The Project Gutenberg eBook of Les Obsédés

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Title: Les Obsédés

Author: Léon Frapié

Release date: April 20, 2022 [eBook #67884]
Most recently updated: October 18, 2024

Language: French

Original publication: France: Calmann-Lévy

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES OBSÉDÉS ***

LÉON FRAPIÉ

LES OBSÉDÉS

PARIS
CALMANN-LÉVY, EDITEURS
3, RUE AUBER, 3

CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS

DU MÊME AUTEUR
Format grand in-18.

MARCELIN GAYARD 1 vol.

Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays, y compris la Suède, la Norvège et la Hollande.

IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE, 20, PARIS. — 21392-11-04 — (Encre Lorilleux.)

LES OBSÉDÉS

I

Ferdinand Prestal s’était marié en qualité de commis-rédacteur à la Compagnie centrale des Chemins de fer.

Pendant les fiançailles, il avait confessé un léger travers :

— En dehors du bureau j’ai adopté, comme distraction, d’écrivasser ce qui se passe autour de moi ; oh ! des petites manivelles sans prétention, faites pour moi seul. Et puis, je bouquine beaucoup ; je ne suis pas très « homme de ménage ».

Son visage était lumineux de franchise et de simplicité : oui, vraiment, quand il n’écrivait pas, il lisait ; sauf cela, aucun égoïsme, il serait tout à sa femme.

Marthe, — livrée à cette palpitante curiosité des fiancées : « régnerai-je sans égale dans votre pensée, mon ami ? », — Marthe, le visage encore plus clair, encore plus ingénu, avait jugé qu’un tel travers était en effet bien innocent.

Elle n’avait pu obtenir aucun échantillon de ces manivelles littéraires : il s’agissait de si peu de choses.

Mais, le lendemain des noces, Ferdinand avait spécifié qu’il s’absorbait dans sa littérature, après dîner, de huit heures à onze heures et que, levé tôt, il paperassait encore, le matin, avant de partir au bureau.

Puis il avait gentiment sollicité la participation de sa femme.

Gentiment, mais en quelque sorte légitimement : cela venait comme une analogie, comme une suite au droit marital :

— Tu m’aideras, je serai moins maladroit, avait-il dit en donnant à lire des nouvelles bien intentionnées, plutôt que bien réussies.

Sa câlinerie était charmante. Seulement il avait ajouté :

— Lis tout de suite, quand je te demande.

Rien de heurté : c’était une continuation de rôle. Ferdinand avait même imposé la règle d’appréciation :

— L’écrivain soucieux d’influence doit se dissimuler derrière des événements significatifs par eux-mêmes. Quand j’écris, je pense à la gamine de ta directrice que tu m’as si bien dépeinte : les conseils, les récriminations ne portent pas ; elle ment, elle trouve le moyen de se justifier. Il faut impersonnellement lui dire son fait : « Un jour, une petite espiègle a caché une pièce d’argenterie et elle a laissé accuser et renvoyer la bonne : peut-être que cette pauvre fille est morte de faim… Voilà le pot de confitures, donne-t-en une indigestion si tu veux. »

Bref, excepté qu’il dictait son exigence en tout, Ferdinand laissait sa femme absolument maîtresse de ses goûts et du reste.


Ensuite, comme par hasard, il avait fait une heureuse découverte : Marthe possédait un don vibrant d’observation, une intuition des plus sagaces ; eh bien ! ma foi, elle ne s’en tiendrait pas à la critique, elle devrait aussi sustenter, par des propos abondants, la « petite distraction littéraire sans importance » de son mari.

— Mais certainement, mon ami.

Ainsi se forme une épouse.


Certes, au regard d’un écrivain, Marthe pouvait se flatter d’être documentée à souhait.

Dans un ouvroir pour les femmes sans asile, — principalement pour les filles-mères, — où le séjour maximum était d’un mois, elle s’occupait du secrétariat, des offres et demandes d’emploi.

Aucun renseignement n’était exigé pour l’admission ; mais les vagabondes qui vidaient leur cœur étaient parfois moins instructives que les farouches taciturnes.

Cet ouvroir, on aurait dit parfois d’un cinématographe où passaient impénétrables, fantomatiques, anonymes, tous les spécimens de suppliciées venant du néant, retournant au néant. Et la grandeur tragique planait sur ces vaincues irrémédiables, n’accordant même plus au monde la grâce de leur plainte.

Marthe avait ce devoir d’être la douce nature devant les hospitalisées, aussi bien devant celles qui serraient sauvagement leurs bras sur leur poitrine assassinée, que devant celles qui étalaient leurs plaies en criant. Elle assumait ce service particulier d’être la bonté passive, enregistreuse de faits sans appréciation, la bonté acceptant tout, même les injures.

— Voulez-vous du travail ?… Quel ouvrage pourriez-vous essayer ? Voulez-vous que nous examinions ensemble votre situation ?

Signe de tête rancunier : rien.

C’était bien simple : il y avait à n’être rien, devant ce refus. Il arrivait alors que certaine désespérée, susceptible d’être éloignée par un battement de cils, revenait volontairement devant Marthe et pouvait parler sans honte, sans excuse et surtout sans quitter son air hostile, ce dernier lambeau d’amour-propre : « Voilà ce que j’ai… voilà ce que je désire… »

Marthe avait la chance d’être aidée par son physique : mince et de taille ordinaire, un front intelligent, pas plus, des yeux à pensée limpide, nulle exagération dans le visage, même pas la coloration, mate ; les traits affinés, certes, mais sans angles qui eussent été durs ; seulement, des joues impressionnantes : de ces joues — pauvre gens — qui vous écoutent, vous attendent et dont la chair est aimantée.

Marthe n’était pas un « personnage », quoiqu’elle se rendît compte de la délicatesse de sa tâche.

A ce point de vue, ni le mariage, ni la collaboration ne la changea.

Le matin, elle ne partait pas pour être sublime ; inutile de se préoccuper d’avance des clientes à recevoir, le bon accueil ne se prépare pas. On la confondait dans le lot des passantes ordinaires. Comme celles-ci, elle tâtait volontiers, à l’étalage, les étoffes trop chères pour sa bourse et elle songeait bien pendant cinq minutes à la robe à faire.

A la maison, elle ne rapportait aucune empreinte théâtrale de son secrétariat ; elle était une ménagère ayant davantage à raconter que telle autre femme, employée des postes ou vendeuse de magasin.


Grâce à la documentation de l’ouvroir, Ferdinand avait composé des nouvelles beaucoup plus charnues, remarquables par l’animation sentimentale. Autant sa femme était généreuse d’intelligence et de fait extérieur, autant il était généreux d’instinct et de fait intérieur.

La plaisanterie « d’écrire pour soi » n’avait pas duré. Il s’était donné la peine de chercher ; plusieurs publications non payantes l’avaient accueilli. Enfin, une Revue fastueuse avait imprimé sa copie, après trois ans d’attente : cinquante francs !

— Rien ne fait grandir l’ambition comme le succès d’argent, annonçait-il narquoisement tout d’abord.

Puis un jour, effectivement, il avait surgi en volonté magnifique :

— Je veux faire un roman ! Je veux faire une œuvre existante, considérable !

Il avait embrassé sa femme, elle l’avait regardé d’amour. C’était entendu : cette création-là aussi appartiendrait à leur commune exaltation.

Ils étaient mariés depuis huit ans, leurs deux garçons avaient cinq et sept ans.


Marthe appelée à secourir tant de victimes de la criminalité masculine adorait son mari.

Leur excellent ami Griffon taquinait les époux là-dessus :

— Heureusement que la logique est exclue de certains domaines !… On prétend que les sages-femmes sont plutôt mises en disposition par les déchirements mêmes de leur métier…

Marthe rougissait. Ferdinand exagérait son clignement de fatuité.

Il collectionnait des notes plus ou moins utilisables, selon la manie des gens de plume ; après six mois d’ancienneté dans le mariage, il avait trouvé séant de consigner cette observation :

« La femme bonne et affectueuse la plus chaste, la plus rigoriste, ne sait pas faire la moindre retenue à l’époux : la richesse est à lui, dès le souhait. La femme ostensiblement voluptueuse, mais égoïste et d’un attachement subalterne, laisse le caprice régler sa libéralité. Jamais son mérite intermittent, si fougueux et si raffiné soit-il, ne vaudra la totalité constante de l’autre femme. Pensez donc : chez cette autre, nulle frivolité ne se disperse, nulle, ni avant, ni après l’heure. Allez donc lutter d’extase avec cette nature concentrée ! »


Ferdinand avait annoncé, un lundi après dîner, son intention de faire un roman ; le mardi matin, dès le réveil, il se répéta expressément, comme si l’entreprise ne souffrait aucun retard.

— Tu auras toute mon aide ! assura sa femme les yeux riches, grands offerts.

Il s’émut intimement : vrai ! si l’œuvre naissait incomplète, la faute en serait seule à l’exiguïté de son génie à lui.

Le soir, au retour du bureau, il perçut une vibration de plus dans la voix de Marthe :

— J’ai reçu des nouvelles des enfants, ils vont bien ; Albert a voulu se faire couper les cheveux tout ras et Georges a préféré une raie ; heureusement que grand’mère ne les prend pas souvent, une séparation de trois jours me semble déjà trop longue ; je n’ai quitté l’ouvroir qu’à six heures moins le quart, à cause de la Maslowa qui s’est décidée à me parler : elle entre en place ce soir, son mioche est mis en nourrice ; et d’abord elle n’est pas plus Russe que moi.

C’était l’habitude ; dès l’antichambre, Marthe servait à Ferdinand les principaux faits de la journée, en une phrase d’assortiment, avec une franchise de petite fille bavarde, avec une sorte de zèle affectueux.

— Ah ! dit Ferdinand, les oreilles pleines.

— Tu fais « Ah ! » comme si cela te désillusionnait. Elle s’appelle prosaïquement Catherine Bise et elle est née sans prétention au Kremlin-Bicêtre.

Ferdinand imita la rigueur outrecuidante d’un de ses chefs, lequel ne convenait jamais d’une erreur :

— Permettez, femme chétive, je savais bien qu’il y avait du russe dans le cas de votre Catherine : le Kremlin et j’avais raison de la surnommer provisoirement Maslowa… Mais ne te déshabille pas, nous dînons chez les Griffon, tu me finiras ton histoire en marchant.

— Bon ! moi qui avais déjà allumé le feu… Griffon est donc encore une fois rabiboché avec sa femme ?

— Faut croire. Elle a même promis d’être sage pimbêchement et de rompre — jusqu’au dernier fil — avec sa chère madame de Mireille, que je voudrais bien connaître, entre parenthèses.

Marthe envoya le vent d’une claque amicale sur la joue de son mari :

— Tu sais, mon bonhomme, les madame de sont pareilles aux autres ; on a beau chercher, la particule n’ajoute rien, sous la main.

Par le boulevard des Batignolles, falotement éclairé au gaz, Ferdinand et sa femme allèrent, se donnant le bras. Ils habitaient rue Saussure, les Griffon rue Houdon ; le chemin était de suivre les boulevards extérieurs jusqu’à la place Pigalle.

Un beau temps de gel rendait le pavé crottineux ; les passants séchaient avec obstination l’humidité de leur nez. A la station des fiacres, les têtes des cochers affichaient un violet coléreux, tandis que les sergents de ville d’alentour se décoloraient en vert. Ce désaccord entre deux des plus importants produits de la rue dérangea, une seconde, l’attention de Ferdinand.

Marthe parlait d’un accent ordinaire, toute à son mari, toute à la simple exactitude de son souvenir :

— Quand il a été convenu que Catherine Bise nous quittait, je lui ai dit : « N’oubliez pas l’adresse de l’ouvroir, si vous étiez dans la peine, pensez à moi. » Une réponse amère a souri sur sa figure : « Oui, la goutte de charité dans l’abîme, je connais, merci de l’intention. » Ses longs cils ont palpité, vraiment ils m’ont envoyé une caresse. Alors moi, j’ai rendu pour de bon, à Catherine, un baiser, ça ne pouvait pas se faire autrement. Ah ! si tu savais, aussitôt, ce poids de sanglots qui est tombé sur mon épaule ! J’ai tiré la pauvre fille sur le banc du parloir, contre moi et j’ai attendu. Tu comprends, elle a bien senti mon cœur qui battait ; au bout d’un instant, elle s’est soulevée un peu et elle s’est mise à lui parler, contre mon corsage, doucement, interminablement : « J’ai personne, que mon enfant… » Moi, sans oser même remuer les lèvres, je tenais la main glacée de Catherine dans mes deux mains et seulement, de temps en temps, le long des phrases, je serrais d’une secousse involontaire, comme quand on a peur au bord d’un fossé.

Ferdinand écoutait, le front serré, ramasseur, et ses yeux rendus aigus piquaient au passage des dames emmitouflées de fourrures, des demoiselles de magasin parées de collets soutachés. Marthe plongea son regard dans une devanture de modes, par devoir féminin, et, négligeant deux messieurs en chapeau de haute forme qui pouvaient entendre, elle émit à pleine voix :

— Pour sûr, voilà ton roman, toi qui veux donner à la réalité vulgaire une mission héroïque. Dame, pour débuter, c’est trop brutal ; on dirait d’un affreux fait-divers. Catherine a été séduite à dix-sept ans ; là-dessus, je n’ai pas de renseignements, d’ailleurs l’accident suffit. Chassée par ses parents, abandonnée avec un enfant, elle s’exténue à faire de la couture, dans une chambre à Belleville. L’enfant meurt d’étisie, âgé de quelques mois ; là encore, je ne sais pas grand’chose et puis, au milieu des pleurs, il y avait des mots noyés, méconnaissables.

Par une nécessité inexplicable, Marthe se tut, le temps de laisser passer une jolie petite écolière au nez retroussé, « décorée » sur son tablier noir, puis elle expliqua, au sujet de l’enfant mort d’étisie, que l’administration chargée d’inhumer les indigents n’accordait que le strict nécessaire : la terre. Aussi, les marchands d’articles funéraires dépêchaient-ils des racoleurs à l’adresse des décès gratis et s’il restait un meuble, un drap, les pauvres achetaient une croix pour orienter la douleur dans le désert de la fosse commune.

— Tu te représentes Catherine assise sur l’unique chaise de la chambre d’hôtel, en face du petit cadavre ? Catherine famélique et délicate, avec ses yeux timides. Je te l’ai dit, le jour de son entrée à l’ouvroir, elle a des yeux qui « sautent » d’avaler trop la lumière et ils sont trop simples, trop doux, les autres yeux les éraflent… Arrive le courtier funèbre, un homme « comme les forçats évadés sur les images ».

Ferdinand secoua la tête et parut envoyer une menace, à droite, vers les arbres noirs du boulevard :

— Je définis surtout ces espèces de brocanteurs d’après leur argot effroyable. J’en ai vu un devant la mairie, avec le commissionnaire, son copain ; il montrait une vieille qui avait eu « cette piété des derniers sous » dont tu viens de parler ; au lieu de dire : « Je lui ai fourni la croix », il a dégoisé rêchement : « J’ai fait la trique ! »

— Alors, tu ne vas pas trop t’épouvanter, espéra Marthe. Du reste l’épisode aurait peu de place dans le roman. Souvent, la cause d’un drame se pourrait comparer au fait de la naissance d’un personnage, c’est tout évidemment, mais cela reste en dehors.


Chaupillard, un ami malveillant, accusait Marthe d’être « phraseuse à cause de son instruction confortable certifiée par diplôme. » Griffon, l’ami bienveillant, protestait :

— Non ! Elle était douée de la sensibilité qui façonne et assaisonne l’expansion ; de plus, la fréquentation, à l’ouvroir, de personnes au vocabulaire débraillé, l’incitait à surveiller son élocution ; les institutrices ne prennent-elles pas une affectation grammairienne par habitude de réagir contre le mauvais langage des élèves ? Enfin, lorsqu’elle pensait aux essais littéraires de son mari, elle « composait » d’instinct, parce que l’on pénètre mieux les gens jusqu’à l’intime, à employer leurs expressions professionnelles.


Ferdinand sentit au bras de sa femme une contraction nerveuse et le récit continua :

— Tu te représentes ?… Je viens pour la croix, dit le racoleur. « Une croix ! Je voudrais bien ! je n’ai pas d’argent ! » pleure la tremblante Catherine. Alors le hideux carnassier propose : « On peut s’arranger… »

L’accent de Marthe s’altéra :

— Écoute, je sais ce que c’est que de tenir contre soi une ressuscitée qui revoit son assassin.

Et Marthe reconstitua le crime :

— Il y avait eu l’homme fouillant la douleur avec un croc : « Vous ne pouvez pas laisser le pauvre chéri sans croix… pensez donc ! il attend sa croix… et en beau bois peint… Et sans ça… plus rien ! Dans le trou, comme un chien ! » Il y avait eu l’homme approchant ses griffes et faisant le simulacre d’emporter, de jeter. Alors, la démence des femelles privées de leur petit et qui demandent si l’on ne voudrait pas le leur ranimer ; alors l’égarement, la quasi syncope, l’affaiblissement de la faim, l’abandon de tout l’univers, la mort qu’on appelle, et la violence qui renverse comme le coup de la mort !… Le jour même, Catherine atteinte de fièvre délirante avait été transportée à l’hôpital ; c’étaient les employés des pompes funèbres qui avaient rendu le service de la descendre, l’un tenant les pieds, l’autre la tête.

Marthe acheva frémissante :

— Et voilà que, convalescente, au bout de trois mois, tu devines ?… Tout ce que la fatalité peut décréter de plus épouvantable ?… L’homme à la trique n’a pas commis un crime unique : il a engendré !

— Mince, alors ! lança Ferdinand, la mine sombre. Quelle donnée pour un feuilleton rocambolesque ! Si tu avais lu ce prologue dans le journal, je dirais : « Ça promet », et je te dispenserais de me tenir au courant.

La traversée de la place Clichy, dans le lacis des véhicules, n’était pas à faire en bavardant. Ferdinand changea de modulation :

— Il s’agit de zyeuter, pour ne pas nous laisser déranger le corps par un tramway.

C’était un fait : tandis que Marthe avait naturellement un parler quasi littéraire, Ferdinand affectait volontiers le parler faubourien. Parmi les accessoires du genre artiste, il avait modestement choisi celui-là, au lieu des grands cheveux, du chapeau cabossé, du pantalon à pont, etc., auxquels il aurait pu tout aussi bien prétendre.

Sur l’impériale de l’omnibus des Batignolles, un apprenti, tout seul, faisait penser à une statue dégradée dans un jardin désert. Le marchand de marrons, près de la station, donnait vivement des petits sacs préparés ; il vit partir en l’air un de ces sacs.

— Eh ! toi, Réchauffé, là-haut !… Attrape ça !…

Juste, l’omnibus démarrait. Réchauffé n’eut pas le temps de s’ébahir ; il attrapa les deux sous de marrons, que lui lançait un monsieur inconnu.

Le contrôleur, ses correspondances à la main, resta un moment à rigoler de ses propres supputations : ce monsieur à pardessus marron et chapeau melon, — dans les trente-cinq ans, — avait une bonne tête, dans le genre d’un premier commis de grand magasin de nouveautés ; la femme qui lui reprenait le bras était jeune, mais pas très chic. Ils s’en allaient sans hâte ; la femme parlait, penchée, collante, sans doute qu’elle le bassinait avec des histoires… Alors, au lieu de répondre, on siffle en l’air, on jette deux sous de marrons à un gosse.

— Catherine s’est donc échouée à notre ouvroir, avec son second enfant, bien vivant celui-là. Il a huit mois ; comment l’a-t-elle gardé jusqu’à présent ?… Elle l’aime sauvagement, et j’ai entrevu « du sublime effrayant » dans son excès de maternité… En tout cas, le drame passé n’est rien, entends-tu, à côté du drame présent, et nous aurons énormément à en reparler : à partir d’aujourd’hui, Catherine est placée comme bonne à tout faire, chez un marchand de beurre, à Vaugirard, et son enfant est en nourrice à cinquante lieues d’ici. Cette séparation ne saurait durer sans catastrophe… mais j’espère bien que nous pourrons intervenir… Quand la femme est venue chercher le poupon, Catherine a balbutié : « Il s’appelle Émile… il n’est pas méchant ; je vous assure, madame, qu’il n’est pas méchant ». La nourrice exhibait une puissante membrure de paysanne, endurcie, rugueuse. Catherine s’effrayait des redoutables mains étrangères qui emportaient la frêle créature, et elle battait des yeux pour les caresser, pour les adoucir et elle répétait d’un accent de prière ardente cachée sous une pauvre politesse mal souriante : « Vous verrez, madame, il vous aimera bien… » Tiens, Ferdinand, une voix qui ne serait pas faite de l’air dans la gorge, une voix qui serait faite avec du sang échappé.

Ferdinand, pour bien se pénétrer, renversa fortement la nuque contre le collet de son pardessus ; mais l’exaltation léonine de sa face tomba tout de suite :

— Madame Griffon nous regarde par la fenêtre.

II

Anatole Griffon, collègue de Prestal, était son plus intime ami. Aussi, les vêtements accrochés dans l’entrée, Ferdinand annonça-t-il :

— Tu sais, demain, je commence à gâcher du papier.

— Aimez-vous les cèpes à la bordelaise, monsieur Prestal ? demanda madame Griffon.

— Oui, certainement… Ma femme vient de me donner une carcasse de roman, quelque chose d’entrelardé…

— Fais donc attention, Ferdinand, tu dis que tu aimes les cèpes…

— Ah ! mais non, je ne les fréquente pas.

— Quoi ! Un sujet inédit ? interrogea Griffon avec un vif intérêt.

— Mon vieux, depuis que l’humanité existe, la mistoufle a tiré toutes ses éditions.

Par habitude, les deux hommes s’asseyaient coude à coude, à la table de la salle à manger ; les deux femmes faisaient face, les couples intervertis. Quand les jeunes Prestal étaient du dîner, ils se plaçaient en bouts.

Griffon avait des revenus, à part ses appointements. La cérémonie des réceptions consistait en gourmandises et en ce que la bonne mettait son tablier numéro un.

Comme le raccommodage des époux Griffon, après une longue brouille, manquait encore d’adhérence, — à preuve l’insistance des considérations échangées sur un nouveau potage au cresson, — on fut heureux de tenir un thème de conversation quelque peu solide.

— Alors, il s’agit d’un cas particulièrement poignant ? demanda Griffon, tourné pour marquer son empressement.

— Oui, et surtout la camarade qui me servira de modèle est des plus sympathiques. Autrement, rien de neuf ; ce sera à moi de présenter aux gens un cri extrait de la clameur perpétuelle qui les environne, de telle façon qu’ils se figurent l’entendre pour la première fois.

Madame Griffon entreprenait sa voisine :

— Serait-ce cette pauvre fille que vous aviez surnommée la Maslowa ?

Ferdinand, dont la rêverie vagabondait parfois en pleine polygamie, n’avait pas été sans viser madame Griffon, dans sa notice sur la femme ostensiblement voluptueuse. Blonde mousseuse, très jeune, elle enjolivait d’un rire jamais complètement disparu son minois coquet, du type alsacien délicat.

— Vous êtes bien aimable de ne pas avoir oublié la Maslowa, répondit Marthe, avec gratitude.

Ces dames étaient différentes au point de renoncer à se juger en profondeur, au point de rester satisfaites et d’accord. Marthe se sentait, par contraste, rehaussée dans son intellectualité ; du reste, fort indulgente, elle ne niait pas complètement le mérite des existences fantaisistes. Madame Griffon se savait plus capiteuse et plus digne de l’approbation de la littérature révolutionnaire. Elle percevait que Ferdinand, — au nez large, aux yeux à double fond, avec sa femme parfaite, — devait rendre de furieux hommages aux imperfections du monde.

La jalousie obligatoire entre femmes établies couvait, il est vrai, sous la sincère amitié, mais elle devait s’ignorer de part et d’autre, tant qu’un événement exceptionnel et formidable ne donnerait pas une flagrante supériorité à l’un des deux types d’épouses et par suite à l’une des deux organisations d’existence.

Les relations suivaient les fluctuations du ménage discordant. Les Prestal et les Griffon se recevaient à table au moins deux fois par mois, en temps de paix ; de plus, madame Griffon prodiguait ses visites à l’ouvroir, ou bien montait jacasser rue Saussure, — quelques minutes en passant, — juste de quoi inquiéter son mari.

En temps de guerre, les communications étaient coupées.


Dans l’intervalle du poisson au rôti, Griffon s’adressa à Marthe :

— Est-ce que votre Catherine a une certaine culture ?

C’était un barbu brun, à traits longs de Christ, avec un éclairage de bienveillance naturelle. Ce mot de Ferdinand ne manquait pas d’ingéniosité : « Toi, mon vieux, tu es ma femme, en homme ».

Marthe répondit :

— Avant son malheur, Catherine travaillait avec sa mère, une couturière de quartier, ayant une petite clientèle ; le père est un médaillé militaire, surveillant d’usine ; elle ne sait guère plus que lire et écrire. Ne la croyez pas nulle pourtant : ce soir, après le départ de la nourrice, Catherine m’a obligé à déguiser ma pensée : « En somme, ai-je dit, votre enfant ne sera presque pas séparé de vous, vous le verrez souvent, vous irez, on vous l’amènera facilement… » Mensonge ! Outre le voyage en chemin de fer, il y a vingt kilomètres de route. Mais elle voulait, et sa bouche m’aspirait l’âme, et il me semblait voir un frisson phosphorescent animer l’imperceptible duvet brun de sa lèvre supérieure.

Griffon attaquait le découpage du poulet, il émit avec sentiment :

— Albert et Georges, vos deux diables, quand je leur présente un jouet de deux sous, ont aussi toute l’expression dans le bas du visage.

Un silence commandé par la bonne dont les bras nageaient autour de la table.

Madame Griffon se leva, piqua une fleur dans les cheveux de Marthe et s’appuyant au dossier haut de la chaise, elle rit admirativement dans le cou de son amie :

— Vous parlez comme on écrit quand on s’applique et encore, zut ! j’ai jamais mis de phosphore dans mes lettres… Fallait nous l’apporter le mioche, puisque nous n’en avons pas… voilà ce qui manque.

Un désir sincère de charité, d’élévation morale, perçait dans cette plaisanterie. Marthe pencha la tête pour recevoir et rendre la câlinerie ; elle ne put s’empêcher de scruter Griffon d’un rapide coup d’œil.

Comme toujours, deux pensées vivaient simultanément dans la pièce ; l’une perceptible, celle du discours échangé ; l’autre tacite, secrète, faite de ce que les personnes réunies connaissaient les unes des autres et de ce qu’elles désiraient, chacune, par tempérament.

Les Prestal « savaient tout ».

Griffon, homme d’intérieur, était une espèce de savant gai : philosophe et sociologue. Il offrait ou concédait à sa femme toutes les distractions loyales, mais il lui demandait d’être rentrée au moment des repas, d’être véridique, et de se créer des occupations plausibles.

Adèle s’obstinait à s’habiller comme pour l’encan, des demi-journées dans son cabinet de toilette, à fréquenter une certaine madame de Mireille capable des pires excentricités. Ou bien elle jouait à la femme fragile, se languissait sur une chaise longue, selon une médiocre leçon de théâtre ; mais tout vrai commerce littéraire la rebutait ; elle s’acoquinait aux feuilletons de stupidité négresse, aux productions grivoises les plus vomitives.

Cette guigne aussi était sienne de raconter des visites à des personnes décédées, ou à des expositions fermées.

Prise en défaut, elle cherchait querelle à son mari, pleurait, se barricadait derrière un grief imaginaire sans rapport aucun avec la situation présente, dans un tel illogisme sourd, buté, dans une telle mauvaise foi arrogante, que Griffon « y renonçait ». Une bonne claque, selon le mode enfantin, les aurait peut-être sauvés tous les deux. Puis, voilà : chair faible, il acceptait d’être dédommagé par des exagérations, tel un amant payeur à qui l’on prend souci d’accorder le grand jeu de temps en temps.

Au fond, il s’était peu à peu désaffectionné ; sa famille, outrée de voir un garçon de si haute valeur sombrer dans les tracas domestiques, le poussait au divorce. Jeune encore, sans enfant, il pouvait reconstituer bellement son existence, à la condition pourtant d’éviter un drame ou un scandale. Et Adèle tenait à son emploi lucratif de femme mariée ; n’ayant pas eu de dot, elle ne voulait pas déchoir à la médiocrité d’une pension alimentaire. Elle aimait beaucoup à paraître, non sans quelque noblesse d’ailleurs : jamais elle ne perdait l’occasion d’ajouter à sa coquetterie le faste des pourboires.


Pour l’instant, elle se rassit, et demanda soudain avec une mine soucieuse de critique prêt à porter un jugement définitif :

— Combien ferez-vous de pages, exactement, à votre livre, monsieur Prestal ?

Son mari tira Ferdinand d’embarras :

— A l’encontre des Anglais et des Russes, les Français préfèrent qu’on leur serve le roman pas trop épais.

Elle réclama, la main au-dessus du poulet découpé :

— Laissez-moi vous soigner, monsieur Prestal, vous allez mettre au monde un amour de feuilleton.

— Vous pouvez blaguer, répondit Ferdinand, livrant son assiette, il n’est pas moins vrai que « la soupe nourrit le roman », selon un vieux proverbe.

Et il décocha un rire de gratitude vers Marthe.

— Mais oui, aucun concours n’est indifférent, affirma Griffon.

Et il ajouta avec une bonhomie un peu soupirante :

— Tu as tout ce qu’il faut pour bien travailler.

La fourchette à servir fut posée d’un choc brusque : s’agissait-il d’une comparaison désobligeante ?

Marthe s’empressa de bifurquer :

— Catherine Bise aura très peu de liberté chez ses patrons, mais elle a promis de m’écrire ; j’attends sa correspondance avec une sorte d’appréhension…

— Je vous conseille de prendre un air malheureux, s’écria madame Griffon, votre mari va devenir célèbre. Ce que je me goberais moi, d’être la légitime d’un grand écrivain !

Elle s’exprimait un peu vulgairement, autant par disposition spontanée que par insuffisance de culture. Il lui aurait plu de parler faubourien comme Ferdinand, mais elle ne savait donner que l’accent « à traîne » ; le vocabulaire lui manquait. Elle n’appartenait ni au peuple, ni à la vraie bourgeoisie : son père était un petit employé obligé d’habiter « un vilain quartier », mais elle avait été élevée dans un pensionnat de demoiselles, à Saint-Mandé.

Actuellement, il apparaissait surtout que le projet de Ferdinand frappait à l’extrême son imagination ; une certaine tension du front révélait même que « le roman fait » pourrait être un de ces gros lots qui causent du refroidissement entre chères amies.

Ferdinand avait voulu fatiguer la salade qui n’était jamais mélangée à son goût. Griffon, un coude sur la table, concentrait sur lui un singulier sourire nerveux :

— Mon vieux, la valeur de ton œuvre dépendra de la force avec laquelle tu aimeras Catherine et son enfant.

Ferdinand offrit le saladier ; son regard émincé fila le long de son bras et, par-dessus la verdure, fureta le minois blond de madame Griffon :

— Je n’ai pas vu Catherine, eh bien, je la sens, je l’ai dans la peau, appuya-t-il.

La jolie Adèle haussa les paupières, en femme désobligée de ne pas constituer le seul point de mire de l’univers.

— Vous n’êtes pas jalouse ? demanda-t-elle de côté.

La figure de Marthe attrapa un supplément de lumière :

— Si j’avais à l’être, je serais jalouse de la littérature ; mais je souhaite que mon mari aime bien Catherine et son mioche : la pitié renforce les sentiments de famille. Quand j’ai tripoté des tout petits maladifs à l’ouvroir, je trouve meilleures, le soir, les joues de mes enfants.

La bonne heurta Griffon d’un geste maladroit qui faillit attirer l’attention sur elle. A chaque instant, elle arrivait au bruit du timbre, muette et à pas mous, elle apportait et emportait les choses, sur de brèves indications et sans être vue, pour ainsi dire.

— Il y avait longtemps que tu n’avais chanté ta couvée, dit Ferdinand moqueur.

— Mes enfants sont plus beaux que toi, riposta sa femme par une feinte agression.

— Ils vont se disputer, rit madame Griffon, montrant ses dents éblouissantes à son mari, avec une contorsion de chatte bien disposée.

Un total épanouissement parcourut la barbe de Griffon :

— Je sais bien qui pliera le premier.

Les estomacs avaient leur compte.

Le dessert. La soirée continuée, les coudes sur la table, sans façon.

— Les gens ont tort qui, le repas fini, abandonnent la salle à manger lentement chargée d’effluves, déclama Ferdinand.

Le meuble était agréable chez Griffon ; les chaises de bois tourné léger avaient un haut dossier légèrement renversé et des accoudoirs. Un vieux dressoir se hérissait de bonshommes normands sculptés avec une amusante naïveté.

Madame Griffon montra, d’un clignement malicieux, à Marthe, un objet placé sur l’étagère du dressoir et chuchota, comme une enfant désobéissante :

— Mon gain est toujours là.

Il s’agissait d’un vase de fausse porcelaine de Chine qu’elle avait gagné à la foire aux pains d’épices. Elle affectait de le présenter à tout le monde, avec cette déclaration :

— Le seul gain de ma vie.

C’était une façon de taquiner son mari qui ne partageait pas son goût intrépide pour les chevaux de bois, les tirs et les loteries, et qui lui reprochait, à l’occasion, ses occupations vides, « même pas égoïstes, sans aucun profit ».

Elle avait trouvé un mot très agaçant, mais très symbolique. Il y avait en vérité, dans le lot de fête foraine, comme un spécimen des aptitudes de la jolie femme.

Ce soir, après le dîner, elle se sentait si bon cœur que, résistant à l’envie de contrarier son mari, elle avait parlé tout bas. La réponse de Marthe fut mise dans un baiser : « Hou ! la vilaine ! »

Soudain, Adèle interrogea Ferdinand avec vivacité :

— Comment allez-vous faire ?… Vous allez écrire : Chapitre premier… Ensuite, il va falloir rudement travailler, conclut-elle, sur un ton beaucoup moins enthousiaste.

Et elle garda même une moue pénible.

Griffon, qui rêvassait, trouva le joint de continuer sa pensée tout haut :

— Les critiques ont coutume de dire d’un romancier médiocre « qu’il a besoin de travailler encore », on croirait qu’il n’a pas assez lu de traités littéraires. C’est comme si l’on disait d’un instituteur qu’il n’a pas assez étudié les manuels de pédagogie : la vraie pédagogie ne s’apprend pas dans les livres.

Adèle contemplait toujours Ferdinand, la tête penchée, et semblait le trouver profondément « phénomène » depuis qu’il allait entreprendre un ouvrage exigeant une application matérielle si prolongée.

Ferdinand ne put se dispenser d’adresser une réponse à cette admiration muette, tout en fumant d’un air capable :

— Ah ! l’on n’est pas un monsieur ordinaire, quand on fait un roman. Nous avons un collègue, — Farandeau, tu connais ? — depuis dix ans, l’on entend murmurer « qu’il fait un roman ». On n’en sait pas plus ; seulement, il est officier de l’instruction publique et il a des mains trop molles, qui n’ont jamais touché à rien de lourd. Et puis, il ne parle que de ses fonctions animales, mais dans un style particulier. Par exemple, il dit : je dors comme un bois, et, les lèvres serrées, les yeux supérieurs et désabusés, il guette si vous faites le rapprochement voulu avec la Belle au bois dormant. Il a une physionomie tellement ingrate que l’on ne devine pas s’il plaisante ou s’il sent comme ça… il doit sentir comme ça.

Le décor de la table changeait : les tasses après les verres ; des carafons verts et jaunes après les bouteilles rouges. La sonorité de la rue entretenait l’impression de l’hiver extérieur : la trompe des tramways, la Presse, couraient lointainement, diminuaient, s’évanouissaient, puis le vent gelé apportait des clameurs neuves grossissantes, au galop.

Catherine Bise et son enfant reprenaient la prépondérance dans la conversation, et se mêlaient au cliquetis d’intimité des cuillers à café.

— Pourvu qu’elle supporte la séparation, d’abord !… Une allumette ? tiens.

On discuta des moyens à employer pour qu’un enfant fût bien soigné en nourrice.

La bonne fonctionnait, en tortillant la tête sur son cou trop court, avec une indicible application, comme si les paroles étaient en duvet et qu’elle cherchât à s’y frotter le plus possible. Ignorée derrière le haut dossier des chaises, elle marchait, elle marchait et, selon le dialogue, elle envoyait une poussée de joue vers Marthe, une poussée de joue vers Griffon.

Il est rare que l’on ne formule pas une trouvaille au moment de se séparer. Ce fut la maîtresse de la maison : le roman inspiré de Catherine devait être mis sur chantier sans délai, eh bien ! dès qu’un fragment serait composé, M. Prestal pourrait venir le lire aux Griffon !

— Mais oui ! Ce serait excellent à tous les points de vue.

Debout, on gesticula de satisfaction :

— Permettez ; il y a loin du projet à la réalisation.

— Je suis sûre que ce sera très épatant.

Marthe n’oubliait jamais de faire une discrète apparition dans la cuisine. Tiens ! la bonne était nouvelle ! Et Marthe vit que cette fille avait exactement une tête de tortue, plate, allongée dans le sens du nez à la nuque, la bouche fendue en claquoir. Mais quoi ? Ce n’étaient pas les vingt sous d’usage qu’elle attendait ! Grâce à son expérience de l’ouvroir, Marthe crut saisir que la bonne sollicitait une autre bienveillance, avec une avidité de tortue drôlement mobile. Supposition : une mendiante qui aurait vu secourir d’autres pauvresses et qui, muette, mutilée, ne pourrait qu’agiter désespérément sa tête pour attirer l’attention à son tour.

Mais Marthe n’eut pas le temps.

Ferdinand criait dans l’antichambre :

— Allons, tu viens ?… Entendu, l’on vous apportera ici Catherine et son moutard enveloppés dans du papier… au revoir, mon vieux…

— Au revoir…

— A bientôt… Catherine…

— Bonne réussite… l’enfant…

A cause des bourrelets, la porte joignit avec un coup sourd de chair écrasée.


Avant de se coucher, à minuit, Ferdinand prépara sur sa table du papier blanc coupé d’une certaine dimension.

Il écrivait dans le salon donnant sur la rue Saussure. L’appartement comprenait une autre pièce sur le devant : la salle à manger, remarquable par le cuivre luisant de la suspension et du poêle de faïence et, sur la cour, deux chambres à coucher.

Trois « têtes » grandeur nature, encadrées, caractérisaient le salon : Balzac et Tolstoï accrochés au mur de chaque côté de la bibliothèque et Dickens, près d’une fenêtre, face à la cheminée. Ferdinand avait acheté ces portraits dans l’exaltation d’avoir touché les fameux cinquante francs de sa nouvelle. L’occasion avait déterminé son choix ; il aurait aussi bien pris Zola, Dostoievsky et Ibsen. Il en plaisantait :

— On voit tout de suite chez qui l’on entre ; et, si l’on veut apprécier mes œuvres, on sait à qui me comparer.

Il n’avait jamais fouillé le détail de ces gravures.

Ce soir-là, quand il eut donné à son papier le format indispensable, comme il tournait encore pour chercher de l’encre fraîche, il s’aperçut, au bout d’un an, que le menton de Dickens était balafré comme par un projectile.

« C’est normal de ne pas examiner à fond les objets d’art que l’on possède chez soi, réfléchit-il narquoisement, on a le temps de les étudier, on a toute sa vie pour ça ; l’important c’est de les avoir achetés et mis en place. »

Plusieurs secondes, il resta en contemplation ; et son front, par une accumulation de fluide, se gonflait, se déformait : indice de l’appétit littéraire unique, exclusif.

Quand il se décida à passer dans la chambre à coucher, Marthe était déjà au lit ; les sorties du soir la fatiguaient beaucoup après son service de l’ouvroir. Malgré un pesant besoin de sommeil, elle attendait son mari, les yeux patients vers la porte.

Elle le saisit, d’un regard direct de femme, abrité sous les cils.

Alors, sur le ton acquitté d’une personne qui sait ce qu’elle voulait savoir, elle dit :

— Eh bien, tu en fais un front !

Et elle s’endormit tout de suite.

III

La semaine suivante, un mardi, comme Marthe rentrait à cinq heures et demie, avec ses enfants cueillis à l’école en passant, madame Griffon arriva, en surprise, un bouquet de mimosas à la main.

— Vous êtes bien aimable, remercia Marthe, j’adore les fleurs… et puis l’hiver les rapproche de nous, un peu comme des créatures frileuses… Excusez-moi, une minute, je mets un morceau de viande sur le feu.

Madame Griffon embrassait Albert et Georges et leur abandonnait son superbe tour de cou en fourrure.

— Amusez-vous avec la « bête ».

Ils ne devaient pas tarder à rire aux dépens de la bête, mais avant, ils admirèrent la visiteuse, comme une image, à cause de son costume tailleur, gros vert, à lignes raides, tandis que leur mère, habillée de confection, était en noir lâché, qui allait avec leurs tabliers de classe.

— Asseyez-vous donc près du feu, dit Marthe, revenant toute parfumée d’oignon.

— Figurez-vous que j’ai reçu un télégramme de madame de Mireille, mais je ne veux plus de ses rendez-vous ; elle est mon mauvais génie… Alors, j’ai sauté dans une voiture, de peur de changer d’idée en chemin, et me voici. Je vous prierai de me prêter un livre bien écrit, pour donner satisfaction à mon mari… Les siens, je les ai déjà feuilletés… et comme ses romans sont mêlés avec ses bouquins de philosophie, il me semble qu’ils ont pris le goût embêtant.

— Tout ce que vous voudrez, consentit Marthe, en montrant la bibliothèque, un grand meuble à quatre portes, qui occupait le fond du salon.

La visiteuse se planta devant les vitres pendant que le rissolage appelait son amie à la cuisine, et elle criait à travers l’appartement :

— C’est joli Germinal ?… Vous pouvez lire les Russes ?… Moi, toutes les traductions m’ennuient, sauf le bonhomme là-bas : Charles Dickens. Et d’abord, je ne lirais pas d’étrangers quand on me paierait, parce que mon mari ne trouve jamais que je prononce bien leur nom… vous comprenez, ça suffit…

A six heures et demie, arrivée de Ferdinand. Poignées de main, banalités familières.

— Ce que vous avez le nez rouge !

— Je m’assortis à vos cheveux.

Rien ne taquinait la blonde Adèle, comme de prétendre qu’elle était rousse.

Le regard de Ferdinand était peut-être trop indifférent ; comme d’un chat qui n’aimerait pas le lait, censément.

— Quelque chose de gondolant ? Les Moralités légendaires de Laforgue.

Madame Griffon lut deux lignes, tira la langue :

— Vous êtes méchant… Je prends Germinal et je me sauve du côté de mon dîner ; il est temps ! Mon mari va encore être rentré avant moi.

Elle haussa les épaules sur sa propre négligence d’épouse.

— Heureusement qu’aujourd’hui j’ai l’excuse de m’être attardée en bonne compagnie.

— Albert ! Georges ! gronda Marthe, n’arrachez pas cette fourrure. Vite, une feuille de papier pour envelopper le livre. Il est plein de poussière ; cela vient de notre poêle mobile.

— Ah ! oui, railla Ferdinand, il y a une horrible difficulté : en hiver, il faut opter entre le froid et la poussière ; si l’on écoutait ma femme, on renoncerait à la chaleur.

— Ni plus, ni moins… avoua Marthe.

Les époux riaient d’un de ces différends vulgaires qui surgissent dans les ménages les mieux unis.

Madame Griffon, au milieu du salon, balançait entre son amie qui enveloppait Germinal près de la fenêtre, et Ferdinand adossé à la bibliothèque ; on l’eût dite embarrassée d’exposer le véritable objet de sa visite.

— Et votre roman, monsieur Prestal, il avance ?

Ferdinand ne put s’empêcher d’adresser un regard amusé à sa femme, tellement la question était bonne.

— Fichtre ! implora-t-il, laissez-moi encore une semaine. Et puis, il me manque tout de même d’avoir vu Catherine Bise de mes yeux.

La visiteuse soupira, comme s’il eût dépendu d’elle de présenter Catherine :

— Si j’avais été une personne méritante comme madame Prestal…

Un rire frais éclata :

— Je n’ai aucun mérite, croyez-moi ; je suis plutôt une égoïste, attachée à sa petite tranquillité.

Mais, madame Griffon continua, décidée malgré tout à une contrition nécessaire et soutenant ses yeux en détresse à ceux de Tolstoï :

— Si j’avais été plus méritante, j’aurais pris Catherine chez moi, comme bonne ; mais c’est impossible. Elle n’a peut-être rien fait pour être malheureuse… et moi qui chante tout le temps et qui ne fais pas grand’chose de sérieux… Est-ce drôle ? sitôt que je me suis représenté Catherine dans ma maison, j’ai senti une gêne, comme quelqu’un qui a pris deux parts. Et mon mari si disposé aux actions mirobolantes a trouvé impossible aussi que nous recueillions Catherine Bise. Par quel motif, lui ? Je n’ai pas deviné. Mais, dites donc, au revoir, les gens.

Et la jolie femme secoua les mains folâtrement, soulagée, quitte d’une dette imaginaire. Germinal oublié resta sur un fauteuil.

Ferdinand, qui avait fermé la porte derrière elle, rouvrit en entendant des exclamations dans l’escalier :

— Ah ! vous allez chez les Prestal ?

Une voix d’homme forte et ironique :

— Non ! je monte voir une bonne au sixième.

Il se retourna et annonça, sans plaisir, à Marthe :

— Voilà Chaupillard.

L’arrivant était un beau garçon, dans la trentaine, grand, brun, l’air intelligent, mis avec une élégance aisée de clubman. Mais un intraduisible cachet de malveillance détruisait généralement l’effet de ses avantages physiques et de son affectation souriante. On le sentait étranger à tout échange de sympathie ; visiblement même, sa personnalité avait de tels griefs contre l’univers que le sexe féminin n’obtenait de lui qu’une infime attention.

— Bonjour, Prestal.

Il s’installa dans le salon, à la place de Ferdinand, un coude sur la table.

— Ils grandissent toujours ces deux bonshommes-là… ah ! mon cher, les courses de Nice, quelle déveine ! Un cheval qui allait de succès en succès, au moment décisif le voilà fourbu…

— La rosse Tarpéienne… modula Ferdinand resté debout.

Chaupillard fit la grimace.

— Bonjour, madame, dit-il à Marthe qui ne s’était pas pressée de quitter sa cuisine. Je viens de rencontrer la petite Griffon, elle ne divorce toujours pas ?

— Vous le savez mieux que personne, affirma Ferdinand, puisque vous êtes de ceux qui lui conseillent de ne pas lâcher…

— Tiens ! s’écria Marthe, sur quoi est-ce que je marche ?

— Maman, c’est pas moi, c’est Albert, déclara Georges.

Sur le tapis, gisait un des yeux en verre jaune de « la bête ».

— Vous travaillez ? demanda Chaupillard à Ferdinand.

— Comme ci, comme ça, répondit celui-ci qui s’assit contre la bibliothèque.

Puis, après une hésitation, sachant qu’il aurait mieux fait de se taire :

— J’ai commencé un roman.

Chaupillard se leva aussitôt, animé, verbeux, tel un homme « à son affaire », qui traite un sujet de prédilection :

— Vous n’y pensez pas ?… Vous offrir en pâture à la clique des imbéciles ? Car enfin, moi, j’en ai publié un de roman ; vous savez à quelle bande d’idiots j’ai eu affaire ! les éditeurs des canailles ; les critiques, tous plus crétins les uns que les autres ; quant au public, un ramassis qui n’existe pas… Croyez-moi, laissez ça ! Vous avez du talent, c’est entendu ; gardez-le pour vous.

Marthe était retournée préparer son dîner. Le visiteur faisait des pas devant Ferdinand assis, il allait jusqu’à la cheminée prononcer une phrase devant la glace, il revenait, les pouces dans les poches de son gilet, le menton menaçant. Il vociférait à plein gosier, mais sans vibration :

— Parbleu ! continua-t-il, une porte se rencontre, il n’y a qu’à pousser, l’on entend du bruit : « Eh ! là bas, moi aussi, j’arrive, j’en suis », et l’on entre dans l’enfer ! Mais, malheureux, d’abord, il y a une chose à laquelle vous ne songez pas : la vie va être suspendue à cette question : le roman se fera-t-il ? Jusqu’alors, vous avez pu facilement répondre de votre prétention aux yeux du monde : « j’écris des nouvelles », deux ou trois suffisent : l’on est bien le monsieur affiché. Mais là, dire : « je fais un roman », quelle imprudence ! Fournir un moyen grave d’estimation, se mettre en demeure soi-même !

Ferdinand, les jambes croisées, appuyé au dossier renversé, souriait, esquissait des gestes, sachant inutile de placer une parole ; il comparait Chaupillard à un invité qui courrait çà et là casser les fleurs du jardin.

Celui-ci, en effet, trouvait des morceaux de vérité décourageante :

— Alors, nuit et jour, dans la maison, dans la rue, une obligation inquiétante va dominer votre existence à tous. Le temps, les choses et les gens seront là, désormais, créanciers : vous préparez un roman ! Bien, nous attendons. Votre mari, votre père a entrepris un roman ? Bien, nous verrons. Une dette vous poursuivra… et quand vous aurez payé, on se fichera de vous.

Marthe vint sourire à la porte du salon :

— Vous êtes donc toujours mécontent, monsieur Chaupillard ?

Il s’aperçut qu’elle commençait à mettre le couvert.

— Diable ! je vous empêche de dîner. Je me sauve. Alors, mon cher, vous avez un sujet ?

— Dame ! sans doute… une fille-mère…

— Oui, on se figure toujours qu’on a un sujet magnifique, et puis, au bout de dix pages, on sèche.

Ferdinand se pencha, les paumes sur les genoux :

— Mais je n’invente pas, moi ! Alors je suis sûr de ne pas sécher, comme vous dites si bien. Mon héroïne vit, pas loin d’ici.

Marthe arriva à la rescousse, pour dépiter Chaupillard :

— Voici une lettre de ce matin.

Et elle lut, tout debout, dans l’encadrement de la porte.

« Madame, je vous remercie de m’avoir placée, maintenant je suis tranquille. Mais, tout à coup, je pense que je n’ai plus mon enfant. Je n’ai pas beaucoup de force, en ce moment, mais quand j’aurai repris l’habitude de manger, sans doute que je serai solide ; alors, si c’était un effet de votre bonté, j’aimerais mieux du travail à la campagne, n’importe quoi, fille des champs, dans le pays où est mon petit Émile. Je sais qu’il est bien et en bon air, et, comme l’a dit le médecin de l’ouvroir, il lui faut absolument la pleine campagne à cause de son anémie. Mais chaque jour que je ne le vois pas me perd le cœur. Et parce que, madame, c’est bon de manger, c’est bon un lit, alors voilà mon enfant tout aussitôt qui vient dans mon idée ; et je ne peux pas profiter ; je me dis : et mon petit ? On me l’a pris ! on me l’a pris ! pas autre chose et n’y a plus que des larmes qui coulent. Faut que je me remette à peiner à l’ouvrage pour détourner mon chagrin, autrement, tant que j’ai du bon, je pleure. »

— Vous allez orchestrer ça ? demanda Chaupillard, méprisant cette pauvre niaiserie et l’usage que l’on voulait en faire.

Sa prestance (une indéniable noblesse physique), donnait au sarcasme une virulente accentuation.

Le sourire de Ferdinand rentra presque complètement.

Mais l’offense atteignit si bien Marthe qu’elle s’empourpra et, comme par l’antagonisme d’une autre noblesse, elle répliqua passionnément :

— Vous supposez que nous ramassons la douleur pour en jouer, pour en tirer bénéfice ! Ce serait en effet assez bas. Vous saurez qu’il y a deux ordres de faits absolument différents ; d’une part, nous cherchons à rendre service matériellement à Catherine, nous essayons d’arrêter là sa misère, loin de la suivre pour en extraire du développement. D’autre part, que Ferdinand mette la détresse passée en roman, ça ne cause aucun tort à Catherine : et il veut la réhabiliter, elle, et il veut défendre toutes ses pareilles. D’aucune façon, il n’y a profit au sens où vous l’entendez.

Agressive, la lettre au poing, elle n’obtint de Chaupillard qu’une acceptation dubitative, mêlée à l’amabilité de la retraite.

Derrière lui, Marthe qui détestait « l’homme », mais qui aimait « le confrère de son mari », déclara d’un ton amusé, réconcilié :

— Vraiment, je ne discerne d’autre motif à sa visite que celui-ci : il avait flairé une occasion de démolir.


Chaupillard résolut d’aller le soir même chez Griffon à l’improviste. C’était ainsi : il oubliait les gens pendant des mois, puis, tout à coup, comme par la nécessité de remplir une mission vengeresse, il décidait de les voir, sans différer.

Il dîna rapidement pour trente sous dans une mauvaise gargote du quartier. Puis, choisissant un chemin mal éclairé, avec son air olympien et grognon, il accepta une rencontre dans un garni de dernier ordre, d’où il sortit au bout de dix minutes, exactement, après une dépense de trois francs. Il alluma un havane de soixante centimes, au bureau de tabac, tout près de chez Griffon, et il se présenta, en pleine possession de sa physionomie hostile à la piètre humanité.

— Vous prendrez un peu de liqueur, en fumant ? offrit Griffon.

— Non, non, je viens de dîner, refusa Chaupillard.

Et sa mimique indiqua qu’il avait consommé jusqu’au cou.

La charmante Adèle portait un peignoir fanfreluché qu’elle aurait aimé voir admirer par l’élégant personnage, mais ses yeux d’homme supérieur restèrent à des distances incommensurables des babioles féminines.

— Oui, j’ai profité de ce que j’étais dans le quartier ; je viens de chez ce malheureux Prestal ; figurez-vous qu’il a la folie d’entreprendre un roman.

— Mais, affirma Griffon, je trouve que ça lui va très bien ; aucune difficulté ne le rebutera : c’est l’écrivain tenace, accroché aux heures et ne voulant pas les laisser partir sans résultat. Jamais de chômage, ni fêtes, ni dimanches…

Chaupillard haussa les épaules :

— Je sais bien : une visite inattendue lui fait l’effet d’un emprunt gênant ; il calcule le temps que ses amis lui coûtent et il le reprend sur son sommeil. Je connais ça mieux que vous, voilà dix ans que je suis ses louables efforts dans des revues ataxiques.

— C’est d’ailleurs comme rédacteur de ces revues paralytiques que vous êtes devenu son ami, inséra Griffon, délicatement.

Chaupillard permettait à Griffon de parler et criait moins fort chez lui que chez Ferdinand ; il continua sans se déconcerter :

— Les parents de Prestal étaient des ouvriers promus fabricants, mais ses grands parents étaient gens de la terre et il tient d’eux des vertus crochues que je ne trouve pas si épatantes ; il chipe des notations comme les autres ramassaient du crottin.

Madame Griffon boudait, enfoncée dans un fauteuil, à cause de l’effet raté de son incomparable peignoir ; cependant le fond du débat, la question du roman, tirait sa curiosité de force.

Chaupillard devenait intéressant :

— Prestal veut instaurer définitivement la vie intellectuelle chez lui, mais la vie matérielle va protester : ah ! mais non, à moi toute la place ! Et la vie domestique, civile et administrative n’est pas seule à réclamer ses droits. Le jour où l’on veut créer un être spirituel, — malgré l’admiration et le désir de le voir naître, cet enfant du cerveau, — un égoïsme affectueux, puissant, intraitable, contraint la famille à se défendre contre lui. J’ai été abominablement tracassé par mes parents ; qu’est-ce que ça aurait été, si j’avais eu femme et enfants !

— Quant à ça, déclara Griffon, sur un ton de persiflage, la femme de Ferdinand est originaire directement d’un pays de nourrices professionnelles et, par atavisme transposé…

— Oui, elle a une espèce de bonté vache laitière…

— Et, mon cher, quelle union : Ferdinand et Marthe ! Lui, accaparant tout le disponible à sa portée, soumettant la vie même des siens à son œuvre de personnalité. Elle, cédant tout son moi, n’ayant d’exigence que pour le bien de la communauté ! Mais c’est d’un magnifique espoir pour la littérature !

Chaupillard enfonça ses mains dans ses poches, bien résolu à emporter ses convictions :

— Moi, je vois un ménage de petits bourgeois, d’une pingrerie spéciale, je l’avoue ; mais il ne suffit pas d’être grippe-sou et têtu pour devenir un Rothschild… Du reste, je ne souhaite que du bien à Prestal… quand on a eu comme moi affaire à la tourbe des imbéciles…

Avant de prendre congé, il s’esclaffa formidablement :

— Et monsieur Ferdinand Prestal entend faire un roman héroïque, un roman à exemple ! J’ai vu ça à son aspect, à l’animation phraseuse de madame ! Eh bien, nous allons rigoler, l’avenir est plein de promesses ; nous avons trois choses à attendre : notre conquérant se cassera le nez tout simplement devant le vulgaire et suprême obstacle : son bureau et son ménage l’empêcheront d’aboutir ; ou bien, il arrachera tant bien que mal son nombre de pages, mais ne trouvera pas d’éditeur ; ou bien, s’il franchit les deux premiers défilés… je demande à le voir l’exemple, le résultat !

IV

Ce matin-là, Marthe, ayant mis le chocolat au feu, se hâtait d’épousseter la salle à manger. Albert vint dire sur le seuil :

— Maman, je ne sais pas faire mon problème.

— Demande à ton père…

Elle se reprit aussitôt avec la précipitation d’une personne qui, par oubli, allait causer une perte irréparable.

— Non, ne le dérange pas.

Elle considéra d’un regard religieux le salon où Ferdinand écrivait, face aux fenêtres, ayant le Dickens à sa droite, la bibliothèque avec le Balzac et le Tolstoï derrière sa chaise.

Le problème expliqué, Georges eut un bouton à recoudre.

A sept heures et demie, comme Ferdinand avait rangé ses papiers, elle entama la conversation, une chaussure à la main, devant le cabinet de toilette.


Elle avait toujours quelque chose à raconter et les faits les plus ordinaires devenaient notables à la reproduction. Ferdinand s’en était aperçu, puis il avait fini par tourner la constatation toute à sa propre louange :

— Un cheval, un arbre sur pied ne nous intéressent pas ; sur toile, leur vérité nous charme. Nous n’avons pas le temps de regarder la nature, mais nous prenons la peine de lire. C’est que notre attention paresseuse au milieu de trop de richesses demande à être servie ; de là, le métier si important de fixeur d’attention : peintre, dessinateur, romancier.

Quant à lui, — depuis que ce soin avait si bien profité à la confection de ses nouvelles, — il écoutait Marthe comme un voleur ; de plus, resserrant son butin chichement, il ne lâchait guère que des paroles intéressées, avare jusqu’à refuser presque les petites banalités par quoi, dans la maison, entre mari et femme on s’effleure, on s’assure qu’il n’existe pas de dissension. Cependant, il s’ingéniait à bavarder de temps en temps, par devoir de réciprocité, — et tout au fond, par cette réflexion que la pratique du discours n’est pas sans utilité pour un écrivain ; le bureau lui fournissait quelques détails à éplucher, le soir de préférence :

— Figure-toi que nous l’avons échappé belle, cet après-midi : un amas de dossiers périmés a failli être incendié par une fuite de gaz ! Le chef sera longtemps avant de reprendre son teint jaunâtre assorti aux boiseries, le pauvre homme est resté tout vert-de-gris. Pense donc : si notre recueil de chinoiseries avait été détruit, nous en étions réduits à traiter les affaires avec le simple bon sens !

Marthe ne calculait pas ; au lieu de repasser en soi-même les actes journaliers, comme fait chacun, elle pensait tout haut en regardant Ferdinand.


— J’ai le placement d’un vieux caleçon à Albert, dit-elle en brossant, figure-toi qu’une hospitalisée d’hier est sans linge par ce froid terrible. Je crois que l’adresse de l’ouvroir lui a été donnée par maman : « une dame d’Asnières qui reçoit parfois vos deux petits garçons », m’a-t-elle dit. Elle ressemble à un masque japonais, elle a quarante-neuf ans, des moustaches et des gros sourcils gris et, à peu près le développement physique d’Albert. Avant de tomber si bas, elle exerçait la profession de colleuse d’affiches, elle faisait neuf heures de promenade par jour, avec, en guise de falbalas, un pot en fer, un pinceau, une échelle et une musette remplie de placards. Les confidences ne lui coûtent pas : « J’ai toujours été maigre comme ça, même dans le temps de mon premier mari où c’était assez rare de manquer un repas. Mes deux maris m’ont dit la même chose au bout de deux jours : on sera bons amis tant que tu voudras, mais pour ce qui est de la farce, on ne peut pourtant pas rire avec un squelette. »

Marthe alla changer de brosse dans la cuisine. Ferdinand courut, le torse nu, griffonner une note sur la table du salon.

La brosse changée glissait brillamment, d’un accompagnement alerte :

— Je lui trouvais l’air avare, cachottier, auprès des autres hospitalisées ; j’ai fini par savoir ; elle m’a cligné de l’œil dans un coin, avec un indicible bonheur : « C’est un riche avantage d’être maigre par le froid ; si j’étais moitié plus grosse, je serais le double plus nue ».

Marthe n’altérait par aucune transition le débobinement de sa pensée.

— Le lendemain de Noël, si j’ai demi-congé, je me propose d’aller surprendre Catherine chez ses patrons, avec les enfants. Maintenant, je suis très amie avec la fille de ma directrice ; elle m’a raconté sa visite de jeudi chez une dame patronnesse : « Il y avait un canapé comme du beurre, et l’air sentait le gâteau, et l’on croyait que la soie des rideaux allait poisser comme des berlingots ». Elle m’a résumé son impression au milieu d’un éclat de rire blond et rose : « On est bien là dedans, comme la main dans une poche neuve ».

A huit heures et quart, Ferdinand servi — mouchoir, col, nœud de cravate, — les enfants inspectés : ongles et ourlets d’oreilles, Marthe fila au plus vite, préoccupée de ses gants troués qui n’en étaient pourtant qu’à leur troisième hiver ; elle achevait toujours de s’habiller dans la rue. Près de l’école, rue Boursault, après avoir quitté les enfants, elle rencontra un des instituteurs, et, sincèrement, comme quelqu’un qui n’est pas encore tout à fait tiré de la paresse du matin, elle dit :

— Mais oui, monsieur, je me dépêche, il va falloir commencer la journée.


Au bureau, Ferdinand trouva son ami Griffon très peiné : une nouvelle frasque d’Adèle, juste au moment où, satisfait des apparences, il commençait à s’organiser une occupation de mari tranquille : entouré de livres, il songeait à critiquer des œuvres littéraires au point de vue spécial de leur portée sociale. Et crac ! sa pensée était tiraillée de force par l’imbroglio des absences de sa femme.

Les employés, sujets aux épanchements, s’asseyaient dans le couloir sur un grand coffre en bois où logeait le combustible. Là, ils ne cessaient pas d’être présents ; les allées et venues des garçons, des collègues, des chefs, du public leur indiquaient l’instant où ils devaient se précipiter vers le porte-plume.

Griffon parlait bas, les avant-bras sur les genoux :

— Elle renoue je ne sais quelles aventures avec cette détestable madame de Mireille. Je l’ai encore suppliée : séparons-nous, tu vois bien, nous nous rendons l’un l’autre malheureux. Non ! je suis condamné à cette existence cahotée. Ah ! mon vieux tu as de la chance d’être bien marié, quoi qu’en dise Chaupillard.

Et Griffon développait un thème coutumier :

— Une bonne compagne peut faire un grand artiste d’un simple praticien, une mauvaise compagne tue le génie le plus vivace. La pensée, pour rayonner, a besoin d’une atmosphère de sécurité, de bienveillance… Et ce n’est pas un paradoxe de dire que la femme améliore un artiste par les vêtements qu’elle lui raccommode… Tu travailles…

Passa un vieillard égaré, à la recherche d’un introuvable garçon de bureau. Ferdinand, penché, une main sur le coffre, secoua la tête :

— Il ne faut pas exagérer ; je suis diantrement gêné dans mes entournures. Parviendrai-je à pondre mon roman ? Il me manque des rentes.

— Non, non et non ! se fâcha Griffon. Est-il possible de ne pas comprendre ? Le jour où tu vivrais de tes rentes, tu serais bien moins impressionnable, et l’art, sous toutes ses formes, c’est l’exposé vécu de la douleur.

— Oh ! oh ! contesta Ferdinand, avec le geste de s’égoutter les doigts, quoi de plus artistique que la froide beauté plastique !

— Mais, mon vieux, triompha Griffon, la plus impeccable femme nue de marbre est due à la torture du désir chez l’artiste, et c’est aussi l’exposé a contrario, de la douleur, ou, si tu préfères, du bonheur impossible à atteindre.

Ferdinand, le visage éclairé d’un sourire intérieur, feignait un parti pris irréductible, par amitié. Au moins, pendant que Griffon discutait, il oubliait ses griefs domestiques, il ressaisissait sa personnalité ; ses coudes enlevés de ses genoux s’agitaient, agressifs :

— Mais mon vieux, tu ne sauras me faire craquer d’admiration devant la magnificence de Vanderbilt, si tu n’as pas un peu crevé de faim. Nos sensations ne sont que du relatif : célébrer la beauté, c’est accuser la laideur.

Le vieillard perdu approchait de nouveau.

— Va te promener ! lança Ferdinand, en manière d’avis contraire.

Le vieillard qui longeait le côté des fenêtres s’arrêta net, vira et parut entreprendre de compter les innombrables ouvertures symétriques sur la cour carrée. Une horloge marquait onze heures, il régla sa montre soigneusement, il sifflota même, comme un flâneur qui parcourrait le bâtiment pour son plaisir.

Pendant qu’il tournait le dos, un garçon de bureau passa, avec une allure « de couloir » : une allure qui fuit l’interview, rapide, affairée. Le vieillard devina l’ombre glissante… trop tard ! les basques bleues disparaissaient derrière une de ces portes interdites dont le bouton n’a pas d’arrêt pour les mains profanes. Le vieillard guigna les deux employés sur le coffre, et s’éloigna : le brun barbu parlait avec trop de véhémence.

Ferdinand avait reconnu par expérience un public égaré. Comme les allégations de Griffon n’étaient pas nouvelles et ne pouvaient pas servir dans son roman, il contracta les sourcils, en auditeur terrible, et laissa évader son attention. « Les gens perdus sont toujours timides, pensa-t-il ; d’ailleurs, hardis, les gens ne s’égarent pas. La timidité est le vice initial des filles perdues, bien qu’ensuite elles affectent un air de tourisme décidé… Tiens, il faut que je prenne ça en note. »

Griffon plaidait dans le désert.

— Je place au plus haut la sensibilité… Les écrivains dispensés par naissance du souci d’argent — et consécutivement de mille autres soucis, — feront des œuvres plus logiques, plus savantes, plus nobles peut-être, mais jamais aussi palpitantes que ceux ayant encore des racines dans la classe exploitée. Il faut que l’écrivain puisse sentir personnellement l’injustice, la privation ; or, rien de tel que d’être nu pour sentir les coups directement…

Ici Griffon tapota la poitrine de Ferdinand :

— Moi-même, étant jeune, j’ai voulu comme tant d’autres, donner dans la littérature généreuse ; j’ai vite reconnu mon infériorité de dilettante.

Ferdinand, redevenu attentif, fut sur le point de conseiller : « Tu devrais t’y remettre, maintenant que tu as une femme qui te fait souffrir » ; il haussa les épaules :

— La morale de ton boniment, mon canard, c’est que la condition parfaite pour un romancier n’existe pas. Riche, il ne sent pas directement, admettons ; mais, sans-le-sou, les nécessités matérielles restreignent déplorablement sa production. Et tu ne peux pas me rassurer ; parviendrai-je à gratter mon roman sur mes obligations d’employé ? s’il n’y avait que mon temps de boulotté, je…

Le vieillard égaré fit une nouvelle exploration dans le couloir aride ; il s’adressa humblement à ces messieurs :

— Excusez-moi, je ne trouve pas d’appariteur : le bureau de monsieur Prestal ?

Ferdinand se leva :

— Ah ! ah ! fit-il, interrogeant l’horloge dans la cour, d’un air qui ne laissait pas espérer que M. Prestal fût à son bureau à une heure aussi insolite.

Mais il ajouta d’un ton d’extrême obligeance :

— Si vous voulez bien venir avec moi, monsieur, je tâcherai de vous répondre.

La journée finie, Ferdinand invita son ami :

— Viens donc jusqu’à la maison dire bonjour aux « loupiots », ils ont à te consulter au sujet de leur moteur détraqué, tu es l’homme de ressource pour eux. C’est rigouillard, ils ne me bassinent pas trop, ils savent parfaitement qu’il n’y a pas grand’chose à tirer de moi.

Il souriait, par réminiscence paternelle, comme si une journée de bureau faisait un vide d’une année.

— Allons-y, accepta Griffon, je serai content de les voir ; et puis, je te dis, ma femme est dans une crise fâcheuse… autant rentrer le plus tard possible, cela me dispensera peut-être de constater son absence. Prenons-nous le tramway ? il va neiger.

Ils s’arrêtèrent au bord du trottoir, perplexes. Ferdinand plaisanta :

— Après quelques années passées dans les bureaux à exercer le métier de manquer de décision, l’on ne sait même plus si l’on doit prendre l’omnibus, ou aller à pied. Marchons, va !

Déprimés par leurs sept heures « de présence », les deux amis cheminèrent, comme des employés, sans parler, en fumant et en regardant les femmes.

Ce fut seulement dans le bout de la rue Saussure habité par Ferdinand, que Griffon, mélancolique, dit, le front mobile à droite et à gauche :

— J’aime bien ton coin des Batignolles, c’est un restant de banlieue typique ; les boutiques sont espacées entre des habitations de rez-de-chaussée ; voici le commerce de vins avec saucissons d’Auvergne pendus derrière les vitres ; voici le « Ressemelage américain », puis la « Spécialité de cafés, journaux et mercerie », et la blanchisserie de fin et de gros, grande comme un fer à repasser.

Ferdinand montra l’enfilade à peu près déserte :

— Autres caractéristiques : il ne circule guère de voitures que le matin et le soir ; dans la journée, il reste toujours assez de silence pour que l’on entende çà et là des oiseaux en cage. Et les marchands des quatre saisons connaissent les clientes par leur nom, comme des boutiquiers. Jusqu’aux fenêtres du troisième, ils s’abouchent : « Faut rien, m’ame Gluten ? »

Un arrêt, avant d’entrer dans la maison.

— Dame ! ajouta Ferdinand par plaisanterie, un écrivain ne peut pas habiter n’importe où ; il ne donne son maximum que grâce à l’affinité du milieu. Pige un peu comme cette rue vieille, médiocre, inoccupée, a un air « bonne femme ». J’ai besoin toutefois de me sentir à proximité du mouvement fiévreux, violent ; les sifflets de la gare Saint-Lazare m’entretiennent. Et tu vois la boutique de mon encadreur, juste en face mes fenêtres… pourrais-je me passer de cette devanture noire et jaune ! le front au carreau, j’appuie ma méditation sur les baguettes de bois doré, de chêne, sur le portrait du général agrandi…

— Si nous montions ? dit Griffon, il neige.


Le cas de madame Griffon était assez curieux.

Malgré les objurgations les plus variées, — du mineur au majeur, — elle fréquentait assidument une ancienne condisciple mariée à un peintre amateur, très riche et nomade. M. de Mireille parcourait le globe à la recherche de sites inspirateurs.

Ces dames trouvaient « galbeux » de hanter les ateliers montmartrois. Dans leurs expéditions, elles avaient découvert un artiste de génie, nommé Morlane et, entre autres fariboles, elles avaient entrepris de le rendre fou.

Il était aux mains d’un trafiquant malin qui lui prenait tous ses tableaux, par traité, de façon à juste l’empêcher de mourir de faim.

Morlane brûlé de passion n’avait souvent le moyen de gager ni modèle, ni maîtresse, et lorsque l’aubaine de quelque jolie fille venait à lui échoir, ce n’était jamais que de la chair bête, mal parée. Or, sa pauvreté offrait un côté pathologique : devant la grâce des manières, le vrai luxe des vêtements, l’authentique odeur d’élégance, en un mot, devant la véritable dame chic, Morlane tombait à une convoitise morbide, son être bouleversé agonisait, sa raison quittait le sommet.

Madame Griffon et madame de Mireille s’amusaient à être les délices chères qu’un indigent regarde en frémissant. Sous prétexte de camaraderie obligeante, elles venaient, se dévêtissaient à peine, progressivement, juste ce qu’il fallait pour faire du mal.

Elles avaient été admonestées inutilement par un habitué de l’atelier, le jeune Ribérol, critique d’art en disponibilité.

— Ménagez donc Morlane ! Voyez-le se débattre et sombrer : son imagination lasse ne fournit plus le contrepoids indispensable à ses désirs.

D’ailleurs, le beau Ribérol, mince, impeccable, verni, très salonnier d’attitude, avait peu insisté dans ses remontrances ; il avait discerné soudain, qu’en l’occurrence, quelque chose s’offrait de mieux à faire que de défendre Morlane.

Aguiché jusqu’à la frénésie, ce dernier aurait essayé de violenter une femme ordinaire, mais sa névrose comportait un total phénomène d’aboulie. Et les deux amies s’enhardissaient de comprendre que leurs dentelles, leur batiste, leur acabit physique, et leur condition sociale les protégeaient plus que des barreaux de fer.

Mais, à ce jeu malsain, une propension sadique s’accrut chez ces dames, à la manière de l’alcoolisme. La ravissante Adèle se mit à faire souffrir son mari, de propos délibéré. Une véritable manie d’intoxiquée : elle fut poussée irrésistiblement à l’exaspérer en rentrant tard, en refusant de motiver ses absences autrement que par des dires absurdes, en affichant une grossièreté de poissarde.

Dans le monde, au théâtre, à des bals, à des fêtes, elle prétendait s’exhiber comme devant Morlane ; elle se décolletait à l’excès, recherchait les frôlements, se faisait provocante indécemment.

Enfin, s’éveilla en elle une ardeur maladive, une impatience de la vie honnête et de la règle bourgeoise, et elle refusa plus que jamais le divorce. Par une contradiction du même genre, elle acceptait en imagination n’importe quel amant, excepté Morlane.

Elle en vint à incriminer la fidélité de son mari comme une infériorité, un ridicule. Le mari capable de quelque passagère aventure est bien plus digne d’amour qu’un monsieur trop respectueux de « l’unité de lieu » ; un époux si bien enrayé devient fastidieux comme un ouvrage austère. Tandis qu’un volage, ayant sacrifié là où d’autres ont sacrifié aussi, revêt les mérites, les défauts précieux de ses co-partageants ; il se complique, il offre une sorte de pluralité tentante. Ce n’est plus ce personnage défini dont on se lasse vite : votre mari, c’est « l’homme ».


— Voici le mécanicien ! cria Ferdinand aux enfants qui accouraient à son coup de sonnette.

Le moteur éclopé fut apporté. Griffon s’installa dans la salle à manger. Georges à gauche, Albert à droite, se penchaient, fourraient le nez jusque sur ses mains.

Il fallut une pince, un couteau, un bout de fil de fer et, — avant le signal : fonctionnez ! — deux pichenettes sur la joue des conducteurs maladroits.

— Vraiment, menaça Griffon, je ne sais pas ce qui me retient de vous jeter quatre sous, là, sur la table, pour un demi-litre d’alcool et de vous forcer à chauffer ce moteur avant mon départ ! Non, je ne peux pas me calmer : tenez ! une pièce de cinq sous, il restera un sou pour acheter de sales bonbons qui vous donneront peut-être la colique… pouah !

— Avez-vous fini ? demanda Marthe. J’ai reçu une lettre de Catherine Bise.

Ferdinand s’assit en face de Griffon et se mit en devoir de lire tout haut. Les visages se firent graves : à cause de Catherine et à cause de cette voix secrète : « Attention ! il s’agit du roman ! il s’agit de cette chose promise et si incertaine ! »

— La pauv’ bougresse ! soupira Ferdinand, ça n’a pas été facile de lui enlever son idée de se placer à la campagne. Tu vois cette aberration, mon cher !

Griffon se contenta de sourire. Marthe, debout, avait remarqué un froncement de contrariété à cette expression : « la pauv’ bougresse ». Certes, Griffon gardait son air distingué dans la facétie même, mais, d’ordinaire, il aimait beaucoup le langage relâché de son ami. Et Marthe se souvint plus tard de ce blâme inexplicable.

Ferdinand continua :

— Une mauviette de Paris, là-bas ! tandis que la campagne nous envoie l’excédent de ses fortes filles !… Dis donc, Marthe, as-tu réfléchi à cette particularité qu’elle ne fait pas de fautes d’orthographe ?

« Madame, je réponds à votre dernière lettre, je me porte bien, seulement, mon ennui ne cesse pas à cause de mon petit Émile. Voilà six mois qu’on l’a emmené et j’ai peur de ne plus savoir comment il est. Souvent, je m’arrête, je me dis : « Est-ce que je l’ai encore dans ma mémoire ? » Je ferme les yeux, je le vois ; mais la peur ne me quitte pas : si, une fois, je ne le voyais pas, je recevrais un coup que, sans doute, je ne rouvrirais pas les yeux. Et puis, madame, un bébé change tous les jours ! J’ai écrit à la nourrice pour demander qu’elle le fasse photographier, elle ne m’a pas répondu, elle ne veut plus m’écrire qu’une fois par mois, comme d’usage. Madame, c’est bien malheureux d’avoir vingt ans et de n’avoir qu’un pauvre enfant qui ne vous connaît pas. Alors, madame, je crois que je ne pourrai pas durer, je vous demanderai à faire revenir mon petit plus près de Paris, que je puisse aller le voir, chaque mois, à ma demi-journée de congé. Madame, si le mois de nourrice est plus cher, ça ne fait rien, je donnerai tout ce que je gagne, je n’ai besoin de rien et je me raccommode quand tout le monde est couché. Madame, je vous embrasse et je salue vos fils et aussi monsieur. »

Au moment d’emporter le moteur réparé, les garçons avaient retenu l’élan de leur joie pour écouter.

A l’accent de la lecture, Albert considéra le papier de la lettre, le visage de son père, et devint sérieux. Georges eut un regard sans objet, tout intérieur et devint triste.

Cette manifestation de deux tempéraments différents dura bien deux minutes : une vocifération hilare accompagna le moteur dans la chambre voisine.

Ferdinand, méditatif, posa la lettre :

— C’est la plainte inlassable de la femelle mise hors nature.

— Un peu moins de bruit, les chauffeurs ! ordonna Marthe, balancée, qui, le moulin à poivre à la main et les yeux sur Griffon, avait à mettre son grain dans la cuisine et dans la conversation.

Griffon hochait la tête impérieusement vers Ferdinand :

— Mieux que ça ! Cette victime sans culture et de vulgaire extraction n’est pas une inférieure. Elle n’appartient à aucune de nos classes définies où les facteurs argent et instruction sont prédominants ; elle est d’une classe spontanée… Me comprends-tu ? Le don d’émotion lui confère une sorte d’aristocratie. Moi, par évocation mentale, je l’assimile à telle tragédienne sortie du peuple, et qui, — sans le Conservatoire, — du premier coup, fut une grande artiste.

Ferdinand appela le témoignage de sa femme :

— Que t’ai-je dit, Marthe, quand nous sommes allés voir Catherine ? Devant le tragique indéfinissable de son visage, j’ai éprouvé cette déférence, cette très vague humilité dont nous ne pouvons nous défendre devant une personne « de la haute ».


On s’occupa de faire revenir le petit Émile dans la banlieue ouest de Paris.

Des difficultés surgirent. La nourrice de province gémissait et se cramponnait comme si on lui eût arraché un sac d’écus. Elle prétendait qu’un tiers inconnu lui avait recommandé le marmot, et lui avait promis qu’en récompense de ses bons soins elle l’élèverait entièrement.

Griffon et Ferdinand se taquinaient l’un l’autre au sujet du mystérieux protecteur.

— Dis donc, Ferdinand, tu as demandé un jour de congé, on n’a jamais bien su pourquoi.

— Et toi ? tu t’es absenté pour être témoin dans une affaire grave, duel ou mariage ?… Est-ce qu’elle a survécu à sa blessure, la mariée ?

La vérité était que Griffon, l’esprit travaillé par la détresse de Catherine, s’était décidé à une mesure pratique en faveur de l’enfant. Et la dissemblance extrême de deux hommes à physionomie pareillement généreuse se pouvait constater là totalement : Ferdinand concentrait sur la fille-mère une pitié perspicace, de chair vibrante, mais — heureux en affection et artiste pas riche, — sa pitié restait dans sa peau, en quelque sorte, et profitait surtout à la littérature ; Griffon n’avait pas vu Catherine et ne palpitait pas, sa pitié théorique était plus large, et — bourgeois aisé, malheureux en affection, — il avait agi.

Du reste, l’aventure matrimoniale de Griffon était typique. Au lieu d’accepter un parti avantageux et de vivre en rentier, il s’était persuadé de prendre un emploi et d’épouser une femme sans dot, « par réaction contre l’égoïsme de classe ». Bon par nature, il voulait encore se compléter par du raisonnement et de la préméditation. Il y avait, chez lui, une préoccupation livresque de morale, de justice, qui ne se rencontre d’ordinaire que dans les discours ennuyeux et déplacés des personnages artificiels chers aux littérateurs débutants ou finissants.

Une fois, les deux amis s’étaient un peu fâchés à propos d’une entreprise révolutionnaire.

— Moi, dit Ferdinand, j’ai vingt francs maigrement, je souscris en paroles de propagande. Toi, tu as cent francs, tu envoies quarante sous de ton superflu pour préserver le reste. Comparons nos mérites.

Le parallèle n’était pas juste. En tout état de cause, Griffon valait mieux que Ferdinand pour la générosité effective ; il cherchait avec persévérance à rendre service et se dépensait volontiers en démarches pénibles. Ferdinand, attaché à une ambition définie, n’était pas capable de grand sacrifice pour autrui.

Un autre aspect.

Par principes de famille devenus goûts personnels et par discipline intellectuelle, Griffon conservait une parfaite tenue d’existence. Or, malgré l’amitié sincère jusqu’au sans-gêne du tutoiement, quelque chose comme une différence de race empêchait Ferdinand de montrer le fin fond de lui-même à Griffon. Tandis qu’au contraire ce même Ferdinand étalait fraternellement sa nature de rechange devant un autre ami, Jeannin, littérateur de profession, juste assez débauché pour s’enfiévrer d’un immense talent.

Jeannin était un peu pour Ferdinand ce que madame de Mireille était pour madame Griffon.

Chaupillard avait formulé cette classification en ne médisant qu’à moitié : Prestal et la petite Griffon, genre égoïste, sensuels suspects ; Griffon et madame Prestal, genre dévoué, fournisseurs honnêtes.

Au sortir de l’adolescence, Ferdinand et Jeannin s’étaient rencontrés dans une bibliothèque. Instantanément, ils s’étaient mirés l’un dans l’autre et ils avaient eu plaisir à se retrouver, à rapprocher leur même sourire restreint. Leur première conversation les avait liés pour toujours.

Aux fins de journée, souvent ils erraient côte à côte, portant interminablement par les rues cet incurable mal triste des artistes, cette convoitise mâle, infiltration même de la désolation, qui leur faisait dire au milieu de l’activité gaie des faubourgs populeux :

— Nous sommes des damnés sans espoir : l’art n’est qu’un degré spirituel et douloureux d’hystérie. Aucune possession ne nous rend la sérénité, car c’est l’au delà de la chair, c’est le beau sensible, l’éternel de l’être, que nous cherchons.

Après le mariage de Ferdinand, Griffon était devenu l’ami de tous les jours, mais Jeannin, dans le lointain, était resté le sosie.

Jeannin, âgé maintenant de trente-six ans, maigre sans être grand, moustache et barbiche rousses, avait une bouche impressionnante, au rictus creusé, mobile — et, comme si le serrement d’amertume eût fait évaser le haut de la face, — un vaste front tourmenté. « Le poids de ses yeux gris courbait un peu son nez », avait dit un biographe. Les gens ordinaires, — à le voir, à l’entendre, — le jugeaient « inoffensif et amusant ».

De temps en temps, Ferdinand sortait seul le soir, après dîner : rendez-vous avec Jeannin. Marthe, qui n’avait jamais vu cet ami, se réjouissait plutôt, du moment que ça faisait plaisir à son mari, de sortir, et du moment qu’il s’agissait de littérature… La force même de ses sentiments affectueux et l’extrême souci du bien-être familial lui enlevaient toute faculté soupçonneuse, et toute perspicacité hors d’un certain cercle.

Quelquefois aussi, Ferdinand rentrait en retard du bureau ; on l’attendait avec inquiétude à la maison.

— J’ai vu Jeannin, prononçait-il, l’air préoccupé, sans plus d’explication.

Cela suffisait ; immédiatement, Marthe n’avait plus qu’une pensée :

— Il s’agit du roman. Quelle dette considérable ! Mais aussi, après l’acquittement, Ferdinand sera joliment récompensé de ses peines !

Et, comme c’était elle qui découpait et servait à table, elle choisissait avec un redoublement de tendresse le meilleur du plat pour Ferdinand.

V

La trompeuse réconciliation visita le ménage Griffon à peu près dans les délais habituels.

Aussitôt, bien entendu, les Prestal furent invités au dîner d’affermissement.

Ce fut un samedi, pour que les enfants pussent compenser la veillée par une grasse matinée, le lendemain.

Ferdinand posa un rouleau de papier sur l’étagère du dressoir normand, derrière sa chaise : un chapitre de son roman qu’il lirait après le dessert, selon l’engagement pris quelques mois auparavant.

Madame Griffon réclamait cette lecture depuis le lendemain de la promesse.

Le sort de Catherine et, par corrélation, le roman faisaient l’effet d’une inoculation dans sa vie. Elle pensait à chaque instant « à cette manigance de fille-mère ». Curiosité ? Charité ? Inquiétude ? Impossible de discerner.

Alors, elle voulut que ce je-ne-sais-quoi fût du contentement, bon gré mal gré. Ainsi, une personne dont les mains deviendraient brûlantes déciderait : c’est signe de santé, non pas de fièvre.

Son parti était pris : elle se réjouissait que Marthe eût un mari écrivain, elle n’était pas envieuse. Elle se réjouissait que Catherine servît à faire un roman ; elle se moquait pas mal de cette héroïne et tant mieux si quelqu’un s’occupait de ses litanies : cela dispensait d’autres personnes d’exercer leur pitié.

Pour certains motifs aussi, la jolie femme, prompte à grossir les événements, portée à en chercher exclusivement le côté divertissant, avait voulu célébrer comme une fête « la première lecture ». Elle avait trouvé là l’occasion d’oublier de bonne foi ses frasques récentes, et de vieillir l’actuelle réconciliation ; en dehors du roman commencé, tout devenait secondaire et histoire ancienne.

Vraiment, par une illusion étonnante, elle était heureuse à plein, comme d’une réussite personnelle. Depuis trois jours elle s’agitait en préparatifs inusités.

A peine placés à leur bout de table, Albert et Georges firent : « Oh ! oh ! » en montrant deux bouteilles de champagne sur le dressoir de chaque côté du vase chinois.

— Ah ! mais ! les mioches, proclama vivement madame Griffon, vous allez voir, ce n’est pas « de la petite bière », aujourd’hui ! quand vous serez grands, vous vous rappellerez la date !

— Redresse-toi, mon vieux, dit Griffon qui finissait par « marcher » aussi.

Et il présentait à Ferdinand un menu imprimé : Dîner littéraire du 28 mai.

— Sapristi, fallait prévenir ! Nous n’aurions pas emmené les gosses : un dîner littéraire est nécessairement orgiaque.

Marthe était fort sensible aux frais faits en l’honneur de son mari. La satisfaction avivait les joues des deux femmes. Un coup de joie enlevait aussi à Ferdinand son masque de fatigue studieuse et, chez Griffon, effaçait une certaine dépression de voyage nuptial.

Les Prestal surtout étaient comme débarrassés d’une inquiétude, remarquait Griffon : Ferdinand n’était pas encore un romancier, mais enfin, il approchait.

La bonne à tête de tortue était partie.

— Figurez-vous, éclata madame Griffon, qu’elle avait aussi un rejeton en nourrice et, Dieu me me pardonne ! elle était jalouse de votre Catherine ! Alors, non… je ne sais pas ce que j’ai éprouvé : je lui ai donné tout mon argent, pourvu qu’elle s’en aille ; elle a été bien contente ; je lui avais dit de m’écrire comme fait Catherine… mais ça m’ennuie maintenant, s’il faut répondre.

La nouvelle bonne, toute jeune, éveillée comme une souris, plaisantait avec les enfants. Dans son va-et-vient derrière les chaises, elle ouvrait de grands yeux ronds vers les friandises du dressoir et remuait les mâchoires, par simulacre de tout avaler, ou bien elle feignait de chanceler en portant à deux mains une assiette vide. Albert et Georges suivaient avec ravissement sa frimousse drôle. C’était une de ces servantes qui ont la faculté d’être en fête les jours de fête et, littéralement, de de se croire invitées, chaque fois qu’elles ont du monde en supplément à servir.

La soirée même offrait son charme : à sept heures on était à table avec une clarté de midi, les fenêtres ouvertes. Le soleil déclinant brillait rouge dans les vitres et complétait le décor vif des roses bottelées à pleins vases, sur la table, sur le buffet, sur la jardinière.

De l’autre côté de la rue assez étroite, nombre de fenêtres regardaient la salle à manger. Pour madame Griffon, la constatation des voisins ajoutait beaucoup aux agréments d’un gala ; elle jetait les yeux sur la façade, à chaque instant ; un jeune ménage dînait, juste à étage correspondant.

Elle exigea un premier toast, tout de suite après la soupe ; elle se leva comme Albert et Georges, trinqua trop fort comme eux, leva son verre au-dessus de sa tête. Le jeune mari d’en face était très bien de sa personne.

Elle approuva vivement Albert d’avoir renversé son eau rougie sur la nappe ; c’était bon signe pour le roman et le présage serait encore meilleur si quelque vaisselle était cassée au cours du repas.

— Ma petite Maria, un torchon ! cria Georges.

— Comment, tu es déjà si ami avec la bonne ? s’émerveilla Griffon.

— Moi aussi, je suis ami ? réclama Albert.

— Certainement, monsieur Albert.

Et tout y était : une rougeur subite aux joues de Maria, un accent moitié d’obéissance, moitié de séduction ; il ne manquait à Albert que d’avoir sept ans de plus.

Ferdinand fit la remarque par clignements d’yeux ; on félicita Maria et les enfants de leur vieille camaraderie d’une heure ; toutes les phrases prenaient double sens, on riait d’un rien.

A un moment, madame Griffon fut obligée d’aller calmer à la fenêtre une hilarité convulsive. Marthe avait mélangé comiquement deux idées :

— Ah ! des truffes !… Si j’avais su, nous aurions fait toilette.

— Il y a des truffes ! cria Ferdinand ; moi, si j’avais su, j’aurais ajouté quelques épithètes rares à mon chapitre.

— Oui ! proposa Griffon gaiement, des « vocables prestigieux », comme tu en piquais après coup dans tes premières nouvelles.

Les deux amis échangèrent un long regard amusé. Ils évoquaient l’époque déjà lointaine où Ferdinand ballotté, ignorant l’endroit précis de sa propre originalité, avait souhaité d’égaler en ostentation les virtuoses parvenus qui faisaient chatoyer une idéologie bien apprise, ou qui enchâssaient patiemment des locutions précieuses dans des phrases d’art, pour l’unique projet d’éblouir le monde.

— Hein ! compléta Griffon, heureusement que tu possédais un tempérament net qui s’est dégagé !

— Peut-être… mais tu m’as montré le premier la colossale distance entre les productions « tout en mots », et les productions en « substance tressaillante… »

Ferdinand exprimait par son accent qu’il citait des paroles dévouées, maintes fois entendues.

— Ah ! oui, vous savez, avoua madame Griffon, vos nouvelles que j’ai lues dans les revues, avant de vous connaître, je n’y ai rien compris… Et je croyais que vous aviez de grands cheveux, un air fatal, je me préparais à être subjuguée… mais vous n’avez d’artiste que le regard…

Vu le tour fastidieux que prenait la conversation, le jeune Albert se dérangea subrepticement, et vissa une cigarette en mie de pain à l’un des bonshommes du dressoir normand.

Ferdinand affectait peut-être trop de donner tout son rire à sa femme :

— Jadis une personne frivole m’a beaucoup flatté en affirmant que j’avais des yeux de sorcière… C’est ma galette qui a passé au sabbat, de c’t’affaire-là !… Griffon, si Albert quitte encore la table, ne lui sers pas de bombe glacée.

Le jour baissait. Maria allumait la lampe et les bougies du lustre ; en penchant son buste au travers de la table, elle forçait la conversation à se séparer en deux. Griffon et Ferdinand se heurtaient du coude à cause de la gorge de Maria très « fruit vert », sous une mince étoffe tendue.

Madame Griffon se tournait comme pour une confidence, et son plaisir augmentait de ce que, maintenant, la plupart des fenêtres de la rue étaient occupées :

— Avez-vous eu des pensionnaires cocasses, à l’ouvroir, ces temps derniers ?

— Il est arrivé, avant-hier, une espèce de vieille bohémienne, ci-devant « presseuse d’aveugle chanteur ». Son métier était de conduire un aveugle par les rues et de le serrer, sur le côté, pour faire sortir la mélodie, le temps voulu, lorsque passaient des gens susceptibles de lâcher un sou. Mais elle a laissé renverser son Œdipe par un auto ; ses concurrentes l’ont discréditée sur le marché, aucun aveugle ne veut plus de ses pinçons, tout son apprentissage est perdu.

Ferdinand et Griffon parlaient d’un roman très beau paru récemment :

— As-tu déjà cherché à préciser la parenté indubitable qui existe entre les chefs-d’œuvre, fussent-ils des genres les plus différents ? demandait Griffon avec un sourire fin, attendri.

Puis d’une voix pénétrante, il exposa une théorie :

— Mon vieux, si l’on pouvait analyser chimiquement les productions artistiques et doser leurs ingrédients constitutifs…

Ferdinand, chatouillé au bon endroit, buvait du bordeaux sans faire attention, servi sournoisement par madame Griffon ; il tendait la joue vers Griffon et regardait le petit Georges sans le voir ; cette sorte d’extase cessa tout à coup :

— Mais qu’est-ce que tu as donc, Georges, à paraître si malheureux ?

— Parbleu ! cria madame Griffon à son mari, tu bénis la bombe avec ta spatule et tu n’y touches pas ! Georges voit avec désespoir que tout sera fondu avant que tu aies fini tes discours.

— Mon petit Geo s’embête comme un cafard dans un pain de quatre livres, prononça Albert.

— Bah ! où as-tu chipé cette comparaison ?

Mais Albert rougit, et aucune exhortation ne put dévoiler l’origine de la repartie.

— Il tiendra de son père, dit Griffon en riant ; il sera hospitalier pour les mots errants… Tiens, tu auras la plus grosse part.

A la fin du dîner, — peut-être le bordeaux et le champagne aidant, — la charmante Adèle devenait sage et sensible :

— Vous savez, maintenant, madame Prestal, je me mets à la couture, je ferai toutes mes robes moi-même ; j’ai déjà appliqué une collerette de dentelle sur un corsage.

Marthe riait intérieurement de la sincérité de cette éphémère résolution. Et elle pensait à un parent de son mari, « l’oncle poivrot » qui, un jour, était venu, jurant d’employer désormais toute sa paie à « s’acheter des frusques », à preuve que, cette fois-là, sur l’argent de sa quinzaine, il s’était acheté une paire de boutons de deux sous.

Consciente des égards dus à son nouveau mérite, madame Griffon éleva soudain une protestation :

— Vous n’allez pas continuer à nous embêter avec votre littérature ?

— Voyons, répliqua son mari, c’est toi-même qui as intitulé notre réunion « dîner littéraire ».

— Parfaitement : tout à l’heure monsieur Prestal lira, et ce sera la partie littéraire ; mais, en attendant, les messieurs, dans un dîner, doivent complimenter les dames et non pas causer entre eux, comme vous faites.

— Entendu ! Ferdinand achève seulement une explication, le temps que Maria fait le service.

Maria s’éternisait à enlever les miettes avec une brosse ; la plupart des chapelures s’incrustaient dans la nappe, ne lâchaient pas prise ; quelques-unes sautaient par-dessus la brosse, retournant au milieu, vers le chemin de table.

Sur un coup d’œil orageux de madame Griffon, Marthe avança la main.

— Permettez, je me charge de prononcer la clôture.

Et, demi-sérieuse, s’adressant à son mari, en femme pratique, soucieuse des échéances, elle déclara :

— Je crois qu’il ne faut pas trop se préoccuper de la règle du chef-d’œuvre ; il y a quantité d’artistes qui ne réalisent jamais rien, tellement ils ont peur d’oublier une des conditions de la perfection.

Alors, Griffon, un peu moqueur, fit rougir Marthe :

— Rassurez-vous, Ferdinand travaille ; la théorie du beau ne le tracasse qu’après coup… Ne craignez donc pas ! Il le fera, son roman !


Pour la lecture, on ne quitta pas la table. Albert et Georges furent installés à côté, dans le salon, l’un avec le Pêle-Mêle, l’autre avec l’Illustration.

Maria, par la porte du couloir, venait leur rendre de petites visites. Comme les enfants, elle avait goûté au champagne. Ils riaient des images, tous les trois et s’embrassaient avec, obscurément, une idée de dessert, ayant, tous trois, un velouté de joues savoureux. Les deux garçons tombaient sur la figure de Maria n’importe où. Maria évitait les rencontres de lèvres, sans pensée, par instinct femelle.


Ferdinand lisait à sa façon. Par une exagération de la tonalité placide, ingénue, il dégageait en gros relief les passages d’ironie cruelle ; mais parfois, il rendait douteuse l’intention d’une phrase ; parfois aussi, la défaillance des finales trahissait sa vibration intérieure.

A un moment, madame Griffon envoya un de ces rires qui accueillent les heureuses trouvailles. Ferdinand fit une pause, but du café, arrangea ses papiers, puis certifia, le menton avancé :

— Vous savez, tout ça est arrivé à Catherine Bise. J’ai préféré le nom de « Marie » parce qu’il est de style.

Il reprit son accent doux, en désaccord avec le creusé du visage.


« Enfin, le bureau de placement réussit à caser la fille enceinte. Et dans quelles conditions touchantes ! Les preneurs avaient demandé eux-mêmes une bonne de rebut, — très honnête au point de vue du bien d’autrui, fichtre ! et très courageuse, très capable, très docile, bigre ! — mais cependant affligée de quelque tare monstrueuse.

»  — Enceinte ! avait dit le placeur, les mains ouvertes par l’évidence, on ne peut pas trouver pire !… Et c’est une race maigre, nerveuse, n’ayez crainte, ça travaillera jusqu’au dernier moment, jusqu’au fiacre de l’hôpital… Et ça supporte tout sans broncher, par une idée de bête qui défend son ventre… Vous pensez que je m’y connais, depuis le temps ! Il en a passé sur mes registres, malheureusement ! Mais je vous certifie que ce n’est pas du tout cette espèce-là qui se fiche à la Seine.

» Les nouveaux patrons de Marie étaient des philanthropes de carrière, membres de sociétés, de comités, de patronages, candidats à tous les concours de dévouement, à toutes les réclames, à toutes les primes de sauvetage. Leur incommensurable amour de l’humanité était attesté par de nombreuses récompenses, et ils cherchaient continuellement à enrichir leur palmarès.

» Ils devaient par conséquent fournir échantillon à volonté, ils devaient tenir exposition permanente de magnanimité.

» Ils venaient de perdre une orpheline, morte d’ingratitude, on pouvait le dire, n’ayant jamais pu s’habituer à leur sollicitude. Et combien d’autres charités n’avaient-ils pas épuisées ainsi, jusqu’à disparition des bénéficiaires !

» Dès qu’ils furent en possession de la bonne enceinte, ils l’exhibèrent à profusion, à grand renfort de discours et de simulacres.

» Ils convoquaient des experts ou des réfractaires à convertir ; ils la sortaient, la conduisaient chez des amateurs, ou chez des professionnels de la bienfaisance ; ils l’opposaient à des concurrents ; ils s’acharnaient à rencontrer par hasard des gazetiers en actes méritants.

» Et ils proclamaient avec une bonhomie exercée, sur un ton de négligence indéroutable :

»  — Qu’est-ce que vous voulez ? Nous sommes comme ça, des incorrigibles de la générosité, des risque-tout. Tant pis ! Il en résultera ce qu’il en résultera… Cette fille, nous ne savons d’où elle sort, nous l’avons recueillie à cause même de sa déplorable conduite… Et nous la garderons jusqu’au bout ! Nous subirons les dommages, car vous pensez ce qu’on peut attendre d’une telle moralité ! Le bureau de placement même a essayé de nous dissuader… De fait, regardez un peu : croyez-vous qu’elle a le masque vilainement ! Et quelle difformité intolérable ! Le fardeau est tout à droite… tournez-vous donc, Marie… oui, beaucoup plus à droite…

» De jour en jour, ils guettaient, ils exposaient, ils dénudaient les progrès de la grossesse. Pas un instant, ils ne laissaient la fille dans l’ombre reposante qu’elle convoitait.

» Quand ils ne faisaient pas palpiter en public sa chair, sa laideur et sa honte, ils harcelaient de tout près, à la piste, sa résignation laborieuse :

»  — Profitez de notre charité ! Travaillez ! Soyez heureuse de ne pas manquer d’ouvrage.

» Leur appartement spacieux était hanté d’une si nombreuse clientèle que l’entretien du ménage aurait fatigué deux robustes manœuvres.

» De l’aube au milieu de la nuit, la bonne allait, allait, telle une bête traquée. Muette, harassée, lourde, couverte d’opprobre, elle marchait, elle trottait, elle s’enlevait brusquement avec cette agilité gamine qu’un coup de fouet fait jaillir des carcasses les plus recrues.

»  — Frottez le parquet, cirez les meubles, faites une lessive. Profitez de notre charité.

» Elle laissait, çà et là, des regards, des tressaillements, comme des traînées de sang.

» Chez les malades et chez les forçats, le pire sentiment de défaillance physique et de détresse morale s’appesantit le soir, après la pitance : la journée s’en va et l’évocation de « demain » arrive ! Alors, on voudrait désespérément se blottir en un coin perdu, loin des duretés du monde ; on voudrait, quitte à en mourir, pleurer silencieusement, interminablement, la tête cachée ; on voudrait laisser son pauvre corps s’écrouler, on voudrait jusqu’à crier, jusqu’à pâmoison, embrasser sa mère, ou seulement une créature consentante, ou seulement une chose douce, un souvenir d’enfance.

» Si la galérienne se nomme Marie, sa joue mourante tombe et s’appuie et sanglote sur un tablier bleu mis en paquet au coin de la table de cuisine…

» Debout, misérable ! C’est la sonnette du salon !

» Debout, et vite et vite ! Debout, ce cœur, et ces yeux et cette pensée ! Debout, cette agonie !

» L’éclat lumineux des lampes ! La projection des glaces ! Les fauteuils brillamment occupés ! Et vlan ! à droite ; et vlan ! à gauche ; et vlan ! à pleine face, la curiosité préparée cinglante.

» Mais l’insulte sèche, c’est presque raffermissant ; attends un peu ! Et que tes mains gercées, tes mains d’esclave pendent comme des loques.

» De petits cris effarouchés, un recul de dame sujette aux vapeurs, une gesticulation scénique, et une voix distinguée, plaintive et si pleine de philanthropie :

»  — Ah ! quelle horreur !

» Et la patronne :

»  — Avancez, Marie… Faites donc un visage plus aimable, n’ayez pas scrupule, souriez, laissez-vous aller… inutile de dissimuler votre naturel… Ces dames savent, tout le monde est renseigné.

» Alors, la voix languissante vers la patronne :

»  — Vraiment, ma chère, vous méritez tous les prix Montyon.

» Puis la même voix, ayant peur de se salir :

»  — Approchez, ma pauvre fille, car moi aussi, je veux m’aguerrir.

» Et l’habileté complimenteuse de la dame s’empare de Marie. L’exhortation, d’apparence théorique et impersonnelle, s’acharne vers ce résumé : « Vous rendez-vous bien compte de la vertu de votre bienfaitrice ? Comprenez-vous ce sacrifice incroyable ! Êtes-vous reconnaissante et aussi êtes vous repentante ? Pensez-vous à atténuer vos torts envers la société par une activité incessante, un zèle sans bornes ? Pensez-vous, malheureuse, à payer la dette de votre déshonneur ? »

» D’autres voix, pour varier, interviennent dans ce sens :

»  — Avancez que nous vous disions de quelle hauteur notre pitié descend à vous. — Venez recevoir l’eau glacée de notre éloquence. — Venez, que notre gluante commisération se ventouse à votre misère.

» Et il faut dire merci. D’inflexibles griffes, au profond des entrailles, contraignent Marie à dire merci !

» Et voilà qu’un jour, la fruitière, madame Fouchtrain, braillant sans vergogne, envoya une rude bourrade à Marie :

»  — Retirez-vous donc de dedans mes jambes ! Avec vot’sacré ventre vous emplissez la boutique ! Fourrez-vous dans un coin !

» Marie tendit les bras. Sa bouche, ses yeux, toute sa substance se précipita frémissante, avide. Puis, exhalant ce qui restait de faculté affectueuse dans sa pantelante carcasse, elle chevrota :

»  — Vous ne connaîtriez pas une place où l’on serait battue ? »

Là se termina la lecture.

Les appréciations laudatives suivirent, pendant que Ferdinand arrangeait ses feuillets avec un soin exagéré.

— Il y aura encore des retouches, dit Marthe heureuse, avec la fausse modestie d’une maman de lauréat scolaire.

— Je trouve seulement l’oraison des belles dames un peu « répétée », dit Griffon, selon sa pure amitié scrupuleuse ; je te l’ai déjà signalé : tu as le défaut de vouloir trop prouver.

— Ce que c’est bien lu ! s’émerveilla madame Griffon en avalant Ferdinand d’un écarquillement empressé, comme ferait une courtisane pour un monsieur dont elle viendrait d’apprendre la grandissime richesse.

Puis elle demeura un instant méditative et même avachie de sagesse, de bonté. Elle cligna vers le vase chinois (le seul gain de sa vie), et elle chuchota, comme si Marthe aspirait à cette concession depuis des éternités :

— Soyez tranquille, un de ces jours je le casserai… je ne taquinerai plus mon mari avec.

La bonne apporta du thé.

Le jeu des facultés cérébrales étant de comparer sans cesse, on examina Maria, d’un commun mouvement. Son visage rouge et content d’écolière en récréation reflétait la confiance, la bienheureuse imprévoyance ; et, en même temps, on lui vit avec plaisir un ventre tout plat, un je ne sais quoi de non éclos.

Ferdinand, gêné comme tout auteur qui se délecte des louanges et veut en paraître détaché, trouva cette diversion maladroite :

— Et vous, Maria, qu’est-ce que vous dites de ça ?

Il présentait son manuscrit.

Sérieusement, avec le regret de ne pouvoir fournir son avis, la bonne s’excusa :

— J’ai pas écouté, monsieur. J’ai seulement été un peu dans le salon auprès des enfants.

— Comment ! Vous n’écoutez pas aux portes ! Si vous ne vous mettez pas au courant de votre métier, on ne vous augmentera pas, sermonna Ferdinand.

— Ne faites pas attention, Maria, monsieur Prestal est un taquin, dit aimablement la maîtresse de la maison.

— Et soyez toujours amie avec les enfants, et gaie comme une excellente personne, appuya Marthe, toute affectueuse.

— Parbleu ! elle ne demande qu’à rester enfant, elle a bien raison ; si elle veut, ici, elle n’aura jamais de soucis, promit madame Griffon.

Et les deux femmes lui souriaient à bouche tendue, par une cordiale solidarité de sexe.

Derrière elle, entre les couples, s’échangea une gaieté d’yeux contenant, nécessairement, cette efflorescence de pensée :

— Parfaitement, monsieur mon mari, il n’y a sur la terre que la succulence féminine et, par-dessus tout, la mienne propre.

— Eh ! eh ! ma chère, je ne peux pas répondre de ma royauté masculine…

Les garçons vinrent croquer un canard, puis retournèrent à leurs images.

On parla de Catherine Bise qui n’était pas encore assouvie, quoiqu’elle pût, maintenant, une fois par mois, aller voir son petit Émile, à une heure de Paris. Mais quoi ! Sans métier appris, sans aptitude spéciale, la seule profession « à manger du pain » était encore celle de servante.

— Je continue pourtant à lui chercher une situation préférable, dit Marthe avec un hochement perplexe.

Il y eut un silence consacré à la difficile solution. Ferdinand fumait, et son regard s’absentait par la fenêtre ouverte. Griffon quitta sa place et passa dans la pièce voisine ; on l’entendit interpeller Albert et Georges sur un ton gouailleur, mal en train.

Alors sa femme eut un accès d’agacement incompréhensible :

— Ah ! puis ! votre Catherine finit par nous ennuyer avec son moutard ; il ne faut pas être insatiable non plus.

Les Prestal, ébaubis, la regardèrent : elle avait voulu une fête en l’honneur du livre consacré à Catherine ; comment pouvait-elle séparer ainsi Catherine du roman ?

Elle se mit à rire d’ailleurs, consciente de son incohérence :

— J’ai proposé un dîner littéraire et non un dîner philanthropique. Vous prenez tout à coup des mines d’enterrement… Vous savez, j’aime pas qu’on s’occupe de choses tristes, surtout quand on n’y peut rien. Pourtant, j’aime bien les romans tristes et surtout les pièces de théâtre. Oh ! j’adore les drames où l’on pleure. Tenez, justement, on en joue un à la Porte-Saint-Martin, je veux que mon mari m’y conduise ; ça soulage beaucoup de pleurer au théâtre ; vous ne trouvez pas, madame Prestal !

— Il est certain qu’après une tragédie bien noire on ne voit plus rien de sérieusement affligeant autour de soi.

— Voilà ce que vous devriez faire après votre roman, monsieur Prestal, un drame… Au moins, vous nous donneriez des billets… Et même, votre histoire, là, si vous l’arrangiez plutôt en pièce ?

Griffon ramena les enfants du salon.

— Est-ce que tu ne dois pas aller demain aux Travaux publics ? lui demanda Ferdinand.

Pas de réponse.

— Eh ! je te demande si tu ne vas pas au ministère, demain.

— Je n’avais pas entendu, fit Griffon, tiré d’un rêve.

Il était onze heures, les enfants s’endormaient.

Les idées dominantes de chacun revenaient : Ferdinand pensait à se lever de bonne heure et à faire certaines rectifications suggérées par la lecture à haute voix ; sa femme pensait à concilier le grand nettoyage du dimanche avec le travail littéraire hostile au mouvement, et elle répondait mal à madame Griffon, poursuivie d’un extraordinaire besoin de théâtre triste.

On se quitta sans que la soirée eût fini en parfaite allégresse.

Tout de suite, en marchant, Marthe et Ferdinand furent d’accord à s’étonner qu’un nuage eût modéré brusquement la fête. On aurait dit qu’il y avait chez les Griffon une dette, comme chez les Prestal. Mais quoi ! Griffon n’élaborait aucune espèce de roman !… Et comment deux époux aussi peu unis que Griffon et sa femme auraient-ils pu se reconnaître une même « dette » ?

Marthe s’appuya au bras de son mari :

— Dans tous les cas, je suis contente ; tu avais tort de douter : ton chapitre supporte parfaitement la lecture… Tout à l’heure, à table, j’avais l’air de chercher bien loin pour Catherine, mais je considère son sort comme lié au roman et je ne suis pas inquiète.

Ferdinand se mit à rire :

— Je prends note du pronostic flatteur, ce 28 mai, à onze heures et demie du soir, en face du Moulin Rouge.

Marthe faisait allusion à de mirifiques projets, en faveur de Catherine, dont la réalisation devait commencer dès l’achèvement du manuscrit, puis se continuer selon l’acceptation d’un éditeur, et selon le succès de la publication.

A la maison, pour faciliter son service de police, Marthe avait mis les enfants dans la confidence :

— Tenez-vous donc tranquilles, laissez papa travailler ; quand son livre sera fini, il arrivera les choses les plus heureuses à Catherine Bise ; vous l’aimez bien, vous ne voudriez pas l’empêcher d’avoir de la chance ? Il arrivera ceci d’abord ; puis ceci, et enfin ceci !

Catherine appartenait si bien à leur affection, et ce que promettait maman était tellement réjouissant, considérable et secret que, maintenant, il suffisait d’un signe pour arrêter leur bruit :

— Voyons, papa écrit…

Ou encore, il suffisait d’une moitié de phrase.

Ils marchaient devant, Marthe les appela :

— Dites donc, le livre de papa va bien…

Aussitôt, à l’idée de ce qui devait éclater, ils s’épanouirent malgré leur envie de dormir : les yeux écarquillés, la bouche ouverte, les bras en l’air.

Puis, Ferdinand évoqua la satisfaction de confondre Chaupillard, toujours persuadé que les Prestal « utilisaient » Catherine sans le moindre sentiment, et qu’ils tiraient haïssablement le suc de son infortune.

Ah ! cela touchait Marthe au plus vif ! Pour le coup, elle en eut à dire, le reste du chemin, jusqu’à la rue Saussure :

« Chaupillard verrait un jour que ce n’était pas la misère de Catherine qui avait fait naître une pitié provisoire et utilitaire d’écrivain, mais bien que c’était la piété de tempérament de l’écrivain qui avait élu, pour se développer, ce cas provisoire et réparable… Et ce monsieur Chaupillard si décourageant, est-ce qu’il n’écrivait plus ? est-ce que ce monsieur, si résolument contempteur du public, ciselait en secret de nobles proses ? Point du tout : il griffonnait des « médaillons » de demi-mondaines, des esquisses d’une vingtaine de lignes prétentieuses, insipides, qu’avec de pénibles démarches il insérait dans des publications moribondes… Eh bien ! les Prestal ne lui imputaient pas à crime de s’intéresser à des courtisanes inexorablement « riches et esthétiques », puisque cela correspondait à sa belle nature ; lui, de son côté, ne devait pas taxer les amis de bassesse, il ne devait pas nier d’avance la générosité du roman de Ferdinand. »

A cause de la soirée splendide, Paris — le long du boulevard extérieur — conservait une animation de plein jour, moins la hâte et le gros bruit propres aux opérations de travail.

De tous côtés, Ferdinand notait la lenteur de couples en confidence, et la béatitude de gens descendus prendre le frais sur les bancs, et qui ne se décidaient pas à remonter leurs étages.

Par instants, des souffles tièdes portaient, d’un couple à un autre, un parfum capiteux, comme une révélation indiscrète de propos amoureux.

Les Prestal marchaient fortifiés inconsciemment par le bon air de la nuit et par le bon chapitre du roman. Marthe, en parlant, jetait les yeux sur Albert et sur Georges, puis sur les papiers roulés que Ferdinand portait sous le bras. Elle accentuait des mots qui frappaient les oreilles des enfants.

— Qu’est-ce que c’est des courtisanes ? demanda Georges à son frère.

Albert qui attrapait toujours, par aimantation, la nervosité de sa mère, envoya un coup d’épaule brusque et bougonna : « Eh bin ! eh bin ! » le temps de chercher sa réponse :

— Eh bin… c’en est qui soignent les malades… parbleu !

VI

D’après une loi tacite, toutes les actions facultatives de la vie — toutes les réceptions, toutes les sorties — devaient servir l’égoïsme littéraire de Ferdinand. Peu à peu, les Prestal avaient cessé les relations existantes au début du ménage avec les connaissances et même avec les parents dépourvus d’intellectualisme. Notamment, l’on ne voyait plus personne du côté de Marthe, excepté sa mère.

Quand on sortait avec les enfants, ce n’était ni pour les distraire, ni pour leur faire prendre l’air : on les traînait le plus souvent chez des gens nuageux, où ils se morfondaient sans bouger dans un coin. Presque tous les dimanches, on allait au théâtre en matinée ; et dame, foin des vaudevilles ! Les enfants avaient vu Phèdre maintes fois et ne connaissaient pas le cirque.

L’ami Jeannin, célibataire, qui avait le temps de baguenauder, se moquait de Ferdinand, l’approuvait et l’entraînait tout à la fois :

— Il faut cette unité de convergence pour réussir… J’espère bien que c’est strictement à titre de documentation littéraire que vous avez eu deux enfants ?… Nous allons pousser une vadrouille esthétique, hein, ma vieille ?


Après la lecture de son chapitre, Ferdinand n’évita pas cette aberration de songer prématurément à l’éditeur préférable, aux moyens de présentation et de diffusion de l’œuvre. Il recensa ses relations utiles ; dieu merci, un simple gratte-papier comme lui possédait d’importantes ramifications dans la société cultivée. Marthe réussit à conduire les enfants à l’Hippodrome, en répétant négligemment que l’on était susceptible « d’y faire des rencontres », plusieurs notabilités artistiques et littéraires se targuant d’un goût particulier pour les exercices de force et les acrobaties.

Un après-midi de juin, Ferdinand s’échappa du bureau et alla consulter Jeannin « sur les recommandations à se ménager ». Jeannin passait des heures dans un caboulot voisin du Châtelet, en compagnie intime avec toutes sortes de personnes tarées et caricaturales ; prédilection et attrait personnel. Il obligea Ferdinand à boire un « vieux marc », puis il le plaisanta copieusement :

— En ma qualité d’écrivain classé, je reçois nombre de littérateurs débutants ; vous n’imaginez pas la quantité de ces ambitieux qui commencent par chercher des recommandations pour placer leur œuvre, avant de l’avoir ébauchée. Il y en a même qui dépensent toute leur activité en démarches, ils oublient l’œuvre, ou plutôt ils confondent positivement : ils croient travailler parce qu’ils bourdonnent de tous côtés. Tenez, les méridionaux sont très forts dans l’espèce : ils vous racontent pendant trois heures leurs entreprises. « Mais enfin, où est-ce ? demande-t-on. — Té ! je vous bâclerai ça en un quart d’heure. »

Ce discours terminé, Jeannin, selon son habitude, prit Ferdinand sous le bras et lui cogna du coude dans les côtes :

— Allons renifler la féconde humanité, ma vieille.

— Mais voyons, il pleut… objecta Ferdinand, qui tenait à subir une contrainte.

Ils voyagèrent sous le même parapluie, attentifs aux jupes retroussées. Ils longèrent la rue Saint-Honoré jusqu’à l’église Saint-Roch.

— Voici pourquoi je vous ai amené par ici, dit Jeannin : une camarade nommée Margot, vaguement chanteuse de café-concert, m’a fort conseillé d’interviewer son père… Si nous avons la chance de la rencontrer, elle vous séduira…

— Je vous lâche ! cria Ferdinand presque sérieusement, avec nous, l’alcool et la luxure me sollicitent…

Jeannin s’accrocha :

— Mais, mon cher, le papa tient un bureau de placement, vous en avez absolument besoin dans votre roman. Nous allons le moissonner, cet homme. On ne s’établit pas romancier sans « parcourir du pays » ; on va faire du document pour nourrir son sujet, comme les bonnes femmes à la campagne vont faire de l’herbe pour leurs lapins.

Ferdinand trouva la maison rue Saint-Roch, d’après un écriteau de tôle verni : Bureau de placement. A l’abri sous la porte cochère, mal décidé, — en avare qui n’est pas sûr d’agir au mieux de ses intérêts — il retint Jeannin par le bras :

— Sans blague, vous montez ? Dites donc, l’autre soir à dîner, Griffon m’a collé une formule rudement juste : « Si l’on pouvait analyser les productions artistiques comme des corps chimiques et doser leurs ingrédients constitutifs — tant pour cent d’imagination, tant d’observation, tant d’harmonie, etc., — on verrait que ces éléments sont les uns facultatifs, les autres quasi indispensables. Mais on dégagerait surtout qu’un certain ingrédient se trouve immanquablement dans tous les chefs-d’œuvre, non seulement de littérature, mais de musique, de peinture, de sculpture, et cela s’appelle : « l’émotion de nature ». Cet ingrédient rarissime ne se suffit pas à lui-même ; mais, sans lui, point de chef-d’œuvre… Et gare à la contrefaçon : l’émotion d’art. »

Jeannin dessinait des ronds en égouttant le parapluie :

— En v’là une nouveauté ! railla-t-il. Cela revient à dire que — pour n’importe quelle production d’art — une partie de l’œuvre est tirée du patrimoine collectif des connaissances anciennes et modernes ; cette partie d’esprit est imitable et contestable. L’autre partie est due au limon animé de l’auteur, à la substance humaine qui se soulève, souffre, palpite, éclôt ; cette partie de terre ne vieillit pas, ne se réfute pas, c’est le tempérament éternel et unique, c’est la nature…

— Mais oui ! il y a belle lurette que nous sommes d’accord là-dessus avec Griffon, seulement j’ai aimé sa formule…

— Eh bien, alors, ma vieille, cherchons des émotions ; voilà pourquoi il faut monter. J’userai de mon titre de journaliste ; au besoin, j’ai des cartes.

Un homme et une femme se précipitèrent au coup de sonnette. La femme avait l’air d’une concierge renfrognée. L’homme grand, vêtu de noir, grisonnant, portait ses cheveux très longs, « à l’artiste » ; il était complètement rasé : un profil grec tel que les stigmates de crapulerie alcoolique y siégeaient presque avec superbe.

Le local carrelé paraissait vieux, immense et désolé ; on entrait de plain-pied dans une sorte de salle d’attente munie de deux banquettes et l’on avait devant soi un bureau vitré, formé d’une cloison à mi-hauteur du plafond. Il était trois heures, la pluie tombait depuis le matin ; l’absence de toute trace humide indiquait que personne ne s’était encore présenté.

— Des journalistes ! Dans ce cas, messieurs, veuillez passer au salon, car nous avons aussi un salon, dit le placeur avec emphase.

Il introduisit Ferdinand et Jeannin dans une salle à manger des plus communes et, cérémonieusement, leur indiqua des sièges, en face d’une table ronde couverte d’une toile cirée marron. Il s’assit lui-même près de la cheminée, adressa un signe poli, de la tête, aux deux visiteurs, et répéta le signe dans la glace, rapidement. Il empêcha Ferdinand de prendre la parole.

— Messieurs, vous venez au sujet de cette abominable iniquité ; on supprime les bureaux de placement, alors que l’insuffisance d’ouvrage est le véritable mal.

Jeannin, roublard, s’écria :

— Vous avez parfaitement raison : des gens sont dans le besoin, on tape sur ceux d’à côté ; c’est une diversion habile, mais qui ne résoud rien… La question qui nous amène est un peu différente ; on nous a parlé de vous comme d’un homme extraordinairement documenté ; mon confrère écrit un roman dont l’héroïne est une bonne, — où, bien entendu, le bureau de placement gardera une importance légitime…

Jeannin esquissa une révérence :

— Mais nous voudrions tenir de vous quelque drame particulier à la profession, quelque chose comme un fait-divers : « Un jour une bonne arrive, etc. » Vous saisissez ?

Le placeur se regarda dans la glace avec considération :

— Quant à ça, messieurs, j’ai vu le monde de bas en haut ; j’ai été acteur.

Il caressa son menton rasé :

— J’ai aussi été garçon de café, mais ça ne signifie rien. Messieurs, j’ai dirigé le premier « bureau » de Paris : rue d’Amsterdam, quartier de l’Europe ; représentez-vous : à droite, dans un salon richement décoré, l’aristocratie, les gens les plus huppés venant m’apporter leur confiance ; à gauche, le bazar : choisissez, toute cette rangée à cinquante francs par mois, toute celle-là à soixante.

Il éclata de rire et se croisa les bras.

Sa femme entra silencieusement, ferma un placard derrière les visiteurs et retira la clé.

— Dis donc, fit-il d’un ton gouailleur, mais désagréable, presque agressif, je vais raconter la Marguerite.

La femme haussa les épaules et prit la porte.

Il prolongea son rire en secousses de toux racleuses :

— Je vous demande un instant, messieurs, pour chercher un mouchoir.

Derrière lui, sa femme reparut vite, se pencha et souffla :

— Excusez-le, messieurs, nous avons une fille qui s’appelle Marguerite et qui nous a quittés ; ça l’a beaucoup affecté.

Elle se sauva. Le placeur revint, non avec un mouchoir, mais avec une serviette tachée de café, de vin ; il guigna le placard, à l’endroit de la clé.

— Messieurs, je vous offrirais bien quelque liqueur, mais ma femme est sortie et justement on a fini le reste à déjeuner.

Il frappa sur la table pour appeler.

— Oui, elle est sortie ; ou du moins, elle fait semblant de ne pas entendre, ce qui est exactement la même chose.

Ferdinand et Jeannin, assis comme des gens en visite, le chapeau tenu d’une main sur les genoux, gesticulaient de l’autre main, en se défendant de rien vouloir accepter.

Le placeur s’envoya un violent sourire, dans la glace, releva ses cheveux d’un côté, toussa :

— Un fait-divers ? Mais certainement… Vous n’avez pas de filles, messieurs ?… Je suis très aise d’avoir affaire à des journalistes, car nous nous retrouverons ; je vais de nouveau me consacrer au théâtre, puisqu’on me persécute… Nous disions donc : Où est la Marguerite ? Oh ! gai son chevalier…

Il se tenait mal, les mains à plat sur les cuisses. Les deux visiteurs lui en imposaient beaucoup ; mais, d’autre part, il désirait vivement s’attirer leur curiosité ; une antipathie très nette pointait aussi dans son regard.

— C’était une petite bonne, dans les dix-huit ans, très fraîche, mais pas très forte.

S’adossant à la cheminée, il parut faire une citation d’un ancien rôle :

— Pas de poitrine ; qu’est-ce que ça fait, du moment qu’on a un cœur ? Elle était sans place et habitait provisoirement en garni, au sixième, sous le toit…

Il déclama :

— … où les fumées qui montent lentement au loin sont comme des arbres qu’on verrait pousser. Marguerite s’éveilla au petit jour ; elle se leva ; rien de changé dans la chambre : sa malle près de la fenêtre et ses excellents certificats sur la cheminée. Et la voilà partie à la recherche d’une place.

Le narrateur surveillait l’effet de sa tirade. Jeannin et Ferdinand, par un léger hochement de tête, montraient qu’ils étaient prodigieusement intéressés. Mais Jeannin ayant cillé vers le mur tout nu de la salle à manger, le placeur jeta un coup d’œil dans la même direction, fronça les sourcils, et dit brusquement :

— Là, où le papier est moins abîmé, il y avait un buffet.

Puis il continua :

— Alors, dans la rue, la Marguerite ne passa pas inaperçue : des messieurs, des gouapeurs, des argousins, la frôlaient, chacun selon ses projets. Elle s’étonnait avec une indulgence intérieure : « Vous ne savez donc pas que tout me protège ? la loi, la famille, la société, jusqu’au Ciel même, dit-on, et au bureau de placement ! »

Le narrateur, ironique, prit le temps de faire jouer dans la glace son nez long et droit.

— « Vous ne savez donc pas ? Je suis une servante, une travailleuse utile et puis, je suis la Jeune Fille ; demain, je serai la Femme, je serai la Mère. » Elle alla d’un quartier à l’autre, selon l’usage : de Passy à Vincennes, refusée ici comme trop sémillante, là comme trop indolente. Alors, fatiguée, c’était avec des larmes qu’elle évitait les insolents : « Vous ne savez donc pas ? Je suis votre petite sœur ! »

Le narrateur tortilla son cou, pour le sortir le plus possible du col de chemise.

— « Messieurs les proclamateurs de la fraternité universelle, voyez, j’ai à peine de corps, mais je fournis ma part tout de même, douze à quinze heures courbée sur l’ouvrage, et, soit dit sans vous offenser, mes frères, c’est dur. »

Le visage de Ferdinand ayant tiqué, le narrateur parodia ce signe en une grimace moqueuse.

— La Marguerite rentra bredouille ; une camarade l’appela sur le carré : « Prenez garde aux trois garçons de café du cinquième, ils veulent vous « avoir ». Et dame ! dans ces sales hôtels, on a beau crier… ces mauvais gars disent qu’il ne faut pas faire sa Sophie ; si vous ne voulez pas choisir un cavalier, on vous prend de force. Ils sont trois, méfiez-vous, ça ne les gêne pas de fracturer une porte. » La Marguerite réfléchit ; plusieurs locataires, en effet, sont des grossiers qui l’interpellent dans l’escalier, qui ont déjà osé la saisir par le bras… Elle sort de nouveau avec un paquet de vêtements et revient avec un paquet d’autre chose… Ça ne rate pas ; le soir, les trois gaillards montent à la chambre et enfoncent la porte. Mais aussitôt, ils poussent des exclamations furibondes : ils sont volés ; la Marguerite est là, étendue, toute blanche, morte dans son lit. Les hommes s’avancent, ils relèvent le drap et malgré les mains de la morte croisées en prière, ils vont se venger par quelque plaisanterie, quand brusquement, leur geste s’arrête : près du lit est une table…

Le narrateur parut éprouver une joie immense ; il exhiba deux rangées complètes de dents jaunes et longues, impressionnantes ; ses yeux rapetissés, malveillants, allaient d’un auditeur à l’autre :

— Eh ! oui, leur geste reste en chemin ; les hommes ne sont pas complètement mauvais ; il y a toujours chez eux une fibre à toucher ; les uns croient en Dieu, les uns ont lu des morales, les autres aiment leur mère ; tous sont susceptibles de scrupule… Près du lit est une table… Il faut savoir les prendre ; une image, un rien calme leur méchanceté… « C’est tout de même une bonne fille, elle a pensé à nous : laissons-la, disent les hommes. » Sur la table, il y a trois petites tasses de poupée et une fiole d’eau-de-vie…

Le narrateur se pencha et attendit, avec le glouglou d’un rire, plus ignoble d’être dosé, assourdi. Comme les visiteurs gardaient l’attitude de spectateurs charmés, déférents, il reprit sur un ton provocant :

— Qu’est-ce qu’ils ont fait ? Je peux bien vous le dire, j’étais un des trois garçons de café.

Il esquissa le geste gracieux de l’équilibriste qui a terminé un tour :

— Et j’ai fourré dans ma poche une lettre sans adresse où était racontée la cantate aux passants… C’est bien simple : ils ont bu, ces hommes, et comme, avant de quitter la chambre, ils avaient remis le drap sur les petites mains jointes, ils sont descendus bravement en faisant résonner leurs talons.

Le placeur se tut, arrogant. Il fut sur le point de se contempler dans la glace, mais il y renonça ; le cou raide, il se mit à coups de doigt brusques, à suivre le contour d’un losange sur la toile cirée de la table.

— Très intéressant… remercia Jeannin.

— Certainement, je tirerai parti… dit Ferdinand.

Soudain, le placeur prit le visage peureux d’un enfant que l’on va laisser seul :

— Vous partez ?

Il se leva effaré, suppliant :

— Écoutez, réflexion faite, elle ne s’appelait pas Marguerite. Rendez-moi le service de l’appeler autrement… Je crois que son nom était Jeanne… Marguerite c’est une autre…

Un tremblement misérable agitait sa main, qu’il tendit de loin, aux visiteurs, sur le palier.


Ferdinand ne cédait jamais bien longtemps à Jeannin.

Il ne se fourvoya pas jusqu’à négliger l’œuvre sous le prétexte de se documenter, ou de s’assurer un éditeur par des relations influentes. Pourtant, de ce que les fondations de son roman étaient posées, il sentit nécessaire de fréquenter régulièrement le cénacle Vaclin, où il était peu connu jusqu’alors. Cela devint un devoir, une superstition ; il aurait cru se faire tort en manquant une réunion.

Léonard Vaclin, poète chevelu, ressemblant au portrait vulgarisé d’Alphonse Daudet, recevait la « jeune littérature », le jeudi soir, à partir de neuf heures. Quelques habitués se donnaient le genre d’arriver passé minuit ; ils étaient censés « sortir du journal »… Madame Vaclin, Arlésienne sculpturale, coiffée en muse, versait du thé jusque vers une heure du matin, puis disparaissait.

La salle de réunion, figurant l’intérieur d’une librairie, était vaste à contenir trente personnes et « faisait parfois le maximum ». On y fumait vigoureusement, et l’on discutait par groupes, assis et debout.

Un soir, Ferdinand trouva là Jeannin, Chaupillard, un ex-collègue au nom insaisissable qui avait quitté le chemin de fer pour les postes, et le beau Ribérol, critique d’art. Ce dernier recherchait assidument Ferdinand, depuis quelque temps, à cause de madame Griffon et de madame de Mireille, rencontrées chez le peintre Morlane, et dont il désirait déterminer les points d’accès.

Chaupillard était furieux, d’un degré en plus, contre la bêtise humaine, depuis le dîner littéraire des Griffon : la réalisation du fameux roman devenait moins problématique. En outre, les mines cachottières des enfants Prestal dénonçaient des projets inconnus qui le contrariaient, par intuition.

Aussi, avant l’arrivée de Ferdinand, avait-il démoli, au hasard de l’inspiration :

— Vous savez, avait-il dit à Jeannin et à Ribérol, c’est mauvais le sujet choisi par Prestal, mauvais à ne pas continuer ; s’il espère, avec ça, trouver grâce devant un public de canailles et d’idiots qui ne tient compte de rien !…

— Mais, pourtant, je croyais qu’il observait la réalité…

— Justement ! Il a dégoté une façon de se tromper originale, et d’autant plus désastreuse. Figurez-vous que, pour faire du naturalisme, il copie une personne vivante ; seulement, cette mâtine, quand il la regarde, joue la comédie ! de sorte que le personnage du roman est bien plus faux que si Prestal le demandait simplement à son imagination.

L’instinct suggérait à Chaupillard le dénigrement heureux.

— Tiens, c’est curieux ! firent Jeannin et Ribérol.

Au moment où entra Ferdinand, la conversation changée occupait tout le monde. On débinait une annonce parue le matin dans un grand journal : « Jeune fille, dans sa famille, désirerait engager correspondance littéraire et philosophique avec écrivain d’avant-garde. »

— Qui va répondre — poste restante — anonymat gardé de part et d’autre ?

Personne ne marchait. « On la connaissait depuis longtemps cette fâcheuse plaisanterie. La jeune fille de quarante-cinq ans ! La jeune dinde qui demande des conseils pour se marier. Celle qui vous sort son indéfectible admiration pour les plus insupportables pompiers de lettres ! Celle surtout qui poursuit le seul but de vous émerveiller, de vous épater, sous le fallacieux prétexte de consulter votre génie. »

Bientôt le lien général se rompit, et le bavardage se reforma par petits tas :

— Tout à l’heure, nous parlions de votre roman, dit Chaupillard. Mon cher Prestal, vous voyez mal votre fameuse Catherine ; ce que vous prenez pour de l’héroïsme maternel, c’est tout bêtement de l’hystérie. Réfléchissez : elle a vingt ans, elle est femme excellemment, les preuves existent… Or, il semble bien que, depuis sa mésaventure, elle est chaste ? Très joli, ça, mais, comptez les mois, ça ne peut pas durer… Elle brame après son enfant, pour échapper à un autre tourment que nous situons sans difficulté ; et, un de ces jours, vous serez tout étonné de ne plus reconnaître le précieux modèle sur lequel vous avez le tort de fonder toute une œuvre…

Ferdinand se mit à rire ; il reconnaissait bien là son Chaupillard. Cependant, — pris au dépourvu et très sensible à toute espèce de critique, en raison même de son fanatisme artistique, — il défendit mal Catherine.

Alors, Jeannin, Ribérol et le collègue au nom insaisissable, auteur dramatique, crurent bon d’appuyer Chaupillard. Ils comprenaient, d’après son discours, que Ferdinand avait rêvé malencontreusement d’édifier un roman avec cette Catherine pour modèle « à consulter tous les jours », et qu’il s’était engagé dans une mauvaise affaire littéraire compliquée d’une charge embarrassante ; les gens comme Catherine étant disposés à se cramponner à vous indéfiniment, sous prétexte qu’ils ont bien voulu se placer devant votre objectif.

— Il faut vous tirer de là, disait Jeannin sérieusement.

— Je vous donnerai un sujet de roman bien meilleur, promettait Ribérol.

— Le plus urgent, c’est de colloquer votre Catherine en d’autres mains protectrices, affirmait l’auteur dramatique, car vous ne savez pas où vous allez.

On ne laissait plus Ferdinand s’expliquer.

— J’ai une idée, énonça Ribérol. Écrivez donc à la jeune fille en mal de controverse littéraire ; elle est certainement imbue de féminisme, d’humanitarisme, prête à quelque grande croisade… En quelques lettres, vous lui camperez votre Catherine sur les bras, puis vous ferez le mort pour l’une et l’autre.

Jeannin lança un geste oratoire. La maîtresse de la maison arrivait derrière sa chaise, un plateau à la main ; elle s’arrêta, de connivence avec les auditeurs.

— Sans compter, mon ami, proclama-t-il, que vous pouvez tomber sur une rareté. Il y a quelques années, j’ai rencontré, comme cela, par la poste, une jeune fille de mentalité vierge, étroitement fermée au monde des idées. Elle a résisté, puis j’ai régné. Au bout d’un certain temps de rapports épistolaires, une conception « à nous » de l’univers, lui est venue… Et j’ai eu l’exacte conscience de l’avoir engrossée moralement !

La maîtresse de maison, très belle, tenait son thé fumant près de Jeannin et souriait, énigmatique.

Les quatre auditeurs assis luisaient de l’œil.

Jeannin, animé d’une malice faunesque, insista :

— Il y a eu innocence perdue par mon intervention masculine, et j’ai laissé un moule par où les idées de quiconque ont dû passer ensuite ! Le mari a pu s’inscrire ultérieurement, ce n’est pas lui qui a mis les premières idées mâles dans cette intelligence ; une possession féconde et persistante l’avait précédé, lui !

Jeannin perçut un petit bruit de porcelaine, se tourna et bâilla devant madame Vaclin. Chacun éclata de rire.

— Spécialisez-vous dans ce genre de prouesse, conseilla la dame, très déesse, cela ne vous mènera pas à la paralysie générale. Et… tout de même, prenez-vous ?

Jeannin reçut gauchement la tasse et la minuscule serviette à thé. Des plaisanteries fusèrent.

— « Tout de même », est raide !

On oublia Catherine, à la grande satisfaction de Ferdinand.

Mais il ne fut pas quitte à si bon compte. Chaupillard prétendit le reconduire, — tout le boulevard Saint-Germain, de Cluny à la Concorde, — malgré ses protestations :

— Enfin, vous êtes indiscret : savez-vous si je voulais rentrer directement ?

Chaupillard, en pareil cas, recevait « à la blague » les plus catégoriques rebuffades et ne lâchait pas.

— Je tiens à examiner encore votre projet de roman, qu’il vaudrait mieux abandonner.

— Non ! vous perdez votre temps.

— Alors, je vous rendrai service d’une autre façon : vous êtes insuffisamment renseigné sur la nommée Catherine ; je me charge d’une enquête…

Pour le coup, Ferdinand fut effrayé et irrité à l’extrême. Chaupillard avait la manie des enquêtes inopportunes ; les procédés de complication administrative le tentaient constamment quoiqu’il exerçât la profession libérale d’écrivain entretenu par ses parents. (Des commerçants en grains, — ceux-ci — dont il vitupérait à l’occasion et la personne et le métier.)

Chaupillard était capable de sacrifices considérables, du moment qu’il s’agissait d’empêcher un ami d’affronter le jugement de la foule stupide. L’auteur dramatique au nom insaisissable devait, à ses démarches obstinées, d’avoir quitté le Chemin de fer où il trouvait le loisir de combiner des pièces, pour l’Administration des Postes un peu mieux payante, mais si exigeante qu’il ne pouvait plus songer au théâtre.

Ferdinand s’arrêta brusquement devant le Ministère de la guerre :

— Quant à ça, je vous défends bien de vous immiscer dans la vie de Catherine, cria-t-il avec un mouvement de côté, comme pour héler le factionnaire.

— Écoutez donc, il faut l’envoyer à l’étranger, elle amassera de l’argent.

— Vous êtes fou. Je vous dis qu’elle ne me gêne aucunement ; bien au contraire nous exigeons, ma femme et moi, d’assumer certaines responsabilités.

— Le mieux, ce serait de marier cette malheureuse hystérique, si vous lui portez tant d’intérêt. Mais, attention ! voilà un personnage qui manque à votre roman, mon petit… le premier séducteur de Catherine !

Le long du boulevard désert, Ferdinand marchait vite et lançait des exclamations : « Zut ! tâchez de nous ficher la paix ! » Mais il quitta Chaupillard, sans avoir obtenu son désistement.


Il ne dit rien à Marthe ni à Griffon, selon un formel parti pris de ne pas admettre les préoccupations anti-littéraires.

Mais, à cause de son tempérament scrupuleux, il fournit un travail moins sûr ; les dires de Chaupillard contenaient peut-être une parcelle de vérité ; la personnalité apparente de Catherine pouvait être dédoublée, ou transitoire ?

Et surtout, il eut beau vouloir « penser à autre chose », une inquiétude lancinante lui resta : il avait trop parlé de Catherine. Chaupillard allait inévitablement ourdir quelque malheur.

Une première réussite paya les efforts de Chaupillard ; Ferdinand, soustrait à l’accaparement heureux de l’œuvre, baissa momentanément de cœur et d’esprit, comme un homme dont on a gâté l’idéal, et il se trouva moins résistant aux pièges de la vie.

Un après-midi, au bureau, il écrivit en secret à « la jeune fille dans sa famille », non pour la chance de l’intéresser à Catherine, mais par une impulsion malsaine, indéterminée, avec la conscience qu’il ferait mieux de s’abstenir.

Et il analysait ses récents écarts de volonté. Il se rappelait certaines boutades prophétiques de Jeannin :

— Très dangereuse la crise « des premiers chapitres faits » ; beaucoup d’aspirants cèdent à une sorte d’ivresse, perdent la tête, se trompent de but…

Ou encore :

— La première ébauche d’un roman, c’est comme un enfant vers les sept ans : ça vous tourmente, c’est délicat et, parfois, ça ne grandit pas.

Cet animal de Jeannin s’y connaissait fichtrement ! On passe par une sacrée effervescence, on voit l’œuvre finie par avance, on la possède… puis, c’est la fatigue triste, l’incertitude ; il semble que la puissance créatrice toute usée ne reviendra plus.

VII

Ferdinand renfonçait ses ennuis, de peur de les agrandir et de les implanter par le moindre commentaire. Quand Marthe et les enfants regardaient un peu attentivement son front « chargé », il leur disait des bêtises, comme pour leur donner le change et les empêcher d’interroger.

Il ne voulait pas non plus qu’aucune contrariété diminuât sa quantité de travail : bon gré mal gré, la production suivait son cours.

Plusieurs fragments furent lus aux Griffon, pas mauvais, mais laissant cette impression que l’œuvre tâtonnait.

La charmante Adèle restait ébaubie de constater que l’on pouvait composer tant de phrases « pas pareilles ». D’autant plus que toute page écrite lui représentait du définitif, elle ne trouvait rien à critiquer malgré un désir évident.

Une fois, à table, elle questionna Ferdinand d’un accent craintif, désappointé :

— Puisque vous discutez si bien sur les « machines d’art » avec mon mari, vous êtes sûr de faire un chef-d’œuvre ?

Ferdinand s’exclama :

— Justement non ! C’est ça l’épatant ; dans la littérature, c’est exactement comme dans la vie : on sait en quoi consiste le bien, on connaît son propre intérêt, on critique autrui admirablement, et l’on ne peut pas s’empêcher de mal faire !

Il attrapa Griffon par la manche :

— Enfin, mon vieux, je t’ai répété, pas dix fois, mais cent fois : « Dans un roman, les dissertations des personnages me paraissent rasantes et surtout hors du genre ? » Eh bien, vois le mien, de roman ! Mes gens prêchent à tout bout de page, impossible de les contenir, ces bougres-là !

— Cela vient peut-être de ce que tu as une femme trop bavarde, proposa Marthe d’un ton amusé, car elle ne croyait pas aux défauts de l’œuvre.

Madame Griffon eut un bon rire ouvert ; cette impossibilité de « faire bien » la soulageait :

— Vrai ? C’est une faute que les personnages développent des professions de foi ?

— Parbleu ! Généralement il n’y faut voir qu’une malice pour caser « des réflexions d’auteur »… Ah ! voilà quelque chose d’horripilant : un monsieur qui se colle devant vous à chaque instant !… Laissez donc « la part au lecteur », bon sang de chien !

— Oui, approuva Griffon, celui qui ne pérore pas et surtout qui se dispense d’apprécier son propre récit est le romancier idéal.

— Tenez ! décida Ferdinand, il y a un de mes types, Giblotin, vous savez ? Je vous jure que si je le repige à résoudre la question des bureaux de placement, je le flanque à la porte de mon roman !


Malgré sa volonté que l’histoire de Catherine fût une inoculation de contentement, madame Griffon s’inquiétait à un point de vue personnel de la visée de l’œuvre.

Griffon, de son côté, poursuivi par cet épouvantail : l’égoïsme de classe, attribuait au roman égalitaire de Ferdinand la valeur d’un guide précieux.

Chez lui, tout à coup, il posait son journal et allait à la cuisine :

— Eh bien, Maria, quelles nouvelles ? Votre père est-il guéri ?

Il réfléchissait :

— Nombre d’excellentes gens consomment leur bonne sans jamais s’aviser de dire : « Vous avez peut-être besoin d’une permission qui n’est pas expressément dans le contrat de louage ? » On a la bonne comme on a le gaz, sans y mettre de sentiment, c’est le « service » monté sur deux pattes et circulant…

Autre effet du roman. Madame Griffon, persuadée d’être une novatrice inspirée, avait converti madame de Mireille. Une période vint où ces dames rivalisèrent de sollicitude, l’une à l’égard de sa Maria, l’autre à l’égard de sa femme de chambre.

— Ma chère, je la purge toutes les semaines.

— J’ai autorisé mon dentiste à faire à « la mienne » les mêmes pansements qu’à moi.

— J’envoie Maria voir toutes les pièces nouvelles aux Bouffes-du-Nord, je tiens à ce qu’elle soit au courant du théâtre.

Ce fut madame de Mireille qui l’emporta :

— Je trouvais Rose languissante, pâlotte. Je lui ai fichu une bonne claque : « Vous nous embêtez, comment s’appelle-t-il votre amoureux ? — Jérôme. — Il est soldat, n’est-ce pas ? — Oui, madame. — Eh bien, il a tort. Voilà de l’argent, allez faire un tour de valse au Moulin de la Galette. » Nous avons pleuré ensemble ; je lui ai dit : « Je ne sais pas ce qui me retient d’aller avec vous. » Eh bien, elle est revenue fraîche et guillerette. Par exemple, elle sentait un peu la pipe, vous savez ? la pipe de peintre. Alors je lui ai signifié : pas de bêtises…

Et madame de Mireille continua son compte rendu, le nez fourré dans la nuque de son amie. Elle termina, la mine grave, la main en l’air :

— Toutefois, j’ai été stricte : « Vous allez écrire une belle lettre à Jérôme et dire que vous ne l’oubliez pas. »


A la vérité, madame Griffon, de tout temps, avait emprunté à ses lectures des attitudes et des résolutions. Le copiage était aussi inconscient que flagrant ; elle accompagnait ses gestes de citations textuelles.

Son mari s’abstenait de formuler aucune remarque, car, chose la plus inattendue, elle était encline, sans exception, à imiter les personnages vertueux et paradants. Malheureusement ces dispositions duraient peu. Et, plus malheureusement encore, elle lisait trop d’ouvrages où nul personnage ne s’embarrassait de morale, à moins que les héros ne montrassent des vertus de mélodrame, d’une application difficile en chambre ; elle en était réduite souvent à rêver de sauver des noyés, ou d’arracher un innocent à l’échafaud. C’était l’acte même raconté qui la tentait, sans transposition.

L’ouvrage de Ferdinand n’avait donc pas un mérite unique, mais le fait de connaître l’auteur et la réalité de sa documentation renforçait étrangement l’hypnotisme habituel.

Une sorte de hantise générale s’étendit. Griffon et sa femme disaient couramment à propos de leurs querelles intimes :

— Le roman tourne mal chez nous.


Chez les Prestal, la dette du roman devenait impérieuse et harcelante, selon les prédictions de Chaupillard.

Marthe se plaignait en riant :

— Je ne peux pas bouger comme je veux, partout je me cogne les coudes au roman.

Ferdinand, soucieux, changeait de caractère ; il reconnaissait que sa qualification se décidait ; à trente-trois ans, dans la maturité proche « il serait ou il ne serait pas », selon qu’il réaliserait ou non sa tâche. Et, d’autre part, la manie romancière était innée chez lui : le but donné à ses études avait été l’administration, et dans sa jeunesse, personne de la famille ni des relations ne touchait aux arts. Aussi, quelle perspective, en cas d’échec ! la vie déséquilibrée d’un malheureux incurable !

Enfin, la préoccupation s’aggravait de ce que les Prestal considéraient Catherine comme intéressée hautement à la réussite du roman ; si l’entreprise n’aboutissait pas, on faillirait à un grave engagement, Catherine et son enfant perdraient énormément.

A l’énoncé du mot « roman » Albert et Georges souriaient à une vision de « Catherine régnante », mais ensuite ils regardaient avec réserve les papiers sur la table de leur père ; ils sentaient obscurément que toutes les forces convergeaient là, qu’une sentence émouvante était attendue.


Fréquemment, au milieu de la journée, Chaupillard venait à l’administration du chemin de fer, rendre visite à Ferdinand et à Griffon ; avec un formidable toupet, il abordait leurs collègues comme s’il eût appartenu lui-même à la Compagnie. Il allait jusqu’à serrer la main au chef ! Celui-ci avait le respect des gens bien habillés et même des écrivains, à condition qu’ils ne fussent pas employés.

Ferdinand se plaignait d’être traité à tue-tête de « cher confrère », par Chaupillard, dans une intention nuisible. Et, de fait, on augmenta inopinément son service de bureau qui n’était pas très chargé. Encore un obstacle élevé contre le roman.

Mais Ferdinand était un mauvais combattant qui ruminait son dépit, au lieu de foncer sur l’ennemi et de s’en débarrasser.

Impossible de rompre. Chaupillard, comme Jeannin, tenait à lui par des fibres inarrachables ; ils étaient de la même race d’intellectuels spécialisés ; et, quand Chaupillard voulait, on vivait à ses côtés en pleine satisfaction égoïste. Que de bons souvenirs ! Des après-midi de bureau devenus des après-midi littéraires, grâce à ses histoires de « copie » fabriquée, portée aux diverses rédactions connues.

Certes, Griffon était un ami incomparablement meilleur, mais il n’avait pas cet attrait irrésistible de la « manie commune ».

Un jour, vers trois heures, Ferdinand fut chargé d’une démarche au Ministère des travaux publics. Quelle joie ! d’abord, de sortir, puis d’emmener Chaupillard qui était là justement !

A la fin de septembre, le temps radieux, un peu acide et excitant, faisait penser à une maîtresse rieuse, très jeune et maigrichonne.

Ce fut une de ces promenades de gens de lettres où l’on ne se cache pas de récolter des images et des notes à même la rue.

— Regardez donc cette maison qui prend du ventre en vieillissant, disait Ferdinand, au coin du faubourg Saint-Honoré ; et, là-bas, le ciel arrêté à contempler les Tuileries.

Chaupillard signalait un arbre du quai :

— J’aime ces branches aux quatre vents. C’est rare à Paris, un arbre non estropié.

Ils cherchaient à être impressionnés par la file des réverbères, par la monstruosité des automobiles et des tramways. Il n’était pas jusqu’aux tas de sable où ils ne prissent une pincée d’observation.

Ils se rappelaient réciproquement les auteurs connus « qui avaient rendu épatamment les aspects de rues ».

— Dame ! sans ça, l’œuvre manquerait d’atmosphère.

Avec leur pardessus clair, de demi-saison, et leur mine affûtée d’hommes jeunes en balade, ils attiraient la sollicitude de certaines passantes disponibles.

Ils se mirent à faire la psychologie des femmes de leur connaissance : exercice utile aux écrivains pour l’accentuation du caractère de leurs personnages.

— A la longue, la petite Griffon divorcera-t-elle ? demanda Ferdinand. Comment diable vous a-t-elle consulté et pourquoi l’avez-vous dissuadée ?

— Je lui ai conseillé de ne pas divorcer avant d’avoir un second mari en perspective.

— Je ne vous croyais pas si moral ! Non ? blague à part ?

— La petite Griffon n’est pas faite pour le rôle de femme divorcée ; elle tomberait dans la galanterie. Elle m’a consulté, au hasard d’une rencontre, devant l’exposition d’ameublement du Bon Marché… ça m’a rendu moral, en effet.

Ferdinand « gobait » Chaupillard ; c’était un type amusant. De quelle façon s’intéressait-il à la petite Griffon ?

— Un secret ! dit Ferdinand, pour s’avantager à son tour : j’ai écrit, — poste restante, — à la jeune fille du journal. Vous vous rappelez ?


Le lendemain, Chaupillard redevint haïssable : il discuta de nouveau l’aventure de Catherine Bise, il s’attacha à cette intolérable invention de rechercher son premier séducteur.

Alors, pendant quelque temps, Ferdinand n’eut plus la pensée libre ; il entrevoyait un quidam surgissant pour interdire par voie de justice la publication du roman ; ou bien, assis à sa table de travail, il sentait derrière lui un personnage laissé à tort en dehors du roman et qui réclamait. A la lecture des journaux, chaque drame causé par « un ancien amant » le faisait trembler pour Catherine.

Chaupillard osa se présenter à elle.

— Pourquoi cette colère ? dit-il à Ferdinand. Vous approuvez bien Griffon de surveiller la nourrice, de lui porter du savon et du chocolat. Moi, il me plaît d’envisager les choses autrement. Et vous êtes délicieux de mettre Catherine dans un livre : ce n’est pas ça qui donnera un père à son enfant.

Griffon était tenu dans l’ignorance de ces manigances et de ces tiraillements ; des considérations secrètes diamétralement opposées aboutissaient à cette sorte d’entente entre Chaupillard et Ferdinand.

Auprès de Griffon, Ferdinand se bornait à mésestimer sa production littéraire « complètement ratée », à l’entendre.

Griffon haussait les épaules :

— Quels types impondérés ces artistes ! pas de milieu : les uns annoncent carrément et toujours qu’ils tiennent un chef-d’œuvre ; les autres prétendent toujours ne rien faire de propre. Tu ressembles au paysan, amasseur d’écus, appliqué à pleurer misère…

— Je t’assure que je ne suis pas content du tout de mon roman, disait Ferdinand.

Il contractait cette névrose des écrivains de prendre ombrage des moindres vétilles ; il souffrait non seulement de Chaupillard, mais de sa femme, de ses enfants, de son emploi.

Dans le couloir du bureau, il se laissait tomber sur le coffre à bois, avec une mine de victime ; il exagérait même ses dépressions, censément par intérêt pour « ce pauvre Griffon », si annihilé par Adèle.

— Je suis bien embêté à la maison, pas moyen de travailler sérieusement ; ma femme a des obstinations incompréhensibles…

Ce refrain n’obtenait aucun succès. La plus sincère amitié florissait entre Griffon et Marthe : c’était à qui ferait le plus de louanges de l’absent. Il fallait entendre Marthe :

— Écoute, Ferdinand, je ne me lasse pas d’admirer Griffon. As-tu remarqué combien, malgré ses ennuis, il sait être gai par pure obligeance ? Jeudi, où tu es rentré tard à cause de Jeannin, je n’avais pas le temps de m’occuper de lui, je l’ai laissé avec les enfants. Ils ont voulu faire le théâtre (il a bien réussi de leur acheter la Comédie enfantine !), Albert a joué Pierrot, Georges, le commissaire ; Griffon s’est fait un châle avec le vieux tapis de table et il a joué la mère Michel. C’était à se tortiller de rire et je sais qu’il était chagriné ce jour-là… Et quand on lui raconte une infortune : comme on le voit s’imprégner ! Tu te rappelles son regret : « L’argent est une force militante à conserver ; ce ne serait pas remédier au mal que de se dépouiller pour secourir une ou deux personnes ». Mais quand il est seul intéressé, il ne recule devant aucun « acte de réparation sociale », témoin son mariage… Pour Catherine, j’ai l’impression qu’il tenterait l’impossible. A propos d’elle, tu vas dire que je suis bête, mais je te certifie qu’il a une façon troublante de me regarder, comme s’il trouvait que je ne lui en dis pas assez, comme s’il attendait que j’exige quelque chose de lui.


Sur le coffre, Griffon interrompait immédiatement la jérémiade de Ferdinand.

— Bien sûr ! des vertus manquent à ta femme ; elle ne sait pas empêcher que ses services ne tiennent de la place dans la maison. Pauvre garçon ! elle te dérange, elle fait du bruit, elle respire !… C’est peut-être, vois-tu, que le dévouement comporte des limites ! Tous les jours, des hommes découvrent douloureusement cette vérité : à la mort de leur mère, de leur femme…

Et Griffon, narquois, passait son bras sous celui de Ferdinand et se penchait, comme on cajole un enfant pour lui faire avaler une médecine ; sa voix était des plus conciliatrices :

— Tu es employé, il faut bien que tu en tires quelque apanage, mon bon vieux. Ta logique est chère aux gens en place, au point que l’on peut l’appeler « la logique fonctionnaire » : puisque je suis exempté de charges d’un côté, je dois l’être de tous les côtés. (Puisque ma femme est si dévouée, pourquoi une restriction ?) Vois les collègues des divers ministères, avec quelle conviction de justice, réclamer un tarif réduit pour voyager, des bourses d’études pour leurs enfants, etc. D’ailleurs les besogneux évincés propagent eux-mêmes cette conception du juste : « Ce monsieur occupe une position grassement rétribuée dans l’administration, c’est bien le moins que son parent soit admis dans tel établissement public, de préférence à tout indigent véritable ».

Puis, Griffon tapotait gentiment le gilet de Ferdinand pour faire descendre la potion :

— Ah ! mais mon vieux, il ne faut pas te figurer que tu es extraordinaire, tu es au contraire dans la délicieuse moyenne. Et la psychologie des sexes suffirait à expliquer ton état de conscience : si la femme est aimante, l’homme la veut esclave, complètement.

Alors Ferdinand riait et finissait par avouer :

— Évidemment, j’ai de la chance sous certains rapports.

Et, tout à coup, il allait d’une extrémité à l’autre ; oubliant le contraste cruel pour « ce pauvre Griffon », il cédait au besoin si humain de publier ses avantages :

— Marthe, on n’a pas idée de ça : épouse, mère, ménagère, employée, elle vous fourre si bien tous ces rôles sous le même tablier qu’on n’y voit que du bleu ! Mais le plus épatant : c’est une vraie collaboratrice.

Alors il développait, il développait :

— Nous avons parmi nos connaissances deux femmes d’artiste typiques ; l’une harcèle son mari : « Produis donc ! c’est pas moi qui t’empêche d’avoir du génie ! » L’autre bougonne sans arrêter : « Tu n’arrives à rien ! tu ferais bien mieux de frotter les meubles ». Eh bien ! Marthe déclare la première pire que la seconde. Quand elle m’a raconté le cas de Catherine Bise, c’est peut-être la seule fois qu’elle ait dit carrément : « Tu pourrais utiliser mon récit ». Autrement, on jurerait qu’elle ignore mon métier enregistreur. Mais l’état de mariage a déterminé une telle affinité communicative de nos deux systèmes nerveux que, par le bavardage neutre, anodin, Marthe me transmet ses plus secrètes vibrations… Enfin, après la journée si diverse, couchée, elle relit mon manuscrit. Qu’est-ce que tu veux ? Je dors ; elle ne peut plus ni parler ni s’agiter…

Les yeux de Ferdinand papillotaient de béatitude. Et puis, Griffon était un intime à qui l’on pouvait tout dire. Ferdinand le prenait à l’épaule, il approchait son visage, il baissait la voix :

— Et aussi… personne ne peut savoir la sublimité d’amour qu’il faut à la femme d’un artiste pour modérer ses propres baisers…

Leurs yeux d’hommes se mêlaient ; la douloureuse et douce et terrible faiblesse des mâles descendait à leurs joues, à leur bouche, à leur menton. Ils restaient alors sans parler, jambes pendantes, sur le coffre, à regarder dans le vide. Les collègues qui passaient, affairés, des dossiers à la main, trouvaient qu’ils avaient l’air de deux petits garçons en pénitence.

Le lendemain, Ferdinand recommençait à se plaindre.

VIII

Ferdinand ne s’égara pas loin avec la jeune épistolière de la poste restante.

D’ailleurs, comme l’avaient prévu les habitués du cénacle Vaclin, l’exemplaire était archi-connu : la demoiselle candide qui se croit la plus avancée de son siècle parce qu’elle s’est aperçue que ses parents et quelques autres vieilles gens restaient trop en dehors de la société vivante et parce qu’elle secoue un peu les lisières familiales, au grand scandale de quelques dames sourdes et pieuses.

— J’ai envie de ne pas suivre, se dit Ferdinand. Ah ! tant pis, j’ai commencé, allons-y des questions obligatoires : « Vous lisez ? Quelles sont vos lectures ? »

Mais il ne voulut pas donner une minute de son temps sérieux à cette bêtise. Il écrivait au bureau, avec rudesse, pour en finir le plus vite possible :

« Erreur, mademoiselle ! le seul fait de lire des romans n’est pas révolutionnaire. Ceux de votre grand homme prêchent, en somme, que chacun doit demeurer à sa place : les humbles à leur humilité, les puissants à leur puissance, attendu que toutes les conditions procurent le bonheur. Eh bien, mademoiselle, ce beau traditionnalisme constitue le plus retardataire des non-sens : par suite d’une anarchie économique irrémédiable, aucune condition n’est stable aujourd’hui ; le manœuvre n’est pas sûr que son métier subsistera demain ; la bourgeoisie n’est pas une classe fixe comme le fut la noblesse. »

Selon son tempérament d’écrivain soucieux de ne rien laisser perdre et de ne pas dépenser inutilement, il se bornait à servir des propos échangés avec Griffon et avec Jeannin.

« Une preuve que votre romancier n’est pas si génial, c’est qu’il n’emballe que les gens d’un certain parti. Eh bien, je vais vous étonner : la vraie personnalité artistique produit l’émotion impersonnelle, de caractère universel. L’œuvre doit émouvoir malgré l’auteur. Que mon pire ennemi fasse un roman d’émotion vraie, je pleurerai, si je puis me contenir c’est que l’œuvre est simplement de talent, de personnalité fabriquée. »

La jeune épistolière n’était pas une sotte ; dès la deuxième lettre, elle s’avisa de ne plus procéder que par questions : « Alors, monsieur ?… »

Et Ferdinand, serré de près, embarrassé, se la représentait : une tête jolie et intelligente, avec un air faussement ingénu. Il la voyait suçant le bout de son porte-plume, les yeux enfantins volontairement, la bouche narquoise.

« Alors, monsieur, on aurait tort de critiquer à la fois l’œuvre et l’homme ? »

Parbleu, elle se moquait de lui. Il s’agaçait :

« Je n’ai jamais dit ça, mademoiselle ; le véritable artiste possède à la fois du talent et du génie ; le talent est une qualité acquise… »

Parfois, il hésitait à continuer une lettre interrompue par un projet administratif : « Je dis peut-être des bêtises… Et, tant mieux ! je ne voudrais pas gaspiller des idées indiscutables… Allons-y, à la diable. »

« Il est baroque de parler de la décadence du roman, de prophétiser le renouvellement du genre. De même que la lumière diurne a été, est et sera toujours due à la même source naturelle, de même, les romans passés, présents, futurs sont et seront durablement beaux par une seule et même vertu naturelle. La mode en littérature est une illusion ; il y a du durable et du pas durable. »

Ferdinand avait beau faire, sa conscience n’approuvait pas cette secrète aventure épistolaire ; il devenait de plus en plus brusque avec la petite bavarde qui le dérangeait.

« Eh ! non, mademoiselle, pour faire du roman avancé, comme vous dites si remarquablement, il n’est pas indispensable d’aller chez Alcan acheter la dernière parue des thèses sociologiques. A raconter la réalité sans parti-pris, il arrive aux grands artistes d’aboutir à une sorte d’héroïsme, qui dépasse les plus belles cités futures… »

« Que le tonnerre anéantisse Jeannin ! pensait Ferdinand ; je ne sais pas si je provoquerai une grossesse morale, mais je n’éprouve aucunement la satisfaction d’un premier occupant. »

Un matin, il constata que la demoiselle candide se permettait de hanter son esprit, à la maison, à l’heure du roman ! La correspondance prit fin le jour même :

« Mademoiselle de Firman, je vous renvoie vos lettres, j’oublie votre nom et je ne donne pas le mien. N’essayez pas d’acquérir des idées avancées. A quoi bon ? Hier, dans le journal, un professeur de révolution attaquait la police avec virulence, non pas tant pour avoir arrêté injustement une honnête femme, mais, — comble de l’abomination ! — pour l’avoir exposée à la promiscuité des voleuses et des prostituées. Voici l’adresse d’un ouvroir où se rencontrent de ces créatures si odieuses au farouche écrivain. On y accepte le concours de dames patronnesses. Allez là, mademoiselle, avec un cœur humain, simplement, et ce sera vous la vraie révolutionnaire. »


Ferdinand regrettait de ne pouvoir balayer avec le même sans-gêne toutes les personnes obstruant sa route.

Par exemple, il ne se passait guère de semaine sans qu’on eût la visite fâcheuse de Chaupillard, rue Saussure.

Albert et Georges rapportaient à la croissance du roman leurs propres espérances confondues avec la « surprise pour Catherine » ; sans l’autorisation d’aucune promesse, ils pensaient : « On s’amusera mieux, on sortira quand papa aura fini… nous aurons une montre, une bicyclette… » Aussi, avertis par l’instinct, ils regardaient Chaupillard avec crainte et avec ennui, puis se retiraient dans leur chambre en faisant la moue.

Marthe et Ferdinand ajoutaient pareillement au bonheur de Catherine, par voie de conséquence, une foule de beaux projets personnels à réaliser « quand le roman serait fait » ; et l’apparition de Chaupillard leur produisait l’effet d’un mauvais présage.

Mais le monde littéraire en général bénéficiait de l’attachement de Marthe pour son mari, et elle excusait elle-même la longanimité de Ferdinand : Chaupillard faisait partie d’un groupe, avec Griffon, Jeannin, Ribérol, etc., comment exclure l’un et retenir les autres ?

Chaupillard n’attaquait plus directement le travail de Ferdinand ; il déblatérait tout autour, il décourageait par mesure générale.

— Vous voyez, le livre de Jeannin se vend mal, personne n’en parle ; le mien a subi la même conspiration. Les imbéciles seront toujours les plus forts ; le mieux est de se croiser les bras devant leur grouillement.

Mais la pire contrariété venait de ce qu’il persistait à s’occuper de Catherine.

Avant la rupture avec la jeune épistolière, un soir, vers neuf heures, Chaupillard était monté pour la malice de déranger un peu Ferdinand qui tenait à travailler après dîner.

— J’aime à m’asseoir dans le fauteuil du maître, dit-il avec sa gaieté suspecte. Eh bien, mon cher, je l’ai vue de nouveau votre fameuse Catherine…

La porte du salon ouverte, Marthe, dans la salle à manger, partageait en deux un bouquet ; elle arriva précipitamment, une branche à la main, vers son mari :

— Comment ! Ferdinand, tu ne m’avais pas dit…

Puis elle se tourna vers Chaupillard, et donna libre cours à une magnifique colère de femme sincère, atteinte dans ses affections :

— Alors, monsieur Chaupillard, vous ne cherchez donc qu’à nuire ? Vous vouliez empêcher mon mari d’écrire son roman et, maintenant, vous vous attaquez à cette pauvre fille !

Elle agitait sa fleur, ayant l’air de la montrer, puis de la refuser.

Ferdinand, quoique animé contre Chaupillard, avait essayé d’intervenir :

— Ne te fâche pas, je vais t’expliquer…

Il s’était levé vivement, ému de sentir que Marthe irait trop loin ; mais il ne put l’arrêter :

— Parce que le public n’a témoigné que de l’indifférence à votre chétif talent, vous êtes aigri, jaloux…

Chaupillard, cloué sur son siège, exhalait et rentrait alternativement un sourire grimaçant, mais surtout il regardait avec stupéfaction. La plus extraordinaire révélation le frappait, à le rendre stupide. Jusqu’alors, il n’avait pas considéré Marthe « en son sexe » : peuh ! une ménagère si effacée, si terne. Et non seulement il découvrait que Marthe était une femme énergique, mais voilà que, sous certains rapports, c’était comme s’il n’avait pas encore vu de vraie femme !

Avec la volubilité d’une personne qui s’est maîtrisée trop longtemps, Marthe continuait :

— De quoi vous mêlez-vous ? Nous ne permettrons pas que vous alliez démoraliser cette malheureuse Catherine ; sans doute vous lui conseillez d’abandonner son enfant, c’est dans vos théories ?

Elle se croisait les bras, dévisageait en plein Chaupillard, cherchait à droite, à gauche, avec menace.

En un instant, Chaupillard connut pour la première fois « l’élan féminin ». Il vit aux yeux de Marthe cette fulgurance qu’il croyait être une invention des feuilletonnistes, et l’impression devait lui rester, ineffaçable ; une lueur participant du soleil, de l’or, mais différente : la flamme unique de la passion. Et vraiment, cette femme, c’était son sang qui criait :

— Catherine et son enfant sont à nous, monsieur !

Alors il n’entendit pas le sens réel des mots, ou plutôt les mots ne produisirent pas l’effet qu’ils comportaient logiquement : sous leur cinglement, s’éveilla le fin fond de sa sensualité.

Il pâlissait, rougissait, tortillant le bout de sa moustache et il ne répondait pas, lui, l’intraitable Chaupillard, qui faisait taire tout le monde, et que ses amis n’osaient pas convaincre de médiocrité, quoiqu’ils fussent excédés de ses éternelles diatribes.

On aurait dit qu’il tenait à entendre toutes ses vérités :

— Parce que vous n’êtes pas capable de fournir une œuvre généreuse, faut-il dénigrer systématiquement ?

Et c’était que Marthe, dans son indignation, projetait son corps, sa bouche, sa poitrine, se portait d’une hanche sur l’autre, et alors les mots ne comptaient pas : Quoi ! une femme pouvait être si passionnée ! Il lui voyait des seins dressés, une fureur de chair, l’inexprimable ; et elle était jeune, à l’époque de sa perfection, et quelle intelligence audacieuse ! Alors, en un mot, cet égoïste — insensible au point de n’avoir que des désirs d’animalité — devenait avide de goûter à une palpitation pensante.

Ferdinand soulevait des gestes désolés. Marthe à bout de malédiction, lui lança :

— Et toi, tu ne dis rien ?

Elle se laissa tomber sur une chaise, les deux mains plantées aux genoux, penchée, attendant, provoquant son mari à exécuter aussi le mauvais ami.

— Je dis… je dis… balbutia Ferdinand, de tempérament moins simple et moins agissant.

Mais Chaupillard, contre toute attente, se mit à répondre, la voix assez calme, presque sur un ton d’excuse, l’attitude presque déférente, comme s’il n’avait enregistré que des paroles ordinaires :

— Vraiment, écoutez, je ne sais pas… il y a malentendu…

Il expliqua posément que, grâce à des accointances administratives, il avait pu donner à Catherine des permis de voyage à quart de place, pour aller chez la nourrice ; quoiqu’il ne s’agît que d’une vingtaine de kilomètres, l’économie serait importante à la longue.

— Voilà ! voilà ! déplora Ferdinand.

Marthe, d’abord méfiante, rougit à l’extrême, se leva, s’excusa franchement : elle avait cru Catherine menacée, elle avait dit tout ce qui lui passait par la tête sans animosité grave.

Elle eut une chute de colère qui acheva de troubler Chaupillard. Il admira « l’après-passion » d’une telle femme. Doué pour un moment d’une perception sentimentale aiguë, il évoqua un autre genre désirable de sincérité féminine, il perçut que le fond de la nature de Marthe était la bonté, et qu’il restait de l’affectuosité dans son irritation même.

Chaupillard assura qu’il comprenait très bien l’exaltation de Marthe, il plaisanta Ferdinand qui paraissait le plus ennuyé de l’algarade.


Il continua ses visites. Marthe, maintenant, n’était-elle pas un peu gênée vis-à-vis de lui, « comme de s’être trop livrée ? » Il éprouvait un plaisir presque malsain à imposer sa présence, ses discours non agréables.

Marthe ne le tentait pas, à proprement parler, c’était ce genre de femme-là qui le tentait.

Il eut honte de ses laconiques et commerciales rencontres. Il souhaita un complément d’intelligence et de sentiment. Des idées de mariage le taquinèrent.

Et le résultat fut que, par dignité, il dépensa des dix francs, dans telles circonstances qui, précédemment, ne lui coûtaient guère que le prix d’un fiacre.

A ce taux-là, il recouvrait la certitude de son importance, et il se présentait rue Saussure, dominateur et tranchant, comme si aucune explication pénible n’avait eu lieu.

Pendant plusieurs jours, une question l’obséda : où donc avait-il vu une personne ressemblant à Marthe, une personne apparemment susceptible d’exaltation totale comme elle ?

Puis il trouva, ricana, réfléchit, haussa les épaules : la ressemblance appartenait à Catherine ! son visage portait, tout prêt, ce même jaillissement grandiose.


La dernière lettre de la jeune épistolière, Ferdinand la retira, à la sortie du bureau, en compagnie de Griffon. C’était l’heure du courrier, ils attendirent, à l’écart, que les guichets fussent moins assiégés.

— Puisque je viens de te révéler ma secrète correspondance, dit Ferdinand, je peux bien compléter la confession : figure-toi que Catherine est menacée de la sollicitude de Chaupillard…

Au premier mot, Griffon s’emballa presque autant que Marthe :

— Tu connaissais bien le personnage ! Pourquoi le tenter ? Tu as commis une mauvaise action…

— Eh ! je n’ai pas pensé si loin, j’ai raconté le sujet de mon roman, s’excusa Ferdinand.

— Ton inconséquence me révolte ! foudroya Griffon, malgré vos cachotteries, à toi et à ta femme, je sais bien qu’une part est réservée à Catherine dans vos projets : vous aurez le roman, il faudra qu’elle ait sa joie aussi… Eh bien, d’un côté, tu veux la combler de générosité, d’un autre côté, tu l’exposes aux pires dangers.

La dérision fut entière : Ferdinand, qui ne s’était pas brouillé avec Chaupillard, se fâcha pendant un moment avec Griffon. Ils s’attrapaient face à face : Griffon plus grand assénait son indignation en baissant la tête, Ferdinand lançait sa réplique en hauteur. On pouvait les prendre pour deux de ces associés louches qui opèrent par la poste et se querellent au moment du partage.

— Parbleu ! dégageait Griffon avec véhémence, j’en conviens : c’est une excellente besogne préparatoire que de raconter son sujet ; tu ne négliges aucun moyen. Mais il y a tout de même des limites à la manie artistique.

Un monsieur correct, de profession indéfinissable, qui feignait d’étudier l’imprimé d’un télégramme, s’approcha de façon à saisir la conversation.

— Voilà que tu t’en mêles, toi aussi ! ripostait Ferdinand outré. Dire que l’ensemble des gens et des choses est hostile à mon travail ! toi-même, tu ne peux pas faire exception !

Ce fut une vraie dispute.

A la longue, Ferdinand brusqua la conclusion :

— Enfin, dis donc, qu’est-ce qui te mord après tout ? Laisse Catherine, ne t’en occupe plus ; c’est nous, ma femme et moi qui l’avons inventée…

Griffon, qui avait attaqué jusqu’alors, faiblit instantanément, il bredouilla, se radoucit au point d’étonner son adversaire :

— Ah ! moi… voyons… je m’occupe du petit Émile… j’ai des motifs…

Au lieu de répondre qu’il acceptait la réconciliation, Ferdinand, calmé aussi, bougea, se tourna vers les guichets. Griffon continua ; ils firent quelques pas.

— Oui, j’ai eu tort de m’emporter… Mais ce petit Émile, une si affreuse destinée flotte sur son visage !… Alors ça ne vous quitte plus ; on se promet, coûte que coûte, de protéger un tel déshérité…

Il se tut subitement. Une vieille femme illettrée envoyait un mandat à l’adresse d’une prison.

Au nom qu’elle prononça, un postier vint regarder derrière l’employé du guichet, un autre s’approcha, puis un autre.

Inconsciente de cette curiosité, la vieille se tenait d’une raideur pétrifiée, fixant le guichet avec des yeux qui semblaient avoir pleuré jusqu’au sang. Sa bouche édentée cherchait à comprendre une question.

— C’est pour les fleurs, dit-elle.

Le guichetier avança le buste et cria :

— Je vous demande si c’est vingt sous avec les frais, ou sans les frais ?

La vieille tendit sa pièce :

— Je n’ai pas plus.

Griffon serra les mains de Ferdinand pour que le raccommodement fût définitif, et que l’on continuât ensemble à aimer les malheureux.

Ferdinand répondit, saisi d’une prophétique admiration :

— Oh ! d’un seul coup, tu as pris toute la douleur de cette femme avec ton visage, et tu as conçu une solution de bonté… Tu es un bien plus grand romancier que moi.

IX

Ce dimanche d’octobre, Ferdinand se promettait d’écrire longuement. Il fallut que cette disposition féconde coïncidât avec une résolution de branle-bas général chez sa femme.

Quand la tâche était d’arrêter une spéculation isolée, déjà façonnée, l’activité environnante ne le contrariait presque pas. Mais ce matin-là, il sentait un bouillonnement nombreux et chaotique ; il devait se concentrer : forcer les idées à sortir en ordre, les délimiter et les estimer à mesure. Les antennes de ses nerfs s’appliqueraient à saisir l’émotion vivifiante, et par conséquent le moindre signe, la moindre manifestation étrangère blesserait leur frémissement.

Levé tôt, — six heures sonnaient, — Ferdinand alla vite à sa table. Les phrases s’alignaient si docilement, d’habitude, dans le silence de la maison endormie ! On eût dit que le penchement du Balzac et du Tolstoï rendait propice l’atmosphère du salon.

Tout de suite, il fronça les sourcils ; sa table était « encombrée » : une brosse, un catalogue de magasin, un atlas des enfants. (Il suffisait d’un seul papier fourvoyé pour encombrer sa table, longue d’un mètre quatre-vingts.) Il lui sembla que le fait d’enlever ces objets tuait une éclosion juste prête. Il s’assit, déboucha son encre, se frotta les tempes, supputa malgré lui ce contretemps, au lieu de rassembler strictement sa pensée littéraire. Enfin il se mit à relire les dernières pages écrites, moyen mécanique d’électriser l’esprit. Mais, sacrebleu ! il n’aurait pas dû avoir besoin de ça !

Les phrases de la veille étaient chargées de vibrations, il retrouvait le prolongement de la poussée créatrice, le raccord était fait… Et patatras ! il entendit sa femme qui se levait, à six heures et quart, un dimanche où elle aurait pu rester couchée une partie de la matinée ! un dimanche ! alors qu’en semaine elle ne se levait qu’à six heures et demie !

Seconde fugue de la pensée partie en constatations sur ce désastre : ne pouvoir jamais posséder la tranquillité totale.

Marthe ouvrit la fenêtre de la chambre à coucher, laissa la porte béante sur le salon, dans le dos de son mari, alla dans la cuisine. Ferdinand bondit pour fermer cette porte, gêné, non pas tant par la fraîcheur du matin, que par l’indiscrétion de l’extérieur.

Retour de Marthe dans la chambre, même négligence, nouveau dérangement de son mari.

« Bon ! le lait sur le feu se sauve, dans la cuisine. Au diable la porte ! »

Marthe vaguait silencieusement dans l’appartement, avec « la raison » de laisser son mari écrire un long moment. Mais, d’autre part, soumise à sa tendance ménagère, elle était agacée aussi pour son compte : c’était la date de nettoyer le salon à fond, elle s’était levée de bonne heure pour cela, il fallait… (D’autant mieux qu’une femme de journée venait pour l’autre gros ouvrage.) Elle attendait que son mari quittât la table de lui-même, elle ne voulait rien dire et admettait qu’il terminât un paragraphe en train, par exemple.

Cependant, au bout d’une heure, une impatience s’exprimait dans son activité : dix fois, elle vint chercher et rapporter des objets à fourbir, soit derrière Ferdinand, soit à droite et à gauche, sur le piano, sur la cheminée, avec des pas mous, perceptibles, excessivement rapides et un grand éventement de jupons, avec une respiration affairée, bruyante.

A mesure, elle se disait :

« Combien de temps va-t-il me tenir en suspens ? Il sait bien qu’il faut que je fasse le salon. »

Ferdinand n’aurait peut-être pas été trop empêché d’écrire, si sa pensée avait été assez fortement lancée, mais, dans son état de nervosité balbutiante, il se crispait, il sentait la crispation de sa femme, et « ça lui coupait tout aboutissement ». Il en entendait plus que le va-et-vient de Marthe n’en disait réellement. Il s’exagérait les pas appuyés, parleurs, agiles, qui enfonçaient avec insistance leur signification : « Voyons, va-t’en donc de là ! »

Il analysait son propre malaise :

— Cet intolérable halètement du travail manuel autour de vous qui semblez rêver, cela crie clairement : « Je fais quelque chose, moi, je produis, je me dépense utilement ! » Ah ! ce souffle courageux, cet éventement de jupons pratique ! Et se tenir là immobile devant du papier ! En effet, je suis un incapable dont la déraison coûte cher à la communauté.

Il souffrait de ne pas prendre sa part de la fatigue, il percevait le reproche au centuple, et il avait honte de sa dérisoire prétention artistique. Mais quelle rancune dans cette humiliation cruelle !

Et quand même, — pour comble de misère, — il s’obstinait, il ne voulait pas lâcher la place sans résultat : coûte que coûte, quelques notations seraient tracées, à la suite. Alors, le supplice de l’insaisissable ! le tortillement malade des nerfs : la pensée éparpillée refusant de s’appliquer à un point précis. Et il remâchait le mécontentement amer :

— Elle sait bien que, le dimanche, je voudrais profiter de la matinée, et qu’il m’est impossible de travailler ailleurs qu’à ma place accoutumée.

L’heure passait, Marthe continuait à s’affairer, à laisser des courants d’air et à récriminer intérieurement : « Il est absurde : une interruption n’est pas une perte irréparable ».

Enfin, elle descendit faire des commissions.

Soulagement ! Vite, une douzaine de lignes et on se contentera de cette transaction.

Oui, mais l’horloge sonne, c’est le moment où la boulangère apporte le pain. A l’idée qu’il devra se déranger pour recevoir et payer, Ferdinand ne peut se mettre en train ; tant qu’il n’est pas débarrassé de cette espèce de devoir, malgré lui, il écoute, il se prépare.

— Maintenant, « j’en ficherai un coup » tout de même, quand le diable y serait !

Bon ! Les enfants qui pourraient aussi rester au lit le dimanche se lèvent, crient, rient, se disputent. Parbleu ! c’est la faute de leur mère ; si elle-même s’était tenue tranquille…

Marthe rapporta des chrysanthèmes. Elle les disposa en deux vases de chaque côté de l’encrier ; elle avait beau être fâchée contre l’Art, certains rites s’imposaient à ses mains pieuses.

— Le chocolat est prêt depuis longtemps, Ferdinand.

— Je mangerai plus tard.

On entendit Albert gémir et frapper du pied.

— Qu’est-ce qu’il y a ? interrogea Marthe.

— Je ne sais pas faire mon exercice de grammaire.

— Demande à ton père.

Elle ajouta mentalement : « Ça le décidera peut-être à quitter le salon ».

— Papa ! Viens voir mon exercice.

— Non, apporte ton cahier.

Alors Marthe, à bout de patience :

— Enfin, dis-moi quand je pourrai commencer ? La femme de ménage est dans la cuisine ; je perds tout mon temps.

Ferdinand répondit :

— Ne peux-tu pas, un dimanche, te dispenser de bouleverser ton sacré salon ?

Il ajouta aigrement, sur un ton excédé contrastant avec le sens affectueux des paroles :

— Tu m’aimes bien, tu n’es pas égoïste, tous tes actes visent à me rendre plus heureux ; eh bien, puisque je préfère moins de remue-ménage, ne prétends pas me soigner de force !

Le coude sur la table, il se tournait hargneusement vers sa femme ; celle-ci se balançait les bras croisés. La conviction opposée de deux personnes parties d’un point de vue différent se heurtait sans recul.

Il empêcha la réplique.

— Non ! Examine le fond des actes : la cause et l’objet… Je te répète : c’est pour moi, pour que je sois dans un cadre plus avantageux, que tu veux mettre la maison sens dessous… Eh bien, je te remercie… laisse-moi juge de la quantité d’époussetage qui m’agrée.

Marthe, non moins excédée, protesta :

— Voyons, Ferdinand, c’est insensé ce que tu dis là ! S’il venait une visite : on peut tracer des raies sur le marbre, sur le piano, sur la table.

— Ah ! voilà encore : l’astiquage à outrance est une concession à la bêtise des gens. Quel désastre si quelqu’un allait remarquer de la poussière ici ! Cet illogisme me renverse : car, enfin, si tu me préfères aux voisins, aux connaissances, tiens compte de mon désir, plutôt que de leur critique possible. Tu sacrifierais ta vie pour moi et tu m’exaspéreras plutôt que de consentir à une malfaçon du ménage !

— Je te dis que la poussière détériore les choses et nuit à l’hygiène.

Ferdinand haussa les épaules et resta un instant à se dépiter silencieusement, prenant le Dickens à témoin : « C’est terrible cette femme qui ne veut pas admettre que la poussière précisément, c’est de la poussière ; ça peut attendre, tandis que l’éclosion intellectuelle ne se retarde pas à volonté. »

Une pudeur invincible et aussi l’amour-propre et l’incertitude l’empêchaient de défendre carrément, à haute voix, son travail littéraire. Et pourtant, dans un pareil moment où sa femme obéissait toute au sens économique, il aurait fallu quelque affirmation de ce genre : « Ce que j’écris a une valeur, me déranger constitue une perte. » Mais non ; Ferdinand reculait devant cette prévision mortelle qu’on pouvait lui rire au nez, en demandant combien sa plume avait déjà rapporté. Et l’incompréhension mutuelle subsistait : sa femme parlait « vie matérielle », lui sous-entendait « art ».

Marthe se détourna et, sans quitter le salon, gourmanda Georges et Albert, en révolution dans leur chambre :

— Continuez à vous battre ! J’arrive vous aider ! Est-il permis d’avoir des enfants pareils !

A cause de son état d’agacement, sa voix atteignait un diapason exagéré. Alors, Ferdinand saisit l’occasion injustement :

— Voilà ! tu te donnes un mal de chien après ton appartement et tu me contraries, pour établir aux yeux des étrangers que nous sommes d’un rang supérieur, car, au fond, c’est ça ! Et, d’autre part, tu vocifères à effrayer les locataires du haut en bas ! tes chamaillages avec tes enfants nous ravalent au niveau du dernier ménage de journaliers.

Les époux furent réellement fâchés, le front durci, la bouche crispée.

Ferdinand s’en alla rincer des bouteilles à la cave. Ils eurent une façon de souffrir irritée, avec cette pensée :

« Tant pis ! le roman ne se fera pas ! au diable la littérature ! »


A midi, le déjeuner se passa sans conversation directe. Visages calmes, exagérément naturels et bonasses, signifiant pour chacun : « Moi ? je n’ai aucun ressentiment ; je répondrai quand on me parlera. »

Comme par hasard, on trouva de continuelles observations à adresser aux enfants :

— Voyons, Albert, ne mets pas ta manche dans ton assiette.

— Georges, ta mère t’a déjà dit de ne pas balancer ta chaise.

— Oui, tu te rappelles cette belle culbute, l’autre jour, chez ta grand’mère.

Après le repas, les tasses et la cafetière étant encore sur la table, arriva Catherine Bise. Elle portait un chapeau canotier en feutre noir, des gants de coton, une pèlerine. Mince, les mains et les pieds très petits, elle ressemblait à une de ces pensionnaires d’orphelinat noble, dont les traits de race éveillent la sympathie à première vue.

Elle avait deux heures de permission seulement. Alors, dit-elle naïvement, ne pouvant aller voir son petit, elle venait faire visite, pour parler de lui.

— Vous prendrez un peu de café.

— Non, monsieur, merci.

Ferdinand versa quand même.

Les garçons regardaient Catherine d’un air amusé : « Hein ! quand leur père avait dit quelque chose, ça ne servait à rien de refuser. »

Cependant, eux, ils s’obstinèrent à ne pas filer dans leur chambre. Le cas était différent : l’ordre avait été donné mollement, et puis, eux, ils étaient comme un fragment de leur père : on ne s’obéit pas toujours à soi-même.

La conversation les intéressait extrêmement. Catherine recélait une quantité d’inconnu, quoique, pour eux, elle fût de la famille. Lors de sa première apparition, ils étaient seuls à la maison. Jamais on n’avait rien dit qui pût attirer leur attention, ils étaient censés ignorer l’existence de Catherine. Albert, ayant ouvert la porte, déclara, tranquillement : « Vous êtes Catherine Bise. Maman est descendue, elle va remonter. » Il s’approcha, se haussa, exigea l’embrassade habituelle avec les intimes. Georges en fit autant, le plus nécessairement du monde.

Autre chose encore leur plaisait énormément : leurs yeux bleus, leurs yeux sans vergogne faisaient céder drôlement les yeux timides de Catherine Bise ; cette retraite immédiate leur rappelait des révérences gracieuses qu’ils avaient vu faire quelquefois.

Et ils en avaient des motifs de la regarder hardiment ! tout le bonheur qui devait lui arriver et dont elle ne se doutait pas ! Ils se flanquaient des coups de coude, ils serraient le bec. Ils en frémissaient par évocation : le roman était bien long à terminer… ils auraient voulu que ce fût tout de suite…

Catherine ayant bu son café, on passa dans le salon. Le parti pris de la traiter avec les égards réservés à une personne du monde était dissimulé par cette simplicité qui semble exclure la possibilité d’un autre procédé.

A l’origine des relations, Catherine s’était défendue avec une espèce d’épouvante d’être reçue, dans les formes, au salon. Ensuite, elle n’avait plus rien dit ; mais, en franchissant le seuil, chaque fois, inévitablement, elle rougissait jusqu’à la racine des cheveux.

Il y avait deux fauteuils : un pour maman, du côté de la bibliothèque, un pour Catherine sous le Dickens. Cette exigence appartenait aux garçons : ils faisaient les honneurs, ils refusaient de laisser prendre une chaise. Eux aussi avaient leur parti pris.

Ferdinand s’assit, tourné vers les deux femmes, un coude sur son bureau. Marthe s’empressait au seul sujet de conversation cher à Catherine :

— Alors il va bien ? Cela fait quinze jours que vous ne l’avez vu.

Peu à peu, Ferdinand revira, jusqu’à être les deux coudes sur la table, le menton dans ses poings.

Les enfants se tenaient tranquilles, dans la plus confortable des positions : le derrière sur le tapis. Ils contemplaient inlassablement le visage de Catherine où passait toute une tragédie. Et puis la voix de Catherine variait jusqu’à être celle d’une croyante à l’église parlant toute seule à une image sainte : un interminable baiser emmenait sa bouche vers l’Inaccessible et, par un phénomène unique, ses yeux timides prenaient enfin la large fixité.

De temps en temps, Georges tendait les lèvres par imitation magnétique ; Albert les serrait tant qu’il pouvait.

— Je suis arrivée par le petit chemin à droite de l’avenue de la gare et qui monte un peu. J’avais des battements de cœur, que je soufflais, comme pour monter un sixième. La porte était ouverte chez la nourrice. J’entre ; il n’était pas là. Je ne suis pas sûre que j’aie dit bonjour. Je sais qu’ils ont ri et qu’ils m’ont dit : « Tenez donc ! il est là-bas avec les autres. » Ça fait comme une place en face chez eux ; après le pavé où passent les carrioles, il y a un coin de l’église, une propriété avec une grille et un espace de terre battue avec de vieux arbres. C’est retiré ; les gamins jouent là sans danger. Il y en avait bien une dizaine, tous en robes. Je traverse, je fouillais déjà dans mon sac de cuir que vous m’avez donné, pour sortir des bonbons. A cause que les gens avaient ri, j’étais comme hésitante sur mes jambes et je ne savais plus si j’étais heureuse. Et me v’là devant eux tous qui jouaient avec un rat qu’on avait tué ; ils le traînaient par une ficelle attachée à une patte, n’est-ce pas ?

Catherine fit une pause. Elle avalait des réminiscences pénibles avec son front, avec ses yeux. Elle présenta un sourire de créature qui va mourir :

— Comprenez-vous, madame ? ne pas être sûre du premier coup d’œil ! Oh ! ça n’a été qu’une seconde, même pas : il y avait deux mois que je ne l’avais vu, sa robe était changée, une à carreaux rouges et blancs, au lieu de la bleue qu’il avait avant… je l’ai reconnu, mais je ne sais pas si c’est seulement avec mon sang, ou aussi parce qu’il avait une mine moins gaie que les autres.

— Voyons, dit Marthe, pourquoi aurait-il été triste, puisqu’il s’amusait avec les autres ?

— Mon petit à moi n’a qu’un sourire sur la figure ; les autres, il me semble qu’ils ont leur sourire à eux et celui de leur mère. Et puis je le trouve pâlot, comme s’il lui manquait du soleil, de la chaleur ; sa figure est malingre, toute pointue.

Ici la voix baissa, effleurant des horreurs :

— J’ai peur qu’on ne l’aime pas. Et pourquoi, depuis ce jour-là, faut-il que je pense toujours à ce rat qu’ils traînaient par la patte !

Ferdinand appuyait les avant-bras sur sa table ; progressivement, le dos en boule, il s’était ramassé en un tas inerte, et voilà qu’une singulière toux spasmodique sortit de là-dessous et que le tas remua.

Catherine dirigea là son attention, et elle vit que M. Prestal portait un vieux veston bossué, pareil à quelque frusque de coltineur déjetée par l’écrasement des fardeaux.

Elle dit longuement sa peine de mère. Ce palpitant murmure sortit encore :

— J’ai peur qu’on ne l’aime pas !

Et elle vit, à un moment, que les épaules de M. Prestal couraient sous le veston comme fait un rat prisonnier dans un sac.

— On sonne ! crièrent les enfants.

D’un geste, Marthe les empêcha de bouger.

— Je vais voir, dit-elle, les sourcils froncés.

Elle ferma la porte du salon, au bout d’un instant, elle revint :

— C’était Chaupillard, je m’en doutais. Je lui ai dit que j’étais seule et que je ne pouvais pas le recevoir. C’est drôle, ça ne me coûte pas du tout de mentir à des gens comme lui… Décidément, il m’horripile de plus en plus, ce garçon-là ; j’ai été choquée de l’affectation respectueuse avec laquelle il s’est retiré.

Après une pause, Marthe ajouta :

— Surtout, Catherine, n’oubliez pas ce qu’on vous a dit : c’est un monsieur dont il faut se méfier, malgré ses protestations de dévouement.

— Oui, je trouve qu’il est poli… pas comme tout le monde, dit Catherine en rougissant.

Elle s’était levée pour s’en aller.

— Vous aimez mieux monsieur Griffon ? demanda Marthe, en dirigeant vers la fenêtre un regard qui prit Catherine, tout entière, au passage.

Catherine eut l’air de ne pas comprendre.

— Ce grand monsieur, brun, barbu, que vous avez vu ici ?

— Je ne sais pas.

— Comment ! vous ne savez pas si vous l’aimez mieux que Chaupillard ?

Catherine balança la tête comme une personne qui cherche à se sauver.

— Je n’ai pas osé le regarder.

Ferdinand, qui écoutait en annotateur bienveillant, s’exclama dans un rire zélé, rassurant :

— N’ayez pas peur de Griffon ! ah ! ah ! n’ayez pas peur…

Mais alors Marthe porta sur lui ces yeux profonds de femme qui semblent jauger de haut la candeur masculine, et son baiser d’adieu à Catherine fut très appuyé, à la façon d’une offre, d’une promesse.


Après le départ de Catherine, sans explication, la vie reprit chez les Prestal, arrangée au mieux, comme s’il n’y avait jamais eu désaccord. Selon l’heureux privilège de leur affection, aucun nuage ne subsista. On respirait même largement, on rattrapait un arriéré de souffle et de lumière : rien ne nuisait plus au roman.

— Hein ? dit Marthe, l’opinion de Griffon à propos de la ressemblance doit être prodigieusement juste !

— Quoi ? sa conversation de dimanche dernier en sortant du théâtre ? Je n’ai rien entendu, sa femme me priait de changer l’orientation de mon roman, par complaisance : « Je serais si gentil… qu’est-ce que ça me faisait ? »

C’était une claire et vivace journée d’octobre, Ferdinand ouvrit la fenêtre de la salle à manger et se planta dans le cadre ensoleillé, les mains derrière le dos. Marthe desservait la table, elle expliqua :

— D’après Griffon, il y a certainement cette fatalité atroce que le petit Émile ressemble à « l’homme à la trique ».

Vivement l’attention de Ferdinand se ramassa.

Albert et Georges, gesticulant vers la fenêtre d’où arrivaient les vociférations guerrières d’une bande de gamins, demandèrent piteusement « si on ne sortait pas aujourd’hui ». Insensés ! c’était bien le moment !

— Tout à l’heure ! Tout à l’heure !

Marthe continua, une tasse à la main :

— Sans doute, on voit à sa figure pointue, ténébreuse, que l’enfant est pétri de mauvais instincts. Et demain, d’un moment à l’autre, l’abhorration universelle aura lieu d’éclater. Alors, se dresse la pitié surhumaine. L’amour de Catherine, affolé par l’exécrable ressemblance même, est un surgissement de protection contre tous et voilà le plus grandiose : c’est aussi le pardon du monstre… Tu sais, je te dis cela comme je l’ai compris, d’après Griffon, je ne te garantis pas les paroles. Du reste, il était tout drôle ; je ne m’étonne pas que tu n’aies rien entendu, il étouffait sa voix, il vous regardait de côté, toi et Adèle, comme s’il avait dévoilé des secrets.

Ferdinand se rappela la récente discussion au bureau de poste et le trouble subit, imparfaitement justifié, de Griffon.

— Oui, dit-il, hochant la tête rêveusement, puisque Catherine aime sauvagement son enfant si taré, c’est qu’elle ne souhaite pas d’être vengée de l’homme à la trique.

Marthe repartit là-dessus :

— En cela, elle domine étrangement : misérable, elle sent que le châtiment d’un autre misérable n’est pas une solution. Les ordinaires malheureux ne pensent pas à se solidariser avec leurs pareils, coupables d’attentat contre les institutions dont ils souffrent eux-mêmes. Catherine, elle, aurait la fibre solidaire pour son assassin !… Justement, hier, j’ai lu ce fait-divers : un voleur dépenaillé tombe tout courant dans un chantier de terrassiers courbés à leur tâche de forçats, ils l’ont assommé à coups de manche de pelle…

Un silence. Marthe grattait de l’ongle une tache sur la nappe ; elle ajouta sur le ton méditatif des réflexions adressées à soi-même :

— Le sentiment de Catherine représente le plus haut pardon. C’est la seule réalité qui puisse dépasser le crime… la seule beauté qui puisse dire au crime : tu es absous, puisque je subsiste.

Sans autre conclusion, Marthe prit ses tasses et alla « faire sa vaisselle ».


Le lendemain lundi, dans la paix du matin, Ferdinand put travailler à souhait. Il s’avoua qu’en définitive le zéro de la veille était compensé par une surproduction : c’était bien la peine de tant se fâcher.

Vint l’heure de partir au bureau. D’ordinaire, au tintement de l’horloge, sa volonté laborieuse cessait net, comme si le courant était coupé. Ce jour-là, au lieu d’avoir fini, il se trouva en état de donner le meilleur.

Le temps se maintenait pur, gai, tout en jeunesse.

La marche dans la rue valut cet exercice ambulatoire dans la chambre, si utile aux gens qui composent. Ferdinand allait, par les boulevards extérieurs, le front haut, béant à cette région de lumière où plane la force de la terre.

Il avait oublié de nouer sa cravate ; les cochers à cent mètres se croyaient hélés par lui sur leur siège.

Il vivait cet instant où l’âme à la fois, rend ses plus fougueuses palpitations et absorbe jusque dans l’immense des parcelles brûlantes de la palpitation universelle.

Dans sa poitrine, l’enfant de Catherine Bise râlait une plainte suprême que la terre ne pouvait plus tolérer ; dans sa poitrine, se répercutaient les deux battements irrésistibles de la tendre chair naissante : l’effroi des mains étrangères, l’appel des chères mains absentes…

Telle était l’envolée droite de l’émotion que Ferdinand, dans l’ivresse qui oublie l’équilibre du corps, voyait flotter les passants le long du trottoir et croyait percevoir le fléchissement des chaussées, et le vacillement des cubes de pierre à six étages, sous le cahot des voitures.

Il allait dire le crime de façon à le rendre désormais impossible… « Quelqu’un vient et prononce : Il me faut une servante complète. Je paie, femme, pour que tu n’aimes plus ton enfant. Je loue la mécanique, — le cœur avec, — pour mon usage domestique ; je prends cette « force d’aimer » pour augmenter mes commodités, pour faciliter mes distractions… »

Ferdinand s’arrêta une fois sur un banc, proche la place Clichy, pour crayonner une note. Mais le mieux était de laisser sa sensibilité s’enrichir, grâce à la marche. La fixation écrite se ferait au bureau.

Le boulevard de Clichy, puis deux, trois rues encore furent de lointains horizons d’où les révélations d’humanité accouraient en son être, comme se précipitent les souffles d’ouragan. Un commerçant sur sa porte, et plus loin un maçon, regardèrent étonnés : ce passant geignait tout seul, et ses yeux sautaient aux murs des maisons et grimpaient au delà. Une vieille dame se colla brusquement contre une devanture, Ferdinand avait foncé sur elle, assénant sa pensée : « Ne cherchez plus l’enfant, la créature de toutes les protections, qui exige une atmosphère et un entourage tendrement préparés : il y a le déchet d’une vente, le rebut à jeter n’importe où… »

La façade ombreuse de l’immeuble administratif où il fallait entrer « éteignit » Ferdinand soudain ; il cligna, l’instant de rabattre sa flamme en dedans.

Il monta prestement, serra vite la main des collègues, s’installa devant son encrier. Vite, il allait noter l’irretrouvable : on n’est pas deux fois dans un état d’âme identique. Quelle chance d’être assis ! Et une coordination immédiate des idées : après le bouillonnement et l’engouffrement à plein cratère, sa pitié demandait à couler immensément comme une lave brûlante. Vite ! du papier, le cœur avait mis en phrases tout son émoi et n’avait plus qu’à les dicter.

— Excusez-moi, Dubois, j’ai une lettre pressée à écrire.

— Sans vous déranger, monsieur Prestal, prêtez-moi donc votre journal, demanda un collègue.

— Le journal, monsieur Pingouin ? ma foi, j’ai oublié de l’acheter.

— Non ! cherchez bien… tout s’oublie, excepté le journal…

— Je vous assure…

Les phrases palpitaient, il n’y avait qu’à se hâter. Déjà deux lignes… Le garçon de bureau, ancien militaire décoré, visage de pierre, montra sa livrée bleue sur le seuil du bureau, et lança d’un ton net de commandement :

— Monsieur Prestal, chez le chef.

Vite, boutonner la jaquette, changer de visage, appeler dans son esprit les affaires courantes, se transformer en employé sérieux ; le long du couloir précipiter sa pensée, en avant et en arrière, dans les choses de l’administration, et, comme quelqu’un qui sent ses intérêts, sa vie même en cause, concentrer ses facultés chicaneuses, n’avoir plus de sentiment pour rien au monde.

— Vous m’avez demandé, monsieur.

L’homme est supprimé ; il n’y a plus qu’un sous-ordre, prompt aux oscillations, cherchant à être le calque exact du chef : visage et intelligence.

— Monsieur Prestal, — dit le chef avec cette urbanité qui rend la toute-puissance plus accaparante, — je vous prie de me préparer immédiatement un rapport détaillé sur le régime comparatif des transports, afin d’exposer exactement la situation qui nous est créée par le nouveau règlement. Vous avez donc à vous pénétrer des textes et des pièces du dossier. Il importe de voir l’affaire d’ensemble d’un esprit lucide et méthodique ; et comme vous serez spécialement chargé d’en poursuivre la solution, je tiens à ce que vous possédiez à fond la matière… Asseyez-vous donc.

Vinrent les longues explications qui compliquent et vissent des obstructions dans la tête ; puis, les questions qui font le vide : Résumez-moi le précédent ? Où en est l’enquête annuelle ?

Il n’y avait pas à simuler l’attention, ni à ménager la dépense d’influx nerveux. Au bout d’une heure, ayant été successivement, et à maintes reprises, chargé, puis pompé, Ferdinand retourna dans son bureau.

Là, devant son papier et sa plume, il se trouva aussi étranger à toute conception sentimentale que l’aigle administratif le plus féroce. Le moindre essai de remémoration littéraire lui causait un intolérable malaise. Seul subsistait l’instinct de donner satisfaction au chef : le restant de la journée, par une nécessité brutale, l’intelligence abasourdie ne consentit à vivoter que dans les pièces du rapport à préparer.

Le soir, Ferdinand reprit sa route du matin, triste et courbaturé, mécontent de lui-même, comme un homme tiraillé qui ne fait pas ce qu’il doit, ni d’un côté ni de l’autre. Il sentit avec malaise le raccourcissement des jours, l’approche de l’hiver, les arbres du boulevard extérieur montraient déjà une désolante nudité.

Il réfléchissait dolemment :

— C’est qu’il y a des axiomes formidables sur l’obligation de remplir intégralement l’office dont on est chargé et de se cantonner dans une seule ambition. Que de vérités inexorables comme l’airain ! « Suis ta consigne. Sois l’homme de ta condition. » Et certes, combien l’on sent heureux l’individu adapté à son seul service ! comme il respire aisément, d’accord avec la conscience universelle, protégé par un immémorial formulaire ! Quelle sérénité d’âme, quelle force à toute heure, en tous lieux, chez le bon employé, par exemple ! Ne faire qu’une chose et aimer cette chose que l’on fait ! »

Tandis que Ferdinand, répréhensiblement livré à deux métiers incompatibles, courait grand risque d’être médiocre en tout. Et n’avoir même pas l’approbation de sa propre conscience ! Car enfin, le travail qu’il préférait ne rapportait rien, et l’on se doit à sa famille autant qu’à son administration.

Et Ferdinand savait bien que la morale serait vengée tôt ou tard : la morale du métier unique ! Déjà il connaissait le sens de ses notes signalétiques et leur sanction pécuniaire :

« Cet employé paraît constamment fatigué par une vie peu régulière, manque d’ordre et de mémoire ; ne prend pas suffisamment la peine d’étudier et de suivre les affaires. »

Et, par ailleurs, — dans le cas d’une réalisation inespérée, — il entendait d’avance la critique : « Écrivain inégal ; des « trous » donnent l’impression d’une œuvre mal éclose, bousculée. Çà et là, l’écrivain a été sur le point de monter très haut, ses ailes se sont cassées. »


Une période s’ouvrit où Ferdinand eut à fournir un travail considérable au bureau : le service exigeait, impossible de se dérober ; de plus, le chef talonnait sans répit ; vingt fois par jour, il appelait ou bien il venait ; le reste du temps, on l’entendait, on le sentait là, tout près.

L’administration saturait Ferdinand totalement. Il sortait bourrelé, incapable même de lire après dîner. Il ne pouvait pas empêcher « les affaires » de continuer toutes seules dans sa tête.

Le matin même, l’intelligence n’était pas nettoyée des préoccupations du bureau, et, à cause de cette notion que, tout à l’heure, il allait falloir « s’y remettre », Ferdinand ne pouvait diriger ses facultés nettes et fortes sur son entreprise littéraire. Alors la peine était indicible, de cet homme opiniâtre, chaque jour installé à sa table, devant son papier, aux mêmes heures, et devenu impuissant.

Pendant plusieurs mois, le roman recula plutôt qu’il n’avança : des pages mauvaises furent écrites qu’il fallut déchirer ensuite.

Dans la famille, rien n’était changé, censément, puisque Ferdinand n’avait pas l’habitude de parler de son œuvre. Et pourtant, quel enserrement oppressif !

L’appartement paraissait moins visité par la clarté du jour ; une pesanteur de l’air épandue sur le quartier raccourcissait les regards. On percevait plus que de coutume les bruits passagers de la rue Saussure, mais ils n’augmentaient pas la vie.

On aurait jugé les Prestal des gens sans activité cérébrale, voués à la plus morne routine. Les enfants mêmes souffraient de l’arrêt du roman, sans savoir. Ils s’ennuyaient à la maison, ils ne trouvaient plus à quoi jouer. Et l’allégresse phénoménale que l’on se promettait de partager avec Catherine, ils la sentaient s’éloigner, s’éloigner… la certitude manquait au front de leurs parents. Et la table et les portraits du salon ne répétaient plus rien… où espérer alors ?

Le soir, Ferdinand se forçait à dire des phrases indifférentes, et malheureusement, Marthe parlait moins, sans entrain, alors qu’une infusion de gros verbiage aurait peut-être ranimé l’œuvre.

Seulement, elle ne dérangeait pas son mari par les besognes domestiques. Grâce à une invention inexplicable, le ménage se faisait invisiblement. Quand le roman était en pleine vitalité, la vitalité de Marthe, forte aussi, pouvait le heurter ; mais maintenant !… Fait tragique : le dimanche, Marthe ne bouleversait plus l’appartement ! Elle entretenait plus que jamais, seulement, elle entretenait les petits coins ! Son zèle ménager, devenu étriqué, se cachait dans la cuisine, dans le cabinet noir, où elle recensait des vieilleries. Chaque lundi, le front pensif, elle s’en allait à l’ouvroir, portant un petit baluchon de nippes à donner. Ne faut-il pas des actes pieux pour changer les destins contraires ?

A l’ouvroir, alors, c’était autre chose : pas une déchue maintenant ne disparaissait sans avoir dit sa peine à Marthe. Il n’y a pas de rancune sociale qui tienne, entre déchues.

X

Le peintre Morlane, en lutte, lui aussi, avec la difficulté économique, habitait une singulière cage.

L’ancien Paris avait laissé, rue Girardon, une maison de deux étages ayant pour entrée une porte charretière, surmontée d’un panneau presque effacé : Vacherie de Montmartre. Au fond de la cour, était un grenier à fourrage vitré, face à la muraille nue : cet appentis de bois, coupé en deux par une cloison, constituait l’atelier et le domicile de Morlane.

Agé de trente-cinq ans, tête slave, blond filasse, nez large, grands yeux enfantins, Morlane occupait, en outre, été comme hiver, un costume de velours gris-de-fer, dans lequel, avec sa moustache haute, sa membrure forte et son aspect débonnaire, il faisait penser à un mousquetaire et à un charpentier.

C’était l’avant-veille du terme, un lundi, le marchand de tableaux devait venir avec de l’argent.

Morlane terminait une peinture de grande dimension : une femme nue, robuste, belle d’une beauté de peuple, enfourchant à cru un cheval roux. Tournée sur la droite, de façon à montrer sa poitrine et son visage, elle brandissait une lyre d’un geste triomphal, superbement sûr d’atteindre le ciel ; ses cheveux d’or crépelés volaient, se mêlaient sous le bras levé au fauve de l’aisselle ; la crinière du cheval roux enflammait sa cuisse. Ses yeux droits assaillant l’immensité, sa bouche prodigieusement déchaînée, lançaient un appel d’émulation aux libres fureurs de l’Art. Ses reins tant se cambraient et tant son ventre crépitait en avant, que le cheval cabré, les naseaux en éruption, bondissait comme sous une brûlure. Telle était la vibration du tableau que les seins aigus et blancs de la femme semblaient naître indéfiniment des battements de ses flancs qui montaient, floconnaient et créaient l’éblouissant éther lui-même.

Trois heures sonnèrent à un réveil accroché entre deux masques de plâtre.

— Repos ! cria Morlane.

Une camarade était là, qui posait toute nue, par gratuite complaisance. Elle respirait la famine et la dégénérescence : une poitrine étroite, à peine pochée, des bras en pattes d’araignée et ce désossement qui exhibe les clavicules, les palettes des omoplates, les crosses des hanches. Roussâtre, une chevelure indigente genre caniche, une figure trop chiffonnée, comme d’un enfant grimacier qui s’amuserait à rapetisser les yeux, à ratatiner les joues, elle paraissait étonnée et désarmée d’être, à vingt ans, si laide et si misérable.

Morlane alla chercher, derrière la cloison, du pain, du fromage, un couteau, et plaça le tout au milieu d’un banc de bois.

Ils s’assirent bout à bout et se mirent à manger, en lorgnant le tableau sur le chevalet. La clarté d’avril tombait toute pure, en masse ; aucun mouvement dans la cour où le mur tendait un silence gris.

La pose recommença.

A cheval sur une planche supportée par de hauts tabourets, la disgraciée serrait le bois avec ses genoux, éperonnait le vide, et, faute de lyre, brandissait une cuiller à pot en fer émaillé.

Morlane se recueillit un moment, la palette en main : un fluide travaillait dans l’air, dirigeait sur la femme peinte les atomes émanant de tous les objets présents, des esquisses, des plâtres suspendus, attentifs.

Soudain, Morlane se décida : les touches du pinceau coururent. Et voilà que la disgraciée, raidie vers le chevalet, sentit les coups d’yeux ivres prendre sa féminité et la faire passer, vaporeuse, dans l’œuvre.

Quand arriva le tortillement de la fatigue, Morlane devint fébrile comme si l’accentuation de la laideur rendait plus saisissable la magnificence dont il sublimisait son héroïne :

— Ne t’inquiète pas, souffla-t-il, ça fait un effet épatant, ton tremblement… ça détaille, ça fait chanter la lumière… là, là… je te pénètre…

On aurait dit que, de la cuiller à pot vacillante, coulaient des rides malades le long du corps et que le sein tiraillé dégorgeait sa vieillesse à grands plis. Aïe donc ! Morlane épandait les splendeurs.

— V’là que tu geins ? nom de Dieu, ça va faire aussi de la couleur !

Maintenant, la disgraciée sanglotait « de ne plus pouvoir » :

— Ce n’est pas de ma faute… je voudrais…

Ses membres s’arrachaient par secousses, de la pose, elle ne les replaçait plus à souhait.

Morlane râlait tout haut pour la retenir, possédé de cette illusion : c’était le premier consentement de l’amante, mais une trop longue passivité était demandée à sa chair anxieuse ; la crise de l’intolérable arrivait en saccades, et l’amant ne vaincrait pas, si seulement il différait encore un instant…

— Là… là… ah !… je…, exhalait Morlane pantelant.

Alors, écartelée sur sa planche, renversée en arrière, n’élevant plus sa cuiller qu’à hauteur de l’oreille, la main libre battant l’air, la pauvresse, au paroxysme de la fatigue nerveuse, donna dans un cri sa dernière seconde de pose : « Ah ! tiens… » Et, perdant l’équilibre, elle versa par terre.

Au moment même, la porte s’ouvrit. Morlane, brusquement retourné, perçut un éblouissement de soie, de carnation rose, d’albâtre, d’or et d’ébène : madame Griffon et madame de Mireille.

Une voix perçante et hardie :

— Bonjour, Morlane.

Puis une exclamation fusa, comme un rire éternué :

— Qué que c’est que ça ?

La disgraciée était tombée à quatre pattes, la figure à terre, si bien que la croupe plus haute se présentait en plein vers la porte.

Le premier mouvement de Morlane fut de se précipiter, de jeter un voile, mais tout de suite, la camarade volta, d’un saut de reins et elle apparut, sur son séant, n’ayant pas lâché sa cuiller à pot et la tenant comme une face-à-main. Morlane s’arrêta arborant aussi son pinceau à hauteur et pendant des secondes, ils bâillèrent l’un vers l’autre, identiquement effarés et grotesques.

Les visiteuses avaient compris qu’il s’agissait d’un « modèle » sans importance. Leur rire détourné fut vite changé en amabilité mondaine à l’adresse du peintre et, après la courte hésitation sur le seuil, elles s’avancèrent avec empressement vers le tableau :

— Oh ! que voilà une belle créature, complimenta madame Griffon.

— Ah ! la bonne heure ! salua madame de Mireille.

Ces dames avaient toute une façon appliquée de compter pour rien la pauvresse présente. Morlane hâtait sa disparition par des regards éloquents.

Tout d’abord, la disgraciée lâcha sa cuiller, et ses mains se portèrent puérilement à sa poitrine, soit par respect humain, pour épargner au monde une vue désagréable, soit à cause de ce coup mortel : le reniement immédiat et sans restriction de Morlane.

Et vite, dans une hâte délirante, les nippes en tas sur une chaise furent atteintes. Et c’étaient de ces oripeaux criards, d’une imitation grossière offensante, qui sentent la misère plus que des guenilles.

Morlane divaguait :

— Oui… je terminais… je donnais l’âme…

Madame Griffon hochait la tête, en manière d’attention laudative ; mais madame de Mireille, après avoir tourné le dos complètement, s’était mise à lorgner de côté les gestes si ridicules du rhabillage.

La disgraciée, à moitié vêtue, s’élança par la porte. Une exclamation hilare la rejoignit dans l’escalier :

— Eh bien, mon cher, vous avez du goût, les cochons n’ont pas tout !

Morlane, confus, se défendit humblement :

— Certes, une telle anatomie n’est pas d’un grand secours, cependant ça vaut mieux que rien : ça aide la mémoire, ça indique un peu le mouvement et la ligne de dessous.

— Oh ! protesta madame de Mireille, pour la ligne de dessous, vous seriez mieux servi d’avoir un squelette articulé, comme on en vend.

Madame Griffon, toute minaudière et ondulante, reprit la comédie de séduction accoutumée :

— Quant à la femme de votre tableau, nous sommes jalouses, en vérité.

— Allons donc ! Nous pourrions rivaliser, ma chère, déclara madame de Mireille, le front haut, les paupières abaissées, telle une déesse foudroyant les mortels de son impeccable nudité.

Morlane s’affairait devant le chevalet, papillonnait autour des deux visiteuses :

— Certainement… vous éclipsez ma modeste production…

Sa moustache remuait, il s’appliquait à humer une émanation de verveine. Déjà sa voix détonnait, il demanda craintivement :

— Est-ce que vous voyez des détails à perfectionner ?

Les deux amies s’entendirent d’une lueur furtive des prunelles. Madame de Mireille répondit avec rudesse :

— Votre créature manque de race ; quelles chevilles épaisses ! Il y a trop de terre, mon cher. L’ampleur du mollet ne commande pas des attaches informes… et je vais vous en fournir la preuve.

Aussitôt elle retroussa coquettement sa robe jusqu’au nœud de ruban et à l’agrafe de joaillerie ornant le bas de pantalon et la jarretelle.

— Comparez, mon cher ! Et vous, Adèle, montrez-lui donc aussi.

Madame Griffon, imitant son amie, tendit le jarret à découvert.

La femme peinte, sur un plan oblique, par rapport à la fenêtre, arc-boutait son mollet nu ; les deux dames s’étaient postées vis-à-vis, de façon à recevoir la même lumière. Sur la vibration offerte du bas de soie mauve, — comme on joue de l’éventail, — elles jouaient légèrement de leurs jupes mousseuses, elles en augmentaient puis diminuaient le haussement, juste assez pour éparpiller le bouquet de verveine, pour faire le baiser en froufrou des soies l’une contre l’autre, et le clignement d’appel des couleurs rose et lilas.

Leur main libre, sur le corsage, donnait leur cœur, semblait-il, et leur joli visage penché à gauche déléguait l’aveu des yeux veloutés, des joues avivées, des dents éclatantes.

— Voyons, Morlane, soyez impartial, provoquait madame de Mireille.

Morlane s’était reculé du côté de la fenêtre ; la tête envahie par le brouhaha du sang bestial, il se serrait de plus en plus contre le mur, comme s’il cherchait à le repousser avec ses coudes.

Le divertissement se prolongeait.

— Vous ne rectifiez rien ! demandait madame Griffon.

Morlane riait, à langue tirée ; il sautillait tel un chien qui fait le beau ; pour ne pas bondir en avant, il se frottait contre le mur en grognant, il bégayait :

— Attendez… oui, oui… je compare…

Mais madame de Mireille, dans un éventement immodéré, ayant dénudé une mince raie de chair, entre le bas et le pantalon, Morlane poussa un cri, comme d’une contusion reçue et s’élança derrière la cloison ; il resta caché, à trembler, à retenir son hennissement.

Les tentatrices lâchèrent leurs jupes et marièrent leur gaieté tendrement. Au bout d’un instant, madame de Mireille s’étonna :

— Est-il allé chercher un coffret plein de pierreries pour acheter notre amour ?

Puis, le tableau agrandissant l’atelier, le faisant silencieux, d’une lumière sacrée, inconnue, redoutable, soudain les deux amies furent prises de panique, elles jetèrent quelques paroles vagues d’adieu et se sauvèrent précipitamment.

Bras dessus, bras dessous, serrées l’une contre l’autre, l’air innocent comme deux petites pensionnaires peureuses, elles montèrent vers le Sacré-Cœur.

— Oh ! chuchota madame Griffon avec émoi, voyez, là-bas, ces deux méchants bonhommes qui traversent exprès pour venir contre nous.

En effet, dans la rue presque vide, les deux passants regardaient de loin et s’orientaient en amateurs alléchés.

Elles avancèrent, la mine sévère.

Exclamations ! Présentations :

— Madame de Mireille, monsieur Prestal.

— Madame Griffon, monsieur Jeannin.

Puis un échange de banalités embarrassées :

— Quel beau temps !

— Oui, croyez-vous !

— Les gens en cage se sont échappés.

— Les employés de bureau et les femmes d’intérieur.

La curiosité de chacun explorait hâtivement.

— Et le roman, ça va-t-il mieux ? demanda madame Griffon, avec une sollicitude hésitante.

— Je suis moins pressuré par l’administration, répondit Ferdinand soucieux, mais je n’ai pas repris ma bonne régularité…

— A preuve : notre excursion d’aujourd’hui, compléta Jeannin, malicieux.

— Si Chaupillard vous voyait, il serait enchanté, taquina madame Griffon.

— Et chez vous, le roman ? attaqua Ferdinand à son tour.

— Ça ne va pas non plus très bien, intervint madame de Mireille ; à preuve : notre excursion d’aujourd’hui ! parodia-t-elle hardiment.


En regardant partir ces dames, Jeannin annonça sur le ton d’un consommateur au café :

— Moi, ce sera la brune, mon vieux.

— Et moi, la blonde, préféra Ferdinand.

Ils marchèrent lentement, d’un pas inégal, lorgnant la rue, les devantures et les gens avec des velléités farceuses.

— Ça ressemble étonnamment à mon quartier, dit Ferdinand ; on entend gazouiller des serins, voici l’inévitable encadreur avec un amiral agrandi et, sur cette fenêtre du rez-de-chaussée, la giroflée jaune a-t-elle assez l’air de dormir au soleil !

Jeannin découvrit une enseigne de savetier : Ressemelages artistiques. Mais Ferdinand eut vite fait de piger un autre savetier, recommandé par ces mots peints d’un seul tenant : A l’amour maternel ; fermé dimanches et fêtes. Il commenta :

— Le plus remarquable, ce n’est pas cet amour maternel sensible aux jours fériés, c’est la vérité formidable que, dans ce quartier purotin, il faut le plus sublime sentiment terrestre pour décider le ressemelage des chaussures galopines.

Jeannin compléta :

— Et l’on sait bien que, dimanches et fêtes, cette piété ne peut s’exercer : il y a le mari et le marchand de vins.

Ils s’arrêtèrent à la porte ouverte d’une boutique où travaillaient une dizaine de jeunes repasseuses en camisole.

Jeannin décida le plus sérieusement du monde :

— Je ne change pas… Moi, ce sera la brune qui repasse le poignet.

— Moi, la petite blonde, là-bas, qui repasse le col, accepta Ferdinand, d’un jeu forcé, tel un écolier mal en train pour n’avoir pas fini ses devoirs.

— Attendons qu’elles soient débarrassées de leur chemise.

Quelques fusées de joie effrontée répondirent, dans la boutique.

Ils restèrent à proximité sur le trottoir, comme s’ils attendaient réellement. Ils se parlèrent nez à nez, avec des hochements soucieux : Ferdinand doctoral et faubourien, Jeannin toujours un peu effervescent. Et, selon la note dominante de toutes leurs précédentes excursions, — ils avaient beau changer de sujet, ils en revenaient finalement à une éternelle préoccupation de littérateurs : l’art — les conditions du chef-d’œuvre.

— Pourquoi, dit Ferdinand, un certain genre de visage féminin nous plaît-il d’emblée, plus que tout autre ?

— Notre préférence en femmes tient de l’enfance, proposa Jeannin ; une figure agréable, bienfaisante a rayonné près de nous, juste au moment où se déterminaient nos goûts ; ils se sont pour ainsi dire modelés dessus. C’est pourquoi il semble que la figure pareille retrouvée a juste la forme de notre désir.

— De même en art, alors, déduisit Ferdinand : un écrivain dont les premiers ans ont été bercés de musique d’église aura toujours un faible pour la littérature teintée de mysticisme.

— Ah ! c’est dans mes vitres, ce gravier ! constata Jeannin, l’œil gauche complètement fermé.

Ferdinand esquissa une révérence, en pinçant les deux pans de sa jaquette :

— Ainsi s’explique le goût ému de tel grand artiste pour telle fausseté d’art : il s’agit seulement d’un vieil enfant qui retrouve les chants de sa nourrice.

Deux fiacres hostiles passèrent bruyamment. Ferdinand se croisa les bras :

— Avez vous remarqué que deux cochers, lorsqu’ils se mésestiment l’un l’autre, ne se traitent pas de fumier tout court ? Ils stipulent : fumier de lapin, parce que c’est l’immondice sans valeur aucune…

Les blanchisseuses oubliées, Ferdinand et Jeannin se remirent à marcher, devenus sérieux pour avoir feint la gravité.

— Alors, c’est vrai, ce que vous disiez à cette dame, votre roman ne va pas fort ? demanda Jeannin.

— Mon vieux, soupira Ferdinand, je connais actuellement les deux grandes peines du métier : récrire des pages mal venues, détruire des pages inutiles.

— Prenons à droite, indiqua Jeannin.

— Ah ! mais, dit Ferdinand, nous sommes rue des Abbesses ; Chaupillard a habité au 12, à la suite d’une rupture avec ses parents. Il a fréquenté là une estropiée. C’était une fille de la campagne qui avait été placée dans une maison où la maîtresse et les demoiselles lui faisaient mettre leurs chaussures neuves pour les élargir. Tous les jours, on l’interrogeait avec sollicitude : « Vous font-elles encore mal, Marie ? — Oui, madame. — Bien, gardez-les. » Elle a fini par attraper, aux pieds, une espèce de crampe, dans le genre de la crampe des écrivains. Obligée de renoncer à l’état de domestique, tout ce qu’elle pouvait faire, c’était d’aller du 12 ici, jusqu’au banc, là-bas, où elle attendait patiemment quelque proposition de libertinage payant. Elle est morte de froid. C’était une Bretonne, religieuse, connaissant la morale primitive, échelonnée en actes physiques défendus. Elle avait modifié la gradation : en premier, le plus vilain péché, celui que Dieu punissait terriblement, elle le savait bien ! c’était de consentir à un mauvais usage de ses pieds…

— Oui… prononça Jeannin, je voudrais bien m’asseoir ; suivons le boulevard, nous nous arrêterons à la place Blanche.

Il était Breton, l’anecdote de Ferdinand l’avait mal impressionné. Il redressa la conversation :

— Ne vous plaignez pas d’écrire plusieurs fois, nous en sommes tous là. Le jour où je conçois un sujet de roman, c’est comme si j’apprenais qu’un drame a eu lieu quelque part. Vite, je trace une première version, informe, cahotée, toute en émotion ; par ce moyen, censément, je vais reconnaître les lieux, les personnages, l’action principale. Ensuite, — deuxième écriture, — il s’agit de mettre le sentiment d’accord avec la raison, il s’agit de rendre logiques les circonstances qui ont amené l’issue de ce drame, où je n’étais allé tout d’abord qu’avec mes nerfs. Puis, les personnages, pourquoi ont-ils passé par ces circonstances déterminantes plutôt que par d’autres ? A cause de leur individualité propre, laquelle je ne peux vraiment dégager que par une longue fréquentation : troisième écriture. Enfin, pendant cette enquête, j’ai eu beau me surveiller, j’ai rédigé « avec surcharge »…

— Bref, accepta Ferdinand, quand un copain présente un ouvrage un peu propre sans l’avoir écrit trois ou quatre fois, on peut lui tâter la Place aux Cheveux avec le respect dû aux engins exceptionnels.

Le boulevard du côté de Montmartre, avec sa circulation tranquille et les stores étendus des boutiques, invitait à flâner. Devant une librairie abondante en publications illustrées, Ferdinand et Jeannin débinèrent quelque peu Chaupillard qui burinait toujours des « médaillons » de demi-mondaines opulentes. Ils feuilletaient çà et là :

— Aucun art dans toutes ces machinettes ; c’est du journalisme en dessin, déclara Ferdinand.

— Eh bien, diriez-vous, d’un mot, pourquoi l’unique roman de Chaupillard est mauvais ? demanda Jeannin.

— C’est une œuvre haineuse.

— Oh ! l’art peut se donner comme fin n’importe quelle émotion, aussi bien la colère que la pitié ; mais Chaupillard, dans son roman, veut nous commander directement l’indignation. Irrémédiable erreur. L’émotion majeure que se propose l’auteur, il doit la faire résulter. Mille romans ou pièces de théâtre à thèse sonnent faux pour vouloir nous dicter textuellement des sentiments.

Ferdinand lâcha vivement la Revue des Images.

— D’accord ! Chaupillard voulait nous faire haïr tels politiciens mis en scène ; aucune diatribe n’était à prononcer contre eux ; un seul moyen d’art et de vérité procurait le résultat : nous inspirer une pitié bondissante pour leurs victimes. Mais Chaupillard ne possède pas l’émotion en fait ; alors, pareil à tant de scribes dénués de sensibilité, il ne donne que « le raisonnement de l’émotion ».

— Eh bien ! concluez donc : c’est un journaliste et non pas un artiste.

Arrivés à la place Blanche, Ferdinand et Jeannin s’assirent à un café, devant lequel les courants de plusieurs rues amenaient à la dérive des quantités de femmes sans maîtres. La terrasse même était agrémentée de maintes consommatrices.

Quatre heures et demie. Le soleil partout : un soleil d’argent, riche, excitant, éhonté.

— Tout de même, nous ne valons pas cher, dès que nous sommes séparés de notre œuvre, regretta Ferdinand. Je prendrai un curaçao blanc à l’eau.

— Soignez bien votre petit estomac, railla Jeannin. Je prendrai une absinthe. Et puis, assez de remords, vous avez consenti à sacrifier cet après-midi… D’ailleurs à quoi bon écrire ? Un critique grave prétend que l’époque est proche où l’on ne fera plus de romans.

Jeannin regardait l’activité environnante sans la voir, et Ferdinand qui semblait regarder le discours de son ami, voyait un univers d’activité.

— Le critique a simplement l’intuition confuse que la principale ressource dramatique de la littérature actuelle disparaîtra, continua Jeannin. Par exemple, viendra une époque où le déshonneur par rapport sexuel sera une proposition aussi saugrenue que, présentement, le déshonneur de la faim ou du sommeil. Supposez cette évolution immédiate…

Jeannin s’aperçut que Ferdinand était absorbé par l’animation de la place ensoleillée, il but lentement et un souci grave s’empara aussi de ses yeux.

Les deux amis furent des littérateurs purs en contemplation.

A cause du ferment de littérature inoculé en eux, les divers détails du plein Paris les atteignaient autrement que le commun des spectateurs-acteurs.

Tandis que les gens ordinaires voyaient « passer des femmes », ils recevaient, eux, la caresse de la couleur blanche, la morsure du rouge, le choc des bariolages de corsages et de jupes ; ils recevaient — des différentes allures — l’impression de la grâce, de la hardiesse, du rythme ; ils isolaient, comme à une exposition de sculpture, « la ligne » qui donne une sensation d’harmonie ou d’imperfection.

En eux, d’innombrables exigences étaient à se repaître, à se battre, à durer dans l’inquiétude et l’inassouvissement.

Ils avaient cette incessante faculté « de voir dans la vie des gens ». Ils ne se bornaient pas à estimer depuis quand cette blonde en bleu, traversant la place, avait quitté sa Normandie et le métier de servante, ni depuis quand Belleville avait offert cette maigrichonne à la galanterie ; « ils voyaient dans la vie » du marchand de lilas proche le Métro, et dans celle du cocher sur son siège. Ils décidaient le passé d’une vieille promenant son chien, et la présente anémie d’un gamin, ramasseur de mégots, leur livrait instantanément le drame futur de toute une existence d’homme.

Ils savaient par quelle succession de volontés le quinquagénaire décoré avait feint d’attendre à la station d’omnibus, puis s’était éloigné.

Ils différaient aussi des gens ordinaires, en ce que la vaste richesse de la lumière projetait en eux l’impression d’ensemble du plein Paris ; une impression de pays natal due aux maisons, au pavage poudreux, aux réverbères, aux bancs, aux choses mêmes dont ils aspiraient « l’âme usuelle ».

Quatre gaillards conversaient au bord du trottoir devant le Moulin Rouge ; les deux amis sentaient la dissemblance existant entre eux-mêmes, soumis aux spéculations décevantes, et ces anciens garçons bouchers costumés de complets anglais, — joueurs aux courses, amants de cœur, automobilistes, — forts aux réalités.

A un moment, ils ne purent se défendre de percevoir un plus ou moins d’affinité avec chaque passant successif ; et leur faculté, en définitive, était celle d’évaluer le « degré d’art » de chaque individu : tel gentleman d’aspect fonctionnaire, faisait froid à leur affectivité, tel camelot sinistre leur prenait du fluide.

— Mais… je ne me trompe pas, sursauta Jeannin, voyez à la terrasse du café, de l’autre côté de la place, c’est Margot avec sa cousine !

— Quelle Margot ? demanda Ferdinand, qui, d’un instinct prudent, examina vivement les gens, hommes et femmes, assis autour de lui.

— Vous savez bien : son père, le tenancier du bureau de placement que nous avons interviewé… Hein, mon vieux, quelle brune ! et la cousine, rousse ! Analysez-vous d’ici comme elles sont fines et chantournées, et ciselées ? Et leurs fanfreluches rouges, blanches ! Elles sont enveloppées comme des articles de confiseur à la mode… Mon vieux, si elles quittent la terrasse, nous marchons ?

Ferdinand préoccupé ne répondit pas ; les millions d’exigences fourmillant en lui s’épaississaient : la place Blanche déjà n’existait plus qu’en un point, là-bas…

Comme s’il eût reçu acquiescement, Jeannin faunesque lança, les mâchoires brutales :

— Vous aviez raison ! les cérébraux sont assez dégoûtants dès qu’ils ont levé le nez de dessus leurs paperasses… Mais, d’autre part, si l’on s’incrustait sur son œuvre, sans écart, on ne ferait rien de grand ; il faut être humain, totalement, c’est-à-dire donner une part à la bassesse…

Ferdinand, censément rebelle à l’attirance de la terrasse, là-bas, sentencia d’une voix faussée, comme indépendante de lui-même :

— Pour garder sa santé morale, il faudrait ne jamais douter de son œuvre… Il est encore plus pénible de supprimer des pages que d’en récrire… tenez, hier, Griffon m’a fait déchirer un chapitre entier, sans valeur, et pourtant j’avais été assez empoigné en l’écrivant ; expliquez-moi ça !

Jeannin, les yeux à l’affût, ne répondit qu’au bout d’un moment, comme si les paroles parties d’une distance considérable ne lui étaient pas parvenues immédiatement ; sa voix se désaccordait aussi :

— Eh ! ce n’est pas difficile, on commet l’erreur de raconter passionnément des particularités trop intimes.

Ferdinand se força à regarder Jeannin, il essaya de s’emballer, de se réfugier dans le souci littéraire :

— Bravo ! encore une explication du mauvais en art : un grand nombre d’ouvrages sont dépourvus d’intérêt, parce que les auteurs ne se dépassent pas eux-mêmes.

Il parlait dans une sorte d’état irresponsable.

— Le défaut de ces médiocres ne permet aucun espoir ; ils se prennent, eux, pour l’humanité ; alors ils croient avoir du génie, tandis qu’ils n’ont que du style…

Malgré sa résistance, Ferdinand remarqua que les deux jeunes personnes, là-bas, remuaient sur leur siège ; allaient-elles quitter ? Le diapason hilare de sa voix fit tourner des têtes :

— Ah ! ah ! le style c’est l’homme, mais le génie c’est « les hommes » !

Les deux amis échangèrent encore quelques phrases criardes pour s’étourdir, et comme s’il importait de donner le change à des écouteurs. On les regardait, tels des fêtards bruyants.

Mais le silence s’imposa : les deux jeunes personnes remettaient leurs gants, après le solde des consommations. Ferdinand et Jeannin n’avaient plus un mot intelligent à se dire, chacun était parti dans un lointain égoïsme animal, et pourtant ils se sentaient deux frères respirant du même souffle lourd sous le poids du même destin.

Quand Margot et sa cousine se levèrent, ils résistèrent à peine un instant ; d’un accord tacite, ils furent debout également.

Ils marchaient vite, « portés » en ligne directe.

— Vous savez, dit Jeannin, ce sont des amies des lettres ; dans une circonstance urgente, elles vous recopient volontiers un manuscrit.

— Ah ! saisit Ferdinand avec une sorte de soulagement, ça peut être rudement utile.

Ils approchaient. Jeannin s’attendrit :

— Margot ressemble étonnamment à son père ; vous vous rappelez le beau front qu’il a ? et comme ce déséquilibré nous avoisinait ?

— Et alors, « l’autre » est sa cousine ? demanda Ferdinand oppressé.

Les deux jeunes personnes étaient rejointes, pour ainsi dire, quand un lieutenant de ligne s’intercala derrière elles ; à plusieurs reprises il retira sa cigarette de sa bouche. Voulait-il leur adresser la parole ? Le pas des deux amis était rythmé comme par un battement de cœur. Le lieutenant prit garde à cette marche significative, il s’approcha d’une devanture et laissa passer.

Ferdinand sourit vers Jeannin, le visage malade, et il dit d’une bouche sans salive :

— Il y a pire que les mauvaises pages à déchirer…

— Oui, répondit Jeannin, l’air désolé, il y a des faiblesses qui contrarient l’œuvre bien malheureusement…

Et, s’étant penché, il aborda les deux petites femmes.

XI

Le premier dimanche de mai, les Griffon devaient déjeuner rue Saussure, en même temps que des amis personnels de Ferdinand : Jeannin qui avait enfin accepté d’être présenté à Marthe, Gambinet, un ancien condisciple, et deux collègues adonnés à la poésie.

Le samedi, Griffon ne vint pas au bureau et fit savoir, chez Prestal, que, par une circonstance fortuite, lui et sa femme ne pourraient assister au déjeuner du lendemain.

— C’était bien la peine de tant te démancher ! dit Ferdinand à Marthe, le soir en rentrant, nous ne serons que huit en tout, et pas de femme pour constater si le ménage est soigné ou non.

Marthe s’agaça.

— Encore une fois, tu as tort de croire que les hommes ne s’aperçoivent pas de la mauvaise tenue d’une maison.

Elle se tracassait une semaine d’avance ; alors Ferdinand, oublieux de ce détail que la réception « venait de son côté », et qu’il y avait du dévouement à la littérature dans l’agitation de sa femme, tâchait de participer le moins possible aux préparatifs et grondait en toute injustice.

Régulièrement, il montait une scie à Marthe :

— Écoute : une fois, une seule, n’entreprends rien d’inaccoutumé dans la semaine ; seulement, le dimanche, confectionne de gros plats et mets des assiettes de supplément sur la table. Essaie ça, pour voir ce qui arrivera… sans doute, ce sera épouvantable ; mais, quelle que soit la catastrophe, on s’en tirera, à la longue… je te promets d’avoir du courage.

Ce soir-là, devant le visage fatigué de Marthe, il tourna la conversation à la plaisanterie, pendant le dîner :

— Ah ! les voilà bien les grandes joies de la vie : recevoir ses amis ! sans contredit, c’est la meilleure satisfaction que les civilisés aient inventée !… Tu es éreintée ; depuis huit jours tu ne dors pas, moi je rage de n’avoir plus un coin de table débarrassé pour écrire ; une inimitié sourde, terrible, se poursuit entre le porte-plume et le plumeau ; les enfants n’osent plus demander un mouchoir : « Il y aura du monde à déjeuner dimanche, est-ce qu’on se mouche comme en temps ordinaire ? » Demain nous vivrons dans les transes : « Pourvu que rien ne cloche ! » Nous répondrons aux invités sans les entendre, nous leur sourirons sans les voir… dès le matin, et tout le temps de la réception, nous aspirerons à ce que l’épreuve soit terminée… ensuite, il ne nous restera aucun souvenir de vraie jouissance.

Marthe réunissait les assiettes et se déridait bonnement :

— Nous devrions inviter nos amis chez le restaurateur.

— Certainement ! déclara Ferdinand, qui se leva pour prendre une bouteille et posa un baiser sur la joue de Marthe. Voyons, ne te dérange pas, les enfants vont enlever la vaisselle… joue avec les miettes, fais-les rouler sous tes doigts… bois un peu de vin pur. Laisse-moi rire un brin : avoue que la vie des gens moyens est pleine de tracas volontaires et inévitables ; ils sont moyens, ils ne peuvent être ni chics, ni canailles ; alors ils sont surtout très embêtés. On veut faire cette chose du monde riche : recevoir ; on la fait au prix des pires abaissements.

Marthe hocha la tête :

— Puisqu’il en est ainsi, tu serais bien gentil de moudre le café pour demain ; il faut emplir le moulin deux fois. Si on laisse trop d’ouvrage à la femme de ménage, elle n’y arrivera pas.

— Oui, s’empressa Ferdinand, je le moudrai, mais reste assise… Et les enfants astiqueront le tour du poêle ; si j’osais, je leur confierais la suspension… Car le cuivre est un métal qui, par fonction naturelle, assume en partie notre amour-propre.

La souriante patience de Marthe permettait de continuer :

— Il s’agirait de dire aux amis : « Je vous reçois pour notre plaisir réciproque, j’ai donc tâché simplement d’être dispos d’esprit et généreux de table ; quant au décor plus ou moins symétrique et soigné, vous êtes prié de fermer les yeux. » Ah ! bien oui ! Toutes les misères, le surmenage, la maladie, la brouille conjugale, la disgrâce des invités même, toutes les peines, plutôt qu’une négligence d’époussetage !


Jeannin arriva le premier pour le déjeuner du dimanche.

— Enfin ! dit Marthe, je suis heureuse de vous connaître !

Avec une aimable taquinerie, elle ajouta :

— Griffon prétend que vous aidez beaucoup mon mari à se documenter ; je vous dois donc de la gratitude.

— Madame, décréta Jeannin les bras ouverts, je suis votre meilleur allié ! Ce n’est pas grâce à Griffon, votre zélé panégyriste, c’est grâce à moi que Ferdinand rendra toujours un hommage plus éclairé à vos vertus.

— Ma foi, concéda Marthe en riant, j’ai peut-être remarqué une certaine disposition à la flatterie chez mon mari, après vos entretiens.

— Naturellement, madame ! la fréquentation de célibataires désemparés rend un époux plus gourmet du bien-être domestique… Ah ! voici Gambinet, surnommé le refroidisseur de réunions.

Glabre à trente ans, comme certains paysans normands, inélégant, exclu du caprice féminin, Gambinet était un homme de bibliothèque, scientiste, systématique et anti-littéraire au plus haut degré. Mais Ferdinand le recherchait, par l’attirance invincible du supérieur, malgré sa parole délétère.

Quand il eut été présenté aux deux collègues adonnés à la poésie, Ferdinand plaisanta :

— Pour nous, cuisiniers littéraires, Gambinet figure, en quelque sorte, l’entre-mec glacé…

— L’esprit administratif à son apogée ! admira Jeannin, prosterné devant Ferdinand.

— Je ne suis pas ennemi de toute littérature, protesta Gambinet, le bras tendu vers les rayons de livres du salon ; tenez, je goûte assez Maupassant… par moments.

— Par moments ! cria Ferdinand, fourrant ses mains au fond de ses poches, je ne le laisserai pas échapper ! Lorsque Gambinet consent à feuilleter des romans, c’est qu’il est saturé d’abstraction, la nature se révolte en lui : alors il goûte la sensualité de Maupassant.

Gambinet rougit légèrement :

— Que voulez-vous ? dans le roman, la sociologie m’horripile.

— Oui ! appuya Jeannin, mais parce que vous en avez une indigestion au préalable.

On se mit à table et Jeannin démontra victorieusement, — surtout parce qu’il criait le plus fort, — que, dans le sens critique, une part ressemblait au sens gustatif :

— « Je n’aime pas les olives » est une opinion gustative attachée à l’individu ; « je n’aime pas le roman social » est une opinion critique, sans plus de portée ; il ne s’ensuit pas qu’en fait les olives et le roman social ne vaillent rien.

Malgré la discussion, il sembla vraiment que Gambinet refroidissait les convives. On en vint, par manquer d’entrain, à se préoccuper longuement de ce qu’il pleuvait.

— Les rues anciennes des Batignolles ont une vieille pluie grise, affirma Ferdinand ; de même que les larmes des gens âgés ne sont pas cristallines comme celles des enfants.

A la vérité, un ensemble de circonstances assombrissait Ferdinand et Marthe. L’absence des Griffon donnait à penser que « le roman » prenait mauvaise tournure chez eux. On ne savait pas ce que fricotait Chaupillard, invisible depuis plusieurs jours. Catherine Bise, après quelques ennuis chez ses patrons, n’avait pas écrit la lettre rassurante attendue, et Marthe n’avait pas pu aller aux nouvelles, un changement de directrice à l’ouvroir l’obligeant à une pénible présence supplémentaire.

Enfin, ce dimanche, voilà qu’Albert pâlot et grognon ne voulait pas manger.

Comme il était très gourmand de fruits, Ferdinand accrocha à la suspension une grosse pomme cueillie avec le bout de la branche :

— Pour toi, tout à l’heure.

Ferdinand promit encore :

— Si tu finis ton œuf, je ferai le camelot avec la pomme, tu sais comme c’est amusant ?

Pour plus de tentation, il enfonça son cou dans ses épaules et, avec son front haut, ses yeux à double fond, son nez large, présenta cette physionomie qui « ferait voir Paris » sur n’importe quel point du globe, et il déclencha cette voix inimitable, propre à l’acoustique du faubourg.

— Un sou la pomme ! allons : la queue ! la pelure ! la chair !… trente-six pépins, pour un sou !

Mais Albert ne finit pas son œuf.

Dans le courant de la conversation restée assez morne, Ferdinand avoua sincèrement :

— Depuis quelque temps, nous n’avons pas de chance… j’ai peur de ne jamais terminer mon roman.


Les faits vinrent cruellement justifier cette crainte.

D’abord, Albert eut la fièvre scarlatine.

Comme par hasard, Chaupillard réapparut aussitôt, pour promener, dans toutes les pièces de l’appartement, de péremptoires découragements :

— Le roman est à la merci du milieu, si vigoureuse que soit l’individualité de l’écrivain. Il ne suffit pas de vouloir et d’être capable, il faut que les circonstances quotidiennes consentent à l’œuvre. Il ne suffit pas que l’écrivain se porte bien, il faut que sa famille garde la santé.

En effet, l’enfant souffrait dans son lit, Ferdinand pouvait-il continuer à connaître la souffrance de simples « personnages », fussent-ils vivants dans sa propre chair ?

Avec ses grands yeux fiévreux, l’enfant prenait toute la pensée, toute la sensibilité ; Ferdinand veillait près du lit, l’intelligence limitée aux choses de la chambre : au papier du mur, au dessin du couvre-pied.

Dans le mystère de la nuit, il tressaillait ; l’enfant avait parlé :

— On attendra que je sois guéri, pour dire la belle surprise à Catherine ?


Par une déplorable coïncidence, la nouvelle directrice demandait à Marthe un surcroît d’activité et des apparences de satisfaction pétulante. Elle disait avec raison :

— L’ouvroir, en ce qui nous concerne, doit être un endroit plaisant.

Donc, Marthe était vive et pleine d’entrain à l’ouvroir, telle la cabotine de café-concert contrainte à de folâtres gueuseries, qui profite du répit des applaudissements pour espérer le prolongement d’un cher moribond ; telle la maîtresse d’école en deuil qui chante la vie à cinquante enfants « du même âge que le sien ».

La nouvelle directrice prit à cœur également d’intéresser à l’ouvroir ses nombreuses et hautes relations. Des lots de vêtements, usagés ou neufs, furent envoyés, de quoi habiller toutes les pensionnaires.

Le profond dortoir, avec sa double rangée de couchettes empaquetées de couvertures de cheval, ressembla à un magasin de costumier. Prodige ! l’ouvroir fut gai, bourdonnant : on essayait, du matin au soir.

Des dames de la plus pure aristocratie, aussi simplement mises que des employées de commerce, se faisaient habilleuses et raccommodeuses.

Et même, une demoiselle noble affronta le lieu ! Deux vieilles personnes plongées dans l’horreur, les larmes et la prière, l’attendaient dans l’église voisine.

Visage de perfection statuaire, visage d’intelligence et de finesse, en quelque sorte fluide, mademoiselle de Firman avait toujours distancé ses amies dans les études classiques et les arts d’agrément. Dès le premier jour, à l’ouvroir, elle sut son rôle ; tout de suite, elle reconnut la physionomie modèle : ses traits prirent la plus naturelle et la plus impassible expression de simplicité.

Et l’on vit mademoiselle de Firman, à genoux, à même le parquet, aux pieds des hospitalisées, épingler et faufiler des plis d’étoffe. Elle n’eut de cesse qu’un poupon de l’ouvroir n’eût au moins fait pipi sur sa robe.

Et, comme une maritorne, tombée à l’ouvroir de quel Morvan ! et de quelle arrière-cuisine ! lui demandait :

— T’es donc couturière ?

Assise sur ses talons, grattant d’un ongle rose la fente poussiéreuse du parquet, mademoiselle de Firman regretta :

— Même pas.

Les hospitalisées, nippées proprement, avec goût, avec talent, trouvaient à se caser ; quelques-unes ne trouvèrent que trop !… Mais il y eut de ces noyées à qui nul n’aurait tendu la main, qui restèrent à flot définitivement.

Ces dames atteignirent au génie dans les changements. Une fille à faire peur, blonde fade, tout à l’heure habillée en grisaille, apparut en bleu clair, auréolée de ses cheveux avantagés, à un bout de la salle et si transformée, qu’à l’autre bout, une gamine, instantanément joignant les mains, exhala sa prière, naguère apprise pour l’autel de la Vierge.

On ne faisait pas que des miracles, on s’amusait ; on s’arrêtait au comique irrésistible des vêtements trop grands ou trop petits, des nuances non seyantes.

Les hospitalisées riaient !

C’était là une telle chance que Marthe aidait au jeu de toutes ses forces ; elle servait de mannequin pour les plus grotesques essayages. Beaucoup de malheureuses n’osaient pas rire ; elles étaient obligées de s’y reprendre à plusieurs fois, tellement il y avait longtemps que ça ne leur était arrivé.


Le service fini, Marthe courait ; les cochers avaient du mérite à ne pas l’écraser. « Comment l’enfant malade aura-t-il passé la journée ? »

Ferdinand s’affligeait :

— Tu fournis à l’ouvroir deux heures d’excédent… Parbleu, il le faut, je comprends bien… La femme de ménage avait laissé éteindre le feu, j’ai mis cuire le ragoût comme j’ai pu.

Puis, Ferdinand et Marthe assis auprès du petit lit, ne prononçaient plus que de rares paroles, ils s’entendaient profondément d’attitude, de regard : et le roman apparaissait lointain, inexistant ; la littérature devenait une entreprise inadmissible, vraiment futile et vaine. On pleurait tout bas : Albert avait le délire, il voyait le visage de Catherine dans l’angle du plafond, près de la fenêtre : « Oh ! les jolis yeux gris ! »

Un jour la directrice dit à Marthe :

— Pourquoi ne m’avoir pas renseignée plus tôt ? Je vois que vous ne tenez plus sur vos jambes, recevez donc le public à ma place, ce sera moins fatigant.

Un monsieur de l’administration se présenta, jeune, correct et si officier d’Académie ! il semblait, de ses doigts gantés, offrir des hommages plein son chapeau de haute forme.

— Madame, vous avez ici une nommée Rivalex, je suis envoyé pour vous la signaler. Hier, au Service central, elle a d’abord formulé convenablement une demande pour son enfant, puis en présence de certaines difficultés, elle a fait du bruit, elle a menacé, elle a injurié le chef de bureau lui-même !

Au milieu du vaste cabinet, le fonctionnaire reluisait dans un fauteuil. La dolente Marthe, tout effacée, répondit :

— Mon dieu, monsieur, nous donnerons à cette femme le maximum de secours ; par bonheur, nous disposons actuellement de ressources extraordinaires, des vêtements…

— Mais, madame, au contraire ! je vous dénonce son inconvenance, pour que vous usiez de sévérité.

Le fonctionnaire détailla un long réquisitoire. Au fur et à mesure, Marthe galvanisée levait de grands yeux qui évoquaient la femme et son enfant — malade, sans doute.

— Monsieur, je ne comprends pas. Notre devoir est de mesurer la douleur, le degré de désespoir, et d’agir en conséquence.

— Oui, parfaitement.

Marthe pensa dans un éclair : « Je ne me rappelle plus si j’ai donné les pilules avant de partir ». Et elle continua tout haut, raidie, très directrice :

— Eh bien, monsieur, qu’est-ce qu’il vous faut donc ? Cette femme est venue avec le respect des pauvres pour l’administration, elle est entrée, fléchie sous l’insoulevable domination du monument de pierres de taille, intimidée par la guérite du factionnaire en bas, par les couloirs élevés et froids, par les huissiers graves comme des portes closes, par les employés redoutables ; elle est venue, toute petite, devant la formidable concentration de la force et de l’autorité. Et voilà que sa douleur a soulevé la montagne ! Voilà que son affliction maternelle a brisé cette humilité qui, depuis des générations, courbait ses pareilles ! Cette chétive a attaqué le colossal étagement de pierres de taille, vous, vos chefs, le gouvernement, l’univers !… Elle a osé, elle a pu opposer son grossier caraco à vos redingotes ! mais, monsieur, qu’est-ce qu’il vous faut donc comme manifestation de douleur, comme preuve de désespoir ?

Le monsieur au ruban violet voulut bien admettre cet excès de protection d’une directrice pour ses administrées.

Marthe le reconduisit, puis, seule, fit des pas inquiets dans le bureau. Quatre heures sonnaient ; le médecin devait être à la maison, rue Saussure. Elle ne pouvait pas soulever davantage ; elle ne pouvait pas s’en aller !


Quant à Catherine, — encore un motif pour que le roman cahotât, — on avait des inquiétudes sur son compte, et l’on ne recevait plus de nouvelles depuis deux mois. Bien entendu, Chaupillard, sans avoir abandonné certains projets, prétendait manquer aussi d’informations.

Les marchands de beurre et œufs, patrons de Catherine, se plaignaient, d’une façon générale, qu’elle fût distraite et qu’elle eût la main malheureuse ; et, un jour, voilà qu’elle cassa une glace de deux cents francs.

Griffon se trouvait cher les Prestal au moment où l’affaire fut connue. Il sauta dans une voiture, comme fait un médecin appelé par un accident grave.

Il avait déjà vu Catherine, rue Saussure, en visite ; il la vit dans son travail.

Rue de Vaugirard, dans la boutique fraîche de peinture, entre les paniers d’œufs et les rayons de marbre chargés de beurres blonds, Catherine frottait à la brosse le carrelage noir et blanc, elle sauvait ses mains du piétinement des clients qui se succédaient.

De l’extérieur, Griffon, arrêté sur le trottoir, constatait le règne puissant d’une sorte de hiérarchie utilitaire. Les patrons, Normands solides, la femme en linge blanc comme une bonne de chez Duval, le mari en blouse bleue, exerçaient une supériorité sur les acheteurs. Mais une gamine de dix ans, mal peignée, demandant deux sous de lait dans sa boîte, valait plus, socialement, que Catherine. Et les marchandises et l’agencement occupaient, sur place, plus d’importance que Catherine.

Entré, Griffon se vit lui-même, dans la glace fêlée, monsieur à vêtement noir, à traits allongés, pâle. Gêné de maintien et de parole, il ne pouvait empêcher son esprit dépaysé de se courber, de céder à la force locale.

Catherine fut envoyée dans la cour ; elle n’avait pas besoin d’entendre la conversation.

Et, quand le crémier eut palpé les deux cents francs de la glace, il parla posément, les mains sur le ventre, avec la condescendance permise envers un homme de bureau qui, évidemment, n’est pas à la hauteur de la vie pratique.

— C’est pas une mauvaise fille ; pour ce qui est de travailler, elle travaille et nous ne demandons qu’à la garder. Mais, enfin, elle a quelque chose de pas naturel… Tenez, il y a le petit du marchand de vins, Émile, un enfant joli, pourtant, et bien habillé, bien portant, deux ans et demi, — je ne dirai pas qu’elle lui fait des misères, elle l’embrasse même trop fort, mais, le plus souvent, elle se sauve quand elle l’aperçoit ou qu’elle l’entend appeler. Pourtant, Émile, c’est pas nouveau ce nom-là ! Il y a des mots comme ça qui lui font laisser tomber les tasses par terre. Et puis, elle a son demi-jour de sortie tous les mois ; eh bien, une heure avant qu’elle sorte, une heure après qu’elle est revenue, vous pouvez lui parler, elle ne comprend rien : ah ! vous pouvez ! Ses yeux peureux qu’elle a, elle cherche à les fourrer sous terre, qu’on dirait ; et puis sa bouche remue, vous écoutez… rien. Vous vous fâchez : « Parlez, Catherine, saperlotte ! — Je respire, qu’elle dit. » Elle se décide à vous montrer ses yeux, vides comme de l’eau. Nous avons eu une chatte, Friquette, qui a été empoisonnée par des voisins ; avant de crever, elle a été une matinée comme ça, à dodeliner de la tête, à essayer de miauler, sans pouvoir. A preuve que ma femme dit chaque fois : « Bon ! v’là Catherine qui fait Friquette ! »

— Elle se porte bien ? demanda Griffon.

— Euh ! euh !… Elle ne se plaint pas, mais elle est si maigre ! C’est pas du monde qui vit bien vieux.


Griffon se trompa d’omnibus : Vaugirard-Louvre, pour Vaugirard-gare Saint-Lazare. Il revint chez les Prestal :

— Voilà mes renseignements.

Un silence méditatif s’imposa comme si, de part et d’autre, on plaçait la documentation dans le découlement d’un roman, et comme si l’on cherchait à améliorer l’avenir.

Une lettre arriva le lendemain, contenant les remerciements de Catherine à l’adresse de Griffon. Ensuite, lorsque les semaines passèrent sans nouvelles, Ferdinand et Griffon parlèrent à peine de Catherine ; et elle était immensément présente dans leur pensée.


Aux premiers jours de l’été, Albert fut hors de danger : Marthe donna moins de temps supplémentaire à l’ouvroir. Mais la famille vécut encore dans un état intermédiaire, avant de retrouver son équilibre normal.

Ferdinand écrivit à Jeannin :

« Mon vieux, je n’ai toujours rien fichu, ces temps-ci. Vous connaissez ce marasme : l’œuvre ne vous exige pas ; l’œuvre a cessé d’être la chose la plus intéressante de l’univers. Un mauvais ferment vous rend l’assiduité insupportable. On n’est disposé ni à lire, ni à écrire ; ça ne contient pas assez d’inconnu, d’aléa. On ne se trouve bien nulle part. A l’âge de puberté, pareillement, l’affection familiale et la possession d’objets personnels précieux, tout à coup, ne suffisent plus ; la débauche ne tente pas, on ne sait quoi vouloir ; on soupire sans divinité… C’est vrai, ce que vous m’avez raconté : l’artiste est amené, dans ses rôderies, à chercher sa guérison dans le fouillis hasardeux des marchands de bric-à-brac, il achète d’inutiles vieilleries… Mais hier, après m’avoir embrassé, les enfants se sont livrés à un tintamarre qui a allégé l’atmosphère, qui a reposé, rajeuni, le visage de ma femme. Le soir, ils ont crié triomphalement : « Ah ! ah ! voilà papa qui coupe du papier ! » Puis ils ont entonné un chant de leur invention :

Ma p’tite Catherine,
C’est aujourd’hui ta fête !…

» Or, ce matin, en allant au bureau, j’ai retrouvé ma pensée littéraire, j’ai eu ces terribles coups de menton que vous connaissez ; au coin du boulevard des Batignolles, j’ai fait arrêter un omnibus, sans le vouloir. Et maintenant, gare au papier qui va me tomber sous la main : je ne le vois pas blanc ! »

XII

Griffon, d’ordinaire franc et répondant de ses actes, avait raconté à sa femme la visite au crémier de Vaugirard sans révéler comment s’était arrangée l’affaire de la glace cassée.

Adèle n’avait retenu qu’un fait :

— Tu t’es trompé d’omnibus en revenant ? Si je te disais une chose pareille, tu hausserais les épaules. C’est justement ce qui m’est arrivé la semaine dernière, je me suis trompée de tramway. D’ailleurs, je te répète que vous m’ennuyez tous, avec votre Catherine Bise.

En effet, subitement, les histoires de Catherine lui étaient devenues insupportables. Elle s’efforçait de ne pas écouter, de rentrer sa pensée en dedans ou de la distraire vers les fenêtres. Si on lui demandait son avis, « elle ne savait pas ». Même, elle se levait, quittait la pièce au milieu de la conversation.

Chez les Prestal, quand on montrait une lettre de Catherine, son visage recevait une contrariété comme à l’énoncé d’un reproche, ou d’une réclamation.

— Tenez, avoua-t-elle une fois à Marthe, votre lettre de Catherine va fouiller au fond de moi aussi péniblement que ces gémissements continus du petit enfant… Vous entendez, à l’étage au-dessus ?

Après la lecture, son mari se tirait soucieusement la moustache, elle éclata d’un mauvais rire et lui décocha cette apostrophe incompréhensible : « brute ! » Puis, elle lui sauta au cou, l’embrassa et fut très gaie, d’une gaieté nerveuse, tout le reste de la soirée.

A partir de cette époque, elle cessa de demander des nouvelles du roman de Ferdinand ; elle trouva même des prétextes pour retarder l’audition d’un chapitre terminé. Et elle eut une fringale de livres imbéciles et orduriers : vautrée sur un canapé, le front obstiné, la bouche rancunière, elle lisait pendant des heures, par revanche d’avoir « coupé » dans d’autres ouvrages.


Un autre phénomène fut à constater : elle ne sut plus « faire la comédie » à son mari ; on eût dit qu’elle faiblissait contre une destinée longtemps repoussée.

Douée d’un tempérament de fer, de tout temps son refuge avait été la maladie ; pour effacer ses torts, punir ou contraindre son mari, elle usait de l’admirable et invincible tactique des enfants : se plaindre de maux impossibles à vérifier : mal à la tête, au cœur, au ventre.

— Tu me reproches tel méchant tour ? Attends un peu, je vais te forcer à me soigner, à me flatter. Tu ne veux pas me payer tel colifichet ? Tu dépenseras le double en pharmacie. Tu ne veux pas que j’aille là ? Le jour où tu auras un projet intéressant, je me mettrai au lit.

Elle pratiquait la méthode si facile aux femmes dont le mari est absent dans la journée : se bourrer de pâtisserie entre les repas et ne pas manger à table. Elle était la femme délicate « qui n’a pas d’appétit » et qui est grasse comme un bébé de lait.

Pour compléter, elle répétait à tout propos, avec mauvaise foi, ou avec stupidité :

— Oui, je sais bien… tu fais la tête pour me forcer au divorce… tu ne réussiras pas.

Griffon avait usé son existence à ce rien contre lequel l’homme le plus intelligent, le plus énergique, est désarmé, s’il a du sentiment.

Eh bien, tout d’un coup, le « toupet » manqua à Adèle, comme si un drame, en dehors d’elle, s’avançait et la paralysait.

Elle s’habillait tapageusement, elle oubliait de commander le dîner, elle s’absentait des demi-journées ; au lieu de mentir, de chercher querelle, tout ce qu’elle pouvait faire maintenant, c’était de bouder ; et elle boudait mal, honteusement presque.

La grande fâcherie (dont le premier résultat fut de faire refuser le déjeuner avec Gambinet et Jeannin) vint de ce qu’elle voulait partir aux bains de mer avec madame de Mireille : un voyage de deux mois, sans itinéraire bien déterminé… elle écrirait…

— Non ! dit Griffon, si tu pars, tu ne rentreras pas ; c’est à prendre ou à laisser.

Elle dut se résigner, et aucune « comédie » proprement dite ne s’ensuivit. Des semaines s’écoulèrent, particulièrement mauvaises, où les époux se détachèrent l’un de l’autre par le silence, plus que s’ils avaient proféré des injures.

Ce qui étonnait le plus Griffon, c’était qu’Adèle ne lui jetait même plus à la tête sa résolution de ne pas divorcer.

Arriva une seconde invitation à déjeuner, le dimanche, chez les Prestal. Griffon renonça cette fois encore, parce que, le vendredi, Adèle ne rentra pas dîner et, devant son visage sévère, n’acheva même pas le mensonge maladroit d’une indisposition accidentelle, en visite… Il décida de ne plus sortir avec elle.

Tout de même, il y avait eu un accident.

Madame de Mireille et madame Griffon ne devaient pas impunément tourmenter le peintre Morlane.

Madame de Mireille, très indépendante, avait succombé la première : elle était devenue la maîtresse du brillant Ribérol.

Alors, les scènes à l’atelier ne semblèrent plus suffisamment excitantes. Un jour, Ribérol débarqua chez Morlane, lui offrit un cigare, puis, à califourchon sur une chaise, lui expliqua tranquillement ce qu’il appelait le caprice de madame de Mireille :

— Elle désirerait figurer dans un tableau à la Fragonard… Bien entendu, nous ne saurions poser devant vous ! Mais dans telle hôtellerie, machinée comme un théâtre, nous pouvons souffrir votre présence cachée ; il s’agit d’ailleurs d’une scène plastique, sans offense pour le regard étranger. Nous pouvons, pendant un rapide instant, vous octroyer cette vision unique, laquelle reste dans les yeux de l’artiste et lui permet, fût-ce dix ans après, de donner la reproduction aussi fidèlement que s’il copiait un modelage.

Morlane, à demi fou, accepta l’offre malsaine qui devait le finir.

Et Adèle fut mise au courant par son amie ; elle sut le lieu, l’heure. Le jour du tableau vivant était l’avant-veille du dimanche promis aux Prestal.

Ferdinand devait lire un chapitre. Son travail, maintenant, marchait à souhait. C’était l’ère des circonstances fécondantes.

Georges, à l’école, fut premier en histoire et Albert deuxième en gymnastique. Ces résultats ne manquaient pas d’importance ; car, tout de suite après, Ferdinand eut une création facile, abondante, forte, où jaillissait telle note exceptionnelle, comme une infusion de succès.

Rien n’était indifférent pour l’œuvre. A la même époque, au bureau, le chef tomba malade.

— S’il est seulement trois mois absent, calcula Ferdinand, je termine mon roman.

— Ton seulement est plein de goût, apprécia Griffon.

Ferdinand resta le visage dur, implacable :

— Non pas que je donne moins à l’administration, mais je suis délivré en partie de l’oppression. Je n’écris pas mon roman au bureau, mais je reste moi-même.

En définitive, après les tiraillements, les flottements, son tempérament dominait.

Certaines vertus, qui entraient dans la constitution propre de Ferdinand ne pouvaient être mises en défaut que passagèrement. Son âpreté au travail, sa vigueur à s’imposer, à réagir contre le milieu anti-littéraire, sa faculté de saisir les faits, de les rapporter à une conception d’humanité et de les digérer dans son œuvre, tous ces attributs de sa personnalité devaient régner intégralement.

Et même, le temps d’impuissance apparente était, en somme, propice ; car il préparait l’éclosion irrésistible, qui fait de l’artiste une force de la nature.

L’heure existait pour Ferdinand, où la face se déforme, où la solidité du roc réside dans le menton, dans le front. Alors, il n’y avait pas de chef de bureau qui tînt, il n’y avait pas de Griffon, pas de Catherine, pas de Chaupillard débineur, pas de Jeannin débaucheur, pas de femme, pas d’enfants qui tinssent ! Il y avait la passion attaquée à l’univers !

— N’est-ce pas formidable ? expliquait-il dans le calme. Vous aimez l’univers par un de vos personnages. Cette émotion de l’univers existe ! Vous le sentez, vous le tenez, votre capacité d’étreinte est assez vaste ! Votre projection nerveuse atteint le monde tout entier, comme la lumière du jour l’atteint sans limite. On ne saurait alors, vous demander de rapetisser votre infinie puissance à connaître une seule créature, fût-elle de votre sang !

A certains moments de gestation, on pouvait sonner chez lui, hurler dans la rue : un moi élémentaire, farouche, refusait d’entendre : « Il n’y aurait que l’écroulement de la terre d’égal en importance à ce que je fais ! »

Un soir, Marthe criant :

— Ferdinand, le feu ! La lampe est tombée !

Tudieu ! Il avait fini sa ligne avant de bouger !

Dans « l’état farouche » où les circonstances adverses n’avaient pas prise, il arrivait que des circonstances favorables se fissent admettre.

— Quelle découverte ! déplora Marthe, un jour de fête, après le déjeuner, voilà que je ne peux plus boutonner ma chemisette de l’année dernière ! Je grossis…

— Chouette ! cria Ferdinand, qui posa son porte-plume et vira sur sa chaise.

— Dis donc, je te remercie, je veux rester mince.

— Mais, ma chatte, c’est l’épanouissement. Tu arrives au plein de la jeunesse… Voyons ça, un peu.

— Non, Ferdinand, tu me pinces.

Et alors, — pas tout de suite, — mais vingt-quatre heures après, la production littéraire de Ferdinand fut comme charnue, ferme, saine et d’une saveur grasse et chaude.

Il jubilait, après le dîner, en baguenaudant les deux mains dans ses poches, devant la bibliothèque, entre le Tolstoï et le Balzac :

— Dimanche prochain, mon petit père Griffon, je te lirai un chapitre avec confiance… Et vous autres, les arlequins, qu’est-ce que vous avez à me suivre en rigolbochant ?

Albert et Georges en chœur :

Ma p’tite Catherine,
C’est aujourd’hui ta fête !…

— Ah çà ! exulta Ferdinand, ça va-t-il durer c’te vie-là ?… Et toi, Marthe, pourquoi rougis-tu ?


Le vendredi de l’affaire Morlane, dès le matin, madame Griffon ne put tenir en place. Occupée de sa toilette, ou plutôt de rien, le visage tiré, malade, elle n’entendait pas son mari parler, ou bien restait sans répondre, avec l’air d’une étrangère qui ne sait pas traduire. Elle semblait gênée par la clarté franche de la belle journée d’été.

— Enfin, demandait Griffon, dis-moi ce que tu cherches ? Voilà trois fois que tu vas jusqu’à la cuisine sans y entrer… entends-tu ?

Un haussement d’épaules agacé signifiait qu’elle ne comprenait pas ou qu’elle ne cherchait rien.

L’après-midi, l’heure fixée à Morlane approchant, elle mit son chapeau fiévreusement, et se fit conduire en voiture à l’atelier.

Le peintre était bien réellement parti. Elle renvoya sa voiture et demeura un moment hébétée, sur le trottoir, à ne savoir si elle devait monter ou descendre la rue ; aveuglée par le plein soleil, l’idée ne lui venait même pas d’ouvrir son ombrelle.

Lentement, à regret, elle se dirigea vers l’hôtellerie désignée par Ribérol. Arrivée à la place des Victoires, elle s’entêta longtemps, devant une boutique d’angle, à regarder des cartes postales illustrées et à guigner le côté pair de la rue d’Aboukir. Deux fois, elle fit des pas pour s’éloigner, mais elle revint devant la papeterie. Enfin, elle prit soudain le côté impair de la rue d’Aboukir et fila contre les devantures. En face d’une maison ordinaire, où seulement les persiennes d’un étage étaient closes, elle passa comme s’il y avait eu à craindre de recevoir un projectile.

Dès lors, elle fut une sorte de possédée ; elle s’engagea dans la rue Montmartre et se mit à voyager sans but, la bouche sèche, le regard maniaque, à la fois avide et lourd, audacieux et honteux.

Il faisait un temps de juin sec, chaleureux. Les amateurs s’émouvaient d’abord, puis restaient perplexes : voici une élégante jeune femme qui portait un chapeau trop fleuri, un costume de drap granité bleu, demi-mondain par la coupe et l’ajustage, une voilette et des gants sérieux ; le joli visage offrait une crispation encourageante, mais l’allure trop pressée protestait, négative.

A l’approche du boulevard, elle s’enfonça, sans ralentir, dans la cohue des passants affairés. Après la rue Montmartre, le faubourg. Une invincible nécessité la talonnait : Allons ! allons ! La rue Notre-Dame-de-Lorette.

Un profil, de loin en loin, la faisait changer de trottoir, et pointer comme vers quelqu’un de connaissance ; elle examinait, puis dépassait, avec une accélération de fuite.

La rue Chaptal, la rue Blanche, la rue Ballu.

Son visage avait des réveils d’un instant : quelle heure était-il ? Des écoliers polissonnaient ; leur panier, leur gibecière gonflée de livres donnaient à réfléchir, comme des objets nouveaux, inconnus.

La rue de Clichy, la place, le boulevard.

Un trouble électrique l’atteignait devant la terrasse des cafés où les yeux des consommateurs s’exerçaient au crochetage.

La place Blanche était l’endroit d’où elle aurait dû, en ligne directe, rentrer à la maison. Mais non ! impossible de renoncer… L’impulsion n’était pas usée. Non ! impossible d’enfermer un tel tourment dans la maison !

Un arrêt devant le boniment d’un camelot permit un refus plausible du bon chemin et une vague transaction avec la raison.

Alors, avec l’idée qu’il fallait rentrer, avec le calcul de ne pas s’éloigner à cause de l’heure, elle tourna dans le quartier : la rue Blanche, la rue Ballu, la rue de Clichy, le boulevard de Clichy, puis, de nouveau, la rue Blanche, la rue Ballu…

Elle marchait toujours trop vite, chercheuse malade, dont le souffle vital semblait osciller à droite, à gauche. Deux fois, trois fois, dix fois, le garçon de café la vit passer devant la terrasse, rue de Clichy, de quart d’heure en quart d’heure.

Puis la lumière du jour déclina.

Et voilà qu’elle crut traîner un muet solliciteur derrière elle. Alors, une sorte de défaillance changea sa démarche. Les tempes bourdonnantes, brisée par ce désir des gens traqués d’être saisis, — mais « d’en finir », — hébétée par le besoin de se cacher, fût-ce dans la honte, elle ne sut plus bien où elle était, ni ce qu’elle faisait.

Alors, en effet, son allure fit qu’elle tira de silencieux compagnons derrière son dos. Ils se succédaient ; abandonnée au bout de quelques mètres par un solliciteur, aussitôt un autre s’attachait plus longtemps, puis un autre. Elle les menait par l’interminable tour des rues.

Plusieurs fois, le suiveur venant presque la toucher provoqua un sursaut, une volonté de fuir qui ne durait pas.

« Attention ! » pensa le garçon du café de Clichy.

Un compagnon, traîné un tour entier, s’approcha au point d’effrayer, persista, fut moins évité, engagea un second tour…

Le garçon eut soin de constater : une heure écoulée, elle n’avait pas remonté la rue de Clichy.

Mais enfin, il la reconnut bien, malgré un rapetissement furtif et malgré cette malice de faire un brusque crochet vers le trottoir aux boutiques closes, pour éviter la pleine lumière de la terrasse… Ah ! ah ! il la reconnut bien !

XIII

Au mois de juillet, un dimanche matin, vers dix heures, Ferdinand cria :

— Ça y est ! J’ai écrit le mot Fin !

Marthe et les enfants accoururent, regardèrent l’encre humide.

Il avait posé sur la table son manuscrit entier, de façon à jouir matériellement et au complet de la richesse amassée. Marthe et les enfants admiraient le gros tas de papier figurant un album ouvert à la dernière page.

Les enfants voulurent préciser leur estimation critique : ni Georges, ni Albert, ne put enlever le manuscrit d’une seule main !

On s’embrassa. Un événement immense venait de changer la vie ; on bavardait pour le plaisir de bavarder : « Il ne faudrait pas maintenant que le feu prît à la maison ! Il y avait là pour plus de trois francs de papier acheté ! » On marchait de chambre en chambre, uniquement à cause de l’accélération du sang et de l’imagination.

Mais quel dommage ! On ne pouvait pas trouver Catherine immédiatement chez ses patrons, c’était son jour de permission. Les enfants, à table, gardèrent un rire désappointé : leur « p’tite Catherine » aurait dû surgir instantanément du mot Fin !

Il fallut sortir tout de suite après le déjeuner ; on n’aurait pas dit au juste pourquoi, mais il semblait indispensable d’aller, de regarder le monde, de répandre un fait :

— Voilà ! le roman est achevé ! l’engagement est tenu !

C’était aussi la personnalité collective trop grande, dans son expansion actuelle, pour l’appartement étroit de la médiocre rue Saussure ; c’était le besoin de mesurer dehors un bonheur trop considérable pour être étendu et vu entier dans la maison.

Forcément, la promenade fut dirigée vers les grands boulevards. Forcément, les yeux de Ferdinand et de Marthe choisirent dans les mille reliefs du chemin, ceux qui pouvaient se raccrocher par un rapport plus ou moins direct à l’événement : les étalages de libraires, les terrasses de grands cafés, les colonnes affectées aux affiches de théâtre, les passants porteurs de binocles, les passants en possession de journaux, ou de brochures, les magasins d’art : peinture, bronze, gravure.

Albert et Georges désignant leur père du pouce, adressèrent une grimace énigmatique à des gamins inconnus, grimpés sur un banc : « Ah ! ah ! vous voudriez bien savoir ! »

Marthe, au bras de Ferdinand, se préoccupait de plusieurs articles d’habillement qu’elle désirait pour lui depuis longtemps, et dont l’achat ne pouvait plus être différé ; elle récitait et discutait les prix des catalogues. Lui, humant le soleil, tâtait des sous dans la poche de son gilet, comme s’ils le gênaient ; il avait envie de dépenser, de faire plaisir tout de suite. Au coin d’une rue barrée, il offrit aux enfants un microscope de cinquante centimes, et il dit à Marthe :

— C’est épatant, que je ne pense jamais à leur rapporter des bibelots comme ça, en revenant du bureau.

Pour terminer la journée, on monta chez les Griffon, annoncer la grande nouvelle. La visite fut écourtée, censément parce qu’il était tard, en réalité parce que l’aspect de la maison révélait la brouille, la demi-réconciliation pénible.

Marthe, en quittant, eut la sensation d’avoir peut-être manqué de tact : on ne crie pas sa chance joyeusement devant quelqu’un qui n’a rien gagné. Les félicitations d’Adèle avaient été grimaçantes ; elle semblait désillusionnée plutôt que ravie. D’ailleurs, Marthe comprenait très bien que l’événement hors de pair devait exciter la jalousie, puisqu’elle-même se sentait triomphante.


Dès le lendemain, on prit les dispositions voulues pour « la grande surprise ».

On offrait à Catherine huit jours de vacances à passer auprès de son enfant : on payait une « extra » pour la remplacer chez ses patrons ; on payait ses frais à la campagne.

Et le programme devait continuer dès que le roman serait accepté par un éditeur. Et si le roman réussissait, tonnerre ! on s’arrangerait pour lui rendre son enfant, tout à fait !

Le départ en vacances.

Par une attention délicate, le mardi soir, les Prestal se rendirent à la gare Montparnasse afin d’embrasser Catherine, comme on fait pour un parent qui entreprend un lointain voyage ; il fallait que Catherine connût la sensation d’avoir de la famille.

— A l’occasion des grandes joies, disait Marthe, on a besoin de s’appuyer à de l’affection, comme au moment des grands chagrins.

Les enfants, impatients, mangèrent à peine, au dîner. On arriva une demi-heure d’avance, à huit heures, il faisait encore jour.

— La voilà avec tous ses paquets !

Albert et Georges se précipitèrent :

— Comme vous êtes belle, ma p’tite Catherine !

A la regarder, de loin, Marthe eut les larmes aux yeux :

— Cette chemisette grenat sied parfaitement à son teint de brune ; elle s’habille avec talent et contre la coquetterie.

Ferdinand admira aussi :

— Comme elle paraît fine de lignes et souple, et comme elle va d’un ressort noble !… une sorte d’actrice inspirée… ses yeux timides se découvrent mal au public, mais le rôle est dans son cœur, et sa bouche et son menton vont projeter l’émotion…

Catherine ne fut pas étonnée que les Prestal se fussent dérangés pour un événement si considérable.

— J’avais peur que ma remplaçante n’arrivât pas ! Enfin, elle est venue, une grosse fille rouge, elle m’a demandé s’il y avait beaucoup d’ouvrage. Ma foi, je lui ai répondu : « Je ne sais pas… » J’étais pressée ; pourtant, j’ai attendu qu’il n’y ait pas de clients à la boutique ; j’aurais eu scrupule de m’en aller sans une poignée de main à mes patrons… et ici, aussi, je suis bien contente de vous voir…

Les enfants tenaient à vérifier si elle n’avait rien oublié : les cadeaux pour la nourrice, le costume marin pour le petit Émile. Et ne pas confondre : le ballon de la part d’Albert ; le tramway de la part de Georges.

Sur le quai :

— Vous embrasserez bien le petit Émile pour moi…

— Non ! pour moi, le premier…

Il convenait de plaisanter :

— Ne dépassez pas la station ! recommanda Ferdinand.

La fermeture des portières. Il fallait donner à Catherine toute la sensation de famille possible ; alors, Marthe, avec chaleur, d’un ton avide, exigeant :

— Un télégramme demain, n’est-ce pas ? pour nous dire que tout va bien.

Elle descendit du marchepied pour laisser la place aux enfants. Ferdinand allongea une quatrième poignée de main, et soudain, il annonça, malicieusement, pour Marthe :

— Toujours, dans ces scènes de départ, il y a le parent ou l’ami qui rapplique au dernier moment — exprès, dirait-on, — par discrétion ou par un sentiment secret… regarde plutôt…

C’était Griffon qui apparaissait juste pour faire signe, le chapeau en l’air, à bout de bras.

Et la voyageuse n’éprouva-t-elle pas un émoi particulier de ce dernier souhait ?… On ne distingua pas ; le train partait.


Le roman terminé, pendant quatre jours entiers on crut bien que ça y était : on se vit libéré, on se crut en jouissance d’un nouvel état ; Ferdinand avait répondu de sa prétention ; il était qualifié.

Puis, dès le jeudi soir, l’erreur se manifesta, rehaussée d’ailleurs par les bons soins de Chaupillard, en assiduité quotidienne rue Saussure :

— Comment, vous étiez si contents ? Vous n’avez pas mesuré l’étendue de l’engagement.

Et les gestes de Chaupillard jetaient l’évidence aux quatre coins du salon : le roman était écrit, bravo ! mais quelle en était la valeur ? Pour être en règle avec le monde, il fallait le roman imprimé, il fallait cette chose palpable, portative comme une monnaie : le livre. Rien de fait sans l’acquit d’un éditeur.

Et je vous attendais là, mon cher ! J’y ai passé… Vous allez faire connaissance avec les requins.

Alors, Ferdinand trouva des prétextes pour garder encore son manuscrit : il devait se relire une dernière fois, il devait consulter Jeannin.

Marthe approuvait cette temporisation. Elle croyait au génie de son mari, mais redoutait l’injustice, la mauvaise chance.

Et, à mesure que l’échéance apparaissait grave, définitive, à mesure qu’ils sentaient combien le refus de la valeur offerte serait désespérant, les époux s’appliquaient, malgré eux, à récapituler intérieurement tout ce que le roman avait coûté à la famille.

La peur d’avoir dépensé en pure perte donnait à Ferdinand une terrible clairvoyance. Le roman avait été un être de plus dans la maison ; cet intrus avait accaparé la grosse part du temps, de l’affection, des ressources communes.

Pour l’intrus, Ferdinand avait dû disputer sans cesse les heures de travail, se les procurer au prix du repos, de la distraction, de l’avancement ; sa dépense avait été la contrainte et la résistance ; il avait subi sans répit le malaise intolérable du dédoublement, il avait été malheureux comme employé, malheureux comme écrivain.

Et l’apport de Marthe ! Pour qu’un employé, chef de famille, ait des loisirs, il faut que sa femme les lui crée, il faut qu’elle le dispense des soucis économiques en les assumant elle-même. D’ordinaire, on partage : le mari s’occupe de la cave, des feux, des chaussures ; ou bien — ce qui revient au même, — il fait des copies supplémentaires permettant d’acheter le travail d’une bonne et de compter moins chichement. Lorsque Ferdinand parlait d’aider à quelque besogne matérielle, Marthe — une brosse ou un chiffon à la main, — le faisait rester devant ses papiers ; elle avait toujours vu, à l’ouvroir, dans la rue, quelque part, une « femme extraordinaire »… elle, Marthe, la femme inexistante, si ordinaire… Et Ferdinand, à se remémorer, souriait longuement, accoudé devant un livre qu’il ne lisait pas.

Quant aux enfants, — c’était le plus grave, — relégués au second plan, privés de la part normale d’attention, leur éducation et leur santé avaient payé un tribut dont l’avenir entier pouvait pâtir.


Pour jouir d’un sursis, — tellement le verdict de l’éditeur était redoutable, — Ferdinand présenta son roman à la Revue des Lettres, la plus cotée des publications périodiques.

A la date fixée, selon la renommée d’exactitude de la Maison, il fut introduit, pour réponse à recevoir, auprès du directeur, une sorte de chanoine sanguin, aimable, au parler franc.

— Je n’ai pas d’expressions choquantes à vous reprocher, mais l’esprit de votre roman est trop révolutionnaire pour notre public qui compte un élément universitaire, un élément pondéré, libéral-orthodoxe…

Ferdinand ne put s’empêcher d’interrompre :

— Justement ! le public sérieux, aujourd’hui, ne s’offense que des mots, et de certaines descriptions, mais les idées n’effraient plus…

Le directeur, se frictionnant les mains, engagea Ferdinand à continuer, par sa mine grandement intéressée.

— Vos abonnés désirent « gagner », vraisemblablement ?… Eh bien, ils n’avancent à rien, s’ils vous mènent et si vous avez soin de ne pas heurter leurs habitudes de pensée… Croyez-vous qu’il soit insensé de concevoir une publication disant : « Ma mission est de renseigner le mieux possible sur les lettres contemporaines ; je ne me permets pas de faire la part du public. Est-ce qu’on trie les informations du jour, dans un journal ? Pourquoi trier les faits littéraires ? Je publie à titre d’information, ne déclinant les offres d’auteurs que pour motif d’insuffisance, ou de grossièreté. Et je donne de préférence des œuvres « excessives », et discutables ; c’est en vitupérant que le public gagnera »… Ce que ça doit être assommant pour les abonnés des revues actuelles de n’avoir toujours, entre eux, qu’à trouver « délicieux — charmant — parfait… »

Pendant ce discours, on avait fait un beau paquet ficelé, collé à la cire ; le directeur de la Revue le remit à Ferdinand avec un placide sourire : depuis dix ans qu’il refusait des manuscrits, il en avait entendu bien d’autres.


Un matin, vers onze heures, Ferdinand se rendit chez Jeannin qui habitait à l’hôtel, au quatrième étage, dans une rue étroite et gâcheuse, voisine de la Bastille. Outre les quatre meubles publics indispensables : lit, table, siège, la chambre, sans intimité, montrait des planches chargées de livres et de paperasses ; pas d’ustensiles, un seul verre ; c’était la cage froide d’un homme à part, sans vie de famille, sans entourage de choses et d’actions ménagères qui se mêlent à sa personnalité.

Dans un fauteuil indigent, près de la fenêtre, Jeannin, souffrant de rhumatismes, regardait pleuvoir.

Le sort inquiétant du roman, si chèrement édifié, parut l’amuser beaucoup :

— En somme, résuma-t-il, l’écrivain est un type des plus enviables ! Quel bonheur il accapare et il donne aux siens !… Ah ! mon vieux, vous employez bien vos meilleures années, votre âge de force et d’affectivité ! Pendant ces deux ans de roman, vous n’avez, pour ainsi dire, pas aimé votre femme, ni vos enfants, vous n’avez pas vécu avec eux. Est-ce vrai ? Vous avez été absolument stupéfié quand votre inappréciable femme vous a révélé, dernièrement, que votre petit Albert avait été considéré comme perdu, pendant plusieurs jours. Pourtant, au moment de sa maladie, vous aviez cessé d’écrire ; oui, mais vous n’aviez pas cessé d’être un écrivain, mon vieux. Et puis, combien avez-vous d’amis ? Quelles gens fréquentez-vous ? Est-ce que les saisons de l’année existent, pour vous, éternel gratte-papier ?

Ferdinand, assis, un coude sur la table, secouait la tête. Il évoquait son chez-lui ; une impression d’abandon s’exhalait de la chambre de Jeannin ; à travers la pluie, on apercevait la maison d’en face, aux fenêtres laides, sans persiennes, aux locataires absents. Il parla, envahi d’une sentimentalité frileuse :

— Si je vous disais que l’intrus, parfois, nous rendait ennemis l’un de l’autre, ma femme et moi ! Vous n’imaginez pas cet arrachement de deux cœurs inséparables. On aurait dit que le développement de l’intrus tiraillait nos nerfs soudés, comme on fait souffrir une blessure sans tuer le patient.

Soudain, la porte s’ouvrit derrière Ferdinand. Parut un gaillard en bras de chemise, tablier bleu à bavette, chaussons mous, grosse face alsacienne. Il tendit une ardoise de gargote à Jeannin, en le toisant avec malveillance.

Jeannin commanda son déjeuner ; l’homme partit sans un mot.

— Vous avez vu mon grand ennemi, dit Jeannin, ce n’est pas le garçon restaurateur, c’est celui qui fait les chambres ; la serviette dont il essuie mes assiettes, c’est sa serviette de ménage. J’ai beau protester : le torchonnage en rond de tous les récipients s’impose à lui comme au garçon coiffeur l’essuyage de la cuvette après chaque barbe. Il déteste profondément mon métier d’écrivain. Pourtant, il savoure les feuilletons du Petit Journal où foisonnent les personnages titrés, les grandes dames et les policiers… Si j’ai l’air d’aimer un plat, invariablement, « il n’en reste plus » ; alors, par ruse, je demande ce dont je ne veux pas ; mais sa haine est maligne ! parfois il me prend au mot… Hier, j’étais en palpitation créatrice ; Dieu me pardonne, je brûlais du sublime ! voilà qu’il me sert, malgré moi, du poisson pas frais ! Pris d’indigestion, j’ai failli crever comme un chien ; il n’a jamais voulu se déranger… Savez-vous qu’il m’a détruit des pages de manuscrit ? Depuis ce temps, je suis obligé d’emporter tous mes papiers sous mon gilet ; quand un ouvrage touche à sa fin, j’en trimballe la grossesse ridicule…

Jeannin se tut, le front hautain, la bouche dégoûtée ; puis, il continua moqueusement :

— On m’a fait des avanies à l’octroi, au musée du Louvre… Si encore, notre « particularisme » était sûr d’avoir raison ! Mais non, toujours une sorte de remords nous prône la sagesse d’être un simple vivant matériel, attaché à la bonne besogne utilitaire.

Ferdinand se leva et vint dans l’encoignure de la fenêtre :

— Comme votre rue paraît basse de plafond, par ce vilain temps ! Tout de même, quand le livre est imprimé, on doit goûter une jouissance d’ironie sans pareille à recenser ce qu’il a fallu de gêne et d’abaissement pour que fût construite cette chose d’éditeur, de libraires, cette chose d’art, de récréation, de luxe, ce qu’il a fallu de besognes communes, de postures piteuses, pour obtenir ce produit supérieur qui évoque la grande liberté, la splendide fantaisie, — un monsieur étendu sur un sofa, fumant aux corniches sculptées, attendant béatement, noblement, l’inspiration ; ce qu’il a fallu d’égoïsme rencogné, criminel, — les yeux et les oreilles bouchés aux douceurs intimes, à l’en dehors aimable, — pour obtenir cette chose d’apparat, d’en dehors !… Et les pages brillantes, riches, gaies, sont dues à ce que la femme de l’écrivain a toujours porté de méchants costumes ternes et s’est astreinte à n’assister à aucune fête ! Et le généreux de l’œuvre est dû à ce que les enfants de l’écrivain n’ont pas eu l’existence large, ensoleillée, nourrie, que l’on aurait pu leur assurer par une volonté pratique et positive. Et le beau de l’œuvre ! La substance, l’essence du beau, est due à la misère authentique d’une Catherine Bise ! Et si l’œuvre s’envole à quelque hauteur, c’est par ce reflet : l’éperdu vacillement d’yeux d’un petit abandonné dont l’agonie privée de chaleur maternelle cherche à se réfugier dans le néant !

Le menton dans la main, Jeannin semblait prendre les mesures de son ami.

— Comment ça vous est-il venu d’être littérateur ? demanda-t-il.

Une mélancolie douce, lointaine, pénétra le visage de Ferdinand :

— Je crois à un accident… J’ai des frères et des sœurs, il n’y a que moi dans la famille qui ne sois pas comme tout le monde… Voilà : j’avais treize ans, un soir à dîner, mon père et ma mère échangeaient des considérations sur quelque fait banal ; tout à coup, sans motif discernable pour la simple raison humaine, j’ai senti dans ma poitrine crever une tristesse immense, noire, pesante et qui a envahi tout mon être. Je me suis mis à sangloter ; ah ! mais, une désolation profonde, totale, qu’aucune parole ne pouvait apaiser. Je n’aurais pu dire pourquoi je pleurais, et pourtant le désespoir était réel, définitif, comme matériel en moi. C’était la connaissance du mal ; c’était soudainement, la confiance naïve en la vie à jamais perdue. Figurez-vous un enfant qui regarde sa mère, c’est-à-dire, toute la force et toute la bonté, et qui brusquement comprend qu’elle mourra un jour ! Quelle faculté de bonheur, quel support d’existence lui reste-t-il ?… On m’a couché, le sommeil m’a consolé ; le lendemain, je me suis à peine rappelé ma tristesse. Cependant, je n’étais plus pareil aux autres ; à mon insu, à l’insu de tous, je n’étais plus capable de joie parfaite. La rencontre d’une disposition spéciale chez moi et d’une phrase prononcée à point avait produit la déchirure irrémédiable d’une certaine enveloppe de la sensibilité qui n’est jamais déchirée chez la plupart des hommes… Et je vous le dis : un accident ! Il a tenu à rien, sans doute, que cette espèce de viol ne se produisît pas…

Un frôlement sur le palier avait fait bouger Jeannin. Le garçon d’hôtel, qui écoutait depuis un moment, pénétra sans frapper, muni d’un panier.

— Laissez-moi le plat, cria Jeannin.

Mais le garçon, intraitable, torchonna une assiette, vida le plat dedans et le remporta en grommelant :

— N’y a que les cochons qui mangent dans les plats !

— Vous êtes témoin ? dit Jeannin, désarmé, à Ferdinand. Et vous ne lui plaisez pas non plus, à ce garçon sévère. Il a dû interpréter à sa façon vos paroles ; il vous a lancé un regard, comme à un déplorable infirme… Vous partez déjà ?… Je mangerais bien devant vous… Rendez-moi donc le service de mettre cette lettre à la poste, je ne la confierais pas à ce Baptiste…

L’adresse, lue involontairement, fit sourire Ferdinand.

Jeannin se frotta le crâne et, lorgnant son omelette, sans appétit, il sourit également :

— Oui, il y a aussi les femmes, dans la vie de l’écrivain. Vous vous rappelez Antoine et Cléopâtre, de Shakespeare ? « Nos baisers nous ont coûté des royaumes. »

Ferdinand soupira, la mine hypocrite :

— Nous gaspillons des chefs-d’œuvre en ne dormant pas.

— Taisez-vous, sale privilégié ! fit Jeannin presque en colère. Quand vous dépensez une caresse, votre femme vous la garde et le jour où vous avez le cerveau déprimé, elle pose ses lèvres réconfortantes sur votre front.

Ferdinand, chatouillé, consultait sa montre.

— Sapristi ! faut que je me dépêche d’aller au bureau ! Je vous dis au revoir, mon vieux, et meilleure santé.

— Attendez ! cria Jeannin. Nous avons encore un défaut charmant, les écrivains : nous pensons toujours à utiliser, en copie, nos rapports de parenté ou d’amitié… Avant de fuir, narrez-moi donc quelque beau trait administratif ?

Adossé à la porte, Ferdinand s’indigna :

— Ah ! mon goulu, je vous ai déjà dit comment ça m’était venu d’être littérateur, vous ne manquerez pas de coller la notation quelque part, j’ai bien vu vos yeux chapardeurs.

— Eh bien, et vous ? exclama Jeannin, mon histoire de garçon d’hôtel ! vous croyez que je ne vous ai pas vu ramasser ça vivement ?… Allons, Prestal, ne soyez pas mufle ; j’ai besoin d’un sujet de nouvelle.

— Sans blague, je n’ai pas le temps… faut tout de même que je garde mon emploi, pour mes enfants, les pauv’ bougres…

Jeannin éclata :

— Taisez-vous donc, sycophante, farceur, faux bonhomme, mendiant suspect ! Vos enfants ne sont pas plus à plaindre que votre femme. Vos enfants ! — leur affection pour Catherine, cette faculté que vous leur avez fichue de s’approprier Catherine et les émotions de son existence, — alors, ça ne compte pas ? Alors, ce qu’ils ont acquis là ne compense pas la pédagogie paternelle dont vous leur avez fait grâce ?… Allons, vieille ficelle, rien qu’une anecdote, je vous rendrai l’équivalent…

— Vous avez une façon d’insister…

— Oui, empruntée à mon voisinage, dites-le, ne vous gênez pas. Mais, mon cher, quand un homme marié comme vous s’égare dans un hôtel, il doit « casquer », vous savez bien ? Casquez-moi une petite histoire, mon chéri ? Tenez, ça vous portera bonheur pour trouver un éditeur !

Ferdinand avança, sérieux, superstitieux :

— Vous fouillez la faiblesse professionnelle comme une poche de gilet… Certainement, l’administration fourmille de drôleries, mais qui s’effacent presque, en dehors du milieu même. Ainsi, hier, le chef a appelé tous les rédacteurs les uns après les autres. J’entre, il lance d’abord à voix basse : « la porte est bien fermée ? approchez ». Saisi d’inquiétude, je me penche. Il a la précaution de me préparer, par un regard tragique, pour m’empêcher de tomber foudroyé, puis il exhale d’un accent terrifié : « Le nouveau fait des fautes ! » Traduisez : « Le nouvel expéditionnaire fait des fautes d’orthographe », mais je vous défie de rendre le colossal de cette confidence.

Une poignée de main. Ferdinand s’esquiva. Au bout de quelques secondes, il entr’ouvrit la porte, passa la tête et souffla avec une extravagante épouvante :

— Le nouveau fait des fautes !


A quelques jours de là, Ferdinand ayant attendu l’encouragement d’un beau temps lumineux partit un matin chez l’éditeur.

La serviette de cuir gonflée sous le bras, il éprouvait une émotion d’abandon à s’éloigner de la rue Saussure, de son quartier des Batignolles. Il allait, d’une impulsion automatique, séparé par un abîme de chaque instant écoulé, tel un homme qui va à sa destinée.

Au coin du pont de la Concorde, il s’arrêta ; sa femme lui avait donné une commission indispensable, à faire dans ces parages. Il chercha vainement ; toute mémoire était abolie dans sa tête.

Il s’accouda au parapet, à regarder un pêcheur à la ligne, dans un bateau. Il pensa : Que ce gros homme est heureux, là, tout seul, avec la rivière coulant sous ses yeux et offrant le mystère indispensable à la vie ! Vraiment, le plaisir matériel est le seul possible. Comme on voit bien que ce pêcheur est maître et indépendant ! Tout l’univers tient dans son bateau ; assis sur sa banquette, il tend un dos impénétrable aux cris, aux chocs de là-haut. Il possède, — bien placés sous sa main, — une trousse d’ustensiles précieux, des boîtes, sa pipe, son tabac, et une bouteille au frais dans la boutique à poissons… Est-ce bête de poursuivre un bonheur de vanité intellectuelle, pour aboutir à des tortures d’amour-propre ! Est-ce bête de se rendre pareil à un écorché que le moindre signe menace et blesse !… Ah ! la vie active, la vie manuelle ! la campagne, les arbres, les chemins déserts ! Ah ! cacher sa personnalité sensible loin des duretés de la foule !… Le roman était fini, le bonheur aurait dû être atteint ; ah ! bien oui ! Le roman fini, résultat : la démarche présente qui lui causait des transes au point que tout à l’heure, en marchant, il se remontait avec ce raisonnement : « Si j’échoue, après tout, personne ne le saura ». Voilà le délicieux espoir dont il se contentait en définitive : personne ne saurait sa déconvenue.

Il continua son chemin par le boulevard Saint-Germain, lisant avec application les mots peints sur les boutiques. Devant le bureau de poste, une idée ! S’il pouvait se faire accompagner chez l’éditeur ; le bavardage coupe l’émotion. Il entra dire bonjour à son ancien collègue, l’auteur dramatique, victime de la protection de Chaupillard.

En effet, c’était l’heure de sortie du déjeuner. Alors, tandis qu’il avait des battements de cœur, il expliqua avec désinvolture :

— Je vais déposer un manuscrit ; on ne peut que m’accueillir cérémonieusement et m’inviter à repasser dans quelques semaines ; c’est la chose du monde la plus banale.

Puis, pour compléter le « battage », il ajouta en traînant les pieds béatement sur l’asphalte :

— Mais, parlez-moi donc de l’avancement, dans les Postes. On a beau appartenir à une autre boîte, l’avancement, c’est encore le seul sujet intéressant.

XIV

Depuis deux mois, le roman était déposé.

Pendant quelque temps, on avait eu la bravoure de supporter les chances d’acceptation ; puis, Ferdinand avait fini par juger son œuvre absolument inacceptable ; elle devenait vague, nuageuse, avec seulement une impression de violence et d’immoralité. Après une effervescence mentale où il avait recensé cent fois les meilleures pages du roman, — comme un joueur manipule ses atouts, — il les avait perdus un à un, ces beaux passages, il n’en retrouvait plus trace.

Et, d’un commun accord, on se taisait sur la réponse attendue. Marthe possédait la vertu de ce silence qui respecte, et rend hommage.

Ferdinand occupait ses loisirs du matin et du soir à lire.

La vie régulière, placide et neutre d’une famille d’employés. La sérénité s’exagérait même : Ferdinand chantait, sifflait. Il y avait une telle affectation « de ne compter sur rien, de n’attendre rien », de bavarder en bonnes gens au cerveau routinier, que les enfants, — avec leur instinct aussi subtil que celui des animaux chasseurs, — avaient des lubies de regarder les murs, le cuivre luisant de la suspension et du poêle dans la salle à manger, les gravures encadrées, dans le salon, Balzac, Dickens, Tolstoï, comme s’ils enquêtaient : qu’est-ce qu’il y a donc de changé ici ? qu’est-ce qu’il manque donc ?

Et ils scrutaient aussi leur père, comme si sa coupe de cheveux ou de moustache était modifiée.

Et, en effet, on leur avait changé leur père. Ferdinand était fait pour vivre avec un roman dans la peau. Mais, tant que le premier n’était pas casé, il n’avait pas l’élan de commencer le second qui lui rendrait sa force d’individualité, son incommensurable égoïsme, son vouloir aveugle d’élément.


Le 15 septembre, Marthe dans un accoutrement du dimanche, un peu moins élégant que celui de la semaine, partit chez le grand épicier, marchand de comestibles du quartier. Elle se plaisait à fêter la gourmandise de son mari et des enfants. Petite mangeuse, désintéressée pour son compte, elle savourait d’autant mieux le régal des autres ; dès le jeudi, elle méditait des menus raffinés, en passant devant les étalages.

Au bout d’une heure, voilà qu’elle remonte, brandissant une lettre : c’était l’éditeur qui acceptait de publier le roman !

Ferdinand, assis devant sa table, consultait une carte des environs de Paris, avec Albert et Georges debout à ses côtés. Elle leur posa le papier sous les yeux : vlan ! Puis, elle embrassa chacun, défaillante de douceur.

Et soudain elle s’exalta, gesticulant, piétinant, devant Ferdinand :

— Je savais bien, moi ! Je ne disais rien parce que ça n’aurait pas avancé les choses, mais enfin, ta fille-mère était si souffrante et je l’aimais tant ! Ah ! ah ! je savais bien ! Et l’éditeur a accepté du premier coup, sans la moindre recommandation ; nous allons voir la grimace de Chaupillard.

Elle n’avait pas le triomphe modeste ; à coups de front rayonnant, elle dominait le monde, elle lui imposait la supériorité de Ferdinand, le mérite de l’héroïne. Dans l’ivresse du bonheur personnel, Marthe se permettait même un peu d’incohérence :

— Figure-toi qu’en passant devant les galeries de Monceau, — sans doute un pressentiment, — j’avais été tentée par une cravate pour toi ! Hein, te plaît-elle ? C’est la mode ces rayures noires et blanches. Et j’avais acheté des plumiers aux enfants… Mais tu ne devineras pas quel gibier j’ai dans mon panier ?

Ferdinand tenait la lettre de l’éditeur, et il regardait sa femme, il lui voyait les mains tout abîmées. Il dit avec un reproche attendri :

— Eh bien, et toi ? Dans tout ça, qu’est-ce que tu as acheté pour toi ? Ce fameux boléro à vingt-deux quatre-vingt-dix, dont tu parles depuis trois mois ?

— Ah ! j’ai réfléchi ; mon collet beige peut encore aller. Ma foi, je ne me suis pas décidée à courir jusqu’à l’avenue de Clichy et j’ai bien fait : tu vois, c’est moi qui ai eu le plus de chance, c’est moi qui ai monté la lettre !

Albert et Georges s’agitaient déjà en créanciers avides ; l’acceptation de l’éditeur ne signifiait qu’une chose pour eux ; encore une surprise à Catherine !

Ce fut encore « une semaine de vacances ». On avait renoncé à toutes sortes d’autres inventions ; aucune ne pouvait faire autant de plaisir à Catherine. Et, cette fois, elle prenait son enfant, elle l’emportait, complètement à elle : ces huit jours, elle les passait près de Dieppe, au bord de la mer, chez les parents nourriciers d’un collègue de Ferdinand, qui recevaient des pensionnaires, au cours de la saison.

Catherine n’avait à se préoccuper de rien, on avait écrit.

Qu’est-ce qu’on avait bien pu écrire ?

Les hôtes étaient là qui attendaient, sur le quai, l’arrivée du train, à trois heures après-midi ; des braves Normands réjouis, roux et tachés de son. Jamais Catherine n’avait vu un épanouissement pareil, un tel mélange d’admiration, de familiarité, de reconnaissance :

— Ah ! bin ! que je vous embrasse ! dit la femme, vous auriez été ma fille, je vous aurais pas mieux reconnue. Et v’là déjà du lait frais tiré, quéquefois que c’t’éfant aurait pris soif dans le train ; et puis des poires et de la galette du pays…

— Aussi vrai que j’vous l’dis, fit l’homme, vous arrivez cheux vous, dans vot’maison, vous êtes not’Catherine !

Et en effet, des voisins souriaient attendris, émerveillés sur les portes, comme, de tradition, lorsqu’un fils vient en permission du régiment, ou qu’une fille mariée à la ville amène son premier enfant.

Et le soir de ce même jour, le petit Émile s’endormit n’ayant pas moins de cinq bateaux, près du lit sur des chaises, apportés par les marmots d’alentour.

Et Catherine songeait, ravie : « Qu’est-ce qu’on avait bien pu écrire ? »


Bizarrerie : Griffon ne montra pas un contentement bien net ! Certes, la publication prochaine le réjouissait, mais on en abusait pour empiéter sur son monopole, en ce qui concernait le petit Émile. Et quand les Prestal criaient « gare là-dessous ! si le livre se vend bien ! » il ébauchait des rires, des mines qui signifiaient : « N’accaparez donc pas seuls tout le bien à faire. »


Le roman imprimé se produisit de par le monde, en couverture jaune princière, avec, au front, le nom de son auteur. Les journaux lancèrent un cortège d’annonces ; une place en premier rang, chez les libraires, fut accordée au nouveau venu.

Le mois d’octobre offrit le règne complet des saisons à la famille Prestal. Quand Ferdinand et sa femme, descendus de leur logis, mettaient le pied dans la rue, ils aspiraient tout à la fois des sèves de printemps, des splendeurs d’été, des richesses d’automne, des vigueurs d’hiver. Ils exhalaient un souffle jouissant qui éparpillait leur personnalité en possession de la ville entière.

On sortait chaque soir après dîner, chaque dimanche dès le déjeuner ; la fête nécessaire était d’aller voir comment le roman se comportait à la devanture des boutiques. Albert et Georges comptaient et se disputaient :

— Ça fait déjà huit fois qu’on le voit.

— Pas vrai, ça fait neuf.

Ferdinand, jovial, entraînait Marthe par le bras :

— Reluquons-nous dans les glaces… par ici, les enfants, n’oublions pas Achille !

Et il parlait à lèvres fines, comme s’il se moquait agréablement d’un camarade :

— Quand on a un livre exposé, les rues à libraires vous sont parentes ; elles dégagent un agrément affectueux ; les maisons paraissent intelligentes ; vous êtes dans l’atmosphère de prédilection. Et vous faites partie de Paris autrement que le commun des habitants ; vous êtes « de la représentation », les autres sont « du public ». En marchant, vous sentez votre propre poids s’ajouter à l’importance de la grande ville.

— Je me rends compte, disait Marthe plaisamment, avec une solide affirmation du coude… Et tiens, devant ces cafés boulevardiers où l’élite fait galerie, on perçoit une solidarité…

— Oui, j’examine… prêt au salut confraternel.


Dans le courant quotidien de la vie, la publication réalisée était comme une investiture d’autorité qui faisait saillir le caractère.

A l’administration, Ferdinand connaissait quelques garçons de bureau à qui, auparavant, il donnait d’aventure une poignée de main, — sans chercher ni éviter, — selon les rencontres dans les couloirs et les escaliers. Maintenant, il pensait à ne pas négliger le personnel en livrée ; il ralentissait, il se retournait, il articulait plus posément : « Bonjour, Briou, bonjour, Jolly, ça va ? » Il serrait les doigts vigoureusement.

Et Marthe à l’ouvroir ! Une femme avait-elle la tête si malpropre que personne ne voulût la peigner — quoique le peignage fût un service que les hospitalisées se dussent réciproquement, — Marthe maintenant ne pouvait s’empêcher d’approcher, les mains offertes, et de demander avec une cordialité naturelle :

— Si vous voulez me permettre, justement j’ai le temps…

Dans la cour de l’école, Georges et Albert, les deux mains dans les poches, — à la bousingot, — disaient aux copains sur un ton de supériorité négligente :

— Papa a fait un livre plus gros qu’une Géographie, avec une couverture jaune.

— Zut, alors ! ce qu’il doit être barbant, ton père ! exclamait un appréciateur.

— Mais pas un livre d’école, mon vieux, un livre pour les grandes personnes, ripostait Albert.

Et Georges déclarait :

— Non, papa n’est pas trop embêtant ; il ne vous le raconte pas son livre. Seulement, le matin et le soir il écrit, et il ne vous répond pas quand on lui parle, voilà tout.

— Ou alors, continuait Albert, à dîner, maman dit : « J’ai envie de leur acheter des chaussures à boutons, puisqu’ils cassent leurs cordons tous les jours ? » Papa tend son assiette et répond : « Oui, encore un peu ».

Mais une fois que Georges racontait sans malice :

— Devant sa table, il serre ses épaules et il renifle vite, vite, comme quand on va pleurer, et son dos saute des grands coups…

Albert devint pourpre et, terrible, lui lança une claque :

— Pas vrai, monsieur !

Georges, hargneux d’habitude, ne se rebiffa pas. Il avait compris.


A la maison, on se sentait une famille forte ; on appuyait du regard sur l’entourage avec bien-être, comme on se câline à un oreiller. Plus de nervosité, plus d’agacement : on parlait avec tolérance, comme des gens maîtres du présent, sûrs de l’avenir.

Les enfants, dans leur chambre, se livraient à des jeux frénétiques, impliquant des écroulements de chaises et des hurlements : « Vive Catherine ! »

Ferdinand, devant ses paperasses, riant sous cape, murmurait :

— Qu’est-ce qu’ils ont encore cassé ! Ah ! les rossards, c’te joie ! en v’là deux au moins qui se rattrapent de la continence imposée par le roman.

Puis, très haut, sans se déranger, à travers les pièces, il menaçait :

— Attendez un peu, vous deux, maintenant que j’ai fini, je vais vous faire faire des problèmes tous les soirs.

Georges prenait une mine inquiète.

Albert, plus roublard, haussait les épaules :

— Il en a déjà recommencé un autre…


La Toussaint arrivant, les libraires cessèrent progressivement d’afficher le roman. La poste n’apportait plus de coupures de journaux.

C’était novembre, la saison grise, les rues désagréables, les jours sans ampleur. L’aise diminuait. Ferdinand, qui réunissait les éléments de son second ouvrage, ne trouvait plus la richesse entrevue.

Les visites de Chaupillard, interrompues pendant un mois, reprenaient une régularité de mauvais augure.

Ah çà ! maintenant que le roman était édité, est-ce que ce n’était pas une affaire finie ? Est-ce que Ferdinand n’avait pas répondu de sa prétention aux yeux du monde ? Est-ce que les Prestal n’étaient pas des gens libérés, pouvant vivre bravement sur un acquit légitime ?

Chaupillard dégagea bien vite le sens de cette nouvelle inquiétude. Renversé dans un fauteuil, les jambes croisées, il tirait les désillusions par bouffées de son cigare fastueux :

— Parbleu ! écrire, éditer, c’est un bel acompte. Mais il reste à être lu, à être accepté par le public, à propager un effet. Sans effet produit, vous n’existez toujours pas… J’ai demandé par-ci, par là, si votre livre se vendait ; mon cher, la foule imbécile n’a pas changé.

On niait l’inquiétude, on envoyait promener Chaupillard avec ses histoires de brigands.

Mais on se confia à Griffon, un soir que, sans être attendu, il vint « tailler une bavette » après dîner.

Son roman, à lui, allait de mal en pis ; et la bienveillance blessée de son visage barbu, aux traits longs, incitait aux effusions chagrines, comme si l’on ne pouvait mieux vider sa peine que sur un homme déjà affligé.


Marthe et les enfants poussaient toujours une exclamation ravie quand il arrivait inopinément : c’était de l’amitié, de l’intelligence qui entrait. Bien mieux ! la concierge le regardait avec intérêt, ainsi qu’elle devait faire au théâtre des Batignolles, pour le personnage à rôle justicier. Tandis qu’il montait, elle avait un visage à reflet significatif : « Je vous connais, vous êtes un brave homme ; on va être content de vous voir. »

Albert et Georges l’apitoyaient habilement les jours de punition : il imitait leur écriture et les aidait à copier leur pensum. En temps heureux, bien entendu, ils se faisaient un jeu de cette compassion ; ils annonçaient faussement des misères pour pouvoir lui rire au nez. Alors, lui, qui n’était pas dupe, leur donnait la comédie.

— Monsieur Griffon, j’ai eu cent vingt mauvais points à l’école ! criait Albert.

Griffon, de stupeur navrée, laissait choir son chapeau sur le tapis du salon.

— Et moi, j’ai été en retenue pendant douze heures ! clamait Georges.

Alors Griffon tombait en désagrégation sur une chaise, et appelait des soins immédiats :

— Vite ! une absinthe et l’Intransigeant !

Son adaptation cordiale aux circonstances foncièrement triviales atteignait parfois à l’antithèse grandiose, à cause de son extérieur distingué inchangeable, à cause de cette évidence qu’il était un aristocrate né.


— Eh bien ! mon pauvre vieux, dit Ferdinand avec un rire découragé, je crois que mon livre ne tardera pas à être enterré. Au point de vue « public », je n’aurai rien obtenu.

Griffon, assis dans la salle à manger, planta ses coudes sur la table avec force :

— Je ne te comprends pas… Il ne doit exister qu’un raisonnement pour ta conscience d’auteur : l’œuvre a une valeur déterminée ; aucun fait accessoire ne peut rien lui ajouter, ni rien lui retirer : qu’il se vende cent mille exemplaires, ou qu’il s’en vende dix, en tout.

Ferdinand contesta :

— Qu’est-ce qui me prouve que mon roman a la signification désirée ? Si seulement je voyais quelqu’un qui ait été influencé.

Marthe qui suivait la conversation, en cousant des boutons, réclama :

— Il n’arrive presque jamais que l’on constate soi-même l’effet de sa pensée dans le monde.

Griffon avait croisé les bras, il regardait Ferdinand fixement, les mâchoires serrées. Il lâcha presque brutalement :

— Eh bien, si tu veux le savoir, je te dirai que ton roman a beaucoup influencé des gens de ta connaissance.

Il se leva, fit des pas, comme un homme sous le coup d’une émotion.

Marthe avait cassé son aiguille ; légèrement elle avait pâli, puis rougi.

— Ah parbleu ! toi ! admit Ferdinand sans aucun enthousiasme.

— Eh ! dit Griffon radouci, mais la voix singulièrement altérée, tu as peut-être tort de trouver sans intérêt l’effet de ton œuvre sur tes amis.

— Dans tous les cas, déclara Ferdinand sans plus de perspicacité, il y a ceci de chagrinant que notre projet, si le livre se vendait, était de rendre son enfant à Catherine. Elle aurait travaillé seulement pendant les heures de l’école maternelle, nous aurions complété son salaire insuffisant.

Plusieurs gestes de Griffon signifièrent : « Ne vous occupez donc pas de ça », puis quelques paroles embarrassées s’ajoutèrent :

— Écoutez, le petit Émile… c’est plutôt moi… Mais je demande crédit quelque temps encore.

Il se balançait, piétinait, passait la main sur son front ; il avait besoin d’espace.

— Tu te plains que ton livre ne soit plus en étalage, viens avec moi jusqu’aux grands boulevards. Il n’est que huit heures, les libraires ne ferment pas avant dix heures. Je connais assez Dufloury pour obtenir qu’il remette ton bouquin en bonne place.

— Va, conseilla Marthe, puisque nulle part on ne peut se dispenser de recommandations.

— Et les libraires peuvent énormément pousser un livre, affirma Griffon ; une clientèle importante achète par correspondance : « Envoyez-moi un roman nouveau ».

— Je sais, dit Ferdinand qui mettait son pardessus ; mais il y a beaucoup de lectrices qui précisent : « Choisissez-moi un roman conforme à mon propre cas sentimental, — un roman sans personnages misérables, etc. »

La soirée s’étendait mollement ; un souffle d’air attiédi chassait la crudité de novembre, comme une main douce s’allonge pour enlever les plis du drap où l’on dormira. C’était l’été de la saint-Martin, un temps à regarder les boutiques, à flâner, la pensée flottante, la tête levée vers des lointains invisibles. La terrasse des cafés était peuplée comme au mois de septembre.

Ferdinand, plus petit que Griffon, prenait son bras, par habitude cordiale.

Ils s’arrêtèrent au libraire du boulevard de la Madeleine, souriants comme des enfants devant un bazar de jouets. Sur un éventaire extérieur s’étageaient dix rangées de couvertures multicolores ; la gamme des jaunes dominait, les titres d’encre noire brillante grésillaient sous les réflecteurs ; des enluminures mordorées semblaient faire une concurrence d’appel aux jupons fanfreluchés en promenade sur le même trottoir.

Après une première inspection, Ferdinand désigna du doigt une pile d’exemplaires pareils :

— Voici l’ouvrage de Dussarbé. À la bonne heure, vingt-neuvième édition.

Griffon cligna aux becs électriques, l’accent restrictif :

— J’admire, en Dussarbé, le bénéficiaire des civilisations arrivé à ce degré de raffinement qu’il exhale les plus nobles cris de vibration sincère devant les peintures, les sculptures, les poèmes, les opéras, les monuments historiques ; mais dans la vie, dans la rue, rien ne l’intéresse ; la souffrance « nature », sans la mise en scène de l’art, lui échappe. Et son émotion magnifique n’est pas en chair… Tu ne m’écoutes pas ?

Ferdinand soulevait machinalement des couvertures jaunes à portée de sa main :

— Si, marchons, dit-il d’un ton pensif en reprenant le bras de Griffon. Je me rappelle une histoire de Catherine, dont je n’ai pas voulu tirer parti.

Ils allèrent lentement, regardés, regardants, devant les brasseries. Ferdinand traînait ses pas, comme si l’anecdote s’arrachait difficilement de l’asphalte même.

— Un matin, Catherine longeait le quai d’Orsay, portant son enfant, le premier, qui tortillait son cou et mâchait le vide. Il propageait, — dit-elle, — une lamentation animale de si loin venue et si loin s’en allant, que les bêtes mêmes y étaient sensibles : les chiens s’inquiétaient, les vieux chevaux, absorbés au miroir du ruisseau, levaient leurs grosses paupières. Catherine se hâtait vers je ne sais quel secours. Un monsieur à lunettes d’or suivait le même chemin en lisant, et voilà qu’il pleurait, et voilà qu’à cause de ses verres brouillés par les larmes, il faillit être renversé par une voiture, à la traversée du pont. Catherine le remorqua de son bras libre, l’échoua sur un banc. Il remercia, regarda l’enfant plaintif, hocha la tête et montra le livre mi-fermé où son doigt gardait la page : la mort de Carthage. Et vite il se remit à lire, en soupirant.

Griffon sentit au bras de Ferdinand un tourment.

— Catherine nous a raconté cela d’une voix douce et réfléchie ; et elle a conclu : « C’était bien triste ; ce monsieur avait une figure pâle, et le collet de sa redingote, pas brossée, était plein de pellicules ; sans doute qu’il n’avait plus de famille ». Et Catherine, soulevant par excuse son épaule où posait ce jour-là l’enfant moribond, a dit encore très bonnement : « Quoi faire ?… je sais seulement que j’ai pas pu m’empêcher d’essuyer une de ses larmes roulée sur le revers de sa redingote, à ce pauvre monsieur ».

— Entrons chez Dufloury, dit Griffon.

Le libraire, très empressé, déterra le livre de Ferdinand, et le fit exposer à l’extérieur.

Comme toujours, chez Dufloury, plusieurs habitués péroraient au milieu de la boutique : un homme de lettres encore inédité, un ancien papetier, un habitant du quartier ayant acheté un livre, deux années en ça, et depuis lors, visiteur assidu ; enfin, un sexagénaire en redingote et chapeau de soie, chevalier de la Légion d’honneur, petit, sec, teint, cramoisi de visage, l’air irascible et suffisant. Griffon le salua :

— Mes compliments, vous florissez depuis que vous avez pris votre retraite.

Le personnage vira, le temps de clamer :

— Fichtre oui ! soyez tranquille, j’en jouirai de ma pension.

Puis il se remit à gesticuler devant ses interlocuteurs :

— Hâtons-nous de combattre cette utopie monstrueuse du droit à la vie : nous ne devons la vie à personne !

Ferdinand tira Griffon à l’écart :

— Oh ! mais ce refus est merveilleux dans la bouche d’un retraité : nous ne devons la subsistance à personne…

— Attends, je vais jouer au contradicteur, répondit Griffon.

Au lieu d’écouter la discussion, Ferdinand se planta sur le seuil de la boutique, à regarder l’étalage des livres, les flâneurs, les acheteurs et le commis-libraire.

« Tiens, remarqua-t-il, quelle quantité de titres émoustillants : l’Amour épileptique ; Tiers-partage ; les Fastes de la volupté. Ou alors, des ouvrages signés de noms aristocratiques : les Flirts élégants ; le Parc aux étoiles. »

Une fine main gantée saisit Tiers-partage. Un jouvenceau hésita longtemps entre l’Amour épileptique et un autre roman dont le titre se faufilait entre des esquisses grivoises. Deux exemplaires de la Vie en habit noir furent vendus coup sur coup. Un monsieur, genre clergyman, prit une Revue, la posa sur un livre orné d’une frimousse de servante et intitulé les Péchés du patron, feuilleta d’autres publications à droite et à gauche, puis ramassa et paya la Revue et le livre dissimulé dessous.

Ferdinand rapetissait des yeux narquois :

« La littérature licencieuse et la littérature mondaine accaparent les faveurs du public. »

Mais son observation se porta vers la foule qui s’écoulait en deux courants inépuisables bordés par les kiosques et les arbres et par les terrasses lumineuses. On reconnaissait des gens de sport, d’argent, des gens d’animalité, d’élégance, des gens d’apéritif, de courses, de café-concert. Ferdinand fut frappé de l’infime proportion de passants attirés par la boutique de Dufloury :

« Dire qu’il y a là une majorité à qui l’idée d’acheter un livre est aussi étrangère que celle d’acheter le mont Blanc ! La plupart même de ces boulevardiers ne savent pas qu’il y a un libraire à côté du café des Italiens, ils ne voient qu’un certain nombre d’établissements et pas d’autres. Et dire que l’acheteur des livres les plus bêtes accuse déjà une supériorité sur le non-liseur ! »

Dans la boutique, la discussion s’animait derrière Ferdinand ; il percevait la voix coupante du retraité, la voix souriante et posée de Griffon.

La réflexion de Ferdinand dévia :

« Dire que les gens à opinions politiques les plus grotesques représentent déjà une élite par rapport aux imbéciles étanches, aux débauchés, aux hommes de proie fermés à toute conception générale. »

Il pivota :

— Dis donc, Griffon, si nous continuions notre promenade ?

— Voilà, voilà ; au revoir, messieurs.

Les deux amis durent imiter la lenteur des couples qui se complaisaient à défiler devant les guéridons chargés de consommations.

— Hein ! dit Ferdinand avec envie, le livre de Gestant atteint la quarante-deuxième édition, et pourtant ce seigneur de lettres ne nous peint que des souffrances d’amour-propre, des querelles de vanité, les seules émotions qu’il puisse connaître pour de bon et qui, vraiment, n’ont pas une portée incommensurable… Tiens ! qu’est-ce qu’il y a donc d’arrivé ?

— Rien du tout, c’est l’entr’acte des Variétés.

— Ah ! Margelin, comment ça va-t-il ?

Margelin était un cousin de Ferdinand, un des parents avec lesquels les relations avaient presque cessé, faute de préoccupations communes. Il tenait des contremarques à la main ; ses quatre enfants l’entouraient (il était veuf) ; deux filles, deux garçons, âgés, l’aîné d’une dizaine d’années, la plus jeune de cinq ans ; ils portaient des bérets et des tabliers noirs pareils : figures pointues, pâlottes, avec des yeux trop brillants.

— Ça boulotte, dit Margelin. On m’a donné deux places pour les Variétés ; alors au premier acte je suis entré avec Henriette, maintenant pour le deuxième acte, c’est le tour de Gaston ; chacun verra un acte ; ils restent trois à m’attendre là sur le banc, justement il ne fait pas froid. Il y a cinq actes ; comme Henriette est la plus petite, c’est elle qui en verra deux : le premier et le dernier.

Ferdinand approuvait de la tête.

Margelin continua :

— Mais je voulais vous écrire pour vous féliciter ; votre livre a été annoncé sur le journal ; bien entendu, je l’ai acheté ; c’est rudement tapé !

Ferdinand, électrisé de voir un acheteur-admirateur, devint immédiatement cordial et empressé :

— Excusez-moi si je ne vous l’ai pas envoyé, l’éditeur ne m’a donné qu’un très petit nombre d’exemplaires…

— Vous plaisantez, répliqua Margelin ; les livres sont faits pour être vendus, et si j’étais plus riche… Ah ! la sonnerie ! Je remonte avec Gaston, c’est ton tour, Gaston… Au revoir, et mes compliments à ma cousine Marthe.

— Qu’est-ce qu’il fait ? demanda Griffon après quelques pas.

— Garçon livreur, cent sous par jour.

XV

En dehors des courtes annonces proprement dites, et en dehors de quelques lignes insignifiantes publiées par les revues littéraires en guise d’accusé de réception, un seul article marquant fut écrit sur le livre de Ferdinand.

Le maître critique, signataire de cet article, professait hautement que l’œuvre doit être jugée avec l’homme et avec son milieu.

A certaines maladresses, à certains défauts d’aise et de couleur, il sut deviner la condition moyenne de Ferdinand Prestal et il la dénonça intègrement. Il fit voir le style « pas riche », comme l’auteur, sans doute ; l’aménagement du roman, trop modeste, comme l’habitacle de l’auteur ; les événements un peu trop bornés, à cause du cercle restreint où se mouvait l’auteur et il paria que l’historien des malheurs d’une bonne n’avait jamais eu de domestique. Alors, la griffe du maître, derrière Prestal, alla trouver sa femme : il y eut des phrases, qui, d’un crochet heureux, surent saisir les trop simples atours de la petite bourgeoise, il y eut des miroitements qui dévoilèrent les rites vulgaires de l’office familial. Après cette mise en valeur, le maître dégagea en gros relief le souci « de générosité humaine » attaché à chaque page du roman et, par une péroraison savoureuse, il loua gaiement le brave Prestal de s’être tant dépensé pour secourir et « embrasser » le monde.

Ferdinand et sa femme rougirent devant les trouvailles de mots, et ils furent forcés de descendre tout à fait de leur rêve littéraire et de voir la réalité autour d’eux.

A l’administration, Ferdinand avait baissé au dernier degré dans l’estime de ses chefs, car, maintenant, une preuve existait « qu’il s’occupait en dehors du bureau ». Son tort était flagrant, définitif ; on n’avait pas lu son roman, on n’en voulait rien connaître ; quelle que fût l’œuvre, un fait restait acquis : « M. Prestal ne pouvait pas être un employé sérieux dans ces conditions-là. »

D’autres ennuis se présentèrent. Peu de temps après la visite chez Dufloury, un après-midi, dans le couloir du bureau, Ferdinand dit à Griffon plaisamment, sans intention précise :

— Vois-tu, mon vieux, il faut vivre des romans, mais ne pas en écrire.

Griffon eut un sursaut, et il sourit singulièrement :

— Ah bah ! tu as raison… Par exemple, moi, avec mon malheureux ménage…

— Il ne s’agit pas de ça, protesta vivement Ferdinand. Je pensais à toi, mais à un autre point de vue : les divers éclairages de ta figure affinée prouvent que tu dois fomenter intérieurement d’intenses chapitres de roman.

— Je maintiens ! Tu as raison : il faut vivre son roman, c’est-à-dire le poursuivre et le conclure en action, reprit Griffon changé, le front durci. Mon vieux, tu viens de me décider… la preuve, c’est qu’aujourd’hui même je demande un congé illimité ; je ne sais pas… je pars en voyage. On me verra de temps en temps… c’est-à-dire que si je ne viens pas chez toi, eh bien, en toute amitié, je te demanderai de ne pas t’occuper de moi, de ne pas t’informer de ce que je deviens…

Et, malgré les remontrances affectueuses de Ferdinand, Griffon s’était effectivement mis en congé le jour même.

Il ne manquait plus que cela pour désemparer les Prestal : le meilleur ami disparu, sans explication !

Par ailleurs, le travail littéraire de Ferdinand ne marchait pas à souhait. « Mon nouvel ouvrage s’emmanche difficilement », disait-il. Une sorte d’adversité générale semblait l’influencer ; grand liseur de gazettes, il constatait qu’une persécution triomphante se levait, dans la plupart des pays, contre le progrès. Alors, inquiet, mécontent, il ruminait des articles amers, — faits dans sa tête sans les écrire, — sur les événements quotidiens de la vie publique. Sa force de personnalité se dispersait, fonctionnait à vide. Chaupillard enchanté donnait à fond dans les vitupérations politiques ; il venait chaque après-midi remplacer Griffon pour la causerie, sur le coffre du couloir.

Tout allait mal. Les crémiers de Vaugirard, las de répéter « que l’on n’a pas le droit de faire des grimaces quand on est chez le monde », avaient renvoyé Catherine Bise, peu après la Toussaint. Ils regrettaient, mais ils avaient épuisé toutes les admonestations : « Ça coûte si peu d’avoir la mine enjouée, — et il ne suffit pas qu’une servante fournisse le travail voulu pour l’argent, il faut encore quelque pétulance par-dessus le marché, — comme le crémier lui-même ajoute des paroles gracieuses au beurre et au lait qu’il vend. »

Catherine avait changé de patrons deux fois en quinze jours. Plus de lettres, plus de visites rue Saussure, et voilà que l’on avait perdu sa trace ! Ferdinand et sa femme n’osaient plus parler d’elle, — d’abord ils étaient navrés de la réalité cruelle ironiquement substituée à leur beau projet — puis on sentait approcher cette fin de drame : Catherine, déjà si déchue aux yeux du monde, allait déchoir encore !

Chaupillard, quant à lui, n’en doutait pas :

— Parbleu ! l’histoire d’une bonne aboutit toujours au chapitre du crime.

Marthe abandonna toute hostilité : ce fut elle-même qui pria Chaupillard de vouloir bien essayer une de ces enquêtes où il excellait. Mais ce fut Chaupillard qui resta gêné par l’accent vrai et touchant de réconciliation.

Incapable de préciser ses sentiments à l’égard de Marthe, ensorcelé pourtant, il se mit en campagne avec un zèle de preux chevalier. Il ne tarda pas à faire hommage d’un précieux butin :

— Rien d’étonnant à ce que Catherine eût disparu ; elle avait volé ! Cette Catherine aux yeux timides ! Oui, le mois de nourrice n’étant pas payé entièrement, cette Catherine, sans ressources, était allée rôder et elle avait volé son enfant ! Elle l’avait pris, elle s’était sauvée avec !… Parbleu, le coup des vacances l’avait corrompue !

Ensuite les renseignements s’obscurcissaient. On savait pourtant qu’elle avait travaillé plusieurs nuits dans une imprimerie de journaux.

Et les Prestal s’étaient figuré que le roman publié allait éclairer et réjouir leur vie ! C’était gai autour d’eux ! Par une singularité inexplicable ils n’apprenaient que des événements accablants qui semblaient toucher par quelque rapport à l’œuvre de Ferdinand, et en souligner l’insuccès. Dans leur maison même…

Les voisins du troisième étage recevaient en pension de jeunes étrangers fournis par une « Institution » ; ils se procuraient, pour le service, des orphelines de campagne lointaine ; ils tenaient absolument aux orphelines. Périodiquement, tous les trois mois environ, on entendait dans l’escalier des pleurs, des gros pas lourds, des heurts sourds, une malle ou une tête cognée aux murs…

Cet incident connu, arrivant à sa date, un après-midi, rendit malades Ferdinand et Marthe ; un tremblement les saisit, dix fois ils s’approchèrent de la porte, l’entr’ouvrirent, la refermèrent. Puis, tout à coup :

— Que font donc les enfants ?

Albert et Georges étaient assis dans leur chambre, immobiles, comme en pénitence.

— Eh bien, vous ne pensez donc pas à goûter ?

— On n’a pas faim.

Allons, bon ! Voilà les enfants qui se mêlaient aussi d’être malheureux ! A qui la faute s’ils perdaient la suprême insouciance de leur âge ? Bon dieu de sort, c’était le comble ! S’ils avaient déjà la sensibilité si développée, la vie leur réservait bien de l’agrément !

Survint Chaupillard ; on lui conta l’affaire et, dans un besoin d’expansion, on s’oublia jusqu’à lui avouer enfin les rêves et les désillusions de ces derniers temps.

Aussitôt, il sembla qu’une impulsion délirante se déclenchait en Chaupillard :

— Ah ! ah ! Vous ne m’avez jamais donné le change, malgré votre persistance à nier vos déboires !… Vous auriez dû prendre acte de mes prédictions ! L’ai-je pas déclaré dès le commencement ? ce n’est pas le roman qui améliorera le sort de Catherine, ni de personne.

Sa réussite de prophète l’endiablait et, par ailleurs, il atteignait une période d’évolution. Depuis l’automne, ses parents fâchés lui avaient supprimé les subsides, parce qu’il projetait d’épouser une femme divorcée. Il vivait d’un emploi auxiliaire dans une mairie ; il débarquait rue Saussure ayant mal mangé, transi de froid, presque mal vêtu, en demi-saison, le nez rouge, les pommettes blêmes.

Il n’avait plus l’intention formelle d’accabler les Prestal, au contraire, depuis la disparition de Griffon, la place vacante « d’ami bienveillant » tentait sa vanité et il inclinait à faire sienne la cause de Ferdinand, écrivain méconnu, de façon à venger à la fois ses propres mécomptes et ceux d’un confrère.

Maintenant, sa verve très curieuse parodiait le style de Ferdinand, par amertume et par solidarité. Il démolissait et soutenait le « roman » tout ensemble ; il en portait fidèlement un exemplaire dans son pardessus, et il tapait sur sa poche à chaque instant, pour fortifier ses imprécations.

Ce jour-là, debout au milieu du salon, les bras croisés, il modula un rire acerbe et compatissant :

— Pas possible ! les Prestal avaient vu en imagination « l’aurore du mieux » derrière le roman ! Il aurait fallu d’abord que le livre de Ferdinand agît sur la saison : l’hiver atrocement rigoureux charriait les crimes et les suicides. La tristesse du ciel ajoutait encore à la tristesse causée par l’immoralité croissante : des familles d’ouvriers, jusqu’alors honorables, n’avaient pas payé leur terme ! Les tribunaux ne suffisaient plus à condamner assez vite. Ah ! le machinisme avait encore bien des progrès à faire de ce côté-là !… Mais, bonté divine ! qui donc aurait acheté des livres ? On achetait des revolvers et des chaînes de sûreté.

Il se mit à fouler le tapis, adressant des mouvements de tête à Marthe, à Ferdinand, à la bibliothèque, au poêle, aux enfants, à la table, comme fait un bateleur au cercle des badauds.

— J’ai été obligé de rassurer mes bons parents : le froid nettoie les rues ; le nombre des vagabonds nocturnes diminue étonnamment. Seulement voilà : le froid ne fait pas de distinction ; parmi les sergents de ville, les grands, blonds, minces gèlent sur pied comme des géraniums ; le matin, les balayeurs en ramassent autant qu’ils veulent dans les encognures des portes cochères…

Les Prestal protestaient en vain :

— Nous ne comptions pas que le roman allait changer la face du monde ; nous avions surtout de chères espérances pour Catherine.

Chaupillard n’en démordait pas :

— Justement ! Catherine sauvée, réhabilitée, rétablie dans le bonheur, et, par elle, — implicitement — par cet exemple contenant l’infini en puissance, toutes les Catherine Bise, toutes les filles-mères, toutes les femelles esclaves relevées, rétablies dans un droit proclamé, dans une possibilité prouvée !… On le voyait bien, vous ne connaissiez pas de limites.

Et Chaupillard faisant des grands bras, de l’emphase, ne s’apercevait pas qu’il vibrait lui-même, qu’il regrettait lui-même.


Le lendemain, il arriva à la même heure ; Ferdinand et Marthe l’accueillirent avec un sentiment mélangé de plaisir et d’inquiétude ; il avait le regard instable de la veille.

— Je sors de ma mairie ; j’ai fait une séance supplémentaire… Des familles entières succombent à la gelée. Alors…

— Voulez-vous un peu de thé ? offrit Marthe, qui le voyait grelotter contre la cheminée.

— Non, merci… Alors, devant l’accroissement de la mortalité, l’Assistance publique et la Compagnie des Pompes funèbres rivalisent de zèle. Les médecins chargés de constater les décès indigents diagnostiquent à tour de bras : phthisie pour les adultes, pneumonie pour les vieillards, athrepsie pour les gosses. Et moi, donc ! j’ai ma part d’héroïsme…

C’était vraiment du délire ; Chaupillard vint brusquement poser sa main sur l’épaule de Ferdinand qui souriait, assis contre la table. En témoignage de solidarité, il se bafouait lui-même, comme bureaucrate :

— Les employés descendent un acte mortuaire en cinq minutes ; ils vous alignent leurs douze clients à l’heure… Ah ! ils rendent service, ceux-là ; ils ne font pas de la littérature !

Afin d’enrayer ce débordement, Ferdinand demanda des nouvelles du mariage projeté, de l’opposition signifiée par les parents.

Mais, là-dessus, Chaupillard ne voulait pas livrer de détails ; il hochait la tête :

— Parfaitement ! Je me marierai dès que les délais du divorce le permettront.

Il lorgnait Ferdinand et Marthe avec défi, ou bien avec une joie moqueuse, donnant à entendre qu’ils seraient rudement étonnés, à ce moment-là. Puis il reprenait son ironie, marchant d’un angle à l’autre, comme pour en combler le salon :

— Et les journaux le constatent : devant les registres sans lacunes, devant les monceaux d’imprimés remplis et classés, devant les totaux savamment établis, manifestement exacts, la nation réconfortée pense que la statistique aura toujours le dessus ! Devant tout ce travail, en présence de cette fièvre « d’être à jour », de ce défi à la mort, un mot part du cœur à l’adresse des plumitifs défenseurs de l’intérêt général : « les braves gens ! »… Jamais un roman ne donnera ce frisson attendri !… Et puisque, malgré l’héroïsme de l’administration, le froid et ses désastres persistent, le gouvernement lui-même intervient : il répand des croix, des gratifications dans les bureaux, et il faudra bien que le mois de mai fasse le reste !


Chaque jour, Chaupillard apportait la même disposition d’esprit. Ferdinand et Marthe gardaient cette impression que ce n’était plus un méchant homme : il souffrait de froid, de famine, et il souffrait aussi d’être un raté de l’art et un raté de l’affection.

Symptôme irrécusable : Albert et Georges ne le fuyaient plus ; lorsque certains éclats de voix parvenaient à leur chambre, ils disaient :

— Allons voir carapater monsieur Chaupillard.

Ils se postaient à l’entrée du salon ; ils s’amusaient de voir Chaupillard taper sur sa poche :

— Le seul moyen de rendre service au peuple avec les livres, c’est de les brûler comme chauffage !

Ils s’effaçaient et pouffaient à leur aise dans la salle à manger. Chaupillard « carapatait » en effet ; il vociférait contre le Dickens, contre le Balzac, il montrait le poing devant Ferdinand. Il parlait de côté à Marthe, comme si deux impressions, l’une aimable, l’autre rancunière, lançaient et retiraient son regard.

Un soir, il arriva passé neuf heures ; il jeta sur la table un numéro de la Revue du Progrès.

— Encore une consolation, ricana-t-il ; tandis que la littérature sombre dans le néant, la science officielle triomphe, — comme la statistique.

Cette énigme formulée, il ralluma difficilement un piètre cigare ; des phrases banales furent dites, on ne voulait pas l’exciter. Marthe alla coucher les enfants ; aussitôt il entreprit Ferdinand, d’une voix assourdie :

— Les bonnes fortunes sont pour rien, mon cher ! Dans le bétail grelottant qui cherche à ne pas mourir, on ne distingue plus les professionnelles, les mères de famille, les fillettes échappées de l’école ! La poésie, le rêve, l’immensité aimante et ta sublimité, ô amour, sont descendus à sept sous dans Ménilmontant !

Il se précipita sur la Revue du Progrès.

— Eh bien, une formidable découverte vient d’honorer les savants officiels. Étant donné que, — pour les gens respectables, — la seule cause admissible de la prostitution est la perversité naturelle ou acquise, écoutez stupides littérateurs : Les mauvaises dispositions latentes chez un grand nombre de créatures se déclarent particulièrement sous l’influence du froid.

Il secoua Ferdinand :

— La démonstration d’une grande loi scientifique va être présentée aux Académies : les perversions morales sont développées et propagées par le froid, tandis que les maladies du corps sont surtout favorisées par les températures chaudes. La certitude ressort de cette symétrie ; les deux pôles voulus par la logique apparaissent lumineusement. Vive la science officielle ! A bas la littérature !

— De quoi parliez-vous ? demanda Marthe.

— Nous parlions d’une découverte relative aux « mauvaises femmes », dit Chaupillard, les yeux avides sur Marthe.

Elle lui adressa un regard pénétrant qui le troubla comme un aveu :

— Nous emplissons l’ouvroir jusqu’à demander de l’élasticité aux murs… dit-elle ; les mauvaises femmes, c’est nous, qui n’inventons pas des secours suffisants…

Elle se tourna, inclina son front, le donna à baiser à Ferdinand.

Un instant s’écoula, où Chaupillard se sentit mis à l’écart ; il perçut, en exilé, une intimité où il ne pénétrerait jamais. Brusquement, il se boutonna et partit.

Il ne revint pas le lendemain, ni les jours suivants.

XVI

Ce dimanche-là, le printemps demeurait encore indécis à l’entrée du mois de mai ; des souffles d’humidité froide succédaient à des souffles tièdes, des nuages retardataires troublaient la franchise des grands éclats de soleil.

Après déjeuner, Ferdinand était sorti avec les enfants, Marthe avait préféré rester. L’appartement rangé, elle musait, regardait les coins, les fenêtres, avec des aspirations confuses. Sur le demi-balcon du salon et de la salle à manger, les géraniums remontés de la cave montraient des pousses tendres, aimables à l’œil, d’une teinte convalescente. A cause des passants, Marthe se mit à leur donner seulement quelques gouttes d’eau, avec la carafe, d’une main experte aux pansements délicats.

Elle se retourna vivement, époussetant ses doigts à son peignoir : quelqu’un avait sonné.

Quelle surprise ! madame Griffon, après six mois d’éloignement.

Marthe s’empressa, très heureuse :

— Entrez donc, excusez-moi ; je viens de finir des rangements ; je suis à ne pas toucher avec des pincettes.

Quand madame Griffon fut assise dans le salon, recevant à plein le jour de la fenêtre, Marthe, qui ne lui avait rien trouvé de nouveau à première vue, fut stupéfaite : absolument l’impression de saisir, face à face, une actrice que l’on connaissait seulement à la scène. Un changement complet et pourtant inexprimable : madame Griffon semblait avoir les traits grossis, dépoétisés avec moins d’envolée dans les cheveux blonds, dans les yeux bleus. Elle avait aussi perdu de son cachet mondain, malgré un costume de drap gris très chic et très sérieux.

La conversation fut d’abord difficile. Madame Griffon souriait trop fixement, regardait trop Marthe, et ne disait pas ce qui était arrivé pendant les six mois d’éclipse.

Marthe gênée, en dépit de son propre cœur affectueux, n’osait pas questionner ; elle offrait ses joues écouteuses de brune pensive.

C’était Adèle qui interrogeait et qui parlait le plus, et d’autorité, de façon à rester dans un sujet limité :

— Que devenaient les enfants ? Que devenait monsieur Prestal ? La concierge avait dit qu’ils étaient partis se promener ; c’était à prévoir, par ce dimanche de printemps, et à prévoir aussi que la ménagère modèle serait là toute seule.

Marthe ne remarqua pas que, peut-être, si son mari et les enfants avaient été à la maison, madame Griffon ne serait pas montée.

La visiteuse plaisantait sans que son visage exprimât une réelle bienveillance ; et tout d’un coup, sa voix sûre, alerte, avait trébuché, malgré un effort de gaie sonorité :

— Eh bien, au fait, le roman, quel résultat ?

Marthe chercha machinalement à rajuster le boutonnage de son peignoir :

— Le résultat commercial ? pas brillant. Mais le mérite d’un livre est indépendant de la vente. Mon seul ennui, c’est que mon mari ne croit plus en son œuvre.

— Et vous ?

Une expression fervente, intrépide :

— Moi, j’y crois.

Une sorte de duel commença.

Madame Griffon eut un froncement de sourcil ; elle se renfonça tout d’un côté de son fauteuil, s’accouda et parla d’abondance, mais lentement, onctueusement, comme une personne maîtresse de soi-même distille ses griefs avec un laisser-aller du corps et de la voix. Dès les premiers mots, Marthe pensa à Chaupillard.

— Écoutez, je n’aime pas les dernières pages du roman ; cette pauvresse à qui tant de malheurs sont échus, ça indispose qu’une catastrophe pire la terrasse sans espoir. Il ne suffit pas de raconter du vrai, il faut le rendre acceptable. Dans un roman bien fait, il y a une conclusion nécessaire : celle qui donne au lecteur la sensation d’obtenir précisément ce qu’il désirait.

Marthe penchée, les mains appuyées aux genoux, écoutait, bayant d’attention. Elle s’expliquait ce dénigrement dans une certaine mesure ; ne s’agissait-il pas de leur jalousie inavouée ? Elle voulut répliquer, mais son amie ne le lui permit pas.

— Oui, je sais… quoique dans la seconde partie du roman la documentation ne soit plus empruntée à Catherine Bise, je sais que vous pouvez me citer la date, le pays où le drame final s’est accompli ; mais je dis que c’est trop voulu, trop choisi exprès… Une supposition : vous n’êtes pas au courant, je vous raconte l’épilogue du roman, comme une histoire d’hier, vous allez voir, si je ne ressemble pas à madame Colin, dont nous nous moquions, parce qu’elle ne rapportait jamais que des aventures uniques en leur genre.

Marthe pensa : « Décidément, Adèle n’a pas trouvé cette critique-là toute seule. »

La visiteuse se redressa un peu et fit des mines d’aimable conteuse, avec des intonations composées :

— Figurez-vous, chère madame, que cette fille-mère a été empêchée pendant plusieurs années d’aller dans le pays où son enfant était en nourrice. Enfin elle s’y rend. Une localité où l’on fait l’élevage pauvre, spécialité d’enfants de bonnes. Le sien a été confié à une ivrognesse qui en gardait déjà plusieurs autres. Mon fils ?… L’ivrognesse vieille, abrutie, lui montre deux gamins de même âge, de même taille, l’un boiteux d’une chute accidentelle, l’autre à peu près idiot. « Voilà ! votre garçon est un des deux, mais, depuis le temps, je ne sais pas lequel vous appartient ; personne n’est jamais venu, pas plus pour l’un que pour l’autre ; celui qui est estropié je l’appelle Bibi, celui qui ne boite pas, je l’appelle Coco. » Impossible de tirer davantage de renseignements, la mère ne peut obtenir aucune certitude : lequel est son enfant ? L’un et l’autre restent aussi indifférents à la regarder, et pensez, ma chère, il faut en emmener un !

Marthe qui s’agitait sur son siège, guettant un silence, projeta du même coup sa voix, son buste, ses mains :

— Eh bien, vous ne trouvez pas le drame terriblement grand ?

Le duel se précisait : laquelle des deux amies imposerait ses vues sur le roman ?

L’élan de Marthe fit reculer madame Griffon dans son fauteuil ; les paupières paresseuses, elle refusait de croiser son regard neutre avec le regard avaleur de son amie.

— Non, dit-elle, ça passe la mesure. C’était déjà trop injuste, — afin de créer une absence de plusieurs années, — d’avoir fait jeter la malheureuse en prison, pour un emprunt de livres qualifié de vol… On ne relate pas des calamités pareilles, c’est de la diffamation sociale !

« Il n’y a plus de doute, pensa Marthe, Chaupillard a prononcé cette phrase mot pour mot, ici-même. »

— Et alors, continua madame Griffon, quand la mère se révolte, après le premier moment de stupeur, et veut reconnaître son enfant, on a envie de crier : grâce !

Elle insista longuement sur le caractère intolérable du morceau.

Mais Marthe, pendant ce temps-là, remuait les lèvres, se récitait le passage ; elle répondit soudain, comme à une louangeuse approbation :

— C’est beau, hein ? Vous n’avez pas pu lire ces pages sans frémir ? Vous n’avez pas pu rester assise devant le livre jusqu’au bout du drame : cette femme veut embrasser son enfant et il est là. Elle a été en prison pour lui. « Ah ! ah ! messieurs de la Justice, vous avez fait restituer les livres d’école emportés dans la chambre, au sixième, vous ne pouvez pas arracher ce que la mère a appris pour son enfant ! A lui le profit maintenant ! Son tour de bonheur est arrivé !… » Elle se sent plus forte que toutes les forces humaines : son enfant serait enfermé n’importe où, elle irait le prendre… si haut, si profond qu’on le détienne ! derrière n’importe quelle rangée de murailles, de barreaux, de foule, de soldats, elle pénétrerait !…

Marthe se penchait, s’exaltait, transfigurée, consciente de prendre le dessus dans le duel :

— Mais regardez donc ses yeux qui traversent comme l’éclair !… Mais la nature inanimée s’émeut quand elle avance ses mains magnétiques !… L’enfant est là, elle n’a qu’à tendre les lèvres… Alors, on la voit désarmée, imbécile devant le néant ; elle pressent qu’il y a un je ne sais quoi devant lequel cesse la toute-puissance : c’est le manque d’obstacle. On la voit qui piétine ; la sueur de la peur mouille ses cheveux ; on entend les raclements de la gorge qui renfoncent les bonds du cœur ; on la voit serrer avec folie l’étoffe de sa robe pour retenir sa force immense qui s’en va… Eh bien, alors, ma chère amie, avec cet appoint magnifique, la fin du roman ne doit pas être si mauvaise ?

Marthe souriait, victorieuse, à l’évidence, à son amie, au portrait de Dickens encadré au-dessus d’elle.

Mais la chère amie, le front baissé, se mit à parler aparté ; elle en voulait aux fleurs du tapis placé sous ses pieds :

— C’est dommage qu’on n’ait pas osé nous la montrer en prison ! Il fallait la faire danser pendant trois ans derrière une grille, en criant : « Mon enfant ! mon enfant !… » Est-ce possible ? Elle serait morte : vous soupirez déjà quand vos enfants partent huit jours à la campagne sans vous… Si l’on savait véritable une pareille abomination, les femmes comme nous ne pourraient pas manger, ne pourraient pas rester… Eh bien, on n’a pas le droit de bouleverser les gens avec des histoires impossibles ! On n’a pas le droit !

Une inquiétude effaçait le sourire de Marthe : madame Griffon était-elle toquée ! Le romancier n’avait pas le droit de choisir ses épisodes ? Est-ce que les gens étaient contraints par les péripéties d’un roman ?

Et voilà que madame Griffon s’éveilla, comme si elle venait de percevoir les paroles de Marthe prononcées depuis quelques instants :

— Qu’est-ce que vous me chantez avec votre « appoint magnifique » ?

Et, contre toute prévision, brusquement elle sembla perdre patience, elle se redressa, montra des yeux durs et lança d’un ton sec :

— Enfin, voyons, où est la portée, l’exemple ?… Tout le temps de la confection du roman, j’ai entendu répéter que les faits exposés revendiquaient un large progrès. Votre mari finit sur une espèce de preuve que l’avenir meilleur n’existe pas.

Elle s’arrêta pour mieux fasciner le visage mat, régulier de Marthe, et elle prononça, meurtrière :

— C’est de la littérature désespérante et par conséquent stérile.

Marthe, jusqu’alors si convaincue, si vaillante à soutenir l’œuvre, fut d’abord choquée de cette manière agressive, puis, subitement, elle s’affaiblit : le prononcé de littérature stérile l’avait touchée au bon endroit.

Elle était égarée, sans idée, prête à pleurer. L’instinct seul de chercher une atténuation lui restait :

— Est-ce que c’est aussi l’avis de votre mari ? balbutia-t-elle, presque suppliante.

La visiteuse avança le buste tout d’une pièce, en une pose inélégante, et fit claquer un rire strident, forcé :

— Quoi ! vous ne savez donc rien ? Le divorce est prononcé ; il y a un mois que je ne suis plus madame Griffon !

Elle montrait des dents petites et pointues, et jusqu’à la fin de l’entretien une crânerie dramatique contracta son visage blond-rose, comme si sa beauté peuple, retrouvée, remplaçait la distinction bourgeoise disparue.

Ce divorce achevait d’effarer Marthe : il n’y avait donc à envisager que des désillusions et des ruptures ? Les traits tirés, elle essayait des phrases qui ne venaient pas, elle tendait à droite et à gauche son front réfléchi de brune, incapable surtout de se défaire de cet écrasement : « Le roman était stérile, sans portée ! »

L’ex-madame Griffon interpréta cette stupeur douloureuse comme un signe de réprobation ; aussitôt elle sentit le moment venu de liquider la vieille jalousie. Après un silence de défi, elle lâcha sa rancune :

— Ah ! ah ! j’ai consenti au divorce ! Moi au moins j’ai dicté une fin de roman agissante et qui commande des suites considérables… je suis une autre romancière que vous autres…

La pitié, l’ironie supérieure sifflaient en un sarcasme étrange :

— Votre collaboration d’épouse n’a produit qu’une emphase littéraire, moi j’ai atteint la grandeur des faits !

Marthe, anéantie, n’avait rien à répondre. Elle entrevit cependant le cas si fréquent d’une personne qui a copié des attitudes, des résolutions et qui, ensuite, injurie l’inspirateur et nie son influence. Mais aucune pensée ne subsistait avec netteté ; la couleur du jour était changée ; le Dickens au mur semblait osciller, à moitié effacé.

La divorcée prenait cette gêne maladive pour la réserve affectée par les honnêtes femmes à l’égard de certaines irrégulières. Elle s’exaspérait :

— Le sublime de l’artiste est fait de ses passions réprouvables…

Une lueur passa dans l’esprit de Marthe : c’était Adèle, cette divorcée, que devait épouser Chaupillard ! Mais cette conjecture échappa aussi ; le réquisitoire de la visiteuse importait seul, il envahissait avec une force impitoyable, et la foi vitale de Marthe se débattait affreusement.

Adèle continuait, pensant rabaisser l’insolence :

— La règle est l’ennemie du génie ! Comment monsieur Ferdinand Prestal pourrait-il être un grand écrivain, avec une femme si méritante, pourvue de toutes les sagesses bourgeoises ?

Marthe se leva, serrant le bras de son fauteuil ; un désespoir irrémédiable descendait en pâleur sur ses joues décomposées.

La visiteuse se leva aussi, éclatant de rire :

— Vous ne voudriez pas, prosaïque épouse, que d’un si digne accouplement une œuvre héroïque fût née ?

Elle demeura un instant les yeux plissés, la bouche vermeille épanouie. Marthe la regardait avec épouvante, telle une victime qui ne sent plus les coups, mais bat des paupières au geste qui s’acharne.

Devant cet accablement inoffensif, Adèle, versatile, éprouva une velléité de tendre la main, de dire une parole d’adieu radoucie, un « sans rancune » quelconque. Mais, par amour-propre et faute de présence d’esprit, et parce que c’était le plus facile, elle s’arracha d’un coup d’épaule, traversa vivement la salle à manger, gagna la porte et se sauva.

Au claquement de la fermeture, Marthe s’avança machinalement comme pour reconduire, puis elle revint dans le salon.

Une sorte de réalité terrible opprimait ses facultés : « le roman de son mari passait pour être sans vertu généreuse ! »

Navrée, elle sentait la maison froide, grise, sépulcrale. Les meubles qu’elle aimait ce matin encore, la bibliothèque, la table de bureau, les livres, les choses de spiritualité qui, d’ordinaire, lui étaient chères et propices comme des preuves que l’on faisait partie de l’élite pensante, tout cet apparat de monde cultivé maintenant lui était pénible, la repoussait, la blessait.

Bien entendu, l’impression que Ferdinand pût n’avoir qu’un talent médiocre était rejetée déjà, la Foi n’avait même jamais abdiqué. C’était de sa propre infériorité qu’elle avait conscience ; si l’œuvre manquait de portée, c’était par sa faute à elle, Marthe.

L’ex-madame Griffon avait hâté cette haute réaction affectueuse, en accusant principalement « la prosaïque épouse ». Oui, oui, ce terme de mépris avait cinglé justement ; la visiteuse avait proféré l’impitoyable vérité : le tort de l’épouse.

Parbleu ! le génie de Ferdinand avait infusé au roman les plus nobles qualités, une seule manquait qui dépendait de l’entourage : la force de propagande généreuse, qu’elle-même, Marthe, avait amoindrie par ses préoccupations mesquines de ménagère !

Elle quitta le salon comme si les gravures suspendues, le Balzac, le Dickens, le Tolstoï, eussent bafoué sa coupable nullité.

La salle à manger n’était pas plus réconfortante, avec le cuivre luisant de la suspension et du poêle de faïence. Comme Ferdinand avait raison de combattre ce sot orgueil, en vertu duquel la maison était bouleversée à chaque réception d’amis !

A propos de réception, des visions désolantes passaient : Pauvre Griffon !… pauvre Catherine !… Tout se tenait : l’on rayonne les uns sur les autres ; quand on est des gens sans ampleur, sans réussite, on n’a autour de soi que des gens pareils, sans joie, sans consolation… Et là encore, il y a un tort…

Appuyée à la table, elle recevait comme un souffle malade venu des géraniums aux pousses décolorées ; un désespoir sans fond entraînait tout ce qui la rattachait à la vie. Tous ses prétendus défauts et ses apparences de torts grandissaient, emplissaient la maison.

— « Je fatiguais Ferdinand de mon bavardage oiseux. Je lui imposais des inquiétudes humiliantes, je le forçais à tirer son génie terre à terre. Quelles inspirations sublimes ne lui ai-je pas fait perdre en le dérangeant avec mes torchons ! Quelles hautes pensées n’ai-je pas tuées ! »

Elle se souvenait avec une prodigieuse précision des faits les plus insignifiants, des circonstances les plus éloignées où elle avait gêné son mari. Ce dimanche matin où elle l’avait obligé à quitter sa table de travail et où, de dépit, il était allé rincer des bouteilles à la cave !… Atteins donc le ciel, malheureux, dans des conditions pareilles !… Voilà : Ferdinand n’avait pas eu la femme qu’il lui fallait, la femme qu’il aurait méritée !

Les larmes ruisselaient aux joues de Marthe ; tout son être accablé demandait pardon.

Comme une coupable qui ne sait où cacher ses remords, elle erra dans la cuisine, puis dans la chambre des enfants ; elle ramassa les chaussons, qu’avant de sortir, selon l’habitude, ils avaient lancés à travers les meubles, sous les chaises et sous la toilette… Et les remords allaient : Pauvre Ferdinand ! Pardon de n’être qu’une cuisinière…

Elle se réfugia dans la chambre à coucher, mais aussitôt la grande glace de l’armoire s’empara d’elle… Oh ! alors ! Le visage fade d’employée d’ouvroir ! Les cheveux sans coquetterie ! Le peignoir fané sur la hanche forte… Oh ! alors ! Pardon de n’être pas plus jolie femme ! Pardon de ne savoir que l’étreinte totale ! Pardon d’avoir des spasmes si bêtes !…

— Quoi ! miséricorde ! Est-ce qu’on ne sonnait pas encore une fois ?

XVII

Marthe hésita :

— Si je n’ouvrais pas… Sans doute, c’est elle qui revient apporter de nouvelles blessures !

Mais peut-on refuser de savoir ? C’était peut-être elle qui venait rétracter une partie de ses cruautés.

Alors, le souffle en suspens, le dos peureux, la pensée morte, Marthe alla ouvrir.

La porte jeta largement la réalité.

Marthe demeura un instant interdite, immobile, aveuglée comme par l’irruption de ce soleil printanier qui dissout les nuages d’une flambée et qui, s’emparant souverainement de l’espace, délimite, situe et explique toutes choses.

Puis, en un geste subit de résurrection, — parce qu’il le fallait, — sans comprendre exactement, — par instinct d’accueillir le succès après la défaite annoncée, — par instinct d’embrasser la vie, l’espoir, la réhabilitation, elle ouvrit les bras tout grands :

C’était l’ami Griffon, avec son doux sourire d’aristocrate-né ; il tenait par la main un petit garçon, et il présentait une jeune femme aux yeux timides.

FIN

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