EDMOND ROSTAND
L’AIGLON
DRAME EN SIX ACTES, EN VERS.
Représenté pour la première fois au Théâtre Sarah Bernhardt,
le 15 mars 1900.
On ne peut se figurer l’impression
produite… par la mort du jeune
Napoléon… J’ai même vu pleurer de
jeunes républicains.
Henri Heine.
QUATRE CENT ONZIÈME MILLE
PARIS
Librairie CHARPENTIER et FASQUELLE
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
11, RUE DE GRENELLE, 11
1922
Tous droits réservés
Entered according to act of Congress, in the year 1900, by E. Fasquelle,
in the office of the Librarian of Congress, at Washington. All Rights reserved.
IL A ÉTÉ TIRÉ
180 exemplaires numérotés à la presse sur papier du Japon.
Tous droits de traduction, de reproduction et de représentation réservés pour tous pays
compris le Danemark, les Pays-Bas, la Suède et la Norvège.
Entered according to act of Congress, in the year 1900, by E. Fasquelle,
in the office of the Librarian of Congress, at Washington. All Rights reserved.
A mon fils Maurice, et à la mémoire de son héroïque
arrière-grand-père Maurice, comte Gérard, Maréchal de France.
Grand Dieu ! ce n’est pas une cause
Que j’attaque ou que je défend…
Et ceci n’est pas autre chose
Que l’histoire d’un pauvre enfant.
PERSONNAGES
| Mme |
FRANZ, Duc de REICHSTADT |
Sarah Bernhardt. |
| MM. |
Séraphin FLAMBEAU |
Guitry |
Le Prince de METTERNICH |
André Calmettes. |
L’Empereur FRANZ |
Ripert |
Le Maréchal MARMONT |
M. Luguet. |
Le Tailleur |
E. Magnier. |
Frédéric de GENTZ |
Laroche. |
L’Attaché français |
Schutz. |
Le Chevalier de PROKESCH-OSTEN |
Deneubourg. |
Tiburce de LORGET |
Scheller. |
Le Comte de DIETRICHSTEIN, précepteur du Duc |
Rebel. |
Le Baron d’OBENAUS |
Chameroy. |
Le Comte de BOMBELLES |
J. Volnys. |
Le Général HARTMANN |
Teste. |
Le Docteur |
Lacroix |
Le Comte de SEDLINSKY, Directeur de la Police |
Jean Dara. |
Un Garde-noble |
Lemarchand. |
Lord COWLEY, ambassadeur d’Angleterre |
Krauss. |
THALBERG |
Laurent. |
FURSTENBERG |
Gauroy. |
MONTENEGRO |
Deneuville. |
Un Sergent du régiment du Duc |
Tastu. |
Le Capitaine FORESTI |
Fauchois. |
Un Vieux Paysan |
Guiraud. |
Le Vicomte D’OTRANTE |
Durec. |
PIONNET |
Bart. |
GOUBEAUX |
Royau. |
MORCHAIN |
Pirou. |
BOROKOWSKI |
Larmandie. |
Le Valet de chambre du Duc |
Ridar. |
L’Huissier |
Stebler. |
Un Montagnard |
Réqui. |
Un Tyrolien |
Villeneuve. |
Un Fermier |
Magnin. |
Le Prélat |
Bacque. |
| Mmes |
MARIE-LOUISE, Duchesse de Parme |
Maria Legault. |
La Comtesse CAMERATA |
Blanche Dufrêne. |
Thérèse de LORGET, sœur de Tiburce |
Renée Parny. |
L’Archiduchesse |
Christiane Préval. |
Fanny ELSSLER |
Lucy Gérard. |
La Grande-Maîtresse |
Canti. |
Princesse GRAZALCOWITCH |
Grandet. |
Quelques Belles Dames de la Cour |
Saryta. |
| Bl. Boulanger. |
Marie Royer. |
Tasny. |
Lady COWLEY |
Solters. |
Les Demoiselles d’honneur de Marie-Louise |
Redzé. |
| L. Picquel. |
A. Picquel. |
Brenneville. |
Une Vieille Paysanne |
Fortis. |
La Famille impériale |
La Maison militaire du Duc |
Gardes de l’Empereur : Arcières, Gardes-nobles, Trabans, etc. |
Masques et Dominos : Polichinelle, Mezzetins, Bergères, etc. |
Paysans et Paysannes |
Le Régiment du Duc |
1830-1832
Nota.— Il ne faudra pas que le Lecteur s’étonne de trouver ici quelques
vers que le Spectateur n’a pas entendus. Au Théâtre, il faut finir à une certaine
heure. Alors on coupe un peu, et l’auteur fait semblant de ne pas s’en
apercevoir.
Pour tous les détails de mise en scène, s’adresser au Théâtre Sarah-Bernhardt.
PREMIER ACTE
LES AILES QUI POUSSENT
A Baden, près de Vienne, en 1830.
Le salon de la villa qu’occupe Marie-Louise. Vaste pièce au milieu
de laquelle s’élève la montgolfière de cristal d’un lustre Empire.
Boiseries claires, murs peints à fresque, d’un vert pompéien.
Frise de sphinx courant autour du plafond.
A gauche, deux portes. Celle du premier plan est celle de la
chambre de Marie-Louise. Celle du second plan ouvre sur les appartements
des dames d’honneur.— A droite, au premier plan, une
autre porte ; au second plan, dans une niche, un énorme poêle de
faïence, lourdement historié.— Au fond, entre deux fenêtres, une
large porte-fenêtre, par laquelle on aperçoit les balustres d’un perron
formant balcon, qui descend dans le jardin. Vue sur le parc de
Baden : tilleuls et sapins, profondes allées, lanternes suspendues à
des potences en arceaux. Magnifique journée des premiers jours de
septembre.
On a apporté dans cette banale villa de location un précieux mobilier.
A gauche, près de la fenêtre, une belle psyché en citronnier
chargé de bronzes ; au premier plan, une vaste table d’acajou, couverte
de papiers ; contre le mur, une table étagère à dessus de laque,
garnie de livres.— A droite, vers le fond, un petit piano Érard de
l’époque, une harpe ; plus bas, une chaise longue Récamier auprès
d’un grand guéridon. Fauteuils et tabourets en X. Beaucoup de fleurs
dans des vases. Au mur, gravures encadrées représentant les membres
de la famille impériale d’Autriche ; portraits de l’empereur
François, du duc de Reichstadt enfant, etc.
Au lever du rideau, au fond du salon, un groupe de femmes très
élégantes. Deux d’entre elles, assises au piano, dos au public, jouent
à quatre mains.— Une autre est à la harpe. On déchiffre. Rires ;
interruptions.
Un laquais introduit, par le perron, une jeune fille de mine
modeste, qu’accompagne un officier de cavalerie autrichienne, un
merveilleux hussard bleu et argent. Les deux nouveaux venus, voyant
qu’on ne les remarque pas, restent un moment debout dans un coin
du salon.— A ce moment, par la porte de droite, entre le comte de
Bombelles, attiré par la musique. Il se dirige vers le piano, en battant
la mesure. Mais il aperçoit la jeune fille, s’arrête, sourit, va
vivement à elle.
SCÈNE PREMIÈRE
THÉRÈSE, TIBURCE, BOMBELLES, MARIE-LOUISE, LES DAMES D’HONNEUR.
LES DAMES, au clavecin, parlant toutes à la fois, et riant comme des folles.
Elle manque tous les bémols.— C’est un scandale !
— Je prends la basse.— Un, deux !— Harpe !— La… la !…— Pédale !
BOMBELLES, à Thérèse.
THÉRÈSE.
Bonjour, Monsieur de Bombelles.
UNE DAME, au clavecin.
THÉRÈSE.
J’entre comme lectrice aujourd’hui.
UNE AUTRE DAME, au clavecin.
THÉRÈSE.
BOMBELLES.
C’est tout simple, Thérèse :
Vous êtes ma parente et vous êtes Française.
THÉRÈSE, lui présentant l’officier.
BOMBELLES.
(Il lui tend la main, et montrant un fauteuil à Thérèse.)
THÉRÈSE.
Oh !— je suis très émue !
BOMBELLES, souriant.
Et de quoi donc, mon Dieu ?
THÉRÈSE.
Mais d’approcher tout ce qui reste sur la terre.
De l’Empereur !…
BOMBELLES, s’asseyant auprès d’elle.
Vraiment ? C’est de cela, ma chère ?
TIBURCE, d’un ton agacé.
Les nôtres détestaient Bonaparte jadis !
THÉRÈSE.
TIBURCE, un peu dédaigneux.
THÉRÈSE, à Bombelles.
BOMBELLES.
THÉRÈSE.
Ce serait n’avoir pas plus, je pense,
D’âme… que de lecture, et n’être pas de France,
Et n’avoir pas mon âge, enfin, que de pouvoir
Ne pas trembler, Monsieur, au moment de les voir.
— Est-elle belle ?
BOMBELLES.
THÉRÈSE.
BOMBELLES, surpris.
THÉRÈSE, vivement.
Elle est malheureuse, et c’est un bien grand charme !
BOMBELLES.
Mais je ne comprends pas ! Vous l’avez vue ?
THÉRÈSE.
TIBURCE.
Non ! on nous introduit à peine en ce salon.
BOMBELLES, souriant.
TIBURCE, lorgnant du côté des musiciennes.
Nous avons craint de déranger ces dames,
Dont le rire ajoutait au clavecin des gammes !
THÉRÈSE.
J’attends Sa Majesté, là, dans mon coin.
BOMBELLES, se levant.
Comment ?
Mais c’est elle qui fait la basse en ce moment !
THÉRÈSE, se levant, saisie.
BOMBELLES.
(Il va vers le piano et parle bas à une des dames qui jouent.)
MARIE-LOUISE, se retournant.
Ah ! c’est cette petite ?…
Histoire très touchante… oui… vous me l’avez dite…
Un frère qui…
BOMBELLES.
Fils d’émigré, reste émigré.
TIBURCE, s’avançant, d’un ton dégagé.
L’uniforme autrichien est assez de mon gré ;
Puis, il y a la chasse au renard, que j’adore.
MARIE-LOUISE, à Thérèse.
Le voilà, ce mauvais garnement qui dévore
Tout le peu qui vous reste !
THÉRÈSE, voulant excuser Tiburce.
MARIE-LOUISE.
Un vaurien,
Qui vous ruina ! Mais vous l’excusez, c’est très bien.
— Thérèse de Lorget, je vous trouve charmante.
(Elle lui prend les mains et la fait asseoir près d’elle sur la chaise longue.
Bombelles et Tiburce se retirent, en causant, vers le fond.)
Vous voilà donc parmi ces dames. Je me vante
D’être assez agréable… un peu triste depuis…
— Hélas !
(Silence.)
THÉRÈSE, émue.
Je suis troublée au point que je ne puis
Exprimer…
MARIE-LOUISE, s’essuyant les yeux.
Oui, ce fut une bien grande perte !
On a trop peu connu cette belle âme !
THÉRÈSE, frémissante.
MARIE-LOUISE, se retournant, à Bombelles.
Je viens d’écrire pour qu’on garde son cheval !
(A Thérèse.)
Depuis la mort du général…
THÉRÈSE, étonnée.
MARIE-LOUISE, s’essuyant les yeux.
THÉRÈSE.
MARIE-LOUISE.
THÉRÈSE, avec sentiment.
Ce titre n’est-il pas sa gloire la meilleure ?
MARIE-LOUISE.
On ne peut pas savoir d’abord tout ce qu’on perd :
J’ai tout perdu, perdant le général Neipperg !
THÉRÈSE, stupéfaite.
MARIE-LOUISE.
Je suis venue à Baden me distraire.
C’est bien. Tout près de Vienne. Une heure.— Ah ! Dieu ! ma chère,
J’ai les nerfs !… On prétend, depuis que j’ai maigri
Que je ressemble à la duchesse de Berry.
Vitrolles m’a dit ça. Maintenant je me frise
Comme elle.— Pourquoi Dieu ne m’a-t-il pas reprise ?
(Regardant autour d’elle.)
C’est petit, mais ce n’est pas mal, cette villa.
— Metternich est notre hôte en passant.— Il est là.
Il part ce soir.— La vie à Baden n’est pas triste.
Nous avons les Sandor, et Thalberg, le pianiste.
On fait chanter, en espagnol, Montenegro ;
Puis Fontana nous hurle un air de Figaro ;
L’archiduchesse vient avec l’ambassadrice
D’Angleterre ; et l’on sort en landau… Mais tout glisse
Sur mon chagrin !— Ah ! Si ce pauvre général !…
— Est-ce que vous comptez ce soir venir au bal ?
THÉRÈSE, qui la regarde avec une stupéfaction croissante.
MARIE-LOUISE, impétueusement.
Chez les Meyendorff. Strauss arrive de Vienne.
— Bombelles, n’est-ce pas, il faudra qu’elle vienne ?
THÉRÈSE.
Pourrai-je demander à Votre Majesté
Des nouvelles du duc de Reichstadt ?
MARIE-LOUISE.
Sa santé
Est bonne. Il tousse un peu… Mais l’air est si suave
A Baden !… Un jeune homme ! Il touche à l’heure grave :
Les débuts dans le monde !— Et quand je pense, ô ciel !
Que le voilà déjà lieutenant-colonel !
Mais croiriez-vous — pour moi c’est un chagrin énorme !—
Que je n’ai jamais pu le voir en uniforme !
(Entrent deux Messieurs portant des boîtes vitrées. Avec un cri de joie.)
Ah ! c’est pour lui, tenez !
SCÈNE II
Les Mêmes, LE DOCTEUR et son fils, portant de longues
boîtes vitrées, puis METTERNICH.
LE DOCTEUR, saluant.
MARIE-LOUISE.
BOMBELLES.
MARIE-LOUISE.
THÉRÈSE.
MARIE-LOUISE.
J’étais chez ce vieillard aimable,
Le médecin des eaux. Ayant sur une table,
Vu ces collections que son fils achevait,
J’ai soupiré tout haut : « Ah ! si le mien pouvait
S’intéresser à ça, lui que rien n’intéresse !… »
LE DOCTEUR.
Alors, j’ai dit à Sa Majesté la Duchesse :
« Mais on ne sait jamais. Pourquoi pas ? Essayons ! »
Et j’apporte mes papillons.
THÉRÈSE, à part.
MARIE-LOUISE, soupirant, au docteur.
S’il s’arrachait à ses tristesses solitaires
Pour s’occuper un peu de vos…
LE DOCTEUR.
MARIE-LOUISE.
Laissez-les-nous, et revenez. Il est sorti.
(Le docteur et son fils sortent après avoir disposé les collections sur la table.
Marie-Louise se retournant vers Thérèse.)
Vous, venez, que je vous présente à Scarampi.
C’est la grande maîtresse.
(Apercevant Metternich qui entre à droite.)
Ah ! Metternich !… Cher prince.
Le salon est à vous.
METTERNICH.
Il fallait que j’y vinsse,
Ayant à recevoir cet envoyé…
MARIE-LOUISE.
METTERNICH.
Du général Belliard, l’ambassadeur français,
Et le conseiller Gentz, et quelques estafettes.
(A un laquais qu’il vient de sonner, et qui paraît au fond sur le perron.)
Monsieur de Gentz, d’abord.
(A Marie-Louise.)
MARIE-LOUISE.
(Elle sort avec Thérèse. Tiburce et Bombelles les suivent.— Gentz paraît
au fond, introduit par le laquais. Très élégant. Figure de vieux viveur
fatigué. Les poches pleines de bonbonnières et de flacons, il est toujours
en train de mâchonner un bonbon ou de respirer un parfum.)
SCÈNE III
METTERNICH, GENTZ, puis un officier français
attaché à l’ambassade de France.
METTERNICH.
(Il s’assied devant le guéridon à droite et se met à signer, tout en
causant, les papiers que Gentz tire d’un grand portefeuille.)
Vous savez que je rentre aujourd’hui.
L’empereur me rappelle à Vienne.
GENTZ.
METTERNICH.
Quel ennui !
Vienne en cette saison !
GENTZ.
METTERNICH.
Oh ! ça, ce n’est pas vrai, car, soit dit sans reproche…
Le gouvernement russe a dû…
(Il fait, du bout des doigts, le geste de glisser de l’argent.)
GENTZ, avec une indignation comique.
METTERNICH.
Soyez franc :
Vous venez de vous vendre encore.
GENTZ, très tranquillement, croquant un bonbon.
METTERNICH.
Mais pourquoi cet argent ?
GENTZ, respirant un flacon de parfum.
METTERNICH.
Et vous passez pour mon bras droit !
GENTZ.
Votre main gauche
Doit ignorer ce que votre droite reçoit.
METTERNICH, apercevant les bonbonnières et les flacons.
Des bonbons ! des parfums ! Oh !
GENTZ.
Cela va de soi.
J’ai de l’argent : bonbons, parfums. Je les adore.
Je suis un vieil enfant faisandé.
METTERNICH, haussant les épaules.
Pose encore,
Fanfaron du mépris de soi-même !
(Brusquement.)
GENTZ.
Elssler ?… Ne m’aime pas. Oh ! je n’ai pas fini
D’être grotesque.
(Montrant un portrait du duc de Reichstadt.)
C’est le duc dont elle est folle.
Je suis un paravent qui souffre,— et se console
En songeant qu’après tout il vaut mieux, pour l’État,
Que le duc soit distrait. Je fais donc le bêta :
J’escorte la danseuse en ville, à la campagne.
Elle veut que, ce soir, ici, je l’accompagne
Pour surprendre le duc.
METTERNICH, qui pendant ce temps continue à donner des signatures.
GENTZ.
Ce soir la mère sort. Il y a bal.
(Il lui tend une lettre prise dans son portefeuille.)
Lisez.
C’est du fils de Fouché.
METTERNICH, lisant.
Vingt août, mil huit cent trente…
GENTZ.
Il s’offre à transformer…
METTERNICH, souriant.
GENTZ.
… Notre duc de Reichstadt en Napoléon Deux.
METTERNICH, parcourant la lettre.
GENTZ.
METTERNICH.
(Il lui rend la lettre.)
GENTZ.
METTERNICH.
Sans tuer l’espérance !
Ah ! mais c’est qu’il me sert à diriger la France,
Mon petit colonel ! Car de sa boîte — cric !—
Je le sors aussitôt qu’oubliant Metternich
On penche à gauche, et — crac !— dès qu’on revient à droite,
Je rentre mon petit colonel dans sa boîte.
GENTZ, amusé.
Quand peut-on voir jouer le ressort ?
METTERNICH.
Pas plus tard
Qu’à l’instant.
(Il sonne, un laquais paraît.)
L’envoyé du général Belliard !
(Le laquais introduit un officier français en grande tenue.)
Bonjour, Monsieur. Voici les papiers.
(Il lui tend des documents.)
En principe,
Nous avons reconnu le roi Louis-Philippe.
Mais ne donnez pas trop dans le quatre-vingt-neuf,
Ou bien nous briserions la coquille d’un œuf…
L’ATTACHÉ, immédiatement effrayé.
Est-ce une allusion au prince François-Charle ?…
METTERNICH.
Duc de Reichstadt ?… Je n’admets pas, moi qui vous parle,
Que son père ait jamais régné !
L’ATTACHÉ, avec une générosité ironique.
METTERNICH.
Je ne ferai donc rien pour le duc. Mais… mais…
L’ATTACHÉ.
METTERNICH, se renversant dans son fauteuil.
Mais si la liberté chez vous devient trop grande,
Si vous vous permettez la moindre propagande,
Mais si vous laissez trop Monsieur Royer-Collard
Venir devant le roi déplier son foulard ;
Si votre royauté fait trop la République ;
Nous pourrons — n’étant pas d’une humeur angélique !—
Nous souvenir que Franz est notre petit-fils…
L’ATTACHÉ, vivement.
Nous ne laisserons pas rougir nos lys.
METTERNICH, gracieux.
Vos lys,
S’ils savent rester blancs, ignoreront l’abeille.
L’ATTACHÉ, se rapprochant et baissant la voix.
On craint que malgré vous l’espoir du duc s’éveille.
METTERNICH.
L’ATTACHÉ.
METTERNICH.
L’ATTACHÉ.
Quoi ?
Ignore-t-il qu’en France on a changé de roi ?
METTERNICH.
Oh ! non ! Mais le détail qu’il ne sait pas encore
C’est qu’on a rétabli le drapeau tricolore.
Il sera toujours temps…
L’ATTACHÉ.
Cela pourrait, c’est vrai,
L’enivrer !
METTERNICH.
Oh ! le duc n’est jamais enivré.
L’ATTACHÉ, un peu inquiet.
Je trouve qu’à Baden sa garde est moins sévère.
METTERNICH, très tranquille.
Oh ! ici, rien à craindre : il est avec sa mère.
L’ATTACHÉ.
METTERNICH.
Quel policier aurait plus d’intérêt
Qu’elle à le surveiller ? Tout complot troublerait
Son beau calme…
L’ATTACHÉ.
Ce calme est peut-être une embûche !
Elle ne doit penser qu’à l’aiglon !…
(La porte des appartements de Marie-Louise s’ouvre.)
MARIE-LOUISE, entrant en coup de vent, avec un cri de désespoir.
SCÈNE IV
Les Mêmes, MARIE-LOUISE, un instant,
et LES DAMES D’HONNEUR qui la suivent affolées, puis
BOMBELLES et TIBURCE.
L’ATTACHÉ.
MARIE-LOUISE, à Metternich.
Margharitina, prince, qui s’envola !
METTERNICH, désolé.
MARIE-LOUISE.
Margharitina ! Ma perruche !
(Elle remonte vers le perron. Les dames d’honneur se dispersent dans
le parc à la poursuite de l’oiseau.)
METTERNICH, froidement, à l’attaché qui le regarde avec stupeur.
L’ATTACHÉ, remontant vers Marie-Louise et faisant l’empressé.
Si Son Altesse veut que je cherche ?
MARIE-LOUISE, s’arrête, le toise, et sèchement.
(Elle rentre dans son appartement après l’avoir foudroyé du regard. La
porte claque.)
L’ATTACHÉ, de plus en plus ahuri, à Metternich.
METTERNICH, réprimant un sourire.
On dit « Sa Majesté » ; vous dites « Son Altesse » !
L’ATTACHÉ.
L’empereur n’ayant pas régné, « Sa Majesté »
Ne peut rester à la Duchesse !
METTERNICH.
L’ATTACHÉ.
Alors, voilà pourquoi ce regard de colère ?
METTERNICH.
C’est une question toute… protocolaire !
L’ATTACHÉ, salue pour prendre congé ; puis, avant de sortir, demande.
Est-ce que l’ambassade, à partir d’aujourd’hui,
Peut prendre la cocarde aux trois couleurs ?
METTERNICH, avec un soupir.
Mais oui…
Puisqu’on est d’accord…
(Aussitôt l’attaché jette sans rien dire la cocarde blanche de son chapeau
et la remplace par une tricolore qu’il sort de sa poche. Metternich
se lève en disant :)
Oh !… sans perdre une seconde !
(Bruits de grelots au dehors.)
GENTZ, qui est sur le balcon.
L’archiduchesse arrive avec du monde :
Les Meyendorf, Cowley, Thalberg !…
BOMBELLES, qui, au bruit des grelots, est vivement entré
par la gauche, suivi de Tiburce.
(Au moment ou il se précipite vers la porte, l’archiduchesse paraît sur le
perron, entourée d’un flot d’élégants et d’élégantes en costume de ville d’eau.— Des
Grévedon et des Deveria.— Robes claires. Ombrelles. Grands chapeaux.— Un
petit archiduc, de cinq à six ans, en uniforme de hussard, une
minuscule pelisse sur l’épaule, deux petites archiduchesses dans ces extraordinaires
robes de petites filles de l’époque.— Tumulte de voix et de rires.— Tourbillon
de frivolités.)
SCÈNE V
Les Mêmes, L’ARCHIDUCHESSE, DES BELLES
DAMES, DES BEAUX MESSIEURS, LORD et
LADY COWLEY, THALBERG, SANDOR, MONTENEGRO,
etc., puis THÉRÈSE, SCARAMPI,
UNE DAME D’HONNEUR.
L’ARCHIDUCHESSE, à Bombelles, Metternich, Gentz, Tiburce
qui s’avancent cérémonieusement.
Non ! c’est une villa, ce n’est pas un palais !
Pas de façons !
(Le salon est envahi. A un jeune homme.)
Thalberg ! vite, ma tarentelle !
(Thalberg se met au piano et joue. A Metternich, gaiement.)
Sa Majesté ma belle-sœur, où donc est-elle ?
UNE DAME.
Nous venions l’enlever en passant !
UNE AUTRE.
Nous allons
Courir en char à bancs à travers les vallons ;
C’est Sandor qui conduit !
UNE VOIX D’HOMME, continuant une conversation commencée.
Il faut, dans son cratère,
Lui renfoncer sa lave !
L’ARCHIDUCHESSE, se tournant vers le groupe des causeurs.
Oh ! voulez-vous vous taire !
(A Metternich, en riant.)
Ces Messieurs ont parlé tout le temps de volcan !
BOMBELLES.
UNE DAME, à une autre, parlant chiffons.
(Elles chuchotent.)
SANDOR, répondant à Bombelles.
BOMBELLES.
LORD COWLEY.
METTERNICH, à l’attaché français, d’un air sévère.
UNE DAME, à un jeune homme qu’elle entraîne par le bras vers le clavecin.
Montenegro, votre romance !
Tout bas, rien que pour moi !…
MONTENEGRO, que Thalberg accompagne, chantant tout bas.
(Il continue très doucement.)
UNE AUTRE DAME, à Gentz.
(Elle fouille dans son réticule.)
J’ai des bonbons pour vous.
(Elle lui donne une petite boîte.)
GENTZ.
UNE AUTRE, même jeu.
(Elle tire un petit flacon et le lui donne.)
METTERNICH, qui a vu le flacon, vivement à Gentz.
Arrachez l’étiquette !
Eau du duc de Reichstadt !
GENTZ, respirant le parfum.
METTERNICH, lui arrachant le flacon et le grattant avec des ciseaux
pris sur la table.
Si le duc survenait, il verrait qu’à Paris…
UNE VOIX, dans le groupe d’hommes au fond.
Elle redresse encor la tête !
LADY COWLEY.
Nos maris
Parlent de l’hydre !
LORD COWLEY.
Il faut qu’elle soit étouffée !
L’ARCHIDUCHESSE, riant.
C’est un volcan… ou bien c’est une hydre !
UNE DAME D’HONNEUR DE MARIE-LOUISE, suivie par un
domestique qui porte sur un plateau de grands verres de café au lait glacé.
(Un autre domestique a posé sur la table un plateau de rafraîchissements :
bière, champagne, etc.)
L’ARCHIDUCHESSE, assise, à une jeune femme.
GENTZ.
Si vous lui demandiez
De l’Henri Heine ?
TOUTES LES FEMMES.
OLGA, se levant pour déclamer.
Quoi ? —Les Deux Grenadiers ?
METTERNICH, vivement.
SCARAMPI, sortant de l’appartement de Marie-Louise.
Sa Majesté vient dans une minute.
PLUSIEURS VOIX.
(Salutations.— Rires.— Conversations et froufrous.)
LA VOIX DE SANDOR, au fond, dans un groupe.
Nous irons jusqu’à la Krainerhütte,
Et ces dames prendront sur l’herbe leurs ébats !
METTERNICH, à Gentz, qui parcourt un journal pris sur la table.
Gentz, qu’est-ce que tu lis, dans ton coin ?
GENTZ.
LORD COWLEY, nonchalamment.
GENTZ.
L’ARCHIDUCHESSE.
GENTZ.
Savez-vous ce qu’on va jouer au Vaudeville ?
METTERNICH.
GENTZ.
METTERNICH, avec indifférence.
GENTZ.
METTERNICH.
GENTZ.
Bonaparte.— Aux Variétés ?… Napoléon.
Le Luxembourg promet : Quatorze ans de sa vie.
Le Gymnase reprend : Le Retour de Russie.
Qu’est-ce que la Gaîté jouera cette saison ?
Le Cocher de Napoléon.—La Malmaison.
Un jeune auteur vient de terminer : Sainte-Hélène.
La Porte Saint-Martin commence à mettre en scène :
Napoléon.
LORD COWLEY, vexoté.
TIBURCE, haussant les épaules.
GENTZ.
A l’Ambigu : Murat ; au Cirque : l’Empereur.
SANDOR, pincé.
BOMBELLES, dédaigneux.
GENTZ.
Une mode, je pense,
Qu’on verra revenir de temps en temps en France.
UNE DAME, lisant le journal par-dessus l’épaule de Gentz avec son face à main.
On veut faire rentrer les cendres !
METTERNICH, sec.
Le phénix
Peut en renaître,— mais pas l’aigle !
TIBURCE.
Quel grand X
Que l’avenir de cette France !
METTERNICH, supérieur.
Non, jeune homme.
Moi, je sais.
UNE DAME.
Parlez donc, prophète qu’on renomme !
L’ARCHIDUCHESSE, faisant le geste de l’encenser.
Ses arrêts sont coulés en bronze !
GENTZ, entre ses dents.
LORD COWLEY.
Qui sera le sauveur de la France ?
METTERNICH.
(Avec un geste de pitié.)
THÉRÈSE, debout, dans un coin, doucement.
C’est un nom qu’il est commode
De donner quelquefois, à la gloire, la mode !
METTERNICH, se versant un verre de champagne.
Tant que l’on ne criera d’ailleurs qu’à l’Odéon,
Je crois qu’il n’y a pas…
UN GRAND CRI, au dehors.
(Tout le monde se lève.— Panique.— Lord Cowley s’étrangle dans son
café glacé.— Les femmes, affolées, courent dans tous les sens.)
TOUT LE MONDE, prêt à fuir.
Hein ? — A Baden !— Comment ? — Ici ?
METTERNICH.
C’est ridicule !
N’ayez pas peur !
LORD COWLEY, furieux.
Si tout le monde se bouscule
Parce qu’on crie un nom !
GENTZ, criant gravement.
(On se rassure.)
TIBURCE, qui était sur le balcon, redescendant.
METTERNICH.
TIBURCE.
C’est un soldat autrichien.
METTERNICH, stupéfait.
TIBURCE.
Même deux. J’étais là. J’ai tout vu.
METTERNICH.
(A ce moment, la porte de gauche s’ouvre. Marie-Louise apparaît, toute pâle.)
SCÈNE VI
Les Mêmes, MARIE-LOUISE, puis un soldat autrichien.
MARIE-LOUISE, d’une voix entrecoupée.
Avez-vous entendu ? Ho ! c’est épouvantable !
Ça me rappelle — un jour — la foule s’amassa
Autour de ma voiture — à Parme —
(Elle tombe défaillante sur la chaise longue.)
en criant ça !
On veut troubler ma vie !
METTERNICH, nerveux, à Tiburce.
Enfin, ce cri, qu’était-ce ?
TIBURCE.
Servant tous deux au régiment de Son Altesse,
Deux hommes en congé, marchaient d’un pas distrait,
Quand ils ont vu le duc de Reichstadt qui rentrait ;
Vous savez qu’un fossé profond longe la rue :
Le duc veut le franchir ; son cheval pointe, rue,
Se dérobe ; le duc le ramène… et, hop là !
Alors, pour l’applaudir, ils ont crié. Voilà.
METTERNICH.
Faites-m’en monter un, vite !
(Tiburce, du perron, fait un signe au dehors.)
MARIE-LOUISE, à qui on fait respirer des sels.
(Entre un sergent du régiment du duc. Il salue gauchement, intimidé
par tout ce beau monde.)
METTERNICH, avec indignation.
Un sergent !— Pourquoi donc avez-vous, tout à l’heure,
Poussé ce cri ?
LE SERGENT.
METTERNICH.
LE SERGENT.
Le caporal non plus, avec lequel, en bas,
J’ai crié, ne sait pas. Ça nous a pris. Le prince
Était si jeune sur son cheval, et si mince !…
Et puis on est flatté d’avoir pour colonel
Le fils de…
METTERNICH, vivement.
LE SERGENT.
Ce calme avec lequel
Il a franchi l’obstacle ! Et blond comme un saint George !…
Alors, ça nous a pris, tous les deux, à la gorge,
Un attendrissement… une admiration…
Et nous avons crié : « Vive… »
METTERNICH, précipitamment.
C’est bon ! c’est bon !
— Et : « Vive le duc de Reichstadt ! », triple imbécile,
C’est donc plus difficile à crier ?
LE SERGENT, naïvement.
METTERNICH.
LE SERGENT, essayant.
« Vive le duc de Reichstadt ! »… Ça fait moins bien
Que : « Vive… »
METTERNICH, hors de lui, le congédiant du geste.
Allons, c’est bon, va-t’en ! ne criez rien !
TIBURCE, au soldat quand il passe près de lui pour sortir.
SCÈNE VII
Les Mêmes, moins LE SERGENT.
DIETRICHSTEIN, entré depuis un moment.
MARIE-LOUISE, aux dames qui l’entourent.
THÉRÈSE, la regardant, tristement.
MARIE-LOUISE, à Dietrichstein, lui désignant Thérèse.
Monsieur de Dietrichstein,— ma nouvelle lectrice.
(A Thérèse, lui présentant Dietrichstein.)
Le précepteur du duc !— Mais j’y pense, pardon !
Lisez-vous bien ?
TIBURCE, répondant pour elle.
THÉRÈSE, modestement.
MARIE-LOUISE.
Prenez donc
Un des livres de Franz… sur la table de laque.
Ouvrez, et lisez-nous, au hasard !
THÉRÈSE, prenant un livre.
(Grand silence. Tout le monde s’installe pour écouter. Elle lit.)
Et quelle est cette peur dont leur cœur est frappé,
Seigneur ? Quelque Troyen vous est-il échappé ?
— Leur haine pour Hector n’est pas encore éteinte :
Ils redoutent son fils.
(Tout le monde se regarde. Froid.)
—Digne objet de leur crainte !
Un enfant malheureux, qui ne sait pas encor
Que Pyrrhus est son maître et qu’il est fils d’Hector !…
(Murmure et embarras général.)
TOUT LE MONDE.
GENTZ.
MARIE-LOUISE, s’éventant nerveusement, à Thérèse.
THÉRÈSE, ouvrant le livre à un autre endroit.
Hélas ! je m’en souviens, le jour que son courage
Lui fit chercher Achille, ou plutôt le trépas,
Il demanda son fils,
(Les visages se rembrunissent.)
et le prit dans ses bras :
Chère épouse, dit-il en essuyant mes larmes,
J’ignore quel succès le sort garde à mes armes ;
Je te laisse mon fils…
(Murmure et embarras général.)
TOUT LE MONDE.
MARIE-LOUISE, de plus en plus gênée.
Si nous passions
A quelque autre… Prenez…
THÉRÈSE, prenant un autre livre sur la table.
MARIE-LOUISE, rassurée.
Ah ! je connais l’auteur !— Ce sera moins maussade !—
Il a dîné chez nous.
(A Scarampi, avec ravissement.)
THÉRÈSE, lisant.
Jamais des séraphins les chants mélodieux
De plus divins accords n’avaient ravi les cieux :
Courage, enfant déchu d’une race divine…
(Au moment où elle dit ce vers, le duc paraît dans la porte du fond.
Thérèse sent que quelqu’un entre, quitte le livre des yeux, voit le
duc pâle et immobile sur le seuil, et, bouleversée, se lève. Au mouvement
qu’elle fait, tout le monde se retourne et se lève.)
SCÈNE VIII
Les Mêmes, LE DUC.
LE DUC.
Je demande pardon, ma mère, à Lamartine.
MARIE-LOUISE.
LE DUC, descendant. Il est en costume de cheval, la cravache à la main,
très élégant, la fleur à la boutonnière, et ne sourit jamais.
— Exquise. Un temps très doux.
(Se tournant vers Thérèse.)
— Mais à quel vers, Mademoiselle, en étiez-vous ?
THÉRÈSE, hésite une seconde à répéter le vers ; puis, regardant le duc
avec une émotion profonde.
Courage, enfant déchu d’une race divine,
Tu portes sur ton front ta superbe origine ;
Tout homme en te voyant…
MARIE-LOUISE, sèchement, se levant.
C’est bien. Cela suffit !
L’ARCHIDUCHESSE, aux enfants, leur montrant le duc.
Allez dire bonjour à votre cousin.
(Les enfants se rapprochent du duc qui s’est assis, l’entourent. Une
petite fille et un petit garçon grimpent sur ses genoux.)
SCARAMPI, bas, avec colère, à Thérèse.
THÉRÈSE.
UNE DAME, regardant le duc.
UNE AUTRE, de même.
Il n’a pas l’air de vivre !
SCARAMPI, à Thérèse.
Quels passages toujours choisissez-vous ?
THÉRÈSE.
Le livre
S’ouvrait toujours tout seul… jamais je ne voulus…
(Scarampi s’éloigne en haussant les épaules.)
GENTZ, qui a entendu, hochant la tête.
Le livre s’ouvre seul aux feuillets souvent lus !
THÉRÈSE, à part, regardant mélancoliquement le duc.
Des archiducs sur ses genoux !…
L’ARCHIDUCHESSE, au duc, se penchant au dossier de son fauteuil.
Je suis contente
De te voir.— Je suis ton amie.
(Elle lui tend la main.)
LE DUC, lui baisant la main.
GENTZ, à Thérèse, qui ne quitte pas le prince des yeux.
Comment le trouvez-vous, avec son petit air
De Chérubin qui lit en cachette Werther ?
(Les enfants, autour du duc, admirent l’élégance de leur grand cousin,
jouent avec sa chaîne, ses breloques, contemplent sa haute cravate.)
LA PETITE FILLE, qui est sur ses genoux, éblouie.
Tes cols sont toujours beaux !
LE DUC, saluant.
Votre Altesse est bien bonne.
THÉRÈSE, à part, avec un petit sourire douloureux.
UN PETIT GARÇON, qui a pris la cravache du prince et en fouette l’air.
Personne n’a des sticks pareils !
LE DUC, gravement.
THÉRÈSE, à part, de même.
UN AUTRE PETIT GARÇON, touchant les gants que le duc vient
de retirer et de jeter sur une table.
LE DUC.
LA PETITE FILLE, le doigt sur l’étoffe de son gilet.
C’est en quoi, ton gilet ?
LE DUC.
THÉRÈSE, prise d’une envie de pleurer.
L’ARCHIDUCHESSE, caressant du bout des doigts la rose qui fleurit
la redingote du prince.
Tu portes ta fleur à la mode dernière !
LE DUC, se levant, avec une frivolité amère et forcée.
Vous remarquez ? Dans la troisième boutonnière !
(A ce moment, Thérèse éclate en sanglots.)
DES DAMES, autour d’elle.
THÉRÈSE.
Pardon !… je ne sais pas… c’est fou !
Seule ici… loin des miens… brusquement…
MARIE-LOUISE, qui s’est approchée, avec un attendrissement bruyant.
THÉRÈSE.
Mon cœur s’est si longtemps contenu…
MARIE-LOUISE, l’embrassant.
LE DUC, qui a fait quelques pas, sans avoir l’air de remarquer
ces larmes, s’arrête, poussant du pied quelque chose sur le tapis.
Tiens ! qu’est-ce que j’écrase ? — Une cocarde blanche ?
(Il se penche et la ramasse.)
METTERNICH, s’avançant avec embarras.
LE DUC, cherche un instant des yeux et voyant l’attaché français.
Ce doit être à vous, Monsieur !— Votre chapeau ?
(L’attaché lui montre son chapeau. Le duc aperçoit la cocarde
tricolore.)
(A Metternich.)
Je ne savais pas. Mais alors… le drapeau ?
METTERNICH.
LE DUC.
METTERNICH.
Oui… c’est sans importance…
LE DUC, flegmatiquement.
METTERNICH.
LE DUC.
(Il a pris le chapeau de l’attaché, et, sur le feutre noir, rapproche les
deux cocardes ; il les compare, en artiste, éloignant le chapeau, la tête
penchée…)
Je crois — voyez vous-même, hein ? en clignant les yeux —
Que c’est décidément…
(Il montre la tricolore.)
(Il jette la blanche, et passe nonchalamment.— Sa mère le prend sous
le bras et le mène devant les boîtes de papillons que le docteur,
rentré depuis un instant, vient d’étaler sur la grande table.)
LE DUC.
MARIE-LOUISE, cherchant à l’intéresser.
C’est ce grand noir que tu préfères ?
LE DUC.
LE DOCTEUR.
Il naît sur les ombellifères !
LE DUC.
Il me regarde avec ses ailes.
LE DOCTEUR, souriant.
Tous ces yeux ?
Nous appelons cela des lunules.
LE DUC.
LE DOCTEUR.
Vous regardez ce gris qui de bleu se ponctue ?
LE DUC.
LE DOCTEUR.
LE DUC.
(Il s’éloigne.)
LE DOCTEUR, désespéré, à Marie-Louise.
MARIE-LOUISE, à Scarampi.
Attendons… je compte sur l’effet…
SCARAMPI, mystérieusement.
GENTZ, qui s’est approché du duc, lui présentant une bonbonnière.
LE DUC, prenant un bonbon et le goûtant.
Oh ! parfait !
Un goût tout à la fois de poire et de verveine.
Et puis… attendez… de…
GENTZ.
Non, ce n’est pas la peine.
LE DUC.
GENTZ.
D’avoir l’air d’être là.
J’y vois plus clair que Metternich.— Un chocolat ?
LE DUC, avec hauteur.
GENTZ.
Quelqu’un qui souffre, au lieu de prendre
Le doux parti de vivre en prince jeune et tendre.
Votre âme bouge encore : on va dans cette cour
L’endormir de musique et l’engourdir d’amour.
J’avais une âme aussi, moi, comme tout le monde…
Mais pfft !… et je vieillis, doucettement immonde,
Jusqu’au jour où, vengeant sur moi la Liberté,
Un de ces jeunes fous de l’Université,
Dans mes bonbons, dans mes parfums, et dans ma boue,
Me tuera… comme Sand a tué Kotzebue !
Oui, j’ai peur — voulez-vous quelques raisins sucrés ? —
D’être tué par l’un d’entre eux !
LE DUC, tranquillement, prenant un raisin.
GENTZ, reculant.
LE DUC.
Vous serez tué par un jeune homme.
GENTZ.
LE DUC.
GENTZ, stupéfait.
LE DUC.
Il se nomme
Frédéric : c’est celui que vous avez été.
Puisqu’en vous maintenant il est ressuscité,
Puisque comme un remords, il vous parle à voix basse,
C’est fini : celui-là ne vous fera pas grâce.
GENTZ, pâlissant.
C’est vrai que ma jeunesse, en moi, lève un poignard !
… Ah ! je ne m’étais pas trompé sur ce regard :
C’est celui de quelqu’un qui s’exerce à l’Empire !
LE DUC.
Monsieur, je ne sais pas ce que vous voulez dire.
(Il s’éloigne.— Metternich rejoint Gentz.)
METTERNICH, à Gentz, en souriant.
GENTZ.
METTERNICH.
GENTZ.
METTERNICH.
Je le tiens tout à fait dans ma main.
GENTZ.
LE DUC est arrivé devant Thérèse qui, assise, dans un coin, devant un
guéridon, feuillette un livre. Il la regarde un instant puis à mi-voix :
Pourquoi donc pleuriez-vous ?
THÉRÈSE, qui ne l’a pas vu venir, tressaillant, et se levant
toute troublée.
LE DUC.
THÉRÈSE, interdite.
LE DUC.
Je sais pourquoi.— Ne pleurez pas.
(Il s’éloigne rapidement, et se trouve devant Metternich qui vient de
prendre son chapeau et ses gants pour sortir.)
METTERNICH, saluant le duc.
(Le duc répond par une inclinaison de tête. Metternich sort,
emmenant l’attaché.)
LE DUC, à Marie-Louise et à Dietrichstein qui regardent des papiers
sur la table.
Vous lisez mon dernier travail ?
DIETRICHSTEIN.
Il est charmant.
Mais pourquoi faire exprès des fautes d’allemand ?
C’est une espièglerie !
MARIE-LOUISE, choquée.
A votre âge, être espiègle,
Mon fils !
LE DUC.
Que voulez-vous ? je ne suis pas un aigle !
DIETRICHSTEIN, soulignant de l’ongle une faute.
Vous mettez encor « France » au féminin !
LE DUC.
Hélas !
Moi je ne sais jamais si c’est der, die ou das !
DIETRICHSTEIN.
Le neutre seul, ici, serait correct !
LE DUC.
Mais pleutre.
— Je n’aime pas beaucoup que la France soit neutre.
MARIE-LOUISE, interrompant Thalberg qui pianote.
Mon fils a la musique en horreur !
LE DUC.
LORD COWLEY, s’avançant vers le duc.
DIETRICHSTEIN, bas au duc.
LE DUC.
DIETRICHSTEIN, bas au duc.
C’est l’ambassadeur
D’Angleterre.
LORD COWLEY.
Tantôt galopant, hors d’haleine,
D’où reveniez-vous donc, prince ?
LE DUC.
LORD COWLEY, interloqué.
LE DUC.
C’est un coin vert, gai, sain,— et beau, le soir !
On y est à ravir. Je voudrais vous y voir.
(Il salue, et passe.)
GENTZ, vivement à l’ambassadeur d’Angleterre,
tandis que le duc s’éloigne.
Sainte-Hélène est le nom du principal village
D’Helenenthal, ce site exquis du voisinage.
L’AMBASSADEUR.
Ah ! oui !— Je crois, soit dit sans le lui reprocher,
Que c’est, dans mon jardin, une pierre.
GENTZ.
DES VOIX, au fond.
L’ARCHIDUCHESSE, à Marie-Louise.
MARIE-LOUISE.
CRIS.
L’ARCHIDUCHESSE, au duc.
MARIE-LOUISE.
Non ! mon fils déteste la nature !
(Avec pitié.)
Il galope lorsqu’il traverse Helenenthal !
LE DUC, sombre.
MARIE-LOUISE.
Ah ! tu n’es pas sentimental !
(Brouhaha.— Saluts.— Toute la compagnie sort dans un tumulte de voix.)
MONTENEGRO, déjà sur le perron.
Je connais un endroit pour goûter, où le cidre…
(Sa voix se perd.)
CRIS, au dehors.
GENTZ, sur le balcon, criant.
Ne parlez pas de l’hydre !…
(Éclats de rires.— Grelots des voitures qui s’éloignent.)
THÉRÈSE, à Tiburce, qui prend congé.
TIBURCE, l’embrassant au front.
(Il s’incline devant Marie-Louise, et sort avec Bombelles.)
MARIE-LOUISE, aux dames d’honneur, leur confiant Thérèse.
Menez-la maintenant
Chez elle…
(Thérèse sort, emmenée par les dames.— Le duc s’est assis, remuant
distraitement des livres sur une table.— Marie-Louise fait signe en
souriant à Scarampi, qui est restée, puis s’avance vers le duc.)
SCÈNE IX
LE DUC, MARIE-LOUISE, SCARAMPI,
puis UN TAILLEUR et UNE ESSAYEUSE.
MARIE-LOUISE, au duc.
(Il se retourne…)
LE DUC.
(Scarampi ferme soigneusement toutes les portes.)
MARIE-LOUISE.
Chut !— J’ai fait un complot !…
LE DUC, dont l’œil s’allume.
MARIE-LOUISE.
Immense ;
Chut !— On nous interdit tout ce qui vient de France ;
Mais moi, j’ai fait venir, en secret, de Paris,
De chez deux grands faiseurs…
(Elle lui donne une petite tape sur la joue.)
Allons, coquet, souris !
Chut !… pour vous, un tailleur…
(Montrant Scarampi.)
Pour nous une essayeuse !
Je crois que mon idée est vraiment !…
LE DUC, glacial.
SCARAMPI, allant ouvrir la porte de l’appartement de Marie-Louise.
(Entrent une demoiselle — élégance de mannequin — qui porte de grands
cartons à robes et à chapeaux, puis un jeune homme habillé comme une gravure
de mode 1830, les bras chargés de vêtements pliés et de boîtes. Le tailleur
descend vers le duc, tandis qu’au fond, l’essayeuse déballe les robes sur un
canapé. Après un profond salut, il s’agenouille vivement, ouvrant les boîtes,
défaisant les paquets, faisant bouffer des cravates, dépliant des vêtements.)
LE TAILLEUR.
Si Monseigneur daigne jeter les yeux…
J’ai là des nouveautés charmantes ! Ces messieurs
Ont assez confiance en mon goût. Je les guide.
Les cravates d’abord.— Un violet languide.—
Un marron sérieux.— On porte le foulard.—
(Regardant la cravate du duc.)
Je vois avec plaisir que Son Altesse a l’art
De nouer son écharpe.
(Lui présentant un autre modèle.)
(Regardant de nouveau la cravate du duc.)
Oui, le nœud est parfait, il est noble, il engonce.
— Et comment Monseigneur trouve-t-il ce gilet
Sur lequel des bouquets s’effeuillèrent ?
LE DUC, impassible.
LE TAILLEUR, continuant à faire un étalage sur le tapis.
Ceux-ci laisseront-ils Son Altesse de marbre ?
Poil de chèvre, pourtant ! Tissu d’écorce d’arbre !
— Redingote vert nuit. Les poignets très étroits.
Est-ce hautain ? — Gilet à six boutons, dont trois
Restent déboutonnés en haut (grande élégance !)
Est-ce spirituel, cette petite ganse ?
— Et ce frac par nos soins artistement râpé,
Bleu, sur un pantalon de fin coutil jaspé :
C’est tout à fait coquet, léger, garde-française !
— Laissons cette jaunâtre et lourde polonaise
(Hamlet peut-il porter le pourpoint de Falstaff ?)
Et venons aux manteaux, prince. Grand plaid en staff,
Demi-collet figurant manches par derrière.
Trop excentrique ? Soit.— Cet autre, dit Roulière,
Sobre, a je ne sais quoi de large et d’espagnol,
Bon pour rendre visite à quelque doña Sol !
(Il le jette sur ses épaules, et marche superbement.)
Travail soigné, chaînette en argent, col en martre ;
Fait dans nos ateliers du boulevard Montmartre.
Simple, mais d’une coupe !… Et la coupe, c’est tout !
MARIE-LOUISE, qui est restée debout près du duc, le voyant plus pâle,
et les yeux fixes, comme s’il n’écoutait plus,— au tailleur.
Vous fatiguez le duc avec votre bagout !
LE DUC, se réveillant.
Non, laissez, je rêvais… car je n’ai pas coutume,
Quand mon tailleur viennois vient m’offrir un costume,
D’entendre tous ces mots pittoresques et vifs…
Tout cela… tout ce choix amusant d’adjectifs,
Tout cela, qui pour vous n’est qu’un bagout vulgaire,
Cela me… cela m’a…
(Ses yeux se sont remplis de larmes, et brusquement :)
Non, rien, laissez, ma mère.
MARIE-LOUISE, remontant vers Scarampi et l’essayeuse.
Regardons nos chiffons !… Des manches à gigot ?
L’ESSAYEUSE.
LE TAILLEUR, au duc, lui montrant des échantillons
collés sur une feuille.
LE DUC.
LE TAILLEUR, froissant l’échantillon entre ses doigts.
C’est un bon cuir de laine et défiant l’usure.
LE DUC.
Je suis de votre avis : Marengo, cela dure.
LE TAILLEUR.
Que nous commandez-vous ?
LE DUC.
LE TAILLEUR.
On a toujours besoin d’un habit allant bien !
LE DUC.
LE TAILLEUR.
A votre fantaisie ?
Que toujours ta pensée, ô client, soit saisie !
Dites ! nous saisirons ; c’est l’art de ce métier !
— Nous habillons Monsieur Théophile Gautier.
LE DUC, ayant l’air de chercher.
L’ESSAYEUSE, au fond, exhibant d’énormes chapeaux, que Marie-Louise
essaye, devant la psyché.
Paille de riz — recouverte de blonde.
Ce n’est pas le chapeau, dame, de tout le monde !
LE DUC, rêvant.
LE TAILLEUR, précipitamment.
LE DUC.
LE TAILLEUR.
Tout ce que voudra
Son Altesse !
LE DUC.
LE TAILLEUR.
LE DUC.
… d’un drap…
Ah ! au fait, de quel drap ?… uni, tout simple !…
LE TAILLEUR.
LE DUC.
Et la couleur, voyons, que diriez-vous de… verte ?
LE TAILLEUR.
LE DUC, rêveusement.
Un petit habit vert…
Laissant peut-être voir le gilet…
LE TAILLEUR, prenant des notes.
LE DUC.
Pour animer la basque, un peu, quand elle bouge,
Si la patte avait un… liséré rouge ?
LE TAILLEUR, étonné un instant.
Rouge ?
— Ce sera ravissant.
LE DUC.
Eh bien ! et le gilet ?
Comment est le gilet à votre avis ?
LE TAILLEUR, cherchant.
LE DUC.
LE TAILLEUR.
LE DUC.
Puis je pense
Qu’une culotte courte…
LE TAILLEUR.
LE DUC.
LE TAILLEUR.
LE DUC.
Je la vois assez blanche, en casimir soyeux.
LE TAILLEUR.
Oh ! le blanc, c’est toujours ce qu’il y a de mieux !
LE DUC.
LE TAILLEUR.
Gravés ?… ce n’est pas dans les règles !
LE DUC.
Si… quelque chose… un rien, dessus !… des petits aigles.
LE TAILLEUR, comprenant tout d’un coup quel est le petit habit vert
que se commande le prince,— tressaille, et d’une voix étouffée.
LE DUC, changeant de ton, brusquement.
Eh bien ! Quoi ? qu’est-ce qui te fait peur ?
Et pourquoi donc ta main tremble-t-elle, tailleur ?
Qu’est-ce que cet habit a d’extraordinaire ?
Tu ne te vantes plus de pouvoir me le faire ?
L’ESSAYEUSE, au fond.
Chapeau cabriolet, garniture pavots !
LE DUC, se levant.
Remporte donc, tailleur, tes modèles nouveaux,
Et tes échantillons grotesques sur leur feuille,
Car ce petit habit, c’est le seul que je veuille !
LE TAILLEUR, se rapprochant.
LE DUC.
C’est bon ! Va-t’en ! Ne sois pas indiscret !
LE TAILLEUR.
LE DUC, avec un geste mélancolique.
Il ne m’irait pas, d’ailleurs !
LE TAILLEUR, quittant brusquement son ton de fournisseur.
LE DUC, se retournant, avec hauteur.
LE TAILLEUR, tranquillement.
LE DUC.
LE TAILLEUR, s’inclinant.
Et j’ai les pleins pouvoirs pour prendre la commande.
LE DUC.
(Silence. Ils se regardent dans les yeux.)
LE TAILLEUR.
L’ESSAYEUSE, au fond, passant un manteau à Marie-Louise
qui se regarde dans la psyché.
Manteau de gros de la Chine, bouffant :
Revers brodé, manche en oreille d’éléphant.
LE DUC, un peu ironique.
LE TAILLEUR.
LE DUC.
Très bien. Monsieur conspire.
Je ne m’étonne plus que vous citiez Shakspeare.
LE TAILLEUR, bas et vite, lui désignant un des vêtements étalés.
La redingote olive a des noms sous son shall
Écoles… Députés… Un pair… Un maréchal.
L’ESSAYEUSE, au fond.
Spencer en jaconas ; jupe en caroléide.
LE TAILLEUR.
LE DUC, froidement.
Pour que je me décide,
Il faut qu’auparavant j’aille, voilà le hic,
Consulter mon ami Monsieur de Metternich.
LE TAILLEUR, souriant.
Vous vous méfierez moins quand vous saurez, Altesse,
Que c’est une cousine à vous…
LE DUC.
LE TAILLEUR.
La comtesse
Camerata, la fille…
LE DUC.
LE TAILLEUR.
Oui, celle qui toujours se singularisa,
Qui toujours, dans la vie, Amazone sans casque,
Portant avec orgueil sa race sur son masque,
Brave un péril, tient un fleuret, dompte un pur sang !…
L’ESSAYEUSE, au fond.
Un petit canezou d’organdi, ravissant !
LE TAILLEUR.
Quand vous saurez que c’est cette Penthésilée…
L’ESSAYEUSE.
Le col n’est qu’épinglé, la manche faufilée !
LE TAILLEUR.
… Qui mène le complot dont je vous parle…
LE DUC, hésitant encore à se livrer.
Dieu !
— La preuve de cela ?
LE TAILLEUR.
Tournez la tête un peu.
Regardez, sans en avoir l’air, la demoiselle
Qui déballe, à genoux, des toilettes…
LE DUC a tourné la tête. Ses yeux rencontrent ceux de l’essayeuse,
qui le regarde à la dérobée.
C’est elle !
— A Vienne, un soir déjà, brusque, sur mon chemin,
Elle sortit d’un grand manteau, baisa ma main,
Et s’enfuit en criant : « J’ai bien le droit, peut-être,
De saluer le fils de l’Empereur mon maître… »
(Il la regarde encore.)
C’est une Bonaparte… et nous nous ressemblons.
— Oui, mais elle n’a pas, elle, les cheveux blonds !…
MARIE-LOUISE, se dirigeant vers son appartement, à l’essayeuse.
Nous allons essayer par là. Venez ma fille.
(A son fils, avec enthousiasme.)
— Ah ! Franz, c’est à Paris seulement qu’on habille !
LE DUC.
MARIE-LOUISE, avant de sortir, toute frémissante.
Aimez-vous le goût parisien ?
LE DUC, très gravement.
A Paris, en effet, on vous habillait bien.
(Marie-Louise, Scarampi et la demoiselle entrent dans l’appartement
de Marie-Louise emportant les robes à essayer.)
SCÈNE X
LE DUC, LE JEUNE HOMME ; puis, un instant,
LA COMTESSE CAMERATA.
LE DUC, dès que la porte s’est refermée, se tournant vers le jeune homme, avidement.
Vous, qui donc êtes-vous ?
LE JEUNE HOMME, très romantique.
Qu’importe ? un anonyme…
Las de vivre en un temps qui n’a rien de sublime,
Et de fumer sa pipe en parlant d’idéal.
Ce que je suis ? Je ne sais pas. Voilà mon mal.
Suis-je ? Je voudrais être,— et ce n’est pas commode.
Je lis Victor Hugo. Je récite son Ode
A la Colonne. Je vous conte tout cela
Parce que tout cela, mon Dieu, c’est toute la
Jeunesse ! Je m’ennuie avec extravagance ;
Et je suis, Monseigneur, artiste et Jeune France.
De plus, carbonaro, pour vous servir. L’ennui
Ne me laissant jamais deux minutes sans lui,
J’ai porté des gilets plus ou moins écarlates,
Et je me suis distrait avec ça : les cravates,
J’y fus très compétent. Voilà pourquoi d’ailleurs
On me charge aujourd’hui de jouer les tailleurs.
J’ajoute, pour poser en pied mon personnage,
Que je suis libéral et basiléophage.
— Ma vie et mon poignard, Altesse, sont à vous.
LE DUC, un peu surpris.
Monsieur, vous me plaisez, mais vos propos sont fous.
LE JEUNE HOMME, après un sourire, plus simple.
Ne me jugez pas trop sur ce qu’ils ont d’étrange ;
Un besoin d’étonner, malgré moi, me démange ;
Mais sincère est le mal dont je me sens ronger,
Et qui me fait chercher cet oubli : le danger !
LE DUC, rêveur.
LE JEUNE HOMME.
Un grand dégoût frémissant…
LE DUC.
LE JEUNE HOMME.
LE DUC.
L’inquiétude sourde…
La mauvaise fierté de ce que nous souffrons…
L’orgueil de promener le plus pâle des fronts…
LE JEUNE HOMME.
LE DUC.
Le dédain de ceux qui peuvent vivre
Satisfaits…
LE JEUNE HOMME.
LE DUC.
LE JEUNE HOMME.
Dans quel livre,
Vous si jeune, avez-vous appris le cœur humain ?
C’est là ce que je sens !
LE DUC.
Donne-moi donc la main.
Puisque comme un jeune arbre, ami, que l’on transplante,
Emporte sa forêt dans sa sève ignorante,
Et, quand souffrent au loin ses frères, souffre aussi,
Sans rien savoir de vous, moi, j’ai tout seul, ici,
Senti monter du fond de mon sang le malaise
Dont souffre en ce moment la jeunesse française !
LE JEUNE HOMME.
Je crois que notre mal est le vôtre plutôt ;
Car d’où tombe sur vous ce trop pesant manteau ?
— Enfant à qui d’avance on confisqua la gloire,
Prince pâle, si pâle en la cravate noire,
De quoi donc êtes-vous pâle ?
LE DUC.
LE JEUNE HOMME.
Eh bien ! faibles, fiévreux, tourmentés par jadis,
Murmurant comme vous : Que reste-t-il à faire ?…
Nous sommes tous un peu les fils de votre père.
LE DUC, lui mettant la main sur l’épaule.
Vous êtes ceux de ses soldats : c’est aussi beau !
Et ce n’est pas un moins redoutable fardeau…
Mais cela m’enhardit. Je peux parfois me dire :
Ils ne sont que les fils des héros de l’Empire,
Ils se contenteront du fils de l’Empereur.
(A ce moment, la porte de l’appartement de Marie-Louise s’ouvre,
et la comtesse Camerata entre, feignant de chercher quelque chose.)
LA COMTESSE, à voix très haute.
(Bas.)
Chut ! Je vends avec fureur !
LE DUC, à mi-voix, rapidement.
LA COMTESSE, de même.
Mais j’aimerais mieux vendre des épées !
C’est vexant de parler la langue des poupées !
LE DUC.
LA VOIX DE MARIE-LOUISE, dehors.
LA COMTESSE, haussant la voix.
LE DUC, lui prenant la main, bas.
Il paraît que dans cette fine main-là
La cravache…
LA COMTESSE, de même, riant.
J’adore un cheval qui se cabre !
LE DUC.
Vous faites du fleuret, paraît-il ?
LA COMTESSE.
LE DUC.
LA COMTESSE, criant, vers la porte restée entr’ouverte.
Mais vraiment je la cherche partout !
(Bas, au duc.)
Prête pour Ton Altesse Impériale, à tout !
LE DUC.
Cousine, vous avez le cœur d’une lionne !
LA COMTESSE.
LE DUC.
LA COMTESSE.
LA VOIX DE SCARAMPI, dehors.
LA COMTESSE, haut.
LA VOIX DE MARIE-LOUISE, impatientée.
LA COMTESSE, vite, bas, s’éloignant du duc.
Je me sauve ! Causez de notre grand dessein !
(Poussant un cri comme si elle trouvait l’écharpe, qu’elle tire de son
corsage où elle l’avait cachée.)
(La voix de SCARAMPI.)
LA COMTESSE.
Elle était sur la harpe !
(Elle entre dans la chambre, en disant :)
Alors, vous comprenez, on fronce cette écharpe…
(La porte se ferme.)
LE JEUNE HOMME, ardemment, au duc.
Eh bien ! acceptez-vous ?
LE DUC, calme.
Ce que je comprends mal,
C’est ce bonapartisme aigu d’un libéral.
LE JEUNE HOMME, riant.
LE DUC.
Vous m’arrivez, en somme,
Par un détour !
LE JEUNE HOMME.
Tout chemin mène au Roi de Rome !
Mon rouge, que j’ai cru solidement vermeil,
A déteint…
LE DUC, ironique.
Ce fut un déjeuner de soleil.
LE JEUNE HOMME.
D’Austerlitz !— Oui, l’histoire à la tête nous monte.
Les batailles qu’on ne fait plus, on les raconte ;
Et le sang disparaît, la gloire seule luit !
Si bien qu’avec un I majuscule, Il, c’est Lui !
C’est maintenant qu’il fait ses plus belles conquêtes :
Il n’a plus de soldats, mais il a les poètes !
LE DUC.
LE JEUNE HOMME.
Bref,— les temps bourgeois,— ce dieu qu’on exila,
Vous,— votre sort touchant,— notre ennui,— tout cela…
Je me suis dit…
LE DUC.
Vous vous êtes dit, en artiste,
Que ce serait joli d’être bonapartiste.
LE JEUNE HOMME, démonté.
Hein ? — Mais… vous acceptez ?
LE DUC.
LE JEUNE HOMME.
LE DUC.
J’écoutais bien.
Et vous étiez charmant quand vous parliez, mais rien
Ne fut dans votre voix la France toute pure :
Il y avait la mode et la littérature !
LE JEUNE HOMME, se désolant.
J’ai maladroitement rempli ma mission !
Si la comtesse, là, pouvait vous parler…
LE DUC.
Non !
J’aime dans son regard cette audace qui brille,
Mais ce n’est pas la France, elle,— c’est ma famille !
— Quand vous me revoudrez… plus tard… une autre fois…
Que votre appel soit fait par une de ces voix
Où l’âme populaire, avec rudesse, tremble !
Mais, jeune byronien,— âme qui me ressemble !—
Rien ne m’eût décidé, ce soir ; sois sans regret :
Car, pour être empereur, je ne me sens pas prêt !
SCÈNE XI
Les Mêmes, LA COMTESSE, puis DIETRICHSTEIN.
LA COMTESSE, qui sort de chez Marie-Louise et entend
ces derniers mots, saisie.
(Elle se retourne et, vivement, parlant par la porte
entre-bâillée à Marie-Louise et Scarampi invisibles.)
C’est compris !… non ! restez !… Je me sauve…
Pour le bal de ce soir, la blanche, pas la mauve !
(Fermant la porte et descendant vers le duc.)
Pas prêt ! Que vous faut-il ?
LE DUC.
Un an de rêve obscur,
De travail.
LA COMTESSE, farouche.
LE DUC.
Non ! mon front n’est pas mûr !
LA COMTESSE.
La couronne suffit pour mûrir une tempe !
LE DUC, montrant sa table de travail.
Oui, la couronne d’or qui tombe d’une lampe !
LE JEUNE HOMME.
LE DUC, se retournant, avec hauteur.
Plaît-il ? l’occasion ?
Serait-ce le tailleur qui reparaît ?
LA COMTESSE.
LE DUC, fermement.
Non !
J’aurai la conscience à défaut de génie :
Je vous demande encor trois cents nuits d’insomnie !
LE JEUNE HOMME, désespéré.
Mais il va confirmer tous les bruits, ce refus !
LA COMTESSE.
On prétend que jamais avec nous tu ne fus !
LE JEUNE HOMME.
Vous êtes Jeune France, on vous croit Vieille Autriche.
LA COMTESSE.
On dit qu’on affaiblit ton esprit !
LE JEUNE HOMME.
Qu’on vous triche
Sur ce qu’on vous apprend !
LA COMTESSE.
Et que tu ne sais pas
L’histoire de ton père !…
LE DUC, sursautant.
LE JEUNE HOMME.
Que leur répondrons-nous ?
LE DUC, violemment.
(A ce moment une porte s’ouvre. Dietrichstein paraît. Le duc,
se retournant vers lui très naturellement :)
DIETRICHSTEIN.
LE DUC.
Pour mon cours d’histoire ? — Qu’il monte.
(Dietrichstein sort. Le duc montrant au jeune homme et à la comtesse
les vêtements épars.)
Mettez le plus de temps possible à tout plier,
Et tâchez dans ce coin de vous faire oublier !
(Voyant Dietrichstein rentrer avec d’Obenaus, à d’Obenaus :)
(Négligemment, à la comtesse et au jeune
homme, en leur montrant un paravent.)
Achevez, là derrière,
Vos paquets !…
(A d’Obenaus.)
D’OBENAUS.
LE DUC.
Et la couturière
De la duchesse…
D’OBENAUS.
LE DUC.
D’OBENAUS, qui s’est assis derrière la table avec Dietrichstein.
SCÈNE XII
LE DUC DIETRICHSTEIN, D’OBENAUS, et,
derrière le paravent, LA COMTESSE et LE JEUNE
HOMME, qui, tout en refaisant silencieusement leurs
paquets, écoutent.
LE DUC, s’asseyant en face des professeurs.
Messieurs, je suis à vous. Je taille mon crayon
Pour noter quelque date ou bien quelque pensée.
D’OBENAUS.
Reprenons la leçon où nous l’avons laissée.
— Nous étions en mil huit cent cinq.
LE DUC, taillant son crayon.
D’OBENAUS.
Donc, en mil huit cent six…
LE DUC.
Aucun événement
N’avait marqué l’année, alors ?
D’OBENAUS.
LE DUC, soufflant la poudre de mine de plomb tombée sur son papier.
D’OBENAUS.
Pardon… J’ai cru… La Destinée
Fut cruelle au bon droit. Sur ces heures de deuil,
Nous ne jetterons donc qu’un rapide coup d’œil.
(Se lançant vite dans une grande phrase.)
— Quand le penseur s’élève aux sommets de l’Histoire…
LE DUC.
Donc, en mil huit cent cinq, Monsieur, rien de notoire ?
D’OBENAUS.
Un grand fait, Monseigneur, que j’allais oublier :
La restauration du vieux calendrier.
— Un peu plus tard, ayant provoqué l’Angleterre,
L’Espagne…
LE DUC, doucement.
Et l’Empereur, Monsieur ?
D’OBENAUS.
LE DUC.
D’OBENAUS, évasif.
LE DUC.
Il n’avait donc pas quitté Boulogne ?
D’OBENAUS.
LE DUC.
D’OBENAUS.
Mais… justement… par ici.
LE DUC, l’air étonné.
DIETRICHSTEIN, vivement.
Il s’intéressait beaucoup à la Bavière…
D’OBENAUS, voulant continuer.
Au traité de Presbourg, le vœu de votre père
Fut en cela conforme à celui des Habsbourg…
LE DUC.
Qu’est-ce que c’est que ça, le traité de Presbourg ?
D’OBENAUS, doctoralement vague.
C’est l’accord, Monseigneur, par lequel se termine
Toute une période…
LE DUC.
(Regardant son crayon.)
D’OBENAUS.
En l’an mil huit cent sept…
LE DUC.
(Il a retaillé tranquillement son crayon.)
Là, ça va bien.
— Quelle drôle d’époque !… il ne se passe rien.
D’OBENAUS.
Si, Monseigneur ! Prenons la maison de Bragance :
Le roi…
LE DUC, de plus en plus doux.
Mais l’Empereur, Monsieur ?
D’OBENAUS.
LE DUC.
D’OBENAUS.
Rien de très important jusqu’en mil huit cent huit ;
Signalons en passant le traité de Tilsitt…
LE DUC, ingénument.
Mais on ne faisait donc que des traités ?
D’OBENAUS, voulant continuer.
LE DUC.
D’OBENAUS.
Oh ! je ne développe
Que lorsque…
LE DUC.
Il y eut donc autre chose ?
D’OBENAUS.
LE DUC.
D’OBENAUS.
LE DUC.
Quoi ? Qu’arriva-t-il d’autre ? dites-le-moi !
D’OBENAUS, balbutiant.
Mais je… je ne sais pas… Votre Altesse veut rire…
LE DUC.
Vous ne le savez pas ? Moi, je vais vous le dire.
(Il se lève.)
Le six octobre mil huit cent cinq…
DIETRICHSTEIN et D’OBENAUS, se levant.
LE DUC.
… Quand nul ne s’attendait à le voir, au moment
Où regardant planer un aigle prêt à fondre,
Vienne se rassurait en disant : « C’est sur Londre !… »
Ayant quitté Strasbourg, franchi le Rhin à Kehl,
L’Empereur…
D’OBENAUS.
LE DUC.
Et vous savez lequel !
Gagne le Wurtemberg, le grand-duché de Bade…
DIETRICHSTEIN, épouvanté.
LE DUC.
Fait donner à l’Autriche une aubade
De clairons par Murat, et par Soult, de tambour ;
Laisse ses maréchaux à Wertingen, Augsbourg,
Remporter deux ou trois victoires,— les hors-d’œuvre !…
D’OBENAUS.
LE DUC.
… Poursuit l’admirable manœuvre,
Arrive devant Ulm sans s’être débotté,
Ordonne qu’Elchingen par Ney soit emporté,
Rédige un bulletin joyeux, terrible et sobre,
Fait préparer l’assaut… et, le dix-sept octobre,
On voit se désarmer aux pieds de ce héros
Vingt-sept mille Autrichiens et dix-huit généraux !
— Et l’Empereur repart !
DIETRICHSTEIN.
LE DUC, d’une voix de plus en plus forte.
En novembre,
Il est à Vienne, il couche à Schœnbrunn, dans ma chambre !
D’OBENAUS.
LE DUC.
Il suit l’ennemi ; sent qu’il l’a dans la main ;
Un soir il dit au camp : « Demain ! » Le lendemain,
Il dit en galopant sur le front de bandière :
« Soldats, il faut finir par un coup de tonnerre ! »
Il va, tachant de gris l’état-major vermeil ;
L’armée est une mer ; il attend le soleil ;
Il le voit se lever du haut d’un promontoire ;
Et, d’un sourire, il met ce soleil dans l’Histoire !
D’OBENAUS, regardant Dietrichstein avec désespoir.
LE DUC.
DIETRICHSTEIN, consterné.
LE DUC, allant et venant, avec une fièvre croissante.
La terreur !
La mort ! Deux empereurs battus par l’Empereur !
Vingt mille prisonniers !
D’OBENAUS, le suivant.
Mais je vous en supplie !…
DIETRICHSTEIN, de même.
Songez que si quelqu’un !…
LE DUC.
La campagne finie !
Des cadavres flottant sur les glaçons d’un lac !
Mon grand-père venant voir mon père au bivouac !…
DIETRICHSTEIN.
LE DUC, scandant implacablement.
D’OBENAUS.
Voulez-vous bien vous taire !
LE DUC.
Et mon père accordant la paix à mon grand-père !
DIETRICHSTEIN.
LE DUC.
Et puis, les drapeaux pris
Distribués !— Huit à la ville de Paris !
(La comtesse et le jeune homme sont peu à peu sortis de derrière le paravent,
pâles et frémissants. Leurs paquets refaits, ils essayent sur la pointe du
pied, de gagner la porte, tout en écoutant le duc. Mais, dans leur émotion,
les boîtes et les cartons, leur échappant des mains, s’écroulent avec fracas.)
D’OBENAUS, se retournant et les apercevant.
LE DUC, continuant.
D’OBENAUS.
Cet homme et cette femme !…
DIETRICHSTEIN, se précipitant vers eux.
Voulez-vous vous sauver !
LE DUC, d’une voix éclatante.
D’OBENAUS.
LE DUC, hors de lui, avec un geste qui distribue des milliers d’étendards.
DIETRICHSTEIN, bousculant la comtesse et le jeune homme,
qui ramassent leurs paquets.
Vos robes, vos chapeaux !
(Il les pousse dehors.)
Plus vite ! Allez-vous-en !
LE DUC, tombant épuisé sur un fauteuil.
Des drapeaux ! des drapeaux !
(La comtesse et le jeune homme sont sortis.)
DIETRICHSTEIN.
LE DUC, dans une quinte de toux.
DIETRICHSTEIN.
Quelle affaire !
Monseigneur…
LE DUC.
DIETRICHSTEIN.
C’est bien tard pour se taire…
Que dira Metternich ?… Ces gens dans ce salon !…
LE DUC, essuyant son front en sueur.
D’ailleurs pour aujourd’hui, je n’en sais pas plus long.
(Il tousse encore.)
DIETRICHSTEIN, lui versant un verre d’eau.
Vous toussez ?… Vite, à boire !
LE DUC, après avoir bu une gorgée.
N’est-ce pas que j’ai fait des progrès en histoire ?
DIETRICHSTEIN.
Nul livre n’est entré, pourtant, je le sais bien !
D’OBENAUS.
LE DUC, froidement.
Vous ne lui direz rien.
Il s’en prendrait à vous, d’ailleurs.
DIETRICHSTEIN, bas à d’Obenaus.
Mieux vaut nous taire,
Et faire, auprès du prince, intervenir sa mère.
(Il frappe à la porte de Marie-Louise.)
SCARAMPI, paraissant.
(Dietrichstein entre chez Marie-Louise. La nuit commence à venir. Un
domestique vient poser une lampe sur la table du duc.)
LE DUC, à d’Obenaus.
Il est fini,
J’espère, votre cours ad usum delphini ?…
D’OBENAUS, les bras au ciel.
Comment avez-vous su ?… Je ne peux pas comprendre !
SCÈNE XIII
LE DUC, MARIE-LOUISE.
MARIE-LOUISE, entrant, très agitée, dans une superbe toilette
de bal, le manteau sur les épaules.— D’Obenaus et Dietrichstein s’éclipsent.
Ah ! mon Dieu ! Qu’est-ce encor ? Que vient-on de m’apprendre ?
Vous allez m’expliquer…
LE DUC, lui montrant, par la fenêtre ouverte, le crépuscule.
Ma mère, regardez !
L’heure est belle de calme et d’oiseaux attardés.
Oh ! comme avec douceur le soir perd sa dorure !
Les arbres…
MARIE-LOUISE, s’arrêtant, étonnée.
Comment, toi, tu comprends la nature ?
LE DUC.
MARIE-LOUISE, voulant revenir à sa sévérité.
Vous allez m’expliquer !…
LE DUC.
Respirez,
Ma mère, ce parfum ! Tous les bois sont entrés,
Avec lui, dans la chambre…
MARIE-LOUISE, se fâchant.
Expliquez-moi, vous dis-je !…
LE DUC, continuant, avec douceur.
Chaque bouffée apporte une branche, et prodige
Bien plus beau que celui dont Macbeth s’effarait,
Ce n’est plus seulement, ma mère, la forêt
Qui marche, la forêt qui marche comme folle :
Ce parfum dans le soir, c’est la forêt qui vole.
MARIE-LOUISE, le regardant avec stupeur.
Comment, toi, maintenant, poétique ?
LE DUC.
(On entend la musique lointaine d’un bal.)
Écoutez !… une valse !… et banale, on dirait !
Mais elle s’ennoblit en voyageant… Peut-être
Qu’en traversant ces bois que fréquenta le Maître,
Autour d’une fougère ou près d’un cyclamen,
Elle aura rencontré l’âme de Beethoven !
MARIE-LOUISE, qui n’en croit pas ses oreilles.
Quoi ! la musique aussi ?
LE DUC.
Quand je veux.— Mais, ma mère,
Je ne veux pas. Je hais les sons et leur mystère ;
Et devant un beau soir je sens avec effroi
Quelque chose de blond qui s’attendrit en moi.
MARIE-LOUISE.
Ce quelque chose en toi, mon enfant, c’est moi-même !
LE DUC.
MARIE-LOUISE.
LE DUC.
MARIE-LOUISE, avec humeur.
Alors… songe un peu plus au tort que tu me fais !
— Mon père et Metternich pour nous furent parfaits !
Ainsi, quand le décret devait te faire comte,
J’ai dit : « Non ! Comte, non ! Au moins duc ! Duc, ça compte ! »
— Tu es duc de Reichstadt.
LE DUC, récitant.
Seigneur de Gross-Bohen,
Buchtierad, Tirnovan, Schwaben, Kron-Pornitz… chen
(Il affecte de prononcer difficilement, comme un Français.)
Si je prononce mal, pardon !
MARIE-LOUISE, avec humeur.
Encore était-ce
Malaisé de régler le rang de Votre Altesse,
D’être, dans un décret, courtois, prudent, exact ;
Rappelez-vous combien ces gens ont eu de tact !
Tout s’est passé de la façon la plus légère ;
On n’a pas prononcé le nom de votre père.
LE DUC.
Pourquoi n’a-t-on pas mis : né de père inconnu ?
MARIE-LOUISE.
Tu peux être le prince — avec ton revenu —
Le plus aimable de l’Autriche — et le plus riche !
LE DUC.
MARIE-LOUISE.
LE DUC.
MARIE-LOUISE.
LE DUC.
MARIE-LOUISE.
Vous êtes le premier après les archiducs !
Et vous épouserez un jour quelque princesse
Ou quelque archiduchesse ou bien quelque…
LE DUC, d’une voix tout à coup profonde.
Sans cesse
Je revois, tel qu’enfant je l’entrevis un jour,
Son petit trône au dossier rond comme un tambour,
Et, d’un or qu’a rendu plus divin Sainte-Hélène,
Au milieu du dossier, petite et simple, l’N,
— La lettre qui dit : « Non ! » au temps !
MARIE-LOUISE, interdite.
LE DUC, farouchement.
Je revois
L’N dont il marquait à l’épaule les rois !
MARIE-LOUISE, se redressant.
Les rois dont vous avez du sang par votre mère !
LE DUC.
Je n’en ai pas besoin de leur sang ! Pourquoi faire ?
MARIE-LOUISE.
LE DUC.
MARIE-LOUISE, indignée.
Quoi ! vous n’êtes pas fier du sang de Charles-Quint ?
LE DUC.
Non ! car d’autres que moi le portent dans leurs veines ;
Mais lorsque je me dis que j’ai là, dans les miennes,
Celui d’un lieutenant qui de Corse venait…
Je pleure en regardant le bleu de mon poignet !
MARIE-LOUISE.
LE DUC, s’exaltant de plus en plus.
A ce jeune sang le vieux ne peut que nuire.
Si j’ai du sang des rois, il faut qu’on me le tire !
MARIE-LOUISE.
LE DUC.
Et d’ailleurs, que dis-je ?… Si j’en eus,
Je suis sûr que depuis longtemps je n’en ai plus !
Les deux sangs ont en moi dû se battre, et le vôtre
Aura, comme toujours, été chassé par l’autre !
MARIE-LOUISE, hors d’elle.
Tais-toi, duc de Reichstadt !
LE DUC, ricanant.
Oui, Metternich, ce fat,
Croit avoir sur ma vie écrit : « Duc de Reichstadt ! »
Mais haussez au soleil la page diaphane :
Le mot « Napoléon » est dans le filigrane !
MARIE-LOUISE, reculant épouvantée.
LE DUC, marchant sur elle.
Duc de Reichstadt, avez-vous dit ? Non, non !
Et savez-vous quel est mon véritable nom ?
C’est celui qu’au Prater la foule qui s’écarte
Murmure autour de moi : « Le petit Bonaparte ! »
(Il l’a saisie par les poignets, et il la secoue.)
Je suis son fils ! rien que son fils !
MARIE-LOUISE.
LE DUC, lui lâchant les poignets, et la serrant dans ses bras.
Ah ! ma mère ! pardon, ma mère…
(Avec la plus tendre et la plus douloureuse pitié.)
(On entend l’orchestre, au loin, jouer légèrement.)
Oubliez ce que j’ai dit là ! C’est du délire !
Vous n’avez pas besoin même de le redire,
Ma mère, à Metternich…
MARIE-LOUISE, déjà un peu rassurée.
Non, je n’ai pas besoin ?…
LE DUC.
La valse avec douceur vient de reprendre au loin…
Non ! ne lui dites rien. Et cela vous évite
Des ennuis. Oubliez ! Vous oubliez si vite !
MARIE-LOUISE.
LE DUC, lui parlant comme à une enfant, et la poussant insensiblement
vers la porte.
Pensez à Parme ! au palais de Salla !
A votre vie heureuse ! Est-ce que ce front-là
Est fait pour qu’il y passe une ombre d’aile noire ?
— Ah ! je vous aime plus que vous n’osez le croire !—
Et ne vous occupez de rien ! pas même — ô dieux !—
D’être fidèle ! Allez, je le serai pour deux !
Souffrez que vers ce bal, tendrement, je vous pousse.
Bonsoir. Ne mouillez pas vos souliers dans la mousse.
(Il la baise au front.)
Voici, par des baisers, les soucis enlevés,
— Et vous êtes coiffée à ravir !
MARIE-LOUISE, vivement.
LE DUC.
La voiture est en bas. Il fait beau. L’ombre est claire.
Bonsoir, maman. Amusez-vous !
(Marie-Louise sort. Il descend en chancelant et tombant assis devant sa
table, la tête dans ses mains.)
(Changeant de ton et attirant à lui des livres et des papiers, sous la
lampe.)
(On entend le roulement d’une voiture qui s’éloigne. La porte du fond
se rouvre mystérieusement et l’on aperçoit Gentz introduisant une femme
emmitouflée.)
SCÈNE XIV
LE DUC, puis FANNY ELSSLER et GENTZ
un instant.
GENTZ, à mi-voix, après avoir écouté.
(Il appelle le duc.)
LE DUC, se retournant et apercevant la femme.
FANNY ELSSLER, rejetant le manteau qu’elle a jeté hâtivement sur son
costume de théâtre, apparaît, splendide et rose, en danseuse, et dressée
sur les pointes, ouvrant les bras.
GENTZ, à part, en se retirant.
Tout rêve d’Empire est pour l’instant banni !
FANNY, dans les bras du duc.
GENTZ, sortant.
FANNY, amoureusement.
(La porte s’est refermée sur Gentz. Fanny s’éloigne vivement du duc et
respectueusement, après une révérence.)
LE DUC, s’assurant du départ de Gentz.
(A Fanny.)
FANNY, d’un bond léger de danseuse, tombant, après une pirouette, assise
sur la table de travail du prince.
J’en ai beaucoup appris pour aujourd’hui.
LE DUC, s’asseyant devant la table, et avec impatience.
FANNY, pose sa main sur les cheveux du duc, et lentement, fronçant ses
jolis sourcils pour se rappeler les choses difficiles, elle commence, du
ton de quelqu’un qui continue un récit.
… Alors, pendant que Ney, toute la nuit, marchait,
Les généraux Gazan…
LE DUC, répétant passionnément, pour se graver ces noms dans l’âme.
FANNY.
LE DUC.
FANNY.
… Faisaient remplir, par leurs canons, chaque intervalle,
Et dès le petit jour, la garde impériale…
Le rideau tombe.
ACTE II
LES AILES QUI BATTENT
Un an après, au palais de Schœnbrunn.
Le Salon des Laques.
Tous les murs sont couverts de vieilles laques anciennes dont les
luisants panneaux noirs illustrés de petits paysages, de kiosques,
d’oiseaux et de menus personnages d’or, s’encadrent de bois sculptés
et dorés, d’un lourd et somptueux rococo allemand. La corniche du
plafond est faite de petits morceaux de laque. Les portes sont en
laque,— et les trumeaux se composent d’un morceau de laque, plus
précieux.
Au fond, entre deux panneaux de laque, une haute fenêtre à profonde
embrasure de laque. Ouverte, elle laisse voir son balcon qui
découpe, sur la clarté du parc, l’aigle noir à deux têtes, en fer forgé.
On voit largement le parc de Schœnbrunn :
Entre les deux murailles de feuillage taillé où s’enchâssent des
statues, s’étalent les dessins fleuris du jardin à la française ; et loin,
tout au bout des parterres, plus loin que le groupe de marbre de la
pièce d’eau, au sommet d’une éminence gazonnée, silhouettant sur
le bleu ses arcades blanches, la Gloriette monte dans le ciel.
Deux portes à droite ; deux portes à gauche.
Entre les portes, deux lourdes consoles se faisant vis-à-vis. Et,
au-dessus des consoles, dans des boiseries dorées que surmonte la
couronne impériale, deux orgueilleux portraits d’ancêtres autrichiens.
Cette pièce sert de salon à l’appartement qu’habite le duc de
Reichstadt dans une aile du château. Les deux portes de gauche
ouvrent sur sa chambre, qui est celle-là même où Napoléon Ier coucha
lorsque — deux fois — il habita Schœnbrunn. Les deux portes de
droite ouvrent sur l’enfilade des salons que l’on traverse lorsqu’on
vient du dehors.
Le prince s’est installé là pour travailler : grande table couverte
de livres, de papiers et de plans ; une immense carte de l’Europe à
moitié déroulée. Autour de la table, plusieurs fauteuils empruntés à
la Gobelin-zimmer voisine, médiocres bois dorés recouverts
d’admirables tapisseries.
Au premier plan, à gauche, un peu en biais, une psyché dont on
ne voit que le dos de laque noire.
Sur la console de gauche, pieusement rangés : un bonnet de grenadier
français, des épaulettes rouges, un sabre, une giberne, etc.,
et, appuyé au mur, contre la console, un vieux fusil à bandoulière
blanche, la baïonnette au canon. Sur l’autre console, rien.
Dans un coin, sur un meuble, une énorme boîte. Un peu partout,
des livres, des armes de luxe, des cravaches, des fouets de chasse, etc.
Au lever du rideau, une dizaine de domestiques sont rangés sur
une seule ligne devant le comte de Sedlinsky. Il les interroge. Un
huissier est debout près de lui.
SCÈNE PREMIÈRE
SEDLINSKY, LES LAQUAIS, L’HUISSIER.
SEDLINSKY, assis dans un fauteuil.
PREMIER LAQUAIS.
SEDLINSKY.
DEUXIÈME LAQUAIS.
TROISIÈME LAQUAIS.
QUATRIÈME LAQUAIS.
CINQUIÈME LAQUAIS.
SEDLINSKY, à l’huissier.
Es-tu sûr des valets de chambre de service ?
L’HUISSIER.
Oh ! ces messieurs, Monsieur le préfet de police,
Sont tous des policiers de carrière.
SEDLINSKY.
(Il se lève pour sortir.)
Mais j’ai peur que le duc ne me surprenne ici.
PREMIER LAQUAIS.
DEUXIÈME LAQUAIS.
TROISIÈME LAQUAIS.
QUATRIÈME LAQUAIS.
Avec sa maison militaire.
L’HUISSIER.
SEDLINSKY.
Donc… du flair, du tact.— Enfin,
Surveillez-le sans qu’il s’en doute.
L’HUISSIER, souriant.
SEDLINSKY.
Pas de zèle. Quand on fait du zèle, je tremble.
— Surtout, n’écoutez pas aux portes tous ensemble.
L’HUISSIER.
C’est un soin dont je n’ai chargé qu’un seul agent.
SEDLINSKY.
L’HUISSIER.
SEDLINSKY.
L’HUISSIER.
C’est lui que chaque soir je mets dans cette pièce,
Sitôt que dans sa chambre a passé Son Altesse.
(Il désigne à gauche, la porte de la chambre du duc.)
SEDLINSKY.
L’HUISSIER.
Non. La nuit ne pouvant fermer l’œil,
Le jour, quand le duc sort, il dort dans un fauteuil.
Il sera là sitôt le duc rentré.
SEDLINSKY.
L’HUISSIER.
SEDLINSKY, jetant un regard sur la table.
L’HUISSIER, souriant.
SEDLINSKY, se penchant pour regarder sous la table.
(Il s’agenouille vivement en voyant des petits bouts de papier sur
le tapis, autour de la corbeille.)
(Il cherche à les réunir.)
C’est peut-être une lettre… De qui ?
(Entraîné par la curiosité professionnelle il est tout à fait sous la table,
ramassant, cherchant à lire. A ce moment une porte, à droite, s’ouvre, et le
duc entre, suivi de sa maison militaire : général Hartmann, capitaine
Foresti, etc. Les laquais se rangent précipitamment. Le duc est en uniforme :
l’habit blanc boutonné à collet vert, les pattes d’ours en argent sur les manches,
un grand manteau blanc sur les épaules. Bicorne noir au retroussis duquel
est piquée une verte feuille de chêne. Sur la poitrine, les deux plaques de
Marie-Thérèse et de Saint-Étienne. Se mêlant au ceinturon du sabre, la
ceinture de soie, jaune et noire, à gros glands. Bottes.)
SCÈNE II
LE DUC, SEDLINSKY, L’ARCHIDUCHESSE,
LE DOCTEUR, FORESTI, DIETRICHSTEIN.
LE DUC, très naturellement, en jetant un coup d’œil sur les deux jambes
qui, seules, sortent de sous la table.
Tiens ! comment allez-vous, monsieur de Sedlinsky ?
SEDLINSKY, apparaissant stupéfiait, à quatre pattes.
LE DUC.
Un accident. Excusez-moi. Je rentre.
SEDLINSKY, debout.
Vous m’avez reconnu, mais j’étais…
LE DUC.
A plat ventre.
Je vous ai reconnu tout de suite.
(Il voit l’archiduchesse qui entre vivement. Elle est en costume de jardin,
grand chapeau de paille ; sous le bras, un album somptueusement relié,
qu’elle pose sur la table avec son ombrelle. Elle a l’air inquiet.— Le
duc, en la voyant entrer, énervé.)
Allons, bien !
On vous a dérangée…
L’ARCHIDUCHESSE.
LE DUC.
L’ARCHIDUCHESSE, lui prenant la main.
LE DUC, voyant Dietrichstein qui entre aussi, rapidement, l’air préoccupé,
amenant le docteur Malfatti.
Le docteur !… je ne suis pas malade !
(A l’archiduchesse.)
Rien. Un étouffement. J’ai quitté la parade :
J’ai trop crié, voilà !
(Au docteur, qui, pendant qu’il parle, lui tâte le pouls.)
Docteur, vous m’ennuyez !
(A Sedlinsky, qui profite de l’émotion générale pour gagner la porte.)
C’est très gentil à vous, de ranger mes papiers.
Vous me gâtez. Déjà vous m’aviez par tendresse,
Donné tous vos amis pour laquais.
SEDLINSKY, interdit.
Votre Altesse
Se figure ?…
LE DUC, nonchalamment.
Et vraiment j’en serais très heureux,
Si le service était un peu mieux fait par eux,
Mais on m’habille mal, ma cravate remonte.
Enfin, je vous ferai remarquer, mon cher comte,
— Puisque c’est vous ici que regardent ces soins,—
Que depuis quelques jours mes bottes brillent moins.
(Il s’est assis, se dégantant, après avoir donné son sabre et son chapeau
à son ordonnance qui les emporte.— Un laquais a posé un plateau de rafraîchissements
sur la table.)
L’ARCHIDUCHESSE, voulant servir le duc.
LE DUC, à Sedlinsky qui de nouveau gagnait la porte.
SEDLINSKY.
LE DOCTEUR.
LE DUC, à un des officiers de sa maison.
LE CAPITAINE FORESTI, s’avançant et saluant.
LE DUC.
Manœuvre
Après-demain.— Qu’on soit aux premiers feux du ciel
A Grosshofen.— Compris ? — Va.
FORESTI.
LE DUC, aux autres officiers.
Vous pouvez me laisser, Messieurs. Je vous salue.
(La maison militaire se retire. Sedlinsky va pour sortir avec les officiers.
Le duc le rappelle.)
(Sedlinsky revient. Le duc lui tend du bout des
doigts une lettre qu’il tire de son frac.)
Une encor que vous n’avez pas lue !…
(Sedlinsky remet, d’un air piqué, la lettre sur la table, et sort.)
DIETRICHSTEIN, au duc.
Je vous trouve, avec lui, d’une sévérité !
L’ARCHIDUCHESSE, à Dietrichstein.
Le duc n’a-t-il donc pas toute sa liberté ?
DIETRICHSTEIN.
Oh ! le prince n’est pas prisonnier, mais…
LE DUC.
J’admire
Ce mais ! Sentez-vous tout ce que ce mais veut dire ?
Mon Dieu, je ne suis pas prisonnier, mais… Voilà.
Mais… Pas prisonnier, mais… C’est le terme. C’est la
Formule. Prisonnier ?… Oh ! pas une seconde !
Mais… il y a toujours autour de moi du monde.
Prisonnier !… croyez bien que je ne le suis pas !
Mais… s’il me plaît risquer, au fond du parc, un pas,
Il fleurit tout de suite un œil sous chaque feuille.
Je ne suis certes pas prisonnier, mais… qu’on veuille
Me parler privément, sur le bois de l’huis
Pousse ce champignon : l’oreille !— Je ne suis
Vraiment pas prisonnier, mais… qu’à cheval je sorte,
Je sens le doux honneur d’une invisible escorte.
Je ne suis pas le moins du monde prisonnier !
Mais… je suis le second à lire mon courrier.
Pas prisonnier du tout ! mais… chaque nuit on place
A ma porte un laquais,—
(Montrant un grand gaillard grisonnant qui
est venu reprendre le plateau, et traverse
le salon pour l’emporter.)
tenez, celui qui passe !—
Moi, le duc de Reichstadt, un prisonnier ?… Jamais !
Un prisonnier !… Je suis un pas-prisonnier-mais.
DIETRICHSTEIN, un peu pincé.
J’approuve une gaieté… bien rare.
LE DUC.
DIETRICHSTEIN, saluant pour prendre congé.
LE DUC, gravement.
DIETRICHSTEIN.
LE DUC.
… Ré-nis-sime !
On m’a donné ce titre, il m’est particulier :
Tâchez une autre fois de ne pas l’oublier !
DIETRICHSTEIN, saluant le duc.
(Il sort.)
SCÈNE III
LE DUC, L’ARCHIDUCHESSE.
LE DUC, à l’archiduchesse, amèrement.
Sérénissime… hein ? Admirable !…
(Il se jette dans un fauteuil, et remarquant l’album qu’elle a repris
sur la table.)
L’ARCHIDUCHESSE.
LE DUC.
Ah ! diable !
L’herbier de mon grand-père !…
(Il le lui prend et l’ouvre sur ses genoux.)
L’ARCHIDUCHESSE.
Il me l’a, ce matin,
Prêté, Franz !
LE DUC, regardant l’herbier.
L’ARCHIDUCHESSE, lui montrant une page.
Toi qui sais le latin,
Quel est ce monstre sec et noir ?
LE DUC.
L’ARCHIDUCHESSE.
Franz, depuis quelque temps, vous avez quelque chose.
LE DUC, lisant.
L’ARCHIDUCHESSE.
LE DUC, la félicitant.
L’ARCHIDUCHESSE.
Je vous trouve nerveux… Qu’avez-vous ?
LE DUC.
L’ARCHIDUCHESSE.
Si ! je sais ! Votre ami Prokesch, l’enthousiaste
Confident d’un espoir que l’on trouve trop vaste,
Ils l’ont envoyé loin.
LE DUC.
Mais en revanche, ils m’ont
Procuré pour ami le maréchal Marmont,
Qui, méprisé là-bas, voyage… pour se faire
Complimenter ici d’avoir trahi mon père.
L’ARCHIDUCHESSE.
LE DUC.
Et cet homme-là cherche en l’esprit du fils
A jeter sur le père…
(Avec un mouvement violent.)
(Se réprimant immédiatement,
il regarde l’herbier,
et dit en souriant.)
L’ARCHIDUCHESSE.
Si je t’arrache une promesse, Ton Altesse
Est-elle résolue à tenir sa promesse ?
LE DUC, lui baisant la main.
Ce que tu fus pour moi de tout temps m’y résout.
L’ARCHIDUCHESSE.
Puis, je t’ai fait un beau cadeau… pour le quinze août ?
LE DUC, se levant, et désignant les objets posés sur la console,
à gauche.
Ces souvenirs, repris par vous dans un trophée
De l’archiduc…
(Il les touche, l’un après l’autre.)
… Briquet !— Bonnet dont fut coiffée
La Garde !…— Vieux fusil !…
(Mouvement d’effroi de l’archiduchesse.)
Non ! il n’est pas chargé !…
Et surtout…
L’ARCHIDUCHESSE, vivement.
LE DUC.
… surtout, cette chose que j’ai !…
(Mystérieusement.)
L’ARCHIDUCHESSE, souriant.
LE DUC, montrant sa chambre.
L’ARCHIDUCHESSE. (C’est elle qui, maintenant assise,
feuillette l’herbier.)
Eh bien ! donc, promets-moi…— Tu connais ton grand-père,
Sa douceur…
LE DUC, ramassant un papier tombé de l’herbier.
Qu’est-ce donc qui s’envole ?… Un papier ?
(Il lit :)
Si les étudiants s’obstinent à crier
Que dans des régiments, tous, on les incorpore…
(A l’archiduchesse.)
Vous disiez : sa douceur ?…
L’ARCHIDUCHESSE, feuilletant l’herbier.
Oui, l’empereur t’adore.
Sa bonté…
LE DUC, ramassant un autre papier qui est tombé de l’herbier.
(Il lit.)
Puisqu’on s’est révolté,
Ordre à nos cuirassiers de charger…
(A l’archiduchesse.)
L’ARCHIDUCHESSE, nerveusement.
Il ne peut pas aimer l’esprit nouveau, le trouble !
Mais c’est un excellent vieil homme.
LE DUC.
Oui, c’est vrai : double !
(Refermant l’herbier.)
Fleurettes d’où pourtant, sentences, vous tombiez,
Le bon empereur Franz ressemble à ses herbiers !
— D’ailleurs on l’aime !… Il sait se rendre populaire.
— Je l’aime bien.
L’ARCHIDUCHESSE.
Il peut, pour ta cause, tout faire !
LE DUC.
L’ARCHIDUCHESSE.
Promets de ne t’enfuir jamais
Qu’après avoir tenté près de lui…
LE DUC, lui tendant la main.
L’ARCHIDUCHESSE, après avoir topé, respirant, comme rassurée.
(Et gaiement.)
Il faut que je te récompense !
LE DUC, souriant.
L’ARCHIDUCHESSE.
Ah ! on a sa petite influence !
Cet étonnant Prokesch dont on vous a privé…
J’ai tant dit !… J’ai tant fait !… Bref,— il est arrivé !
(Elle frappe trois fois le parquet de son ombrelle. La porte s’ouvre.
Prokesch paraît.)
LE DUC, courant vers Prokesch.
(L’archiduchesse s’esquive discrètement pendant que les deux amis
s’étreignent.)
SCÈNE IV
LE DUC, PROKESCH.
PROKESCH, à mi-voix, regardant autour de lui avec méfiance.
LE DUC, tranquillement, à voix haute.
On écoute.
Mais on ne redit rien, jamais.
PROKESCH.
LE DUC.
Dans le doute,
J’ai proféré, pour voir, des mots séditieux :
On n’a rien répété jamais.
PROKESCH.
LE DUC.
Je crois que l’écouteur que la police paye
Lui vole son argent et qu’il est dur d’oreille.
PROKESCH, vivement.
Et la Comtesse ? — Rien de nouveau ?
LE DUC.
PROKESCH.
LE DUC, avec désespoir.
Rien !
Elle m’oublie !… ou bien, on l’a surprise !… ou bien…
— Oh ! l’an passé, n’avoir pas fui, quelle folie !…
Non ! j’ai bien fait… je suis plus prêt !— mais on m’oublie !…
PROKESCH.
(Il regarde autour de lui.)
Vous travaillez là ? C’est charmant !
LE DUC.
C’est chinois.
— Oh ! ces oiseaux dorés ! oh ! ces magots sournois
Tapissant tout le mur de sourires à claques !
Ils me logent ici, dans le Salon des Laques,
Pour que sur le fond noir de ce sombre décor,
Mon uniforme blanc ressorte mieux encor !
PROKESCH.
LE DUC, allant et venant, avec agitation.
Ils ont composé de sots mon entourage !
PROKESCH.
Que faites-vous ici, depuis six mois ?
LE DUC.
PROKESCH, remonté vers le balcon.
Je ne connaissais pas Schœnbrunn.
LE DUC.
PROKESCH, regardant.
La Gloriette, au fond, sur le ciel, c’est très beau !
LE DUC.
Oui, pendant que mon cœur de gloire s’inquiète,
J’ai ce diminutif, là-bas : la Gloriette !
PROKESCH, redescendant.
Vous avez tout le parc pour monter à cheval.
LE DUC.
PROKESCH.
LE DUC.
Le val est trop petit pour que l’on y galope !
PROKESCH.
Et que vous faut-il donc pour galoper ?
LE DUC.
PROKESCH, voulant le calmer.
LE DUC.
Et quand je relève un front éclaboussé
De gloire par mon livre, et lorsque du passé
Je ressors ébloui, quand je ferme Plutarque,
Quand je saute, ô César, en pleurant, de ta barque,
Quand je quitte mon père, Alexandre, Annibal…
UN LAQUAIS, paraissant à une porte de gauche.
Quel habit Monseigneur mettra-t-il pour le bal ?
LE DUC, à Prokesch.
(Au laquais, violemment.)
(Le laquais disparaît.)
PROKESCH, qui feuillette des livres, sur la table.
On vous laisse tout lire ?…
LE DUC.
Tout !… Il est loin le temps où Fanny, pour m’instruire,
Apprenait des récits par cœur !— Plus tard j’obtins
Que quelqu’un me passât des livres clandestins.
PROKESCH, souriant.
LE DUC.
Oui. Chaque jour, un livre.
Dans ma chambre, le soir, je lisais : j’étais ivre.
Et puis, quand j’avais lu, pour cacher le délit,
Je lançais le volume en haut du ciel-de-lit !
Les livres s’entassaient dans ce creux d’ombre noire,
Si bien que je dormais sous un dôme d’Histoire.
Et, le jour, tout cela restait tranquille, mais
Tout cela s’éveillait dès que je m’endormais ;
De ces pages, alors, qui les pressaient entre elles,
Les batailles sortaient en s’étirant les ailes !
Des feuilles de laurier pleuvaient sur mes yeux clos ;
Austerlitz descendait tout le long des rideaux ;
Iéna se suspendait au gland qui les relève,
Pour se laisser tomber, tout d’un coup, dans mon rêve !
— Or, un jour que chez moi, Metternich gravement,
Me racontait mon père, à sa guise !… au moment
Où, très doux, j’avais l’air tout à fait de le croire,
Voilà mon baldaquin qui croule sous la gloire !
Cent livres, dans ma chambre, agitent un seul nom
En battant des feuillets !
PROKESCH.
LE DUC.
Non.
Calme, il me dit, avec son sourire d’évêque :
« Pourquoi placer si haut votre bibliothèque ? »
Et sortit… Depuis lors, je lis ce que je veux.
PROKESCH, désignant un volume.
Même Le Fils de l’homme ?
LE DUC.
PROKESCH.
LE DUC.
Oui. Ce livre français — car la haine est injuste !—
Prétend qu’on m’empoisonne, et parle de Locuste.
Mais, France, s’il se meurt, ton prince impérial,
Pourquoi diminuer la beauté de son mal ?
Ce n’est pas d’un poison grossier de mélodrame
Que le duc de Reichstadt se meurt : c’est de son âme !
PROKESCH.
LE DUC.
De mon âme et de mon nom !… ce nom
Dans lequel il y a des cloches, du canon,
Et qui tonne, sans cesse, et sonne des reproches
A ma langueur, avec son canon et ses cloches !
Salves et carillons, taisez-vous !— Du poison ?
Comme si j’en avais besoin dans ma prison !
(Il est remonté vers la fenêtre.)
Oh ! vouloir à l’histoire ajouter des chapitres,
Et puis n’être qu’un front qui se colle à des vitres !
(Il redescend vers Prokesch.)
Je tâche d’oublier, quelquefois.— Quelquefois
Je m’élance à cheval, éperdument. Je bois
Le vent ; je ne suis plus qu’un désir d’aller vite,
De crever mon cheval et mon rêve ; j’évite
De regarder courir au loin les peupliers
Pareils à des bonnets penchés de grenadiers ;
Je vais ; je ne sais plus quel est mon nom ; je hume
Avec enivrement la forte odeur d’écume,
De poussière, de cuir, de gazon écrasé ;
Enfin, vainqueur du rêve, heureux, brisé, grisé,
J’arrête mon cheval au bord d’un champ de seigle,
Lève les yeux au ciel,— et vois passer un aigle !
(Il tombe assis,— reste un instant accoudé sur la table, la tête dans
ses mains.— Puis, d’une voix plus sourde :)
— Encor, si je pouvais en moi-même avoir foi !
(Il lève sur Prokesch un regard d’angoisse.)
Vous qui me connaissez, que pensez-vous de moi ?
Ah ! Prokesch ! Si j’étais ce qu’on dit que nous sommes,
Que nous sommes souvent, nous, les fils de grands hommes !
Ce doute, avec des mots, Metternich l’entretient !
Il a raison,— et c’est son devoir d’Autrichien !—
J’ai froid quand, pour y prendre un mot de sa manière,
Il ouvre son esprit comme une bonbonnière !
— Vous, dites-moi quelle est au juste ma valeur ?
Vous qui me connaissez… puis-je être un empereur ?
(Avec désespoir.)
Que de ce front, mon Dieu, la couronne s’écarte,
Si sa pâleur n’est pas celle d’un Bonaparte !
PROKESCH, ému.
LE DUC.
Répondez-moi ! Dois-je me dédaigner ?
Parlez-moi franchement : que suis-je ? — Pour régner,
Ai-je le front trop lourd et les poignets trop minces ? —
Que pensez-vous de moi ?
PROKESCH, gravement, lui prenant les deux mains.
Prince, si tous les princes
Connaissaient ces tourments, ces doutes, ces effrois,
Il n’y aurait jamais que d’admirables rois.
LE DUC, avec un cri de joie, l’embrassant.
Merci, Prokesch !— Ah ! ce seul mot me réconforte !
— Travaillons, mon ami !
SCÈNE V
LE DUC, PROKESCH, puis THÉRÈSE.
(Un laquais entre, pose sur la table un plateau avec des lettres, et sort.
C’est celui que le duc a désigné tout à l’heure comme le gardant la
nuit, l’homme que l’huissier a appelé le Piémontais.)
PROKESCH.
Le courrier qu’on apporte.
(Il montre les lettres au duc.)
LE DUC.
Oui… de femmes. Celles-là,
On les laisse arriver.
PROKESCH.
LE DUC.
Voilà
Ce que c’est que d’avoir l’auréole fatale !
(Il prend une lettre que Prokesch lui passe, décachetée.)
« Dans votre loge, hier, comme vous étiez pâle !… »
Je déchire.
(Il déchire, et en prend une autre.)
« Oh ! ce front qui… » Je déchire.
(Il déchire, et Prokesch lui en
passe une troisième.)
« Hier
Je vous vis, à cheval, passer sur le Prater… »
Je déchire.
(Même jeu.)
PROKESCH.
LE DUC, prenant encore une lettre.
« Prince, votre jeunesse,
Votre inexpérience… » Ah ! c’est la chanoinesse !
— Je déchire.
(La porte s’ouvre doucement, et Thérèse paraît.)
THÉRÈSE, timidement.
LE DUC, se retournant à sa voix.
THÉRÈSE.
Mais pourquoi donc toujours ce surnom ?
LE DUC.
Il est doux.
Il est pur. Il vous va.
THÉRÈSE.
Je pars demain pour Parme.
Votre mère m’emmène.
LE DUC, avec un sourire forcé.
THÉRÈSE, tristement.
LE DUC.
C’est le pays des violettes.
THÉRÈSE.
LE DUC.
Si ma mère ne le sait pas, dites-le-lui !
THÉRÈSE.
Oui, Monseigneur.— Adieu.
(Elle remonte lentement pour sortir.)
LE DUC.
Reprenez votre course,
Petite Source !
THÉRÈSE, s’arrêtant.
Mais… pourquoi « Petite Source » ?
LE DUC.
Mais parce qu’elle m’a rafraîchi bien des fois,
L’eau qui dort dans vos yeux et court dans votre voix.
— Adieu…
THÉRÈSE remonte, puis, sur le seuil, comme attendant, espérant encore.
Vous n’avez pas autre chose à me dire ?
LE DUC.
THÉRÈSE.
(Elle sort.)
LE DUC.
SCÈNE VI
LE DUC, PROKESCH.
PROKESCH.
LE DUC, rêveur.
Elle m’aime… et j’aurais pu vraiment…
(Changeant de ton.)
— Mais faisons de l’histoire et non pas du roman !
Travaillons… Reprenons notre cours de tactique.
PROKESCH, déroulant un papier qu’il a apporté et l’appliquant
sur la table.
Je vous soumets un plan. Faites-m’en la critique.
LE DUC, débarrassant la grande table, écartant les livres et les armes
pour ménager un champ de bataille.
Attends ! Prends-moi d’abord — là, dans ce coin, tu vois ? —
La grande boîte où sont tous mes soldats de bois !
Ma démonstration, je vais bien mieux la faire
Avec notre petit échiquier militaire.
PROKESCH, apportant au duc la boîte de soldats.
Prouvez-moi que ce plan est des plus hasardeux.
LE DUC, posant la main sur la boîte, dans un retour de mélancolie.
Voilà donc les soldats de Napoléon Deux !
PROKESCH, avec reproche.
LE DUC.
La surveillance est tellement étroite,
Que même mes soldats — tu peux ouvrir la boîte !—
Que même mes soldats de bois sont Autrichiens !
— Passe-m’en un.— Posons notre aile gauche…
(Il prend sans le regarder le soldat que lui passe Prokesch, cherchant
de l’œil sa place sur la table, le pose, et, brusquement, le voyant.)
PROKESCH.
LE DUC, avec stupeur, reprenant le soldat et le regardant.
Un grenadier de la garde !
(Prokesch lui en passe un autre.)
(A chaque soldat que lui passe Prokesch.)
Un guide !— Un cuirassier !— Un gendarme d’élite !
— Ils sont tous devenus Français ! On a repeint
Chacun de ces petits combattants de sapin !
(Il se précipite vers la boîte, et les sort lui-même avec un
émerveillement croissant.)
Français !— Français !— Français !
PROKESCH.
Quel est donc ce prodige ?
LE DUC.
Quelqu’un les a repeints et resculptés, te dis-je !
PROKESCH.
LE DUC.
Et ce quelqu’un… est un soldat !
PROKESCH.
LE DUC, lui faisant regarder de près les petits soldats.
Il y a sept boutons à l’habit bleu de roi !
Les collets sont exacts. Les revers sont fidèles.
Torsades, brandebourgs, trèfles, nids d’hirondelles,
Tout y est ! Ce quelqu’un ne peut être indécis
Ni sur un passe-poil, ni sur un retroussis !
Les lisérés sont blancs, les pattes ont trois pointes…
Oh ! toi, qui que tu sois, ami, c’est à mains jointes
Que je te remercie, ô soldat inconnu,
Qui je ne sais comment, je ne sais d’où venu,
As trouvé le moyen, dans ce bagne où nous sommes,
De repeindre pour moi tous ces petits bonshommes !
Petite armée en bois, le héros, quel est-il,
— Seul un héros peut être à ce point puéril !—
Qui vient de t’équiper afin que tu me ries
De toutes les blancheurs de tes buffleteries ?
Mais comment a-t-il fait pour échapper aux yeux ?
Oh ! quel est le pinceau tendre et minutieux
Qui leur a mis à tous des petites moustaches,
Qui timbra de canons croisés les sabretaches,
Et qui n’oublia pas de se tremper dans l’or
Pour mettre aux officiers la grenade ou le cor !
(S’exaltant de plus en plus.)
Sortons-les tous !… La table en est toute couverte !
Voici les voltigeurs à l’épaulette verte,
Voici les tirailleurs, et voici les flanqueurs !
Sortons-les, sortons-les, tous ces petits vainqueurs !
Oh ! regarde, Prokesch, dans la boîte, enfermée,
Regarde ! il y avait toute la Grande Armée !
— Voici les Mamelucks !— Tiens, là, je reconnais
Les plastrons cramoisis des lanciers polonais !
Voici les éclaireurs culottés d’amarante !
Enfin, voici, guêtrés de couleur différente,
Les grenadiers de ligne aux longs plumets tremblants
Qui montaient à l’assaut avec des mollets blancs,
Et les conscrits chasseurs aux pompons verts en poires
Qui couraient à la Mort avec des jambes noires !
(Soupirant.)
Pareil au prisonnier rêveur qui se ferait
Toute une frémissante et profonde forêt
Avec l’arbre en copeaux d’un jardin de poupée,
Rien qu’avec ces soldats je me fais l’Épopée !
(Il s’éloigne à reculons de la table.)
— Mais c’est vrai ! Mais déjà je ne vois plus du tout
La rondelle de bois qui les maintient debout !
Cette armée, on dirait, Prokesch, lorsqu’on recule,
Que c’est l’éloignement qui la rend minuscule !
(Il revient, d’un bond, et disposant fiévreusement les petites troupes.)
Alignons-les ! Faisons des Wagram, des Eylau !
(Il saisit un sabre posé parmi les armes sur la console,— et le place
en travers de son champ de bataille.)
Tiens ! ce yatagan nu va représenter l’eau !
C’est le Danube !
(Il désigne des points imaginaires.)
Essling !… Aspern, là, dans la boîte !
(A Prokesch.)
Lance un pont de papier sur l’acier qui miroite !
— Passe-moi deux ou trois grenadiers à cheval !
— Il faut une hauteur : prends le Mémorial !
— Là, Saint-Cyr !… Molitor, vainqueur de Bellegarde !
Et là, passant le pont…
(Depuis un instant Metternich est entré, et, debout derrière le duc
qui, dans le feu de l’action, s’est agenouillé devant la table pour mieux
arranger les soldats,— il suit les manœuvres.)
SCÈNE VII
LE DUC, PROKESCH, METTERNICH, puis UN LAQUAIS.
METTERNICH, tranquillement.
LE DUC, tressaille, et se retournant.
METTERNICH, regardant avec son lorgnon.
Alors, toute l’armée est française, aujourd’hui ?
D’où vient qu’on ne voit pas d’Autrichiens ?
LE DUC.
METTERNICH.
(Il prend un des petits soldats, le retourne.)
Qui vous les a peinturlurés ?
LE DUC, sèchement.
METTERNICH.
C’est vous ?… Vous abîmez les joujoux qu’on vous donne ?
LE DUC, pâlissant.
(Metternich sonne. Un laquais paraît. C’est le même
que tout à l’heure.)
METTERNICH, au laquais.
Emportez et jetez ces soldats !
On en rapportera de neufs.
LE DUC.
Je n’en veux pas !
Si j’en suis au joujou, du moins qu’il soit épique !
METTERNICH.
Quelle mouche, ou plutôt quelle abeille, vous pique ?
LE DUC, marchant sur lui les poings crispés.
Sachez que l’ironie étant peu de mon gré…
LE LAQUAIS, qui emporte les soldats, en passant derrière le duc,
bas et vite.
Taisez-vous, Monseigneur, je vous les repeindrai.
METTERNICH, qui remontait, se retourne à la menace du duc,
et avec hauteur.
LE DUC, calmé subitement, avec une humilité forcée.
Rien.— Un moment d’humeur involontaire.
Pardonnez-moi…
(A part.)
J’ai quelqu’un là. Je peux me taire !
METTERNICH.
J’amenais justement votre ami.
LE DUC.
METTERNICH.
PROKESCH, avec une indignation contenue.
METTERNICH, regardant Prokesch.
Il est parmi
Ceux qu’il me plaît de voir ici…
PROKESCH, entre ses dents.
METTERNICH.
LE DUC, très aimablement.
(Metternich sort. A peine la porte fermée, le duc s’abat dans le fauteuil,
et se cognant avec désespoir la tête contre la table.)
Ah ! mon père !… la gloire !…
Les aigles !… le manteau !… le trône impérial !…
(On entend la porte se rouvrir. Il se redresse, immédiatement calme
et souriant, et très naturellement, à Marmont qui entre avec Metternich.)
Comment vous portez-vous, Monsieur le Maréchal ?
METTERNICH, désirant emmener Prokesch.
Prokesch, venez un peu voir la chambre qu’habite
Le duc…
(Il lui prend le bras et l’emmène. Le duc et Marmont restent seuls.)
SCÈNE VIII
LE DUC, MARMONT, un instant METTERNICH
et PROKESCH.
MARMONT, s’asseyant sur un signe du duc.
C’est, Monseigneur, ma dernière visite,
Car, sur lui, je n’ai plus à vous apprendre rien.
LE DUC.
C’est vraiment désolant ; vous en parliez si bien !
MARMONT.
J’en ai fait un portrait fidèle à Votre Altesse.
LE DUC.
Fidèle !— Alors, plus rien ?
MARMONT.
LE DUC.
Sur sa jeunesse,
Plus aucun souvenir ?
MARMONT.
LE DUC.
Résumons-nous :
Il fut très grand.
MARMONT.
LE DUC.
Mais, peut-être, sans vous,
Aurait-il…
MARMONT.
LE DUC.
MARMONT, encouragé.
Dame ! il avait le tort de trop croire…
LE DUC.
MARMONT, satisfait.
Nous nous rencontrons bien dans nos conclusions.
LE DUC.
Et ce fut, n’est-ce pas ? comme nous le disions…
MARMONT, s’abandonnant tout à fait.
Ce fut un général, certes, considérable ;
Mais enfin on ne peut pas dire…
LE DUC.
MARMONT, se levant.
LE DUC.
Puisque j’ai fini de vous prendre aujourd’hui
Tout ce qui vous restait de souvenirs de lui,
Tout ce qui, malgré vous, en vous, était splendide,—
Je vous jette à présent,— puisque vous êtes vide.
MARMONT, blême.
LE DUC.
L’avoir trahi, duc de Raguse,— toi !
Oui vous vous disiez tous, je sais : « Pourquoi pas moi ? »
En voyant empereur votre ancien camarade.
Mais toi ! toi ! qu’il aima depuis le premier grade !
— Car il t’aimait au point de rendre mécontents
Ses soldats !— toi qu’il fit maréchal à trente ans !…
MARMONT, rectifiant sèchement.
LE DUC.
Et voilà ! c’est le traître d’Essonnes !
Et pour dire : trahir ! le peuple — tu frissonnes !—
Le peuple a fabriqué le verbe raguser !
(Se levant tout d’un coup et marchant sur lui.)
Ne vous laissez donc pas en silence accuser !
Répondez ! Ce n’est plus le prince François-Charle,
C’est Napoléon Deux maintenant qui vous parle !
MARMONT, qui recule, bouleversé.
Mais on vient !… Metternich !… Je reconnais sa voix…
LE DUC, lui montrant la porte qui s’ouvre, fièrement.
Eh bien ! trahissez-nous une seconde fois !
(Les bras croisés, il le brave du regard. Silence. Metternich reparaît
avec Prokesch.)
METTERNICH, traversant le fond avec Prokesch.
Ne vous dérangez pas. Causez ! causez !… J’emmène
Prokesch, au fond du parc, voir la Ruine Romaine
Où j’organise un bal.— Dernier représentant
D’un monde qui mourra, dit-on, dans un instant,
J’aime assez que ce soit sur des ruines qu’on danse !
A demain…
(Ils sortent. Un temps.)
MARMONT, d’une voix sourde.
Monseigneur, j’ai gardé le silence.
LE DUC.
Il n’aurait plus manqué que vous ragusassiez !
MARMONT, saisissant une chaise.
Vous pouvez conjuguer ce verbe ; je m’assieds.
LE DUC.
MARMONT.
Je vous permets de conjuguer ce verbe,
Car vous avez été, tout à l’heure, superbe !
LE DUC.
MARMONT, haussant les épaules.
J’ai dit du mal de l’Empereur ? j’en dis
Toujours… depuis quinze ans, c’est vrai : je m’étourdis !
Ne comprenez-vous pas que le duc de Raguse
Espère se trouver, à lui-même, une excuse ?
— La vérité… c’est que je ne l’ai pas revu.
Si je l’avais revu, je serais revenu !
Bien d’autres l’ont trahi, croyant servir la France !
Mais ils l’ont tous revu ! Voilà la différence !
Tous ils étaient repris !— et je le suis, ce soir !
LE DUC.
MARMONT, avec une brusque chaleur.
Mais parce que je viens de le revoir !
LE DUC, auquel échappe presque un cri de joie.
MARMONT, tendant la main vers le duc.
Là, dans le front, dans la fureur du geste,
Dans l’œil étincelant !… Insultez-moi. Je reste.
LE DUC.
Ah !… tu réparerais un peu, si c’était vrai !
Et c’est toi, par ton cri, qui m’aurais délivré
De ce doute de moi, si triste, et qu’on exploite.
Quoi ! malgré mon front lourd et ma poitrine étroite ?…
MARMONT.
LE DUC.
D’espoir je suis réenvahi !
Je voudrais pardonner !— Pourquoi l’as-tu trahi ?
MARMONT.
LE DUC.
MARMONT, avec un geste découragé.
(Depuis un instant, la porte du fond, à droite, s’est entr’ouverte
sans bruit, et on a pu apercevoir, dans l’entrebâillement, le laquais
qui a emporté les petits soldats, écoutant. A ce mot : la fatigue, il entre
et referme doucement la porte derrière lui, pendant que Marmont continue,
dans un accès de franchise.)
Que voulez-vous ?… Toujours l’Europe qui se ligue !
Être vainqueur, c’est beau, mais vivre a bien son prix !
Toujours Vienne, toujours Berlin,— jamais Paris !
Tout à recommencer, toujours !… On recommence
Deux fois, trois fois, et puis… C’était de la démence !
A cheval sans jamais desserrer les genoux !
A la fin nous étions trop fatigués !
LE LAQUAIS, d’une voix de tonnerre.
SCÈNE IX
LE DUC, MARMONT, FLAMBEAU.
LE DUC et MARMONT, se retournant et l’apercevant debout,
au fond, les bras croisés.
LE LAQUAIS, descendant peu à peu vers Marmont.
Et nous, les petits, les obscurs, les sans-grades,
Nous qui marchions fourbus, blessés, crottés, malades,
Sans espoir de duchés ni de dotations ;
Nous qui marchions toujours et jamais n’avancions ;
Trop simples et trop gueux pour que l’espoir nous berne
De ce fameux bâton qu’on a dans sa giberne ;
Nous qui par tous les temps n’avons cessé d’aller,
Suant sans avoir peur, grelottant sans trembler,
Ne nous soutenant plus qu’à force de trompette,
De fièvre, et de chansons qu’en marchant on répète ;
Nous sur lesquels pendant dix-sept ans, songez-y,
Sac, sabre, tournevis, pierres à feu, fusil,
— Ne parlons pas du poids toujours absent des vivres !—
Ont fait le doux total de cinquante-huit livres ;
Nous qui, coiffés d’oursons sous les ciels tropicaux,
Sous les neiges n’avions même plus de shakos ;
Qui d’Espagne en Autriche exécutions des trottes ;
Nous qui, pour arracher ainsi que des carottes
Nos jambes à la boue énorme des chemins,
Devions les empoigner quelquefois à deux mains ;
Nous qui, pour notre toux n’ayant pas de jujube,
Prenions des bains de pied d’un jour dans le Danube ;
Nous qui n’avions le temps, quand un bel officier
Arrivait, au galop de chasse, nous crier :
« L’ennemi nous attaque, il faut qu’on le repousse ! »
Que de manger un blanc de corbeau, sur le pouce,
Ou vivement, avec un peu de neige, encor,
De nous faire un sorbet au sang de cheval mort ;
Nous…
LE DUC, les mains crispées aux bras de son fauteuil, penché en avant,
les yeux ardents.
LE LAQUAIS.
… qui, la nuit, n’avions pas peur des balles,
Mais de nous réveiller, le matin, cannibales ;
Nous…
LE DUC, de plus en plus penché ; s’accoudant sur la table, et dévorant cet
homme du regard.
LE LAQUAIS.
… qui marchant et nous battant à jeun,
Ne cessions de marcher…
LE DUC, transfiguré de joie.
Enfin ! j’en vois donc un !
LE LAQUAIS.
… Que pour nous battre,— et de nous battre un contre quatre,
Que pour marcher,— et de marcher que pour nous battre,
Marchant et nous battant, maigres, nus, noirs et gais…
Nous, nous ne l’étions pas, peut-être, fatigués ?
MARMONT, interdit.
LE LAQUAIS.
Et sans lui devoir, comme vous, des chandelles,
C’est nous qui cependant lui restâmes fidèles !
Aux portières du roi votre cheval dansait !…
(Au duc.)
De sorte, Monseigneur, qu’à la cantine où c’est
Avec l’âme qu’on mange et de gloire qu’on dîne…
Sa graine d’épinard ne vaut pas ma sardine !
MARMONT.
Quel est donc ce laquais qui s’exprime en grognard ?
LE LAQUAIS, prenant la position militaire.
Jean-Pierre-Séraphin Flambeau, dit « le Flambard ».
Ex-sergent grenadier vélite de la garde.
Né de papa breton et de maman picarde.
S’engage à quatorze ans, l’an VI, deux germinal.
Baptême à Marengo. Galons de caporal
Le quinze fructidor an XII. Bas de soie
Et canne de sergent trempés de pleurs de joie
Le quatorze juillet mil huit cent neuf,— ici,
— Car la garde habita Schœnbrunn et Sans-Souci !—
Au service de Sa Majesté Très Française.
Total des ans passés : seize ; campagnes : seize.
Batailles : Austerlitz, Eylau, Somo-Sierra,
Eckmühl, Essling, Wagram, Smolensk… et cætera !
Faits d’armes trente-deux. Blessures : quelques-unes.
Ne s’est battu que pour la gloire, et pour des prunes.
MARMONT, au duc.
Vous n’allez pas ainsi l’écouter jusqu’au bout ?
LE DUC.
Oui, vous avez raison, pas ainsi,— mais debout !
(Il se lève.)
MARMONT.
LE DUC, à Marmont.
Dans le livre aux sublimes chapitres,
Majuscules, c’est vous qui composez les titres,
Et c’est sur vous toujours que s’arrêtent les yeux !
Mais les mille petites lettres… ce sont eux !
Et vous ne seriez rien sans l’armée humble et noire
Qu’il faut pour composer une page d’histoire !
(A Flambeau.)
Ah ! mon brave Flambeau, peintre en soldats de bois,
Quand je pense que je te vois depuis un mois,
Et que tu m’agaçais avec tes surveillances !…
FLAMBEAU, souriant.
Oh ! nous sommes de bien plus vieilles connaissances !
LE DUC.
FLAMBEAU, avançant sa bonne grosse figure.
Monseigneur ne me remet pas ?
LE DUC.
FLAMBEAU, insistant.
Mais un jeudi matin ! dans le parc de Saint-Cloud !…
— Le maréchal Duroc, la dame de service
Regardaient Votre Altesse user d’une nourrice
Si blanche, il m’en souvient, que j’en reçus un choc.
« Approche ! » me cria le maréchal Duroc.
J’obéis. Mais j’étais troublé par trop de choses…
L’enfant impérial, les grandes manches roses
De la dame d’honneur, ce maréchal,— ce sein…
Bref, mon plumet tremblait à mon bonnet d’oursin.
Si bien qu’il intrigua les yeux de Votre Altesse.
Vous le considériez rêveusement… Qu’était-ce ?
Et tout en lui faisant un rire plein de lait
Vous sembliez chercher si ce qu’il vous fallait
Admirer davantage en sa rougeur qui bouge,
C’était qu’elle bougeât, ou bien qu’elle fût rouge.
Soudain, m’étant penché, je sentis, inquiet,
Que vos petites mains tripotaient mon plumet.
Le maréchal Duroc me dit d’un ton sévère :
« Laissez faire Sa Majesté ! » Je laissai faire.
J’entendais — ayant mis à terre le genou —
Rire le maréchal, la dame, et la nounou…
Et quand je me levai, toute rouge était l’herbe,
Et j’avais pour plumet un fil de fer imberbe.
« Je vais signer un bon pour qu’on t’en rende deux ! »
Dit Duroc.— Je revins au quartier, radieux !
« Hé ! psitt ! là-bas ! Qui donc m’a déplumé cet homme ? »
Dit l’adjudant. Je répondis : « Le Roi de Rome. »
— Voilà comment je fis connaissance, un jeudi,
De Votre Majesté. Votre Altesse a grandi.
LE DUC.
Non, je n’ai pas grandi — c’est bien là ma tristesse !—
Puisque Sa Majesté n’est plus que Son Altesse.
MARMONT, bourru, à Flambeau.
Et qu’as-tu fait depuis que l’Empire est tombé ?
FLAMBEAU, le toisant.
Je crois m’être conduit toujours comme un bon…
(Il va lâcher le mot, mais la présence du prince le retient, et il dit
seulement.)
B.
Je connais Solignac et Fournier-Sarlovèze,
Conspire avec Didier, en mai mil huit cent seize ;
Complot raté ; je vois exécuter Miard,
Un enfant de quinze ans, et David, un vieillard.
Je pleure. On me condamne à mort par contumace.
Bien. Je rentre à Paris sous un faux nom. Je casse,
Sous prétexte qu’il mit sa botte sur mes cors,
Un tabouret de bois sur un garde du corps.
Je préside des punchs terribles. Je dépense
Soixante sous par mois. Je garde l’espérance
Que l’Autre peut encor débarquer, dans le Var !
Je me promène, avec un chapeau bolivar.
Quiconque me regarde est traité de « vampire ».
Je me bats trente fois en duel. Je conspire
A Béziers. Le coup rate. On me condamne à mort
Par contumace. Bon. Je m’affilie encor
Au complot de Lyon. On nous arrête en masse.
Je file. On me condamne à mort par contumace.
Et je rentre à Paris, où, comme par hasard,
Je me trouve fourré du complot du bazar.
Desnouettes (Lefèvre) étant en Amérique,
Je l’y joins : « Général, que fait-on ? » — « On rapplique ! »
Départ ; naufrage ; et comme un simple passager,
Voilà mon général noyé. Je sais nager,
Et je nage, en pleurant Lefèvre-Desnouettes…
Bon, très bien. Du soleil, des flots bleus, des mouettes,
Un navire, on me cueille… et je débarque, mûr
Pour aller prendre part au complot de Saumur.
Complot raté. Cour prévôtale. Je m’esbigne.
Le commandant Caron du cinquième de ligne
Conspirant à Toulon, j’y vole. Mais en vain,
Car nous bavardons trop chez un marchand de vin :
Tout rate. On me condamne à mort par contumace.
Je vais me dérouiller en Grèce la carcasse
Contre ces sales Turcs, que l’on écrabouillait !
Enfin je rentre en France, un matin de juillet ;
Je vois faire un tas de pavés, j’y collabore ;
Je me bats ; et, le soir, le drapeau tricolore
Flotte au lieu du drapeau pâle de l’émigré.
Mais comme à ce drapeau, quelque chose, à mon gré,
Manquait encore, en haut de sa hampe infidèle,
— Vous savez, quelque chose, en or, qui bat de l’aile !—
Je pars pour un complot en Romagne. Il rata.
Une cousine à vous…
LE DUC, vivement.
FLAMBEAU.
Camerata !
Me prend pour professeur d’escrime…
LE DUC, comprenant tout.
FLAMBEAU.
En Toscane !
On conspire, en faisant du sabre et de la canne ;
Un poste dangereux était à prendre ici,
On me donne de faux papiers, et me voici.
(Il se frotte les mains, rit silencieusement, et, clignant de l’œil :)
— Je suis là. Mais je vois, chaque jour, la comtesse.
J’ai trouvé, dans le parc, ce trou que votre Altesse
Creusa jadis avec son précepteur Colin
Pour jouer au petit Robinson ;— moi, malin,
Je m’y cache ; c’est un couloir à deux sorties,
L’une dans des fourmis, l’autre dans des orties ;
J’attends ; votre cousine, un album dans les mains,
Vient en touriste ; et là, près des machins romains,
Elle sur un pliant, et moi dans de la glaise,
Elle ayant l’air de dessiner comme une Anglaise,
Et moi parlant du fond d’un trou comme un souffleur,—
Nous causons des moyens de vous faire empereur.
LE DUC, après un léger silence d’émotion.
Et pour un dévouement d’une suite pareille,
Que me demandes-tu ?
FLAMBEAU.
LE DUC.
FLAMBEAU, gaiement.
Que peut demander un ex-grognard ?
LE DUC, un peu troublé par sa familiarité soldatesque.
FLAMBEAU.
J’attends !… Mais allez donc !… Oui… le pouce… et l’index…
(Le duc lui tire l’oreille, maladroitement, d’un geste, malgré lui, hautain.
Flambeau fait la moue.)
Ah ! ce n’est pas ainsi, Monseigneur, qu’on la pince !
Vous, vous ne savez pas ; vous,— vous êtes trop prince !
LE DUC, tressaillant.
MARMONT.
Maladroit, de lui dire ce mot !
FLAMBEAU.
Quand le prince est Français, c’est un demi-défaut !
LE DUC, anxieusement.
Mais… me sent-on Français dans ce palais d’Autriche ?
FLAMBEAU.
(Regardant autour de lui.)
Vous n’allez pas ici. C’est lourd ! C’est riche !
MARMONT.
Comment, tu vois ça, toi ?
FLAMBEAU.
Mon frère est tapissier,
Et travaille, à Paris, pour Fontaine et Percier.
Ça veut nous imiter. Mais ils vous ont, tonnerre !
Un Louis-Quinze, ici,— qui n’est pas ordinaire !
Je ne suis pas un grand connaisseur, mais j’ai l’œil !
(Il saisit un fauteuil que sa large main enlève comme une plume, et désignant
le lourd bois doré, d’un goût allemand.)
Est-ce assez siroté, le bois de ce fauteuil !
(Il le repose, et montrant la tapisserie montée dans ce bois.)
Mais la tapisserie !… hein ? ce goût !… ce mystère !…
Ça chante !… Ça sourit !… ça fiche tout par terre !
Pourquoi ? Vous le savez : ce sont des Gobelins !
Et comme on voit que ça, c’est fait par des malins !
Ça jure, là-dedans, ce goût, cette élégance !…
— Vous aussi, Monseigneur, on vous a fait en France.
MARMONT, au duc.
FLAMBEAU.
Et sur la croix d’honneur
Venir faire remettre un petit empereur !
LE DUC.
Mais qui donc ont-ils mis à sa place ?
FLAMBEAU.
Henri Quatre.
Dame ! il fallait trouver quelqu’un qui sût se battre…
Mais, basta ! l’Empereur Napoléon sourit
D’avoir, pour fausse barbe, un jour, le roi Henri !…
— Avez-vous jamais vu la croix ?
LE DUC, mélancoliquement.
FLAMBEAU.
Monseigneur, il fallait voir ça sur des poitrines !
Là, sur le drap bombé, goutte de sang ardent
Qui descendait, et devenait, en descendant,
De l’or, et de l’émail, avec de la verdure…
C’était comme un bijou coulant d’une blessure.
LE DUC.
Ce devait être beau, mon ami, je le crois.
Sur ta poitrine, là.
FLAMBEAU.
Moi ?… Je n’ai pas la croix !
LE DUC, sursautant.
Après ce que tu fis, modeste et grandiose ?
FLAMBEAU.
Pour l’avoir, il fallait faire bien autre chose !
LE DUC.
FLAMBEAU, simplement.
Quand le petit Tondu
Ne donnait pas l’objet, c’est qu’il n’était pas dû.
LE DUC.
Eh bien ! moi, sans pouvoir, sans titre, sans royaume,
Moi qui ne suis qu’un souvenir dans un fantôme !
Moi, ce duc de Reichstadt qui, triste, ne peut rien
Qu’errer sous les tilleuls de ce parc autrichien,
En gravant sur leurs troncs des N dans la mousse…
Passant qu’on ne regarde un peu que lorsqu’il tousse !
Moi qui n’ai même plus le plus petit morceau
De la moire rouge, hélas ! dans mon berceau !
Moi dont ils ont en vain constellé l’infortune !
(Il montre les deux plaques de sa poitrine.)
Moi qui ne porte plus que deux croix au lieu d’Une !
Moi malade, exilé, prisonnier… je ne peux
Galoper sur le front des régiments pompeux
En jetant aux héros des astres !… mais j’espère,
J’imagine… il me semble enfin que, fils d’un père
Auquel un firmament a passé par les mains,
Je dois, malgré tant d’ombre et tant de lendemains,
Avoir au bout des doigts un peu d’étoile encore…
Jean-Pierre-Séraphin Flambeau, je te décore !
FLAMBEAU.
LE DUC.
Dame ! ce ruban n’est pas le vrai…
FLAMBEAU.
Le vrai,
C’est celui qu’on reçoit en pleurant.— J’ai pleuré.
MARMONT.
D’ailleurs, c’est à Paris que ça se légalise !
LE DUC.
Mais que faire pour y rentrer ?
FLAMBEAU.
LE DUC.
FLAMBEAU, rapidement.
Non ! plus d’hélas !— C’est aujourd’hui le neuf ;
Si vous voulez, le trente, être sur le Pont-Neuf,
Assistez — et, le trente, on reverra la Seine !—
Au bal que demain soir donne Népomucène.
LE DUC et MARMONT.
FLAMBEAU.
Metternich (Clément-Lotaire-Wenceslas-
Népomucène). Allez au bal,— et plus d’hélas !
MARMONT.
Mais tu dis devant moi des choses bien secrètes !
FLAMBEAU, gaiement, l’enrôlant d’un geste.
Vous n’éventerez pas un complot — dont vous êtes !
LE DUC, avec un haut-le-corps.
MARMONT.
(A Flambeau.)
C’est égal,
Tu ne m’auras pas pris avec un madrigal !
Tu m’as fait tout à l’heure une sortie… outrée !
FLAMBEAU.
Oui, mais ça me faisait une jolie entrée.
MARMONT.
FLAMBEAU.
C’est vrai… mais mon défaut
C’est d’en faire toujours un peu plus qu’il ne faut !
Aux consignes, toujours, j’ajoute quelque chose :
J’aime me battre avec, à l’oreille, une rose !
Je fais du luxe !
MARMONT.
Donc, si la Camerata
Veut m’employer…
LE DUC, avec violence.
FLAMBEAU.
Tara ta ta !
Laissez-le donc se racheter !
LE DUC.
MARMONT, à Flambeau.
J’ai des listes
Très bien faites !… Des mécontents, des royalistes,
L’ambassadeur Maison est un de mes amis !
FLAMBEAU, vivement.
Oh ! il peut nous servir !
LE DUC, douloureusement.
(Avec désespoir.)
Non ! non ! je ne veux pas que Marmont se consacre…
MARMONT, saluant.
Je vous obéirai, Monsieur, après le sacre.
— Je vais voir de ce pas le maréchal Maison.
(Il sort.)
FLAMBEAU, fermant la porte, et redescendant.
Cette ancienne canaille a tout à fait raison.
SCÈNE X
LE DUC, FLAMBEAU.
LE DUC, allant et venant avec agitation.
Soit !… Je partirais bien !… mais la preuve ! la preuve
Que de mon père encor la France se sent veuve !
Elles ont dû mourir, Flambeau, depuis le temps,
Les tendresses pour nous de tous ces braves gens !
FLAMBEAU, lyrique.
Leurs tendresses pour vous ?… Elles sont immortelles !
(Et de sa poche il tire quelque chose de long et de tricolore qu’il
fait tournoyer glorieusement au-dessus de sa tête, puis remet dans les
mains du duc.)
LE DUC.
Qu’est-ce que c’est que ça, Flambeau ?
FLAMBEAU, tranquillement.
LE DUC.
FLAMBEAU.
Regardez ce qu’il y a dessus.
LE DUC.
FLAMBEAU.
Ça se porte assez. Les gens cossus.
LE DUC.
FLAMBEAU, lui présentant une tabatière qu’il tire de son gousset.
Voulez-vous accepter une prise ?
LE DUC, interdit.
FLAMBEAU, lui faisant signe de regarder.
Sur la tabatière, une tête… qui frise.
LE DUC.
FLAMBEAU, déployant un grand mouchoir de soie comme en vendent les colporteurs.
Que pensez-vous de ce grand mouchoir bleu ?
Hein ! ça fait bien, le Roi de Rome, au beau milieu ?
(Il étale le mouchoir au dossier d’un fauteuil.)
LE DUC.
FLAMBEAU, dépliant une sorte d’image d’Épinal.
Image en couleur, pour les murs. Ça se colle.
LE DUC.
C’est encor moi, sur un cheval…
FLAMBEAU.
Qui caracole !
— Et comment trouvez-vous la pipe ?
(Il lui présente une pipe.)
LE DUC, se reconnaissant dans la tête de pipe.
FLAMBEAU.
Ah ! vous ne direz pas que vous n’êtes pas beau !
LE DUC, partagé entre l’émotion et le rire.
FLAMBEAU, sortant toujours de ses poches d’autres petits objets.
Cocarde !— On la met pour qu’elle soit saisie !
LE DUC.
FLAMBEAU.
Médaillon. Petite fantaisie !
LE DUC.
FLAMBEAU.
Toujours !… Et sur ce verre, en mat,
Quels mots a-t-on gravés ?
(Il a tiré un verre des basques de sa
livrée.)
LE DUC, lisant sur le verre.
« François, duc de Reichstadt ! »
FLAMBEAU, sortant de sous son gilet une assiette peinte.
Vous ne voudriez pas qu’il n’y eût pas l’assiette…
LE DUC, de plus en plus stupéfait.
FLAMBEAU, disposant tout sur la table à mesure que ça sort de ses poches.
Le couteau !— Le rond de serviette !
— Ah ! sur le coquetier, vous avez l’air ravi !
(Il avance un fauteuil.)
Le couvert est complet : Monseigneur est servi.
LE DUC, tombant assis.
FLAMBEAU, avec un enthousiasme croissant.
Enfin, de tout !— Et des cravates roses
Où l’on vous voit brodé dans des apothéoses !
— Des cartes à jouer dont vous êtes l’atout !
LE DUC, éperdu, au milieu des objets qui pleuvent autour de lui sur la table.
FLAMBEAU.
LE DUC.
FLAMBEAU.
LE DUC, éclatant en sanglots.
FLAMBEAU.
Hein ? vous pleurez ? Nom d’un petit bonhomme !
(Il saisit le foulard qu’il a mis au dossier du fauteuil.)
Essuyez-vous les yeux avec le Roi de Rome !
(Agenouillé près du duc et lui essuyant les yeux avec le mouchoir.)
Moi, je vous dis qu’on bat les fers lorsqu’ils sont chauds ;
Que vous avez le peuple avec les maréchaux ;
Que le roi, le roi même, à cette heure n’existe
Qu’à la condition d’être bonapartiste ;
Qu’en vain, ils ont un coq qui se donne du mal
Pour ressembler, de loin, à l’aigle impérial ;
Qu’on trouve irrespirable, en France, un air sans gloire ;
Qu’une couronne ne tient pas sur une poire ;
Que la jeunesse, autour de vous, va se ranger,
En fredonnant une chanson de Béranger ;
Que la rue a frémi, que le pavé tressaille,
— Et que Schœnbrunn est bien moins joli que Versailles.
LE DUC, debout.
(On entend une musique militaire, dehors. Le duc tressaille.)
FLAMBEAU, qui a couru à la fenêtre.
Sur l’escalier d’honneur,
C’est la musique de la garde.— L’Empereur
Doit rentrer au château.
LE DUC, dégrisé.
Mon grand-père qui rentre !
Ma promesse !…
(A Flambeau.)
Non ! non ! avant d’accepter…
FLAMBEAU, inquiet.
LE DUC.
Je dois tenter auprès de lui…! Mais si ce soir,
Quand tu viendras ici me garder, tu peux voir
Quelque chose… que tu n’y vois pas d’habitude,
C’est que j’accepte alors de m’enfuir !…
FLAMBEAU, en gamin de Paris.
O Latude !
— Que sera ce signal ?
LE DUC.
FLAMBEAU.
(La porte s’ouvre. Il s’éloigne vivement du duc et a l’air de ranger
dans la pièce. On voit paraître sur le seuil un garde-noble hongrois,
rouge et argent, botté de jaune, la peau de panthère sur l’épaule, et le
bonnet de fourrure surmonté d’un long plumet blanc à monture d’argent.)
SCÈNE XI
LE DUC, FLAMBEAU, UN GARDE-NOBLE.
LE GARDE-NOBLE.
FLAMBEAU, à part, regardant le Hongrois.
Les mâtins, ont-ils de beaux plumets !
LE DUC.
LE GARDE-NOBLE.
L’Empereur rentrait. On vint lui dire :
« C’est aujourd’hui le jour de la semaine, Sire,
Où Votre Majesté reçoit tous ses sujets…
Bien des gens sont venus de très loin. » — « J’y songeais ! »
Répondit l’Empereur, toujours simple… « et j’espère
Les recevoir. Je suis à Schœnbrunn en grand-père ;
Je serai chez le duc, tantôt, de cinq à six ;
Que mes autres enfants soient chez mon petit-fils ! »
— Peut-on monter ?
LE DUC.
Ouvrez toutes les portes closes !
(L’officier sort. Jusqu’à la fin de l’acte on entend jouer la musique
de la garde dans le parc.)
SCÈNE XII
LE DUC, FLAMBEAU.
LE DUC, vivement, dès qu’il voit qu’ils sont seuls, montrant les objets
épars sur la table.
Maintenant, fais-moi vite un paquet de ces choses ;
Dans ma chambre, à loisir, je compte les revoir !
FLAMBEAU, entassant rapidement tous les petits objets dans le foulard.
J’en fais un baluchon, tenez, dans le mouchoir !
— Mais dites-moi ce que ce signal peut bien être ?
LE DUC.
Flambeau, tu ne peux pas ne pas le reconnaître !
— Les entends-tu jouer, en bas, l’air autrichien ?
FLAMBEAU, ramenant les bouts du foulard pour terminer le paquet.
Ça ne vaut pas la Marseillaise, nom d’un chien !
LE DUC.
La Marseillaise !…— Eh bien ! les bouts, tu les attaches ? —
Oui, mon père disait : « Cet air a des moustaches ! »
FLAMBEAU, nouant et serrant.
Il a des favoris, leur air national !
LE DUC, passant dans le paquet une badine qu’il vient de prendre
sur la table, et la mettant sur son épaule.
Rentrer en France, à pied, ce ne serait pas mal,
Avec son baluchon, comme ça, sur l’épaule !
(Il remonte vers sa chambre, d’un petit air crâne de conscrit, le
paquet bleu se balançant derrière lui.)
FLAMBEAU, le suivant des yeux, brusquement attendri.
Que vous êtes gentil et que vous êtes drôle !
— C’est la première fois que je vous vois ainsi.
LE DUC, qui va entrer dans sa chambre, se retourne.
Un peu jeune ? un peu gai ?… C’est vrai, Flambeau !
(Et avec émotion.)
Rideau.
ACTE III
LES AILES QUI S’OUVRENT
Le même décor.
La fenêtre est toujours ouverte sur le parc. Mais la coloration du
parc a changé avec l’heure. Ce sont maintenant les somptueuses
teintes de la fin du jour. La Gloriette est en or.
On a repoussé la table chargée de livres vers la droite pour laisser
un grand espace libre. On a apporté non pas un trône, mais une
vaste bergère, pour que le vieil Empereur y soit à la fois majestueux
et paternel.
Au lever du rideau, les gens que doit recevoir l’Empereur ont été
introduits. Ils attendent, debout, causant à voix basse. Chacun tient
à la main un petit papier où sa demande est écrite. Bourgeois endimanchés,
veuves de militaires en deuil. Paysans et paysannes venus
de tous les coins de l’Empire : Bohémiens, Tyroliens, etc. Bariolage
de costumes nationaux.
Des arcières, un peu pareils à des suisses d’église (habit rouge
galonné, parements et ceinturon de velours noir, culotte blanche,
hautes bottes, bicorne à demi recouvert d’une retombée de plumes
de coq) sont immobiles aux portes de droite. Un garde-noble hongrois
va et vient, faisant des effets de pelisse.
Il refoule tout le monde vers le fond, devant la fenêtre, et à gauche,
contre les portes fermées de la chambre du Duc.
SCÈNE PREMIÈRE
Un GARDE-NOBLE, des ARCIÈRES, des PAYSANS,
des BOURGEOIS, des FEMMES, des
ENFANTS, etc., puis L’EMPEREUR FRANZ.
LE GARDE-NOBLE.
Rangez-vous !— Chut, le vieux !— Toi, le petit, sois sage !
(Il montre la porte du second plan, à droite.)
L’Empereur vient par là.— Laissez-lui le passage !
— Le géant montagnard, ne râclez pas vos pieds !
UN HOMME, timidement.
LE GARDE-NOBLE.
En prenant les papiers.
— Tenez bien vos petits papiers en évidence !
(Tous les petits papiers palpitent au bout des doigts.)
Ne lui racontez pas d’histoires !
(Tout le monde est rangé. Il va se placer près de la table,— puis
se rappelant une recommandation à faire.)
Ah !… défense
De se mettre à genoux quand il entre !
UNE FEMME, à part.
Défends !
Ça n’empêchera pas…
(La porte s’ouvre. L’Empereur paraît. Tout le monde se met à
genoux.)
L’EMPEREUR, très simplement.
(Il descend. Les petits papiers palpitent de plus en plus. Il a sa
longue tête triste des portraits. Mais un grand air de bonté. Il est vêtu,
avec une bonhomie voulue, du costume bourgeois qu’il affectionne :
redingote de drap gris s’ouvrant sur un gilet paille ; culotte de drap gris
entrant dans des bottes. Il prend la supplique que lui tend une femme,
la lit, et la passe au chambellan qui le suit, en disant :)
LA FEMME, se prosternant.
L’EMPEREUR, après avoir lu la supplique que lui tend un paysan.
Hé ! hé ! la paire
De bœufs ! diable ! c’est cher !…
(Il passe le papier au chambellan en disant :)
LE PAYSAN, avec effusion.
L’EMPEREUR, passant au chambellan la supplique d’une paysanne,
qu’il vient de lire.
LA PAYSANNE, le bénissant.
L’EMPEREUR, s’arrêtant devant un pauvre homme qu’il reconnaît.
Encor toi ?… Ça va bien
A la maison ?
L’HOMME, tournant son bonnet dans ses mains.
L’EMPEREUR, après avoir passé la pétition au chambellan, arrive
devant une vieille villageoise.
Eh bien ? la vieille, eh bien ?
LA VIEILLE, pendant que l’Empereur lit sa supplique.
Oui, tu comprends, le vent a fait mourir les poules…
L’EMPEREUR, passant la supplique.
(Il prend un autre papier que lui tend un Tyrolien et,
après avoir lu.)
LE TYROLIEN.
L’EMPEREUR, souriant.
Tu ioules ?
— Viens à Baden, demain, chanter chez nous.
LE CHAMBELLAN, annotant la supplique que lui passe l’Empereur.
LE TYROLIEN, vivement.
L’EMPEREUR, arrêté devant un grand gaillard aux jambes nues.
LE MONTAGNARD.
Là-bas, à l’horizon
J’habite le mont bleu qui jusqu’au ciel s’élève :
Être cocher de fiacre, à Vienne, c’est mon rêve.
L’EMPEREUR, haussant les épaules.
(Il passe la supplique au chambellan, et prend
des mains d’un fermier cossu la suivante,
qu’il lit à mi-voix.)
Un grand cultivateur
Voudrait que Franz lui fît restituer le cœur
De sa fille, que prit un verrier de Bohême…
(Lui rendant son placet.)
— Tu marieras ta fille au Bohémien qu’elle aime.
LE FERMIER, désappointé.
L’EMPEREUR.
(La figure du fermier s’éclaire.)
LE CHAMBELLAN, prenant note.
LE FERMIER, vivement.
(Se courbant devant l’Empereur.)
L’EMPEREUR, lisant le papier qu’il a pris des mains d’un jeune berger
profondément incliné et enveloppé d’un grand manteau.
Un pâtre du Tyrol,
Orphelin, sans appui, dépouillé de sa terre,
Chassé par des bergers ennemis de son père,
Voudrait revoir ses bois et son ciel…— Très touchant !
Et le champ paternel !… On lui rendra son champ.
(Il passe la supplique au chambellan, qui l’annote.)
LE CHAMBELLAN.
Le nom de ce berger qui demande assistance ?
LE PATRE, se redressant.
C’est le duc de Reichstadt, et le champ, c’est la France !
(Il jette son manteau, et l’uniforme blanc apparaît. Mouvement. Silence
effrayé.)
L’EMPEREUR, d’une voix brève.
(Les officiers font rapidement sortir tout le monde. Les portes se
referment. Le grand-père et le petit-fils sont seuls.)
SCÈNE II
L’EMPEREUR, LE DUC.
L’EMPEREUR, d’une voix qui tremble de colère.
LE DUC, immobile et tenant encore à la main son petit chapeau de montagnard.
Donc, si je n’étais rien,
Sire, vous le voyez, qu’un pauvre Tyrolien,
N’ayant pour attirer vos yeux, chasseur ou pâtre,
Qu’une plume de coq à son feutre verdâtre,
Vous vous seriez penché sur mon cœur ébloui.
L’EMPEREUR.
LE DUC.
Ah ! je comprends que tous vos sujets,— oui,
Que tous les malheureux,— toujours, puissent se dire
Vos fils autant que nous ! Mais est-il juste, Sire,
Est-il juste que moi, quand je suis malheureux,
Je sois moins votre fils que le moindre d’entre eux ?
L’EMPEREUR, avec humeur.
Mais pourquoi donc — il faut, Monsieur, que je vous gronde !—
Là, quand je m’occupais de tout ce pauvre monde,
M’être venu parler, et non pas en secret ?
LE DUC.
Pour vous prendre au moment où votre cœur s’ouvrait.
L’EMPEREUR, bourru, se jetant dans le fauteuil.
Mon cœur !… Mon cœur !… Sais-tu que ton audace est grande.
LE DUC.
Je sais que vous pouvez ce que je vous demande,
Que je suis malheureux, que je me sens à bout,
Et que vous êtes mon grand-père, voilà tout !
L’EMPEREUR, s’agitant.
Mais il y a l’Europe !— Il y a l’Angleterre !—
Il y a Metternich !
LE DUC.
Vous êtes mon grand-père.
L’EMPEREUR.
Mais vous ne savez pas quelle difficulté !…
LE DUC.
Je suis le petit-fils de Votre Majesté.
L’EMPEREUR.
LE DUC, se rapprochant.
Sire, vous avez, Sire, en qui seul j’espère,
Bien le droit d’être un peu grand-père ?…
L’EMPEREUR, plus faiblement.
LE DUC, plus près.
Grand-père,
Tu peux bien un moment ne pas être empereur ?
L’EMPEREUR.
Ah !… vous avez été toujours un enjôleur !
LE DUC.
Je ne vous aime pas, d’abord, lorsque vous êtes
Comme dans le portrait de la Salle des Fêtes,
Avec le grand manteau, la Toison d’or au cou !
(Il se rapproche encore.)
Mais comme ça, tenez, vous me plaisez beaucoup.
Avec le doux argent de tes cheveux, qui flotte,
Tes bons yeux, ton gilet, ta longue redingote,
Tu n’as l’air que d’un simple aïeul, en vérité,
— Par lequel on pourrait être gâté !…
L’EMPEREUR, bougonnant.
LE DUC, s’agenouillant aux pieds du vieil empereur.
Ne peux-tu te passer de voir Louis-Philippe,
Sur les écus français faire toujours sa lippe ?
L’EMPEREUR, ne voulant pas sourire.
LE DUC.
Adores-tu ces gros Bourbons caducs ?
L’EMPEREUR, lui caressant les cheveux, passivement.
Vous ne ressemblez pas aux autres archiducs !
LE DUC.
L’EMPEREUR.
D’où tenez-vous l’art des gamineries ?
LE DUC.
Mais c’est d’avoir joué, petit, aux Tuileries.
L’EMPEREUR, le menaçant du doigt.
LE DUC.
L’EMPEREUR, fixant gravement l’enfant agenouillé.
En avez-vous gardé, vraiment le souvenir ?
LE DUC.
L’EMPEREUR, après une seconde d’hésitation.
LE DUC, fermant les yeux.
Il me souvient d’un homme
Qui me serrait, très fort,— sur une étoile. Et comme
Il serrait, je sentais, en pleurant de frayeur,
L’étoile en diamants qui m’entrait dans le cœur.
(Il se lève et fièrement.)
— Sire, elle y est restée.
L’EMPEREUR, lui tendant la main.
Est-ce que je t’en blâme ?
LE DUC, avec chaleur.
Oui, oui, laissez parler la bonté de votre âme !
Lorsque j’étais petit, vous m’aimiez, n’est-ce pas ?
Vous vouliez avec moi prendre tous vos repas.
Nous dînions tous les deux, tout seuls…
L’EMPEREUR, rêvant.
LE DUC.
J’avais de longs cheveux. J’étais prince de Parme.
(Il s’assied sur le bras du fauteuil.)
Quand on me punissait, toi, tu me pardonnais !
L’EMPEREUR, souriant.
Et te rappelles-tu ton horreur des poneys ?
LE DUC.
Un jour qu’on m’en montrait un blanc comme la neige,
Je trépignais de rage au milieu du manège.
L’EMPEREUR, riant.
Dame ! un poney pour toi, tu prenais ça très mal !
LE DUC.
Furieux, je criais : « Je veux un grand cheval ! »
L’EMPEREUR, secouant la tête.
Et c’est un grand cheval, encor, que tu demandes !
LE DUC.
Et lorsque je battais mes bonnes allemandes !
L’EMPEREUR, entraîné par ces souvenirs.
Et lorsque, avec Colin, vous creusiez, sans façon,
Des grands trous dans mon parc !…
LE DUC.
L’EMPEREUR, grossissant sa voix.
LE DUC.
J’entrais dans ces cachettes,
Et j’avais un fusil, deux arcs et trois hachettes !
L’EMPEREUR, s’animant de plus en plus.
Puis, tu montais la garde à ma porte !…
LE DUC.
L’EMPEREUR.
Et les dames, chez moi, n’entraient plus qu’en retard,
Et trouvaient cette excuse, en entrant, naturelle :
« Pardon, Sire, mais j’embrassais la sentinelle ! »
LE DUC.
L’EMPEREUR, l’entourant de ses bras.
LE DUC, se laissant glisser sur les genoux de son grand-père.
L’EMPEREUR, tout à fait attendri.
Mon petit-fils, mon Franz !
LE DUC.
Est-il vrai que le roi,
Si moi je paraissais, n’aurait qu’à disparaître ?
L’EMPEREUR.
LE DUC.
L’EMPEREUR.
LE DUC, lui mettant un doigt sur les lèvres.
L’EMPEREUR.
LE DUC, l’embrassant avec un cri de joie.
L’EMPEREUR, conquis et oubliant tout.
Eh bien ! oui, sur le pont de Strasbourg,
Si toi tu paraissais, tout seul, sans un tambour,
C’en serait fait du roi !
LE DUC, l’embrassant encore plus fort.
L’EMPEREUR.
LE DUC.
L’EMPEREUR, riant et se débattant.
J’aurais bien dû me taire !
LE DUC, très sérieusement.
D’ailleurs le vent de Vienne est mauvais pour ma toux.
On m’ordonne Paris.
L’EMPEREUR.
LE DUC.
L’air est plus doux.
Et s’il faut qu’à Paris pour moi la saison s’ouvre,
Je ne peux pourtant pas descendre ailleurs qu’au Louvre.
L’EMPEREUR.
LE DUC.
L’EMPEREUR, très tenté.
Certes, on nous proposa
Souvent de vous laisser enfuir !…
LE DUC, vivement.
L’EMPEREUR.
Mon Dieu ! je voudrais bien…
LE DUC.
L’EMPEREUR.
LE DUC.
N’ayez pas de pensers de derrière la tête.
Ayez des sentiments, là, de devant le cœur.
Ce serait si joli qu’un jour un empereur
Pour gâter son enfant bouleversât l’histoire ;
Et puis c’est quelque chose, et c’est un peu de gloire,
De pouvoir quelquefois,— sans avoir l’air, tu sais,—
Dire : « Mon petit-fils, l’empereur des Français ! »
L’EMPEREUR, de plus en plus charmé.
LE DUC, impétueusement.
Tu le diras ! Dis que tu vas le dire !
L’EMPEREUR, après une dernière hésitation.
LE DUC, suppliant.
L’EMPEREUR, ne résistant plus et lui ouvrant les bras.
LE DUC, avec un cri de joie.
L’EMPEREUR.
LE DUC.
(Ils sont dans les bras l’un de l’autre, pleurant et riant à la fois. La
porte s’ouvre. Metternich paraît. Il est en grand costume : habit vert
chamarré d’or, culotte courte et bas blancs ; la Toison d’or jaillit de sa
cravate. Il reste immobile une seconde, contemplant d’un œil de ministre
ce tableau de famille.)
L’EMPEREUR l’aperçoit, et vivement, au duc.
(Le grand-père et le petit-fils se séparent, comme pris en faute.)
SCÈNE III
L’EMPEREUR, LE DUC, METTERNICH.
L’EMPEREUR, peu rassuré, au duc.
(Il se lève, et posant sa main sur la tête du prince qui est resté à
genoux, il dit à Metternich d’une voix qu’il essaye de rendre ferme.)
LE DUC, à part.
L’EMPEREUR, avec beaucoup de force et de majesté.
Je veux que cet enfant règne.
METTERNICH, s’inclinant profondément.
(Se tournant vers le duc.)
Avec vos partisans, Prince, je vais me mettre
En rapport…
LE DUC, étonné.
L’EMPEREUR, un peu étonné aussi, mais se redressant fièrement.
Quoi donc ?… C’est moi le maître !
LE DUC, gaiement, prenant le bras de son grand-père.
Qui vas-tu m’envoyer, dis, comme ambassadeur ?
METTERNICH, descendant.
L’EMPEREUR, au duc, lui donnant une tape sur la joue.
Tu viendras me voir en empereur ?
LE DUC, avec importance.
Oui, peut-être,— quand mes Chambres seront sorties !
METTERNICH, immobile, près de la table, à droite.
Nous ne demanderons que quelques garanties.
LE DUC, rayonnant.
Tout ce que vous voudrez !
L’EMPEREUR, qui s’est rassis.
(Le duc lui baise la main.)
METTERNICH, négligemment.
D’abord,
Sur des points de détail nous nous mettrons d’accord.
Je crois que vous aurez des groupes à dissoudre…
Nous craignons les voisins qui cultivent la foudre.
LE DUC, qui écoute à peine, à l’Empereur.
METTERNICH.
Ah ! et puis… dame ! on nous ennuyait
Un peu beaucoup, avec les héros de Juillet !
LE DUC, dressant l’oreille.
METTERNICH, continuant froidement.
Le libéralisme et le bonapartisme
Se tenant… il faudra couper le petit isthme ;
Craindre l’esprit nouveau, dangereux et brillant…
Expulser Lamennais…
LE DUC, s’éloignant d’un pas de son grand-père.
METTERNICH, impassible.
Et Chateaubriand.
Ah ! et puis… se résoudre à museler la presse…
LE DUC.
L’EMPEREUR.
Mais si, mais si, ça presse !
LE DUC, reculant encore d’un pas.
J’en demande pardon à Votre Majesté,
Mais c’est blesser la Liberté.
L’EMPEREUR, choqué.
METTERNICH.
Ah ! et puis… nous laisser opérer à Bologne.
Ah ! et puis… se calmer un peu sur la Pologne.
LE DUC, le regardant.
METTERNICH.
Eh bien ! mais, nous solutionnons
La question des noms… vous savez bien, les noms
Des batailles,
(S’inclinant d’un air de condoléances vers l’Empereur.)
… mon Dieu, Sire, que vous perdîtes !—
Il faudra les ôter aux maréchaux.
LE DUC, avec hauteur.
L’EMPEREUR, conciliant.
METTERNICH, sèchement.
Pardon, mais ces gens-là sont fous
De se croire seigneurs de lieux qui sont à vous,
Et vous n’approuvez pas cette façon, je pense,
D’emporter, dans leurs noms, nos villages en France !
LE DUC.
Ah ! grand-père ! grand-père !
(Il est maintenant tout à fait loin de l’Empereur.)
L’EMPEREUR, baissant la tête.
LE DUC, douloureusement.
Nous étions dans les bras l’un de l’autre, pourtant !
(Et se tournant vers Metternich.)
Avez-vous quelque chose à demander encore ?
METTERNICH, tranquillement.
Oui. La suppression du drapeau tricolore.
LE DUC.
(Un silence. Le duc fait lentement quelques pas et s’arrête devant
Metternich.)
Votre Excellence veut que lavant ce drapeau
Plein de sang dans le bas et de ciel dans le haut,
— Puisque le bas trempa dans une horreur féconde,
Et que le haut baigna dans les espoirs du monde,—
Votre Excellence veut, n’est-ce pas ? qu’effaçant
Cette tache de ciel, cette tache de sang,
Et n’ayant plus aux mains qu’un linge sans mémoire,
J’offre à la Liberté ce linceul dérisoire ?
L’EMPEREUR, avec colère.
LE DUC.
J’y suis apparenté
Du côté paternel, sire, à la Liberté !
METTERNICH, ricanant.
Oui, le duc pour grand-père a le Dix-huit Brumaire !
LE DUC.
La Révolution Française pour grand-mère !
L’EMPEREUR, debout.
METTERNICH, triomphant.
L’empereur républicain !… Voilà
L’utopie !… Attaquer la Marseillaise en la
Sur les cuivres, pendant que la flûte soupire
En mi bémol : Veillons au salut de l’Empire !
LE DUC.
On peut très bien jouer ces deux airs à la fois,
Et cela fait un air qui fait sauver les rois !
L’EMPEREUR, hors de lui.
Comment là, devant moi, vous osez dire ?… Il ose !
LE DUC.
Ah ! je sais maintenant ce que l’on me propose !
L’EMPEREUR.
Mais qu’a-t-il aujourd’hui ? d’où lui vient cet accès ?…
LE DUC.
C’est d’être un archiduc sur le trône français !
L’EMPEREUR, levant au ciel des mains tremblantes.
Qu’a-t-il lu ? qu’a-t-il vu ?… Cet oubli des principes !…
LE DUC.
J’ai vu des coquetiers, des mouchoirs et des pipes !
L’EMPEREUR.
Il est fou !— Les propos que le duc tient sont fous !
LE DUC.
Fou d’avoir pu penser à revenir par vous !
METTERNICH.
Mais ce retour, c’est Votre Altesse qui l’empêche !
LE DUC.
Certes, au lieu des fourgons, vous m’offrez la calèche !
L’EMPEREUR.
Non ! nous n’offrons plus rien !
LE DUC, les bras croisés.
L’EMPEREUR.
LE DUC.
Vous n’empêcherez pas que je ne sois l’Aiglon !
L’EMPEREUR.
Mais l’aigle des Habsbourgs a des aiglons sans nombre,
Et vous en êtes un, voilà tout !
LE DUC.
Aigle sombre,
Triste oiseau bicéphale, au cruel œil d’ennui,
Aigle de la maison d’Autriche, aigle de nuit,
Un grand aigle de jour a passé dans ton aire,
Et tout ébouriffé de peur et de colère,
Tu vois, vieil aigle noir, n’osant y croire encor,
Sur un de tes aiglons pousser des plumes d’or !
L’EMPEREUR.
Moi qui m’attendrissais, je regrette mes larmes !
(Il regarde autour de lui.)
On va vous enlever ces livres et ces armes !…
(Appelant.)
METTERNICH.
(Le jour diminue. Le parc devient violet. Derrière la Gloriette le
ciel est rouge.)
L’EMPEREUR.
Ah ! je veux
Supprimer tout ce qui — pauvre enfant trop nerveux !—
Vous rappellerait trop de quel père vous êtes…
LE DUC, montrant le parc.
Eh bien ! arrachez donc toutes les violettes,
Et chassez toutes les abeilles de ce parc !
L’EMPEREUR, à Metternich.
Changez tous les valets !
METTERNICH.
Je renvoie Otto, Mark,
Hermann, Albrecht, Gottlieb !
LE DUC, lui montrant, par la fenêtre ouverte, l’étoile du soir qui
vient de s’allumer.
Fermez la persienne :
Cette étoile pourrait me parler de la sienne !
L’EMPEREUR.
Je veux, pour Dietrichstein, tout de suite, signer
Un nouveau règlement.
(A Metternich.)
METTERNICH, s’asseyant à la table et cherchant des yeux
de quoi écrire.
LE DUC.
Sur la table, le mien ;— je permets qu’on s’en serve.
METTERNICH.
Où donc ?… Je ne vois pas…
LE DUC.
La tête de Minerve.
En bronze et marbre vert.
METTERNICH, regardant partout.
LE DUC, désignant la console de droite, sur laquelle il n’y a rien.
Alors,
Prenez l’autre, là-bas, dont s’allument les ors,
Dans le grand nécessaire…
METTERNICH, effaré, passant la main sur le marbre de la console.
L’EMPEREUR, regardant le duc avec inquiétude.
LE DUC, immobile, les yeux fixes.
Sire,
Ceux que mon père m’a laissés !
L’EMPEREUR, tressaillant.
LE DUC.
Oui… par son testament !…
(Il désigne encore un coin de la console
sur lequel il n’y a rien.)
Et là, les pistolets,
Les quatre pistolets de Versaille,— ôtez-les !
L’EMPEREUR, frappant sur la table.
LE DUC.
Ne frappez pas la table avec colère :
Vous avez fait tomber le glaive consulaire !
L’EMPEREUR, avec effroi regardant autour de lui.
Je ne vois pas tous ces objets…
LE DUC.
Ils sont présents !
— « Pour remettre à mon fils lorsqu’il aura seize ans ! »
On ne m’a rien remis !… Mais malgré l’ordre infâme
Qui les retient au loin, je les ai : j’ai leur âme…
L’âme de chaque croix et de chaque bijou !
Et tout est là : j’ai les trois boîtes d’acajou,
J’ai tous les éperons, toutes les tabatières,
Les boucles des souliers, celles des jarretières ;
J’ai tout, l’épée en fer et l’épée en vermeil,
Et celle dans laquelle un immortel soleil
A laissé tous ses feux emprisonnés, de sorte
Qu’on craint, en la tirant, que le soleil ne sorte !
J’ai là les ceinturons, je les ai tous les six !…
(Et sa main indique, à droite, à gauche dans la pièce, à des places
vides, les invisibles objets.)
L’EMPEREUR, épouvanté.
Taisez-vous ! taisez-vous !
LE DUC.
« Pour remettre à mon fils
Lorsqu’il aura seize ans ! » — Père, il faut que tu dormes
Tranquille, car j’ai tout,— même tes uniformes !
Oui, j’ai l’air de porter un uniforme blanc.
Eh bien ! ce n’est pas vrai, c’est faux : je fais semblant !
(Il frappe sur sa poitrine, sur ses épaules, sur ses bras.)
Tu vois bien que c’est bleu, que c’est rouge,— regarde !
Colonel ?… Allons donc !… lieutenant dans ta Garde !
Je bois aux trois flacons que portaient vos chasseurs !
Père qui m’as donné les Victoires pour sœurs,
Vous n’aurez pas en vain désiré que je l’eusse
Le réveille-matin de Frédéric de Prusse,
Qu’à Potsdam vous avez superbement volé !
Il est là !— son tic-tac, c’est ma fièvre !— je l’ai !
Et c’est, chaque matin, c’est lui qui me réveille,
Et m’envoie, épuisé du travail de la veille,
Travailler à ma table étroite, travailler,
Pour être chaque soir plus digne de régner !
L’EMPEREUR, suffoquant.
De régner !… de régner !… N’ayez plus l’espérance
Qu’un fils de parvenu puisse régner en France,
Après nous avoir pris dans notre sang de quoi
Avoir un peu plus l’air que son père d’un roi !
LE DUC, blême.
Mais à Dresde, pardon, vous savez bien, j’espère,
Que vous aviez tous l’air des laquais de mon père.
L’EMPEREUR, indigné.
LE DUC.
Pour peu qu’il la leur demandât,
Les empereurs donnaient leur fille à ce soldat !
L’EMPEREUR, avec les gestes de quelqu’un qui chasse un cauchemar.
C’est possible !— Je ne sais plus !— Ma fille est veuve !
LE DUC, se dressant devant lui, d’une voix terrible.
Quel malheur que je sois encor là, moi, la preuve !
(Ils sont face à face, se regardant avec des yeux ennemis.)
L’EMPEREUR, reculant tout d’un coup, avec un cri de regret.
Oh ! Franz ! nous nous aimions pourtant, te souviens-tu ?
LE DUC, sauvagement.
Non ! non ! Si je suis là, c’est qu’on vous a battu !
Vous ne pouvez avoir pour moi que de la haine,
Puisque je suis Wagram vivant qui se promène !
(Et il marche à travers la pièce, comme un fou.)
L’EMPEREUR.
Allez-vous-en ! Sortez !…
(Le duc se précipite sur la porte de la
chambre, la pousse, disparaît.)
SCÈNE IV
L’EMPEREUR, METTERNICH.
L’EMPEREUR, retombant assis.
Cet enfant que j’aimais !
METTERNICH, froidement.
Eh bien ! montera-t-il sur le trône ?
L’EMPEREUR.
METTERNICH.
Comprenez-vous ce que sans moi vous alliez faire ?
L’EMPEREUR.
L’avez-vous entendu répondre à son grand-père ?
METTERNICH.
L’EMPEREUR.
Dans son propre intérêt !
METTERNICH.
… Votre repos… la paix du monde…
L’EMPEREUR.
METTERNICH.
Moi, je viendrai ce soir lui parler.
L’EMPEREUR, d’une voix brisée de vieillard.
Quelle peine
Il me cause !…
METTERNICH, lui offrant son bras pour l’aider à se lever.
L’EMPEREUR, qui maintenant marche courbé, appuyé sur sa canne.
METTERNICH.
Cette scène
Ne peut se reproduire !…
L’EMPEREUR.
Elle m’a fait du mal !
— Oh ! cet enfant !…
METTERNICH, l’emmenant.
(Ils sortent. On entend encore la voix de
L’EMPEREUR, qui répète, plaintive et machinale.)
(Puis plus rien. La nuit est venue tout à fait. Le parc est profondément
bleu. Le clair de lune s’est arrêté sur le balcon.)
SCÈNE V
LE DUC, seul.
(Il entr’ouvre tout doucement la porte de sa chambre. Il regarde si
l’Empereur et Metternich sont partis. Il cache quelque chose derrière
son dos. Il écoute un instant : le palais est silencieux ; par la fenêtre
ouverte, il ne monte du parc qu’une fanfare affaiblie de retraite
autrichienne, qui s’éloigne dans les arbres. Le duc découvre l’objet
qu’il tient : c’est un des petits chapeaux de son père. Il descend, le
portant religieusement, et, sur le coin de la table que couvre une
grande carte d’Europe à demi déroulée, il le pose d’un geste décidé,
en disant à mi-voix :)
(Les appels de trompettes achèvent de mourir au loin. Le duc rentre
dans sa chambre. Derrière lui, le clair de lune envahit la pièce,
installe son mystère, glisse jusqu’à la table que soudain, il éclaire
vivement. Alors, sur la blancheur éblouissante de la carte, le petit
chapeau devient excessivement noir.)
SCÈNE VI
FLAMBEAU, puis un domestique et SEDLINSKY.
FLAMBEAU, entrant à droite.
(Il descend en regardant autour de lui.)
Signal ! y es-tu ?… Hum !… Peut-être ?…
(Il répète solennellement, imitant les intonations du duc.)
« Flambeau, tu ne peux pas ne pas le reconnaître ! »
(Il cherche.)
Est-ce en haut ? est-ce en bas ? — Est-ce noir ? est-ce blanc ?
— Est-ce grand ?… ou petit ?…
(En cherchant, il arrive devant la table, aperçoit le chapeau, sursaute.)
(Et avec un sourire de ravissement, faisant le salut militaire.)
(Il remonte vers la fenêtre.)
Mais la Comtesse, au fait, du fond du parc, me guigne,
Si le signal est là, je dois lui faire signe…
(Il a déjà tiré son mouchoir de sa poche pour l’agiter, mais il le rentre
vivement.)
Oh ! non ! un drapeau blanc la fait se trouver mal !
UN DOMESTIQUE, traversant la pièce, une petite lampe à la main, et
se dirigeant vers l’appartement du duc.
La lampe de travail du duc…
FLAMBEAU, bondissant et la lui prenant des mains.
Mais, animal,
Elle file !… Il lui faut un peu de brise fraîche !…
(Il sort sur le balcon.)
On lève en l’air trois fois… On arrange la mèche…
(Il tourne soigneusement la petite clef et rend la lampe au domestique.)
Et ça va !… comprends-tu ?
LE DOMESTIQUE, s’éloignant en haussant les épaules.
FLAMBEAU.
(Le domestique entre chez le duc, Flambeau redescend en se frottant
les mains, et, s’arrêtant devant le petit chapeau, lui dit avec une
respectueuse familiarité.)
SEDLINSKY, entrant par la porte du fond, à droite.
FLAMBEAU, lui montrant la chambre de gauche.
SEDLINSKY.
Veille ici.
— Poste de confiance.
FLAMBEAU.
SEDLINSKY.
(Il le regarde.)
C’est toi le Piémontais ?
(Flambeau fait signe que oui.)
FLAMBEAU.
Être là, chaque nuit.— J’y suis.
SEDLINSKY.
FLAMBEAU.
Dès que dans le château de Schœnbrunn tout s’est tu,
(Il montre les portes de droite.)
Je donne un double tour de clef à ces deux portes.
Je retire les clefs.
SEDLINSKY.
Bon.— Ces clefs, tu les portes
Toujours sur toi ?
FLAMBEAU.
SEDLINSKY.
FLAMBEAU.
SEDLINSKY.
FLAMBEAU, montrant le seuil de la chambre du prince.
(Le domestique est ressorti de chez le duc et s’en est allé par la droite.)
SEDLINSKY.
Mais
C’est l’heure. Ferme.
FLAMBEAU, allant fermer à clef la porte du premier plan.
SEDLINSKY.
FLAMBEAU, retirant la clef et la mettant dans sa poche.
SEDLINSKY, sortant par la porte du second plan pour laisser
Flambeau s’enfermer.
Nul, hormis l’Empereur, n’a ces clefs !— Pas de faute !
Veille !
FLAMBEAU, refermant la porte sur lui, à double tour, avec un sourire.
SCÈNE VII
FLAMBEAU, seul.
(Il retire la clef de la seconde porte comme de la première, l’empoche ;— puis,
vivement et silencieusement, aux deux portes, rabat d’un coup de pouce
la petite pièce de cuivre qui couvre l’entrée de la clef en disant tout bas.)
Et baissons pour la nuit
Les paupières des trous de serrure,— sans bruit !
(Sûr de ne pas être guetté par là, il prête l’oreille une seconde, et se met
à déboutonner son habit de livrée.)
LA VOIX DE SEDLINSKY, à travers la porte.
FLAMBEAU, tressaille et recroise d’un mouvement instinctif sa livrée qui
commençait à s’ouvrir. Mais un coup d’œil vers les portes bien closes le
rassure, et, haussant les épaules, il répond flegmatiquement, en retirant
sa livrée qu’il plie et pose par terre, dans un coin.
Bonsoir, Monsieur le comte !
(Il apparaît, déjà moins gros, dans son gilet de livrée, en panne galonnée,
à manches. Et il se met en devoir de déboutonner ce gilet.)
LA VOIX DE SEDLINSKY.
Et maintenant, monte la garde !
FLAMBEAU, superbement, en retirant d’un coup le gilet qui le
grossissait encore.
(Il apparaît, maigre et nerveux, sanglé dans son vieux frac bleu de grenadier :
les basques relevées par-derrière sous le gilet, retombent ; la silhouette
se trouve complétée par la blancheur de la culotte et des bas de livrée.)
LA VOIX DE SEDLINSKY, s’éloignant.
Allons ! C’est bien ! bonsoir !
FLAMBEAU, avec un petit salut ironique de la main vers la porte fermée.
(Il grandit d’une coudée, défripe en deux tapes son uniforme, étire ses
bras chevronnés, remonte les épaulettes aplaties ; passe dans ses cheveux coiffés
et poudrés le gros peigne de ses doigts écartés pour les relever en héroïque
broussaille ; marche vers la console de gauche, saisit parmi les souvenirs qui
l’encombrent le sabre-briquet qu’il passe, le bonnet à poil qu’il coiffe, le fusil
qu’il fait sauter dans sa main ; s’arrête une seconde devant la haute psyché
pour rabattre ses moustaches à la grenadière, gagne en deux enjambées la
porte du prince, tombe au port d’armes…)
Et c’est ainsi
Que soudain redressé, délarbiné, minci,
Enfermé jusqu’à l’aube, impossible à surprendre,
Fronçant sous son bonnet son gros sourcil de cendre,
Se tenant dans son vieil uniforme bien droit,
— L’arme au bras et la main contre le téton droit,
Dans la position fixe et réglementaire,—
Gardant le fils ainsi qu’il a gardé le père,
— C’est ainsi que debout, chaque nuit, sur ton seuil,
Se donnant à lui-même un mot d’ordre d’orgueil,
Fier de faire une chose énorme et goguenarde,
Un grenadier français monte, à Schœnbrunn, la garde !
(Il se met à se promener de long en large, dans le clair de lune, comme
un factionnaire.)
(Avec un coup d’œil sur la chambre du prince.)
Tu ne l’auras pas su.—
C’est pour moi seul. C’est du vrai luxe,— inaperçu !
(Il s’arrête, l’œil jubilant.)
S’offrir un pareil coup pour n’éblouir personne,
Mais pour se dire, à soi tout seul : « Elle est bien bonne ! »
(Il reprend sa promenade.)
A leur barbe !— à Schœnbrunn !… Je me trouve insensé !…
Je suis content !… Je suis ravi !…
(On entend un bruit de clef
dans une serrure, à droite.)
SCÈNE VIII
FLAMBEAU, METTERNICH.
FLAMBEAU, bondissant hors du clair de lune et se réfugiant dans l’angle
sombre au fond, à gauche.
Qui donc s’est procuré la clef ?
(La porte s’ouvre.)
METTERNICH entre. Il a pris en traversant un des salons un lourd
candélabre d’argent tout allumé dont il s’éclaire. Il referme la porte en
disant d’un ton résolu.
Non, cette scène
Ne se reproduira jamais !
FLAMBEAU, le reconnaissant avec stupeur.
METTERNICH, allant vers la table et bas, d’un air préoccupé.
Oui… ce soir… lui parler… sans témoin importun…
(Il pose le candélabre sur la table, et, en le posant, voit le petit chapeau.)
Tiens ! je ne savais pas que le duc en eût un.
(Souriant.)
— Ah ! c’est l’archiduchesse encor qui dut lui faire
Passer ce souvenir…
(S’adressant au chapeau.)
Te voilà,— Légendaire !
Il y avait longtemps que…
(Avec un petit salut protecteur.)
(Ironiquement, comme si le chapeau
s’était permis de réclamer.)
(Il lui fait signe qu’il est trop tard.)
— Non ! Douze ans de splendeur me contemplent en vain
Du haut de ta petite et sombre pyramide :
Je n’ai plus peur.
(Il touche du doigt et riant avec impertinence.)
Voici le bout de cuir solide
Par lequel on pouvait, sans trop te déformer,
T’enlever, tout le temps, pour se faire acclamer !
— Toi, dont il s’éventait après chaque conquête,
Toi, qui ne pouvais pas, de cette main distraite,
Tomber sans qu’aussitôt un roi te ramassât,
Tu n’es plus aujourd’hui qu’un décrochez-moi-ça,
Et si je te jetais, ce soir, par la croisée,
Où donc finirais-tu, vieux bicorne ?
FLAMBEAU, dans l’ombre, à part.
METTERNICH, tournant le chapeau dans ses mains.
Le voilà, ce fameux petit !… Comme il est laid !
On l’appelle petit : d’abord, est-ce qu’il l’est ?
(Haussant les épaules et de plus en plus rancunier.)
Non.— Il est grand. Très grand. Énorme. C’est en somme
Celui, pour se grandir, que porte un petit homme !…
— Car c’est d’un chapelier que la légende part :
Le vrai Napoléon, en somme…
(Retournant le chapeau et l’approchant
de la lumière pour lire,
au fond, le nom du chapelier.)
(Et tout d’un coup, quittant ce ton de persiflage.)
— Ah ! ne crois pas pour toi que ma haine s’endorme !
Je t’ai haï, d’abord, à cause de ta forme,
Chauve-souris des champs de bataille ! chapeau
Qui semblais fait avec deux ailes de corbeau !
A cause des façons implacables et nettes
Dont tu te découpais sur nos ciels de défaites,
Demi-disque semblant sur le coteau vermeil
L’orbe à demi monté de quelque obscur soleil !
A cause de ta coiffe où le diable s’embusque,
Chapeau d’escamoteur qui, posé noir et brusque,
Sur un trône, une armée, un peuple entier debout,
Te relevais, ayant escamoté le tout !
A cause de ta morgue insupportable ; à cause
De ta simplicité qui n’était qu’une pose,
De ta joie, au milieu des diadèmes d’or,
A n’être insolemment qu’un morceau de castor ;
A cause de la main rageuse et volontaire
Qui t’arrachait parfois pour te lancer à terre ;
De tous mes cauchemars que dix ans tu peuplas ;
Des saluts que moi-même ai dû te faire, plats ;
Et, quand pour le flatter je cherchais l’épithète,
Des façons dont parfois tu restas sur sa tête !
(Et tous ces souvenirs lui remontant, il continue, dans une explosion
de haine clairvoyante.)
Vainqueur, neuf, acclamé, puissant, je t’ai haï,
Et je te hais encor vaincu, vieux et trahi !
Je te hais pour cette ombre altière et péremptoire
Que tu feras toujours sur le mur de l’histoire !
Et je te hais pour ta cocarde arrondissant
Son gros œil jacobin tout injecté de sang ;
Pour toutes les rumeurs qui de ta conque sortent,
Grand coquillage noir que les vagues rapportent,
Et dans lequel l’oreille écoute, en s’approchant,
Le bruit de mer que fait un grand peuple en marchant !
Pour cet orgueil français que tu rendis sans bornes,
Bicorne qui leur sert à nous faire les cornes !
(Il a rejeté le chapeau sur la table, et penché maintenant sur lui :)
Et je te hais pour Béranger et pour Raffet,
Pour les chansons qu’on chante, et les dessins qu’on fait,
Et pour tous les rayons qu’on t’a cousus, dans l’île !
Je te hais ! je te hais ! et ne serai tranquille
Que lorsque ton triangle inélégant de drap,
Râpé de sa légende enfin, redeviendra
Ce qu’en France il n’aurait jamais dû cesser d’être :
Un chapeau de gendarme ou de garde champêtre !
Je te…
(Il s’arrête, saisi par le silence, l’heure, le lieu. Et avec un sourire
un peu troublé.)
Mais tout d’un coup… C’est drôle… Le présent
Imite le passé, parfois, en s’amusant…
(Passant la main sur son front.)
De te voir là comme une chose familière,
Cela m’a reporté de vingt ans en arrière ;
Car c’était là, toujours, qu’il te posait ainsi
Lorsqu’il y a vingt ans il habitait ici !
(Il regarde autour de lui avec un frisson.)
C’était dans ce salon qu’on faisait antichambre ;
C’était là qu’attendant qu’il sortît de sa chambre,
Princes, ducs, magyars, entassés dans un coin,
Fixaient sur toi des yeux humiliés, de loin,
Pareils à des lions respectant avec rage
Le chapeau du dompteur oublié dans la cage !
(Il s’éloigne un peu, malgré lui, en fixant ce petit chapeau dont le
mystère noir devient dramatique.)
Il te posait ainsi !… C’était comme aujourd’hui…
Des armes… des papiers… On croirait que c’est lui
Qui vient de te jeter, en passant, sur la carte ;
Qu’il est encore ici chez lui, ce Bonaparte !
Et qu’en me retournant, je vais,— sur le seuil,— là,
Revoir le grenadier montant la garde…
(Il s’est retourné d’un mouvement naturel, et pousse un cri en voyant,
debout devant la porte du duc, Flambeau qui, d’un pas, est rentré dans le
clair de lune.)
(Un silence. Flambeau, immobile, monte la garde. Ses moustaches et ses
buffleteries sont de neige. Les petits boutons à l’aigle étincellent sur sa poitrine.
Metternich recule, se frotte les yeux.)
— Non.— Non.— Non.— C’est un peu de fièvre, qui dessine !…
Mon tête-à-tête avec ce chapeau m’hallucine !…
(Il regarde, se rapproche. Flambeau est toujours immobile, dans la pose
classique du grenadier au repos, les mains croisées sur le coude de la baïonnette
qui jette un éclair bleu.)
La lune construit-elle un spectre de rayons ?
Qu’est-ce que c’est que ça ?… Voyons ! voyons ! voyons !
(Il marche sur Flambeau, et d’une voix brève.)
Oui… quel est le mauvais plaisant ?
FLAMBEAU, croisant la baïonnette.
METTERNICH, faisant un pas en arrière.
FLAMBEAU, froidement.
METTERNICH, avec un rire un peu forcé, voulant approcher.
Oui… oui… la farce est impayable…
Mais…
FLAMBEAU, croisant la baïonnette.
METTERNICH, reculant.
FLAMBEAU.
METTERNICH.
FLAMBEAU.
METTERNICH.
FLAMBEAU.
Plus bas !— L’Empereur dort.
METTERNICH.
FLAMBEAU, mystérieusement.
METTERNICH, furieux.
Mais je suis le chancelier d’Autriche !
Mais je suis tout ! Mais je peux tout !
FLAMBEAU.
METTERNICH, exaspéré.
Mais je veux voir le duc de Reichstadt, et…
FLAMBEAU.
METTERNICH, n’en pouvant croire ses oreilles.
FLAMBEAU.
Reichstadt ? Connaissons pas, Reichstadt !
D’Auerstaedt ! d’Elchingen ! c’est des ducs, c’est notoire ;
Reichstadt, c’est pas un duc : c’est pas une victoire !
METTERNICH.
Mais on est à Schœnbrunn, voyons !
FLAMBEAU.
Si l’on y est ?…
Grâce au nouveau succès, on y a son billet !
Et l’on s’y reprépare, avec des ratatouilles,
A ré-administrer au monde des tatouilles !
METTERNICH.
Quoi ? Comment ? Que dit-il ? Un nouveau succès ?
FLAMBEAU.
METTERNICH.
Mais nous sommes le dix juillet mil huit cent…
FLAMBEAU.
METTERNICH.
FLAMBEAU, tout d’un coup descendant vers lui.
D’où sortez-vous ?… C’est louche !
(Sévère.)
— Pourquoi n’êtes-vous pas encor dans votre couche ?
METTERNICH, se redressant.
FLAMBEAU, le toisant.
Qui donc a laissé passer cet Artaban ?
Le Mameluck ? Il a pris ça sous son turban ?
METTERNICH.
FLAMBEAU, scandalisé.
Alors, tout se démantibule ?
METTERNICH.
FLAMBEAU, n’en revenant pas.
Vous entrez, la nuit, dans le grand vestibule ?
METTERNICH.
FLAMBEAU, de plus en plus stupéfait.
Vous franchissez le salon de Rosa
Sans voir le voltigeur que l’on y préposa ?
METTERNICH.
FLAMBEAU.
Vous traversez la petite rotonde,
Sans qu’un pareil toupet, un yatagan le tonde ?
Le salon blanc n’est pas de sous-offs habité
Qui, sur le poêle en or, font du punch et du thé ?
Vous ne rencontrez pas quelques vieilles barbiches
Dans la pièce aux chevaux, dans la pièce aux potiches ?
Et dans la galerie, alors, les brigadiers
Trouvent tout naturel que vous vous baladiez ?
(Au comble de l’indignation.)
On peut donc traverser le cabinet ovale
Sans que le Maréchal du Palais vous avale ?
METTERNICH, reculant sous cette abondance inquiétante de
détails précis.
FLAMBEAU.
Ce dogue, alors, c’est un carlin ?
METTERNICH.
FLAMBEAU.
Ce palais, alors, c’est un moulin ?
— Et quand vous arrivez au bout de l’enfilade,
Personne ?… Le portier d’appartement… malade ?
Et le valet de chambre ?… absent ?… Et le gardien
Du portefeuille ?… où donc s’est-il mis ?… dans le sien ?
METTERNICH.
FLAMBEAU.
Au lieu d’être là pour vous chercher des noises,
L’aide de camp de nuit, que fait-il ?… des Viennoises ?
METTERNICH.
FLAMBEAU.
Et le moricaud de garde ? il prie Allah ?…
Eh bien ! mais c’est encore heureux que je sois là !
— Quel service !… Oh ! oh ! oh ! s’il y met sa lorgnette,
Je crois qu’il y aura d’l’oignon, d’l’oignon, d’l’oignette !
METTERNICH, hors de lui, et voulant passer pour atteindre la poignée
dorée d’une sonnette, au mur.
FLAMBEAU, s’interposant, terrible.
Ne bougez pas ! Vous le réveilleriez !…
(Avec attendrissement.)
— Il dort sur son petit traversin de lauriers !
METTERNICH, tombant assis dans un fauteuil, près de la table.
Ah ! je raconterai ce rêve !… Il est épique !
(Il approche un doigt de la flamme d’une des bougies, et le retirant
vivement.)
FLAMBEAU.
METTERNICH, tâtant la pointe de la baïonnette que Flambeau
ne cesse de lui présenter.
FLAMBEAU.
METTERNICH, se relevant d’un bond.
Mais je suis réveillé !… Mais je…
FLAMBEAU.
METTERNICH, avec, une seconde, l’angoisse d’un homme qui se
demande s’il a rêvé quinze ans d’histoire.
Mais Sainte-Hélène, alors ?… Waterloo ?…
FLAMBEAU, tombant sincèrement des nues.
(On entend bouger dans la chambre du duc.)
METTERNICH.
FLAMBEAU.
Saperlipopette !
Vous devenez plus blanc qu’un cheval de trompette !
(Prêtant l’oreille au pas qui s’est rapproché de la porte.)
C’est lui ! Sa main tâtonne au battant verrouillé…
Il va sortir. Voilà !
(Avec désespoir.)
METTERNICH.
Non, il ne se peut pas que ce soit lui qui sorte !
Il ne va pas ouvrir lentement cette porte !…
C’est le duc de Reichstadt, voyons ! je n’ai pas peur !
Je sais que c’est le duc ! j’en suis sûr.
(La porte s’ouvre.)
FLAMBEAU, d’une voix sonore.
(Il présente les armes.— Metternich se rejette en arrière.— Mais au
lieu de la terrible petite silhouette trapue que ce grenadier de la Garde présentant
les armes faisait presque attendre, c’est, sur le seuil, l’apparition
chancelante d’un pauvre enfant trop svelte, qui a quitté ses livres pour venir
en toussant voir ce qui se passe, et qui s’arrête, blanc comme son habit, en
levant sa lampe de travail,— rendu plus féminin par son col dégrafé d’où
s’échappe du linge, et par ses cheveux plus blonds sous l’abat-jour.)
SCÈNE IX
Les Mêmes, LE DUC, puis des Laquais.
METTERNICH, se précipitant vers lui avec un rire nerveux.
Ah ! ah ! c’est vous ! c’est vous ! c’est vous ! C’est Votre Altesse !
Ah ! que je suis heureux !
LE DUC, ironiquement.
D’où vient cette tendresse ?
METTERNICH.
Non ! vraiment, je croyais — tant c’était réussi !—
Qu’un autre allait sortir !
FLAMBEAU, comme sortant du rêve auquel il s’est pris lui-même.
LE DUC, se retournant vers lui, et apercevant avec épouvante son uniforme.
FLAMBEAU.
METTERNICH, qui a gagné la sonnette, sonnant et appelant.
LE DUC, à Flambeau.
FLAMBEAU, courant vers le fond.
LE DUC, voulant le retenir.
La sentinelle va tirer sur toi !
FLAMBEAU.
LE DUC.
C’est long, d’ici les bois !
METTERNICH.
Et si, pendant qu’il court,
On lui tire dessus…
FLAMBEAU.
LE DUC, vivement, apercevant la livrée de Flambeau à terre.
METTERNICH, courant et posant son pied dessus.
FLAMBEAU, dédaigneusement.
Gardez cette guenille !
Est-ce qu’un papillon se remet en chenille ?
(Et le fusil en bandoulière, gardant, par défi, tout son attirail, il s’élance
sur le balcon.)
LE DUC, le suivant.
FLAMBEAU, vite et bas au duc.
Chut ! Je gagne le trou
De Robinson !— Au bal de demain !
(Il enjambe la balustrade.)
LE DUC.
FLAMBEAU, disparaissant.
LE DUC, lui criant à voix basse.
METTERNICH, en le voyant disparaître.
Oh ! pourvu qu’il se luxe
Quelque chose !…
(On entend la voix de Flambeau entonner tranquillement dans la nuit
le Chant du départ : La victoire en chantant…)
LE DUC, terrifié.
METTERNICH, stupéfait.
LE DUC, se penchant au balcon avec angoisse.
LA VOIX DE FLAMBEAU, dans le parc.
(Il continue : … nous ouvre la carrière…
Une détonation. La chanson s’interrompt. Seconde de silence et d’attente.
Puis, la voix reprend gaiement, plus lointaine : La liberté…)
LE DUC, avec un cri de joie.
(Metternich se précipite derrière lui sur le balcon et suit des yeux,
dans le parc, la fuite de Flambeau.)
METTERNICH, avec dépit.
Comme il s’est bien, dans l’ombre, reconnu !
LE DUC, fièrement.
Il connaît le pays : il est déjà venu.
METTERNICH, à plusieurs laquais qui viennent d’entrer par la droite,
les congédiant du geste.
Trop tard ! Retirez-vous ! Plus rien pour mon service !
(Les laquais sortent.)
SCÈNE X
METTERNICH, LE DUC.
LE DUC, à Metternich, d’un ton presque menaçant.
Et demain, pas un mot au préfet de police !
METTERNICH, avec un sourire.
Je ne raconte pas les tours qu’on m’a joués.
(Et tandis que le duc, lui tournant le dos, se dirige vers sa chambre, il
continue nonchalamment :)
Que m’importent d’ailleurs vos grognards dévoués ?
Vous n’êtes pas Napoléon.
LE DUC, qui déjà rentrait chez lui, s’arrêtant, hautain.
METTERNICH, montrant le petit chapeau sur la table.
Vous avez le petit chapeau, mais pas la tête.
LE DUC, avec un cri de douleur.
Ah ! vous avez encor trouvé le mot qu’il faut
Pour dégonfler l’enthousiasme !… Mais ce mot
Ne sera pas cette fois-ci le coup d’épingle
Qui crève, ce sera le coup de fouet qui cingle !
Je me cabre, et m’emporte aux orgueils les plus fous !
Pas la tête, m’avez-vous dit ?…
(Il marche sur Metternich, et les bras croisés.)
METTERNICH, contemple un instant ce prince dressé la devant lui, dans
sa rage juvénile plein de confiance et de force,— puis, d’une voix
coupante.
(Il prend sur la table le candélabre allumé, va vers la grande psyché, et
haussant la lumière.)
Regardez-vous dans cette glace !
Regardez la longueur morne de votre face !
Regardez ce fardeau si lourd d’être si blond,
Ces accablants cheveux ! mais regardez-vous donc !
LE DUC, ne voulant pas aller à la glace, et s’y regardant,
malgré lui, de loin.
METTERNICH.
Mais tout un brouillard fatal vous accompagne !
LE DUC.
METTERNICH.
Mais à votre insu, c’est toute une Allemagne
Et c’est toute une Espagne en votre âme dormant,
Qui vous font si hautain, si triste, et si charmant !
LE DUC, détournant la tête, et attiré pourtant vers le miroir.
METTERNICH.
Rappelez-vous vos doutes de vous-même !
Vous, régner ? Allons donc !… Vous seriez, doux et blême,
Un de ces rois qui vont s’interrogeant tout bas,
Et qu’il faut enfermer pour qu’ils n’abdiquent pas !
LE DUC, saisissant, pour essayer de l’écarter, le candélabre que
Metternich lève devant la glace.
METTERNICH.
Vous n’avez pas la tête d’énergie,
Mais le front de langueur, le front de nostalgie !
LE DUC, se regardant, et passant sa main sur son front.
METTERNICH.
Et Votre Altesse, avec égarement,
Sur ce front d’archiduc passe une main d’infant !
LE DUC, regardant sa main, avec effroi, dans la glace.
METTERNICH.
Regardez-les, ces doigts tombants et vagues,
Qu’on a, dans des portraits, déjà vus, sous des bagues !
LE DUC, cachant sa main.
METTERNICH.
Regardez vos yeux par lesquels vos aïeux
Vous regardent…
LE DUC, face à face avec son image, les yeux élargis.
METTERNICH.
Regardez-les, ces yeux
Dans lesquels d’autres yeux, déjà vus dans des cadres,
Rêvent à des bûchers ou pleurent des escadres !
Et vous, si scrupuleux, si consciencieux,
Osez aller régner en France, avec ces yeux !
LE DUC, balbutiant pour se rassurer.
METTERNICH, d’une voix implacable.
Vous n’avez rien de votre père !
(Et ramenant de force vers la glace le candélabre que la main crispée du
duc ne lâche plus.)
Mais cherchez ! cherchez donc ! approchez la lumière !
— Il a voulu, jaloux de notre sang ancien,
Venir nous le voler, pour en vieillir le sien ;
Mais ce qu’il a volé, c’est la mélancolie,
C’est la faiblesse, c’est…
LE DUC.
Non, je vous en supplie !
METTERNICH.
Regardez-vous pâlir dans le miroir !
LE DUC.
METTERNICH.
Sur votre lèvre, là, vous la reconnaissez,
Cette moue orgueilleuse et rouge de poupée ?
C’est celle qu’eut, en France, une tête coupée :
Car ce qu’il a volé, c’est aussi le malheur !
— Mais haussez donc le candélabre !
LE DUC, défaillant.
METTERNICH, presque à son oreille.
Peux-tu te regarder, la nuit, dans cette glace,
Sans voir, derrière toi, monter toute ta race ?
— Vois c’est Jeanne la Folle, au fond, cette vapeur !
Et ce qui, sous la vitre, arrive avec lenteur,
C’est la pâleur du roi dans son cercueil de verre !…
LE DUC, se débattant.
Non ! non ! c’est la pâleur ardente de mon père !
METTERNICH.
Rodolphe et ses lions, dans un affreux recul !
LE DUC.
Des armes ! des chevaux ! c’est le Premier Consul !
METTERNICH, désignant toujours dans le miroir,
quelque sombre aïeul.
Le vois-tu fabriquer de l’or dans une crypte ?
LE DUC.
Je le vois fabriquer de la gloire, en Égypte !
METTERNICH.
Ha ! ha ! et Charles Quint ! le spectre aux cheveux courts,
Qui meurt d’avoir voulu s’enterrer !
LE DUC, perdant la tête.
METTERNICH.
L’Escurial ! les fantasmagories !
Les murs noirs !
LE DUC.
Au secours, les blanches boiseries !
Compiègne ! Malmaison !
METTERNICH.
Tu les vois ? tu les vois ?
LE DUC, désespérément.
Roule, tambour d’Arcole, et couvre cette voix !
METTERNICH.
LE DUC, courbé, se défendant du geste comme si quelque vol terrible
s’abattait sur lui.
Au secours, les Victoires !
A moi, les aigles d’or contre les aigles noires !
METTERNICH.
LE DUC.
METTERNICH.
Et crevés, les tambours !
LE DUC.
METTERNICH.
Et la glace glauque est pleine de Habsbourgs,
Qui te ressemblent tous !
LE DUC, hors de lui, cherchant à arracher le candélabre que
Metternich maintient.
METTERNICH.
D’autres ! d’autres encore arrivent !
LE DUC, brandissant le lourd candélabre que Metternich vient enfin
de lui abandonner, et en frappant, d’un geste insensé, le miroir.
(Il frappe avec rage ; la psyché s’effondre, les bougies s’éteignent ; la
nuit se fait, dans un grand bruit d’éclats de verre. Le duc se jette en
arrière, délivré, avec une clameur de triomphe.)
METTERNICH, déjà sur le seuil, se retourne, et avant de sortir.
Il en reste un toujours !
LE DUC chancelle à ces mots, et fou de terreur, il crie
dans la nuit.
Non ! non ! ce n’est pas moi ! pas moi !
(Mais sa voix s’étrangle, il bat l’air de ses bras, tourne dans l’ombre, et
tombe, lamentable blancheur, devant le miroir brisé, en appelant.)
Rideau.
ACTE IV
LES AILES MEURTRIES
Le rideau s’ouvre, au murmure des violons et des flûtes, sur une
fête dans les Ruines Romaines du parc de Schœnbrunn.
Ces ruines sont, naturellement, aussi fausses que possible ; mais
construites par un agréable archéologue, adossées le plus heureusement
du monde à une colline boisée, vêtue de mousses abondantes,
caressées d’admirables feuillages, elles sont belles dans la nuit, qui
les agrandit et les poétise.
Au fond, au milieu de pittoresques décombres, une large et très
haute porte romaine s’arrondit, et laisse voir, en perspective, sous
son arc ébréché, une avenue de gazon qui s’élève, comme un chemin
de velours, jusqu’à un lointain carrefour bleuâtre, où semble l’arrêter
un geste blanc de statue.
Devant cette porte s’allonge un petit vivier d’eau dormante, et
des divinités de pierre se cachent dans des roseaux.
Et ce sont des colonnades à demi écroulées à travers lesquelles on
voit passer des masques ; des escaliers que montent et descendent tous
les personnages de la Comédie Italienne. Car la fête est costumée,
la mode étant aux Redoutes, aux dominos, aux capes vénitiennes, aux
étranges chapeaux chargés de plumes, aux grandes collerettes, aux
loups noirs barbus de dentelle, sous lesquels on aime à s’intriguer.
Deux gros orangers taillés en boules ; contre une de leurs caisses,
un banc rustique.
Un peu partout, des fragments de bas-reliefs, des fûts de colonne
enthyrsés de lierre, des têtes gisantes, de marbres décapités.
Les lampions sont rares et d’un vert discret de ver luisant ; on
n’a pas abîmé le clair de lune.
La partie du parc réservée à la fête a été close par du treillage, et
on aperçoit, à droite, la sortie, où des valets de pied remettent aux
gens qui partent leurs manteaux.
A gauche, au tout premier plan, une porte de branches enguirlandées
est celle d’un petit théâtre. C’est de ce côté, vers le fond,
que s’étend la fête ; c’est par là qu’on danse, il arrive de la coulisse
une lumière plus vive et des bouffées de musique.
L’orchestre invisible joue des valses de Schubert, de Lanner, de
Strauss,— et les joue à la Viennoise, avec la plus énervante grâce.
SCÈNE PREMIÈRE
DES MASQUES,— puis METTERNICH et L’ATTACHÉ
FRANÇAIS, GENTZ, SEDLINSKY, FANNY ELSSLER.
UN MANTEAU VÉNITIEN, à un autre, lui montrant les masques
qui passent.
L’AUTRE.
LE PREMIER.
LE DEUXIÈME.
LE PREMIER.
LE DEUXIÈME.
UN MATASSIN, survenant.
UN GILLES.
UN POLICHINELLE, traverse le fond en courant, et saisit au
vol une Marquise par la taille.
LA MARQUISE.
LE POLICHINELLE, mystérieusement.
(Il l’embrasse et se sauve.)
UN PIERROT, assis sur un fût de colonne.
LE POLICHINELLE, repassant au fond, et saisissant par la taille
une Isabelle.
LE PIERROT.
… eût aimé ces fuites de basquines…
L’ISABELLE, au Polichinelle.
LE POLICHINELLE, mystérieusement.
(Il l’embrasse et se sauve.)
LE PIERROT.
… dans ce décor de ruines !
UN ARLEQUIN, qui rêve, un pied sur la margelle du bassin.
Tout est incertitude et tout est trémolo,
La musique, nos cœurs, le clair de lune, et l’eau !
(Metternich, en habit de cour sous un grand domino noir, entre
avec l’attaché militaire français qui est aussi en habit et domino ; il lui
explique la fête avec condescendance.)
METTERNICH.
Donc, Monsieur l’attaché d’ambassade de France,
Ici de la pénombre et du demi-silence…
(Il désigne le fond à gauche.)
Et, dans la lumière et dans du bruit, là-bas,
Le bal…
L’ATTACHÉ, admiratif.
METTERNICH, négligemment.
C’est joli, n’est-ce pas ?
(Montrant la droite.)
L’ATTACHÉ, avec un étonnement respectueux.
Quoi ! vous daignez être mon cicerone ?…
METTERNICH, lui prenant le bras, avec une affectation de frivolité.
Mon cher, je suis moins fier du Congrès de Vérone
Que d’avoir réussi ce bal dans ces jardins,
Et d’avoir mélangé tous ces parfums mondains
A cette âpre senteur nocturne et forestière !
— Donc, par là, la sortie. Au fond, le vestiaire,
De sorte qu’en partant, tout de suite, on pourra
Reprendre sa roulière, ou bien sa witchoura.
(Montrant la porte de gauche.)
Enfin, dans un salon de boulingrin bleuâtre,
Là, près de la Fontaine aux Amours, le théâtre.
Un bijou de petit théâtre, sur lequel
Des amateurs princiers vont nous jouer Michel
Et… je ne sais plus quoi…— piécette à l’eau de rose
D’un Français qui s’appelle Eugène… quelque chose !
L’ATTACHÉ.
METTERNICH.
L’ATTACHÉ, surpris, regardant autour de lui.
METTERNICH, posant la main sur une caisse d’oranger.
Sur chaque caisson vert
Va neiger une nappe et pleuvoir un couvert !
L’ATTACHÉ, amusé.
Ah ! bah ! les orangers ?…
METTERNICH, enchanté de son effet.
Oui. Tout à l’heure on roule
Ici tous ceux du parc ; sous chaque grosse boule
Deux couples prennent place, affamés et légers…
L’ATTACHÉ.
Enfin, c’est un souper par petits orangers !
C’est admirable !
METTERNICH, modestement.
Eh ! oui !— Quant aux affaires graves…
(A un laquais.)
Allez dire que c’est assez de danses slaves !
(Le laquais sort en courant par la gauche. Revenant à l’attaché.)
Je ne les remets pas à demain, moi. Je pars
Avant souper. Je dois répondre aux Hospodars.
On m’attend.
(A un autre laquais, lui désignant l’intérieur du théâtre.)
Les festons par là sont un peu pingres !
(Revenant à l’attaché.)
Organiser un bal, c’est mon violon d’Ingres :
Puis, quand le bal est bien bondissant et riant,
Je vais te retrouver, Question d’Orient !
J’aime régler des sorts de peuples et des danses,
Arbitre de l’Europe…
L’ATTACHÉ, s’inclinant.
GENTZ, qui est entré depuis un moment avec une femme en domino,
masquée, s’avançant vers eux, un peu gai.
C’est très juste !… Arbiter elegantiarum !
METTERNICH, se retournant.
Tiens ! vous parlez latin ? Qu’avez-vous bu ?
GENTZ, titubant très légèrement.
METTERNICH.
On a dû, chez Fanny, rester longtemps à table !
Oh ! cette liaison !… Vous n’êtes plus sortable !
GENTZ, avec indignation.
Moi, Fanny ?… C’est fini !
METTERNICH, incrédule.
(Apercevant le préfet de police qui le cherche.)
GENTZ, la main sur son cœur.
SEDLINSKY, à Metternich.
(Il lui parle bas.)
GENTZ, continuant de parler à Metternich, qui s’est éloigné.
(Le domino qui était avec lui vient le prendre sous le
bras. Il se retourne et changeant de ton.)
J’eus tort de t’amener, Fanny !
Si l’on savait que grâce à moi… Quelle imprudence !
Une danseuse…
FANNY.
Ici, c’est pour moi que je danse !
(Elle pirouette. L’attaché français la regarde avec admiration.)
GENTZ, vivement.
On te reconnaîtra !… tâche de danser mal !
METTERNICH, à Sedlinsky.
SEDLINSKY.
Pour le duc, dans ce bal.
METTERNICH, souriant.
GENTZ, suivant Fanny qui s’éloigne en dansant.
Encor faudrait-il que j’apprisse
Pourquoi tu voulus tant venir ici ?
FANNY.
(Elle sort en valsant. Gentz la suit. L’attaché français aussi.)
METTERNICH, à Sedlinsky.
Je n’ai plus peur du duc. J’ai tué son orgueil.
On ne le verra pas au bal. Il est en deuil.
SEDLINSKY.
METTERNICH, gaiement.
SEDLINSKY.
METTERNICH, haussant les épaules.
SEDLINSKY.
METTERNICH, ironique.
SEDLINSKY.
… Polonaises et Grecques :
La princesse Grazalcowich !
METTERNICH.
Grazalcowich ?…
C’est terrible !
(A un laquais qui passe.)
Donnez-moi donc une sandwich !
SEDLINSKY.
(Il lui désigne un groupe de dominos mauves qui entrent mystérieusement.)
Fuyant l’éclat de la torchère,
Les voici, cherchant l’ombre, et chuchotant…
(Il entraîne Metternich derrière un des orangers.)
SCÈNE II
LES DOMINOS MAUVES,— METTERNICH
et SEDLINSKY, cachés.
PREMIER DOMINO, à un autre.
Ma chère,
Que c’est doux de courir pour lui quelque danger !
DEUXIÈME DOMINO, avec délice.
TROISIÈME DOMINO.
Ses cheveux sont d’un or si léger !
(Ces conspiratrices ont toutes un petit accent grec ou polonais.)
LA PREMIÈRE.
Oui, ma chère, on dirait que son front s’environne
D’un halo… dans lequel commence une couronne !
UNE AUTRE.
Oh ! et son double charme inattendu, troublant,
De Bonaparte blond, ma chère, et d’Hamlet blanc !
PLUSIEURS, avec volupté.
LA PREMIÈRE, gravement.
Mais, d’abord, à Vienne, je conseille
De faire faire, en or, chez Stieger, une abeille !
LA DEUXIÈME, impétueusement.
A Vienne ?… Ce serait tout à fait idiot !
Faisons faire à Paris cela, chez Odiot !
UNE AUTRE, solennellement.
Et je propose, moi, sur toutes nos toilettes,
D’avoir toujours un gros bouquet de violettes !
TOUTES, avec enthousiasme.
Oh ! c’est cela, Princesse !
UNE QUI N’A ENCORE RIEN DIT, inspirée.
Et risquons un retour
Vers les modes Empire !
LA PREMIÈRE, vivement.
Oh ! le soir ! pas le jour !
UNE AUTRE.
Ah ! ma chère, ces tailles courtes sont infâmes !
TOUTES A LA FOIS.
Les ruchés !… les bouillons !… Mais, ma chère !…
METTERNICH, qui surgit en riant.
TOUTES, avec un cri d’effroi.
METTERNICH, riant aux éclats.
Continuez ce complot étonnant !
Conspirez !… conspirez !… ah ! ah !…
(Il sort en riant toujours, suivi de Sedlinsky. Son rire se perd.
Aussitôt les conspiratrices, dispersées comme pour une fuite, se rapprochent
sur la pointe du pied, se mettent en bouquet autour de celle
qu’on a appelée Princesse.)
LA PRINCESSE.
Et maintenant
Que grâce à ce petit papotage frivole
Le soupçon éveillé par Sedlinsky s’envole,
Prouvons-leur qu’auprès des Machiavels féminins
Les Metternich les plus Metternich sont des nains !
TOUTES.
LA PRINCESSE.
Chacune sait bien, ce soir, quel est son rôle ?
TOUTES.
LA PRINCESSE.
Disséminons-nous dans le bal !
(Les dominos mauves s’éparpillent.)
SCÈNE III
TOUTES SORTES DE MASQUES, GENTZ,
L’ATTACHÉ FRANÇAIS, FANNY ELSSLER, etc.
puis TIBURCE et THÉRÈSE DE LORGET.
UN GROUPE DE MASQUES, poursuivant, à travers les colonnades,
un masque à grand nez qui se sauve.
Qu’il est drôle !
Ce doit être Sandor !— Non ! non ! c’est Furstemberg !
UN CROCODILE, les arrêtant pour leur montrer quelque chose
au-dehors.
Et cet ours, qui, là-bas, valse sur du Schubert !
(Toute la bande se précipite vers le côté où l’Ours est signalé.)
GENTZ, qui s’est assis sur le banc, entouré de plusieurs jolies femmes, et
en regardant passer d’autres.
En quoi, la triste Elvire ?
UNE COLOMBINE.
GENTZ, pour lui faire plaisir.
LA COLOMBINE.
GENTZ, riant.
L’ATTACHÉ FRANÇAIS, traversant la scène à la poursuite
de Fanny Elssler.
Pas moyen de savoir quel est ce domino !
Est-ce une Anglaise ?
FANNY, fuyant.
L’ATTACHÉ, sursautant.
FANNY.
(Elle disparaît. L’attaché aussi.)
LA COLOMBINE, assise près de Gentz.
UNE CLÉOPÂTRE.
Oui… grande dalmatique !…
GENTZ.
Mais alors la baronne est en Adriatique ?
(Tiburce est entré avec Thérèse. Il est en Capitan Spezzafer. Thérèse
porte une souple tunique d’un bleu glacé d’argent, sur laquelle retombent
des lys d’eau et de longues herbes luisantes : elle est en source.)
TIBURCE.
Ma sœur, vous n’allez plus à Parme ?
THÉRÈSE.
Oh ! Si ! Mais pour
Voir ce bal, la duchesse a retardé d’un jour.
(Montrant une femme masquée qui passe dans le fond, accompagnée
d’un homme en domino.)
C’est elle, avec Bombelles… oui… cette cape verte !…
TIBURCE, d’un ton agressif.
Tant mieux que vous partiez ! Noblesse oblige !… et certes
Je n’aurais plus longtemps souffert vos aparté
Avec votre petit Monsieur Buonaparte !
THÉRÈSE, hautaine.
TIBURCE.
Nous nous vantons de ce que nos aïeules
N’aient pas, avec les rois, toujours été bégueules,
Car l’on peut ramasser un mouchoir sans déchoir
Lorsqu’un lys est brodé dans le coin du mouchoir !
Mais l’honneur ne saurait admettre une batiste
Portant la fleur ou le frelon bonapartiste.
(Menaçant.)
Malheur au fils de l’Ogre…
THÉRÈSE.
TIBURCE, galamment ironique.
S’il croquait nos sœurs !
THÉRÈSE.
Mon frère, vous avez des mots…
TIBURCE, avec un petit salut sec.
(Il s’éloigne. Thérèse le suit des yeux, puis, haussant les épaules,
se joint à un groupe qui passe.)
UN OURS, entrant avec une Chinoise à son bras.
A quoi donc voyez-vous que je suis diplomate ?
LA CHINOISE.
Mais à votre façon d’arrondir votre patte !
L’OURS, tendrement.
LA CHINOISE, lui donnant un coup d’éventail sur la patte.
(A ce moment passe une énorme personne déguisée en petite bergère
Louis XV.)
TOUTES LES FEMMES, qui sont autour de Gentz.
GENTZ, avec effroi.
Mais cette bergère a mangé son troupeau !
LE POLICHINELLE, traversant la scène en courant et saisissant
la grosse bergère par la taille.
LA GROSSE BERGÈRE, se débattant.
LE POLICHINELLE, mystérieusement.
(Il l’embrasse et se sauve. On entend sa voix, plus loin, dans les arbres,
qui demande à une autre :)
(Gentz et son groupe suivent le Polichinelle, très intéressés. Depuis un
instant, le duc est entré avec Prokesch. Prokesch est en habit et domino.
Le duc s’enveloppe d’un grand manteau violet. Quand le manteau
s’ouvre, on le voit en uniforme blanc. Tenue de bal : bas de soie blanche
et escarpins. Il tient à la main son masque dont il s’évente nerveusement.
Il s’appuie sur Prokesch qui le regarde avec inquiétude. Il a la figure
défaite, le geste découragé, un pli mauvais à la lèvre. On sent que
l’Aiglon traîne des ailes meurtries.)
SCÈNE IV
LE DUC, PROKESCH.
DES MASQUES passent de temps en temps.
PROKESCH, au duc.
Quoi ! parmi ces gaietés une langueur pareille ?
Qu’a donc fait Metternich ?
(Mouvement du duc.)
LA CHINOISE, qui repasse avec l’Ours, remarquant un bloc de pierre
qu’il porte sous son bras.
Mais que portez-vous donc sous le bras ?
L’OURS, flegmatiquement.
(Ils s’éloignent.)
PROKESCH, au duc.
Le complot va très bien, si j’en crois plusieurs signes.
(Il tire de sa poche un billet.)
Ne m’a-t-on pas remis, ce matin, ces deux lignes ?
(Il lit.)
Dites-lui de venir de bonne heure et qu’il ait
Son uniforme sous un manteau violet !
— Prince, c’est pour ce soir, car ce billet…
LE DUC, prenant le billet et le chiffonnant entre ses doigts.
Doit être
D’une femme qui veut au bal me reconnaître !
J’ai suivi le conseil, d’ailleurs, n’étant ici
Venu que pour chercher aventure.
PROKESCH, désolé.
LE DUC.
PROKESCH.
LE DUC, à lui-même.
Oh ! ce serait un crime
Que de faire monter, pays clair et sublime,
Sur ton splendide petit trône impérial
Un être de malheur, d’ombre et d’Escurial !
Et si, lorsque plus tard, je serai sur ce trône,
Le Passé m’allongeant dans l’âme sa main jaune,
Venait y déterrer, de ses ongles hideux,
Je ne sais quel Rodolphe ou quel Philippe Deux ?…
J’ai peur qu’au bruit flatteur et doré des abeilles,
Monstre qui dors peut-être en moi, tu te réveilles !
PROKESCH, riant.
Mais voyons, Monseigneur, vous êtes fou !
LE DUC, tressaillant, et avec un regard qui fait reculer Prokesch.
PROKESCH, comprenant l’angoisse du prince.
LE DUC, lentement.
Au fond de leurs châteaux de rois,
Dans leur retraite castillane ou bohémienne,
Ils ont tous eu la leur !… Quelle sera la mienne ?…
Voyons, décidons-le !… Je me résous, tu vois.
Mais voici le moment de choisir.
(Avec un rire amer.)
J’ai le choix.
Des aïeux prévenants m’ouvrent le catalogue !…
Serai-je mélomane ? oiseleur ? astrologue ?
Marmonneur d’oremus ? ou souffleur d’alambic ?
PROKESCH.
Je ne comprends que trop ce qu’a fait Metternich !
(Baissant la voix.)
Des malheureux Habsbourg, il vous dressa la liste ?
LE DUC.
Ah ! dame, ils ont tous eu la démence un peu triste !
Mais des parfums mêlés font des parfums nouveaux,
Et mon cerveau, bouquet de ces sombres cerveaux,
Va peut-être en produire une autre, plus jolie !
Voyons, quelle sera la mienne, de folie ?
Eh ! pardieu, mes penchants vaincus jusqu’à ce jour
Nous le disent assez : moi, ce sera l’amour !
Je veux aimer, aimer,
(De son poing fermé, il frappe rageusement sa lèvre.)
écraser avec haine,
Sous des baisers d’amour cette lèvre autrichienne !
PROKESCH.
LE DUC, parlant avec une volubilité fiévreuse.
Mais, mon cher, à la réflexion,
C’est logique, Don Juan fils de Napoléon !
C’est la même âme, au fond, toujours insatisfaite,
C’est le même désir incessant de conquête !…
O magnifique sang qu’un autre a corrompu
Et qui, voulant éclore en César, n’a pas pu,
Ton énergie en moi n’est donc pas toute morte :
Cela fait un Don Juan, lorsqu’un César avorte !
Oui, c’est une façon d’être encore un vainqueur !
Ainsi, je connaîtrai cette fièvre de cœur
Fatale, dit Byron, à ceux qu’elle dévore…
Et c’est une façon d’être mon père encore !
— Bah ! qui sait, après tout, s’il est plus important
De conquérir le monde ou d’aimer un instant ?
Soit ! soit ! c’est bien qu’ainsi finisse la Légende,
Et que ce conquérant de cet autre descende !
Soit ! je serai le reflet blond du héros brun,
Qui s’en allait les battant tous l’un après l’un,
Et tandis que je les vaincrai l’une après l’une,
Mes soleils d’Austerlitz seront des clairs de lune !
PROKESCH.
Ah ! taisez-vous, car c’est trop tristement railler !…
LE DUC.
Oui, je sais bien, j’entends des spectres me crier,
Spectres aux habits bleus, tordus par la rafale :
« Eh bien ! alors, cette épopée impériale,
« Nos travaux, nos clairons, la gloire ?… Eh bien ! alors
« Cette neige, ce sang, l’Histoire… et tant de morts
« Sur tant de champs où tant de fois nous triomphâmes,
« Cela te sert à quoi, petit ? » — « A plaire aux femmes ! »
C’est beau, sur le Prater, parmi les voiturins,
De monter un cheval de trois mille florins
Que l’on peut appeler Iéna ! C’est une aigrette
Certaine, qu’Austerlitz, aux yeux d’une coquette !…
PROKESCH.
Vous n’aurez pas le cœur, ainsi, de la porter !
LE DUC.
Mais si, mais si, mon cher, et je ferai monter
— Car c’est, sur un amant, une chose qui flatte !—
L’aigle rapetissée en épingle à cravate !
(L’orchestre, qui s’était tu un moment, reprend au loin.)
De la musique !… Et tu n’es plus, fils de César,
Qu’un Don Juan de Mozart !…
(Ricanant.)
Pas même de Mozart :
De Strauss !
(Il salue gravement Prokesch.)
(Et pirouettant avec une gaieté désespérée.)
Il faut que je devienne
Inutile et charmant, comme un objet de Vienne !
(Il va sortir, il s’arrête en voyant paraître l’archiduchesse.)
PROKESCH, épouvanté de l’éclair trouble de ses yeux.
LE DUC, du coin mauvais de la bouche.
(Et repoussant Prokesch qui s’écarte à regret, il s’avance d’un pas
traînant vers l’Archiduchesse. L’Archiduchesse porte un costume très
simple : jupe courte, corsage à basques, fichu, tablier, bonnet ; enfin,
tout à fait pareille au fameux tableau de Liotard, elle tient avec conviction
devant elle un petit plateau sur lequel sont posés une tasse de chocolat
et un verre d’eau.)
SCÈNE V
LE DUC, d’abord avec L’ARCHIDUCHESSE,
puis avec THÉRÈSE.
LE DUC, à l’Archiduchesse, languissamment.
Oh ! le profond parfum qu’ont les tilleuls, ce soir !
L’ARCHIDUCHESSE.
As-tu vu mon petit plateau ?… J’en suis très fière !
LE DUC.
L’ARCHIDUCHESSE.
En Chocolatière
De Dresde.
LE DUC.
Ra-vis-sant !… mais votre chocolat
Doit bien vous ennuyer.
L’ARCHIDUCHESSE, s’éventant avec le plateau de carton, sur lequel
le verre et la tasse restent collés.
LE DUC, qui s’est assis sur le banc, lui faisant place auprès de lui,— avec
une familiarité tendre.
L’ARCHIDUCHESSE, s’asseyant gaiement.
Eh bien ! Franz, aimons-nous un petit peu la vie ?
LE DUC.
J’aime être le neveu d’une tante jolie.
L’ARCHIDUCHESSE.
Moi j’aime être la tante, aussi, d’un grand neveu.
LE DUC.
L’ARCHIDUCHESSE, se reculant un peu sur le banc.
LE DUC.
L’ARCHIDUCHESSE.
LE DUC.
D’intimités tendres qui sont les nôtres.
L’ARCHIDUCHESSE, le regardant avec inquiétude.
Je n’aime pas vos yeux, ce soir.
LE DUC.
L’ARCHIDUCHESSE, voulant plaisanter.
Ah ! je comprends ! ce soir, tout se masque à la cour,
Et l’amitié doit prendre un domino d’amour !
LE DUC, se rapprochant de plus en plus.
Oh ! d’abord, l’amitié, tante aux yeux de cousine,
L’amitié, de l’amour est toujours trop voisine
Entre les tantes et les neveux, les filleuls
Et les marraines — oh ! sentez-vous les tilleuls ? —
Entre les colonels et les chocolatières,
Pour qu’il n’y ait jamais d’incidents de frontières.
L’ARCHIDUCHESSE, se levant, un peu sèchement.
Je n’aime plus votre amitié.
LE DUC, la retenant par le poignet, d’une voix sourde.
Moi, j’aime bien
Ces sentiments auxquels on ne comprend plus rien,
Dans lesquels tout se mêle et s’embrouille…
L’ARCHIDUCHESSE, lui arrachant sa main.
(Elle s’éloigne.)
LE DUC, boudeur.
Oh ! bien ! si vous prenez vos airs d’archiduchesse !
L’ARCHIDUCHESSE.
Adieu, Franz !… Tu m’as fait beaucoup de peine !
(Elle sort sans se retourner.)
LE DUC, la suivant des yeux.
Bah !
Dans la claire amitié cette goutte tomba,
Qui fait qu’en amour trouble elle se précipite !
Attendons !…
(Il aperçoit Thérèse de Lorget qui, depuis un instant arrêtée au
fond, joue distraitement à tremper dans l’eau du bassin les longues
herbes qui pendent de ses épaules.— Avec étonnement.)
Tiens !… Comment ! Vous êtes là, petite ?
Vous ne roulez donc pas vers le ciel Parmesan ?
(Il regarde le déguisement de Thérèse.)
Mais que d’herbe ! En quoi donc êtes-vous ?
THÉRÈSE, souriante et les yeux baissées.
LE DUC, se souvenant.
(Mélancoliquement.)
Sur sa roche lointaine
Mon père, pour amie, avait une fontaine.
Elle le consolait d’un geôlier. C’est pourquoi
Il fallait qu’à Schœnbrunn, ma Sainte-Hélène à moi,
Mon âme ne fût pas tout à fait sans ressource,
Et qu’ayant le geôlier, elle eût aussi la Source !
THÉRÈSE.
Vous évitiez pourtant, vers moi, de vous pencher ?…
LE DUC.
Parce que je songeais à m’enfuir du rocher.
Mais c’est fini !
THÉRÈSE.
LE DUC.
Plus d’espoir !… J’abandonne
Tout rêve !…
THÉRÈSE, se rapprochant vivement de lui.
LE DUC, d’une voix de tendresse suppliante.
Il faut qu’elle me donne,
Ma Source,— sa fraîcheur, son murmure !…
THÉRÈSE, tout près de lui.
LE DUC, lentement.
Et même si je veux la troubler ?
THÉRÈSE, levant sur lui des yeux limpides.
LE DUC, changeant de ton, à voix tout d’un coup basse et brutale.
Viens ce soir. Tu sais bien, la maison tyrolienne,
Sous bois, mon pavillon de chasse…
THÉRÈSE, avec un recul effrayé.
LE DUC, précipitamment.
Ne dis pas non. Ne dis pas oui. J’attendrai.
THÉRÈSE, bouleversée.
LE DUC, reprenant sa voix câline et triste d’enfant malheureux.
Songe combien je suis malheureux désormais :
J’ai perdu tout espoir de jouer un grand rôle.
Je n’ai plus qu’à pleurer : j’ai besoin d’une épaule.
(Il a presque laissé tomber sa tête sur l’épaule nue de la Petite
Source, lorsque le bruit d’un pas sur le gravier les fait se séparer vite.
C’est Tiburce, drapé dans sa cape de spadassin, qui passe au fond, ayant
au bras une femme. En les voyant, il cesse de causer, et arrête sur
Thérèse un regard de menace. Elle lui répond d’un œil dédaigneux, et
disparaît vers le bal. Tiburce, reprenant sa galante conversation, s’éloigne.
Le duc, qui n’a même pas reconnu Tiburce, appelle d’un signe un des
laquais debout à la sortie de droite, et tire de son frac un feuillet de
papier qu’il griffonne sur son genou.)
SCÈNE VI
LE DUC, UN LAQUAIS, puis FANNY ELSSLER
et L’ATTACHÉ FRANÇAIS.
LE DUC, tendant au laquais le mot qu’il vient d’écrire.
Au château, pour mes gens. Je ne rentrerai pas.
Je vais au pavillon. Vite quelqu’un là-bas.
Voilà. Rapporte-moi que la chose est comprise.
LE LAQUAIS, s’inclinant.
LE DUC.
C’est tout.— Demain matin, la jument grise.
(Le laquais sort. Fanny Elssler, toujours masquée, repasse en courant,
se retournant pour regarder si elle est poursuivie. Elle s’arrête en
apercevant le duc, dont le manteau violet laisse voir l’uniforme blanc.)
FANNY ELSSLER, s’approchant du duc, et récitant mystérieusement.
… Son uniforme sous un manteau…
LE DUC, sursaute, et achevant la phrase du billet reçu par Prokesch.
(Ironiquement.)
Il était d’une femme, ô Prokesch, le billet !
FANNY, montrant au duc l’attaché français qui vient d’apparaître.
Le temps de dépister ce masque qui m’obsède,
Et je reviens !
LE DUC, souriant.
(Fanny fuit à travers les ruines, essayant de perdre l’attaché.— Le duc se
promène de long en large, et avec une sorte de rage.)
C’est mon destin !— Je cède !—
Aimons !
(La musique est de plus en plus énervante. Des couples passent au fond,
cherchant l’ombre.)
Ayons au cœur un furieux avril !
Aimons…
(Il montre un couple très tendre qui se dirige vers le banc.)
comme ceux-là !… comme tous !…
(Mais, soudain, il tressaille et se jette derrière un oranger, qui le
cache ; car le couple parle, se croyant seul ; et dans ce couple qu’il a désigné
d’un geste méprisant, il reconnaît Marie-Louise et son chambellan
Bombelles.)
SCÈNE VII
MARIE-LOUISE, BOMBELLES,— LE DUC,
derrière un oranger.
BOMBELLES, continuant une conversation commencée.
MARIE-LOUISE, riant.
C’est de lui que vous parlez encore ?
BOMBELLES.
LE DUC, d’une voix étranglée.
BOMBELLES.
MARIE-LOUISE, s’asseyant. Bombelles reste debout, un genou sur le banc.
J’ignore.
Mais je sentais très bien que je l’intimidais.
Même sur son estrade aux lauriers d’or pour dais,
Il se sentait moins haut que moi par la naissance ;
Alors, il m’appelait, pour prendre un air d’aisance :
« Bonne Louise » !… eh ! mon Dieu ! oui !… C’était d’un goût !
— J’aime le sentiment !… Je suis femme, après tout !
BOMBELLES.
MARIE-LOUISE.
(D’un petit ton sec et léger.)
On s’est mis en colère
Pour un mot que j’ai dit quand ce bon Saint-Aulaire
M’annonça le désastre, à Blois. J’étais au lit ;
Mon pied nu dépassait, et sur le bois poli,
Posé comme ces pieds que cisèle Thomire,
Du meuble Médicis faisait un meuble Empire.
Soudain, voyant glisser les yeux de l’envoyé,
Je souris et je dis : « Vous regardez mon pied ? »
— Et malgré les malheurs de sa patrie, en somme,
C’est parfaitement vrai qu’il regardait, cet homme !—
Je fus coquette ?… Eh bien ! le grand crime ! Mon Dieu,
Que voulez-vous ? c’est vrai, je restais femme un peu,
Et dans l’écroulement trop prévu de la France,
La beauté de mon pied gardait son importance !
LE DUC, voulant fuir, mais ne pouvant pas, comme dans un cauchemar,
et saisissant l’oranger pour ne pas tomber.
Oh ! je voudrais m’enfuir ! oh ! je reste !
BOMBELLES, se penchant sur le bras de Marie-Louise.
Quel est
Ce caillou gris que vous portez en bracelet ?
MARIE-LOUISE, tout d’un coup très émue.
Ah ! je ne peux le voir qu’avec des yeux humides.
Ça… voyez-vous… c’est un morceau…
BOMBELLES, vivement.
MARIE-LOUISE, sentimentale.
Mais non, voyons !… C’est un vrai morceau du tombeau
Où Juliette dort auprès de Roméo !
(Elle soupire.)
BOMBELLES, respectueusement crispé.
Vous n’allez pas, de grâce,
Me parler de Neipperg !
MARIE-LOUISE.
Oui, Neipperg vous agace !
Pourquoi parler de l’autre, alors ?
BOMBELLES, avec la conviction d’un homme qui préfère être
préféré à Napoléon Ier qu’à Monsieur de Neipperg.
(Et avec plus de curiosité que de jalousie.)
MARIE-LOUISE, qui n’y est déjà plus.
BOMBELLES.
MARIE-LOUISE.
BOMBELLES.
Un si grand homme, on doit…
MARIE-LOUISE.
Quant à cela, je nie
Qu’on ait jamais aimé quelqu’un pour son génie !
— Et puis, ne parlons plus de lui, parlons de nous.
(Coquettement.)
Cela vous plaira-t-il, Parme ?
BOMBELLES.
MARIE-LOUISE.
Jusqu’à chasser Monsieur Leroy, tailleur-modiste,
Parce qu’en m’essayant un peplum, cet artiste
N’avait pu voir, sans un cri d’admiration,
(Elle a laissé glisser derrière elle, sur le banc, la grande cape
qui couvrait sa robe décolletée.)
(Et ses épaules, couvertes de diamants, apparaissent.)
BOMBELLES, flatté dans son amour-propre d’homme
et dans sa haine de royaliste.
Jaloux ?… Alors, Napoléon…
MARIE-LOUISE, regardant autour d’elle, avec effroi, à ce nom
trop indiscrètement prononcé.
BOMBELLES, avec une satisfaction croissante.
… n’aurait pas aimé me voir les trouver belles,
Vos épaules,— ce soir… Il n’aurait pas…
MARIE-LOUISE, le rappelant à l’ordre.
BOMBELLES, dégustant le plaisir de se venger de la Gloire.
… Aimé m’entendre dire à Votre Majesté…
(Il s’assied sur le banc, près d’elle.)
LE DUC.
Oh ! mon père, pardonnez-moi d’être resté !…
BOMBELLES, regardant l’édifice de nattes à la mode du jour qui coiffe
la tête de Marie-Louise d’une sorte de bonnet d’Arlésienne.
… Qu’elle est coiffée un peu comme nos filles d’Arles,
Mais qu’elle est bien plus belle, étant plus blonde…
MARIE-LOUISE, faiblement.
BOMBELLES, joignant le geste à la parole.
… Il n’aurait pas aimé que me penchant ainsi…
(Mais ses lèvres n’ont pas atteint l’épaule de Marie-Louise qu’il a été
saisi à la gorge, arraché du banc, jeté à terre par le Duc de
Reichstadt bondissant et criant.)
LE DUC.
Pas ça ! Je ne veux pas ! Je vous défends !
(Il recule, étonné de ce qu’il vient de faire, épouvanté ; passe la main
sur son front, et tout à coup :)
Merci !
Merci ! Je suis sauvé !
MARIE-LOUISE, défaillante.
LE DUC.
Car ce cri, ce geste
Ne furent pas de moi !… Moi, toujours, il me reste
Le respect de ma mère — et de sa liberté !
C’est donc… c’est donc Celui dont j’étais habité,
Qui vient, là, hors de moi, de bondir avec force !
Merci ! Je suis sauvé ! C’était un sursaut corse !
BOMBELLES, qui s’est relevé, faisant un pas vers le duc.
LE DUC, reculant avec une hauteur glaciale.
(Bombelles s’arrête, sentant qu’en effet rien n’est
possible entre eux, et le duc, se tournant vers
sa mère, la salue profondément.)
Madame, mes respects !
Au palais de Sala retournez vivre en paix !
Ce palais n’a-t-il pas deux ailes, dont une aile
Est un petit théâtre et l’autre une chapelle ?
Vous allez vous sentir, habitant au milieu,
Dans un juste équilibre entre le monde et Dieu !
— Mes respects ! mes respects !
MARIE-LOUISE, d’une voix tremblante.
LE DUC.
Mais oui, Madame,
Mais oui ! c’est votre droit de n’être qu’une femme !
Allez être une femme au palais de Sala !
Mais dites-vous, dites-vous bien, et que cela
Soit la revanche amère et triste de sa gloire,
— Veuve qui n’a pas su garder la robe noire !—
Dites-vous, désormais, qu’on ne fait les yeux doux
Qu’au prestige immortel qu’il a laissé sur vous,
Et que vous n’êtes belle, et que vous n’êtes blonde,
Que parce qu’autrefois il a conquis le monde !
MARIE-LOUISE, atteinte au plus sensible.
Mais… Bombelles, venez !… ne restons pas ici !…
LE DUC.
Retournez à Sala ! Je suis sauvé ! Merci !
MARIE-LOUISE, qui va pour sortir, suivie de Bombelles.
LE DUC, immobile, ne les regardant plus.
O mains, mains froides, dans la tombe,
O mains tristes encor de leur anneau qui tombe,
Mains où posa le front de celle qui jadis
Sanglotait parce que je n’étais pas son fils,
Mais dont je sens les doigts sur mon âme orpheline,
Je vous baise en pleurant, ô mains de Joséphine !
MARIE-LOUISE, à ce nom se retourne, et laissant éclater une haine
de femme.
La Créole !… Et crois-tu donc qu’à la Malmaison
Elle n’a pas ?…
(Et l’on sent que tous les racontars vont défiler…)
LE DUC, d’une voix terrible.
(Elle recule intimidée, se tait ; et lui reprend avec force.)
Ah ! si c’est vrai, raison
De plus, raison de plus pour moi d’être fidèle !…
(Marie-Louise gagne la sortie de droite, quittant la fête avec Bombelles.
Et le duc reste là, transformé, redressé, frémissant d’indignation
et d’énergie,— sauvé comme il vient de le dire. Ce n’est plus,
ainsi que tout à l’heure, l’être d’ennui et de volupté, le blondin d’une
grâce perverse ; c’est, de nouveau, le jeune homme ardent et douloureux.
A ce moment reparaît Metternich, achevant sa conversation avec Sedlinsky.)
SCÈNE VIII
LE DUC ; METTERNICH et SEDLINSKY,
un instant ; puis FANNY ELSSLER.
METTERNICH, concluant d’un ton satisfait, à Sedlinsky.
Oui, j’ai brisé l’orgueil de cet enfant rebelle !
(Mais il pousse un cri en apercevant, debout devant lui, le prince qu’il
a laissé, la nuit dernière, gisant au pied d’un miroir.)
(Et comme le prince, en bondissant sur Bombelles, a laissé glisser
son manteau, Metternich ajoute, choqué de le voir en colonel autrichien
dans cette fête masquée.)
Dans cet uniforme ?… Comment ?
LE DUC.
Ne doit-on pas venir sous un déguisement ?
SEDLINSKY, bas à Metternich.
Cet orgueil, qu’hier soir brisa Votre Excellence,
Garde, même en morceaux, toute son insolence !
METTERNICH, maîtrisant sa colère et essayant de badiner.
A quoi donc vient rêver ici, fuyant le bal,
Le petit colonel ?
LE DUC.
METTERNICH, sur le point de s’emporter.
(Se calmant, à Sedlinsky.)
Mais le courrier, là-bas, qui me réclame !
(Et il sort par la droite, au bras du préfet de police, en disant entre ses dents.)
FANNY ELSSLER, rentrée depuis un instant, s’avance vivement dès
qu’ils ont disparu et, tout bas, derrière le duc.
SCÈNE IX
LE DUC, FANNY ELSSLER.
PASSAGE DE MASQUES
LE DUC, se retourne, reconnaît la femme masquée qu’il a accepté tout à
l’heure d’attendre là, et avec, maintenant, un recul violent.
Ah ! non !… Cette femme !…
Non ! Je ne veux plus…
FANNY, malicieusement, se démasquant une seconde.
LE DUC, avec un cri de surprise.
(Changeant de ton et se rapprochant.)
FANNY, lui désignant du coin de l’œil des couples qui passent.
Feignez avec moi de causer galamment.
C’est grave. Écoutez bien. Mais souriez sans cesse.
(Et elle lui dit en minaudant.)
Votre cousine est là, dans ce bal.
LE DUC, très ému, mais d’un air penché.
FANNY.
(Elle prend la main du duc et la met sur son cœur.)
— Tiens, j’ai — comme un soir de première — le trac !
— Elle a sous son manteau ton habit blanc, ce frac
Avec lequel l’Aiglon a l’air d’une mouette !
Elle te ressemblait, déjà, de silhouette,
Mais depuis qu’elle a teint en blond ses cheveux noirs,
Prince, elle te ressemble à tromper les miroirs !
Donc, pendant qu’on jouera,
(Elle montre, à gauche, la porte du petit théâtre.)
là, Michel et Christine,
Tu changes de manteau, vite, avec ta cousine…
LE DUC, comprenant.
FANNY.
Tu disparais comme en un truc…
LE DUC.
Cependant qu’apparaît un faux duc !
FANNY.
Le faux duc
Sort ostensiblement…
(Elle montre la sortie de gauche.)
LE DUC.
En sortant, me délivre
Des agents qui, dehors, m’attendent pour me suivre…
FANNY.
LE DUC.
S’enferme en ma chambre avec soin…
FANNY.
Et s’éveille si tard demain…
LE DUC.
… que je suis loin !
— Seulement…
FANNY.
Vous voyez un seulement ?
LE DUC.
Énorme !
Si, voyant le faux duc sortir en uniforme,
Quelque masque, croyant me parler, lui parlait ?
FANNY.
Impossible. Tout est réglé comme un ballet.
Pour qu’il sorte sans crainte et puis que tu te sauves,
Douze femmes sont là,— douze dominos mauves
Elles vont, coquetant, riant, jouant de l’œil,
L’accaparer, l’une après l’autre, jusqu’au seuil,
— Et, comme un volant blanc, de raquette en raquette
Le faux duc sortira de coquette en coquette !
UNE BANDE, passant au fond à la poursuite d’un masque à tête de loup.
LE LOUP, poursuivi, se retournant vers eux.
(Il disparaît dans le bois.)
LA BANDE, se précipitant alors à la poursuite d’un Triboulet qui
passe en gambadant.
LE FOU, se sauvant et agitant sa marotte.
(Tout disparaît dans des éclats de rire.)
FANNY, reprenant, au duc.
Puis, toi, tu sors du parc…
LE DUC.
Par la porte d’Hietzing ?
FANNY.
LE DUC.
FANNY.
Prenez garde. On passe.— Je m’évente…
Regardez l’éventail de votre humble servante…
LE DUC.
FANNY, tout en s’éventant coquettement.
J’ai dessiné dessus le plan du parc.
Voyez-vous le chemin ? En rouge. Il fait un arc.
Suivez-vous ? Les petits carrés blancs sont des marbres,
Et les petits pâtés vert pomme sont des arbres.
On évite, par là, les gardes malfaisants,
On tourne à gauche, on prend du côté des faisans…
LE DUC, les yeux sur l’éventail.
Les hachures, qu’est-ce que c’est ?
FANNY.
C’est quand ça monte,
— On redescend. On tourne au gros triton de fonte.
Et l’on sort Empereur par ce petit portail…
Tout est-il bien compris ? Je ferme l’éventail.
LE DUC, avec une fièvre joyeuse.
FANNY, plaisantant.
C’est cela, le carrosse du Sacre,
Tout de suite !
LE DUC.
Et l’on trouve à ce portail ?
FANNY.
LE DUC.
FANNY.
Très bien attelé ! Ne sois pas inquiet !
LE DUC.
FANNY.
LE DUC.
FANNY.
A deux heures d’ici — c’est vrai, ça vous écarte,—
Mais la comtesse y tient : Wagram !
LE DUC, souriant.
La Bonaparte !
— Et Prokesch ?
FANNY.
Prévenu par moi. Sera là-bas.
LE DUC.
Et Flambeau ? Vais-je le revoir ?
FANNY.
(Tout en causant, elle l’a conduit vers la gauche. Il y a de ce côté,
au pied d’une grande urne antique d’où retombent de longues branches
de lierre, un tas de décombres parmi des touffes d’herbe. Un fût
de colonne, au coussin de mousse, offre une sorte de siège, et — près
d’un fragment de bas-relief posé sur le sol, à plat, comme une large
dalle — la tête énorme et barbue d’une statue cassée ouvre ses yeux blancs
et sa bouche d’ombre.)
Il faut attendre… Asseyons-nous, au clair de lune,
Vous, sur ce bloc…
(Et elle désigne le fût de colonne.)
Moi, sur la tête de Neptune.
(S’adressant à la tête de pierre, avec une révérence comique.)
Neptune, c’est permis de s’asseoir ?
LA TÊTE DE NEPTUNE, d’une voix caverneuse.
(Fanny fait un bond en arrière, et la tête ajoute d’une voix cordiale.)
Seulement, vous savez, il y a des fourmis !
FANNY, se réfugiant dans les bras du duc.
Dieu !… la tête qui parle !…
LE DUC, qui comprend et se souvient tout à coup.
Ah ! c’est là, sous le lierre,
C’est vrai, qu’on sort du trou…
LA VOIX, tranquillement.
LE DUC, se penchant vers les décombres dont il essaie d’écarter
les herbes.
SCÈNE X
LE DUC, FANNY, FLAMBEAU, d’abord invisible.
DES MASQUES, de temps en temps.
LA VOIX DE FLAMBEAU, jovialement.
Dans la cachette à Robinson…
UNE BANDE DE MASQUES, qui passe au fond à la poursuite d’un
Paillasse.
FANNY, se penchant vivement et mettant sa main sur la bouche
de Neptune.
LES MASQUES, disparaissant.
(Leurs voix se perdent.)
LA VOIX DE FLAMBEAU, achevant avec le plus grand calme.
LE DUC.
Quoi ! depuis hier soir ?…
FLAMBEAU, toujours invisible.
LE DUC.
FLAMBEAU.
Que tu fis à l’instar de ce type,
Inventeur du bonnet à poil, à ce qu’on dit,
Et dont le Mameluck s’appelait Vendredi !
LE DUC, examinant les pierres et les mousses.
Je ne retrouve plus la place exacte !
FLAMBEAU.
A droite !
Juste où je souffle, avec ma pipe, un peu d’ouate !
(Et par une fente de la grosse pierre posée à plat, on voit s’élever
une fumée qui se met à floconner dans l’air calme.)
FANNY, la montrant au duc.
LE DUC, se penchant vers la pierre, d’un ton désolé.
FLAMBEAU, qui lance les mots entre des bouffées de fumée.
(Une bouffée.)
(Une bouffée.)
que je viendrais au bal !
FANNY, regardant autour d’eux, avec inquiétude.
Si l’on nous voit causer avec une fumée !
FLAMBEAU.
LE DUC.
FLAMBEAU.
Un retour offensif de l’armée
Fourmi !… Depuis hier, tout le temps on se bat !
— Aï !— Elles ont le nombre et moi j’ai le tabac !
(On l’entend souffler très fort.)
En soufflant la fumée à flots…
FANNY, riant.
FLAMBEAU, dont la voix se rapproche.
Puis-je lever ma pierre une seconde ?
LE DUC, après avoir regardé si personne ne passe.
(Alors un des côtés de la pierre se soulève lentement, entraînant ses
tremblantes attaches de lierre, laissant pendre des cheveux d’herbe, et,
de l’ombre humide du trou de Robinson, on voit sortir à demi un
Flambeau mystérieux et cocasse, l’uniforme verdi, les moustaches pleines
de brindilles, le nez terreux, l’œil gai.)
FLAMBEAU, tout en soulevant la pierre, entonnant d’une voix sépulcrale
le grand air du dernier succès de l’Opéra.
LE DUC et FANNY, précipitamment.
FLAMBEAU, s’accoudant au bord moussu du petit souterrain.
J’ai l’air de me mettre au balcon du tombeau !
LE DUC.
Fanny m’a tout conté. C’est pour ce soir, Flambeau !
FLAMBEAU.
Bon !— Craignez Metternich, seulement ! L’œil du maître !
LE DUC.
FLAMBEAU, vivement.
Mais pour me reconnaître
Il n’y a plus personne, alors !
FANNY.
FLAMBEAU.
Metternich est parti ?… Vous ne me dites rien ?
LE DUC.
FLAMBEAU.
Et vous me laissez, à l’ombre de cette urne,
Prendre un torticolis dans ma petite turne ?
FANNY, vivement.
(Flambeau rentre dans son trou.— La scène est envahie par des masques
qui dansent une ronde autour d’un magicien à grande barbe.)
LES MASQUES, cherchant à reconnaître qui se cache sous cette barbe.
C’est Blacas !— C’est Sandor !— C’est Zichy !
— C’est Thalberg !— Non, Thalberg est en mammamouchi !
— C’est Josika !— Non ! c’est…
(Mais le magicien se baissant brusquement
et passant sous les mains nouées de deux
danseurs, s’échappe. Cris de tous les
masques.)
Il fuit ! qu’on le rattrape !
FLAMBEAU, soulevant sa pierre comme un diable le couvercle de sa boîte.
LE DUC et FANNY.
FLAMBEAU.
(Il sort tranquillement du trou, dont il extrait son fusil et son
bonnet à poil.)
LE DUC et FANNY.
FLAMBEAU, remettant la pierre en place.
LE DUC, épouvanté.
Que va-t-on dire en te voyant ?
FANNY.
C’est effrayant !
Rentrez vite !
FLAMBEAU.
Ce qu’on va dire en me voyant ?
(Les masques reparaissent au fond.)
L’UN D’EUX, apercevant Flambeau, avec enthousiasme.
Et celui-là ! Ho ! ho !— en grognard de l’Empire !
FLAMBEAU, au duc et à Fanny.
Eh bien ! mais le voilà, tenez, ce qu’on va dire !
LES AUTRES MASQUES, s’arrêtant en voyant Flambeau.
FLAMBEAU.
Je suis tranquille maintenant !
(Il remet son bonnet et fume sa pipe. A ce moment, la scène est
envahie. Tout le monde revient du bal, car la cloche du théâtre sonne
et un laquais vient de suspendre aux branches de la porte une affiche
sur laquelle on lit :
MICHEL ET CHRISTINE.
Vaudeville en un acte.
De MM. Eugène Scribe et Henri Dupin.
La plupart des masques, avant d’entrer au théâtre, s’arrêtent pour
contempler Flambeau.)
SCÈNE XI
LES MÊMES, puis peu à peu TOUS LES MASQUES,
DES LAQUAIS, THÉRÈSE, TIBURCE, etc.
UN TRIVELIN, appelant un Léandre.
LE LÉANDRE, frappé d’admiration.
(Le duc s’est un peu écarté, laissant Fanny avec Flambeau qui, en un
clin d’œil, est entouré.)
L’ARLEQUIN, le regardant de près.
Excellents, les petits anneaux d’or aux oreilles !
UNE PETITE DIABLESSE, même jeu.
Et les gros sourcils gris, postiches ! Des merveilles !
(Elle se hausse sur la pointe des pieds et essaie de les toucher. Flambeau
recule.)
FLAMBEAU, bas à Fanny.
Mais sans manteau, comment sortirai-je bientôt ?
FANNY, tirant de son gant un numéro de vestiaire qu’elle lui passe.
Le numéro de Gentz, tiens : un très beau manteau !
UN PETIT MARQUIS, à Flambeau.
FLAMBEAU, poliment.
UN SCARAMOUCHE, l’observant.
Je me demande
Qui c’est ?
(Il s’avance, et bouffonnant.)
Pour lors, Sergent, vous serviez ?…
FLAMBEAU.
(On rit.)
FLAMBEAU, à lui-même.
Ils riaient moins du temps, chez eux, qu’elle hivernait !
(Il se promène, de long en large.)
EXCLAMATIONS, en le voyant marcher.
C’est un Raffet !— C’est un Charlet !— C’est un Vernet !
LE LANSQUENET, s’avançant et tâtant l’uniforme.
Comme il est bien usé !… La poudre !… Les poussières !…
Le nom du costumier ?
FLAMBEAU.
Ce sont des costumières.
Une vieille maison : Guerre et Victoire, Sœurs.
UN LANSQUENET.
FLAMBEAU, remontant.
Nous n’avons pas les mêmes fournisseurs !
LE SCARAMOUCHE, le suivant.
Parbleu ! mais c’est Zichy !…
(A Flambeau, en lui tendant la main.)
(Il recule en recevant une
bouffée de fumée dans la figure.)
FLAMBEAU, s’excusant et montrant sa pipe.
(On rit.)
LE SCARAMOUCHE, aux autres.
Oui, son langage, ainsi que son museau, se farde !
FLAMBEAU, chantonnant.
En allant à Krasnoé
On avait soif ; on avait froué !…
UN SEIGNEUR FLORENTIN, riant.
C’est qu’il est excellent !…
(S’avançant et lui prenant le bras.)
En Russie, hein ! mon vieux,
Nous avons eu très froid au nez ?
(On rit.)
FLAMBEAU.
(Il chantonne.)
Mais, cristi, ça vous ravigote
Rien que de voir sa redingote !…
L’ARLEQUIN, vient lui prendre le bras de l’autre côté, et finement.
Dis donc, sa redingote a besoin de reprises ?
(On rit.)
FLAMBEAU.
Mais, dis donc,— elle vous en a fait voir de grises !
(Les rires jaunissent légèrement.)
PLUSIEURS, sans enthousiasme.
LE LANSQUENET, tiède.
LE SCARAMOUCHE, froid.
L’ARLEQUIN, bas, aux autres.
Mais vous ne trouvez pas qu’il manque un peu de tact ?
(Il les emmène vers le théâtre où, du reste, tout le monde entre peu
à peu ; la scène se vide. Fanny Elssler, qui a rejoint le duc, suit avidement
des yeux les derniers masques qui se dirigent vers la petite porte.)
FANNY, au duc.
Sitôt qu’ils seront tous entrés pour voir la pièce…
FLAMBEAU, d’une voix de forain, rabattant les retardataires.
FANNY.
… j’irai chercher votre cousine.
(A ce moment, le laquais que le duc avait envoyé porter une lettre au
château reparaît et s’approche vivement de lui.)
LE DUC.
FLAMBEAU, au fond.
LE LAQUAIS, au duc.
J’ai prévenu que Monseigneur irait
Passer la nuit au pavillon de la forêt.
(Il s’éloigne.)
FANNY, qui a entendu.
LE DUC, vite et bas à Fanny.
J’oubliais. J’ai dit qu’au pavillon de chasse
Je passerai la nuit. C’est donc là qu’à ma place
La comtesse devra se rendre. Préviens-la.
FANNY.
Je la préviens et vous l’amène. Restez là.
(Elle sort par le fond à gauche. Parmi les derniers masques qui
sont revenus du bal, il y a Tiburce et Thérèse.)
FLAMBEAU, sur le seuil du théâtre.
TIBURCE, à sa sœur, lui désignant le théâtre.
THÉRÈSE.
TIBURCE, la saluant.
(Il entre au théâtre. Elle se dirige vers la sortie, à droite.)
LE DUC, l’apercevant.
Mais elle va peut-être au rendez-vous !
(Avec un mouvement vers elle pour l’avertir.)
(Elle s’arrête sur le seuil, le regardant. Mais il se ravise, et à lui-même.)
Non ! qu’elle y aille !… Il me sera doux de savoir
Qu’elle fut faible au point d’y aller !
(Et à Thérèse, tendrement.)
(Elle sort sans répondre.)
SCÈNE XII
LE DUC, FLAMBEAU, FANNY, LA COMTESSE.
FANNY, reparaissant, à Flambeau.
Surveille où l’on en est de la pièce de Scribe !
C’est l’heure !
(Flambeau entre au théâtre. Elle fait un signe au fond et l’on voit venir un
jeune homme masqué enveloppé d’un grand manteau brun.)
FLAMBEAU, sortant du théâtre.
En ce moment, plus d’un mouchoir s’imbibe,
Parce que Stanislas est triste et Polonais !
(Il rentre dans le théâtre.)
FANNY, au duc.
(Le jeune homme se démasque : c’est la comtesse. Ses cheveux, teints
en blond, sont coupés et coiffés comme ceux du prince, avec la raie et
la grande mèche sur le front. En descendant vers son cousin, elle
ouvre son manteau et apparaît svelte et blanche, dans le même uniforme
que lui.)
LE DUC.
Oh ! je me reconnais !
C’est moi qui viens vers moi dans l’ombre qui s’étonne !
(Fanny fait le guet.)
LA COMTESSE.
LE DUC.
LA COMTESSE.
Je suis très calme. Et toi ?
LE DUC.
Je songe aux dangers fous
Que vous allez courir pour moi !…
LA COMTESSE, vivement.
LE DUC.
LA COMTESSE.
Pour le nom, la gloire, et mon sang sur le trône !
LE DUC, souriant.
Comme tu fais sonner ta cuirasse, Amazone !
LA COMTESSE, avec fierté.
Oui, ce serait moins beau si c’était par amour !
LE DUC, se rapprochant.
Mais, à propos d’amour, lorsque tu seras pour
Me remplacer, ce soir, là-bas… si d’aventure,
Une femme venait…
LA COMTESSE, tressaillant.
Ah ! j’en étais bien sûre !
LE DUC.
Raconte-lui ma fuite ; et tu vas me jurer…
FLAMBEAU, reparaissant sur le seuil du théâtre.
FANNY.
FLAMBEAU, rentrant dans le théâtre.
LE DUC.
… Si ce soir, elle vient, plus tard de me le dire !
LA COMTESSE.
Quoi ! s’occuper d’un cœur quand, demain, c’est l’Empire !
LE DUC.
C’est parce que demain je vais être Empereur
Que j’attache, ce soir, tant de prix à ce cœur !
LA COMTESSE, brutalement.
LE DUC.
Mais pourrai-je les croire
Comme la triste enfant prête à tomber sans gloire
Qui parce qu’elle veut tomber en consolant,
Viendra ce soir, peut-être, à ce rendez-vous blanc ?
LA COMTESSE, haussant les épaules.
LE DUC.
Mais jamais plus, peut-être
A quelque rendez-vous que, plus tard, je puisse être,
Je n’attendrai dans l’ombre et n’ouvrirai les bras
Comme à ce rendez-vous où je ne serai pas !
LA COMTESSE, avec dépit.
Je trouve Votre Altesse extrêmement émue !
LE DUC.
Moins que si tu me dis plus tard : « Elle est venue ! »
FLAMBEAU, reparaissant.
Il faut se dépêcher, car les yeux vers le ciel
Il chante quelque chose à son vieux colonel !
(Le duc et la comtesse se masquent rapidement.)
LA COMTESSE, dégrafant son manteau noir pendant que le duc détache
son domino violet.
FLAMBEAU, regardant si personne ne sort du théâtre.
Au signal !… Ne craignez rien. Je guette.
Attention !
(Il tire la baguette de son fusil qu’il lève solennellement.)
Par la vertu de ma baguette !…
LA COMTESSE, à Flambeau.
Tu vas, peut-être, faire un César, songes-y !
FLAMBEAU.
C’est pourquoi ma baguette est celle d’un fusil !
(Le duc de Reichstadt est à droite. La comtesse est à gauche. Ils
enlèvent simultanément leurs manteaux. Une seconde, il y a, dans un
éclair blanc, deux Ducs de Reichstadt. Mais l’échange se fait : le duc
s’enveloppe du manteau noir, rabat le capuchon sur sa tête ; la comtesse
jette négligemment sur une épaule le domino violet de manière à ne pas
cacher l’uniforme et les croix, reste tête nue pour bien laisser voir les
cheveux blonds… Et il n’y a plus qu’un duc de Reichstadt, à gauche.)
SCÈNE XIII
LES MÊMES, TOUT LE MONDE.
FLAMBEAU, l’oreille tendue vers le théâtre d’où viennent des
applaudissements et des rumeurs.
(Le duc se sépare de la comtesse. Une musique bruyante éclate. La
scène s’éclaire vivement. Car de tous côtés des laquais entrent, roulant
devant eux des orangers dont le feuillage est criblé de verres lumineux.
Sur chaque caisse verte on a posé deux planches que recouvre un
napperon de dentelle laissant passer par un trou le tronc de l’oranger,
et sur chacune de ces petites tables d’où jaillit un arbre illuminé, un
somptueux petit couvert est mis. Vaisselle de vermeil. Cristaux irisés.
Luxe de fleurs. Nuée de laquais poudrés qui, en un clin d’œil, flanquent
chaque caisse de quatre chaises légères, et habillent les deux orangers
qui étaient déjà en scène comme les nouveaux venus.— Cependant tous
les masques sortent du théâtre, en farandole, se tenant par la main, sur
l’air de galop qu’attaque l’orchestre. En voyant la surprise que leur
réservait Metternich, ils poussent des cris d’enthousiasme. La longue
chaîne dansante, conduite par l’Archiduchesse et l’Attaché français, se
met à serpenter autour des orangers,— et ce sont des éclats de rire,
des appels, des interjections, parmi lesquels on entend à peu près :
Les orangers !— C’est ici que l’on soupe !
— Vous marchez sur ma robe !— Hop ! hop !— Je perds ma houppe !
— Bravo, les orangers !— Dansons en rond !— Baron !
— Marquise !— Hop ! hop !— Plus vite !— Encor !— Toujours !— En rond !
— Attention ! Un, deux… à trois, on se sépare !
Trois !
Et la farandole se disloque.)
TOUT LE MONDE, se précipitant vers les tables pour se placer.
FANNY, au duc, lui montrant la comtesse qui, restée debout au premier
plan, à gauche, a été immédiatement entourée par tous les dominos mauves.
Notre essaim de femmes l’accapare !
LES DOMINOS MAUVES, autour du faux duc, feignant de coqueter
pour que personne ne l’approche.
Prince !— Duc !— Monseigneur !— Altesse !
GENTZ, qui les regarde en passant, avec une jalousie de vieux galantin.
Il n’y en a
Que pour le Duc ce soir !
DES MASQUES, s’appelant pour souper ensemble.
Sandor !— Zichy !— Mina !
L’ARLEQUINE, masquée qu’on a appelée Mina, s’asseyant.
LE POLICHINELLE.
LE SCARAMOUCHE, s’attablant et regardant les petites oranges
de l’oranger.
Au dessert on pourra se faire une orangeade !
UN DOMINO MAUVE, minaudant, au faux duc.
L’OURS, qui a ôté sa tête pour souper, lisant le menu.
Sterlets du Danube !— Et caviar du Volga !
L’ARCHIDUCHESSE, qui va et vient, plaçant les soupeurs.
Mimi de Meyendorf à la table d’Olga !
(Tout le monde est assis, excepté la comtesse qui, toujours debout à
gauche, continue à marivauder avec un domino mauve. Le duc, sans la
quitter des yeux, s’est attablé, avec Flambeau et Fanny, à l’un des
orangers. Rires. Murmures. Le souper commence.)
GENTZ, se levant, un verre de champagne à la main.
QUELQUES SOUPEURS, réclamant le silence.
LE DUC, voyant la comtesse faire un pas vers la droite.
C’est la minute
Terrible !…
GENTZ.
Je brandis cette première flûte
En l’honneur…
LE DUC.
GENTZ.
… de l’absent
Qui régla nos plaisirs et s’en fut — nous laissant
Ces musiques, ces fleurs et ces sorbets aux pêches,—
Travailler jusqu’à l’aube et dicter des dépêches !
(Applaudissements. La Comtesse profite de ce que l’attention est
attirée par Gentz et se dirige, parmi les tables, vers la sortie. A mesure
qu’elle avance — en imitant l’allure distraite du duc et sans avoir l’air
de se presser — il se lève, de chaque table, sur son passage, un domino
mauve qui l’accompagne un instant en lui faisant des agaceries, et ne la
quitte que lorsqu’un autre domino mauve vient à son tour l’accaparer
coquettement.)
FANNY, qui la suit des yeux, bas au duc.
Elle a bien attrapé votre pas nonchalant !
GENTZ, continuant d’une voix éclatante.
Au Prince Chancelier, Conseiller, Chambellan !
Dédions ton premier grésillement, champagne,
A Metternich, prince d’Autriche et grand d’Espagne,
Seigneur de Daruvar et duc de Portella…
FANNY, regardant toujours la comtesse qui se rapproche de plus
en plus de la sortie.
Elle avance ! Voyez l’air tranquille qu’elle a.
GENTZ.
Chevalier de Sainte-Anne…
LE DUC, bas à Flambeau dont il serre convulsivement la main.
En parlant, il nous aide,
Ce Gentz, sans le savoir !
GENTZ.
… Des Séraphins de Suède,
De l’Éléphant Danois et de la Toison d’or !…
FLAMBEAU, bas.
Pourvu que Metternich ait des titres encor !
GENTZ.
Curateur des Beaux-Arts, Magnat héréditaire…
LE DUC, fébrilement, les yeux fixés sur la comtesse qui avance toujours.
Oh ! mon pas n’est pas si traînant… elle exagère !
GENTZ, avec un enthousiasme croissant.
LE DUC, de plus en plus énervé, voyant la comtesse s’arrêter tout près
de la sortie avec un domino mauve.
Eh bien ! qu’attend-elle ?
GENTZ.
Grand-croix
Du Faucon, du Lion, de l’Ours, de Charles III !…
(Il s’arrête, s’épongeant le front.)
LA VOISINE de droite de Gentz, à sa voisine de gauche.
Il va succomber ! Il faut que tu l’éventes !
(Les deux éventails s’agitent avec une violence comique des deux
côtés de Gentz.)
GENTZ, ranimé, concluant avec emphase.
Et Membre de plusieurs Sociétés savantes !
ENTHOUSIASME GÉNÉRAL.
(Tout le monde est debout. Les verres se choquent. La comtesse est
arrivée à la sortie avec le dernier domino mauve ; le pied sur le seuil,
elle cause et rit nerveusement, s’attarde une seconde de peur de se
trahir par un départ brusque, baise la main du domino mauve pour
prendre congé.)
FLAMBEAU, bas au duc qui n’ose plus regarder.
Et pendant qu’ils trinquent de toutes parts,
Prince, elle va sortir… elle sort !…
L’ARCHIDUCHESSE, qui depuis un instant suit des yeux le faux duc,
à voix haute, de sa place.
(La comtesse chancelle, elle est obligée de s’adosser au treillage pour
ne pas tomber.)
LE DUC, bas.
FLAMBEAU.
L’ARCHIDUCHESSE, qui se lève et se dirige vers la comtesse.
FANNY, atterrée.
L’archiduchesse
N’est pas du complot !
L’ARCHIDUCHESSE, qui est arrivée près de la comtesse.
(Elle lui prend le bras, et d’un doux ton de reproche.)
Tu blessas ma tendresse,
Tout à l’heure, mais…
(Elle tressaille, en recevant à travers le masque un regard qu’elle ne
reconnaît pas. Elle s’arrête, examinant de près le bas du visage, et
presque sans voix.)
LE DUC, qui suit cette scène.
L’ARCHIDUCHESSE, reculant hésitante.
(Puis, après le siècle d’une seconde, elle reprend sa voix naturelle, et
très haut, tendant la main à la comtesse.)
LA COMTESSE, à qui l’émotion, la peur qu’elle a eue, la gratitude
font perdre un instant la tête.
L’ARCHIDUCHESSE, vite et bas.
Baisez-moi donc la main !
(La comtesse se ressaisit, baise tout à fait en duc de Reichstadt la
main de l’Archiduchesse, se redresse, et sort.)
SCÈNE XIV
LES MÊMES, moins LA COMTESSE.
UN SOUPEUR, qui a vu sortir la Comtesse.
TIBURCE, haussant les épaules.
Oh ! il est si fantasque !
(L’Archiduchesse, en regagnant son oranger, passe devant celui où
sont assis le duc, Flambeau et Fanny.)
LE DUC, l’arrêtant au passage, d’une voix basse et émue.
Votre main… comme au duc de Reichstadt ?…
L’ARCHIDUCHESSE, regarde un instant ce jeune homme encapuchonné et masqué, et lui tend la main.
(Elle regagne sa place. Tout le monde soupe, rit, cause.)
GENTZ, se levant, un verre de champagne à la main.
(Rires et protestations.)
PLUSIEURS.
GENTZ.
L’ARLEQUIN.
GENTZ.
Je voulais compléter mon petit brindisi :
J’ai commis tout à l’heure un oubli… volontaire.
Car le duc de Reichstadt étant là, j’ai dû taire
Le plus beau titre de Metternich. J’ai l’honneur,
— Le duc étant sorti — de boire : Au destructeur
De Bonaparte !…
TOUT LE MONDE, se levant dans une subite explosion de
haine joyeuse.
Au destructeur de Bonaparte !
(Mouvement du duc. Tous les verres sont levés. Flambeau vide
tranquillement le sien dans le canon de son fusil.)
LE DUC.
FLAMBEAU.
Je le mouille un peu, de peur qu’il parte !
(Tout le monde se rassied. La conversation devient générale. On se
parle d’un oranger à l’autre.)
LE SCARAMOUCHE, riant.
LE PETIT MARQUIS.
En somme, un faux marbre !
TIBURCE.
LE DUC, indigné.
FLAMBEAU, craignant qu’il ne se trahisse.
Songez qu’il y va de l’Empire, mon duc !
LE POLICHINELLE, dédaigneux.
FLAMBEAU, toujours bas au duc, lui saisissant la main.
TIBURCE.
Officier secondaire…
Mais qu’en Égypte on a vu sur un dromadaire,
Alors !…
L’OURS.
On dit que Gentz le fait très bien !
FLAMBEAU, entre ses dents.
L’ARLEQUIN, à Gentz.
(Gentz se lève. Mouvement du duc.)
FLAMBEAU, au duc.
N’oubliez pas que vous êtes sorti !
GENTZ, faisant rapidement descendre une mèche en pointe sur son front.
(Fronçant le sourcil.)
(Mettant la main dans son gilet.)
(Et satisfait.)
(Acclamations et rires.)
LE DUC, dont les doigts nerveux arrachent la dentelle de la nappe.
FLAMBEAU, s’est retourné avec un mouvement furieux vers Gentz, mais
la caricature même de ce qu’il aimait tant l’émeut, et calmé, il dit d’une
voix sourde :
Il se moque !
Et même en se moquant c’est beau !— car il l’évoque !
LE CROCODILE.
Vous savez qu’il tombait de cheval,— patatras !
(Rires.)
FLAMBEAU, bas au duc.
Voilà ce que, sur lui, trouvèrent les ultras !
LE PIERROT.
Un causeur très médiocre !…
FLAMBEAU, ironique.
LE DUC.
C’est la règle !
S’ils ne pouvaient, entre eux, dire du mal de l’aigle,
Que diraient le cloporte et le caméléon ?
TIBURCE.
Il ne s’appelait pas, d’ailleurs, Napoléon !
FLAMBEAU, sursautant.
(C’est le duc maintenant qui le retient.)
TIBURCE.
Il s’est fabriqué ce nom : c’est très facile !
On veut se faire un nom magnifique…
FLAMBEAU, à part.
TIBURCE.
… Qui dans l’histoire, un jour, puisse être interpolé…
On prend trois petits sons clairs et secs : Na-po-lé…
Et puis un bruit sourd : on !
L’OURS.
TIBURCE.
Oui : Na-po-lé : l’éclair !… et puis : on, le tonnerre !
UN TRIVELIN.
Quel était son vrai nom ?
TIBURCE.
LE TRIVELIN.
TIBURCE.
FLAMBEAU, se levant furieux.
TOUT LE MONDE, l’applaudissant de si bien jouer son rôle.
Ah ! bravo ! le grognard !
GENTZ, riant, à Flambeau.
(Il lui passe un plat.)
FLAMBEAU, prenant le plat.
Eh bien ! mais… Nicolas gagnait bien les batailles !
UN PAILLASSE, avec le plus aristocratique dégoût.
Et cette cour qu’en un clin d’œil il fagota !
TIBURCE.
Quand on y parlait titre, étiquette, Gotha,
Mon cher, pour vous répondre, il n’y avait personne !
FLAMBEAU, doucement.
Il n’y avait donc pas le général Cambronne ?
UNE VOIX DE FEMME.
TIBURCE.
Qu’y faisait-il ? Les bulletins !
LE POLICHINELLE.
Il se tenait sur des petits tertres lointains !
(Rires.)
FLAMBEAU, prêt à s’élancer.
LE DUC, le retenant.
TIBURCE.
Une balle, un jour, fut assez bonne
Pour venir le blesser au pied, à Ratisbonne :
Juste de quoi fournir un sujet de tableau !
(Rires.)
FLAMBEAU, retenant à son tour le duc, lui dit avec rage.
LE DUC.
FLAMBEAU, dont la main depuis un instant tourmente son couteau.
TIBURCE, renversé sur sa chaise et dégustant à petites gorgées
son Johannisberg.
LE DUC, dont les ongles s’enfoncent dans le poignet de Flambeau.
Qu’il n’ajoute pas quelque chose de pire !
FLAMBEAU, suppliant.
LE DUC.
Oh !— pas pour un Empire !
TIBURCE, laissant tomber un mot entre chaque gorgée.
Bref — ce fameux héros — c’était…
FLAMBEAU, sentant que le duc va s’élancer, avec désespoir.
TIBURCE.
LE DUC, se levant.
UNE VOIX, partie du fond.
(Brouhaha.)
TOUT LE MONDE, debout, parlant à la fois.
Hein ? Qu’est-ce ? Quoi ? Comment ? Plaît-il ? Qui ça ?
GENTZ, qui est resté assis.
FLAMBEAU, bas au duc.
Tout est sauvé ! quelqu’un a relevé l’insulte !
TIBURCE, blême.
L’ATTACHÉ FRANÇAIS, qui, écartant les groupes, descend vers lui.
LE SCARAMOUCHE, bas à Tiburce.
L’un des aides de camp
Du maréchal Maison !
TIBURCE.
Quoi ? vous, me provoquant ?
Vous qui représentez le Roi ?
GENTZ, assis, terminant sa grappe de raisin.
L’ATTACHÉ.
Il s’agit de la France,— et je suis dans mon rôle.
C’est contre elle tenir des propos insultants
Que d’insulter celui qu’elle aima si longtemps.
TIBURCE.
L’ATTACHÉ.
Veuillez prononcer Bonaparte.
TIBURCE, ironique.
L’ATTACHÉ.
TIBURCE.
(Échange de cartes.)
L’ATTACHÉ, saluant.
Je pars demain. Donc, le duel, demain matin.
(Il s’éloigne et rejoint deux amis avec qui il se met à causer à voix
basse. Les violons ont repris au loin et les groupes, en chuchotant,
commencent à regagner le bal.)
FLAMBEAU, qui a disparu une seconde, à droite, vers le vestiaire,
revient vêtu d’un superbe manteau et dit vivement au duc.
Filons ! J’ai le manteau.
(Il l’ouvre et le referme.)
TIBURCE, qui s’est rassis seul à sa table, tendant nerveusement son
verre à un laquais.
LE LAQUAIS, qui est celui que le duc a envoyé au château,— tout en
remplissant le verre de Tiburce.
Monsieur est dur pour le Corse !
TIBURCE, levant les yeux sur lui, avec un étonnement hautain.
LE LAQUAIS, baissant la voix.
Plus tendre,
Votre sœur, pour son fils !…
(Mouvement de Tiburce.)
Voulez-vous les surprendre ?
TIBURCE.
LE LAQUAIS.
TIBURCE.
LE LAQUAIS.
TIBURCE, lui faisant signe d’aller l’attendre dehors.
(Le laquais s’éloigne. Tiburce se lève et la main sur sa grande rapière
de capitan.)
Je vais débarrasser l’Autriche !
Cependant LE DUC, avant de partir avec Flambeau qui l’attend sur le
seuil, est allé vers l’attaché qui a fini de causer avec ses amis, et lui
mettant la main sur l’épaule.
L’ATTACHÉ, se retournant.
(Le duc soulève son masque une seconde. L’attaché va pousser un cri.)
LE DUC, mettant un doigt sur ses lèvres.
L’ATTACHÉ, bas.
LE DUC.
L’ATTACHÉ, surpris de cette confiance.
LE DUC, avec une grâce fière.
Je n’ai que mon secret, Monsieur : je vous le donne.
(Vite et bas.)
Rendez-vous à Wagram, ce soir. Soyez-y !
L’ATTACHÉ.
LE DUC.
L’ATTACHÉ.
LE DUC.
C’est bien ! Mais tu te bats pour mon père, à ma place.
Et c’est en toi, ce soir, un peu de moi qui passe !…
(Il remonte, en le saluant.)
L’ATTACHÉ, le suivant.
LE DUC.
J’en suis sûr.
Mon père a bien conquis Philippe de Ségur !
L’ATTACHÉ, avec fermeté.
Demain je rentre en France, et je tiens à vous dire…
LE DUC, souriant.
Vous êtes un futur maréchal de l’Empire !
L’ATTACHÉ.
… Que si l’on fait, sur vous, marcher mon régiment,
Je saurai commander le feu.
LE DUC.
(Il lui tend la main.)
Serrons-nous donc la main, avant de nous combattre.
(Les deux jeunes gens se prennent la main.)
L’ATTACHÉ, avec une extrême courtoisie.
Avez-vous pour Paris — car j’y serai le quatre —
Quelques commissions ? L’honneur me serait doux…
LE DUC, souriant.
Je compte être rendu dans… l’Empire avant vous !
L’ATTACHÉ.
Si pourtant, avant vous, j’étais dans le… Royaume ?
LE DUC.
Saluez de ma part la colonne Vendôme.
(Il sort. Le rideau tombe.)
ACTE V
LES AILES BRISÉES.
Une plaine. Quelques buissons bas ; un tertre dont l’herbe frissonne
d’un vent éternel ; une petite cabane construite de débris
d’affûts et de caissons et qu’entourent de maigres géraniums ; la
route qui passe ; le poteau de la route, rayé des couleurs autrichiennes ;
et c’est tout. Des champs et du ciel, des épis et des
étoiles. Une plaine. Une plaine immense. La plaine de Wagram.
SCÈNE PREMIÈRE
LE DUC, FLAMBEAU, PROKESCH.
(Tous les trois, immobiles dans leurs manteaux, attendent. Silence,— pendant
lequel on entend le vent souffler.)
LE DUC, ouvrant son manteau pour que le vent s’y engouffre,
et le refermant brusquement.
Tiens ! je prends de ton vent, Wagram, dans mon manteau !
(A Flambeau qui regarde, sur la route, vers la gauche.)
FLAMBEAU.
Pas encor. Nous arrivons trop tôt.
LE DUC.
Au premier rendez-vous que me donne la France,
Je dois, comme un amant, arriver en avance !…
(Il se met à se promener de long en large et arrive devant le poteau. Il s’arrête.)
Leur poteau !… jaune et noir !… Ah ! je vais donc pouvoir
Marcher sans rencontrer un poteau jaune et noir !
Sur de doux poteaux blancs des noms charmants vont luire.
Oh ! lire : Chemin de Saint-Cloud ! au lieu de lire :
(Il monte sur une pierre pour lire l’écriteau.)
(Tout d’un coup se souvenant.)
Tiens ! mais… mon régiment
Se rend à Grosshofen, à l’aurore !
FLAMBEAU.
LE DUC.
J’ai donné l’ordre hier, quand j’ignorais encore…
FLAMBEAU.
Nous serons loin lorsqu’ils passeront,— à l’aurore.
(Un homme sort de la petite cabane, un vieux paysan, à barbe blanche, et manchot.)
LE DUC.
FLAMBEAU.
Il est à nous. Sa cabane nous sert
De rendez-vous.— Ancien soldat. Dans ce désert
Explique la bataille aux étrangers.
LE PAYSAN, apercevant un groupe, étend machinalement sa main vers
l’horizon, et commence, d’une voix de guide.
FLAMBEAU, s’avançant.
Non ; moi, je la connais !
(Le paysan, le reconnaissant, sourit et salue. Flambeau allume son petit
brûle-gueule français à la longue pipe allemande du vieux.)
PROKESCH, à Flambeau.
Qu’est-ce qui le débauche
Du service autrichien ?
LE PAYSAN, qui a entendu.
Monsieur, j’étais mourant.
Je me traînais par là. Napoléon le Grand
Vint à passer…
FLAMBEAU.
Toujours il parcourait la plaine
Le lendemain.
LE PAYSAN.
Le grand Empereur prit la peine
D’arrêter son cheval, et devant lui,— devant…—
Il me fit amputer par son docteur.
FLAMBEAU.
LE PAYSAN.
Donc, si son fils s’ennuie à Vienne,— qu’il émigre !
Moi, je l’aide !…
(A Flambeau, fièrement, en tapant sur sa manche vide.)
Le bras — coupé — devant lui !
FLAMBEAU.
Bigre !
On n’a pas tous les jours la satisfaction
D’avoir le bras coupé devant Napoléon !
LE PAYSAN, avec un geste résigné.
(Les deux vétérans se sont assis sur le petit banc qui tient à la
cabane, et côte à côte, ils fument, laissant de temps en temps échapper
rêveusement un mot.)
FLAMBEAU.
LE PAYSAN.
FLAMBEAU.
LE PAYSAN.
FLAMBEAU.
On tirait, dans des brumes !…
LE PAYSAN.
FLAMBEAU.
Puis après, quelque officier noirci
Venait nous dire : On est vainqueur !
LE PAYSAN.
FLAMBEAU, se levant, indigné.
(Il hausse les épaules et souriant.)
(Et serrant la main au vieux.)
Si quelqu’un nous entendait !
LE DUC, immobile, au fond.
LE PAYSAN, philosophiquement, regardant ses fleurs.
Bah ! mes géraniums poussent bien !
FLAMBEAU, hochant la tête.
(Il montre le coin où fleurissent les géraniums.)
Tiens ! à cet endroit même : onze petits tambours !
LE DUC, se rapprochant.
FLAMBEAU.
Je les revois toujours !
— C’étaient, sous leurs shakos, onze boucles pareilles
Entre l’écartement naïf de leurs oreilles ;
Onze, qui sans savoir ni le but ni le plan,
Marchaient, heureux de vivre, en faisant ran plan plan !
On les blaguait un peu, car, ayant su lui plaire,
Ils étaient les chouchous de notre cantinière ;
Mais lorsqu’ils tricotaient la charge, ces tapins,
Lorsqu’ils tapaient, pareils à des petits lapins,
Sur leurs onze tambours de leurs vingt-deux baguettes,
Ce tonnerre faisait frémir nos baïonnettes,
Dont les zigzags d’acier semblaient dire, dans l’air :
« Nous n’avons pas pour rien la forme d’un éclair ! »
— C’est là que le crachat d’un gros tousseur de bronze
Prit ces onze tambours en file, et…
(Avec un geste qui fauche.)
(Il se tait une seconde, pieusement, et reprend plus bas.)
Il fallait voir la cantinière !…— ah ! sacrebleu !—
Elle avait relevé son grand tablier bleu,
Comme ces vieilles font qui glanent dans la plaine,
Et, folle, elle glanait des baguettes d’ébène.
(Secouant son émotion.)
… Mais de parler de ça, ça vous enroue !…
(Toussant pour s’éclaircir la voix.)
(Il cueille un géranium, et avec une brusque gaieté.)
Recette pour changer un vil géranium
En Légion d’honneur : on ôte trois pétales !
(Il arrache trois pétales ; les deux qui restent forment un minuscule
papillon rouge, et il le place à la boutonnière de son pardessus en lui
disant.)
Hein ? Sur mon beau revers de velours, tu t’étales ?…
(Au duc, lui désignant du menton cette décoration improvisée.)
C’est bien celle que tu me donnas, Monseigneur ?
LE DUC, mélancoliquement.
Je l’ai donnée en rêve !…
FLAMBEAU.
(Depuis un instant, au fond, des hommes à grands manteaux arrivent,
se serrent la main, se groupent.)
SCÈNE II
Les Mêmes, MARMONT, LES CONSPIRATEURS.
UNE OMBRE, se détachant du groupe et descendant vers le duc
et Flambeau.
FLAMBEAU, répondant.
LE DUC, reconnaissant celui qui s’est avancé.
MARMONT, s’inclinant.
LE DUC, désignant ceux qui restent au fond.
MARMONT.
LE DUC.
MARMONT.
C’est que de déranger Votre Altesse ils ont peur,
Et, Sire, que déjà vous êtes l’Empereur.
LE DUC, frissonne, et après un silence.
Empereur ?… Moi ?… Demain ?… Je te pardonne, traître !
J’ai vingt ans et je vais régner !
… Ah ! mon Dieu ! que c’est beau d’avoir vingt ans et d’être
Fils de Napoléon premier !
Ce n’est pas vrai que je suis faible et que je tousse !
Je suis jeune, je n’ai plus peur !
Empereur ?… Moi ?… Demain ?…— Comme la nuit est douce !…
LA VOIX D’UN CONSPIRATEUR, arrivant.
UNE AUTRE VOIX, répondant.
LE DUC.
Empereur !…
Ah ! je la sens ce soir assez vaste, mon âme,
Pour qu’un peuple y vienne prier !
Il me semble que j’ai pour âme Notre-Dame !…
UNE VOIX.
UNE AUTRE.
LE DUC.
Régner !…
Régner !— C’est dans ton vent dont le parfum de gloire
Commence à me rapatrier,
Qu’au moment de partir je devais venir boire,
Wagram, le coup de l’étrier !
Régner !— Qu’on va pouvoir servir de grandes causes,
Et se dévouer à présent !
Reconstruire, apaiser, faire de belles choses !…
Ah ! Prokesch, que c’est amusant !
Prokesch, tous ces vieux rois dont les âmes sont sourdes,
Oh ! comme ils doivent s’ennuyer !
J’ai les larmes aux yeux. Je me sens les mains lourdes
Des grâces que je vais signer !
Peuple qui de ton sang écrivis la Légende,
Voici le fils de l’Empereur !
Oh ! toute cette gloire il faut qu’il te la rende,
Et qu’il te la rende en bonheur !
Peuple, on m’a trop menti pour que je sache feindre !
J’ai trop souffert pour t’oublier !
Liberté, Liberté, tu n’auras rien à craindre
D’un prince qui fut prisonnier !
La guerre, désormais, ce n’est plus la conquête,
Mais c’est le droit que l’on défend !…
(Ah ! Je vois une mère, au-dessus de sa tête,
Élever vers moi son enfant !)
D’autres noms, désormais, je veux qu’on s’émerveille
Que Wagram et que Rovigo ;
Mon père aurait voulu faire prince Corneille :
Je ferai duc Victor Hugo !
Je ferai… je ferai… je veux faire… je rêve…
(Il va et vient, s’enivrant, s’enfiévrant ; on s’écarte avec respect.)
Ah ! je vais régner ! J’ai vingt ans !
Une aile de jeunesse et d’amour me soulève !
Ma Capitale, tu m’attends !
Soleil sur les drapeaux ! multitudes grisées !
O retour, retour triomphal !
Parfum des marronniers de ces Champs-Élysées
Que je vais descendre à cheval !
Il m’acclamera donc, ce grand Paris farouche !
Tous les fusils seront fleuris !
— On doit croire embrasser la France sur la bouche,
Lorsqu’on est aimé de Paris !
Paris ! j’entends déjà tes cloches !
UNE VOIX.
UNE AUTRE.
LE DUC.
Paris ! Paris ! je vois…
Je vois déjà, dans l’eau troublante de la Seine,
Le Louvre renverser ses toits !
Et vous qui présentiez à mon père les armes.
Dans la neige et dans le simoun,
Vieux soldats, sur mes mains je sens déjà vos larmes !…
Paris !
UNE VOIX dans l’ombre.
UNE AUTRE.
FLAMBEAU, au duc qui, épuisé, chancelle.
LE DUC, se raidissant.
PROKESCH, lui prenant la main.
LE DUC, bas.
(Haut.)
— Mais ça s’en va quand je galope ! Et les étoiles
Scintillent comme des molettes d’éperons !
Et voici des chevaux ! et nous galoperons !
(On vient d’amener des chevaux. Flambeau prend par la bride celui
qui est destiné au duc et le lui amène.)
PROKESCH, à Marmont, lui montrant les conspirateurs.
Pourquoi ces gens sont-ils venus ?
MARMONT.
Mais pour qu’on sache
Qu’ils ont trempé dans le complot !…
LE DUC.
UN CONSPIRATEUR, lui en tendant une et se présentant, dans
un salut.
LE DUC, avec un léger recul.
Hein ? le fils de Fouché ?
FLAMBEAU.
Ce n’est pas le moment d’en être effarouché !
(Il arrange le cheval.)
LE DUC.
UN AUTRE CONSPIRATEUR, saluant.
Cet homme qui s’incline,
C’est Goubeaux, le meilleur agent de la cousine
De Votre Majesté…
(Il salue encore.)
LE DUC.
GOUBEAUX, resaluant.
UN AUTRE CONSPIRATEUR, qui s’est vite avancé.
Pionnet !… Je représente ici le roi Joseph ;
C’est moi qui de sa part apportai les subsides…
LE DUC, à Flambeau qui dispose les brides.
UN AUTRE CONSPIRATEUR, s’avançant et saluant.
J’ai disposé les guides,
Les relais. Vous pourrez, au village prochain,
Vous déguiser.
(Il salue en se nommant.)
FLAMBEAU.
LE CONSPIRATEUR, criant.
UN AUTRE.
On m’a chargé des passeports : besogne ingrate !…
Voilà !
(Il remet les passeports à Flambeau et ajoute avec satisfaction.)
C’est merveilleux, aujourd’hui, comme on gratte !
(Il salue.)
TOUS, parlant à la fois autour du cheval.
Goubeaux !… Pionnet !… Morchain !…
FLAMBEAU, les repoussant.
UN D’EUX, saisissant l’étrier pour le tenir au duc.
Feu votre père avait la mémoire des noms !
UN AUTRE, se précipitant, et se nommant.
Borokowski ! C’est moi — que Monseigneur s’informe !—
Qui fis faire pour la comtesse l’uniforme !
LE DUC, nerveux.
C’est bon ! c’est bon ! de tous je me souviendrai bien !
Et mieux encor de celui-là — qui ne dit rien !
(Il désigne, de la cravache, un homme qui est resté dédaigneusement à
l’écart enveloppé dans son manteau.)
(L’homme se découvre, s’avance, et le duc reconnaît l’attaché français.)
L’ATTACHÉ, vivement.
Pas en partisan, Prince ;
En ami seulement !… Certes pour que je vinsse
Il fallut…
FLAMBEAU.
A cheval ! Le ciel blanchit vers l’Est !
LE DUC.
J’empoigne la crinière !—Alea jacta est !
(Il met le pied à l’étrier.)
L’ATTACHÉ.
Duc, à ce rendez-vous, si j’ai voulu me rendre
C’était pour vous défendre, au besoin !
LE DUC, qui allait sauter en selle, s’arrêtant.
L’ATTACHÉ.
J’ai cru que vous couriez un danger.
LE DUC, tourné vers lui, le pied toujours à l’étrier.
L’ATTACHÉ.
Ce drôle,— que demain je compte endommager,—
Quittait le bal tantôt sans m’envoyer le moindre
Témoin. Je lui cours donc après. Je vais le joindre,
Quand dans l’ombre il accoste un autre individu…
Et je reste cloué par un mot entendu !
Il était question de tuer Votre Altesse
Surprise au rendez-vous, ce soir.
LE DUC, avec un cri d’effroi.
L’ATTACHÉ.
Le rendez-vous… c’était ici. Je le savais
Par vous. J’y suis venu. Tout va bien. Je m’en vais !
LE DUC.
Le rendez-vous ? Mais c’est le pavillon de chasse !
Ils vont assassiner la comtesse à ma place !
— Rentrons !
CRI GÉNÉRAL.
UN CONSPIRATEUR.
LE DUC, avec désespoir.
PROKESCH, voulant le retenir.
Elle peut
Se faire reconnaître…
LE DUC.
Ah ! tu la connais peu !
Mais cette femme-là se fera, par ces brutes,
Tuer dix fois pour que je gagne dix minutes !
— Rentrons !…
PLUSIEURS.
LE DUC.
Je ne peux pourtant — rentrons là-bas !—
Souffrir qu’on m’assassine et que je n’y sois pas !
D’OTRANTE.
Tous nos efforts perdus !
UN CONSPIRATEUR, furieux.
S’il faut qu’on reconspire !
MARMONT.
Vous ne pourrez plus fuir !
UN AUTRE.
UN AUTRE.
(Ils sont tous autour de lui.)
LE DUC.
MARMONT.
LE DUC, avec force.
PROKESCH.
Oui mais…
Rentrer, c’est abdiquer peut-être à tout jamais
La couronne !
LE DUC.
Partir, c’est abdiquer mon âme !
MARMONT.
On peut sacrifier quelquefois !…
LE DUC.
MARMONT.
Risquer, pour une femme, au moment du succès…
FLAMBEAU.
Allons ! décidément, c’est un prince français !
LE VICOMTE D’OTRANTE, résolument au duc.
LE DUC.
Non !— Otez-vous, que je passe !
LE VICOMTE D’OTRANTE, aux autres.
S’il ne veut pas partir, qu’on l’enlève !
TOUS, se précipitant vers le duc.
LE DUC, levant sa cravache.
Place !
Place ! ou, levant ce jonc qui vous cravachera,
Je charge à la façon de mon oncle Murat !
— A moi, Prokesch ! Flambeau !
UN CONSPIRATEUR.
De force, il faut le prendre !
LE DUC, à l’attaché français.
Et vous ! vous qui veniez ici pour me défendre,
C’est en voulant m’ôter le scrupule et la foi
Qu’on veut m’assassiner vraiment : défendez-moi !
L’ATTACHÉ.
Non, Monseigneur, partez !
LE DUC.
Moi ? Comment ? Que je laisse ?…
L’ATTACHÉ.
Partez, je vais aller défendre la comtesse !
LE DUC.
Et vous qui n’êtes pas, Monsieur, mon partisan,
Vous assureriez donc ma fuite ?
L’ATTACHÉ.
Allez-vous-en !
Ce que j’en fais, c’est pour cette femme !
LE DUC.
L’ATTACHÉ, à Prokesch.
Courons tous les deux !— Prokesch connaît la route !
LE DUC, hésitant encore.
PLUSIEURS VOIX.
MARMONT.
C’est le meilleur parti !
(On entend le galop d’un cheval.)
TOUS.
LA COMTESSE, apparaissant dans l’uniforme du duc, couverte de
boue, pâle, échevelée, hors d’haleine.
Malheureux !— vous n’êtes pas parti !
SCÈNE III
Les Mêmes, LA COMTESSE.
LE DUC, éperdu.
Vous !… Mais on m’avait dit !… Pouvais-je fuir ?
LA COMTESSE, rageusement.
LE DUC.
LA COMTESSE, avec mépris.
Une femme ! eh bien, la grande perte !
LE DUC, balbutiant.
LA COMTESSE.
Mais vous deviez m’abandonner !
LE DUC.
LA COMTESSE, furieuse.
Je songe au temps perdu !
LE DUC.
LA COMTESSE.
LE DUC.
Nos alarmes pour vous étaient…
LA COMTESSE, fièrement.
Quelles alarmes ?
— Flambeau n’a-t-il donc pas été mon maître d’armes ?
LE DUC.
LA COMTESSE.
LE DUC.
LA COMTESSE.
Oh rien !
Il a tiré son sabre — et j’ai tiré le mien !
LE DUC.
Pour moi !… tu t’es battue ?
LA COMTESSE.
« Oh ! oh ! le fils du Corse »
Grondait-il, « j’ignorais qu’il fût de cette force ! »
— « Il ne s’en doutait pas lui-même ! »… Mais ma voix…
LE DUC, voyant du sang à la main de la Comtesse.
LA COMTESSE, secouant dédaigneusement le sang.
Oh ! ce n’est rien,— les doigts !…
… Mais ma voix me trahit : « Une femme ? » Il recule.
— « Défends-toi donc ! » — « Je ne peux pas, c’est ridicule !
Cette femme n’est pas le chevalier d’Éon ! »
— « Défends-toi ! cette femme est un Napoléon ! »
Sentant sa lame, alors, par la mienne rejointe,
Il fonce !… et je lui fais…
FLAMBEAU.
Le coup de contre-pointe !
LA COMTESSE, mimant le coup.
FLAMBEAU.
Vous avez dû l’étonner rudement !
LA COMTESSE.
Il ne reviendra pas de son étonnement !
LE DUC, se rapprochant, à voix basse.
Dieu !— mais la jeune fille, alors ?
LA COMTESSE, haussant les épaules, à voix haute.
LE DUC.
LA COMTESSE, après une seconde d’hésitation.
Eh bien… non ! Quand la porte
S’écroula tout à coup sous un poing furieux,
J’étais seule !
LE DUC.
Elle n’est pas venue !— Ah ?…
(Et avec un léger dépit mélancolique.)
LA COMTESSE.
Mais des gens arrivaient au bruit. Si l’on m’arrête
Le plan est découvert trop tôt ! Je perds la tête.
Je sors en tâtonnant. J’entends je ne sais qui
Crier d’aller chercher Monsieur de Sedlinsky…
Et je fuis en prenant votre cheval de selle !
— Je l’ai crevé !— je n’en peux plus !…
LE DUC.
(Prokesch et Marmont la soutiennent.)
LA COMTESSE, défaillante.
Après ce que j’ai fait, ah ! j’espérais au moins
Apprendre son départ, ici, par les témoins !…
UN DES CONSPIRATEURS, qui faisait le guet sur la route,
accourant, à la Comtesse.
Vous êtes poursuivie ! et dans une minute…
(Mouvement de tous pour fuir.)
LE DUC, criant.
Soignez-la ! cachez-la ! là, dans cette cahute !
(Il montre la cabane que le paysan leur ouvre vivement.)
LA COMTESSE, qu’on emporte à moitié évanouie vers la cabane.
LE DUC, interrogeant anxieusement ceux qui l’emportent.
LA COMTESSE.
Mais partez donc ! ah ! si
Votre père, Monsieur, pouvait vous voir ici,
Faible, attendri, nerveux, flottant comme vous l’êtes…
Mais cela lui ferait hausser les épaulettes !
LE DUC, s’élançant pour fuir.
SCÈNE IV
Les Mêmes, SEDLINSKY, des Policiers.
FLAMBEAU, se retournant et apercevant des policiers qui sont
arrivés en courant.
(En un clin d’œil, la petite bande est cernée.)
LA COMTESSE, avec désespoir.
SEDLINSKY, s’avançant vers elle.
LA COMTESSE, au duc, avec rage.
Ah ! songe-creux ! idéologue ! barguigneur !
SEDLINSKY, qui s’est retourné vers celui qu’apostrophe la comtesse,
aperçoit le duc. Il recule en s’écriant :
(Se retournant vers la Comtesse.)
(Se retournant vers le duc.)
FLAMBEAU.
SEDLINSKY, souriant et commençant à comprendre.
FLAMBEAU.
Vous avez soupé, Monsieur : vous voyez double !
SEDLINSKY.
(Après avoir, d’un coup d’œil rapide, noté tous ceux
qui sont là.)
Retirez-vous d’abord, Monsieur Prokesch.
(Prokesch s’éloigne après un regard d’adieu au duc.)
FLAMBEAU, avec un soupir.
Ah ! nous ne serons pas sacré par l’oncle Fesch !
SEDLINSKY, à deux policiers, leur désignant l’attaché français.
(A l’attaché.)
Vous, dans cette aventure ?
Votre gouvernement le saura.
LE DUC, s’avançant vivement.
Je vous jure
Que Monsieur n’est pas du complot, et je ne puis…
L’ATTACHÉ.
Oh ! pardon ! maintenant qu’on arrête, j’en suis !
LE DUC, lui serrant la main avant qu’on ne l’emmène.
(A Sedlinsky, avec mépris.)
Allons, policier, fais du zèle !
SEDLINSKY, à deux autres agents, en leur montrant la Comtesse.
Vous, vous ramènerez le faux prince… chez elle.
(Deux hommes s’avancent et vont empoigner brutalement la Comtesse.)
LE DUC, d’une voix qui les fait reculer.
Avec tous les égards qu’on me doit !…
LA COMTESSE, tressaillant à cette voix impérieuse.
(Elle se jette dans ses bras en pleurant.)
Ah ! malheureux enfant, tu pouvais être un chef !
(Elle sort, suivie de deux policiers.)
SEDLINSKY, affectant de ne pas regarder le reste des conspirateurs.
Pour les autres… fermons les yeux !… qu’on en profite !
(Les conspirateurs chuchotent entre eux.)
L’UN D’EUX.
UN AUTRE, hochant la tête avec gravité.
… Dans l’intérêt du parti…
UN TROISIÈME.
(Leur nombre diminue immédiatement. Le reste sort avec une
lenteur plus décente. D’Otrante a pris le bras de Marmont. Ils causent
avec de grands gestes nobles. On entend :
… Se réserver… Plus tard… Le moment opportun…
Et il n’y a plus personne.)
FLAMBEAU, à Sedlinsky.
Et maintenant, rouvrez les yeux !… Il en reste un !
LE DUC.
FLAMBEAU.
(Après une seconde d’hésitation, il va suivre les autres.)
Mais SEDLINSKY, à qui un des policiers vient de parler bas, crie :
(On barre le chemin à Flambeau. Dix pistolets se braquent
sur lui. Sedlinsky au policier qui lui a parlé :)
LE POLICIER.
(Il tire de sa poche un papier qu’il passe à Sedlinsky en disant.)
SEDLINSKY, parcourant des yeux le signalement, à la lueur d’une
lanterne sourde que tient le policier.
(Il lit.)
Nez moyen… front moyen… œil moyen…
FLAMBEAU, goguenard.
SEDLINSKY, feignant de lire à la suite.
Deux balles… dans le dos.
FLAMBEAU, bondissant.
SEDLINSKY, souriant.
FLAMBEAU, voyant qu’il s’est trahi.
Je suis perdu.— C’est bon.— Du luxe ! Une débauche !
Fleurissons l’arme avant de la passer à gauche.
LE DUC, à Sedlinsky.
SEDLINSKY.
LE DUC.
Comme un criminel ?
Vous n’avez pas le droit !
SEDLINSKY.
LE DUC.
FLAMBEAU.
Il était immoral que tu t’accoutumasses
A ne jamais purger, Flambeau, tes contumaces !
SEDLINSKY, qui vient de consulter de nouveau le signalement.
Il n’est pas décoré, d’ailleurs.— Port illégal !
(A un policier, lui désignant la boutonnière de Flambeau.)
FLAMBEAU.
(D’un géranium prestement cueilli, il refleurit le revers de son pardessus.)
Ça repousse tant que je veux sur ma pelure !
SEDLINSKY.
(On arrache à Flambeau le manteau qu’il avait
emporté du bal, et il apparaît dans son
uniforme de grenadier. Sedlinsky sursaute.)
FLAMBEAU, souriant.
LE DUC, avec angoisse.
Mais que va-t-on te faire ?
FLAMBEAU, froidement.
LE DUC.
Non ! ce n’est pas possible !
FLAMBEAU.
Un feu de peloton !
— Rrrran !
LE DUC, poussant un cri.
FLAMBEAU.
J’ai toujours fait aux balles la risette ;
Mais ces françaises-là… non, pas de ça, Lisette !
(Et sa main, doucement, gagne sa poche.)
LE DUC, courant à Sedlinsky, suppliant.
Vous n’allez pas livrer cet homme ?
SEDLINSKY.
FLAMBEAU.
Séraphin, c’est la fin ! Flambé, Flambeau ! Bonsoir !
(Sans qu’on s’en aperçoive, il a tiré et ouvert son couteau. Il a l’air de se
croiser tranquillement les bras ; sa main droite, où brille la lame, disparaît
sous son coude gauche, on voit les bras se resserrer sur la poitrine, pour
appuyer. Et il reste debout, très pâle, les bras croisés.)
SEDLINSKY.
(On pousse Flambeau pour qu’il marche.)
LE DUC.
Mais qu’a-t-il donc ? Il chancelle ?
UN POLICIER, grossièrement.
FLAMBEAU, envoyant d’un revers de main le chapeau du policier
à vingt pas.
Le duc vous parle ! Otez cette espèce de tube !
(Dans le geste qu’il fait, il découvre sa poitrine : elle est tachée de
rouge, à gauche.)
LE DUC.
FLAMBEAU.
Pas du tout, Monseigneur !
Mais je me suis refait la Légion d’honneur !
(Il tombe.)
LE DUC, s’élançant devant lui et arrêtant Sedlinsky et les
policiers qui vont pour le relever.
Je ne veux pas qu’un seul de vos hommes le touche !
Ce clair soldat touché par un policier louche !…
Je ne veux pas.— Laissez-nous seuls.— Allez-vous-en !
FLAMBEAU, d’une voix étouffée.
SEDLINSKY, désignant à ses hommes le vieux paysan qui s’est approché
de Flambeau avec émotion.
Emmenez ce gueux de paysan !
(On sépare les deux vieux soldats et on entraîne l’Autrichien.)
LE DUC.
J’attendrai là mon régiment. L’aube est prochaine !…
L’étendard saluera de son bouquet de chêne
Sur l’air triste et guerrier que mes hongrois joueront…
(Il regarde Flambeau.)
Et ce sont des soldats qui le ramasseront !
SEDLINSKY, bas à un policier.
LE POLICIER, bas.
SEDLINSKY.
Bien. Alors qu’on le laisse !
Il ne peut fuir.
(Haut, avec une affectation de douceur.)
On peut céder à Son Altesse…
LE DUC, violemment.
SEDLINSKY, reculant, et d’un ton de condoléances.
Oui… oui… je comprends votre émoi !
LE DUC, le balayant du geste.
SEDLINSKY, voulant se redresser.
LE DUC, montrant la plaine de Wagram.
(Sedlinsky et ses hommes s’éloignent.)
SCÈNE V
LE DUC, FLAMBEAU.
FLAMBEAU, se soulevant sur les poignets.
C’est drôle tout de même,— ici — sur cette terre,
Où je me suis déjà fait tuer pour le père,
De venir retomber pour le fils aujourd’hui !
LE DUC, agenouillé près de lui, avec désespoir.
Non ! ce n’est pas pour moi que tu meurs, c’est pour lui !
Pas pour moi ! pas pour moi ! je n’en vaux pas la peine !
FLAMBEAU, avec égarement.
LE DUC, vivement.
(Et dans une brusque inspiration.)
C’est Wagram, cette plaine !
(Il lui crie tout bas.)
FLAMBEAU, rouvrant des yeux vagues.
LE DUC, d’une voix pressante, essayant de ramener dans le passé cette
âme qui vacille.
Vois-tu Wagram ?… Reconnais-tu
La plaine, la colline et le clocher pointu ?
FLAMBEAU.
LE DUC.
Sens-tu, sous ton corps, la terre qui tressaille ?
C’est le champ de bataille !… Entends-tu la bataille ?
FLAMBEAU, dont les yeux se réveillent.
LE DUC.
Entends-tu ces confuses rumeurs ?
FLAMBEAU, se cramponnant à cette belle illusion.
Oui… Oui… c’est à Wagram, n’est-ce pas, que je meurs ?
LE DUC.
Vois-tu passer, traînant son cavalier par terre.
Ce cheval schabraqué d’une peau de panthère ?
(Il se relève, et il raconte à Flambeau couché dans l’herbe :)
Nous sommes à Wagram. L’instant est solennel.
Davoust s’est élancé pour tourner Neusiedel.
L’Empereur a levé sa petite lunette.
On vient de te blesser d’un coup de baïonnette.
Je t’ai transporté là sur ce talus, et j’ai…
FLAMBEAU.
Est-ce que les chasseurs à cheval ont chargé ?
LE DUC, montrant du doigt de lointains brouillards.
Tout ce bleu qui du blanc des baudriers se raye,
Ce sont des tirailleurs, là-bas !
FLAMBEAU, avec un faible sourire.
LE DUC, ayant l’air de suivre la bataille.
Mais l’Empereur devrait envoyer Oudinot !
Mais il laisse enfoncer sa gauche !
FLAMBEAU, clignant de l’œil.
LE DUC.
On se bat ! on se bat ! Macdonald se dépêche,
Et Masséna blessé passe dans sa calèche !
FLAMBEAU.
Si l’Archiduc s’étend sur sa droite, il se perd !
LE DUC, criant.
FLAMBEAU, vivement.
LE DUC, avec une fièvre croissante.
Le prince d’Auersperg
Est pris par les lanciers polonais de la Garde !
FLAMBEAU, essayant de se soulever.
Et l’Empereur ? que fait l’Empereur ?
LE DUC.
FLAMBEAU, soulevé sur les poignets.
L’Archiduc se prend-il au piège du Petit ?
LE DUC.
Tu vois, cette poussière, au loin, c’est Nansouty !
FLAMBEAU, avidement.
L’Archiduc étend-il l’aile de son armée ?
LE DUC.
Tu vois, c’est Lauriston, là-bas, cette fumée !
FLAMBEAU, haletant.
Et l’Archiduc ?… que fait l’Archiduc ?… le vois-tu ?
LE DUC.
L’Archiduc élargit son aile !
FLAMBEAU.
(Il retombe.)
LE DUC, avec ivresse.
FLAMBEAU, se débattant sur le sol.
Je meurs !… J’étouffe !… A boire !
— Et… que fait… l’Empereur ?
LE DUC.
FLAMBEAU, fermant doucement les yeux.
(Silence.)
LE DUC.
(Silence. Puis, le râle de Flambeau s’élève. Le duc regarde autour de lui
avec effroi. Il se voit seul dans cette immense plaine avec ce mourant.
Il frissonne, il recule un peu.)
Mais ce soldat couché là, maintenant,
Me fait peur !— Eh bien ! quoi ! ça n’a rien d’étonnant
Qu’un grenadier français dans cette herbe s’endorme,
— Et cette herbe connaît déjà cet uniforme !
(Il se penche sur Flambeau en lui criant :)
Oui, la victoire !… Au bout des fusils, les shakos !
FLAMBEAU, dans son râle.
DES VOIX, dans le vent.
LE DUC, tressaillant.
Oh !— Quels sont ces échos ?
UNE VOIX, très loin.
LE DUC, essuyant une sueur à son front.
FLAMBEAU, d’une voix rauque.
DES VOIX, de tous côtés, dans la plaine.
LE DUC, avec épouvante.
Son râle
Se multiplie au loin…
UNE VOIX, se perdant.
LE DUC.
… sous le ciel pâle !…
— Ah ! je comprends !… Le cri de cet homme qui meurt,
Fut, pour ce val qui sait tous les râles par cœur,
Comme le premier vers d’une chanson connue,
Et quand l’homme se tait, la plaine continue !
LA PLAINE, au loin.
LE DUC.
Ah ! je comprends !… plainte, râle, sanglot,
C’est Wagram, maintenant, qui se souvient tout haut !
LA PLAINE, longuement.
LE DUC, regardant Flambeau qui s’est raidi dans l’herbe.
(Avec terreur.)
Il faut que je m’en aille !
Il a vraiment trop l’air tué dans la bataille !…
(Sans le quitter des yeux, il s’éloigne, à reculons, en murmurant.)
Ce devait être tout à fait comme cela !
Cet habit bleu… ce sang…
(Et tout d’un coup il prend la fuite. Mais il s’arrête,
comme si le soldat mort était encore devant lui.)
(Il veut s’enfuir d’un autre côté, mais il recule encore en criant.)
(Une troisième fois il est arrêté.)
(Il regarde autour de lui.)
Partout, s’allongeant, les mêmes formes bleues…
Il en meurt !…
(Reculant toujours comme devant un flot qui monte, il s’est réfugié
au sommet du tertre d’où il découvre toute la plaine.)
Il en meurt ainsi pendant des lieues !…
TOUTE LA PLAINE.
Je meurs… Je meurs… Je meurs…
LE DUC.
Ah ! nous nous figurions
Que la vague immobile et lourde des sillons
Ne laissait rien flotter ! Mais les plaines racontent,
Et la terre, ce soir, a des morts qui remontent !
LA TERRE, sourdement.
(Un murmure de voix indistinctes grossit, se rapproche dans les
herbes mystérieusement agitées.)
LE DUC, grelottant la fièvre.
Et que disent-ils, dans cette ombre, en rampant ?
UNE VOIX, dans les hautes herbes.
UNE AUTRE.
UNE AUTRE.
UNE AUTRE, plus oppressée.
LE DUC, avec horreur.
C’est le champ de bataille !
Je l’ai voulu,— c’est lui !
(Les voix montent et se précisent. On entend un grouillement sinistre ;
des plaintes, des râles, des imprécations.)
UNE VOIX.
De l’eau sur mon entaille !
UNE AUTRE.
Regarde, et dis-moi donc ce que j’ai de cassé !
UNE AUTRE.
Ne me laissez donc pas crever dans le fossé !
LE DUC.
Ah ! des buissons de bras se crispent sur la plaine !
(Il veut marcher.)
Et je foule un gazon d’épaulettes de laine !
UN CRI, à droite.
LE DUC, chancelant.
J’ai glissé sur un baudrier de cuir !…
(Il va vers la gauche, faisant à chaque instant le mouvement d’enjamber.)
UNE VOIX, à gauche.
Dragon ! tends-moi les mains !
UNE AUTRE, répondant froidement.
LE DUC, éperdu.
UNE VOIX MOURANTE, tout près.
CRI au loin.
LE DUC.
Oh ! c’est épouvantable !
Oh ! les soldats de bois alignés sur ma table !
L’OMBRE, LE VENT, LES BROUSSAILLES.
LE DUC, avec désespoir.
Spectres chamarrés de blessures, vos yeux
M’épouvantent !— Du moins, vous êtes glorieux !
Vous portez de ces noms dont la patrie est fière !
(A l’un de ceux qu’il croit voir.)
UNE VOIX.
LE DUC, à un autre.
UNE VOIX.
LE DUC.
UNE VOIX.
LE DUC, fiévreusement, à d’autres.
UNE VOIX.
LE DUC.
UNE VOIX.
LE DUC.
Et toi, dont les pieds nus
Saignent sans cesse ?
UNE VOIX.
LE DUC, pleurant.
O noms, noms inconnus !
O pauvres noms obscurs des ouvriers de gloire !
UNE PLAINTE, derrière lui.
Soulève-moi la tête avec mon sac !
UNE VOIX mourante.
LE CHAMP DE BATAILLE, dans un râle fait de milliers de râles.
TUMULTE DE VOIX.
Les chevaux m’ont piétiné sous leurs sabots !
Je meurs !— Je vais mourir !— Au secours !
CRI AU LOIN.
UNE VOIX, râlante et gouailleuse.
Ah ! bon Dieu de bon Dieu ! mon compte, tu le règles !
CRIS AU LOIN.
Les corbeaux !… Les corbeaux !…
LE DUC.
Hélas ! où sont les aigles ?
DIALOGUE DANS LE VENT.
De l’eau !— Mais c’est du sang, le ruisseau !— Donne-m’en !
J’ai soif !
CRIS DE TOUS LES CÔTÉS.
J’ai mal !— Je meurs !— Aï !
UNE VIEILLE VOIX ENROUÉE.
UNE JEUNE VOIX.
LE DUC, immobile, glacé,— deux filets de sang lui coulant des lèvres.
UN GÉMISSEMENT SUR LA ROUTE.
Par pitié ! le coup de grâce, dans l’oreille !
LE DUC.
Ah ! je comprends pourquoi la nuit je me réveille !…
UN RÂLE DANS L’HERBE.
Mais ces chevau-légers sont d’ignobles tueurs !
LE DUC.
Pourquoi d’horribles toux me mettent en sueurs !…
UN CRI DANS UN BUISSON.
Oh ! ma jambe est trop lourde ! il faut qu’on me l’arrache !
LE DUC.
Et je sais ce que c’est que le sang que je crache !
TOUTE LA PLAINE, hurlant de douleur.
(Dans les ombres blêmissantes qui précèdent l’aube, au grondement
d’un orage lointain, sous des nuages bas et noirs qui courent, tout prend
une forme effrayante ; des panaches ondulent dans les blés, les talus se
hérissent de colbacks fantastiques, un grand coup de vent fait faire aux
buissons des gestes inquiétants.)
LE DUC.
Et tous ces bras ! tous ces bras que je vois !
Tous ces poignets sans mains, toutes ces mains sans doigts
Monstrueuse moisson qu’un large vent qui passe
Semble coucher vers moi pour me maudire !…
(Et défaillant, jetant en avant des mains suppliantes.)
Grâce !
Grâce, vieux cuirassier qui tends en gémissant
D’atroces gants crispins aux manchettes de sang !
Grâce, pauvre petit voltigeur de la Garde,
Qui lèves lentement cette face hagarde !
— Ne me regardez pas avec ces yeux !— Pourquoi
Rampez-vous, tout d’un coup, en silence, vers moi ?
Dieu ! vous voulez crier quelque chose, il me semble !…
Pourquoi reprenez-vous haleine tous ensemble ?
Pourquoi vous ouvrez-vous, bouches pleines d’horreur ?
(Et courbé par l’épouvante, voulant fuir, ne pas entendre…)
Quoi ? Qu’allez-vous crier ? Quoi ?
TOUTES LES VOIX.
LE DUC, tombant à genoux.
Ah ! oui ! c’est le pardon à cause de la gloire !
(Il dit doucement et tristement à la plaine.)
(Et se relevant.)
Mais j’ai compris. Je suis expiatoire.
Tout n’était pas payé. Je complète le prix.
Oui, je devais venir dans ce champ. J’ai compris.
Il fallait qu’au-dessus de ces morts je devinsse
Cette longue blancheur, toujours, toujours plus mince,
Qui renonçant, priant, demandant à souffrir,
S’allonge pour se tendre, et mincit pour s’offrir !
Et lorsque entre le ciel et le champ de bataille,
Là, de toute mon âme et de toute ma taille,
Je me dresse, je sens que je monte, je sens
Qu’exhalant ses brouillards comme un énorme encens
Toute la plaine monte afin de mieux me tendre
Au grand ciel apaisé qui commence à descendre,
Et je sens qu’il est juste et providentiel
Que le champ de bataille ainsi me tende au ciel,
Et m’offre, pour pouvoir, après cet Offertoire,
Porter plus purement son titre de victoire !
(Il se dresse en haut du tertre, tout petit dans l’immense plaine, et se détachant
les bras en croix, sur le ciel.)
— Prends-moi ! prends-moi, Wagram ! et rançon de jadis,
Fils qui s’offre en échange, hélas, de tant de fils,
Au-dessus de la brume effrayante où tu bouges,
Élève-moi, tout blanc, Wagram, dans tes mains rouges !
Il le faut, je le sais, je le sens, je le veux,
Puisqu’un souffle a passé ce soir dans mes cheveux,
Puisque par des frissons mon âme est avertie,
Et puisque mon costume est blanc comme une hostie !
(Il murmure comme si quelqu’un seulement devait l’entendre.)
Père ! à tant de malheur que peut-on reprocher ?
Chut !… J’ajoute tout bas Schœnbrunn à ton rocher !…
(Il reste un moment les yeux fermés, et dit.)
(L’aube commence à poindre… Il reprend d’une voix forte.)
Mais à l’instant où l’aiglon se résigne
A la mort innocente et ployante d’un cygne,
Comme cloué dans l’ombre à quelque haut portail,
Il devient le sublime et doux épouvantail
Qui chasse les corbeaux, et ramène les aigles !
Vous n’avez plus le droit de crier, champs de seigles !
Plus d’affreux rampements sous ces bas arbrisseaux :
J’ai nettoyé le vent et lavé les ruisseaux !
Il ne doit plus rester, plaine, dans tes rafales,
Que les bruits de la Gloire et les voix triomphales !
(Tout se dore. Le vent chante.)
Oui ! j’ai bien mérité d’entendre maintenant
Ce qui fut gémissant devenir claironnant !…
(De vagues trompettes sonnent. Une rumeur fière s’élève. Les Voix,
qui gémissaient tout à l’heure, lancent maintenant des appels, des ordres
ardents.)
De voir ce qui traînait de triste au ras des chaumes
S’enlever tout d’un coup en galops de fantômes !…
(Des brumes qui s’envolent semblent galoper. On entend un bruit
de chevauchée.)
LES VOIX, au loin.
LE DUC.
Maintenant, le côté glorieux !
La poudre que la charge, en passant, jette aux yeux !…
LES VOIX.
(D’invisibles tambours battent des charges.)
LE DUC.
Les rires fous des grands hussards farouches !
LES VOIX, poussant des rires épiques.
LE DUC.
Et maintenant, ô Déesse aux cent bouches,
Victoire à qui je viens d’arracher tes bâillons,
Chante dans le lointain !…
LES VOIX, au loin, dans une Marseillaise de rêve.
… Formez vos bataillons !…
LE DUC.
(Le soleil va paraître. Les nuages sont pleins de pourpres
et d’éclairs. Le ciel a l’air d’une Grande Armée.)
Oh Dieu ! me battre en ce flot qui miroite !…
LES VOIX.
Feu !— Colonne en demi-distance sur la droite !
LE DUC.
… Me battre en ce tumulte auquel tu commandas,
O mon père !…
(Dans ce bruit de bataille qui s’éloigne, on entend, très loin, entre deux
batteries de tambours, une voix métallique et hautaine.)
LA VOIX.
Officiers… Sous-officiers… Soldats…
LE DUC, en délire, tirant son sabre.
Oui ! je me bats !…— Fifre, tu ris !— Drapeau, tu claques !
— Baïonnette au canon !— Sus aux blanches casaques !
(Et tandis que les fanfares de rêve s’éloignent et se perdent vers la gauche,
dans le vent qui les balaye, tout d’un coup, à droite, une fanfare réelle
éclate, et c’est, brusque comme un réveil, le contraste, avec les furieux airs
français qui s’envolent parmi les dernières ombres, d’une molle marche de
Schubert, autrichienne et dansante, qui arrive dans le rose du matin.)
LE DUC, qui s’est retourné en tressaillant.
Qu’est-ce qui vient de blanc, là, dans le jour levant ?
Mais c’est l’infanterie autrichienne !
(Hors de lui, entraînant d’imaginaires grenadiers.)
En avant !
Les ennemis !— Qu’on les enfonce !— Qu’on y entre !
Suivez-moi !— Nous allons leur passer sur le ventre !
(Le sabre haut, il se rue sur les premiers rangs d’un régiment autrichien
qui paraît sur la route.)
UN OFFICIER, se jetant sur lui et l’arrêtant.
Prince ! Que faites-vous ? C’est votre régiment !
LE DUC, réveillé, avec un cri terrible.
(Il regarde autour de lui. Le soleil s’est levé. Tout a repris un air
naturel. De tant de morts il ne reste que Flambeau. Le duc est au milieu
d’une grande plaine calme et souriante. Des soldats blancs défilent devant
lui. Il voit son destin, l’accepte ; le bras levé pour charger s’abaisse lentement,
le poing rejoint la hanche, le sabre prend la position réglementaire,
et, raide comme un automate, le duc, d’une voix machinale, d’une voix
qui n’est plus que celle d’un colonel autrichien :)
Halte !— Front !— A droite… alignement…
(Le commandement s’éloigne, répété par les officiers.— Et le rideau
tombe pendant que l’exercice commence.)
ACTE VI
LES AILES FERMÉES
Quelque temps après. A Schœnbrunn. La chambre du duc de
Reichstadt, sombre et somptueuse.
Au fond, la haute porte noire et dorée qui donne sur le petit
Salon de Porcelaine. A droite, la fenêtre. A gauche, une tapisserie
dans laquelle se dissimule une petite porte.
Le mobilier tel qu’il est encore aujourd’hui : fauteuils aux bois noirs
et dorés, paravent, prie-Dieu, tables et consoles.
Désordre fiévreux d’une chambre de malade. Des fourrures, des
livres, des fioles, des tasses, des oranges, et partout, sur tous les
meubles, d’énormes bouquets de violettes.
Au premier plan, vers la gauche, un étroit lit de camp. A son
chevet, au milieu d’une table basse encombrée aussi de médicaments
et de fleurs, un petit bronze de Napoléon Ier.
Au lever du rideau, le duc, horriblement défait, son visage
aminci penché sur les trois tours d’une cravate de batiste chiffonnée,
ses cheveux blonds, qu’on ne coupe plus, retombant en mèches trop
longues, est assis, tout frissonnant, sur le bord du lit. Il s’enveloppe
tristement d’un grand manteau qui lui sert de robe de chambre et
sous lequel il est en culotte blanche, sans veste, son corps fluet
flottant dans le linge bouffant de la chemise et ses mains amaigries
perdues dans les manchettes plissées.
Il regarde fixement devant lui.
Debout, dans un coin de la chambre, le docteur et le général
Hartmann, vieux soldat chamarré de service auprès du prince,
causent à voix basse.
La porte du fond s’entre-bâille avec mystère, laissant filtrer une
lueur jaune et tremblante. L’Archiduchesse se glisse par l’entre-bâillement,
jette un regard derrière elle comme pour s’assurer que quelque
chose est prêt, et referme vite sans bruit. Elle est toute pâle dans
ses dentelles.
Après avoir échangé, tout bas, quelques mots avec les deux
hommes qui hochent la tête en regardant le duc, elle s’approche de
lui sans qu’il s’en aperçoive, et lui prend doucement la main.
Il tressaille, la reconnaît avec surprise.
SCÈNE PREMIÈRE
LE DUC, L’ARCHIDUCHESSE, LE DOCTEUR,
LE GÉNÉRAL HARTMANN.
LE DUC, à l’Archiduchesse.
Vous !… Mais je vous croyais malade ?…
L’ARCHIDUCHESSE, avec une gaieté forcée.
Eh ! oui, ma foi !
Je viens d’être malade en même temps que toi.
Je vais mieux. Je me lève.— Et toi ? ton état ?
LE DUC.
Pire,
Puisque vous vous levez pour me voir.
L’ARCHIDUCHESSE.
(Au docteur.)
Votre malade est-il raisonnable, Docteur ?
LE DOCTEUR.
Oui, maintenant il prend bien son lait.
L’ARCHIDUCHESSE.
Quel bonheur !
Ah ! c’est gentil ! ah ! c’est…
LE DUC.
Ah ! c’est dur tout de même,
D’être — lorsqu’on rêva la louange suprême
De l’Histoire, et qu’on fut une âme qui brûlait !—
Loué pour la façon dont on prend bien son lait !
(Il saisit un des bouquets de violettes posés sur la table auprès de
lui et le passe avec délice sur sa figure en soupirant :)
O boule de fraîcheur sur ma fièvre posée,
Comme une houppe à se mettre de la rosée !…
L’ARCHIDUCHESSE, regardant les fleurs qui remplissent la chambre.
Tout le monde à présent t’en apporte ?
LE DUC.
(Et avec un sourire triste.)
L’ARCHIDUCHESSE.
(Elle échange un regard avec le docteur qui semble l’encourager, et,
après une hésitation, se rapprochant du prince, elle commence, d’une
voix embarrassée.)
Pour remercier Dieu qui nous protégea
— Car nous entrons tous deux, Franz, en convalescence —
Je compte, ce matin, communier…
(Le duc la regarde. Elle continue, plus troublée.)
Je pense
Qu’il serait très joli que tous les deux…
(Et brusquement.)
Pourquoi
Ne pas communier tout à l’heure avec moi ?
LE DUC, après l’avoir regardée dans les yeux.
Voilà pourquoi tu viens, pieusement coquette.
(A voix basse.)
L’ARCHIDUCHESSE, riant.
Là ! j’en étais sûre !… Et l’étiquette ?
LE DUC.
L’ARCHIDUCHESSE.
Mais oui ! Lorsqu’un prince autrichien
Est très mal, on ne peut le tromper. Tu sais bien
Qu’il faut que la Famille Impériale assiste
Lorsqu’il doit recevoir le…
(Elle s’arrête.)
LE DUC.
L’ARCHIDUCHESSE.
LE DUC, regardant autour de lui.
Au fait, nous sommes seuls !…
L’ARCHIDUCHESSE, montrant la porte du fond.
J’ai fait, dans le Boudoir
De Porcelaine, là, dresser un reposoir :
Pas le moindre archiduc, la moindre archiduchesse :
Le prélat de la cour pour nous seuls dit la messe.
Tu vois qu’il ne s’agit que de communier,
Et que ce sacrement n’est pas le…
LE DUC.
L’ARCHIDUCHESSE.
(Elle lui offre gentiment son bras.)
(Il se lève en chancelant. On entend sonner une clochette à droite.)
Tiens ! la messe commence !
(Le duc, appuyé sur l’Archiduchesse, se dirige vers la porte du petit
salon que le docteur et le général Hartmann ouvrent aussitôt.)
LE DUC.
Oui… c’est vrai qu’il faudrait cette illustre assistance !…
L’ARCHIDUCHESSE.
Nous n’aurons que l’enfant de chœur et le prélat !
LE DUC, observant en passant le docteur et le général qui sourient.
Ce n’est donc pas pour aujourd’hui…
(La porte se referme sur l’archiduchesse et sur le prince. Le sourire
des deux hommes s’efface. Le général Hartmann va rapidement ouvrir la
petite porte dans la tapisserie, et l’on voit entrer silencieusement toute
la Famille Impériale.)
LE GÉNÉRAL HARTMANN, bas, aux archiducs et archiduchesses.
(Un doigt sur les lèvres, il leur fait signe de se placer.)
SCÈNE II
LE GÉNÉRAL HARTMANN, LE DOCTEUR,
MARIE-LOUISE, LA FAMILLE IMPERIALE,
METTERNICH, puis PROKESCH, LA COMTESSE
CAMERATA, THÉRÈSE DE LORGET.
(Les princes et les princesses, avec mille précautions pour n’être pas
entendus, se placent sur plusieurs rangs, tournés vers cette porte fermée
derrière laquelle on entend, de temps en temps, une sonnette. Marie-Louise
est au premier rang. Il y a des archiducs très âgés et des archiducs
enfants ; et des adolescents qui sont blonds du même blond que le
duc. Dans l’ombre de la porte ouverte, on voit briller des uniformes.
Metternich, en grand costume, se met au dernier rang de la Famille
Impériale.)
LE GÉNÉRAL HARTMANN, voyant que tout le monde s’est
immobilisé, reprend d’une voix basse et solennelle.
Lorsque, les yeux fermés et l’âme anéantie,
Le duc se penchera pour recevoir l’hostie…
UNE PRINCESSE, aux enfants qu’on a fait mettre devant.
LE GÉNÉRAL HARTMANN.
Pendant cette minute où rien
Ne peut faire tourner la tête d’un chrétien,
J’ouvrirai doucement la porte. Une seconde
Vos Altesses verront, de loin, la tête blonde.
Puis je refermerai sans bruit, d’un geste prompt…
Et le duc de Reichstadt relèvera le front
Sans se douter qu’il a, selon l’usage antique,
Devant toute la Cour reçu le viatique.
(A ce moment Prokesch entre à gauche, introduisant deux femmes :
la Comtesse Camerata et Thérèse.)
METTERNICH, aux nouveaux arrivants.
PROKESCH, tout bas, à la Comtesse et à Thérèse.
On m’a permis de vous placer ici
Derrière la Famille Impériale. Ainsi
Vous pourrez, par-dessus ces têtes inclinées
De princes sur lesquels soufflent les Destinées,
D’enfants pâles auxquels on fait joindre les doigts,
Apercevoir le duc une dernière fois !
THÉRÈSE.
MARIE-LOUISE.
Oh ! surtout que personne
Ne bouge quand la porte…
UNE PRINCESSE.
Ah ! la clochette sonne !…
UNE AUTRE.
(Toutes les femmes s’agenouillent.)
LE GÉNÉRAL HARTMANN.
LA COMTESSE, qui est restée debout, apercevant Metternich incliné à
côté d’elle, lui touche le bras.
Eh bien !
Monsieur de Metternich, vous ne regrettez rien ?
METTERNICH, se retourne, la regarde, et fièrement.
Non. J’ai fait mon devoir… J’en ai souffert, peut-être…
— C’est à l’amour de mon pays, et de mon maître,
Et du vieux monde, que j’ai, Madame, obéi !…
LA COMTESSE.
METTERNICH, après une seconde de silence.
(Et comme la clochette sonne, il dit :)
MARIE-LOUISE, au général qui entrouvre la porte et regarde par
la fente.
Prenez garde, en ouvrant, que la porte ne grince !
METTERNICH, reprenant d’une voix sourde.
Je ne regrette rien… mais c’était un grand prince !
Et quand je m’agenouille, à cette heure, en ce lieu,
(Il plie le genou.)
Ce n’est pas seulement devant l’Agneau de Dieu !
LE GÉNÉRAL HARTMANN, regardant toujours par la porte
entre-bâillée.
Le prélat sort le grand ciboire,— il le découvre !…
TOUS, sentant le moment approcher.
LE GÉNÉRAL HARTMANN, les mains sur la porte.
Silence absolu : je vais ouvrir !…
TOUS.
LE GÉNÉRAL.
(Il pousse sans bruit les battants. Et l’on aperçoit ce petit salon si gai
où tout est en porcelaine, les murs blancs et bleus, le lustre de faïence
allumé, des bouquets de violettes, des enfants de chœur, une brume
d’encens, l’or tendre des cierges, le doux luxe de l’autel, et, tournant le
dos, agenouillés tous les deux — elle le soutenant d’un bras passé autour
des épaules — l’archiduchesse et le duc qui attendent, et le prélat qui
descend vers eux, l’hostie déjà tremblante au-dessus du ciboire. Seconde
de profonde émotion et de silence. Tout le monde est prosterné, retenant
son souffle et ses larmes.)
THÉRÈSE, lentement, se soulève, se soulève pour regarder par-dessus les
têtes, regarde, voit, et dans un sanglot qui lui échappe.
Le revoir ainsi ! Lui !… Lui !…
(Mouvement d’effroi. Le général Hartmann referme vivement la porte.
Tout le monde se lève.)
LE GÉNÉRAL, précipitamment, aux archiducs.
Sortez !… Le duc vient
D’entendre ce sanglot !… Sortez vite !
(Tous ont reflué vers la porte de gauche, mais la porte du Salon de
Porcelaine s’ouvre brusquement, le duc paraît sur le seuil, les voit tous
là debout devant lui et après un long regard qui comprend :)
LE DUC.
SCÈNE III
Les Mêmes, LE DUC, L’ARCHIDUCHESSE.
(La Famille Impériale se retire peu à peu.)
LE DUC, calme et avec une majesté soudaine.
J’assurerai d’abord de ma reconnaissance
Le cœur qui, se brisant, a rompu le silence…
Que celle qui pleura n’en ait aucun remord :
On n’avait pas le droit de me voler ma mort.
(Aux archiducs et aux archiduchesses qui s’éloignent avec respect.)
Laissez-moi, maintenant, ma famille autrichienne !
« Mon fils est né prince français ! Qu’il s’en souvienne
« Jusqu’à sa mort ! » Voici l’instant : il s’en souvient !
(Aux princes qui sortent.)
(Et cherchant du regard autour de lui.)
Quel est le cœur qui s’est brisé ?
THÉRÈSE, qui est restée agenouillée, humble, dans un coin.
LE DUC, faisant un pas vers elle, avec douceur.
Vous n’êtes pas très raisonnable.— Sur un livre
Vous avez autrefois pleuré de me voir vivre
En Autrichien,— avec à mon habit des fleurs…
Maintenant, vous pleurez en voyant que j’en meurs.
(L’Archiduchesse et la Comtesse le mènent jusqu’à un fauteuil dans
lequel il tombe.)
THÉRÈSE, qui s’est relevée, se rapproche, et d’une voix timide.
LE DUC.
THÉRÈSE.
LE DUC.
THÉRÈSE.
LE DUC, mélancoliquement.
THÉRÈSE.
LE DUC, à la comtesse.
Madame,
Vous me l’aviez caché, qu’elle y était… Pourquoi ?
LA COMTESSE.
LE DUC.
Et qui donc, près de moi,
Vous a, toutes les deux, fait venir ?
(La Comtesse et Thérèse lèvent les yeux vers l’Archiduchesse.)
L’ARCHIDUCHESSE.
LE DUC.
L’ARCHIDUCHESSE.
LE DUC, avec un sourire.
Les femmes m’ont aimé comme on aime un enfant.
(Elles font un geste de protestation.)
(A Thérèse.)
(A l’Archiduchesse.)
(A la Comtesse.)
et qu’on défend !
Et leurs doigts maternels, toujours, au front du prince,
Cherchaient les boucles d’or du portrait de Lawrence !
LA COMTESSE.
Non ! nous avons connu ton âme et ses combats !…
LE DUC, secouant tristement la tête.
Et l’Histoire, d’ailleurs, ne se souviendra pas
Du prince que brûlaient toutes les grandes fièvres…
Mais elle reverra, dans sa voiture aux chèvres,
L’enfant au col brodé qui, rose, grave, et blond,
Tient le globe du monde ainsi qu’un gros ballon !
MARIE-LOUISE.
Parlez-moi !— Je suis là !…— Qu’une parole m’ôte
Le poids de mes remords ! J’étais — est-ce ma faute ? —
Trop petite à côté de vos rêves trop grands !
Je n’ai qu’un pauvre cœur d’oiseau, je le comprends !
C’est la première fois, aujourd’hui, qu’il s’arrête,
Cet éternel grelot qui tourne dans ma tête !
— Vous pourriez bien, de moi, vous occuper un peu…
Pardonnez-moi, mon fils !
LE DUC.
Inspirez-moi, mon Dieu,
La parole profonde, et cependant légère,
Avec laquelle on peut pardonner à sa mère !
(A ce moment un laquais, qui est entré sans bruit, s’avance vers
Marie-Louise. Elle l’aperçoit et comprend.)
MARIE-LOUISE, essuyant ses larmes, au duc.
Ce berceau… qu’hier soir vous avez fait prier
D’apporter…
LE LAQUAIS.
(Le duc fait signe qu’il veut le voir. Tandis qu’on va le chercher,
il aperçoit Metternich pâle et immobile. Il se lève.)
LE DUC.
Monsieur le Chancelier,
Je meurs trop tôt pour vous : versez donc une larme !
METTERNICH.
LE DUC, fièrement.
J’étais votre force, et ma mort vous désarme !
L’Europe qui jamais n’osait vous dire non
Quand vous étiez celui qui peut lâcher l’Aiglon,
Demain, tendant l’oreille et reprenant courage,
Dira : « Je n’entends plus remuer dans la cage !… »
METTERNICH.
(On apporte le grand berceau de vermeil du Roi de Rome.)
LE DUC.
Le berceau dont Paris m’a fait don !
Mon splendide berceau, dessiné par Prudhon !
J’ai dormi dans sa barque aux balustres de nacre,
Bébé dont le baptême eut la pompe d’un sacre !
— Approchez ce berceau du petit lit de camp
Où mon père a dormi dans cette chambre, quand
La Victoire éventait son sommeil de ses ailes !
(Le berceau est maintenant contre le petit lit.)
— Plus près,— faites frôler le drap par les dentelles !
Oh ! comme mon berceau touche mon lit de mort !
(Il met la main entre le berceau et le lit en murmurant :)
Ma vie est là, dans la ruelle…
THÉRÈSE, éclatant en sanglots sur l’épaule de la Comtesse.
LE DUC.
Et le sort,
Dans la ruelle mince — oh ! trop mince et trop noire !—
N’a pu laisser tomber une épingle de gloire !
— Couchez-moi sur ce lit de camp !…
(Le docteur et Prokesch, aidés par la Comtesse, le conduisent au lit
de camp.)
PROKESCH, au docteur.
(La Comtesse a tiré de sa poitrine un grand cordon de la Légion
d’honneur, et tout en installant le prince dans ses coussins, elle le lui
passe légèrement sans qu’il s’en aperçoive.)
LE DUC, voit soudain la moire rouge sur son linge, sourit, cherche des
mains la croix, et la porte à ses lèvres. Puis il dit en regardant le berceau.
J’étais plus grand dans ce berceau que dans ce lit !
Des femmes me berçaient… Oui, j’avais trois berceuses
Qui chantaient des chansons vieilles et merveilleuses !
Oh ! les bonnes chansons de Madame Marchand !…
Qui donc, pour m’endormir, me bercera d’un chant ?
MARIE-LOUISE, agenouillée près de lui.
Mais ta mère, mon fils, peut te bercer, je pense !
LE DUC.
Est-ce que vous savez une chanson de France ?
MARIE-LOUISE.
LE DUC, à Thérèse.
THÉRÈSE.
LE DUC.
Oh ! chantez à mi-voix :
Il pleut, bergère…
(Elle fredonne l’air.)
ou bien : Nous n’irons plus au bois…
(Elle fredonne encore.)
Et chantez : Sur le pont d’Avignon… pour me faire
Endormir doucement dans l’âme populaire…
(Elle murmure maintenant la ronde qu’il demande.)
Il en est une encore… oui… que j’aimais beaucoup :
Ah ! ah ! c’est celle-là qu’il faut chanter surtout !
(Il se soulève, l’œil hagard, et chante :)
Il était un p’tit homme,
Tout habillé de gris !…
(Sa main va vers la statuette de l’Empereur, et il retombe.)
THÉRÈSE.
Tombe, mil huit cent trente après mil huit cent onze !
LA COMTESSE.
Comme un cristal brisé par un écho de bronze !…
L’ARCHIDUCHESSE.
Comme un accord de harpe après des airs guerriers !…
THÉRÈSE.
Comme un lys qui sans bruit tombe sur des lauriers !
LE DOCTEUR, après s’être penché sur le prince.
Monseigneur est très mal. Il faut que l’on s’écarte !
(Les trois femmes s’éloignent du lit.)
THÉRÈSE.
L’ARCHIDUCHESSE.
LA COMTESSE.
MARIE-LOUISE, qui, près du lit, a reçu la tête du duc sur son épaule.
Sur mon épaule, là, son front s’appesantit !
LA COMTESSE, s’agenouillant au bout de la chambre.
L’ARCHIDUCHESSE, de même.
THÉRÈSE, de même.
LE DUC, délirant.
Les chevaux ! Les chevaux !
LE PRÉLAT, qui est entré depuis un moment avec des enfants de
chœur portant des cierges allumés.
LE DUC.
Les chevaux pour aller au-devant de mon père !
(De grosses larmes coulent sur ses joues.)
MARIE-LOUISE, au duc qui la repousse.
Mais je suis là, mon fils, pour essuyer vos pleurs !
LE DUC.
Non ! laissez approcher les Victoires, mes sœurs !
Je les sens, je les sens, ces glorieuses folles,
Qui viennent dans mes pleurs laver leurs auréoles !
MARIE-LOUISE.
LE DUC, tressaillant.
Qu’ai-je dit ? Je n’ai rien dit !… Hein ! Quoi ?
(Il regarde autour de lui comme s’il craignait qu’on n’eût compris.)
(Et mettant un doigt sur ses lèvres.)
C’est un secret entre mon père et moi.
(Il désigne le voile de dentelles du berceau.)
Donnez, que de ce voile exquis je m’enveloppe
Pour pousser le soupir qui délivre l’Europe !
Trop de gens ont besoin de ma mort… et je meurs
D’avoir été tué, tout bas, dans trop de cœurs !
(Il ferme un instant les yeux.)
… Ah ! mon enterrement sera laid… Des arcières…
Quelques laquais portant des torches aux portières…
Les capucins diront leurs chapelets de buis…
Et puis ils me mettront dans leur chapelle… et puis…
(Il pâlit affreusement, se mord les lèvres.)
MARIE-LOUISE.
Explique ce que sont tes douleurs ?
LE DUC.
Surhumaines…
Et puis la Cour prendra le deuil pour six semaines !
LA COMTESSE.
Voyez ! au lieu du drap, il ramène sur lui
Le voile du berceau !
LE DUC, haletant.
Ce sera très laid… oui…
Mais il faut en mourant… oui… que je me souvienne…
Qu’on baptise à Paris mieux qu’on n’enterre à Vienne !
(Appelant.)
LE GÉNÉRAL HARTMANN, s’avançant.
LE DUC, balançant d’une main le berceau.
Oui… j’attendrai la mort
En berçant le passé dans ce grand berceau d’or !
(De l’autre main il tire un livre qui est sous son oreiller, et le tend
au général.)
(Le général prend le livre. Le duc se remet à balancer
le berceau.)
Le passé… je le berce… et c’est comme
Si le Duc de Reichstadt berçait le Roi de Rome !
— Général, voyez-vous l’endroit marqué ?
LE GÉNÉRAL HARTMANN, qui a ouvert le livre.
LE DUC.
Bien. Pendant que je meurs, lisez à haute voix.
MARIE-LOUISE, criant.
Non ! non ! je ne veux pas, mon enfant, que tu meures !
LE DUC, solennellement, après s’être remonté sur ses coussins.
Vous pouvez commencer à lire.
LE GÉNÉRAL HARTMANN, lisant debout au pied du lit.
Vers sept heures,
Les chasseurs de la Garde apparaissent, formant
La tête du cortège…
MARIE-LOUISE, comprenant ce qu’il se fait lire, tombe à genoux en
pleurant.
LE GÉNÉRAL HARTMANN.
A ce moment,
La foule, où l’on peut voir sangloter plus d’un homme,
Pousse un immense cri : Vive le Roi de Rome !
MARIE-LOUISE.
LE GÉNÉRAL HARTMANN.
Les coups de canon s’étant précipités,
Le Cardinal vient recevoir Leurs Majestés ;
Le cortège entre ; il est réglé par les usages ;
Les huissiers, les hérauts d’armes, leur chef, les pages,
Les divers officiers d’ordonnance, les…
(Voyant que le duc a fermé les yeux, il s’arrête.)
LE DUC, rouvrant les yeux.
LE GÉNÉRAL HARTMANN.
Les chambellans avec les préfets du palais ;
Les ministres ; le grand écuyer…
LE DUC, d’une voix défaillante.
LE GÉNÉRAL HARTMANN.
Les grands aigles ; les grands officiers de l’Empire ;
La princesse Aldobrandini tient le chrémeau ;
Les comtesses Vilain XIV et de Beauveau
Ont l’honneur de porter l’aiguière et la salière…
LE DUC, de plus en plus pâle et se raidissant.
Lisez toujours, Monsieur. Soulevez-moi, ma mère.
(Marie-Louise aidée de Prokesch le soulève sur ses oreillers.)
LE GÉNÉRAL HARTMANN.
Puis le grand-duc, auprès du petit souverain,
Remplaçant l’Empereur d’Autriche, son parrain ;
Puis vient la reine Hortense ; aux côtés de la reine
Vient Son Altesse Impériale la Marraine.
Enfin le roi de Rome est apparu, porté
Par Madame de Montesquiou. Sa Majesté,
Dont la foule put admirer la bonne mine,
Avait un grand manteau d’argent doublé d’hermine,
Que le duc de Valmy soulevait de deux doigts.
Puis les princes…
LE DUC.
LE GÉNÉRAL HARTMANN, passant une page.
LE DUC.
Passez les rois. La fin de la cérémonie !
LE GÉNÉRAL HARTMANN, après avoir passé plusieurs pages.
LE DUC.
J’entends moins bien. Plus haut !
LE DOCTEUR, à Prokesch.
LE GÉNÉRAL HARTMANN, d’une voix éclatante.
Alors, quand le héraut eut trois fois, dans le chœur,
Crié : « Vive le roi de Rome ! » l’Empereur,
Avant qu’on ne rendît l’enfant à sa nourrice,
Le prit entre les bras de…
(Il hésite en regardant Marie-Louise.)
LE DUC, vivement, et posant avec une noblesse infinie la main sur les
cheveux de Marie-Louise agenouillée.
(A ce mot qui pardonne et qui la recouronne, la mère éclate en sanglots.)
LE GÉNÉRAL HARTMANN.
L’éleva pour l’offrir à l’acclamation ;
Le Te Deum…
LE DUC, dont la tête se renverse.
MARIE-LOUISE, se jetant sur son corps.
LE DUC, rouvrant les yeux.
LE GÉNÉRAL HARTMANN.
… Le Te Deum emplit le vaste sanctuaire,
Et le soir même, dans la France tout entière,
Avec la même pompe, avec le même élan…
LE DOCTEUR, touchant le bras du général Hartmann.
(Silence. Le général referme le livre.)
METTERNICH.
Vous lui remettrez son uniforme blanc.
FIN
Dans la Crypte des Capucins, à Vienne.
Et maintenant il faut que Ton Altesse dorme,
— Ame pour qui la Mort est une guérison,—
Dorme, au fond du caveau, dans la double prison
De son cercueil de bronze et de cet uniforme.
Qu’un vain paperassier cherche, gratte, et s’informe ;
Même quand il a tort, le poète a raison.
Mes vers peuvent périr, mais, sur son horizon,
Wagram verra toujours monter ta blanche forme !
Dors. Ce n’est pas toujours la Légende qui ment.
Un rêve est moins trompeur, parfois, qu’un document.
Dors ; tu fus ce Jeune homme et ce Fils, quoi qu’on dise.
Les cercueils sont nombreux, les caveaux sont étroits,
Et cette cave a l’air d’un débarras de rois…
Dors dans le coin, à droite, où la lumière est grise.
*
* *
Dors dans cet endroit pauvre où les archiducs blonds
Sont vêtus d’un airain que le Temps vert-de-grise.
On dirait qu’un départ dont l’instant s’éternise
Encombre les couloirs de bagages oblongs.
Des touristes anglais traînent là leurs talons,
Puis ils vont voir, plus loin, ton cœur, dans une Église.
Dors, tu fus ce Jeune homme et ce Fils, quoi qu’on dise.
Dors, tu fus ce martyr ; du moins, nous le voulons.
… Un capucin pressé d’expédier son monde
Frappe avec une clef sur ton cercueil qui gronde,
Dit un nom, une date — et passe, en abrégeant…
Dors ! mais rêve en dormant que l’on t’a fait revivre,
Et que, laissant ton corps dans son cercueil de cuivre,
J’ai pu voler ton cœur dans son urne d’argent.
IMPRIMÉ
PAR
PHILIPPE RENOUARD
19, rue des Saints-Pères
PARIS