The Project Gutenberg eBook of Le Voyage du Centurion

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Title: Le Voyage du Centurion

Author: Ernest Psichari

Author of introduction, etc.: Paul Bourget

Release date: July 29, 2022 [eBook #68632]
Most recently updated: October 18, 2024

Language: French

Original publication: France: Louis Conard

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE VOYAGE DU CENTURION ***

ERNEST PSICHARI

LE VOYAGE
DV
CENTVRION

Et respondens centurio, ait : Domine, non sum dignus ut intres sub tectum meum ; sed tantum dic verbum, et sanabitur puer meus.

Nam et ego homo sum sub potestate constitutus, habens sub me milites, et dico huic : Vade, et vadit ; et alio : Veni, et venit ; et servo meo : Fac hoc, et facit.

Matth., VIII, 8-9.

PARIS
LOUIS CONARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR
6, Place de la Madeleine, 6

MCMXXII
TOUS DROITS RÉSERVÉS

DU MÊME AUTEUR

A LA MÊME LIBRAIRIE

Terres de Soleil et de Sommeil, préface de Mgr Le Roy, 1 volume in-18
6  »
L’Appel des Armes, préface de Mgr Baudrillart, de l’Académie française, 1 vol. in-18
6  »
Les Voix qui crient dans le Désert, préface du Général Mangin, 1 vol. in-18
6  »

IL A ÉTÉ TIRÉ DU VOYAGE DU CENTVRION

10 ex.
numérotés
4 à
10
sur papier de Chine.
20 ex.
— 
11 à
30
— 
de Japon impérial.
10 ex.
— 
31 à
100
— 
de Hollande.
100 ex.
sur papier vélin : non mis dans le commerce.

Copyright by Louis Conard, 12 Juin 1922.

PRÉFACE

I

Voici un très beau livre et qui redoublera, chez tous les lettrés, la douleur que leur a causée, il y a quinze mois, la mort prématurée de son auteur, le lieutenant Ernest Psichari, héroïquement tombé en Belgique, lors de la retraite de Charleroi. Son premier roman, l’Appel des Armes, avait produit, on se rappelle, une sensation très vive. Deux raisons y contribuèrent. Ernest Psichari était le petit-fils d’Ernest Renan et le contraste de sa pensée avec la pensée de son grand aïeul ne pouvait manquer d’étonner. Mais, surtout, c’était la révélation d’un talent déjà supérieur et d’une nouveauté singulière, où le don d’expression aiguë, l’hallucination continue de l’artiste visionnaire s’associait à une subtilité d’analyse psychologique incomparable. L’Appel des Armes nous racontait la simple histoire d’un officier, Nangès, guérissant un jeune soldat des pires intoxications anarchistes et pacifistes par la seule suggestion de sa personnalité. Peu d’événements, un récit uni, j’allais dire terre à terre, et c’était un portrait dressé en pied, d’un si haut relief que ce Nangès reste, pour moi, à l’heure présente, aussi vivant que si je l’avais connu en chair et en os. Il y avait là, entre autres pages, une conversation entre camarades de garnison sur le métier de soldat, égale par l’accent et supérieure par la portée au morceau justement célèbre de Vigny dans le second chapitre de Servitude et Grandeur qui commence : « L’armée est une nation dans la nation… » Vigny ajoute : « C’est un vice des temps. » Pour Nangès, au contraire, porte-parole avoué du romancier, le plus précieux travail du soldat est de constituer, dans la nation, un type à part. Il représente, et seul, un principe d’obéissance, de sacrifice et de danger, aussi nécessaire à la tonicité générale de la Société que les sécrétions de telle ou telle glande peuvent l’être à l’énergie générale de l’organisme. Le soldat serait alors une de ces espèces sociales que le plus perspicace des observateurs, Balzac, démêlait déjà. « La Société », disait-il dans la préface de la Comédie humaine, « ressemble à la Nature. Elle fait de l’homme, suivant les milieux où son action se déploie, autant d’hommes différents qu’il y a de variétés en zoologie. Les différences entre un soldat, un ouvrier, un oisif, un savant, un commerçant, un homme d’État, un marin, sont, quoique plus difficiles à saisir, aussi considérables que celles qui distinguent le loup, le lion, l’âne, le cheval. Il a donc existé, il existera toujours des espèces sociales comme il existe des espèces zoologiques… »

Cette étude du caractère propre au soldat faisait le thème de l’Appel des Armes. Elle fait aussi celui de ce récit posthume auquel son auteur avait donné ce titre énigmatique : Le Voyage du Centurion. De ce roman, — car c’en est un, mais d’un type si neuf que l’on hésite à employer ce mot, — l’écrivain a laissé deux versions : l’une, rédigée à la première personne et sous forme autobiographique ; l’autre, — et c’est celle que l’on va lire, — sous forme de récit objectif. Le titre s’éclaire par les deux versets de saint Mathieu mis en épigraphe : « … Et le Centurion répondit : « Seigneur, je ne suis pas digne que vous entriez sous mon toit. Mais dites un mot seulement, et mon fils sera guéri, — car, moi aussi, je suis un homme qui obéit et à qui l’on obéit. Je dis à ce soldat : « Va », et il va. Je dis à cet autre : « Viens », et il vient ; à mon serviteur : « Fais ceci », et il le fait. » Vous êtes averti aussitôt : ce nouvel essai de psychologie militaire est aussi un essai de psychologie religieuse. Le romancier revendique le droit d’associer l’Évangile et l’épée, en vertu d’un texte qui prouve qu’il peut, qu’il doit y avoir une doctrine chrétienne de la guerre. Le Christ qui a dit au riche : « Quittez vos richesses », ne dit pas au Centurion : « Quittez votre service. » En écoutant ces paroles de discipline sans les relever, il les fait siennes. Que dis-je ? Il admire celui qui les prononce. Audiens autem Jesus miratus est… Il ajoute : « Je n’ai jamais trouvé autant de foi dans Israël. » C’est donc le soldat croyant qu’Ernest Psichari va nous peindre. Il ne se propose pas de tracer uniquement un tableau de mœurs, quoique ce tableau s’y trouve et que les traits en soient d’un réalisme qui ne recule pas devant la brutalité. Étant lui-même un professionnel, le romancier aime l’humble détail du service, mais il en aime plus encore le sens spirituel, ou mieux, il ne les sépare pas, et c’est la particularité qu’il faut comprendre pour bien entrer dans l’esprit de ce récit.

Déjà, dans l’Appel des Armes, il était parlé de la « Mystique » du métier militaire. Cette expression n’est pas spéciale à Psichari. Dans les derniers travaux qu’il a donnés aux Cahiers de la Quinzaine, Péguy l’employait sans cesse, et c’est à Péguy qu’est dédié l’Appel des Armes. Cette formule décèle un état mental qui semble avoir été celui de toute une élite de la jeunesse française avant 1914 et la terrible guerre. L’épreuve actuelle ne peut que l’avoir accentué. La Mystique ? — Je cherche le mot dans le dictionnaire et je trouve cette définition : « qui a un sens caché, relatif aux mystères de la foi ». Suit un exemple tiré d’une lettre de Pascal à Mlle de Roannez : « Il y a deux sens parfaits, le littéral et le mystique. » Quand Péguy reproche aux adeptes de tel ou tel parti de manquer à la Mystique de leur doctrine, quand Psichari fait dire à Nangès que l’Armée a sa morale à elle et sa Mystique, ils entendent bien affirmer que notre activité, pour être complète, doit avoir un sens caché et impliquer une foi. Dans toute action humaine, ils discernent deux éléments : une application positive extérieure à l’homme et une signification secrète qui lui est intérieure. Le soldat fait la guerre. C’est l’application extérieure. Il développe en lui secrètement, il porte à leur maximum de tension certaines vertus. Il nourrit, il enrichit son âme à travers son métier. C’est le travail intérieur. La vie de l’âme devient alors la raison profonde et dernière de l’effort, même le plus technique. L’acte de foi est là, dans cette affirmation que le monde spirituel, non seulement est une réalité, mais qu’il est la réalité par excellence. En dehors de lui, l’énergie la mieux adaptée de l’homme le plus intelligent ne diffère pas du labeur de l’araignée tendant sa toile. George Eliot parle dans Silas Marner d’un moment où son héros, le tisserand de Raveloe, ayant perdu toute croyance, mais infatigable à sa besogne, commence à mener une existence d’insecte, — insectlike life. Cette mécanisation de l’être, un Péguy, un Psichari la reconnaissent aussi bien dans la curiosité du savant, dans les calculs du politicien, dans le libertinage du voluptueux, que dans l’esclavage du bureaucrate ou du tâcheron. C’est contre elle qu’ils font appel aux puissances du psychisme supérieur les plus hautes tout ensemble et les plus profondes de notre personne. Ouvrez le Voyage du Centurion, et, dès la première page, observez sous quel jour le romancier vous présente son personnage, Maxence, officier de tirailleurs, en train de conduire en Mauritanie une colonne de méharistes : « … Son père, — le colonel lettré, voltairien et pis, traducteur d’Horace, excellent et honnête vieillard, homme enfin de belles façons, — s’était trompé. Maxence avait une âme. Il était né pour croire, et pour aimer, et pour espérer. Il avait une âme, faite à l’image de Dieu, capable de discerner le vrai du faux, le bien du mal… Pourtant, cet homme droit suivait une route oblique, une route ambiguë, et rien ne l’en avertissait, si ce n’est ce battement précipité du cœur, cette inquiétude… » Vous posez le livre, et, si vous êtes de ceux qui ont eu leurs vingt ans il y a trente ans, vous vous rappelez comment pensait et sentait votre génération. Elle oscillait entre l’intellectualisme à outrance et l’arrivisme. On était scientiste et moniste, donc nihiliste, ou bien brutalement ambitieux d’après Rastignac et Julien Sorel. Quel chemin parcouru en un quart de siècle, et de quels retours la pensée d’une race demeure capable ! Comme ces reprises de sève déconcertent les inductions les mieux appuyées, les prophéties les plus justifiées ! Soyons très prudents à ranger parmi les puissances du passé les idées et les émotions dont nos pères ont vécu. Leur vertu est-elle épuisée ? Nous ne le saurons jamais.

II

C’est un de ces retours inattendus que raconte le Voyage du Centurion, le bouillonnement, à nouveau, dans une intelligence et une sensibilité, d’une source qui paraissait tarie. L’Appel des Armes nous avait dit la vocation militaire et dans quel moule psychologique prend son relief, si l’on peut s’exprimer ainsi, ce type humain d’une frappe très spéciale qu’est le soldat. Le Voyage du Centurion nous dit l’éveil du croyant dans ce soldat, et comment la religion de la consigne mène ce fervent de la discipline à toutes les disciplines. Mais d’abord, pourquoi le Centurion ? Par rappel de l’épisode de l’Évangile que j’ai déjà cité. Pourquoi le Voyage ? Parce que ce livre est réellement le récit d’un voyage, le journal, étapes par étapes, d’une expédition en Mauritanie. Le lieutenant Maxence se met en marche pour le désert avec une troupe dont l’évocation fait les premières lignes du livre : « … Il dépassa successivement l’arrière-garde qui était un petit groupe compact de méharistes noirs, puis la cohue des domestiques, cuisiniers et marmitons, puis les mitrailleuses oscillant sur l’arête aiguë des dos de mulets, puis le lourd convoi des chameaux porteurs de caisses, puis les cavaliers, de grands nègres écrasant les petits chevaux du fleuve, les méharistes maures drapés dans de larges gandourahs, puis, enfin, l’avant-garde, au milieu de laquelle Maxence distingua son interprète, un Toucouleur admirablement vêtu de soies brodées. Et devant, il y avait la terre, la terre scintillante, givrée de soleil, la terre sans grâce et sans honneur où errent, sous des tentes en poils de chameau, les plus misérables des hommes… » J’ai tenu à citer ce quadro comme un échantillon de la manière de l’écrivain, de son coloris si pittoresque et si vrai. On comprendra tout de suite l’originalité singulière du roman, si j’ajoute que ce Voyage est aussi le pèlerinage d’une pensée, la randonnée à travers ses propres idées d’un esprit à la recherche d’une certitude, d’une conscience en quête d’une règle surnaturelle, d’un cœur en tourment de Dieu et de l’Église. Vous tournez quelques pages, et vous rencontrez, écrites de cette même plume de soldat impressionniste, des phrases comme celles-ci : « Pourquoi donc, si Maxence est un soldat de fidélité, pourquoi tant d’abandons qu’il a consentis ? Tant de reniements dont il est coupable ? Pourquoi, s’il déteste le progrès, rejette-t-il Rome, qui est la pierre de toute fidélité ? Et s’il regarde l’épée immuable avec amour, pourquoi donc détourne-t-il ses yeux de l’immuable croix ?… »

Il y a donc dans ce roman, et ce raccourci schématique suffit à le montrer, deux romans parallèles : celui de l’officier en marche sur un sol ennemi, qui scrute l’espace, scrute ses hommes, campe ici, ailleurs se bat, qui veille, interroge, commande, tend sa volonté à l’action, et il y a le roman du négateur qui souffre dans la foi absente comme il souffrirait dans un membre mutilé. Il a quitté la France et Paris pour servir, mais aussi pour échapper à une atmosphère d’anarchie intellectuelle et sentimentale où il étouffait. Il est venu demander à l’Afrique un emploi utile de ses trente ans, mais aussi une réparation, un rétablissement de sa vie intérieure, par le danger, par la solitude, par le contact quotidien avec une nature vierge et des hommes primitifs. Étant soldat, il agit, et quelle action, celle qui implique la responsabilité la plus poignante, puisqu’il représente la Patrie ! Et ce chef d’une patrouille dans le désert réfléchit, de la réflexion la plus individuelle, la plus solitaire, la plus semblable à l’oraison mentale par le reploiement, la retenue et la garde des sens. Les maîtres de la spiritualité reviennent sans cesse sur ce point. Un saint Bonaventure donne à la méditation religieuse pour première loi la rupture avec le monde extérieur : Sensuum revocatio ab exterioribus, et un saint Nil : « Non poteris orare terrenis negotiis et curis implicatus. Tu ne pourras pas prier, embarrassé des affaires et des soucis de la terre. » Il semble donc que le Centurion de ce Voyage doive apparaître comme un paradoxe impossible, comme la fantaisie d’un artiste littéraire hanté par le désir de juxtaposer des contradictoires. Entre parenthèses, ces mosaïques sont quelquefois des chefs-d’œuvre, ainsi les Misérables, de Hugo. On sent tout de même de pareils livres factices par un point. Ici rien d’artificiel. Tout est exact et juste. Vous lisez quelques pages de ce livre, et vous êtes pris aussitôt par cet accent de la réalité sentie qui ne s’imite pas. Nous qui avons connu Ernest Psichari, nous savons que Maxence, c’est lui-même, que cette expédition d’Afrique, il l’a réellement faite, que ces crises d’âme, il les a traversées. Nous ignorerions tout de sa personne que nous dirions encore de ce récit qu’il est vrai. Il emporte avec lui cette crédibilité totale, absolue, qui est la première vertu du roman. Sans elle, les plus beaux miracles de style et de composition sont non advenus. Rappelez-vous Salammbô. Avec elle, toutes les insuffisances de facture sont oubliées. Rappelez-vous les Trois Mousquetaires. C’est écrit à la va-vite, inventé au rebours de l’histoire. Le lecteur ne peut pas ne pas y croire, et à cause de cela, c’est un grand roman, tandis que Salammbô n’est que le plus magnifique exemple de rhétorique de la langue.

A quoi tient-elle, cette crédibilité, qui fait qu’à l’heure présente nous disons couramment : un Don Quichotte, un Robinson et un d’Artagnan, quelque différence qu’il y ait entre le génie d’un Cervantès ou d’un Daniel de Foë et la facilité hâtive de l’improvisateur Dumas ? A la vraisemblance ? Non, puisque les Trois Mousquetaires, précisément, abondent en aventures de cape et d’épée qui touchent au fantastique. A la logique ? Pas davantage. Je citerais telle nouvelle de Mérimée dont la trame est serrée d’une manière merveilleuse ; cette logique même donne la sensation du « simili », du fabriqué. Pour qu’il y ait crédibilité, il faut, semble-t-il, que l’auteur soit par-dessus tout de bonne foi, qu’il croie à l’histoire qu’il raconte, avec une spontanéité, une naïveté complètes. C’était le cas de Dumas pour ses bretteurs, le cas de Balzac pour ses usuriers et ses duchesses, le cas de Walter Scott pour ses Jacobites et ses sorcières. C’est le cas de Psichari pour son Centurion et ses Africains. C’est son cas, en particulier, pour les angoisses et les joies, les remords et les résolutions qu’il lui prête. Il ne se demande pas si vous en douterez. Il ne cherche pas à vous justifier l’anomalie vivante que peut représenter une pareille dualité : des préoccupations d’un service en campagne et des méditations à la Pascal alternant dans une même tête. Il n’a pas à résoudre l’objection. Elle ne surgit pas devant ses yeux. Ce personnage est son double. Pourquoi discuterait-il sa réalité ? Et il ne la discute pas. Il vous la montre et vous la voyez avez lui, comme lui. Elle s’impose comme un fait. Ce serait le comble de l’art si ce n’était la simplicité même de la nature.

III

Il ne suffit pas, pour qu’un livre soit beau, d’une beauté supérieure, qu’il ait cette force du fait. Il est nécessaire que le fait ait une valeur. Il en a toujours une quand, à travers lui, nous atteignons le fond d’un cœur humain. Jamais je n’ai compris plus clairement qu’en lisant ce Voyage du Centurion le prix de cette franchise courageuse qui vous dit : « Je suis ainsi. » Par une loi qui déconcerte au premier abord, plus nous sommes nous-mêmes avec intensité, plus les autres se retrouvent en nous. La gamme des mentalités n’est, en effet, pas très étendue, et dès que l’on entre dans la psychologie profonde, ce n’est plus la variété que l’on rencontre, c’est l’unité, c’est l’identité. Suivons l’analyste du Voyage dans ce travail de creusement moral auquel il s’abandonne. Il s’est reconnu soldat, et il se reconnaît maintenant, dès qu’il se heurte au milieu dans lequel il doit agir, soldat français. Au départ pour le désert il se disait bien : « C’est la France qui m’a donné, à moi, humble lieutenant, cette immense contrée comme un parc où je puisse m’ébattre et bondir, aller et venir, selon mon caprice et comme au hasard de mon bon plaisir. » Et aussitôt il ajoutait : « Mais lui, Maxence, n’avait envers sa patrie aucune reconnaissance… » Cri étrange et qui serait blasphématoire, si, justement, ce Voyage du Centurion n’était pas aussi une découverte de la France. Comme beaucoup de jeunes gens de sa génération, Maxence n’a vu, à son entrée dans la vie, qu’un coin très étroit de son pays et que des mœurs très momentanées. Il a pris Paris pour la France, et pas même, mais, dans Paris, quelques coteries où l’apparent raffinement d’esprit dissimule mal l’indigence foncière. Partout il a senti le faux semblant, l’imposture, le vide. Et voici qu’en Mauritanie, au bord de cet empire colonial conquis par ses camarades, l’officier a l’évidence de la valeur de sa race. Il éprouve qu’il fait partie d’un grand peuple. Il éprouve aussi qu’il a devant lui un peuple différent. Différent ? mais par quoi ? Par sa religion. Pour la première fois Maxence se rend compte qu’encore aujourd’hui, la France, en présence de l’Afrique, c’est l’Église en présence de l’Islam, la Croix dressée en face du Croissant. « Qu’importe que Maxence soit triste ou mauvais ? Il est l’envoyé de la puissance occidentale. Rien n’y peut faire, ce sont vingt siècles de chrétienté qui le séparent des Maures. Cette puissance dont il porte le signe, c’est celle qui a repris les sables de l’Islam et c’est celle qui traîne l’immense Croix sur ses épaules. Elle est la puissance de Chrétienté. » Apercevez-vous comme, en poussant à fond l’analyse de son métier de soldat, le songeur découvre en lui le chrétien et aussi par quelle nécessité intime les deux romans, celui de la bataille et celui de la prière, se rejoignent, s’unissent. Souvenez-vous maintenant des récits que nous font ceux qui reviennent, en ce mois de novembre 1915, de la ligne de feu, et de la solennité, du recueillement de ces messes dites dans les tranchées. Le Centurion du Voyage n’a fait que démêler en lui plus tôt le Croisé préfiguré dans tout ceux qui portent l’uniforme de France. Chez les uns, il apparaît conscient comme chez lui. Les autres ignoreront jusqu’à la fin ce caractère mystique de leur propre action. Le Croisé est vivant dans tous. Il explique pourquoi la guerre comprise à l’allemande nous cause une horreur qui nous révolte dans nos fibres les plus secrètes. C’est que nous sommes les soldats de la chrétienté, et que nous avons devant nous les soldats d’Odin.

Arrivé à ce stade de sa réflexion, l’auteur du Voyage du Centurion aurait pu s’arrêter. Le point de vue national est une variété du pragmatisme. On sait que ce mot, — qui vient du grec πραγματικος, relatif aux affaires, aux faits, — sert à désigner aujourd’hui une apologétique uniquement fondée sur l’utilité. Il est certain, en effet, que la vérité n’a pas pour mesure l’utilité ; il n’est pas moins certain que l’utilité reste une présomption de vérité, en sorte que le pragmatisme, erroné en tant que philosophie définitive, est très légitime en tant que méthode et que commencement d’enquête. Il n’est que la mise en œuvre du précepte sur les faux prophètes : « Un arbre mauvais ne peut porter de bons fruits. Vous les reconnaîtrez à leurs fruits. » C’est une première étape à laquelle une âme sincèrement religieuse ne peut pas se tenir. L’action ne lui suffit pas. Ou plutôt l’action, pour elle, n’est qu’un symbole d’une réalité spirituelle que cette âme a besoin d’atteindre. Ernest Psichari dit cela nettement. Son Maxence s’affirme bien que « devant l’Arabe, il est un Franc, tenant sa certitude de sa race à tout jamais consacrée… Et que serait sa fierté devant le Maure, sinon une fierté catholique ? » Mais son historien, son frère, ajoute aussitôt : « Il reste au fond de lui un sombre tourment. Que les faibles se nourrissent des plus nobles rêves. Lui, il veut la vérité avec violence. Il est saisi par la noble ivresse de l’intelligence, et cette fièvre de l’esprit le travaille d’aller à la véritable raison, à cette espérance très sereine de la raison bien assise. Il demande d’abord que Jésus-Christ soit vraiment le verbe de Dieu, que l’Église soit, de toute certitude, la gardienne infaillible de la vérité… »

Ici, je ne peux que renvoyer le lecteur au texte lui-même. Les pages où Ernest Psichari raconte le dialogue de son Maxence, de lui-même, avec Dieu dans le désert, rappellent par leur éloquence et leur pathétique le célèbre Mystère de Jésus. Elles sont, à mon jugement, parmi les plus belles dont puisse s’enorgueillir notre littérature mystique. N’y cherchez pas plus de raisonnements abstraits, de dialectique, d’exégèse que dans le quatrième livre de l’Imitation. La vérité que cherche Maxence n’est pas une vérité d’école. Elle ne s’apprend ni dans les bibliothèques ni dans les laboratoires. C’est une vérité vivante, qu’il faut sentir en même temps qu’on la comprend. C’est un rapport de l’Ame et de l’éternelle Pensée, de l’éternel Amour, de l’éternelle Puissance. Je me suis expliqué, en lisant ce magnifique finale, qu’Ernest Psichari m’ait écrit dans une lettre qu’il m’adressait de sa garnison de Cherbourg, dans l’hiver de 1914, et pendant qu’il achevait le Centurion : « C’est un tremblement que d’écrire en présence de la Très Sainte Trinité. » Mot bien étrange d’un jeune romancier à son aîné. Mot révélateur et qui permet de comprendre ce que ce petit-fils de Renan demandait à l’art littéraire : un apostolat de sensibilité sublime, un pain de vie à distribuer aux cœurs, de quoi susciter la vertu du Sacrifice sanglant, à la veille d’une crise qu’il pressentait tragique. Ce livre posthume est comme le testament de cette grande âme. J’aurai, je crois, rendu à son auteur le témoignage qu’il eût le mieux aimé quand j’aurai conclu simplement que le Voyage du Centurion s’accorde à la mort de celui qui l’a écrit. Ce sont deux actes de foi qui se ressemblent, qui s’appelaient l’un l’autre. Le héros chrétien nous eût défendu de le pleurer, « comme ceux qui n’ont pas d’espérance ». Comment lui obéir et ne pas les laisser couler, ces impuissantes larmes devant cette noble promesse brisée ?

PAUL BOURGET.

Novembre 1915.

ERNEST PSICHARI

Né à Paris le 27 septembre 1883, fils de Jean Psichari, petit-fils par sa mère d’Ernest Renan, Ernest Psichari fit de fortes études au lycée Henri-IV, et passa en 1902 une brillante licence de philosophie. Pendant l’année du service militaire, il s’éprit de la carrière des armes avec un enthousiasme qui ne devait pas s’éteindre ; après un court séjour dans l’infanterie, il partit pour le Congo sous les ordres du colonel Lenfant et rapporta de cette exploration la médaille militaire en 1908. Ses dons littéraires se révélaient déjà, et il publia la même année un volume intitulé : Terres de soleil et de sommeil, couronné par l’Académie Française.

Ernest Psichari devint officier à l’École d’artillerie de Versailles et partit en 1909 pour la Mauritanie où il passa trois années fécondes, pleines de faits de guerre (il fut cité à l’ordre du jour de l’armée au combat de Tichitt), et de méditations philosophiques. On sait qu’Ernest Psichari, avec une admirable sincérité, sentit ses idées se modifier au désert et se convertit, à son retour, au catholicisme. Il rapporta en décembre 1912 un livre : l’Appel des armes, qui exprimait éloquemment les instincts traditionalistes de la jeune génération. Mais Ernest Psichari avait encore écrit dans cette longue et poétique solitude le Voyage du Centurion où ses sentiments religieux et son originalité mystique ont trouvé une magnifique expression. Il l’acheva à Cherbourg au printemps de 1914. L’Académie Française a honoré la courte et brillante vie littéraire du jeune écrivain par un prix important.

La guerre trouva Ernest Psichari au 2e régiment d’artillerie coloniale à Cherbourg. Il partit le 7 août avec l’ardeur la plus exaltée. Le 22 août 1914, il tombait, au combat de Rossignol, en Belgique, défendant ses pièces jusqu’à la dernière heure, et fidèle jusque dans la mort à ses convictions religieuses et patriotiques. Il avait trente ans.

(Note de l’Éditeur.)

LE VOYAGE
DV CENTVRION

PREMIÈRE PARTIE

I
INTER MVNDANAS VARIETATES

ARGVMENT. — MAXENCE EST LIBRE. — MALÉDICTION. — TABLEAV DE MAXENCE : IL A VNE AME ET VN CŒVR. — LA FRANCE DE LA-BAS. — BONNES INTENTIONS. — PREMIÈRES ÉTAPES DANS LE DÉSERT. — L’AFRIQVE EST SÉRIEVSE. — SOVMISSION. — LA SOLITVDE.

Maxence ne put monter sur un tertre — parce qu’il n’y en avait pas — mais, voulant se rendre compte de la belle ordonnance des troupes dont il venait de prendre le commandement, il piqua son cheval de l’éperon et s’élança au galop le long de la colonne qui sinuait parmi de légers mimosas d’Afrique. Ainsi dépassa-t-il successivement l’arrière-garde qui était un petit groupe compact de méharistes noirs, puis la cohue des domestiques, cuisiniers et marmitons, puis les mitrailleuses oscillant sur l’arête aiguë des dos de mulets, puis le lourd convoi des chameaux porteurs de caisses, puis les cavaliers, de grands nègres écrasant les petits chevaux du fleuve, les méharistes maures drapés dans de larges gandouras, puis enfin l’avant-garde, au milieu de laquelle Maxence distingua son interprète, un Toucouleur admirablement vêtu de soies brodées. Et devant, il y avait la terre, la terre scintillante, givrée de soleil, la terre sans grâce et sans honneur où errent, sous des tentes en poil de chameau, les plus misérables des hommes.

Maxence, ayant achevé sa course, respira profondément. Il se sentait libre, plus léger, plus hardi, et, bien qu’il n’eût que trente ans, plus jeune. Tout cela était à lui, ces hommes, ces animaux, ces bagages, cette terre même qu’il foulait en royal enfant gâté, impatient de tout avoir et de tout oser. La France lui avait donné, à lui, humble lieutenant des armées de la République, cette immense contrée comme un parc où il pût s’ébattre et bondir, aller et venir, selon son caprice et comme au hasard de son bon plaisir.

Mais lui, il n’avait envers sa patrie aucune reconnaissance. Et au contraire il se sentait délivré d’elle, et il la haïssait vraiment, n’en ayant connu jusqu’à ce jour que les désordres et la misère. Que ne haïssait-il pas ? Rien n’avait préparé ce cœur à l’amour et tout au contraire, son mal profond, ses amertumes, ses tourments, l’inclinaient à la haine. Ainsi nul souvenir de noblesse ou de douceur ne le rattachait à son pays pour lequel il avait cependant, dans les marais du Tchad, versé son sang le plus pur d’adolescent.


Maxence était le fils d’un colonel lettré, voltairien et pis, traducteur d’Horace, excellent et honnête vieillard, homme enfin de belles façons. Son point de départ, il le trouvait dans ces heures de jeunesse passées en compagnie d’Homère et de Virgile, auxquels l’initiait le colonel. Admirable coup d’archet pour débuter dans une vie qui prétende à quelque harmonie ! Pendant toute son enfance, Maxence s’était habitué à la manière de penser latine, et quand il faisait son bilan intérieur, c’était là le seul souvenir qu’il pût mettre à son actif. Mais après, dans ses années d’adolescence, quelles n’avaient pas été sa misère et sa déréliction ! Son père avait nourri son esprit, mais non son âme. Les premiers troubles de la jeunesse la trouvèrent démunie, sans défense contre le mal, sans protection contre les sophismes et les piperies du monde.

A vingt ans, Maxence errait sans conviction dans les jardins empoisonnés du vice, mais en malade, et poursuivi par d’obscurs remords, troublé devant la malignité du mensonge, chargé de l’affreuse dérision d’une vie engagée dans le désordre des pensées et des sentiments. Son père s’était trompé : Maxence avait une âme. Il était né pour croire, et pour aimer, et pour espérer. Il avait une âme, faite à l’image de Dieu, capable de discerner le vrai du faux, le bien du mal. Il ne pouvait se résoudre à ce que la vérité et la pureté ne fussent que de vains mots, sans nul soutien. Il avait une âme, ô prodige, et une âme qui n’était pas faite pour le doute, ni pour le blasphème, ni pour la colère. Pourtant, cet homme droit suivait une route oblique, une route ambiguë, et rien ne l’en avertissait, si ce n’est ce battement précipité du cœur, cette inquiétude lorsque, amoncelant des ruines, l’on se retourne, et que l’on contemple l’œuvre maléfique du sacrilège.

Maxence avait été élevé loin de l’Église. Il était donc un malade qui ne pouvait en aucune façon connaître le remède. Dégoûté de tout, il ignorait la cause même de son dégoût, bien plus encore le moyen de redonner à sa vie un peu de ton. Pendant huit ans, de sa vingt-deuxième année, à sa sortie de Saint-Cyr, jusqu’à sa trentième, il avait erré à travers le monde et jeté à tous les ciels sa malédiction. Ainsi la bouche pleine d’injures, ignorant tout de l’onction chrétienne, mais pourtant reniflant dans la France qu’il connaissait, le mensonge et la laideur, il fuyait de continent en continent, d’océan en océan, sans qu’aucune étoile le guidât à travers les variétés de la terre.

Cette fois-ci, le destin conduisait le jeune officier vers le désert. Mot prestigieux, dont on a rêvé longtemps, sur lequel on s’est égaré, dans ces heures de spleen où le bruit fait mal, où il faut de la solitude et du silence. A peine a-t-il tourné le coin, et quitté les berges du Sénégal, Maxence frissonne d’impatience à cette belle chose qui est là-bas, derrière les mimosas du pays brackna, et dont il se fait mille images étranges et magnifiques. L’air pur emplit ses poumons, il aspire les chaudes bouffées qui viennent de l’est en vagues pressées. C’est la trêve. Il n’entendra plus parler la langue de sa patrie, il n’en saura plus rien, il oubliera toutes les misères, toutes les folies dont il a été le témoin. L’espace s’ouvre devant lui, il s’y engouffre et la porte derrière lui se referme, sur un grand coup de vent nocturne.

Là, Maxence se trompait. Ce désert est plein de la France, on l’y trouve à chaque pas. Mais ce n’est plus la France que l’on voit en France, ce n’est plus la France des sophistes et des faux savants, ni des raisonneurs dénués de raison. C’est la France vertueuse, pure, simple, la France casquée de raison, cuirassée de fidélité. Nul ne la peut comprendre pleinement s’il n’est chrétien. Pourtant, sa vertu agit, pour peu que dans la fièvre on ait gardé le goût de la santé !


Une des premières étapes de Maxence était le poste d’Aleg, petit fortin crénelé qui couronne une faible hauteur rocheuse. Tout proche du fleuve, il appartient déjà au désert par l’aridité qu’il domine, par cet air de pauvreté fière qui est la marque du Sahara. De loin, le jeune officier vit le drapeau français qui flottait sur le toit le plus élevé. Devant le mur d’enceinte, alors qu’il allait pénétrer dans le réduit, le tirailleur de garde se redressa, présenta l’arme. Autrefois, à l’époque de ses premiers voyages, Maxence frémissait de joie à de tels spectacles. Il se rappelait ces surprises joyeuses quand, aux confins de la Chine, après de longs jours de route, il découvrait, dans l’ombre chaude des flamboyants, le signe bien-aimé de la fraternité française. — Mais, devant le drapeau d’Aleg, il se sentait gêné. La France qu’il symbolisait ressemblait si peu à celle qu’il venait de quitter ! Et puis, dans sa sombre ardeur à s’enfouir dans le grand tombeau saharien, il s’irritait d’avoir encore à se mettre, avec des camarades, en frais de conversation.

Le soir, ayant repris la route du Nord, il se sentit plus à l’aise. Décidément la France, la France de sa misère, s’éloignait ; les amarres, une à une, se rompaient. La petite colonne dépassa le puits de Tankassas, et, comme il faisait pleine lune, elle ne s’arrêta que dans le milieu de la nuit, quelque part, dans la solitude silencieuse.

Tandis que les tirailleurs s’étendaient sur le sable, enroulés dans leurs couvertures, leur jeune chef, debout au milieu du carré que formait ce camp d’un soir, saluait, le rêve au cœur, la nuit de la délivrance. Des souffles frais circulaient parmi les mimosas épineux. Tout reposait dans la pureté exquise de la lune claire, et sur le ciel blanc, les sentinelles, baïonnette au canon, faisaient de vives découpures immobiles.

Ah ! il la reconnaissait enfin, Maxence, cette odeur de l’Afrique, cette odeur qu’il avait tant aimée ! Il la reconnaissait, cette brise vivifiante qui exalte ce qu’il y a de meilleur en nous, et il se reconnaissait lui-même, tel qu’il avait été en ses années d’adolescence, lorsque, traversant d’autres solitudes, il les appelait auxiliatrices et voulait que leur force portât remède à sa faiblesse. O vous tous qui souffrez d’un mal inconnu, qui êtes désemparés et dégréés, faites comme Maxence, fuyez le mensonge des cités, allez vers ces terres incultes qui semblent sortir à peine, fumantes encore, des mains du Créateur, remontez à votre source, et, vous carrant solidement au sein des éléments, tâchez d’y retrouver les linéaments de l’immuable et très tranquille Vérité !

Maxence avait vécu bien des nuits semblables à celle-ci. Il devait en vivre bien d’autres. Ce qu’il voulait ce soir-là, ce premier soir, c’est que l’Afrique retrouvée lui donnât d’utiles conseils. « Puisse chaque étape, se disait-il, être utile à mon cœur ! » Il n’était pas en lui de volonté plus arrêtée, de plus ferme propos que d’aller à travers le monde, tendu sur lui-même et décidé à se conquérir lui-même par la violence, que de demander sans répit à la terre de toutes les vertus la force, la droiture, la pureté du cœur, la noblesse et la candeur. Parce qu’il savait que de grandes choses se font par l’Afrique, il pouvait tout exiger d’elle, et tout, par elle, exiger de lui. Parce qu’elle est la figuration de l’éternité, il pouvait donc lui demander le vrai, le beau, le bien, et toute l’éternité véritable.

Ces longues errances, à qui Maxence allait donner trois années de sa vie, et les plus belles, commençaient bien. Déjà il connaissait la frugalité de la vie nomade. Levé avant l’aube, il parcourait plusieurs lieues le matin, à la tête de ses gens. Vers dix heures, on dressait sa tente, il mangeait son riz avec la viande des biches que l’on avait tuées le matin, puis il recevait les Maures, se renseignait sur les affaires du pays, ou bien vaquait aux mille soins qu’exige en pays désertique, le commandement d’une troupe de quelque importance. Il ne savait pas à quoi lui pourrait bien servir cette austérité. Mais il était ainsi fait de la préférer aux cornes d’abondance que lui présentait sa patrie. Il sentait qu’une vie spirituelle est parfaitement possible au Sahara et peut-être aussi, dans son obscur désir de pardon, espérait-il qu’il pourrait, par cette misère, se racheter de bien des misères.


A onze jours de marche se dresse la falaise gréseuse du Tagant, verticale, et qu’assiège, en vagues écumeuses, le sable. Au delà, le voyageur trouve des fonds d’oueds herbeux qui viennent varier la monotonie des cailloux et des rocs, des plateaux avec de petites plaques de graminées que paissent les moutons errants. Parfois, parmi les rocs, on aperçoit un baobab, ou bien l’on suit quelque champ de pastèques — faibles notes bucoliques en plein Walpurgis. C’est là que Maxence se proposait d’organiser sa troupe, afin qu’elle fût bien sabrante et bien volante, allégée de tout ce qui est commodité matérielle, lourde seulement des vertus qu’il voulait à des gens de guerre : le courage, la gaîté, l’esprit d’entreprise, l’honneur. Il évita le poste de Moudjéria qui dort, enseveli sous ses sables, au pied de la falaise, et, fuyant déjà ses pairs, il incurva sa marche vers l’horizon oriental, pour suivre jusqu’à la source de Garaouel les deux lignes parallèles de la montagne. A Moudjéria, il se contenta d’envoyer ses impédiments, avec les tirailleurs à pied et les cavaliers. Il ne devait plus y avoir, dans ce désert, que de souples méharas, avec une seule pensée qui était la sienne, et rien d’autre.

Arrivé à Garaouel, il dit : « Me voici au pied du mur ! Je suis aux rocs qu’il faudra escalader pour entrer dans cette terre nouvelle, le Tagant. » Dans un repli de la montagne, au fond d’une gorge étroite, il y avait trois vasques, et des arbres se penchaient lourdement sur le noir miroir de l’eau. Aux flancs de la paroi, des grottes basses. Des oiseaux chantaient, invitant au lourd repos celui qui tout le jour avait marché dans l’ardent brasier de la plaine. Maxence s’étendit dans une des grottes. De là, il ne voyait qu’une vaste coupe emplie d’eau, un grand figuier poussé dans le roc. Il pensait au Tagant, car son esprit était toujours en avance, d’une étape au moins, sur son corps, et il voyait mieux les spectacles du lendemain que ceux du jour. « Derrière ceci, disait-il, il y a une vie nouvelle. » Et, se dressant gaiement sur son séant : « Vita nuova ! Vita nuova ! » répétait-il. Vie aérienne, sautillante, comme la sauterelle sautille sur l’écorce du globe, — des coups de sabre ; une action forcenée, brisant la rigidité de l’enveloppe corporelle ; un esprit souple dans un corps souple — des soirs de bataille, les Musulmans poursuivis jusqu’en leurs repaires, la haine ; et puis, dans ces dépressions ventilées du haut plateau, de longues stations à méditer, le doigt au front, les causes et les effets. Il oubliait son âme de France, son âme brisée, perdue, démolie, et ces claquements de dents, sur le pavé de Paris, dans l’enveloppement circulaire de la pluie.

Maxence retomba sur la natte, déroulée à même la pierre grenue. Et il s’endormit. La nuit était venue, quand une voix douce vint le tirer de sa torpeur.

— Veux-tu dîner, lieutenant ?

— Oui…

Des feux piquaient l’ombre : c’étaient les cuisines des tirailleurs. Auprès de chacune, un grand noir, accroupi, chantait. Maxence fit un effort de mémoire pour se rappeler comment était le paysage, dans la nuit. Il retomba sur un coude et se sentit heureux. L’heure était douce, de renoncement total, de doux abandonnement. L’Afrique est ainsi, tout à fait semblable à cette heure. Elle est de soumission, la terre d’Afrique, et non de révolte. Il y faut obéir, et non plus se cabrer sous le joug. A tout jamais lointaines, les malédictions de l’ouvrier qui jette, harassé, sa pioche, en un coin de la mansarde. A tout jamais lointains les blasphèmes, et lointaines les imprécations, quand, la tête renversée en arrière, on assure son front par des hochements. Oui, cette heure-là était d’obéissance, de confiance éparse. D’obéissance à quoi ? De confiance en quoi ? Maxence l’ignorait, il était pénétré de la mansuétude de cet instant nocturne, dans le recreux du roc, près de ses gens, tandis que l’humble riz crevé bouillonnait dans les marmites, au-dessus des brindilles fumeuses.

Ainsi son cœur plein d’affection débordait. Jadis ses maîtres n’avaient point entendu que ce cœur se donnât jamais. Mais voici qu’il était tout près de s’abandonner à la Règle austère de l’Afrique, austère et suave, suave par le dedans et austère par le dehors, ainsi que toute Règle. Deux jours avant qu’elle ne trouvât à Garaouel le repos de l’ombre, la colonne avait trouvé, à l’heure où les gorges sèches ravalent la salive, une mare entre les rocs, de celles que les Maures nomment « gueltas ». L’eau était noire, et pleine d’immondices, parce que des troupeaux de chameaux y avaient bu la veille. « Je bois toutes les eaux de l’Afrique avec délices, avait dit Maxence, car c’est ici, très loin des mensonges et des capitulades, que j’ai élu ma vraie patrie. Et cette eau, telle qu’elle est, je l’aime. » Voilà ce que le persuasif désert lui sifflait déjà aux oreilles.

Le jeune homme attendit, pour quitter sa grotte, la paix du prochain soir. Alors, encore étourdi du jour trop lent à mourir, il donna l’ordre du départ. L’ascension de la montagne, presque verticale à Garaouel, fut très rude et dura longtemps. Maxence, sur le roc le plus haut, regardait simplement la plaine qui était déroulée à ses pieds, comme la feuille du livre qui a été lue et que l’on va tourner. — L’air sur tout cela était immobile, mais l’on sentait des tempêtes dans le fond, courant au-dessus du premier ciel de la basse plaine, et lui, déjà dans les étages supérieurs, devinait les remous fluant, au plus haut de l’éther, comme des courants marins.


Dans le Tagant, ils passèrent des rocs où les chameaux, malgré l’ombre venue, ne trébuchaient pas, mais, au contraire, dirigeant d’en haut leurs pieds lointains sur les arrondis, et de leurs semelles ventousant délicatement les obstacles, ne cessaient pas de se balancer harmonieusement, selon la manière accoutumée. Maxence, ivre d’espace, poursuivit la marche. Mais bientôt il dut, certains éléments traînant à l’arrière, jalonner sa route en faisant allumer de grands feux. Alors, de derrière chaque pan de la montagne surgirent de grandes flammes, comme des feux de bengale au-dessus des buissons. Plusieurs plans apparurent et chacun avait son embrasement propre. Par derrière les promontoires des rocs, dans la nuit froide, sereine, la terre était embrasée jusqu’aux étages inférieurs de la montagne. Les hommes, silencieux, sinuaient à travers les hauts portants, découvrant à chaque détour, un feu nouveau, et marchaient dans une route de flammes. Ce spectacle exalta Maxence. Il se voyait, chef d’une troupe de guerre, par ce soir sans lune, au plus épais de la terre, et seul de sa race, au nord de Garaouel, où personne ne pensait qu’il fût.

Le lendemain, ils entrèrent dans une sorte de large dépression, mal charpentée, et où le regard s’évaguait sur des touffes pâles, des sables. Elle se dirigeait vers le nord et faisait donc une bonne route pour la colonne qui tendait avec un peu de hâte vers l’Oued el Abiod et ses ruines ceinturées de tribus. Pendant plusieurs jours, Maxence suivit la molle vallée, marche monotone que venaient pourtant ennoblir, de loin en loin, les souvenirs de la conquête : ici une motte de terre où le sang français avait coulé, là, quelques pieux commémorant la défense repliée d’une poignée de braves, là encore, quelques murs en ruines, vestiges d’un poste éphémère. Mais partout, c’était la même austérité, et le même maintien de noblesse et de dignité. Les matins surtout : ces matins sans surprises, qui ne recèlent rien, mais s’étalent en nappes de lumière tranquille, surabondent de simplicité et de vertu. Maxence ressentait jusqu’à la douleur le sérieux de ces paysages d’aurore, dont l’assemblage ne laissait plus aucune place à l’ironie, de ces aurores où le chef est soucieux, parce que la journée sera longue, pleine d’embûches, minée de soucis. Là, rien n’est donné au sourire, à la détente, à cette satisfaction du père, tendant ses bras, après la journée de labeurs, au premier-né !

Ah non ! ils ne rient pas, ces gens d’Afrique. Jamais ils ne seront des sceptiques. Ils choisiront. Ils ne seront pas avec ceux qui veulent concilier tout, le vrai avec le faux, et qui abordent toute chose la main tendue et leur sourire empoisonné sur les lèvres ! Que les délicats s’en aillent, ceux qu’effraie le poids du jour et que blessent les sentiments un peu rudes. Que ceux qui ne peuvent supporter l’éclat du soleil s’en aillent et que les hommes au cœur simple, ceux qui ne refusent pas la simplicité, restent au contraire et prennent pied dans la vertu de la terre. Que tous ceux qui hésitent, avancent un pied, puis le retirent, comme l’homme de la ville sur les grèves, et tous ceux qui trembleraient devant une vérité trop forte, comme l’homme de la ville cligne des yeux devant les facettes ensoleillées de l’océan, que ceux-là à tout jamais s’en aillent. Cette rude nourriture de l’Afrique n’est pas pour eux. Là, il faut un regard ferme sur la vie, un regard pur, allant droit devant soi, un regard de toute franchise, de toute clarté.


Maxence, après de longs jours, arriva en ce point de Ksar el Barca où il comptait asseoir son camp pour quelque temps, ayant des hommes à recruter dans les tribus, des chameaux à acheter et une troupe encore informe à mettre sur pied. Cette ville en ruines repose à côté de mols palmiers, dans le fond sableux de l’Oued el Abiod, mais adossée vers le nord aux rocs du haut Tagant. Vus des arbres de l’Oued, les murs droits en pierres sèches, que nulle toiture ne surmonte, ont encore un grand air antique. Tout de suite, en Occidental, Maxence alla vers ces rudes témoins du passé. Mais sa tête bourdonna sous l’excès du soleil répercuté de mur en mur, et il revint vers la palmeraie. Il se trouvait dans une serre chaude, lumineuse et bruissante, très loin de la vie, très près des choses. Il croisa des hommes qui venaient à son camp, un vieillard à barbe blanche, des jeunes gens dont les yeux brillaient. Il dut causer avec eux quelques instants. Puis il rejoignit ses gens et tout de suite donna l’ordre d’établir tout autour du camp une forte clôture en branches épineuses. Et puis enfin, il se retira sous sa tente, un peu étourdi, mais heureux d’avoir jeté l’ancre, après avoir tant de jours marché dans le soleil et les vents brûlants du large.

Alors commence pour Maxence une vraie vie de solitude et de silence. Là, dans ce carré de trente mètres, n’ayant plus même le bourdonnement des départs et des arrivées, il apprit réellement ce qu’est la solitude, enfouie au sein même de la silencieuse nature. Car la Règle de l’Afrique est le silence. Comme le moine, dans le cloître, se tait — ainsi le Désert, en coule blanche, se tait. Tout de suite, le jeune Français se plie à la stricte observance, il écoute pieusement les heures tomber dans l’éternité qui les encadre, il meurt au monde qui l’a déçu.

Pendant l’écrasante chaleur des jours, tandis que partisans et méharistes dormaient sous leur soleil familier, Maxence restait d’ordinaire sous son frêle abri de toile, et là, les genoux au menton, il attendait simplement, il attendait, non le soir, mais il ne savait quoi de mystérieux et de grand. Ainsi, dans cette terre morte, où jamais être humain n’a fixé sa demeure, il lui semblait sortir des limites ordinaires de la vie et s’avancer, tremblant de vertige, sur le rebord du plus haut ciel.

Le soir, il montait sur les rochers abrupts qui dominaient le camp vers le nord. Jusqu’où le regard pouvait s’étendre, il ne voyait que des arbustes rabougris aux maigres frondaisons, dispersés sur des aires désolées. Au loin, des collines gréseuses encerclaient l’horizon, mais plutôt que de s’y perdre, son regard revenait vers les palmes dont l’ombre claire abritait les tentes des soldats. Seules, elles étaient un peu de vie dans le total accablement, — un faible battement d’ailes dans l’éther.

Après la chaleur du jour, le frais crépuscule mettait en Maxence une sorte de légèreté, et comme l’exultation de l’esprit bondissant dans l’espace. Plus grand encore que durant le jour, cet espace s’ouvrait alors en abîme au-dessus du petit cercle de la terre. Et lui, l’homme lourd de pensée, au centre de ce cercle, il s’abîmait dans le rêve aigu, vraiment oublieux de ses misères particulières et emporté dans le mouvement immense de l’orbe plongeant lui-même dans l’ombre.


Telle est la figure que fait Maxence dans ce désert. Il s’allège de tout un passé de querelles, mais il ne trouve devant lui qu’une forme vide. C’est un visage glacé, le masque de la mort, que lui présente l’Afrique. Tout le sensible se résorbe dans le silence. La douce chaleur des hommes ne soutient plus l’abandonné. Et c’est pourtant de ce néant qu’il devra tirer quelque chose qui soit, de cette carence qu’il devra tirer une surabondance. Ou sinon, plus misérable que jamais, il rentrera dans sa patrie ayant consommé le total échec de sa vie, les mains vides et le front honteux.

Certes, Maxence se souciait peu de poser de tels dilemmes. Sur son rocher, la seule joie des étoiles retrouvées l’occupait. N’était-il pas leur compagnon, errant comme elles, et comme elles solitaire ? Et, perdu sur la terre, il fixait des yeux la noble Orion, qui, seule, émergeait des voiles secrets de l’horizon.

II
LA CAPTIVITÉ CHEZ LES SARRAZINS

ARGVMENT. — L’AMI DE MAXENCE POSE LA QVESTION. — MAXENCE NE LA POSE PAS. — MAIS LA VIE D’ACTION INTENSE DV HÉROS EST VNE SORTE DE VIE PVRGATIVE. — SON ŒIL N’EST PAS ASSEZ FORT POVR SE TOVRNER AV DEDANS DE LVI. — CAPTIF EN PAYS ÉTRANGE, IL REGARDE ALORS AVTOVR DE LVI. — DES FLEVRS SPIRITVELLES DV SAHARA. — LA MORALE DV PLVS SAINT DES MAVRES NE SVFFIT PAS ENCORE AV PLVS PÉCHEVR DES FRANCS. — PREMIÈRE APPARITION DE LA FRANCE DOVLOVREVSE ET CHRÉTIENNE.

Maxence avait l’état d’esprit qu’il faut pour aborder le Sahara. Il était assez fort pour se laisser forger sur cette terrible enclume, comme l’épée tenue à bout de pinces, auprès du feu jaillissant droit sous la poussée du vent brûlant. Il ne tenait plus qu’à vivre immensément, dans ce brasier ouvert. La France était morte en lui.

Chaque mois, pourtant, un rapide courrier venait jeter à l’exilé des lambeaux déchirés de sa patrie. Il les rejetait avec ennui, puis se replongeait avec une joie sauvage dans sa solitude, — craignant une faiblesse peut-être, ou au contraire, se trouvant trop fort déjà pour accueillir de l’amitié, de la tendresse.

Un jour, une carte lui parvint, qu’il lut avec un plaisir étonné et de l’inquiétude. C’était une image de la Vierge en pleurs de La Salette, et au verso, il y avait ces simples lignes : « Maxence, nous avons prié pour toi du haut de la sainte montagne. Il me semble qu’elle pleure sur toi, cette Vierge si belle, et qu’elle te veut. Ne l’écouteras-tu point ? Ton frère et ton ami, Pierre-Marie. »

Pour la première fois, Maxence eut la perception qu’une brise de tendresse lui venait des Gaules lointaines. Il ne croyait nullement à la prière, et pourtant il lui semblait que celui-là l’aimait mieux que les autres, qui priait pour lui, — que seul, celui-là l’aimait. Oui, celui-là était vraiment son frère, ce Pierre-Marie. Cette face blanche qu’il revoyait, avec ses joues transparentes, sa barbe rare et mal venue, ses yeux tranquilles et sûrs, cette face blanche inclinée sur l’épaule fragile, était vraiment la face de son ami.

Maxence songeait que, sa vie durant, Pierre-Marie avait été son bon génie. Quand il venait vers lui, brisé par les ressacs et le cœur brouillé par l’Océan, il lui semblait entrer dans la demeure sereine de l’intelligence. Ce savant avait tout pesé, tout tenu dans sa paume étroite, puis, ayant tout ordonné selon la raison juste et le parfait équilibre, il était entré en maître, et sans craindre de faux pas, dans les régions les plus hautes de l’esprit. Il était vraiment le triomphe de l’esprit discipliné sur la matière indocile.

Le jeune soldat pensait à cette belle vie courbée sur la méditation, et consumée dans la pureté. Comme il se sentait misérable en regard ! Oh ! certes, rien ne le lie, cet homme ardent, aux péchés des hommes, qu’il a connus. Mais au contraire, il s’est efforcé vers eux ridiculement, il n’y tient pas, il est comme beaucoup qui se gonflent devant le mal, comme la grenouille, et se croient vraiment aussi gros que lui, et se donnent de l’importance devant lui. Comme ces gens qui ne savent quoi inventer, et qui arrachent les pattes d’un insecte une à une, pour s’amuser, ainsi, lui, il s’amuse dans ce qui est défendu, pour voir ce qui arrivera. Lui-même, il se plaît à exagérer son mal, mais il n’y est pas fortement lié, il peut s’en déprendre, secouer ce manteau où il fait le magnifique.

Pourtant ce n’est pas tout, et ce n’est rien. Il reste toute la vérité à saisir. Il reste la saisie pleine d’une seule chose qui est réelle, au lieu de la dispersion dans les apparences. Comment la noble procession d’un Pierre-Marie vers la certitude invisible serait-elle possible à ce Maxence, tendu vers les contours de l’action, et affronté avec la vie comme sont deux béliers, corne à corne, sur un pont ? Lui, il veut des razzias dans le soleil, des butins précis, et obtenus de haute main, il est aux prises avec les difficultés du ravitaillement, il est en plein territoire militaire. Quand il se recueille, ayant, par exemple, poursuivi une biche et qu’il s’assoit dans le halètement de midi, il sent un grand silence qui tombe, et, au dedans de lui, un manque, une vague de sourde anxiété, mais le poids du corps et des membres gauches l’entraîne, il repart, tirant la patte, et assure sur son épaule la bretelle du fusil.

Ainsi la question posée par Pierre-Marie, Maxence ne la pose pas. Et si, d’aventure, il la posait, quel soutien trouverait-il en ce désert ? Point de livres, pour stimuler l’esprit, point d’Églises pour aider le cœur. Pas le moindre vieux vitrail. Pas la moindre fumée d’encens. Maxence tâte l’ombre de ses mains, il ne trouve rien, il est véritablement seul, dans la nuit où nul rebord ne vient secourir sa défaillance.

Vaine, selon toute apparence, a été l’apparition de la vierge en pleurs, au début de ses routes dans le désert. Vaine, cette salutation étrange de celle qui est couronnée et ceinturée de roses. Vaine, cette salutation de la rose au chardon. Mais il reste la séparation d’avec les hommes, et l’action déroulée dans le secret, et cet universel délaissement lui-même.

Il reste que la vie de Maxence ne se déroule pas dans le plan ordinaire, qu’il prend du recul, qu’il est au bout de la terre et au bout de la vie, qu’il est à l’extrême limite de la vie, là où l’on marche tout auprès de l’éternité, où l’on peut y trébucher, là où les soucis sont hauts, là où les sophismes des hommes ne jouent plus, parce qu’il faut vivre, — ou mourir, — là enfin où l’on devient sérieux, où l’on devient homme. Ainsi le Sahara a d’abord une valeur négative. Une âme vulgaire n’est pas digne d’aborder les problèmes que propose un Pierre-Marie. Que tout d’abord elle s’aille laver au grand vent des plaines, et puis nous recauserons. Que d’abord tombent tous ces beaux prestiges qui nous sont chers, et puis, s’il y a une vérité, elle saura bien jaillir de cette lutte avec la vie. Ainsi Jacob luttant avec l’ange, qui est le vrai.


Maxence méditait encore sur les lignes de Pierre-Marie, quand un Maure entra dans sa tente, et lui dit qu’une bande de pillards, alourdie par des prises nombreuses, remontait vers le Nord et qu’elle passerait sans doute non loin du camp, à l’endroit que l’on appelle Tamra. Maxence pose sur le sable la Vierge en pleurs, que le vent emporte, il fait seller quelques méhara, il s’élance à la tête de ses hommes. Course folle ! Il sent derrière lui les pas élastiques des chameaux, il sent la grande coulée vers l’avant, les cous tendus, et tous les siens se poussant, se dépassant, comme les cymbales que frotte le musicien. C’est un frémissement de joie qu’il précède. Lui-même a les dents rageuses, l’œil volontaire. Ils courent longtemps — et puis voici les razzieurs, un point imperceptible sur une ondulation. « Ils sont arrêtés », dit un Maure. Nos gens se hâtent, le groupe des razzieurs grandit. Mais voici qu’il disparaît. Maxence a été aperçu. Les Maures, pris de panique, s’enfuient, abandonnant sur le sol un immense butin. D’abord, c’est une déception. Puis les yeux s’allument devant la prise. Les partisans de Maxence rassemblent les chameaux laissés sur le terrain et très nombreux, des Noirs roulent des ballots d’étoffe et Maxence hurle des ordres, au milieu de cette indescriptible confusion.

En revenant de cette équipée, le jeune Français se sentait très près de ces Maures qu’il avait lui-même choisis dans les tribus. Déjà il se mêlait à leur vie et leurs âmes se confondaient.

Trop faible encore pour ne vivre que de lui, il se tournait vers la race étrangère. Elle était curieuse. Elle était marquée d’un signe, elle portait un caractère très accentué. — Des vieillards aux traits durs venaient le matin, à la tente française. Ils avaient des regards aigus, la démarche humble, genoux ployés, de l’Hébreu. On y voyait aussi venir de jeunes hommes aux grands yeux fiers, et ils rejetaient en arrière leur tignasse annelée : douceur berbère, fierté jugurthinienne. Certains étaient de vrais Aryens, et Maxence croyait retrouver quelque Français de sa connaissance. Tel guerrier se présentait, fier comme un gueux, mais le maintien sérieux, les traits fins, la draperie annonçaient l’aristocrate. Il ne venait que mendier quelques poignées de riz.

Mais ceux que Maxence recherchait d’instinct étaient les contemplatifs, les rêveurs des steppes, ceux dont le jeûne a rongé les chairs et amenuisé le cœur. Un jour qu’il s’était aventuré loin du camp, il avait entendu de grands cris, des sanglots passionnés, où il ne distinguait que le « La ila illallah » des muezzins. C’étaient des Chadelya, disciples du vieux cheikh el Ghazouani, qui se livraient à leurs exercices spirituels. Ceux-là, derniers héritiers de l’école philosophique fondée au Xe siècle par le cheikh Djazouli, étaient de sombres fous, — les fleurs monstrueuses du désert. Mais la plupart des Maures pieux se rattachaient à la secte plus humaine des Gadria, ou à celle des Tidjania, qui nous a toujours été favorable, puisqu’un des grands mogaddems de la secte, Abd el Kader ben Hamida, accompagnait le colonel Flatters en 1880.

L’esprit habite donc ici, disait Maxence. Et n’est-ce pas grand que certains disent, comme ce grand Ali ben Abou Taleb : « Je suis ce petit point placé sous la lettre ba » — car la lettre ba est la première de la prière. Le jeune homme évoquait la figure du puissant fondateur de la secte Gadria, Sidi Abd el Kader el Djilani, qui, en plein Moyen Age, avait enseigné les degrés qui mènent à la perfection mystique, depuis la pauvreté, jusqu’au « madjma el Baharim », le confluent des deux mers, où le croyant est si près de Dieu que pour se confondre avec lui, il ne manque que la longueur de deux arcs. Maxence démêlait dans ces hautes idées l’influence de l’alexandrinisme, puis celle des lettrés de l’Andalousie, disciples d’Avicenne et d’Averroès qui s’étaient joints aux Maures revenant d’Espagne après la conquête et qui allaient répandre leur science dans le monde berbère. Or rien n’avait changé dans le Sahara méridional, depuis ces époques lointaines, et le voyageur ressentait, en s’enfonçant dans ce désert, ce parfum des mausolées d’Égypte où l’on contemple la momie, souriante encore, derrière ses bandelettes de deux mille ans.

Tant de rêves élevés, tant de mysticisme fleurissant en plein XXe siècle, sur le sol le plus inhospitalier du monde, pouvaient très bien émouvoir Maxence. Il avait la sensation fortifiante d’aller à des excès, de s’élever au-dessus de la médiocrité quotidienne. Il était sur une haute tour où les bruits des jardins et le parfum des roses n’arrivent plus, comme Assuérus, sur la plus lointaine terrasse de Suze, est seul au milieu des étoiles.

Il y avait, dans ce désert, des prudents qui savaient éviter les tempêtes de la luxure et les récifs de l’orgueil. Il y avait des hommes qui n’étaient point des luxurieux, ni des avaricieux, ni des blasphémateurs, ni des orgueilleux, et qui disaient, comme le soufi au bon riche : « Voudrais-tu faire disparaître mon nom du nombre des pauvres, moyennant dix mille drachmes ? » Là-bas, sous les latitudes de sa naissance, Maxence voyait une plaine couleur de plomb, l’air raréfié, l’oppression d’un ciel de cuivre, l’aigre rire et le méchant lieu commun, le lourd bon sens, des voix de fausset qui discutent. Mais ici la sainte exaltation de l’esprit, le mépris des biens terrestres, la connaissance des choses essentielles, la discrimination des vrais biens et des vrais maux, la royale ivresse de l’intelligence qui a secoué ses chaînes et se connaît. Là-bas, ceux qui font profession de l’intelligence et qui en meurent, — ici, ceux qui sont doux et pauvres d’esprit. Là-bas, les rassasiés et les contents d’eux-mêmes, les sourires épanouis, les ventres larges. Ici, les fronts soucieux, la prudence devant l’ennemi, l’œil circonspect. Maxence recevait de ces misérables, de ces hérétiques, prisonniers dans leur hérésie, une véhémente leçon. Cette petite part de vérité que, sombrés à pic dans l’erreur, ils détenaient encore, Maxence la voyait trembler à son horizon de deuil, comme la faible lumière du poste de commandement émerge encore, après que les œuvres vives ont disparu.


Ses courses le menaient parfois dans la « tamourt des brebis ». Dans cette seule vallée, l’on pouvait respirer l’odeur de la terre, et des oiseaux y chantaient, dans les acacias et les amours. Heures rares au pays des Maures, que celles où l’on reçoit des choses quelques parfums et des chansons. Mais lui, déjà, n’en voulait plus. Il passait dans la tamourt des heures légères, un peu amollissantes, qui l’accablaient. Cette large coulée de verdure, tout unie et drapée, où il voyait de loin en loin s’arrondir des fonds craquelés d’étangs, et les lignes de l’horizon pétré, lui semblaient d’une grâce maladroite. Il n’y trouvait pas son compte. Il voulait le vrai désert, la vraie plénitude du désert, où vivaient ces vrais hommes qu’il avait entrevus, au seuil des tribus, les yeux baissés sur le chapelet. Il songeait à l’austère Tiris, aux grandes lignes dévastées du Nord.

Revenu à son camp, il allait prolonger sa mélancolie dans le Ksar en ruines, et là, parfois, un jeune Maure l’accompagnait, Ahmed, le fils du chef des Kounta.

— Voici la ville, lui avait dit Ahmed, où est mort le père de mon père et où mes ancêtres ont vécu.

— Oui, je sais, avait dit Maxence, et cette ville a été saccagée au cours de la guerre que les gens de ta tribu soutinrent jadis contre les Idouaïch. Je serai content de la visiter avec toi.

Et ils étaient entrés dans les décombres, tremblants sous le soleil. Sur les murs larges et bas en pierres sèches, les lézards semblaient d’autres pierres vivantes, des gemmes mobiles. De grandes cours s’ouvraient. Des ruelles sinueuses longeaient les murs découronnés des façades. Partout le silence, cette vague oppression des choses mortes, des choses très vieilles, spiritualisées par le temps.

Ils marchaient entre les parois resserrées, ne disant rien, écoutant des bruissements qui étaient sous la pierre, imperceptibles…

— Voici, dit Ahmed, la maison qu’habitait mon père.

Ils entraient dans une cour, semblable aux autres qu’ils avaient vues. Dans un coin, il y avait un terre-plein peu élevé.

— C’est ici, continua le Maure, que le cheikh Sidi Mohammed avait coutume de faire son salam. Et ces murs que tu vois sur la droite, c’est la maison de mon grand-père, Sidi Mohammed el Kounti.

Maxence connaissait ces grands noms de l’islam ; ils appartenaient à la glorieuse famille des Bekkaïa, dont on retrouve des membres dans le Touat, dans l’Azouad, au nord de Tombouctou, à Oualata, dans le Hodh, dans l’Haribinda, — aux quatre coins de l’immense Sahara. Étonnante dispersion qui laissait rêveur le jeune Français ! Sa pensée, un moment, s’égara vers ces terres lointaines qu’il ne verrait jamais, l’Azaouad, le Tafilalet, l’Iguidi, là-bas, dans les profondeurs roses du désert, et les beaux noms chantaient fiévreusement à son oreille. Ainsi, peu à peu, par des touches légères, son âme plongeait au recreux de la terre, s’enfonçant dans la matière impondérable du sable.

Ils arrivèrent aux ruines de la mosquée. Des blocs de pierre débités en barraient le seuil, mais de l’autre côté, on voyait une sorte de colonnade à ciel ouvert, très nue, sans l’ombre d’un ornement. Ce pauvre spectacle donnait pourtant une joie précise. Les larges assises, les soubassements épais semblaient une affirmation. Les lignes, nettes comme des fils d’acier, ne faisaient pas d’ombres. Une lumière égale s’épandait dans le désordre des lourds piliers, mais telle qu’il ne restait qu’une grêle délinéation dans la clarté.

Tandis que Maxence revenait, précédé par la robe flottante du guide, il pensait : « Ces grandes facilités de méditation que nous consent cette terre spirituelle, les Maures les utilisent, et ils font, à cette aridité, d’admirables ornements. Pourquoi, transformant à notre mesure de semblables forces, et les employant à notre bien propre, n’essayons-nous pas aussi de nous enrichir, ou plutôt de reconquérir nos richesses perdues ? »

Et de nouveau, il pensait à ces hommes de prières, à telle vieille barbe blanche qu’il connaissait. Ils cherchent Dieu et ils sont humbles. Ainsi, du même mouvement, ils s’élèvent et ils s’abaissent, et d’autant ils s’élèvent, d’autant ils s’abaissent. Voyez leur démarche, comme elle est prudente et précautionneuse. C’est que la route est pleine de serpents et de bêtes immondes. Aussi faut-il veiller et prendre garde, et n’avoir nulle distraction sur cette aride route qui monte.


L’hivernage s’avançait, traversé d’immenses rafales de vent qui poussaient devant elles les nuages, et ils ne crevaient pas. Parfois, du côté de l’est, une brume épaisse s’élevait, et si rouge qu’on eût pu jurer le Tagant en feu, par derrière. C’était le début des grandes tornades sèches de juillet. En efforts désespérés, elles se vrillaient vers le ciel, et sifflaient, lugubres, comme un serpent se dresse verticalement et crache aux étoiles son impuissance. Et parfois, l’immense chevauchée semblait hésiter. Venue de si loin, des fonds du Sahara oriental, elle cherchait sa route dans la plaine sans bords, et se balançait en une incertitude gémissante. Un large remous circulaire se produisait, mais aussitôt la course folle recommençait, avec des arrachements subits, des embardées vers le ciel bas où se boulaient d’immenses flocons.

Mais ces vaines tempêtes ne valaient pas ces heures du lourd accablement méridien. Alors un silence de plomb engourdissait les membres recrus de fatigue, et le corps prostré haletait, crucifié sur le sol, qui est son père, et dont il ne peut se déprendre. Et il fallait que la tête aussi se courbât vers la terre métallique, aux reflets de cristal, et qu’elle attendît, baignée dans sa sueur, un autre temps.

Maxence connut le supplice des heures. Il sut que chaque minute pouvait souffleter un homme, à droite, à gauche, jusqu’à crier merci, aveuglé et voyant les trente-six chandelles du soleil. Il connut, l’une après l’autre, chaque minute piquante de chaque jour, l’un après l’un. Et aussi les transes des nuits sans sommeil, alors que, tourné et retourné sur sa natte comme une crêpe sur la poêle, il poussait un gémissement qui ne dépassait même pas la paroi flottante et claquante au vent nocturne. Car le vent était la vraie muraille, le séparant même de ses hommes qui étaient là, à deux pas, roulés, tête à genoux, dans la couverture de campement. En sorte que, perdu très loin de tout, sur un de ces cercles que trace le géographe sur la mappemonde et ne sachant même plus à quelle latitude il en était, sentant toute la dérision de cette mort africaine où l’on souffrait, de ce néant d’où émergeait le seul lotus de la souffrance, de ce néant où l’âme n’est plus étourdie par le bruit du monde et se mesure pour ce qu’elle vaut, défaillant sous la longue patience de la nuit, il était tout près de la grande et salutaire désespérance.

Ces épreuves n’étaient pas inutiles, — et quelle est l’épreuve qui n’est pas utile ? Maxence sortit d’elles plus fier et mieux campé dans son désert, plus digne. Il assura son casque sur le côté, se drapa dans ses voiles arabes où il faisait figure de jeune Romain, vêtu de la robe prétexte, et il fixa mieux devant lui les hommes et les choses.


Au reste, la fin de septembre approchait ; l’air s’allégeait et reprenait sa fluidité. Les milans noirs volaient plus haut, et de plus haut prenaient leur élan, lorsqu’ils fonçaient droit sur les viscères abandonnés des moutons. C’était le signe que l’hivernage, la saison torride allait finir et que donc, l’on pourrait partir, s’aventurer à nouveau dans les routes sans bords et sur les plages abandonnées du Nord. Maxence défigurait, impavide, ces prochaines équipées. Il connaissait la part que lui-même s’était choisie. Comme Pizarre, au seuil des hautes terres du Mexique, trace sur le sable, du bout de son bâton, la ligne qui sépare la vie facile de la peineuse, puis se retourne vers ses compagnons, ainsi le génie de l’Afrique s’arrête et mesure la terre. Ici, au delà de cette ligne même, dit-il, le souci et la tribulation avec la certitude de grandir, — et là, en deçà de la ligne, la vie molle et facile avec la certitude de diminuer, — mais Maxence n’hésite pas, et le prédestiné de la grandeur, se rejette vers la grandeur qu’il a choisie. Par là, il commence de se connaître, se pose comme un élément de l’équation, et juge mieux du signe qu’il faut affecter aux rêveries sahariennes dont il a été le témoin curieux.

— Quel est donc, selon toi, l’emploi de la vie ? dit-il un jour à ce jeune Maure qui l’avait guidé dans les ruines du Ksar.

— Copier le Livre diligemment, et méditer les hadits, car il est écrit : « L’encre des savants est précieuse, et plus précieuse encore que le sang des martyrs. »

Est-ce admirable, cette fièvre d’intelligence divine ? se dit Maxence. Le mot de son compagnon le révoltait. Il touchait le point faible, apercevait l’émoussement de la pointe. Toute sa vie n’était-elle pas basée sur le sacrifice, dont il ignorait, certes, la surnaturelle vertu, et qui pourtant éclairait tous ses actes des reflets de sa mystérieuse clarté ? Si misérable qu’il se connût, il se connaissait pourtant supérieur à ceux-là qui avaient préféré la plume d’oie de l’écrivain à la palme du martyr. Car dans sa misère la plus grande, il portait encore le germe de la vie, au lieu que les autres, dans leur grandeur, portaient le germe de la mort.

Que seraient devenues nos civilisations d’Occident, disait encore Maxence, si elles s’étaient édifiées sur une semblable morale ? — si la souveraineté du cœur n’y avait été proclamée ? — si le théologien, du fond de sa cellule, avec ses in-folios autour de lui, n’eût envoyé le Croisé, avec sa croix sur la poitrine, sur les routes en feu de l’Orient ? Et lui, il se connaissait l’héritier de ces civilisations, et l’envoyé, le signifère de la puissance occidentale. Ainsi, les jours de la probation étant accomplis, le jeune voyageur commençait à mesurer la grandeur de sa mission et la douce domination de sa loi.

Il valait mieux que les Maures. Il valait mieux que lui-même. Lui, le misérable homme sans nulle étoile, ce dérisoire Maxence, il valait mieux que le Djilani lui-même, avec toute sa vertu. Et voici qu’un jeune Maure l’avertissait de sa grandeur, et, d’un mot, dénouait les chaînes de la captivité !

« L’encre des savants est plus agréable à Dieu que le sang des martyrs. » Il faut que l’abaissement du voisin nous avertisse de notre propre élévation. Alors, touchant certains bas-fonds, nous faisons comme le plongeur pris dans les algues, et qui donne un vigoureux coup de pied pour remonter, vertical, les bras tendus, vers la lumière du monde. Tel Maxence : il a bien pu les admirer, ces Maures, dont la vie intérieure a la saveur étrange et douce d’un fruit sauvage. Mais aujourd’hui, il n’a plus qu’une grande pitié et ce sont de lamentables victimes qui l’entourent : les victimes d’une civilisation qui n’a pas su s’orienter.

Qu’importe que Maxence soit triste, ou qu’il soit mauvais ? Il est l’envoyé de la puissance occidentale. Il faut donc bien qu’il reste pur et sans mélange, et qu’il soit séparé de tous les autres. Au fond, rien n’y peut faire : ce sont vingt siècles de chrétienté qui le séparent des Maures. Cette puissance, dont il porte le signe, c’est celle qui a repris les sables au croissant d’Islam, et c’est celle qui traîne l’immense croix sur ses épaules. Celle même qui a conquis la terre, à cet endroit précis où Maxence se tient debout, là même, elle traîne sa croix, qui est la croix de Jésus-Christ ; tout au long de sa peineuse existence, elle-même est chargée du poids de ses péchés. Elle est la puissance de sa chrétienté, elle est triomphante et douloureuse. Comment ne l’a-t-il pas reconnue ? Pourquoi donc ne la salue-t-il pas, celle qui est souffrante comme lui, celle qui gémit dans le vent des malédictions, comme lui-même il a gémi dans le vent de la douleur ? Elle a dit : « Cette terre d’Afrique est à moi, et je la donne à mes enfants. Elle n’est pas à ces pauvres gens, à ces bergers, à ces gardeurs de chameaux. Elle est à moi, elle n’est pas à ces esclaves, elle est à mes fils, afin qu’ils m’honorent davantage. »

« Elle est à moi. » — Maxence sait entendre ce langage. Il est le maître. Il sait bien qu’il ne doit pas laisser trop de lui-même dans ces parages. Celui qui est riche emprunte-t-il à celui qui n’a pour toute fortune qu’un petit mouton ? Il est le maître de la terre. Le maître va-t-il demander des conseils au domestique ? Il est l’envoyé d’un peuple qui sait bien ce que vaut le sang des martyrs. Il sait bien ce que c’est que de mourir pour une idée. Il a derrière lui vingt mille croisés, — tout un peuple qui est mort l’épée dressée, la prière clouée sur les lèvres. Il est l’enfant de ce sang-là. Ce n’est pas en vain qu’il a souffert les premières heures de l’exil, ni que le soleil l’a brûlé, ni que la solitude l’a enseveli sous ses grands voiles de silence. Il est l’enfant de la souffrance.

« Tu n’es pas le premier, dit une voix qu’il ne connaissait pas — et c’est celle de la mère qu’il a maudite — tu n’es pas le premier que j’envoie sur cette terre infidèle. J’en ai envoyé d’autres avant toi. Car cette terre est à moi et je la donne à mes fils pour qu’ils y souffrent et qu’ils y apprennent la souffrance. D’autres sont morts avant toi. Et ils ne demandaient pas à ces esclaves de leur apprendre à vivre. Mais ils portaient devant eux leur cœur, entre leurs mains. Regarde, ô mon fils, comme ils se comportaient en cette grande affaire, en cette grande aventure française, qui était l’aventure du pèlerinage de la croix. »

III
PER SPECVLVM IN ÆNIGMATE

ARGVMENT. — DÉPART. — CALME DE MAXENCE. — INSISTANCE. — GRANDEVR DE ZLI. — MOVVEMENTS DV CŒVR, BATTEMENTS D’AILES DANS LA NVIT. — DE L’AME FIDÈLE DES SOLDATS. — CE QVI SE PASSE AV CIEL. — LES COORDONNÉES DE ZLI : LE CHAMP D’AMATIL. — DOVBLE ASPECT DE L’AME DE MAXENCE ET SON VNITÉ RÉELLE. — L’ÉNIGME DV MIROIR QVE NOVS SOMMES.

Un jour, dans ce transport héroïque qui laisse pourtant à l’esprit toute son agilité, tandis que l’heure clairvoyante du matin l’inondait, Maxence se leva, secoua son poil, et, solidement balancé sur ses deux jambes écartées, il attendit les caporaux et les sergents. Comme le clairon, au moment du ralliement, remplit exactement tous les recoins de la plaine et jusqu’aux cornes de bois les plus secrètes, ainsi la joie le remplissait de toute sa plénitude victorieuse et ailée. La rumeur du camp se propageait dans la masse noire des mercenaires et répondait au chef impatient. C’est que l’ordre, la veille au soir, était venu de partir pour l’Adrar lointain, et que cette heure était l’heure, semblable à la jeunesse, d’un départ. Donc Maxence a reçu un ordre, et voici que lui-même donne des ordres et que d’autres les reçoivent, car son métier est essentiellement d’obéir et de commander. La tâche est mesurée à chacun selon son rang. Les prescriptions, allant jusqu’au détail de la gamelle de riz à donner ou du bât à réparer, s’échelonnent dans leur ordre, d’après le plan que détient seule la tête principale. — Jusqu’à ce que, toutes prévisions faites, la colonne, parée pour toute éventualité, s’ébranle et se propage dans l’espace, semblable au vaisseau bien gréé qui prend le large. Mais alors, chacun n’a plus qu’à marcher sur son étroit ruban de sable, en suivant celui qui est devant lui, sur cet étroit ruban de sable qui est la vie, flanqué de part et d’autre par le désert, où est la mort par la soif. Le guide fonce droit sur le puits, puisqu’il n’y a pas d’autre chemin que celui qu’il fait. Aux autres de le suivre et de se coller à son ombre. Maxence, lui, se repose. Tout est déclanché, il n’a plus rien à faire, sinon à regarder ce beau monde qui s’écoule à ses pieds en grandes vagues profondes et sérieuses.

Singulièrement calme et sûr de lui est Maxence dans cette plaine qui se consume sous l’étreinte majestueuse des flammes solaires. Le voici maintenant, couché sur sa natte et fumant sa pipe en silence, au premier soir. Il goûte à plein le vertige de la nuit qui ne retranche à ses yeux que le pur néant du désert. Les tirailleurs forment sur le sol une figure géométrique qui ne respire plus ni ne bouge plus. Il y a seulement quelques Maures qui causent autour d’un feu, et la sentinelle qui se profile des pieds à la tête sur le ciel, comme une image. Près de lui, il entend le bruit des chameaux qui ruminent, et parfois l’un d’eux s’arrête, et il allonge, en un mouvement de lassitude, son long col sur la terre refroidie. Tableau commun et familier ! Il avait vingt-deux ans, Maxence, quand, pour la première fois, il connut l’amère douceur de ces campements d’un soir, dont on est sûr que rien, dans la mémoire fragile, ne subsistera, et dont pourtant le charme replié finit par obséder toute la vie. Et voici que cette halte à la vesprée est toute semblable à la première halte. Tout paraît charmant à cette tête jeune. Il caresse sa chienne. Il sent la vie, qui est là, réelle, qui est certaine, qui n’est pas une fiction, mais une profonde réalité qu’il peut envelopper et mesurer. Voici apparaître au ciel le beau scorpion qui commence, du fond de l’horizon, sa marche oblique. « Demain matin, dit Maxence, vers la deuxième heure, l’aile marchante de cette harka céleste aura gagné les trois quarts du ciel. Mais la terre n’est-elle pas aussi à sa place exacte, dans les routes libres du firmament ? »

Il se sent dans le jeu céleste en pleine sécurité. Et il ne ressent nulle inquiétude, parce que cet aiguillon ne l’a pas encore piqué de se dire : « Mais où suis-je ? Où vais-je ? Quel est donc le sens de cette énigme que je suis ? », parce que cette morsure ne l’a pas encore mordu d’entendre : « Mais quelle est donc cette plaisanterie affreuse ? Et quel est ce théâtre où je pleure sous le masque qui rit ? » Non, il ne l’a pas, cette immortelle inquiétude du cœur qui sait s’entendre. Mais au contraire, le jeu de sa pensée est si paisible, si semblable à ces grands fleuves qu’il a oubliés, sa rêverie s’écoule si puissamment qu’il ne lui souvient pas d’avoir ressenti depuis longtemps une telle félicité. Et en effet, pendant son séjour à Ksar el Barka, n’a-t-il pas fait à Dieu de larges concessions, n’a-t-il pas été à la limite de ce que l’on peut accorder ? En toute justice, il faut bien que tant de condescendance lui procure quelques satisfactions. Les Maures lui ont fait comprendre combien il était pur et salubre, cet air chrétien que l’on respire en France, dans cette France qu’il avait maudite au moment même qu’il la quittait, à tout jamais peut-être. Ils lui ont fait entrevoir la France cachée qu’il a méconnue, et ils ont mis la filiale action de grâce sur ses lèvres, au lieu de l’infâme reniement. Il est heureux comme l’enfant perdu qui retrouve sa mère. Pourquoi donc l’esprit lassé continuerait-il ses démarches inquiètes ? Pourquoi ne jetterait-il pas l’ancre dans ces beaux ports terrestres qui s’ouvrent à la fatigue de vivre ?

Dans son noble détachement, Maxence recevait pourtant des avertissements. Tout conspirait contre cette quiétude où il se croyait en sûreté, sans compter qu’au désert la pensée va plus en profondeur qu’en étendue.


Le guide de la colonne s’appelait Mohammed Fadel ben Mohammed Routam : ce nom en dit assez. C’était le petit neveu de Ma el Aïnin, le grand savant, l’irréductible adversaire de la France, c’était le propre neveu de Taquialla, le mogaddem des Fadelya de l’Adrar, qui conduisait le jeune officier dans les sombres replis pierreux de ces terres mortes. Cet homme était vraiment notre ami. Son esprit était charmant, sa culture aussi vaste que peut l’être celle d’un Maure. Maxence causait volontiers avec lui, le soir, sous le ciel immense où le cercle étroit de la terre disparaissait. Ce soir-là :

— Comment nommez-vous, dit le Maure, ces quatre grandes étoiles et ces trois petites qui marchent dans le ciel comme les cavaliers d’une avant-garde dans le désert ?

— Nous les nommons Orion. Mais dis-moi le nom que vous leur donnez dans votre langue.

— Cette constellation, lieutenant, s’appelle le « medjbour », et non loin, tu vois cette grande route poudreuse : c’est le « chemin de Bourak », car Bourak était le cheval de l’envoyé, et ce chemin est celui qu’il traça dans l’espace éblouissant, lorsque son maître eut résolu de quitter cette basse terre. Gloire à Dieu seul !

Un lourd silence retombe, creuse l’abîme entre les deux hommes. Puis Mohammed Fadel :

— Est-il vrai que vous, les Nazaréens, vous croyiez en trois dieux et non en un seul ?

Maxence chasse l’importune question, comme une mouche insistante, du revers de la main :

— Quant à moi, cheikh… (Puis, il se ravise :) C’est-à-dire que… Il m’est difficile de t’expliquer cela en arabe… Mais certes nous ne croyons pas en plusieurs dieux, comme les Bambaras, mais en un Dieu…

Mille traits de ce genre le ramenaient à son insu vers le point central… Pourtant les étapes continuaient de figurer la préparation, de moins en moins éloignée, de l’Adrar. A Hassi el Argoub, les voyageurs trouvèrent quelques tentes d’Ouled Selmoun. Jusqu’au terme du voyage, ils ne devaient plus rencontrer de figure humaine. Le pays n’en souffre pas. Il ne souffre que de hautes pensées, des pensées de gloire, d’héroïque vertu, de mâle fierté, et intolérables y seraient les faces mêmes de nos frères. Et ces pensées mêmes ne sont pas assez pures. Il faudrait une musique qui fût céleste. — Et plus la route s’étirait vers le Nord, plus l’oppression grandissait de tous les cercles descendants de cet enfer, avec une hâte étrange d’être au plus bas de la spirale allongée de l’abîme. Maxence marchait dans le vertige de ces horizons singuliers, la sueur aux tempes, avec des battements d’impatience.


Le point médian de l’immense parcours est la source de Zli. A la veille d’y arriver, la colonne fut enveloppée dans une de ces tourmentes de sable si fréquentes au désert. Alors se précipitent les coups de béliers rageurs du vent qui s’excite à battre son propre record. Alors, pelotonné dans la laine torride des haïks, on assiste à la mort du ciel, on est dans la nue bondissante où toute forme a disparu, on est dans le principe essentiel de la force. Mais Maxence, lui, il se dresse dans la flamme agile, les bras croisés, tandis que des paquets de sable le bombardent. « Lave, ô vent — dit-il — tout ce qui n’est pas la pure grandeur. Arrache, arrache l’humus des montagnes et tout ce qui est accessoire et ajouté. Que seule subsiste la forme minérale ! Et que de notre cœur aussi, les angles apparaissent et qu’il soit nu comme la pierre ronde que, depuis l’origine des âges, tu roules ! »

Grandeur de Zli !… On monte insensiblement dans des dunes blanches emmêlées où de maigres titariks ont réussi à prendre pied. Puis le sable cesse, et toute végétation. Puis on franchit un col mal dessiné, et la pierre — la pierre noire comme charbon, la pierre rugueuse et mortifiante de l’Adrar — vous enveloppe de tous côtés. Voici, en effet, la porte de l’Adrar, l’entrée du cœur même, l’accès au plus intime du soulèvement granitique. Alors l’on est dans le silence et dans la mort. Dans les cirques sombres, semblables aux « bolges » de Dante, pas un arbre, pas un brin d’herbe. Or Zli est la plus basse fosse, le lieu par excellence du désespoir et de la terreur. De tous côtés, de noires murailles aux replis vierges bornent l’horizon, et parfois, une grande masse isolée, comme ces tas de charbon pulvérulent que l’on voit aux approches des gares et des usines, se dresse aux sombres carrefours. Tout se tait, — sinon le vent, car on est à l’origine du vent, et dans l’atelier même où il s’élabore, dans le principal magasin.

Seul au centre du système, mais pris de la grande fureur poétique et de l’ivre exaltation, Maxence se sent réellement le centre du système. Il est l’esprit central qui anime la masse inerte, il est l’intelligence de toute cette lourde et immense matière…

La terre est battue de tous les vents, balayée de souffles mortels. Voyez-la, elle est un perpétuel gémissement, elle est une lamentation captive. Elle est pelée, nettoyée, lavée et relavée, grattée jusqu’à l’os par ces souffles du large qui lèchent, comme des langues de feu, sa vieille peau ridée, et tuent la plante, et la pierre même, et tout l’ordre de la nature. Et pourtant cette terre est sa terre, à lui, elle est la terre d’un homme, — cette misérable écorce pelée qui a chassé toute vie de son sein. Et comme il va vers des terres qu’il ne sait pas, de même le voyageur, lorsqu’il s’arrête ici, découvre dans son cœur de grands espaces inexplorés. Toute cette misère — celle de la terre et la sienne propre — il s’y sent à l’aise, il y est chez lui, il est le maître de son domaine. Très naturellement à lui est cette misère et ce sont au contraire les torchis des cités, ces avenues populeuses au long des fleuves, et c’est la ville moderne qui n’est pas à lui.

Mais encore cette matière exigeante ne souffre-t-elle que des soldats, et c’est là, loin des usines et des entrepôts des marchands, qu’ils se reconnaîtront les uns les autres, et que, s’étant reconnus, ils chanteront la joie immense de la délivrance. Alors, dans l’immobilité crucifiée de la terre, ce sont les vertus qu’ils aiment, c’est la simplicité, c’est la pure rudesse qu’ils revoient et qu’ils bénissent. Magnifique reconnaissance ! Loin du progrès et de l’illusoire changement, Maxence se retrouve un homme de fidélité. Il ne sait rien en lui qui ressemble à la révolte, mais, bien lié aux grandeurs du monde, il aime au contraire ces chaînes coutumières. Il est dans la gravitation du système moral, et il se soumet à sa loi sans plus de peine que les astres suivent, dans les champs du ciel, la route tracée. Rien ne paraît beau à ce vrai soldat que la fidélité. Elle seule est la paix et la consolation. Elle seule console de cet amer breuvage, la solitude. Elle seule est plus haute. La fidélité est le sûr abri. Elle est une pensée douce qui s’offre au voyageur. Et elle est ce parfum que l’on ne peut pas dire, cet incomparable parfum que respirent les âmes des soldats. La fidélité est comme cette épouse qui attend son mari engagé dans la croisade : jamais elle ne désespère, ni jamais elle n’oublie. Jamais elle ne doute de l’avenir, ni jamais du passé. Elle est cette petite lampe à la flamme toujours égale, que tient l’épouse.


Mais voici qu’une pensée lui vient, à ce fidèle chevalier qu’est Maxence. Ne sait-il pas ce que c’est que servir, et qu’être l’homme sur qui le chef compte, et le loyal serviteur, qui garde exactement le précepte et observe le mandat ? Une pensée, de très loin, vient à lui, — ou plutôt c’est une gêne qu’il éprouve, et qui est celle-ci : pourquoi donc, s’il est un soldat de fidélité, pourquoi tant d’abandons qu’il a consentis, tant de reniements dont il est coupable ? Pourquoi, s’il déteste le progrès, rejette-t-il Rome, qui est la pierre de toute fidélité ? Et s’il regarde l’épée immuable avec amour, pourquoi donc détourne-t-il ses yeux de l’immuable Croix ? « Si absurde est cette infidélité, s’avouait Maxence, que je n’ose même le confesser devant les Maures, et je leur dis : « Nous croyons !… » Ah ! oui, ma lâcheté devant eux me fait comprendre combien, malgré moi et à mon insu, Jésus me lie ! »

Maxence arrive au point où les expédients apparaissent misérables et où il faut choisir. Il rejettera l’autorité, et le fondement de l’autorité qui est l’armée. Ou bien, il acceptera toute l’autorité, l’humaine et la divine. Homme de fidélité, il ne restera pas hors de la fidélité. Dans le système de l’ordre, il y a le prêtre et il y a le soldat. Dans le système du désordre, il n’y a plus ni prêtre ni soldat. Il choisira donc l’un ou l’autre ordre. Mais tout est lié dans le système de l’ordre. Comme la France ne peut rejeter la Croix de Jésus-Christ, de même l’armée ne peut rejeter la France. Et le prêtre ne peut pas plus renier le soldat que le soldat le prêtre. Et le centurion ne reconnaît pas moins Jésus-Christ sur l’arbre de la croix, que Jésus-Christ ne reconnaît le centurion. De même que tout est lié dans le système du désordre. Donc, dit Maxence, il faut être un homme de reniement ou un homme de fidélité. Il faut être avec ceux qui se révoltent ou contre eux. Mais que faire si l’objet de la fidélité ne peut être saisi, et si l’esprit reste impuissant ?


Ainsi songeait le jeune homme, perdu dans la plus lointaine terre, tandis que, couché sur un coude, il considérait le tremblement de l’air au-dessus de la plaine immobile. Or, à ce moment précis, que se passait-il dans le haut du ciel, dans la demeure de Celui qui scrute les plus secrets mouvements des âmes ? Tandis que Maxence reportait sa pensée, vacillante encore, vers le Fils qu’il avait renié, que se passait-il donc dans la demeure du Père ?

Ah ! certes, c’est un mystère défendu que celui-là, et la pensée, prise de vertige, défaille, si elle veut pénétrer dans la scène véritable du drame, dans ce lieu de rafraîchissement éternel où réside l’unique et substantielle Réalité. Que cette pauvre pensée humaine ose pourtant s’aventurer sur le rebord de l’abîme, et elle verra le Maître des mondes innombrables penché sur cette terre qu’Il a voulue belle et dont Il se réjouit dans l’éternité. Car, entre toutes, Il l’a choisie, et en elle, plus que dans les milliards d’astres qui L’entourent, Il se complaît, et c’est en elle qu’Il se repose, en elle à qui son Fils fut envoyé. Or voici que, penché sur notre terre, entre toutes, le Maître se recueille et qu’Il observe ces âmes qu’il a faites selon Lui. Dans sa soif ardente de se donner, dans ce désir ineffable d’être aux hommes, Il s’impatiente, Il épie la moindre bonne volonté, tout prêt, étant l’Amour même, à prévenir l’âme la plus lointaine, si toutefois elle est digne de sa compassion. Cependant, les prières des saints montent vers Lui, et L’entourent et Le pressent, selon qu’Il le veut lui-même, et elles Lui font cette violence qu’Il aime par-dessus tout qu’on lui fasse. Et parfois le regard de miséricorde s’abaisse vers la sombre terre, — ce regard qui est la joie des Anges et l’indicible béatitude des Hiérarchies célestes !

« J’ai été trouvé, dit Dieu, par ceux qui ne me cherchaient pas. Je me suis montré à ceux qui ne pensaient pas à moi. Et c’est moi, ô jeune soldat, qui ferai le premier pas. Cette humble soumission, ce goût de fidélité me suffisent. Je n’en demande pas plus. Je te ferai venir de loin et je t’aimerai de mon amour éternel. Je te marquerai du signe de mon élection. Il ne m’en faut pas davantage, — en vérité, cet imperceptible mouvement d’un cœur honnête me suffit. Ne suis-je pas le Père, et qui peut mesurer la tendresse du Père ? Un père, quand il écoute les balbutiements de son enfant, il se récrie sur son intelligence, et la moindre action, il la tourne à la louange de son enfant. Je suis ce Père, et toutes ces âmes-là, qui sont droites et pauvres, et qui sont solitaires et misérables, je suis leur Père, et elles sont mes préférées. »

Oh ! que cette adoption serait douce à Maxence, s’il la savait ! Mais il est sur les routes du monde, la tête baissée contre les vents contraires, et il ne songe même pas à demander au ciel un secours, que Dieu, dans le secret de ses desseins, lui a déjà promis.

Le désert ceignait ses reins. C’est en lui qu’il puisait toute sa force, c’est à lui qu’il demandait la vertu. Et certes, quand il se voyait protégé par l’immense épaisseur des sables, de tout son cœur, il bénissait sa destinée. « J’aurais pu être semblable, se disait-il, à ces mondains, si jolis dans leurs vêtements selon la mode, à ces élégants dont j’ai admiré autrefois le langage artiste, à ces raffinés plus grossiers que des porcs, sous leurs masques de politesse. J’aurais pu être un homme de salon, un homme d’esprit, un délicat. Oh ! bénie soit l’Afrique qui m’a sauvé d’une telle destinée ! Bénie soit la terre qui est vraie, la terre qui est vraiment délicate, la terre qui protège les siens contre les contacts vulgaires ! Bénie soit la délivrance à tout jamais des hommes de mensonge et d’iniquité ! Du matin jusqu’au soir, je te bénirai, ô Afrique, vierge vénérable, toi sur qui nul n’a porté la main, et qui seule es restée pure… »

Maxence sentait qu’aucune de ses heures n’était perdue. Il n’en était pas une qui ne portât son fruit, qui ne fût lourde de quelque méditation ou de quelque fructueux travail. Et rien en effet ne venait troubler cet admirable déroulement de vie intérieure que l’Afrique réserve à ses élus.


Comme la colonne n’était plus qu’à quelques étapes d’Atar, les pensées de Maxence prirent un cours nouveau. L’on s’était arrêté à Djouali, à Chommat, à Tifoujar, — lieux obscurs et tous marqués, pourtant, de quelques gouttes de sang français. Enfin, dans les premiers jours de mars, on arriva aux dunes d’Amatil, où l’on dressa les tentes pour quelques jours. C’est dans ces dunes que, les 30 et 31 décembre 1908, les disciples de Ma el Aïnin, inquiets de notre marche vers l’Adrar, donnèrent contre nos troupes leur premier effort sérieux.

Dans la splendeur véhémente de midi, Maxence salue avec emphase le lieu où fut cette grande cohue de 1909, aujourd’hui plus silencieux que le pôle. L’abri où il va s’étendre est proche du bastion où nos mitrailleuses furent placées et il ne reste de ce bastion que de larges haies en branches épineuses, plus qu’à moitié recouvertes par le sable. Tout alentour est suspendu dans l’arrêt de la mort, tout est noyé immensément dans le passé. Un tirailleur, un jeune Samoko, est avec Maxence. Il a assisté au combat, enterré nos morts sous le feu de l’ennemi et il a été nommé pour ce haut fait tirailleur de première classe. Ses souvenirs sont confus. Il parle des morts jaillissant dans le bastion, le sergent français emportant les mitrailleuses sur son dos ; encore étourdi par la mêlée hurlante, il dit les cris des femmes qui étaient venues trépignantes d’Atar, et, du rebord médian de la montagne, excitaient leurs maris au combat… C’en est assez, Maxence connaît ce langage. Il sait ce que sont ces combats africains, ces deux lignes affrontées qui se voient et se jettent des insultes, au milieu des rafales formidables du feu, la joie, la haine, visibles sur tous les fronts, la lumière royalement épandue, et le chef à la poitrine nue dont la voix s’essaie à dominer le tumulte, — pour tout dire, cette haute couleur militaire, cette grande allure tout engagée dans la beauté épique. Il sait tout cela, et il préfère à ces souvenirs brûlants l’humble cimetière où reposent les siens. Là, des croix rustiques, avec des noms, marquent la place de ceux qui sont tombés, d’autres tombes — sans croix et sans nom — sont celles des Sénégalais, pressées et alignées comme au moment du défilé. Et Maxence, dans l’attitude de la méditation, se tait devant la poussière anonyme du passé, dont il voudrait scruter, d’un esprit sûr, la signification. Il lit les noms de ses camarades, il sent le grand souffle de la fraternité. Cette heure non plus n’est pas perdue pour lui, et plus avant elle l’engage dans l’antique alliance, dans la mystérieuse communion du sang versé. Dans la paix magnifique, chargée de tumulte intérieur, qui enveloppe le paysage élémentaire, Maxence, seul avec lui-même, renouvelle le pacte mémorable qui le lie. Il se proclame soldat dans l’éternité, et il promet que dans la commune aventure où tous — morts ou vivants — sont engagés, il sera le plus brave, le plus ardent dans la mêlée, le plus généreux de son corps. Avec ceux-ci, dont l’esprit demeure et dont la chair a été consumée par le soleil, il a même pensée, même volonté. Il confirme solennellement qu’il sera loyal et véridique, qu’il abandonnera tout, la richesse, la famille et la vie même, pour cette tâche qui lui a été départie, et à ces ombres, fixées au plus secret repli de la terre, il montre enfin son âme, toute pauvre et nue, son âme qui a déjà vaincu le monde.

Le galop de la conquête, la pressante réalité l’étouffent, lui font mordre les lèvres… 10 décembre 1908, à Moudjéria. Les Maures disent : « Jamais les Français n’entreront dans l’Adrar. » Le 5 janvier, cinq cents Sénégalais sous nos ordres entrent à Atar après une marche de cent lieues, hérissée de difficultés. Quelques jours avant, la résistance avait été brisée à Amatil, puis à Hamdoun où la canonnade avait promptement déblayé le terrain. Puis, pendant dix mois, ce sont nos colonnes volant aux quatre coins du désert, les tribus venant jeter leurs armes à Atar, l’établissement méthodique de la paix française, l’imprudence folle dans l’offensive, la sage prudence dans l’organisation du territoire, le souci constant de montrer notre justice après avoir montré notre force. Pages romaines, dignes de César. Magnifique histoire, trop peu connue. Mais la France est si riche en gloire qu’elle néglige cette monnaie.

Voilà l’action que Maxence prolonge. Voilà la vivante réalité où il s’ingère, comme un coureur prend sa place sur la piste et se met dans le train. Le labeur s’offre à lui, nettement délimité, clairement tracé selon l’ordre français. Le travail est là, tel que, transmis par la hiérarchie, il reste à accomplir dans la limite des instructions supérieures. Le terrain s’ouvre, posant lui-même ses conditions dès l’entrée : l’abnégation de soi et la ferme application, des bras vigoureux, un esprit sain.


Ainsi, dans les champs d’Amatil, les intentions du jeune soldat sont simples. Que s’il avait le loisir de s’y rappeler les ardentes journées de Zli, il s’étonnerait peut-être de ce que la pensée, évaguée un moment vers l’azur, revînt si vite dans ce champ clos où il a mission de combattre ; de ce que, ayant entrevu le sens de la soumission et de l’obédience véritable, il se contentât, peu de temps après, de l’image de la soumission et du seul symbole de l’obédience ; de ce que, cherchant une loi à Zli, il se soumît si aisément à celle que lui proposait Amatil. Mais Maxence est soldat avant tout. Son point de départ n’est pas ailleurs que dans cette tâche humaine qui lui a été assignée. Au reste, dans l’itinéraire du Tagant à l’Adrar, ce sont les deux visages de l’Afrique qui se sont offerts à lui, et l’un est celui de la Prière et l’autre est celui de l’Action. Ici, vêtue de lin, et là ceinte d’une armure, ici auréolée de rayons et là casquée de fer, telle apparaît au jeune soldat son antique conseillère, — et lui-même, tantôt humble devant le ciel et tantôt orgueilleux devant la terre, tantôt inquiet de la déficience de l’azur et tantôt rassuré par l’immense possession terrestre, tantôt très petit devant ce qu’il n’a pas et tantôt très grand devant ce qu’il a, c’est un double cœur qu’il promène dans la duplicité de l’Afrique.

Pourtant, in medio leporum, du sein même de la félicité terrestre, naît une mortelle inquiétude. « Certes, dit l’âme inquiète, ce devoir est bien tracé, qui guide mes pas et ordonne mes démarches. Et pourtant il me semble que mes pas ne sont guère assurés et que mes démarches sont celles du rêve. Je suis ce poisson qui se gouverne habilement dans l’élément de l’eau et qui pourtant jamais ne connaîtra la mer, faute de la pouvoir contempler du rivage. Je ne défaillirais pas, si je n’avais la hantise de l’harmonie totale et ne voulais dominer l’élément où se meut le corps que je supporte. Mais je suis pensante autant qu’agissante. L’intelligence survient, qui veut savoir, et misérable apparaît l’itinéraire du soldat. »

Mais encore est-il grand par la réalité dont il est l’image. Maxence, près des tombes d’Amatil, est l’image très lointaine de la Fidélité. Et c’est pourquoi la participation à laquelle il a été admis, est agréable à Dieu. Son ignorance même est son bien le plus précieux. Car l’intelligence qui s’est asservie au mensonge a porté sa propre condamnation. Mais au contraire, elle reste digne de la vérité, cette intelligence qui sommeille sous le fardeau du devoir humain, et à qui une action déroulée dans la pureté ne permet pas de s’exercer. Il y a moins loin de l’ignorance à la science que de la fausse science à la vraie science. La loyauté devant la France mène vite à la loyauté devant le Christ, mais la déloyauté ne mène qu’à la déloyauté. De même ce Maxence, qui est bon et véridique, ce qui est bon et véridique est donc sa part, mais au contraire l’iniquité appartient à l’homme d’iniquité. Et quand, son épée nue fichée en terre, il jure sur les cendres de ses compagnons d’être un bon serviteur, déjà il est chrétien et déjà il est participant à la grâce de la sainte Église.

IV
L’ESPRIT DES TEMPÊTES

ARGVMENT. — TABLEAV D’ATAR. — LA SOVRATE DES INFIDÈLES ET LA RÉPONSE DE L’ÉGLISE. — MAIS CETTE RÉPONSE NE SVFFIT PAS. — INVASION DE L’INTELLIGENCE. — MAXENCE VEVT AVANT TOVT LA VÉRITÉ. — DÉSORDRE, D’OV IL FAVT VNE RÈGLE OPÉRANTE, ET PORTANT EN MÊME TEMPS LE GAGE DE LA CERTITVDE. — MAXENCE TROVVE DANS L’OPPIDVM D’ATAR LES RAISONS DE SON ÉTAT D’AME. — LA MAJESTÉ LATINE ET LA DIGNITÉ CHRÉTIENNE.

Des femmes dans la palmeraie, par deux, par trois… Leurs regards, cernés de kohl, se posent languissamment sur l’ombre bleue. Des esclaves noirs, auprès des puits, font grincer le lourd balancier de bois, l’eau remonte et se disperse dans le rond du bassin. Des rires jaillissent, aussi clairs qu’en une grande verrière, un jour d’été. Tout le parfum des terrasses de la Perse se résout dans l’oasis, — point imperceptible dans l’espace, comme le plaisir est le point imperceptible dans le temps. Et voici rompu le cercle où se tenait Maxence. Maintenant ce jeune soldat n’est plus celui qui, sous le double airain de la solitude et du silence, marche avec certitude vers son but, et progresse en ligne droite sur le diamètre de l’horizon circulaire, mais au contraire il est le promeneur qui a brisé la règle et s’abandonne à son caprice. D’autres jeunes hommes sont avec lui, et la causerie vaine s’étale, tout au long des heures vides et lâches. A son abandon, à cette détente qui survient, Maxence mesure l’excès de sa fatigue. Il sent la trêve, ce moment redoutable où l’âme va se démettre de son empire, renoncer à sa domination, ce glissement vers l’inévitable catastrophe, cette démission de soi-même qu’il connaît bien et qui produit ceci, que nul dégoût, nulle rancœur ne viendra plus combler le trou immense et noir de la chute. Ainsi, trois jours durant, Maxence est une ombre marchant dans le sommeil et dans l’apparence de la mort.

Au dernier soir pourtant, désemparé, il quitte les camarades et, sauvage, il tend vers la ville où la misère surabonde. C’est l’heure où rentrent, en troupeaux pressés, les moutons ; où les enfants, fiers et charmants, poussent ces derniers cris qui précèdent immédiatement le silence de la nuit. Des murs en ruines limitent le cercle étroit au dedans duquel les maisons égales se pressent et les ruelles s’enfoncent avec peine dans la masse compacte des pierres. Sur sa droite, Maxence regarde les derniers jeux du soleil sur la haute paroi de l’Adrar, il s’arrête, respire fortement, et constate l’éphémère envahissement de la couleur, succédant à l’incolore domination du soleil. Voici les rocs rouges, les palmes vertes intensément, les sables ocrés de la batha. Et seules, chargées de poussière et de siècles, les pierres du Ksar demeurent dans l’indistincte grisaille. C’est le soir, où chaque minute compte, où chaque seconde rend un son que l’on voudrait éterniser. L’homme est en plein contact avec le monde, il est comme un gong où le temps frappe à petits coups et les ondes du métal s’élargissent, et s’amplifient, selon des lois mathématiques.

Déjà plus fort, pénétré d’harmonies sereines, Maxence s’enfonce dans une des venelles qui s’offrent à sa flânerie. Au-dessus de lui, les terrasses sont ceintes d’épines toutes dressées à la même hauteur du sol, et entre les lignes de branchages desséchés, un étroit ruban de ciel sinue et marque seul l’itinéraire. Mais une âcre odeur prend à la gorge le voyageur. Derrière les portes basses, il aperçoit de petites cours où mille mouches dévorantes assaillent les femmes indifférentes et les enfants, au milieu des calebasses. Au vrai, il se trouve dans un ghetto, et pris d’une vague inquiétude, il hâte le pas vers l’espace libre. Parfois, le passage d’une lente beauté, à demi voilée, achève l’illusion. Maxence est bien décidément dans une juiverie. Au reste, les habitants d’Atar, Smassides pour la plupart, sont les plus vils des Maures, et ne peuvent se comparer aux vrais et libres Berbères qui habitent, au plus loin du désert, dans les tentes en poil de chameau.

Aucune lumière ne vient percer l’ombre ; nulle porte fraternelle ne s’ouvrira. Nulle main ne se tendra… Mais Maxence frissonne ; son cœur, frappé de terreur, s’arrête de battre : n’est-il pas, sur toute la terre, un étranger, et non point ici seulement, mais partout ? Est-il un seul lieu dans le monde où il puisse dire : « Voici le terme du voyage, voici le sol où tout est mien et voici les frères de ma pensée et de ma prière ? » En quelque point du globe qu’il aille, il est seul, il tourne sur ses péchés cachés au monde, il est le maudit que rejette la douce communauté humaine. Mais tandis que l’infortuné sent tout sombrer autour de lui, des voix sortent des murs épais d’une mosquée. C’est l’heure où tout l’Islam psalmodie la Sourate des infidèles, et Maxence répète lentement la sombre prière, qu’il a lue dans le livre : « Souratoul el koufar. Dis : O infidèles ! Je n’adorerai point ce que vous adorez. Vous n’adorerez point ce que j’adore. J’abhorre votre culte. Vous avez votre religion, et moi la mienne. »

Une douleur mystérieuse étreint Maxence. Ce cri d’orgueil et de solitude résonne en lui. Il sent que cette force domine toute misère, que cette beauté est la plus forte. Mais les paroles de ces gens ne sont pas à lui. Que ne peut-il leur dire, dans l’exultation de la certitude :

« Ce n’est pas vous, ô voix menteuses, qui avez les paroles de la vie. Vous avez votre religion. Mais moi, j’ai la mienne. Vous avez votre prophète, mais j’ai mon Dieu, qui est le Christ Jésus. Vous avez votre livre, mais j’ai le mien… »

Mais quoi ? Il le dit déjà, et dans le péril, oublie les querelles intérieures de l’école. Devant l’Arabe, il est un Franc, tenant la certitude de sa race à tout jamais consacrée, et, sous l’aiguillon de la honte, il se dit l’enfant, combien prodigue, de son Église. Car son nom est lié à tout jamais au nom chrétien. Et que serait sa fierté devant le Maure — sinon une fierté catholique ?


Ainsi, dans son geste de défense, voit-il l’Église de Dieu, sur la France penchée pendant des siècles, et il lui faut maintenant considérer ce qu’elles ont fait ensemble, dans la grande partie engagée en commun. Or, dans le fond des temps, il voit la procession de paix qui franchit le portail et le geste de la bénédiction sur le monde épouvantable. Au milieu du crime et de l’iniquité, dans les grandes guerres dévastatrices, l’évêque est debout, sur la pierre inébranlable, arrêtant, de ses deux doigts levés, la foule hurlante et l’invasion de la barbarie. Dans les sombres campagnes, au-dessus des ruines amoncelées, seul, le monastère garde l’impérissable dépôt, afin que la petite lampe vacillante de l’esprit ne s’éteigne pas et que la justice ne soit point abolie. La parole infaillible de Latran plane au-dessus du monde, comme une blanche colombe au-dessus d’un charnier. Les empereurs et les rois féroces sont vaincus par la voix seule du vieillard blanc au fond de Rome, et le moine, dans sa cellule, veille à la justification du peuple de Dieu. Oui, tout au long des âges, l’Église est penchée sur la France, et elle pleure avec elle et elle se réjouit avec elle. Or voici que grandit ce peuple et qu’il apparaît entre tous les peuples de la fidélité. Voici les hommes de votre droite, ô Seigneur, — voici le déroulement de la plus noble histoire que les temps aient inscrite. Le plus beau royaume du monde, — et il est aussi le royaume de la fidélité. La plus glorieuse puissance du monde, — et elle est une puissance de chrétienté. Vos fils, ô Seigneur, les plus braves et les plus fiers, — mais ce sont les fils de la juste observance et ils sont les enfants de votre amour. Maxence la connaît bien, la merveilleuse histoire, dont toute page, jusqu’à la plus sombre, porte encore témoignage de la grandeur.

Or, où est la France, se dit le jeune soldat : sinon dans Reims, où le triple portail semble s’ouvrir encore à la procession royale, et dans Saint-Denis, avec les tombeaux de notre gloire, — et encore dans cette joie pascale de Chartres, et dans la nef protectrice où l’on dit que se plaît la Reine du Ciel, — et même, dans ces clochers des campagnes, qui seuls ont vu l’immense déroulement des générations ? Car, c’est peu d’affirmer que la flèche, au-dessus des campagnes, commande à l’étendue et qu’elle est comme le centre de l’espace. Elle apparaît surtout comme l’organisatrice du temps, et les siècles se rangent autour d’elle mieux que les paysages terrestres, et les toits innombrables de la ville. Elle est le présent, entre le passé et l’avenir, plus encore que ce point de l’espace où convergent toutes les lignes de l’horizon. C’est donc vers elle qu’iront les âmes qui veulent se pénétrer de la patrie. Mais que diront-elles, ces âmes de sincérité, quand, dans la plus sombre chapelle du chœur, juste derrière le maître-autel, elles auront découvert l’authentique héritière du Royaume, et que renier la Chrétienté, c’est en quelque manière renier la France ? Alors les portes de l’histoire s’ouvriront, et le miracle très replié qu’est cette France apparaîtra à ces êtres dans son adorable clarté.

L’apparition des plus royales demeures de Notre-Dame, dans cette fétide embuscade d’Atar, peut bien consoler Maxence. Mais non ! Il reste au fond de lui un sombre tourment. Que les faibles se nourrissent des plus nobles rêves ! Lui, il veut la vérité avec violence. Il est saisi par la noble ivresse de l’intelligence, et cette fièvre d’esprit le travaille, d’aller à la véritable raison, à cette assurance très sereine de la raison bien assise. Il demande d’abord que Jésus-Christ soit vraiment le verbe de Dieu, que l’Église soit de toute certitude la gardienne infaillible de la vérité, que Marie soit en toute réalité la reine du ciel. Et telle est sa première exigence avant que de considérer cette vocation et merveilleuse élection de la France. Jamais le ciel d’Afrique, jamais ce sol militaire ne conseilleront la lâcheté ni la prudence. Ils sont l’exaltation de la certitude, la glorification de l’Absolu. Et c’est la leçon même que peut donner à un passant la voix impérieuse de la mosquée : « O infidèles ! vous avez votre religion et moi la mienne, et je n’adorerai point ce que vous adorez. » C’est-à-dire : rien n’est beau que le vrai. Rien n’est digne d’un homme libre que l’amour, ou que la haine de l’amour. Et encore : que cette nef elle-même de Notre-Dame soit rasée à tout jamais, si Marie n’est pas vraiment Notre-Dame et notre très véritable Impératrice. Que cette France périsse, que ces vingt siècles de chrétienté soient à tout jamais rayés de l’histoire, si cette chrétienté est mensonge. Que cette France chrétienne soit maudite, si elle a été édifiée sur l’erreur et l’iniquité. « Je n’adorerai point ce que vous adorez. » Toute la question est donc d’adorer ou de ne pas adorer, mais adorer n’est pas autre chose que connaître. La considération de la France, elle-même, s’efface devant la certitude œcuménique.

Que l’on se figure, sur ces joyeux sommets et dans cet air purifié, l’apparition du grand-prêtre Antistius. Amère dérision ! Et que nous voici loin de la fierté et des paroles de la solitude ! C’est en vain que le révolté mesurera les effets de la désobéissance, ou que le rite, l’usage seront invoqués. Si le temple qui a su créer l’union des peuples du Latium est mensonge, son œuvre ne sera pas durable. Car le mensonge ne fonde rien, et les œuvres de mensonge portent en elles leur condamnation. Mais la querelle est misérable de savoir si telle illusion est nécessaire.


Maxence se détourne : c’est l’immense nuit tropicale qui est devant lui, la nuit sérieuse dans l’achèvement du silence. Le contour de toute chose a disparu, les misérables paroles humaines sont tombées. Rien ne peut plus le tourmenter, ce pèlerin attardé, que le désir de la connaissance essentielle. Le plus beau des poèmes n’étanchera pas la soif immense de cette âme. Nulle musique n’endormira plus ce malade, que la misère du monde a circonvenu. Il lui faut le pain de la substantielle réalité, afin que ces mirages, dont il meurt, s’évanouissent, — et non pas les douces rêveries du cœur, mais le vol sévère de l’esprit tendu vers la possession éternelle. Il vomit, ce violent, les consolations d’un soir religieux, car il n’est pas de consolation hors de la clarté de midi et de l’étincelante certitude. Il maudit la paix du cœur, car il n’est de paix que de la raison. Et toute illusion est du diable, mais toute réalité est de Dieu…

L’homme, assoiffé de lumière, s’enfonce dans les ténèbres. Au silence des rues endormies, succède le frissonnement des lattes, au plus haut sommet des palmiers, et là où la rumeur des hommes fut la plus vive, plus faible et plus mystérieuse est la parole de la nuit. Bientôt, derrière l’épais rideau d’ombre, l’étendue du sable apparaît, blanchie elle-même par l’étendue sidérale qui lui fait face. Et Maxence, dans cette heure si douce, si confidente, s’anéantit. Faire un pas de plus, remuer seulement un de ses membres, lui serait absolument impossible. Subitement, le ressort intérieur se brise, le sommeil renverse par terre l’énorme soldat, tout son être disparaît dans un dernier et immense soupir, chassant l’esprit au dehors.


Le premier rayon du soleil, balayant la plaine avec le rêve nocturne, soulève doucement la lourde paupière. L’homme nouveau se dresse, et, tandis que le regard prend possession du monde, et rentre dans la grande amitié des choses créées, tout ce qui fut d’hier est aboli et le trait noir de la nuit a été tiré au bas d’une page finie…

Des femmes vinrent à passer dans la palmeraie. Maxence se dit que c’étaient celles-là qui, en 1909, allaient sur la montagne d’Amatil pour exciter leurs hommes au combat. Elles s’approchèrent, et doucement saluèrent le maître de l’heure. Maxence les regardait curieusement, un peu écœuré par l’atroce odeur du musc, — mais tout l’Orient soudain se dressait devant lui. Une langueur sauvage s’ajoutait à la beauté de ces visages ardents, et c’était l’Orient encore que rappelaient les coiffures compliquées, — ces tresses noires alourdies par les boules d’ambre, les bijoux de nacre et les péridots. Et, tandis qu’elles jouaient avec son haïk de soie blanche : « Comme elles sont bien, pensait-il, les amies du guerrier, et comme l’on voit qu’elles sont habituées à recevoir ceux qui longtemps ont couru le désert, ceux qui rentrent dans la ville, harassés, couverts de poussière, le front brûlant ! » Brusquement, mais sans l’ombre de fièvre, il les renvoya et commanda à la plus jeune de rester auprès de lui. Il semblait qu’il se conformât simplement à un usage des vainqueurs. Nulle flamme ne dévorait son cœur. Elle, presque une enfant, attendait, résignée, les caprices du chef. D’un mouvement charmant, elle ramena son grand voile bleu par-devant son visage. Alors Maxence, devant cette forme immobile, devant cette chose à lui, fut pris d’une immense pitié. Un moment, il songea à la renvoyer, honteux devant ce pauvre butin. Mais déjà son âme n’était plus à lui. Le jeune Français se leva, et, frémissant dans la douce chaleur du matin, il emporta sa proie à travers l’ombre bleue des palmiers et les bruissements du jour victorieux.

Un sombre délire l’avait saisi. Trois jours durant, il fut l’esclave de cette esclave. Il avait retardé son départ d’Atar, et ce retard pouvait avoir pour sa troupe les plus fâcheuses conséquences. Ce n’était rien, auprès de l’avilissement de cette âme livrée tout entière au démon. Enfin, cet homme fier finit par se révolter. Il secoua ses membres engourdis, se reconnut au milieu du monde, et courut tout d’un trait vers les siens qui l’attendaient.

Comme il rentrait sous sa tente, brusquement il songea à son ami Pierre-Marie et l’image de cette Vierge en pleurs lui apparut, qu’il avait reçue jadis et que le vent du désert avait emportée loin de lui. Il ressentait une douleur affreuse, une douleur qu’il ne connaissait pas. Ce cœur, depuis toujours voué au remords, apprenait une souffrance nouvelle, — souffrance mystérieuse, indicible, où, dans un unique sanglot, la terre et le ciel étaient mêlés. Maxence avait beaucoup pleuré sur lui-même. Mais voici qu’en ce jour, son regard ne pouvait se détourner de la dame très lointaine que les péchés des hommes faisaient pleurer.

Toute la misère de sa vie s’était ramassée dans cette sombre équipée d’Atar : d’abord, sa fièvre ardente du vrai, l’impuissance de sa pensée, et puis, devant le plaisir qui s’offrait, son indigne faiblesse, et tout le désordre d’un cœur qui, soumis à lui seul, reste impuissant devant son mal. Lorsqu’il avait entendu ces voix si bien assurées de la mosquée d’Atar, il avait éprouvé le goût violent de l’absolu. Mais maintenant, après le clair regard intérieur, il songe à la pureté — apercevant de tous côtés l’abîme et le manque total de Dieu. « Non, dit-il, rien de ce que je trouve en moi n’est la grandeur, et rien n’est la beauté. Mais au contraire, je me découvre semblable à ces médiocres, qui ne peuvent concevoir une pensée forte et dont le cœur est incapable de violence, — semblable à l’immense multitude des impurs et des méchants, à l’innombrable bétail de la réprobation. Sinon que je me connais et crie, de mes lèvres pénitentes, miséricorde ! » — Et, réduisant tous ses désirs égaux dans une même supplication, il s’écriait :

« O Dieu du Ciel, si vraiment vous êtes, voyez la misère où me tient ma conscience. Voyez cet extrême désordre où je suis. Considérez d’une part l’immense désir que j’ai de posséder une règle qui me préserve du péché, et de l’autre ma ferme volonté que cette règle soit selon la vérité, supérieure aux besoins des hommes. Voici mon cœur, Seigneur, qui veut votre paix, et voici mon esprit qui ne veut pas de cette paix, si elle est mensongère. O père céleste, vous le comprenez, ce n’est pas une ombre qu’il me faut, et ce ne sont pas des rêves qui me consoleront dans cette grande bataille terrestre où je suis engagé. Car je suis un homme réel dans le monde réel, et je suis un soldat engagé dans la vraie bataille du monde, et non pas un chimérique, ni un fantaisiste. Donnez-moi donc, Seigneur, un esprit impitoyable pour scruter la loi et le témoignage, comme votre saint Prophète, et pour confondre enfin, s’il le faut, les mensonges des mauvais et des impies ! »

Admirable simplicité ! Honnête et lourde naïveté ! On la comprendra mieux, si l’on pose avant tout que Maxence est un soldat, c’est-à-dire un homme de réalité, un homme de froide logique, — en un mot, le contraire d’un romantique. Dira-t-on qu’il a l’âme indigente et que sa mathématique va tuer le libre génie, la fluidité ? Ce serait croire que la richesse de la vie est en extension, — au lieu qu’elle est en approfondissement. Avec les deux ou trois principes qu’il recherche, Maxence sera plus riche que le dilettante qui butine toutes les fleurs et n’en épuise aucune. Et, d’ailleurs, s’il n’avait la volonté d’être vrai, que ferait-il dans ce poste d’Atar, dans ce réduit aux angles droits, à la double enceinte de murs, que des soldats ont construit ?


Au seuil, pour la dernière fois, les mouvements secs de la sentinelle qui rend les honneurs accueillent Maxence. L’officier traverse vivement le large chemin de ronde où s’entassent les approvisionnements militaires. La deuxième porte franchie, il se trouve dans une cour carrée qu’occupent de toute part des bâtiments sévères dont deux, se faisant face, ont un étage. Deux escaliers extérieurs mènent à la terrasse, flanquée de bastions et crénelée sur tout son pourtour. Deux grandes vérandas y dispensent une ombre épaisse et chaude : c’est là que Maxence retrouve, pour l’adieu, ses camarades.

Entre les deux vérandas, le soleil s’étale sur l’argamasse. De là, un coup d’œil circulaire peut embrasser l’ensemble du dispositif. Tout, dans l’ordonnance carrée, dans l’unité de la matière, — car les murs et les toits sont pareils, — dans le système symétrique, indique l’ordre, la mesure dans la force, la règle harmonieuse. L’architecte, l’entrepreneur, les maçons furent tous des soldats. Mais ces constructeurs improvisés ont fait une œuvre chargée d’une signification singulière. La demeure qu’ils se sont donnée à eux-mêmes, est, en quelque manière, la demeure de l’absolu. Maxence, devant ces pierres superposées sans art, éprouvait une sorte d’enthousiasme. C’est là, sur cette terrasse bastionnée qu’il trouvait son point de départ. « Nous sommes ici, disait-il, à la borne septentrionale de notre empire. Au delà est l’inoccupé, le pur espace inemployé. Mais comment arrêtera-t-on ce large mouvement que nous y décrivons de proche en proche ? La force qui nous pousse est invincible, parce qu’elle est ordonnée comme ces réduits mêmes où nous sommes, et qui portent, sans le vouloir, tout le sens de notre action. Que faire contre la force, unie à la raison ? C’est un flot discipliné qui roule d’un bord à l’autre du Sahara et non la masse brutale qu’aucune pensée n’anime. Quelle puissance humaine pourrait donc arrêter ceux qui donnent un monde à la France ? »

Du haut de la véranda du nord, on est presque dans le balancement des palmes. Au pied des fûts graciles, des chevaux hennissent. Des hommes, des enfants passent. Et derrière ce jeu d’ombres qui tremblent, la vue reprend possession de l’étendue sans contours. Mais si l’on passe du côté sud, alors il faut fermer les yeux dans l’éblouissement : au pied même de la muraille, commence la plaine. Et parfois, en son centre, s’élève la flamme d’une blanche colonne de poussière qui monte en vrille, aspirée par le vide de la région supérieure. Au fond est assise la muraille de l’Adrar, solitaire à l’extrémité du tableau, très loin de l’homme impur…


Qu’il est noble, au milieu d’un tel paysage, le petit oppidum d’Atar ! Enveloppé une dernière fois par le regard du voyageur qui s’éloigne, il apparaît alors comme le dé, jeté au travers de la table, sur qui se joue le destin de la France. Encore le franchissement d’une des ondulations du terrain, et dans un détour, s’abolit le signe salué une dernière fois, et le dernier témoin de la dignité latine.

« Ayant établi son camp vers ce côté de l’oppidum qui, séparé du fleuve et des marais, présentait un étroit passage, César entreprit de préparer les matériaux nécessaires à la construction de la terrasse — aggerem apparare, — de pousser des baraques d’approche, — vineas agere, — enfin d’élever deux tours, — turres duas constituere… Quant au ravitaillement en blé, — de re frumentaria, — il ne cessait de presser les Boïens et les Éduens… Mais l’armée ne laissait pas de souffrir de l’extrême difficulté du ravitaillement, due à la pauvreté des Boïens, à l’indiligence des Éduens, et aux incendies des magasins. Ce fut au point que très souvent les soldats manquèrent de grain et souffrirent d’une grande famine. Néanmoins, aucune parole ne fut entendue de leur part, qui fût indigne de la majesté du peuple romain et de la supériorité des vainqueurs : nulla tamen vox ab iis audita POPULI ROMANI MAJESTATE et superioribus victoriis indigna… »

En relisant sous sa tente les phrases ternes et sévères du conquérant, Maxence comprenait mieux la suite de l’entreprise où il était engagé. Oui, il les connaissait bien ces murs carrés, ces nobles tracés, ces pures lignes droites des oppida et des voies romaines. Et aussi ces difficultés de ravitaillement et ces inquiétudes au sujet de la res frumentaria et ces démêlés avec les tribus. — Mais surtout, ce qu’il reconnaissait, n’était-ce pas cette populi romani majestas, cette sereine et rectiligne souveraineté, cette majestueuse et souveraine dignité française ?

Et pourtant, il n’avait pas la paisible assurance du conquérant. Depuis longtemps, depuis sa longue station à Atar surtout, il lui manquait d’être pleinement d’accord avec son peuple. Il sentait qu’il ne participait pas à sa vie. Il avait la certitude de n’être pas le véritable héritier de cette dignité française qu’il savait être surtout une dignité chrétienne. Étranger parmi les renégats et les blasphémateurs, étranger parmi les fidèles et les pacifiques, il ne pouvait en aucune façon parler pour la France dont il portait le nom jusqu’aux extrémités de la terre. Heureux ceux qui n’ont pas la charge d’être les envoyés de toute une nation ! Heureux ceux qui ne portent pas le poids d’une patrie sur leurs épaules ! Lui, il ne connaîtra pas de repos qu’il n’ait retrouvé le visage de la terre natale et la signification de son nom béni.

Car, voici que depuis l’invasion des Césars, vingt siècles de Rédemption sont venus, et quelle que soit notre volonté mauvaise, nous sommes encore les héritiers de Dieu et les cohéritiers du Christ. Et Maxence lui-même, qui n’a jamais connu son Dieu descendant pour lui sur l’Autel, à l’heure du soleil levant, — il n’est pas parti avec les mains vides, mais il a emporté avec lui la croix de son sauveur qu’il ne voit pas. Poids sans nulle mesure, fardeau indéposable, puisqu’il n’est connu que par cette mystérieuse oppression du cœur et par son seul silence.


Ainsi le voyageur, sur la terre d’Afrique, quoi qu’il fasse et quoi qu’il veuille, est toujours Christophe avec son long bâton, portant, auprès de sa tête inclinée, l’Enfant avec le globe et l’auréole de la lumière invisible.

V
A FINIBVS TERRÆ AD TE CLAMAVI

ARGVMENT. — LA VIE DES CAMPS. — S’ADONNER A LA CONTEMPLATION. — LE RETOVR A LA COMPLEXITÉ. — VERS LA MER. — IL N’Y A PLVS MOYEN D’ÉVITER LE COMBAT. — CONDITIONS DE LA LVTTE. — ÉLOGE DE LA PAVVRETÉ. — L’ARMÉE DV SILENCE.

Voici à peu près ce qu’un étranger aurait pu voir du camp des méharistes : un désordre de petits abris en paille, de tentes basses, bariolées et rapiécées, où semble grouiller une vie confuse ; la tente du chef ni plus haute ni plus luxueuse que celle des soldats ; ici, une femme bleue allaitant un bébé nu, là, de petits enfants jouant sur des nattes en paille de palmier ; des hommes de toutes races, venus des quatre coins de l’Afrique ; le grouillement d’une banlieue ; tout l’espace habité, resserré sur le faîte d’une petite colline de sable surplombant à peine l’immense mer des dunes comme une barque basse sur le clapotis de l’eau illuminée. On est à Zoug. Et voici, au plus lointain horizon, tous les points donnant l’azimuth et la latitude : au sud les dômes granitiques de Ben Ameïra et d’Aïcha ; au sud-ouest, le piton d’Adekmar et le Gelb Azfar ; au nord, Kneïfissah, comme un rongeur sur la table de bois blanc ; à l’ouest, la chaîne de Zoug, aussi mince et nette que la sépia sur une toile peinte de la Chine. C’est tout. Hors ces témoins, prêts à répondre de l’emplacement, rien qui attire le regard, ou qui l’amuse. Ni formes, ni couleurs. De la lumière sans couleur. Un seul Personnage compte, et c’est le Ciel. Immense, fait d’une belle matière d’azur profond, occupant toute la place, il apparaît comme la plus certaine des choses créées. Parfois, un flocon effilé le traverse de part en part, sur le plus grand diamètre, — mais bien en vain, car nulle pluie ne surviendra de toute l’année. La terre, elle, visiblement ne sert que de support à ce ciel, et, par ce rôle d’esclave qu’elle assume, elle conduit aussi à la dilatation du cœur, et à la contemplation silencieuse.

Mais, pendant la sieste, l’homme doit interposer entre la nue et lui l’épaisseur de la toile de tente. C’est sous une ombre légère que Maxence attend, dans la grande suspension méridienne, le réveil de la vie. Et parfois il sursaute : il a entendu le subit vagissement d’un enfant et la voix de la mère qui le calme. Ce bruit en a éveillé quelques autres : deux tirailleurs échangent quelques mots rauques. Deux appels éclatent : « Ali !… Ali !… » puis tout retombe dans le silence, la tête lourde se penche sur la poitrine, les paupières se ferment pour la profonde méditation.

Nul nuage, nul obstacle terrestre ne s’oppose à ce qu’on suive la marche du soleil. L’homme est placé en face du jour, et il n’est pas d’autres ombres sur la terre que la sienne propre et celle de sa demeure incertaine. Quand les rayons, devenant obliques, viennent agacer les yeux, l’on peut sortir et Maxence s’en va parmi les chameaux qui ruminent dans l’immobile chaleur. Parfois ils allongent le cou vers les petites tiges métalliques de hâd, seule plante de ce désert, — ou bien ils aiment mieux ne rien faire et simplement abaisser les longs cils de leurs yeux paisibles. Le berger aux cheveux annelés s’empresse auprès du chef.

Maxence revient lentement, car il n’y a pas d’utilité à aller vite. Des Maures déjà sont accroupis en cercle, au seuil de la tente. Il rentre, et, les dévisageant d’un regard aigu, il s’asseoit sur la natte. Puis il les écoute, et il parle avec mesure, selon l’équité et la raison, rendant à chacun son dû et disant ce qu’il est utile de dire… Un nouveau soir est descendu. Une nouvelle nuit est venue, la même nuit est venue, si pure, si sauvage, que toute voix se fait douce devant elle, et bientôt cède et se résout dans l’universelle attention…

Toute chose est simple et bien en place. La vie profonde a rejailli du bourgeon primitif. Toutes les branches mortes, toutes les feuilles jaunies sont tombées, et il ne reste plus que la grande poussée intérieure de la sève, et le travail mystérieux de l’éclosion. Goûte, ô exilé, la joie d’être vrai ! Le monde occidental n’est plus. Les mensonges, les vains discours, les sophismes sont pour toi comme s’ils n’avaient jamais été. Te voici seul dans la douce pensée de la nuit, et demain, dans le matin frugal, tu seras un homme aux prises avec la terre, un homme primitif sur la planète primitive, un homme libre dans l’espace libre. Car tu es délivré de tout ce que les hommes ont élevé de leurs mains contre Dieu et tu ne vois plus rien, jusqu’au plus lointain horizon, que l’œuvre même de la Création !

Tout est simple et visible. Et pourtant ce n’est pas un retour à la simplicité que veut dire Maxence. L’âme, livrée à elle seule, découvre des trésors qu’elle ne soupçonnait pas et c’est dans l’élémentaire que se posent les problèmes, avec l’équation de la substantielle vérité. L’homme ne reçoit nul soutien de l’art ou de la nature. Donc il aperçoit mieux la complexe constitution de lui-même. L’esprit le presse de toutes parts, et tous les désirs insatisfaits, que la servitude du corps avait fait taire, rejaillissent dans le fond obscur de la conscience. Ainsi Maxence considère-t-il le champ de bataille intérieur et la défection de tout le visible. Il est seul dans la rose des vents, mais, s’il est seul, c’est encore en compagnie de lui-même, en compagnie de sa misère qu’il connaît bien et du « pourquoi » se dressant à chaque pas avec le « comment ». Tout ici le proclame : une certaine simplicité du corps est en raison inverse de la simplicité de l’esprit, et plus rudes deviennent les mœurs, plus fine et plus ailée se fait l’intelligence, s’efforçant sur les choses difficiles, et sur cela même qui paraissait simple dans l’armature occidentale. D’où : ce qui est important dans le monde civilisé, c’est de vivre.

Mais ici ce qui est important, c’est de penser. Et le jeune homme qui, dans son pays, n’a jamais entendu parler que d’un monde sans Dieu, s’il reste auprès des siens, il suivra cette route facile où on l’a engagé, mais s’il vient dans les thébaïdes d’Afrique, rendu à lui-même, il remettra tout en question, il demandera le contrôle et la vérification.

Maxence, malgré les aspects toujours changeants de la vie nomade, ne pouvait détacher sa pensée de cet unique point où il sentait que sa destinée était en jeu. Vers la fin d’avril, laissant le camp sous la garde d’un sergent, il partit avec quelques méhara dans la direction de l’ouest. Il voulait atteindre en ligne droite le petit poste de Port-Étienne, sur les bords de l’Atlantique, à quatre-vingts lieues de Zoug. Les longues heures à chameau, devant le déroulement monotone de l’espace vierge, les haltes dans le silence infini des hommes et des choses, les veilles solitaires sous les étoiles, ou la longue patience des routes nocturnes, tout devait ramener Maxence à cette lutte ardente, à ce corps à corps de l’homme avec lui-même, dans l’azur de l’espace intérieur.

Mais si, d’aventure, la loi du silence est transgressée, c’est pour qu’une parole plus profonde monte aux lèvres de cette demeure qui est dans l’âme inquiète celle de Dieu. Un matin, le jour après qu’ils eurent franchi le désert Tiris, Maxence et ses compagnons se réveillèrent au puits de Bou Gouffa. Minute impérissable ! C’était au milieu d’une lande qu’ils reposaient, et des touffes de plantes y poussaient à l’envi, dont le vert pâle était celui des bruyères du pays de Galles. Une rosée abondante couvrait le sol, car déjà l’influence de la mer amollissante se faisait sentir. Vers l’est, les sombres dentelures de l’Adrar Souttouf apparaissaient, couronnées de brumes légères. L’air était allégé, décanté dans les laboratoires du matin, et il apportait, en brises tièdes, des parfums de terres mouillées. Quelques gouttes de pluie tombèrent dans le silence. Maxence, debout vers l’Orient, saluait la naissance du monde. Alors Sidia, un Maure de l’escorte, s’approcha de lui, et, faisant un grand geste du bras droit vers l’horizon :

— Dieu est grand ! dit-il.

Sa voix tremblait un peu… Il n’y eut pas d’autres paroles de dites ce matin-là.


On repartit. Un nouveau désert s’ouvrit alors, l’Aguerguer, c’est-à-dire un immense développement de cailloux blancs et de sable blanc, parsemé de dômes de sable étincelants. Et parfois on s’arrêtait, parce que quelques pieds d’usid desséché avaient réussi à se fixer dans le grand mouvement des sables. Les dromadaires pouvaient manger… — « O pays de clarté, disait Maxence, pays faits à l’intention du soleil, solitudes de loin en loin troublées par le passage de quelque medjbour ou la fuite de quelque campement… quelle figure faisons-nous parmi toi ? Nous nous retournons, nous constatons notre présence, et presque, nous demandons pardon d’être là… »

Cependant, à mesure que ces hommes se rapprochaient de l’océan, grandissait en eux l’exaltation d’une certaine allégresse. Il n’était pas rare qu’ils chantassent et quant à Maxence, il poussait avec plus de fièvre sa fine monture, lui caressant les flancs de son bâton noueux. Bientôt, le pays se fit semblable à ces terrains de démolitions que l’on voit aux faubourgs des villes, terrains vagues, chargés de gravats blancs, hachés de fossés et d’excavations. Dans les aires de sables, au pied des soulèvements calcaires, des gazelles fuyaient, en détournant la tête vers les voyageurs étonnés…

Puis, un soir, Maxence se trouva sur le bord de quelque chose qui ressemblait au fond d’un lac desséché. Le guide s’était arrêté, surpris. Il revint sur ses pas. Maxence sentait en lui le froid d’une nuit marine, et la pénétration jusqu’aux os de la grande inquiétude d’une navigation transie. Il s’orienta, montra du geste la nuit, où l’on s’enfonça en un dernier effort crispé. Mais la marche était incertaine. Il fallut s’arrêter, attendre que le jour nouveau fixât l’itinéraire.

Le lendemain, peu de temps après le départ, le guide apercevait à l’horizon de ce lac entrevu la veille, une ligne sombre. C’était la mer ! Maxence prit le trot, réveillé par les odeurs salines qui déjà affluaient du fond du golfe. Une heure après, les contours vagues d’une grève immense se dessinaient. Tout au fond, la mer scintillait. Elle semblait s’étaler en des formes qu’on ne comprenait pas. La ligne du rivage, mal dessinée, elle-même achevait de donner à ce spectacle l’aspect de la confusion.

Enfin les hommes du fond des terres arrivèrent à ce point précis où la nappe liquide, dans la dernière vague expirante, prend contact avec l’élément minéral, et à l’extrémité même du continent. Alors, s’étant arrêtés, ils mirent le pied dans l’eau, afin de constater la réalité de cette chose immensément vivante devant eux. Au contraire des tristesses molles de la lagune, c’était la joie achevée d’un golfe aux lignes pures qui les accueillait, et la courbe harmonieuse de ce rivage remplissait tous les cœurs de paix heureuse. Maxence ne disait rien, ne ressentant au dedans de lui qu’une immense libération du passé. Il était comme un homme ayant beaucoup pleuré, et qui sent une brusque détente, après le naufrage de tout dans le débordement des larmes.

Si loin qu’il aille en lui, il ne découvre en lui que le sentiment de la sécurité et l’assurance d’une félicité sans trouble. Le désert est derrière lui, mais il en a détourné son regard, comme si jamais plus il ne devait y vivre, et dans la joie du beau spectacle nouveau, il se donne à l’Atlantique retrouvée. Voici la satisfaction profonde du flot remplissant exactement la coupe. Quelle est l’âme dolente que la vague océane ne libérera pas, portée par le rythme de la respiration marine ? Maxence, lui, les pieds sur la terre ferme, pose son regard candide sur le gouffre. Et parfois il épie le marsouin bondissant au-dessus de l’écume, — ou bien il suit le vol des immenses cormorans fonçant du fond du ciel sur l’arête aiguë de la lame…

Courte trêve ! Brève diversion à ces heures pesantes où l’homme, perdu au plus profond de la terre, est le prisonnier de son horizon scellé ! Encore une fois, un Maure, — le même Sidia, — devait ramener Maxence à l’objet de son intérieure négociation, et le mot tomba comme l’allumette sur la meule, un jour d’été.

A Port-Étienne, le jeune officier aimait à quitter le poste et à venir, avec quelques-uns de ses compagnons, sur la plage étroite qui s’enfonce vers le sud comme un coin entre deux masses d’azur. Là, des barques de pêche se balançaient mollement, et plus loin une grande carène gisait, à moitié recouverte par le flot. Maxence s’amusait à suivre des yeux les pêcheurs espagnols des Canaries qui halaient sur le sable de lourds filets chargés de poissons. Il était comme dans l’immense repos d’un rêve étoilé de soleils. Seuls, les cris gutturaux des pêcheurs rythmaient le silence… « A la ! A la ! A la riva ! » Mais lui se taisait, ne pensant à rien, et il ne restait dans tout son être que cette sensation persistante : le balancement égal et monotone du chameau avec la détente mesurée des quatre membres, l’un après l’autre, sur le sable…

Ce jour-là, en revenant vers le poste, Maxence admirait, au-dessus des gravats desséchés de la presqu’île, les quatre grands pylônes de la télégraphie sans fil. Il se considérait, Français, hautement possesseur de ce sol, et, au delà, par ces mâtures métalliques recueillant les nouvelles du monde, il prenait mesure de toute la terre. Et, dans l’enivrement de cette incomparable royauté : « Venez… », dit-il aux Maures. Des étincelles remplissaient l’espace d’une petite pièce vitrée où l’on apercevait la confusion ordonnée des fils dans des tremblements de cuivre. Sous un hangar voisin, un moteur battait le sol, et le bruit sourd parti de là se mêlait aux détonations formidables de la lumière.

« Voyez, disait Maxence aux soldats, quelle est la folie des Maures qui veulent résister aux Français. Est-il, à travers le monde, une puissance comparable à la nôtre ?… »

Et c’est alors que fut dite — d’une voix douce et lointaine — la conclusion :

« Oui, vous autres, Français, vous avez le royaume de la terre, mais nous, les Maures, nous avons le royaume du ciel… »

Maxence regarde Sidia, la souffrance aiguë le saisit, un « oh ! » s’étouffe sur ses lèvres. Mais à quoi bon répondre, et que répondre ? Il n’est pas autre chose en lui que l’explosion silencieuse de la tristesse… O Maxence ! cette parole ne s’effacera plus et ce regard hautain ne cessera pas de peser sur toi, qui baisses les yeux et qui te tais. En vain tu balbutieras : « Ce n’est pas vrai… » Où que tu ailles désormais sur la terre des vivants, la voix intérieure te répondra : « Oui, le royaume de la terre est à toi. Toute la science humaine est à toi. Toute la pensée humaine est là, dans le creux de ta main et il n’est point de système que tu n’aies pesé, point de cité dont tu n’aies fait le tour. Tout ce qui peut être mesuré dans la nature a été mesuré par toi. Tout ce qui peut être réduit sous la puissance de l’homme, tu l’as fait tien et tu lui as imposé la marque de la servitude. Mais le royaume céleste qui ne se pèse ni ne se mesure, ce royaume-là ne t’appartient pas. La cité de Dieu, qui n’est pas faite avec des pierres, mais avec les mérites de tous les saints, cette Jérusalem du ciel t’est fermée. Tu es limité dans la proportion humaine, et de l’homme à l’homme, tu sais tout. Mais de l’homme à Dieu, de l’ordre visible à l’invisible, du naturel au surnaturel, de l’accident visible à la substance invisible, c’est à peine si tu as posé la mystérieuse équation, et le terme connu à côté de l’inconnu… »

O Maxence ! Cette parole ne s’effacera plus ! En vain, tu diras : « Ce n’est pas vrai. Et de toutes parts, sur le sol chrétien se lèvent des hommes qui portent témoignage pour moi, et je les reconnais comme les frères bien-aimés de mon sang. Voici pour te confondre, Sidia, les ascètes chargés d’œuvres devant Dieu, voici les contemplateurs en qui rien d’humain ne subsiste plus, et déjà leurs visages ont la couleur des corps glorieux, voici les explicateurs des mystères, ceux qui, au delà de l’effet, ont saisi la cause, et nul ne peut les suivre, dans les limbes de leur pensée, s’il n’a déjà en lui la grâce de l’Esprit ; voici les bénis de Dieu, par qui les miracles de l’amour se sont accomplis ; voici les saints semant les prodiges sous leurs pas, et les Docteurs en qui la Parole a pénétré jusque dans les jointures et dans les os, et voici la divine folie des martyrs. Et voici, dans le fond de nos campagnes, les plus humbles de mes frères, voici les plus obscurs et les plus courbés. Mais ceux-là même, ils sont dans la possession du ciel, et, si attachés que soient leurs pas à la terre, encore vivent-ils dans l’esprit, et entrent-ils dans la participation du divin. Et ce sont eux, ô Maures, ce sont eux avant tout qui viennent vous confondre et redresser votre offense… »

En vain ces paroles-là seront dites. Car ces témoins que Maxence invoque, ils se retournent contre lui, ils portent condamnation contre lui, et eux-mêmes, plus encore que Sidia, ils le confondent. Eux-mêmes se dressent en accusateurs, et ils se tiennent devant lui avec le vivant reproche de leur visage de douleur…


Maxence quitta Port-Étienne avec la conviction qu’il était un très pauvre homme, — mais riche de cette certitude, il se replongeait dans le désert avec la sombre ivresse du chercheur d’or, aux plus profondes forêts de la Guyane. Rien de ce qu’il savait n’était la satisfaction profonde de l’esprit se retrouvant tout entier, et s’épuisant dans la plénitude de l’embrasement victorieux. Nul maître n’était pour lui le maître incontestable. Nulle parole, de toutes celles qu’il avait reçues, n’était la parole de la vie. Et pourtant, il sentait confusément que ce serait là, dans le silence des sables éternels, que se dresserait le Bon Pasteur, tendant à la brebis nouvelle ses mains sanglantes. Les cercles de feu s’ouvraient, l’un après l’autre, pour le geste de la délivrance, et déjà, à l’extrémité de la terre altérée, apparaissait le ciel du rafraîchissement éternel…

Le temps des épreuves n’était pas fini, mais la bénédiction de Dieu était sur elles. Maxence connut la soif, l’attente amère de la mort, la sueur de sang, l’immense fatigue semblable à l’agonie, tout — sauf le désespoir qu’une force mystérieuse lui interdisait. Et parfois la peur immense se mettait dans la petite troupe, la peur hideuse courant de proche en proche, claquant comme le vent du nord dans la nuit sans lune. Alors il fallait que le taciturne trouvât un sourire, avec la douce parole du père à ses enfants, et il était, devant la masse humaine serrée derrière lui, comme la petite lampe de l’espérance qui brille au bout de la plage abandonnée.

Au puits de Bir Guendouze, les vivres étaient à peu près épuisés. Maxence hâta la marche sur Bou Gouffa. La chaleur était devenue intolérable. L’air était si pesant que l’on entrait dedans comme un nageur faisant effort pour fendre une eau morte. Le ciel se chargea d’une fine poussière jaune, pénétrée de lumière diffuse. Des chameaux tombèrent morts d’épuisement. Le météore était comparable à une cloche de cuivre ayant perdu la propriété de la résonance, et s’abattant sur le monde frappé de stupeur. Maxence craignait de perdre tous ses animaux et il voulut marcher la nuit. Mais la lune et les étoiles étaient cachées par la brume, ce qui rendait la direction impossible.

Le troisième jour, on était parti avant l’aube. Lorsqu’elle parut, Maxence arrêta sa troupe pour la prière du matin. L’immense plaine se taisait, comme si la respiration du monde eût été suspendue. Bientôt, le gros disque fuligineux du soleil sortit des brumes de l’horizon, et déjà, au bas de sa course, il répandait d’immenses nappes de lumière métallique recouvrant la masse, radiante elle-même, de la terre. On repartit. Bientôt les premières hauteurs de l’Adrar Souttouf apparurent, mais toutes proches, car la caractéristique du phénomène était que le monde avait perdu sa profondeur et tout l’ordre que donne aux choses l’atmosphère. Enfin, vers midi, Maxence mit pied à terre au puits de Bou Gouffa, à l’endroit même où, quelques jours avant, un Maure, et non lui, avait confessé la gloire de Dieu. Le premier bolge était franchi.

Or les pensées de ces hommes qui étaient là se taisant et se recueillant en eux-mêmes, n’étaient pas complexes et diverses, mais au contraire leurs esprits étaient tendus vers le but qu’ils poursuivaient dans l’espace, comme des cordes prêtes à se rompre. Le soir même, l’on repartit pour franchir l’Adrar Souttouf. Vers dix heures, Maxence se trouvait entre deux parois de pierres qui devaient être l’entrée dans le massif. Les chameaux n’avançaient plus qu’avec peine. Le fond des monts apparut, derrière les décombres du couloir, et parfois, aux épines d’un arbre suspendu aux flancs des rocs, le burnous du jeune chef se déchirait. On était perdu dans les rocs de l’Adrar Souttouf, là où sans doute aucun être humain n’avait encore passé, dans les solitudes sauvages que trouble seul, de loin en loin, le passage d’un mouflon solitaire. Cette pensée, un peu grisante, arrachait Maxence à son souci et détournait son regard de la voûte obstinément fixée. Pourtant une échappée apparut sur la droite : c’était une pente très raide, mais sablonneuse. Au bas se trouvait un fond d’oued étroitement resserré entre des rochers abrupts. Il y avait là assez de sable pour que tout le monde pût reposer. Alors on s’arrêta, et Maxence, debout et frissonnant sous les étoiles invisibles, considéra autour de lui le deuxième cercle.


Mais le troisième cercle fut le Tiris, avec la faim, l’extrême pauvreté, l’immense abandon. Maxence s’éloignait de la terre. Sa vie ralentie n’avait plus qu’une faible pulsation. Et déjà plus rien d’humain ne restait en lui, qui s’avançait dans le rêve sans fin de la lumière surnaturelle. Parfois, se ressaisissant, il disait, les poings sous le menton : « Voyons, où en sommes-nous ?… Réfléchissons… » Mais les poings retombaient, et la voix intérieure disait : « Plus tard… Maintenant, laissons agir le silence, qui est le maître… » Et vraiment qu’étaient les épreuves et tous les cercles de la douleur, en regard de ce bien immense qu’il possédait ?… Malheur à ceux qui n’ont pas connu le silence ! Le silence est un peu de ciel qui descend vers l’homme. Il vient de si loin qu’on ne sait pas, il vient des grands espaces interstellaires, des parages sans remous de la lune froide. Il vient de derrière les espaces, de par delà les temps, — d’avant que furent les mondes et de là où les mondes ne sont plus. Que le silence est beau !… C’est une grande plaine d’Afrique, où l’aigre vent tournoie. C’est l’océan Indien, la nuit, sous les étoiles… Maxence les connaissait bien, ces vastes espaces semblables aux fleuves sans bords du Paradis. Et cette grande descente, au fil du temps, quand d’abord le silence clôt les lèvres, et puis pénètre jusqu’à la division de l’âme, dans les régions inaccessibles où Dieu repose en nous. Et quand il sortait de cette retraite, comme le solitaire quitte sa cabane pour admirer l’ouvrage de la création, déjà c’était pour dire : « Tout Vous confirme, ô Père céleste. Il n’est point une heure qui ne soit votre preuve, il n’est point une heure, si sombre qu’elle soit, où Vous ne soyez présent, il n’est point une épreuve qui ne soit une preuve de Vous. Que je meure de soif dans ce désert, et je dirai encore que ce jour est béni — car je Vous ai vu présent dans votre justice comme je Vous ai vu présent dans votre miséricorde, et je n’ai pas préoccupation des apparences, qui sont la soif et la faim et la fatigue, mais de Vous, qui êtes la réalité. O mon Dieu, aidez-moi à marcher sur la route où Vous-même m’avez engagé, vous souvenant de la Parole de votre Fils qui a dit : « Ce n’est pas vous qui M’avez choisi, mais c’est Moi qui vous ai choisi. »

DEUXIÈME PARTIE

I
« DÉJA, LES CHAMPS SONT BLANCS POVR LA MOISSON. »

ARGVMENT. — MAXENCE RECONNAIT CET AVTRE CENTVRION QVI VIT LE SAVVEVR SVR LA CROIX ET QVI CRVT. — LVI, IL N’A QVE LE CIEL A REGARDER, MAIS C’EST LE CIEL D’AFRIQVE, LE CIEL DV REJAILLISSEMENT INTÉRIEVR. — IL NE MANQVE A MAXENCE QVE LA GRACE. — LE COMBAT DANS LA NVIT. — LE HÉROS DÉVISAGE LA MORT. — MAIS LE JOVR RAMÈNE L’ACTION DE GRACES. — GRANDEVR ET SERVITVDE DE L’AME CHRÉTIENNE FIGVRÉE PAR LE SOLDAT.

Le sable est l’élément primitif et cette matière même qui, à l’origine, fut séparée d’avec les eaux. On a peine à croire qu’il vienne de la désagrégation des rocs, mais au contraire les nappes qu’il forme sont à peine distinctes de la substance fluide d’une nébuleuse. Il est le mouvement, antérieur à la fixité, le pur mouvement originel, et l’impondérable où n’a pu s’accrocher la vie. Que de fois Maxence, devant la morne étendue, se trouva reporté à ces vastes tableaux de la Genèse, alors que le temps lui-même venait d’être créé, avec le premier jour et la première nuit ! Que de fois il se vit transporté à ces heures, qui furent les premières, pour la constitution de cette chose nouvelle : le présent joint au passé ! Que de fois il fut pris de vertige devant ce noyau en ignition de la planète, que pourtant il dominait de toute la hauteur de la pensée humaine !… — « L’Esprit de Dieu était porté sur les eaux. » Si l’on essaie de se représenter la troisième Personne planant sur les eaux qu’animent de grands remous paisibles, tandis que les armées innombrables des Anges viennent d’apparaître dans le Ciel, on sera sur cette plus haute plate-forme de la rêverie humaine, comme le voyageur penché sur le pur espace et sur la forme impénétrable du Désert… L’esprit de Dieu est porté sur les sables.

Mais le plus souvent, surtout aux heures clémentes du matin, et quand il a devant lui la perspective d’une longue journée de route, Maxence se limite à la chose humaine et il attache son regard sur le cercle vivant inscrit dans le cercle de l’horizon, et circonscrit autour de lui. Il connaît ses hommes et ils le connaissent. Ils sont liés par la vie allant de l’un à l’autre. Il est leur chef et ils sont ses hommes. Et à eux tous, ils sont un petit système complet, un système de gravitation morale, roulant dans l’immensité sans rivage, et de toutes parts, battu par l’ouragan des sables. Maxence commande et ils obéissent. Et il est tel que le Centurion, ayant la centurie derrière lui, et disant à l’un : Va-t’en, et il s’en va, et à l’autre : Viens, et il vient. — Le voici semblable à ces humbles officiers des cohortes romaines qui apparaissent de loin en loin dans l’Évangile, afin que la préférence de Dieu soit manifeste. Et ce fut l’un d’eux qu’admira le Seigneur Jésus, le jour même qu’il entra dans Capharnaüm, car il n’avait point trouvé une telle foi en Israël. O reconnaissance lointaine ! Douce et pénétrante salutation ! Un soldat a été proclamé le premier dans l’ordre chrétien, et un autre est au pied de la croix, qui se découvre devant la Face misérable, et qui dit : « Cet homme était vraiment le fils de Dieu ! » Et un autre encore s’appelle Corneille qui était centenier dans une cohorte de la légion nommée l’Italienne et celui-là fut le premier parmi les Gentils qui reçut le Saint-Esprit avec la Parole de Jésus-Christ. Voici maintenant Maxence, qui est aussi un soldat entre beaucoup, un soldat semblable à ces soldats, car les soldats de tous les temps sont semblables, et tous ils sont rentrés dans l’amitié du Seigneur, un honnête soldat qui ne demande qu’à savoir et à obéir, et qui attend, dans la soumission véritable, l’ordre du général.

« O mon Dieu ! disait ce dernier venu, comme le lieutenant de Capharnaüm, son aîné — dites seulement une parole et mon âme sera guérie ! » Mais cette parole, et ce signe véritable, et cette réponse authentique, il les exigeait, et, comme le chef de guerre rassemble les matériaux de l’expédition avant le départ, il ne voulait rien entreprendre avant que les armes de la vérité ne fussent prêtes. « Je le sais, disait-il encore, il est des hommes qui prétendent aimer le vrai. Mais si une vérité vient de Dieu, ils la rejettent et se voilent la face comme des hypocrites et pharisiens. Ils veulent bien tout peser et tout contrôler, hormis ce qui dépasse l’apparence et la confabulation humaine. Ils admettent la vérité, à condition qu’elle rentre dans les cadres qu’ils lui ont préparés. Ceux-là verraient à Lourdes les mourants se redresser et les boiteux marcher droit, qu’ils diraient : Non, encore, dans leur malice infernale. Et ils mettraient leur bras dans la plaie ouverte qui est au flanc du sauveur, comme fit Thomas Didyme, qu’ils diraient encore : « Je ne crois pas ! » Oh ! non, je ne suis pas comme ces hommes vraiment maudits. Il est vrai, mon cœur est fermé à Vous, ô mon Dieu, il est tardif et obstiné, il est lent à Vous accueillir. Mais montrez-moi seulement les plaies de Vos Mains et de Vos Pieds, et je dirai comme Votre Apôtre : « Mon Seigneur et mon Dieu ! Je ne résisterai pas à la vérité, quand même elle viendrait de Vous, et si Vous avez dit : Cela est, je ne dirai pas : Cela n’est pas, si cela est. »

Ainsi pensait Maxence vers la seconde année de ses voyages sahariens, sentant s’agrandir en lui sa capacité intérieure et le cercle de la possibilité spirituelle. Comme il était dans la plaine rocheuse du Tijirit, une pluie tomba, et ce soir-là, un ciel de merveille l’accueillit au sortir de sa tente. Il était peint de couleurs inaccoutumées, et sa teinte translucide était faite de vert d’eau très pâle, dans des profondeurs liquides. Elle rappelait aussi certaines roses délicates que Maxence avait vues en Chine, ou bien certains fonds de mer, dans les golfes de Bretagne. Vers le zénith, le tableau se fondait en rose, insensiblement, tandis que vers l’horizon, quelques nuages s’allongeaient, légers, et proches de l’éther glacé. Le soleil venait de disparaître, et des rayons divergents, semblables à de vastes plissements, partaient du point où il était tombé. Mais ces rayons n’étaient pas faits de lumière. Ils n’étaient que des traînées obliques d’un rose vert, un peu plus pâle que le reste du ciel. A ce moment, la plaine parut au voyageur d’une immensité prodigieuse. La chaîne de Tahament, vers laquelle il marchait depuis trois jours, était d’un gris très pâle et pourtant elle faisait une vive découpure sur l’infinie profondeur du couchant. Rien, hors d’elle, dans la plaine, n’attirait le regard, sinon une faible ligne argentée, — et c’était un de ces lacs éphémères de l’hivernage qui, après quelques jours, disparaissent, parfois pour plusieurs années.

De grandes choses peuvent assurément se faire par ce ciel-là. Son silence et sa profondeur pressent Maxence, et le projettent hors de lui-même, dans cette région qui n’est plus donnée par le témoignage du corps, et qui s’étend au delà du cercle étroit de l’égoïsme. Je sens qu’il y a, dit-il, par delà les dernières lumières de l’horizon, toutes les âmes des apôtres, des vierges et des martyrs, avec l’innombrable armée des témoins et des confesseurs. Tous me font violence, m’enlèvent par la force vers le ciel supérieur, et je veux, je veux de tout mon cœur leur pureté, je veux leur humilité et leur pitié, je veux la chasteté qui les ceint, et la piété qui les couronne, je veux leur grâce et leur force. Je ne m’arrêterai pas, je m’avancerai vers la plus haute humanité, vers ce grand peuple qui est là-bas, derrière le dernier étage de l’horizon, entraîné dans le sillage immense du souffle divin.

Ainsi son cœur était-il aspiré vers la perfection, et vers ce point, objet de toutes ses recherches, qui est la conjonction du beau avec le vrai. Le beau, il l’apercevait déjà, et par là, il s’approchait de la connaissance de Dieu. N’est-il pas chrétien en quelque manière cet homme-là, qui désire un certain rejaillissement de l’âme en lui, qui a soif de la vertu surnaturelle, qui désire de vivre avec les anges, et non plus avec les bêtes, qui a la volonté de s’élever, de se spiritualiser sans cesse, et dont le cœur est si vaste qu’il déborde les limites de la terre ? N’est-il pas digne, en quelque manière, de la nourriture catholique, celui qui a cette angoisse d’être meilleur, celui qui a ce goût, de s’organiser dans l’absolu, celui qui a cette finesse de dire : « La morale des hommes, c’est bien, mais la morale de Dieu, c’est mieux… » ? Et n’appartient-il pas déjà au ciel, celui qui en a le désir et la mystérieuse préférence ?

« Mais c’est peu, s’écrie Maxence. Je suis ici, où les misérables discussions sont mortes, et en cet endroit de l’espace où les voix aigres des docteurs dans le temple ne parviennent plus. Je suis ici, tendant mon cou vers le soir incomparable, tandis que les hommes de mensonge, penchés sur la glose et la leçon, se réjouissent là-bas, à cause de la subtilité de Satan qui est en eux. Rien ne m’arrive plus de la mauvaise querelle, ni cet éclat de rire de celui qui, du coin de la porte, se réjouit du bon tour qu’il a joué, ni cette clameur du juge infâme qui a tué Dieu avec la lettre. Tout cela est mort, comme le cri de l’oiseau des grèves ne dépasse pas, dans la nuit profonde, la dixième vague. Tout ce bruit s’est noyé dans ce silence. Tout ce bruit mortel s’est résorbé dans le silence immortel. Toutes ces voix périssables se sont tues, devant le silence de l’Esprit. Que dis-je ? Tandis que je suis seul et lointain, le fait éclate immensément de toutes parts. Les évangélistes ont parlé, le témoignage a été porté, et la quadruple affirmation est si forte et si nue qu’elle suffit, et donne à tout, réponse. L’Église de Pierre la perpétue, portant elle-même par l’accomplissement de sa promesse le gage de sa vérité. Et parfois des signes formidables font trembler le monde. Les morts ressuscitent sous le baiser des saints, et dans une piscine, plus précieuse encore que celle de Bethsaïda, les ulcères horribles sont guéris et les écailles tombent des yeux aveugles, pour la confusion des faux savants. De toutes parts, le fait surgit, avec l’appareil de la certitude et l’indubitable constatation. Le monde est troublé jusque dans sa profondeur. Les méchants sont pris de tremblement et les hommes véridiques courbent la tête, parce qu’ils ont reconnu la présence de Dieu.

Mais moi, je n’ai pas besoin de ces signes et de ces prodiges, parce que je suis ici et que je considère ce monde, et mon âme au milieu de ce monde. Ce miracle me suffit, d’être là, et de me connaître moi-même comme inconnaissable. Ce miracle me suffit, que j’aie une âme au milieu de ce monde, et si profonde que je reste tremblant au-dessus d’elle, comme l’oiseau immobile, les deux ailes déployées, au-dessus de l’abîme. Il ne m’a pas été donné de contempler la terre secouée par la face du Seigneur, je n’ai pas vu les rivières remonter vers leur source, ni les montagnes sauter comme des béliers. L’ordre de la nature n’a point été suspendu devant mes yeux. Mais j’ai assisté à ce miracle, de l’ordre de la nature se perpétuant. J’ai vu Dieu laissant toute chose en sa place, selon l’ordonnance primitive. J’ai vu le monde prodigieux, et rien ne manque à l’ensemble. Tout est plein jusqu’au bord, et pourtant il n’y a rien de trop. La matière remplit exactement la forme, et mon âme, c’est-à-dire ce que je sens en moi de non mortel, est à la capacité de ce monde. O merveille ! J’ai contemplé le système des choses invisibles, manifestées visiblement, et l’adaptation de la chose à l’intelligence ! »


Que manquait-il donc à Maxence ? Quelle force l’arrêtait au seuil des joyeuses demeures de l’absolu, et quelle était cette angoisse mystérieuse qui se mêlait à l’ivresse exultante de la conquête du monde ? C’est que sa voix était seule dans le désert. C’est que ce Dieu qu’il appelait n’était pas venu. C’est qu’il sentait que rien de ce qui était en lui n’était le ciel. Dans l’angélique dialogue qui s’était institué, sur ce coin perdu de la terre, entre une âme et son créateur, la voix principale n’avait pas encore parlé. Les mots de la libération n’avaient pas retenti, et Maxence sentait bien qu’il n’avancerait plus, si le maître ne venait à lui et ne lui disait : « Lève-toi et marche ! »

Considérons pourtant cet homme, en plein désert, avec son travail humain et l’accomplissement de sa mission sur la terre. Il a la charge d’imposer la France partout où il passe. A chaque jour de sa vie, il engage le nom français. Toute défaillance lui est interdite. Il a le devoir de vaincre, il a l’obligation de réussir. Ce n’est pas un rêveur, c’est un homme de réalités. Il est l’artisan de la souveraineté française. Cette tâche lui a été mesurée, d’être avec les hommes, pour la paix ou pour la guerre, afin que les bons rentrent dans son amitié et que les mauvais soient châtiés. Toute la trame de sa vie tend à lui donner une magnifique idée de l’effort humain.


Maxence est depuis quelques jours dans le Tassarat, quand il apprend par ses goumiers que le campement de Sidina ben Aïllal, récemment soumis à Atar, est proche, et ces gens n’ont pas encore payé leur amende de guerre. Le jeune Français s’élance, et trente Maures, pris parmi les meilleurs, suivent ses traces… Voici le campement du chef, vingt-trois tentes misérables, que la plaine n’a pu dissimuler… Vingt-trois tentes ? Qu’importe à Maxence ? Il a derrière lui tout un peuple. Tandis qu’il prélève sur les troupeaux de la tribu le nombre d’animaux qui est dû à la France, le vieux cheikh le regarde d’un air sombre et il contient difficilement sa fureur. Pourtant, quand l’opération est achevée, il se ressaisit, il discute, il implore, il proteste même de son désir de vivre en bonne intelligence avec les vainqueurs. On cause longtemps sous la tente. Sidina semble s’adoucir. Et comme l’eau manque dans la région, on décide que tout le monde partira le lendemain, les Français vers l’ouest et Sidina vers l’est. La nuit se passe, Maxence va lever le camp.

Mais qu’est-ce à dire ? Les Maures ont déjà décampé, et il n’y a nulle trace vers l’est. Sidina est parti vers le nord. « Tenons-nous sur nos gardes, se dit Maxence. Ce vieux prépare un mauvais coup. » On repart, la marche est lente à cause de la fatigue des chameaux. Vers le soir, on s’arrête au puits de Bir Igni. Nul souffle humain. La terre est immensément abandonnée… « Mes amis, dit Maxence, je crois que nous serons attaqués cette nuit. Tenez-vous prêts, et surtout, que personne ne tire sans mon ordre… A tout à l’heure. » Un vent froid s’est levé. Maxence se promène de long en large. Il pense au bruit de l’Europe, au son des cloches sur les villages, à la chanson d’un pauvre qui passe, aux échos d’une forge que l’on ne voit pas.

Et soudain il s’arrête, car il a perçu, au fond de l’ombre froide, toute la douce musique de la patrie. Puis, brusquement : « Oh ! que je voudrais tuer ce chien-là ! » Il suppute la direction de l’attaque, mais ces combats de nuit sont traîtres : il ne les aime pas. La promenade reprend, monotone, interminable. A mesure que l’heure approche, il sent mieux l’immense présence de la mort, et il se considère avec gravité en face d’elle. « N’est-ce donc rien, dit-il, que de mourir ? N’est-ce donc rien que ceci, qui n’est pas en moi le corps périssable, soit fixé pour l’éternité dans l’arrêt instantané de la vie ? Je ne sais, mais on voudrait, à cette heure, que l’âme fût claire et sans tache. On voudrait dépouiller toute la misère humaine, et que la laideur du péché fût effacée. Voici devant moi, le champ de la Mort, et il est beau comme la Terre de la Promesse. Voici l’ange tenant le Livre, la nuit est tout illuminée sous son aile, nous sommes dans le reflet de l’éternité. N’est-ce donc rien, ô mon Dieu, que cette heure qui est seule, entre toutes, cette heure qui n’est semblable à aucune autre, car aucune heure ne la suivra ? Oh ! comme l’on voudrait être propre, pour cette libération à tout jamais de la chose terrestre ! Me voici pourtant devant toi, ô Mort, tel que je suis, et sans que je puisse changer un iota à ce qui a été. Me voici avec toute ma vie, telle que je l’ai vécue, ayant fait beaucoup de mal et peu de bien. De tout le mal que j’ai commis, j’ai une sincère contrition, et le peu de bien, je ne m’en prévaux pas, mais je demande simplement qu’il ne meure pas et qu’il porte des fruits d’éternité… » Et, ayant trouvé ces paroles en son cœur, il se renferme en elles, et oublie l’aventure humaine où il se trouve engagé… Tout à coup, la commotion violente, comme d’une déchirure soudaine de la nuit. Maxence a bondi près des siens :

« On ne voit rien, ne tirez pas ! » La suspension de l’attente silencieuse, puis le crépitement des coups de feu perçant l’ombre de toutes parts. Le bruit dessine dans l’invisible la ligne sinueuse de l’enveloppement. « Seule, la confusion pourrait nous perdre, raisonne Maxence dans un éclair ; si ces enfants terribles restent calmes, je suis sûr de mon affaire. » Car sa troupe est placée sur un terre-plein, avec la défense naturelle de rocs amoncelés. L’ennemi se trouble devant l’obscurité qui ne donne pas réponse. Les coups de feu s’égrènent, puis dans un sursaut, se resserrent. On sent des larves humaines qui progressent dans la matière épaisse de la nuit. « Ah ! les voici, dit Maxence… Deux cartouches seulement… Feu !… » L’immense détonation couronne le faîte, le cercle de la flamme est autour de Maxence, et l’absence de bruit succède aussitôt à la rafale aiguë de la mousqueterie. « Le jour ne se lèvera-t-il pas ? » pense le chef, dilatant sa pupille sur l’abîme. Soudain, une clameur, la mêlée épouvantable, des cris de rage !… L’ennemi s’est glissé par le joint et a pénétré, par le défaut du roc, jusqu’au camp. Maxence, ivre de colère, se précipite, la pointe du sabre en avant. Il fonce, il a au bout de son bras la sensation de la graisse humaine transpercée. Tous les siens, dans l’effort désespéré, frappent tête baissée, et le sang coule immensément de toutes parts. Enfin le jour paraît, il envahit la scène : le désert indifférent et le petit cercle de la passion humaine exaspérée. Partout où était l’ombre sinistre est le soleil, illuminant le carnage et la folie sinistre des hommes… Les Maures ont fui. C’est fini. On est comme à la fin d’un rêve, quand l’homme, après les phantasmes de la nuit, salue les choses existantes dans le doux rayonnement de la lumière…


Un nouveau soir est venu. On a marché tout le jour, et voici une plaine blanche, poudrée de clartés, et nul ne sait son nom. Il y a des dunes faites d’un sable si léger, que nulle herbe n’a pu s’y fixer. Le monde est dans l’attente de la nuit. Le soleil lui-même s’est tu. Et plus grand, plus lourd encore est le silence de la fatigue humaine. Maxence veille, étant celui qui est toujours debout, et que toujours l’on voit dressé comme un pilier puissant au-dessus de la terre. Alors l’immense action de grâces s’échappe de sa poitrine : « Je suis content, ô terre, de me retrouver parmi toi. Qu’il est beau de baigner dans la vie, et d’être parmi elle, comme la barque, sur un fleuve débordé, lutte contre le courant, et chante ! Qu’il est beau, le ciel, vu du rivage de la terre ! O grâce mystérieuse de la vie, je te bénis ; ô source profonde, ô principe essentiel, je te loue, je t’exalte et je te loue ! Je suis, je respire profondément tout ce sol, j’ai ma place sous le soleil ! O miracle ! J’ai la permission formidable d’être un homme ! »

A qui parle donc ce Maxence, ce grand abandonné ? Il parle à son Père, à son Dieu qu’il ne connaît pas, et lui-même, il ne cesse pas d’être le lutteur qui a sa place marquée dans la mêlée. Il parle à son Père, mais il sait ce que peut son bras. Sa place n’est pas parmi les pacifiques, mais au contraire il a l’audace et toute la mâle vertu de la jeunesse. Il est celui qui forcera le ciel, il est ce violent qui ravira de haute main l’éternité. Il est celui à qui tout est permis. Ne s’est-il donc pas affronté avec la mort ? Tous ses soirs ne sont-ils pas des soirs de bataille ?

Mais il parle à son Père, il sait qu’il a un maître, et que ce maître peut tout, et que lui ne peut rien. Adorable contradiction ! L’effort de cette âme est vain, s’il n’y a pas la soumission, mais qu’est-ce qu’une soumission qui ne laisserait pas de place à l’effort ? Maxence entrevoit que le plus haut état de la conscience humaine est là, dans cet accord suprême de l’effort avec la soumission, de la liberté avec la servitude, et que cet accord ne se fait nulle part ailleurs qu’en Jésus-Christ. En effet, on peut avoir le désir d’élargir sa vie morale en dehors de Dieu. Ainsi les stoïciens, les huguenots. Mais alors vient l’orgueil qui gâte tout, et qui est mensonge. Car nous savons bien au dedans de nous que cette voix sonne faux et que cette pourpre de l’orgueilleux est le vêtement de la plus affreuse misère. Au lieu qu’en Jésus-Christ, l’homme désire monter infiniment haut, tout en se sachant infiniment bas. Et cela est vrai, puisque nous sommes dans la liberté, autant que dans la servitude : « La misère se concluant de la grandeur, dit Pascal, est la grandeur de la misère. » Et : « Malgré la vue de toutes nos misères qui nous touchent, qui nous prennent à la gorge, nous avons un instinct que nous ne pouvons réprimer, qui nous élève. » Et encore : « La grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable. » Ainsi nos misères ne cessent de nous toucher, elles sont présentes, il suffit d’ouvrir les yeux. Mais en même temps, un instinct est en nous, qui nous avertit de notre dignité et de la place privilégiée que nous tenons dans le monde. Car, jusqu’au plus profond de notre corps, il y a la nature, et il y a la grâce.

O la douce, la pénétrante lumière ! Qu’il est heureux, l’inquiet soldat, quand il aperçoit ce bel équilibre de la raison chrétienne, cette mesure suprême où tout a été pesé, cette tranquille harmonie où toute chose en nous a été envisagée selon la juste évaluation et la règle exacte ! Tout est lié désormais en lui, et hors de lui. Il se connaît et il connaît Dieu. Il s’est taillé sa part dans l’héritage de la Croix, et ce champ où il se promène, il est sa possession dans l’éternité.


Le centurion de César, s’il commande à ses hommes, il obéit à César. Et certes la puissance est en lui de commander, et d’inventer ce qui est utile dans le moment opportun, et il a la signature dans la portion humaine où il a été délégué. Mais en même temps, il est le serviteur sous les yeux du maître, et l’esclave de la plus étroite dépendance. Or Maxence est exactement ce centurion de César, connaissant la puissance de sa parole sur les hommes, et l’immense impuissance de la servitude. Qu’il considère pourtant, non plus le centurion de César, mais le centurion du Christ Jésus, et il reconnaîtra non pas un autre homme, mais le même exactement. Car le Maître lui a donné la volonté puissante et le cep de vigne de la domination sur la matière, et il l’a envoyé pour combattre avec les armes de l’esprit intérieur. Mais en même temps sa main n’a pas cessé d’être au-dessus de lui pour la bénédiction des travaux de la terre. Il s’est manifesté dans sa puissance, afin que l’homme connût sa place, et il a fait sentir sa douce présence dans les batailles amères de la vie. Mais entre tous les hommes, c’est le soldat qu’il a choisi, afin que la grandeur et la servitude du soldat fussent la figuration, sur la terre, de la grandeur et de la servitude du chrétien.

II
BEATI IMMACULATI IN VIA

ARGVMENT. — L’IMPATIENCE DE CONNAITRE GRANDIT EN MAXENCE. — MAIS LE SECRET DES CHOSES ESSENTIELLES APPARTIENT AVX CŒVRS PVRS ET LA SVRE MÉTHODE POVR CONNAITRE LE VRAI EST D’ÊTRE MEILLEVR. — LIBÉRATION DV PASSÉ QVI ENTRAVE LE LIBRE ESSOR DE MAXENCE. — LA MAISON EN ORDRE. — SIGNE DE LA CONTRADICTION DANS LA LIBERTÉ HVMAINE ET LA GRACE DIVINE.

Parfois, vers le déclin du jour, la cloche d’un village lointain se fait entendre jusque dans les vallées les plus secrètes. Alors le laboureur s’arrête et, considérant l’immensité, il sent un froid mortel glacer son cœur. Car ce ne sont pas les lents coups d’encensoir de l’Angélus qu’il a perçus et l’airain a perdu cette longue vibration épandue en nappes sereines au-dessus des campagnes. Mais la cloche, au contraire, frappe à coups pressés, et à chaque coup retenant son élan, suspend le son bref, martelé dans l’espace immobile. La peur est suspendue au-dessus du monde, les voiles du soir se font plus lourds, la lugubre cadence ne cesse pas : c’est le tocsin. Et voici que tous les hommes de la terre fouillent du regard le sombre horizon, afin d’y reconnaître la lueur de quelque sinistre. Une ferme brûle dans un bourg, la flamme est quelque part, dans la nuit… Levons-nous, allons vers la douleur et vers la mort…

O Maxence, quel est donc en toi cet appel qui te glace ? Je t’ai vu frissonner dans la nuit. Je t’ai vu dans les veillées sanglantes, tandis que la mort te frôlait. Je t’ai vu parmi les décombres de ton âme, et ton cœur s’est arrêté de battre dans ta poitrine. O mon frère, cesse de pleurer devant l’horizon qui se tait. Le tocsin a retenti au fond de toi. Prends ton bâton, et marche vers ta douleur…


Une heure du matin. Maxence se dresse, à même le bain lunaire. La molle clarté ne suffit pas. Le paysage est incompréhensible, car l’on est arrivé là, à la nuit tombée, et la disposition même du camp reste mystérieuse. D’ailleurs, où sont ces hommes ? Nul ne le sait… Quelque part, en Adrar, très loin peut-être de ce Nijan, au nom tant désiré… Le chef a donné l’éveil. Encore ensommeillé, il titube au milieu des chameaux, agenouillés de tous côtés, et parfois l’un d’eux, qu’il a dérangé dans son rêve sans fin, gargarise un long cri lamentable… Combien n’en a-t-il pas vécu, Maxence, de ces heures incertaines de la nuit, où le cœur est vide, et ne souhaite plus qu’un éternel repos ? Alors, on se sent lâche et courbé, le traître désir survient, de quelque douceur en la vie… Mais non ! la flamme dans cet homme n’est pas morte, le dur aiguillon de la fièvre n’a pas encore cessé de le mordre. A peine le départ est-il donné, c’est fini. Maxence hume l’espace endormi, toute la profondeur éventée le pénètre, son esprit s’ouvre immensément devant la nuit.

Ils vont tout droit, sur les plaines sans routes, l’avant-garde en pointe, avec les guides. Puis le chef, seul, est signalé par la hauteur prodigieuse de son dromadaire blanc. Et parfois, du claquement de langue qu’il faut, il met au trot le monstre glissant bien sur le tapis des herbes jaunes. Les étoiles, une à une, se lèvent vers l’horizon oriental, tandis qu’à l’autre bord, la lune s’enveloppe dans les brumes du couchant. Ils vont tout droit, dans le vent froid, dont le frissonnement s’est levé en même temps que les ténèbres totales descendaient sur la terre. Et c’est l’heure mortelle où la lune est couchée, tandis que tarde encore le soleil… Voici l’aube enfin, et voici la lumière victorieuse et l’embrasement, en un instant, de toute la terre. Autour des voyageurs, il y a des nappes de petites graminées dont les chameaux sont gourmands. Les peaux de bouc sont pleines d’eau. On s’arrêtera donc ici, en attendant que de nouveau la nocturne fraîcheur ouvre la route.

La journée, comme un fruit tardif, sera lente à mûrir. Ah ! que cette longue patience s’accorde mal avec l’ardeur d’une âme qui ne peut plus attendre ! Que Maxence se recueille dans l’ombre chaude de sa tente, qu’il promène son ennui sur la terre tremblante de lumière, il a la certitude que l’effort de sa méditation sera stérile, et déjà l’amer regret est en lui de ces heures qu’il ne saura pas employer. O Dieu ! voyez-le : il étouffe, il va mourir, il brise contre l’obstacle son effort impuissant, comme une guêpe en été s’acharne sur les vitres de sa prison. Il voudrait… Mais non ! Plus rien à faire, il est au bout de sa pensée, il est au bout de l’espérance, dans la sueur de l’interminable agonie. Voici le terme du voyage, et l’échec, à tout jamais consommé, de cet esprit !

A tout jamais ? Peut-être non ! Mais que Maxence n’espère rien de lui tant que les souffles du ciel ne l’auront pas lavé de toute l’impureté des hommes. Aussi longue sera la séparation d’avec les purs, aussi longue sera en lui l’agonie de l’esprit circonscrit dans l’espace étroit. Il est au seuil de ces royaumes réservés à ceux-là dont le cœur est intact et que la laideur du monde n’atteint plus. O beaux royaumes de l’Intelligence, qui ne souffrez que les âmes transparentes des saints, belles régions que ne connaîtront même point ceux qui sont purs et sages selon le monde, et qui ne voulez que les purs et les sages selon le ciel, jardins sublimes dont les bons sont chassés et qui n’accueillent que les parfaits, heureux sont les hommes qui vous ont aperçus de cette vallée profonde où nous pleurons, heureux et bienheureux, ceux qui vous ont désirés dans l’innocence et dans la force de leur âge !

Maxence à cette heure le savait : il y a une hiérarchie entre les âmes. Et d’abord il y a des pensées viles — pour les cœurs mauvais. Et puis il y a des pensées belles, mais faciles, il y a de pauvres, de misérables satisfactions spirituelles pour ces cœurs qui ignorent profondément le mal, mais ne se nourrissent que de vertus ordinaires. Mais quels sont ceux-ci qui s’avancent, portant leurs cœurs au-devant d’eux, comme des flambeaux ? Ce sont les héroïques, les affamés de la vertu, les assoiffés de la justice. Certes, ils se sont gardés des chutes grossières. Mais ils jugent que c’est peu. Ils veulent cette pureté essentielle qui est l’entrée dans l’intelligence supérieure. Car tout est lié dans le système intérieur de l’homme, et la lumière profonde de ce qui est vrai manquera toujours à qui ne se sera point fait un cœur de cristal. Et Maxence lui-même, où est-il ? Hélas ! qu’il se sent loin de la sagesse ! Qu’il se sent séparé de ces guides célestes de la connaissance unique ! Qu’il trouve aride et désolée la route de son exil et de sa peine !


Il est trois heures. Le soleil est haut encore, il accable de ses feux la terre calcinée, et l’air de la fournaise consomme tout ce qui est liquide, la salive avec la sueur humaine, et l’huile intérieure dans les jointures des membres. N’importe ! On partira. Maxence ne peut plus attendre. C’est une grande affaire qui l’appelle là-bas. Debout, les amis ! Suivez cet homme que ronge un amer souci, et ne vous plaignez pas ! Si vous saviez la flamme qui dévore sa poitrine, c’est de lui et non de vous que vous auriez pitié !

On marche, on marche longtemps… La nuit se passe… On marche toujours… Le soleil de nouveau jaillit de la terre lointaine… Mais des arbres apparaissent. Une molle dépression a rompu la monotonie du désert. De très vieilles ruines sont à la lisière d’un bois. Est-ce un rêve ou bien l’un de ces mirages qui déçoivent si souvent les coureurs des sables ? Non, Maxence est simplement à Douerat, où ses chameaux pourront à l’aise remplir leur panse et boire, plusieurs jours durant, une ombre bienfaisante.

A peine les ordres sont-ils donnés pour l’installation du camp, le chef s’éloigne et il va s’asseoir sur les ruines, à la lisière du bois. De sombres légendes, qu’il connaît bien, se rattachent à cette ville très ancienne. Mais il n’a pas le goût d’y songer. Car une autre légende vient de s’éveiller au plus profond de lui-même, une autre histoire, si belle qu’elle ne peut pas être…


Là-bas, dans le pays de cet homme, il y a des maisons de paix et de prière, et dans ces maisons, à tout jamais fermées au bruit du monde, s’écoulent des vies humbles et silencieuses. Des gens vont et viennent, occupés à d’honnêtes travaux, et leurs calmes regards reflètent des consciences sans tache. A les voir, on reconnaît tout de suite de bons travailleurs, penchés tout au long du jour sur la tâche humaine que Dieu leur a mesurée. Mais regardez-les mieux : ces gens sont des chrétiens. On les croit sur la terre, mais leur conversation est dans les cieux. On les croit parmi les hommes, mais ils ont société avec leur Dieu. Si humbles soient-ils, ils sont pourtant dans la douce intimité des Anges, et plus grands que les Anges, puisqu’ils peuvent à chaque jour aimer mieux, puisqu’ils peuvent monter sans cesse dans la Foi et dans l’Espérance. Leurs âmes sont des lacs tranquilles où les Personnes divines aiment à se pencher. Et l’on voit sur le front la Colombe de l’Esprit, parce qu’ils ont su se garder dans l’innocence et dans la paix. Ceux-là ne cherchent plus la griserie du voyage, parce que cette terre est trop parfumée, où ils se sont arrêtés. Ceux-là ne navigueront plus sur les mers mauvaises, parce qu’ils ont trouvé le port et que l’ancre a été jetée dans l’incomparable béatitude. O merveilleuse apparition ! Cela est-il possible ? Cela peut-il se dire dans la langue des mortels ?

Mais voici maintenant le voyageur. Le voici, lancé à travers le monde, à travers le péché. Il est avide des choses nouvelles. Il rôde en cercle, autour des champs de la terre, le regard oblique, la bouche amère. Il fuit ! Il fuit son âme, l’âme immortelle et divine qui est en lui, il fuit son âme, créée pour l’amour, son âme plus belle que le septième empyrée… Cependant, dans cette course affreuse, il s’arrête, il considère la route de sa condamnation, il a peur…

« Non, dit une voix obscure au fond de lui, il n’est pas possible que la vie soit là, dans cette rancœur, dans cette amertume immense de la conscience mauvaise. Il n’est pas possible que la vraie route soit celle-ci qui ne mène nulle part, ni que les saints ne prévalent pas contre nous…

« Heureux, dit encore cette voix, heureux ceux qui sont immaculés dans la voie, — dans la voie qui est droite, et non oblique, dans la voie qui est la plus courte, et non dans celle-ci qui sinue à travers les apparences et qui ramène éternellement au même point.

« Assez ! répond le voyageur. Je souffre sur la terre ennemie, mais je ne veux pas de vos consolations. Car je suis avec les hommes et non avec les Anges, et je n’ai de désir que de ce qui respire à mon image. »

— Ce n’est pas vrai, reprend la voix, tu n’as de désir que de Dieu, car la connaissance de Dieu est ta part, et, comme l’abeille, dans l’été, distille le miel, comme la fleur sécrète en elle le parfum qui lui est propre, ainsi ta fonction est de contempler, avec des yeux d’amour, l’impérissable.

— Laissez-moi. Je suis bien ainsi. Les larmes des hommes sont belles, et leurs paroles suffisent à mon amour.

— Les larmes, ô voyageur !… Mais non pas toutes les larmes. Les larmes qui sont belles, tu ne les connais pas, parce que ce sont les larmes de l’espérance. Vois cet homme qui soupire aux pieds de son Dieu. Lui aussi, il est inquiet, mais c’est de la perfection ; lui aussi, il gémit, mais c’est de son exil. Lui aussi, il porte sa peine, mais c’est de ne pouvoir atteindre la plénitude de la beauté intérieure. Aussi sa vie est-elle comme le rejaillissement perpétuel de la sève dans le bourgeon multiplié, et la glorieuse ascension vers le plus haut ciel.

— Oui, cet homme est le plus grand des hommes et misérable auprès de lui est le stoïcien, à tout jamais enfermé dans cette prison qui est lui-même. Mais que ferai-je pour sortir de cette mortelle langueur où je suis, et pour m’élever au-dessus des campagnes de la terre ? »

Et la voix dit :

« Rien par toi-même. Tes pieds sont rivés au sol. Ce n’est pas toi qui te donneras des ailes, et tu es enfermé de toutes parts par la terre finie, dans le chiffre de la connaissance élémentaire. Mais voici venir Celui qui t’a promis la vie, il arrive pour dénouer les liens de ta captivité. Écoute, ô malheureux, les paroles de la délivrance. Envole-toi, fière colombe, rendue à son azur, envole-toi vers ce cœur percé de la lance, qui a saigné pour toi. Veille et prie… »

Alors le voyageur s’arrête. La peine l’étouffe, le regret, il ne sait quelle vague nostalgie, l’obscur remords. Et la même plainte monte à ses lèvres, la même plainte, inlassable et monotone, remonte en lui :

« O mon Dieu, puisque Vous m’avez mené jusqu’ici pour me faire entrevoir Votre Visage, ne m’abandonnez plus. Manifestez-vous enfin, puisque Vous seul pouvez le faire et que je ne suis rien. Comme Vous avez montré à Thomas vos plaies sanglantes, envoyez-moi, mon Dieu, le signe de votre Présence… »

Or, voici ce que répond le Maître du Ciel et de la Terre :

« Tu me cherches, et je suis là, pourtant, dans ce dégoût de toi-même qui t’est venu, dans cette lourdeur de ton âme captive, et jusque dans le cauchemar affreux de tes péchés. Mais comment me reconnaîtrais-tu, moi qui suis vrai, au milieu de tant de mensonges où tu te complais encore ? Comment comprendrais-tu mes Paroles, qui sont la Paix, toi qui vis dans l’aigre dispute, et dans la discorde et dans la révolte de ton corps, dressé contre ton âme, dans le sifflement de la rage impuissante ? Rappelle-toi, pauvre enfant, cette ville où tu vivais, rappelle-toi… »


Maxence cache son visage entre ses mains. Il revoit le carrefour auprès des portes, et les globes de lumière, et le Prince du monde, qui était là, avec sa figure verte, grimaçant derrière les tilleuls. Lui-même, il parlait, il parlait intarissablement, comme un homme saoûl, et des gens parlaient aussi, qui avaient mis de beaux habits propres sur leur immense saleté, de faux élégants, de faux joyeux, de faux intelligents, des demi-malins qu’on aurait crevés avec une parole forte, des messieurs très contents d’eux-mêmes, mais qui se seraient effrités instantanément, et volatilisés sur l’heure, si l’on avait dit auprès d’eux un seul petit mot qui fût vrai. Et la jouissance était la divinité de ce carrefour, la jouissance acharnée, la jouissance plein la gueule, jusqu’à étouffer, par devoir…

« J’aime, dit Dieu, la maison qui est en ordre. J’aime que toute chose soit en sa place et je n’entrerai pas sous ce toit, avant que tout n’y ait été préparé pour ma venue. Un homme, dit mon Fils, fit un grand souper et invita de nombreux convives. Et à l’heure du souper, il envoya son serviteur dire aux invités de venir, parce que tout était prêt. — Mais dit-on à l’hôte de venir avant que tout ne soit prêt ? »

Quia parata sunt omnia… Maxence, les larmes aux yeux, entrevoit ce juste, qui est simple et vrai devant son Dieu. Rien n’est caché en cet homme. Il n’est point une heure de sa vie qui soit impure, parce que son Maître l’a reconnu et qu’il l’a fait sortir des langueurs du péché. Et lui, il dort tranquille, sous la protection des Anges du Ciel. Et s’il vient à s’éveiller, il est joyeux encore, parce que déjà l’action de grâces est sur ses lèvres et que les paroles de la prière lui sont plus douces que le miel. Le voici au matin : il ouvre ses yeux à la lumière créée, et comme toutes les choses créées autour de lui, il a confiance et il sait que la bénédiction du Créateur est sur son front. O joie ! ô sereine et bienheureuse harmonie ! Il glorifie Dieu dans l’exultation de l’éveil universel. Parce que ce corps lui a été donné, afin qu’il fût le temple de l’esprit, et que lui-même, il ressuscitera dans la gloire promise par le Sauveur. Parce que cet esprit lui a été donné, afin qu’il eût le commandement sur la matière organisée. Tout est un en cet homme. Chaque chose est en sa place ; ses membres, sa chair et son sang sont sous la dépendance de la pensée, et la pensée elle-même est sous la dépendance de Dieu, s’élevant vers lui avec une grande facilité, — car tout ce qui est visible appartient à la bête, mais à l’homme il est donné de dépasser le cercle des apparences et de déchirer l’azur du ciel fini.

Mais au contraire, voici le blasphémateur. Il est semblable à ces réprouvés que Dante condamne au supplice de la poix :

Non far sopra la pegola soperchio…

lui crient terriblement les démons : « Tâche de ne pas t’élever au-dessus de ce bitume… Reste dans la matière pesante, dans cette boue inerte qui t’étouffera… Reste dans cette chose qui n’a plus nom de vie, mais au contraire elle a déjà l’horreur de la mort éternelle ! » Le malheureux a peur, il fait des rêves de démence, il est traqué de tous côtés par l’épouvante et la fureur. Son sort sera de s’agiter désespérément dans son bourbier. Il ne saura plus quoi inventer, il ira de mensonge en mensonge, toujours plus assuré de lui-même aux yeux du monde, toujours plus lâche et plus tremblant au regard de lui-même. Et quand l’heure sera venue de rendre compte au juge, on le verra se tordre sur son grabat, en criant immensément : « J’ai peur… j’ai peur… » Mais il sera trop tard, et l’arrêt sera prononcé pour l’éternité.

« Je veux, dit Dieu, que ta maison soit en ordre, et que d’abord tu fasses le premier pas. Je ne me donne pas à celui qui est impur, mais à celui qui fait pénitence de ses fautes, je me donne tout entier, comme mon Fils s’est donné tout entier.

— C’est une dure exigence que la vôtre, ô Seigneur. Ne pouvez-vous d’abord toucher mes yeux ?

— Ne peux-tu donc me faire crédit un seul jour ?

— Vous pouvez tout, Seigneur !

— Tu peux tout, ô Maxence. Voici que dans tes mains mortelles, tu tiens la balance, avec le poids juste et le contrôle infaillible. Je t’ai libéré du joug et de l’aiguillon. Je t’ai fait plus grand que les mondes, puisque je t’ai donné commandement sur le Paradis qui est plus grand que les mondes. Or, tu me remercies de la lumière du soleil que je t’ai donnée. Mais tu ne me remercies pas de ce don plus précieux que le soleil et tout le tableau de la nature. Tu ne me sais pas gré de cette immense dignité où je t’ai mis. Et pourtant il n’est rien que j’aime comme de voir cette tête libre et fièrement secouée devant le ciel. O Maxence, il n’est pas de bornes à ta liberté que mon amour. »

Et le soldat, descendant en lui-même, écoute la voix du Seigneur dans le désert. O abîmes de la contradiction ! Royaumes mystérieux de la sagesse ! Le Fils de Dieu a répandu son sang pour ce Maxence. Pour lui, il a été flagellé et couronné d’épines. Il a porté la Croix immense de ses péchés. Pour lui, Son Cœur a été percé de la lance. Un jour, pour ce pauvre voyageur, et pour tous les voyageurs sur cette terre, Il est descendu du septième ciel, Il a quitté le trône de lumière où Il reposait avec le Père, Il a montré à cet homme Ses Mains sanglantes, Il a été le médiateur, l’anneau divin entre le ciel et la terre, Il a été le gage de la nouvelle et de l’éternelle alliance. Et cependant les cieux sont fermés pour Maxence. Il n’a pas la possession du royaume de la Grâce qui est à lui, et c’est en vain que le sacrifice a été consommé sur le Calvaire ! Mais quoi ? ce Jésus, qui a fait les mondes et la terre avec les campagnes, et ses fleuves et ses forêts, et la lumière et le déroulement des saisons, certes, Il est venu parmi nous, mais Il ne nous a pas convertis. Des hommes ont vu le tombeau de Lazare ouvert, et ils ne sont pas rendus. Des hommes ont vu Dieu, et ils n’ont pas cru ! Et certes, Il a multiplié les pains et Il a donné à manger aux multitudes. Mais quand Il a dit : « Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui », ses disciples ont haussé les épaules, et ils se sont détournés de lui, disant : « Cette parole est bien dure, et qui peut l’écouter ? » O mon Dieu, ceux qui ont bu vos paroles, ceux qui ont touché votre robe, ceux qui, en un jour réel, entre un matin et un soir, ont entendu dans le temps ces paroles-là, ils n’ont pas été enchaînés, et ils se sont retirés de Vous, qui disiez ces mots seuls qui ne passeront jamais ! Des hommes ont vu le Corps divin qui allait ressusciter dans la gloire et remonter au ciel pour l’éternité, des hommes vivaient et respiraient, pendant ce jour entre tous les jours, où les mondes tremblaient dans l’attente de la Rédemption. Et Celui que les siècles païens avaient désiré ne cessait pas d’être le signe de contradiction dont parle l’Évangile. Car il fallait que « le monde fût divisé à son sujet ».

Oui, Seigneur, Votre disciple bien-aimé avait raison : il faut que le monde soit divisé à Votre sujet, et que l’esprit ne soit point asservi, mais libre et profond et tout entier donné. Il faut que le don de nous-mêmes soit entier. Il faut que l’amour soit en nous, pour que nous recevions l’Amour. Certes, ce que Vous demandez est difficile, ô mon Dieu, et Vos exigences sont bien lourdes. Et il y en a beaucoup qui ne demandent pas mieux que de Vous suivre et qui sont tout prêts à Vous faire des concessions. Mais enfin c’en est trop : il vient une heure où la raison se révolte, et nous-mêmes qui Vous avions écouté avec patience, nous sommes forcés de nous retirer : ces paroles sont trop dures et nous ne pouvons les supporter.

Nous retirer ? Mais non ! Nous ne le pouvons pas. Où irions-nous, Seigneur ? Vous seul avez les paroles de la vie éternelle. C’est donc que notre cœur est encore trop petit. C’est donc que nous n’avons pas encore mérité de Vous connaître. C’est donc que notre don n’est pas encore sans partage. C’est donc que nous ne sommes pas prêts…


Maxence, après la longue journée, se dresse dans le soir. Au ciel est l’océan bleu de la miséricorde. A l’Occident est la lumière naissant d’en haut. A l’Orient est la promesse de la résurrection d’entre les morts. Entre l’Orient et l’Occident est l’homme, l’homme de douleur et de désir, entre aujourd’hui et demain, entre la lumière qui est et la lumière qui sera… Ah ! tout ceci est trop beau ! « J’ai soif du renouveau, dit cet homme, j’ai soif de vivre enfin. Voici ! L’heure est venue de revêtir l’habit des noces, et de rentrer dans la maison, parce que je sais qu’il y a autre chose que moi-même et que toi-même, parce que je sais qu’il y a Lui, et que Lui ne peut pas se tromper. Il y a Lui, qui n’est ni moi, ni cet homme, ni cet autre, et qui est pourtant une Personne, une Personne infinie, mais différenciée, une Personne invisible et pourtant réelle, et la seule en vérité qui soit réelle. L’heure est venue d’ouvrir immensément notre cœur, parce que le Seigneur Jésus a parlé, et quel homme a jamais dit ce qu’Il a dit ? J’entends les paroles étonnantes, j’entends le Verbe éternel. Comment y croire, et comment n’y pas croire ? Le oui est difficile, mais le non l’est bien plus… Le oui est difficile ? Mais c’est Vous-même, Seigneur, qui l’avez dit. Vous avez prévu ma faiblesse. Ah non ! Rien n’entrera dans ce cœur dur, tant que le mal du monde sera en lui, — et peut-on, en vérité, servir deux maîtres à la fois ? Je me laverai, Seigneur, aux sources du salut, et je croirai. Je serai vrai, et j’aurai le vrai. Je détesterai ce passé qui me brûle, je le déteste déjà de tout mon cœur, ô mon Dieu, puisqu’il le faut pour Vous connaître. O joie ! Je sens déjà le rafraîchissement de la vie nouvelle. L’esprit qui est en moi s’est échappé des lacs du chasseur. Il est libre, il remonte facilement à la surface, comme le liège, qu’une main libère au fond du vase, et qui flotte avec aisance au milieu des bulles légères. Il est libre d’être à Vous, s’il Vous plaît de le prendre. Il est libre sur les eaux supérieures, sur les eaux éternelles qui ont été séparées de la corruption terrestre. O joie ! ô paix, ô fraîcheur délicieuse ! »

Ainsi chantait Maxence, en revenant vers les hommes noirs qui le servaient. — Ah ! si un prêtre s’était dressé devant lui avec le geste qui pardonne, peut-être ce soir-là… Mais non ! Les mots de la rémission ne seront pas dits. Maxence est seul, nulle aide ne lui viendra des hommes.

« Veux-tu être guéri ? » demande Jésus à l’homme qui est malade depuis trente-huit ans. « Oui, Seigneur, répond-il, mais je n’ai personne qui, lorsque l’eau s’agite, me jette à la piscine. » — Je n’ai personne ! Et certes, je veux guérir, — mais je n’ai personne, et ma voix s’est perdue dans le désert. — Que fais-tu, infortuné, près de la fontaine de Bethsaïda ? N’as-tu pas reconnu le maître ? Vois donc : ton aveu, ton regret lui suffisent, et déjà la parole qui sauve est prononcée : « Lève-toi et marche !… »

O mon Dieu, daignez voir cette misère et cette confiance. Ayez pitié de l’homme qui est malade depuis trente ans !

III
LE TEMPS DES LYS

ARGVMENT. — MAXENCE RETROVVE LES MAVRES. — TABLEAV DE SA VIE A OVADDAN. — LES VAINQVEVRS ET LES VAINCVS. — « NOTRE PÈRE. » — VERS LE SACRÉ-CŒVR DE JÉSVS. — LE DÉSIR D’VNE NOVRRITVRE SVBSTANTIELLE. — LA FOI ET LES ŒVVRES. — LE SOLDAT S’AGENOVILLE.

Cependant, les courriers ne cessaient pas d’annoncer que d’importantes opérations de guerre auraient lieu vers la fin de l’année. « Mettez vos animaux en état, écrivait à Maxence le gouverneur de l’Adrar. La rentrée de l’impôt s’est normalement effectuée, mais après les fatigues qu’ont imposées à votre troupe la mauvaise volonté de Sidina et la recherche des pâturages dans la zone désertique, où il vous avait entraîné, j’estime que votre unique préoccupation doit être de donner à vos chameaux le maximum de repos et le maximum de nourriture. D’ailleurs, la saison est trop avancée pour que vous puissiez songer… » Un jour, Maxence fit appeler les guides et ceux des chefs de goums qui connaissaient le mieux la région. On causa. Sur la natte s’étalaient les grandes feuilles blanches où étaient inscrits au crayon les noms des puits et les lignes rouges des itinéraires… « J’irai à Ouaddan », dit Maxence, et il donna les ordres pour le départ du lendemain…


La distance n’est pas grande de Douerat à Ouaddan. Maxence met cinq jours à la franchir. Le sixième jour, il fait installer son camp, il jette l’ancre pour deux mois. Le voici parvenu à l’une des bornes du désert. Ici, il y a encore les immenses champs de hâd où les chameaux boivent le soleil. Au delà, les sables vierges, les immensités sans eau, les plaines de l’interdiction, la mort. « Cet endroit me plaît, dit le chef, c’est la terre de midi, c’est la terre qui convient à l’août altéré. Elle est conservée sous sa cloche de verre. Et certes, rien n’est plus desséché que ces curieuses fleurs du désert. Mais on sent qu’un peu d’eau les tuerait. Il faut qu’elles craquent sous la poussière du jour… Salut, ô terre de ma maturité, terre de l’été et de la plénitude intérieure ! Salut, herbes du promontoire le plus extrême de la vie ! Salut, derniers témoins de la respiration de la terre ! Salut, sables de l’Occident que nous ne connaîtrons jamais !… »


De longues journées de paix commencèrent pour Maxence. Depuis qu’à Douerat il avait entrevu la loi de son progrès intérieur, une confiance sereine était en lui, une surabondance de joie mystérieuse gonflait son cœur. Le matin, de bonne heure, il quittait sa tente, il marchait longtemps dans l’espace libre, ne ressentant que la force de sa jeunesse et la pleine possession de lui-même. Et parfois, avant de regagner le camp, il s’arrêtait auprès des puits. Trois ou quatre Maures tiraient de l’eau en poussant des cris rauques. Des chameaux étaient là, qui buvaient, et l’on n’entendait plus que les appels des bergers. Maxence fermait les yeux, étourdi par la marche et le soleil, par toute la vie profonde et pure et sérieuse qui le ceignait. Il oubliait en un instant toute la laideur du monde qu’il avait connu. Rien n’était plus autour de lui que la noble simplicité des nomades, une parfaite distinction, une douceur pastorale, ce jaillissement original de la vie que tous les intimes de l’Afrique ont connu…

Rentré sous sa tente, le jeune chef se livrait aux travaux de son commandement, soit qu’il rédigeât quelque rapport, soit qu’il tînt audience, soit qu’il administrât en quelque manière le territoire sur lequel il avait délégation de l’autorité. Mais les heures de l’après-midi étaient les plus douces ! Alors il buvait le long silence des siestes, et la Parole de Dieu inscrite dans l’ostensoir du ciel. Quelle force pourrait donc empêcher la réalisation de la promesse ? Pauvre de toute pauvreté, plus nu qu’un ver, Maxence ressentait pourtant, il ressentait déjà le riche plaisir de la possession, dans la mesure, par exemple, où les âmes du purgatoire possèdent Dieu, par le désir torride qu’elles en ont. Et certes toutes les peines et toutes les joies du Purgatoire étaient celles de cette âme consumée dans le bienheureux tourment de Dieu. Tout le feu qu’elle endurait, ce mal horrible de la terre qui seul la séparait du Ciel, et tout le poids de son exil, et toutes les flammes de l’Afrique, c’était le lieu de son attente et de sa purification. Mais déjà un certain bonheur était en lui, parce qu’il s’était détourné des voies communes, des voies sans nul espoir où gémissent les lâches et les médiocres, et qu’il voyait Jésus du fond de ses ténèbres, Jésus non possédé, mais désiré.

Et parfois, il prenait dans ses mains de fièvre les Évangiles. Alors cette clarté de Jésus se rapprochait. Il lisait, il ne voyait que le doute et la contradiction. Et puis, à point nommé, le mot divin éclatait, si fort, si serré, si net que Maxence en tremblait de tous ses membres, — si dur parfois aussi, ô mon Dieu, puisqu’il faut bien redire encore le mot de Vos disciples, oui, si dur et si dru, si vrai et si profond, qu’il emporte à tout jamais la misérable discussion humaine, — si dur, parce qu’un Dieu parle, si doux, parce qu’un Homme parle, si dur et si doux, d’un si ferme et flexible acier, d’une matière si forte et si simple, que rien ne peut plus satisfaire après lui… « Ah ! la beauté n’est rien, disait Maxence, mais qu’elle vienne de si loin, qu’elle soit si étonnante, qu’elle porte à tel point en elle l’empire des choses célestes, c’est cela qui est tout. Je crois que c’est mon frère qui me parle, et c’est Jésus transfiguré qui vient de quitter Élie sur le Thabor. Je crois que c’est un pauvre, couvert de boue et de crachats, qui paraît, et c’est le Roi du Ciel dans toute sa pompe incomparable ; que c’est mon ami qui est là, qu’il est semblable à moi, — et c’est Celui qui a fait les mondes et tous les Anges du Ciel viennent Le servir. »

Cette histoire incomparable qu’il lisait, Maxence comprenait qu’elle achevait toute l’histoire humaine, qu’elle fermait le cycle, qu’elle disait tout, depuis la naissance de l’homme jusqu’à sa mort et jusqu’à l’avènement définitif de Jésus dans la gloire, — histoire qui a été dans le temps par l’humanité de Jésus et qui est en dehors de tous les temps par sa divinité. Là il se sentait dans le centre, dans l’unique articulation du monde, au nœud même du drame, entre la chute et le Jugement. Tout est arrêté, tout est clos, les comptes sont faits et bien faits. La justice s’achève dans la miséricorde. A l’homme, il faut Dieu : Jésus le donne en se donnant. A l’humanité sainte, il faut la sainteté : Jésus la donne en paraissant. Toute continuité est rétablie. Jésus est l’équilibre du monde, Il est l’accomplissement de tout ce qui est humain et de tout ce qui est divin, Il est l’anneau qui manquait, l’anneau de l’ancienne et de la nouvelle alliance, Il est la rencontre de l’homme avec Dieu, la rencontre unique d’où a jailli l’étincelle de la charité. Car sans Jésus, c’est-à-dire sans médiateur, il n’y a pas de mouvement de l’homme à Dieu, donc pas de charité. Et avant Jésus, il y a les corps et il y a les esprits, mais il n’y a pas la charité. Et depuis Jésus, il y a les corps et il y a les esprits qui sont infiniment loin des corps, et il y a la charité qui est infiniment loin des esprits. Jésus, étant la possibilité de Dieu pour l’homme, a donné tout ce qui était nécessaire. Il a été la satisfaction totale, parce qu’Il a satisfait à Dieu et qu’Il a satisfait à l’homme. Jésus est tout ce qui manquait.

Parvenu en ce point, Maxence laissait retomber le livre. « Ah ! qu’il doit être doux, s’écriait-il, de lire l’Évangile en chrétien ! » Cri profond, le plus sincère, le plus douloureux qu’il ait poussé ! Lire en chrétien, c’est-à-dire tout autrement qu’il ne lit, connaître en chrétien, c’est-à-dire connaître tout autrement qu’il ne connaît. Il est passé de l’ordre du corps à l’ordre de l’esprit, il reste encore l’ordre de la charité, — mais là il faut Jésus lui-même, non plus dans Sa Parole, mais dans Sa Chair, non plus dans Son Souvenir, mais dans Sa Présence. Il est passé de l’obscurité de la matière à la clarté de l’esprit, clarté grande et magnifique, assurément. Mais il est une clarté d’une autre sorte, bien que le langage humain ne puisse la distinguer, et c’est la clarté de la charité. Maxence voit des choses saintes dans l’esprit, mais dans la charité, on voit tout autrement. Alors il n’y a plus la moindre petite arrière-pensée, la moindre inquiétude, ni cette sournoise hésitation de l’homme inquiet, mais seulement la pleine connaissance pacifique, la possession sereine, la certitude béatifique. La connaissance dans l’esprit n’est pas réservée, elle est la lumière qui « éclaire tout homme venant en ce monde ». Mais la connaissance dans la charité est infiniment réservée, ce qui la met infiniment plus loin de l’esprit que l’esprit n’est loin du corps. Et Maxence lui-même était infiniment plus loin de la charité que du corps et toutes les clartés de son esprit ne valaient pas le plus petit mouvement de charité… Ah ! heureux et bienheureux ceux qui, par la grâce des sacrements, ont pénétré dans les jardins de l’intelligence surnaturelle, heureux et bienheureux ceux qui reposent dans le cœur de leur Dieu et qui se réchauffent à sa vivante chaleur, heureux, à jamais heureux ceux pour qui tout le ciel est dans la petite hostie, à la contenance exacte de Jésus-Christ !…


Un matin, avec quelques compagnons, Maxence s’aventura dans ces dunes du Ouaran qui sont au seuil du grand désert. Les pieds des chameaux enfonçaient dans le sol mouvant. Une imperceptible couronne de sable que soulevait, en caressant la dune, le vent d’est flottait sur l’horizon vague. Maxence se sentait loin, très loin, dans un endroit qui ne pouvait pas être et qui était pourtant. Ils marchèrent une heure. Des têtes chevelues de palmiers apparurent au-dessus d’une coupole de sable. C’était une très petite palmeraie, étrangement blottie entre des murailles croulantes…

— El Hassen ! dit le guide.

Surprise ! Un vieillard était là, gardien de ces palmiers inattendus. Ce vieux captif, complètement sourd et très impotent, apporta aux voyageurs des dattes exquises et de l’eau fraîche, mais salée. Maxence, ayant mangé et bu, s’élança sur sa selle et partit droit dans l’espace déchiré devant lui. Comme un enfant qui s’aventurerait, sur une coque de noix, au bord d’une mer dangereuse, ainsi il flaire l’étendue dangereuse, fait un bond, puis, dans le vent brûlant, s’arrête. Devant lui se déploie un immense tableau d’Afrique. Vers le nord-est, le guide nomme encore Touijinit. Mais vers l’ouest, c’est l’immense déroulement sans nom, c’est la portion blanche des cartes, c’est la géographie impossible du Sahara ! L’imagination bondit de dune en dune. Elle vole, sur de rapides dromadaires, pendant des jours et des nuits sans fin, et toujours c’est pareil, et c’est le même sable et le même ciel… La gorge est altérée, on défaille de soif… Marche encore, le puits est là-bas, là-bas… de l’autre côté de l’Afrique. — Mais du moins, ô Maxence, rien n’est capable ici de détourner ton cœur de sa patrie, et rien n’arrête ce céleste regard qui se repose amoureusement au delà des mondes…

Le guide montrait une ligne de rochers noirs :

« C’est là, dit-il, que se trouve la maison du cheikh Mohammed Fadel. Elle est abandonnée aujourd’hui, à cause des guerriers du Nord qui venaient la piller. »

Pauvre retraite de philosophes inoffensifs ! Maxence y court, il s’arrête avec ivresse dans la demeure des hommes, il prend pied sur le rivage de la terre. Une aire abandonnée, que protège mal une muraille basse. Au fond, dans l’angle du mur, la maison ruinée, très basse et très large, — et c’est là où des hommes ont rêvé de leur Dieu intensément ! Maxence, sur les ruines, s’asseoit. Mais soudain une étrange oppression l’accable. Tout l’ennui de l’Islam est devant lui, et la servitude, et l’immense découragement, et le morne « A quoi bon ? » de ces esclaves ! Il pense :

« Je sens mieux que nous sommes les vainqueurs et qu’ils sont les vaincus. Qu’avons-nous donc de plus ? Je ne sais… Quelque chose de plus riche et de plus vrai, — la conscience de notre dignité et de notre indignité. Ces deux sentiments sont en nous, ils ne peuvent pas nous tromper et ils ne s’accordent que dans le mystère chrétien. La connaissance du prix que nous valons et de l’ordure que nous sommes, deux certitudes égales et contraires qui ne s’accordent que par Jésus. Le sentiment de notre puissance et celui de notre impuissance, l’expérience intérieure de notre force et de notre faiblesse, de notre dépendance et de notre indépendance, mais tout s’accorde dans la Grâce. Le sentiment de notre liberté et celui de notre servitude, — deux joies infinies, deux pôles de béatitude infinie entre lesquels oscille toute notre action. D’où la force du chrétien : tout compte en lui. Tous les éléments qui composent son âme s’orientent dans le sens de l’action victorieuse. — Qu’ai-je donc de commun avec vous, pauvres gens ? Que me fait votre foi, puisque vous n’avez pas la charité ? Puisque la libre explosion de l’amour n’est pas en vous et que vous n’êtes que de pauvres esclaves tremblants. Et certes vous connaissez Dieu, le Tout-Puissant et l’Unique, mais vous ne le connaissez pas dans la charité. Vous êtes dans le monde des pures idées, vous n’êtes pas dans l’esclavage de la chair, mais vous êtes dans l’esclavage de l’esprit. Que me fait donc votre louange, puisque ce vrai Dieu que vous servez n’est pas votre Père, puisque votre monde est ouvert à l’image de ce désert, et que chaque homme y est seul et désert, et que les hommes ne sont pas vos frères. Mais voici que vous faites éclater votre grandeur. Car nous, nous sommes dans la douce amitié catholique, et nous sommes dans le monde comme dans un monde fermé, parce que tous les hommes sont nos frères bien-aimés et qu’ils sont avec nous une même famille. Et lorsque nous prions, nous prions Notre Père, parce qu’il est vrai que nous sommes les enfants du même Père… O joie, ô grandeur infinie !… Dieu tout-puissant, Dieu saint, Dieu juste, — mais il est aussi le Père, il est Notre Père, il est le Père qui nous aime, qui a confiance en nous, qui nous veut libres et joyeux. Qui n’est pas seulement un principe, ou une idée, ou un dogme, mais qui est notre Père et notre Ami, que nous voyons et qui nous est familier, qui est Notre Père et Notre Ami et Notre Frère tout ensemble. Qui n’est pas un mot, ou une chimère, mais qui est une nourriture. Qui n’est pas le Bien, ou la Raison, ou l’Idéal, mais qui est une Personne, c’est-à-dire Jésus-Christ, le médiateur, Jésus-Christ, la Deuxième Personne, mais Dieu tout entier, Jésus-Christ, vrai homme et vrai Dieu, Jésus-Christ, Dieu de miséricorde et d’amour !… »


Cris de victoire, où se mêle, au dedans de Maxence, une secrète mélancolie. Jamais le solitaire n’a mieux connu les frères de sa pensée, et jamais il n’a plus souffert d’être séparé d’eux. Il est abandonné et il les voit dans l’humble amitié de leur Dieu. Il est au plus profond de la terre réprouvée, et il songe à l’heureuse contrée où est la bénédiction du Seigneur. Il connaît le vrai temple et il ne peut pas y rentrer ; la vraie loi, et il ne peut s’y soumettre ; le vrai sacrifice, et il ne peut y participer.

Maxence est triste de n’être pas avec ses frères, et il les considère avec amour. Voici qu’ils entrent dans l’Église et qu’ils se signent, et qu’ils s’avancent avec franchise jusqu’au plus profond de la nef, car ils ont vu dans l’ombre trembler la petite lampe qui ne s’éteindra pas. O mystère ! Ils ne sont pas seuls, le bien-aimé est là, au milieu d’eux, Jésus est là, non point en image ou en symbole, mais dans son corps et dans sa chair, le Maître est là, réellement présent, qui les a reconnus et qu’ils ont reconnu. Il est là, dans l’hostie vivante, le même qui est ressuscité le troisième jour et qui est monté aux cieux où Il est assis à la droite du Père. C’est le Dieu vivant que Maxence adorera, c’est le Dieu de sa délivrance et de son amour, c’est le Dieu de son introduction dans la vie.


Maxence a le désir d’une nourriture substantielle. C’est ce pain qu’il demande. C’est de cette vérité qu’il veut se saoûler. Car pour lui, il n’est pas d’autre chemin pour aller à Dieu que Jésus. Il dit que Dieu n’est pas, ou qu’Il est Jésus. Il dit que Dieu n’est rien, ou qu’il est le Dieu des chrétiens, — parce que beaucoup ont porté témoignage de Lui, mais qu’il n’y a pas témoignage des philosophes et des savants. — Mais quel est-il, ce Dieu des chrétiens ? C’est Jésus, qui s’est fait connaître à nous, qui nous a tant aimés et qui a souffert pour nous jusqu’à la Croix, Jésus, fournaise ardente de charité, Jésus, qui nous a dévoilé avec amour tous les secrets de son cœur, qui est notre réconciliation avec le ciel, qui est la Preuve unique du Très-Haut, Jésus, qui est la source vraie des vertus et l’objet de la dilection de tous les saints, Jésus, qui s’est donné à nous depuis l’origine du monde et qui ne cesse pas de s’offrir en victime pour nos péchés, qui est notre raison d’être bons et d’être purs, Jésus, qui a créé le ciel et la terre et qui nous a livré son corps, Jésus, porte du ciel et désir des collines éternelles.


Maxence n’a pas d’autre raison pour aller à Dieu que Jésus, — ni d’autre raison, ni d’autre moyen. Il ne peut avoir aucune certitude en dehors de Jésus, ni d’autre désir que de Jésus. Et il ne peut avoir d’autre accès à Dieu que Jésus, Dieu lui-même, et Homme en même temps… Que cherche-t-il donc, les yeux au ciel, ce voyageur ? De belles idées ? — Toute sa vie, on lui en a servi à profusion. C’est un Maître qu’il cherche, un Maître de vérité, et pour ce Maître il changera sa vie, mais non pas pour un système ni pour l’airain retentissant des paroles. Si donc il rejette le témoignage de l’ancienne loi, le témoignage de l’Évangile, le témoignage de Paul et celui de Pierre, le témoignage des confesseurs et des martyrs, il renoncera du même coup à la possession de Dieu et il se donnera aux bavardages du monde. Mais s’il ne rejette pas le témoignage et qu’il reçoive la Parole, c’est donc à Jésus qu’il ira, c’est donc à Jésus qu’il se donnera…


O Dieu, ayez pitié de ce cœur encore fragile ! Seigneur, ayez miséricorde de ce pauvre ! Et certes ce n’est pas Vous qui le détournerez de la lumière. — Non ! ce n’est pas Jésus qui détourne de Jésus, mais c’est le mal, mais c’est la chair, mais c’est la misérable attache avec le monde, mais c’est tout ce qui n’est pas Jésus. C’est tout ce qui n’est pas Vous, ô mon Dieu, qui pourra le détourner. Voyez ! Nous avons peur, parce que l’esprit est faible, parce que Vous êtes difficile, parce que les yeux mortels ont peine à soutenir Votre lumière. — Mais c’est Vous qui aurez pitié de cet errant, et c’est Vous qui le conduirez dans le sein bienheureux de l’éternelle béatitude !…


La nuit est tombée sur l’Afrique, — nuit légère, nuit sans rêves. Des hommes sont dans la nuit, qui se serrent au trot puissant des chameaux. Nul bruit, car les pieds enfoncent sourdement dans la matière ouatée du sable. Nulle parole, car la fatigue se tait avec délices. Le chef est devant, il se penche sur le cou de sa bête dont il aspire avec contentement la fauve odeur… La journée a été bonne, il a fait chaud, on a marché, on a rêvé… Mais quoi ! Cette douceur terrible, qui est venue, ce Nom béni qu’il a redit, cette bonté en lui, ce cœur nouveau qu’il a senti battre dans sa poitrine, — ce n’est pas vrai, c’est un mirage qui tente et qui fait peur ! Et voici que Maxence ne sait plus ; il est là comme un pauvre homme tremblant ; il est là comme un mendiant qui a longtemps prié et qui n’espère plus… Cet homme ne croit pas. C’est dur de ne pas croire, quand on a tout appris. C’est dur, Seigneur, quand Vous avez parlé, de ne pas croire. Mais c’est ainsi : cet homme ne croit pas, il a lassé Dieu, il n’y a rien à faire avec lui. C’est en vain qu’il élève ses yeux vers la montagne, puisqu’il ne sait ce qu’est la belle audace d’un don généreux de soi-même. Il n’y a rien à faire avec ce lâche !

La veille s’achève, et Maxence tremble…


Il advint que, vers le même temps, ce soldat eut fantaisie de visiter le puits de Meïateg, car nul Français n’avait poussé jusque-là et le nom même manquait sur les cartes. Un matin donc, vers dix heures, il arrivait dans un vaste espace dépouillé, et une sorte de pellicule sur le sol craquait sous les pas des chameaux. Sur la gauche était une dune, un vague buisson. Lieu tragique, nature ennemie ! Les ouvertures noires des puits disposées en demi-cercle étaient proches. Maxence sentait l’inquiétude d’un de ces éternels recommencements, — recommencements des choses et recommencements de nous-mêmes, — et il vivait ce drame d’être dans l’exacte répétition, dans l’implacable restitution des heures semblables. Il bâilla. Le guide l’entraîna vers les puits. Tous étaient à sec, sauf un seul, où croupissait, à une faible profondeur, une eau noire. Il faisait lourd, la chaleur avait une exhalaison sauvage…

— J’ai soif, dit Maxence, tire-moi de l’eau.

Il se retourna, vit le guide qui faisait une grimace et montrait quelque chose, tout près du puits. C’était, à demi enfoui dans le sable, un cadavre. La chair décomposée était arrachée par endroits. Des lambeaux d’étoffe traînaient sur le sol.

— Voici, dit le guide. Cet inconnu a été trouvé dans le fond du puits, il y a quelques jours. On croit qu’il venait du Regueïba. Sans doute, il était épuisé par la soif. Pour boire plus vite, il est descendu au fond du puits et il y est mort. Des gens de Ouaddan qui passaient par ici ont retiré son cadavre et l’ont enfoui en hâte dans une fosse peu profonde. Aussi les chacals sont-ils venus le déterrer et le déchirer, comme tu le vois à présent.

Surprenante apparition ! Pauvre homme, pauvre voyageur aux jambes nues ! Il a marché pendant des jours et des jours dans le désert mauvais, le solitaire et l’obstiné ! Il a franchi les cercles sans cesse renaissants de l’horizon, dune après dune, et toute sa pensée s’est tendue vers ce puits qu’il fallait atteindre. Enfin, dans la lutte géante avec le sable, il a vaincu, il a touché la source tant convoitée, il va revivre ! Mais non, il est trop tard ! C’est le désert maudit qui le prendra !

Et voici que Maxence, debout dans l’air irrespirable, et les bras étendus, le contemple : « O terre de mort ! gémit-il. — Peuple esclave ! Race de douleur ! » Puis, se tournant vers l’Arabe : « Allons ! Quittons ce lieu. Je veux être à Ouaddan avant que le soleil soit tombé. »


… Dans les palmiers de Ouaddan, l’ombre est humaine et douce. Maxence voudrait y reposer, y reposer jusqu’à la mort. Mais une flèche dure l’a transpercé, la pointe aiguë de la pitié l’a blessé. Il reste immensément dressé au-dessus de la peine du monde, la bouche amère, les yeux fixés dans sa douleur. Aussi loin que son regard s’étende, il ne voit que la mort et la défaite. Dans les ruines du Ouaran, dans le charnier de Meïateg, partout la sombre et stérile folie de l’Islam l’a poursuivi. — Mais lui-même, quel est-il, sinon le vaincu et le maudit, quel est-il, sinon cet homme même qui avait soif ayant traversé le désert, sinon ce pauvre mort qui avait trop tardé ? Et la voix intérieure jaillit en lui avec les larmes :

« Ah ! oui, j’ai compassion de ceux-là qui sont abandonnés et qui sont tristes… Mais nous, qu’avons-nous fait, nous, les bénis du Père, nous, les enfants de l’élection ? Et que répondrons-nous, quand le Juge nous dira : « Je vous avais donné la plus douce terre et vous avez été mes préférés. Je vous avais donné ma France bien-aimée et je vous avais faits les héritiers de ma parole. C’est à vous que je pensais, dans la sueur de Gethsémani et c’est vous que j’ai nommés les premiers. — Il n’est rien que je n’aie fait pour vous, parce qu’il n’en est pas que j’aie désirés plus que vous. Et c’est vous que j’avais choisis entre beaucoup… » Hélas ! Qu’avons-nous fait ? Quel désir nous a saisis ? Quelle lèpre est donc venue nous ronger ? — C’est vrai, Seigneur, nous n’avons pas été fidèles à la promesse, nous ne vous avons pas veillé pendant que Vous entriez dans l’agonie. Mais voyez : nous gémissons dans la honte et dans la contrition, et nous venons à Vous tels que nous sommes, pleins de larmes et de souillures. — Nous avons tout perdu, nous n’avons rien, mais tout ce qui reste, ô mon Dieu, nous Vous le donnons ; tout ce qui reste, c’est-à-dire notre cœur brisé et humilié. — Vous êtes plus fort que nous, Seigneur, nous nous rendons. Nous Vous prions humblement, comme nos pères vous ont prié. Nous vous mendions très misérablement votre grâce, parce que nous ne pouvons Vous tenir que de Vous seul… »


C’est tout. Maxence ne pense plus. Sa tête se penche sur sa poitrine. Comme la mer descendante se recule jusqu’au plus lointain de la plage, ainsi tout a fui devant cet homme, et il ne sent plus que l’espace de son âme démesurément agrandi. Tout a fui, rien n’est plus, l’attente immense est sur le monde. Alors le vieux lutteur s’abandonne, il tombe à genoux, il prend sa tête entre ses mains, il dit doucement, comme un marcheur très las après le jour :

— Mon Dieu, je vous parle, écoutez-moi ! Je ferai tout pour vous gagner. Ayez pitié de moi, mon Dieu, vous savez qu’on ne m’a pas appris à vous prier. Mais je vous dis, comme votre Fils nous a dit de vous dire, je vous dis de tout mon amour, comme mes pères vous l’ont dit autrefois : « Notre Père, qui êtes aux cieux, que Votre Nom soit sanctifié… Que Votre Règne arrive… Que Votre Volonté soit faite sur la terre comme au ciel… »


O larmes, qui êtes la troisième Béatitude, larmes de joie et de paix, larmes des retrouvailles et du recommencement, coulez sur cette face de douleur ! Aidez cette voix qui tremble et ces lèvres qui hésitent ! Elles ne savent pas — ces mots sont si nouveaux pour elles ! — et pourtant la merveilleuse Parole accourt du fond des âges, du fond de l’éternité, portée sur la colombe de l’Esprit. Alors, la voix se fait plus forte et plus pressante :

— « Donnez-nous aujourd’hui notre pain de chaque jour ; pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés… et ne nous laissez pas succomber à la tentation, mais délivrez-nous du mal. Ainsi soit-il ! »


Qu’elle est belle, la première prière ! Qu’elle est bénie et précieuse au Seigneur ! Que les Anges du ciel l’écoutent avec joie ! Allons ! pauvre homme, relève-toi ! Voici que Jésus n’est pas loin, et qu’Il va venir et qu’Il ne peut tarder ! Déjà tu regardes avec tranquillité la terre de la réconciliation et le soir de ta consolation. Reprends ta route. Espère dans la plénitude de ton cœur, et dans la force de ton âge nouveau, — et le reste te sera donné par surcroît…

— Mais quoi ! Seigneur, est-ce donc si simple de vous aimer ?

TABLE DES MATIÈRES

Préface
I
Ernest Psichari (Biographie)
XXIX
PREMIÈRE PARTIE
I
INTER MVNDANAS VARIETATES
Argvment. — Maxence est libre. — Malédiction. — Tableav de Maxence : il a vne âme et vn cœvr. — La France de là-bas. — Bonnes intentions. — Premières étapes dans le désert. — L’Afriqve est sérievse. — Sovmission. — La solitvde
1
II
LA CAPTIVITÉ CHEZ LES SARRAZINS
Argvment. — L’ami de Maxence pose la qvestion. — Maxence ne la pose pas. — Mais la vie d’action intense dv héros est vne sorte de vie pvrgative. — Son œil n’est pas assez fort povr se tovrner av dedans de lvi. — Captif en pays étrange, il regarde alors avtovr de lvi. — Des flevrs spiritvelles dv Sahara. — La morale dv plvs saint des Mavres ne svffit pas encore av plvs péchevr des Francs. — Première apparition de la France dovlovrevse et chrétienne
29
III
PER SPECVLVM IN ÆNIGMATE
Argvment. — Départ. — Calme de Maxence. — Insistance. — Grandevr de Zli. — Movvements dv cœvr, battements d’ailes dans la nvit. — De l’âme fidèle des soldats. — Ce qvi se passe av Ciel. — Les coordonnées de Zli : le champ d’Amatil. — Dovble aspect de l’âme de Maxence et son vnité réelle. — L’énigme dv miroir qve novs sommes
61
IV
L’ESPRIT DES TEMPÊTES
Argvment. — Tableav d’Atar. — La sovrate des infidèles et la réponse de l’Église. — Mais cette réponse ne svffit pas. — Invasion de l’intelligence. — Maxence vevt avant tovt la vérité. — Désordre, d’ov il favt vne règle opérante, et portant en même temps le gage de la certitvde. — Maxence trovve dans l’oppidvm d’Atar les raisons de son état d’âme. — La majesté latine et la dignité chrétienne
93
V
A FINIBVS TERRÆ AD TE CLAMAVI
Argvment. — La vie des camps. — S’adonner à la contemplation. — Le retovr à la complexité. — Vers la mer. — Il n’y a plvs moyen d’éviter le combat. — Conditions de la lvtte. — Éloge de la pavvreté. — L’armée dv silence
123
DEUXIÈME PARTIE
I
« DÉJA, LES CHAMPS SONT BLANCS POVR LA MOISSON. »
Argvment. — Maxence reconnaît cet avtre centvrion qvi vit le Savvevr svr la Croix et qvi crvt. — Lvi, il n’a qve le Ciel à regarder, mais c’est le Ciel d’Afriqve, le Ciel dv rejaillissement intérievr. — Il ne manqve à Maxence qve la grâce. — Le combat dans la nvit. — Le héros dévisage la mort. — Mais le jovr ramène l’action de grâces. — Grandevr et servitvde de l’âme chrétienne figvrée par le soldat
153
II
BEATI IMMACVLATI IN VIA
Argvment. — L’impatience de connaître grandit en Maxence. — Mais le secret des choses essentielles appartient avx cœvrs pvrs et la svre méthode povr connaître le vrai est d’être meillevr. — Libération dv passé qvi entrave le libre essor de Maxence. — La maison en ordre. — Signe de la contradiction dans la liberté hvmaine et la grâce divine
181
III
LE TEMPS DES LYS
Argvment. — Maxence retrovve les Mavres. — Tableav de sa vie à Ovaddan. — Les vainqvevrs et les vaincvs. — « Notre Père. » — Vers le Sacré-Cœvr de Jésvs. — Le désir d’vne novrritvre svbstantielle. — La Foi et les Œvvres. — Le soldat s’agenoville
212

ACHEVÉ D’IMPRIMER
SUR LES PRESSES DE PH. RENOUARD
POUR
LOUIS CONARD, ÉDITEUR