The Project Gutenberg eBook of Essais sur la necessité et les moyens de plaire

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Title: Essais sur la necessité et les moyens de plaire

Author: M. de Moncrif

Release date: July 20, 2024 [eBook #74080]

Language: French

Original publication: Geneva: Pellisari

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ESSAIS SUR LA NECESSITÉ ET LES MOYENS DE PLAIRE ***
Couverture

ESSAIS
SUR
LA NECESSITÉ
ET SUR
LES MOYENS
DE PLAIRE,

PAR
Monsieur DE MONCRIF,
de l’Academie Françoise.

A GENEVE,
Chez PELLISSARI & Comp.

MDCCXXXVIII.

AVERTISSEMENT.

Si l’on juge des hommes par le motif commun qui les fait agir, on peut dire qu’ils ont tous le désir de plaire, parce que tous veulent être applaudis, recherchés, accueillis ; que tous, enfin, veulent réussir dans l’esprit des autres. A décider d’eux par leur conduite, il semble que le plus grand nombre ait précisément la vûe opposée. Quelle différence, en effet, d’un homme, qui, concentré dans son amour propre, réduit, pour ainsi dire, la Société au commerce que ses passions ont entre elles ; qui ne conçoit que ses goûts, qui ne sent que ses besoins, pour qui tous les objets extérieurs semblent transformés en autant de miroirs, où il n’aperçoit que lui-même ! Quel contraste, dis-je, de cet homme, (qu’on ne rencontre que trop souvent) à celui, qui, persuadé que les vertus sociables sont la source du véritable bonheur, se regarde comme membre d’une République, que des égards mutuels entretiennent, et que l’amour propre, mal entendu, cherche à détruire ; qui, toujours attentif à ce qui flatte ou mortifie, à ce qui éleve ou dégrade ses Concitoyens, ne cherche, dans ces différens points de vûe, que ce qui le méne à se concilier leur amitié & leur estime ! Peut-on trop fuir celui qui ne veut qu’un bonheur auquel il n’associe personne ? Peut-on trop rechercher celui qui n’est satisfait de soi-même, qui n’est heureux, que par les avantages qu’il verse dans la Société ?

Cette opposition entre la conduite de quelques hommes, & le motif commun qui les anime, vient, si je ne me trompe, de la maniére dont ils aperçoivent ce que c’est que plaire, ainsi que les moyens d’y parvenir. Eclairés sur les erreurs où tombent, à cet égard, ceux qui les environnent, ils se croyent garantis de l’illusion, par cela même qu’ils sont ingénieux à la démêler dans les autres ; ils ne portent point leurs regards sur leur propre conduite ; & si quelques-uns, moins aveuglés, s’examinent, & découvrent qu’il leur manque les qualités qui plaisent communément, ou s’ils se trouvent quelque ressemblance, par le maintien, le langage, l’humeur, avec ce qu’ils viennent de critiquer dans autrui ; ils n’aperçoivent plus les motifs de le condamner : On a ouï dire, qu’il sied bien d’être singulier, extraordinaire ; que ce qui déplaît dans l’un, devient quelquefois une grace dans un autre ; que l’esprit fait tout valoir ; qu’il y a des gens qui font aimer, en eux, jusques à leurs travers. On se voit alors avec tous ces avantages ; on ne s’avoue des défauts, que pour les sauver par ces exemples ; & souvent, en s’éludant ainsi soi-même, on ne recueille pour tout fruit de la recherche qu’on vient de faire, que l’erreur grossiére de s’en estimer davantage.

Ma principale vûe, dans la premiére Partie de cet Ouvrage, a été de démêler ces illusions, & particuliérement celles qui séduisent les gens d’esprit. J’expose, en premier lieu, la nécessité de plaire : cette nécessité reconnue, méne à chercher les moyens de profiter des avantages qu’elle nous présente ; & ces moyens, j’explique comment ils nous égarent, ou comment ils nous font réussir.

Dans la seconde Partie, en appliquant à l’éducation les principes que j’ai établis dans la premiére, je propose quelques idées, qui paroîtront peut-être hazardées, sur la maniére de cultiver les premiéres années de l’enfance ; mais je déclare, par avance, que je suis entiérement déterminé à me soumettre à cet égard, comme sur le reste de l’Ouvrage, au jugement que tant de personnes plus éclairées que moi, auront le droit d’en porter.

ESSAIS
SUR
LA NECESSITÉ
ET SUR
LES MOYENS
DE PLAIRE.

Premiere Partie.

Entre les principes les plus utiles à la Société, il en est un que nous ne pouvons trop connoître & trop suivre, parce que dans les personnes dont il régle la conduite, il empêche la raison d’être farouche ; qu’il ôte à l’amour propre ce qui le rend haïssable ; qu’il supplée en quelque façon aux avantages de l’esprit, & les sauve de la jalousie qu’ils peuvent exciter lorsqu’ils sont éminens ; qu’enfin il influe considérablement sur notre bonheur & sur celui des gens avec qui nous passons la vie ; c’est la nécessité de plaire. J’entens par le mot de plaire, une impression agréable que nous faisons sur l’esprit des autres hommes, qui les dispose ou même les détermine à nous aimer.

Avec le caractére d’honnête homme, avec bien des vertus, il semble qu’on devroit paroître aimable. Cependant, il est commun de trouver des gens dont les principes & les mœurs vous attirent, & dont le commerce vous rebute ; on ne peut s’empêcher de les considérer, de les respecter & de les fuir.

Tel est dans les gens vertueux, lorsqu’ils ne cherchent point à plaire, l’effet d’une sévérité dure, & cependant estimable, avec laquelle ils portent quelquefois leurs jugemens. Je n’attaque point ici cette haine à qui les défauts des hommes ne sont qu’un prétexte pour répandre son fiel ; ce chagrin caustique qui verroit avec regret disparoître de la terre les vices contre lesquels il éclate, parce qu’il n’auroit plus rien à blâmer : je parle de cette équité trop austére qui pése les actions des autres avec le peu d’indulgence qu’elle a pour elle-même ; de cet amour de la raison & de la justice, qui, converti en passion, ne se plie pas assez à la nécessité de voir des hommes imparfaits ; quel en est, dis-je, le fruit ? Le malheur de révolter ceux même dont elle arrache l’estime.

Quand les ames, au-dessus des foiblesses ordinaires, sont en même temps douces, sensibles, indulgentes, vous les aimez, & c’est leur vertu même qui vous attire encore plus à elles ; mais quand vous trouvez ces personnages vertueux qui, vous regardant du haut de leur mérite, vous marquent une certaine bonté impérieuse, une certaine pitié qui vous annonce leur supériorité & votre petitesse ; vous êtes tenté de croire que le droit de vous mépriser est une récompense qu’ils s’attribuent pour la peine qu’ils se donnent de fuir les vices ; vous sentez peu d’estime pour leur vertu, & beaucoup d’éloignement pour leur personne.

Il est, je l’avoue, des vertus épurées, & qui, telles que le pardon des grandes offenses, le desintéressement, la générosité sur des objets importans, font, par elles-mêmes, une forte impression sur les esprits : mais les occasions d’employer ces vertus d’éclat ne sont pas fréquentes. Quelle est, pendant ces longs intervalles, la ressource des ames sensibles ? L’usage des vertus moins brillantes, dont l’effet est de plaire, & le fruit de se faire aimer ; il n’y a presque point d’instant qui ne leur ouvre quelque route nouvelle pour s’assurer d’un bien si satisfaisant.

Cette attention de plaire, qui doit accompagner les vertus de l’ame, ne nous est pas moins nécessaire pour faire valoir les qualitez de l’esprit. Que servent dans le commerce ordinaire de la vie les lumiéres qui caractérisent un esprit éminent ? Il en est parmi nous, dans ce siécle-ci, du savoir & des connoissances sublimes, à peu près comme de la richesse dans de certaines Républiques, où la somptuosité & l’abondance passent pour une sorte d’injure faite aux citoyens bornés dans leur fortune, où le plus opulent est restraint à la dépense modique de celui qui n’a presque que le nécessaire : de même il faut éviter dans les entretiens tous les sujets qui passent la portée des esprits communs, ou se plier à ne leur présenter ces mêmes sujets qu’avec une simplicité, que par une superficie qui les leur rende sensibles ; & ce n’est que le désir de plaire qui peut, au milieu de tant de contrainte, assurer le succès de l’esprit supérieur. Bien loin de blesser les simples citoyens par l’éclat trop marqué des richesses dont il dispose, il semble, par la maniére dont il les leur découvre, les y associer, les leur rendre propres : il obtient d’eux, à la fois, la liberté d’en faire usage, leurs éloges & leur reconnoissance.

S’il est des lumiéres dans l’esprit qui doivent concilier l’estime & l’amitié des autres hommes, ce sont celles qui s’appliquent sans cesse à régler les intérêts qui sément entr’eux la division. On devroit pouvoir compter du moins sur le cœur de ceux qui ont obtenu de nous les avantages auxquels ils prétendoient : il arrive cependant, que le plus ou le moins d’égards que vous aurez marqués pour leur personne dans les momens, où dépendans & soumis, ils vous auront entretenu de leur espérance ou de leur crainte, décide souvent de leur reconnoissance. Si votre extérieur ou vos discours ont fait souffrir leur amour propre, n’espérez pas qu’ils vous tiennent compte de la justice que vous leur aurez rendue ; ils penseront que vous n’êtes équitable que par crainte de la honte qu’il y auroit à ne pas l’être : vous n’obtiendrez d’eux que l’estime qu’ils ne peuvent vous refuser, & l’estime des hommes est un tribut qui ne satisfait que notre raison : leur amitié est nécessaire au bonheur d’une ame sensible.

Posséde-t-on les avantages attachés à la haute naissance & à l’éclat du rang ? On n’est point affranchi de la nécessité de plaire. Les inférieurs avec un respect bien attentif & bien sérieux, sont quittes de tout ce qu’ils doivent aux Grands ; & combien la supériorité de ceux-ci est peu digne d’envie, quand elle ne leur rapporte que ce seul tribut ! Les respecter scrupuleusement sans avoir d’autres sentimens pour eux, c’est mettre à part leur personne & ne rendre hommage qu’à leur destinée ; c’est n’entretenir une Divinité que de la beauté du pied-d’estal qui l’éleve. Qu’ils désirent de plaire, au moindre effort, l’ouvrage est achevé ; tout s’embellit autour d’eux, l’esprit se découvre, les talens se multiplient ; leur sourire est comme ces rayons de lumiére, qui, répandus tout-à-coup sur une campagne, font sortir mille tableaux variés & rians ; où l’on ne découvroit auparavant qu’une sombre & confuse uniformité.

Quand nous sommes d’un rang distingué, la conduite qui nous fait réussir ou déplaire, tient principalement, si je ne me trompe, à l’idée plus ou moins raisonnable que nous avons des prérogatives de ce même rang qui nous décore. Quand cette opinion secrette est exagérée, elle perce dans notre maintien, dans nos discours, elle imprime à notre politesse un caractére qui lui fait perdre presque tout son mérite ; souvent c’est de la hauteur qui se montre à découvert, & elle déplaît à tout le monde ; quelquefois c’est de la bonté qu’on met à la place des égards, & cet air de supériorité blesse avec justice ceux qui, sans être nos égaux, ne nous sont point subordonnés. Avec les gens d’un état moins considérable, ce sera une affectation de descendre, de s’abaisser jusqu’à eux, une crainte marquée de leur en imposer trop, qui ne peut satisfaire que les sots.

Cette opinion outrée des avantages qu’on a sur les autres, séduit moins communément les gens nés dans le sein des honneurs, que ceux qui se trouvent transportés subitement dans une région qu’ils n’avoient long-temps considérée qu’en élevant leurs regards. Tous les objets dont ils se sont séparés leur paroissent si rapetissés, qu’ils se croyent dispensés de les apercevoir : ils voyent à peine ce qu’ils ont été ; ils jugent aussi peu fidélement de ce qu’ils sont ; & ce n’est que le désir de plaire qui, les ramenant à la véritable idée qu’ils doivent avoir d’eux-mêmes, les garantit & de cette hauteur haïssable qu’ils mettent à la place de la dignité, & de cette bonté qui désoblige ceux qu’ils cherchent à satisfaire.

Comment l’homme, revêtu de l’autorité, s’armeroit-il du courage pénible de supporter, sans en paroître accablé, les importunitez honorables mais continuelles des Grands, & tout ce qu’a de rebutant la foule oisive qui gratuitement l’obséde, s’il n’avoit l’heureuse ambition de se concilier les cœurs ? C’est dans cette seule espérance qu’il écoute avec douceur les discours embrouillés ou captieux, que l’esprit borné ou la mauvaise foi lui font essuyer ; il sent qu’un obligeant accueil est le seul dédommagement des graces qu’il ne peut accorder, ou des demandes injustes qu’il démasque : en lui, l’autorité parle toujours le langage du citoyen : on lui pardonne d’être puissant, parce qu’on le respecte sans le redouter : on fait plus, on lui porte le seul tribut qu’il désire, on l’aime.

La fortune est bien ingénieuse à servir les goûts & l’ambition des hommes qu’elle favorise ; cependant elle ne porte pas son pouvoir jusqu’à les faire aimer. Telle est particuliérement la situation de ceux qu’elle a fait passer avec rapidité d’un état obscur à l’éclat de l’opulence. S’ils veulent ne se point abuser sur la disposition, où les esprits en général sont à leur égard, ils doivent se dire tous les jours de leur vie, Je posséde ce qui excite la haine de quiconque désire un état plus abondant que le sien ; ce ne sera pas assez de l’associer aux douceurs de cette même abondance qu’il m’envie, il faudra que pour obtenir grace sur le reste, je lui persuade par des prévenances, par des égards continuels, qu’au sein des richesses, j’ai besoin de son estime, de son amitié, de son aveu enfin, pour être heureux.

Puisque tous les avantages que je viens de rappeler ne nous dispensent pas de songer à plaire, combien ce soin nous est-il plus nécessaire à l’égard des liaisons qui forment la Société ?

L’amitié qui est un engagement libre, a besoin elle-même qu’un pareil secours l’entretienne ; avec quelque solidité qu’elle soit établie, lorsqu’elle se renferme dans ses devoirs, qu’elle cesse d’être animée par ce goût qui a contribué autant que l’estime à la faire naître, elle ne se montre plus que dans les occasions où elle auroit honte de ne pas agir ; ces occasions sont quelquefois rares ; & dans les intervalles, elle reste comme en létargie, elle paroissoit empressée & riante, elle n’est plus qu’exacte, sérieuse, & même sévére.

Le savoir-vivre, & la politesse, ces secours si nécessaires aux hommes pour être en état de se supporter, ne deviennent pas d’une grande utilité à ceux qui ne remplissent de tels devoirs que comme des assujettissemens de la Société, ou par une habitude qui est souvent mêlée de distraction ; c’est le désir de plaire qui leur donne l’ame, c’est ce sentiment seul qui nous en fait un mérite. Eh ! quelle reconnoissance doit-on à celui qui ne vous marque des égards que comme une tâche que la tyrannie de l’usage lui impose ? Son extérieur indifférent, ou contraint, ou réservé, ne vous annonce-t-il pas le peu de part que vous avez à ce qu’il fait pour vous ? Sa politesse a tout l’apprêt du cérémonial ; & comme au fond il n’aura manqué à rien qu’à vous plaire, vous le quittez fâché, pour ainsi dire, de n’avoir pas de véritables sujets de vous en plaindre ; bien des gens n’attendroient pas une autre occasion de le haïr.

Que ces qualitez soient dirigées par ce sentiment que je crois si nécessaire, attentives à se restraindre ou à s’étendre par rapport aux personnes qu’elles ont pour objet ; on sentira qu’elles naissent, non de cette habitude qui n’est qu’un rôle qu’on s’est prescrit, mais d’un panchant à s’occuper de vous, parce que c’est vous rendre justice ; & cette conduite ne tardera guéres à s’attirer du retour. Les égards sont moins sujets que les services à trouver des ingrats.

Du désir de plaire.

Si l’art de plaire peut seul faire valoir nos plus grands avantages, il est évident que nous ne saurions trop désirer d’acquérir un talent si précieux. Or ce désir, quand il est éclairé par la raison, devient lui-même un des plus sûrs moyens pour parvenir à plaire[1] ; il ne faut que le définir pour faire connoître quel est le bonheur d’en être animé.

[1]

… De quoi ne vient point à bout
L’esprit joint au désir de plaire ?

La Fontaine, Fable 206. à Mgr. le Duc du Maine.

Le désir de plaire, tel que je le conçois, est un sentiment que nous inspire la raison, & qui tient le milieu entre l’indifférence & l’amitié, une sensibilité aux dispositions que nous faisons naître dans les cœurs, un mobile qui nous porte à remplir avec complaisance les devoirs de la Société, à les étendre même quand la satisfaction des autres hommes peut raisonnablement en dépendre ; c’est une force, qui, dans les changemens de notre humeur, dans les contradictions où notre esprit est sujet à tomber, nous retient en nous opposant à nous-mêmes ; c’est enfin une attention naturelle à démêler le mérite d’autrui, & à lui donner lieu de paroître, une facilité judicieuse à négliger les succès qui n’intéressent que notre esprit & nos talens, quand, par cette conduite, nous gagnons d’être plus aimés.

Le désir de plaire renferme donc le désir d’être aimé. C’est à cette marque en effet qu’on peut le reconnoître ; c’est cette union qui le caractérise : elle paroît si naturelle, qu’on ne balanceroit point à croire que l’un est inséparable de l’autre, sans les exemples contraires qui se trouvent dans la Société : combien de personnes contentes de se voir considérées ou applaudies, ne consultent jamais si on les aime ! Cette indifférence n’est pas moins, ce me semble, un égarement de l’esprit, qu’une malheureuse insensibilité de l’ame sur le prix qu’on doit attendre de ce qu’on fait pour la Société ; le don de plaire, examiné avec les yeux de la raison, loin d’être regardé comme un succès satisfaisant, ne doit paroître qu’un moyen flatteur d’obtenir la plus douce de toutes les récompenses, le plaisir d’inspirer de l’amitié.

C’est donc une étude bien nécessaire que de rechercher en nous-mêmes, que d’approfondir en quoi consiste le désir de plaire, afin de connoître si nous cédons à ce même désir, dans la vûe de nous faire aimer, afin de démêler si nous sommes éclairés par cette sage ambition qui sachant concilier ce que la Société exige de nous, avec ce que nous voulons d’elle, ne nous procure que les succès qui nous font chérir ; ou si nous nous abandonnons aux suggestions séduisantes d’un amour propre, qui ne nous occupant que de notre bonheur particulier, ne mérite que l’indifférence des autres hommes, & nous expose à leur inimitié.

Il arrive quelquefois qu’ayant tout ce qui sert à plaire, nous n’en profitons pas assez : on trouve communément des gens qui n’épargnant rien pour être d’un commerce aimable avec tout ce qui ne leur est point subordonné, passent à l’extrémité opposée, dès qu’ils se trouvent en liberté ; alors ils deviennent épineux, farouches ; mais s’il reparoît quelque objet qui leur en impose, ils reprennent toutes leurs graces, on diroit qu’ils n’attendoient qu’une occasion de se contraindre : leur maison étoit pour eux un antre qui noircissoit leur imagination. Ils voyent arriver un étranger ; la sérénité de l’esprit succéde aux nuages : ils semblent être transportés subitement dans un nouveau monde, & c’est l’envie de plaire qui a produit l’enchantement. Mais comment se pardonnent-ils ce contraste ? Semblables à ces avares fastueux, qui étalant une magnificence extérieure, se privent dans leur famille du nécessaire, ils sont encore plus déraisonnables ; les avares ont du moins le plaisir d’accumuler leurs richesses, au lieu que ceux qui ne profitent pas des moyens qu’ils ont de plaire, n’y gagnent que le triste plaisir de se livrer à une humeur dont ils souffrent eux-mêmes.

D’autres ne négligent point de paroître aimables ; mais ils n’ont, presque toujours, qu’une seule personne qui les occupe. Se trouvent-ils avec des gens à qui ils doivent à peu près les mêmes marques de considération & d’amitié ? Leur goût dans le moment les porte à en traiter un avec préférence ; ils s’y livrent, ils n’ont plus d’attention, d’esprit, de graces que pour lui ; ils y gagnent, il est vrai, le plaisir de flatter & d’acquérir de plus en plus celui qui leur plaît davantage ; mais ils désobligent tous les autres ; c’est imiter encore l’erreur d’une autre espéce d’avares, qui ne s’attachant qu’à grossir leur trésor, y ajoûtent imprudemment ce qui serviroit à entretenir leurs autres biens, qui dépérissent ; ils ne s’apperçoivent pas que c’est s’appauvrir.

Mais si nous négligeons de grands avantages, en ne saisissant pas toutes les occasions de plaire, nous tombons dans une erreur bien plus grande encore, lorsqu’aïant cette juste ambition, nous choisissons de mauvais moyens pour la remplir ; il y en a qu’il ne faut que remarquer dans autrui, pour connoître combien on doit les éviter. Quel égarement, par exemple, d’espérer de plaire, quand on ne songe qu’à briller ?

L’envie de briller est un empressement de faire valoir son mérite, sans aucun égard à celui des autres ; c’est un étalage hazardé de son esprit, de ses talens, & enfin de tous les avantages qu’on a, ou qu’on se suppose ; & cette confiance les discrédite, quelque distingués qu’ils puissent être, parce qu’elle met à découvert l’excès de bonne opinion qu’on a de soi-même, & l’intention de s’arroger une sorte de supériorité.

La confiance impérieuse avec laquelle on s’empresse de briller, nous laisse bien-tôt, quelque mérite qui la soutienne, dans une espéce de solitude, au milieu même des gens avec qui on passe la vie. Ils ne songent qu’à vous fuir, à moins qu’ils ne vous trouvent un certain ridicule qui les amuse ; car en général, on recherche assez le commerce de ceux dont on est dans l’usage de se mocquer ; mais quel moyen d’être accueilli ? Peu de gens sont assez stupides pour ne pas sentir la honte d’un pareil succès : Et voici dans ces deux situations leurs ressources ordinaires ; ils rompent toute liaison avec ceux qu’ils préféreroient s’ils étoient sensés, pour aller fonder leur misérable empire dans des Sociétés, où leur ton de supériorité leur tiendra lieu de mérite ; ils auroient pû vivre citoyens dans un monde convenable, ils aiment mieux être Rois dans la mauvaise compagnie[2], encore s’ils y régnoient sans trouble, si rien n’arrachoit jamais le bandeau que leur orgueil a mis sur leurs yeux. Leur folie seroit en quelque maniére un bonheur ; mais il y a dans toutes les Sociétés de bons esprits, qui par une lumiére naturelle, distinguent l’apparence d’avec la vérité ; ils s’attachent à approfondir le faux mérite qui d’abord les a éblouis, & bien-tôt la présomption démasquée est réduite à chercher un autre théatre, où elle puisse être applaudie.

[2] Je crois devoir expliquer ici quel sens j’attache à cette maniére de s’exprimer, la mauvaise compagnie ; j’avertis que je ne l’ai empruntée que pour être mieux entendu d’un grand nombre de personnes, respectables dans leurs jugemens, à bien d’autres égards, mais qui sans avoir en vûe de décider des mœurs ni du caractére, qualifient abusivement de mauvaise compagnie tout ce qui n’est point lié avec ce qu’ils appellent les gens du monde, les gens de connoissance, ou même ceux qui parmi les gens du monde n’ont point ce qu’ils nomment le ton de la bonne compagnie, le bon ton, langage dont la prééminence qui consiste souvent dans les mots plus que dans les pensées, peut paroître bien arbitraire.

Si on avoit compris que j’eusse dessein d’établir que les Sociétés qui ne sont point formées par les gens du monde, méritent le nom de mauvaise compagnie, on auroit absolument mal entendu ma pensée ; l’esprit, la gayeté, les talens, & ce désir de plaire, qui ajoûté à toutes ces qualitez, se rencontre aussi fréquemment dans ces mêmes Sociétés que dans l’état supérieur : on a donné, ce me semble, la solution de cette espéce de probléme, lorsqu’on a dit qu’il y a tant de gens de bonne compagnie dans la mauvaise, & tant de gens de mauvaise compagnie dans la bonne, qu’on ne peut raisonnablement en exclure aucune.

L’envie de briller est sujette aussi à nous jetter dans l’affectation, & nous y tombons de deux maniéres ; l’une en forçant notre naturel, & l’autre en imitant celui d’autrui.

L’affectation qui a sa source dans nous-mêmes est un certain apprêt marqué dans le maintien, dans la façon de marcher, de rire, de parler ; c’est une application sérieuse & réfléchie à faire, avec distinction, les plus petites choses, par la persuasion que c’est un art de les tourner en autant de graces qui seront remarquées & applaudies.

Rien ne décele mieux la petitesse de l’esprit que cette sublimité que certaines gens recherchent jusques dans la maniére de dire les lieux communs de la conversation, que cette indifférence pour les pensées, & cette haute estime des mots dont ils paroissent si profondément pénétrés. Combien les personnages que notre vanité nous fait faire, & dont elle s’applaudit, sont quelquefois contrastés & méprisables ? Tandis qu’elle portera un homme orné de grands talens, ou de connoissances sublimes, à se montrer par des côtés si justement louables ; cette même vanité exposera à nos regards une figure remarquable par la bizarerie recherchée de son ajustement, ou par la singularité méditée de son maintien & de ses maniéres ; & vous reconnoîtrez, pour comble d’étonnement, que c’est le même homme, qu’alternativement elle décore & qu’elle dégrade.

On connoît une autre affectation qui tient à notre naturel ; il y a des gens nés singuliers, ou ingénus, ou indifférens, ou farouches ; qui se plaisent à le paroître encore davantage qu’ils ne le sont effectivement. Cette ambition d’ajouter (pour m’exprimer ainsi) à soi-même, n’est guére aperçûe que des gens d’esprit, & n’en est que mieux tournée en ridicule ; car toute affectation ne tarde pas à leur paroître telle. On seroit bien éloigné de tomber dans celle-ci, si on songeoit véritablement à plaire ; on sauroit qu’on n’y réussit constamment, qu’en se montrant de bonne foi tel qu’on est ; que ce qu’on affecte au-delà, est une maniére d’avertir les gens de vous remarquer, de vous applaudir, qui les excite, au contraire, à ne plus voir en vous que le mérite emprunté, pour être dispensé de vous tenir compte de celui qui vous est naturel.

L’affectation, qui consiste dans l’imitation, vient quelquefois d’un sentiment louable, mais dont nous savons mal profiter. C’est une connoissance intérieure, un aveu qu’on se fait à soi-même, qu’il nous manque de certains agrémens que nous applaudissons dans quelque autre, & que nous pensons follement acquérir, en affectant de les posséder. C’est une adoption du mérite d’autrui qu’on préfére au sien, sans en être plus modeste, & qu’on ne parvient jamais à s’approprier assez bien, pour en être paré ; on n’en a que l’étalage.

L’égarement de notre amour, qui nous porte à imiter les autres, est d’autant plus à craindre, qu’il est sujet à nous choisir de bien mauvais modéles. Tel ne s’occupera toute sa vie, qu’à ressembler à certain personnage, par les endroits mêmes que le Public ne regarde pas avec des yeux favorables ; qui eût peut-être été moins exposé à la critique, s’il s’en fût tenu à ses propres travers.

Cette imitation volontaire ne se marque pas seulement dans notre extérieur, il y a des goûts, & des haines, qu’on ne montre que parce qu’on s’imagine du bon air à les avoir. L’empressement, souvent déplacé, de les témoigner, & les expressions outrées de ceux qui se les attribuent, font assez connoître que c’est pure affectation, & il se joint une sorte de dépit à l’ennui que cela donne ; on leur contesteroit volontiers le frivole avantage dont ils se parent de détester, ou d’aimer à la folie, ce qui mérite à peine d’être cité comme déplaisant ou comme agréable.

Mais une autre erreur autant à craindre, quoiqu’elle soit moins susceptible de ridicule, c’est de mettre l’esprit caustique au rang des moyens de plaire. Je ne prétens pas combattre ici ce caractére sombre & farouche qui ne trouve de gloire qu’à avilir le mérite, & de plaisir qu’à troubler son bonheur. J’ai en vûe cette sagacité que la gaieté ordinairement accompagne, qui, sans intention de nuire, emportée par une satisfaction secrette, & flattée des applaudissemens quelle s’attire, sans les mériter, se plaît à n’apercevoir, & à ne peindre les objets, que par des faces qui les rendent ridicules. Je parle de cet art, qui faisant alternativement d’une partie de la Société, un spectacle risible pour l’autre, les sacrifiant & les amusant tour à tour, est redouté même de ceux dont il se fait applaudir, & finit toujours par être haï & des uns & des autres. Combien les hommes que ce caractére domine, doivent peu se flatter d’inspirer de l’amitié, à moins qu’ils ne le rachetent par bien des vertus ou des qualités supérieures !

Les esprits caustiques deviennent, en quelque maniére, pour la Société, ce que sont à l’égard des Nations voisines, certains Rois d’Afrique, dont toute la richesse consiste dans un commerce d’Esclaves ; on ne gagne rien à se soumettre à leur empire ; quand il ne leur reste plus de Peuples étrangers à livrer, ils trafiquent leurs propres Sujets.

Le genre d’esprit caustique que je viens de dépeindre, est aussi méprisé que haïssable, dans ceux qui ne le tenant point de la nature, veulent s’en faire un caractére ; rien ne déplaît tant que les gens qui vous proposent à titre de ridicule, ce qui ne l’est pas, ou qui vous annoncent comme une découverte, des ridicules usés, & dont ce n’est plus l’usage de se moquer (car tout est mode dans le commerce du monde, jusqu’aux sujets de dégoût & de haine.) Heureusement il ne suffit pas d’avoir de la malignité & de l’esprit, pour être avec succès (supposé que c’en soit un) médisant, ironique ou dédaigneux, il faut être instruit des objets & du ton de la critique en régne. Eh ! quelle étude méprisable, quand on a pour objet de s’en prévaloir contre la Société, que celle d’une science qui nous fait redouter, & qui deshonore notre raison, à mesure que notre esprit réussit mieux à en faire usage !

Il est de la prudence de ne s’y point tromper, & cette observation est importante ; tout ce qu’on appelle esprit caustique, n’est pas tel que je viens de le définir ; on voit des personnes qui en ont une portion, dont on n’est pas équitablement en droit de se plaindre ; nul art dans leurs discours pour attirer votre confiance, nul déguisement pour vous cacher qu’elles vont vous juger à la rigueur ; il faut cependant être en garde contre elles, ou plutôt contre soi-même ; le caractére de leur esprit est une pénétration délicate, qui va saisir avec justesse tout ce qui se passe dans le vôtre ; elles y lisent toutes les finesses de votre amour propre ; jamais aucun des motifs qui vous fait parler, ou garder le silence, sourire, ou être sérieux, ne leur échape, elles vous découvrent ingénieusement à vous-même ; peu de gens gagnent & se plaisent à se voir ainsi dévoilés ; mais loin de leur reprocher la joie un peu maligne qu’elles trouvent à vous démasquer, rendez-leur graces au contraire de ce que ce n’est qu’à vos propres yeux qu’elles font tomber le masque dont vous aviez voulu vous embellir.

En général, l’esprit caustique ne doit donc pas être regardé comme un moyen de plaire, puisqu’il nous empêche d’être aimé : Mais il y a deux caractéres qui sont entiérement opposés à celui-ci, & dont il n’est pas moins important de se garantir, parce qu’ils nous font mépriser ; c’est de la fade complaisance & de la flatterie dont je veux parler.

Je ne comprens point dans ce que j’appelle fade complaisance, ce caractére de foiblesse, qui, toujours dominé par les exemples, ou par les discours de quiconque veut l’assujettir, se laisse entraîner indifféremment aux vertus comme aux vices. Je parle de cette souplesse d’humeur, de cette attention servile, qui, satisfaite de plaire généralement sans distinction des personnes, se permet tout ce qui lui paroît ne point intéresser l’honneur ; prodigue les éloges, sacrifie sans qu’on l’exige ses propres goûts, & va souvent même plus loin que n’iroit l’amitié, sans jamais avoir le plaisir d’être inspiré par elle. Si cette lâche flexibilité réussit auprès de quelques hommes, dont la vanité grossiére profite de tout ce qui cherche à la flatter, elle nous avilit à tel point aux yeux des autres, que les succès qu’elle procure, quels qu’ils puissent être, ne peuvent nous dédommager de la honte qui y est attachée.

La flatterie, j’entens celle du genre le moins odieux, posséde, en commun, avec la fade complaisance, mais par art seulement, cette pente docile à céder aux volontez des autres ; elle y ajoûte une adresse à faire naître les occasions de séduire, qui la distingue & la rend plus dangereuse ; & tout le fruit que ce personnage pénible retire des scénes humiliantes qu’il joue, est d’abuser un petit nombre de spectateurs, & d’être méprisé de tout le reste.

La flatterie d’un autre genre, & qu’on ne sauroit trop détester, c’est celle qui, pour s’emparer des esprits, saisit malignement le foible qui les deshonore, qui applaudit à nos ridicules, afin de jouir en même temps du plaisir de les augmenter & de nous plaire.

Qu’un homme qui sera né avec un esprit étendu, lumineux, mais sérieux naturellement, affecte une gaieté qui n’est point dans son caractére : qu’il se propose de vous réjouir par sa maniére de plaisanter, qui ne sera (je le suppose ainsi) qu’une malheureuse abondance de fades allusions, ou de contes usés ; car combien de gens avec beaucoup d’esprit n’ont point celui de la plaisanterie ? On s’attachera pour gagner son inclination, à le bercer dans son erreur : quel usage du désir de plaire ! L’art de séduire les hommes, en applaudissant à leurs travers les plus marqués, ne fût-il considéré qu’avec les yeux, d’un amour propre un peu délicat, n’a rien que de méprisable. Il est si facile dans la Société, d’entretenir Bélise[3] du nombre imaginaire de ses amans ! Un sot n’aborderoit Dom-Quichotte qu’en lui parlant d’Enchanteurs ; un homme d’esprit l’engageroit à traiter la Morale, parce que dans Dom-Quichotte, l’homme le plus singulier, & qui fournit davantage à la curiosité d’un Philosophe, ce n’est pas le fou, c’est celui qui est la raison même, jusqu’au moment où le mot de Chevalerie en fait une métamorphose complette ; il est aisé de le remarquer. Les sots se croyent pénétrans & caustiques, quand ils font tant que d’apercevoir dans autrui des défauts qui n’échapent à personne ; on voit qu’ils s’applaudissent d’avoir pû découvrir qu’un fou extravague, & qu’une Coquette s’abuse de compter sur des Amans qu’elle n’a pas. Il faut donc leur laisser le genre de flatterie dont je viens de parler, ou convenir que quand nous embrassons ce caractére honteux, dans la vûe de nous faire aimer, c’est un abus que nous faisons d’un motif estimable, c’est que nous n’avons pas assez d’esprit pour saisir les moyens de plaire que nous offrent la raison & la vérité.

[3] Personnage de la Comédie des Femmes savantes.

Ces égaremens, où le désir de plaire est sujet à nous entraîner, appartiennent également aux deux sexes ; mais on connoît une autre erreur qui séduit particuliérement les femmes ; c’est la coquetterie, cet écueil de leur raison, dont on voit un si petit nombre d’entr’elles se garantir. Il ne seroit pas aisé de la définir ; plus un défaut est en régne, & plus il se montre par différentes faces, dont celles qui le caractérisent le mieux, sont quelquefois les plus difficiles à rapprocher, & particuliérement dans les femmes, soit qu’elles suivent la raison, soit qu’elles cédent au caprice, leur imagination plus ingénieuse que la nôtre, varie & multiplie bien davantage les nuances. Un homme aimable, & qui cherche à le paroître, vous a bien-tôt laissé apercevoir tous les moyens d’y réussir, qui lui sont propres. Une femme saisit successivement presque toutes les maniéres de l’être ; & c’est parce qu’en général elles sont portées à aller loin dans la route qu’elles prennent, qu’il leur est plus important de la bien choisir.

Dans les femmes, le désir de plaire, qui a pour objet d’inspirer l’estime & l’amitié, prend un empire durable sur les ames ; plus il paroît, plus il s’accrédite, parce que c’est, comme on l’a remarqué[4], le caractére des choses estimables de redoubler de prix par leur durée, & de plaire par le degré de perfection qu’elles ont, quand elles ne plaisent plus par le charme de la nouveauté ; au lieu que la coquetterie ne peut rien sur les ames, qu’autant qu’elle séduit l’imagination. Quelle que soit son adresse à se cacher, elle ne subsiste pas long-temps sans être reconnue ; elle perd alors une partie de son pouvoir, non que l’on se désabuse d’abord de l’erreur où elle nous entraîne ; nos yeux ouverts, malgré nous, sur elle, sont sujets aussi à se refermer. Mais dans les intervalles de raison que nous laisse le charme, on se peint tout ce qu’il y a d’humiliant à s’en laisser tyranniser, & l’on hait celle qui l’emploie, à proportion des efforts qu’il nous en coûte pour le rompre.

[4] Madame la Marquise de Lambert, Réflexion sur les Femmes.

Le désir de plaire est convenable dans tous les états & à tous les âges, parce qu’il ne met en œuvre que des moyens avoués par la raison, & qui font honneur à l’esprit. La Coquetterie qui souvent paroît dans toute son étendue, sans que l’esprit l’accompagne, emploie jusqu’à des défauts, pour parvenir au but qu’elle se propose ; étourderie, affectation, manque de bienséance, tout lui sert, & rien ne l’arrête ; & ces mêmes défauts, dès qu’ils cessent de la faire valoir, l’enlaidissent plus encore qu’ils ne l’avoient embellie : mais ce qui caractérise entiérement la honte des succès qui la flattent, c’est qu’elle se décrie à mesure qu’elle les multiplie ; les premiers jours de la jeunesse, qui seuls peuvent lui être favorables, sont-ils éclipsés, combien de ridicules l’accompagnent jusques dans ses triomphes, si elle en obtient encore ? La fausse vanité la fait naître, des chiméres flatteuses l’entretiennent, & le mépris en est le fruit.

Des qualités qui semblent plaire par elles-mêmes.

Si le désir de plaire nous égare quelquefois, combien aussi nous offre-t-il de moyens d’être aimés, quand c’est la raison qui l’éclaire ? C’est lui qui donne l’ame aux qualitez les plus heureuses que nous ayons reçues de la nature ou de l’éducation, soit qu’elles appartiennent à la figure, soit qu’elles tiennent au caractére, sans lui, les hommes qui sont doués de ces avantages, ne les portent point à leur véritable prix. Il ne faut, pour s’en convaincre, que les considérer par leur cause & par leurs effets.

En général, il y a, lorsqu’on agit, ou qu’on parle, de certaines dispositions du corps, de certaines expressions du visage, du geste, de la voix, convenues (ce semble) dans chaque Nation, pour rendre tel sentiment, ou telle pensée ; & c’est le meilleur choix entre ces actions, qu’on regarde comme les plus naturelles, qui forme ce qu’on appelle l’air d’éducation, l’air du monde, & en un mot, ce qu’on approuve dans notre extérieur, ce qu’on y applaudit indépendamment de la régularité de la figure.

Dans une personne qui parle, la grace extérieure dépend d’un certain accord, entre ce qu’elle dit, & l’action dont elle l’accompagne ; il faut que de l’un & de l’autre il ne résulte qu’une même idée dans l’esprit de celui qui l’écoute & qui la voit.

Et de même que l’art des Comédiens, supérieurs dans leur profession, est de s’approprier toutes ces actions heureuses, de ne les marquer qu’au degré, qu’à la nuance qui convient le plus exactement au fond du caractére, & à la situation actuelle du personnage qu’ils représentent[5] ; c’est dans les gens du monde le plus ou le moins de délicatesse d’esprit & de sentiment, qui fait que ces actions sont plus ou moins agréables.

[5] On remarque que l’expérience du Théatre, ne suffit pas pour acquérir cette perfection, elle est l’ouvrage de la justesse & de la délicatesse de l’esprit.

Il faut observer encore que comme ces actions convenues, & qui distinguent une Nation, varient d’une maniére sensible dans les personnes de différentes conditions ; les expressions du visage, du geste, de la voix, sont un second langage, qui a son stile & qui marque, ainsi que fait le choix des mots, & la maniére de les prononcer, l’extraction plus ou moins relevée, ou du moins l’honnête ou la mauvaise éducation.

C’est sans doute un avantage qu’un extérieur qui nous annonce favorablement, il accrédite par avance les autres qualitez dont nous pouvons être ornés ; on voit des personnes, qui, lors même qu’elles ne vous entretiennent que d’objets peu intéressans, ont l’art d’exciter, d’accroître, de fixer votre attention, soit par la maniére de vous adresser leurs regards, soit par une grace répandue dans leur action, qui vous inspire une disposition à leur applaudir, & même à découvrir en elles plus d’esprit qu’elles n’en font paroître.

Mais quand cet accord heureux du geste & de la pensée, cette éloquence des regards, cette grace dans l’action, qualitez toujours désirables, ne sont qu’une disposition heureuse des organes, quand ce qui nous touche en elles, n’a d’autres rapports avec nous que l’impression agréable qu’elles font sur nos sens ; leur effet ne nous est bien sensible que la premiére fois que nous l’éprouvons, bien-tôt l’habitude nous les rend indifférentes, à moins qu’une certaine ame, que le sentiment seul peut donner, ne les soutienne.

Pour démêler quelle est cette ame qui assure le succès des qualitez, qu’on croiroit devoir réussir par elles-mêmes, revenons à l’homme que j’ai dépeint avec un extérieur qui prévient si puissamment en sa faveur. Si vous recherchez la cause des impressions avantageuses qu’il a faites sur vous, vous connoîtrez qu’elles naissent d’un empressement qui étoit en lui de vous occuper ; non par la vanité d’être écouté, mais par un désir d’attiser votre attention, & votre suffrage, qui suppose le cas qu’il faisoit de votre estime : toux ceux qui, comme vous, l’environnoient, resteront persuadés que cet empressement marqué, ces regards obligeans, quoique ramenés successivement à tout le cercle, leur étoient adressés par préférence, cette idée sera imprimée dans chacun d’eux, Il n’a songé qu’à me plaire.

C’est donc la disposition de l’esprit, & non celle du corps, qui fait valoir notre extérieur[6] ; les agrémens du maintien & du geste, qui ne consistent que dans la régularité convenue des mouvemens, sont purement arbitraires ; ce qui est à cet égard une grace à Paris, pouvant devenir singulier à Madrid ou à Londres ; mais cet air d’attention, d’empressement, cette satisfaction à vous voir, que donne le désir de plaire, réussit toujours, & par-tout il se fait distinguer, même dans les hommes dont nous n’entendons point le langage, il marque une volonté de se rapprocher de nous, qui nous flatte, parce que c’est faire notre éloge, & qui nous dispose à les applaudir & à les aimer.

[6] On peut mettre au rang des qualitez heureuses de la personne, les exercices agréables & les talens, tels que l’art des instrumens, la danse, le chant, &c. qui peuvent en quelque façon se passer du secours de l’esprit. Je ne rappellerai point ici de quel prix ils sont dans la Société ; je remarquerai seulement, que dans celui qui ne les met en usage que pour satisfaire son amour propre, c’est le talent qu’on applaudit. Dans celui qui ne paroît les employer que dans le dessein de concourir aux plaisirs de la Société, c’est la personne qu’on aime & qu’on recherche.

Cette même disposition d’esprit fait également le principal mérite de certaines qualités attachées au caractére, & qui semblent plaire par elles-mêmes.

Il y a, par exemple, une certaine sensibilité à tout ce qui peut rire à l’imagination, ou intéresser le cœur, d’une maniére agréable, dont quelques gens sont heureusement doués ; une disposition à saisir le plaisir, qui se répand dans leurs actions & dans leur entretien ; un goût avec lequel ils agissent dans tout ce que les autres ne paroissent faire que par convenance, caractére qui plaît d’autant plus, qu’il les lie aux personnes avec lesquelles ils vivent par tout ce qui a de l’empire sur elles, soit les goûts, soit les caprices ou la raison.

On aime encore une sorte de gaieté, marquée à un coin de singularité, qui la rend piquante ; c’est ce mélange de sérieux & d’enjouement, cet extérieur raisonnable & grave, que quelques gens, en petit nombre, conservent dans des momens où leur imagination, naturellement gaie, est emportée par les idées les plus riantes, & même les plus badines ; la joie est en eux une richesse, qu’ils semblent n’y pas connoître, & ne répandre que pour le plaisir des autres.

Mais ces caractéres, quel que soit leur mérite, ne réussissent pas constamment par eux-mêmes, ainsi que les agrémens de la personne, il faut qu’ils ayent pour ame ce désir de plaire, qui met le véritable sceau à toutes les bonnes qualités.

Je ne connois qu’une sorte de moyen de réussir à plaire, sans que nous en ayons le désir ; il fait partie de ces erreurs presque inséparables de la jeunesse ; il n’a que peu de jours où il puisse nous être favorable, & ce caractére d’erreur seul, fait tout son mérite. C’est cette extrême sensibilité avec laquelle les jeunes gens qui entrent dans le monde, sont frapés de tout, parce que tout leur paroît nouveau ; leur ravissement, & cette naïveté avec laquelle ils parlent des impressions agréables qu’ils reçoivent ; comme si le plaisir étoit une découverte qui n’eût été faite que par eux : ces premiéres agitations de l’ame, qu’ils croyent si merveilleuses, les font, il est vrai, paroître aimables, parce qu’elles marquent une franchise, une certaine simplicité, que le manque d’expérience justifie ; & peut-être encore ne leur faisons-nous grace, que parce qu’elles ne sont que des erreurs, que leur succès est passager, & ne vaut pas qu’on le regrette ; car on n’applaudit qu’avec peine dans autrui aux qualitez qu’on n’a plus. Il est, par exemple, peu de femmes (& bien des hommes ont la même foiblesse,) qui, cessant d’avoir les agrémens de la jeunesse, se plaisent avec ceux qui les possédent dans tout leur éclat ; mais on n’envie pas des moyens de plaire qui ne portent que sur une illusion, que la raison fera bien-tôt evanouïr.

Il est donc sensible que nous n’avons aucunes qualitez heureuses, aucuns avantages dont nous puissions retirer un véritable succès, si le désir de plaire n’en dirige l’usage : en effet, rien ne peut remplacer en nous cette indispensable ambition, dont on éprouve que les efforts ne sont jamais sans quelque récompense ; car s’ils ne sauroient vaincre entiérement le caractére méprisant ou chagrin, la dureté ou malignité de certains esprits, du moins il arrive insensiblement que ces ames sauvages ne sont plus épineuses ou injustes avec vous, que le moins qu’elles peuvent l’être ; c’est vous distinguer du reste des hommes, c’est vous aimer à leur maniére.

De quelques moyens de plaire.

L’utilité du désir de plaire ne consiste pas seulement à relever les qualitez qui sont en nous, elle va plus loin, elle y en fait naître de nouvelles.

Obtient-on des succès éclatans, c’est assez pour se voir en bute à la plus noire envie : mais soyons animés du désir de plaire, il nous fait trouver dans ces mêmes succès, des moyens de nous faire aimer. Quel guide pour ceux qu’éleve tout à coup la fortune ! Il les rend modestes, il les garantit d’une certaine confiance orgueilleuse, d’un certain air de supériorité, qui se glisseroit sans qu’ils s’en aperçussent dans leur langage, dans leurs actions les plus indifférentes, & même dans leur politesse ; il est sans doute honteux pour l’humanité, qu’on doive tenir compte à un homme de ce qu’un rang ou une grande place, qui ne lui aura été accordée que par considération pour ses ayeux, de ce qu’un titre acheté, ou tels autres avantages, qui n’ajoûtent rien à son mérite personnel, n’ont pas changé son maintien, & sa maniére de traiter avec les autres hommes ; mais enfin on lui en sait gré, on s’y attendoit même si peu, que dès qu’il ne diminue rien des soins & des égards qu’il mettoit auparavant dans la Société, on se fait l’illusion de croire qu’il en apporte davantage ; combien à plus forte raison, nous dispose-t-il en sa faveur, quand il a effectivement ce surcroît d’empressement de nous gagner ? On est flatté de ce que son nouveau lustre n’a servi qu’à lui inspirer plus d’envie de nous plaire ; on pense qu’il a senti que ce qui l’éleve, loin de lui donner de la supériorité sur nous, n’a fait que l’en rapprocher davantage, par le besoin qu’il a de notre suffrage. On lui trouve de l’élévation dans l’ame, & de la solidité dans l’esprit ; car on n’a jamais plus d’opinion des bonnes qualitez des autres hommes, que quand elles nous aident à nous convaincre de notre propre mérite.

L’attention à ne point diminuer d’égards pour ceux qui ont reçû de nous des services, sur-tout quand il s’est agi de bienfaits qui nous donnent une sorte de supériorité sur eux, est un des sentimens les plus utiles que nous inspire le désir de plaire. Souvent, après des procédez généreux, on s’endort sur la foi du panchant qui nous les a fait avoir, & qui n’attend qu’une autre occasion de se manifester ; on pense qu’avec celui à qui on a découvert ainsi son ame, ne plus s’assujettir aux attentions, aux déférences ordinaires, loin de paroître un manque d’égards, est une autre maniére de lui témoigner qu’il est sûr de nous. Cette conduite cependant produit rarement le succès qu’elle nous fait espérer. Dans la plûpart des hommes (& ceux-ci ne sont pas encore les plus méprisables) la reconnoissance sincére dans son principe, est cependant conditionnelle ; mettez-la à des épreuves qui offensent l’amour propre, vous la verrez s’évanouir, & l’inimitié lui succéder peut-être. Naturellement portés à l’ingratitude, ils regarderont comme une sorte d’usure que vous retirez de ce que vous avez fait pour eux, ce qu’ils croiront en vous une marque de hauteur méprisante : Il m’a obligé, (diront-ils en secret) mais il m’humilie, il est plus que payé ; on perd ainsi par une négligence, dont la cause bien connue, n’a souvent rien que de louable ; on se dérobe le prix le plus cher ; des bienfaits, le plaisir d’être aimé ; mais supposons que cette personne dont la vanité est trop sensible, capable en même temps d’un véritable sentiment de gratitude, vous cache, & vous sacrifie la peine intérieure que lui cause ce qui lui paroît en vous un manque d’égards : N’êtes-vous pas bien fâché, si vous venez à vous en apercevoir, d’avoir étouffé en partie la satisfaction que vous aviez fait naître dans une ame que vous aimiez à rendre heureuse ?

Le désir de plaire nous garantit de cette perte, & de ce regret ; en nous assujettissant à cette maxime, bien humiliante pour la raison, quoiqu’elle soit son ouvrage, il faut nécessairement, pour être aimé, remplir par une suite d’égards, les intervalles qui se trouvent entre les services.

Des défauts que le désir de plaire corrige, & de ceux qu’il adoucit.

Etablir en nous des qualités heureuses, n’est pas encore l’effet le plus favorable du désir de plaire ; il y remédie à des défauts, & c’est à mon gré, l’ouvrage le plus difficile. L’air dédaigneux, par exemple, le ton méprisant, (habitudes volontaires, qui rendent notre commerce si haïssable,) ce n’est que l’envie de réussir dans l’esprit des autres, qui peut nous en corriger : voici deux cas assez ordinaires où l’on voit arriver ce changement.

Quelquefois, des gens qui entrent dans le monde, avec un extérieur brut, ou glorieux, prennent heureusement un goût vif pour le commerce de la Société : alors, portés, par sentiment, à connoître tout ce qui peut les y rendre aimables, ils parviennent enfin à l’acquérir.

Le second exemple est, lorsque des gens qui se sont abandonnés à ces mêmes défauts, parce qu’ils n’ont point eu de motifs puissans de se contraindre, se trouvent forcés de vivre avec des personnes à qui ils ont intérêt de plaire, pour se rendre la vie agréable ; ce qu’ils marquent alors de prévenances, d’attentions obligeantes, réussit d’autant mieux, qu’on s’attendoit moins à leur trouver ce caractére.

On remarque une situation où des hommes, nés farouches, & méprisans, tout-à-coup cessent de l’être. C’est quand ils éprouvent des traverses humiliantes ; mais alors ce changement ne leur rapporte guéres, ne prouvant pas qu’ils soient corrigés ; s’ils fléchissent, on soupçonne que c’est par foiblesse, on est long-temps à ne regarder leur politesse, leur complaisance, que comme des témoignages de leur honte secrette, & non comme un adoucissement de leur ame. C’est la seule occasion où la dureté ordinaire de leur commerce, qui auroit alors un air de fermeté, pourroit les servir mieux, que l’intention marquée de plaire.

Mais supposons en nous des défauts, que le désir de plaire ne puisse nous faire vaincre entiérement, parce qu’ils seront du fond de notre caractére, du moins, il les adoucit de maniére à leur faire trouver grace dans la Société.

Parmi ces défauts, l’inégalité est sans doute un des plus rebutans. On diroit que ceux dont l’humeur est changeante, à un certain excès, (& on en voit d’assez fréquens exemples) ont plusieurs ames qui se plaisent chacune, à effacer l’ouvrage de l’autre ; pour plus de facilité à peindre ces oppositions, supposons une personne avec qui vous n’êtes point en liaison, & dont on vous fait cet éloge. « Elle joint à beaucoup d’esprit, des connoissances fort étendues ; elle a sur-tout le don de s’approprier si heureusement ce qu’on a pensé avant elle, & ce que vous aurez pensé vous-même, que vous pancherez à croire que tout ce qu’elle dit est l’ouvrage de son imagination, sans aucun secours de sa mémoire ; qu’elle raisonne, qu’elle fasse un récit, qu’elle contredise, jamais vous n’apercevrez son amour propre, & jamais elle ne blessera le vôtre. A l’égard de son ton de plaisanterie, il est à servir de modéle dans la conversation, comme celui de Madame de Sevigné l’est pour les Lettres. » A ce portrait, que vous ne permettez pas qu’on acheve, vous marquez un extrême empressement de la connoître ; elle arrive ; on n’avoit employé que de trop foibles couleurs ; vous trouvez qu’elle surpasse tout ce qu’on vous avoit annoncé. Faut-il vous en séparer ? elle vous laisse dans l’enchantement ; vous ne songez qu’à la rejoindre, & le lendemain paroît un terme trop long à votre impatience. A la seconde entrevûe, quel étonnement pour vous de ne plus retrouver la personne du jour précédent ! Vous demanderiez volontiers à celle-ci, ce que l’autre est devenue. Tombée dans une sorte de létargie, elle n’a presque rien à vous dire, à peine se trouvera-t-elle la force de vous répondre ; la veille il lui manquoit de vous avoir fait connoître, qu’elle a tout ce qui peut rendre supérieurement aimable ; vous étiez un objet intéressant pour elle, & vous ne l’étiez que par là, n’en attendez plus rien, jusqu’à tant qu’elle se plaise à recommencer le charme ; elle n’a de graces dans l’esprit, de feu dans l’imagination, de raison même, elle n’existe enfin, si j’ose le dire, que dans les momens où elle est flattée de plaire, & elle y réussira encore avec vous dès qu’elle en aura envie ; vous passerez alternativement de l’admiration au dépit. On dit que de pareils contrastes nourrissent l’amour ; il est sûr du moins qu’ils n’entretiennent pas l’amitié.

Qu’on inspire tout à coup à cette même personne (sans lui ôter son inégalité) le désir de plaire, qui a pour objet de se faire aimer, vous connoîtrez combien sa conduite deviendra différente. Au lieu de s’abandonner, sans retour, à cette langueur qui suivit de si près son empressement, elle sentira que le changement qu’elle a marqué, à votre égard, a dû vous déplaire, & trouvera des ressources pour le réparer ; ce ne sera point par les traits de cet esprit saillant, ni de cette imagination riante que vous avez admirés en elle, puisqu’ils naissent uniquement de l’émulation que lui cause la nouveauté des objets ; mais elle vous parlera la premiére des contrastes de son humeur, sincérité qui commencera à diminuer la blessure qu’ils vous avoient faite ; elle vous avouera, en les blamant, des bizarreries, que vous n’avez point encore essuyées, & cette confiance vous engagera à la plaindre ; vous la trouverez sensible de si bonne foi aux sujets que vous avez de ne pas rechercher son commerce, que ce sera vous alors, qui songerez à trouver des raisons de l’excuser ; enfin dans chaque intervalle, vous ouvrant son ame sur ses caprices, & sur son repentir, elle vous accoutumera à l’indulgence ; effet plus puissant encore du désir de plaire ! en lui trouvant les mêmes défauts, vous ne verrez plus de torts en elle, vous finirez par l’aimer.

Il y a encore des qualitez qui naissent du désir de plaire, il y a d’autres défauts dont il nous garantit, que j’ai crû devoir traiter séparément ; comme la conversation est le champ où ils paroissent avec le plus d’éclat, je vais les considérer dans ce point de vûe, afin de faire connoître, selon que je le conçois, ce qu’ils sont à l’esprit de la conversation.

Pour éclaircir suffisamment de quelle maniére ces qualitez font partie de l’esprit de la conversation, il faudroit analiser en quoi consiste ce même esprit ; mais comment définir, dans toutes ses faces, cette espéce de génie, qui dépend moins du genre & de l’étendue des lumiéres qu’il posséde, que du sentiment plus ou moins délicat, avec lequel il les met en usage, qui ne se sert jamais mieux de l’esprit, que quand il semble s’en passer, ou n’apercevoir pas tout celui dont il dispose ; qui, transporté à tous momens dans différentes régions, n’a qu’un instant presqu’insensible, pour s’emparer des richesses qui lui sont propres, & dont le choix, à mesure qu’il est plus subit, est quelquefois plus heureux : ce talent qui a tant de ressources pour plaire, nous cache presque entiérement ce qui le constitue ; on le sent, & ne sauroit dire précisément ce qu’il est. On connoît bien mieux les défauts qu’il doit éviter, que les qualitez qui sont de son essence : cependant entre ces qualitez, il en est deux qui me paroissent sensibles ; la premiére, est la maniére d’écouter ; la seconde, est ce caractére liant qui se prête aux idées d’autrui.

L’attention est une partie essentielle de l’esprit de la conversation, elle ne doit pas consister seulement à ne rien perdre de ce que disent les autres, il faut qu’elle soit d’un caractére à en être aperçue, qu’ils découvrent qu’elle n’est pas uniquement l’effet de la politesse, mais d’un panchant qu’on se trouve à les entendre ; & le désir de plaire donne cette disposition obligeante ; non qu’il la porte jusqu’à la fadeur, ni qu’un même sourire applaudisse aux lieux communs, ainsi qu’aux idées riantes, ou ingénieuses : il sait, sans fausseté, garder les intervalles différens entre la fade complaisance, & la sécheresse mortifiante, qu’il évite toujours. Il prête une attention plus marquée à l’homme, plus digne d’être écouté, sans celui qui en le méritant moins, désire autant de l’être, puisse se plaindre de la maniére dont il l’est à son tour. Il ne laissera pas échaper les momens où l’esprit de l’un se dévelopant d’une maniére supérieure, exige qu’on se livre entiérement à le suivre ; & lorsque l’entretien du dernier lui devient à charge, il trouve que c’est un inconvénient de plus, & non un dédommagement, que de s’attirer sa haine, en lui faisant sentir le malheur qu’il a de l’ennuyer.

On ne le croiroit pas, si l’expérience ne nous en convainquoit tous les jours ; c’est un don bien rare que de savoir écouter : l’un, persuadé qu’il vous devine, vous interrompt aux premiers mots que vous prononcez ; il part, & répond avec chaleur à ce que vous n’avez ni dit ni pensé. Un autre, occupé à mettre de l’esprit dans ce qu’il va vous repliquer, se livre, en vous écoutant, à ses idées ; vous le voyez moitié rêveur, & moitié attentif, n’être ni à vous ni à lui-même : & sa reponse se ressent de ce partage, elle est spirituelle, & inconséquente. Celui-ci, & c’est le moins excusable, incapable par une paresse d’esprit habituelle, de toute application sérieuse, vous regarde avec des yeux létargiques, ou vous adresse de temps en temps un sourire distrait, & le plus souvent déplacé ; il n’a pas projetté un moment de vous écouter, ni de vous répondre ; langueur désobligeante, qui dégoûte les gens sensés de notre commerce, & excite l’inimitié de ceux dont la vanité commune, considére une pareille indifférence, comme une marque de mépris, dont elle doit être blessée.

Il y a une autre sorte d’inattention, qu’on regarde, non sans quelque justice, comme un défaut, mais dont le principe n’a rien d’offensant, parce qu’elle ne vient ni de cet empressement de faire parade de son esprit, qui empêche d’être occupé du vôtre, ni de cette indifférence pour ce que disent les autres, qui ne se prête pas même à les écouter. C’est cette distraction, qui, dans quelques gens d’esprit, naît du fond de leur caractére, & qui les saisit dans les momens mêmes où ils trouvent du plaisir à vous entendre ; espéce de ravissement, pendant lequel vous les voyez comme transportés dans un monde différent du vôtre, & dont ils sortent souvent par quelque trait si peu attendu, ou par une plaisanterie d’un si bon genre, sur le tort où ils se surprennent eux-mêmes, que vous aimez jusques à la distraction qui les a fait naître.

Le caractére de douceur, & de complaisance, si désirable dans la Société, n’est pas, lors même que l’esprit l’accompagne, une de ces qualités qui jettent un certain éclat sur ceux qui les possédent. C’est une sorte de philtre, qui, agissant d’une maniére peu sensible, ne vous occupe d’abord que foiblement de la main qui sait le répandre, mais dont l’effet est toujours de vous la rendre chére. Eh ! comment ne pas aimer ces ames flexibles, que vous attirez sans peine ; qui vous cherchent même, & se plaisent à partager ce qui intéresse la vôtre, qui n’attendent de vous aucune attention, aucune condescendance, dont elles ne vous donnent l’exemple, qui assez élevées, lorsqu’elles aperçoivent des défauts mêlés avec des vertus, pour dédaigner le faux avantage d’avilir les autres hommes, profitent par préférence des motifs d’applaudir & d’estimer.

C’est dans la conversation, que l’esprit de douceur a de plus fréquentes occasions de paroître, il nous fait abandonner, avec sagesse, à l’égard des matiéres indifférentes, le foible avantage d’avoir sévérement raison, contre les gens dont l’amour propre facile à se révolter, ne pardonne point un pareil succès ; vous pourriez leur montrer de la supériorité : vous préférez de leur paroître aimable.

Il n’est qu’un genre de douceur, qui, loin de nous faire aimer, indispose au contraire ceux qui en pénétrent le principe : c’est la douceur, qui, ayant pour base un fond de mépris pour les lumiéres des autres, les laisse apercevoir qu’elle ne leur céde, que par un sentiment de supériorité, qu’elle n’est qu’un découragement de convaincre les hommes de leur petitesse.

Ce n’est pas le plus souvent, faute d’esprit, de savoir, d’imagination, qu’on indispose les gens avec qui l’on s’entretient, c’est parce qu’on ne songe à faire paroître ces qualités, que pour sa propre satisfaction : de là naissent des défauts plus nuisibles que la stérilité de l’esprit & l’ignorance ; tels sont l’habitude de parler de soi, l’abus de la mémoire, la contradiction.

Le panchant à parler de soi, est bien séduisant ; avec beaucoup d’esprit, on n’est pas toujours garanti de ce piége, où notre amour propre nous attire : ingénieux à se déguiser, c’est quelquefois sous les traits de la modestie qu’il s’offre à nous, & qu’il parvient à nous gouverner.

Qu’on adresse des éloges mérités à des hommes connus par de grandes vertus, par des actions brillantes, ou par l’antiquité de leur race ; quelques-uns ayant sincérement l’intention d’être modestes, se défendront de vos louanges, de maniére à le paroître bien peu ; vous les verrez se répandre sur l’extrême faveur, non méritée, avec laquelle le Souverain, ou l’opinion commune le traite ; ils croyent effectivement en être surpris, mais ils entrent dans des détails, & d’étonnement en étonnement, de bontés en bontés qu’on a pour eux, ils content insensiblement leur histoire, où ils font leur généalogie, & rapportent tous les traits à leur gloire, qui vous étoient échapés ; ils n’ont rien dit que d’incontestable, mais enfin c’est vous avoir entretenu de leur mérite.

L’amour propre a d’autres subterfuges dans ce genre de séduction, qui indisposent plus encore quand on les démêle, que ne feroit peut-être l’orgueil à découvert. On trouve des gens qui ne diront jamais moi, ni mon opinion, ni je sais, ni je prétens ; mais qui d’une maniére détournée, sans s’en apercevoir peut-être, se procurent l’intime satisfaction de ne vous entretenir que d’eux-mêmes, tout les raméne aux talens, aux autres avantages qu’on sait qu’ils possédent ; ils vous montrent, comme avec une baguette, l’excellence de ces dons heureux, ils vous feront sur-tout remarquer les parties qui désignent leur acquit, ou leurs ouvrages, comme celles où il y a plus de mérite à réussir : quelle modestie ! ils suppriment leur nom, pour n’être connu qu’à leur éloge.

On s’abuse souvent encore, lorsque dans une conversation où chacun parle de ses goûts, ou de son humeur, on croit ne rien hazarder, en faisant aussi quelques portraits de soi-même : on ne doit point se rassurer sur ce qu’ils seront vrais, ou si peu avantageux, qu’ils ne pourront point donner de jalousie ; il faudra prévoir si les esprits portés à la critique, qui vous entendent, jugeront convenable que vous soyez tel que vous êtes. Pour m’expliquer, je suppose qu’un homme qui a l’extérieur raisonnable & froid, s’annonce comme ayant un goût très-vif pour tout ce qui divertit ; ou qu’il avoue qu’il lui vient, comme à bien d’autres gens, des idées folles ou bizarres. Le portrait, comme je l’ai dit, sera fidéle, il paroîtra cependant ridicule ; on exige que vous ayez le caractére désigné par votre phisionomie ; on voudra du moins, si la joie ne vient point s’y peindre, que vous fassiez un mystére de celle que vous ressentez dans le fond de votre ame.

Ce n’est pas encore assez que de s’être accoutumé à domter le panchant naturel qu’on sent à parler de soi-même, il y a une certaine défiance, ou plûtôt une présence d’esprit nécessaire pour apercevoir les piéges qu’on nous tend, afin de le réveiller en nous. Souvent les personnes qui ne sont point caustiques, sont portées, même ayant de l’esprit, à ne point soupçonner les autres de l’être ; & cette sécurité, toute estimable qu’elle a droit de paroître, a ses inconveniens ; souvent des égards qu’on vous marque, des louanges délicates qu’on vous adresse d’une maniére indirecte, un certain sourire d’applaudissement aux choses communes que vous dites, ont pour objet unique, de vous faire tomber dans un ridicule, soit en vous faisant parler de vous-même avec éloge, soit en vous engageant à mettre au jour des talens médiocres. Si vous ne sentez pas d’abord l’ironie de ces fausses prévenances, la seule confiance que vous paroîtrez y prendre, quand elle ne vous méneroit pas aussi loin qu’on le désire, est capable de vous faire perdre dans l’opinion des spectateurs, le prix de tout ce que vous avez d’ailleurs de qualités aimables ; avec les esprits qui sont caustiques, il faut sur-tout, pour ne point discréditer le sien, éviter qu’il ne soit leur dupe : & s’il est un moyen d’acquérir de la supériorité sur eux, c’est de montrer qu’on les connoît sans les craindre, & sans daigner les imiter.

On a dit que les Amans ne s’entretiennent les jours entiers, sans s’ennuyer, que parce qu’ils se parlent toujours d’eux-mêmes ; cette effusion de cœur me paroît appartenir plus raisonnablement à l’amitié. Après ce goût de préférence, qui nous attache à un ami véritable, après cette satisfaction si chére, de compter sur l’intérêt qu’il prend à notre bonheur, le plaisir le plus touchant, est celui de lui ouvrir son ame ; il faut donc réserver cette entiére confiance pour l’amitié ; dans les liaisons ordinaires, parler de soi, n’est le plus souvent qu’un foible qui tourne à notre désavantage.

Quelques exemples, contraires à ce principe, ne doivent point nous en écarter ; on trouve des gens qui vous entretiennent impunément des plus petits détails de leurs goûts, de leur maniére de vivre singuliére, & ne laissent pas d’être de très-bonne compagnie. Quel est donc l’art qui les sert si bien ? C’est de n’en avoir aucun ; ils ne prétendent ni se donner pour modéles, ni tirer vanité de leur façon de penser ; sensibles de bonne foi, jusqu’à la déraison, à toutes les petitesses qu’ils mettent à si haut prix ; ils vous étonnent, & vous amusent par le ton conséquent & approfondi avec lequel ils analisent des objets entiérement frivoles ; les contrastes plaisent quand ils sont extrêmes ; & celui-ci devient pour la raison, une espéce de spectacle ; vous croyez, en quelque façon, voir l’homme du port de Pyrée, considérer avec transport les trésors d’un de ses navires. N’ayez qu’un esprit supérieur, sans être emporté par le délire que je viens de dépeindre ; & essayez de tenir des propos du même genre, en paroissant bizarre, vous ne serez qu’insipide ; le mérite de ces sortes de singularités, tient uniquement à l’yvresse avec laquelle ceux qui y sont assujettis, font l’éloge de leur folie.

La défiance salutaire de tomber dans tous les inconveniens que je viens de rapporter, peut se réduire à ce seul point. On se nuit, en parlant de soi, lorsque le seul intérêt de notre vanité nous détermine ; car avec quelque adresse qu’elle se déguise, elle sera toujours aperçûe ; les regards des hommes, même les plus bornés, à d’autres égards, étant des espéces de microscopes, qui grossissent nos défauts les plus imperceptibles.

Il est malheureusement des occasions indispensables de parler de soi, de peindre son caractére, & de mettre au jour sa conduite ; que dans des discussions d’intérêts, ou de quelque autre genre que ce soit, satisfait intérieurement d’avoir rempli tout ce que la droiture & l’honnêteté exigent, vous laissiez prévenir les esprits par les fausses couleurs dont vos adversaires se parent, & vous défigurent. Quel sera le fruit de votre silence ? Vous resterez pendant un certain temps, (car insensiblement la vérité découvre les trames du mensonge) vous vous trouverez, dis-je, chargé, dans l’opinion commune, de tous les torts qu’on aura eus avec vous.

J’ai placé à la suite de la vanité qui fait parler de soi, l’abus de la mémoire, parce que ce dernier défaut me paroît tenir, à quelques égards, au premier. Une mémoire abondante produit ordinairement le désir de s’emparer de la conversation, & c’est un des moyens détournés de parler de soi, que l’empressement indiscret d’occuper l’attention des autres. Elle entraîne encore le dégoût d’écouter, deux inconveniens, qui seuls suffiroient pour lui faire perdre tout son mérite.

Il faut, pour que la mémoire se fasse aimer, qu’éclairée par une certaine délicatesse d’esprit, & par l’attention à ne point offusquer l’amour propre d’autrui, elle n’occupe pas seule la scéne ; qu’elle y attire au contraire ceux qu’elle a réduits quelque temps, à n’être que spectateurs : mais elle ne sent pas toujours où son rôle doit finir.

Il faut encore, qu’écartant de la conversation tout ce qui auroit l’air de dissertation, même dans les matiéres savantes sur lesquelles on la consulte, elle sache les assujettir toutes, sans obscurité, au langage ordinaire du monde ; mais cet art que quelques personnes de ce siécle possédent éminemment, c’est l’esprit supérieur qui seul le donne.

L’usage habituel de la mémoire expose, ordinairement, à tomber dans des répétitions, & il n’y a personne qui ne pense, sur l’ennui que cela cause, ce que Montagne dit de certains parleurs à qui la souvenance des choses passées demeure, & qui ont perdu le souvenir de leurs redites, il les fuit avec soin.

Comme la conversation est un commerce d’idées, où le jugement & l’imagination doivent concourir, ainsi que la mémoire, bien des gens qui ont assez d’acquis pour se rappeler les matiéres auxquelles on les raméne, haïssent de ne trouver le plus souvent dans l’entretien de ceux que la mémoire fait parler, que le sens littéral, que la page précisément de tel ou de tel livre ; & ce dégoût paroît sensé ; on se plaît à la conversation qui vous présente le fruit de la lecture, mais on s’ennuye, avec raison, de celle où l’on ne trouve que la lecture même[7].

[7] Montaigne a dit : Savoir par cœur, n’est pas savoir, c’est tenir ce qu’on a donné en garde à sa mémoire.

Il est vrai que rien n’est plus à charge, à la longue, que ces esprits qui se souviennent toujours, & qui ne pensent jamais.

Il faut avouer aussi que la mémoire heureusement cultivée, devient, dans la conversation, une source toujours féconde, & toujours agréable, même quand elle est instructive, lorsque les différentes parties de l’esprit, qui lui sont nécessaires, mesurent son essor, & choisissent la route qu’elle doit tenir : j’ajoûterai que si elle en reçoit de grands secours, elle leur en prête à son tour, qui leur servent à se développer davantage ; sans elle, l’imagination la plus féconde, renfermée nécessairement dans un cercle d’idées, qu’elle embellit, mais qu’elle retouche sans cesse, épuise bien-tôt les différentes faces par où elle les présente, & languit enfin faute d’objets, sur lesquels elle puisse s’exercer. C’est donc comme un instrument à l’usage de l’esprit, (s’il m’est permis de m’exprimer ainsi) qu’une grande mémoire me paroît désirable ; qu’on la réduise à son mérite particulier, même en la jugeant favorablement, elle n’est plus que d’un foible prix ; c’est moins son étendue qui plaît, sur-tout dans les gens du monde, que le choix des connoissances qu’elle rassemble, & la maniére de les employer.

Mais de tous les défauts opposés à l’esprit de la conversation, le plus choquant, est la contradiction. Rien en effet ne rend plus haïssable que de heurter inconsidérément l’opinion des autres ; non que la crainte de se laisser aller à ce panchant, doive bannir de l’esprit une certaine fermeté ; il y a bien de la différence entre contredire, & défendre son sentiment ; en avoir un, est convenable, & même nécessaire dans quelques occasions, où ce que vous pensez, marque votre caractére ; dans tant d’autres, céder, ou ne céder pas, est bien arbitraire ; mais souvent notre orgueil dispute encore, après que notre raison s’est rendue.

La Bruyere réduit l’esprit de la conversation à la classe de l’esprit du jeu, & de l’heureuse mémoire ; & j’ai remarqué que quelques hommes de ce siécle, accoutumés aussi à réfléchir, & qui jugent sainement de l’esprit quand il est employé dans des ouvrages, pensent à ce sujet, comme La Bruyere ; mais il m’a paru qu’ils se rendoient à cette autorité, moins par un examen raisonné, que par une sorte d’insensibilité, dont voici la cause. L’étendue, & la justesse de l’esprit, étant en eux le fruit de plusieurs années de travail, & d’une sorte de solitude, ils se sont accoutumés à penser austérement, comme si une idée purement agréable, étoit un relâchement à leur devoir ; méthodiques, & conséquens, par habitude, lors même qu’il y auroit du mérite à ne pas l’être, ils sont rarement sensibles à cette délicatesse d’imagination, qui va saisir dans les différentes matiéres que la conversation présente, ce qu’elles ont d’agréable, ou de plus à la portée des autres, & en écarte avec soin l’air de science, d’exactitude ou de mystére ; de là, l’esprit de conversation leur paroît un avantage bien frivole, & c’est ainsi que l’humanité est faite. Quelques Philosophes portés, sans s’en apercevoir, à ne considérer l’esprit qu’environné de la peine, & de la méthode qui ont formé le leur, par-tout où ils voyent l’esprit facile, & secouant le joug de l’exactitude, ils ont peine à le reconnoître.

Il me semble qu’à esprit égal, les personnes qui possédent le talent de la conversation, ont bien plus d’occasions de plaire, que celles qui ne font qu’écrire. Je ne les compare ici, que dans ce seul point de vûe ; l’Auteur le plus ingénieux, & le plus abondant, emploie bien du temps à un ouvrage, dont le succès dépend de quantité de circonstances, qui souvent, lui sont étrangéres ; au lieu que l’homme doué de l’esprit de la conversation, plaît & se renouvelle sans cesse ; il fait constamment les délices de tout ce qu’il rencontre : quelle différence dans la maniére de vous occuper ! L’un par la lecture de ses ouvrages (je les suppose du genre purement agréable,) n’offre pour spectacle à votre esprit que le sien, il ne vous montre que son mérite ; l’autre vous raméne à vous-même, vous place à côté de lui sur la scéne où il brille, & vous y place à votre avantage, vous croyez y partager ses succès ; quelles ressources pour vous plaire, & pour se faire aimer de vous !

Ce don paroît quelquefois une espéce de magie : il est des gens dont le langage fascine si bien votre imagination, sur-tout à l’égard des choses de sentiment, que vous vous laissez persuader, en quelque façon, ce que même vous aviez résolu de ne pas croire ; vous étiez prévenu, je le suppose, sur la froideur de leur ame dans le commerce de l’amitié ; viennent-ils à vous entretenir des charmes de cette même amitié, qu’ils n’ont jamais sentie, il semble que leurs expressions suffisent à peine à la plénitude de leur cœur ; la peinture est si vive, & si ressemblante, l’art a si bien les détails auxquels on reconnoît la nature, que vous vous y laissez tromper : ou s’il vous reste encore quelques mouvemens de défiance, vous sentez du panchant à les écarter ; état de séduction, qui me paroît ressembler à ces rêveries agréables que nous cause quelquefois un sommeil assez léger, pour nous laisser une partie de notre raisonnement, on s’apperçoit que ce ne sont que des songes, on se dit qu’il ne faut pas les croire, on craint en même temps de se réveiller.

Comment La Bruyere a-t-il pû rabaisser, au point où il l’a fait, un genre d’esprit qui a tant de pouvoir sur celui des autres, qui, éclairé par un jugement promt & délicat, voit, d’un seul coup d’œil, toutes les convenances, par rapport au rang, à l’âge, aux opinions, au degré d’amour propre, d’un cercle de personnes difficiles à satisfaire ?

Encore un mérite qui rend bien désirable l’esprit & le goût de la conversation, c’est qu’il remplit facilement notre loisir : & le loisir de la plûpart des hommes, loin d’être pour eux un état satisfaisant, devient un vuide qui leur est à charge. Combien les jours coulent avec vîtesse pour ces ames heureuses, qui, dans les intervalles de leurs occupations, s’amusent constamment, & par préférence, de ce commerce volontaire de folie & de raison, de savoir & d’ignorance, de sérieux & de gaieté ; enfin de cet enchainement d’idées que la conversation raméne, varie, confond, sépare, rejette & reproduit sans cesse ; heureux encore une fois, ceux qui peuvent avoir à la place des passions, le goût d’un commerce où l’on trouve tant d’occasions de plaire, & de se faire aimer.

ESSAIS
SUR
LA NECESSITÉ
ET SUR
LES MOYENS
DE PLAIRE.

Seconde Partie.

Dans cette seconde Partie, je traite de l’éducation des enfans, suivant les principes dont j’ai cherché, dans la premiére, à établir l’utilité.

Je la divise en trois Chapitres ; le premier contiendra des réflexions préliminaires sur les premiéres idées qui nous sont imprimées par l’éducation.

Dans le deuxiéme, je proposerai les moyens que je crois les plus sûrs & les plus faciles, pour faire naître dans les enfans, avec le désir de plaire, les qualités de l’ame par lesquelles on plaît plus généralement.

Dans le troisiéme, j’examinerai quelles sont les connoissances auxquelles il paroît plus à propos d’appliquer l’esprit des enfans, & quels sont les talens qu’il faut cultiver en eux, avec plus de soin, pour leur donner les moyens de plaire.

Des premiéres idées qui nous sont imprimées par l’éducation.

Pour pouvoir établir, avec quelque solidité, les moyens de faire sentir aux enfans la nécessité de plaire, & leur en inspirer le désir, il me paroît nécessaire de remonter aux sources de l’éducation.

L’éducation est l’art d’employer l’entendement des enfans dans ses différens dévelopemens, de maniére à y imprimer fortement, & par préférence, les principes vertueux & sociables.

Ces principes consistent dans la liaison des idées rélatives qui concourent à former complettement telle vertu, ou telle qualité. Je m’explique par un exemple : Qu’à l’idée de la pauvreté, soit liée, intimément, dans notre imagination, l’idée de la possibilité de devenir pauvres ; qu’à celle-ci se joigne l’idée du plaisir qu’on peut trouver à soulager des malheureux[8], & celle de la convenance, si naturelle, qu’un homme assiste un homme, il en résultera, dès que nous apercevrons de la misére, cette sensibilité qui est nommée compassion.

[8] Je supprime, pour n’être point diffus, les idées rélatives qui se joignent naturellement, pour ainsi dire, à celles que j’ai fait se succéder dans cet exemple ; on conçoit que l’idée de pouvoir devenir pauvre, entraîne nécessairement celle de la consolation qu’on trouve à être secouru par ceux qui ne le sont pas, &c.

On sait que les premiéres impressions qui nous sont données dès l’enfance, sont toujours les plus fortes, & ne s’effacent presque jamais, quelque peu de liaison qu’il y ait naturellement entr’elles. Que l’idée des ténébres & l’idée d’un fantôme, quand elles nous sont présentées en même temps, deviennent souvent inséparables, malgré les efforts que notre raison fait dans la suite, pour les remettre dans l’indépendance naturelle, où elles sont l’une de l’autre.

Le secret de l’éducation consiste donc, en premier lieu, dans le choix & dans la liaison des idées principales, qui doivent nous conduire pendant la durée de notre être, par rapport à notre bonheur concilié avec celui des autres hommes : & en second lieu, à s’opposer à l’union des idées qui produiroient des effets contraires.

C’est dans le temps où les idées commencent à creuser, pour ainsi dire, leurs traces dans notre cerveau, qu’il est nécessaire que l’éducation s’attache à les y distribuer en ces différens assemblages, qui constituent les bons principes. Cependant on cultive d’une maniére bien étrange, par rapport à l’éducation, les premiéres années de notre vie. A examiner la conduite de ceux qui nous élevent, il semble que l’enfance soit contagieuse ; car y a-t-il une cause raisonnable d’imiter, comme on fait communément, pour parler aux enfans, la foiblesse de leurs organes, les sons aigus de leur voix, & le désordre de leurs idées ? Au lieu de leur montrer en nous le modéle de ce qu’il faut qu’ils deviennent, nous ne leur offrons sans cesse, qu’une ressemblance pantomime de ce qu’ils sont eux-mêmes[9]. Ce n’est pas encore l’erreur la plus considérable ; commencent-ils à comprendre & à réfléchir, s’ils nous questionnent, car alors leur panchant naturel est de s’instruire, au lieu de leur expliquer avec simplicité ce qu’ils désirent apprendre, on se fait un jeu de ne leur débiter que des chiméres badines ; on les trompe sur le nom des choses, on les abuse sur leurs usages, plutôt que de leur en donner la véritable connoissance ; & il arrive de cette conduite, que les premiéres impressions qui se gravent dans leur cerveau, à supposer qu’elles ne soient pas nuisibles, sont incontestablement inutiles, & que par là vous préparez à leur entendement, à mesure qu’il se formera, l’embarras de démêler tous ces mensonges, & de mettre la vérité en leur place. Les premiéres opérations de cet entendement, si importantes pour le reste de leur vie, sont le doute, l’erreur, la confusion ; & cette confusion est notre ouvrage. Leur raison, au lieu de n’avoir à suivre que quelques routes faciles qu’on pouvoit lui tracer, est contrainte de parcourir un Dédale, où elle reste long-temps égarée. Voici un des premiers inconveniens qui résulte de cette mauvaise éducation. Cette espéce de mauvaise foi avec laquelle on traite avec les enfans, leur devenant peu à peu sensible, ils connoissent enfin qu’elle est une moquerie, une marque du mépris que nous avons de leur foiblesse ; & ce dégoût devient une source d’éloignement des personnes qui les élevent, & d’une extrême défiance d’eux-mêmes ; cause vraisemblable de cette honte niaise, & de cette crainte de parler, qui succédent en eux, à la gaieté naïve dont les premiéres années de l’enfance sont accompagnées.

[9] Montagne, en parlant du panchant qu’ont les peres à entretenir la niaiserie puérile de leurs enfans : « Il semble, dit-il, que nous les aimions pour notre passe-temps, ainsi que des guenons, non ainsi que des hommes. » Chap. intitulé, De l’affection des peres aux enfans.

Mais, je suppose qu’on leur explique fidélement l’usage des choses, qu’arrive-t-il ? On ne les leur présente ordinairement, que par l’utilité particuliére qu’ils en peuvent retirer. Qu’un enfant demande à quoi sert de l’argent, on lui répondra communément, qu’avec de l’argent il aura des dragées, des jouets, une belle robe. De là il se place dans son imagination ces idées étroitement liées : l’argent est fait pour me procurer ce que j’aime à manger, ce qui me divertit, ce qui me pare ; & ce principe sera vraisemblablement le mieux imprimé de tous ceux qui se formeront dans son esprit au sujet de l’argent. En coûteroit-il davantage de lui dire, que l’argent sert à faire du bien aux autres, & à nous en faire aimer ? Ne devroit-on pas s’attacher à lui rendre ces idées familiéres, par l’usage qu’on feroit devant lui, & qu’on l’accoutumeroit à faire de ce même argent, & ainsi de toutes les choses dont on lui expliqueroit la propriété, ne les lui montrant que par les faces qui les rendent utiles à la Société ?

Qu’on s’en rapporte à un Philosophe[10], dont l’ouvrage sur l’éducation, est généralement estimé. « Les enfans sont capables d’entendre raison dès qu’ils entendent leur langue naturelle ; & si je ne me trompe, dit-il, ils aiment à être traités en gens raisonnables plus tôt qu’on ne s’imagine. »

[10] M. Locke.

Voyez aussi les Essais Philosophiques sur la Providence, au sujet des premiéres idées des enfans, pag. 21.

Ne seroit-il donc pas désirable que ceux qui disposent des premiéres années des enfans, n’employassent, en leur parlant, que des formules raisonnables ? Ne seroit-il pas possible d’en introduire qui fussent à leur portée, & qui leur devinssent aussi familiéres que celles qu’ils repetent à l’imitation les uns des autres, comme s’ils se les étoient communiquées, comme s’ils en avoient fait une étude ; car qu’on écoute les discours des Nourrices & des autres domestiques qui environnent les enfans, on trouvera qu’ils sont tous les mêmes, qu’ils ne consistent qu’en une petite quantité de mots follement estropiés, que dans quelques maximes contraires au bon sens, & dans quelques chansons, plus raisonnablement employées, parce que les enfans en sont quelquefois amusés.

Quel inconvenient y auroit-t-il de devancer même le tems où ils possédent entiérement leur langue naturelle, pour chercher à jetter les fondemens de leur éducation ? Ne vaudroit-il pas mieux perdre les premiers efforts qu’on feroit dans cette vûe, que de manquer à saisir un seul des instans où ils commencent à comprendre les discours qu’ils entendent, & à voir, sans indifférence, les objets qui les environnent ? On ne sauroit préparer leur cerveau avec trop d’art, & de soin, à recevoir les premiéres impressions qu’on veut que les objets y gravent ; car quand ce sont les objets mêmes, qui, par leur propre puissance, forment une trace dans l’imagination d’un enfant, souvent cette premiére idée se trouve contraire à celle qu’on auroit désiré qu’il eût reçûe ; tout ce qui est étranger à un petit nombre de gens qui ont entouré son berceau, l’étonne, lui répugne, ou même l’effraie, quand il le voit pour la premiére fois. Cette impression d’étonnement, de crainte, devient peut-être en lui l’origine de la timidité, de l’humeur farouche, ou de quelque autre défaut, qui, dans la suite formera son caractére. Qu’au lieu de lui parler de ses jouets, de ses habits, de ses repas, on l’eût entretenu de ses parens, des Maîtres qui lui sont destinés, des livres dont il faudra qu’il s’occupe, & qu’on les lui eût dépeints sous des idées agréables, il les verroit avec une disposition différente, & seroit porté à les aimer.

Malgré la dissipation des enfans, & le peu d’attention avec laquelle ils écoutent, leur cerveau est si tendre, que tous les discours qu’ils entendent, & toutes les actions qu’ils remarquent, leur laissent quelque impression. La preuve n’en est que trop marquée par l’effet que produisent les discours de ceux qui les environnent, & sur-tout de leurs domestiques. C’est là ordinairement la source des préjugés qui bornent leur esprit, des craintes qui l’avilissent, & des mauvaises inclinations, dont ces impressions déposent dans leur cerveau un germe que les occasions dévelopent par la suite.

Il est certain, que pour quelques idées salutaires qu’on leur donne chaque jour, à dessein de les instruire, ils en acquiérent un fort grand nombre d’un autre genre, dont il seroit à souhaiter qu’ils fussent garantis.

Qu’on réfléchisse encore sur ce qui doit se passer en eux, lorsque leur entendement ayant fait quelque progrès, ils connoissent que ceux qui les élevent démentent souvent, par leur conduite, les mêmes leçons qu’ils viennent de leur donner. On leur refuse, par exemple, une partie des choses qu’ils veulent manger, & tandis qu’ils s’affligent amérement de ce refus, on en mange en leur présence ; on les châtie pour s’être emportés contre les gens qui les servent, & dans l’instant même, on grondera devant eux des domestiques ; on se servira des mêmes mots dont on vient de leur faire un crime, & ainsi de plusieurs autres contradictions. Ces exemples différens impriment chacun leur trace dans leur cerveau, & la suite fait connoître combien ce mélange est dangereux.

La véritable éducation consiste dans le rapport continuel des exemples qui frapent les enfans, & des discours qu’ils entendent au hazard, avec les préceptes qu’on leur donne, & ce pourroit être du moins celle de tous les enfans nés avec une fortune, qui permet de n’épargner rien de tout ce qui peut contribuer à les bien élever[11]. Par cette conduite, ces premiéres idées, dont le choix, l’ordre, & la liaison forment, vraisemblablement, le fond de notre caractére, étant sagement assemblées, quelle facilité on auroit, dans la suite, à rendre les enfans entiérement vertueux & aimables[12] ! Soit qu’on y employât l’éducation particuliére, soit qu’on choisît l’éducation publique, qui est préférable à bien des égards[13], on ne trouveroit que des dispositions heureuses à cultiver. La raison, cet assemblage de principes salutaires, n’auroit point à résister en eux au sentiment. Eh ! quelle différence d’être déterminé par les lumiéres de l’esprit, uniquement, ou par un panchant qui s’accorde avec elles ! J’avoue qu’à la place du sentiment de compassion, (pour revenir à cet exemple,) la raison, en nous présentant les divers motifs d’être secourables, peut nous engager à le devenir ; mais quand la raison agit seule, il faut qu’elle examine, qu’elle calcule, qu’elle nous détermine, & souvent avec effort ; quand le sentiment nous seconde, le mouvement qui nous entraîne est rapide, & en même temps agréable. La raison est, peut-être, le seul bien qui nous plaît davantage, à mesure qu’il nous en coûte moins, pour l’acquérir & pour le conserver.

[11] Quel objet plus important pour la Société que l’instruction de ceux qui, par leur naissance, leur rang ou leur fortune, destinés à remplir des places considérables, influeront sur le bonheur ou le malheur des autres hommes ? Mais les principes que je propose, appliquables à toutes les conditions, peuvent être employés (supposé qu’ils méritent de l’être) par les parens, qui s’occupent eux-mêmes de l’éducation de ceux qui leur appartiennent.

[12] A supposer qu’un enfant n’auroit reçû jusqu’à l’âge où son entendement est formé, d’autres idées que celles que j’ai appellées salutaires ; je ne prétens pas en conclure, avec certitude, qu’il fut entiérement vertueux, raisonnable, aimable, &c. Il se dévelope à certains âges des inclinations, des passions, qui ont leur source dans les sens, & qui combattent ces premiers principes, souvent avec avantage ; mais si ces mêmes principes n’éteignent pas ces nouveaux panchans, du moins ils en diminuent la force ; ils empêchent que l’yvresse ne soit portée à l’extrême ; & dans les intervalles, ils reprennent leur empire, qu’ils établissent enfin souverainement. Quelle différence, d’attendre que les passions soient nées, pour en enseigner le reméde, ou d’imprimer en nous par avance les principes, qui leur serviront de frein, quand elles viendront à éclorre.

[13] Voyez à ce sujet le Traité de M. l’Abbé de S. Pierre, intitulé : Projet pour perfectionner l’éducation, chap. XIII, pag. 27.

A l’égard de la maniére de cultiver la raison des enfans, lorsqu’elle commence à se déveloper, ou même qu’elle a fait un certain progrès ; au lieu de leur donner, comme on fait communément, des préceptes qui en renferment plusieurs autres, il faudroit au contraire décomposer ces maximes, & faire travailler les enfans à rassembler toutes les parties dont elles doivent être formées ; car qu’on leur dise, par exemple, qu’avec de l’esprit & du savoir on se fait estimer, c’est comme si, en leur montrant de l’or & des marbres, on leur proposoit d’élever un riche édifice, qu’arriveroit-il ? S’ils se mettoient à y travailler, ou le bâtiment ne s’avanceroit point, ou il prendroit des formes bizarres & vicieuses ; de même, n’étant point encore à portée de distinguer s’il y a différens genres d’esprit & de savoir, dont les uns plaisent, & les autres sont haïssables ; ils ont besoin qu’on leur donne des idées distinctes. Ainsi, que s’expliquant davantage, peu à peu, on leur fasse entendre qu’avec de l’esprit sociable, & des connoissances qui servent au bonheur des autres hommes, on en obtient l’estime & l’amitié ; que par degrés on leur fasse connoître les qualitez qui rendent l’esprit & le savoir aimables : c’est, à la fois, en leur montrant des fondemens jettés, leur donner l’idée de la forme heureuse que l’édifice doit prendre : il ne faut pas s’y tromper, sans un plan successivement tracé, qui les guide d’étage en étage, tel qui pouvoit construire un palais, n’aura élevé qu’une tour inaccessible : tel autre, sur de vastes fondemens, n’aura bâti qu’une simple cabane, celui-ci ne se sera étendu qu’en hauteur, celui-là qu’en superficie ; ainsi un plan sage qui les dirige[14], est presque aussi utile à la perfection de l’ouvrage, que les matériaux même qu’ils employent.

C’est donc aux personnes destinées à l’éducation des autres, à rassembler dans leur ordre, & par convenance aux differens progrès de l’entendement, toutes les parties qui composent les principes également salutaires à celui qui en est éclairé, & à la Société. Est-il d’occupation qui mérite davantage toute notre émulation, d’étude plus intéressante pour la raison, que d’observer & de favoriser ces premiers éclats de lumiére, qui se combattent, s’unissent, se divisent, se multiplient ; que ces dévelopemens, quelquefois si surprenans, d’un esprit qui commence à se connoître ? est-il enfin de spectacle plus digne de l’homme raisonnable, que l’homme qui attend son secours, pour acquérir la saine raison ?

[14] Si de certains hommes ne vont pas dans le bien jusqu’où ils pourroient aller, c’est par le vice de leur premiére instruction. La Bruyere : De l’homme.

Des moyens de faire naître dans les enfans le désir de plaire, & les qualitez de l’ame, par lesquelles on plaît davantage.

Poser le fondement des vertus dans l’ame des enfans, & leur présenter en même temps ces vertus par ce qu’elles ont de sociable, voilà quel doit être le premier objet de leur éducation ; soit qu’on cherche à former leur caractére, soit qu’on cultive leur esprit, si l’estime des hommes est un succès louable, qu’il faut leur faire envisager, le bonheur attaché à leur plaire, doit former le second point de vûe. C’est donc dans le sein même des qualités de leur ame, des lumiéres de leur esprit, & des avantages de leur condition, qu’il faut puiser tous les moyens qu’ils ont d’être heureux, en s’occupant du bonheur des autres.

Pour leur inspirer le sentiment qui réunit ces deux intérêts, il s’offre deux voies différentes, & qui sont également nécessaires à suivre : c’est de les louer sur certains avantages, & de ne jamais les entretenir de quelques autres.

On peut louer dans un enfant les qualités que sa volonté & son émulation concourent à lui donner, comme les vertus de l’ame, & les connoissances qui étendent l’esprit ; c’est une maniére de l’engager à les porter à leur perfection, en les tournant au profit de la Société ; mais il faut bien se garder de le flatter sur les distinctions, sur les prérogatives, qu’il a reçûes gratuitement de sa naissance. Si vous l’entretenez de la noblesse, ou de l’illustration de ses ayeux[15] ; si vous faites valoir à ses yeux, la supériorité que lui donnent des dignitez, qui en imposeront aux autres hommes ; si vous lui vantez des richesses considérables qui l’attendent, vous le porterez à penser qu’il a, tel qu’il est, des secours assurés pour se voir considéré, distingué, respecté ; & bien-tôt, rempli de confiance, il croira n’avoir plus rien à désirer, pour paroître avantageusement dans le monde. L’expérience, il est vrai, le détrompera un jour sur le succès qu’il s’étoit promis ; il éprouvera qu’on ne réussit effectivement que par un caractére qui fasse excuser nos défauts, & rendre justice à nos bonnes qualités. S’il est capable de retour sur lui-même, il changera de principes, il se fera une étude de plaire ; mais quelle différence d’y être porté par une habitude contractée dès sa jeunesse, ou par des réflexions tardives & intéressées ! Il lui prendra des momens de paresse, ou de distraction, dans la nouvelle route qu’il aura résolu de suivre ; il manquera à son extérieur & à ses discours, une certaine grace persuasive, que le sentiment donne à tout ce qu’il accompagne, & qui ne peut être entiérement remplacée par l’esprit ; il sera long-temps, du moins, à effacer les premiéres impressions qu’aura données contre lui, le caractére dont il cherche à se dépouiller : mais supposé que la raison ne puisse le déterminer à changer de caractére, aveuglé par sa vanité, il fixera son ambition à faire valoir les avantages qu’il posséde ; si c’est la haute naissance, croyant en conserver la dignité, il n’en fera paroître que l’orgueil : si c’est la richesse, il en étalera tout le faste, afin de s’enveloper, (pour m’exprimer ainsi) dans ses ressources, mais il ne pourra se faire entiérement illusion. Forcé de reconnoître, dans mille occasions, qu’être aimé, est un bien nécessaire, & que ce bien lui est refusé, il affectera vainement de le mépriser ; il ne jouïra pas même de la foible satisfaction de tromper personne à cet égard ; on sait que le dédain marqué avec lequel on regarde les autres hommes, n’est ordinairement qu’un dépit secret de ne pouvoir leur plaire ; à quel reméde insensé il aura recours, pour se dédommager de n’être ni désiré, ni accueilli ; il finira par se rendre haïssable[16].

[15]

Di-lui…
Plutôt ce qu’ils ont fait, que ce qu’ils ont été.

Racine, Andromaque, Tragédie.

[16] J’ajouterai encore une autre précaution qu’on pourroit prendre, pour engager les jeunes gens à chercher dans leur caractére & dans leur esprit, les moyens d’être considérés ; c’est de combattre en eux le goût démesuré de la parure. La magnificence, dans tout autre genre, peut avoir un caractére de grandeur, & nous faire aimer, parce qu’elle procure quelque satisfaction aux autres hommes ; mais celle-ci n’a de prix, que pour celui qui s’en décore, personne n’en jouït avec lui ; il me semble qu’il en est de la parure, à l’égard des gens du monde (je n’en excepte pas les femmes) comme de l’imagination dans les ouvrages d’esprit ; qu’il y en ait une certaine mesure, c’est une grace qui les fait valoir ; qu’elle se trouve répandue avec profusion, c’est une sorte de délire.

Ne point entretenir les enfans des avantages attachés à leur naissance, n’est tout au plus que la moitié de l’ouvrage ; il est encore essentiel de les exciter à profiter de leur rang & de leur fortune, pour plaire & pour se faire aimer ; & ce que je propose, n’implique point contradiction : on peut leur faire envisager ces mêmes distinctions par des côtés où leur orgueil ne trouve point de prise, & qui frapent leur raison ; mais dans l’éducation ordinaire, on prend la route opposée. Veut-on inspirer aux enfans nés dans le rang supérieur, ou dans un état distingué, les qualités qu’ils doivent apporter dans la Société ? on se sert, sans en apercevoir la conséquence, de termes qui réveillent en eux des idées de vanité sur leur condition, comme si on craignoit qu’ils ne sentissent pas assez un jour, ce qu’ils ont de plus que les autres hommes ; on dira, par exemple, aux uns, qu’il faut être affables à ceux qui leur font la cour, qu’ils doivent avoir de la bonté pour les gens qui leur sont attachés ; & le mot de cour excepté, on tient à peu près le même langage aux autres. Il faudroit bien plûtôt, évitant, avec un soin extrême, toutes ces expressions, dont la vanité des enfans, plus sensible déja qu’on ne le croit, ne saisit que trop bien l’énergie ; il faudroit, dis-je, n’employer que des termes propres à les rendre modestes[17] ; leur recommander, à titre de devoirs, l’estime & la vénération, pour les hommes d’une vertu distinguée, afin qu’ils ne se croyent pas supérieurs à tout. Les égards, les déférences, pour ceux qui les recherchent, afin qu’ils ne pensent pas qu’un regard jetté au hazard, ou un sourire d’habitude, soit un accueil assez obligeant ; leur faire sentir qu’ils doivent de la reconnoissance des soins qu’on prend pour remplir leur loisir, de peur qu’ils ne s’imaginent que tout doit être occupé de leurs plaisirs ; les entretenir du respect qu’ils doivent à ceux qui les élevent, de l’amitié qu’exige d’eux l’attachement des gens d’un certain ordre, qui sont à leur service. On doit s’attacher sans cesse à ne leur faire envisager la grandeur, que par ce qu’elle a de facile, de doux, de caressant, que par les bienfaits qu’elle peut procurer ou répandre ; ne leur peindre la fortune, que sous les traits de la libéralité[18] ; n’appeller enfin devant eux, tous les avantages qu’ils possédent, que du nom des vertus qui en peuvent naître.

[17] L’éducation du Collége est la plus salutaire, pour garantir les enfans du piége de l’orgueil. Voyez à ce sujet, ce que dit M. l’Abbé de S. Pierre.

[18] La libéralité est un des devoirs d’une grande naissance. M. la Marquise de Lambert, Avis d’une mere à son fils.

Certaines qualités de la personne & du caractére, telles que les agrémens de la figure, le naturel dans les actions, & dans le langage, l’enjouement & la vivacité, sont encore de ces dons qu’il ne faut point vanter en présence des enfans qui en sont doués ; ce seroit les altérer, que de les leur faire remarquer en eux ; le naturel est une espéce d’innocence, qui perd entiérement de ce qu’elle est, dès qu’on lui apprend à se connoître.

Pour donner lieu aux vertus de naître dans les enfans, pour pouvoir employer avec succès les avantages de leur condition, à leur inspirer le désir de plaire, il y a des défauts contre lesquels il faut les armer, sans attendre qu’ils y soient sujets ; parce qu’il est bien différent, par rapport à l’avenir, d’affoiblir des impressions déja faites, & qui peuvent aisément se réveiller, ou de les empêcher de se former ; & c’est par des exemples étrangers, comme l’yvresse de l’esclave qu’on exposoit aux regards des jeunes Lacédémoniens ; c’est par le soin de leur dépeindre avec force, & avec vérité, (car il ne faut jamais les tromper) la difformité de ces mêmes défauts, qu’on parvient à leur en inspirer la haine. Peut-on prendre trop de soins pour les garantir de l’attention maligne à relever les fautes d’autrui, de l’empressement à faire valoir ce qu’ils se croyent de bonnes qualités, de l’opposition opiniâtre à la volonté d’autrui, dans les choses, qui par elles-mêmes n’ont rien qui doive répugner ; inclinations si ordinaires à l’enfance, & que je regarde comme la source d’une infinité de moyens de déplaire par la suite dans la Société ?

L’attention qu’on remarque dans les enfans à relever les fautes des autres, est vraisemblablement le germe de plusieurs inclinations dangereuses, qui varient dans leurs effets, selon la différence des caractéres[19] ; je conçois que dans les ames vertueuses, ce germe produit la sévérité impitoyable avec laquelle elles portent leur jugement sur la conduite des autres : je lui attribuerois aussi la liberté de s’expliquer, hautement, sur ce qu’on trouve à reprendre dans les autres hommes ; en supposant, que c’est par horreur pour la fausseté, qu’on ne garde aucun ménagement, qu’on se montre avec franchise tel qu’on est. Je le croirois, sur-tout, la cause de ce genre d’esprit caustique, que l’on colore du nom d’aversion pour le vice, & qui n’est en effet que la haine du genre humain.

[19] On démêle presque dès le berceau, les passions qui se dévelopent dans la suite. M. Rollin, Traité des Etudes, Tom. 3.

Ce défaut n’est, dans la premiére enfance, qu’une malignité peu raisonnée, à laquelle on se contente d’opposer quelques remontrances légéres ; il seroit à désirer qu’on le combattît par des punitions, & qu’elles fussent accompagnées de discours propres à fraper l’imagination des enfans ; les peines qu’on leur fait éprouver, ne devant être employées que comme une idée accessoire, plus capable de fixer dans leur mémoire les principes salutaires qu’on cherche à y graver ; & ce n’est que quand on y est absolument forcé, & qu’après qu’on a essayé tous les secrets de l’insinuation, qu’il faut avoir recours à ces sortes de punitions ; Si une honnête pudeur & la crainte de déplaire sont les seuls moyens de retenir un enfant dans le devoir[20], c’est sur-tout à l’égard des qualités heureuses, qu’on cherche à leur faire acquérir, que la voie de douceur est convenable : quelle différence dans les effets que produit la crainte d’être puni, ou celle de déplaire[21] ? Je suppose que la premiére ait vaincu l’opiniâtreté & la négligence, elle n’aura substitué à leur place, que la docilité timide, & l’exactitude forcée : cette derniére y aura fait naître la complaisance & le zéle ; l’une n’efface que des défauts, l’autre établit des vertus.

[20] M. Locke, Traité de l’éducation, sec. LXI.

[21] Il y a je ne sai quoi de servile en la rigueur & contrainte, & je tiens que ce qui ne peut se faire par raison & prudence, ne se fait jamais par la force. Montagne, Essais, l. 2, ch. VIII.

A l’égard de ce premier essor de la vanité des enfans, qui les porte à se vanter de ce qu’ils font de louable, panchant que la mauvaise éducation non-seulement tolére, mais excite quelquefois en eux ; il me paroît être la source de cette préoccupation de son propre mérite, qui se marque dans la suite, par le peu d’attention qu’on fait à celui des autres, de l’habitude de parler de soi, & de plusieurs autres foibles de cette espéce.

Pour empêcher le progrès de cet orgueil naissant, en approuvant les enfans de ce qu’ils ont fait de bien, il seroit utile d’y ajouter une récompense quand ils ne s’en seroient point vantés : & lorsqu’ayant l’esprit plus formé, leur vanité s’annonce avec un peu plus de finesse, il faut, ce me semble, pour le combattre, plus de patience & d’art, que d’autorité, & de sécheresse. S’il arrive qu’un enfant trouble la conversation, pour conter, ou pour parler de soi ; qu’il vienne étaler ses talens, quand rien ne lui donne lieu d’en faire usage, ou qu’il améne, grossiérement, une occasion de les prodiguer ; au lieu, de l’interrompre, d’abord, avec dureté, action qu’il regarderoit peut-être comme un trait d’humeur[22], ne vaudroit-il pas mieux le traiter exactement, comme il seroit traité, s’il étoit alors dans le monde[23] ? commencer par l’écouter ? lui marquer successivement le sentiment d’ennui ou d’impatience qu’il cause, afin de l’amener à s’en apercevoir & à se taire ? Il est vrai-semblable, qu’à moins qu’il ne manque entiérement de sensibilité, il se corrigera d’une confiance qui lui promettoit des succès, & dont il ne retirera jamais que des dégoûts & de la honte.

[22] Il est bien important d’agir toujours avec un enfant, de maniére qu’il aperçoive le motif raisonnable qui vous fait le quereller, ou le punir, ou l’applaudir.

[23] L’éducation, à bien des égards, doit avoir pour objet de produire par avance en nous, l’effet de l’expérience.

Cette méthode pourroit avoir lieu dans toutes les occasions où il s’agiroit de fixer leur attention, ou de combattre leurs caprices ; ce seroit avancer le progrès de leur raison, que de leur parler toujours comme s’ils étoient raisonnables.

Reprendre les enfans, avec dureté, quand ils parlent ou agissent inconsidérément, les fraper de cette crainte qui abaisse le courage, c’est les jetter, souvent, dans une autre extrémité ; c’est les rendre timides. Eh ! quelle éducation que celle qui, combattant le panchant, sans éclairer la raison, ne sauve un défaut que par un autre ; supposé qu’on fût forcé de choisir, entre ces deux-ci, peut-être le premier devroit-il paroître préférable ? La présomption diminue, il est vrai, le prix de nos bonnes qualités, mais la timidité les empêche de paroître ; si par la premiére, on révolte les esprits, parce qu’on cherche trop à les occuper de soi, quelquefois aussi, on leur en impose : par l’autre, comme on ne les occupe pas assez, on en est ignoré, on est compté pour rien.

Ordinairement la timidité rend sauvage, & il y a bien de l’inconvénient à l’être : l’habitude de vivre ensemble est un des principaux liens qui concilient les hommes ; parce qu’elle adoucit insensiblement l’effet que produisent sur eux les défauts d’autrui ; que donnant lieu aux services mutuels, elle fait naître la confiance, & le besoin de se chercher. Or les gens qui se livrent rarement à la Societé, sont privés de tous ces moyens d’y réussir ; ils y sont étrangers, ils n’entendent qu’imparfaitement le langage de ceux qu’ils abordent ; car dans la bonne compagnie même il y régne un peu de ce qu’on apelle cotterie. Il y a de certaines plaisanteries convenues ; une finesse arbitraire qu’on attribue à de certaines expressions, que celui qui n’est pas instruit des circonstances qui les ont accréditées, trouve froides ou obscures : sujet à prendre pour une vérité ce qui n’est qu’une ironie, il restera sérieux où les autres seront livrés à la joie. S’il en étoit quitte pour n’être point remarqué, si on s’en tenoit avec lui à l’indifférence, quoique ce partage flatte peu l’amour propre, il y gagneroit encore ; car, comme en général, on trouve plus de plaisir à condamner les gens qu’à les plaindre, plutôt que d’attribuer le caractére farouche à la timidité, on le soupçonne, volontiers, de naître d’un mépris secret pour les autres.

Afin de sentir davantage les inconvéniens de la timidité, considérons-la, particuliérement, dans les personnes d’esprit qui en connoissent tout l’abus, & qui dans chaque occasion ont besoin de nouveaux efforts pour la vaincre ; elle y produit un contraste dont on est avec justice étonné.

Il y a des gens toujours embarrassés, quand ils arrivent dans un lieu, où il y a beaucoup de monde ; ils abordent avec un air entrepris, on voit qu’ils ne sont point à leur aise, & cette gêne paroît mal fondée ; on cherche à leur faire sentir qu’on connoît tout ce qu’ils valent, on les rassure avec bonté, & voici l’effet que cette bonté (souvent un peu trop marquée) leur cause. A quoi croiroit-on que leur esprit s’appliquoit, tandis qu’on faisoit des efforts pour ne point l’intimider ? Il employoit le temps de son trouble à examiner le tribunal qui l’a d’abord allarmé, il s’est aperçu que raisonnablement il n’avoit pas tant de sujet de le craindre, & pour se dédommager de s’en être d’abord laissé imposer, il passe de nuance en nuance, de l’inquiétude au calme, & du calme à la critique ; il a démêlé l’affectation, la mieux déguisée, d’avoir de l’esprit, la modestie feinte qui dérobe le plus habilement ce qu’elle a d’emprunté, il pénétre enfin dans les replis de la vanité ; & bien-tôt cet Aréopage qui avoit besoin, il n’y a qu’un instant, de tempérer sa dignité, s’aperçoit qu’il est devenu l’amusement de celui qu’il craignoit de faire trembler, il se trouve que c’est le Juge qui finit par être condamné.

J’examinerai, dans un autre endroit, l’effet de la timidité sur les petits esprits : je reviens à l’opposition opiniâtre à la volonté d’autrui, qui accompagne ordinairement les premiéres années de l’enfance ; & qui se métamorphosant dans la suite, devient la cause de l’humeur impérieuse, de l’esprit de contradiction, & des autres défauts qui forment l’attachement à notre propre volonté, & à notre opinion. Comme cette opposition se montre souvent dans les enfans lorsqu’ils n’entendent encore qu’une partie de leur langue naturelle, & que les châtimens pourroient l’irriter, il me paroît bien difficile de la combattre avec succès. Une étude constante sur la maniére de rompre cette malheureuse disposition, peut seule en offrir les moyens ; & il est certain que les fausses frayeurs qu’on leur inspire[24], ne font qu’ajouter un mal de plus, & ne guérissent point la cause de celui qu’on traite ; leur mauvaise humeur est captivée & non pas détruite : mais puisqu’au moyen des peintures fantastiques par lesquelles on frape leur imagination, on éprouve qu’on peut les distraire de leur opiniâtreté, pourquoi ne pas employer des images qui causent cette diversion, sans imprimer, dans leur entendement, des sujets chimériques de frayeur ? C’est aux personnes qui les élevent à imaginer, à multiplier ces moyens de diversion, pour rompre leur mauvaise humeur, dont l’habitude seule est à craindre : je suis persuadé que, dans bien des personnes, plusieurs dispositions vicieuses se sont évanouïes, parce que l’habitude ne les a point entretenues[25].

[24] On leur peint un grand homme noir, un dragon qui doit les dévorer…

[25] Je trouve, dit Montagne, que nos plus grands vices prennent leur pli dès notre plus tendre enfance ; ces semences se germent & s’élevent après gaillardement, & profitent à force, entre les mains de la coûtume, Essais, l. II, ch. XXII.

Quant au panchant à la contradiction, je pense qu’à mesure que les enfans ont plus d’esprit, l’éducation peut domter en eux ce défaut, plus aisément qu’elle ne feroit l’humeur caustique. Comme la contradiction n’amuse, ni n’exerce l’esprit de celui qu’elle domine, l’esprit à son tour ne s’occupe point à entretenir un travers, qui ne lui est d’aucun avantage ; il peut, au contraire, par l’éducation, travailler efficacement à le détruire ; au lieu que cette sagacité à discerner, & à peindre ce qu’on trouve à reprendre dans autrui, est un exercice de l’esprit dont il jouït, dont il s’applaudit sans doute, séduit par l’idée de supériorité sur les autres qu’il y attache ; & c’est un grand ouvrage pour la raison de nous arracher aux défauts du caractére, quand ils font briller notre imagination.

Des connoissances de l’esprit & des talens qui doivent entrer préférablement dans l’éducation des enfans pour leur donner les moyens de plaire.

Entre les différentes études[26] qui doivent précéder le temps où l’on entre dans le monde, voici celles qui me paroissent tenir davantage à la matiére que je traite, & l’ordre dans lequel je crois qu’elles doivent se succéder. L’intelligence des langues, l’histoire, les exercices & les talens, la connoissance des ouvrages d’esprit, & des arts agréables : l’habitude au stile épistolaire, les usages du monde, & la connoissance des hommes de son siécle.

[26] Plusieurs Ouvrages, justement estimés, qui traitent du choix & de la méthode des études, semblent avoir épuisé les plus sages vûes sur cette matiére ; mais je prie qu’on se souvienne que je n’envisage ici les études, que par le secours dont elles peuvent être au désir de plaire & d’être aimé.

Je ne rappellerai point ici de quelle utilité sont les langues anciennes, j’exposerai, seulement, que dans l’éducation des enfans destinés à vivre dans le monde, l’étude de leur langue naturelle me paroît indispensable ; rien ne dégrade tant l’esprit, & ne paroît borner davantage l’imagination, que de se tromper sur le vrai sens des mots. Je croirois convenable aussi d’y faire entrer la Langue Angloise & l’Italienne, afin d’être à portée de suivre la route & le progrès que fait l’esprit dans les Ouvrages de ces deux Nations.

Après l’étude des Langues, l’Histoire universelle est une carriére qu’il faut faire parcourir aux jeunes gens ; de maniére que dans le cours de leur vie ils puissent s’y reconnoître, chaque fois qu’ils y seront ramenés. C’est assez, pour le plus grand nombre, d’en savoir les faits généraux : mais je comprens, dans cette connoissance de l’Histoire universelle, celle des principales Nations actuellement répandues dans les trois autres parties du monde[27], ainsi que l’état présent, mais moins abrégé des Nations de l’Europe.

[27] Pour preuve de l’utilité de cette connoissance, lisez l’histoire de la Chine par le R. P. du Halde.

Je mets à part l’histoire de notre Nation, qu’il est nécessaire de posséder avec plus d’étendue, & sur-tout à l’égard des derniers siécles, qu’on ne peut connoître dans un trop grand détail ; parce qu’ils présentent des objets intéressans[28], étant plus raprochés de nous, & plus souvent ramenés dans la conversation.

[28] Puisqu’on ne peut espérer qu’un enfant ait le temps & la force d’apprendre toutes choses, il faudroit s’appliquer sur-tout à lui enseigner celles qui doivent être du plus grand & du plus fréquent usage dans le monde. M. Locke, Traité de l’éducation, sec. XCVI.

Les exercices doivent concourir avec les études précédentes ; ceux sur-tout qui peuvent, en formant le corps, lui donner de la grace, sont d’une nécessité indispensable, à cause de l’impression subite que notre extérieur fait en notre faveur, ou à notre désavantage. Les agrémens de l’esprit sont long-temps à détruire le dégoût que des façons rebutantes ont inspiré ; je dis détruire, souvent ils ne font que le pallier : il y a, dans le pouvoir qu’a sur nous le rapport de nos yeux à cet égard, quelque chose qui me paroît avilir beaucoup notre jugement. On se sent, communément, moins de répugnance pour une personne qui se produit avec une étourderie confiante, & qui donne lieu de soupçonner qu’elle a peu de raison, que pour une autre qui se présente avec un air grossier, & ignoble, quoique sensé. Quand ce ne seroit que pour connoître jusqu’où le premier donne prise à la critique, on s’en occupe, on l’écoute, on se remplit, avec plaisir, des motifs qu’on découvre de le mépriser ; & le croiroit-on, c’est le traiter avec moins de dédain encore qu’on ne fait le second, qui devient comme anéanti ; on l’a jugé au premier coup d’œil, on ne daigne plus s’apercevoir s’il existe ; & supposé qu’il ose vous tirer de la létargie où vous êtes à son égard, qu’il prenne & vous adresse la parole, il montrera inutilement du sens, & peut-être des lumiéres ; la contradiction aigre sera le meilleur traitement qu’il éprouve ; bien des gens croiroient s’avilir de répondre à un homme d’esprit qui n’a pas le maintien qui leur en impose.

A l’égard des talens, si l’on ne les examine que par ce qu’ils peuvent être à notre bonheur, si l’on met en balance ceux qui appartiennent purement à l’esprit, avec ceux qui semblent n’être point de son ressort, tels que certains exercices, l’art du chant, de la danse, des instrumens, &c. peut-être ces derniers paroîtroient-ils préférables ? Combien d’écueils environnent les premiers ! En faire un usage vicieux, soit que l’envie nous y porte, ou que l’imagination nous égare, n’offre que de trop fréquens exemples. Sont-ils d’un ordre distingué, ils excitent dans quelques rivaux la jalousie la plus envenimée, &, tout bien calculé, ils produisent plus de dégoûts que de satisfaction ; au lieu que les autres ne manquent jamais de succès, quand même ils seroient médiocres, parce qu’on n’en exige la perfection que dans ceux dont la profession est d’y parvenir. On ne vous les conteste pas, lors même qu’ils sont supérieurs, ils deviennent autant de chaînes, qui attachent d’autant mieux ceux qu’elles attirent, qu’elles n’allarment point leur vanité : enfin si ces derniers rendent moins à notre amour propre, ils font davantage pour la douceur de notre vie ; ils peuvent remplacer en nous ceux de l’esprit, & ne les étouffent point, s’ils y naissent avec le caractére de supériorité ; car ils sauront bien alors percer & se faire connoître.

Le choix qu’on doit faire entre les talens de différent genre, offre encore bien d’autres sujets d’examen ; il y a une convenance entre le rang des personnes qu’on éleve, leur destination, & les talens qu’elles peuvent avoir avec bienséance, qu’il me paroît indispensable de consulter.

Quand l’état des enfans est arrêté de bonne heure, il est aisé, en leur présentant habituellement cette perspective, de placer dans leur point de vûe les objets différens, que la raison veut qu’ils considérent du même coup d’œil ; l’ordre des devoirs, le choix des plaisirs compatibles avec le personnage qu’ils auront à remplir, naissent naturellement de la connoissance qu’ils ont de leur situation ; ainsi on ne peut trop fixer leurs regards vers ces mêmes objets[29], car il faut, en général, pour réussir dans le monde, un certain accord entre nos goûts, notre ton de plaisanterie, & ce que nous sommes, qui ne peut être remplacé que par une supériorité d’esprit donnée à bien peu de personnes. Rien n’expose davantage à la critique, que de n’avoir pas l’amour propre convenable à son état, que de ne pas sentir qu’il ne suffit pas de plaire, qu’on ne doit y parvenir que par des moyens qui n’ôtent rien à la considération où l’on doit naturellement prétendre.

[29] M. Locke remarque qu’on prend rarement cette route ; ceux, dit-il, qui disposent de l’éducation des enfans, se réglent sur ce qu’ils peuvent enseigner plutôt que sur ce que les enfans ont besoin d’aprendre de l’étude, sec. XCVII.

Examinons d’abord ce que les talens sont aux personnes du premier rang ; les aimer fait une douceur dans leur vie, les récompenser fait une partie de leur gloire. Quels avantages trouveroient-elles à les posséder ? elles n’en ont pas besoin pour plaire. Aisément rebutées des soins pénibles & indispensables qu’il en coûte pour les acquérir, tandis qu’elles resteroient peut-être au dessous de la médiocrité, on les accableroit des éloges qui ne sont dûs qu’à la perfection ; doivent-elles augmenter le nombre des piéges, où la flatterie qui les assiége sans cesse, ne cherche qu’à les attirer ? Mais je suppose qu’elles parvinssent à les posséder dans un degré éminent, ne sont-elles pas, par leur propre élévation, au dessus de pareils succès ? Que leur serviroit un mérite dont leur suffrage est la plus douce récompense ? L’avantage de disputer, & même de remporter ce prix, est inférieur, pour elles, à la gloire de le donner.

L’espéce de régle, que je viens de proposer, a, sans doute, ses exceptions : on voit dans le rang dont je parle, des personnes si heureusement nées pour la supériorité en tout genre, que l’esprit & les talens semblent ajouter, en elles, aux prééminences de leur rang même.

A l’égard des hommes destinés à ces premiers emplois, dont les fonctions sont sérieuses & austéres, il est peu de talens, si vous en exceptez l’éloquence, qui paroissent leur convenir ; faits pour en imposer, pour attirer la considération & le respect, ils ne peuvent, sans se rabaisser, être aperçûs par des avantages aussi frivoles, que le sont, comparés à la gravité de leur état, les talens qui font l’amusement de la Société. Je ne me fonde ici que sur l’opinion du vulgaire ; mais le vulgaire se trouve dans toutes les conditions : car s’ils n’avoient pour juges que de bons esprits, loin d’assujettir leur loisir à l’extérieur grave de leurs fonctions, on aimeroit au contraire dans tous les momens où ces devoirs pénibles leur donnent quelque relâche, à les voir se livrer à tous les délassemens convenables aux autres hommes. La raison devroit-elle se plier à des usages plus sévéres qu’elle-même ? Mais certains usages sont respectés par le sage, quoiqu’il connoisse l’erreur de leur principe.

Cette exclusion des talens agréables, je dois faire encore cette observation, n’est pas toujours absolue ; il est des hommes qui savent imprimer le caractére de bienséance à tout ce qu’ils adoptent : un certain charme répandu dans leur esprit, allie, avec décence, aux fonctions sérieuses qui les font considérer, les dons qui rendent leur commerce agréable.

A quelque état qu’on soit destiné, la connoissance des ouvrages d’esprit est convenable, & peut-être nécessaire ; être instruit, produit deux avantages ; on décide moins, & on décide mieux. Mais comme la lecture ne donne pas des lumiéres sûres à tous les esprits, c’est aux personnes qui nous élevent, à y suppléer ; elles doivent, par le secours de la conversation, évitant le ton de précepte, nous instruire sur les ouvrages d’esprit, de ce que les ouvrages même ne nous apprennent pas toujours la maniére d’en bien juger. Comment laisse-t-on ignorer aux gens qui vont entrer dans le monde, le sentiment établi, le plus généralement, sur le mérite & les défauts d’une certaine quantité de livres célébres dont ils entendront parler ? On les expose à porter de faux jugemens sur des matiéres décidées, & rien ne déplaît davantage. Ce manque de connoissance a d’autres inconveniens, que j’exposerai en parlant des usages du monde.

Il est utile encore de leur donner, de la même maniére, une idée assez étendue des arts agréables, & particuliérement de ceux qui dépendent autant du goût, que des régles ; outre le plaisir qui est attaché à ces connoissances, l’esprit y gagne un certain agrément ; c’est une qualité liante de plus, de sentir le prix de ces merveilles, que les arts nous présentent : je pense enfin qu’on est plus heureux, & qu’on plaît davantage, quand on est à portée de juger, avec délicatesse, de ce qui constitue les plaisirs qui rendent la Société aimable, sans blesser l’honnêteté des mœurs.

Il est vrai que de cette multiplicité de connoissances & de talens vulgaires, il peut naître, dans quelques jeunes gens, un défaut qui les rendroit insuportables ; les petits esprits s’estiment plutôt par la quantité d’objets qu’ils embrassent, que par la maniére de les saisir : on ne le croiroit pas, sans l’expérience, il est plus aisé d’être modeste, avec une supériorité de lumiéres ou de talens, qu’avec un assemblage de connoissances communes dont les occasions de faire usage se succédent presque sans cesse. On a bien du panchant à se croire un homme universel, parce qu’on est universellement médiocre. L’ennuyeux commerce que celui des gens qui sont un peu tout ce qu’ils veulent être ! Ils étalent, si volontiers, & avec une confiance si parfaite, toutes les petites richesses qui les environnent ; ils vous en font l’histoire, ils en vantent eux-mêmes le succès ; ils se glorifient même de celles qui leur manquent : c’est, selon eux, par paresse, par indifférence, qu’ils ne les ont point acquises. C’est à ceux qui nous élevent, à régler notre amour propre à cet égard, en nous accoutumant à penser, que le seul moyen de faire valoir nos avantages, de quelque espéce qu’ils soient, c’est de les mettre toujours au dessous même de leur véritable prix[30].

[30] La modestie raisonnable par rapport aux grandes qualitez dont on a donné des preuves, consiste à ne montrer d’opinion de soi-même qu’à un degré inférieur à celui de l’estime que vous marquent les autres, mais à l’égard des avantages de peu de mérite, la modestie doit aller jusques à ne se prêter en rien aux louanges qu’on leur donne ; c’est s’exposer avec les gens à qui les miséres de la vanité d’autrui sont à charge, que d’écouter avec complaisance des éloges sur nos petits talens ; mais en raconter sérieusement nous-mêmes le succès, est un véritable ridicule.

Par le secours des entretiens amenés de maniére qu’ils n’auroient pas l’air de leçons, on pourroit porter plus loin l’éducation à l’égard des jeunes gens, doués d’une certaine intelligence ; ce seroit de leur faire connoître le terme (autant qu’il paroît déterminé) où l’esprit de leur siécle est parvenu par rapport aux Sciences, aux connoissances sublimes, & aux grands talens. Ils éviteroient, par-là, deux extrémités qui marquent de la petitesse d’esprit ; l’une est de n’admirer les Sciences que par ce qu’elles ont de mystérieux, au lieu d’attacher leur prix à l’utilité dont elles peuvent être à la Société : & l’autre, de les estimer moins à mesure que le nombre des Savans se multiplie : ainsi, les accoutumant à ne pas juger l’esprit sur la foi du vulgaire, ils ne retomberoient pas dans ces redites vagues & si ennuyeuses pour les gens sensés, sur ce que le siécle dégénére ; ils verroient que ce qu’on appelle décadence à cet égard, ne regarde que quelques branches qui ont décru, à la vérité, mais dont le siécle est dédommagé par d’autres qui se sont étendues[31].

[31] Il est bien rare de voir des estimateurs équitables sur ces pertes & sur ces compensations. Le foible commun est de dégrader son siécle pour élever le précédent : d’autres hommes estiment le leur par préférence ; & dans ces deux opinions, c’est presque toujours l’avantage particulier qu’ils trouvent à suivre l’une ou l’autre, c’est le rapport qu’elles ont avec les connoissances ou les talens par lesquels ils s’estiment eux-mêmes, qui détermine leurs regrets sur ce qu’on a perdu, ou leur prévention sur ce qui reste.

J’insiste sur ce qu’on instruise les enfans à ces différens égards, par des entretiens plûtôt que par la lecture. Les esprits lents & qui n’ont d’acquit que ce qu’une étude opiniâtre leur en a donné, ont peine, quelquefois, à estimer le savoir, qui étant en partie le fruit de la conversation, en a pris l’air facile : ce mérite différe trop du leur, où l’on reconnoît le travail qu’il a coûté ; ils sont au sujet de la conversation, comme ces hommes élevés dans des pays montueux, qui, infatigables à parcourir des routes pénibles, se lassent aisément dans la plaine[32].

[32] Les vûes courtes, je veux dire les esprits bornés & resserrés dans leur petite sphére, ne peuvent comprendre cette universalité de talens, que l’on remarque quelquefois dans un même sujet ; où ils voyent l’agrément, ils en excluent la solidité. La Bruyere, du mérite personnel.

Une autre étude peu cultivée, & cependant bien utile, est celle du stile épistolaire : la plûpart des jeunes gens, entrant dans le monde, & ceux même qui parlent bien, sont si peu formés à ce stile, qu’ils écrivent à peine raisonnablement ; c’est une façon de décrier soi-même son esprit, qui lui fait toujours perdre de l’opinion favorable qu’on en avoit conçue dans la conversation. Ce talent de bien écrire est un moyen de réussir, dont on a souvent lieu de faire usage ; c’est en quelque sorte une autre maniére de vivre avec les personnes qu’on aime, & à qui l’on veut plaire. Peut-on négliger d’inspirer aux enfans le désir d’acquérir cette ressource, & ne leur pas donner les instructions qui peuvent la procurer ? Quand je propose de les instruire à cet égard, je ne prétens pas qu’il y ait des régles à leur faire apprendre, ni des formules ingénieuses à leur prescrire ; les unes seroient trop étendues, & passeroient souvent la portée de leur esprit, & les autres ne serviroient qu’à le leur gâter. On pourroit seulement leur faire connoître les défauts qu’ils ont à éviter : je ne parle point de ce qui concerne le cérémonial ; théorie facile, que, sans doute, on ne doit point leur laisser ignorer.

Il faudroit donc les mettre dans l’habitude d’écrire, non en leur proposant des sujets imaginaires, qui ne les intéressant point, leur feroient regarder ce travail, comme une tâche pénible, & leur donneroient peut-être du faux dans l’esprit ; mais en faisant naître des occasions fréquentes, où ils fussent obligés d’écrire, pour obtenir ce qu’ils désireroient avec empressement ; les accoutumer ensuite à cultiver, de la même maniére, les liaisons qu’ils auroient formées avec des gens de leur âge, les familiariser ainsi, successivement, avec les différentes matiéres qu’ils pourroient traiter dans le cours de leur vie.

Ce qui constitue une lettre bien écrite, ne consiste pas, seulement, dans la correction du style, dans la clarté du sens, ni dans l’exactitude à remplir les loix communes de la politesse ou du respect ; c’est quelquefois en négligeant, à un certain point, quelques-unes de ces régles, qu’on réussit le mieux ; c’est une quantité de nuances, qu’il faut saisir, soit dans le ton, soit dans l’attention à éviter l’esprit, ou à en mettre jusqu’à un certain point. Ce sont, enfin, les convenances particuliéres, de personne à personne, qui forment autant de régles délicates, qu’on observe mieux, à mesure qu’on a plus de sens & d’esprit, & qui caractérisent le bon Ecrivain en ce genre : mais cette habitude, si nécessaire, des bienséances, ne s’acquiert dans une certaine perfection, que par la connoissance des usages du monde[33].

[33] On néglige assez généralement un art facile qu’on peut honorer du nom de talent, quand il est porté à une certaine perfection, c’est de bien lire les ouvrages de prose & de poësie : il y a une sorte de honte lorsqu’on est dans le cas de lire haut, de s’en acquiter de mauvaise grace.

Ce qu’on apelle les usages du monde, consiste (si je ne me trompe) dans la précision avec laquelle on emploie le savoir-vivre, la politesse, l’empressement ou la retenue, la familiarité ou le respect, l’enjouement ou le sérieux, le refus ou la complaisance, enfin tous les témoignages de devoirs ou d’égards qui forment le commerce de la Société. On pourroit, par quelques observations générales, donner l’idée de ces usages aux personnes qu’on éleve, c’est-à-dire leur indiquer ce qui s’en éloigne, plûtôt que la maniére précise de les remplir ; mais comme cette théorie ne les instruiroit que très-imparfaitement, il faut tâcher de tirer les préceptes des exemples mêmes, les accoutumer, dès la premiére jeunesse, à remarquer quels sont ces usages dans des personnes qu’on peut leur proposer pour modéle. Cette connoissance est d’autant plus indispensable, que tout autre savoir, & l’esprit même, suffisent rarement pour y suppléer.

Le manque d’habitude des usages du monde, cause ordinairement une timidité d’une espéce différente, selon que nous avons plus ou moins d’esprit. Dans cette situation, les gens de bon sens s’embarrassent, mais sans trop de crainte, qu’on s’aperçoive de leur trouble ; ils connoissent ce qui leur manque, à cet égard, & leur amour propre n’en est humilié qu’à un degré raisonnable. Dans les petits esprits, cette ignorance produit la mauvaise honte, foiblesse bien plus reprochable que le défaut qui l’a fait naître. Cette honte, mal entendue, est un soulevement de notre orgueil, qui nous porte à affecter de savoir ce que nous sentons bien que nous ignorons, ou à dissimuler grossiérement notre ignorance ; c’est un manque de courage, qui nous empêche d’avouer un tort qui seroit à demi effacé, si nous paroissions le connoître, & que nous augmentons encore, lorsque nous croyons le sauver, par cette fausse confiance ; le défaut nous empêche de plaire, le reméde mal choisi nous fait mépriser.

C’est cette mauvaise honte, dont il est essentiel de désabuser ceux qui s’en laissent aveugler ; il faut, dans toutes les occasions, la démasquer en eux avec finesse & avec sévérité, en démêler tous les détours, afin qu’ils sentent l’illusion de ce prestige, qui n’en impose à personne, & qu’ils soient bien persuadés que le seul moyen de trouver grace sur les qualités qu’on désireroit en nous, est d’avouer qu’elles nous manquent.

Si on éleve de jeunes gens, qui, avec de l’esprit, se trouvent une certaine incapacité de saisir ces usages du monde, soit par un caractére naturellement sauvage, qui les retire de la Société, soit par un goût dominant pour les Sciences, qui les rende indifférens & distraits sur tout le reste, je ne connois qu’une conduite à tenir avec eux, c’est de les accoutumer à sentir & à avouer, comme je l’ai dit, que c’est un mérite qui leur manque : mais il faut que ce soit, avec modestie, qu’ils en conviennent ; car il arrive quelquefois, que pour se disculper avec soi-même, de n’avoir ni les maniéres, ni le langage qui plaît dans le monde, on s’excite à ne regarder qu’avec mépris cette sorte de science ; on laisse apercevoir qu’on s’applaudit intérieurement de n’avoir point employé son esprit à cette étude qu’on suppose absolument frivole. On regarde avec une certaine pitié, qu’on croit philosophique, les succès que ces agrémens procurent à ceux qui les possédent ; & cette ressource est incontestablement la plus mauvaise. Quand on passe pour avoir de l’esprit, il est bien moins nuisible de paroître décontenancé, que méprisant. On voit assez généralement que quand on déplaît, c’est moins parce que les qualités aimables nous manquent, que par les défauts que notre vanité, qui en souffre, nous fait substituer à leur place.

C’est encore peu que d’être instruit des usages de la Société, si on n’y joint la connoissance du caractére des hommes qui la composent, si l’on n’y apporte cet esprit d’examen si nécessaire pour juger sainement des personnes avec lesquelles on se lie, afin de discerner à quel degré on doit les chérir, les estimer, ou les craindre.

La connoissance des hommes de son siécle, est donc indispensable, lorsqu’on veut satisfaire, convenablement, pour eux, & pour soi-même, à ce qu’on leur doit, ainsi que pour aller avec bienséance, par de-là les devoirs, s’il est nécessaire, afin d’en être aimé. Les livres qui peignent les différens caractéres des hommes, n’offrent, à cet égard, qu’une théorie souvent peu utile, même aux meilleurs esprits, s’ils ne l’appliquent en même temps qu’ils l’acquiérent, aux exemples vivans dont elle leur offre l’image. On trouve assez communément des gens remplis de beaucoup de lecture, qui connoissent tous les portraits qui ont été faits des hommes, & ne connoissent pas les hommes mêmes ; ils ont présens tous les caractéres de la Bruyere, ceux du Cardinal de Retz, & se trompent grossiérement sur le jugement qu’ils portent du caractére des personnes avec lesquelles ils passent leur vie.

On pourra m’objecter que cette connoissance des hommes de son siécle, que je recommande, combattroit peut-être dans bien des esprits, ce désir de leur plaire, que j’ai regardé comme un des principaux objets de l’éducation. « M’instruire à voir la plûpart des hommes, tels qu’ils sont, c’est m’exposer, me diroient-ils, à les mépriser, & il y auroit de l’inconséquence à vouloir plaire à ce qu’on n’estime pas, ou de la bassesse à s’y porter par l’intérêt qu’on auroit à en être aimé : Comment dans cette situation, si je veux plaire, puis-je éviter la fausseté ? On passe sa vie avec des personnes dont l’amour propre n’est point flatté, si vous ne les louez que par les qualités qui ne leur sont point contestées, il faut, sous peine de leur inimitié, perdre de vûe ce qu’elles sont, pour sourire à ce qu’elles s’imaginent être. » Je répondrai, que plus on est capable de cette droiture d’esprit qui nous fait sainement connoître en quoi consiste l’humanité, plus on est persuadé que rien ne nous dispense d’apporter, dans la Société, les qualités qui l’entretiennent. L’éducation doit faire concourir ces deux principes, les hommes sont assujettis à bien des défauts, mais il faut vivre avec les hommes ; celui qui est le plus en droit de les condamner, a lui-même besoin de leur indulgence. Qu’on examine un Misantrope, il entre souvent plus de vanité dans son caractére, que de véritable haine pour les vices attachés à la condition humaine : on étale le chagrin avec lequel on les envisage, comme une espéce de protestation contre la part qu’on peut y avoir, quoiqu’on la suppose médiocre ; on pense intimément, que lorsqu’on a dit, il est bien humiliant d’être homme, on est un homme supérieur ; au lieu que la véritable supériorité seroit de voir les vices de la Société sans étonnement, & sans être rebuté d’elle[34]. Le Sage ne pourroit-il pas la regarder comme il fait la santé ? Il connoît & supporte patiemment ses révolutions dont il étudie les causes, afin de les combattre autant qu’il est en son pouvoir ; c’est sans foiblesse qu’il se contraint pour la ménager, parce que c’est elle qui fait la principale douceur de la vie.

[34]

Tous ces défauts humains nous donnent dans la vie
Des moyens d’exercer notre philosophie.
C’est le plus bel emploi que trouve la vertu ;
Et si de probité tout étoit revêtu,
Si tous les cœurs étoient francs, justes & dociles,
La plûpart des vertus nous seroient inutiles.

Moliere, act. 5. du Misant., scéne 1.

Si c’est l’amour propre qui nous rend si délicats sur les défauts des autres, & qui nous inspire le panchant de leur faire sentir que nous en sommes frapés, l’art de l’éducation doit être de se servir de ce même amour propre, pour établir la vertu opposée à cette fausse haine du vice. C’est à elle à graver dans le fond de notre ame cette vérité ; celui qui avilit par ses dedains ou par ses discours, le peu d’hommes qui l’environnent, n’est supérieur, (si c’est l’être) qu’à ce petit nombre dont il se fait haïr. Celui qui, connoissant la nature humaine, défectueuse comme elle l’est, la considére sans orgueil, & sans se croire dispensé d’être doux & sociable, a saisi la seule maniére d’être au-dessus des autres hommes, & jouït du plaisir d’en être aimé.

Avec de pareils principes, qu’il n’est pas difficile d’établir en nous, la connoissance des hommes de son siécle ne deviendroit pas plus dangereuse que la sincérité, & quelques autres qualités, qui sont des vertus en elles-mêmes, mais dont on peut abuser. Il est certain que sans cette connoissance, on peut, avec beaucoup d’esprit, ne réussir que bien imparfaitement dans le monde.

Il est vrai que l’éducation ne nous donne pas le fond d’esprit nécessaire pour bien connoître le vrai caractére, le genre d’amour propre des gens avec qui nous sommes en Société, ainsi que pour remplir, avec une certaine supériorité, les usages du monde ; mais elle doit nous faire remarquer, dans autrui, dans nous-mêmes, ce qui blesseroit ces mêmes usages[35]. Voici à cet égard les erreurs principales contre lesquelles elle pourroit nous prévenir.

[35] Je ne parle point du savoir vivre, ni de la politesse commune, qu’il seroit honteux d’ignorer.

Les jeunes gens, je n’en excepte pas même quelques-uns qui ont de l’esprit, sont sujets, en arrivant dans le monde, à regarder, comme des traits d’imagination, des maximes de morale rebattue[36], qu’ils placent curieusement, & qu’ils débitent avec confiance, parce qu’ils pensent montrer, par là, un esprit de réflexion. Ce n’est pas encore l’abus de la mémoire le plus à craindre pour eux ; il y a une certaine quantité de phrases & de bons mots fastidieux, qui les séduisent d’abord, soit par le brillant de l’antithése, soit parce qu’ils ont ouï dire ces prétendus traits d’esprit, par des personnes qui leur en imposent à quelques autres égards. Si malheureusement il arrive qu’une certaine paresse à réfléchir, ou le défaut de goût les accoutume à l’usage facile des lieux communs, ils déplairont bien davantage par cette sottise empruntée, que s’ils s’abandonnoient à leur imagination, quelque bornée qu’elle pût être ; ce naturel ingrat, joint à ce faux art avec lequel on le gâte encore, caractérise sensiblement, à ce qu’il me paroît, la différence qu’il y a de manquer d’esprit, à être sot : l’un n’est qu’une indigence, malgré laquelle, on peut être aimable ; l’autre est un tort volontaire que notre orgueil ajoûte à la misére de notre esprit, & qui nous rend insupportables.

[36] La Morale étant un des principaux objets de l’éducation, on doit sans doute en imprimer dans le cœur des jeunes gens les maximes les plus simples & les plus communes, ainsi que celles qui sont plus réfléchies ; mais il faut en même temps leur apprendre que l’usage qu’ils doivent faire des unes & des autres, est de se conduire par elles & non de les étaler dans la conversation.

Je désirerois qu’avant que les jeunes gens entrassent dans le monde, on leur donnât par écrit une énumération[37] de ces véritez triviales, de ces bons mots, de ces contes qui ne sont ignorés de personne, & qui déplaisent si fort à entendre répéter.

[37] Voici à peu près la forme que j’y donnerois : Liste des lieux communs, qui ne peuvent qu’ennuyer, quand ils sont donnés pour des traits d’esprit.

Quand on parle d’être jeune, dire que c’est un défaut dont on se corrige tous les jours.

S’il est question du nombre convenable de personnes pour un souper, décider qu’il faut être au-dessus du nombre des Graces, & au-dessous de celui des Muses, c’est adopter des platitudes, &c.

Voyez ce que parut à Madame de Sevigné, un jeune homme d’une représentation aimable, lorsqu’à propos de ce qu’on le trouvoit grand pour son âge, il répondit : Méchante herbe croît toujours.

On a dit des Comédies qui plaisent, sans causer des éclats de rire, qu’elles font rire l’esprit : ce mot n’est plus que précieux, on l’adopte en pure perte, &c.

On vous avertit que les traits de distractions de M. de B… si bien contés par La Bruyere, ne le sont plus dans le monde que par les sots, &c.

Je ne prétens pas conclure de ce que je viens de dire, ni de ce que j’ajoûterai sur les lieux communs, qu’il faille les exclure de la conversation ; une attention réfléchie, à n’y produire que des traits recherchés, seroit une autre extrémité plus à charge peut-être encore ; je demande seulement, qu’on y donne les lieux communs pour ce qu’ils sont ; ils n’y déplaisent que quand ils sont amenés sottement, comme des découvertes ; ou qu’on paroît y entendre une finesse que peut-être ils ont eue, mais que l’usage vulgaire où ils sont tombés, leur a fait perdre.

Un autre genre de lieux communs, où l’esprit trouve en quelque maniére occasion de briller, & où les gens sensés regrettent toujours qu’on l’emploie ; ce sont ces théses sur le cœur, ces différences subtilement frivoles, dont l’examen ne rend l’esprit ni plus solide ni plus délicat, & dont la solution la plus heureuse, n’est presque jamais qu’une fadeur. Quel dégoût pour la raison, que d’entendre discuter scrupuleusement, lequel est le plus insupportable, d’apprendre la mort, ou l’infidélité de ce que l’on aime ; lequel est le plus tendre, de l’Amant qui voyant sa Maîtresse dans un grand péril, tombe évanouï, ou de celui qui vole à son secours ?

Il y a un Recueil intitulé : Les Arrêts de la Cour d’Amour, qu’il faudroit faire apprendre par cœur aux enfans, de la maniére qui les en dégoûteroit davantage, afin qu’il leur restât pour les théses galantes, le même éloignement qu’ils gardent, si constamment, pour quelques livres de Grammaire, dont ils ont été excédés dans leurs Classes.

L’observation que je viens de faire, n’a lieu que pour la conversation ; une analyse fine des sentimens, sera toujours un genre d’ouvrage propre à faire honneur à l’esprit, & qui trouvera le plus grand nombre de Lecteurs. Eh ! de quels objets plus intéressans peut-on nous occuper, que de nous découvrir les sources de nos plaisirs & de nos peines ?

On doit encore prévenir les jeunes gens sur une autre espéce de lieux communs. Je parle de ces disputes, tant de fois recommencées, & qui n’ont peut-être jamais eu de fondement bien raisonnable, telles que la prééminence entre Corneille & Racine, entre la Musique Italienne & la Musique Françoise, & plusieurs autres matiéres à dissertation, sur lesquelles leur esprit ne commence qu’à s’exercer, & où celui des gens du monde ne trouve plus de prise, à force de les avoir disséquées. C’est la nouveauté dont ces sortes de théses frapent leur esprit, qui les en occupe ; s’ils étoient plus instruits, ils sentiroient qu’il n’y a plus rien de nouveau à dire sur ces matiéres.

Ce seroit aussi une précaution sage que de faire connoître, sur-tout à ceux qui ont de l’esprit, l’abus qu’on fait ordinairement de certaines hypothéses fabuleuses, que le vulgaire regarde comme l’effet d’une belle imagination, & qui sont au contraire, la ressource de ceux dont l’imagination ne peut rien produire. Ces systémes chimériques, qui n’ont qu’un faux éclat, ne portent ordinairement que sur deux suppositions, qui se présentent aux esprits les plus bornés ; l’une est de prendre le contraste des mœurs communes, tel, par exemple, que d’attribuer aux femmes l’autorité & la conduite des hommes, en donnant à ceux-ci la pudeur & les foiblesses des femmes ; & la seconde, qui suppose un esprit aussi peu inventif, a pour base ce qu’on appelle le merveilleux, comme de posséder l’Anneau d’Angélique, d’avoir un Génie à ses ordres ; & d’entamer, de là, un long & frivole détail des avantages qu’on sauroit en tirer. Ce n’est pas que ces idées ne puissent être employées avec succès[38], mais il faut pour cela se garder d’abord de l’habitude d’en faire usage, parce qu’elles entraînent souvent dans des lieux communs. Il y a si long-temps qu’il passe des exagérations, & des extravagances, par la tête des hommes, qu’on n’en imagine guéres qui ayent un caractére de nouveauté. En second lieu, il faut aussi, lorsqu’on se permet ces rêveries, observer de ne les point mener trop loin, fussent-elles ingénieuses : le suffrage de ceux qu’elles amusent, ne dédommage pas du peu d’opinion qu’on donne de son esprit, & de l’ennui qu’on cause à un petit nombre de gens, qui sentent combien les idées gigantesques, ou renversées, sont froides & dénuées d’imagination. En général, l’imagination n’est point caractérisée par les chiméres, elle se marque & réussit bien mieux, en mettant la vérité dans son plus beau jour.

[38] Quelques Ouvrages de ce siécle-ci en sont la preuve ; mais c’est la maniére dont l’imagination a employé le merveilleux, & non le merveilleux même, qui en fait le prix.

Il y a d’autres lieux communs qui consistent dans des opinions fausses, que le vulgaire conserve comme un dépôt, (le surnaturel lui paroissant toujours croïable)[39] & que quelques personnes d’esprit adoptent, par paresse d’approfondir. Il seroit utile qu’on en formât des espéces de tables, afin que ces opinions & l’idée de la chimére qu’elles renferment, se plaçassent, en même temps, dans notre mémoire. Car lorsque rien n’interrompt l’habitude que les enfans prennent de penser, d’après leur Gouvernante, que les songes sont des présages, ou que l’Astrologie est la science de l’avenir, il faut, pour effacer ces idées, des réflexions que les uns négligent de faire, & dont les autres ne sont pas capables.

[39] Les présages. Les horoscopes. Les présentimens. La persuasion que certains songes sont des avertissemens. La ressemblance prétendue dans les événemens de la vie de deux jumeaux. La vertu des talismans. Que la Lune fait croître & décroître la cervelle des animaux : qu’elle cause la plénitude, plus ou moins grande, des huîtres, des écrevisses, &c. Qu’un animal est plus pesant à jeun qu’après le repas. Qu’un tambour de peau de brebis se créve au son d’un tambour de peau de loup, &c. Voyez Bayle, Pensées diverses, Tom. 1. Voyez aussi Rohault, Physiq. 2. p.

Ce n’est pas qu’on ne puisse être d’une conversation agréable, quoiqu’on ait toutes les craintes frivoles & les opinions chimériques ; c’est la philosophie de presque toutes les femmes ; mais la nature a donné, à celles qu’elle a destinées à plaire, un charme qui se répand sur tout ce qu’elles pensent. Leur imagination, telle qu’on nous peint cet art de féerie, qui fait naître des Palais & des Jardins, où l’instant d’auparavant on ne voyoit que des rochers & des ronces, embellit tout ce qu’elle nous présente ; tandis que les hommes, pour réussir constamment, sont réduits à joindre de la solidité aux graces de l’esprit, & que leur imagination, quelque brillante qu’elle puisse être, ne les sauve pas de la honte d’une certaine ignorance.

A l’égard des personnes, qui entrent dans le monde, préservées ou guéries de ces préjugés, elles ne peuvent trop ménager l’amour propre de celles qui sont accoutumées à les regarder comme des vérités[40], la plûpart des hommes tiennent à la petitesse de leur esprit, comme certains Amans idolâtrent une laide maîtresse ; on ne pourroit les éclairer, qu’en leur découvrant leur erreur, & l’art le plus ingénieux échoue bien souvent, quand il s’agit de désabuser, sans déplaire. Il y a, à cet égard, un milieu à saisir, qui, nous éloignant également, de commettre notre jugement avec les personnes éclairées, & de faire paroître une supériorité qui blesse les esprits communs, nous sauve du mépris des uns & de la haine des autres.

[40] Je rêvassois présentement, comme je fais souvent, sur ce combien l’humaine raison est un instrument libre & vague. Je vois ordinairement que les hommes, aux faits qu’on leur propose, s’amusent plus volontiers à en chercher la raison, qu’à en chercher la vérité ; ils passent par-dessus les propositions, mais ils examinent curieusement les conséquences ; ils laissent les choses, & courent aux causes : plaisans causeurs, ils commencent ordinairement ainsi. Comme est-ce que cela se fait ? Mais se fait-il ? Faudroit-il dire ? Je trouve quasi par-tout qu’il faudroit dire, il n’en est rien, & employerois souvent cette réponse, mais je n’ose. Montaigne, Essais.

Pour faire connoître, dans toute son étendue, la nécessité de s’assujettir aux usages du monde, & de s’appliquer à connoître le caractére des personnes qui composent la Société, afin de pouvoir s’en faire aimer ; on ne peut trop préparer les jeunes gens à la sévérité avec laquelle on les examinera, quand ils paroîtront sur cette grande scéne[41]. Ils doivent être prévenus qu’ils trouveront deux juges dans chaque spectateur, la raison, & l’amour propre ; l’une, équitable, rend justice gratuitement ; l’autre n’est jamais favorable, qu’à de certaines conditions. L’amour propre veut qu’on le flatte, qu’on ne perde point de vûe ses intérêts ; & dans la plûpart des jugemens, où il semble que ce soit la raison qui prononce, il se trouve que l’amour propre a presqu’entiérement dicté l’arrêt.

[41]

Le premier pas… que l’on fait dans le monde
Est celui d’où dépend le reste de nos jours ;
Ridicule une fois, on vous le croit toujours.
L’impression demeure : en vain, croissant en âge,
On change de conduite, on prend un air plus sage :
On souffre encor long-temps de ce vieux préjugé :
On est suspect encor, quand on est corrigé ;
Et j’ai vû quelquefois payer dans la vieillesse
Le tribut des défauts qu’on eut dans la jeunesse.
Connoissez donc le monde, & songez qu’aujourd’hui
Il faut que vous viviez moins pour vous que pour lui.

L’Indiscret, Comédie, scéne 1.

Conclusion de cet Ouvrage.

C’est dès la premiere année de notre vie, que doit commencer notre éducation : Et après les principes de la Religion, qui est elle-même la source de toutes les vertus sociables, rien n’est plus important que d’établir en nous le désir & les moyens de disposer, en notre faveur, les esprits, afin de parvenir à nous concilier les cœurs ; parce que dans le commerce ordinaire de la vie, pour être heureux, il faut être aimé ; que pour être aimé, il faut plaire, & qu’on ne plaît qu’autant qu’on fait contribuer au bonheur des autres.

 

AVERTISSEMENT.

Les Contes des Fées, qu’on va trouver à la suite de cet Ouvrage, seroient sans doute déplacés, s’ils ne faisoient partie de l’Ouvrage même ; mais on reconnoîtra que les idées, les événemens qui constituent chaque Conte, servent à prouver l’utilité de quelques-uns des principes répandus dans ces Essais. Mon objet a été d’embrasser une sorte de Roman, dont toute l’action tendît à établir une ou plusieurs vérités morales. J’ai cru que le merveilleux de la Féerie concourroit à mettre ces maximes dans un jour plus agréable. J’ai varié le stile de ces Contes, selon le genre des sujets & le caractére des personnages ; mais je sens combien je serai loin de la perfection à laquelle est parvenu, dans de pareils Ouvrages, un de ces Auteurs célébres[42] qu’on relit sans cesse, & qu’on regarde comme d’excellens modéles, sans qu’on ose chercher à les imiter, parce qu’on les admire toujours davantage.

[42] Mr. De Fenelon, Archevêque de Cambray. Voyez les Fables qu’il a composées pour l’éducation de M. le Dauphin. Tom. 2. de ses Dialogues des Morts, anciens & modernes.

LES DONS
DES FÉES,
OU
LE POUVOIR
DE L’ÉDUCATION.
CONTE.

Entre les différens Souverains, qui, dans les temps reculés, partagérent l’Arabie, la Princesse Zoraïde fut célébre par l’amitié qu’elle avoit contractée avec deux Fées ; elle étoit bien digne de plaire à ces Intelligences, qui n’exerçoient alors leur supériorité sur les mortels, que dans la vûe de les rendre heureux. Peu de temps après la perte de son époux, qui lui fut extrêmement sensible, cette Princesse devint mere de deux fils, & sentant approcher la fin de sa vie, que tout l’art des Fées ne pouvoit reculer, elle leur parla ainsi.

Je laisse deux enfans au berceau, tous deux destinés par nos loix à régner en même temps : vous connoissez mieux que nous, ce que les vertus, ou les défauts des Souverains, répandent de biens ou de maux sur leurs Sujets. Vous m’avez trop aimée, pour me refuser, dans mes derniers instans, la douceur de me flatter que mes enfans feront le bonheur des Etats que je leur laisse ; vous allez les douer l’un & l’autre, des qualités qui rendent les hommes dignes de la suprême autorité.

L’une des Fées, qui s’appelloit Zulmane, s’approcha du berceau, & touchant de sa baguette l’aîné des deux Princes ; Enfant, né pour régner, dit-elle, une puissante Fée te doue ; elle te donne l’esprit, la valeur, & la probité. A ces mots, elle embrassa la Reine, & vola dans l’Empire des Fées, graver sur la Table d’émeraude, où sont inscrits les dons qu’elles font aux Souverains, ceux dont Alcimédor, (c’est ainsi qu’on nommoit ce Prince) venoit d’être favorisé.

Alsime, c’est la seconde Fée, resta dans le silence, portant alternativement ses regards sur les deux Princes. Quoi ! dit Zoraïde, mon second fils n’obtiendra-t-il rien de votre puissance ? Tandis que son frere brillera de toutes les qualités qui font les vrais Monarques, celui-ci ne montrera-t-il que des vertus communes ? Est-ce dans ce moment (le seul qui me reste peut-être) que je dois cesser d’être chére à la plus secourable des Fées, à la généreuse Alsime ?

Que vous êtes dans l’erreur, répondit la Fée ! mon silence ne présageoit rien de funeste pour le Prince Asaïd votre second fils ; je cherchois à démêler, dans l’avenir, quelle sera la destinée de son frere ; il semble que Zulmane l’ait doué de tout ce qui doit rendre un Prince accompli, tous ses dons auront leur effet ; mais seront-ils suffisans ? Puisse-t-elle ne s’être point abusée sur le succès qu’elle en espére ! J’employerai bien mieux ma science en faveur d’Asaïd. Dans ce moment où il ne fait que de naître, ce seroit peut-être en vain que je le douerois des plus heureuses qualités ; les impressions qu’il recevra, dans la suite, des objets dont il sera environné, mille obstacles différens, pourroient altérer l’effet de mes dons, si je l’abandonnois à lui-même. Elle prit alors le Prince entre ses bras : O précieux enfant de la mortelle que j’ai le plus chérie, dit-elle, je verserai, sans cesse, dans ton ame ces Philtres imperceptibles qui dévelopent les vertus, & qui étouffent les semences des vices : Je ne te perdrai pas un instant de vûe, jusqu’au temps où tu seras digne de régner.

A cette promesse, si intéressante, Zoraïde sentit un transport de joie, qui, en terminant sa vie, en rendit les derniers instans délicieux. La Fée, qu’elle tenoit embrassée, vit son ame, qui, s’élevant sur ses aîles immortelles, retournoit au centre de la lumiére, d’où elle étoit descendue.

Alsime prit les rênes du Gouvernement pendant l’enfance des deux Princes, & respectant l’ouvrage de Zulmane, elle ne s’occupa, à l’égard de l’aîné, que du soin de veiller à la conservation de sa vie, & réserva, pour le second, tous les secrets de son art, qui servoient à embellir les ames.

Les deux Souverains avancérent insensiblement en âge ; Alcimédor marqua de bonne heure le mépris des dangers, ou plutôt il parut s’y exposer sans les connoître ; il montra toujours plus d’esprit qu’on n’en devoit naturellement attendre des différens âges, où il passoit successivement ; mais on démêloit qu’en lui, l’esprit n’étoit que comme un talent par lequel il étoit dominé, & non une lumiére dont il fît usage au gré de sa raison. On reconnut, enfin, qu’il ne lui manquoit aucun des dons que Zulmane lui avoit faits ; mais qu’il s’en faloit bien que ces dons ne remplissent l’idée qu’on en avoit conçue : cependant personne n’osoit lui donner des conseils, par respect pour la Fée qui l’avoit doué.

A l’égard d’Asaïd, son esprit ne s’étoit dévelopé que par une gradation ordinaire ; mais dans ses différens progrès (graces aux premiéres impressions qu’il avoit reçûes de la Fée, & qui, par ses soins, se perfectionnoient tous les jours) il prenoit un caractére aimable. Ce n’étoit point ce que la supériorité a d’éblouissant, qui éclatoit en lui, on y découvroit ce qui la caractérise bien davantage, une raison éclairée, égale, & assaisonnée d’agrément. La Fée lui avoit fait deux présens d’un prix inestimable ; l’un étoit une glace, dont voici la merveilleuse propriété : il ne faloit que s’y considérer fixement, après s’être fait une habitude de la regarder, on s’y voyoit, en même temps, tel qu’on étoit, & tel qu’on croyoit être. L’autre, étoit une sorte de microscope, qui faisoit distinguer dans les objets les plus attirans, ce qu’ils avoient de trompeur, & de chimérique. Il semble qu’à faire un usage habituel de ce secret, comme presque tous les plaisirs sont mêlés d’illusions, on dût tomber bien-tôt dans une indifférence insipide ; mais le microscope ne grossissoit que les illusions dangereuses, pour la Société ; celles qui ne pouvoient nuire qu’à nous-mêmes, il laissoit à notre raison le soin de les apercevoir. Ces dons précieux sont restés sur la terre, mais on a presque entiérement renversé la maniére d’en faire usage.

Les deux Princes, ayant atteint dix-huit ans, la Fée déclara que de cet instant ils restoient chargés, l’un & l’autre, du poids redoutable du Gouvernement. Il ne m’est plus permis, dit-elle à Asaïd, de rester auprès de vous ; mais je descendrai souvent de la Région lumineuse d’où les Fées considérent, d’un coup d’œil, tous les événemens de la terre ; je viendrai jouir, avec le Prince que j’ai formé, & que j’aime, de la félicité qu’il maintiendra dans cet Empire. A ces mots, elle s’éleva dans les airs, portée sur un nuage d’azur, & disparut.

La puissance souveraine se trouva donc partagée, également, entre Alcimédor & Azaïd. Ils avoient une tendre amitié l’un pour l’autre ; tous deux désiroient régner avec équité ; tous deux agissoient dans cette même vûe ; mais leur caractére n’avoit aucune ressemblance ; & il arrive souvent, qu’avec des principes communs, & même des lumiéres égales, la différence du caractére des hommes, en met une bien grande dans leur conduite. Alcimédor, inébranlable dans ses projets, dès qu’ils lui paroissoient équitables, n’examinoit jamais assez les inconveniens qui en pourroient naître. Son ambition se tournoit-elle vers la gloire, son courage ne lui laissoit envisager que celle des Conquérans ; sa probité ne lui auroit pas permis de faire usage, pour y parvenir, de moyens injustes ; mais tout ce qui pouvoit être un sujet de guerre légitime, lui paroissoit une nécessité de l’entreprendre. Par-tout où la force pouvoit être employée, sans injustice, il la préféroit à des voyes douces, qui, avec plus de temps, auroient amené les mêmes succès. Son frere, accoutumé par degrés, dès l’enfance, à ne considérer, dans les prérogatives du Trône, que les vertus qu’elles donnent lieu au Souverain d’exercer, ne se permettoit aucune idée de gloire, qui ne fût compatible avec le bonheur de ses Sujets. Il pensoit que la véritable puissance doit s’imposer elle-même des bornes ; il regardoit, comme autant de triomphes, ces effets favorables que la prudence & le temps épargnent à l’autorité ; la Cour, le Peuple, bénissoient sa conduite, autant qu’ils voyoient celle de son frere avec trouble & inquiétude.

Il étoit difficile que des Souverains, si différens par le caractére, vécussent long-temps dans l’union parfaite, qui étoit nécessaire pour le bien du Gouvernement. En effet, il nâquit bien-tôt, entr’eux, un sujet de division. Alcimédor ayant découvert qu’ils avoient d’anciens droits sur un Royaume voisin, possédé alors par le Prince Mutalib, proposa d’armer pour le faire valoir. Asaïd se refusa à ce projet : Mon frere, dit-il, l’ambition la plus glorieuse pour nous, n’est pas de devenir plus puissans ; nous le sommes assez, étant supérieurs aux autres Princes d’Arabie. Que nous serviroient de nouvelles Provinces, & de nouvelles richesses ? Elles ne nous donneroient pas de nouvelles vertus. Pourquoi exposer des Sujets, qui nous aiment, pour en soumettre d’autres, qui ne nous regarderoient que comme des Tyrans ? Rien n’ose troubler notre tranquillité ; nous sommes respectés ; faut-il, sans sujet, nous montrer redoutables ? Asaïd parla en vain, & voyant que son frere persistoit dans ses desseins, il lui proposa de séparer leur Etat en deux Souverainetez différentes ; ce partage accepté, à peine fut-il entiérement terminé, qu’Alcimédor entreprit la guerre ; elle fut malheureuse. Vaincu, au lieu d’être Conquérant, il eut recours à Asaïd ; il demanda des troupes, pour venger sa défaite ; mais Asaïd préféra de lui procurer un secours plus salutaire. Il fit alliance avec le Prince qu’Alcimédor avoit attaqué ; & devenant, pour l’avenir, un garant contre les attentats de son frere, la paix fut conclue. Le sceau de cette paix étoit un double mariage ; Mutalib, ayant deux filles, il fut arrêté que l’aînée épouseroit Alcimédor, & qu’Asaïd seroit uni à la seconde. Bien-tôt les fêtes de l’hymen succédérent aux troubles de la guerre, & la présence d’Alsime acheva de donner, à cette cérémonie, tout l’éclat qui pouvoit l’embellir.

Les deux Princesses, qui ne se ressembloient, ni par la figure, ni par l’esprit, étoient ornées de bien des qualités rares. Celle qu’épousa Alcimédor, avoit en partage tous ces traits réguliers, dont l’assemblage forme ce qu’on est convenu d’appeler la beauté ; mais quand on avoit dit qu’elle étoit extrêmement belle, il ne restoit plus rien à ajouter à l’éloge de sa figure. Ce qui fut remarqué bien davantage, c’est qu’elle se trouva avoir, exactement, le même esprit, & le même caractére qu’on découvroit dans Alcimédor ; & cette conformité fit penser aux deux Cours, que ces Epoux passeroient, ensemble, une vie extrêmement heureuse. L’événement fut tout-à-fait contraire : Tous deux, ne voulant qu’être sévérement justes & équitables, étoient sans complaisance, dès qu’ils croyoient leur opinion ou leurs desseins raisonnables : Tous deux, avec beaucoup d’esprit, trouvoient, dans leur entretien, des sujets de dégoût, d’éloignement, & d’inimitié : Chacun, par amour de la sincérité, ne ménageoit point la vanité de l’autre, même à l’égard des objets indifférens, quand il voyoit un juste motif de la mortifier ; &, par cette conduite, ils furent bien-tôt réduits au simple commerce de convenance, & de représentation.

La destinée d’Asaïd devint bien différente, & ce fut son ouvrage. La Princesse, à qui l’hymen l’unissoit, & dont il fut toujours aimé éperduement, avoit tout ce qui peut remplir le cœur, & exercer la raison d’un époux ; sa figure ne donnoit point l’idée de ce qu’on regarde communément comme la beauté ; mais les femmes mêmes avouoient, en la voyant, que pour être sûre de plaire, il faloit être faite comme elle. D’ailleurs, par les graces de l’esprit & du caractére, charmante pour les personnes qui lui étoient indifférentes, elle devenoit, à l’égard de ce qu’elle aimoit, du commerce le plus épineux & le plus difficile : Née sincére & avec un cœur extrémement sensible, le sérieux, ou la joie, les égards, les devoirs, la raison même, prenoient en elle toute l’impétuosité des passions : Pénétrante sur ce qui se passoit dans une ame qui lui étoit chére, si elle ne découvroit pas dans la complaisance qu’on lui marquoit, le peu que lui coûtoit celle qu’elle faisoit si naturellement paroître ; si elle ne trouvoit pas dans l’amitié, dans la confiance, cette délicatesse, cette étendue sans réserve, qui caractérisoit la sienne ; elle passoit aux reproches, à la douleur, au désespoir ; sa société, enfin, étoit alternativement délicieuse & insupportable.

Asaïd charmé des vertus, de l’esprit, & de la tendresse qu’il trouvoit en elle, faisoit grace aux imperfections du caractére : Loin d’y opposer jamais, ni d’impatience, ni d’aigreur, c’étoit cette condescendance, cette douceur, qui naît d’une véritable amitié, que soutient la raison, & qui n’a rien de la foiblesse. Persuadé qu’on ne peut trop prendre sur soi, pour faire cesser les torts & les chagrins de ce qu’on aime, il cédoit, il ramenoit bien-tôt le calme ; & insensiblement, ayant vaincu l’impétuosité de l’humeur, il ne resta que la tendresse ; eh quelle tendresse ! Elle n’avoit plus de sentimens, qui ne servissent à le rendre heureux. Leur Cour ne respiroit que le plaisir, la décence & le zéle : Tout ce qui les environnoit, sentoit un empressement à leur plaire, qui ne tenoit ni de l’intérêt ni de la servitude. Bonheur inestimable, & presque toujours ignoré des Souverains ! Ils pouvoient quelquefois oublier qu’ils avoient des Courtisans, & ne se croire entourés que d’amis aimables & sincéres. Les talens, les arts, chéris & protegés par eux, avoient, pour principale ambition, la gloire de concourir aux douceurs de la vie de deux maîtres si respectables ; tandis qu’à la Cour d’Alcimédor, le désir de plaire, n’étoit qu’une crainte de la disgrace, & que, jusques aux amusemens & aux plaisirs, tout étoit mis au rang des devoirs austéres : Ainsi les dons de Zulmane, n’avoient produit, à Alcimédor, d’autre fortune, que de se voir Souverain, sans avoir l’amour de ses Sujets, & Epoux malheureux, sans aucun motif considérable de se plaindre de la Princesse.

On auroit crû, qu’avec une conduite si différente, ces deux Princes n’auroient dû jamais éprouver une commune destinée ; mais, tout à coup, il sortit du fond de la Tartarie, un Peuple de Guerriers, qui parvinrent jusqu’en Arabie. En vain les autres Souverains joignirent leurs forces à celles d’Alcimédor & d’Asaïd. Ces hommes inconnus, étoient braves, disciplinés, & si formidables en nombre, qu’ils accablérent tout ce qui s’opposa à leur passage. Leur Roi, nommé Aterganor, ajoûtoit encore à leur force & à leur valeur, par la haute opinion qu’ils avoient de l’élévation de son ame. Ce Conquérant s’étant emparé de la Ville Capitale des Etats d’Asaïd, (car ce Prince, qui avoit été vaincu le dernier de tous, s’y étoit retiré avec son frere) Aterganor assembla les hommes les plus considérables des deux Nations, & leur parla ainsi. Je n’ai pas prétendu vous conquérir, pour vous mettre dans l’esclavage. Je sai quelles sont vos vertus ; elles ont accrû l’ambition que j’avois de régner dans l’Arabie. Des hommes, tels que vous, ne doivent obéir qu’au plus grand Roi de la terre, au Monarque de la Tartarie. Peuples, que j’ai soumis, je ne viens point emporter vos richesses, ni forcer vos volontés : Conservez vos usages, vos mœurs, & choisissez, vous-mêmes, le nouveau Maître, qui, sous mon autorité, sera chargé du soin de vous rendre heureux. J’établis, de ce moment, l’entiére égalité de condition. Que, pendant douze soleils, il n’y ait plus entre vous, d’autres distinctions, d’autres égards, que ceux qui seront volontaires : Employez ces jours, d’une liberté si pure, à vous élire un Souverain ; fût-il tiré du sang le plus obscur, sur la foi de votre choix, il me paroîtra digne de régner. Le Vainqueur dit ensuite aux deux Princes, qu’il les laissoit libres dans leur Palais, & il alla camper au milieu de cette redoutable Armée qui environnoit la Ville.

L’égalité de condition ordonnée, fit naître une révolution subite ; tous ceux pour qui la servitude, les devoirs, le respect, avoient été un fardeau, ne songérent plus à le supporter. Entre les personnes accoutumées à être prévenues, à faire autant de loix de leurs volontés, plusieurs conserverent, à peine, de l’autorité dans leur famille. Les Gardes, les Officiers d’Alcimédor, désertérent tous de son Palais, & un Palais déserté est plus triste qu’une cabane habitée ; ses Courtisans l’abandonnérent, ne s’occupant plus que de la part qu’ils devoient avoir à l’élection d’un nouveau maître. Alcimédor & la Princesse son Epouse, accoutumés à la hauteur & la confiance qu’une longue prospérité fait naître, ne connoissoient point l’élévation d’ame, qui fait ennoblir l’adversité ; ils restérent seuls, & humiliés. Aterganor voulut jouïr du spectacle de ces changemens ; il aimoit à voir l’abbattement ou la dignité avec laquelle on soutenoit les grands revers. Il remarqua, dans les différens états, avec plaisir, des hommes dont toute la considération avoit disparu avec leur crédit ou leurs titres ; qui, d’un rang distingué, & qui les élevoit, réduits à leur propre mérite, tomboient confondus & méprisés, dans la foule. Mais quel fut l’excès de son étonnement, lorsqu’arrivant au Palais d’Asaïd, il chercha inutilement les marques de la révolution qu’il s’attendoit d’y reconnoître ? Il voit les Gardes dans leur devoir, & les Courtisans, d’autant plus occupés à marquer leur fidélité à leur Maître, que cet hommage étoit un gage de leur vertu. Il trouva le Prince & la Princesse dans une assiette d’ame également éloignée de la fermeté fastueuse, & de la tristesse humiliante : Ils ne s’entretenoient que du désir de voir couronner un Souverain, qui rendît heureux des Sujets dont ils éprouvoient, d’une maniére si admirable, le respect & l’amour. Aterganor crut être abusé par un songe. O fortuné Asaïd ! s’écria-t-il, & vous, respectable Princesse, que votre gloire est supérieure à la mienne ! Vous m’apprenez que je n’ai point encore régné. Je n’envisageois que la domination qui naît de la force, qui ne s’entretient que par la crainte, & qui ne cherche qu’à s’étendre. Vous me faites connoître que la véritable autorité sur les hommes, a sa source dans leur cœur. Alors les Députés des deux Nations se présentérent pour proposer le Roi qu’ils avoient choisi. Tous proclamérent Asaïd ; on ne voyoit par-tout que des larmes de zéle, d’amour & de joie ; on n’entendoit que le nom d’Asaïd. Aterganor, à ce spectacle, descendit du trône ; il déposa son sceptre entre les mains d’Asaïd, & plaçant sa propre couronne sur la tête de la Princesse : Regnez, leur dit-il, puisque tous les cœurs vous appellent, non pour reconnoître un Roi supérieur à vous. Oserois-je assujettir ceux dont j’admire l’exemple, & dont les vertus m’instruisent ? Je rens la Souveraineté à tous les Princes que j’avois vaincus, je n’exercerai ici qu’un seul droit de l’Empire : Qu’Alcimédor cesse d’être Souverain. Je réunis, pour vous seul, les Etats que vous aviez partagés avec lui. Comme Aterganor achevoit ces mots, on entendit un coup de tonnerre, Zulmane parut sur un char ; & pour dérober, aux yeux des mortels, le Prince à qui ses dons avoient été si peu profitables, elle enleva Alcimédor, ainsi que sa Princesse, & se perdit dans l’immensité des airs. Alsime s’offrit, alors, sur un trône brillant des plus vives couleurs de la lumiére ; elle confirma la loi, si juste, qu’Aterganor venoit de faire, & qui assuroit le bonheur des Peuples que lui avoit recommandés Zoraïde. Elle reconnut, avec transport, dans la nouvelle gloire, dont Asaïd étoit environné, les fruits heureux de son éducation ; & c’est depuis cette époque du régne d’Asaïd, que cette Partie de l’Arabie a été nommée l’Arabie heureuse.

L’ISLE
DE LA LIBERTÉ.
CONTE.

Un Enchanteur, ennuyé d’entendre des hommes condamner, particuliérement, dans autrui, les défauts qu’ils avoient eux-mêmes, résolut de démasquer les premiers qui lui tiendroient pareil langage. Il se retira dans une Isle, & publia que ceux qui viendroient s’y établir, y seroient libres de faire leur volonté, & n’éprouveroient jamais d’injustices, de la part des habitans. A peine cette nouvelle fut-elle répandue, qu’il vit arriver trois personnages, de l’espéce de ceux qu’il attendoit. Vous désirez le droit de Citoyens, leur dit-il ? je vais vous l’accorder. Voici l’unique condition que j’impose : Dites-moi, chacun, quel est votre caractére, votre goût dominant ; on écrira sur la Liste de nos Insulaires ce que vous allez dicter, &, dès ce moment, vous pourrez vivre ici de la maniére qui vous conviendra, sans que personne vous en empêche.

L’un, qui s’appelloit Almon, dit : Je suis naturel, je hais la dissimulation, je me montre tel que je suis, voilà mon caractére. On écrivit : Almon est naturel. Pour moi, dit le second, qui se nommoit Alibé, J’aime à plaire, à faire ce qui amuse les autres, j’ai acquis les talens qui peuvent y contribuer. On écrivit : Alibé aime à plaire. Il faut que je l’avoue, dit le troisiéme, qui avoit nom Zanis, Je suis extrémement singulier. On écrivit : Zanis est singulier. Vous pouvez à présent, leur dit l’Enchanteur, vous livrer, sans aucune contrainte, au genre de vie qui vous plaira ; allez, on va vous conduire à l’habitation qui vous est destinée.

Quand ils furent partis, l’Enchanteur dit à ceux qui formoient sa Cour : Vous voyez avec quelle confiance ces trois hommes viennent d’annoncer leur caractére ; Je vais vous en faire un portrait véritable : Almon, sans égards pour ce qui convient aux autres, est accoutumé à ne se jamais contraindre ; quoiqu’il ait de l’esprit, s’il loue, ou s’il blâme, c’est toujours par caprice ; voilà ce qu’il appelle être naturel. Sans dessein de dominer, il est décidant ; il parle par la seule envie de parler ; il interrompt pour dire son avis, & contrarie souvent celui qui vient à le suivre ; en un mot, rempli de défauts contre la Société, & leur donnant libre carriére ; voilà ce qu’il appelle haïr la dissimulation. Alibé, qui effectivement a bien des talens, ne les emploie que contre lui ; il veut qu’on l’écoute, sans cesse, il veut être applaudi, & l’être seul ; & il appelle cette sorte de tyrannie, aimer à plaire. A l’égard de Zanis, toujours occupé à ne ressembler à personne, il rit de ce qui attristeroit les autres, & regarde d’un œil funeste tout ce qui excite la gaieté. Facile à démêler, lorsqu’il se croit impénétrable, on voit qu’il s’est fait le matin une liste des étonnemens, des distractions, des caprices qu’il aura dans sa journée ; indiscret, contredisant, injuste ; il se croit justifié, suffisamment, quand il a dit, C’est que je suis singulier ; il croit, même, avoir fait son éloge. Jouïssons sans qu’ils nous aperçoivent, des avantures qui vont les surprendre. A ces mots, l’Enchanteur & ses confidens devinrent invisibles.

Almon, en sortant de chez l’Enchanteur, se trouva près d’un superbe Palais, & découvrit au frontispice une table de Lapis, sur laquelle des cailloux transparens, formoient cette inscription, qui étoit éblouïssante.

Tout le monde a raison.

Almon, frapé de curiosité, entre ; & comme il approchoit du vestibule, il entend un bruit de divers instrumens. Le bruit cesse, deux portiques s’ouvrent, & il voit paroître deux Hérauts, dont l’habillement étoit composé de tout ce qui caractérise les différentes conditions des hommes, & qui marchoient vers lui, tantôt avec une affectation de gravité, tantôt avec de fausses graces, & quelquefois d’une maniére comique. C’est ici le Palais d’Alcanor, lui dit le premier qui l’aborda : Vous pourrez le regarder comme le vôtre, ajoûta le second ; & tout de suite, reprenant alternativement la parole, sans donner à Almon le temps de répondre, ils continuérent ainsi : Cette retraite est charmante ; On peut s’y ennuyer, et le dire ; On peut, dès qu’on s’y plaît, y passer les jours entiers ; On peut n’y venir que par caprice, rester ou disparoître. Alcanor est sans cesse environné de tout ce qui fait l’amusement des autres. On peut croire que c’est pour le sien propre qu’il en use ainsi, et ne lui en savoir pas le moindre gré. Ce dialogue achevé, Almon se trouva près de l’appartement ; les deux Hérauts alors lui répétérent trois fois de suite, parlant en même temps : Ici tout le monde a raison.

Les Hérauts se retirérent, & Almon entra dans un magnifique sallon. Il vit un grand nombre d’hommes & de femmes, qui, par leur maintien, leurs occupations, leurs discours, sembloient se croire seuls. L’un rêve, l’autre danse ; celui-ci parle, & n’est point écouté ; celle-là s’examine dans une glace, & révéle, tout haut, ce qu’en secret son amour propre lui inspire de bonne opinion d’elle-même : ici on entend dire, j’ai beaucoup d’esprit ; là, je suis une créature parfaite. Enfin ce sont beaucoup de gens en un même lieu, qui ne forment point de Société.

Alcanor, assis sur une espéce de Trône, paroissoit n’être point occupé des autres ; & les autres ne l’étoient point de lui. Dans des momens, il étoit environné d’un cercle, où tous parloient ensemble, quelquefois c’étoit un silence taciturne qu’on y voyoit régner. Almon, qui n’avoit été remarqué de personne, vint s’asseoir auprès d’Alcanor, lorsque l’entretien se tournoit sur l’éloge de la politesse. Si vous en êtes, dit Almon, en interrompant, à définir la politesse des habitans de cette Isle, la conversation tombera bien-tôt : Je serois bien fâché de vous empêcher de penser comme il vous plaît, répondit Alcanor, avec un air de circonspection ; mais, comme je hais la dissimulation, je vous avouerai que votre opinion me paroît la plus dénuée de sens commun, de jugement, de raison, d’esprit ; la politesse ne consiste que dans de certains usages convenus, & vous ignorez les nôtres ? Et je les ignorerai, repartit Almon, à moins que pour m’acquiter avec vous, je n’apprenne à répondre d’une maniére fort désobligeante. Désobligeante ! dit l’épouse d’Alcanor, avec un sourire d’amitié, elle n’est que naturelle, & je vous avertis (car j’aime mes voisins) qu’à en juger autrement, vous paroissez ridicule ; & vous faites bien, on se montre ici tel qu’on est. Almon voulut répliquer. Si vous insistez, interrompit la Dame, vous serez un sot, je vous le dis, parce que je le pense, & que je hais la dissimulation. L’Enchanteur parut alors. Quelle insupportable liberté que celle de votre Isle ! s’écria Almon ; on n’y éprouve, m’aviez-vous dit, aucune injustice de la part de vos Citoyens ! Sans doute, répondit l’Enchanteur, c’est vous qui êtes injuste. Vous avez déclaré que vous étiez naturel, & j’approuve que vous le soyez ; mais croyez-vous avoir le privilége exclusif de l’être ? Apprenez que c’est aussi le caractére de tous nos habitans. Pouvez-vous vous plaindre des gens qui vous ressemblent ? Mais sortez d’erreur, Almon, & que les scénes qui viennent de vous déplaire, vous instruisent ; il n’y a point de Société qui pût s’entretenir, si les hommes se montroient toujours tels qu’ils sont : il n’est permis de s’abandonner à son naturel, que quand ce naturel s’accorde avec les usages, & les vertus qui lient la Société. Je le vois, dit Almon, frapé de ces vérités ; Madame m’avoit bien promis que j’allois n’être qu’un sot ; je le suis, je commence à le connoître, & je veux rester parmi vous, afin de m’en convaincre, au point de ne l’être bien-tôt plus, si je puis. Je répons de vous, continua l’Enchanteur, sans même que mon art s’en mêle ; avec de l’esprit & un vrai désir de plaire, on se corrige bien-tôt de ses défauts. Venez être témoin des avantures de vos camarades, elles serviront encore à vous instruire. A ces mots, ils furent transportés dans une maison, où Alibé venoit d’être présenté. C’étoit le rendez-vous de la bonne compagnie. A peine Alibé fut-il assis, qu’il s’empara de la conversation, & ce fut pour étaler toutes ses connoissances, pour montrer beaucoup d’esprit, & pour parler de soi ; comme s’il n’y avoit eu dans le monde d’autre mérite que le sien, ou que celui des autres ne dût consister qu’à savoir lui rendre hommage. On l’écouta d’abord, en lui donnant tous ces témoignages équivoques d’applaudissement, tels qu’un certain sourire de complaisance, qu’on place, souvent, sans avoir entendu ce qu’on loue ; un mot dénué de sens, & qu’on répéte, d’après la personne qui parle, comme si ce mot étoit un oracle ; un regard, qu’on adresse à celui des écoutans, qui passe pour avoir le plus d’esprit, comme pour lui faire part de l’admiration où l’on est de ce qu’on vient d’entendre ; & Alibé augmentoit de bonne opinion de lui-même, & d’envie de parler. Bien-tôt, pour commencer à le tirer de son erreur, lorsqu’il prodiguoit des traits d’imagination, on le louoit sur l’étendue, sur la fidélité de sa mémoire ; s’il passoit à des recherches, qui ne supposent que de l’érudition, on admiroit en lui l’excellence du génie ; s’il faisoit des plaisanteries de mauvais goût, ou des contes usés, on le félicitoit d’avoir si bien l’esprit & le langage du monde ; enfin on l’accabloit de louanges déplacées, & d’abord il n’entendit que les louanges ; l’amour propre, même dans un homme d’esprit, est quelquefois si sottement crédule ! Alibé s’aperçut ensuite, que ces louanges étoient à contre-sens ; mais il pensa que c’étoit manque de justesse d’esprit dans les gens qui l’applaudissoient, & leur sût gré de l’intention. Il les reprenoit, avec bonté, quand il les voyoit ainsi se méprendre ; il leur enseignoit, d’une façon détournée, la maniére de le louer convenablement. L’assemblée jouïssoit du plaisir de voir croître l’orgueil & le ridicule d’Alibé : mais ce n’étoit pas assez pour elle, il faloit qu’il sentît sa situation. Tout d’un coup chacun change avec lui de conduite ; il venoit d’annoncer le récit d’une avanture très-singuliére qui lui étoit arrivée : il commence, un homme l’interrompt, & à propos de singularité, raconte un songe très-extraordinaire qu’il a fait la nuit précédente. Alibé se contraint, s’impatiente ; il saisit enfin une occasion de proposer des vers assez heureux qu’il a composés. Au mot de vers, un autre en récite de nouveaux, & voilà Alibé réduit à l’ennui d’écouter, ou du moins au dépit de se taire. Enfin il se voit environné de talens qui le persécutent, parce qu’ils sont applaudis, & qu’il ne trouve pas le moindre jour, pour faire briller les siens ; il n’y peut plus tenir, il sort indigné du peu d’égards qu’on a dans cette maison, pour le mérite d’autrui. Il va chez l’Enchanteur, qui, pour toute réponse à ses plaintes, lui présente le Livre sur lequel on avoit inscrit son caractére ; il l’ouvre, & lit : Alibé, comme il croit être, Il aime à plaire. Alibé, comme il est, Il ne veut que briller. Alibé referme le Livre, regarde en pitié l’Enchanteur, & court se rembarquer. Il s’en retourne plus incorrigible que jamais, dit l’Enchanteur, quelques connoissances, divers talens médiocres, & peu d’esprit, c’est de cet assemblage que la fatuité a pris naissance.

Il ne manquoit à l’Enchanteur que de voir Zanis sur la scéne, il eut bien-tôt satisfaction. Comme Zanis passoit sur une grande place, une troupe de gens, parés d’une maniére bizarre, l’entourent, & l’engagent à monter dans un char. On connoît votre mérite, lui dit-on, vous êtes digne du triomphe. Ils le conduisent, ainsi, dans une espéce de Temple, où il trouve une nombreuse assemblée. Il se présente avec une ferme résolution d’être plus singulier que jamais : maintien recherché, propos hazardés, tout est mis en œuvre, & n’est point remarqué ; il voit que, bien loin d’étonner personne, il est regardé comme un homme à l’ordinaire. Cela le décontenance ; il reprend courage, il avance une maxime inouïe, tout le monde est de son opinion, on connoissoit cette façon de penser, elle est commune. Son embarras se renouvelle, il conte, il exagére, on commence à l’écouter ; mais un autre prend la parole, & tient des discours si outrés, que Zanis est presque réduit à se trouver raisonnable ; enfin il se retire avec le dépit d’avoir été unanimement loué sur la justesse de son esprit, & sur la retenue de son imagination.

Il rêve, il médite, il est pénétré de douleur (car rien n’est si humiliant que la déraison affectée en pure perte) ; dans ce trouble d’esprit, il est abordé par un petit homme, qui, avec tout l’ajustement, & le maintien d’un vieillard, avoit à peine dix-huit ans. Je vois bien que vous êtes un homme simple, un esprit sensé, lui dit le faux vieillard. On vous a bien étonné dans la maison dont vous sortez ? Vous n’êtes pas encore assez instruit de l’humeur capricieuse de nos Citoyens ; ce sont des espéces de fous, qui s’imaginent que c’est un grand mérite que d’étonner les autres par une conduite singuliére, & vous sentez bien quelle est la sottise de penser ainsi ? Les usages communs sont des conventions sages, qui épargnent, à notre esprit, le soin de s’exercer sur des objets qui ne méritent pas de l’occuper. Concevez combien on rétrécit son imagination, combien on l’avilit, quand on la tient sans cesse appliquée à nous faire marcher, ou rire, ou tenir nos coudes différemment des autres hommes ; à nous faire paroître impatiens ou tranquilles, passionnés ou indifférens, par contenance, à nous faire dire oui ou non, d’une maniére remarquable ? Vous verrez ici bien des scénes qui vous surprendront, vous n’en verrez peut-être pas une qui vous amuse. A force de se singulariser à tous égards, nos Insulaires ont épuisé les moyens les plus bizarres d’y parvenir ; & imaginez-vous ce que c’est que l’extravagance qui se répéte ! Pour moi, revenu de la sotte ambition de paroître extraordinaire, je baille au seul souvenir de ce qu’elle m’a fait faire ; & pour ne plus retomber dans un pareil égarement, je me suis imposé tous les assujettissemens, & en même temps, tous les avantages de la vieillesse. Je méne constamment la vie sage & retirée, qui lui est propre ; je passe les journées au coin de mon feu dans mon fauteuil, bien clos, j’y radote au milieu de ma famille ; je ne sors qu’un moment à midi, pour me promener au soleil, & ne songe pas s’il y a dans le monde des fous, qui veulent se distinguer, & servir de spectacle aux autres. Le sage vieillard étala tout de suite une quantité de maximes rebattues sur la simplicité des premiers hommes, & qui commençoient toutes par Autrefois. Zanis écoutoit avec un secret dépit, de l’étonnement que lui causoit cet homme, qui extravaguoit par principe. Cette scéne finie, plusieurs autres, aussi peu attendues, se succédérent, & remplirent la journée de Zanis ; s’il vouloit rêver ou parler, il étoit interrompu ; désiroit-il se mettre à table, on lui donnoit une comédie ; enfin, outré de la persécution que lui faisoient souffrir les fantaisies de tous ceux qu’il rencontroit, il courut chez l’Enchanteur : Laissez-moi partir, dit-il, vos habitans se donnent pour extraordinaires, & ils ne sont que contrarians, capricieux, extravagans. Vous faites leur portrait & le vôtre, répondit l’Enchanteur, au lieu de vous vanter d’être singulier, que ne me disiez-vous de bonne foi : Je meurs d’envie de le paroître ; l’un est bien différent de l’autre. Les gens naturellement singuliers, plaisent ordinairement dans la Société, au lieu que celui qui ne l’est que par étude, outrant bien-tôt son personnage, ne tarde guére à ennuyer, & finit par être insupportable ; mais j’ai voulu vous désabuser, & non vous punir. Tout ce qui vous est arrivé, ainsi qu’à Almon, n’étoit que prestige ; retournez, l’un & l’autre, dans votre Patrie, & n’oubliez jamais, s’il est possible, que le naturel qui déplaît doit se cacher, & que l’ambition d’être extraordinaire, méne insensiblement à la folie.

LES AYEUX,
OU
LE MERITE PERSONNEL.
CONTE.

Il y avoit jadis à la Cour de Perse, un usage singulier sur la maniére de briguer & d’obtenir les grandes places. Lorsqu’il s’en trouvait une à remplir, tous ceux qui pouvoient y prétendre, se présentoient, en même temps, devant le Souverain : là, sur un talisman composé par les Génies, ils gravoient, avec un diamant, les titres qui leur donnoient lieu d’espérer la préférence ; & tel étoit le pouvoir du talisman, que, si pour se faire valoir, on y traçoit quelques faits, quelques éloges de soi-même, qui blessassent la vérité, les caractéres, en cet endroit, changeoient de couleur, lorsque le talisman passoit entre les mains du Monarque. Le Roi, qui étoit le Prince de son siécle le plus équitable, n’avoit trouvé que cet expédient, pour n’être jamais trompé par la vraisemblance.

Un jour que la Province la plus considérable de l’Empire, se trouva sans Gouverneur (c’étoit le Khorassan), comme il faloit, pour y représenter avec dignité, avoir des richesses immenses, deux hommes seuls vinrent se prosterner devant le Roi. L’un des concurrens, qui s’appelloit Kosroun, descendoit des Giamites, cette race si ancienne & si illustre dans la Perse, que peu d’autres osoient lui disputer la prééminence ; outre un avantage si favorable, pour être traité avec distinction par le Souverain, Kosroun, incapable de manquer à l’honneur, quoiqu’au fond il n’y fût attaché que par vanité, joignoit encore à une belle figure, beaucoup d’esprit ; mais il étoit né farouche & impérieux ; son sérieux désignoit la fierté, son sourire marquoit une ironie méprisante. Occupé sans cesse de ses Ayeux, il s’approprioit, en idée, comme si c’eût été une partie de leur succession, tout ce qui avoit fait leur gloire. Tharzis, (c’est le nom de son concurrent) descendu d’une ancienne famille, mais peu connue, s’étoit acquis une considération, telle, qu’une plus haute naissance que la sienne, n’auroit pû y rien ajouter ; ayant les vertus, & les talens qui rendent digne des grandes places, il pensoit si modestement sur tout ce qui pouvoit être à sa gloire, il paroissoit si peu occupé de son esprit, dans les momens où il réussissoit davantage, qu’on lui pardonnoit, sans peine, une supériorité qui ne servoit qu’à rendre son commerce plus aimable.

Kosroun, après s’être prosterné avec affectation, (comme si la Cour avoit eu besoin de son exemple, pour rendre au Souverain ce devoir indispensable) reçut le talisman, & persuadé que son mérite seul décidoit suffisamment en sa faveur, voici ce qu’il se contenta d’y tracer.

Mes ayeux & moi.

Le talisman passa ensuite dans les mains de Tharzis, qui pensant que ses grandes richesses étoient le seul titre qui dût le faire préférer à plusieurs hommes de la Cour, très-dignes comme lui de cette place, grava, pour motifs de la grace qu’il attendoit du Monarque, ce peu de mots.

Vos bontés & mon zéle.

Le Roi resta, quelques momens, dans le silence, observant le talisman ; il se tourna ensuite vers les portiques d’un sallon intérieur, dont l’accès étoit interdit à tous ses Courtisans : A l’instant, les portiques s’ouvrirent ; on entendit un bruit mêlé du son des instrumens, & des acclamations qui accompagnent un triomphe ; & l’on vit paroître soixante Vieillards vénérables, qui, après s’être inclinés, avec respect, se placérent aux deux côtés du Trône, chacun sur un trophée qui venoit de s’élever. Kosroun, étonné, demanda, en secret, quelles étoient ces figures bizarres, qui osoient se placer si près du Souverain. Tout garda le silence.

Voyez, dit le Roi aux deux Prétendans, ces sages Vieillards qui m’environnent, plus éclairés que moi, ils vont choisir entre vous. Kosroun, blessé de cette loi, représenta qu’il s’aviliroit à reconnoître d’autre Juge que son Souverain, & loin de chercher à se rendre favorables ces mêmes Vieillards, dont sa destinée pouvoit dépendre, il exposa, sans ménagement, que l’âge pouvoit avoir altéré leur raison ; qu’attachés à des préjugés, des usages qui avoient vieilli avec eux, ils seroient peut-être injustes, avec le dessein d’être équitables ; enfin son caractére présomptueux & altier, son mépris pour le reste des hommes, parurent à découvert : Et quelques-uns de ces Vieillards voulant lui remontrer l’indécence des discours qu’il osoit se permettre, il ne daigna pas les écouter. Son orgueil alla jusqu’à leur reprocher de manquer à ce qu’ils devoient au seul homme qui restât de l’illustre race des Giamites. A ce nom, les Vieillards firent un cri d’indignation ; Sachez, dit le plus vénérable, à qui vous faites ce reproche, c’est aux Giamites mêmes, que vous parlez ; c’étoit eux, effectivement, que le Roi pour confondre le présomptueux, par les motifs même, qui faisoient naître sa confiance, avoit évoqués, avec le secours du talisman. Kosroun, alors, dépouillé subitement de tout ce qui fondoit sa considération, ne fut plus aperçû que par ses défauts ; il ne vit plus, pour lui, dans tous les yeux, que le mépris, ou une sorte de pitié, presqu’aussi humiliante. Apprenez, malheureux Kosroun, continua le Vieillard, que celui à qui les vertus de ses Ancêtres n’inspirent qu’un sentiment d’orgueil qui le fait haïr, est desavoué d’eux, & que loin d’avoir part à leur gloire, il doit être condamné à l’oubli & à la honte d’être inutile à ces mêmes Concitoyens, dont il dédaigne d’être aimé. Le Roi, alors, nomma Tharzis, & les Vieillards disparurent. On conçoit quelle impression cet événement fit dans la Perse, sur l’esprit de ceux qui avoient d’illustres ancêtres. Dans la crainte de les voir renaître tout à coup, on ne songea qu’à se rendre digne d’eux ; mais, malheureusement, le secret de les évoquer s’est perdu, & voici le seul effet qui reste du pouvoir du charme ; quand on marque aux Grands, qui ne méritent rien, par eux-mêmes, des déférences, ou du respect, une voix, qu’eux seuls n’entendent pas, leur crie, Ce n’est pas à vous, c’est à vos Ayeux, que les égards dont vous jouïssez s’adressent.

ALIDOR,
ET THERSANDRE.
CONTE.

Alidor, & Thersandre, étoient jumeaux, & d’une figure qui ne laissoit rien à désirer. C’étoit encore un autre prodige, que leur parfaite ressemblance ; ils avoient, avec beaucoup d’esprit, l’un & l’autre, les mêmes traits, la même action, le même son de voix ; il sembloit, enfin, que la nature, ayant formé l’un des deux, avoit été si contente de l’ouvrage, qu’elle avoit pris plaisir à l’imiter, sans la moindre différence. Ayant été adoptés, dès le berceau, par un Enchanteur, & par une Fée, ils ne manquoient pas d’usage du monde, quoiqu’ils n’eussent jamais habité qu’une Campagne. Par le secours de la Féerie, les gens aimables de chaque Nation étoient transportés, tour à tour, dans cette habitation, sans qu’ils s’en aperçussent, sans que cela dérangeât rien à leur maniére de vivre, ni à leurs plaisirs ; c’étoit pendant la nuit, que le charme les attiroit ; soit qu’ils dormissent ou qu’ils fussent à table, soit qu’un bal, ou quelque autre fête, les rassemblât ; les personnes, le souper, le lieu, tout étoit enlevé & devenoit le spectacle du Palais de la Fée, & de l’Enchanteur. Ceux qui avoient été transportés pendant le sommeil, & qui s’étant réveillés dans le Palais, en avoient vû les merveilles, s’imaginoient n’avoir fait que dormir, & rêver ; on a été bien long-temps qu’on prenoit ces sortes de voyages pour des songes.

Alidor, & Thersandre passoient ainsi une vie agréable. L’Enchanteur étoit le meilleur homme du monde ; il n’avoit qu’une chose de gênante, c’est que, comme il pensoit fort peu, il vouloit qu’on pensât pour lui, qu’on fût, tant que le jour duroit, occupé à l’entretenir. Ce n’étoit pas des raisonnemens, ni des réflexions qu’il demandoit ; il ne vouloit que de ces choses qu’on entend, sans presque y donner attention ; il exigeoit, par exemple, que vous lui contassiez tous les petits détails de votre journée, & cent minuties pareilles qui ennuyent, ordinairement, tout autre que celui qui a la petitesse d’esprit de les raconter. La Fée, au contraire, avoit en antipathie quelqu’un qui parloit de soi, sans nécessité ; elle auroit mieux aimé qu’on n’eût eu rien à lui dire ; mais ne voulant contraindre personne, comme Alidor parloit volontiers de tout ce qui le regardoit, elle l’avoit abandonné à l’Enchanteur, & s’étoit réservé Thersandre ; l’ayant accoutumé, de bonne heure, à ne point entretenir les autres de ses petites avantures, de ses goûts, de ses haines, ni enfin de tout ce qui n’intéressoit que lui.

Thersandre, & son frere étoient dans leur vingtiéme année, lorsqu’ils entendirent un Héraut qui crioit à haute voix : Qui osera mériter l’honneur d’épouser la fille du Roi, ou d’être Gouverneur de la moitié du Royaume ?

Il vient de naître un homme, ou plûtôt un horrible monstre à deux têtes, & qui porte écrit sur chaque front, en caractéres de feu : Qu’on me donne la Princesse en mariage, ou je renverserai le monde. Comme il est fils d’un Enchanteur, il dissipe une Armée par le seul bruit de sa voix ; mais il peut succomber, s’il n’est attaqué que par un petit nombre. Quiconque l’aura vaincu, & apportera sa dépouille, recevra, au choix de la Princesse, l’une des récompenses promises.

Le Héraut ayant achevé, il leur remit un rouleau d’écorce d’arbre, sur lequel ils trouvérent tracé :

Portrait de la Princesse.

Qu’avec le secours de l’imagination la plus ingénieuse, on se représente tout ce qui forme une personne charmante, par la figure, l’esprit & le caractére ; qu’ensuite on considére, on entende la Princesse, on dira : Je n’avois fait qu’une ébauche. Voilà ce que je voulois dépeindre.

Mon frere, dit Thersandre, nous ne sommes encore connus que par la singularité de notre ressemblance. C’est ici l’occasion de nous signaler. Alidor fut du même sentiment. Ils s’armérent chacun d’un dard, d’un bouclier & d’une épée ; & ayant appris que le Géant, qui parcouroit cent lieues de pays d’un soleil à l’autre, n’étoit pas loin de leur château, ils allérent à sa rencontre. A peine furent-ils sur le bord d’un bois assez proche de leur demeure, qu’ils aperçûrent un Monstre haut de trente pieds, ayant deux têtes humaines, des aîles de cristal, & quatre bras armés de griffes fort longues, & dentelées ; il ne voloit pas, mais secouru de ces mêmes aîles, il marchoit avec une rapidité étonnante, s’appuyant sur une énorme massue.

Malgré la supériorité que paroissoit avoir, sur eux, un colosse si terrible, comme il avoit quelque chose d’humain, ils crûrent que ce seroit une lâcheté de l’attaquer ensemble. Ils pensoient que le courage & l’adresse, étoient un genre de force, supérieur à tout autre, & ayant tiré au sort, à qui le combattroit le premier, Alidor fut le fortuné. Il marcha aussi-tôt vers le Monstre, qui s’étant armé de son arc, tira plusieurs fléches, dont la pesanteur auroit ébranlé une tour. Alidor les évita, avec une adresse extrême, & lançant son dard, il fit, à l’une des têtes du Géant, une légére blessure. Le Monstre, alors, faisant plusieurs mouvemens de son énorme massue, causa une si grande agitation dans l’air, qu’Alidor tomba comme si un ouragan l’eût renversé. Thersandre, voyant son frere hors de combat, courut pour le venger. Le Géant tenoit un bras levé pour accabler son ennemi vaincu, lorsqu’il aperçût le nouveau combattant, qui lui crioit de se défendre ; & furieux de ce qu’un adversaire, qu’il trouvoit méprisable, se flattoit de le mettre en péril, il résolut de lui faire souffrir une mort horrible. On vit alors jaillir, de ces mêmes caractéres qu’il avoit imprimés sur chaque front, des serpentaux enflammés, & des fléches brûlantes. Thersandre, loin d’en être effrayé, se jetta à travers ces dangers ; il lança son dard avec tant de justesse, qu’il fit au Monstre une profonde blessure. Le Monstre, alors, leva sa massue, mais les forces lui manquérent, il tomba, & Thersandre lui trancha ces deux formidables têtes, qui avoient causé tant de frayeur au Roi & à la Princesse, lorsque le Monstre avoit été la demander en mariage.

Pendant ce combat, Alidor ayant repris ses esprits, Thersandre & lui, allérent faire part de ce triomphe à l’Enchanteur & à la Fée, qui furent charmés de ce qu’ils avoient tenté cette grande entreprise de leur propre mouvement. Allez, leur dit l’Enchanteur, apprendre au Roi la mort du Monstre. Contez-lui, bien en détail, les circonstances de cette admirable nouvelle ; & recevez les récompenses que vous avez méritées. La Fée parla différemment à Thersandre ; sans doute, lui dit-elle en secret, vous voulez être l’Epoux de la Princesse ? Il faut mériter qu’elle vous préfére ; observez, plus sévérement que jamais, de ne point parler de vous, lors même que vous l’entretiendrez du service que vous venez de lui rendre. Thersandre remercia la Fée, rejoignit son frere ; ils partirent.

Ils arrivérent le lendemain à la Cour. Le Roi & la Princesse déja informés de toutes les circonstances de leur victoire, voulurent, pour les recevoir avec distinction, leur donner à chacun une audience particuliére. Alidor, comme l’aîné, parut le premier : sa figure si belle & si noble, une certaine grace, qui paroissoit dans toutes ses actions, & l’une des têtes du Monstre qu’il portoit, avec fierté, au bout de son épée, tout cela formoit un contraste qu’on voyoit avec une sorte d’admiration. Le Roi & la Princesse en furent frapés. Alidor conta comment son frere & lui, sur le récit du Héraut, avoient résolu de chercher le Géant. Il ne songea point à parler du portrait de la Princesse, mais il dépeignit la figure effrayante du Monstre, & tout le péril de le combattre, la blessure qu’il lui avoit faite, & enfin l’effet de ce tourbillon, dont il avoit été renversé, comme d’un coup de tonnerre.

Pendant ce récit, qu’Alidor orna de traits d’esprit & d’éloquence, flatté de l’espoir d’obtenir la main de la Princesse, il avoit paru beaucoup moins occupé d’elle, que de l’éclat de sa propre avanture. Le Roi, après lui avoir donné toutes sortes de témoignages d’estime : Allez, lui dit-il, vous apprendrez, bien-tôt, quelle sera votre récompense. Alidor se retira, & Thersandre fut introduit.

Thersandre ne portoit point une des têtes du Monstre, comme avoit fait Alidor, il l’avoit déposée dans la salle des Gardes, au pied du faisceau d’armes. Il parut avec l’extérieur simple, d’un homme qui n’auroit eu aucune part à l’événement du jour ; ce fut toute la différence que la Princesse aperçût entre son frere & lui ; étant, d’ailleurs, très-surprise de leur ressemblance. Thersandre s’avança, avec beaucoup de grace, & de modestie ; il resta dans le silence, attendant que le Roi lui parlât, & regardant de temps en temps la Princesse. C’est donc vous, brave Thersandre, qui avez triomphé du Géant, lui dit le Roi ? Mon frere l’avoit blessé, répondit Thersandre, & depuis sa blessure, il avoit peine à se défendre. Vous rabaissez beaucoup la gloire de votre combat, continua le Monarque, mais je suis instruit des périls que vous avez bravés. Le Monstre étoit facile à vaincre, reprit Thersandre, sa vie troubloit le bonheur du Roi, & les beaux jours de la Princesse. C’est vous qui me les rendez ces beaux jours, dit la Princesse, & vous ne parlez point de la récompense ! Vous venez de l’accorder, Princesse, répondit Thersandre, vous annoncez que vous allez vivre heureuse. Cependant, ajouta le Roi, j’ai promis la moitié de mon Royaume. Il appartient tout entier à la Princesse, interrompit Thersandre, un don qui diminueroit de son bonheur, ou de sa gloire, pourroit-il être regardé comme un bienfait par aucun de vos Sujets ? C’est assez, dit le Roi, vous apprendrez comment je sais reconnoître un service de cette importance.

Quand Thersandre se fut retiré, le Roi, qui n’aimoit pas moins que l’Enchanteur, à entendre raconter de belles histoires, dit à sa fille : Me voilà bien embarrassé ; celui-ci ne veut pas de la moitié de mon Royaume ; il mérite, cependant aussi, une grande récompense ; mais si tu te détermines à épouser l’un des deux, vraisemblablement tu ne prendras pas Thersandre. Il me paroît qu’il a bien moins d’esprit que son frere : il n’a pas sû nous conter son combat, comme avoit fait si agréablement Alidor. Mon pere, répondit la Princesse, pardonnez si mon sentiment n’est pas conforme au vôtre. Thersandre ne me paroît avoir d’avantage sur Alidor, que l’élévation d’ame, qu’il montre, en n’étant point occupé de sa victoire : Eh, quelle différence cela met entr’eux ! Quiconque peut n’avoir point de vanité sur l’événement le plus brillant de sa vie, a sans doute une force d’esprit, une raison supérieure, qui ne se démentiront jamais. J’avoue que Thersandre m’a prévenue en sa faveur, & que je l’épouserois sans répugnance. Il me semble que je ne trouverois dans Alidor, qu’un Libérateur, qui se plairoit à me faire souvenir que je suis sa conquête, qui dès que la moindre inquiétude viendroit le saisir, me présenteroit la tête du Géant, pour me faire souvenir de ce que je lui dois, & qui réduiroit ainsi ma tendresse à la reconnoissance. Dans Thersandre, je découvre, à la fois, un extrême désir de m’intéresser en sa faveur, avec la crainte généreuse de me rappeller qu’il m’a servie ; il n’envisage, dans ce qu’il a fait pour moi, il ne sent, que le plaisir d’avoir contribué au bonheur de ma vie, & n’ose s’en faire un titre pour me plaire. L’un s’applaudiroit sans cesse d’avoir mérité ma main ; l’autre, en la méritant davantage, regardera, comme une grace, de l’avoir obtenue. Combien la modestie ajoute aux autres qualités qui rendent aimables ! Me voilà détrompé, dit le Roi, je vois qu’effectivement Thersandre te plaît plus que son frere ; demain nous leur apprendrons leur destinée ; envoyons inviter l’Enchanteur & la Fée qui les aiment, à venir être témoins des effets de notre reconnoissance. Le lendemain, l’Enchanteur & la Fée étant arrivés, le Roi déclara, qu’Alidor auroit le Gouvernement de la moitié du Royaume ; il ordonna qu’on préparât les fêtes qui doivent précéder l’hyménée ; ensuite il posa sa couronne sur la tête de sa fille, lui remit son sceptre, & présentant Thersandre : Vous êtes Reine, dit-il, & voilà votre Libérateur. La Princesse regarda Thersandre, lui donna le sceptre, & Thersandre tomba à ses pieds ; devenu éperduement amoureux d’elle, pour avancer, d’un moment, le bonheur de recevoir sa foi, il auroit combattu un nouveau monstre. Enfin ce moment désiré arriva ; la Princesse ne s’étoit point trompée ; Thersandre, Epoux & Roi, garda la douceur, la simplicité de son caractére ; on parle encore de la félicité, toujours égale, dont la vie de ces deux Epoux a été remplie.

LES VOYAGEUSES.
CONTE.

Une Fée avoit trois niéces ; l’aînée étoit belle, la seconde jolie, & la troisiéme laide. La belle étoit si contente, si glorieuse de l’être, qu’elle n’étoit, qu’elle ne vouloit être que cela ; elle n’imaginoit point d’autre avantage dans le monde. Si elle marchoit, sa contenance sembloit vous dire : Voyez de quelle air la beauté se proméne ; devenoit-elle rêveuse, la voyoit-on s’endormir, s’éveiller, c’étoit en attitude de belle personne. Quand vous l’entreteniez des choses qui la regardoient le moins, elle vous répondoit comme si vous lui eussiez donné des louanges. On lui auroit raconté la mort du grand Pan, ou l’entreprise des argonautes, qu’elle auroit crû que c’étoit une allégorie sur ses charmes. La jolie, vive naturellement, fort piquante, & supérieurement coquette, vouloit que tout fût occupé d’elle, jusqu’aux femmes ; car il faloit, pour être heureuse, se voir l’unique objet de leur jalousie, de leurs plaintes, de leur aigreur ; comme celui de l’empressement, des soins, des inquiétudes, des préférences de tous les hommes. On ne cessoit presque pas de parler, afin que les autres femmes n’eussent pas le temps de montrer de l’esprit ; & quand on ne se sentoit pas ce fond d’enjouement, qui donne si bien l’air de la premiére jeunesse, on y suppléoit, en prenant l’air de l’étourderie. Il faloit voir encore comme on affectoit de paroître sensible aux amusemens, afin de laisser imaginer que si on se permettoit des passions, on les auroit extrêmement vives : elle tiroit même parti de sa mauvaise humeur ; (car elle en avoit) elle en montroit aussi sans en avoir, & alors, elle devenoit moqueuse ; ainsi c’étoit être, toujours, le personnage qui attiroit l’attention de toute l’assemblée ; enfin, pour achever le portrait, sensible uniquement par vanité, indifférente dans le cœur, elle n’exigeoit de l’amitié, ni n’en vouloit rendre, aussi n’en avoit-elle jamais inspiré.

La laide l’étoit effectivement, mais d’une laideur qui ne ressembloit point à toutes celles qu’on rencontroit alors assez communément dans le monde ; quand on regardoit ses traits en détail, il n’y en avoit pas un seul qui ne déplût ; à les voir ensemble, c’étoit de moment en moment une physionomie nouvelle, toujours singuliére, toujours agréable ; on jugeoit que cette variété venoit de beaucoup d’imagination, & que cette imagination devoit être charmante. Elle l’étoit aussi. La gaieté, la douceur, la finesse ; & sur tout cela, ce naturel qui ne prétend à rien, & qui fait tout valoir ; voilà, à la fois, son esprit, & son visage ; car, comme je l’ai dit, l’un étoit toujours l’ame de l’autre. Ajoûtez, qu’elle avoit les plus belles dents du monde, & que le reste de sa figure étoit fort bien. Voilà toute la personne. J’oubliois ce qui peut servir le mieux à faire connoître son caractére ; elle savoit qu’elle étoit laide, & ne se doutoit pas qu’elle eût de quoi le faire oublier.

Leur tante, qui n’avoit employé son art qu’à se perfectionner la raison, qu’elle regardoit comme le premier de tous les dons, auroit bien voulu pouvoir en faire part à ses niéces ; elle quittoit souvent le pays des Fées, pour venir vivre avec elles. Il est temps que vous choisissiez un état, leur dit-elle un jour ; si vous étiez mes filles, vous seriez Fées comme moi ; mais à mes niéces, je ne puis donner de ma Féerie, que quelques secours pour leur faire un grand établissement. Voyons, d’abord, quelle figure vous voulez avoir ; car il dépend de moi de changer la vôtre. L’aînée répondit à cette proposition avec un air de dédain ; Ne perdez point à cela l’excellence de votre art, ma tante, rien ne presse. Je me consulterai, dit la seconde, avec un sourire lorgneur, qui marquoit une satisfaction de soi-même la plus orgueilleuse, & la mieux enracinée. Pour moi, dit la troisiéme, je ne pourrois que gagner à un changement ; tenez ma tante, que je prenne la figure sous laquelle je vous inspirerai le plus d’amitié pour moi. Et la Fée de l’embrasser. Mademoiselle, n’imagine donc point de modéle sur lequel ma tante pût la former, ajoûta l’aînée, comme par bonté pour cette pauvre cadette. Vous pouvez vous flatter, ma tante, (continua la seconde, qui avoit pris de l’humeur de ce que la laide avoit été embrassée) que son changement (quel qu’il soit) fera beaucoup d’honneur à votre art. Il me vient une autre idée, dit la Fée, si nous allions voyager dans quelques Royaumes étrangers, vous sauriez ce qu’on penseroit du mérite que vous avez actuellement ; vous connoîtriez aussi les différentes conditions où l’on peut vivre heureux, & vous vous décideriez ensuite. Le projet fut unanimement approuvé ; la Fée trouva convenable que dans le voyage, elles passassent pour niéces de Fées ; c’étoit le moyen d’être par-tout fort bien reçûes. Il faudra aussi, ajoutérent les deux aînées, afin que tout soit dans la bonne foi, que nous gardions notre nom ordinaire, c’est-à-dire, la belle, la jolie, & la laide ; vous savez qu’on nous appelle ainsi depuis le berceau. La Fée y consentit ; & pour n’être point accablée de toutes les demandes ridicules qu’on viendroit lui faire, si elle s’annonçoit comme Fée, elle voulut ne paroître que la Gouvernante de ses niéces.

On part, & pendant le voyage, dès qu’on étoit dans une grande Ville, les deux aînées ne manquoient pas de répéter, cent fois à propos de rien : Mais que fait la laide ? Ecoutez, ma tante, ce que dit la laide. On prétend même, qu’elles portoient dans une petite cage de satin, dont les barreaux étoient de pelluche, une petite Perruche, à voix aigre, & perçante, qui répétoit cent fois dans une heure : La laide, la laide, la laide ; & c’étoient elles qui l’avoient instruite. Il est certain, du moins, que depuis qu’on avoit donné à leur sœur, étant encore au berceau, le triste nom de laide, elles seules le lui avoient fidélement conservé ; tous ceux qui l’environnoient, en avoient chacun imaginé un autre. L’un l’appelloit Zimzime, ce qui en langage de Fée, veut dire, mieux que belle. L’autre, Claride, c’est-à-dire, qui ne l’aimeroit ? & ainsi de quantité d’autres noms. Si elle n’en avoit eu qu’un déterminé, elle y auroit perdu, quelque beau qu’il eût été ; il est vrai qu’on ne prononçoit ceux-ci que tout bas devant ses sœurs, de peur de les mettre en colére, & qu’elle-même ne vouloit pas les entendre ; mais l’appeller, comme par méprise, d’un de ces noms, c’étoit lui dire une chose obligeante, & on profitoit de toutes les occasions de se méprendre ; car comme on craignoit, parce qu’elle étoit extrêmement modeste, qu’elle ne se crût du genre de laideur que ses sœurs lui reprochoient si volontiers, on s’appliquoit à lui persuader le contraire, & cela, parce qu’elle cherchoit à être aimée.

Leur premier séjour sur la Cour d’Assyrie, qui étoit brillante, nombreuse, où les hommes étoient à la fois sensés & aimables, où les femmes étoient charmantes, & vivoient ensemble, sans se haïr ; parce qu’elles n’avoient que le cœur sensible, & que leur amour propre ne se blessoit jamais mal à-propos. Ce n’étoit pas qu’il n’y eût aussi des femmes vaines, aigres, méprisantes ; des hommes confians, frivoles, indiscrets ; mais c’étoit le petit nombre, & cela fait une Nation bien raisonnable. La belle y fut d’abord admirée, la jolie y fut suivie, la laide (j’aime mieux dire la troisiéme) resta d’abord assez ignorée, parce qu’on s’occupoit des deux autres.

Bien-tôt, l’aînée fut trouvée trop froide, trop vaine dans la Société, & regardant, trop en pitié, tout ce qui n’étoit pas la beauté, c’est-à-dire toute autre que la sienne. Bien-tôt, la voilà négligée, abandonnée, &, à quelques vieux Seigneurs près, qui n’avoient conservé de leur jeune âge, qu’une parfaite & ennuyeuse admiration pour les belles, elle ne se trouva plus d’adorateurs ; & comme elle avoit méprisé toutes les femmes, celles qui s’en étoient formalisées, parce qu’elles n’avoient pas assez d’esprit pour en rire, s’en trouvérent encore plus qu’il n’en faloit, pour lui donner des ridicules. La seconde, qui avoit d’abord attiré ce petit nombre d’hommes, dont j’ai parlé, fut enfin avertie, par la Fée, qu’ils avoient l’air trop libre avec elle, qu’ils faisoient de mauvaises histoires sur son compte, que de certaines femmes prenoient grand soin d’accréditer ; & que les gens sensés, à qui elle ne s’étoit point souciée de plaire, se contentoient de ne point écouter, sans chercher à les détruire ; & qu’enfin, elle n’avoit nulle considération. Cela la toucha assez ; mais ce qui fit bien plus d’effet, c’est qu’elle se vit bien-tôt négligée par les hommes les plus estimés, & les plus aimables : la voir, la suivre, la trouver trop coquette, & l’oublier, ne fut pour eux que l’ouvrage de peu de jours.

Notre troisiéme avoit, enfin, été remarquée. On avoit commencé par s’apercevoir qu’elle avoit beaucoup d’esprit. On se demanda, bien-tôt, on examina si, effectivement, elle étoit laide ; & la fin de ce doute, fut de la trouver extrémement aimable. Eh ! comment ne pas convenir de son esprit ? Elle en trouvoit si volontiers aux autres, & se plaisoit à démêler, dans toutes les femmes, ce qui étoit à leur avantage, comme une autre auroit cherché à les voir en ridicule ; ainsi on lui donnoit sa confiance, on vouloit son amitié, on aimoit à la faire valoir. Mais il falut partir, les deux sœurs s’ennuyoient de cette Cour ; elles vouloient absolument aller dans quelque autre qui fût tout-à-fait différente. La Fée les transporta dans un pays fort éloigné. Elles arrivérent au milieu d’une grande Ville, où l’on ne voyoit que des Palais, & dont les habitans, d’une stature noble & élevée, étoient habillés de gazes, brodées de petits coquillages qui représentoient, au naturel, des fleurs, des arbustes, des oiseaux ; & ce qui étoit plus singulier encore, ces mêmes habitans avoient le teint couleur d’avanturine, avec des yeux d’un bleu de saphir, & très-brillans ; des lévres extrémement grosses, de la même couleur que les yeux, & des dents de nacre, les plus jolies du monde. Cette bizarrerie ne choqua point les deux aînées ; elles pensérent qu’il seroit flatteur d’être admirées par des yeux couleur de saphir, & de tourner la cervelle à ces hommes extraordinaires. Pour la cadette, elle étoit fort étonnée, & tâchoit de s’accoutumer à ces figures surprenantes, afin de n’être point haïe des gens avec qui elle alloit vivre. Ses sœurs furent bien trompées dans leurs espérances : comme la beauté est une affaire d’opinion, on ne les regarda, jamais, qu’avec une surprise qui ne supposoit aucun plaisir à les voir, elles n’eurent point d’autres succès ; &, pour comble de dégoût, elles apprirent, qu’on ne les appelloit que du nom qu’elles donnoient, avec tant de plaisir, à leur cadette. Mais voici bien pis encore, étant toutes trois à une fête, où les filles du Roi formoient une danse plus singuliére que difficile, & que les deux aînées ne regardérent qu’avec dédain, (car elles ne pouvoient pas souffrir de voir briller les autres) la troisiéme se mit au rang des danseuses, qu’elle avoit beaucoup applaudies ; & comme elle avoit acquis bien des talens, croyant en avoir besoin, elle saisit si bien le caractére de leur danse, on lui sût si bon gré de se prêter, avec tant de grace, à des amusemens étrangers pour elle, qu’elle fut applaudie à l’excès. Le Roi, les Dames, les Courtisans, ne cessoient de dire : Quel dommage, qu’elle n’ait pas un teint d’avanturine, & de belles grosses lévres bleues ! Ses deux sœurs entendirent, sans doute, mot pour mot, toutes les louanges qu’on lui donna (car le dépit dans les femmes est si pénétrant) ; enfin elles pensérent en mourir de jalousie ; & le bal fini, ce fut une persécution pour partir, à laquelle il falut que la tante cédât ; à peine eut-elle le temps de prendre congé du Roi, de la Reine, & des Princesses, à qui elle donna, cependant, un secret pour se bouffir, considérablement, les lévres, aux jours de cérémonie. L’importance de ce présent, la fit reconnoître pour Fée, & elle se vit investir par un concours prodigieux de peuples ; mais elle étoit déja dans son char, & elle disparut, au grand contentement des deux aînées, qui maudissoient un pays où l’on n’applaudissoit que leur cadette.

Je ne sai pas comment j’ai oublié, jusqu’ici, d’expliquer pourquoi ces deux aînées étoient en si bonne intelligence. Il n’est pas facile de le deviner ; cela va cependant paroître assez simple. La jolie disoit, à tout moment, à l’aînée, qu’elle étoit prodigieusement belle ; la belle disoit à celle-ci, qu’elle étoit excessivement jolie ; & chacune, parce qu’elle pensoit ne prononcer qu’un mot qui n’exprimoit rien, & se moquer de sa sœur, à proportion du plaisir qu’elle lui causoit, par cette louange chimérique.

Mais comment se pardonnoient-elles leurs conquêtes, puisque l’une & l’autre vouloit, sans doute, être seule aimable ? Cette objection est plus embarrassante ; mais voici comment cette concurrence s’arrangeoit dans leur tête. La belle croyoit que sa sœur n’avoit de soupirans, que ceux qui, ne se sentant qu’un mérite commun, n’osoient se flatter d’être écoutés d’une belle personne ; & la seconde disoit ; Ils seront bien-tôt excédés de la triste beauté de ma sœur, ils me reviendront ; ainsi, c’étoit le peu de bonne opinion que mutuellement l’une avoit de l’autre, qui entretenoit leur union. On ne sauroit croire combien un mépris réciproque est souvent parmi quelques femmes, une raison de convenance, & même le nœud d’une sorte d’amitié.

A l’égard de leur haine commune pour la troisiéme, voici quelle en fut l’origine. Leur cadette, ayant une ame douce, & s’appliquant à vaincre par de la déférence & par de l’amitié, la répugnance que lui marquoient ses sœurs, profitoit de toutes les occasions de faire leur éloge, avec justice ; mais étant raisonnable & sincére, elle ne pouvoit se déterminer à louer l’orgueil de l’une & la coquetterie de l’autre ; & ne les pas applaudir, à cet égard, c’étoit se montrer leur ennemie. Ajoutez que lorsque les deux aînées s’y attendoient le moins, elles virent cette sœur, condamnée dans leur esprit à ne jamais plaire, réussir souvent mieux qu’elles. On ne supporte point cela ; car, qu’on ait prévû le succès que peut obtenir une autre femme, comme on a rassemblé, par avance, toutes les maniéres de l’envisager, qui en diminueront le prix ; on peut en être témoin, sans se décontenancer ; on le méprise, peut-être, au point qu’on le pardonne. Mais quand il surprend, qu’on est réduit à le voir tel qu’il est, il n’y a courage d’esprit qui y tienne.

Les voilà donc dans le char. Où vous ménerai-je ? leur dit la Fée. Vous savez, sans doute, à quoi vous en tenir, sur votre figure ? Voyageons à présent, afin de vous faire connoître le prix des différens états de la vie ; je vais, pour commencer, vous faire toutes trois Reines. Alors, elle remua une chaîne de diamans, qui gouvernoit quatre Phénix, qu’elle avoit attelés à son char ; ils hâtérent leur vol, & arrivérent dans un pays charmant. On entra dans une Ville superbe ; tous les Grands de l’Empire s’y trouvérent rassemblés, & les trois niéces, placées sur un même trône, furent toutes trois reconnues Souveraines.

L’aînée, on ne l’auroit pas cru, trouva le moyen d’augmenter de fierté & de bonne opinion de son mérite. Le lendemain de son couronnement, elle emprunta la baguette de sa tante, pour un coup d’état, disoit-elle, & l’on ne devineroit pas quel usage elle en vouloit faire. Il y avoit proche de sa Capitale, une vaste plaine ; elle s’y promena, d’un soleil à l’autre, & pour donner à ses Sujets le plaisir de l’admirer, elle les transporta, tout à coup, dans cette plaine ; & cet enlevement pensa les faire mourir tous de frayeur. L’un, occupé dans son cabinet, se sentoit emporté par sa fenêtre, sans savoir à quoi attribuer cette merveille. L’autre, au moment de prononcer le serment qui l’alloit unir à sa maîtresse, quittoit, malgré lui, sa main, & s’échapoit avec rapidité du Temple, au grand étonnement de l’épouse & de l’assemblée. Celui-ci, dont la santé étoit languissante, transporté dans son fauteuil, se trouvoit dans les nues. On voyoit voler les batallions tout armés, & les personnages les plus graves traverser les airs, en habits de cérémonie. Enfin, cet événement causa un trouble, un désordre général, dans toute la Nation, & chaque jour de son Régne, amena quelque-autre folie, dont sa beauté étoit la cause.

On s’attend bien à voir la seconde, ne contraignant pas mieux son caractére ; aussi parut-il dans toute sa perfection. Il n’y eut bien-tôt plus à sa Cour que des petits soins pour occupation, des fleurettes pour langage, & des lorgneries pour politesses. La Fée se trouva forcée d’apprendre à l’aînée l’effet de sa ridicule présomption ; à la seconde, le peu d’estime & de respect qu’on avoit pour elle ; & les avis sages, quand ils viennent d’une Fée, ont cela de particulier, ils persuadent. Je ne veux pas dire, cependant, que les deux niéces crûrent avoir tort, elles sentirent, seulement, la honte de leur situation, qu’elles trouvérent injuste ; & elles conclurent que le trône n’avoit pas tant de charmes qu’elles l’avoient pensé.

La troisiéme Reine parut effectivement l’être. Si le Trône met les défauts dans un plus grand jour, il donne aussi plus d’occasions aux vertus de paroître. Zimzime, car la Fée avoit décidé qu’on ne l’appelleroit plus la laide, mieux que belle, dis-je, eut donc lieu d’être contente de sa nouvelle condition ; elle avoit des mœurs, & de la dignité, elle fut respectée. Elle ne songeoit qu’aux moyens de faire le bien, & d’être aimée, on l’adora. Sa Cour devenoit, tous les jours, plus nombreuse, & cela acheva de désespérer ses sœurs.

Une nuit, tourmentées d’un dépit qui ne leur avoit pas permis de fermer l’œil, elles allérent trouver la Fée, & la pressérent de partir dans le même moment, aimant mieux toute autre condition que celle de régner. La Fée, qui avoit ses vûes, répondit froidement, il est encore bien matin, mais j’y consens ; elle alla éveiller Zimzime, l’habilla d’un seul coup de baguette, sans que rien manquât à son ajustement, répandit dans la Ville quelques trésors, & l’on remonta encore dans le char.

Hé bien, mes chéres Niéces, (cela s’adressoit aux deux aînées) vous vous êtes ennuyées du Trône ? Le rang qui en approche vous exposeroit, à peu près, aux mêmes inconveniens ; & dans les états, successivement inférieurs, vous trouveriez de pareils sujets de mécontentement. Passons, croyez-moi, à une extrémité dont vous n’avez qu’une idée très-imparfaite. Allons habiter quelque hameau. Je connois un endroit de l’Asie, où, sous un ciel doux, des peuples simples & sociables, vivent dans de belles campagnes ; nulle ambition, peu de besoins, & un panchant inaltérable pour des plaisirs qui n’entraînent point de dégoûts : Voilà leur condition.

J’aime beaucoup ce hameau, dit l’aînée ; Je serois comblée de voir cette campagne, s’écria la seconde. A l’instant, elles se trouvérent, toutes trois, mises comme de simples Villageoises, c’est-à-dire, avec une coëffure & des habits, qui, pour toute magnificence, avoient une simplicité agréable, l’air frais, & d’une extrême propreté. L’aînée conçut, que, sous des dehors si peu brillans, on ne pouvoit être remarquée, à moins qu’on ne fût la beauté même. La seconde, ne douta pas que la singularité de cet ajustement, ne dût servir à la rendre plus piquante. Pour Zimzime, elle fut bien aise de pouvoir connoître un peuple ingénu, & dont les passions douces, disposoient, sans doute, leur ame à l’amitié. Elles aperçurent, alors, cette campagne, qu’elles désiroient. Elles arrivérent dans une prairie, au milieu d’une fête purement champêtre ; le lieu, les habitans, tout rappelloit l’idée de l’âge d’or. La Belle, se voyant entourée d’une troupe considérable, leva, avec un air de bonté présomptueuse, un voile qu’elle portoit en voyage. Ces gens simples, la regardérent, long-temps, avec des yeux plus étonnés que satisfaits. Ils la trouvoient belle, mais ce n’étoit point comme cela qu’ils désiroient qu’on le fût ; elle ne parla à personne, dédaignant particuliérement les jeunes Villageoises qui s’approchoient d’elle ; personne, aussi, ne lui parla ; & comme elle ne recueillit aucune louange, la fête ne tarda guéres à l’ennuyer. Pour la jolie, qui avoit bien résolu de le paroître, tout autant qu’elle le pourroit, elle y fit de son mieux, mais ses agaceries furent perdues. Ces gens simples la virent, avec les mêmes yeux, qu’ils avoient regardé l’étalage de beauté de sa sœur ; ses mines leur parurent des grimaces ; & les petits propos qu’elle leur adressa, des moqueries ; elle se mit, enfin, à danser avec eux, imitant, à ce qu’elle croyoit, leurs façons naïves ; mais elle y ajoûtoit une légéreté forcée & des inflexions de corps affectées qu’ils ne prirent jamais pour des agrémens. Tout ce qui sortoit d’une certaine simplicité, n’alloit point jusqu’à leur esprit ; ils la regardoient, fixement, & n’y trouvoient point de plaisir ; c’étoit-là tout ce qui se passoit en eux ; elle s’en aperçut, & dit à la Fée, que cette espéce-là étoit bien maussade, bien insuportable.

Et Zimzime ? Zimzime, qui avoit abordé plusieurs de ces jeunes Villageoises, avoit trouvé jolies celles qui l’étoient ; elle se mêla dans leurs jeux, & y réussit à merveilles. Si on lui donnoit le prix, elle vouloit qu’il fût partagé à toutes celles qui l’avoient disputé avec elle ; ses caresses la faisoient aimer, même de celles qu’elle effaçoit ; & ce succès dura tout le temps qu’elle resta dans cette Campagne. Les jeunes habitans, qui disposoient encore de leur cœur, passoient les jours à s’occuper d’elle ; l’un d’eux, particuliérement, qui de son côté se faisoit distinguer de tous les autres, & que la Fée embarrassoit, quand elle lui disoit le mot de travestissement ; celui-là, Zimzime l’écoutoit avec plaisir ; elle trouvoit la vie pastorale très-agréable, tandis que ses sœurs ne cessoient de répéter : Je l’ai en horreur, elle m’est odieuse. Enfin il fallut encore les emmener.

Ce fut dans leur demeure ordinaire que la Fée les transporta. C’est une sotte chose que les Voyages, dit l’aînée : on y périt d’ennui, ajouta la seconde : Dites plûtôt, répondit la Fée, que nous n’aimons que les lieux où nous plaisons, & que les gens qui paroissent charmés de nous voir. Vous l’éprouvez. Ne songer qu’à ce qui nous flatte, sans s’occuper jamais de ce qui flatte les autres, est un moyen sûr de s’ennuyer bien-tôt, par-tout, & de tout le monde. Je n’aime point à donner des leçons dures, j’ai espéré de vous corriger de vos défauts, en vous faisant essuyer les inconveniens qu’ils entraînent ; je vois que le mal est sans reméde. Voici, dit-elle à l’aînée, l’état qui vous convient. A ces mots, elle la laissa au milieu d’un Palais, qui venoit de s’élever, dont toutes les murailles lui représentoient son image. Elle avoit le plaisir de s’y voir sans cesse, mais elle s’y vit vieillir de bonne heure ; elle eut des rides, & ne pût s’empêcher de les apercevoir. Ce fut là sa punition, & l’origine des glaces. On ne croiroit pas qu’elles auroient été inventées pour corriger l’amour propre.

La Fée mena la seconde dans un autre Palais : Vous vivrez ici, lui dit-elle, vous y verrez, sans cesse, une foule d’hommes, de toutes les Nations, que vous pourrez attirer, mépriser, accueillir, gronder, apaiser ; mais ils s’évanouïront, comme des ombres, dès que vous trouverez quelque satisfaction à les voir, ou à les entendre. C’est, à peu près, ce que vous auriez éprouvé dans le monde ; la plûpart des succès qui naissent de la coquetterie, ne sont guéres plus réels, & je vous épargne les ridicules, & les dégoûts véritables qui y sont attachés ; car ces ombres que vous verrez s’évanouïr, & renaître, ne prendront point un air de dissimulation, en se défendant d’avoir sû vous plaire, & elles ne mettent point en chanson leurs prétendues conquêtes.

La Fée demanda, ensuite, à Zimzime, quel rang, & quelle figure elle désiroit avoir. Vivre avec vous, répondit Zimzime, me paroît le sort le plus désirable ; mais puisque ce bonheur est réservé aux Fées, laissez-moi d’abord, ma laideur ; elle m’épargne la jalousie des autres femmes, & me rappelle la nécessité, où je suis, de songer à me rendre supportable, du moins par le caractére. A l’égard du rang, dont je voudrois jouïr, je l’ignore. J’avoue que j’aimerois à partager celui de ce jeune Pasteur que j’ai vû dans cette heureuse campagne, où vous m’avez conduite ; je l’ai soupçonné de cacher ce qu’il étoit ; mais ne fût-il qu’un simple habitant de ce même hameau, il me semble que je passerois, avec lui, une vie heureuse. A peine elle achevoit, qu’un Prince charmant parut au milieu de sa Cour ; Zimzime reconnut celui dont elle venoit de parler, qui se trouva fils d’un grand Roi ; ils s’aimoient, ils s’épousérent, ils s’aiment encore.

FIN.

APPROBATION.

J’ai lû par ordre de Monseigneur le Chancelier, un Manuscrit qui a pour titre ; Essais sur la nécessité, & sur les moyens de plaire. J’ai trouvé cet Ouvrage rempli de sentimens délicats, & de préceptes très-sages : je crois que l’impression n’en sera pas moins utile qu’agréable au Public. Fait à Paris ce 30. Septembre 1737.

DANCHET.