The Project Gutenberg eBook of Esthétique de la langue française This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Esthétique de la langue française Author: Remy de Gourmont Release date: May 23, 2021 [eBook #65421] Most recently updated: October 18, 2024 Language: French Credits: Carlo Traverso, Laurent Vogel and the Distributed Proofreading team at DP-test Italia. (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries.) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ESTHÉTIQUE DE LA LANGUE FRANÇAISE *** REMY DE GOURMONT Esthétique de la langue française LA DÉFORMATION--LA MÉTAPHORE LE CLICHÉ LE VERS LIBRE--LE VERS POPULAIRE PARIS SOCIÉTÉ DV MERCVRE DE FRANCE XV, RVE DE L’ÉCHAVDÉ-SAINT-GERMAIN, XV M DCCC XCIX DU MÊME AUTEUR: CRITIQUE _Le Latin mystique_ (Etude sur la poésie latine du moyen âge) (3e édition), 1 vol. in-8º raisin 10 fr. » _L’Idéalisme_, 1 vol. in-12 écu 2 fr. 50 _Le Livre des Masques_ (Ier et IIe) (gloses et documents sur les écrivains d’hier et d’aujourd’hui), avec 53 portraits, par F. Vallotton (2e édition), 2 vol. gr. in-18. Chaque volume 3 fr. 50 ROMAN, THÉATRE, POÈMES _Sixtine_ (2e édition), 1 vol. gr. in-18 3 fr. 50 _Le Pèlerin du silence_ (2e édition), 1 vol. gr. in-18 3 fr. 50 _Les chevaux de Diomède_ (2e édition), 1 vol. gr. in-18 3 fr. 50 _D’un Pays lointain_, 1 vol. gr. in-18 3 fr. 50 _Lilith_ (2e édition), 1 vol. in-8º écu 3 fr. » _Histoires magiques_ (2e édition), 1 vol. in-12 3 fr. 50 _Proses moroses_ (2e édition), 1 vol. in-24 3 fr. » _Théodat_, 1 vol. in-12 2 fr. 50 _Les Saintes du Paradis_, petits poèmes avec 29 bois originaux de G. d’Espagnat, 1 vol. in-12 cavalier 6 fr. » IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE _Douze exemplaires sur papier de Hollande numérotés de 1 à 12._ JUSTIFICATION DU TIRAGE Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays, y compris la Suède, la Norvège et le Danemark. PRÉFACE Esthétique de la langue française, cela veut dire: examen des conditions dans lesquelles la langue française doit évoluer pour maintenir sa beauté, c’est-à-dire sa pureté originelle. Ayant constaté, il y a déjà bien des années, le tort que fait à notre langue l’emploi inconsidéré des mots exotiques ou grecs, des mots barbares de toute origine, de toute fabrique, je fus amené à raisonner mes impressions et à découvrir que ces intrus étaient laids exactement comme une faute de ton dans un tableau, comme une fausse note dans une phrase musicale. Il me sembla donc que, sans rejeter inconsidérément les observations (qualifiées mal à propos de règles) grammaticales, il fallait du moins ajouter un nouveau principe à ceux qui guident l’étude des langues, le principe esthétique. Voilà toute la première partie de ce livre, y comprises les notes sur la Déformation. Le chapitre des métaphores pourrait tenir en vingt lignes, si on ôtait les exemples; si on y mettait tous les exemples possibles, il demanderait vingt gros volumes. Il ne faut donc le regarder que comme une indication: il dira la possibilité d’un dictionnaire sémantique des langues de civilisation européenne. L’excuse de sa longueur, car il paraîtra long à beaucoup, c’est qu’en ces sortes de travaux il est défendu de demander à être cru sur parole; cette nécessité justifie encore l’aridité d’une nomenclature empruntée à différentes langues étrangères. Je pense d’ailleurs qu’il ne faut jamais hésiter à faire entrer la science dans la littérature ou la littérature dans la science; le temps des belles ignorances est passé; on doit accueillir dans son cerveau tout ce qu’il peut contenir de notions et se souvenir que le domaine intellectuel est un paysage illimité et non une suite de petits jardinets clos des murs de la méfiance et du dédain. Je désire ajouter que ces études, car sans être de la philologie elles s’appuient constamment sur la philologie romane et sur la linguistique générale, ont été aperçues de ceux dont l’approbation m’était nécessaire, alors que, sans préparation apparente, je me hasardais à des questions auxquelles il est d’usage, entre littérateurs, de ne pas répondre. Ce n’est pas comme caution que je dis le nom de l’illustre Max Muller, maître des mythologies et des métaphores, ni celui de M. Gaston Paris, dont nous sommes tous les disciples, ce qui n’est pas une raison pour qu’il ait approuvé autre chose dans mon Esthétique que le soin avec lequel j’ai défendu les principes que m’ont donnés ses travaux; c’est plutôt en manière de dédicace, et alors je n’oublierais pas M. Antoine Thomas, qui aime passionnément la langue française et qui l’a suivie jusqu’en ses plus mystérieuses métamorphoses. M. Gaston Paris me permettra de citer ici quelques lignes de son écriture, car elles sont une critique et elles disent ma pensée même, depuis que je les ai lues: «Sur quelques points (comme ce qui regarde l’orthographe) je ne serais pas tout à fait d’accord avec vous, et en thèse générale je ne sais si dans l’évolution linguistique on peut faire autre chose qu’observer les faits; mais après tout dans cette évolution même toute volonté est une force et la vôtre est dirigée dans le bon sens.» Ma pensée c’est cela même, c’est que je ne suis qu’une force, aussi petite que l’on voudra, qui voudrait se dresser contre la coalition des mauvaises forces destructives d’une beauté séculaire. Je n’ai à ma disposition ni lois, ni règles, ni principes peut-être; je n’apporte rien qu’un sentiment esthétique assez violent et quelques notions historiques: voilà ce que je jette au hasard dans la grande cuve où fermente la langue de demain. R. G. 23 mars 1899. ESTHÉTIQUE DE LA LANGUE FRANÇAISE Le caractère est le style d’une langue. Chaque langue a son caractère qui se révèle par les sonorités, par les formes verbales; c’est dans les mots qu’il met d’abord son empreinte obscure et profonde. GUILLAUME DE HUMBOLDT. Je défendrai toujours la pureté de la langue française. MALHERBE. CHAPITRE PREMIER Beauté physique des mots.--Origines des mots français.--Les doublets.--Le vieux français et la langue scolastique.--Le latin réservoir naturel du français. On ne s’est guère intéressé jusqu’ici aux mots du dictionnaire que pour en écrire l’histoire, sans prendre garde à leur beauté propre, de forme, de sonorité, d’écriture. C’est qu’on a cru sans doute que, dégagés de l’image ou de l’idée qu’ils contiennent, les mots n’existeraient plus qu’à l’état d’articulations vaines. La phonétique elle-même n’a pu rester complètement indifférente à la signification des mots dont elle analysait les éléments, et c’est ainsi qu’elle est arrivée à établir l’origine et la filiation de presque tous les vocables de la langue française. Mais on conçoit très bien, et il y a une phonétique pure qui, faisant abstraction de toute sémantique, constate simplement la généalogie des sons, leurs mutations, leurs influences réciproques. L’esthétique du mot, telle que j’essaierai de la formuler pour la première fois, aura d’abord ce point de contact avec la phonétique qu’elle ne s’occupera que par surcroît du sens verbal, tout à fait insignifiant dans une question de beauté physique: la signification d’un mot ni l’intelligence d’une femme n’ajoutent rien ni n’enlèvent rien à la pureté de leur forme. Pureté: voilà le déterminatif[1]. [1] Vaugelas, qui ne pouvait avoir qu’un sens instinctif de la pureté des mots, a le sens de leur beauté. Il loue en ces termes _insidieux_: «il est beau et doux à l’oreille.» Il y a dans la langue française et dans toutes les langues novo-latines, trois sortes de mots: les mots de formation populaire, les mots de formation savante, les mots étrangers importés brutalement; _maison_, _habitation_, _home_, sont les trois termes d’une même idée, ou de trois idées fort voisines; ils sont bien représentatifs des trois castes d’inégale valeur qui se partagent les pages du vocabulaire français. Notre langue serait pure si tous ses mots appartenaient au premier type, mais on peut supposer, sans prétendre à une exactitude bien rigoureuse, que plus de la moitié des mots usuels ont été surajoutés, barbares et intrus, à ce que nous avons conservé du dictionnaire primitif: la plupart de ces vocables conquérants, fils bâtards de la Grèce ou aventuriers étrangers, sont d’une laideur intolérable et demeureront la honte de notre langue si l’usure ou l’instinct populaire ne parviennent pas à les franciser. Leur nombre croissant pourrait faire craindre que le français fût en train de perdre son pouvoir d’assimilation, jadis si fort, si impérieux; il n’en est rien, mais la demi-instruction, si malheureusement répandue, oppose à cette vieille force l’inertie de plusieurs sophismes. Cependant les mots du second et du troisième type peuvent avoir acquis, par le hasard des formations ou des déformations, une certaine beauté analogique; ils peuvent être tels qu’ils aient l’air d’être les frères véritables des véritables mots français; cette pureté extérieure, qui ne fait point illusion au phonétiste, doit désarmer le littérateur; il nous est parfaitement indifférent, en vérité, que _hélice_, _agonie_, _gamme_ soient des mots grecs; rien ne les différencie des plus purs mots français; ils se sont naturellement pliés aux lois de la race et leur fraternité est parfaite avec _lice_, _dénie_, _flamme_, véridiques témoins. Il y a aussi un grand nombre de termes abstraits qui, quoique d’une physionomie assez barbare, nous sont indispensables, tant que le vocabulaire n’aura pas subi une réforme radicale; dès qu’on touche aux abstractions, il faut écrire en gréco-français; cet essai sera, et est déjà plein de mots que je répudie comme écrivain, mais sans lesquels je ne puis penser. On ne peut les supprimer, mais on peut tenter de les rendre moins laids: cela sera l’objet d’un des chapitres que j’ai le dessein d’écrire. Pareillement, et avec moins d’hésitation encore, il faut respecter la plupart des mots latins qui sont entrés dans la langue sans passer par le gosier populaire, ce terrible laminoir. Ils sont mal formés; on n’a pas tenu compte, en les transposant, des modifications spontanées que la prononciation leur aurait fait subir si le peuple les avait connus et parlés; on les jeta brutalement dans la langue, sans écouter aucun des conseils de l’analogie et on infesta ainsi le français de la finale _ation_, qui peu à peu a détruit le pouvoir de _aison_, finale normale, moins lourde et plus définitive. De _potionem_ le peuple a fait _poison_ et les savants _potion_; le peuple fut plus ingénieux et plus personnel, étant ignorant. Mais _potion_ était utile, l’idée générale contenue dans _potionem_ ayant disparu du mot populaire[2]. La nécessité qui a fait doubler _émoi_ par _émotion_ est beaucoup moins évidente, et l’on ne voit pas bien que la langue qui avait _émouvoir_ ait fait, en acceptant _émotionner_, une acquisition très importante ni très belle. [2] Elle a également disparu de _potion_ pour se partager entre _breuvage_ et _boisson_. _Poison_ et _potion_; on appelle _doublets_ ces mots de forme différente et de souche unique; le second est venu doubler le premier soit à une époque assez ancienne, soit au cours des siècles ou tout récemment. Ils n’ont jamais la même signification et c’est l’excuse du mauvais; excuse assez faible, car, comme je l’expliquerai plus loin, un seul mot peut, sans qu’aucune confusion soit à craindre, porter jusqu’à dix ou douze sens différents. C’est ainsi que la langue ayant tiré du latin _capitale_ la forme _cheptel_ a fait, avec le même mot, la forme _capital_. Voici quelques exemples de doublets que je n’emprunte pas à l’opuscule de Brachet, quoiqu’ils s’y trouvent certainement: Latin Vieux français Français moderne _Monasterium_ Moutier Monastère _Ministerium_ Métier Ministère _Paradisus_ Parvis Paradis _Hospitale_ Hôtel Hôpital _Augurium_ Heur Augure _Unionem_ Oignon Union[3] _Crypta_ Grotte Crypte _Decima_ Dîme Décime _Articulum_ Orteil Article _Navigare_ Nager Naviguer [3] Il y a deux _unio-nem_, l’un disant oignon, l’autre union. Ce n’est donc pas là un doublet véritable; mais si le vieux français avait tiré un mot de _unionem_ (unir), nous dirions, sans rire: _L’oignon fait la force._ Souvent, le sens s’étant perdu de la fécondité naturelle du français, un savant en quête d’un qualificatif, d’un dérivé est remonté au mot latin au lieu d’interroger le mot français: _Natalis_ Noël Natalité _Ostrea_ Huître Ostréiculture _Ranuncula_ Grenouille Renonculacées _Oxalia_ Oseille Oxalique _Medulla_ Moëlle Médullaire[4] _Auricula_ Oreille Auriculaire _Gracile_ Grêle Gracilité _Dies dominica_ Dimanche Dominical _Pediculum_ Pou Pédiculaire _Pneuma_ Neume Pneumatique [4] Il n’est pas très rare de lire: la _moëlle médullaire_. Il ne faut pas trop rire, ni trop blâmer cela. Le langage d’usage n’a pas à tenir compte du sens étymologique des mots. Voir plus loin, à la fin du chapitre II. On doit avoir l’impression rien qu’à parcourir ces deux listes très écourtées, que si les mots de la seconde colonne sont français, ceux de la troisième ne le sont pas, ou très peu; ils ne sont pas davantage latins, puisque jamais en aucun pays ils n’ont été prononcés tels que le dictionnaire nous les offre aujourd’hui. Ils n’en sont pas moins, sauf le dernier, fort estimables; leur présence dans la langue est devenue presque un ornement en même temps qu’une garantie de solidité depuis que tant d’autres causes de destruction sont venues l’assaillir et, partiellement, la vaincre. Nous ne comprenons plus, sans études préalables, le vieux français; la tradition a été rompue le jour où les deux littératures, française et latine, se trouvèrent réunies aux mains des lettrés; les hommes qui savent deux langues empruntent nécessairement, quand ils écrivent la plus pauvre, les termes qui lui manquent et que l’autre possède en abondance. Or, à ce moment le français paraissait aussi pauvre en termes abstraits que le latin classique, tandis que le latin du moyen âge, enrichi de toute la terminologie scolastique, était devenu apte à exprimer, avec la dernière subtilité, toutes les idées; ce latin médiéval a versé dans le français toutes ses abstractions; la philosophie et toutes les sciences adjacentes s’écrivent toujours dans la langue de Raymond Lulle. _Identité_, _priorité_, _actualité_ sont des mots scolastiques. Cet apport, continué par les siècles, a presque submergé le vieux français. On en était arrivé à croire, avant la création de la linguistique rationnelle, que ces mots latins étaient les seuls légitimes et que les autres représentaient le résidu d’une corruption extravagante; mais la corruption elle-même a des lois et c’est pour ne pas les avoir observées qu’on a si fort gâté la langue française. Il n’est pas bien certain, en effet, que le vieux français fût aussi dénué qu’on l’a cru: si les innovateurs avaient connu leur propre langue aussi bien qu’ils connaissaient le latin, auraient-ils négligé _afaiture_ pour _construction_, ou _semblance_ pour _représentation_? La nécessité n’explique pas tous ces emprunts; la vanité en explique quelques autres: il a toujours paru aux savants de tous les temps qu’ils se différenciaient mieux de la foule en parlant une langue fermée à la foule. Dans l’histoire du français il faut tenir compte du pédantisme. Sur près de deux mille mots purement latins en _sion_ et _tion_, il n’y en a pas vingt qui puissent entrer dans une belle page de prose littéraire; il y en a moins encore qu’un poète osât insérer dans un vers. Ces mots, et une quantité d’autres, appartiennent moins à la langue française qu’à des langues particulières qui ne se haussent que fort rarement jusqu’à la littérature, et si on ne peut traiter certaines questions sans leur secours, on peut se passer de la plupart d’entre eux dans l’art essentiel, qui est la peinture idéale de la vie. D’ailleurs les mots les plus servilement latins sont les moins illégitimes parmi les intrus du dictionnaire. Il était naturel que le français empruntât au latin, dont il est le fils, les ressources dont il se jugeait dépourvu et, d’autre part, quelques-uns de ces emprunts sont si anciens qu’il serait fort ridicule de les vouloir réprouver. Il y a des mots savants dans la _Chanson de Roland_. Au point de vue esthétique, si _imperméabilisation_ et _prestidigitateur_, par exemple, manquent vraiment de beauté verbale, il y a moins d’objections contre beaucoup de leurs frères latins, et d’autres, fort nombreux, sont très beaux et très innocents[5]. Tout en regrettant que le français se serve de moins en moins de ses richesses originales, je ne le verrais pas sans plaisir se tourner exclusivement du côté du vocabulaire latin chaque fois qu’il se croit le besoin d’un mot nouveau, s’il voulait bien, à ce prix, oublier qu’il existe des langues étrangères, oublier surtout le chemin du trop fameux _Jardin des Racines grecques_. Le mal que ce petit livre a fait depuis deux siècles aux langues novo-latines est incalculable et peut-être irréparable. [5] _Innocent_ est un mot de formation savante, qui remonte au XIe siècle. Du latin _innocentem_ le peuple aurait fait _ennuisant_. CHAPITRE II Le sens du mot déterminé par sa fonction et non par son étymologie.--Les mots détournés de leur sons premier.--Les mots à sens nul et les mots à sens multiples.--Le mot est un signe et non une définition. Sans compter les dérivés, la langue française contient environ quatre mille mots latins de formation populaire; il n’y a qu’à contempler le Dictionnaire de Godefroy pour apprendre que ces quatre mille mots ne sont que des témoins échappés à un grand naufrage. Les mots primitifs d’origine germanique sont encore dans le vocabulaire au nombre de plus de quatre cents; on compte dans la même couche ancienne, mais tout à fait à la surface, une vingtaine de mots grecs importés par les Croisés, au XIIIe siècle; la langue française ayant à ce moment un grand pouvoir d’assimilation, leur origine est méconnaissable; radicalement francisés, ils sont devenus _chaland_, _chicane_, _gouffre_, _accabler_, _avanie_. La part du grec dans la langue française originale est équivalente à celle du celtique, nulle; elle est au contraire importante, autant que déplorable, dans le français moderne. On a fort bien dit que le nom n’a pas pour fonction de définir la chose, mais seulement d’en éveiller l’image. C’est pourquoi le souci des fabricateurs de tant d’inutiles mots gréco-français apparaît infiniment ridicule[6]. Lorsqu’on inventa les bateaux à vapeur, il se trouva aussitôt un professeur de grec pour murmurer _pyroscaphe_; le mot n’a pas été conservé, mais il figure encore dans les dictionnaires. N’importe quel assemblage de syllabes était apte à signifier _bateau à vapeur_ aussi bien que _pyroscaphe_, puisque, même avec la connaissance du grec, il nous est impossible de découvrir dans cette agglutination de termes l’idée de «bateau qui marche au moyen d’une machine à vapeur»; trouvé dans les papyrus calcinés d’Herculanum, il serait légitimement traduit par _brûlot_[7]. Ces équivoques sont inévitables lorsqu’on veut substituer au procédé légitime de la composition ou de la dérivation le procédé, tout à fait enfantin, de la traduction. Tous ces mots empruntés au grec ont d’abord été pensés et combinés en français; et absurdes en français, ils ne le sont pas moins en grec. [6] M. Antoine d’Abbadie imaginant un nouveau _théodolite_ l’appela _aba_, «mot qui a l’avantage d’être court et sans étymologie». (_Bulletin de la Société de Géographie_, sept. 1878.)--A propos de _théodolite_, notons qu’il se trouve dans les dictionnaires entre _théodicée_ et _théogoniste_; cela donne envie de le traduire par _route de Dieu_. [7] Les indigènes du Gabon, qui ne savent pas le grec, ont nommé le bateau à vapeur _bateau fumée_, ce qui est fort joli. (_Voyages_ d’Alfred Marche.) La filiation d’un mot, même du latin au français, n’est presque jamais immédiatement perceptible; très souvent le mot français a une signification tout à fait différente de celle qu’il supportait en latin; bien plus, à quelques siècles, et même à quelque cinquante ans de distance, un mot français change de sens, devient contradictoire à son étymologie, sans que nous nous en apercevions, sans que cela nous gêne dans l’expression de nos idées; d’identiques sonorités expriment des objets entièrement différents, soit qu’elles aient une origine divergente, soit qu’un mot ait assumé à lui seul la représentation d’images ou d’actes disparates[8]. Il n’y a que des rapports vagues, purement métaphoriques, entre un grand nombre de mots français anciens et le mot latin dont ils sont la transposition populaire: de _frigorem_ (froid) à _frayeur_, de _rugitus_ (rugissement) à _rut_, ou de _pedonem_ (piéton) à _pion_, de _gurges_ (gouffre) à _gorge_, de _marcare_ (marteler) à _marcher_, il y a si loin que la phonétique seule a pu identifier ces vocables divergents[9]. Les mots _chapelet_ et _rosaire_ ont passé du sens de _chapeau_ et de _couronne de roses_ à celui de _grains enfilés_, et c’est de ce dernier sens brut que dérivent nécessairement, aujourd’hui, toutes leurs significations métaphoriques, amoureuses ou pieuses. _Chapelle_ provient de la même racine que chapelet et signifie proprement un petit chapeau; _poutre_ vient de _pulletrum_ et Ronsard l’employa encore dans le sens de _cavale_. [8] Les trois mots _poële_ du français viennent de trois mots latins différents, _petalum_, _patellam_ et _pensiles_. Les trois mots _grâce_ (pitié, don, beauté) représentent le seul mot _gratia_. On compterait en français environ quinze cents mots dont le son se retrouve, avec des variantes orthographiques, dans un ou plusieurs autres mots. Le même son a quelquefois jusqu’à huit ou dix sens différents, de sorte qu’avec quinze cents sons la langue a fait au moins six mille mots. Appelés jadis homonymes, ces mots sont dits maintenant homophones. Il y a un très riche _Nouveau dictionnaire des mots homonymes_ par le sieur Delion-Baruffa (A Sedan, an XIII). [9] Voir plus loin l’étude sur _la Métaphore_. Certains écrivains, amateurs d’étymologies, sont très fiers quand ils ont fait rétrograder un mot français vers la signification stricte qu’il avait en latin; c’est un plaisir dangereux dont on abusa au seizième siècle. Des mots tels que _montre_, _règle_, ne possèdent d’autre sens que ceux que leur donne la phrase où ils figurent; _cahier_, voulant dire un assemblage de quatre choses, n’est représentatif d’un objet déterminé que parce que nous ignorons son origine; le mot d’où il est né, _quaternus_, a reparu en français moderne sous la forme médiocre de _quaterne_. M. Darmesteter a analysé dans sa _Vie des Mots_ douze significations du mot _timbre_, qui vient de _tympanum_; il y en a d’autres[10], mais quel qu’en soit le nombre, nous ne les confondons jamais, pas plus que nous ne sommes troublés par la distance qu’il y a entre _calmar_, au sens de plumier, et _calmar_, au sens de seiche monstrueuse: quel travail s’il nous fallait retrouver dans les douze ou quinze significations de _timbre_ l’idée de _tambour_ et dans _calmar_ l’idée de _roseau_. Le mot arrive quelquefois à un sens absolument contradictoire avec son étymologie: un exemple assez connu mais curieux est celui de _cadran_, venu de _quadrantem_, qui avait pris la signification de _carré_. Le verbe _tuer_ vient littéralement du latin _tutari_ (protéger)[11]. [10] Par exemple, celle de: coffre où l’on conserve les carafes frappées. [11] _Tutari_, _tutari focum_ (protéger, puis étouffer le feu), _étouffer_, _tuer_; ainsi a-t-on reconstitué l’histoire singulière de ce mot qui dit exactement le contraire de ses syllabes primitives. On dit encore en Normandie, _tuer le feu_; dans le centre de la France et au Canada, _tuer la chandelle_. Malherbe a écrit: C’est que la terre était brûlée S’ils n’eussent tué ce flambeau. _Défendre_ (il en était déjà de même du latin _defendere_) veut dire à la fois _repousser_ et _protéger_. Il faut donc sourire de la prétention de certains savants. Un mot n’a pas besoin de contenir sa propre définition. Dans l’instrument nommé _télescope_, l’idée de _voir de loin_ n’est aucunement essentielle, mais si on la croyait nécessaire, le mot _longue-vue_ était bien suffisant, et capable de porter, comme _lunette_, une double ou une triple signification. Le _télescope_ aurait pu encore, sans aucun danger, être appelé _tube_ ou _tuyau_; c’est ce dernier nom qu’il eût sans doute reçu, si le peuple avait été appelé à le baptiser[12]. Comme _jumelles_, mot populaire, presque argotique, est joli, comparé à _microscope_, _stéréoscope_, d’une barbarie si savante et si triste! Au pédant qui invente _binocle_, l’instinct heureux de l’ignorant répond par _lorgnon_; à _cycle_, _tricycle_, _bicycle_ et tous leurs dérivés l’ouvrier qui forge ces machines oppose _bécane_: il n’a point besoin du grec pour lancer un mot d’une forme agréable, d’une sonorité pure et conforme à la tradition linguistique[13]. [12] Par _peuple_, en linguistique, il faut entendre, sans distinction de classe, de caste, ou de couche, l’ensemble du public, tel que livré à lui-même et usant de la parole sans réflexion analytique. [13] _Bécane_, mot de la langue des serruriers, semble parallèle à _béquille_ (quille à bec, canne à bec). _Bécane_ serait la forme contractée de _bec-de-cane_, également terme de serrurerie. CHAPITRE III Le gréco-français.--Les mots à combinaisons étymologiques.--Les mots composés français.--Le grec industriel et commercial.--Le grec médical.--Le grec et la dérivation française.--Le grec et le français dans la botanique, l’histoire naturelle, la sociologie.--Les dieux grecs. Le grec, assez peu senti pour qu’on ose y toucher sans scrupule, offre aux fabricants de mots nouveaux une facilité vraiment excessive. Au lieu d’interroger la langue française, d’étudier le jeu de ses suffixes, le mécanisme de ses mots composés, on a recours à un lexique dont la tolérance est infinie et qui se prête aux combinaisons agglutinatives les plus illogiques et les plus inutiles. Avec deux signes (un peu retors, il est vrai), avec, par exemple, le mot _chum_ (cloche) et un déterminatif, les Chinois disent: «Son que produit une cloche dans le temps de la gelée blanche;» avec trois signes ils disent: «Son d’une cloche qui se fait entendre à travers une forêt de bambous[14].» Voilà sans doute l’idéal de tous ceux qui ignorent que, grâce à ce délicieux système, il faut une quarantaine d’années pour s’assimiler les «finesses» de ce langage immense mais immobile. Tout est prévu également par le gréco-français; à la cloche chinoise il peut opposer, dans un genre plus sévère, _icthyotypolite_ ou _épiplosarcomphale_. [14] Callery, _Dictionnaire de La langue chinoise_. Spécimen. 1842. Il est très mauvais, même dans la plupart des sciences, d’avoir des mots qui disent trop de choses à la fois; ces mots finissent par ne plus correspondre à rien de réel, les mêmes combinaisons ne se représentant que fort rarement à l’état identique; s’il s’agit de phénomènes stables il faut les qualifier soit par un mot net et simple, soit par un ensemble de mots ayant un sens évident dans la langue que l’on parle. L’abondance des termes distincts est une pauvreté, par la difficulté que tant de sonorités étrangères trouvent à se loger dans une mémoire et aussi parce que chacun de ces mots, réduit à une signification unique, est en lui-même bien pauvre et bien fragile. On arrive à ne coordonner qu’un assemblage énorme et disparate de vases de terre presque entièrement vides. Les langues viriles maniées par de solides intelligences tendent au contraire à restreindre le nombre des mots en attribuant à chaque mot conservé, outre sa signification propre, une signification de position. Ainsi le langage devient plus clair, plus maniable, plus sûr; il donne, avec le moindre effort, le rendement le plus haut. Il ne s’agit pas de bannir les termes techniques, il s’agit de ne pas traduire en grec les mots légitimes de la langue française et de ne pas appeler _céphalalgie_ le _mal de tête_[15]. [15] Noter que l’expression française, avec ses trois mots, est plus courte que l’unique mot grec. Le français, tout aussi bien que le grec et certaines langues modernes, se prête volontiers aux mots composés; on en relève plus de douze cents dans les dictionnaires usuels qui ne les contiennent pas tous, et il s’en forme tous les jours de nouveaux. Plusieurs méthodes ont été employées pour joindre deux idées au moyen de deux mots qui prennent un rapport constant; celle qui semble aujourd’hui le plus en usage consiste à unir deux substantifs en donnant au second la valeur d’un adjectif; elle est infiniment vieille et sans doute contemporaine des langues les plus lointaines que nous connaissions. On peut se figurer un langage sans adjectifs; alors pour dire un homme _rapide_ (qui-court-vite) on dit un homme _cheval_ (un coureur jadis reçut ce sobriquet); si le second terme passe définitivement à l’idée générale de rapidité, la langue, pour exprimer l’idée de cheval, lui substitue un autre mot; les langues bien vivantes ne sont jamais embarrassées pour si peu. Certains noms de couleurs en sont restés à la phase mixte, tantôt substantifs, tantôt adjectifs: teint _brique_, cheveux _acajou_, la Revue _saumon_[16]; mais tout substantif français peut être employé adjectivement: le champ de la composition des mots selon ce système est donc illimité[17]. On forme encore beaucoup de nouveaux mots en faisant suivre d’un nom un verbe à l’impératif singulier ou un substantif verbal; cette méthode a enrichi la langue française depuis l’origine: _coupe-gorge_, _tire-laine_, _pèse-goutte_, _hache-paille_. Les combinaisons sont nombreuses par lesquelles se façonnent les mots composés; ce n’est pas ici le lieux de les expliquer, mais on peut conseiller, en principe, à tous les innovateurs d’avoir toujours sous la main les deux livres admirables de Darmesteter sur la formation actuelle des mots nouveaux et des mots composés. On vient d’inventer un appareil que l’on a bien voulu dénommer _cinézootrope_; que nos aïeux n’ont-ils su le grec aussi bien que les photographes (encore un joli mot) et le _tournebroche_ s’appellerait pompeusement l’_obéliscotrope_[18]! [16] Cavallotti avait fondé un journal appelé _Gazzettino rosa_, nous disons de même une _femme châtain_. M. Daudet, dans ce cas, écrivait _châtaine_; aurait-il dit une barbe _acajoue_? Il faut rester dans l’analogie. [17] Mots récents ainsi formés: _cheval-vapeur_, _idées-forces_. [18] Οβελισκος veut dire broche ou brochette. _Cinézootrope_ appartient au grec industriel et commercial: c’est une langue fort répandue, qui se parle au Marais et qui s’écrit dans les prospectus. Selon cet idiome, un _empailleur_ devient un _taxidermiste_ et un vitrier un _vitrologue_; le _papier-cuir_ devient du papier _skytogène_[19] et toute pommade est _philocome_[20] comme tout élixir _odontalgique_[21]. Beaucoup de ces barbarismes sont assez fugitifs, mais il en demeure assez pour infecter même la langue commerciale qu’on aurait pu croire à l’abri du _delirium græcum_. C’est que l’auteur d’une invention souvent insignifiante croit ennoblir son œuvre en la qualifiant d’un mot qu’il achète et qu’il ne comprend pas[22]; c’est aussi que les commerçants connaissent le goût du peuple pour les mots savants; en prononçant des bribes de patois grec ou latin, la commère se rengorge et la femme du monde sourit, pleines de satisfaction. Un marchand d’appareils photographiques a baptisé sa boutique, _Photo-Emporium_; il vend des _vitagraphes_ et des _kromskopes_! Tel industriel se vante d’être le créateur du cuir _pantarote_. Celui-ci trafique orgueilleusement d’huiles qu’il dénomme: _enginer-auto_ et _moto-naphta_! Voilà les résultats de l’instruction vulgarisée sans goût. Il y a là quelque chose de honteux, mais le grand point est de parler français le moins possible et d’avoir l’air, en prononçant des syllabes barbares, d’avouer un secret. [19] Sans doute pour _scytogène_ (σκυτος). [20] Littéralement _qui-soigne-sa-chevelure_; le mot est donc absurde. [21] Même remarque: le sens direct est: _qui-fait-mal-aux-dents_.--Pour dire l’art de restaurer les livres, Nodier conseille sérieusement _bibliuguiancie_. [22] L’inventeur qui a décoré sa lanterne du nom de _biographe_ ignorait peut-être l’existence antérieure de ce mot dans l’usage français; il ignorait encore bien plus que βιος signifie surtout la vie _humaine_ et ne possède pas l’idée générale de vie qui est tenue par ζωη ou φυσις.--Le mot français _biologie_ veut dire en grec _biographie_. Les médecins de Molière parlaient latin, les nôtres parlent grec. C’est une ruse, qui augmente plutôt leur prestige que leur science. Ils commencèrent à user sérieusement de ce stratagème au dix-huitième siècle; du moins ne voit-on, avant cette époque, même dans Furetière, que peu de termes médicaux tirés du grec. Peu à peu ils se mirent à divaguer dans une langue qu’ils croyaient celle d’Hippocrate et qui n’est qu’un jargon d’officine. Les vieux noms des maladies, tels que _pourpre_, _grenouillette_, _poil_[23], _taupe_, _écrouelles_, _échauboulures_, _tortue_, _ongle_, _clou_, _fer-chaud_, _fic_, _thym_ (verrue) furent chassés; chassées aussi les appellations populaires comme: _mal S. Antoine_, _mal rose_, _mal des Ardents_, trois noms de l’érysipèle; comme _mal d’aventure_, pour panaris, _mal S. Main_, pour la gale, _mal de mère_, pour hystérie; comme _mal caduc_, _haut mal_ et _mal S. Jean_, pour épilepsie. Cependant Villars les cite encore[24] ainsi que les noms vulgaires des instruments de chirurgie; _bec de cygne_, _bec de cane_, _bec de grue_, _bec de lézard_[25], _bec de perroquet_, _bec de corbeau_, _bec de bécasse_, _pélican_, _érigne_, _feuille de myrte_, etc. Il nous apprend que le sieur Mauriceau, accoucheur, ayant inventé un instrument, l’appela _tire-teste_. Ce médecin osait encore parler français. J’ignore le nom de l’actuel _tire-tête_, mais je suis sûr que ce nom commence par _céphalo_[26]. Malgré ce retardataire la nomenclature médicale s’ornait de vocables décisifs. On avait décidé de nommer _acrochordons_ les verrues, _emprosthotonos_ les convulsions, _lipothymie_ la pâmoison, _alexipharmaques_ les contre-poisons, _anacathartiques_ les expectorants, _eccoprotiques_ les purgatifs, _anaplérotiques_ les cicatrisants; il y eut des médicaments _antihypocondriaques_, à savoir: l’ellébore noir, la scolopendre, l’hépatique, le senné, le safran de mars, les capillaires et l’extrait _panchimagogue_. Ce fut un grand progrès d’avoir appelé _histérotomotocie_ l’opération césarienne, _scolopomacherion_ le bec de bécasse et _méningophylax_ un couteau à pointe mousse pour la chirurgie de la tête! [23] Maladie du sein dont le nom était, il est vrai, dû à une erreur assez ridicule. [24] _Dictionnaire françois-latin des termes de médecine et de chirurgie_ par Elie Col de Villars; Paris, 1753.--Il cite aussi de curieux noms de _bandages_: _épi_, _doloire_, _fanons_, _œil_, _épervier_, etc. [25] Comme on se figure difficilement le _bec_ d’un lézard, voici l’article de Col de Villars: «_Bec de lézard_, s. m. _Rostrum lacertinum_, i. s. n. C’est aussi [comme le bec de grue] une espèce de tire-balle ou de pincettes dont les lames qui forment la partie antérieure sont applaties.» [26] Nom médical de _tête_, en composition. _Cerveau_, _cervelle_, trop clairs, de trop bonne langue, sont remplacés par _encéphale_, en composition, _encéphalo_. Les médecins modernes n’ont presque rien inventé de plus absurde, mais ils ont inventé davantage, et renouvelé à la fois leur science et l’art d’en voiler la faiblesse au vulgaire. Le Dr Bazin, qui avait du mérite, aurait rougi de ne pas appeler un cor, _tylosis_[27]. La petite maladie des paupières qu’Ambroise Paré nommait ingénument des _grêles_, ses héritiers l’ont baptisée _chalazion_; ce mot était technique dans la médecine grecque, mais grêles (χαλαζα) le traduit fort bien, image pour image. «Les médecins, dit avec sagesse M. Brissaud, sont coupables de conserver--et surtout d’inventer des formes bâtardes, métissées de grec et de latin, dans les cas où le fond de notre langue suffirait amplement»; et il cite le mot excellent de _cailloute_, nom d’une phtisie particulière aux casseurs de _cailloux_, ou provoquée par des poussières minérales; les _nosographes_, le trouvant trop clair et trop français, l’ont biffé pour écrire _pneumochalicose_. Mais n’avaient-ils pas déjà substitué _phlébotomie_ à _saignée_! Voici sans observations une liste de mots français avec leur nom correspondant en patois médical; on jugera de quel côté sont la raison et la beauté: [27] Le Professeur Brissaud, _Histoire des expressions populaires relatives à la médecine_ (1888), livre fort intéressant et qui m’a été des plus utiles pour ce chapitre sur le grec médical. Adéphagie Fringale Adénoïde Glanduleux Agrypnie Insomnie Adynamie Faiblesse Omoplate Palette, Paleron (restés comme termes de boucherie) Ombilic Nombril Pharynx Avaloir (_vieux français_) Zygoma Pommette Thalasie Mal de mer Epilepsie Haut-mal Asthme Court-vent Ephélides Son (taches) Ictère Jaunisse Naevi Envies Phlyctène Ampoule Ecchymose Bleu, Meurtrissure, Sang-meurtri (_vieux français_) Myodopsie Berlue (latin: _bislucere_) Diplopique Bigle Apoplexie Coup de sang On pourrait continuer, car le vocabulaire gréco-français est fort abondant. Les lexiques spéciaux contiennent environ trois mille cinq cents mots français tirés du grec, mais ils sont tous incomplets; il est vrai que l’un de ces ouvrages attribue au grec la paternité d’une quantité de vocables purement latins, ou allemands, comme _pain_ et _balle_. L’auteur, pour l’amour du grec, fait venir _bogue_, une sorte de poisson, de Βοαω, qui veut dire crier: c’est peut-être aller un peu loin! Mais le nombre exact de ces mots importe peu; il y en aura toujours trop, bien qu’ils meurent assez rapidement. Rien ne se fane plus vite dans une langue que les mots sans racines vivantes: ils sont des corps étrangers que l’organisme rejette, chaque fois qu’il en a le pouvoir, à moins qu’il ne parvienne à se les assimiler. _Prosthèse_, terme grammatical,--élégante traduction de _greffe_!--a échoué sous la forme _prothèse_ chez les dentistes qui bientôt n’en voudront plus. Déjà les médecins qui ont de l’esprit n’osent plus guère appeler _carpe_ le _poignet_ ni décrire une écorchure au pouce en termes destinés sans doute à rehausser l’état de duelliste, mais aussi à ridiculiser l’état de chirurgien. Si beaucoup de mots nécessaires à la médecine et à l’anatomie (celui-ci même, par exemple) sont irremplaçables, il faut tout de même tenter de les rendre moins laids en les francisant complètement et non plus seulement du bout de la plume; nous examinerons ce point. De l’usage des termes grecs dans les sciences médicales, on donne cette explication qu’il est impossible de tirer tel dérivé nécessaire de tel mot français. Que faire de _oreille_, par exemple, ou de _œil_? Mais du mot _œil_ l’ancienne langue a tiré _œillet_, _œillade_, _œillère_[28]; de _oreille_, elle a tiré _oreillon_ (_orillon_, dans Furetière), _oreillard_, _oreiller_, _oreillette_, _oreillé_ (terme de blason). _Oreillon_, c’est pour le peuple toute maladie interne de l’oreille; cela vaut bien _otite_, il semble. _Œil_ était tout disposé à donner bien d’autres rejetons: _œiller_, _œilliste_, _œillage_, _œillon_, _œillard_, etc.; et _oreille_: _oreilliste_, _oreilleur_, _oreillage_. Qui même peut affirmer que ces termes ne sont pas usités en quelque métier? [28] _Œillette_, anciennement _oliette_, se rattache à _oleum_, _olium_, huile. Mais le médecin des yeux eût rougi de s’appeler _œilliste_, comme le médecin des dents s’appelle _dentiste_; déjà la qualification d’_oculiste_, insuffisamment barbare, humilie ses prétentions: il est _ophtalmologue_. Il y a aussi des _otologues_, des _glossologues_ et peut-être des _onyxologues_. Comme la médecine, la botanique, dont les éléments premiers, les noms vrais des plantes, sont pourtant de forme populaire, a été ravagée par le latin et par le grec. Là, il n’y a aucune excuse, car toutes les plantes ont un nom original et rien n’obligeait les botanistes français à accepter la ridicule nomenclature de Linné, alors que la nomenclature populaire est d’une richesse admirable. Pour le seul mot _clematis vitalba_ ou _clématite_, en véritable français, _viorne_, du latin _viburnum_, il n’y a pas dans la langue et dans les dialectes moins d’une centaine de noms[29]; en voici quelques-uns, parmi lesquels on pouvait choisir: _aubevigne_, _vigne blanche_, _vignolet_, _fausse vigne_, _veuillet_, _vioche_, _vigogne_, _viorne_, _vienne_, _vianne_, _viaune_, _liaune_, _liane_, _viène_, _vène_, _liarne_, _iorne_, _rampille_, et des mots composés très pittoresques: _barbe de chèvre_, _barbe au bon Dieu_, _cheveux de la Vierge_, _cheveux de la Bonne Dame_, _consolation des voyageurs_[30]. A quoi bon alors le mot clématite (qui n’est d’ailleurs pas laid)? Quel est son rôle si ce n’est celui de négateur de tous ceux qu’il a l’orgueil de remplacer? Elle est singulière la légendaire pauvreté d’une langue où l’on pourrait dans l’écriture d’un paysage nommer trente fois une plante sans répéter deux fois le même nom! Mais une langue est toujours pauvre pour les demi-savants[31]. Que d’images pleines de grâce dans ces noms que le peuple donna aux fleurs! Ainsi l’_adonis aestivalis_ ou _autumnalis_ est appelé: _goutte de sang_, _sang de Vénus_, _sang de Jésus_; l’_anémone nemorosa_ est la _pâquerette_, la _demoiselle_, la _Jeannette_, la _fleur des dames_; la _pulsatilla vulgaris_ est la _coquelourde_, la _coquerelle_, le _coqueret_, la _coquerette_, la _clochette_, le _passe-velours_, la _fleur du vent_. Cette _coquerelle_, des botanistes ont osé la dénommer _alkékange_, mot dont j’ignore l’origine[32], mais dont la laideur est trop évidente. L’_ortie de mer_ est devenue l’_acalèphe_; le _chardon_, une _acanthe_, et l’_épine-vinette_, une _oxyachante_; l’âne qui broute en remuant les oreilles reçoit la qualification pompeuse d’_acanthophage_. [29] E. Rolland, _Flore populaire_, tome Ier. [30] Les Anglais disent aussi: _Traveller’s joy_, parce que la viorne annonce un village prochain. [31] Il ne faut pas confondre cette opulence imaginative ou verbale, qui témoigne de la vitalité d’une langue, avec l’indigente richesse dont on a parlé plus haut, qui ne met en circulation que de la fausse monnaie. [32] C’est sans doute de l’arabe d’officine. Hadrianus Junius le cite comme synonyme de _halicacabus_ et lui donne pour correspondants en français (XVIe siècle): _coquerets_, _coulebobes_, _alquequanges_, _baguenaudes_. Sous le nom de _zoologie_, l’histoire naturelle s’est glorifiée, comme la botanique, d’un mépris complet pour la langue populaire et raisonnable: l’_espadon_ est promu à la dignité de _xiphias_ et le _raveçon_ devient un _uranoscope_, de sorte qu’on doute si ce poisson n’est pas plutôt une lunette d’approche; les _fourmiliers_ sont des _oryctéropes_; les _crabes_, des _ocypodes_; les _chauves-souris_, des _chéiroptères_; traduit bien soigneusement en gréco-français, le _fourmi-lion_[33] devient le _myrméléon_. [33] Sur ce mot voir plus loin, page 205. Il y a un oiseau que Buffon appelle _courlis de terre_ ou _grand pluvier_; Belon, pour le mieux caractériser, adopte le terme populaire, _jambe enflée_, lequel est fort juste, puisque ce pluvier est remarquable par un renflement particulier de la jambe au-dessus du genou. Une telle bonhomie a choqué les naturalistes modernes et ils ont traduit soigneusement en grec _jambe enflée_, ce qui a donné le mot charmant _œdicnème_. Ce sont les mêmes ravageurs qui baptisèrent brutalement _orthorrhyngue_ le miraculeux _oiseau-mouche_, la petite chose ailée par excellence, et dont on disait jadis qu’il vole sans jamais se reposer, qu’on croyait dénué de pattes, parce que les Indiens qui le capturaient les enlevaient si adroitement que toute trace de la blessure avait disparu! Une histoire naturelle pour les enfants commence ainsi un chapitre: «Le nom du _chœropotamos_ vient de deux mots grecs, _choiros_, porc, et _potamos_, rivière.» N’est-elle pas amusante cette explication, qui répète sans doute littéralement le raisonnement du savant inventeur de ce mot grotesque? Mais ni le savant ni personne n’ont jamais songé combien il serait simple, clair et logique, et économique de dire, avec naïveté: _porc de rivière_. Ensuite les Grecs pourront traduire cela en grec, les Anglais en anglais, les Allemands en allemand; cela ne nous regarde pas. Outre sa nomenclature, où je veux encore relever quelques mots galants tels que _chondroptérygien_ et _macrorrhynque_ (comment des créatures humaines ont-elles pu émettre de tels sons[34], volontairement?), l’histoire naturelle possède une langue générale dont elle a malheureusement imposé l’usage aux historiens et aux critiques. En voici un aperçu: [34] En astronomie, le terrible _sizygie_ est à peu près impossible à prononcer; on le croirait inventé pour quelque «jeu de société», comme _Gros gras grain d’orge, quand te dégrogragraindorgeriseras-tu?_ Anthropozoologique[35] Morphologie Anthropomorphique Anthropolologie (?) Anthropopithèque Dolichocéphale Mésaticéphale Brachycéphale Hvperdolychocéphalique Brachychéphalisante Bi-zygomatique Eugénésique Microorganisme Microbiologie Bio-sociologique Chorographie. Sociologiquement Paléoethnologie Mammologique Leptorrhinienne Néolithique Néanderthaloïdes Protohistorique Troglodytes Mégalithiques Métazoaire Protozoaire Hyperzoaire [35] J’ai relevé ce mot et le suivant, car il s’agit de les prendre en des livres de littérature, dans une étude de M. Faguet sur les fables de La Fontaine. Je prends la plupart des autres dans un excellent livre de M. Jean Laumonier, _la Nationalité française. II. les Hommes_. On les trouverait également épars en des centaines, en des milliers d’ouvrages récents et jusque dans les romans à prétentions scientifiques. Beaucoup sont usuels: ils n’en sont pas meilleurs. Cette liste montrera l’étendue et la gravité du mal qui opprime la langue française. Nodier disait déjà, en 1828: «La langue des sciences est devenue une espèce d’argot moitié grec, moitié latin... Il faut prendre garde de l’introduire dans la littérature pure et simple...» Le mal est fait. Le même Nodier fait remarquer, quoique bien respectueux du grec, combien il est ridicule et impropre de dire en français _alphabet_ au lieu de _abécé_ ou _abécédaire_, selon les cas. (_Examen critique des Dictionnaires._) Quelques-uns de ces mots sont d’une laideur neutre et bête; les autres sont hideux à dégoûter de la science et de toute science. Buffon cependant, qui avait du génie, a écrit sur l’homme tout un volume, encore scientifiquement valable, et dans une langue qu’un enfant de douze ans comprend à la première lecture. La notion contenue dans _hyperdolychocéphale_ n’est pas de celles dont l’importance puisse justifier la méchanceté du mot. Le grec admettait des combinaisons de lettres que nous ne pouvons plus juger, la prononciation ancienne nous étant inconnue ou mal connue. C’est pourquoi aucun mot grec, ni même les noms propres, ne peut être transposé littéralement en français. J’ignore comment les Grecs articulaient Ἡρακλης, mais certainement ils ne disaient pas _Hèraklès_. Hercule n’est pas une transcription beaucoup moins exacte. Du XIVe au XVIIe siècle, le français, alors si puissant, avait dompté et réduit au son de son oreille presque tous les noms grecs historiques. C’est de cette époque que datent _Troie_, _Ulysse_, _Hélène_, _Achille_, _Cléopâtre_, _Thèbes_, qu’on a voulu réformer plus tard et arracher de la langue en les écrivant _Troiè_, _Odysseus_, _Hélénè_, _Akhilleus_, _Cléopatrè_, _Thébè_. Quant à la nécessité de différencier Ποσειδων d’avec Neptunus, elle est certaine; là, on pourra peut-être innover, mais en se souvenant que notre langue est latine et que la transcription latine de Ποσειδων est _Posidion_[36]. Il faut beaucoup de tact et beaucoup de prudence pour franciser des mots grecs, sans offenser à la fois le grec et le français. [36] Nom de plusieurs villes et, en particulier, nom ancien de Catomeria, dans l’île de Chio: Posidion. CHAPITRE IV La langue française et la Révolution.--Le jargon du système métrique.--La langue traditionnelle des poids et mesures.--La langue des métiers: la maréchalerie, le bâtiment, etc.--Beauté de la langue des métiers, dont l’étude pourrait remplacer celle du grec. Victor Hugo se vantait d’avoir libéré tous les mots du dictionnaire. Il songeait aux mots anciens qui sont beaux comme des plantes sauvages et de même origine naturelle et spontanée. Mais son génie d’anoblir les moindres syllabes eût échoué devant les monstres créés par la Révolution[37]; il eût échoué et il eût reculé devant _millilitre_, _décistère_ et _kilo_! [37] Il y a une création contemporaine de la Révolution qui a généralement échappé à toute critique, c’est, dans le Calendrier républicain, les noms des mois de l’année. Et en effet la beauté de ces douze mots est vraiment originale; on ne peut rien reprendre dans leur sonorité et presque rien dans leur forme. Ce presque rien concerne _nivôse_, _vendémiaire_, _messidor_ et _thermidor_, mots qui n’ont aucun sens en français, tandis que _brumaire_, par exemple, ou _prairial_, ou _ventôse_ sont de tout point parfaits. Ah! que l’auteur de cette merveille n’a-t-il été chargé de la nomenclature du système métrique! Peut-être, aussi bien, n’avait-il que cela à dire dans sa vie, car si c’est le même Fabre d’Églantine qui imagina les _primidi_, _duodi_, _tridi_, il faut avouer que là il ne fut pas très heureux. D’ailleurs, malgré leur grâce ou leur langueur, ni _prairial_, ni _brumaire_ n’auraient pu, de longtemps, évoquer tout ce qu’il y a pour nous dans le triste octobre ou dans le clair mai: Tunc etiam mensis madius florebat in herbis. (XIIe siècle.) Je n’ai pas qualité pour juger des avantages offerts par le système métrique, ni pour affirmer que la routine des Anglais ait entravé leur développement commercial et restreint leur expansion dans le monde. Il ne s’agit en cette étude que de la beauté verbale et je dois me borner à chercher si le mot _grain_ est moins beau que le mot _décigramme_, si l’extraordinaire _kilo_ n’est pas une perpétuelle insulte au dictionnaire français[38]. [38] Francis Wey s’est amusé à substituer, en des phrases de conversation, certains de ces mots aux mots traditionnels, _décagramme_, par exemple, à _once_: «Elle ne pèse pas un décagramme!» Cette abréviation, plus laide encore que le mot complet, est fort usitée; _kilo_ et _kilomètre_ sont même à peu près les deux seuls termes usuels que le système métrique ait réussi à introduire dans la langue, puisque _litre_ sous cette forme et sous celle de _litron_ existait déjà en français[39]. En 1812, devant la répugnance bien naturelle du peuple, on dut permettre le retour des anciens mots proscrits qui s’adaptèrent désormais à des poids et à des mesures conformes à la loi nouvelle. Il restait à adoucir la théorie, comme on avait adouci la pratique et à faire rentrer dans l’enseignement primaire les termes français chassés au profit du grec; on ne l’a pas osé et l’on continue à enseigner dans les écoles toute une terminologie très inutile et très obscure. Aujourd’hui comme durant tous les siècles passés, le vin se vend à la _chopine_, au _demi-setier_, au _verre_; et dans les provinces les vieux mots _pots_, _pinte_, _poisson_, _roquille_, _demoiselle_ et bien d’autres sont toujours en usage; _pièce_, _foudre_, _velte_, _queue_, _baril_, _pipe_, _feuillette_, _muid_, _tonneau_, _quartaut_ n’ont point capitulé devant _hectolitre_, ni _boisseau_, ni _barrique_, ni _hotte_. En Normandie le mot _hectare_ est tout à fait incompris, hormis des instituteurs primaires: là, comme sans doute dans les autres provinces, le champ du paysan s’évalue en _acres_, _arpents_, _journaux_, _perches_, _toises_, _verges_ et _vergées_. Les marins en sont restés à la _lieue_, à la _brasse_, au _mille_, au _nœud_, et plusieurs corps de métier, notamment les imprimeurs, pratiquent uniquement le système duodécimal, soit sous les noms de _point_, _ligne_, _pouce_ et _pied_, soit au moyen d’un vocabulaire spécial. Qui entendit jamais prononcer le mot _stère_? Les bûcherons qui mesurent encore le bois au lieu de le peser se servent plus volontiers de la _corde_, et les auvergnats, de la _voie_. Cette racine inusitée n’en a pas moins fructifié: elle a donné _stéréotomie_, _stéréoscope_, _stéréotypie_, mots élégants et qui ont le mérite de prouver qu’il ne peut y avoir aucun rapport rationnel entre la signification et l’étymologie. Les pauvres enfants auxquels on a fait croire que les syllabes du mot _stère_ contiennent l’idée de _solide_ ne sont-ils pas tout disposés à comprendre _stéréoscope_? Heureusement que, moins respectueux que leurs maîtres, ils oublient bientôt ces mots absurdes; les ouvriers _stéréotypeurs_ n’ont pas tardé à imposer _clichage_ et _cliché_. [39] _Litre_, au sens de bande de couleur noire, est identique à _liste_ (anciennement _listre_, du vieux haut-allemand _lista_). Le _litron_ était la seizième partie du boisseau; son étymologie est incertaine. En dehors du système officiel, _mètre_ a été d’une terrible fécondité; allié tantôt à un mot grec, tantôt à un mot latin, car tout est bon aux barbares qui méprisent la langue française, il donna une quantité de termes inutiles et déconcertants tels que _chronomètre_, _microchronomètre_, _célérimètre_ (que l’instinct a tout de même éliminé pour prendre _compteur_), _anthropométrie_. Ce dernier mot est d’autant plus mauvais qu’il ne dit rien de plus que _mensuration_, doublet du vieux _mesurage_, malheureusement dédaigné. On prépare pour l’Exposition une grande carte des récifs et des profondeurs des côtes de France; ce titre donnerait une bien médiocre idée des talents de l’auteur; aussi a-t-il dénommé sa carte _lithologico-isboathométrique_. Voilà qui est sérieux. Le système métrique pouvait très bien se concilier avec le vocabulaire traditionnel; c’est ce qui est advenu dans la pratique de la vie, et encore que les lois (singulières tracasseries!) défendent d’imprimer le mot _sou_ dans une indication de prix, peu de gens se sont encore résignés à appeler ce pauvre sou proscrit autrement que par son nom unique et vénérable. Comme les Poids et Mesures, la plupart des métiers ont eu à subir l’assaut du gréco-français, mais la plupart ont assez bien résisté, opposant au pédantisme la richesse de leurs langues spéciales créées bien avant la vulgarisation du grec. Sauf quelques mots par lesquels d’académiques vétérinaires voulurent glorifier leur profession, la maréchalerie se sert d’un dictionnaire entièrement français, ou francisé selon les bonnes règles et les justes analogies; parmi les plus jolis mots de ce répertoire peu connu figurent les termes qui désignent les qualités, les vices ou la couleur des chevaux; _azel_, _aubère_, _balzan_, _alzan_, _bégu_, _cavecé_, _fingart_, _oreillard_, _rouan_, _zain_. Récemment la racine ἵππος est venue donner naissance, d’abord à l’_hippologie_ (qui n’est autre que la _maréchalerie_), puis à l’_hippophagie_; les palefreniers sont devenus très probablement des _hippobosques_ et enfin, ceci est plus certain, la colle faite avec la peau du cheval a pris le nom magnifique d’_hippocolle_. Ce mot n’est-il pas un peu trop gai pour sa signification? La vénerie et le blason possèdent des langues entièrement pures et d’une beauté parfaite; mais il m’a semblé plus curieux de choisir comme type de vocabulaire entièrement français celui d’une science plus humble, mais plus connue, celui de l’ensemble des corps de métier nécessaires à la construction d’une maison. Que l’on parcoure donc «le Dictionnaire du constructeur, ou vocabulaire des maçons, charpentiers, serruriers, couvreurs, menuisiers, etc.[40]», et l’on verra que tous les outils, tous les travaux de tous ces ouvriers ont trouvé dans la langue française des syllabes capables de les désigner clairement. La lente organisation d’une telle langue fut un travail admirable auquel tous les siècles ont collaboré. Elle est faite d’images, de mots détournés d’un sens primitif et choisis pour un motif qu’il est souvent difficile d’expliquer. Voici quelques-uns de ces termes dont plusieurs sont familiers à tous sous leur double signification: _marron_, _talon_, _barbe_, _jet-d’eau_, _valet_, _chevron_, _poutre_, _dos-d’âne_, _poitrail_, _corbeau_, _œil-de-bœuf_, _gueule-de-loup_, _tête-de-mort_, _queue-de-carpe_, et tous noms d’engins destinés à soulever des fardeaux: _bélier_, _mouton_, _moufle_, _grue_, _chèvre_, _vérin_[41]. Le nom de _jet-d’eau_ donné à une sorte de rabot est fort joli par l’image évoquée des copeaux qui surgissent au-dessus du contre-fer; il semble nouveau dans cette signification[42], mais la langue des métiers toujours vivante et si inconnue est en perpétuelle transformation. Je ne suis pas éloigné de songer qu’il serait plus utile de faire apprendre aux enfants les termes de métier que les racines grecques[43]; leur esprit s’exercerait mieux sur une matière plus assimilable, et si l’on joignait à cela des exercices sur les mots composés et les suffixes, peut-être prendraient-ils plus de goût et quelque respect pour une langue dont ils sentiraient la chaleur, les mouvements, les palpitations, la vie. [40] Par L.-Pernot (1829). [41] S’il faut le rattacher au latin _verrem_. [42] Il figure avec un autre sens dans le dictionnaire de Pernot, ainsi que _gueule-de-loup_ et _riflard_, autres outils de menuisier. [43] «Furetières avait raison de regretter le nom énergique d’_orgueil_, employé par les ouvriers pour désigner l’appui qui fait dresser la tête du levier, et que les savants appelaient du beau nom d’_hypomoclion_.» Marty-Laveaux, _De l’enseignement de notre langue_ (1872).--On se souvient des conseils donnés par Ronsard dans son _Art poétique_: «Tu practiqueras bien souvent les artisans de tous mestiers...» CHAPITRE V Les mots gréco-français jugés d’après leur forme et leur sonorité.--Comment le peuple s’assimile ces mots.--Rejet des principes étymologiques.--L’orthographe et le «fonétisme». Tout n’est pas mauvais dans les récents langages techniques. Naguère, obligée à des abréviations par la longueur hostile de certains vocables, la chimie a dû adopter, pour signifier tout un ensemble de combinaisons complexes, tel suffixe assez heureux. Sur l’analogie de _vitriol_ nous avons vu naître _aristol_, _formol_, _menthol_, _goménol_, mots très acceptables et d’une bonne sonorité. Ainsi, après avoir réprouvé les très anciens termes _couperose_, _nitre_, _esprit-de-sel_, _vitriol_, pour leur substituer sulfate de cuivre, azotate de potasse, acide chlorhydrique, acide sulfurique, les chimistes ont dû, tout comme les alchimistes, négliger dans le mot nouveau la notation des éléments combinés dans la matière nouvelle. Ce retour à l’instinct est un grand progrès linguistique. Des suffixes en _ose_, la chimie et la médecine ont créé les mots dont _glucose_, _amaurose_ sont des types assez bons et qui démontrent qu’avec un peu de goût la formation savante serait maniable sans danger pour la langue. Enfin tous les vocabulaires techniques ont trouvé dans le grec des mots faciles à franciser et immédiatement acceptables; je citerai _glène_, _galène_, _malacie_, _lycée_, _mélisse_, en renvoyant aux premières pages de cette étude où l’on trouvera les raisons de leur beauté analogique. Ils ont une forme heureuse, mais par hasard; et pourtant tout mot grec aurait pu devenir français si l’on avait laissé au peuple le soin de l’amollir et de le vaincre. _Asthme_ figure dans la langue depuis plusieurs siècles, ainsi que la _phthisie_ (ou _phtisie_, avec une incorrection), mais l’usage les avait très heureusement déformés en _asme_ et en _tésie_[44]; c’est d’ailleurs pour nos organes une nécessité que cet adoucissement. Les almanachs de l’école de Salerne avaient encore popularisé _apoplexie_, _paralysie_, _épilepsie_, _anthrax_, mais la langue ne les avait admis qu’avec des modifications considérables: _popelisie_, _palacine_, _épilencie_, _antras_, mots excellents et très aptes à signifier clairement les maladies qu’ils représentent[45]. [44] _Etique_, déformation de _hectique_, est resté dans la langue. On trouve aussi _tisie_. Hadrianus Junius traduit _tabes_ par _l’éticque_ ou _tisie_. La _térébenthine_ était devenue joliement _tourmentine_ (_Dictionnaire_ de Wailly). [45] Au XVIIe siècle, le français tendait à s’assimiler même certains mots maniés par les seuls lettrés. Une mazarinade porte ce titre: Rymaille des plus célèbres _Bibliotières_ (bibliothèques). On a dit et on dit encore, en Normandie, au Canada: _Eclipe_ pour éclipse, _catéchime_, pour catéchisme. Le peuple de Paris essaie de donner une forme aux mots grecs; il prononce: _chirugie_ et _chérugie_, _panégérique_, _farmacerie_, _plurésie_, _rachétique_, _rumatisse_, _cangrène_, _cataplâsse_, _cataclisse_, etc. La tendance à réduire les finales _isme_ et _asme_ à _ime_ ou _isse_ et _âme_ ou _asse_ est toujours active en français. Nous sommes devenus trop respectueux et trop timides pour que l’on puisse conseiller aujourd’hui de soumettre à ce traitement radical les mots gréco-français du répertoire verbal; il faut cependant trouver à leur laideur quelques palliatifs. Le premier remède sera de rejeter tous les principes de l’orthographe étymologique et de soulager les mots empruntés au grec de leurs vaines lettres parasites. Un mot étranger ne peut devenir entièrement français que si rien ne rappelle plus son origine; on devra, autant que possible, en effacer toutes les traces. Les mots latins francisés par le peuple n’ont souvent gardé aucun signe de leur naissance; on n’aperçoit pas, au premier coup d’œil, _libella_ dans _niveau_, _catellus_ dans _cadeau_, _muscionem_ dans _moineau_[46], _patella_ dans _poële_, _aboculus_ dans _aveugle_. Ces déformations, qui sont très régulières, si elles ne peuvent plus servir d’exemples pour l’incorporation actuelle des mots étrangers, enseigneront cependant le mépris de ce qu’on appelle les lettres étymologiques. [46] Généalogie de _moineau_: _musca_ (mouche), _muscio [ne]_, _moisson_, _moissonnel_, _moisnel_, _moineau_. Le mot n’a, contrairement à l’opinion populaire, aucun rapport avec _moine_ (du latin _monachus_). _Moine_ a donné son diminutif, _moinillon_, sur l’analogie de _oisillon_. _Moineau_ signifie proprement _oiseau-mouche_. Je ne crois pas qu’il soit possible ni utile de modifier la forme des mots latins anciennement francisés par les érudits, ni, sous prétexte d’alignement, de biffer certaines lettres doubles, de remplacer les _g_ doux et les _ge_ par les _j_, ni enfin de faire subir à l’orthographe aucune des modifications radicales et maladroites préconisées par les «fonétistes». Il faut accepter la langue sous l’aspect que lui ont donné quatre siècles d’imprimerie, et que le journal vulgarise depuis cinquante ans. Nul ne peut consentir, qui aime la langue française, à écrire _fam_, _ten_, _cor_, _om_, pour _femme_, _temps_, _corps_, _homme_. Si l’on voulait réaliser la prétention des réformistes et écrire les mots exactement comme ils se prononcent, chaque lettre n’ayant qu’une valeur et chaque son étant représenté par une lettre unique, il ne faudrait pas moins de 50 signes différents attribués à 27 consonnes et à 23 voyelles pures; sans compter les voyelles nasales, ce qui porterait à 58 le chiffre total des lettres de l’alphabet français. M. Paul Passy se sert de 42 signes dans sa _Méthode phonétique_ élémentaire; c’est suffisant, mais non scientifique[47]. Une analyse un peu minutieuse des sons de la langue française ne pourrait s’établir à moins d’une centaine de lettres; et il faudrait constamment refondre cet alphabet modèle, car les sons changent: tantôt une lettre perd un son, tantôt elle en gagne un autre. Le bref alphabet latin, par ses combinaisons infinies, est apte à rendre toute les nuances de la voix et toutes les demi-nuances d’une prononciation infiniment variable: on ne fait pas entendre les deux _tt_ dans _littéral_, _littérature_, mais on en fait peut-être entendre un peu plus d’un seul, un et une fraction impondérable. Quel signe pourra fixer l’insaisissable nuance? Est-on sûr que _bèle_ soit l’exact équivalent phonétique de _belle_, que _frè_ remplace _frais_? L’_e_ muet, quoiqu’il ne se prononce plus dans la plupart des cas, a gardé une valeur de position; il est impossible, comme le veulent les phonétistes, de le supprimer de la langue française. L’orthographe ne doit pas plus se conformer à la prononciation que la prononciation à l’orthographe. [47] Poussée à l’extrême, cette analyse minutieuse révèle en français 43 nuances différentes de son pour la seule voyelle _o_. CHAPITRE VI Réforme des mots grecs-français.--Les lettres parasites et les groupes arbitraires (ph, ch).--Liste de mots grecs réformés.--La Cité verbale et les mots insolites.--Dernier mot sur le «fonétisme».--La liberté de l’orthographe. Il n’y a à cette heure que deux réformes à faire dans l’orthographe: l’une concerne les mots grecs; l’autre, les mots étrangers. Les deux questions sont distinctes. Je parlerai des mots étrangers dans un autre chapitre. Les mots grecs imposés au dictionnaire français perdraient une partie de leur laideur pédante si on les soumettait à une simple opération de nettoyage. Il faut supprimer: toutes les lettres qui ne se prononcent pas; toutes celles qui aspirent inutilement la consonne qu’elles précèdent; il faut aussi remplacer les _ph_ par des _f_, les _y_ par des _i_ et écrire par _qu_ les _k_ et les _ch_ durs[48]. [48] Sur le _ch_ dur, Vaugelas, très respectueux de l’étymologie, est cependant intraitable. Il veut que «chaque lettre soit maîtresse chez soi», c’est-à-dire qu’on n’écrive pas _ché_ une syllabe qui doit se prononcer _qué_, parce que le _ch_ français n’a qu’un seul et unique son. L’honnête Vaugelas appelle le _ch_ dur un piège tendu à toutes les femmes et à tous ceux qui ne savent pas le grec. La suppression des lettres purement parasitaires est en train depuis la seconde moitié du XVIIe siècle. M. Gréard l’a reconnu dans un rapport sur la réforme de l’orthographe: si l’on écrit _rapsode_, _trésor_, _trône_, il n’y a aucun motif raisonnable d’écrire _chrome_, _rhododendron_, _thésauriser_[49]. [49] A Paris, le peuple a résolu la question, en ce qui touche à ce dernier mot; il dit _trésoriser_, sans malice, mais qu’elle est bonne, cette leçon de l’instinct! Les consonnes aspirantes seraient plus difficiles à éliminer. Cependant _phtisie_ est inadmissible et _ftisie_ ne l’est guère moins; il faudrait ici se guider sur l’analogie, sur l’italien, sur l’ancienne langue[50], et dire _tisie_. [50] Voir la note 44. Remplacer _ph_ par _f_: la réforme est faite pour _fantôme_, _fantaisie_; elle s’appliquera à tous les mots analogues avec la même facilité. Les _y_ deviendront très aisément des _i_, et l’on écrira _sinfonie_, _sinonime_, _stile_, comme on écrit déjà _cimaise_. J’ose à peine dire que _kilo_, _kyste_ deviendraient français sous la forme _quiste_, _quilot_; cela est trop évident et trop simple pour qu’on l’admette. Peut-être redoutera-t-on pareillement d’écrire _arquiépiscopal_. Devant _a_, _o_, _u_, le _qu_ deviendrait naturellement _c_: _arcange_. Voilà toutes mes propositions touchant la réforme des mots grecs. J’estime qu’en diminuant la laideur de ces mots elles augmenteraient d’autant la beauté de la langue française[51]. [51] Sur le principe même des modifications orthographiques, se reporter à la _Préface_. Quel rajeunissement pour ces vocables barbares (j’en nommerai quarante) d’avoir été taillés comme des vieux arbres trop chargés de bois mort! Souvent il suffira d’une lettre de moins pour que le mot rentre dans les conditions normales de la beauté linguistique. Sans doute aucun élagage, si rigoureux qu’il soit, ne donnera aux mots grecs la pureté de lignes qu’ils auraient acquise en passant par la forge populaire. De φυλακτηριον nous ne pouvons plus faire sortir que _filactère_, qui garde un air un peu gauche, surtout si on le compare au vieux _filatire_[52] que le pèlerin Richard avait au XIIe siècle tiré des mêmes syllabes: A crois, a filatires, a estavels de cire, Les encensiers aportent, si vont le messe dire. [52] _Reliquaire_, venu de l’idée de préservation. De la même idée le gréco-français a fabriqué _prophylaxie_. Voici des mots, avec leur état en italien: Thyrse Tirse Tirso Porphyre Porfire Porfirio Nymphe Nimfe, Ninfe[53] Ninfa Zéphyr Zéfir Zèfiro Zèffiro Saphique Safique Saffico Symphyse Sinfise, Simfise Sinfisi Sympathique Sinpatique Simpatico Typographie Tipografie Tipografia Orthographe Ortografe[54] Ortografia Esthétique Estétique Estetica Technique Tecnique Tecnico Thrasybule Trasibule Typhon Tifon Tifone Polythéisme Politéisme Politeismo Philosophie Filosofie Filosofia Phosphore Fosfore Fosforo Phtisie Tisie Tisi Gymnosophiste Gimnosofiste Ginnosofista Hydrophobie Hidrofobie[55] Idrofobia Hydrothérapie Hidrotérapie Idroterapia Ichthyophage Ictiofage Ittiofago Isthme Isme Ismo Asthme Asme Asma Kilogramme Quilogramme Chilogrammo[56] Lycanthropie Licantropie Licantropia Métaphysique Métafisique Metafisica Mythologie Mitologie Mitologia Ophthalmie Oftalmie Oftalmia Autochtone Autoctone Autoctono Chlorose Clorose Clorosi Chrysanthème Crisantème Crisantemo Christianisme Cristianisme Cristianismo Cynocéphale Cinocéfale Cinocefalo Syllabe Sillabe Sillaba Dithyrambe Ditirambe Ditirambo Ecchymose Equimose Ecchimosi Euphrosyne Eufrosine Eufrosina Phrase Frase Frase Thym Tym[57] Timo [53] On peut conserver l’_m_. Voir la note 57. [54] Les phonétistes emploient le mot _grafie_. [55] On peut conserver l’_h_ initiale de ces mots commençant en grec par ὑ, non par respect pour le grec, mais pour varier les formes. [56] _Ch_ italien équivaut à notre _qu_ (dans _qualité_). [57] L’_y_ n’est pas inutile dans ces mots très courts dont il consolide la forme un peu frêle. Il était indispensable à _lys_, qu’il faut toujours écrire ainsi, quoiqu’il vienne régulièrement du bas latin _lilius_. _Nymfe_ peut aussi garder son _y_, et aussi _Tyrse_. On voit qu’il s’agit seulement de franciser des mots insolites, de les achever au moyen de retouches, de les polir par le sacrifice de quelques excroissances. Il y a loin de ces petits travaux de jardinage au bouleversement entrepris par certains réformateurs que l’ignorance du vieux français rend tout à fait impropres à concilier la beauté traditionnelle avec la beauté d’utilité. Le mot étant un signe, et rien de plus, doit avoir les caractères du signe, la diversité et la fixité des formes. Sans doute on peut écrire _poto_, _rato_, _gato_, _morso_, _nivo_, sous prétexte que dans ces mots le son final est rendu plus nettement et plus clairement par _o_ que par _eau_. Dans l’absolu, c’est vrai; mais les langues ne sont pas dans l’absolu, puisqu’elles vivent, se meuvent, s’accroissent, meurent. Il y a dans les langues une beauté visible que l’on diminue en introduisant dans la cité verbale des figures étrangères, des voix dissonantes. Les mots grecs: il semble que, vomis par les cartons de Flaxman, des guerriers vêtus d’un seul casque à balai fassent la cour à des marquises ou à des grisettes; qu’ils rentrent dans leurs cartons, qu’ils réintègrent leurs musées et continuent, rouges autour des vases noirs, leurs éternels gestes, ou que, résignés à la loi du milieu, ils se fassent, par le costume et par l’accent, les fils du peuple où ils se sont introduits. Mais cette beauté du vocabulaire, on ne la diminue pas moins en proscrivant la variété individuelle dans la permanence du type, et c’est là l’erreur des phonétistes[58] et le danger de leurs théories. Si, pour ne pas changer d’exemple, tous les sons en _o_ étaient rendus par l’unique lettre _o_, outre que la langue perdrait un de ses caractères particuliers qui est de ne posséder aucune syllabe finale terminée par un _o_, il en résulterait une monotonie insupportable. Il faut encore observer que le signe _eau_ contient une force secrète rigoureusement attachée au groupe des trois lettres qui le déterminent; il représente à la fois le son _o_ et le son _el_[59]. _Niveau_ est, tout aussi bien que l’italien _livello_, la figure exacte du latin _libella_; il a été _nivel_, et, comme tel, a donné _niveler_; mais sa forme _niveau_ l’aurait donné tout aussi bien, comme _taureau_ a suggéré récemment _taurelle_. [58] Il ne s’agit pas des savants qui étudient la phonétique. [59] Sauf exception. Il y a des réformateurs plus modérés et dont le but, purement utilitaire, est de rendre le français plus accessible aux étrangers; leurs principes sont ceux qui ont guidé jadis l’Académie espagnole quand elle simplifia la vieille orthographe; j’ai donné les motifs à la fois de science et d’esthétique qui ne me permettent pas de les accepter. Je considère comme intangibles la forme et la beauté de la langue française, et si je livre à la serpe la plupart des mots grecs et des mots étrangers, c’est précisément pour leur donner la beauté qui leur manque. Une orthographe fixe est nécessaire. La permanence des signes imprimés a certainement été un grand progrès. Il est évident que cette permanence n’est pas grandement troublée quand on supprime un des _p_ d’_appréhension_ ou quand on transforme en _è_ le second _é_ d’_événement_; le seul danger est qu’une licence n’en amène une autre et que l’orthographe ne devienne tellement personnelle que la moindre lecture exige un travail de déchiffrement. M. Anatole France a défendu le droit à la «faute d’orthographe» sous toutes ses formes et avec toutes ses fantaisies: c’est une question absolument différente. Il est aussi déraisonnable d’exiger de tous la connaissance de l’orthographe que la connaissance du contre-point ou de l’anatomie comparée. L’étude des formes verbales n’en est pas moins légitime, ainsi que le souci de la conservation de la pureté qui détermine leur caractère et leur race. CHAPITRE VII Le latin, tuteur du français.--Son rôle de chien de garde vis-à-vis des mots étrangers.--Les peuples qui imposent leur langue et les peuples qui subissent les langues étrangères.--Peuples et cerveaux bilingues. Le français, depuis son origine, a vécu sous la tutelle du latin. Sa naissance a été latine; son éducation a été latine; et jusque pendant sa maturité, si on doit supposer qu’il la vit depuis trois siècles, l’appui et les conseils du latin l’ont suivi pas à pas: le latin a toujours été la réserve et le trésor où il a puisé les ressources qu’il n’osait pas toujours demander à son propre génie. C’est un fait, mais non une nécessité. Les langues une fois formées peuvent se suffire à elles-mêmes; quoique l’on n’ait pas d’exemple certain, parmi les parlers civilisés, d’une telle scission et d’un tel isolement, on supposera très logiquement que le dialecte de l’Ile-de-France, tout d’un coup privé du latin, se soit développé et ait atteint sa parfaite virilité à l’abri de l’influence extérieure. Si le latin avait péri au Xe siècle, le français, sans être radicalement différent de la langue que nous parlons aujourd’hui, tout en possédant le même fonds de mots usuels, tout en usant d’une pareille syntaxe, aurait cependant évolué selon d’autres principes. Il est très probable qu’il serait devenu presque entièrement monosyllabique, suivant sa tendance initiale toujours combattue par la présence du latin, et d’un latin particulier dont la tendance contraire allongeait les mots par l’accumulation des suffixes. Sous cette forme supposée, la langue française aurait eu un caractère très original, très pur, et peut-être faut-il regretter la longue tutelle qu’elle a subie au cours des siècles. Peut-être; à moins que la présence du latin n’ait été au contraire particulièrement bienfaisante; à moins que, comme un vigilant chien de garde, le latin, posté au seuil du palais verbal, n’ait eu pour mission d’étrangler au passage les mots étrangers et d’arrêter ainsi l’invasion qui, à l’heure actuelle, menace très sérieusement de déformer sans remède et d’humilier au rang de patois notre parler orgueilleux de sa noblesse et de sa beauté. Je crois vraiment qu’en face de l’anglais et de l’allemand le latin est un chien de garde qu’il faut soigner, nourrir et caresser. Ou bien l’enseignement du latin sera maintenu et même fortifié par l’étude des textes de la seconde et de la troisième latinité; ou bien notre langue deviendra une sorte de _sabir_ formé, en proportions inégales, de français, d’anglais, de grec, d’allemand, et toutes sortes d’autres langues, selon leur importance, leur utilité, ou leur popularité. Nous avons de tout temps emprunté des mots aux divers peuples du monde, mais le français possédait alors une volonté d’assimilation qu’il a négligée en grande partie. Aujourd’hui le mot étranger qui entre dans la langue, au lieu de se fondre dans la couleur générale, reste visible comme une tache. L’enseignement des langues étrangères nous a déjà inclinés au respect d’orthographes et de prononciations qui sont de vilains barbarismes pour nos yeux et nos oreilles. Si à dix ans de latin on substituait dans les collèges dix ans d’anglais et d’allemand; si ces deux langues devenaient familières et aux lettrés de ce temps-là et aux fonctionnaires et aux commerçants; si, par l’utilité retirée tout d’abord de ces études, nous étions parvenus à l’état de peuple bilingue ou trilingue; si encore nous faisions participer les femmes et--pourquoi pas?--les paysans et les ouvriers à ces bienfaits linguistiques, la France s’apercevrait un jour que ce qu’il y a de plus inutile en France, c’est le français. Cependant, chacune des quatre régions frontières ayant choisi de penser dans la langue du peuple voisin, peut-être resterait-il vers le centre, aux environs de Guéret et de Châteauroux, quelques familles farouches où se conserveraient, à l’état de patois, les mots les plus usuels de Victor Hugo. Ce serait la seconde fois que pareille aventure aurait pour théâtre le sol de la Gaule. Comme les contemporains de M. Jules Lemaître, les petits-fils de Vercingétorix s’avisèrent que le celte était une langue sans utilité commerciale; ils apprirent le latin très volontiers. Ceux qui résistèrent à l’esprit du siècle se retirèrent dans l’Armorique; leur entêtement a légué au français environ vingt mots[60]: c’est tout ce qui reste des dialectes celtiques parlés en Gaule, puisque les Bretons d’aujourd’hui sont des immigrés gallois. [60] Et une quantité assez considérable de noms de lieux, fleuves et monts. Une langue n’a pas d’autre raison de vie que son utilité. Diminuer l’utilité d’une langue, c’est diminuer ses droits à la vie. Lui donner sur son propre territoire des langues concurrentes, c’est amoindrir son importance dans des proportions incalculables. Il y a deux sortes de peuples: ceux qui imposent leur langue et ceux qui se laissent imposer une langue étrangère. La France a été longtemps le peuple de l’Europe qui imposait sa langue; un Français d’alors, comme un Anglais d’aujourd’hui, ignorait volontairement les autres langues d’Europe; tout mot étranger était pour lui du jargon et quand ce mot s’imposait au vocabulaire, il n’y entrait qu’habillé à la française. Allons-nous, sur les conseils des comités coloniaux, devenir une nation polyglotte, sans même nous apercevoir que cela serait un véritable suicide linguistique, et demain un suicide intellectuel? Je n’ai pas le courage de défendre avec enthousiasme, comme M. Jules Lemaître, «le règne définitif de l’industrie, du commerce et de l’argent»[61]; je ne saurais calculer ce que vaut--valeur marchande--la parfaite connaissance de l’anglais, de l’allemand ou de l’espagnol; ma vocation est de défendre, par des œuvres ou par des traités, la beauté et l’intégrité de la langue française, et de signaler les écueils vers lesquels des mains maladroites dirigent la nef glorieuse. Vilipender les langues étrangères n’est pas mon but, non plus que de déprécier le grec; mais il faut que les domaines linguistiques soient nettement délimités: les mots grecs sont beaux dans les poètes grecs et les mots anglais dans Shakespeare ou dans Carlyle. [61] Opinions à répandre: Contre l’Enseignement classique.--_Le Figaro_, 25 février 1898. Un homme intelligent et averti peut savoir plusieurs langues sans avoir la tentation d’entremêler leurs vocabulaires; c’est au contraire la joie du vulgaire de se vanter d’une demi-science, et le penchant des inattentifs d’exprimer leurs idées avec le premier mot qui surgit à leurs lèvres. La connaissance d’une langue étrangère est en général un danger grave pour la pureté de l’élocution et peut-être aussi pour la pureté de la pensée. Les peuples bilingues sont presque toujours des peuples inférieurs. M. Jules Lemaître juge ainsi que du temps perdu les années passées au collège à «ne pas apprendre le latin»; mais il ne s’agit pas d’apprendre le latin: il s’agit de ne pas désapprendre le français. Il vaut mieux perdre son temps que de l’employer à des exercices de déformation intellectuelle. On a récemment insinué qu’un bon moyen pour inculquer aux Français une langue étrangère serait de les envoyer faire leurs études à l’étranger. Les «petits Français» seraient remplacés en France par des petits Anglais, par des petits Allemands; ainsi chaque peuple, oubliant sa langue maternelle, irait patoiser chez son voisin: système excellent, grâce auquel les Européens, sachant toutes langues, n’en sauraient parfaitement aucune. Je résumerai en un mot ma pensée: le peuple qui apprend les langues étrangères, les peuples étrangers n’apprennent plus sa langue. Mais ces considérations, sans être absolument en dehors de mon sujet, s’éloignent de l’esthétique verbale: il me faut maintenant étudier, comme je l’ai fait pour le grec, l’intrusion en français des mots étrangers, des mots anglais en particulier. CHAPITRE VIII Comment le peuple s’assimile les mots étrangers.--Liste de mots allemands, espagnols, italiens, etc., anciennement francisés.--Rapports linguistiques anglo-français.--Le français des Anglais et l’anglais des Français.--Les noms des jeux.--La langue de la marine. Il est indifférent que des mots étrangers figurent dans le vocabulaire s’ils sont naturalisés. La langue française est pleine de tels mots: quelques-uns des plus utiles, des plus usuels, sont italiens, espagnols ou allemands. Voici une nomenclature très abrégée des principaux emprunts directs de la langue française aux parlers les plus divers. Outre les mots venus à l’origine de l’ancien allemand, par l’intermédiaire du latin médiéval, l’allemand moderne a donné au français _flamberge_, _fifre_, _sabre_, _vampire_, _rosse_, _hase_, _bonde_, _gamin_; le flamand: _bouquin_; le portugais: _fétiche_, _bergamote_, _caste_, _mandarin_, _bayadère_; l’espagnol: _tulipe_, _limon_, _jasmin_, _jonquille_, _vanille_, _cannelle_, _galon_, _mantille_, _mousse_ (marine), _récif_, _transe_, _salade_, _liane_, _créole_, _nègre_, _mulâtre_; l’italien: _riposte_, _représaille_, _satin_, _serviette_, _sorte_, _torse_, _tare_, _tarif_[62], _violon_, _valise_, _stance_, _zibeline_, _baguette_, _brave_, _artisan_, _attitude_, _buse_, _bulletin_, _burin_, _cabinet_, _calme_, _profil_, _modèle_, _jovial_, _lavande_, _fougue_, _filon_, _cuirasse_, _concert_, _carafe_, _carton_, _canaille_; le provençal: _badaud_, _corsaire_, _vergue_, _forçat_, _caisse_, _pelouse_; le polonais: _calèche_; le russe: _cravache_; le mongol: _horde_; le hongrois: _dolman_; l’hébreu: _gêne_; l’arabe: _once_, _girafe_, _goudron_, _amiral_, _jupe_, _coton_, _taffetas_, _matelas_, _magasin_, _nacre_, _orange_, _civette_, _café_; le turc: _estaminet_; le cafre: _zèbre_; les langues de l’Inde: _bambou_, _cornac_, _mousson_; les langues américaines: _tabac_, _ouragan_; le chinois: _thé_. [62] Venu de l’arabe par l’italien; peut-être de la ville de _Tarifa_, port que les Arabes d’Espagne avaient ouvert au commerce des chrétiens. _Tarif_ était, encore au siècle dernier, un terme spécial de douane. Voilà des mots (et il y en a beaucoup d’autres) sans lesquels il serait difficile de parler français, et auxquels le puriste le plus exigeant n’oserait adresser aucun reproche; ils sont presque tous entrés anciennement dans la langue, et c’est ce qui explique la parité de leurs formes avec celles des mots français primitifs. Si l’on descend au XIXe siècle, la figure des mots étrangers, même les plus usuels, change et se barbarise. L’italien avait donné _brave_, il redonne _bravo_; il donne: _imbroglio_, _fiasco_; l’allemand ne nous communique plus que de féroces assemblages de consonnes: _kirsch_[63], _block-haus_[64]; l’espagnol demeure trop visible dans _embargo_; le russe dans _knout_ et le hongrois dans _shako_[65]. Mais c’est en étudiant l’anglais dans le français que l’on comprendra le mieux les dommages que peut causer à une langue devenue respectueuse, un vocabulaire étranger. [63] Aurait donné jadis: _Quirche_. [64] Doublure inutile de _fortin_. [65] Ces mots auraient donné au français d’il y a deux siècles _Noute_ et _chacot_. L’anglais nous a fourni un grand nombre de mots qui se comportent dans notre langue selon des modes assez différents. Les uns, en petit nombre, entrés par l’oreille, ont été naturellement francisés puisque leur écriture figurative était ignorée; celui qui les transcrivit le premier méconnut sans doute leur origine et les considéra comme des termes de métier. Aujourd’hui même la phonétique n’arrive pas toujours à retrouver leur source. Tels sont: _héler_, _poulie_, _taquet_, _toueur_, _beaupré_, _comité_. D’autres avaient été jadis donnés à l’Angleterre par la France; ils ont repris assez facilement une forme française; ainsi _trousse_, substantif verbal de _trousser_ (_tortiare_), est devenu en anglais _truss_ et nous est revenu _drosse_ (terme de marine). Les rapports linguistiques ont toujours été un peu tendus entre les deux pays. Ni un Français ne peut prononcer un mot anglais, ni un Anglais un mot français, et souvent les déformations sont extraordinaires. Lorsque le mot entre par l’écriture, il se francise à la fois de forme et de prononciation, ou de prononciation seulement. Le premier mode donne des mots d’un français parfois médiocre, mais tolérable: _boulingrin_, _bastringue_, _chèque_, _gigue_, _guilledin_[66], _bouledogue_. Quelques mots sont sur la limite de la naturalisation: les dictionnaires donnent déjà: _ponche_, _poudingue_. D’autres enfin s’écrivent en anglais et se prononcent en français: _club_, _cottage_, _tunnel_, _jockey_, _dogcart_; il est très probable qu’ils auraient fini par devenir _clube_[67], _cotage_, _tunel_, _joquet_, _docart_, si la Demi-Science et le Respect n’étaient d’accord pour s’opposer à leur déformation. Mais il y a de plus graves injures. Toute une série de mots anglais ont gardé en français et leur orthographe et leur prononciation, ou du moins une certaine prononciation affectée qui suffit à réjouir les sots et à leur donner l’illusion de parler anglais. Rien de plus amusant alors que de rebrousser le poil du snobisme[68] et de prononcer, comme un brave ignorant, _tranvé_ et _métingue_. Ces mots sont d’ailleurs sur la limite et on ne sait encore ce qu’ils deviendront: _tramway_ semble s’acheminer vers _tramoué_ plutôt que vers _tranvé_[69], quant à _meeting_, le peuple prononce résolument _métingue_, entraîné par l’analogie. Mais _steamer_, _sleeping_, _spleen_, _water-proof_, _groom_, _speech_, et tant d’autres assemblages de syllabes, sont de véritables îlots anglais dans la langue française. Il est inadmissible qu’on me demande de prononcer _prouffe_ un mot écrit _proof_. Les architectes ont imité en France les fenêtres appelées par les Anglais _bow-window_; voilà un mot dont je ne sais rien faire. Jadis il serait devenu aussitôt _beauvindeau_[70]; sa lourdeur aurait pu choquer, mais non sa forme. Il était d’ailleurs bien inutile, puisque, d’après Viollet-Leduc, il a un exact correspondant en vrai français, _bretêche_. [66] _Gilding_ (hongre). [67] _Club_, prononcé à l’anglaise, est en train de mourir; l’instinct revient à _cercle_. [68] _Snob_ (qui devrait s’écrire _snobe_) et _snobisme_ sont assez bien naturalisés. La signification française de _snob_ est inconnue des Anglais. _Snob_, qui veut dire _cordonnier_, a pris pour eux le sens péjoratif qu’avait il y a quelques années le mot _épicier_. [69] On a signalé récemment à Paris, en la réprouvant, la forme _tramevère_; elle serait excellente. [70] Comme de _bowsprit_ les marins firent _beaupré_. Des vocabulaires entiers sont gâtés par l’anglais. Tous les jeux, tous les _sports_ sont devenus d’une inélégance verbale qui doit les faire entièrement mépriser de quiconque aime la langue française. _Coaching_, _yachting_, quel parler! Des journalistes français ont fondé il y a un an ou deux un cercle qu’ils baptisèrent _Artistic-cycle-club_; ont-ils honte de leur langue ou redoutent-ils de ne pas la connaître assez pour lui demander de nommer un fait nouveau? Cette niaiserie est d’ailleurs internationale, et le français joue chez les autres peuples, y compris l’Angleterre, le rôle de langue sacrée que nous avons dévolu à l’anglais. Il y a à Londres un jargon mondain et diplomatique: _thé dansante_, _landau sociable_, _style blasé_, _morning-soirée_; _solide_ s’exprime par _solidaire_, _bon morceau_ par _bonne-bouche_ et _de pied en cap_ par _cap à pie_[71]. Notre anglais vaut ce français-là et il est souvent pire. Son inutilité est évidente. _Sleeping-car_, _garden-party_, _steamer_, _rail-way_, _rail-road_, _steeple-chase_, _dead-heat_, _warrant_, _reporter_, _interview_, _bond-holder_, _rocking-chair_, _sportsman_ et son féminin _sportswoman_, _snowboot_, _smoking_, _music-hall_, _select_, _leader_, _authoresse_: aucun de ces mots, dont la liste est inépuisable, n’ont même l’excuse d’avoir pris la langue française au dépourvu; aucun qui ne pût trouver dans notre vocabulaire son exacte et claire contre-partie. [71] _S’intimer_. «Elle s’_intime_ avec tout le monde.» C’est du français créé par un Russe; il n’est pas mauvais. La tendance au néologisme est assez forte chez les étrangers parlant français et n’ayant naturellement qu’un vocabulaire restreint à leur disposition. Un journal discourait naguère sur _authoresse_, et, le proscrivant avec raison, le voulait exprimer par _auteur_. Pourquoi cette réserve, cette peur d’user des forces linguistiques? Nous avons fait _actrice_, _cantatrice_, _bienfaitrice_, et nous reculons devant _autrice_[72], et nous allons chercher le même mot latin grossièrement anglicisé et orné, comme d’un anneau dans le nez, d’un grotesque _th_. Autant avouer que nous ne savons plus nous servir de notre langue et qu’à force d’apprendre celles des autres peuples nous avons laissé la nôtre vieillir et se dessécher. Cet aveu ne nous coûte rien: nous avons permis à l’industrie, au commerce, à la politique, à la marine, à toutes les activités nouvelles ou renouvelées en ce siècle, d’adopter un vocabulaire où l’anglais, s’il ne domine pas encore, tend à prendre au moins la moitié de la place. [72] _Autrice_ est français depuis au moins le XVIIIe siècle: «AUTRICE. _Une dame Autrice_, se trouve dans une pièce du _Mercure_ de juin 1726.» _Dictionnaire néologique à l’usage des Beaux Esprits du siècle_ (1727), par l’abbé Desfontaines. L’histoire linguistique des jeux de plein air est curieuse. On en trouverait difficilement un seul, parmi ceux qui ont été réimportés d’Angleterre, qui ne fût connu et toujours pratiqué en France par les enfants. Ainsi la _balle à la crosse_ nous est revenue sous le nom de _cricket_; la _paume_, sous le nom de _tennis_; le _ballon_[73], sous le nom de _foot-ball_; le _mail_[74], sous le nom de _crocket_. Il suffirait évidemment de donner un nom anglais aux _boules_, à la _marelle_, ou au _cerceau_ pour voir ces jeux innocents faire leur entrée dans le monde[75]. [73] En Bretagne, la _soule_.--Emile Souvestre, dans le _Figaro_, Supplément du 1er juillet 1877. [74] C’est le mot latin tout vif, _malleus_ (_mail_, _maillet_).--Ce jeu est appelé _le Jeu du Palle-Mail_ dans _la Maison des jeux académiques, etc._; à Paris, chez Estienne Loyson, 1665. Son vocabulaire technique comprenait les mots: _passe_, _débutter_, _archet_, _roüet_, _boule_, _ais_, _mettre au beau_; _boule fendue_, _dérobée_, _qui tient de la pierre_, _du fer_, etc.; _crocheter_, _lever_, _lève_, _porte-lève_, etc. [75] M. Michel Bréal (_Revue des Revues_, 1er juin 1897) trouve tout naturel que le _crocket_ ait amené avec lui d’Angleterre son vocabulaire. Est-il vraiment si naturel que le même jeu se joue en anglais sur les plages et en français dans les cours de collège? La langue de la marine s’est fort gâtée en ces derniers temps, j’entends la langue écrite par certains romanciers, car la langue orale a dû se maintenir intacte. M. Jules Verne mérite ce reproche d’avoir abusé des mots anglais dans ses merveilleux récits; un seul de ses tomes me fournit les mots suivants: _anchor-boat_, _steam-ship_, _main-mast_, _mizzenne-mast_, _fore-gigger_, _engine-screw_, _patent-log_, _skipper_, sans compter _dining-room_ et _smoking-room_, qui sont de la langue générale. Nul lexique cependant n’est plus pittoresque que celui de la marine française, et M. Jules Verne, qui le connaît mieux que personne, devrait l’employer toujours et ne pas laisser croire qu’il le juge inférieur en netteté et en beauté au lexique anglais. Que de mots, que de locutions d’une pureté de son admirable: _étrave_, _étambot_, _misaine_, _hauban_, _bouline_, _hune_, _beaupré_, _artimon_, _amarres_, _amures_, _laisser en pantenne_, _haler en douceur_; voici deux lignes de vraie langue marine[76]: «On cargue la brigantine, on assure les écoutes de gui; une caliourne venant du capelage d’artimon est frappée sur une herse en filin...» Très peu de mots marins appartiennent au français d’origine; ils ont été empruntés aux langues germaniques et scandinaves, au provençal, à l’italien; mais leur naturalisation est parfaite, et presque tous peuvent servir de modèle pour le traitement auquel une langue jalouse de son intégrité doit soumettre les mots étrangers. [76] _La pêche à bord des longs-courriers_, par Bouquart. _L’Illustration_, 11 septembre 1897. CHAPITRE IX Naissance d’un mot.--Réformes possibles dans l’orthographe des mots étrangers.--Liste de mots anglais réformés.--Liste de mots anglais francisés par les Canadiens. J’ai vu naître un mot; c’est voir naître une fleur. Ce mot ne sortira peut-être jamais d’un cercle étroit, mais il existe; c’est _lirlie_. Comme il n’a jamais été écrit, je suppose sa forme: _lir_ ou _lire_, la première syllabe ne peut être différente; la seconde, phonétiquement _li_, est sans doute, par analogie, _lie_, le mot étant conçu au féminin. J’entendais donc, à la campagne, appeler des pommes de terre roses hâtives, des _lirlies_ roses; on ne put me donner aucune autre explication, et, le mot m’étant inutile, je l’oubliai. Dix ans après, en feuilletant un catalogue de grainetier, je fus frappé par le nom d’_early rose_ donné à une pomme de terre, et je compris les syllabes du jardinier. _Lirlie_, outre son phénomène de nationalisation, offre un fait récent de soudure de l’article (les exemples anciens sont assez nombreux, _lierre_, _luette_, _loriot_), la forme première ayant certainement été _irlie_. Voilà un bon exemple et un mot agréable formé par l’heureuse ignorance d’un jardinier. C’est ainsi qu’il faut que la langue dévore tous les mots étrangers qui lui sont nécessaires, qu’elle les rende méconnaissables: qui, sans un tel hasard, en supposant que le mot eût vécu, aurait jamais retrouvé _early_ dans _lirlie_? Ce _lirlie_ peut servir de type des mots étrangers qui entrent dans une langue à la fois par la parole et par l’écriture. Dans ce cas, il ne faut jamais hésiter à sacrifier l’orthographe au son. Le jardinier eût écrit _lirlie_; un autre aurait pu sentir la présence de l’article et adopter _irlie_; les deux mots seraient excellents, et _early_ est très mauvais. Quand le mot est entré par la parole seule (ce qui est rare maintenant), on transcrira le son tel qu’il est perçu. Si le mot est venu par l’écriture seule, il faut le réformer et l’écrire comme le prononcerait un paysan ou un ouvrier tout à fait étranger à l’anglais ou à telle autre langue. Je formulerais donc volontiers ainsi les mots suivants, bien connus sous leur aspect barbare; je mets à côté un des mots qui peuvent servir d’étalon analogique: _Higuelife_--High Life Calife _Fivocloque_--Five o’clock Colloque _Vaterprouffe_--Water-proof Esbrouffe _Starteur_--Starter[77] _Stimeur_--Steamer Rameur [77] Voilà la prononciation ou usuelle ou individuelle à Paris de quelques termes de courses: _starter_–starteur; _broken-down_–brocandeau; _flyer_–flieur; _steaple_–stiple; _stayer_–stayeur; _dead-heat_–didide; _handicap_–andicape; _betting_–bétin (ou bétingue); _ring_–rin (ou ringue).--Dans _didide_ il y a d’abord la confusion de _heat_ avec _head_, alors prononcé _hide_,--et tout cela est charivaresque! _Autoresse_[78]--authoress Maîtresse [78] Si on ne veut pas d’_autrice_. _Blocausse_--Block-hauss[79] Chausse [79] Allemand. A déjà donné _blocus_ au XVIe siècle.--Tous les mots sans renvoi sont anglais. _Groume_--Groom[80] Doume[81] [80] _Groume_ a déjà existé en français, venu d’une forme germanique (_grom_, garçon). _Grom_ devint _groume_, puis _groumet_ nom donné aux garçons marchands de vins. De là l’idée de dégustation conservé dans _gourmet_, qui est une déformation de _groumet_. Finalement _groom_ est un mot français emprunté par l’anglais. Il y a de ces emprunts anglais, réempruntés par le français, qui ont pris au cours de ce double voyage une forme bien curieuse. De _soie de Padoue_, les marchands anglais avaient fait jadis Padousoy; le mot est revenu en France sous les apparences inattendues de _pou-de-soie_. Le mot _mohair_, récemment importé d’Angleterre, n’est autre chose que notre _moire_!--Les Français appelaient _Fond de baie_ un littoral canadien. Les Anglais en ont fait _Fundy bay_, ce que nos géographes traduisent courageusement par _baie de Fundy_. [81] Sorte de palmier. _Spline_--Spleen[82] Discipline [82] _Splénétique_ est venu du grec. _Smoquine_--Smoking Molesquine _Yaute_--Yacht[83] Faute [83] L’italien a emprunté le mot à la forme écrite: _iachetto_. Cette forme également usitée en français s’écrirait _yaque_. _Docart_--Dogcart ou _Doquart_ Trocart Trois-quarts[84] [84] Mots identiques: _trois-quarts_ a été le premier nom du _trocart_. _Snobe_--Snob Robe _Bismute_--Bismuth[85] Jute [85] All. La vraie forme est _bissmuth_. _Zingue_--Zinc[86] (Voyez _Chirtingue_) [86] All. Italien: _zinco_. _Malte_--Malt[87] Malte [87] Italien: _malto_. _Boucmacaire_--Book-maker[88] _Valcovère_--Walk-over Sévère Macaire [88] Tend, dit-on, à disparaître devant le mot français _donneur_. _Chirtingue_--Shirting _Métingue_--Meeting _Cotingue_--Coating _Poudingue_[89]--Pudding [89] Le mot est francisé; cependant les dictionnaires font une distinction d’orthographe entre _pouding_, gâteau, et _poudingue_, agglomérat de cailloux. J’ai fait prononcer à diverses personnes le mot _plum-pudding_; voici les sons entendus: _Plum_, _pleum_, _plome_, _ploume_; _poudigne_, _poudinegue_, _poudine_, _poudingue_. Les combinaisons variables des deux mots donnent seize vocables différents.--La francisation en _in_ serait préférable: Exemple: _sterlin_, jadis _esterlin_, pour _sterling_. _Clube_--Club Tube _Quirche_--Kirsch[90] _Spiche_--Speech Niche [90] Allemand. _Colbaque_--Kolbak[91] _Codaque_--Kodak[92] Chabraque [91] Turc. [92] ? _Railoué_--Railway _Tramoué_--Tramway Avoué _Ponche_--Punch[93] Bronche [93] Italien: _ponce_.--Ou _ponge_. Cette forme est en effet française depuis le XVIIe siècle. On appelait _ponge_, à la cour du grand roi, ce que nous nommons _grog_. _Grogue_--Grog Dogue _Copèque_--Kopeck[94] _Quipesèque_--Keepsake _Bifetèque_ _Romestèque_[95] Chèque [94] Russe. Italien: _copecco_. [95] Ces deux mots sont à demi francisés; les dictionnaires donnent: _bifteck_ et _romsteck_, formes qui ne sont d’aucune langue.--_Romestèque_ est entré pour la première fois en français au XVIIe siècle. C’était le nom d’un jeu de cartes apporté de Hollande (_la Maison des Jeux_). _Sloupe_--Sloop Chaloupe _Spencère_--Spencer Sincère _Stoque_--Stock Toque _Stope_--Stop[96] Chope [96] A donné _stopper_, bien francisé. _Lunche_--Lunch Embrunche[97] [97] _Embruncher_, terme de maçonnerie. _Chacot_--Shako Tricot _Coltare_--Coaltar Tare _Stoute_--Stout Toute _Strasse_--Strass Strasse[98] [98] _Bourre_, terme de métier. _Carrique_--Carrick Barrique On sait que le français du Canada a subi l’influence de l’anglais. Cette pénétration, d’ailleurs réciproque[99], est beaucoup moins profonde qu’on ne le croit et notre langue garde, au delà des mers, avec sa force d’expansion, sa vitalité créatrice et un pouvoir remarquable d’assimilation. Des mots qu’elle a empruntés à l’anglais, les uns, demeurés à la surface de la langue, ont conservé leur forme étrangère; les autres, en grand nombre, ont été absorbés, sont devenus réellement français. Il serait même souvent impossible de reconnaître leur origine, sans documents historiques. C’est ainsi que _township_ est devenu _trompechipe_; _Sommerset_, _Sainte-Morisette_; _Standford_, _Sainte-Folle_. On ne peut guère pousser plus loin l’absorption; les syllabes anglaises, surtout pour les deux noms propres, n’ont vraiment été qu’un prétexte sonore à composer des mots agréables. Voici quelques déformations moins hardies et qui pourront, mieux encore que le précédent tableau, nous servir de guide en des circonstances analogues. On y a compris les mots dont la déformation, invisible pour les yeux, est cependant réelle puisque les Canadiens les prononcent à la française. [99] Les Anglo-Canadiens jouent au cricket, par exemple, sous le nom de _Lacrosse-game_. _Bacon_ _Bacon_ lard _Bargain_ _Bargain_ marché _Postage_ _Postage_ frais de port _Coercion_ _Coercion_ coercition _Drive_ _Drave_ flotter _Driver_ _Draver_ flotteur _Drave_ _Draveur_ flottage du bois _Shirting_ { _Cheurtine_ } { _Chatine_ } toile _Bother_ _Bâdrer_ ennuyer, raser _Boat_ _Baute_ bateau _Promissory_ _Promissoire_ _Boom_ _Bôme_ barrage _Bun_ _Bonne_ brioche _Log_ _Logue_ tronc d’arbre _Runner_ _Ronneur_ coureur _Safe_ _Saîfe_ coffre-fort[100] _Shave_ _Shéver_ raser } _Shaver_ _Shéveur_ usurier }[101] _Shape_ _Shaipe_ forme } _Clear_ _Clairer_ (ce verbe a pris plusieurs des sens de _to clear_, _to clear up_, etc.) _Copper_ _Coppe_ sou _Copy_ _Copie_ exemplaire _Tea-Board_ _Thébord_ cabaret _Cook_ _Couque_ cuisinier _Voter_ _Voteur_ électeur _Grocer_ _Groceur_ épicier _Grocery_ _Grocerie_ épicerie _Rail_ _Rèle_ rail[102] _Sample_ _Simple_ échantillon _Yoke_ _Iouque_ } _Neck-Yoke_ _Néquiouque_ } joug _Peppermint_ _Papermane_ menthe _Pudding_ _Poutine_ poudingue [100] Sens particulier du mot francisé. _Saîfe_, et il en est de même des autres mots, n’a qu’une des significations du mot anglais _safe_. La naturalisation limite à un seul les pouvoirs divers et souvent nombreux d’un mot. _Smart_, qui veut dire en anglais, selon les cas, alerte, souple, habile, fin, actif, intrigant, roué, élégant, etc., a perdu en français, du moment qu’on a voulu l’y introduire, toutes ces valeurs, pour en gagner une seule, vague et très certainement passagère. [101] La vraie déformation serait _chaipe_, _chéver_, _chéveur_. Il n’y a pas de _sh_ en français. [102] On se sert plus communément du mot français _lisse_. Également, pour _wagon_ et _tramway_, les Canadiens disent _char_. Ces listes suffiront; on n’a voulu donner que des indications. C’est une clef que l’on peut compléter et alors consulter lorsqu’on aura un doute sur la forme française que doit revêtir le mot étranger. Si le mot se refuse à la naturalisation, il faut l’abandonner résolument, le traduire ou lui chercher un équivalent. Très souvent, après une brève réflexion, on le jugera tout à fait inutile: _steamer_ est un doublet infiniment puéril de _vapeur_; et quel besoin de _smoking-room_ pour un parler qui possède _fumoir_ ou de _skating_, quand, comme au Canada, il pourrait dire _patinoir_[103]? C’est un devoir strict envers notre langue de n’ouvrir les portes sévères de son vocabulaire qu’à des termes nouveaux qui apportent avec eux une idée nouvelle et qui prennent au dépourvu nos propres ressources linguistiques. [103] Quant aux noms propres historiques ou géographiques, il faut, je crois, s’en rapporter à l’usage. Un géographe a conseillé de conserver aux noms de lieu leur orthographe nationale, d’écrire _London_, _Kœln_, _Firenze_, _Tong-King_, et aussi sans doute d’apprendre au moins la prononciation de toutes les langues du globe. Cet estimable savant ne prend pas garde que la nomenclature française est internationale et que tous les noms géographiques dont la notoriété est européenne ne sont populaires que sous leur nom français. Les atlas anglais disent comme nous: Cologne, Florence, Turin, Rome, Naples, _Venice_, Mayence, Aix-la-Chapelle. CHAPITRE X Une Académie de la beauté verbale.--La formation savante et la déformation populaire.--La vitalité linguistique.--Innocuité des altérations syllabiques.--La race fait la beauté d’un mot.--Le patois européen et la langue de l’avenir. Une académie serait utile, composée d’une vingtaine d’écrivains--si on en trouvait vingt--ayant à la fois le sens phonétique[104] et le sens poétique de la langue. Au lieu de rendre des arrêts par prétention, au lieu de se borner à omettre, dans un dictionnaire inconnu du public et déjà démodé quand il paraît, les mots de figure trop étrangère, elle agirait dans le présent, et les formes refusées ou bannies par elle seraient proscrites de l’écriture et du parler. Elle serait chargée de baptiser les idées nouvelles; elle trouverait les mots nécessaires dans le vieux français, dans les termes inusités, quoique purs, dans le système de la composition et dans celui de la dérivation. Son rôle serait, non pas d’entraver la vie de la langue, mais de la nourrir au contraire, de la fortifier et de la préserver contre tout ce qui tend à diminuer sa forme expansive. Elle agirait dans le sens populaire, contre le pédantisme et contre le snobisme; elle serait, en face des écorcheurs du journalisme et de la basse littérature, la conservatrice de la tradition française, la tutrice de notre conscience linguistique, la gardienne de notre beauté verbale[105]. [104] On voudra bien remarquer que je sursois volontairement aux corrections conseillées par moi-même et que je n’écris ni _fonétique_ ni _estétique_. Tant que l’exemple ne sera pas donné par cinq ou six revues et journaux importants, tout particularisme «ortografique» ne serait qu’une manifestation gênante et inutile. [105] A défaut de cette chimérique assemblée, il serait à souhaiter qu’un _Bulletin de la langue française_ fût publié selon ces principes, et répandu dans le monde des écrivains et des professeurs. Indulgente pour les déformations spontanées, œuvre de l’ignorance, sans doute, mais d’une ignorance heureuse et instinctive, elle admettrait avec joie les innovations du parler populaire; elle n’aurait peur ni de _gosse_, ni de _gobeur_ et elle n’userait pas de phrases où figure _kaléidoscope_[106] pour réprouver les innovations telles que _ensoleillé_ et _désuet_[107]. Épouvantée par _psycho-physiologie_, par _splanchnologie_[108], par _conchyliologie_, elle n’aurait d’objections ni contre _gaffe_, ni contre _écoper_, mots très français, très purs, le premier l’une des rares épaves du celtique (_gaf_, croc), le second, anciennement _escope_, venu sans doute d’une forme _scoppa_, doublet latin de _scopa_[109]. [106] Il n’y a plus de _k_ en français. Cette lettre d’origine allemande a été usitée jadis, puis rejetée comme inutile. Le _c_ et le _qu_ suffisent à noter tous les sons qui peuvent incomber au _k_ ou au _ch_ dur. Sans doute le _k_ remplirait à lui tout seul le rôle des deux signes usuels, mais, puisqu’on ne peut songer à unifier l’écriture au point d’écrire _ki ke ce soit_, _kelkonke_, _kitte_, _kalité_, le _k_ n’est plus qu’une complication inadmissible. Le _ch_ dur, nous l’avons expliqué, doit être également proscrit. [107] Comme le fait M. Emile Deschanel, _les Déformations de la langue française_ (1898). Les deux mots sont excellents, bien formés, le premier sur des analogies multiples, le second d’après _muet_ et _fluet_.--Le vieux français avait _asoleillé_. [108] Il y a aussi _splanchnique_, qui ne veut pas dire autre chose que _viscéral_. [109] _Scopa_ a donné en vieux français _escouve_, _écouve_, dont il est resté _écouvillon_. Et quand même la vraie origine d’_écope_ serait la forme anglaise _scoope_, le mot n’en serait pas plus mauvais. _Scoope_ est identique à _escouve_. Le sens abstrait d’_écoper_ dérive tout naturellement du sens concret primitif: la corvée de vider l’eau qui s’amasse au fond d’un bateau. M. Deschanel recule scandalisé devant _écoper_. Livrées à elles-mêmes, soustraites aux influences étrangères ou savantes, les langues ne peuvent se déformer, si on donne à ce mot un sens péjoratif. Elles se transforment, ce qui est bien différent. Que ces changements atteignent la signification des mots ou leur apparence syllabique, ils sont pareillement légitimes et inoffensifs. Si beaucoup de mots latins n’ont pas gardé en français leur sens originaire, bien des mots du vieux français n’ont plus exactement en français moderne leur signification ancienne. M. Deschanel observe que _mièvre_, _émérite_, _truculent_, ne disent plus les mêmes idées que voilà un ou deux siècles; mais c’est l’histoire même du dictionnaire. _Paillard_ signifia jadis misérable, homme qui couche sur la paille; _paître_, nourrir, Dex est preudom, qui nos gouverne et pest[110]; _souffreteux_, besoigneux; _labourer_, travailler, souffrir; et tous les mots indiquant la condition: _valet_, autrefois écuyer; _garce_, autrefois jeune fille. Il y a transformation de sens; il n’y a pas déformation, puisque le mot reste identique à lui-même et n’a rien perdu de sa beauté plastique. [110] _Couronnement de Louis._ L’altération syllabique, intérieure ou finale, n’est pas plus dangereuse: ni la soudure de l’article ou du pronom, _loriot_ pour _l’oriot_, _l’oriol_ (_aureolum_), _ma mie_ pour _m’amie_; ni _casserole_ pour _cassole_; ni _palette_ (de sang) pour _poëlette_; ni _bibelot_ pour _bimbelot_ ne sont des accidents graves dans l’évolution d’une langue. Je suis même moins choqué par le populaire de _l’eau d’ânon_ que par _microphotographie_ ou _bio-bibliographie_; les deux mots par quoi les bonnes femmes s’expliquent à elles-mêmes le mystérieux _laudanum_ ont au moins le mérite de leur sonorité française; d’ailleurs _laudanum_ n’est lui-même qu’une corruption dont il a été impossible d’analyser les éléments primitifs[111]. [111] Voir le chapitre suivant. La beauté d’un mot est tout entière dans sa pureté, dans son originalité, dans sa race; je veux le dire encore en achevant ce tableau des mauvaises mœurs de la langue française et des dangers où la jettent le servilisme, la crédulité et la défiance de soi-même. Devenus les esclaves de la superstition scientifique, nous avons donné aux pédants tout pouvoir sur une activité intellectuelle qui est du domaine absolu de l’instinct; nous avons cru que notre parler traditionnel devait accueillir tous les mots étrangers qu’on lui présente et nous avons pris pour un perpétuel enrichissement ce qui est le signe exact d’une indigence heureusement simulée. Il n’est pas possible qu’une langue littérairement aussi vivante ait perdu sa vieille puissance verbale; il suffira sans doute que l’on proscrive à l’avenir tout mot grec, tout mot anglais, toutes syllabes étrangères à l’idiome, pour que, convaincu par la nécessité, le français retrouve sa virilité, son orgueil et même son insolence. Il vaut mieux, à tout prendre, renoncer à l’expression d’une idée que de la formuler en patois. Il n’est pas nécessaire d’écrire; mais si l’on écrit il faut que cela soit en une langue véridique et de bonne couleur. Ou bien résignons-nous; laissons faire et considérons les premiers mouvements d’une formation linguistique nouvelle. Un patois européen sera peut-être la conséquence inévitable d’un état d’esprit européen, et aucun idiome n’étant assez fort pour dominer, ayant absorbé tous les autres, un jargon international se façonnera, mélange obscur et rude de tous les vocabulaires, de toutes les prononciations, de toutes les syntaxes. Déjà il n’est pas très rare de rencontrer une phrase qui se croit française et dont plus de la moitié des mots ne sont pas français. C’est un avant-goût de la langue de l’avenir. LA DÉFORMATION Il faudrait être insensé pour vouloir dicter des lois dans une langue vivante. Observations de l’Académie française sur les _Remarques_ de Vaugelas (1704). I Nous ne connaissons pas dans leur texte vrai les écrits latins antérieurs au IVe siècle, car ils furent, à cette époque, récrits en langage moderne, purgés de tout ce qui semblait archaïque dans les mots, dans la syntaxe. Il est très probable que le Virgile que nous lisons ressemble à ce qu’aurait pu être Villon réduit au style et au goût de Malherbe, ou à ce qu’est devenu sous la plume des copistes du XVe siècle le rude Joinville du XIIIe. Ainsi l’on nous habitua à considérer comme les chefs-d’œuvre de la littérature latine des œuvres retouchées et qui doivent leur forme pure et agréable à la collaboration commerciale des libraires du temps de saint Jérôme. Mais, comme cette duperie dure depuis environ quinze siècles, nous y sommes si bien asservis que si, par hasard, on retrouvait en quelque Pompéi un authentique manuscrit de Cicéron, les épigraphistes seuls en voudraient tenir compte: la majorité des humanistes continuerait à cataloguer les nuances qui donnent une suprématie incontestable de langue à des œuvres entièrement remises à neuf, vers un moment où il est convenu que la décadence de la langue latine est déjà très avancée. Jusqu’à ce qu’elles aient atteint leur plus haut point de valeur commerciale, les langues littéraires se transforment avec une grande rapidité. Mais dès que la littérature d’une époque se répand au point de devenir quasi universelle, la transformation de la langue tend à se ralentir, parce que les œuvres écrites dans le ton déjà connu de tous sont celles qui doivent être le mieux accueillies par le plus grand nombre des lecteurs. C’est vers le IVe siècle que la littérature latine acquit sa plus large expansion; c’était une époque d’inquiétudes et de controverses; deux grandes idées luttaient pour la conquête du monde, et quand deux idées sont en lutte, elles combattent au moyen de l’écriture. Des gens se mirent à lire qui n’avaient jamais lu; Rome expédiait le pour et le contre dans tout le monde civilisé. Alors seulement commença pour le latin cet état de fixité qui dura jusqu’à sa mort définitive, après la longue traversée du moyen âge: il y a beaucoup moins loin de Prudence à Adam de Saint-Victor que de Plaute à Prudence. La langue française, après plusieurs crises dont elle était sortie renouvelée et dégagée, s’éleva à une telle fortune littéraire qu’elle en fut immobilisée pendant plus d’un siècle, pendant cent cinquante ans, puisque les poètes de l’an 1819 sont encore sous la domination exclusive de Racine et de Boileau. A ce moment, le romantisme a rouvert les canaux de la sève,--et le romantisme dure encore. Nous sommes donc dans une période de vie linguistique et peut-être à un moment très critique, car il s’agit de savoir si le peuple d’aujourd’hui a assez de souplesse et de curiosité d’esprit pour suivre une évolution qui se fait au-dessus de lui et que nos gérontes et nos mandarins lui cachent avec une jalousie de censeurs et de jésuites. Il est à craindre que la littérature, devenue un art d’autant plus hardi qu’il trouve en autrui moins d’accueil, d’autant plus insolent qu’il voit diminuer ses chances de plaire, d’autant plus ésotérique qu’il sent se raréfier autour de lui l’air intellectuel, il est à craindre qu’au lieu de tendre toujours vers de nouvelles frontières la littérature ne soit destinée à se resserrer en de petites enceintes ponctuées dans le monde, comme un semis d’oasis. Mais il s’agit de la langue plus que de la littérature, de l’instrument et non des œuvres de l’ouvrier, et je voudrais rechercher, puisque l’occasion s’en présente[112], si l’instrument est toujours bon, et si, parmi ce que M. Deschanel appelle des déformations, on ne pourrait pas trouver, aussi bien que des signes de vermoulure, des marques de vitalité et tout un système de feuilles et de fleurs. [112] _Les Déformations de la langue française_, par Emile Deschanel (1898). La langue française, qui ne semble pas destinée à subir prochainement de graves transformations, est cependant loin de la grande époque de stabilité que certaines langues atteignent avant de mourir. Elle vit, donc elle se différencie constamment. Si on la considère à des moments distants d’un demi-siècle, on trouve toujours que le dernier moment est en état de transformation, ou, puisqu’on pose le mot en principe, de déformation; comparée au moment précédent, la période ultime semble bien plus bouillonnante, bien plus désordonnée. C’est que toute nouveauté verbale n’acquiert que lentement et souvent après de très longues années sa place définitive dans les habitudes linguistiques. Ce qui était déformation en 1850 est devenu aujourd’hui le principe d’une règle par quoi nous jugeons des déformations actuelles. L’histoire d’une langue n’est que l’histoire de déformations successives, presque toujours monstrueuses, si on les juge d’après la logique de la raison;--mais la faculté du langage est réglée par une logique particulière: c’est-à-dire par une logique qui oublie constamment, dès qu’elle a pris son parti, les termes mêmes du problème qui lui était posé. Du conflit des idées elle tire une idée nouvelle, qui ne doit aux idées d’où elle sort que parfois les lettres qui forment leur commune armature; la langue transporte à volonté l’idée de _rouge_ au mot _noir_, ou l’idée de _tuer_ au mot _protéger_: et cela est très clair[113]. [113] Pour _tuer_, voir page 28.--L’italien _vino nero_ correspond au français _vin rouge_. On peut d’ailleurs, d’une façon générale, accepter l’idée de déformation et l’identifier à l’idée de création. La déformation est, du moins, une des formes de la création. Créer une idée nouvelle, une figure nouvelle, c’est déformer une idée ou une figure connue des hommes sous un aspect général, fixe et indécis. La déformation est une précision, en ce sens qu’elle est une appropriation, qu’elle détermine, qu’elle régit, qu’elle stigmatise. Tout art est déformateur et toute science est déformatrice, puisque l’art tend à rendre le particulier tellement particulier qu’il devienne incomparable, et puisque la science tend à rendre la règle tellement universelle qu’elle se confonde avec l’absolu. La biologie ne déforme pas moins la vie pour expliquer la vie que la sculpture ne déforme Moïse pour expliquer Moïse. A vrai dire, nous ne connaissons que des déformations; nous ne connaissons que la forme particulière de nos esprits particuliers. Pour qu’il fût permis de considérer comme véritablement déformés certains modes verbaux, il nous faudrait d’abord instituer les règles d’une faculté que nous ne connaissons que par ses résultats. Ne portant que sur les différences, nos règles sont nécessairement caduques; nous comparons infatigablement l’orange nouvelle au fruit de l’an passé et nous sommes portés à condamner comme incongrue celle qui est encore à moitié verte et qui agace les dents. Mais l’homme spontané, peuple ou poète, a d’autres goûts que les grammairiens, et, en fait de langage, il use de tous les moyens pour atteindre à l’indispensable, à l’inconnu, à l’expression non encore proférée, au mot vierge. L’homme éprouve une très grande jouissance à déformer son langage, c’est-à-dire à prendre de son langage une possession toujours plus intime et toujours plus personnelle. L’imitation fait le reste: celui qui ne peut créer partage à demi, en imitant le créateur, les joies de la création. Le mot nouveau, l’assemblage inédit de syllabes, l’expression neuve ont un tel charme pour l’homme inculte ou moyennement lettré que cela a toujours été une des charges de l’aristocratie de modérer la transformation du langage. En l’absence d’une autorité sociale et littéraire à la fois, les langues se modifient si rapidement que le vieillard ne comprend plus ses petits-enfants. Nous ne sommes pas exempts, dans notre société, de malentendus analogues, et il y a des mots qui, prononcés par deux générations éloignées de quelque vingt ans, se prononcent selon des significations absolument divergentes. Cela est inévitable et cela est bien, puisque c’est conforme aux lois du mouvement et de la vie. Mais chez les peuples enrichis d’une littérature, la langue est d’autant plus stable que la littérature est plus forte, qu’elle nourrit un plus grand nombre de loisirs et de plaisirs; à un certain moment, la tendance à l’immobilité ou les ondulations rétrogrades d’un langage rendent parfois nécessaire une intervention directrice dans un sens opposé, et l’aristocratie intellectuelle, au lieu de restreindre la part du nouveau dans la langue, doit au contraire souffler au peuple abruti par les écoles primaires les innovations verbales qu’il est désormais inapte à imaginer. Un peuple qui ne connaît que sa propre langue et qui l’apprend de sa mère, et non des tristes pédagogues, ne peut pas la déformer, si l’on donne à ce mot un sens péjoratif. Il est porté constamment à la rendre différente; il ne peut la rendre mauvaise. Mais en même temps que les enfants apprennent dans les prisons scolaires ce que la vie seule leur enseignait autrefois et mieux, ils perdent sous la peur de la grammaire cette liberté d’esprit qui faisait une part si agréable à la fantaisie dans l’évolution verbale. Ils parlent comme les livres, comme les mauvais livres, et dès qu’ils ont à dire quelque chose de grave, c’est au moyen de la phraséologie de cette basse littérature morale et utilitaire dont on souille leurs cerveaux tendres et impressionnables. L’homme du peuple ne diffère pas de l’enfant, mais plus hardi il se réfugie dans l’argot et c’est là qu’il donne cours à son besoin de mots nouveaux, de tours pittoresques, d’innovations syntaxiques. L’instruction obligatoire a fait du français, dans les bas-fonds de Paris, une langue morte, une langue de parade que le peuple ne parle jamais et qu’il finira par ne plus comprendre; il aime l’argot qu’il a appris tout seul, en liberté; il hait le français qui n’est plus pour lui que la langue de ses maîtres et de ses oppresseurs. Cependant cette situation est loin d’être générale et, à défaut du bas peuple, il reste assez de bouches françaises pour que l’envahissement de l’argot ne puisse, de longtemps, être considéré comme un danger. Il ne faut pas d’ailleurs mépriser absolument l’argot; la vie argotique d’un mot n’est souvent qu’un stage à la porte de la langue littéraire; quelques-uns des mots les plus «nobles» du vocabulaire français n’ont pas d’autre origine; en trente ans une partie notable du dictionnaire de Lorédan Larchey a passé dans les dictionnaires classiques. M. Deschanel trouve donc que «la langue française, si belle, va se corrompant». C’est assez juste, mais il a négligé d’appuyer son opinion d’exemples solides; il ne fait allusion ni à l’invasion grecque, ni à l’invasion étrangère; la déformation, telle qu’il l’a sentie, est tout à fait bénigne et parfois bienfaisante. Sa délicatesse de vieux lettré plein de belles-lettres classiques est un peu craintive et vraiment pessimiste. Il répète trop volontiers la plainte timorée de Lamennais: «On ne sait presque plus le français, on ne l’écrit plus, on ne le parle plus»,--plainte qui ne veut rien dire, sinon: le français étant une langue vivante se modifie périodiquement et aujourd’hui, en 1852, on ne lit plus et on n’entend plus le même langage qu’en 1802, alors que j’avais vingt ans. Il paraît que M. Scherer s’est, lui aussi, lamenté sur «la déformation de la langue française», mais la langue française, de son côté, n’a pas toujours eu à se louer de ses rapports avec M. Scherer,--et tout cela est un peu ridicule. La déformation par changement de sens, que M. Deschanel réprouve, est quelquefois défavorable et quelquefois utile. C’est un moyen dont la langue se sert pour utiliser un mot qui vient de se trouver sans emploi. Ainsi quand le mot _retraité_ eut remplacé le mot _émérite_, celui-ci prit la signification de _habile_, _expert_, et Balzac la vulgarisa. Quel mal y a-t-il à ce que _excessivement_ ait pris le sens de _extrêmement_, ou que le mot _potable_ s’achemine vers la signification générale de _convenable_? Les mots ne sont en eux-mêmes que des sons indifférents, rudes ou amènes; ils n’ont qu’une valeur esthétique; ils sont aptes à se charger de toutes les significations que l’on voudra bien leur imposer. Nous sommes habitués à lier certains sons à certains sens et à croire qu’il y a entre eux un rapport nécessaire. La connaissance de quelques langues un peu éloignées suffit à purger l’esprit de cette croyance naïve; l’étude de la transformation du latin en français est encore assez bonne pour nous détromper; et il n’est pas mauvais, si l’on veut acquérir un bon degré de scepticisme sur ce point, d’apprendre résolument la langue française elle-même. Il ne faudrait pas sourire si l’on prédisait que le mot _pied_, quelque jour, signifiera _tête_. Cela est déjà arrivé. M. Deschanel en donne lui-même un exemple lorsqu’il rappelle que _dais_ a d’abord voulu dire _table_, conformément à une des significations de son mot d’origine, le latin _discus_. Ce changement de sens rentre encore dans la série des utilisations: dépouillé de sa signification, _dais_ aurait péri devant _table_ si on ne lui avait assigné une autre fonction. C’est là un phénomène de conservation et non de déformation, et même de conservation créatrice, car empêcher un mot de périr, c’est le créer une seconde fois. Les changements de prononciation et de forme ne sont pas moins fréquents, ni moins inévitables. La prononciation des mots français a beaucoup varié depuis l’origine de la langue; on a écrit cette histoire qui n’est pas toujours très sûre. Alors que nous ne savons pas bien nous-mêmes et que la question est discutée de savoir si _oi_ équivaut soit à _oua_, soit à _oa_, il est difficile de déterminer la valeur de ce signe, et de plusieurs autres, le long des siècles passés. M. Deschanel a relevé dans la manière d’aujourd’hui quelques prononciations défectueuses des lettres doubles; il y a une tendance à les faire sentir, comme il y a une tendance à faire sentir les consonnes finales; mais là encore M. Deschanel insiste trop peu, sans doute pour n’être pas forcé de blâmer le rôle, alors vraiment odieux, de l’école primaire, du maître hâtivement fabriqué par les méthodes artificielles de l’Université. On m’a cité un professeur de géographie d’un collège d’Algérie qui, en l’ignorance de toute tradition orale, affirmait à ses élèves l’existence de villes françaises telles que Le Mance, Cahan, Moulince, Foicse. Les noms communs ne sont pas toujours mieux traités et, comme l’a remarqué M. Anatole France, si on n’apprend pas encore aux enfants à compter sur leurs _doiktes_, c’est que la science des instituteurs primaires est encore neutralisée par la délicieuse ignorance des mères et des nourrices. N’est-elle pas très curieuse cette civilisation qui fait enseigner le français à un enfant de l’Isle-de-France par un paysan auvergnat ou provençal muni de diplômes? On entend à Paris des gens ornés de gants et peut-être de rubans violets dire: _sette sous_, _cinque francs_: le malheureux sait l’orthographe, hélas! et il le prouve. Voilà une série de déformations sur laquelle on aurait aimé que s’exerçât l’autorité de M. Émile Deschanel, et un péril pour l’intégrité de la langue qu’il aurait dû signaler avec véhémence, puisqu’il a entrepris une telle campagne. Il reste dans l’anodin et dans l’anecdote, vitupère _castrole_ et note que, remplacé par _gerbe_, le mot _bouquet_ tombe en désuétude. Ses remarques sont intéressantes, mais il n’a pas su les relier par des idées générales, comme l’a fait, par exemple, M. Michel Bréal dans sa récente _Sémantique_. Cependant il n’est pas loin de considérer le jeu des suffixes comme un principe de déformation. Si c’est déformer un nom que d’en façonner un verbe, voilà encore une déformation singulièrement féconde et vénérable. Pour _recruter_ formé de _recrue_, il a l’autorité de Racine écrivant à son fils qui lui avait parlé de la _Gazette de Hollande_: «Vous y apprendrez certains termes qui ne valent rien, comme celui de _recruter_, dont vous vous servez; au lieu de quoi il faut dire _faire des recrues_.» Mais Racine avait la même opinion sur à peu près tous les mots du dictionnaire de Furetière et aucune timidité linguistique ne peut surprendre de la part du poète dont l’indigence verbale, imposée par la mode, stérilisa pendant un siècle et demi la poésie française. Sa lettre fut peut-être écrite hier, encore une fois, par quelque vieil académicien effaré à son fils enclin aux mauvaises lectures: «Vous y apprendrez certains termes qui ne valent rien, comme celui de _pédaler_, dont vous vous servez; au lieu de quoi il faut dire _aller à bicyclette_.» _Pédaler_ doit sembler monstrueux à M. Deschanel; pourtant le mot est excellent de ton et de forme. Parmi les mots récemment obtenus par dérivation, il en est de mauvais, mais qui le sont surtout à cause de leur inutilité. Un mot de forme française et qui répond à un besoin est presque toujours bon. Je puis partager l’_émoi_ que cause _émotionner_ à M. Deschanel, mais _arrestation_ ne me trouble pas, parce que je ne saurais le remplacer par rien. Il me serait difficile, malgré le désir de M. Deschanel, d’utiliser _imprimer_ dans tous les cas où _impressionner_ me vient sous la plume; _imprimer_ est meilleur et possède un sens concret[114] qui lui donne plus de force dans la métaphore, mais vraiment: «Ce spectacle m’a impressionné», si cela peut se traduire par «ce spectacle m’a ému», cela n’a jamais pu, à aucun moment de la langue, se dire par «ce spectacle m’a imprimé». Malgré les citations de M. Deschanel, ni Molière ni La Bruyère n’ont employé _imprimer_ au sens d’_impressionner_; l’un et l’autre lui donnent le sens purement latin de «frapper» et ne l’emploient qu’avec un adverbe: «... si bien imprimé»; «le plus fortement imprimés!» Dans les deux phrases citées par M. Deschanel, _frapper_ le remplacerait fort bien; _impressionner_ le remplacerait fort mal. [114] _Impressionner_ a d’ailleurs pris un sens concret dans la photographie, où il serait malaisé, même à M. Deschanel, de le remplacer par _imprimer_. L’Académie n’admet pas l’_animation_ des rues, mais l’opinion linguistique de l’Académie n’a pas de valeur pour le présent, puisque son dictionnaire représente déjà le passé, quand il paraît; ensuite, nul concile, même académique, ne saurait prévaloir contre l’usage. Que M. Deschanel condamne des innovations telles que _pourcentage_, _épater_, _terroriser_, _bénéficier_, _différencier_, _socialiser_, _méridional_, cela surprend, car tous ces mots sont du français véritable et tous répondent à un besoin réel, même _terroriser_, qui semble avoir un sens plus actif, plus décisif, peut-être à cause de sa nouveauté, que _effrayer_ ou _épouvanter_. En est-il de même de _clamer_, de _perturber_, de _ululer_, et de tout le groupe des latinismes récemment introduits dans la langue? C’est assez douteux, car il ne faut demander directement au latin, grenier légitime de la langue française, que des mots réellement utiles et que nos propres ressources linguistiques ont été impuissantes à imaginer. M. Deschanel signale enfin quelques déformations réelles; elles sont vénielles. Sans doute _herboriste_ est la corruption d’_arboriste_; sans doute il peut sembler fâcheux qu’on ait confondu _confrairie_ et _confrérie_, _palette_ avec _poëlette_, _chère_ avec _chair_, que le féminin de _sacristain_ soit _sacristine_, qu’_ornement_ ait donné _ornemaniste_ et _fusain_, _fusiniste_, et que, dans le vocabulaire des injures politiques, on oublie, en écrivant _salaud_, que le féminin de cette délicieuse épithète est _salope_, mais avant de condamner des formes qui, malgré les grammairiens, se permettent de dévier un peu de la logique apparente, il faudrait peut-être les examiner avec quelque minutie et quelque bienveillance. On découvrirait alors que _fusiniste_ et _ornemaniste_, par exemple, étant des formations orales, apparues à une époque où la langue prononce identiquement _in_ et _ain_, _an_ et _ent_, ne pouvaient prendre, en se dérivant, une prononciation que ne contiennent pas leurs radicaux; l’aspect de ces deux mots décèle leur origine, qui est récente et populaire. Des professeurs eussent forgé _ornementiste_, comme ils ont forgé _goncourtiste_, qu’ils opposent à _goncouriste_, forme vraie puisqu’elle est la seule qui ne déforme pas la sonorité du radical. De _fusain_ ils auraient fait _fusainniste_, mais comment marquer la nasalisation de _ain_? _Fusainniste_, c’est _fusainiste_, lequel tend à _fuséniste_, lequel était destiné à devenir _fusiniste_, selon la gamme implacable _a e i o u_. Il est possible que le mot actuel ait passé par ces diverses étapes, lentement ou rapidement; nous n’en savons rien. Quant au mot _sacristine_, il est probable qu’il vient de _sacristie_ et non de _sacristain_. Tout cela d’ailleurs est insignifiant et il semblera puéril d’indiquer que _salope_ est un substantif et _salaud_, un adjectif, et que, loin d’être le masculin et le féminin l’un de l’autre, les deux mots semblent d’origine différente[115]. [115] Le dernier chapitre du livre de M. Deschanel est une petite excursion étymologique qui ne semble pas toujours très heureuse. On ne peut vraiment lui concéder que _exaucer_ vienne de _exaudire_; _bal_, _pompe_ et _marmot_ du grec βαλλω, πομπη, μορμω. Le grec classique n’a rien donné directement et n’a rien pu donner au vieux français. _Contre-danse_ n’est pas la corruption l’anglais _country-dance_,--au contraire. _Gosse_ n’est aucunement l’apocope du mot problématique _bégosse_. _Gosse_ est l’abrégé de _gosselin_ et cela est tellement évident que son féminin, demeuré intact, est _gosseline_. «Le mot _budget_ est notre ancien mot _pouchette_, _bougette_»; nullement; _pouchette_ et _bougette_ sont deux mots très différents: l’un est venu en français de l’anglo-saxon _pocca_, _poche_, _pouche_, _pochette_, _pouchette_; l’autre est le latin _bulga_ qui a fourni _bouge_, _bougette_, et ce dernier mot, au sens de sac, bourse, magasin, trésor, est entré légitimement en anglais avec le dialecte normand. Le verbe _bouger_ est d’une autre famille: il est né du latin _bullicare_, pendant que _bullire_ donnait _bouillir_. Tout cela est bien élémentaire, mais l’histoire des mots a son importance et contient sa philosophie, quand elle est exacte. M. Deschanel demande: A quoi sert _baser_, puisque l’on possède _fonder_? «S’il entre, je sors», dit Royer-Collard, quand on discuta la venue au dictionnaire de ce verbe excellent et de forme élégante. Voilà une parole et un geste que nous ne pouvons plus comprendre. Royer-Collard ne savait pas que beaucoup des mots dont il protégeait l’aristocratisme contre cet intrus ingénu n’étaient eux-mêmes que des parvenus que le XVIIe siècle avait méprisés. Le _Dictionnaire néologique_ de l’abbé Desfontaines raille comme prétentieux, ridicules et outrecuidants, une quantité de mots alors nouveaux dans le bel usage. L’opuscule est précédé d’une lettre de Jean-Baptiste Rousseau qui est curieuse parce qu’elle est éternelle comme la plainte du vieillard: «Il règne aujourd’hui dans le langage une affectation si puérile, que le jargon des _Précieuses_ de MOLIÈRE n’en a jamais approché. Le style frivole et recherché passe des Caffés, jusqu’aux tribunaux les plus graves, et si Dieu n’y met la main, la Chaire des Prédicateurs sera bientôt infectée de la même contagion. Rien ne peut mieux réussir à en préserver le Public, que quelque Ouvrage qui en fasse sentir le ridicule: et pour cela il n’y a autre chose à faire que de lui présenter, dans un Extrait fidèle, toutes ces phrases vuides et alambiquées, dont les nouveaux SCUDÉRIS de notre temps ont farci leurs ouvrages, même les plus sérieux.» On n’est pas très surpris en lisant ce dictionnaire d’y trouver voués à la réprobation des honnêtes gens des mots tels que: Agreste, amplitude, arbitraire, assouplir, avenant; «_aviser_, pour dire _découvrir de loin_, est un mot bas et de la lie du peuple»; broderie, coûteux, coutumier, découdre défricher, sont tenus pour des termes incompatibles avec la littérature, et on rejette encore: détresse, émaillé, enhardir, équipée, germe, geste, etc. Ce n’est qu’après avoir consulté la liste de l’abbé Desfontaines que l’on comprend bien la question de M. Deschanel. A quoi sert _baser_? A quoi sert _enhardir_? demandait l’abbé Desfontaines. Francis Wey, en 1844, se posait d’analogues questions. A quoi bon, disait-il, _imagé_, _aisance_, _exorable_, _inepte_, _injouable_, _invendu_, _insuccès_? _Clarifier_, au figuré, est «une lourde faute» et il faut répudier encore _incuit_, _motiver_ et _chevalin_. Mais son goût pur ne lui inspirait aucune répugnance pour _phlébotomiser_! Nodier, plein de grec, affirme que _déraison_ est un barbarisme; les grammairiens de son temps écartent comme incongrus _aventureux_, _valeureux_, _vaillance_. Après et malgré toutes mes objections, il m’est très facile de reconnaître l’intérêt du livre de M. Deschanel et la justesse de beaucoup de ses remarques. Il ne lui a vraiment manqué qu’un principe pour faire une œuvre solide et qui fût autre chose qu’un «Dites et Ne Dites pas». Il accueille _cercleux_ et refuse _moyenâgeux_, il consent à _télescoper_ et recule devant _écoper_. On ne sait pourquoi. C’est le sentiment introduit dans la linguistique; les mots sont jugés bons ou mauvais selon qu’il plaît et sans que l’on soit tenu à fournir un motif valable et discutable. Si l’on n’admet pas, comme jadis, l’autorité absolue de l’usage, du bel usage, on n’a pour guide que son propre goût; mais on aurait plus de chances de le faire prévaloir, à écrire en beau style quelques livres de forte littérature qu’à recueillir des anecdotes philologiques. L’opinion de Voltaire ou même celle de Littré, ou même celle de M. Bréal, m’importe peu si elle n’est qu’une opinion. «Le langage actuel de telles écoles littéraires serait-il compris de nos écrivains du XVIIe et du XVIIIe siècle? On en peut douter...» Il faut qu’on en puisse douter, car nous écririons en vain, plagiaires misérables, si nous n’écrivions différemment non seulement de Fénelon, mais de Jean-Jacques et de Chateaubriand. Et Villehardouin aurait-il compris Bossuet et Villon aurait-il compris Racine? Le rêve de M. Deschanel, c’est donc l’imitation et l’immobilité? Il reconnaît cependant lui-même que les langues se modifient sans cesse; mais il ajoute: «Ce n’est pas toujours en bien.» Rien de plus juste, mais comment reconnaîtrons-nous le bien et le mal? Quels que soient les changements et, si l’on veut, les déformations que l’usage lui impose, une langue reste belle tant qu’elle reste pure. Une langue est toujours pure quand elle s’est développée à l’abri des influences extérieures. C’est donc du dehors que sont venues nécessairement toutes les atteintes portées à la beauté et à l’intégrité de la langue française. Elles sont venues de l’anglais: après avoir souillé notre vocabulaire usuel, il va, si l’on n’y prend garde, influencer la syntaxe, qui est comme l’épine dorsale du langage; du grec, manipulé si sottement par les pédants de la science, de la grammaire et de l’industrie; du grossier latin des codes que les avocats amenèrent avec eux dans la politique, dans le journalisme, et dans tout ce que l’on qualifie science sociale. Ces ruisseaux si lourdement chargés de sable et de bois mort ont encombré la langue française: il suffirait de les dessécher ou de les dériver pour rendre au large fleuve toute sa pureté, toute sa force et toute sa transparence. II Pour blâmer la déformation linguistique, M. Deschanel s’est placé au point de vue de l’usage et de la correction académique. C’est aussi ce qui a guidé le colligeur de l’_Almanach Hachette_ pour la présente année 1899. Ce modeste et anonyme défenseur du beau langage a recueilli environ trois cents fautes (à ce qu’il écrit) de français, et il les a redressées courageusement. Il ne donne pas d’explications; il enjoint. C’est un _Dites, Ne dites pas_ dans toute la sécheresse brutale de ces sortes de manuels et intitulé avec fermeté: _Si nous parlions français?_ Il fallait peut-être plus de modération, car l’opinion de Malherbe sur l’excellence du parler de la place Maubert a toujours sa valeur, et il y a un usage obscur qui souvent sera l’usage universel, demain. Vaugelas dit innocemment: «Dans les doutes de la langue, il vaut mieux pour l’ordinaire consulter les femmes et ceux qui n’ont point étudié que ceux qui sont bien sçavans en la langue Grecque et en la Latine.» Et Vaugelas, vraiment, ne trompe jamais. Trois cents déformations populaires; voilà un répertoire curieux et qui va peut-être nous permettre de reconnaître quelques-unes des tendances auxquelles obéissent les déformateurs. Il est très certain que les lois qui ont présidé à la naissance du français continuent de guider sa vie et que l’_Almanach_ Hachette lui-même est impuissant à modifier le gosier d’une race[116]. Nous disons _statue_ par politesse et par peur; pour ne pas contrarier nos maîtres et pour ne pas déchoir dans l’estime de nos contemporains. Mais dès que la politesse ou la peur n’ont plus de prises sur nous, nous disons _estatue_ avec délices. C’est pourquoi je voudrais passer en revue presque toutes ces trois cents déformations et me rendre compte si, dans tous les cas, le déformateur est bien du côté que croit M. Deschanel, avec tout le monde et avec le précieux Anonyme. [116] Au tome II de son _Origine et formation de la langue française_, Chevallet a montré la permanence des lois linguistiques qui ont formé le français. Il ne s’agit pas de contester l’usage (l’usage est comme l’âme et la vie des mots, dit encore Vaugelas), ni de donner de pernicieux conseils: l’Anonyme a toujours raison; il s’agit seulement de montrer que la déformation est beaucoup moins capricieuse que ne le croient les professeurs d’orthographe. _Estatue_ Aucun mot français véritable, c’est-à-dire d’origine populaire, ne commence par _st_, _sc_, _sp_, non plus que deux consonnes quelconques, à l’exception des liquides _l_, _r_ précédées de _b_, _c_, _g_, _p_, etc. Pour _st_ en particulier, tous les mots de cette sorte venus de l’italien ont pris la forme initiale _est_, à l’exception de _stance_, _stuc_ et _stylet_, qui ne descendirent jamais, ou descendirent trop tard, à l’usage populaire: _Stoccata_ Estocade _Saffetta_ Estafette _Staffiere_ Estafier _Staffilata_ Estafilade _Stampa_ Estampe _Strada_ Estrade (route, batteur d’estrade) _Strato_ Estrade (plancher) _Stramazzone_ Estramaçon _Steccata_ Estacade _Stroppiare_ Estropier. Ces mots ne sont pas de formation populaire originale; ils ont seulement été remaniés par le peuple à mesure qu’ils arrivaient à sa portée. La vraie formation populaire se trouve dans les mots de cette sorte venus anciennement du latin: _esturgeon_, de _sturionem_; _estragon_, de _draconem_; _étape_ (autrefois _estaple_), de _stapula_, flamand _stapel_; _étain_ (autrefois _estain_), de _stannum_ ou _stagnum_. Dès le Ve siècle, on relève dans les inscriptions de la Gaule: _iscala_, _ispiritus_, _ispes_, _ischola_, _istudium_, etc.[117]. [117] Le Blant, _Epigraphie_. Celui qui dit: des _estampes_ et des _estatues_ parle-t-il plus mal, en théorie, que celui qui dirait: des _stampes_ et des _statues_? _Fanferluche_. _Palfernier_. _Pimpernelle_. _Sersifis_. Le trait commun aux trois premiers de ces mots populaires c’est la transposition de l’_r_ et de l’_e_, _re_ devenu _er_. C’est le contre-courant de la tendance normale, qui est le changement de _er_ en _re_. _Berbis_, latin _berbicem_, a donné _brebis_; _beryllare_ a donné _briller_. _Fanfreluche_ vient de l’italien _fanfalucca_; _palefrenier_, de _paraveredus_; _pimprenelle_, de _pimpinella_. Ils devraient donc être: _fanfeluche_, _palefredier_ et _pimpenelle_; les trois formes correctes sont des corruptions. Quant à _sersifis_ pour _salsifis_, l’original étant l’italien _sassefrica_, le mot le plus déformé est évidemment celui qui a passé dans la langue générale. _Sersifis_ n’est pas plus irrégulier que _breuvage_, de _biberaticum_, ou _frange_, de _fimbria_. _Salsifis_ est sans doute plus récent que _sersifis_; on y trouve, comme dans les mots suivants, _l_ remplaçant _r_. _Angola_. _Colidor_. _Flanquette_. Ainsi l’italien _garbo_ a donné _garbe_, encore employé par Ronsard, lequel est devenu _galbe_; ainsi _bureter_ est devenu _buleter_, puis _bluter_; ainsi _carandrion_, _calandre_; _peregrinus_, _pèlerin_, etc. _Angola_ est la déformation naturelle de _Angora_. Tout le monde connaît le titre du petit roman écrit au dernier siècle, _Angola, histoire indienne_. _Nentilles_. _Esquilancie_ Ainsi _liveau_, latin _libella_, est devenu _niveau_; ainsi _colucula_ a donné _quenouille_; ainsi _marle_ de _margula_, _pesle_, de _pessula_, _posterle_, de _posterula_ sont devenus _marne_, _pène_, _poterne_. Dans _esquilancie_, c’est le changement contraire: _n_ est devenu _l_. Rien de plus raisonnable; en effet: _Orphaninus_ Orphelin _Quaternionem_ Carillon _Bononia_ Bologne _Intranea_ Entrailles L’ancien français _fanot_ est devenu _falot_. _Cangrène_. _Franchipane_. _Reine-Glaude_. _Cintième_. Ce sont des changements: 1º de _g_ en _c_. En beaucoup de mots d’origine commune aux trois langues, le _g_ de l’italien et de l’espagnol est représenté en français par un _c_. _Crier_: _gritar_, _gridare_; _Crèche_: ital. _greppia_. Le _g_ et le _z_ italiens deviennent souvent _c_ en français: _Gabineto_, cabinet; _zagrin_ (vénitien), chagrin. Cela se rencontre également au passage du latin au français: _mergus_, marcotte, anciennement _margotte_. Il y a un exemple de _g_ latin devenu _ch_: _pergamenum_, parchemin. 2º de _c_ en _g_. C’est le changement normal; _Aquila_ Aigle _Ciconia_ Cigogne _Cicala_ Cigale _Cicuta_ Ciguë Nodier signale la prononciation _Glaude_; tous les dictionnaires, à _second_, indiquent avec le mot et ses dérivés se disent _segond_; _secret_ a eu la même tendance. 3º du _c_ dur ou _q_ en _t_. Il y a des exemples du contraire: _craindre_ vient de _temere_; carquois était jadis _tarquois_ venu du grec de Byzance, ταρκασιον (turc, _turkash_). Le _t_ pour le _c_ dur se trouve en latin: _quinque_, _quintus_, ce qui correspond à la déformation française; _taberna_ et _caverna_; _torquere_, _tortura_, l’italien _busto_ a donné _buste_ et _busc_. En français on peut noter _tabatière_ pour _tabaquière_, peut-être _abricotier_ pour _abricoquier_ et, plus sûrement, la forme populaire parisienne, _chartutier_ pour _charcutier_, et l’argot _patelin_ (pays), au XVIe siècle _pacquelin_. _Sesque_. _Prétexe_. _Esquis_. L’_x_ latin se change volontiers en _sc_, _sq_, au lieu de _s_ et _ss_. _Lâcher_, de _laxare_, est dans la _Chanson de Roland_ sous la forme _lasquer_; _myxa_ a donné _mesche_, devenu _mèche_. _Prétexte_, que le peuple dit _prétèxe_, deviendra peut-être _prétesque_ ou _prétesse_. La forme actuelle est particulièrement hostile. Rien de plus normal que _esquis_: _Exagium_ Essai _Examen_ Essaim _Excorrigata_ Escourgée _Axiculum_ Essieu _Excussa_ Escousse _Exaurare_ Essorer _Vermichelle_. Exemple d’une forme orale qui s’est transmise intacte, concurremment avec une forme écrite. En effet, l’original italien s’écrit _vermicelli_ et se prononce _vermichelle_ (ou _tchelle_). _Castrole_. Ce mot, en effet très vulgaire, indigna M. Deschanel. Il se plaint que _cassole_ ait déjà été déformé en _casserole_, quoique _cassole_ appartienne à une autre série, que _cassolette_ vienne de l’espagnol et que _casserole_ soit un dérivé direct de _casse_, poëlon. Il y a en français un diminutif en _role_; exemples: Ligne _Lignerole_ (Ficelle) Mouche _Moucherolle_ (Oiseau) Museau _Muserolle_ (Partie de la bride) Roux _Rousserolle_ (Fauvette) Fève _Fèverole_ Flamme _Flammerolle_ Feu _Furolles_ (Feux-follets) Fusée { _Fusarolle_ (Terme d’architect.) { _Fuserolle_ (Terme de tissage) Bande _Banderole_ Barque _Barquerolle_ (Petit bateau, coffre, pâtisserie). Bout _Bouterolle_ (Terme de serrur.) A cela on ajoute sans surprise aucune: Casse _Casserole_[118] [118] Quant à savoir pourquoi de ces mots les uns ont un _l_ et les autres deux, c’est le secret des grammairiens. _Castrole_ n’est pas plus mystérieux. Phonétiquement, _casserole_ équivaut à _cas’role_. Or une dentale s’intercale normalement entre _s_ et _r_ au passage du latin en français; c’est ainsi que se sont formés, par l’adjonction d’un _t_ ou d’un _d_, nombre de mots qui, dans l’original latin, n’ont aucune dentale: _Croistre_ } _Crescere_ Croître } _Ancestre_ } _Antecessor_, _ancessor_ Ancêtre } _Estre_ } _Essere_ Etre } _Cousdre_ } _Consuere_ Coudre } Le latin faisait ces intercalations de dentales; on trouve dans les graffiti de Pompéi _sudit_ pour _suit_, ce qui suppose _sudere_ et _consudere_ pour _suere_ et _consuere_. Brachet cite: _tonstrix_ pour _tonsorix_ et même _Istraël_ pour _Israël_. Il ajoute, ce qui me dispense d’un plus long commentaire: «Le peuple, toujours fidèle à l’instinct, continue cette transformation euphonique et dit _castrole_ pour _casserole_.» _Eléxir_. _Gérofle_. _Géroflée_. _Gengembre_. _Gigier_. Déformations de déformations, ces mots ne doivent pas inspirer une horreur sans mélange. _Elixir_ est une adaptation de l’arabe _al-aksir_, quintessence; _gingembre_, anciennement _gingibre_, puis _gingimbre_, vient de _zinziber_; _girofle_ représente le gréco-latin _caryophillum_, d’abord _chériofle_, puis _gériofle_; _gésier_, qui est le latin _gigerium_, est plus anormal que _gigier_, et ne l’est pas moins que _gisier_ et _jugier_, formes que donne encore l’abrégé de Richelet de 1761. _Chaircutier_. Cette manière de dire qui a précédé la manière actuelle, et qui est celle que J.-J. Rousseau emploie, est elle-même une déformation de _chaircuitier_, marchand de _chair cuite_. Le mot aujourd’hui en usage est assez récent, et récent aussi le verbe _charcuter_, qui n’a pu être fait qu’à un moment où ses éléments n’avaient plus de sens direct. _Crusocale_. _Poturon_. Tous les traités vous diront que _y_ se transforme naturellement en _u_; le bas latin écrit _bursa_ et _byrsa_, _crypta_ et _crupta_. Mais nous n’avons plus à différencier _i_ et _y_ et il suffira de noter que l’_i_ latin, lui aussi, s’est changé jadis assez volontiers en _u_[119]: [119] «J’ai appelé _perriches_ celles de l’Amérique, pour les distinguer des _perruches_ de l’ancien continent; ce nom de _perriche_ est assez en usage.» Buffon, _Lettre à l’abbé Bexon_. _Affiblare_ Affubler _Sibilare_ Subler[120] _Fimarium_ Fumier _Piperata_ Purée _Casibula_ } _Casib’la_ } Chasuble _Zizyphum_ Jujube [120] En bourguignon. Ce «biau marle qui _subloit_ tant haut». _Le Pédant Joüé._ Ce dernier mot est à lui tout seul la justification de nos deux monstres modernes. _Lévier_. _Évier_ rappelle le lointain moment de la langue où _aqua_ était devenu _eve_. Dunn, dans son _Glossaire canadien_, cite la forme agglutinée _lévier_ (pour l’évier) comme champenoise; au Canada on dit aussi _lavier_ et même _lavoir_. L’agglutination de l’article s’est faite sous l’influence de ce dernier mot. Cette corruption curieuse est aujourd’hui répandue à Paris, où le peuple dit _le lévier_. Elle est, on le sait, tout à fait dans les habitudes de la langue[121]. [121] Voir pages 93 et 183. _Pariure_. Excellent mot qui a plusieurs analogues dans la langue. _Pariure_, pour _pari_, est tout aussi légitime que _parure_ ou que le vieux français _parléure_, malheureusement perdu sans compensation. Il y a cinq ou six cents mots en _ure_ dans le dictionnaire; de quel droit les grammairiens veulent-ils condamner _pariure_ quand ils respectent _reliure_, _sciure_, _pliure_ et même _chiure_ de mouches? _Mairerie_. _Seigneurerie_. _Chrétienneté_. Ne dites pas... Sans doute, mais si nous disions: _sucrie_, _trésorie_, _verrie_, _serrurie_, que diraient les grammairiens? Là encore le peuple a raison; le suffixe est bien _rie_ et non _ie_: _toile-rie_, _tapisse-rie_, _tanne-rie_, _poudre-rie_, _maire-rie_[122]. [122] Ou du moins il est devenu _rie_, la finale _ie_ s’ajoutant presque toujours à l’infinitif du verbe. Il y a des mots en _té_ de deux sortes: ceux qui viennent directement du latin, _fierté_, de _feritatem_, _chrétienté_, de _christianitatem_; et ceux où _té_ est précédé d’un _e_ et qui semblent des formations analogiques postérieures au moyen de l’adjectif féminin. Sauf exceptions, puisque _puritatem_ a donné _pureté_; _chrétienneté_ n’est pas plus extraordinaire, mais il est inutile. _Nage_. _Consulte_. _Purge_. _Nage_, pour _natation_; _consulte_, pour _consultation_; _purge_, pour _purgation_: il suffit d’écrire ces mots successivement pour rejeter les mauvais,--ceux qui sont en usage. Ce sont des substantifs verbaux, comme il y en a des milliers en français. _Purge_ est d’ailleurs resté comme terme de droit et _nage_ vit dans une locution. _Se revenger_. _Rancuneux_. _Enchanteuse_. _Corrompeur_. Pour n’être pas admis par les arbitres, ces mots n’en sont pas moins de bonnes formes françaises. _Venger_ appelle _revenger_. _Rancuneux_ fait penser à la querelle du XVIIe siècle sur _matineux_ et _matinier_, à propos du sonnet de la «Belle Matineuse». _Enchanteuse_, qui était inévitable, n’est pas déplaisant. Quant à la logique des féminins attribués aux mots en _eur_, il suffit de citer _cantatrice_, _enchanteresse_ et _chanteuse_ pour montrer que, dans cet ordre de finales, la langue se permet toutes ses fantaisies. _Corrompeur_, rapproché de _corrompu_, est très logique. _Regaillardir_. Au lieu de la forme usitée _ragaillardir_. Il y a _rebouter_ et _rabouter_; _radoter_ fut d’abord _redoter_. _Cambuis_. Richelet (1680) constate que l’on dit du _buis_ et, plus généralement, du _bouis_; ces deux formes ont sans doute été aussi en usage pour la finale du mot que le vieux français écrivait _cambois_. _Comparition_. Étant donnés _apparitio_ et _comparitio_, il eût été sage de ne pas faire de l’un _apparition_ et de l’autre, _comparution_. Mais _comparution_ et _parution_, tout court, que l’on commence à rencontrer, prouvent du moins qu’il n’est pas nécessaire d’être du bas peuple pour changer les _i_ en _u_. _Parution_ est le _poturon_ des grammairiens. _Contrevention_. Ne se dit pas. Sans doute, mais dirons-nous _contrabande_, _contracarrer_, _contradire_? _Coutumace_. Écrit ainsi, le mot est un peu moins mauvais; il rentre dans la logique de la vieille langue, au moins pour sa première syllabe: _Constare_ Coûter _Consuetudinem_ Coutume _Conventum_ Couvent _Dinde_. _Nacre_. Il est convenu que le premier est exclusivement féminin. Mais comme _dinde_ est l’abrégé de _coq d’Inde_ aussi bien que de _poule d’Inde_, la décision des grammairiens est un peu hardie. Il est vrai qu’il y a _dindon_, mais seulement dans les basses-cours. _Dinde_ est un exemple, peut-être unique, de la préposition _de_ s’agglutinant avec un substantif pour former un autre substantif[123]. [123] Du moins dans la période moderne de la langue. Le peuple dit du _nacre_; ce mot, qui semble venir du persan _nakar_, est entré en français par l’intermédiaire de l’espagnol, où il est masculin, _nacar_. _e_ devenant _i_. Une des tendances de l’_e_ long latin est de se transformer en _i_. Déjà, aux temps mérovingiens, on écrivait _ecclisia_, _mercidem_, _possedire_, _permanire_; au passage du latin en français, ce fait se retrouve constamment: _cire_ (_cera_), _fleurir_ (_florere_), _raisin_ (_racemus_). Il se perpétue et le peuple dit: _fainiant_, _moriginer_, _pipie_, _recipissé_, _resida_, _sibile_, _batiau_, _siau_. Ce dernier mot n’est pas plus étonnant que _fabliau_, jadis _fableau_. _Pomme d’orange_. _Jardin des Olives_. Les fruits dont les arbres sont inconnus portent le même nom que cet arbre. Dans le nord de la France, il n’y avait jadis qu’un mot pour dire _orange_ et _oranger_, _olive_ et _olivier_, et ce mot était celui qui est demeuré pour désigner le fruit. Pomme d’orange, fleur d’orange, plantation de café, jardin des Olives: toutes ces expressions sont fort logiques. Nous disons de même, et sans être blâmés par les grammairiens: noix de coco, noix de kola, fleur de cassis, clou de girofle, etc. Mais il est plus facile de blâmer que d’expliquer et de comprendre. _Bivouaquer_. _Bivac_, de l’allemand _beiwache_, étant devenu _bivouac_, il est fâcheux que _bivaquer_ ait été arrêté en chemin par la fantaisie des arbitres. _Airé_. Bien meilleur que _aéré_. Il faudrait oser s’en servir. _Laideronne_. Par ce féminin, le peuple achève de faire vivre le mot _laideron_. _Fortuné_. Fortuné prend le sens de _riche_; il suit l’évolution de _fortune_, et les grammairiens n’y peuvent rien. C’est un barbarisme, disait Nodier en 1828; mais les mots qui veulent vivre sont tenaces. _Incarnat_, que les dictionnaires définissent: entre rose et rouge, ne contenait pour Voltaire que l’idée de _carnation_: «Votre peau, dit Cunégonde à Candide, est encore plus blanche et d’un incarnat plus parfait que celle de mon capitaine.» _Carbonate_. Voilà des années que les grammairiens font la chasse à ce mot. «Dites: du carbonate de soude!» De tous les carbonates, un seul est usuel et son usage est constant; on le tire de la foule, on le spécifie, et avec quelle simplicité de moyens: par un changement de genre. _La_, au lieu de _le_, et voilà un mot nouveau, clair, vrai. Il sera dans les dictionnaires avant dix ans. _Jor_. _Jornal_. _Ojord’hui_. Ce sont des prononciations archaïques. _Jour_ a d’abord été _jorn_, puis _jor_; _journal_ a été _jornal_. Au XVIIe siècle, on prononçait _ojord’hui_. _Écale_. _Écaille_. Ce sont deux orthographes d’un même mot. Le peuple avoue ne pouvoir les distinguer. En fait, la répartition de deux sens différents aux deux orthographes est absolument arbitraire. _Écale de noix_ exige _écale d’huître_; et, d’autre part, il y a loin des _écailles_ d’une carpe à l’_écaille_ de la tortue. Ici encore l’intervention des grammairiens a été mauvaise. _Écale_ est le mot primitif; il vient de l’allemand, où la forme ancienne était _schalja_. Aujourd’hui _schale_ veut dire indifféremment _écale_ et _écaille_; en français les deux formes ont des sens tellement voisins qu’on les confond dès que l’on sort des locutions usuelles. On a voulu réserver _écaille_ pour les poissons et _écale_ pour les végétaux; c’est d’après le même principe de répartition enfantine et hiérarchique qu’un grammairien avait décidé jadis de n’accorder au bouillon que des _œils_: _yeux_ lui semblait trop noble pour une constatation aussi vulgaire. Peut-être même assignait-il à ces _œils_ une étymologie particulière; ainsi le plus répandu des petits dictionnaires manuels a soin de spécifier que _écaille_ vient du latin _squama_, ce qui est absurde[124]. [124] Il y a peut-être à ces pluriels, _œils_, _ciels_, etc., une raison véritable. Changer un mot à une signification nouvelle, c’est, en somme, un autre mot. Or la langue ne peut plus à cette heure attribuer à un mot nouveau un signe du pluriel autre que l’_s_. Cela est très sensible à _ciel_, qui fait son pluriel en _s_ dans toutes ses significations métaphoriques, celle de paradis exceptée; mais elle est très ancienne. _Ecale_ et _écaille_ sont des formes parallèles à _métal_ et _métail_, entre lesquels on avait voulu aussi faire une distinction[125]. _Métail_ a disparu. [125] Victor Hugo, dans un _erratum_ du tome II de la Légende du beau Pécopin: «Le _métal_ est la substance métallique pure; l’argent est un _métal_. Le _métail_ est une substance métallique composée; le bronze est un _métail_.» Pure imagination. _Métail_ et _métal_ sont des doublets du latin _metallum_. La forme populaire se retrouve dans _médaille_, venu de l’italien; de _metallia_, le vieux français avait tiré _maille_ (monnaie). _Maline_. _Echigner_. L’usage impose _échiner_ et _maligne_; il impose aussi _cligner_, mais _clin_ (d’œil) témoigne qu’à un moment de la langue on a dit _cliner_. _Peigne_ a d’abord été _peine_. _Maline_, qui est dans La Fontaine, est une forme plus ancienne que _maligne_, refait sur le latin écrit. _Echigne_, de _skina_, est identique à _cligner_ de _clinare_. Du temps de Vaugelas, on disait à la cour _preigne_ et _viegne_ pour _prenne_ et _vienne_. La langue n’a pas encore choisi un son unique pour cette finale; il serait bien prématuré de poser des règles. _Farce_. _Flegme_[126]. [126] _Flegme_ est d’un langage bien académique. Il y a longtemps que le peuple, avec raison, dit _flemme_, _flemmard_, etc. On trouve _flemme_ et _fleume_, au XVIe siècle. Ces mots sont devenus des adjectifs parmi le peuple. Rien de plus normal. Il en est de même de _colère_. J’ai entendu cette phrase: «Vous avez agi d’une façon _cruche_.» Le substantif qui implique une idée de qualité, de manière d’être, tend naturellement à devenir un adjectif; c’est le passage du particulier au général. L’inverse est tout aussi fréquent; une idée générale de qualité se particularise en substantif: de là des mots comme _baudet_, _renard_, qui signifiaient d’abord, _gai_ et _rusé_. Pour expliquer _cruche_, il suffit de citer _bête_, _butor_, _andouille_, _brute_, _pioche_, _daim_, _tourte_, _jocrisse_, mots qui, avant d’être à la fois des adjectifs et des substantifs, furent d’abord exclusivement des substantifs. _Dompeteur_. Cette prononciation absurde est un des méfaits de l’orthographe enseignée à des enfants du peuple. On ne sait d’ailleurs où des humanistes ont pris le _p_ dont ils ornèrent ce mot. L’ancienne langue disait _donter_, ce qui représente le latin _domitare_. _Le cheval à mon père_. C’est une des tristesses des grammairiens que, malgré leurs objurgations, on continue à marquer la possession par _à_ aussi bien que par _de_. «Ce chien est à moi, dirent des enfants.» Ils autorisent: _ce cheval est à mon père_; ils défendent: _le cheval à mon père_. Hélas! cette faute remonte exactement au Ve siècle, puisqu’on lit sur un marbre de cette époque _membra ad duos fratres_, pour _membra duorum fratrum_[127]. Voilà un solécisme qui a de belles lettres de noblesse. [127] Le Blant, _Epigraphie_. _Mésentendu_. Prohibé par les grammairiens, quoique excellent, de même que _mésaventure_, _mésestime_, et d’autres. _Perclue_. Une langue ressemble à un jardin où il y a des fleurs et des fruits, des feuilles vertes et des feuilles tombées, où, à côté du définitif, il y a la vie, la croissance, le devenir. On a cherché depuis trois siècles à figer ce jardin dans cette attitude contradictoire; de là, ces incohérences qui permettent de rédiger des grammaires en quatre volumes. Il faut bien justifier _inclus_ et _exclu_, _reclus_ et _conclu_, _incluse_ et _conclue_, _recluse_ et _exclue_. Je sais: les uns sont des participes français et les autres des adjectifs latins mal francisés. Laissons le peuple dire _perclue_, puisqu’il le veut bien. La tendance est bonne. _Eclairer_. _Allumer_. On entend assez souvent cette expression qui semble bizarre: _éclairer le gaz_. Elle nous choque, quoiqu’elle soit identique à _allumer le gaz_, puisque _allumer_, c’est _adluminare_, donner de la lumière à..., comme _éclairer_, c’est donner de la clarté à... Il est curieux de retrouver, à tant de siècles de distance, la même méthode linguistique aboutissant au même résultat. _A fur et à mesure_. Cette déformation reproduit exactement le latin _ad forum et ad mensuram_, au prix et à mesure. Ce _forum_ est le même qui figure dans _forfait_, prix fait, marché fait, _forum factum_. _Secoupe_. Et même _s’coupe_. Ainsi _succussare_ a donné _secouer_, qui maintenant est assez souvent _s’couer_. _Secourir_, c’est _succurrere_. _Soucoupe_, malgré son sens très clair, devait devenir _secoupe_. _Vous faisez_. Ceci représente brutalement la tendance de la langue française à ramener tous ses verbes à la première conjugaison. L’Anonyme cite _agoniser_ pour _agonir_ (de sottises); il y en a bien d’autres, et on les constaterait surtout dans le langage des enfants. J’ai entendu: _buver_, _cuiser_, _romper_, _pleuver_, _mouler_, _chuter_ pour _boire_, _cuire_, _rompre_, _pleuvoir_, _moudre_, _choir_. Aujourd’hui, il est impossible de créer un verbe français qui ne se conjugue sur _aimer_. On a abandonné depuis longtemps _tistre_ pour _tisser_, _semondre_ pour _semoncer_; _imbiber_ remplace _imboire_, qui devient archaïque; on oublie _émouvoir_ et l’on abuse d’_émotionner_. _Prévu d’avance_. On connaît par ses affiches la société des «Prévoyants de l’Avenir». Ce pléonasme apparent s’explique par l’affaiblissement de la signification de certains mots. _Prévoir_ n’a plus un sens absolu pour le peuple; mais nous-mêmes ne disons-nous pas, sans rougir, _prédire l’avenir_? C’est encore à ce besoin de renforcement que répondent les expressions: _monter en haut_, _dépêchez-vous vite_, et les locutions plus populaires, _regardez voir_, _voyez voir_. Vaugelas disait, à propos de certains pléonasmes d’usage, que «la parole n’est pas seulement une image de la pensée, mais la chose même», laquelle se représente d’autant plus nettement que la phrase est plus descriptive de l’acte. _Promener_. Il y a une tendance à supprimer le pronom réfléchi dans les phrases: je vais me promener,--me coucher,--me baigner, etc. L’expression toute récente, _se cavaler_, est déjà devenue _cavaler_. J’entendis hier les enfants abandonnant un camarade dire: _Cavalons, il nous rejoindra._ Cependant, Vaugelas écrivait au mot _promener_: «Tantôt il est neutre, comme quand on dit: Allons promener; il est allé promener; je vous enverrai bien promener.» Il est donc possible que la manière populaire de traiter _promener_ soit un archaïsme[128]. [128] Vaugelas revient souvent ici parce que son livre est toujours précieux. On a suivi l’édition de 1662: _Remarques sur la langue françoise utiles à ceux qui veulent bien parler et bien escrire_. Vaugelas fut un observateur de premier ordre. _Raisons_. Le peuple emploie ce mot, au pluriel, comme synonyme de discussion, difficultés, querelle et même injures. Quelque jour, ce sens passera dans les dictionnaires. _Mots_ et _paroles_ ont également ces mêmes significations, peut-être atténuées. _Voix de Centaure_. C’est un exemple amusant d’étymologie populaire. On exprime par ce terme la tendance du peuple à ramener l’inconnu au connu. Il ignore _Stentor_; _centaure_ lui est moins étranger: cela suffit pour influencer son oreille, ensuite sa langue. Quel rôle cette habitude a-t-elle joué dans la formation du français? On n’a jamais tenté de l’établir et cela serait peut-être impossible. Cependant, c’est sans doute ainsi qu’on expliquerait certains mots tels que: _marjolaine_, _échalotte_, _ancolie_, _érable_, _camomille_, _étincelle_, _licorne_, et d’autres que l’on a signalés parmi ceux qui échappent aux explications phonétiques. Si c’est _amaracana_ qui est l’original de _marjolaine_, il faut que le mot français ait subi une influence analogue à celle qui a transformé récemment _olénois_ en _à la noix_ et jadis _galatine_ en _galantine_. Quoi qu’il en soit, voici quelques-unes des explications que se donne à cette heure le peuple, des mots qu’il ne comprend pas: Voix de Centaure (Stentor) Cresson à la noix (Alénois, _ollenois_, _orlenois_, _orléanois_) Dernier adieu (Denier à Dieu) Souguenille (Souquenille) Soupoudrer (Saupoudrer) Trois-pieds (Trépied) Ruelle de veau (Rouelle) Semouille (Semoule) Tête d’oreiller (Taie) Bien découpé (Découplé) Écharpe (Écharde) Cette dernière mutation est due à _écharper_, verbe qui n’a aucun rapport de sens, ni d’origine, avec _écharpe_; mais il en a avec _charpie_, avec l’idée de déchirer (_carpire_), par conséquent blesser. Il est donc possible que _écharpe_, au sens de blessure, soit très ancien. _Venimeux_. _Vénéneux_. Le peuple confond ces deux mots, mais sa préférence va au premier, qui est de meilleure lignée. _Vénéneux_, c’est le latin tout cru, _venenosus_. _Venimeux_ a été formé de _venin_; on commença par _venineux_, puis le second _n_ s’est dissimilé; en des parlers provinciaux l’_n_ est devenu _l_ et on dit _velimeux_; en italien, il y a deux formes: _veneno_ et _veleno_. La répartition des deux mots a été tentée, comme pour _écaille_ et _écale_, d’après des principes étrangers à la logique linguistique: l’un est bon pour les bêtes; l’autre, pour les plantes et les minéraux. Ces distinctions sont nécessairement absurdes, la nature étant plus variée que ne peut le concevoir le cerveau d’un grammairien. Nombre de plantes sont _venimeuses_ et nombre d’animaux sont _vénéneux_, si on s’en rapporte aux définitions des dictionnaires. La répartition des mots très voisins de forme se fait lentement et difficilement. Désespérant de jamais sentir la différence trop profonde qu’il y a entre _colorer_ et _colorier_, le peuple s’en tire en fabricant _couleurer_ qui répond à tous ses besoins dans cet ordre d’idées. Il prendra long-temps encore l’un pour l’autre: _croire_ et _accroire_, _envers_ et _revers_, _coulé_ et _coulis_[129], _épurer_ et _apurer_, _étuvée_ et _étouffée_, _des fois_ et _parfois_, _recouvrer_ et _recouvrir_, _passager_ et _passant_, _neuf_ et _nouveau_, _gradé_ et _gradué_, enfin _autour_ et _alentour_. [129] Il s’agit de cuisine. Il y a un autre mot de même son écrit _coly_ par Thévenot (1684), _couli_ par B. de Saint-Pierre et que les anglomanes, ignorant toute la littérature française, ont vulgarisé sous la forme absurde _coolie_ (Cf. le _Dictionnaire_ de Hatzfeld).--Voir la note 80. Cette dernière répartition est toute récente et particulièrement arbitraire; elle a devancé l’usage. A ce propos, il faut noter la certitude plaisante des dictionnaires à cataloguer les mots sous les vieilles rubriques scolastiques, à les figer dans une fonction unique. Cela est très délicat. Les mots sont souvent des signes à tout faire, tantôt verbes et tantôt substantifs, ici adverbes, et là adjectifs; et à mesure qu’une langue se dépouille, cela devient plus visible. Les mots anglais ont ainsi acquis une très grande liberté d’allures, peut-être parce qu’ils ont été moins tyrannisés qu’en France. Pour _autour_ et _alentour_, ce ne sont ni des adverbes, ni des prépositions, à moins que n’en soient aussi _au pied_, _au fond_, _au cœur_, _au bas_. _Tour_ est un substantif et _entour_ un de ses dérivés, comme _atour_ et _pourtour_. Au lieu de définir et de classifier, les dictionnaires devraient se borner à décomposer de tels mots: _au tour_, _à l’entour_; cela serait plus clair et moins compromettant. _Iniation_. Cette déformation d’apparence bizarre, que j’ai recueillie personnellement, est des plus caractéristiques comme preuve de la perpétuité des lois qui ont guidé la création du français. Elle représente le mot _initiation_, tel que prononcé et écrit à plusieurs reprises (des centaines de fois) par un commis de librairie. C’est tout simplement la règle de la chute du _t_ médial; avec encore un effort, on aurait un mot pareil à tant de vieux mots français[130]: Abba-t-ia Ini-t-iation Inia-t-ion Abba--ye Ini--iation Iniai--son [130] Comparez avec _iniation_ l’anglais _coercion_ pour _coercition_. Cette manifestation de l’instinct est une grande leçon. Voilà. J’ai seulement voulu montrer que la déformation n’est pas du tout cahotique; que le mauvais français du peuple est toujours du français et parfois du meilleur français que celui des grammairiens. LA MÉTAPHORE LES BÊTES ET LES FLEURS Dans l’état actuel des langues européennes, presque tous les mots sont des métaphores. Beaucoup demeurent invisibles, même à des yeux pénétrants; d’autres se laissent découvrir, offrant volontiers leur image à qui la veut contempler. Des actes, des bêtes, des plantes portent des noms dont la signification radicale ne leur fut pas destinée primitivement; et cependant ces noms métaphoriques ont été choisis, assez souvent sur toute la surface de l’Europe, comme d’un commun accord. Il y a là une sorte de nécessité psychologique parfois inexplicable ou même que l’on voudrait ne pas expliquer pour lui laisser son caractère même de nécessité, c’est-à-dire de mystère. _Roitelet_. Telle métaphore semble vraiment s’imposer au nomenclateur. Ayant à nommer l’oiseau appelé _roitelet_, l’idée de _petit roi_ est celle qui vient à l’esprit de l’homme: grec, il dit βασιλισκος; latin, _regaliolus_[131]; allemand, _zaunkœnig_ (roi des haies)[132]; anglais, _kinglet_; suédois, _kungsfagel_ (l’oiseau roi); espagnol, _reyezuelo_; italien, _reattino_; hollandais, _koningje_; flamand, _kuningsken_; polonais, _krolik_[133]. Pourquoi? Peut-être parce que le tout petit oiseau porte sur la tête une huppe qui semble l’ironie d’une couronne. Il faut que cela suffise, car on ne peut invoquer ni la phonétique, ni, sans doute, une langue antérieure où toutes les langues auraient puisé, ni les communications interlinguistiques. Il y a bien un conte populaire très répandu où le roitelet joue un rôle important, mais qui ne contient aucune allusion pouvant faire croire que ce soit là l’origine de ce surnom royal. Il reste que le paysan français, devant le minuscule oiseau, a été obligé de dire: _petit roi_, tout comme, vingt siècles plus tôt, le paysan grec. [131] _Regaliolus_ est le mot de Pline. _Philomela_, le petit poème latin où sont cités tant de noms d’animaux, dit _regulus_: Regulus atque Merops et rubro pectore Progne. (Édition Nodier, 43.) [132] L’idée d’habitant des haies, qui se cache dans les haies, subsiste seule dans le danois, _gierdesmutte_, le français _fourre-buisson_, et l’allemand _zaunschlupfer_; celle de petit, dans le vieux hollandais _Dume_, le petit poucet. Voici encore quelques autres noms du _roitelet_: allemand, _Dornkœnig_, roi des épines; saxon, _Nesselkonig_, roi des orties; vieux hollandais, _winterconincsken_ et _muijskonincsken_, roi de l’hiver et roi des souris; piémontais, _reatél_ et _pcit-re_. [133] _Kral_, roi.--Dans la transcription des mots suédois et polonais, nous avons dû omettre les signes et les accents inconnus à l’alphabet romain. Cependant si le cas de _roitelet_ était unique ou rare; si l’on ne trouvait dans les langues européennes que trois ou quatre exemples de cette sorte, on pourrait imaginer une chanson, un conte, une de ces traditions populaires qui traversent les siècles, les montagnes, et les océans; mais, au contraire, à la moindre recherche les exemples se multiplient et l’on est forcé de ramener la plupart des causes à une seule, la nécessité psychologique. Quelques-uns de ces phénomènes linguistiques sont moins obscurs; c’est quand l’objet nommé ou surnommé est très caractéristique de forme ou de couleur: ainsi l’_able_ ou _ablette_ (_albula_) est dite poisson blanc par les Hollandais, les Anglais, les Polonais: _witfisch_, _white bait_, _bialoryb_; ainsi le chou-cabus (à tête; _caput_, chabot[134], caboche) est aussi pour les Allemands, _kopfkohl_, et pour les Italiens, _capuccio_; ainsi le phénicoptère des Grecs, l’oiseau aux ailes de _flamme_, est pour nous le _flamant_. [134] _Chabot_, poisson à grosse tête, en grec, κεφαλος; en latin _capito_; en latin mérovingien, _cabo_. Cf. chevène ou _juène_ (dialecte de Paris), _chabot_ de rivière. (Voyez _Essais de Philologie française_, par Antoine Thomas, p. 261, pour la filiation phonétique). On trouve, au XVIe siècle, _testard_, _munier_, _vilain_. _Lézard_. M. Michel Bréal, dans sa récente _Sémantique_[135], écrit, à propos de la singularité de certaines métaphores: «Si l’on disait qu’il existe un idiome où le même mot qui désigne le lézard signifie aussi un bras musculeux, parce que le tressaillement des muscles sous la peau a été comparé à un lézard qui passe, cette explication serait accueillie avec doute, ou bien croirait-on qu’il est parlé des imaginations de quelque peuple sauvage. Cependant il s’agit du mot latin _lacertus_, lequel veut dire lézard, et que les poètes ont maintes fois employé pour désigner le bras d’un héros ou d’un athlète.» Mais s’il est surprenant déjà qu’une telle image ait été formée une fois, car elle est très étrange, quoique très juste, et elle aurait pu, certes, ne jamais sortir du réservoir profond des sensations, quel étonnement de la voir périodiquement retrouvée, qu’il s’agisse de _lézard_ ou de _souris_, au cours des siècles et des langues! M. Bréal, lui-même, la signale, en grec moderne, où _mys pontikos_, rat d’eau, et par abréviation _pontikos_, signifie aussi _muscle_; _musculus_ en latin, et souris en français, ont, comme on le sait, une double et parallèle signification; il en est encore de même en polonais où souris se dit _mysz_ et où le muscle du bras est la petite souris: _myszka_; en suédois et en hollandais, où _mus_ et _muis_ ont les deux sens. Le hollandais spécifie les muscles de la main. Cependant je viens de lire: «Elle agite ses petits bras de lézard et me dit»[136]...; alors je suis assuré qu’appeler _lézard_ le bras est, aujourd’hui comme il y a des siècles, une idée qui peut entrer spontanément au cerveau par l’œil, car je connais l’auteur: il est de ceux qui tiennent à créer leurs images, et s’il a refait la métaphore latine elle-même, c’est qu’elle s’est imposée à lui, comme elle s’imposa jadis à un poète ou à un paysan romain. [135] Page 320. [136] Jules Renard, _Bucoliques_ (1899). _Grue_. _Chevalet_. _Chèvre_. _Singe_. _Mule_, _etc._ On a souvent noté que les noms des instruments de force ou des bois de charpente sont empruntés aux animaux; cette habitude est universelle. Comme nous disons _grue_ un oiseau et une machine, les Grecs appelaient γερανιος l’oiseau et la «gloire»[137], et γερανιν notre machine vulgaire à lever les fardeaux; les Allemands appellent l’oiseau _kranich_ et la machine, _krahn_; les Polonais disent _zorav_ (grue), dans les deux sens; notre _chevron_, petite chèvre, répond au _capreolus_ des Latins; les Portugais, pour chevron disent _asna_ (ânesse); notre _poutre_[138], notre _poutrelle_, notre _chevalet_, notre _poulain_ correspondent à _equleus_ et le _chevalet_ est ιππαιον en grec moderne; _horse_ en anglais veut dire cheval et _chevalet_; les Allemands et les Danois disent un bouc (_bock_, _buk_), les Flamands et les Hollandais, un âne (_ezel_), ce qui correspond à notre _bourriquet_; le Portugais a _potro_ au sens de _poulain_ et de _chevalet_. _Chevalet_ se retrouve naturellement en espagnol, en italien, en portugais, _cabalette_, _cavalletto_, _cavallete_. _Hebebock_ est le nom allemand de la _chèvre_ mécanique que les Anglais confondent avec la grue (_crane_); _chèvre_ revient en espagnol, _cabria_, et en portugais, _cabrite_. Le chevron se dit en polonais _koziel_, bouc. Beaucoup de ces mots ont également servi à former des dérivés dont le sens, tout métaphorique, est identique en beaucoup de langues. Un animal qui a échappé à la métamorphose en machine[139], le _singe_, a fourni presque partout un verbe qui est le péjoratif d’imiter et que le grec n’avait pas, ni le latin, malgré la parenté syllabique de _simius_ à _simulare_. A côté du français _singe–singer_, il y a l’allemand _affe–nachaffen_; le suédois _apa–esterapa_; le danois _abe–esterabe_; le flamand _aep–waapen_; l’anglais _ape–ape_; l’italien _scimio–scimiottare_; le portugais: _macaco–macaquear_; le polonais _malpa–malpowac_; le grec moderne μαϊμου–μαϊμουδια (singerie). C’est une belle progéniture. «_Bâton_, dit Brachet, origine inconnue.» C’est assurément le _petit bât_; la relation directe entre l’ancien français _bast_ et _baston_ semble évidente. L’Espagnol dit _basto_, bât, et _baston_, bâton. Le bâton a été considéré tantôt comme le _bât_, tantôt comme la bête de somme tout entière; c’est ce dernier sens qu’il prend lorsqu’on se sert du mot _bourdon_ (latin _burdonem_), qui est proprement le bardot, variété du mulet. _Muleta_ signifie béquille en espagnol et en portugais, et _mula_, bâton en italien. Les paysans qui marchent à pied appellent volontiers leur bâton, mon cheval; plaisanterie qui se retrouve un peu partout. Ainsi, comme on voyait toujours les franciscains marcher à pied, on avait jadis surnommé le bâton des voyageurs _el caballo de S. Francisco_, en Espagne, et en France, _la haquenée des Cordeliers_[140]. [137] Argot des théâtres. Machine à soulever les personnages dans les apothéoses. [138] _Poutre_, c’est pouliche; on se souvient des «poutres hennissantes» de Ronsard. [139] Je laisse ceci pour pouvoir dire en note qu’il ne faut jamais affirmer l’inexistence d’une métaphore de ce genre. En effet, pris d’un doute, je cherche et je trouve dans un dictionnaire technique: «_Singe_, machine composée d’un treuil horizontal qui sert à élever ou à descendre des fardeaux.» On a également appelé _singe_, et cela rentre dans la série _singe–singer_, le pantographe, appareil à copier les dessins. [140] Brachet, au mot _Bourdon_. _Chien_. _Chenet_. _Chiendent_. _Chenille_. Le _chenet_ est le petit chien du foyer, _chiennet_; le portugais dit _caes da chamine_, les chiens de la cheminée; le provençal, _cafuec_, et l’anglais, _fire-dog_, le chien du feu; l’allemand, _feuerbock_, et le danois, _ildbuk_, le bouc du feu; l’espagnol, _morillo_, le petit Maure du feu, et l’idée est bien espagnole, de faire rôtir éternellement l’ennemi national; mais il est probable que la métaphore n’est plus comprise, pas plus que celle, plus douce, qui a fait chez nous du chien le fidèle gardien du foyer. Il est possible que le _fire-dog_ des Anglais vienne de France; le _bouc_ des pays germaniques représentait peut-être une des figures du diable. _Chien_ (de fusil) ne se retrouve guère qu’en italien, _cane_, où il s’appliquait déjà au rouet de l’arquebuse; les Espagnols et les Portugais disent _petit chat_, _gatillo_, _gatilho_; dans les langues non latines, le _chien_ de fusil est un _coq_; allemand, _hahn_; hollandais, _haen_; danois et suédois, _hane_; polonais, _kurek._ Le nom de la plante appelée _chiendent_, parce que le chien la mordille volontiers, se retrouve littéralement en allemand, _hundszahn_; le danois, le flamand et l’anglais disent herbe au chien, _hundegroes_, _hondsgras_, _dog’s grass_. Le chien a encore donné son nom à la _chenille_, en latin vulgaire _canicula_, la petite chienne. Cette manière de voir n’est guère répandue en Europe; on trouve cependant _cagnon_, petit chien, dans l’italien dialectal qui fournit aussi _gata_ et _gattola_, petite chatte. L’idée de _chat_ semble d’abord se retrouver dans le mot anglais si singulier _caterpillar_; cela, devient peu probable si l’on rapproche le mot anglais de la forme normande _carpleuse_ (on trouve aussi les variantes _charpleuse_, _chapleuse_, _chaplouse_). En effet _carpleuse_ et _charpleuse_ semblent dérivés de l’ancien verbe _charpir_, qui nous a légué _charpie_. La _charpleuse_, ce serait la faiseuse de charpie, la dépeceuse, et cela qualifie bien la chenille et sa voracité. Mais le français du XVIe siècle est formel; il dit _chattepelue_ et _chattepeleuse_[141]. Est-ce une déformation? Les Portugais l’appellent _lézard_, _lagarta_; pour les Polonais, c’est une _petite oie_, _gasienica_. Ces appellations répondent au besoin de transférer les noms d’un animal à l’autre, le plus souvent d’un gros à un petit. Le cloporte en est un exemple amusant, car rien ne ressemble moins à un cochon qu’un cloporte. [141] Hadrianus Junius, _Nomenclator_; Francfort, 1596.--Les _chatons_ des arbres sont en anglais _catkin_ et _cat-tail_. _Cloporte_. Son nom est cependant clair; du moins, malgré la phonétique, il est permis de supposer que _cloporte_ est une altération de _claus-porc_ (_clausus-porcus_). C’est l’opinion de Brachet. Elle serait bizarre, si la même image ne se retrouvait en plusieurs langues ou dialectes et si le français du XVIe siècle ne nous donnait la forme inattendue _closeporte_, déformation à laquelle correspond peut-être le vieux hollandais _dorworm_. _Porcellio_ est un des noms latins du _cloporte_; c’est le nom populaire opposé à _oniscus_; en Italie on appelle aussi les cloportes, _porcellini_, les petits cochons; en Champagne, c’est: _cochon de S. Antoine_; en Dauphiné: _kaïon_ (cochon), et en Anjou: _tree_ (truie). Le _Glossaire du Centre_ donne: _cochon_, cloporte. La forme _porcelet_ est assez répandue dans une partie de la France[142]. Enfin, rapprochement inattendu, le cloporte s’appelle, en suédois, le cochon gris, _grasugga_. L’idée de _cochon_ pour nommer le cloporte a eu à lutter avec l’idée d’_âne_, qui n’est pas plus explicable par les logiques ordinaires: l’_oniscus_ latin est l’ονισκος grec (petit âne), mais les paysans romains connaissaient aussi le mot _asellus_, et l’allemand _assel_ doit sans doute être rapproché de _esel_ (âne). On sait que le cochon a encore donné son nom au petit ver qui se rencontre dans les noisettes; ce _petit cochon_ se retrouve en anglais, _pig-nut_[143]. Les Anglais appellent également _pig_ le lingot que nous disons _saumon_ et les allemands, _salm_. [142] Le charançon est appelé _varkentor_ en flamand (_varken_, cochon). [143] En polonais la métaphore est des plus singulières: _orzechowiec_, brebiette de la noix (_owka_, brebis). _Fauvette_. _Bergeronnette_. _Linotte_. _Loriot_. _Chardonneret_. Que la fauvette à tête noire ait été nommée en grec μελαγκορυφος[144], en latin _atracapilla_; qu’elle soit, en italien, la _capinera_, et en portugais _toutinegra_ (chignon noir) cela n’a rien que de fort logique; on ne sera pas surpris davantage que des petits oiseaux aient été comparés à des mouches: notre moineau est littéralement l’oiseau mouche (_muscionem_, de _musca_) et la fauvette, alors désignée d’après sa petitesse et sa légèreté, devient la _mouche d’herbe_ (all.: _grasmuch_; flam.: _grasmuch_). Il ne faut d’ailleurs être surpris de rien au pays des métaphores; les Grecs n’appelaient-ils pas du même mot, στρουθος, le moineau et l’autruche? [144] On traduit également ce mot par _becfigue_. La jolie métaphore qui a transformé en petite bergère l’oiseau qui vit dans les prés et voltige autour des troupeaux ne se trouve, il semble, qu’en français: les mœurs de la _bergeronnette_ n’ont frappé que nos bergers[145]. Les Anglais, qui lui ont laissé son autre nom, _hoche-queue_ (_wagtail_)[146], ont cependant fort bien remarqué la fraternité du bouvreuil et du bœuf; ils le nomment _bull-finch_, le pinson du bœuf; mais que ce nom est loin d’être joli comme le nôtre qui signifie le petit bouvier (_bovariolus_)! La _linotte_, c’est l’oiseau au lin; les Latins s’étaient décidés pour un nom pareil et disaient _linaria_; les Allemands et les Polonais appellent la linotte, l’oiseau du chanvre, _haenfling_, _konopka_, et les Flamands lui donnent le même nom qu’au chanvre femelle, _kemphaen_[147]. Ce passage du _lin_ au _chanvre_ est tout à fait extraordinaire, car si les deux plantes sont d’un usage identique, elles diffèrent absolument pour le reste et il ne semble pas que même une linotte puisse les confondre, ni leurs graines qui n’ont pas précisément les mêmes propriétés. Il faut peut-être voir là une confusion de noms, pour parité d’usage, entre le _lin_ et le _chanvre_[148]. [145] Dans le centre de la France la bergeronnette se dit _bergère_ et l’on en distingue une variété appelée _bergère jaune_ ou _lavandière_ (_Glossaire_ du comte Jaubert).--_Palearia_ est un des noms latins de ce petit oiseau, et Palès étant la déesse des bergers, on peut lui donner un sens voisin de _bergeronnette_, quoique l’idée de paille (_paille-en-queue_) soit plus probable. [146] Mot qui correspond bien à l’autre nom latin de la bergeronnette, _motacilla_. Cette idée se retrouve, sous les formes les plus amusantes, dans les dialectes italiens où on l’appelle _codratremola_, _codacinciola_, _squazzacoa_, _cotretola_, et enfin _balarina_, la _ballerine_. Le français du XVIe siècle dit _guingne-queue_. En Espagne et à Venise, c’est l’oiseau de la neige, parce qu’on le voit sautiller sur la neige. [147] Holl.: _kemphaan_. Cependant les dictionnaires traduisent ces mots par _huppe_. [148] En portugais la confusion va très loin: _linhaça_ signifie à la fois graine de _lin_ et _chènevis_, mais _chènevis_ se dit aussi _linhaça do canamo_ (chanvre); _linhal_ veut dire à la fois _linière_ et _chanvrière_. Du mot _aureolus_ le français à fait _oriol_[149], puis par agglutination de l’article (_l_’), _loriol_, devenu _loriot_; c’est l’oiseau d’or, et les Allemands appellent également le loriot _goldamsel_, le merle doré; les Anglais lui ont donné le beau nom de marteau d’or, _gold hammer_; pour les Polonais c’est la plume d’or, _zlotopior_ (_zloto_, or): les Portugais le nomment _oriolo_ et _oropendula_, l’horloge d’or. Mais pourquoi les Danois l’appellent-ils _le Suédois_ (_Swenske_) et les Flamands, _le Wallon_[150]? Peut-être parce qu’ils donnent au loriot le nom de leurs meilleurs amis. Les Flamands possèdent également la métaphore allemande: merle doré (_goudmeerle_). [149] L’anglais nous a pris jadis et a conservé _oriole_ et _oriel_. [150] Littér., le _veuf wallon_ (_weduwael_). Comme le lin a donné son nom à la linotte, le chardon a servi à désigner le _chardonneret_ (anc. fr.: _chardonnet_[151], c’est proprement l’oiseau au chardon). L’idée de cette relation se retrouve dans presque toutes les langues de l’Europe et dans les deux langues classiques: ακανθις[152], _carduelis_, l’italien _cardellino_ traduisent exactement _chardonnet_; la branche germanique se sert de l’expression pinson du chardon; en allemand, _distelfink_; en flamand, _distelvink_; en suédois, _tistelfink_; en anglais _thistle-finch_. L’Anglais l’appelle aussi _goldfinch_, pinson doré. [151] Cf. _Glossaire du Centre_: _chardonnet_, _échardonnet_, _échardonnette_. [152] Grec moderne: καρδελι et καρδερίνα. _Brochet_. _Bélier_. Le latin _lucius_ ne s’est perpétué qu’en italien, _luccio_; à ce mot le français a substitué l’idée d’une pique, d’une broche, d’où _brochet_[153]; simultanément l’anglais adoptait le mot _pike_ (pique). Cette idée semble d’origine germanique; les noms du brochet en allemand, _hecht_, et en danois, _giedde_, semblent la contenir; elle est évidente dans le suédois _gadda_ (_gadd_, aiguillon). [153] L’ancien français disait _broche_. L’_églantier_ doit son nom à une comparaison analogue; c’est proprement l’arbuste couvert d’_aiglants_ (_aculenta_), de piquants. Je n’ai pu retrouver dans les langues européennes de formes analogues, comme pour brochet, mais le procédé est connu, logique, et très ancien, puisqu’en sanscrit le _lion_ est proprement le _chevelu_ et l’éléphant le _dentu_. L’hébreu est plein de noms analogues: le bouc est le _poilu_; l’ours, le _barbu_; le loup, le _jaunet_; l’hyène, la _bringée_[154]. [154] Mot normand qui correspond à l’ancien français _vair_ (latin _varius_); _bringé_ n’est guère employé que pour désigner les vaches et les bœufs. Cependant _lucius_ a vécu dans _merluche_ (brochet de mer), expression qui, avec des mots de sens identiques, se retrouve dans l’allemand _seehecht_. Ce qui montre bien l’incohérence de la plupart de ces dénominations, c’est que les Romains donnaient à la merluche exactement le même nom qu’au cloporte, _asellus_. C’est ce que font encore les Vénitiens, disant _nasello_. Le poisson que le latin appelait _mustela_, l’italien l’appelle _donnola_, et nous allons voir plus loin que ces deux noms se retrouvent appliqués à la _belette_. L’idée de nommer l’_aries_, mouton à clochette, mouton bélier[155], _bélier_, se constate en français, en anglais et en hollandais (_bell-wether_, _belhamel_); les moutons des vagues sont des brebis en italien, _pecorelle_; et dans toutes les langues, depuis le grec, la machine de guerre à heurter les murailles s’est dite du même nom d’animal, _bélier_ ou _mouton_, κριος, _aries_, _ram_ (ang.), _stormram_ (holl.), _ariete_ (esp.). [155] De l’ancien français _bele_, cloche, mot venu lui-même du bas-allemand par la forme latine _bella_. _Belette._ La _belette_ est peut-être l’animal qui pourrait donner lieu à la plus curieuse dissertation sémantique. Dans presque toutes les langues son nom est une antiphrase. C’est une bête fort redoutée des paysans, comme le renard, comme la fouine, dont elle est parente. Or, on l’appelle à l’envi la jolie, la belle, la douce! Son nom français vient du vieux mot _bele_, du latin _bella_; la _belette_, cela veut dire la petite belle. Les Anglais la nomment[156] la jolie ou la fée, _fairy_: les Bavarois, la jolie petite bête, _schoenthierlein_; les Danois[157], la jolie, _kjoenne_; les Suédois, la joueuse _lekatt_; les Italiens et les Portugais, la petite dame, _donnola_, _doninha_; les Espagnols, la petite commère, _comadreja_; les Grecs d’aujourd’hui, la petite bru (νυμφιτζα). A cette liste, il faut peut-être joindre son nom allemand, passé en hollandais, en anglais, en danois, _wiesel_; on y trouverait _la blanche_. La même idée, ou celle de douceur, s’imaginerait dans le grec γαλη, _la blanche_, _la douce_[158], et ce serait encore _la douce_ dans le latin _mustela_. Ces rapprochements paraîtront moins invraisemblables lorsqu’on saura que les idées de beau, de blanc, de doux sont, dans la tradition populaire, les antiphrases naturelles de l’idée de mauvais. En Roumanie, les _malae divae_, les mauvaises fées, les lèlé, ne sont jamais appelées que les Bonnes, les Puissantes, les _Belles_, les _Blanches_, les _Douces_[159]. L’explication des folkloristes est que la belette, étant un animal dont on a peur, on ne prononce jamais son nom, car, croyance universelle, quand on parle du loup, on en voit la queue, quand on invoque le diable, le diable paraît; prononcer le vrai nom de la belette, c’est attirer la méchante bête et c’est aussi, par cela même, la contrarier, puisqu’on la dérange, l’exciter à la dévastation. Mais si on lui donne des noms d’amitié, c’est comme si on la caressait, et elle devient--ce qu’on la nomme. Il m’est agréable de rencontrer l’idéalisme verbal à l’état de tradition populaire et j’admets d’autant plus volontiers l’explication qu’elle n’explique rien,--en ce sens qu’il reste à nous faire comprendre comment le même euphémisme se retrouve dans les temps et les pays les plus éloignés; il reste aussi à découvrir les _vrais noms_ de la belette, si nous n’en sommes plus, comme les Grecs, à la confondre avec le chat. En somme, ici comme devant le roitelet, nous constatons un phénomène psychologique. L’euphémisme est, d’ailleurs, assez fréquent dans la nomenclature populaire, mais il règne avec une grande fantaisie. Si l’inoffensive couleuvre qui, au pire, mangera quelques œufs, est parfois nommée, elle aussi, _la jolie_, elle est la vermine en Portugal (_bicha_), et on voit, dans nos dialectes provinciaux, l’épervier redoutable nommé tout crûment _le voleur_; il est le _laire_ en Auvergne et le _laron_ en Dauphiné, et sans doute y reconnaît-il facilement le latin _latro_[160]. [156] Ou l’ont nommée jadis, car le mot maintenant en usage est _weasel_. [157] Même remarque; le mot actuel est _vœsel_. [158] Mais le nom grec de la _belette_ était plutôt ικτια (qui se glisse); γαλη aurait été la fouine, qui s’apprivoise comme un chat (Hœfer, _Histoire de la Zoologie_). [159] _La Veillée._ Douze contes roumains, traduits par Jules Brun, _Introduction_, par Lucile Kitzo, page XXX. [160] Antoine Thomas, _ouvrage cité_, p. 27. _Pic_. _Plongeon_. _Pélican_. _Rouget_. _Dormiliouse_. Le _pic_, _espec_, _pivert_, est dit aussi _bêche-bois_, mot qui se trouve exactement en anglais, _wood-pecker_; le _plongeon_ (en latin _mergus_) est le plongeur en allemand, _taucher_; le _pélican_ (en latin _platea_) s’appelle en allemand l’oie à cuillère, _loffler_, _loffelgans_; ce qui correspond aux vieux noms français de cet oiseau, _pale_, _pelle_, _pelle creuse_, _truble_, et à son nom populaire anglais, _shovelard_. L’idée de rouge ou de lumière a toujours servi à caractériser le _rouget_; le grec disait ερυθρινος; le latin, _rubellio_; et pour les Hollandais, c’est le coq de mer, _zee haen_, et pour les Italiens, la lanterne, _lucerna_. Il y a un poisson volant ou sautant qu’on appelle _hirondelle de mer_ ou le _volant_, le _papillon_; c’est le χελιδων et l’_hirundo_ des anciens, le _volador_ des Espagnols, le _zee swaluwe_ des Hollandais. Un autre poisson à gros yeux est appelé par Pline, _oculata_; c’est l’_ochiado_ du populaire, à Rome, et le _nigr’oil_ du même populaire, à Marseille où l’on appelait aussi dans le même temps (au XVIe siècle) la torpille une _dormiliouse_, ce qui traduit délicieusement _torpedo_. La _rainette_, _raine verte_, _verdier_, en ancien français, c’est, en allemand, la _grenouille feuille_, _laubfrosch_. _Tournesol_. Les noms de fleurs, qui sont parfois si étranges, témoignent particulièrement de la nécessité de certaines métaphores. Il est impossible que l’idée de soleil n’entre pas dans le nom de la grande fleur jaune appelée _tournesol_; elle ressemble exactement aux faces du soleil dans les vieilles gravures et, de plus, elle se tourne sensiblement vers l’astre qu’elle semble suivre avec inquiétude: ses deux noms français, _tournesol_ et _soleil_[161], traduisent cette double impression. C’est une fleur relativement nouvelle en Europe; elle fut apportée du Pérou, au XVIe siècle. Le _tournesol_ des Latins, _solsequia_, c’est notre _souci_, diminutif ou ébauche de la grande solanée américaine. La forme italienne de _tournesol_ est _girasole_ et l’espagnole, _girasol_: elles rappellent les trois mots grecs ἡλιοτροπιος, ἡλιοτροπιον, ἡλιοπους, dont le dernier désigne particulièrement le souci. Car une fleur bien différente, la _verrucaire_[162], en gréco-français _héliotrope_, tourne aussi selon le soleil ses odorantes fleurs violettes, et il semble qu’ἡλιοτροπιον ait été traduit littéralement en allemand et en hollandais par _sonnenwende_ et _zonnewende_; ces deux langues possèdent, en effet, les formes _sonnenblume_ et _zonnebloem_ qui s’appliquent bien au _soleil_[163]; le suédois dit _solrose_[164]; le danois, _solsikke_; l’anglais, _sunflower_; le polonais, _slonecznic_. Les langues sémitiques ont des expressions pareilles: en arabe _chems_, soleil, et _echchems_, tournesol. [161] En Savoie, dans le Centre et au Canada, _tourne-soleil_.--On trouve dans les dialectes (Centre, Canada), _sourci_, pour _souci_. Les formes les plus anciennes sont la _solcie_, la _soucie_. Sous l’influence de _souci_ (soucier), le mot changea de genre. [162] En ital. et esp.: _verrucaria_ et _verruguera_. C’est l’herbe aux verrues, mais il est préférable de ne pas la confondre avec une autre herbe aux verrues, l’éclaire. [163] Malheureusement le _soleil_ est appelé aussi _héliotrope_ et l’héliotrope, _tournesol_; confusion absurde dont il faut encore accuser le grec,--et dont on trouvera sans doute des traces dans ce paragraphe. Il y a encore un autre nom grec, _hélianthe_. En somme, trois fleurs: le _souci_, la _verrucaire_, le _soleil_, pour leur donner les seuls noms qu’elles puissent porter en français. [164] Et aussi _solblomister_ (fleur soleil). _Coquelicot._ Au latin _papaver_ qui a fourni en français tant de formes singulières, pavot, pavon, papon, paveux, pavoir--le goût populaire substitua en plusieurs régions l’idée de _rouge_, et le latin du moyen âge appelle _rubiola_, la plante que la science qualifie de _papaver rubeum_; cependant l’idée de rouge se fixa sur la crête de coq, puis sur le coq et enfin sur le chant du coq que rendait l’onomatopée _coquelicot_ ou _coquericot_. Cette idée était, d’ailleurs, contenue soit directement, soit par confusion, dans le nom même du _coq_ (latin: _coccum_)[165]; et c’est ainsi que les mêmes syllabes ont pu désigner deux choses aussi différentes qu’une fleurette et le chant d’un oiseau. L’exemple n’est pas unique, puisque la même aventure, mais pour d’autres motifs, est arrivée, comme on sait, au mot _coucou_[166], fleur et oiseau, tous les deux de printemps et de la même heure; on a cru que la fleur naissait pour l’oiseau et pour le nourrir,--c’est une croyance générale que rien dans la création ne saurait être inutile; mais cette fleur ou cette herbe, dédaignées des hommes et des bêtes domestiques, ou ces baies qui mûrissent loin dans les bois, à quoi servent-elles donc? La réponse est écrite dans ces termes: herbe au loup, herbe à la vierge, herbe au diable. Elles servent à Dieu, à ses saints, au diable,--ou au loup; les Arabes disent: ou au chacal; elles servent aux animaux que nous ne voyons pas manger et qui vivent; elles servent aux êtres surnaturels qui descendent pendant les nuits claires et à ceux qui rôdent pendant les nuits sans lune. Outre leurs noms distinctifs, presque toutes les plantes sauvages ont ainsi un surnom qui souvent est commun à des espèces fort différentes; la flore populaire se meut dans l’heureuse imprécision de la poésie et de la nonchalance. [165] Venu lui-même du verbe qui disait le chant du coq: Cucurrire solet Gallus, Gallina gracillat. (_Philomela_, 25.) [166] Et Cuculi cuculant... (_Phil_. 35.) Il ne faut pas s’attendre à retrouver _coquelicot_, ou l’une des formes diverses de cette onomatopée, en dehors du domaine roman: la plus lointaine est le roumain _kukuriek_, et en France même elle s’est partagé les dialectes avec _papaver_. Cependant le coquelicot éveilla aussi, en Angleterre, l’idée de crête de coq et l’on y rencontre _cocks head_, _cock’s comb_, _cockrose_ (écossais). Les langues germaniques se contentent en général de l’expression rose ou fleur des blés qu’elles appliquent, d’ailleurs, avec indifférence, à la fois, au coquelicot et au bleuet. _Renoncule_. _Joubarbe_. _Fumeterre_. La renoncule, connue sous le nom de _bouton d’or_, a reçu dans les langues et les dialectes d’Europe[167] deux séries de noms; les uns la désignent d’après la forme de sa feuille, les autres d’après la couleur de sa fleur. Les noms qui veulent expliquer sa feuille contiennent presque tous l’idée de pied de poule (ou de coq), ou l’idée de patte de grenouille[168], cette dernière idée souvent abrégée en l’idée de grenouille; ceux qui veulent peindre sa fleur, l’idée d’or ou de jaune. [167] Ici et dans plusieurs des paragraphes suivants, nous nous servons de la riche moisson de termes populaires recueillis par M. E. Rolland dans sa _Flore populaire_. Malheureusement, comme il ne traduit pas, une partie de sa nomenclature, dialectes étrangers et «petites langues», est souvent inutilisable dans un travail de sémantique.--Au cours d’une excellente notice sur cette _Flore_, M. Louis Denise avait déjà exprimé le même regret. De même il avait constaté avec soin l’incohérence de la nomenclature populaire: «Les mêmes noms empruntés à des similitudes de couleur, à de grossières ressemblances de port ou de forme, à de prétendues propriétés identiques, s’appliquent indifféremment et dans les mêmes lieux à des plantes de familles très éloignées: l’ellébore est l’_herbe d’enfer_ dans l’Aube, mais en Provence l’_erbo d’infer_; c’est le nénuphar.» (_Polybiblion_, 1897.) [168] On relève, mais moins souvent et pêle-mêle, les termes: pas, pied ou patte de loup, de lion, de corbeau, d’oie, de canard. De cette imprécision inévitable, il n’y a pas à tenir compte. «Pied de poule» se rencontre en letton, _gaila pehdas_; en allemand, _hahnenfuss_; en hollandais, _haanevaet_; en danois, _hanefod_. Le latin _pulli pedem_ a donné à nos dialectes de nombreuses formes dont les types sont _piépou_ et _poupié_; ce dernier mot est devenu le français _pourpier_. La «patte de grenouille» figure dans l’anglo-saxon, _lodewort_ (herbe au crapaud); dans le moyen haut allemand, _froscfusz_, que traduit l’appellation normande, _patte de raine_. La «grenouille» toute seule, c’est le grec βατραχιον; le latin, _ranunculus_[169]; le roumain, _ranunchiu_; le sarde, _erbo de ranas_; l’ancien français, _grenouillette_; le polonais, _zabiniek_[170]. [169] Qui a directement passé en français, en italien, en espagnol, en portugais. Il y a la forme _ranouncles_, en provençal, mais c’est la renoncule d’eau. [170] _Zaba_, grenouille. Le mot s’applique peut-être plutôt à la renoncule d’eau. L’idée de jaune s’exprime en français par _bouton d’or_, _jaunet_, _bassin d’or_, _fleur au beurre_, idées que l’on retrouve dans le suédois et le danois, _smorblomster_ (_smœr_, beurre), dans l’allemand dialectal, _botterblum_ (fleur de beurre), dans l’anglais, _butter-rose_, _golden cup_, _horse-gold_: cette dernière image, qui appelle les fleurs de la renoncule l’_or du cheval_, est particulièrement curieuse. Un dialecte suédois et l’islandais appellent le bouton d’or _fleur du soleil_ (_solœga_ et _soley_): c’est encore l’idée d’or ou de couleur jaune. Ce partage de métaphores est assez fréquent; ainsi la _renouée_, en latin _centinodia_ (herbe aux cent nœuds), porte le même nom (herbe aux nœuds) en anglais, _knot-grass_; en flamand, _knoopgras_; tandis que les langues Scandinaves la dénomment herbe du chemin (danois: _weigraes_; suédois: _trampgraes_). C’est le _plantain_ que les Allemands disent _wegerich_. Cependant Hœfer[171] cite d’après le _De physica_ de S. Hildegarde le mot _weggrass_, le traduit par _traînasse_ et l’identifie au _polygonum aviculare_, lequel est bien la _renouée_. Burbaun[172] traduit _centinodia_ par _wegetritt_. [171] _Histoire de la Botanique_. [172] _Enumeratio plantarum_; Halle, 1721. Une renonculacée est appelée populairement _queue de souris_; c’est aussi le nom que lui ont donné les paysans dans une grande partie de l’Europe: _cola de raton_ (Espagne); _mauseschwans_ (Suisse); _mouse tail_ (Angleterre); _musehale_ (Danemark); _musrumpa_ (Suède); _myszy ogon_ (Pologne); _myschei kvost_ (Russie). Dans _joubarbe_ on retrouve _jovis barba_; c’est la barbe du dieu du tonnerre, parce que cette herbe garantit les maisons du tonnerre, d’après Opilius, qui l’appelle _vesuvium_. Cette idée se rencontre en Allemagne et en Hollande, où la _joubarbe_ est _donderbaert_. Il n’y a pas trace de l’image conservée par le français du XVIe siècle, _patte de cheval_, dans les noms actuels du _populage_ ou _tussilage_, mais l’allemand dit _rosshuf_, sabot de cheval, le hollandais _hoesbladen_, herbe sabot, l’italien _unghia di cavallo_, l’espagnol _una de asno_; c’est le latin officinal _ungula caballina_. Le _fumeterre_, _fumus terrae_, a le même nom en allemand, _erdrauch_ et _eerderoock_. Enfin la petite _serpentaire_ a reçu en Allemagne et en France les mêmes vilains noms[173]. [173] Traductions exactes de _Sacerdotis virilia_ (Hadrianus Junius, _Nomenclator_). _Adonis_. _Nielle_. La _fleur d’Adonis_ n’est plus rougie par le sang du jeune dieu oublié, mais tantôt par celui de Vénus, tantôt par celui de Jésus: _sang de Jésus_, _sang de Vénus_, les deux grandes religions unies une fois de plus dans le geste de cueillir la même fleur. L’idée de sang semble inséparable de cette renonculacée[174] et son nom populaire français, _goutte de sang_, lui est donné en beaucoup de pays. On trouve en Italie _gozze de sangue_ (Vérone), _gioze de sangue_ (Trévise); en Espagne, _gota de sangre_; en Suisse, _bluatstrœfli_ et _blutstrœpfli_; en Carinthie, _bluetstrœpflan_; en Suède, _bloddroppar_. L’idée toute nue de rouge, mais d’une petite chose rouge, encore d’une goutte de pourpre, se rencontre dans l’ancien français _rubitz_; dans le dialectal _rougeotte_ (Vosges); dans l’avignonnais _roubisso_; dans l’anglais _pheasant’s eye_ (œil de faisan) et _rose-a-ruby_ (rouge rubis); dans le sicilien _russulida_ et dans le roumain, _rushcutça_. [174] Son nom grec αργεμονη lui venait de ce qu’elle servait, d’après Dioscoride, à guérir l’αργεμον; l’idée de blanc est contenue dans le nom du mal (ulcère blanc) et non dans celui de la fleur. _Nielle_, c’est la «petite Noire», _nigella_; les Grecs disaient de même μελανθιον et ils disent encore μελαντι. Le français _nielle_ n’a, sans doute, jamais contenu l’idée qui est évidente dans _nigella_; pour la retrouver, il faut aller chercher les formes verbales où la nielle est appelée l’herbe au poivre[175], et voici la _poivrette_, la _piperelle_, les _spezii_, les épices (Parme), l’_alipivre_ (portugais); on trouve en allemand _Schwarz kümmel_, (le carvi noir), mais les langues modernes ont surtout baptisé la nielle d’après sa très vague ressemblance avec des cheveux, de la barbe, de la laine, une toile d’araignée et, rencontre assez curieuse, la _nielle_ et _l’agnelle,_ si différentes sémantiquement, ont fraternisé sur le terrain phonétique: on trouve dans le domaine d’oc, les formes _niella_, _gniella_, _niello_, _aniello_, _aniella_ et, en Piémont, _agnela_. Le vieux français disait _barbute_ et _barbue_; à Parme, c’est comme en Normandie la _barbe de capucin_, _barba de fra_; en Roumanie, la barbe de boyard, _barba boïarului_; en Allemagne, la chevelure de Vénus, _Venushaar_ et, image plus pittoresque, la fille de crin, _braut in haren_; en Angleterre, la barbe blanche, _oldman’s beard_; en Catalogne, _aranyas_, image que se disent nos patois avec _arogne_ et _irogné_ (toile d’araignée). [175] «Graine noire» est le nom de la nielle dans beaucoup de dialectes arabes. _Violette de chien_. _Hépatique_. _Anémone_. Il y a une violette sauvage, très pâle et sans odeur, qui s’appelle dans une grande partie de la France _violette de chien_, c’est-à-dire bonne pour les chiens. Cette expression se retrouve en Wallonie _viyolette de tchin_; en Galicie, _viola de can_; en Allemagne, _hundsveilchen_; en Luxembourg, _honzfeiol_; en Flandre, _hondsvioletten_; en Angleterre, _dog’s violet_; en Suède et en Danemarck, _hundefiol_. Le latin de nomenclature _viola canina_ est la traduction de ces appellations populaires; peut-être cependant l’a-t-il propagée dans quelques langues[176]. [176] Le latin d’officine a certainement eu une très grande influence sur les noms même populaires des plantes; il en a encore. Cela s’explique par les relations des pharmaciens et des cueilleuses de simples. M. E. Rolland a rencontré une de ces femmes connaissant les noms de _toutes_ les plantes de son pays; dans la liste que j’ai vue beaucoup de mots sont des déformations évidentes des noms du Formulaire (Mars 1899). L’_hépatique_ ne semble pas avoir[177] de nom français, et on ne connaît pas son nom populaire latin. Sans qu’on puisse les soupçonner d’avoir littéralement traduit le latin savant _trifolium hepaticum_, les divers dialectes méridionaux lui ont, cependant, donné le nom d’herbe au foie, _erba del fetje_, _d’aou fégé_, _au fedzo_, etc.; en italien, c’est aussi la _fegatella_; en catalan, l’_erba fetgera_; en espagnol, la _higadela_. Les langues germaniques, Scandinaves et slaves constatent la même relation: anglais, _liver-wort_; hollandais, _leverkruid_; allemand, _leberblume_ et _leberkraut_; transylvanien, _liewerkrockt_; islandais, _lifrarurt_; suédois, _lefverrœt_ et _levferblad_; danois, _leverurt_; polonais, _watrobnik_. [177] Le _Nomenclator_ lui donne le nom bizarre de _porcorau_. L’histoire de l’anémone est pareille et tout aussi concluante. Son nom français le plus répandu semble _coquelourde_, où il est peut-être possible de reconnaître _clocca lurida_; du moins l’idée de cloche se retrouve-t-elle clairement dans plusieurs des noms donnés à cette fleur: _clochette_, en certaines parties de la France; _kuhschelle_[178] (clochette de vache) et _osterschelle_ (clochette de Pâques), en Allemagne; _klockenblome_ (fleur à la cloche), aux environs de Brême; _Coventry bells_ (cloches de Coventry), dans le centre de l’Angleterre[179]. Mais il était particulièrement intéressant de savoir si la valeur du mot grec ανεμονη se rencontrait dans les noms véritables de l’anémone ou dans ses surnoms populaires. Or, partout, en Europe, l’anémone est l’herbe au vent, la fleur ou la rose du vent[180]: _erba del vent_ (Gard), _erba de vent_ (Milanais), _erba do vento_ (Galicie), _flor del viento_ (Espagne); c’est, en Allemagne: _windroschen_ (la rose du vent); en Flandre, _windkruid_ (herbe au vent); en Danemarck, _windrose_; en Russie, _wetrezina_, la fleur du vent. [178] Pour le passage de l’idée de cloche (_clocca_) à l’idée de coquille (_concha_), on peut comparer l’allemand _schelle_ (clochette) et l’anglais _shell_ (coquille). De _cloque_ à _coque_ et réciproquement des interpositions sont fort possibles, surtout dans une région de la langue où la transmission des sons n’a jamais été fixée par l’écriture. [179] Ou les _cloches du couvent_. [180] Et même jusque dans le centre de la France et dans la Haute-Marne. _Aubépine_. _Chèvre-feuille_. _Rouge-Gorge_. _Fourmi-lion_. Il est tout simple que l’aubépine (_albispina_), la blanche épine, porte ce même nom en presque toutes les langues, depuis l’italien _biancospino_ jusqu’au danois _hvidtorn_. De même on s’explique assez facilement la fréquence linguistique du chèvrefeuille (ital.: _caprifoglio_; all.: _geissblatt_; holl.: _geitenblad_; dan.: _giedeblad_; suéd.: _getblad_); tous ces noms modernes ne sont peut-être que la traduction de _caprifolium_. Quand le mot latin est très explicite et quand toutes les formes linguistiques sont identiques, l’hypothèse de la traduction est admissible. Les dictionnaires donnent du mot _chèvrefeuille_ cette plaisante interprétation: ainsi appelé parce que les chèvres aiment à brouter ses feuilles. Comme si les chèvres n’aimaient pas à brouter tout ce qui est vert! Le chèvrefeuille, c’est la plante-chèvre, la plante grimpante, tout simplement. Varron appelle _caprea_ la vrille de la vigne et l’italien dit dans le même sens _capreolo_. Le mot latin s’est substitué, sans qu’on en comprenne le sens, aux noms indigènes qui avaient sans doute été faits, comme en Angleterre, avec l’idée de fleur qui a goût de miel, _honey sukkle_, ou celle de lien sauvage, lien des bois, _wood bine_[181]. Il en a peut-être été de même pour le _rouge-gorge_. Dans toutes les autres langues, de l’italien, _pettirosso_, à l’allemand, _rothkehlchen_, au danois, _rotkielke_, au polonais _czerwonogardl_, on soupçonne des mots latins et ces mots nous en avons l’écho dans le vers déjà cité à propos du roitelet: ... _Et rubro pectore Progne_[182]. [181] Ou _bind_. Hadrianus Junius donne plusieurs noms de chèvre-feuille en allemand du XVIe siècle; les uns semblent vouloir dire la nourriture de la chèvre: _speckgilgen_; les autres correspondent bien à la comparaison de la plante avec l’animal qui grimpe: _waldgilgen_. En vieux hollandais son nom est: les chèvres, _gheyten_. [182] «Je regarde ce mot (_Progne_) comme employé ici pour désigner génériquement une famille de petits oiseaux, analogues à ceux qui sont nommés dans le même vers, et spécialement le rouge-gorge qui y est caractérisé très naïvement par ses propres attributs.» _Philomela_, XXXIIe remarque. Cependant, il est fort possible et bien conforme au mécanisme de l’esprit humain que la trouvaille _rouge-gorge_ ou _rodkielke_ soit spontanée dans chacune des langues où on la rencontre. Le vieux français disait: _rubéline_. Mais pour le _fourmi-lion_, aucun doute n’est possible, puisque ce mot n’est que le résultat d’une trop bonne prononciation de l’_l_ mouillée ou d’une mauvaise lecture du mot latin. _Formica-leo_ est, en effet, soit une forme bâtarde calquée sur notre _fourmi-lion_, soit une déformation, par étymologie trop savante, du bas-latin _formiculo_, _formiculonem_, diminutif de _formica_. _Formiculonem_ a donné en français _fourmillon_. Comme l’idée de _fourmi-lion_ se retrouve dans beaucoup de langues d’Europe, son absurdité doit sans doute être mise à la charge des latinisants. L’anglais _ant-lion_, l’allemand _ameiselawe_, le flamand _mierenleeuw_, le danois _myrelove_, le suédois _myrlejon_, le polonais _mrowkolew_ se traduisent tous avec une exactitude singulière par _formica-leo_, mais si _fourmi-lion_ veut bien dire en français «fourmi qui est comme un lion», _ant-lion_ signifie en anglais «lion qui est comme une fourmi», ou «lion qui mange les fourmis», etc.; c’est _lion-ant_ qu’il faudrait pour rendre _formica-leo_. L’idée plaisante que le _fourmi-lion_ est le «lion des fourmis» égaie quelques dictionnaires: que de mal ont pris les grammairiens pour expliquer logiquement les mœurs d’un insecte par une déformation linguistique! _Autres mots_: _Corset_. _Clairon_. _Amadou_. _Navette_. _Béryl_. _Railler_. La formation de métaphores, durables ou passagères, est dominée par un ensemble de lois psychologiques que nous ne pouvons connaître que par la trace qu’elles laissent dans les combinaisons verbales. Ainsi l’idée de petit corps se retrouve dans presque tous les mots qui signifient aujourd’hui _corset_[183], comme Brachet l’a constaté ingénieusement, mais sans analyser le phénomène. Voici, semble-t-il, la marche de cette métaphore qui n’a pu naître qu’avec le costume moderne des femmes, lorsque, l’«ajustement» remplaçant la draperie, la robe dut se partager en deux moitiés, le haut et le bas. Considérée en son ensemble, vide et dressée comme une armure, la robe se compose de la jupe et du buste ou _corps de la jupe_: ensuite toutes les femmes ayant la prétention d’être minces, le corps de la jupe[184] est devenu par courtoisie un petit corps ou corset et il deviendra sans doute un corselet. Dans cet exemple c’est aux lois de l’analogie que l’esprit a obéi; une expression intermédiaire nous le certifie. [183] Angl.: _bodice_; all.: _leibchen_; dan.: _livstykke_; ital.: _corpetto_; etc. [184] _Corps_, pour _corset_, est resté en usage dans beaucoup de provinces, notamment dans le centre (_Glossaire_ de Jaubert). J.-J. Rousseau l’emploie, mais son français est parfois un peu dialectal. Certaines métaphores sont si singulières qu’on hésite même devant l’évidence. Pour identifier plus sûrement les deux mots du provençal, _perna_, qui veulent dire l’un _jambon_ et l’autre _bavolette_, M. Antoine Thomas rappelle fort à propos que de πετασος, chapeau, les Grecs avaient formé πετασων, jambon: «Ce serait un rapport inverse qui aurait fait baptiser _perna_, bavolette, par les Gallo-Romains[185].» Le mot latin _gracilis_[186] avait pris le sens de trompette au son grêle ou clair; c’est exactement notre mot _clairon_. Nous ne pouvons reconnaître dans _amadou_ le sens primitif d’appât, puisque la racine de ce mot est scandinave, mais nous trouvons réunies les deux significations dans l’_esca_ des Latins, dans l’_adescare_ des Italiens, dans l’εναυσμα des Grecs modernes. L’amadou, c’est la nourriture et l’appât du feu[187]. Il y a loin, semble-t-il, de l’idée de navire à celle de navette de tisserand; on serait tenté de séparer les deux mots, si l’italien _navicella_, nacelle, et l’allemand _schiff_, bateau, ne couraient également sur l’eau et sur la trame des métiers. On a déterminé l’origine du mot _briller_; c’est _beryllare_, scintiller comme le béryl[188]. Que ne diraient pas les professeurs de belles-lettres si quelque «décadent» forgeait, briller n’ayant vraiment plus qu’un sens abstrait, _émerauder_ ou _topazer_! Le mot _railler_ a la même origine latine que _raser_ (_radere_, _rasus_, _raticulare_) qui a pris lui-même récemment un sens péjoratif; on trouve en allemand _scheren_, raser, et _scherzen_, railler, en flamand _scheren_, raser, et _scherts_, raillerie. [185] _Essais de Philologie française_, page 350. [186] Qui était devenu _graile_ en ancien français. Le verbe _grailler_, sonner du cor, est resté comme terme de vénerie, mais il a pris d’autre part le sens second et contradictoire de «parler d’une voix enrouée». [187] Les Canadiens ont étendu le sens de _boitte_, appât, au sens de nourriture pour les bestiaux. [188] Et du même _béryl_ vient aussi _bésicles_, anciennement _bericles_ (_Beryenlus_)! _Compter et conter_. _Dessein et Dessin_. _Pupille_. _Prunelle_. On sait avec quel soin les grammairiens distinguent l’un de l’autre _compter_ et _conter_. A les entendre il n’y aurait pas deux mots plus éloignés, malgré leurs sonorités identiques, et il a fallu pour les confondre l’ignorance et la barbarie du moyen âge. Or il se trouve précisément que les deux ne sont qu’un: compter et conter, mot unique né du latin _computare_. Pour l’homme de tous les temps et de tous les climats, _compter_ et _conter_ représentent une seule et même opération; un mot les traduit tous les deux: _énumérer_. Des chiffres ou des faits, on les énumère, on les compte. L’italien et l’espagnol sont d’accord en cela avec l’allemand et avec le danois: _contare_ et _contar_ ont, dans les deux premières langues, la double signification de nos deux mots; en allemand compter, c’est _zahlen_, et conter, _erzalen_; en danois compter, c’est _toele_ et conter, _fortoelle_. Ce _toele_ nous rappelle que l’anglais _tale_ (conter) a eu primitivement la signification de _compter_; il l’a perdue en partie, quand le mot _account_ est entré dans la langue; mais _account_ a gardé, en partie, un peu du sens de _tale_. Il en est de même de notre mot _compte_, malgré tous les grammairiens; dans _compte-rendu d’un livre_, on voit le mot _computare_ au point mort où il ne signifie plus _compte_ et ne veut pas encore dire _conte_. En différenciant les deux mots, la grammaire nous oblige à toutes sortes de petits mensonges, car il nous est réellement impossible parfois de savoir si nous _comptons_ ou si nous _contons_. On ne devrait pas laisser les cuistres toucher à des organismes aussi délicats que le langage: du moins pourra-t-on désormais leur enseigner que les «tropes» sont une branche de la psychologie générale et qu’il faut réfléchir très longtemps avant que d’oser couper en deux morceaux et tailler à arêtes vives un bloc verbal que l’esprit humain laisse volontairement informe. Ils ont opéré la même scission entre _dessin_ et _dessein_ sans s’apercevoir, les pauvres gens, que la langue, incorrigible, recommençait exactement avec le mot _plan_ les mêmes et indispensables confusions sans lesquelles les hommes cesseraient bientôt de se comprendre. Comme le mot _conte_, le mot _dessin_ est unique; le latin _designare_ avait déjà tous les sens concrets et abstraits que comporte l’idée de _dessiner_. Le mot anglais _design_ porte sans peine, avec une légère restriction (_drawing_ lui ayant enlevé quelques-unes de ses nuances), la plupart des significations contenues dans notre double mot; il en est de même en suédois avec _utkast_, en italien avec _disegno_ et dans presque toutes les langues. Bien d’autres mots seraient à noter que les dictionnaires séparent arbitrairement, quoique l’un ne soit que la métaphore de l’autre. _Pupille_ est dans ce cas: qu’il signifie l’orpheline pourvue d’un tuteur ou la prunelle de l’œil, c’est toujours le latin _pupilla_, diminutif de _pupa_, petite fille (_pupata_, de la même famille, a donné _poupée_). La _pupille_ de l’œil, c’est si bien la _fille de l’œil_ que l’expression se retrouve tout entière en portugais où la _pupille_ se dit _menina do olho_. Pareillement la _prunelle_ des haies et la _prunelle_ des yeux ne font qu’un. Le centre de l’œil a été comparé à la petite prune d’un noir bleu ou violacé qui mûrit parfois après les gelées; par une métaphore analogue, mais bien moins jolie et bien moins juste, les Anglais appellent la prunelle de l’œil _eye-apple_ et les Flamands, _oogappel_, la pomme de l’œil. Le polonais qui a le verbe _zrzeniac_, commencer à mûrir, appela _zrzenica_ la prunelle de l’œil; je ne sais dans quel ordre il faut établir les rapports de ces deux mots[189]. [189] L’œil a pu être comparé à un charbon. Se souvenir du latin _pruna_. Un des inconvénients de la liberté prise avec _dessin_, _conte_, _pupille_, _prunelle_ et tels autres mots par les grammairiens, c’est de rendre invisible la métaphore et ainsi d’engrisailler la langue. Séparé de l’idée qu’il représente, _dessein_ n’est plus qu’une de ces abstractions verbales à moitié mortes dès le jour qu’elles sont nées et destinées à disparaître bien avant la langue dont elles ont fait partie. L’abstraction est une des causes de la mort des mots. On voit donc que si le mécanisme de la métaphore est quelquefois mystérieux, ses oscillations n’en sont pas moins assez régulières et que la différence des langues n’implique pas une différence de marche ou de méthode[190]. Méthode, s’il fallait voir dans le choix des images l’influence d’une intelligence volontaire, comme le désire M. Michel Bréal; marche, s’il s’agit le plus souvent, et c’est notre avis, d’associations passives d’idées. Sans doute, quelle que soit la métaphore, son âge ou son habitat, elle a toujours été une création personnelle; ni les mots ni les idées ne peuvent être sérieusement considérés comme le produit naturel de cet être mythique qu’on appelle le Peuple. Pas plus que les contes ou les chansons populaires les mots métaphoriques ne sont une végétation sporadique analogue à la crue matinale des champignons dans les forêts; les contes ont un auteur, les images verbales ont un auteur. Mais le même conte ou le même mot ont pu être créés plusieurs fois et même simultanément; pour les mots nous en avons la certitude par la coexistence des mêmes combinaisons d’images dans des langues très différentes; pour les contes, cela est fort vraisemblable. Je crois que cela revient à dire que tous les cerveaux humains sont des horloges très compliquées et très fragiles, mais toutes construites sur le même plan et douées des mêmes rouages. La banalité de cette conclusion nécessaire me réjouit, car une étude de ce genre doit, pour avoir son intérêt, aboutir, quoique par un chemin détourné et nouveau, à la vieille route royale piétinée par les longues caravanes. [190] On tentera peut-être d’établir des groupes sémantiques comme on a établi des groupes linguistiques. D’après cette étude qui n’est qu’un essai rudimentaire, les groupes se répartiraient ainsi par rapport au français: d’abord l’anglais et l’allemand; ensuite le hollandais (ou flamand), l’italien, le polonais; enfin le suédois, le danois, l’espagnol et le portugais. Les langues sont nommées dans l’ordre de la fréquence de leurs métaphores identiques aux métaphores françaises. Les Anglais et les Allemands seraient de beaucoup, et à peu près au même degré, nos plus proches voisins sémantiques. LE VERS LIBRE I «Si j’étais encore assez jeune et assez osé, je violerais à dessein toutes lois de fantaisie; j’userais des allitérations, des assonances, des fausses rimes, et de tout ce qui me semblerait commode...» Gœthe disait cela en 1831[191], au moment même où les vieilles lois du vers français n’allongeaient leurs bras que pour mieux étreindre la liberté du poète. Victor Hugo désarticulait l’alexandrin, parfois jusqu’à la disgrâce, mais sans briser les liens d’airain qui maintenaient droite sa forme traditionnelle; agrandissant très peu le geste, il ajoutait aux membres des ornements nouveaux et obligatoires: après lui, la césure demeure et les douze syllabes que l’œil compte et que l’oreille cherche; l’entrave inédite est la rime riche. [191] Eckermann, II, 242. Pas plus que Ronsard ou que Malherbe, Hugo n’a modifié essentiellement le vers français. Une telle modification est-elle possible? Si elle est possible, doit-elle se faire dans le sens du vers libre ou dans le sens du vers rythmique, dans le sens de la mélodie ou dans le sens de la mélopée? Jusqu’aux premières tentatives d’il y a dix ans, le vers français n’a jamais cessé (dans les bonnes pages des bons poètes) d’être, de huit, de douze ou de vingt-quatre syllabes, une phrase mélodique, limitée par le nombre même de ses syllabes, et, par cette limite, acquérant une forme précise, une vie individuelle. Ce vers, en son mode type, l’alexandrin, est vieux comme le monde français et comme le monde latin et comme le monde grec, où son nom était l’asclépiade. L’alexandrin est fort antérieur à Alexandre de Bernay et à Lambert li Tors; ces deux grands poètes le rendirent populaire par leur génie à l’heure où l’antiquité enivrait le moyen âge, où Alexandre et Énée, Œdipe et Hélène étaient populaires autant que Berthe et Charlemagne; leur vers est le nôtre: Amer nule puciele | ne degna par amor Les biaux chevax d’Arabe, | les mules de Syrie, Les siglatons d’Espagne, | les pales d’Aumarie. Près d’un siècle avant, le _Voyage de Charlemagne_ avait amusé Paris et l’Ile-de-France; c’est un poème, presque parodique, d’une belle langue et d’une versification sûre: douze syllabes et la césure médiale: Trancherai les halbers | et les helmes gemez Aux mêmes époques, un vers latin était fort usité par les poètes de cloître ou de grand chemin: Plena meridie | lux solis radiat. (ABAILARD) Est lingua gladius | in ore feminae. (Satire goliarde) C’est un des vers familiers à Prudence: Inventor rutili | dux bone luminis et enfin à Horace: Sic Fratres Helenae, lucida sidera. Il est toujours inutile, pour les questions de langue ou de littérature, d’en référer à la Grèce, puisque rien ne nous est venu de là que par l’intermédiaire de Rome; cependant, pour achever cette histoire, il faut donner le patron de l’asclépiade latin: Φαῖσι δἠποτα Λἠδαν ὐακίνθινον. (SAPHO) Si donc il s’agit de rénover «essentiellement» l’alexandrin, il s’agit de briser une tradition aussi vieille que la civilisation occidentale[192], et nous voilà en même temps assez loin de ce que dit trop légèrement Théodore de Banville dans sa Prosodie: «Le vers de douze syllabes, ou vers alexandrin, qui correspond à l’hexamètre des Latins, a été inventé au XIIe siècle par un poète normand...» [192] Voir la note sur le _vers libre latin_ à la fin de ce chapitre. Il ne faut pas citer cela sans correction. L’alexandrin n’a aucun rapport, ni de filiation, ni de parenté, vers syllabique, avec l’hexamètre, vers métrique, disparu avec la métrique latine elle-même, lors de la formation des langues novo-latines, où les mots, trop contractés (_latrocinium_–larcin), se refusent aux jeux savants de la prosodie. Comme la langue française, le vers français est un vers d’origine populaire, c’est-à-dire traditionnelle, et il ne pouvait emprunter au latin que des éléments assimilables à sa propre nature. Dès l’origine il fut fondé sur le nombre et sur la césure; le vers de huit syllabes lui-même, qui se trouve tout fait dans les hymnes de saint Ambroise, est coupé par la césure (_Chanson de Saint Léger_). De ces deux règles absolues la seconde seulement a été niée (à peine) par les romantiques, puis par Verlaine, parnassien de transition. Aujourd’hui un poète, même s’il n’admet pas le vers libre, consent non au vers sans césure (il n’y en a pas), mais au vers à césure variable. La rime est aussi ancienne que le vers français et presque aussi ancienne que le vers latin syllabique; c’est le troisième élément. Dès le XIIe siècle, Benoît de Sainte-More rime très soigneusement, dédaigneux de la simple assonance qui avait déroulé sa musique assourdie le long des laisses de la grande épopée des premiers cycles; au XIIIe siècle, Rutebeuf rime comme Banville, avec autant de virtuosité et de désinvolture. L’affaiblissement de la rime aux deux derniers siècles ne fut qu’un signe de lassitude ou de décadence: le vers classique à rimes pauvres n’est que le produit d’un art anémié et titubant. Après les excès contraires du Parnasse, la rime en ces derniers temps s’est rénovée; elle s’adresse d’abord à l’oreille, admettant ainsi des finales jumelles de son, quoique différentes à l’œil; elle s’affaiblit même volontiers en assonances qui, par leur nouveauté, sonnent parfois plus haut que les vieilles rimes usées au duo prévu. C’est un retour très heureux à la poésie orale. La poésie est faite pour être récitée, comme la musique pour être jouée. Il est certain qu’à l’origine la parole, la musique et la danse concouraient équitablement à la poésie: la danse pourrait être l’origine du rythme. Le type de cette poésie primitive, c’est la ronde. On peut facilement jouir d’une représentation modeste de cet art antique et «intégral», un soir, dans une rue calme du vieux Paris. Des petites filles tournent enchaînées par les mains; elles chantent; elles sautent; elles miment; et, au printemps, l’odeur des acacias se mêle au jeu et tous les sens sont pris et charmés. De ces éléments la poésie en a dédaigné un, tout d’abord, celui qui exigeait du poète des grâces physiques, une éducation spéciale et le concours de plusieurs compagnons. Elle a sans doute été plus longtemps exclusivement fidèle à la musique, mais en séparant, pour ne les rejoindre que dans l’effet produit, deux arts déjà trop perfectionnés pour se confondre. Les trouvères allaient par deux, comme encore les chanteurs des rues (les coutumes se superposent sans se détruire): l’un jouait de quelque viole, l’autre chantait ou psalmodiait. Dans _Aucassin et Nicolette_ il y a une part de chant et, alternée, une part de récitation rédigée en prose. Les vers cessèrent bientôt d’être chantés et même d’être récités; depuis l’imprimerie ils sont composés pour les yeux (hormis les exceptions que l’on sait). Or, le désaccord n’a cessé de s’aggraver entre l’écriture et la parole; l’une est restée à peu près fixe, l’autre s’est modifiée assez profondément par le fatal affaiblissement des voyelles et l’assourdissement prévu des consonnes. Mais on ne lit pas que par les yeux; on lit par les oreilles, on lit avec le souvenir de la parole et surtout les vers auxquels on demande des sensations musicales en même temps que des impressions sentimentales. Peu à peu l’absurdité des rimes pour l’œil a été perçue; des oreilles ont en vain cherché à différencier tels sons masculins, _mer_, de tels sons féminins, _mère_: on a connu que les _e_ muets n’étaient plus (hormis en un petit nombre de circonstances) que la vibration d’une consonne. Dès lors la classification des rimes masculines et féminines apparaissait erronée. En fait, il n’y a plus guère en français qu’une seule catégorie de rimes, les féminines, _replet_, _plaie_; _régale_, _régal_; _seuil_, _feuille_, etc.; les seules rimes masculines sont désormais celles que donnent les mots terminés par une voyelle nasalisée: _ent_, _in_, _on_, _ant_, _oin_, etc.[193],--toutes les autres rimes dites masculines pouvant s’accoupler en parfaite parité de son avec des rimes dites féminines, c’est-à-dire ornées du traditionnel _e_ muet[194]. [193] Ajouter les quelques mots en _ot_, auxquels ne correspondent nulles finales en _oe_ (le vieux français en avait beaucoup), en _oc_, _os_, en _at_, _ac_, _as_, quand la consonne finale n’est pas prononcée; autrement les rimes seraient féminines. [194] Sur un total d’environ trente mille mots français, il n’y aurait qu’un tiers au plus de rimes purement masculines, et encore il faut compter tous les adverbes, tous les participes présents, et tous les mots en _tion_, si laids. II Ce bref résumé de l’histoire de la versification française permettra plus facilement de discuter la théorie du vers libre, de juger si la réforme que l’on propose, et qui a déjà été tentée par deux ou trois poètes contemporains, est dirigée dans le sens traditionnel de la langue et de la poésie de France. Il y a quelques vers libres intercalés dans les poèmes de Victor Hugo: Ce qu’on prend pour un mont est une hydre; Ces arbres sont des bêtes; Ces rocs hurlent avec fureur; Le feu chante; Le sang coule aux veines des marbres. (_Les Contemplations_.) Typographiés, ces cinq vers font trois alexandrins, mais il faut nous méfier de la typographie; elle joue dans l’histoire du vers libre un rôle trop souvent prépondérant. Jadis il ne s’agissait pour un mauvais poète que de couper de la prose toutes les douze syllabes et d’orner les finales de quelconques rimes; aujourd’hui, le hachoir est moins mesuré, et il coupe non plus selon l’arithmétique, mais selon des intentions difficilement appréciables. Nous supposerons donc que tous les vers sur lesquels portera notre critique sont récités et non pas écrits. Dès après cet exemple, on pourrait clore la discussion et dire: le vers libre n’est autre chose que le vers familier romantique. Le poète, qui se croyait tenu à de certaines règles typographiques, s’est dégagé de ces règles et aussi de la rime obligatoire; au lieu de chercher, par la rime, à donner l’illusion qu’il perpétuait la tradition de l’alexandrin, il se libère et d’un usage absurde et du souci de duper l’oreille; maintenant il coupe le vers, non plus au commandement du nombre Douze, mais quand le sens s’y prête, d’accord avec un rythme secret et propre à dire une émotion particulière; s’il use de la rime ou de l’assonance, c’est en vue soit de renforcer le rythme, soit de donner à la pensée une signification plus musicale. On établirait aussi que telles suites de vers libres ne sont que des alexandrins décomposés; on donnerait comme exemples, sinon comme preuves: Car vois | les marbres d’or aux cannelures fines | Sont riches du soleil qui décline, | versant Avec sa joie la soif des vins | qu’elle mûrit; | fragment qui dans l’original forme cinq vers de 2, 10, 9, 10, 4 syllabes; Oui c’est l’orfroi, | ce sont les pourpres constellées | Des rêves orgueilleux comme des nefs | s’inclinent | Ma gloire, à moi, | c’est d’embrasser tes deux genoux | Ramenant vers leur cou | leur tunique défaite, | Protégeant de leurs mains leurs regards aveuglés | Baissent la tête | autour de nous, | silencieux | Tu ris! | faisons un hymne alors qui sonne au large | Ris donc! | disons que toute aurore est dans ta chair. | (_La Clarté de Vie_.) Ainsi Douze, le vieux nombre traditionnel et donc sacré s’impose à ceux même qui le nient et il s’assied à leur foyer, invisible pour eux seuls. M. de Régnier a parfois reçu aussi sa visite secrète et il lui est arrivé, croyant faire des vers libres, de tracer le dessin vague de la strophe de Malherbe et de Lamartine, à condition que l’on ne compte pas certains _e_ muets: A la fontaine où l’eau goutte à goutte pleurait | Avant l’aube et que vinssent les filles de la plaine, | A l’heure où pâlissent les étoiles, | à la fontaine, | Y laver leurs pièces de toiles | et encore: De la maison où l’âtre en cendre | croule en décombres; | Ferme la porte | et que la paix du soir apporte | Son ombre sur ton ombre Et les soirs | apaisés ou tragiques ou calmes | Se reflétaient avec mon âme, | en ton miroir | (_Poèmes_.) Cependant, si, après ces jeux, on venait à conclure que le vers libre n’est une nouveauté qu’en typographie, la conclusion serait injuste. Le vrai vers libre est conçu comme tel, c’est-à-dire comme fragment musical dessiné sur le modèle de son idée émotive, et non plus déterminé par la loi fixe du nombre. Il est certain qu’on essaierait en vain de dépecer cette strophe de M. Vielé-Griffin; elle est solide et souple ainsi qu’une corbeille de jonc. Dans les foins où les fleurs qui meurent Sont douces comme un vain regret; Sous les saules qui pleurent et effleurent L’eau qui dort comme une morte à leurs pieds; Elles vont vers l’automne et babillent Avec des mots de poète: La vie est faite et défaite Comme un bouquet aux mains d’une fille. Ces vers si simples n’ont l’air d’exiger aucun commentaire et ne semblent nés d’aucune théorie; cependant ils diffèrent de ceux que l’on fait apprendre par cœur aux petits enfants. En quoi exactement et qu’en pensent les théoriciens? Voici ce que dit M. Gustave Kahn. Dans l’alexandrin, tel que manié par les maîtres, il n’y a pas de césure fixe; il y a, selon le vers une, deux, trois, quatre césures. Ces deux vers de Racine se coupent ainsi: Oui je viens | dans son temple | adorer | l’Éternel Je viens | selon l’usage | antique | et solennel «Leur unité vraie n’est pas le _nombre_ conventionnel du vers, mais un arrêt simultané du sens et du rythme sur toute fraction organique du vers et de la pensée.» En d’autres termes, le distique est formé de huit petits vers de trois, trois, trois, trois; deux, quatre, deux, quatre syllabes,--le vers étant «un fragment le plus court possible figurant un arrêt de voix et un arrêt de sens». Ces vers minuscules, M. Kahn les appelle des «unités», et il s’agit de les apparenter, de leur donner par des allitérations, des assonances, la cohésion qui en fera des vers véritables, «possédant leur existence propre et intérieure»[195]. [195] Préface des _Premiers Poèmes_. On admettrait cela volontiers, si la première partie du raisonnement ne semblait pas inexacte. En analysant le vers français, M. Kahn confond la déclamation et la versification, et il donne à déclamation une fixité absolument arbitraire, car quelle objection à noter ainsi les vers de Racine: Oui | je viens dans son temple adorer l’Éternel Je viens | selon l’usage antique et solennel Pourquoi détacher chaque membre de phrase? Est-ce que Je viens dans son temple adorer l’Éternel mis pour Je viens adorer l’Éternel dans son temple ne forme pas une phrase «indéchirable», au triple point de vue grammatical, rythmique et sémantique? Et le Oui ici purement proclitique et lié au verbe dont il renforce le sens, «oui--je--viens», par quel moyen lui donnerons-nous une valeur, s’il reste seul, séparé de l’acte qu’il affirme? En somme ce vers n’est qu’un seul mot,-- Oui--je--viens--dans--son--temple--adorer--l’Éternel car il est un vers, et s’il n’était pas un seul mot, il ne serait pas un vers. Et voilà ce qui est le vers: un mot. Dans ce mot de six, huit, douze syllabes, la césure n’est que l’accent inhérent à un mot. L’accent reste fixe ou se déplace selon des règles qui n’ont jamais été étudiées, mais que le poète applique inconsciemment. Dans l’alexandrin ancien, l’accent est toujours en principe à la sixième syllabe; et, si cet accent principal doit être déplacé, si l’affirmation de la pensée exige un temps fort avant ou après la sixième syllabe, cette sixième syllabe garde néanmoins un accent second. Dans le vers classique, ce déplacement n’est pas très rare: Mais vous || qui me parlez | d’une voix menaçante (_Iphigénie_) Vous ne répondez point | mon fils || mon propre fils (_Phèdre_) Il est très fréquent dans le vers romantique, Ils marchaient à côté | l’un de l’autre || des danses Penchés || et s’y versant | dans l’ombre goutte à goutte (_Contemplations_) qui admet jusqu’à deux ou trois accents indépendants de l’accent principal: Qui || des vents ou des cœurs | et le plus sûr || Les vents. (_Contemplations_) De tous les éléments du vers français, la césure fixe est le plus caduc et le moins regrettable; il faut au moins un temps fort sur un mot, sur un mot de douze syllabes, il en faut plusieurs; sur un mot à voyelles variables, comme le vers, il est insensé d’exiger un accent fixe. Beauté des femmes || leur faiblesse || et ces mains pâles (_Verlaine_) Ce vers admirable n’a, à la sixième syllabe, aucun accent ni fort ni moyen; il n’a même que onze syllabes. Le vers de Victor Hugo, qui lui a servi de patron, a bien ses douze syllabes et, en dehors des deux césures après quatre et neuf, un accent très léger, mais que la diction peut fortifier, sur la syllabe traditionnelle: Chair de la femme || argile | idéale || ô merveille. Jusqu’ici, quoique par des principes différents, nous sommes d’accord avec M. Kahn: le vers est un; il ne comporte pas de césure fixe; le rythme doit tendre à faire coïncider ses temps forts avec les temps forts de la pensée. Il est plus facile encore, sans doute, de s’entendre sur la numération. Depuis le XVIIe siècle, la plupart des vers français contenant des _e_ muets sont faux. Reprenons Racine: 11. Il sort. Quel_le_ nouvelle a frappé mon oreille. 11. Au moment où je parle, oh, mortel_le_ pensée. 11. Et des cri_mes_, peut-être inconnus aux enfers. 10. Malheureu_se_! voilà com_me_ tu m’as perdue. (_Phèdre._) 10. Cel_les_ mê_me_ du Parthe et du Scythe indompté. 9. Tou_te_ plei_ne_ du feu de tant _de_ saints prophètes. (_Esther._) Mais Racine écrivait pour les oreilles; son vers est remarquablement plein; la faute de l’_e_ muet est rare dans son œuvre; il voulait douze syllabes et savait les trouver. D’ailleurs de son temps, l’_e_ féminin parlait peut-être encore un peu, surtout dans la déclamation. Victor Hugo: 10. Ils lut_tent_; l’ombre emplit len_te_ment leurs yeux d’ange. 9. El_le_ se sentit mère u_ne_ secon_de_ fois. 9. Sa mè_re_ l’aime, et rit; el_le_ le trou_ve_ beau. 9. La bel_le_ lai_ne_ d’or que _le_ safran jaunit. 10. Les fem_mes_, les songeurs, les sa_ges_, les amants. (_Contemplations_.) Le vers de dix syllabes se rencontre à chaque pas parmi les alexandrins de Hugo; celui de neuf syllabes, çà et là; de même chez Verlaine: 9. Tel_le_ la vieil_le_ mer sous le jeu_ne_ soleil. 10. Sages_se_ d’un Louis Raci_ne_, je t’envie. 10. Sur tes ai_les_ de pierre, ô fol_le_ cathédrale. 10. Des étoi_les_ de sang sur des cuiras_ses_ d’or. (_Sagesse_.) Mais ce qui donne à son alexandrin un ton si nouveau, c’est qu’il est presque toujours incomplet; dans la si belle prière _C’est la fête du blé_, si on laisse de côté la dernière strophe volontairement écrite en vers pleins, sur seize vers il y en a deux de dix syllabes, cinq de douze, et neuf de onze; dans la pièce XVI (_Sagesse_) sur douze vers, il n’y en a que trois de réguliers. L’alexandrin traditionnel n’est qu’une superstition. M. Kahn dit, de l’_e_ muet: «Une autre différence entre la sonorité du vers régulier et du vers nouveau découle de la façon différente dont on y évalue les _e_ muets. Le vers régulier compte l’_e_ à valeur entière, quoiqu’il ne s’y prononce pas tout à fait, sauf à la fin d’un vers. Pour nous qui considérons, non la finale rimée, mais les divers éléments assonancés et allitérés qui constituent le vers, nous n’avons aucune raison de ne pas le considérer comme final de chaque élément et de le scander alors comme à la fin d’un vers régulier. Qu’on veuille bien remarquer que, sauf le cas d’élision, cet élément, l’_e_ muet, ne disparaît jamais même à la fin du vers; on l’entend fort peu, mais on l’entend.» Il a fallu citer ce passage pour montrer combien l’analyse des sons est difficile puisqu’un poète tel que M. Kahn, aussi savant et aussi réfléchi, y échoue complètement. L’_e_ muet à la fin du vers, «on l’entend fort peu, mais on l’entend». En effet,--et on l’entend même, nous l’avons expliqué plus haut, quand il n’est pas figuré; on l’entend dans _mol_, dans _seuil_, dans _trésor_, dans _impair_, dans _nef_, dans _jamais_, dans _désir_, etc.,--mots identiques pour la prononciation finale à: _molle_, _feuille_, _encore_, _impaire_, _greffe_, _ivraie_, _désire_, etc. Si, selon le système de M. Kahn, on décompose le vers en éléments, chaque élément terminé par une muette perdra une syllabe. Il n’y a point de prononciation intermédiaire, quant au son, entre _eu_ et _e_ (nul); les différences sont d’intensité, en hauteur ou en durée. L’_e_ muet, qu’il faut appeler féminin, se prononce après ou avant certains groupes de consonnes contenant une liquide ou une sifflante: les prêtres frivoles,--et encore à condition que la récitation soit oratoire et non familière. Nul dans: lettre, il est marqué dans: lettre patente. Quelques autres exceptions sont admissibles, par exemple pour les monosyllabes, _de_, _ne_, _je_, etc.,--mais seulement s’ils précèdent ou suivent une voyelle atone; si deux de ces monosyllabes se suivent l’une des muettes disparaît: je _le_ veux. Il en est de notre _e_ muet actuel comme de celui qu’on rencontre en certains mots de l’ancien français, virg_e_ne, ang_e_le, apost_e_les, an_e_me, vierge, ange, apôtre, âme, dont la valeur était purement étymologique et qui ne se prononçait jamais, tandis que l’_e_ féminin qui ne se prononçait pas à la fin du vers ou à la césure se prononçait en position: 1 2 3 4 5 6 Sains Andrieu li Apost_eles_ | li ot raison aprise (_Chanson d’Antioche_) 1 2 3 4 Filz, la toe an_eme_ | seit el ciel absolude (_Chanson de Saint Alexis_) Toute cette partie de sa rythmique, que M. Kahn emprunte à l’ancienne versification, est donc erronée; mais cette erreur, dans le vers libre, n’est pas essentielle. S’il nous est égal que les alexandrins de Verlaine n’aient que onze syllabes, nous accepterons volontiers qu’un vers que M. Kahn compte pour vingt-et-une ou même peut-être vingt-deux syllabes (dont quelques-unes très faibles) n’en ait en réalité que dix-huit: 6 5 4 Dans les épithalames | les forêts de piques | et les cavales 3 | dans l’arène. Il est même, les muettes rayées, fort curieusement combiné, ce vers, avec ses groupes en nombres décroissants, six, cinq, quatre, trois, et bien conforme aux principes que le poète s’est à lui-même posés. M. Henri de Régnier, malgré qu’il aime les mourantes muettes, oublie aussi leur existence, parfois, car est-il bien sûr qu’en écrivant: Qu’ils portent en grappes aux pans de leur robe écarlate il ait voulu un vers de quatorze syllabes? Dans la pièce V du _Fol Automne_[196], les vers, nominalement de treize syllabes (presque tous) n’en ont que douze et souvent moins. Cela ne choque pourtant aucune oreille musicale, puisque nous sommes, depuis plusieurs siècles, accoutumés à ces brisures du rythme. Mais le vers de M. de Régnier, même s’il a un air de «vers libre», demeure, avec des innovations purement musicales, le vers syllabique: après Verlaine, nul liseur de vers ne peut chez lui se trouver dépaysé. Il en advient tout différemment chez M. Vielé-Griffin et chez M. Kahn; l’un semble être parti du vers romantique familier, à rejet et à césure variable pour aboutir à un système complexe de rythmes entrecroisés; l’autre, M. Kahn, imagina le système que nous avons indiqué et dont nous avons critiqué le principe. Admettons-le, cependant, mais pourvu qu’il s’agisse des vers de M. Kahn, et seuls, car il serait malhonnête de juger une œuvre d’après les règles qui n’ont pas guidé son élaboration. [196] _Poèmes anciens et romanesques_. III Il s’agit donc de savoir comment M. Kahn groupe les périodes de pensée musicale qu’il appelle les éléments du vers. Nous avons déjà le vers à nombre décroissant. En voici un à trois éléments égaux: Les allégresses | ô sœurs si pâles | s’appellent et meurent. Un autre, formé encore de trois éléments, six, quatre et quatre, ce qui donne l’impression d’un alexandrin à deux accents prolongé comme par un geste qui se maintient. Les Tigres si lointains | qu’ils en sont doux | aux bras d’Assur. Dix-sept syllabes bien unies peuvent faire un vers qui réponde encore à la définition: n’être qu’un seul mot: Dans les brassées d’épis joyeux et les tapis de fleurs lumineuses. Mais il est imprudent de dépasser seize syllabes (non compris les muettes): Ni les épouses de tes vizirs | qui s’entr’ouvrent sous tes regards Encore ce vers n’est-il que l’accouplement de deux vers de 8 syllabes. Celui-ci est d’un rythme plus savant (trois, quatre, trois, six): Aux margelles des puits profonds qui s’ignorent en ses yeux inconnus (_Chansons d’amant_) En groupe, le vers libre de M. Kahn apparaît surtout tel que libéré de la tyrannie du nombre symétrique. Il serait puéril alors de vouloir compter les syllabes. Nous sommes en présence d’une phrase coupée en fragments analytiques plutôt même que rythmiques. Ces vers sont régis par le mouvement intérieur de la pensée, et non plus par un mouvement extérieur et imposé d’avance. L’alexandrin s’allonge et s’accourcit selon que l’idée a besoin d’ampleur ou de resserrement et le rejet, comme un rejeton de rosier planté en bonne terre, pousse et verdoie selon sa vie propre: l’allitération et les assonances internes ou finales rejoignent les deux vies et les parent de leurs feuillages. Ou bien ce sera un rythme dont les brisures multipliées sembleront à merveille adoptées à une idée de légèreté et de grâce: L’universel baiser court sur les hautes tiges comme un menu vol de papillons, tendresse brève, espoir long sur la plaine humaine voltigent coquelicots, pivoines, pavots, l’heur est léger, longue est la peine mais partout partent les pollens pour de futurs étés toujours beaux. C’est là un art agréable, mais ce mouvement est-il vraiment nouveau dans la versification française? N’est-ce pas refaire en libre ébauche ce qui fut déjà strictement dessiné? Trop strictement, peut-on répondre, et nous voulons rendre les estampes non pas moins nettes, mais plus claires et qu’entre les traits noirs se joue plus de soleil, et aussi que les traits soient un peu tremblés comme, fabriquées par la nature, les feuilles sont découpées, quoique uniformes, selon un tel caprice, que l’on ne vit jamais deux feuilles pareilles. Peut-être, mais il reste contre les vers libres (les vers trop libres) de M. Kahn une objection que M. Kahn nous expose lui-même, sans s’en douter et sans en avoir l’air, c’est que ses vers réguliers (ou qui le semblent) sont meilleurs que les autres. En tous il y a une grande richesse d’images, la preuve d’une réelle force de création, des variations heureuses sur des thèmes variés, et le souci de rendre sa pensée poétique à la fois comme spectacle et comme musique; les images chantent et les musiques se dessinent. Cela est assez particulier dans la poésie contemporaine. Mais, pour atteindre cette harmonie complexe, M. Kahn use d’une trop grande discontinuité de rythmes, et parfois cela blesse. Les airs commencés ne sont jamais finis. A peine s’est-on laissé aller à un bercement, que l’on se réveille secoué par une brusque volte du mouvement; cette discontinuité du rythme entraîne la discontinuité du ton: il y a tangage et il y a roulis. Quand ces heurts nous sont épargnés, aucune des objections qui se lèvent à l’arrivée des vers libres ne sont plus valables. Si un vers défaille et manque d’une ou de deux syllabes, si tel autre dépasse le nombre qui donne au poème son allure, la marche du rythme emporte ces récalcitrants dans sa procession. C’est la foule qui entraîne d’un pas égal le boiteux et le géant; les disparates se fondent dans l’unité. Je crois que l’art suprême est de donner des illusions d’harmonie. Au lieu d’attirer l’attention sur des discontinuités même voulues et nécessaires, il faut les voiler et les rendre invisibles au premier coup d’œil; que la note en discord aille par des harmoniques imperceptibles s’absorber dans l’accord des notes fondamentales. Voici une strophe, ou une laisse, qui fera comprendre qu’un vers de neuf, de dix, de onze syllabes peut s’apparier, sans briser le rythme, avec une pluralité d’alexandrins: Ils virent les pins sévères de la mélancolie barrer les blancheurs septentrionales. Ils virent les nefs dorées s’amarrer à l’aval du pont où veillent les statues de saints, puis ils virent l’eau couler et les hommes passer, dans les chaudes clairières, sous le soleil d’été les fées et les lutins qui leur baisaient les seins, et ils entendirent le cor enchanté par les forêts en source et les fleurs des taillis. Il faut estimer que tous les vers de cette laisse sont de même _nombre_; il ne faut plus, ici moins que jamais, compter les syllabes, il faut les nombrer. Des deux premiers vers, le plus _long_, si l’on nombrait avec une précision chimique, serait peut-être le second. Même observation pour: Des torses de vaincus, fixés avec des chaînes au socle de la statue pyramidale. et pour: On eût dit que chantaient flûtes et violons sur la largeur douce de la plaine. C’est là un résultat et, en définitive, un gain. La rime est traitée avec sagesse. L’on voit volontiers accouplées ces sonorités identiques, hier ennemies, _cuir_--_buires_, _roi_--_voix_--_joie_ au mépris de la vaine habitude des yeux; des assonances fort délicates, telles que: _ciel_--_hirondelle_, _quête_--_verte_, _guimpe_--_limbe_; d’agréables rimes intérieures qui rappellent, avec beaucoup plus d’art, les jeux des poètes latins du XIIIe siècle: O Méditerranée, salut; voici Protée qui lève de tes vagues son front couronné d’algues. Qu’elle devient discrète, la vieille rime tyrannique qui faisait sonner son bâton sur les dalles comme un suisse de cathédrale! Si discrète qu’il faut la chercher, redevenue fleur, sous le feuillage des mots. Il ne suffit pas d’avoir de bons sentiments, un cœur doux et d’aimer bien sa tendre amie, pour écrire de bons vers libres; il faut aussi beaucoup de talent et même beaucoup de science. Il est improbable que le commun des poètes s’approprie les secrets de cet art aussi facilement que les procédés parnassiens; mais, quels que soient l’avenir et la destinée de cette poétique, il reste que par Moréas, Gustave Kahn, Vielé-Griffin, Verhaeren, Henri de Régnier (car les recherches et les résultats furent parallèles) un vers plus libre est possible en France et, avec ce vers, des laisses d’aspect nouveau, et avec ces laisses, des poèmes assez différents, en ce qu’ils ont d’acceptable et de très bon, pour justifier des espoirs qui n’avaient paru d’abord que d’obscurs désirs. NOTE SUR UN VERS LIBRE LATIN Vers le neuvième siècle, en même temps que le vers latin, de mélodique, se faisait syllabique, la prose oratoire subissait la même transformation, les syllabes aiguës étant devenues les syllabes fortes. La prose rythmique et la poésie syllabique ont la même origine et sans doute le même âge. La prose rythmique tient à la fois de la prose et du vers; c’est ce que nous dit l’auteur d’une ancienne _Vie de Saint-Wulfram_: elle tend à quelque similitude avec la douce cadence du vers, _ad quamdam tinuli rhythmi similitudinem_[197]; elle ne se compose pas absolument de vers, puisque ses vers ou versets n’ont pas un nombre fixe d’accents; elle n’est point de la prose pure, puisque l’accent y joue un rôle sans doute prépondérant, quoique obscur. La rime ou l’assonance achèvent de la différencier d’avec la prose ordinaire. Ses éléments sont donc, je ne dis pas, _le_ vers libre, mais _un_ vers libre. [197] Édélestant du Méril, _Latina quæ medium per ævum carmina_, etc.; Evreux, 1847; p. 62. Le début du _Speculum humanæ Salvationis_ est un exemple de ce vers libre latin, mais fort médiocre; il ne tient plus que par la rime, qui est lourde et banale; ce sont des versets dont la nudité est vraiment sans aucun mystère; les accents sont difficiles à situer et le rythme est nul: c’est loin de toute poésie. La _Vie de Saint-Chef_[198] a plus de mouvement: [198] Loc. cit.--Chef ou Cherf est Theodoricus ou Teudericus. Dans le passage que nous citons, il s’agit d’abord de saint Remi. _Cujus tunc temporis candidissima fama, Famosissima claritudo, Clarissima miraculorum coruscatio, Non solum vicina quaeque loca, Verum etiam totius Europae terminos Adusque Oceani limbos Illustrabat._ Il serait encore assez laborieux de compter les accents en ces phrases mal déterminées; cependant on se sent en présence de vers évidents. Mabillon a recueilli une curieuse pièce rythmique. C’est une description de Vérone, écrite au temps où Pépin, fils de Charlemagne, était roi des Lombards[199]. [199] Mabillon, _Vetera Analecta_, 1675, t. I. _Magna et praeclara pollet urbs haec in Italia, In partibus Venetiarum, Ut docet Hidorus, Quae Verona vocitatur olim antiquitus. Per quadrum est compaginata, Murificata firmiter, Quadraginta et octo turres praefulgent per circuitum: Ex quibus octo sunt excelsae, Quae eminent omnibus..._ Là encore l’intention rythmique est très sensible et nul ne confondra un poème de ce ton avec de la prose pure. Mais le véritable vers libre latin doit être cherché dans la séquence. Selon la définition de M. Léon Gautier la séquence est une prose divisée en périodes ou phrases musicales[200]. Or il semble que le vers nouveau, le vers libre, peut aussi se dire tout simplement: une période musicale; et cette période, demeurant liée harmoniquement à toutes les autres périodes du poème, doit cependant pouvoir en être séparée et alors vivre d’une vie propre, une, absolue. En un tel système le nombre des syllabes accentuées n’est déterminé que par le pouvoir auditif d’une oreille: au delà d’un certain nombre de syllabes, il n’y a plus de vers, parce que l’oreille ne sait plus les placer instantanément. Tout vers pour lequel il y a des doutes sur la place des accents n’est pas un vers; ou est un mauvais vers; ou est un vers qui ne prendra sa forme et sa valeur que lorsque cette place aura été, par l’étude ou par la diction, nettement déterminée. [200] Œuvres d’Adam de Saint-Victor; 1re édition.--Nous avons étudié la séquence avec quelque détail, mais surtout au point de vue littéraire, dans le _Latin mystique_, chapitres VII et VIII. Les vers des séquences ne paraissent pas toujours d’excellents vers; c’est que la rythmique en est difficile et que, composées pour ou sur de la musique, elles boitent sans cet appui. Il faut cependant les comprendre et les aimer telles qu’elles sont et selon leur écriture tronquée. Même sans la musique le _Victimae pascali laudes_ est un admirable poème en vers libres. Ce vers latin, ce vers des séquences, presque sans rime, a un nombre variable de syllabes, d’accents; comme il diffère de l’idée que nous pouvons nous faire d’un vers latin, français, ou allemand[201], il faut bien lui donner un nom nouveau et admettre qu’à la suite du vers mélodique et en même temps que le vers syllabique il y eut en latin un vers libre. Quoique nous ne le comprenions pas très bien, il existe; il fut cultivé pendant trois ou quatre siècles; il satisfaisait les oreilles délicates accoutumées aux nuances du chant neumatique; il se chantait d’abord, mais il se lisait, puisqu’on en faisait des recueils en le séparant de sa mélodie. Qu’un tel vers nous paraisse plus près de la prose qu’il n’y est en vérité, cela vient sans doute de notre ignorance; mais aujourd’hui même et s’il s’agit de notre littérature, il semble plus facile de sentir que de définir la nuance qui sépare tels vers libres de telle prose rythmique. [201] Cependant l’influence des chants populaires allemands est possible. Voir l’_Histoire de l’Ecole de Chant de Saint-Gall_, par le P. Schubiger; Paris, 1865. A vrai dire, M. Léon Gautier a expliqué le vers des séquences par le parallélisme syllabique; la séquence se compose d’une préface d’un vers, d’une finale d’un vers, et d’un nombre illimité de vers simples ou redoublés, vers appelés alors _versiculi_ ou _clausulæ_. Mais ceci nous donne le mécanisme de la séquence et non l’essence du vers. D’ailleurs la prose rythmique autre que la séquence échappe à cette définition. Dans la séquence quand les _clausulæ_ sont doubles, la seconde est calquée sur la première: cela donne une strophe très élémentaire. Quant au nombre des syllabes, d’une clausule à l’autre, il varie de quatre ou cinq à vingt-cinq syllabes et même davantage. Il en est de même dans la prose rythmique, où un certain parallélisme syllabique ou d’accent se laisse aussi parfois deviner; à cela s’ajoutent la rime ou l’assonance, extérieures ou intérieures, parfois l’allitération. Ce qu’il y a de permanent dans ce vers n’est pas caractéristique du vers même; ce qu’il comporte d’accidents ou d’ornements pourrait plutôt servir de point de départ pour une définition, mais esthétique et non prosodique. Donc maintenons, quoique inexacte ou peut-être absurde, l’expression: vers libre. Vers libre: je ne prétends ni à une assimilation ni même à une comparaison entre le vers de l’école de Saint-Gall et le vers d’aujourd’hui, quoique l’un comme l’autre soient obscurs. J’ai seulement voulu montrer qu’à huit siècles de distance on retrouve, en des circonstances peu analogues, la présence d’un vers qui souffre mal l’analyse prosodique, et qui est essentiellement différent de toutes les formes du vers, latines ou françaises. Si le vers des séquentiaires fut légitime, le nôtre n’a pas des droits moindres, car sa valeur esthétique est très souvent supérieure. LE VERS POPULAIRE Il y a dans les traditions littéraires un double fleuve. Le premier coule à découvert; le second, occulte, fut jusqu’en ces dernières années insoupçonné. Ces deux littératures roulent sur le même fond de sable: l’homme et ses vieux malheurs; très souvent, ils s’en vont, parallèles, l’un à fleur de terre, l’autre dedans,--portant au même but, le définitif oubli, d’identiques barques. Voici un antique sujet «à mettre en vers»: _Héro et Léandre_. Ovide le broda, et Musée, et d’autres, et hier encore, _sans aucun doute_, tel poète. Or, en même temps qu’Ovide, en même temps que Musée, en même temps, _sans aucun doute_, que tel poète d’aujourd’hui,--un rapsode inconnu, ignorant Ovide, Musée et tout ce qui est écrit, puisant dans une tradition strictement _orale_, chantait, lui aussi, mais pour un autre public, «Héro et Léandre». Allez en France, allez en Flandre, en Allemagne ou en Suède, priez la vieille qui tricote ou la jeune fille qui bêche de vous chanter «l’histoire de l’amoureux qui se noya en nageant vers sa belle, l’histoire où il y a une tour et dans la tour un flambeau»: si elle daigne ou si elle ose, la vieille ou la jeune vous chantera, version flamande[202]: [202] _Recueil de Chansons populaires_, par E. Rolland. Paris, 1883-1890, 6 vol. in-8. «Ils étaient deux enfants de roi, ils s’aimaient si tendrement. Ils ne pouvaient se rejoindre. L’eau était trop profonde. Que fit-elle? Elle alluma trois flambeaux, le soir, quand le jour eut disparu. --«O mon ami, viens, viens et nage vers moi! Ainsi fit le fils du roi, il était jeune. «Une vieille femme le vit, bien mauvaise mégère. Elle alla souffler les lumières et le jeune brave fut noyé.--O mère, mère chérie, ma tête me fait si mal, laissez-moi aller me promener quelque temps, me promener le long de la mer. --«O fille, ma fille chérie, seule tu n’iras point là, mais éveille ta jeune sœur, qu’elle aille se promener avec toi.--O mère, ma jeune sœur est encore une si jeune enfant, elle cueille toutes les fleurs qu’elle trouve sur le chemin. «Elle cueille toutes les fleurs, elle laisse les feuilles. Alors, les gens se plaignent et disent: voilà ce qu’ont fait les enfants du roi!--O fille, ô ma fille chérie, seule tu n’iras point là, mais éveille ton plus jeune frère, qu’il aille se promener avec toi. --«O mère, mon jeune frère est encore un si jeune enfant! Il court après tous les oiseaux qu’il trouve sur son chemin.--La mère alla à l’église, la fille se mit en chemin, jusqu’à ce que, au bord de l’eau, un pêcheur, le pêcheur de son père elle trouva. --«O pêcheur, dit-elle, pêcheur, pêcheur de mon père, pêche donc une fois pour moi, tu en seras récompensé.--Il jeta ses filets dans l’eau, les plombs touchaient le fond. En un instant, il pêcha le fils du roi, il était jeune. --«Que retira-t-elle de sa main? Une bague d’or rouge.--Prends, dit-elle, brave pêcheur, cette bague d’or rouge.--Alors, elle prit son amant dans ses bras et le baisa à la bouche.--O bouche, si tu pouvais parler, ô cœur, si tu étais en vie! «Elle retint son amant dans ses bras et sauta avec lui dans la mer.--Adieu, dit-elle, beau monde, vous ne me reverrez plus. Adieu, ô mes père et mère, adieu tous mes amis, je m’en vais au ciel.» Une telle ballade ne provient ni des latins, ni des grecs, ni des poètes d’académie, ni d’aucune littérature écrite; l’art en est très spécial, si spécial que nul poète, même un poète allemand, n’en pourrait faire un pastiche acceptable. La ballade de _Lénore_ si médiocrement sentimentale chez Burger, se révèle, au contraire, dans sa forme orale, telle qu’une admirable vision fantastique; et _le Plongeur_,--une des plus populaires des chansons connues, comme il y a loin de celle de Schiller, qu’apprennent les écoliers, à celles que chantent les vieilles «le soir à la chandelle»! Une poésie non écrite doit avoir des règles de versification toutes différentes des règles de la poésie littéraire, naguère admises sans révolte, aujourd’hui, il est vrai, presque démodées. Le vers populaire français est un vers syllabique. Les plus communs comportent quatre, cinq, six, sept, huit, dix syllabes: (4) La belle Hélène (6) Dans la mer est tombée... (5) Il n’a pas vaillant La fleur d’une épine... (5) Tu n’es plus fillette A l’âge de quinze ans... (6) Tambour, joli tambour, Donne-moi ta fleur de rose... (7) Il la mène sous une ente. Oh! qui graine sans fleurir. Quand ils furent sous cette ente: --C’est ici qu’il faut mourir! (8) Le Rossignol prend sa volée, (7) Au château d’Amour s’en va. (8) J’ai vu passer la belle Hélène Qui paît ses moutons dans la plaine. (10) J’ai bien aussi des châteaux par douzaines Et sur la mer deux ou trois cents navires. C’est une question de savoir s’il ne faut pas considérer comme ne faisant qu’un vers ou deux vers les strophes ou couplets composés de deux ou de quatre petits vers. M. Doncieux dans ses savantes études critiques[203] sur la chanson populaire va jusqu’à ne considérer que comme un couplet de deux vers, la suite de quatre vers de huit syllabes, dont deux sans rimes. Il a restitué ainsi un curieux _chant monorime de la Passion_: [203] Publiées dans _Mélusine_; la dernière est de février 1899. La passion du doux Jésus, | qu’est moult triste et dolente, Écoutez-la, petits et grands, | s’il vous plaît de l’entendre. L’hiatus n’est jamais évité; très souvent des liaisons inattendues le suppriment: Mon bon ami de cœur S’en va-t-aller en guerre... Le rejet est inconnu: la répétition le remplace, soit formée d’un mot, soit d’un vers entier: _Beau pommier, beau pommier_ Aussi chargé de fleurs, Que mon cœur l’est d’amour... Ces vers ne sont strictement rimés que par hasard: Vous avez pâle _mine_, Je vois à vos jolis yeux bleus Que l’amour vous _domine_, L’assonance remplace la rime. Va me porter cette _lettre_ A ma mie qui est _seulette_... J’ai laissé tomber mon _panier_, Un beau monsieur l’a _ramassé_. _Montagne_ et _langage_ sont des assonances; _serpe_ et _veste_; _chèvre_ et _mère_; _souci_, _jalousie_; _logis_, _famille_; _mise_, _mille_; _ville_, _fille_; _noces_, _homme_; _morte_, _folle_; _gorge_, _rose_; _œuf_, _pleut_, etc. On rencontre des pièces entières sans rime, ni assonance, ainsi la ballade qui commence ainsi: J’ai fait l’amour sept ans, Sept ans sans en rien dire, O beau rossignolet, J’ai fait l’amour sept ans, Sept ans sans en rien dire. On voit cependant que, dans ce cas, la répétition y supplée. La synérèse se rencontre à chaque instant: quand une syllabe muette gêne pour la mesure, on la laisse tomber dans la prononciation; (6) Il ne faut qu’un _pe_tit vent (6) Pour envoler les fleurs... (8) El_le_ fait l’hiver, el_le_ fait l’été (6) Sous le pli de sa mante... (8) El_le_ fait le rossignol chanter (6) A minuit dans sa chambre (8) El_le_ fait la terre reverdir (6) Sous ses pieds, quand el_le_ danse... (5) Gentil co_que_licot Mesdames (5) Gentil co_que_licot Nouveau (Les syllabes soulignées ne comptent pas dans la mesure du vers.) Si le vers manque d’une syllabe on y supplée: J’irai me plaindre J’irai me plaindre (6) Au duc de Bourbon (_duque_) Mais de par la musique ces trois derniers petits vers n’en forment en réalité qu’un seul de 15 syllabes: J’irai me plaindre, j’irai me plaindre au duque de Bourbon[204]. [204] Voir plus haut le chapitre sur le vers libre. La chanson populaire et la ronde justifient assurément les vers de 13, 14, 15 syllabes et plus. Je consigne ici ce rapprochement qui m’avait échappé tout d’abord. Je crois que l’on peut noter, d’après les derniers vers cités, deux rythmes particuliers dans la poésie populaire, l’un binaire, rythme de marche, l’autre ternaire, rythme de danse: El_le_ fait || l’hiver || el_le_ fait || l’été Dans le pli || de sa mante. En général, le vers populaire est très fortement scandé, et garde, même sans musique, une allure de chant: Je voudrais || que la rose Fût encore || au rosier... Ma mè || re j’ai || une au || tre sœur, Une au || tre sœur || qu’est tant jolie... Les strophes ou couplets varient de un jusqu’à huit vers, le refrain y joue un grand rôle, mais c’est une étude trop spéciale, trop intimement liée à la musique des chansons pour qu’il soit possible de l’introduire ici: au premier abord, la question paraît inextricable de savoir si paroles et musiques sont nées ensemble, si la musique, dans tel ou tel cas, a été faite pour les paroles, ou les paroles pour la musique. La poésie populaire est le pays de la licence, de toutes les licences: on pourrait même dire que la licence est la seule vraie règle de sa versification. Nous venons de parler de la synérèse, qui est fondamentale: en voici bien d’autres. Vous rencontrerez des formes verbales,--déformations exigées par l’assonance, en des chansons monorimes, aussi étranges que: je _cherchis_, je me _couchis_, il _s’endorma_, il _vena_: _J’ai descendu_ dans mon jardin _Cueillire_ la lavande... Je prends mon échalette (_échelle_), Mon panier sous mon bras. M’en vais de branche en branche, Les plus belles, je _cueillas_... Il la prit par sa main blanche, Dans son jardin la _menit_... Vous avez la main _teindue_ (_teinte_) De couleur de violette... Ce n’est pas d’un effet bien désagréable. Un tel procédé se retrouve dans l’ancienne poésie italienne. Dante, notamment, n’écrit-il pas, en vue de la rime: _dolve_ pour _dolse_; _vui_ pour _voi_; _morisse_ pour _morissi_; _soso_ pour _suso_; _diede_ pour _diedi_; _lome_ pour _lume_, etc. Pas désagréable, non plus, l’emploi de certains mots désuets ou forgés: Le premier mois de l’année, Que me donnerez-vous, ma mie? --Une _perdrisolle_ (perdrix), Qui va, qui vient, qui vole Qui vole dans les bois... Il l’envoyait au bois Cueillire la _noisille_ (noisette)... Il fait virer les _ouailles_ Quand elles sont dans le blé... A toutes les _virées_ Demande à m’embrasser... et dans la jolie ronde _Quand Byron voulut danser_: Son chapeau fit apporter, Son chapeau en _clabot_... Certaines de ces déformations sont exquises: telle la féminisation du mot _cœur_: Dors-tu, _cœure_ mignonne, Dors-tu, _cœure_ jolie? Des expressions qui semblent de terribles lieux communs reviennent avec insistance; il faut les comprendre: Dans la bouche des filles, mon cœur _volage_, mon cœur _en gage_, mon _avantage_, etc., sont toujours un euphémisme pour un mot trop clair et devenu trop brutal, que le vieux français traitait avec moins de réserve. Ce système, d’une simplicité toute barbare et primitive, peut aboutir à des effets remarquables de rythme, de pas marqué, de mouvement fortement scandé; il est assez rare qu’une harmonie bien notoire de diction puisse en sortir. D’ailleurs, presque tout ce qui, de la chanson populaire, arrive au jour, se compose de fragments informes, pleins de trous, de grossiers rafistolages; il n’y a, en langue française, du moins, que très peu de ces ballades entièrement belles et sans bavures[205]. Quelques-unes sont d’une étrange obscurité et l’on s’étonne que la mémoire les garde aussi fidèlement. En voici une de ce genre qui est fort agréable: [205] C’est à quoi veut remédier M. G. Doncieux en établissant, au moyen de versions et de variantes, un texte critique et, en somme, très vraisemblable, des chansons populaires. Mon père a fait faire un étang, _C’est le vent qui va frivolant_, Il est petit, il n’est pas grand, _C’est le vent qui vole, qui frivole, C’est le vent qui va frivolant_. Il est petit, il n’est pas grand, Trois canards blancs s’y vont baignant. Trois canards blancs s’y vont baignant, Le fils du roi les va chassant. Le fils du roi les va chassant Avec un p’tit fusil d’argent. Avec un p’tit fusil d’argent Tira sur celui de devant. Tira sur celui de devant, Visa le noir, tua le blanc. Visa le noir, tua le blanc, O fils du roi, qu’tu es méchant, O fils du roi, qu’tu es méchant, D’avoir tué mon canard blanc. D’avoir tué mon canard blanc, Après la plume vint le sang. Après la plume vint le sang, Après le sang l’or et l’argent. Après le sang l’or et l’argent, _C’est le vent qui va frivolant_. Après le sang, l’or et l’argent, _C’est le vent qui vole, qui frivole, C’est le vent qui va frivolant_. Celle-ci peut passer pour une des plus charmantes. Elle appartient au cycle de _La fille qui fait trois jours la morte pour son honneur garder_: Où sont les rosiers blancs, La belle s’y promène, Blanche comme la neige, Belle comme le jour, A qui trois capitaines Ont voulu faire l’amour. Le plus jeune des trois La prit par sa main blanche: --Soupez, soupez la belle, Ayez bon appétit, Entre trois capitaines, Vous passerez la nuit.-- Au milieu du souper La belle tombe morte. --Sonnez, sonnez trompettes, Violonnez doucement, Voilà, ma mie est morte, J’en ai le cœur dolent. --Où l’enterrerons-nous, Cette blanche princesse? Au logis de son père Il y a trois fleurs de lys, Nous prierons Dieu pour elle; Qu’elle aille en paradis.-- Au milieu du convoi, La belle se réveille, Disant:--Courez, mon père, Ah, courez me venger, J’ai fait trois jours la morte, Pour mon honneur garder. La morale des chansons populaires est à la fois très légère et très sombre: le peuple y apparaît comme uniquement en quête du plaisir, et principalement de l’amour. Si l’amour est souvent tragique, le mariage est grotesque ou terrible: tromper ses parents, voilà l’affaire de la fille; tromper son mari, voilà l’affaire de la femme; tromper son amant, tromper sa maîtresse, voilà l’affaire des amantes et des amants. La vengeance est fréquente, fréquent le suicide. Les passions élémentaires surgissent violentes et cyniques, comme dans la chanson du _Vieux Mari_, dont sa femme attend la mort pour en porter au marché la peau, et avec le prix s’acheter un mari neuf et jeune. C’est partout la candeur et la férocité de la bête amoureuse. L’impudeur y est parfois charmante et la passion superbe (_Marion_, _Jean Renaud_). La fillette, spécialement, y apparaît à nu, tantôt se laissant mourir de désespoir, tantôt _ne disant pas non_ au cavalier qui passe, _pourvu qu’il ait bourse pleine_, tantôt victime de sa paresse et de sa mauvaise conduite: Les soldats l’ont laissée Sans chemise et sans pain... Telle chanson, comme la _Mal Mariée_, révèle le pessimisme résigné de gens qui sentent que la vie est mauvaise, et mauvaise sans remède; mais telle autre dit bellement la joie héroïque de l’amour, comme la _Fille dans la Tour_, dont voici une version mutilée: Le roi Louis est sur son pont, Tenant sa fille en son giron. Elle lui demande un timbalier Qui n’a pas vaillant six deniers. --Eh oui, mon père, oui je l’aurai, Malgré ma mère qui m’a portée, Je l’aime mieux que tous mes parents, Vous, père et mère, qui m’aimez tant! --Ma fille, il faut changer d’amour, Ou bien vous irez dans la tour. --J’aime mieux aller dans la tour Que de jamais changer d’amour! --Qu’on fasse venir mes estafiers, Mes geôliers, mes guichetiers! Qu’on mette ma fille dans la tour, Elle n’y verra jamais le jour. Elle est restée dans cette tour Sept ans passés sans voir le jour. Au bout de sa septième année, Son père y vint la visiter. --Eh bien, ma fille, comment vous va? --Ma foi, mon père, ça va bien bas. J’ai les pieds pourris dans la terre Et les côtés mangés des vers. --Ma fille, il faut changer d’amour Ou bien vous resterez dans la tour. --J’aime mieux rester dans la tour Que de jamais changer d’amour! La _Triste Noce_, assez peu connue, est, dans sa simplicité tragique, une des plus mémorables parmi les grandes ballades françaises et, ce qui est fort rare, elle paraît intacte et complète: J’ai fait l’amour sept ans, Sept ans sans en rien dire, O beau rossignolet, J’ai fait l’amour sept ans Sept ans sans en rien dire. Mais au bout des sept ans Voilà que je me marie, O beau rossignolet, Mais au bout des sept ans Voilà que je me marie. J’ai cueilli-z-une rose Pour porter à ma mie, O beau rossignolet, J’ai cueilli-z-une rose Pour porter à ma mie. La rose que j’apporte. C’est une triste nouvelle, O beau rossignolet, La rose que j’apporte, C’est une triste nouvelle. On veut me marier Avec une autre fille, O beau rossignolet. On veut me marier Avec une autre fille. La fille que vous prenez, Est-elle bien jolie? O beau rossignolet. La fille que vous prenez Est-elle bien jolie? Pas si jolie que vous Mais elle est bien plus riche. O beau rossignolet, Pas si jolie que vous Mais elle est plus riche. La belle, si je me marie, Viendrez-vous à la noce? O beau rossignolet, La belle si je me marie Viendrez-vous à la noce? Je n’irai pas à la noce Mais j’irai-z-à la danse, O beau rossignolet, Je n’irai pas à la noce Mais j’irai-z-à la danse. Oh! si vous y venez Venez-y bien parée, O beau rossignolet, Oh! si vous y venez Venez-y bien parée. Quel habit veux-je prendre Est-ce ma robe verte? O beau rossignolet, Quel habit veux-je prendre Est-ce ma robe verte? Oh! la couleur violette Est encore la plus belle, O beau rossignolet, Oh! la couleur violette Est encore la plus belle. Entrant à la maison, Salut, les gens de la noce, O beau rossignolet, Entrant à la maison, Salut, les gens de la noce. Non pas la mariée, Car je la devrais être, O beau rossignolet, Non pas la mariée, Car je la devrais être. Le marié la prend Pour faire un tour de danse, O beau rossignolet, Le marié la prend Pour faire un tour de danse. Au premier tour de danse La belle change de couleur, O beau rossignolet, Au premier tour de danse La belle change de couleur. Au deuxième tour de danse La belle change encore, O beau rossignolet. Au deuxième tour de danse La belle change encore. Au troisième tour de danse La belle est tombée morte, O beau rossignolet, Au troisième tour de danse La belle est tombée morte. Le marié la prend, Dessus son lit la porte, O beau rossignolet, Le marié la prend, Dessus son lit la porte. Apportez de l’eau de rose Aussi de l’eau-de-vie, O beau rossignolet, Apportez de l’eau de rose Aussi de l’eau-de-vie. Pour donner à ma mie, Car je crois qu’elle est morte, O beau rossignolet, Pour donner à ma mie, Car je crois qu’elle est morte. Il va chez le sonneur Pour faire sonner les cloches, O beau rossignolet, Il va chez le sonneur Pour faire sonner les cloches. Et sonnez-les si bien Que chacun les entende, O beau rossignolet, Et sonnez-les si bien, Que chacun les entende. S’en va chez le fosseur Pour faire creuser la fosse. O beau rossignolet. S’en va chez le fosseur Pour faire creuser la fosse, Faites-la profonde et large Que trois corps y reposent, O beau rossignolet, Faites-la profonde et large Que trois corps y reposent. Celui de ma mie, le mien, Celui de l’enfant qu’elle porte, O beau rossignolet, Celui de ma mie, le mien, Celui de l’enfant qu’elle porte. Il rentra dans sa chambre Et se coupa la gorge, O beau rossignolet, Il rentra dans sa chambre Et se coupa la gorge. Les gens de la noce disent: Grand Dieu! quelle triste noce, O beau rossignolet, Les gens de la noce disent: Grand Dieu! quelle triste noce. Les jeunes gens qui s’aiment Mariez-les ensemble, O beau rossignolet, Les jeunes gens qui s’aiment Mariez-les ensemble. Que l’émotion esthétique que donne une telle complainte soit d’une nature un peu spéciale, je le veux bien; mais il ne faut pas la dire vulgaire, car, après tout, il s’agit ici du drame humain élémentaire et nu. LE CLICHÉ Il n’y a pas de différence essentielle entre la phrase et le vers; le vers n’est qu’un mot, comme le mur n’est qu’un bloc. Ni du mur, ni du vers, ni de la phrase on ne peut retirer une pierre ni un mot, que le bloc ne se fende et croule. Sans pousser la règle à l’absolu et sans requérir le secours précaire des comparaisons, on dira plus nettement que la phrase est une suite de mots liés entre eux par un rapport logique. Le mot constate l’existence d’un être, d’un acte, d’une idée; la phrase constate les relations multiples, directes ou inverses, des idées, des êtres, des actes. Ces relations peuvent être fugitives, uniques, rares; elles peuvent être permanentes ou, malgré leur diversité, considérées selon leur état le plus fréquent, le plus visible, le plus connu: une phrase faite une fois pour toutes exprime parfaitement ces rapports vulgaires au retour rythmique ou périodique. Par allusion à une opération de fonderie élémentaire usitée dans les imprimeries, on a donné à ces phrases, à ces blocs infrangibles et utilisables à l’infini, le nom de clichés. Certains pensent avec des phrases toutes faites et en usent exactement comme un écrivain original use des mots tout faits du dictionnaire. Il faut ici différencier le cliché d’avec le lieu commun. Au sens, du moins, où j’emploierai le mot, cliché représente la matérialité même de la phrase; lieu commun, plutôt la banalité de l’idée. Le type du cliché, c’est le proverbe, immuable et raide; le lieu commun prend autant de formes qu’il y a de combinaisons possibles dans une langue pour énoncer une sottise ou une incontestable vérité. Des hommes peuvent parler une journée entière, et toute leur vie, sans proférer une phrase qui n’ait pas été dite. On a écrit des tomes compacts où pas une ligne ne se lit pour la première fois. Cette faculté singulière de penser par clichés est quelquefois développée à un degré prodigieux et sans doute pathologique. Peut-être que des réflexions sur ces phénomènes seront utiles à ceux qui observent curieusement le mécanisme de la pensée humaine. Il y a, de jadis, un opuscule grotesque, maintes fois réimprimé et encore colporté; c’est un _Sermon en proverbes_, ordonné pour satiriser soit les gens qui évoquent trop, par la sagesse des nations, leur propre niaiserie, soit les prédicateurs qui répétaient toujours les mêmes exhortations vaines comme le vent qui égrène l’herbe des cimetières; le pauvre auteur enfile donc avec un certain soin les proverbes les plus connus, jusqu’à faire quatre pages dont le sens est fort bien suivi et que l’on comprend, pourvu qu’on ne soit pas devenu hébété dès la première: «Prenez garde, n’éveillez pas le chat qui dort; l’occasion fait le larron, mais les battus paieront l’amende; fin contre fin ne vaut rien pour doublure; ce qui est doux à la bouche est amer au cœur, et à la chandeleur sont les grandes douleurs. Vous êtes aises comme des rats en paille; vous avez le dos au feu et le ventre à table; on vous prêche et vous n’écoutez pas; je le crois bien, ventre affamé n’a point d’oreilles; mais aussi rira bien qui rira le dernier. Tout passe, tout casse, tout lasse: ce qui vient de la flûte retourne au tambour, et on se trouve le cul entre deux selles; on veut recourir aux branches, mais alors il n’est plus temps, l’arbre est abattu; c’est de la moutarde après dîné; il est trop tard de fermer l’écurie quand les chevaux sont dehors.» Tel livre d’hier n’est pas rédigé selon un système différent, si l’on admet que l’écriture par clichés puisse être un acte raisonnable et volontaire. Dans le discours du colporteur boiteux, on trouve encore quelques traces du vieux burlesque; dans certains tomes modernes offerts aux loisirs démocratiques, on ne découvrira rien qui émerge au-dessus de la platitude. C’est le vide rigoureux des légendes interplanétaires, le _nihil in tenebris_ de l’imagination scolastique. Que l’on se figure donc un atelier typographique où les casses, organismes géants, contiennent non pas des lettres, non pas des mots entiers, comme on l’a expérimenté, mais des phrases; cela sera l’image de certains cerveaux: «A..., destiné à la noble carrière des armes, recevait une éducation virile, et se préparait à porter dignement le nom de son père.--B..., toujours traité en enfant gâté, dont la volonté et les caprices sont des ordres, ne quittait guère le foyer paternel, où il prenait des habitudes d’oisiveté et de paresse.--N’ayant eu pour le soutenir ni l’affection, ni les conseils de sa mère; mal surveillé, mal dirigé par un père trop faible qui, toujours en admiration devant son fils, lui passait tous ses caprices, excusait toutes ses fantaisies, à dix-huit ans B... était sceptique et frondeur, ne croyant ni à Dieu ni à diable.--Il était homme à ne reculer devant rien, à n’être arrêté par aucun scrupule.--Aveuglé par son amour paternel, C... ne suivit pas les progrès incessants du mal, cette gangrène morale qui s’empare du cerveau d’abord pour descendre ensuite au cœur.--Il faut que jeunesse se passe.» Voilà le genre. J’en ai pris l’exemple dans un vieux journal et j’estime que, de telles phrases ayant, sous leurs diverses variantes syntaxiques, été imprimées, depuis quarante ans, des centaines de fois, il est à peu près impossible de découvrir le feuilleton où je les ai copiées. Mais cela n’importe pas, puisque précisément elles ont été choisies pour donner l’impression d’un cerveau anonyme et du parfait servilisme intellectuel. Ce cerveau anonyme est pourtant doué de deux ou trois qualités ou affections particulières: d’une mémoire spéciale, très étendue; d’une faculté abstractive qui semble en corrélation avec une cécité cérébrale presque absolue. La mémoire est un phénomène très complexe et tout mécanique. Il s’emmagasine dans notre cerveau une multitude de petits «négatifs» qui, à l’occasion, se reproduisent instantanément en exemplaires plus ou moins nets. Un cerveau conserve plus volontiers tels de ces négatifs; il y a par exemple la mémoire visuelle et la mémoire verbale; elles peuvent coïncider, elles peuvent s’exclure. Littérairement, ces deux mémoires réunies sont la condition d’un talent original; isolée, la première est représentative de ces hommes qui ont vu, senti, pensé et qui ne peuvent cependant se traduire clairement; la seconde répond à ce qu’on appelle vulgairement la «mémoire» en style pédagogique; elle ne peut produire qu’un talent purement oratoire ou abstrait, nécessairement limité, superficiel et sans vie. Cette seconde mémoire semble pouvoir se subdiviser, quand il s’agit du style ou de l’écriture[206] en mémoire des mots et mémoires des groupes de mots, locutions, proverbes, clichés. Il y a des aphasiques qui n’ont perdu que la mémoire du mot et qui peuvent désigner la chose par une périphrase; on retrouverait les traces d’une telle maladie dans certains écrits vulgaires, et avec cette aggravation qu’alors la périphrase n’a souvent aucun sens, ne correspond qu’à une intention et ne pourrait être remplacée par un mot. Ainsi dans une des phrases citées, le passage: «... cette gangrène morale qui s’empare du cerveau d’abord pour descendre ensuite au cœur». Cela est peut-être d’un degré au-dessous de l’aphasique qui, pour «couteau», dit «ce qui sert à couper»; c’est un bruit, mais à peine labial, le soufflement de l’asthmatique. [206] On ne tente ici que des insinuations, laissant à d’autres le soin d’en vérifier ou d’en nier la valeur scientifique, d’après les principes de M. Ribot, _les Maladies de la Mémoire_. Cependant, il s’agit de mémoire, et d’une mémoire étendue et sûre, quoique bornée d’un côté. Les amnésiques du verbe oublient d’abord ce qu’il y a de plus particulier dans le langage, les noms propres, les substantifs, les adjectifs; les parties du langage qui ont la vie la plus dure sont les phrases toutes faites, les locutions usuelles. Des malades, incapables d’articuler un mot, retrouvent leur langue pour expectorer des «clichés»! La sorte de style qui nous occupe serait donc une des formes de l’amnésie verbale élevée à la puissance littéraire. On suppose que dans la formation des langues l’ordre d’apparition des mots a été inverse de l’ordre de disparition constaté dans certaines maladies, les mots précis ayant été trouvés ou fixés les derniers, quand les esprits ont été capables d’idées nettes bien délimitées, tandis que les mots abstraits, appris d’abord, tels grands mots de la religion, de la philosophie, de la politique, restent dans les lobes, et témoignent jusqu’à la dernière heure de la puérilité d’une intelligence. Ce mécanisme explique les conversions tardives, le goût des vieillards pour les formules morales, ainsi que la psychologie des fanatiques qui n’ont jamais pu atteindre le mot net correspondant à un fait nu; l’emploi du cliché, en particulier, accuse une indécision qui est un signe certain d’inattention et de déchéance. Mais certaines mémoires même tronquées peuvent, selon l’expression de M. Ribot, s’exalter dans leur portion saine: et ceci fait comprendre l’état de l’homme qui ne pense que par clichés; il y a là un phénomène très curieux d’exaltation de la mémoire partielle. Pour l’expliquer, il n’est besoin que de la théorie de l’association; un proverbe en amène un autre; un cliché traîne après lui toutes ses conséquences et toutes ses guenilles verbales. C’est un long cortège dont le défilé surprend, même après qu’on en a compris le mécanisme. Voici. Un homme est doué à un bon degré de la mémoire visuelle et de la mémoire verbale simple; s’il décrit un paysage, même imaginaire, même fantastique, même irréel, c’est qu’il le voit. Le schéma de ses gestes serait alors identique chez lui et chez le dessinateur qui alternativement lève la tête et crayonne. Pour réaliser sa description il n’a besoin que des mots et de l’usage familier de la langue; la construction de sa phrase est déterminée par sa vision; il ne pourrait employer des clichés que si ces clichés concordaient parfaitement avec la vision mentale qu’il évoque intérieurement. Les clichés ne concorderaient que si la vision était exactement celle qui a déterminé la première fois le choix des mots particuliers, ensuite répétés et arrivés à l’état de cliché. Cela est impossible, du moment qu’on suppose que l’écrivain est sincère et qu’il est doué, comme cela fut d’abord convenu, des deux mémoires, visuelle et verbale. Dans l’autre cas, au contraire, le paysage écrit n’est pas une description, mais une construction de logique élémentaire; les mots échouent à prendre des postures nouvelles, qu’aucune réalité intérieure ne détermine; ils se présentent nécessairement dans l’ordre familier où la mémoire les a reçus: ainsi depuis cinq siècles les poètes français inférieurs chantent, avec les mêmes phrases nulles, le printemps virgilien. Tous les écrivains dénués de la mémoire visuelle n’ont pas nécessairement une excellente mémoire des signes, ou plutôt des groupes de signes. Dans leur cerveau inactif, les associations de clichés se font difficilement. Pour ces amputés de tous les membres on rédigea des dictionnaires. L’un, le plus beau, a pour titre _le Génie de la langue française_[207]; on y trouve la plupart des mots du vocabulaire et, à leur suite, la série des phrases toutes faites et comme cristallisées autour de l’idée qu’ils représentent. On ouvre et l’on voit aussitôt: «l’abeille diligente butiner sur les fleurs--voltiger de fleur en fleur--errer dans la plaine fleurie--ravir le miel que renferme la fleur--dormir sur le sein d’une rose--charger son vol léger du suc des fleurs--piller le thym et le serpolet--se rouler dans le calice des fleurs», et cela, comme le dit si bien l’auteur ingénu, «selon toutes les délicatesses de l’élocution la plus recherchée». Si l’on franchit quinze cents colonnes, voici «les bras--la coupe--les pièges--le siège--le trône de la volupté; voici des yeux noirs comme du jais--des yeux à demi-voilés par de longues paupières--des yeux dont on arrache le bandeau fatal--des yeux qui se détachent--des yeux qui se repaissent--des yeux qui se fondent en pleurs--des yeux qui lancent des éclairs», et plusieurs de ces images furent belles, mais elles ne le sont plus, puisqu’elles ne sont pas nouvelles. [207] _Le Génie de la langue française, ou Dictionnaire du langage choisi, contenant la science du bien dire, toutes les richesses poétiques, toutes les délicatesses de l’élocution la plus recherchée, etc._, par Goyer-Linguet; 1846. Ce dictionnaire ne semble pas avoir été goûté; il contient trop d’expressions qui n’ont été dites qu’une fois; le cliché ne s’y rencontre pas du premier coup et il faut aller chercher parmi un taillis épineux d’expressions déconcertantes, puisque le souvenir ne les reconnaît pas. L’homme qui écrit par clichés est difficile à tromper; à défaut de mémoire, il a de l’instinct et on ne le ferait pas coucher avec une phrase qui ne se serait pas prostituée à plusieurs générations de grimauds. Un recueil du même genre fut publié au siècle dernier, mais la littérature était modeste alors; l’on se contentait d’un dictionnaire d’épithètes[208], livre misérable et qui n’a d’intérêt que comme représentant psychologique d’une basse époque. Non que le révérend père fût prude ou timoré; il note les épithètes de Voltaire et des poètes galants et la grossièreté même ne le rebuta pas, mais c’est précisément parce qu’il est bien de son temps qu’il est épouvantable. Son livre est glacial; ses clichés sont des grêlons tombant sur un toit de plomb. En reprenant les mots abeille, volupté et yeux, on trouve dans le catalogue du prieur des Célestins: Abeille: badine--bourdonnante--diligente-- importune--imprudente (Voltaire)--industrieuse--laborieuse--ménagère-- mouchetée--ouvrière--piquante--prévoyante--vagabonde; Volupté: douce-- efféminée--enfantine--étudiée--fine (Voltaire)--folâtre--grossière-- lâche--obscène--prodigue--profane--pure--riante--sévère--subtile-- sucrée; Yeux: abusés--assassins--attendris--bandés--bouchés--chassieux-- cruels--délicats--ébaubis--éblouissants--éloquents--ennemis--éplorés-- fistuleux--fondus--gémissants--homicides--hypocrites--impudiques-- langoureux--noyés--pochés, etc. [208] _Les Epithètes françaises rangées sous leurs substantifs, ouvrage utile aux poètes, aux orateurs, etc._, par le R. P. Daire, sous-prieur des Célestins de Lyon. A Lyon, M.DCC.LIX.--Ce livre a été refait récemment et, le croira-t-on, pour guider dans les sentiers de la vertu littéraire les jeunes disciples de l’Apollon noir. Je ne sais si je m’explique clairement; le volume a pour titre: _Album poétique ou la Nature et l’Homme_ et il a été publié à Cap-Haïtien par un magistrat de couleur, M. Ch. Anselin. Rien de plus réjouissant que le choix des épithètes, par exemple celles du mot gorge: plantureuse, grasse, magnifique, énorme, etc. Il y a là un moment triste. On voit la poésie malade poussée dans une petite voiture par un vieux Célestin jovial et méticuleux qui la mène à l’hôpital. Le vers français se fait par le procédé que les régents enseignent avec fruit pour le vers latin; on a des principes; on sait que «les épithètes sont destinées à rendre le discours plus énergique» et «qu’elles produisent un ornement sensible dans le style, pourvu qu’elles soient bien ménagées et qu’on en use avec discrétion, sans émousser le goût en les multipliant trop». La discipline du collège a incliné les esprits à ne considérer que les idées les plus générales; l’abstrait domine la vie. L’abeille plane immobile dans l’espace, sans relations avec les choses que selon le caprice du rhétoricien; on use de l’abeille, non comme d’un être, mais comme d’un signe, qu’une ficelle incline. La poésie du dix-huitième siècle et, malgré Buffon, sa prose donnent l’impression d’une littérature d’aveugles; non seulement la mémoire visuelle semble partout abolie, mais on dirait que même la vision oculaire est un sens rare ou encore en enfance. Il est difficile de voir; c’est une faculté animale et c’est un don humain. Des hommes voient avec génie: rien de ce qui a passé sous leurs yeux ne leur est impossible à évoquer. Victor Hugo était un de ces voyants. Chaque fois qu’il levait les yeux, un monde nouveau entrait en lui et n’en sortait plus qu’au jour des incantations imaginaires. La poésie, en somme, et l’art, quel qu’il soit, a pour outil premier l’œil. Sans l’œil, il n’y a que des raisonneurs. L’éducation, telle qu’elle est pratiquée depuis trois siècles sans modifications sérieuses, développe particulièrement le goût de la phrase toute faite; et il importe peu qu’elle soit latine ou seulement française, puisque les auteurs français dont on «orne la mémoire» des enfants sont des succédanés des auteurs latins et leurs meilleurs traducteurs. Dans l’un ou l’autre ordre, le principe est de cultiver la mémoire verbale aux dépens de la mémoire visuelle. On n’enseigne pas à regarder, mais à écouter; il semble que les enfants ne devraient avoir des yeux que pour lire, des yeux postiches qu’ils remettraient dans leur poche, la leçon sue, comme le professeur, ses lunettes. L’oreille est la baie favorite; le Saint-Esprit entre toujours par l’oreille; mais sous la forme de mots et de phrases qui s’inscrivent au cerveau tels qu’ils sont prononcés, tels qu’ils ont été entendus; et ils en ressortiront un jour, identiques en sonorité et peut-être nuls en signification. Ce qui entre par l’œil, au contraire, ne peut sortir par les lèvres qu’après un travail original de transposition; raconter ce qu’on a vu, c’est analyser une image, opération complexe et laborieuse; dire ce que l’on a entendu, c’est répéter des sons, peut-être comme un mur. Cependant pour certains cerveaux, toute lecture, tout discours se transforme en images; le souvenir sonore de la phrase n’est pas conservé. C’est l’opération inverse de la réduction de l’image visuelle en paroles. Michelet ou Flaubert ont puisé en des écritures antérieures des visions aussi intenses que celles qu’auraient pu leur donner le spectacle même des mœurs et des tragédies de jadis. De tels esprits sont assez souvent inaptes à traduire exactement une langue en une autre; ils perçoivent une image et la transposent par des phrases, au lieu de calquer directement la phrase sur la phrase: ils le sont plus souvent encore à répéter textuellement des mots; la mémoire littérale accompagne rarement la mémoire visuelle. La mémoire visuelle rend les hommes indociles; la mémoire littérale dispose à la passivité. Il est donc tout naturel que ce soit cette faculté que les écolâtres aient le plus volontiers labourée avec la charrue de leur méthode. Le latin fut un des meilleurs socs de rechange de cette charrue traditionnelle; il a creusé un bon sillon dans les cerveaux et préparé une moisson baroque: la citation. La citation est latine, essentiellement. Elle est, comme dit le prieur des Célestins, un ornement et une béquille; elle pare le discours et elle le renforce. Elle est la moisissure des styles rances et l’argument des raisonnements illogiques. Quels clichés plus vénérables que les centons de Virgile et d’Horace, et quels coins plus faciles à enfoncer! Leur sens douteux ou vain permet de les insérer partout où il y a un trou. Sait-on ce que veut dire le _Sunt lacryrmæ rerum_? A peine. «Expression tirée de l’Énéide, affirme un guide-âne populaire, et qui sert à faire entendre que la vue d’une grande infortune excite la pitié: _les choses elles-mêmes arrachent des larmes_.» Et la banalité de cette pensée, en effet, incite à pleurer. Alors on se demande par quel miracle ces trois mots, enlevés comme trois brins de fil à la robe admirable d’un poème, ont pu se conserver pendant des siècles dans le musée de la mémoire? C’est sans doute que leur obscurité fait leur grâce et leur force; ils disent ce que l’écrivain ne sait pas dire, quoi qu’il sente; ils font croire à celui qui en est ému que celui qui les profère abrège par un signe connu la longue litanie de ses émotions, tandis que celui qui les écrit revêt placidement son impuissance d’une forme dont il connaît, pour l’avoir éprouvée, la vertu communicative et tyrannique. Le guide-âne allégué encadre volontiers dans un exemple d’écriture chacune des fleurs dont il est l’herbier; il y en a de délicieux: «_Dulces reminiscitur Argos_ (Il revoit en souvenir sa chère Argos). Expression dont Virgile se sert pour rendre plus touchante la douleur d’un jeune guerrier qui meurt loin de sa patrie. _Nous vîmes au Jardin des plantes une jeune girafe dont l’air mélancolique rappelait le _dulces reminiscitur Argos_._» Quelles sont les sources des clichés? Naturellement les œuvres qui ont eu un succès durable et dont l’influence s’est étendue sur plusieurs générations, sinon sur plusieurs siècles. L’histoire du cliché serait l’histoire même des littératures dans leurs rapports avec la mode. Comme il y a toujours eu des écrivains privés de la mémoire visuelle, et que la mémoire verbale est un des signes les plus apparents de la vocation littéraire, l’usage des phrases toutes faites se retrouve à toutes les époques; tout auteur célèbre traîne après lui un cortège équivoque qui répète ses mots et ses gestes. Le zèle de ces imitateurs est redoutable, non pour la réputation, sans doute, mais pour le charme futur des chefs-d’œuvre. Ils avilissent promptement, en les insérant dans leurs pages, les plus belles images des livres dont le succès les grise et les surexcite; de ces panneaux vulgaires, les tableaux déjà troués et décolorés passent dans les loges, se font vignettes pour orner les lettres, sornettes pour égayer les conversations. L’imitation est la souillure inévitable et terrible qui guette les livres trop heureux: ce qui était original et frais semble une collection ridicule d’oiseaux empaillés; les images nouvelles sont devenues des clichés. Il faut très longtemps pour que l’œuvre ainsi tuée par une sorte d’envoûtement renaisse à la vie littéraire; il faut que toute la littérature intermédiaire et imitatrice disparaisse dans l’oubli; alors l’œuvre primitive, lavée et réhabilitée, s’offre à nouveau dans sa grâce première. Des livres ne virent ou ne verront jamais cette heure-là: _Télémaque_, l’œuvre la plus imitée, phrase à phrase, de toutes les littératures, est pour cela même, définitivement illisible. C’est dommage, peut-être, et c’est injuste, mais comment goûter encore «les gazons fleuris--ces beaux lieux--qu’elle arrosait de ses larmes--un silence modeste--une simplicité rustique--les doux zéphirs--une délicieuse fraîcheur--le doux murmure des fontaines»? Voici la fameuse grotte tapissée de vigne, de cette vigne devenue vierge au cours des années; voici les mille fleurs naissantes qui émaillent toujours les vertes prairies; voici le doux nectar, la vie lâche et efféminée, la jeunesse présomptueuse; voici «le serpent sous les fleurs». Oui, _latet anguis in herba_: tout cela en somme est traduit du latin. Sans doute, mais _Télémaque_ eut cependant une grâce qu’il eût conservée si les imitateurs avaient été moins empressés à effacer sous leurs grossières caresses le velouté du fruit. Ici, il y a une objection qui se dresse grave et ironique. N’est-il pas possible, au contraire, que le zèle des imitateurs ait été à la fois l’ensevelisseur et l’embaumeur de _Télémaque_ et de toutes les œuvres dont le sort fut pareil? Cela est très possible. C’est parce que les images de _Télémaque_ sont devenues des clichés que nous ne pouvons plus les aimer; mais si elles étaient restées en leur état original, nous ne les comprendrions peut-être plus et nous n’aurions même pas l’idée d’entr’ouvrir le livre pour nous réjouir à des visions énigmatiques. Ainsi les œuvres de littérature, toutes condamnées à la mort, périraient, les unes étouffées par l’oubli, les autres étouffées par l’admiration. L’oubli serait préférable si l’admiration ne laissait du moins surnager, après le naufrage, deux mots: le nom de l’auteur; le titre du livre. Les privilégiés de la gloire sont peut-être les écrivains dont les œuvres se transmettent de ferveur en ferveur comme le secret d’Isis; le peuple de la littérature n’est point tenté pour elles d’un amour irrespectueux, et une élite de fidèles, où il y a des prêtres, récite, en guise de prières, les pages adorées du livre défendu à la foule. Il semble que Verlaine, Villiers, Hello, Mallarmé soient destinés à cette gloire qui n’est limitée qu’en étendue et qui est celle de Villon, de Théophile, de Tristan, de Beckford, de Vigny, de Baudelaire. Seuls, les Shakespeare, plus faciles à compter, résistent à la prostitution du génie, parce que, redevenus pareils à la nature qu’ils représentent, ils offrent aux hommes moins une source d’imitation qu’une source d’art, un monde nouveau et second où l’on peut puiser sans honte et sans peur, éternellement. Parfois les écrivains illustres, après des années ou des siècles, se délivrent de la meute des imitateurs parasites; c’est l’interrègne, puis la résurrection de la gloire et d’une influence désormais restreinte, mais profonde. Racine, obscurci par des générations de copistes, a resplendi de nouveau. Chateaubriand renaîtra bientôt de son bûcher, à moins que de fougueux zélateurs ne ridiculisent encore, pour un demi-siècle, une œuvre qui fut éblouissante. On ne s’occupe pas assez des mauvais écrivains; je veux dire qu’on les devrait châtier d’une main plus ferme. Certains devraient se donner cette fonction d’annuler, par une critique impitoyable, le travail des imitateurs, grattage et lavage. L’effort, même d’un pauvre d’esprit, à dire ingénuement son âme inachevée, est touchant comme la lutte d’un brin d’herbe contre une pierre; la pierre est parfois vaincue. Le labeur trop persévérant des truqueurs doit être détruit, comme une toile d’araignée, jusqu’à ce que la vilaine bête soit morte dans son trou. A moins qu’on ne se borne (c’est la méthode scientifique) à observer les mœurs littéraires avec le désintéressement de Swammerdam ou de Réaumur; à constater les dégâts que font les hommes dans l’idée de beauté et dans toutes les idées générales, comme l’entomologiste suit curieusement la trace d’une invasion de chenilles vertes sur les fleurs de son jardin. Cette méthode est difficile à concilier avec la sensibilité esthétique, et nul, qui aime l’art, ne peut répondre qu’il n’en déviera jamais, l’ayant adoptée: on en laisse le choix aux volontés, selon leurs tendances. Un style original est le signe infaillible du talent, puisque, en art, tout ce qui n’est pas nouveau est négligeable. Hors de l’art, c’est-à-dire dans les œuvres qui n’ont plus pour but la transposition de la vie en écritures, en formes, en sonorités; dans les œuvres abstraites ou dans celles où l’auteur doit s’astreindre à l’exactitude historique[209], le style se passe de cette nouveauté sans laquelle un poème, par exemple, est inexcusable: un poème, un roman ou toute fiction, car en littérature il n’y a que des poèmes. Riche d’images, le style tend à l’obscurité; une image nouvelle, étant la représentation presque directe d’un fragment de vie, est beaucoup moins péremptoire que le cliché, lequel est, si l’on ose dire, une image abstraite. Schopenhauer, Taine et Nietzsche ont fait de la métaphysique ou de la psychologie en un style plein d’images expressément créées par eux pour expliquer leurs visions; tous les trois furent de grands visionnaires devant lesquels l’Abstraction elle-même, comme au regard d’un démiurge, se mettait à vivre et à remuer sous ses longs voiles gelés par les hivers philosophiques. C’est la mentalité de Platon et, poussée au génie, la méthode d’Hermas, de Jean de Meung et de Palafox. Mais Kant, avant sa triste conversion, a proféré des choses éternelles, et peut-être la seule vérité, avec les phrases toutes faites, pâles, froides, de la vieille scolastique. [209] Pour comprendre Balzac, il faut: 1º le considérer comme un historien, soucieux avant tout d’être exact, et de bien expliquer la vie; 2º en référer à sa méthode de travail: «En travaillant trois jours et trois nuits, j’ai fait un volume in-18 intitulé: _Le Médecin de Campagne_. (Correspondance, 23 sept. 1892); 3º étudier son style, qui est souvent admirable, plein d’images neuves et évocatrices, qui n’est très mauvais que si, emporté par sa fougue, il le modèle, instinctivement, sur la vulgarité d’un épisode; 4º noter que Balzac a été l’écrivain le plus imité depuis soixante ans. On a dit qu’il y a des écrivains dont le style, entièrement purgé d’images, n’est qu’une suite de propositions grammaticales demeurées à l’état d’armatures ou de lignes; c’est une illusion. Presque tous les mots, même isolés, sont des métaphores: tout groupe de mots détermine nécessairement une image: elle est neuve et concrète, si les mots n’ont pas encore été groupés selon ces rapports; elle est abstraite ou parvenue à l’état de cliché, si ce groupement des mots a lieu selon des rapports usuels ou connus. Ni le style de Stendhal, ni celui de Mérimée, ni le style même du Code ne sont exempts d’images; seulement ces images sont tellement usées, elles ont si longtemps roulé dans les vagues de la parole que voilà des galets unis et ronds où il semble que nul regard mental ne puisse découvrir les linéaments du paysage ancien. «Tout condamné à mort, dit le Code, aura la tête tranchée»; cela est net, sec et froid; cela ne laisse à l’entendement aucune alternative; ce n’est plus une image, c’est une idée, mais une idée qui, à peine comprise, redevient l’image que les mots, sans le savoir, ont tracée avec du sang. Le style le plus décharné est parfois vivant; une goutte d’eau ressuscite le rotifère desséché; une lueur d’imagination restitue aux mots glacés leur valeur émotionnelle. Il y a donc deux classes de clichés, ceux qui représentent des images dont l’évolution, entièrement achevée, les a menés à l’abstraction pure; et ceux dont la marche vers l’état abstrait s’est arrêtée à moitié chemin,--parce qu’ils n’avaient reçu à l’origine qu’un organisme inférieur et une forme médiocre, parce qu’ils manquaient d’énergie et de beauté. C’est pour ceux-là qu’il faudrait réserver le mot «cliché»; les autres seraient mieux nommés «images abstraites». Sans images abstraites, la littérature, identique à la vie, serait, comme la vie, incompréhensible; elles représentent les points lumineux d’un poème, d’un paysage ou d’une figure. Le style de Mallarmé doit précisément son obscurité, parfois réelle, à l’absence quasi totale de clichés, de ces petites phrases ou locutions ou mots accouplés que tout le monde comprend dans un sens abstrait, c’est-à-dire unique. Les abstractions sont bien vraiment les lumières du style. Mais que de génie pour les disposer, ces lumières que tous les jeux reconnaissent, guider les esprits vers une seule maison, étoiles! Car c’est la nuit, ou bien ce clair de lune éternel mélancolique d’avoir touché tant de fronts polis par la sottise--_per amica silentia lunæ!_ Peut-être y a-t-il aussi des images inusables, des clichés en diamant, des phrases toutes faites depuis sans doute le commencement du monde et encore belles et jeunes. Trois ou quatre émotions particulièrement chères à l’homme se peuvent dire avec les mots les plus simples, les plus frustes, avec des locutions qui, proférées une fois, sont devenues définitives et comme pareilles à ces roses fées qu’on n’effeuillait pas sans punition. En somme, puisqu’il s’agit de littérature, il y a des images qui sont belles; il y en a qui sont laides; il y en a de délicates et de vulgaires; il en a que leur nouveauté ne sauve pas d’être ridicules; il y en a d’immortellement jolies. Il y en a peu. Ensuite, de même que certaines fleurs qui se veulent seules pour briller, elles pâlissent et se rident, dès qu’elles sont deux ou trois--dissemblables des Grâces. Il faut les aimer et les craindre: on peut toujours les sous-entendre; elles sont le filigrane du papier où l’on écrit, quand on sait écrire. On a enseigné l’art d’écrire[210]. On l’enseigne encore, mais avec une foi plus faible. L’art d’écrire est nécessairement l’art d’écrire mal; c’est l’art de combiner, selon un dessin préconçu, les clichés, cubes d’un jeu de patience. Le cube a six faces. Jetez les dés. Le nombre des combinaisons possibles (il y a peut-être cent mille clichés dans Goyer-Linguet) touche à l’infini dans l’absolu; elles sont toutes mauvaises, et le jeu est dangereux qui habitue l’esprit à recevoir, sans travail et sans lutte, la becquée. Peu à peu, et nécessairement, une idée, une sensation, telle émotion vitale ou intellectuelle, se trouve associée à l’expression toute faite dont la lecture évoqua jadis dans le cerveau cette même idée, cette même sensation, cette même émotion. Il faut une grande force de réaction personnelle, une grande énergie cellulaire pour résister à la douce facilité d’ouvrir la main sous le fruit qui tombe: il est si agréable et si naturel à l’homme de se nourrir du jardin qu’il n’a bêché, ni semé, ni planté. Les écrivains enclins à cette paresse, et ce ne sont pas toujours ceux de la moindre intelligence, doivent prendre soin de n’employer au moins que des clichés arrivés enfin à l’état abstrait, dont les images usées n’ont plus aucune signification visuelle: cela pourra donner à leurs œuvres un air de froideur extrême; cela les sauvera du ridicule. [210] J’ignorais, en rédigeant ce chapitre, le livre de M. Albalat, _l’Art d’écrire enseigné en vingt leçons_, lequel paraissait à peine. Il est bien meilleur que son titre, en ce sens qu’il soulève toutes sortes de questions de psychologie linguistique, alors qu’on aurait pu s’attendre à un simple manuel scolaire. Le but a gâté l’œuvre, mais elle garde des parties excellentes (_février 1899_). Les clichés définitifs, en effet, avant de mourir dans l’abstraction, passent par la phase du ridicule. Il en est de même des mots, et cette rencontre est un argument de plus pour démontrer que les clichés sont de véritables mots à sens complexe. Arsène Darmesteter a noté la situation humble où l’ironie a réduit des mots jadis nobles, tels que «déconfit--occire--preux--sire--castel». Ce malheur échoit principalement aux mots «poétiques», à ces mots dont abusent les mauvais vers et que telle rime annonce avec une redoutable certitude. Cela se représente à toutes les époques de la langue française et de toutes les langues, mais en atteignant surtout les mots d’origine étrangère. Ainsi: «rosse--lippe--reître--hâbleur--duègne--matamore--donzelle--bizarre» ont en allemand, en espagnol, en italien un sens fort honnête[211]. Passé en anglais, le mot «beau» prit le sens de «fat», et, passé en français, le mot «dandy (élégant)» se trouva très vite chargé d’une acception ironique. L’étude des clichés donnerait d’analogues résultats, mais plus curieux encore et bien plus concluants, parce que les exemples seraient innombrables de ces images jadis charmantes et qui ont aujourd’hui le ridicule des vieux visages fardés. Pour en cueillir aussitôt plusieurs paniers, il suffit d’ouvrir encore une fois _Télémaque_, ce témoin précieux d’un moment de la langue française: «les pavots du sommeil--une joie innocente--à la sueur de leur front--secouer le joug de la tyrannie--fouler aux pieds les idoles--l’espérance renaît dans son cœur», sont des expressions qui exigent le sourire et qui ne peuvent plus se proférer qu’avec ironie, mais elles furent jeunes, éloquentes et sérieuses. [211] _Bizarro_, par exemple, voulait dire, en espagnol, vaillant. Les professions qui comportent l’usage constant de la parole ou de l’écriture sont des conservatoires tenaces de clichés. On sait le rôle politique de la Sphère, de l’Hydre, du Spectre. Les sphères sont nombreuses et leur nombre augmente à mesure que, dans les médiocres foules parlementaires, s’accroît, par défaut d’intelligence, le besoin de l’imitation. Nous avons «la sphère d’influence--la sphère diplomatique--les sphères politiques--une sphère plus étendue--la sphère intellectuelle--la sphère morale--la sphère d’activité--une sphère plus élevée--la sphère des idées--la sphère des progrès démocratiques--la sphère des intérêts matériels, etc.», toutes locutions où «sphère» n’évoque plus aucune image, sinon en certains esprits irrespectueux; non seulement le mot est arrivé au dernier période de l’abstraction, mais il semble même, la plupart du temps, n’avoir qu’une valeur de redondance oratoire, ne correspondre à rien. Il en est de même des hydres et des spectres, deux mots tellement dénués de valeur visuelle qu’ils sont presque toujours interchangeables dans les locutions chères au parlementarisme. Cependant on rencontre le plus souvent: «le spectre clérical--le spectre de 93--le spectre du moyen âge--le spectre du passé--le spectre du despotisme--l’hydre des révolutions--l’hydre de l’anarchie»; en 1848, on invitait le pouvoir à «bâillonner l’hydre des rues». La politique partage avec la morale l’usage des principes et des bases et pendant que les uns se placent «sous la sauvegarde de nos immortels principes», d’autres, sans vergogne, «sapent les bases de l’édifice social». Quels jolis tableaux pour les théâtres mécaniques de la foire au pain d’épice! Le répertoire politique est si riche en abstractions qu’on serait tenté de croire que les intérêts dont on charge un député sont tout à fait immatériels et semblables à ceux que défendent dans leurs discours les rhétoriciens du concours général. Ces malheureux, dévorés par le verbalisme, possèdent encore, outre ceux qui sont immortels, toute une série de principes, tels que: «le principe sur lequel tout roule--le principe solidement assis--le principe posé trop légèrement--le principe inflexible--le principe qui a germé d’une manière féconde»; ils détiennent aussi «l’hommage rendu aux principes, l’étrange aberration de principes, les principes sacrés, et les principes consacrés». Voici encore «le progrès des lumières--les progrès de notre décomposition sociale--le progrès incessant vers l’avenir»; dans ce monde-là il n’est question que de «mettre le fer rouge sur nos plaies--sur le chancre qui nous dévore--sur la gangrène du parlementarisme»; en 1840, on conseillait «d’extirper la gangrène jésuitique qui ronge la société». Quel jour se passe sans qu’on nous informe «du flot montant de la démocratie, de l’invasion de la démocratie, de la nécessité de se retremper dans le sein du suffrage universel», sans qu’on flétrisse ces patrons inhumains «qui s’engraissent de la sueur du peuple»? Ce dernier cliché, ridicule pour celui qui «voit» les images écrites par les paroles, est tout à fait abstrait pour ceux qui l’emploient; c’est un juron; il est abstrait comme un juron et signifie, non pas les mots qu’il contient, mais la colère de celui qui profère les mots. Les clichés du patriotisme professionnel sont difficiles à citer dans une étude où l’on ne veut ni indigner, ni faire rire. Un des plus bénins est celui-ci: «depuis nos malheurs,» phrase doucereuse où on assimile la France à une vieille dame à cabas «qui a connu de meilleurs jours». Telle que la suggère l’ensemble des clichés patriotiques, l’idée de patrie est étroitement liée dans le peuple à l’idée de revanche, de bataille, d’armée; cela ne va pas plus loin. Le battu guette son vainqueur--avec prudence. Quant à l’idée historique, une et complexe, qu’évoque ce mot--succédané du mot royaume, dans les hommes de race, elle n’a pas produit de clichés. Elle n’est pas populaire; elle n’est pas «sortie de l’intimité». Ces exemples peuvent suffire, car chacun, maintenant, achèvera facilement, s’il lui plaît, un tableau psychologique des professions dessiné avec les clichés familiers. Tels clichés, abstraits pour celui qui écrit, gardent pour celui qui lit une valeur d’image; si donc plusieurs métaphores de ce genre se rencontrent liées ensemble par un rapport maladroit, il en résulte un effet de comique assez amusant. Une phrase d’Albert Wolf disait: «Plongez le scalpel dans ce talent tout en surface, que restera-t-il, en dernière analyse? une pincée de cendre[212].» Le P. Didon a écrit dans un livre récemment loué: «Celui qui vous parle s’est plongé jusqu’à la moelle dans son siècle et dans son pays.» On a recueilli dans un journal grave ceci: «Anéantir les fruits du passé, c’est enlever à l’avenir son piédestal.» Où donc ai-je lu: «C’est avec le fer rouge qu’il faut nettoyer ces écuries d’Augias!» et: «Un vent d’apaisement souffle enfin sur l’hydre des factions»? Les ai-je lues? Il est plus commode d’imaginer ces incohérences que d’aller en rechercher de véritables dans la littérature des imbéciles; car là, il y a imbécillité, il y a absence de toute sensibilité littéraire. La phrase authentique: «Cent mille hommes égorgés à coups de fusil», est moins choquante, le mot «égorger» étant évidemment de ceux qui sont en marche vers l’abstraction. [212] Cité, il y a quelques années, ainsi que deux ou trois autres absurdités, dans les Echos du _Mercure_. Francis Wey a recueilli un certain nombre de ces cacographies dans ses médiocres _Remarques sur la langue française_ (1845); on en trouvera un grand nombre dans un livre beaucoup plus médiocre encore, mais plus curieux, de P. Poitevin, _la Grammaire des écrivains et des typographes_ (1863). «Le char de l’État est entravé dans les flots d’une mer orageuse», cela fut dit à la tribune, tandis que la phrase où ce même char «navigue sur un volcan» est une invention d’Henry Monnier: on voit combien elle était inutile. «C’est en vain, crie un orateur, que nous ferons une bonne constitution, si la clef de la voie sociale nous manque.» Cormenin, qui avait de la verve et aucun sens littéraire, écrivait ainsi: «Par la trempe étendue et souple de son esprit, il jette de vives lumières sur toutes les questions», ou bien: «J’ai modéré le feu de mes pinceaux.» Il fit un tel abus des «lambris dorés» qu’on lui attribua cette petite création ridicule[213]. Que de «parfums inouïs», que de «rougeurs candides», que de «voix visiblement émues»! Presque tout le théâtre de Casimir Delavigne, d’Émile Augier, de Ponsard est rédigé dans ce style, qui est aussi celui des Janin, des About, des Méry, des Feuillet. «C’était, dit About, comme un roseau fêlé qui plie sous la main du voyageur.» Ici le copiste a mis une date au bas de sa sottise; elle est certainement contemporaine de la vogue du «Vase brisé». Méry s’écrie avec feu: «Un cri de désespoir, un cri surhumain et corrosif comme un tamtam!» [213] Il semble bien cependant que l’extravagance d’un Cormenin soit moins pénible que la correcte platitude de tant d’écrivains estimés. Je relève dans les quinze premières lignes du feuilleton d’un homme qui, toutes les semaines, se fait le juge de la littérature, ces expressions: «Un gouvernement sans gloire et une paix sans dignité.--Se consolaient de leur misère présente en songeant aux splendeurs du passé--Effort surhumain--Univers émerveillé--la magnificence de ces souvenirs--vulgarité régnante--chambre servile, etc.» C’est l’union parfaite du cliché et du lieu commun,--d’où l’impression inattendue de convenance et de correction. Le genre admis, s’il était possible, il n’y aurait rien à reprendre. Il ne faudrait pas d’ailleurs presser trop étroitement les métaphores qui se gonflent, souvent avec trop d’orgueil, dans les meilleurs styles. L’absurde est partout. Nous vivons dans l’absurde. Soyons donc indulgents pour nos plaisirs et goûtons dans les images nouvelles ce qu’elles ont de beau, leur nouveauté. L’homme est ainsi organisé qu’il ne peut exprimer directement ses idées et que ses idées, d’autre part, sont si obscures que c’est une question de savoir si la parole trahit l’idée ou au contraire la clarifie. Aucun mot ne possède un sens unique ni ne correspond exactement à un objet déterminé, exception faite pour les noms propres. Tout mot a pour envers une idée générale, ou du moins généralisée. Quand nous parlons, nous ne pouvons être compris que si nos paroles sont admises comme les représentantes non de ce que nous disons, mais de ce que les autres croient que nous disons; nous n’échangeons que des reflets. Dès que le mot et l’image gardent dans le discours leur valeur concrète, il s’agit de littérature: la beauté n’est plus tout entière dans la raison, elle est aussi dans la musique. Proscrit de la littérature, le cliché a son emploi légitime dans tout le reste; c’est dire que son domaine est à peu près universel. Figurons-nous la même langue parlée dans l’univers entier,--sauf dans la république d’Andorre. NOTES COMPLÉMENTAIRES Page 18.--_Renonculacées_ a plutôt été tiré directement de _renoncule_. Page 20.--Sur ce que le français doit au latin scolastique, voir l’introduction du _Dictionnaire général_ de Hatzfeld et Darmesteter. Page 32.--_Céphalalgie_. Les Grecs, qui avaient ce mot, l’écrivaient κεφαλαργια, ce qui est beaucoup moins difficile à prononcer. Le gréco-français raffine sur le grec classique. Les dictionnaires donnent la forme étymologique; _céphalargie_ est cité par Max Muller, qui le compare à _léthargie_ (_Nouvelles leçons_, I, p. 225 de l’édition française), à propos des changements de _l_ en _r_. Page 34.--La formation de l’impératif a donné une quantité de surnoms devenus des noms propres, dont _Boileau_, _Boivin_ sont les types. Page 39.--Les anciennes sages-femmes avaient un vocabulaire anatomique d’une incroyable richesse; rien que pour les détails des organes qui étaient leur domaine, on a relevé, sans toutefois pouvoir les clairement identifier, les mots suivants, de vieux et bon français: _les barres_, _le haleron_, _la dame du milieu_, _le ponnant_, _les toutons_, _l’enchenart_, _la babole_, _l’entrepont_, _l’arrière-fosse_, _le guilboquet_, _le lippon_, _le barbidaut_ _le guillevard_, _les balunaux_, etc. (E. Brissaud, _Expressions populaires_.) Page 65.--Voltaire écrivait _autentique_. Page 69.--Les affiches du _Lys Rouge_ ont heureusement popularisé à nouveau cette orthographe. Page 86.--_Bretèche_, loge avec vues latérale et de face faisant saillie sur une façade. Le _window_ anglais est une véritable bretèche (Viollet-Leduc, _Histoire d’une maison_). Page 135.--Malherbe ne faisait que répéter Ramus: «Le peuple est souverain seigneur de sa langue, il la tient comme un fief de franc alleu, et n’en doit recognoissance à aulcun seigneur. L’escolle de ceste doctrine n’est point es auditoires des professeurs hébreux, grecs et latins en l’Université de Paris: elle est au Louvre, au Palais, aux Halles, en Grève, à la place Maubert.» (Cité par J. Tell, _les Grammairiens français_). Page 175.--Les noms populaires du singe, _babouin_, _monin_, _marmot_, ont fourni un grand nombre de dérivés linguistiques ou métaphoriques. M. E. Rolland les signale dans le Supplément de sa _Faune populaire_, en ce moment sous presse (Avril 1899). Page 177.--M. Max Muller (_Nouvelles leçons_, I, Ve leçon) montre que l’épervier et le tiercelet, délaissés comme instruments de chasse, donnèrent leurs noms à des armes à feu: l’épervier, _muscatus_, devint le _mosquet_ ou _mousquet_; en italien le _tiercelet_, _terzuolo_, devint un petit pistolet, _terzeruolo_. En anglais le _sacre_, _saker_, désigna une sorte de canon. Il semble bien qu’il faille joindre à ces exemples l’_arquebuse_, italien, _archibuso_; le sens des _arcs-buse_ me paraît plus probable que celui de _arc creux_, _arco bugio_. Page 184.--Le brochet est appelé selon l’âge: _lançon_ et _lanceron_, _poignard_, _carreau_, _brochet_.--Le chien de mer, _pike-dog_, en anglais, est l’_aiguillat_, en Provence.--_Lucius_ se retrouve sans doute dans _luts_ et _lieu_, noms donnés à un poisson appelé aussi colin. Page 190.--La torpille a toujours son joli nom populaire _dormilleuse_; on la nomme aussi _tremble_. Page 193.--De même tous les poissons qui ne se mangent pas, ils sont généralement très laids, sont appelés par les marins, _crapaud de mer_, _diable de mer_. Page 290.--Le plus ancien ouvrage de ce genre est le _Dictionnaire des Epithètes_, par Maurice de la Porte, 1575. TABLE-INDEX _ESTHÉTIQUE DE LA LANGUE FRANÇAISE._ CHAPITRE Ier.--Beauté physique des mots, 13.--Origine des mots français, 14.--Les doublets, 17.--Le vieux français et la langue scolastique, 20.--Le latin, réservoir naturel du français, 22. CHAPITRE II.--Le sens du mot déterminé par sa fonction et non par son étymologie, 24.--Les mots détournés de leur sens premier, 25.--Les mots à sens nul et les mots à sens multiples, 27.--Le mot est un signe et non une définition, 28. CHAPITRE III.--Le gréco-français, 30.--Les mots à combinaison étymologique, 31.--Les mots composés français, 32.--Le grec industriel et commercial, 34.--Le grec médical, 36.--Le grec et la dérivation française, 41.--Le grec et le français dans la botanique, 42;--l’histoire naturelle, 44;--la sociologie, 46.--Les dieux grecs, 48. CHAPITRE IV.--La langue française et la Révolution, 50.--Le jargon du système métrique, 51.--La langue traditionnelle des poids et mesures, 52.--La langue des métiers: la maréchalerie, 55;--le bâtiment, 56.--Beauté de la langue des métiers, dont l’étude pourrait remplacer celle du grec, 57. CHAPITRE V.--Les mots gréco-français jugés d’après leur forme et leur sonorité, 58.--Comment le peuple s’assimile ces mots, 59.--Rejet des principes étymologiques, 60.--L’orthographe et le «fonétisme», 61. CHAPITRE VI.--Réforme des mots gréco-français, 64.--Les lettres parasites et les groupes arbitraires (ph, ch), 65.--Liste de mots grecs réformés, 67.--La cité verbale et les mots insolites, 69.--Dernier mot sur le «fonétisme», 70.--La liberté de l’orthographe, 71. CHAPITRE VII.--Le latin, tuteur du français, 73.--Son rôle de chien de garde vis-à-vis des mots étrangers, 74.--Les peuples qui imposent leur langue et les peuples qui subissent les langues étrangères, 77.--Peuples et cerveaux bilingues, 78. CHAPITRE VIII.--Comment le peuple s’assimile les mots étrangers, 81.--Liste de mots allemands, espagnols, italiens, etc., anciennement francisés, 81.--Rapports linguistiques anglo-français, 84.--Le français des Anglais et l’anglais des Français, 87.--Les noms des jeux, 88.--La langue de la marine, 89. CHAPITRE IX.--Naissance d’un mot, 92.--Réformes possibles dans l’orthographe des mots étrangers, 93.--Liste de mots anglais réformés, 94.--Liste de mots anglais francisés par les Canadiens, 99. CHAPITRE X.--Une Académie de la beauté verbale, 102.--La formation savante et la déformation populaire, 103.--La vitalité linguistique, 104.--Innocuité des altérations syllabiques, 105.--La race fait la beauté d’un mot, 106.--Le patois européen et la langue de l’avenir, 107. _LA DÉFORMATION._ I.--La littérature et la langue, à Rome et en France, 111.--Rôle de la déformation, 115.--L’école et l’argot, 118.--La corruption et la vie du langage, 120.--Déformation par changement de sens, 121.--Déformation de prononciation et de forme, 122.--Le mouvement dans le langage, 124.--Corruptions réelles, mais vénielles, 127.--Quelques étymologies, 129.--Le _Dictionnaire néologique_, 130.--La peur du mot nouveau, 131.--La bonne et la mauvaise déformation, 133. II.--Dites. Ne dites pas, 134.--Une liste de déformations populaires, 135.--Son examen: statue, 136;--fanferluche, palfernier, pimpernelle, sersifis, 138;--Angola, colidor, flanquette, 139;--nentilles, esquilancie, 139;--cangrène, franchipane, reine-glaude, cintième, 140;--sesque, prétexe, esquis, 141;--vermichelle, 142;--castrole, 142;--éléxir, gérofle, géroflée, gengembre, gigier, 144;--chaircutier, 145;--crusocale, poturon, 145;--lévier, 146;--pariure, 146;--mairerie, seigneurerie, chrétienneté, 147;--nage, consulte, purge, 147;--se revenger, rancuneux, enchanteuse, corrompeur, 148;--regaillardir, 149;--cambuis, 149;--comparition, 149;--contrevention, 150;--contumace, 150;--dinde, nacre, 150;--_e_ devenant _i_, 151;--pomme d’orange, jardin des olives, 151;--bivouaquer, 152;--airé, 152;--laideronne, 152;--fortuné, 152;--carbonate, 153;--jor, jornal, ojord’hui, 153;--écale, écaille, 153;--maline, échigner, 155;--farce, flegme, 156; dompeteur, 156;--le cheval à mon père, 157;--mésentendu, 157;--perclue, 157;--éclairer, allumer, 158;--à fur et à mesure, 158;--secoupe, 159;--vous faisez, 159;--prévu d’avance, 160;--promener, 160;--raisons, 161;--voix de centaure, 161;--venimeux, vénéneux, 163;--iniation, 165. _LA MÉTAPHORE_: LES BÊTES ET LES FLEURS. Presque tous les mots sont des métaphores, 169.--Examen de quelques mots: roitelet, 169;--lézard, 172;--grue, chevalet, chèvre, singe, mule, bâton, bourdon, 174;--chien, chenet, chiendent, chenille, 177;--cloporte, 179;--fauvette, bergeronnette, linotte, loriot, chardonneret, 180;--brochet, bélier, 184;--belette, 186;--pic, plongeon, pélican, rouget, dormiliouse, 189;--tournesol, 190;--coquelicot, 192;--renoncule, joubarbe, fumeterre, 194;--adonis, nielle, 198;--violette de chien, hépatique, anémone, 200;--aubépine, chèvre-feuille, rouge-gorge, fourmi-lion, 203;--autres mots: corset, clairon, amadou, navette, béryl, railler, 206;--compter et conter, dessein et dessin, pupille, prunelle, 208;--groupes sémantiques, 213. _LE VERS LIBRE._ I.--Résumé de l’histoire de la versification, 218.--Nouvelle classification des rimes masculines et féminines, 224. II.--Origines du vers libre, 225.--Le vers libre, d’après M. Gustave Kahn, 229.--Le vers faux des classiques et des romantiques, 234.--L’e muet, 236. III.--Le vers libre de M. Gustave Kahn, 240.--Avenir du vers libre, 246. NOTE SUR UN VERS LIBRE LATIN, 247. _LE VERS POPULAIRE._ Les deux courants de la poésie, 257.--Héro et Léandre dans la tradition populaire, 258.--Règles de la versification populaire, 260.--L’hiatus, la répétition, l’assonance, 262.--la synérèse et son contraire, 264.--Rythme, 265.--Déformations verbales, 266.--Mots forgés, 267.--Obscurité des chansons populaires, 271.--Types de chansons populaires: la _Fille dans la tour_, et la _Triste noce_, 272. _LE CLICHÉ._ Les phrases faites une fois pour toutes, 279.--Les proverbes, 281.--Phrases maniées comme si elles étaient des mots, 282.--La mémoire visuelle et la mémoire verbale, 284.--Les mots abstraits et les mots concrets, 286.--Mécanisme de la description, 287.--Les épithètes, 289.--De la vision en littérature, 292.--Culture scolaire de l’oreille, au détriment de l’œil, 293.--Transformation des images en mots et des mots en images, 294.--La citation latine, 295.--Source des clichés dans les livres célèbres: _Télémaque_, 296.--Nul style n’est exempt d’images, 303.--Les deux classes de clichés: le cliché et l’image abstraite, 304.--Utilité des clichés dans le style, 304.--L’ironie tue les mots et les images, 307.--Les clichés professionnels, 309.--La Sphère, l’Hydre et le Spectre, 309.--Clichés célèbres, 313.--Le domaine légitime du cliché, 316. NOTES COMPLÉMENTAIRES, 317. FIN ACHEVÉ D’IMPRIMER le quatre mai mil huit cent quatre-vingt-dix-neuf. PAR BLAIS ET ROY A POITIERS pour le MERCVRE DE FRANCE NOTE DU TRANSCRIPTEUR On a corrigé le décalage systématique de quatre pages des numéros de page (par exemple lorsque l’original mentionne la page 24, il s’agit en réalité de la page 20). *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ESTHÉTIQUE DE LA LANGUE FRANÇAISE *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the trademark license is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. Project Gutenberg eBooks may be modified and printed and given away—you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. START: FULL LICENSE THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase “Project Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg™ License available with this file or online at www.gutenberg.org/license. Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™ electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg™ electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. “Project Gutenberg” is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg™ electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg™ electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg™ electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation (“the Foundation” or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg™ electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is unprotected by copyright law in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg™ mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg™ works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg™ name associated with the work. 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The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg™ License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg™ work (any work on which the phrase “Project Gutenberg” appears, or with which the phrase “Project Gutenberg” is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. 1.E.2. 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