Title: Voyages hors de ma chambre
Author: Victor Fournel
Release date: July 26, 2024 [eBook #74131]
Language: French
Original publication: Paris: Charpentier
Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive)
PAR
VICTOR FOURNEL
EN DANEMARK
UNE EXCURSION EN SUÈDE
DE PARIS A L’EXPOSITION DE VIENNE
LA HOLLANDE ARTISTIQUE
PARIS
G. CHARPENTIER, ÉDITEUR
13, RUE DE GRENELLE-SAINT-GERMAIN, 13
1878
Tous droits réservés.
SOUS PRESSE
DU MÊME AUTEUR
Voyages au Pays du Soleil (Espagne, Italie, Égypte).
Paris. — Imp. E. Capiomont et V. Renault, rue des Poitevins, 6.
Xavier de Maistre, qui avait du temps à lui, a exécuté en quarante-deux jours un voyage autour de sa chambre, fécond en aventures et en découvertes. C’est un genre d’excursion à la portée de tout le monde, que j’ai répétée souvent moi-même, du matin au soir, quelquefois du soir au matin, dans le court horizon borné au Nord par ma table de travail et au Sud par ma bibliothèque, mais sans avoir la prétention de le raconter au public. Plus on a lu Xavier de Maistre, moins la pensée peut venir de le recommencer. Seulement, quand sonne l’heure désirée des vacances, le journaliste, enfermé le reste de l’année dans sa chambre, comme l’aimable ami de madame de Hautcastel, prend la clef des champs, — suivant une bonne vieille métaphore qu’on néglige trop aujourd’hui, — et s’en va faire l’école buissonnière aux quatre points cardinaux de l’Europe, le plus loin qu’il peut, — et ce n’est pas beaucoup dire, — de son cabinet qui le réclame et qui l’attend. Ce sont quelques-unes de ces échappées presque furtives, dont aucune peut-être n’égala en durée le Voyage autour de ma chambre, que je voudrais conter rapidement au lecteur, comme je les ai faites, sans autre prétention que d’esquisser des croquis au vol et de lui donner une vive, mais juste impression des choses.
Ainsi donc, voilà qui est bien entendu : que les ombres de madame Ida Pfeiffer et du docteur Livingstone dorment tranquilles. Les lauriers de mon confrère Stanley ne m’empêchent point de dormir, et je lui dis comme le berger de Virgile : Non equidem invideo, miror magis. Un critique, d’ailleurs aimable, m’a traité jadis de « voyageur de banlieue », j’accepte la qualification, et je serais le premier à la revendiquer. Je sais parfaitement que mes relations ne bouleverseront point les atlas et que la Société de géographie ne songera jamais à me décerner sa grande médaille d’or. C’est précisément pour bien marquer le caractère de ces modestes promenades d’un casanier, d’un chroniqueur émancipé s’essayant de loin en loin à jouer sur un théâtre bourgeois le rôle de touriste, que je les intitule Voyages hors de ma chambre, en les adressant aux lecteurs plus sédentaires encore, qui ne voyagent que dans leur chambre même, avec un bon fauteuil en guise de wagon, les pieds sur les chenets et un livre à la main.
J’ai fait deux fois le voyage de Paris à Copenhague : une première fois au mois d’août 1867, avec un petit nombre de journalistes parisiens et un plus petit nombre de députés, pour répondre à une invitation fraternelle venue d’outre-mer et serrer les mains des amis inconnus qui voulurent accueillir en nous la presse et la nation françaises, — beau voyage, tout plein de fêtes et d’illusions, dont il ne faut plus parler aujourd’hui ; une seconde fois, avec un aimable compagnon de route, pour revoir, dans des conditions plus simples et dans leur cadre ordinaire, les hommes et les choses dont je gardais le plus charmant souvenir, attristé néanmoins par la pensée des événements terribles qui avaient brusquement mis fin aux rêves de nos amis danois et aux nôtres. J’étais parti d’abord sans presque rien savoir, comme la plupart de mes compatriotes, de cette petite nation qui a une grande histoire, et n’éprouvant guère que la curiosité banale de touriste pour un pays assez peu connu ; j’y suis retourné avec un intérêt et une sympathie qui ne pouvaient que s’accroître à un examen nouveau et que je voudrais faire partager au lecteur.
Du Danemark je n’ai vu qu’une seule île, mais la plus grande, la plus peuplée, celle qui possède la capitale et les principales villes du royaume, et je l’ai bien vue. Elle est comme le résumé du pays tout entier, dans sa plus haute et sa plus brillante expression ; elle est le centre de la vie politique, sociale et littéraire, le foyer de la civilisation, des arts et des sciences du royaume. Elle nous permettra d’embrasser en une vue d’ensemble l’étude pittoresque et morale du pays.
Le chemin de fer nous transporta sans désemparer de Paris à Hambourg. Partis de la gare du Nord, à cinq heures du soir, le lendemain nous débarquions, un peu avant midi, dans l’ancienne ville libre, qui n’est plus maintenant qu’une ville prussienne.
La traversée de la Belgique dure une partie de la nuit. Vers deux heures du matin, on pénètre dans le pays où le ia résonne et où fleurit la landwehr. Il y a quelques années, le trajet d’une frontière à l’autre de la Prusse, sur ce point, demandait à peine plus de temps que celui de Paris à Bougival. Aujourd’hui, il a plus que quintuplé : pendant vingt heures consécutives, d’Herbestahl à Hambourg, j’ai vu étinceler le casque pointu. Et ce n’est pas fini à Hambourg. En remontant vers le nord, d’abord jusqu’à Kiel, puis dans toute l’étendue du Slesvig, le casque menaçant ne cessera de vous poursuivre longtemps encore comme une obsession. La Prusse a fait tache d’huile sur la carte, et, dès qu’on approche du centre de l’Europe, on se heurte partout aux sentinelles avancées de M. de Bismarck, cet ogre de la diplomatie moderne, qui mange les petits États et court sus à ses victimes avec les bottes de sept lieues du conte.
Une heure d’arrêt, dans l’après-midi, m’a permis de jeter sur Hanovre le coup d’œil du touriste pressé. C’est une belle ville, mais c’est une ville triste. On dirait qu’elle porte le deuil de son roi. Par ses monuments d’une sévère élégance, par ses larges rues, où ne passent que de rares piétons et qui ressemblent aux vastes couloirs d’un cloître désert, elle offre quelque ressemblance avec Versailles, dont elle a la mélancolie et la majesté. Le palais royal est vide, mais les casernes sont pleines, et les soldats prussiens se promènent d’un air martial et d’un pas conquérant sur les trottoirs solitaires de cette capitale en disponibilité.
Nous avions compté, en partant, pouvoir aller d’une traite de Paris à Copenhague. Mais en arrivant à Hambourg, nous apprenons qu’il faut y attendre jusqu’au lendemain soir le départ du train qui correspond avec le bateau de Kiel à Korsoër. Si le retard est fâcheux, le repos est le bienvenu. Après trente heures de chemin de fer, il est doux de se coucher, même dans un lit germanique, sous des couvertures massives et carrées qui tombent au moindre mouvement, et entre deux draps pareils à des serviettes.
J’aurais plaisir à vous décrire Hambourg, qui a toute la physionomie d’une grande et riche capitale, et dont la partie neuve pourrait aisément rivaliser avec les boulevards de M. Haussmann, si je ne craignais de trop m’attarder au seuil du sujet. L’Elbe y ressemble à un bras de mer. Partout on voit un air d’opulence et de luxe, qui se retrouve jusque dans les hôtels, et m’inspire des inquiétudes un peu tardives sur la note à payer. Tout le monde y fait le commerce, et tous les commerçants qui circulent pour vaquer à leurs affaires ont des allures de princes en tournée, comme il sied en un lieu où le commerce est roi. Il n’y a pas ici d’autre monument que la Bourse, mais cette Bourse est un palais.
Les fenêtres de ma chambre donnent sur le Binnen Alster, le plus gracieux et le plus coquettement encadré des nombreux bassins qui font de Hambourg, après Amsterdam et La Haye, une des cinq ou six villes entre lesquelles se partage le nom banal de « Venise du Nord. » Ce bassin est sillonné de cygnes, de pirogues, de barques bariolées, de petits bateaux à voiles, d’esquifs bizarres, nuancés des couleurs de l’arc-en-ciel et surmontés d’oriflammes. Tout autour s’étendent des lignes de quais superbes, où circule une population tranquillement agitée. Hambourg a considérablement changé depuis vingt ans. Il a pris de jour en jour une physionomie plus moderne, plus confortable et plus cossue. A chaque pas qu’on fait, on se sent dans une ville où l’unique affaire est de gagner et de dépenser de l’argent.
L’ancien Danemark, le Danemark d’avant 1864, commence à un kilomètre de là, et il ne faut pas dix minutes pour passer de l’extrémité de Hambourg sur le territoire du duché de Holstein.
Une allée plantée d’arbres, qui traverse le faubourg Saint-Paul, et qui, au sortir de la ville hanséatique, se change en une belle promenade, semée de boutiques et pleine de mouvement, monte jusqu’à Altona, que les Hambourgeois considèrent comme un de leurs faubourgs ; mais c’est une prétention que celle-ci n’accepte en aucune façon. Avec son port libre, son commerce étendu et ses trente-quatre mille habitants, elle a été longtemps, après Copenhague, la plus importante et la plus peuplée de toutes les villes du Danemark, où elle jouissait de priviléges considérables.
Au sortir de Hambourg, Altona n’offre aucune espèce de caractère et d’originalité. Incendiée en 1713 par les Suédois, elle a été rebâtie sur un plan régulier, qui lui a fait perdre la plus grande partie de sa vieille physionomie pittoresque. Un riche armateur dépensa la moitié de sa fortune à embellir sa ville natale, suivant les procédés en usage : c’est à lui qu’on doit la rue de la Palmaille, dont la double rangée de tilleuls et les belles maisons font le juste orgueil des habitants d’Altona. Néanmoins, en s’égarant dans quelques ruelles détournées, on y retrouve encore le type des anciennes maisons de Hambourg, aux frontons pointus, aux fenêtres contiguës et à fleur de façade.
J’ai erré au hasard pendant deux heures, cherchant, avec une persévérance assez mal récompensée, les moindres bribes de couleur locale. Je suis passé devant l’hôtel de ville, le gymnase et l’observatoire, à côté d’une église en brique et d’une statue de bronze élevée, sous les arbres d’une promenade, à un général dont j’ai oublié le nom. Tout à coup je me suis trouvé en face du port ; il était presque vide : Hambourg finira par absorber entièrement à son profit le mouvement industriel et commercial de cette voisine déchue, dont la fondation avait excité ses défiances et sa jalousie. Puis, en longeant de charmants jardins et de coquettes maisons de campagne noyées dans la verdure, je suis arrivé au petit village d’Ottensen, qui touche aux portes d’Altona, comme Altona touche aux portes de Hambourg.
Ottensen est un lieu sacré pour la poésie. C’est dans son cimetière, sous l’ombre d’un tilleul, que repose, entre ses deux femmes, Marguerite Moeller et Jeanne de Winthen, le chantre de la Messiade. Marguerite Moeller mourut en 1758, quand Klopstock était, depuis sept ans déjà, l’hôte de Copenhague, qu’il ne devait pas quitter pendant vingt années. Le poëte, voulant que celle qu’il avait aimée de toute son âme et chantée si souvent, reposât sous le sol natal, mais encore à portée de ses yeux et de son cœur, choisit pour sa sépulture ce village frontière. Il partageait la chère dépouille entre ses deux patries. Brisé de douleur, mais soutenu par l’espoir chrétien, il fit graver sur le monument ces mots qu’on y lit encore : « Semence plantée par Dieu, qui mûrit pour la résurrection », et il marqua près de la tombe la place où lui-même devait reposer un jour.
Quarante-cinq ans plus tard, Klopstock, qui était revenu se fixer à Hambourg, aux lieux mêmes où il avait rencontré pour la première fois celle dont ni la gloire, ni la vieillesse, n’effacèrent jamais le souvenir en son âme, descendait à son tour au cercueil. Sa mort réveilla l’enthousiasme un peu refroidi, et l’Allemagne entière envoya des députations aux funérailles de son poëte. Ce fut le premier jour du printemps, le 22 mars 1803, dit M. Saint-René Taillandier, sous un ciel sans nuages, que le cortége sortit de la maison mortuaire. Toutes les cloches sonnaient à pleines volées. On se rendit de Hambourg à Altona, et d’Altona au petit village d’Ottensen. Quand le corps fut présenté à l’église, des chœurs entonnèrent quelques-uns de ses chants religieux, et le pasteur, prenant l’exemplaire de la Messiade placé sur la bière au milieu de branches de laurier, y lut à haute voix l’épisode de la mort de Marie. Au moment où le cercueil disparut sous la terre, des centaines de voix chantèrent la belle ode du poëte sur la résurrection, tandis que, selon la coutume danoise, des jeunes gens et des jeunes filles jetaient à pleines mains les fleurs sur sa tombe.
De Hambourg à Kiel, le chemin de fer qui sert de pont entre l’Elbe et la Baltique, ne met guère plus de deux heures à accomplir son trajet. Il traverse un paysage d’une désespérante uniformité et d’une incomparable platitude. Partout, à perte de vue, des prairies coupées de flaques d’eau et de petits fossés, qui auraient un faux air de Pays-Bas, si elles étaient plus grasses. Mais, en approchant de Kiel, on voit se lever à l’horizon la silhouette de quelques collines, qui se changent peu à peu en montagnes, comme si elles voulaient élever une barrière infranchissable entre les débordements de la Baltique et les plaines de la basse Allemagne.
Kiel, lorsque je l’ai traversé pour la première fois, ne m’apparut, pour ainsi dire, qu’en rêve, à l’obscure clarté des étoiles pendant le trajet de la gare au bateau. Mais, au retour, j’y ai passé deux heures en attendant le départ du train, et il n’en faut pas davantage pour se faire une idée de la ville.
Il était six heures du matin : l’aube se levait en grelottant, et Kiel, mal éveillé, entr’ouvrait à peine çà et là une fenêtre, soulevait un store, poussait la porte d’une boutique, comme un dormeur, qui s’étire et se frotte les yeux, avant de sauter à bas du lit. Quelques servantes seulement jasaient déjà aux fontaines, et sur le pavé sonore, au détour de chaque rue, on entendait retentir le talon de l’éternel soldat prussien. Puis, en approchant de la ville haute, et à mesure que le soleil montait à l’horizon, la vieille cité universitaire se dévoilait peu à peu. L’étudiant matinal, coiffé de sa casquette rouge, se croisait avec le professeur en lunettes, enseveli dans son ample houppelande noire. Les magasins s’ouvraient et les commis affairés se montraient sur le seuil, gourmandant les garçons flegmatiques, ou échangeant un bonjour guttural avec quelque passant à la longue pipe de porcelaine, au paletot vert orné de brandebourgs, comme le dolman de nos hussards. Kiel est ce qu’on appelle une ville bien bâtie : elle a des rues droites et régulières, assez larges, bordées de belles maisons bourgeoises sans physionomie pittoresque et sans aucun cachet architectural. Mais de loin en loin, l’œil se dérobe à la banale monotonie du spectacle par une échappée soudaine qui lui permet de plonger sur le port, hérissé de mâts où flottent les drapeaux de tous les pays de l’Europe.
Kiel était jadis une ville savante, qui s’enorgueillissait d’avoir, dans les chaires de son illustre université, des hommes comme Heiberg, le romancier et poëte dramatique du Danemark ; comme Hauch, à qui ses poésies lyriques, ses pièces de théâtre, ses récits historiques et nationaux, ont valu une légitime célébrité. Ce n’est plus aujourd’hui qu’un port et un arsenal maritime. Les Prussiens ont retourné la vieille devise romaine, et la toge a cédé le pas aux armes.
Nous voici sur le bateau à vapeur. Nous descendons déposer nos bagages et choisir nos cadres ; puis nous remontons, pour assister à la sortie du port.
Une lune qui équivaut pour le moins à un demi-soleil, éclaire à souhait le départ. Ses rayons d’argent glissent sur les voiles et les cordages des vaisseaux voisins, et viennent tomber en pluie de perles à la surface des flots tranquilles, unis comme un miroir. Les sombres et puissantes silhouettes d’une centaine de navires se découpent autour de nous, dans une immobilité redoutable, sur les vagues éclairées par ce mystérieux embrasement, ou sur la pénombre de l’horizon lointain, et les lueurs solitaires allumées à leurs flancs prolongent sur nos pas comme un cortége d’étoiles, suspendues entre la mer et le ciel. Ce premier coup d’œil est incomparable, et la Baltique vient de se révéler à nous sous un aspect féerique, digne de toutes les métaphores de la poésie scandinave.
« C’est un décor de l’Opéra ! » s’écrie avec enthousiasme mon compagnon de voyage, traduisant à sa manière l’impression générale.
O Parisien que vous êtes, vous vous croyez encore sur le boulevard ! Voilà l’inconvénient de voyager si vite ! ni les yeux, ni l’esprit, n’ont le temps de s’acclimater à ces nouveaux spectacles, que la vapeur déroule en un tourbillon rapide, accumulant dans l’espace d’un jour ce qui jadis tenait à peine en un mois. On passe d’un monde à l’autre, sans transition, sans préparation, en un saut gigantesque qui supprime, pour ainsi dire, toutes les nuances intermédiaires, et l’on se réveille sur la Baltique avec les idées, les habitudes et le style parisiens.
J’ai ri de cette comparaison, qui venait d’évoquer d’une façon si imprévue le souvenir de l’Africaine à deux cents lieues du boulevard, et mon compagnon de route en a ri lui-même de fort bonne grâce. Mais qui de nous n’a commis dans sa vie quelqu’une de ces métaphores dissonnantes, et, du haut du Righi, ou sur les bords du Léman, ne s’est extasié, comme devant les toiles peintes du colonel Langlois, sur le magnifique panorama de la nature ?
Enfin, nous débouchons en pleine mer. Isolé des autres, un grand bâtiment se tient là, solidement planté sur ses ancres comme une forteresse, et semblant avoir pris racine dans les flots : c’est un vaisseau prussien, commis à la surveillance de ce port qui garde la Baltique, et qui commande au Nord de l’Europe. La Prusse a réalisé son rêve : elle s’appuie maintenant sur la mer, et c’est peut-être de toutes ses conquêtes celle dont elle s’applaudit le plus. Elle est allée à Kiel, comme la Russie voudrait aller à Constantinople.
La nuit est superbe, mais le vent glacial. Tous les passagers viennent de descendre dans leur cabine. Je ne puis m’arracher encore au charme du spectacle, et à cette vague volupté qu’on éprouve de se sentir glisser avec une rapidité vertigineuse dans la nuit, comme sur les ailes d’un monstre invisible. Penché sur le bord, je regarde le sillage écumeux que trace avec son bruit monotone l’hélice infatigable, ou bien, hermétiquement enveloppé dans ma couverture de voyage, je me promène de l’avant à l’arrière, examinant avec une curiosité d’enfant les chaloupes suspendues au flanc du bateau, les petits pierriers de signaux ou d’alarme, protégés contre la rosée de la nuit et des flots par des housses de serge, la lumière qu’on vient de hisser en haut du grand mât comme un phare, et le pilote, debout au gouvernail, silencieux et solitaire. Le roulis est à peine sensible : au centre surtout, dans le voisinage de la machine, on croirait naviguer sur la Seine. Une femme même ne craindrait pas le mal de mer avec une marche aussi calme. Les derniers vaisseaux et les derniers feux du rivage ont disparu maintenant, et le bâtiment, qui file avec une rapidité de six lieues à l’heure, paraît immobile au milieu des flots.
Notre bateau appartient à la marine danoise, et il lui fait honneur. Le capitaine est jeune, d’une figure douce, intelligente et triste, qui semble porter le deuil de sa patrie. Il parle le français avec un léger embarras qui n’est pas sans grâce, et dont il s’excuse à moi presque timidement, comme d’une incivilité. Mince et d’apparence assez frêle, il ne rappelle en rien les terribles rois de la mer chantés par les Sagas, et il n’y a pas moyen de rêver devant lui aux exploits quasi fabuleux des pirates du Nord, dont il descend peut-être, mais à dix siècles d’intervalle.
Le nom du bateau réservait un beau dédommagement à mon amour de la couleur locale. Il s’appelle la Freya, et ces cinq lettres, que je viens d’apercevoir tout à coup dans la nuit, ont déchaîné dans mon imagination tous les souvenirs de la mythologie scandinave. J’ai vu se dresser autour de moi, dans l’écume des flots, les héros des Eddas, les braves du Walhalla buvant l’hydromel que leur versent les douze Valkyries. Freya, la Vénus du Nord, passait dans son char attelé de chats, recueillant les corps des femmes mortes et des guerriers tués dans les batailles ; et à côté d’elle flottaient, dans les ombres du ciel, Niord, son père, qui commande à la mer et au vent ; ses fils, l’aimable Balder et le formidable Thor, qui lance la foudre et dont le marteau magique revient de lui-même dans sa main dès qu’il a frappé ; son époux Odin, le père et le maître universel, avec les deux corbeaux divins perchés sur ses épaules. Les sifflements de la bise qui me glace sur le pont, ressemblent à ceux du serpent Midgard, né de Loke, le génie du mal ; et en voyant trembler de loin, à la surface des flots, les lumières d’un bateau qui vient des côtes du Danemark ou de la Suède, je crois voir, à la lueur des yeux flamboyants du loup Fenris, qui doit un jour dévorer le soleil, passer le vaisseau Nagflar, construit avec les ongles des morts.
Mais je me sentais gelé jusqu’à la moelle des os, et la mythologie scandinave ne suffisait pas à me réchauffer. Je descendis à la chambre à coucher et m’insinuai dans mon cadre, avec les gémissements d’un condamné à la gêne. Je sommeillai deux heures environ, au bruit combiné de la machine, de l’hélice et du ronflement pénible de mes compagnons. Le premier rayon de l’aurore me réveilla. Le soleil se levait au loin dans le ciel gris, écartant doucement le rideau de vapeurs et de brumes qui enveloppait encore l’horizon. En cinq minutes ma toilette fut terminée, et je regagnai le pont. Il était toujours désert. Seul, le pilote, grelottant sous son manteau de fourrure, tournait impassiblement en tous sens la roue du gouvernail. A gauche sortaient des flots les rochers de Langeland, derrière lesquels se cache la petite île d’Alsen, illustrée par les héros de Duppel ; à droite, les plaines de Laaland émergeaient des vagues comme un rêve indécis. Nous étions engagés en plein dans ce fécond archipel danois, où les îles semblent se multiplier et s’épanouir au sein de la mer comme des massifs de fleurs dans un jardin.
Personne n’ignore la bizarre configuration géographique du Danemark, qui se compose d’une péninsule, le Jutland, aiguisée en pointe comme la proue d’un vaisseau, et dont le tranchant aigu sépare la Baltique de la mer du Nord, puis d’une foule de petites îles ramassées en un groupe que séparent seulement des détroits exigus, et dont le Seeland[1] forme la principale. Mises bout à bout, toutes les côtes de ce petit royaume se déploieraient sur une ligne de plus de quinze cents lieues d’étendue. Il semble qu’elles aient formé jadis, en des temps dont le souvenir même est perdu, une masse compacte, reliée au Danemark et aux États scandinaves, puis séparée à la suite de je ne sais quels violents cataclysmes, et, pour ainsi dire, émiettée en fragments inégaux par la mer, qui a creusé sur leurs rives d’innombrables et profondes échancrures, dans son effort impuissant pour les déchirer. Le Danemark en est sorti tout hérissé de caps aigus, de golfes étroits et profonds, qui font ressembler ses contours à une dentelle déchiquetée par la main d’un enfant. Ces golfes, qu’on appelle des fiords dans la langue danoise, revêtent une variété de formes infinie et sont l’un des plus grands charmes pittoresques du pays. Une longue découpure, où le Cattégat entre par un mince détroit, sépare presque entièrement du reste de la péninsule la pointe septentrionale du Jutland lui-même ; ce détroit s’élargit, fort avant dans les terres, en un golfe d’une configuration bizarre, au centre duquel s’étend un îlot, dernière épave respectée par cette invasion des vagues, et vient mourir à quelques kilomètres à peine de la mer du Nord. Il suffirait d’une nouvelle poussée de la Baltique pour abattre ce mur de séparation, déjà percé par un canal, et le Danemark compterait encore une île de plus.
[1] Malgré l’usage général, qui fait ce mot du féminin, je me rallie à l’opinion très-logique de M. de Flaux (Du Danemark, Didot, in-8). Il dit avec raison, ce me semble, que les noms de cette nature ne doivent être féminins que lorsqu’ils sont terminés par un e muet, comme Finlande, Hollande, Irlande ; sinon, ils deviennent masculins, comme Jutland, Gottland, ajoutons, comme Groënland. Seeland signifie littéralement terre de la mer (suivant quelques autres : Seelund, bois de la mer) ; mais il n’y a aucune conséquence à en tirer, car le genre des mots varie selon les langues, et si c’était un motif suffisant pour le mettre au féminin, il faudrait appliquer la même règle au Jutland (terre des Jutes) et au Groënland (terre verte).
La légende est d’accord avec la constitution géologique, la forme extérieure et les monuments historiques du pays, pour expliquer ainsi la multiplication de ces îles et leur rapprochement. Une tradition, enregistrée par M. Dargaud, raconte que la déesse Géfion creusa les détroits des deux Belt et du Sund avec une charrue attelée de quatre taureaux sauvages, fils d’un géant. Odin lui avait promis la propriété de tout ce qu’elle enceindrait d’un sillon en vingt-quatre heures. Sans perdre de temps, elle découpa avec son soc le Séeland et la Fionie en trois sillons qui formèrent les trois détroits. Une autre tradition, rapportée par M. Xavier Marmier, assure que toutes ces îles n’étaient si rapprochées les unes des autres qu’afin de permettre aux enchanteurs du bon vieux temps de les parcourir plus à l’aise. Dans le rude hiver de 1657 à 1658, le roi de Suède, Charles-Gustave, renouvela les exploits des enchanteurs en traversant d’île en île toute la Baltique sur les glaces avec son armée. Parti de la Pologne, qu’il venait de ravager, il enjamba successivement les détroits qui séparent du continent la petite île de Brandsoë, et celle-ci de la Fionie ; puis, avec une audace et un bonheur qui frappèrent les Danois d’épouvante, lançant son artillerie et sa cavalerie sur ce pont de glace où un homme seul eût à peine osé se hasarder, il arriva jusqu’en Seeland et vint mettre le siége devant Copenhague.
Vers six heures du matin, les côtes de Seeland commencent à se lever à l’horizon. L’île que nous avons devant nous est la vieille terre des Northmans et peut-être l’ultima Thule des anciens. Peu à peu le rivage se dessine et s’accuse nettement. On aperçoit d’abord un moulin à vent, dont les ailes semblent s’élancer au-devant de nous en tournant sur elles-mêmes, puis un grand bâtiment qui domine le port, puis des files de maisons basses qui sortent de la mer pour s’aller ranger sur la rive. C’est Korsoër.
Korsoër est une toute petite ville, peu connue dans l’histoire, et que je ne puis décrire, puisque je n’en ai vu que la gare. Je m’y suis arrêté seulement le temps nécessaire pour prendre mon billet et monter en wagon.
La première station, sur la route de Korsoër à Copenhague, est celle de Slagelse, dont l’église remonte au onzième siècle. Aux portes de la ville, s’élevait jadis l’illustre abbaye d’Antvorskov, fondée par le grand roi Valdemar Ier, dans la forêt du même nom. Là vécut le moine André, devenu plus tard le patron de la ville, et qui est le héros de plusieurs légendes curieuses : « On prétendait, écrit M. de Flaux, que, lorsqu’il disait sa prière en plein air, il suspendait son chapeau et son manteau aux rayons du soleil. La chronique dit aussi qu’un jour Valdemar lui ayant promis, par dérision, de lui donner toutes les terres qu’il pourrait parcourir, monté sur un poulain d’un an, le saint homme avait enjambé un ânon nouveau-né, qui, au lieu d’être écrasé sous le poids, avait été doué tout à coup d’une agilité et d’une force surnaturelles, si bien que l’île entière serait devenue la propriété d’un couvent, si les courtisans effarés n’étaient venus trouver le roi jusque dans le bain, et ne l’avaient supplié de rétracter sa promesse. »
Vingt minutes après, le train s’arrête à Soroë, la plus célèbre académie du Danemark, où les académies sont innombrables. Des villes qui n’équivalent même pas à nos plus humbles sous-préfectures, possèdent souvent de vastes gymnases, où se donne l’enseignement le plus solide et le plus étendu. Telle est Soroë, jadis riche et puissante abbaye, où vécut probablement le premier historien du Danemark, Saxo le Grammairien, ce moine qui, dans la barbarie du douzième siècle, parvint à retrouver le secret des élégances latines, et, mêlant l’étude des mœurs à celle des faits, puisant à la source dédaignée des légendes populaires, consultant les sagas et les chants des scaldes, nous a légué l’un des monuments les plus originaux de la littérature du moyen âge et les plus authentiques de l’histoire.
Transformé en collége après la réforme, qui avait dispersé les moines, le couvent fut richement doté par le roi Christian IV et par plusieurs autres souverains, qui tinrent à honneur d’imiter son exemple. Au milieu du dernier siècle, Holberg, le Molière du Danemark, légua en mourant, à l’académie de Soroë, ses riches propriétés et sa vaste bibliothèque. En reconnaissance de ce don royal, l’académie paye chaque année à la mémoire de l’historien illustre et du grand poëte, le tribut d’une oraison funèbre, où le même éloge reparaît perpétuellement, en essayant de se déguiser sous des formes diverses. J’ai peine à croire que l’écrivain comique qui a si bien raillé les travers et les ridicules de la vanité, ait poussé la vanité posthume jusqu’à assigner cette tâche monotone à l’académie par une clause secrète de son testament, comme on l’en accuse. Il est vrai que Holberg, après avoir mené longtemps une vie pauvre et précaire, eut le petit orgueil d’acheter des propriétés seigneuriales et de se faire nommer baron, ce qui est à peu près la même chose que si Molière eût sollicité le titre de marquis. Malgré ce précédent, si l’on me passe ce terme de palais, j’aime mieux penser que l’académie de Soroë s’est librement imposé cette servitude, par une reconnaissance mal entendue, comme l’Académie française imposait jadis à tous ses nouveaux membres l’éloge de Richelieu et à tous les concurrents aux prix d’éloquence ou de poésie celui des vertus de Louis XIV ; comme l’académie des jeux floraux prononce solennellement encore chaque année le panégyrique de Clémence Isaure.
Un chiffre suffira pour donner l’idée de la prospérité matérielle à laquelle atteignit le collége de Soroë. Il fut un temps où il possédait 400,000 fr. de revenus, tout en terres. Sans être aussi riche aujourd’hui, il l’est assez pour attirer à lui les plus savants hommes du pays. L’illustre Ingemann y a longtemps professé l’esthétique et fait un cours de littérature danoise. C’est un titre sérieux que d’être professeur à l’académie de Soroë. Placée au centre d’un domaine qui lui appartient et qui s’étend à plusieurs lieues à la ronde, située sur le bord d’un lac charmant, qui reflète en ses eaux tranquilles la ceinture de bois sombres et de coteaux verts dont il est entouré, elle forme à elle seule comme une petite ville, comme une véritable colonie universitaire.
Le chemin de fer marche avec une vitesse de neuf à dix lieues à l’heure, pour franchir en trois heures les quatorze milles et demi, c’est-à-dire les 108 à 110 kilomètres qui séparent Korsoër de Copenhague. Les wagons sont confortables : en Danemark, comme en Allemagne, les secondes équivalent à nos premières. A neuf heures, nous dépassons Ringsted, qui partage avec bien d’autres villes l’honneur d’avoir été la résidence des souverains, et où mourut Valdemar le Grand. C’est à Ringsted, suivant la chanson populaire, que dort la reine Dagmar, la seconde femme de Valdemar le Victorieux. La Scandinavie, du Danemark et de la Suède à l’Islande, est le sol classique des chansons populaires. Elles y sont nées comme les fleurs des champs ; elles voltigent dans l’air comme les elfes qui s’élèvent la nuit au milieu des lacs. Un écho des sagas lointaines vibre en ces œuvres d’une poésie ingénue, où la muse anonyme et collective du peuple a écrit à sa façon la chronique nationale. J’aime les chansons populaires, comme j’aime les légendes, quelquefois plus poétiques que de savantes épopées. Ce sont des monuments caractéristiques, qu’il ne faut pas négliger dans l’étude d’un pays[2]. Voici la chanson de Dagmar :
[2] Je dois la communication des chants populaires cités dans le cours de ce travail, et qui n’ont jamais été traduits en français, à M. le docteur Rosenberg et à M. le professeur Frederiksen, deux des publicistes les plus distingués du Danemark.
La reine Dagmar est malade à Ribe[3], on l’attend toujours à Ringsted. Toutes les dames de Danemark sont appelées auprès de son lit.
[3] Ribe est une toute petite ville du Jutland, jadis célèbre. Dès le treizième siècle elle avait une école, qui devint bien vite l’une des premières académies du pays. On y comptait sept cents élèves à l’époque de la Réforme.
La reine Dagmar dort à Ringsted.
« Envoyez chercher quatre dames, cherchez-en cinq, cherchez les plus instruites ; cherchez surtout la sœur du chevalier Charles de Ribe. »
La reine Dagmar dort à Ringsted.
« Cherchez les jeunes et les vieilles. Oh ! cherchez la petite noble Kirstine. Elle vaut bien cet honneur. »
La petite Kirstine arrive ; sa parure brillait d’or rouge[4]. Elle ne voyait pas l’éclat de la couronne, car elle était baignée de larmes.
[4] Cette épithète homérique se retrouve sans cesse dans les chansons populaires du pays.
La petite Kirstine arrive, charmante et pleine de grâce ; la reine Dagmar la reçoit et l’embrasse tendrement.
« Sais-tu lire et sais-tu écrire ? Saurais-tu soulager ma souffrance ? Tu porterais toujours de l’écarlate et monterais toujours mes coursiers.
— Je lirai, j’écrirai, n’en doutez pas, de tout mon cœur je lirai ; mais votre douleur est certainement plus forte et plus dure que l’acier. »
La petite Kirstine, les Heures à la main, lisait de son mieux ; mais, je ne vous dis que la vérité pure, elle était tout en larmes.
La reine était bien souffrante, ses douleurs allaient toujours croissant… « Jamais je ne pourrai me remettre. Envoyez chercher mon seigneur.
« La volonté de Dieu sera faite, la mort viendra me chercher. Envoyez vite à Skanderborg, vous y trouverez mon seigneur. »
Le petit page de la reine ne tarda guère : il arracha la selle de la solive, et la mit sur le coursier blanc.
Le petit page de la reine montait sur le cheval. Il courait certainement plus vite que ne vole le faucon rapide.
Le roi était sur le belvédère, il regardait à l’horizon. « Je vois là-bas mon petit page. Il arrive bien tristement.
« Je vois là-bas mon page, il accourt plein d’angoisse. O Dieu, mon père dans les cieux, comment va Dagmar maintenant ?…
— La reine Dagmar m’envoie ici, elle voudrait vous parler. Ardemment elle désire vous voir ; elle est accablée de douleurs… »
Le roi sortit de Skanderborg, accompagné de cent et un chevaliers. Quand il arriva au pont de Grindsted, il n’en restait que vingt.
Le roi traversa la lande de Rasdhal, accompagné de quinze cavaliers. Quand il eut passé le pont de Ribe, le noble seigneur allait tout seul.
Il y avait bien de la douleur chez la reine, toutes les femmes étaient en larmes. La reine mourut dans les bras de Kirstine, lorsque le roi descendait de cheval.
Le seigneur entre avec un œil hagard. La petite noble Kirstine se lève à son arrivée :
« O mon lord et roi, ne vous affligez pas ! essuyez vos larmes : aujourd’hui Dagmar vous a donné un fils, arraché à ses entrailles.
— Je vous conjure toutes, mes dames et mes demoiselles, je conjure chacune de vous, priez pour l’âme de Dagmar, qu’il lui soit permis de me parler.
— Je vous supplie, mes dames et demoiselles, vous toutes qui êtes ici présentes, oh ! priez pour moi, que Dieu m’accorde de lui parler encore une fois. »
Ils mirent tous les genoux à terre, tous ceux qui étaient présents. Leur prière et les pleurs du roi furent exaucés. La reine retourna à la vie.
La reine Dagmar se lève de la bière, les yeux tout rouges de sang : « Miséricorde, mon noble seigneur ! pourquoi me donner cette peine !
« Je n’ai rien fait de mal que de lacer mes petites manches de soie le dimanche.
« Si je ne les avais lacées, en prenant plaisir à me parer le dimanche, je ne brûlerais pas dans le purgatoire, et n’aurais pas tant de douleurs.
« La première prière que je vous adresse, vous me l’accorderez volontiers : Oh ! rappelez tous les proscrits, et brisez les fers des prisonniers !
« La seconde prière que je vous adresse ne sera qu’à votre avantage : n’épousez pas Berengaria[5], car c’est un fruit bien amer.
[5] Bérengère de Portugal, fille du roi Sanchez. Elle a laissé un mauvais souvenir dans les chroniques du Danemark. Ses trois fils régnèrent successivement après Valdemar II, et le fils de Dagmar ne porta jamais la couronne.
« La troisième prière que je vous adresse, c’est mon suprême désir : que notre très-cher fils soit élu roi de Danemark !
« Oh ! faites-le roi de Danemark, quand vous quitterez la vie. Berengaria vous donnera un second fils, qui cherchera à le détruire.
« Épousez plutôt la petite Kirstine, elle est une noble jeune fille ; mais si cela ne se pouvait, n’oubliez pas ma dernière prière.
— Je vous accorde volontiers cette demande. Votre fils portera la couronne, mais jamais je n’épouserai Kirstine, ni autre dame.
— Jamais vous n’épouserez Kirstine ni aucune autre dame, mais vous irez en Portugal chercher la perfide femme.
« Mon noble seigneur, oh ! dites-moi si vous souhaitez me parler encore, car les petits anges m’attendent là-haut dans les cieux.
« Il est temps que je vous quitte, je ne puis rester davantage ici : les cloches du paradis m’appellent, il me tarde de rejoindre les âmes. »
La reine Dagmar dort à Ringsted.
Un peu avant dix heures, l’on nous montre, sur la gauche, les flèches de l’église de Roëskilde, qui est le Saint-Denis du Danemark. Nous y reviendrons plus tard. Les stations suivantes, jusqu’à Copenhague, n’ont plus aucune importance, et il est inutile de les nommer.
La voie traverse une succession de plaines, semées de bois de sapins, de hêtres et de petits chênes, où se dessinent à peine çà et là quelques douces et faibles ondulations de terrain. Tout y respire l’aisance : les fermes qu’on aperçoit de loin et les paysans qui nous regardent passer ont cet air de propreté et de bonne tenue auquel on ne peut se méprendre. Le sol est bien cultivé, les forêts sont en pleine exploitation. Partout une verdure douce et tendre, qui caresse le regard. C’est un beau pays, mais jusqu’à présent sans accent local et sans grand caractère. Le voyageur qui viendrait en Danemark dans l’espoir d’y retrouver les types de la vieille Chersonèse cimbrique, ou les aspects sauvages et grandioses qu’il semble naturel de demander à la patrie d’Hamlet, éprouverait un désappointement profond. Mais le Danemark a du moins pour lui trois choses qu’on ne peut lui ravir : il a ses bois immenses, ses lacs gracieux et la mer qui le baigne de toutes parts.
Tandis que la voiture roule vers l’hôtel, je jette sur la ville le premier coup d’œil du touriste curieux. Les rues sont larges, entretenues avec soin, bordées de beaux trottoirs de granit, mais pavées de petits cailloux pointus qui doivent être fort désagréables à la plante des pieds ; les maisons bien bâties, hautes et généralement neuves. Chacune d’elles a un sous-sol, comme à Amsterdam et à Hambourg, où s’installent les petits commerçants, les épiciers, les fruitiers, les restaurants et les cafés, et dont les fenêtres, protégées par des barreaux de fer, s’élèvent à peine au-dessus du sol. Le commerce de luxe, les boutiques de premier ordre, — librairies, marchands d’estampes et d’objets d’art, magasins de nouveautés, etc. — occupent les rez-de-chaussée, auxquels on monte par quelques marches, et dont la porte s’ouvre invariablement dans l’allée. L’amour des gens du Nord pour la clôture et pour le chez soi se retrouve jusque dans cette disposition particulière, qui supprime aux magasins l’entrée banale et béante par où ils semblent, chez nous, la continuation de la voie publique et qui en fait, pour ainsi dire, autant d’appartements particuliers. Mais on conçoit également, par là même, ce qu’elle enlève au coup d’œil d’animation, de variété et d’imprévu.
A part ces quelques points, à part aussi les noms des rues et les inscriptions des enseignes, il est difficile de saisir, dans cette première promenade à travers la ville, la moindre trace de couleur locale. On se croirait presque dans une grande préfecture française, ou dans le vieux faubourg Saint-Denis. N’était la tranquillité de leur allure, je prendrais tous ces passants en paletots pour des Parisiens. Avec leurs chapeaux de paille bruns et ronds, retenus sous le cou par de larges brides qui cachent les oreilles et une partie des joues, leur costume décent et modeste, d’un goût parfait, mais sans aucun éclat, les femmes rappellent ces excellentes ménagères de province qui ont horreur des couleurs voyantes et des modes tapageuses. Tout sent ici, dès l’abord, je ne sais quelle saine odeur de dignité et de simplicité. On y respire l’atmosphère salubre et calmante de la vie de famille, des habitudes patriarcales, d’une aisance honorable et digne, conquise par le travail.
J’aperçois çà et là quelques canaux. Nous traversons successivement le Gammel Torv, que décore une honnête fontaine qui ne fera jamais parler d’elle, l’Amager Torv, l’Ostergade[6], la rue à la mode de Copenhague, une sorte de boulevard hanté par les élégants et bordé de luxueuses boutiques ; le Kongens Nytorv, ou la place Neuve-Royale, au centre de laquelle s’élève, dans un maigre square, une déplorable statue équestre, en plomb, de Christian V terrassant la Suède, ce qui est une des plus jolies fictions inventées par le zèle des faiseurs de statues[7] ; puis nous entrons dans Bredgade (la rue large), pour aller descendre à l’Hôtel Phœnix.
[6] Torv, place ; gade, rue, ou stræde, qui s’applique plus particulièrement aux rues étroites, aux ruelles, mais sans que cette règle ait rien d’absolu.
[7] Suivant d’autres, la figure qui se tord sous les pieds du cheval représente le monstre de l’Envie.
L’hôtel Phœnix est tapissé du haut en bas, jusque dans les couloirs et les escaliers, de tableaux qui font généralement plus d’honneur à l’amour du propriétaire pour la peinture qu’à son goût artistique. On y trouve toutes les traditions des caravansérails les plus civilisés. Les garçons portent l’habit noir et la cravate blanche ; ils parlent français, comme le portier et comme le maître de l’établissement. Je me suis souvent étonné, dans le cours de mes voyages, de la prodigieuse variété de connaissances nécessaires à l’homme qui aspire à l’honneur de garder la porte d’un hôtel de premier ordre. A Madrid, à Cologne, à Hambourg, à la Haye, à Aix-les-Bains, à Genève, à Bade, à Stockholm, à Dresde, à Vienne, comme à Copenhague, j’ai rencontré dans la loge du concierge des linguistes émérites, capables de soutenir la conversation dans tous les idiomes de l’Europe, et à qui il n’a manqué peut-être, comme au Z. Marcas de Balzac, que d’avoir le moyen de s’acheter une paire de bottes, ou une paire de gants, pour devenir professeurs de philologie et correspondants de l’Académie des inscriptions et belles-lettres. A moins toutefois que ce ne soit, de la part de ces hommes pratiques, pure affaire de choix et de vocation. Mais la plupart d’entre eux pourraient dire à leurs maîtres, avec une variante au mot célèbre de Figaro : « Aux connaissances qu’on exige dans un concierge, Votre Excellence sait-elle beaucoup de propriétaires qui fussent dignes d’être portiers ? »
Après un excellent déjeuner, composé par l’artiste de l’hôtel d’après les sains principes de la cuisine française, nous remontons en voiture, et nous partons en reconnaissance. Mais auparavant je me suis fait expliquer la ville, et j’ai relevé sur un plan tous les points de repère de cette excursion.
Kjobenhavn, que nous appelons Copenhague[8], est une ville d’environ 175,000 habitants, bâtie sur deux îles, que sépare un étroit bras de mer. La partie de la capitale qui s’élève sur l’île microscopique d’Amack, porte le nom particulier de Christianhavn.
[8] En empruntant cette traduction aux Anglais, comme celle de Sjœland en Seeland. Le j se prononce i.
La position de Copenhague est presque, au septentrion de l’Europe, ce que celle de Constantinople est au midi. Bâtie à portée de la mer du Nord et, pour ainsi dire, au confluent de tous ces détroits qui sont comme les avenues de la Baltique, Copenhague est la capitale naturelle du monde scandinave, qu’elle relie au reste de l’Europe.
Ce ne fut longtemps qu’un humble village de pêcheurs, et elle ne devint pas avant le quinzième siècle la résidence de la royauté. Cette date expliquerait déjà la physionomie généralement moderne de ses rues et de ses monuments ; mais voici qui l’explique mieux encore. En 1728, un incendie effroyable dévora plus de seize cents maisons. Un nouvel incendie en 1795, et le bombardement des Anglais en 1807, achevèrent à peu près la destruction de la vieille ville. Les maisons de bois furent rebâties en pierre, les rues élargies et régularisées : Copenhague y gagna cette apparence correcte et presque rectiligne qui plaît tant aux préfets, aux rédacteurs de Guides et aux Anglais en voyage. Restée stationnaire pendant longtemps, — par une apparente bizarrerie, qui s’explique pourtant sans trop de peine, elle s’est accrue après les désastres des dernières guerres. Les émigrés du Slesvig, en se repliant sur Copenhague pour fuir la domination prussienne, ont largement contribué à ce résultat. Aujourd’hui elle déborde de ses anciennes barrières, et prolonge en tous sens les ramifications de ses faubourgs.
Bredgade, où je suis logé, partant de la Grande place, qui est un point central, pour traverser toute la partie du nord de la ville dans la direction du port, est ce qu’on appelle en style municipal une des grandes artères de Copenhague. En la suivant jusqu’au bout, on arrive à la citadelle et aux promenades des remparts, d’où l’on domine le Sund. Le coup d’œil qui tout à coup s’ouvre là sous vos pieds est de ceux qu’il ne faut pas essayer de décrire. Quelques vaisseaux à voile vont et viennent lentement, déployant entre le bleu du ciel et le bleu de la mer leur aile blanche, gonflée par le vent. Au loin, sur des bancs de sable exhaussés en îles, s’élèvent en pleine mer des forts détachés, qui semblent sortir directement du sein des flots pour défendre l’entrée du port. C’est là qu’arrivent presque toutes les marchandises d’importation pour le Danemark.
A cinquante pas de l’hôtel, une courte rue transversale conduit à la belle place d’Amalienborg, que décore la statue équestre de Frédéric V, le pacifique et libéral successeur du rigide Christian VI. Le palais d’Amalienborg[9], qui a donné son nom à la place, se compose de quatre édifices entièrement distincts, mais absolument semblables, qui se font pendant aux quatre coins, reproduisant avec symétrie cette maigre et froide colonnade qu’on retrouve si souvent sur la façade des monuments publics de Copenhague. L’un de ces palais bourgeois sert de résidence habituelle à Sa Majesté Christian IX, dont la petite cour tient à l’aise dans cette maison de Socrate de la royauté.
[9] Borg, château, dans le sens de l’allemand burg. Il désigne un ensemble de constructions, le château avec ses dépendances, les bâtiments élevés à son abri et sous sa protection. Le mot slot signifie plus particulièrement palais, et on le joint souvent au nom des châteaux : Amalienborg slot, Christiansborg slot.
On ne se figure pas le nombre de palais que possède Copenhague : peut-être y en a-t-il plus qu’à Paris, et les alentours de la ville en sont aussi largement peuplés. La vieille monarchie danoise a semé partout les témoignages de sa magnificence et de son goût pour les arts. Copenhague renferme à elle seule, en y comprenant les quatre bâtiments d’Amalienborg, une douzaine de palais, dont plusieurs ont été changés en musées. Rosenborg et Christiansborg sont les seuls qui méritent de nous arrêter un moment.
Christiansborg ne s’élève guère au-dessus de la banalité architecturale de ses modestes confrères que par sa masse et ses proportions immenses. La façade a la majesté régulière et un peu froide du plus pur style classique. Ce palais géant semble fait pour loger une armée plutôt qu’un homme. Le roi Christian VI le fit bâtir, en un jour d’ambition, pour rivaliser avec le souvenir de Louis XIV, et l’on assure que trois mille ouvriers y travaillèrent sans interruption pendant six ans, ce qui paraît une légende renouvelée du temple de Salomon. Dix mille poutres énormes furent enfoncées dans le sol pour le raffermir, et toutes les charrettes de Copenhague et des environs suffirent à peine au déblayement du terrain et au transport des matériaux. Après l’incendie de 1795, qui l’avait entièrement détruit, le jeune prince royal, qui fut depuis Frédéric VI, le fit rebâtir sur le premier plan pierre à pierre, et ne l’habita jamais. C’était recommencer la folie primitive dans des circonstances aggravantes, et doubler l’étendue de la faute. On eût dit que les architectes de Christiansborg voulaient compenser la diminution de leur puissance par l’augmentation de leur luxe, et qu’ils espéraient dissimuler au peuple la décadence de la monarchie danoise et l’affaiblissement du royaume sous la pompe toujours accrue de leur palais, comme ces banquiers qui ajoutent une aile à leur château, multiplient leurs fêtes et prennent quelques laquais de plus, lorsqu’on commence à dire qu’ils sont ruinés. Le prédécesseur du roi actuel, Frédéric VII, de populaire mémoire, logeait dans un coin du vaste monument, qui ne sert plus aujourd’hui, en dehors des salles consacrées au musée de peinture et à diverses collections, qu’aux réunions des chambres et aux grandes cérémonies officielles.
La perle de tous ces palais, c’est Rosenborg, construit, au début du dix-septième siècle, par l’illustre architecte Inigo Jones, le Vitruve anglais, celui auquel Londres doit Whitehall. Rien de plus original et de plus charmant que la physionomie de cet édifice, avec sa maçonnerie de briques rouges, ses trois tours noires aux flèches élancées, sa façade étroite et la prodigalité d’ornements dont l’a décoré la fantaisie de l’artiste. Rosenborg tient à la fois de l’église gothique, du donjon féodal et du château de la Belle au bois dormant. On y arrive par un délicieux jardin plein d’ombrages et d’eaux vives. Sous ces tilleuls deux fois centenaires, qui ont vu passer le grand roi Christian IV, et abrité plus d’une fois, dit-on, les entrevues furtives de Caroline-Mathilde et de Struensée, les petits Danois se livrent à leurs ébats tumultueux, avec ces rires et ces larmes qui sont les mêmes partout et constituent la langue universelle. Par les allées sinueuses, le long des pelouses et des parterres de fleurs, on arrive jusqu’à un pont-levis fermé d’une grille de fer, qui clôt le palais comme une forteresse.
Rosenborg est le musée des souverains danois. On y a réuni, salle par salle, les portraits des rois, depuis Christian IV, qui l’a fait construire, et les objets qui leur ont appartenu : meubles, vêtements, tapisseries, glaces, cristaux, armes, bijoux, ivoires. Il y a là d’incomparables richesses artistiques et historiques, des merveilles de luxe, d’élégance et de goût, qui racontent aux yeux charmés les splendeurs de la dynastie d’Oldenbourg. A côté des épées de Charles XII et de Gustave-Adolphe, armes de soldats, faites pour tuer et non pour éblouir, étincelle, sous sa garniture de diamants, l’épée à poignée d’émail de Christian IV, et reluit de mille feux le harnachement de velours brodé de perles, qui coûta deux millions à ce magnifique monarque. Non loin des chenets en argent massif, des buffets en or, des porcelaines de Saxe, des étoffes splendides, des lustres et des vases en cristal de roche, des carabines ciselées, des tables, des fauteuils, des écrans incrustés de saphirs et de rubis, qui rappellent les noms de Frédéric III, Christian V et VI, s’alignent, sur de riches étagères, les innombrables verreries de Venise envoyées par le doge à Frédéric IV. Près de la corne d’argent des Oldenbourg, qui remonte au chef de la dynastie, vous verrez la coupe de chasse de Christian VI, qui contient deux bouteilles, et que cet héroïque buveur, digne de ses aïeux, vidait tout d’une haleine. De nos jours, quel est celui, roi ou chasseur, qui pourrait se vanter d’en faire autant ? Plus loin, on voit mieux encore : c’est un cavalier avec son cheval, en argent creux, disposé de façon à pouvoir servir de coupe lorsqu’on en a enlevé la partie supérieure, qui forme le couvercle. La tradition parle de vaillants Danois du bon vieux temps, qui vidaient en un repas ce bol gigantesque, bien autrement redoutable que la botte de Bassompierre. Les Danois d’aujourd’hui savent boire en fils non dégénérés de ce dieu Thor, à qui trois barils de bière suffisaient à peine pour apaiser sa soif, même quand il se cachait sous le déguisement d’une fiancée. Tout dégénère pourtant, et le cheval bachique de Rosenborg n’est plus aujourd’hui qu’un objet d’art.
Le regard finit par se fatiguer de ces magnificences ; mais si l’on monte à l’étage supérieur, c’est bien autre chose encore. La galerie du trône et du couronnement est une véritable salle des Mille et une Nuits. Son plafond sculpté, ses fonts baptismaux d’argent, autour desquels se déroule en bas-reliefs le baptême de Jésus-Christ ; ses cariatides, ses tapis, ses tentures, ses candélabres, composent un ensemble saisissant. Le trône est gardé par trois grands lions d’argent, symboles des trois détroits, le Sund, le Grand-Belt et le Petit-Belt, qui font au Danemark une barrière de vagues. Partout, à Copenhague, sur les écussons et au frontispice des palais, reparaissent ces lions allégoriques, aiguisant leurs griffes et secouant leurs crinières, comme les monstres dont Ulysse entendit les hurlements autour du rocher de Scylla.
Rosenborg est une magique évocation du passé. On en sort avec des éblouissements dans les yeux, et l’imagination enflammée par cet entassement de merveilles historiques. Les richesses de deux siècles sont concentrées dans cet écrin de pierre, où vous apparaît, en toute sa splendeur, l’âge d’or de la monarchie danoise, alors qu’elle régnait sur la Norwége, qu’elle humiliait la Suède, qu’elle occupait l’Europe de sa gloire, et que l’oriflamme rouge, à croix blanche, se promenait triomphalement sur toutes les mers.
Rosenborg n’est pas le seul musée de Copenhague, il s’en faut. Les collections de tout genre y abondent, ainsi que les écoles, les bibliothèques, les établissements d’instruction. Il n’est pas de ville où l’on trouve plus de trésors d’art et de science, où l’enseignement soit plus répandu et mieux en honneur.
Si j’étais M. Joanne, j’énumérerais soigneusement les dix ou douze musées de Copenhague ; on m’en dispensera sans peine. Je n’ai fait, d’ailleurs, que les parcourir au pas accéléré, m’arrêtant seulement à ce qui m’offrait un intérêt local, un trait de race, un caractère indigène. Au musée de Christiansborg, assez pauvre en maîtres italiens ou français, l’école flamande et surtout l’école hollandaise, dont le Danemark subit longtemps l’influence avec docilité, se trouvent représentées largement ; mais ce n’est pas là ce que j’y cherche, j’y cherche l’art national du Danemark. J’oublie Le Poussin, Salvator Rosa et Gérard Dow, pour m’arrêter devant les beaux portraits de Juel et les compositions d’Eckersberg, qui a été l’initiateur de la peinture contemporaine dans son pays natal ; devant les paysages de Skovgaard et de Rump, les batailles de Sonne, les marines de Melbye et de Simonsen, les scènes de genre d’Exner, le peintre des villageois ; les toiles humoristiques de Marstrand ; les tableaux d’histoire de Bloch, un artiste énergique et original, et toutes ces toiles où revit, dans sa vérité et dans sa poésie, la beauté mélancolique et voilée de la nature du Nord[10].
[10] La plupart de ces peintres (je parle des vivants), étaient représentés à l’Exposition universelle, mais d’une façon incomplète, qui ne donnait point une idée suffisante de leur talent. On y a pu voir aussi les groupes de M. Jerichau, directeur des beaux-arts, les beaux bustes de M. Bissen, d’un modelé si large, si vivant, et les dessins pleins de goût, d’élégance et de distinction d’un artiste dont le gracieux talent a reçu depuis quelques années ses lettres de naturalisation en France.
Mais si l’on veut étudier l’art danois dans sa plus haute et sa plus pure expression, c’est au musée Thorvaldsen qu’il faut aller. Thorvaldsen est un de ces hommes qui suffisent à la gloire d’une époque et d’une nation. Le Danemark peut s’enorgueillir, à juste titre, d’avoir produit l’un des plus grands sculpteurs du dix-neuvième siècle, le rival et le vainqueur peut-être de Canova ; le maître illustre, dont l’influence ne s’est pas seulement exercée sur l’école danoise, sortie tout entière de lui, mais domine aujourd’hui encore presque toute la sculpture du nord de l’Europe et celle de l’Allemagne.
A quelques pas du palais de Christiansborg s’élève un édifice qui a l’aspect d’un mausolée. L’architecture reproduit en partie celle des sépulcres grecs et étrusques, et la décoration rappelle les ornements des tombeaux antiques. C’est à la fois le musée et la sépulture de Thorvaldsen. Le grand sculpteur repose dans la cour centrale, sous un petit tertre ombragé de lierre, au milieu de ses innombrables chefs-d’œuvre.
Le monument fut érigé par la ville de Copenhague, avec le concours d’une souscription publique, du vivant même de Thorvaldsen, pour recevoir les objets d’art qu’il avait légués à ses compatriotes. La façade est surmontée d’un groupe de la Victoire arrêtant son quadrige et, sur les murs extérieurs, de vastes compositions en ciments de diverses couleurs incrustés dans la pierre, représentent le retour de Thorvaldsen dans sa ville natale en 1838, et le transport de ses œuvres du vaisseau jusqu’au Musée. L’art antique a fourni les motifs de toutes les décorations. Ici, c’est un génie qu’un char emporte dans l’arène ; là, ce sont des vases et des trépieds, comme les anciens en donnaient pour prix dans les jeux publics, couronnés des lauriers et des palmes du triomphe.
Entre le vestibule, qui occupe toute la largeur de l’édifice, et la grande salle du fond, sont disposés en enfilade une série de cabinets, dans chacun desquels s’élève une statue choisie, entourée d’un cortége de bustes et de bas-reliefs. Les plafonds sont égayés de cartouches dans le goût des peintures de Pompéi ; mais la nudité des murailles, simplement recouvertes d’une couche de couleur brunâtre, laisse toute leur valeur aux statues, qui se détachent vigoureusement dans les conditions les plus favorables et les mieux calculées pour les faire valoir. Le musée Thorvaldsen rachète sa physionomie vraiment trop funèbre par son heureux aménagement et l’intelligente appropriation des moindres parties de l’édifice au but qu’on s’est proposé. C’est vraiment le temple de l’art.
Un Grec du temps de Périclès se fût promené avec délices dans ce monument peuplé de chefs-d’œuvre où l’antiquité revit. Thorvaldsen est un élève de Phidias : il a, sans effort, et comme par un épanouissement naturel, la noblesse, la simplicité sévère, l’harmonie et la grandeur des lignes, la science du dessin, la pureté de style, l’élégance correcte et la clarté lumineuse des maîtres souverains. Ce fils du Nord, dont le génie de bonne heure éveillé s’échauffa lentement, et resta longtemps à demi engourdi comme dans les brumes de son pays natal, a l’heureuse fécondité, la hardiesse tranquille, la perfection calme et sûre d’elle-même, qui caractérisent le génie grec. Ses bustes sont presque tous admirables par l’accent de réalité, le caractère et l’expression qu’il leur donne, sans jamais violer en rien les vieilles traditions classiques. Par la science de la composition, la pondération des groupes, la sagesse du plan, la gravité des lignes, il a conquis dans le bas-relief une suprématie qui n’est pas discutée. La plupart de ses sujets antiques, les Trois Grâces, l’Amour triomphant, la Vénus, le Jason, le Mercure, le Bacchus, l’Adonis, le Ganymède, semblent arrachés aux ruines du Parthénon. Bien qu’il ait surtout la noblesse et la force, il a aussi la finesse ingénieuse et la grâce délicate. Toutefois son œuvre charme plus qu’elle n’émeut ; elle s’adresse aux yeux et à l’esprit sans arriver jusqu’au cœur ; elle ne cause que cette admiration presque froide où l’âme ne se sent pas suffisamment intéressée. Il resta toujours, sous l’inspiration du puissant artiste, un peu de cette glace du Nord que les flammes du soleil d’Italie ne suffirent point à faire fondre entièrement, et tout en rendant à ce tranquille et harmonieux génie l’hommage qu’il mérite, je lui voudrais parfois plus de chaleur, de vie et d’élan pathétique.
Le musée Thorvaldsen contient les dessins, les esquisses et les modèles originaux en plâtre de son œuvre entière, qui est immense. On y a joint tous les objets d’art qui se trouvaient en sa possession au moment de sa mort, et ce second musée n’offre qu’un intérêt bien médiocre à côté du premier. Les tableaux danois y abondent, mais les bons ouvrages y sont rares. On y remarquera surtout un très-spirituel et très-vivant portrait de l’artiste, par son ami Horace Vernet. Thorvaldsen est dans son atelier, en costume de travail, tenant en main l’ébauchoir et accoudé sur le socle qui supporte la statue d’Œhlenschläger. Une bonhomie loyale et une sorte de naïveté rêveuse se lisent sur cette figure encadrée de longs cheveux gris et percée de petits yeux bleus. La tête est puissante, et pourtant elle a quelque chose d’enfantin ; le regard est limpide comme une source ; l’expression a cette placidité qui fit plus d’une fois accuser d’insouciance et même de paresse l’un des artistes les plus prodigieusement, mais aussi les plus tranquillement actifs qu’on ait jamais vus.
Lorsque Thorvaldsen avait quitté Rome pour revenir dans sa patrie, on l’avait accueilli comme un triomphateur. Quand il mourut, la nation fit cortége à son cercueil, et ses funérailles eurent presque le caractère d’une apothéose. Moins de six ans après, l’ami et l’émule du grand sculpteur, qui nous a conservé ses traits ; celui qui éleva la gloire de la poésie danoise presque aussi haut que Thorvaldsen avait élevé la gloire de l’art danois, Œhlenschläger mourait à son tour. Tous les spectacles et toutes les réjouissances publiques étaient suspendues pendant huit jours. La stalle qu’il avait coutume d’occuper au grand théâtre restait vide et voilée d’un crêpe durant six mois. Vingt mille personnes, le prince royal, le conseil entier des ministres, les généraux, tout le clergé, tous les corps et métiers avec leurs bannières, suivaient par les rues sablées et jonchées de verdure, entre les maisons tendues de draperies funèbres, le cercueil du poëte, que les étudiants avaient réclamé l’honneur de porter eux-mêmes. Nous sommes ici chez un peuple qui sait honorer ses grands hommes et qui est digne d’en avoir.
J’ai vu, à deux pas de l’hôtel Phœnix, au milieu d’une avenue plantée d’arbres, la statue d’Œhlenschläger. Il est représenté en robe de chambre, assis dans son fauteuil ; il a le front haut, le visage ouvert et la mâle stature de ces héros du Nord qui revivent si bien dans ses vers. Personne n’a mieux chanté que lui ce « pays charmant, couvert de larges hêtres, à côté de la Baltique amère, — qui s’appelle le vieux Danemark, et qui est la demeure de Freya » ; cette patrie des géants héroïques, « dont les os reposent sous les monuments des collines », et qui n’a point perdu sa beauté, « car la mer bleue lui fait une ceinture, et le feuillage vert une couronne ; et de nobles femmes, de belles filles, des hommes vaillants et des jeunes gens au cœur déterminé peuplent les îles des Danois[11]. » Thorvaldsen est un Grec, qui demande son inspiration à l’Olympe ; Œhlenschläger, un Scandinave pur-sang, qui est allé chercher la sienne dans le Walhalla.
[11] Fædrelandssang, ou Chant national d’Œhlenschläger. Comme la plupart de ses poésies, ce chant est presque intraduisible, car il a surtout un mérite de style.
Il y a peu d’exemples, en poésie, d’une activité, d’une abondance et d’une variété pareilles à celles d’Œhlenschläger. Il a abordé tous les genres, — tragédies, comédies, opéras, épopées, odes, ballades, idylles, épigrammes, satires, contes et romans, que sais-je encore ? — et dans tous il a marqué sa trace. Esprit curieux, naïf et mobile, comme un poëte doublé d’un enfant, cet homme du Nord a en lui quelque chose de la flamme et aussi de la couleur du Midi. Mais ce qui domine, dans la diversité de cette œuvre multiple qu’on ne peut examiner en détail, la figure qui se dégage et qui restera la sienne aux yeux de la postérité, c’est celle du poëte patriotique et national, qui a rendu un nouvel éclat aux vieilles chroniques et aux traditions populaires. L’auteur d’Hakon Jarl, de Palnatoke, d’Axel et Valborg, d’Hagbart et Signe, de la Mort de Balder et des Dieux du Nord est un scalde inspiré pour qui les Sagas et les Eddas n’ont plus de secret, qui déchiffre les runes mystérieuses, qui a ressuscité les géants et leurs fils, ces intrépides et farouches vikings, dont la félicité suprême consistait en un combat perpétuel arrosé de perpétuelles libations. Œhlenschläger fait autorité comme un contemporain dans le domaine primitif, reconquis et restitué par lui. C’est le classique de la poésie nationale ; c’est l’Hésiode de la mythologie du Nord. Il a mérité cette couronne de poëte scandinave que son rival suédois, Tegner, déposa solennellement un jour sur sa tête dans la cathédrale de Lund.
Œhlenschläger a puisé à pleines mains dans le riche trésor des chants populaires, sans plus dédaigner la légende que l’histoire ; la danse du troll espiègle et mutin, que les terribles coups d’épée des vieux adorateurs de Thor. Ces chants sont innombrables : on en compte plus de trois mille, précieusement recueillis par les érudits et les critiques, et qui forment une mine inépuisable de traditions et de poésie. M. Xavier Marmier, qui a tant fait pour répandre chez nous la connaissance de la littérature des peuples du Nord, nous en a donné un recueil curieux, qu’il eût pu facilement doubler. Souvent mes amis danois m’ont chanté et traduit ces vieilles mélodies nationales, que tout le monde aime et connaît chez eux, et qui apportent le plus précieux concours à l’étude de l’histoire et des mœurs.
Il n’est pas possible ici de séparer le Danemark de la Suède et de la Norwége : au fond, c’est le même peuple et c’est la même langue. La vieille souche scandinave s’est divisée en trois branches, mais qui ont été plus d’une fois réunies et le seront peut-être encore. Leurs annales, leurs traditions et leurs chants se mêlent sur presque tous les points.
Beaucoup de ceux-ci remontent fort haut. Ils plongent par leurs racines dans les temps héroïques et quasi-fabuleux, d’où ils sont venus sur les lèvres des nourrices et des paysans, jusqu’à ceux qui les ont recueillis pour la première fois, mais non sans avoir subi bien des modifications en route. La plupart datent du moyen âge. La forme est souvent plus moderne que le fond, et le style a été remanié et rajeuni. Par la contexture générale, ils se rapprochent des ballades allemandes et écossaises ; mais le refrain y joue un rôle plus considérable. D’après leur date et leurs sujets, on les divise en cinq groupes principaux.
Le premier groupe comprend les chansons héroïques proprement dites Kœmpeviser[12], roulant sur des traditions guerrières qui remontent, pour la plupart, aux temps antérieurs à l’introduction du christianisme. Les exploits y revêtent un caractère gigantesque et fabuleux, et madame de Sévigné, qui aimait tant les grands coups d’épée des romans de La Calprenède, eût pris un bien autre plaisir à ceux d’Axel, de Vonved et de Viderik, si elle avait pu seulement oublier que ces terribles hommes du Nord ne parlent, ni n’agissent en preux chevaliers de la cour de Louis XIV. On ne saurait lire les combats du fils de Verland, le forgeron magique, contre le géant Langben, et d’Orm, le jeune écuyer, contre le géant Berner, sans songer à la fois à l’histoire biblique de David et de Goliath et aux légendes chevaleresques de Brut et d’Artus. Les héros des Niebelungen y figurent, car les Niebelungen ne sont qu’une dérivation et un amoindrissement des vieux poëmes scandinaves, et l’on y voit Sivard, le Sigurd de l’Edda, ici arracher des chênes, fendre les enclumes et tuer les serpents magiques ; là, galoper à cheval, sans prendre un moment de repos, pendant quinze jours et quinze nuits, et sauter à quinze pieds au-dessus des murailles dans les forteresses dont la porte est fermée. On y rencontre Charlemagne et Ogier le Danois. La Norwége chante encore une chanson populaire sur Roland et la bataille de Roncevaux. L’empereur Théodoric, qui tient une si grande place dans les traditions semi-historiques et semi-fabuleuses du moyen âge, y revient souvent, sous le nom de Diderik. Le cheval Skimming et le cheval Grane, les bonnes épées Birting et Mimering qui coupent les géants en deux, y rappellent le Bayard des quatre fils Aymon et la Durandal de Roland. Ces rapprochements seraient infinis. Il y a comme un grand fonds commun de poésie populaire où tous les peuples ont puisé, et souvent, d’un bout de l’Europe à l’autre, les mêmes traditions reparaissent, arrangées suivant le génie des différentes nations.
[12] Ce nom s’applique, par extension, à toutes les anciennes chansons populaires.
Le caractère de la race et celui de la nature ont gravé fortement leur empreinte sur ces productions incultes, pleines d’une majesté sauvage et sombre. Les hommes y sont plus grands que nature, et les moindres combats y prennent des proportions épiques. La touche en est vigoureuse, mais la couleur monotone et le dessin naïf. En lisant ces chants guerriers, on sent qu’il y manque la rude déclamation des scaldes, accompagnée par la harpe aux accords puissants, dont les sons vibraient comme ceux de la trompette. Les mélodies sont mâles, quelques-unes remplies d’une ardeur martiale et d’une sorte d’impétuosité belliqueuse[13]. Les plus grandes et les plus belles chansons de cette classe appartiennent d’abord à l’Islande, où, comme en un sanctuaire inaccessible au reste du monde, s’est conservé, avec la pureté de la langue primitive, le trésor de ces traditions nationales, dont la réunion composa l’Edda ; puis en Norwége et dans les Feroë, ce groupe d’îles arides et chétives, où la vieille poésie, comme un foyer vivace, console et réchauffe le pauvre paysan dans sa cabane solitaire.
[13] Voy. dans le recueil de Mélodies populaires scandinaves, arrangées pour le piano par M. Gade, chef d’orchestre au Théâtre-Royal, le Tournoi, Svend Vonved, Grimmer et Kamper, les Chevaliers sur la montagne de Dovre, toutes danoises.
Le Tournoi donnera une idée de ce que sont les Kœmpeviser :
Sept et soixante-dix furent les chevaliers qui quittèrent le château. Arrivés à Brattingsborg, ils dressèrent leur tente.
Le roi Nilaus était sur le belvédère, il regardait à l’horizon : « Les chevaliers aiment bien peu leur vie, puisqu’ils souhaitent nous combattre.
« Arrive, Sivard Snarensvend. Tu as vu les pays étrangers : examine les armes de ces chevaliers, et va les visiter dans leurs tentes. »
Sivard Snarensvend entre dans la première tente : « Chevaliers du roi de Danemark, soyez les bienvenus chez mon seigneur.
« Ne vous fâchez pas, nobles seigneurs, ne le prenez pas en mauvaise part. Demain nous voulons bien vous combattre. Montrez-moi vos armes. »
Le premier bouclier porte un lion couronné ; c’est l’écu du roi Diderik.
Le second bouclier porte un martel ; c’est l’écu de Viderik Verlandson, lui qui ne fait point de prisonniers, qui tue[14].
[14] Comme le roi Diderik (Théodoric), Viderik, fils de Verland, joue un très-grand rôle dans les Kœmpeviser. Le père de ce dernier est l’armurier magique, l’élève d’Oberon le Nain, qui forge les épées et les boucliers des héros.
Sur le troisième bouclier brille un aigle rouge ; c’est l’écu de Holger (Ogier) le Danois, qui est toujours victorieux.
Le quatrième bouclier porte un violon et un archet ; c’est l’écu de Folmer Spillemmand (le ménestrel), qui préfère le boire au sommeil.
Tels étaient les champions et les écus. Impossible de les tous énumérer. Le noble Sivard Snarensvend ne pouvait plus attendre davantage :
« Lequel des chevaliers du roi de Danemark veut lutter contre moi ? Il ne doit plus tarder. Il me rejoindra sur la lande. »
Les chevaliers jetèrent le dé sur la table. Le sort désigna le jeune Humble pour lutter avec Sivard.
Le jeune Humble ferma brusquement l’échiquier. Il ne tenait plus à jouer. Je ne vous dis que la vérité pure, ses joues étaient très-pâles.
« Je te dis, Viderik Verlandson : tu es un homme hardi. Prête-moi aujourd’hui Skimming, ton cheval ; prête-le-moi sur caution.
« Je te donne huit châteaux en gage, et puis ma sœur jeune et charmante. Elle vaut encore mieux.
— Sivard a la vue bien basse ; il ne voit pas où porte son glaive, et si Skimming est blessé aujourd’hui, tous tes parents ne le guériront point. »
Humble monte sur Skimming, et chevauche avec grande allégresse. Skimming était bien étonné de sentir des coups d’éperon…
Les vers suivants décrivent la défaite de Humble. Il raconte son extraction à Sivard, qui le reconnaît comme le fils de sa sœur, l’embrasse, lui dit de reprendre son cheval et veut bien se déclarer vaincu par lui. Il se fait lier avec des lanières de cuir à un grand chêne par Humble. Celui-ci revient trouver le roi Nilaus, et l’avertit d’aller chercher Sivard enchaîné sur la lande. Nilaus n’en veut pas croire ses oreilles. Au moment où il monte à cheval, Sivard, qui a eu honte de sa situation humiliante, vient au-devant du roi, traînant après lui l’arbre qu’il a arraché. La chanson finit par une grande fête en l’honneur des chevaliers danois, où Sivard Snarensvend (le garçon rapide) danse, le chêne à la ceinture.
On peut assigner le treizième siècle comme limite générale aux Kœmpeviser proprement dits. Parmi les chansons qui roulent particulièrement sur les croyances superstitieuses du Nord et sur les êtres mystérieux dont l’imagination du peuple a rempli la mer et les montagnes, beaucoup se rapportent aussi à la même date. Ce deuxième groupe répond à une nouvelle face de la poésie instinctive et spontanée : il représente le sentiment de la nature réfléchi dans la fantaisie populaire et fécondé par le christianisme, la puissance des anciennes traditions, le penchant au merveilleux, inné dans le cœur de la foule que tout mystère attire, et si particulièrement vivace en ces pays du Nord encore peuplés des légendes héroïques de la vieille mythologie scandinave. Les magiciens et les sorciers aiment à s’envelopper dans un voile de brumes ; le conte de fées éclôt aussi bien dans le brouillard et la tempête que sous les rayons brûlants du soleil.
Vous retrouverez dans ces chansons de féeries beaucoup de thèmes communs à la poésie populaire de tous les pays : c’est un amant qui sort de sa tombe pour revoir et consoler sa bien-aimée ; c’est une mère qui revient de l’autre monde pour caresser et soigner ses petits enfants, maltraités par une marâtre ; c’est un soldat ou un chevalier dont le fantôme apparaît pour ordonner à sa veuve de restituer le champ mal acquis, si elle veut procurer le repos à son âme, ou pour révéler, comme le père d’Hamlet, le crime dont il a été victime. Mais on y trouve aussi bien des traits particuliers aux peuples du Nord. Les elfes, ces sirènes de la colline, qui dansent dans les rayons de la lune pour séduire le voyageur ; les trolls, qui gardent les trésors dans la montagne ; le nek, dont la harpe retentit dans les flots du torrent ; l’homme des eaux, qui attire les jeunes filles dans son palais de cristal, et la femme des eaux, qui devine l’avenir[15], tels sont les héros habituels de ces chants merveilleux. Tantôt ils célèbrent la puissance des runes, ces talismans magiques dont l’effet rappelle, en le dépassant, celui des incantations de Canidie, et tantôt le pouvoir de la harpe d’or, qui charme les oiseaux et les flots et qui force le havmanden à la barbe verte de quitter ses grottes profondes pour restituer sa proie.
[15] Voy., dans le recueil de Gade, le morceau intitulé le Roi des Danois fait saisir une femme des eaux. La mélodie étrange de cette chanson sent la fraîcheur acerbe de la mer.
Quelques-unes de ces ballades étranges sont d’un charme exquis et d’une forme presque parfaite :
— Je sommeillais sur la colline des elfes. Deux jeunes filles s’avancent vers moi. L’une me frappe doucement à la joue, et l’autre me chuchote à l’oreille :
« Éveille-toi, beau garçon, si tu veux danser avec nous. Pour toi, mes jeunes sœurs chanteront leur plus doux chant. »
— L’une d’elles, la plus belle des femmes, commence à chanter. Le fleuve rapide s’arrête pour l’entendre ; les petits poissons l’écoutent en remuant la queue, et les oiseaux gazouillent d’admiration dans le bois.
« Écoute, beau garçon, veux-tu demeurer avec nous ? Je t’apprendrai le secret des runes puissantes. Je te dirai comment on dompte l’ours et le sanglier, comment on chasse le dragon qui garde les trésors. »
— Et les jeunes filles dansaient mollement de tous côtés, comme font les elfes, et je les contemplais, appuyé sur la garde de mon épée… Si, par la grâce de Dieu, le chant du coq n’avait tout à coup retenti, je restais avec elles sur la colline. C’est pourquoi, cavaliers qui chevauchez à travers la forêt, ne vous endormez jamais sur la colline des elfes.
Ailleurs, c’est l’homme de la mer qui monte sur un cheval de l’eau la plus limpide, avec une bride et une selle du sable le plus blanc, et qui entre à l’église pour y choisir sa fiancée. Toutes les images des saints se retournent à son approche, mais la fille de Marksig, en le voyant, songe en son cœur et se dit sous son voile : « Dieu veuille que ce beau cavalier soit pour moi ! » Il s’approche d’elle et lui prend la main, puis tous deux s’en vont en dansant jusqu’au rivage, où la jeune fille tombe tout à coup dans les flots. Mais quand elle a vécu huit ans avec lui et l’a rendu père de sept enfants, un jour elle entend le son des cloches en berçant son dernier-né ; elle demande à l’homme des eaux d’aller à l’église, et elle ne revient plus[16]. Ou bien c’est le roi de la montagne, être terrible, qui a attiré chez lui une jeune fille et l’a épousée. Elle lui donne huit enfants, avec cette fécondité des contes populaires que le bon Perrault a traduite en une phrase devenue proverbiale. Après quoi, elle désire revoir sa mère, et le roi de la montagne le lui permet, à condition qu’elle ne parlera pas de lui. Au premier mot qu’elle prononce sur son mari, celui-ci paraît à côté d’elle, la frappe rudement pour la punir d’avoir manqué à sa promesse et la ramène dans la montagne. Là, il la force de boire un breuvage qui lui fait oublier père et mère, frère et sœur, le ciel et le soleil, Dieu et Jésus-Christ[17].
[16] J’ai réuni deux chansons dans cette courte analyse ; la seconde est la suite naturelle de la première.
[17] Cette chanson est suédoise.
Le groupe des chants historiques est riche surtout en Danemark, où il embrasse une période de trois siècles, et écrit à sa façon la chronique des rois, de 1200 à 1500[18]. C’est peut-être là qu’on trouve les plus belles chansons, dont la poésie contraste singulièrement avec la rare sécheresse de la plupart de nos chants historiques français. La Mort de la reine Dagmar, que j’ai citée plus haut, appartient à ce groupe, qui comprend aussi un très-remarquable cycle de neuf ballades roulant sur le meurtre d’Éric VII (1585) par son marsh (connétable) Stig, dont il avait séduit la femme, et sur le sort des deux filles innocentes du meurtrier, qui s’expatrient pour chercher partout un asile. Après avoir tué le roi dans une grange, le connétable est proscrit par le jeune fils de la victime, et il se retire en son château fortifié de l’île de Hjelm, d’où il fait des excursions dans le voisinage, portant partout avec lui le fer et le feu. Le château est enlevé et démoli ; le connétable prend la fuite et meurt bientôt, mais ses amis continuent la guerre en pirates et dévastent les côtes du Danemark. Ses filles passent d’abord en Suède, d’où elles sont chassées par le roi, neveu d’Éric VII, puis en Norwége, où elles trouvent un asile dans le palais du souverain. Le chant qui raconte leurs pérégrinations présente une forme assez caractéristique. Il est d’un style monotone, d’un rythme lent et plaintif comme une psalmodie. Le dernier vers de chaque strophe se répète au commencement de la suivante, et entre chaque tercet le refrain revient comme un glas funèbre :
[18] Le premier livre imprimé en Danemark (1495) est le Danske Riimkronnike, où chacun des anciens rois raconte en vers sa vie, ses exploits et sa mort. La Suède et la Norwége ont aussi leur vieille histoire versifiée, tout comme le Danemark.
« L’aînée prit la main de la plus jeune. Elles partent pour la Norwége. Le roi Erik rentrait à la maison.
— Elles erraient seules dans le monde.
— Le roi Erik rentrait à la maison. Les filles de Marsh Stig vont au devant de lui : « Quelles sont ces femmes étrangères ?
— Elles erraient seules dans le monde.
— Quelles sont ces femmes étrangères ? Pourquoi restez-vous ici si tard ? — Nous sommes les deux filles du Marsh Stig.
— Elles erraient seules dans le monde.
— Nous sommes les filles de Marsh Stig ; ayez pitié de nous, seigneur. — Savez-vous brasser ? Savez-vous cuire le pain ?
— Elles erraient seules dans le monde.
— Nous ne savons brasser, ni cuire le pain… mais nous savons filer de l’or et tisser de belles images…
— La sœur aînée arrangeait le métier, et la plus jeune travaillait. La première image qu’elles tissèrent — fut la sainte Vierge et Jésus-Christ. La seconde image qu’elles tissèrent — fut la reine de Norwége et toutes ses dames. Elles tissaient des cerfs, elles tissaient des daims, — elles tissaient elles-mêmes, tristes et souffrantes, elles tissaient de leurs doigts rapides — tous les petits anges de Dieu. »
L’aînée finit par mourir de douleur, et la cadette épouse le fils du roi.
On peut rattacher à ce groupe quelques productions plus récentes, comme la chanson suédoise de Malcolm Sinclair, qui a été adaptée à un air ancien. Sinclair, revenant de Turquie, fut surpris et tué, dans une forêt de la Silésie, par des émissaires russes, qui lui enlevèrent ses dépêches (1739). Sa mort fut célébrée aussitôt dans un chant populaire, où l’on voit un jeune berger conduit par un vieillard vénérable aux portes de la montagne, qui s’ouvrent et leur livrent passage jusqu’aux Champs Élysées. Là, dans un grand château, ils aperçoivent autour d’une table de marbre les anciens héros et rois de la Suède, surtout ceux du nom de Charles. Le poëte anonyme les décrit tous, et pour tracer le portrait de Charles XII, il trouve dans la douleur nationale des accents d’une grande poésie. Sinclair entre tout saignant de ses blessures ; il raconte le guet-apens dont il est tombé victime, et les héros écartent leurs rangs pour lui faire place parmi eux. Ainsi, en plein dix-huitième siècle, au milieu des fadeurs de la poésie cultivée, l’imagination populaire, frappée fortement, retrouvait le Walhalla scandinave.
Les chansons de chevalerie et d’amour forment un des groupes les plus nombreux. Le Chevalier au bocage, le Chevalier Brenning, la Petite Tove et beaucoup d’autres ont bien du charme ; mais on ne peut tout traduire ni tout analyser. Parmi ces chants figure la plus longue de toutes les ballades danoises, celle d’Axel Thordsen, qui a deux cents strophes de quatre vers, sans compter le refrain, qui reparaît deux cents fois. Une pièce d’une telle dimension peut sembler monotone, et elle l’est, en effet, quand on la lit, mais non quand on la chante. Il y a un rapport intime, dans la poésie populaire, entre la mélodie et les paroles, et on ne peut les séparer sans presque la détruire. Le texte et la musique ne font qu’un corps et qu’une âme : celle-ci explique et complète celui-là, dont certains détails mêmes n’existent souvent que pour elle. C’est surtout en chantant cette interminable ballade d’Axel Thordsen, dont les événements dramatiques ont fourni à Œhlenschläger le cadre tout fait d’une de ses plus belles tragédies, qu’on aperçoit le rapport fin, piquant et toujours nouveau qu’il y a entre le contenu de chaque strophe et le vers du refrain.
Une dernière classe comprend les chansons amoureuses ou familières de date plus récente. L’élément lyrique y prédomine de plus en plus, tandis que le vieux fonds épique va toujours en s’atténuant. La Suède et la Norwége fournissent à ce groupe son principal contingent. Tout le monde en Suède vous chantera la Chanson de la Dalécarlie :
Le fin cristal reluit comme le soleil, comme les astres étincellent parmi les nuages. Je connais une fille resplendissante de vertu, une fille de ce village :
« Mon amie, mon amie, ma fleur de rose, Dieu fasse que nous soyons ensemble !… »
La Norwége n’a point l’accent si lyrique, mais elle a un sentiment plus intime et peut-être plus pénétrant.
« Ah ! Ola, Ola, mon doux ami, pourquoi me causer une si grande douleur ? Non, je n’aurais pas cru que vous me pussiez trahir, moi qui étais si jeune.
« J’ai versé des torrents de larmes ; je croyais en devenir folle ; j’ai répandu plus de pleurs qu’il n’y a de jours en mille années.
« J’ai soupiré bien souvent ; bien souvent j’ai séché mes larmes. Dans mes rêves souvent je pensais : Quel bonheur, si toujours il était à moi !
« Je n’oublierai jamais la dernière fois que je vous vis à table : vous me tendiez la main ; j’avais près de moi un garçon si beau que le soleil en pâlissait.
« Que de tristesse l’amour entraîne avec soi ! Ah ! Dieu, protége tous ceux qui aiment ! L’amour est un feu si brûlant ! Personne n’en connaît bien la souffrance. »
Ces douleurs de l’abandon, la poésie populaire de la Norwége, comme celle de tous les pays, les a chantées plus d’une fois, et presque toujours avec une émotion communicative dans une expression familière. Je laisse de côté les chansons burlesques de ce pays, qui jouissent d’un renom particulier ; mais qu’on me permette de citer encore la complainte de la fille abandonnée, où chaque strophe se compose de deux vers : l’un dépeignant le bonheur passé ; l’autre, par antithèse, le malheur présent. L’air en est d’une tristesse profonde, d’un sentiment et d’une couleur admirables.
L’an dernier, je gardais les chèvres dans les vallées profondes ; cette année, je passe avec mon enfant par les fermes.
L’an dernier, je pouvais danser quand sonnait joyeusement le violon ; cette année, il faut que je berce l’enfant lorsqu’il pleure.
L’an dernier, j’ai dormi chez le plus beau des garçons ; cette année, je me tourmente en enveloppant l’enfant de guenilles.
L’an dernier, j’avais dix-sept ans, et tout le monde me désirait ; cette année, j’en ai dix-huit, et personne ne me regarde plus.
Ne te ris pas de moi, jeune fille : le même sort peut t’arriver. Nul ne sait quand le frappera le malheur.
On me pardonnera cette digression, qui n’en est pas une, sur les chansons populaires, où se manifestent si naïvement le génie d’une race et son caractère national, et ces citations directement puisées à la source, qui donneront peut-être à l’un de nos lecteurs l’envie de reprendre et de compléter le curieux recueil de M. Marmier. Les chants modernes n’ont, d’ailleurs, ni l’intérêt, ni la signification des Kœmpeviser, où l’on trouve une peinture si frappante et si sincère, dans sa rudesse même, des mœurs, des idées, des croyances du Nord. A ce point de vue, on peut dire des légendes poétiques du Danemark qu’elles sont plus vraies que l’histoire, et le recueil formé par M. Svend Grundtvig[19] pourrait susciter un nouveau Saxo Grammaticus.
[19] Gamle danske Folkeviser (Anciennes chansons populaires danoises). M. Svend Grundtvig est le fils du célèbre pasteur dont il sera question plus loin.
Pour achever de faire connaissance avec les mœurs des anciens hommes du Nord, il faut entrer maintenant au Musée des antiquités scandinaves, qui est le commentaire vivant d’Œhlenschläger, des Sagas et des chansons populaires. C’est une exhumation des âges héroïques, et au milieu de ces armes colossales, de ces cuirasses, de ces cottes de maille, de ces lourdes épées, de ces fers de lance, de ces umbos de bronze et de fer arrachés aux entrailles du sol qui les avait gardés pendant quinze ou vingt siècles, l’imagination évoque pêle-mêle les personnages mythiques des deux Eddas, côte à côte avec ces terribles Northmans qui faisaient pleurer Charlemagne.
Mais le Musée des antiquités scandinaves remonte bien au delà de Sigurd, plus haut qu’Odin et Balder, plus loin, bien plus loin que les premières figures qu’on voit apparaître, à peine distinctes du chaos et ébauchées en formes encore indécises, dans les Sagas les plus lointaines. Les temps primitifs, décrits par les poëmes les plus reculés ; les origines cosmogoniques et mythologiques, entrevues, avec une mystérieuse terreur, dans les perspectives sans fin du passé par l’œil des sibylles du Nord, ne sont que de l’histoire moderne en regard de ces époques englouties dans la nuit la plus absolue, et qui n’ont laissé d’autre trace que des débris informes retrouvés au fond des tombeaux.
C’est en Danemark qu’on a découvert les monuments les plus nombreux et peut-être les plus caractéristiques des premières périodes de l’humanité, et c’est là aussi, on peut le dire, que l’étude des temps préhistoriques a pris naissance. Les sépulcres maçonnés des dolmens et les chambres de bois des tumuli, les enclos de pierres, les marais, les tourbières et les lacs ont livré par milliers à la science ces documents authentiques, qui remplissent les salles du Musée des antiquités scandinaves. Il y a vingt ans, on eût repoussé dédaigneusement du pied, comme des cailloux vulgaires, ces grossiers blocs de silex dont les éclats semblaient le fruit du hasard, avant que l’œil attentif des savants eût trouvé le secret de ce travail rudimentaire dans l’étude approfondie des moindres détails et le rapprochement des formes. Aujourd’hui, on recueille partout avec un soin pieux ces ébauches d’armes et ces embryons d’outils, qui représentent le point de départ de la civilisation et le premier effort de l’humanité.
Plus on remonte dans le passé et plus cette collection unique, peut-être la plus riche du monde, abonde en documents de tout genre. Les haches, les massues, les pioches et les marteaux de pierre, les harpons, les flèches et les hameçons en os de rennes ou d’élans, ressuscitent sous nos yeux les périodes antédiluviennes. Ces coquilles d’huîtres, au milieu desquelles reste soudé encore le couteau qui servait à les ouvrir, écrivent le premier chapitre, après la pomme d’Ève, de l’histoire de la gourmandise humaine, et ces dents de chien, percées d’un trou, qu’on portait au cou en guise de perles, représentent les débuts de la coquetterie féminine. Les instruments de bois ont péri pour la plupart, mais les entrailles de la terre ont gardé les autres et les ont tenus en réserve pour révéler au dix-neuvième siècle un monde dont il ne soupçonnait pas l’existence. La matière indestructible et l’habitude d’enterrer avec le cadavre du mort les objets qui lui avaient servi pendant sa vie, les ont sauvés d’une destruction certaine. L’âge de la pierre s’est, du reste, prolongé en Danemark, comme en Suède et en Norwége, plus avant qu’ailleurs, et il y subsistait toujours, tandis que l’âge de bronze et l’âge de fer régnaient en d’autres pays. La vieille Chersonèse cimbrique a longtemps gardé la rudesse des mœurs primitives, et l’on s’y servait encore d’armes et d’ustensiles en silex après l’introduction du christianisme, qui ne pénétra sur la terre d’Odin qu’au neuvième siècle.
Mais l’homme a découvert le cuivre et l’étain, et il en a fait le bronze ; il a trouvé l’or, et la richesse de la matière semble lui avoir révélé en même temps le secret de l’art. Avec ses nouveaux outils, il creuse des arbres, il les façonne en cercueils et en bateaux, il se forge des boucliers, des épées, des colliers, des bracelets, des couronnes, des urnes et des vases d’un travail délicat. Voici la pesante épée pointue et sans garde, qui servait non à frapper, mais à piquer l’ennemi. Voici les lours colossaux où sonnaient les héros des Sagas, et qui, sous le souffle vigoureux des vieux jarles, rendaient un accent plus terrible que celui du cor de Roland à Roncevaux. On a pu voir au Champ-de-Mars, en 1867, dans la galerie de l’histoire du travail, le plus grand et le plus curieux de ces géants de bronze, près duquel les bugles et les cuivres redoutables de l’artillerie musicale de M. Sax ne sont que des jouets d’enfants. Figurez-vous un énorme serpent vertébré, long de près de sept pieds, contourné sur lui-même en forme d’une S retournée, et dont le tube, étroit à son embouchure, va s’élargissant toujours jusqu’à l’extrémité opposée, qui se termine par un large pavillon plat comme une cymbale !
Les monuments de l’âge de fer ne présentent pas moins d’intérêt. Là encore les plus anciens sépulcres ont fourni la récolte la plus abondante, et la première période est plus riche que la suivante. On a trouvé dans le tombeau du belliqueux roi Gorm et de la reine Thyra, sa femme, un gobelet d’argent, un plat et une sorte de grossier bas-relief en bois offrant l’imitation d’un guerrier, qui sont de précieux spécimens de l’art scandinave au dixième siècle. Tous les autres objets proviennent de tombes anonymes, et la curiosité du spectateur qui voudrait attacher le nom d’un héros à chacune de ces reliques en est réduite à de pures hypothèses. La variété des armes exposées sous les vitrines témoigne du génie destructif des Northmans. Les lames tordues alternent avec les scramasax recourbés ; les piques, les javelots, les fers de lances, avec les arcs hauts de cinq pieds et les flèches encore garnies du goudron qui servait à attacher les plumes ; la hache, avec la fibule en forme d’écaille de tortue qui attachait à l’épaule le vêtement du Jute et du Cimbre, et avec la classique épée des vikings, à la longue poignée, à la lame forte et grossière, au double tranchant, décorée d’inscriptions runiques et garnies d’un bouton triangulaire ou en forme de feuilles de trèfle.
Le Groënland se sert, aujourd’hui encore, de quelques objets semblables à ceux de l’âge de pierre. Les vieilles traditions et les procédés de la civilisation primitive n’ont subi presque aucune atteinte dans cette colonie danoise, gardée par une large barrière de vagues et de glaces contre les invasions du progrès. Dans le musée ethnologique de Copenhague, la galerie du Groënland forme comme une succursale naturelle au musée des antiquités du Nord. Mais je m’arrête sur le seuil, et je me borne à montrer du doigt ces nouvelles richesses. Si l’on ne résistait à l’attrait, les musées de Copenhague ne vous lâcheraient plus.
L’Université de Copenhague comprend des facultés de théologie, de médecine, de droit, de philosophie, d’histoire, de mathématiques et de sciences physiques. Autour d’elle se groupent l’École polytechnique, dont le fondateur et le premier directeur fut l’illustre Œrsted, à qui l’on doit la découverte de l’électro-magnétisme ; l’Académie de chirurgie, l’École supérieure militaire, l’École des aspirants de marine, l’École d’agriculture, et une multitude de sociétés savantes, qui embrassent dans le cadre de leurs études et de leurs recherches le cercle entier des connaissances humaines. La ville a un jardin zoologique et un jardin botanique. Elle possède trois bibliothèques publiques, dont deux au moins ont une extrême importance. Les libéralités les plus intelligentes ont grossi à l’envi le trésor de ces magnifiques établissements, particulièrement riches en manuscrits relatifs à l’histoire du Nord. Retranchez Paris et Londres du concours, et la bibliothèque royale de Copenhague sera la première de l’Europe.
L’enseignement, en Danemark, est gratuit et obligatoire ; mais surtout, ce qui vaut mieux, il est en honneur. Les mœurs sont plus efficaces que les lois pour combattre l’ignorance, et il ne servirait à rien de décréter l’instruction, si l’empressement du peuple n’avait, pour ainsi dire, rendu ce décret inutile. Le pasteur Grundtvig, l’une des figures les plus originales de l’histoire littéraire du Danemark, poëte, historien, critique, érudit, théologien et, par-dessus tout, passionnément Danois et Scandinave, a institué pour les paysans des écoles d’hiver, fréquentées avec une ardeur incroyable, qui enseignent au peuple l’histoire de son pays et font marcher de front l’instruction et le patriotisme. Tout s’accorde ici à favoriser les progrès de l’enseignement. Le titre de professeur est prisé à l’égal des plus hauts. Le roi Christian IV, dont on ne peut faire dix pas à Copenhague sans rencontrer le nom, a fondé un asile pour cent étudiants pauvres, pensionnés par l’État, et de riches particuliers ont suivi son exemple. Les étudiants eux-mêmes ont acquis, pour en faire un centre de réunion, un bel hôtel qui renferme une bibliothèque et un cabinet littéraire, tenus au courant de toutes les œuvres dignes d’attention en Europe. Là, ils passent les soirées à lire, à discuter, à faire de la musique, à chanter en chœur les vieux airs nationaux.
Causez avec un paysan ou un ouvrier danois, vous rencontrerez rarement cette ignorance navrante si commune chez nous dans les classes populaires. J’ai trouvé là-bas des commerçants et des agriculteurs fort versés dans l’étude de la science et des arts : c’est que le commerce et l’agriculture y sont considérés franchement comme des professions libérales. Tel député influent vend des étoffes dans Ostergade ; tel professeur de l’Université, tel directeur de journal, tel orateur écouté du Landsthing ou du Folkething, retournent chaque soir dans la ferme des environs où ils habitent et qu’ils font valoir de leurs propres mains. Toutes les personnes de la classe moyenne avec qui je me suis trouvé en rapports, même les femmes, quelquefois les enfants, parlaient français, tantôt avec facilité et presque sans accent, parfois avec une finesse de tournure où se trahissait le commerce assidu de nos auteurs classiques, toujours de façon à nous faire rougir de notre ignorance et de notre paresse philologiques. Beaucoup connaissent notre littérature contemporaine plus à fond que bien des Parisiens qui se vantent de tout lire, et j’en ai eu, pour ma part, des preuves qui m’ont aussi surpris que charmé.
Avant tout, néanmoins, les Danois aiment et lisent leurs propres écrivains. Rien de pareil à ce qu’on voit si souvent chez nous, où la renommée devient une affaire de circonstances et de partis, où les mêmes noms sont exaltés sans mesure et dénigrés sans pudeur, suivant les temps et les lieux ; où un homme qui est la gloire de la France dans les bureaux d’un journal, en est la honte dans les bureaux de la feuille voisine ; où il faut lutter vingt ans contre l’indifférence d’un public étourdi pour arriver enfin au droit d’être adopté par cinquante personnes et injurié par deux cents autres. Ce n’est pas que les partis manquent en Danemark : on y retrouve, sous des noms divers, à peu près tous ceux que nous avons en France ; mais ils sont réunis et dominés par cette admirable unanimité de patriotisme que je ne puis me lasser de signaler à la louange du caractère national, comme par le lien des sentiments, des idées et des croyances que tous leurs écrivains, ou bien peu s’en faut, s’accordent à reconnaître et à respecter. Ce n’est donc pas seulement au public, c’est aux auteurs aussi qu’il faut reporter l’honneur du phénomène qui fait du Danemark, en dehors de la question d’argent, la terre promise de la vie littéraire.
La culture de l’esprit se joint au sentiment patriotique pour populariser davantage encore cette connaissance de la littérature indigène. Sauf à l’École des Chartes et à l’Académie des inscriptions, combien d’hommes trouverez-vous à Paris qui aient étudié les origines de la langue et se puissent débrouiller nettement à travers le chaos des œuvres du moyen âge ? Parmi les plus érudits même, en est-il beaucoup pour qui la poésie populaire ne soit presque lettre close, et qui n’ignorent ou ne dédaignent ce trésor, dont l’exploitation date de peu d’années ? Or partout à Copenhague, sur les chansons populaires comme sur les Sagas et les légendes ; sur les inscriptions runiques comme sur les premiers monuments laissés par les vieux historiens danois, j’ai rarement posé une question à un romancier ou à un journaliste politique, à un magistrat ou à un négociant, sans obtenir aussitôt des renseignements sûrs et précis.
C’est fête au Théâtre royal quand on y joue le Potier politique, Jean de France et toutes ces œuvres piquantes où Holberg a semé les traits de sa verve satirique et raillé les ridicules, les sottises, les préjugés de son temps, avec une vérité d’observation, une franchise de couleur, une gaieté spirituelle et sensée qui en font, dans la comédie bourgeoise, un vrai disciple de Molière. C’est plus grande fête encore lorsqu’on y joue les drames nationaux d’Œhlenschläger. Tous les Danois ont dans leur bibliothèque et relisent les contes, les épigrammes, les chansons et les parodies du joyeux Wessel ; les vers fugitifs, les odes, les élégies, les épîtres, les épopées comiques, les œuvres innombrables et infiniment variées de ce Baggesen, l’un des plus tristes hommes et l’un des plus grands poëtes du Danemark, — nature incomplète et pleine de contrastes, mêlée de tendresse et de haine, d’incrédulité et de foi, de ricanements et de larmes, de frivolité et de profondeur, qui tantôt attire comme une caresse et tantôt repousse comme un sarcasme. Tous savent par cœur les hymnes religieux et patriotiques d’Evald, qui fut le précurseur d’Œhlenschläger, et avant lui l’un des créateurs de la poésie nationale moderne dans son pays.
Le Danemark a perdu récemment trois écrivains qui, par des titres divers, avaient conquis les premiers rangs dans son histoire littéraire. C’est d’abord le fécond Ingemann, qui a exploité avec un bonheur constant les vieilles chroniques de son pays et mis en scène, d’une plume facile et souple, dans une longue série de poésies lyriques, d’épopées et de romans, les mœurs et les hommes du moyen âge ; puis L. Heiberg, d’un talent plus fécond et plus flexible encore, mais moins profondément national, — critique, philosophe, érudit, poëte, journaliste, qui passait tour à tour d’une dissertation à une ode, d’une nouvelle à une cantate, et du drame au vaudeville. Le spirituel et malin Heiberg fut surtout le Scribe du Danemark, comme Ingemann en fut le Walter Scott, et si celui-ci est le conteur du foyer, celui-là est demeuré longtemps le fournisseur en titre du théâtre, dont il reste toujours l’auteur favori. C’est un Français du Nord ; il a la gaieté primesautière, le style et l’esprit parisiens.
Le troisième est le nom le plus populaire et le plus universellement connu de la littérature danoise contemporaine ; c’est Andersen, mort en 1875.
Andersen n’a pas été bercé sur les genoux d’une duchesse, comme disait feu Timon en parlant de M. Thiers. Vous trouverez sa biographie partout ; il l’a écrite lui-même avec l’intérêt et le charme de ses plus jolis contes. Andersen est né à Odensée, capitale de la Fionie, en 1805. Son père était un pauvre cordonnier, — si pauvre qu’en se mariant il acheta pour lit de noces les débris d’un catafalque où l’on venait d’exposer le corps d’un gentilhomme. Les grandes tentures noires semées de taches de cire, avaient été disposées en rideaux. C’est là qu’Andersen vint au monde. Admirable sujet pour un poëte romantique !
Dès qu’il fut en âge de travailler, on le mit dans une fabrique, et le peu d’heures qui lui restaient, il les passait assidûment à l’école des pauvres. Un voisin lui prêta quelques livres, qui donnèrent le premier essor à son imagination enfantine. Une fois éveillée, elle marcha vite. A quatorze ans, après la mort de son père, il partait pour Copenhague avec trente-trois francs dans sa bourse et tout son bagage dans un mouchoir de poche, ne doutant pas d’y arriver en un clin d’œil à la fortune et à la gloire. Il avait une jolie voix, que le maître d’école avait souvent admirée, et en lisant les comédies prêtées par le voisin, il les déclamait avec de si beaux gestes que toutes les commères du quartier, émerveillées, pronostiquaient à l’envi qu’il serait le Talma du Danemark.
A Copenhague, les déboires commencent. En quelques jours, il dépense à l’hôtel tout son trésor, qu’il croyait inépuisable, et se voit refuser par le directeur du théâtre, parce qu’il est trop maigre ! Il entre comme apprenti chez un tailleur, puis devient élève du plus célèbre professeur de musique de Copenhague, et au moment où il se flatte de devenir un chanteur illustre, il perd subitement la voix. Jugez de sa douleur ! Mais il se raccroche encore à l’espoir et s’engage, pour vivre, parmi les figurants du théâtre. Andersen figurant, et figurant dans les ballets ! Il faut avoir connu ce charmant poëte, qui s’est peint lui-même dans un de ses Contes sous les traits du Vilain canard pour comprendre toute la navrante profondeur de comique qu’il y a dans le rapprochement de ces simples mots ! Il gagnait six francs par mois, le malheureux, et n’avait qu’un pantalon de toile pour affronter les rudes hivers du Nord. Mais il s’obstinait toujours, s’enveloppant dans la couverture de son lit pour apprendre et répéter ses rôles à loisir : c’est ainsi qu’il jetait au dehors toute la surabondance de son bouillonnement poétique, et donnait le change, sans s’en douter, à ses premiers besoins, confus encore, de création littéraire.
« A cette époque, dit-il, j’avais la candeur, l’ignorance et toutes les naïves superstitions d’un enfant. J’avais entendu dire que ce qu’on fait le 1er janvier, on le répète habituellement toute l’année. Ce jour-là donc, tandis que les voitures circulaient dans les rues, je me glissai par une porte dérobée dans la coulisse et m’avançai sur la scène. Mais alors le sentiment de ma misère me saisit tellement qu’au lieu de prononcer le discours que j’avais préparé, je tombai à genoux et récitai en pleurant mon Pater noster. »
Tout Andersen est là.
Cependant son sort allait changer. Le vieux poëte Guldberg le prit en affection, lui donna les honoraires de son dernier livre, et l’engagea à compléter son instruction, singulièrement négligée. Des amis obtinrent pour lui une bourse au gymnase de Slagelse, et, près d’atteindre sa vingtième année, Andersen commença résolûment ses études avec des écoliers de dix ans, qui le firent souffrir de leur mieux. Le recteur lui-même semblait prendre à tâche de l’humilier, en lui faisant sentir sans cesse le poids de sa pauvreté et de son isolement. « Jamais je n’ai tant souffert, ni tant pleuré », dit-il. Lisez dans le Vilain petit canard ce qu’il eut à souffrir des persécutions de ses camarades, qui le trouvaient laid, gauche et trop grand. C’est au prix de ces rudes épreuves que se forment les talents originaux et vigoureux. Il persévéra vaillamment, jusqu’au jour où l’on s’aperçut enfin, comme dans son conte, que le caneton méprisé était un cygne.
Nous ne donnerons pas l’énumération des œuvres d’Andersen. Elles sont aujourd’hui bien connues de tous les lettrés. On les a traduites dans la plupart des langues de l’Europe ; elles ont inspiré les peintres et fourni à Kaulbach le sujet d’un de ses plus beaux dessins. Il aimait à raconter lui-même ses succès, et il en jouissait avec le naïf orgueil d’un enfant. Poëte, il a l’accent rêveur et voilé de la nature du Nord, la douce et vague mélancolie, la tendresse religieuse et candide qu’on retrouve, mêlée à une imagination fraîche et variée, à un humour délicieux, dans les Contes, qui sont ses vrais titres de gloire. Presque tous tiennent à la fois de l’historiette et de la fable : de celle-là, par l’intérêt dramatique : de celle-ci, par la leçon morale, à laquelle il donne un tour imprévu. L’émotion, la malice et la philosophie s’y montrent tour à tour, quelquefois en même temps, sous des teintes discrètes et tout intimes. La bonhomie en est fine et piquante. Il aime à choisir ses héros, comme ses incidents, au milieu de la vie commune, dans les sphères les plus modestes et les plus déshéritées, mais il les relève en allumant à leur front, jusqu’en ses tableaux les plus familiers, le rayon d’or de la poésie.
Les enfants sont les favoris d’Andersen : il a écrit pour eux de vrais contes de fées, où le merveilleux abonde, mais qui s’adressent à tous les âges par la vérité saisissante de l’observation, l’originalité de l’allure, la portée philosophique, la couleur et le charme d’un style imagé, à la fois exquis et ingénu, plein de souplesse et d’abandon, où le naturel s’allie toujours à la recherche et la simplicité à la grâce. L’auteur vous fait sourire ou vous émeut doucement. On y voit son âme à jour, et en le lisant il est impossible de ne point l’aimer.
Les contes d’Andersen portent au plus haut point le caractère général de la littérature danoise. Il y a des exceptions sans doute, mais il ne reste pas moins vrai que dans son ensemble, elle a su allier le culte de l’art au respect des meilleurs sentiments de l’âme humaine, et qu’elle offre une physionomie religieuse et morale qui lui mérite une place à part dans l’histoire littéraire de l’Europe. Poëtes et romanciers ont compris ce qu’ils avaient à gagner, même en gloire, à se faire les écrivains de la famille et les hôtes du foyer. Joignez-y le caractère national et patriotique dont ils ont vigoureusement empreint leurs œuvres, et vous comprendrez mieux encore leur popularité.
Les poëtes danois aiment à faire pour le peuple des refrains que le peuple n’aime pas moins à chanter. Nulle part peut-être les hymnes nationaux ne sont aussi nombreux qu’en Danemark : c’est là un trait significatif, qui marque à la fois le caractère de la poésie et celui du pays. Combien de fois n’ai-je pas entendu les chansons populaires de M. Erik Boegh, un ancien maître d’école, devenu rédacteur en chef d’un journal très-répandu, auteur dramatique, directeur de théâtre, et les chants nationaux de M. Carl Ploug, d’une mâle vigueur, d’un style ferme, expressif et concis, d’un accent belliqueux, et qui semblent faits pour retentir à la tête d’une armée par la bouche de cuivre des clairons. La liberté et la grandeur de la patrie sont l’unique inspiration de ce Tyrtée danois. Il s’est fait l’interprète des sentiments, des intérêts et des souvenirs du peuple dans les strophes qu’il intitule le Nord uni, et il a formulé, avec une énergie véhémente et une saisissante âpreté de style, qu’on ne peut rendre, par malheur, en une traduction, les aspirations du parti qui le reconnaît pour son chef :
Depuis longtemps le tronc magnifique du Nord s’était divisé en trois branches maladives. Mais une heure viendra où se réuniront les fragments aujourd’hui séparés, et alors le Nord, libre et puissant, prendra en main la cause des peuples pour les conduire à la victoire.
Les revers du Danemark ne lui ont pas fait oublier non plus le Vaillant soldat, du professeur Faber (mort récemment), composé au réveil de la nationalité danoise en 1858, pendant la première campagne du Slesvig, et mis en musique par Horneman sur un rythme entraînant et martial, où l’on retrouve çà et là comme un écho, mais singulièrement accéléré et accentué, de Partant pour la Syrie. Le Vaillant soldat, écrit sur le ton d’une familiarité héroïque, est allé droit au cœur du peuple ; en quelques jours, d’un bout à l’autre du royaume, tout le monde le sut par cœur. Le paysan le chantait en conduisant sa charrue, le bourgeois dans sa maison, l’étudiant à son club, le soldat pendant la bataille. C’est aux accents de cette Marseillaise que le Danemark s’est levé contre l’Allemagne, qu’il a vaincu à Frédéricia, défendu Sonderborg et Duppel.
Au moment de partir (bis), — Ma fiancée voulait me suivre, — Oui, ma fiancée voulait me suivre. — « Impossible, mon amie, — Je m’en vais en guerre. — Que la mort m’épargne, et je reviendrai t’épouser. — Je resterais avec toi si le pays n’était en péril ; — Mais toutes les jeunes filles du Danemark se reposent sur moi. »
Voilà pourquoi je vais combattre en vaillant soldat. Hourrah ! hourrah ! hourrah !…
Je sais que le Danebrog (bis), — Nous tomba du ciel, — Oui, nous tomba du ciel. — Il flotte dans notre port, à la tête de notre armée. — Aucun autre drapeau n’a un nom à lui comme le nôtre. — Les Allemands l’ont traité avec mépris ; ils l’ont foulé aux pieds. — Notre étendard est trop bon et trop vieux pour eux.
Voilà pourquoi, etc.
Que chaque Danois combatte (bis), — Pour sa fiancée et la patrie, — Oui, pour sa fiancée et la patrie ! — Honte au misérable nigaud, — Qui n’aime point sa langue, — Qui a peur de donner sa vie pour notre cher drapeau ! — Si je ne reviens pas vers mes vieux parents, — Le roi les consolera, en leur disant :
Il a fait honneur à sa promesse, le vaillant soldat. Hourrah ! hourrah ! hourrah !
Combien de perles enfouies dans les solitudes de ces langues étrangères, que la petitesse du peuple qui les parle condamne à rester ignorées ! Trouverait-on en France dix personnes qui sachent le danois ? J’en doute. Cet idiome simple, doux et pourtant concis, dérivé de la souche primitive du Norsk qui s’est perpétuée jusqu’à nous sur le sol vierge de l’Islande, mais modifié par des influences étrangères où la France peut revendiquer sa part ; tenant à la fois de l’allemand par la méthode de la composition des mots, et plus encore de l’anglais par le génie, les tournures et les formes grammaticales, garde sous une triple barrière, dont les meilleures traditions ne suffisent pas à donner la clef, des trésors de traditions et de poésie. « Il vaudrait la peine d’apprendre le hollandais rien que pour lire Bilderdick dans l’original », me disait un jour l’un des écrivains les plus distingués des Pays-Bas. Il vaudrait la peine aussi d’apprendre le danois rien que pour lire Evald, Œhlenschläger et Andersen.
Je ne sais si quelque lecteur me reprochera cette longue parenthèse, qui, se rattachant à la description des musées et des établissements d’instruction de Copenhague comme à son point de départ, m’a conduit peu à peu, d’incidents en incidents, par la loi de l’association des idées, à présenter le tableau sommaire de la littérature du pays. Ceux-là même qui seraient tentés de me la reprocher reconnaîtront du moins que ce n’est pas un hors-d’œuvre.
Mais il est temps de reprendre à travers la ville, pour l’achever au plus vite, notre promenade interrompue. Il nous reste à voir trois monuments anciens et caractéristiques : la Bourse, — l’Église de marbre — et la Tour ronde.
La Bourse de Copenhague est encore un souvenir du règne de Christian IV. Au premier aspect, elle semble plus vieille que son âge. Avec sa façade bizarre, les ornements nombreux dont elle est historiée, ses hautes et sombres fenêtres, sa tourelle fantastique où quatre dragons, la gueule allongée vers les quatre points cardinaux, forment la flèche par l’enroulement de leurs queues en spirales, elle ne rappelle en rien l’architecture classique dont l’idée s’attache chez nous au nom du dix-septième siècle, pas plus que le patron monotone et banal dont le seul mot de Bourse évoque aussitôt le souvenir dans notre imagination.
L’édifice domine le petit bras de mer qui sépare l’île de Seeland de l’île microscopique d’Amack. Une forêt de mâts s’agite à ses pieds, et les navires de commerce, revenus de leurs excursions lointaines, aiment à s’abriter sous son ombre. A quelques pas aussi, devant la vieille maison, tout enguirlandée de pierres blanches, que la tradition désigne comme la demeure de la belle Dyveké, cette fille d’auberge qui gouverna le Danemark sous le règne de Christian II, se tient le grand marché de la ville, — la Bourse des ménagères à côté de la Bourse des spéculateurs. Tandis que les négociants règlent le cours de la rente, les cuisinières négocient le cours des poulets et des légumes. Dès que j’arrive dans une ville étrangère, l’une de mes premières visites est pour le marché public : nulle part on ne surprend mieux sur le fait la vie intime et familière d’une population. C’est au marché d’Amack que j’ai vu apparaître pour la première fois une ombre de couleur locale dans les costumes indigènes. La fruitière, en ample tablier blanc faisant le tour du corps, en coiffe de laine bordée d’un large liseré noir, en mouchoir rouge tordu autour du cou et sur ses épaules ; le jardinier, en chapeau rond, en pantalon de zouave, en veste sans basques sous laquelle apparaît le gilet fermé à deux rangées de boutons, se tiennent debout entre leurs paniers, ou sur leurs chars plats attelés de deux chevaux. L’île d’Amack est un immense potager, d’une fertilité rare, où s’est conservée jusqu’à nos jours, presque pure de tout mélange, la petite colonie frisonne que la reine Élisabeth, sœur de Charles-Quint, y fit venir dans les premières années du seizième siècle.
En flânant dans les rues de Copenhague, j’ai vu encore çà et là quelques spécimens des costumes nationaux : une jeune fille de l’île lointaine de Bornholm, ensevelie dans son manteau de roulier, coiffée d’un bonnet aux longues barbes qui se relèvent en double éventail au-dessus de sa tête ; la femme d’Œrö, au gigantesque chapeau de paille projeté comme un auvent sur sa figure ; la paysanne seelandaise, en grand col rond recouvrant les épaules comme celui de nos marins, le visage encadré dans son bonnet à la passe plate et empesée, à la coiffe recouverte de larges rubans de diverses couleurs noués au-dessous et retombant le long du dos. Ces costumes se rencontrent de loin en loin dans les quartiers populaires de Copenhague, aux extrémités des faubourgs, et spécialement dans cette série de ruelles bizarres qui du jardin de Rosenborg à la rue de Groënland et à la citadelle, s’étendent en lignes parallèles et très-rapprochées. Ces ruelles, régulièrement tracées, bordées de petites maisons uniformes d’un seul étage, et portant des noms singuliers : rue de l’Éléphant, rue de l’Ours, rue du Crocodile, etc., ont été bâties dans les environs du port pour servir de centre général aux matelots qui s’y trouvaient casernés, tout en gardant chacun son foyer et sa famille ; mais les besoins de la marine royale, qui ne compte aujourd’hui qu’une flottille à hélices et quelques bâtiments cuirassés, ne sont plus les mêmes qu’au temps de sa splendeur, et l’on a démoli déjà une partie de ce quartier curieux dans les embellissements de la ville.
Hélas ! le pittoresque est traqué partout à Copenhague, au nom de la civilisation et du progrès, comme dans la plupart des capitales de l’Europe. D’après les récits de quelques voyageurs, je m’attendais à y rencontrer ce veilleur de nuit, tradition vivante du moyen âge que j’ai retrouvée en Hollande et en Espagne. Il y a quelques années encore, le veilleur de nuit parcourait d’un pied infatigable les rues de Copenhague, chantant à chaque heure, sur un de ces airs monotones et rêveurs où se reflète la mélancolie de la nature du Nord, une strophe de l’hymne religieux composé expressément dans ce but par l’évêque Kinbo. Cet usage touchant et naïf est allé rejoindre les vieilles lunes et les neiges d’antan. Je conçois assurément que les habitants de Copenhague trouvassent désagréable d’être réveillés toutes les heures, sous prétexte d’apprendre qu’ils pouvaient dormir tranquilles ; mais il est permis à un touriste d’exprimer ses regrets, au simple point de vue de la couleur locale.
A quelques pas de ces ruelles s’élève l’Église de marbre, débris inachevé d’un temple fastueux, commencé au dix-septième siècle, pour lequel l’argent manqua tout à coup avant qu’on eût pu le conduire à son terme. Ces colonnes sans chapiteaux, construites aux trois quarts de leur hauteur, ces murs et ces fenêtres sans couronnement, la masse imposante et triste de cette ruine moderne, devenue ruine avant d’avoir été monument, produisent un effet étrange, et le pendent opera interrupta du poëte revient à la mémoire.
Comme le palais de Rosenborg, comme la Bourse, comme tous les monuments, sans exception, qui offrent une physionomie originale et caractéristique, la Tour ronde est encore une œuvre du règne de Christian IV, ce souverain glorieux qui réunit le triple talent de Henri IV à la magnificence de Louis XIV et à son amour de bâtir. Cinq rangs de fenêtres cintrées, que séparent des piliers plats en briques, percent de toute leur hauteur les murs massifs de la Tour ronde, couronnée d’un rebord et coiffée d’un pavillon qui servit d’observatoire à Longomontanus, disciple de Tycho-Brahé. On monte au sommet par une route qui s’enroule sur elle-même, comme l’escalier sans marches du vieil hôtel de ville de Genève. Pendant son séjour à Copenhague, le czar Pierre le Grand aimait à faire cette ascension en voiture, au trot des chevaux.
La Tour ronde est adossée à l’église de la Trinité, qui contenait autrefois sous sa voûte supérieure la bibliothèque de l’Université, transférée depuis dans un beau monument de style semi-gothique, quoique de construction récente, qui est l’un des ornements de Copenhague. A quelques pas de là s’élève l’église Notre-Dame, dont l’architecture rappelle de loin celle de la Madeleine. Le fronton repose sur six colonnes cannelées, et une tour, surmontée d’une croix d’or, en couronne assez lourdement le faîte. A l’intérieur, les arcades supportent un premier étage en galeries, bordé d’une colonnade qui soutient la voûte.
Somme toute, cet édifice, correct et froid, coulé dans l’éternel moule classique d’où sont sortis tant de milliers d’épreuves toujours semblables, mériterait à peine un coup d’œil s’il n’était une sorte de musée où se trouvent réunies le plus grand nombre et les plus belles des œuvres religieuses de Thorvaldsen. L’exposition commence au dehors par le magnifique fronton en terre cuite qui représente la Prédication de saint Jean-Baptiste, et par le bas-relief en plâtre qui déroule au-dessus de la porte principale l’Entrée du Christ à Jérusalem. Elle se poursuit, à l’intérieur, par la frise de Jésus sur le chemin du Calvaire, qui surmonte l’autel ; par l’ange du baptistère et surtout par les statues colossales du Christ et des douze Apôtres. Cette œuvre trop vantée ne nous semble occuper qu’un rang secondaire parmi les productions du fécond et puissant artiste. C’est qu’il y fallait autre chose que de la science et du goût, de nobles attitudes et de belles draperies : il y fallait le souffle de l’inspiration chrétienne, ce tendre et profond sentiment religieux qui manquait au calme génie de Thorvaldsen, exclusivement nourri de la moelle de l’antiquité. A ces morceaux d’un grand style, mais qui représentent plutôt les sages de la Grèce que les apôtres de l’Évangile, je préfère les humbles statuettes dressées au porche de nos vieilles cathédrales par le ciseau naïf et anonyme des tailleurs d’images du treizième siècle.
Notre-Dame est la cathédrale de Copenhague, qui a beaucoup d’autres églises. Nous ne les décrirons pas : ce sont moins les pierres qui nous intéressent que les hommes ; moins les monuments que les idées et les mœurs. Pas une, d’ailleurs, n’offre un grand intérêt artistique. Toutes, ou presque toutes, sont modernes. Elles ont quelque chose de la froideur jetée par le protestantisme sur tous ses temples comme un linceul, sans en avoir pourtant la nudité navrante et presque sinistre. Placées sous l’invocation des saints, de la Vierge même, elles ne rejettent pas, avec l’austérité hargneuse et farouche du puritanisme calviniste, les décorations et les œuvres d’art. Après Thorvaldsen, toute l’école de sculpture danoise, tous ses émules et ses disciples, depuis Viedvelt et Freund jusqu’à Bissen et Jérichau, les ont enrichies de remarquables statues. Elles ont gardé le chœur et l’autel : ce ne sont point des temples, ce sont bien réellement des églises.
Dans Holmens Kirke, j’ai vu le tombeau de l’amiral Niels Juel et de Pierre Tordenskjold, le dernier des Vikings, qui périt à vingt-neuf ans sous l’épée d’un escroc, après dix années d’exploits dignes de Jean-Bart et de Duguay-Trouin. Devant ces tombeaux héroïques, j’ai relu le drame d’Œhlenschläger et les strophes du chant national d’Evald :
Niels Juel entend le tumulte du combat. Voici l’heure : il déploie le pavillon rouge et frappe les ennemis à coups redoublés. Ils crient éperdus, dans le tumulte du combat : « Fuyons, cachons-nous. Qui pourrait, pendant la bataille, résister à Juel de Danemark ? »
Mer du Nord, l’éclair de Wessel[20] a percé ton voile sombre. Les ennemis se sont jetés dans ton sein, car la mort et la terreur marchaient avec lui. On entendit au loin un grand bruit qui perçait ton voile sombre. Du Danemark, Tordenskjold tombe comme la foudre. Que chacun fuie, en implorant la clémence du ciel !
[20] C’était le vrai nom de Tordenskjold, qui descendait d’une famille d’origine hollandaise. Le roi Frédéric IV, en lui conférant la noblesse, lui donna le nom de Tordenskjold (littéralement : foudre-bouclier).
Si vous allez jusqu’au bout de Christianshavn, vous trouverez une autre église curieuse, celle de Notre-Sauveur, avec sa haute flèche, merveille de grâce et de légèreté, que contourne un escalier extérieur aux innombrables marches de cuivre. Au sommet de la flèche, l’image du Christ, portant la bannière de la victoire, repose sur un vaste globe doré, où les amateurs de beaux coups d’œil qui ne sont pas sujets au vertige grimpent par une échelle, quand ils ont franchi la dernière marche de l’escalier aérien.
Les différentes sectes protestantes, même celle des frères moraves, ont leur temple à Copenhague. Le Danemark a devancé la Suède dans la pratique de la liberté religieuse, et le catholicisme y jouit de tous les droits civils et politiques ; mais il compte à peine un millier d’adhérents dans le royaume, et la petite chapelle catholique de Copenhague, bâtie depuis peu d’années, suffit largement à ceux qui habitent la ville. La vieille terre si laborieusement conquise sur le paganisme par l’archevêque de Reims Ebbo, et par le moine de Corbie, saint Ansgard ; la patrie de Canut le Grand, de l’évêque Absalon et de Saxo le Grammairien, a été toute entière précipitée dans la réforme par Tausen, le Luther danois. Le roi doit appartenir à la religion de l’État, et il en est le chef.
Le protestantisme commence à présenter en Danemark, bien qu’à un moindre degré, quelques-uns des symptômes de division et de dissolution qui s’y produisent depuis plusieurs années en Allemagne, en Angleterre et en France. Tandis que le pasteur Grundtvig, poussant l’esprit national et patriotique jusqu’à fusionner en quelque sorte la mythologie scandinave dans le christianisme, s’efforçait de remonter aux traditions verbales des premiers âges, à la parole vivante, comme disent ses disciples, aux vérités primitives du Symbole des Apôtres et de l’Oraison dominicale, obscurcies par la nuit des temps, et se faisait accuser par ses adversaires de prêcher une morale penchant vers le catholicisme, d’autres, comme le docteur Erricksson, un Renan en sous-ordre, se rattachaient au rationalisme germanique, et faisaient table rase des principaux dogmes, sans en excepter la divinité du Christ. Ajoutons néanmoins, à la louange du bon sens et de l’esprit religieux des Danois, que ces dernières doctrines ont rallié jusqu’à présent peu d’adeptes, et que la haine pour tout ce qui vient d’Allemagne n’est pas plus disposée à fléchir devant les exégètes de Tubingue que devant les soldats de Berlin.
Aucun théâtre n’était ouvert pendant mon séjour à Copenhague : comme nos préfectures de second ordre, la capitale du Danemark a ses mortes saisons dramatiques. J’ai dû me contenter de voir en passant les façades peu monumentales du théâtre du Peuple, où l’on joue le drame, la comédie, le vaudeville, et du théâtre Royal, où l’on s’élève jusqu’à la tragédie, l’opéra et le ballet. Chateaubriand raconte quelque part qu’il rencontra un jour dans une forêt du nouveau monde un petit maître à danser français qui enseignait les grâces du menuet à une demi-douzaine de sauvages. C’est ainsi, toutes proportions gardées, que les plus pures traditions de la grande école des Noverre et des Vestris ont été transplantées sur les bords de la Baltique, par une famille française où la gloire chorégraphique est héréditaire, et qui a conquis une place à côté de ses illustres maîtres, dans le livre d’or des professeurs et des compositeurs de ballets. Je conseille aux vieux habitués de l’Opéra, qui, se souvenant encore d’avoir vu danser Vestris II, déplorent amèrement la décadence de la pirouette et la corruption des sains principes de l’art, de faire le voyage de Copenhague, s’ils veulent les retrouver dans tout leur éclat.
Mais si les théâtres étaient fermés, Tivoli était ouvert, et Tivoli résume en lui seul tous les divertissements, tous les spectacles, tous les plaisirs réunis. Tivoli est une réduction de l’Eldorado. Figurez-vous un parc trois ou quatre fois plus grand que les plus vastes de nos jardins parisiens, avec d’immenses pelouses, des bosquets, des rivières et des montagnes, des perspectives sans fin, au fond desquelles n’arrive plus le bruit des dix orchestres semés çà et là dans ce lieu de délices, et où l’on s’égare comme en pleins champs. Rien n’y manque de ce qui peut contenter les goûts les plus divers. La foule s’épand le long des allées, examinant les arcs de triomphe en verres de couleur, les guirlandes lumineuses suspendues aux arbres et courant en cordons de feu le long des frises et des colonnes, les girandoles, les lampions, les lanternes vénitiennes, les becs de gaz dessinant dans les airs ou sur des transparents force scènes historiques ou humoristiques, des épisodes guerriers ou la danse de Colombine et les grimaces de Pierrot. Ceux-ci s’amassent devant un ballon ou un feu d’artifice, autour de Polichinelle, des acrobates, des jongleurs et des écuyers qui se disputent sur tous les points la curiosité publique ; ceux-là visitent les bazars, s’asseoient aux tables abritées sous l’ombrage discret des arbres et dans les salles d’un restaurant que ne dédaignent pas les gourmets, vont entendre les chansons et les scènes dialoguées des cafés-concerts, courent au cirque, se pressent aux jeux de tout genre, descendent et remontent avec fracas les pentes escarpées de la montagne russe, écoutent les mélodies entraînantes exécutées par l’orchestre, ou, dans l’enceinte réservée, se livrent avec une gravité tranquille, qui ferait l’étonnement des habitués de Mabille, aux douceurs recueillies de la valse du Nord.
Nous n’avons rien de pareil, depuis la mort des grands jardins publics du Directoire et de l’Empire. Tivoli serait impossible chez nous, avec la fièvre de construction qui nous possède, et le prix fabuleux des terrains. Le spéculateur le plus ingénieux et le plus hardi ne pourrait le créer sans s’exposer à la ruine, quelle que fût l’affluence publique ; et s’il existait quelque part, le premier soin du propriétaire serait d’en détacher les deux tiers pour les vendre aux entrepreneurs de bâtisses.
Le Tivoli de Copenhague est plus qu’une entreprise particulière ; c’est, on l’a dit, presque une institution. Comme l’entrée en coûte à peine quelques sous, il jouit d’une popularité sans rivale. A certains soirs, dès six ou sept heures, vingt mille personnes ont défilé devant le contrôle et circulent à l’aise dans les innombrables méandres du parc. On y vient en famille, car rien n’y choque et n’y repousse les honnêtes gens.
Certes, je ne prétends pas faire de Copenhague une ville de l’âge d’or ; je n’oserais affirmer que la moralité y soit plus parfaite qu’ailleurs, mais je puis dire au moins que la décence y est plus respectée. Nulle part le vice ne s’y étale avec cette effronterie provocante qu’il a dans la plupart des capitales de l’Europe : il se cache, et on le cache. Il ne lui est point permis de se montrer au grand jour et d’empiéter sur la voie commune. La loi ne couvre pas de sa tolérance ces exhibitions honteuses qui lâchent sur les trottoirs des boulevards parisiens toutes les écumes de l’égout social, et métamorphosent nos rues chaque soir en succursales des plus hideux bazars de l’Orient. Les grands scandales publics y sont à peu près inconnus. Le mariage, préparé par des fiançailles solennelles, est généralement respecté. Comme toutes les nations protestantes, le Danemark porte au flanc la plaie domestique du divorce, mais il est assez rare qu’on use, sinon dans les cas extrêmes, de ce remède pire que le mal, et la crainte de la déconsidération arrête presque toujours ceux que ne suffiraient pas à retenir le sentiment de l’honneur conjugal et le respect de la famille.
Le jour même de notre arrivée, Tivoli donnait une grande fête. Le jardin féerique, tout ruisselant de lumière, tout embrasé des couleurs de l’arc-en-ciel et tout retentissant d’harmonie, pouvait vraiment rivaliser avec le palais d’Aladin. Une douzaine de barques pavoisées de lanternes rouges et bleues, comme des gondoles d’opéra-comique, étaient amarrées à la rive du canal. Nous montâmes dans la première. De loin nous arrivaient des rafales d’harmonie où la voix grêle d’un chanteur, perçant quelquefois le mugissement des cuivres, semblait s’engouffrer et disparaître tout à coup dans un abîme grondant. La barque avançait toujours, et les puissants accords de l’orchestre ne nous parvenaient plus que par bouffées sourdes et confuses. Mais, d’un autre côté, j’entendais depuis quelques minutes un chœur de voix mâles, affaiblies par l’éloignement, qui s’élevaient devant nous du sein des flots. L’effet mystérieux de ce chant dans la nuit avait je ne sais quelle couleur fantastique qui reporta mon imagination aux légendes de la mythologie scandinave. On eût dit un concert organisé par l’homme des eaux dans sa grotte de cristal.
— Qu’est-ce ? demandai-je à mes guides.
— C’est l’île des Volontaires, où les jeunes soldats vont s’exercer le soir. Encore quelques coups de rames, et vous la verrez.
— Que chantent-ils ?
— Notre chant national, ou plutôt l’un de nos chants nationaux, car nous en avons pour le moins autant que vous. Ils chantent le Danebrog :
« Flotte orgueilleusement sur la Baltique, ô Danebrog, rouge comme le sang ! Les ombres de la nuit ne voileront pas ton éclat ; la foudre ne t’a point abattu… Jusqu’aux nues ta croix blanche a fait monter le nom du Danemark. Tombée des cieux, ô relique sacrée, tu as conduit aux cieux des héros comme le monde en voit rarement. Avec fierté déploie tes couleurs sur les rives danoises, sur la côte de l’Inde et dans les climats barbares. Écoute la grande voix des flots, qui chante les louanges et la gloire de tes soldats. Ceux qui restent encore s’enflamment d’orgueil à ton nom, et, pour te défendre, sont prêts à courir à la mort. Plane donc sur les mers ! Tant que les vaisseaux du Nord n’auront pas volé en éclats, tant qu’un cœur battra dans une poitrine danoise, non, tu ne marcheras jamais seul. »
J’entendais alors pour la première fois ce chant au rythme grave et guerrier. Il respire l’enthousiasme presque religieux des Danois pour le drapeau national envoyé par le ciel à Valdemar le Victorieux, dans une bataille contre les Esthoniens. La tradition conte que les Danois commençaient à plier sous le nombre des idolâtres ; l’archevêque Sunesen, qui assistait au combat, leva les bras vers Dieu, comme Moïse sur la Montagne. En réponse à sa prière, le Danebrog tomba du ciel. Suivant d’autres, il fut apporté par un ange. Les soldats de Valdemar se rallièrent autour du nouveau labarum et écrasèrent les païens. Cette légende héroïque et religieuse n’est que la traduction vivante du sentiment patriotique. Le Danebrog a donné son nom au plus ancien ordre de chevalerie du pays. C’est le titre que portait aussi le vaisseau de l’intrépide Hvitfeld, qui, en 1710, aima mieux sauter en mer, avec son équipage, que de se rendre aux Suédois. Tant de souvenirs l’ont rendu sacré au cœur du peuple. Tous considèrent cet étendard divin comme le palladium de la terre natale. D’une rive à l’autre du Seeland, je n’ai pas rencontré un château, pas une ferme, pas une maison isolée, qui n’eût son Danebrog planté sur un mât comme un phare, et flottant en liberté à toutes les brises de la mer et à tous les vents du ciel.
Le succès de Tivoli a naturellement suscité des concurrences qui ne l’ont pas atteint. Quatre ou cinq cents pas plus loin, l’Alhambra sollicite le public par le même genre d’attractions. L’Alhambra est une création du genre mauresque, comme le Dernier des Abencerrages. L’arc en fer à cheval, les moucharabiehs et les minarets sont prodigués dans le grand édifice qui s’élève au fond du jardin. On y donne des concerts, on y danse des ballets, on y joue le vaudeville et la pantomime. Rien n’y manque, en un mot, excepté la foule, qui s’obstine à ne point dépasser Tivoli.
Quelques minutes encore, et, en suivant la longue allée de tilleuls bordée de maisons de campagne, de guinguettes et de jardins chantants, vous arriverez au parc de Frédériksberg, promenade favorite des citadins, peuplée de temples, de statues, de chalets, de pavillons chinois, et qui rappelle notre Trianon. Le château, bâti dans les premières années du dix-huitième siècle, jadis résidence royale, aujourd’hui loué par la liste civile à de simples particuliers, mais qui garde le souvenir du populaire Frédéric VI et celui du poëte Œhlenschläger, élevé dans la demeure princière dont son père était régisseur, domine de sa masse imposante les sombres et tortueuses allées du parc. Du haut de la terrasse et du belvédère, la vue s’étend sur le Sund, atteint la pointe d’Elseneur et finit par discerner au loin, dans la brume indécise, où elles se confondent d’abord avec les nuages, les côtes de la Suède.
A l’autre extrémité de la ville, s’ouvre une promenade non moins fréquentée. Par une belle et large route, qui passe entre deux haies de villas charmantes, pareilles à des nids de verdure, on arrive au pavillon champêtre de Charlottenlund, à l’entrée d’une des plus belles forêts du royaume. J’ai suivi cette route par un soleil qui en doublait la beauté. De grands réservoirs, pareils à des cuves, où vient aboutir l’eau de la mer, qu’on y tient en dépôt pour arroser le chemin, sont échelonnés à notre droite. De distance en distance, nous franchissons une barrière, et une main s’étend vers nous pour recevoir l’impôt du péage. La persistance de cette coutume surannée m’étonne dans un pays comme le Danemark : abolir les octrois et laisser subsister les péages, c’est une contradiction bizarre qui s’explique malaisément. Les Danois en sont un peu honteux ; mais on m’apprend que c’est le dernier reste d’un usage jadis général, qui ne subsiste plus guère aujourd’hui qu’aux environs de Copenhague, pour maintenir en bon état les abords de la capitale, et qui sera prochainement aboli. Nul pour les piétons, presque nul pour les charrettes, cet impôt s’élève à une somme équivalente à vingt-cinq centimes pour chaque voiture : on a trouvé juste et naturel sans doute de mettre l’entretien de ces routes de plaisance à la charge de ceux pour qui elles ont été faites. La villégiature est fort pratiquée en Danemark, et, je l’ai dit déjà, il n’est pas rare qu’on ait ses affaires à la ville et son habitation aux champs ; qu’on mène de front les occupations libérales et la vie de fermier.
Après un déjeuner dans le pavillon rustique de Charlottenlund, j’ai parcouru la vaste et magnifique forêt de Dyrehave, domaine royal semé de palais, de métairies, de fabriques, de restaurants et de cafés, de délicieuses propriétés privées, et enclos tout entier, malgré son étendue, de barrières qu’on ferme la nuit. C’est là surtout qu’on peut admirer la richesse forestière du pays. Le hêtre est l’essence la plus abondante dans les bois du Danemark, dont le défrichement est interdit par la loi, et il y atteint parfois un développement énorme. Dyrehave est un véritable Parc-aux-cerfs, en prenant le mot dans son étymologie rigoureuse. Les daims, les biches et les chevreuils réservés aux plaisirs royaux s’y reposent tranquillement, couchés, comme le berger Tityre, à l’ombre des grands hêtres.
Nous sommes revenus par une route qui longe le Sund, et où s’ouvrent de splendides échappées sur la mer. Debout au seuil de leurs fermes, les paysans, la tête découverte, nous regardent passer. De jeunes garçons à la chevelure blonde, aux grands yeux bleus, s’accoudent paisiblement aux fenêtres et nous saluent avec une gravité toute septentrionale. Un vieux mendiant éclopé, qui a peut-être fait la guerre avec nous du temps de l’autre, s’est posté au détour d’un sentier et racle sur un violon faux : Veillons au salut de l’Empire ! L’Ermitage, un royal rendez-vous de chasse, isolé au milieu de la forêt, mais qui, malgré son nom, n’a rien de cénobitique ; Sorgenfri, le château de la reine douairière ; Bernstorff, le palais d’été du roi ; l’ex-résidence de la comtesse Danner, l’épouse morganatique de Frédéric VII, qu’elle avait captivé par les grâces de son esprit plus que par les charmes de sa figure, ont défilé successivement sous nos yeux. Nous traversons quelques villages, dont les maisons, comme les habitants, ont un air de propreté et de bien-être à réjouir le cœur. Au centre, l’église de briques élève lourdement sa tour carrée et trapue. — Si l’industrie n’a pris jusqu’à présent en Danemark qu’un essor restreint, l’agriculture, plus encore que le commerce, a atteint un degré de prospérité qui pourrait exciter l’envie et l’émulation de la France. Moins fertile que les îles d’Amack et de Fionie, qui sont les jardins du Danemark, le Seeland est cultivé dans toute son étendue, en dehors des forêts, avec une ardeur et un soin qui ne laissent pas un pouce de terrain sans en tirer parti. Aussi n’est-il pas rare de trouver dans les familles des paysans danois, le plus souvent propriétaires du sol qu’ils cultivent, une aisance qui va jusqu’à la richesse.
En compagnie d’un riche banquier de Copenhague, qui fait autorité au parlement dans les questions financières, j’ai visité de fond en comble la maison d’un de ces paysans, véritable ferme-modèle qui a pris en quelques années, grâce à l’activité laborieuse et à l’intelligence de son propriétaire, une extension prodigieuse, et où les diverses exploitations de la vie rurale sont organisées sur le plus large pied. Bien que la Providence m’ait dépourvu de toute aptitude agricole, j’ai parcouru pendant une heure, avec l’intérêt que m’eût inspiré un voyage en pays inconnu, les moindres régions de ce domaine rustique, depuis la fromagerie souterraine, tenue avec une propreté hollandaise, — d’autres diraient appétissante, — jusqu’aux vastes étables pleines du mugissement des bœufs. Comme pour provoquer une comparaison dont il a le droit d’être fier, le fermier a laissé debout, près des bâtiments nouveaux, l’ancien corps de logis qui marque son point de départ, et qui n’est plus maintenant qu’un appendice subalterne dans l’ensemble des constructions environnantes. Son regard semblait nous dire : « Voilà ce que j’ai pu faire en quelques années, seul, sans l’appui de personne, dans un pays à peine connu des Français, et dans une solitude dont les députés ne savaient pas autrefois le chemin. La ville est loin : de ma ferme, j’ai fait une petite ville, où je me suffis à moi-même. Je suis monarque absolu d’un domaine créé de mes mains et qui n’existe que par moi. La terre est rude, mais je le suis plus encore, et je l’ai vaincue, en la forçant de me rendre au centuple ce que je lui avais donné. »
Cette excursion en forêt, qui a duré un jour, est l’une de celles où j’ai pu le mieux voir le caractère pour ainsi dire tout intime de la nature en Danemark. Il ne faut y chercher décidément ni les grands aspects, ni les paysages variés et dramatiques. Pas un fleuve, pas une montagne, presque pas un coteau proprement dit ; seulement de douces et continuelles ondulations de terrain. La plus haute colline du Seeland a 200 pieds d’élévation. Le Jutland, mieux partagé, en possède une de 500 pieds, qui est l’Himalaya du royaume : aussi, dans leur orgueil, les indigènes l’ont-ils baptisée d’un nom qui veut dire la Montagne du ciel. Et pourtant ces paysages à l’horizon restreint ont en eux-mêmes un charme étrange et pénétrant. J’aime le Nord d’un amour particulier, je l’avoue ; moins battue en tous sens par les pieds des touristes que la nature du Midi, moins profanée par les investigations profanes, les admirations convenues, la curiosité avide et gloutonne des Anglais en voyage, d’un éclat moins pompeux et moins saisissant à coup sûr, la nature du Nord agit sur l’âme avec plus de mystère et de recueillement. Fontenelle, qui a si ingénieusement réhabilité la lune, dirait que c’est une blonde à la beauté mélancolique et voilée. Les échappées du soleil à travers le ciel profond et brumeux y produisent l’effet délicieux d’un sourire dont la grâce illumine tout à coup un visage un peu triste. D’ailleurs, à chaque pas, la mer vient mêler sa forte saveur et ajouter ses perspectives lointaines aux horizons bornés, qu’elle agrandit tout à coup d’une ouverture par où le regard plonge sur l’infini. La mer est la grande poésie visible ou cachée de ces paysages, à travers lesquels, pour ainsi dire, elle circule comme l’âme dans le corps et la séve dans les plantes. Même lorsqu’on ne l’aperçoit pas, on la sent dans la fraîche verdure des prés et des arbres, dans l’eau des lacs et dans le vent qui souffle.
Le climat du Danemark, généralement humide et assez variable, est moins froid que celui de la Suède. Après un hiver parfois très-rude, l’été arrive tout à coup, presque sans transition. En un clin d’œil la glace est fondue, et la campagne, quelques jours auparavant ensevelie sous un linceul de neige, apparaît revêtue d’un moelleux et délicat tapis de verdure, qu’émaille une flore ravissante. Aussi le 1er mai ramène-t-il, en Danemark comme en Suède, une fête nationale où les villageois endimanchés, sous la direction d’un roi élu pour la circonstance, célèbrent par des chants et des danses le réveil de la nature et le retour du printemps.
J’ai revu la forêt de Dyrehave sous un autre aspect, mais avec des impressions semblables. C’était la nuit, après avoir dîné avec quelques amis à quelques kilomètres de Copenhague, dans l’établissement de bains de Klampenborg, le Trouville de la Baltique, une des plus belles plages du monde, dont les grands arbres vont baigner leurs pieds dans les flots. Pendant le repas, nos regards, par les fenêtres entr’ouvertes, embrassaient une mer d’azur éclairée par les derniers et chauds rayons d’un soleil italien. En levant les yeux, on se fût cru sur les bords du golfe de Naples, et, en prêtant l’oreille, sur le boulevard Montmartre. Un de mes amis danois m’avait pris dans sa voiture pour me conduire, à 2 ou 3 lieues de là, au domaine où il vit en sage et en homme heureux, dans une laborieuse solitude, au milieu de ses champs et de ses livres, cumulant l’étude et l’économie rurale, qu’il pratique dans sa ferme, avec celle de l’économie politique, qu’il enseigne à l’université de Copenhague.
Minuit sonnait quand nous partîmes de Klampenborg. Malgré la chaleur du jour, qui devait être suivie d’un lendemain plus chaud encore, je me sentais grelotter sous le paletot garni de fourrures que mon ami m’avait jeté sur les épaules. La lune avait noyé toutes les étoiles du ciel dans son éclat, et inondait la terre d’une clarté froide et blanche, pareille à celle d’une aurore boréale. Dans le silence et le calme absolus de la nuit, la nature apparaissait comme pétrifiée en sa pâleur marmoréenne, pareille à Ophélie au linceul. Au-dessus des petits lacs planaient des vapeurs qu’on eût prises de loin pour des fantômes aux longues draperies pendantes : c’est le phénomène, fréquent dans les régions septentrionales, que le peuple appelle la danse des fées.
Nous rentrâmes dans la forêt. Bien qu’il fût près d’une heure du matin, une vieille femme vint nous ouvrir la barrière, en nous souhaitant la bienvenue d’une voix cordiale. Nous marchions, sans autre rencontre que celle de troupeaux de bœufs sommeillant sur le gazon et qui nous regardaient d’un air indolent, ou de bandes de cerfs effarouchés qui prenaient leur vol sur notre passage comme des nichées d’oiseaux. Le bois semblait agité de tressaillements invisibles : des craquements de branches, des froissements de feuilles, des bramements plaintifs et étouffés s’élevaient autour de nous, puis l’on entendait un bruit de pas rapides, et l’on voyait déboucher, au fond des clairières, des troupeaux d’ombres bondissantes qui semblaient affolées de terreur.
La voiture roula une heure encore. Un petit cocher de quatorze ans, à la chevelure d’un blond pâle, aux oreilles percées d’anneaux, magnifique type du sang-froid et de l’impassibilité du Nord, taciturne comme un diplomate et recueilli comme un juge, tenait les rênes et le fouet, en ayant l’air de sommeiller sur son siége. Depuis quelques minutes, mon compagnon paraissait inquiet et promenait ses regards en tous sens autour de lui. Enfin il se pencha vers le cocher, et lui adressa vivement la parole.
« Qu’y a-t-il ? demandai-je.
— Je l’avertis que nous sommes égarés.
— Et qu’est-ce qu’il vous répond ?
— Il me répond : « Ah !… » Il paraît qu’il s’en doutait.
— Alors pourquoi n’en disait-il rien ?
— Il attendait que je m’en doutasse moi-même. »
Mon ami se pencha de nouveau et recommença ses explications en termes animés. Soulevant à peine son visage endormi, le petit cocher écouta tranquillement, sans donner d’autre signe de vie.
« Voyez-vous, reprit mon compagnon, il ne connaît pas encore le chemin, qui est assez compliqué, la nuit surtout. Je lui explique qu’il s’est trompé de barrière, et qu’il faut retourner à celle par où nous sommes entrés il y a une heure.
— Et que dit-il à cela ?
— Il m’a répondu : « Bon ! »
— Pourquoi donc ne retourne-t-il pas ?
— Mais laissez-lui le temps, Français que vous êtes ! »
En effet, au bout de quelques pas, le petit cocher, qui était enfin parvenu à loger solidement cette idée nouvelle dans sa tête, tira les rênes en claquant doucement de la langue, et la voiture revint sur ses pas, du même train paisible et modéré.
« Superbe ! m’écriai-je, il est superbe ! Un monosyllabe et un claquement de langue, voilà tout ce que lui a coûté, à deux heures du matin, par un froid de quelques degrés au-dessous de zéro, une bévue qui eût arraché des cris de colère et de désespoir à tous les cochers de la création. Un Français en aurait eu pour un quart d’heure d’exclamations, d’explications et de lamentations : il eût commencé par prouver qu’il n’était point perdu ; puis il eût prouvé qu’il n’y avait pas de sa faute ; puis il eût juré et accablé ses chevaux de coups de fouet, pour se soulager.
— Vous voyez donc que mon petit Scandinave a encore économisé quatorze minutes, malgré ses allures placides ; car je vous prie de me dire si votre Français, avec tous ses coups de fouet et tous ses jurements, pourrait revenir plus vite sur ses pas. »
En effet, d’un second claquement de langue, le cocher avait animé son cheval, qui courait maintenant comme le bon coursier Skimming en personne.
Vers trois heures, nous étions à Hammeltofte, et quelques minutes après, je dormais de toute mon âme dans un lit grand comme une chambre à coucher parisienne. Au premier rayon de l’aube, un concert toujours grandissant, formé du croassement des corbeaux perchés sur les arbres voisins, du roucoulement des pigeons, du mugissement des bœufs, du bêlement des moutons, des aboiements répétés d’un grand chien danois, — car, quoi qu’en aient prétendu des voyageurs légers, il y a au moins un chien danois en Danemark ; je l’ai vu, — du gloussement des poules et de la fanfare des coqs, du roulement des chariots, du hennissement et du piétinement des chevaux, vint d’abord se mêler à mes rêves, puis secouer le sommeil de plomb sous lequel je gisais écrasé, comme Encelade sous sa montagne. J’eus beau lutter de mon mieux, opposant la force d’inertie aux bruits qui m’assiégeaient de toutes parts : ils me poursuivaient sous la couverture, avec une persistance flegmatique et une ténacité douce, semblant, à mesure que je faisais effort pour ne point les entendre, se resserrer autour de moi, se concentrer dans la chambre et enfin éclater dans ma tête. Je ne tardai pas à voir qu’il était inutile de résister davantage : la vie s’était levée avec le jour, et le mouvement ne devait plus s’arrêter.
Je sommeillais à demi dans un reste de torpeur, entrecoupé de soubresauts à chaque note plus aiguë de ce concert rustique, lorsque mon hôte entra, l’air frais, dispos et gaillard. Il n’était pas tout à fait six heures du matin.
« Eh quoi ! déjà levé, m’écriai-je.
— Oui, je viens de prendre mon bain.
— Vous avez des bains ici ?
— Dans le petit lac que je vous ai montré cette nuit. A cinq heures du matin l’eau est excellente. On s’y jette la tête la première, et l’on y barbote cinq minutes. Cela fouette le sang et éveille les idées. Il n’y a guère que deux ou trois kilomètres de marche : c’est l’affaire d’une heure. J’avais bien envie de vous éveiller, mais j’ai pensé que vous étiez peut-être un peu las.
« Ah ! lui dis-je, ne vous excusez pas, je vous pardonne de grand cœur, et je me lève tout de suite, car je vois bien que votre maison n’est pas faite pour être habitée par les paresseux. »
Nous déjeunâmes à la hâte, et une demi-heure après, nous nous acheminions vers la gare, afin de rentrer par le premier train à Copenhague, d’où nous devions repartir dans la matinée pour aller visiter Roëskilde, l’ancienne capitale du Danemark.
Comme un voyageur qui, séduit par les charmes de la route, s’est amusé à l’école buissonnière, il faut maintenant que je prenne les chemins de traverse pour arriver au but.
Roëskilde n’est plus aujourd’hui qu’une toute petite ville de cinq mille habitants. De ses vingt-sept églises, il ne lui en reste qu’une, et de sa splendeur passée elle n’a gardé que le souvenir. Mais les souverains reposent aux lieux qui furent le berceau de la royauté et qui n’en sont plus que le cimetière. En perdant son titre de capitale, Roëskilde est restée la nécropole monarchique ; elle a sa grande salle du trône dans la galerie funèbre où se succèdent les tombeaux des rois.
La cathédrale est une magnifique église en style romano-byzantin, où le plein-cintre se marie à l’ogive, et dont l’architecture simple et sévère emprunte un caractère particulier à l’emploi de la brique. Fondée en 980 par le terrible roi Harald à la dent bleue, qui se convertit au christianisme pendant le cours de son règne, elle a été reconstruite deux ou trois siècles plus tard. Ses deux tours, que surmontent des flèches élancées, et le clocher aérien qui s’élève sur la toiture de cuivre, à la jonction du transept avec le chevet, dominent de loin le paysage. Dès qu’on a dépassé le seuil, la hauteur des piliers et la hardiesse des voûtes saisissent le regard. Elle est entourée, à l’intérieur, d’une galerie que décorent de grandes toiles, généralement plus remarquables par leurs dimensions que par le talent des artistes. Une belle chaire de pierre peinte décore la nef centrale, et les boiseries des stalles, où se déroule l’histoire de la Bible, méritent l’attention des archéologues. Son autel colossal est un rare chef-d’œuvre d’orfévrerie et de sculpture religieuses.
Mais les principaux ornements de la cathédrale de Roëskilde ce sont les tombeaux des rois. La Sémiramis du Nord, la grande Marguerite, qui réunit sous son sceptre, par le traité de Calmar, les trois royaumes scandinaves, y est enterrée. Le monument de Christian IV, surmonté d’une statue de bronze par Thorvaldsen, n’est qu’un cénotaphe : le grand roi dort dans un simple caveau, sous la garde de sa victorieuse épée. Une chapelle magnifique conserve presque toutes les tombes de la dynastie d’Oldenbourg, depuis celle de son fondateur, Christian Ier, géant dont on a marqué la taille à l’un des piliers de l’église, jusqu’à celle des derniers souverains de cette maison, qui ne s’est éteinte qu’en 1863. Christian III et Frédéric II ont d’incomparables mausolées, qui, comme ceux des ducs de Bourgogne au musée de Dijon, et de Marguerite d’Autriche dans l’église de Brou, demanderaient des pages entières de description, écrites avec le style plastique de Théophile Gautier. Le dernier roi, Frédéric VII, repose sous un monument que les Danoises ont décoré d’une couronne votive en or, symbole touchant du deuil et des regrets de la patrie. Une plaque de marbre désigne la tombe de Saxo le Grammairien, enseveli au milieu des rois, comme Pope et Dryden à Westminster.
La cathédrale de Roëskilde domine la Baltique, dont les flots éternellement bleus s’agitent d’un mouvement presque insensible à ses pieds. De la place qui l’avoisine, on nous a montré l’Ise-fjord, c’est-à-dire le Golfe de glace, qui découpe profondément sur la rive de l’île son échancrure azurée. Par les hivers rigoureux, la mer gèle dans ces détroits resserrés qui baignent les innombrables îles de l’archipel danois, et l’Ise-fjord, fermé aux navires, n’est plus abordable qu’en patins ou en traîneaux.
Le lendemain, nous nous embarquions sur un bateau à vapeur pour remonter vers la pointe nord du Seeland, jusqu’à Elseneur et Kronborg. Comment venir en Danemark sans aller voir la ville dont Shakespeare a fait le théâtre de son plus beau drame ? La côte que nous suivons est charmante, et la vue qui se déroule devant nous incomparable. Il faut aller bien loin, peut-être jusqu’au Bosphore, pour trouver un coup d’œil plus grandiose que celui dont le haut du Sund nous offre le magique spectacle. Le rivage du Danemark et celui de la Suède, que séparent quelques kilomètres à peine, semblent s’arrondir et se rejoindre, et le détroit qui unit le Sund au Cattégat disparaît dans l’éloignement. La Baltique ressemble à un lac d’azur entouré d’une blanche ceinture de villes. Sur notre gauche se dessine la tour carrée d’Elseneur ; en avant, jaillissent des flots la flèche orientale, les bizarres tourelles et les bastions du château de Kronborg, sentinelle avancée de la mer, jetée comme par un trait d’arbalète sur la pointe aiguë d’un cap, pour garder l’entrée du Sund. Quand le Danemark possédait la Suède, nul vaisseau n’eût pu franchir sans sa permission le défilé redoutable, gardé de part et d’autre par deux rangées de bouches à feu : depuis qu’il l’a perdue, et même avant qu’on eût racheté le droit de péage qu’il s’était arrogé de temps immémorial, Kronborg n’était qu’un épouvantail auquel on échappait aisément en passant hors de portée de ses canons. Aujourd’hui ce n’est plus qu’un objet d’art, un décor admirable qui ferme dignement la perspective d’un des plus beaux tableaux du monde. A droite, la côte suédoise apparaît comme à portée de la main, avec les maisons d’Helsingborg émergeant en vapeurs indécises du milieu des vagues, et qu’on dirait groupées humblement au pied du château.
Le capitaine me signale à quelque distance la petite île de Hwen. S’il faut en croire un vieux chant danois des temps héroïques, elle a reçu son nom de la belle Hwenilde, la femme du chevalier Haagen, qui la conquit par maints exploits. Mais l’île de Hwen emprunte au séjour de Tycho-Brahé une gloire plus récente et plus authentique. Étrange figure que celle de cet illustre personnage, qui tient à la fois du mage et du savant, du gentilhomme et de l’aventurier ! Chimiste et alchimiste, astronome et astrologue, il mêle dans son système les vérités de Copernic aux vieilles erreurs de Ptolémée, et dépense un savoir immense et un trésor d’observations sans rivales à soutenir une hypothèse impossible. Dans l’île de Hwen, que le roi Frédéric II lui avait donnée pour la vie, Tycho fit élever un observatoire, entre deux forteresses baptisées de noms allégoriques qu’il avait empruntés à l’objet habituel de ses études. Autour de sa demeure, le Palais d’Uranie, surmontée d’un belvédère qui s’appelait le Château des étoiles, s’étendaient de vastes ateliers pour la construction et la réparation des instruments, une imprimerie pour publier ses travaux, et des laboratoires où il poursuivait, concurremment avec ses études astronomiques, celle des métaux soumis aux influences sidérales. Vingt jeunes gens, la fleur des universités danoises, se disputaient l’honneur de travailler à ses observations et à ses calculs. Tycho menait l’existence d’un souverain dans son île, où les plus hauts personnages, les ducs et les landgraves allemands, les rois et les reines du Danemark, venaient le visiter à l’envi, et où il semblait exercer une domination absolue sur les cieux aussi bien que sur la terre. Les habitants entouraient d’un respect superstitieux et craintif cet homme surnaturel, qui passait sa vie au milieu des étoiles, qui déchaînait la pluie ou les vents, présidait aux éclipses, causait avec les comètes, et n’apparaissait jamais à leurs yeux que dans le faste d’un prince, entouré d’une cour empressée.
Pendant vingt ans, Tycho fit de son île le royaume de la science et l’Éden de l’astronomie. Mais la mort de son protecteur lui fut fatale. Vaincu par la conspiration des ennemis que lui avaient mérités son caractère altier, le luxe de sa vie, les faveurs du souverain et l’éclat de ses découvertes, il dut quitter Hwen, qui devint après lui la propriété d’une favorite royale. Tandis que l’astronome s’embarquait, avec sa femme, ses six enfants et quelques élèves dévoués, sur un vaisseau équipé à ses frais, la nouvelle reine de l’île entrait derrière lui pour prendre sa place à peine vide, et se hâtait de faire démolir l’observatoire avec le Palais d’Uranie.
Les rues d’Elseneur sont bordées de maisons riantes, où la variété des goûts se trahit dans la variété des couleurs. Peu de villes ont été plus éprouvées : à cinq reprises différentes elle fut détruite par l’incendie, et autant de fois ravagée par la peste, sans compter les malheurs courants ; toujours elle s’est relevée de ses ruines, grâce à sa position merveilleuse. L’abolition du péage, il y a vingt ans, a porté un coup sensible à la prospérité matérielle et à l’animation d’Elseneur, qui était, à certains moments de l’année, l’une des villes maritimes les plus pittoresques de l’Europe. Aujourd’hui c’est un port paisible, peuplé de neuf mille habitants, où l’on entend parfois encore, grâce à la multitude des vaisseaux qui franchissent chaque année le détroit du Sund, et à la sûreté de l’abri qu’il leur offre contre les vents et le courant de ces dangereux parages, résonner tous les idiomes des deux mondes.
Nous reviendrons dîner ici ; mais, en attendant, les amis qui nous servent de guides nous entraînent vers la petite ville de Frédériksborg, dont le château compte parmi les merveilles du pays.
Frédériksborg est l’un des plus curieux spécimens et en même temps le chef-d’œuvre, avec Rosenborg, de ce style pseudo-gothique inauguré en Danemark sous le règne de Christian IV, et qui constitue une architecture très-caractéristique et très-reconnaissable entre toutes. Il est difficile de se rendre compte, à première vue, de la configuration exacte de ce monument étrange, vaste et irrégulier, qui tient à la fois de la forteresse et du palais. On y entre, comme dans une citadelle, par trois ponts aux arches massives jetées sur les bras du lac au centre duquel il est bâti. Une tour isolée dresse sa masse imposante en avant de l’édifice, dans l’ornementation duquel les dômes se mêlent aux clochetons, aux campaniles, aux flèches et aux lanternes aériennes ; où l’ogive alterne avec les colonnes et les arcades classiques, surmontées de statues. On retrouve dans les détails de la façade plusieurs des traits distinctifs de l’architecture hollandaise, en particulier les obélisques soutenus ou surmontés de boules, les hauts frontons bizarres, à plusieurs étages, aux lignes rompues et arrondies en sens inverse, les bordures de pierres blanches, de longueur inégale, contournant les angles, encadrant les fenêtres, et se détachant avec éclat sur le ton brun des briques.
Quoi qu’il en soit, le château de Frédériksborg a grand air, et je regrette vivement de n’avoir pu l’étudier plus à fond. Ce n’est pas en un simple coup d’œil qu’on juge un édifice si étendu et si compliqué. Je n’ai vu à l’aise que la chapelle, merveille d’art et de luxe, qui égale au moins, si elle ne les dépasse, toutes les magnificences de Versailles. Les matériaux les plus rares et les plus précieux, l’or, le marbre, l’ivoire, le cèdre et d’autres essences exotiques, choisies et travaillées à grands frais, ont été seuls employés à la décoration du somptueux édifice. La chaire où, dans l’encadrement des colonnes, se détachent les figures du Christ et des apôtres, éblouit et charme les yeux. Les murs sont blasonnés par les écussons des chevaliers de l’Éléphant.
On sait que l’ordre de l’Éléphant, le premier du Danemark, et dont l’origine est toute catholique, ne se donne, du moins en principe, qu’aux souverains et aux grands personnages qui peuvent justifier de leurs titres authentiques de noblesse. Si les statuts en étaient rigoureusement observés, il faudrait pour l’obtenir autant de quartiers qu’il en fallait jadis pour monter dans les carrosses de Louis XIV. Mais, par bonheur, il est avec les généalogistes des accommodements : je n’en veux d’autre preuve que l’ordonnance royale qui conféra la grand’croix du Danebrog à Thorvaldsen, fils d’un pauvre artisan, et portant dans la composition même de son nom le certificat de sa naissance roturière[21]. Le roi lui avait octroyé des lettres de noblesse près de trente années auparavant, mais le grand artiste savait à quoi s’en tenir sur l’antiquité de son origine. Je n’en ai pas moins vu dans la salle de l’ordre, à Frédériksborg, son blason entouré d’armoiries féodales, avec l’image du dieu Thor au centre. L’idée est ingénieuse, assurément, et nul autre chevalier ne peut se vanter d’avoir de plus illustres ancêtres.
[21] La terminaison sen (fils de), si fréquente en Danemark.
Frédériksborg est le Versailles de la monarchie danoise. La dynastie d’Oldenbourg l’a rempli de ses souvenirs et de sa magnificence. Caroline-Mathilde, cette touchante et dramatique figure, la Marie Stuart du Danemark, a gravé avec un diamant, sur l’une des vitres du château, un vers anglais qu’on ne peut lire sans une émotion poignante :
Innocente, malgré les aveux arrachés à Struensée par la torture, peut-être le fut-elle en effet. L’histoire n’a pas encore débrouillé cette sombre énigme, et qui ne sait tout ce que peuvent la haine et la calomnie contre une reine détrônée ?
En 1859, un incendie terrible dévora presque en entier le château de Frédériksborg. Mais, grâce au sentiment patriotique, si profond dans le cœur des Danois ; grâce à l’amour de la nation pour le roi populaire Frédéric VII, dont ce palais était le séjour favori, les ravages produits par cette catastrophe sont réparés en très-grande partie. Il n’y eut pas un pauvre qui ne se jugeât tenu d’apporter son obole à la souscription publique. Quelques années encore, et malgré les ressources restreintes du pays, le monument national, enrichi à l’envi par les plus illustres rois et les plus habiles artistes, revivra dans l’intégrité de sa splendeur primitive, relevé par la main du peuple sur les trois îles qui lui servent de soutien.
Les environs sont charmants, et, sans la chaleur tropicale qui nous accable, on ne se lasserait pas de les admirer. Près du château, la Chambre des bains se cache sous la verdure, au bord des flots paisibles. Les lacs, les petites îles et leurs pavillons de plaisance, les kiosques, les chalets, les villas avec leurs pelouses fleurissantes et leurs vergers dignes de la Normandie, les fermes de briques étincelantes de propreté, les forêts touffues, entrecoupées de délicieuses clairières, et les prairies alternant avec les champs de blé ; çà et là une barque qui vogue doucement, sa voile blanche arrondie comme l’aile d’un cygne ; la flèche d’une église rustique trouant les sombres masses du feuillage ; puis, jeté comme une note mélancolique dans cette heureuse nature, un dolmen ou un tumulus, du fond duquel un mort de trois mille ans nous murmure au passage l’et ego in Arcadia qu’épelle sur un tombeau le berger du Poussin, — ainsi se déroule, pendant quelques lieues, ce paysage dont le charme discret, sans éblouir les sens, finit par s’insinuer jusqu’au cœur.
Nous laissons derrière nous Fredensborg, le château de la Paix, bâti au siècle dernier par Frédéric IV, délicieux réduit pastoral à l’usage de la royauté. Le palais, construit en briques blanches, au milieu des bois qui l’abritent sous leurs barrières de verdure, et sur les rivages du beau lac d’Esrom, n’a guère de monumental que sa grande coupole, flanquée aux angles de quatre clochetons ; mais les jardins qui, avec un caractère plus intime, rappellent ceux de Versailles, comme le parc de Frédériksborg nous a rappelé Trianon, inspireraient des goûts bucoliques au monarque le plus belliqueux.
Enfin nous voici de retour à Elseneur. La table est dressée dans le château de Marienlyst (le délice de Marie), qui touche à la ville. C’est un grand établissement de bains de mer, qui s’est ouvert juste à temps pour consoler Elseneur du coup que venait de lui porter l’abolition des droits du Sund, et pour combattre la ruine dont elle concevait déjà le sinistre présage. L’admirable beauté des vues et des sites environnants n’a pas moins contribué à son rapide succès que les principes fortifiants des eaux et la salubrité de l’air, purifié sans cesse par la brise marine. Les baigneurs peuvent se partager, à leur gré, entre deux mers, et passer des flots tranquilles de la Baltique aux vagues plus profondes, plus âpres et plus salées de la mer du Nord. Le petit cap de Kronborg marque la ligne de démarcation de l’une à l’autre, et les distingue sans les séparer : en bas, le Sund vient doucement caresser le rivage ; en haut, le Cattégat se brise impétueusement sur le sable.
A la fin du dîner, tandis que, selon la coutume danoise, les convives échangeaient de cordiales poignées de main, accompagnées du Grand bien vous fasse ! qui termine invariablement chaque repas, je m’échappais clandestinement avec mon voisin de table, un fort aimable et savant magistrat par qui j’aimerais à être jugé, si je dois jamais l’être, pour aller voir le ruisseau d’Ophélie et le tombeau d’Hamlet. Nous avions dîné au troisième étage, mais nous sortîmes de plain-pied par l’une des porte-fenêtres qui s’ouvrent sur la forêt à laquelle est adossé le château.
« Et d’abord Hamlet a-t-il jamais vécu, ou n’est-il qu’un personnage légendaire ?… Il est permis de se le demander, fit mon compagnon en me prenant le bras.
— C’est justement ce que dit le héros lui-même : To be or not to be, that is the question !
— En tout cas, s’il a vécu, c’est dans le Jutland, d’après le récit de Saxo Grammaticus, qui a servi de guide à votre Belleforest et à Shakespeare. Il n’a certainement jamais mis le pied en Seeland, ni pendant sa vie ni après sa mort, et l’on ne pourrait trouver nulle part un témoignage quelconque à l’appui de cette excursion. Ceci dit, je vais vous montrer son tombeau.
— Mais comment se fait-il qu’Elseneur ait la tombe d’un homme qui est enterré ailleurs, si toutefois il est enterré quelque part ?
— Et les Anglais en voyage ! Vous n’y songez pas. Ce sont eux qui ont forcé le geôlier du château d’If à inventer le cachot de Monte-Christo : jugez s’il y avait moyen de ne point leur montrer le tombeau d’Hamlet ! Shakespeare est infaillible : il ne se discute pas. Accuser de mensonge le poëte national de l’Angleterre, c’est manquer de respect à l’Angleterre elle-même. Quand on essaye de les avertir, ils se fâchent tout rouges et nous traitent de sauvages : on leur a fait le tombeau d’Hamlet, et ils sont contents. On en avait même fait trois ; il n’en reste qu’un, mais c’est le plus authentique et le premier de tous. Les compatriotes de Shakespeare ont dépecé les deux autres avec leurs couteaux, pour emporter un souvenir. Croiriez-vous que des familles anglaises viennent passer la saison aux bains de Marienlyst, uniquement afin de vivre aux lieux où n’a pas vécu l’amant d’Ophélie, de rechercher la trace imaginaire de ses pas et de méditer chaque jour sur une tombe qui n’est ni la sienne, ni celle de personne !
— Au fond, rien n’est plus digne de respect.
— C’est vrai… Voici le tombeau.
Nous étions arrivés à un petit rond-point de gazon, au centre duquel s’élève un tronçon de colonne haut de deux ou trois pieds. Rien de plus ; pas même un nom gravé sur la pierre. Cette simplicité excessive, contrairement peut-être à l’idée de l’inventeur, n’a absolument rien de sévère ni d’imposant, et le tombeau d’Hamlet produit tout juste l’effet d’une borne milliaire au milieu du bois.
Mais la terrasse qui s’ouvre à deux pas de là sur la mer, dédommage de cette impression mesquine. A droite, la ville aux maisons rouges, avec les drapeaux de tous les pays du monde flottant sur les résidences des consuls ; à gauche, les flèches de Kronborg ; en face, les côtes onduleuses et pittoresques de la Suède, avec les ruines de la tour carrée d’Helsingborg, les rochers bleus du cap Kullen, à l’ombre desquels deux ou trois villages se tiennent accroupis, couronnés d’un phare dont la silhouette se profile à l’horizon ; enfin, sous les pieds du spectateur, aussi loin que son regard s’étende, le Sund aux vagues d’azur, tout couvert d’un fourmillement de bateaux à vapeur, de vaisseaux à voiles, de trois-mâts, de chasse-marée et de petites barques, pareilles à des mouettes qui rasent la surface des flots, se croisant dans un mouvement perpétuel pour passer de la Baltique à la mer du Nord et de la mer du Nord à la Baltique !
Nous sommes descendus vers Kronborg, pour examiner de près la masse imposante et sombre de la vieille forteresse, sa cour, où l’herbe pousse entre les pavés, ses bastions, ses casemates, et ses rangées de canons gothiques qui semblent diriger encore vers la mer une menace inutile. Le jour tombait. Dans les premières ombres du crépuscule, j’ai parcouru en tous sens l’esplanade où l’ombre apparut à Hamlet. Le cadre semble fait à souhait pour la scène ; il la rend vraisemblable et l’évoque à l’imagination du visiteur. Telle est la puissance des lieux, et telle est aussi celle du génie, que j’oubliai un instant les démonstrations de mon guide et l’impitoyable démenti que l’histoire inflige à la légende. Le drame ressuscita devant moi, et j’entendis dans la nuit, mêlées au souffle du vent et au murmure des flots, les paroles du fantôme : « O horreur ! horreur ! ô comble de l’horreur !… Mais déjà le ver luisant, dont le feu sans chaleur commence à pâlir, annonce le retour du matin. Adieu, et souviens-toi !… » L’art est plus fort que la vérité même. Ses créations vivent d’une vie qu’on ne peut plus détruire, et, parce que Shakespeare l’a voulu, Elseneur restera toujours la patrie d’Hamlet. J’ai cherché en vain, aux alentours, le ruisseau ombragé d’un saule où se noya la plaintive Ophélie. Il n’y a pas un seul ruisseau dans les environs de la ville. Les Anglais en sont quittes pour le remplacer par un lac. Si Shakespeare a choisi Elseneur pour en faire le théâtre de sa tragédie, c’est à cause des relations fréquentes entretenues dès lors par l’Angleterre avec ce port célèbre, qui était le point le plus connu, comme le plus pittoresque et le plus dramatique du Danemark, le seul peut-être dont il eût jamais nettement entendu parler.
Le lendemain était la dernière journée de notre séjour à Copenhague ; avant notre départ, nous sommes allés au palais d’Amalienborg, présenter nos hommages au souverain de la maison de Glucksbourg. S. M. Christian IX, qui a eu à traverser, dans les premiers jours de son avénement au trône, la rude épreuve de la guerre de 1864, est un monarque franchement constitutionnel, qui règne et ne gouverne pas. Sa taille est moyenne, sa physionomie affable, et dans ses manières simples et modestes la bienveillance domine encore la distinction. Nous avons quitté le palais, après une audience d’un quart d’heure, plus charmés de la courtoisie de l’homme que frappés de la majesté du souverain.
On connaît la singulière fortune de cette famille royale du Danemark, qui semble destinée à disperser tous ses membres sur les différents trônes de l’Europe. En quelques années, elle a donné la princesse de Galles à l’Angleterre, la princesse Dagmar à la Russie, et le roi Georges Ier à la Grèce. Qui sait si cette monarchie, faible et cruellement éprouvée, n’est point destinée à réparer les malheurs de la patrie par l’éclat et l’appui de ses alliances ?
Et maintenant l’heure du départ est venue.
J’emporte un souvenir impérissable de cette bonne, honnête et loyale nation, qui aime la France, qui reste grande, malgré sa petitesse, par ses vertus politiques et civiles, sa dignité, son esprit national et la façon dont elle comprend l’alliance du respect de l’autorité avec le culte de la liberté. Cette race est, comme la poésie de ses anciens bardes, simple et forte, chaste et guerrière. Elle unit la réflexion à la persistance ; rien n’est plus étranger à son tempérament que la mobilité inquiète, les élans superficiels, vagabonds et désordonnés des races méridionales. Fidèle, jusqu’au sein du progrès, à toutes les traditions du passé, elle aime d’un égal amour le sol natal et le foyer domestique, et porte dans le patriotisme ses vertus de famille. Fière et naïve à la fois, alliant un reste de rudesse scandinave à une bonhomie affectueuse et cordiale, hospitalière comme aux âges héroïques et courtoise comme aux temps de la chevalerie, voilant un grand fonds de tendresse et d’enthousiasme sous l’apparente froideur du Nord, comme la verdure du sol natal se cache sous la neige pour s’épanouir aux premiers rayons du soleil printanier, elle a l’instinct des choses nobles, qui respire en tous ses poëmes, la séve et la fraîcheur à demi-sauvages de sa nature sans éclat, mais vigoureuse et salubre.
Ce petit pays a eu une histoire illustre et joué un rôle éclatant. Les Cimbres ont fait trembler Rome, et les Northmans pleurer Charlemagne. Il a conquis l’Angleterre, tenu tout le Nord sous son sceptre et exercé l’empire des mers. Il a compté des souverains qui remplirent l’Europe de leur nom, comme les Canut, les Valdemar, les Marguerite et les Christian IV. De Saxo le Grammairien à Œhlenschläger, de Holberg à Thorvaldsen et de Tycho-Brahé à Œrsted, il a produit en tous genres une longue série d’hommes illustres que pourrait lui envier une nation de premier ordre. Hélas ! les jours de la gloire sont loin, et il est aujourd’hui bien déchu de sa splendeur passée. Après avoir commandé à tant de millions d’hommes, le voilà réduit à 1,700,000 habitants. Il a perdu le Holstein et le Slesvig ; il a vendu Saint-Thomas et les Antilles danoises. Mais il possède encore, avec le Groënland, l’Islande et les Feroë, les terres les plus antiques, les plus mystérieuses, les plus impénétrables du monde, berceaux de sa langue et de son histoire, premiers anneaux d’une chaîne rompue qui le rattachent aux origines de sa légende héroïque, témoins et satellites persistants d’une grandeur évanouie, dont ils gardent le souvenir. Il n’a cessé de prouver, dans le commencement de ce siècle, que la séve du génie national n’est pas tarie, et que le sang généreux des ancêtres n’a point dégénéré dans ses veines.
Mais depuis quelques années, à mesure que s’affaiblit le souvenir du grand désastre national, la discorde se glisse dans cette petite nation que le patriotisme avait réunie tout entière en un sentiment commun de colère et de douleur. Les questions politiques et sociales divisent de plus en plus les esprits. La Chambre basse (le Folkething), peuplée presque exclusivement, par le suffrage universel, de petits paysans et de maîtres d’école, s’est mise en hostilité déclarée avec la Chambre haute et vise à accaparer le gouvernement. Elle n’a point hésité, dans sa dernière session, à refuser le vote du budget. La bataille s’est ardemment engagée entre les partis extrêmes. Les Français, qui aiment le Danemark, ont recueilli avec tristesse l’écho de ces agitations stériles. Plus une nation est petite et faible, plus elle a besoin de concorde : elle ne saurait vivre que par la sagesse et l’union. Le Danemark a sa crise intérieure, qui pourrait devenir plus redoutable que celle dont il est sorti, il y a treize ans, en laissant trois de ses membres sur le champ de bataille. Il avait alors resserré ses tronçons mutilés autour du drapeau national, pareil au régiment dont la mitraille ennemie vient d’éclaircir les rangs. Puisse-t-il ne pas oublier cet exemple qu’il s’est donné à lui-même, et, élevant avec sérénité son âme au-dessus de sa fortune, se consoler d’une décadence purement matérielle par ses progrès intellectuels et moraux, préparer l’inévitable, mais tardive revanche de la justice, par le culte des traditions nationales et la sage pratique de ses libertés, guérir enfin les blessures de la guerre par le calme d’une paix bienfaisante et féconde ! C’est le vœu d’un ami qui l’a vu de près dans ses jours de deuil, et qui s’attriste de ne pouvoir plus suivre, à travers les convulsions de sa fièvre politique, les progrès de sa convalescence.
En lisant le nom de la Suède en tête de ces pages, le lecteur indulgent me fera la grâce de ne pas s’attendre à une description complète de ce vaste pays qui va se perdre jusqu’aux confins de l’océan Glacial, par 69° de latitude nord. Je n’ai point dépassé la région des chemins de fer, et n’ai vu de la Suède que ce qu’on en peut voir en une excursion d’une quinzaine de jours, dont le but principal et presque unique était la visite de Stockholm. Mais du moins, j’ai reçu et remporté de cette courte visite une impression vive et nette, et, sans vouloir m’élever à des considérations générales qui déborderaient le cadre de ce simple récit de voyage, je ne dirai que ce que j’ai vu et observé par moi-même.
Nous nous embarquâmes à Copenhague à neuf heures du matin pour faire voile vers la Suède. C’était un dimanche ; le bateau débordait de passagers. Une troupe de pauvres musiciens danois était montée avec nous, et, pendant toute la traversée, resta sur le pont, soufflant dans ses instruments de cuivre les mélancoliques mélodies du Nord.
La traversée de Copenhague à Malmoë dure moins de deux heures, et cependant on se trouve en pleine mer durant une heure au moins, sans rien voir autre chose que l’immobile azur des cieux reflété dans le mobile azur des flots. Mais peu à peu, sur la ligne où ces deux océans se rejoignent à l’horizon, monte une apparition confuse. Les côtes de Suède émergent du milieu des vagues ; on voit se dessiner d’abord une grosse tour carrée, puis un dôme, qui signalent au loin la gare et l’église de Malmoë. Une demi-heure après, nous débarquons sur une vaste jetée. Il nous reste, avant le départ du chemin de fer, le temps nécessaire pour parcourir la ville.
Je me suis promené au hasard à travers cette capitale de la Scanie, d’une antiquité respectable, mais d’une médiocre étendue. Les maisons basses, couvertes de tuiles vernies que fait reluire le soleil d’août, sont illustrées d’arabesques qui se déroulent en frises, d’écrans de paille, de stores à images ou à bandes bleues. Sur la grande place s’élève un hôtel de ville du seizième siècle, qui disparaît tout entier sous une carapace d’échafaudages. C’est là, dans la grande salle qui porte son nom, que se réunissait jadis l’ordre de Canut, placé si haut dans l’opinion et dans la loi elle-même que chacun de ses membres valait six témoins devant les tribunaux. L’ordre de Canut est aujourd’hui une société de danse. O vicissitudes des choses et décadence de la gloire ! Il ne tiendrait qu’à moi de présenter cette transformation comme un signe des temps.
Lorsqu’on aura visité encore l’église Saint-Pierre, bâtie en briques dans le style gothique du quatorzième siècle, et qui mérite l’attention, sinon l’admiration du voyageur ; puis, si l’on veut pousser la conscience jusqu’au bout, le vieux château, devenu caserne et prison, où fut enfermé Bothwel, on pourra quitter Malmoë sans retourner la tête.
Malmoë, ruinée par une peste meurtrière, par la décadence de la pêche du hareng et par le traité de Roëskilde, qui l’enlevait au Danemark, comptait à peine 200 habitants à la fin du dix-septième siècle. Je lis dans une grande Géographie illustrée, où l’on s’est borné à réimprimer Malte-Brun, que sa population dépasse maintenant 7,000 âmes ; elle les dépasse, en effet, puisqu’elle est de plus du triple. Voilà des lecteurs bien instruits ! L’éditeur n’a pas réfléchi que Malte-Brun écrivait dans les premières années de ce siècle, et qu’en soixante ans, avec l’impulsion donnée à Malmoë par la création de son port et le mouvement rapide de la population en Suède, ces 7,000 âmes avaient eu tout le temps de croître et de se multiplier.
Le train express qui se rend à Stockholm marche avec un flegme tout septentrional. Il couche en route, comme les pataches de temps héroïques, et, bien qu’on ait pris au départ son billet pour la capitale de la Suède, il faut absolument passer la nuit dans la petite ville de Jonkoping. Les chemins de fer sont encore une nouveauté dans ce pays. Le trajet de Malmoë à Lund, que nous parcourons tout d’abord, n’a été inauguré qu’en 1856, et c’était le premier tronçon livré à la circulation publique. En 1862 seulement, la voie ferrée est parvenue à Stockholm : il faut pardonner à cet enfant en bas âge un peu de lenteur et d’hésitation dans sa marche.
C’est quelque chose de charmant que cette première partie du voyage. On traverse une campagne d’une délicieuse variété d’aspects, d’un caractère très-pittoresque, sans avoir rien pourtant de cette physionomie sauvage et grandiose qu’une imagination vive s’attend à trouver dès le premier pas sur la vieille terre scandinave. Les bois, où domine le sapin ; les canaux, les étangs ou les petits lacs encadrés dans un cercle de vigoureuse verdure, défilent tour à tour sous nos yeux et se succèdent comme les tableaux d’un panorama mouvant. Çà et là, sur le bord de la voie, se dressent des blocs granitiques, pareils à ceux de la forêt de Fontainebleau. L’œil ne se lasse pas de savourer ce paysage aux ondulations douces, mystérieux, paisible et recueilli, si je puis ainsi dire, comme la nature du Nord, et pourtant baigné de teintes lumineuses et chaudes par un soleil du Midi.
Des signes irrécusables annoncent que cette partie du pays est habitée par une population industrieuse et active. De nombreuses maisons apparaissent sur la lisière des forêts, au penchant des collines ou sur le bord des cours d’eau : toutes sont en bois, d’une propreté presque coquette, avec la bordure légère qui court le long de leur toiture, et l’encadrement blanc des portes et des fenêtres éclatant sur le fond brun des parois. Les stations surtout, bâties uniformément sur le type dont on a vu à l’Exposition universelle de 1867, dans les quartiers russe et suédois, des exemplaires un peu enjolivés, forment pour la plupart autant de jolis chalets, peints en rouge et recouverts de gazon, qui se marient admirablement au paysage.
Nous sommes en plein cœur de la Scanie, c’est-à-dire de la province la plus riche et la plus fertile de Suède. L’agriculture y fleurit, et les produits du sol peuvent rivaliser presque avec ceux de nos provinces septentrionales. Par ses vastes plaines, ses beaux champs de blé, ses fermes, ses églises, ses châteaux, la Scanie ressemble fort, avec un caractère plus vigoureux et accentué, à ces campagnes du Seeland, que nous avons vues de l’autre côté du Sund. Ce sont bien là les deux faces, diverses et semblables à la fois, d’une même contrée, disjointe jadis par un cataclysme de la nature ou par la lente trouée de la mer.
Mais à mesure qu’on monte vers le nord, l’aspect se modifie. Ce pays, qui se développe en hauteur sur une étendue de 1,550 kilomètres, presque double de celle de la France, comprend en quelque sorte toutes les variétés de sol et d’aspect, comme de climat. Déjà, en sortant de la Scanie pour pénétrer sur le territoire de l’ancienne province de Smaland, on s’aperçoit d’un changement de paysage, dans la physionomie des maisons et dans l’aspect même des habitants.
Une demi-heure à peine après notre départ, nous apercevons, sur la droite, les deux tours carrées qui désignent aux regards la vieille et célèbre église byzantine de la ville de Lund, aujourd’hui bien déchue de sa gloire, s’il faut en croire le proverbe qui assure qu’à la naissance du Christ Lund était déjà une cité florissante. Mais si dégénérée qu’elle soit, cette toute petite ville se recommande toujours au voyageur par son église, son académie et le souvenir du grand poëte Tegner, dont elle se glorifie d’avoir été le berceau.
Comme la cathédrale de Cologne, comme le Dôme d’Aix-la-Chapelle, comme Notre-Dame de Paris et toutes les vieilles basiliques, l’église de Lund a sa légende, et celle-là a bien gardé le caractère scandinave sous la physionomie chrétienne. Un pasteur, qui professe la théologie à l’Université de Lund me l’a contée de point en point dans le wagon.
Vous saurez donc qu’autrefois le géant Jätten Finn s’en vint trouver le grand saint Laurent.
« Grand saint Laurent, lui dit-il, je m’offre à te bâtir la plus belle église du monde, à une seule condition.
— Parle, géant, répondit le saint.
— Quand la cathédrale sera finie, si tu es parvenu à savoir mon nom, tu ne me devras rien ; sinon, comme toute peine mérite salaire, tu me donneras, à ton choix, le soleil et la lune, ou bien les deux yeux de ta tête.
— Soit ! fit saint Laurent, qui crut avoir son église pour rien.
Je ne sais si ce géant était le diable déguisé, comme il est d’usage dans les légendes : mon professeur n’a pu m’éclairer sur ce point délicat. Quoi qu’il en soit, saint Laurent signa un papier au géant, avec cette confiance imperturbable qui ferait en pareil cas taxer les saints de présomption s’ils ne comptaient sur le secours de Dieu et s’il n’était de règle que l’esprit de ruse et de malice soit infailliblement joué comme un innocent par les clercs qu’il aide à bâtir des cathédrales.
Les murs s’élevèrent bien vite. Le géant remuait les pierres comme des grains de sable ; saint Laurent venait le regarder avec admiration et s’applaudissait de son marché, en se disant qu’on viendrait du bout du monde pour voir une si belle église. De temps à autre, le géant s’arrêtait et, souriant d’un air narquois, il demandait au saint :
— Eh bien ! grand saint Laurent, sais-tu mon nom ?
— Pas encore, répondait saint Laurent, qui ne se pressait pas, persuadé qu’il serait très-facile d’apprendre le nom d’un géant pareil.
Cependant, lorsqu’il vit la rapidité avec laquelle l’église marchait à son achèvement, il se dit qu’il était temps de se mettre en quête. Il interrogea d’abord tous les paysans qui passaient, tous les moines et tous les curieux qui venaient regarder l’église : aucun ne connaissait le géant. Il interrogea ensuite son patron, puis son ange gardien, puis tous les anges et tous les saints du paradis : personne n’avait jamais entendu parler du géant. Alors il prit à saint Laurent une peur terrible et une tristesse mortelle, et comme il savait bien qu’il ne pourrait pas donner le soleil et la lune au géant, il pleurait d’avance la perte de ses deux yeux. Ah ! comme saint Laurent se repentait alors d’avoir signé si vite !
— Eh bien ? lui cria de nouveau le géant, qui était en train d’arrondir la voûte.
— Pas encore, fit saint Laurent d’un ton piteux.
— Je crois qu’il serait temps de préparer la lune et le soleil, reprit le géant, tandis que le saint homme s’éloignait navré de douleur.
Saint Laurent se promena jusqu’au soir, tout rêveur, à travers la campagne. Chemin faisant, il questionnait les oiseaux, les ours et les chevreuils ; les oiseaux, les ours et les chevreuils connaissaient le bon saint, mais ils ne connaissaient pas le géant. Il alla bien loin de la sorte et se trouva, vers la nuit tombante, dans un pays qu’il n’avait jamais vu. Comme il pressait le pas pour rentrer, il aperçut une maison, et devant cette maison il y avait une femme tenant dans ses bras un enfant qui pleurait :
— Tais-toi, disait la mère à son fils pour le consoler, ton père Jätten Finn va rentrer, et si tu es sage, il t’apportera le soleil et la lune, ou les deux yeux de saint Laurent.
Nous n’avons pas besoin de dire avec quelle joie notre saint revint chez lui. Le géant mettait la première main à la toiture, et dès qu’il le vit apparaître, il ne manqua pas de lui rappeler sa promesse.
— C’est bien, Jätten Finn, répondit saint Laurent, mais attendons que l’église soit terminée.
A ces mots, le géant poussa un grand cri, et, se précipitant dans les catacombes de l’église avec sa femme et son fils, il saisit dans ses bras un pilier pour renverser le monument, comme avait fait Samson chez les Philistins, mais à l’instant même tous trois furent changés en pierre par saint Laurent.
Si vous doutez de cette histoire, allez à Lund, descendez dans la curieuse église souterraine, vaste crypte aux voûtes écrasées et aux colonnes massives, qui fut un des derniers asiles du catholicisme expirant en Suède, et vous y verrez les corps pétrifiés du géant, de sa femme et de son enfant, encore enlacés aux lourds piliers qu’ils voulaient renverser.
Les stations qui suivent Lund n’offrent par elles-mêmes aucun intérêt particulier ; mais une tradition guerrière, qui semble empruntée à l’histoire des Amazones, attend le voyageur entre Alfvesta et Moheda, et je n’ai point manqué de la cueillir au passage. Par delà le petit lac de Dan, mon voisin suédois m’a montré à l’horizon lointain le village de Warend, que j’ai fait semblant d’apercevoir pour ne pas le désobliger. C’est là qu’une troupe de Suédoises, guidée par l’héroïne Blenda, sauva la patrie en exterminant dans un festin l’armée ennemie, qui avait profité pour envahir la contrée de l’absence des hommes, partis tous en guerre contre les Danois. Par une ruse que purifie l’intention patriotique et qui rappelle celles de Judith et de Sisara, elles avaient pris au préalable la précaution d’enivrer l’ennemi, à qui leur accueil avait enlevé toute défiance. En récompense, le beau sexe de Warend fut doté de priviléges destinés à perpétuer chez les générations futures le souvenir de son héroïsme.
Nous arrivons vers dix heures du soir à Jonkoping, dont, je l’avoue, je n’avais jamais entendu prononcer le nom ; je crois pouvoir risquer cette confession sans me déshonorer aux yeux de mes concitoyens.
Jonkoping, située à l’extrémité méridionale du lac Wetter, est une ville industrieuse et commerçante, à laquelle sa position centrale assure une importance particulière, et que les chemins de fer et les bateaux à vapeur mettent en communication directe avec les autres parties du pays. Incendiée à trois reprises, elle a chaque fois profité de ces désastres pour se rajeunir, et s’est relevée plus belle de ses ruines. Elle passe pour une des villes les mieux bâties du royaume, et cette réputation n’est point usurpée, autant que j’en puis juger par le peu que j’en ai vu, au clair de lune et aux lueurs incertaines de l’aube naissante. Mais elle compte à peine dix à douze mille habitants, et ce chiffre, qui suffit à lui assurer le septième ou le huitième rang, immédiatement après Carlskrona et Upsal, sur la courte liste des cités suédoises, n’est pas de nature, j’en conviens, à lui mériter beaucoup d’attention en un pays comme le nôtre, habitué à ne tenir compte que du nombre et à mesurer son estime à l’importance matérielle de l’objet qui la sollicite.
Nul n’ignore d’ailleurs que la Suède est un des pays les moins peuplés de l’Europe, relativement à l’étendue de son territoire ; mais la rapide progression qu’elle suit, et qui en un demi-siècle a presque doublé sa population, diminue chaque jour la distance qui lui reste à franchir pour se rapprocher sur ce point des pays plus favorisés par la nature.
Les hôtes auxquels on nous avait recommandés nous attendaient à la gare de Jonkoping pour nous conduire à une fête, qui se donnait sur la grande place de la ville. Nous montâmes en voiture, et au bout de quelques minutes, nous débouchions aux abords d’une place brillamment illuminée. Nous laissâmes nos bagages, à la grâce de Dieu, dans les calèches ou sur les bancs voisins, et nous marchâmes vers la fête. Une grande partie de la population était groupée sur la place ; les autorités et les personnes de marque se tenaient sous le portique d’un monument que j’ai pris pour l’hôtel de ville. Au centre se dressait une longue table, où des sommeliers empressés versaient à pleins verres cet excellent punch national qui joue un rôle si actif dans toutes les réunions des habitants du pays, et autour de la table étincelait une mer de casquettes blanches, dont chaque flot était piqué d’une lueur fauve par les feux du gaz : c’était la société philharmonique des étudiants d’Upsal, qui se trouvait à Jonkoping par suite de je ne sais plus quelles circonstances, et qui donnait à la ville, en passant, un concert composé de mélodies nationales.
Rangés autour de la table, nous trinquâmes d’abord, à la mode suédoise, en heurtant le verre, puis en l’élevant d’un mouvement onduleux à la hauteur de l’œil, en le vidant d’un trait et en le renversant dans la paume de la main. Il n’est pas donné à tout le monde d’aller en Suède !… Puis on nous conduisit sous le vestibule de l’hôtel de ville, et le concert commença par le chant national de la Suède :
« O vieux Nord, tu es grand comme tes montagnes, dont tu as la fraîcheur ! Tu rayonnes dans ta splendeur calme et sereine. Je te salue, ô le plus beau pays de la terre, toi, ton soleil et tes prés verdoyants !
« Plein des souvenir de ton ancienne gloire, aux jours où ton nom, partout célébré, vola d’un bout du monde à l’autre, je sais, ô ma patrie, que tu es et que tu seras toujours la même ! Oui, je vivrai et je mourrai dans le Nord ! »
La mélodie, grave et profonde, débute avec une lenteur majestueuse, et semble expirer par degrés dans un murmure mélancolique et mystérieux, comme le bruit lointain des flots sur la plage.
Les étudiants exécutèrent encore divers morceaux populaires, avec un talent consommé et ce sens musical qui semble inné chez les Suédois. Si le Danemark produit peu de belles voix et de grands chanteurs, la Suède, par contre, est la patrie de Jenny Lind et de mademoiselle Nilsson : elle a bien changé depuis le temps où ses lois chassaient les musiciens du royaume et permettaient, en certains cas, de les tuer comme des bêtes inutiles ou malfaisantes.
Nous avions été accueillis par les auditeurs pressés autour de nous avec cette courtoisie hospitalière et cette affabilité qui semblent naturelles aux peuples du Nord. L’un de nos plus aimables introducteurs me présenta une jeune personne habillée à la mode parisienne, mais dont les cheveux blonds, la peau blanche et les grands yeux bleus, limpides et rêveurs, trahissaient l’origine scandinave : c’était sa fille, fiancée du jour même. Les fiançailles se font en Suède avec beaucoup plus de solennité que chez nous, et constituent une cérémonie presque aussi sacrée que celle du mariage. Les coutumes varient suivant les provinces ; dans quelques-unes, dit M. Marmier en ses Lettres sur le Nord, lorsque deux jeunes gens se fiancent, on les lie l’un à l’autre avec la corde des cloches, et on croit rendre ainsi l’amour inaltérable et les serments indissolubles. Je brûlais de demander à la jeune Suédoise si cette superstition poétique florissait à Jonkoping, mais le bracelet et l’anneau des fiançailles qui brillaient à sa main démontraient suffisamment qu’on y fait usage, au moins dans la classe riche, de liens plus civilisés.
« Eh bien ! Monsieur, fit-elle, comment trouvez-vous la Suède et la ville de Jonkoping ?
— Le peu que j’en ai vu, Mademoiselle, me charme et me met fort en appétit du reste.
— Vous commencez donc à croire qu’on a tort, en France, de nous confondre avec les Lapons !
— Oh ! Mademoiselle, je vous proteste…
— Ne jurez pas, Monsieur. J’ai habité Paris, l’an dernier, rue Balzac, dans un quartier qui ne passe pas pour le plus ignorant de votre capitale, et je n’oublierai jamais la stupéfaction des quelques personnes avec qui j’ai causé, en apprenant ma patrie et en voyant que je ressemblais à peu près à tout le monde. Plusieurs m’ont avoué par la suite que, dans leur idée, les Suédoises s’habillaient de peaux d’ours, mangeaient du poisson cru, portaient un anneau dans le nez et se parfumaient la chevelure avec de l’huile de baleine. Beaucoup prenaient la Suède pour un pays perdu par delà le Groënland et le Spitzberg, et enseveli toute l’année sous les glaces polaires. Les plus instruites et les plus polies se bornaient à me dire dans l’intimité, sur un ton de commisération bienveillante : « Eh ! mon Dieu, Mademoiselle, comment une personne telle que vous peut-elle demeurer dans un pays pareil ? Vous devez y périr d’ennui… Quelles fonctions monsieur votre père remplit-il à Stockholm ? » Et lorsqu’elles apprenaient que je n’étais point la fille d’un haut fonctionnaire de Stockholm, mais d’un simple bourgeois de Jonkoping, d’un commerçant, leur surprise redoublait. Une Suédoise en robe de soie, parlant français, ayant lu Racine et Boileau, et sachant les Méditations de Lamartine à peu près par cœur, cela confondait leur imagination.
— Mademoiselle, permettez-moi de vous dire qu’il serait injuste de juger sur cet échantillon l’instruction de nos Parisiennes. Vous avez vraiment joué de malheur, et je vous assure qu’il ne manque pas à Paris de salons où la présence d’une Suédoise civilisée n’eût excité aucun étonnement, ni de femmes du monde qui ont entendu parler de la Suède dans leurs classes et qui s’en souviennent. Aujourd’hui surtout, depuis mademoiselle Nilsson, j’aime à croire que la rue Balzac elle-même commence à se douter que tous les Suédois ne sont pas anthropophages. Cependant, la vérité me force à confesser que le peuple français, qui est, vous ne l’ignorez pas, Mademoiselle, le peuple le plus spirituel de la terre, n’en est peut-être pas le plus instruit. Il voyage peu. En fait de géographie, il connaît à peine celle de son pays ; en fait de langue, il croit que la sienne suffit, qu’elle a droit de cité et de primauté partout, et il s’impatiente ou s’indigne, lorsqu’il interroge en français, dans les rues de Saint-Pétersbourg, un paysan russe qui ne le comprend pas ; en fait de mœurs, il n’en admet point d’autres que celles au milieu desquelles il a toujours vécu. Il n’y a qu’une France… Il n’y a qu’un Paris… Il n’y a qu’un peuple… du moins on nous l’a dit longtemps. Balzac, dont vous habitiez la rue, Mademoiselle, a mis de même en circulation cet axiome impertinent dont notre fatuité s’accommoderait volontiers, qu’il n’y a qu’une femme au monde : la Parisienne. Je vous proteste que je n’en crois rien.
— Vous êtes bien bon, Monsieur, fit-elle en souriant.
— Les courtisans de Louis XIV renfermaient la France dans Versailles ; le Parisien pur sang renferme l’univers dans Paris : il croit que sa fenêtre ouvre sur l’infini et qu’il n’existe rien en dehors des boulevards. Le théâtre des Variétés et le bois de Boulogne marquent pour lui les bornes du monde. Aussi est-il tout surpris, de très-bonne foi, lorsqu’il rencontre, au delà de ces frontières, quelque chose ou quelqu’un qui peut rivaliser avec ce qu’il a été habitué à considérer comme hors de toute comparaison, et c’est sur un ton de conviction parfaite qu’il s’écrie : « Comment peut-on être Suédoise ? » à la façon des grandes dames du temps de Montesquieu, qui se demandaient l’une à l’autre : « Comment peut-on être Persan ? »
— Je suis assez française pour comprendre cela, Monsieur.
— Ce qui prouve, Mademoiselle, que vous l’êtes plus que bien des Parisiennes de ma connaissance.
— Mais il me semble que tout ceci part d’un bon naturel et a son côté excellent. Heureux ceux qui ont conservé la faculté de l’admiration !
— Oui, pourvu qu’ils ne l’exercent pas vis-à-vis d’eux-mêmes ! Seulement, quand cette faculté, au lieu d’être fondée sur le sens du respect, ne repose que sur l’instinct de la vanité, et s’accorde à merveille avec l’esprit de dénigrement et même de destruction, qu’en faut-il croire et qu’en faut-il dire ? Mais, bon Dieu, Mademoiselle, nous voici bien loin de notre point de départ ! Je crois que j’allais philosopher, et je vous demande pardon de mon pédantisme.
— Nullement, Monsieur, j’aime beaucoup la philosophie.
— Ah ! pour le coup, voici qui n’est plus parisien, — ou du moins, qui n’est plus parisienne !
Mais le concert était fini. Je pris respectueusement congé de mon interlocutrice, et nous regagnâmes les voitures. Elles étaient restées seules, à cinquante pas, en l’absence des cochers, qui n’avaient pu résister à l’envie d’aller entendre les chanteurs, et nos valises nous attendaient, sous la garde invisible, mais toujours présente, de cette honnêteté septentrionale qu’on ne vante pas à tort. « Il y a peu de pays, dit Ampère, où l’on puisse se confier à la probité des classes inférieures autant qu’en Scandinavie. » Et, à l’appui de cette remarque, il raconte que, voyageant de poste en poste sur les charrettes suédoises, il tirait de sa poche, à chaque relais, le paquet de papier-monnaie qui contenait toute sa fortune. « On prenait, on changeait, on remettait, tout à fait à discrétion. Je laissais faire, n’ayant pas d’opinion sur la valeur de ces chiffons. Ce qui restait, je le remettais dans mon portefeuille. Je me suis informé de ce que j’avais dû payer : on ne m’avait pas fait tort d’un schelling[22]. »
[22] Le schelling suédois vaut moins d’un sou.
A minuit, nous étions à l’hôtel. Il est vaste et tenu avec luxe ; le portier parle français comme le propriétaire, si bien qu’en descendant de voiture, nous pourrions presque nous croire à l’hôtel du Louvre. Mais le lendemain, au moment de notre départ, le propriétaire et le portier sont couchés, et il nous est impossible de faire comprendre aux gens de service que nous désirons une tasse de café au lait avant de monter en wagon. J’exécute à diverses reprises, à travers la dédale des couloirs, des cours et des escaliers, d’infructueuses expéditions à la recherche de la salle à manger, suivi par le regard inquiet des garçons, qui jugent à propos d’aller réveiller le portier.
Celui-ci accourt juste au moment où nous n’avons plus que le nombre de minutes nécessaire pour arriver à la gare, et il s’arrache les cheveux de désespoir en apprenant que la France part à jeun.
Nous montons en wagon un peu avant sept heures du matin, pour arriver à Stockholm vers dix heures du soir. On longe d’abord le grand lac Wetter, aux rapides courants, aux tourbillons impétueux, aux tempêtes soudaines et terribles. Ses belles eaux vertes, claires et limpides comme l’émeraude, les brusques mouvements d’ondulation et de dépression qu’il subit chaque jour, comme s’il s’engouffrait tout à coup dans un abîme, ou si une force irrésistible l’aspirait et le rejetait tour à tour, les mirages fréquents qui se jouent à la surface de ses flots, font du lac Wetter un des plus curieux du monde, et le rendent aussi digne des études de la science que des traditions du roman et de la poésie. Parfois, en hiver, il lui arrive de briser, d’un violent soubresaut, la couche de glace sous laquelle il était tout entier captif. Le Wetter s’appuie sur quatre provinces, il est parsemé d’une foule de petites îles, absorbe quatre-vingt-dix cours d’eau, et s’écoule par une rivière, ou plutôt par un torrent, dans le golfe de Bothnie.
Longtemps l’immense nappe verdâtre, qui se développe sur une étendue de plus de trente lieues, nous escorte et prête au paysage un peu monotone le charme de ses flots. Mais, dès qu’on l’a dépassé, la contrée qu’on traverse apparaît dans sa nudité triste et morne. L’aspect a bien changé depuis la veille. Autant la Scanie, que nous franchissions hier, est une province riche, fertile et plaisante à l’œil, autant le Smaland est pauvre, terne et désolé. Des terrains plats, semés de maigres sapins, des champs de bruyères, de loin en loin quelque cabane chétive, c’est tout, ou à peu près. Chaque province de Suède a sa physionomie propre : de l’une à l’autre, les aspects varient si profondément quelquefois qu’on pourrait se croire transporté dans une autre partie de l’Europe.
Un ennui lourd, écrasant, se dégage de cette triste et aride nature. La route s’allonge, interminable ; on se dit avec désespoir qu’on n’arrivera jamais, et l’on essaye de dormir pour dérober quelques moments à la fastidieuse obsession du tableau. La seule diversion qui se présente pendant ces sept à huit heures d’une désespérante monotonie, c’est le buffet. La vaste table est toute garnie d’avance de ses munitions : le knäckebrod, c’est-à-dire ce pain de seigle ou de froment à tranches minces, sèches, dures et croquant sous la dent, comme une galette âgée de quinze jours ; les petits gâteaux, le potage, les sandwichs aux sardines, les viandes froides, les sauces au sucre, les hors-d’œuvre et les desserts, tout cela attend pêle-mêle le terrible assaut de cent voyageurs lancés pour dix minutes à travers la salle à manger. En entrant, chacun se munit d’une assiette, sur laquelle il entasse à son gré ce qui lui convient, et se retire en un coin, où il mange debout, ou bien sur l’une des petites tables dressées dans les angles de la salle. On voit des convives pressés et plus soucieux de satisfaire leur appétit que d’observer les harmonies d’un repas classique, piquer au hasard dans tous les plats qu’ils rencontrent, au risque des accouplements les plus étranges, et dévorer les gâteaux avec le potage et le poisson avec le poulet. Cinq minutes après l’invasion des voyageurs, le champ de bataille est jonché de débris informes, et la table ne présente plus que le spectacle sans nom d’une ville prise d’assaut et livrée au pillage des soldats.
Ce n’est point un repas qu’on fait dans les buffets suédois, c’est une ripaille. Le prix ne dépasse pas un rixdaler (environ 1 fr. 40), autant qu’il m’en souvienne ; seulement, les sybarites qui désirent arroser leurs sandwichs aux sardines d’un verre de bière nationale ou de toute autre boisson, vont se faire servir au comptoir. Ce supplément léger se prend en général à la suite du repas ; j’ai souvent admiré la faculté des Suédois de manger sans boire, en admirant aussi la façon dont ils s’en dédommagent ensuite. Si j’en jugeais par mon expérience personnelle, je serais porté à croire que, dans ces dîners où une horde d’affamés mènent dix plats de front, sans en achever aucun, comme s’ils craignaient d’être devancés par un voisin plus expéditif, il doit souvent arriver qu’on ne mange pas pour la moitié d’un rixdaler, mais qu’on gâche pour le double.
Entre deux et trois heures de l’après-midi, aux environs de Cathrineholm, le pittoresque, si longtemps éclipsé, commence enfin à reparaître, et va s’accentuant de plus en plus, à mesure qu’on approche de Stockholm. Les rochers, les petits lacs, les étangs encadrés par les bois, se multiplient autour de la voie ferrée et consolent un peu nos regards attristés par les longs steppes que nous avons parcourus le matin. Les traits caractéristiques du paysage suédois sont les forêts de sapins, de chênes ou de hêtres, les collines, et les eaux innombrables distribuées en rivières, en lacs ou en canaux. Les montagnes qui forment comme la grande épine dorsale à laquelle viennent s’appuyer les deux royaumes unis, donnent naissance à de nombreux et considérables cours d’eau, dont la marche vers la mer est des plus accidentées. Examinez la carte de la Suède : c’est une véritable guipure de lacs.
Ces cours d’eau et ces forêts sont la fortune en même temps que l’ornement de la contrée. Il n’est pas un pays en Europe dont la surface boisée soit relativement aussi considérable, puisque celle de la Suède occupe plus de la moitié de sa superficie totale. Longtemps négligée ou gaspillée, cette source intarissable de richesse nationale est aujourd’hui protégée par des lois salutaires, surtout dans les vastes régions forestières du Norrland, où le pin, le bouleau, l’osier, le tremble, le saule et le sorbier remplacent le chêne et le hêtre des provinces méridionales, et que peuplent, en compagnie des loups-cerviers et des ours, l’hermine et la martre, ces hôtes frileux du pôle.
Les pêcheurs ne sont pas moins heureusement partagés que les chasseurs en Suède, grâce aux milliers de lacs et à l’immense étendue des côtes. Sans doute, les grands jours de la pêche sont passés ; j’ai traversé le Sund sans ramasser les poissons à la main et sans que le bateau fût obligé, comme au temps de Saxo le Grammairien, de se frayer laborieusement un passage à travers les couches compactes des harengs ; mais le saumon du Cattégat, la morue, le homard, le maquereau et l’huître, gardent encore de quoi consoler les pêcheurs d’une décadence qui n’est que momentanée peut-être, et dont la pisciculture se vante d’arrêter bientôt les progrès.
Si l’on joint aux eaux et aux forêts les mines de fer, de cuivre, de plomb, de charbon de terre, etc., on aura à peu près le total des richesses naturelles du pays. Elles sont loin d’être exploitées encore avec une activité et une industrie suffisantes. Un jour viendra, sans doute, où la Suède, plus peuplée, mieux connue, rapprochée du reste de l’Europe, pénétrée et animée jusqu’en ses déserts par les voies ferrées, saura tirer plus largement parti de ses trésors.
A six heures du soir, on entrait en gare de Stockholm.
Si jamais un de mes lecteurs va à Stockholm, je lui conseille de se faire conduire, avant même de gagner l’hôtel, au sommet du Mose-Backe, qui avoisine la gare, et d’où il pourra, d’un coup d’œil, embrasser l’ensemble et les détails de la ville, admirer la beauté singulière de sa position et s’en graver la topographie dans la tête.
Stockholm est bâtie sur sept îles et sur deux presqu’îles ; elle s’appuie à gauche sur le lac Mälar, à droite sur la Baltique. Du haut de la colline, toute la ville apparaît, disséminée sur les rives du golfe par où le lac se décharge dans la mer, avec ses deux vastes faubourgs, ses grappes de maisons rouges semées sur les îles, que réunissent entre elles et que relient à la ville des ponts de bois et de pierre ; étagée çà et là sur les rocs arides et les coteaux verdoyants que la nature a disposés autour d’elle pour l’harmonie du spectacle et le plaisir des yeux, et qui se marient à souhait aux pittoresques échancrures du lac ; sillonnée de canaux qui sont des bras de mer, et étalant de tous côtés ses forêts de sapins et de clochers, de dômes et de mâts. Au milieu du bras de mer qui la divise en deux parties égales, s’étend une grande île, le berceau et la cité de Stockholm. Partout, aussi loin que le regard peut s’étendre — et rien ne vient gêner son essor — partout, non-seulement autour de la ville, mais sur ses places et entre ses maisons, des coteaux et des vallons, des golfes et des promontoires, et pour fond continu au tableau, l’immense nappe aquatique, s’effilant en mille rameaux ténus, comme pour l’enlacer tout entière d’un inextricable réseau mobile et vivant, pareil aux veines qui portent le sang jusqu’aux extrémités du corps humain.
Stockholm semble occuper le centre d’un vaste jardin, mais d’un jardin romantique, dessiné par un architecte-paysagiste imbu de la lecture des poëtes scandinaves. Ses grands parcs, peuplés de châteaux, de maisons de plaisance et de cabarets, lui forment une ceinture qui semble se renouer à travers les flots. Les noires cheminées des bateaux à vapeur ont l’air de sortir des toits et confondent leur fumée avec celle des foyers ; les navires à trois mâts apparaissent dans ses rues, mêlant les oriflammes de tous les pays du monde à la voile blanche des barques-omnibus.
L’hôtel Rydberg, où l’on m’a conduit, est tenu par un Français qui a conquis tous ses grades dans la cuisine de l’empereur de Russie. Le touriste le plus difficile et le gourmet le plus blasé peuvent descendre sans crainte dans ce caravansérail modèle, digne par son apparence monumentale, par son organisation, par ses prix, par ses caves et par l’habileté culinaire de son chef, de tous les respects du monde civilisé. L’hôtel est situé au cœur de la ville, sur la place de Gustave-Adolphe. Des fenêtres de mon appartement, j’aperçois sous mes yeux la statue en bronze de ce roi, modelée par le sculpteur français Larchevêque, qui passa seize ans de sa vie à Stockholm ; à droite et à gauche, deux édifices absolument semblables, dont l’un est le palais du prince héritier et l’autre le théâtre royal ; devant moi, le large pont du Nord (Norrbro), jeté, pour ainsi dire, au confluent du lac Mälar dans la Baltique, bordé d’un côté par d’élégants magasins sur une moitié de son parcours, de l’autre par un terre-plein converti en jardin et en café ; au fond, la masse imposante et majestueuse du château royal.
Je descends seul et me promène d’abord au hasard à travers les rues, pour prendre une idée ou plutôt une impression générale et sommaire de la ville. En tournant à gauche, je rencontre à vingt pas l’église de Jacob (Jakobs Kirkan), où reposent les cendres du grand maréchal Horn, le bras droit de Gustave-Adolphe, et du poëte-critique Kellgren, dont le théâtre royal joue encore les opéras. Puis on débouche presque aussitôt sur la vaste place de Charles XIII, où se dresse, entre quatre lions, chefs-d’œuvre de Fogelberg, la très-médiocre statue élevée par Bernadotte à la mémoire de son père adoptif. La place de Charles XIII est bordée à l’est d’édifices d’une architecture élégante. En suivant une ruelle qui n’a l’air de mener nulle part, j’arrive à un petit jardin aux maigres ombrages : c’est le parc de Berzélius, que décore (trop peu) la statue de l’illustre chimiste.
Je redescends, toujours au hasard, et me trouve, après un demi-quart d’heure de marche, en face d’un beau monument, qui a tout à fait grand air. L’inscription du frontispice — National museum — m’épargne les frais d’une conjecture. Nous y reviendrons, mais pour le moment je n’entre nulle part et ne fais que passer.
A l’extrémité du Musée national s’ouvre un beau pont en fer, par où l’on pénètre dans l’île de Skeppsholmen. Avec l’appendice qu’elle traîne à sa remorque, comme une chaloupe à l’arrière d’un vaisseau, cette île est en quelque sorte la propriété des marins et des canonniers, leur domaine, leur chose. Là sont les casernes, les citadelles, les magasins, les arsenaux ; là stationne toujours une partie de la flotte suédoise. Mais, après avoir tourné à distance autour de ces bâtiments d’un attrait médiocre, je me suis trouvé fort agréablement surpris en voyant le reste de l’île occupé par une ravissante promenade, toute pleine de verdure et d’ombrages, qui descend jusqu’au bord de l’eau en sentiers mystérieux et voilés, faits pour la rêverie solitaire des poëtes ou des amants.
J’allais revenir sur mes pas : le son de la clochette d’appel, suivi d’un coup de sifflet, m’arrête tout à coup. Le bateau qui parcourt, toutes les cinq minutes, le trajet de l’île de Skeppsholmen à la ville, va partir, et je me hâte d’y monter. Le conducteur me réclame trois œre, c’est-à-dire environ cinq centimes, et quelques minutes se sont à peine écoulées, que je débarque aux environs du Norrbro, au milieu de la grande station centrale des omnibus et des fiacres aquatiques.
J’ai repris ma promenade de l’autre côté de l’hôtel, et je suis tombé du premier coup sur la rue Drottninggatan (rue de la Reine), qui est le boulevard Sébastopol de Stockholm et qui traverse la partie nord de la ville dans toute sa longueur. Je m’aperçois que j’ai commis un pléonasme en parlant de la rue Drottninggatan, car ces deux dernières syllabes, qui terminent les noms de presque toutes les voies de Stockholm, veulent précisément dire rue ; mais ce pléonasme était nécessaire tant que le lecteur n’avait point été averti. Déjà suffisamment barbares par elles-mêmes pour nos oreilles françaises, les désignations des rues de Stockholm prennent encore, de cette adjonction uniforme, un caractère plus compliqué. Il faut un effort sérieux pour venir à bout de déchiffrer les étiquettes en menus caractères anglais qui inscrivent à chaque coin ces noms interminables, comme il faut une étude constante du plan de la ville pour se retrouver à travers tant d’îles et tant de ponts.
La ville est pavée de durs galets, qui font cruellement sentir leurs angles aux piétons, mais qui fournissent aux pieds des chevaux, dans ces rues étroites et souvent escarpées, le point d’appui dont ils ont besoin. Les maisons, en pierres ou en briques, quelquefois en bois peint, mais seulement aux extrémités des faubourgs, sont garnies de vastes fenêtres doubles qui leur font un rempart contre les rigueurs de l’hiver, et au milieu desquelles on a pratiqué une porte étroite. Les magasins, au lieu de s’ouvrir au dehors et d’étaler sur la voie publique de luxueuses devantures, forment presque toujours, comme à Copenhague, des appartements bien clos, où l’on entre par l’allée centrale. Un détail qui frappe l’étranger, c’est la physionomie des enseignes, disposées au-dessus des boutiques en saillies perpendiculaires, comme celles du vieux Paris avant la réforme de La Reynie ; elles affectent pour la plupart, surtout dans les quartiers un peu éloignés du centre, une forme primitive qui contribue à l’originalité de la ville. La longue perche y domine. Les épiciers ont la perche emmanchée d’une tête de loup, pareille à celle dont se servent les ménagères pour enlever les toiles d’araignée du plafond ; les barbiers, la perche emmanchée de deux rangées de grands plats ; les cordonniers et les marchands de nouveautés, la perche garnie à son extrémité de morceaux de cuirs ou d’étoffes multicolores. D’autres y pendent des robes, y drapent des châles ou des mantelets, si bien que les rues semblent, au premier abord, toutes pavoisées de drapeaux.
Mais c’est en vain qu’on chercherait dans les costumes les mêmes restes de couleur locale. L’affreux paletot a fait son tour d’Europe et achèvera bientôt son tour du monde. Les belles Suédoises portent le chapeau de paille rond et la crinoline. Le touriste désappointé en est réduit à suivre de l’œil, comme autant de bonnes fortunes, les petites filles se rendant à l’école, le sac au dos ; les femmes des faubourgs avec leurs longs mouchoirs noués sous le menton et tombant en pointe sous la nuque ; les commissionnaires avec la large plaque de cuivre fixée à leur bonnet ; les paysans debout dans les voitures basses et plates où ils étalent leurs légumes au marché, — espèces de boutiques ambulantes, qu’ils rangent côte à côte, sans les dételer. A peine si, de loin en loin, on rencontre quelque échantillon, généralement bien effacé, de ces costumes nationaux dont la galerie suédoise de l’Exposition universelle nous a montré les types les plus curieux : un Dalécarlien, à chapeau rond, à longue houppelande brune, aux énormes souliers ferrés ; une paysanne des environs de Carlskrona, avec son corsage de velours retenu sur le sein par des aiguillettes d’argent ; un Sudermanien en pourpoint blanc à revers bleus ou rouges ; une jeune fille de Wingaker, coiffée d’un bonnet en forme de mitre et portant sur sa robe blanche, qui monte jusqu’au menton, un autre tablier aux teintes vives et tranchées. Quoi qu’en puissent croire M. Taine et l’école qui professe à sa suite la théorie de l’influence souveraine des climats, le Nord sur ce point ne diffère pas du Midi, et il faut croire que le goût des couleurs éclatantes est un pur instinct de nature, puisqu’on le retrouve partout chez les gens du peuple, les enfants et les sauvages.
Ce n’est pas dans ses rues, dans ses magasins, dans ses monuments, qu’on doit chercher la beauté de Stockholm, c’est dans le charme et la variété de ses points de vue. Si fiers que soient les habitants de leur palais royal, de leur nouvelle école polytechnique, de la monumentale caserne d’artillerie signalée par les Guides à l’admiration de messieurs les militaires, de leurs musées et de leurs églises, Stockholm n’est qu’une ville de troisième ordre, au-dessous même de Copenhague par son aspect intérieur, si je puis ainsi dire, bien qu’elle ait une physionomie plus tranchée. Mais à tout instant, d’un quai ou d’un pont, l’œil est saisi par un panorama splendide, auquel il ne manque peut-être qu’une lumière plus brillante et plus chaude pour égaler celui de Constantinople. Sans cesse le tableau change et le point dominant varie. Le golfe s’élargit, se contourne, se dérobe, s’évase en lac, semblant, à chaque transformation, faire jaillir du sein des flots de nouveaux groupes de maisons étagés en amphithéâtres. Ici, jaillit dans les airs la flèche noire de l’église des Allemands ; là, se dessine sur le ciel le clocher gothique et découpé à jour de l’église de l’île Équestre ; ailleurs s’arrondit la large coupole qui couronne l’église de l’île Navale, tandis que le dôme de Sainte-Catherine, les dominant tous du haut de l’éminence qui lui fait un piédestal, plane majestueusement sur la ville entière.
C’est avec la conscience d’un touriste qui ne voyage pas pour s’amuser que j’ai visité les uns après les autres tous les monuments de Stockholm ; mais que le lecteur se rassure : je n’aurai point pour lui les mêmes scrupules que pour moi. J’en choisirai trois seulement, qu’on ne peut se dispenser de voir et dont il serait impardonnable de ne point dire quelques mots : le château royal, le musée et l’église de l’île équestre.
Le château royal, qui passe pour l’un des chefs-d’œuvre de Tessin, et dont les Suédois ne parlent qu’avec une admiration excessive, est un immense et lourd quadrilatère, flanqué d’une aile à chaque angle, et dont le premier aspect tient beaucoup de la forteresse. Il frappe par ses dimensions, par sa masse solide et compacte, comme par sa position au centre de la ville, sur une éminence qui commande le golfe. Le Norrbro, qui débouche en face du palais, semble fait tout exprès pour lui servir d’avenue et pour en dégager la perspective. On y monte par une rampe bordée d’une balustrade de granit et défendue par deux énormes lions de bronze.
A l’intérieur, le château royal ressemble à peu près à tous les palais, et peut rivaliser avec les plus luxueux. Beaucoup de salles sont tendues de cuir de Cordoue et de tapisseries des Gobelins. Les vases de malachite, les porcelaines de Sèvres, les lustres de cristal de roche, les mosaïques de porphyre, les vieilles glaces de Venise et les jeunes glaces de Saint-Gobain, que sais-je encore ? Tout ce mobilier d’une magnificence un peu banale, tous les velours et toutes les dorures de ces demeures princières qu’on dirait meublées par le même tapissier, qu’il s’agisse d’y loger l’empereur des Français ou le prince de Monaco, y jouent le rôle et y tiennent la place qu’on devine, sans qu’il soit besoin d’y appuyer davantage.
Mais ce qui frappera le visiteur, comme j’en ai été frappé moi-même, c’est de rencontrer, pour ainsi dire, la France à chaque pas dans ce palais suédois. Par moments, on se croirait à Versailles. Les plafonds sont peints par Jacques Fouquet et Taraval ; les sculptures et les ornements sont de Chauveau, de Laporte, de Claude Henrion et de Bernard Fouquet. Dans la grande galerie, la chapelle et la magnifique salle des États, où s’élève le trône d’argent massif offert par le comte de la Gardie à la reine Christine, Larchevêque et Bouchardon ont laissé des traces de leur passage. Au dix-huitième siècle, la France avait envoyé à Stockholm toute une petite colonie artistique, mais qui fut surtout utile à la Suède en formant des disciples et en communiquant une vive impulsion à l’école nationale, encore au berceau.
Ces relations intellectuelles et artistiques entre la Suède et la France dataient de loin déjà, comme on sait. Il y avait plus d’un siècle que la reine Christine avait frayé la voie aux Frédéric Ier et aux Gustave III, en appelant à sa cour Bourdelot et Descartes, Bochard, Huet, Saumaise et Naudé, en correspondant avec Benserade, Chevreau, Chapelain, Scarron et Ménage, en protégeant Pascal et Scudéri. Mais la Suède, de son côté, ne restait pas sans action sur la France. Sans parler de la légitime et profonde influence exercée par ses savants, depuis Linné jusqu’à Berzélius, qui ne sait, par exemple, tout ce qu’a produit chez nous, vers la fin du dix-huitième siècle, cette école de mystiques et d’illuminés suédois dont Swedenborg est le plus illustre, et d’où sortent, directement ou indirectement, les Saint-Martin, les Mesmer et les Cagliostro ? Il y aurait tout un livre à écrire sur ces influences et ces pénétrations réciproques de deux pays si éloignés, d’un génie et d’un tempérament si divers.
Ce continuel échange d’idées ou de personnes, où la Suède rendait à la France, dans la mesure de son pouvoir, tout ce qu’elle lui empruntait, dura jusqu’à la Révolution. Tandis que celle-ci donnait à celle-là les La Gardie et les de Mornay, tandis que la cour de Stockholm faisait de nombreuses commandes à Boucher, à Natoire, à Carle Vanloo, à Coysevox, à Chardin ; tandis que Voltaire écrivait Charles XII et que, à la suite du mouvement encyclopédique, notre littérature et notre théâtre importaient dans cette contrée lointaine les mœurs et l’esprit français ; tandis que Gustave III, préparé par une éducation toute française aussi, faisait à Paris deux voyages où il se mêlait avec ardeur aux divertissements de la société aristocratique, où il s’initiait, pour les reporter en Suède, à tous les détails, à toutes les découvertes, à toutes les nouveautés philosophiques, littéraires et scientifiques qui agitaient chez nous la fin de ce siècle bouillonnant, et recueillait partout sur son passage des ovations qui flattaient son orgueil, le comte Oxenstiern, petit neveu de l’illustre homme d’État, écrivait en français des Pensées et Réflexions morales ; l’ingénieur Polhem venait former son génie en France, l’illustre industriel Alströmer demandait à nos fabriques nationales les secrets dont il allait doter sa patrie, les peintres Roslin et Vertmuller se signalaient au premier rang de nos portraitistes ; Hall, nationalisé parmi nous, élevait la miniature à un degré de force et d’éclat qu’elle ne connaissait pas encore ; de brillants officiers suédois faisaient dans nos rangs la guerre d’Amérique ; le baron de Staël continuait, à la légation suédoise, les grandes traditions d’urbanité, d’esprit, de magnificence et de goût laissées dans le monde diplomatique et la haute société par un Tessin, un maréchal de Sparre, un comte de Creutz ; enfin Stedingk et de Fersen conquéraient la place que chacun sait à la cour de Louis XVI et dans la faveur de la reine.
La révocation de l’édit de Nantes, en peuplant Stockholm de réfugiés français, n’avait pu que contribuer à affermir et à étendre ces relations, commencées bien avant ce coup d’État religieux, accrues ensuite par un concours de circonstances nouvelles dont nous avons indiqué quelques-unes. Aussi, lorsqu’en 1810 la Suède alla chercher Bernadotte pour lui assurer la succession au trône de Charles XIII, est-il à croire que sa qualité de Français ne fut pas moins puissante que le souvenir de sa gloire militaire, pour décider le vote de la diète.
L’établissement d’une dynastie d’origine française sur le trône de Suède n’a pas resserré autant qu’on eût pu le croire les relations entre les deux pays, tant le prince de Ponte-Corvo mit d’empressement et d’abnégation à oublier son ancienne patrie pour sa nouvelle ! Mais il a contribué du moins — et c’est par là que nous rentrons au château Royal, dont cette longue parenthèse nous avait fait sortir — à marquer plus profondément encore le palais de ce caractère français qui nous y a frappés tout d’abord. Les souvenirs de la république et de l’empire abondent dans la moitié des appartements. On a multiplié partout les reliques de Charles-Jean XIV, que j’ai contemplées, je l’avoue, avec une médiocre vénération, et non loin du sabre d’honneur donné par le Directoire à Bernadotte, qui fait le principal ornement de la salle d’armes, les sabres turcs de Ney et de Kléber ornent les murs de la chambre orientale.
Le château royal de Stockholm est un véritable musée, et c’est là son second caractère. L’historien et l’archéologue y regardent avec intérêt les drapeaux de la bataille de Narva, un arc dalécarlien du dixième siècle, des armures du moyen âge, l’épée de Gustave Wasa, le couteau de Linné et le bocal de Charles XII, souvenirs parfois un peu puérils, mais qui excitent la curiosité de ceux même qu’ils font sourire. Les artistes parcourront volontiers la galerie de tableaux et les innombrables portraits, bustes ou statues de famille, semés dans presque toutes les salles. Sauf quelques toiles de Rubens, de Van-Dick et du Guide, dans l’oratoire, la collection artistique du château royal, formée à peu près exclusivement de productions indigènes, est plus riche néanmoins par le nombre que par la qualité. S. M. Charles XV[23], qui cultive assidûment les arts et dont on a pu voir, à l’Exposition universelle, quelques paysages modestes, a prodigué ses ouvrages. Son atelier occupe les combles du palais. Une statuette de Garibaldi, sur la cheminée ; sur le chevalet dressé près de la fenêtre, une tête de Napoléon Ier, achevée de la veille, m’ont sauté aux yeux tout d’abord. J’ai poussé l’indiscrétion jusqu’à retourner quelques toiles qui se confessaient au mur et jusqu’à parcourir d’un coup d’œil les titres des revues et des livres entassés sur la table, et je puis dire que cette visite à l’atelier royal m’a mieux fait connaître S. M. Charles XV que toutes les biographies du monde.
[23] Mort peu de temps après, en septembre 1872.
Le roi actuel n’est point, d’ailleurs, le premier de sa race qui se soit distingué par ses goûts artistiques. Le fils de Bernadotte, Oscar Ier, a peint aussi un certain nombre de tableaux qui décorent le palais, et, s’il n’eût été roi, peut-être eût-il marqué parmi les premiers compositeurs de musique de la Suède. Le frère cadet du monarque actuel et l’héritier présomptif du trône, le prince Oscar[24], est un lettré, comme l’était aussi son père, et comme l’avait été avant eux Gustave III et même Gustave-Adolphe. Nous ne sommes plus au temps où un gentilhomme aurait cru déroger en touchant une plume ; aujourd’hui les lettres et les arts ennoblissent les princes comme les simples citoyens.
[24] Couronné à Drontheim, le 18 juillet 1873, sous le nom d’Oscar II.
La bibliothèque royale, installée dans la façade du nord, complète la physionomie particulière de ce palais. Malgré l’effroyable incendie de 1697, elle renferme encore bien des trésors dont plusieurs ont été dérobés à Wittemberg ou à Prague, pendant la guerre de Trente ans, par ces terribles Suédois de Gustave-Adolphe, dont le nom était devenu synonyme de pillage et de dévastation, et qui inspiraient à Callot sa lugubre série des Malheurs et des misères de la guerre. Il suffira de citer, parmi ces merveilles bibliographiques, le Codex aureus, où les quatre Évangiles sont reproduits en lettres d’or sur des feuilles de parchemin dont la couleur alterne sans cesse du blanc au pourpre, et surtout le Codex giganteus ou Gigas librorum, colosse bibliographique dont la masse énorme remplit à elle seule une grande table. Fruit de la collaboration assidue, pendant cinq siècles — du neuvième au treizième, autant qu’on en peut juger par les caractères — d’une succession de bénédictins, ce manuscrit immense est écrit sur trois cents parchemins, chacun de la grandeur d’une peau d’âne[25]. Il comprend la Bible presque entière, les vingt livres des Origines d’Isidore, des Antiquités de Josèphe, une Chronique des Bohémiens, et, sans parler de bien d’autres ouvrages encore, une série de conjurations, précédée d’un épouvantable portrait du roi des ténèbres, qui a fait donner à cette partie du livre, et par suite au livre tout entier, le sobriquet populaire de Bible du diable. La légende raconte qu’un moine condamné à mort réussit à remplir ce manuscrit en une seule nuit, pour sauver sa vie, avec l’aide de l’esprit malin, dont le portrait authentique aurait été peint dans le livre par l’original lui-même ; mais elle ne dit point par quel ingénieux subterfuge le moine parvint à dérober à Satan, toujours berné dans les légendes, son âme, que celui-ci n’avait pas manqué, sans doute, de réclamer pour salaire.
[25] Guide du voyageur en Suède, publié par ordre du roi. Stockholm, in-18.
C’est au musée national qu’il faut aller surtout pour étudier dans son ensemble et son intégrité l’art suédois, qu’on ne connaîtrait point suffisamment après avoir parcouru les salles et la galerie du palais. Le rez-de-chaussée est occupé tout entier par la collection égyptienne, un cabinet des médailles et un musée d’antiquités nationales où figurent les objets les plus divers, depuis les couteaux en silex trouvés dans les tumuli et les monuments funèbres couverts de mystérieux caractères runiques, jusqu’aux vêtements de Gustave Wasa et à la mandoline du poëte populaire Bellmann. La galerie des antiquités scandinaves est infiniment moins riche et moins intéressante que celle de Copenhague. Au premier étage sont les statues, et au deuxième les tableaux. Je n’ai pu examiner ceux-ci que d’une façon très-sommaire et très-imparfaite ; mais ce que je voudrais donner au lecteur, c’est moins une description méthodique, besogne ingrate et fastidieuse qui l’ennuierait sans beaucoup l’instruire, qu’une revue rapide de l’art suédois, à propos du musée qui le résume dans ses œuvres les plus remarquables. Sauf quelques exceptions, en effet, telles que les dessins de Raphaël, du Titien et du Corrége, et un assez grand nombre de bustes ou de statues antiques parmi lesquelles brille d’un éclat que nul autre n’égale, l’Endymion, exhumé des fouilles de la villa Adrienne et acheté à Rome par Gustave III, en 1795, le musée de Stockholm est à peu près exclusivement national.
La Suède, à demi barbare et fidèle au rude génie scandinave, resta longtemps étrangère au culte des arts. Ni son froid soleil, ni les mœurs farouches et guerrières de ses habitants, ni les traditions de la race, ni sa pauvreté et son ignorance, ni son isolement du reste de l’Europe, loin des foyers féconds de la Grèce et de l’Italie, n’étaient propres à éveiller dans son sein cette inspiration créatrice qui se traduit par les formes et les couleurs. Elle appelait de Flandre et d’Allemagne, quelquefois de France, les architectes chargés d’édifier ses cathédrales, et surtout les sculpteurs chargés de les décorer. La Réforme vint retarder encore son entrée dans la voie où presque toutes les autres nations européennes l’avaient précédée, et le siècle de la Renaissance ne se traduisit pour elle que par un redoublement de stérilité.
C’est après la guerre de Trente ans qu’on voit naître en Suède le goût des arts, et que les premiers germes d’une école indigène commencent à se dessiner peu à peu. L’Allemagne fit pour elle ce que Virgile a dit de la Grèce : Græcia capta ferum victorem cepit. La Suède fut conquise par la nation qu’elle avait envahie, et c’est en pillant les chefs-d’œuvre qu’elle apprit à les comprendre et à les aimer. Christine, la docte et la lettrée, contribua par ses goûts, par les collections qu’elle forma, par les hommes qu’elle appela autour d’elle, à accélérer ce mouvement, sans parvenir à créer encore un noyau d’artistes indigènes. C’est seulement sous le règne de son successeur, Charles XI, que l’on voit apparaître, à côté des architectes Tessin et Rüdbeck, la première génération de peintres nationaux.
La peinture resta toujours en un rang très-subalterne, sous ce ciel voilé du Nord qui n’a pas les secrets magiques de la lumière. C’est en vain qu’on chercherait dans la plupart des œuvres qu’elle a produites un caractère original et personnel, une forte empreinte locale, quelque chose enfin de ce qui constitue une école. La nomenclature des peintres suédois n’offrirait aucun intérêt sérieux. De nos jours seulement, la Suède et la Norwége, comme on l’a pu voir à l’Exposition universelle de 1867, sont arrivées à conquérir une place vraiment distincte et bien à elles, quoique très-restreinte encore, dans le domaine artistique. Par la franche reproduction des types et des sites du Nord, des mœurs et des paysages locaux, des scènes de la vie familière, de l’histoire et de la légende indigènes, MM. Berg, Malstrom, Jernberg, Nordenberg, Tidemand, Hœckert, etc., ont réussi à se faire, dans la grande mêlée cosmopolite, une place sans éclat, mais non sans honneur.
La sculpture, l’art calme et grave par excellence, devait prendre dans le Nord un épanouissement plus large et plus complet. Non pas cependant que la Suède compte un grand nombre de statuaires illustres, mais quelques-uns de ceux qu’elle a produits peuvent entrer en parallèle avec les meilleurs. Tel fut, au dernier siècle et au commencement de celui-ci, Sergell, dont les œuvres innombrables, où se trahissent à la fois l’amour enthousiaste de l’antiquité et l’étude sévère de la nature, remplissent le musée de sculpture de Stockholm, et notamment la salle qui porte son nom. Tel fut surtout, en ce siècle, le Thorvaldsen suédois, Fogelberg, dont presque toute la vie, comme celle de Thorvaldsen lui-même, s’écoula à Rome, au milieu des chefs-d’œuvre dont il n’avait point le courage de se séparer. Le musée de Stockholm renferme une vingtaine de statues de Fogelberg, dans tous les genres et sur tous les sujets, grecs ou scandinaves, historiques ou mythologiques, de dimension naturelle ou de grandeur colossale, et il n’est jamais resté inférieur à sa tâche, soit qu’il se proposât de rendre la beauté féminine et la grâce antique dans sa Baigneuse et sa Psyché, soit qu’il cherchât, dans ses effigies de Gustave-Adolphe et de Charles-Jean XIV, à concilier les exigences vulgaires du costume et du portrait avec les grandes lois de l’art monumental ; soit enfin qu’il eût à créer, pour ainsi dire, de nouveaux types et à chercher un nouvel idéal, en introduisant dans la statuaire, avec ses compositions de Thor, de Balder et d’Odin, cette mythologie du Nord, qui s’était créé une poésie, mais n’avait point encore pris possession des arts.
Après eux, des noms comme ceux de Göthe et de Bystrom mériteraient de nous arrêter un moment, si nous n’étions forcés de courir. Je suis allé voir à Storkyrkan, — la cathédrale de Stockholm, — le tableau du Jugement dernier, qui passe pour le chef-d’œuvre d’Ehrenstrahl. Le tableau ne m’a point paru tout à la hauteur du sujet ni de sa réputation. L’église, d’un style assez pauvre et très-froid, n’a rien de remarquable. Je l’ai déjà dit, le seul temple de Stockholm — et ce n’en est pas, du moins ce n’en est plus un — qui se distingue par un caractère original et qui mérite une attention sérieuse, c’est l’église de l’île Équestre (Riddarholmskyrkan). Ce temple, d’origine fort ancienne, mais reconstruit dans le style gothique il y a une vingtaine d’années, après avoir été détruit en grande partie par la foudre, s’annonce de loin par son haut et svelte clocher de fer, évidé et travaillé à jour. L’addition successive de plusieurs chapelles, qui dessinent sur ses deux flancs des excroissances diverses, en forme de rotondes ou de quadrilatères, donne à son architecture une physionomie assez bizarre. C’est aujourd’hui le Saint-Denis et le Walhalla de la Suède. Les voûtes sont tapissées, comme celle des Invalides, de drapeaux enlevés à l’ennemi, et les armoiries des chevaliers de l’ordre des Séraphins, le plus ancien et le plus illustre de Suède, en décorent tous les murs. On y marche littéralement sur les tombes des héros, dont les pierres sépulcrales forment le pavé du temple. Des cénotaphes d’un goût sévère se dressent des deux côtés du chœur, et chacune des chapelles forme un mausolée où repose, dans des sarcophages de porphyre, de marbre vert ou blanc, ornés de faisceaux, d’étendards et de trophées guerriers, un roi, un prince ou un grand général. Comme Turenne à Saint-Denis et Marlborough à Westminster, Jean Baner et Lennart Torstenson dorment au milieu des souverains dont ils ont fait la gloire. Des caveaux funèbres, que ne protége aucune barrière, ouvrent dans le sol leurs trous profonds, où l’on descend par des escaliers sombres, et j’ai failli, en me reculant pour embrasser d’un coup d’œil le monument du roi Magnus Lœdulas, le Louis XI suédois, rouler dans la crypte béante de Gustave-Adolphe.
Sur une petite place, à gauche de l’église, s’élève, au sommet d’une colonne de pierre à lourd chapiteau, la statue en bronze de Birger Jarl, le véritable fondateur de Stockholm, érigée par la bourgeoisie de la capitale. A quelque distance, la Maison équestre, construite en briques, comme Riddarholmskyrkan, élève au-dessus d’une façade chargée d’inscriptions latines et flanquée de deux obélisques, son fronton triangulaire que surmontent trois statues. C’est dans ce bel édifice, à mine imposante et à proportions monumentales, que siégeait jadis la noblesse en temps de diète. Une salle du rez-de-chaussée renferme les portraits de tous les maréchaux, sauf de celui qui était en charge quand Gustave III fit passer la loi qui désarmait la noblesse au profit de la royauté. Sa place est restée vide, comme celle du doge Marino Faliero dans la salle du Grand-Conseil, au palais ducal de Venise. Les armoiries de toutes les familles nobles de Suède décorent le premier étage, qui servait de lieu de réunion à la diète. La Maison équestre n’est plus aujourd’hui qu’un ornement de la cité et un souvenir historique, car l’ancien mode de représentation nationale par les quatre ordres — noblesse, clergé, bourgeoisie, paysans — a été remplacé dans ces derniers temps par deux chambres, de droits égaux et toutes deux élues, mais dans des conditions de suffrages et de durée différentes.
A la nouvelle diète revient la tâche d’effacer de la législation les dernières traces de barbarie. La Suède est fière d’avoir la liberté de la presse, mais la liberté de conscience est un bien plus précieux encore, et elle ne l’a pas.
Pour la Suède, comme pour d’autres pays, la question religieuse est identifiée avec la question nationale, et a pris, dans les cœurs, ce caractère de protestation et de vengeance qui donne à l’idée toute l’intensité de la passion. Lorsque je visitai l’église Sainte-Catherine, mon guide suédois ne manqua pas de m’avertir qu’elle était bâtie sur l’emplacement même où eut lieu le Bain de sang, le 7 novembre 1520 : l’histoire a stigmatisé de ce nom le meurtre, à peine juridique, de quatre-vingt-dix citoyens notables, exécutés par ordre de Christian II, comme coupables de révolte contre le pape et excommuniés par lui. Sous prétexte de venger l’Église, dont il se souciait si peu qu’il finit par embrasser la Réforme lui-même, ce monarque conquérant, qui venait de rattacher violemment la Suède à l’Union de Calmar, et n’avait pu entrer dans Stockholm qu’après un siége pénible de quatre mois, voulait frapper d’un coup terrible les résistances de l’aristocratie. Le catholicisme porta la peine du crime commis en son nom, et paya, par surcroît, toute la haine que Christian II sembla prendre à tâche d’accumuler encore sur sa tête, en prodiguant les massacres pour maintenir l’Union. Aussi quand le libérateur Gustave Wasa, dont le père avait péri dans le Bain de sang, se leva contre le tyran abhorré de la Suède, les idées religieuses qu’il avait adoptées se confondirent avec la cause patriotique qu’il représentait, et en prirent, comme elles leur prêtèrent, une force nouvelle.
A Dieu ne plaise que nous fassions au catholicisme l’outrage de couvrir de son nom les hommes violents et les actes cruels qui le compromirent, et que nous nous croyions, comme certains écrivains assez mal inspirés pour défendre la vérité aux dépens de la justice, tenus à des solidarités que réfute l’histoire et que la conscience condamne ! Mais si quelques-uns de ceux qui poussèrent Christian à devenir le bourreau de la Suède firent tout ce qui dépendait d’eux pour tremper la robe de l’Église dans le sang versé par leurs mains, que penser de la violence mêlée d’astuce et de perfidie avec laquelle Gustave Wasa poursuivit sans relâche, au profit de son ambition et de son intérêt, la destruction de la vieille foi suédoise ! Les prélats, couverts de ridicule et livrés aux huées de la populace, le clergé proscrit, les couvents rasés ou pillés, les églises spoliées, tous les biens de l’Église confisqués, les protestations étouffées tour à tour par le mensonge et par la force, telles furent les voies que suivit Gustave pour abolir une autorité qui gênait la sienne et s’arroger un pouvoir sans partage. Dans sa guerre au catholicisme, il ne respecta même ni le couvent, ni la châsse de sainte Brigitte, née du sang royal de Suède. L’histoire, en admirant le soldat, a trop amnistié le souverain. Ce qui est fondé par la force ne peut se maintenir que par l’intolérance. La législation suédoise a trahi longtemps le vice originel de l’église nationale par l’esprit d’injustice et d’arbitraire qu’elle consacrait à sa défense.
Jusqu’en 1860 il était défendu d’embrasser et de professer une autre religion que celle de l’État, et le luthérianisme avait pour gardien tout un arsenal de dispositions draconiennes qui ne restaient — l’émotion de la France catholique l’a dit plusieurs fois assez haut — toujours pas à l’état de lettre morte. Entre autres oublis qu’on est en droit de reprocher à la dynastie française de Bernadotte, le plus grave et le plus triste est de ne s’être même pas assez souvenu de son origine catholique pour assurer du moins au catholicisme la tolérance de la loi. Tant que la Suède n’aura pas entièrement purgé son code de cette tache qui le déshonore, il ne lui sera vraiment pas permis de parler de son libéralisme.
Depuis 1860, un grand pas a été fait en avant : un dernier reste à faire, par la levée des prohibitions qui interdisent aux cultes dissidents l’entrée des fonctions publiques. Il s’accomplira prochainement : le projet de loi présenté en ce sens à la diète de 1866, adopté presque unanimement par la seconde Chambre, n’a été repoussé par la première qu’à une majorité très-faible, et de la discussion qui eut lieu alors, comme des opinions unanimes que j’ai pu recueillir dans de nombreuses causeries avec les principaux représentants de la presse, de l’administration et de la haute bourgeoisie, il résulte que ce débris honteux des vieilles proscriptions, depuis longtemps battu en brèche et condamné en principe, ne peut tarder beaucoup à disparaître. Tous les Suédois éclairés comprennent que leur religion nationale doit désormais se défendre par elle-même.
Il est peu de capitales qui puissent se vanter d’avoir des environs aussi charmants que Stockholm. La ceinture de parcs, de forêts, de villas et de châteaux qui l’entourent, en se mirant dans les flots du lac et dans ceux de la Baltique, ferait envie à Paris, si Paris la connaissait.
Le plus célèbre de ces lieux de plaisance, le favori de la population stockholmoise, c’est le Djurgarden, parc immense mêlé de bois et de plaines, rempli de restaurants, de guinguettes, de cafés, de théâtres et de vastes solitudes. Le Djurgarden est un Bois de Boulogne, où l’art toutefois n’a fait qu’aider légèrement la nature, sans chercher ni à la vaincre, ni à s’en passer.
On peut s’y rendre par terre ou par eau. La voie de terre traverse un des plus désagréables quartiers de Stockholm, — le quartier des casernes. Un aveugle le reconnaîtrait à l’odeur. Mon guide a naturellement saisi cette occasion de me donner quelques détails sur l’armée suédoise : elle se compose de troupes enrôlées, où l’on s’engage d’ordinaire pour six ans, de troupes de conscriptions, qui comprennent tous les jeunes gens de 20 à 25 ans, soumis, en temps de paix, à des exercices d’une durée très-restreinte, et de troupes cantonnées (indelta) qui sont enrégimentées pendant toute la durée de leur existence active. L’indelta est une création de Charles XI. Au lieu de mener la vie de garnison et de caserne, elle est répartie à la campagne, où chaque soldat possède quelques arpents de terre et une petite maison ; dans l’intervalle des camps, il se mêle à la population rurale, et comme le domaine qui lui est alloué ne suffirait point à le faire vivre, il adopte une industrie et cherche surtout ses moyens d’existence dans les travaux agricoles. Il en résulte que cette partie de l’armée nationale profite au développement pacifique du pays. C’est la réalisation complète d’un type popularisé jadis par Horace Vernet : le soldat laboureur. Comme le maréchal Bugeaud, chaque homme de l’indelta pourrait prendre pour devise : Ense et aratro. On juge de l’élément solide de résistance qu’offriraient à une guerre d’invasion de pareilles troupes, composées d’enrôlés volontaires et attachées au sol par des liens si puissants.
La Suède a subi la fièvre de militarisation qui s’est emparée de tous les peuples européens. On a combiné je ne sais quel système savant et compliqué, grâce auquel l’effectif de l’armée peut s’élever, en cas de péril, et pour la part de la Suède seule, au chiffre invraisemblable de quatre à cinq cents mille hommes. Il s’est formé aussi, d’un bout à l’autre du pays, des corps nombreux de volontaires qui s’équipent à leurs frais, s’assemblent quand ils veulent et s’exercent comme ils le jugent à propos, sans aucune intervention du gouvernement.
Mon guide était justement volontaire, et il s’étendit avec complaisance sur les services que pourraient rendre ces corps et sur la parfaite liberté d’action que personne ne songeait à leur disputer. Il finissait son explication comme la voiture s’engageait sur le pont qui relie à Stockholm l’île de Djurgarden et venait s’arrêter pour y acquitter le péage, à l’arcade décorée d’emblêmes de chasse qui s’élève à l’entrée de ce vieux Parc-aux-cerfs.
C’est véritablement un endroit délicieux que le Djurgarden. Dans leur enthousiasme, les habitants de Stockholm prétendent que, pour le bien connaître, pour en sentir tout le charme, il faut l’avoir parcouru cent fois, à toutes les heures du jour et de la nuit, dans toutes les saisons de l’année. Je ne l’ai parcouru qu’une fois, et sous les épais ombrages de ces grands chênes aux rameaux tordus et crispés, semés de châlets et de villas italiennes, dans ces sentiers onduleux qui serpentent à travers le bois, ouvrant à chaque pas des échappées sur les flots, j’ai compris la tendresse des Stockholmois pour leur promenade.
Le pavillon d’Armenonville de Djurgarden s’appelle Hasselbacken. Cet établissement modèle s’élève avec majesté sur une petite colline, comme pour mieux dominer les rivaux impuissants dispersés autour de lui. J’y ai dîné, et j’aurais bien envie de donner ici le menu et la carte des vins, afin d’humilier une fois de plus la vanité parisienne. Le café Anglais n’a point, assurément, une cave supérieure à celle de Hasselbacken, et les riches commerçants suédois, grands amateurs des vignes françaises, peuvent boire là du branne-mouton du château-yquem et du champagne-crémant, tels qu’on en trouverait à peine dans les celliers royaux.
Comme la plupart des peuples du Nord, les Suédois sont de solides mangeurs et des buveurs sérieux. Il est pénible de leur tenir tête. Quand on s’est assis à leurs tables, on s’explique mieux le rôle que joue chez eux, depuis le temps des scaldes, la poésie bachique, qui n’est pas seulement à leurs yeux, comme aux nôtres, une œuvre futile et légère, abandonnée aux caveaux et aux cabarets, mais un genre national, apprécié surtout aux soirs d’hiver, dans ces réunions fraternelles où, pour combattre la neige qui tombe et la bise qui souffle, la chaleur de la coupe s’ajoute à celle du foyer et la chaleur de la chanson joyeuse à celle de la coupe. Ils traitent la question de la nourriture avec cet amour de l’aisance et du confortable qu’on remarque dans leur manière de se loger et de se vêtir. Sauf dans les pauvres provinces septentrionales, l’ouvrier ne fait jamais moins de cinq repas par jour, et il va parfois jusqu’à six, sans préjudice des suppléments qu’on lui sert, pour peu que la besogne soit plus rude que d’ordinaire. Faute de vin, le peuple abuse de l’eau-de-vie, et le gouvernement a dû combattre cette fatale passion, source de misère physique et de dégradation morale, par le remaniement complet de l’impôt sur la fabrication. L’effet de la nouvelle loi s’est déjà fait sentir, en amenant, par manière de compensation, un développement considérable dans la consommation du café. Mais l’eau-de-vie n’en reste pas moins la base de tout repas national ; elle a remplacé l’hydromel des Sagas. L’établissement de Hasselbacken lui-même, quel que soit le raffinement de sa civilisation culinaire, reste fidèle à la vieille coutume de servir à part, avant le dîner, sur des tables où chacun va choisir à sa guise, ou sur des plateaux que les domestiques promènent parmi les convives debout, des hors-d’œuvre composés de beurre, de sardines, de viandes froides, qu’escorte l’inévitable petit verre d’eau-de-vie.
C’est à peu près le seul trait de couleur locale que j’ai recueilli dans les dîners de Stockholm. Les minces galettes de pain dur et croquant apparaissent bien aussi sur les tables, mais généralement sans sortir des plateaux où elles sont empilées. Quant aux autres mets indigènes, — les coqs de bruyère des forêts du Norrland, les champignons suédois en coquilles, les filets d’élans à l’anglaise, il n’y a rien là de particulier à Stockholm. La cuisine et les cuisiniers de Paris ont envahi toute l’Europe, comme ont fait aussi ses romans, ses comédies et ses comédiens.
En revenant de Hasselbacken, on m’a montré un buste en bronze érigé sur une éminence, dans l’un des endroits les plus charmants du parc. Je remarquai que la plupart des promeneurs soulevaient leur chapeau en passant. C’est l’effigie du poëte Bellmann, l’Anacréon, le Pindare et le Béranger de la Suède, élevée par souscription, en 1829, au milieu du Djurgarden, qu’il a si souvent et si bien chanté, et au lieu qu’il affectionnait le plus. Rien ne peut donner une idée de la popularité dont jouit Bellmann en Suède. Chaque visage s’épanouit à son nom ; il s’est formé autour de sa vie insouciante et pauvre un cortége de légendes qui grossit chaque jour ; on traite sa gloire comme celle d’un ami ; on n’en parle jamais sans un sourire mêlé d’une sorte d’attendrissement. C’est qu’il a lui-même dans ses vers la note joyeuse et la note mélancolique. Poëte de l’amour et du vin, de la taverne et des gaietés bruyantes, il est aussi, à ses moments, un rêveur et un philosophe, dont l’éclat de rire se fond tout à coup dans une larme. Sous les burlesques folies qu’il aime à peindre des couleurs les plus éclatantes, on sent battre un cœur ému. La guitare de Bellmann a sa corde d’airain.
Chose étrange et tout à fait originale que ce mélange intime de la délicatesse, de la grâce, de l’émotion et de la gravité, à la verve la plus bouffonne et la plus triviale ; que tant de mesure sous tant d’extravagance, tant d’art uni à tant de naturel, et, dans cet essor si libre et si fougueux, cette faculté de rester maître de soi ! Bellmann est un improvisateur dans toute la force du terme ; il ignorait la composition laborieuse, savante et solitaire. Son génie s’échauffait au contact de la foule ou de quelques amis, à table, au coin du feu, parfois au cabaret ou sous les ombrages du Djurgarden, animés par le bruit des joies populaires. Il chantait alors, en s’accompagnant sur la guitare, avec une chaleur et une action extraordinaires, les vers qui jaillissaient de sa veine en flots abondants. La plupart de ses pièces n’ont été écrites qu’après coup, ou recueillies que par ses auditeurs. Pour les bien lire, il faut les chanter et les mimer comme lui. Si vous ajoutez à ces caractères que la poésie de Bellmann est fortement imprégnée de la couleur locale, que tout y est suédois, ou du moins scandinave, et qu’il prend exclusivement autour de lui ses types, ses tableaux et ses cadres, vous comprendrez à la fois pourquoi il est si aimé du peuple, qu’il aimait, et pourquoi aussi il est absolument intraduisible.
Bellmann s’éteignit comme il avait vécu, en chantant. Sa dernière nuit fut une longue improvisation, qu’arrêta seul le râle de l’agonie. Son tombeau fut entouré d’honneurs extraordinaires. L’Académie de Stockholm lui éleva un monument et lui fit frapper une médaille. Le roi assista à l’inauguration de son buste, au milieu de la ville entière, et chaque année, à la date anniversaire de cette inauguration, pendant les beaux jours de l’été, la foule se presse autour de son image pour célébrer la fête du poëte en chantant ses vers et ses mélodies.
Comme le Danemark, d’ailleurs, et comme tous les petits peuples qui vivent concentrés en eux-mêmes et repliés sur les souvenirs de leur histoire, la Suède professe un véritable culte pour sa littérature nationale et ses traditions patriotiques. La Suède, on ne l’ignore pas, tient un des premiers rangs dans la statistique de l’instruction publique en Europe. Bien que Stockholm ne puisse prétendre à égaler Copenhague comme ville savante et que le mouvement intellectuel se soit réfugié surtout dans les universités de Lund et d’Upsal, je n’ai trouvé presque personne, parmi les journalistes, les avocats, les fonctionnaires, les commerçants avec lesquels j’étais en rapport, qui ne fût prêt à me réciter et à me traduire les plus beaux passages des Eddas et de ces poésies populaires, patrimoine commun de toutes les nations scandinaves ; voire du grand poëte Tegner, de l’élégant et harmonieux Kellgren, du sombre Lidner, de Stagnelius, de Geiier, d’Atterbom, de Nicander et de toute cette pléiade de lyriques, légitimes héritiers des vieux scaldes, aux mains desquels revit et frémit encore la harpe si longtemps muette. La poésie lyrique est la fleur naturelle de ce pays du Nord, celle qui domine et qui efface toutes les autres ; elle emprunte généralement à la nature dont elle est le produit un caractère de mélancolie et de gravité pénétrantes. Elle se glisse partout : on la retrouve dans l’épopée et dans le drame, souvent même jusque dans ces romans domestiques, dans ces tableaux de mœurs et ces récits de la vie familière, empreints d’un si grand charme moral, dont mademoiselle Frédérika Bremer a laissé les plus aimables modèles.
La dernière journée de notre séjour à Stockholm fut consacrée à l’exploration de ses alentours. Nous nous embarquâmes, dès l’aube, sur un petit bateau à vapeur, pour nous rendre à Ulriksdal. On descend pendant une heure le fleuve, tantôt étroit comme la Seine au pont des Arts, tantôt s’élargissant tout à coup en bras de mer, qui joint le lac Mälar à la Baltique. En fermant les yeux, je revois encore, au fond du tableau, à demi enveloppé dans son voile de brouillard que percent les flèches d’or du soleil levant, Stockholm, avec ses collines émergeant des flots et ses dômes planant dans la nue ; autour de nous, déployant les ailes de l’oiseau, ou immobiles comme de sombres forteresses de fer, la flottille des omnibus aquatiques en mouvement, les navires pavoisés des étendards de toutes les nations, les sveltes corvettes, les chaloupes canonnières et le lourd Monitor d’Éricsson, qui a servi de type à tant d’autres ; à droite, une forêt de pins aux lignes abruptes et aux gorges sauvages ; à gauche, l’interminable lisière du Djurgarden variant à chaque pas ses admirables points de vue, cachant et démasquant tour à tour, dans chacun de ses replis, de blanches villas, avec leurs fraîches pelouses et leurs coquets pavillons de bains.
Ulriksdal est une grande maison de plaisance, d’aspect bourgeois, qu’on pourrait prendre à la rigueur pour celle d’un commerçant enrichi : vrai logis d’un monarque constitutionnel, qui n’est que le premier citoyen de son royaume. Tout y sent l’aisance et le confortable ; rien n’y dit, au premier abord, l’illustre origine et les grands souvenirs de ce château historique, bâti sur le bord du golfe par le maréchal Jacques Pontus de la Gardie, habité par la reine Christine et par Ulrique Éléonore, puis tombé de chute en chute au rang d’hospice militaire, avant que le roi actuel n’eût repris en grâce et tiré de l’oubli ce vieux favori délaissé. Mais, dès qu’on a dépassé le seuil, la transformation s’opère à vue d’œil. C’est surtout à Ulriksdal qu’éclatent, dans la richesse et la variété des collections qui font de chaque salle un musée, les goûts artistiques de Charles XV. Les appartements de parade, la chambre du conseil, la salle de chasse, la salle des chevaliers, les tableaux, les armes, les poteries, les faïences et les émaux, les vitraux peints, détachés des églises et des cloîtres en ruines, les bronzes, les bahuts, les porcelaines de vieux sèvres et de vieux Japon, tout y charme le regard et l’esprit. Un curieux, un amateur de bric-à-brac, passerait des semaines entières dans chaque pièce et deviendrait fou de désir à manier ces merveilles. Tout ici a sa physionomie propre et son histoire ; il ne manque à ce château de la Belle au bois dormant que ses hôtes disparus. Mais le cadre fait revivre les personnages, et en entrant dans la grande salle de gala, j’ai cru voir un moment le comte de la Gardie et la belle Ebba Brahe se lever des larges fauteuils, contemporains de la guerre de Trente ans, pour nous faire les honneurs de la maison.
Il pleuvait à torrents lorsque j’ai visité le parc et le château de Haga, comme si la nature eût voulu s’associer, par une secrète harmonie, à l’impression mélancolique de ces lieux, sur lesquels plane encore le fantôme ensanglanté du monarque énigmatique qui s’appelait Gustave III. Haga est une création de Gustave, qui avait médité d’en faire le Versailles de sa royauté absolue. Il aimait à en porter le nom, comme pour se parer de son rêve et le traîner partout avec lui. Ouvrez les chroniqueurs du dix-huitième siècle, et vous y lirez jour par jour le récit du voyage triomphal de M. le comte de Haga à Paris en 1784. On voit encore les fondations du palais splendide, qu’une rue monumentale, aboutissant au Norrbro, devait réunir à Stockholm. En attendant, il avait fait bâtir le modeste pavillon qui subsiste aujourd’hui, et d’où il partit, le soir du 15 mars 1792, pour aller tomber à l’Opéra sous le poignard d’Ankaström. Sur ces jardins, dont les serres abritent les plus belles fleurs de Stockholm et même quelques vignes, qui sont peut-être les seules de toute la Suède ; sur ces massifs ombreux, ces eaux tranquilles, ces allées qui serpentent à travers les pelouses d’un vert tendre et doux, il y a un voile de mystère et de tristesse comme sur la destinée de Gustave lui-même.
Au retour, j’ai vu le château de Carlberg. Ce n’est point un rare monument d’architecture. Un pavillon central, auquel on monte par un large perron, flanqué d’avant-corps, et accru, à droite et à gauche, de deux grands bâtiments dont la physionomie fait songer à une caserne, voilà tout à peu près. Et cette physionomie n’est point menteuse : Carlberg est aujourd’hui le Saint-Cyr de la Suède ; on y élève dans une discipline sévère les futurs officiers de l’armée scandinave. Mais cette école militaire se mire dans le beau canal qui coule à ses pieds entre deux rives verdoyantes, et son parc est digne d’un palais.
Si l’on veut des monuments plus originaux et plus princiers, il faut pousser jusqu’à Gripsholm, le palais gothique aux cinq tours, à la fois forteresse et château, prison et musée, Vincennes et Trianon, sombre comme une geôle, riant comme un théâtre et comme une salle de bal, tout rempli d’antithèses violentes à la façon d’un drame de Victor Hugo, et où l’on entend à chaque pas l’écho lointain des chansons et des rires, mêlé aux gémissements qui montent du cachot sinistre creusé pendant neuf années par les pas d’Éric XIV. Il faut pousser surtout jusqu’à Skokloster, royale résidence élevée des mains du maréchal Wrangel sur les ruines d’un cloître illustre confisqué par la Réforme, et dont le quadrilatère imposant, surmonté d’une coupole et flanqué aux angles de quatre larges tours, apparaît tout à coup sur les bords du lac Mälar, comme une citadelle féodale et comme une vision des grands siècles de la Suède.
Mais ce qu’il y a de plus beau dans ces domaines qui font à Stockholm un cadre si riche et si varié, c’est toujours la nature, cette belle nature du Nord, dont le charme s’accroît du mystère et se fait d’autant plus pénétrant qu’il est plus voilé. Pendant bien des mois, l’hiver l’ensevelit sous son lourd suaire de neige ; la bise souffle dans les branches dépouillées des chênes ; les pins se couronnent de givre et les traîneaux sillonnent en tout sens le Mälar recouvert d’une épaisse couche de glace. Mais quand le 1er mai ramène l’éveil joyeux de la terre si longtemps endormie, quand les premières fleurs percent le sol et que les premières feuilles éclatent dans le bourgeon fécondé, alors c’est fête partout. Le peuple reprend avec ivresse possession du Djurgarden, de Haga et de Tivoli ; il célèbre par ses chants et ses jeux l’arrivée du soleil ; et tandis qu’il plante aux portes de ses maisons des mais ornés de rubans et de couronnes de fleurs, les étudiants d’Upsal arborent solennellement, dans une cérémonie accompagnée d’une procession publique, la casquette blanche qu’ils ne quitteront plus qu’à l’entrée de l’hiver. Le retour du printemps est la grande fête nationale de la Suède.
Le jour du départ était venu. Nous prîmes, un matin, le chemin de fer de Töreboda, dans l’intention d’achever le reste du trajet par eau, et de pénétrer ainsi plus avant dans l’intérieur du pays.
La Suède est sillonnée de canaux dont le plus célèbre est le canal de Gothie, sur les bords duquel s’élève la station de Töreboda. Achevé seulement en 1832, au prix des plus grands efforts et des plus lourdes dépenses, le canal de Gothie unit la Baltique à la mer du Nord et se relie au système de la défense nationale. Il traverse huit lacs, s’élève à certains endroits jusqu’à une hauteur de plus de 100 mètres et compte cinquante-huit écluses. Les travaux de ce genre ont été singulièrement multipliés dans ces derniers temps, mais la plupart sur une étendue très-restreinte, pour faciliter les communications et les transports. A côté des canaux de Gothie et de Trolhœtte, grandes routes royales qui se développent sur une largeur de 90 pieds, sur une longueur de 40 à 45 lieues, en y comprenant les lacs, et qui ont nécessité toutes les ressources de l’art des ingénieurs, il y a de petits canaux de 4 et de 10 kilomètres, qui sont de véritables chemins vicinaux.
Un des plus grands charmes de cette navigation intérieure vient du nombre et de la beauté des chutes que forment les cours d’eau naturels ou artificiels de la Suède. Écluses des canaux et cataractes des fleuves ménagent fréquemment à l’œil du voyageur des spectacles qu’il ne se lasse pas d’admirer. Celles du fleuve Luléa surtout n’ont pas de rivales en Europe. La chute du Rhin à Schaffouse n’est qu’une vulgaire cascade à côté de la gigantesque cataracte de Harspranget, qui dépasse même de moitié la hauteur du Niagara, et qui serait un but de pèlerinage pour tous les touristes, si elle n’était perdue en pleine Laponie suédoise, dans des solitudes presque inaccessibles, où les chemins de fer ne pénétreront pas de sitôt.
Malheureusement, je n’ai pu voir en face aucune de ces chutes, que les bateliers indigènes descendent quelquefois dans leurs barques avec une audace et une adresse extraordinaires. En arrivant à Töreboda on nous apprit que nous ne pouvions trouver de bateau avant le lendemain soir, et ne nous sentant point la patience d’attendre jusque-là, nous reprîmes le chemin de fer pour gagner Gotheborg.
Gotheborg, que nous appelons Gothembourg, est, après Stockholm, la plus grande ville de la Suède, et compte environ cinquante mille habitants. Depuis trente ans, elle a pris un développement considérable, et, grâce à sa position sur le bord de la mer, à l’embouchure du Gotha ; grâce à l’extension croissante de son commerce, elle ne peut que grandir rapidement encore. Il semble même qu’en construisant la ville, on ait voulu se mettre longtemps d’avance au niveau des besoins futurs, par la largeur des rues, la dimension des places, le nombre et le grand air de ses établissements d’utilité publique. Ce qui frappe au premier abord dans cette ville, dont le nom est presque inconnu en France, c’est le caractère ample et majestueux qui lui donne la physionomie d’une capitale.
La ville est située en partie dans un vallon marécageux, en partie sur un rocher où elle s’étage en amphithéâtre. Du côté de la terre, une sorte de bastion la domine de sa masse imposante : c’est le reste d’un fort démoli qui la défendait jadis, et dont on a fait une prison. Du côté du fleuve, l’école de navigation dresse au sommet d’un roc ses tours massives et son observatoire, pareil à une citadelle. Ailleurs encore, l’école militaire couronne l’une de ces collines aux flancs dénudés qui enserrent la plaine où s’étend Gotheborg. On ne se figure pas la quantité d’établissements d’instruction et de bienfaisance que renferme cette ville. Quelque philanthrope doit avoir passé par là. Ce ne sont qu’écoles publiques, hôpitaux, maisons d’orphelins, d’enfants trouvés et d’ouvriers, sociétés bibliques et fondations de charité. Et tout cela ressemble à des palais : la douane même et les usines qui entourent le port présentent les mêmes proportions monumentales. Ce sont bien, en effet, les palais de cette ville commerçante, grandie par la pêche du hareng et le négoce avec les Indes, trop jeune et trop souvent rebâtie, à la suite de ses désastres, pour avoir des édifices historiques, et faisant de sa richesse l’usage intelligent et pratique de ces grands industriels qui achètent rarement un tableau, et n’ont point le sens artistique ou pittoresque aussi développé qu’on le souhaiterait peut-être, mais qui fondent autour d’eux des crèches, des ouvroirs, des asiles et des hospices.
Cependant Gotheborg a un musée, mais là encore le caractère pratique et positif apparaît. On l’a installé dans l’ancien bâtiment de la Compagnie des Indes, — un spécimen curieux des vieilles maisons en briques de la ville primitive — côte à côte avec les bureaux du télégraphe et l’école des arts et métiers ; et ce musée universel, qui est l’établissement favori des Gothembourgeois, celui qu’ils montrent avec le plus de complaisance et dont ils parlent avec le plus d’orgueil, a fait à l’histoire et à la science une plus large place qu’à l’art.
La galerie de tableaux, composée presque exclusivement de noms scandinaves et contemporains, serait d’un attrait fort médiocre sans un chef-d’œuvre sui generis dont le souvenir me charme encore aujourd’hui. C’est une toile d’assez grande dimension, datée de 1864 et signée du nom d’Ekman, un artiste finnois de quelque renommée en son pays. Sur le premier plan, un marin anglais présente une Bible à un Italien en chemise rouge, qui avance la main droite pour la prendre, tout en serrant de la gauche le drapeau national sur son cœur. Au second plan, le pape, coiffé de sa tiare, s’interpose d’un air farouche entre l’Italien et l’Anglais, et s’efforce d’écarter le bras de l’hérétique. Mais celui-ci persiste avec énergie, et, dans le fond, Notre-Seigneur descend du haut des cieux, en tendant une palme au courageux marin anglais, pour le consoler des mauvais traitements du pape. Cette simple esquisse suffira, je l’espère, à faire comprendre l’hilarité douce dont je fus saisi tout à coup, et que mes guides partagèrent d’ailleurs de très-bonne grâce.
Pic de la Mirandole eût pu trouver dans le Musée de Gotheborg un ample sujet à ses dissertations de omni re scibili et quibusdam aliis. A côté des tableaux et des plâtres d’après l’antique, on y voit une précieuse collection d’objets de l’âge de pierre, de l’âge de fer et de l’âge de bronze, de haches en silex, d’épées scandinaves, de monuments runiques ; des hommes fossiles et des oiseaux empaillés, des monstres qui font reculer la nature d’horreur et des fœtus confits dans de l’esprit-de-vin ; un cabinet de médailles et une galerie d’histoire naturelle, dont le morceau principal est la carcasse d’une énorme baleine, échouée jadis sur la plage de Gotheborg, où elle resta prise dans la vase, et qui exhale encore, après bien des années, une odeur presque suffocante.
C’est ainsi que toujours, dans la seconde ville de Suède, se mêle le grave au doux et l’aimable à l’utile. Les commerçants qui l’ont fondée et qui l’administrent n’y ont point oublié l’agrément. Partout s’ouvrent des squares, s’étendent des parcs et de belles promenades. Le petit lac sur lequel elle est bâtie s’y distribue en canaux ombragés qui parcourent la ville en tous sens. Gotheborg a été construit suivant le système hollandais, et ce n’est pas seulement par ses nombreux canaux, mais par ses maisons en briques et le caractère général de son architecture, plus solide qu’élégante, par le nombre de ses établissements charitables, par l’amour de la vie confortable et du chez soi, par le climat humide et le sol marécageux, par le développement de son commerce maritime et jusque par le flegme de ses habitants, que ce coin de la Suède rappelle les Pays-Bas.
Les temples de Gotheborg sont coiffés à peu près uniformément de ce clocher rococo, sans style et sans caractère, qu’on rencontre si souvent en Suède. Le plus beau et le plus grand est la cathédrale de Gustave, comme la plus grande et la plus belle place de la ville est celle de Gustave-Adolphe, décorée d’une statue en bronze du roi conquérant. Parmi les monuments qui l’entourent, celui qui l’emporte par son luxe architectural, même sur l’hôtel de ville et la Bourse, est la maison d’un simple particulier. Beaucoup de commerçants gothembourgeois sont puissamment riches, mais le peuple, qui profite de leurs richesses, ne songe pas à les leur reprocher : « Ceci, me disait mon guide, en m’arrêtant devant un édifice de belle apparence, est un hôpital, et ceci une école fondée par le commerce de la ville. — Vous avez vu le château et le parc de la famille Dickson, la plus riche de Gotheborg ; allons voir maintenant les maisons qu’elle a élevées pour les ouvriers. — Regardez notre port, me disait-il aussi, en s’asseyant à côté de moi sur une colline d’où l’on dominait la mer, l’embouchure du Gotha, la ville entière avec ses monuments, ses quais, ses ponts, ses canaux, ses promenades et sa large rue de Sodra Hamngatan, bordée de maisons opulentes. Tous ces bateaux sont à nous. La flotte marchande de Gotheborg l’emporte aujourd’hui sur celle de Stockholm. Et voici là-bas les vaisseaux que nous faisons équiper à nos frais pour une expédition scientifique au pôle Nord. »
Le soir, avant de partir, nos amis nous entraînèrent au beau théâtre de Gotheborg. En Suède, comme dans le reste de l’Europe, la littérature de Scribe et la musique d’Offenbach ont conquis leur droit de cité : d’étape en étape, la Belle Hélène est arrivée jusqu’au pôle. Mais, ce soir-là, j’eus l’heureuse chance de voir jouer par des acteurs indigènes un drame national. C’était, autant qu’il m’en souvienne, le Sigurd Ring de Stagnelius. Sigurd, roi de Suède, a rencontré dans une fête la jeune et belle Norvégienne Alfsol ; il est frappé au cœur par le trait parti des yeux bleus de l’enfant, et il demande sa main. Mais Sigurd a la barbe blanche, et les frères d’Alfsol le repoussent avec mépris. Alors le vieux roi fait appel à ses soldats et marche à leur tête pour enlever celle qu’il aime. Il s’avance, répandant la terreur sur son passage ; les Norvégiens tremblent à l’approche du héros, et, se sentant vaincus d’avance, ils empoisonnent Alfsol au moment du combat, pour dérober à leur ennemi le prix du triomphe. Sigurd se bat comme un lion, met l’armée norvégienne en déroute et se précipite aussitôt vers la tente de la jeune fille. Il ne trouve que son cadavre inanimé. Le chœur, comme une nourrice qui berce son enfant malade pour l’endormir, chante doucement le calme du tombeau et le repos bienheureux qu’on trouve dans le sommeil de la mort. Alors le vieux viking, sans pousser une plainte, sans verser une larme, soulève la blonde Alfsol dans ses bras nerveux, l’emporte sur son vaisseau et va se faire engloutir avec elle par la tempête dans le sein de la mer. Un souffle profond de mélancolie traverse cette légende des temps héroïques et barbares, qui me remit vivement sous les yeux, au moment de quitter la Suède, l’image de la vieille Scandinavie trop longtemps oubliée.
Une demi-heure après, nous montions sur le bateau la Freya, où nous avaient précédés nos bagages. La mer était admirablement tranquille. Jusqu’à trois heures du matin, je restai accoudé sur le pont, regardant le sillage étincelant de la roue à la surface du flot sombre et, derrière nous, les lumières et les phares de la côte de Suède ; rêvant à la mythologie primitive, à Niord et aux dieux Vanes, nés de cette mer que nous traversons. Presque au sortir du port, la Freya effleure dans l’ombre un petit bateau qui ne s’est point rangé assez vite et qu’il manque de couper en deux : la malheureuse barque tournoie éperdue dans le remous des vagues, et se cramponne de toutes ses rames à l’entrée du tourbillon qui voudrait l’avaler. Entre trois et quatre heures, la houle commence à se faire sentir. Nous pénétrons dans le Cattégat, redoutable aux passagers novices, et il semble vouloir rester fidèle à sa mauvaise renommée. Après une résistance de quelques minutes, je jugeai prudent d’aller chercher un asile et une protection dans les bras du sommeil.
Je m’insinuai donc péniblement en l’un de ces cadres étroits qui ressemblent aux tiroirs d’une commode. A peine avais-je fermé l’œil, qu’un rêve bizarre et pénible, vrai cauchemar scandinave, formé par la triple collaboration du bruit et du mouvement de la machine, du trouble naissant de mon estomac et des impressions toutes fraîches que j’avais emportées du théâtre de Gotheborg, vint s’abattre sur moi.
Je rêvais que je montais de la terre au ciel sur le pont Baffrost, que garde le géant Heimdal. J’arrivais au pied du chêne Yggdrasil, dont les rameaux recouvrent l’univers entier, et dont les racines traversent l’abîme. Sur le chêne était perché l’aigle qui sait tout, et sous le chêne était assis Odin, avec ses deux corbeaux et son cheval à huit pieds, entouré des nombreux enfants qu’il doit à la fécondité de son épouse, la belle Freya. Dans mon rêve, Odin, borgne, roux et farouche, rappelait, à s’y méprendre, la physionomie du célèbre directeur d’une grande revue parisienne, qu’il est inutile de nommer. Freya, la déesse de beauté, m’apparaissait sous les traits d’une sybille à hélice et à roulettes, où se confondaient, en un horrible amalgame, la figure de la Vénus septentrionale et celle du bateau qui portait son nom. Odin fixait sur moi son œil unique, autour duquel rayonnaient les prunelles immobiles et flamboyantes de l’aigle et des corbeaux, et sous l’action de ces fauves regards, qui me dévoraient comme le feu, je me sentais maigrir et fondre d’épouvante. Mon corps s’évaporait en fumée, et se trouvait réduit peu à peu à l’état d’une tige flexible, plus mince qu’une branche de bouleau. Tout à coup, des racines du chêne où elles se tenaient couchées, s’élançaient trois déesses redoutables, les Nornes scandinaves : armées de longs ciseaux, comme la Parque classique, elles voltigeaient autour de moi, marmottant les syllabes des runes sacrées, et s’efforçant à l’envi de couper le fil qui composait mon corps. Situation horrible et pleine d’angoisses ! Saisi de vertige, ivre de terreur, je bondissais pour échapper au tranchant fatal, poursuivi par le tourbillon vivant qui se rapprochait toujours. Les corbeaux croassaient des ricanements sinistres ; l’œil d’Odin pétillait d’une joie sauvage ; l’aigle lui-même poussait des cris d’anthropophage en gaieté, et aiguisait son bec comme pour se préparer à un bon repas.
Un coup violent me réveilla en sursaut. Dans l’élan de cette danse désordonnée, j’avais cogné du front contre la paroi supérieure de mon cadre. Je sautai à bas du lit, heureux d’en être quitte pour une bosse. Le soleil se levait, à demi plongé encore dans les flots de la mer. Au loin, à travers un rideau de brume, cinq ou six voiles apparaissaient çà et là, les unes immobiles, pareilles à des maisons blanches sur la côte ; les autres rasant les flots, avec un mouvement onduleux et doux, comme l’aile d’une mouette ou d’un albatros. Puis Helsingborg éleva sur la gauche la haute tour quadrangulaire de son église et le formidable bastion en ruines, seul débris qui reste de ses vieilles fortifications. Vers dix heures, les flèches élancées et évidées de Kronsborg jaillirent de l’autre côté du Sund, et presque aussitôt on aperçut Elseneur, développant sur la plage ses lignes de maisons peintes, entre deux moulins à vent qui égayaient encore ce riant tableau, aussi peu shakespearien que possible, malgré le souvenir d’Hamlet. A midi, nous débarquions à Copenhague, et, après avoir serré la main à nos amis danois, nous repartions le soir vers la France.
1873.
La chronique est la très-humble servante de l’actualité, qu’elle doit suivre et traquer partout. Semblable au chasseur diligent de la ballade, il faut que le chroniqueur, l’œil à l’affût et l’oreille aux aguets, soit toujours par monts et par vaux, prêt à s’élancer sur sa proie partout où elle se montre. Le mot de Mahomet semble fait tout exprès pour lui servir de devise, et quand la montagne ne vient pas à lui, c’est à lui d’aller à la montagne.
Voilà pourquoi, profitant des loisirs de l’été, où les événements font relâche comme les théâtres et prennent leurs vacances comme les écoliers, je suis allé chercher jusqu’à Vienne l’actualité qui me fuyait à Paris. Malgré bien des mécomptes et des avortements, le grand fait de la saison présente est l’Exposition internationale universelle ouverte le 1er mai dernier dans la capitale de l’Autriche, et qui se fermera le 31 octobre prochain. Permettez-moi, lecteur, de vous y conduire, ou du moins de vous mener jusqu’à la porte. Nous en examinerons ensemble les approches et les dehors, et je laisserai volontiers à un autre le soin de vous faire franchir le seuil et de vous guider à travers les innombrables et fatigantes richesses de la Welt-Austellung. Grâce aux chemins de fer, Vienne est, pour ainsi dire, dans la banlieue de Paris. C’est l’affaire de trente-six heures, comme jadis pour aller à Épernay. Mais j’ai suivi le chemin des écoliers. En voyage, j’aime beaucoup à prendre le plus long pour arriver au but, et à exécuter des variations et des fugues en zigzags sur la ligne droite, qui est pour les géomètres le plus court, mais pour les touristes le plus ennuyeux chemin d’un point à un autre.
Que le lecteur se rassure : je ne l’arrêterai pas à chaque étape. Il y a longtemps, je le sais, que l’Allemagne est découverte. Il me permettra de négliger les pierres pour les hommes, l’histoire pour la chronique, et même, après avoir passé, sans détourner la tête, devant des monuments recommandés solennellement à l’admiration des badauds par tous les cicerone, de m’amuser, au prochain sentier, à courir après les papillons et à cueillir la noisette.
Strasbourg, 5 et 6 juillet.
Je suis parti de Paris par le train de huit heures trente-cinq du soir, et n’ai fait qu’une traite et qu’un somme jusqu’à Avricourt. Il y a trois ans, Avricourt était une station insignifiante, qui passait inaperçue pour la plupart des voyageurs. Il n’en est plus ainsi maintenant : le démembrement de la France l’a élevé au rang de station frontière, et ce village est devenu aussi célèbre parmi les voyageurs de la ligne de l’Est qu’il était autrefois inconnu.
Brusquement et sans préparation, on se trouve en terre prussienne. Même en y mettant la plus mauvaise volonté du monde, il est impossible de ne pas s’en apercevoir tout de suite. D’abord, on vous fait descendre pour la visite des bagages, et pendant ce temps, les employés français ont cédé la place aux Allemands. Le rauque coassement des grenouilles du Rhin offusque nos oreilles de toutes parts. Les quais sont envahis par l’uniforme des employés prussiens ; une sentinelle allemande se promène l’arme au bras devant la gare en planches, et le drapeau tricolore — mais où le noir, hélas ! a remplacé le bleu, comme un signe de deuil — flotte au-dessus de la porte. Il n’est pas jusqu’à l’heure qui ne change aussitôt : il faut régler sa montre sur les horloges de Berlin et l’avancer de vingt-cinq minutes.
J’aborde un employé aux moustaches formidables, à la parole impérieuse, qui marche avec toutes les allures d’un officier supérieur :
— Monsieur, à quelle heure serons-nous à Strasbourg ?
Il me répond d’une voix bourrue :
— Hier man spricht Deutsch.
Je m’approche du guichet et je présente un billet de vingt francs à l’employé, qui secoue la tête de droite à gauche et de gauche à droite, en me disant : « nein, nein. » Mais il accepte un napoléon, et me passe en retour, avec mon billet, une foule de ces affreuses petites pièces blanchâtres, à l’effigie effacée, qui représentent des kreutzers ou des groschens. On remonte en voiture. Quelques minutes après, le train s’arrête devant une station encombrée de longues files de wagons sur lesquels se lit en grosses lettres : Elsass-Lothringen. « Réchicourt-le-Château », me dit mon Livret-Chaix. — « Rixingen », me crient en même temps l’employé et l’inscription de la gare. Non, il n’y a vraiment pas moyen d’oublier que l’on est en Prusse.
En approchant de Strasbourg, on voit se dessiner à droite et à gauche les silhouettes des forts bâtis par les Prussiens pour retenir plus sûrement les habitants de l’Alsace dans les bras de leurs frères allemands. La Prusse sait comme nous que Vauban était un grand homme ; mais elle sait aussi — et elle le savait avant de nous l’avoir appris à nos dépens — qu’on ne résiste pas à des canons fabriqués en l’an 1870 avec des remparts élevés en l’année 1684.
A peine descendu à l’hôtel, je me suis mis à parcourir la ville. La première impression est navrante. Ce n’est pas seulement parce que tous les noms des rues, toutes les affiches placardées sur les murs, toutes les inscriptions sur les monuments, sont en langue allemande, sans même faire aux vaincus la concession d’une traduction française ; ni parce que, si avidement qu’on tende l’oreille, on entend partout résonner les syllabes gutturales de cette langue, faite, suivant le proverbe, pour être parlée aux chevaux. C’est aussi à cause du mouvement de la rue et de la physionomie des passants. On s’attendait à entrer dans une ville en deuil : on aperçoit les cafés remplis et les brasseries débordantes. De toutes parts, quand la nuit tombe, s’élèvent des chansons et des rires. Les ruelles qui avoisinent mon hôtel s’animent d’un fourmillement tapageur et joyeux. Je m’endors au son de je ne sais quelles mélodies allemandes braillées à pleins poumons par les habitués d’un estaminet voisin, et je m’éveille au bruit d’un cantique allemand, piaulé pendant une heure par les bambins d’une école primaire située sous mes fenêtres. Mais bientôt tout s’explique, et cette première impression s’efface. Il ne faut pas oublier d’abord que Strasbourg, même au temps où il appartenait de corps et d’âme au vaincu, parlait la langue du vainqueur, et que c’était en allemand qu’il criait : « Vive la France ! » Mais surtout il ne faut pas perdre de vue que la ville a été dépeuplée par l’émigration et repeuplée par une véritable invasion prussienne. Seize mille Strasbourgeois, au minimum, ont quitté leur petite patrie, après son annexion à la Prusse, pour rester fidèles à la grande, et parmi ces exilés volontaires, on compte beaucoup d’hommes du peuple : célibataires qu’aucun lien n’enchaînait au sol, ouvriers qui remplissaient les rues au sortir de leurs ateliers, et donnaient à la ville une physionomie toute française sous son enveloppe alsacienne. Ce vide a été plus que comblé par l’immigration allemande, car le chiffre total de la population s’est augmenté de quelques milliers. On peut dire que Strasbourg est submergé par le flot teutonique, qui coule maintenant à pleins bords dans le lit déserté par le flot français.
Les calculs les plus modestes évaluent à vingt mille le nombre des Prussiens qui sont venus s’établir à Strasbourg. C’est le quart de la population totale ; c’est plus du tiers, en y joignant la garnison. La pauvre et prolifique Marche de Brandebourg n’avait garde de négliger une proie aussi riche. Elle a toujours des nuées d’enfants à placer. Tous ces besogneux se sont rués à l’assaut du butin, une fois la place conquise, depuis l’humble marchand en quête d’une clientèle jusqu’au hobereau en quête d’une place de fonctionnaire. L’immigration prussienne se compose de trois ou quatre éléments que voici : d’abord, les gens qui suivent l’armée et en vivent ; puis l’administration, avec son personnel d’employés ; enfin les commerçants, si l’on peut appeler ainsi les marchands de tabac (ils ont triplé à Strasbourg depuis l’annexion) et de salaisons, de saucisses, de choucroute — delicatessen, disent les Allemands par un mot bien caractéristique, et qui donne envie de s’écrier avec Molière : « Où diable la délicatesse va-t-elle se nicher ? » Comme on le croira sans peine, la Prusse n’est pas représentée là par ses échantillons les plus purs. Les chevaliers d’industrie, les négociants en déconfiture, les personnages ayant une situation à cacher ou à refaire, abondent dans cette population nomade et interlope, qui s’est déjà renouvelée deux ou trois fois depuis l’annexion.
Les deux courants coulent à côté l’un de l’autre sans se mêler. Il a fallu renoncer aux manifestations des premiers temps. Cependant quelques dames substituent encore à la cocarde qu’elles ne peuvent plus porter de petits bouquets de fleurs disposées dans l’ordre du drapeau tricolore, ou habillent leurs fillettes de blanc, avec une ceinture bleue et un ruban rouge au cou. J’ai vu un équipage élégant attelé de deux chevaux qui portaient un capuchon rouge à houppes bleues, et frangé de blanc. Puérilités, soit ! Mais qui aurait le courage d’en sourire ? Le patriotisme les ennoblit et les rend touchantes. Regardez aussi aux vitrines des libraires : les ouvrages, les journaux, les gravures, même les images d’Épinal que vous y verrez, tout vous parlera de la France et vous dira qu’on ne l’oublie point. Mais, encore une fois, la protestation de Strasbourg est surtout dans la dignité silencieuse de son attitude et le soin qu’elle met à maintenir la distance entre son ennemi et elle dans la promiscuité forcée de la conquête.
Les traces du siége sont toujours visibles, malgré l’activité avec laquelle on s’attache à les faire disparaître. Il reste bien des vides à l’entour de la place de Broglie et le long du faubourg de Pierres, où les obus n’avaient laissé qu’une seule maison debout. La cathédrale n’est pas absolument guérie de toutes ses blessures, mais il s’en faut de peu. On achève de rebâtir le Palais de justice. La préfecture et le théâtre étalent encore leurs mutilations. La Bibliothèque et le Temple neuf n’ont pas cessé d’être un monceau de ruines. Sur la place Kléber, l’Aubette, où étaient installés l’état-major de la garnison et le musée de peinture, dresse sa façade béante et noircie, derrière laquelle l’incendie a fait le vide. La statue de bronze qui occupe le centre de la place est restée debout. On lit toujours sur le piédestal : A Kléber ! ses frères d’armes, ses concitoyens, la patrie ! Et le général en chef de l’armée du Rhin contemple sa ville natale ravagée et conquise par ceux qu’il avait tant de fois battus.
Baden-Baden, 7 et 8 juillet.
De Strasbourg j’ai fait une pointe sur Bade, — premier accroc à la ligne droite. En passant sur le grand pont du Rhin, jadis gardé à un bout par une sentinelle française et à l’autre par une sentinelle badoise, je remarque que la Prusse, si soigneuse de faire disparaître les moindres traces de la nationalité vaincue, a poussé le dédain ou l’ironie jusqu’à laisser intact l’aigle qui en décore l’entrée. Je ne saurais dire l’effet navrant que produit en pareil lieu la vue de cet oiseau, qui semble cloué là désormais en signe d’infamie, comme un hibou sur la porte d’une grange. A tous les Français qui passent, sa vue crie : Souviens-toi ! Et je me suis souvenu. Tandis que le convoi traversait lentement le fleuve majestueux, le souvenir des derniers jours de l’empire me remontait à la mémoire. Je revoyais en imagination la séance du 6 juillet, M. de Grammont à la tribune, mettant la main sur la garde de son épée : j’entendais les longues acclamations de la Chambre auxquelles répondaient les clameurs de la rue, les chants guerriers, la Marseillaise, le Rhin allemand de Musset, avec la musique de Gounod, et les couplets de G. Nadaud : Malheur à qui brave la France ! chantés sur le théâtre du Vaudeville, avec accompagnement de drapeaux tricolores, et repris en chœur par la salle entière. — Vous ne l’avez pas oublié sans doute, joyeux auteur de Pandore !
Naturellement, les Prussiens ont rétabli l’arche du pont qu’on a fait sauter, puisque le chemin de fer y passe. Voici Kehl, où les soldats en garnison à Strasbourg et les commis voyageurs de passage allaient jadis acheter des cigares en contrebande. Le convoi fait bravement ses cinq lieues à l’heure, comme la diligence de Joigny ou le coche d’Auxerre. Parfois il s’arrête au milieu des champs, sans qu’on sache pourquoi. A chaque station, il flâne et reprend haleine. On le laisse souffler tranquillement, tandis que les employés vont boire un bock et que le mécanicien, appuyé sur sa noire locomotive, engage une conversation sentimentale avec quelque jeune fille dont on voit passer la tête blonde par la fenêtre du châlet qui sert de gare, encadrée de clématite et de lierre. Idylle charmante et digne d’être chantée par Gessner ! Comment se plaindre d’une patriarcale lenteur qui permet au regard de savourer à l’aise cette nature verdoyante, ces frais villages dont chacun semble avoir été fabriqué tout exprès pour le plaisir des yeux et cette ceinture de collines chargées de ruines féodales qui ferment le décor ! Tout cela est si joli, qu’au bout d’un quart d’heure j’avais oublié que j’étais en Allemagne et dans la patrie du général de Werder.
Voici Achern, où l’on garde les entrailles de Turenne, à un quart d’heure tout au plus de Sasbach, où le héros fut tué ; Bühl, dont la vallée produit l’affenthaler, ce bourgogne en miniature du grand-duché ; Steinbach, la patrie d’Erwin, dont la statue colossale regarde du haut d’une colline le Munster de Strasbourg. Enfin nous arrivons à Bade. Une vingtaine de voyageurs descendent du train. Dès qu’ils apparaissent, les cochers rangés sur leurs siéges les saluent humblement au passage. L’un d’eux, mis comme un cocher de grande maison, s’approche de moi et, le chapeau à la main, me poursuit de propositions obséquieuses, en m’offrant sa voiture au rabais. A ce premier symptôme, bientôt confirmé par l’empressement des garçons lorsqu’on arrive à l’hôtel, il est facile de pressentir la décadence dont on va être témoin.
Qui n’a vu le Bade d’avant la guerre et ne se rappelle le spectacle unique, éblouissant, étourdissant, que présentaient, à certaines heures du jour, les abords du Kursaal ? Bade, en ce temps-là, était le rendez-vous de tous les heureux de ce monde. Princes, banquiers, artistes, viveurs et courtisanes, se pressaient, se coudoyaient en une cohue joyeuse, toute imprégnée de parfums et de rires, dans ce paradis terrestre — un paradis après la pomme — de l’Allemagne et de l’Europe. Pendant trois mois, Bade devenait la capitale d’un royaume enchanté. On n’y était occupé qu’à jouir par tous les sens à la fois. Dans les salons étincelants de marbres, de fresques et de dorures ; dans le café et la Restauration en plein vent ; le long des allées où les grands châtaigniers versaient une ombre épaisse, fraîche comme l’eau d’une source ; autour du kiosque chinois où, deux fois par jour, un orchestre trié sur le volet passait en revue les chefs-d’œuvre de la musique, c’était comme un fourmillement radieux, une mêlée d’élégance et de raffinements. On ne rencontrait que visages souriants, épanouis par la bonne chère et allumés par la fièvre du plaisir. Les bals, les spectacles, les concerts, les promenades, les dîners et le jeu, se disputaient chaque heure du jour et de la soirée. Le tintement de l’or se mêlait au bruit des violons et au choc des verres ; à la chanson des sylphes la chanson de Marco. Lorsqu’un pauvre diable était décavé, il se gardait de faire tache au tableau. Se sentant déplacé en si charmante compagnie, et honteux de montrer sa figure maussade dans ce pays de la joie, il prenait aussitôt le chemin de fer, à moins qu’il ne préférât se faire sauter la cervelle dans un coin. L’amphytrion de ces lieux enchanteurs, pour ne point attrister ses hôtes, poussait la munificence jusqu’à lui payer le voyage ou les frais d’enterrement, et le trouble-fête disparaissait sans que personne s’en aperçût.
Le cadre est resté le même, mais le tableau est bien changé. Bade a gardé ce merveilleux décor où l’art vient en aide à la nature sans pouvoir l’égaler ; mais l’herbe pousse dans l’allée des Soupirs et l’avenue de Lichtenthal, sur le chemin de la Chaire-du-Diable, de la Gorge-aux-Loups et du Vieux-Château. Le concierge de la Favorite se promène comme une ombre dans son ermitage désert, tenté de revêtir le cilice et de s’appliquer la discipline dont l’exhibition lui a valu tant de pourboires. Les marchandes de la grande allée ne font plus leurs frais, et l’une d’elles, en me proposant des cigarettes turques, m’a confié son intention de venir à Paris pour y vendre des gâteaux de Nanterre dans une baraque des Champs-Élysées. La maison de Conversation a imaginé de suppléer aux recettes d’antan en demandant 18 kreutzers par jour pour octroyer la jouissance, qu’on ne se dispute pas, de ses lambris dorés, de son cabinet de lecture et de ses concerts. Quelques maniaques y jouent, du matin au soir, l’écarte à 25 centimes la fiche, comme dans la partie classique, chez le percepteur, et deux ou trois malades y causent tout bas à l’écart. Jamais, au temps du trente-et-quarante, on n’avait tant conversé dans la maison de Conversation.
Vers deux heures, au moment où l’orchestre attaquait l’ouverture du Domino noir, je suis allé m’asseoir sur la terrasse du café. Une douzaine de promeneurs erraient mélancoliquement aux alentours du kiosque, et la Restauration, théâtre jadis de tant de joyeuses folies, et où l’on faisait si galamment sauter les bouchons de madame veuve Cliquot, offrait la morne physionomie d’un restaurant de sous-préfecture. J’interrogeai l’un des garçons, un Badois pur sang, mais qui a servi à l’Exposition de 1867, à Paris, et pris dans ce séjour une légère teinte de la langue et de l’esprit du boulevard :
« Ah ! Monsieur, me dit-il, depuis que le moulin ne tourne plus (le moulin, c’est la roulette), nos beaux jours sont passés. Plus d’Anglais, plus de Russes !
— Et des Français ?
— Presque plus… Il y en a bien encore quelques-uns, ajouta-t-il en clignant de l’œil d’un air très-malin ; seulement ils se font passer pour Belges.
— Alors de quoi se compose actuellement votre clientèle ?
— De malades qui vivent de régime, et d’Allemands, de Prussiens surtout. Mauvaise pratique, Monsieur. Encore si c’étaient des Viennois ! Le Prussien se gorge de bière, s’empiffre de bœuf aux confitures, fume une demi-douzaine de cigares d’un sou, et se croit magnifique en donnant deux kreutzers de trinkgeld au garçon. »
En ce moment, une voix rogue cria à l’autre bout de la salle :
« Kellner !
— Vous allez voir, me dit tout bas le garçon : c’est une famille de Prussiens. »
Il s’approcha de la table, où le père, la mère et trois enfants venaient d’achever leur déjeuner, fit l’addition et reçut l’argent. En passant à côté de moi pour le porter au comptoir, il ouvrit à demi la main gauche où était tapie une petite pièce de billon :
« Un gros », souffla-t-il sans s’arrêter.
Nous aurions voulu pouvoir attribuer exclusivement à l’absence des Français la décadence de Bade ; mais la vérité nous force de reconnaître que la principale cause est dans l’abolition des jeux.
Qui sait ? A mesure que les souvenirs de rouge et noire iront s’effaçant, peut-être s’apercevra-t-on que les eaux de Bade ne sont pas des eaux de fantaisie faites pour servir de prétexte et d’excuse aux viveurs, excellentes seulement pour les gens qui se portent bien et contre les maladies qu’on n’a pas, mais qu’elles sont souveraines contre la névralgie, la névrose, les maux d’estomac et les rhumatismes.
Carlsruhe, 10 juillet.
Je ne saurais trop engager mes lecteurs, s’ils voyagent jamais en Allemagne, à bien étudier d’avance leur itinéraire dans le Hendschel’s Telegraph. C’est pour ne pas m’être suffisamment conformé moi-même à ce sage conseil que je me trouve conduit à le répéter aux autres. Les employés allemands ont le tort de ne point crier à haute voix le nom de chaque station, et quand ils s’y décident, leur prononciation germanique déroute une oreille étrangère. Il suffit d’un moment de distraction pour déranger toute l’économie d’un voyage.
C’est ainsi qu’en allant de Bade à Carlsruhe, j’ai failli arriver à Fribourg. Il y a là tout un drame, que je veux vous conter dans sa simplicité saisissante, sous ce titre qui semble si bien fait pour l’affiche de l’Ambigu :
LE DRAME D’OTTERSWEYER.
C’était mercredi dernier, par une de ces journées meurtrières où le soleil change les wagons en rôtissoires. Il faisait un temps à ne pas mettre un Cafre dehors. J’avais pris un billet pour Carlsruhe, et je cuisais consciencieusement dans mon coin. A Oos, le train s’arrête et tout le monde descend. Je fais comme tout le monde. Rivé à mes deux valises ainsi qu’un forçat à ses fers, la gibecière et la jumelle se croisant en bandoulière sur ma poitrine, le parapluie sous le bras, le paletot jeté sur l’épaule, je cherche sur le quai l’ombre d’un poteau, comme l’Arabe cherche au désert l’ombre d’un palmier.
Tandis que je souffle et m’éponge, un autre train arrive en gare. Tout le monde se précipite et l’envahit en un clin d’œil ; mon premier mouvement est de faire encore comme tout le monde. Néanmoins, en homme prudent et qui ne donne rien au hasard, j’interroge un employé qui passe : « Carlsruhe ? — Ia. » Je ressaisis vaillamment les deux valises, la gibecière, la jumelle, le parapluie, le par-dessus, le Livret-Chaix, le Guide-Joanne, et je m’insinue, en me faisant hisser par cet employé complaisant, dans un wagon déjà presque plein, où mon entrée parmi d’autres compagnons de voyage non moins fournis en colis que moi produit l’effet de la tête de Méduse.
« Carlsruhe ? » redemandé-je encore d’un air aimable, avant même de m’asseoir. Six de mes compagnons restent muets : ils n’ont pas compris, malgré toute mon application à bien donner l’accent germanique. Le septième n’a pas compris davantage, mais il ne veut pas l’avouer, même par son silence. « Ia », répond-il. Là-dessus, ma conscience est en repos : je fourre une valise entre mes jambes, j’installe l’autre sur mes genoux, — la seule place qui reste disponible, — et je me rasseois, avec un soupir de soulagement, dans l’éternel rayon de soleil qui recommence aussitôt mon ébullition.
Une station se passe, puis une deuxième, puis une autre encore. A la gare de Bühl, le train se livre, avec la placidité germanique, à une interminable et incompréhensible manœuvre qui dure près de trois quarts d’heure. Je trouve le temps long, le soleil chaud et ma valise lourde. Vers la fin de la manœuvre, un employé se montre à la portière et demande les billets. C’est le même que j’ai consulté à Oos, et qui m’a répondu par un ia si coupable. Il me reconnaît et donne des signes d’agitation à ma vue. Puis il se répand en explications verbeuses, qu’il éclaire d’un geste éloquent, en me tirant par le bouton de mon habit. J’ai compris, je me lève ; mais à peine ai-je saisi une faible partie de mon arsenal de voyage qu’il se ravise, me repousse, s’échappe, court consulter le chef de gare sur le fait insolite qui s’est produit. J’attends anxieux. Il revient et me saisit par le bras. Cette fois, la chose est définitive : il faut descendre. Je rassemble autour de moi le parapluie, la gibecière, les valises, comme une poule fait de ses poussins, et j’allonge la jambe. Tout à coup, le train s’ébranle, l’employé me rejette en arrière, nous voilà partis !
Mais une minute après, son honnête face éplorée se remontre à la portière. Là il recommence des explications que j’écoute avec le calme du désespoir et de l’ahurissement. Pas un de mes compagnons ne comprend le français. Enfin, il se trouve dans le compartiment voisin un jeune homme qui s’offre pour interprète avec la plus cruelle obligeance : il me traduit péniblement les paroles de l’employé dans un idiome informe qui tient de l’auvergnat et du sanscrit plus que du français, et il embrouille si bien les choses, que je finis par n’y plus rien comprendre du tout.
Le train s’arrête et l’on me pousse sur la voie : c’est le plus clair. Mélancoliquement assis sur mes valises, comme Marius sur les ruines de Carthage, je regarde autour de moi, et ne vois que les champs qui verdoient et le chemin qui poudroie. Solitude absolue. J’éprouve le sentiment de Robinson dans son île déserte, car je n’aperçois même pas la cabane servant de gare qui s’élève du côté opposé de la voie. Mais quand l’immense convoi a défilé, en ayant l’air de me saluer d’un coup de sifflet ironique, alors il dévoile à mes yeux la station et, sur le seuil, un vieux gardien à figure placide, en manches de chemise, fumant dans une superbe pipe de porcelaine, et fort intrigué de voir descendre à Ottersweyer un voyageur en chapeau, chargé de plus de colis qu’il n’en a vus depuis l’établissement du chemin de fer. Avec l’aide un peu gouailleuse d’une bande d’étudiants qui vint à passer tout à point, sac au dos, je parvins à faire comprendre mon cas au brave homme, et à comprendre moi-même qu’il me fallait attendre quatre heures dans ces solitudes avant de pouvoir revenir sur mes pas !
Pour mettre à son comble l’intérêt du drame, le tonnerre grondait sourdement depuis quelques minutes, et l’orage éclata tout à coup avec la violence d’une tempête des tropiques. Impossible de rester dans l’étroite station, que mes colis encombraient et dont l’air semblait n’avoir pas été renouvelé depuis le printemps dernier. Je ne pouvais songer à rouvrir, pour en extraire du moins un volume, mes malles, ficelées et bouclées avec luxe, et que j’avais eu mille peines à fermer le matin. Mais tandis que je ruminais ces choses avec accablement, j’aperçus à cinquante pas une maisonnette sur laquelle s’étalait, en lettres qui me parurent rayonnantes, l’enseigne : Bierwirthschaft. Robinson ne fut pas plus heureux quand il découvrit dans son île la marque du pied de Vendredi.
Il faut être condamné à un séjour forcé de quatre heures à Ottersweyer pour savoir tout le plaisir qu’on peut éprouver à boire la liqueur du houblon. Je n’aurais jamais cru que ce breuvage amer pût devenir si doux. O grand roi Gambrinus, sois béni ! Ce qui s’est bu de choppes dans le Bierwirthschaft d’Ottersweyer le mercredi 9 juillet, entre une heure et quatre heures de l’après-midi, est un secret entre ma conscience et moi. L’orage s’était déchaîné dans toute sa violence, comme si la nature eût voulu s’associer au trouble de mon âme. La grêle et la pluie faisaient rage ; les éclairs embrasaient le ciel ; le tonnerre roulait en un grondement continu et tombait à coups précipités. On eût dit un drame de Werner. Et je buvais d’un front serein, entre une demi-douzaine de poules qui gloussaient, deux enfants qui pleurnichaient, quatre charretiers en manches de chemises dont les gros rires ébranlaient les vitres, et une hôtesse compatissante et bavarde, qui, flairant une catastrophe, s’obstinait à me prodiguer des consolations dont je n’entendais pas un mot.
Mais tout s’épuise en ce monde, même la soif d’un voyageur altéré par 40 degrés de chaleur à jet continu. Au bout d’une heure, j’avais examiné à fond le paysage, — je le sais encore par cœur aujourd’hui et le peindrais les yeux fermés, — compté les tas de fumier, noté toutes les faneuses et les voitures de foin attelées de bœufs qui passaient sur la route. Au bout de deux heures, j’en étais réduit à compter les taches de mouches sur les vitres : cette excellente idée m’occupa longtemps, mais enfin je trouvai le total, et il fallut passer à un autre exercice. Ma montre, que je tirais à chaque minute par une sorte de tic nerveux, marchait avec une lenteur prodigieuse, comme si elle eût été enchaînée par un enchanteur. Enfin j’avise les cadres de la salle. Un à un, avec la conscience d’un expert examinant un Hobbema, je les contemple et les savoure. Au-dessus de ma tête, une lithographie porte cette inscription en français : Vue de Saint-Malo, prise du Tallard par un beau temps et par un changement de vent. Qu’est-ce que le Tallard ? Je me creuse la tête et fouille mes plus lointains souvenirs. Je connais bien le maréchal de Tallard, sous Louis XIV, mais évidemment ce n’est pas lui qui a été pris par un beau temps et par un changement de vent ! Il faudra que je m’informe. — Ah ! décidément, nous n’apprenons pas assez l’histoire de France !
Un nouveau coup de tonnerre ébranle la maisonnette. La porte s’ouvre, et livre passage à un cinquième charretier, ruisselant comme un fleuve. Il s’assied à une table voisine, et demande du fromage, qu’il mange avec appétit. Cet homme paraît heureux : les éclairs et la foudre l’environnent ; il n’y fait pas attention. Je l’envie ; malheureusement je n’aime pas le fromage.
Je finis par découvrir, à une centaine de pas en arrière, le village caché derrière les arbres. Pendant une demi-heure, le parapluie en main, je me suis promené à travers les rues d’Ottersweyer, inondées par l’orage, qui, en nettoyant les étables et leurs appendices, avait empli les rigoles d’un liquide épais et jaunâtre, où piétinait avec bonheur la jeunesse aux pieds nus des deux sexes. On voyait rentrer précipitamment les charrettes de foin escortées de faneuses le râteau sur l’épaule, et l’on entendait les mugissements des bœufs au fond des écuries. Partout des arbres, de la verdure, des jardins et du fumier. Comment vous dire le saisissement des indigènes devant ce touriste en chapeau noir, la gibecière au cou, qui se promenait avec gravité par leurs rues ? Ils s’appelaient les uns les autres pour se montrer ce noble visiteur d’Ottersweyer, et je voyais à chaque pas les figures se coller aux vitres et les habitants apparaître au seuil de leurs maisons. Après m’avoir contemplé les yeux écarquillés et la bouche béante, deux adorables bambines aux cheveux blonds se rapprochent en sautillant, et m’éclaboussent en me demandant un trinkgeld. Un rayon de soleil qui perce les nuages éclaire cette idylle encrottée, ce lied naïf traduit par Champfleury, cette pastorale de Gœthe peinte par Courbet.
J’ai trouvé au cabaret d’Ottersweyer un exemple singulier du rayonnement de la France jusque dans les villages de l’Allemagne. La grande salle est décorée de six lithographies représentant les sujets suivants : Jean Bart à l’abordage du Prince-de-Frise ; Vue de Saint-Malo, prise du Tallard par un beau temps et par un changement de vent ; Bataille de Solférino ; portraits du grand-duc Frédéric, de S. M. Guillaume, empereur d’Allemagne, et de Napoléon Ier.
Le temps et l’espace me défendent de prolonger davantage cette sombre histoire et de vous expliquer comment, après avoir attendu quatre heures, je faillis manquer le train pour n’avoir pas su attendre trois minutes de plus. Mais le récit de ce nouvel incident et de quelques autres nous mènerait trop loin. Il suffira d’ajouter que le drame d’Ottersweyer eut pour heureux dénoûment, vers la nuit tombante, la conquête d’un lit bien mérité dans une des branches de ce grand phalanstère bâti par un marchand d’éventails, qu’on appelle Carlsruhe.
Moralité du drame : se défier des lignes à embranchements lorsqu’on ne sait pas la langue du pays. Cette morale est courte, simple, claire et pratique. On fera bien de la suivre en voyage.
Sans ce fâcheux incident, je comptais ne faire à Carlsruhe qu’une promenade entre deux trains. Il n’en faut pas davantage, en effet, pour voir cette ville monotone, qui serait, je crois, la plus triste et la plus ennuyeuse de l’Allemagne, si Manheim n’existait pas. Carlsruhe l’emporte sur Manheim de toute la supériorité pittoresque d’un éventail sur un échiquier. C’est une maladie particulière au grand-duché de construire ainsi ses villes sur des plans mathématiques, à la façon des pénitenciers.
Les habitants de Carlsruhe ne comprennent rien au dédain de la plupart des voyageurs : ils se croient victimes d’un préjugé, d’une injustice ou du mauvais goût. Ceux avec qui j’ai causé m’ont paru persuadés qu’ils habitaient la plus belle ville de l’Europe. Et, en effet, la capitale du grand-duché est le type idéal du style que M. Haussmann et ses imitateurs ont voulu mettre à la mode dans ces derniers temps, aux applaudissements des esprits éclairés ; le modèle accompli de la ville neuve, propre et rectiligne. Elle marie la ligne droite à la ligne courbe dans un ensemble d’une régularité absolue. Rien n’y est laissé au hasard ; rien n’est abandonné à l’initiative individuelle : les maisons sont bâties par le grand-duc et par la ville sur un modèle uniforme, pour être louées aux particuliers. Dans ma promenade à travers Carlsruhe, je suis tombé sur un quartier monumental qu’on est en train de construire, vis-à-vis d’un nouvel édifice destiné à réunir la Bibliothèque et les Musées, et qui est fermé d’une grille. Les locataires seront là encasernés dans des palais.
Ce grand éventail, dont une quinzaine de rues, rayonnant autour du château ducal, forment les lames, reliées entre elles par d’autres rues semi-circulaires, avec de petites places triangulaires dans les intervalles, est charmant sur le papier, mais insupportable dans la réalité. Au fond, il n’y a qu’une seule rue dans la capitale du grand-duché : la Karl-Friederichs-Strasse, qui conduit en droite ligne de la gare au château. Joignez-y, si vous voulez, la Lange-Strasse, qui la coupe à angle droit. C’est dans la première qu’on a accumulé tous les hôtels et tous les monuments : le buste colossal du grand-duc Charles, la statue du grand-duc Louis, la lourde pyramide de grès rouge, d’un effet si bizarre, élevée en l’honneur du margrave Charles-Guillaume, l’hôtel de ville, l’église protestante avec sa colonnade corinthienne, la statue de Charles-Frédéric sur la place du château, ornée de parterres et de pelouses qui ressemblent à des figures de géométrie. C’est dans cette rue centrale que s’est réfugié aussi le peu de mouvement et de commerce d’une ville qui semble presque exclusivement habitée par des fonctionnaires et des rentiers. Les autres voies ne mènent à rien, et comme, tout en partant du même point que la précédente, elles s’éloignent dans les directions les plus divergentes, elles ne sont fréquentées que par leurs habitants. Il m’a pris fantaisie d’en suivre une, et, après dix minutes de marche, pendant lesquelles j’avais été épié, dévisagé, scruté et retourné sous toutes les faces, comme une proie envoyée par la Providence, à l’aide des miroirs placés à toutes les fenêtres, je dus faire un circuit d’une demi-lieue pour rejoindre le centre.
C’est une imagination qui donne certainement l’idée la plus avantageuse des sentiments monarchiques des Badois que d’avoir pris ainsi le palais ducal pour point de départ de leur capitale et d’y avoir rattaché toutes leurs rues comme au but et à la fin dernière de la ville. Il en résulte que, de sa chambre à coucher, le grand-duc peut surveiller ce qui se passe autour de lui et faire sa police lui-même, absolument comme le gardien de Mazas embrasse d’un coup d’œil tous les couloirs qui viennent aboutir à son poste central. Je ne saurais trouver de comparaison plus juste. Carlsruhe tient à la fois de la prison, de la caserne, du couvent et du phalanstère. On dirait un chef-lieu des Frères Moraves. De flegmatiques Allemands peuvent seuls habiter cette capitale cellulaire sans y être poussés au spleen et au suicide.
Une ville est l’œuvre du temps, comme une forêt. Il faut que les rues poussent, que les maisons se groupent, que les édifices sortent de terre au gré des besoins et par la lente et naturelle floraison des siècles. Les fondateurs qui croient se ménager toutes les chances en bâtissant une cité comme un monument, d’un seul jet et sur un plan tracé par un ingénieur, n’ont jamais réussi qu’à faire des nécropoles comme Versailles, ou des capitales d’une régularité glaciale et d’une vie factice comme celle du grand-duché.
Heidelberg, 11 juillet.
Au sortir de Carlsruhe, j’ai fait un second et plus considérable accroc à la ligne droite en prenant la route de Heidelberg : je voulais me dédommager de cette ville neuve en contemplant les ruines du vieux château. Dès qu’on est descendu de wagon et qu’on a dépassé la porte de la gare, l’aspect est charmant, mais ne répond pas du tout aux idées qu’éveille le nom d’Heidelberg : on croirait entrer dans une réunion d’élégantes villas, à demi cachées au milieu des arbres. Resserrée et blottie, pour ainsi dire, entre le lit du Neckar et les flancs boisés du Kœnigsthul, l’ancienne capitale du Palatinat s’allonge dans l’étroite vallée comme un serpent au soleil. En suivant les deux longues rues qui mènent d’une extrémité à l’autre, je passe successivement devant les bâtiments modernes de l’antique Université, qu’anime l’incessant va-et-vient des étudiants et des professeurs ; devant l’église Saint-Pierre, où Jérôme de Prague afficha ses thèses hérétiques ; l’église du Saint-Esprit, temple éclectique où les deux cultes vivent côte à côte, séparés par une barrière comme celle qu’on met dans les docks entre marchandises de provenances diverses, et associant ainsi, en une sorte de promiscuité choquante, la vérité à l’erreur et Dieu à l’esprit malin ; enfin, devant la Maison du Chevalier, qui tranche vivement, par son architecture et la teinte brune de sa façade curieusement ouvragée, sur les maisons sans caractère, sans style et sans âge dont elle est flanquée à droite et à gauche. Avec l’église voisine, les ruines du château et le vénérable pont de pierre où la statue de Minerve fait pendant à celle de l’électeur Charles-Théodore, c’est à peu près l’unique épave du vieil Heidelberg. Elle a traversé seule, comme la salamandre, sans recevoir aucune atteinte, les bombardements et les incendies qui, trois fois en moins de soixante ans, n’ont fait autour d’elle qu’un amas de décombres fumants de cette malheureuse ville, qui fut peut-être, de toutes les villes d’Europe, la plus souvent assiégée, saccagée et ruinée.
J’avais une lettre pour un jeune Français, porteur d’un nom illustre, qui s’est fixé à Heidelberg dans l’unique but d’y apprendre à fond l’allemand. Par les jardins de sa maison de la Karl-Strass, et par des sentiers délicieux, fermés à la banale invasion des touristes, à travers la fraîcheur des épais ombrages qui me faisaient songer au gelidis in montibus Hæmi de Virgile, nous sommes montés jusqu’au château. Je n’entreprendrai pas, on peut le croire, de décrire, après M. Victor Hugo, ce merveilleux entassement de terrasses, de galeries, de tours, de façades dans tous les styles, de salles dans tous les genres et toutes les dimensions, de perrons, de bassins, de pavillons, d’arcs de triomphe, de souterrains, de fossés, de cours, de casemates, d’arsenaux, de musées et de cachots ; véritable mosaïque de palais juxtaposés et soudés les uns aux autres dans un prodigieux ensemble, ouvrage de tant de siècles et de tant d’artistes dont pas un n’a laissé son nom gravé au coin d’une pierre, sur lequel se sont acharnés, sans pouvoir l’anéantir, les boulets, les obus, les feux des hommes et le feu du ciel, et qui, après avoir logé vingt-trois générations de cette illustre maison palatine issue de Charlemagne par les femmes, ne loge plus aujourd’hui qu’un concierge et un tonneau !
J’ai passé de longues heures à savourer tous les détails de cette ruine admirable, dont bien peu de monuments égalent la beauté ; les cinq tours qui lui restent, surtout la tour fendue, construction cyclopéenne, ouverte par une large blessure dans la formidable épaisseur de ses murs de granit, et dont un tronçon gigantesque gît dans le fossé, comme le cadavre d’un Titan abattu ; la sévère façade du Nord, sur laquelle les atteintes des bombes et de la flamme ont infligé aux statues des empereurs et des princes palatins des mutilations bizarres où le grotesque se marie au terrible ; la riante façade de l’Est, toute fleurie des grâces mythologiques, où le goût de la Renaissance italienne éclate avec une richesse et une pureté ravissantes. Partout des silhouettes majestueuses, des lignes grandioses, des morceaux exquis ou superbes, reliés les uns aux autres par ces harmonies que la nature jette sur les ruines. Partout des gazons, des feuillages, des fleurs, des rideaux de lierre et des tapis de mousse. Chaque embrasure ouvre des perspectives magnifiques ; chaque pas qu’on fait apporte un éblouissement nouveau. Si beau que fût le palais dans sa gloire, sa ruine est certes plus belle encore. Il ne pouvait avoir ni cette majesté imposante, ni ce mystère qui en accroît la grandeur, ni cette unité où viennent s’effacer et se fondre les disparates d’une architecture multiple qui va du quatorzième siècle au dix-huitième. Il semble que l’état actuel du château de Heidelberg soit son état normal, qu’il ne pourrait être autrement, et que celui qui déferait cette ruine serait plus barbare que celui qui l’a faite. La réparation dépasserait le sacrilége de la destruction. Cela est si beau qu’on oublie presque d’en vouloir aux moyens sauvages qui ont créé cette incomparable ruine, et qu’il faut un effort sur soi-même pour ne pas applaudir à leur œuvre.
On a pratiqué un café-restaurant dans le palais. En Allemagne, il faut toujours songer au boire et au manger. Aussi le spectacle des souterrains du château transformés en caves ne nous a-t-il point choqué autant que M. Victor Hugo. La fantaisie pantagruélique dont il a tiré de si belles antithèses nous a paru, au contraire, toute ruisselante de couleur locale. Ces électeurs étaient gens solides, qui buvaient sec — à l’allemande, comme disaient nos pères — et aimaient qu’on bût de même autour d’eux. L’ivrognerie s’associait à l’héroïsme dans les idées populaires et même dans les chants épiques. Les braves des Niebelungen boivent comme ils se battent et répandent le vin comme le sang. Lisez les Mémoires édifiants où Hans de Sweinichen nous raconte sa vie et celle de son noble maître Henri, duc de Liegnitz (seizième siècle) : c’est un long tissu d’aventures étranges où les exploits bachiques tiennent continuellement le haut bout. Vous y verrez toute la place qu’occupait le vin du Rhin dans la vie aristocratique et féodale de l’Allemagne. On eût cru recevoir froidement son hôte si on ne l’avait enivré. Les tournois chevaleresques avaient pour pendants des joutes bachiques, et, dans chaque cour, on élevait quelque monstre, chargé de divertir le maître et de soutenir dans ces luttes l’honneur de la maison par sa soif inextinguible. Le nain bouffon de Charles-Philippe, Perkeo, dont on voit dans la cave la statue en bois, difforme et grimaçante, tarissait ses quinze doubles bouteilles de vin du Rhin chaque jour, et ce côté de son talent n’était pas le moins apprécié. C’est pourquoi le gros tonneau est parfaitement à sa place dans la crypte d’Heidelberg.
Avez-vous remarqué le goût du public pour les gros tonneaux ? On lui en montre partout, et il ne se lasse jamais de ce genre de curiosités. Il y en avait un à l’Exposition universelle de Paris, et ce fut un des succès les plus incontestés du champ de Mars. Il y en a un à l’Exposition de Vienne. J’en ai vu une collection imposante dans la Grande-Cave de Berne. Mais le plus monstrueux n’est qu’une humble futaille à côté de ce monument, vénérable d’ailleurs par son âge plus que séculaire autant que par sa masse. Il tient près de 300,000 bouteilles, et il a été trois fois, dans le cours de son existence, rempli de vin du Rhin. On y monte par un escalier comme au sommet d’une tour, et les visiteurs s’amusent parfois à danser un quadrille sur la plate-forme qui le recouvre, comme fit l’électeur Charles-Théodore avec sa cour, la première fois qu’on fut parvenu à l’emplir.
Après une promenade sur la terrasse et dans les jardins, nous étions assis à une table du café, quand un grand jeune homme au visage tailladé, coiffé d’une casquette blanche, qui buvait sa quatrième choppe à la table voisine, vint serrer la main à mon compagnon. Celui-ci nous présenta l’un à l’autre. Le jeune homme était un étudiant, portant sur sa casquette la couleur de sa corporation, et dans la balafre qui sillonnait son front les traces de son humeur batailleuse et de sa fidélité aux vieilles traditions du duel universitaire.
« Eh bien, Monsieur, me dit-il, vous êtes venu contempler l’ouvrage de vos compatriotes ?
— Oui, Monsieur, répondis-je, surpris de cette brusque attaque. En venant, j’ai passé par Strasbourg, et au retour j’ai l’intention de passer par Bazeilles.
— Ceci a tué cela, Monsieur, comme dirait l’auteur de Notre-Dame de Paris.
— Comment ! c’est parce que Louvois et Louis XIV ont donné, en 1689 et en 1693, l’ordre de détruire le château d’Heidelberg, que vous avez bombardé Strasbourg, brûlé Bazeilles et Châteaudun en 1870 ! Votre haine contre la France remonte jusque-là ?
— Elle remonte plus haut, Monsieur.
— Peut-être, comme celle du teutomane dont parle Henri Heine, jusqu’à la mort de Conradin de Hohenstaufen, décapité à Naples par Charles d’Anjou ?
— Plus haut, Monsieur, plus haut… Vous allez à l’Exposition de Vienne ?
— Oui, Monsieur.
— Eh bien ! regardez à votre entrée, dans le grand Salon, le tableau de Piloty qui représente Thusnelda, la femme d’Hermann (que vous appelez Arminius, je crois), au triomphe de Germanicus. Voilà le premier anneau de la haine allemande.
— Contre la France ?
— Contre les races latines, Monsieur.
C’est bien possible, après tout. L’Allemagne est patiente, parce qu’elle se croit éternelle. Elle est capable de couver sa vengeance pendant des siècles. Tout germe lentement, mais sûrement, dans ces têtes carrées qui mettent huit jours à ruminer un bon mot et toute leur vie à nourrir une idée. Leur ressentiment n’a fait que s’exalter, au lieu de s’assouvir, par la défaite et le démembrement de la France. Cet étudiant était un Prussien de la Poméranie : on est peu exposé à de pareilles rencontres, non-seulement dans l’Allemagne autrichienne, mais au sud du nouvel empire, dans le Grand-Duché, le Wurtemberg, la Bavière même, dont les habitants diffèrent du Prussien autant que le Napolitain du Piémontais.
« Vous venez de voir là, me dit mon compagnon, lorsque notre interlocuteur fut parti, un des plus beaux types de ce qu’on appelle le mangeur de Français. Tous les soirs, à la brasserie, il braille pendant deux heures la Garde du Rhin ou la Patrie de l’Allemand. Le mois prochain, il proposera à sa corporation de changer la couleur blanche de sa casquette contre la couleur rouge, image du sang français, comme dit Kœrner. Ce qui ne l’empêche pas de rechercher les Français, dont il parle très-bien la langue, de lire nos auteurs et nos journaux avec passion, quitte à les traiter après de corrupteurs de la morale publique, de se cotiser avec deux ou trois amis pour comprendre le Figaro, et de m’interroger sans cesse sur Paris, qu’il brûle d’aller voir, tout en le qualifiant de Sodome. Au fond, il y a de l’amour dans sa haine. »
Et puis, ces cerveaux allemands ont toujours un petit coin qui n’est pas bien net.
C’est égal : la réponse n’était pas facile devant les ruines du château de Heidelberg. Cette destruction, dont la seule pensée éveillait la princesse Palatine en sursaut dans sa chambre à coucher de Versailles et la faisait pleurer à chaudes larmes pendant la nuit, avait excité l’horreur et la pitié des exécuteurs eux-mêmes. « Je ne crois pas que de huit jours mon cœur se retrouve dans sa situation ordinaire », écrivait, le 4 mars 1689, le comte de Tessé à Louvois, en lui rendant compte de l’accomplissement de ses ordres. J’imagine qu’en voyant passer dans la cour de Versailles le roi Guillaume, qui allait se faire couronner empereur d’Allemagne, Turenne, qui garde avec Condé l’entrée du palais de Louis XIV, a dû se souvenir du Palatinat.
Stuttgard, 12 juillet.
C’est à la station de la jolie petite ville de Bruchsal, s’il m’en souvient bien, que l’on quitte les wagons badois pour entrer dans ceux de la compagnie wurtembergeoise. A ce propos, l’équité veut que je fasse réparation d’honneur aux chemins de fer allemands. Deux choses y choquent d’abord le voyageur français : ils vont lentement, et ils n’allouent pas de bagage aux voyageurs. Sur le second point il faut passer condamnation, à moins qu’on ne voyage en touriste expert, avec des valises portatives qu’on peut toujours loger à côté de soi, et pour lesquels les employés se montrent fort tolérants. Quant au premier point, on apprend bien vite à connaître les trains rapides, qui coûtent plus cher que les autres, mais marchent aussi vite qu’en France, et sont vraiment les seuls praticables pour les gens forcés de compter avec le temps. Ces deux questions réglées, les chemins de fer allemands ont des mérites qui les recommandent au respect des voyageurs et à l’étude de nos compagnies françaises. Leurs secondes sont construites sur le modèle de nos premières, qu’elles égalent en élégance et en confortable. Elles ont des filets pour les bagages, et, comme tout le monde fume en Allemagne, on pousse la précaution jusqu’à y installer l’attirail nécessaire pour recevoir la cendre et les bouts d’allumettes. Même supériorité pour les gares qui, jusque dans les petites villes, sont des monuments dont les nôtres n’approchent pas.
En Wurtemberg, c’est mieux encore. Les wagons sont vastes, largement éclairés, avec un couloir entre les places qui permet de passer d’une voiture à l’autre, et, aux extrémités, des plates-formes sur lesquelles s’ouvrent les portes, et où l’on peut prendre l’air en regardant le paysage. A cette plate-forme s’adapte un double escalier, aussi commode que celui d’un appartement parisien. Bref, le Wurtemberg est le paradis des voyageurs en chemin de fer.
Quelques lieues avant d’arriver à Stuttgard, on rencontre Ludwisburg, — encore une ville toute neuve et factice, comme Carlsruhe, avec des rues bien larges, bien droites, bien régulières, où il ne manque absolument que des passants. Cette création fantasque d’un prince qui voulait se venger de sa capitale est une ville mort-née, qui n’est même pas peuplée par des fantômes, comme Versailles, car elle n’a pas d’histoire : elle n’a qu’une garnison, un arsenal, une fonderie, un grand château solitaire avec de vastes jardins, des officiers qui s’ennuient, et des habitants qui ne s’amusent pas davantage.
Quand nous arrivâmes à Stuttgard, quoiqu’il fût à peine neuf heures, la ville était déjà silencieuse, obscure et déserte, comme si l’on eût sonné le couvre-feu. On se couche de bonne heure en Allemagne. La journée avait été accablante, et je me sentais brisé de fatigue et énervé de chaleur. L’hôtel, tout voisin de la gare, débordait de voyageurs : il ne restait sous les combles qu’une chambrette au midi, aérée par une seule fenêtre donnant sur une cour étroite, et dont la température faisait aussitôt songer aux Plombs de Venise. On sentait, en pénétrant dans cette fournaise, que tout le jour elle avait été chauffée à blanc par un soleil implacable et meurtrier.
Ce fut avec une résignation morne que je pris possession de ce gîte inhospitalier et que je m’étendis sur une de ces effroyables couchettes allemandes, vrais lits de Procuste, trop courts et trop étroits pour un homme de moyenne taille, garnis de matelas durs comme des planches, d’une pile d’oreillers plats, longs et rigides comme des galettes de sarrasin, de couvertures épaisses, de duvets massifs et de draps microscopiques. Dès la première minute, j’avais regardé cet instrument de torture avec une défiance qui fut bien vite justifiée. Pour comble de disgrâce, l’hôtelier de Stuttgard avait imaginé un perfectionnement que j’ai retrouvé depuis en d’autres villes allemandes, mais que je rencontrais ici pour la première fois, dans des conditions qui devaient m’en faire particulièrement apprécier le charme : le drap était solidement boutonné à la couverture sur les quatre côtés. Au bout de quelques instants, sentant qu’il me serait impossible de supporter le poids de cette montagne, je rallumai ma bougie et passai dix grandes minutes à défaire les soixante boutons qui maintenaient en respect ma serviette de lit, bénissant le ciel qu’il n’eut pas pris fantaisie à mon hôtelier de pousser son perfectionnement plus loin encore et de coudre le drap à la couverture. On me dit que le journal de modes le plus répandu de France recommandait dernièrement à ses abonnés cet ingénieux système germanique. Je souhaite à la directrice, pour toute leçon et pour tout châtiment, de se trouver aux prises avec l’invention qu’elle vante dans une chambre d’auberge donnant au midi, sur la cour, et par trente-cinq degrés de chaleur.
J’espérais enfin avoir vaincu tous les obstacles et pouvoir conquérir le sommeil, mais j’avais compté sans mes voisins. Au moment où le premier rêve commençait à flotter devant mes yeux alourdis, ils rentrèrent bruyamment, faisant sonner escaliers et couloirs sous les talons de leurs bottes. Pendant une demi-heure, ce fut un cliquetis de portes qu’on ouvre et qu’on ferme, de chaussures qu’on jette, de meubles qu’on agite et de chaises qu’on traîne sur le parquet. A ce remue-ménage succédèrent de violents coups de sonnette. On fit monter de la bière, on alluma les pipes, et une conversation animée, pleine de cris et de rires, commença entre ces aimables jeunes gens, dont j’étais à peine séparé par une mince cloison.
A minuit ils causaient encore. J’avais pris mon mal en patience, espérant qu’il aurait prochainement une fin. Vers minuit, il se fit un moment de silence ; puis tout à coup un trio, modulé d’abord à mi-voix, mais s’animant peu à peu, s’éleva de l’autre côté de la cloison. C’étaient mes voisins, qui, désespérant sans doute de pouvoir dormir, abordaient leur répertoire. Ils chantaient :
« L’amour est pareil à la rose qui se renouvelle toujours, bien que son éclat d’aujourd’hui doive demain mourir et qu’aucun de nous ne se souvienne d’hier. »
Paroles de Gustave Schwab, le poëte de Stuttgard ; musique de je ne sais qui. Après cette romance, ils en chantèrent une autre, puis une autre encore. Je me rappelai alors que nous étions en Souabe, le pays des lieder et des ballades. Si l’Allemagne est la contrée où l’on chante le plus en Europe, la Souabe est la contrée où l’on chante le plus en Allemagne. Le nombre de poëtes à qui elle a donné naissance, et le nombre de poésies laissées par ces poëtes, assurent à ce coin de l’Allemagne une supériorité qu’on ne lui conteste pas. L’école souabe, qui compte des noms comme ceux de Ruckert, de Hebel, de Justin Kerner, de Karl Mayer, d’Uhland, et se rattache à Schiller comme à sa source, se distingue dans la littérature allemande par des caractères tout spéciaux de fraîcheur, de rêverie ingénue, de douceur naïve et de bonhomie, qui ont contribué à la rendre populaire. En Allemagne, le chant est intimement uni à la poésie, et la lyre n’est pas une métaphore.
Je ne sais vers quelle heure matinale mes voisins me permirent enfin de m’endormir. Ma visite à la ville se ressentit naturellement de cette nuit agitée et de la chaleur qui, dès l’aube, avait repris plus lourde et plus intense que la veille. Je me suis languissamment traîné, en cherchant l’ombre, le long des rues interminables dont Stuttgard est fière : la Kœnigs-Strasse, pleine de magasins à l’instar de Paris, et la Neckar-Strasse, pleine de monuments publics et de palais. Les palais ne manquent pas à Stuttgard, pas plus que dans aucune autre ville d’Allemagne ; seulement ils ne sont pas beaux : je parle des palais modernes. Les Allemands sont travaillés d’une immense ambition architecturale qui les pousse à mettre des palais partout. A chaque instant il m’arrivait de demander à un passant : « Quel est donc ce château ? » et il me répondait : « C’est un restaurant, ou un café, ou un cercle, ou la maison d’un boucher enrichi, ou une caserne, ou une gare. » Les gares et les casernes surtout, voilà les monuments de toute ville allemande. Celles-ci ressemblent à des forteresses féodales, avec des tours crénelées ; celles-là à des églises, le plus souvent gothiques, et l’analogie se complète grâce aux Suisses en hallebarde qu’on voit sur le seuil. Bizarre mélange, et bien caractéristique, de l’esprit positif et de l’esprit romantique ! J’avais déjà vu à Carlsruhe et à Heidelberg des gares magnifiques ; celle de Stuttgard est plus belle encore : elle a surtout une immense galerie vitrée avec une coupole digne d’une cathédrale. De même, sur la grande place, vis-à-vis le vieux château du seizième siècle, flanqué de deux tours rondes, et le Château-Neuf, que surmonte une couronne dorée, et où l’architecte, par une fantaisie astronomique, a pratiqué tout juste autant de pièces qu’il y a de jours dans l’année, on voit un vaste et imposant édifice, long de plus de 430 pieds, décoré d’une colonnade au milieu de laquelle s’ouvrent deux portiques corinthiens : je l’avais pris d’abord pour le palais royal, et c’est tout simplement le Kœnigsbau, vaste assemblage de magasins, de cafés et de salles de concert.
Je n’ai bien apprécié de Stuttgard que ses ombrages, — charme des villes allemandes, — le beau square de la place du Château, et surtout le parc de la Résidence, merveilleuse promenade où le charme intime et champêtre des grandes herbes, des eaux vives, des sentiers isolés et des réduits mystérieux s’allie à l’aspect vraiment royal que lui donnent ses larges allées, ses grands arbres, ses vastes pelouses, ses bassins et ses statues. Le site de Stuttgard est charmant. Le cercle des collines boisées qui l’entoure déroule sur ses flancs une verte ceinture de vignes, profanées par une multitude de brasseries : un vieux dicton prétend que, « si l’on ne cueillait à Stuttgard le raisin, la ville se noierait dans le vin », ce qui ne l’empêche pas de se noyer tous les jours dans la bière. Ses environs, qu’égayent les gracieux détours du Neckar, sont semés de villas et de palais d’été. Grâce aux ombrages du parc, j’ai pu prolonger ma promenade jusqu’aux portes de Cannstatt, un Baden en miniature, qui fait à la capitale du Wurtemberg le plus coquet et le plus séduisant des faubourgs. Si jamais vous passez par Stuttgard, allez voir Cannstatt, le parc royal et la Wilhelma, rêve oriental éclos sous le ciel germanique, mais ne vous dérangez pas pour visiter le Musée, digne tout au plus d’une préfecture de deuxième classe.
La route de Stuttgard à Ulm n’est pas moins charmante. Les bois, les collines, les rivières et les vallons s’y marient à souhait pour le plaisir des yeux. Des villages blancs et de hauts clochers se détachent sur un fond de verdure sombre. Les Alpes de Souabe dessinent au loin leurs cimes, sur lesquelles sont perchées de vieilles forteresses féodales. Çà et là quelques ruines jettent une poésie de plus dans le paysage. C’est vraiment un aimable pays que ce Wurtemberg, et je comprends qu’il ait inspiré tant de poëtes. Mais que le Wurtembergeois est donc laid avec son ample bicorne aux ailes retroussées, ou sa casquette à visière longue d’un pied, sa redingote courte de taille et tombant sur les talons, son gilet fermé à gros boutons serrés les uns contre les autres, et les hautes jambières de cuir où se perdent ses mollets de héron ! J’ai rencontré sur la route des enfants même affublés de ce lamentable costume, et leur aspect m’a gâté le paysage. Un de ces fantoches, placé dans un verger de France, épouvanterait les oiseaux, mais les moineaux d’Allemagne y sont habitués.
Ulm et Tubingue, 13 et 14 juillet.
Les voyageurs ne sont pas dans l’usage de s’arrêter à Ulm : ils auraient bien raison si elle n’avait sa merveilleuse cathédrale, un des chefs-d’œuvre de l’art gothique en Allemagne. Comme Harlem, comme Fribourg, comme Birmingham, Ulm se vante de posséder les plus belles orgues du monde ; je ne sais ce qui en est, mais je sais du moins que j’ai vu rarement ailleurs un plus haut et plus magnifique élancement des voûtes, une chaire d’un travail plus précieux, plus délicat et plus compliqué, des stalles plus curieuses que celle où Syrlin a sculpté, d’un ciseau si vigoureux et si fin, avec tant d’expression, de tournure et de couleur, si je puis ainsi dire, les philosophes, les héroïnes, les sages et les saints du paganisme, du judaïsme et du christianisme.
Pas plus que le Dom de Cologne et tant d’autres, le Munster d’Ulm n’a jamais été achevé. Il manque à la tour 236 pieds pour atteindre la hauteur du plan primitif exposé dans la sacristie ; elle est entourée d’échafaudages, car on rêve de la mener à terme. Il n’est pas nécessaire d’être grand prophète pour prédire qu’on n’en viendra jamais à bout. Les habitants d’Ulm n’ont plus la foi de leurs pères, qui élevèrent à leurs frais cette cathédrale dont ils avaient juré de faire la plus belle de l’Allemagne, — et la foi seule peut soulever des montagnes. Quels mondes que ces édifices dont la construction a demandé des siècles, et dont la réparation ou l’achèvement dépasse les forces de nos générations de pygmées ! Depuis 1820, on travaille activement à la cathédrale de Cologne ; des comités se sont formés de toutes parts, les souscriptions ont afflué de tous les points du monde catholique ; mais l’armée d’ouvriers qui s’agite à l’ombre de la masse colossale y semble perdue et noyée dans sa tâche comme une fourmilière au bas d’un chêne.
Quant à Ulm, ce n’est qu’une villasse, à l’aspect vieillot plutôt qu’antique. Son hôtel de ville est dans un état de dégradation qui fait peine. La vétusté de ses maisons de briques, à frontons triangulaires et à étages surplombant, est dénuée de tout attrait artistique ou pittoresque : j’en excepte pourtant les enseignes qui branlent à tous les vents avec un grand bruit de ferraille, et dont on pourrait faire une collection fort curieuse. Du haut de ses remparts détruits et changés en une maigre promenade, je suis allé saluer le Danube, que je rencontrais pour la première fois : mais le Danube lui-même manque ici de grandeur et de majesté.
Ulm a été, après la guerre de 1870, l’un des principaux centres habités par les prisonniers français. Trois cent cinquante-deux de ces pauvres gens reposent côte à côte à l’une des extrémités du cimetière. Sur chaque tombe s’élève uniformément une très-humble croix de bois noir, portant en français les noms du défunt, le numéro de son régiment et la date de sa mort. Au centre s’élève un petit monument de marbre noir, sur lequel je n’ai pu lire sans me sentir les yeux mouillés de larmes cette simple inscription si éloquente en pareil lieu : « Dieu ! faites miséricorde à ces enfants de la France, morts loin de leur patrie ! »
Au sortir de là, on m’a montré, sur les hauteurs qui couronnent la ville, derrière la citadelle, tout récemment revue, corrigée et considérablement augmentée par les Prussiens, la ferme où Napoléon Ier avait établi son quartier général au mois d’octobre 1805. Quel souvenir et quel rapprochement ! Sedan et la capitulation d’Ulm ! Ainsi, en Allemagne, j’ai trouvé partout la trace de notre honte sur le souvenir de notre gloire, et nos soldats prisonniers pouvaient lire au seuil de chacun de leurs cachots le nom d’une victoire française.
En quelques heures j’avais vu toute la ville, et j’allais partir pour Augsbourg et Munich, quand un professeur de gymnase, avec qui j’avais lié connaissance l’an dernier sur le lac de Morat, m’apprit qu’on célébrait le lendemain l’inauguration d’une statue élevée en l’honneur d’Uhland, dans son lieu natal, à Tubingue. Il se rendait à cette fête patriotique et m’engagea vivement à l’accompagner. Il fallait revenir sur mes pas, mais un détour de plus ne pouvait m’effrayer dans ce voyage en zigzags. Nous montâmes en wagon vers trois heures de l’après-midi. Le train était déjà envahi par des bourgeois d’Ulm, des professeurs et des sociétés de chant, qui ne cessèrent, durant tout le voyage, d’alterner leurs exercices comme les bergers de Virgile. De loin en loin, de nouvelles sociétés montaient avec leurs bannières ; elles étaient accueillies par les hourrahs de leurs compagnons, et les chants reprenaient de plus belle.
Au crépuscule naissant, nous débarquions à Tubingue. Les ruelles irrégulières et escarpées de la vieille ville universitaire, et la belle rue neuve où l’on a réuni toutes les institutions et tous les monuments, étaient déjà pavoisées de drapeaux noir, rouge et or, les couleurs de l’empire fédératif de 1848. Les sociétés se forment en cortége et s’acheminent processionnellement vers le cimetière de la ville. Arrivées à la tombe d’Uhland, elles se rangent en cercle, tous les assistants se découvrent, et bientôt un chœur aux accents graves et profonds s’élève, chantant le sommeil du poëte endormi dans la mort. Ce chant religieux, modulé à mi-voix sur un tombeau, dans les lueurs recueillies du soleil couchant, parlait à l’âme comme les voix mystérieuses des ballades allemandes.
Le lendemain, à six heures du matin, je fus éveillé par un cantique qu’exécutait, sur la tour de la Stiftskirche, un orchestre d’instruments à vent. A neuf heures, le cortége officiel se groupait devant l’Université et se dirigeait avec lenteur vers la place Uhland, décorée d’une forêt de mâts et de drapeaux. Au centre, la statue de bronze, recouverte d’un voile gris, dessinait vaguement sous les plis de l’enveloppe ses formes puissantes. On connaît le programme invariable de ces sortes de cérémonies, et je ne le décrirai pas en détail. Il suffira de dire qu’après la cantate obligée et un interminable discours du professeur Kœstlin, comme midi sonnait à l’horloge voisine, le voile de la statue tomba et laissa apparaître dans un rayon de soleil le visage robuste du poëte, avec son large front, son expression rêveuse, énergique et simple. Le canon tonne, les fanfares éclatent, mêlées aux acclamations de la foule, et les cloches elles-mêmes saluent à toutes volées le barde populaire de la Souabe.
Deux choses m’ont surtout frappé dans cette fête, que j’ai curieusement suivie, dissimulé dans les rangs des plus humbles spectateurs, entre de vénérables bourgeois aux chapeaux d’immense envergure et des jeunes filles aux jupons courts et aux nattes blondes pendant jusqu’aux pieds. La première, c’est le caractère démocratique et, par certains côtés, anti-prussien, qu’elle a revêtu. Ce n’était pas le drapeau de l’empire allemand, tel que l’a fait M. de Bismarck, qui flottait autour de la statue du poëte libéral et patriote, chantre du vieux droit, membre du parlement de Francfort ; et l’après-midi, pendant la fête intime et populaire qui suivit les cérémonies officielles, le fils d’un autre poëte souabe, de Karl Mayer, intime ami et collègue d’Uhland, dans un discours prononcé en plein air, se demandant ce que celui-ci eût pensé des événements accomplis depuis 1866 et du nouvel empire d’Allemagne, ne craignit pas de répondre que sa conscience eût refusé de s’y rallier.
Mais ce qui m’a frappé plus encore, c’est la vénération et l’amour de tout ce peuple pour le héros de la fête. On sentait que tous l’avaient lu, que tous le connaissaient, le savaient par cœur. Le soir, dans les brasseries, par les rues, on n’entendait que des chœurs chantant le Wurtemberg, la Nouvelle Muse, En avant ! le Droit domestique, ou quelqu’une de ces chansons à boire dont il a fait le cadre des plus nobles pensées. C’est là que j’ai vu et senti pour la première fois l’action exercée en Allemagne par les poëtes, surtout par les poëtes lyriques. Ils ne s’adressent pas seulement aux lettrés ; avec l’élite ils ont conquis la foule. Là-bas, la poésie, aidée par la musique, se mêle à la vie nationale d’une façon bien autrement étroite et profonde que chez nous. Elle a des chants pour tous les besoins, pour tous les sentiments et toutes les idées qui font battre le cœur humain, pour tous les âges et toutes les conditions. Même lorsqu’elle aborde les genres les plus naïfs et le ton le plus familier, son inspiration est grave, patriotique et religieuse. En écoutant les romances d’Uhland dans les brasseries de Tubingue, je ne pouvais m’empêcher de songer avec quelque honte à ce qu’on chantait à la même heure dans les cabarets français, et j’ai compris alors le rôle des poëtes dans l’histoire moderne de l’Allemagne, depuis les plus grands jusqu’aux plus petits : de Schiller à Maurice Arndt et à Théodore Kœrner, de Kœrner à Uhland, d’Uhland à Karl Wilhem, l’auteur de la Garde sur le Rhin, dont les strophes guerrières, comme autrefois celles de la Chanson de l’épée et des Chasseurs noirs, ont si furieusement sonné la charge contre la France.
Munich, 16-20 juillet.
J’ai fait mon entrée à Munich par le crépuscule et par une pluie battante, la première qui tombât depuis mon entrée en Allemagne : c’est bien là, je l’ai compris dès le lendemain, l’aspect sous lequel il faut voir Munich. La pluie et les teintes crépusculaires conviennent parfaitement aux longues et sévères perspectives, à l’aspect solennel et triste de cette ville que le Prussien libéré Henri Heine ne pouvait entendre appeler l’Athènes du Nord sans éprouver des crispations de nerfs. Tandis que la voiture m’emporte à l’hôtel, j’entrevois vaguement, à travers la vitre couverte d’une buée grisâtre, des palais badigeonnés de jaune, des arcs de triomphe, des portiques, des colonnades, des squares plantés d’arbres et de bronzes, du gothique moderne, des églises Renaissance, des dômes, des tours, des statues rangées en file, et un obélisque. Cela m’apparaît comme un rêve, et il me semble que je vois défiler devant moi les ombres de dix villes évoquées par mon souvenir.
Singulière capitale ! elle est composée de pièces et de morceaux, comme une mosaïque. Rien n’y est venu d’un jet et n’y a naturellement poussé. C’est là, décidément, le caractère de beaucoup de villes allemandes, dont la physionomie offre je ne sais quoi de pédantesque et de compassé, et ressemble à un devoir universitaire, quand ce n’est pas à un pensum. Mais aucune n’offre ce caractère au même degré que Munich, le type le plus complet, le plus achevé, de la ville artificielle. Tout y sent l’effort, la combinaison laborieuse et savante, l’érudition et l’imitation. Vous diriez qu’elle a été mise au concours pour le prix de Rome. On a voulu qu’elle contînt des échantillons de tous les genres, de tous les styles, de toutes les époques. C’est un recueil de pastiches académiques. Qui pourrait en compter les palais et les statues ? Mais l’impression qui s’en dégage a je ne sais quoi de glacial : quoique Munich compte plus de 180,000 habitants, le silence et la solitude règnent autour de ces édifices, construits pour la plupart dans la partie nouvelle de la ville, où le mouvement de la foule ne répond pas encore au nombre et à l’importance des monuments.
Depuis plus de deux siècles, tous les souverains de la Bavière ont mis leur gloire à se dépasser l’un l’autre dans la voie des embellissements. Maximilien Ier, contemporain de Henri IV et de Louis XIII, avait déjà tant fait pour sa capitale, que Gustave-Adolphe, émerveillé de trouver une ville si magnifique au milieu d’une si pauvre campagne, s’écriait, en une métaphore qui sent son roi batailleur : « C’est une selle d’or sur un cheval maigre. » Munich n’avait pas alors à ses portes cette immense promenade qu’on appelle le jardin anglais, demi-parc, sillonné par les bras de l’Isar et dont le lac semble habité par les ondines de Gœthe et de Schiller. Les deux successeurs de Maximilien continuèrent activement l’œuvre commencée, et après eux, le roi Louis Ier redoubla de zèle et de magnificence.
Le roi Louis avait l’imagination haute et le goût porté vers le grand. Passionné pour toutes les formes de l’art, qu’il cultivait lui-même avec quelque succès, et nourrissant la noble ambition de ressusciter en lui ces princes de la Renaissance qui ont attaché leur nom au seizième siècle, il se mit à orner Munich avec pompe, à en faire une ville auguste, quelque chose comme une tragédie classique, avec des intermèdes romantiques et nationaux. Non content d’emprunter à la Grèce son architecture pour élever l’ancienne et la nouvelle Pinacothèque, la Glyptothèque et les Propylées, il lui emprunte sa langue pour les baptiser. Puis viennent le Siegesthor, élevé sur le modèle de l’arc de Constantin ; le Festsaalbau, sur le patron des palais vénitiens ; le Ministère de la guerre, la Bibliothèque, l’Institut des aveugles, le Feldherrnhalle, transplantés de Florence à Munich ; le Kœnigsbau, reproduction du palais Pitti ; l’Université, dans le style italien du moyen âge ; enfin, les quatre églises, qui reproduisent avec une perfection étonnante et une merveilleuse précision les grandes époques de l’architecture religieuse étudiée dans ses types les plus irréprochables et les plus caractérisés, depuis la basilique romaine de Saint-Boniface jusqu’au style ogival le plus pur, tel qu’on peut aller le contempler à Notre-Dame de Bon-Secours.
J’oubliais la Ruhmeshalle, c’est-à-dire, en français, le Temple de la gloire. Le nom est germain mais le monument est dorique. Sur une colline qui domine la ville, derrière la statue colossale de la Bavaria, appuyée sur son lion, et levant à vingt ou vingt-cinq mètres de haut sa main armée d’une couronne, au sommet d’un escalier de cinquante marches qui lui sert de piédestal, se développe un portique ouvert, flanqué de deux grands pavillons. La Ruhmeshalle est le pendant du Walhalla de Ratisbonne, dû également à l’imagination grandiose du roi Louis Ier ; mais elle a un caractère moins mythologique et aussi moins universel. Consacrée exclusivement aux gloires de la Bavière, elle renferme environ quatre-vingts bustes d’hommes illustres. C’est beaucoup, et si l’on y regardait de près, il faudrait sans doute en rabattre. Mais sachons gré au vieux roi de s’être borné à des bustes, lorsqu’il pouvait aller jusqu’aux statues. Remarquons aussi, comme circonstance atténuante, si ces hyperboles de l’orgueil national avaient besoin d’excuse, que la Bavaria tourne le dos aux demi-dieux du Temple, suspendant ainsi sur le vide la couronne qui semblait destinée à leurs têtes.
Après l’abdication du roi Louis, son fils Maximilien II, élève de Schelling, continua la série des échantillons paternels. Pendant les seize ans de son règne, il construisit avec ardeur, avec fièvre, comme s’il prenait à tâche d’effacer la renommée de son père, qui l’avait toute sa vie tenu éloigné des affaires publiques. Maximilien était un philosophe : parmi tous les monuments qu’on lui doit, il ne se trouve pas une église. Il avait peut-être l’érudition du roi Louis, et une ambition plus grande encore, mais il n’en avait ni le goût, ni l’amour sincère de l’art et des artistes. On eût dit qu’il bâtissait pour bâtir, sans autre but que d’attacher précipitamment le souvenir de son règne à tous les coins de sa capitale. On peut étudier le produit-type de cette activité stérile dans la rue qui porte son nom : elle est superbe, large de cent vingt pas, longue de seize cents, bordée de belles maisons, d’élégants magasins, et de deux magnifiques monuments dans le style gothique de l’Italie, qui se font vis-à-vis ; mais elle ne conduit à rien, et elle se ferme par un édifice aux vastes proportions, richement décoré, tout éclatant de peintures, dont aucun habitant de Munich n’a pu me dire la destination précise. Les Guides prétendent qu’il a pour but « de recevoir gratuitement, jusqu’à la fin de leurs études, de jeunes Bavarois qui se distinguent par un talent éminent, et qui comptent se vouer au service de l’État, à quelque classe de la société qu’ils appartiennent », ce qui est une explication un peu vague ; mais je crois être plus dans le vrai en disant qu’il est destiné tout simplement à bien clore la perspective. C’est un décor, comme les deux tiers des monuments de Munich.
La capitale de la Bavière est un grand musée. Elle a autant de statues sur ses places et de tableaux dans ses édifices qu’elle en montre au visiteur dans sa Glyptothèque et ses deux Pinacothèques. Je ne sais s’il existe au monde, même en Italie, une ville plus envahie par les peintres. A mesure que le bon roi Louis bâtissait son poëme de pierre, il le livrait page par page à l’armée d’artistes qu’il avait groupés autour de lui, dont il s’était fait le Mécène et l’ami. Ils y ont écrit cent mille pieds carrés de peintures. Tandis que L. de Klenze, Gartner, Ohlmuller et Ziebland élevaient les palais et les églises ; tandis que Schwanthaler, Widnmann et vingt autres dressaient sur leurs piédestaux un peuple de statues, Cornélius, H. de Hess, Schnorr, Veit, Vogel, Schraudolph, faisaient revivre sur les murs, dans les tympans et les frises, et jusque sous les arcades en plein air du Hofgarten, les grands souvenirs de l’histoire et les symboles sacrés de la religion. Noble école à l’émulation féconde qui ne sut pas toujours, sans doute, s’égaler à son rêve, mais qui ne s’égara jamais qu’à la poursuite de l’idéal ; dépourvue d’originalité puissante et de force créatrice, mais abondamment pourvue de science, de profondeur et d’élévation, et qui mérite toujours d’être louée pour son effort, même lorsqu’elle échoue.
C’est avec une liste civile inférieure à cinq millions que le roi Louis remplit, pendant vingt-trois ans, ce rôle de Médicis. Ah ! je conçois le culte qu’avaient voué les artistes à ce souverain, qui ne se bornait pas à les protéger, à leur faire des commandes et à les bien payer, mais qui les aimait, s’intéressait à leurs œuvres et était capable de les comprendre, qui venait les voir dans leurs ateliers et sur leurs échafaudages, qui vivait avec eux sur le pied d’une familiarité cordiale et économisait sur sa table pour ne pas économiser sur ses tableaux. Une ville entière à illustrer comme une page blanche : jamais ils ne s’étaient vus à pareille fête ! Aussi quel élan, quelle ardeur et quelle reconnaissance ! Il y a deux rois à Munich : Cornelius, dont les tableaux sont partout, et Louis Ier, dont la figure revient dans tous les tableaux. Les Loges de l’ancienne Pinacothèque nous montrent celui-ci conduit par un génie vers le chœur des artistes et des poëtes. Dans les fresques qui décorent les murs de la nouvelle, sa figure maigre et sa fine barbe blonde apparaissent fréquemment au milieu des peintres et des sculpteurs occupés à exécuter ses ordres. Cornelius l’a placé, dans sa grande composition du Jugement dernier, à l’église Saint-Louis, parmi les bienheureux dont un ange dirige le vol vers le ciel, et cela ne ressemble ni à une flatterie servile, ni à un sacrilége. Quand on a vu Munich, ses musées et ses monuments, on comprend que le souvenir du vieux roi y soit resté populaire, en dépit de Lola Montès et de la Révolution de 1848.
Mais c’est fini maintenant. Sans rompre absolument avec la tradition, le roi actuel l’a du moins suspendue : il s’est laissé accaparer tout entier par la musique de l’avenir. De la vieille école de Munich, il ne reste qu’une épave, Guillaume de Kaulbach ; et Kaulbach, protestant, sectaire presque fanatique, animé contre la papauté, qu’il a poursuivie de plates caricatures, des haines du seizième siècle, n’est pas homme à maintenir dans la voie qui a fait sa gloire l’école, essentiellement religieuse et catholique, dont il est maintenant le chef. Aussi, malgré Piloty et quelques autres, est-elle descendue des sommets pour se disperser dans les petits sentiers de la peinture de genre.
S’il faut en croire les doléances des vieux Bavarois, ce n’est pas seulement l’art qui est en décadence à Munich. Tout se tient, tout a dévié, tout s’est stérilisé sous des influences nouvelles, et la nomination du protestant Kaulbach à la direction de l’Académie a son pendant et son explication dans les élections des magistrats municipaux. Cette ville, qui fut longtemps une des plus catholiques de l’Europe, est entre les mains des Juifs, et, par eux, dans celles des libres penseurs. La jeune Bavière émancipée échappe de plus en plus à la tutelle morale des anciens. A toute heure du jour et à tout jour de la semaine, les églises sont encore fréquentées, et il est rare d’y entrer sans y voir des fidèles priant avec dévotion ; mais ce sont des personnes d’âge mûr ou des gens du peuple. La France a eu longtemps deux préjugés sur les vertus de l’Allemagne, qui ne résistent pas bien longtemps à un voyage dans ce pays : nous croyions à son amour pour la famille et pour l’étude. C’est un bruit qu’elle faisait courir, et nous avions la naïveté de la prendre au mot :
« — Ah ! Monsieur, me disait en hochant la tête un ancien que je sondais là-dessus, la brasserie, voilà le foyer domestique des Allemands. Et quant à la science, j’en puis mieux parler encore, en ma qualité de professeur à l’Académie. Où voulez-vous qu’ils en prennent, puisqu’ils passent tout leur temps à entendre de la musique, à fumer et à boire de la bière ? »
En effet, dans cette ville encombrée d’édifices grecs, la brasserie est le vrai monument local, et elle n’a rien de grec ; mais la bière de Bavière, qui ne le sait ? est une bière attique. La plupart et les plus célèbres de ces établissements sont des caves, éclairées en plein jour, où les garçons roulent des barriques entre les jambes des buveurs, où l’on boit sur des bancs et sur des tonneaux, où l’on va soi-même faire remplir sa cruche au comptoir après l’avoir rincée de ses propres mains. Serrés les uns contre les autres, et tous les rangs confondus, graves comme des fantômes dans la demi-obscurité du sanctuaire, les Bavarois savourent la liqueur blonde avec le recueillement qui sied à cet exercice national. Au milieu du murmure discret des conversations, on n’entend que le bruit des fourchettes piquant le jambon, des couteaux pelant les raves qui font boire, et des couvercles d’étain retombant sur la chope après chaque lampée. On y étouffe ; tant mieux : cela donne soif. La seule gaieté de ces lieux ténébreux, c’est le feuillage et les fleurs dont ils sont souvent décorés. Munich est la ville des fleurs : le jour de la Fête-Dieu, dont la procession se célèbre en grande pompe, précédée par les corps de métier, les confréries, les instituts, les écoles, suivie par le roi et les princes, les ministres, les grands dignitaires, le corps diplomatique, les autorités militaires et judiciaires, l’état-major, l’université, les académies, la municipalité, etc., etc., toutes les rues sont tapissées d’arbustes, de fleurs et de feuillages, de draperies et de tableaux. On dirait que le voisinage de l’Italie, dont Munich est la plus rapprochée de toutes les villes de l’Allemagne proprement dite, n’a pas été sans influence sur ses mœurs et ses goûts, comme sur son art.
La bière est la grande affaire des Munichois. Elle a ses variétés comme le vin, et les gourmets savent en apprécier toutes les nuances. Les uns se contentent de la bière ordinaire ; les autres n’admettent que l’export bier. En été, la mode est d’aller s’installer à la porte des grandes caves situées autour de la ville, sous l’ombrage des tilleuls ou des noyers. Pendant le mois de mai et dans l’octave de la Fête-Dieu, on assiége le Bock-Keller, pour y boire une bière très-forte, fabriquée avec beaucoup d’orge et peu de houblon ; et dans la première quinzaine d’avril, les amateurs se consacrent tout entiers à la dégustation du Salvator bier, un nectar digne des dieux (des dieux scandinaves), mais qui, malheureusement, dure à peine autant que les lilas. Chaque soir, dans la ville même, s’ouvrent des jardins publics où l’on vient dîner et boire aux sons d’un orchestre. Cet orchestre est généralement militaire. J’ai vu des soldats faire danser les jeunesses ; j’en ai même vu recevoir l’argent à l’entrée du jardin annexé au Café anglais. Cela ne choque personne ici.
Lorsque je suis arrivé à Munich, il n’y était question, dans les brasseries comme ailleurs, que de la Spitzeder. Les petits journaux publiaient sa caricature ; on voyait sa biographie aux étalages des libraires, et l’un des théâtres de la ville jouait une pièce en cinq actes dont elle était le principal personnage et qui portait son nom. Qu’était-ce donc que la Spitzeder ? La Spitzeder était une actrice, encore jeune et charmante, fort aimée des Bavarois, mais qui, après avoir remporté bien des succès sur la scène, voulut, sentant l’âge et la fatigue approcher, encouragée d’ailleurs par de nombreux et éclatants exemples, en remporter de plus solides sur un autre théâtre. En conséquence, elle monta à Munich une grande maison de banque, et fit une concurrence désastreuse aux usuriers, qui dévorent comme une lèpre la capitale de la Bavière. On m’a expliqué le genre d’opérations fabuleuses auxquelles se livrait la Spitzeder, mais j’ai le malheur de n’avoir point la tête mathématique, et je l’ai oubliée. Toujours est-il que les Juifs, furieux de cette invasion dans leurs bénéfices, s’étaient mis à crier si fort que la justice voulut vérifier les comptes de la comédienne transformée en banquière, saisit ses livres et la jeta elle-même en prison. Cette affaire, grosse de plusieurs millions de florins, se compliquait encore de je ne sais quelles questions politiques et religieuses ; elle passionnait tout le monde, et bien des gens prétendaient que la justice, puisqu’elle avait commencé, eût dû aller jusqu’au bout, et achever de balayer l’étable d’Augias en faisant une descente chez les dénonciateurs après avoir mis la dénoncée sous les verrous.
En revanche, on ne soufflait mot des Vieux-Catholiques, dont je m’attendais à entendre prononcer le nom à chaque pas. Munich, patrie du Chanoine Doëllinger, a été le point de départ du vieux-catholicisme, et il semble qu’il eût dû en rester le centre : je ne l’y croyais pas enterré sous une couche d’indifférence aussi profonde et aussi méprisante. — Il n’y possède qu’une chapelle mesquine et délabrée, ouverte une heure par semaine et dont j’eus grand’peine, en interrogeant vingt personnes, sur lesquelles dix-neuf ignoraient absolument de quoi je voulais parler, à me faire enseigner le chemin.
Vienne, 21 et 22 juillet.
J’avais rêvé d’abord de descendre de Munich à Innsbruck, et de parcourir pendant quelques jours les vallées et les glaciers du Tyrol, puis de gagner Pesth par le lac Balaton, et de m’acheminer de là sur Vienne. Mais, hélas ! c’était bien un rêve. En le faisant, j’avais oublié qu’au journaliste en vacance, aussi bien qu’au vieillard de la Fontaine, sont interdits le long espoir et les vastes pensées. Un chroniqueur a ses échéances, comme un négociant : il faut, comme lui, qu’il fasse honneur à sa signature, et chaque heure qui sonne lui crie : « Esclave, souviens-toi que ton temps est compté. »
Je pris donc à Munich un billet direct pour la capitale de l’Autriche. Le trajet est long, mais je m’embarquais le soir ; la nuit promettait d’être douce, les wagons allemands sont bien capitonnés, et j’espérais dormir du sommeil du juste, depuis les bords de l’Isar jusqu’aux rives du Danube. Morphée accueillit ma prière et, sauf un intermède assez court, à Simbach, causé par la visite très-bénigne de la douane autrichienne, autrefois si féroce, me berça dans ses bras jusqu’aux approches de Vienne.
Vers huit heures du matin, s’il m’en souvient bien, je débarquais à la gare de l’Ouest. Muni de mes valises portatives, je cours à un confortable (voiture attelée d’un seul cheval), puis à un autre, puis à un autre encore, partout accueilli par le même signe de tête négatif, qui me force de recommencer ma course sans plus de succès. Et cependant je voyais défiler devant la gare tout l’immense cortége des voitures, cueillant chacune un voyageur au passage, et s’éloignant aussitôt. Je finis par comprendre qu’une ordonnance de police interdit sans doute aux cochers de devancer leur tour, et qu’on est obligé de respecter les droits acquis à ceux des premières places. Mais pendant cette réflexion la file s’était épuisée, et je restai seul sous le vestibule avec le commissionnaire qui venait de mettre d’office la main sur mes bagages.
Tandis que nous cherchions du regard une voiture à l’horizon, un personnage fumant un londrès dans un porte-cigare en écume de mer, et mis comme un notable commerçant, s’approche de mon commissionnaire et engage la conversation avec lui ; puis, m’adressant la parole en un baragouin international :
« Vous n’avez pas de voiture, Monsieur ? Où allez-vous ?
— A l’hôtel X.
— Hôtel X ? Fermé. Choléra, fit le commissionnaire.
— Mais non, mais non, pas du tout, dit le notable commerçant, en haussant les épaules. »
Depuis mon entrée en Allemagne, ce mot de choléra retentissait sans cesse d’une façon désagréable à mes oreilles, sans qu’il m’eût été possible jusqu’alors de savoir au juste si le fléau était ou n’était pas à Vienne. « Il y est, disaient les uns, et il y sévit rudement. J’ai un ami, arrivé d’hier, qui a quitté la ville pour cette cause. On a même dû fermer un grand hôtel, où six voyageurs venaient de mourir dans la même journée. (Était-ce justement sur cet hôtel que j’avais fixé mon choix ?) — Il n’y est nullement, disaient les autres ; mon frère, qui est membre du jury, me l’écrivait encore ce matin. — Si les Viennois le nient, c’est pour ne pas nuire à leur Exposition. — Ce sont les journaux prussiens qui font courir ces faux bruits, dans leur jalousie contre l’Autriche. » On voit que l’incertitude continuait à Vienne même.
« La preuve qu’il n’est pas fermé, c’est que j’y vais, reprit le notable commerçant. Voulez-vous venir avec moi ?
— Voulez-vous aller avec Monsieur ? répéta le commissionnaire, comme un écho.
— Bien volontiers, fis-je innocemment, prenant cette obligeante personne pour un compagnon de voyage que le ciel m’envoyait.
— Je vais chercher la voiture, dit-il. »
Et il disparut. Un instant après, il revenait avec un coupé, mais sur le siége et le fouet en main, faisant piaffer et caracoler ses deux chevaux. Mon notable commerçant était un cocher ! Je dissimulai machiavéliquement ma stupéfaction.
« Donnez un demi-florin à ce brave homme, ajouta négligemment ce cocher magnifique. C’est assez. »
Et la voiture partit, en filant comme une flèche. On eût vraiment dit un équipage attelé de pur-sang. Le cocher semblait prendre plaisir à passer, sans ralentir sa course, à travers les enchevêtrements les plus compliqués, et à raser les roues de ses confrères, pour m’éblouir par son habileté. Mais je remarquai bien vite que les autres fiacres menaient le même train. Cette allure à toutes brides contraste étrangement avec la démarche nonchalante de la plupart des piétons. Évidemment, les cochers viennois, à qui les mélancoliques haridelles de nos fiacres feraient horreur ou pitié, mettent leur amour-propre à se dépasser les uns les autres, en se frôlant du plus près possible sans s’accrocher.
Tandis que nous roulions ainsi par la Mariahilfer-strasse et le long du Ring, j’avais ouvert mon Joanne, et je méditais avec une attention inquiète le passage suivant :
« Les cochers de Vienne sont renommés pour leur habileté à conduire, mais ils sont généralement grossiers, et cherchent volontiers à mettre dedans l’étranger (hum !). Aussi fera-t-on bien de convenir du prix à l’avance (Il est bien temps !). En cas de contestation, il ne faut pas craindre de les conduire au bureau de police, Tuchlauben, 4 (Diable !). » Suivait le tarif : tant pour les confortables, tant pour les fiacres, tant pour l’intérieur des lignes, tant pour l’extérieur. On s’y perd.
J’achevais de m’instruire tant bien que mal, juste au moment où la voiture débouchait devant la porte de l’hôtel, vis-à-vis la gare du Nord, qui, avec ses grosses tours massives, ressemble à une forteresse féodale, et j’avais cru comprendre que je devais un florin, ce qui me semblait un peu cher ; mais à Vienne et en temps d’Exposition, il faut se résigner aux sacrifices.
« Payez le cocher, dis-je au garçon, en lui donnant un florin et vingt kreutzers.
— Monsieur, si vous l’avez pris à une gare, vous lui devez deux florins, cinquante kreutzers. En outre, il y a les colis et le pourboire. »
Mon superbe cocher était descendu ; et, tout en achevant son cigare couronné d’une pyramide de cendre blanche, tendait discrètement la main. Je sentis qu’il fallait payer sans discussion ma première école, et j’y déposai d’abord un thaler (3 fr. 75), puis un florin (le florin d’Autriche est de 2 fr. 50). La main ne se retira pas. J’ajoutai un demi-florin : la main restait toujours tendue, mais le garçon me protégea :
« C’est bien maintenant, me souffla-t-il à l’oreille. »
Et le cocher remonta sur son siége, sans compromettre sa dignité par le moindre remercîment.
« On me disait à la gare, fis-je au portier, que votre hôtel était fermé.
— Quelle calomnie, Monsieur. Fermé ! et pourquoi ? Parce qu’un voyageur est arrivé de Prague, l’autre soir, déjà malade, et s’est mis à boire coup sur coup deux carafes d’eau. Il est mort dans la nuit, c’est vrai ; mais à qui la faute ?
— A lui, évidemment.
— Figurez-vous, reprend le portier, en s’adressant à un gros homme qui s’approche de nous, qu’on a dit à monsieur que le choléra est dans l’hôtel.
— Les imbéciles ! s’écrie le gros homme, en devenant cramoisi d’indignation. Parce que la semaine dernière, une dame venant de Salzbourg, et exténuée par la chaleur…
— Très-bien ! Me voici rassuré. Vous avez des chambres à un florin ?
— Oh ! non, Monsieur, nous n’avons pas cela à Vienne. Les moindres sont de trois florins.
— Cependant j’avais vu dans un journal de Paris…
— Oui, je sais. Mais c’est une erreur que le correspondant du journal a commise, par bienveillance pour nous. Nous l’avons prié de la rectifier, et il nous a promis de le faire, — à la première occasion. »
Après l’Exposition, sans doute.
« Très-bien, très-bien. Et à quel étage ces chambres ?
— Au quatrième. Mais il y a un ascenseur.
— Eh bien, montons, dis-je, en faisant bonne contenance jusqu’au bout. »
En un clin d’œil, l’ascenseur me transporte au sommet des cent trente marches qui composent les quatre étages de cet immense caravansérail. Tout au fond d’un interminable corridor, on m’ouvre la porte d’une chambre assez vaste, et très-convenablement meublée. De là, comme du sommet du Righi, je puis assister au lever du soleil. Deux fenêtres doubles, suivant l’usage des maisons viennoises, ouvrent sur des pelouses malingres, pelées et lépreuses, où sèchent quelques linges suspendus à deux cordes. C’est la campagne étiolée qui touche aux grandes villes, la nature telle qu’on la rencontre à Ivry ou à Pantin. Voici sur ma porte le tarif approuvé par la municipalité, qui l’a revêtu de sa griffe : Chambre, 3 florins ; service, 50 kreutzers (1 fr. 25) ; bougie, 30 kreutzers. Il y en a deux dans chaque chambre, et si vous allumez la seconde pour y voir un peu plus clair, le prix est naturellement doublé. On le double même si vous ne l’allumez pas, mais vous êtes libre de réclamer.
« A quelle heure la table d’hôte ? demandai-je au garçon qui m’a accompagné.
— Nous n’en avons pas, Monsieur. A Vienne, on mange à la carte, dans le restaurant annexé à l’hôtel. »
Nouvelle preuve du sens pratique qui distingue les Viennois dans l’exploitation du voyageur. Ce système, aussi simple qu’ingénieux, a le triple avantage de déblayer la comptabilité de l’hôtel, de tripler ou de quadrupler la dépense de la table, et d’assurer aux garçons des pourboires qui se répètent deux et trois fois par jour. J’ai gardé la note de mon premier déjeuner — un festin qu’on payerait trente-cinq sous au Palais-Royal. Malgré la vulgarité de ces détails, je les donne ici pour l’instruction de mes lecteurs, et parce qu’ils se rattachent à des observations d’un plus haut intérêt sur les mœurs, le caractère et le genre de vie des Viennois.
Pain | 6 |
kr. | ||
Bifteck aux pommes | 1 |
fl. | 25 |
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Omelette | » |
90 |
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Fraises | » |
80 |
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Demi-bouteille | 1 |
» |
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Total |
4 |
fl. | 01 |
kr. |
Dès qu’on a bien compris qu’il s’agit là de florins, et non de francs, de kreutzers et non de centimes, comme un voyageur arrivant de France est toujours tenté de le croire, on trouve cela cher. Et pourtant je ne devais pas tarder à voir que c’était là, pour Vienne, des prix très-modérés.
J’avais hâte de sortir, pour m’orienter dans la ville. Mon hôtel s’élève à l’extrémité du faubourg de Vienne appelé le Léopoldstadt, qui confine au Prater. Une promenade de vingt minutes tout au plus le sépare de l’Exposition. Le Léopoldstadt est traversé par une large rue, très-vivante, qui relie le Prater à la ville intérieure. On sait que la capitale de l’Autriche se compose d’une cité formant une espèce d’île centrale, entourée sur deux côtés par le canal du Danube et la Vienne, sur les autres par des boulevards et des promenades, — et d’immenses faubourgs qui rayonnent de toutes parts autour d’elle.
Comme à Paris et à Londres, la Cité de Vienne, si l’on me permet de lui donner ce nom par analogie, a été le noyau de la ville, ou plutôt elle a été longtemps toute la ville à elle seule ; mais, à l’inverse de Londres et de Paris, elle est la résidence et comme la forteresse de l’aristocratie. Là aussi se trouve la plupart des administrations, des établissements publics et des édifices. C’est vraiment le cœur de Vienne. Un grand mouvement de piétons et de voitures anime les rues étroites, bordées de hautes maisons, entre lesquelles se détachent de vastes hôtels blasonnés et armoriés, que décorent plus richement encore des suisses en livrée magnifique, avec le tricorne et la grande canne à pomme d’argent, plantés comme des cariatides sous le vestibule. Çà et là s’ouvrent, en guise de soupiraux, dans cet étroit labyrinthe de ruelles, des places ornées de fontaines, de colonnes et d’ex-voto bizarres. Les cent vingt-sept rues et les douze cents maisons de la vieille ville semblent se presser à l’ombre de la haute tour de Saint-Étienne, qui les domine de sa masse imposante et sombre.
Vienne, étranglée, jusqu’à ces derniers temps, dans la ceinture de ses fortifications intérieures, qu’elle avait déjà fait craquer de toutes parts, s’est répandue au dehors avec une rapidité prodigieuse, dès que le décret de 1857 eut rompu la digue qui la retenait encore. En quinze ans, elle a plus que doublé de superficie. Une spéculation effrénée, en comparaison de laquelle les tripotages des marchands de terrains et des entrepreneurs de bâtisses sous le khalifat de M. Haussmann ne sont, pour ainsi dire, que des jeux d’enfants, s’est emparée de tout le sol disponible à une lieue à la ronde, et en a fait sortir des myriades de maisons, de rues et de faubourgs. Vienne est la ville de l’agiotage. Les Juifs y pullulent : ils ont la main partout, sur la presse, dans les administrations et dans les banques. On n’a pas oublié la grande débâcle financière du mois de mai dernier, résultat naturel de cette fièvre d’argent qui est le mal ordinaire des sociétés molles, gâtées par le bien-être, par l’amour et l’habitude des jouissances matérielles, et qui n’aboutit qu’à l’appauvrissement général, quand ce n’est pas à la ruine, par l’exagération des besoins, la hausse extravagante des prix, le déplacement et la rupture d’équilibre dans les conditions normales de l’économie publique et privée. Vienne est une ville qui vit de l’agiotage, et qui en mourra. Elle a bâti sa fortune sur des bulles de savon, qui finiront par crever toutes à la fois. Déjà son papier-monnaie offre avec nos assignats cette double ressemblance, heureusement lointaine encore, qu’il subit une dépréciation sensible et qu’il contribue pour sa part à la cherté de toutes choses à Vienne ; car on s’habitue à traiter ces petits chiffons de papier, qui s’envolent au vent, avec un sans-façon que n’admettrait pas au même degré la respectable pièce d’un florin.
Mais voilà une parenthèse bien philosophique et bien longue. Il est temps de la fermer et de revenir aux faubourgs, qui m’y ont conduit par un chemin assurément très-imprévu. Les trente-quatre faubourgs de Vienne, formant à eux seuls plus des neuf dixièmes de son étendue et presque les dix-neuf vingtièmes de sa population totale, offrent tous les agréments d’une ville neuve, richement peuplée de bazars, d’hôtels, de cafés, de jardins publics et de magasins « à l’instar de Paris. » Les gares et les théâtres en sont les principaux édifices. En fait de monuments dignes d’intérêt, on ne découvrirait guère, dans cette immense étendue, que le Belvédère, avec sa belle collection de tableaux ; le grand arsenal, dont les salles luxueuses et de dimensions imposantes, décorées de peintures, de statues et de marbres, n’abritent qu’une collection peu digne, en son ensemble, d’un si magnifique logement ; enfin, dans le voisinage de la vieille ville, la belle église gothique de Saint-Sauveur, érigée par souscription, à la suite de l’attentat de 1853 contre l’empereur, et commencée, il y a dix-sept ans, dans le feu d’un enthousiasme qui semble s’être un peu ralenti depuis, car elle ne marche pas vite à son achèvement. Les monuments d’ailleurs ne sont pas très-nombreux à Vienne, quoiqu’il n’y ait peut-être pas de ville où le mot de palais soit prodigué davantage. Le palais impérial, particulièrement, est un amalgame aussi incorrect qu’irrégulier de constructions sans style et sans physionomie. En revanche, une foule de maisons particulières, hôtels, brasseries, cafés, bureaux de grandes compagnies industrielles ou financières, ressemblent à des palais.
Ce qui m’a le plus frappé pendant ces deux premiers jours de promenade à travers la ville, c’est la quantité incroyable de brasseries, de cafés et de restaurants. Leur nombre a de quoi étonner même les habitués des boulevards parisiens. Il est difficile de faire dix pas sans en rencontrer, et parfois, dans les rues centrales ou les grandes voies de communication, comme le Prater-strasse, on en compte une demi-douzaine à la file, sans interruption, débordant sur le trottoir avec leurs doubles rangées de tables toujours encombrées. Évidemment, on mange et on boit beaucoup ici. Mais, pour le moment, je me borne à noter ce nouveau trait de la physionomie de Vienne, sans tirer encore de conclusions trop hâtives.
La circulation dans les rues, bien qu’elle ne puisse se comparer à celle de Paris, est très-active, et donne bien l’idée d’une grande capitale. Fiacres, confortables, omnibus, tramways, se croisent dans un mouvement perpétuel. Vienne a devancé Paris dans l’organisation de ce dernier genre de véhicules. Elle est sillonnée en entier de rails qui suivent le cercle des boulevards, conduisent à l’Exposition, mettent en communication toutes ses gares et toutes ses lignes, comme on appelle ici les barrières de la ville, mais se bornent à contourner la cité extérieure, sans pénétrer dans l’inextricable réseau de ses rues. Les voitures des tramways sont immenses, ouvertes de toutes parts à l’air et à la lumière, et la toiture en est simplement soutenue par des tiges de fer. Elles contiennent dix-huit places, disposées en forme de fauteuils qui se font vis-à-vis, et séparées par un couloir qui laisse le passage libre. Mais il est sans exemple que le tramway, fût-il deux fois complet, ait jamais refusé un voyageur. Les derniers venus restent sur leurs jambes en se maintenant aux courroies qui pendent du plafond, s’empilent sur les marches ou sur les plates-formes à l’arrière et à l’avant, à côté du conducteur et du cocher. Rien de plus curieux que de voir ces lourdes voitures passer en tous sens au galop, emportant des grappes humaines qui se forment et se déforment sans cesse.
Je n’entends guère autour de moi résonner que l’allemand : peu de français, moins d’anglais encore. Aucune particularité de types ou de costumes. Vienne est presque la porte de l’Orient, mais l’Orient ne s’y montre pas. A peine si, de loin en loin, on pouvait signaler par les rues le fez ottoman ou le tarbouch égyptien. Les Viennois ressemblent fort aux Parisiens, à cela près qu’ils m’ont paru généralement plus gras, plus fleuris et moins pressés. Le goût des Viennoises pour les toilettes claires, élégantes et décolletées saute aux yeux tout d’abord, comme la beauté de leur sang et la grâce nonchalante de leurs personnes. On dirait que les innombrables races qui se partagent le territoire de l’Autriche se sont combinées et fondues pour former à la Viennoise ce teint pétri de lis et de roses auquel elle sait fort bien assortir les nuances de ses robes. Je n’avais jamais vu, en pleine rue et dès la première heure du jour, tant de couleurs tendres, tant d’épaules et de bras simplement recouverts de la gaze la plus transparente. S’il fallait absolument trouver à Vienne un symptôme de l’approche de l’Orient, c’est dans la Viennoise que je le découvrirais : sa beauté, sa démarche, sa toilette, l’expression vague et presque somnolente d’une physionomie dont le charme un peu froid ne s’anime jamais par la flamme du sentiment ou de la pensée, tout en elle fait songer aux femmes du harem.
Mais c’est assez vu pour les deux premiers jours. Je me suis promené sans relâche jusqu’à dix heures du soir. Les rues deviennent désertes : on se couche tôt dans cette bienheureuse ville, si calme sans être rangée. Il est temps de rentrer. A demain.
23 juillet.
Je sors de l’Exposition, en allemand Welt-Austellung. Je suis allé ce matin chercher ma carte au commissariat français, très-bien installé dans une magnifique maison neuve du Park-Ring, sans parler du pavillon de parade qu’il s’est fait construire à l’Exposition universelle, et où il a voulu donner un spécimen du goût français dans toutes les industries qui se rattachent à l’ameublement et à l’ornementation.
A l’Étoile du Prater, d’où partent des avenues dans toutes les directions, j’ai suivi la Haupt-allée, qui conduit en un quart d’heure de marche à l’entrée principale de la Welt-Austellung. Le Prater, île immense formée par les deux bras du Danube, est la promenade viennoise par excellence, et réunit les amusements des Champs-Élysées aux ombrages du bois de Boulogne. Les grands travaux entrepris depuis quelques années pour la régularisation du fleuve, qui ne manquait jamais, à la fonte des neiges, de déborder tumultueusement en inondant les faubourgs orientaux de la ville, l’ont réduit de près de moitié ; mais il lui reste encore une superficie de 700 hectares.
Le Prater est une propriété impériale. Longtemps les Hapsbourg s’en étaient réservé la jouissance exclusive : Joseph II l’ouvrit à ses sujets. Vienne aussitôt fit irruption dans le mystérieux domaine dont les fêtes et les grandes chasses avaient tant préoccupé son imagination. Depuis lors on ne l’a plus fermé, et les pacifiques Viennois se mettraient en révolution si on voulait leur enlever leur Prater. Il est rempli de brasseries, de jardins publics, de concerts, d’échoppes et de théâtres. Pour y ramener le beau monde, que le flot de l’invasion populaire avait fini par écarter, et pour dédommager la promenade de tout ce qui lui avait été enlevé, on appela M. Barillet-Deschamps, jardinier en chef au bois de Boulogne, et on lui demanda un plan de transformation, avec avenues régulières, lacs, ronds-points et pelouses, qui se poursuit encore aujourd’hui. Grâce à ces travaux, le Prater est redevenu à la fois une promenade élégante et un lieu de divertissement à l’usage du peuple.
La Haupt-allée se prolonge en ligne droite sur une étendue de plus d’une lieue, entre des ombrages magnifiques, mais pourtant d’une épaisseur insuffisante contre les rayons ardents du soleil. A certains jours, par exemple le lundi de Pâques et le 1er mai, c’est un coup d’œil merveilleux et presque féerique, dit-on, que le spectacle de cette grande avenue envahie tout entière, entre deux rangs pressés de bourgeois, par des voitures aux riches armoiries précédées de courriers, escortées de cavaliers qui caracolent aux portières, et dirigées d’une main sûre par des cochers aux livrées éclatantes. Le Maifahrt, comme on l’appelle, est le Longchamps de Vienne. En outre, chaque jour, dans la saison, le défilé des cavaliers fringants et des brillants équipages dans la Haupt-allée rappelle le tour du lac à Paris et les cavalcades de Hyde-Park à Londres. Mais l’Exposition, jointe aux chaleurs tropicales et à la crise financière, a mis en fuite la majeure partie de la haute société viennoise. Elle a voulu céder la place à l’invasion cosmopolite qu’on lui prédisait de toutes parts et qui n’est pas venue. Si bien que la Haupt-allée, depuis l’ouverture de l’Exposition, loin de présenter l’affluence prévue, semble plus délaissée qu’à l’ordinaire. Je n’aperçois pas du tout, aux abords du Palais de l’Industrie, ce mouvement de voitures, — fiacres, omnibus, tapissières, — qui convergeaient à Paris en 1867, vers le Champ de Mars, pour déverser sans trêve dans ce tonneau sans fond des torrents de curieux ; et si ma première expérience ne m’avait considérablement refroidi à l’égard des fiacres viennois, j’en trouverais vingt pour un, chaque fois que j’en aurais besoin.
Il faudrait cent mille visiteurs quotidiens pour peupler suffisamment ces immenses galeries et ce parc plus immense encore. Les quinze à vingt mille personnes qui s’y promènent, pareils aux naufragés de Virgile,
C’est le moindre inconvénient de cette Exposition, conçue dans des proportions extravagantes qui dépassent également les forces des jambes et de l’attention humaine. Notre Champ de Mars y tiendrait cinq fois à l’aise. Un statisticien qui avait du temps à perdre, ce qui arrive assez souvent aux statisticiens, a calculé que toutes les galeries du palais et les rues du parc, mises bout à bout, couvriraient un développement de 342 lieues, et qu’il faudrait marcher 3 heures 48 minutes par jour, pendant les six mois que doit durer la Welt-Austellung, pour les parcourir en entier. On est parvenu à en faire, pour ainsi dire, quelque chose d’illimité, où l’ensemble s’efface dans la multiplicité infinie des détails, où le classement disparaît dans le chaos, où les points de comparaison se dérobent au regard, où l’on erre au hasard comme dans une forêt touffue, étourdi par la fatigue et s’affaissant sur tous les siéges qu’on rencontre.
Le besoin qu’elle inspire aux trois quarts de ses visiteurs, c’est de s’échapper aux bagatelles et aux amusements du parc. Aussi les côtés forains qu’on pouvait déjà reprocher à notre Exposition de 1867 ont-ils pris ici un développement excessif. Le parc est littéralement semé de cabarets, où l’on fait payer à des prix de première classe des consommations de deuxième ordre. Les chaumières des Alpes et du Vorarlberg : cabarets ! Le wig-wam indien : cabaret ! Le chalet suisse : cabaret ! La ferme alsacienne : cabaret ! Brasseries Dreher, Pilsner, Liesing ; buffets anglais, bar-rooms américains, restaurants russes, suédois, hongrois, italiens, français ; cafés orientaux, avec chibouks, narguilehs, esclaves et odalisques. Partout des bazars, turcs, arabes, japonais, chinois ; partout des orchestres : orchestre militaire, orchestre de Strauss, musique styrienne, croate, magyare ; partout, pour servir d’enseignes, des demoiselles à volumineux chignons, vêtues en Italiennes ou en Suissesses d’opéra-comique.
Grâce à son dôme et à ses galeries, le palais offre au premier abord un aspect plus monumental que l’énorme chaudière en tôle et en zinc de notre Champ de Mars en 1867. Le second aspect lui est moins favorable : on remarque alors l’analogie de ces galeries transversales qui coupent à angles droits la principale galerie, avec les dents d’un peigne ou les arêtes d’un poisson ; et le dôme colossal, gauche et trop surbaissé, produit l’effet d’un parapluie gigantesque déployé sur ce grand étalage. Mais du haut de la coupole on jouit d’une vue magnifique : à l’intérieur, sur l’Exposition où s’agite une fourmilière humaine autour des vitrines qui ressemblent à des jouets d’enfants ; au dehors, sur le parc où se dessinent dans le chaos des pelouses, des fontaines, des parterres, des fourrés, des constructions de tous genres et de tous styles, les trois grands corps de bâtiments dont tous les autres ne sont que des annexes : le palais proprement dit, les galeries des beaux-arts et la galerie des machines ; puis sur le Prater, sur la ville de Vienne et les environs, sur le Danube et les montagnes qui bordent l’horizon.
A six heures, un mugissement monotone, pareil à celui que pourrait faire entendre un géant en soufflant un point d’orgue dans une corne des Alpes, donne le signal de la fermeture du palais. C’est le moment où le parc fait feu de toutes ses pièces et de tous ses orchestres, pour glaner sa dernière récolte de clients. Après avoir repris quelques forces dans un établissement hospitalier où je fus servi par des mougicks en robes d’un bleu d’azur, je regagnai mon hôtel en traversant le Wurstel-Prater, c’est-à-dire le coin de la grande promenade viennoise où tous les spectacles populaires se sont donné rendez-vous.
La plupart de nos compatriotes traduisent Wurstel-Prater par le Prater des saucisses ; c’est le Prater des marionnettes qu’il faut dire : il doit ce nom à Hans Wurst — Jean Saucisse ou Jean Boudin — le polichinelle viennois, qui a depuis longtemps émigré dans ce lieu de plaisance, et dont les petits théâtres portatifs, un peu délaissés aujourd’hui pour des divertissements plus en rapport avec le progrès des lumières, se dressent encore çà et là.
Le Wurstel-Prater est une curiosité de Vienne, et une curiosité caractéristique. L’amour de ce peuple pour le plaisir se trahit en toutes choses. Figurez-vous une foire de Saint-Cloud en permanence. On y est étourdi par le vacarme et la cohue. Ce qu’il y a là de femmes colosses, de phénomènes, de somnambules lucides, de tableaux vivants, bibliques ou mythologiques, d’athlètes, d’anthropophages, de chevaux de bois perfectionnés, de cirques vélocipédistes, d’hippodromes, de chemins de fer tournant avec une rapidité vertigineuse et un tapage infernal, de balançoires déguisées en traîneaux, en gondoles vénitiennes, en bateaux à vapeur avec roulis et tangages combinés, de cafés chantants, de brasseries et de restaurants à orchestre, est vraiment inimaginable. J’ai vu une voiture de la cour arrêtée à la porte d’un de ces établissements. Un cocher majestueux et un chasseur à livrée grise, dont la plume blanche flottait au vent, attendaient le plus jeune des archiducs, descendu pour aller rendre visite à je ne sais quel spectacle forain ; et la foule faisait cercle avec une bonhomie égale à celle du prince, semblant heureuse et flattée, autant que peut l’être une population si paisible, de le voir se mêler et se plaire à ses amusements.
24 juillet.
Ce matin, en sortant vers onze heures, je me suis arrêté à lire les affiches de théâtre. Elles sont sur papier blanc, de dimensions modestes, et ne tirent point l’œil, comme les nôtres, par des combinaisons et des artifices typographiques. Vienne a sept ou huit théâtres, pas davantage, sans parler des cirques, des cafés-concerts, des jardins publics, de tous les lieux de réunion et de plaisir, qui sont innombrables, et leur font une sérieuse concurrence. Au Grand-Opéra, terminé depuis trois ou quatre années seulement, et qui peut rivaliser en étendue et en magnificence avec celui qu’on nous a construit à Paris, on chante ce soir l’Hamlet de M. Ambroise Thomas. Le Hofburg-Theater, qui correspond à notre Comédie-Française, représente Christiane de M. Gondinet ; le Stadt-Theater, ouvert seulement depuis l’Exposition, est l’Odéon viennois ; on y joue Tricoche et Cacolet. Le théâtre Josephstadt annonce la Chatte blanche. Au Carls-Theater, où l’on donnait hier la Princesse Georges, on donne aujourd’hui les Cent vierges, et on annonce pour demain la Princesse de Trébizonde. Si l’Opéra-Comique, actuellement en construction sur le Schotten-Ring, était terminé, on y donnerait sans doute le Domino noir ou Mignon. Il n’y a que le théâtre An der Wien qui ne soit pas envahi par la France : il représente l’Otello de Shakespeare, avec le tragédien Rossi ; mais il prépare le Kean d’Alex. Dumas, traduit en italien, et ses drames alternent avec le répertoire d’Offenbach.
Je me retourne et m’arrête devant l’étalage d’un libraire. Me voici encore en pays de connaissance. Les deux tiers de la vitrine sont envahis par l’article Paris. M. Dumas fils s’y étale à côté de M. Renan ; M. Jules Sandeau, près des Lettres à la princesse de Sainte-Beuve, et non loin de MM. Gaboriau, Paul de Kock et Ponson du Terrail. L’influence parisienne règne ici, comme dans les bazars et les boutiques de mode. Il est permis d’y voir le témoignage, parfois puéril et peu raisonné, d’un certain amour, ou tout au moins d’un certain faible pour la France, sentiment qui a résisté à la guerre de 1859 et à notre alliance avec l’Italie, que les derniers événements ont ravivé, et qui se fonde sur des analogies d’esprit et de caractère, dont on ne doit pas plus méconnaître qu’exagérer l’importance. Mais peut-être faut-il y voir plus encore la preuve d’une paresse d’esprit, contractée d’ancienne date, longtemps entretenue par une censure vigilante, et dont cette ville de plaisir n’a pas encore entièrement secoué la douce habitude. On raconte qu’un professeur allemand, surmené par les travaux et les veilles, alla un jour consulter un médecin, et que celui-ci, pour guérir son cerveau fatigué, lui ordonna de passer ses vacances à Vienne, où il serait exposé moins que partout ailleurs à la tentation de penser. Ce conte est assez impertinent, et je suis loin d’en vouloir garantir l’authenticité ; mais, quoique Vienne ne soit plus au temps où elle ne publiait guère, en fait de livres, que des almanachs, des traités de musique ou d’histoire naturelle, où elle n’avait que deux journaux et qu’un seul théâtre, qui était un théâtre de marionnettes ; quoiqu’elle ait produit dans ces derniers temps des poëtes et des écrivains dramatiques, comme Nicolas Lenau, le baron de Zedlitz, le comte d’Auersperg (Anastasius Grün), le baron Münch-Bellinghausen (Frédéric Halm), Laube, Grillparzer, etc., il lui reste encore de quoi justifier jusqu’à un certain point cette jolie épigramme.
Je voulais aller passer ma soirée à l’Opéra ; il ne restait pas une place disponible. La buraliste m’engage à m’y prendre plusieurs jours à l’avance, si je ne veux recevoir chaque fois la même réponse. Malgré les chaleurs caniculaires que nous traversons, la crise financière, qui a mis en déroute beaucoup des plus riches habitués du théâtre, l’absence de la haute société viennoise, en villégiature dans ses châteaux ; malgré le nombre et le prix exorbitant des places, l’Opéra refuse du monde tous les soirs. Vienne se souvient toujours qu’elle est la patrie de Mozart et de Haydn. Mais le succès inouï de l’Opéra ne s’explique pas seulement par l’amour de la musique, il s’explique aussi par la nouveauté, l’entraînement de la mode, les splendeurs de la décoration et de la mise en scène, le soin qu’on a pris d’unir à toutes les magnificences de l’architecture toutes les recherches du bien-être, et de ménager au spectateur les commodités qui lui permettent de savourer sans fatigue les jouissances de l’art le mieux fait pour être goûté d’un peuple d’épicuriens. Il suffira de dire qu’on a trouvé moyen d’y supprimer la chaleur par un système de ventilation graduée, qu’on peut régler dans chaque loge comme la lumière d’une lampe. C’est ainsi qu’on entend le confortable à Vienne.
J’ai résolu de remplacer l’Opéra par l’un des jardins publics de la ville. Je n’avais que l’embarras du choix entre le Volksgarten, concert-promenade comme celui des Champs-Élysées, à la fois rendez-vous du peuple dans sa partie publique, et du monde élégant dans son enceinte réservée ; le Blume-Saal, dont l’attrait principal est un orchestre de dames composé de quarante jeunes filles, toutes uniformément vêtues de blanc, et qui jouent avec la gravité et l’aplomb des virtuoses les plus consommés ; le Vauxhall, récemment ouvert sous les ombrages du Prater, et dix autres. Je me suis décidé pour le Vauxhall. Là, tout en dînant — car on dîne partout et toujours à Vienne — j’ai assisté à la série d’exercices dont se compose le répertoire habituel de nos cafés-concerts : romances, chansonnettes comiques et grands airs, coupés de danses grotesques et de tours de force. Il m’a paru que la police était fort tolérante pour ce qu’on chante et ce qu’on danse là, mais que le public l’était plus encore. La vaste enceinte débordait de spectateurs venus en famille, avec leurs femmes et leurs enfants, et les femmes applaudissaient à des chansons, les jeunes filles à des danses qui eussent excité à Paris l’honorable susceptibilité des sergents de ville. Peut-être trouvera-t-on que ce détail ne valait pas la peine d’être noté, et que j’aurais pu laisser le lecteur à la porte de cet Eldorado suspect ; mais il y a là un nouveau trait de mœurs qui confirme et complète nos observations précédentes.
30 juillet.
J’arrive d’une excursion à Pesth, faite en compagnie de tous les membres du jury international et des représentants de la presse locale et étrangère, sur l’invitation de la municipalité de cette ville. Quel était le mobile secret de cette invitation ? Je l’ignore. A la suite des fêtes organisées par la commission autrichienne, sans la participation de la commission hongroise, celle-ci, blessée d’un tel procédé, a-t-elle prétendu montrer qu’elle ne se laisserait ni vaincre ni oublier ? ou bien, en dehors de toute rivalité mesquine, n’a-t-elle pas voulu simplement achever l’œuvre commencée par l’Exposition, où elle occupe une place à part sous le drapeau de saint Étienne, en prouvant que la Hongrie vit de sa vie propre, et qu’elle est la sœur, plus ou moins turbulente et acariâtre, mais non la vassale de l’Autriche ? Quoi qu’il en soit de ces deux hypothèses, qui sont peut-être vraies toutes deux, on peut jurer que le dualisme n’était pas étranger à l’invitation.
Je ne puis entraîner le lecteur avec moi jusqu’à Pesth : il ne m’en reste ni le temps ni la place. Disons seulement que la capitale de la Hongrie, ville à l’aspect tout moderne, aux rues larges et régulières, dépourvue de monuments caractéristiques, n’a pas du tout l’originalité que sembleraient promettre sa situation aux confins de l’Europe, sur la lisière qui sépare de l’Orient la civilisation occidentale, et la physionomie si fière et si nettement tranchée de la race magyare. Les efforts qu’elle a faits depuis un demi-siècle pour se mettre à la hauteur de son titre de capitale, sa prospérité croissante, la rapidité de ses développements, sont un juste sujet d’orgueil pour les Hongrois, et peuvent intéresser les économistes, les ingénieurs et les écrivains politiques, mais non les artistes, qui cherchent avant tout la couleur locale. Sans les enseignes et les noms des rues, écrits dans cette langue étrange, aux mots compliqués et farouches, tout hérissés de consonnes, dont la prononciation ressemble à un exercice gymnastique, et sans la richesse et la variété des costumes indigènes, conservés par les portiers des hôtels et des établissements publics, les pandours, les heiduques, les magistrats et les fonctionnaires, on pourrait se croire à Lyon ou à Rouen.
J’ai renouvelé connaissance, sur le Franz Josef, l’un des deux steamers frétés par la municipalité hongroise pour le transport de ses invités, avec un certain nombre de confrères belges, hollandais, allemands, italiens, anglais, espagnols, scandinaves, chevaliers errants de la presse, amis d’une heure, avec qui j’avais échangé jadis sur terre et sur mer, par monts et par vaux, depuis Stockholm jusqu’à Suez, des poignées de mains dont chacune était séparée de la suivante par des intervalles de cinq ou six ans, et j’ai répété à diverses reprises la scène du chevalier de Narbonne avec l’ami intime qui l’abordait en lui demandant : « Bonjour, mon ami, comment vous portez-vous ? » et à qui il répondait : « Très-bien, mon cher ami, comment vous appelez-vous ? »
Aucun d’eux ne put m’éclairer sur la question du choléra à Vienne. Mais on me prodigua les renseignements sur les préparatifs faits par la capitale de l’Autriche et ses habitants pour profiter du riche butin que la Welt-Austellung devait jeter dans leurs filets, sur l’exagération des espérances conçues et l’amertume des déboires qui les ont suivies. On sait quel exemple de rapacité sans vergogne des Viennois, gâtés par la contagion des juifs dont leur ville est infestée et par leurs habitudes de spéculation à outrance, ont donné au monde, surtout dans les premières semaines de l’Exposition. La moralité de la comédie, c’est qu’ils ont été les premières victimes de cette spéculation éhontée, et que, après avoir avidement égorgé la poule aux œufs d’or, ils assistent maintenant à l’avortement de tous leurs rêves.
Ce n’est plus un secret pour personne : la Welt-Austellung est peut-être une glorieuse entreprise, mais c’est une mauvaise affaire, et il ne faut point compter sur elle pour guérir les plaies faites par la grande débâcle financière du mois de mai dernier[26].
[26] On a publié l’an dernier les comptes définitifs de l’Exposition de Vienne. Ils accusent, suivant le bilan présenté à la Chambre des députés par le ministre du commerce, un total de dépenses de 19,123,270 florins, c’est-à-dire un excédant de 3,423,270 florins sur les dépenses prévues de 15,700,000 florins.
Le total des recettes s’élève à 4,256,349 florins, c’est-à-dire 2,743,850 florins de moins que les 7,000,000 prévus. En tout, il y a donc une moins-value de 6,166,921 florins sur les prévisions budgétaires. L’Exposition a donc coûté à l’État, en déduisant les frais couverts par les recettes, une somme de 14,866,951 florins.
Hier, j’ai rencontré le shah à l’Exposition, qui lui est redevable pour ce jour-là d’une magnifique recette. J’avais quitté Paris la veille de son arrivée, et ne m’attendais pas à retrouver à Vienne cet inévitable souverain. Il a fait son entrée à midi, avec l’empereur d’Autriche à sa gauche, au milieu d’une foule compacte et silencieuse, dans une voiture de la cour, attelée de six chevaux, que montaient deux postillons à la livrée jaune. A quatre heures du soir, je l’ai revu, promenant d’un air flegmatique et résigné, à travers les curiosités du parc, son aigrette de diamants et son sabre au fourreau constellé de pierreries, escorté du grand vizir et d’une demi-douzaine de fonctionnaires en hauts bonnets fourrés.
J’ai suivi quelques moments S. M. Nasr-ed-Din, dans sa promenade à travers les galeries des Beaux-Arts. Son regard languissant et ennuyé s’est ranimé tout à coup, sous ses lunettes d’or, devant la Femme couchée, de M. Jules Lefebvre, et il a échangé avec son grand vizir quelques observations d’amateur qui devaient rappeler les lettres d’Usbeck au premier eunuque noir. Pendant une minute d’illusion, le shah s’est cru sans doute dans son sérail. C’est là un triomphe dont je ne me suis pas senti très-flatté pour mon compatriote ni pour mon pays. La France tient admirablement sa place, qui est la première, dans ce grand concours de l’art européen ; mais pourquoi avoir fourni un si large prétexte, par l’abus des nudités équivoques, aux déclamations hypocrites de la vertueuse Allemagne, heureuse de trouver ce terrain pour y réfugier sa jalousie, et de justifier sa haine opiniâtre en la plaçant sous la protection de la moralité publique ? Notre dignité nationale était doublement tenue à plus de réserve, et les convenances de la situation nous en faisaient une loi autant que la décence de l’art. J’en suis fâché pour les trop nombreux peintres français qui ne l’ont pas compris.
Je résume également, d’après les confidences d’un personnage de la suite, adroitement sondé, les objets qui ont le plus frappé Sa Majesté persane dans les galeries du palais, et qui ont paru lui donner l’idée la plus brillante de la civilisation occidentale. — En Prusse, une magnifique exposition de pendules — quel aveu ! — un échiquier d’ivoire où les pièces ordinaires sont remplacées par les personnages historiques qui ont joué un rôle dans la guerre de l’Allemagne contre la France, — les rois par l’empereur Napoléon et l’empereur Guillaume, le cavalier par M. Thiers, la tour par de Moltke, et le fou par Gambetta ; puis un superbe buste de M. de Bismarck en stéarine, que la chaleur tropicale faisait régulièrement entrer en fusion, à partir de dix heures du matin, et qui semait chaque jour ses larmes de cire autour de lui, à l’ébahissement profond des visiteurs qui ne le soupçonnaient point si sensible. En France, un piano perfectionné exécutant mécaniquement, à l’aide d’une manivelle, tous les morceaux de musique imaginables, représentés par des cartons perforés qu’on achète au mètre comme la cotonnade et qu’on dépose sur le clavier, où ils se déroulent et se replient d’eux-mêmes. En Suisse, un autre piano plus redoutable encore, se remontant comme une pendule et jouant tout seul, comme une boîte à musique, avec le bruit d’un orchestre entier. En Amérique enfin, l’ingénieux appareil qui marque si bien l’esprit commercial et pratique des Yankees et porte cette inscription naïvement effrontée : Machine à transformer un vin quelconque en vin de Champagne.
Le Persan avec qui j’ai eu dix minutes d’entretien m’a paru surtout frappé de l’intolérable chaleur qu’il fait à Vienne. Il m’a assuré que le soleil était moins rude à Téhéran. Tout en causant avec moi, il soulevait son bonnet d’Astrakan pour éponger la sueur qui lui baignait le front, et il faisait des zigs-zags et des détours innombrables pour éviter les sillons de soleil qui le séparaient des galeries couvertes. Les oiseaux mécaniques de l’Exposition française n’avaient même plus la force de chanter, et les coucous des horloges de la Forêt-Noire se bornaient à secouer leurs ailes sans rien dire, en guise d’éventails.
On dirait que le Tropique du Cancer et le Tropique du Capricorne se sont donné rendez-vous ici. Vienne n’est plus une ville, c’est une fournaise ardente. Dès l’aurore, les passants se traînent le long des murs en cherchant l’ombre ; de dix heures du matin à huit heures du soir, toute la population s’abat dans les brasseries, dans les jardins publics, et n’en bouge plus. Même en pleine nuit, la chaleur reste aussi intense, et les fenêtres ouvertes on ne parvient pas à trouver assez d’air respirable pour s’endormir en paix.
Voici quinze jours que cet état dure sans une minute de répit. Depuis que je suis arrivé j’ai envié bien des fois la température des Esquimaux et la félicité des Groënlandais. Que ne donnerais-je pas pour trouver, en me levant, l’eau de ma cuvette gelée ! La vue d’un morceau de neige me paraît pour le moment l’une des choses les plus souhaitables de ce monde, et presque le dernier comble du bonheur.
2-10 juillet.
Il serait trop long et il deviendrait monotone de continuer jour par jour cette description morcelée de Vienne pendant l’Exposition. Il est temps de fondre et de résumer maintenant, dans un tableau d’ensemble, ces impressions quotidiennes, où nous ne pourrions nous arrêter davantage sans une sorte de puérilité, et qui n’ont de valeur que par les conclusions qu’elles amènent. Quelques-uns au moins de mes lecteurs n’ont pas oublié le village autrichien qui figurait dans le parc du Champ de Mars, à Paris, en 1867, et où l’on avait représenté l’architecture locale des grandes provinces de l’empire par une demi-douzaine de guinguettes rustiques semées autour d’une brasserie monumentale. Ce qu’ils avaient pris peut-être pour une fantaisie architecturale d’une maladresse singulière était vraiment un symbole. S’il fallait résumer Vienne et sa banlieue sous une image sensible et vivante, je ne trouverais rien de mieux. Manger, boire, fumer, entendre la musique de Strauss et de sa dynastie, telles sont évidemment les grandes préoccupations des Viennois. Strauss et Dreher se partagent avec S. M. François Ier la royauté de l’Autriche, ou du moins de sa capitale. La brasserie, complétée par la restauration, par le jardin et par le concert, occupe le premier rang parmi les établissements nationaux, on pourrait dire parmi les institutions de Vienne. Quand le Viennois va à la brasserie, il veut jouir par tous les sens à la fois : en le berçant dans son doux farniente, la musique achève le plaisir que lui procurent le grand air, les frais ombrages, le cigare et la bière. Vers le soir surtout, Vienne n’est plus qu’un immense concert en une centaine d’orchestres qui semblent se disputer le prix d’une gageure. L’étranger qui passe fuit, agacé, sous ces douches d’harmonie, auxquelles le Viennois vient s’exposer avec béatitude et recueillement, pendant des heures entières. J’ai vu aux environs de la ville, à Hietzing, des jardins où trois orchestres se relayaient pour ne point laisser jeûner un moment les oreilles des convives.
Dès cinq heures, on commence à les voir arriver en famille, dans le jardin qu’ils ont choisi ce jour-là : une fois installés, ils ne bougent plus jusqu’à neuf ou dix heures. Le flegme des garçons est en rapport avec celui des habitués. La bizarre hypothèse qu’on puisse avoir autre chose à faire que de savourer deux ou trois bocks d’excellente bière, en écoutant l’éternelle valse de Strauss : Au bord du bleu Danube, n’entre pas dans la tête de ces philosophes. Le mot pressé n’a pas de sens pour eux. Notre agitation les étonne, et nos réclamations ne peuvent entamer leur impassible lenteur.
On a souvent comparé le Viennois au Parisien : oui, pour une certaine grâce aimable et frivole, pour l’amour du luxe, de l’élégance et du plaisir ; non certes pour la vivacité, la fièvre et le mouvement. Il entre à la brasserie, le soir, comme il entrerait dans son lit. Il s’incruste sur sa chaise. Les morceaux de musique et les chopes se succèdent ; les marchands nomades défilent par centaines devant lui avec leurs éventaires ; les étrangers vont et viennent : lui ne bouge pas ! A certaines heures du jour, on se croirait dans une ville où personne n’a rien autre chose à faire qu’à tuer le temps et à dépenser son argent de la façon la plus douce du monde. Rabelais l’eût prise pour l’abbaye de Thélème, et la Fontaine pour « le pays où l’on dort. » Vienne mérite doublement ce dernier titre : on n’y connaît pas cette circulation nocturne qui anime et remplit nos boulevards jusqu’à une heure du matin. Les théâtres eux-mêmes sont fermés à dix heures et demie du soir, et chaque fois qu’on rentre à l’hôtel après dix heures, il faut donner dix kreutzers au concierge de nuit. On a voulu concilier l’amour du Viennois pour les distractions avec son amour du repos, l’entretenir en fraîcheur et en santé, ménager une égale satisfaction à tous les besoins de sa nature physique : les gros mangeurs ont besoin de longs sommeils. Il réalise le dicton : passer de la table au lit et du lit à la table. C’est un voluptueux, mais un voluptueux nonchalant, dont l’épicurisme pratique n’a garde de négliger aucune des conditions normales du bien vivre.
« Dans ce sage pays, dit madame de Staël, l’on traite les plaisirs comme les devoirs, et l’on a même l’avantage de ne s’en lasser jamais, quelque uniformes qu’ils soient. On porte dans la dissipation autant d’exactitude que dans les affaires, et l’on perd son temps aussi méthodiquement qu’on l’emploie[27]. » Et elle ajoute, sur le sérieux des Viennois dans leurs amusements, sur l’existence végétative des Allemands du Midi, sur la nature de leur joie, dont le silence ne vient d’aucune disposition naturellement triste de l’âme, mais plutôt d’un certain bien-être physique qui fait rêver aux sensations, comme ailleurs on rêve aux idées, d’ingénieuses réflexions qui restent, aujourd’hui encore, d’une justesse absolue.
[27] De l’Allemagne, chapitre sur Vienne.
Il en est des alentours de Vienne comme de la ville elle-même. Les endroits de plaisir, pour employer le terme technique, forment une grande ceinture autour de celle-ci, et tel village des environs se compose à peu près exclusivement de maisons de campagne et de maisons de bouteille, comme on disait au dix-septième siècle. Le Viennois n’hésite pas à prendre, avec ses enfants et sa femme, les omnibus spéciaux qui desservent ces établissements, pour aller passer sa soirée à la campagne, et les citadins se partagent entre ces Édens champêtres de façon à les remplir à peu près tous également. De toutes les villes d’Europe, Vienne est probablement celle où l’on vit le plus en dehors de chez soi.
En définitive, la capitale de l’Autriche est une ville de cocagne, à la seule condition qu’on ait assez d’argent pour y vivre. Je comprends maintenant l’âpreté au gain des hôteliers, des restaurateurs et des commerçants, comme l’esprit de spéculation effrénée qui transforme en boursiers la plupart des habitants : il faut gagner beaucoup, en se donnant le moins de mal possible, quand on est habitué à beaucoup dépenser et à beaucoup jouir. J’ai lu quelque part : « Vienne est l’Athènes de l’Allemagne, comme Berlin en est la Sparte. » Mais hélas ! Athènes se double de Sybaris et de Capoue, si même Capoue n’étouffe entièrement Athènes. Sur ce chapitre il faudrait en trop dire pour en dire assez. En parcourant les rues de Vienne pendant quelques jours, en entrant dans ses cafés, dans ses parcs, dans ses tramways, en voyant ce que regardent, écoutent et applaudissent, au Vauxhall ou ailleurs, les bourgeoises du Graben et du Ring, attablées côte à côte avec des créatures dont le voisinage ne semble pas les effaroucher, on sera édifié sur l’espèce de démoralisation générale que dénote cet incroyable abandon. Elle ne s’affiche pas d’une façon brutale ou provocante, mais elle ne prend pas non plus la peine de se cacher ; elle se montre partout avec bonhomie, si je puis m’exprimer ainsi, et elle est paisiblement acceptée par tous, même par les sergents de ville, comme un fruit de la civilisation moderne. Pour tout dire, ou du moins pour tout faire entendre en deux mots, Vienne est une grande ville de tolérance. Laissez faire et laissez passer, tel semble être le mot d’ordre de sa police, qui ne mérite guère aujourd’hui, non plus que sa douane, l’ancienne réputation farouche qu’on lui avait faite. Au demeurant, les Viennois sont les gens les plus faciles, les plus doux, les plus affables du monde, pleins de qualités excellentes, fort attachés à leur empereur et à l’autorité, de relations agréables, d’une humeur égale et tranquille ; et, morale à part, tout cela serait charmant, si ce n’était par ces chemins semés de fleurs qu’on arrive à Sadowa.
Comme je n’ai pu entraîner le lecteur jusqu’à Pesth, je ne veux pas le ramener avec moi par Prague, Dresde, Francfort, Mayence. Chacune de ces étapes exigerait une longue station, mais aucune ne nous montrerait ce que nous avons vu à Vienne : la décomposition morale d’un empire dans sa prospérité même. Tenons-nous-en là, sans oublier que Paris avait donné au monde, en 1867, le spectacle que Vienne lui donne à son tour, et que Sedan vaut Sadowa.
De toutes les contrées de l’Europe, la Hollande est peut-être celle qui semble le moins prédestinée à l’art. Elle n’a rien du ciel de la Grèce ou des vastes horizons romains, rien même de la sauvage grandeur du Nord. Pays terne et triste, plat et marécageux, brumeux et voilé, conquis sur l’eau à force de génie, c’est-à-dire à force de patience, — car le mot de Buffon semble fait tout exprès pour la Hollande, — sans variété dans le paysage, sans élan dans le caractère national, voué par la nature et la configuration du sol, par les nécessités locales et les goûts indigènes, aux industries utiles et au sens pratique des choses, on croirait que l’art n’a jamais dû lui sourire comme à ces peuples heureux pour qui la terre est à la fois une révélation et une inspiration du beau. Et en effet, la Hollande n’a réussi, dans la statuaire, qu’à produire des œuvres mesquines et sans originalité, dont l’aspect chétif et grimaçant jure avec la blanche sérénité du marbre ou l’énergique majesté du bronze. On n’y rencontre point de monuments, sauf quelques débris de belles églises gothiques, qui prouvent plus encore la foi de la vieille Batavia sacra que son génie architectural. Sur ce terrain mouvant, qui se dérobe et fond en eau sous la pioche, on ne peut bâtir un hôtel de ville ou une Bourse sans l’asseoir sur une forêt souterraine de trente-quatre mille pilotis. Les seuls monuments de la Hollande, à proprement parler, ce sont ses digues et ses écluses ; sa seule architecture est une architecture hydraulique.
Mais quand, sans se borner à cet examen sommaire qui paye le premier coup d’œil d’apparences et souvent d’illusions, on pénètre dans les musées, dans les palais, ou même simplement dans le cabinet des banquiers et derrière le comptoir des marchands, on s’aperçoit bien vite que ce petit pays de physionomie prosaïque doit être rangé parmi les trois ou quatre contrées de l’Europe qui ont marqué leur place aux sommets de l’art. Au-dessous de la seule Italie, la Hollande marche de front, dans l’histoire de la peinture, avec l’Allemagne et la France, quoique dans une voie bien diverse. Ce phénomène, si on l’étudie de près, n’est point une contradiction, mais plutôt une confirmation du génie national : le caractère de la peinture hollandaise est d’accord avec celui du pays, elle en offre l’expression la plus fidèle, elle l’explique, le montre à l’œuvre, et aide à comprendre ce qui nous en pourrait échapper.
La peinture hollandaise se distingue de toutes les autres par une forte saveur de terroir qui rend la confusion impossible. Elle n’a ni les aspirations héroïques, ni les proportions monumentales. Étant l’art unique de la Hollande, elle a recueilli, condensé en elle-même et exprimé au plus haut degré de force toute la puissance latente du génie indigène, tout ce qu’il pouvait renfermer de sentiment pittoresque et idéal. Aussi éloignée de l’élévation des grandes écoles de France et d’Italie que de l’âpre énergie de celle d’Espagne, du mysticisme allemand que de l’exubérance flamande ; minutieuse, patiente et fine, amie du détail familier, se complaisant aux réalités de la vie quotidienne et positive, aux tableaux d’intérieur, aux scènes de la rue et des champs, étroite d’horizon, d’un dessin lourd et peu varié, mais d’un riche et plantureux coloris, elle est avant tout née du sol même et de la race. En outre, son éducation a été faite et sa direction plus nettement déterminée encore par les événements. Essentiellement conforme au génie de la nation, accidentellement elle l’est aussi à son histoire, c’est-à-dire qu’elle a subi, en mal comme en bien, l’influence de la double révolution, politique et religieuse, accomplie à la fin du seizième siècle. Tant que les Pays-Bas restent sous la domination étrangère, ils n’ont que des artistes subalternes, imitateurs, des pseudo-Italiens sans originalité, et pas une école. Dès qu’ils sont affranchis, une admirable floraison artistique se produit, et en moins d’un siècle, l’école hollandaise naît, grandit, arrive à son apogée, décline et finit.
Quelques critiques ont fait honneur de cet épanouissement subit au protestantisme, que ses plus déterminés partisans n’avaient pourtant jamais regardé comme une grande source d’inspiration pour les beaux-arts. Il est plus simple et plus sûr d’en faire honneur à la liberté. Les deux faits coïncident et se rencontrent à l’aurore du grand siècle hollandais, mais il faut se garder de les confondre. Le génie indigène, comprimé jusque-là et retenu dans l’ombre sous la dure domination de l’Espagne, si contraire à toutes ses tendances, si opposée au tempérament même du pays, éclate tout à coup, aussitôt que la main qui l’étouffait s’est retirée de lui. Il fait explosion, comme dans le transport d’enthousiasme de la nationalité reconquise, avec la fougue impétueuse de la virilité, longtemps réduite en tutelle et entrée subitement en possession d’elle-même. Il jette tumultueusement sa séve, ses fleurs et ses fruits retardés, puis meurt, épuisé par cette fourmillante éruption. Sans doute, le protestantisme, qui se mêla alors de près au mouvement national de la Hollande, a influé sur le caractère de l’art, mais non sur son épanouissement ; il l’a modifié, ce n’est pas lui qui l’a créé. Il serait plus vrai de soutenir, et nous le verrons, que c’est lui qui l’a restreint.
La peinture hollandaise, nous l’avons dit, naît du sol tout d’abord, et elle est l’image même, le vivant miroir du pays. Elle en reproduit avec une exactitude passionnée le caractère matériel et moral. Dans ce premier enivrement de son émancipation, sortie de l’ombre impitoyable de la servitude, éblouie et charmée d’elle-même, la Hollande se contemple, elle s’admire, elle reproduit par milliers ses champs, ses marais, sa mer, ses matelots, ses paysans robustes et ses vigoureux bourgmestres ; elle n’a pas d’yeux pour regarder ailleurs ni plus haut, elle rentre avec une sorte d’emportement dans sa vie propre et personnelle, dont elle avait été privée si longtemps. Rien ne lui paraît plus digne du pinceau de ses peintres que le spectacle de cette nature, de ces villes et de ces polders, qu’elle possède enfin sans partage, et elle oublie les épisodes de la lutte pour ne songer qu’aux pacifiques jouissances de la liberté. Elle trouve un charme incomparable à se reproduire amoureusement sous toutes ses faces et dans les moindres actes de sa vie, comme pour mieux constater qu’elle s’appartient maintenant.
Voyez ces milliers de tableaux dont l’école du dix-septième siècle a rempli le pays : n’est-ce pas la Hollande elle-même qui respire, qui travaille à ses chantiers, qui siége à ses comptoirs, qui boit à ses cabarets, qui s’ébat en ses bruyantes kermesses, où qui savoure ses nouveaux loisirs, dans la solitude des maisons bien closes et bien meublées, sanctuaire de la famille ? Chaque détail a son peintre particulier ; chaque artiste s’est taillé son petit domaine, circonscrit nettement : les Van Ostade nous montrent la vie agreste ; Paul Potter, Hobbema, Ph. Koninck, Ruysdaël, les animaux et les paysages ; Van Huysum, Mignon et Rachel Ruysch, les fruits et les fleurs ; Hondecoeter et Weenix, les natures mortes ; Van de Velde, Backhuyzen, Lingelbach et Van der Neer, la vie des flots, la mer, les bateaux et les pêcheurs ; Brauwer, la lie crapuleuse des cabarets ; B. Van der Helst et G. Flinck, les sociétés de bourgmestres et de syndics, les gardes civiques, les conseils, les ghildes et les banquets ; Wouwermans et Van Huchtenburg, la vie militaire ; P. de Hoogh, Terburg, Metzu, les intérieurs élégants ; Jan Steen, les intérieurs bourgeois et familiers où l’on fait bombance. Rien n’est oublié : le dernier buveur du musico, le dernier charlatan de la place publique, le dernier rustre qui passe dans la rue trouveront des peintres aussi empressés que les riches cavaliers de Cuyp ou les petits maîtres de Miéris. Et chacun de ces domaines se subdivise encore à l’infini : parmi les peintres d’intérieur, les uns, comme Gérard Dow, se bornent habituellement à ouvrir une fenêtre pour laisser plonger le regard dans la maison fermée, ou à encadrer la tête blonde de la jeune ménagère entre les fleurs qui tapissent le seuil et font de la porte une niche ; les autres guettent les habitants de la maison dans l’escalier ; ceux-ci se consacrent surtout au large vestibule orné de colonnes et de statues ; ceux-là affectionnent le salon ou la chambre à coucher ; d’autres encore, comme Guill. Kalf, se renferment à la cuisine et n’en sortent pas. Oh ! la maison hollandaise, jamais palais de roi n’a été peint avec plus d’amour ! L’amour, voilà justement ce qui élève et réchauffe cet art bourgeois, voilà ce qui le sauve du réalisme vulgaire. Tous ces peintres mettent un sentiment profond dans ce qu’ils représentent, ils y mettent même de la poésie, parce qu’ils y mettent leur cœur et leur âme. Je ne sais quel rayon se dégage souvent de leurs scènes les plus triviales, et imprime le mystérieux cachet de l’idéal à cette prose familière de la peinture. Cet amour est un talisman qui change en or toute la menue ferraille dont ils sont si prodigues dans leurs tableaux.
Tout se tient en Hollande, patrie de la logique et de l’unité. Le caractère uniforme qu’on observe dans sa configuration physique, dans sa politique, sa religion et ses mœurs, se retrouve au même degré dans son art. C’est un pays fermé, sans expansion et sans rayonnement au dehors, où tout se fait bien, mais sans bruit et sans éclat, où le gouvernement s’occupe silencieusement des affaires de la nation et ne songe à rien de plus, où chaque citoyen reste à son rang et vaque à ses travaux avec un flegme laborieux, où le génie national a plus de solidité et de sens que d’étendue, d’imagination et de chaleur. De là encore cet art d’intérieur, calme, patient, positif, voué à l’étude persévérante de la réalité, à la reproduction naïve et passionnée des choses de chaque jour et du moment présent ; ces petits tableaux expurgés de métaphysique, vierges d’allégorie, où l’habileté et la fidélité de l’exécution jouent le principal rôle. Un musée hollandais est le tableau même de la Hollande ; à défaut d’autres documents, il pourrait aider à en reconstituer l’histoire intime, et l’on y retrouverait, sans une lacune, non-seulement tous ses usages, ses assemblées, ses fêtes civiques, religieuses et populaires, ses sites, ses fleuves, ses marais et ses mers, son commerce et ses industries, mais toutes ses villes et tous ses villages, toutes les couches de son sol, sa flore entière, ses types et ses costumes jusqu’au dernier.
Un art ainsi conçu ne pouvait se grouper en écoles et se discipliner suivant les us classiques. Chacun travaille pour son propre compte et se choisit sa voie. Le protestantisme républicain du pays favorisa et accrut ces tendances individualistes. La république, en supprimant les palais et les cours, força la peinture à déserter les grandes compositions historiques et à se faire populaire, c’est-à-dire à se concentrer dans les petits sujets et les petites toiles ; la réforme, en détruisant les couvents et les églises, tua la peinture religieuse et enleva à l’art toute cette radieuse légion de saints et de madones où se complurent les maîtres de la Flandre, voisins des Hollandais. La vie de famille, la petitesse des habitations, les habitudes austères, positives et commerciales, tout enfin, jusqu’à l’amour des peintres hollandais pour le lucre, vice, — ou vertu, — complétement indigène, tout a contribué à ce triomphe des petits tableaux de genre sur les vastes toiles aux proportions héroïques, contraires de tout temps aux goûts nationaux, dépaysées alors plus que jamais au milieu des conditions nouvelles du pays.
Mais il ne faut pas s’y méprendre : là est la faiblesse de l’art hollandais, non sa force. C’est un étrange contre-sens que d’exalter justement cette école, comme on l’a fait plus d’une fois, par ses points vulnérables, par ceux qui la mettent bien au-dessous, par exemple, de la grande école italienne, qu’elle égale pourtant dans l’exécution. Il est heureux sans doute, à en juger par ses rares essais, qu’elle n’ait pas eu plus souvent la tentation du style ; mais cette impuissance ne peut lui constituer un titre de gloire. On aura beau s’évertuer en théories spécieuses, on ne parviendra pas à faire une vertu d’une infirmité. L’art a des ailes pour voler aux hauteurs et aller regarder l’idéal face à face ; son vrai domaine, c’est plutôt le portique de l’école d’Athènes ou la cime du Parnasse de Raphaël que le cabaret de Brauwer ou le corps de garde de Jean le Ducq. Si à toutes leurs qualités matérielles, à cette touche spirituelle et fine, à cette verve, à cette naïveté exquise, à ce charme enfin qu’ils portent dans les plus petits et quelquefois dans les plus ignobles sujets, les Hollandais avaient su joindre plus de largeur et de variété dans l’invention, plus de grandeur et d’élévation dans l’idée ; si, au lieu de se borner exclusivement à peindre des paysans de la Frise, des pêcheurs de Scheveningue, des bourgmestres d’Amsterdam, ils eussent peint l’homme même dans ses passions générales, la nature universelle sous ses aspects les plus grands et les plus significatifs, leurs tableaux pourraient être sans doute moins curieux pour nous et moins précieux comme documents historiques, mais ils seraient plus beaux ; ils auraient moins de cette saveur particulière et de cette originalité locale qui nous séduisent, mais leur art serait plus grand et plus élevé.
On dit que le protestantisme a affranchi l’art des Pays-Bas : oui, il l’a affranchi de l’idéal en rabaissant et rétrécissant son horizon. Il s’est trouvé des critiques pour envisager les maîtres hollandais comme de grands philosophes, qui, lorsque la peinture mystique et mythologique du moyen âge s’obstinait, partout ailleurs, à glorifier le passé en ressuscitant les vieux symboles et en perpétuant les vieilles superstitions, seuls avaient eu la haute et courageuse pensée de créer l’art pour l’homme, de peindre la vie vivante et l’humanité telle qu’elle est. Cette esthétique à rebours, qui aboutit en droite ligne à l’exclusion de tout ce qui n’est pas le réalisme pur et simple, est une prodigieuse plaisanterie. Craësbeck, Van der Meer de Delft, Van Ostade et leurs compagnons n’étaient point des philosophes de cet acabit et ne rêvaient nullement la rénovation de l’art par l’infusion du principe humanitaire : c’étaient tout bonnement de braves gens, fort habiles à manier le pinceau, praticiens experts plus que profonds penseurs, épris des scènes familières et des pittoresques aspects de la patrie, et qui trouvaient plus commode de reproduire ce qu’ils voyaient que de se fatiguer à de vastes conceptions au-dessus de leur intelligence comme de leurs forces. Il est bien entendu qu’aux yeux de ces critiques subtils, les sujets tirés de la mythologie chrétienne sont relégués pêle-mêle, avec ceux de la mythologie antique, parmi cet attirail de traditions usées, parmi ces formes surannées d’une civilisation gothique, sans intérêt pour un siècle de lumière et sans action sur la marche progressive de l’avenir. Dieu me garde de discuter sérieusement ces principes de matérialisme métaphysique et transcendant, grâce auxquels on est logiquement conduit à préférer la Kermesse de Rubens au Jugement dernier de Michel-Ange, et le Bœuf éventré de Rembrandt à la Dispute du Saint-Sacrement ! Je me borne à croire que le beau est l’éternel domaine de l’art, et que les raisonnements de tous ces champions de la peinture humaine et sociale ne changeront rien à son but immuable, qui est de toucher l’âme et d’élever l’esprit en charmant les yeux. Si Raphaël, même avec des allégories abstraites comme la Jurisprudence, et des scènes antiques comme l’histoire de Psyché, nous émeut et nous grandit par l’alliance de la beauté morale avec la beauté physique, il est plus immortellement vivant, plus vrai même et plus actuel que tous les Brauwer du monde avec leurs horribles cabarets, si affranchis qu’ils soient de l’esclavage des traditions, et leurs libres buveurs de bière si peu mythologiques, mais si laids, et qui seraient à coup sûr plus intéressants s’ils étaient moins réels.
Dès qu’on aborde l’étude de la peinture néerlandaise, un nom se présente tout d’abord, dominant les autres et les absorbant dans son éclat : celui de Rembrandt. Rembrandt toutefois est le chef plutôt que le type de l’art de son pays ; on peut même le regarder, à bien des points de vue, comme l’un des moins Hollandais parmi les peintres de la Hollande. Il se rapproche de ses compatriotes par le réalisme de ses figures, par la concentration de ses effets, qui est tout l’opposé de l’exubérance de Rubens et des Flamands, enfin par le choix des personnages, du cadre et des accessoires de ses tableaux, mais il s’en sépare nettement par beaucoup d’autres caractères essentiels. Il est plus universel ; il aborde les sujets historiques et religieux ; seul il a eu à sa manière l’éclair de l’idéal, l’intelligence et la volonté du grand style. Presque seul enfin il a fait école et groupé autour de lui des disciples et des imitateurs.
Rembrandt est un génie entièrement personnel. Il n’a rien pris à la convention et à la tradition. Ce n’était pas qu’il l’ignorât : le catalogue de sa collection d’objets d’art, que ses créanciers firent vendre à l’encan, existe encore dans la Cour des Insolvables, à Amsterdam, et prouve l’étendue comme la variété de ses goûts. A côté des maîtres hollandais et flamands, on y trouve des tableaux italiens, même de l’école romaine, des gravures de Marc-Antoine et une série de sculptures antiques. Mais son instinct et son tempérament le poussaient dans la voie solitaire qu’il suivit jusqu’au bout. Rembrandt a créé sa peinture de toutes pièces. Il appartient à la race de ces grands génies incorrects et incomplets, qui ne connaissent point la tranquillité lumineuse de la perfection, et s’élèvent à la conquête du beau par des voies troublées et orageuses, en inquiétant l’admiration même. Il est de ceux dont les défauts autant que les qualités constituent la puissance originale et saisissante, et qu’on ne pourrait corriger, régler, émonder, sans leur enlever du même coup leur caractère et leur force, pas plus qu’on ne pouvait toucher à la chevelure abrupte de Samson.
Rembrandt est un alchimiste qui mêle dans son creuset tous les métaux ensemble, les tord, les fond, les jette pêle-mêle sur sa palette et en tire l’or pur, à l’aide de cet agent chimique, la lumière. La lumière est le principal personnage de tous ses tableaux, suivant l’heureux mot de M. Charles Blanc en son Histoire des peintres de toutes les écoles. Son grand moyen d’expression et d’effet, c’est le clair-obscur ; son instrument d’idéal et de poésie, c’est le soleil. Pour le manier et l’assouplir à son gré, de telle sorte qu’il le trouve sous son pinceau chaque fois qu’il en aura besoin, il commence par imiter ce magicien du moyen âge qui avait emprisonné un rayon dans une fiole ; et dès qu’il le tient captif, après l’avoir introduit par un soupirail dans sa chambre obscure, il ne le lâche plus qu’il ne l’ait dompté et dressé à mille évolutions diverses, qu’il ne lui ait fait exécuter les plus prodigieux tours de souplesse et de passe-passe. Ici il lui commande de grimper le long d’une colonne ou de s’enrouler en volutes autour d’une draperie ; là d’esquisser vivement dans l’ombre une figure qui restera dans la mémoire comme une vision fantastique ; ailleurs de tomber comme une pluie d’or sur un meuble, de ressusciter dans une auréole flamboyante un vieux corps cassé et jauni, de faire briller en flèche aiguë un œil qui perce la nuit, de danser comme un feu follet à travers la vaste salle aux profondeurs mystérieuses et infinies. La lumière, c’est tout pour Rembrandt : elle supplée au dessin, elle remplace la beauté des formes, elle crée la pensée et l’expression, ou elle empêche le spectateur d’y songer. Mais que dis-je, la lumière ? C’est de la quintessence et de l’élixir de lumière. Il tamise le rayon, et trouve moyen de transfigurer le soleil. Ainsi, du monde le plus prosaïque et le plus bas il fait jaillir un monde merveilleux et splendide, comme on en voit dans les contes de fées ; d’un effet purement physique il s’élève à un effet moral. « Il n’a le plus souvent, écrit Joubert dans ses Pensées, représenté qu’une nature triviale, et cependant on ne regarde pas ses tableaux sans gravité et sans respect. Il se fait, à leur aspect, une sorte de clarté dans l’âme, qui la réjouit, la satisfait et la charme. Ils causent à l’imagination une sensation analogue à celle que produiraient les plus purs rayons du jour, admis, pour la première fois, dans les yeux ravis d’un homme enfermé jusque-là dans les ténèbres. »
Cet amour de Rembrandt et de tant d’autres peintres hollandais pour la lumière marque la principale part d’idéal qui se mêle à leur naturalisme ; c’est par là que le rêve s’insinue dans cet art positif et un peu étroit. Voulant peindre sous sa physionomie la plus riante cet horizon du sol natal, que nul autre n’égale à leurs yeux, ils s’attachent à en fixer sur la toile les rayons de soleil et les effets éclatants. Plus leur ciel est habituellement brumeux, plus ils aiment à saisir au vol ses rares éclaircies. Il y a là encore une question de patriotisme et d’amour-propre national.
On sait quelle admirable ressource Rembrandt tire de la lumière dans ses portraits, et avec quel art infini il en use pour ennoblir une figure, accentuer le relief et la saveur d’un modelé, faire resplendir un mendiant comme un roi dans la pourpre et dans l’or. Lui-même il s’est peint sous les aspects les plus divers et dans les costumes les plus pittoresques, jeune, vieux, en turban, en toque de velours, tête nue, une chaîne étincelante au cou, une perle à l’oreille, un sabre à la main, que sais-je encore ? Le musée de Rotterdam n’a de lui qu’un buste de femme, vrai débris qui semble sur le point de tomber en poussière, mais qui dans sa ruine a gardé presque toute la magie de ce pinceau trempé dans le fluide solaire. Cette femme, le visage en pleine lumière, vous regarde vaguement du fond de la clarté mystérieuse et lointaine où elle a déjà à demi disparu, comme une apparition de l’autre monde qui se fond dans les profondeurs du souvenir : le cou et la poitrine ne sont plus qu’un rêve ; le travail de la guipure et le nœud de rubans qui la fixait au sein vont s’envoler au moindre souffle, comme la traînée de poudre argentée que laisse à la main l’aile d’un papillon. Mais reculez de quelques pas, et voici que cette poussière s’anime, que cette ruine se recompose, s’éclaire et se transfigure, que cette physionomie resplendit et respire sous la longue chevelure d’une légèreté magique qui lui fait comme une auréole.
Dans l’œuvre de Rembrandt, les deux Philosophes en méditation du Louvre représentent, pour ainsi dire, le point de départ logique, le thème élémentaire du clair-obscur, dans toute sa simplicité primitive d’invention, mais déjà avec toute son énorme puissance d’effet. Ses imitateurs ont singulièrement abusé de ce vieillard à longue robe fourrée, assis près d’une table qui supporte une sphère et je ne sais quels parchemins sentant le grimoire, dans une vaste pièce voûtée, à quelques pas d’une espèce de soupirail qui lui envoie sur la face un rayon de soleil. Le style de Rembrandt a ce malheur qu’il trahit l’artifice, et se prête par là même aux imitations de ce troupeau servile pour qui l’art n’est qu’un procédé.
Mais avant les Philosophes en méditation, il était déjà entré dans cette voie qui s’offrit à lui tout d’abord, sans qu’il eût besoin de la découvrir laborieusement à travers les longues hésitations du début. Le Siméon du musée de La Haye, qui ouvre la série de ses tableaux connus (1631), est un éblouissement. Rembrandt ne se préoccupe pas encore ici du clair-obscur, qui lui viendra bientôt, par réflexion, comme un moyen de doubler l’éclat en le ménageant. Il n’a pas encore appris cette sobriété systématique et cette parcimonie du rayon, dont l’effet est plus grand que celui de la prodigalité. Il est tout entier à l’extase, au vertige, à l’enivrement de la lumière, qu’il verse à flots, comme une mer d’or liquide, sur tous les points de sa toile. Les chairs étincellent, les vêtements flamboient, les ornements du grand-prêtre jettent des feux comme une rivière de diamants. Il faudrait regarder cette petite toile avec des lunettes bleues pour n’en être pas aveuglé. Rembrandt a donné à Siméon une belle tête vénérable et une attitude vraiment sacerdotale, mais il a mis à côté de lui deux rabbins fantastiques, — de ces types qu’on n’entrevoit que dans les ghetto des grandes villes d’Europe. Ces deux rabbins, dont l’un est coiffé de l’horrible chapeau tromblon que Rembrandt a souvent donné à ses juifs, servent de repoussoirs au reste de la scène, et ils ont été assurément copiés sur nature alors que le peintre habitait à l’entrée du Ioden-brede-straat, à Amsterdam. Je le vois d’ici à la fenêtre de sa maison, qu’une inscription désigne encore au passant, l’œil plongé sur la vaste rue toute grouillante de physionomies et de haillons indescriptibles, et le crayon en main, croquant les vives silhouettes de cette populace juive, qu’il fera grimacer dans un fourmillement bizarre au milieu de ses tableaux de l’Ancien et du Nouveau Testament.
Le même musée contient cinq Rembrandt, tous cinq de sa première manière, et datant de l’époque où il venait de quitter le moulin paternel pour aller s’établir à Amsterdam. La Suzanne au bain, qui est de 1632, offre la même intensité prodigieuse de la couleur et la même recherche de l’effet, avec un progrès plus décidé vers l’emploi du clair-obscur. Cette Suzanne n’est pas une ignoble servante, comme on l’a dit quelquefois, mais il faut avouer que, sans le rayon projeté sur elle et les accessoires savamment calculés pour la mettre en relief, aucun spectateur n’aurait pour elle les yeux des vieillards de la Bible. C’est une forte femme et une femme mûre plutôt qu’une jeune fille : elle est d’une santé toute hollandaise et peinte avec plus de vigueur que de délicatesse et de grâce. Mais on a rarement poussé plus loin cette chaude vigueur du coloris et cette habile combinaison des détails. Les sandales brunes, la féronnière d’or au front, le collier de perles, les longs cheveux roux flottants, la draperie blanche que ramasse vivement la main gauche de la baigneuse, la robe rouge étendue par derrière, l’aiguière étincelante posée sur l’escalier qui descend à la source, enfin le sombre rideau de feuillage qui s’écarte pour encadrer la tête de l’un des vieillards, cette seule énumération n’affriande-t-elle pas déjà le regard ? Qu’on me pardonne cette description rapide : ce qui s’en dégage, ce n’est pas absolument la connaissance du tableau, c’est celle du génie même de Rembrandt, génie fait d’éléments qui semblent contradictoires, de réalisme et de poésie, de matérialisme et d’idéal, de sensualité et de mystère.
La Résurrection de Lazare est plus caractéristique encore. Rembrandt traduit le miracle de la résurrection, dit M. Ch. Blanc, par un miracle de clair-obscur. « La scène se peint à son imagination comme s’étant passée dans un caveau sombre, tout à coup illuminé. Pour lui, la vie, c’est la lumière ; la mort, c’est la nuit. » Cette caverne, soudainement envahie par un torrent de soleil, est le symbole du génie de Rembrandt, ou, si on l’aime mieux, du procédé qu’il a élevé jusqu’au génie. Voulez-vous mieux voir encore l’admirable parti qu’il en tire pour élever, épurer, transfigurer ses compositions, en négligeant, pour ainsi dire, toutes les autres ressources comme inutiles ? Regardez la Descente de croix. Un grand nombre d’excellents artistes ont triomphé dans ce sujet, depuis, des peintres de premier ordre comme Rubens, jusqu’à des peintres secondaires, comme Daniel de Volterre et même Jouvenet. Rembrandt s’y est pris tout autrement qu’eux. Son tableau a des parties triviales et d’énormes fautes de goût ; il est grotesque et il est sublime, — grotesque à le juger d’après les règles de l’école, sublime par l’effet et par l’expression. Otez-en le rôle qu’y joue la lumière, ce n’est plus qu’une scène vulgaire, quelque chose comme un corps chétif et contrefait, dépouillé de la pourpre qui le drapait en roi. Les disciples ressemblent à des matelots hollandais ou à des brocanteurs de la Grande-Rue des Juifs ; les saintes femmes ont des têtes de servantes frisonnes ; le Christ est quelque malfaiteur qu’on détache de la potence, sous la surveillance d’un épais bourgmestre en turban et en manteau brodé, — car, pour le dire en passant, comme Véronèse et plus que lui encore, Rembrandt n’a jamais reculé devant un anachronisme pittoresque. Le pittoresque lui tient lieu de couleur locale ; il prend ses architectures fantastiques dans son imagination visitée par les rêves des Mille et une Nuits, et ses costumes historiques dans le grand placard, pareil au magasin d’accessoires d’un théâtre voué à la représentation des pièces romantiques, où gît pêle-mêle tout un arsenal de défroques, d’armures et de curiosités bizarres. — Mais voici que le ciel s’ouvre et qu’un jet lumineux, traversant la nuit, vient tomber sur le divin supplicié et le fait resplendir dans une auréole surnaturelle. Ce n’est plus un cadavre repoussant de laideur, mais la chair même du Christ, éclairée par le regard de Dieu et déjà ressuscitée dans la gloire[28]. C’est là, d’ailleurs, je tiens à le dire, une explication et non une justification, Rembrandt reste coupable aux yeux de l’art et du goût de la dédaigneuse incorrection de son dessin et de la vulgarité de ses types. Que, dans la Samaritaine, il fasse de celle-ci une maritorne comme on en voit dans les quartiers populaires d’Amsterdam, peut-être l’en absoudrait-on encore ; mais qu’il peigne le Christ lui-même sous les traits d’une sorte de mendiant épais et trivial, voilà ce que l’amour du clair-obscur ne pourra jamais nous décider à lui pardonner.
[28] Rembrandt a représenté, en les idéalisant de la même façon, toutes les scènes principales de la vie du Christ. On voit agglomérées à la Pinacothèque de Munich, outre la Descente de croix, « une Mise en croix par un temps sombre et orageux ; une Mise au tombeau dans l’obscurité d’une voûte profonde ; une Résurrection illuminée par un rayon fantastique en pleine nuit ; une Nativité aux reflets d’une lampe ; une Ascension où le Christ éclaire toute la scène de sa propre lumière. » (Histoire des Peintres, école hollandaise ; Rembrandt, par Ch. Blanc.)
Parmi les tableaux de Rembrandt, le plus célèbre par cette incomparable magie, le chef-d’œuvre et le dernier effort du genre, c’est la Ronde de nuit du musée d’Amsterdam, pour conserver à cette composition étrange son titre habituel, quoiqu’elle ne représente point une ronde, et que la scène ne se passe pas la nuit. Il faut probablement y voir une marche d’arquebusiers, sortant en tumulte du local de leur corporation pour se rendre à l’exercice à feu. Rembrandt a inscrit sur un écusson les principaux noms des personnages de son tableau, et on peut en conclure que presque toutes les figures sont des portraits. Nul ne s’en douterait à la façon naturelle, vivante et tumultueuse dont ces physionomies se meuvent, dont ces attitudes s’harmonisent en se contrastant, dont ces groupes se mêlent, se dénouent et marchent. Ce serait un long travail de décrire ce tableau ; on l’a fait souvent : M. W. Burger, en particulier, en a donné une description minutieuse et enthousiaste, que je ne veux pas recommencer après lui. Il suffira de dire que cette vaste toile, qui occupe tout le côté droit d’une salle du musée, de la porte à la fenêtre et du parquet au plafond, offre au regard environ vingt-cinq personnages débouchant en désordre du fond d’une arcade obscure, armés de lances, d’épées, d’arquebuses, de haches, de drapeaux, coiffés de casques et de chapeaux à plumes, couverts d’accoutrements d’une richesse et d’une variété singulière. La sortie de cette petite troupe a été saisie sur le vif, et l’on sent encore toute la palpitation de la scène sur la toile. Un tambour bat sa caisse dans un coin ; un gamin, qui s’est affublé d’un morion, court en avant ; une jeune fille, qui ressemble à une péri, se joue au milieu des soldats ; çà et là, l’œil devine plutôt qu’il ne perçoit des visages vagues, sans âge et sans sexe, qui ressemblent à des reflets de fantômes. Tout cela est traversé par une lumière prodigieuse et presque surnaturelle, qui vient on ne sait trop d’où, et qui ressemble plutôt à un jet électrique faisant sa trouée dans une nuit épaisse qu’à un rayon de soleil brillant dans la pénombre d’une salle mal éclairée. Cet éclair éblouissant fixé sur la toile met brusquement en saillie ici une armure, là une collerette, ou la pointe d’une lance, ou la plume d’un chapeau, ou la moitié d’un bras, refoulant tout le reste dans une obscurité profonde. Deux personnages seulement sont en pleine lumière : le lieutenant qui marche en avant, donnant le bras au capitaine, et la petite fille mêlée à la troupe. Tous deux, richement vêtus d’une éclatante étoffe jaune bordée d’or, l’enfant avec des pierreries sur la tête et au corsage, étincellent comme deux soleils au centre du tableau. Impossible de rien rêver de plus rutilant, de plus incandescent, de plus intense que les tons dorés du pourpoint et du chapeau du lieutenant, de la robe et des perles de la jeune fille, ou même de sa figure, qui, dans cette orgie de lumière, paraît d’or bouillonnant comme sa robe. On dirait que Rembrandt les a peints avec un métal en fusion qui ne s’est pas refroidi. La plus grande partie des têtes, plus ou moins éclaboussées du rayon qui perce la salle, sont d’une vérité, d’une vie, d’une expression pour ainsi dire flamboyantes. Il y a dans les attitudes quelque chose de fier, de svelte et de cambré, dans les gestes et l’allure un mouvement, une aisance libre et souveraine, comme il sied à une compagnie de riches bourgeois faisant fonction de gardes civiques.
Il n’est peut-être pas de tableau au monde qui soit d’un effet plus surprenant. Quoique pris en plein dans la réalité, il produit littéralement une impression féerique. Au bout de quelques minutes de contemplation, il se dégage de ces ténèbres fourmillantes et de cette lumière fantastique je ne sais quel vertige communicatif ; le cadre disparaît, le mur recule et se creuse en arcade, la toile s’anime, les personnages crient en tumulte et marchent sur vous, vigoureusement poussés par les masses d’ombre dans les rayons de soleil qui semblent les darder en avant. Mais il faut bien se garder de mettre la Ronde de nuit à la hauteur de ces grands et purs chefs-d’œuvre où la recherche de la beauté idéale domine celle de l’effet, et qui ne se préoccupent que de la perfection, de l’harmonie, de l’ensemble, de l’équilibre des parties, de la convenance suprême de chaque détail. Non-seulement la lumière est distribuée ici d’une façon qui semble arbitraire et capricieuse, mais cette fois Rembrandt a vraiment dépassé la limite de la nature et de la vérité. Il s’est enivré de lumière, comme les Bacchantes s’enivraient de raisin. Ce n’est pas au soleil de la Hollande qu’il a emprunté ses rayons, c’est à celui des tropiques ; ou plutôt il a créé lui-même un soleil plus riche que celui du bon Dieu, un soleil élevé à sa dixième puissance, qui a la propriété particulière de faire éclater, comme une flamme dans la nuit, les objets qu’il effleure, en redoublant l’ombre sur les endroits voisins. En outre, on y voit trop la main de l’artiste et on y sent l’effort. Rembrandt, le peintre de la lumière, n’en a pas la sérénité tranquille et bienheureuse ; il la conquiert de vive force et la surmène, comme fait un écuyer de son cheval, pour en tirer tout ce qu’elle peut rendre. Le but est atteint, dépassé même, mais en trahissant les moyens qui l’ont produit. La simplicité lui manque, et cet art suprême qui consiste à cacher l’art : on dirait au contraire qu’il fait étalage de son artifice. La monotonie du procédé saute aux yeux, malgré la variété des effets. La jouissance du spectateur est mêlée d’une certaine fatigue, et la sensation qu’il éprouve a quelque chose d’aigu qui ressemble à une souffrance. Il faut bander tous les ressorts de son attention pour suivre dans ses détails cette savante partie d’échecs jouée avec le soleil. La Ronde de nuit ne vise, en somme, qu’à stupéfier le regard : dans ces limites, c’est un incomparable chef-d’œuvre, mais on peut aspirer plus haut, Dieu merci.
Toutefois Rembrandt, comme la plupart des grands peintres et plus que beaucoup d’entre eux, a suivi plusieurs manières, non pas successives, mais employées par lui suivant le caprice ou l’inspiration du moment. La Ronde de nuit est le type le plus complet de la manière où domine l’emploi du clair-obscur ; la Leçon d’anatomie du Docteur Tulp (1632), qui fait partie du musée de La Haye, est le chef-d’œuvre de son autre manière, plus simple dans ses effets et plus finie dans ses détails. Les idolâtres de Rembrandt, spécialement M. W. Burger, trouvent ce tableau froid à côté du précédent : il est certain qu’il ne produit pas cet étourdissement fantasmagorique et prestigieux, cette éblouissante fascination qui, d’ailleurs, comme le fait remarquer M. Ch. Blanc, eussent juré avec l’autorité scientifique du sujet. Mais si l’on n’en est pas saisi et renversé comme par la Ronde de nuit, peut-être en emporte-t-on une impression plus durable et plus profonde. Ce n’est pas seulement le regard qui est pris ici, c’est l’intelligence. La Ronde est le triomphe de l’art pour l’art, mais il y a une pensée dans la Leçon d’anatomie. La science et l’habileté sont aussi parfaites sans être aussi tourmentées ; les sens mêmes sont aussi satisfaits sans être aussi surpris. Le raccourci du cadavre et sa carnation, l’admirable naturel et la variété des attitudes, des gestes, des expressions, la tranquillité souveraine, du professeur, la vérité calme et forte de chaque détail, le contraste supérieurement rendu entre ce mort qu’on dissèque et la vie qui anime les regards avides des spectateurs, enfin les prodiges du dessin et l’unité puissante de la composition, tout fait de la Leçon d’anatomie l’œuvre la plus parfaite et la plus irréprochable dont se puisse glorifier le réalisme, entendu dans le sens le plus élevé du mot.
Cette toile est de la première époque de Rembrandt ; ses Syndics, du musée d’Amsterdam, qui datent des dernières années de l’artiste (1661), rentrent à peu près dans la même manière, et semblent indiquer de sa part un retour vers une pratique à la fois plus simple et plus ample que celle de la Ronde de nuit, quoiqu’il ait gardé de son commerce avec la lumière ces beaux tons dorés qu’il donne à la carnation de ses personnages. Toutes les têtes sont à peu près éclairées de la même façon et avec une force égale, sauf une seule, rejetée en partie dans la demi-teinte. Cette fois c’est le contraste des vêtements sombres et l’ombre portée des chapeaux qui font éclater les figures dans un relief vigoureux, car Rembrandt, même lorsqu’il est simple, ne néglige jamais les petits secrets du métier. Ces physionomies sont modelées avec un soin, une science et une vie incroyables ; la facture est sobre, sévère même, mais plus chaude et plus magistrale encore que celle de la Leçon d’anatomie.
Il est remarquable que les plus beaux types de Rembrandt se trouvent dans ses portraits, ou dans ces tableaux qui ne sont autre chose que des collections de portraits groupés et mis en scène, comme les trois que nous venons d’examiner successivement. C’est par là que ces derniers peuvent passer pour ses chefs-d’œuvre. Presque partout ailleurs, ses types sont vulgaires, ou même grossiers. Par quelle anomalie le même homme qui dessinait si noblement les figures du porte-drapeau de la Ronde, du professeur Tulp et des Syndics, a-t-il donné, dans ses grandes compositions bibliques, de pareilles têtes et de pareils corps à l’enfant prodigue, à la Samaritaine, à Joseph d’Arimathie, à la Vierge, au Christ, sans parler de ses Bethsabées, de ses Suzannes, et de ses Danaés ? Il lui eût été facile de trouver pour eux des modèles aussi beaux que ceux de ses portraits, et il semble qu’ayant cette liberté de choix et n’étant pas astreint à reproduire servilement les figures qui posaient devant lui, il eût dû en profiter pour mieux faire. Mais non : l’amour du réalisme lui est si naturel et si intime que, dès qu’il n’est plus retenu, il s’échappe irrésistiblement vers la laideur, pourvu qu’elle soit caractéristique et accentuée. Le premier juif à nez crochu et à longue barbe qui passe sous sa fenêtre lui est bon pour représenter le Christ. Ce qu’il cherche et ce qui lui tient lieu du beau dans ses physionomies, c’est le caractère, c’est l’expression. Il a pour la noblesse ou la pureté du dessin l’insouciance hautaine de Shakespeare pour les règles d’Aristote : on dirait qu’il fait parade de les mépriser, qu’il tient à mieux témoigner sa force en montrant qu’il est au-dessus des lois élémentaires de l’art et qu’il n’a pas besoin de les suivre pour arriver au but. Il l’a presque prouvé, en effet, et ce n’est pas là son moindre miracle.
Rembrandt a traité tous les sujets et travaillé dans tous les genres : le portrait, l’histoire, les tableaux religieux, le paysage, la mythologie, les scènes anecdotiques et familières. Mais dans cette diversité infinie, il reste toujours le même et reconnaissable au premier coup d’œil. Peinture de genre ou peinture d’histoire, ce n’est pour lui qu’un changement d’étiquette. Tous les sujets se dessinent, se groupent et s’éclairent dans sa tête d’une façon analogue. Les classifications usuelles des catalogues seraient fort déplacées pour lui, et il n’y a pas lieu de l’étudier séparément sous ses diverses faces. Peintre ou graveur, il est le même aussi. Dans cette rapide étude, qui n’embrasse que le Rembrandt des musées hollandais, je n’ai point à m’occuper spécialement de ces prodigieuses eaux-fortes, appréciées à l’égal de ses tableaux, et où il a déployé la même puissance dans la recherche des mêmes effets.
Comme on l’a vu, Rembrandt a au plus haut point l’intelligence de cette qualité secondaire de l’art, nommée le pittoresque, qui saisit si vite le spectateur. La lumière est un clavier enchanté qui rend tous les sons et exprime tous les sentiments sous sa main. Il excite l’âme à la rêverie, en ne lui montrant nettement qu’une partie du sujet, et en reléguant dans l’ombre toutes les autres, qu’on n’entrevoit que par degrés, qu’on devine même autant qu’on les voit : par là, l’esprit entraîné au delà du réel, suppose, conjecture, crée lui-même ce que le peintre lui cache. Le clair-obscur est une sorte de rideau mystérieux que Rembrandt tire sur ses œuvres pour leur donner les perspectives enchantées du songe. Mais est-ce une raison pour le regarder, avec ses partisans fanatiques, comme un grand penseur et un profond philosophe ! Je crois, pour ma part, qu’on prête à Rembrandt beaucoup d’intentions qu’il n’a jamais eues, et que ses clairs-obscurs n’ont pas toutes les profondeurs de pensée qu’on y cherche. Ce n’est pour lui, la plupart du temps, qu’une question d’effet matériel, un moyen de donner plus de relief et d’éclat à certaines parties de sa composition. Rembrandt songe à l’œil plus qu’à l’âme, et c’est par un procédé purement mécanique, pour ainsi dire, et comme par un tour de prestidigitation, qu’il arrive jusqu’à celle-ci. Son art est une combinaison de rouages ingénieux qui peuvent se décomposer et s’expliquer presque mathématiquement. Il n’a fait que porter à son plus haut point le caractère commun à toute l’école hollandaise en élevant le métier jusqu’à l’idéal, en tirant de la combinaison des couleurs et de la lumière tout ce qu’elles peuvent contenir de poésie.
En somme, il faut avoir le courage de le dire, Rembrandt, qui est peut-être le peintre le plus merveilleux du monde, n’occupe qu’un rang secondaire dans l’art, à prendre ce mot en son sens le plus large et le plus complet. C’est un enchanteur qui vous fascine et vous ensorcelle plus qu’il ne vous élève. Il commence par séduire son juge : un charme si étrange et si pénétrant se dégage de ses toiles que les facultés critiques de celui qui le regarde en sont souvent comme engourdies, et qu’un verdict sévère aurait toute l’apparence d’une ingratitude. Pourtant qu’on se roidisse contre cette impression et qu’on l’envisage bien en face, osera-t-on le mettre sur la même ligne que ces purs et grands génies qui ont vu le beau dans son essence même, et l’ont réalisé sous ses divers aspects ? Rembrandt est sans rival sur les points où il a porté tout son effort, mais que de chutes et de lacunes dans tout le reste ! Il a le secret d’une lumière magique, l’éblouissement d’un coloris prodigieux, le don de l’expression, la science de l’arrangement, de la composition, une touche d’une franchise et d’un esprit singuliers, la largeur et la puissance de l’exécution, une originalité saisissante ; mais la trivialité opiniâtre de ses types, le rôle que joue chez lui le procédé factice et systématique, enfin la monotonie des artifices qu’il met en œuvre, le font redescendre à son vrai rang, quand la réflexion a dissipé ces fumées de l’ivresse dont il vous remplit d’abord les yeux, et au milieu desquelles, comme le Génie des contes de fées, il apparaît lui-même dans des proportions fantastiques.
Rembrandt fit un grand nombre d’élèves, dont chacun se découpa sa petite province dans le vaste royaume du maître. Ce sont, par exemple, Gérard Dow, qui lui prit le fini de sa première manière en le poussant jusqu’à sa limite extrême, et dont les tableaux semblent parfois l’œuvre d’un farfadet peignant avec le duvet le plus impalpable de l’aile d’un colibri ; le grossier Jean Victor, ou Fictoor, réaliste à l’épaisse écorce, beaucoup trop exalté par M. W. Burger ; Ferdinand Bol, qui a laissé d’admirables portraits d’un modelé tranquille et ferme, d’une facture aisée et claire, sinon d’un style très-élevé ; Van Hoogstraten et d’autres, qui ont porté l’imitation jusqu’au plagiat et au pastiche, en particulier Van Eeckout, qu’au premier abord on pourrait souvent confondre avec Rembrandt, dont il ne se distingue que par une touche moins hardie et moins spirituelle. Il y a encore ce Fabricius, d’ailleurs presque inconnu, mais auteur d’un étrange et saisissant portrait du musée de Rotterdam, qui, pendant dix ans, a été exalté à l’envi par les critiques comme un Rembrandt de la plus grande manière, avant qu’une découverte décisive eût montré sous la fausse signature du maître, ajoutée après coup, celle de son obscur disciple. C’est une tête à la fois commune et fière de paysan du Danube, une espèce de Neveu de Rameau, d’un dessin bizarre et d’une expression singulièrement résolue, intelligent et grossier, inculte et débraillé, presque cynique, aux longs cheveux mal peignés, à la figure malpropre, à la poitrine velue, un faubourien par l’apparence physique, mais un aristocrate par le port de tête et l’expression du regard. Il y a vraiment une flamme intérieure sous ses joues creuses et flétries, sous ce front plat et couvert. La pensée ne viendra à personne de rire de ce Chodruc-Duclos, s’il le rencontre dans la rue, tant il rend toute raillerie impossible en vous regardant de son air froidement dédaigneux. Le tout large et franc, et simplement éclairé avec des ombres vigoureuses et de fortes demi-teintes. Ce Fabricius était un rude pinceau !
Parmi ces élèves de Rembrandt, quelques-uns, comme Gérard Dow, Govaërt Flinck, F. Bol, Van der Meer de Delft, et Nic. Maas, sont beaucoup plus Hollandais que leur maître, et représentent bien mieux l’art national dans son essence même. Les Hollandais pur sang, ce sont encore les peintres de Doelenstuks et de Regentstuks, — comme on dit en Hollande, — de paysages, d’animaux et de marines, de scènes de la vie familière et d’intérieurs bourgeois ou rustiques, enfin cette nuée de petits maîtres dont les principaux sont merveilleusement représentés au Louvre, et souvent même par leurs chefs-d’œuvre.
Dans ces diverses catégories, je veux choisir deux artistes, de nature très-opposée, qui peuvent passer, chacun en son genre, pour deux types de l’art hollandais, pour les deux expressions antithétiques du génie et du tempérament nationaux, sous leurs faces principales : Barthélemy Van der Helst (1612-70), et Jan Steen (1636-89). Van der Helst est le Thucydide de la peinture hollandaise ; Steen, son Molière en miniature. L’un représente les scènes historiques et les personnages distingués : il nous montre les bourgmestres et chefs de corporations dans leurs ghildes et leurs banquets solennels ; l’autre s’attache aux intérieurs joyeux, aux repas de noces, aux scènes de corps de garde, à toutes les fêtes populaires, où l’on rit à pleine bouche, où l’on boit à plein verre.
Rien ne repose l’âme et ne la porte au calme comme la vue d’un tableau de Van der Helst. Cela est tranquille, posé, d’une puissance placide, gras et majestueux, flegmatique et respectable au possible. Les bonnes figures bataves que l’on doit à sa brosse patiente et magistrale ! Nul ne sait mieux faire reluire l’auguste dignité du bourgmestre sur la face épanouie d’un commerçant du Kalverstraat, arrondir l’écharpe officielle aux flancs vigoureux, ou la fraise empesée au col apoplectique d’un capitaine d’arquebusiers, planter dans les festins civiques la vieille corne traditionnelle, enrichie de sculptures, aux mains potelées d’un magistrat ventru. Et ne craignez pas que la moindre intention satirique se mêle au portrait, et que l’épigramme ricane en quelque coin de la toile ! Non pas : les arbalétriers bourgeois de Van der Helst sont convaincus comme des Romains de David.
Van der Helst a, au Louvre, un précieux échantillon de sa manière dans le Jugement du prix de l’arc ; mais, pour le bien juger, il faut voir, au musée d’Amsterdam, le Banquet des gardes civiques, qu’on a placé vis-à-vis la Ronde de Rembrandt, comme le digne pendant de ce rare chef-d’œuvre. Van der Helst est l’antipode de Rembrandt, qu’il balance, qu’il surpasse peut-être dans l’admiration de ses compatriotes. Beaucoup d’entre eux regardent son Banquet comme la merveille de l’école hollandaise. Il faut un singulier éclectisme pour admirer également deux peintres et deux tableaux aussi différents que le jour et la nuit. De Rembrandt à Van der Helst, il y a la distance du tempérament nerveux d’un visionnaire qui poursuit des esprits dans l’ombre, au calme lymphatique d’un honnête et savant peintre de portraits, qui fait laborieusement bien son sillon. Rembrandt est un poëte passionné, tirant le fantastique de la nature, comme l’Américain Edgar Poë, et transfigurant la réalité ; Van der Helst est un annaliste consciencieux et correct, rendant son sujet tel que tout le monde l’a vu, sans faire un pli à son pourpoint ni une tache à ses manchettes, avec une exactitude judicieuse et une bonhomie parfaite, n’y mettant pas du sien, mais n’en retranchant rien non plus. Ce n’est qu’un portraitiste élevé à sa plus grande puissance, mais il n’a pas de supérieur dans l’art de grouper ses modèles et d’en faire un tableau d’histoire.
Le Banquet des Arquebusiers ou de la Garde civique est justement une collection de portraits en pied, arrangés avec un art infini dans toutes les postures, autour d’une table plantureusement servie. Le peintre a trouvé moyen de ne sacrifier aucune de ces physionomies : une lumière égale et tranquille les éclaire toutes de la même façon, et pas une ne se présente de profil ; on en trouverait au plus quatre ou cinq qui se présentent de trois quarts. Mais cette impartialité et ce sang-froid vont précisément contre leur but : l’attention se divise et s’éparpille, l’œil se fatigue à errer de l’une à l’autre de ces figures sans qu’aucune le retienne plus que sa voisine ; il voudrait rencontrer un angle, une ombre, un point de repère, quelque chose pour s’accrocher, et il roule sur une surface également arrondie, éclairée et capitonnée partout. Il y a, du reste, des détails superbes dans cette immense toile, et peints avec une largeur, une vérité, une expression surprenantes. L’art et la nature s’y combinent avec une extraordinaire habileté. Néanmoins, on finit par y sentir l’effort : tous ces personnages savent trop qu’on les regarde : on voit qu’ils ont posé devant le peintre et qu’ils posent devant le spectateur, dans une attitude très-naturelle sans doute, mais arrangée en vue de la composition.
Van der Helst a encore, au musée d’Amsterdam, un autre tableau du même genre, d’une facture plus ferme, ou du moins d’un effet plus concentré, qui est une variante de celui du Louvre. Je ne parle pas de ses portraits, qui sont souvent des chefs-d’œuvre. Sous l’apparente froideur de ce peintre, il y a de la force et de la vie. Son pinceau est souple et ferme, habile et naïf à la fois. Il fait de la peinture propre et minutieuse, qui transporte les bourgeois, amis de l’art tiré au cordeau ; et pourtant c’est aussi de la peinture savante, qu’admirent les plus difficiles et les plus dédaigneux. Ses modèles sont étudiés avec soin, même lorsqu’ils sont d’une facture lisse et léchée ; ses physionomies ont une expression parfaite de vérité vivante, et portent toutes les nuances de leur caractère sous le masque immobile dont elles semblent d’abord uniformément affublées.
Les assemblées de bourgmestres et les banquets de gardes civiques, comme ceux qu’a représentés Van der Helst, constituent tout le genre historique de l’école hollandaise, qui est restée fidèle à la peinture intime et réaliste, aux scènes d’intérieur et de bourgeoisie, jusque dans les tableaux d’histoire. Elle n’en a pas d’autres, et ses hôtels de ville comme ses musées en sont pleins. Frans Hals, J. Van Ravesteyn, de Keyser, Jacob Backer, Govaërt Flinck et Karel Dujardin ont laissé, après Van der Helst, les plus précieux échantillons du genre. L’aspect de toutes ces toiles n’est pas très-varié, et à plus forte raison la description en serait-elle un peu monotone. J’y renonce, et je me hâte de passer à Jan Steen, qui me sollicite depuis longtemps.
Les Hollandais sont fiers de Rembrandt, de Van der Helst, de Paul Potter, de toute leur précieuse école de petits maîtres, qui n’a point de rivale au monde ; mais ne vous y trompez pas : leur vrai favori, c’est Jan Steen. Ils s’enorgueillissent des autres, ils jouissent de celui-là. Jan Steen est l’enfant gâté, le joyeux et spirituel espiègle de la maison, à qui les graves parents passent tout, en grondant quelquefois un peu, charmés qu’ils sont de ses gentillesses. Au milieu de tant d’artistes, plus grands et plus illustres, il est l’ami de cœur, le peintre populaire par excellence. Les Hollandais ne prononcent pas son nom sans sourire d’aise ; ils contemplent, le cœur épanoui, ses joyeuses compositions, comme on écoute autour de la table les vieilles et bonnes plaisanteries traditionnelles du conteur en titre de la maison.
Il s’est formé, sur le compte de ce peintre brasseur et cabaretier, toute une série de légendes qui le représentent comme la meilleure pratique de son cabaret, et buvant gaiement son fond avec son revenu, en compagnie de ses confrères du pinceau, de sa femme Marguerite et de sa légion de marmots. Il y a du vrai dans toute légende, et, d’ailleurs, il suffit de regarder les tableaux de Steen pour deviner comme il menait rondement la vie à grandes guides, narguant la misère d’un front toujours serein. Nous le retrouvons sans cesse dans ses toiles, fumant d’immenses pipes, à califourchon sur une chaise, et, aux moments les plus graves, jouant du violon pour faire danser son chien. Au milieu d’une telle vie, on se demande comment il avait le temps de manier le pinceau, et surtout comment il put tant produire. Il fallait qu’il eût la peinture innée, pour ainsi dire, et créât ses petits chefs-d’œuvre en se jouant, comme il faisait toutes choses.
La prédilection des Hollandais pour Steen est méritée. Mieux que les deux Ostade, que Brauwer, Bega, Dusart, Brekelenkamp, etc., Jan Steen représente sincèrement et naïvement le côté badin des mœurs nationales, les fêtes et les amusements du pays. C’est la Hollande déridée ; c’est le sérieux et laborieux peuple batave, saisi dans le secret de sa gaieté intime, et pris en flagrant délit d’expansion, à table, le pot de petite bière en main, fredonnant des refrains bachiques, savourant le poisson aux pommes de terre, — ou au coin du foyer, lorsque l’enfant dépose son sabot dans la cheminée pour la visite du grand saint Nicolas, et que la ménagère accorte, dépendant un jambon fumé, lorgne du coin de l’œil le mari rubicond assis près du berceau. C’est pour cela que je le choisis entre beaucoup d’autres, et aussi, — dernière raison non moins concluante, — parce qu’il est beaucoup moins connu en France que la plupart de ses rivaux.
Nous avons bien au Louvre, il est vrai, un de ses tableaux, parfaitement authentique, où l’on peut prendre une idée de sa manière, mais rien qu’un, et ce n’est pas assez. Sans compter que ce tableau-là n’est pas de ses meilleurs, au moins pour la naturelle et facile allure de l’ensemble et pour la saveur du coloris. Mais on trouve Steen à chaque pas en Hollande[29]. Toutes les collections publiques et particulières l’étalent à la place d’honneur. Cela commence (ou du moins commençait-il y a quelques années) à Dordrecht par la galerie de M. de Kat, et se poursuit sans interruption jusqu’au fond de la Frise. Au musée de Rotterdam, Steen se montre déjà pour ainsi dire au complet, non pas dans sa plus belle manière, mais sous ses diverses faces : comme peintre d’intérieurs familiers et plaisants, avec la Saint-Nicolas, de scènes de places publiques et de petites comédies médicales, avec l’Extraction du caillou, voire comme peintre religieux et portraitiste. La Saint-Nicolas a bien de la gaieté, de l’esprit, de la vérité et de la finesse, mais la couleur en est un peu terne et grise, comme il arrive parfois aux tableaux de Steen. Il a souvent traité ce sujet, et l’une de ses meilleures toiles en ce genre, par le naturel des attitudes, la vérité de l’expression et la verve tempérée, c’est celle du musée d’Amsterdam, où l’on reconnaît en partie la famille du peintre, qui lui servait presque toujours de modèle et que nous retrouverons fréquemment encore. Jan Steen a surtout prodigué dans ses toiles sa ronde et vive ménagère, s’il est permis d’employer ce terme hasardé en parlant de la gaillarde fille de Van Goyen, si bien faite pour un mari comme le sien. Les mêmes personnages reparaissent périodiquement chez lui, comme dans les pièces de Molière ou la Comédie humaine de Balzac ; mais il les a sous la main, dans sa maison, et généralement il ne va pas les chercher ailleurs.
[29] Moins encore toutefois qu’en Angleterre. On comprend cette prédilection de la patrie d’Hogarth pour Jan Steen.
L’Extraction du caillou représente un maniaque qui se figure avoir une pierre dans la tête, et un médecin qui, pour flatter sa folie, feint de lui faire l’opération. Cette petite scène est charmante : le malade exécute une grimace d’une vérité parfaite, et rien de plus varié que toutes les expressions des assistants, depuis celle de la vieille qui se maintient à l’état calme, en se contentant d’allonger si drôlement sa figure, jusqu’aux contorsions désordonnées du petit polisson qui assiste à la scène, et à l’expansion de l’énorme fumeur dont la lèvre rutile en se crispant autour de la pipe.
Jan Steen est souvent revenu à ce genre de scènes. Il a encore cela de commun avec Molière que la médecine et la chirurgie jouent un grand rôle dans ses ouvrages. Il a créé toute une Faculté qui est à mourir de rire. Au premier rang de ses petites comédies médicales figurent naturellement les clystères et leur indispensable appendice, ce vase vulgaire dont Scarron a abusé dans son Roman comique, et qui se fait sentir trop souvent chez Molière et Regnard. Les malades de Jan Steen ressemblent à la Lucinde du Médecin malgré lui et de l’Amour médecin : elles ne sont malades que parce qu’elles le veulent bien, et on devine la vérité à quelque significatif accessoire dissimulé aux yeux du médecin, de telle façon pourtant que le spectateur l’aperçoive tout de suite. C’est presque toujours madame Steen en personne qui a posé pour ces malades en parfaite santé, avec sa belle robe jaune, son caraco pimpant, et sa physionomie indolemment mutine. Quant à ses médecins, vêtus de noir, pénétrés de leur importance, l’air capable, ils ont d’honnêtes et sérieuses figures, l’attitude gourmée, le crâne pointu, et ils poussent la conscience et le scrupule de leurs fonctions jusqu’à disputer solennellement à la servante le droit d’administrer eux-mêmes le remède cher à M. Purgon[30].
[30] Voir la Visite du médecin, de la galerie Steengracht, à la Haye ; la Malade d’amour, du musée Van der Hope ; le Charlatan, du musée d’Amsterdam ; les deux scènes de médecins et le Dentiste, du musée de La Haye.
La troisième toile de Steen à Rotterdam a quelque chose de plus inattendu : c’est une scène de l’Ancien Testament, vraiment oui ! le jeune Tobie guérissant son père avec le fiel du poisson. Cela est traité avec la gravité séante ; mais, voyez le malheur ! c’est presque aussi plaisant que les précédents tableaux. Steen est si bien né pour le badinage que, même quand il veut être sérieux, on croit qu’il rit, et qu’on rit de confiance dès qu’il prend le pinceau. Il ressemble à ce marquis de Bièvre, qui ne pouvait persuader à personne qu’il ne faisait pas de calembour, même en disant : Bonjour. La gravité lui va mal, l’histoire pas du tout, la Bible encore moins. Un mot fera juger de la physionomie et de la couleur locale de ce tableau religieux : c’est que je l’ai pris d’abord pour l’Extraction du caillou. Le jeune Tobie, en justaucorps et en culotte courte, pourrait assez bien représenter le docteur ; le père figure le malade soumis à l’opération, et pour la vieille mère, qui tient d’une main celle de son mari, de l’autre une chandelle, Steen en a trouvé le type et le costume dans quelque ruelle d’Amsterdam. On voit que ma méprise était assez naturelle, et qu’elle peut s’avouer sans honte.
Cette fantaisie bizarre de peindre des tableaux religieux est venue plusieurs fois à Jan Steen : il faut dire, pour expliquer la chose, qu’il était catholique, et qu’il lui prenait parfois sans doute des remords de ses gaudrioles ; mais l’effet n’en était pas heureux et pouvait faire suspecter la sincérité de son repentir. C’est ainsi encore que, dans son Adoration des Bergers (galerie d’Arenberg, à Bruxelles), ses types sont d’une vulgarité si incroyable, si grotesque même, qu’on pourrait croire à une intention caricaturale. Il a fait aussi un Jésus prêchant dans le désert, sans parler d’un sujet grec et d’un sujet romain, l’ambitieux ! Généralement, il sait mieux se rendre compte de ses aptitudes, et ses scènes bibliques elles-mêmes sont plus appropriées à ses goûts et à son tempérament. Par exemple, une de celles auxquelles il revient sans cesse en dilettante, en gourmet expert, ce sont les Noces de Cana. Voilà du moins un sujet qu’il comprend à merveille, et où il n’est pas déplacé. Justement en cette même galerie d’Arenberg, où l’Adoration des Bergers fait si piteuse mine, vous le retrouverez avec des Noces de Cana, qui sont une merveille. Je ne vous dirai pas qu’il faille y chercher le sens mystique, le côté grandiose et solennel, ni même simplement la couleur locale. Hélas ! non : pour Jan Steen, les Noces de Cana ne sont rien autre chose qu’une kermesse-monstre, une colossale ripaille. C’est une scène de francs buveurs enchantés de la bonne occasion qui se présente. Une multitude d’épisodes pleins d’esprit et de verve égayent encore la composition. Sur le premier plan, un gaillard de robuste encolure, superbe d’expression gouailleuse et jubilante, contemple amoureusement son verre plein, qu’il soulève à la hauteur de ses yeux, sans s’occuper d’une vieille qui le tire par le pan de son habit. Ici un enfant boit à même au broc qu’un autre soutient à ses lèvres ; là un convive cherche à ramener un vieux, digne et rogue, qui semble s’être éloigné d’indignation au moment où le vin a manqué. L’un chante, un autre danse dans un costume de fou, un gamin roule un tonneau, un domestique se hâte de profiter du miracle en remplissant une cruche à la fontaine. Partout un fouillis de têtes importantes, narquoises, étonnées, joyeuses, rayonnantes d’admiration et d’extase. Steen a eu grand soin de prendre son sujet à l’instant précis où le vin vient de reparaître. C’est la scène biblique entrevue à travers la lorgnette d’un Hollandais et d’un peintre de cabarets. Il a du moins fait effort pour s’élever à un plus haut idéal dans la figure du Christ ; mais l’idéal de Jan Steen ne dépasse pas la conception sublime d’un jeune homme maigre, et qui tâche, sans y réussir, d’avoir l’air distingué. La Vierge est d’une expression moins heureuse encore, et surtout je me déclare impuissant à dépeindre la stupidité burlesque du cercle de buveurs qui se penchent vers elle, pour la contempler avec admiration et lui témoigner leur reconnaissance. Si la Bible était pleine de noces de Cana, et si l’on pouvait consentir à confondre les noces de Cana avec les noces de Gamache, Jan Steen serait le premier peintre religieux du monde.
Avec les noces et festins nous rentrons en plein dans le vrai Steen. Les deux bons tiers du catalogue de ses œuvres ne se composent pas d’autre chose, et ses intérieurs ou ses portraits ne sont le plus souvent qu’un prétexte honnête d’y revenir sans en avoir l’air. Il y a, par exemple, une solennité de famille où il retombe sans cesse par une pente naturelle, comme le Flamand Jordaëns, auquel il ressemble assez souvent, avec moins d’exubérance et de fougue dans l’exécution : c’est la Fête des Rois. La collection de Kat en possédait une très-jolie, où on le voyait lui-même dans le coin du tableau, la pipe à la bouche, tournant vers le spectateur sa bonne face riante et fine, côte à côte avec sa maîtresse-femme, qui n’engendrait pas non plus la mélancolie, et, au milieu d’une nuée de marmots, mettant la main dans les sauces et le pied dans les plats. J’en ai vu une autre, au musée Van der Hoop, d’une largeur, d’une aisance et d’une vivacité charmantes, sauf quelques détails un peu secs et roides. Toute la famille y figure invariablement, y compris la belle-sœur, le vieux père, patriarche en barbe blanche, mais encore vert buveur, et la grand’maman qui fait sauter sur ses genoux le petit dernier en bourrelet, ou donne la becquée à quelque grosse figure chiffonnée, pleurant d’un œil et riant de l’autre ; — y compris aussi le chien, le chat et la perruche.
Parmi les intérieurs de famille du musée de La Haye, il en est un qui s’intitule solennellement : Tableau de la vie humaine. Une servante qui prépare des huîtres, Jan Steen jouant du luth à table, des enfants qui portent un broc et un panier de fruits et qui jouent avec un chat ; un autre qui, de concert avec un vieillard, agace un perroquet ; des personnages divers qui jouent, boivent et fument, voilà ce Tableau de la vie humaine ! Mais Steen n’est pas responsable de ce titre ambitieux, et il est à croire qu’il n’avait pas de si hautes prétentions pour son œuvre. Disons pourtant qu’il semble bien avoir voulu y mettre en scène les divers âges et les divers courants de la vie, et qu’on y saisit çà et là des intentions emblématiques et allégoriques, — par exemple, dans la potence, représentée derrière les joueurs et les buveurs, dans le jeune homme couché à côté d’une tête de mort et soufflant des bulles de savon, surtout dans le rideau qui remplit tout le haut du tableau et qui semble sur le point de mettre fin à la scène en tombant. Le tabac, le jeu, le vin et la musique tiennent une place considérable dans le Tableau de la vie humaine, tel que Jan Steen la comprend. Une pipe, une bouteille, des cartes et un violon, voilà les éléments essentiels de toutes ses compositions. C’étaient là les grandes voluptés de son existence, et il était naturel qu’il les choisît pour en faire l’image des plaisirs fugitifs de la vie.
Puisque nous en sommes sur ce chapitre, nous ne pouvons oublier l’Orgie du musée Van der Hoop, à Amsterdam. Le sujet est scabreux, et résolument abordé de front. A n’envisager que la facture, ce tableau est un de ses plus étonnants : il a une certitude de dessin et surtout une chaleur et une force moelleuse de coloris qu’on ne trouve pas toujours dans ses autres œuvres, exécutées parfois d’un pinceau un peu sec, et dans une gamme terne et monochrome qui jure avec la gaieté des sujets. Rien de plus vaillamment peint et de mieux enlevé que la grande fille à moitié endormie, qui s’est couchée tout de son long sur un banc, la pipe à la main. Ce morceau seul décèle un maître peintre. A côté d’elle se tient un effroyable vieillard, dont la laideur naturelle se complique doublement par une ignoble expression d’ivresse et de luxure. Mais Steen a tiré à sa manière la moralité du tableau, car il est moral, le cher homme, et après avoir conté sa fable, il ne néglige pas d’en faire sortir la leçon : pendant cette scène, une servante décroche un manteau, tirant la langue et clignant de l’œil dans l’excès de sa joie, et les musiciens, avec leurs narquoises physionomies de pendards, détalent sur la pointe du pied, après avoir sans doute aussi commis quelque mauvais coup. Si c’est là une circonstance atténuante, ce que je n’oserais trop affirmer, Steen l’a méritée fréquemment. Cette moralité à fleur de peau, beaucoup plus amusante que profonde, et facilement produite par une accumulation d’incidents grotesques, n’est souvent guère plus morale que le tableau même du vice dont elle a la prétention de nous montrer le châtiment. Mais a-t-elle bien cette prétention ? Et ne peut-on croire, sans jugement téméraire, que Steen s’y propose beaucoup plus de se divertir aux dépens de ses personnages que de nous instruire par le spectacle de leur punition ? Il n’est pas nécessaire d’avoir l’austérité d’un quaker ou d’un janséniste pour trouver insuffisante cette légère dose de morale après coup, qui ressemble fort à celle de la plupart de nos poëtes comiques.
Jan Steen a encore un autre moyen de tirer la leçon de sa fable, qui est de l’expliquer en une belle sentence collée au mur, comme il l’a fait aussi pour son Orgie. C’est un grand amateur d’apophtegmes philosophiques. Quelques-uns de ses proverbes en peinture rappellent ces pièces muettes du vieux théâtre de la Foire, où, tandis que les personnages demeuraient groupés en tableaux vivants, une banderole descendant des frises expliquait aux spectateurs la signification de la scène. C’est ainsi qu’il a exécuté plusieurs variations sur le dicton hollandais : « Les jeunes sifflent quand les vieux chantent. » Nous en avons vu deux, l’une au musée Van der Hoop, l’autre dans la collection Steengracht. Le brio de ces deux compositions est quelque chose d’étourdissant. Ici, la grand’maman, besicles sur le nez, et le vieux père, avec un verre en main, bien entendu, braillent à plein gosier, donnant ainsi tous deux l’exemple à la famille entière, sans en excepter l’énorme baby au maillot, dont un gros rire allonge la bouche et gonfle encore les joues ; là, maître Steen lui-même se charge d’initier son fils aux sérieuses occupations de la vie, et maintient en riant une longue pipe en terre blanche entre les lèvres du jeune drôle, qui aspire gravement la fumée. On voit qu’il continuera dignement les traditions patriarcales de la famille, et qu’il siffle déjà à merveille, en attendant qu’il chante aussi bien que le père et l’aïeul.
Les tableaux de Jan Steen sont remplis d’accessoires significatifs dont chacun concourt à l’effet qu’il veut produire. A lire la description de toutes ces petites malices, il semblerait que ce fût un peintre à rébus, pavé d’intentions fines et d’allusions tirées par les cheveux, hérissé d’énigmes badines et d’allégories familières, ayant besoin enfin d’un commentateur, comme le docte Lycophron. Mais quand on les voit, la souveraine aisance et le naturel du peintre les sauvent de l’affectation comme de l’obscurité ; tous les détails ont l’air d’avoir été pris sur le vif, et pas un ne paraît cherché. Steen a une clarté et une netteté merveilleuses ; il est alerte, il est franc ; il est bonhomme et sans façon. Tout est simple et de premier jet chez lui, — conception, composition et exécution. Il néglige les artifices et les jeux de lumière : il a bien quelquefois un effet de soleil large et plein, à la Pierre de Hoogh, mais jamais de clair-obscur à la Rembrandt[31].
[31] Pourtant, dans le Jeune Tobie, il s’est amusé à combiner trois effets de chandelles, comme Schalcken et Gérard Dow.
Toujours familier et naïf, trivial plus d’une fois, Jan Steen n’est presque jamais vulgaire, jamais non plus violent ni grossier. Ce n’est point sans doute l’homme des délicatesses et du décorum : dans un accès d’humeur bouffonne, il pourra bien sauter par-dessus la barrière des convenances sans la voir, mais, sauf deux ou trois exceptions, dont l’une a été discrètement indiquée plus haut, il s’arrête du moins aux dernières limites de la gaieté, et ne va pas jusqu’à la licence. Ses scènes de cabarets restent loin des effroyables orgies de Brauwer, et ses héros sont de joyeux garnements en goguettes qui font sourire l’honnête homme indulgent, mais ne l’épouvantent ni ne le dégoûtent. Il côtoie souvent la limite et s’y joue avec prestesse ; s’il lui arrive de la dépasser un moment, là encore son inaltérable bonne humeur le protége et le sauve. Heureux peintre, heureux homme, que le souci n’entama jamais, et qui rit toujours à belles dents au nez de la mauvaise fortune ! Rien de plus communicatif que cet humour spirituel et léger, ce don d’observation comique, cet épanouissement, cet entrain, cette verve éternellement en éveil ! Il dériderait l’homme le plus morose, et je défie lord Spleen en personne de tenir bon contre une galerie de tableaux de Steen, gradués avec art, depuis le sourire qui point sur les faces bien nourries de ses personnages jusqu’à l’hilarité formidable qui les fait éclater comme des bombardes.
Jan Steen a une vérité d’expression, d’attitude et de mimique extraordinaire, et telle que chaque condition sociale, chaque sexe, chaque âge se distinguent les uns des autres, dans ses compositions, par des nuances d’une justesse inouïe. Ce n’est pas un bouffon qui grimace à tort ou à travers, c’est vraiment un artiste en gaieté, qui semble avoir réduit son tempérament en système, noté avec les intonations les plus exactes la gamme de son hilarité perpétuelle, et qui, riant toujours, ne rit jamais faux. De là l’irrésistible contagion de sa belle humeur. A vrai dire, maître Steen ne s’est point enfoncé dans toutes ces études et ces théories : il rit comme l’oiseau chante et comme le ruisseau coule ; il a suivi, dans sa peinture aussi bien que dans sa vie, la pente de son tempérament ; mais, chose rare, l’art reste toujours visible à travers l’instinct.
Quelquefois dessinateur un peu lâché ou un peu roide dans des ébauches expédiées en courant, plus souvent coloriste insuffisant, à qui manquent la variété et la richesse, et se contentant de spirituels à peu près, quand il le veut il ne craint personne dans les questions d’habileté matérielle. Au besoin, ce joyeux compagnon est un peintre d’une exécution aussi large, aussi ferme, aussi souple et vivante que les maîtres. Reynolds, c’est tout dire, a sur quelques points comparé sa facture à celle de Raphaël, et ce rapprochement inattendu a été repris et aggravé encore par M. W. Burger, critique très-expert et très-sagace en fait de peintures, et qui admire Jan Steen presque autant que Rembrandt. M. W. Burger lui a consacré avec amour un grand nombre de pages, où il a parfaitement dégagé la physionomie de l’artiste et mis en relief ses qualités caractéristiques : « J’oserai dire, écrit-il, qu’on voit de Jan Steen quelques figures de médecins qui font penser à Titien et à Vélasquez dans sa manière ferme… Dans ses œuvres distinguées, il est aussi correct de dessin que Terburg, et même plus solide ; aussi fin de couleur que Metzu, mais plus ample de touche ; aussi vigoureux que Pieter de Hoogh, mais plus mouvementé. Quelques-uns de ses tableaux pourraient être pris pour les meilleurs Adrien Van Ostade. » Quelques autres, ajouterons-nous, pour les plus fins et les plus précieux Miéris[32]. « Il a, dans ses manières très-diverses presque toutes les qualités des maîtres de son école. Mais il est le plus expressif de tous. »
[32] Voir la Perruche, du musée d’Amsterdam, gravée dans l’Histoire des Peintres, et la Fille à l’huître, de la collection Six.
Le mérite de Steen est de ceux que tout le monde apprécie. Pour le goûter, il n’est pas nécessaire de faire partie du petit cercle des initiés, nourris dans le sérail de l’atelier ; il suffit d’être sensible aux charmes de l’expression, de la verve, de la gaieté, du naturel, de l’esprit. Jan Steen compte parmi ces talents heureusement doués qui deviennent populaires tout en restant distingués, et que la foule admire autant que l’élite, mais aussi l’élite autant que la foule. Il a cela de commun avec notre Molière. Non pas d’ailleurs qu’il lui puisse être aucunement comparé. Son comique peu profond et sa gaieté sans arrière-pensée font plutôt songer à Regnard, avec lequel il offre plus d’une analogie dans son caractère et dans son genre de vie aussi bien que dans son talent. Steen fut une espèce de Regnard, dans un état de fortune beaucoup plus humble que lui : comme Regnard, c’était un épicurien pratique, se laissant aller au facile courant de la bonne loi naturelle, aimant le jeu et la table, la vie large et le travail aisé, s’épanchant en productions rapides, sans appuyer et sans approfondir, fuyant la peine de l’esprit comme celle du corps, et se contentant d’esquisses agréables, lestes, pétillantes et d’une incomparable bonne humeur, sans chercher laborieusement à les couler dans le moule austère des chefs-d’œuvre. L’un et l’autre ont la gaieté pour moyen et la gaieté pour but. La France, qui a eu Molière et Regnard à côté de Corneille et de Racine, n’a pas eu de Jan Steen pour faire pendant au Poussin. Nous avons Callot qui le rappelle quelquefois, avec des différences notables, mais ce n’est qu’un graveur. En peinture, nous ne sommes point sortis de l’art noble jusqu’à ces derniers temps, où les allégories et les académies consacrées ont été remplacées par le romantisme, qui ne riait guère, et par le réalisme, qui n’est pas plaisant du tout. Ainsi Rembrandt est le poëte de l’art hollandais, B. Van der Helst en est l’historien, Jan Steen le peintre familier et comique. A eux trois ils en représentent les trois faces principales et distinctes, toutefois avec le caractère commun qui est la marque essentielle et ineffaçable de la peinture nationale. Le long de cette ligne parfaitement homogène et sans interruption, qui part de l’Orgie de Jan Steen pour aboutir à la Ronde de nuit de Rembrandt, c’est-à-dire de la prose à la poésie, sans sortir un moment de la réalité, — dans les intervalles et les entre-deux de ces grandes étapes qui marquent les points d’arrêt les plus importants, — se groupe une innombrable légion d’autres artistes, souvent non moins dignes d’une étude attentive, et dont beaucoup, comme Gérard Dow, Miéris, Terburg et Metzu d’une part ; Paul Potter, Ruysdaël, Hobbema, Van de Velde et Van der Neer de l’autre, représentent aussi pour leur part des courants principaux de l’art hollandais. On peut les étudier tous à fond dans les Musées et les collections particulières des Pays-Bas, et c’est proprement un charme. Je ne saurais trop recommander, à quiconque entreprend une excursion dans ce pays si digne d’intérêt et encore si peu connu, bien que si près de nous, de n’oublier ni les galeries publiques ni même les galeries privées. Nulle part, sinon peut-être en Angleterre, celles-ci ne sont plus nombreuses et plus riches. C’est le complément logique et nécessaire du voyage. Sans ces visites, il manquerait au touriste un élément essentiel, et que rien ne pourrait remplacer, pour la connaissance des mœurs, du caractère, du génie indigènes, voire pour celle de la nature et des types, si nettement résumés dans les œuvres de ces maîtres nationaux par excellence. On ne peut pas plus achever l’étude de la Hollande sans passer de longues heures dans ses Musées qu’on ne pourrait se vanter de connaître le siècle de Louis XIV sans avoir lu les tragédies de Racine et sans s’être promené dans le parc de Versailles.
FIN.
En Danemark | ||
I. |
Altona et Kiel | |
II. |
Traversée de Kiel à Korsoër | |
III. |
De Korsoër à Copenhague | |
IV. |
Copenhague. — Aspect général de la ville. — Les palais | |
V. |
La ville littéraire, artistique et savante. — Le musée Thorvaldsen et la statue d’Œhlenschlager | |
VI. |
Le musée des antiquités scandinaves et les chants populaires du nord | |
VII. |
Établissements d’instruction. — La littérature contemporaine | |
VIII. |
Dernier coup d’œil sur les monuments de Copenhague. — La Bourse. — La Tour ronde. — Les églises | |
IX. |
Lieux de réunion, de plaisir et de promenade. — Les environs de Copenhague | |
X. |
Roëskilde, Frédériksborg, Elseneur et le tombeau d’Hamlet | |
XI. |
Conclusion | |
Une Excursion en Suède | ||
I. |
Entrée en Suède. — Malmoë et la Scanie. — Lund et la légende de saint Laurent | |
II. |
Jonkoping. — Le lac Wetter. — La traversée du Smaland. — Chemins de fer et buffets suédois | |
III. |
Stockholm. — Coup d’œil général. — Promenade à travers la ville | |
IV. |
Le château royal. — Le musée. — L’église de l’Ile équestre. — Les rapports entre la Suède et la France. — L’art en Suède | |
V. |
Le Djurgarden. — Bellmann et la poésie suédoise. — Les environs de Stockholm : Utriksdal, Haga, Carlberg, Gripsholm | |
VI. |
Le canal de Gothie. — Gotheborg. — Le retour | |
De Paris à l’exposition de Vienne (Journal d’un chroniqueur en voyage) | ||
La Hollande Artistique |
FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.
Paris. — Imp. E. Capiomont et V. Renault, rue des Poitevins, 6.