité, l’ignorance ont fait leur temps. Il faut savoir le mal, tout le mal, pour l’éviter... ou pour s’en accommoder! Les imbéciles diraient que je te corromps... Il n’est que temps, à mon avis, de tuer en toi, ma fille, les idées vagues, romanesques, sentimentales. J’y porte le fer et le feu. Rien n’est plus sain. Ça te fait crier, mais je te sauve. Prends une vue nette, positive, des choses. Tous les pères aujourd’hui pensent comme moi. Certes, il y a encore de nobles créatures, comme Mlle Lireux, qui enseignent un tas de bonnes et belles choses, mais chimériques, à nos filles. Pourquoi? affaire de routine; mais tout ça va changer. Le vrai, avant tout; la dure vérité; les méthodes scientifiques; constater ce qui est, voilà la seule sagesse et je ne m’appelle pas pour rien le député expérimental. Le sentiment trompe toujours. L’observation ne trompe pas. Eh bien! ma fille, depuis que le monde est monde, les jeunes gens troublent les jeunes filles et ils préfèrent les femmes. Quant aux maris, ils deviennent quelquefois amoureux de leurs femmes après le mariage, mais ils cessent de l’être bientôt s’ils l’étaient avant. Et les femmes de même. Épouse-t-on un homme qu’on aime? on ne tarde pas à s’en dégoûter. Épouse-t-on un inconnu? On ne tarde guère à l’aimer. Il faut savoir cela. Ce n’est pas matière à enseignement pour un professeur, parbleu! Il ferait beau voir que Mlle Berthe, la pauvre fille, t’enseignât ces choses, en supposant qu’elle les sût! mais elle les ignore. Ce n’est donc pas matière à leçon de professeur; mais, moi, je suis ton père et je te dois toute la vérité... Je dirai, si tu veux, ton roman à Courcieux. C’est un homme d’esprit et d’expérience: il sourira. Écoute... Tu feras sa connaissance un de ces jours... Suspends, jusque-là au moins, ton jugement et tes résolutions. Dans son monde à lui, t’imagines-tu, d’ailleurs, qu’on aime bourgeoisement? Dans ce monde-là, à la science des réalités, on joint, comme corollaire, un mépris des entraînements, un art du maintien qui s’appelle correction, dignité, et qui sauve tout. Jaloux, un ouvrier bat sa femme; un bourgeois la tue; un gentilhomme se détourne d’elle... sans en avoir l’air, en pirouettant sur ses talons ci-devant rouges. Et il se garde d’espionner par le trou des serrures, comme un goujat. --Paul! dit Céleste effarée. --D’où je conclus, reprit Guirand doctoral, qu’un mariage avec un gentilhomme, pour être privé de l’issue du divorce--contraire aux lois de l’Église--n’est pourtant pas une prison sans fenêtre... La largeur d’intelligence et la courtoisie d’un grand seigneur permettent à sa femme de reconquérir, en certains cas... et dans une certaine mesure... une liberté... --Paul! c’est de la folie! s’exclama Céleste toute rouge. --Je reviendrai, dit Guirand, sur ces sujets-là, plus à fond, en temps et lieu. Là-dessus, va te coucher, et dis-toi bien qu’à cette heure, ton ami Jean ne s’embête pas. A ce mot, Benjamine jeta un grand cri, repoussa sa mère qui s’efforçait de la retenir, et courut s’enfermer dans sa chambre où elle pleura toute la nuit. Il lui semblait que son amour d’enfant pour Jean devenait une passion de femme. La science horrible du député expérimental troublait déjà la sainte paix, aux sources limpides de sa conscience. --Le premier coup est porté, dit Guirand. La prochaine fois, j’espère pouvoir lui annoncer que son Montchanin part pour Constantinople ou pour Pétersbourg et qu’il y restera deux ans. XII COMMENT MADAME GUIRAND INTERPRÈTE LE VASE BRISÉ --Comment oses-tu dire ces choses à ta fille, Paul? fit la pudique Céleste. --Aimes-tu mieux que ce soit la petite baronne qui les lui dise? Elle n’y manquerait pas, dans un mois, elle ou une de ses pareilles; car si Courcieux refuse sa porte à la baronne, il l’ouvrira nécessairement à d’autres femmes plus hypocrites mais aussi averties; bref, il entrera toujours chez lui une baronne de Triancey, fût-elle masquée, et plus dangereuse encore par conséquent. --Ces choses-là s’apprennent peu à peu, dit Céleste en soupirant. --Est-ce qu’on apprend le mariage peu à peu? fit Guirand. Aujourd’hui jeune fille, presque séquestrée, demain femme dans un salon. Un salon! quasi une place publique à notre époque, du moins quand le mari touche aux affaires, ou à la politique. Soyons de notre époque, que diable! Tout arrive en son temps. Mlle Lireux a fait le sien. Je la congédierai demain, poliment. Céleste protesta: --C’était l’amie de Mme de Courcieux... --Tu as raison; après demain alors. Elle nous servira sans le savoir... A propos, amène-la avec nous demain, pour l’entrevue. --Je l’amènerai. --Et pas de scrupules bêtes. Songe toi-même que Jean Montchanin est avec la baronne à cette heure-ci. --Quelle horreur! dit Céleste rêveuse. --Explique donc à ta fille la réalité des choses; et qu’elle soit raisonnable, que diable! Les Montchanin courent les rues--et les marquis de Courcieux sont rares. --Le cœur a ses raisons, hasarda Céleste. --Allons, bon! alors tu es pour Montchanin? --Je ne dis pas cela, répliqua vivement la grosse Guirand; je dis qu’il n’aurait pas fallu s’étonner outre mesure si nous avions trouvé, chez Benjamine, une résistance déterminée... qui peut d’ailleurs se produire encore. --Je voudrais voir ça! dit Guirand, en bousculant une chaise. Céleste monta chez sa fille qui, au fond de sa chambre, assise dans un fauteuil, réfléchissait et pleurait. --Ton père a raison, ma chérie... Montchanin t’oublie. Il a suivi cette baronne. Par bonheur, ton bon petit cœur n’était pas encore bien pris. Amine, à ce mot, eut une telle expression de douleur, que sa mère l’embrassa dans un mouvement d’effusion réelle. Et elle la serra si doucement que la pauvre petite, cachant sa tête tout contre elle, murmura l’appel enfantin: --Maman!... --Allons, couche-toi, dors, ma chérie. Repose-toi. Elle aida sa fille à se mettre au lit, et l’embrassa une dernière fois avec toute sa tendresse vraie, celle que retrouvent par accès les moins bonnes mères. --Dors, et, demain, tu sais, nous irons au golfe Juan. Prépare-toi. Amine rêva, cette nuit-là, que la baronne lui disait: «Il est délicieux, votre petit Jean, mais, vous savez, s’il me fait la cour, c’est pour oublier une histoire de fiançailles manquées, qui le désole... Heureusement pour lui, ça n’était pas encore bien avancé!» Alors, Amine, dans son rêve, faisait à Jean une scène de jalousie et lui disait: --Puisque c’est comme ça, puisque tu m’aimais si peu, j’épouserai Courcieux, voilà! Ah! si tu m’avais voulue, j’aurais été forte, mais tu m’as abandonnée au premier obstacle. Tant pis pour toi. Le lendemain, les Guirand partirent en voiture pour visiter l’exposition de céramique de Clément Massier. Au dernier moment, ils avaient renoncé à prendre avec eux Mlle Berthe. --Comme ça, dit Céleste, nous pourrons le ramener en voiture. Une vive curiosité s’éveillait en Benjamine pour ce personnage mystérieux: «Je ne veux pas l’épouser... cependant qui sait? se disait-elle. Puisque tout le monde, même Jean, se déclare favorable à ce mariage?... auraient-ils raison, tous? Est-il vrai que Jean m’oublie?» Le maître céramiste, qui connaît tout son voisinage, fit en personne aux Guirand les honneurs de son exposition. Il les conduisit dans un atelier où il rassemblait les pièces les plus rares de sa collection, et, là, il se mit à donner quelques explications techniques: --Voyez-vous, mademoiselle, ce petit vase tout vêtu de reflets métalliques. Il vaut vingt-cinq louis. Voyez-vous cet autre? --C’est le pareil, dit Guirand. --Cet autre, qui semble le pareil, ne vaut pas cent sous, reprit l’artiste. --Je n’aurais pas deviné qu’il y eût entre ces deux objets d’art une différence de prix si énorme, dit Amine, mais j’avais bien vu que le premier est mille fois plus joli. Regardez-le, mon père. Les tons ne se heurtent pas; ils se fondent l’un dans l’autre par nuances insensibles, et les points d’éclat eux-mêmes sont en harmonie intime avec les fonds... Comment obtenez-vous ces reflets? On dirait le souvenir de certaines colorations marines. Quand on passe, en chemin de fer, au-dessus des plages de Provence, les galets du bord, aperçus à travers l’eau irisée, ont, à de certaines heures, de ces reflets-là; on dirait un feu flambant sous le luisant des eaux. --Mademoiselle, répliqua l’artiste enchanté, vous me parlez de mon art comme une petite déesse. Le mystère, l’inconnu, travaille à nos ouvrages. Nous obtenons à volonté des reflets de métal, mais nous ne sommes pas maîtres de les fixer dans la beauté. Le feu commande. Je me suis dit parfois que le parfum même des essences que nous brûlons collabore avec nous. Mais le moyen de savoir ce qui se passe dans nos fours, où brasille le genêt de nos montagnes? Avec le genêt qui flambe, c’est le soleil même, ce sont les parfums en feu qui fixent, au flanc d’un petit vase comme celui-ci, le reflet changeant qui charme le regard d’une jeune fille. --Tiens! voici M. de Courcieux! s’exclama tout à coup Guirand... --C’est la surprise que je t’avais annoncée hier, dit tout bas Céleste à Benjamine. Amine regarda vers la porte et se leva, mais une impression pénible l’envahit aussitôt. Elle devint pâle et dut se rasseoir. Le petit vase précieux, aux formes sveltes, aux couleurs insaisissables, échappa de ses mains et se brisa sur le parquet. Il y eut un moment de silence un peu bizarre. Courcieux portait la tenue toute blanche sur laquelle les ors prennent une élégance si discrète. Les trois galons de sa casquette s’effaçaient sous un crêpe. Les aiguillettes de l’aide de camp battaient sa poitrine. Il n’était pas très grand, mais bien pris. Il n’avait pas un visage imposant ni régulier--mais des yeux d’une intelligence impressionnante, presque gênante. Ils semblaient voir au-delà de ce qu’ils regardaient. Plus maigre de visage que de corps, il avait dans le moindre de ses mouvements une aisance un peu impertinente. Sous un air de bonne humeur, voulu ou non, ceux qui observent apercevaient une mélancolie profonde, contrariée à la fois et accrue par une constante ironie. Tout d’abord, il donna à Amine une sensation de malaise. Courcieux regarda à terre les morceaux du pauvre petit objet précieux, puis ses yeux pénétrants et clairs se levèrent sur la jeune fille qui se contenta de dire: --Il était si joli! c’est un vrai malheur. --Les bonnes gens, appuya lourdement Céleste, prétendent, je ne sais pourquoi, que lorsqu’on casse... on se marie! Guirand demeurait interloqué. --Mon cher Paul, lui dit Mme Guirand, voilà un incident qui ne doit pourtant pas vous empêcher de présenter M. de Courcieux à notre fille. --L’incident n’est pas sans gravité, dit alors Guirand, d’un ton d’importance, et M. de Courcieux nous permettra de le régler avant toute chose. Il cherchait son portefeuille. --Monsieur? dit élégamment le maître du lieu, ce que vous voulez faire n’est pas possible... Courcieux avait visité quelquefois l’atelier de l’artiste. Ils se connaissaient. --Cher monsieur, dit l’officier de marine, j’ai chez moi un petit vase japonais d’une forme et d’une couleur rares. Il ne déparera pas vos collections. Je vous l’enverrai de Paris dans peu de temps. --Je le recevrai avec joie, dit l’artiste, à une condition, c’est que vous accepterez vous-même celui-ci. Il tendit un délicieux petit vase à l’officier qui répliqua aussitôt: --Je crois vous deviner, monsieur, et qu’il est pour mademoiselle. --La voilà donc récompensée, s’écria Céleste, d’en avoir cassé un si beau! Et voilà comme on gâte les enfants! Benjamine se leva pour remercier, et pour admirer l’objet. --Mademoiselle, déclara le maître céramiste, a parlé tout à l’heure comme un critique d’art qui serait poète. --A propos, dit Guirand à Courcieux, vous dînez avec nous, mon cher voisin? --Je suis désolé, monsieur, dit Courcieux; par ordre du préfet maritime, je dois partir à l’instant pour Toulon--et demain pour Paris; je suis appelé au ministère, où l’on s’obstine à refuser ma démission... Mais je vais insister, et, dans un mois, elle sera acceptée, j’en suis certain, d’une façon définitive; je serai libre, tout à fait libre... --Rentrez-vous à Toulon par mer? --Oui, monsieur; un torpilleur m’y ramènera cette nuit même... Et voici l’heure où je dois me rendre à bord. Les dames étaient déjà en voiture. Guirand, à quelques pas d’elles, serrant une dernière fois la main de Courcieux, l’interrogea du regard: --Eh bien? --Eh bien, dit Courcieux, ma mère avait raison. --Alors, si vous voulez bien, dans un mois le mariage. --A vos ordres, dit Courcieux. Et se penchant un peu vers lui, Guirand affirma: --Comme vous avez pu le voir, vous avez fait une profonde impression! Quand Courcieux se fut éloigné, Guirand, montant en voiture, dit à sa fille: --Comment le trouves-tu? --... Un peu vieux, répliqua ingénument Benjamine. Guirand eut un haut-le-corps: --Vieux! comment, vieux!... J’ai vingt ans de plus que lui! Et c’est parce que tu le trouves vieux que tu as cassé cette babiole un peu chère! --Laisse-la tranquille, dit Céleste. Est-ce que tu crois que nous débrouillons si vite que cela nos impressions, _nous autres_!... Et puis, nous aimons un peu de mystère. Vous êtes brutal, mon cher... Quant au petit vase précieux, il s’est brisé parce qu’il était en terre et qu’il lui a échappé des mains. Il y a des jours où les explications les plus simples doivent nous suffire,--n’est-ce pas, ma colombe? Amine ne répondait pas. Elle cherchait à se comprendre elle-même. DEUXIÈME PARTIE I M. LE MARQUIS DE COURCIEUX EST UN FAUX SCEPTIQUE Plus Benjamine y pensait, moins elle parvenait à se rendre compte de l’impression singulière qu’avait produite sur elle l’apparition de M. de Courcieux. Elle n’était pas sûre qu’il lui déplût et cependant il ne lui plaisait point. Elle n’aurait pas su expliquer pourquoi; c’est qu’il portait, écrites dans les traits de son visage, les contradictions de son caractère. S’il admirait quelquefois, il dédaignait le plus souvent, et l’expression habituelle de sa physionomie était ironique. Il eût fallu descendre dans le secret le plus profond de sa conscience pour y trouver la foi dans les hommes... et dans les femmes. A première vue, on ne pouvait guère deviner que son mépris pour la vie en général, parce que son sourire, à l’ordinaire, n’exprimait pas autre chose. Comment s’était formée cette âme, foi cachée et dégoût visible? Le marquis de Courcieux, le père, avait été une manière de Don Juan, désolant chaque jour sa femme par des incartades nouvelles, passant d’Elvire à Jeannette avec une désinvolture piquante. Plusieurs fois héros de quelque dramatique aventure où il laissait un peu de son sang et beaucoup de sa réputation, joueur passionné, prodigue invétéré, aboutissant à deux reprises différentes au conseil de famille, puis à l’interdiction, et finalement se brûlant la cervelle un soir, au champagne, dans un cabaret select, après avoir parié qu’un pistolet chargé, appuyé sur le front d’un homme, ne part pas--si l’heure de cet homme n’est pas venue. Ayant posé cette affirmation discutable, il tira froidement de sa poche un mignon revolver. On crut qu’il plaisantait et que l’arme n’était pas chargée. Ces dames riaient comme des folles. Il pressa la détente; le coup rata. On applaudit. --Maintenant, la contre-épreuve, dit froidement le marquis, et, d’un second coup, il se tua net. Le marquis de Courcieux avait alors soixante-cinq ans et son fils, qui en avait seize, était à la veille d’entrer à l’École polytechnique. Il y entra, en effet, précédé et suivi par le scandale de cette histoire qui avait défrayé les chroniques durant quinze jours. Ce demi-fou de marquis, qui avait été chéri par des princesses, s’était tué pour les grands yeux bêtes d’une acrobate, vertueuse et mariée, dont le principal exercice était le plus séduisant du monde. La dame en maillot se suspendait, la tête en bas, par les jarrets, à la barre d’un trapèze et saisissait alors l’extrémité d’une corde dont l’autre bout s’accrochait à l’anneau d’une ceinture de pompier. Dans cette ceinture solide il y avait un homme, son propre mari. D’un poignet robuste, elle enlevait l’homme et se mettait la corde entre les dents. Ainsi suspendu, le mari, qui n’avait pas d’autre profession, «faisait la planche» et, sous la poussée que lui imprimait sa femme, il tournait au-dessous d’elle comme une aiguille de boussole qui a perdu le nord. Ce spectacle avait affolé d’amour le marquis de Courcieux, sexagénaire. Il en était mort. Son fils n’avait rien ignoré des folies et des sottises paternelles. Résultat: le dégoût des hommes et la haine des femmes en général; ce qui n’excluait nullement (bien au contraire) sa vénération pour celles,--fort rares, pensait-il,--qui avaient l’âme triste, douce, profonde et sûre, de sa pauvre chère mère. Avec de telles dispositions morales, le jeune marquis de Courcieux avait été un singulier amant, et la plupart de ses maîtresses n’avaient jamais rien compris à l’énigme de ses sourires, de ses silences, de ses paroles--et surtout de ses ruptures. C’est que jamais il n’avait pu aimer sans arrière-pensée; non qu’il eût un mépris formel pour ses maîtresses; mais il avait contre elles une méfiance _à priori_--grâce à quoi il ne se livrait jamais complètement. Il ne connaissait pas l’abandon--ce qui les rendait toutes folles d’amour pour lui. On n’a pas assez approfondi le _roman du jeune homme_, dans une société à la fois corrompue et pharisaïque. Corrompue, elle le sollicite par toutes ses séductions; pharisaïque, elle ne lui permet aucune des joies naturelles. Tous les jeunes hommes sortent moralement diminués de leur premier contact avec la société trop indulgente à la fois et trop sévère. Comme Montchanin, comme tous les autres, Courcieux avait eu à se débattre entre les sollicitations de l’amour naturel et les hypocrisies sociales. De cette crise, il était sorti armé de mépris, cachant au plus profond de son cœur son culte pour l’idéale vertu... Pauvres jeunes hommes! ayez des maîtresses, puisqu’il le faut, mais ne vous y faites pas prendre. Tout le monde a des aventures, mais il est convenu que tout le monde a tort, bien que, de par la loi de la vie, il ne puisse pas en être autrement. C’est ce qui fait qu’on voit des mères indulgentes et des pères camarades. Le monde sourit, si les petites combinaisons demeurent discrètes, s’il ne les aperçoit que sous un voile; mais qu’un événement inattendu, une péripétie dramatique, les démasquent,--il n’y a pas assez de haro de la part du public pour flétrir une de ces situations--qui, de l’aveu du même public, sont l’histoire de tous les jeunes gens. Le jeune Courcieux avait vu souffrir sa mère. Le genre d’existence de son père lui inspirait une horreur parfaite, presque de la haine. Cette répulsion s’étendit naturellement aux êtres de maligne influence qui avaient perdu le vieux marquis,--c’est-à-dire aux femmes faciles de toutes les catégories; elle atteignait également le monde, si indulgent, si encourageant _avant_, et si sévère _après_. Tels étaient les éléments de formation morale qu’une première analyse eût trouvés tout de suite dans l’âme du jeune Courcieux, lorsqu’à dix-neuf ans, le polytechnicien, devenu aspirant de marine, rêva la vie avant de la vivre. Dès qu’il voulut aimer, il fut en lutte avec lui-même. Le mariage tout de suite, c’était trop chanceux. Il n’y songea même pas. Sa mère n’y pensa pas non plus, lasse qu’elle était de sa vie conjugale, et désireuse d’avoir son fils un peu à elle. Hélas! le jeune marin s’éloignait souvent. Pendant les premières années, la marquise allait passer des mois entiers près de lui. Le port d’attache du jeune officier était Toulon. C’est ce qui amena la marquise au golfe Juan, où venait souvent mouiller l’escadre; et c’est ce qui lui fit acheter sa villa de Cannes, les Agaves. Elle ne tarda guère à se fixer aux Agaves. Elle comprenait qu’une mère, si attentive qu’elle soit à veiller sur son fils devenu marin, n’empêche rien, et elle craignit de paraître un peu ennuyeuse à son cher enfant. Elle attendait donc ses visites. Lorsqu’il était à terre et libre par congé, le tempérament de galanterie, le goût des aventures, qu’il avait hérité de son père, l’emportait souvent au loin, ici ou là, en Italie, en Espagne, à Paris surtout, capitale des passions cosmopolites. En résumé, Courcieux était une nature fougueuse et changeante, surveillée mais non réfrénée par une volonté d’acier. Un cavalier emporté par un cheval qu’il ne peut pas arrêter mais qu’il parvient à conduire, c’était sa parfaite image. Par où, dans quels chemins, le cavalier menait-il sa bête? Par les chemins battus ou nouvellement frayés? Courcieux, à vrai dire, n’avait jamais fait la cour à une femme. A bord, on lui reprochait un peu une taciturnité qui le faisait paraître hautain. Il n’était que triste et souverainement dédaigneux des papotages perdus. Ceux de ses camarades qui, bien rarement, l’avaient entendu parler des femmes, lui connaissaient cette opinion que ce n’est jamais l’homme «qui fait les avances», à moins qu’il n’aime pour le bon motif. --Comment expliquez-vous cela, Courcieux? --Oh! c’est très simple, disait-il. Un honnête homme qui cherche aventure galante,--toutes les fois qu’il ne s’adresse pas à l’une de ces reines du néant qui veulent qu’on leur apporte un tribut monnayé,--sait fort bien s’interdire un regard, un sourire qui pourrait troubler une honnête femme. Lovelace est un bandit et un pied plat; Valmont est ignoble. Mon honnête homme regarde donc autour de lui et ne tarde pas, s’il est doué, s’il est un homme d’amour, à acquérir, ou plutôt à affiner en lui, une faculté que nous avons tous, celle de deviner,--à je ne sais quel signe, à peine saisissable, quels sont les êtres qui appellent. Alors, il donne à entendre qu’il a compris et c’est le moment où l’on peut croire qu’il est d’attaque. En réalité, il est de riposte. La femme incapable d’une faute n’est jamais l’objet d’une fausse démarche,--sinon de la part d’un goujat ou d’un imbécile. Ou s’il arrive que l’homme bien élevé et pénétrant s’y trompe, c’est qu’elle a été imprudente et coquette,--ce qui est déjà «la faute». --Vous êtes sévère, Courcieux! vous! un amoureux si changeant! --Alors, Courcieux, vous les méprisez toutes? --Non, je les adore,--à condition qu’elles demeurent loyalement à la place où elles se sont mises. Il avait ainsi exploré tous les pays d’amour dont les romanciers sont les Joanne. Et brusquement, au plus beau d’une histoire, le jour où l’héroïne cherchait à empiéter sur la conscience ou simplement sur la liberté de cet homme qui ne voulait rien compromettre, Courcieux saluait... et prenait congé: il avait revu le spectre de son père, un revolver appuyé sur la tempe, ou l’image douloureuse de sa mère, toute seule dans leur vaste hôtel sombre de la rue de Grenelle. Et il courait la rejoindre, vainqueur de soi-même et fâché de l’être, maudissant à la fois et le souvenir affreux qui lui gâtait ses plaisirs de jeunesse, et le monde qui, à l’occasion, se montre si parfaitement impitoyable à des fautes si parfaitement fatales. C’est alors qu’il avait de grands élans de tendresse et de vénération pour la marquise. C’est alors qu’on le voyait, à terre ou à bord, intéressé tout à coup par une question philosophique ou scientifique, discuter, avec une compétence reconnue, la loi idéaliste de Jésus ou la loi naturaliste de Darwin, et les probabilités de réussite d’un sous-marin ou d’un aérostat dirigeable. Un jour, dans une grande réunion mondaine, une maîtresse de Courcieux, grande dame authentique, s’indignait, en sa présence, d’un air très candide, au récit d’un scandale d’amour qui défrayait toutes les conversations. Elle ne s’apercevait pas qu’elle était aussi condamnable au moins que la malheureuse victime de je ne sais plus quel guet-apens conjugal. Courcieux s’approcha d’elle et lui dit, derrière l’éventail: «Votre sévérité pour cette pauvre femme est une abominable indignité; ce qui lui arrive peut vous arriver demain et vous perdre; votre excès de prudence m’ouvre les yeux... nous nous reverrons, madame... dans un monde meilleur...» Et il ne la revit plus en effet. Au fond, il se méprisait lui-même dans ses rapports avec les femmes complices, et, de toute la force de ce mépris, il respectait d’autant plus la femme inattaquable, la Vierge, l’Épouse, la Mère. --Quand elles me plaisent, celles-ci, je m’en éloigne. --Je n’ai été trompé qu’une seule fois dans mon intuition des vertus de la femme, dit-il un jour. --Ah! vraiment? contez-nous cela. --C’est bien simple. Imaginez un couple d’époux jeunes et sympathiques. Rien qu’à les voir, on croyait au bonheur pur. Un soir, dans un dîner, la femme, qui était ma voisine de table, me dit: «Tendez votre main.» Elle y déposa un petit billet plié en huit. Je ne me suis jamais consolé de la parfaite hypocrisie de cette femme. En résumé, cet Œdipe d’amour badinait avec la Sphinge et, quand elle se déterminait à le dévorer,--il saluait, lui tournait le dos et devenait invisible. Celles qu’il décevait ainsi ne lui pardonnaient jamais. Celles avec qui la rupture se faisait à l’amiable, continuaient à dire qu’il n’y avait pas de meilleur ami et de plus honnête garçon. C’était vrai. Il n’en avait jamais trompé aucune, n’ayant jamais promis à chacune que ce qu’il pouvait tenir. --Vous savez, ma chère, je suis un inconstant. --Combien de temps _dure-t-on_ avec vous? --Quelquefois trois jours, quelquefois trois mois. --Quelle fut votre plus longue... course? --Un an et un jour. --Vous êtes délicieux. --Non, je suis insupportable. --C’est ce que je voulais dire. Une d’elles lui décocha un jour: --Vous n’êtes qu’une femme. --Une femme honnête homme, répondit-il. Il poussait si loin la sincérité, qu’il n’avait jamais prononcé ces quatre syllabes: «Je vous aime.» Il se fût trouvé ou banal ou sacrilège. Il est difficile d’être plus scrupuleux. Il rompit avec Mme B... parce qu’elle lui avait dit: --C’est étrange, vous ne m’avez jamais écrit: «Je vous aime.» --C’est peut-être, dit-il simplement, parce que je ne vous ai jamais aimée. --Alors, que faisons-nous ensemble? --Nous nous le demandons, fit-il, c’est déjà quelque chose. Tout cela ne faisait pas de Courcieux un être simple qu’une jeune fille trouve sympathique à première vue. Courcieux n’avait donc pas plu à Benjamine. Elle le dit à son père le soir même, et elle plaida délibérément pour Montchanin. --Je le connais; il est bon; il est simple. Nous nous aimons, il travaille, il deviendra illustre. Je sens qu’avec lui je serai heureuse. M. de Courcieux a l’air moqueur et froid, il est vieux pour moi. Mariez-moi avec Jean. Nous vous aimerons tant! Elle développa longuement ce dernier argument; mais l’homme public, le tribun, le lutteur, l’ambitieux Guirand, n’avait pas besoin de tendresse, il ignorait le sens de ce mot. Il répliqua par une semonce de chef absolu dont on méconnaît le pouvoir. Durant le mois qui suivit, il ne se passa pas un seul jour sans que Guirand agît sur l’esprit de sa fille tantôt par l’éloquence et la persuasion, tantôt par la violence. Il ne la convainquit pas, il l’épouvanta. Céleste ayant fait mine de trouver qu’après tout Benjamine avait le droit de leur exprimer sinon une volonté du moins un désir, il fit à sa femme une scène terrible, une scène d’autrefois, et brisa quelque faïence, comme il convient à un père qui sait où est le bonheur de sa fille. Il menaça Amine de la «fourrer» dans un couvent jusqu’à sa majorité. --Enfermée, tu auras le temps de réfléchir. Il se plut à lui conter les fredaines de Jean qui, de retour à Paris, avait pris en effet le parti de s’amuser, en homme qui appelle à lui les moyens d’oubli convenant à son âge. Guirand le dépeignit léger; il assura qu’il était perverti depuis longtemps. Guirand, en affirmant cela, ne mentait qu’à demi. S’il n’était pas perverti encore, Montchanin ne devait pas tarder à l’être tout à fait. Et cela se faisait par la faute de Guirand, qui le savait bien. Montchanin, étant une âme hésitante, était arrivé à cette heure de la vie où les actes dont on est le bénéficiaire ou la victime, déterminent chez un jeune homme une définitive conception de la vie ou pessimiste ou optimiste, ironique et sceptique ou confiante et généreuse. Si Guirand lui avait dit «Vous êtes un brave cœur, j’ai confiance en vous, épousez ma fille», ce Jean Montchanin, ému, reconnaissant, conquis, serait resté digne de Benjamine. Mais Guirand avait au contraire déclaré: «Je ne connais que mon intérêt: l’intérêt est la loi des intelligents et des forts, ne pensez plus à ma fille: je vous récompenserai de votre trahison d’amour par un avancement rapide et injuste dans la carrière!» Et Montchanin était en train de conclure: «Ah! c’est comme ça!... ah! c’est ça la vie?... Eh bien, allons-y! on va voir, si je suis un imbécile! on va rire!...» Énervé et triste pour commencer, il riait en effet, déjà, d’un mauvais rire. Le sentiment de révolte qui, en d’autres âmes, dans celle d’une Benjamine par exemple, fût devenu une indignation fière, douloureuse, génératrice d’héroïsme,--chez lui devenait une rage folle, inutile, perverse, que l’impuissance exaspérait, que l’humiliation faisait diabolique, et qui ne devait pas tarder à déterminer en lui le scepticisme décisif qui mène gaiement un malheureux à toutes les déchéances!--«Ah! c’est comme ça! Eh bien, ils verront!... Oui, je les méprise et je leur ferai bien voir! Ah! c’est ainsi qu’ils me traitent, les fourbes! les rapaces! eh bien, je les combattrai par leurs propres moyens, les carnassiers!... et j’aurai ma part!» Déjà, une des idées que la petite baronne lui avait suggérées, parlait en lui, malgré lui, de temps en temps: «Elle ne tardera pas à ennuyer son infidèle mari, votre Benjamine... avait dit la baronne... il aura des maîtresses... Et alors, c’est vous, vous la consolerez... C’est ça, la vie, mon cher!» Et pourquoi non?... Ainsi il pourrait se venger quelque jour peut-être de la destinée,--et de Guirand,--et de Benjamine même, qui, après tout, si elle épousait Courcieux, l’aurait trompé, lui, Jean, Jean Montchanin! Il repoussait encore les suggestions de la petite Lina... et du diable. Elles lui semblaient être encore des idées étrangères à lui-même, venues du dehors, comme soufflées à son oreille, inspirées à ses sens par une puissance maligne qu’il combattait,--mais, tout de même, elles le troublaient... Quoi! Benjamine, mariée à un autre, pourrait être à lui un jour?... Et pourquoi non! à son tour, s’il était quelque jour l’amant de Benjamine, il humilierait, au moins dans le secret de son propre cœur, et le féroce arriviste qu’était Guirand, ministrable ou ministre,--et le gentilhomme impérieux: le futur amiral Courcieux! Montchanin, déçu dans ses espérances les plus nobles, se mettait à mépriser tous les hommes et s’apprêtait à se mépriser lui-même, avec je ne sais quel sentiment de supériorité où il goûtait une joie d’orgueil satirique. Il se disait que demeurer honnête, c’était risquer au moins d’être dupe, et c’est là une révélation à laquelle l’honnêteté d’un cœur jeune ne résiste pas souvent. Guirand, sans trop mentir, puisqu’il devinait l’état d’âme de Montchanin pour l’avoir déterminé lui-même sciemment, pouvait affirmer à Benjamine que son Jean, son cher Jean, était un cœur perverti, indigne d’elle. Et il ne s’en fit pas faute... Enfin, Amine fut troublée dans son jugement sur Jean. Guirand s’en aperçut et redoubla d’habileté, il inventa les pires histoires sur le compte du jeune homme. Elle fut accablée, affolée, désemparée, par l’insistance quotidienne et savante de son père. Quand son hésitation apparut évidente, on feignit de la considérer comme revenue à la raison. On lui annonça que Courcieux était averti de ses bonnes dispositions, et la bonne petite fille se crut engagée un peu par elle-même; elle trouva que les difficultés de vaincre étaient devenues plus grandes. Elle avoua un jour que le silence de Jean l’étonnait. Il la laissait bien seule dans cette lutte! C’était donc vrai qu’il renonçait à elle? Alors Céleste vint une dernière fois à la rescousse, sur l’ordre de son mari. Et enfin un beau matin, Guirand annonça le départ de Montchanin en qualité d’attaché à l’une des grandes ambassades de France. --Tiens, voici une lettre de lui; pas un mot pour toi; tu vois, il est enchanté. C’est un petit ambitieux. Il a raison... Je le pousserai à l’occasion. Il aime mieux ça que tes pauvres beaux yeux qui vont pleurer... ne pleure pas... Tu aimais Montchanin; tu épouses Courcieux; je te l’avais bien dit! Courcieux arrive dans huit jours. Le surlendemain tu seras marquise. --C’est Jean que j’aime, répéta une dernière fois Benjamine. Épouser un autre homme dans ces conditions, c’est mentir, c’est déjà tromper! --J’ai annoncé à tout le monde ton mariage. Une rupture à présent serait un désastre; elle est impossible. L’alliance des Courcieux et des Guirand, c’est l’espoir de tout un parti de patriotes. Tu ne peux pas ruiner d’un mot les espérances de tout un parti et l’avenir de ton père!... Allons, viens causer un instant dans ma chambre; il y a des choses qu’il faut dire seul à seul et porte close. Viens, je vais te livrer mon dernier argument, celui que je gardais pour la bonne bouche. Il la conduisit chez lui, ferma avec soin sa porte à clef et parla tout bas. La petite écoutait, pâle, les yeux fixes, ce dur lutteur, ce colosse, qui la suggestionna. Au sortir de cette conversation secrète, elle eut une crise de nerfs. L’éther et l’eau fraîche jouèrent leur rôle et tout rentra dans l’ordre. Que lui avait-il dit? Le mariage eut lieu dans la petite église du golfe Juan. Encore en deuil, Courcieux avait demandé à faire les choses très simplement. Guirand donna à l’événement toute la publicité désirable. Le mariage de Courcieux n’était, à ses propres yeux, qu’un acte de tendresse suprême, de suprême confiance envers sa mère morte, et un honorable service rendu, croyait-il, à ses amis politiques. Courcieux n’aimait pas sa femme, c’est vrai; il la connaissait à peine, mais elle lui plaisait et, par elle-même, lui inspirait toute confiance. Résolu depuis quelque temps à abandonner son grade pour vivre auprès de sa mère, il s’était habitué à cette idée, et aujourd’hui il quittait la marine pour goûter enfin une indépendance que le mariage devait lui rendre heureuse. Un marin, généralement appelé, de deux ans en deux ans, à vivre loin de la France, est un mari intermittent. Courcieux n’eût pas volontiers condamné sa femme à de si fréquentes et longues séparations. Mais saurait-il aimer, après une vie si facilement donnée aux aventures légères? Il le croyait; il était sûr de porter en lui, au plus profond de son âme, la fleur des tendresses pures dont il avait donné le parfum à sa mère. Il avait jugé Benjamine digne de cueillir cette fleur mystérieuse. M. Guirand, quand il se surveillait, semblait un beau-père très acceptable. Sa puissance sociale et politique rehaussait tout d’ailleurs. Céleste n’était pas plus ridicule qu’une vieille dame titrée qui serait trop grosse et pas fine du tout. Et le marquis retrouva dans une lettre de sa mère ces quelques lignes soulignées: «Tous les titres de noblesse, mon fils, n’ont pas été créés en une fois. Les origines des blasons s’échelonnent dans le temps. Le roi n’est plus là pour anoblir les bourgeois qui le méritent en servant notre cause; mais nos fils peuvent anoblir leurs filles. C’est une belle prérogative, mon cher enfant, celle que tu as de pouvoir faire une marquise d’une des plus délicieuses jeunes filles que j’aie connues.» ... Les mariés ne souriaient pas. Courcieux était hautain, grave, triste; Benjamine préoccupée et pâle. Mlle Lireux, ignorant le fond des choses, rayonnait de joie en répétant: «Comme la marquise serait heureuse!» et Céleste confirmait. Guirand, un peu soucieux, se répétait: «Enfin, ça y est!» Le soir, vers onze heures, après une fête intime chez Guirand, aux Myrtes, les nouveaux époux se retirèrent chez eux, à la villa des Agaves, où tout, meubles et serviteurs, était demeuré comme au temps de la marquise douairière. A la villa des Myrtes, les Guirand ne purent se coucher tout de suite. Ils bavardèrent plus d’une heure. L’ambition surexcitée de Céleste, lui montrait glorieux l’avenir politique de son mari. Ils ne parlèrent que de cela, mais, dès qu’il fut seul dans sa chambre, Guirand murmura: --Peut-être ai-je eu tort! Je suis allé trop loin, Benjamine est une loyale. Elle répétera tout à Courcieux... cette nuit peut-être! Et alors?... Alors, qu’arrivera-t-il? Il essayait de dormir et n’y parvenait pas. Mais Benjamine, à partir du moment où elle avait accepté l’idée d’un mariage qu’elle n’eût pas consenti si elle eût été livrée à elle-même, s’était résolue à en souffrir toutes les conséquences. Elle n’était pas femme à signer un engagement pour ne pas le tenir. Son sacrifice était accompli, sans aucune arrière-pensée. II M. PAUL GUIRAND NE PEUT PAS DORMIR Il était deux heures du matin. Le pauvre diable d’ambitieux se mit à la fenêtre pour respirer plus à l’aise; mais ce qui l’oppressait physiquement n’était pas un mal physique; ce qui pesait sur son cœur de chair, c’était une lourde inquiétude morale. De quel nom aurait-il pu la nommer? Était-ce honte ou remords? ou encore pitié pour son enfant sacrifiée? C’était un peu tout cela, mais ces commencements de pitié, de remords, de honte, n’avaient en lui qu’une seule origine, sa peur de n’avoir pas réussi. D’où venait, chez le fort Guirand, une telle inquiétude, si semblable à un trouble de conscience?... Eh! lui seul savait ce qu’il avait dit à sa fille, comme dernier argument, pour la décider au mariage, et en quoi cet argument suprême était un danger! Ce Courcieux qu’il n’avait jamais vu qu’aimable, mais qu’il savait d’esprit sceptique et mordant, n’allait-il pas se réveiller terrible, lui demander un compte sévère de sa conduite et rompre brusquement tous les traités? Cela, depuis le matin, paraissait probable à ce pauvre monsieur Guirand. Et alors? alors, ce serait la ruine de toutes ses ambitions; c’était sa Benjamine--oh! la chère enfant!--sacrifiée sans profit! C’est l’inutilité du sacrifice qui le lui rendait tout à coup odieux... Guirand commençait donc à se repentir. Il se sentait même prêt à se repentir tout à fait, à se frapper la poitrine... cela pourrait bien attendrir l’époux déçu, trompé par son beau-père. La mer tranquille respirait largement sous le ciel d’été plein d’astres. De temps en temps une étoile filante décrivait sa parabole sur la courbe du dôme bleuâtre de la nuit. Alors, puéril et superstitieux, le sceptique Guirand se disait machinalement qu’il échapperait aux conséquences de sa faute, s’il avait le temps d’en formuler le vœu avant que l’étoile disparût à ses yeux. Ce libre-penseur, en cette minute, croyait à l’influence des étoiles... Superstition de joueur. Lâcheté secrète des faux esprits-forts. Sa faute? mon Dieu, oui! ce mot se prononçait en lui. Faute morale? peut-être; de tactique? à coup sûr. Il avait mal joué. Il aurait dû préparer au moins l’esprit du jeune homme par quelque parole à double entente, explicable plus tard... Bah! on verrait bien!... on verrait, quoi? et une peur, toujours la même, revenait. Si le mordant Courcieux allait se fâcher, quitter le ton détaché qui lui était le plus habituel, se montrer un homme nouveau? Ces changements-là se voient. Il y a des élégances qu’on oublie, à l’heure des grandes épreuves. Les circonstances suprêmes font jaillir d’un cœur, parfois, d’inattendues colères, de surprenantes révoltes. Que ferait Courcieux? Et d’abord contre sa femme? Cela, le saurait-on jamais? Ce qui se passe entre deux êtres, entre l’époux et l’épouse, à l’heure de la première solitude, fixe parfois des destinées tragiques et c’est toujours à l’insu du monde. M. Guirand avait reçu des confidences d’amis, effrayantes. Il y a des maris qui, aux heures psychologiques, deviennent redoutables. Il arrive que l’homme dépouille, avec la correcte tenue du mondain, tout sang-froid. La passion, les nerfs, commandent à de certaines heures. A quelle sorte d’époux avait-il, lui, le père, livré Benjamine? Cette question disparut tout à coup devant l’autre,--obstinée à revenir: quel gendre s’était-il donné? Le lendemain de cette nuit de noces, le beau-père ne serait-il pas traité par le gentilhomme comme un vendeur sans probité--qui a trompé l’acheteur sur l’objet du contrat, sur la qualité même du trésor livré? L’armateur se sentit perdu. Courcieux, décidément, n’accepterait pas sa mésaventure. Il viendrait lui apporter froidement ou violemment, dès le lendemain, le reproche et l’injure. Peut-être attendrait-il d’être en présence de quelque témoin pour faire un éclat, et reprendre sa liberté, brisant ainsi, avec son mariage, l’alliance politique si péniblement conclue. Le divorce? Guirand n’y songeait pas... Et pourquoi, se dit-il, n’y pas vouloir songer? C’est tout simplement peut-être au divorce que se réduira la vengeance méprisante du marquis de Courcieux... Quelle folie! Et pourquoi non? Ce malheureux Guirand, le cerveau surexcité, se rappelait des légendes horribles où l’on voit de saints chevaliers, au retour de la Palestine, faire emmurer leur propre mère, coupable d’avoir affligé et humilié leur belle-fille. Se venger d’un beau-père est chose plus facile, et le divorce est un moins grand crime que l’homicide par «emmurement». A moitié endormi, malgré la surexcitation cérébrale,--il entra dans les terreurs ridicules. «Comment se fait-il que je m’exalte ainsi? Les choses se passeront probablement d’une façon toute normale. Benjamine n’est pas une sotte. A propos de quoi irait-elle révéler ce qu’il vaut mieux taire?... Eh! mon Dieu, il suffit d’un incident, d’un mot pour tout perdre, d’une expression trop tendre!... Je me suis trop avancé, j’ai commis une imprudence!» Et de nouveau il pensa à sa fille, livrée en ce moment même aux colères du chevalier des légendes. Décidément il avait peur. Que dirait-elle? Il la savait si loyale, si sincère, si franche, si hardie à dire la vérité, en toute occasion... «Ma pauvre enfant! ma pauvre enfant!...» Le remords d’avoir exposé sa fille à quelque malheur prit un instant le dessus sur toute autre inquiétude égoïste, et Guirand cessa de regarder la vaste mer bruissante. Il chercha à entrevoir, à travers l’ombre des massifs, la blanche muraille de la Villa des Agaves. Il ne vit rien et, quittant le balcon, rentra dans sa chambre. Il prit un journal et le rejeta; il alluma un cigare et le lança par la fenêtre. Il saisit une chaise et la repoussa violemment en disant tout haut: «--Non! c’est infernal, à la fin!» A ce bruit, Céleste, dans sa chambre, tout à côté, se réveilla: --Qu’as-tu, Paul? cria-t-elle. Il ne répondit pas, il marchait çà et là. --Paul! --Eh bien! dit-il. --Es-tu malade? --Non. Elle s’agitait un peu dans la pénombre, sans avoir repris encore conscience de la vie. La veilleuse lui montrait les objets familiers. Ses yeux allaient de l’un à l’autre; et les choses ne lui parlaient pas encore. Enfin, cette pensée s’éveilla la première, brusquement, dans son cerveau ensommeillé: --Benjamine, marquise de Courcieux! Céleste sentit son cœur se serrer. Elle se leva, jeta un châle de soie sur ses épaules, entra chez son mari: --C’est le mariage de Benjamine qui te tourmente, n’est-ce pas? Il fixa sur sa femme un regard d’angoisse. Ce regard était inexprimable. L’homme, à ce moment, cherchait et ne trouvait plus d’appui en soi-même. Sa défaillance intérieure avait gagné sa chair. Debout, il fléchissait sur ses jarrets. Et il s’étonnait de se sentir lâche. Avait-il peur de ce Courcieux? Non, après tout. Décidément, c’était de sa conscience qu’il avait peur. Il est des coupables qui, cachés et impunis, restent durs, rebelles et fiers; découverts et pris, ils s’écroulent... et parfois s’amendent. Guirand se croyait bien près d’être démasqué. Il se sentait, par avance, anéanti. Il avait le visage terreux. Elle eut pitié de lui: --C’est de la folie, voyons! --Ça n’est pas plus drôle, balbutia-t-il. --Calme-toi, de grâce. --J’essaie, parbleu! tu vois bien que j’essaie. Il prit un cigare et, entre ses doigts nerveux, il se mit à l’émietter. --Mon Dieu! mon Dieu! dit-elle, je ne t’ai vu qu’une fois dans cet état. C’était le soir du krack d’Ulysse Leverdier... il y avait de quoi... mais aujourd’hui... Elle s’arrêta, saisie elle-même d’une inquiétude... Elle devina qu’il lui cachait quelque dangereuse imprudence. Puis, habituée qu’elle était à prendre son parti de tout, pour avoir la paix,--à chercher et à trouver l’excuse superficielle, le sophisme, qui arrêtent la réflexion profonde: --Les femmes, murmura-t-elle, ont raison de tout, en pareille circonstance. La vie est là avec son charme. Crois-tu qu’ils vont s’amuser à faire de la psychologie? Pas si sots! Elle souriait d’un air entendu. Il la regarda et cet homme, sans délicatesse, trouva grossier, en cet instant, un argument qu’on lui offrait par pure pitié. Il haussa les épaules. Elle vit ce mouvement et la bienveillance l’abandonna. Son cœur s’irrita contre l’homme, si vain de sa puissance, qui, en cette minute, lui avouait sa défaite morale. Elle dit aigrement: --Qu’y a-t-il de changé... depuis hier? Qu’as-tu appris de nouveau? Voilà des scrupules bien tardifs! Il répliqua avec fureur, à voix basse: --Ce qu’il y a de changé? depuis hier? tout, parbleu: ils sont ensemble! --C’était à prévoir! tu as voulu ce mariage. Il est fait. --C’est bien ce que je dis, gronda-t-il. Il est fait. N’est-ce rien, ça? Elle haussa les épaules à son tour, et dit, ironique: --C’est un sujet de contentement. Tu en as assez rêvé, de ce mariage! Tu l’as assez préparée, combinée, voulue, cette alliance diplomatique! Les rois, disais-tu, n’en font pas d’autres. N’es-tu pas un des rois de l’or? Guirand se mit à tourner dans sa chambre; puis il prolongea sa promenade jusque dans l’appartement de sa femme, d’un côté,--jusque dans le salon, de l’autre. Quand elle le perdait de vue, elle entendait le bruit sourd de ses pas chaussés de pantoufles s’écraser pesamment sur le parquet. Va-et-vient de bête captive, et enragée sous la cravache. Céleste continuait d’un ton d’ironie satisfaite: --Tu as voulu donner ta fille à un de Courcieux, dont les parentés, crois-tu, doubleront tes influences dans le monde et à la Chambre. Tu as cru pouvoir te faire, en sacrifiant ta fille, des alliés dans un milieu qui n’est pas le tien. C’est magnifique. Le nouveau Guirand, le Guirand de la peur, conseillère de remords, eut alors un cri superbe et parfaitement sincère: --Et c’est toi! dit-il, c’est toi, la mère! qui parles ainsi! Elle haussa les épaules: --J’aurais parlé tout autrement autrefois. Tu as employé ta vie à me convaincre que mon devoir est de t’approuver toujours. Je t’approuve. Vas-tu me le reprocher? Tu faiblis aujourd’hui, quand il est trop tard. Je te soutiens de mon mieux en disant ce qu’il faut dire. --Mon Dieu! mon Dieu! soupira-t-il. --Ta fille, reprit Céleste, a fini par te sacrifier un amour absurde... qui ne t’aurait conduit à rien. --Il ne faut pas dire ça, répliqua vivement Guirand, Montchanin était un brave garçon et qui le serait resté. --Ne l’est-il donc plus? --Il a mené en ces derniers temps, une vie absurde, une vie de débauché; il y a mangé une partie de son petit patrimoine... c’était visiblement du dépit. Le voilà lancé maintenant! où s’arrêtera-t-il? Tout cela est fâcheux pour moi, je l’ai trop recommandé à la baronne! --Enfin, dit Céleste, ta fille n’en a pas moins été admirable. --C’est vrai, dit Guirand, fier de sa victime; elle a été admirable. Céleste oublia de railler son mari pour louer sincèrement sa petite Benjamine: --Nous devons être fiers de son courage, dit-elle. Mais Guirand, lorsqu’il se voyait, comme dans un miroir, reflété en quelque sorte par sa femme, cessait de se plaire. --Un courage, cria-t-il avec amertume, un courage qui est notre œuvre! que nous lui avons imposé! que nous avons, je dirai, fabriqué de toutes pièces!... Elle a lutté tant qu’elle a pu! --Et, dit Céleste, elle a cédé par amour pour nous, pour toi! Cette interprétation doucement hypocrite des sentiments de sa fille contenait beaucoup d’ironie. Elle agaça Guirand qui savait très bien que sa fille le jugeait, qu’elle avait cédé par faiblesse féminine d’abord, et ensuite parce qu’il l’avait leurrée de sophismes et de mensonges. C’est surtout le dernier de ses mensonges, ignoré de Céleste, qui le troublait, l’embarrassait; il lui semblait impossible de le dissimuler longtemps. A l’heure présente, Courcieux peut-être l’avait-il découvert! Guirand arrêta son va-et-vient enragé; sa main se crispa sur le dossier d’une chaise; il regarda sa femme bien en face, et prononça d’une voix ferme et cassante: --Ah! tiens! assez! C’est assez nous mentir l’un à l’autre. Tu as agi sur elle avec une politique sournoise de tous les jours,--à mon ordre, je le veux bien, mais aussi--conviens-en,--parce que tu es plus ambitieuse que moi... et que tu veux être la femme d’un ministre. Il s’allégeait d’une partie de la faute et puis il trompait sa passive et inutile impatience en attaquant sa complice. La solitude est partout pénible; mais nulle part davantage que dans le crime. Lorsque Adam accuse l’épouse première, c’est peut-être encore de l’amour: «Qu’elle soit damnée avec moi!» Sympathie démoniaque, qui n’en est pas moins la sympathie, l’adoucissement à tous les supplices. Le vrai damné est seul, comme le vrai monstre. Guirand et sa femme, à cette heure, s’entre-accusaient et ils y trouvaient une manière de consolation. --Ah! bon! dit-elle, elle est forte, celle-là! Tu ne veux pas devenir ministre! c’est moi, n’est-ce pas? --Non, c’est moi, dit Guirand, mais pour toi! --J’ai fait tout le mal, si mal il y a, répliqua-t-elle, c’est entendu! Il concéda: --Nous l’avons fait ensemble, nous nous sommes poussés, excités, encouragés l’un l’autre. --Non, non! je suis la seule coupable de ta fortune! C’est moi qui ai imaginé ce mariage! C’est moi qui fais de la politique! C’est moi qui suis conseiller général et maire! C’est moi qui serai ministre! --Je suis aussi coupable, plus coupable que toi! dit-il, qu’importe cela! C’est une querelle odieuse et vaine. Seulement... --Seulement? interrogea-t-elle, pressentant une attaque d’un genre nouveau, et se préparant à la riposte. --Seulement, je souffre... et tu ne souffres pas! Elle ne souffrait pas, en effet, pour l’instant. Elle avait dormi un peu. Elle se sentait l’esprit dispos. La grande glace d’une armoire lui montrait une Céleste Guirand très fraîche encore. Comme il faisait fort chaud, elle avait laissé retomber son châle et, avec complaisance, elle jetait de temps en temps un coup d’œil à demi furtif sur l’opulence de sa gorge nue. Elle se trouvait encore très bien. Encore? pourquoi ce mot? Elle se trouvait très bien, tout simplement, et se regardait parler! --Souffrir! pourquoi souffrirais-je? dit-elle. Parce que ma fille a fait un mariage inespéré? parce qu’elle a épousé un Courcieux, noble, bien fait, beau garçon, jeune à souhait, cousin germain des Chazal, qui font la pluie et le beau temps dans les Académies, au Sénat, à la Chambre, dans les groupes dont tu as le plus besoin? Je souffrirais, parce que tu as combiné et fait réussir un mariage de haute politique, qui assure à ton républicanisme présumé, et déjà sûr d’une partie des voix de la gauche, l’appui des droites ralliées et des catholiques libéraux? Eh! mon cher Paul, la France est à toi! Tu es un des plus grands financiers du siècle. Tu seras un des plus puissants ministres de la République. Il n’y a pas là de quoi souffrir! Tout en parlant, elle avait relevé son châle. D’une main, elle le tenait croisé sur sa poitrine, et, de l’autre, elle l’arrangeait autour de ses épaules, en corsage de bal... Ministre!... Président du Conseil... Mme la Présidente... Elle se voyait reine de France. Elle ordonnait les galas, les bals, les banquets historiques. Elle recevait des princes qui, certes, ne la recevraient pas aujourd’hui; elle s’asseyait à des tables royales... Voyons, elle était belle encore... Elle connaîtrait des triomphes que peu de femmes connaissent... Elle répéta: --Il n’y a pas là de quoi souffrir. Notre égoïsme, nos yeux ne le voient pas et notre pensée y est accoutumée. Mais celui de Guirand était là, inattendu, visible, opulent, insolent, incarné, extériorisé en sa femme. Et, dans la glace, le spectre de Céleste le répétait avec complaisance. C’est dans le miroir qu’il la regarda. Elle était là, bien assise, massive, rose, souriant à l’avenir. C’était comme l’âme matérielle de cet homme; il en eut le sentiment et le dégoût. --Tiens, tais-toi! cria-t-il. Tais-toi! c’est odieux! Cette fois, il renversa la chaise légère sur laquelle il s’appuyait. Et, pris d’un irrésistible besoin d’aveu, il dit tout d’un trait: --Mais tu ne sais donc pas que j’ai menacé ta fille, hier encore? --Menacée! et de quoi? --Que sais-je! de la renier, de la déshériter, de ne plus la voir! Tu ne sais donc pas que j’ai vu dans ses yeux, par moments, une expression de désespoir et de reproche effrayante! Tu parais ne pas savoir que je n’ai pas cessé de la trahir! Pour servir mon ambition, j’ai osé attaquer en elle la pureté des sentiments et des idées, tous les principes que nous n’avons plus, mais que nous faisons, à prix d’or, inculquer à nos filles! Je lui ai répété que «c’est ça, la vie!» que nul ne réalise jamais rien de son idéal; que tout au monde est transaction, compromis, accommodements; que la seule sagesse est la résignation aux basses réalités; que l’amour est une fiction, une éternelle duperie, une ivresse passagère de l’imagination; qu’à force d’y avoir été prise, d’en avoir éprouvé la folie, l’humanité a codifié son expérience dont les pères ont le dépôt, et que, finalement, je protégeais ma fille contre elle-même... J’ajoutai que le mari lui révélerait l’amour vrai, qui fait oublier d’un seul coup les rêves puérils d’avant... En d’autres moments, je lui ai affirmé que le mariage est un lien social de pure apparence, que ce sont fictions destinées à en imposer au peuple, parce qu’il faut une règle commune, et un frein aux passions du vulgaire; mais que les gens d’esprit se font, à l’abri des convenances sauvegardées, une vie plus aimable, plus large, plus compréhensive. Je lui ai donné à entendre qu’en dépit du serment légal, on garde, le plus souvent, des deux côtés, une vie libre, au cas où l’on ne se convient pas; que beaucoup de ménages en sont là... et que, dans le monde des élégances surtout, cela est ainsi la plupart du temps. --Oh! dit Céleste suffoquée, tu lui as dit cela? Tu es allé un peu loin! Et cependant, ajouta-t-elle, dans les conditions où tu t’es placé, il le fallait... Et puis, ce n’est que trop vrai! --Crois-tu donc, gronda M. Guirand, que je me tourmente pour rien? Suis-je un imbécile? un timoré? non, n’est-ce pas? Eh bien, je vais t’expliquer pourquoi je ne dors pas. A plusieurs reprises, lorsque j’essayais de lui faire entendre que la vie n’est pas une romance, j’ai remarqué, dans les yeux de Benjamine, comme je te l’avouais tout à l’heure, une expression de reproche et de douleur extraordinaires... Ce n’est pas assez dire. J’ai cru y voir de l’égarement, je ne sais quoi de terrifiant qui me glaça. Alors, je me faisais plus doux pour elle et aussitôt elle se rassérénait; je lui concédais quelque chose, et son regard se calmait. La dernière fois que je la vis ainsi, elle me répéta: «Jamais je n’épouserai cet homme sans lui avoir confessé que j’en ai aimé un autre.» Je lui répliquai vivement que j’appréciais sa délicatesse, et que, pour lui épargner la gêne d’une pareille confession, j’avais expliqué à M. de Courcieux, de sa part, quel sentiment de petite fille elle avait au cœur pour Jean Montchanin. «M. de Courcieux, lui dis-je, a souri, comme je m’y attendais, et m’a répondu que ta franchise le charmait sans le surprendre; qu’il n’était pas au monde une jeune fille qui n’ait eu son petit rêve bleu, sa passionnette; que cela était dans les usages; qu’il n’eût pas été nécessaire de lui en parler; qu’enfin le désir qu’elle avait d’oublier cet enfantillage lui suffisait. Il ne doute point, ma chère Benjamine, que sa tendresse et ses respects t’amèneront, en peu de temps, à n’aimer que ton mari.» --Eh bien! mais, s’écria Céleste, ayant assuré cela, c’est-à-dire une chose très raisonnable, pourquoi n’as-tu pas prévenu, après coup, M. de Courcieux? Il aurait souri, comme tu le prévoyais fort justement; tu aurais réalisé ton mensonge et tu ne redouterais pas, à l’heure présente, un malentendu qui est redoutable en effet. Il fallait lui parler, ou me charger de lui parler à ta place. --Toi?... J’aurais voulu t’y voir! s’écria Guirand. Ce diable de Courcieux m’intimidait. Je me disais: «Si j’allais faire tout craquer, avec un mot maladroit!» Et j’ai rengainé vingt fois la première phrase d’un petit discours vingt fois ruminé sur ce sujet difficile. Oui, vingt fois, j’ai voulu commencer, d’un air détaché: «A propos, mon cher Courcieux, ma petite Benjamine est très sensible, un peu nerveuse; cela passera; l’exquise délicatesse morale ne va pas sans une extrême délicatesse physique... Il faudra la ménager... Figurez-vous qu’elle a eu un petit amour de gamine...» Va te promener! Je sentais que j’arriverais toujours à une parole maladroite... ou impossible à prononcer. Ce diable d’homme vous a dans le regard, dans toute la physionomie, quelque chose de si narquois, de si prêt à vous cingler que, ma foi, non! je n’ai pas pu. --Est-il possible! dit Céleste, prise de peur tout à coup... Est-il possible! Tu t’es découvert ainsi! S’il apprend qu’elle a aimé Montchanin d’un amour d’enfant, ce n’est rien! mais s’il vient à savoir comment tu as menti en affirmant à Benjamine qu’il connaît cette affection et qu’il accepte que la petite en rêve toujours, tu te seras mis dans une nasse. Ça, par exemple, ça n’est pas fort, non vrai, ça n’est pas fort! Ah! je comprends maintenant pourquoi tu dors mal, cette nuit!... Je ne suis plus étonnée. Ah! mais non! Elle le regarda et le trouva stupide. --Et à cette heure, dit-il, notre fille, notre Benjamine, livrée par moi, est entre les bras d’un homme,--d’un trop galant homme--à qui, avec sa loyauté vaillante--oh! je la connais!--elle est capable de révéler ses véritables sentiments et par qui elle peut apprendre ce qu’elle ne manquera pas d’appeler la trahison de son père. --Ça, par exemple, ça n’est pas fort! répétait Céleste. --Et, poursuivit Guirand, tout ce qui, hier encore, me semblait légitime, naturel, tout simple,--parce que j’envisageais la hauteur et la grandeur du but,--tout cela, cette nuit, m’apparaît criminel jusqu’à la monstruosité! Ma conscience d’homme public me rassurait hier, je me comparais à Brutus; je sacrifiais ma fille à l’intérêt de la chose publique: ma simple conscience de père me torture à présent. Elle s’affole... Et la tienne dort! Et je ne peux même plus éveiller ton indignation de mère, en t’avouant ma déchéance paternelle! A cette surprenante apostrophe, Mme Guirand écarquilla des yeux terribles, où l’étonnement seul tempérait la colère. --Quand j’avais dix-sept ans, dit-elle, je vous ai aimé comme une enfant que j’étais. Vous pouviez faire alors de votre femme, à votre choix, une mère de famille ou une coquette, une dévouée ou une égoïste, une femme positive ou une femme de sentiment. Vous en avez fait un collaborateur de vos œuvres d’ambition. Ce que vous m’avez faite, je le suis. Il est un peu tard pour réformer ma seconde éducation... Où vous êtes arrivé aujourd’hui, j’arrive à votre suite. Que réclamez-vous? Il ne répondit pas. Elle se leva nerveusement pour se rasseoir aussitôt. Une bouffée d’air matinal entra par la fenêtre. Céleste couvrit ses épaules frileuses et continua, en regardant Guirand de plus en plus sombre: --Tu as passé vingt ans de ta vie à tuer en moi toute illusion, toute générosité, à me prouver que nous n’avions d’autre devoir que de conquérir ensemble la fortune et l’influence. «Pour notre fille», disais-tu. Je l’ai cru d’abord. Peut-être le croyais-tu toi-même. C’était bon à croire. Tu m’as expliqué à toute heure, que le monde est aux pharisiens.--«Si on appliquait la morale écrite»--je te cite «on ne ferait jamais rien. La morale pure est un idéal irréalisable auquel pourtant il faut avoir l’air d’obéir, car la galerie veut qu’on respecte son mensonge!» Voilà ta théorie. J’ai fini par en prendre mon parti. Qu’aurais-je gagné, à lutter contre ta force évidente (tu réussissais en tout) et contre ta patience?... A présent, je crois à tout ce que tu m’as prêché, c’est-à-dire à rien. Et pourtant!... Il la regarda, attendant la conclusion. --Et pourtant, répondit-elle à son regard, si tu tiens à mon opinion... de jeune fille, au jugement de mon honnêteté innée, qui me remonte au cœur et aux lèvres... eh bien, au fond, je pense... --Tu penses?... que penses-tu? --Que tu as commis une infamie, tout simplement, en trahissant ta fille comme tu l’as fait, en mentant par ambition et par lâcheté. L’armateur eut un regard de menace. --Oh! fit-elle avec la volonté d’adoucir la violence de son jugement, oh! moi aussi, moi avec toi, mon pauvre Paul, nous avons commis une infamie, en sacrifiant ainsi notre enfant!... Si encore tu croyais vraiment à la noblesse des résultats politiques que tu poursuis, si tu avais choisi sincèrement un parti, si tu te trompais de bonne foi, mais tu vends des opinions comme tu vends tes cargaisons d’épices! Il s’assit à son tour, non loin d’elle: --Accable-moi maintenant! dit-il, les coudes sur les genoux et se prenant la tête à deux mains. Elle se renversa sur le dossier de sa chaise. Le sommeil revenait. Elle répliqua mollement: --Il faut pourtant s’entendre. Que veux-tu que je te dise? que tu as bien fait? --Non, grogna-t-il. --Que tu as mal fait, alors? --Non plus! --Alors, quoi? --Je veux que tu me plaignes! Ce mot la fit sursauter. Eh! quoi! il voulait être plaint, lui, lui, l’homme autoritaire, qui l’avait brisée, façonnée, réduite, vaincue, chaque jour un peu, emprisonnée dans ses caprices, dirigée en maître absolu dans les voies qu’il avait seul choisies. Elle le regarda avec un mépris définitif, inconsciente de son propre égoïsme devant l’énormité de l’égoïsme de l’homme. Elle s’était mise debout; elle se drapa nerveusement dans le souple crêpon de Chine: --Te plaindre! ma foi non, je n’ai pas le temps!... Et moi, donc! qui me plaindra? S’il y a un malheur, tu souffriras, mais tu l’auras voulu. Nous autres femmes, nous le subirons en innocentes. Te plaindre! à quoi bon, d’ailleurs? Tu m’as dit mille fois: «Les regrets, les remords, c’est inutile. Le sentiment, c’est idiot. L’idéal, le rêve? des embarras pour la marche en avant, la course au pouvoir!» Voilà comment tu me parlais de mes sentiments de jeune fille, comment tu en as, hier, parlé à ta fille. Eh bien! mais... il me paraît que tout cela se venge un peu aujourd’hui. Que veux-tu que j’y fasse? Tu seras ministre, et ta fille aura des amants pour que tu sois cela. Eh bien, après? c’est la vie. Style Guirand! C’en était trop. Il se leva dans un mouvement de colère bien réelle. Elle lui parlait maintenant le langage de sa conscience morale, de la vraie, de celle qu’enveloppe et qu’étouffe la conscience physiologique, celle des instincts. Il lui prit le bras, tout prêt à la repousser violemment dans sa chambre... --Tiens! tiens! dit Céleste froidement. C’est du renouveau, cela? Voilà vingt ans que je ne t’ai plus vu de ces mouvements de brute! Le sauvage se réveille! le fauve en pantoufles! Voyez-vous cela! voilà un geste que ne vous pardonnerait pas M. de Courcieux. Vous êtes du dernier mauvais ton, monsieur Guirand! Il la lâcha en soupirant, se rassit, s’adossa à son fauteuil et ferma les yeux. La grosse Céleste cessait de songer à elle et, du coup, elle oubliait d’être ridicule. Les bonnes pensées qu’elle ne montrait jamais, celles que non seulement elle ne disait pas aux autres, mais que depuis longtemps, elle ne se formulait plus à elle-même, la transfiguraient. Elle prit une sorte de beauté énergique en criant à son mari: --Pharisien!... Il n’y a pas de mot qui vous nomme mieux! Vous sacrifiez tout à ce que vous «croyez» distingué. Ce n’est pas le fond des choses qui vous importe, mais l’apparence; ce n’est pas l’œuvre qui vous importe, mais le succès; vous aimeriez mieux être un criminel avec l’injuste estime du monde, qu’un innocent avec son injuste mépris. Pharisien!... Ayez donc le courage de vos théories, au moins dans le secret de la chambre et de l’alcôve! Mais, avant tout, pas de gros mots, pas de gestes violents, rien de ce qui déplairait, s’il était là, à M. de Courcieux! Du calme, Guirand, de la dignité! Vous n’avez jamais pensé, n’est-ce pas, que la grosse affaire de la vie fût l’amour, la paix du cœur et la tiède atmosphère d’un intérieur? La grosse affaire de la vie pour vous, c’est l’ambition... En sorte que vous avez toujours vécu au dehors et, si j’avais voulu vous tromper, j’en aurais eu tout le loisir! Vous n’en auriez rien vu ou bien, qui sait, vous auriez méprisé cet accident sans importance! Tous deux savaient à quoi s’en tenir sur ce sujet. Pour le plaisir de le fustiger d’un sarcasme, la grosse Guirand devenait imprudente. Il grinça: --Tout cela finira mal. Elle prit tout à coup un accent de parfaite bonhomie, très sincère, celui d’une femme résignée à la médiocrité de sa vie morale: --Voyons, mon pauvre Paul, sois raisonnable. Va te recoucher. Tu as sommeil; moi aussi. Tes inquiétudes sont des chimères. La vie est plus simple que cela. Il n’y a plus de tragédie. Courcieux, s’il sait tout, a trop d’esprit pour n’en pas prendre son parti. Va te coucher. Il ne broncha pas. Elle lui mit maternellement la main sur l’épaule: --Songe que la journée de demain sera dure. Il faudra sourire à ton gendre... Aussi, sachant quelle imprudence tu avais commise, il ne fallait pas insister pour qu’ils vinssent habiter leur villa! Il fallait les envoyer en Suisse, en Norvège, au cap Nord, et tout dire à Courcieux avant leur départ. Dieu! que les hommes d’État sont bêtes! D’ailleurs il n’y aura rien, ils vont s’adorer. Nous sommes fous... allons dormir. --Je te dis, cria-t-il, que tu m’exaspères! D’une voix sèche, saccadée, nette, elle dit vivement: --Ah! tu veux résumer? résumons! Montchanin était le mari qu’il fallait à notre fille. Mais, pas d’influence: condamné. Elle est à Courcieux. Benjamine parlera-t-elle à son mari? Possible. Si elle se tait, il n’y a rien. Si elle parle, de deux choses l’une: ou Courcieux se taira et tout est bien,--ou il se débattra, criera bien fort. Alors, défends-toi, crie plus fort que lui. Prouve-lui l’inutilité et le danger de ses protestations. Parle haut, menace au besoin, comme tu as fait avec nous, les femmes. Ne perds pas le fruit de tes manœuvres, que je puisse au moins t’admirer coupable. Porte beau, joue ton rôle et, en pharisien de bonne race, sauve les apparences jusqu’au bout. --Tu as raison, cria-t-il. Je me ressaisis. --Alors, repose-toi si tu peux... et n’éveillons pas les domestiques. Elle le quitta... A ce moment une rafale marine, froide comme le matin après l’orage, s’engouffra dans la chambre par la fenêtre grande ouverte, et, portée par ce frisson d’infini, une faible plainte d’enfant, un appel menu et distinct, entra tout à coup: --Maman! La mère fut frappée au cœur. Elle s’appuyait au cadre de la porte, le cou tendu, la tête inclinée vers la fenêtre ouverte par où elle apercevait la mer vaste, froide à cette heure, la mer où l’on se noie... Le père, debout, regardait aussi l’espace. --Tu as entendu? dit-elle... --Tu avais raison: nous sommes fous! répliqua-t-il. C’est impossible. --Si tu as entendu, reprit la mère, c’est donc que je n’ai pas rêvé. On appelle! Ils se regardaient effarés. Le cri recommença; une voix éteinte appelait, là, sous les fenêtres: --Maman! La mère s’élança. Elle traversa sa chambre. Comme une folle, elle descendit, elle ouvrit la porte de la villa. Benjamine, à demi nue, dans un peignoir déchiré, ses blonds cheveux défaits, toute ruisselante et grelottante, était là, qui chancelait... --Maman!... oh! maman!... --Benjamine! ma Benjamine!... tu m’expliqueras plus tard... appuie-toi sur moi... Peux-tu marcher? oui... montons vite... Dans mon lit, viens... ma pauvre fille! quel malheur, mon Dieu! quelle chose affreuse! Elle avait tout compris. Benjamine avait voulu mourir. Sa mère souffrait son agonie. Elle expiait, tant elle souffrait dans sa fille--et déjà elle était à demi pardonnée... Très vite, elles furent arrivées dans la chambre. Céleste tira les verrous et, en un clin d’œil, déshabilla sa fille, essuya son pauvre corps grêle qui frissonnait... --Pauvre chérie! pauvre chérie! Elle la mit dans son lit, la couvrit chaudement, alluma la lampe du samovar, prépara du thé, et alors seulement elle embrassa la pauvre petite, bien doucement, et, la regardant au visage, songea avec angoisse: «Elle a l’air d’une folle!... oh! Dieu! quelle horreur!... jouer avec l’amour, c’est un crime, un crime!», puis, enfin, tout haut: --Qu’est-il arrivé?... non, plus tard, repose-toi d’abord. Enfin, tu es là! quel bonheur d’avoir été si près de toi!... oh! ma chérie! ma chérie! Ce qui avait tenu M. Guirand éveillé, ce n’était pas un vague pressentiment. C’était bel et bien la notion exacte qu’il avait du caractère de ses deux victimes et des conséquences menaçantes de sa mauvaise politique. Ce qui avait tenu éveillé M. Guirand, c’était,--plutôt qu’un sentiment des possibilités,--un calcul des probabilités. Il s’était même dit: «Avec le regard que je lui ai vu, elle est femme à se tuer! un acte de désespoir est vite accompli et alors... ce serait la ruine de ma propre vie!» Il gagna le balcon, se pencha par-dessus la balustrade et ne vit personne devant la villa. Il rentra chez lui au moment où sa femme fermait la porte qui séparait leurs chambres. Il l’entendit qui disait à sa fille: --Ne crains rien, tu ne le verras pas... calme-toi. Il pensa qu’elles parlaient de lui. Il n’osa pas heurter à la porte. --Il y a une catastrophe, songeait-il. L’a-t-il chassée? S’est-elle enfuie? Il prêta l’oreille. Il n’entendit plus rien, qu’un chuchotement, de petites plaintes enfantines, des sanglots étouffés. Il était encore incapable d’affronter sa fille. Céleste disait: --Avant tout, il faut qu’on ne sache rien; personne ne t’a vue, au moins?... Calme-toi, calme-toi, ma chère petite... Tout s’arrangera, tout passe. Puis des chuchotements encore, puis un cri de refus: --Non! non! non! répétait Benjamine. Il frappa à la porte un coup léger. Céleste ouvrit, barrant le passage: --Pas toi! pas toi! elle ne te veut pas... elle ne veut pas te voir. Attends un peu. --Est-ce qu’il l’a chassée? demanda-t-il. --Je ne sais rien encore. Attends. Elle disparut de nouveau, referma la porte au verrou. Il l’entendit qui «prodiguait les consolations». Elle disait: --Il ne faut pas prendre froid... laisse-moi te couvrir, t’arranger, dors un peu. Voici le thé brûlant... Bois... encore... allons, viens là, tout contre moi, comme quand tu étais toute petite. Essaie de dormir, veux-tu? tu dois être si lasse! un peu de repos. Et, pendant ce temps, je prendrai une décision,--j’arrangerai tout... avant que les domestiques ne s’éveillent. Un peu après, il entendit, sans comprendre ce qui se disait, la voix de Benjamine... Elle expliquait. Il aurait voulu comprendre; mais il n’essayait pas d’entrer. Il acceptait sa déchéance. III LA NUIT DE NOCES DE BENJAMINE Ce qui s’était passé, Benjamine l’expliquait à sa mère, par phrases entrecoupées. Elle s’arrêtait haletante, sanglotante, puis, de nouveau se calmant un peu, répondait à une question,--et sa mère finissait par tout savoir comprendre. La pauvre petite mariée avait attendu, dans la chambre nuptiale, l’arrivée de l’époux, et cette attente, délicieuse à l’amour, avait paru terrible à sa résignation. Elle voulait être courageuse et elle l’était. Elle fermait les yeux... et peu à peu, lasse de tant de luttes morales, et aussi des cérémonies de la journée, lasse surtout d’elle-même, elle sentait s’assoupir son âme et sa chair... Elle s’endormait, comme une enfant qu’elle était. Elle avait perdu enfin conscience et de l’heure et de sa situation et de tout; son esprit roulait déjà dans le vertige mystérieux du sommeil, lorsqu’un bruit léger l’avait fait sursauter, dans une terreur nerveuse. Aux lueurs douces de la veilleuse, elle avait vu alors entrer un inconnu. Elle est là, les yeux ouverts, cherchant à comprendre... Il s’approche d’elle, elle a compris! Toutes ses résolutions de courage et de probité ne sont pas revenues encore à son esprit, car elle ne peut pas dire comme l’Épousée de l’Écriture: «Je dors et mon cœur veille.» L’idée de son devoir n’a pas repris possession de son âme et déjà l’inconnu menace... car l’amour qu’on n’appelle pas n’est qu’une menace... Elle jette un cri. Il s’étonne. Et l’épouvante involontaire de la pauvre jeune fille est suivie d’une involontaire explosion de larmes. Elle pleure, elle pleure éperdument, inconsolablement. Il s’efforce de l’apaiser, il parle avec tendresse, mais chacune des paroles qu’il chuchote doucement, qu’il veut rendre insinuantes et captivantes,--au lieu de la rapprocher de lui,--fait, en quelque sorte, reculer cette âme alarmée; elle retourne inconsciemment dans sa liberté de jeune fille; elle remonte, dans son passé d’hier, une à une, en arrière, les phases de sa vie depuis quelques semaines. Une à une elle les revoit. Et sa douleur augmente; elle n’en est pas la maîtresse. Elle se sent dominée par un regret tardif, et elle s’épouvante de le sentir inopportun, inutile, coupable! Elle veut s’efforcer de le cacher, de dévorer ses larmes, d’étouffer ses sanglots. Elle mord les draps de son lit. Elle est secouée de spasmes terribles; elle pleure comme à huit ans; elle a un grand chagrin, le premier grand désespoir de sa vie, un désespoir infini où sa pensée se noie, se perd, toujours plus effarée. Et voici qu’en remontant le cours de ses souvenirs, elle retrouve sa dernière entrevue avec Jean, l’adieu qui fut un baiser... baiser profond qu’elle croit sentir encore, sur ses lèvres et dans son cœur... Ah! malheureuse! Elle était donc bien seule, livrée à un inconnu, son mari, qui, une heure auparavant, ne lui déplaisait pas. Elle éprouva alors la sensation brusque, définitive, de la contrainte, de la répulsion, de l’horreur! «Jean! Jean! Jean!» elle le voyait, là, tout près d’elle, à la place que l’inconnu voulait prendre! Elle n’est pas à son mari. Elle est à un autre! Elle est la vraie femme d’un autre!... «J’aime un autre homme et je vais me donner à celui-ci!» A cette idée, ce fut la révolte; une honte subite, s’ajoutant à la terreur, avait resserré tout son cœur, tout son être. Toutes ses pudeurs lui crièrent: «C’est cela qui serait l’adultère!» Et, dans ce cauchemar réel, elle se sentit devenir folle. Tout ce qu’une femme peut se dire avant l’échéance du fait brutal, pour se persuader qu’elle doit l’accepter, disparaît parfois devant le fait lui-même, dans la panique des instincts ou la reculade des pudeurs apprises! Comme ces chevaux qui, dans la nuit, s’arrêtent devant un fossé invisible parce qu’ils ont flairé le vide, cette âme virginale recula devant l’irréparable que lui avaient dissimulé jusque-là les sophismes paternels, le mouvement de la vie autour d’elle et son ignorance des réalités. Et chaque fois que l’époux cherchait ses lèvres,--Benjamine se rappelait de nouveau le baiser profond de Jean. «Je suis à lui! à lui seul depuis ce baiser!... Je ne peux pas, je ne peux pas me donner à cet autre!» Et il avait fini par dire, cet autre, cet étranger, d’une voix très douce: --Qu’avez-vous donc, ma pauvre enfant? Alors, la petite Benjamine, un peu rassurée par l’accent du galant homme, s’était raccrochée, comme une noyée, à l’espérance d’un délai, et précipitamment, d’un trait, elle avait dit, avec la hâte qu’on met à se sauver: --Vous le savez bien... _puisque mon père vous l’a dit!_... Ayez pitié de moi, _puisque vous l’avez promis_. Vous êtes bon; vous avez compris vous-même qu’on n’oublie pas, si vite, une douce affection d’enfance qu’on avait crue éternelle... Vous ne pouvez pas m’accuser de vous avoir rien caché puisque, à ma demande, mon père vous a tout appris. Il m’a répété plusieurs fois vos bonnes, vos indulgentes, vos douces paroles: «Dites à cette pauvre enfant que je comprends; le temps effacera ce qu’elle ne peut encore oublier; j’attendrai que le temps, qui apaise tout, ait fait son œuvre...» C’est bien cela, n’est-ce pas que vous avez dit? A cette réponse inattendue, le visage de l’étranger était devenu terrible, énigmatique. Il s’était mis à marcher par la chambre. Il réfléchissait et, peu à peu, se calmait. Elle suivait, avec terreur, ses moindres mouvements; il s’était enfin arrêté devant elle et il avait dit, tranquille: --Votre père vous a trompée, je le vois, en me trompant moi-même; mais soyez tranquille, ma pauvre enfant,--ce qu’il a promis en mon nom, je le ferai pour l’amour de vous, que je plains de toute mon âme. Plaignez-moi aussi un peu, madame... Allons!... que l’on se calme et que l’on essaye de dormir. Le temps, en effet, sera notre secours. Il lui avait baisé la main et il l’avait laissée seule; et, seule, elle avait, à son tour, réfléchi, pensé, beaucoup pensé. Ah! le sommeil était bien parti. Sa tête était en feu. Son imagination, son esprit, sa raison, son cœur, avaient travaillé douloureusement. Et peu à peu, en cherchant à bien comprendre, elle avait bien compris! Elle avait tout deviné: «Oui, on m’a trompée, on m’a menti, on m’a trahie!» Tout s’était éclairé à ses yeux d’une lumière nouvelle, horrible; et aussitôt elle avait eu l’angoissante pensée que, désormais, elle ne pourrait plus estimer ni aimer son père... Sa mère même l’avait livrée! Elle était seule, bien seule au monde... «Et Jean! mon pauvre Jean?... Mais puisqu’on m’a trompée, on l’a trompé, lui aussi! Il m’aime! Il est parti parce qu’il m’aime! et parce qu’on l’a exilé! Et maintenant, malheureuse! Je suis mariée! mariée!» Ce mot, qu’elle répétait tout haut, dix fois, vingt fois, sonnait affreusement à son oreille. «Mariée! c’est odieux! Je suis prise dans un piège. Demain ou dans dix jours, cet inconnu reviendra! Il reviendra, comme un créancier, faire appel à ma probité, en parlant, avec raison, de ses droits! Il me montrera le contrat que j’ai signé et que je comptais ratifier, mais qui n’a plus de sens pour moi puisqu’il est établi sur des mensonges! Que je me refuse à cet homme, et il aura le droit de m’appeler menteuse, parjure, et de me mépriser!--Que je me donne au contraire à lui, et c’est moi qui me nommerai moi-même parjure et traître! et qui toute la vie souffrirai mon propre mépris!» Toutes ces idées tourbillonnaient dans la tête de Benjamine. Elle éprouvait le désespoir fou de la bête sauvage tombée par une trappe au fond d’une fosse d’où elle ne pourra sortir... Cette idée d’être la prisonnière, déshonorée à ses propres yeux, d’une situation sans issue, l’avait poussée à la vision libératrice de la mort, seul recours, seule liberté, seule paix, seule dignité... Et tandis que son mari, de son côté, songeait à toutes les conséquences possibles de leur situation, Benjamine, revêtant à la hâte une robe de nuit, la tête nue, les pieds dans des mules légères parce qu’elle songea qu’il lui faudrait marcher sur du gravier pour aller à la mort et qu’elle voulait y aller vite et sûrement,--sortait... Elle courait vers la mer... vers la mer froide, obscure, mais profonde... Mourir n’est pas toujours facile. Péniblement elle parvint jusqu’au rivage, très proche pourtant; elle glissa sur les rochers du bord et tomba dans une eau sans profondeur... Elle se releva et chercha à s’éloigner du bord, mais elle glissait à chaque pas sans trouver l’endroit favorable. Tentative sincère mais tentative puérile! Elle avait perdu ses chaussures. Ses pieds saignaient; ses blessures étaient cuisantes, mordues par l’eau salée. Une brise se leva qui plaqua sur son pauvre corps les étoffes ruisselantes. Des voix d’hommes résonnèrent sur l’eau ou sur la plage, non loin d’elle... Le froid, l’épouvante la prirent... «Maman!» L’instinct qui veut qu’on vive envahit tout son être. Elle regagna le rivage, courut sur la route, rentra dans le parc comme elle en était sortie, par une porte dérobée, qu’elle n’avait pas refermée et dont elle avait trouvé la clef dans une cachette habituelle... Et elle était venue, sous la fenêtre de la chambre maternelle, jeter, d’une voix mourante, le cri des petits enfants perdus: «Maman!» Maintenant, assise au chevet de Benjamine, Céleste Guirand, tout en s’appliquant à la calmer, s’efforçait de reprendre elle-même ses esprits, de se rendre compte de la situation avec exactitude, car enfin il fallait prendre une résolution, au plus tôt, avertir le père et le mari. Benjamine protestait de tout son être: --Non! non! je ne veux plus les revoir! Jamais! M. de Courcieux peut croire que j’ai prêté les mains à la trahison dont il est victime! et quant à mon père... Elle s’arrêta, l’air égaré, haletante, puis reprit: --Je vous dis que j’ai deviné, que j’ai vu, que je vois toute la vérité et dans les moindres détails. Et fixant sur sa mère un regard pénétrant, dur, terrible: --La baronne, par exemple!... Eh bien, ce n’est pas vrai!... Céleste, à ce cri, sous ce regard, ne put s’empêcher de détourner la tête. Benjamine, assise sur son lit, poussa un cri, cri sauvage, celui du désespoir triomphant, mêlé d’une sorte de rire convulsif: --Ah! ah!... vous aussi, ma mère, vous m’avez trahie! La mère ne put supporter l’accusation ni le ton furieux dont elle fut prononcée: --Non, Amine, non! cria-t-elle... Ton père, oui! mais pas moi! Benjamine retomba sur les oreillers. Guirand, à tout jamais, était perdu dans l’esprit et dans le cœur de sa fille. Benjamine venait d’obtenir la preuve de l’indignité paternelle et cette preuve, bien qu’elle n’en eût pas besoin pour croire aux machinations qu’elle avait devinées, achevait la déroute de son esprit et de son cœur... Alors elle murmura d’une voix enfantine: --Je voudrais bien voir Jean, vous savez, le voir, rien qu’un moment, lui expliquer les choses, le consoler... Oh! maman! maman! maman! IV IL VA FALLOIR CAUSER Céleste rentra dans la chambre de son mari et, le faisant asseoir à ses côtés, lui dit à voix basse: --Elle s’est assoupie. --L’a-t-il chassée? demanda-t-il de nouveau, avec anxiété. --Il la croit endormie chez elle. Il ne sait pas qu’elle s’est enfuie!... Elle a voulu se tuer! Guirand respira. --De grâce, dit-il, explique-moi!... qu’est-il arrivé? Céleste se mit à raconter ce qu’elle venait d’apprendre. A de certaines heures, la femme, quelle qu’elle soit, se retrouve toujours avec ses délicatesses, ses intuitions, sa faculté de répondre au mystère. Céleste comprenait très bien ce qui s’était passé dans l’âme de sa fille. Elle expliqua, sommairement. --Ah! nous en sommes revenus à Montchanin! dit Guirand. C’est de la folie! --Enfin, c’est comme ça. Vous, les hommes, dit Céleste, vous ne comprenez jamais ces sentiments uniques, profonds, inaltérables. Quand on aime, on aime--et tout est dit. Benjamine en est là--c’est évident aujourd’hui. Son action de cette nuit le prouve... --Quelle action? --Elle a voulu se tuer! --Attends un peu, fit Céleste, je vais te raconter la scène... Ils sont seuls... son mari insiste, lui dit des choses très tendres, très insinuantes... Alors, elle n’y tient plus, éclate en sanglots; crise de désespoir... Lui,--tu le connais,--avec son air hautain et bienveillant--il l’engage à se calmer. «Qu’avez-vous? demande-t-il.--Vous le savez bien! mon père vous l’a dit!» Guirand éprouva un affreux sentiment de détresse. Il crut tomber. Il dut s’asseoir. Il était verdâtre. Céleste continuait: --Le cœur de la pauvre petite a fondu. Elle a tout livré, croyant qu’il savait tout, mais qu’il désirait le tenir d’elle. Et elle a tout révélé: son amour pour Montchanin, ton refus formel de la marier à un homme sans influence, enfin tout. --Et qu’a-t-il dit? fit Guirand, plus attentif à ses intérêts qu’à la douleur de sa fille. --Il a dit: «_Oh! oh!_» rien d’autre, répliqua Céleste. --De quel ton a-t-il dit cela? --Dame! d’un ton de surprise et de colère, d’indignation,--mais, tout de suite, avec la plus grande bonté, la plus parfaite aisance, avec son infaillible courtoisie, si agaçante, si impertinente parfois: «Essayez de dormir en paix. Vous en avez besoin. Nous causerons demain, ma chère enfant. Pour l’instant, dormez: vous pouvez, je vous assure, ne pas vous enfermer. Ayez confiance en moi.» Elle pleurait comme une Madeleine, tu penses!... Il l’a laissée seule; il s’est retiré chez lui. Une fois bien seule, la pauvre petite! sa tête a travaillé, travaillé! L’imagination s’est montée. Elle a vu, dit-elle, sa vie brisée. Son cœur s’est exalté encore à la pensée de ce Montchanin--que Dieu confonde!... Bref, grand désespoir de petite fille... et la conclusion: «Je veux mourir!» --Ah! murmura Guirand, j’avais vu cela dans ses yeux... --Elle est donc sortie sans être entendue de son mari, qui dort sans doute en homme blasé sur les femmes. Elle a pu sortir facilement, vu la disposition de l’escalier, tu sais... Elle s’en est allée ainsi, sans trop prendre la peine de s’habiller... Elle a couru vers la plage, elle a cherché à mourir. Elle n’a pas pu, elle a eu peur et froid... et elle est revenue ici, les pieds saignants, le corps grelottant, encore affolée... Ah! ma pauvre petite! --Que vas-tu faire? dit Guirand... préoccupé uniquement de faire le silence sur l’aventure. Voyons... Il faut avertir Courcieux, tout de suite... avant qu’il ne s’aperçoive de la fuite d’Amine... Vas-y. --Pas encore. Il faut la préparer, elle, car je ne t’ai pas dit le plus grave: elle ne veut plus, absolument, rentrer chez son mari. Elle regarda la pendule. --Il n’est que trois heures et demie, reprit-elle, nous avons le temps. Je vais aller chez lui, moi, tout à l’heure... mais elle ne veut pas te voir, non plus, pour le moment. Reste tranquille. --Oh! tranquille! fit-il; je suis tourmenté! horriblement tourmenté! --Dame, il y a des choses qu’on paie, dit-elle, puisqu’on ne peut pas les réparer. Elle retourna près de Benjamine. --Hélas! songeait Guirand, est-ce que tous les pères n’essaient pas de marier leurs filles selon les convenances, selon la raison, de façon à concilier tous les intérêts? Est-ce que l’amour n’est pas par excellence la force funeste, celle dont il faut le plus se méfier? Qu’ai-je fait autre chose? J’ai cru agir pour le mieux. Seulement les conséquences tragiques tombent sur les uns et pas sur les autres; pourquoi? Je n’ai pourtant rien fait... qui ne se fasse tous les jours... C’est cela qu’il faut dire à Courcieux... C’est bien cela que je lui dirai... il comprendra. Ah! je suis malheureux! Céleste revint lui parler. --Elle s’assoupit un peu, dit-elle. Elle est anéantie. Je vais chez son mari, maintenant. --Il faut, dit Guirand, qu’elle rentre chez lui à l’instant même, n’est-ce pas? --C’est évident, dit la mère. Il n’est que temps. Les domestiques, les jardiniers vont s’éveiller. --Emmène-la. --Elle s’y refuse absolument, je te dis. Et puis il faut que Courcieux l’apprivoise, l’emmène lui-même; il faut encore, si on la voit sortir d’ici, qu’elle y soit venue avec lui... tu comprends? --Eh bien, va. Apaise-le. Explique-lui... Sois prudente. Comment entreras-tu? --Elle a laissé toutes les portes ouvertes. --Bien. --Si elle m’appelle, dis-lui, à travers la porte--car elle ne veut pas te voir, prends-y garde--dis-lui que je suis là; enfin, que je vais revenir. Sa femme à peine sortie, Guirand courut frapper à la porte de Benjamine. --Amine, Amine! dors-tu? La voix d’Amine répondit: --Où est maman? --Elle va revenir. Ouvre. Avec un accent de trouble, de douleur et de terreur, Amine répondit: --Non! non! pas en ce moment! non, pas vous! pas vous!... Je ne puis pas vous voir... en ce moment... pas encore. Où est ma mère? --Elle va revenir. Elle s’occupe de toi. --Est-elle allée chez lui? demanda-t-elle, d’une voix frémissante. Il hésita: --Non, répliqua-t-il enfin. Elle dit précipitamment de sa voix étouffée, pénible: --Elle est chez lui!... Je ne veux pas le revoir! Oh! mon Dieu! J’aime mieux mourir cent fois que de vivre ainsi! Je ne veux pas le voir... ni vous non plus... N’essayez pas d’entrer, je ne veux pas! Par pitié! mon père. Je suis sans force, brisée... Je ne peux plus, non, je ne peux plus penser, réfléchir, comprendre... J’ai besoin de repos, voilà tout, de pitié, d’un peu de pitié... Plus tard... plus tard! Elle se tut. Il l’entendit sangloter doucement, infatigablement. Elle était là, derrière cette cloison, sa fille,--mais plus lointaine qu’à mille lieues de terre et de mer, plus séparée de lui que par des abîmes de vide. Et alors il pleura. Ils pleuraient chacun de son côté. Guirand pleurait, car enfin il l’aimait, sa Benjamine. Il ne voulait que son bonheur, après tout. Et il se répétait cela, afin d’arriver à le croire,--parce qu’il avait besoin qu’on le crût. Un bon quart d’heure s’écoula ainsi. Tout à coup il se releva, la face dure, ardente, les yeux injectés de sang, et se rua sur la porte. Elle n’était pas faite, cette porte de parade, pour résister à de violents assauts. D’un coup d’épaule, Guirand la fit céder; et il se trouva en face de sa fille qui était là, debout, pâle, indignée, frémissante. A peine sa mère l’avait-elle quittée que Benjamine, dans un accès de fièvre et d’énergie, s’était habillée en hâte, se répétant vingt fois, tout bas, comme une enfant dans le délire: «Je saurai bien retrouver Jean... c’est lui qui est mon mari... depuis toujours, vous savez!» Guirand ne s’étonna pas longtemps. Il saisit les mains de sa fille. Elle détourna la tête. --Je t’en prie, je t’en supplie, fit-il d’une voix sourde... si avant une heure tu n’as pas réintégré le domicile conjugal, nous serons demain la fable des domestiques et, avant trois jours, la risée de tout Paris... Songe à tout cela, ma Benjamine! Songe à nous!... Le mal que j’ai pu faire involontairement est fait à présent!... Pourquoi l’aggraver? M. de Courcieux est un galant homme! A chaque mot, les deux fortes mains de Guirand pressaient celles de Benjamine plus brutalement. --Un peu de pitié!... Laissez-moi, dit-elle. Elle lui échappa, courut vers son lit, s’y jeta, la face dans les coussins, pour ne pas voir son père. --Mais c’est de la démence! cria-t-il. Il faut avoir un peu pitié de nous, toi, de ton côté! L’égoïste féroce essayait, en pareil moment, d’apitoyer sa fille sur lui-même... Il reprit, allant et venant par la chambre: --Est-ce que je peux te laisser? quel scandale veux-tu faire et à quoi bon?... Voyons, tu ne peux pas vouloir ma chute publique! ma honte! je ne sais plus que te dire, moi!... Tu n’es vraiment pas raisonnable! Mais qu’attendais-tu donc, qu’espérais-tu de la vie, ma pauvre petite? Quelles sottes idées t’a-t-on fourrées dans la tête?... Certainement tu as le droit d’avoir un gros, très gros chagrin, mais il n’y a pas lieu de te monter la tête à ce point... Il s’arrêta devant Benjamine toujours étendue sur le lit, toujours immobile comme une morte. --Enfin, quoi? interrogea-t-il en criant avec prudence. Quoi? que veux-tu?... Quoi? quoi? quoi?... Voyons, dis-le... j’arrangerai tout pour le mieux. Il entendit la voix étouffée de Benjamine qui sanglotait d’un accent d’infini reproche: --Oh! oh! mon père! mon père! --Eh bien, quoi? quoi? Il essaya de reprendre une de ses mains qu’elle retira vivement. --J’avais tant de confiance en vous! Nous avoir trompés ainsi, tous! M. de Courcieux et moi! Et Jean! Jean! mon pauvre Jean! Guirand paya d’audace: --Jean! mais puisqu’il t’a abandonnée, Jean!... abandonnée! trahie! Benjamine, dans un sursaut, fut debout, face à face avec Guirand: --Taisez-vous, mon père! N’essayez plus de mentir! L’abandon de Jean, c’est votre œuvre! sa trahison, c’est la vôtre. L’honnête homme fut, une seconde, embarrassé... il balbutia: --Comment peux-tu croire?... Mais l’enfant qui avait tenté de mourir, n’avait plus peur de rien. Elle affrontait son accusé! Elle lui dit, tout d’une haleine, d’une voix stridente: --Oh! mon père! mon père! ne mentez plus. Jean est un honnête homme! C’est par dévouement qu’il a si vite renoncé à moi quand vous lui en avez exprimé le désir! C’est par délicatesse! Vous avez fait tourner ses bons sentiments au profit de vos intérêts, contre lui-même! Il ne pouvait rien contre vous! Vous m’avez mariée le plus tôt possible en me mentant! Vous m’avez menti en paroles, vous m’avez menti en actions!... Jean m’aimait, vous m’avez dit qu’il ne m’aimait pas! Jean n’est pas allé de lui-même chez cette baronne! C’est vous qui avez jeté sur lui cette horrible femme! Vous l’avez trahi, vous l’avez perdu!... il n’était pas libre! C’est une honte! Guirand comprit que les dénégations seraient vaines. A bout de course, il reprit pied, et fit tête à l’adversaire: --Eh bien, soit! dit-il nettement. Elle demeura muette de surprise devant la simplicité de l’aveu. Il insista: --Soit, car aussi bien, le jour où tu rencontreras Montchanin, il est capable de te dire comment les choses se sont passées... Finissons-en!... J’ai fait tout ce que tu dis, mais j’étais dans mon droit de père... Je n’ai songé qu’à faire ton bonheur. Épuisée, elle s’assit sur le bord du lit. --Vous m’avez tout pris, mon respect et ma confiance en mon père et en ma mère, l’avenir, l’espérance, tout!... Comment vivrai-je maintenant? et pourquoi? Tout me manque à la fois!... A qui parler, à qui me confier? Étonnez-vous donc que j’aie voulu mourir! Ah! je le souhaite encore!... Il se remit à marcher de droite et de gauche. Et il l’entendit qui murmurait bien bas: --Et maintenant je suis mariée! mariée!... et j’en aime un autre! Alors il la regarda et entre ses dents, il laissa échapper ces trois mots: --Elle est stupide! Il haussa les épaules, regarda de nouveau sa fille, haussa de nouveau les épaules et sortit de la chambre. Il avait entendu marcher dans le grand escalier et deviné le retour de Céleste. C’était elle, en effet. --Il est en haut, dans le salon, dit-elle; il est très calme, très froid, l’air un peu triste avec son sourire ironique... Va le voir vite, il n’y aura rien. --Que t’a-t-il dit? --Nous n’avons pas eu le temps de causer chez lui. Il veillait, debout, comme nous... Il réfléchissait, en fumant son éternelle cigarette. J’ai pu seulement lui dire: «Amine chez nous, affolée, venez la reprendre. Il le faut.»--Il m’a suivie en silence. Va vite, il est au salon. --Au salon d’en bas? --Non, en haut, je te dis, à côté de ta chambre. Elle rentra chez sa fille. Guirand se regarda rapidement au miroir, boutonna le col de son élégante chemise de nuit, arrangea à peu près, en trois coups de main, le désordre de sa tenue,--et cherchant une phrase de début, il entra dans le salon où Courcieux, en l’attendant, se disait: «Ce père est un monstre. C’est un produit bien curieux de leur _struggle for life_, loi des instincts contre laquelle on avait précisément inventé la loi des cœurs et des âmes, la règle d’amour, de pitié et d’idéal.» Le sceptique en lui n’était pas trop étonné. Le croyant était ému. V LA PHYSIONOMIE D’UN HOMME VU DE DOS EST TRÈS EXPRESSIVE La large baie du salon ouverte, encadrait un paysage de mer magnifique. Le jour commençait à peine. Le ciel du matin, violacé, se répétait dans les vagues ridées à peine. Découpée dans le cadre de la fenêtre, la fine silhouette de Courcieux, debout, ne remua pas à l’entrée de Guirand qui s’arrêta fort embarrassé de son personnage. Courcieux, face à la mer, regardait, vers l’est, de larges bandes de brume qui se superposaient, degrés gigantesques d’un escalier féerique sur lequel ruisselait un lumineux tapis de pourpre. Non loin de la côte, sur les eaux du golfe Juan, une ville noire dormait, faite de quelques palais étranges qui, la veille encore, n’étaient pas là. C’était l’escadre française. Entre les hauts palais dentelés qui étaient les cuirassés, couraient des avenues d’azur frais, où frissonnaient de blanches poussières d’eau. Courcieux, qui tournait le dos à Guirand, semblait absorbé dans la contemplation de ce spectacle. L’ancien officier de marine regrettait, en ce moment, l’esclavage du service qui lui eut assuré, par delà les horizons, une plus grande liberté d’âme. Il songeait: «Le départ obligatoire, ce seraient les convenances protégées, l’éloignement expliqué... Quel dommage!» En ce moment précis, ce qui dominait en lui, c’était le lourd regret d’être marié. Comme il n’était pas amoureux, il se disait seulement: «Quel ennui! j’aurais pu être si heureux!... quelle assommante histoire!» Guirand regardait, d’un air stupide, le dos de son gendre. «Rien n’est plus étrangement expressif qu’un dos», disent parfois les artistes. C’est vrai; la physionomie d’un homme vu de dos est très parlante, en restant très énigmatique. Les lignes, redressement ou affaissement, demeurent en somme sujettes à interprétations précises mais incomplètes. Guirand songeait: «Son regard m’expliquera tout de suite sa pensée... Mais vu ainsi, il a l’air bien résolu! A quoi?» La résolution était lisible non seulement dans la carrure et le port des épaules, mais aussi dans les mains croisées derrière le dos. La main gauche étreignait le poignet droit. La main droite tenait une cigarette d’où s’échappait une fumée tranquille, bleue, qui sentait bon. Pas un mouvement, aucune nervosité. Nulle impatience. Évidemment Courcieux n’attendait rien. Son parti était pris. Tout le disait. Et Guirand, qui n’était point sot, l’entendait fort bien. Le dos de Courcieux était donc résolu. Mais à quelle résolution s’était arrêté Courcieux? --Je vais le savoir. Guirand fit un pas. Courcieux se retourna. Guirand cherchait toujours sa phrase de début... Il ouvrit la bouche. Son gendre étendit le bras, celui qui tenait la cigarette--et ce geste signifiait que Guirand devait se taire. Il se tut. --Monsieur, dit Courcieux en le regardant fixement, et souriant d’un sourire à la fois ironique, méprisant et navré,--monsieur, j’ai à m’accuser d’une grande faute. Guirand eut un haut-le-corps. Courcieux continua: --On n’épouse pas une femme dont on n’est pas amoureux. Cela est contraire à la nature, comme on dit aujourd’hui, ce qui signifie: à la volonté de Dieu. Je suis donc puni par où j’ai péché. Si j’avais aimé votre fille, monsieur, j’aurais, avant le mariage, échangé avec elle des paroles nécessaires; et, loyale comme je la vois, il n’y aurait eu ni malentendu entre elle et moi, ni trahison possible de votre part. J’ai donc eu tort. Il porta sa cigarette à ses lèvres. Guirand entendit très bien que cette cigarette ajoutait un petit commentaire aux paroles du marquis. Elle affirmait une impertinence voulue. Elle parlait entre les lignes ou dans les silences. Courcieux rejeta de ses lèvres dédaigneuses une fine fumée odorante. Guirand ouvrit encore la bouche, mais Courcieux étendit encore le bras. Guirand se tut. --J’ai donc eu tort, disait Courcieux. J’expierai galamment le tort grave dont je m’accuse. Mon excuse... --Vous n’avez pas besoin d’excuse! s’écria lourdement le beau-père. Courcieux haussa les épaules. --Mon excuse, dit-il, c’est la recommandation que me fit, à son lit de mort, ma mère vénérée. Elle connaissait votre Benjamine, «âme de pureté, de loyauté, âme de cristal», m’écrivait-elle. Et en ceci, je le vois, j’en veux être sûr, ma mère ne s’est pas trompée. --Benjamine est un ange, affirma Guirand. Ses jambes fléchissaient. Il aurait bien voulu s’asseoir, mais ce diable de Courcieux avait une manière de se tenir debout devant lui qui ne permettait aucune aisance à l’armateur désolé. --C’est une femme, dit Courcieux, une vraie, à ce qu’il me semble, avec un cœur aimant et fidèle. Et c’est un grave malheur pour moi, ajouta-t-il, de n’être pas aimé d’elle... Ma mère, monsieur, connut, il y a un an, une demoiselle Guirand dont elle croyait le cœur parfaitement libre, et il fut alors question, entre ma mère et vous, de notre mariage. La proposition vint de vous. --C’est bien cela, dit Guirand, qui s’était adossé à la cheminée, et qui regardait obstinément le parquet. C’est bien cela. Mme la marquise de Courcieux, à cause de ma situation à la Chambre, voyait à ce mariage un intérêt de parti... --Intérêt probablement illusoire, dit Courcieux avec calme et toujours souriant--car, à cette heure, j’ai le droit de douter de vous tout entier, monsieur, de votre avenir, de votre influence et de vos chances politiques. Êtes-vous sûr qu’on réussisse jusqu’au bout par les moyens de déloyauté? Au mot de déloyauté, Guirand avait tressailli; mais Courcieux l’avait prononcé sans le souligner, couramment, comme un mot juste et simple, mis à la place voulue, et auquel il n’y a pas lieu de rien objecter. --Monsieur le marquis! dit Guirand, qui crut devoir esquisser un haut-le-corps d’indignation... --Monsieur Guirand? dit Courcieux. Ils se turent. Leur silence parut très long à Guirand. --Vous êtes donc parvenu, avec l’aide de quelques amis, reprit le marquis, à faire croire à ma mère que votre modérantisme républicain servirait notre cause de royalistes libéraux. Votre arrivée au pouvoir était certaine, disait-on, mais vous ne pourriez vous y maintenir que grâce à l’aide des droites. Le mariage de votre fille avec le marquis de Courcieux deviendrait le symbole et le gage d’une alliance politique des plus heureuses pour la France. Votre succès, votre élévation au pouvoir, nous épargneraient, retarderaient tout au moins la victoire de nos adversaires les plus redoutés... Et comme Mlle Guirand était une bru digne de ma mère, cet arrangement nous parut honorable à tous les points de vue. --J’ai donc voulu tenir mes promesses, dit vivement M. Guirand... La patrie... --Pas de grands mots, interrompit sèchement Courcieux. La patrie, quand il lui plaît, demande aux pères le sang des fils, mais jamais la honte et le martyre des filles... Votre fille, avant de me connaître, aimait loyalement un jeune homme qui, de son côté, l’aimait. Et cela, c’était déjà un mariage selon Dieu. Or, sachant cela, vous m’avez marié, moi, à votre enfant qui n’était plus libre... Ce cœur-là n’était plus à vous et ne devait pas être à moi. Bref, vous m’avez livré, par devant notaire, un bien qui ne vous appartenait pas. Il s’arrêta, sourit, regarda fixement Guirand, de son œil bleu clair, et dit: --Eh bien, ça n’est pas très joli, ça, monsieur Guirand!... --Je vous assure... balbutia Guirand. --Ne m’assurez rien et concluons. --Oui, c’est cela, concluons, dit Guirand, pressé. Son interlocuteur devint grave et reprit: --Madame de Courcieux va rentrer chez elle, à l’instant, il le faut. --A la bonne heure! dit Guirand soulagé... mais, mais... elle s’y refusera. --Elle ne s’y refusera pas, dit Courcieux, d’un ton d’autorité décisive. Elle ne pourra pas s’y refuser, quand je lui aurai parlé. --Qu’allez-vous lui dire? Courcieux lança sa cigarette par la fenêtre. --Que le divorce nous est impossible; outre qu’il n’est pas admis par nous, il révélerait ce que nous devons tous cacher. Je n’entends être ni un mari ridicule ni un mari tragique. Je vais dire à la marquise de Courcieux, ma femme, que j’ai pour elle la plus profonde, la plus attendrie, la plus apitoyée des estimes; qu’elle n’a rien à craindre de moi; que je respecte la liberté de son cœur, mais que j’espère que son cœur ne tardera pas à venir librement à moi; et que je lui confie, en attendant, l’honneur de mon nom. Je lui dirai encore, monsieur, que je suis votre victime avec elle et comme elle, et que je la plains, elle surtout et avant tout; qu’elle n’a plus un protecteur en vous, puisque vous l’avez trahie, mais qu’elle en a un, ferme et sûr, en moi, et en moi seul. La porte s’ouvrit brusquement. Amine parut, précédant sa mère. --Monsieur le marquis, dit-elle, j’ai entendu vos dernières paroles; je suis prête à vous suivre. Je me confie à vous. Courcieux jeta un vif regard sur Guirand dont la mine piteuse le fit tristement sourire. --Madame, dit Courcieux, en s’inclinant d’un air de profond respect devant sa femme, je vous remercie. J’étais sûr de vous. Mme Guirand voudra bien vous accompagner à l’instant chez vous. Les deux femmes sortirent. Le soleil n’était pas levé encore. --Vous devez sans doute tenir beaucoup, dit Courcieux à Guirand, tout en tirant de son étui une de ses fines cigarettes d’Orient, vous devez tenir à savoir quels seront nos rapports à l’avenir? Rien n’est changé, parce que rien ne doit l’être. Suivez vos intérêts, monsieur, en tâchant de servir les nôtres. Ce sera votre excuse, peut-être votre pardon. Le monde doit ignorer notre drame intime. La nécessité où je suis de protéger l’honneur de mon nom contre le ridicule vous sauve de tout. Servez-nous, si vous pouvez, et je vous y aiderai, mais souvenez-vous que toute patience a des limites. --Vous me rendez la vie! s’écria Guirand. Et il s’avança vers Courcieux, les deux mains tendues. Courcieux regarda froidement ces deux mains ouvertes qui étaient grosses, larges, courtes, velues; il parut les juger en chiromancien gouailleur, et prononça, presque gaîment: --Ah! ça, non, par exemple! Il s’éloignait. Guirand regardait ce dos--très expressif, très significatif d’on ne sait quel dédain qui défiait toute épithète. TROISIÈME PARTIE I LES RÉFLEXIONS DE M. DE COURCIEUX De retour chez elle avec sa mère; couchée et demeurée seule dans sa chambre tristement nuptiale, Benjamine avait de nouveau pleuré beaucoup, puis elle s’était dit: «Il sera bon, il sera indulgent, je n’ai rien à craindre», et elle avait fini par s’endormir du lourd sommeil qui suit les douleurs trop grandes. Quand Céleste était rentrée chez elle, Guirand aussi dormait, la conscience enfin satisfaite. Et pendant que, vite consolée, Mme Guirand se disait: «Ça passera plus vite qu’on ne croit», Courcieux s’interrogeait: «Que ferai-je demain et après-demain? Quel est le parti le meilleur? Je ne veux être ni ridicule ni tragique. C’est entendu. Comment donc sortir de là?» Il se répondit: «Je serai bon.» Et cela lui semblait assez facile parce que la pauvre Benjamine était bonne et charmante. Puis, à force d’examiner une à une toutes les idées que lui suggérait sa situation, il en vint à se demander si Benjamine était aussi charmante, aussi bonne qu’elle le paraissait. --«Comment se fait-il qu’elle soit la fille de ce Guirand et de sa femme? Je sais bien... l’institutrice... Mlle Lireux. Mais Mlle Lireux a pu faire, par l’éducation, une personne bien élevée, elle n’a pu modifier la nature, la race même de cette personne. Ses parents, vus à une certaine distance, peuvent faire et font illusion. Ma pauvre chère mère s’est trompée sur eux: pourquoi ne se serait-elle pas trompée également sur la fille? Ces deux erreurs se tiennent, se complètent. Qui sait si la situation où maintenant se trouve celle qui porte mon nom, sans être encore ma femme, ne va pas être l’occasion qui déterminera l’apparition de son vrai caractère insoupçonné jusqu’ici? Toute jeune fille, je le sais, est un mystère. Toutes cachent sous une même attitude de convention (c’est en quelque sorte leur profession même) l’essence de leur caractère déjà formé, déjà présent, et parfaitement invisible. Les âmes d’ange et les âmes de monstre sont là, masquées, sous des visages aux traits différents mais tous frais et charmants, roses et lis, cils baissés, regards clairs... «Cette Benjamine est-elle aussi sincère qu’il m’a semblé? Qui sait? Que veut-elle? Veut-elle sa liberté... complète? Croit-elle l’assurer ainsi? Cherche-t-elle à m’imposer un rôle?... Quelle folie à moi! rien n’est plus sincère que sa douleur... mais alors pourquoi n’a-t-elle pas résisté à son père? Eh! mon Dieu! parce qu’on peut affoler une enfant... Elle me l’a dit elle-même... elle a perdu la tête. Elle n’avait jamais eu à lutter contre une volonté... et une volonté d’homme et de père!... Elle a subi une vraie suggestion, elle a l’air si frêle, elle est si pâle! Elle n’est pas responsable... soit; mais il reste d’autant plus certain qu’il faut se méfier, avant qu’il soit trop tard, de la fille de Guirand. Je suis marié «sur le papier»--c’est déjà trop. Ma faute à moi, je dois me le répéter, c’est de m’être marié sans amour... eh bien, aujourd’hui c’est cette faute qui sera mon salut: mon cœur est libre; mon esprit, mon jugement sont libres. C’est un grand bien; j’attendrai sans impatience le second mariage, le définitif, celui justement que, pour l’instant, elle refuse; il faut ne le consentir moi-même que lorsque je serai sûr de la qualité de cette âme. Avoir pour fils des Courcieux qui seraient des Guirand, merci! Il faut que je sois sûr que Benjamine est une âme affranchie, anoblie, belle et pure... Tu attendras, mon garçon, et tu feras bien. Et comme elle paraît le désirer beaucoup, son intérêt et ta politique sont d’accord. «Politique de galant homme; c’est la mienne. Je m’y tiendrai.» Et tout d’abord, Courcieux, le lendemain, annonça à sa femme qu’il désirait partir avec elle, le soir même, pour Paris. --Cela vous convient-il, Benjamine? --Je ne demande pas mieux, dit-elle. Les Guirand furent avertis; ils vinrent dire adieu à leur fille. Benjamine souffrit, en les revoyant, du jugement tout nouveau qu’elle portait sur eux. Elle les jugeait tels qu’ils étaient: des égoïstes, des hypocrites qui l’avaient sacrifiée à leurs ambitions. Cependant elle aimait sa mère avec cette tendresse éplorée, ce besoin de protection qui lui avaient fait chercher asile auprès d’elle. Elle la remercia avec effusion, mais la vue de son père lui fut pénible. Celui-là, c’était l’ennemi. Guirand crut devoir jouer les pères nobles. Adossé à un bahut, d’un air très grave, il se mit à tourmenter sa chaîne de montre, et, tandis que Céleste causait avec Courcieux, il dit à Benjamine: --Je ne sais, mon enfant, si tu comprends bien tes nouveaux devoirs... Il y a ici une question de probité... Tu t’es engagée solennellement à être la femme de ton mari. Tu ne peux pas avoir enchaîné la liberté d’un homme,--songes-y--sans être résolue, par compensation... Benjamine l’interrompit. Elle avait relevé la tête: elle fixa sur lui son œil bleu, où il ne vit aucun égarement cette fois, mais une assurance glacée: --M. de Courcieux, dit-elle, plaidera sa cause auprès de moi mieux que vous, mon père, soyez-en sûr... et permettez-moi d’ajouter que je désire ne plus recevoir de vous--jamais--ni ordres ni conseils. Je vous ai donné, en une seule fois, toute mon obéissance et toute ma confiance. Ce fut trop, je ne vous dois plus ni l’une ni l’autre. Courcieux, entre deux phrases de Céleste, entendit cette déclaration et ne sut s’il devait s’en réjouir. «Tiens! se dit-il, il y a une volonté calme dans cet être exalté et frêle! Cela sera-t-il contre moi ou pour moi? Elle est donc faible et forte à la fois... Décidément il faut attendre... et ne juger qu’à bon escient.» Quant à Guirand, il demeura pétrifié. --C’est donc une femme, cette fillette! pensa-t-il... Eh bien, qu’elle se débrouille avec son mari... je ne me mêlerai plus de leurs affaires. Il se tourna vers Céleste d’un air qui signifiait: «Partons-nous?» Et ils rentrèrent chez eux. Le soir, Courcieux et sa femme partaient pour Paris. On eût dit, à les voir, que rien d’étrange ne s’était passé entre eux. II BENJAMINE LIT SULLY-PRUDHOMME C’était pour lui-même à présent que Courcieux désirait ne pas précipiter les événements. Aussi, dès leur arrivée à Paris, s’était-il fait une vie personnelle, très indépendante. Il ne voyait guère sa femme qu’aux heures des repas. Elle faisait et recevait des visites. Benjamine eut très vite, elle aussi, une vie à part. La saison d’été n’était pas très favorable aux projets de Courcieux. Mais où aller? Ce qu’il fuyait, c’était la solitude. Partout ailleurs qu’à Paris, ils eussent été trop seuls en face l’un de l’autre ou bien, à la campagne, chez des amis, entourés au contraire de trop de témoins. Parmi les absents de Paris, Courcieux regrettait surtout son oncle, le frère de sa mère, le duc de Méribault, avec lequel il eût causé volontiers. Le duc était, avec ses deux filles et ses gendres, dans son château de Touraine. Mais il y avait à Paris des attardés et des capricieux; et puis, il y avait des théâtres et des clubs; des distractions. Courcieux semblait, auprès de Benjamine, un frère attentif, indulgent et gracieux. Il lui faisait à tout propos de menus cadeaux, parures, objets d’art, livres surtout. Et, dans leurs conversations sur le roman à la mode, il épiait l’opinion de Benjamine, l’éprouvait sur la sienne propre, comme un métal sur la pierre de touche. Et il trouvait toujours des traces d’or pur. Cependant, chaque fois qu’il se montrait involontairement un peu plus tendre qu’à l’ordinaire, il surprenait chez elle une légère crispation de la bouche. L’œil devenait fixe. Ces signes arrêtaient la galanterie du mari. Il se disait: «La malade n’est pas guérie. Le coup de folie est toujours à craindre.» Et comme il avait ses raisons personnelles pour attendre, il y retournait aussitôt, puis sortait pour rendre visite à de moins sombres visages. Il en vint à croire qu’elle se considérait comme condamnée au veuvage dans le mariage, parce qu’elle avait reconnu que décidément, elle aimait l’autre, ce Montchanin, de l’amour qui est le vrai parce qu’il ne peut être qu’unique. Son âme s’était donnée et ne se reprendrait pas. Une telle fixité de sentiment, défendue par l’idée fixe de la mort, faisait de Benjamine une malade touchante, digne, à ses yeux, de tous les ménagements et de tous les égards. Trois mois s’étaient écoulés ainsi et rien n’était changé entre eux. Alors il eut un peu de dépit. --Ma foi! se dit-il, c’est donc une manière de religieuse? Si cette condition lui plaît, qu’elle la défende. Je n’y peux rien. Ce Montchanin est à tous les diables. Puisse-t-il y rester! S’il en revient, parbleu, je l’y renverrai!... Suis-je amoureux d’elle? Non; alors, que m’importe! Un soir pourtant, le caprice lui vint tout à coup de reprendre la lutte. Il se dit sans autre réflexion: «Amoureux ou non, je vaincrai!» Et, en passant derrière la chaise où elle était assise et lisant, il s’était incliné vers elle, mais quand sa fine moustache avait effleuré le cou de la jeune femme: --C’est un beau poète que Sully-Prudhomme! avait-elle dit simplement. Vexé, il avait répondu: --Est-ce une découverte que vous venez de faire? --Oui, dit-elle, c’est le poète des amours douloureuses. Il y eut un lourd silence. --J’ai beaucoup réfléchi depuis trois mois, monsieur, dit-elle enfin. Et je vous conjure de m’écouter avec pitié. Il fit un mouvement. Elle lui parlait sans le regarder, n’osant pas. Ses regards baissés s’attachaient à une fleur du tapis. --Ne croyez pas, dit-elle, que je n’apprécie point la noblesse de votre conduite... je la vois, je la comprends, je la juge... Je vous vénère... je voudrais vous baiser les mains. Il eut un mouvement découragé. Il ne dit rien. Elle reprit: --Mais réfléchissez à ceci, monsieur. Tant qu’une image étrangère se glisse entre nous, que penseriez-vous de moi si je vous mentais, en vous laissant croire qu’elle s’est effacée à mes yeux?--et surtout que penserais-je de moi-même? Ce que je préférerais aujourd’hui, c’est un couvent! Une de ces retraites conviendrait tout à fait à mon caractère et à mon remords. Oui, à mon remords, car je me condamne, sachez-le. Je sens bien que, si ma pensée est innocente, ma situation est coupable. Et à présent que je vous ai expliqué l’état de mon cœur, que dois-je faire?... Je me soumets, ordonnez; et quel que soit l’ordre, j’obéirai. Vous êtes le maître. Il la considéra un instant en silence. Elle était jolie, et son émotion la rendait désirable; mais, en beau joueur, il voulut ne la tenir que d’elle-même. Son orgueil ne s’accommoda point de la soumission d’esclave qui lui était offerte. Il voulait son cœur, son consentement, et il jugea que, pour les conquérir, rien ne pouvait le servir mieux que sa volonté de les attendre. --Madame, répondit-il, je ne désire rien tant que d’être un jour aimé de vous. Elle leva sur lui un regard très doux. Il reprit: --Outre que la séparation entre nous serait fâcheuse aux yeux du monde, un couvent vous serait un peu sévère. Ma maison vous sera plus douce... Elle saura vous sourire. Mais ce n’est pas moi qui suis le Maître de l’heure... Il lui baisa la main et sortit, mais il avait jugé, cette fois, que la noblesse même des sentiments de Benjamine était l’obstacle entre eux, infranchissable, au moins pour le moment. Jusque-là il avait été sensé, mais ce soir-là il pécha peut-être par excès de fierté. Peut-être laissa-t-il passer l’heure où la petite Amine eût aimé le maître qu’elle respectait. Dès lors, il ne songea plus à se défendre contre le sourire des femmes qui sourient aux impertinences. L’ancien Courcieux reparut dans les endroits où l’on s’amuse. L’honnête don Juan qu’il avait été se dit: «Pour une fois que j’aurais le droit d’accepter les faveurs d’une honnête femme,--la mienne,--non, vrai, pas de chance! C’est trop bête!... A moi les autres!» Deux semaines ne s’étaient pas écoulées, que Benjamine avait résolu de revenir d’elle-même à son mari. La générosité de Courcieux, avait-elle pensé, méritait qu’elle fît un effort décisif contre ses propres sentiments. Était-elle bien sûre de n’être pas simplement, comme le lui avait dit son père, une petite romanesque? Sa situation était par trop exceptionnelle. Sa fidélité à un absent qui ne paraissait pas se soucier d’elle, n’était-elle pas coupable? Elle brisait la vie de Courcieux. Son directeur de conscience, à qui elle s’était décidée à soumettre ses incertitudes, lui dit: «Votre devoir est simple, soyez la marquise de Courcieux.» A ce moment, Courcieux, de jour en jour moins préoccupé de sa femme, faisait une cour endiablée à une femme du monde, de celles dont le charme est, paraît-il, irrésistible. Benjamine, un soir, dit à son mari, qui s’apprêtait à sortir: --Voulez-vous m’accorder cette soirée? --Pour lire du Sully-Prudhomme? dit-il, en souriant de son grand air ironique et dédaigneux, qu’il avait décidément repris. Il ne vit pas que les yeux de Benjamine, si doux à l’ordinaire, et pleins de tendre prière une seconde auparavant, lançaient un éclair de fierté. Elle ne répondit rien. Il sortit. Ils avaient, à tout jamais, peut-être, manqué le bonheur de leur vie. Elle avait parfaitement deviné quel genre de distraction l’appelait au dehors. Elle se dit bien que c’était sa faute à elle et cependant elle lui en voulut un instant! Ne valait-elle pas un regret plus prolongé? N’était-elle pas une conquête digne de plus de patience et de courage? La réponse était facile; elle se la fit: «Oh! c’est qu’il ne m’aime pas plus que je ne l’aime!... nous ne sommes pas faits l’un pour l’autre. Il ne m’aimera jamais.» Le malentendu s’aggravait. Elle entendait souvent comparer, dans les bavardages de salon, l’adultère des hommes et celui des femmes. Elle n’avait aucune expérience. Elle acceptait cette ineptie pour vérité. Rien ne pouvait lui faire comprendre que l’homme ne résiste guère à certains appels et que, à moins de s’être de bonne foi consacré à Dieu ou à une idée, il répond fatalement aux sollicitations des belles capricieuses lorsqu’il n’a pas chez lui l’amour qui ne passe point. Elle se figura même un moment que son mari, homme à élégantes bonnes fortunes, serait resté, quand bien même elle l’eût aimé, un débauché incapable de lui être fidèle. Sans savoir le fond des choses, de bonnes amies la plaignirent et, pour la consoler, lui contèrent maintes histoires du passé de Courcieux, et aussi du présent. --Votre mari, ma chère? Lauzun et Richelieu! plus dédaigneux même,--je vous assure. Il avait _l’adieu_ inexplicable. Il est légendaire pour ça. Ses maîtresses? Il les jetait aux oubliettes comme des poupées de chiffons: «Je pars pour la Chine, madame.--Mais vous reviendrez?--Oh! jamais.» Il saluait et tout était dit. La petite baronne, qui partait pour Londres, vint la voir et lui tint ce discours: --Et dire, ma chère, que vous auriez pu épouser Montchanin!... On me l’a prêté, celui-là, par parenthèse... oui, oui, votre père lui-même. C’est vrai qu’il m’a fait la cour, Montchanin, mais du bout des dents; je n’ai pas eu à me défendre... Pauvre petit! Aucune envie de mordre. Il avait le cœur trop plein de vous. Il a dû partir parce qu’il vous adorait. C’est stupide, mais c’est comme ça. Par délicatesse, mon Dieu, oui! Il y a encore de ces enfants-là. Vous étiez riche. Il n’avait rien. Il s’est brisé le cœur et vous a quittée par amour! C’est chic, ça, hein?... Vous ne savez pas? j’ai de ses nouvelles, directement... Eh bien, sa lettre est pleine de vous... l’impertinent!--«Que fait madame de Courcieux? que dit-elle? que pense-t-elle? est-elle heureuse... au moins?» Cet _au moins_, c’est tout un monde. Alors Benjamine se remit à penser beaucoup à son petit compagnon de jeux. Elle revit tout leur passé enfantin. Elle crut plus d’une fois, en rêve, sentir sur sa lèvre le souffle de son ami Jean,--qu’elle avait respiré, un soir de printemps sur la terrasse de la villa des Myrtes. Il faisait doux alors. Il y avait donc autre chose au monde que le club pour les hommes, le bal pour les femmes, le mariage qui enchaîne l’un à l’autre deux êtres dont les âmes se repoussent?... Elle rêvait ainsi, partout. Elle portait dans le monde sa pâleur maladive et mystérieuse, son regard voilé, fixé sur de l’absence! un songe virginal d’épouse ennuyée! Courcieux, cherchant des distractions, empêtré dans les filets d’une coquette,--d’autant plus acharné aux choses de l’amour défendu, qu’il avait passé tout près de l’amour permis sans pouvoir y toucher,--ne voulait plus rien savoir d’Amine. --Ma femme? une sainte! Ma mère avait raison. C’est la femme qu’il me fallait! Il disait cela parfois avec son sourire énigmatique où l’ironie se laissait lire sans s’expliquer. Il la voyait vivre dans sa maison de cristal et s’étonnait, songeant: --Après tout,--il y a des femmes qui ne sont pas faites pour le mariage. Elles devraient bien ne pas se marier, par exemple! Montchanin,--son ambassadeur étant absent,--eut à négocier une affaire difficile; il eut une réplique qui décida, en faveur de la France, du résultat d’une grave affaire. Les journaux furent unanimes à louer sa présence d’esprit et son énergie. Benjamine l’apprit et s’enorgueillit pour lui: «Cela ne fait de mal à personne, que je pense à lui. Mon mari sait mon sentiment. On ne fait pas ce qu’on veut de son cœur. Le cœur est libre. Jean n’est-il pas le seul homme que j’aimerai? Mon mari a ses maîtresses. Moi... j’ai un rêve. L’adultère, ce serait mon mari...» Montchanin pouvait venir. III LE RETOUR DE JEAN MONTCHANIN, DIPLOMATE PROFOND Il fut envoyé à Paris, par son chef, pour rendre compte d’un grave conflit au ministre des Affaires Étrangères. Déjà ce n’était plus le Montchanin d’autrefois. Il était autre, et les raisons premières de ce changement, c’était précisément son aventure avec Benjamine, le mariage de sa petite amie d’enfance, la façon dont Guirand avait conduit cette affaire, et aussi la manière dont lui-même, Montchanin, s’était fait payer son renoncement et son départ. Un matin, peu de jours après sa promenade à bord du _Cygne_, Jean Montchanin s’était éveillé tout transformé. Il ne voyait plus les choses sous le même angle, il avait évolué. --Imbécile, s’était-il dit, je croyais, malgré tout ce qu’on raconte, à l’amour, à la fidélité, à la durée des bons sentiments, à la vertu des femmes, à la loyauté des hommes, même des hommes politiques! Et cependant, en quittant Benjamine, que je croyais aimer, j’ai passé, avec cette petite baronne, une drôle de soirée en mer. Et son mari! quel drôle de mari! Rien ne l’étonne et il n’étonne plus personne. Il est cependant bien extraordinaire. Je lui dois beaucoup, à la petite baronne. «_Elle savait la vie et me l’a fait connaître!_» C’est charmant. J’entends encore sa voix jolie me dire: «Mon cher, ne manquez jamais une occasion. Laissez cela aux imbéciles. La vie est courte et les roses sentent bon.» Et m’en a-t-elle appris, sur les uns et sur les autres, de ces bonnes histoires que d’abord je ne croyais pas vraies! Mais le moyen de douter, quand une femme vous dit, au risque de votre mépris: «J’y étais, j’en étais; je fus l’héroïne, ou: je fus la complice.» Donc, vivons en joie le plus possible. Les petits enfants d’aujourd’hui savent que, dans la vie, il faut pousser le voisin, le faire tomber et lui passer sur le corps, si l’on veut arriver. A quoi? à jouir. Tout le monde pousse, bouscule, écrase... et ment. Écrasons, bousculons, poussons et mentons. Montchanin, ta fortune est faite!... Ainsi, j’étais hier naïf ou niais au point de croire que, honnête et pauvre, on est aimé comme ça, là, tout de suite, par une héritière, et que, si elle vous accepte, ses parents se hâteront de servir sa bonne volonté! On n’est pas plus bête. Il a dû joliment rire de moi, Guirand, ou plutôt non, il s’est dit: «Jean est un malin. Sachant bien qu’il n’épouserait pas, il m’a menacé de son soi-disant amour pour Benjamine, afin de se faire payer son renoncement. Bien joué, mon garçon; je paierai!» Et il a payé; il a de l’esprit. Quant à elle, un sourire, une larme, une émotion d’adieu, un baiser...--et, après, «bonsoir! je serai marquise!» Tout cela n’est pas très beau, je le reconnais, mais c’est ça la vie... A ma place un amoureux de roman aurait dit au père: «A partir de ce jour, je ne veux rien de vous»... Je t’en fiche! J’étais bien trop heureux d’obtenir, comme compensation, un poste avantageux, en passant par-dessus les camarades!» Et maintenant, jugeons de tous les autres... par nous-mêmes. Conclusion: je vois comment on arrive; c’est par les femmes; aussi bien par celles qu’on vous refuse que par celles qu’on se donne... Montchanin, ta fortune est faite; merci, baronne!» Hercule, fatigué de sa tâche éternelle, S’assit un jour, dit-on, entre un double chemin; Il vit la Volupté qui lui tendait la main, Il suivit la Vertu qui lui sembla plus belle. Aujourd’hui rien n’est beau, ni le mal, ni le bien; Ce n’est pas notre temps qui s’arrête et qui doute; Les siècles, en passant, ont fait leur grande route Entre les deux sentiers dont il ne reste rien. Jean Montchanin n’était pas Hercule et il n’avait pas derrière lui une «tâche éternelle». Tant d’hommes faits, après avoir longtemps suivi le chemin choisi par Hercule, se ravisent un beau jour et reviennent sur leurs pas, en prenant par des raccourcis, pour rejoindre la route des voluptés et des vices,--qu’on ne saurait s’étonner de voir un jeune homme mal choisir dès le départ. Le dépit est un méchant conseiller. Jean l’avait écouté et lui avait obéi. Il disait maintenant: «La vie, je la connais!» Tel était le Jean Montchanin qui entra, un après-midi d’automne, à quatre heures, dans le salon de la marquise de Courcieux, un jour où elle ne recevait pas. Il entrait plein de curiosité, de trouble aussi. Apportait-il des résolutions d’honnête homme? Honnête, il ne fût pas venu. L’aimait-il? S’il l’eût aimée pour elle, il ne fût pas venu. Et il accourait, poussé par la force irrésistible qu’on a tort de nommer amour. Elle se leva toute droite, pâle, toute pâle. Il s’apprêtait à dire: «Madame...» --Jean! dit-elle, une main sur son cœur qui battait à rompre. --Benjamine! Jetant là son chapeau sur le canapé, il l’entoura de ses bras, parce qu’elle défaillait. Elle laissa tomber sa tête sur l’épaule de Jean. Elle ferma les yeux. Elle se crut transportée dans le parc des Myrtes, cinq mois auparavant. --Jean! dit-elle encore. Il la regardait, éperdu. --Jean! Jean! Jean! disait Benjamine. Elle sentait fondre en elle son cœur. La peine, l’angoisse, l’ennui, dans lesquels elle vivait depuis cinq mois, s’évanouissaient dans sa mémoire. Il lui sembla qu’elle entrait dans une atmosphère, inconnue à la fois et retrouvée, de paix, de délice, d’oubli, de molle douceur et de joie profonde. Son être baignait dans une extase. Et cette émotion infinie donnait à sa voix quelque chose de lointain et de subtil qui pénétrait le cœur du jeune homme. A ce moment, il n’était plus ni bon ni mauvais. Il avait vingt-cinq ans. Un rayon de soleil traversait de grandes orchidées qui se pâmaient, penchées par-dessus le large disque évasé d’une coupe de cristal. Il vit ces fleurs, en regardant machinalement autour d’eux s’ils étaient bien seuls, si la porte était bien close. Aussitôt ses yeux revinrent à ce visage pâle, pâmé comme les fleurs qu’il venait d’entrevoir; ses regards buvaient les lèvres frémissantes de Benjamine qui répétait, sur un ton qui s’en allait toujours plus mourant: «Jean! Jean! Jean!» Pour tous les deux, tout ce qui n’était pas eux fut aboli. Ce fut la suite naturelle du premier baiser qu’elle lui avait donné... Au moment précis où elle sentit les lèvres de Jean effleurer les siennes, puis s’y poser, tout ce qui s’était passé depuis leur premier, leur unique baiser, ne compta plus pour rien. Fiançailles, mariage, désespoir, désir de mourir,--tout cela n’avait pas été. Le baiser d’adieu et le baiser de retour se rejoignirent pour n’en faire qu’un. Le temps intermédiaire disparut, anéanti, emportant avec lui les réalités. Ils se sentirent noyés dans un bonheur qui était un songe. --Adieu! partez! dit-elle... Brusquement, elle le laissa seul, étonné, abasourdi, se demandant ce qu’il devait penser de «l’aventure», car il appelait cela une aventure... Lentement, il prit son chapeau, le brossa de la manche, et sortit en songeant: --Elle avait raison, la baronne! Quand le marquis rentra, Benjamine lui fit dire qu’elle ne pourrait pas descendre à la salle à manger. Il demanda à la voir. Elle lui fit dire: «Excusez-moi; demain.» Enfermée dans sa chambre, elle ne se coucha point. Elle réfléchissait, l’œil fixe, un peu égaré, l’esprit tendu, essayant de trouver une solution honnête au problème coupable de sa destinée. IV UNE CONSCIENCE Elle n’avait pas eu à se donner, puisqu’elle était à lui. Et cependant, tout d’abord, le songe à peine achevé,--elle avait fui. Seule dans la chambre, elle pleura longtemps, incapable de réflexion. Quand ses larmes furent épuisées, elle ne trouva en elle qu’une pensée, une seule: revoir Jean, le plus tôt possible, être à lui pour jamais, n’être qu’à lui, partir avec lui. Mourir? cette fois, elle n’y songea pas un instant. Pourquoi cinq mois auparavant avait-elle voulu mourir? Parce qu’on l’avait séparée de Jean; mais à présent, à quoi bon? Elle n’en eut pas un instant l’idée. Chose étrange, quand elle pleurait tout à l’heure, il lui semblait que tous les regrets à la fois, tous les remords, toutes les désespérances se pressaient confusément en elle, se heurtant dans son cœur, dans son esprit. Il lui semblait que plus tard, quand elle pourrait voir clair dans ce chaos, elle ne supporterait pas son mépris pour elle-même. Et rien de tout cela n’arrivait. Elle voulait revoir Jean, c’était tout. La veille encore, elle était résolue à subir enfin sa destinée avec un sourire. Elle tâchait de comprendre son devoir, qui était de donner à son mari le bonheur régulier... Avait-elle vraiment songé à ce devoir-là? On l’eût bien étonnée en le lui rappelant. Une femme avisée se fût dit tout de suite que l’heure était venue de se rapprocher de l’époux. Elle eût jugé cette politique nécessaire, elle eût trouvé cette habileté légitime. L’enfant qu’était Benjamine n’eut pas à repousser cette pensée qui ne lui vint pas. --J’étais à Jean. Je suis à lui. C’est ma vraie destinée. J’irai, demain, le rejoindre. Pour expliquer mon départ ici, je laisserai une lettre. C’est tout simple. Elle se rappela que Montchanin lui avait dit qu’il avait gardé, comme pied-à-terre, à Paris, son petit logement d’étudiant, qu’elle connaissait pour y être allée avec son père. Jean lui avait répété deux ou trois fois qu’il resterait chez lui, pour elle, le lendemain matin. Eh bien, elle irait, elle le devait. Elle trouvait cela tout simple. Il n’y avait pas d’autre issue à sa situation nouvelle. Qu’elle n’allât pas retrouver Jean, non, cela n’était pas possible puisque Jean était son mari... Ils partiraient ensemble pour l’étranger. Il fallait donc qu’elle préparât tout de suite quelques menus objets qu’elle voulait emporter. Elle quitta son fauteuil, ouvrit des tiroirs, réunit quelques-uns de ses bijoux préférés, ceux qui lui avaient été donnés par sa mère. Elle prit tout l’argent qu’elle avait, beaucoup. «Avec cela, pensa-t-elle, on n’a pas besoin de s’embarrasser de malles... On trouve partout du linge, des vêtements. Nous verrons, plus tard, à nous faire envoyer par ma mère tout ce qu’il me faudra.» Elle vaquait à ses préparatifs avec une grande tranquillité, une lucidité extrême. Elle n’oubliait rien. Elle choisit dans sa pensée la robe qu’elle mettrait pour le voyage. Elle la demanderait, dès le matin, à sa femme de chambre, et aussitôt elle quitterait la maison. Comme Jean allait être heureux! A ce moment le jour, blafard, parut par les fissures des volets et par l’entre-bâillement des lourds rideaux,--un jour violâtre et maladif, triste infiniment. Elle écarta les draperies, elle poussa un peu une persienne; le ciel était sinistre. Elle se sentit glacée, et referma vivement la fenêtre. Alors sa fièvre tomba, elle se rassit dans son fauteuil et regarda autour d’elle ce logis qu’elle allait abandonner, la maison de la marquise de Courcieux, et elle murmura: --C’est impossible!... Comme ça du moins, je ne dois pas! L’angoisse des plus mauvais jours la reprit. La prison, le tombeau se refermaient brusquement sur elle. Elle comprit qu’elle était trop lasse, qu’elle n’était plus en état de rien juger, de rien savoir; elle se dit qu’il lui faudrait être forte le lendemain pour livrer une des grandes batailles de sa vie,--elle ne savait pas laquelle,--et à demi morte, elle se dévêtit et se coucha, physiquement heureuse de sentir en elle, bien avant d’avoir fermé les yeux,--le néant du sommeil. V L’AVEU N’EST PAS FAIT, MAIS IL EST COMPRIS C’était le matin, peu de temps avant le déjeuner. --Dites à M. le marquis que je désire lui parler. Il la trouva debout, très pâle, l’air résolu, singulière. --Qu’avez-vous? dit-il. Vous n’êtes pas malade, j’espère. Vous êtes pâle. --J’ai si peu dormi cette nuit! Puis, dans un grand trouble, ne sachant par quelles paroles commencer, elle déclara brusquement: --M. Montchanin est à Paris. --Ah! dit le marquis sans sourciller, quand repart-il? --Je ne sais pas. --Vous l’avez vu? --Oui, ici, hier après midi. Il y eut un bref silence. --Je crois, ma pauvre enfant, que vous auriez mieux fait de ne pas le recevoir, répliqua doucement Courcieux; il me semble que c’étaient là nos conventions. --C’est parce que j’y ai manqué que je m’accuse, dit-elle. Courcieux s’approcha d’elle, la main tendue: il y mit sa bonne grâce ordinaire, on ne sait quoi de sincère et d’apitoyé qui, depuis longtemps, lui eût conquis la jeune femme, si l’amour était raisonnable. Mais, à ce moment précis, Amine ne fut même pas touchée. Elle ne pensait qu’à Jean. Elle se taisait. Elle ne prit pas la main de Courcieux. --Il s’est fait annoncer, je pense? reprit doucement le marquis. --Oui, certes, et vous allez me demander pourquoi, dès lors, j’ai manqué à nos conventions en le recevant? La surprise; ce mot dit tout, fit-elle. Elle pâlit encore et dut s’asseoir, puis balbutia: --J’ai pu voir que je suis sans force contre lui et c’est ce que je me suis juré de vous dire aujourd’hui même. Le silence serait indigne de moi, et indigne de vous... Cette nuit, j’étais résolue à fuir votre maison, monsieur. J’ai compris à temps que ce serait vous faire injure; j’ai cru préférable de vous réclamer ma liberté et de vous dire que je vous rends la vôtre. --Comment cela? demanda-t-il froidement. Tandis qu’elle parlait, il se sentait devenu de glace pour elle. Elle ne l’intéressait même plus. Ce n’était pas sa femme, après tout! Elle se releva toute droite et reprit nettement: --Il faut nous séparer, monsieur; il le faut; ce sera mieux pour vous et pour moi... Il y a le divorce. Courcieux fit un mouvement d’impatience. --Pas de divorce? reprit-elle; vous n’en voulez toujours pas?... c’est vraiment impossible?... Alors, affirma-t-elle, je vais vous quitter, moi; partir... Tous les torts seront sur moi... Je vous assure, monsieur, qu’il le faut... Elle insistait étrangement sur ces trois mots «il le faut». --Mon cœur n’est pas libre; il n’est pas à vous... séparons-nous. Après cette énergique déclaration, elle redevint brusquement humble et faible. Elle tomba sur ses deux genoux, tout d’une pièce. Il pensa qu’elle avait dû se faire mal, mais elle demeurait immobile, sans larmes, les yeux brillants... Elle tendit vers lui les mains. Il pensa qu’elle était vraiment un peu trop exaltée, mais aussi qu’elle touchait peut-être à l’heure d’une crise salutaire, qu’il pourrait, lui, précipiter et diriger. --Amine, dit-il, de sa voix la plus affectueuse, je n’aime pas, vous le savez, ces exaltations, ces grands gestes un peu dramatiques... Ils prouvent que vous n’êtes pas maîtresse de vous. Il faut vous ressaisir, ma chère enfant, et m’écouter bien attentivement. Il la releva avec douceur et s’assit près d’elle, en lui tenant une main dans les deux siennes. --Il y a des sujets, reprit-il d’une voix nette,--une voix qui commandait,--il y a des sujets sur lesquels nous ne devons plus revenir ni l’un ni l’autre, jamais. Il est bien vrai que je vous sais gré de m’annoncer que monsieur Montchanin est à Paris. Mais cela seul m’a dit tout, et ce mot suffit. J’y vois votre noble intention de m’appeler à votre secours contre vous-même. Elle écoutait, les yeux fixes; elle avait repris l’air égaré des heures mauvaises; elle ne savait plus ce qu’elle avait projeté de lui dire. Elle écoutait la voix ferme et impérieuse qui lui parlait; elle en subissait les conseils comme des ordres inéluctables. Elle sentait sa vie prise dans la fatalité comme un navire dans les glaces. Son âme en elle demeurait figée,--attentive pourtant, mais incapable de plus de réflexion et de parole,--seulement passive. Elle tâcha de se rappeler ce qu’elle avait résolu de dire... Évidemment il n’avait pas compris! L’aveu terrible qui, pensait-elle, allait dénouer le nœud gordien qui les unissait, restait à faire. Elle était debout, si pâle qu’on eût dit une morte aux yeux ouverts. --Écoutez monsieur... dit-elle avec force. Il l’interrompit, et, de sa voix qui commandait plus haut, il dit: --Vous voulez partir? Non. La marquise de Courcieux ne fera pas cela, même après m’avoir prévenu. Je m’y oppose. Pourquoi? parce que je vous ai promis à vous-même de vous protéger. Je vous jure qu’en me quittant vous iriez à un malheur si certain que cela m’empêche de songer à la situation lamentable où me laisserait votre honteuse fuite. Donc, pour vous, je vous ordonne de rester. Elle sentit qu’il disait des choses très justes. Il continua d’un accent apaisé: --Et, pour moi, je vous demande de ne pas songer au divorce. Vous êtes une généreuse, ma pauvre enfant; obéissez à ma prière. Votre seul salut est en moi. Tout le reste est danger, honte, misère, folie et mort. La situation est lamentable pour vous, sans doute. Et pour moi, donc! Et comme je sais à qui je parle--voici la seule solution: soyez héroïque, madame! Elle leva sur lui des yeux de désespoir, qui avouaient tout. Il ne voulut pas comprendre son regard; il avait refusé tout à l’heure d’entendre son aveu, qu’il croyait avoir deviné. Elle n’osait plus rien dire. Il reprit: --Vous ne reverrez pas, j’en suis sûr, M. Montchanin. Certainement vous lui avez interdit votre porte, n’est-ce pas? --Monsieur Montchanin quitte Paris ce soir, murmura-t-elle machinalement. Il se rapprocha d’elle: --Peut-être ai-je des torts, Amine. J’ai eu, moi, mes raisons, en présence de votre attitude, pour n’être pas assidu auprès de vous comme je l’aurais dû peut-être... pardonnez-le-moi, car rien n’est plus pardonnable, je vous l’assure. La demande que vous avez cru devoir me faire tout à l’heure m’est un nouveau gage de la loyauté parfaite de votre cœur. Cela est bizarre à dire, mais ce qu’eût provoqué la colère d’un autre, porte au plus haut degré mon estime pour vous et je sais peu de femmes qui montreraient tant de droiture dans une si malheureuse situation. Il se rapprocha encore un peu d’elle: --Eh bien, pourquoi ne pas vous rapprocher vous-même de moi un peu davantage? Elle eut un imperceptible mouvement de révolte. --Moins que jamais! murmura-t-elle d’une voix mourante. Il se redressa et sourit d’un air ironique qui semblait méchant. Un valet de chambre annonça: --Madame la marquise est servie. --Dispensez-moi ce matin encore, dit-elle faiblement, de déjeuner avec vous, monsieur. --Je vous ai demandé d’être héroïque, dit le marquis d’un ton glacé; il faut commencer. Ils s’assirent l’un en face de l’autre et le marquis, pour masquer le vide qui les séparait, lui conta, avec esprit, une anecdote quelconque. --Madame a un peu de migraine, Baptiste. Vous enlèverez les fleurs du salon. --Ne sortez-vous pas aujourd’hui? fit-elle. --Non, pas aujourd’hui. Ils passèrent la journée chez eux, chacun de son côté. --«Il est clair, se répétait-il, qu’elle voulait me dire quelque chose de plus, et je l’en ai empêchée. Ai-je eu tort? assurément non. Si cela est, quelle figure aurais-je fait? Mieux vaut douter, puisque mes résolutions, en aucun cas, n’auraient pu être modifiées.» Elle retomba à sa vie de nonne. VI M. LE DUC DE MÉRIBAULT GOUTE FORT ALFRED DE VIGNY Le duc de Méribault était un homme d’assez petite taille, qui avait gaspillé les années de sa jeunesse et économisé celles de son âge mûr. Il avait été ambassadeur sous le septennat de Mac-Mahon. Sénateur aujourd’hui, il regardait sans trop d’épouvante monter le flot des idées nouvelles. «Tout s’arrange à la fin, disait-il souvent. Dieu se débrouille toujours. On dit que les cyclones, qui font tant d’affreux naufrages, sont chargés par Dieu de faire pénétrer au fond des Océans un peu de lumière et d’air, afin que la vie y puisse naître. Les révolutions sont prévues par Dieu. Elles ont une raison d’être qui, étant divine, nous échappe. La foi comporte la patience, la résignation, comme elle comporte la charité et l’espérance.» Le vieux duc avait un héros: Lamartine. «On y reviendra, disait-il. C’est un bien grand homme. Ses vues sur la politique étrangère sont d’un génie intuitif incomparable. C’était vraiment un homme envoyé de Dieu. J’aime moins ses poésies; il se complaît trop dans l’expression de la mélancolie. Il faut être triste--et rire un peu. Il ne sait pas rire.» Tel était le vieux duc de Méribault. Il avait soixante et onze ans et en paraissait soixante. Quand on le lui disait: --Pardon! répliquait-il, j’en parais soixante... et un!... Différence énorme: j’ai passé la soixantaine! Le duc, qui était resté durant tout l’automne dans ses terres de Touraine, venait d’arriver à Paris, depuis vingt-quatre heures. Levé et rasé de frais quotidiennement dès l’aube, il était, ce jour-là, dans son cabinet de travail, au milieu de ses chers livres, et il tenait le troisième volume des _Mémoires_ de Saint-Simon, dont il raffolait, lorsque, vers neuf heures du matin, Courcieux entra sans crier gare. --Oh! oh! te voilà levé de bien bonne heure, mon garçon! Tu auras fait quelque sottise. Tu auras cassé quelque chose: tu viens chez le raccommodeur. Courcieux était venu vite, à pied, afin d’avoir le temps de réfléchir en chemin. Il était essoufflé. Il s’assit. --Reprends ta respiration. Plus on a l’âme troublée, plus on doit se calmer le sang, si l’on veut agir avec sagesse... Nous avons tout le temps. Il y avait, en effet, du nouveau chez Courcieux. Il venait d’apprendre une chose si grave qu’il avait songé tout de suite à chercher en dehors de soi-même appui et conseil. La confession catholique a pour fondement un besoin formel du cœur humain qui veut savoir, à de certains moments, si ses fautes ou ses résolutions sont humaines et pardonnables ou impardonnables et monstrueuses. «Où donc trouverai-je une autre âme, droite et haute, qui me dira si Dieu ou l’Idéal m’accueille ou s’il me repousse? Je veux faire ceci ou cela, mais que ferait un autre à ma place? Où est le vrai bien? où est le vrai mal? Ma conscience est trop seule. Je suis dans la nuit. Ma pauvre chère mère m’eût si bien conseillé! Son directeur de conscience est mort... Ah! j’ai mon oncle, le frère de ma mère. Les intérêts de famille nous sont communs. Il est père. Il a trois enfants... Il est honnête homme, indulgent et spirituel, mais intransigeant sur les questions d’honneur. C’est à lui qu’il faut m’adresser.» Courcieux venait donc voir son oncle, le vieux duc de Méribault. Il lui confessa toute son histoire, depuis l’origine, toutes ses incertitudes et toutes ses résolutions,--et enfin le grave incident nouveau qui avait déterminé sa visite... Le vieux duc l’écouta attentivement. Courcieux parla longtemps. --Oh! oh! c’est grave, en effet. Et tu ne sais cela que depuis ce matin? --Oui, et Benjamine n’est pas encore prévenue. --Bon. M’as-tu bien tout dit? --Oui, mon cher duc. --Eh bien! il faut qu’à mon tour je reprenne les choses dès l’origine... Ne t’impatiente pas. J’ignorais tout de ta situation, et je n’avais pas à la connaître. Jusqu’ici, en effet, tu n’avais pas besoin de conseil. Ne t’étonne pas cependant si je te donne sans hésitation un avis net et précis sur des choses si nouvelles pour moi. Je suis un vieux terre-neuve. La vie aurait bien du mal à m’offrir une circonstance qui me prît sans vert... Veux-tu fumer? non? à ton aise! Je vais allumer ma pipe à cinquante sous... Oh! j’en ai de plus belles! mais elles ne valent rien. Rien ne vaut la bonne bruyère. Il s’installa confortablement dans son fauteuil, alluma sa pipe, une pipe qu’il avait fumée en mil huit cent soixante-dix, sous le feu des Prussiens, puis dans une forteresse allemande. Courcieux s’impatientait. Le duc s’en aperçut. --Tu me trouves un peu trop calme en présence de ta vivacité et de ta douleur? dit-il. Tu as tort. Ta douleur, c’est aussi la mienne; tu es le fils de ma chère sœur et je t’aime comme mon enfant... Si on devait me couper une jambe, je te jure que je ne me ferais pas endormir. Je fumerais ma pipe, comme le vieux grognard qu’on cite dans les histoires. Courcieux serra avec émotion la main que son oncle lui tendait. --Mon cher enfant, dit le duc, tu n’as jamais aimé ta femme, c’est clair. Alors, de quoi te plains-tu? Il fallait l’aimer avant, la connaître avant, et ne prendre le vœu de ton excellente mère, ma sœur, que comme un désir raisonnable. Ce qu’elle voulait, c’était non pas que tu épousasses Mlle Guirand sans l’aimer, mais que d’abord tu l’aimasses (et dire que c’est là du français!) pour l’épouser ensuite. --Je me suis répété tout cela cent fois, mon oncle. Vous n’allez pas m’éclairer un passé qui m’est odieux; c’est l’avenir que je veux voir. --Pardon; l’avenir n’est jamais qu’une conséquence. Quand la réflexion humaine n’y regarde pas, la conséquence s’appelle fatalité; dans le cas contraire elle s’appelle justice. J’ai donc besoin de revoir, en détail, avec toi, ton passé, si du moins tu es décidé à faire de la justice... Donc, tu n’as jamais aimé ta femme? --Jamais. --Tu l’as estimée seulement? --Seulement. --Remarque avec moi que si tu t’étais mis à l’aimer, tu l’aurais probablement entraînée dans ton amour. --J’en conviens. --Donc, pour une part, tu es responsable ou, si tu préfères, tu dois te reconnaître, dans une certaine mesure, responsable de ce qui est arrivé. C’est là un premier point que nous avons besoin d’établir fortement. --Je ne crois pas, mon oncle, qu’Amine eût cédé. L’insistance l’eût irritée au contraire et affolée. N’oubliez pas que, la nuit de notre mariage, elle voulut mourir!... Que de fois ce souvenir menaçant m’est revenu au moment de lui dire que je l’aimais. --Sans l’aimer! insista le duc. --Sans l’aimer, confirma tristement Courcieux. --... C’est que l’amour sincère décuple les chances de victoire, sois-en sûr. Au demeurant, ce qui est certain, c’est que, amoureux, tu t’y serais pris autrement et, si alors elle eût résisté, eh bien, mon Dieu, elle serait aujourd’hui ou morte ou folle; tu aurais tué Montchanin, à moins qu’il ne t’eût tué. (Quelle langue, mon Dieu! que cette langue française!) Tu nous aurais donné le spectacle d’un épouvantable scandale, tout trempé de sang et de larmes; tu aurais ainsi rappelé au monde méchant la déplorable fin du marquis de Courcieux, ton père,--qui n’avait pas un mauvais cœur mais une bien mauvaise tête! Bref tu nous aurais mis tous, toi, moi, mes enfants, toute la famille, les Courcieux, les Méribault et d’autres encore, dans un hideux gâchis dont se seraient réjouis nos ennemis publics et privés. A la bonne heure! Voilà comment on agit _lorsqu’on aime_! conclut le duc avec une énergie et une gravité surprenantes. --Où voulez-vous en venir, mon cher oncle? --A te faire toucher du doigt que tu t’es comporté jusqu’ici avec la plus grande sagesse, depuis ta faute,--entendons-nous bien,--c’est-à-dire depuis ton mariage conclu à la légère. --Je m’en doutais un peu, mon oncle, mais cela, c’est toujours le passé. Et l’avenir? et le présent? que ferai-je ce soir? que vais-je faire ce matin? --La plaisante question! dit le duc. Tu t’es condamné à être stoïque, pour ne pas te condamner à être tragique inutilement ou inutilement ridicule. Tu as essayé de diriger les événements, à partir du jour où tu t’es aperçu qu’ils t’avaient conduit, et où tu l’as regretté;--mais depuis le moment où tu en as modifié la marche, tu leur as appartenu de nouveau, et bien davantage, parce qu’ils sont ton œuvre! --Expliquez-vous, je vous en prie. --C’est fort simple. Il y a de la fatalité dans tout, c’est-à-dire des événements dont les causes ne furent pas entre nos mains et avec lesquels cependant nous devons compter de toute nécessité. Or, ici, tu as collaboré avec la destinée. Voilà pourquoi tu ne peux, sans injustice, être impitoyable, _en aucun cas_, m’entends-tu, en aucun cas! envers celle qui, victime de tant de choses et de tant de personnes, est aussi ta victime à toi,--si peu que ce soit... Ça, ne l’oublie jamais! ne l’oublie pas surtout, lorsque je conclurai tout à l’heure. Je passe maintenant à un second motif que j’ai de faire appel à ton indulgence en faveur de ta pauvre femme. --L’indulgence, dit Courcieux énervé, la bonté ont des limites! Un moment vient où on ne peut plus... --Nous discuterons cela plus tard... Un peu de méthode, que diable! --Je vous écoute. --Elle t’a formellement demandé le divorce, n’est-ce pas? --Par situation, le divorce m’est impossible, dit Courcieux. --A toi! fit le duc, mais à elle?... Tu as fait une alliance, sur laquelle tu ne m’as pas consulté, avec une famille de soi-disant républicains. Ils admettent le divorce, eux, si tu ne l’admets pas! En bonne justice, elle devrait pouvoir divorcer sans toi!... Qu’est-ce donc que ton alliance? Pourquoi soumet-elle ta femme à tes principes lorsque, en aucun cas, elle ne te soumet, toi, à ceux de ta femme? J’entends bien que tu en espérais d’heureux résultats (problématiques... ce fut l’erreur de ta chère mère) au point de vue de nos intérêts généraux--mais en quoi cela regarde-t-il cette pauvre Benjamine, comme fille, épouse ou mère? N’a-t-elle pas le droit de supposer que tu dois, le cas échéant, des sacrifices à votre alliance? et que, si la situation des époux devient franchement intolérable, elle aura, elle, la femme, le droit d’appeler à son secours une loi que tu voudrais détruire, c’est entendu, mais que tu n’as pas détruite encore--et contre laquelle tu as peut-être perdu le droit de t’insurger... le jour même où tu t’es rallié... à un Guirand? --En sorte que j’aurais dû selon vous accepter la solution du divorce! s’écria Courcieux stupéfait. Vous admettez le divorce, à présent! --Je ne l’admets pas, fit le duc en soufflant une bouffée de fumée énorme,--mais aussi, je suis logique: je n’épouse pas les filles des gens qui l’admettent. Et si j’épousais leurs filles, eh bien, ma foi, je ne serais pas peut-être fâché d’avoir, pour sortir d’une impasse extraordinaire, cette brèche qu’ils ont eux-mêmes ouverte dans un mur que je voudrais rebâtir!... Ceci réglé, j’affirme qu’en refusant à la pauvre Benjamine une solution qu’elle est moralement en droit de demander, tu as accru ta dette envers elle, car enfin, si tu lui refuses le divorce, c’est pour toi, pour moi, pour nous, c’est pour servir tes traditions à toi... dont elle a le droit de se moquer! Tu la condamnes aux galères à perpétuité dans un intérêt de caste et de parti... ce que j’approuve, pardieu!... Mais que diable! puisque tu la séquestres, traite-la convenablement dans son cachot! C’est bien le moins!... Un tel mariage ne peut pas être une condamnation au régime cellulaire! Il faut m’ouvrir des fenêtres là-dedans--sinon vous y crèverez!... Et vous ne méritez ni l’un ni l’autre de mal finir... Un peu de patience, j’achève. Il huma avec calme une bouffée de tabac, et reprit: --Elle a été à ce Montchanin--tu en as depuis ce matin une certitude... absolue. J’ai lieu de penser que tu avais songé parfois qu’un tel dénoûment était possible. Eh bien, sais-tu ce qui me frappe là-dedans? C’est que, le lendemain même du jour où elle l’a revu, elle te l’a avoué! Le lendemain même de ce jour, elle a d’abord voulu abandonner ta maison sans rien dire; puis elle a réfléchi que ce serait te faire affront; et simplement, nettement, elle t’a redemandé sa liberté; elle voulait, divorcée ou non, te quitter, et si tu as dit _non_, toi, ce fut seulement, comme j’ai eu l’honneur de te le démontrer, dans l’intérêt de ton nom à toi... de ton parti à toi... Et elle a obéi!... Eh bien, mon cher, je trouve ça superbe! Elle a accepté vaillamment ta geôle sans air, sans jour, sans joie, sans espoir! Je te dis que je trouve ça magnifique. Sais-tu ce qu’aurait fait toute autre, à sa place? Toute autre se serait rapprochée sournoisement de son mari--pour le tromper en sécurité, en gardant, avec ruse, avec habileté, avec soin, tous les agréments de la position; toute autre, en un mot, t’aurait trompé,--et elle ne l’a pas fait. Elle le pouvait, certes! elle le devait presque; tout l’y engageait! Elle ne l’a pas voulu. Grâce à elle, ta dignité intime, ta liberté sont sauves. Grâce à elle, tu ne seras pas condamné à ce ridicule d’appeler _trésor_ et _cher ange_ l’enfant possible d’un autre homme!--Elle ne sourira pas, comme tant d’autres femmes, de l’erreur, lamentable et comique, d’un père putatif. (Encore un mot désagréable!) N’est-ce rien, tout cela? Eh bien, mon cher, tout ça, puisque tu me demandes mon opinion, tout ça, mon garçon, ça fait de la petite Guirand, une marquise de Courcieux,--et une chic, encore! Sois donc un marquis, toi, dont c’est désormais le seul métier! --Vous avez une façon de dire les choses... --Je ne les larmoie pas,--c’est sûr. Vous poussez tout à l’extrême, vous autres, aujourd’hui... Alors, ma conclusion, tu la vois d’ici?... --Je la pressens... --Mais elle te déplaît! Vas-tu te donner le ridicule de m’avoir demandé un conseil pour me dire que tu n’en veux plus? Non, tu es incapable de cette vulgarité, je veux le croire encore... Ma conclusion formelle est celle-ci: Sois un beau marquis. Elle a été loyale, sois généreux.--Car enfin, j’y insiste, je te le répéterai jusqu’à ma mort, elle t’a tout dit, le lendemain même du jour où elle a revu Montchanin, tout, absolument tout. Tu as refusé de comprendre ou plutôt tu as voulu paraître n’avoir pas compris, en quoi tu as agi comme je veux te voir agir. Voilà qui est du bon marquis de Courcieux... Eh bien, continue, mon garçon. --On ne peut pas être sublime tous les jours et jusqu’au bout, dit Courcieux. --Tu appelles ça être sublime, fit le duc avec une moue dédaigneuse. Voilà bien le langage ampoulé qui nous reste du romantisme et de toutes _leurrrs rrrévolutions_. On a tout enflé. J’appelle ça être élégant, tout au plus... spirituel à peine. Mettons de _bon goût_, si tu veux. J’ai tout dit. Qu’est-ce que tu vas faire? --Je ne sais plus, dit Courcieux. --Ni moi... Mais, voyons un peu, je change ma question: Quelle sottise aurais-tu faite depuis une heure, si tu n’avais pas eu l’idée de la retarder ou de l’éviter en me consultant? --J’aurais dit à Benjamine que je savais toute la vérité. --La bonne aventure! Tu ne lui aurais rien appris, puisque, si tu sais quelque chose, c’est grâce à elle. --Je lui aurais appris ce qu’elle n’a pas vu encore: je lui aurais montré l’abomination de sa conduite. --Cris, larmes, gémissements! Voilà _de la belle ouvrage_! cria le duc en haussent les épaules. --Et j’aurais pris le prochain bateau,--pour... --Pour que, toi ou Montchanin, l’un des deux, étant mort, interrompit le duc, l’enfant adultérin (encore un vilain mot!) n’eût plus qu’un seul père! Et après? qu’aurais-tu fait? car j’aime à supposer que le survivant, c’eût été toi. --Après? dit Courcieux, je serais revenu. --Chez toi? présenter à ta femme le meurtrier du père de son enfant? C’est inimaginable!... Et très compliqué! Il est difficile d’être plus dépourvu de tout sens commun... Et ça sort de l’École polytechnique! Qu’est-ce qu’on vous apprend donc, là-dedans?... Eh bien, mon cher, c’est convenu; adieu. Prends le rapide à Paris ce soir, et, demain soir, le bateau de Marseille. Veux-tu de mes épées?... --Alors, selon vous, mon oncle, je dois rentrer chez moi et faire exactement comme s’il n’y avait rien d’anormal dans ma maison? --Exactement. --Je voudrais vous y voir! dit Courcieux avec impatience. --Je t’attendais là, fit le duc. Il se leva, posa sa pipe sur la table, marcha vers Courcieux, lui prit le bras et dit gravement: --Mon cher marquis, apprends ceci: Je ne conseille jamais une action que je ne serais pas capable d’accomplir moi-même, le cas échéant... Écoute-moi ça, nigaud: Il se rassit et reprit sa pipe: --«Vers 1840, j’avais vingt ans. Mon père, que tu as connu, avait un ami intime, le duc de Z... un frère d’armes, homme d’esprit et de cœur. «Le duc de Z... avait une fille. Toute jeune. Seize ans. Aussi bonne que jolie. «Un diable d’étourdi, _cherubino d’amore_, sous-lieutenant aux dragons, charmant garçon, noble comme elle, brave comme une épée, mais tête folle et amoureux de toutes les femmes, conta fleurette à la mignonne, sous les grands marronniers du parc... De coquelicot en bluet, il lui laissa un vergiss-mein-nicht dont elle se fût bien passée. Il était reparti pour le régiment. Elle lui écrivit sa peine et ses terreurs. Il répondit gentiment que, puisque les choses étaient ainsi et seraient forcément connues un jour ou l’autre, il lui envoyait une bague de fiançailles. La petite, en pleurant beaucoup, se confessa donc à son père, lequel, l’ayant consolée, s’en alla avec elle attendre à la campagne, loin des indiscrets, le retour du cher polisson. Tout allait pour le mieux, quand le gamin mourut en brave, je ne sais plus où, dans un engagement contre les Arabes. Voilà un honnête homme de père bien malheureux. Il manda au mien sa grande peine. Et le duc de Méribault, mon père, un soir, gravement, me conta toute l’histoire.--«Pauvre petite, dit-il en terminant, si tu savais comme elle est gentille! et naïve! et douce! et bonne! et désespérée! Ça me crève le cœur! je la connais. Elle est exquise. Voilà bien du bonheur perdu!»--Je regardai attentivement mon père. «--Faut-il vous comprendre?» lui dis-je. «--Si tu n’es pas trop bête», me répondit-il. «--Eh bien, mon père, c’est entendu. Allez voir le duc.» «Il y alla, c’était trop tard. La pauvre enfant n’avait pu supporter l’idée de son abandon; elle était morte... Vois-tu, mon cher, certaines fautes sont à peine des renseignements sur la nature des femmes. Il y a des coquines froides et chastes. Il y a des saintes qui ont beaucoup aimé, témoin Marie-Magdeleine... Ta femme est une vraie femme, c’est moi qui te le dis... Tiens, je suis charmé qu’elle soit ma nièce... Gardons-la.» --Mon cher oncle, dit Courcieux, j’ai bien écouté votre histoire, vous agissiez librement et fièrement, moi, je subis! --Tu m’ennuies! fit le duc. Si c’est plus difficile, c’est plus digne de toi, voilà tout. Si tu veux me prouver que tu seras _sublime_ en prenant un parti que je trouve seulement spirituel, soit. Tu seras sublime! mais sois-le donc pour l’amour de Dieu, et finissons-en! --Mon cher oncle, dit Courcieux gravement, je suis convaincu. Je ne demandais qu’à l’être. Cependant, je n’ai ni la force, ni la volonté de revoir, avant quelque temps, la marquise de Courcieux. --Ça, je comprends!... Eh bien, voyage. J’irai la voir, moi. --Je ne veux pas rentrer chez moi aujourd’hui. --Et tu veux que j’aille lui parler? --C’est cela même. Le duc se leva. --Quelle heure est-il? --Dix heures. --Pour une visite... de médecin, dit-il, c’est une heure possible. Prends-moi ce volume relié en vert, là, sur la troisième tablette... oui, à gauche, qu’est-ce que c’est? --Alfred de Vigny... _Quitte pour la peur_. --C’est bien ça. Te rappelles-tu ça, _Quitte pour la peur_? --Pas du tout. --C’est de l’exquis Louis XVI. Le duc mène à Versailles, une vie... impertinente. La pauvre petite duchesse s’ennuie à Paris. Elle prend un remède contre l’ennui, c’est-à-dire un amant: le chevalier. Le remède opère et la guérit du mal d’ennui--mais lui en donne un autre. Son vieux docteur lui annonce la venue prochaine d’un petit messie. Elle s’en désole: «Ah! Marton!» Nerfs, vapeurs, crises de larmes, et, le soir même,--il faut bien que ce diable de docteur ait parlé!--voilà que le mari arrive en grand équipage; carrosse, laquais et flambeaux envahissent la cour de l’hôtel. Il entre chez sa femme et s’amuse un instant de sa belle frayeur, puis, lui baisant la main: «Rassurez-vous, duchesse, vos gens et les miens m’ont vu entrer; ils me verront sortir, et, pour le monde, c’est tout ce qu’il faut.» Attends-moi, je vais chez toi, offrir un exemplaire de ce livre à la marquise. Si elle le connaît, elle me comprendra tout de suite. Si elle ne le connaît pas, eh bien, je lui lirai la scène principale. Je n’aime pas les drames, moi, mais j’adore la comédie. Je vais faire un brin de toilette. Lis, en attendant, _Quitte pour la peur_. Mais comment diable est-il possible que tu n’aies pas lu ça! Que lisiez-vous donc à Polytechnique? Quand le duc revint de chez Benjamine, il tendit, sans rien dire, à Courcieux, une lettre d’elle. «Monsieur, «Aucun amour n’égale le sentiment de tendresse reconnaissante que vous m’inspirez. Pourquoi faut-il qu’un sentiment qui, j’en suis sûre, est bien plus que de l’amour, ne soit pas l’amour? Je m’agenouille devant votre pitié, ne me le défendez pas. Dieu, qui sait le fond des âmes, me pardonnera parce que vous m’avez pardonné. Je suis votre humble servante. «Amine.» En lisant cette lettre, le sceptique-croyant qu’était Courcieux sentit son cœur remué: «Quel dommage!» dit-il, et des larmes montèrent à ses yeux. Il se tourna vers son oncle. Le duc semblait regarder attentivement la muraille. --Tu vois, dit-il d’un air embarrassé, je faisais comme toi: je pleure un peu... Es-tu bien mécontent de mes conclusions? --Vous aviez raison, mon cher duc. Les choses iront mieux ainsi. De toute autre résolution, quel bien pouvions-nous tirer? L’intérêt social me paraît ici d’accord avec celui des âmes. --A la bonne heure! fit le duc, ça ne serait pas la peine d’être marquis pour se conduire comme un manœuvre! En paix avec lui-même, le marquis de Courcieux partit le lendemain pour Venise. Gondoles, sorbets et musique,--le plaisir est aux riches qui n’ont pas le bonheur. De Venise il courut en Écosse chasser le grouse, et de l’Écosse il partit pour l’Inde, où il chassa le tigre. Le monde ne voit que ce qu’on lui laisse voir. Pour le monde, le marquis de Courcieux n’était qu’un mari léger, un peu fou, négligent de sa femme et n’aimant que le plaisir. La nature propre des dévouements, qui sont les beaux héroïsmes, exige qu’ils demeurent cachés, et c’est pourquoi le monde peut toujours les nier. VII CE QU’IL Y A DANS LA TABATIÈRE DE M. LE DUC L’héroïsme n’a qu’une heure; souvent qu’une minute. Avant et après l’acte de générosité ou de dévouement, les héros, pour la plupart, sont des hommes animés des sentiments de tout le monde, c’est-à-dire des égoïstes. Seulement, la minute héroïque les grandit à jamais et nous ne pouvons nous figurer, par exemple, le petit tambour Bara qu’au moment de sa mort... C’était peut-être un enfant insupportable. Une résolution sublime est prise dans une seconde. Un élan du cœur y suffit. Le difficile, c’est de s’y tenir, quand on s’aperçoit qu’il faut employer toute sa vie à la réaliser. Courcieux avait pardonné; c’était là un héroïsme d’âme, un fait moral, une résolution. Et, quand il lui avait fallu mettre son pardon en acte, il s’était aperçu que cela était presque au-dessus de ses forces. On peut dire aussi que, souvent, la beauté d’une résolution héroïque séduit son homme. Même si elle n’est connue que de lui, elle lui donne une satisfaction qui le paie des douleurs du sacrifice; elle rayonne à ses yeux dans l’obscurité, et il se complaît à cette splendeur. Il est payé des douleurs acceptées par un joyeux sentiment d’estime de soi. Tout le monde ignore son acte, soit; mais si on venait à l’apprendre on le louerait, en s’étonnant. Cette pensée soutient parfois de grands _faibles_, et les transforme en énergiques. Hélas! quand l’héroïsme comporte l’humiliation, c’est alors qu’il cesse presque d’être possible à l’homme, ou que, accompli, il change de caractère; on le trouve surhumain; c’est sainteté qu’on l’appelle, parfois même divinité. Courcieux n’était ni assez philosophe ni assez chrétien pour s’imposer une humiliation suprême en vue de se rapprocher de la grande morale évangélique, de la tendresse pure et de la divine pitié. Au contraire, les motifs premiers de son pardon étaient essentiellement mondains. Le pardon seul avait pu empêcher un scandale. Les raisons secondes étaient plus hautes. Il était bien forcé de s’avouer, avec son oncle, que bien des femmes, à la place d’Amine, loin d’avouer l’amant, l’eussent caché à tout jamais en se rapprochant du mari. «Elle pouvait me tromper, elle ne l’a pas voulu. Elle pouvait me donner à croire que j’étais le père de son enfant--et elle ne l’a pas voulu!» L’aveu d’Amine, il le tenait pour fait; c’est bien lui qui s’était refusé à comprendre. Et cet aveu, il ne pouvait y songer sans admiration et reconnaissance. Donc, il avait pardonné, dans son cœur. Mais rejoindre aussitôt l’épouse, vivre à côté d’elle dans les conditions nouvelles où elle se trouvait, cela lui avait semblé ridicule ou d’allure médiocre. Il n’avait pu en supporter l’idée et il s’était éloigné, non sans songer qu’elle-même trouvait son compte à cette séparation. L’absence leur rendait à tous deux la vie plus commode et plus douce. Il n’avait fait parvenir à sa femme aucune recommandation. Son pardon assurait le secret; il pensait bien qu’Amine ne révélerait à personne, pas même à sa mère, le mystère qu’il couvrait, lui, de sa peu commune générosité. Une autre raison qui l’assurait de la discrétion d’Amine vis-à-vis de Mme Guirand, c’était la différence entre les deux âmes de la mère et de la fille. La confession d’Amine à Céleste eût été une vulgarité dont il sentait sa femme incapable; et il ne se trompait point. Et puis, il laissait à Benjamine un admirable conseiller et un protecteur: le duc. Il était donc parti sans la revoir. Il se demanda alors s’il n’amoindrissait pas, dans le monde, par son départ, l’effet de sa généreuse indulgence. N’allait-on pas interpréter malignement (et justement cette fois) le départ subit d’un mari et son absence prolongée? --Tant pis! se dit-il; je ne peux pas davantage... On dira surtout que je suis un mauvais mari... et un mauvais père!... Et je me donnerai la peine de diriger l’opinion de ce côté! Ce sera l’affaire de quelques lettres à des hommes bavards et surtout à des femmes discrètes. Et il était parti... mais il fallut revenir! Il revint au bout d’un an, et se trouva presque aussi embarrassé qu’auparavant. --Rentrer chez moi d’un air bonhomme, se disait-il; baiser la main de ma femme; me faire présenter sa fille qui arrivera aux bras d’une nourrice et à qui je devrai dire, selon le mot de mon oncle: «bonjour, trésor», non, ça ne m’est pas possible. Tout ce qu’on voudra, mais pas ça!... Alors? alors il faut que cette enfant aille au diable; qu’on l’éloigne; et qu’il n’en soit plus question. Mlle Guirand dira ce qu’elle voudra, je suis déjà bien bon comme ça,--et j’entends rentrer chez moi, libre du passé; je suis fatigué de mon voyage; je veux rentrer dans la maison de ma mère et n’y être pas poursuivi par d’odieux souvenirs. La bêtise et la bonté ont des bornes. Voilà qui est dit. Mais l’égoïsme aussi a des bornes en certaines âmes, qui ne peuvent pas plus s’arrêter sur les pentes du _bon_ que d’autres sur celles du _mauvais_. Avoir été bon un jour, à une certaine heure, cela, en bien des cas, impose à un homme de l’être encore aujourd’hui et encore demain. On ne veut pas détruire d’un mot, d’un geste, le bien qu’on a fait et dont on reste fier, parce qu’on a dû souffrir pour l’accomplir. Courcieux était captif désormais d’une première minute de générosité; il était engagé. Pourquoi? par qui? Eh! il ne pouvait se démentir lui-même, délibérément, sans se blâmer beaucoup et se mépriser un peu. Que faire? sinon aller droit chez son oncle? --Ah! te voilà, marquis? M’apportes-tu une peau de tigre?--Tes grouses d’Écosse étaient excellents.--Est-il vrai, dis-moi, qu’on a mal au cœur, à dos d’éléphant?... Je te remercie de tes lettres. Elles étaient de belle humeur. C’est ça qui est la France et non pas les drames fumeux. Supportes-tu _Hamlet_ et _Othello_, toi?... Vive notre vieux Molière et la chanson d’Alceste... un grognon pourtant, celui-là! Et le vieux duc fredonna: Si le roi m’avait donné Paris, sa grand’ ville, Et qu’il m’eût fallu quitter L’amour de ma mie... J’aurais dit au roi Henri, Reprenez votre Paris! J’aime mieux ma mie, ô gué! J’aime mieux ma mie. Il s’arrêta... quand il eut fini le couplet: --Tu me trouves insupportable? De quoi veux-tu que je te plaigne? Tu nous avais laissé Paris, mais tu en as eu, j’imagine, à n’en plus savoir que faire, des Vénitiennes, des Écossaises et des Hindoues?... Je t’écoute... car on ne t’attend pas chez toi, je le sais: j’en arrive; et puis, il est bien sûr qu’avant tout, tu viens ici aux nouvelles... Tu as oublié de m’embrasser: ça n’est pas gentil; après un an! Ils s’étreignirent. Le duc serra son neveu sur sa poitrine avec émotion. Courcieux n’était pas moins ému. Il n’avait pas soufflé mot. --Allons, dit le duc, tu n’es pas devenu bavard... assieds-toi là. Tout va bien chez toi. Montchanin n’est pas revenu, mais j’ai eu de ses nouvelles et j’ai fait de lui, à Benjamine, un portrait ressemblant--qui n’était pas pour plaire à la pauvre femme! Ce n’est plus une femme, d’ailleurs, c’est une mère, une vraie--c’est-à-dire tout le contraire d’une femme, au sens que les hommes donnent à ce mot. Ta fille,--eh bien, quoi?--ta fille est charmante, autant du moins qu’on peut l’être à cet âge: cinq mois! un atome! mais ça sourit et ça regarde. Ça dit _maman_. Elle ne sait dire que: «_maman_». Tu vois qu’elle a reçu une éducation parfaite. J’ai bien rêvé à un moment de lui apprendre à m’appeler _papa_. Tout bien réfléchi, j’ai préféré t’attendre. --Mon cher duc, dit Courcieux,--je suis décidé à ne rentrer chez moi que lorsque cette enfant en sera sortie. --Ah! bon! dit le duc. Ça recommence! Voilà de quoi il retourne. Tu es furieux! Voilà ce que tu as rapporté des Indes. Au lieu d’une peau de tigre, le tigre lui-même! Tu es jaloux, donc? Et l’on dira que les voyages forment la jeunesse! Il allait et venait autour de sa table de travail, dans le même cabinet où s’était décidé, un an auparavant, le départ de Courcieux. Enfin, il s’arrêta devant son neveu et, le regardant en face, il dit d’un ton grave: --Tu veux reprendre cette enfant à cette mère?... après la lui avoir permise?... c’est bien ça, n’est-ce pas? Eh bien, mon garçon, il est trop tard! Courcieux eut un mouvement de révolte. Il se leva brusquement. --Je sais bien, fit le duc, ce que tu vas me répondre, toi qui n’es pas bavard: tu vas me répondre en cinq syllabes: «c’est impossible», ou en quatre: «je ne peux pas». --En effet, je ne peux pas: c’est plus fort que moi! --Tu es un joli marquis! fit le duc en souriant. Je sais un écrivain contemporain (je ne lis pourtant pas, je relis) qui a écrit cette prière ou à peu près: «Mon Dieu! préservez-moi de la douleur physique, parce que... la douleur morale,--je m’en charge!» Il est bien heureux, celui-là. Je n’irai pas jusqu’à nier la douleur physique--mais certaines douleurs morales,--n’est-ce pas, mon pauvre Édouard? sont si cruelles qu’elles se font sentir dans la chair. C’est pour cela que, parfois, on ne dort plus. Tu n’en es pas là, puisque tu n’aimes pas ta femme. Et tu recules tout de même devant la souffrance quotidienne que t’imposera, dans ta maison, la présence d’une enfant dont tu as pardonné la naissance à la mère! Bref, tu as fait une promesse, mais tu ne veux pas la tenir. Courcieux bondit. --Vous avez gardé votre façon cruelle de dire les choses... --Ne faut-il pas les faire sentir? J’aiguise un peu le scalpel et je le passe à la flamme; ça tranche mieux dans le vif et c’est plus sain. --Je ne me vois pas beaucoup, dit Courcieux, donnant le baiser du soir à cette petite! --Pourquoi non? fit le duc... Ah! si tu aimais ta femme, ou si seulement elle était ta femme, mais non, ce n’est pour toi que Mlle Guirand. Elle ne t’a pas trahi. Au contraire, si tu n’as pas changé d’avis,--et le moyen de changer d’avis sur l’existence d’un fait constaté!--tu conviens toi-même que, pouvant te tromper... radicalement, elle a agi comme peu de femmes eussent agi à sa place. Cela mérite quelque chose, que diable! Tu l’as compris, puisque tu l’as pardonnée. Va jusqu’au bout. --Je ne peux pas. --Je ne reconnais pas le fils de ma sœur, dit le duc sévèrement. Ma pauvre chère sœur a peut-être supporté de ton père des choses plus terribles que celles dont tu as peur. Il y eut un silence. --Alors tu veux que j’aille voir ta femme? --C’est cela même, dit Courcieux. --Et si elle en devient folle? ou si elle fuit ta maison afin de garder l’enfant, cette mère? A quoi aura servi ton premier sacrifice? Ah! je connais des gens qui vont bien rire! --Si elle devient folle ou si elle part--je serai allé jusqu’au bout des patiences possibles; et Dieu seul aura fait le reste. --Dieu? dit gravement le duc, c’est peut-être là qu’il t’attend! Peut-être veut-il voir si tu es de ceux qui laissent la fatalité agir seule ou de ceux qui agissent sur elle pour la tourner en justice. Tu me regardes?... Je sais bien que ce n’est pas moderne, ce que je te dis là! mais je ne suis pas moderne pour deux sous, moi. C’est même pour ça que je ne lis plus--et que je relis. J’ai là un Marc-Aurèle... emporte-le. Ce païen-là est tout à fait d’accord avec Jésus. C’est très curieux. --Je crois, dit Courcieux après un silence, que je vais repartir ce soir même... --Et refaire le tour du monde sans rentrer chez toi? Bon. J’aime mieux ça; c’est bête, mais c’est original, dit le duc... Courcieux ou le Mari errant!... Tiens, tu es lâche! Courcieux, cette fois, ne broncha pas. Il mit son visage dans ses mains. Le duc se planta devant lui, le regarda de nouveau avec attention, puis: --Veux-tu que je te dise de quoi tu as peur? Tu as peur d’avoir quelque peu, à tes propres yeux, cet air jobard qu’on a quand on fait le bien, l’air d’être dupe, n’est-ce pas? Tu redoutes les gens qui pourraient te trouver cet air-là! En veux-tu la preuve? On a vu des maris complaisants, débauchés et spirituels, ou sceptiques et mauvais sujets, dire tout haut quelquefois: «Mon fils cadet ne me ressemble pas. Il a quelque chose de russe ou d’anglais.» La galerie s’amuse; on se répète en riant: «Quel polisson, ce Untel!» Mais comme ce Untel tolère chez lui un fils de l’amant de sa femme pour des raisons basses ou seulement pas jolies, ou seulement par faiblesse, on ajoute: «C’est bien humain!» et on méprise le monsieur mais on le comprend... On le comprend parce qu’il est méprisable! Que si toi ou moi nous faisions la même chose pour des motifs respectables, pour des raisons élevées... ah! diable! voilà qui ne se comprend plus! «Admettez-vous cet héroïsme?»--«Ah! mais non! Je ne ferais pas ça, moi!» disent à l’envi les médiocres. Et on voudrait plaire aux médiocres. Voilà ton cas. Il est piteux. Mal agir par respect humain, c’est de la lâcheté, je ne m’en dédis pas. Il y aurait beaucoup plus de gens de bien, si les gens de bien n’avaient pas l’air sot. Et c’est là une des plus grandes malices du diable, de donner l’air jobard aux braves gens! --J’ai bien du chagrin, mon cher oncle. --Veux-tu n’en plus avoir? --Dame! --Eh bien, je sais le moyen. --Dites. --Sois courageux. Prends à l’instant la résolution d’être logique avec toi-même, c’est-à-dire d’accepter la suite de tes générosités premières. Ne considère que le bien qui en sortira. Garde-toi de rappeler par ton attitude et par tes actes, au public qui te guette, les passions et les folies du marquis ton père. N’empêche pas ce Guirand,--qui est une pauvre conscience, mais qui peut encore nous être utile, quoique j’en doute!--ne l’empêche pas de conserver la quantité de considération publique dont tout homme politique a besoin. J’irai prévenir Benjamine du retour de son mari. Je lui dirai que tu es venu à moi parce qu’il faut de toute nécessité faire intervenir entre vous un _modus vivendi_, un règlement de conduite. Certaines paroles en effet ne peuvent et ne doivent pas être prononcées entre vous, et cependant il faut qu’elles soient dites. Je les dirai. Elle le comprend déjà, elle le comprendra pour toujours. Quant au Montchanin, s’il revient celui-là, et si tu le rencontres chez Guirand ou ailleurs, eh bien, ce sera pour toi un monsieur comme tous les autres. Tu le salues, s’il te salue, et tu passes... La vois-tu bien, la situation? Quand j’aurai parlé à ta femme, tu rentreras chez toi comme si tu en étais sorti hier soir. Tu regarderas la petite créature dans les bras de sa nourrice comme si tu l’avais vue ce matin, et avec la même indifférence que la plupart des pères véritables accordent aujourd’hui à leurs enfants. On est si pressé! Ça n’étonnera personne, sois tranquille... Tout cela est assez dur, si tu veux, c’est même embêtant, tranchons le mot, acheva le duc, mais il y a bien des situations difficiles où un Courcieux, comme un Méribault, doit et sait sourire. Mon grand-oncle, le duc de Méribault, est mort comme tu le sais sous la guillotine, mais sais-tu, pendant qu’il attendait son tour, avec quelques autres, à quoi il s’occupait? Oui, j’ai dû te conter ça. Non? Alors je suis moins rabâcheur que je ne croyais... Eh bien, il donnait de petites chiquenaudes de propreté sur sa manchette, pour en chasser un par un quelques grains de tabac d’Espagne, peut-être imaginaires, et il sifflotait: «J’ai du bon tabac.» Ça n’est pas très spirituel, si tu veux, mais c’est crâne tout de même. C’était un homme avisé du reste. Quand on était venu l’arrêter, il s’était préoccupé de n’emporter qu’une méchante tabatière en argent; et il avait donné cette boîte-ci à mon père. Regarde, c’est un bijou. Il y a trop de diamants autour du portrait. Ça ne fait rien. Je te la donne. Tu y mettras des cigarettes; elle est de longueur; et lorsque tu trouveras ta guillotine à toi un peu sévère, eh bien, mon cher, tu joueras avec ma boîte à portrait... La grosse affaire dans la vie, c’est d’avoir une contenance--et j’avoue qu’à ce point de vue la tabatière rendit à nos pères les plus grands services. L’acceptes-tu, oui ou non? Trop de diamants, c’est entendu, mais le portrait de notre grand-oncle est un chef-d’œuvre de miniature. Il excuse la richesse du cadre. Tu es venu chercher un conseil? Prends ma tabatière. Tiens, je vais t’y mettre des cigarettes...--Non, mets-les toi-même... Voici la source. Moi, je vais voir ta femme. Ça ne sera pas long, fume et attends. Le duc sortit, Courcieux prit une cigarette dans la boîte du grand-oncle et se mit à fumer en regardant le portrait. --Il est certain, se dit-il, que bien souvent, plus l’attitude est crâne, moins elle en a l’air. Mon oncle a raison: je serai héroïque--en passant pour un sot. Je veux bien, moi... Vous voilà, mon oncle? --Ma voiture est en bas. Rentre chez toi... Sais-tu qu’elle est adorable, ta femme? A ta place, je me mettrais à l’aimer, mais posément, gentiment,--comme on aime une veuve. --Mais les veuves, mon oncle... --On aime bien une divorcée, répliqua le duc. --Ça, je ne crois pas! dit Courcieux, qui s’en alla. --Ah! il ne croit pas? se dit le duc demeuré seul. Alors, il n’est peut-être pas loin de l’aimer... Autrement, Montchanin ne le gênerait guère. Et dire que ce mari et cette femme étaient faits l’un pour l’autre! A quoi diable peut penser Dieu, quand il embrouille ainsi nos misérables affaires? Le duc sonna son valet de chambre. --Rappelez M. le marquis de Courcieux, dit-il, il doit être à peine sur le perron de la cour. Courcieux revint. --Tu as oublié ma tabatière,--lui dit le duc. Si tu l’as fait exprès, tu es un impertinent,--sinon tu es un ingrat. Porte-la toujours sur toi. Elle te préservera d’avoir jamais ce petit air jobard dont on a si peur,--peur fatale qui empêche tant d’hommes d’esprit de montrer qu’ils ont du cœur. QUATRIÈME PARTIE I M. TRÉZELLE, INVENTEUR DU SOUS-MARIN LE «DRAC» Deux ans plus tard, la marquise de Courcieux était une femme dont on parlait trop. Cela était tout simple, parce que, afin de mieux cacher le fond tragique de sa destinée, elle souriait à tout et à tous. Elle savait même rire. Elle observait la consigne qu’elle avait reçue du duc. Et puis, elle était parfois nerveuse, irritable--et elle riait d’autant plus. Spirituelle, elle émettait parfois de mordants paradoxes. Elle était impertinente avec le destin. Cela la faisait mal juger. Il était entendu «qu’elle avait des amants». Cela se disait beaucoup et ne se prouvait pas, mais cela peut-il jamais se prouver? Dans un salon, deux hommes s’abordaient parfois, en se disant: --Faites donc la cour à la petite Courcieux; je crois qu’elle est libre en ce moment et, vous savez, elle en vaut la peine. --Et le mari? --Très occupé, le mari, très souvent en voyage et toujours très occupé ailleurs. Vous savez bien son duel avec le vicomte? --Oui, eh bien? --Eh bien, on a cru que la cause en était leur rivalité... à l’Opéra. Pas du tout, c’était bel et bien pour la vicomtesse! --Mais alors, qu’a-t-il fait de sa grande passion? --Vous en penserez ce que vous voudrez: je crois qu’elle tient à travers tout. Mais comme la dame que vous savez est une de ces diaboliques personnes qui rendent les hommes fous, Courcieux se défend... par la variété. --Mais enfin, que pense-t-il de sa femme? --Ça, par exemple, c’est un mystère. Dans le monde, il la traite avec des égards affectés et la plus exquise bonne grâce. --Et elle répond? --Elle le regarde souvent d’un air attendri. --Est-ce un complaisant? --Lui! comme ça lui ressemble! --Un indifférent? --Non, il ne prendrait pas la peine d’être si aimable auprès d’elle. --Alors? --Alors, il ne voit pas, parce qu’il regarde ailleurs. --Bon! c’est la bêtise d’un homme d’esprit. Guirand était bien aise de n’avoir plus de conversations intimes avec sa fille. Courcieux répondait d’elle. Les affaires de ce ménage ne le regardaient pas. Il recevait les Courcieux chez lui, de temps en temps, les jours où leur présence _faisait bien_. Le marquis trouvait bon, dans son propre intérêt, de ne pas laisser croire qu’il était brouillé avec son beau-père. De plus, leurs relations étaient la condition expresse de leur contrat d’alliance. Il s’y soumettait. Céleste voyait de temps en temps sa fille, pas souvent, car il ne lui était pas agréable d’être grand’mère. La rareté de ses visites s’expliquait pour Amine: Céleste épousait à demi les querelles de son Guirand. Cependant, lorsque Céleste voyait la petite Louise dans son berceau ou au bras de sa nourrice, elle trouvait qu’elle ressemblait déjà au marquis, à la vieille marquise douairière... Benjamine n’était qu’une roturière, mais la mignonne avait dans les veines du sang des croisés. Céleste l’appelait sa petite grande-duchesse, et Benjamine, à chaque visite de sa mère, souffrait, pâle et résignée, le châtiment du mensonge secret. Pour sa nature loyale, ce martyre était infini. --Tu as l’air souffrante? disait Céleste... Je sais bien, ton mari te néglige; que veux-tu? ces grands seigneurs sont tous les mêmes... Ce sont des hommes comme les autres... ou plutôt non, ils sont pires pour les femmes. Mais ta petite grande-duchesse est là. Voyons, ma chérie, c’est la consolation à tout!... Je le sais bien, moi, je me souviens des joies que tu m’as données quand tu étais toute petite. Pendant ce temps, M. Guirand faisait son chemin. Il semblait qu’une chance inlassable aidât son habileté. Ses amendements triomphaient. Il avait renversé deux ministères, et chaque fois d’un seul coup de sa dialectique gaie. Il devenait peu à peu l’homme nécessaire. Les républicains doutaient de lui. Les adversaires de la République également, mais les uns et les autres s’accordaient à dire: «Il est fort, il est très fort.» Le duc et ses amis le servaient malgré leurs doutes. «On emploie, disaient-ils, les moyens qu’on a. Il sera toujours temps de l’arrêter.» Les républicains raisonnaient de même. Bref, son heure approchait. Tous les ministres comptaient avec lui. Ami ou ennemi, c’était un homme qu’on ménageait. Il distribuait des faveurs. Il avait beaucoup de clients et, par suite, beaucoup de créatures à lui. Parmi les nouveaux venus, qui attendaient quelque chose de M. Guirand, le marquis de Courcieux avait distingué M. Trézelle, polytechnicien comme lui, démissionnaire de la marine, comme lui, et qui avait publié, naguère, la relation d’une expédition libre qu’il avait conduite, à ses frais, à travers l’Afrique centrale. Son livre avait fait presque autant de bruit que celui de Stanley. La France pensante lui savait gré de balancer la gloire anglaise. Trézelle n’était pas encore populaire, mais en passe de le devenir. Son livre, très vivant, n’était pas seulement une relation de voyage; on y voyait un caractère, un cœur et une âme. Les femmes, toujours amoureuses du succès, se le désignaient lorsqu’il passait dans un couloir de théâtre, ou, à cheval, au bois. Lui, cueillait çà et là quelques roses, mais ne s’arrêtait pas. Il avait conscience de sa mission dans le monde. Il travaillait pour son pays. Il aimait la justice. Il y a encore des gens comme ça. Il lui arrivait de ne pas dormir, et c’était pour chercher la solution d’un problème à peu près résolu par lui: il avait inventé et construit un bateau sous-marin; il l’expérimentait, et, après chaque essai, rêvait quelque amélioration. C’est pour servir son idée qu’il venait quelquefois chez Guirand, comme il allait chez beaucoup d’autres députés. Il les intéressait à son œuvre, la leur expliquait passionnément, gagnant chaque jour une voix à sa cause,--et, chemin faisant, souriait parfois aux femmes, à celles du moins qui appellent le sourire. Il n’avait pas trente ans. Il était donc de plusieurs années plus jeune que Courcieux. Courcieux le remarqua d’abord chez Guirand; puis, l’ayant rencontré au ministère de la marine, chez un de ses anciens camarades, il l’avait invité à dîner et présenté à sa femme. Ils n’avaient pas encore lié amitié, mais Courcieux sentait que «cela pouvait venir». La sympathie cependant n’était pas réciproque. Les légèretés du marquis ne plaisaient pas à Trézelle. Trézelle au contraire avait conquis tout de suite l’entière sympathie de Courcieux et sa confiance instinctive. C’était tout simple: Courcieux avait lu Trézelle. Et du marquis de Courcieux, Trézelle ne pouvait savoir que ce qu’on disait. Attentif à ne faire entrer dans son intimité que très peu d’hommes, Courcieux, non seulement avait invité Trézelle chez lui deux ou trois fois, mais il pensait,--un peu naïvement peut-être,--que, dans son isolement douloureux, Amine ne pouvait que gagner aux conversations d’un travailleur si étranger aux petites préoccupations du monde. En un mot, Courcieux, sans avoir confié à Trézelle la soudaineté et la force de sa sympathie, le traitait déjà en ami sûr, éprouvé. Il n’avait oublié qu’un point: il n’avait pas averti Trézelle de son absolue confiance en lui. Trézelle n’était donc pas obligé de tenir des promesses qu’il n’avait pas faites. Et le marquis était un peu bien téméraire... mais rien ne corrige les croyants de croire, pas même ce qu’ils ont de sceptique. La marquise de Courcieux avait pour Trézelle les mêmes sympathies que son mari. Un matin les journaux du monde entier annoncèrent que, l’escadre française de la Méditerranée étant au golfe Juan, le ministre de la marine y viendrait assister aux expériences du _Drac_, le sous-marin de Trézelle. A cette occasion, le député Paul Guirand donnerait une grande fête dans sa villa des Myrtes, à Cannes. Courcieux invita le duc aux Agaves. Trézelle fut reçu chez Guirand. La villa des Myrtes reçut un certain nombre de visiteurs de marque: amiraux, sénateurs, députés, ministres. La veille de la fête, les expériences du _Drac_ eurent lieu et réussirent parfaitement. Le soir de ce jour-là, Courcieux, le duc et Amine furent invités à dîner chez Guirand. Ils s’y rendirent bien avant l’heure. Lorsque Courcieux entra dans le salon, Céleste et Guirand s’y trouvaient seuls, avec une troisième personne que Courcieux ne connaissait pas, mais que le duc reconnut tout de suite. C’était Montchanin, de retour et qui venait solliciter auprès de Guirand un avancement considérable, le poste de plénipotentiaire à Téhéran ou ailleurs. Amine et Montchanin n’avaient plus eu de nouvelles l’un de l’autre depuis deux ans. Montchanin, d’un air dégagé, s’inclina devant Amine. Il allait parler; elle le salua sans le regarder et vint vivement s’asseoir près de sa mère. Montchanin, un peu surpris d’abord, se remit aussitôt et regarda Guirand. Les Guirand étaient persuadés que le marquis de Courcieux et sa femme, à la fois réconciliés et indifférents l’un à l’autre, ne s’inquiétaient plus, ni l’un ni l’autre, du passé. Guirand crut pouvoir présenter Montchanin à Courcieux. Il était à mille lieues de la vérité. --Mon cher gendre, fit-il, permettez-moi de vous présenter M. Montchanin. Courcieux, à la façon dont Amine venait d’accueillir M. Montchanin, l’avait deviné. Mais, à son nom, il pâlit, se sentit frémir, et d’une voix où l’on devinait la colère: --Mon cher monsieur Guirand!... commença-t-il. Alors, le duc, qui le surveillait, l’interrompit: --Mon cher marquis, fit-il très paisiblement, as-tu sur toi ma tabatière? Aussitôt Courcieux, très simple, presque aimable: --Vous dînez avec nous ce soir, monsieur Montchanin?... mais quand repartez-vous? Et se tournant vers son oncle: --Voici votre tabatière, mon cher duc. --Eh bien, garde-la, répliqua le duc; j’avais simplement besoin de savoir si tu ne l’avais pas oubliée. --Quand je repartirai? dit Montchanin;--quand M. Guirand le voudra bien; c’est-à-dire quand il aura fait de moi un ministre à Téhéran. --Je vous y aiderai de tout mon cœur, dit Courcieux. Les invités, peu nombreux ce soir-là, arrivèrent. Une demi-heure avant le dîner, tous étaient réunis au salon; Amine, assise auprès de Trézelle, ne cessait pas de causer avec le jeune inventeur. Elle l’écoutait attentivement. Tout à coup: --Pourquoi, monsieur Trézelle, votre sous-marin s’appelle-t-il _le Drac_? lui demanda-t-elle. On avait entendu la question autour d’elle. Tout le monde la répéta. --Mais c’est un conte de fée que vous me demandez là! dit Trézelle. L’exigez-vous vraiment? --Nous l’exigeons. Qu’est-ce qu’un _Drac_? --Je vais vous le dire. II LE «DRAC» «Les _Dracs_, dit Trézelle, sont des esprits malfaisants qui habitent des palais étranges, au fond des eaux, en divers pays. «Le Rhône, en Provence, a son drac, qui a longtemps mis à mal les riverains, particulièrement aux environs de Beaucaire. «Ce drac du Rhône était une manière d’ogre qui emportait les bateliers et surtout les enfants et les femmes au fond de sa terrible demeure, pour les dévorer. «Il faisait flotter à la dérive, sur les eaux, une écuelle de bois dans laquelle il déposait un jouet, un bijou, une fleur ou un beau poisson, selon qu’il voulait attirer à lui un pêcheur, une femme ou un petit enfant. «A voir passer l’écuelle flottante on s’ingéniait à s’en emparer. Dès qu’on y parvenait, une force invisible vous saisissait, vous entraînait... on était la proie du drac. «Le drac, lorsqu’il rôdait cherchant une victime, demeurait invisible à tous les yeux. On raconte cependant qu’une femme parvint à lui échapper parce qu’au lieu de la dévorer, il en avait fait la nourrice de son enfant, du drac nouveau-né, son futur successeur... Cette femme s’évada un jour du palais étrange, emportant, sans le savoir, la faculté de voir le drac invisible aux autres et de le reconnaître sous toutes les formes que l’horrible génie pourrait prendre. «La voilà revenue parmi les vivants. Un jour, comme elle causait paisiblement dans une réunion de femmes et de jeunes filles, elle poussa un cri d’épouvante. On la crut folle... mais non, le drac venait d’arriver; il était là, reconnaissable pour elle seule. Sous la figure du fiancé d’une jeune fille présente, il choisissait sa future victime. Il était là, parmi ces filles et ces femmes inconscientes du danger! Elle voulut le démasquer, mais la fiancée du jeune homme dont le drac avait pris la figure s’indigna; alors le drac creva les yeux de la femme trop clairvoyante, et depuis ce temps-là personne ne peut plus le découvrir et il continue en sécurité à trahir et à dévorer de pauvres victimes... «J’ai retrouvé, poursuivit Trézelle, une des légendes du drac au Sénégal, dans le village de Balou. «Balou se trouve sur les bords de la rivière Falémé, qui, assez près de là, se jette dans le Sénégal. «Le roi de Balou avait une fille qui s’appelait Penda. «Penda venait, chaque jour, s’asseoir et rêver au bord de la Falémé. Assise et rêvant, elle passait de longues heures, en silence, à regarder couler l’eau. «--C’est mon plus grand bonheur, disait-elle. «Des fils de rois vinrent la demander en mariage. Elle les refusa. «--Penda! lui criaient les pêcheurs, prends garde à Goloksalah! «Les pêcheurs avaient raison de l’avertir, mais elle restait sans méfiance,--et elle écoutait les propos délicieux d’un jeune inconnu qui la rejoignait chaque jour, au bord de la rivière Falémé. «Goloksalah, c’est le drac du Sénégal. Le jeune homme que Penda écoutait, ravie, c’était Goloksalah sous une forme séduisante et trompeuse. «Enfin, les prétendants se fâchèrent. On somma le roi de Balou de choisir un gendre. La politique a d’inexorables exigences, et Penda dut se marier, bien à contre-cœur. «Le jour du mariage, la noce passa près de la rivière... A ce moment, Penda poussa un grand cri... Et on la vit, emportée par une force invisible comme une feuille par le vent, et précipitée dans la rivière dont les eaux semblèrent s’ouvrir pour elle, avant même qu’elle les eût touchées... Goloksalah l’avait enlevée. «Il l’emmena dans son palais; elle s’y endormit près de lui, heureuse... mais s’étant éveillée à l’aube avant lui, elle le vit à son côté... sous sa vraie forme de drac ou de dragon!... C’était un caïman vert, aux yeux sanguinolents et glauques, à la langue fourchue, aux dents féroces, au corps écailleux, à la queue hideuse, aux pattes crochues... «Alors la pauvre abusée invoqua dans son cœur le pur Génie des foyers. Il accourut mais il ne put vaincre Goloksalah; et, péniblement, fort incertain de l’issue du combat, il luttait contre le drac lorsque Penda s’écria: «Génie de mon foyer, fais-moi mourir!» «Alors, le Génie du foyer transforma la pauvre Penda en une grande roche noire qu’on peut voir encore aujourd’hui, debout au milieu des eaux de la Falémé, et regardant éternellement, statue de deuil et de mort, le seuil--à jamais interdit--du foyer de famille...» Trézelle achevait à peine son histoire,--quand les portes du salon s’ouvrirent... Le dîner était servi. On passa dans la salle à manger. III LE SIÈCLE DES TRAMWAYS On se mit à table; Trézelle avait sa place marquée près de Benjamine. --Votre histoire du Drac m’a profondément impressionnée, lui dit-elle. --Allons donc! fit-il, un conte d’enfants! --Le _drac_, ça existe, dit-elle; je vous le prouverai. Il la regarda avec inquiétude et, la voyant très calme, il crut à une plaisanterie. --Expliquez-moi vos paroles. --Pas ici, dit-elle, ce soir si vous voulez; tout à l’heure, au jardin, quand nous serons un peu seuls. Benjamine s’étonnait de sa tranquillité d’âme. Elle n’avait éprouvé aucune émotion profonde à revoir inopinément Montchanin. Elle ne s’était pas écriée en elle-même: «Jean!»--Elle s’était dit: «Tiens, voici M. Montchanin.» C’est que, depuis trois ans, elle s’était repliée tout entière sur deux sentiments: le premier, son amour pour sa petite fille; le second, son affectueuse vénération pour son mari. Le second n’était que le corollaire du premier et celui-ci l’absorbait. C’était une mère reconnaissante envers l’homme qui lui avait permis de rester une mère honorée. Certes! elle avait mis longtemps à effacer Montchanin de son souvenir. C’est malgré elle, d’abord, qu’elle lui avait reproché son abandon, puis elle avait fini par bien le comprendre. «S’il m’aimait vraiment, ah! comme, malgré tout, il eût essayé de me revoir, de me ressaisir, de m’emporter. Quoi! il est homme et il savait à quelles douleurs il m’abandonnait, et rien, rien--que le silence! Il est reparti, à l’heure annoncée, sans un regard en arrière! Que faisait-il, lui, durant cette nuit affreuse, où je m’apprêtais à le rejoindre, à m’expatrier avec lui? que faisait-il, quand, pour être à lui, j’avouai à mon mari mon amour et même ma faute? quel signe m’a-t-il donné de sa pitié, de son affection ou seulement de l’intérêt qu’il prenait à ma misère? Il n’y a pas songé!... Il ne m’aimait pas. Je n’ai été qu’un jouet pour lui, une distraction. Et tout ce qu’on m’a dit de lui est vrai: il est devenu un homme sans cœur, sans foi, sans conscience. Il est mort pour moi!» Elle se disait encore: «Non, il ne m’a pas aimée. Je connais cette histoire; c’est toujours la même. Une jeune fille séduite et aussitôt abandonnée. Rien n’est plus banal. Mais lui, il s’est senti à l’abri de tout péril, parce que je portais le nom d’un autre homme! C’est plus lâche encore et plus misérable.» En d’autres moments, elle avait essayé de le défendre. Elle avait voulu se persuader qu’il était bien le petit ami aimant, crédule et bon, qu’elle avait connu si enfant. Mais quelque chose lui répondait: «Non; il n’a plus le même regard, ce n’est pas l’homme qu’il avait promis d’être.» Et des jugements prononcés sur lui, après sa première absence, par la baronne et par d’autres femmes, lui revenaient à l’esprit.--On avait dit: «Il va bien, le petit Montchanin! il se forme là-bas, en Orient. Il nous écrit les lettres les plus drôles. Comprenez-vous que, du soir au lendemain, il se soit ainsi déniaisé? Il en remontrerait aux plus sceptiques; il a des mots de cynique. Il a tourné, brusquement, à l’arriviste très averti.» --«Je ne lui confierais pas ma fille! disait un jour, en riant aux éclats, la petite baronne... Voilà les hommes comme je les comprends!» Puis peu à peu, dans l’éloignement et le silence, la figure de Montchanin s’était effacée du cœur de Benjamine et, à la place où, dans ce cœur blessé, avait été autrefois l’image de Jean,--il n’y avait plus qu’une cicatrice à peine douloureuse,--et qui pouvait rester fermée, à condition qu’on ne vînt pas la tourmenter à nouveau. Et sur tout cela, de jour en jour, Benjamine avait posé, comme un baume bienfaisant, l’idée de son devoir. Lorsque le duc était venu lui annoncer le départ de son mari, il avait dit, après les recommandations essentielles: --«Quant à Montchanin, ma pauvre chère enfant, ne le regrettez pas, croyez-moi. Il n’en vaut plus la peine. J’ai causé avec lui, un instant, il y a trois mois, chez votre père. Je m’y connais, en hommes: C’est un garçon qui a mal tourné, cela dit tout. C’est un louveteau de cette année, mais plus malin que toute la bande des vieux loups-cerviers de l’an passé. Ça n’a que dents pour manger,--et un peu pour mordre. Ne croyez pas que je le calomnie. Ce moyen-là serait indigne de vous et de moi. S’il méritait votre amour défendu, aussi bien vous le dirais-je. Je ferais appel alors à votre plus grand courage et je vous dirais: «Il est digne de vous et il faut l’oublier.» Cela sonnerait bien et me plairait à dire,--mais, tout au contraire, je vous affirme qu’il n’est plus aujourd’hui qu’un vilain petit personnage. Il ira très loin, car sa théorie est celle de l’escabeau. Vous ne la connaissez pas la théorie de l’escabeau? Je vais vous la dire. Pour les gens de son espèce, tout est escabeau: le père, la mère, l’amante, l’épouse, l’ami, tout. Un pied sur l’un, un pied sur l’autre, et hop! on se hisse sur une première plate-forme. Et les escabeaux? Le coup de pied donné par l’élan les renverse;--oubliés, les escabeaux! Deuxième plate-forme, autres escabeaux; autant de coups de pied, autant d’ingratitudes, et ainsi de suite. Votre amour lui a servi à obtenir une place. La prochaine fois, il se fera payer pour vous oublier! Il est de la génération du chantage. Méditez cela. Méfiez-vous de celui-là et de ses pareils. Votre mari est, avec moi, le seul à vous connaître et à vous estimer, n’en doutez pas. Cela vaut bien quelque chose. Et quoi donc? On ne vous demande qu’une vertu, et il y a quelque grandeur, de la part de Courcieux, à ne demander que celle-là: «Soyez mère», tout est dit.» C’est encore sur un mot pareil que le duc, voilà deux ans, avait pris congé d’Amine, le jour même où Courcieux allait rentrer chez lui. Le duc, toujours paternel avec elle, n’avait cessé de parler gravement, sérieusement à la pauvre femme.--Le jour de sa première visite, il ne lui avait pas soufflé mot de son volume d’Alfred de Vigny. Cette littérature, toute profonde qu’elle fût sous le badinage, n’avait servi au vieillard, aussi bon que spirituel, qu’à se faire entendre de son neveu! Amine avait besoin d’un autre langage. Le tact de M. le duc l’avait bien compris. Elle avait obéi sans peine à ses profonds et si affectueux conseils. Depuis qu’elle les avait entendus pour la première fois, elle ne s’était pas démentie un seul instant, et Courcieux le voyait; il le savait; il disait au duc: «Vous avez raison, elle est admirable.» --Je parie, répliquait le duc, que c’est la seule honnête femme que tu fréquentes, coquin! Courcieux en convenait tristement. Elle s’était fait une dignité inattaquable avec ses vertus de mère et son muet respect pour son mari. Et, quand elle le regardait, elle avait dans les yeux ce je ne sais quoi de tombé et de suppliant qui rêve dans le regard impuissant des bêtes--parfois aussi des créatures humaines, celles qui n’ont pas leur part légitime de bonheur, les déçues, les vaincues de la vie. --Dans ces moments-là, elle m’attendrit, disait Courcieux au duc. J’ai envie alors de la prendre comme une enfant et de la bercer. --Pourquoi pas? --Parce que je sens bien qu’il y a en elle, à la fois, quelque chose qui appelle et quelque chose qui refuse, à jamais. Avec cela, dès qu’ils n’étaient plus tous les deux seuls, elle causait, bavardait même, s’efforçait au rire, en tâchant de cacher l’effort, à quoi elle réussissait maintenant; elle avait pris peu à peu l’habitude de jouer son rôle, de badiner, de provoquer l’anecdote alerte. --Fumez donc une cigarette, Amine; cela va bien à vos jolis doigts... Il lui tendait la tabatière du duc, dont elle ignorait le symbolisme,--et elle fumait d’un air insouciant. Qui donc à la voir ainsi, gaie de visage ou sereine, parfois l’air mutin, un peu coquette, qui donc eût soupçonné son drame intérieur? C’est alors que les fleurts se groupaient autour de Benjamine. Elle tenait tête à tous, puis, quand tout le monde était parti, elle relevait sur le marquis son regard tout changé, où il voyait sa tristesse inconsolable et comme lointaine. --Bonsoir, madame. --Bonsoir, monsieur. Et, plus d’une fois, il lui était arrivé, à la pauvre femme, d’effleurer d’un baiser recueilli, presque pieux, la main du marquis... Il la retirait vivement. --Pourquoi non? murmurait-elle. Il faut pourtant que vous sachiez que mon âme, à jamais seule, n’est qu’à vous. Voilà la Benjamine que retrouvait Montchanin. Il était à mille lieues de se douter de la pureté de celle qui, un jour, une heure, avait été sa maîtresse. Sa maîtresse!... C’est le mot qui venait à sa pensée lorsqu’il avait l’esprit occupé de Benjamine, et ce n’était pas très souvent. En route cependant, à bord du bateau surtout, en revenant en France, il avait pensé violemment à elle: «C’est pourtant agréable de retrouver comme cela, au débotté, une si jolie femme, qui n’a rien à vous refuser! Ce diable de Courcieux, qui les a toutes, dit-on, est joliment heureux d’avoir celle-là! On dit qu’elle a plus d’un amant... C’est dans l’ordre, c’était fatal.» A table, Amine ne se tourna pas une seule fois du côté de Montchanin, et cela sans laisser voir d’affectation. Cependant, tout en écoutant Trézelle, qui parlait de bien autre chose que de son bateau, elle prêtait l’oreille aux paroles de Montchanin qui, un peu nerveux, s’efforçait d’attirer son attention. Il parlait avec facilité; il n’avait plus rien, bien entendu, de ses timidités d’autrefois, mais, au contraire, on ne sait quoi d’impertinent dans la façon dont il décochait ses mots. L’ironie lui était si habituelle qu’il paraissait sourire narquoisement, même quand il ne souriait pas. On ne pouvait s’empêcher de penser que, mort, il garderait ce rictus agaçant. «Figure à gifles, avait dit le duc à Courcieux. Mais garde-toi de lui en donner jamais: s’il les appelle, c’est que ça lui servirait.» On ne doit pas parler de corde dans la maison d’un pendu et cependant Montchanin vint à parler, ce soir-là, chez Guirand, d’ambition et d’ambitieux. --C’est le pendu lui-même qui parle de la corde! murmura le duc; instruisons-nous. Le nom d’un des plus loyaux serviteurs politiques de la France ayant été prononcé avec éloge, Montchanin fit une moue, en accentuant d’un ton d’absolu mépris ces paroles banales: --Bah! c’est un ambitieux. Trézelle, qui ignorait si Montchanin était ou non _persona grata_ dans la maison, ne put s’empêcher de répliquer sèchement: --Beaucoup de gens ont déshonoré l’ambition qui est la vertu des forts. Que Trézelle lui répliquât et cessât de causer un peu avec sa voisine, c’est tout ce que voulait Montchanin. --Et comment donc, cher monsieur, définissez-vous l’ambition? dit-il. --Eh! monsieur, dit naïvement Trézelle, c’est le fier désir de mettre en valeur les talents qu’on a, afin de servir les hommes ou seulement de les charmer,--ce qui est encore les servir,--avec le noble et légitime espoir qu’ils vous paieront en estime,--voire en amour. --Voilà, monsieur, dit Montchanin, une définition préhistorique! Nous avons changé tout cela. --Et comment, à votre tour, définissez-vous l’ambition? --L’obstiné et légitime souci d’arriver aux premières places dans l’État ou dans la cité, en faisant croire à la foule, c’est-à-dire aux imbéciles, qu’on leur sera utile et bon, tandis que, bien au contraire, on désire seulement les écraser de son faste et de son orgueil. Montchanin avait une façon très drôle d’affirmer son cynisme. Cela consistait à dire ce qu’il pensait réellement, d’un ton qui paraissait railler ce qu’il approuvait. En sorte qu’on entendait à la fois le sophisme et le mépris du sophisme. Montchanin excellait dans ce genre déconcertant. On ne savait où le prendre. A l’abri de cette «manière», il pouvait tout dire, quelque temps au moins. Trézelle répliqua: --C’est affaire aux hypocrites, aux pharisiens, de vouloir paraître ce qu’on n’est pas, de tirer profit des apparences qu’on a créées. --Diable! nous brûlons! chuchota le duc en regardant Guirand. Mais Guirand approuvait. --Dans la lutte pour la vie, ce qui est respectable, dit Montchanin, c’est le triomphe, et tout ce qui peut y conduire. Pour nous, la ruse est une force. Et qu’est-ce que la politique et la diplomatie, je vous prie, sinon l’art des feintes,--qui souvent viennent à bout de la force proprement dite? --En effet! dit Trézelle, en haussant les épaules. --Mais oui, dit Montchanin. --Et vous connaissez beaucoup d’ambitieux selon votre formule? --Hum! Je n’en connais pas beaucoup d’autres. --Et ils arriveront? --Je le crains. --Vous semblez les blâmer--et les louer à la fois. Expliquez-nous cela. --Je les loue parce que je les approuve et je les blâme parce que je les envie, dit Montchanin d’un air convaincu. --Diable! vous êtes sincère et nous sommes nombreux. --Je ne cours aucun péril à émettre devant qui que ce soit des vérités aussi banales, dit Montchanin. Ah! ça, d’où arrivez-vous donc, cher monsieur? --De Timbouctou! dit Trézelle. --Je le savais, monsieur l’explorateur, dit Montchanin en s’inclinant, vous êtes une de nos gloires. --Question pour question, dit Trézelle, comment vous livrez-vous ainsi, vous, un diplomate?... --Me suis-je livré? dit Montchanin riant très fort; en quoi? Je prends ici tout le monde à témoin. Voyons, en toute franchise, quelqu’un ici peut-il affirmer que tout ce que je vous ai dit depuis un instant n’est pas simple badinage? boutade paradoxale? blague parisienne? non, n’est-ce pas? Mon bouclier d’Achille, c’est l’incertitude où je vous mets. Vous voyez bien que je n’ai rien livré... simples propos de table. --C’est vrai, dit Trézelle. Vous êtes très fort. Courcieux, pendant ce temps-là, causait à voix basse avec son oncle. --Regarde donc ta femme qui regarde Montchanin. Elle le méprise. Cela est limpide. --Il y a du vrai dans tout ce que dit Montchanin, fit Guirand pensif; mais, pour être juste, il devrait ajouter qu’une ambition honorable rêve le légitime salaire des grands services rendus. Il faut être le Christ pour se donner... --... Sans quelques petits profits, acheva le duc. Vous avez raison, Guirand. Soyons humains, que diable! qui veut faire l’ange fait la bête. M. Montchanin est dans le vrai, dans le vrai moderne, s’entend. Il est de son siècle: électricité, vapeur, ballons, automobiles et tramways! Il faut aller très vite, tous; nous ne savons pas où--mais ça ne fait rien, on marche quand même. Je trouve ça superbe, moi! On était au dessert. --Puisque la question vient d’elle-même sur le tapis, dit Guirand, je vous annonce que nous allons bientôt inaugurer la ligne des tramways: Cannes, Golfe-Juan, Antibes. Ils passeront devant ma porte. Et le grand entrepreneur, M. Leneuf ici présent (M. Leneuf qui causait avec Céleste salua), se concertera demain, à ce sujet, avec le maire de Cannes, chez moi. --Pourquoi chez vous? fit le duc curieux. --Parce que, dès que Leneuf sera concessionnaire, il faudra un décret. Suivez-moi... Or, il peut se passer deux mois ou deux ans avant qu’un décret se signe... --Eh bien? --Eh bien, Leneuf n’achète des concessions que pour les revendre. Possesseur d’une concession, il attend un acquéreur. Si l’acquéreur ne vient pas, Leneuf ne demande qu’à faire retarder la signature du décret, après laquelle il serait forcé de commencer ses travaux. Alors il emploie ses amis à empêcher cette signature. Et nous qui voulons des tramways, nous nous trouvons les adversaires naturels de notre concessionnaire. La ville de Cannes s’adresse donc à moi pour que j’obtienne, dans le plus bref délai possible, la signature du décret... N’est-ce pas, Leneuf? --C’est vrai, dit Leneuf qui salua. --Ils sont homériques, fit le duc, tout bas. Et, mon cher Guirand, pourquoi diable voulez-vous des tramways, ayant vos voitures? --Ça anime le paysage. --Ça l’embellit surtout! dit Courcieux. --Ah! ça anime? fit le duc. Eh bien, mais... vous avez une bande de cent mètres à peine entre le portail de votre villa et la mer. Sur cette étroite bande de terre vous avez déjà le P.-L.-M. qui l’anime, le paysage, et il vous faut encore des tramways? Gourmand!... Voyons, Guirand, avouez tout... --Et quoi? dit Guirand. --Je parie que vous venez de plaisanter à la façon de M. Montchanin; vous avez retourné les rôles: c’est vous qui êtes le concessionnaire et qui allez revendre à M. Leneuf, hein?... --On ne peut rien vous cacher! répliqua Guirand d’un air joyeux. Tout ça, c’est en effet du badinage, comme les paradoxes de Montchanin. Je peux cependant vous affirmer que je ne perdrai rien à la création d’une ligne de tramways devant ma villa. --Je m’en doute. Vous revendrez immédiatement votre villa vingt fois plus cher que vous ne l’avez achetée? --Pourquoi pas? --Fi! une maison de famille! dit le duc, gouailleur. --Vous y perdrez, dit Benjamine, de voir une route bien blanche au soleil avec mille jolies traces de pattes d’oiseaux pareilles à des étoiles... écrites dans la poussière. --Les tramways ne gênent pas les oiseaux, dit M. Leneuf. --Oh! par exemple! s’écria le duc. Si on peut dire!... Ce que vous gagnerez de plus clair à la création de vos tramways, mon pauvre Guirand, ce sera de ne pouvoir plus sortir de chez vous avec insouciance, parce que vous aurez, dès votre seuil, la préoccupation, l’épouvante, le cauchemar du tramway qui accourt, inévitable, sur la ligne rigide, et qui vous broie les passants, sans daigner s’arrêter. N’est-ce rien, ça, à la campagne, l’inquiétude, l’insécurité? Ici, M. Leneuf crut devoir prendre la parole, et grave, important, raide, presque solennel, le richissime entrepreneur de tramways prononça avec un léger accent belge, le menton haut sur col: --Il est certain que nous ne pouvons pas obtenir nos grandes vitesses sans sacrifier, de temps en temps, au moins quelques victimes humaines. Ce fut irrésistible, tous les convives se regardèrent et éclatèrent de rire. --Et puis, dit Benjamine, on aura le joli bruit de la trompe d’avertissement. --Hernani! dit Trézelle, qui récita: Ah; le tigre est en bas qui hurle, et veut sa proie! --Ça ne m’a jamais rappelé, déclara le duc, que le turlu-tu-tu de Polichinelle! Guirand se leva et tout le monde avec lui. On passa au salon. Mme Guirand et M. Leneuf faisaient un couple assorti. On les suivit. Le duc prit Courcieux par le bras et lui dit: --Allons fumer... Venez-vous, Trézelle? --Mais... dit Courcieux hésitant. --C’est elle qui doit lui dire son fait, lui chuchota le duc à l’oreille... Je te jure qu’elle a commencé. Tiens, regarde-la, aie confiance en moi, donc. Ça ne t’a pas mal réussi, jusqu’à présent. Amine, là-bas, parlait à Montchanin d’un air d’infini mépris. Le duc entraîna Courcieux et Trézelle. Les deux ou trois femmes invitées ce soir-là s’étaient groupées autour de Céleste, debout et très animées à leur bavardage. Guirand avait accaparé Leneuf. Les autres hommes étaient allés fumer sur la terrasse. Alors, Montchanin avait marché droit vers Amine. Elle avait compris qu’elle ne pouvait plus éviter une explication suprême. --Soit, se dit-elle, finissons-en tout de suite. --Où et quand pourrai-je vous revoir? interrogea Montchanin, en fixant sur elle un regard de possession si assuré qu’il la blessa jusqu’au fond de l’âme. --Jamais plus! dit-elle, en le regardant en face d’un regard morne et droit, qui disait la mort du passé. --Oh! oh!--fit-il, impertinent,--il y a du nouveau, ici! --Que voulez-vous dire? Il hésita. --Écoutez, monsieur, dit-elle, d’une voix basse et rapide, je vous jure que nous ne devons plus nous revoir, ni même nous adresser la parole. Je vous jure aussi--il me semble que cette confidence peut me protéger encore contre vous--je vous jure que je n’ai jamais été l’épouse que d’un seul homme, c’est-à-dire la vôtre. Concluez. Vous avez brisé ma vie, je ne vous connais plus; vous êtes mort pour moi. Mon mari, qui sait tout, a étendu son généreux pardon, sa bonté, que j’appelle divine, jusque sur ma fille. Je lui dois plus que de l’amour. Je paierai. Allez-vous-en. --Je dois vous mal comprendre, dit Montchanin, avec son sourire mauvais,--car ce que je crois comprendre, il m’est impossible de le croire... Voyons, ma petite Amine, vous n’allez pas me conter de ces histoires-là; c’est trop bête! Elle reprit, toujours très bas, et très vite: --Je crains que vous ne puissiez plus comprendre le langage de la probité. Je vous ai entendu causer tout à l’heure... On m’avait parlé d’ailleurs de vos nouvelles façons d’être et de vous conduire dans la vie. Elles me contristent et m’épouvantent. S’il vous reste cependant un peu de pudeur, un peu de bonté, quittez-moi à l’instant. Partez pour Paris, et non pas demain mais ce soir. Mon père obtiendra, je vous en réponds, tout ce que vous désirez, mais disparaissez pour toujours. M. de Courcieux vous regarde, j’en suis sûre, à travers les vitres de cette fenêtre, et il souffre. Adieu, et pour jamais. Montchanin n’était pas homme à admettre ce roman de l’idéal. Ces choses-là sont par trop invraisemblables. Il ne fallait pas «la lui faire». Tout ce qu’il comprit, c’est qu’on le repoussait, lui, l’amoureux de la première heure, lui qui se croyait le seul maître. C’était clair; il gênait une intrigue nouvelle!... avec qui?... avec Trézelle, parbleu! Et il prononça, rageur: --J’arrive mal, n’est-ce pas? La place est prise?... Trézelle, je pense? Elle lui jeta un regard noir, flambant et glacé, terrible. Il en éprouva une sorte de terreur... qui l’excita à la lutte. --Adieu, dit-elle. --Nous reprendrons cette conversation tout à l’heure, annonça-t-il énergiquement. Vous n’avez pas le droit de m’accueillir ainsi. Elle ajouta encore, en le regardant fixement avec la plus grande tranquillité: --Ainsi, vous ne croyez pas ce que je vous dis? --Oh! non! fit-il, narquois. Elle sortit. Le duc et Courcieux la regardèrent s’éloigner par les larges allées, blanches de gravier et de lune. Elle franchit l’étroite porte par où communiquaient les deux villas. Elle allait s’assurer du sommeil de sa petite fille; puis elle reviendrait causer, sourire, jouer son rôle de femme sans souci, aimable, un peu coquette, ignorante surtout de toute préoccupation douloureuse. IV UN REGARD D’ENFANT La coupée, ouverte dans la haie qui séparait le parc des Myrtes du parc des Agaves, évoquait pour Benjamine mille souvenirs, chaque fois qu’elle passait par là. Souvenirs qui n’étaient pas en elle, mais qui plutôt s’élevaient autour d’elle, par essaims, et qui, ce soir-là, dans la nuit, la suivaient, pressés et confus, comme un vol de phalènes. «Tu ne passeras jamais par ici, lui disaient-ils, sans revoir ton enfance et ta jeunesse heureuses. Là, avec le petit Jean, tu jouais sans fin, dans les graviers blancs des allées, dans les mousses autour des bassins rocailleux, dans les rosiers de mai et dans les chrysanthèmes d’automne. Ici, près des grands aloès entourés d’odorants fenouils, c’était le coin favori des mantes religieuses, à la tête triangulaire. Dans ce recoin, on trouvait plutôt des sauterelles. Près de ce saule, vous avez capturé un grand capricorne,--et, en août, sur le tronc des platanes, des cigales crépitantes, au corps noir poudré d’or, aux yeux d’améthyste, au ventre couleur des blés...» Et elle passait vite pour n’être point arrêtée par les buissons en fleurs, rosiers et grenadiers, qui, avec leurs épines, pareilles à des mains griffeuses, s’efforçaient de l’égratigner au passage, de la retenir, de la faire pleurer. Dès qu’elle eut franchi la petite porte, elle se mit à courir. Où allait-elle? Voir sa fille, sa plus grande douleur et son plus grand bien. Elle monta vivement les quatre marches du spacieux perron. Elle traversa le salon éclairé, qui regardait la mer et le ciel par les vastes baies ouvertes. Elle alla dans la chambre de sa fille. --Ne vous dérangez pas, c’est moi! dit-elle à voix basse, debout devant la porte qui faisait communiquer la nursery avec la chambre des deux servantes, dont une veillait en cousant. Une lampe discrète mettait une lueur sur les choses. L’enfant dormait. La mère s’assit sur une chaise, près du petit lit. Elle dormait, la mignonne créature, en serrant ses deux petits poings, ainsi qu’ils font tous, comme s’ils voulaient retenir on ne sait quelle invisible fleur, sans prix pour eux,--la vie elle-même, peut-être! Elle s’assit, la pauvre Amine, et, en regardant le sommeil de l’enfant, elle resongea son rêve cruel de tous les jours. --«Chère pauvre mignonne, tu n’es déjà plus moi, puisque tu souris quand je pleure!» Que pressait-elle ainsi, l’enfant, dans ses poings fermés? Amine se le demandait souvent... «La fleur invisible, garde-la bien, chérie, car dès qu’elles s’ouvriront, tes petites mains fragiles, ils te la prendront bien vite, ou bien elle tombera à terre, et ils la fouleront aux pieds... Pourquoi es-tu une petite fille? Pourquoi ai-je une enfant qui deviendra une femme? Les femmes sont créées pour la douleur. On ne leur permet rien. Le premier battement de leur cœur ne leur appartient pas. Ils ont fait pour eux seuls, les hommes, les lois et les conventions et les préjugés. Tout est contre nous. Notre cri de détresse n’est pas entendu. Oh! combien tu souffriras et combien je bénis quelquefois ton ignorance d’aujourd’hui, qui t’empêche d’être tout à fait moi et de porter en toi ma peine, mon épouvante et ma solitude... Toi, du moins, tu es aimée, et comme je voudrais l’être,--puisque tu as ta maman... Être aimée un peu, seulement un peu, que ce doit être bon! Je le sens bien, à la douceur que me donne l’amour que j’ai pour toi et que tu ne me rends pas encore. Tu souris à ta nourrice comme tu me souris. Tu aimes tout. Tu ne sais pas. Oh! si tu pouvais ne savoir jamais!... Qu’est-ce donc que l’amour, puisqu’il peut exister sans la tendresse? N’est-il donc pas un homme, pas une femme, qui puisse nous donner un peu de sympathie sans désir, un peu d’affection sans intérêt, un peu de soi sans vouloir s’emparer de nous, pour nous faire crier et pleurer et maudire! Me faudra-t-il mourir sans connaître rien de ce charme bienfaisant, puisque tu me sépares à jamais, toi, ma fille, toi ma chair, toi mon adorée, de celui-là même qui devrait être ma protection et mon salut!» Benjamine pleurait silencieusement. Quelque chose de sa douleur muette traversa peut-être les limbes où flottait l’âme naissante de sa fille: la mignonne s’éveilla et poussa une plainte à peine perceptible qui fit sursauter la mère. L’enfant ouvrit de grands yeux et parut considérer sa mère qu’elle reconnut. Elle la voyait si souvent ainsi, à cette même place, aux mêmes heures! Benjamine se leva sans bruit et alla prendre une lampe dans la chambre voisine. --Madame la marquise a-t-elle besoin de moi? --Non, merci. Benjamine posa la lampe, près du berceau, sur une petite table. Et elle regarda l’enfant qui lui riait, puis qui battit des mains vers elle en secouant de ses pieds la légère couverture. Cela voulait dire: --Je veux m’envoler vers toi. La mère prit délicatement sa fille dans ses deux mains tendues, et se mit à la considérer attentivement. Les êtres de douleur sont habiles à rechercher des raisons nouvelles de souffrir. Benjamine se disait: «Pourvu qu’elle ne ressemble pas au père! Pourvu que ma fille soit plutôt de moi que de lui, soit plus à moi qu’à lui!» Heureusement, les traits incertains des tout petits enfants ne révèlent rien encore du secret de leurs origines profondes. Tout ce qu’on pouvait dire de la mignonne Louise, c’est qu’elle était une belle enfant, avec les traits généraux de la beauté vague de cet âge. Tout à coup, la femme inquiète, la mère de douleur, pencha un peu l’enfant vers la clarté de la lampe... Elle regardait son regard. La mignonne avait les yeux noirs, d’un noir fauve; et la mère, avec ses yeux d’un bleu pâle, crut entrevoir tout à coup, dans le regard sombre de l’enfant--était-ce songe et cauchemar ou folie?--elle crut voir on ne sait quelle apparition d’avenir lointaine, enveloppée mais menaçante... une larve d’âme au fond d’un abîme! Ainsi, en des miroirs magiques, on dit qu’ont été vues des fumées, qui étaient des signes... Oh! tout cela, perdu, comme noyé, sous les luisants extérieurs des yeux. Ce n’était point l’œil qui parlait; c’était, dans le regard,--l’âme... Déjà! elle parlait déjà!... Et que pouvait-elle dire à la mère épouvantée, sinon le passé de la mère? Et cela se formulait, se résumait ainsi: «Elle sera la fille de cet homme. Je l’ai vu! Elle a été _moi_. Elle sera l’_autre_!» Nul son prophétique, nul cri de sorcière, dans la nuit formidable de Walpurgis, ne glacerait un cœur humain comme cette prédiction muette et sombre, perdue au fond, tout au fond, d’un œil d’enfant qui s’éveille!... Benjamine, ses yeux bleus et fixes dilatés par une terreur étrange,--d’un mouvement automatique mais doux, déposa sa fille dans son berceau, arrangea la couverture avec soin, appela pour faire emporter la lampe, et redescendit lentement. Lentement elle retourna, à travers le parc des Courcieux, vers les lumières de la villa des Myrtes. Elle n’entendit même pas les appels des souvenirs familiers qui la guettaient, comme à l’ordinaire, au détour de toutes les allées. Elle appartenait à l’enfer terrestre. Il n’y avait plus pour elle d’espérance en ce monde. V PAR UNE BELLE SOIRÉE Maintenant tout le monde était dehors, sous les arbres, sous le grand ciel scintillant d’étoiles pâles, devant la mer entrevue à travers les troncs puissants des palmiers. Les réverbères éclairaient les carrefours du parc, à chaque angle des massifs. Quelques-unes des innombrables lanternes vénitiennes préparées pour le lendemain étaient allumées. Montchanin guettait le retour de Benjamine. Il pensait bien qu’elle était allée aux Agaves. Il l’attendait, près de la porte par où elle devait rentrer dans le parc, tout près de la pièce d’eau des Guirand, au bord de laquelle flottait, mollement, sous un saule, une petite embarcation amarrée. Il dénoua l’amarre, la laissa tomber à terre et retenir la barque de son seul poids. Tandis qu’il attendait, Trézelle passa près de lui en quête d’un peu de solitude. --Monsieur Trézelle? dit Montchanin. --Qu’y a-t-il, monsieur? --Vous voilà bien rêveur. Vous pensez à la petite marquise? Elle est jolie, n’est-ce pas? Moi, je ne sais plus rien du monde. J’arrive de si loin... mais on dit qu’elle a des amants, le croyez-vous? --Tout est possible dans cet ordre d’idées, fit Trézelle ingénument, mais ici je suis tout à fait mal renseigné. --Vraiment? si mal que cela? --Je vous assure, dit Trézelle, qui s’en alla en se disant: «Au fait! elle est très gentille.» Amine parut. Elle n’avait pas aperçu Montchanin, un peu dissimulé par les branches retombantes du saule. Il la saisit au passage, par le bras. --Benjamine! Elle demeura interloquée, sans souffle, sans voix. --Montez dans la barque, fit-il à voix basse. Venez. A quelque distance du bord, nous causerons librement. Et doucement il l’attirait près de lui, dans la barque. Elle demeura d’abord comme suffoquée, immobile d’étonnement et de terreur. Quand elle put articuler un son, elle appela: --Monsieur Trézelle! Elle avait aperçu Trézelle, assez proche encore. Il accourut suivi, dans l’ombre, de Courcieux que suivait le duc marmottant: «Laisse donc faire. Je te dis que c’est la fin de la crise. Il fallait ça.» --Madame, interrogea Trézelle, vous avez bien voulu m’appeler? --Voulez-vous faire une promenade en bateau? dit-elle, d’une voix tout à fait rassurée. Trézelle, amusé, prit place dans la barque et dit en riant: --A trois? --Non, à deux! répliqua rageusement Montchanin qui sauta à terre. Et, du pied, il poussa loin du bord la fine barque, qui disparut sous la retombée des branches. Montchanin aperçut alors Courcieux et vivement il s’esquiva à travers un massif. --Est-ce assez clair? disait le duc. Montchanin a reçu son paquet. Il n’en veut pas. Elle lui a expliqué nettement la situation. Il n’y peut pas croire. Il se dit: «Ça n’est pas humain!» En quoi il se trompe puisque cela est. Tous les sceptiques se fichent dedans, en présence d’une vérité un peu jolie. Ils croient tous qu’on veut feindre afin de mieux dissimuler, comme dit l’autre. Alors, il lui faut une explication. Il la lui faut à tout prix. L’explication c’est Trézelle: et plutôt que d’être en tiers avec Trézelle, qu’il étranglerait volontiers, il lui livre Amine. Il ne tient qu’à une chose: n’avoir pas l’air jobard. Nous connaissons ça. Il essaie en conséquence de perdre en beau joueur. Et la pauvre femme ne lui pardonnera pas cette horrible injure, qui décidément le lui montre tel qu’il est. Donc, tout va bien... Ne tremble donc pas comme ça. Je parie que c’est Trézelle qui lui donnera des gifles! Brave Trézelle! tiens, le voici. Il n’a pris que le temps de ramener la barque, avec ses mains dans l’eau pour avirons... Voilà qui est clair! Mais si peu de temps qu’eût passé Trézelle dans cette barque, avec Amine, cela lui avait suffi pour être ému, un peu, par sa solitude auprès d’elle. La barque était étroite. Il sentit la jeune femme toute tremblante d’une terreur dont il croyait deviner la cause... Évidemment, elle n’avait pas toujours été aussi sévère à ce Montchanin. Le dépit de celui-ci était visible. Il avait dit à Trézelle: «Elle a des amants, n’est-ce pas?» Et voilà qu’il semblait que ce fût lui, Trézelle, l’élu du moment. Elle se montrait, en effet, très affectueuse pour lui, et très ouvertement. Qu’était-elle? que voulait-elle? La curiosité du jeune homme s’éveillait. Dans ce parc, sous la nuit, un charme d’amour flottait. Trézelle rêvait... Guirand cherchait Courcieux. Il parvint à le joindre. --Deux hôtes nouveaux me sont annoncés pour demain, lui dit-il. Je ne sais où les loger, à moins que vous ne les receviez chez vous. --Mon cher Guirand, dit le duc, je serai charmé, pour ma part, d’emmener aux Agaves, dès ce soir, M. Trézelle, avec qui j’ai besoin de causer un peu... Et tout bas il dit à Courcieux: --Ça mettra Montchanin hors des gonds. Il se tourna vers Guirand. --A propos, mon cher Guirand, je vous recommande la candidature du petit Montchanin. Je veux le voir ambassadeur, celui-là! Ça m’amusera et ça nous en débarrassera. Commencez donc par nous le nommer plénipotentiaire quelque part. Pourvu que nous ne le voyions plus, nous serons bien heureux de son avancement. A demain. --A demain, dit Guirand. Quant à Montchanin, j’ai lieu de croire que sa nomination est signée depuis vingt-quatre heures. --Oh! fit le duc, si vous voulez m’être agréable, vous me chargerez de la lui faire tenir... J’ajouterai un post-scriptum oral à la lettre ministérielle. Trézelle se rapprochait, avec Benjamine. --Monsieur Trézelle, dit le duc, vous venez avec nous; on est très mal chez Guirand, à cause de Montchanin, qui doit vous déplaire comme à nous. Amine, prenez donc le bras de Trézelle, cette allée monte beaucoup... J’ai à causer avec Courcieux. Et à Courcieux, il disait en cheminant: --Il ne faut pas trop demander aux nerfs d’une pauvre femme. En ce moment, vois-tu, celle-ci a le cœur bien gros. Il éclate, son cœur. Elle souffre. Eh bien, puisque tu as confiance dans le caractère de Trézelle et confiance en elle, laisse-les un peu jaboter ensemble. Elle a besoin de ça et elle t’en saura gré. Un jour, tout se retrouve, en fin de compte, dans un cœur de femme. Songe donc! je ne t’en fais pas un crime, mais enfin tu t’amuses quelquefois, toi! ton drame est sombre, je le veux bien, mais tu es toujours dans les coulisses des autres--et tu te fais des entr’actes gais!... Elle, la malheureuse,--elle vit face à face, à toute heure de jour et de nuit, avec sa douleur... Brrrou! j’en ai froid! quand je pense à sa pauvre vie!... Donne-lui une heure de congé... tu es bien sûr qu’elle n’en abusera pas! Un peu de fleurs est nécessaire à tout âge et en toute situation, crois-moi. Il ne faut pas la rendre folle, la malheureuse! Là! tu vois, elle rit; ça la soulage. Elle a vingt ans, après tout. Une heure viendra, j’espère et j’y compte même, où tu seras de taille à oublier tout à fait. --Je l’étranglerais volontiers, dit Courcieux entre ses dents. Le duc comprit parfaitement qu’il parlait de Montchanin. Et il comprenait que Courcieux, exaspéré par cette première rencontre, fût hors de lui. Il trouvait ça très naturel, mais il avait peur d’une catastrophe. Devant eux, à quelques pas, Trézelle et Benjamine marchaient côte à côte. La pente de l’allée était un peu rude. Le duc s’arrêtait, disant à Courcieux: «Laisse-moi souffler... donne-moi un cigare... il fait beau... nous avons le temps.» Benjamine s’appuyait sur le bras du jeune homme. Au milieu de tant de fleurts, elle ne rencontrait pas un homme, dans le monde des oisifs, qui éveillât jamais sa sympathie comme celui-ci, si grave, si intelligent, si noble. Elle avait entendu le duc dire à Trézelle, ce soir-là même: --Vous êtes républicain, monsieur Trézelle, je le sais et pourtant--pardonnez-moi--cela m’étonne. Bah!... après tout, vous êtes du grand parti des honnêtes gens. Ce n’est pas toujours le parti des rois, mais c’est le roi des partis. Elle s’appuyait donc sur ce bras en toute confiance. Hélas! jamais elle n’avait goûté, jamais, depuis qu’elle était femme, un pareil charme d’abandon dans l’amitié, dans l’affection, dans une sympathie virile. Jamais elle n’avait erré à travers ces allées de mystère, sous le charme nocturne, au bruit de la mer voisine, dans ce pays si bien fait pour l’amour. Sa seizième année s’était épanouie heureuse, en harmonie, par ses aspirations, avec cette nature incomparable, avec ce paysage d’Éden; mais depuis ce temps déjà lointain, toute approche d’homme lui avait été douleur. Celui-là même, le duc, qui était venu à elle pour la consoler, ne lui avait apporté que le souvenir de ses souffrances. Les consolations ne sont-elles pas des rappels de la douleur qu’elles cherchent à apaiser? Il avait raison, le duc, de dire en ce moment même, à Courcieux, qu’elle avait besoin d’un ami étranger à son passé, avec qui causer un peu, librement, d’elle-même, en choisissant à son gré, parmi ses misères, celle dont il lui plairait de parler. Dieu! qu’on était bien ici, loin du monde! loin des bavardages vains ou malicieux, loin des «convenances», des élégances et de l’apparat! --Respirons un instant, voulez-vous? dit-elle. Elle s’arrêta, si lasse qu’elle fléchit un peu, et elle crut sentir que le bras de son compagnon serrait le sien, à peine, tout légèrement, comme pour répondre à sa lassitude: «Je suis là, appuyez-vous sur moi.» Ce mouvement imperceptible d’une sympathie attentive, et qui ne lui rappelait rien de son lamentable passé, lui causa une joie inexprimable, si nouvelle!... Une brise flottait, lente, soulevant les feuillages comme la respiration du sommeil soulève une poitrine de vierge. Elle respira longuement ce souffle et, en lui, on ne sait quel désir de vivre, large, immense, infini comme la mer qu’il avait traversée. --C’est beau, les étoiles, dit-elle, le ciel, les arbres, tout. C’est étrange, il me semble que je ne les avais jamais vus encore; que je les vois en ce moment pour la première fois... Vous ne pouvez pas comprendre... Vous comprendrez plus tard. Je vous dirai peut-être des choses... un jour... Au hasard, il répliqua: --Vous n’êtes pas heureuse? --Il y a donc des femmes qui sont heureuses? Vous en êtes sûr? Je les envie. --J’ai deviné, c’est vrai, certaines choses, dit Trézelle. --Croyez-vous? tant mieux. Je le souhaitais. Vous avez l’air si bon, vous, si sincère, si net! fit-elle. Ah!... cela repose... Pauvre Benjamine! sa jeunesse abandonnée se prenait au piège éternel. Elle ne s’en apercevait pas. Elle se mettait à aimer sans péché ce qui était digne d’amour. Elle s’oubliait un moment. Elle oubliait que, pour certains êtres, tout ce qui est clémence à d’autres est au contraire cruauté. Elle était née victime. Est-ce qu’il savait, tout bon et honnête qu’il fût, ce Trézelle, qu’il ne pourrait rien pour cette créature charmante et troublée? Il ignorait que cette destinée était de celles pour lesquelles la pitié même des cœurs les plus loyaux se tourne en trahison. --Si tu savais comme je te comprends, disait en ce moment, d’un air tranquille, le duc au marquis. Je comprends parfaitement qu’on ne se contente pas de jouer élégamment avec une tabatière, en présence de tous les événements de la vie et de toutes les personnes du monde. J’ai toujours regretté le temps où Roger de Beauvoir, au retour de la croisade, faisait murer vivante sa propre mère dans un aqueduc, parce qu’elle n’avait pas été gentille avec sa femme. Mais que veux-tu, les temps sont changés. Nous avons aujourd’hui des mœurs moins sévères. Ils attribuent tous les changements à leur grrrande Révolution. Je veux bien, moi, que quatre-vingt-treize ait adouci les mœurs. Ça ne doit pas être ça, cependant. En attendant, aujourd’hui, quand on se permet de ces petites justices sommaires, c’est tout de suite très bête, ça finit platement par la cour d’assises; et on peut lire un matin dans son journal, à la quatrième page: LES DRAMES DE LA JALOUSIE LE MARQUIS DE COURCIEUX --Assez! mon oncle, de grâce! dit Courcieux, je ne suis pas en belle humeur. --Je le vois parbleu bien! Tu ne souffles pas un mot depuis une heure. Tu rumines... Allons, va donner les ordres nécessaires, puisque Trézelle est ton hôte. Ils étaient arrivés chez Courcieux. --Mon cher Trézelle, dit le marquis, quand il vous plaira d’aller dormir, vous sonnerez mon valet de chambre. Voici la sonnette qui l’appelle. Il est allé chercher vos valises. Ils étaient tous les quatre dans le salon aux grandes baies ouvertes. Ils pouvaient voir les pins, les palmiers du parc baignés de clair de lune et, à travers les branches noires des arbres, la mer luisante où dormait l’escadre, ville sombre, immobile, imposante. --Vous sortez, messieurs? dit Trézelle au duc. --Oui, nous allons, Courcieux et moi, fumer un cigare sur la terrasse. La jeune femme demeura seule avec Trézelle. Il ne demandait pas mieux. On a beau inventer des sous-marins, on aime à respirer quelquefois un parfum de femme ou de fleur. De loin, Courcieux et le duc les voyaient, assis et causant sous les feux d’un candélabre près d’une lampe rose, aux lueurs discrètes. --Regarde, dit le duc. Elle se lève. Elle le quitte. Elle va, pour la seconde fois, voir sa fille, qui n’a pas moins cependant de deux demoiselles de compagnie. Veux-tu mon opinion? Allons dormir, car la journée de demain sera fatigante. Crois-moi, elle est bien gardée par son enfant, et les gens comme nous n’espionnent pas les femmes. Ils rentrèrent chez eux. Trézelle et Amine demeurèrent seuls, dans le salon où pénétraient les souffles tièdes du parc. La lueur de la lune faisait sur le seuil un mystérieux tapis de lumière morte. VI ÉCLAIR DE JOIE DANS UN ABIME Ils étaient seuls tous les deux dans le luxueux salon, qui, par ses trois baies largement ouvertes, regardait la mer. Un valet de chambre entra, qui, sans rien dire, se mit en devoir de fermer les persiennes des portes-fenêtres. --Ne fermez pas, c’est inutile. M. le marquis est dehors. --M. le duc et M. le marquis viennent de rentrer chez eux. --Ah! bien. Le domestique se retira, laissant les hautes persiennes ouvertes. Mais ces arcades béantes sur le dehors n’empêchaient pas la solitude. Elles l’embellissaient seulement. Toute la beauté de la nuit entrait dans la maison. Cieux étoilés, lune décroissante et pâle, mer bleuâtre et sombre pailletée de feux mobiles, au-delà des grands pins parasols et des hauts palmiers du parc, tout un côté du grand salon offrait aux yeux cette fresque prodigieuse. Ils étaient à la fois dans le luxe choisi d’une noble demeure close, et dans le libre espace illimité, éternel. Ils pouvaient à tout moment jeter leurs regards sur l’horizon le plus lointain possible, sur tout ce qui échappe le plus à l’homme, et le reporter aussitôt sur tous les objets de l’art le plus raffiné, sur toutes les choses qu’invente l’homme pour oublier l’écrasante puissance de l’infini, ou pour se donner l’illusion de l’avoir vaincue et de posséder l’espace et le temps. La marquise prit un flacon sur un plateau de cristal. --Avez-vous soif, monsieur Trézelle? --Merci, madame, dit-il. --Merci, non? --Merci, non. Il se mit à feuilleter un album. Elle versa, dans un léger verre de mousseline, quelques gouttes d’un vin doré. Elle y mouilla sa lèvre. --Vraiment? vous n’en voulez pas. C’est du vin de Samos. --Je n’en veux pas, merci, dit-il. Il l’observa du coin de l’œil, sans qu’elle s’en aperçût. A ce moment, elle regardait machinalement la couleur du samos, qu’elle élevait devant la lampe. Elle était pâle; ses yeux étaient cernés, les coins de sa jolie bouche retombaient un peu; on y lisait une étrange, une démesurée tristesse. Trézelle avait d’ailleurs compris, au cours de la soirée, qu’il se passait quelque chose entre elle et ce Montchanin... mais quoi? Était-il décidément un amant éconduit que sa maîtresse a le droit de blâmer,--ou un jaloux, qui blâme? Trézelle feuilletait l’album. Benjamine posa son verre léger sur le plateau de cristal et dit: --Vous pouvez fumer, monsieur Trézelle. Elle prit dans une boîte une mignonne cigarette et l’alluma. Il la regardait faire; elle se mit à rire et, tout en soufflant la fumée odorante: --Que pensez-vous de moi? dit-elle tout à coup. Sa voix avait perdu le charme qu’elle avait tout à l’heure dans le parc. Le lieu n’était plus le même. La nature ne dominait plus. Dans ce salon, chez elle, elle était redevenue la femme qui joue un rôle. Il se tut, la considérant avec attention et aussi avec une pitié qu’elle surprit et qu’il se hâta de dissimuler en souriant. Elle reprit: --Que pensez-vous de moi? car enfin nous voilà seuls depuis une demi-heure; mon oncle et mon mari sont couchés; nous voyons devant nous, si cela nous convient, par ces grandes portes ouvertes, un des plus beaux spectacles du monde; nous n’avons sommeil, à ce qu’il me semble, ni l’un ni l’autre, et nous ne nous parlons pas. Cela commence à devenir drôle et presque gênant. Il n’y a pas un homme, je crois, qui, en de pareilles circonstances, ne se fût trouvé bien sot de ne pas me faire la cour. Il ne put que se méprendre au ton agressif de cette phrase. Il y sentit pourtant aussi quelque amertume. Ce qu’elle attaquait, ce n’était pas lui; c’étaient tous les autres. Il n’y avait aucune coquetterie mais seulement de l’ironie dans ses paroles. Il s’y trompa, mais à moitié. Elle le regarda comme pour le juger. Sa bouche cessa de rire. Un pli imperceptible y inscrivit de nouveau sa tristesse infinie. Elle insista, d’un ton qu’elle crut gai: --Pourquoi ne me faites-vous pas la cour? --Voilà deux questions, dit-il. --Deux? --Oui. La première: «_Que pensez-vous de moi?_» ... La seconde: «_Pourquoi ne me faites-vous pas la cour?_» --Les deux n’en font qu’une, dit-elle. Vous voyez en moi une petite femme évaporée, n’est-ce pas? qui bavarde beaucoup, qui rit à tout venant, qui fleurte quand on veut, qui boit du vin de Samos, en fumant des cigarettes. Il me semble que d’après tout cela vous avez le droit de penser d’elle beaucoup de mal,--ou beaucoup de bien,--cela dépend des points de vue;--et, en tout cas, de vous croire autorisé à lui faire la cour. Vous le voyez; les deux questions n’en font qu’une. Trézelle s’interrogeait. Cette jeune femme à ses yeux demeurait énigmatique. Elle avait du chagrin en ce moment, c’était sûr, mais était-ce une coquette qui traversait une heure d’ennui et qui, en quête de consolation, amorçait un fleurt de plus au moyen de sa peine très réelle? Était-ce une femme vouée à l’une de ces grandes douleurs que rien ne console? Il hésitait. --Je suis un ami bien nouveau pour vous, madame, dit-il évasivement. --Pas si nouveau, répliqua-t-elle. Quand j’étais jeune fille, j’ai lu la relation de votre voyage au centre de l’Afrique. C’est singulier comme on croit connaître les gens qu’on a lus. --Ne vous y fiez pas! dit Trézelle en riant. Ils mettent le meilleur d’eux-mêmes dans un livre. Ça ne fait jamais que trois ou quatre cents pages. A cinq pages par jour, cela représente environ deux mois de leur vie pendant lequel ils furent... en rêve... ce qu’ils vous paraissent,--le temps d’écrire. Elle s’attrista. --Ne me dites pas cela. Je serais désolée de ne pas vous trouver tel que je vous ai vu dans vos livres. Que votre théorie puisse s’appliquer aux romanciers, je le conçois, mais à un homme d’action comme vous, qui raconte ses actes authentiques et les commente, qui dit les motifs et les conséquences de ses déterminations, non, à un tel homme, votre théorie ne s’applique pas. Lisez-vous Marc-Aurèle? --Et vous? --Moi? non! dit-elle en riant. Est-ce qu’une femme qui lirait Marc-Aurèle pourrait l’avouer sans ridicule? --Le ridicule! fit Trézelle, en voilà un imbécile! et qui a empêché bien des choses, intelligentes ou bonnes, de se dire ou de se faire! Elle prit un petit volume revêtu de chagrin grenat,--l’ouvrit à l’endroit que marquait une fine lame d’ivoire et lut: --«Rien n’est si horrible que les caresses d’un loup. Évite cela sur toutes choses. Un honnête homme simple, sans artifice, et qui n’a que de bonnes intentions, porte cela dans ses yeux. On le voit.» Signé: _Marc-Aurèle_. --On le voit, c’est certain, mais il arrive qu’on s’y trompe! dit Trézelle. Et puis, dans les choses d’amour, l’honnêteté... c’est plus rare qu’ailleurs. Elle le regarda. --Il arrive qu’on se trompe, dit-elle, en rêvant un peu. Elle pensait à Montchanin, à celui qu’autrefois elle appelait Jean; et presque toute la désespérée douleur de son âme apparut, tout à coup dans ses yeux. Une extrême mobilité d’expression était devenue un des charmes les plus attirants de Benjamine. Sa double vie avait fini par lui donner deux visages qui apparaissaient tour à tour brusquement, au hasard du changement des circonstances autour d’elle. Dès qu’elle était seule, elle restait la douloureuse Benjamine, effrayante un peu pour son miroir. A Trézelle, ce soir, avec qui elle était en confiance, elle avait laissé entrevoir deux ou trois fois déjà son vrai masque, celui où vivait son âme douloureuse,--mais elle ne lui avait pas laissé surprendre encore ce qu’elle était dans la solitude. Elle n’avait pas fixé encore sur lui, d’une certaine façon, son regard bleu pâle où la douceur et la résignation, la résolution et l’énergie, se montraient mêlées et noyées dans une profondeur d’abîme. Comment cela peut-il se faire que, en des yeux, dans le miroir si étroit des yeux, toute une vie, par moments, apparaisse, avec ses lointains de passé, ses horizons d’avenir et l’inconnu des causes, le mystère des espérances,--toute une vie, peut-être éternelle! Pour l’instant, c’est lui qui la regardait. Elle sentit que ce regard d’homme la pénétrait, entrevoyait les fonds. Elle songea qu’elle venait de trahir un peu trop d’elle-même. Elle eut peur d’être interrogée. Elle éprouvait cependant une folle envie de se confesser, mais spontanément, à cet honnête homme, un désir impérieux d’échapper enfin à sa solitude intérieure, de voir s’ouvrir une fenêtre dans sa prison morale. N’ayant ni père ni mère à qui se confier, oui, elle cherchait un cœur ami, mais elle ne voulait pas que la curiosité de l’homme prît l’initiative. Elle voulait se livrer, non pas être dérobée. Surtout elle avait peur qu’il la crût à la recherche d’un fleurt, quand elle espérait une amitié. Que Trézelle laissât échapper, à ce moment précis, un mot de galanterie, et elle se serait enfuie, effarouchée, sauvage, humiliée et navrée, indignée surtout. Sans pouvoir encore s’expliquer cette énigme, il sentait à la fois qu’elle était une âme en proie à une douleur respectable--et une coquette qui offre et refuse, avance et échappe. Ce qu’elle voulait, ce n’était que la tendresse d’un cœur ami, mais elle ne pouvait pas faire autrement, étant femme, que de la rechercher en femme; et lui, homme et jeune, de l’écouter en homme. Tous deux subissaient leur jeunesse, échangeaient un charme, un fluide d’autre nom, d’autre sexe, malgré eux; passifs sous l’influence de l’heure, de la saison,--de la nuit que leurs yeux voyaient là-bas déroulée sur la mer, de la nuit immense, flottante et pâle; de l’espace où vibraient le parfum des pins et des vagues, le bruit des arbres et des eaux, l’éclat palpitant des lointaines étoiles fourmillantes par myriades, l’éternel appel de vivre auquel ne se dérobent ni l’âme ni la bête, ni le brin d’herbe. Dans le torrent des sensations du dehors qui roulait son murmure autour de ce palais assoupi, et qui ruisselait sous leurs yeux avec la traînée des clartés célestes tombées sur les vagues innombrables, leur cœur et leur esprit se sentaient emportés. Il se demandait: --A qui dois-je, à quoi vais-je répondre? à une âme triste ou à une sensation rêveuse? C’est que l’une et l’autre de ces deux attirances lui parlaient en effet, avec Benjamine. Elle seule pouvait dire qu’à ce moment la tristesse habituelle de son âme la commandait encore. Et ce n’était déjà plus vrai: la nature a des philtres qui, à de certains moments, endorment, pour des fins ignorées, les douleurs les plus sûres d’elles-mêmes. Il comprenait très bien qu’il ne devait pas se tromper, sous peine d’humiliation ou de ridicule. Il hésitait, attiré par le charme physique de l’être, retenu par sa haute divination d’une âme inquiète et pure. Il était dérouté, déconcerté. Il avait l’air très bête. L’image d’un brave chien, plein de bonne volonté et d’obéissance, qui attend, un morceau de sucre sur le nez, qu’on le lui retire ou qu’on le lui accorde, se présenta si drôlement à l’esprit d’Amine qu’elle éclata de rire, parce qu’elle avait à peine vingt ans. Mais comme elle était une femme de douleur, son rire, tout de suite, se faussa. Il devint nerveux, il se prolongea, la secoua de deux ou trois petits spasmes qui ressemblaient étrangement à des sanglots. Il comprit qu’à présent, s’il approchait, sans rien dire, son visage de ce visage qui riait si douloureusement,--elle ne se retirerait pas. Une crise la lui livrait. La surprise était possible, Don Juan eût ricané. Trézelle s’apitoya. Il se leva lentement et alla regarder, du seuil, le grand spectacle de la mer étalée sous le ciel et livrée au baiser de toutes les étoiles. --Vous ne fumez pas, monsieur Trézelle? Il se retourna vers Amine. Elle était redevenue sérieuse, simple. Il comprit que, derrière lui, elle s’était essuyé rapidement les yeux et qu’elle lui savait gré de sa discrétion. --Fumer? quand je suis seul avec une femme? non, dit-il en souriant. --Est-ce mieux (dit-elle en rallumant une seconde cigarette) qu’une femme fume, seule avec un homme? --Assurément. La femme ne doit pas à l’homme tous les genres de respect. --Dites tout de suite que je vous gêne, fit-elle gaîment. Voulez-vous que je sorte? --Non, dit Trézelle d’un air si piteux qu’elle ne put s’empêcher de rire encore, mais j’aimerais assez que votre mari entrât. L’habitude des marivaudages, où elle dissimulait la plupart du temps ses grandes peines, entraîna Amine. De plus, elle trouvait, cette fois, une saveur à la plaisanterie galante. Le philtre de l’heure agissait sur ses nerfs, un peu même sur son cœur... Oh! comme il eût fait bon aimer, aimer simplement et loyalement. Elle regarda Trézelle d’un air narquois: --Vraiment? vous aimeriez que mon mari entrât? Eh bien, allez le chercher! --Vous vous moquez de moi, il dort. --Je ne me moque pas, éveillez-le. Trézelle aussi commençait à se piquer au jeu. --Tout à l’heure... --Pourquoi, tout à l’heure? --Pas tout de suite enfin. --Ah?... --Oui... --Bon. Le visage d’Amine s’attristait. Pourquoi? n’avait-elle pas sollicité ces répliques de Trézelle? Elle eut envie pourtant de lui crier: --N’allez pas de ce côté. Vous allez perdre une amitié que j’offrais et qui vaut qu’on l’estime, vous allez me faire perdre l’espérance que j’avais de trouver enfin un homme aux sentiments nobles, capable d’aimer sans bassesse et sans trahison! Ne parlez pas--vous allez consommer la désolation de ma pauvre âme abandonnée. Elle ne dit rien de tout cela. Elle se tut, anxieuse, prête à fuir ou à fondre en larmes ou à rire de nouveau, ou peut-être à tomber entre les bras de cet homme qu’elle avait provoqué... Elle ferma les yeux comme si elle eût été très occupée de savourer son tabac d’Orient. Ses idées se brouillaient en elle. Elle se sentait livrée à trop de forces en lutte qui se la renvoyaient sans cesse depuis des années... Elle était seule, seule, seule, toujours si seule! --Tenez, dit-il, en venant s’asseoir près d’elle, décidément... oui, décidément... j’ai à vous parler. Elle le regarda d’un air ironique, plein du mépris qu’elle avait pour les hommes. Ce regard disait: «Encore un! c’est dommage...» --Vous avez à me parler? fit-elle. --Oui, mais c’est très sérieux. --Ah! le contraire m’eût étonnée. --Je serai très ennuyeux. --Je vous en défie. --Indiscret. --Vous? c’est impossible. --Audacieux. --Cela vous ira. --Prenez garde, vous allez me rendre fat. Ainsi, des deux côtés, ils tâtaient le fer, chacun voulant se rendre compte de l’adresse et des intentions de l’autre. Ils s’arrêtèrent; il y eut un silence. --Je vous attends, dit-elle. Il y avait tant de hauteur dans ce mot qu’il prit un parti. Ce fut le bon. --Vous m’avez posé deux questions. Je vais y répondre sérieusement. Je ne vous fais pas la cour, parce que je sens en vous un cœur sévère, et que précisément cela me plaît et me séduit un peu trop. Vous êtes de celles à qui nul homme n’a le droit d’offrir un caprice et j’aurais peur et honte de vous offrir davantage, car davantage ne serait jamais assez à moins d’être tout, c’est-à-dire la vie entière; c’est-à-dire le mariage, ce qui est impossible. Il est bien vrai que vous tâchez à me donner le change, je ne sais pour quelle raison; et que vous désirez tromper les observateurs à force de sourires, de léger babil, de moqueries parisiennes, et de cigarettes turques. Mais, quoique la plus souriante, vous êtes, je le sens bien... la plus désespérée des femmes. Dès les premiers mots de cette réponse à ses deux questions, Benjamine était devenue sombre. Elle avait laissé tomber dans le plateau de cristal sa cigarette de tabac doré, puis, peu à peu, elle avait pâli, son sourire avait disparu, les coins de sa bouche s’étaient abaissés, tristes; le nez, aminci, se pinçait; l’œil était fixe, la paupière ne battait pas. On eût dit, figée dans quelque vision d’épouvante finale, une morte assise. Il eut peur et s’élança, et lui prit la main: --Benjamine! fit-il. Elle fit un signe de la tête à peine perceptible comme ces malheureux qui, sous une attaque de paralysie, n’ayant plus ni voix, ni regard, ni geste, s’efforcent encore de faire comprendre qu’ils ont entendu... et qu’ils remercient. Il ne savait que faire. Il attendait; il eut envie d’appeler... il se leva... Elle fit signe que non! Il revint s’asseoir près d’elle, reprit sa main, qu’il serra. Elle répondit à cette pression, puis ses lèvres s’animèrent, et, lentement d’abord, puis plus vite, elle parla mais d’une voix très basse: --Benjamine!... Je veux bien que vous m’appeliez ainsi, je veux bien. Je vous le demande. Benjamine!... c’est un joli nom, n’est-ce pas?... Benjamine!... C’est drôle que ce soit mon nom! Elle prit son mouchoir, l’arrangea en le regardant comme si elle eût voulu donner une forme très déterminée à ce chiffon, cent fois roulé entre ses doigts, puis elle en porta à ses lèvres un coin qu’elle mordit et, laissant retomber sa main, elle le déchira. Tout à l’heure, en la regardant, Trézelle pensait à la mort. Maintenant, il pensait à la folie. Ce n’était plus la voix d’une coquette, d’une femme, qui parlait, mais celle d’une très jeune fille. --Dites-moi, alors, c’est bien vrai que vous m’auriez fait la cour, monsieur Trézelle, si vous ne me respectiez pas? C’est vrai que vous me respectez? Cela est très doux, savez-vous? Vous ne m’avez pas parlé d’amour! Quel bonheur! que vous êtes bon! A cause de cela, je vous aime de tout mon cœur; vous voulez bien? A présent, elle avait un air très raisonnable, mais à la façon de ces petites filles qui demandent une permission quelconque à la grande personne qui pourrait bien la leur refuser... La voix semblait enfantine: --L’amour, vous savez, je le déteste! Ça ne fait faire que du mal. Pourquoi l’appelle-t-on de ce joli nom? Les gens qui nous aiment ne pensent qu’à eux; ils veulent nous prendre, non pour nous rendre heureuses, mais pour se faire des joies avec notre peine. Les gens qui nous aiment d’amour deviennent mauvais, ils nous tourmentent; ils ne font rien pour notre bonheur. Pourquoi appeler ça l’amour?... Mon Dieu! je m’appelle bien Benjamine! Elle s’arrêta et dit, un peu après: --J’aimerais mieux voir ma fille morte que de la voir aimée comme ça!... Enfin, brusquement, elle revint tout à fait à elle-même. La jeune femme se ressaisit. Il était très ému. --Monsieur Trézelle, dit fermement Amine, de sa voix la plus naturelle,--j’avais besoin d’un ami à qui faire une grande confidence. Je vous ai laissé deviner bien des choses--parce que je ne pouvais vous les dire--ne sachant pas par quel bout commencer pour être convenable... Et alors, dans ma gaucherie, j’ai dû vous paraître coquette... ne m’en défendez pas... Je m’en suis aperçue, je l’ai vu. Je vous remercie de ne pas vous être laissé égarer par les apparences--et de ne pas m’en avoir punie. Maintenant... je vais vous dire... Trézelle s’inclina; il la regardait d’un air doux et bon. Depuis qu’elle était femme, on ne l’avait jamais regardée ainsi. Elle lui en était reconnaissante, de toutes ses forces. Elle reprit, les yeux baissés: --Vous croyez qu’il y a ici un M. de Courcieux, mari de sa femme? une Mme de Courcieux femme de son mari? Ce n’est pas vrai. Ça paraît ainsi, à cause des convenances, mais les convenances, vous savez ce que c’est? C’est le grand mensonge de tout le monde et qui ne trompe personne. C’est ça qui habille mal, les convenances! C’est tout troué! quelle loque! Quand on regarde bien, on voit la pauvre vérité, là-dessous, qui étouffe en été et qui grelotte en hiver. Être vrai, sincère, loyal, se marier quand on s’aime, se quitter quand on ne peut plus vivre ensemble, ne tricher ni avec les autres ni avec soi, c’est mal porté. Tout le monde triche, même les meilleurs, comme M. de Courcieux... Vous croyez qu’il y a quelque part un M. Paul Guirand, père vénéré de Mme de Courcieux, sa fille bien-aimée? Ce n’est pas vrai, il y a un Guirand, économiste universellement connu, qui sera ministre de n’importe quoi avant six mois, dit-on. Dans l’intérêt du pays? Non, dans l’intérêt de sa vanité et de celle de sa femme, ma très dévouée mère. Et à eux deux, ils m’ont sacrifiée à leur orgueil et à leur ambition: leurs relations avec les Courcieux non seulement les flattent mais doivent servir de très hauts intérêts privés et publics. Je ne m’explique pas bien tout cela, ni si tout cela est bien réel: je sais que la marquise de Courcieux y croyait, pauvre femme! Son fils a accepté son idée là-dessus sans examen, comme un héritage, sans vouloir entendre parler du «bénéfice d’inventaire». Cette crânerie l’a fourvoyé. Bref, notre mariage fut, en principe, un mariage politique. Vous voyez une personne dont le malheur irréparable fut nécessaire au bien de l’État, représenté par mon respectable père qui, d’un côté, m’a imposé sa volonté et, de l’autre, a trompé M. de Courcieux sur mes sentiments. On savait que j’aimais M. Montchanin, on m’a mariée à M. de Courcieux... C’est, comme vous voyez, extrêmement simple. C’est une aventure comme on en voit tous les jours. Je vous la conterai plus en détail, plus clairement un jour... tout à l’heure peut-être. Benjamine s’interrompit, releva les yeux, regarda Trézelle bien en face et continua d’une voix plus grave et plus lente: --Vous croyez qu’il y a dans cette maison une adorable petite enfant qui est la fille de M. de Courcieux, comme son nom paraît l’indiquer?... Tout cela est faux, monsieur Trézelle. Vous ne voyez que la façade d’un palais de pisé, de limon, de boue; cette noble façade est peinturlurée en simili marbre; pas même du stuc; peinture à la détrempe, qui s’écaille à la pluie et au soleil! Mais soyez tranquille, on repeint de temps en temps. Tenez... j’étouffe!... non, j’ai froid,--touchez. Elle lui tendit les deux mains. Il les prit doucement et les baisa. --Pardonnez-moi, dit-il. --De quoi donc? --D’avoir forcé un peu une si douloureuse confidence. Elle haussa les épaules: --Mon cher Trézelle, je n’ai dit que ce que j’ai voulu. Je mourais d’envie de parler. J’ai cru vous reconnaître pour un homme de grand cœur, je ne me suis pas trompée; c’est une joie. Je me suis dit, le jour même où je vous ai vu: «Voilà un grand cœur d’homme, très fort et très doux.» Et j’ai pensé aujourd’hui que vous répondriez par un cri de pitié humaine, dont j’ai besoin, à mon cri étouffé.--Je vous ai d’abord laissé attendre, afin de vous mieux juger, puis j’ai parlé--mais je n’ai pas tout dit encore et j’ai besoin de tout dire... Vous venez de comprendre, n’est-ce pas, quelle place M. Montchanin a tenue dans ma vie?... et ce qu’il est devenu aujourd’hui pour moi? Le visage de Benjamine exprima la terreur, l’horreur visionnaires. Elle murmura: --Le drac! c’est lui, le drac! Vous me comprenez, n’est-ce pas?... Trézelle frissonna et ne sut que répondre. Après un silence glacé, elle reprit sourdement: --Je l’ai revu ce soir _pour la seconde fois_ depuis mon mariage, et, cette fois, je l’ai vu sous sa vraie forme... c’est horrible, n’est-ce pas? et vous voyez ce que je souffre! Mais il n’a pas été toujours ce que vous le voyez. Quand je l’aimais, petite fille, c’était un joli enfant, puis ce fut un charmant adolescent, puis un jeune homme très grave, qui me semblait très bon. Il travaillait beaucoup. Je crois qu’il eut fait un très honnête homme...--sans mon mariage!... cela est bizarre et triste. Oui, _sans mon mariage_! je suis sûre de ne pas me tromper. J’ai réfléchi beaucoup. Il s’est retiré d’abord par juste fierté: j’étais trop riche. Il n’avait rien. Mon père me refusait. Il s’en alla. Il réfléchit alors de son côté, il jugea mon mariage avec M. de Courcieux une combinaison immorale, et il me méprisa un peu de l’avoir subie... De son côté pourtant il en profita, puisque, pour l’éloigner, mon père lui fit accorder un avancement qu’on trouva scandaleux. Il se dit: «Elle a préféré être marquise, et moi, je me suis fait payer mon abandon.» Voilà ce qu’il a pu se dire. Tout cela démoralise très vite un jeune homme. Il voulut se consoler dans les plaisirs. Des intrigantes lui apprirent l’intrigue; toutes lui apprirent la trahison, le mensonge constant, la ruse de toutes les minutes. Il devint incapable de croire à la probité en amour. Il me jugea légère, oublieuse; qui ne s’y fût trompé? Moi, livrée à mon mari par mon père,--j’étais si inexpérimentée, si jeune, si facile à égarer!--je ne m’aperçus de l’horreur de ma situation que lorsqu’elle fut officielle. Je vous dis tout cela sans ordre, comme cela vient, au hasard de l’émotion... Il faut comprendre quand même. Montchanin ne pouvait pas deviner que, mariée, je n’appartenais pas à mon mari! Et aujourd’hui, en me l’entendant dire pour la première fois, comment aurait-il pu le croire? Tout cela est si fou, si imprévu, si absurde, si invraisemblable!... Cela est pourtant!... Et maintenant en regardant cet être que j’ai aimé, je n’aperçois plus que ce sourire ironique qui semble figé sur son visage! Je ne vois plus en lui que le mépris fait homme. Je comprends que je n’ai été pour lui qu’une occasion comme une autre... Peut-être même s’est-il délibérément vengé sur moi et sur ma famille des déceptions que nous lui avions causées!... Aujourd’hui, il a pris son parti des vilenies de la vie et il tâche de les faire tourner à son profit, comme tout le monde. Il est perdu pour le bien, perdu pour l’amour. Et tenez, n’est-ce pas horrible, que ce soit lui qui, ce soir, ait poussé cette barque loin du bord, pour me laisser seule avec vous! Quel mépris de moi cela révèle! Quelles raisons a-t-il de croire qu’il est, vraiment lui, le père de son enfant? Vous voyez au fond de quel abîme je me débats! un abîme, oui certes, un abîme véritable. Mon mari seul est en face de la vérité--et il a été mon seul ami jusqu’ici. Mais n’est-il pas le seul à qui je ne puisse parler de notre enfer commun? Oui, M. de Courcieux est admirable. Elle pâlit affreusement. --Cette confidence vous tue, dit Trézelle, avec bonté. De grâce n’achevez pas. --Vous vous trompez. Cela me fait du bien de tout vous dire. M. de Courcieux est bon, admirable, héroïque. Il a tout pardonné parce que je ne l’ai jamais trahi. J’ai été avec lui d’une franchise totale. Il me répète souvent: «Vous êtes la femme la plus loyale que je connaisse.» Et je crois bien que c’est vrai--mais je souffre bien, allez, je souffre toujours, sans repos, sans cesse, toujours et encore! --Pauvre charmante femme! dit Trézelle. --Et pauvre mère surtout! s’écria Amine d’un air égaré. --J’ai peur, dit Trézelle, d’être maladroit, mais si j’osais parler... --Parlez, je vous en prie; dites-moi quelque chose. Où voyez-vous mon salut? C’est-à-dire un peu plus de paix pour moi, malheureuse! Une seconde de paix, de bonheur, dites, croyez-vous cela possible encore pour moi? --Puisque votre mari a pardonné, dit gravement Trézelle, puisqu’il est bon, puisque vous le jugez admirable et héroïque--pourquoi ne l’aimez-vous pas? Elle se leva, les lèvres frémissantes, comme indignée: --L’aimer, lui! mais c’est affreux à dire--sa générosité m’écrase trop à toute heure sous le souvenir de ma faute! Devant lui, je ne peux penser qu’à cela: je l’ai offensé. Il est mon juge. Je le redoute; je le vénère. Est-ce de la vénération et de la crainte que peut naître l’_amour_?... Et puis... comment ne voyez-vous pas, vous,--vous!--que j’ai perdu le droit d’aimer? Où serait pour moi la dignité d’un second amour? J’ai été devant Dieu une épouse,--celle de M. Montchanin--à condition de ne pas devenir la maîtresse de M. de Courcieux! Ou encore, que je devienne demain la femme de mon mari, M. Montchanin retombe au rang d’amant; et je ne suis plus, moi, qu’une maîtresse abandonnée, une épouse adultère! C’est impossible... Réfléchissez, mon ami, confirma-t-elle avec véhémence--et vous verrez que c’est impossible. Ce que mon mari estime en moi, c’est ma loyauté, c’est ma fidélité,--mon entière fidélité,--à une seule pensée, hier à l’homme que j’aimais, aujourd’hui à l’enfant que la faute m’a donnée! Mais que je m’abandonne à mon mari, et,--malgré la légalité de son titre d’époux,--il ne verra plus en moi que la femme de deux hommes, tous deux vivants, et par conséquent la maîtresse de l’un des deux! Voyons, est-ce vrai tout cela, dites?... Et d’ailleurs, me livrerais-je à mon mari sans éprouver de l’amour moi-même? car je ne l’aime pas, vous dis-je! Pourquoi? Est-ce qu’on sait! Vous répéterez: «Il est héroïque, vous devriez l’aimer!... Un homme si bon, comment ne l’aime-t-elle pas! Il faut qu’elle ait une âme bien peu généreuse, bien peu reconnaissante.» Voyons, je vous le demande, Trézelle, est-ce que l’admiration, la reconnaissance, ont un rapport nécessaire avec l’amour? C’est là une des choses qui m’affolent le plus, cette impossibilité de commander l’amour, de le faire naître en soi. De quelle essence est-il donc, cet amour, qu’on dit un sentiment si beau, puisque nulle admiration d’âme ne peut le produire à volonté, puisqu’on peut admirer un être et avoir pour lui de la reconnaissance et le chérir même, sans l’_aimer_, au sens terrible du mot! Qu’y puis-je? J’ai voulu, un moment, transformer en amour ma piété douloureuse pour M. de Courcieux. Je ne peux pas. On dit que certains alchimistes ont cherché à faire du diamant. Ils n’ont pas pu. Moi, c’est avec du diamant (car mon sentiment pour mon mari est pur et solide comme le diamant)--c’est avec du diamant que j’ai essayé de faire de l’amour vivant, ému, troublé, de l’amour enfin. Je n’ai pas pu. C’est une alchimie impossible. J’ai failli en devenir folle, voyez-vous!... Je n’aime pas M. de Courcieux, voilà tout. Il n’y a rien à ajouter à cela, n’est-ce pas? Le premier jour où je l’ai vu--je l’ai trouvé vieux, j’en suis restée là. Et cependant, en réalité, il n’était pas vieux; mais c’est ce qu’on voit,--qui est. Oui, oui, je le vénère, je l’estime, j’ai envie de m’agenouiller devant lui,--j’ai parfois baisé sa main comme une pécheresse humiliée et repentante,--mais cela n’a rien de commun, je le sens, avec l’amour,--l’amour d’ailleurs infâme, l’amour qui tour à tour a besoin ou se passe de l’approbation des âmes, de l’estime des esprits, de la tendresse des cœurs,--l’horrible amour de chair et de sang, l’amour de folie et de mort, qui m’apparaît souvent comme un monstre de cauchemar et qui fait mon épouvante! Oui, oui, monsieur Trézelle, voici ma plus grande terreur, ce n’est pas d’aimer M. de Courcieux,--cela n’est pas possible, mais c’est qu’il finisse par m’aimer, lui, à force de me voir souffrir sans défaillance. J’ai peur de cela! --C’est un abîme, en effet, dit Trézelle. En quoi puis-je vous servir? --Je ne vous demande pas d’autre service que celui de m’écouter avec patience et bonté comme vous le faites depuis une heure.--Car vous comprenez mon martyre, n’est-ce pas? Ne pouvoir me confier à personne! jamais! Être murée dans mon secret! Ne demander jamais un conseil! N’en point entendre! Il y a bien le duc--qui est bon et spirituel--mais c’est le génie du marquis, l’esprit de sa vieille race. Que lui dirais-je qu’il n’aille répéter à M. de Courcieux?... Il y a mon confesseur, mais on dit sa faute une fois pour toutes à son confesseur, on ne lui doit pas la peinture de son supplice. Il vous impose une pénitence, mais il ne vous délivre pas de la torture que Dieu vous inflige et dont Dieu seul peut vous affranchir! Il y a ma mère?... N’en parlons pas; elle m’a, grâce à Dieu, fait élever par une noble créature qu’elle fut incapable de comprendre, et qui ne comprendrait rien aux complications de ma douleur. Ma mère ne sait donc rien de mon plus grand secret... Eh bien, oui! j’y arrive, à ce secret vivant! Vous alliez m’en parler vous-même, vous alliez me répondre: «Vous avez votre enfant!» Ah! oui, j’ai l’enfant, et il faut que je me réfugie dans la maternité, n’est-ce pas? C’est entendu. Pauvre mignonne créature! Que croyez-vous qu’elle me dise, celle-là? Avec sa voix, elle me parle de ses joujoux, mais elle est ma douleur même et elle n’en saura jamais rien... Et avec ses yeux elle me parle, elle aussi, de celui que je voudrais oublier!... Amine baissa la voix. Son visage s’altéra de nouveau profondément. Elle reprit son regard fixe d’hypnotisée. --Oui, oui, voici, reprit-elle dans un chuchotement de confessionnal ou comme si elle se parlait à elle-même, voici le plus terrible... Depuis ce soir, depuis que j’ai revu cet homme si différent de lui-même, depuis que M. Montchanin m’a fait l’effet d’un étranger hostile, d’un être d’indifférence, de scepticisme, de trahison, d’ironie, de perversité--écoutez-moi bien,--je me sens plus près que jamais de la folie!... Écoutez-moi bien: j’ai revu ma petite fille, là-haut... Elle s’est éveillée et m’a regardée... Et cette petite forme angélique qui jusqu’ici me faisait dire, chaque fois que je la voyais: «Ça, c’est encore moi»,--eh bien, tout à l’heure, elle m’a fait penser: «Ça, c’est encore lui! c’est l’autre! et quel autre!» Et j’ai eu peur de voir, dans le vague de ses yeux fauves, une larve d’âme, une âme à venir qui ressemblait à celle du père... le drac! Ah! l’horrible, l’horrible vision! Ce fut une enfant d’amour... Oh! mon ami! mon ami! si elle allait être une enfant de haine et de trahison! Car il m’a trahie, le père! Il aurait dû comprendre, il aurait dû deviner, il aurait dû croire, avoir pitié au moins! Il aurait dû _m’aimer_, enfin! L’amour devrait être tout cela, l’intelligence, la divination, la foi! Et maintenant, je suis seule, seule, seule à jamais! Oh! mon Dieu! Elle tordait ses mains. Pris d’une grande pitié, il se rapprocha d’elle, d’un mouvement irréfléchi, très tendre. Elle sentit toute la tendresse de cette pitié involontaire... Elle y répondit malgré elle, en laissant tomber sa tête lasse sur l’épaule du jeune homme. Elle respirait par saccades, la poitrine tumultueuse, les lèvres tremblantes, les yeux noyés, abandonnée tout entière. Il se fit un grand silence durant lequel le murmure infini des dehors nocturnes entra, les enveloppant. Un souffle brusque, venu de la mer, éteignit toutes les bougies d’un candélabre. La lampe bleuâtre, presque une veilleuse, éclairait seule le vaste salon. Dans l’ombre accrue, ces deux êtres jeunes, dont l’un s’appelait douleur et l’autre pitié, sentaient battre leurs deux cœurs très rapprochés. Elle ne pensait plus. La torpeur qui suit les grandes exaltations avait assoupi son âme. Lentement il s’inclina vers la jeune femme. Il s’inclinait, ce n’était que tendresse; il sentit sous sa lèvre la joue effleurée et ce fut désir. Et désir et tendresse se mêlant tout à coup comme deux flammes, une flambée de passion jaillit des yeux du jeune homme: --Amine! murmura-t-il. --Oui, Amine, murmura-t-elle, comme endormie. Amine, c’est mon nom. Il est doux, n’est-ce pas? Mais qui donc le prononce si doucement? Je ne l’entends jamais ainsi murmuré dans un souffle... Amine! Amine! Je veux être appelée ainsi, par des lèvres qui, en même temps me caressent... Est-ce donc si coupable, dites-moi, vous, Raymond?... Raymond, c’est un joli nom aussi... Serait-ce donc bien coupable, dites? Je suis si jeune. J’ai vingt ans à peine et je suis seule, toujours toute seule, quoique si entourée... Alors, combien de temps vais-je vivre encore ainsi? Dix ans, vingt ans encore, qui sait? C’est trop, je ne pourrai pas. Je voudrais bien être aimée un peu, moi! Est-ce vrai, dites, que Dieu ne veut pas? Comment ai-je mérité d’être ainsi privée d’amour? De toutes les femmes que je vois, beaucoup ont des amants. Le monde en sourit. Elles se disputent mon mari comme en se jouant! Et pour moi, pour moi, le mot d’amour n’éveille que terreur, drames épouvantables. Pourquoi cela et qu’ai-je fait à Dieu, répondez-moi, vous qui avez l’air si bon! Oui, vous avez l’air bon... Vous me souriez si gentiment, si tristement... On dirait que vous pleurez?... Oh! la bonne larme! La voilà tombée sur mon visage. Elle roule sur mes lèvres... Étonné de lui-même et d’elle, inquiet aussi de ces portes béantes, ouvertes sur tant d’espace, il se ressaisit, éloigna un peu de lui, très doucement, la tête délicieuse vers laquelle il se sentait attiré... Ce fut fini. Le charme de l’inconscience était rompu. La jeune femme revit son abîme. Elle reprit pour la troisième fois son visage tragique, pâle, aux yeux fixes, visionnaires, et, sans un battement des paupières, la pupille dilatée, le buste rigide, elle prononça, de son air de morte et d’une voix saccadée, comme mécanique: --Eh bien, oui! Je veux bien, puisque vous m’aimez un peu, puisque vous n’êtes pas comme les autres, je veux bien vous aimer. Ce qu’ils désirent tous de moi, je vous le donne, soit. Prenez-moi, soyez mon amant! Elle lui saisit le poignet d’une main,--et, avec une force étrange, écartant d’elle cet homme dont elle eût fait volontiers son maître, elle ajouta: --Seulement,... sachez-le bien,... j’aime mieux que vous le sachiez--je ne veux pas vous trahir... Sachez que si cela est--et je le veux bien, moi, je vous aime,--si cela est, demain matin, je serai morte, et heureuse d’être morte... Vous êtes le maître, le maître absolu... De ses yeux fixes, elle regardait, elle voyait la mort, la sienne. Il ne put s’y tromper; ce qu’elle disait était bien la vérité. Elle le regarda en face. --Que pensez-vous de moi, maintenant? --Je pense, dit-il simplement, que d’un baiser je peux vous tuer. Le visage de Benjamine s’éclaira de joie: --Vous me croyez donc? Je suis contente! C’est la meilleure parole que vous m’ayez dite! Il lui serra la main. La tragique amoureuse reprit aussitôt: --Vous comprenez, je n’aurai pas deux amants, non; pas deux; je me le suis juré... Vous aussi, le lendemain, vous diriez: «Pauvre Amine! elle désirait rester honnête femme! après une faute! comme si c’était possible!» Et je ne veux pas, moi, que vous disiez cela, ni vous, ni personne. _Un seul_, ce sera ma vie! un seul... et ce fut trop! Ah! malheureuse, je suis à vous! Trézelle prit sa main très doucement et, de la voix apaisée dont on parle aux très petits enfants: --Nous venons de rêver le songe d’une heure, dit-il, et d’une nuit d’été. Il y avait bien un peu de cauchemar là-dedans, Amine. Réveillez-vous. Je vous veux trop de bien pour n’être pas d’accord avec votre plus haut désir. Serrez ma main. Elle vous sera bonne toujours, si vous y sentez celle d’un ami respectueux,--d’un frère dévoué. L’expression de folie qui se lisait sur le visage d’Amine et dans toute son attitude,--disparut soudainement. Les monstres étaient vaincus. Voilà que la jeune femme souriait au jeune homme avec toute sa franchise calme, son énergie tranquille. Elle s’écria heureuse, d’une voix claire, naturelle: --Bien vrai? vrai? vous m’aimerez _sans cela_!... Ah! que je suis heureuse! J’ai donc un ami! Et se levant aussitôt: --Bonne nuit, dit-elle. Vous allez sonner Baptiste qui vous conduira chez vous, mais auparavant, en bon frère, embrassez-moi. Elle lui tendit son visage serein et souriant. Il la baisa sur le front. --Oh! sur les deux joues! dit-elle simplement. Puis elle ajouta ce mot délicieux et triste: --Merci. Elle disparut en courant. --Quel dommage! pensa Trézelle; je ne peux rien pour elle. CINQUIÈME PARTIE I QU’EST-CE QU’UN IDÉAL? Le lendemain Guirand emmenait à bord de son yacht tous ses invités. Les expériences du sous-marin de Trézelle réussirent au gré des juges officiels. Trézelle était enchanté. Il offrit alors aux invités de Guirand de les prendre, par petits groupes, à bord du _Drac_. Plusieurs hommes et toutes les femmes, sauf Benjamine, déclinèrent l’invitation. Le _Drac_ s’immergeait en demeurant horizontal,--séjournait quelque temps sous l’eau,--puis reparaissait à la surface, ici ou là, comme un monstrueux cétacé évoluant au milieu des majestueux cuirassés de l’escadre. Trézelle (à la suite de Goubet) s’efforçait d’améliorer sans cesse les conditions d’habitabilité de son sous-marin. Elles étaient déjà assez bonnes, pour qu’il pût offrir à une femme courageuse une courte promenade dans les profondeurs de la mer. Voyant Benjamine prête à descendre du yacht de Guirand à bord du _Drac_, Montchanin s’avança. Courcieux, qui était près de Trézelle, fit un mouvement imperceptible pour intervenir. Trézelle se tourna vers Courcieux et, en le regardant, il dit d’une voix très basse: --Ne craignez rien! Déjà le matin, à la façon dont Trézelle lui avait serré la main,--Courcieux avait compris qu’il avait reçu les confidences d’Amine et qu’il était son ami bien plus et bien autrement que la veille. Trézelle dit très haut, du ton d’un capitaine, seul maître à son bord: --Je vous préviens que vous n’êtes pas des nôtres cette fois, monsieur Montchanin. Courcieux regarda le duc. Le duc souriant répondit à ce regard: --Je te l’avais bien dit. Elle se sera confessée. Tu as un allié et un bon! Laisse-la faire avec lui sa petite descente romanesque au fond de la mer. Montchanin enrage! Montchanin regardait l’étrange sous-marin. Cette masse sombre avait l’air d’une baleine morte, flottante à la dérive... Tout à coup cette chose inerte s’anima, s’abaissa, se borda d’une légère écume; elle s’abaissa encore; les vagues au-dessus d’elle se rejoignirent et elle disparut sous l’eau profonde. Amine, au fond de l’eau, dit à Trézelle qui lui donnait une explication distraitement écoutée: --C’est la nuit de la tombe avec le charme de la vie... Pourquoi pas toujours? Dans l’après-midi, chez Guirand, Trézelle, félicité de tous côtés, ne savait à qui répondre. Enfin on se lassa du _Drac_; et, après le déjeuner, on se répandit par groupes au fumoir, au billard, au salon et dans le parc, sous les ombrages épais des mimosas. Le duc s’approcha de Trézelle, la main ouverte: --La veille d’une si grave journée, dit-il en souriant, un inventeur n’était pas, je pense, un fleurt bien dangereux, mon cher Trézelle. J’ai donc vu sans déplaisir, hier soir, que vous faisiez la cour à ma nièce... J’admets du reste qu’il y ait dans certains cœurs de femme des peines mystérieuses auxquelles un ami honnête homme peut apporter plus de bienfaisante douceur qu’un mari. Le point de vue du mari gâte parfois son jugement. Il y a la part à Dieu. --Et la part du pauvre, dit Trézelle. --Oh! fit le duc, je vous connais. Vous êtes un grand riche de cœur. Je crois que ma chère Amine gagnera quelques pures joies à vous avoir pour confesseur. Et c’est ce que je tenais à vous dire, afin qu’il n’y ait pas de malentendu, jamais, entre mon neveu et vous. J’aimerais vous voir prendre sur elle un peu d’influence. Entre nous, j’ai peur de ses exaltations... Voulez-vous un cigare? --Volontiers. Ils fumaient en silence. Le duc attendait, laissant Trézelle réfléchir. Il dit tout à coup: --Vous comprenez bien que je n’ai pas de curiosité inutile. Si j’ai besoin de savoir, c’est pour la servir, la pauvre petite. Eh bien, dites-moi... Vous a-t-elle livré son secret? Trézelle le regarda: --J’aime mieux cette question nette, monsieur le duc. Et je réponds _oui_. --Tout entier? --Je le crois. --Vous a-t-elle dit que, la nuit même de son mariage, elle a voulu mourir? qu’elle a essayé de mourir? --Oh! oh! dit Trézelle, cela, elle ne me l’a pas confié,--mais cela ne me surprend pas. Le duc soupira: --Voyez-vous! Cela ne vous surprend pas? Il faut donc que vous ayez vu, à quelque signe, qu’elle est capable d’une résolution extrême... et qu’on pourrait déterminer trop facilement!... C’est à cela par malheur que personne autour d’elle ne semble plus songer... et c’est ce qui m’effraie, moi, comme une menace perpétuelle. La présence de Montchanin peut la pousser à quelque folie. Ses parents ne lui sont d’aucun secours. Son père, c’est moi. Voulez-vous m’aider à sauver cette pauvre enfant, monsieur Trézelle? --Monsieur, dit Trézelle, je me suis senti en effet, hier soir, en présence d’une âme singulière et bonne que la folie et la mort attirent également. Hier matin encore, Mme de Courcieux me semblait seulement un peu étrange. Depuis hier soir, j’ai entrevu en elle une âme d’héroïsme mais aussi de vertige. Ce que vous me dites achève de me la faire comprendre. Il regarda le duc et dit avec un sourire triste et grave: --Elle a besoin de beaucoup d’affection, monsieur, et je serai pour elle, puisque vous le voulez bien,--un ami dévoué, mais l’amitié ne comblera pas le vide d’un tel cœur... et c’est pourquoi je partirai demain,--prêt à agir quand vous voudrez, comme vous voudrez, pour la servir avec vous. --Bien! dit le duc, je ne suis nullement surpris; cela est de vous; mais n’a-t-elle pas son enfant qui la garde? --Elle craint de retrouver un jour dans ce petit être le souvenir trop vivant du père--qui maintenant lui fait horreur... Je vous dis ces choses, monsieur le duc, croyant utile pour elle, et utile au premier chef, que vous les sachiez. --Ah! il lui fait horreur? C’est beaucoup, cela! --Je ne sais pas si cela vaut mieux, répliqua Trézelle... Si elle en aimait un autre,--elle me l’a dit--elle mourrait. Cette parole a été appuyée d’un regard qui ne permet pas une ombre de doute sur la sincérité de la menace... C’est tout, monsieur le duc. Le duc vit bien qu’il avait appris tout ce que Trézelle pouvait lui dire et il se rendit aussitôt près de Courcieux. Courcieux, ayant écouté son oncle, chercha à parler à Guirand, qu’il ne put voir seul à seul tout de suite. Amine, prétextant une fatigue, avait déjeuné chez elle et n’avait pas reparu. Montchanin errait comme une âme en peine à travers le parc, guettant le retour de la jeune femme, méditant de la voir chez elle s’il trouvait une minute favorable... De très mauvais sentiments bouillonnaient en lui. Il était jaloux de Courcieux, jaloux de Trézelle. Il ne croyait rien de ce que lui avait dit Amine. Il se sentait blessé par ce qu’il appelait un mensonge banal. «Elle me croit donc stupide! se répétait-il. Elle croit donc que j’ai toujours douze ans ou même vingt! que la vie ne m’a rien appris! Ainsi ce Courcieux, depuis trois ans, dormirait sous le même toit qu’une femme jeune, jolie, sur laquelle il a tous les droits... Quel prétexte lui eût-elle donné? Lui aurait-elle donc tout avoué?... Mais elle était mariée depuis un an,--quand elle m’a revu--et alors elle s’est livrée tout de suite, en femme résolue d’avance et non pas en vierge effarouchée!... Son mensonge est stupide et ne mérite pas examen... Et c’est avec cette fable qu’elle veut me tromper, non pas seulement sur son mari, mais encore sur plus d’un autre sans doute... car elle en a d’autres... c’est sûr... puisqu’on le dit!... (La baronne lui attribue l’amiral V... et le député Z...)... Elle veut me tromper surtout sur ce beau Trézelle! Il m’agace, celui-là!... Je veux lui faire entendre au moins que je ne suis pas sa dupe. C’est bien le moins qu’un... amant tel que moi ait sur un mari l’avantage de pouvoir montrer qu’il se sait trompé. Il ne faut jamais avoir l’air jobard. On serait perdu de réputation!» --Ah! vous voici, monsieur Trézelle? --Me voilà, monsieur Montchanin. --Vous ne semblez pas en belle humeur. On vous a pourtant tressé assez de couronnes, ce matin. Tout le monde est à vos pieds,--même et surtout les femmes. La petite marquise n’est pas la moins enthousiaste. Mes compliments! --Monsieur, dit Trézelle froidement, je n’aime pas beaucoup qu’on désigne une femme trop familièrement devant moi, quand même on y aurait des droits. --Amine, dit Montchanin narquois, est ma petite amie d’enfance. --Raison de plus pour n’en parler qu’avec admiration et respect--car, puisque vous l’avez toujours connue, vous ne pouvez pas ignorer qu’elle mérite ces deux hommages. --Je l’admire et je la respecte infiniment, mon cher monsieur Trézelle, mais prenez garde: quand on se fait, à propos de rien, le champion d’une femme, on risque fort de laisser voir plus d’admiration que de respect. Trézelle regarda Montchanin comme un homme en regarde un autre avant de l’insulter. --Je vous croyais au mieux ensemble, dit Montchanin avec son rictus le plus irritant. --Monsieur, dit Trézelle, si c’est là un aimable badinage, vous le cesserez à ma prière. Si c’est un persiflage, je ne suis pas d’humeur à le supporter, quoique, ici, nous ne soyons chez nous ni l’un ni l’autre. Montchanin se redressa, rageur, et dit avec son sourire d’ironie semblable à une grimace: --C’est fort mal recevoir un ami, monsieur Trézelle. Je venais vous donner un conseil--que voici et que je vous engage à suivre. Fermez les portes sur vos secrets, croyez-moi. Dans ce beau Midi, nos villas sont nuit et jour grandes ouvertes et, du large, avec une longue-vue, le yachtman qui se promène aux étoiles peut, sans mauvaise intention aucune, voir, comme un Asmodée, ce qui se passe dans les intérieurs. C’est tout ce que je voulais vous dire. --Vous vous battez, n’est-ce pas, monsieur Montchanin?... --C’est selon, dit Montchanin. --Selon quoi? --Selon l’utilité que j’y trouve. Trézelle eut un mouvement de dégoût, puis il se sentit envahi par une immense tristesse, à l’idée que Benjamine ne se trompait pas sur les sentiments de cet homme. L’envie absurde lui vint alors d’expliquer à Montchanin la vérité, toute la vérité sur Benjamine. Probablement ce serait peine perdue. Et cependant! qui sait?... Il commença: --Je voudrais essayer, monsieur, de vous faire comprendre une situation touchante, que vous avez créée et que vous paraissez ne pas bien voir. Une explication entre nous vaudra peut-être mieux qu’une querelle. Montchanin pensa que Trézelle s’apprêtait à lui mentir. Il se dit: «Méfions-nous.» Trézelle continua: --Ce que j’ai à vous dire me sera facilité peut-être par votre réponse à la question que voici: «Savez-vous bien, monsieur, ce que c’est qu’un idéal?» Montchanin eut un instant l’air stupéfait d’un directeur de théâtre de genre à qui un jeune poète présenterait une comédie en vers. --C’est le rêve des faibles et des vaincus, dit-il enfin froidement. Ça n’existe pas. C’est un mensonge utile aux impuissants et que, autrefois, on appelait Dieu. --Il m’avait semblé, ce matin même, vous entendre parler je ne sais à qui comme un homme resté fidèle aux vieux idéals et qui croit encore en Dieu, malgré les railleurs. --En effet, dit Montchanin, riant, quand il y a du monde, j’y crois quelquefois. En diplomatie, tout dépend de l’interlocuteur. Trézelle songea: --Ce cynique est donc le père de cette enfant! Et voilà l’homme que cette malheureuse femme appelait son époux devant Dieu! Et il demeurait là, incertain de ce qu’il allait faire, lorsque Courcieux, que ni l’un ni l’autre n’avait entendu approcher, s’avança entre eux, s’interposant presque, quoique sans la moindre restriction: --Je vous demande pardon de vous déranger. Voulez-vous me permettre de causer un instant avec M. Montchanin, mon cher Trézelle? Trézelle s’inclina légèrement, et, après une hésitation: --Je suis tout à vous, mon cher marquis! Sur ce mot, il s’éloigna. II LA NOMINATION DE M. MONTCHANIN --Que cherchez-vous, monsieur de Courcieux? demanda Montchanin d’un air équivoque. --Je m’assure, dans votre intérêt, que les choses que j’ai à vous dire ne seront entendues que de vous, répliqua Courcieux... Vous jouez un vilain jeu, monsieur Montchanin, et vous le jouez mal, puisqu’on le devine. --Que voulez-vous dire? Courcieux, au grand étonnement de Montchanin, s’assit sur un banc qui était là, tira de sa poche un étui à cigarettes qui était une boîte à portrait--et se mettant à fumer, il dit tranquillement, avec son sourire d’ironie légère qui, à côté du sourire de Montchanin, évoquait l’idée d’une fine épée engagée contre un gourdin: --Lorsqu’on est ou qu’on a été par surprise l’amant d’une honnête femme, monsieur, il arrive qu’on peut être pardonné... à une condition expresse qui est ou d’aimer cette femme, ou, si on ne l’aime plus, de la respecter. Je vais savoir bientôt si vous méritez encore qu’on vous parle ce langage, qui est celui de l’honneur. --Monsieur! balbutia Montchanin décontenancé. Il se remit bien vite, et dit placidement: --Veuillez continuer. --Soyez tranquille, je sais où je vais, dit Courcieux, et n’ai pas besoin qu’on me le rappelle. Je tiens beaucoup à vous dire les choses paisiblement, poursuivit-il, pour bien donner à mes paroles tout leur sens nécessaire et précis. Je ne vous apporte point une insulte mais un simple jugement, en vous disant que vous êtes le dernier des misérables. --Monsieur, dit Montchanin, vous voulez que nous nous battions? Y avez-vous bien réfléchi? Êtes-vous bien décidé? Vous résignez-vous aux inconvénients d’un duel? --Monsieur, dit Courcieux, je ne vous insulte pas, je vous juge. Une insulte, on s’en tire en se battant. Un jugement, on reste dessous... Je ne viens pas vous provoquer, mais vous chasser, ce qui est bien différent. --Me chasser? vous! d’ici? de quel droit? --J’entends vous chasser de France, monsieur, dit Courcieux froidement, et pour toujours. --Et, dit Montchanin, riant, d’un rire voulu, quel est le motif, je vous prie, de cette subite colère? --Je n’ai pas de colère. --Enfin les raisons de l’exil que vous prétendez m’imposer? dit Montchanin, avec son plus mauvais sourire. Courcieux se leva. Montchanin songeait: «Enfin, je vais bien voir s’il sait tout, si elle ne m’a pas menti.» --Mes motifs, dit Courcieux, les voici: Je vous ai vu hier soir, dans le parc, quand vous avez manqué de respect à une femme. --Manqué de respect à une femme? dit Montchanin; j’ai beau chercher, je ne me souviens pas. --Cherchez mieux... Mme de Courcieux était montée dans l’embarcation de l’étang avec M. Trézelle. Vous avez, contre son désir, poussé l’embarcation loin de la rive... sans prendre seulement la peine de vous incliner, pour la lancer de vos mains. --Si c’est de cela que vous voulez parler, dit Montchanin, pris, à ce souvenir, d’une rage froide,--peut-être n’est-ce pas à moi mais à M. Trézelle qu’il faudrait demander compte d’un tête-à-tête en apparence forcé. Courcieux, machinalement, mais d’un geste emporté, mit dans sa poche sa tabatière qu’il tenait encore dans sa main gauche, et, jetant au loin sa cigarette, il bondit sur Montchanin. Il avança le visage tout contre le sien et, lui parlant dans la figure, à dents serrées, d’une voix qu’il contenait par un reste de possession sur soi-même: --En voilà assez, monsieur Montchanin! changez de ton, croyez-moi, vous y gagnerez! Vos soupçons viennent d’outrager, devant moi, en Mme de Courcieux, l’âme la plus noble, la plus droite, la plus pure et la plus malheureuse que je connaisse! Je suis bien placé pour le savoir, vous en conviendrez, n’est-ce pas? Cette femme, la plus honnête qui soit, ce n’est pas moi qui devrais avoir à la protéger contre vous, puisqu’elle vous a aimé vous, vous seul! C’est vous qui devriez la protéger contre tout le monde; c’est vous qui devriez savoir, sentir, deviner, être sûr qu’à force d’être victime, elle est digne des plus saintes pitiés et des plus nobles tendresses? C’est vous qui l’avez perdue, vous qui êtes entré chez elle, dans son foyer d’épouse, un jour, comme un voleur, et qui, par surprise, lui avez dérobé la paix du cœur, l’avenir de bonheur qui lui restait possible. Et c’est vous maintenant qui la soupçonnez, vous qui tentez de la jeter à un autre parce que vous vous sentez deviné, jugé, condamné par elle! Je vous entends: Aucun mari, n’est-ce pas! n’a jamais parlé de la sorte à aucun amant? Mais, comprenez donc bien, ce n’est pas en qualité de mari que je parle ici! Un mari, c’est vrai, ne saurait, ne pourrait, ne voudrait pas parler de la sorte, et voilà bien ce qui vous condamne, c’est que je ne suis pas un mari! Je suis simplement un galant homme qui défend une honnête femme... Pesez chacune de mes paroles, je vous prie, et tirez-en les conclusions. Elles font de vous ce que j’ai dit: le dernier des misérables. Oui, le dernier, le plus lâche, le plus vil, car si je ne suis pas un mari, que suis-je donc? et quel est, dès lors, mon dévouement pour cette femme? quel est mon martyre? Et où en aurais-je trouvé la force, si je ne l’avais prise dans l’estime absolue qu’elle m’inspire?... Et si enfin, je ne suis pas le mari, qu’êtes-vous donc, vous, vous! vous? Courcieux arrêta l’élan de sa parole pour prononcer d’une façon lente, presque solennelle, les mots suivants: --Vous qui insultez au malheur de cette femme, de cette mère! Montchanin, en écoutant attentivement ces paroles, se persuadait qu’Amine, devenue une habile coquette comme tant d’autres, trompait tout le monde à plaisir et Courcieux tout le premier. Il se disait qu’elle était parvenue à se servir habilement de son mari, pour éloigner son premier amant au profit du nouveau, c’est-à-dire de Trézelle. Ne les avait-il pas entrevus de loin, cette nuit même, l’un près de l’autre et seuls, dans le salon de la villa des Agaves? Elle se jouait de lui, en rouée de haut vol. Il roulait ces pensées... Courcieux reprit, après un silence: --Voilà ce que je voulais vous dire avant de vous donner l’ordre de ne plus reparaître devant elle. Je veux croire encore que vous n’êtes qu’un inconscient. Cela vaut mieux pour vous. Montchanin ne songeait plus qu’à rendre coup pour coup, à faire souffrir l’homme qui le fouettait si durement et qui aimait Amine,--car, s’il ne l’aimait pas, prendrait-il si passionnément sa défense? Montchanin voulut frapper l’adversaire en plein cœur. --Puisque ce n’est pas un mari qui parle, dit-il avec son plus narquois sourire, je puis répondre en toute liberté au galant homme qui, dès lors, m’interroge, remarquez-le, sans en avoir le droit. Sachez donc, monsieur, que je ne saurais accepter toutes les responsabilités sans exception. Il est bien rare, monsieur (vous en conviendrez, j’espère, avec M. de La Rochefoucauld), qu’une femme, qui a un amant, n’ait qu’un seul amant. Courcieux devint très pâle. Depuis un moment il froissait un papier, plié et replié de mille manières entre ses doigts nerveux. Il s’avança sur Montchanin et, tranquillement, avec ce pli froissé, il le souffleta. --Vous êtes ministre, je ne sais plus où! dit-il avec une hauteur de mépris et sur un ton de raillerie suprêmes. Je vous ai souffleté, monsieur, avec le pli officiel qui vous l’annonce et que j’ai demandé tout à l’heure à M. Guirand, afin d’avoir le plaisir de vous communiquer moi-même la bonne nouvelle. Partez à l’instant pour Paris et au plus tôt pour l’étranger. Je l’ordonne. Voici votre titre. Ramassez. Il jeta le papier à terre, aux pieds de Montchanin, et, lui tournant le dos, il s’en alla. Montchanin le regarda s’éloigner, puis, haussant les épaules, il ramassa le pli, l’ouvrit, le lut attentivement. Trézelle, dans le parc, avait rencontré le duc et causait avec lui. Courcieux vint à eux. --Monsieur, dit Trézelle, avez-vous besoin de moi? Monsieur le duc vous dira combien je vous suis acquis. Courcieux lui tendit la main. --Non, merci, répliqua-t-il, pas aujourd’hui. --Je vous laisse avec votre oncle, dit Trézelle. Il rejoignit Montchanin aussitôt. --Monsieur, lui dit-il, M. de Courcieux, à mon vif regret, est venu interrompre notre conversation tout à l’heure. Vous plaît-il de la reprendre? --A quoi bon? dit Montchanin froidement, j’ai pu la continuer avec M. de Courcieux! c’était identiquement la même. N’oubliez pas que je suis un diplomate, moi. Le marquis m’a fait entendre qu’un duel ne servirait à personne et nuirait à plusieurs. J’ai parfaitement compris. --Entre vous et moi, insista Trézelle, les prétextes seront faciles à trouver. --Monsieur, dit Montchanin d’un air aimable, entre vous et moi tous les prétextes seraient transparents. J’ai réglé mes affaires avec vous en les réglant avec le marquis--car, je le vois, vos intérêts sont communs. Veuillez m’excuser. Je pars à l’instant même pour Paris et dans trois jours pour l’étranger. Le service avant tout; c’est sacré. III LES IDÉES DE BENJAMINE Une heure après, Montchanin était parti, et Courcieux disait au duc: --En parlant d’elle à Montchanin, en le voyant si méprisable, en la voyant si seule, j’ai mieux compris que jamais le malheur de la pauvre femme et combien elle est à plaindre. Il est temps, mon cher duc, que ce martyre finisse. Vous avez raison. --Enfin, tu l’aimes? Courcieux parut se recueillir, puis: --Passionnément, je le vois bien, dit-il. --A la bonne heure. --Et je vous demande de vouloir bien le lui dire. --En vérité! fit le duc en riant. Ne peux-tu pas le lui dire toi-même? --Pas la première fois. --Pourquoi cela? --Parce que le sentiment nouveau que j’éprouve pour elle ne me permet plus de tolérer ce que j’ai souffert jusqu’à présent... --Et quoi donc? --La présence de cette enfant qui me rappellerait à toute heure un homme que je hais. La bonne figure du duc de Méribault s’attrista. --Ce qui signifie, dit-il en secouant la tête, que ton sentiment nouveau tend tout de suite, là, sans transition, à lui imposer la plus cruelle des douleurs, l’éloignement de sa fille. Il lui manquait cela, et, à ce trait, je reconnais bien l’amour!... Eh bien, mon cher, ne compte pas sur moi pour cet office de bourreau. --Vous ne me comprenez pas? dit Courcieux irrité. --Moi! je te comprends... dans les fonds... Écoute plutôt. Je comprends ce que tu as pensé hier et ce que tu penses aujourd’hui. Tu t’es dit quelque temps: «Cette pauvre créature est admirable; sa faute est pour elle un supplice; elle le porte dignement. C’est une bonne mère, une vraie, digne de pitié; et comme je suis certain de la noblesse de ses sentiments, je la respecte malgré tout et je suis bon pour elle. Il est vrai que je ne l’aime pas, je l’admire seulement, c’est ce qui me rend très bon. Je juge sa moralité par delà les faits.» Langage élevé!--Le lendemain, qui est aujourd’hui, tu tiens un tout autre langage. Tu t’es dit et tu viens me dire: «Tout est changé: je l’ai tant admirée que maintenant je l’aime. Je la veux donc toute à moi et pour cela je vais détruire ce qui lui reste de bonheur et de paix. Je vais d’abord lui arracher son enfant; c’est ce qu’il y a de mieux _pour moi_, mais comme je n’ose pas lui annoncer moi-même cette bonne nouvelle, c’est mon oncle à tout faire qui s’en chargera. C’est un homme d’excellent conseil. Il n’est pas bête; il arrangera pour le mieux mes petites affaires d’égoïste...» Tu vois que je te comprends. Eh bien, ne compte pas sur moi, mon garçon. Tu n’aimes pas ta femme, apprends cela de moi; tu l’aimais hier sans t’en douter; tu ne l’aimais pas assez pour t’en rendre compte mais tu l’aimais; tu la désires aujourd’hui--ce qui est bien différent. Tu pourrais la désirer tout en continuant à l’aimer--et alors, qui sait? Dieu finirait peut-être par avoir pitié d’elle et de toi. Mais tu la désires comme un pauvre homme, et c’est tant pis, tant pis pour vous deux... Voyons, es-tu bien décidé à la séparer de son enfant? Courcieux, tout frémissant de passion, répondit: --Les forces humaines ont des limites. J’ai trop supporté tout cela. Je ne peux plus. Personne, pas même Dieu, ne peut exiger raisonnablement d’un homme un sacrifice pareil. --Allons donc! dit le duc. Ceci éclaire ton passé, mon ami. Rappelle-toi donc que tu es en partie responsable de la faute de ta femme. Si dès les premiers jours de ton mariage tu t’étais montré résolu, si tu avais marché à l’assaut des difficultés, si tu avais imposé tes volontés, si tu l’avais emmenée loin de Paris, si tu avais accepté la solitude avec elle, si tu n’avais pas trouvé, dans ta situation même, un prétexte à vivre libéré de ta femme, à courir le guilledou, à passer tes nuits au cercle ou ailleurs,--si tu avais en un mot pensé sérieusement à la conquérir, comme tu y parais décidé aujourd’hui,--peut-être aurais-tu plus de droits à te montrer impérieux et tyrannique aujourd’hui. Je ne dis pas,--bien que je le croie,--que tu aurais réussi sûrement à te faire aimer, mais le grand malheur de votre vie ne se serait pas accompli; et tant qu’il n’y avait pas _cela_, c’est-à-dire cette enfant, il vous était possible de rentrer dans la paix, d’un jour à l’autre, sans cris et sans grincements de dents. A mon sens, pour tout dire d’un mot, tu as mal défendu ta femme. Et par suite tu n’agiras pas bien en lui imposant aujourd’hui l’éloignement de sa fille. J’ai dit. --Vous avez raison, sans doute, dit à son tour Courcieux avec emportement, mais aucun raisonnement ne triomphera de ceci: «Je ne peux plus supporter cet état de choses. Je ne peux plus...» Vous ne voulez pas parler à Amine? --Pourquoi ne peux-tu lui parler toi-même? fit le duc en secouant la tête d’un air triste;--pourquoi, sinon parce que tu sens bien que tu vas déchoir à ses yeux, juste à l’heure où il te plairait, au contraire, de t’élever dans son cœur? --C’est vrai, dit le marquis, mais... il ne peut en être autrement. C’est mon dernier mot. --Tu vas lui annoncer ce malheur nouveau, sans autre forme de procès? --Il le faut bien. Le duc réfléchit un moment, puis: --S’il te faut absolument un ambassadeur, prends Trézelle. J’ai causé à fond avec lui. Je suis sûr de lui. Mais dépêche-toi, il part, cette nuit, pour Toulon, avec son bateau. --Je vais lui parler, dit Courcieux. Ou plutôt... toute réflexion faite, si vous lui parliez vous-même... --Ça, je veux bien. Et le soir même, Courcieux et le duc, assis sur la terrasse, laissèrent Trézelle libre de causer une heure avec Benjamine, dans ce même salon, où, la veille, ils s’étaient sentis si émus ensemble d’une émotion pareille. --Ma chère amie, dit gravement Trézelle, les choses ont bien changé depuis hier. --En quoi, mon ami? interrogea-t-elle. Il expliqua: «Montchanin avait été châtié; il partait définitivement. Elle était affranchie de lui à jamais par son mari. Courcieux, à présent que rien ne s’interposait plus entre sa femme et lui, voulait tout oublier, tout. Elle pouvait rentrer dans la vie normale et dans le bonheur.» --En un mot, Benjamine, dit Trézelle, vos sentiments pour votre mari, tels que vous me les avez confiés, vous permettront, malgré vos objections que je connais aussi, d’accepter la destinée nouvelle qu’il vous offre: votre mari vous aime; vous êtes sauvée. --Je suis perdue! répliqua-t-elle avec effarement. --Que voulez-vous dire? fit Trézelle. Elle expliqua vivement: --S’il m’aime, il va vouloir éloigner l’enfant! --C’est vrai, dit-il. Mais ce n’est là qu’une nécessité de transition. Vous ne pouvez pas exiger qu’il subisse quotidiennement le souvenir d’un homme que vous ne pouvez vous rappeler vous-même sans en souffrir... --Eh! oui, je souffre, par celui-là! murmura-t-elle! Je ne peux échapper depuis hier à cette horreur que je vous ai avouée, à cette horreur de retrouver un regard odieux dans les yeux de l’enfant chérie!... C’est vrai, oui, c’est vrai, mais cette souffrance me lie bien davantage à la destinée de ma fille! Songez donc, s’il y a dans cette âme naissante quelque chose qu’il faille arracher, abolir, alors, elle a bien davantage besoin de moi... Non, non, je ne l’abandonnerai pas à l’esprit du mal, jamais! jamais! --Il ne s’agit que d’une concession à faire aux circonstances, Amine, et pour un temps qui sera bref, j’en suis sûr. Soyez plus juste envers M. de Courcieux... Le salut est là. --Je vous ai dit combien M. de Courcieux m’inspire de vénération et de dévouement. Je peux lui sacrifier ma vie et celle de mon enfant; je ne peux pas me séparer d’elle ou plutôt la séparer de moi pour lui... Cela est ainsi. Je ne le peux pas, je ne le veux pas. Il n’y avait plus d’hésitation, plus rien de sa jeunesse en elle. C’était la femme debout dans son droit éternel, qui est d’être mère. --Vous ne l’aimez donc pas un peu? lui dit Trézelle. --On vous a donné une mission, monsieur Trézelle, et vous l’accomplissez comme vous devez. Je vous en remercie. Mais à l’ami que vous êtes, je peux rappeler ce que je vous disais hier à cette même place: «Un seul ou mourir.» Elle le regarda fixement, sans tendresse ni dureté, avec un beau regard d’honnête homme dans ses yeux bleu-pâle, si expressifs d’elle-même. Elle articula très nettement, très lentement: --Je ne me suis pas refusée à vous,--à vous que _j’aime_,--pour me donner à M. de Courcieux, que je n’aime pas! Elle avait insisté sur le mot: que _j’aime_ et elle ajouta: --Oui, je vous aime; nous le savons bien depuis hier soir. Trézelle, très ému, détourna d’elle son regard. --Et n’oubliez pas, dit-elle, comme si elle n’eût rien formulé d’étrange ou de troublant, n’oubliez pas que M. de Courcieux se trompe en croyant possible l’arrangement qu’il demande. Dites-lui bien que le bonheur m’est désormais interdit, c’est-à-dire qu’il lui serait impossible avec moi, par moi. Il veut bien dire parfois qu’il loue, qu’il admire même ma fermeté d’âme. Où la prend-il, sinon dans ma vaillance à supporter ma solitude chez lui? Je vous ai dit cela; je vous le répète puisque vous m’y obligez. Expliquez-le-lui. Le lendemain du jour où ce qu’il demande serait accompli, il aurait détruit lui-même en lui toute raison de m’admirer, pour répéter son mot; de m’estimer si vous aimez mieux... Et ne niez pas; j’en appelle à vous! Regardez-moi bien, Trézelle. J’ai toujours été franche et je suis devenue hardie, car la douleur m’a faite une âme libre. Eh bien, je vous aime, vous le savez maintenant, je vous aime pour toutes les raisons qui m’éloignent des autres hommes. Vous étiez le maître hier soir, mais que penseriez-vous de moi aujourd’hui, dites-le franchement, si je ne m’étais pas protégée contre vous derrière la mort, qui est mon amie, elle aussi? Et cependant, pour vous, quoi qu’il advînt, je ne pourrais être jamais qu’une femme qui était libre de ses actions avant de vous connaître, tandis que, pour lui, je deviendrais, du soir au lendemain, une épouse qui fut coupable! Du soir au lendemain il serait jaloux de mon passé, il me le reprocherait comme s’il venait de l’apprendre; il serait un homme nouveau qui ne connaîtrait plus, dans l’intimité, ni les réserves, ni les élégances du marquis de Courcieux. Croyez-moi, Trézelle, si je devais me livrer, mon mari serait le seul homme à qui, pour mon repos et le sien, je devrais me refuser! Elle se leva et, du seuil, apercevant le duc qui arrivait avec Courcieux: --Mon cher oncle, dit-elle, avec une grande assurance, M. Trézelle vous dira bien des choses que vous serez chargé de répéter à M. de Courcieux. J’ai besoin de repos ce soir, je me retire. Adieu, monsieur Trézelle, puisque vous partez cette nuit... Qui sait si l’on se reverra?... Trézelle prit sa main et, s’inclinant, il fit mine de la lui baiser. --Embrassez-moi donc en face! dit-elle en riant. Elle s’en alla. Trézelle prit congé. Le duc et le marquis restèrent seuls. --Tu persistes? tu as tort. --Je l’aime passionnément, fit Courcieux d’un air sombre. --Passionnément? alors, dit le duc, rends-moi ma tabatière: tu vas te conduire comme une brute... Allons nous coucher. IV UNE LETTRE DE MARC-AURÈLE M. le marquis de Courcieux approchait de la quarantaine. Il s’était arraché avec soin son premier cheveu blanc. La patte d’oie se dessinait sur ses tempes. Il avait _aimé_ toutes les sortes de femmes, mais aucune de celles qu’il avait eues ne lui avait résisté un seul instant. Toutes l’avaient appelé et choisi. Aujourd’hui, soit qu’il se répandît moins dans le monde, soit qu’il y parût moins séduisant, les appels aimables se faisaient plus rares autour de lui. Quand il lisait son journal, il l’éloignait de ses yeux un peu plus qu’il ne convenait. Un léger presbytisme commençait à l’affliger. Le tableau de la vie, le spectacle des choses lui apparaissait déjà, sans qu’il s’en doutât, à travers un premier rideau de gaze légère semblable à cette vapeur imperceptible que les machinistes, au théâtre, font descendre sur les scènes où l’on veut représenter un songe quelque peu vague! Infirmité sans importance qui cependant signifie déjà le commencement de la déchéance, avertissement physiologique qui dit: «Ta jeunesse est finie. La puissance en toi est diminuée d’une ligne. Elle baisse. C’est le plein jour encore. Ce n’est plus midi. Le soleil est de l’autre côté du zénith.» A ce moment redoutable, presque inaperçu des hommes d’étude inclinés sur l’œuvre ou des hommes d’action acharnés à la lutte,--l’homme d’oisiveté et d’amour tressaille. La terreur le prend. La volonté de vivre s’exagère en lui. Il veut se hâter. C’est l’âge où les forts donnent la plus belle fleur, le plus beau fruit, mais au prix de leur vie finissante, qu’ils jettent tout entière, d’un coup, hors d’eux-mêmes. C’est l’âge, un peu différent selon les individus, où l’aloès brusquement se dépasse lui-même, de plante se fait arbre, élance et épanouit sa hampe couverte de mille fleurs, à l’ombre desquelles il meurt, en semant autour de lui un peuple de graines amères. Le marquis éprouvait pour une femme la passion la plus âpre, la plus violente qu’il eût connue, la première peut-être qui l’eût secoué tout entier d’un désir sans mesure. Et cette femme, c’était la sienne, la seule qui ne l’eût pas appelé et la seule qui eût répondu: «Non, jamais!» à son appel. A ce moment de sa vie, tout ce que sa mère avait mis en lui de douce tendresse, de faculté de plaindre et de chérir, parut s’éteindre. Les énergies farouches de son père le possédèrent seules. Il devint redoutable à la pauvre Amine. Il parla de ses droits; il la somma de lui obéir. Il cessa d’être pour elle le marquis de Courcieux; il fut un homme, l’homme déchaîné, l’homme qui souffre et meurt et qui, révolté, veut vivre encore. Au début toutefois de sa passion, il essaya de la ruse. Il reconnut la nécessité de la prudence. Il se rappela qu’Amine était femme à finir son aventure d’une façon tragique... Il ne la heurta pas de front. Tout d’abord il ne lui parla point de sa volonté d’éloigner l’enfant. Il reprit la vie habituelle. Seulement, il ne sortait plus, il la suivait dans tous ses mouvements d’un regard ardent et jaloux... Elle se réfugia toujours davantage auprès de son enfant. Il en souffrait de plus en plus, et alors il lui demanda de rester plus souvent près de lui. Il la pria de lui lire à voix haute le roman nouveau, la chronique à la mode. Doucement, il lui disait: «J’ai bien mérité de vous quelques égards, quelques sacrifices, Amine.» Elle en convenait, certes! Humblement, elle obéissait, tremblante au fond, mais raidie contre elle-même, prête à la défense contre lui. Quand elle rencontrait ses yeux, elle y voyait luire une ardeur mauvaise, une volonté dure, une convoitise brutale,--dont elle ne supportait pas même l’idée. Il s’approchait d’elle à table, ou au salon pendant les lectures, et lui chuchotait des paroles troublées,--et parfois le soir, il prolongeait un baiser d’au revoir qu’il ne déposait plus respectueusement sur sa main,--mais qu’il prolongeait mollement sur sa nuque. Et il sentait alors sous sa lèvre la pauvre femme se dérober un peu, abaisser son cou, s’en aller, fluide, insaisissable comme une onde; mais le lendemain, il était là encore, et parfois il l’enveloppait de ses bras, la retenant contre lui; et ses mains, au hasard, la touchant sans délicatesse, la froissaient... elle avait peur. Il avait été son dieu. Elle le voyait déchoir, devenir l’homme qui ne demande pas à la femme la tendresse mais la caresse, qui se soucie peu de la respecter, qui veut d’elle ce qu’ils veulent tous, les plus fiers comme les plus grossiers. Elle reconnaissait qu’il avait un droit écrit, un droit social, mais elle s’affirmait qu’il n’avait aucun droit moral. Tout au contraire, elle se disait qu’il avait, par un premier pardon, contracté envers elle des devoirs nouveaux, difficiles, soit, trop sublimes peut-être, mais qu’il avait consentis, auxquels il s’était engagé. Il trahissait un pacte généreux! Elle lui en voulait. Qu’il souffrît, elle le sentait, certes,--mais ne souffrait-elle pas? Ne devaient-ils pas porter à deux le martyre de leurs désirs, de leurs aspirations, contrariées par une fatalité où il y avait de leur faute à tous deux et qu’ils ne pouvaient plus, en conséquence, se reprocher l’un à l’autre? Trois ans auparavant elle l’avait trouvé vieux... et voilà qu’elle le trouvait vieilli! Quand elle pensait à l’émouvante conversation qu’elle avait eue avec Trézelle, elle frémissait toute. Elle vivait avec ce souvenir. L’amour? hélas! c’était Trézelle maintenant pour elle. Songer à lui sans chercher à le voir jamais, n’était-ce pas de la vertu? Elle souffrait dans sa fille; elle lui disait: «A ton tour tu souffriras. Quelle horreur, la vie! Pardonne-moi de t’avoir mise au monde.» Ils revinrent à Paris. Il la conduisait de nouveau au bal et dans les théâtres. Elle continuait à sourire au monde, mais on disait: «Elle pâlit, la petite marquise. Elle a un chagrin. Son mari, maintenant,--l’aime à la folie. Ça la gêne, évidemment. Elle était plus libre, avant.» A Paris, ils restèrent à peine trois semaines. Courcieux déclara qu’ils devaient une visite au duc, réinstallé dans son château de Touraine. On chasserait. Ils y allèrent en effet. Les deux filles du duc s’y trouvaient, avec leurs enfants qui reçurent à bras ouverts la fille d’Amine, la petite Louise. Là, Courcieux chassa tous les jours, se montra moins occupé de sa femme. Ce n’était qu’une tactique. Au bout d’un mois, il déclara qu’on retournait à Paris, qu’il fallait laisser quelque temps la petite aux soins de ses parents. Benjamine avait besoin de distractions. Elle était trop bonne mère. Elle s’épuisait en veilles. Benjamine comprit, voulut répondre: «Non! jamais!» mais le duc, pour éviter quelque scène violente, s’interposa. Que pouvait-on contre la volonté du mari? Il fallait laisser passer l’orage. Il avait bien essayé de prouver encore à Courcieux qu’il avait tort. Il avait échoué. Il trouvait préférable de ne pas irriter sa résistance. Il fallait laisser faire au temps. La petite Louise serait si bien avec les autres enfants... Benjamine courba la tête. Le vent de sa destinée soufflait. Elle obéit, révoltée au dedans, résignée en apparence, passive devant toutes ces forces réunies, toutes ces résultantes d’événements accumulés, cette conspiration des hasards et des hommes contre elle, si petite, si jeune, si seule,--toujours! Elle écrivit à Trézelle: «Ah! si vous étiez là! Tout est contre moi. Je suis bien lasse. Il me semble que je vais mourir.» Trézelle répondit simplement: «Ma chère amie, «Il n’y a plus ici-bas qu’un seul objet qui mérite d’occuper nos pensées. C’est de vivre avec douceur parmi des hommes menteurs et injustes, sans jamais nous écarter nous-mêmes de la vérité et de la justice... «Marc-Aurèle.» De Paris, brusquement, Courcieux la ramena aux Agaves. Il y avait près de quatre ans qu’ils étaient mariés aux yeux du monde. Guirand, fatigué de travail et d’ambitions, était un peu souffrant. Il ne lui déplaisait pas de faire dire qu’il se surmenait, qu’il était neurasthénique. Il quitta Paris avec Céleste pour prendre trois ou quatre jours de repos dans sa villa de Cannes. «Il est doux de se rapprocher parfois de ses enfants, dût la chose publique en souffrir un peu!» Le duc, fidèlement, chaque jour, sans y manquer, envoyait à Benjamine des nouvelles de sa fille. Elle baisait passionnément ces lettres. V COMMENT S’AIMÈRENT, UNE MINUTE, BENJAMINE ET SON MARI De nos jours, les tragédies ne sont pas à la mode, mais la vie ne s’inquiète pas de la mode et continue à faire des tragédies,--qui sont d’autant plus terribles qu’elles se cachent davantage. Les tragédies se cachent. Elles s’enferment sous les rideaux sourds des alcôves. Les familles les étouffent entre les murs massifs des vieilles maisons: il semble qu’il n’y en ait plus. Il y en a. Un jour, dans le salon de la villa des Agaves, Amine brodait sous la lampe. Courcieux lisait. Tous deux,--l’un vis-à-vis de l’autre,--occupaient exactement les mêmes places que, par un soir troublé, occupaient naguère Amine et Trézelle. Elle s’en aperçut tout à coup, et le temps pour elle fut aboli. Elle crut voir là Trézelle... mais c’était Courcieux. Au lieu de l’être devant qui le cœur s’ouvre et se libère,--c’était l’homme devant qui le cœur doit se fermer et se taire,--ou mentir. --Ma chérie, dit-il, vous êtes en beauté, ce soir. Voulez-vous venir un peu sous les grands arbres, au fond du parc? --Vous voudrez bien m’excuser, dit-elle, je me sens si lasse! Il se leva et, la saisissant à deux mains, l’arracha de sa chaise; il n’eut qu’un pas à faire pour l’entraîner sur le grand divan. Elle y tomba assise, toute crispée, entre des mains passionnées qu’elle trouva rudes. --Écoutez, dit-il. Je n’ai mérité par aucune faute le supplice d’être tenu à jamais éloigné de votre cœur. Au contraire. J’ai montré toutes les clémences, j’ai accordé tous les pardons... --Pas tous! murmura-t-elle. --Le jour où je vous ai trop aimée, c’est vrai, mon caractère a changé... Il est un sacrifice que je n’ai pas la force de m’imposer plus longtemps... mais, cela, vous auriez dû le comprendre. --J’ai compris, murmura-t-elle à demi morte. --Non! vous demeurez révoltée, à toute heure. --C’est vrai, dit-elle, mais nos âmes nous échappent. La mienne n’est pas à moi. Vous n’êtes maître que des faits. Vous les avez commandés et ils se sont réalisés! --Pas tous! dit-il avec âpreté. --Jamais! dit-elle, jamais _celui-là_! Pour vous et pour moi, monsieur, je vous en conjure, n’ordonnez pas que celui-là soit. Vous ne me le pardonneriez de votre vie. Le jour où je serais vraiment votre femme serait précisément celui où je cesserais pour vous d’être digne de m’appeler, comme votre mère: la marquise de Courcieux. --Amine, croyez-vous que je serais assez lâche pour vous en vouloir, dit-il, de ce que j’aurai exigé? C’est au contraire l’oubli de tout le passé que j’appelle avec cette force plus grande que ma volonté. L’oubli entier, absolu, définitif. Voilà ce que je rêve, ce que je désire, ce que je veux, ce que j’aurai; un présent en qui le passé s’engloutisse à jamais! L’amour véritable est un feu du ciel qui fait mourir pour faire mieux revivre. Où il passe, tout est détruit d’abord, tout n’est plus que cendres... Mais... écoute! Ce tutoiement offensa Benjamine. Courcieux, très exalté, continuait: --J’y songeais l’autre jour, quand nous avons traversé en voiture la forêt de l’Esterel, dévastée l’an dernier par un incendie. Les flammes ont tout détruit, grands arbres, ronces, épines et fleurs, sentiers tracés par les hommes, tout; tout a disparu avec le feu; mais les plantes nouvelles, qui verdissent déjà sur les pauvres débris noirs de la forêt, ne savent plus rien de son destin tragique. Déjà, elles vivent au soleil, sans s’occuper du néant. Elles aiment. Le premier rayon du matin boit avidement, sur les feuilles des pousses rajeunies, la rosée éternelle. Il n’y a plus de passé, Amine, entends-tu, il n’y a qu’un présent et qu’un avenir! Elle le regarda tristement. --Vous le voulez? dit-elle. --Je le veux. «C’est donc ma destinée affreuse, songeait-elle, qu’il y ait toujours une figure étrangère entre cet homme et moi! Malheureuse! malheureuse que je suis!» Elle se leva, lente et triste, et s’éloigna d’un air si mystérieux, si étrange qu’il eut peur... Où allait-elle ainsi? mourir?... «Oh! non! la pensée de sa petite fille l’attache à la vie désormais!» Et ainsi, contre l’idée de l’avoir poussée lui-même à une résolution funeste, il appelait instinctivement à son secours cette enfant lointaine qu’il ne voulait plus voir! Benjamine était déjà près de la porte. Elle s’en allait, sans se retourner, d’une démarche rigide, hautaine. Décidément il eut peur, et courut se placer devant elle: --Je vous demande pardon, fit-il. Elle se retourna tout d’une pièce avec un cri d’émotion suprême: --Ah! vous revoilà!... bon! bon comme autrefois! Elle fléchissait les genoux devant lui, les mains tendues comme une suppliante qui rend grâce... il la retint et l’entoura de ses bras... Elle inclinait la tête, comme pour la poser sur l’épaule de son mari, mais elle la redressa brusquement: --Laissez-moi vous dire, murmura-t-elle... J’ai raison!... J’ai raison!... Il n’y aurait pour vous que malheur dans le vrai mariage!... Il y a des choses auxquelles vous penseriez alors plus que jamais,--qu’un jour peut-être, dans une heure mauvaise, vous me reprocheriez!... Sur ce mot, elle se dégagea de lui dans un recul de répugnance et d’effroi, et elle continua: --Vous le savez bien, voyons! que cela se passe ainsi _lorsqu’on aime_, précisément _parce qu’on aime_!... Voilà pourquoi je ne veux pas, je ne dois pas être à vous!... Laissez-moi seule avec ma douleur... seule avec mon enfant!... rendez-la-moi, dites, je vous en supplie!... Elle dut s’asseoir, car elle défaillait. Il était debout devant elle, incertain de lui-même. Une main sur ses yeux, pour ne plus la voir,--si touchante,--il se recueillait, s’examinait, luttait avec ses révoltes, tout en l’écoutant d’un cœur attentif, presque vaincu. Elle le priait toujours, en chuchotements: --Je vais vous dire; nous nous ferons très petites, toutes les deux; nous serons sages, bien sages... On nous entendra à peine... On ne s’apercevra pas de notre présence... Rendez-la-moi, dites? Il voulut échapper à cette voix insinuante et douce, qui s’emparait de ses forces. --Benjamine! de grâce! fit-il, sans la regarder. Mais, acharnée à son défi, elle continuait: --Je me suis dit bien souvent que, si nous venions à mourir toutes les deux, ce serait bien mieux, pour vous, bien mieux! Pardonnez-moi de vous parler d’elle: je ne voulais pas! Mais croyez-vous que je pourrai vivre, moi, s’il m’est interdit d’accomplir le seul devoir qui me reste, le plus grand de tous: celui de la mère? Il souffrait avec elle et ne voulait pas lui céder: --Pas cela! dit-il, en s’efforçant de raffermir sa voix: Pas cela! taisez-vous! Elle sentit qu’il ne fallait plus le laisser à ses réflexions, elle vit qu’elle pouvait vaincre cette fois... il faiblissait; et comme il s’asseyait, les coudes sur une table, le visage dans ses mains, elle put croire qu’il pleurait. --Oui, je sais bien, poursuivit-elle, mais rien ne peut empêcher que je sois la mère, moi! Vous l’aviez compris autrefois, avant de... Elle s’arrêta; et elle baissa la voix pour achever: --... Avant de m’aimer!... Et _alors_ vous m’aviez laissé mon enfant! Elle se leva, tandis qu’il restait affaissé dans son infinie douleur; et, crispant ses deux petits poings, elle cria dans une rage d’indignation: --Ah! mais, qu’est-ce donc que l’amour, s’il fait oublier au meilleur, au plus généreux des hommes, les pardons qu’il accorda jadis!... si les bontés qu’il eut lorsqu’il n’aimait pas, lui deviennent impossibles lorsqu’il aime! Ce cri de révolte frappa l’esprit de Courcieux, mais Benjamine, en le jetant avec cette énergie, n’était pas touchante comme lorsqu’elle parlait plaintivement; il se ressaisit, la regarda, et put répondre avec une énergie égale: --Impossibles! --Mais, je suis la mère, moi, malgré tout!... malgré tout!--et sa voix, de nouveau, se fit plaintive, douce, insinuante.--Rendez-la-moi, monsieur!... parce que, voyez-vous, il faut que nous fassions à nos enfants, peu à peu, avec nos paroles, des âmes bonnes... Rendez-la-moi, monsieur!... Elle baissa la tête, et, s’écrasant dans l’humilité, et détournant les yeux, elle dit d’un ton très bas: --Et je vous aimerai... comme je pourrai! Courcieux comprit qu’une telle parole sur les lèvres de cette femme était sublime; cependant il n’en mesura pas toute la profondeur. Il ne devinait pas que l’image de Trézelle venait de traverser l’esprit de la malheureuse et qu’en se promettant à son mari, c’est-à-dire au devoir convenu, Benjamine, à ses propres yeux, se sentait déchoir à jamais de son haut idéal d’amour. Cette déchéance, la mère l’acceptait afin de rester mère. Mais s’il ignorait combien et comment elle aimait décidément Trézelle, du moins, comprenait-il que lui-même n’était pas aimé d’amour. S’il était mal placé pour voir la beauté entière du sacrifice que lui offrait ce cœur douloureux, du moins, la voyait-il en partie; l’heure n’était plus aux colères; il fut simplement frappé d’admiration, et son orgueil aidant, il répondit avec une belle dignité mêlée de tendresse: --Pouvez-vous croire que je ferai de votre amour maternel le moyen d’une victoire que vous auriez le droit de me reprocher?... Non, non! ma pauvre chère petite!... Je veux, moi aussi, vous conquérir par l’estime de nous-mêmes. Et vous serez un jour à moi dans l’amour consenti librement, fièrement, car à partir de ce moment-ci, et pour l’amour de vous, c’est moi qui veux tout ce que vous voulez! Elle le regardait, déjà effarée de bonheur, mais quand il prit à deux mains sa jolie tête, et qu’en lui baisant les cheveux, il ajouta: --Oui, on te la rendra, ta fille, on te la rendra sans condition! Alors elle fut navrée d’une joie immense. Elle suffoquait, disant: --Vrai? bien vrai?... Vous me la rendez? Oh! quel bonheur!... Quand partons-nous? A ce moment-là, il était dégagé de toute passion. Il n’était plus qu’un cœur attendri par une douleur humaine, ressentant en lui-même toute la misère d’une autre créature et n’ayant plus qu’un désir: l’en affranchir, bienheureux de sentir qu’il pouvait le faire. État de conscience si délicieux, qu’il n’en est peut-être point de préférable, en sorte que ceux qui ont connu cette volupté d’âme connaissent seuls l’amour total, et peuvent comprendre par quelle voie humaine ont marché les saints qui ont cru voir Dieu sur la terre. Cet élan de tout l’être individuel qui se livre pour en sauver un autre, donne aux âmes généreuses un bonheur mystérieux qui les paie amplement des douleurs du sacrifice. Et c’est ce qui fait deviner confusément aux instinctifs sceptiques qu’il y a un égoïsme encore à se sacrifier pour le bonheur d’autrui. Égoïsme surprenant, puisqu’il n’est pas l’égoïsme de tous, mais seulement celui de quelques âmes élues; égoïsme singulier, puisqu’en dépit des sceptiques, il demeure le privilège des natures héroïques. Égoïsme vraiment prodigieux, qui donne à quelques-uns la rapide intuition de l’Unité de la vie consciente. «Ah! insensé, dit le poète,--insensé qui crois que tu n’es pas moi!» M. de Courcieux, devant la mère douloureuse qui le remerciait, parce qu’il lui permettait de rester mère, n’était plus ni le mari, c’est-à-dire une personne sociale, ni même un homme. Il n’était plus qu’une pensée humaine, humaine à l’infini. Et à ce cri: «Quand partons-nous?» tout de suite, il répondit: --Le plus tôt possible; demain! Benjamine fondit alors en larmes et se précipita dans ses bras, sur sa poitrine, avec ce cri répété: --Que vous êtes bon! que vous êtes bon! que vous êtes bon! Puis, le regardant avec des yeux emplis d’un trouble qui le transfigurait pour elle: --Comme c’est beau, la bonté! dit-elle. Elle s’abandonnait maintenant. --Benjamine! murmura-t-il, comme changé jusque dans les profondeurs de lui-même. A ce suprême moment d’amour transcendant, il eût pu la faire sienne réellement, lui imposer ses droits d’époux, sans qu’elle éprouvât ni étonnement, ni révolte. Il l’avait conquise dans le divin,--il avait aboli en elle tout autre sentiment que celui d’un amour d’âme qui répond à un amour semblable; mais ces exaltations surhumaines, même au cœur des êtres d’élite, ont peu de durée et l’homme, troublé dans sa chair, se retrouva en lui. Il eut une étreinte tardive, gauche peut-être au regard de la visionnaire d’idéal qu’était la malheureuse Benjamine. Il lui donna le temps de se dire qu’elle ne se donnait à l’époux que pour obtenir de lui la permission d’être, selon la nature, la mère de l’enfant qui représentait sa faute envers lui!... Elle aimait Trézelle, jeune, beau, et qui aurait pu, lui, l’aimer sans lui faire aucun reproche secret puisque son passé de jeune fille et de mère ne l’avait pas trahi, lui! Le charme qui l’avait jetée dans les bras du mari généreux, se retira d’elle. La tristesse lamentable de sa destinée l’envahit toute. --Merci! dit-elle, en cherchant ses mots cette fois; merci! Si vous saviez comme je vous suis reconnaissante! C’était peu! Ils retombaient, tous deux en même temps, du haut des ciels d’illusion. Ils se sentaient comme embarrassés chacun par leur pensée intime, par toutes les raisons qu’ils avaient de ne pas s’entendre et qui, oubliées un moment, revenaient plus vives dans leur esprit. Elle s’éloigna un peu de lui et dit, avec une voix raisonnable qui sonna bizarrement aux oreilles de Courcieux, parce qu’elle était en désaccord avec les hautes émotions qu’il venait d’éprouver: --Voyez-vous, déjà il y a quelques mois, j’ai cru la perdre... Cela n’est pas étonnant qu’elle soit fragile... J’ai tant souffert, au temps où j’attendais sa naissance. Disant cela, elle n’était plus que la mère de l’enfant d’un autre homme. Elle le blessait juste sur les blessures anciennes. Il se reprenait donc, tandis qu’elle poursuivait, inconsciemment maladroite: --C’est un de ces petits êtres qui, longtemps, ne consentent à vivre que de la vie, de la présence de leur mère!... Et puis, je veux qu’elle ait mon âme, à moi! Ce dernier mot fit tressaillir M. de Courcieux. --J’ai promis, lui dit-il; nous partirons demain. Il lui baisa la main et se retira chez lui. --Quelle vie! murmura-t-elle en le regardant s’éloigner. VI BENJAMINE Le lendemain matin, le tramway jetait, devant le portail de la villa des Agaves, le duc et Trézelle arrivés ensemble à Cannes dans la nuit. Guirand avait revendu fort cher à M. Leneuf sa concession de tramways; et comme il n’avait plus de raison pour ne pas faire signer le décret, les travaux avaient pu bientôt être poussés vivement. Guirand vit, par-dessus la haie mitoyenne, arriver les voyageurs. Ils semblaient tristes et préoccupés. --Comment! cria-t-il, vous, en tramway, monsieur le duc! quand il y a des voitures! --Ma foi! dit le duc, j’étais pressé, monsieur, et nous avons autre chose à dire. Venez chez Courcieux, avec votre femme, le plus tôt possible. Courcieux, sur le seuil de sa villa, regardait mélancoliquement la mer et l’escadre, regrettant sa vie de marin, les incessants départs. Il vit venir à lui le duc et Trézelle. --Bonjour, mon cher duc; soyez le bienvenu; vous aussi, Trézelle... Qu’y a-t-il? mon oncle, vous avez l’air un peu solennel... --Ça se voit donc? Une fois n’est pas coutume. Où est Benjamine? --Je ne sais. Dans le jardin, je crois. --Rentrons, dit le duc de Méribault. Et sans autre préambule: --Sa fille est morte. --Ah! dit Courcieux. --Oui, fit le duc. Je ne me charge pas de le lui annoncer. Alors, j’ai prié Trézelle de m’accompagner. --C’est bien. Guirand arrivait bientôt, suivi de sa femme. --Eh bien! dit le duc, la petite Louise est morte. Ils se regardèrent les uns les autres, préoccupés de la même pensée: «Comment l’annoncer à la mère?» --A tout hasard, dit le duc, j’ai vu votre ami le chanoine Vignot, à Cannes. Il vous rend visite quelquefois ici; il arrivera tout à l’heure, comme par hasard. --Je ne réponds de rien, dit Courcieux. Nous devions partir demain pour aller chercher l’enfant... Il y aura une affreuse crise. --J’ai prié votre médecin de Cannes de se rendre chez vous, monsieur Guirand, et, à tout événement, de m’y attendre. --Bien, dit Guirand. --Et qui parlera à Benjamine? demanda Céleste; qui lui portera le premier coup? Moi, je n’oserai jamais; je suis mère, monsieur le duc. --Ce sera Trézelle, dit le duc, car ce ne sera pas moi. Je ne pourrais pas. --J’ai peur d’un éclat épouvantable, insista Guirand. --Vous avez raison, dit Courcieux. A ce moment, Amine entra. Elle venait du jardin. Elle avait entre les bras des gerbes de fleurs et de verdure. Elle regarda ces gens assemblés qui se tournèrent tous vers elle, s’efforçant de lui sourire. Elle regarda le duc un peu, puis Trézelle longuement et dit, de la voix de malade résignée qu’elle prenait parfois, mais qui, dans ce moment précis, sonna à leurs oreilles comme la voix étrange d’une visionnaire: --Vous voilà, monsieur Trézelle? avec monsieur le duc?... Et vous êtes tous réunis, de si bonne heure? Vous me regardez d’un air bien étrange. Vous avez pitié de moi, tous? Tous baissèrent les yeux ou les détournèrent, cherchant quelque attitude. Elle les regarda encore un moment, puis, très simplement, d’une voix blanche, sans inflexion: --Ma petite fille est donc morte?... Il y eut un saisissement. Elle ajouta, de la même voix incolore, cette parole effrayante: --Eh bien, cela vaut mieux ainsi, je crois,--pour elle... et pour tout le monde. Tous se taisaient. Elle continua: --J’avais souvent pensé que cela pouvait arriver... Il y a le croup, qui en tue beaucoup et si vite! C’est le croup, n’est-ce pas, mon cher duc? Le duc fit signe que oui. Il alla lui prendre la main qu’il garda un peu dans les siennes. --Pauvre petite! reprit Benjamine. M’a-t-elle beaucoup demandée? Non, sans doute? A cet âge, ça oublie si vite!... Vous vous demandiez comment m’avertir?... Je savais déjà... Je me disais souvent: «Elle mourra... non, elle est morte!» Il fallait que cela fût; cela arrange bien des choses. Je n’ai rien à dire. Dieu l’a reprise, Il l’a. Elle ne souffrira plus. La vie est si triste!... Vous nous restez un peu de temps, mon cher oncle? Et vous, monsieur Trézelle?... Vous ne vous attendiez pas à me trouver si raisonnable, n’est-ce pas? Que voulez-vous, on réfléchit... Il faut se faire une raison, comme disent les bonnes gens. Elle eut un sourire navré. --Parlez d’autre chose... Il ne faut pas s’appesantir trop sur les choses tristes... On deviendrait fou. --Je voudrais la voir pleurer, fit le duc à voix basse. --Est-ce que vous partez bientôt pour l’Afrique, monsieur Trézelle? demanda-t-elle. --Mon départ est retardé, madame; je ne partirai que dans deux mois. --Tant mieux. On vous verra un peu, dites? Mon mari vous aime beaucoup, monsieur le duc également,--et moi aussi. Le duc se leva, déterminant un mouvement de vie naturelle parmi tous ces gens pétrifiés, immobiles dans une angoisse qui était vraiment d’un autre monde. On s’éparpilla sur la terrasse. Personne ne savait plus que dire ni que faire. Elle les déconcertait tous. Amine arrêta Courcieux au passage: --Vous aviez promis de la reprendre. C’était trop beau, mais vous aviez promis. Merci! de toute mon âme. --Amine! dit Courcieux, plein de tendresse. --Un jour, vous m’aimerez mieux... dit-elle, beaucoup mieux. Trézelle s’approcha d’elle. Courcieux s’éloigna, plein d’une tendresse désespérée et inutile. --C’est gentil d’être venu! dit-elle à Trézelle. Ça me fait grand plaisir de vous revoir. Vous êtes bon, vous!... Tout le monde est très bon pour moi, maintenant! Trézelle, comme tous les autres, croyait que la folie guettait, là, toute proche. Il résolut d’appeler les larmes salutaires. Ils étaient sur le seuil du salon. Elle l’entraîna à l’intérieur, le fit asseoir à la place qui lui était chère. --Écoutez! dit-il, en la regardant avec une pitié infinie. Il ne savait même pas quelles paroles il allait trouver... il s’arrêta. Elle se mit à rire doucement. --Vous êtes tous bien drôles!... Je vois bien que vous me croyez folle, parce que je suis trop sage. Voilà bien les hommes. Ils ne savent pas ce qu’ils veulent. Que voulez-vous que je fasse? que je crie? que je sanglote? La première des sagesses, n’est-ce pas la soumission douce à l’inévitable?... Eh bien,--et Marc-Aurèle? --En effet, dit Trézelle à demi rassuré. --Et puis, dit-elle, ne dois-je pas cacher mon désespoir à M. de Courcieux? C’est mon devoir, cela. Et, enfin, il est très vrai que, pour elle, pauvre petite,--cela vaut mieux. Le monde est si laid! Pouvez-vous dire le contraire? --C’est vrai, Benjamine, la vie est bien triste. --C’est pourquoi, reprit-elle,--c’est pourquoi je voudrais la quitter en ce moment même. Je vous ai revu... me voilà très entourée... Vous êtes tout portés, tous, comme on dit... Je voudrais mourir, là, en ce moment. Ce serait très bien. Céleste s’approcha, l’air contrit. --Eh bien, que vous dit-elle? --Je fais ma cour à M. Trézelle, dit Amine, en riant tout à coup, nerveusement. Nous sommes des gens du monde. Nous savons vivre. Et je discute les bases d’un nouvel arrangement d’amour... Vous savez bien que je suis une femme à aventures, moi! On l’a dit beaucoup. Je le sais. Elle se tourna vers Trézelle: --Vous allez voir comme le monde est beau! Vous allez voir!... Oh! ce n’est qu’une épreuve! Elle se tourna vers Céleste et d’un ton très naturel, en battant de sa main, tout autour d’elle, les plis de sa robe: --J’ai assez de la vie, ma mère, du moins de celle que je mène. J’ai assez souffert. Je n’aime pas mon mari. C’est abominable de ma part, mais c’est ainsi. Je suis un monstre. Eh bien, je veux aimer tout de bon,--ou disparaître,--mourir aujourd’hui même! Que me conseillez-vous: prendrai-je un autre amant, ou dois-je quitter la vie? C’est l’un ou l’autre, j’y suis décidée, dites... maman? --Ma Benjamine! s’écria précipitamment Céleste effarée. Que dis-tu là? Mourir! songe donc! ne va pas t’enfoncer cette idée-là dans la tête... songe à moi! à ton père!... C’est qu’elle serait capable de le faire comme elle le dit. Elle a essayé une fois déjà... Songe à ton père! songe à moi! --Benjamine, oui! c’est entendu; je suis la Benjamine de tout le monde, je suis votre Benjamine, j’ai été la Benjamine de mon père, de mon mari et de mon amant! La Benjamine de la destinée! Je suis toutes ces Benjamines-là. C’est très drôle!... Et il faut cependant que je songe à vous. C’est à vous que vous pensez! aux embarras désolants que je vous peux causer, moi, votre Benjamine! Céleste regardait Trézelle avec épouvante. Les yeux bleus de Benjamine regardant sa mère, prenaient une fixité singulière. L’ironie siffla dans sa voix: --Allons, répondez, ma mère! Vous vous rappelez très bien que j’ai voulu mourir la nuit de mon mariage; mais j’étais si maladroite, si inexpérimentée! On ne meurt pas toujours quand on veut. J’avais, à ce moment-là, moins de motifs et de moins valables qu’aujourd’hui pour désirer la mort. J’essayai. Je ne sus pas. Je vous assure que c’est difficile. Et puis je fus lâche et je me réfugiai dans votre lit, dans le lit maternel; j’allai reprendre ma place de petite enfant, ma place de Benjamine! Je voulais ressaisir la vie et le bonheur... A présent je veux mourir,--je saurais mieux!--ou bien prendre un amant,--car je suis bien changée, allez! Voyons, que me conseillez-vous, ma mère? --Eh! dit Céleste qui perdit la tête, sois heureuse comme tu l’entendras, mais sois heureuse! C’est stupide à la fin de s’exalter ainsi.--Consolez-la, monsieur Trézelle, sauvez-la! Vous seul vous le pouvez. Je le devine... sauvez-la... Je vous la confie. Et Céleste sortit brusquement, à demi folle elle-même. --Vous l’entendez! dit gravement Amine à Trézelle. Il ne tiendrait qu’à nous... ils sont tous très bons... M. de Courcieux n’est plus jaloux. C’est la mort de ma fille qui les a rendus si doux, si indulgents. La mort est une très bonne chose... Elle se mit à rire franchement. --Nous voilà mariés, maintenant, vous et moi!... oui, vraiment, c’est drôle, n’est-ce pas? très inattendu!... nous sommes libres. Partons pour l’Italie, voulez-vous?... Puis, sombre tout à coup: --Vous ne le voudriez pas... moi non plus... Tomberais-je si bas?... Pas plus bas, non! pas plus bas! quoiqu’ils me poussent tous, je ne sais pourquoi... mais je ne tomberai pas, il ne faut pas, je ne veux pas! --Promettez-moi de vivre, Amine, dit avec fermeté Trézelle qui suffoquait. Une affreuse angoisse le serrait à la gorge. Elle le regarda, sérieuse et calme: --A quoi bon me demander cela? dit-elle; ne suis-je pas une morte? Le vieux prêtre arrivait. On alla au-devant de lui. On lui expliqua l’état de la pauvre Amine, et qu’on craignait la folie. Du fond du salon, elle l’aperçut: --Il ne manque plus qu’un médecin, dit-elle. Ils n’ont pas deviné que je suis forte, très forte. Trézelle se leva, lui pressa la main et se retira. --Ma fille, dit le prêtre, un grand malheur vous frappe, votre mari et vous. --Un très grand malheur, dit Benjamine. --Bénissez la volonté de Dieu, ma fille. --Je suis résignée, mon père. --Voulez-vous prier de tout votre cœur avec moi? je parlerai pour vous. Recevez seulement mes paroles dans votre cœur. --Volontiers, mon père. L’excellent homme murmura: --O Dieu! jetez les yeux sur votre servante, qui vous appelle du fond de son humilité. Vous seul êtes la paix et je vous implore. Vous seul êtes la vérité et vous me répondrez. Vous seul êtes la voie et je marcherai en vous. --Vous le voyez, je suis résignée, monsieur le chanoine, et prête à ne regarder que vers Dieu. Elle sortit avec lui. Ils étaient tous au bas de la terrasse, devant le perron. Le prêtre alla droit au marquis d’abord, puis vers le père et la mère: --Cela va bien, leur dit-il. Elle est avec Dieu, et plus que raisonnable. Rassurez-vous. Ce qui vous a paru inquiétant, c’est, je le vois, précisément, ce qu’il y a d’extrême et de plus heureux dans sa résignation; mais moi, qui m’y connais, je vous assure que cela est de Dieu. C’est une grâce d’en haut. Amine s’avança: --J’ai entendu vos dernières paroles, monsieur; je vous en remercie... On voudrait me voir pleurer... pourquoi? puisque cet ange est retourné au pays des anges... Et, malgré cela, vraiment, je ne peux sourire beaucoup. Elle se tourna vers Trézelle: --Venez causer encore un peu avec moi, monsieur Trézelle, puisqu’un grand voyage va nous séparer. Le duc et le marquis, tous deux ensemble, firent signe à Trézelle d’obéir, de la suivre. Trézelle et Amine s’éloignèrent, en causant doucement, par la grande allée bordée de pins parasols. Au bout de la grande allée qui descendait vers la route, le portail était largement ouvert, surveillé par le pavillon du gardien. On apercevait la route blanche où couraient, tout brillants de soleil, les rails des tramways. --Que je suis heureuse de vous avoir revu! répéta Amine à Trézelle... Heureuse! heureuse! si heureuse!... Donnez-moi votre main. Elle la pressa dans les siennes. Une larme parut dans ses yeux. --Vous pleurez! vous êtes sauvée! cria-t-il. Mais, brusquement, elle le quitta et se mit à courir, si brusquement qu’il demeura un instant interdit et immobile... Elle courait vers la porte. Un son de trompe déchirait l’air,--le ronflement d’un tramway allait grandissant... Trézelle devina... il prit sa course... trop tard! Sous ses yeux, Benjamine s’élançait au-devant de la terrible machine inexorable... Elle n’eut pas le temps de s’engager sur la voie, mais l’angle de fer de la voiture, courant à toute vitesse, projectile monstrueux, l’avait heurtée au front et rejetée contre le portail de la villa. Elle tomba, blessée une troisième fois par une des bornes massives de l’entrée, et cette fois, frappée à la tempe. La machine horrible s’arrêta. Elle était vide de voyageurs. --Il n’y a pas de votre faute, repartez! dit Trézelle aux conducteurs effarés... Ils obéirent. Il la prit dans ses bras, la porta dans la maison du gardien. --Le médecin, vite! courez chez M. Guirand... Il y a un médecin chez M. Guirand. Ramenez-le. Trézelle était seul avec elle. --Benjamine! dit-il bien bas, près de son oreille, tout contre la meurtrissure rouge de la tempe... Elle lui sourit. Il comprit que ses lèvres l’appelaient. Très doucement, il lui donna sur le front un baiser d’adieu. Alors, se sentant aimée, elle expira, heureuse. Le docteur arrivait: --Tout est fini, dit-il. Quand cela fut bien certain, Trézelle regagna seul la villa des Agaves. On n’y savait rien encore. Tous causaient, dans le salon et sur la terrasse, oublieux déjà quelque peu, consolés par le prêtre, par le soleil, par l’égoïsme fatal qui nous garde tous contre les excès d’émotion. En trois mots Trézelle expliqua. --Restons ici, commanda le duc. Il avait pris le ton de l’autorité qu’on ne discute pas. --Il est inutile de donner en spectacle nos sentiments. Qu’on la transporte ici. --Tout est prêt, dit Trézelle. On n’attend que vos ordres. Guirand, hébété, regardait le bout de ses bottes. --Quel horrible accident! murmura-t-il lâchement. Courcieux n’y tint pas: --Il n’y a pas ici d’accident, monsieur. Elle est morte pour l’idéal. Ces morts-là aujourd’hui sont assez rares pour qu’on se les avoue, quand on les a causées. FIN TABLE DES MATIÈRES PREMIÈRE PARTIE I. Monsieur Guirand, député expérimental 1 II. Pour avoir l’air distingué, il faut d’abord se faire maigrir 11 III. Un projet d’alliance politique 19 IV. Céleste Guirand cite Shakespeare 26 V. «Voilà la question», pense Benjamine 36 VI. La morale de Jean Montchanin, jeune homme moderne 40 VII. Il faut se méfier des baisers d’adieu 51 VIII. L’estacade Guy-de-Maupassant, à Cannes 61 IX. Ce que s’étaient dit les deux augures 69 X. Un homme averti par une petite baronne en vaut deux 77 XI. Un moment arrive où les théories expérimentales sont à la portée des jeunes filles 89 XII. Comment madame Guirand interprète le vase brisé 97 DEUXIÈME PARTIE I. M. le marquis de Courcieux est un faux sceptique 107 II. M. Paul Guirand ne peut pas dormir 125 III. La nuit de noces de Benjamine 152 IV. Il va falloir causer 161 V. La physionomie d’un homme vu de dos est très expressive 172 TROISIÈME PARTIE I. Les réflexions de M. de Courcieux 181 II. Benjamine lit Sully-Prudhomme 186 III. Le retour de Jean Montchanin, diplomate profond 195 IV. Une conscience 201 V. L’aveu n’est pas fait, mais il est compris 205 VI. M. le duc de Méribault goûte fort Alfred de Vigny 212 VII. Ce qu’il y a dans la tabatière de M. le duc 230 QUATRIÈME PARTIE I. M. Trézelle, inventeur du sous-marin le _Drac_ 245 II. Le _Drac_ 254 III. Le siècle des tramways 258 IV. Un regard d’enfant 276 V. Par une belle soirée 282 VI. Éclair de joie dans un abîme 293 CINQUIÈME PARTIE I. Qu’est-ce qu’un idéal? 323 II. La nomination de M. Montchanin 333 III. Les idées de Benjamine 341 IV. Une lettre de Marc-Aurèle 350 V. Comment s’aimèrent, une minute, Benjamine et son mari 357 VI. Benjamine 369 ÉMILE COLIN ET Cie--IMPRIMERIE DE LAGNY *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK BENJAMINE *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the trademark license is very easy. 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International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate. Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For forty years, he produced and distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our website which has the main PG search facility: www.gutenberg.org. This website includes information about Project Gutenberg™, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.