The Project Gutenberg eBook of Le bel avenir This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Le bel avenir Author: René Boylesve Release date: July 11, 2022 [eBook #68501] Most recently updated: October 18, 2024 Language: French Original publication: France: Calmann-Lévy Credits: Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE BEL AVENIR *** LE BEL AVENIR DU MÊME AUTEUR CONTES: LES BAINS DE BADE (épuisé) 1 vol. LA LEÇON D’AMOUR DANS UN PARC 1 -- LA MARCHANDE DE PETITS PAINS POUR LES CANARDS 1 -- LE BONHEUR A CINQ SOUS 1 -- ROMANS: LE MÉDECIN DES DAMES DE NÉANS (épuisé) 1 vol. SAINTE-MARIE-DES-FLEURS (épuisé) 1 -- LE PARFUM DES ILES BORROMÉES 1 -- MADEMOISELLE CLOQUE 1 -- LA BECQUÉE 1 -- L’ENFANT A LA BALUSTRADE 1 -- MON AMOUR 1 -- LE MEILLEUR AMI 1 -- LA JEUNE FILLE BIEN ÉLEVÉE 1 -- MADELEINE JEUNE FEMME 1 -- Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays y compris la Hollande. RENÉ BOYLESVE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE LE BEL AVENIR [Illustration: C · L] PARIS CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS 3, RUE AUBER, 3 LE BEL AVENIR «Pour que la vie soit bonne à regarder, dit Zarathoustra, il faut que son jeu soit bien joué; mais, pour cela, il faut de bons acteurs. J’ai trouvé bons acteurs tous les vaniteux: ils jouent et veulent qu’on aime à les regarder... Auprès d’eux j’aime à regarder la vie,--ainsi se guérit la mélancolie.» NIETZSCHE I A Nouaillé, près de Poitiers, vivait, il y a bien vingt ans, madame veuve Dieulafait d’Oudart, avec son vieux père M. Lhommeau et son fils Alexis, que l’on appelait communément Alex. M. Lhommeau était un ancien conseiller à la Cour de Poitiers, un «épuré» comme on nommait alors ceux de ces messieurs qu’avait frappés la réforme de la magistrature. C’était un homme d’une probité héréditaire et inattaquable; son savoir était limité, mais suffisant et teinté de littérature, non pas toutefois contemporaine, cela va sans dire: ces gens-là n’avaient pas l’audace de démêler par eux-mêmes l’ivraie du bon grain, mais, parmi les œuvres que le temps a triées, ils en adoptaient sérieusement quelques-unes; ils s’intéressaient à l’histoire, à la philosophie, et vénéraient l’antiquité tout en bloc; ils avaient de la conversation; ils avaient l’esprit libéral et souvent même de l’esprit. A la fois par nécessité économique et par dépit d’abandonner une fonction qu’il honorait depuis quarante ans, M. Lhommeau vendit son petit hôtel de la rue Saint-Porchaire, quitta la ville et se retira dans une maison de campagne que possédait sa fille, à cinq ou six kilomètres de l’octroi. La veuve aimait fort cette propriété qu’elle tenait de son mari, le commandant Dieulafait d’Oudart, tué au premier engagement de l’expédition de Tunisie. Nouaillé se composait de trois petites fermes, de quelques prés d’un maigre revenu, et d’une grosse maison bourgeoise de la fin du XVIIIᵉ siècle, à laquelle deux pigeonniers ventrus, coiffés d’éteignoirs, jouant assez bien la tour, donnaient un certain air de château. Il y avait des mascarons à physionomies expressives au-dessus des portes et fenêtres; des balcons forgés; à la muraille, un gnomon ferme encore, sur un cadran solaire aux trois quarts effacé. Les lucarnes étaient modestes, le toit un peu bas, mais couvert d’ardoises, particularité remarquable au milieu des demi-cylindres de brique dont sont toutes godronnées les toitures du Poitou. Le rez-de-chaussée, à l’intérieur, avait conservé d’assez bonnes boiseries; le jardin, simple et plat, était dessiné à la française: il avait des charmilles, de longues allées de tilleuls, des buis taillés, des bassins, une châtaigneraie. En s’y promenant par un vent d’ouest, on entendait, affaiblis, les roulements de l’école des tambours. Et ces menus détails et circonstances faisaient Nouaillé plus précieux à madame Dieulafait d’Oudart: elle y retrouvait un peu de Versailles, où elle avait habité les premières années de son mariage. Un landau familial, deux tranquilles chevaux qui vous menaient à Poitiers en vingt minutes, des domestiques anciens et fidèles, un chien couchant et deux bassets, pour qu’Alex pût tirer le lapin et le perdreau, rendaient l’exil rustique fort supportable, et la vie de M. Lhommeau, de sa fille et de son petit-fils y eût coulé paisiblement, s’il n’eût été question, chaque jour et à toute heure, de l’avenir incertain d’Alex. Alex ne manifestait aucune disposition particulière. Sans doute eût-il suivi la carrière paternelle, si madame Dieulafait d’Oudart, épouvantée par le sort tragique du commandant, n’eût déclaré à son fils, achevant alors sa troisième, qu’il ne serait pas militaire. Alex n’objecta rien à cette décision. Il apprécia ce qu’elle contenait de bon, et c’est qu’elle le dispensait de l’effort qu’eût nécessité le concours de Saint-Cyr; et il acheva ses études plus mollement qu’il ne les avait commencées, point du tout dans la queue de la classe, à vrai dire, jamais non plus dans la meilleure moitié, ni mal noté ni félicité, échappant à toute réprimande, bien vu de tous et emportant en somme l’estime de ses maîtres, grâce à une vertu qui, pour n’être pas brillante, en vaut d’autres, il faut bien le croire: ce garçon était «sympathique». --C’est un don des fées, disait à madame Dieulafait d’Oudart son vieux notaire, maître Thurageau, fiez-vous donc au coup de baguette que votre cher Alex a reçu en naissant, et ne vous tourmentez point tant de l’avenir. Voulez-vous que je prenne monsieur votre fils dans mon étude? Il se formera à la pratique des affaires sans perdre un seul cours de droit... --Et après, Thurageau? --Après?... Eh bien, mon Dieu, si, comme je le suppose, vous avez peu de goût à le faire entrer dans la magistrature nouvelle, nous lui achèterons une étude!... --Avec quoi? grand Dieu!... Nous ne sommes pas riches, mon cher Thurageau, vous le savez mieux que personne!... --Alex aura Nouaillé, un jour. Ce n’est pas une fortune, mais c’est un gentil lopin de terre, une demeure agréable et même séduisante. Avec cela, un nom qui sonne bien et la bonne mine du jeune homme, eh! parbleu, il n’en faut pas plus pour nous garantir... --Tout beau! tout beau! je vous entends. Je ne veux pas faire de mon fils un oisif, et encore moins un coureur de dot!... Les paroles du notaire ne furent pas écoutées. Madame Dieulafait d’Oudart éprouvait l’invincible besoin de relever la médiocrité des premières études de son fils au moyen du lustre que confèrent les diplômes conquis à Paris. Son cœur se déchirait à la pensée de se séparer de son fils, mais nulle douleur n’eût payé trop cher une satisfaction d’amour-propre. Le grand père Lhommeau, lui-même, avait été reçu docteur en droit à Paris; il parlait fréquemment de son séjour au Quartier latin: c’était du temps des grisettes, de la pipe et des pantalons de nankin, et ces six ans passés sur la colline Sainte-Geneviève laissaient au bonhomme la nostalgie d’un paradis perdu. Madame d’Oudart possédait à Paris une amie, nommée madame Chef-Boutonne, avec qui elle entretenait une correspondance régulière et chez qui elle descendait les années d’Exposition universelle. Les Chef-Boutonne avaient deux enfants: une fille mariée et un fils de l’âge même d’Alex, ce qui peut-être contribuait à maintenir entre les deux anciennes compagnes de couvent un lien sans cesse raffermi par les mille alertes que causent aux mamans la santé et les incidents d’école, assez semblables, que l’on habite le Poitou ou Paris. Un des soucis constants de madame Dieulafait d’Oudart avait été qu’Alex ne se laissât pas distancer, dans la course aux diplômes universitaires, par le jeune Paul Chef-Boutonne. Hélas! Alex avait échoué à la seconde partie du baccalauréat ès lettres. O dur aveu à faire aux Chef-Boutonne! Un an après, le jeune Chef-Boutonne était bachelier ès sciences, alors que le tardif Alex décrochait, non sans peine, un parchemin de l’an passé! Madame d’Oudart, qui, prudemment, avait tu à son amie qu’Alex renonçait aux sciences, échangea avec Paris le correct télégramme: «Reçu», qui, à n’y pas trop regarder de près, clôturait décemment, à la même heure, les études secondaires des deux jeunes gens. Alex eut une occasion de revanche, car Paul dut faire un an de volontariat, tandis que le «dispensé de l’article 17» n’eut qu’une période de deux mois; mais il passa le reste de l’année à se reposer des fatigues du service militaire. Paul devait «faire son droit»; Alex aussi! La cordialité des deux mères se répandit en effusions de tendresse. «Et est-ce que ce cher Alex ne viendrait pas prendre ses inscriptions à Paris?--Si! si! il irait à Paris...» Les Chef-Boutonne habitaient rue de Varenne, non loin du Quartier latin, où se logerait naturellement Alex; Alex fut pour ainsi dire confié aux Chef-Boutonne: la table de famille lui devait être une sauvegarde contre les inconvénients du restaurant; et une ou deux soirées par semaine dans un salon, un antidote contre le poison des cafés, brasseries et autres lieux funestes aux étudiants dépaysés. Le grand-père Lhommeau disait, il est vrai: --Quand je suis parti pour Paris, en 1845,--ce n’est pas hier!...--je n’y connaissais absolument personne. J’ai mangé, six années durant, à la gargote, et mené la vie de l’étudiant de province qui «passe l’eau» moins souvent que ses examens: je ne m’en suis pas porté plus mal. --Si vous ne connaissiez personne, à Paris, en 1845, répliquait madame Dieulafait d’Oudart, votre petit-fils a aujourd’hui sur vous un avantage considérable: les Chef-Boutonne ont de très belles relations dont ils ne pourront manquer de faire profiter Alex, et, de nos jours, c’est par là, plus encore que par le mérite, qu’on arrive. Les premiers temps du séjour d’Alex à Paris furent marqués par une recrudescence de termes tendres et chaleureux dans les lettres de madame Chef-Boutonne. Les expressions ne suffisaient pas à louer «ce beau jeune homme, dont les grâces naturelles et l’excellente éducation faisaient la conquête de tout le monde... Et, avec cela, point sot du tout!...» --Eh bien! interrompait le grand-père Lhommeau, croyait-elle trouver en lui un imbécile? --Voyons, papa, ce n’est pas cela que veut dire Eugénie!... --Ah!... Et que veut-elle dire, Eugénie? --Écoutez la suite: «Qu’il travaille, et je lui prédis un très gentil avenir.» --Eh bien! faisait M. Lhommeau, j’entends ce que veut dire Eugénie..., puisque Eugénie il y a... Eugénie dit qu’Alex est, à ses yeux, bien entendu, plus joli garçon qu’intelligent:--et d’un!--qu’il ne fiche rien:--et de deux!--et qu’enfin, à supposer qu’il se mette un jour à bûcher comme un nègre, on lui procurera peut-être, avec la haute protection des Chef-Boutonne, une petite place de dix-huit cents francs dans un ministère... Voilà, ma belle, ce que dit Eu-gé-nie. --Mais, mon pauvre papa, je ne comprends pas que vous ayez l’esprit aussi pointu pour peu qu’il s’agisse des Chef-Boutonne! Je connais Eugénie, je l’espère, puisque nous avons vécu côte à côte sur les mêmes bancs, à la pension; je l’ai revue bien des fois depuis notre mariage, et je l’ai trouvée toujours la même femme pleine de sens, un peu autoritaire, mais dévouée, excellente mère... --Justement! --Que voulez-vous dire? --Madame Chef-Boutonne a un fils, n’est-ce pas? Tu as un fils, n’est-il pas vrai? --Eh bien?... --Son fils et le tien entrent en même temps dans cette période critique qui doit décider de leur avenir, de leur vie. --Sans doute! --Eh bien, vous ne pouvez pas être l’une pour l’autre des amies. --Allons donc! Mais j’aime énormément madame Chef-Boutonne! Mais j’ai beaucoup d’affection pour son fils!... Ah çà! me croiriez-vous jalouse parce que Paul a passé un bachot de plus qu’Alex?... Eh! qu’est-ce que cet enfant aurait fait d’un bachot ès sciences, Seigneur Dieu!... Moi, jalouse à propos de Paul Chef-Boutonne! Mais, papa, vous n’avez donc pas regardé sa photographie? un avorton, un nez en pied de marmite, un menton de galoche! Paul Chef-Boutonne! mais Alex l’écraserait dans sa main! --Parfait! faisait M. Lhommeau, je constate qu’en effet, ma fille, tu n’es pas jalouse. --Ah! --Mais, la maman de cet «avorton» de Paul pourrait être jalouse, elle!... --Pourquoi donc? --Eh!... Quand ce ne serait que parce qu’Alex est de taille à écraser Paul dans sa main!... Madame d’Oudart sourit. --Oh! les mamans!... dit M. Lhommeau. II Cependant la correspondance de madame Chef-Boutonne fléchissait: Alex y était célébré en termes moins pompeux; puis il cessa de l’être; bientôt, on l’y nomma tout juste. Et madame Dieulafait d’Oudart de se monter la tête, et d’écrire à son fils, et de le supplier de fournir sur-le-champ l’explication du mystère. Alex répondait: «Les Chef-Boutonne? Ils me rasent.» La maman, alarmée, télégraphiait aussitôt: «Explique-toi.» Par télégramme, Alex répondait: «Raser: contraindre quelqu’un à vous écouter en lui tenant des discours ennuyeux. Lettre suit.» Madame d’Oudart fut aux abois; le bon papa Lhommeau ne pouvait s’empêcher de rire: --Lorsque j’étais à Paris, en 1845, à l’_Hôtel des Grands Hommes_, livré entièrement à moi-même, je n’ai pas manqué de commettre des bêtises, mais j’ai évité les excès où m’aurait infailliblement entraîné l’instinct de réaction qui anime la jeunesse contre les sermonneurs. --Si Alex s’aliène les Chef-Boutonne, il est perdu! Il n’arrivera que par eux. On reçut la lettre d’Alex: «Demandez!... l’affaire de la rue de Varenne!... la rébellion d’un étudiant en droit!... L’anarchie au sein des familles!... avec la complainte des victimes!... Demandez!» C’était afin que l’on crût entendre la voix du camelot ébruitant le scandale. Feignant de copier sur un journal de quartier un fait divers «sensationnel» sous la rubrique banale: _O tempora, ô mores!_ l’étudiant en droit écrivait à sa mère: «Dimanche dernier, monsieur et madame Ch...-Bout..., paisibles rentiers du quartier de la Croix-Rouge, réunissaient à table leurs convives hebdomadaires, à savoir leur fille, madame Beaubrun et son mari, un des plus distingués auditeurs à la Cour des comptes, le distingué M. Paul Ch...-Bout..., leur fils, quelques fidèles amis ramenés d’Argenteuil par le maître de la maison, qui est un fervent de la voile, et enfin un jeune provincial nommé Alex Dieul... d’Oud... originaire du Poitou,--circonstance atténuante à l’inqualifiable ignorance de nos mœurs dont a fait preuve cet énergumène imberbe... »Nul n’eût pu croire, à l’urbanité témoignée à celui-ci par monsieur et madame Ch...-Bout..., que le blanc-bec s’était déjà, par trois fois durant le mois, dérobé à leurs agapes dominicales. Oui, par trois fois--mais qui sondera l’ingratitude de notre jeunesse dorée?--l’insensé n’avait pas craint de fouler aux pieds la gracieuse invitation lui réservant une place à table, _tous les dimanches de l’année_!... Est-ce à l’École de droit--que fréquente, dit-on, notre écervelé,--que l’on apprend à interpréter librement les textes, à méconnaître le sens des termes de notre belle langue française, et à ne pas traduire «invitation» par «obligation péremptoire»? Est-ce au pied de la chaire de Cujas que l’on apprend à recourir à des subterfuges dignes d’un vagabond de l’école primaire, pour se soustraire aux obligations contractées?...» Et, poussant plus loin encore ce style de troisième page, sans pitié pour la crédulité provinciale, Alex racontait, en un déplorable amphigouri, comme quoi «l’énergumène imberbe» avait un peu vertement répliqué aux allusions aigres-douces trop souvent faites à son absence; qu’il en était résulté un sermon en trois points, écouté d’ailleurs avec calme et politesse et qui eût mis fin à l’incident si, par hasard, la jeune madame Beaubrun n’avait été prise de fou rire pendant que sa mère prêchait, et n’avait, par là, pu laisser entendre non seulement qu’elle innocentait le coupable, mais que celui-ci pouvait bien avoir eu comme elle envie de rire. Madame d’Oudart n’eût pas eu plus d’émoi si elle eût appris que son fils avait failli à l’honneur ou joué sa fortune. Elle prit le train, arriva à Paris, courut chez les Chef-Boutonne avant qu’Alex fût seulement avisé de son voyage. Elle faillit se jeter aux pieds de son amie qui, la voyant couverte de poussière, la figure défaite, et dans une attitude à fléchir la justice elle-même, l’embrassa en l’assurant qu’il n’y avait eu que négligence et boutade de gamin, que l’indulgence était tout acquise à Alex pourvu qu’il revînt comme par le passé à la maison. --Je cours le chercher!... Elle se fait conduire rue Monsieur-le-Prince, à l’_Hôtel Condé et de Bretagne_. Elle ignore ce qu’est l’hôtel meublé. Dans un couloir étroit, désert, obscur, où elle se heurte à la marche d’un escalier et à la personne sordide d’un garçon, elle croit avoir fait erreur: --Pardon! je me trompe certainement, ce n’est pas ici qu’habite monsieur Alexis Dieulafait d’Oudart? --Si, madame. C’est là qu’habite Alex!... Et il affirme qu’il se trouve bien! --Auriez-vous l’obligeance de lui dire qu’une dame le demande. Je vais l’attendre au salon. Le garçon allume un bec de gaz: une pauvre flamme vacille au centre de la lyre et éclaire tout à coup le visage stupide du garçon. --Monsieur Alex?... il n’est pas chez lui. --A quelle heure rentrera-t-il? --Ah! dame, ça!... Ils se regardent, le garçon et la mère, tous les deux, nez à nez, sous la lyre. Lui commence à soupçonner qui elle est; elle craint tout à coup d’apprendre des horreurs qu’elle ne précise pas, n’imagine même pas, des horreurs!... Et ils n’osent plus rien dire. En elle veille cependant la bourgeoise ordonnée. Son œil inspecte, son sens critique s’exerce malgré elle. --Heu!... je parlais tout à l’heure d’attendre au salon; mais où est-il le salon?... Il n’y en a même pas. Et si quelqu’un... quelqu’un de comme il faut, veut parler à ces messieurs, il faut monter, alors? Le garçon la considère, d’un air stupide. --C’est bon, dit-elle, veuillez prévenir mon fils que je passerai demain dans la matinée. Elle allait s’éloigner, mais elle revient: --Ah!... qu’il n’aille pas s’inquiéter, au moins: dites que je suis ici de passage et que tout va bien. La voilà dans la rue, vexée d’avoir trahi son ignorance des mœurs d’une des petites villes parisiennes: ce n’est pas à huit heures du soir, non vraiment, qu’on voit un étudiant à son hôtel! Ce garçon l’a dévisagée, comme il eût fait d’un être exotique ou fabuleux dont la présence en pareil lieu n’est pas signalée par les voyageurs... C’est donc dans ce taudis qu’habite Alex? ou plutôt, où vit-il? puisqu’on ne peut savoir à quelle heure il est là? Lorsqu’on met son fils au collège, de quels détails ne s’enquiert-on pas? et l’on veut visiter les salles d’études, les dortoirs, les réfectoires, l’infirmerie, les cuisines. Et quand le jeune homme est formé, presque accompli, tiré des mille difficultés de l’adolescence, vous l’envoyez à Paris, seul, libre, avec de l’argent dans son gousset: il choisit un galetas, un nid à vermine et à filles, dont le gardien a la discrétion des hôtels borgnes!... Elle n’avait jamais évoqué l’image de la vie d’Alex à Paris. Il s’y portait bien, il s’y plaisait, il y dépensait beaucoup d’argent: pouvait-elle croire qu’il y manquât du confortable qu’il exigeait à la maison? Elle n’a l’esprit ni étroit, ni timoré, ni pudibond, et la voici tout à coup, hantée de cette vision de «Babylone», terreur des vieilles souris de province qui n’ont jamais quitté leur trou. Il ne lui reste qu’à retourner chez son amie qui a insisté pour qu’elle descendît chez elle. Pourquoi donc s’en éloigner en allant jusqu’au boulevard? C’est qu’elle espère qu’un hasard lui fera rencontrer son fils. Cependant, quand elle aperçoit la foule de jeunes gens qui peuplent les terrasses, elle n’ose lever les yeux, de peur d’y reconnaître Alex,--en quelle compagnie? Dieu le sait!--Ombre discrète, elle frôle les murailles sur le trottoir opposé; et le murmure de la jeunesse, atténué, arrive à elle, comme le déferlement de la mer sur une plage étrangère, et lui donne un frisson. Le choc clair des soucoupes, la vulgarité des voix, des termes inusités pour elle, et jusqu’à la corne des tramways la font tressauter, comme, à Nouaillé, les claquements du fouet des paysans. Tout à coup, un cri féminin aigu impose un demi-silence, puis un terme ignoble, stercoraire et définitif, issu d’un gosier de femme, s’étale et salit l’atmosphère... Madame d’Oudart monte le boulevard. Ce sont les mêmes terrasses, les mêmes murmures, les mêmes éclats, le même hoquet nauséabond du sous-sol des restaurants à prix fixe. «Il est là dedans, se dit-elle, et il préfère cela à la salle à manger des Chef-Boutonne!...» Elle croise des étudiants mal mis, joyeux, ouvrant, comme de jeunes chiens, des bouches pleines de dents pures; d’autres gourmés, sanglés, coquets, avec des faux cols trop hauts, des chaussures trop pointues, des cigares trop gros, des chapeaux trop luisants. Qu’elle sent bien qu’ils ne sont pas, ici, ce qu’ils sont dans leurs familles! Ce sont, pour la plupart, des garçons assez bien élevés et fort timides, et qu’une jeune fille ferait rougir; ils affectent là des airs tranchants, cascadeurs, ou de messieurs très expérimentés. L’un d’eux s’est retourné, derrière elle, à bonne distance, et a crié: --Ohé! la mère Rabat-joie! Mais elle connaissait le Quartier latin! Elle y était venue maintes fois! Oui, mais sans l’envisager comme un lieu qui contient son fils. Tout est divers, tout est changeant, selon l’être qu’on chérit. La nuit tombe sur le jardin du Luxembourg. La sombre masse des feuillages s’y fait pesante comme un nuage orageux; au loin, là-dessous, un tambour bat la retraite et chasse les couples amis de l’ombre: on les voit un à un sortir, quelques-uns enlacés, par la grille à demi fermée où un jeune fantassin en faction joue le rôle de l’ange à la porte du Paradis terrestre. Le long de la haute grille du jardin, à cette heure, on voit encore beaucoup d’amants. Entre les hampes de fer, aux dernières lueurs du crépuscule, apparaissent les nefs ogivales des allées couvertes, le marbre des fontaines, de blanches statues, des bosquets, des miroirs d’eau, le lourd palais: décors de féerie. Le parfum des fleurs et de la terre arrosée, le silence d’un espace immense et clos au milieu de Paris, et jusqu’au sec battement disproportionné de ce tambour unique faisant le vide en un si long dédale d’amour, tout cela compose un grand attrait qui retient les pas: il y a des gens qui s’arrêtent, les narines et les yeux ouverts au charme des jardins. III Madame d’Oudart arriva fort troublée chez les Chef-Boutonne. Elle dut avouer qu’elle n’avait pas rencontré Alex. On sourit. Rien n’était plus normal que de n’avoir pas rencontré Alex. Mais Paul Chef-Boutonne, lui, était là: on savait où le rencontrer, lui... On avait souri. Sans malice ni disposition aucune à interpréter les sous-entendus, madame d’Oudart se jugea humiliée, et elle regretta son zèle: que n’avait-elle averti de son voyage Alex; et que n’avait-elle commencé par le voir!... --Paul, dit madame Chef-Boutonne, est d’une exactitude minutieuse: à midi et à sept heures, il est là. --Hélas! les pauvres étudiants sont bien obligés de sortir pour prendre leurs repas au restaurant. --Ils sont obligés de sortir, mais non de rentrer. Devinez, chère amie, combien Paul nous réserve de soirées par semaine! Quatre, au moins; j’y tiens essentiellement: c’est le soir qui entretient le goût de la vie de famille. Quand il sort, j’en suis prévenue, et il ne me laisse pas ignorer où il va. --Je sais, dit madame d’Oudart, que votre fils est un garçon exemplaire. --Oh! n’exagérons rien! Il est seulement ponctuel, ordonné, travailleur; et c’est être raisonnable, tout bonnement. Je vois en lui un jeune sage: je le proposerais comme modèle à son propre père... --Eh mais!... --Ah! par exemple, il est plus tendre que son père ne le fut jamais. Et quant aux attentions, aux prévenances... au prix de ce qu’est ce garçon-là, sa sœur ne fut jamais qu’une mazette!... --Eh mais! que disais-je donc!... --Oh! tout cela n’est rien. Nous le formons. Qui vivra verra... Tiens!... nous parlions d’elle: voici sa chère petite sœur. Madame Beaubrun, «la chère petite sœur», venait, après le dîner, souhaiter le bonsoir à sa mère. Elle portait une grossesse avancée, qui altérait à peine la grâce maligne de son visage. Madame d’Oudart pensa: «C’est elle qui a eu le fou rire à la répartie d’Alex...» Et elle se sentit de l’amitié pour elle. On échangea quelques compliments; on faillit oublier Paul. Cependant, au cours de la conversation, madame Chef-Boutonne eut vite appris à son amie que Paul était inscrit à la fois à l’École de droit et à celle des Sciences politiques; que, malgré ce cumul, il ne négligeait point d’aller dans le monde; qu’il dînait chez quelques-uns de ses professeurs, et qu’il dansait à ravir. On laissait entendre qu’il n’était pas tout à fait étranger à certaine comédie de société qui avait emporté «le plus franc succès» il y a une huitaine, chez la vicomtesse de X... Le numéro du _Gaulois_, par hasard, était encore sur la table: on donna à lire l’entrefilet. --Oh! que c’est bien! dit madame d’Oudart; mais comment le cher enfant trouve-t-il le moyen de faire tant de choses? Madame Chef-Boutonne présenta les deux mains vides, à la manière du prestidigitateur qui va accomplir un tour inouï: --Vous ai-je dit que, deux fois par mois, il fait une conférence à Grenelle? --A Grenelle! --En plein quartier ouvrier. Il enseigne aux jeunes gens des ateliers les principes de l’économie politique. --Pauvre Paul! dit sa sœur, il a été reconduit un jour, non à coups de pommes cuites, mais de journaux socialistes chiffonnés en bouchon!... --C’est affreux! --Cela ne lui arrivera plus: maman lui salit sa jaquette avant son départ, et désormais il ne se hasarde à parler que des matières contenues dans les cours qu’il a suivis lui-même... Figurez-vous, madame, qu’un grand voyou s’était avisé de l’interrompre pour lui demander d’expliquer la loi d’airain... --La loi d’airain! s’écria madame d’Oudart avec une touchante exclamation d’ignorance. --On n’avait pas encore traité le sujet à l’École! --J’avoue modestement que si l’on m’interrogeait là-dessus!... --Mais, vous, du moins, chère madame, n’enseignez pas l’économie politique!... Eh bien, mon frère l’a apprise avant ses camarades de cours, la loi d’airain! elle était commentée dans les journaux bouchonnés!... --Quelle enfant terrible tu fais! dit madame Chef-Boutonne. Paul est plus indulgent pour toi. Madame d’Oudart félicita le jeune Paul de son désintéressement et de son courage: --Car, enfin, ces conférences, où vous vous exposez, ne sont pas rétribuées, j’imagine... Madame Chef-Boutonne confia à son amie: --Pour la vingtième leçon, on nous a promis les palmes... Paul recevait les louanges et les taquineries avec une égale humeur: non qu’il se plaçât au-dessus de ce que l’on disait de lui, mais parce qu’il était avant tout un garçon bien élevé. On le pouvait juger du premier coup totalement dépourvu d’esprit, de personnalité et d’initiative. C’était un mécanisme fonctionnant bien, sous la constante impulsion d’une mère. Il était quelconque, exagérément. Dieu! que l’on devait le trouver comme il faut! Qui donc eût-il choqué? A qui eût-il déplu? Il savait vivre; il était poli; il ne s’embarrassait ni de la timidité, qui paralyse, ni du goût de choisir, qui crée les jalousies. Par exemple, il savait graduer l’affabilité de ses phrases banales selon la condition officielle des personnes ou leur mérite reconnu. Il vénérait les gens en place, il estimait les auteurs à succès; il admirait les femmes en raison du nombre de leurs admirateurs. Le but unique et net de la vie était, pour lui, de dîner tous les soirs en ville et de lire son nom, le lendemain, environné de plus beaux noms, dans les «carnets mondains». Il n’était donc pas ambitieux, ni fat, ni sot absolument: il avait la juste notion des limites de sa capacité, ce qui n’est pas commun; il n’aspirait pas à briller par lui-même, ni à éclipser qui que ce fût, mais à graviter, en qualité de satellite nommé et classé, autour de quelque soleil parisien. --Il arrivera jeune, dit à demi-voix madame Chef-Boutonne, et mon intention est de le marier de bonne heure. --Ah! ah! fit madame d’Oudart, et vous songez déjà à quelqu’un, je parie! La mère couveuse glissa vers son poussin un regard orgueilleux et câlin, et fit: --Chut!... Paul--comme une fillette stylée qui entend parler d’adultère--passa dans la pièce voisine. Sa sœur, riant sous cape, suivait le manège. Madame Chef-Boutonne toucha d’un doigt la manche de son amie: --Il a conduit le cotillon, cet hiver, avec une certaine jeune fille qui ne lui est pas indifférente... --Bravo!... Et il y a indiscrétion?... --Pas à vous, chère amie: mademoiselle de Saint-Évertèbre. --Ou-uuuu!... tous mes compliments! Ces dames achevèrent la soirée en s’entretenant des Saint-Évertèbre, dont le nom, dans leur correspondance, avait été déjà échangé. Leur fortune était belle; ils habitaient un hôtel, avenue d’Iéna, et possédaient, dans la vallée de l’Indre, un château par eux construit, à trente-trois tourelles et clochetons. --Autant de grelots à leur marotte! opina madame Beaubrun. --Ma fille, tu ne respectes rien. M. Chef-Boutonne rentra. Il avait dîné à l’air libre, aux Champs-Élysées: sa nature apoplectique avait, par ces chaleurs, l’aversion des clôtures. Il fut surpris de rencontrer là madame Dieulafait d’Oudart et s’informa de la santé d’Alex de qui le nom sembla celui d’un personnage lointain, tant on avait, ce soir, parlé de Paul. M. Chef-Boutonne était un homme replet, à figure puérile, gonflée par l’oisiveté et les mets fins. Tout, en lui, était bonhomie, rondeur et plénitude. Il était dépourvu de tous dessous psychologiques, et, les idées qu’il avait, comprimées en si compacte matière, s’échappaient sans crier gare. Alex lui était sympathique, et il allait de nouveau s’enquérir de lui. Mais sa femme le coupa. Cependant il continua de penser qu’Alex lui était sympathique, et il demanda à madame d’Oudart pourquoi son fils ne se décidait pas à venir faire du _yachting_, le dimanche, à Argenteuil avec lui. Il émit son idée, une fois, deux fois, et la ressaisit encore. Madame Chef-Boutonne montrait à son amie des aquarelles signées de Paul. Car Paul faisait aussi de l’aquarelle, «en se jouant». --Oh! mais, comme c’est parfait! --Il a un talent assez minutieux. Paul, réapparu, sous le prétexte de porter la lampe, hasarda quelques propos touchant la peinture et les peintres. Il usait de ce style béat qui sert à louer les hommes de talent par l’étalage de leurs vertus domestiques, ou la description de leur _home_, dans les _magazines_ destinés aux femmes. Il n’en eût point nommé qu’il n’eût pu qualifier de «membre de l’Institut», ou de «parfait homme du monde», et il croyait fermement avoir parlé peinture quand il avait fourni des anecdotes sur les peintres. M. Chef-Boutonne, le papa, n’aimait que la peinture militaire. Il dit à madame Dieulafait d’Oudart: --Moi, j’aurais fait de lui un cuirassier. --De qui? lui demanda sa femme. --Je parle du jeune Alex: il est bâti!... --L’intelligence, d’ailleurs, dit madame Chef-Boutonne, joue aussi un grand rôle dans la guerre moderne... Paul, raconte-nous donc l’épisode des manœuvres de l’Ouest. Paul raconta l’épisode des manœuvres de l’Ouest, qui n’indiquait pas qu’il eût le moins du monde fait preuve d’intelligence, mais qui ramenait l’attention sur lui. Madame Dieulafait d’Oudart tombait de sommeil: elle fit mine de se retirer. Paul se précipita, alluma un flambeau, ouvrit la porte et baisa la main de madame Dieulafait d’Oudart qui, en embrassant son amie, ne put manquer de lui dire: --Votre fils est charmant. IV Le lendemain, au matin, il fut convenu que madame d’Oudart irait prendre son fils à l’hôtel, et l’amènerait déjeuner rue de Varenne, en signe de réconciliation. Elle se rendit donc de nouveau rue Monsieur-le-Prince, à l’_Hôtel Condé et de Bretagne_, qui lui avait paru, la veille, de peu engageant aspect. Il y avait, à mi-chemin de l’entresol, un «bureau» fermé par une porte vitrée, et dans cette porte un vasistas s’ouvrait derrière un rideau d’andrinople; par là, une femme forte et barbue émergea de la pénombre: c’était madame Taupier, la patronne. De son repaire, et sous l’andrinople, madame Taupier, dès la veille, avait dû voir la mère de son pensionnaire, car elle dit, la bouche en cœur, en l’apercevant: --C’est pour monsieur Alex, n’est-ce pas, madame? Ayez donc la bonté de monter vous asseoir: on va le prévenir. Ce disant, elle touchait une corde poisseuse pendant au milieu de la cage d’escalier et qui mit en branle une cloche au cinquième étage: tout l’immeuble en fut en trépidation. --Vous êtes la maman, madame, je vois ça: monsieur Alex est votre portrait vivant. Quel joli garçon! et aimable, et intelligent, et tout!... Je l’ai dit, madame, à bien des personnes: c’est son pareil que j’aurais voulu avoir comme enfant, lui et pas d’autre. Je suis sans enfant, telle que me voilà, madame, et bien au regret, malgré tout le tintoin qu’on a avec... mais, quand on en voit de gentils, ça vous fait gros cœur de n’en pas avoir au moins un bien à soi... A présent, quel garnement est-ce qu’il aurait fait, le pauvre chérubin? attendu que le père n’aurait jamais été qu’un chenapan; un chenapan, oui, madame, et qui m’a plantée là, un beau matin que je dormais encore innocemment et à poings fermés... Voilà le garçon qui va vous dire, madame, si votre jeune homme est réveillé. Et elle criait: --Joseph! c’est cette dame qui est venue hier soir à la brune; voyez donc si le 19 peut recevoir. --Les jeunes gens, dit madame d’Oudart, sont volontiers paresseux. --Mon Dieu, madame, il ne faut point les incriminer. Nous voilà au mois de juin: c’est les examens qui commencent à les talonner; on s’en aperçoit à la bougie. La jeunesse, ici, est plutôt du soir que du matin. Les relations de madame Dieulafait d’Oudart avec son fils ressemblaient par quelques points à celles de maints amants de nos jours qui, s’aimant tendrement et profondément, n’oseraient jamais ni le dire, ni se le dire, par une certaine pudeur des mots. Ils eussent bien ri l’un et l’autre, en s’entendant proférer, comme au théâtre ou dans les feuilletons, ces cris: «Ma mère!--Mon fils!...» Leurs élans étaient arrêtés par un sens assez fin de ce que le geste a de superflu et de mensonger, si souvent; ils lui préféraient ce sourire silencieux qui dit tant de choses et qui dit même: «Ah mais! ah mais! nous nous emballerions très bien! Constatons-le. Il suffit...» Et ils s’embrassèrent, sans exclamations. Alex dit: --Ah bien! c’est raide d’entrer comme ça chez un monsieur seul! Il avait coutume de taquiner sa mère, comme un vieux camarade, et d’user d’expressions où un témoin non averti eût cru découvrir un manque de respect. Elle lui dit, d’emblée, la raison de son voyage; mais elle ne la lui dit pas bien, parce que son alarme expirait en présence de son fils. Ce n’était pas la première fois qu’elle observait sur elle cette curieuse recomposition d’équilibre à la seule vue de la jeunesse radieuse d’Alex. La tristesse de la chambre d’hôtel contrastait avec la belle mine du pensionnaire. Rideaux, papiers, carpettes et miroirs, plafond, parquet, toutes les faces de la pièce multipliaient un motif de lamentation, imprécis d’abord, mais dont la fadeur loqueteuse vous prenait à la gorge. Deux chromos ineptes prétendaient orner la muraille. Sur la table, parmi faux cols, cravates, gants et manchettes: un petit service, en verre d’un bleu sordide à vous dégoûter par avance du jaunâtre samos qu’il contenait; ni cahiers, ni livres, pas même une écritoire; quelques photographies de femmes, seules, décelaient le locataire «au mois», non «à la nuit». Madame d’Oudart ne savait trop si le spectacle était comique ou désolant. --Et où travailles-tu? dit-elle. De son plus parfait sérieux, Alex fit un pas vers le lit; de ce lit il rabattit la couverture et explora, d’une main, les replis du drap et de la laine. --Que fais-tu là? demanda sa mère. --Patience! dit-il, en fouillant sa couche. Il s’étendit sur le lit, à plat ventre, et, le bras allongé dans la ruelle, pêcha triomphalement un tome broché de Baudry-Lacantinerie, _Droit civil_, fort molesté, sinon par l’étude, du moins par l’incommodité des lieux où l’on en usa. --Voilà! dit-il. Est-il assez «culotté»!... --Tu travailles dans ton lit!... Mais tu mettras le feu à tes rideaux. --Le feu! Pas de danger: regarde la sale bougie! elle coule et ne brûle pas...! --Alors tu te tires les yeux. Malheureux enfant, tu t’aveugles!... --Non. Je dors. Et il se mit à rire. Elle le contemplait: elle le trouvait bien portant. Il avait le teint moins hâlé qu’en province, sa peau semblait plus fine, ses jolies moustaches blondes étaient d’une longueur!... Il les portait, d’instinct, comme son père, un peu tombantes et légèrement retroussées aux extrémités, qui étaient pareilles, au grand jour, à deux petites mèches allumées. Il avait des yeux bleus d’une pureté d’enfant; le nez aquilin à peine. Ses cheveux trop droits, «en baguettes de tambour», comme disait sa mère, le sauvaient de la beauté bête. --Eh bien, et dans la journée? demanda la mère. --Dans la journée? mais on n’a le temps de rien faire! --Comment! --Je t’assure. --Voyons! explique-moi. --Il n’y a pas à expliquer. Veux tu passer la journée avec moi à Paris? Tu verras! Rien à faire, je te dis, rien à faire. --Tu ne peux pas louer une chambre convenable, ou même un petit appartement, avec l’argent que je te donne, Seigneur Dieu! et t’enfermer pour étudier?... Qu’est-ce que tu fais de ton argent? --L’argent? ça n’existe pas! c’est du sable dans la main, de l’air dans un cornet de papier: ffft!... ploc!... ni ni, fini: retourne ma poche!... Veux-tu compter ce que tu as dans ton portemonnaie? Bon! Tu passes la journée avec moi, comme c’est convenu? Bon! Et nous ne faisons rien que d’aller et venir: pas de commissions pour la province, pas de petits achats extraordinaires... C’est entendu?... Eh bien, tu me donneras ce soir ce qu’il te restera... Oh! tu n’y perdras pas beaucoup! --Forban!... Et je t’écoute! --Dis donc, maman, ce n’est pas tout ça: tu m’emmènes déjeuner chez Foyot! Est-ce le plaisir de te voir? Je me sens, ce matin, précisément, un appétit vorace. --Mais, mon chéri, nous déjeunons chez les Chef-Boutonne! --Oh! --Quoi? --La guigne!... --Comment! la guigne?... Je dois vous réconcilier. Je suis venue pour cela, uniquement; et nous n’avons que le temps: j’ai un billet d’aller et retour. --Je dis bien: la guigne!... Impossible, hélas! de rompre le pain de cette chère famille: j’ai un cours à une heure tapant. --Tu as un cours?... --Jette les yeux, je te prie, sur cette feuille officielle: «Mardi, une heure, droit administratif...» Je ne suis pas un garçon à rater un cours de droit administratif pour une petite solennité mondaine. Il est bon que la famille Chef-Boutonne s’en tienne pour avertie. On a sa dignité! --Alex!... Mais c’est qu’on ne sait pas s’il se moque de vous ou bien non!... Écoute-moi: tu n’as pas un camarade qui puisse te prêter ses notes de cours? Alex fit un signe négatif: la transaction était manifestement impossible. --Où sont-elles, tes notes de cours? Montre-les-moi. Alex indiqua son front et dit: --Là! --Oh! oh! toi, tu es un farceur!... Mon Dieu, mon Dieu! ces jeunes gens! Mais ce sont des diables! A quel âge est-ce donc que vous êtes sérieux?... Voyons, grand gamin, tu me parlais d’aller déjeuner chez Foyot: tu ratais aussi bien ton cours! --Il se peut!... Mais, écoute: nous pouvons, à nous deux, nous satisfaire d’un sobre et court repas... --Nous devons déjeuner chez les Chef-Boutonne! --Maman!... un sobre, et court repas, à nous deux, comme des amoureux, et qui se cachent... --Pourquoi «qui se cachent»? --Qui se cachent des Chef-Boutonne! --Ah! mon Dieu! s’ils apprenaient que nous sommes là, à quatre pas de chez eux!... Non, non, Alex, ce n’est pas possible; une fois pour toutes, je te prie de ne pas me faire perdre la tête: ce n’est pas possible. Une heure plus tard, la mère et le fils entraient furtivement au restaurant Foyot, après avoir fait porter, par le garçon de l’hôtel, un mot d’excuse aux Chef-Boutonne et promis leur visite seulement pour l’après-midi. Au restaurant, elle tremblait de contentement, d’inquiétude, d’amour et de peur, comme une jeune pensionnaire enlevée. Elle savait bien que escapade était folle, tout opposée au but de son voyage, et de nature à embrouiller davantage les liens fragiles avec sa précieuse amie; mais elle ne résistait pas au plaisir de ce grand gamin chéri. V Madame d’Oudart, bien qu’ayant fait, dans l’après-midi, sa visite, était revenue à Nouaillé plus tourmentée qu’avant le voyage de Paris. M. Lhommeau, son vieux père, s’obstinait, lui, à ne voir rien d’alarmant dans la situation de son petit-fils. --Supprimons Paul, disait-il, et Alex est un simple étudiant en droit, comme je l’ai été moi-même en 1845, à l’_Hôtel des Grands Hommes_, aussi inconfortable que l’_Hôtel Condé et de Bretagne_... du diable si j’y ai fait attention!... Il emploiera à achever ses études le temps qu’il faudra: quelle mouche vous pique? Eh! pardieu, c’est le plus beau temps de la vie. La liberté, La jeunesse!... les promenades du dimanche à Robinson!... Saprelotte! que n’ai-je été un cancre et fait durer cela quinze ans! Madame d’Oudart n’était pas assez informée pour répondre à son père que toutes choses vont plus vite aujourd’hui qu’elles n’allaient en 1845 et que la lutte est d’année en année plus âpre entre les jeunes gens destinés à occuper des places honorables; mais un exemple avait frappé ses yeux: celui de madame Chef-Boutonne, plus au fait qu’elle des nécessités du jour, plus riche qu’elle incomparablement, et incomparablement mieux fournie de relations influentes, et qui, cependant, s’acharnait à la réussite de Paul--déjà travailleur et docile--avec la ténacité, la régularité et l’énergie de l’acrobate domptant les muscles et le squelette du pauvre petit condamné au tour de force ou à la mort. Entre Paul et Alex, une rivalité se trouvait établie: c’était pour la mère d’Alex une préoccupation nouvelle dans sa vie, une phase du développement des enfants qu’elle n’avait pas prévue et qui se présentait à elle tout à coup. «Supprimer Paul»? Ah! que non! Paul existait bel et bien. Et les relations avec les Chef-Boutonne? Mais c’était là-dessus que, bon gré mal gré, l’avenir d’Alex était fondé! Tout son Nouaillé, dès le lendemain, parla à madame Dieulafait d’Oudart un langage inaccoutumé. Une si grande paix régnait sur le petit domaine! C’était le temps de la moisson: un métayer fauchait le seigle sur la côte; un chaud soleil dorait les abricots; et, de sa fenêtre, elle voyait aux espaliers les grosses joues congestionnées des pêches; les trois chiens gambadaient au pied de la maison; sous les épais ombrages jaunis, le râteau sur le gravier frais faisait un bruit de perles. Délicieux et paisibles moments! Que n’avait-elle laissé Alex continuer ses études à Poitiers, comme le lui conseillait le notaire! on l’eût marié dans le pays et elle eût vu, dans quelques années, de beaux enfants jouer sur la pelouse. C’eût été la tranquillité, une saine joie, et que d’heures amères épargnées!... la présente, entre autres: madame Dieulafait d’Oudart ne méditait-elle pas de quitter Nouaillé, ses fermes, son jardin, son vieux père, pour s’en aller là-bas, dans ce Quartier latin traversé hier, contribuer de ses mains à détruire la choquante inégalité entre son Alex et Paul Chef-Boutonne?... Elle n’osa pas encore confier son projet à M. Lhommeau; mais elle s’en ouvrit à une femme qui était sa protégée, presque sa créature, et qui possédait sa confiance. VI C’était une ancienne petite ouvrière qui travaillait autrefois chez M. Lhommeau. La famille l’avait mariée à un cultivateur intelligent nommé Lepoiroux qui venait de prendre à bail une des fermes de Nouaillé. Moins d’un an après, une épidémie de variole emportait Lepoiroux presque dans le même temps que sa femme accouchait d’un garçon. Les angoisses de l’épidémie, le malheur du fermier, la naissance du petit contribuèrent à augmenter l’intérêt que les Dieulafait d’Oudart portaient à leur protégée. Comme on ne pouvait lui conserver le domaine, on lui acheta un petit fonds de mercerie à Poitiers, que d’ailleurs on alimenta plus que ne fit la clientèle. L’enfant, appelé Hilaire, parut bien doué; il fut placé par madame d’Oudart chez les frères des écoles chrétiennes, où ses progrès furent si sensibles que la veuve Lepoiroux osa faire observer à sa bienfaitrice qu’il serait regrettable,--au dire de certaines personnalités qu’elle nommait «ces messieurs»,--qu’un «pareil sujet» n’apprît pas le latin. Alex Dieulafait d’Oudart, de deux ans plus âgé qu’Hilaire Lepoiroux, était alors au collège des Pères jésuites et apprenait le latin. On consulta, on délibéra. Le directeur du pensionnat des frères, lui-même, opina que le jeune Hilaire avait des facultés d’assimilation et surtout une application naturelle au travail qui lui permettraient sans aucun doute de «se distinguer» dans les études secondaires. Madame Lepoiroux ne laissa point tomber les paroles du cher frère, et elle sut en faire un si fréquent et si adroit usage que les protecteurs du jeune Hilaire Lepoiroux se crurent tenus, en conscience, de ne point priver ce garçon de la lumière des «humanités». Ils se refusaient, toutefois, à payer la pension, onéreuse, au collège des Pères. Contre le lycée de l’État, de prix plus abordable, il existait, à Poitiers et dans leur monde, une prévention nettement exclusive. Que faire? Madame d’Oudart se le demandait, lorsque la veuve Lepoiroux lui confia qu’Hilaire était, somme toute, d’une dévotion très vive, et qu’il n’éprouverait, ma foi, nulle répugnance à entrer dans les ordres si les Révérends Pères consentaient à l’élever gratuitement, parmi leurs «élèves apostoliques». Hilaire Lepoiroux fut donc au même collège qu’Alex Dieulafait d’Oudart, il eut les mêmes maîtres, connut les mêmes langues, eut quasiment le même uniforme, à une douzaine de boutons d’or près, enfin ils ne furent guère séparés que par une affaire de chocolat. En effet, les élèves dont les parents en autorisaient la dépense croquaient, à leur goûter, du chocolat de la Compagnie coloniale; de moins fortunés se contentaient du «Planteur»; mais les élèves apostoliques mangeaient, eux, leur pain sec. Que de sournoises allusions madame Lepoiroux ne risqua-t-elle point! On la prenait peu au sérieux; on riait d’elle. Sans chocolat, Hilaire bûchait comme quatre: il faillit rattraper Alex, car celui-ci redoublait deux classes tandis que l’autre en sautait une. Même, un état fébrile en résulta chez les deux mères, vite aperçu et dissipé par la sagesse des Révérends Pères, qui sut, à temps, rétablir le respect des distances sociales. Alex avait déjà un an de Paris, avait fait son service militaire, allait, au mois de juillet, soutenir son premier examen de droit, lorsque Hilaire achevait sa philosophie. Madame Lepoiroux, malgré un naturel plaintif et des tendances quémandeuses, avait pu n’être pas importune à madame d’Oudart et même se rendre constamment agréable à elle en se proclamant éperdument sa chose. Madame d’Oudart prisait par-dessus tout le dévouement: il était sa vertu, et elle le voulait autour d’elle. Lorsqu’elle avait lieu de douter de quelque fidélité, elle se promettait d’entretenir de sa peine Nathalie Lepoiroux; et elle avait trouvé parfois réconfort dans le bon sens un peu rude et principalement dans la volonté vigoureuse de cette fille du peuple. Un dimanche, après-midi, madame Lepoiroux vint à Nouaillé, clopin-clopant, ayant fait à pied, par la chaleur de juin, six kilomètres, et néanmoins aussi sèche qu’un bois de lit. C’était une femme à faire feu au soleil plutôt qu’à transpirer. Elle était toute osseuse; elle portait le grand nez poitevin, fort en narines, rocheux comme le pays, mal équarri du bout. On disait qu’elle avait des yeux de tortue, parce qu’ils étaient petits, clignotants, enveloppés de paupières fripées, et aussi parce qu’elle semblait douée de l’étrange pouvoir de les retirer soudain et de souhaiter brusquement le bonsoir à la compagnie, après avoir fureté, à droite, à gauche, avec prudence, malignité, vivacité tour à tour et lenteur, dissimulant mal d’arrière-pensées de gourmandise. Elle avait fiché sur ses maigres cheveux une haridelle de chapeau sans brides, qui brimbalait à chaque pas, et n’adhérait à son chef que par une grâce miraculeuse. Son buste de femme de peine inclinait fortement en avant; et elle marchait très vite, comme pour éviter qu’il tombât. --Vous avez été inspirée en venant aujourd’hui, ma chère Nathalie! lui dit madame d’Oudart, du haut du perron. J’ai du nouveau à vous raconter. --C’est donc comme moi, ma chère dame, et, pardi! ça n’est pas le cas de dire: «Tout nouveau est beau...» --Que vous est-il arrivé? un malheur? --Pour ne point trahir la vérité, madame d’Oudart, il ne m’est rien arrivé, à moi--eh! bonnes gens! que voulez-vous donc qu’il arrive à une malheureuse de ma catégorie?--mais c’est rapport à Hilaire. Voilà... Mais j’ai si grand’peur de vous causer du désagrément!... --Quoi? qu’y a-t-il encore? que lui manque-t-il? --Il ne lui manque rien, sûr et certain: vous l’avez assez comblé de vos bontés, vous, madame, et aussi les bons Pères, on ne l’oublie pas... --On ne l’oublie pas!... C’est bien le moins que vous puissiez faire! --On ne l’oublie pas... laissez-moi m’expliquer, madame d’Oudart... Je veux seulement faire entendre que, quoi qu’il arrive, ça n’est pas la reconnaissance qui fera défaut de notre côté. --Ah çà! Nathalie, où voulez-vous en venir? --Eh bien! madame d’Oudart, puisque vous me tortillez comme un linge de lessive, pour m’extraire l’eau du corps, voilà: ça n’est pas dans les idées d’Hilaire d’entrer dans les ordres. --Patatras!... Et il n’aurait pas pu nous en avertir plus tôt? --Ç’aurait été bien difficile! songez donc! voilà un garçon qui court sur ses vingt ans: il n’a pour ainsi dire pas eu le temps de penser à l’avenir... A présent, voilà les bons Pères qui viennent lui dire le sort qui l’attend, et qu’il s’agit de quitter famille, pays, bienfaiteurs, et de s’en aller en Angleterre, à Cantorbéry, qu’ils appellent cet endroit-là, et pour quoi faire, ma chère dame? pour balayer, sauf votre respect, les cabinets, pendant trois ans, avec toute l’instruction qu’il a dans la tête... --Mais ce sont des épreuves par lesquelles les plus savants de ces messieurs ont passé: il s’agit d’obtenir de tous les membres de la compagnie un entraînement parfait à l’obéissance, à la discipline. C’est quelque chose, si vous voulez, de comparable au service militaire. --Mais, ma chère dame, il ne faut pas nous parler de service militaire, puisque, si mon garçon reste laïc, il n’en aura pour ainsi dire point, de service militaire, à faire, attendu que par le malheur de la mort de son pauvre père, il a la chance d’être dispensé... C’est tout avantage... Mais ça n’est pas seulement ça: savez-vous, madame, ce qu’ils veulent faire de lui, le cher mignon, après qu’il aura balayé les choses que je vous ai dit, et en Angleterre, qui pis est! Ils veulent faire de lui un confesseur de la foi, et qu’il aille au fin fond de la Chine, des pays à ne pas croire qu’il y en a de pareils, où il portera la parole de l’évangile, pour se faire, en récompense, empaler, ma chère dame, au bout d’un bois pointu!... C’est-il pour cela, voyons, qu’ils me l’ont nourri, vêtu, instruit, depuis dix ans? --Mais, ma chère Nathalie, nous avons toutes nourri, vêtu et instruit de notre mieux nos enfants; cependant, demain, la guerre peut nous les prendre et les envoyer aussi en Chine, où le même sort les atteindra, qui sait?... --Oh! mais, en ce cas, il y a du canon pour se défendre, d’abord; et puis on peut revenir avec la médaille militaire! --Les missionnaires gagnent le ciel, ils meurent pour Dieu. --Taratata! --Beaucoup échappent au péril... Et, d’ailleurs, la plupart des membres de la compagnie n’y sont pas exposés. On a voulu avertir Hilaire qu’une fois ses vœux prononcés il devait être prêt à tout. De surprise, en tout cela, il n’y en a point: on vous a découvert loyalement le revers de la médaille, Nathalie, quand votre fils, de son plein gré, a voulu entrer chez les Pères. --A distance, on a beau faire, on n’aperçoit point le grumeau. --Eh bien! vous me mettez dans une jolie posture vis-à-vis des Pères! Quelle figure vais-je faire, s’il vous plaît, moi?... après les avoir chargés d’élever gratuitement un enfant qui, aussitôt ses parchemins en poche, leur tire sa révérence! --Cela ne vaut-il pas mieux que de jeter plus tard le froc aux orties? --Et après? après, ma belle, qu’allez-vous faire de lui, je vous prie? --Oh! nous n’en serons pas embarrassées: savant comme il est!... --Nous n’en serons pas embarrassées! je vous trouve admirable!... Sachez, Nathalie, que la vie est très difficile, à l’heure qu’il est, très difficile. Savant! savant!... On rencontre partout plus savant que soi; et je me suis laissé dire que les plus capables ne sont pas toujours ceux qui gagnent la partie. J’arrive de Paris, je sais de quoi il retourne. Eh bien! telle que vous me voyez, je vais être obligée, pour prêter main forte à mon fils, d’aller me fixer près de lui. --Vous nous quittez, madame d’Oudart! C’est-il Dieu possible? --C’est de cela que je comptais m’entretenir avec vous... mais vous me coupez la respiration avec vos histoires d’Hilaire!... A la nouvelle que sa providence était capable de quitter Nouaillé, madame Lepoiroux fut d’abord épouvantée. Le sol était craquelé sous ses pas; tout appui habituel vacillait à ses yeux, se dérobait sous sa main; elle voyait un abîme. Elle accusa ce maudit Paris qui pompe le meilleur de la province, pour en faire quoi? Dieu le sait! «Les beaux produits qu’il nous rend!...» Et elle citait le fils un Tel, revenu du Quartier latin malade «à ne pas oser nommer les médicaments qu’il lui faut»; un autre y était mort; un troisième, bien connu, y avait, en deux ans, fait vingt mille francs de dettes, etc., etc... Mais elle s’aperçut rapidement qu’elle était maladroite, que ces terribles exemples stimulaient, au contraire, le zèle d’une mère qui ayant décidé que son fils ferait ses études à Paris, courrait elle-même le rejoindre d’autant plus vite qu’elle le saurait menacé davantage. Et d’ailleurs quelque chose, en la cervelle de madame Lepoiroux, se déclencha brusquement: l’abîme fut soudain couvert; et tout ce qui était de Paris s’embellit par magie. Les avantages d’un séjour à Paris pour madame d’Oudart, qu’elle les discernait donc bien! Elle les énuméra dans leur ordre; elle en cita qu’on n’avait pas prévus. Oh! oh! décidément elle avait eu tort, en premier lieu, de se laisser influencer par son intérêt propre, qui était évidemment de conserver sa protectrice auprès d’elle; mais l’intérêt bien compris de ce cher monsieur Alex était d’avoir sa maman près de lui. Madame d’Oudart s’étonna de la voir sitôt conclure: --Tout bien pesé, ce n’est encore qu’à Paris qu’on arrive, à ce que prétendent ces messieurs. --Quels messieurs? --Eh! mon Dieu! les uns et les autres, ma bien chère dame!... Sans être curieuse, on n’est pas sans prêter l’oreille à ce qui se dit dans la rue, surtout quand on a un garçon. Ce fut madame Dieulafait d’Oudart qui dut se rendre à l’une des maisons occupées par le collège récemment disloqué des Pères pour y traiter de la vocation d’Hilaire Lepoiroux. Elle dut, pendant près d’une semaine, rebondir d’une maison à une autre, car les victimes des «décrets» se dissimulaient, et l’on croyait toucher un jésuite alors qu’on ne tenait qu’un abbé. Lorsqu’elle fut enfin en présence de l’authentique préfet des études, celui-ci l’écouta sans mot dire. Elle dut répéter l’aveu pénible. Le Père ne manifesta aucune surprise et dit: «Madame, voici trois ans que nous avons l’assurance que le cher enfant nous échappe.» Elle tomba des nues. --Comment!... mais sa mère même l’ignorait!... --Nous le savions, dit le Père. Ce fut tout. On exigea seulement qu’Hilaire fît une retraite pour demander à Dieu de l’éclairer sur le caractère irrévocable de sa décision; à la suite de quoi, Hilaire déclara que sa décision était irrévocable, et fut viré des rôles de la compagnie au budget de madame Dieulafait d’Oudart. VII Là-dessus vint le mois de juillet: c’était l’époque de l’examen d’Alex, attendue avec angoisse, malgré le grand-papa optimiste, qui soutenait n’avoir jamais vu que de fieffés crétins ajournés aux premiers examens de droit... Eh bien! le grand-papa fit erreur, car Alex fut ajourné. Lui-même en fit l’annonce, sans vergogne, et télégraphiquement! de sorte que, par les employés des postes, la ville en put être informée. Madame d’Oudart utilisa du moins ce désappointement en prenant son vieux père à témoin de la nécessité où elle était d’accompagner, à la rentrée, son fils à Paris, afin de surveiller sa vie, qui se dissipait en pure perte. --Et le jeune Paul, demanda M. Lhommeau à sa fille, a-t-il passé ses examens? --Paul? fit madame d’Oudart, eh! que nous importe Paul?... Vous n’avez, papa, que le nom de Paul à la bouche!... Paul Chef-Boutonne était reçu aux examens de droit, et reçu, en outre, aux examens de l’École des Sciences politiques; madame d’Oudart le savait. Elle se rendit chez son notaire, et s’ouvrit à lui du dessein qu’elle avait de s’installer à Paris. Maître Thurageau pencha la tête sur l’épaule et poussa ses lèvres rasées en avant, les contracta, les festonna, à faire croire, en vérité, qu’il allait, par là, pondre un œuf. La cliente vit bien la grimace, et n’y trouva rien de comique. A un millier de francs près, le redoutable Thurageau avait présent à l’esprit l’état de la fortune des Dieulafait d’Oudart, et il faisait ce cul-de-poule-là depuis deux années environ, c’est-à-dire depuis qu’Alex était jeune homme, et chaque fois que la maman venait toucher des coupons, et aussi, hélas! écorner quelque titre de rente. Le notaire voulut lui citer des chiffres. Elle improvisa de ses deux mains un paravent et, derrière cette cloison, pour moins entendre encore, elle détourna la tête. --Ce qui est fait est fait, dit-elle. Il y a des nécessités contre lesquelles toute raison est vaine... Il faut, vous le voyez bien, que mon fils parvienne à se créer une situation, y devrais-je consacrer le dernier lopin de ma terre. Elle était résolue, en effet, à y consacrer son dernier lopin; mais son instinct conservateur se révoltait contre un attentat à la fortune, qu’elle tenait pour criminel: elle voulait le commettre en se le cachant à elle-même, et elle tâchait de l’ignorer. Ne considérait-elle pas aussi son excessive complaisance pour Alex comme une passion qu’elle ne dompterait pas? et toute folie accomplie pour Alex ne lui semblait-elle pas, en une partie ombreuse de sa conscience, être bénie par un Dieu inconnu, magnifique et puissant,--non pas celui de la sagesse courante,--et de qui il était bien vain de parler au notaire? Thurageau lui énuméra quelques prix d’appartements à Paris: il avait là les feuilles des agences; il la renseigna sur la cherté de la vie. --Ma décision est prise, dit-elle. --Ah! voilà qui me dispense de vous conseiller de ne la pas prendre. Et elle quitta l’étude, à la fois misérable et heureuse, comme une femme, déjà coupable d’intention, qui vient de confier son trouble à un confesseur, et court au péché. VIII Alex vint en vacances. Sa seule vue dissipa les nuages. --Il a bonne mine! dit la mère. M. Lhommeau sourit, amenuisa ses yeux, rassembla trois doigts de la main et décocha dans l’espace une sorte de baiser; puis il dit, frappant du pied: --Cré coquin! La mère comprit bien que cela signifiait: «Vive la vie! Vive la jeunesse et la beauté!» Elle s’écria: --Bravo, papa! Elle battait des mains, rajeunie elle-même un instant, et oubliant ses soucis. On fit une promenade au jardin, avant le dîner. Les chiens reconnaissaient le jeune maître: leurs aboiements éveillaient l’écho des rochers et répandaient dans le pays un air de fête. On alla voir à l’écurie le cheval qu’Alex montait; on revint au parterre et descendit au potager, que souvent, en secret, chacun aime davantage. Jeannot, le jardinier, promenait sur les laitues la double ondée des arrosoirs. Par une porte à claire-voie donnant sur la campagne, on aperçut quatre fillettes du fermier voisin, pressées en masse compacte, et qui regardaient dans le jardin pour voir M. Alex. On leur dit bonsoir, on leur parla; elles demeurèrent immobiles, toutes noires, et faisant une sombre moue, un peu pareilles à des idoles de bois contre les nuages embrasés du couchant. C’était cette heure du soir, bienfait du ciel, qui inspire au cœur de l’homme la prière, ou donne le champ à tous les rêves charmants. La terre mouillée élevait son parfum maternel, et les bruits commençaient à s’isoler et à retentir. Le long d’un cordon de pommiers nains, madame d’Oudart souhaitait qu’une jeune femme exquise, de très bonne famille, et riche, de préférence, offrît ici, un jour, le bras à son fils chéri; M. Lhommeau, vieillard aux vœux plus courts, désirait ardemment que les fruits mûrissent bien; Alex, entre les buis taillés, voyait danser les formes variées des plaisirs de l’amour. Une cloche, annonçant le dîner, dispersa les désirs lointains. Alex accueillit favorablement le projet de sa mère; elle et lui employèrent une partie des vacances à faire des plans d’installation, comme deux fiancés. Madame Chef-Boutonne, informée, s’offrit à louer l’appartement. On ne manqua pas de s’attendrir sur le sort du grand-père Lhommeau qu’il fallait laisser seul à Nouaillé. Mais les vieillards, comme si la lumière menaçait de leur être ravie du jour au lendemain, s’attachent aux lieux connus, à la configuration familière des murailles; et M. Lhommeau déclara qu’il serait le gardien de la propriété, qu’il expédierait les fermages: beurre, poulets, œufs et légumes, ainsi que les fruits du jardin, particulièrement les pommes et les poires, dont la culture et la cueillette sont une science que ne possédait certes pas cet «imbécile de Jeannot». On s’occupa à mettre de côté les meubles que l’on devait emporter, et l’on dut hâter le départ afin d’avoir le temps d’acheter à Paris même tout ce que Nouaillé ne pourrait fournir, et d’être prêts lors de la réouverture des cours, de telle sorte qu’enfin Alex n’eût plus qu’à travailler. Que de visites chez Thurageau, le notaire, avare comme un vieux ladre de la fortune de sa cliente, et qu’il fallait contraindre, chaque fois, par des scènes, à adresser en Bourse un ordre de vente! Un jour, madame d’Oudart le trouva tellement agressif qu’elle songea à lui retirer ses papiers. Il éclata et osa la morigéner pour avoir commis l’imprudence d’assumer la responsabilité des études du jeune Hilaire Lepoiroux à Paris. Madame d’Oudart, assise dans un fauteuil, et qui décidait avec une tendre ivresse le dépècement de sa fortune, fut tout à coup debout: --Comment! dit-elle, le fils Lepoiroux va à Paris? --Je m’étonne que vous l’ignoriez. Madame Lepoiroux s’est fait fort d’obtenir de vous, madame, sinon engagement, du moins promesse verbale, pour garantie d’un emprunt... --Un emprunt!... --... d’un emprunt que ladite dame Lepoiroux sollicite la faveur de contracter... --Un emprunt... madame Lepoiroux!... garantie!... moi!... --... de contracter, dis-je, afin de diriger les études de son fils, à Paris, jusqu’à l’agrégation. Madame d’Oudart était suffoquée. Elle répéta: --Madame Lepoiroux envoie son fils à Paris, et elle ira elle-même à Paris? --Si elle contracte l’emprunt, dit le notaire. --Ce qui est impossible!... --Ce qui, au contraire, est réalisable, étant donné, d’une part, la valeur du jeune homme, et, d’autre part, la protection constante dont votre famille n’a cessé de le favoriser. --Je la trouve forte, vous en conviendrez, Thurageau. Comment! parce que j’ai pris soin de son enfant dès la naissance, parce que je l’ai fait élever, instruire jusqu’à son baccalauréat, ses deux baccalauréats, si vous voulez, voilà que madame Lepoiroux élève la prétention que je lui dois la licence, le doctorat, l’agrégation, et qui plus est, à Paris... et qui plus est, dans le giron de sa mère!... Ah mais! ah mais!... --Bienfait oblige, madame... non qui le reçoit mais qui l’accorde! IX On ne vécut plus, à Nouaillé, que dans l’appréhension de la visite des Lepoiroux. On prépara ses arguments, on se fortifia de manière à soutenir l’assaut. Entre temps, on échangeait lettres et billets avec le notaire. Thurageau avait revu la mère du jeune Hilaire: elle affirmait avoir trouvé prêteur; elle demandait un rendez-vous. Le notaire lui accordait le rendez-vous: elle ne s’y présentait pas. Elle n’avait donc pas trouvé prêteur. A Nouaillé, point de visite, point de nouvelles directes des Lepoiroux. La première défense consistait à repousser la demande d’emprunt, qui, vraisemblablement, serait adressée à madame Dieulafait d’Oudart. Elle la repousserait en opposant les chiffres réels de sa fortune. Il fallut se résoudre à les connaître. Thurageau saisit l’occasion et accourut un beau matin, portant une serviette bourrée de paperasses. Il s’enferma avec sa cliente, deux longues heures, et accepta à déjeuner, car la séance n’était point finie. Mais déjà madame d’Oudart était édifiée: non seulement, elle n’avait pas le moyen d’être généreuse envers des étrangers, mais elle ne conduirait pas Alex au bout de ses études, en admettant qu’elles fussent réduites au minimum, sans engager aux trois quarts Nouaillé et ses fermes. On touchait au départ; on était sans nouvelles des Lepoiroux; loin de s’en rassurer, on y prenait motif d’alarme: ne craignait-on pas maintenant que la veuve n’eût contracté ailleurs qu’en l’étude Thurageau?... Car tout emprunt, aujourd’hui ou demain, retomberait sur la famille Dieulafait d’Oudart. Une après-midi, les Lepoiroux arrivèrent. Sous la châtaigneraie trempée par les premières pluies d’automne, on vit s’avancer madame Lepoiroux et son fils. Hilaire, le nez rouge, le front bourgeonné, les joues duveteuses, les cheveux tondus ras, la bouche pitoyable, fit grand bruit sur le perron en martelant la pierre avec ses souliers à clous, afin d’extirper la glaise tenace; mais, dans le vestibule, la paille des caisses d’emballage adhéra à ses semelles comme le fer à l’aimant, et, avant d’entrer au salon, il s’exténuait à arracher du pied gauche la paille fixée à son pied droit, et du pied droit, la paille aussitôt repassée au pied gauche. --Entrez donc, Hilaire, dit madame d’Oudart; nous sommes sens dessus dessous, vous voyez bien: nous partons. Nous partons, répéta-t-elle; et vous, Nathalie? --Moi? fit madame Lepoiroux. --Le bruit n’a-t-il pas couru?... Madame Lepoiroux comprit fort bien, eut un soupir, leva les yeux, croisa les mains: --Maître Thurageau, bien sûr, qui vous aura dévoilé mes projets!... Il n’y a point moyen de les exécuter, madame d’Oudart; point moyen!... quand bien même j’aurais eu votre signature!... --Ma signature! Mais, vous ne m’avez pas fait demander ma signature, que je sache! --Oh! ne vous faites pas plus méchante que vous n’êtes! On sait vos bontés... --Écoutez, Nathalie, vous avez toujours été une femme raisonnable: vous en aller à Paris, vous, pour accompagner votre fils, est un luxe, convenez-en!... --On avait fait ses calculs, n’ayez crainte! Dans notre petit monde, à nous, un homme et une femme sur la même bourse, c’est deux jumeaux dans la même mère, ça n’est pas plus cher à nourrir... Mais ce n’est pas la question, madame d’Oudart: j’ai eu peur!... --Peur de quoi? --De vous être désagréable. --Comment ça, Nathalie?... --On est délicat ou bien on ne l’est pas. Vous m’auriez eu là-bas, comme on dit, à vos trousses... --Mais... --Pardi! je connais bien votre bon cœur: depuis que ma mère m’a mise au monde, que ça soit vous, que ça soit les vôtres, vous n’avez pas cessé de nous combler de vos bienfaits. Vous n’avez pas fait ça pour nous abandonner à moitié route, c’est bien clair! autrement, le bon Dieu ne serait plus le bon Dieu... Laissez-moi causer, ma chère dame! Je disais donc que vous auriez encore fait pour nous bien des sacrifices. Eh bien! moi, madame d’Oudart, non, je ne veux pas. Je ne le veux pas! Madame d’Oudart, rassurée, ne se pardonnait pas d’avoir porté contre sa protégée un jugement téméraire; elle s’en fût presque excusée; elle souhaitait, intimement, qu’une occasion s’offrit de réparer ses torts. Madame Lepoiroux continuait: --Me voyez-vous à Paris, fagotée comme je le suis, et logée, qui sait? peut-être bien à côté de vous: je ne vous aurais pas fait honneur... Non, non, ne dites pas le contraire: madame d’Oudart, je ne vous aurais pas fait honneur. «Et la mère Lepoiroux» par-ci, «et la mère Lepoiroux» par-là!... je vois la chose aussi bien que si j’y étais... Rassurez-vous: ça ne sera point. --Mais, ma bonne Nathalie... --Ça ne sera point. Plutôt que ça, je ne crains pas de le dire, ma chère dame, écoutez-moi bien: plutôt que ça, j’aime encore mieux que ça soit Hilaire qui pâtisse! Madame d’Oudart sursauta: --Comment! comment! qu’est-ce que cela signifie? C’est moi, à présent, qui suis la cause qu’Hilaire va pâtir? --Il ne pâtira point... Ma langue m’a trahie, madame d’Oudart... Il ne pâtira point, parce que vous serez là pour l’arrêter si vous voyez qu’il s’empoisonne à manger de la vache enragée, ou à boire du vin qu’autant vaudrait se désaltérer avec de l’acide sulfurique... Il ne pâtira point, bien entendu, parce que vous ne le laisserez pas dans le besoin, parce que vous savez ce que c’est qu’un jeune homme sur le pavé de Paris, et qui n’a pas sa mère... --Ah!... parfait!... --Ce n’est-il pas vous qui m’avez dit, madame d’Oudart, que, sans vous pour lui prêter main-forte, le vôtre ne se tirerait jamais d’embarras?... Ah! quand on a sa position à faire... La position, voilà le chiendent! --Mais, malheureuse! de quoi vous plaignez-vous? Vous avez un garçon qui vient de remporter tous les succès scolaires, qui est intelligent, qui est travailleur, qui est animé des meilleures intentions; il arrivera où il voudra; il a devant lui le plus bel avenir! --Ça n’est pas ce que disent ces messieurs... --Encore «ces messieurs»!... Mais qui? qui? «ces messieurs»?... --Ceux-ci, ceux-là... ces messieurs de la ville... Je peux bien vous les nommer, pardi! Ils ne m’ont point commandé le secret: Monsieur Papin, le conservateur des hypothèques, tenez! ce n’est pas le premier venu, celui-là... Eh bien, il dit, monsieur Papin, qu’Hilaire arriverait certainement aux plus hauts grades s’il avait été au lycée, mais... --Mais il n’a pas été élevé au lycée!... Vous allez me le reprocher, sans doute? --Je ne vais pas vous le reprocher, bien sûr! Vous m’avez fait élever mon garçon conformément à vos opinions: il n’y à rien à redire, puisque le malheur a voulu que je n’aie pas le moyen de lui payer une éducation. Ce n’est pas ça, mais voilà qu’à présent l’État vient me dire: «C’est très bien, madame Lepoiroux, vous venez me chanter que votre garçon est savant, est savant!... mais je n’ai pas l’honneur de le connaître, moi, votre garçon: d’où sort-il?» --D’où il sort?... Mais qu’importe?... Il a ses diplômes. C’est l’État qui lui a conféré ses parchemins!... --Oui, madame, c’est bien l’État qui lui a conféré ses parchemins; mais ce n’est pas ses parchemins qui vont lui donner de quoi manger... A ce qu’ils disent, il en faut, il en faut! pour avoir le droit d’enseigner... Et, en attendant, qu’est-ce qu’il va venir me dire, l’État? Il va venir me dire: «Madame Lepoiroux, vous voulez une bourse pour votre garçon: c’est très bien. Mais je vous avertis d’une chose, madame Lepoiroux, c’est qu’il y en a cinq cents, qu’il y en a mille, qu’il y en a des milliers qui me demandent le même privilège! Je les connais: depuis dix ans, depuis quinze ans ils mangent mes haricots...» --«Et l’élève Lepoiroux n’a pas mangé les haricots de l’État!...» --C’est bien cela qu’il ne pardonnera jamais à Hilaire, à ce que m’ont dit ces messieurs... «Quant à avoir une bourse, votre fils peut se taper!» voilà les propres paroles de monsieur Papin; et monsieur Bousier, l’archiviste, à un mot près, a parlé comme lui. --Autrement dit, ma chère Nathalie, vous venez me faire observer, aujourd’hui, à la veille de mon départ pour Paris, que j’ai compromis l’avenir de votre fils, et que je vous dois une réparation?... --Faut-il bien jeter dans l’air des paroles si fumantes, madame d’Oudart!... Je viens vous rapporter, sans cachettes, ce qui m’a été dit par ces messieurs. Aurait-il mieux valu que je me couse la bouche avec une alène et du fil enduit? --Ce sont ces messieurs, aussi, qui vous ont conseillé d’envoyer votre fils à Paris? --Non! c’est vous, ma chère dame, par l’exemple de ce que vous faites pour le vôtre. L’instruction appelle l’instruction; un coup qu’on est parti, c’est comme le train express qui ne s’arrête pas aux petites stations. Vous ne voudriez pas que je fasse d’Hilaire un épicier, instruit comme il est, ni un curé, bien entendu, puisque ce n’est pas son idée, rapport à ce que ces messieurs ne sont pas bien vus par le temps qui court... Madame d’Oudart avait craint surtout que Nathalie Lepoiroux ne vînt s’installer à Paris, près d’elle: elle ne songeait presque plus à s’offusquer de ce qu’Hilaire--mais du moins Hilaire seul--lui fût imposé. Au prix d’un plus grand mal, se charger de l’avenir d’Hilaire à Paris paraissait presque acceptable. Avait-elle donc accepté cette charge? Assurément non. Mais madame Lepoiroux excellait dans l’art de s’établir en des situations mal définies d’où l’on tire parfois plus que d’un contrat en règle. Elle savait aussi rendre grâce avant seulement d’avoir prié. --Merci! merci! criait-elle encore en s’éloignant sous la châtaigneraie. «De quoi donc?» se demandait madame Dieulafait d’Oudart. X La maman et son fils devaient partir pour Paris à midi. Le camion du chemin de fer vint avec cinquante minutes de retard, et fit bien, car les valises n’étaient pas bouclées, et des caisses, à clouer, bâillaient encore. Il fallut un temps ridicule pour hisser les bagages sur la voiture et les bâcher. Personne ne déjeuna, sauf Alex, qui n’était pas ému. M. Lhommeau s’était cru plus de philosophie qu’il n’en avait: il se lamentait à haute voix, se mouchait, s’épongeait le front, trottinait, s’employait à hâter le départ, et eût béni toute circonstance propre à le retarder. Une vieille bonne, nommée la mère Agathe, prophétisait depuis la veille que «c’était la fin de tout, la fin de tout!...» La femme de chambre, qu’on emmenait à Paris, affolée par la perspective du voyage, par les gémissements, par le désordre de la maison, par la paille répandue dans les corridors, n’était d’aucun secours; Jeannot se montrait plus «imbécile» que jamais. Enfin le lourd camion écrasa le gravier et s’éloigna au pas, sous la châtaigneraie dorée. Jeannot rappela le conducteur pour lui demander, une vingtième fois, l’heure précise du train de Paris: --Et alors, il suffit que madame et monsieur soient à la gare à onze heures quarante-cinq? L’employé du chemin de fer lui cria: --Si ça leur plaît d’être à la gare dès dix heures, il y a de quoi s’asseoir!... Jeannot ne comprit pas la plaisanterie, et la rapporta telle quelle. On allait monter en voiture quand il fallut recevoir les fermiers, qu’on attendait depuis deux jours. Ils apportaient de l’argent. Mais on n’eut pas le temps d’examiner leurs livres. On s’exténua à leur fournir des instructions sur les denrées qu’ils devaient adresser à Paris, sur la méthode d’emballage, sur la manière de rédiger une feuille d’expédition. La mère Agathe disait: --C’est ce Paris qui dérange tout. Faut-il donc qu’il n’y ait plus moyen de vivre sans passer par cet endroit-là! Maître Thurageau est bien de mon avis: il dit qu’il a appris tout ce qu’il sait à Poitiers, et il en sait long... mais peut-être pas aussi long qu’il en faut au jour d’aujourd’hui!... Madame d’Oudart embrassa son père; puis elle embrassa sa vieille bonne, serra la main à tous, descendit du marchepied pour caresser encore une fois les chiens, enfin monta, après Alex. Que l’on voyait bien, malgré son émotion, qu’elle ne quittait pas son plus cher trésor! Mais quand elle s’éloigna, quand elle vit le groupe de ceux qui restaient agitant les mains, quand elle vit, de plus loin, sa maison, les pignons des deux tours, le cep tordu qui encadrait les fenêtres du rez-de-chaussée, les fleurs que son vieux père aimait, le dessin du parterre, et quand, sous l’ombre de la châtaigneraie, tout ce qu’elle voyait là, diminua jusqu’à ne tenir pas plus de place que la main appliquée sur la glace de la voiture, tout à coup, elle pleura. Elle voulait voir encore; elle s’en prenait à ses yeux troublés et les essuyait avec rage. Sur tout cela, la grille fut refermée doucement: entre les barreaux de fer on n’aperçut plus que la gueule ouverte des trois chiens debout, et poussant des aboiements attristés. XI Lorsque madame Dieulafait d’Oudart arriva à Paris, elle consulta pour la dixième fois une lettre de madame Chef-Boutonne indiquant la rue, le numéro et le plan de l’appartement meublé retenu «pour sa chère amie». Elle monta avec Alex, à la gare d’Orléans, dans un fiacre à galerie et, citant le texte de madame Chef-Boutonne, dit au cocher: --3, rue Férou. C’est une vieille petite rue qui va de la place Saint-Sulpice... --Connu! fit le cocher. Au numéro 3 de la rue Férou était une grille ouvrant sur la cour: la cour était pavée, à l’ancienne mode, agrémentée d’une fontaine, et à plusieurs fenêtres étaient accrochées des cages à serins; le concierge, savetier, travaillait dans une échoppe, comme si cela se fût passé sous la monarchie de Juillet; il était chauve et rose, il avait des yeux d’enfant timide et mordait, d’une bouche féroce, un brûle-gueule. Il paraissait innocent et ne parlait point; sa femme se montra quand madame Dieulafait d’Oudart eut réglé avec le cocher, et elle lui raconta, avant d’avoir gravi seulement trois marches de l’escalier, qu’elle avait le malheur de sortir de l’hôpital, où ces messieurs chirurgiens ne lui avaient fait rien moins que de lui couper un sein. --A mon âge, disait-elle, le dommage n’est pas grand; mais, plus jeune, madame me comprendra, j’en aurais été aux regrets... Et monsieur votre fils..., est-ce qu’il fait sa médecine?... C’est un beau garçon que vous avez là, madame... Ah! j’oubliais de dire à madame que cette dame qui a loué attend madame dans l’appartement... En effet, madame Chef-Boutonne avait poussé la complaisance jusqu’à venir de Meudon, où elle passait l’été, attendre son amie rue Férou. On s’embrassa, on se fit mille tendresses, on ne tarit pas d’éloges sur l’appartement. Il était composé de quatre pièces fort ordinaires et d’une cuisine grande comme la main. La chambre destinée à Alex avait sa sortie particulière. Madame Chef-Boutonne dit: --Votre fils a sa clef, et, par là, il est chez lui. --Oh! dit madame d’Oudart, mais mon fils n’est pas un coureur! Madame Chef-Boutonne sourit finement et dit: --Rapportez-vous-en, ma belle, à mon expérience. --Je parierais, fit la concierge, que madame a aussi, elle, un beau jeune homme! Et elle contemplait Alex avec admiration. La mère du jeune Paul pinça les lèvres et dit: --J’en ai un qui est travailleur. Madame d’Oudart prit pour elle ce que la riposte avait d’amer. Madame Chef-Boutonne emmena dîner les nouveaux venus à Meudon. Paul était absent; on n’était qu’à la mi-septembre: Paul voyageait en Allemagne. --En Allemagne!... et tout seul?... --Tout seul. Oh! c’est un homme! Entre les mères, le moindre mot se faisait fléchette, et frappait. XII L’installation rue Férou exténua la pauvre madame d’Oudart. Ah! que l’on avait bien fait de s’y prendre de bonne heure! On n’avait pu tout prévoir; quantité de choses manquaient, qu’on dut acheter précipitamment ou extraire encore de Nouaillé mis à sac. Les meubles étaient insuffisants, mal distribués, disproportionnés, dépaysés, inutiles; la bonne, Noémie, hier habile en Poitou, aujourd’hui obtuse à Paris; la concierge, intermédiaire implacable entre locataires et fournisseurs, une bavarde inextinguible... Mais une pensée soutenait madame Dieulafait d’Oudart en ces revers de la première heure: tout sera au mieux si Alex est bientôt en état de travailler. En vue d’obtenir ce résultat, tout fut coordonné. La maman n’avait pas fini d’ouvrir ses propres malles, que la chambre d’Alex était parachevée en ses détails les plus futiles; madame d’Oudart suspendait des étagères destinées à contenir les livres de droit, pendant que son fils se martelait les pouces en fixant de part et d’autre de la cheminée des photographies d’actrices et de femmes jolies, dont le réconfort, affirmait-il, lui était indispensable absolument. Et quand cette chambre fut vraiment gentille, ils se regardèrent. Ils souriaient; elle attendait qu’il lui sautât au cou et la remerciât, mais il dit simplement: --Ce sont les «types», par exemple, qui vont être épatés! --Qui ça? --Houziaux, Fleury, et compagnie... La maman fut flattée et dit: --Invite-les à déjeuner. --Demain? --Va pour demain! Je vais secouer un peu Noémie. Houziaux et Fleury déjeunèrent. Madame d’Oudart les trouva moins bien qu’elle ne l’avait espéré d’amis intimes de son fils, mais bons garçons, en somme; enfin c’étaient des amis d’Alex. Ils fumaient comme des Suisses: madame d’Oudart marchait en agitant devant son visage un éventail, et Noémie en fermant les yeux. L’appartement fut empesté; un nuage se répandit dans la cour; une vieille dame, voisine, maugréa; une jeune femme parut, entre deux persiennes; puis des têtes de toutes les sortes se penchèrent, d’en haut, d’en bas, attirées soit par l’odeur du tabac, soit par les éclatants vocables que proféraient les trois jeunes gens. Jusque vers quatre heures de l’après-midi, ces messieurs fumèrent, tant dans la chambre d’Alex que dans la salle à manger que Noémie, à plusieurs reprises, dut approvisionner de bière. De temps en temps, avec des façons, madame d’Oudart entr’ouvrait la porte et disait: --Tu penses à ton travail, Alex? Mais, craignant de froisser ses hôtes, elle ajoutait: --Je vous demande pardon, messieurs... C’est à moi de rappeler votre ami au devoir!... Enfin Houziaux et Fleury jugèrent le moment venu de se retirer. Et Alex descendit avec eux prendre l’air, jusqu’au dîner, dans le jardin du Luxembourg. XIII Alex avait une petite maîtresse, employée aux Postes et Télégraphes. Elle sortait du ministère, le soir, à six heures, une serviette assez bien garnie sous le bras, vêtue décemment, non sans un soupçon de coquetterie qui, par un miracle féminin, devenait de l’élégance à mesure que l’on s’éloignait du bâtiment de l’État. Quelle métamorphose s’opérait en la toilette de mademoiselle Louise, dans le court trajet qui sépare la rue du Bac de la rue de Rennes? Les messieurs les plus attentifs qui, maintes fois, suivirent sa torsade blonde, rue de Grenelle, eussent été bien en peine de le dire. Et cependant, arrivée à la place Saint-Sulpice, mademoiselle Louise avait changé du tout au tout: ce n’était pas à son désavantage! Une certaine méthode de maintien inventée, adoptée par elle, et observée jusqu’en ses subtilités, lui valait, sous l’œil des chefs, l’aspect d’une travailleuse harassée, et, dans Paris, l’air d’une jeune femme très comme il faut, donnant tout au plus des leçons de chant ou de piano dans le Faubourg. Elle était d’une famille honorable habitant le quartier des Gobelins, et elle regagnait le domicile paternel à sept heures et demie très précises, sauf les soirs où elle allait au théâtre, ou bien était censée y aller. Du temps qu’Alex logeait à l’_Hôtel Condé et de Bretagne_, elle prenait la rue Monsieur-le-Prince au carrefour de l’Odéon, puis la rue Casimir-Delavigne, et faisait halte devant la bibliothèque en plein vent d’un bouquiniste, où elle scrutait le dos des volumes, les lèvres en sifflet comme un vieux bibliophile, feuilletant même un ouvrage parfois, sans regarder à droite ni à gauche, insensible à la galanterie, niant l’existence du monde extérieur, jusqu’à ce qu’un jeune homme passât qui s’écriait à deux pas: «Oh! bonjour, mademoiselle, comment vous portez-vous?» C’était Alex. Alors elle riait d’une large bouche qui offrait au ciel et à la terre l’éclat de dents admirables; et Alex riait aussi, et le bouquiniste, et même des jeunes gens demeurés alentour et qu’elle avait éconduits. On entrait au café Voltaire où un garçon nommé Pierre, qui avait pour eux des attentions paternelles, se piquait de servir spontanément le «turin» de monsieur et la grenadine de madame, tandis que, dans la salle voisine, le vieux M. Laffitte, professeur au Collège de France, assénait à tout venant la philosophie d’Auguste Comte. Buvant turin et grenadine, ce jeune couple n’était ni de ceux qui menacent de pâmer d’amour, ni de ces malappris du Quartier latin dont la main ose traduire ce que la langue est inhabile à tourner proprement; ils disaient de folles choses avec la plus belle gaieté ou s’amusaient à ouvrir la grave serviette qui en imposait tant dans la rue, et qui contenait la demi-bouteille vide, le chiffon de pain et le petit pot de confitures, restes du déjeuner de l’employée de l’État! Et il arrivait que d’austères auditeurs de M. Laffitte, s’étant retournés pour voir qui riait, demeurassent, un instant, les yeux pris au piège de la grande bouche ouverte de Louise. Ou bien on allait au Jardin du Luxembourg, jusqu’à sept heures et quart tapant; et Louise quittait son ami et courait aux Gobelins, allongeant le pas, voûtant le dos, vraie petite magicienne lorsqu’il s’agissait d’effacer, dans le quartier de ses parents, comme dans celui de ses chefs, grâces de la gorge et splendeur de la torsade blonde. Les jours où Louise déclarait à sa famille qu’elle avait reçu de mademoiselle Une Telle des billets de faveur pour l’Odéon,--et Dieu sait si mademoiselle Une Telle était prodigue de billets de faveur!...--on passait de bien bonnes soirées à l’_Hôtel Condé et de Bretagne_, jusqu’à minuit et demi,--à moins que, par hasard, on n’allât pour de bon au théâtre; mais ceci était rare. XIV Dès les premiers temps du séjour de madame Dieulafait d’Oudart à Paris, madame Chef-Boutonne la prit à part et lui dit: --Ma chère amie, écoutez-moi bien. Vous voulez que votre fils arrive, n’est-il pas vrai?... Bon!... Eh bien! il faut me croire: faites de lui un homme du monde. --Mais... --Oh! oh! ce n’est pas si simple!... Vous me direz: «Mais il est bien élevé!--J’en conviens.--Mais il a dans l’esprit une légèreté qui plaît!--C’est exact.--Mais partout où je le mène, il est fort bien vu!--Je ne vous dis pas le contraire... D’abord, sait-il danser?» --Peuh! --Paul, ma chère, danse depuis l’âge de six ans. A quinze, il a conduit le cotillon chez monsieur le doyen de la Faculté de droit, circonstance qui ne l’a pas desservi dans la suite, veuillez m’en croire... Il n’a pas son rival au boston... --Devrais-je donc faire donner des leçons à Alex? --Écoutez, il y a, à deux pas de chez vous, rue de l’Ancienne-Comédie, une salle où, pour des prix dérisoires, Alex aura un professeur excellent et sa femme. C’est là que Paul a appris: je ne puis mieux vous dire. --Je suis effrayée de cette obligation nouvelle: le pauvre garçon a tant de peine à trouver le temps de travailler! --Voulez-vous, oui ou non, que je l’invite cet hiver à nos réunions? Eh bien!... Mais ma bonne amie, que diriez-vous de Paul qui fait des armes une heure par jour!... --Commençons par la danse, conclut madame Dieulafait d’Oudart. Rue de l’Ancienne-Comédie, Alex s’engagea dans un noir boyau plus étroit que l’entrée de l’_Hôtel Condé et de Bretagne_, qui tout au bout s’élargissait en une antichambre ornée de lithographies romantiques et d’une page de calligraphie consacrée aux louanges de Terpsichore. Un écriteau voisin, et plus vulgaire, portait: _Le professeur et madame Denis donnent également des leçons de maintien et d’écriture_. De ce lieu éclairé à peine, on entendait un talon frapper rythmiquement le parquet, et des glissements, et une voix monotone qui prononçait, en les scandant, les six premiers nombres: «Un, deux, trois,--quat’, cinq, six», cependant que quelque chose de léger semblait tourbillonner en ventilant la salle de danse. Alex pénétra dans cette salle. Un monsieur, d’allure militaire, en redingote boutonnée, et qui tenait à bras le corps un malheureux tout ruisselant de sueur, se détacha de celui-ci et salua; c’était «le professeur». Déjà madame d’Oudart avait traité avec lui; il dit à Alex: --Ah! c’est vous le jeune homme! Parfait. Votre tour viendra, n’ayez crainte. Alex s’assit sur une banquette de moleskine exténuée, crachant le crin, et dont les pareilles se soutenaient bout à bout à grand’peine, le long des murs nus d’une pièce au plafond bas; deux tristes lampes munies d’un réflecteur métallique vous aveuglaient sans fournir de lumière. Et il se plut à regarder la robe de madame Denis qui, toute raidie par la force centrifuge, autour d’un vivant pivot, lui rappelait certains vases d’argile qu’il avait vus, dans son pays, tourner avec une rapidité vertigineuse et se transformer miraculeusement entre les doigts du potier. Lorsque madame Denis échappa à l’étreinte du valseur, Alex s’aperçut qu’elle était laide et vieille, et il admira que Terpsichore, louangée à bon droit dans l’antichambre, pût en effet transfigurer, un moment du moins, des formes ingrates. Le professeur s’empara de lui, le jugea tout de suite assoupli de membres et d’intelligence, et l’invita d’emblée à venir, hors les leçons particulières, à de petites soirées «mixtes» qu’il donnait, deux fois la semaine, et où l’élève, sans augmentation de prix, avait l’avantage de se familiariser avec les «véritables soirées mondaines». Alex n’y manqua point. Il trouva dans la même salle, mais transpercée de feux par la multiplication des réflecteurs, un public peu nombreux encore,--car la saison s’ouvrait,--au milieu duquel il alla tout droit à une grande fille brune, assez jolie, ample de hanches et de poitrine, qui, après la première mazurka, lui fit l’honneur de le présenter à sa mère. Celle-ci était une dame âgée, au parler commun, qui jugea le jeune homme d’une «distinction» achevée et le lui dit... Elle lui dit encore: --Monsieur, voulez-vous que je vous répète ce que m’a confié mon petit doigt? C’est que ma fille serait aux anges si vous lui accordiez la faveur de l’engager pour le quadrille des lanciers. --Mais c’est que je ne connais pas les figures!... --Oh! qu’à cela ne tienne: elle vous les apprendra. --Mais, maman!... s’écria mademoiselle Raymonde, toute confuse. Oh! excusez maman, monsieur, elle est d’un sans-gêne!... Alex protesta et dansa tant bien que mal les lanciers, côte à côte avec mademoiselle Raymonde. D’un doigt, dans l’espace, elle lui dessinait les figures: il comprenait à ravir. Il se trompait parfois, mais avec grâce; le jeu était très amusant... Il n’était pas amusant pour tout le monde, à ce qu’il paraissait, car plusieurs personnes grommelaient à la cantonade; entre autres, un jeune homme rougeaud, une jeune fille, et, sur quatre mètres de banquettes, des mères rangées comme cailles à la broche. --Ne faites pas attention, dit mademoiselle Raymonde à Alex, il y en a plus d’une jalouse ici parce que vous m’avez choisie. Et Alex sut que le jeune homme rougeaud courtisait mademoiselle Raymonde, qu’il l’avait quasi demandée en mariage, et qu’elle l’avait en horreur. --C’est drôle, fit Alex. --Vous trouvez! fit Raymonde avec mélancolie. Puis elle dit: --Oh! vous verrez, monsieur, c’est mêlé, ici. Durant le quadrille, plusieurs dames s’étaient jointes à la mère de mademoiselle Raymonde et formaient avec elle un groupe de taille à se mesurer avec le camp adverse. Et tout ce qui entourait la mère de Raymonde contemplait, les yeux attendris, le couple que faisait cette belle jeune fille avec le nouveau venu, et l’on s’organisait un triomphe, du fait de posséder ce jeune homme, le plus «distingué» sans conteste de tous les élèves présents et passés du professeur et de madame Denis. Alex revint régulièrement, deux fois la semaine, rue de l’Ancienne-Comédie. Comme il consacrait deux soirées à ses amis, deux à Louise,--à l’_Hôtel Condé et de Bretagne_,--et une au moins aux Chef-Boutonne, il lui restait tout juste un soir désormais pour ouvrir, sous la lampe maternelle, quelques livres de droit. Ce soir-là lui manqua bientôt, parce qu’il fut invité à une petite sauterie hebdomadaire chez la mère de mademoiselle Raymonde, madame veuve Proupa. XV Madame Proupa était la veuve d’un appariteur à la Faculté des lettres. La fonction exercée par feu son mari, qui consiste essentiellement à veiller à la propreté relative de l’amphithéâtre et à préparer la carafe d’eau du conférencier, ne laissait pas, quoique modeste, d’enorgueillir encore madame Proupa, d’ailleurs sensée en sa fierté: car, dans le siècle de la science, tout ce qui touche au haut enseignement, fût-ce du balai, ennoblit en quelque mesure. Le revers est que tout ce qui touche à l’enseignement, haut ou bas, n’enrichit point. Madame Proupa confectionnait jour et nuit de petits ouvrages de main dont «ces dames des professeurs» lui assuraient le débit, et mademoiselle Raymonde avait un emploi dans une maison d’éditions classiques. Ces pauvres femmes habitaient deux pièces au quatrième étage d’une vieille maison de la rue Clovis, d’où l’on entendait les roulements de tambour du lycée Henri IV et de l’École polytechnique. Elles n’avaient, à elles deux, qu’une chambre, la salle à manger était le salon, et, pour danser, on démontait la table et laissait tout honneur au piano.--Le moyen de ne pas donner à danser quand on a une jeune fille à marier?... Alex rencontra là le groupe de la salle Denis favorable aux Proupa. Il était composé de jeunes filles insignifiantes, et de mères veuves, de qui l’aspect, la tenue, le langage, rappelaient à s’y méprendre la mère de mademoiselle Raymonde. Deux messieurs seulement avec Alex étaient invités: un parent nommé M. Milius, d’une cinquantaine d’années, le boute-en-train de la compagnie, et un élève de la salle de danse, employé à la direction du contentieux, au ministère des affaires étrangères, s’il vous plaît, et nommé M. de Bérébère, mais chauve comme César et le visage rasé, sans âge apparent, de fort bonnes façons, appréciateur évident, doux et patient, de la beauté de Raymonde. Deux couples péniblement pouvaient se mouvoir à la fois. Ce n’était pas pour rire que l’on accomplissait ce rite sacré de la danse, prélude de l’union des sexes. Et le mal que l’on se donnait, l’exiguïté de l’endroit, peu propice aux plaisirs, le sérieux de l’assistance, la présence de ce triste amoureux, M. de Bérébère, la présence même de ce Milius, élément comique indispensable à tout drame, et jusqu’à la beauté réelle du couple d’Alex et de Raymonde enlacés,--banale ou ridicule, inconsciente assurément, cette réunion projetait sur la muraille une ombre plus tragique que burlesque. Cependant Alex, emporté par une ardeur bien naturelle, entraînant sa danseuse dans la chambre à coucher, un moment déserte, lui écrasait la bouche d’un baiser fou. Raymonde dit: --Oh! c’est mal! Mais il recommença, et la jeune fille, suffoquée, allait bel et bien s’évanouir. On s’empressa autour d’elle: en un clin d’œil trois femmes furent là. La scène eût été préparée qu’on n’eût point vu de mouvement plus prompt. Raymonde, trop avertie de la science interprétative de ces dames, à demie pâmée qu’elle était, maudissait sa faiblesse. Déjà l’on chuchotait, et quelques femmes s’indignaient comme si, en vérité, elles n’étaient venues là pour assurer elles-mêmes et solenniser par leur présence le résultat obtenu. Madame Proupa ne commenta point du tout l’incident, d’ailleurs équivoque, et, quand elle eut frotté les tempes de sa fille à l’eau de Cologne, elle dit: --Allons! allons! il y a eu plus de peur que de mal... Et que la fête batte son plein! Elle confia à Alex: --Elle a une santé de fer, mais les nerfs, mon cher monsieur, c’est de son âge... Avec ça, une sensibilité!... Et elle ne modifia rien aux chatteries dont elle comblait Alex tant chez elle que chez le professeur et madame Denis. Mais Alex s’aperçut qu’on lui parlait à l’excès de feu M. Proupa, de sa grande honorabilité, des «illustrations» qui avaient suivi son convoi, et de toute la famille Proupa, et des qualités morales et ménagères de Raymonde, enfin de l’avantage qu’il y avait, ici-bas, pour un jeune homme, à faire un mariage désintéressé. Tant y eut qu’Alex se crut obligé, en honnête garçon, de confesser à Raymonde, tout en valsant, et la poitrine appliquée contre sa gorge magnifique, qu’il éprouvait pour elle un irrésistible attrait, mais qu’il ne saurait prétendre d’ici de longues années à devenir l’époux d’aucune femme. --Je ne l’ai jamais pensé, dit Raymonde: allez! ce n’est pas moi qui me monte le coup... Mais je vous remercie de votre franchise. Alex ne savait qu’ajouter, car il était ému du sort de cette belle fille pauvre qui lui parlait, elle aussi, avec une grande franchise. Ce fut elle qui dit: --Cela ne fait rien, monsieur Alex, pourvu que je continue à vous voir. --J’y tiens autant que vous, dit Alex. --Non, dit Raymonde, pas tant que moi! XVI Aux environs de la Toussaint, l’installation étant faite depuis bientôt six semaines, rue Férou, madame Dieulafait d’Oudart dit à son fils: --Mais enfin, mon pauvre enfant, tu n’es donc pas bien ici, puisque tu ne peux rester à travailler une demi-heure dans ta chambre?... J’ai remarqué que ton bureau n’est pas placé convenablement pour écrire; ta main fait ombre sur la plume... ne t’en es-tu pas aperçu?... Est-ce que le bruit te gêne? On entend bien souvent les cloches de Saint-Sulpice... Moi-même, les premiers jours, j’en ai été incommodée... Tu sais que, s’il le fallait, j’aimerais encore mieux changer d’appartement que de te voir oisif. --N’aie pas peur, maman! nous avons encore trois semaines avant l’examen... Et puis Thémistocle va arriver. --Qui ça, Seigneur Dieu! Thémistocle? --Tu verras. Madame d’Oudart vit en effet arriver, un matin, Thémistocle. C’était un Grec aux cheveux aile de corbeau, au teint de cire; une sombre moustache lui coupait si crûment le visage que l’impression en était douloureuse. Alex s’était lié avec lui, l’année précédente, au hasard, comme avec tous ses amis: rencontres de cafés, de restaurant, voisinage de banc au cours ou au jardin du Luxembourg. Mais Thémistocle, déjà licencié, bientôt docteur, était fort en droit. Il l’eût été plus encore en chicane: il aimait les détours captieux d’un raisonnement; les plus menues subtilités étaient son affaire; des examens, notamment, il connaissait tous les trucs. Il parlait un français correct, d’une voix doucereuse et tout à coup aiguë, et en faisant de la main de vifs petits gestes nouveaux et surprenants pour des Français. Il étonna beaucoup madame d’Oudart; il l’amusa, un moment, puis lui donna envie de dormir par sa manie procédurière. Mais lorsqu’il parlait de Smyrne, l’endroit où il était né, tous avaient le goût de figues à la bouche, et il plaisait à cause de cela, comme une femme qui répand une odeur agréable. En outre, madame d’Oudart comprit qu’il était utile à Alex, et il l’éclaira d’un mot sur une particularité de l’esprit de son fils, qu’elle ignorait: --Il comprend tout ce qu’on lui dit, rapidement, et le retient bien; mais il n’aime pas les livres. --Venez déjeuner avec nous quand il vous plaira, monsieur Thémistocle. Le Grec sourit et dit que Thémistocle était son petit nom et qu’il s’appelait Constantinargyropoulo. --Ah bien! moi, je ne suis pas comme mon fils, vous savez, monsieur Thémistocle, je ne retiens guère ce qu’on me dit... Et je vous appellerai, si vous voulez bien, par votre petit nom. Ensuite arriva d’une petite ville du centre un nommé Givre. Il tenait plusieurs journaux à la main, regardait au travers d’un binocle en portant la tête en arrière, d’un air inquiet, et ses épaules déjà se voûtaient, comme sous le poids d’un fardeau invisible. Il suivait de près la politique, intérieure et extérieure, sans être initié aucunement à ses dessous, et sans être apte à en saisir le sens général; élevé dans un milieu de bourgeoisie pessimiste, il interprétait toutes choses défavorablement, et aux quatre points de l’horizon, levant son nez crédule et écarquillant ses yeux de myope, il découvrait des sujets d’alarme. Pas plus que le Grec Thémistocle, pas plus qu’Houziaux et que Fleury, ce Givre n’avait avec Alex la moindre affinité de caractère et de goûts; mais ces jeunes gens étaient ses amis. Ils ne lui avaient été imposés par personne: c’est pourquoi il croyait les avoir choisis lui-même et librement; et, de gaieté de cœur, il acceptait cette fraternité. Madame Dieulafait d’Oudart commençait d’avoir des déjeuners bien agités et la pauvre Noémie y suffisait à peine; les réceptions du soir, bi-hebdomadaires, se prolongeaient tard dans la nuit, consommaient de la bière par tonneaux, et Alex, à une heure du matin, sortait pour reconduire ses amis, ce qui, le lendemain, nécessitait une grasse matinée réparatrice. L’après-midi filait subrepticement, comme un voleur. Enfin, la veille même de l’ouverture des cours, arriva Hilaire Lepoiroux. Hilaire annonça qu’il était descendu à l’_Hôtel Condé et de Bretagne_. --C’est idiot! s’écria Alex. --Pourquoi? demanda madame d’Oudart, ce garçon n’en connaissait pas d’autre! Alex ne sut pas dire pourquoi il trouvait idiot qu’Hilaire descendît à l’_Hôtel Condé et de Bretagne_. Le malheureux Hilaire était vêtu d’une manière dérisoire: il portait une sorte de lévite, et la casquette du collège des Pères. --Mon pauvre garçon, dit madame d’Oudart, tu ne vas pas pouvoir rester dans cet état-là. Viens voir si tu peux mettre une jaquette d’Alex. Les jaquettes d’Alex étaient trop longues. Les manches couvraient la main entière: Noémie reçut ordre de les raccourcir. Mais la taille tombait quatre doigts trop bas, et le buste d’Hilaire semblait posé sur de toutes petites jambes de «clown». Houziaux et Fleury entrèrent, sur ces entrefaites. Alex présenta: --Lepoiroux. Les deux jeunes gens pouffèrent. Madame d’Oudart se hâta de dire: --Allons! allons! messieurs, vous allez me faire le plaisir d’accompagner un peu ce garçon-là en ville et de lui choisir un chapeau convenable. Ils sortirent avec Hilaire Lepoiroux; mais ils le laissèrent aller devant eux, tout seul, et ils jouèrent de lui cruellement, comme des enfants, jusqu’à ce qu’ils lui eussent calé sur le chef un melon à bords exigus, du plus pur style anglais, sous lequel Lepoiroux était plus grotesque encore. Alex, non moins dur que ses camarades envers le disgracieux Hilaire, fut, aussitôt séparé d’eux, gentil, serviable et doux avec lui. XVII Vers la mi-novembre, une huitaine avant l’examen d’Alex, madame Chef-Boutonne dit à madame Dieulafait d’Oudart: --Voyons, ma chère amie, voulez-vous être raisonnable? --De quoi s’agit-il? --De votre fils, cela va sans dire. Vous savez l’intérêt que je porte à ce cher enfant. Voulez-vous, oui ou non, qu’il soit reçu?... Bon!... Venez avec moi faire un brin de cour à monsieur le doyen... un vieil ami à nous... Ce n’était pas sans raison qu’elle prenait des précautions oratoires pour aborder la question d’une visite au doyen. Solliciter une faveur humiliait madame Dieulafait d’Oudart; reconnaître qu’elle avait besoin de solliciter la blessait. Par une contradiction singulière, elle confessait que la protection des Chef-Boutonne, puissants par leurs relations, serait indispensable à son fils:--c’était une manière de providence, préétablie, dont le secours vous est dû, pour ainsi dire, en vertu d’un contrat dont on ne cherche pas l’origine;--mais mettre en branle sa providence, l’assister par un acte efficace, à son avis, c’était déchoir. --Écoutez, ma chère, non! dit-elle, je n’aimerais pas, je l’avoue, mendier l’indulgence d’un jury d’examen pour mon fils, qui, tout compte fait, n’en a peut-être pas absolument besoin... Ce pauvre Alex a été ajourné en juillet!... Eh! mon Dieu! c’est un accident qui put arriver à tous les candidats. N’oublions pas qu’il était à l’hôtel, seul, dans les conditions les plus fâcheuses pour le travail. Dorénavant... Madame Chef-Boutonne l’interrompit: --C’est parfait, ma chère amie, c’est parfait! Je n’insisterai pas, comme bien vous pensez, pour vous entraîner à commettre la petite infamie que j’ai eu l’imprudence de vous proposer... --Ma bonne! ma bonne! qui vous parle d’infamie? Voyons! je vous dis simplement: «J’aime autant ne point recourir à ce procédé, parce qu’il n’est pas prouvé qu’il soit indispensable...» Après un second échec, nous verrons... --Eh bien! nous verrons après un second échec!... Prenez acte, toutefois, de ceci, ma chère, que je vous ai offert le «procédé»,--puisque procédé il y a,--qui était en mon pouvoir. L’influente amie était piquée! Par bonheur, madame d’Oudart comprit qu’une telle femme, interrompue en son bel élan tutélaire, ferait une chute mortelle si, bon gré mal gré, l’on ne secondait sur l’heure l’envie qu’elle avait de faire valoir ses moyens. Hilaire Lepoiroux, pour une fois, fut utile aux Dieulafait d’Oudart: qu’il est donc aisé de solliciter pour qui ne porte pas votre nom!... --Vous concevrez, dit-elle, que je ne veuille user de votre crédit qu’avec une certaine discrétion, car j’aurai trop d’occasions d’y recourir... Ces paroles convenaient à madame Chef-Boutonne. --Il est naturel, dit madame d’Oudart, de s’occuper de ceux qui ont des besoins plus pressants que les nôtres... J’avais à vous parler, ma chère amie, de mon jeune protégé, Hilaire Lepoiroux... Elle exposa le cas d’Hilaire. Obtenir une bourse pour l’infortuné et intelligent étudiant serait une bonne action. --Mais, dit madame Chef-Boutonne, les bourses s’obtiennent au concours! --Sans doute!... Mais vous ne me ferez pas croire que si vous juriez d’y mettre la main... --Oh mais! oh mais!... ce n’est pas si aisé! --A la Faculté des lettres, qui donc de ces messieurs n’est pas de vos amis? --A la Faculté des lettres, ces messieurs sont justes, comme ailleurs. --Insensibles à l’éloquence? --Savez-vous bien, ma belle, que vous me demandez beaucoup! --On n’importune que les riches! --Eh bien! eh bien!... fit madame Chef-Boutonne en souriant, il faudra me donner les nom et prénoms de ce jeune homme... très exactement!... --Ah! ma bonne amie, quelle gratitude vous aura la pauvre veuve Lepoiroux!... Elles se quittèrent en fort bons termes. XVIII Dans le moment qu’Alex allait subir son examen, et alors que sa mère plantait chaque matin un cierge allumé sur le plateau à dents pointues d’une petite chapelle de l’église Saint-Sulpice, dédiée à saint Alphonse de Liguori, Alex, lui, était perplexe et tracassé. Et ce n’était point la préparation à l’examen qui l’agitait de la sorte, mais bien une question à résoudre: s’abandonnerait-il ou non à l’«irrésistible attrait» qu’il éprouvait pour Raymonde? Certes il avait décidé que non. En effet, d’abord il aimait beaucoup Louise qui était une petite amie charmante, ensuite Raymonde était une jeune fille digne de faire un mariage convenable, et destinée sans aucun doute à le faire, puisque déjà il n’eût tenu qu’à elle de devenir madame de Bérébère, ou bien la femme du jeune homme rougeaud qui apprenait à danser chez le professeur et madame Denis. Mais, d’autre part, Raymonde, qui avait bien la tête de plus que Louise, était aussi brune que Louise était blonde; elle devait avoir une gorge et des jambes de déesse; elle était dépourvue de l’esprit espiègle de Louise, et l’on se fût ennuyé peut-être une journée entière avec elle, mais elle paraissait affamée de tendresse; mais son humeur, plus sombre, avait un charme aussi; mais il y avait quelque péril à devenir son amant... Il en faut moins pour qu’un jeune homme prenne un parti déraisonnable!... Alex allait au cours de danse avec une régularité dont le louait sa mère et qu’applaudissait madame Chef-Boutonne. --Il n’est guère mondain, pourtant! disait madame d’Oudart. --Il le devient, vous le voyez! disait son amie. --Oh! que cela m’étonne! En peu de temps, Alex était passé «le meilleur élève» chez monsieur et madame Denis, et, bien que, en adoptant le groupe de madame Proupa, il se fût aliéné le groupe ennemi, il fréquentait l’un et l’autre, obliquement regardé des mères, mais agréable aux filles, à deux ou trois jeunes femmes d’état incertain, qui venaient là, aux messieurs mêmes, à cause de son caractère sympathique, et enfin à madame Denis, pour l’ornement que sa personne apportait au cours de danse. Madame Proupa, tout avertie qu’elle fût qu’Alex ne serait point son gendre, ne le boudait pas et, devant le monde, tirait vanité de l’amitié du jeune homme, bien que l’on clabaudât fort. Les langues étaient menées par une dame Coincœur, mère d’une fillette de quatorze ans, et qui se couvrait les yeux lorsqu’Alex valsait trop près de la belle gorge de Raymonde. Elle prétendait que la danse était parfois d’une immoralité répugnante et que, si sa fille n’eût été encore une enfant, elle ne l’eût point amenée deux fois là; mais, par bonheur, Myrtille, à son âge, n’avait pas l’idée du mal, «le cher petit ange»!... Lancée par l’exemple de sa mère dans la veine des mauvais propos, le cher petit ange ne tarda pas à renchérir, de sa voix aigrelette, sur les calomnies que madame Coincœur répandait, et cette pomme verte s’en allait, buttant de droite et de gauche, et suintant des acidités à vous allonger les dents. On riait; on répétait, et quelque chose en demeurait, qui rongeait les esprits. Ainsi Raymonde, dont l’emploi à la maison d’éditions classiques faisait vivre sa mère, s’étant vantée récemment d’une augmentation d’appointements,--de cinq francs par mois,--on affirma qu’elle s’était donnée au secrétaire général, un vieux laid rendu hideux par une grosse loupe à la tempe, et qu’un élève du cours de danse avait surnommé «Riquet-à-la-Loupe». Le nom de «Riquet-à-la-Loupe» courait comme «le furet du bois, mesdames!» le long des banquettes de la salle Denis. Raymonde sut que l’on appelait ainsi le secrétaire général, et fut des premières à en rire. On la trouva «très forte»; on dit qu’«elle ne perdait pas la carte». Puis elle fit observer naïvement que, si l’on venait à apprendre que monsieur le secrétaire général était tourné en dérision autour d’elle, cela pourrait lui être, à elle, très préjudiciable. On jugea qu’elle avait du toupet; quelqu’un dit que c’était tout bonnement du cynisme. Et Myrtille allait de l’un à l’autre demandant: «Et vous, est-ce que vous embrasseriez une loupe?...» L’innocence d’une telle question désopilait la rate de madame Coincœur. A Alex seul Myrtille ne parlait jamais. Quant à lui, il la négligeait, comme trop jeune, et ne dansait point avec elle. Madame Denis lui confia qu’elle aimait que ces messieurs ne fissent point de jalouses: Alex invita mademoiselle Coincœur. Mais la fillette, surprise, tout à coup pâlit, balbutia, ne répondit rien; et ses yeux chaviraient, quand, par un effort d’une volonté de petit diable, elle se fit au bras un pinçon; la douleur la ranima, et elle dit: --Le pas de quatre? Oui, monsieur. Alex s’assit à côté de madame Coincœur, qui le pria d’excuser la timidité de sa fillette: --Elle n’a pas l’habitude du monde, disait-elle, et, à son âge, elle a l’innocence du jour de sa première communion... Je suis d’avis, monsieur, d’élever les jeunes filles très sévèrement... Pour le piano et le chant, par exemple, elle en remontrerait à toutes les demoiselles qui sont ici... Ceci soit dit sans intention d’offenser personne!... Mademoiselle Proupa, cela va sans dire doit être d’une belle force en tout... --Mademoiselle Proupa n’est pas musicienne. --Ah!... Eh bien! voyez, je n’en savais rien... Quand on voit une jeune fille jolie et développée, on se figure toujours qu’elle a toutes les qualités. Mon Dieu! la musique et les arts ne sont pas nécessaires pour faire son chemin dans la vie; mais tant qu’à séduire l’homme, comme m’a dit cent fois mon pauvre mari,--puisque c’est le rôle de la femme, n’est-ce pas vrai, monsieur?--mieux vaut encore les moyens de la bonne société... Alex n’entendait aucunement malice; il dit: --Par la musique on se rend agréable à tout le monde. Et il offrit le bras à la jeune Myrtille pour danser le «pas de quatre». Myrtille semblait butée à ne point lui parler; il tint à honneur de lui tirer quelques mots, tout en levant la jambe avec elle, en cadence, par un des gestes les plus niais que l’humanité désœuvrée puisse inventer. Il lui dit, plaisantant à demi, qu’il avait lieu de n’être pas flatté, car il avait bien remarqué qu’avec d’autres elle n’avait point la langue dans sa poche. --Ah! dit Myrtille, on n’aurait pas cru que vous ayez jamais fait attention à moi! Il protesta, il dit qu’elle avait, tel jour, une robe rouge, et qu’un soir elle était venue sans natte, ce qui lui allait beaucoup mieux... C’était une petite rouée, mais un compliment sur sa personne physique lui faisait perdre tous ses moyens. On la regardait danser avec Alex: elle se troubla et, tout à coup, se monta la tête. Elle dit: --N’est-ce pas? le catogan me va cent fois mieux? --Cent fois mieux, dit Alex. --Adieu la tresse! fit-elle. --Vous l’abandonnez? demanda Alex, indifférent. --Plutôt que de reparaître avec mon cordon de sonnette, j’aimerais mieux me faire couper les cheveux ras! Alex, sans penser à rien, levant la jambe en cadence: --Ce serait bien dommage, mademoiselle! Mais sur la fillette tous les mots portaient: --J’aurais cru, dit-elle, que vous n’aimiez que les cheveux noirs. --Pourquoi? dit Alex. --Oh!... pourquoi... ne me le demandez pas. Alex commença à comprendre; du moins, il découvrit que la gamine était coquette. Mais, comme elle ne l’intéressait guère, et pour s’épargner le soin de mesurer ses paroles, il se taisait. Ce fut Myrtille qui reprit: --Ah bien! si on m’avait dit que je lui ferais ce soir mes adieux!... --A qui? --A ma natte, donc! --Ah!... dit-il, en riant; vous y joindrez les miens. Mais la petite était sérieuse; elle répliqua: --Ne riez pas! ça va être la guerre, à la maison. Plus de natte dans le dos, c’est maman vieillie de dix ans!... C’est elle qui tient à ce que j’aie l’air d’une gosse. --Oh! dit Alex; mais, mademoiselle, il ne faut pas faire du chagrin à votre maman! Elle le regarda, avec la gravité prématurée d’une amante, en levant les yeux très haut: ils faisaient un pas de polka et sa tête d’enfant touchait la poitrine du jeune homme. Elle dit: --Vous vous en fichez, que je sois en catogan ou en natte. --Comment! Comment!... Alex bégayait, la polka s’achevait; Myrtille, par dépit, calcul secret ou simple habitude de médisance, glissa à son cavalier ces mots, d’allure sibylline: --Méfiez-vous des cheveux noirs: ils ne sont pas propres!... Alex fut laissé sur ce louche avertissement, qui avait la concision et le tour des formules de tireuses de cartes. Il haïssait, d’instinct, le mystère et les ragots, mais fut frappé par la phrase augurale de mademoiselle Coincœur. Comme tous les jeunes gens, il tenait ses amis fidèlement au courant de ses aventures amoureuses. Fleury, Houziaux, Givre et le Grec Thémistocle connaissaient par ouï-dire Raymonde, le groupe Proupa, Riquet-à-la-Loupe et les perplexités d’Alex. Il leur rapporta l’avertissement de Myrtille, qui lui semblait de nature à lever ses scrupules touchant la conquête définitive de la belle aux «cheveux noirs». Tous, à l’exception de Fleury, qui était un sentimental, méprisaient les femmes, sauf leur mère, leurs sœurs et l’être angélique, indéterminé, la jeune fille «bien élevée», qui serait un jour leur fiancée, leur femme, la mère de leurs enfants. Éperdument crédules à la plus médiocre démonstration amoureuse faite à leur profit particulier, ils taxaient, _a priori_, de pure hypocrisie, ou de calculs machiavéliques, toute entreprise galante, en général, d’où qu’elle vînt, fût-ce d’une Raymonde, qui avait des apparences d’honnêteté, et à quelque personnage qu’elle s’adressât, fût-ce à Alex qui, notoirement, possédait la faveur des femmes. Un conseil fut tenu, un mercredi soir, chez Alex, qui décida à l’unanimité--Fleury lui-même ayant opiné dans ce sens, mais pour des raisons différentes--que la seule attitude digne était la charge à fond de train. Thémistocle, toutefois, qui avait la prudence d’Ulysse, crut devoir avertir don Juan des «conséquences judiciaires» de son acte, et, par là, cette assemblée nocturne d’étudiants, traitant l’amour à la française, se termina par la discussion d’un point de droit, qui, du moins, fut profitable à Alex. XIX La prochaine réunion chez le professeur et madame Denis tombant la veille de l’examen, madame d’Oudart supplia son fils d’y manquer et de consacrer cette soirée à récapituler ses matières. Il y consentit, à la condition qu’on invitât le Grec, qui l’interrogerait, l’égaierait, l’empêcherait de s’endormir sur ses bouquins. Le Grec vint, interrogea, égaya et se retira fort tard, en disant avec son doux zézaiement et la connaissance qu’il avait des familiarités du français: --Le diable m’emporte, madame! il est fiçu de passer! Madame d’Oudart, qui acceptait toutes les libertés de langage, sourit, sans grande foi, mais eut, à cause de cette parole, la nuit meilleure. Elle était sortie, le lendemain matin, pour entendre la messe à l’intention d’attirer les faveurs célestes sur l’épreuve que devait subir son fils, lorsque celui-ci, rue Férou, en subit une assez inattendue. Avant huit heures, la bonne entra précipitamment dans la chambre d’Alex et dit: --Monsieur, sautez vite: c’est une dame qui veut vous parler, à vous, pas à Madame! --Une dame? fit Alex, somnolent encore. --Une belle dame, dit Noémie, en dessinant des courbes devant sa poitrine. Il s’habilla nonchalamment, et pénétra dans le salon. Il y reconnut Raymonde, et fut stupéfait. --Pardon! pardon! dit la jeune fille, il ne faut pas interpréter ma démarche, monsieur Alex... Au point où j’en suis, on ne calcule plus... J’en ai fini avec la vie, telle que vous me voyez: j’ai seulement voulu que vous sachiez que je ne suis pas celle que l’on vous a dit... --Que l’on m’a dit?... --Oh! ne faites pas l’ignorant! Vous savez tout... La preuve en est que vous n’êtes pas venu hier soir au cours de danse: vous ne voulez plus me voir, j’en ai la certitude... Après ce qu’on vous a dit de moi, je ne vous en veux pas, allez!... Mais ce n’est pas vrai! ce n’est pas vrai!... C’est abominable ce qu’on a dit de moi!... Oh! est-il possible qu’il y ait des gens si méchants!... Un sanglot l’étouffa, puis les larmes jaillirent: elle ne se maîtrisait plus. Alex pensait tout haut: --Mon Dieu! mon Dieu!... si ma mère rentrait!... Raymonde dit, entre des hoquets: --Tant pis, monsieur Alex!... Votre mère ne peut pas être inhumaine: elle comprendra... Je sais bien que je risque de la rencontrer, mais au point où j’en suis!... Je vais me tuer, monsieur Alex... --Vous tuer! Raymonde!... Son nom sur la bouche d’Alex, son nom tout seul, non précédé de «mademoiselle», elle l’entendait!... Elle en écouta la musique; et elle ne dit plus rien. Elle regardait le jeune homme, et, de ses yeux, les pleurs coulaient comme des rivières. Elle dit: --Oh!... oh!... laissez-moi pleurer! Alex craignait de voir arriver sa mère. Et il se souvenait que l’avant-veille, dans cette même pièce, on avait traité cavalièrement des femmes en général et de cette belle fille en particulier. Il se jugea garanti, par le masque tragique que présentait la figure de Raymonde, contre tout danger d’abuser chez lui de la présence d’une jeune fille: tant de larmes, d’ailleurs, ne portent guère à la volupté. Il s’inclina vers Raymonde, lui prit la main et lui dit: --Venez, je crains d’être obligé de donner des explications à ma mère... Elle comprendrait, je ne dis pas non, mais aujourd’hui elle est préoccupée parce que je passe mon examen. --Votre examen!... mais vous ne nous en avez pas parlé!... --Cela n’avait guère d’importance. Elle fut frappée: --Votre examen!... dit-elle, mais c’est pour cela que vous n’êtes pas venu hier soir. --C’est pour cela. --Et vous ne le disiez pas!... Pourquoi ne m’en avez-vous pas avertie tout de suite?... Vrai? bien vrai? c’est pour cela, monsieur Alex, oh! répétez-le! Il le répéta. Il s’étonnait qu’on fît de son absence une affaire. Sa jeunesse insouciante admirait qu’un pas fait par lui en avant, ou bien fait en arrière, pût au loin mettre une âme à la torture. Il aurait pu ajouter: «On m’a obligé à rester là, hier soir», mais il n’avait pas encore atteint la maturité qui vous inspire le mot qui convient à consoler un être souffrant; à peine concevait-il qu’on souffre. Il dit seulement: --Parlons bas! Inquiet, décidément, il entraîna Raymonde. Elle n’accordait aucune attention aux lieux ni aux objets extérieurs. Une idée la tenait, à savoir qu’Alex était sensible aux calomnies répandues contre elle. Alex la considérait. Il pensait: «Elle est bien jolie; mais pourquoi se faire tant de peine?...» Il regardait sa belle gorge qui moulait le «jersey», comme un linge humide, la longue régate de satin noir tombant d’un faux col d’homme, et où deux raies de lumière, parallèles, vacillaient au gré des soupirs, une épingle de camelote, la ceinture de cuir, un peu défraîchie, mais qui sanglait une si mince taille entre tant d’ampleurs.--Et il eût aimé à se trouver, ainsi, avec elle, en tout autre endroit. Elle disait: --Si vous croyez que je ne vous ai pas vu, l’autre soir, quand vous avez eu fini de danser avec la gosse!... Vous n’étiez plus le même... Oh! oh! je la connais, votre figure! Vous n’étiez plus le même: vous aviez l’air mauvais. Qu’est-ce qu’elle a bien pu vous insinuer, la petite vermine? Oh! il n’y a pas que moi qui m’en suis aperçue; maman m’a dit en montant l’escalier, à la maison: «Brosse-toi, ma fille, on t’a encore traînée dans la boue...» Et l’autre, donc, le rasé, vous savez, qui voit tout, qui entend tout!... et quand on m’a maltraitée, je m’en aperçois: il est plus tendre avec moi, et plus hardi. On dirait que ça lui profite!... L’âme légère d’Alex n’échappait pas complètement au pouvoir de ces paroles douloureuses livrant le secret de la vie d’une jeune fille pauvre; mais, à mesure que la compassion le gagnait, il en était incommodé, parce que ce sentiment ne s’accordait pas avec celui qu’il éprouvait pour Raymonde: il la désirait d’autant mieux qu’il était plus touché par sa condition déplorable. Il disait, pour la tranquilliser: --Vous imaginez-vous que je crois tout ce qu’il plaît à ces pies borgnes de raconter? --Il suffit qu’on vous le raconte!... A d’autres, passe encore! On n’en meurt pas, et le monde est si méchant qu’il faut bien s’y faire; mais, à vous, je ne peux pas souffrir qu’on dise de moi des horreurs. Je ne le peux pas; j’aime mieux mourir... Tout ce qu’on a pu vous dire est faux, monsieur Alex, faux, faux! Je vous le jure!... En criant: «Je vous le jure», elle leva la main comme pour prêter serment, et atteignit son chapeau qui pivota autour de l’unique épingle fixée en arrière, dans son lourd chignon. Alex sourit, en la voyant un peu décoiffée, et il regarda ses beaux cheveux d’un noir de jais et ses yeux bruns, humides. Et, tout à coup, il la baisa à pleines lèvres. En même temps, d’un geste habituel, il tirait l’épingle du chapeau: épingle et chapeau tombèrent. Et il affolait de baisers cette belle fille amoureuse, tout en s’affolant lui-même à seulement toucher de la main ce jersey plein et tendu à rompre par les derniers soulèvements des sanglots. Elle n’éprouva aucune honte et eut la rare vertu de ne pas feindre d’en éprouver. Elle était venue sans préméditer, assurément, une telle conclusion à son entretien, mais non pas sans savoir qu’elle s’y exposait. Se donner à l’être charmant qu’avaient choisi son cœur et ses désirs ne lui paraissait pas un indigne parti; tout au contraire, quelle beauté que cela, quelle suavité et quelle pureté! Les baisers d’Alex, ah! quel torrent d’eau limpide, et qui lui lavait le visage! Qu’elle était loin, maintenant, la peur des dégoûtants contacts dont la malice de femmes ennemies l’avait voulu souiller!... Par-dessus tout, Alex savait qu’elle n’avait appartenu à nul homme. Et elle se sentait radieuse, fière, prête à crier partout son amour triomphant. Elle oubliait tout ce qui n’était pas de cet heureux matin: la méchanceté humaine, et la mort même qu’elle avait souhaitée. Une seule chose demeurait pour elle: quelques minutes de poésie dont sa vie serait à jamais parée. Et pour celui qui versait tant de poésie une seule chose demeurait: le souci d’éviter que sa mère surprît la présence de Raymonde. Deux pensées, mais bien légères, alternaient avec le souci; l’une était sceptique: «Les femmes sont faciles», et l’autre chagrine: «Le jour, pour en profiter, est vraiment mal choisi!...» Mais tout se termina à souhait: Raymonde put s’évader avant que madame d’Oudart fût revenue de la messe; et Alex, étonné que des choses si imprévues et si tumultueuses eussent pu se passer en un temps si court, s’étendit et fit un somme... Il était convoqué à l’École de droit pour l’après-midi. XX Il fut reçu. Ce résultat surprit tout le monde: le candidat tout le premier; sa pauvre maman, malgré la messe matinale et bien qu’elle eût brûlé beaucoup de cire auprès des autels; le Grec Thémistocle, quoiqu’il eût quasi annoncé le fait; enfin madame Chef-Boutonne dont on avait dédaigné l’appui. Il n’était pas reçu brillamment, certes, mais il était reçu. Nul ne l’avait jamais vu travailler, et il était reçu. Nul favoritisme n’était intervenu, et il était reçu. Cet infiniment petit désordre social dérangea les esprits. Madame Chef-Boutonne, pour aboutir à une fin identique,--à quelques mois près,--se donnait autant de mal que son fils; elle voyait vingt personnes influentes, elle payait trente-six heures de fiacre; elle était sur les charbons ardents, une année entière. Madame d’Oudart conclut de l’événement que son séjour à Paris était profitable à Alex, et qu’Alex possédait en lui des ressources que l’on s’était trop empressé de nier pour un pauvre petit échec, au mois de juillet. Quant à Alex, il pensait: «C’est épatant!...» L’un de ses amis lui dit: --Toi, mon vieux, tu es un type à avoir touché une mascotte! Alex répondit sans sourire: --C’est épatant! Avec cela, Alex n’allait pas se trouver trop en retard sur Paul Chef-Boutonne: on était à la fin de novembre; les cours commençaient à peine; les deux jeunes gens gagneraient ensemble, l’été prochain, leur diplôme de bachelier en droit. Quel doute avoir sur l’issue de cette seconde année, puisqu’en si peu de temps à Paris, près de sa mère, Alex avait rattrapé une année gâchée à l’_Hôtel Condé et de Bretagne_? Allons, la méthode était bonne. Madame d’Oudart releva la tête, un peu haut, comme toutes les fois qu’on la relève, et elle se dit: «Ah çà, voyons! Paul Chef-Boutonne suit, en même temps que les cours de droit, ceux des Sciences politiques, où il se prépare au concours de l’auditorat au Conseil d’État: pourquoi Alex, avec les facilités qu’il a, n’en ferait-il pas autant? Le travail est un jeu pour lui: qu’il assiste aux cours; qu’il écoute; qu’il cause avec M. Thémistocle, et nous verrons de quoi il retourne!...» C’est pourquoi Alex fut inscrit à la docte École de la rue Saint-Guillaume, moyennant un versement de trois cents francs, renouvelable par année, et une visite au directeur, qui sourit finement, imperceptiblement, quand on lui dit qu’Alex était tout frais reçu à ses examens de droit, «en novembre», mais qui fut jugé un homme tout à fait supérieur. En le quittant, et après avoir visité une maison si bien tenue en ses vestiaires, ses lavabos, ses salles où le drap vert abonde, et située, avec tant de tact, à la frontière du quartier le plus aristocratique et du quartier le plus savant, madame d’Oudart se sentait rehaussée et déjà savourait la joie orgueilleuse d’avoir un fils participant à tant de science et de correction. Alex s’en aperçut bien, et lui dit: --Ne t’emballe pas, maman. Mais elle ne put se retenir: --Enfin! ils ne nous la corneront plus aux oreilles, leur École de la rue Saint-Guillaume. Nous aussi nous en sommes! Alex dit: --Paul y aura toujours une année d’avance sur moi. --Mais, répliqua madame d’Oudart, comme il ne s’agit pas là de passer de vulgaires examens, mais d’être des cinq ou six premiers au concours, il échouera au premier concours, avant que tu t’y sois présenté: voilà son avantage! Alex regardait sa maman, tout en revenant par le boulevard Saint-Germain, et cela l’amusait de la voir guillerette et optimiste. Il voulut lui offrir un baba chez un pâtissier, «sur ses économies». --Sur tes économies! dit-elle, parlons-en! Ils entrèrent chez le pâtissier. Elle avait les yeux plus humides que le baba qu’elle mangea. Elle admirait son fils, comme un homme aimé; et quand les femmes avaient le regard accroché, un instant, par sa moustache et retenu par sa jolie figure, le bonheur maternel lui soulevait la poitrine; elle y portait la main. Elle manifestait son contentement comme elle pouvait; elle dit à son fils: --Qu’est-ce qui te ferait plaisir? Il haussa les épaules, gentiment, et dit: --T’es bête!... Elle ne voulut pas qu’il payât. Elle lui mit dans la main un louis. Il lui rendait la monnaie: --Non, non, garde! dit-elle. Elle ajouta: --Écoute! si tu voulais être gentil, par exemple, là-dessus, tu paierais le prix d’un télégramme au grand-père Lhommeau; comme cela simplement: «Inscrit Sciences politiques». Alex trouvait cela fou. Il fit observer en riant: --C’est bien laconique. Si nous ajoutions: «moyennant trois cents francs»? Mais elle ne saisit pas l’ironie; elle dit: --Mets-en aussi long que tu voudras, grand panier percé! Les heureux moments!... XXI Madame d’Oudart, ayant quitté son fils, gagna la rue de Grenelle et alla sonner chez madame Chef-Boutonne, à qui elle raconta, tout chaud, ce qu’elle avait fait. Madame Chef-Boutonne dit sèchement: --C’est très bien. A quoi madame d’Oudart reconnut qu’une heure avant de se présenter chez M. le directeur de l’École, il eût peut-être été temps encore d’informer son amie de ce qu’elle se proposait de faire, mais que lui venir narrer la chose accomplie était une faute. --Je n’osais point parler de ce projet, dit-elle, tant qu’Alex n’en avait pas fini avec ses épreuves de droit, et, d’autre part, le temps presse, puisque les cours... Madame Chef-Boutonne interrompit et répéta: --C’est très bien. Cette pauvre madame d’Oudart s’affaissa tout à plat. Madame Chef-Boutonne avait précisément à annoncer à son amie qu’elle s’était «mise en quatre» pour le jeune Lepoiroux et que ses démarches aboutissaient à l’issue la plus heureuse. Qui donc avait-elle été voir? Mais, monsieur le vice-recteur, tout bonnement, de qui l’obligeance, en l’occasion, s’était montrée vraiment exquise: le jeune Lepoiroux pouvait être assuré d’obtenir de l’État la faveur demandée. --Voilà! dit-elle, ayant rendu compte de sa mission. Elle parut magnanime. Le «service» tombait de si haut que madame d’Oudart se demanda si elle n’eût pas préféré payer de sa poche les études complètes d’Hilaire. Cependant elle se confondit en actions de grâces, se leva et embrassa son amie. --Je vais écrire cette bonne nouvelle à Nathalie Lepoiroux, dit-elle; elle ne saura comment vous remercier! XXI Madame Lepoiroux sut parfaitement comment remercier madame Chef-Boutonne. Elle prit la peine de lui écrire, en même temps qu’à madame d’Oudart, une lettre identique, à quelques termes près, et de ce ton impersonnel, lointain, propre aux œuvres dictées à une personne étrangère et mises au point ou embellies par celle-ci, ce qui excusait la version unique, et aussi, en quelque sorte, l’audace de certaines périodes. Madame Lepoiroux affectait d’être illettrée et se refusait à adresser à ses protectrices un spécimen de son écriture défectueuse. Quelqu’un «prenait la plume» en son nom, et, après quelques termes de la plus humble gratitude pour l’obtention de la bourse à la Faculté des lettres, laissait entendre qu’«un allègement aussi inattendu» aux dépenses dont madame d’Oudart avait «accepté la charge», pourrait,--«n’est-il pas vrai, madame?»--permettre à une si généreuse personne de faire les frais de l’inscription d’Hilaire à l’École de droit, par exemple... Le jeune Lepoiroux, affirmait-on, promettait de cumuler les deux études, et de «rapporter triomphant à sa ville natale les diplômes superposés». Ici, une objection était prévue: la «ville natale» eût pu, en effet, contribuer à ce supplément d’études d’un sujet si éminemment propre à lui faire honneur; mais fallait-il «répéter à la bienfaitrice qui, en plaçant jadis le jeune Hilaire dans un établissement congréganiste, s’était si héroïquement engagée à en supporter toutes les conséquences», fallait-il lui rappeler que «la tristesse des temps» ne laisse pas l’espoir de trouver en province «la haute impartialité» dont l’État avait fait preuve en Sorbonne?--«si toutefois nous ne devons pas en attribuer le mérite entier, madame, à votre toute-puissante intervention». Madame d’Oudart jugea le procédé cavalier. L’appétit de la veuve Lepoiroux était franchement sans pudeur. --Prétendre, s’écriait madame d’Oudart, que j’ai «accepté la charge» des frais d’études de ce morveux, ah! ceci, c’est de l’outrecuidance!... Et quand donc me suis-je engagée?... quand donc?... que l’on me le dise!... Et puis, voyons, sérieusement, une École, est-ce que ce n’est pas assez?... Mais non! aujourd’hui, il en faut deux; il en faut trois!... --Rappelle-toi, lui disait Alex, les histoires, au collège, à propos du chocolat de la Compagnie coloniale: Hilaire en voulait manger parce que j’en mangeais... Madame Chef-Boutonne communiqua sa lettre à madame d’Oudart; madame d’Oudart lui tendit la sienne. Madame Chef-Boutonne ne fut pas flattée que l’on confondît le rôle qu’elle avait joué avec celui de madame d’Oudart: la «toute-puissante intervention», notamment, appliquée à l’une comme à l’autre protectrice, avait du comique!... Madame d’Oudart fut froissée de ce que, pour une visite au vice-recteur, madame Chef-Boutonne se fût attiré le titre de «bienfaitrice» des Lepoiroux, qui, à elle, lui coûtait si cher. Peu s’en fallut que la lettre commune n’aliénât à la veuve Lepoiroux ses deux destinataires. --Eh bien! ma belle, dit madame Chef-Boutonne, voilà, ou je ne m’y connais pas, un attentat, en plein jour, à la propriété; c’est à votre bourse qu’on en a!... --J’y suis faite, dit madame d’Oudart, voilà vingt ans que cela dure... --Vingt ans!... --Je ne m’en vante point, mais... Madame d’Oudart crut à propos d’édifier son amie par une chronique complète, depuis les origines, de la famille Lepoiroux, dont elle ne tirait, à vrai dire, nulle vanité, en temps ordinaire. Elle dit, sans rien farder, le rôle providentiel des Lhommeau et Dieulafait d’Oudart. Et, puisque c’était bien une rivalité de providences que la lettre commune établissait aujourd’hui en faveur des Lepoiroux, ce récit juchait madame Dieulafait d’Oudart au degré justement dû--que diable!--à la constance de ses sacrifices. --Bravo, ma bonne! dit à madame d’Oudart son amie. Je vois bien que la cause de l’infortunée Lepoiroux est gagnée: ce n’est pas en si beau chemin que vous refuserez une nouvelle aumône!... Et madame d’Oudart pensait que si, par hasard elle refusait son aumône, madame Chef-Boutonne était femme à offrir la sienne. Peu s’en fallut que la lettre commune ne gagnât aux Lepoiroux un peu plus qu’ils ne demandaient! XXIII Madame Chef-Boutonne voulut connaître Hilaire Lepoiroux. Hilaire l’alla voir, à la sortie d’un cours, portant à la main ses livres et cahiers étranglés par une lanière, comme un bambin qui revient de l’école. Le pauvre garçon ne payait pas de mine. Lamentable d’habit et de visage, il n’était toutefois pas timide; c’était un être à répondre avec l’aplomb d’un tribun devant le plus solennel appareil d’examen, mais à vous prendre, en bonne compagnie, l’air d’un crétin de montagnes. Il souriait; il vous regardait, de cette manière qu’ont en commun le chien qui va bondir et le fort en thème attendant la «colle». Point de colle, et votre Hilaire s’affaissait, désappointé, déçu, grincheux et rancunier comme si l’on s’était permis à son égard une mauvaise plaisanterie. Madame Chef-Boutonne n’eut pas à se louer de l’entrevue; mais, comme elle avait, dès auparavant, décrété qu’Hilaire était digne du plus vif intérêt, elle le trouva «original», dit que c’était «quelqu’un», et, afin que son fils aussi le connût, invita Hilaire au dîner de baptême du bébé Beaubrun. Madame d’Oudart dut conduire Hilaire à la _Belle-Jardinière_, et le pourvoir d’un habit, d’un plastron rigide, d’une cravate blanche. Elle maugréait bien un peu; au cours de ses achats, elle le tarabustait, lui disait: --Mais, mon pauvre garçon, tâche donc d’avoir l’air moins emprunté!... Et puis, tout à coup, l’excessive disgrâce d’Hilaire l’apitoyait; et elle lui achetait, par surcroît, une parure de boutons en nacre à fils d’or, des souliers vernis, un «chapeau claque». --Mon garçon, lui dit-elle, tu monteras dans un fiacre, en sortant de chez toi, pour que tu n’aies pas de la boue jusqu’aux genoux, et tu viendras nous prendre à la maison. Hilaire vint en fiacre, en effet, mais avec ses souliers crottés, parce qu’il les portait depuis le matin, ainsi que le plastron empesé; la cravate blanche exhibait au-dessus du col d’habit son élastique et son agrafe de métal. Alex riait. Hilaire n’était nullement incommodé. Il semblait absorbé: il dit qu’il préparait mentalement une leçon sur Boileau. --Mon garçon, dit madame d’Oudart, il faut être avec les gens qui vous font l’honneur de vous adresser la parole. Il avait assisté, dès son inscription, aux cours de droit: il demanda à Alex, qui avait fait, l’an passé, les mêmes études, quelques renseignements sur les professeurs. --Ah bien! mon vieux, dit Alex, si tu crois qu’on te mène en sapin pour que tu nous parles de ces bonzes-là!... --Dans le monde, mon garçon, dit madame d’Oudart, il faut s’efforcer d’être homme du monde: on ne vit pas pour savoir par leur numéro les articles du Code, et il y a d’autres gens, Dieu merci! que ceux qui vous enseignent ces choses arides. Hilaire souriait: il avait acquis le dédain le plus absolu de tout ce qui n’était pas matière d’examen. Il se tint assez proprement à table, ayant appris chez les Pères une certaine décence de gestes; mais il avait coutume de lire en mangeant, et, faute d’un Boileau, il s’exténuait à déchiffrer l’analyse des eaux sur une bouteille de la source Cachat. Et quand il eut achevé sa lecture, il la recommença; puis il guigna de l’œil quelque bouteille d’une autre source, afin d’avoir quelque chose à lire. Il fallait qu’il lût. Il n’écoutait point ce qu’on disait autour de lui. Seul, un professeur, dans sa chaire, valait d’être entendu. Il avait, d’ailleurs, le mépris des femmes. Il trouvait le temps long, et d’autant plus qu’il avalait tout d’une goulée, comme un dogue; après quoi il s’ennuyait. Il bâilla même, mais crut l’honneur sauf, du moment qu’il posait la main devant sa bouche; ensuite il s’essuya les yeux. Après le dîner, pour offrir à son hôte une occasion de revanche, la maîtresse de maison dit à Hilaire: --Oh! oh! jeune savant, je vais vous confronter à forte partie... Où donc est mon fils?... Paul, dit-elle, fais-moi donc le plaisir de tenir tête à monsieur Lepoiroux! Paul, stylé, condescendant et d’une politesse achevée, s’inclina légèrement, sourit et dit, du ton dont il eût demandé à une jeune fille si elle était musicienne: --Alors, vous cumulez les lettres avec le droit, monsieur? Hilaire assujettit son lorgnon, toisa son homme et, à brûle-pourpoint: --Si vous voulez, je vais vous poser une de ces colles!... Paul ne riait qu’à certaines phrases, questions ou reparties auxquelles il est admis que l’on rit. A la proposition d’Hilaire, formulée au milieu des dames qui offraient le café, il ne connaissait point de précédent: son savoir-vivre lui manquait, et il demeura interdit. Sans plus temporiser, Hilaire «lui posait la colle». Des messieurs s’étaient approchés, la tasse à la main, curieux, autour d’Hilaire qui avait eu le verbe un peu haut. Il y avait là M. Beaubrun, le gendre, auditeur de première classe à la Cour des comptes, M. du Périer, membre du Cercle nautique, juge au tribunal civil, M. Chef-Boutonne lui-même, qui gara son petit verre sur la cheminée, mit les pouces aux goussets et dit: «Ah! ah!» quand la question fut nettement établie. Paul hésita d’abord, partit d’un pied, puis de l’autre, s’arrêta, puis fonça sur l’obstacle, dit: --Je la tiens, votre colle!... Et il bafouilla. Il s’agissait d’un point de droit romain, épineux, des matières de première année, et que l’avisé Hilaire, à peine inscrit, avait résolu. Paul, comme Hilaire, apprenait pour fournir à des questions insidieuses telle ou telle réponse dont la sanction est une boule blanche, ou une rouge, ou une noire redoutable, mais son génie était moindre et sa mémoire pauvre; outre cela, la matière était de l’an passé, c’est-à-dire close et scellée par la vertu d’un examen heureux, et jetée pour jamais dans le gouffre sans fond des vanités pédagogiques. Hilaire dit gravement: --Passons à une autre. Car il en possédait plusieurs. Les dames se joignirent aux hommes; on formait cercle; Paul était dans ses petits souliers. Le pis était pour lui qu’il ne voulait pas consentir à ne point savoir: il disait des mots, des mots; il mettait bout à bout les bribes de sa connaissance, et, par un étalage disparate, manifestait, même aux profanes, qu’il n’avait de vraies clartés sur rien. M. Beaubrun engainait son monocle dans l’ourlet de l’arcade sourcilière, en avivant son regard malin; puis, soudainement, le laissant choir, semblait, avec cette lentille, avoir perdu toute intelligence; M. du Périer flattait les basques de son habit; le maître de la maison répétait son «ah! ah!» sur un mode varié, commençant d’ailleurs à trouver la farce de mauvais goût. Ces messieurs prenaient au spectacle l’intérêt qu’inspire un farouche combat, et il n’y manquait pas la crainte qu’un des lutteurs ne se retournât inopinément contre l’assistance!... Ah mais! c’est que cet animal d’Hilaire les eût «collés» tout comme il faisait, pour la seconde fois, le fameux Paul Chef-Boutonne. Alex, indifférent à la joute, causait, en un coin du salon, avec madame Beaubrun, qui se plaisait en sa compagnie. Madame Chef-Boutonne, relevant son face-à-main, dit très haut: --Monsieur Dieulafait d’Oudart, vous vous dérobez! Vous, qui venez de subir tout fraîchement vos examens, voyons un peu si vous allez confondre le terrible monsieur Lepoiroux! --Oh! madame, dit Alex, si Paul n’y suffit pas, c’est moi qui serais confondu! Les mots n’étaient rien: Alex ne cherchait point à s’échapper par une réponse mémorable; mais son air détaché de tout pédantisme donna de l’aise au cercle qui se cristallisait autour des deux champions. On bougea et l’on rit. Et madame Chef-Boutonne jugea qu’il convenait d’être satisfaite de l’attitude d’Alex, modeste, généreuse pour Paul, et qui sauvait celui-ci et Hilaire même, et d’autres peut-être, du ridicule qu’un plus long interrogatoire eût rendu éclatant. Alex ne mettait pas son amour-propre à «confondre» où à ne confondre pas Lepoiroux; et, en se retournant vers sa voisine pour reprendre la conversation interrompue, ne donnait-il pas le meilleur exemple? La famille Chef-Boutonne ne manquait pas d’apprécier l’incivilité du jeune Lepoiroux, ni d’être humiliée de la publique insuffisance de Paul; mais, tel était, dans la maison, le prestige du rat de bibliothèque, que l’on pardonnait à Hilaire le grotesque incident, et que l’image du jeune Lepoiroux, quoique barbare, devait demeurer environnée de cette gloire spéciale qu’on pourrait nommer l’auréole universitaire. XXIV Madame Dieulafait d’Oudart était satisfaite de son fils. Les études d’Alex se poursuivaient, aux yeux du monde, comme celles de tout élève de seconde année. On ne le voyait point se surmener, il est vrai, plus qu’il ne l’avait fait pour réparer son premier échec; mais s’en fallait-il donc alarmer? Non, puisque par cette douce méthode il avait réparé l’échec. Aussi sa mère laissait-elle au jeune homme la liberté la plus large. Et si l’on venait l’interroger à propos de lui, elle disait, répétant une expression familière aux Chef-Boutonne: --Mon fils? mais il «cumule» les études de droit et celles de l’École des Sciences politiques!... Comme Paul et comme Hilaire, Alex «cumulait» les études. Il «cumulait» non moins les relations amoureuses avec Raymonde et avec Louise. Pauvre petite et gaie Louise!... son amant était bien coupable envers elle. Elle ne s’en doutait point, car, malgré sa Raymonde, Alex était pour Louise toujours charmant, et la retrouvait avec le même plaisir... Il n’avait que plaisir avec elle! Elle était sans cesse d’égale humeur; elle voulait tout ce qu’il voulait; elle était heureuse pourvu qu’il fût exact, et, s’il manquait un rendez-vous, elle ne lui témoignait pas, au prochain, qu’elle en avait souffert. Elle ne lui demandait rien, ne désirait rien, ne pouvait rien accepter de lui, que la grenadine au café Voltaire, et, de temps en temps, dans la rue, un bouquet de violettes de deux sous. Mais au jour de l’an, ah! par exemple, au jour de l’an, Louise souffrait qu’on la bourrât de marrons glacés. Pour se procurer ces marrons glacés, un des derniers jours de décembre, à six heures, on passait l’eau. En certaines rues, on osait se donner le bras; en telles autres, déterminées, on adoptait chacun son trottoir: c’était selon le risque que courait Louise de rencontrer quelqu’un du Ministère ou des Gobelins. Des alertes! et des rires! des cris! et des silences!... et des façons de s’ignorer l’un l’autre comme chien et chat, et puis de se blottir l’un contre l’autre lorsqu’on se retrouvait coude à coude! Louise avait un penchant à n’aller que par les rues étroites, à demi sombres et désertes, où l’on se croit tranquilles comme des gens mariés, et où l’ami peut être tenté de vous donner un baiser qu’on refuse; mais elle était également attirée par la lumière et l’agrément des étalages; et elle était talonnée par l’heure rapide qui marche toujours plus vite que les petites employées riches d’une heure de liberté. Alex disait: «Pour revenir, nous prendrons une voiture!...» Prendre une voiture semblait à Louise un luxe, une dilapidation, et elle jouissait de la seule possibilité de commettre pareille folie, avec une crainte délicieuse. Charme des rues de Paris, l’hiver, pour les gens simples à qui tous les plaisirs sont mesurés! Pieds dans la boue, jupes retroussées que soi-même l’on décrottera demain, avant l’aube; parapluie ouvert et refermé; bourrasque, éclaircie soudaines; menaces d’être éborgnée; bousculade de rustre; compliment lapidaire du petit voyou; regards de convoitise et regards d’extase dont on sourit, mais qu’on inscrit dans sa biographie intime; traversée de la rue: attente, en paquets, du moment favorable; coup d’œil expérimenté sur les naseaux fumants des plus proches «canassons»: en avant! haut les jupes! On dirait un passage du gué. On s’est perdu, on se cherche; on ose s’appeler: «Chéri!--Chérie!» Figure du bien-aimé aperçue toute rayée par la pluie scintillante, reperdue un long moment derrière un écran d’inconnus, réapparue tout à coup dans l’éclat violent des lumières, comme une barque précieuse dont l’on suit du rivage les mouvements sur la mer! Charme des rues de Paris!... Et on achetait les marrons glacés, non pas, hélas! là où l’on avait décidé de les acheter, car le temps manquait toujours! On achetait vite: à peine le loisir de faire son choix!... Alex achetait trop de marrons glacés, vraiment trop!... Louise pinçait son ami à la manche en lui faisant les gros yeux. Elle était sincère; mais qu’on la violentât, voilà qui lui faisait savourer tout le péché de gourmandise!... Et l’on montait en fiacre: le plaisir était à son comble!... Marrons glacés et baisers dans le fiacre! Alarmes: peur de verser, peur du retard probable, peur des yeux indiscrets!... Intermèdes: baisers et marrons glacés!... XXV Un soir qu’Alex et Louise étaient censés, chacun en sa famille, devoir aller à l’Odéon, ils croisèrent en montant l’escalier de l’_Hôtel Condé et de Bretagne_, quelqu’un qu’Alex ne parut pas connaître; et, ce quelqu’un aussitôt passé, Louise pouffa et dit: --Un singe! C’était Hilaire Lepoiroux. Mais, une autre fois, au même lieu et en semblable occasion, ce ne fut pas «un singe» qu’on rencontra, ce fut une grande et jolie fille, qui, en les voyant, fit «ah!» porta la main à sa poitrine bombée et s’adossa au mur pour ne point tomber. Et Alex glissa aussitôt à l’oreille de Louise: --C’est quelqu’un que je connais, file vite! Louise «fila», et Alex secourut Raymonde. Alex et Raymonde avaient un rendez-vous, ce soir-là, à l’_Hôtel Condé et de Bretagne_; et Alex l’avait oublié. Il avait oublié Raymonde, et cependant c’était Louise qui «filait». Pourquoi? Parce qu’étant plus ancien ami de Louise il se gênait moins avec elle? Ou parce qu’il observait inconsciemment une certaine hiérarchie sociale? Il avait connu Louise trottinant dans la rue de Grenelle; à peine savait-il son nom de famille. Il avait connu Raymonde dans une salle de danse et flanquée de madame sa mère; du moins ne pouvait-il oublier qu’il avait été reçu chez madame Proupa. Il ne fut pas aisé de secourir Raymonde. Contre son mur d’escalier, voilà qu’elle se mettait à ouvrir des yeux hagards, et sa bouche, si belle, se contractait en un pli tragique. Elle voulut parler, mais elle étouffa. La patronne de l’hôtel, qui était la discrétion même, attendant un signe pour intervenir, chiffonnait le rideau d’andrinople. Et, de la main, Alex fit, tant à la patronne qu’au garçon dont on voyait d’en bas pendre la tête et la serviette: «Laissez-nous! laissez-nous!...» Enfin, d’un bras ferme, il enlaça la taille de Raymonde et traîna la jeune fille jusqu’à la chambre 19. Là, elle l’avait attendu cinq quarts d’heure. Et ce devait être leur troisième rencontre amoureuse!... Lorsqu’elle put parler, elle répéta: --Cinq quarts d’heure!... cinq quarts d’heure!... Il répondait: --Mais, puisqu’il y a malentendu, vous auriez aussi bien attendu vingt-quatre heures!... Elle ne comprenait rien, sinon qu’elle avait attendu cinq quarts d’heure, et, en son désarroi, la douleur éprouvée durant une si longue attente surpassait la cruelle surprise d’avoir enfin vu apparaître, dans l’escalier, celui qu’elle avait tant attendu, mais avec une femme! Alex était humilié. Pour souffrir moins du reproche de Raymonde, ou dans l’espoir qu’elle-même en dût être soulagée, il mentit, et renia Louise: --Vous pensez bien, dit-il, que cette petite n’est pas à moi! Raymonde était sans finesse, et puis elle avait tant besoin de croire ce qu’il disait qu’elle s’apaisa. Mais, apaisée, voilà les larmes!... Et Alex, qui n’était, dans ses rapports avec les femmes, accoutumé qu’au plaisir, pensait: «Ah bien! sapristi, je verrai donc celle-ci toujours pleurer!...» Et cela contribuait à lui faire regretter de mener une double aventure. Mais déjà cette belle fille amoureuse avait appris à dérider le visage renfrogné d’un amant, et, suffoquant tout à coup, elle dégrafait son corsage... Pendant ce temps-là, Louise, la gaie Louise, «filait» dans la direction des Gobelins. Elle était sourde à tout bruit, muette à toute provocation, elle se faisait un corps d’automate; elle prenait une sorte de pas de parade; et ses yeux étaient fixés à quinze pas en avant. A la hauteur de l’École des Mines, elle dut s’arrêter un moment, parce que sa vue se brouillait. Plus loin, elle arracha brusquement sa voilette qui lui collait aux joues. Et, au moment de tourner à gauche par le boulevard de Port-Royal, elle songea que, ce soir, «elle était au théâtre» et qu’à neuf heures à peine elle ne pouvait, vraisemblablement, chez elle, prétendre que le spectacle fût fini. Elle continua donc tout droit, devant elle, au hasard, et marcha, trois heures, dans de noirs quartiers endormis, sourde, muette, automatique, petit fantôme douloureux. Après cette course, elle put dormir, et, le lendemain, au café Voltaire, présenter un visage paisible, en écoutant le mensonge qu’il fallut bien qu’Alex lui contât. XXVI Alex avait cessé de fréquenter le cours de danse. Il se donnait pour prétexte qu’il lui était pénible de se retrouver en présence de madame Proupa, et il essayait de le faire entendre, à mots couverts, à Raymonde. Mais Raymonde disait à Alex: --Si vous m’aimiez, vous n’écouteriez que le plaisir de me voir. Viendrez-vous? --Non, répondait Alex. --Alors, c’est que vous ne m’aimez pas! --Si! répliquait Alex. «Elle est bien jolie, pensait-il, mais, Dieu de Dieu! qu’elle est ennuyeuse!...» Il n’allait pas au cours de danse; mais, pour que sa mère ne fût pas tentée de lui dire: «Eh bien! mon enfant, profite de ces deux soirées par semaine pour travailler un peu à côté de moi, sous la lampe», il n’informait point sa mère qu’il négligeait le cours de danse, et il allait trouver ses amis réunis au café Vachette. Ses instants de joie la plus pure et la plus légère étaient ceux où il volait de la rue Férou au café Vachette. Pourquoi? Que faisait-il donc au café Vachette? Rien du tout. Il lui était très indifférent de prendre ou de ne pas prendre un «mazagran» médiocre; il ne jouait ni aux échecs ni aux dames, ni aux dominos ni à la manille. Ses amis? ne les recevait-il pas chez lui? Mais c’était au café qu’il était le plus franchement heureux de les voir. Comment cela? Parce que le café est le lieu le plus libre du monde. On y entre, on en sort, à son heure, à sa guise; on y amène qui bon vous semble; on y évite un fâcheux, sans vergogne; si l’on sait qui l’on y va voir, on ne saurait dire qui l’on n’y verra point; et si l’on sait de quoi l’on y parlera, quel sujet ne pourrait donc pas y être abordé?... De la conversation d’un salon, d’un fumoir, d’un cénacle, on peut prévoir les limites extrêmes, non de la conversation de café. Nul n’y a autorité pour contenir l’audace ou la fantaisie des propos, si ce n’est le patron aidé d’agents en cas de bruit excessif ou de dégâts matériels, mais l’outrance des idées pures n’atteint pas l’oreille de cette puissance. Un bachelier d’hier y coudoie des docteurs; l’avocat s’y frotte à l’interne des hôpitaux; l’historien, à l’entomologiste; le pauvre petit garçon pâle qui rêve d’un sonnet imprimé y est assis en face d’un directeur de revue ou d’un académicien; des héros de la vie militaire ou civile vous y sont désignés à voix basse, et du même ton l’on vous signale un farceur sinistre, une actrice de l’Odéon, un bienfaiteur de l’humanité, un criminel élargi, une femme malsaine, un grand poète. C’est le tohu-bohu, c’est la foire, c’est la chimérique égalité réalisée pour une heure,--à trente-cinq centimes et le pourboire,--autour de petites tables de marbre malpropres, et sur des banquettes éventrées, dans une atmosphère souillée par l’odeur du tabac, des alcools et de l’amère chicorée, au-dessus d’un sol immonde composé de sciure de bois, de crachats et de la cendre infecte qu’on extrait du foyer des pipes refroidies. Là, Alex était sûr de retrouver Houziaux, Fleury, Givre, Thémistocle et d’autres encore. Il fallait une pièce de théâtre bien retentissante, une invitation à dîner inévitable, ou bien l’avantage d’aller chez un ami faire l’économie du tabac et des consommations, pour que ces messieurs sacrifiassent une heure de réunion aussi chère; et parfois Alex, qui en était privé depuis sa nouvelle vie bourgeoise, même en compagnie de ses maîtresses, tout à coup pensait: «En ce moment, _ils_ sont au café...» Givre était des premiers arrivés, impatient de lire les nouvelles dans les graves journaux du soir, ayant acheté, dès avant son dîner, quelque alarmant canard à cinq centimes. Il dévorait _le Temps, les Débats, la Liberté_. On le trouvait là, congestionné, le front creusé, l’anxiété, dans son regard, alternant avec une expression goguenarde et provocante: le ministère chancelait; une rumeur courait les chancelleries; un homme ivre avait franchi la frontière allemande, ou les Balkans étaient en feu. Il disait: «De plus fort en plus fort!...» ou bien: «Certes je l’ai prédit...» ou encore, et avec l’âpre joie de l’ironie, ce simple mot qui, à lui seul, exprimait tout le tressaillement du citoyen averti, mais impuissant: «Parfait!...» Et son pouls s’accélérait. Par l’indifférence de ses amis, Givre, ordinairement, était poussé à bout. Houziaux s’asseyait à côté de lui, aussi étranger que possible à sa fièvre. C’était un sanguin, lourdaud, à barbe blonde, et qui n’avait qu’un souci, celui d’éviter que Nini, sa maîtresse, favorisât quelqu’un de son regard de velours. Il redoutait cependant de la faire asseoir le dos tourné à la salle, car les glaces aux murailles eussent pu servir d’instrument de trahison, et il hésitait s’il se placerait lui-même à côté de Nini pour surveiller les yeux d’un chacun, ou bien en face, pour intercepter les œillades de Nini. Fleury, lui, était dans les nuages: à tout propos, il concevait l’idéal. La politique lui semblait grossière, les hommes étant nés pour s’aimer, et les difficultés internationales n’évoquaient en son âme rêveuse que l’idée de la paix universelle. Et il parlait de Victor-Hugo, de Tolstoï; il citait de beaux vers, de nobles paroles. Givre haussait les épaules; et, le vers appelant le vers, Houziaux déclamait une strophe de Musset. «A la bonne heure!» s’écriait Nini, car elle ne comprenait que les vers d’amour. Fleury aimait une dame aperçue, l’automne précédent, au Jardin du Luxembourg, de qui il n’était pas certain d’avoir été remarqué et à qui il n’avait ni parlé ni écrit. Il la haussait dans son esprit, lui rendait un culte; et, en comparaison de son amour, tout ce qu’il voyait lui semblait vulgaire. Quant à Thémistocle, il était volage. Il aimait à papillonner et à rire, et croyait cultiver la plaisanterie parisienne en s’exerçant sans cesse à des jeux de mots qui n’égayaient que dans la mesure qu’ils étaient ratés. Il visitait au «Vachette» ses compatriotes, plus fortunés que lui, et joueurs, sans se mêler complètement à eux, faute de crédit; il connaissait aussi les Roumains, et en dégrossissait quelques-uns pour le français. Il agaçait Houziaux lorsqu’il adressait à Nini des compliments ailés, fleuris, imagés à la manière de l’Orient, en fermant les yeux et zézayant d’une douce petite voix comique. En politique, il chevauchait l’Europe plus vite que Givre, mais accordait une importance démesurée au Turc, sa bête noire. Il parlait du Bosphore et de la Corne-d’Or avec une familiarité qui lui valait un certain prestige. Une seule chose, selon lui, méritait la pleine considération d’un homme sensé: la procédure. Ces amis se ressemblaient donc peu. Quel petit nombre d’idées pouvaient-ils mettre en commun? Leur amitié, c’était le café et l’habitude d’occuper une table en nombre suffisant pour l’interdire aux intrus. Alex apportait parmi eux sa bonne grâce et son esprit facile; Houziaux redoutait un peu sa séduction pour Nini, mais, outre qu’il le savait abondamment pourvu d’intrigues, il lui en prêtait et répandait le bruit qu’Alex était l’amant d’une femme du monde: en effet, Alex devenait discret. Un jeune homme «de l’autre côté de l’eau» venait se joindre à eux le jeudi, jour de bal à Bullier. C’était Schnaps. Schnaps écrivait quelque part, disait-il, et sans qu’on sût où. A première vue, Schnaps se distinguait d’eux par le fait qu’il n’habitait pas la rive gauche, ce qui comporte non pas une tenue nécessairement de meilleur goût, mais une tenue qui sue le mépris arrogant de ce qui n’est pas cette tenue. Et Schnaps les méprisait tous. Plus largement, Schnaps méprisait tout le «Vachette»; plus largement encore, Schnaps méprisait tout le quartier dit «latin»; enfin, toute cette rive infortunée de la Seine. Schnaps en jugeait la population antédiluvienne: les commerçants, des provinciaux; les étudiants, d’ineptes fils de bourgeois adonnés à des études périmées et impropres à procurer la fortune; les professeurs, d’«insanes benêts» prêchant la science qui mène à tout et se contentant de rien, ignorants du véritable «levier du monde moderne»,--l’industrie, qui soulève les millions, bouleverse les continents et se moque des philosophies et des littératures;--le boulevard Saint-Germain, allée de troglodytes; l’Académie, repaire de fossiles... Schnaps vouait aux arts une haine toute particulière; plus exactement, il ricanait de ce que des jobards s’obstinassent à les traiter comme une religion, alors que, bien compris et adroitement exploités, ils contribuaient, comme le pétrole ou le blé, à d’importants mouvements de la fortune publique, témoin _l’Angelus_ de Millet. Schnaps méprisait les poètes, à moins qu’ils ne fussent dramatiques; les romanciers, s’ils ne tiraient pas de leur copie matière à enrichir une maison d’édition. Schnaps se gardait de tout préjugé; il prétendait mettre toutes choses au point: trop longtemps l’esprit des Français avait «donné dans les panneaux!» «De la raison, que diable!...» réclamait Schnaps. Par ses excès, Schnaps faisait bondir et caracoler ses amis du «Vachette». De Givre il tirait une éloquence de tribun; il obligeait Houziaux à oublier Nini et à se montrer presque intelligent; Alex, d’ordinaire plaisant, ne s’échauffait que contre Schnaps; et la phrase pressée de Thémistocle sonnait le grec autant que le français. Eh bien, c’était avec le doux, sentimental et idéaliste Fleury, que ce Schnaps insolent finissait par s’entendre: ils s’accordaient sur la paix universelle, sur l’amour de l’humanité, sur la bonté, car Schnaps, qui méprisait tout,--hormis les milliardaires et les intrigants,--terminait volontiers ses couplets par un hymne à la bonté, à l’amour, à la paix, et il adhérait aux doctrines sociales qui portent, disait-il, avec elles tout l’idéal humain! --Mais, nom d’un petit bonhomme! objectait Fleury, pourquoi, puisque vous finissez par une si généreuse profession de foi, vous acharnez-vous contre la vie simple, paisible, sans ostentation, sans avidité, et toute morale pour ainsi dire, de notre rive gauche? La plupart de nos savants, de nos professeurs, donnent l’exemple d’un grand désintéressement; leur labeur est considérable; ils n’ont à peu près ni repos ni plaisir; ils vivent--et beaucoup élèvent une famille--avec un traitement dont ne se contenterait pas le maître d’hôtel des hommes que vous admirez!... L’idéal, la fleur de la pensée humaine?... mais ils l’enseignent, c’est leur pain quotidien!... --Mon cher, interrompait Schnaps, je flétris les traînards!... La marche ascensionnelle de la démocratie... --Allons à Bullier! s’écriait Alex. Ils se levaient et allaient à Bullier. Ce Schnaps, qui les contrariait tous, même Fleury; ce Schnaps, qui les outrageait et qu’ils injuriaient, leur était un coup de fouet hebdomadaire très apprécié. Ils disaient de lui tout le mal possible et l’attendaient impatiemment le jeudi. Un bal Bullier sans lui eût été insipide, car aucun d’eux ne s’amusait à Bullier; mais, lorsqu’ils avaient fait trois tours au milieu de cet Alhambra de pacotille où toute la bassesse du vocabulaire ordurier alternait avec toute la vulgarité du répertoire musical, le besoin de s’asseoir autour d’une table les ressaisissait, et les discussions recommençaient comme au «Vachette». Alors c’était aux femmes qu’on s’en prenait. Comme les «traînards», Schnaps les «flétrissait» toutes indistinctement, courtisanes et mondaines, sans en excepter les mères, les sœurs et les fiancées, que respectaient ses auditeurs. Il n’exceptait que Nini, ici présente, qui, tenant l’hommage pour sérieux, avait M. Schnaps en haute considération. D’ailleurs elle était d’avis que l’avenir d’une femme est de passer sur la rive droite, et elle disait à son ami: --Vous êtes tous des cornichons, c’est Schnaps qui est le malin. Pour ne point quitter Schnaps si tôt, et ne se point quitter les uns les autres, l’agrément de Bullier épuisé, les amis continuaient la soirée dans quelque taverne jusqu’à ce qu’on en fermât les portes. Après quoi, Alex, ayant joui copieusement de ce qu’on est convenu d’appeler la liberté, réintégrait le domicile maternel. XXVII Dans le courant du mois de janvier, pour les étrennes de son vieux père, madame d’Oudart l’alla voir en Poitou. Elle y alla sans Alex, par crainte de nuire à ses études. Et, là-bas, elle montra à tous une figure rayonnante. «Alex? mais il se portait bien; il cumulait les études de droit et celles des sciences politiques; tout comme le brillant Hilaire, les lettres et le droit!» Les amis de Poitiers admiraient cette avidité de science qui caractérise les jeunes gens d’aujourd’hui: ils n’hésitent pas à embrasser les études les plus diverses. --De mon temps, faisait M. Lhommeau, on embrassait moins d’études!... Et, se tournant vers un vieux collègue retraité, il ajoutait: --Et plus de grisettes! je parie. Durant le même temps, Alex, «ayant sacrifié ses vacances de janvier»,--selon l’expression qui fut usitée alors en Poitou,--eut à Paris une petite difficulté: Louise refusa carrément de remettre les pieds à l’_Hôtel Condé et de Bretagne_. Louise était très capable de pousser l’abnégation fort loin: elle la poussa, en effet, jusqu’à ne tenir nulle rigueur à Alex de l’incident survenu dans l’escalier de l’hôtel, et elle lui présenta, au lendemain d’une si pénible épreuve, le visage égal et riant qu’elle avait tous les jours; elle laissa son amant s’empêtrer dans un conte à dormir debout, et parut croire tout ce qu’il voulut bien. Mais lorsqu’il s’agit de gravir cet escalier de nouveau, bernique! Louison, pour la première fois, regimbait. Par là, Alex comprit l’inutilité du conte qu’il avait fait, d’une dame connaissant sa famille, et dont la présence dans l’escalier de l’_Hôtel Condé et de Bretagne_ exigeait que Louise «filât». Il comprit aussi le mérite secret du silence et du visage égal de Louise; il comprit la légitimité de la répugnance très nette et très résolue qu’elle témoignait. Enfin il comprit qu’il n’y avait pas deux moyens de sortir de cette impasse: louer en tout autre hôtel que celui de _Condé et de Bretagne_ était impraticable, étant donné ses modestes ressources,--il ne payait point, comme il va de soi, l’_Hôtel Condé et de Bretagne_, où il avait déjà vécu un an, où l’on avait vu sa mère, où son crédit était illimité, mais à la condition qu’il en usât.--L’unique moyen, quel était-il donc? Un moyen audacieux à la vérité: amener sa maîtresse dans l’appartement maternel, par l’entrée particulière. Louise ne consentit à entrer rue Férou que provisoirement, et sur l’assurance que madame d’Oudart était absente. Ce que la concierge n’eût souffert de nul autre locataire était loisible à Alex en l’honneur de qui, chaque jour, elle posait son balai pour le plaisir de regarder passer dans la cour ou s’éloigner dans la rue «un si beau jeune homme»! Il fallait craindre Noémie qui, pour s’être montrée une première fois discrète, lors de la visite matinale de mademoiselle Proupa, en avait éprouvé une émotion durable et qui la minait... Somme toute, Alex, dans sa chambre, était chez lui; et pourquoi donc madame Chef-Boutonne, en louant l’appartement, avait-elle pris soin qu’il eût son entrée particulière?... Allons! les convenances étaient sauves. On usa de précautions, et l’on eut tant à se louer du succès que l’on s’enhardit bientôt même jusqu’à la témérité. Un soir, Alex commanda à Noémie un dîner plus substantiel et plus fin qu’à l’ordinaire, et le mangea dans sa chambre, avec Louise, faisant lui-même le transport des couverts, assiettes, mets et bouteilles, à la grande joie de son amie, et à l’effroi de la bonne qui, sans avoir seulement aperçu «la personne», était rouge exactement comme si elle eût servi le diable. Presque autant que du plaisir de Louise, Alex s’égayait de la terreur de la bonne. Il affectait de lui dire: --Ma pauvre fille, il ne reste rien de votre poulet... Ou bien: --Vous ne voyez donc pas que j’ai ce soir l’appétit d’un ogre!... Il répétait ses paroles à Louise en lui décrivant la figure que Noémie avait faite. Louise était folle de joie, folle! Elle avait bien aussi un peu peur; mais elle aimait tant cela! Tout ravissait Louise: la vue des bibelots d’Alex, son armoire, le linge bien rangé, les fleurettes du papier de tenture, le bureau où l’on croyait qu’il travaillait... Mais elle ne voulait pas avoir l’air de s’intéresser aux photographies de femmes qu’il avait, quoiqu’elle en fût inquiète. Ce fut lui, qui la devinait bien, qui les lui nomma toutes; et il qualifiait ces dames d’«actrices», d’«artistes lyriques», etc. Louise demandait: --Où ça, actrice?... Elle ne reconnaissait pas la grande belle fille qu’elle avait vue s’aplatir contre le mur dans l’escalier de l’_Hôtel Condé et de Bretagne_. A celle-là elle pensait souvent, sans qu’Alex le pût croire. Le son des cloches de Saint-Sulpice, tout à coup, la rendit songeuse. Elle dit: --Elles ne sonneront pas pour mon mariage, mais pour mon enterrement... comme pour tout le monde!... Jamais Alex n’eût cru Louise capable de mélancolie. Et elle vous avait un air comme il faut, soit qu’elle entrât rue Férou, soit qu’elle en sortît, avec sa serviette sous le bras!... Et la concierge, qui se moquait de Noémie, disait à la servante timorée: --Ma fille, rapportez-vous-en à mon coup d’œil, c’est des répétitions qu’elle donne à votre jeune maître! Louise revint rue Férou, même après le retour de madame d’Oudart; on ne se gênait guère davantage; on ne se privait que de la dînette. Madame d’Oudart, elle, se donnait plus de mal pour éviter qu’Alex s’aperçût qu’elle connaissait ses fredaines. Et il fallait bien qu’Alex continuât à user de son crédit à l’_Hôtel Condé et de Bretagne_, sous peine de solder l’arriéré: il en usait en faveur de la belle Raymonde. XXVIII Afin de mettre Paul en valeur, madame Chef-Boutonne agitait l’atmosphère de son salon avec plus d’impétuosité qu’elle n’en avait eu même lorsqu’il s’était agi de marier sa fille; et les dîners se multipliaient, et les soirées avec saynètes, où Paul était auteur et acteur, comme Molière, où il paraissait en compagnie de jeunes filles de la rive gauche, munies de tous leurs diplômes, et de jolies cruchettes de l’autre rive, élégantes, ignorantes, et bien en chair. Paul s’asseyait aussi parfois à une petite table, où il s’exerçait, en cravate blanche, à boire la goutte d’eau en récitant une conférence «dans le genre de M. Hugues Le Roux». Il n’avait pas encore les palmes. Et ces demoiselles, de l’une et l’autre rive, étaient unanimes à dire à Alex: --Oh! pourquoi, monsieur, n’acceptez-vous pas un rôle avec nous? L’une ajoutait: --Les répétitions sont si amusantes!... Et une autre: --Sans compter que nous manquons totalement de jeune premier!... --Comment! faisait Alex, mais Paul?... --Oh! monsieur Paul, sans doute, a un joli talent... Alex leur disait: --Ne voudriez-vous pas aussi que je vous fisse une conférence? Et toutes de rire. Pourquoi riaient-elles? L’image d’Alex, substituée soudain à celle de Paul, et voilà Paul ridicule. Les messieurs sérieux trouvaient Paul futile, et ceux qui étaient futiles le jugeaient assommant. Néanmoins une formule se créait qui courait aisément sur les lèvres: «M. Paul a un joli talent...» La patience des Parisiens à écouter poliment des inepties est sans égale. Mais la présence d’Alex indolent, élégant sans recherche et sans raideur, et qui ne voulait surtout pas être pris au sérieux, obligeait les esprits à la comparaison. On disait de lui: --Ah! celui-là, par exemple!... Quelqu’un répliquait: --Mais c’est qu’il n’est point sot du tout, savez-vous? Une femme affirmait: --Il est charmant! Madame Beaubrun se plaisait avec lui. Elle était railleuse et lui gai. Elle l’entraînait dans les coins; et, autour d’eux, ceux que n’enthousiasmait pas le «joli talent» de Paul Chef-Boutonne, petit à petit, se groupaient. Madame Chef-Boutonne en prit ombrage. On remarqua, rue Férou, dès avant le carême, que l’on était moins souvent invités rue de Varenne: les soirées se raréfiaient chez la bonne amie. Par contre, madame Beaubrun venait volontiers faire visite à madame d’Oudart. Elle disait: --Maman sera empêchée de vous faire ses amitiés aujourd’hui: je me suis offerte à la remplacer. --Comme c’est gentil à vous! --Nous ne vous voyons plus!... --Moins souvent... en effet! --Ah çà! demandait madame d’Oudart, votre mère n’est pas fâchée avec nous?... --Fâchée avec vous!... Mais madame Beaubrun parlait des Saint-Évertèbre, que, par un singulier hasard, les Dieulafait d’Oudart n’avaient jamais rencontrés rue de Varenne: les Chef-Boutonne voyaient les Saint-Évertèbre; ils les avaient maintes fois à leur table; ils les cachaient à leurs amis de la rue Férou. Mieux que cela, les Saint-Évertèbre introduisaient leur clientèle, et madame Beaubrun n’avait à la bouche que le nom d’une certaine petite veuve nommée madame Soulice, qui avait «beaucoup de piquant» et qu’on eût soupçonnée d’être du dernier bien avec M. de Saint-Évertèbre, si l’on n’eût su qu’une particularité garantissait la pauvre femme contre toute entreprise galante: un odieux correspondant anonyme la suivait ou la faisait suivre en tout lieu, et, à la plus innocente ébauche de liaison, fût-ce dans la maison la plus honorable, bombardait maison et alentours de lettres non pas calomnieuses, mais retraçant avec une précision de détails microscopique les circonstances, jusqu’aux plus ténues, de la liaison débutante. De la sorte, on était averti que l’on n’approchait madame Soulice que sous l’implacable regard d’un œil mystérieux. --Eh bien! disait madame Dieulafait d’Oudart, voilà une petite dame à qui je ne donnerais pas le bon Dieu sans confession! --Pourquoi?... C’est une persécutée, une malheureuse... Et comment faillirait-elle, surveillée comme elle l’est?... --Je ne m’y fie pas... Et, tenez! gageons que votre mère n’est pas fière de nous la montrer... --Oh! croyez-vous?... --Dame! mon enfant, écoutez: pourquoi, à la fin, nous tient-elle à l’écart? Madame Beaubrun se leva soudain, et tout en riant: --Ma mère?... elle est jalouse!... --Jalouse?... de qui? de quoi?... Madame Beaubrun se pencha à l’oreille de la mère d’Alex: --De votre fils!... Il plaît aux jeunes filles!... XXIX Madame d’Oudart eut une pointe, une toute petite pointe de malignité. L’idée lui vint dans une de ces minutes orgueilleuses durant lesquelles elle regardait son fils avec des pleurs de joie... A la première entrevue qu’elle eut avec madame Chef-Boutonne, elle lui dit: --Ah çà! ma chère, vous nous cachez les Saint-Évertèbre!... --Allons donc! --Comment expliquer que nous n’ayons, en six mois, jamais vu le bout de leur nez? --Est-ce possible?... C’est qu’ils sont rarement à Paris... leur château, la chasse... le Midi... que sais-je? Le hasard de mes dîners a fait... --Bon! bon! cela suffit... Ils vont bien? --Ils vont bien... Madame Dieulafait d’Oudart et son fils furent invités à un dîner rue de Varenne, avec les Saint-Évertèbre. On n’est pas plus coquet que n’était M. de Saint-Évertèbre. C’était un petit hobereau, cinquième garçon d’une famille excellente, sinon de noblesse fameuse, et bel homme, qui avait, quoique sur le tard, fait un riche mariage, par amour. Il avait, à soixante-cinq ans, la taille d’un godelureau, le jarret fin et alerte, des cheveux blancs, ondulés, soyeux, couchés de part et d’autre d’une allée large et rose; il portait monocle, col haut, des plastrons de tendres nuances, de beaux gilets, et trop de bagues, mais pour complaire à sa femme, un peu goulue quant à la parure. La parure et l’amour semblaient avoir, de tout temps, absorbé madame de Saint-Évertèbre. Elle n’était plus toute jeune, mais ne s’y résignait pas, et disputait pied à pied aux années sa réputation de jolie femme. Fille d’un banquier tourangeau, on l’eût crue née plutôt en Andalousie, tant le jais de sa chevelure avait d’audace, tant sa toilette avait de puéril éclat et tant son œil était expert à mesurer l’effet de son poil et de ses couleurs. Que ces gens-là étaient donc parfumés! L’atmosphère des Chef-Boutonne, volontiers académique, était traversée par un courant profane dont chaque cervelle se grisait. Madame Dieulafait d’Oudart jaugea d’un coup les Saint-Évertèbre. La fille était une superbe gaillarde de dix-huit ans, non pas si grande que riche de hanches, plantée fermement, la taille pleine et dure d’un jeune chêne vigoureux. Décolletée comme une femme, les plus splendides bras nus, casquée d’une toison fauve, et plus riche en parfum par elle-même que par les essences qu’elle s’ajoutait, mademoiselle de Saint-Évertèbre produisait au jeune Paul Chef-Boutonne l’effet d’une courtisane immodérément voluptueuse et qu’on lui eût permis de voir chez lui en présence de son papa et de sa maman, sous réserve de n’y pas toucher, provisoirement, mais avec promesse de la posséder, dans un laps de temps raisonnable, et s’il s’en rendait digne par le succès de ses travaux. Il en était tout ébaubi, tremblant presque, un peu pâle; et, au voisinage de cette chair, il perdait quelques-uns de ses moyens. Aussi refusait-il de jouer les saynètes en présence des Saint-Évertèbre. --Il est troublé! disait sa mère. Monsieur et madame de Saint-Évertèbre voulaient bien que Paul Chef-Boutonne fût troublé par leur fille. La fille elle-même paraissait consentir aux effets futurs de sa séduction. C’était une luronne qui eût sans vergogne épousé un sot pourvu qu’il fût en bonne position dans le monde, et trottât devant elle. De leur nature, ces dames étaient bavardes, et, par une pente naturelle, elles inclinaient à des sujets plus capiteux que les propos coutumiers à la table des Chef-Boutonne. Une grande réserve, une chasteté absolue d’expression, une tournure d’esprit pédantesque, mais morale, étaient le propre de la conversation chez les Chef-Boutonne. Ni madame de Saint-Évertèbre ni sa fille ne faisaient la petite bouche pour parler des jambes de mademoiselle Otero ou du tatouage d’un admirable Anglais aperçu à la dernière saison d’Aix, se baignant dans le lac du Bourget: --Un combat de coqs, madame, sur un torse complètement épilé! --Nous avons, dit la jeune fille, acheté sa photographie: vous la verrez. M. Chef-Boutonne n’était pas fâché que l’on parlât, même chez lui, d’autre chose que de la psychologie de l’enfant, des revendications sociales ou de la religion de l’avenir. Sa fille, madame Beaubrun, riait sous cape. M. Beaubrun était persuadé que c’était là «le ton de demain» et avait à cette croyance converti sa belle-mère. Elle et son gendre, sans être le moins du monde aptes à marcher à l’avant-garde, vivaient dans l’effroi de passer pour retardataires. Le goût et la pratique des sports amenaient une préoccupation du physique des sexes, et une liberté dans le langage, contre quoi de vieilles consciences chrétiennes se rebellaient encore et qu’elles taxaient de «mauvais ton». Ce soir-là, chez les Chef-Boutonne, on ne parla guère que toilette, que dessous, qu’évolution du corset à travers les âges, et que valeur relative de la pudeur, qui consiste à montrer ou à ne montrer pas le pied, la jambe ou les seins. Le dîner, selon l’expression de la maîtresse de maison elle-même, fut «très gai». La femme la plus réservée était précisément cette petite dame Soulice de qui madame Dieulafait d’Oudart n’avait auguré rien de bon. C’était pitié de voir madame Chef-Boutonne encourager d’un condescendant sourire des conversations qui la choquaient, certes, mais elle croyait, par là, sa maison garantie de paraître réactionnaire. De ses amis universitaires, elle avait appris la souplesse, l’accommodation aux conditions neuves de la vie et cette malléabilité de cire qui convient aux sociétés qui vivent, disait Beaubrun, «à un tournant de l’histoire».--«Et que le snobisme y aille,--eût pu ajouter le gendre,--si la franchise n’y peut aller!» Dans le jeu, à la mode, qui consiste à s’élancer avec grâce au devant des nouveautés de demain, qu’il est malaisé de s’arrêter à temps, et qu’il est gauche de revenir sur ses pas! Témoin les Saint-Évertèbre qui, ayant, eux, donné avec entrain dans ce sport, jusqu’au point d’émouvoir quelques plages et villes d’eaux, jugeaient urgent de faire de l’arrière jusqu’à s’allier, sur la rive gauche, à une famille où paraissaient des membres de l’Institut, et où le gendre et le fils étaient destinés à unir les graves institutions de la Cour des Comptes et du Conseil d’État. Le gai repas terminé, ces messieurs passèrent au fumoir, sauf Paul, qui était sans défaut. Et il allait profiter du répit pour faire sa cour. Mademoiselle de Saint-Évertèbre lui tendit un doigt. Il n’osa le prendre. Elle lui dit: --Prenez-le. Il le prit. --Maintenant, dit-elle, conduisez-moi. --Où? --A la tabagie. Paul crut devoir louer d’un madrigal ce caprice. --Mais marchez donc! dit la jeune fille. Il alla ainsi devant, tenant mademoiselle de Saint-Évertèbre par un doigt, et il s’effaça à l’entrée du fumoir, où la jeune fille apparut à ces messieurs comme une déesse sur les nues. --Je vous gêne? dit-elle. On protestait en chœur. Paul courait aux tabacs d’Orient; elle dit simplement: --Caporal. --Ah?... voici. Et, au salon, parmi les mères, madame Chef-Boutonne incomplètement initiée, malgré tout, à ces mœurs, souhaitait intimement d’être bientôt rassurée quant à leurs limites extrêmes. Madame Dieulafait d’Oudart pensait que cette jeune fille allait tout à l’heure se compromettre avec quelqu’un; que ce fût avec Alex, voilà qui ne l’étonnerait guère!... Si elle n’osait espérer que le choc eût lieu, du moins se plaisait-elle à en accepter l’occurrence: péché d’amour maternel, cruel et doux!--Voilà la pointe de malignité qu’avait eue la mère du séduisant Alex en se faisant inviter chez son amie en même temps que les Saint-Évertèbre. Mais la plus calme était madame de Saint-Évertèbre, familiarisée avec l’usage de la liberté, et qui savait que sa fille n’était pas de ces petites niaises qui s’abandonnent à un élan du cœur ou des sens, et qu’elle en avait connu, des jeunes gens, de beaux, de laids, et de toutes les parties du monde, et que si elle se compromettait jamais, ce ne serait qu’à bon escient. De toutes les jeunes filles qui fréquentaient la maison, mademoiselle de Saint-Évertèbre était peut-être la plus assurée de ne pas perdre la tête. Alex s’en aperçut bien, lui pour qui, d’ordinaire, jeunes filles et femmes se relâchaient si aisément, et il dit à sa mère, en revenant rue Férou, que la demoiselle, caquetant et coquetant avec tous, n’avait laissé entendre à personne qu’elle fût en goût de flirter. Par quoi madame d’Oudart connut que sa pointe était demeurée inoffensive. Mais on comprit, rue Férou, pourquoi les Chef-Boutonne avaient montré peu d’empressement à présenter leur future famille: c’est que madame Dieulafait d’Oudart n’était pas de celles qui en dussent être éblouies. En fait, on évita, après comme avant le dîner, de parler des Saint-Évertèbre. Madame d’Oudart s’en prévalut. Elle conservait, elle, pour son fils, l’avantage de l’espérance imprécise, illimitée. N’était-ce point elle qui triomphait? L’hiver s’acheva pour madame d’Oudart dans les conditions les meilleures. Le printemps ne lui fut pas moins propice; puis vint l’été. XXX Alors on vit, dans le Jardin du Luxembourg, une dame d’un certain âge, assise au pied du socle de Berthe ou Bertrade, reine de France. Elle brodait un ouvrage insignifiant tendu sur un petit tambour. Non loin d’elle, des enfants fouettaient le «sabot», fouettaient leurs jambes nues, fouettaient les chevilles des passants; et le lourd gravier mêlé de poussière frappait à mitraille tous leurs environs, sous l’œil placide et indulgent des familles. La dame assise au pied du socle de Berthe souffrait volontiers cet inconvénient; elle abritait ses bottines sous ses jupes, elle ramenait ses jupes sous sa chaise, et souriait parfois à la marmaille et aux jeunes femmes, de l’air entendu, un peu supérieur, de qui a établi depuis longtemps la balance des peines et des joies d’être mère. Lorsqu’elle relevait les yeux vers la terrasse, elle discernait souvent du premier coup son fils Alex, à moins qu’un nègre ne se trouvât dans les groupes, ce qui arrivait quatre fois sur dix, car alors c’était le nègre qu’elle voyait d’abord: et elle en voulait à cause de cela à ces faces noires. Elle donnait une pichenette à l’étoffe tendue sur le tambour, et considérait attentivement son ouvrage, au jour, à contre-jour, de biais, de trois quarts par-ci, de trois quarts par-là, à l’endroit, à l’envers: pur jeu, innocente pantomime! Elle ne pensait nullement à son ouvrage; elle pensait à son fils Alex. C’était une de ses manières de penser plus vivement à Alex que de donner des pichenettes à l’insignifiant ouvrage tendu sur le petit tambour... Pitch! Alex était le plus beau garçon qui passât sur cette terrasse!... Pitch! il cumulait les études de droit et celles des Sciences politiques!... Pitch! quelque part, dans le monde, grandissait en ce moment-ci une jeune fille parfaitement gracieuse et bien élevée, que la Providence destinait à Alex... Tout beau! rien ne pressait, en vérité; d’ici là, Alex avait le temps de faire quelques malheureuses!... Pitch!... Voici madame Chef-Boutonne;... la pauvre femme!... Madame Chef-Boutonne ne concevait pas que madame Dieulafait d’Oudart s’installât au pied du socle de Berthe ou Bertrade, reine de France, à proximité des étudiants et des filles du Quartier qui passent sous les quinconces en tenant des conversations à faire frémir, dans le voisinage de l’établissement des gaufres d’où émane l’odeur des graisses et de la pâte mal cuite, et du caboulot en plein vent où des rapins aisés et des rastaquouères dégustent l’absinthe ou les apéritifs canailles. Mais le socle de la reine Berthe rappelait à madame Dieulafait d’Oudart l’abri d’un certain pavillon d’angle, à Nouaillé, où elle se garantissait, au printemps, des traîtres vents de l’est et du nord, et elle ne s’était pas encore pénétrée de la nécessité, où sont les familles comme il faut, de se ranger, au Luxembourg, contre la balustrade semi-circulaire, à l’ombre incertaine des aubépines et des vases où papillonnent les fleurs des géraniums et des pétunias grimpants. Madame Chef-Boutonne était suivie de sa fille madame Beaubrun,--qui habitait près du Jardin,--et d’une nourrice haute et large, énorme animal humain, à la figure bestiale, aux grands pieds de roulier, au teint de cuir naturel, et vêtue, comme à plaisir, du traditionnel costume de la profession, en percale légère, enrubanné du haut en bas, et du rose le plus tendre: elle portait le petit Beaubrun, marmot d’une huitaine de mois. Ces dames échangèrent avec madame d’Oudart quelques phrases exclamatives, puis l’entraînèrent à l’autre bord de la terrasse, avec son petit tambour et ses soies. L’heure de la sortie des cours versait des flots d’étudiants. Ils se répandaient sous les quinconces, tournaient autour du kiosque, allaient s’asseoir dans la partie voisine de l’École des Mines, aux environs du petit _Marchand de masques_. Quelques femmes jeunes, non pas laides, mais uniformément vêtues comme des souillons, s’y trouvaient déjà. On les abordait sans galanterie, avec un dédain affiché et un honteux attrait; on affectait de les négliger et l’on était ramené vers elles; on semblait craindre également qu’elles ne vous honorassent publiquement d’une marque de faveur et qu’elles n’en honorassent un autre que vous; qu’un parent, un professeur, un ami quadragénaire ne vous surprît en leur compagnie et qu’un petit camarade ne vous y trouvât point. On semblait craindre aussi d’être obligé de payer leur chaise. Et quand madame Chef-Boutonne avait aperçu Alex au Luxembourg, elle pinçait les lèvres, et un sourire dérisoire avivait son regard: ce n’est pas Paul qu’on aurait vu flâner ici!... Paul ne flânait jamais. «Flâner» était le terme dont elle censurait la conduite d’un homme qui se transporte d’un lieu à un autre où ses travaux l’appellent, par tout chemin qui n’est pas la ligne droite. Et lorsque Alex quittait, un instant, ses amis, pour venir saluer ces dames, madame Chef-Boutonne l’accueillait, ici, avec une ironie moins dissimulée que partout ailleurs, et qui, parfois, blessait, non pas Alex, à la vérité, mais sa mère. Madame Chef-Boutonne n’employait plus son fils Paul comme étalon du travailleur exemplaire; elle se servait beaucoup plus utilement d’Hilaire Lepoiroux: --Et monsieur Lepoiroux, comment va-t-il? Ne le verrons-nous pas faire la belle jambe au Luxembourg? --C’est peu probable; il n’y vient guère. --Sans doute parce qu’il est occupé. Par contre madame Beaubrun disait: --Un homme qui n’a pas le temps de prendre l’air... p..p..p..u..uh!... --Quoi? quoi? disait madame Chef-Boutonne, «un homme qui n’a pas le temps de prendre l’air»?... Mais il y en a beaucoup dans ce cas-là!... Crois-tu que nos savants... --Ils sentent le rat... p..p..p...u..uh!... --En vérité, ma fille, tu perds de jour en jour le sens commun! Ton frère Paul... Chacune des trois femmes suivait des yeux, à sa manière, Alex passant et repassant au milieu d’une rangée de jeunes gens pour la plupart sans grâce, mis avec négligence ou avec une recherche ridicule, coiffés de hauts chapeaux de soie éraflés et sans lustre; habillés comme des dandys, mais d’il y a cinq ans; affectant de n’être pas vêtus comme on l’est en province, mais ignorant comme on l’est à Paris; tous jeunes, éclatants d’illusions et d’espérances. Alex prenait à l’École de la rue Saint-Guillaume un certain ton dans la tenue, qui l’eût différencié de la plupart de ses camarades de la rive gauche si sa physionomie n’y eût suffi. Il était mieux, toujours mieux que ceux qui l’entouraient. Parmi les femmes de toutes catégories qui croisaient ces messieurs, il en était peu dont le regard rapide et juste n’allât à lui. Il passait là des petites actrices de l’Odéon, gracieuses et mal vêtues; des élèves du Conservatoire, toutes en traits, et les yeux blottis dans des cavernes obscures; des demoiselles aux cheveux indomptés, portant de lourds cartons et faisant profession de peindre l’homme nu; des jeunes filles allant à la Sorbonne ou revenant du cours, fiévreuses, éprises en commun, à perdre le sommeil, du professeur ou du maître de conférences; des étudiantes russes, pauvres et fanatiques; des Suédoises informes avec des yeux d’azur; une Parisienne fourvoyée là, par hasard, accompagnée d’un monsieur qui lui décrivait le paysage, les statues, les bassins, le palais, comme s’ils voyageaient à l’étranger; des filles de brasserie, leur aumônière à la ceinture, et timides devant les familles, ou bien subitement cyniques. Ce fut une de celles-ci, un jour, qui, croisant Alex, presque vis-à-vis de sa mère et de ces dames, lui jeta à brûle-pourpoint l’aveu qu’elle l’aimerait, s’il le voulait bien, la nuit prochaine, pour sa belle figure. Madame d’Oudart en eut un soubresaut; madame Beaubrun rougit; la nourrice sourit simplement; madame Chef-Boutonne devint verte. Madame Beaubrun rompit le silence la première: --Dame! après tout, dit-elle, c’est parler comme on pense! Sa mère ayant jugé une telle réflexion déplacée au premier chef: --Ah bien! reprit madame Beaubrun, quand Bébé sera un jeune homme, si une belle fille lui en dit autant devant moi, je ne me boucherai pas les oreilles!... Madame Chef-Boutonne était jalouse. Tout le monde, autour d’elle, aimait Alex: son mari, sa fille, son gendre même, son fils Paul, ma foi!... Les jeunes filles, les femmes, les mères le louaient à l’envi; à tous les hommes il était sympathique. Il était un étudiant de deuxième année accompli, ayant de l’homme du monde, somme toute, ce qu’on est en droit d’exiger. Et madame Chef-Boutonne discernait, depuis peu, la qualité des éloges que l’on voulait bien adresser à son fils et la qualité de ceux que l’on accordait spontanément à Alex. Madame d’Oudart supportait les sarcasmes, tantôt rampants, grisâtres, tantôt limpides et jaillissants comme le jet d’eau du grand bassin. Elle les supportait gaillardement, car elle était heureuse. Tout au plus osait-elle s’en plaindre lorsque la musique militaire, particulièrement celle de la garde républicaine, exécutait, sous le kiosque, quelqu’un de ces morceaux, si suavement harmonieux, où elle eût tant aimé à savourer les douceurs de la flûte que lui gâtait, hélas! l’organe aigri de madame Chef-Boutonne. Une de ses joies était, quand la foule--et les Chef-Boutonne--avaient vidé les terrasses, à l’heure voisine du dîner, de prier son fils de lui donner le bras, et de faire, tous les deux, un long tour au jardin, comme à Nouaillé, amoureusement, avec leurs espoirs et leurs rêves. Par discrétion, elle ne lui demandait point cela tous les jours, mais Alex lui accordait volontiers et gentiment cela. Alors la maman et son grand fils bien-aimé parcouraient le Jardin du Luxembourg. Madame d’Oudart se faisait nommer les reines de France dont les statues ornent la terrasse; mais elle ne les reconnaissait jamais, sauf Geneviève, à cause de ses tresses extraordinaires, de son air réservé et de son vêtement trop collant. Elle aimait à faire le tour du petit _Marchand de masques_, parce qu’il lui rappelait Alex, à dix ans, en costume de bain; et elle se faisait redire les noms des personnages dont ce joli bambin offre les effigies: Hugo, Dumas, Augier, Gounod, etc. Elle ne trouvait pas ces hommes célèbres «bien jolis»: --La renommée, disait-elle, ne fait pas la beauté! Et elle regardait complaisamment son fils. A cette heure, et vue de dos, la statue de bronze, brandissant le masque d’Hugo, poudroyait contre un fond lointain de marronniers aux cimes incendiées par le soleil couchant. Une poussière d’or tombée de ces feuillages illuminait un vase de marbre, la nuque d’un dieu, des perles d’eau chassées hors du bassin par le vent du soir, et la surface dense, arrondie, rougeoyante des grenadiers en caisse. L’embrasement s’éteignait d’un coup; et l’on voyait surgir les touffes roses des pivoines et les tons clairs des roses trémières. Le public se faisait rare. Sous un hangar voisin, une jeune femme, seule, jouait à la balle, non loin de deux prêtres assis, et d’un fantassin; des messieurs passaient portant de lourdes serviettes; puis l’on voyait un garçon idiot réunir les chaises en les emboîtant deux à deux; la bande garance, au pantalon du gardien, paraissait entre les troncs d’arbres... Un ou deux hommes demeuraient encore, accoudés à la balustrade, pauvrement mis, les cheveux longs, immobiles comme les marbres: c’étaient des peintres ou des poètes... Et, dans les instants de silence, on commençait à discerner de loin, venant du parterre, le grésillement attirant de l’eau d’arrosage. Alex et sa mère descendaient au parterre. Un long serpent de toile humide, étendu sur les pelouses, crachait au large une eau scintillante et légère; les gazons buvaient, et les fleurs touchées, agitant leurs petites têtes de luxe, semblaient mimer leur plaisir; un parfum s’élevait du bain de la terre et des plantes: ah! que l’on fût demeuré longtemps là!... Le charme du soir tranquille évoque toujours nos espérances. Dans le Jardin du Luxembourg, comme en son verger de Nouaillé, madame Dieulafait d’Oudart sentait, à ces heures d’invitation irrésistible au bonheur, tous ses glorieux désirs s’amonceler dans son cœur. Et, sans rien dire, le bras au bras de son fils chéri, dans tout ce qu’il y avait d’heureux et de beau par ce crépuscule et en ces allées embaumées, c’était lui, son fils, son fils seul qu’elle voyait: c’était lui qu’elle voyait dans ce petit _David_ juché sur sa haute colonne; lui qu’elle voyait dans l’_Hercule_ trapu; lui encore, dans le superbe _Discobole_;--elle le voyait fêté, aimé, beau, fort et plein d’honneur... Mais, à la fin de ce radieux été, Alex fut ajourné, tant pour ses examens de droit, que pour les épreuves de fin d’année à l’École des Sciences politiques. XXXI Alex «cumula» l’ajournement à l’École de Droit et l’ajournement à l’École des Sciences politiques. Paul Chef-Boutonne était reçu de part et d’autre; Hilaire Lepoiroux, licencié ès lettres, avait satisfait à son premier examen de droit, au point de mériter les éloges de la Faculté. L’échec de son fils abîma madame Dieulafait d’Oudart, comme l’avait exaltée le petit succès de l’année précédente. Un bon examen: et Alex était doué de toutes les capacités, pouvait entreprendre les études les plus arides et s’élever jusqu’aux cimes! Un échec: et l’avenir était brisé! La pauvre maman ne connaissait point de mesure. Sa santé même se trouva du coup altérée. On partit pour Nouaillé, précipitamment, sur ordonnance du médecin; et il n’y eut ni air de la campagne ni sagesse du papa Lhommeau qui pussent contribuer à replacer en équilibre ce cerveau balancé entre les extrêmes. Que l’on songe qu’à Nouaillé il fallut entendre les condoléances de madame Lepoiroux! Elle ne fit pas attendre sa visite, cette fois-ci, madame Lepoiroux. Elle vint à Nouaillé, triomphante, dès le lendemain de l’arrivée des vaincus, et elle traita madame d’Oudart avec une compassion si funèbre que celle-ci dut se redresser et lancer à sa protégée: --Mais, ma chère Nathalie, je n’ai perdu aucun membre de ma famille! Et cet imbécile d’Hilaire, au lieu de parler à Alex de la pluie et du beau temps, s’acharnait à lui faire dire quelles «colles» on lui avait posées!... Alex ne se le rappelait même pas; il disait à Hilaire: --Et puis, flûte! Madame Lepoiroux ne concevait pas que des allusions à une disgrâce pussent contribuer à en aviver la douleur. Loin de là, elle comparait volontiers ses propres paroles à un baume; et ses condoléances obséquieuses, petit à petit, mettaient la protégée au-dessus de la protectrice. Un jour même, il fut évident que madame Lepoiroux allait oublier son vasselage: elle osa risquer: --Hilaire a des loisirs pendant ces trois grands mois, vous pensez bien: pourquoi est-ce qu’il n’en profiterait pas pour donner de petites répétitions à monsieur Alex? --Des répétitions? répéta madame d’Oudart, stupéfaite. --_Gratis pro Deo_, bien entendu, ma chère dame: nous n’en sommes pas à ça près, eu égard à toutes vos bontés pour nous. La veuve Lepoiroux put voir que la tête de madame Dieulafait d’Oudart vacillait, et de droite et de gauche, comme celle d’un chien de quatre jours, aveugle, qui cherche la mamelle ou la lumière. Hilaire Lepoiroux, un gamin qu’elle avait vu morveux quand Alex apprenait déjà le latin; un dadais qui était sorti du collège deux ans après Alex; un blanc-bec qui venait d’achever seulement sa première année de droit, s’avisait de se poser en professeur vis-à-vis d’Alex!... --Mais, mais! dit-elle, essayant de se ressaisir, car elle croyait rêver, mais! comptons un peu! Il s’agit pour Alex des épreuves de seconde année, de seconde, vous entendez bien?... --J’entends bien, madame d’Oudart; mais mon garçon connaît les matières de seconde année, n’ayez crainte!... Il a les livres; voilà quinze jours qu’il est dessus; il boit ça comme du lait. --Nous verrons, nous verrons. Mon fils travaille seul, pour le moment: il n’a besoin de personne. --C’était pour vous obliger, ma chère dame... Mais il n’en sera fait qu’à votre idée, comme de juste... Si, des fois, à la réflexion, ma proposition avait plus de grâce..., un mot à la poste, et en avant, marche! le répétiteur... Il donne déjà les leçons de latin et de grec aux deux petits garçons de madame Mafremoy, la femme du censeur des études au lycée... En Poitou, madame d’Oudart eût peut-être oublié les succès de Paul Chef-Boutonne. Mais Poitiers, maintenant, savait le remarquable succès d’Hilaire Lepoiroux: --N’est-il pas, se demandait-on, le compagnon d’études du jeune Dieulafait d’Oudart?... --Oh! oh!... le jeune Dieulafait d’Oudart!... C’est que madame Lepoiroux haussait encore de quelques degrés son fils, en le confrontant au jeune Dieulafait d’Oudart. Et «ces messieurs» aussi, qui poussaient à Poitiers le fils de la veuve infortunée, le poussaient «contre» le fils de l’autre veuve, à qui la fortune trop propice avait permis non seulement d’élever son fils dans les douceurs, mais d’élever même, et en outre, le jeune Lepoiroux. XXXII A propos de la fortune de madame Dieulafait d’Oudart, précisément, Thurageau vint à Nouaillé à plusieurs reprises; et de ces conciliabules la mère d’Alex sortait atterrée. Un désaccord existait entre elle et son vieux notaire: celui-ci voulait qu’Alex fût instruit de la situation, exactement; elle prétendait qu’apprendre à son fils qu’il était moins riche qu’il ne l’imaginait serait le démoraliser, alors qu’il eût fallu lui fouetter l’amour-propre, au contraire. --L’amour-propre, disait Thurageau, on le met à triompher d’une difficulté par ses efforts personnels. Sa cliente ne l’entendait pas ainsi: pour elle, elle plaçait l’amour-propre à demeurer dans l’état avantageux où le monde a coutume de nous envisager. Il était au-dessus de ses forces d’avouer à son fils, plus qu’à personne, la décadence de leur maison. --Si c’est le seul moyen d’étayer la maison! disait le notaire. --Si c’est l’abattre d’un coup? disait madame d’Oudart. Thurageau, un jour, quittant Nouaillé, dans son cabriolet, croisa Alex qui rentrait à cheval, sous la châtaigneraie, et lui dit: --Puisque vous voilà, tant pis!... j’enfreins la volonté de madame votre mère, mais j’ai quelque chose à vous dire, monsieur Dieulafait d’Oudart... Alex sourit, croyant à une plaisanterie. Il flattait de sa main gantée son cheval, en le tenant écarté de la roue du cabriolet. --C’est grave, dit Thurageau. J’ai des chiffres, là... Dans deux, trois ans, tout au plus, il faudra gagner la vie de votre maman, mon garçon! --La vie? dit Alex. --La vie! répéta le notaire. Pensez à cela, je ne vous en dis pas plus. D’ailleurs, c’est tout. Alex huma l’air parfumé de l’été, sous les beaux arbres. Les chiens, l’ayant reconnu de loin, bondissaient. Il voyait le parterre et la maison au fin bout de l’allée. La voiture de Thurageau, Thurageau lui-même, c’étaient encore des images familières, constantes, immuables presque; rien n’était changé autour de lui. Quand toutes les choses accoutumées sont là, identiques à ce qu’elles furent toujours, on a peine à concevoir que quelque chose d’essentiel soit rompu. Et, ayant peur soit de ne pas comprendre, soit de comprendre précisément ce que lui révélait le notaire, il dit: --Eh bien! au revoir, monsieur Thurageau! On l’avait toujours un peu traité en enfant gâté. Et peut-être l’heureuse insouciance de la jeunesse, force conservatrice du bonheur, eût-elle encore absorbé le souvenir d’une parole inquiétante, si en arrivant à la maison, Alex n’eût surpris sa mère en larmes. Elle s’enfuit, se cacha; mais il l’avait vue. Alors il réfléchit, au moins durant cinq minutes, en marchant de long en large devant la maison, et poussant du pied un marron d’Inde dont la jolie surface d’acajou verni se poudrait de sable et s’écorchait à chaque heurt de la semelle. Un coup de pied plus violent ayant lancé le marron à vingt pas, un chien le happa et le rapporta à son maître, avec de bons yeux qui disaient: «On va jouer?...» Mais Alex ne joua pas: il venait de prendre une belle résolution. Et il eut envie d’aller se jeter dans les bras de sa maman, qu’il avait vue pleurer, et de lui dire: «Je suis un autre homme», puis de lui demander pardon d’avoir été jusque-là si jeune, si étourdi, si fou. La réalité dégarnit nos desseins des trois quarts de leur panache: en rencontrant sa mère, Alex lui adressa, et dans la langue qu’un jeune homme se croirait disqualifié de n’employer pas, ces raccourcis modestes: --Compris... La dèche... Fini de rire... Turbin... Et il s’aplatit contre la table, les coudes en pattes de grenouille, la paume des mains bouchant les oreilles, à la façon d’Hilaire Lepoiroux, et il faisait signe qu’il avalait, gloutonnement, à franches lippées, avalait des matières d’examen jusqu’à ce qu’elles montassent au faux col: il indiqua du doigt à sa mère ce niveau de science prochain... Il la fit sourire; elle l’embrassa et lui dit: --Oui, travaille, mon enfant! Il travailla, ce jour-là même: il renonça à sortir, l’après-midi, malgré l’avis du grand-papa, amateur d’école buissonnière, qui, lui, conseillait de faire un tour en voiture; il s’enferma dans la bibliothèque, solennellement, bruyamment, avec des livres de droit en belle pile et les cahiers de notes de l’École des Sciences politiques, large ouverts; et il défendit qu’on le dérangeât, sous quelque prétexte que ce fût... Lorsque, vers cinq heures, madame d’Oudart, à pas de loup, montée sur le tertre d’un massif de rosiers, et accrochant sa robe aux épines, s’approcha de la fenêtre, pour le plaisir de contempler son cher fils converti et de lui dire: «Tout de même, ne te fatigue pas, Alex!» elle le vit, une joue posée sur ses bouquins, la tempe moite, comme un enfant dans son lit, le matin: depuis deux heures, pour le moins, il s’était endormi. XXXIII On fit donner à Alex des répétitions par un professeur de la Faculté de Poitiers, non pas par Hilaire Lepoiroux, non! Ce fut un tort peut-être, car Hilaire allait droit aux «colles», et ce professeur, éminent, prenait sa science de très haut, et il parla, de longues heures, juché sur les cimes de la philosophie du droit, à un malheureux candidat blackboulé. Madame d’Oudart employait ces heures d’étude en négociations discrètes tendant à l’aliénation d’une métairie. Elle s’efforçait de dissimuler ses démarches à son père, par respect humain, et à son fils, pour ne le point troubler. Mais «le pays», forcément, les connut, puis la ville, et, du moment qu’on en jasa, madame d’Oudart n’eut plus de cesse qu’elle ne fût retournée se terrer à Paris... Elle reçut, rue Férou, les propositions d’un acquéreur, M. Babouin, propriétaire de tanneries, un voisin de campagne, mais qu’on ne «voyait» pas. Elles étaient fort raisonnables, inespérées même. On en fut humilié davantage: vendre pour vendre, on aurait eu un âpre plaisir à se sentir diminué impitoyablement. Alex travaillait autant qu’il pouvait. Par malchance, le Grec Thémistocle, qui préparait sa thèse, était avare de temps. Il venait, du moins, prendre ses repas rue Férou, et l’on causait droit romain à table. Alex se prêtait sans trop rechigner à cette mesure extrême: sa mère et Thémistocle l’admiraient, et se congratulaient à la dérobée, comme les parents d’un enfant chétif qui consent à manger. Et lorsque le Grec était parti, madame d’Oudart, le soir surtout, ouvrait le gros livre de _Leçons sur le Code civil_, et les lisait à haute voix à son fils, répétant jusqu’à trois fois, avec une angélique patience, les paragraphes imprimés en caractères gras. Elle usait d’artifices ingénus afin de soutenir une attention qui fléchissait trop vite; elle variait le ton de sa voix, elle s’efforçait de comprendre elle-même ce qu’elle lisait, et poussait ses admirables soins jusqu’à discuter avec Alex sur certains points de droit. Quand la fatigue l’emportait sur la bonne volonté de l’étudiant, afin de le ranimer par le sourire, madame d’Oudart imitait le zézaiement et la douce voix de Thémistocle. Parfois Alex condescendait à trouver sa «maternelle» «épatante». Mais il avait aussi des mouvements d’humeur incoercibles, parce qu’il n’était pas du tout accoutumé à ce genre de vie, à ces soucis, et parce que sa jeunesse, pour la première fois offensée, regimbait et se cabrait. La session de novembre approcha. Toute la Chef-Boutonnerie foulait le sol du Forum et du Palatin, comme il convient, en cette saison, à des familles satisfaites: on échappa par cette absence à la tentation de solliciter l’indulgence des examinateurs. Alex soutint d’abord l’examen de droit. Il fut reçu, comme l’an passé, à la limite. On s’en contentait bien. On allait même chanter victoire. Mais il échoua piteusement à l’École de la rue Saint-Guillaume, et le directeur fit prier madame d’Oudart de passer à son cabinet. Elle s’y rendit, tremblante, émue. Le directeur lui conseilla, avec loyauté, de ne point se faire d’illusion sur l’issue du futur concours au Conseil d’État. Monsieur son fils s’imposait, rue Saint-Guillaume, des travaux qui ne sauraient aboutir, et des frais qui eussent pu, ailleurs, être plus efficaces. Elle pleura, tout à coup, silencieusement et sans plainte, devant l’homme aimable et correct qui voyait les intérêts d’Alex incompatibles avec la fréquentation de l’École des Sciences politiques. Mais, le directeur ayant fait glisser légèrement sa chaise, madame Dieulafait d’Oudart se leva. Elle n’était pas habituée à ce qu’on ne lui adressât pas au moins un petit compliment sur les qualités que son fils avait, quelles que fussent celles qui lui manquaient; et elle ne pouvait pas non plus se résoudre à se séparer ainsi d’un homme «si bien», et de qui, un an durant, le prestige avait un peu rejailli sur elle et sur son fils. Alors elle dit, en se retirant: --Ah! quel dommage, monsieur, que je n’aie pas fait de lui un militaire... comme son père! Qu’espérait-elle donc? Que le directeur de l’École des Sciences politiques lui dît que son fils serait fort beau en uniforme? Le directeur soupira, simplement, et fit: --Ah! Ce fut tout. Alex fut vexé. Il s’était pourtant moqué un peu de sa mère, l’année précédente, à pareille date, lorsqu’elle avait tiré gloire de son inscription rue Saint-Guillaume; mais il avait subi l’empreinte de cette imposante maison; il n’était pas insensible aux relations avec les jeunes gens graves qui, à la sortie du cours, l’accompagnaient dans la rue de Grenelle, en causant de «l’assiette de l’impôt» comme des membres de la Commission du budget, ou du «congrès de Vérone», comme des ministres plénipotentiaires. Qu’il fût indigne de représenter cette docte École au concours du Conseil d’État ou de la Cour des Comptes, il n’en doutait pas; mais qu’on le lui fît entendre afin de lui épargner des frais, cela le blessait profondément. Ce fut sa mère qui lui conseilla la modestie. Elle lui dit: --Mon enfant, puisqu’on m’affirme que tu n’arriveras pas de ce côté-là, mieux vaut aiguiller sur une autre voie et au plus vite. Nous n’avons plus de temps à perdre... Et c’était lui qui objectait: --Et tes Chef-Boutonne, hein? vont-ils se payer nos têtes! XXXIV Alex, cependant, résolut d’entrer dans l’étude d’un avoué, sans interrompre son droit, et de s’y préparer à la pratique des affaires. Thémistocle, consulté, approuva fermement et promit de s’employer à favoriser le projet. On railla, tout un repas, ces situations dites «brillantes», qui fascinent les jeunes gens et leurs familles et ne rapportent pas, en espèces sonnantes, un maravédis: le Conseil d’État, la Cour des Comptes, admirable! mais à la condition de posséder une solide fortune ou de se condamner au décevant épilogue du mariage riche. Alex et sa mère commençaient à entrevoir tous les avantages d’une situation sérieuse et sans éclat. Et ils disaient, à présent: --Il s’agit de gagner son pain. Mais, ce faisant, ni l’un ni l’autre ne s’avouait qu’il pensait à l’effet que produirait l’expression aux oreilles de madame Chef-Boutonne. Et c’est à elle qu’ils pensaient, plus encore qu’à leur intérêt, plus qu’au pain de leurs jours à venir. Que souhaitaient-ils, au juste? Prendre le contre-pied du système Chef-Boutonne! Les Chef-Boutonne tenaient pour l’ostentation: bon! Eh bien, eux, ils choisissaient la simplicité, l’obscurité: ils s’effaceraient désormais; ils mèneraient une vie d’anachorètes... Ils feraient tout cela, oui, oui,--ostensiblement! Lorsque Thémistocle eut négocié l’admission du jeune bachelier en droit chez maître Enguerrand de la Villataulaie, l’un des excellents avoués de Paris, Alex dit à sa mère: --Et puis, tu sais, avec les Chef-Boutonne, pas d’embarras!... A propos de l’École Saint-Guillaume, un sourire: «A quoi cela l’eût-il mené?...» Ajoute, si tu veux: «Bon pour des millionnaires...» Tiens! voilà une phrase: «Quant à nous, nous courons au pratique: il est entré chez maître Enguerrand de la Villataulaie...» Madame Chef-Boutonne ne fut jamais plus aimable que lors de la première entrevue qu’elle eut avec son amie. Le voyage d’Italie l’avait-il tant changée, elle si pointue l’an passé? Elle avait lu, à Rome, dans un journal de Paris, le «succès»--elle appuyait sur le terme--du cher Alex à l’École de Droit. De l’École des Sciences politiques, pas un mot, comme d’un mort au souvenir délicat. Elle était fort informée des événements, mais ne laissa pas à madame d’Oudart la médiocre satisfaction de citer la phrase d’Alex: «Nous courons au pratique, etc...» Ce qu’aurait pu dire madame Dieulafait d’Oudart fut noyé dans ce torrent de paroles descriptives que vomit toute personne arrivant d’Italie, avec cet air de frétillante ivresse qu’ont les dauphins de fontaines publiques, à la queue retroussée... Et l’on tirait Alex à bas du lit quand sonnait à Saint-Sulpice l’_Angelus_ du matin. Madame d’Oudart frappait à sa porte lorsqu’il en était, de sa toilette, à la barbe, pour lui tenir la lampe, car à peine faisait-il jour, et le jeune «clerc» grommelait, ne s’étant jamais levé si tôt. Elle le plaignait et l’admirait, en son cœur; elle le considérait déjà comme le soutien de la famille; elle était déjà plus fière de ce qu’il fût, dès huit heures du matin, en état de prendre l’omnibus, pour aller rue Gaillon, qu’elle ne l’était naguère de sa qualité d’élève de l’École des Sciences politiques; et elle dédaignait ces petits messieurs, savants peut-être mais fats à coup sûr, qui ignoraient le souci de vivre: --Alex? Oh! oh! il ne perd pas son temps: il travaille chez un avoué. Alex, il est vrai, était assidu à l’étude, où il accomplissait une besogne machinale, et où d’autres jeunes gens, devenus promptement des camarades, lui faisaient une société quotidienne, non déplaisante, en somme. Il avait obtenu de son «patron» l’autorisation de suivre certains cours de l’École, indispensables à la licence qu’il préparait. A ces heures de cours, il quittait ponctuellement la rue Gaillon; mais le temps qu’il aurait dû passer aux cours, il ne pouvait absolument pas s’empêcher de le consacrer à la flânerie dans Paris, repos qu’il jugeait bien gagné. Et c’était avec de nouvelles ardeurs qu’à la fin d’une journée commencée avant l’aube, il se retrouvait en compagnie de l’une ou de l’autre de ses maîtresses. Il savourait les heures libres, comme le font les esclaves d’une besogne régulière, quand un congé leur est donné. Dès les débuts de son assiduité chez maître Enguerrand de la Villataulaie, pour se dédommager de trois mortelles heures de procédure, il avait même fait une nouvelle connaissance. XXXV C’était une femme du monde. Il l’avait rencontrée aux Magasins du Louvre, au rayon des abat-jour, où le geste tout gracieux de ramasser un gant tombé à terre l’avait mis en présence de qui? de cette petite madame Soulice, l’intéressante victime d’une persécution anonyme, avec qui il avait dîné, une fois, rue de Varenne, en même temps qu’avec les Saint-Évertèbre. Elle reconnut fort bien Alex, lui parla, ne fit point la prude, et, parmi cent brimborions d’idées, lui confia le goût qu’elle avait pour le jardin des Tuileries. Ce fut donc là qu’il la salua, dans la suite, les jours de soleil. Cependant plusieurs considérations ralentissaient le développement normal de l’aventure. Et d’abord, madame Soulice, jugeant Alex à sa tenue, le prenait pour un jeune homme ayant un cercle, «faisant de l’épée», montant au Bois le matin, enfin pourvu de cet appartement de garçon qu’une femme se plaît à imaginer si merveilleusement agencé pour l’amour. De brèves allusions à ces attributs du parfait amant avaient flatté Alex, et puis l’avaient rendu timide à confesser qu’il n’était que de la rive gauche, qu’il possédait à peine de quoi louer une chambre, pour une heure, dans quelque hôtel un peu propre, et qu’il habitait, quant à lui, avec sa maman, rue Férou. En second lieu, une lettre anonyme, parvenue à son adresse, rue Férou, lui décrivait pas à pas, avec une exactitude implacable, et dans un style de policier, la marche de son idylle: rencontre au Louvre, claires après-midi des Tuileries, jusqu’à la date précise de tel serrement de mains, de tel échange de regards plus tendres!... Un œil les épiait... Il en confia l’ennui à sa récente amie. Elle en parut contrite et dit qu’un homme qu’elle avait éconduit nourrissait néanmoins pour elle une passion violente et, comme un démon invisible, la harcelait d’odieuses taquineries. Enfin Alex était retenu par la pensée qu’il ne se sentait pas parfaitement épris. En vérité, qu’était une telle liaison pour lui, sinon une heure de réaction par jour contre la procédure? Une après-midi, ils quittèrent les Tuileries, pour dépister l’ennemi caché, passèrent l’eau, se faufilèrent dans l’ombre qui cerne l’Institut: rues tortueuses, couloirs voûtés, noirs passages... La jeune femme disait: --Qu’il fait bon par ici, qu’on est bien, que l’on se sent protégée par ces murs vénérables!... Étant remontés jusqu’à la rue Monsieur-le-Prince, Alex dit: --J’ai habité là: entrons! --Quelle fantaisie! dit la jeune femme. Il l’entraîna dans l’étroit corridor, et elle gloussait: --Oh! que c’est drôle! Ah! voilà de l’inattendu, par exemple!... Il faut que je sois une petite folle!... XXXVI Mais, le lendemain, madame Dieulafait d’Oudart recevait, rue Férou, une lettre anonyme l’informant que son fils menait «une vie de bâton de chaise» à l’_Hôtel Condé et de Bretagne_, dans la chambre 19, dont le loyer n’avait pas été payé depuis dix-huit mois! Son premier mouvement fut de brûler ce dégoûtant papier; puis elle pensa le soumettre à Alex,--qu’elle savait bien capable de faire quelque sottise en cachette, non de la nier si elle lui demandait une explication loyale.--Mais elle eut peur de lui causer de la peine. Elle-même courut à l’_Hôtel Condé et de Bretagne_. Elle vit madame Taupier, à qui elle avait parlé un jour, et, dans le petit bureau infect, derrière le rideau d’andrinople, la mère d’Alex, armée de son mieux contre une nouvelle désastreuse, interrogea. --Mais, madame, il n’y a nulle presse! Il ne fallait pas vous déranger pour cela, madame! Telles furent les premières paroles de madame Taupier. --Ainsi, dit madame d’Oudart, mon fils a donc conservé une chambre dans cet hôtel? --Ça ne vaut seulement pas la peine d’en parler, madame! Voyez donc, la note n’est pas faite: je vais être obligée de feuilleter mes livres... Ah! ce n’est pas l’inquiétude qui me rend malade, je vous en donne ma parole! et, dans dix ans d’ici, monsieur Alex aurait aussi bien pu, en passant, entrer là et me dire: «Madame Taupier, voilà la petite somme.» --Cette somme s’élève à?... --Attendez donc, madame, que je revoie un peu mes livres... C’est la même chambre qu’autrefois, pardi! c’est bien simple... Les prix n’ont pas changé... Votre jeune homme a préféré la garder au mois... Madame d’Oudart avait hâte de savoir un chiffre: --Ne m’a-t-on pas parlé d’un retard de dix huit mois?... --Ah! dans ce cas-là, je vois que c’est bien de votre part, madame, qu’il est venu hier, ce monsieur!... Et moi qui me repentais de lui avoir parlé!... C’est plus fort: vous me croirez si vous voulez, madame, je n’en ai pas fermé l’œil de la nuit. A quoi donc ça sert-il, l’expérience?... et dans un hôtel meublé où il en passe, des échantillons de l’homme, vous pouvez vous en rapporter à moi!... Eh bien, tenez, madame, c’est Joseph, le garçon, qui a gagné son pari; c’est lui qui m’a dit: «Si, si, madame Taupier, c’est un monsieur comme il faut; j’ai vu de ces figures-là en province...» C’est Joseph qui a gagné!... eh bien! foi d’honnête femme, j’en suis bien aise... Entendez-moi, ma chère dame, je ne prétends pas dire que ce monsieur ne m’avait pas eu l’air très catholique,--surtout s’il est votre parent, comme il l’a dit!--mais, voyez-vous, madame, une femme, et sensible, se laisse impressionner... Madame d’Oudart la laissait dire. --Mon Dieu! madame, continua madame Taupier, je m’aperçois que vous me faites parler, vous aussi, mais tant pis! On a tant de soulagement à causer à cœur ouvert avec quelqu’un dont on sait le nom!... Madame d’Oudart s’efforça de rire. Elle dit à la patronne: --Et cette somme, voyons? --Puisque vous y tenez absolument, madame, c’est douze cent soixante et quatorze francs, avec les étrennes du garçon, la bougie et le petit feu de bois... Maintenant la petite note de monsieur Lepoiroux élèverait donc le total à... --Mais! je n’ai pas à payer la note de monsieur Lepoiroux, j’imagine!... --En ce cas, je vous fais mille excuses, madame: c’est donc une erreur de ma part... XXXVII Madame d’Oudart dit simplement à son fils: --Mon enfant, j’ai à payer une grosse note... C’est celle de l’_Hôtel Condé et de Bretagne_. Alex rougit, puis pensa: «Aïe, aïe!... la scène!...» Et, plus intimement, il était tenté de demander gentiment pardon à sa mère. Mais il dit: --Quel est le b... de mouchard qui a vendu la mèche? Madame d’Oudart ne lui cacha rien. Il jura, piaffa, s’emporta, ne sut retenir qu’il recevait lui-même de pareilles lettres, et il les montra à sa mère. On s’indigna, on rit, on s’échauffa là-dessus, et l’intrigue et le mystère vous captivent à ce point que l’aventure couvrit le deuil des douze cent soixante-quatorze francs. Madame d’Oudart, en fin de compte, ne prenait-elle pas, contre son fils même, la défense de la petite «femme du monde» persécutée! Ce ne fut qu’en dernier lieu qu’elle soupira: --Ma malheureuse bourse, Alex!... il faut avoir pitié d’elle. Alex, en s’endormant, jura de ne plus franchir le seuil de l’_Hôtel Condé et de Bretagne_.--Et Raymonde?... Eh! tant pis pour Raymonde!... Mais, le lendemain matin, il recevait une lettre de Raymonde. Et quelle lettre! N’avait-elle pas été avertie que son amant la trompait, à l’_Hôtel Condé et de Bretagne_, dans le propre nid de leurs amours? Elle se lamentait au long de huit pages, renonçait à l’amour, à la vie. Elle avait décidé de mourir. Elle conjurait Alex de la voir, une fois «suprême», et ce soir, avant l’heure du dîner. Après, écrivait-elle, il serait «_trop tard_»; et ce «trop tard», mystérieux, inquiétant, était souligné trois fois! XXXVIII En lisant cette lettre, Alex fit la découverte que, des diverses maîtresses que la tourmente menaçait de lui ravir, une seule lui tenait au cœur. Ce n’était ni madame Soulice, en vérité, avec son cortège d’argousins, ni Raymonde, avec ses pleurs et sa mort perpétuelle, mais Louise. La découverte lui plut: de savoir qu’il aimait Louise seule, il aima Louise davantage. Il se rappela maints épisodes de sa liaison avec la petite employée au Ministère des Postes et Télégraphes. Et tout ce qui remontait à sa mémoire était délicieux et charmant: point de scènes, jamais de larmes; un amour vrai, gai, rieur et constant, un amour protégé du dieu de la jeunesse: grâces du corps; agrément de l’esprit; plaisir, plaisir!... Il n’aimait que Louise! Il admit qu’il irait le soir au rendez-vous fixé par Raymonde. Il payerait de sa poche, en sortant, son court séjour à l’_Hôtel Condé et de Bretagne_: bonsoir, Raymonde et bonsoir, madame Taupier!... Voilà!... Mais, auparavant, il irait voir Louise... L’hiver, il l’attendait au café Voltaire, où Pierre, le garçon, à peine son client assis, allait donner un coup de serviette à la buée des vitres, afin que, du dehors, «madame» vît «monsieur». «Madame» n’eût jamais poussé la porte avant d’être assurée que «monsieur» fût là. Au bout de peu de temps, par le trou dans la buée, où clignotait un bec de gaz, et que traversaient les lanternes des fiacres, comme des phalènes dans la nuit, Alex voyait deux beaux yeux sombres toucher les glaces, de leurs longs cils, sous un toquet d’astrakan. C’étaient des yeux d’oiseau nocturne, sévères et indifférents, ou stupéfaits par les lumières; soudain, la grande bouche s’ouvrait: les dents semblaient communiquer leur éclat aux yeux, puis à tout ce visage, qui, au milieu de la buée, n’était qu’explosion de jeunesse et de joie. Ce jour-là, comme à l’ordinaire, la grande bouche s’ouvrit. Louise entra, s’assit, déposa la serviette trempée par le brouillard, et dit à Alex: --Tu ne sais pas? --Quoi? --Je suis libre, ce soir! Pan!... Et le «suprême» rendez-vous de Raymonde? Alex dit: --Pas possible?... Louise expliqua comment il était possible qu’elle fût libre ce soir. Il n’entendait point; il répéta: --Pas possible?... Louise s’étonnait qu’il n’accueillît pas avec plus d’empressement la nouvelle. Elle lui demanda si, par hasard, il ne dînait pas en ville. --Oui, dit-il, en effet! --Où ça? --Rue Férou. --Chez qui? --Chez madame veuve Dieulafait d’Oudart. --Oh! le blagueur!... Et moi qui l’écoute!... --Il conviendrait, dit-il, que je fisse prévenir cette dame que je ne dîne pas chez elle. --Courons-y tous les deux! dit Louise. Cependant il tergiversa; le temps s’écoula. Raymonde attendait Alex à l’hôtel: Alex ne parvenait point à l’oublier. Le pire était qu’il tâchait d’«arranger les choses». Pour satisfaire Louise d’abord, il courut avec elle rue Férou. Louise devait l’attendre dans la rue pendant qu’il irait prendre congé de «madame veuve Dieulafait d’Oudart». Mais, tout à coup, il se ravise et introduit Louise par l’entrée particulière, sous le prétexte de se donner le temps de prendre congé dans les formes. --Un petit quart d’heure!... enferme-toi au verrou!... «Quinze minutes, mettons-en vingt, pense Alex, j’ai le temps, à l’aide d’un rapide sapin, d’aller rue Monsieur-le-Prince, administrer Raymonde!...» XXXIX Raymonde était depuis trois quarts d’heure à l’_Hôtel Condé et de Bretagne_. C’était une fille candide, qui adoptait les usages de l’amour libre avec la docilité innocente qu’elle eût apportée dans une légitime et bourgeoise union. Son jeune amant était son maître, comme un mari eût pu l’être, et la plus futile des paroles prononcées par lui était en sa cervelle d’amoureuse le germe d’ingénieux et subtils tracas: mille inventions en résultaient, d’une sublime naïveté, et destinées à lui plaire. C’est ainsi que, l’ayant entendu vanter, par boutade, les courtisanes, cette fille qui gagnait six francs quatre-vingt-dix pour un travail de onze heures par jour, et là-dessus faisait vivre sa mère, s’exténuait à imiter, autant que faire se pouvait, les façons et la tenue des femmes renommées pour charmer les hommes; et elle avait acheté sur ses économies, du linge à ébranler la vertu des saints et un peignoir du dernier galant! Alex, arrivant la plupart du temps en retard au rendez-vous, la trouvait en ces déshabillés dont son sang de vingt ans n’appréciait ni le ridicule ni le soin superflu, mais toutefois fêtait la commodité par un bond si soudain que la travestie s’en leurrait comme d’un irrécusable témoignage d’amour. Et aujourd’hui, en plein hiver dans cette chambre glaciale, Raymonde grelottait en attendant Alex. C’est ici qu’il l’avait trahie: la lettre anonyme donnait trop de détails accessoires exacts pour que du fait il fût permis de douter. Elle n’était plus ici chez elle: elle n’osait ni allumer le feu, pourtant tout préparé, ni se dévêtir comme à l’ordinaire. Elle pensait que la seule chose qu’elle désirât encore était qu’elle entendît le pas d’Alex dans l’escalier, était qu’il entrât là, étourdiment, le gentil cruel! et qu’elle le vît, qu’elle le vît une fois encore!... Il allait venir!... Ne venait-il pas?... Alors elle éprouvait le besoin de s’agenouiller, d’être étalée à terre comme une natte de jonc; et de là elle eût tressailli de volupté, à faire monter vers son amant des paroles de piété, par exemple: «Mon seigneur! vous êtes beau, vous êtes magnifique, vous êtes le maître!... Je ne suis rien que votre créature et je vous baise les pieds!...» Mais de telles expressions faisaient rire le jeune dieu: elle en avait essayé, mais y avait renoncé vite. En définitive, elle lui parlait peu, son langage étant réduit aux caresses et, hélas! aussi aux larmes. Aujourd’hui, cependant, elle avait élaboré toute une phraséologie qu’elle jugeait d’un irrésistible effet,--à moins qu’Alex ne manquât donc tout à fait de cœur.--«Alex!--lui disait-elle,--je vous ai donné ma jeunesse, mon avenir, ma vie... etc...» ou bien: «Et qu’avez-vous à me reprocher? Ne suis-je pas fidèle, tendre, zélée, aimante éperdument?...» Elle dirait encore peut-être, mais seulement si cela paraissait indispensable: «Vous l’avouerai-je? de la façon que je vous aime, et qui dépasse les bornes de la pudeur, je rougis, par moments, Alex! devant mes chefs et devant ma mère!...» Mais, à mesure qu’elle respirait ces petites fleurs de rhétorique, écloses en ses nuits d’insomnie, le parfum lui en semblait fade pour l’odorat d’Alex, et, d’ailleurs, son trouble était tel qu’elle confondait les unes avec les autres ses strophes apprises, et elle pressentait qu’elle n’en userait pas. Alors, que faire pour reconquérir Alex, à tout prix? L’instinct, notre sauveur, vient au secours de l’intelligence en détresse. Sans préméditation, sans rouerie, sans arrière-pensée, cette pauvre belle fille aux abois fit tout à coup ce qu’elle avait coutume de faire en attendant son amant. Elle alluma le feu. Et quand la flamme jaillit et réchauffa ses membres, elle se dévêtit, comme si ce jour était semblable à tous les jours: car l’idée qu’il pût n’être pas suivi d’autres jours d’attente de son bien-aimé venait de lui paraître aussi folle, aussi intolérable que celle d’une halte subite du soleil dans le ciel... Et quand elle fut complètement dévêtue, elle alla au placard où se trouvait son linge d’amour, et, l’ouvrant, elle hésita: une autre femme avait pu mettre la main là!... Elle s’hallucinait et voyait son beau linge touché par une rivale; elle demeurait debout et nue, devant ce placard béant qui contenait les vestiges de son amour profané, lacéré, mourant peut-être... Et par sa beauté et son attitude, elle aurait pu rappeler l’une de ces figures de marbre qu’un sculpteur de génie pose, un instant tragique, infinitésimal, devant la porte ouverte du tombeau... Alex montait l’escalier si vite qu’à peine son pas entendu il était là. Il n’avait, lui, nullement préparé son discours: il allait rompre net. Il vit Raymonde au placard. Alors il lui sembla qu’une puissance obscure lui plaquait une main géante sur le front, lui comprimait les tempes en éteignant mémoire, conscience et volonté, et, d’autre part, lui cinglait les reins d’un coup de fouet. Il n’y eut ni explication, ni même un mot échangé. Un homme étreignit une femme, furieusement. L’un et l’autre avaient-ils un nom, un passé, se connaissaient-ils?... Et Raymonde de balbutier, en sa candeur d’agneau: --Tu m’aimes donc? Tu m’aimes donc?... Alex entr’ouvrait des yeux stupides. Elle l’enjola une heure. Soudain il s’enfuit. Au bureau de l’hôtel, il voulut, à toute force, payer la chambre, et mit un louis dans la main de madame Taupier. Mais le procédé causa tant de chagrin à celle-ci qu’Alex en fut gêné. Il insista cependant. Madame Taupier manquait de monnaie pour lui rendre. De monnaie, sapristi! il avait précisément besoin pour son fiacre. On héla le garçon de l’hôtel, qui se trouva porteur de deux francs cinquante centimes, tout juste: Alex consentit à les accepter. Il était réengagé avec Raymonde et avec l’_Hôtel Condé et de Bretagne_! Il se sentit honteux et irrité, comme un homme victime d’une attaque nocturne. Le cocher goguenard, lui dit, rue Férou: --Le temps n’est pas long pour les amoureux!... XL Il est aussi des amoureux à qui le temps paraît long: témoin Louise enfermée pour «un petit quart d’heure» et qui, en ayant compté quatre, était partie. --Elle est partie, la pauvre petite dame, dit la concierge; oh! ne voilà pas bien longtemps, non, monsieur, peut-être le temps d’aller jusqu’au Sénat! Et Alex court à la recherche de Louise. Au vol, il atteint le Sénat; puis il monte la rue de Médicis; de crainte d’avoir été trop vite, il la redescend; il fait le tour des galeries de l’Odéon, qui abaissent à grand fracas leurs clôtures; il s’élance au boulevard Saint-Michel; il gagne les Gobelins: point de Louise!... Où habite-t-elle exactement? Afin qu’il ne soit pas tenté de lui écrire chez ses parents, Louise à toujours refusé de lui donner son adresse. Mais comme elle parle souvent de la rue de la Reine-Blanche, c’est dans la rue de la Reine-Blanche qu’il erre, attend, guette longtemps, et vainement. S’il discerne une silhouette de femme, il se précipite; s’il n’en voit point, il s’agite, va, vient, souffle, transpire, et revient sur ses pas. Il se retourne pour un bruit de persienne, pour une jalousie qu’on abat; et son cœur palpite parce qu’il a aperçu une lumière au travers d’un rideau! Qui sait? Louise est là, peut-être, à deux pas, séparée de lui par une cloison de verre. Si elle le voyait, venu si loin, pour l’amour d’elle, elle lui serait peut-être indulgente!... Une idée: appeler Louise par son petit nom?... ou bien se mettre à chanter, dans cette rue déserte!... Est-ce qu’elle ne reconnaîtrait pas sa voix?... Ah mais! c’est qu’il l’aime tout de bon!... Enfin une réflexion sensée: à supposer qu’elle le voie là, à pareille heure, ayant fait une si longue course inusitée, soi-disant pour l’amour d’elle, ne soupçonnera-t-elle point, la fine mouche, qu’il en a gros à se faire pardonner?... Il quitte la rue de la Reine-Blanche, et revient, rôdant toutefois sur le boulevard de Port-Royal, dévisageant les femmes, et maudissant l’éclat aveuglant des bocaux pharmaceutiques. Il redescend jusqu’à l’Odéon, remonte et redescend encore. Tout est triste, tout est affreux, tout est méchant. Paris est vide et laid. La vie est imbécile. L’amour, lui, est abject: quoi de plus répugnant qu’une folie qui vous oblige à accomplir le contraire de ce que vous voulez, vous asservit à la femme que vous n’aimez pas, et vous fait perdre peut-être à jamais Louise?... Avec quelle impatience, le lendemain, Alex attendit l’heure où sortaient ces demoiselles du Ministère des Postes et Télégraphes! Il s’échappa, même trop tôt, de chez son avoué, et attendit rue de Grenelle, en face du porche, dans la boue, sous la pluie. Un flot, tout à coup, engorge un couloir étroit; une hésitation, un murmure, et la porte crache, de droite, de gauche, un peuple de femmes pressées qui s’écoule avec la rapidité de l’eau sur un sol incliné. Des parapluies, des jupes retroussées, des jambes, c’est tout ce qu’Alex discerne en ce tohu-bohu. Il s’inquiète, il s’énerve: il ne voit nulle part sa Louise. Des femmes rient: il croit qu’on le nargue. Il s’affirme à lui-même qu’il a entendu la voix de Louise: il court en avant; il revient... Point de Louise!... Il va jusqu’au café Voltaire. Le garçon, avec sa serviette, a dessiné un hublot dans la buée, et regarde au dehors. Alex l’interroge de l’œil: «Non», fait le garçon. Point de Louise! Oh! de quelle désolation est cette place de l’Odéon, sous la pluie, sans Louise! L’affreux temps a fait fermer boutique au bouquiniste. A qui demander: «Avez-vous vu passer Louise?» Quels corridors lugubres que ces galeries où des courants d’air agitent la flamme du gaz, soulèvent les brochures éparses, soufflettent avec leur cache-nez les employés de la librairie Flammarion, mais ne déplacent pas un liseur! Ils sont là, par tous les temps, les liseurs: pilotis fichés dans le sol, et contre quoi la lame brise sans les ébranler; non que le plaisir de lire soit la cause d’une fermeté si robuste, mais le plaisir de lire sans payer... Ils lisent, ils lisent: croient-ils donc que le plus beau de la vie est de lire? «Quelle sotte engeance! se dit Alex; ils sont à battre!» Et volontiers il leur crierait: «Mais si vous vous étiez retournés, nigauds! vous auriez vu passer peut-être une jeune femme, dont les cheveux, les yeux et la grande bouche délicieuse valent vraiment qu’un homme soit éventé et mouillé! Vous n’avez pas bougé... Vous ne l’avez pas vue?... Crétins!...» Et il vit Hilaire Lepoiroux, près du guichet de la caissière, qui retenait par le bout de son nez des pages encombrées de tableaux synoptiques, où des accolades de tailles diverses, et la gueule ouverte, semblaient s’avaler les unes les autres avec leur contenu: le lecteur les absorbait toutes en dévorant la plus grasse. Alex, inquiet et agité jusqu’à perdre le sens de son désir dans le moment même qu’il suivait si attentivement la piste de Louise, toucha l’épaule du jeune Lepoiroux, et dit: --C’est toi, mon vieux?... L’autre, s’arrachant à ses tableaux synoptiques avec la lenteur du serpent qui digère: --Tiens!... c’est toi, Alex!... Et ils demeurèrent, l’un vis-à-vis de l’autre, muets et ennuyés, l’un n’ayant à dire qu’un mot: «J’aime», et l’autre ruminant le lourd texte de ses manuels, l’un pour l’autre professant un égal mépris. Alors tous les deux se serrèrent la main, disant: --Porte-toi bien. Bonsoir!... Et voici Alex de nouveau en quête de Louise. Quatre jours, il la chercha encore; nulle part il ne pouvait correspondre avec Louise: il était totalement dépourvu de ses nouvelles. Ah! qu’il expiait ses torts envers sa maîtresse! Était-ce ce qu’elle voulait?... Un beau soir, il rencontra Louise, rue Casimir-Delavigne, le nez au vent, à la bibliothèque du bouquiniste. Elle éclata de rire, comme si de rien n’était. «Que s’était-il passé?--Mais rien!--Où s’était-elle cachée, ces quatre jours?--Mais chez elle!--En congé, donc?--Mais, oui!» --Tu n’aurais pas pu m’avertir? dit Alex. --Mais, mon chéri, j’ignorais si tu étais rentré chez toi! D’un mot piquant, mais d’un mot seul, Louise savait se venger. XLI Et Paul Chef-Boutonne n’obtenait toujours point les palmes! En vain avait-il, en veston de prolétaire, enseigné l’économie politique au peuple de Grenelle, au fur et à mesure qu’il l’apprenait lui-même; en vain sa mère avait-elle exécuté les mille et une démarches que comporte une telle candidature! Depuis quinze mois, Paul avait terminé son ingrate besogne de conférencier: le ministère était capable d’oublier le mérite du jeune Chef-Boutonne, et la France d’oublier le ministère témoin de ce mérite! Et l’impétueuse mère se multipliait, sortait l’hiver, malgré la grippe, pestait en fiacre et faisait antichambre. Son gendre était par elle fort houspillé; son mari, plus gravement atteint: ne faillit-on pas l’obliger à quitter son cercle, parce que celui-ci était notoirement réactionnaire?... Les Saint-Évertèbre, alliés à quelques bonnes familles, ne nuisaient-ils pas à Paul près du gouvernement, par hasard? La chose eût été plaisante, car c’était principalement pour imposer aux Saint-Évertèbre que madame Chef-Boutonne convoitait les palmes académiques. Elles tombèrent, au mois de janvier, comme la pluie, le grésil et la neige: quatorze cents personnes en furent touchées; Chef-Boutonne (Paul) était du nombre. Et aussitôt sa maman connut l’inanité des longs désirs enfin contentés. Ce petit bout de ruban serait mesquin sur la poitrine de son cher fils: elle l’y avait attaché, en pensée, depuis trop longtemps. Et puis, ne voilà-t-il pas que Paul lui-même agitait la question: «Le porterai-je, ou bien pas?» Un dilemme aussi se posait: convenait-il de s’en enorgueillir, au risque d’être moqué par certains? convenait-il de ne point paraître prendre garde qu’on l’avait, au risque que beaucoup l’ignorassent? «Eh quoi! pensait amèrement madame Chef-Boutonne, me serai-je donné tant de peine pour un résultat qu’on ose avouer tout juste?...» Beaubrun, le gendre, opina qu’il serait «très bien» que Paul ne portât point, du moins avant quelques semaines, le ruban. Il dit à son beau-frère: --Évitez l’empressement d’un instituteur! --Ou d’une sauteuse de _music-hall_! ajouta sa femme. Une de ces dames, en effet, venait d’être pareillement honorée. Ces hésitations, ces plaisanteries faisaient mal, non pas à Paul, mais à sa mère. Nonobstant le parti de la discrétion définitivement adopté, madame Chef-Boutonne ne put s’empêcher, au prochain dîner qu’elle donna, de glisser dans la corbeille de fleurs un mètre cinquante centimètres de ruban violet qu’elle avait acheté, de vieille date, furtivement, sous les galeries du Palais-Royal, dans l’intention d’en décorer, dès la première communication officielle, toute la garde-robe de son fils. Ce ruban long, maigre et sournois, serpentait à la dérobée sous le muguet et les iris. Il était possible qu’on ne l’aperçût point. On pouvait aussi l’apercevoir et n’en pas saisir le caractère allégorique. En fait, quelqu’un l’aperçut; quelque autre en saisit le sens, et des allusions maigres, sournoises et longues comme le ruban, serpentèrent parmi les convives, puis se gonflèrent en compliments qui furent lourds à porter! Or, en quittant la table au bras de M. Chef-Boutonne, madame de Saint-Évertèbre, cette luronne, belle encore, empoigna au passage le revers d’habit de Paul et dit: --A votre âge, jeune homme! ce n’est pas au ministre qu’on arrache un bout de ruban... Et Paul, naïf: --A qui donc, madame? On vit, au geste et à la façon de rire de madame de Saint-Évertèbre, qu’elle confiait quelque gaillardise à l’oreille du papa. Elle se retourna vers le fils, et, comme s’il l’avait entendue ou devinée: --Et on le met, dit-elle, tout parfumé, sur son cœur!... Déjà de timides bruits avaient couru, d’après lesquels les Saint-Évertèbre jugeaient Paul fort gentil, mais, saprelotte! un peu novice; et s’ils semblaient l’accepter pour gendre, du moins désiraient-ils que l’homme destiné à leur fille, appelé à tâter d’une pâte de cette qualité, précédemment, au moins, connût un peu la matière! Et c’était le plus secret des mille supplices qu’une mère endure, dans l’âme de madame Chef-Boutonne, que ce souci déjà ancien: si accompli que fût Paul, son brillant jamais n’avait ébloui une femme. Certes il plaisait beaucoup à toutes, mais il ne plairait donc point à l’une d’elles? Le pire était que, sur ce chapitre, Paul lui-même, le plus intéressé, semblait totalement désintéressé. Loin de madame Chef-Boutonne le vœu de voir mettre à mal aucune personne fréquentant sa maison!... Mais, à s’interroger bien intimement là-dessus, elle confessait que le déplaisir qu’un tel accident entraîne n’est pas sans quelques avantages... Hélas! nul accident, non, pas le moindre, n’embarrassait la voie régulière, directe, sans aspérités ni courbures, sur laquelle Paul, une bonne fois lancé, roulait, immaculé, vers son avenir. Beaubrun qui souvent accompagnait Paul, au théâtre, en soirée, voire à des bals de ministères, sondé par sa belle-mère, engainait son monocle, allumait un œil scrutant tout le passé et toutes les circonstances, laissait choir le monocle, mourir son œil, et faisait: --Rien! Et, depuis lors, madame Beaubrun, la sœur taquine, à propos de bottes, regardait Paul, puis son mari, ou sa mère, et faisait: --Rien! A Paul qui, cela va sans dire, ne comprenait point, elle demandait: --Qu’en dis-tu, Paul? Et Paul, innocemment, répondait: --Moi?... Rien. «Rien» tournait au jeu de famille. C’était un jeu que la maman n’aimait guère. Madame Chef-Boutonne n’avait-elle pas été jusqu’à dire à son gendre: --Croyez-vous que je donne assez d’argent à Paul?... --Donnez-lui-en davantage! avait riposté Beaubrun. Mais Paul, ayant plus d’argent, achetait des titres de rente, et s’en vantait, le pendard!... Enfin il y eut un fait. Monsieur et madame Chef-Boutonne reçurent une lettre anonyme: leur fils, «un blondin, officier d’académie», avait fait route, tel jour, à telle heure et à pied, de l’avenue d’Iéna, numéro tant, jusque chez le pâtissier Ladurée, rue Royale, en compagnie d’une jeune femme portant une toilette de chez Z... Et, quoique ce parcours d’un chemin assez long eût été fait à pied, et quoique le texte ne fît pas mention que le «blondin» eût pénétré seulement chez Ladurée, pâtissier, il se terminait par ces mots infailliblement alarmants pour un couple de bourgeois: «Gare la bourse!...» Pour une fois, dans la bourgeoisie, ce «Gare la bourse!...» eut un effet contraire à celui que l’alarmiste en pouvait augurer. Les Chef-Boutonne exultèrent: enfin Paul allait vendre ses titres de rente!... M. Chef-Boutonne, toutefois, modéra sa femme: --Tout beau! dit-il, le garnement n’est pas entré chez le pâtissier... Il y entra; il entra même ailleurs: les informations furent précises, circonstanciées, pleines d’intérêt, angoissantes même, car elles contenaient menaces aux parents s’ils ne mettaient point le holà à la consommation de l’intrigue, et menaces au consommateur! Qui saura dire les tempêtes intérieures des mères? leurs désirs contradictoires, leurs hésitations, leurs résolutions, leurs manèges, et leur honte qui se mélange à leur fierté? Secrètement, la mère, superbe en son dévouement obscur sinon excusable en son acte, sortit par un crépuscule d’hiver, et se rendit aux environs du lieu où son fils s’initiait au mystère de l’amour. Plus farouche que le limier qui épiait les amants et, dans un de ses rapports, la pouvait elle-même compromettre, elle bravait tout, prête à bondir comme un dogue sur le monstre, quel qu’il fût, qui oserait bousculer le rendez-vous de son Paul. L’endroit était un rez-de-chaussée, au fond d’une cour, rue de l’Arcade. Elle ne vit rien, ne couvrit de son corps personne, ne fut utile à quoi que ce fût. Mais son inquiétude augmentait chaque jour. Paul fréquentait une femme du monde: n’allait-il pas être provoqué par un rival?... Paul, évidemment, était rentré hier sans blessure; n’était-ce pas aujourd’hui qu’on allait le rapporter pantelant, à la suite d’une rencontre?... Mon Dieu! mon Dieu! fallait-il avoir élevé un fils si parfaitement, l’avoir amené si calme et si pur jusqu’aux portes mêmes de l’amour que les lois protègent, et devoir cependant payer aux préjugés d’une vieille race galante ce périlleux tribut que réclame la Vénus impudique?... Mais tous autour d’elle, le père, la sœur, elle-même enfin, le désiraient, ce baptême païen, l’imploraient, l’exigeaient presque! Ainsi tourmentée, et en même temps heureuse d’une cruelle formalité accomplie, madame Chef-Boutonne s’en fut trouver madame Dieulafait d’Oudart. Elle conta l’histoire par le menu, disant: --Ces gamins, ces vauriens, croyez-vous?... Et une femme du monde, s’il vous plaît! alors qu’il y a tant d’autres relations si faciles et sans conséquences... Ah! les petits brigands!... Ah! l’amour!... Puis elle narra l’effroi de ce courrier mystérieux, odieux, cynique, quasi obscène, qui heurtait matin et soir sa pudeur maternelle en lui infligeant la double vision de Paul enlacé par les bras de quelque «Didon», d’où l’on ne s’échappe que meurtri,--si l’on s’en échappe!--et de ce témoin étranger, haineux, sadique peut-être!... Sa complaisance à propager l’aventure était mal retenue, mais son appréhension de quelque catastrophe était sincère. Ces deux sentiments se mêlaient parfois, se chevauchaient l’un l’autre, en sorte qu’à un certain moment madame d’Oudart, agacée par une trop sotte fatuité, se crut autorisée à dire: --Mais, somme toute, chère amie, le procédé odieux ne vous a appris jusqu’ici qu’une bonne nouvelle... Et, trois minutes plus tard, touchée par les larmes que son amie répandait, elle se levait, et se décidait à lui fournir des motifs de se tranquilliser. Elle se levait et allait doucement à un chiffonnier, tournait une clef, ouvrait un tiroir et y prenait trois enveloppes banales, rayées d’une banale écriture: --Ne vous mettez donc point martel en tête!... Connaissez-vous cette écriture? Madame Chef-Boutonne frémit. --Eh bien! continua madame d’Oudart, tout porte à croire que votre «Didon» a été auparavant la nôtre: et mon fils n’en va pas plus mal! Madame Chef-Boutonne voulait bien être rassurée pour son fils; mais non pas que, dans une si tardive aventure, et si difficilement obtenue,--dont elle avait eu l’imprudence de se flatter un peu vite,--son Paul fît bombance avec quoi?... avec les restes d’Alex! Nier l’évidence était cependant impossible. Ayant reconnu l’écriture, le style de son correspondant anonyme, et un identique signalement de la femme qui tombait d’Alex en Paul, madame Chef-Boutonne hasarda: --Mais si ces lettres infâmes n’étaient que calomnies!... --Pour cela, non! dit madame Dieulafait d’Oudart, en soulignant du doigt tel paragraphe d’une des lettres, la petite note arriérée à l’_Hôtel Condé et de Bretagne_, dont il est fait mention ici, je l’ai bel et bien payée: l’information était bonne. Madame Chef-Boutonne s’affaissait. --Eh! mon Dieu! pourvu que nos jeunes gens n’aillent point se quereller!... Par le fait, ils sont rivaux! Madame d’Oudart sourit: --Alex est un papillon, dit-elle, il a fait cette plate-bande; il butine ailleurs... Et le comble du dépit était, pour madame Chef-Boutonne, que Paul eût choisi comme intrigue, non seulement celle qui pouvait avoir le moins de lustre aux yeux des Dieulafait d’Oudart, mais celle dont on ne saurait absolument pas se prévaloir chez les Saint-Évertèbre: car, enfin, séduire une amie, et quasiment au nez de leur fille, si la prouesse était d’un gaillard et si madame de Saint-Évertèbre, par ses «propos de corps de garde», l’avait, ma foi, méritée, du moins fallait-il convenir que la prouesse était téméraire... Mais bientôt la correspondance anonyme cessa. Paul rentrait à la maison sans retard, quoique le teint plus jaunet que les jours même où il rentrait en retard. L’idylle était-elle donc déjà finie? Quel mystère à l’autre mystère succédait? Les Saint-Évertèbre éclairèrent la question dès qu’on les vit: car il fut évident qu’on se riait de Paul. Le jeu eût pu échapper à madame Chef-Boutonne, si elle n’eût été précisément sur le qui-vive; mais des allusions persistantes à tel pâtissier de la rue Royale ou à tel «coquet rez-de-chaussée» ne pouvaient plus, pour elle, être équivoques. De complicité ou non avec ses amis, la coquine Soulice s’était prêtée à un manège de galanterie,--d’un goût douteux,--dans lequel Paul et le mouchard anonyme avaient donné, tête baissée, et de compagnie. En son «coquet rez-de-chaussée», par un beau crépuscule d’hiver, alors que son héroïque maman montait la garde, on avait,--pour employer une expression qui ne faisait point peur aux Saint-Évertèbre,--«posé» à Paul «un lapin!»... XLII L’appartement de la rue Férou était devenu l’asile des amis d’Alex. Non contents des soirées nombreuses qu’ils passaient là, non contents des dîners, assez fréquents, que madame d’Oudart leur offrait, ils y venaient, sur la fin du mois, à l’heure des repas, quêter une invitation supplémentaire, d’un air si emprunté, si gauche, avec des feintes si naïves, que la maîtresse de maison, tout en riant, leur disait, sans plus de mots: --Allons! messieurs, à table! Thémistocle avait contracté, lui, la facile habitude de déjeuner, rue Férou, chaque jour, sous le prétexte de causer procédure. Un matin, il fut saisi si inopinément d’une mauvaise grippe qu’on le coucha, dans le salon, sur un lit improvisé, où il passa la nuit, puis la semaine. Il était si gentil, si complètement isolé dans le vaste monde, cet Oriental orphelin, sa voix était si plaintive et si douce, que madame d’Oudart n’eut pas le cœur de le renvoyer à son hôtel. Durant sa maladie, aussi bien, parmi les termes arides du droit, qu’il n’abandonnait guère, il mêlait des noms sonores et exquis, tels que Péra, Stamboul, la Corne-d’Or, les îles des Princes et Scutari,--évoquant des choses lointaines, ensoleillées et féeriques,--qui vous payaient de votre peine. Et de la nostalgie du Grec malade naissaient des désirs de voyage, surtout le soir: Alex et sa mère partaient, sur un mot enchanteur, pour la Méditerranée, l’Archipel, Athènes et le Bosphore... Madame d’Oudart disait: --Oh! quand Alex aura une situation, nous irons, au premier congé, vous faire une visite là-bas, monsieur Thémistocle. Ou bien: --Il ira, pour son voyage de noces, vous présenter sa jeune femme... Et elle faisait, quant à elle, le sacrifice de cette croisière de songe. Cependant Alex tombait malade, à son tour; Noémie, la bonne, elle aussi, fut atteinte. La concierge recommanda une femme de journée, qui se trouva être voleuse comme une pie, puis une autre, infortunée, qui se mourait de la poitrine: on dut les renvoyer. Ce fut la pauvre maman qui devint la servante de tous. Dans cette infirmerie, un matin, se présenta, affairée, hors d’haleine, madame Taupier, la patronne de l’_Hôtel Condé et de Bretagne_. Madame d’Oudart, lui ouvrant, augura mal de cette visite. Madame Taupier rattrapa son souffle, et annonça que son pensionnaire, M. Lepoiroux, était au lit, pas bien. --C’est comme ici, dit madame d’Oudart; mais qu’a-t-il? Madame Taupier fit l’historique de la maladie d’Hilaire, et, finalement, dit qu’un de ces messieurs, étudiant en médecine, qui occupait une chambre au second, s’employait à le faire entrer à l’hôpital, car il craignait une vilaine fièvre. --En ce cas, en effet, dit madame d’Oudart, mieux vaut une maison spéciale que l’hôtel. Fort bien! Mais l’inconvénient était que madame Taupier répugnait à laisser sortir un pensionnaire affligé d’une lourde note impayée. --N’avez-vous pas prévenu la mère? demanda madame d’Oudart. Certes on avait prévenu la mère. Ce matin même madame Lepoiroux répondait de Poitiers par un cri de détresse, et suppliait madame Taupier de s’adresser, au nom de l’humanité, à madame Chef-Boutonne, numéro tant, rue de Varenne. --Comment! s’écria madame d’Oudart, «de vous adresser à madame Chef-Boutonne!...» --Je viens de chez cette dame, dit madame Taupier, c’est la raison pourquoi vous me voyez si essoufflée. Cette dame m’a dit: «C’est très bien; mais avez-vous vu madame Dieulafait d’Oudart?--Non, je n’avais point vu madame Dieulafait d’Oudart.--Voyez-la! m’a dit madame Chef-Boutonne.--Mais, madame...--Voyez-la! m’a répété cette dame; je ne saurais rien faire à ce propos sans elle: le jeune Lepoiroux est son protégé.--Mais, madame...» Enfin il a bien fallu que je confie à cette dame, et je vais en faire autant à vous, madame, puisque le sort m’y oblige: madame Lepoiroux m’avait bien recommandé de ne m’adresser à vous qu’en second. --Ah! ah! fit madame Dieulafait d’Oudart, en second!... à moi, en second!... --Oh! mon Dieu, madame, dit simplement madame Taupier, vous auriez tort de vous en offenser: l’avantage de passer ici en premier n’est pas grand... --C’est parfait! Vous vous êtes acquittée de la commission en suivant la voie hiérarchique établie par madame Lepoiroux: eh bien! nous nous concerterons, madame Chef-Boutonne... et moi, «en second»... sur ce qu’il y a à faire... A tant de protecteurs, ce n’est pas vous qui sauriez y perdre, madame Taupier! Puis conduisant sur le palier la patronne de l’_Hôtel Condé et de Bretagne_, madame d’Oudart lui mit un louis dans la main, afin que le jeune Lepoiroux fût transporté à l’hôpital dans les meilleures conditions possibles. Et au milieu de ses malades, dans le désordre de son appartement, sous le poids de soucis divers, et de soucis d’argent, en particulier, madame Dieulafait d’Oudart demeura surtout peinée que la veuve Lepoiroux, réduite aux abois, recourût à une autre avant de recourir à elle. Cependant, n’avait-elle pas dit, quelques mois précédemment, à la patronne de l’hôtel: «Mais je n’ai pas à payer la note de M. Lepoiroux, j’imagine?...» Elle l’avait dit; mais il n’était pas question, alors, de voir madame Chef-Boutonne la payer. Madame Chef-Boutonne vint aussitôt rue Férou. On dut la recevoir dans la salle à manger, un coude appuyé sur la table: on se lamenta sur les maladies régnantes, et les deux femmes dirent en même temps: --A propos!... le jeune Lepoiroux... Alors se disputa l’honneur de protéger le jeune Lepoiroux. L’action était délicate. Madame Chef-Boutonne ne tenait pas à payer la note; payer la note excédait les moyens de madame Dieulafait d’Oudart. Décliner la mesure généreuse que l’on sollicitait de son crédit, de sa renommée, serait-ce de la part de madame Chef-Boutonne un geste bien élégant? Refuser tout court sa contribution, était-ce possible à madame Dieulafait d’Oudart?... Les deux femmes s’exposèrent l’une l’autre témérairement, parèrent de molles attaques, ripostèrent gauchement, et puis soudain se dérobèrent: tout était à recommencer. Enfin, lors d’une reprise, l’une d’elles ayant, à tout hasard, avancé un: «Coupons en deux la poire!» l’autre mit bas les armes, enjolivant du moins le pis aller d’un mot: --C’est plutôt, dit-elle, une orange amère! Elles se quittèrent presque souriantes. Après coup seulement, madame Dieulafait d’Oudart s’aperçut que la moitié de la note à payer était encore un trop lourd fardeau pour elle; et, faute de payer la note entière, elle manquait à sauver les Lepoiroux. Au contraire, pour une petite somme autant que pour une grosse, contribuant une première fois, et dans une heure de péril, au sauvetage, madame Chef-Boutonne sauvait les Lepoiroux. Pour la moitié du prix coûtant, on pouvait le dire, madame Chef-Boutonne achetait la charge honorifique de nourrir, et d’offrir à son pays, à la science, ce remarquable sujet d’Hilaire; ou, plus exactement, elle enlevait cette charge à madame Dieulafait d’Oudart incapable... Sur ces entrefaites, madame Lepoiroux, en personne, apparut. La lettre d’alarme de madame Taupier l’avait happée à Paris, sans sursis. Elle avait imaginé son garçon couché sur un lit d’hôpital: elle était accourue... Elle dit cela d’un seul trait, en entrant. Et madame d’Oudart, qui en voulait fort à la veuve Lepoiroux, fut désarmée par la vérité de cette angoisse maternelle. Elle avait préparé une parole amère, et elle dit affectueusement: --Ma pauvre Nathalie!... Elle s’attendait à ce que Nathalie parlât abondamment de son fils malade; mais en venant chez madame d’Oudart, l’humble rue, l’escalier pauvre, ce qu’elle découvrait du médiocre appartement, avaient frappé une femme qui avait coutume de contempler avec déférente admiration le parc, les avenues, et ce qu’elle appelait «le château» de Nouaillé... Le contraste la stupéfiait. Elle eut un long silence, pendant lequel elle remuait ses yeux de tortue et les obligeait à accepter l’image de la décadence des Dieulafait d’Oudart. Elle pensait à la métairie vendue, aux bruits qui couraient le pays... Elle se félicitait d’avoir été assez avisée pour ne s’adresser à madame d’Oudart qu’«en second». Tout à coup elle se lança en des phrases compatissantes et obscures, mais que madame d’Oudart comprit bien. Madame d’Oudart l’interrompit: --Mais votre fils? dit-elle; j’espère que son indisposition... --Son indisposition, ne m’en parlez pas!... fit madame Lepoiroux; j’ai un soupçon que la patronne de l’hôtel a voulu nous mettre la puce à l’oreille, rapport à la note. Telle que vous me voyez, je viens de causer avec le médecin: Hilaire n’est pas si mal; il a la grippe. Il marchera sur ses deux pieds pas plus tard que demain! --Ah!... fit madame d’Oudart. Allons, estimons-nous heureux que votre fils soit hors de danger!... --Et chez vous, ma chère dame?... Monsieur Alex va toujours bien, j’espère?... Madame d’Oudart poussa une porte, et l’on vit, réunis dans le salon, les deux lits des jeunes gens malades. Thémistocle aux noires narines velues, à la barbe de huit jours, drue comme une brosse à cirage, à la moustache de palikare, lisait à haute voix, en zézayant et de l’accent le plus comique, _Manon Lescaut_; et Alex bénissait le ciel de lui avoir donné un ami malade en même temps que lui. Madame Lepoiroux fit force amabilités; mais elle se retira jalouse de ce qu’un étranger, un Grec, fût l’ami malade hospitalisé aux frais de madame d’Oudart, malgré ses déboires, et non pas Hilaire. Elle dit encore quelques-unes de ces paroles ambiguës qu’affectionnent les gens du peuple: --Bien sûr que les jeunes gens sont libres de choisir leurs amis!... Madame d’Oudart lui demanda: --Où couchez-vous, Nathalie? --Oh! ne vous tourmentez pas! Je ne suis pas grosse: je m’arrangerai avec Hilaire; il n’a pas quitté son hôtel... A présent, ma chère dame, ce serait-il l’heure, dites-moi, où je pourrais avoir un moment d’entretien avec votre grande amie madame Chef-Boutonne?... Ne faut-il pas qu’il y ait une Providence, pour que j’aie rencontré sur mon chemin une personne aussi puissante et généreuse?... Madame d’Oudart dut chanter avec la veuve Lepoiroux les louanges de madame Chef-Boutonne. XLIII Madame Lepoiroux eut donc avec madame Chef-Boutonne le petit entretien désiré. A Paris, la Poitevine rappelait un peu ces personnes vêtues avec modestie, au pas de velours, à l’œil averti, à la main tendue, qui font payer les deux sous de la chaise dans les églises: le domestique, rue de Varenne, crut qu’elle venait «de la paroisse». Madame Chef-Boutonne se piqua de l’accueillir avec chaleur, mais tout à fait en grande dame, négligeant les informations personnelles, prenant de haut les choses, et laissant de là tomber son obole, assurée qu’elle fera du bruit. Elle parla de l’Université comme elle eût parlé d’une amie, d’une tendre sœur habitant là, à quatre pas, que l’on voit quotidiennement, avec qui l’on dîne,--et d’Hilaire, comme d’un prodige. Elle voulait qu’Hilaire fût prodigieux: elle croyait déjà en avoir acheté le droit; elle était fort résolue à en imposer la conviction à tout le monde, et, pour son début, enivrait la mère du héros. Moins crédule qu’une bourgeoise qui se leurre aisément de mots, madame Lepoiroux avait confiance en son Hilaire, avait confiance en «ces messieurs» de Poitiers, qui le poussaient, mais n’eût pas, de soi-même, été s’imaginer, par exemple, que son fils, parti de si bas, fût capable de s’élever plus haut que... «mettons que monsieur le censeur des études, au lycée», dont la «dame» était sa cliente. A l’humble image du censeur des études au lycée de Poitiers, madame Chef-Boutonne sourit. Son fils, Paul, entrait; elle le présenta à la Poitevine et dit: --Regardez celui-ci: à l’âge qu’il a, il est officier d’académie, vous le voyez à sa boutonnière; élève diplômé de l’École des Sciences politiques; il sera demain licencié en droit; dans deux ans, docteur, et nous en ferons, je l’espère, un gentil auditeur au Conseil d’État!... Madame Lepoiroux écoutait, bouche bée, ces titres ronflants, auxquels d’ailleurs elle ne comprenait goutte. Madame Chef-Boutonne reprit: --Je ne vous dis pas toutes les qualités qu’a mon fils; mais écoutez-moi bien, madame Lepoiroux: pour peu qu’on le compare au vôtre, Paul, que voici, n’est qu’un ignorant... N’est-ce pas vrai, Paul? Paul s’inclina, puis disparut. Madame Lepoiroux était inoculée du venin de l’ambition insatiable. Après quoi, madame Chef-Boutonne se dédommagea de n’avoir pas dit du premier coup «toutes les qualités qu’avait son fils». Devant cette femme arrivant de province, et destinée à y retourner demain, elle s’offrit le régal de parler de son Paul sans mesure, sans sincérité même et sans prudence: moment d’oubli, de folie, véritable débauche maternelle, comparable à la faute de ces femmes vertueuses qui, un jour, en voyage, s’abandonnent furtivement à un étranger qu’elles ne reverront jamais plus... Et puis l’on reparla d’Hilaire, sur le mode dithyrambique, puis du jeune Dieulafait d’Oudart, en manière de badinage, puis d’Hilaire encore, sur lequel l’Université--l’amie, la voisine qui ne vous cache rien--fondait les plus hautes espérances... Madame Lepoiroux titubait sur le trottoir de la rue de Varenne en quittant sa nouvelle protectrice: elle s’égara plusieurs fois avant de regagner l’_Hôtel Condé et de Bretagne_, et bavarda une heure avec madame Taupier, qui, pourtant, lui inspirait peu de confiance. Mais madame Taupier fut séduite par la magnificence de l’avenir promis à son pensionnaire, et elle y ajouta foi: --... _primo_, dit-elle, parce que cette dame de la rue de Varenne est très comme il faut; _secundo_, parce que votre jeune homme est sans vices: il ne voit pas de femmes! C’est par là qu’aux yeux de madame Taupier le fils de madame Lepoiroux était un prodige. Elle ne put s’empêcher de soupirer, en levant ses prunelles au plafond: --Ce n’est pas comme celui de madame Dieulafait d’Oudart!... Et madame Lepoiroux fut informée des déportements d’Alex. Une soudaine intimité s’établit entre madame Lepoiroux et madame Taupier. Celle-ci même, comme la mère d’Hilaire s’apprêtait à passer la nuit sur une chaise, lui offrit une chambre: --Ne vous gênez donc point: il y en a de vacantes... Vous n’en paierez, pardi, pas plus cher!... La grippe, qui cependant fut tenace, avait quitté la rue Férou comme l’_Hôtel Condé et de Bretagne_, lorsque madame Lepoiroux jugea convenable d’aller faire une visite à madame Dieulafait d’Oudart. --Comment! fit celle-ci, vous, encore à Paris?... --Comme vous voyez, ma chère dame: et j’ai voulu montrer que je ne vous oublie point. Cette phrase était naïve; elle contenait une amère vérité qui pénétra douloureusement dans le cœur de madame d’Oudart: c’est qu’en effet ce n’était pas trop de fournir quelque preuve qu’on ne l’oubliait pas... XLIV Le bruit se répandit en Poitou que madame Dieulafait d’Oudart nourrissait et couchait chez elle, à Paris, «des amis» de son fils, et dilapidait sa fortune, d’une manière débonnaire, au profit d’étrangers, «compagnons de débauche d’Alex», tandis qu’elle laissait son vieux père «se mourir tout seul, dans le désert». Madame d’Oudart, en venant, avec Alex, la semaine de Pâques, à Nouaillé, embrasser M. Lhommeau qui ne «se mourait» point du tout, tomba au beau milieu de ces commérages. Elle était trop sensée pour en rendre madame Lepoiroux responsable, sachant que d’un mot exact que Nathalie avait pu dire, les langues avaient vraisemblablement tiré une de ces matières fabuleuses qui acquièrent très vite la fixité des légendes. La pauvre femme, qui espérait se reposer une quinzaine de jours, dans sa terre, entreprit, aussitôt arrivée, une tournée de visites à Poitiers, avec l’espoir de redresser l’opinion. Mais l’opinion est pareille à la tige flexible du châtaignier, que le pouce d’un enfant ploie et dirige pour en former la carcasse des paniers rustiques, et qui n’est pas plutôt présentée au four que la force de l’homme échouerait à la courber d’une ligne. Elle contait, bonnement, ses tracas maternels, les départs matinaux d’Alex, la bougie, la barbe, le son des cloches de Saint-Sulpice, maître Enguerrand de la Villataulaie, les déjeuners de procédure, puis la grippe de la triste saison, le grabat improvisé de cet infortuné M. Thémistocle, et la voix zézayante du malade, et les noms de l’Orient enchanteur qui s’échappaient de sa longue moustache bleue, le soir... On l’écoutait d’une oreille distraite; on affectait de ne la pas entendre; ou bien quelqu’un de spirituel lui demandait si elle avait lu _la Vie de Bohème_. L’opinion de ces gens-là était faite; la tige de châtaignier avait passé par le feu. Libérée en une certaine mesure des mœurs de la ville par un immense amour maternel, presque semblable à une passion, madame Dieulafait d’Oudart ne s’élevait pas, toutefois, au-dessus de l’opinion. Elle fut attaquée par le démon de l’incertitude; elle se demanda si Poitiers n’avait pas, par hasard, raison contre elle: n’était-ce point une «vie de bohème» qu’elle menait? Ses complaisances pour son fils n’étaient-elles point excessives? Ne dilapidait-elle point son patrimoine? Enfin son père ne se mourait-il point,--chacun meurt un peu tous les jours,--dans «le désert» de Nouaillé? Thurageau, homme de sens, parlait comme Poitiers. En présence du notaire, madame d’Oudart eut des nerfs: --Je quitterai ce pays définitivement! dit-elle. J’emmènerai mon père avec moi. Le notaire ne prenait acte que de ce qui intéressait la fortune. Entendant ces paroles qui, comme tant d’autres, allaient tantôt s’évaporer, il laissa tomber sa large main, à grand bruit, sur son bureau; et par ce geste il mêlait aux paroles quelque chose de concret: il les retenait, les vagabondes, et il allait leur donner une consistance qu’elles n’avaient point. --Si vous vous résolviez à ce parti, dit-il, j’aurais une proposition à vous soumettre... Et déjà il feuilletait un dossier. Madame d’Oudart allait s’écrier: «Attendez! attendez! je n’ai pas tant voulu dire!...» Il la prévint et la médusa en lui jetant au nez que quelqu’un donnerait trois mille francs de Nouaillé, «maison et parc, droit de chasse seulement sur les fermes...» --Sur _la_ ferme! corrigea-t-elle, d’elle-même. --Sur _la_ ferme, hélas! dit le notaire. Louer Nouaillé!... Elle n’en voulut pas entendre davantage. Son notaire se moquait-il d’elle?... Mais elle revint, de son plein gré, quelques jours après, à l’étude, et dit: --Ce n’était pas sérieux, Thurageau, j’espère? Le notaire cita le nom, lut la lettre de la personne qui offrait de louer la terre de Nouaillé. Elle dit: --Trois mille francs, c’est ridicule: Nouaillé ne vaut pas cela. --Nouaillé vaut ce qu’on en offre. --D’ailleurs, dit-elle, vous pensez bien que je ne consentirai jamais. Thurageau s’inclina, et il ajouta: --J’ai une autre proposition. Madame d’Oudart parut complètement indifférente. --Aimez-vous mieux marier monsieur votre fils? --Marier!... fit-elle, et avec qui? --Avec une jeune fille fort bien, quoique... --Arrêtez!... il suffit... du moment qu’il y a un «quoique...» --Je m’arrête. Autre chose: préférez-vous vendre Nouaillé... maison, parc et la ferme restant?... Babouin achèterait. --Encore Babouin!... --Il vous a déjà pris deux fermes: c’est vous maintenant qui formez enclave en son domaine!... --On gagne donc tant dans la tannerie? --Oui, quand on fabrique aussi du papier à Angoulême. --Ah? du papier!... bravo! la matière est déjà plus noble... Écoutez, Thurageau, vous allez me trouver curieuse, mais je suis femme... et mère... Quelle est la jeune fille dont vous avez voulu me parler? --Il y a un «quoique»!... --Enfin quel est ce «quoique»?... --La tannerie, justement, le papier!... --Il s’agit de la petite Babouin?... La fille d’un marchand de peaux de bêtes qui empestent une lieue de pays!... Mais, ah çà! Thurageau, y pensez-vous?... Jamais de la vie! jamais de la vie!... Quatre jours plus tard, un grand break de louage faisait halte à la grille de Nouaillé, au bout du parc. On entendit, de la maison, tinter la vieille cloche fêlée... Qui était-ce? Les habitués ouvraient, à l’ordinaire, tout simplement la grille... Jeannot, portant ses sabots à la main, s’élança, les pieds nus, par la châtaigneraie. Il parlementa longuement, puis remonta la châtaigneraie, toujours courant et l’air effaré. A bout de souffle, il bégaya à la cuisine: --Ça, c’est plus fort que de jouer au bouchon!... des particuliers qui arrivent de Paris tout droit pour visiter le château! C’est quelque attrape, bien sûr: le château est-il à louer, à cette heure?... Allez prévenir madame. Madame pâlit, s’assit, réfléchit, se dompta,--cruel moment,--puis dit: --Il y a malentendu, évidemment, mais je ne veux pas qu’on laisse ainsi ces personnes à la porte: faites entrer! Jeannot courut de nouveau; on entendit le grincement de la grille: le break parut sous la châtaigneraie. Il contenait un monsieur d’une soixantaine d’années, un de trente, une jeune femme, une jeune fille. La mère Agathe, la vieille bonne, les introduisit au salon et dit à Jeannot: --Vous n’êtes qu’une bête: il y a là dedans une demoiselle qui irait à monsieur Alex comme un gant... Tout ce monde-là attendit encore au salon, madame Dieulafait d’Oudart ayant voulu faire toilette. Enfin elle les reçut, non sans cérémonie, comme une visite, les embarrassa même à force de façons; ils croyaient s’être trompés d’endroit: était-ce bien là la propriété que leur avait désignée le notaire? Madame d’Oudart leur dit: --Mais je n’ai jamais autorisé aucun notaire à indiquer ma propriété aux amateurs! Thurageau est un vieil ami qui pousse le zèle à la manie; c’est un homme qui ne saurait voir un arpent de terrain improductif: je lui en veux, je le trouve indiscret, en vérité... Ces messieurs allaient la trouver mauvaise. Madame d’Oudart parla encore: --Thurageau se sera dit qu’en fait nous abandonnons Nouaillé; voici deux ans, en effet, que j’ai dû me fixer à Paris pour suivre les études de mon fils, un grand garçon maintenant... --C’est monsieur votre fils, peut-être, dit la jeune femme, que nous avons croisé à cheval dans l’amour de petit chemin... --Lui-même, madame. --Oh! qu’il monte bien!... Ces messieurs l’ont remarqué. Ces messieurs acquiescèrent de la tête. La flatterie ravigota le cœur de madame d’Oudart. Des personnes qui avaient remarqué son fils lui devenaient presque sympathiques. Elle eut plus de force pour consommer son sacrifice, quoiqu’elle ne pût y parvenir sans détour. --Mon vieux père, ancien conseiller à la Cour, habitait encore ici, reprit-elle; il s’y plaisait, bien que seul; il y avait ses habitudes; mais j’ai résolu de ne plus me séparer de lui... Par le fait, ma propriété va se trouver fort délaissée... Les deux messieurs échangèrent un regard rapide. Pardieu, la situation se débrouillait! --Dans l’intérêt de la propriété, de la maison même... osèrent-ils dire. --Oui, fit-elle, vous avez raison... Je sais... Une maison inoccupée... --... vieillit de dix ans par saison! --Je n’ai jamais loué, je n’y pensais certes pas... Il y eut un silence. Elle eut le courage de sourire, et elle lâcha enfin ce demi-aveu de défaite: --La personne du locataire peut influer beaucoup sur une décision aussi grave. La jeune femme dit: --Vous habitez, madame, un endroit si charmant!... les chemins, la grille ancienne, l’admirable allée sous les châtaigniers... --La maison d’habitation, hasarda l’un de ces messieurs, semble assez vaste... Madame Dieulafait d’Oudart se leva: --Si vous désirez jeter un coup d’œil?... Son cœur palpitait, les jambes lui manquaient. Elle fit visiter sa maison. On trouva, dans la bibliothèque, le grand-père Lhommeau qui sommeillait et s’éveilla. Il ne savait point de quoi il s’agissait, croyait voir des Parisiens amis de sa fille, faisait force salutations. Madame d’Oudart dut le présenter: --Monsieur Lhommeau, mon père, ancien conseiller à la Cour... Mais elle ne savait--et à peu près--que le nom de l’un des visiteurs, de qui le notaire lui avait lu la lettre; encore ignorait-elle auquel d’entre eux il s’appliquait: elle le bredouilla... C’était le nom du sexagénaire. A son tour, celui-ci présenta: son fils, sa belle-fille, et la sœur de celle-ci, une jeune fille orpheline de père et de mère. Monsieur Lhommeau était fort étonné; la scène était pénible: on l’écourta en passant vite. Madame Dieulafait d’Oudart montra la chambre de son fils, montra sa propre chambre contenant la photographie agrandie de feu le commandant, son mari, avec sa croix, son épée, et cent objets familiers. De petits coins aménagés par elle elle vantait la commodité; elle vantait la vue qu’on avait des fenêtres sur les rochers du Poitou, sur la campagne; elle s’oubliait à dire: --C’est ici que j’ai eu mon fils... Ce n’étaient pas des goujats que les gens qui visitaient Nouaillé, et ils éprouvaient, de l’émoi de cette femme, une certaine gêne: ils faillirent négliger un autre étage. Les deux sœurs s’étant concertées gentiment, se refusèrent à visiter la cuisine, l’office, à cause des domestiques, et madame d’Oudart, interprétant autrement l’abstention, ne se prenait-elle pas maintenant à craindre que leur projet de location n’aboutît pas?... Elle les mena au jardin. Les arbres à fruits étaient en fleurs: pêchers, poiriers, pommiers, amandiers charmaient la vue par la débordante profusion du blanc et du rose; blanc et rose était le parc, blanche et rose la campagne au delà des murs. Les lilas tiraient de fines langues d’un vert tendre, comme pour goûter, en délicats, la saveur du printemps. Sous un soleil déjà chaud, la terre, comme un animal, exhalait une haleine vivante. Tout germait, bourgeonnait, éclatait; tout sentait bon, et les abeilles, presque invisibles, innombrables, vautrées dans les corolles, laissaient croire que la nature elle-même, enivrée, chantait. On alla jusqu’au potager, où, maintes fois, quand le soir tombait, le long du cordon de pommiers nains, la mère d’Alex avait souhaité de le voir se promener là un jour, au bras d’une jeune femme exquise, riche s’il se pouvait, et d’excellente famille. Par la porte à claire-voie donnant sur la campagne, les filles du métayer, grandies, sauvages toujours, et immobiles comme des idoles, étaient là, encore, accourues pour contempler, non pas M. Alex, aujourd’hui, mais les messieurs et dames descendus du grand break de louage... XLV Un soir du mois d’août suivant, à leur fenêtre, sur la cour de la rue Férou, madame Dieulafait d’Oudart et M. Lhommeau tâchaient de prendre l’air, après dîner. C’était la fin d’une pesante journée; un vain orage avait éclaté, vers cinq heures, pour disperser les promeneurs du Luxembourg, non pas pour rafraîchir la température. D’une tour de Saint-Sulpice, l’_Angelus_ lança tout à coup une large vibration religieuse et mélancolique qui feignit d’agiter l’atmosphère engourdie: la verrerie trembla sur le buffet, et on leva les yeux vers le haut des toitures, comme si quelque chose passait dans le ciel. A l’appel de l’église, une centuple voix répondit du Séminaire voisin, scandant les paroles de la prière; puis une autre voix multiple, une autre et une autre encore, obéissant, à quelques secondes d’intervalle, à l’harmonieuse invitation tombée des tours, et dont les dernières résonances furent longues à s’apaiser: on les croyait voir courir, en chevauchée légère, sur Paris, vers Grenelle et le Point-du-Jour... Après quoi, les bruits ménagers montèrent: chocs répétés et monotones des assiettes empilées et des couverts de ruolz ou d’argent comptés et replacés en leurs paniers, verres à voix cassée, verres bavards et chantants, tiroirs, placards... Et quand le désordre quotidien de la vie fut encore une fois réparé, on entendit la voix des bonnes et celle des humbles ménages échangeant la satisfaction de la besogne accomplie; les glouglous de la fontaine emplissant les brocs; les cris pointus de fillettes jouant au volant dans la rue; une femme fâchée, une porte claquant... Un silence se fit, que déchira le grincement d’un frein d’omnibus; puis un plus long silence... Et, tout à coup, des accords au piano et un chant... Un hoquet aussi put être entendu, au fond de la gorge de madame Dieulafait d’Oudart, qui pleura et disparut, laissant seul M. Lhommeau à la fenêtre. M. Lhommeau était-il philosophe? Il atteignait les limites de la vie, et il l’appréciait telle qu’elle est. On avait dit à M. Lhommeau: «Nous louons Nouaillé, c’est indispensable.» M. Lhommeau avait répondu: «Louez Nouaillé, si c’est indispensable!--Mais nous vous emmenons, papa, avec nous à Paris!--Emmenez-moi, avec vous, mes enfants, à Paris.--Nous serons fort tassés, pauvre papa; vous coucherez dans le salon.--Ne saurions-nous pas vivre, moins tassés, tous à Nouaillé?--Impossible! Et l’avenir d’Alex?...--Soyons tassés, couchons dans le salon!» Et, avec le bon M. Lhommeau, l’on avait amené à Paris la mère Agathe que l’on n’avait pu se résoudre à abandonner: tout ce qui était de Nouaillé étant loué, y compris Jeannot, les chiens et le cheval d’Alex, pour trois mille francs. Avec la modeste retraite de M. Lhommeau, sa toute petite fortune personnelle et les trois mille francs de Nouaillé, on pouvait vivre désormais, «tassés» assurément, mais à Paris, seul lieu convenable à l’élaboration de l’avenir d’Alex, mais à Paris où l’on échappait aux malveillants propos de la province, mais à Paris où l’on ne renonçait pas, quoi qu’on en pût dire, à jouter dans l’arène avec madame Chef-Boutonne et son fils, avec madame Lepoiroux et Hilaire. Cependant, quand le lourd été de juillet s’était assis sur Paris, madame Dieulafait d’Oudart, privée pour la première fois des ombrages de la châtaigneraie, des pièces fraîches, de l’air pur et de la promenade du soir dans le potager de Nouaillé, avait été saisie par une nostalgie qui n’était pas sans laisser quelque inquiétude à son entourage. A son dépit de ne point partir, à temps nommé, comme tout le monde, pour la campagne ou pour la mer, elle remédiait par son orgueil même: car l’orgueil blessé secrète un autre orgueil qui sert de baume à la plaie; elle était fière de se montrer de plus en plus réduite, quasiment pauvre et n’ambitionnant pour son fils qu’une «situation pratique». Mais Nouaillé, sa terre, lui tenait comme un membre. Elle pensait à Nouaillé à toute heure et partout: le matin, à l’église, en offrant de la cire à saint Alphonse de Liguori dans l’intention de recouvrer Nouaillé, comme elle lui en offrait pour la réussite des examens d’Alex; le jour, dans ce superbe Jardin du Luxembourg désert, où elle pouvait impunément broder la soie, au pied de Berthe ou Bertrade, reine de France, sans risquer d’être dérangée ni par les enfants qui avaient du large pour fouetter le sabot, ni par madame Chef-Boutonne qui prenait, cette année, modestement, les bains de mer en Bretagne... Et elle pensait à Nouaillé, le soir, chacun de ces tristes soirs pareils, sur la cour de la rue Férou, au son des cloches, au bruit rythmé de la prière des séminaristes, et enfin, quand au milieu du calme définitivement établi de la nuit, une voix tout à coup chantait, accompagnée de quelques accords au piano... XLVI Un événement avait marqué la fin de l’année scolaire. Encore un ajournement d’Alex à son examen de licence? Non pas! cela était trop ordinaire: l’échec, l’échec complet, le plat échec de Paul Chef-Boutonne, à un premier concours au Conseil d’État! Beaubrun, son beau-frère, auditeur à la Cour des comptes, ayant avec le jury quelques intelligences, savait que, sur vingt-sept candidats, Chef-Boutonne (Paul) était classé vingt-septième. Comment! un candidat qui, ponctuellement, satisfit à tous les examens, se démasquer vulgaire mazette, un jour d’épreuve définitive? En effet, sur toutes matières, il était apte à fournir une réponse, les examens lui étaient favorables, et il venait de passer convenablement sa licence; mais s’agissait-il de se mesurer avec des jeunes gens capables, le moins entraîné d’entre eux savait répondre mieux que lui. Pis que cela! s’il possédait des connaissances, en tirer parti avec ordre, à-propos et mesure, dépassait ses moyens; rédiger un rapport, composer, faire œuvre d’initiative loin de quelqu’un qui vous pique d’une interrogation précise, découvrait d’un coup une fondamentale médiocrité. Et Beaubrun terrorisa madame Chef-Boutonne en lui déclarant, le monocle tombé, avec l’œil atone du voyant de l’avenir: --Votre fils jamais ne triomphera dans un concours. Comme l’être qui va sombrer, revoit, dit-on, en un instant, sa vie entière, madame Chef-Boutonne récapitula les courses en fiacre, ruineuses, les attentes dans les salons froids, les introductions près de messieurs en redingote de drap uni, au visage bien rasé et digne, dont l’approche a goût de mauvais cigare; les invitations, les dîners, la dépense et l’ennui, et l’emploi des formules magiques, méditées, apprises et glissées en temps opportun au creux d’une oreille à poil gris!... Vanité, tout cela? Mais vanité, alors, le zèle des mères! vanité, la courtoisie, les engagements, la parole même des arbitres de la destinée de nos fils! vanité, en définitive, ce qu’on appelle les recommandations! Elle était sur le point de crier à l’injustice; mais son esprit fit vire-volte et elle soupira: --Et il y a des gens qui crient à l’injustice! Beaubrun réengaina son monocle et regarda sa belle-mère de biais, avec un œil fin: --Tout, en effet, dit-il, se passe assez correctement. On avait jeté bas les projets de voyage et l’on était allé brusquement se terrer en Bretagne, réfléchir, et faire, en tout-cas, travailler Paul, d’arrache-pied. En partant, on avait confié à madame Dieulafait d’Oudart: --La perte de mademoiselle de Saint-Évertèbre a été pour le pauvre enfant plus sensible qu’on ne l’eût pu soupçonner!... --La perte de mademoiselle de Saint-Évertèbre?... avait fait madame d’Oudart, ignorante. Et madame Chef-Boutonne, pour toute explication: --Elle n’eût jamais été la femme qui conviendra à mon fils. Le brillant avenir de Paul Chef-Boutonne: sa situation, son mariage? mais il faisait doublement faillite!... Telle fut la conclusion qui s’imposa aux Dieulafait d’Oudart. XLVII Quant à Alex, il fut refusé à la session supplémentaire de novembre, contrairement à la douce habitude qu’il avait prise de réparer à l’entrée de l’hiver son annuel insuccès d’été. Il y avait, en son cas, à vrai dire, de quoi troubler l’esprit d’un candidat. Lors du triste retour du Poitou, après l’abandon de Nouaillé aux étrangers, Alex trouvait rue Férou une lettre de Raymonde. Toute lettre de Raymonde contenait premièrement l’annonce d’une calamité échue ou à prévoir; secondement, une lamentation rédigée dans le style des prophètes; finalement et en manière de conclusion, menace de sa mort prochaine, tantôt accidentelle et certifiée par des signes, tantôt, ce qui était plus grave, résultat de sa volonté, œuvre de sa propre main. Non pas plus lugubre qu’une autre était la présente lettre, qui, pourtant, contenait la nouvelle d’une des plus grandes calamités qui puissent échoir à une pauvre fille. Raymonde, ennoblissant toujours par des termes choisis l’humble réalité, écrivait: «... Le fruit de nos amours, Alex, a tressailli, etc...» Suivait un long récit: amour, amertume, amour, désespoir, et amour encore, expressions ridicules et sentiments sincères, émoi immense malhabile et pitoyable. Un post-scriptum court et net faisait contraste: «_P.-S._--Le réchaud ou la Seine?» C’était dans le temps même qu’Alex, de plus en plus détaché de Raymonde, se rapprochait de Louise. Avec Louise quelles amusantes promenades, les dimanches d’été! Quels gais dîners à la campagne! Quelles courses furtives et divertissantes dans Paris! Louise était la dernière grisette, une grisette diplômée, émargeant au budget de l’État, fleur renouvelée depuis le temps de Mimi Pinson, mais identique en son parfum, fleur traditionnelle du sol de Paris. Mais il avait fallu revoir Raymonde. Alex lui donnait rendez-vous, le soir, dans le Jardin du Luxembourg, sur un banc de la Pépinière, proche des ruches d’abeilles. Elle arrivait, infailliblement la première à toute convocation, avec une sorte de cabas en paille tressée portant, en lettres de laine rouge: _Souvenir d’Enghien_, et qu’elle tenait dorénavant sur son ventre parce qu’elle s’imaginait que tout le monde y voyait sa maternité. Ce sac servait aussi à garder la place d’Alex sur le banc garni, comme tout siège à cette heure, de sombres silhouettes méconnaissables. Dans la demi-nuit volant d’allées en pelouses et que tachait, seule, blanc fantôme, la jeune femme de marbre qui veille au pied du socle de Watteau, Raymonde, de loin, discernait Alex, Alex, grand, élégant, léger, avec son chapeau de paille «canotier» et ses moustaches longues, aussi plus claires que la nuit. Alors son cœur battait, un trouble affreux l’envahissait; elle se croyait déjà au delà de la mort, parmi les ombres silencieuses et dans un jardin de rêve et de beauté; elle portait pour toujours sous son cabas une maternité secrète; et le confident chéri, l’auteur adoré de ce fruit d’amour, le voilà qui venait... Il venait, en retard, mais régulier, cependant, sans compensation aucune à son déplaisir, car il ne donnait point là son cœur; mais il venait comme on se soumet à un devoir inéluctable, inutile d’ailleurs, mais tel que la vie parfois nous en impose. Il s’asseyait au bout du banc, à la petite place réservée pour lui, et Raymonde, en se serrant très fort contre lui, nouait son bras au bras d’Alex; et ce geste-là, dans cet instant, était pour elle, désormais, la dernière forme de la volupté. Il n’avait pas grand’chose à lui dire, car il ne savait parler que des sujets agréables; elle, elle n’avait jamais trouvé la langue à employer pour parler à cet amant trop charmant et qui n’aimait ni la mélancolie ni les pleurs. Mais, comme elle était touchée de la sollicitude qu’il lui témoignait depuis «le malheur», elle osait lui dire, par exemple: --Personne ne s’est encore aperçu de rien. Il faisait: --Ah?... tant mieux! Et il se croyait sauf, tant que «l’on ne s’était aperçu de rien». --Le jour où l’on s’en apercevra... disait Raymonde. Il détournait l’entretien pour chasser une vision désobligeante: celle de madame Proupa, la veuve de l’honnête Proupa, appariteur à la Faculté des lettres, venant sonner rue Férou, et réclamer le mariage. Ce n’était pas cela que prévoyait Raymonde, à la date fatale évoquée par elle: elle prévoyait le «réchaud ou la Seine». Elle parlait de cette alternative à mots couverts et par paraboles. Qu’attendait-elle donc de son amant? Qu’il inventât un moyen de la tirer de là? Il ne lui en proposait aucun. Très sincèrement, il n’en considérait, lui, qu’un seul, c’était que madame Proupa montât l’escalier de la rue Férou pour réclamer le mariage; mais il n’en soufflait mot, bien entendu, parce que la perspective lui en était excessivement pénible, et aussi parce qu’en cette occasion, comme en toute autre, il comptait sur la chance. Lorsque Raymonde parlait trop des personnes de sa famille, de «sa pauvre mère», du cousin Milius, le comique, et de personnes qu’Alex avait vues aux «petites soirées dansantes» de la rue Clovis, pour la faire taire, il disait: --Mais tout s’arrangera... Tout s’arrange!... Et ils se levaient, avec les ombres environnantes, lorsque le tambour, issu tout à coup d’un endroit incertain, troublait l’admirable repos du soir dans les jardins. Alors, dociles comme un troupeau de moutons, toutes ces ombres s’en allaient vers les portes, obéissant au rythme impératif du petit fantassin invisible. Un soir, avant qu’Alex fût assis, n’eut-elle pas la fantaisie de courir sur les pelouses où la lune montante semblait semer des perles? Elle prétendait que «la dame de Watteau» lui faisait signe, et qu’on allait danser. Elle entraînait son amant; elle enjambait la palissade et s’élançait en chantant: --Hé! bonsoir, madame la Lune! et elle disait, comme autrefois madame Proupa, sa mère: --Et que la fête batte son plein!... Alex, l’ayant rejointe, l’arrêta, et, avec sa main, la bâillonna. Il remarqua qu’elle sentait l’absinthe. Elle en était ivre. Il ne put l’empêcher de gambader comme une nymphe sylvestre, et de danser, sous la lune et la nuit, et sous les yeux du buste de Watteau, le peintre de la tragédie secrète qui est au cœur de la nature et de l’amour. Alex eut peur. Il défendit à Raymonde de se faire mal désormais: il fut même doux avec elle et lui recommanda de se tenir tranquille. «Tout s’arrangera», lui répétait-il, ne pouvant avoir le courage d’être plus précis et de lui dire: «Allons, c’est moi qui monterai l’escalier de madame Proupa...» Sérieusement, il en vint à penser qu’il ferait cette démarche un jour. Eh! mon Dieu! puisqu’on en était à adopter la vie modeste, rue Férou, et à se faire gloire de l’adopter, n’y aurait-il pas, à un certain point de vue, quelque crânerie à épouser une demoiselle Proupa?... Alex pensait à part lui: «Seulement, c’est dommage que ce ne soit pas Louise!...» Raymonde, un soir, ne vint pas au rendez-vous,--fait extraordinaire.--Deux fois, elle y manqua: Alex la crut morte.--«Le réchaud ou la Seine»?...--Elle écrivit enfin qu’elle allait bien, malgré une jambe luxée dans une chute d’escalier, et que «tout s’était passé pour le mieux», grâce au médecin, «un très brave homme...» Raymonde, si prolixe et si nébuleuse quand il s’agissait de malheurs imaginaires ou médiocres, employait des tournures concises et suffisamment claires pour indiquer un drame réel, compliqué de crime et de mystère. C’était donc là, sur le lit de madame Proupa, près duquel Alex et Raymonde, un soir, aux excitations de la musique dansante et d’un concert de parents et d’amis, avaient échangé leur premier baiser, que devaient se dénouer, entre les mains d’un médecin discret et d’une mère imbécile, les relations de Raymonde et d’Alex. XLVIII Eh bien! ce ne fut pas le souci de cette sombre aventure qui causa le très grave échec d’Alex à la Faculté, mais la trop expansive satisfaction de s’en trouver, en somme, si heureusement affranchi. Le rayon de soleil après la pluie, le printemps après un dur hiver, au sortir de la prison la lumineuse liberté,--est-ce pour répondre à un aréopage de «bonzes», sur des questions de droit civil ou d’économie politique?... Non, vraiment! L’expérience, toutefois, lui suggérait quelques principes de sagesse: ainsi ce n’est pas lui qu’on reprendrait jamais à s’engager dans des liaisons avec des demoiselles «dont on a eu l’honneur de connaître madame la mère»! Et, d’ailleurs, à l’avenir, éviter les liaisons qui, premièrement, menaçaient la bourse de la pauvre maman, et, en second lieu, pouvaient faire tant de peine à la chère petite Louise... Tâcher de travailler, enfin, bon Dieu du ciel!... Voilà les réflexions et les fermes propos que formulait, en sa chambre, un jeune homme instruit par l’expérience, lorsqu’une main frappa à la trop fameuse «entrée particulière» ménagée jadis par les soins de madame Chef-Boutonne. --Ouvrez! Et Alex vit madame Beaubrun. Elle arrivait de Meudon, toute fraîche. Elle entra, en faisant signe d’abattre le bruit; elle parlait à voix basse; elle comprimait de la main son cœur; elle tomba sur un fauteuil et elle répétait: --Croyez-vous que j’en ai, un toupet! croyez-vous?... Et la pièce s’emplissait de parfum. Avec elle, Alex aimait à plaisanter; tous deux affectaient de ne point se prendre au sérieux. Comme elle avouait du «toupet», il en eut; et, tout tranquillement, il la débarrassa de son ombrelle, pinça entre deux doigts l’épingle du chapeau: en un mot, il jouait à l’amant. Elle dit: --Oh! le monstre!... Elle lui frappa le poignet avec son «face-à-main». Il se frottait le poignet, comme si elle lui eût fait très mal; elle lui tendit la main: --Allons! la paix!... fit-elle. Et elle expliqua sa visite. Elle n’avait point voulu faire directement à madame d’Oudart la commission dont elle était chargée par sa mère, encore en Bretagne, et elle venait prendre de lui conseil... «Prendre conseil de lui» amusa beaucoup Alex; mais madame Beaubrun ne riait pas. --Le moyen de vous parler en particulier, dit-elle, dans un appartement où l’on ne reçoit plus que dans la chambre à coucher de madame votre mère?... Y en avait-il d’autre que de frapper tout de go à votre porte de jeune homme? Ma foi, non, il n’y en avait point d’autre. Et la commission consistait à faire entendre, de la part de madame Chef-Boutonne, à madame Dieulafait d’Oudart, que le jeune Lepoiroux, leur protégé commun, était, à Poitiers, sinon affilié à la loge «l’Amicale de l’Ouest», du moins compromis avec les principaux FF.·. du chef-lieu, au milieu et sous le patronage desquels il avait fait récemment une conférence où le _Discours sur l’Histoire universelle_ de Bossuet était tourné en ridicule et réduit à néant. Ces Lepoiroux, en vérité, manquaient d’un tact élémentaire! Une espèce de scandale en était résulté à Poitiers. Nul n’ignorait là-bas que «le fils Lepoiroux» avait été instruit et nourri par les Pères de la Compagnie de Jésus... --A quoi pensez-vous? demanda madame Beaubrun, quand elle eut exposé son affaire. --Mais, je pense que vous sentez bon!... --Quel enfant! dit-elle; il n’y a pas moyen de parler sérieusement avec vous! --Le sérieux, alors, c’est les Lepoiroux? --Qu’est-ce que vous avez à lorgner ainsi mon chapeau? --C’est l’épingle, décidément, qui me gêne. Elle réfléchit, un instant, et, d’un air espiègle: --S’il faut cela pour que vous m’écoutiez et me répondiez, ôtez-la! Il l’ôta, prestement. Il essayait déjà de soulever le chapeau, retenu par d’autres épingles dissimulées. --Ho! ho! fit-elle. Qui est-ce qui est attrapé? C’est vous... Hélas! peu de cheveux: beaucoup d’épingles, mon ami!... Vous, je vois cela, vous avez l’habitude de décoiffer de plus beaux cheveux que les miens... Allons, arrière!... vous me fâchez. Elle fit la moue. Elle ajouta: --Ah! si vous les aviez connus avant mon bébé!... --Vos cheveux? --J’en avais trop... et d’un fin!... Sur cette vanité de femme, il crut pouvoir lui baiser les mains. Elle-même jugea prudent de s’en aller, pour une première fois. Au bouton de la porte, elle dit à demi rougissante: --Voyez ce que c’est: je n’ose plus entrer chez madame votre mère... Il voulut la baiser à travers la voilette. Elle regimba comme un diable. Il lui dit: --Oh! comme vous êtes jolie! Elle n’était pourtant pas sotte; elle entendait la raillerie et savait la valeur des compliments d’un homme. Mais la louange de quelqu’un de ses charmes physiques la rendait aussitôt commune. Elle répondit: --Jolie?... Oh! cela non!... Lui, qui la désirait, dans sa fraîche toilette d’été embaumée, disait n’importe quoi:--yeux, bouche, nez, teint admirables!--Et la femme: --Non, non! Je sais bien que j’ai la bouche trop petite, les yeux passables, à la rigueur, mais le nez mal fait... Quant au teint!... Et, d’abord, vous ne m’avez jamais fait de compliments. Il dit: --Je vous aime depuis que je vous connais. Depuis le temps qu’il la connaissait, il n’avait fait que rire avec elle de l’amour et des beaux sentiments; mais elle crut ce qu’il lui disait de flatteur. Tout à coup, il la baisa en plein visage, un peu au hasard, à cause de la voilette. Elle battit des paupières, sans commenter l’acte autrement; et elle se regarda dans la glace en faisant la lippe pour tendre la gaze fripée par le baiser. Les cassures étaient tenaces. --Permettez!... dit Alex, offrant perfidement ses soins. Elle permit, étant devenue toute naïve. Il releva la voilette et toucha les lèvres... XLIX Il en résulta que la communication que l’on devait faire à madame d’Oudart fut remise. On la lui fit toutefois sans beaucoup tarder: on vint rue Férou un peu plus tôt que de coutume, ce qui embarrassa fort Noémie qui, depuis le «tassement», ne savait jamais dans quelle pièce introduire. Madame s’habillait dans sa chambre; dans la salle à manger, la mère Agathe, pour conserver ses habitudes de province, avait installé sa planche à repasser le linge; M. Lhommeau faisait sa sieste chez lui, dans l’ancien salon. Madame d’Oudart cria par une porte entre-bâillée: --Faites entrer chez mon fils: il a prévenu qu’il sortait.... Il n’était point sorti, car il attendait précisément madame Beaubrun à l’issue de la visite qu’elle devait faire à sa mère. En voyant entrer la jeune femme, non à la dérobée, non par l’entrée particulière, mais précédée de Noémie, la bonne, et suivie à peu de distance par madame Dieulafait d’Oudart, Alex fut déconcerté. --Vous alliez sortir? lui dit madame Beaubrun. Il répondit: --Mais non! Sa mère lui dit: --Tu sors, mon enfant? --Oui, oui... Cependant il resta. Madame d’Oudart se confondit en excuses, et, pour la vingtième fois, fit la description de son appartement bondé comme les soutes d’un vaisseau, depuis l’abandon de Nouaillé. --C’est au point, madame, que mon fils doit partager son armoire avec son pauvre grand-père!... et on le dérange parfois, le matin, pour un faux col ou pour des chaussettes, parce que le vieux papa est demeuré fort matinal. Elle aimait à narrer les mille incidents que provoque un logement exigu; elle les énumérait à tout venant, les amplifiait, honnêtement, et, sans le vouloir, elle en tirait vanité. Elle disait: --Ici? mais il y a de la place encore!... Et tenez, je regrette que ce cher monsieur Thémistocle soit reparti pour son pays, non seulement à cause des services qu’il rendait par sa science à Alex, mais parce que, dans l’antichambre divisée en deux,--ne l’avez-vous pas remarqué?--il y aurait la place d’un lit de sangle avec sa table de nuit et même une chaise!... Ou bien: --C’est en étant privé de tout, ma chère petite, qu’on goûte le prix des choses: j’apprécie, à présent, la chaise que j’ai payée deux sous au Jardin du Luxembourg; on ne m’en délogerait pas avant le coucher du soleil!... Oh! certes, je ne souhaite pas que mon fils fasse jamais fortune; Dieu l’en préserve, plutôt!... Et, d’abord, il y a plus de vertu, quoi qu’on dise, chez les petites gens que chez les riches; il y a plus de mérite, en tout cas!... Alex sera avocat, simple avocat, tout petit avocat!... Et comme il ne sera ni en position ni en goût de faire un mariage riche,--j’en ai déjà refusé pour lui,--il y a cent à parier contre un que son ménage futur en sera meilleur... Savez-vous de quoi je serais aujourd’hui le plus fière? --De quoi donc? --De ce qu’Alex épousât une jeune fille sans dot!... --Sans dot!... --Je dis: sans un liard de dot. Ce sont les mariages les plus heureux, et, entre nous, les plus dignes. --Oh! il ne faut pas exagérer! J’admets qu’une femme apporte... --Son trousseau, je vous le concède; un point, c’est tout. Celle qui a veut avoir davantage; qui a davantage ambitionne tout... L’ambition? ah! j’en suis bien revenue... Je l’ai dit, je l’ai écrit dernièrement encore à une malheureuse à qui l’on fait tourner la tête... --La veuve Lepoiroux? interrompit madame Beaubrun. --Vous l’avez nommée. --A propos des Lepoiroux, dit madame Beaubrun, écoutez!... Et elle glissa l’épisode scandaleux dont Hilaire avait effarouché le Poitou. Madame d’Oudart tomba des nues, d’abord; puis elle affirma que rien, en somme, ne l’étonnait. Elle exhala, toutefois, son indignation. Ce qui lui paraissait odieux, c’était l’infidélité d’Hilaire Lepoiroux à ses anciens maîtres; à son point de vue de femme pieuse, aussi, s’allier aux francs-maçons était vilain. --Et votre mère, demanda-t-elle, qu’est-ce qu’elle dit de cela? --Ma mère? fit madame Beaubrun avec sa malice coutumière, mais je la crois furieuse de ce que son protégé soit aussi celui d’une autre puissance! --Entre nous, dit madame d’Oudart, voulez-vous le fond de ma pensée? Votre mère a perdu la confiance des Lepoiroux du jour où Paul a échoué au Conseil d’État. Une femme qui n’a pas réussi à faire nommer son fils est sans crédit pour protéger autrui. Et, des protections, c’est tout ce qu’attend ce monde-là!... Je vais vous rapporter ce que me disait, ces jours-ci, mon bonhomme de père: «Ma génération, celle de votre mari encore, ont été élevées dans l’idée que la Révolution française avait servi à adapter les rangs exactement au mérite; votre fils ni le jeune Chef-Boutonne ne croient plus guère à cela,--bien que le fait, du moins en général, soit moins faux qu’ils s’imaginent;--mais des Lepoiroux, encore tout près de l’état de servage, ne conçoivent pas d’autre gouvernement que celui du bon plaisir et ne croient absolument qu’aux passe-droit!...» Il a raison, mon vieux papa... Eh bien! voyez-vous, ma belle enfant, il ne nous reste aujourd’hui, à nous autres, un peu scrupuleux sur les moyens de parvenir, qu’une ressource pour nous distinguer des Lepoiroux qui nous font essuyer la semelle de leurs bottes en nous grimpant sur les épaules, c’est de tirer honneur de notre pauvreté!... Madame Beaubrun faillit bâiller: Alex trépignait sans mot dire. Madame d’Oudart, si facile et si simple autrefois, ne devenait-elle pas un peu sermonneuse, depuis qu’elle s’exténuait à exalter par des théories un état pour lequel elle n’était pas née? Ou bien, aussi, ne paraissait-elle pas sermonneuse parce qu’elle retardait et peut-être compromettait un rendez-vous?... Voyant que son fils s’agitait, elle lui dit: --Tu devrais sortir, mon enfant: va prendre l’air; madame Beaubrun t’excusera... Vous l’excusez, n’est-ce pas, ma chère belle? --Oh! fit madame Beaubrun; mais je serais désolée d’être cause que... Et, d’ailleurs, moi-même, chère madame, je dois être, à trois heures... Elle se leva. Alex dit: --Vous permettez, madame, que je vous accompagne jusqu’au bout de la rue?... --Oh! oh! s’écria innocemment madame d’Oudart; c’est un complot! Parions que vous allez courir tous les deux la pretantaine! Et, tout en riant d’un prétendu rendez-vous galant, elle les chassait, le plus gentiment du monde, du lieu même de leur rendez-vous. L Madame Chef-Boutonne en eut de belles à narrer, au retour de Bretagne! Il s’agissait bien d’Hilaire Lepoiroux!... Paul était débauché. Paul était débauché par les soins d’une cabotinette de Paris qui vous l’avait pris au sortir du bain, positivement, pour ne plus le lâcher que dénaturé, transfiguré, retourné bout pour bout: un autre homme. Un autre homme: il avait vendu ses titres de rente; un autre homme: il ne travaillait plus; un autre homme: il avait écrit à Beaubrun, son beau-frère, pour lui emprunter huit mille francs... huit! Et l’on s’était donné tant de souci pour n’en pas arriver là quand il eût fallu y arriver! Et l’on avait été s’ensevelir, deux mois durant, sous le sable d’une plage tranquille et de famille, afin de calmer et le cœur molesté d’un jeune homme et la cervelle surmenée d’un candidat au Conseil d’État! --Nous avons vu, disait madame Chef-Boutonne, la chose quasi se conclure sous nos yeux. Ah! quel rôle, parfois, que celui d’une mère!... Paul est pudique et discret, pourtant... Il était surtout cachottier: il se garait de l’œil de ses parents avec une gaucherie qui avait aguiché la fille; il se torturait à fournir à sa famille des alibis qu’elle n’exigeait point; il découvrait sottement ses allées et venues, en les voulant à tout prix clandestines. Il passait ses soirs dans une certaine hutte enfumée et sans air, dénommée _Café de l’Océan_, où il payait tournée sur tournée aux amis et connaissances de la belle; il passait ses jours à l’attendre, à la guetter, à la suivre à distance, au casino ou sur la plage, et à ne pas oser la joindre, sous l’œil attentif des jeunes filles; il passait ses nuits, plus souvent qu’il ne l’eût voulu, à la villa, seul et agité, de l’autre côté de la cloison même contre laquelle reposait sa mère. En dernier lieu, il avait fui... Oui, fui, lui, Paul, Paul Chef-Boutonne, élève diplômé de l’école des Sciences politiques, licencié en droit, officier d’académie... Fui, ce qui s’appelle fui, sans bonjour ni bonsoir, par le train que la gamine prenait pour rentrer à Paris!... Madame Chef-Boutonne racontait ses transes, décrivait M. Chef-Boutonne s’enquérant dans les caboulots, dans les beuglants du port, dans les hôtels et sur le rivage même de la mer,--où, mon Dieu! n’avait-on pas pensé, un instant, que le corps du jeune homme pût être rapporté comme une épave!--à la gare enfin, où un cocher d’omnibus, familier de la villa, déclarait que «monsieur Paul était parti en joyeuse compagnie». Et madame d’Oudart, touchée, compatissant de cœur à tout ce qui était alarmes maternelles: --Ah! mon Dieu! mais vous l’avez retrouvé, j’espère, et où cela? --Où cela? chez la coquine, installé comme un pacha!... --Il s’était donc procuré de l’argent? --On lui faisait crédit, sans doute!... --Oh! pardon... c’est trop juste!... Et alors, dites-moi, ma chère amie, il vous est revenu, je suppose? --J’exige qu’il prenne un repas à la maison. Il le prend. Mais... --Mais?... Elle bégaya, à travers des sanglots inattendus: --Ce n’est plus lui, non, il n’est plus le même... On m’a pris mon fils! --Pauvre, pauvre amie! Madame Chef-Boutonne gémissait, se lamentait, suffoquait: Paul ne travaillait plus! Et, précisément, un concours allait s’ouvrir à la Cour des comptes; il l’eût pu tenter, les matières étant voisines de celles du Conseil d’État: il ne le tenterait pas! Beaubrun même s’opposait à ce qu’il s’y laissât inscrire. C’était l’avenir compromis! l’avenir de Paul Chef-Boutonne! et compromis pour qui? L’eût-on jamais cru?... pour une femme! Et, puisqu’on en était aux plus pénibles confidences, reconduisant son amie éprouvée, madame d’Oudart crut pouvoir demander: --Et cette femme, entre nous?... Madame Chef-Boutonne s’écria: --Comment! vous ignorez qui elle est!... Mais c’est Odette Jasmin! elle est assez célèbre! «La môme Jasmin!...» Dieu de Dieu!... Mais, ma chère, tout Paris ne parle que d’elle!... Un éclair d’orgueil, jailli des prunelles de la mère de Paul, cingla les yeux de la naïve madame Dieulafait d’Oudart. Elle eut le tact de se reprendre vite: --Oh!... tous mes compliments! Le sourire de madame Chef-Boutonne acquiesçant à ces compliments, sur une marche de l’escalier, fut sublime. LI Odette Jasmin n’était pas une étoile de première grandeur; mais, en effet, elle avait brillé, le dernier printemps, sur un bout de scène montmartroise; elle descendait, cet hiver, au boulevard, en essayant de faire quelque tapage, et déjà son nom, sa silhouette même, un peu cocasse, s’étalaient sur les baraquements des immeubles en construction. On la vit au Bois, en _cab_, accompagnée tantôt de sa mère et tantôt d’hommes fort comme il faut et d’un certain âge. Paul patinait avec elle au «Pôle Nord» et il était à demeure, comme l’habilleuse, en sa loge. Non! ce ne fut pas cette saison-là qu’on le vit acheter des titres de rente!... Qu’il eût donc eu tort de se priver de mettre le branle-bas dans la fortune Chef-Boutonne, puisque d’un tel désordre ses parents voulaient bien se montrer flattés! Le temps était déjà loin où madame Chef-Boutonne témoignait tant d’effroi d’une première tentative d’emprunt de huit mille francs--«huit!...»--à Beaubrun. De ce que Paul lui coûtât cher, mais bruyamment, madame Chef-Boutonne tirait aujourd’hui vanité. Qu’il était loin, le temps où l’orgueil s’alimentait d’examens heureux ou de concours futurs; où rayonnait devant l’œil des mères cette sorte d’inscription mystique: LE BEL AVENIR! Un hiver avait passé, et c’était des relations de son fils avec la «môme Jasmin», que madame Chef-Boutonne puisqu’il fallait de l’orgueil à tout prix s’enorgueillissait!... Oui! le concours pour la Cour des comptes avait eu lieu sans que Paul tournât seulement la tête de ce côté; oui, Paul, licencié en droit, négligeait même de se faire inscrire au barreau!... Oui, il était apparent que Paul s’abrutissait, et d’une manière irréparable, dans une inepte et ruineuse passion; oui, oui, il était fort mal en point, le bel avenir;--mais la mère, force admirable jusqu’en son erreur même, tissait, des sottises de son fils, un manteau somptueux, tout de parade, avec quoi tâcher d’éblouir encore! Assurément, ce n’était point à tout le monde que ces beaux plis pouvaient donner le change; et la saison, il le fallait reconnaître, avait été, rue de Varenne, assez morne. On rougissait, devant l’Université et la magistrature, de ce que Paul, comblé de nobles espérances, eût choisi une voie si profane; et les familles des jeunes filles à marier, que Paul trop sage faisait sourire, Paul libertin les effarouchait, les fâchait même! Ce fut au printemps que l’on prit sa revanche, dans le Jardin du Luxembourg. Madame d’Oudart écoutait désormais fort patiemment toute jactance: elle faisait profession de modestie et de pauvreté. Lorsque, sous l’aubépine bourgeonnante, au pied du socle d’un grand vase encore vide, et tandis qu’au ciel se poursuivaient les grosses éponges d’encrier que porte le vent d’avril, madame Chef-Boutonne s’abaissait à parler des amours retentissantes que les cancans de Paris attribuaient à Odette Jasmin, madame d’Oudart ne cherchait pas même à relever l’incongruité; et elle attendait tout bonnement, selon un procédé d’usage courant, qu’une autre eût cessé de débiter sa rengaine, pour colloquer la sienne, à son tour. A madame Chef-Boutonne comme à madame Beaubrun, comme à tous, elle disait son appartement bondé à l’instar des soutes d’un navire, l’armoire partagée par le grand-père et le petit-fils, le faux col, les chaussettes du matin, et enfin--ceci était de la plus aigre ironie--le regret qu’elle avait de ce que ce pauvre M. Thémistocle fût parti pour son pays, car, dans l’antichambre, coupée en deux,--«ne l’avez-vous pas remarqué?»--il y avait place pour un lit, une table de nuit, un siège même... Elle disait: «C’est en étant privé de tout que l’on goûte le prix des choses...» et: «La chaise que j’ai payée deux sous, vous ne me la feriez pas quitter avant le coucher du soleil...», quoique, au su de tous, la moindre giboulée la chassât du jardin. Une certaine forme s’adaptant petit à petit à ses refrains douloureux, elle l’employait à satiété, et sans variantes. Sur l’ambition, le thème: «Ah! j’en suis bien revenue!...» sur l’avenir d’Alex: «Avocat, simple avocat, tout petit avocat...» enfin sur le mariage riche,--qu’elle avait déjà refusé pour son fils:--«De toutes les ressources, la plus perfide!...» Madame Dieulafait d’Oudart et madame Chef-Boutonne se supportaient mieux que jadis: elles guerroyaient beaucoup moins: c’est qu’elles étaient unies, sans en convenir, par un malheur commun, une chute grave, le réveil décevant après leurs rêves de mères. Et, déguisées, chacune sous des oripeaux différents, elles jouaient la même farce tragi-comique, qui aurait pu, à la rigueur, s’intituler _le Dépit ambitieux_. M. Lhommeau, qui se joignait à elles, au Luxembourg, décelait par sa bonhomie même, l’amertume qui soulevait le cœur des exilés de Nouaillé. Ce vieillard, qu’on disait si aisément content de peu, et qui, en effet, savait se déclarer satisfait d’un sort inévitable, ne songeait qu’aux beaux fruits du potager de Nouaillé. Ses poires, ses pommes étaient son plus constant souci, et le rappel d’une si grande et légitime tendresse exprimée sans plainte et sans autres termes jamais que ceux d’un jardinier diligent, était touchant et faisait mal. On ne prononçait point les noms des locataires de Nouaillé, qui étaient l’ennemi secret. Nouaillé même était un terme redoutable et qu’on s’épargnait les uns aux autres, comme le nom d’un ami cher qui a trahi ou disparu. Jeannot, qui était demeuré «là-bas», loué comme le reste, mais personnage de si peu d’importance, Jeannot, de tout Nouaillé, était, en vertu d’une convention tacite, le seul objet nommable. M. Lhommeau, par une vieille habitude, disait même: «Cet imbécile de Jeannot!...» Et, moyennant ces subterfuges et subtilités, il était loisible, à toute heure, de se demander, par exemple, si «cet imbécile de Jeannot» avait pensé à attendre le dernier jour d’octobre pour cueillir l’«oignon de Saintonge» et la «petite mouille-bouche d’automne», ou si, au contraire, «cet imbécile de Jeannot» n’avait pas laissé pourrir à l’arbre ou se piquer, dès le mois d’août, la «cuisse-madame» ou la «fourmi musquée». Ces noms anciens et savoureux,--qui font venir les larmes aux yeux de quiconque a possédé un jardin, quatre poiriers plantés derrière le vert ruban des buis, et une mansarde embaumée, l’hiver, par ces placards bien clos où l’on conserve la chair de l’été,--évoquaient le domaine perdu; et, avec les invectives contre l’infortuné Jeannot, un peu de bile s’écoulait. Le retour du soleil, la tendre poussée des marronniers, un certain remuement des pépiniéristes dans les parterres, et le goût dont l’air nouveau vous flattait les narines, l’été enfin, puis l’époque des vacances exaspéraient la résignation un peu ostentatoire des «entassés» de la rue Férou. LII Hilaire Lepoiroux, depuis ce qu’on nommait «l’affaire du _Discours sur l’Histoire universelle_» ou «le scandale de Poitiers», était boudé par ses protectrices. Il avait eu le front de se présenter pourtant, il n’y avait pas longtemps de cela, chez madame Dieulafait d’Oudart,--qui vous l’avait secoué comme un morveux sans réussir à tirer de lui autre chose que ce rire niais dont il accueillait invariablement tout propos étranger à ses matières d’examen,--et il était allé de là chez madame Chef-Boutonne la prier, avec un cynisme candide, de le vouloir bien appuyer, lors du prochain concours d’agrégation, près de certains «Sorbonnards» influents et qui, à tort ou à raison, passaient pour réactionnaires. Madame Chef-Boutonne qui, s’il se fût agi de son fils, n’eût pas été éloignée d’user du système Lepoiroux, mais, il est vrai, y eût mis des formes, s’écria: --Comment, jeune homme, vous vous affichez là-bas, avec la démagogie départementale, et vous venez ici implorer l’appui de nos hommes les plus distingués?... Hilaire avait ri, comme aux semonces de madame Dieulafait d’Oudart. L’affaire pressante était pour lui d’arriver. Madame Chef-Boutonne réfléchit. Son zèle à faire reluire Hilaire était fort apaisé depuis que Paul ne brillait plus; mais elle aurait eu mauvaise grâce tant à laisser paraître cette faiblesse qu’à sembler dépourvue de crédit. Ne venait-elle pas justement d’échouer en des démarches tendant à faire dispenser son mari, nommé cette année membre du jury de la Seine pour les assises d’août? Toute défaite exige une bataille nouvelle... Dans l’espoir d’une revanche, et l’amour-propre encore à vif, madame Chef-Boutonne promit donc: elle fit des visites par la chaleur caniculaire, et glissa encore des expressions amènes dans l’oreille de messieurs en redingote de drap uni. Hilaire fut agrégé des lettres. Il allait être nommé professeur: c’était un garçon tiré d’embarras; il aurait certainement de quoi donner à manger à sa mère. La nouvelle en parvint au Jardin du Luxembourg par le moyen d’un «petit bleu» qu’apportait M. Lhommeau: il sortait de la rue Férou un peu tard, à cause de sa sieste. C’était un vendredi; la musique de la Garde républicaine jouait sous les quinconces, au milieu d’un peuple d’été, trop nombreux encore au gré de madame d’Oudart, à qui il interceptait les doux sons de la flûte... Car madame Chef-Boutonne, obligée par la session des assises, de retarder tout départ, retenait son amie à l’extrémité de la terrasse, à l’ombre insuffisante des aubépines et des vases de géraniums grimpants. --Lisez! dit madame d’Oudart, en tendant le télégramme. Madame Chef-Boutonne lut; on ne souffla mot. Les trompettes d’_Aïda_ retentissaient sous les feuillages. Une nourrice, ayant troussé son marmot, le saisit à deux mains comme une urne emplie d’eau que l’on soutient par les anses, et le vida au pied de la balustrade: une longue rigole courut sur le bitume incliné et vint mouiller le pied d’une chaise. Il y eut alerte dans plusieurs groupes; chacun se recula d’un saut de puce, souriant d’ailleurs et bénévole, tout étant beau et bien qui vient d’un enfant. M. Lhommeau dit enfin: --Les Lepoiroux ne sont pas à plaindre: les voilà, pardieu! plus cossus que nous. --Je suis très heureuse du succès d’Hilaire, fit madame d’Oudart; c’est le résultat et le couronnement des efforts que nous avons faits depuis vingt ans. --Du jour où j’ai vu le jeune Lepoiroux, riposta madame Chef-Boutonne, je l’ai dit à qui voulut m’entendre: «Ce garçon-là, pour peu qu’on le guide à propos, fera son chemin...» Ses façons, il est vrai, sa tenue, son langage... Madame d’Oudart ne permit pas la critique: --Hilaire a eu des négligences et des oublis, dit-elle, c’est certain; mais il n’est pas un méchant garçon. Il faut tenir compte de son origine. Tout bien pesé, il fait honneur à qui l’a soutenu et dirigé. --Oh! mon Dieu, reprit madame Chef-Boutonne, ce que j’ai fait pour lui est peu de chose... Qui ne se serait intéressé à un sujet dont l’avenir était écrit sur le visage?... --Je vous prie de croire, ma chère amie, que son avenir n’était nullement écrit sur son visage quand j’ai décidé de lui faire entreprendre ses études secondaires... Ah! je puis me rendre cette justice qu’en m’engageant pour lui alors, je n’escomptais aucune récompense!... --Eh! mais, ma belle, fit madame Chef-Boutonne, votre désintéressement demeure peut-être plus pur et plus éclatant que vous ne le pensez!... «Une récompense», dites-vous: ne vous enflammez pas! Le télégramme ici présent n’est pas riche en remerciements. Notre jeunesse, je la connais, et je gage que votre protégé,--puisque vous semblez le revendiquer jalousement!--s’attribue à lui seul tout le mérite de l’événement de ce jour. Parions, pour la beauté du fait, qu’il oubliera de m’en faire part!... --Hilaire, ma chère amie, ne saurait oublier les obligations qu’il vous a... Il m’a adressé ce télégramme; un pareil vous attend chez vous, cela est probable... Je défends le jeune Lepoiroux comme un garçon qui m’appartient un peu. Sa nature n’est pas expansive; s’il ne me paye point de mots, je l’excuse, puisqu’il me satisfait en s’ouvrant vaillamment la porte d’une carrière honorable. --Je me flatte, dit madame Chef-Boutonne, d’avoir poussé, moi, la porte dont vous parlez, à plusieurs reprises, et de façon à mériter de la famille Lepoiroux des égards particuliers... N’oublions pas, ma chère, l’incohérence des démarches contradictoires que j’ai dû accomplir en faveur de ce jeune homme, soit par la malchance de son éducation première, soit par suite de fâcheuses influences dont plus tard on n’a pas su le détourner: voici tantôt deux ans, je plaidais pour le racheter de ses origines jésuitiques, et hier encore afin de le laver du contact de politiciens du plus mauvais ton... Je vous trouve bonne, en vérité!... Que ce succès universitaire vous honore, j’y consens, mais confessez que c’est par l’effet d’un singulier ricochet... Les sons cuivrés de la musique s’étaient dispersés rapidement dans le vide du grand ciel d’été: maintenant, afin de percevoir les doux sons de sa flûte favorite, madame d’Oudart penchait la tête en avant et prêtait l’oreille: et peu s’en fallut qu’elle ne comprît point la querelle que lui cherchait madame Chef-Boutonne. --Personne, dit-elle, ne songe à vous retirer, ma chère amie, l’appoint que vous avez gracieusement apporté au succès de notre jeune agrégé! Si mon rôle personnel dans l’éducation d’Hilaire vous paraît critiquable, laissons-le: j’ai renoncé, pour ma part, je vous l’ai dit, à toute gloriole. Mais je ne me gênerai pas, par exemple, pour revendiquer en faveur d’Hilaire lui-même un certain mérite, saprelotte!... Avouons qu’il n’a pas été desservi par son travail et son intelligence!... Madame Chef-Boutonne branlait le chef; son œil était incrédule; elle avait le malin et agaçant sourire de son gendre Beaubrun. Du travail, de l’intelligence, de l’efficacité des qualités personnelles, il était visible qu’elle s’efforçait de faire fi. Elle voulait que l’on ne pensât qu’aux visites qu’elle avait faites, par la chaleur caniculaire. Cette attitude intolérable fit que madame d’Oudart s’oublia: --Écoutez, ma chère, lança-t-elle, je ne voudrais pas vous dire des choses désagréables, mais, si les démarches faisaient tant... --Si les démarches faisaient tant?... répéta madame Chef-Boutonne. --Je dis bien: si les démarches faisaient tant... --Eh bien?... Madame d’Oudart hésita. C’était sa pensée, trop longtemps comprimée, qui allait éclater enfin. --Eh bien?... répéta encore madame Chef-Boutonne provocante. --Eh bien, votre fils ne serait pas aujourd’hui sans situation!... Madame Chef-Boutonne répéta: --«Sans situation...» Elle devint blême. L’autre, effrayée par sa propre audace, le mors aux dents, sans souci des obstacles, fonçait tout droit, jusqu’au bout de sa pensée: --Sans situation, dit-elle, et qui pis est... --Et qui pis est?... --A la remorque d’une petite grue!... Madame d’Oudart regretta aussitôt des paroles si contraires à sa réserve ordinaire. --Pardon! corrigea-t-elle, naïvement, je vais peut-être un peu loin!... Madame Chef-Boutonne ramassait en hâte toutes ses jalousies, ses rancunes, ses jugements avortés sur la famille Dieulafait d’Oudart; elle les renforçait de tout ce que la colère invente et affirme de la meilleure foi du monde, et elle se grossissait, se faisait horrible et redoutable, comme un dogue tout en dents et en échine de crin. Avant de parler, elle temporisa, pour inspirer plus d’effroi par sa patience même, ou bien à cause du religieux silence de la foule, subjuguée par le solo de flûte. Et, pendant cet accès de rage muette, une petite fille vint fouetter le sabot tout près d’elle, lui projeter contre la cheville un caillou, lui maculer sa robe de poussière, et, de ce qu’elle avait fait, comme d’une gentillesse, sourire d’une façon tout à fait gracieuse. La maman de la petite sourit de même, et madame Chef-Boutonne dut sourire. Mais, à la faveur d’un éclat des cuivres, elle bondit. Ah! du pauvre Alex, à la suite de deux ou trois premiers chocs, que restait-il, bon Dieu!... Hélas! toutes les vérités furent dites, pêle-mêle avec les absurdités les plus folles. Le sage M. Lhommeau essaya de parer les horions, mais un complot des choses favorisait le combat: le public s’en allait, la musique terminée, et les lutteuses prenaient du champ; des fillettes, recommençant de jouer dans l’espace libre, couvraient de leurs cris aigus la rumeur de l’assaut; les oiseaux qui s’allaient coucher faisaient aussi grand vacarme, et deux filles du quartier qui en étaient venues aux mains, sous les quinconces, attiraient par là le reste des promeneurs. Le gardien surgit, perça l’attroupement et en sortit, paisible, victorieux, herculéen, semblant porter à bout de bras chacune des filles. Pour les mener au poste, il passa là devant, suivi d’une ribambelle de gamins et non loin de ces dames. M. Lhommeau, désignant l’appareil de la police des jardins, dit: --Gare à vous, mesdames! cela va être à votre tour!... Elles furent confuses: il y avait de quoi. Et elles s’arrêtèrent: il était bien temps. N’en étaient-elles point, les malheureuses, à se jeter les maîtresses de leurs fils à la tête!... Mais, tandis qu’on allait se séparer froidement, on vit madame Beaubrun qui venait et faisait signe de l’ombrelle: «Me voilà, me voilà avec un peu de retard...» On reprit donc ses positions, pour éviter un esclandre, et comme si rien n’avait troublé la limpidité de l’après-midi. Madame Beaubrun s’arrêta à l’établissement des gaufres, puis s’approcha en mordant la pâte légère qui lui poudrait d’un suc farineux les joues et les narines. Elle n’était pas assise qu’Alex survint d’un autre côté. Il se dit affamé comme elle, courut aux gaufres, revint, mordit la pâte, s’enfarina les moustaches. Et, garantis, croyaient-ils, l’un et l’autre, par le comique de leur gourmandise, ils négligeaient de dissimuler le sens d’un regard heureux, complice et familier, qui n’échappa à personne. Madame Dieulafait d’Oudart ignorait leur intimité quoiqu’elle en eût quelque soupçon par un certain parfum dont s’imprégnait la chambre d’Alex. Elle la connut, là, et en même temps que l’autre mère. Et, sans rien dire, osant à peine lever les paupières sur celle qui se targuait tout à l’heure de ce que son fils fût l’amant d’une cabotine, elle savourait une de ces vengeances de mère, un peu honteuses, obscures, inavouables, certes! mais de quel ragoût! de quelles délices secrètes!... Et l’on causa du beau temps. LIII Madame Lepoiroux vint à Paris jouir du triomphe. Elle fut d’abord convenable envers ses bienfaitrices, répartissant entre elles, avec égalité, les manifestations de sa gratitude. Sa gratitude, elle la vouait, en effet, non point à l’une plus qu’à l’autre de ces dames, mais bien à ces «messieurs» de Poitiers. A eux elle devait titres et parchemins, si beaux, si rapidement obtenus, à eux aussi «la place» qu’on allait arracher au «gouvernement» pour l’agrégé Hilaire Lepoiroux. «La place!» elle n’avait à la bouche que «la place». Elle connaissait tous les traitements des professeurs, tant d’Algérie que de la métropole, et s’était fait citer des cas de jeunes gens éminents qui, sans avoir passé par le crible fameux de l’École normale, furent d’emblée favorisés. Lepoiroux (Hilaire) fut nommé, sans plus attendre, professeur de cinquième au collège municipal d’Yvernaucourt, dans les Ardennes. La «place» était de trois mille francs. Madame Lepoiroux crut qu’il y avait maldonne. Madame Chef-Boutonne voulut bien encore pour elle courir au ministère. La nomination, vérifiée, se trouva fort juste. Madame Lepoiroux accueillit à son retour l’amie de l’Université comme on ne reçoit pas un malfaiteur. Elle s’oublia pour la première fois de sa vie, complètement, elle-même et son fils, et leurs intérêts à venir: elle se déclara trompée, trahie, jouée d’une façon indigne... Qu’était-ce qu’on avait fait miroiter à ses yeux dans le salon de la rue de Varenne?... Qu’était-ce que cette Université toute-puissante et sur laquelle on pouvait tout? On pouvait tout, et c’était trois mille francs qu’on lui jetait en pâture, et à Yvernaucourt, un trou, au bout du monde!... Et qu’est-ce que c’était que ces sornettes qu’on lui avait débitées en présence du jeune Paul décoré de ceci, docteur en cela et du Conseil d’État?... Quoi? quoi?... Qu’est-ce qu’il était, en somme, le jeune Paul? Rien du tout, moins que rien, un coureur!... Ce fut Paul qu’elle dauba, d’instinct, parce qu’elle était mère. Une seconde fois, madame Chef-Boutonne entendit le procès de son Paul. Elle écourta l’audience, car elle poussait madame Lepoiroux vers la porte en lui disant entre ses dents: --Votre condition, ma pauvre femme, m’oblige à bien de la patience... Je vous ferai remarquer que je me contiens... Finalement, l’idée lui vint: --Vous n’êtes pas satisfaite de moi... eh mais! et de vos «messieurs» de Poitiers?... Madame Lepoiroux renia «ces messieurs» de Poitiers. Ils étaient, ni plus ni moins que les autres, des farceurs. Elle maudit l’heure où son fils avait été dirigé dans la voie des «études savantes»: elle l’eût, disait-elle, préféré épicier. Elle maudit le latin, les jésuites et madame Dieulafait d’Oudart. Elle réunit en un faisceau ses ressentiments divers et déclara: --Tout le mal est venu de ce qu’on a connu des gens riches. LIV La veuve Lepoiroux était depuis beau temps apaisée que madame Dieulafait d’Oudart souffrait encore de son ingratitude. La mère d’Alex aurait eu moins de chagrin, croyait-elle, à envier une soudaine et magnifique élévation d’Hilaire qu’elle n’en eut à considérer la vanité de tout ce qu’elle avait fait pour ce garçon et pour sa mère. Son vieux papa la chapitrait en lui démontrant que, dans la plupart des cas dont le désordre apparent nous émeut, c’est la raison tout simplement qui triomphe. Il disait que c’est la raison qui eût été blessée si madame Lepoiroux, qui se démenait depuis quinze ans, et de qui, de toute parts, on avait fouetté l’avidité, se fût satisfaite d’une place ne lui assurant que de quoi vivre, à Yvernaucourt, dans les Ardennes; que pareillement, c’est la raison qui eût souffert si Hilaire Lepoiroux avait obtenu une situation plus brillante, car il n’en était pas digne. --Savant! savant!... disait-il, mais être savant ce n’est pas savoir, c’est tirer parti de ce qu’on sait: causez trois minutes ou quinze jours avec Hilaire Lepoiroux, vous vous convaincrez qu’il est plus incapable et plus sot que le jeune Chef-Boutonne lui-même!... M. Lhommeau disait qu’enfin il était juste et raisonnable que ce jeune Chef-Boutonne eût été nommé récemment à un petit emploi au ministère de l’Intérieur, ce qui convenait parfaitement à un fils de famille dénué de tout talent personnel, et constituait une équitable récompense des démarches et sollicitations extraordinaires de sa mère,--tout grand déploiement d’activité devant, selon les lois naturelles, être suivi d’un certain effet!... --Oh! vous, papa, disait madame d’Oudart, vous trouvez tout très bien, et chacun à sa place... Et notre situation, à nous, voyons! est-ce qu’elle est juste? --Qui donc s’en plaint? dit M. Lhommeau; je l’entends vanter ici tous les jours!... --Je ne dis pas que je m’en plains, mais!... Son père n’insista pas. Madame d’Oudart, à la vérité, vivait dans l’angoisse: elle avait peur de mourir avant qu’Alex fût tiré d’embarras. «Avocat, simple avocat, tout petit avocat», encore fallait-il l’être, et il ne l’était point. Et la ressource d’amour-propre qu’avait fournie, pendant un certain temps, la modestie ostentatoire, elle s’épuisait, se démonétisait, les rivales de madame d’Oudart étant elles-mêmes converties à une certaine modestie, madame Lepoiroux à Yvernaucourt, dans les Ardennes, madame Chef-Boutonne abattue par la médiocre situation de son fils. Madame d’Oudart s’informait: --Mais, avocat, enfin, que gagnera Alex? Elle allait jusqu’à dire: --Une fois inscrit au barreau, voyons, gagnera-t-il quelque chose? M. Lhommeau faisait: --Heu! heu!... perdu dans la foule des stagiaires de Paris... Au cœur du dernier hiver, pour une toiture effondrée à la ferme mitoyenne de Nouaillé, d’où naissait une contestation avec le locataire, Thurageau avait exigé qu’Alex lui-même se dérangeât et vînt s’initier sur place aux droits des propriétaires ainsi qu’aux vexations qu’ils sont appelés à subir... S’il fallait à tout prix réparer la construction, un voyage à Poitiers n’augmenterait-il pas le dégât en pure perte? Possible! mais le notaire n’avait pas lâché prise qu’il n’eût sous la main le jeune futur propriétaire, qu’il ne lui eût seriné les points litigieux du conflit, qu’il ne lui en eût soufflé la solution, qu’il ne l’eût conduit à Nouaillé dans sa voiture, et, sur le lieu du sinistre, qu’il ne l’eût entendu débattre ses intérêts avec courtoisie, compétence et grâce naturelle, contradictoirement avec le monsieur sexagénaire dont on évitait, rue Férou, de prononcer le nom; qu’il ne l’eût vu enfin obtenir gain de cause, à l’amiable. Depuis qu’Alex était censé avoir battu sur le seul terrain du droit, et avant même d’avoir passé sa licence, le sexagénaire qui occupait Nouaillé, l’espoir était permis qu’Alex se pût débrouiller au barreau. De cette victoire, en outre, était résultée, non une sympathie, mais presque une complaisance, une certaine sollicitude pour ceux qu’Alex avait tenus en échec, et leur nom ne faisait plus peur. On disait: «Monsieur Lanteaulme, le père... Monsieur Lanteaulme, le fils»; on savait que la femme de celui-ci était une demoiselle de Quatrespée, d’une très ancienne famille du Périgord, et arrière-petite-fille du général marquis de Quatrespée, tué à la bataille de l’Isly; enfin que sa jeune sœur avait nom Hélène. --Tous ces gens-là sont très gentils, avait affirmé Alex, à son retour. Il avait vu «cet imbécile de Jeannot». --Les poiriers?... avait demandé M. Lhommeau. --Ah bien! grand-père, si vous vous imaginez que je me suis tourmenté des poiriers!... Trois mois après, sous le prétexte d’un procès criminel très retentissant, ce diable de Thurageau écrivait à madame Dieulafait d’Oudart en la suppliant de lui renvoyer Alex, qui «avait tout à gagner» à assister aux assises. On soupçonna Thurageau de vouloir attirer Alex à Poitiers, non pour le temps des assises, en vérité, mais pour l’avenir. --Où est le mal? demanda M. Lhommeau. Madame d’Oudart pensait, mais ne disait pas: «Avocat, fût-ce à Poitiers, cela vaut bien le métier de gratte-papier au ministère!...» Alex ne se fit point tirer l’oreille pour retourner à Poitiers, tandis qu’à le décider au premier voyage, «la croix et la bannière» avaient dû être employées. On le laissa aller; il demeura là-bas une quinzaine. Thurageau écrivait: «... Laissez-le, il écoute bien, il s’instruit, il prend le ton de la cour.» On reçut un télégramme: on crut qu’Alex annonçait son retour. Il disait: «Puis-je accepter dîner Nouaillé?» Cela fut un événement. Si familier que l’on fût devenu avec les noms de MM. Lanteaulme et des arrière-petites-filles du général marquis de Quatrespée, l’image d’Alex, héritier, futur propriétaire de Nouaillé, chassé de son domaine, et rompant le pain des occupants, parut inadmissible au premier chef. Le refus, toutefois, parut ridicule. A mieux l’examiner, la chose était la plus naturelle du monde. M. Lhommeau, quant à lui, dit: --Qu’a-t-il besoin de permission? Puis, la mère--qui devine le sens obscur des choses touchant le sort de son fils--tressaillit tout à coup, fut émue sans pouvoir dire pourquoi, voulut répondre non, voulut répondre oui, et finit par laisser le grand-père libre de répondre à sa guise. M. Lhommeau prit son chapeau, sa canne et alla au bureau télégraphique du Luxembourg, où il écrivit sur une formule: «Accepte et bon appétit.» Alex revint, cependant, de Poitiers, et ravi, non pas d’en revenir, mais d’y avoir été. Les assises, sans doute, il les avait suivies: Thurageau ne plaisantait pas... Thurageau, d’ailleurs, était joliment brave homme; il s’entendait à organiser un programme de fêtes!... Les assises, sans doute! elles y étaient inscrites!... Mais les parties de _tennis_!... mais des matinées, le dimanche, où l’on avait dansé!... mais des allées et venues dans le tilbury de Thurageau!... --Des parties de _tennis_, avec qui?... Dansé... chez qui?... Où donc menait le tilbury de Thurageau? --Mais, à Nouaillé, chez les Lanteaulme!... Avec qui j’ai dansé? mais avec la jeune femme, avec la jeune fille!... Le _tennis_? avec les mêmes! Madame d’Oudart frémissait; elle disait: --Oh! mais... oh! mais... Enfin elle s’écria: --Thurageau est fou, ma parole! --C’est un type, dit Alex. Et il continua de parler de ce qui l’avait émerveillé là-bas: les chevaux,--cinq!...--l’écurie était pleine... quatre voitures, dont un tonneau pour «mademoiselle Hélène», qui conduisait son ancien cheval, à lui... Et les chasses de l’hiver dernier, dont on parlait encore!... Et le jardin: trois hommes pour l’entretenir!... dont ce pauvre Jeannot... --Les poiriers?... demanda M. Lhommeau. --Les poiriers?... eh bien! écoutez, grand-père: cet imbécile de Jeannot n’a pas manqué d’informer les Lanteaulme de votre goût pour vos arbres à fruits... alors voilà...--ils sont très gentils, ces gens-là, vous savez...--enfin ces dames m’ont demandé s’il vous serait agréable de recevoir une corbeille, au mois d’août... --Qu’as-tu répondu? dit vivement madame d’Oudart. --J’ai répondu que cela ferait le plus grand plaisir à grand-père. --Bravo! s’écria M. Lhommeau. --C’est cela! fit madame d’Oudart, ironique; jetons-nous, les yeux bandés, dans les bras de ces gens-là!... --Attendez! dit Alex. Monsieur Lanteaulme, le père, a fait remarquer qu’il pouvait, justement, y avoir indiscrétion à vous offrir cette corbeille, et il a été convenu qu’on ne vous l’enverrait que sur un signe de votre part. --Ça y est!... Que vous disais-je! s’écria madame d’Oudart; l’envoi de cette corbeille a un sens, un sens très net; je l’ai deviné tout de suite... Déjà l’invitation à dîner adressée à Alex avait un sens, lui-même l’a bien senti: c’est pourquoi il a cru devoir nous demander la permission... Ah! j’avais bien raison de me méfier!... Et je vous dis, moi: non! non et non! Il faut étouffer cette affaire-là dans l’œuf. --Étouffer quelle affaire?... --Je m’entends. Voyons, mon enfant, sérieusement: cette jeune fille, à ton avis, comment est-elle? --Mais... bien. --Tu la trouves bien?... --Je la trouve bien. --Tu la trouves bien... et... un point, c’est tout? --Un point, c’est tout. Madame d’Oudart s’agita. Un conflit de désirs et de volontés contraires s’éleva en elle: elle avait des visions, et elle les chassait, et, celles-ci évanouies, elle les évoquait, puis les chassait de nouveau. Enfin elle dit à son père: --La chose est claire comme le jour, Alex a plu là-bas: on nous fait des avances. A brûle-pourpoint, désormais, lorsque ce bon M. Lhommeau branlait la tête en commençant à sommeiller, elle lui décochait, en trois coups espacés et retentissants: --Non!... non!... et non!... Le vieillard, redressé soudain, ouvrait un œil égaré. Et sa fille disait: --Parions que je recevrai, un de ces jours, une lettre de Thurageau? --Rien de plus naturel, ma fille. --Je m’entends. Je parle d’une lettre de Thurageau où l’on nous mettra les points sur les i. --Tant mieux! disait M. Lhommeau; j’aime que l’on écrive lisiblement. --Bon! bon! riez!... Rira bien qui rira le dernier... Les pressentiments de madame d’Oudart étaient-ils justes? On reçut une lettre de Thurageau: écriture bien connue, de type ancien, timbre de l’étude appliqué au revers. Avant de la décacheter, madame d’Oudart la frappa d’une chiquenaude, en regardant son père: --Hein?... que vous disais-je?... Et, tremblante, le cœur battant la breloque et la vue troublée, madame d’Oudart déchiffra avec peine, sauta des lignes, devina plutôt qu’elle ne lut, reçut l’impression du sens général de la lettre par un certain nom propre souligné d’un double trait, plus encore que par les phrases de Thurageau, qui semblaient tournées en spirales et enjolivées d’arabesques peu ordinaires. --Elle est forte! s’écria madame d’Oudart. --Allons! lui dit son père, remettez-vous... On vous demande la main de votre fils?... C’est bien de cela qu’il s’agit?... --Oui, oui! c’est bien de cela qu’il s’agit... Savez-vous qui demande la main de mon fils?... le savez-vous?... --Mon Dieu... j’ai tout lieu de croire... --Attendez! attendez!... que je vous empêche de dire une chose regrettable!... C’est Babouin. --Babouin! répéta M. Lhommeau. --Avouez que ce tanneur, pour nous venir relancer une seconde fois, a une certaine audace! --Il est riche, et nous ne le sommes point. --Eh bien! dit madame Dieulafait d’Oudart en se redressant, c’est pour cela que je le dédaigne; et, plus pauvre aujourd’hui qu’à l’époque où cet insolent nous fit sa première demande, je vais m’offrir un certain luxe qui ne sera jamais au-dessus des moyens de l’indigent pour peu qu’il ait le cœur bien placé: c’est le mépris, net et sec, de la fortune. Il ne faut pas deux mots pour l’exprimer. Elle écrivit sous l’adresse télégraphique: «Thurageau-Poitiers», ce mot seul et fier: «Non», et signa. Forte de cet acte accompli, la vue plus libre, elle relut la lettre, en détail. Babouin donnait une sérieuse dot à sa fille unique, et y joignait les fermes acquises par lui sur Nouaillé: c’était la reconstitution du domaine. Pourquoi Babouin faisait-il cela? Pour les beaux yeux d’Alex. En effet, comment croire que, pour assurer à son héritière l’avantage d’échanger le nom de Babouin contre celui de Dieulafait d’Oudart, Babouin eût négligé de s’informer si Alex avait seulement une situation? Mademoiselle Babouin aimait. On soumit le cas à Alex. Il ignorait cette jeune fille. A Poitiers, il ne l’avait pas vue. --Ces dames, dit-il, ne la voient pas. Le télégramme fut expédié. On garda de l’aventure une certaine dent à Thurageau. Thurageau s’excusa d’ailleurs, peu après, affirmant «s’être acquitté, en notaire, d’une simple mission». On en conclut que ce n’était pas pour faire parader Alex sous l’œil sensible de mademoiselle Babouin qu’il avait mandé le jeune homme à Poitiers. Pourquoi donc l’avait-il mandé à Poitiers? On attendit. On attendait. On ne voulait, à aucun prix, avoir l’air d’attendre. C’est ainsi que parfois, au théâtre, le rideau baissé sur un acte de formule nouvelle, certaines personnes s’abstiennent de parler plutôt que de laisser entendre qu’elles se sont trompées, soit en croyant que la pièce est finie, soit en jugeant qu’une suite y serait nécessaire... Plusieurs mois s’écoulèrent. Tout à coup, madame d’Oudart s’avisa que l’on avait été peut-être bien impoli en ne répondant pas,--fût-ce par une fin de non-recevoir, mais courtoise,--à la «gentille» proposition qu’avaient faite les Lanteaulme d’adresser à M. Lhommeau une corbeille de fruits. Alex sourit; M. Lhommeau, à l’idée seule des fruits, fut gagné par la convoitise. On fut d’avis, toutefois, qu’il était maintenant un peu tard pour agir. Écrire, à ce propos, et quand on voit précisément le mois d’août approcher, marquerait plus de goût pour les poires que de sensibilité à une gracieuse avance. Que faire? Déplorer ce qu’Alex et son grand-père voulurent bien nommer, par euphémisme, une négligence, afin de ne pas trop contrister la pauvre madame Dieulafait d’Oudart qui, l’on s’en souvenait bien, s’était opposée catégoriquement à toute réponse, par ses «non!... non!... et non!...» Le temps coulait toujours. Il vint, le mois d’août, le mois où l’on cueille la «cuisse-madame», la «grosse musquée», la «pucelle de Saintonge».--«Cet imbécile de Jeannot», à Nouaillé, avait-il pensé à les cueillir?... On eut, il est vrai, une diversion: Alex passa enfin sa licence. On ne le cria point sur les toits, car c’était là un fruit blet, que l’on avait manqué de cueillir à temps... N’importe! l’an prochain, Alex serait avocat. Où? --On ne m’ôtera pas de l’idée, dit simplement madame d’Oudart, que tes assises, en Poitou, aient été pour toi, mon enfant, d’un puissant secours... Alex ne prétendait pas le contraire. Et sa mère laissait échapper parfois, comme un cri plaintif: --Thurageau nous néglige... Elle lui écrivit soudain, à propos de ses affaires, puis se mit à correspondre avec lui si fréquemment, et si hors de propos, que le malin notaire soupçonna que le vent avait tourné, rue Férou. Il écrivit, lui, une lettre enjouée, une lettre d’ami, une lettre qui rappelait le Thurageau organisateur de divertissements, le Thurageau voiturant Alex en tilbury de Poitiers à Nouaillé. Il y rapportait, entre autres choses, et comme au hasard, une conversation qu’il avait eue récemment avec M. Lanteaulme, au cours de laquelle ce monsieur, s’informant d’Alex,--dont il n’oubliait point l’argumentation habile, lors du toit effondré,--lui avait dit qu’il était regrettable que la province fût privée de «ses meilleurs sujets». Il ne s’était pas compromis, M. Lanteaulme; il ne se compromettait guère, maître Thurageau. Madame d’Oudart se tint pour flattée des paroles de M. Lanteaulme. Elle prit à part son fils et lui dit: --Mon enfant, tu as en Thurageau un vieil ami et un guide. Au moment où ton avenir va franchement se décider,--il s’agit de savoir où tu seras inscrit au barreau,--je serais bien aise que tu fisses un petit tour à Poitiers: tu le verrais, lui parlerais; te voilà maintenant d’âge à juger par toi-même les arguments qu’il te présentera. Alex, en un langage qui était encore de son âge, répondit: --Ça colle... Et, durant les soirs orageux du mois d’août, cette année-là comme les précédentes, madame Dieulafait d’Oudart et son vieux père espérèrent la fraîcheur, sur la petite cour de la rue Férou, quand l’_Angelus_ répandait ses vibrations mélancoliques sur Paris, quand les séminaristes rythmaient si bien leur prière, quand mouraient un à un les bruits des petits ménages, et quand, dans le silence, enfin, résonnait l’accord du piano... Alex était en Poitou. Alex ne revenait pas du Poitou: les conseils de Thurageau, sans doute!... Il prenait son temps pour s’en imprégner. Mais la mère osait dire: --Espérons aussi qu’il se distrait!... Le notaire écrivait: «... Il ne s’ennuie pas, je vous le garantis...» Un jour, le notaire osa dire: «On ne s’ennuie pas avec lui...» Mais cela avait-il le sens qu’on y pouvait entendre? On épilogua fort, là-dessus, rue Férou, le soir, et au Jardin du Luxembourg, et l’on n’en put tirer aucune certitude. Madame d’Oudart écrivit au notaire: «Holà! Thurageau, s’il vous plaît, n’allez pas laisser mon grand gamin commettre quelque sottise! Vous connaissez, j’espère, ma situation de fortune: qu’il s’amuse, fort bien! qu’on ne s’ennuie pas avec lui, passe encore! mais, de grâce, n’allez pas laisser naître au cœur de deux enfants des espérances irréalisables!...» Thurageau répondit: «Les espérances ne sont pas irréalisables.» Et madame d’Oudart: «Thurageau, c’est fou, c’est fou! Il y a une disproportion que je n’admets pas... Toute ma conduite, toutes mes idées s’opposent...» Le diabolique notaire répliquait: «La fortune?... mais n’avez-vous pas prouvé que vous en faisiez fi, madame et chère amie?... Le mariage riche? mais l’affaire Babouin témoigne que vous l’avez foulé aux pieds!...» --Il a raison! dit madame Dieulafait d’Oudart. --Le fait est..., dit M. Lhommeau. On reçut la corbeille de fruits. Elle contenait la «cuisse-madame», la «grosse musquée», et le «beurré d’août» même, qui ne se cueille guère qu’en septembre, plus quelques pommes de reinette. --Ceci, dit madame d’Oudart, c’est tout à fait, tout à fait gracieux. --Le fait est..., dit M. Lhommeau. Alex revint du Poitou plus ravi que la fois précédente... Les conseils de Thurageau, sans doute, on allait en parler!... On lui demanda: --Eh bien! et la jeune fille? --La jeune fille? Elle est très bien. --Très bien... un point, c’est tout? --Un point, c’est tout. On l’eût souhaité plus chaleureux ou plus expansif. Enfin! Il s’était énormément amusé et il était invité à la chasse, au mois d’octobre. --Et ton inscription au barreau?... --A Poitiers, Thurageau est d’avis. --Comment!... Mais tu nous lâches? Il était tout prêt à quitter Paris. Alex rapportait avec lui comme une odeur de feuillages, de verveine et de fraises des quatre saisons mêlées à la framboise. Le soir de son retour, après le dîner, une grosse pluie tomba. Lorsqu’il pleuvait, l’été, d’ordinaire on laissait les fenêtres ouvertes, et l’on s’approchait, autant que possible, des gouttes lourdes, pareilles, en leur chute, à de longs fils d’argent tendus du ciel à la terre, et que colorait au passage la lumière des lampes. Elles atteignaient la cour dallée en claquant, comme des œufs d’oiseaux qu’on eût jetés du cinquième étage, et, quand une femme avait à traverser les douze mètres carrés, sous l’ondée, en s’abritant d’un parapluie ou de sa jupe, elle poussait un cri, et, à peine arrivée, racontait son expédition à haute voix... Et l’on remarquait que le piano se taisait, les soirs de pluie, ainsi que la voix qui avait coutume de chanter, comme si, par soi seul, le phénomène de la pluie d’été, qui répand une certaine torpeur, un peu de bien-être et de la mélancolie, comblait le modeste et intime goût de poésie que flatte, chez tout être humain, une note musicale, un chant... Toute amoureuse est rêveuse, et, ce soir, le long de ces beaux fils d’argent, s’enroulèrent et cabriolèrent des rêves que madame Dieulafait d’Oudart tenait résolument prisonniers. Elle les tenait prisonniers, car l’ivresse maternelle a des bornes; ainsi, la mère d’Alex, qui, parfois, voyait, en imagination, les lettres de faire part du mariage de son fils:--«Monsieur Lhommeau, ancien conseiller à la Cour d’appel de Poitiers, chevalier de la Légion d’honneur, madame veuve Dieulafait d’Oudart, etc...»--n’avait jamais, non jamais permis à ses yeux, de lire, fût-ce en un songe, sur ce vélin, le nom de mademoiselle de Quatrespée. Elle le lut. Elle le lut sur de blanches feuilles de vélin fabriqué à Angoulême, peut-être, et par Babouin,--ô ironie!--sur de blanches feuilles de vélin qu’un ange charmant, descendu malgré la pluie, avec le son des cloches, lui présentait avec des façons d’une grâce accomplie, en lui adressant un petit discours, mais d’une voix si douce qu’on l’entendait mal, et qui toutefois se terminait par ces mots: «parce que vous avez beaucoup aimé!...» Ces mots, quand elle les entendit, lui parurent tellement vrais et si dignes de la justice divine qu’elle s’attendrit et pleura, en ayant l’air de regarder tomber la pluie. De ce moment, elle ne douta plus qu’elle n’eût mérité, en effet, par son immense amour, que son fils épousât une demoiselle de Quatrespée. Et elle pensa à l’allée du potager de Nouaillé, bordée par le double cordon de pommiers nains, et où, de tout temps, elle ne savait pourquoi, elle avait désiré voir son fils se promener au bras d’une jeune fille très distinguée, riche si possible, et de famille excellente... Il n’était pas encore permis de parler de cela, assurément; mais son trouble joyeux éclata et fut apparent, en ce qu’elle s’apitoya sur le sort de cette pauvre Nathalie Lepoiroux, exilée à Yvernaucourt (Ardennes), voire sur le sort de madame Chef-Boutonne, qu’à tort ou à raison, en toute franchise, elle plaignait, à cause de sa fille qui ne se conduisait pas bien, et à cause de son fils, un crétin. Compatir au sort de ses deux rivales fut désormais pour elle une manière discrète, inconsciente, sincère, de chanter, par anticipation, son personnel cantique d’allégresse. LV Il arriva, un soir, rue Férou,--non pas portée par un ange,--une de ces larges et blanches enveloppes qui contiennent l’annonce d’un mariage. Elle était adressée à Alex; il l’ouvrit négligemment. --Qui est-ce qui se marie? lui demanda sa mère. --Personne, dit-il; une jeune fille que j’ai connue au cours de danse... Tu veux savoir son nom?... Allons, tiens: «Madame veuve Proupa a l’honneur, etc... de sa fille Raymonde...» --Et qui épouse cette Raymonde? --Tu la connais?... Tu t’intéresses à elle?... --Je ne la connais pas, mais je la plains. --Cette idée!... --D’abord, pourquoi t’envoie-t-elle une lettre de faire part?... --Je te dis, maman: j’ai dansé avec elle. --Bon, bon! C’est encore une malheureuse... Enfin, qui épouse-t-elle? --Un monsieur. Un monsieur Blaisois, Jules Blaisois... Connais pas. --Je serais curieuse de savoir si on épouse un monsieur Jules Blaisois...--Jules!... et Blaisois!...--par amour!... --Enfin, maman!... Il y avait un peu plus d’un an qu’Alex avait rompu toutes relations avec Raymonde. Un an passe, et tant de choses sont changées! Qui eût dit que Raymonde, la sinistre Raymonde aux noirs projets, Raymonde, l’amante éperdue d’Alex,--et qui aurait pu jadis épouser un monsieur de Bérébère,--au bout d’un an épouserait un monsieur Jules Blaisois?... Mais qui sait quelles péripéties, parfois plus tristes que «le réchaud ou la Seine», conduisent une infortunée au mariage,--au mariage avec Jules Blaisois?... Un fat eût voulu savoir l’histoire réelle de Raymonde; Alex préféra penser qu’elle l’avait promptement oublié. Et, fort de l’exemple de Raymonde, ce fut d’un cœur léger qu’il aborda, un jour, avec Louise, le grave sujet de la rupture. Depuis longtemps, Louise écoutait sans mot dire les récits de ses voyages à Poitiers. Elle les accueillait, même, en souriant de sa grande bouche; à peine Alex remarqua-t-il, une fois ou deux, qu’elle continuait de sourire alors qu’il n’y avait pas lieu de le faire, ou bien qu’elle souriait tout à coup et mal à propos. Elle s’excusait, en prétendant qu’elle était un peu «toc-toc...» Elle était plus jolie et plus amusante, en vérité, avec son air un peu «toc-toc...» Il lui narrait les parties de _tennis_, les dîners, les matinées dansantes; il énumérait les chevaux dans l’écurie de Nouaillé; il décrivait le jardin peigné par les trois jardiniers... Pourquoi raconta-il l’épisode de la corbeille de fruits envoyée à son grand-père Lhommeau? parce qu’il éprouvait un impérieux besoin de parler de Poitiers, de Nouaillé et de ses habitants, comme on parle de ce qui vous tient le plus au cœur. Et il s’ouvrait à demi à sa maîtresse, faute de pouvoir se confier à ses amis, à présent dispersés, et aussi parce que Louise l’écoutait trop complaisamment, et l’encourageait même de son trop fréquent sourire. Une bonne fois, de but en blanc, il lui dit qu’il allait s’installer à Poitiers.--C’était au café Voltaire. Louise, la voilette relevée sur le nez, prenait sa grenadine. Elle posa son verre, mais d’une façon si maladroite que c’était à croire qu’elle ne voyait point ce qu’elle faisait, car sa main heurta le petit ballon de vermouth dont le contenu se répandit. On s’écarta; le garçon accourut, épongea, essuya. Louise put rire de toute sa bouche; il y avait de quoi: elle n’avait, de sa mémoire, commis pareille maladresse. Et l’on parla de l’incident du vermouth, point du départ d’Alex. Aucune liaison d’amants n’avait été plus agréable et plus tendre. Ils se voyaient, depuis cinq ans, presque tous les jours. Alex avait pu, une fois, éprouver quelque inquiétude par l’absence de Louise, mais par sa présence jamais le plus petit déplaisir. S’il regrettait quelque chose de Paris, c’était bien Louise. Il la regrettait plus qu’il ne le pensait même; en tout cas, beaucoup plus qu’il ne saurait le lui dire... Et Louise, est-ce qu’elle le regrettait? Elle ne disait rien; elle avait l’air de rire... Et Alex se sentait tout à coup peiné de ce que la séparation allât s’accomplir sans qu’on eût fait à l’événement l’honneur d’une petite scène. Il eut un bon mouvement: il décida, à cause de Louise, de reculer d’un ou deux jours son départ. Il lui dit, sur la place de l’Odéon, en la serrant contre lui, sous le prétexte de la garer d’une voiture: --Écoute!... non... il faut nous revoir encore une fois. Louise parla du fiacre qui avait failli l’écraser. Il la conduisit un bout de chemin, et il commençait à s’inquiéter parce qu’il se pouvait, si Louise n’était pas insensible, qu’elle eût un de ces chagrins tout à fait sérieux, qui sont glacés. Mais, depuis qu’il la connaissait, à aucun moment Louise n’avait laissé supposer qu’elle pût éprouver du chagrin. D’ailleurs, ils se quittèrent en se disant: --A demain!... Ils se quittèrent, rue de Médicis, proche de la grille du Luxembourg. Les oiseaux piaillaient dans les arbres jaunis. Alex, en s’éloignant, se retourna pour voir Louise encore une fois, quoiqu’il la dût revoir le lendemain. Mais Louise ne se retourna pas. Elle avait adopté déjà son pas d’automate, et ses beaux cheveux blonds, par le miracle ordinaire, semblaient diminuer de volume et d’attrait. Pourtant, vers la hauteur du boulevard Saint-Michel, un étudiant, lui emboîtant le pas, lui conta une galanterie; mais, tout à coup, sentant en ce petit être quelque chose de si étranger aux préoccupations qu’il lui témoignait, il la salua très poliment, et s’excusa: --Oh! pardon, madame!... Ce fut ce jeune homme qui la releva, cent mètres plus loin, sous les sabots des chevaux du tramway de Montrouge, car il ne l’avait pas perdue de vue. On put la transporter chez ses parents: en ouvrant son corsage, dans la pharmacie, on avait trouvé sur un papier plié son adresse, en belle et lisible écriture. L’acte suprême de Louise était prémédité depuis quelque temps, probablement: Louise avait ses répugnances; elle ne voulait surtout pas que son corps allât à la Morgue. Ce fut un petit incident de quartier. LVI Il se trouva même très à propos que Louise ne pût venir le lendemain au rendez-vous, car Alex n’y fût point allé: ce jour-là tombèrent inopinément, rue Férou, MM. Lanteaulme, père et fils, et la jeune femme de celui-ci;--point de jeune fille, il est vrai.--Ils venaient faire visite, simplement, et causèrent du lien qui unissait les deux familles: à savoir, le sang versé sur le sol africain et par le général marquis de Quatrespée et par l’héroïque commandant Dieulafait d’Oudart. C’était un beau sujet, qui éveilla nombre d’idées, et celles qu’on exprima semblaient n’avoir pour but que de laisser deviner celles qu’on taisait. Mais on soupçonna l’intention qu’avaient ces messieurs de ne point renouveler le bail. Madame d’Oudart allait s’en effrayer: ces messieurs levèrent ensemble quatre doigts gantés. --Tout s’arrangera au mieux des intérêts communs, dirent-ils, avec une entière assurance. Qu’entendaient-ils par là?... Loin de quitter le pays, ils y faisaient bâtir, aux environs de Nouaillé. Ils nommèrent la propriété récemment acquise. Ils se plaisaient extrêmement en Poitou. Ils témoignaient la plus grande confiance dans les capacités d’Alex, car Thurageau certifiait à tout venant qu’Alex avait le plus bel avenir. Comme homme du monde, le jeune «maître» était assuré de tous les succès. Le grand-papa et la maman, on l’espérait bien, voudraient être témoins, «au pays même», d’une carrière qui s’annonçait si bien... Et la maman et le grand-papa ouvrirent les mains et les tinrent écartées du corps, inclinèrent la tête un peu sur une épaule, avec cet air d’être résignés à tout, jusqu’au martyre, comme les bons saints dans leur niche, à qui Dieu offre le Paradis, et qui semblent dire: «Seigneur, qu’il soit fait selon votre parole!» alors qu’ils sont, au fond, bien contents... Et le Paradis, en effet, fut ouvert au grand-papa et à la maman. Il leur fut ouvert plus tard,--chaque chose vient en son temps. Le Paradis leur fut ouvert sous les apparences d’un Nouaillé luisant, peigné, brossé, tiré à quatre épingles, d’un Nouaillé dépourvu d’un brin d’herbe et garni de fleurs alignées comme les pioupious à la revue; d’un Nouaillé sillonné de voitures, peuplé de domestiques, retentissant de cloches, de gongs, de sonneries électriques, d’aboiements de meutes, et tout grouillant d’un monde inconnu d’eux. Ils crurent rêver: était-ce songe ou cauchemar?... Revoyaient-ils bien là leur Nouaillé agreste, familial et simple? Madame d’Oudart se rappela les paroles prononcées autrefois par son notaire: «Fiez-vous donc au coup de baguette que votre fils a reçu en naissant...» Alex avait de la chance. Mais tant de chance est-il un bien? Le Paradis, c’est trop beau... Il fallait avouer, en tout cas, que la jeune mademoiselle de Quatrespée était délicieuse et tout à fait éprise d’Alex. Madame d’Oudart eût souhaité la voir se promener au bras de son fils, le long du cordon de pommiers nains, au fond du potager, un beau soir. Mais elle n’en eut pas une fois le loisir. Nul ne descendait plus au potager: tous ces gens-là avaient bien trop à faire à se déplacer, à manger la poussière des routes, à se visiter, à s’inviter, à projeter des divertissements pour demain. Et, chaque jour, l’heure exquise passait, là-bas, au delà du parc, entre les artichauts, les couches à melons, le thym, le romarin, les fruits mûrs et les ondées de l’arrosage, sans qu’aucun des hôtes du moderne Nouaillé la vît, l’exquise, la solitaire, la divine heure du soir: chacun s’habillait pour dîner. A la personne de M. Lhommeau fut attaché, par une attention spéciale, un jardinier-chef qui ne lui fit pas grâce d’une promenade au jardin sans lui parler si savamment que le vieillard eut préféré «cet imbécile de Jeannot...» Et, lorsque le moment fut venu d’envoyer les lettres de faire part, madame Dieulafait d’Oudart, au milieu d’un bonheur si splendide qu’elle ne l’eut seulement pas osé souhaiter, se recueillit et se demanda quelle attitude il convenait qu’elle adoptât envers madame Chef-Boutonne, avec qui les relations étaient fort refroidies, et madame Lepoiroux, l’ingrate d’Yvernaucourt. Elle s’avisa que leur adresser, comme à toutes ses connaissances, le vélin d’Angoulême: «Monsieur Lhommeau, ancien conseiller à la Cour, etc... madame veuve Dieulafait d’Oudart, ont l’honneur, etc... avec mademoiselle Hélène de Quatrespée»,--c’était bien, mais un peu sec, et frisant l’impertinence; et qu’il serait plus digne qu’oubliant toute rancune, elle écrivît à ses deux anciennes amies, de sa main, et ajoutât au nom de la jeune fille ce qu’une lettre officielle n’eût pu contenir: quelque chose comme le chiffre de la dot, par exemple, ou, tout bonnement, mon Dieu! ceci: «arrière-petite-fille du général marquis de Quatrespée, tué à la bataille de l’Isly...» A ce témoignage d’un souvenir toujours vif madame Lepoiroux, qui grondait sourdement à Yvernaucourt, ne répondit rien. Mais madame Chef-Boutonne eut un cri de mère. A la suite de félicitations exagérées, ne pouvant, quant à elle, rien annoncer, momentanément, de magnifique de son Paul, petit employé de ministère, elle croyait répondre du tac au tac en apprenant à la mère d’Alex, avec une joie sincère, et des soupirs, et des atermoiements, que l’on avait découvert à son cher Paul un don naturel, et qui promettait d’agréables soirées à leurs amis: «une fort jolie voix de baryton ténorisant!...» Madame Dieulafait d’Oudart tendit à son vieux père la riposte de la rue de Varenne à Nouaillé: --Lisez donc, dit-elle; c’est comique! FIN IMP. CHOGNARD.--ENGHIEN-LES-BAINS.--7971-7-18 *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE BEL AVENIR *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the trademark license is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg™ and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state’s laws. The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation’s website and official page at www.gutenberg.org/contact Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit www.gutenberg.org/donate. While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. 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