Title: Vieilles Histoires du Pays Breton
Author: Anatole Le Braz
Release date: May 29, 2020 [eBook #62272]
Most recently updated: October 18, 2024
Language: French
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LA BRETAGNE ET LES PAYS CELTIQUES
PAR
ANATOLE LE BRAZ
I. Vieilles Histoires bretonnes.
La Charlézenn.—Le Bâtard du roi.—Histoire pascale.—La légende de Margéot.
II. Aux veillées de Noël.
Nédélek.—Noël de Chouans.—La Noël de Jean Rumengol.—A bord de la Jeanne-Augustine.—La Chouette.—Le Puits de saint Kadô.—Le Forgeron de Plouzélambre.—En «Alger d'Afrique».
III. Récits de passants.
Les deux amis.—La Hache.—Le Péché d'Ervoanic Prigent.—Humble amour.
Troisième Édition.
PARIS
HONORÉ CHAMPION, LIBRAIRE-ÉDITEUR
Librairie spéciale pour l'Histoire de la France et de ses anciennes Provinces
9, QUAI VOLTAIRE, 9
1905
DU MÊME AUTEUR
A LA MÊME LIBRAIRIE
Tryphina Keranglaz, poème. 1892, in-12 (presque épuisé). 3 fr.
Au pays des pardons. 1898. In-12 carré, couverture illustrée. 3 fr. 50
La légende de la mort chez les Bretons armoricains. Nouvelle édition avec des notes sur les croyances analogues chez les autres peuples celtiques, par Georges Dottin, professeur-adjoint à l'Université de Rennes. 2 forts volumes in-12, LXX-347-456 pages. 10 fr.
Cognomerus et sainte Tréfine. Mystère breton en deux journées. Texte et traduction. In-8 de XLIV-183 pages. 4 fr.
Textes bretons inédits pour servir à l'histoire du théâtre celtique, par Anatole Le Braz. In-8 de 39 pages. 1 fr.
COLLECTION «La Bretagne et les pays celtiques»
Chaque ouvrage: fort vol. in-18 3 fr. 50
1o L'AME BRETONNE, par Charles Le Goffic. 2e édition.
2o BRETONS DE LETTRES, par Louis Tiercelin.
3o VIEILLES HISTOIRES DU PAYS BRETON, par Anatole Le Braz. 3e édition.
Angers, imp. A. Burdin et Cie, 4, rue Garnier, Angers.
C'est en témoignage d'une amitié déjà vieille que j'inscris votre nom en tête de ces humbles histoires bretonnes. Elles n'auront pas pour vous le piquant de la nouveauté. Vous les aurez lues, au fur et à mesure qu'elles paraissaient, dans la petite gazette finistérienne pour qui elles furent composées et qui vous est chère, comme à moi-même, à plus d'un titre. Je dois beaucoup à ce modeste journal. Il m'a valu de précieuses sympathies, celle entre autres de ce pauvre Percher, enlevé depuis par un trépas si tragique. Mais surtout il m'a mis en communication constante avec les deux éléments les plus purs de notre antique race, les paysans et les marins. Des meneurs de charrues et des patrons de barques, voilà les gens que ces récits eurent mission de distraire, voilà pour quel public furent écrits ces contes, destinés à être lus en famille, entre messe et vêpres, le jour du repos dominical.
Le peuple breton—et ce n'est pas son moindre charme—est demeuré un peuple enfant. La politique l'intéresse peu: il préfère les belles histoires. C'est un goût qui lui passera sans doute à la longue, mais il l'a encore, et ni vous, ni moi ne nous en plaindrons. Il est, du reste, lui-même un obstiné créateur de mythes et de légendes. Sa mémoire est prodigieusement riche en souvenirs que sans cesse son imagination retravaille. Les trois quarts du temps, en rédigeant les épisodes qui constituent ce livre, je n'ai fait que rendre à l'âme populaire ce qu'elle m'avait prêté. Les batteurs de routes, dépositaires des traditions de la race, s'arrêtent volontiers au seuil de la maison que j'habite, à l'entrée de l'une des voies qui conduisent dans l'ancienne capitale de Gralon. Souvent aussi, je suis allé heurter à leurs portes, dans les bourgades des monts et les hameaux de la mer. Ainsi se sont construites la plupart de ces aventures, presque sans y songer. Il y paraîtra, je pense, maintenant qu'elles vont courir une autre fortune que celle à laquelle elles furent primitivement destinées.
Réunies une première fois en volume par les soins du journal qui les publia, le tirage restreint qu'on en fit fut tout de suite épuisé, avant même d'avoir franchi les limites du terroir cornouaillais. Un éditeur ami des lettres bretonnes les convie aujourd'hui à se risquer en cortège plus nombreux vers des horizons plus lointains. Je les abandonne telles quelles à leur nouveau sort. J'ai dit leurs origines peu littéraires. Ce sont des filles des champs et des filles des grèves, faites pour aller pieds nus, jupes troussées, sans aucun atour. Trouveront-elles ailleurs le même accueil qu'auprès des âmes ingénues qui les goûtèrent tout d'abord? Je le souhaite. J'y aurai gagné en tout cas, cher monsieur et ami, une nouvelle occasion de m'affirmer fidèlement vôtre.
A. Le Braz.
Stang-ar-C'hoat, 14 avril 1897.
Elle s'appelait de son vrai nom Marguerite Charlès. Mais les gens l'avaient baptisée «la Charlézenn».
Ce fut dès l'enfance une singulière fille, aux libres allures. Toujours grimpée dans les arbres, entre le ciel et la terre, comme un jeune chat sauvage, elle envoyait de là-haut sa chanson aux passants qui cheminaient en bas, dans la route. De qui était-elle née? On n'en savait rien. On disait dans le pays qu'elle n'avait eu «ni père, ni mère». Elle n'avait rien à elle sous le soleil, pas même le nom sous lequel on l'avait inscrite au registre de paroisse. Si pourtant! elle avait à elle sa beauté. Une beauté insolite, étrange, comme toute sa personne, comme toute son histoire ou plutôt sa légende. Ce n'est pas qu'elle fût précisément jolie. Elle avait le nez un peu fort, et aiguisé en bec d'aigle. De même, ses cheveux déplaisaient, à cause de leur couleur. On a en Basse-Bretagne un préjugé contre les rousses. Ils étaient cependant magnifiques, ces cheveux. Amples et fournis comme une toison, rutilants comme une crinière. On eût dit, autour de sa tête, un buisson ardent, une broussaille de feu. Ses yeux, en revanche, étaient d'un bleu tranquille, presque délavé. Leur nuance était douce—et triste. C'étaient des yeux timides, enfantins, faciles à effaroucher. Ses lèvres très fines, un peu serrées, montraient en s'ouvrant des dents petites et comme passées à la lime. Avec tout cela, ou, si vous préférez, en dépit de tout cela, la Charlézenn, quoiqu'elle eût dix-sept ans à peine, attirait l'attention des jeunes hommes. Les commères racontaient aux veillées qu'elle les ensorcelait. Comme preuve à l'appui, elles citaient l'aventure de «Cloarec Rozmar».
C'était un clerc, de Plouzélambre. Une année d'études seulement le séparait de la prêtrise. Or, un matin, pendant les vacances, il avait sollicité de son père un entretien particulier.
—Mon père, dit-il, j'ai résolu que je ne serai pas prêtre.
—Reprends donc la bêche, répondit le vieux Rozmar.
—Oui, mais à une condition.
—Laquelle?
—C'est que vous me permettrez de prendre femme.
—As-tu fait ton choix?
—J'ai choisi la Charlézenn.
—Une va nu-pieds! Jamais!
—Si vous ne l'acceptez pour bru, j'en mourrai.
—J'aime mieux ta mort que le déshonneur de tous les nôtres.
—C'est bien!
Le lendemain, un des domestiques de la ferme avait trouvé Cloarec Rozmar pendu à la branche d'un pommier, dans l'enclos.
Cette tragique aventure avait provoqué, dans toute la région, une explosion de haine aveugle contre la Charlézenn. Notez que pas une fois Cloarec Rozmar ne lui avait adressé la parole. Cette grande fille farouche était ignorante de sa beauté comme de toutes choses. De l'espèce de fascination qu'elle exerçait, elle ne se rendait pas compte.
C'est ici que commence à vrai dire l'histoire de la Charlézenn. Elle vivait avec une vieille femme de mœurs équivoques qui l'avait ramassée on ne savait où, il y avait de cela bien longtemps. Cette vieille l'avait nourrie depuis lors des aumônes qu'elles recueillaient toutes deux de-ci de-là, mais plus encore de coups de bâton. Car la vieille Nann,—elle n'était connue que sous ce sobriquet à cause de certain tic qu'elle avait et qui lui faisait branler incessamment la tête, comme pour dire: Non—, car la vieille Nann était une vilaine groac'h, acariâtre et hargneuse. A toute heure du jour et de la nuit, depuis que la Charlézenn avait dépassé la quinzième année, elle lui criait aux oreilles de sa voix aigre:
—Ah! si j'avais ton âge et ton corps! Si j'avais ton âge et ton corps!…
Et comme la Charlézenn, qui n'entendait rien à ce langage, se contentait d'ouvrir démesurément ses grands yeux limpides, couleur de ciel d'avril, la groac'h se mettait à la battre, à la battre, de toute la force de ses vieux bras décharnés.
—Il faudra bien que tu comprennes! hurlait-elle.
Un soir, la Charlézenn comprit…
Elles habitaient à cette époque, la vieille Nann et elle, une ancienne hutte de sabotiers, abandonnée par les nomades ouvriers qui l'avaient construite et située sur la lisière de la forêt du Roscoat qui appartenait à la maison noble de Keranglaz. La Charlézenn, avons-nous dit, passait la plus grande partie de ses journées à vagabonder. Avant que Cloarec Rozmar se fût pendu pour elle sans qu'elle s'en doutât, elle allait de ferme en ferme, quêtant ici du pain, plus loin du lard, plus loin des œufs. Mais, lorsqu'après l'événement elle s'était vue brutalement repoussée des seuils où naguère on l'accueillait avec des paroles affables, comme elle était fière, elle ne s'y était plus représentée. «Battez-moi tant qu'il vous plaira, avait-elle dit à la vieille Nann, mais je vous fais le serment que je ne mendierai plus!»—«Je ne te nourrirai donc plus», avait répondu la groac'h.—«Oh! de cela je ne m'inquiète point!» Elle en était enchantée, au contraire. De l'aube au crépuscule, elle errait par le bois dont tous les arbres lui étaient familiers comme des amis, comme des proches. Quand elle avait faim, elle se repaissait, au printemps, de poires de la Vierge; l'été, de mûres; à l'automne, des châtaignes, rousses comme elle, qu'elle croquait à même aux branches des châtaigniers. Cela n'empêchait point son beau corps de prospérer, tant s'en faut. Il y gagnait de nouveaux charmes, la sveltesse, l'odorante et souple vigueur d'un plant de haute futaie. C'était plaisir de la voir passer dans l'ombre verte et transparente du sous-bois, de la voir passer en sa grâce élégante de fille sauvage, sa jupe en loques tombant à peine jusqu'à son jarret, découvrant sa jambe longue, nerveuse et bronzée comme celle d'une faunesse antique. Or, plus d'une fois, en ses chasses, l'aîné des fils de Keranglaz l'avait rencontrée.
Ce soir-là donc, la Charlézenn rentrait à la hutte, en sifflant. C'était une habitude qu'elle avait prise, à force d'entendre les merles noirs dans l'épaisseur des fourrés. Dès le seuil, elle s'arrêta. Il y avait dans la «loge» un inconnu. Ce devait être un passant d'importance, car la vieille Nann lui avait cédé l'unique escabelle. La flamme du foyer éclairait à plein sa figure. Ce n'était pas un paysan, à en juger par ses moustaches, qu'il portait relevées aux deux coins de la bouche. D'ailleurs, sa peau était blanche même aux mains, qu'il tenait croisées autour du genou. Au petit doigt de l'une d'elles une escarboucle brillait. La taille de l'étranger était serrée dans un justaucorps de cuir parsemé de têtes de clous luisantes comme de l'or. A ses pieds était couché un grand lévrier au poil fauve qui se dressa sur les pattes et se mit à grommeler, dès que la Charlézenn parut.
L'homme aussi se leva, caressant son chien pour l'apaiser.
—Viens donc, sauvagesse! glapit la vieille Nann. Voici près d'une heure que tu te fais attendre.
—Vous savez bien que j'arrive quand bon me semble, répondit la Charlézenn qui, pour la première fois, prenait ombrage du ton impérieux de la vieille, sans doute parce que cet homme était là.
—Apprends à mieux parler, poussière de grand chemin! Sache que celui que voici est le fils aîné du seigneur de Keranglaz, ton maître et le mien, après Dieu!
—Et vous, la vieille, sachez que je ne reconnais personne pour mon maître,… pas plus d'ailleurs que pour ma maîtresse. A bon entendeur, salut.
Ce disant, elle tournait déjà les talons et s'apprêtait à reprendre la porte, laissant là sa mère-nourrice suffoquée de rage, quand Keranglaz le fils se précipita pour l'arrêter.
—Belle fille, dit-il d'une voix très décidée et cependant très douce, je n'ai commis nul manquement envers vous. Je suis votre hôte aussi bien que celui de Nann. De quel droit me faites-vous affront?
—Je vous dis que c'est une gueuse!… une gueuse!… hurlait Nann, dont la colère, étranglée tout d'abord par la stupeur, se répandait maintenant en un flot d'invectives.
—Vous, ma commère, taisez-vous! commanda sèchement Keranglaz.
Puis il continua, s'adressant de nouveau à la Charlézenn, avec sa jolie voix savante à bien dire:
—Vous êtes chez vous ici. Si ma présence vous gêne, c'est moi qui dois sortir, non pas vous. Ordonnez, j'obéirai. Permettez-moi seulement d'ajouter qu'égaré dans ce bois, alors qu'il faisait encore demi-jour, je ne saurais guère m'y retrouver de nuit. En m'obligeant à partir, vous me mettrez en grand embarras, peut-être en grande détresse; car les loups abondent, dit-on, au Roscoat, et je n'aurais pour me défendre contre leur appétit que mon courage, mon couteau de chasse et Kurunn mon lévrier. Je vous avoue que la perspective de servir de souper à Messires Loups ne me sourit nullement; j'aimerais mieux, si tel était votre bon plaisir, quelques heures de sommeil auprès de votre feu, car je tombe de fatigue.
Jamais on n'avait parlé à la Charlézenn un langage aussi gracieux. Elle se sentit devenir toute rouge et balbutia timidement:
—C'est moi qui vous demande excuse pour ma maussaderie, monseigneur. Croyez que je n'ai point l'âme malicieuse. Je ne deviens méchante ainsi envers mon prochain que parce Nann est si hargneuse envers moi.
On eût dit que la groac'h n'attendait que cette parole. Se levant du foyer où elle s'était accroupie, elle échangea avec Keranglaz le fils un regard d'intelligence et se dirigea vers la porte, avec un air de dignité offensée, en grommelant:
—Puisque c'est moi qui suis de trop, je m'en vais!
La pauvre Marguerite Charlès se reprocha aussitôt les mots acerbes qui lui étaient échappés. Elle voulut courir après sa mère-nourrice pour la ramener. Mais elle eut beau faire le tour de la hutte, fouiller des yeux l'épaisseur de la nuit, crier: Nann! Nann! dans toutes les directions, Nann s'obstinait à ne point reparaître.
De guerre lasse, la jeune fille rentra dans la «loge».
—Monseigneur, supplia-t-elle, si vous m'aidiez, nous la ramènerions!
—Laissez donc cette sorcière, Marguerite, elle s'en est allée à quelque sabbat.
—Oh! monseigneur! monseigneur! si les loups la mangent!…
—Ma foi, c'est les loups que je plaindrai… Tranquillisez-vous, et venez vous réchauffer à ce feu. Vous êtes toute transie.
Il jeta sur l'âtre une brassée de genêt. La flamme monta, haute et claire, avec un crépitement joyeux. Puis il força la Charlézenn à s'asseoir à sa place, sur l'escabelle.
—Quant à moi, dit-il, je ne veux que la faveur de m'étendre à vos pieds.
Il s'assit, en effet, sur la pierre du foyer, mais la figure tendue en avant jusqu'à frôler celle de la jeune fille. La Charlézenn sentait sur sa joue l'haleine forte et chaude du fils aîné de Keranglaz. Sans qu'elle sût pourquoi, elle avait peur de cet homme. C'était cependant un beau gars, dans tout l'épanouissement de la jeunesse.
«Qu'est ce que j'ai donc? se demandait-elle: je tremble comme si j'étais malade de la mauvaise fièvre.» Le Keranglaz s'était mis à parler, à parler très vite; mais elle n'entendait que le bruit des mots: cela était doux comme une musique; elle s'efforçait d'en comprendre le sens, elle n'y parvenait pas. Sa tête était pleine d'un bourdonnement confus. De plus il lui semblait que des milliers et des milliers de petites bêtes invisibles lui grimpaient tout le long du corps. Elle eût voulu les secouer d'elle, et ne le pouvait. Elle était comme dans ces rêves où l'on cherche à courir et où l'on a les jambes empêtrées dans on ne sait quel obstacle. Un charme était sur elle.
Tout à coup elle poussa un cri, un cri sauvage, un hurlement de bête blessée.
Penchée sur elle, Goulvenn de Keranglaz, les yeux luisants et fixes, les veines gonflées à se rompre, tâchait de l'étreindre à bras le corps.
Elle rejeta la tête en arrière, se raidit d'un mouvement désespéré. Machinalement elle se rappela le couteau de chasse que cet homme portait à la ceinture, du côté gauche. Elle tâta, trouva la poignée, brandit l'arme et la plongea dans le dos du Keranglaz, avec une telle force qu'il s'abattit à terre, comme un bœuf assommé.
Éperdue, affolée, elle s'élança dans la nuit. Et toute la nuit elle galopa devant elle, à travers bois, geignant et bramant, telle qu'une génisse qu'on a oubliée dans les prairies, et qui bondit, et qui meugle lamentablement sans que son troupeau lui réponde.
C'était au crépuscule d'aube, dans le sentier de la falaise qui longeait la Lieue-de-Grève, entre Saint-Michel et Plestin, là où serpente aujourd'hui la route en corniche qui mène de Lannion à Morlaix. Les trois Rannou s'en revenaient vers Saint Michel qui était ville à cette époque. C'était une trinité redoutée que celle de ces Rannou. L'aîné s'appelait Kaour, le cadet Kirek, et le plus jeune Guennolé. Ils portaient, on le voit, des noms de saints vénérés, mais tous trois étaient des hommes du diable. Du moins le prétendait-on, dans le pays. Mais en Basse-Bretagne, comme ailleurs, les gens valent souvent mieux que leur légende. Les Rannou passaient en tout cas pour de mauvais sujets. Aucun d'eux n'avait de métier déterminé. Ils vivaient en dehors de la loi commune. Le bailli de la mouvance de Keranglaz les eût volontiers pendus à ses potences féodales. Mais il eût d'abord fallu les appréhender. Ce n'était pas chose facile. Le bailli n'osait en courir le risque, quoiqu'il eût à sa dévotion une cinquantaine d'hommes d'armes. Qu'étaient-ce que cinquante hommes auprès des trois Rannou! En attendant de pendre ces chenapans, le bailli était le premier à leur payer rançon. Dès qu'il avait à faire voyage dans la région, il avait soin de leur demander, moyennant finance, un sauf-conduit. Les Rannou touchaient ainsi des rentes assurées auxquelles venaient se joindre quelques menus profits prélevés sur les seigneurs de passage dans les alentours de la Lieue-de-Grève. Car ils n'aimaient à pêcher que le gros poisson. Ils étaient très doux avec le petit peuple.
…—Voyez donc! dit Kaour à ses frères, comme ils arrivaient au pied du Roc'h-Kerlèz.
Il leur montrait du doigt une forme humaine debout là-haut près de la croix qui dominait le rocher.
—Damné sois-je! s'écria Guennolé, c'est la Charlézenn!
Ils la hélèrent. Mais elle ne parut point les entendre. Alors, ils se hissèrent jusqu'à elle en se cramponnant aux saillies de la pierre, à des touffes d'ajonc.
—Tu attends quelqu'un, Gaïdik[1]?
[1] Diminutif affectueux de «Marguerite». Quant à groac'h qu'on a trouvé plus haut, il signifie proprement vieille, mais avec une nuance de mépris.
—Oui, j'attends la mer.
—Pourquoi faire?
—Pour m'y jeter.
—Tu veux donc mourir?
—Oui… Je me serais déjà précipitée… Mais sur les roches nues je me serais fait trop mal… J'attends qu'il y ait de l'eau en bas. Cela ne tardera plus.
En effet, la mer montait. Sur l'immense plaine de sable elle roulait avec le fracas, avec le farouche hennissement d'une horde d'étalons lancés au galop.
L'aîné des Rannou dit:
—Conte-nous ce qui t'est arrivé, Gaïdik. Si c'est quelqu'un qui a cherché à te nuire, livre-nous son nom seulement; nous sommes trois ici qui te vengerons.
—Je ne conterai ni à vous ni à personne ce qui m'est arrivé. J'en ai assez de la vie, voilà tout.
—Eh bien! nous, nous ne permettrons pas que tu meures.
Et, adoucissant le ton un peu rauque de sa voix, l'aîné des Rannou poursuivit:
—Écoute-moi, fille. Regarde ces bois qui s'étendent là-bas à perte de vue, jusqu'au fond du ciel. Le seigneur de Keranglaz prétend qu'ils sont à lui. Sur le papier, c'est possible. Mais les vrais maîtres, c'est nous. C'est nous, les Rannou, qui sommes les rois de la forêt. Ah! c'est un fier domaine. Tu en connais les abords, mais tu ne t'es jamais enfoncée sous les hautes futaies. Il n'y a pas au monde un palais comme celui-là. C'est le bon Dieu qui l'a bâti de ses propres mains. Les arbres qui le soutiennent sont bien plus beaux que les piliers des plus belles églises. Il y a aussi des menhirs où s'asseyaient les géants d'autrefois et des tables de pierre où ils mangeaient. Là est notre demeurance. Nous n'en voudrions changer pour aucun prix, nous proposât-on le château de la reine Anne. Mais elle nous plairait mieux encore, si nous y avions avec nous une douce petite sœur, une bonne et franche fille comme toi. Tu y ferais cuire notre soupe de venaison sous le couvert de chênes; tu raccommoderais de tes doigts habiles nos vêtements en peau de loup. Suis-nous à la grande forêt, Gaïdik. Nous t'aimerons bien. Nos dehors sont rudes, mais notre cœur est aussi tendre que celui d'un enfant. Le monde nous méprise, parce qu'il nous craint. Tu sais comme il est méchant. Tu en as assez souffert toi-même, puisque tu rêves de t'en aller au paradis, par le mauvais chemin de la mort volontaire. Crois-moi, Gaïdik, je n'ai jamais menti. Tu connaîtras de beaux jours dans le creux de nos bois et de nos ravins. Tu y seras à l'abri des langues perfides. Qui oserait toucher à la sœur des trois Rannou? Viens!… Tout ce que tu désireras, tu l'auras. Si tu tiens aux parures, nous t'en rapporterons de superbes, à rendre jalouse Notre-Dame de Rumengol qui cependant a une robe en or… Nous t'aurions déjà fait cette proposition depuis longtemps, mais nous ne l'osions, pensant que tu ne te déciderais pas à quitter la vieille Nann, ta mère-nourrice…
—Oh! celle-là est une misérable sorcière! s'écria la jeune fille.
Tout d'abord elle n'avait écouté les paroles de Kaour qu'avec ennui, le front plissé, l'air méfiant et sombre. Mais peu à peu elle y avait pris intérêt. Finalement, à l'idée de vivre parmi ces hommes simples, dans la grande forêt pacifique et profonde comme une église immense, son cœur s'était fondu. Son navrement de tout à l'heure était déjà loin d'elle. Elle pleurait silencieusement, sans amertume.
—Tu as raison de pleurer, Gaïdik, dit alors Guennolé. Cela te soulagera. Nous allons attendre un peu plus bas que tu aies pris un parti. Si tu descends de notre côté, c'est que tu auras accepté la proposition de Kaour.
—C'est cela! opinèrent Kaour et Kirek.
Et tous trois se retirèrent à l'écart, sans toutefois perdre de vue la Charlézenn.
Celle-ci resta quelque temps encore debout sur la plate-forme du rocher, le dos appuyé à l'arbre de la croix. Mais ce n'était plus la mer qu'elle regardait. Ses yeux limpides, d'où les larmes coulaient doucement comme une ondée printanière, ses yeux couleur de ciel d'avril suivaient à l'horizon la ligne onduleuse des bois. Le soleil venait d'apparaître. Une pluie d'or s'égouttait au loin, ruisselait en lumineuses cascades sur tout le versant, des cimes les plus éloignées aux frondaisons les plus proches. C'était un spectacle magique. L'haleine bleuâtre de la forêt montait, odorante, comme une vapeur d'encens. Des chœurs d'oiseaux s'éveillaient, s'appelaient, se répondaient, et toutes les allégresses de la terre chantaient dans leurs voix. Cela donnait l'idée d'une sorte de résurrection universelle. Toutes choses, à la venue du soleil, semblaient sortir de la nuit comme d'un tombeau. Et la Charlézenn, elle aussi, dégagée de ses projets de mort, se signa devant la lumière comme devant la plus adorable des divinités. D'un pas qui sonnait gai sur la pierre elle descendit vers les Rannou. Triomphalement, ils s'acheminèrent ensemble par le sentier tout humide de rosée qui, à travers landes, menait au cœur des bois. Gaïd Charlès marchait en tête. Le chemin, eût-on dit, lui était déjà familier. Entre ses lèvres fines elle sifflait, elle sifflait comme un merle. Les Rannou suivaient à distance; il y avait dans cette vierge sauvage un prestige qui les troublait.
Kaour murmura:
—C'est la fée de la forêt que nous escortons!
Et ses deux frères répondirent à voix basse:
—En vérité, oui! c'est elle-même.
Ainsi débutait une complainte levée à la Charlézenn par un clerc du pays de Saint-Michel-en-Grève, depuis qu'elle était devenue la «petite sœur» des Rannou. Dans les autres couplets on énumérait ses crimes. Elle y était représentée comme une fille sans vergogne, comme une création de Satan.
C'est de quoi témoignait sa beauté même, la transparence de ses yeux si clairs, la grâce de tout son corps, mais plus que tout le reste la couleur étrange de ses cheveux.
Venait alors l'histoire du premier forfait:
En Basse-Bretagne, les légendes poussent robustement comme en leur terroir naturel. Deux ans à peine s'étaient écoulés depuis la mort de Cloarec Rozmar. Et déjà c'était la Charlézenn qui l'avait pendu!!… Suivait le deuxième «forfait, terrible à imaginer».
Et le poète reconstruisait à sa façon la scène tragique de la hutte. Marguerite Charlès avait attiré le jeune homme dans un guet-apens. Elle l'avait endormi à l'aide d'un philtre, puis, traîtreusement, elle l'avait assassiné…
… La jeune fille, cependant, vivait avec les Rannou de leur belle existence errante dans la forêt du Roscoat. Kaour ne lui avait pas menti. Dans ces profondes et verdoyantes solitudes, entourée par les trois frères d'une sorte de vénération naïve, elle avait vu s'évanouir l'un après l'autre tous les mauvais souvenirs de son passé. De Nann, du fils de Keranglaz, de tant de misères et d'humiliations, à peine lui restait-il de vagues images: encore eût-il fallu qu'elle les allât chercher tout au fond d'elle-même. Les journées se déroulaient pour elle avec une monotonie apaisante et grandiose. Dès le matin, les frères partaient. Pour quelles aventures? Elle n'avait souci de le savoir; eux, de leur côté, s'en taisaient avec elle soigneusement. Ils rentraient à des heures irrégulières. Souvent ils avaient des taches de sang à leurs vestes: du sang de bête, peut-être aussi du sang d'homme. D'ordinaire on soupait tous ensemble, aux premières étoiles. C'était le moment des causeries, la veillée en commun sous les hautes ramures à travers lesquelles les astres brillaient, comme de claires chandelles lointaines. A vrai dire, il n'y avait guère que la Charlézenn qui causât. Les Rannou étaient des taciturnes. Puis, ils aimaient mieux entendre Gaïdik, la petite sœur. Dès que l'un d'eux ouvrait la bouche, les deux autres lui disaient: «Laisse parler Gaïdik!» Et Gaïdik parlait. Elle les entretenait de ses courses, de ses vagabonderies durant le jour, les amusait avec des riens. Elle leur racontait des histoires merveilleuses, comme à des enfants, ou bien leur chantait gwerzes et sônes, seul héritage qu'elle sût gré à la vieille Nann de lui avoir transmis. Ils l'écoutaient, suspendus à ses lèvres. Sa voix caressait délicieusement leurs âmes de barbares. Quand le serein commençait à tomber, elle souhaitait le bonsoir aux trois frères. Ils lui avaient dressé une «couchée» sous la table d'un dolmen que ne soutenait plus qu'un de ses supports. Là elle couchait comme une reine des âges primitifs, avec des peaux d'animaux sauvages pour rideaux et, pour lit, un moelleux entassement de couvertures dont quelques-unes, fruit du pillage, avaient été tricotées sans doute par des doigts savants de châtelaines.
A la nuit bien close, deux des Rannou disparaissaient de nouveau, retournaient à leur besogne mystérieuse. La Charlézenn, avant de s'endormir, les écoutait s'éloigner. Le troisième demeurait pour la garder, étendu sur une jonchée de fougère près d'un feu de bivouac. Chacun la veillait ainsi, à tour de rôle. Une nuit que c'était le tour de Kaour, il sembla à la jeune fille qu'elle l'entendait sangloter.
Elle l'appela doucement:
—Kaour!
—Qu'est-ce, Gaïdik?
—C'est à toi qu'il faut le demander. Pourquoi pleures-tu?
—Je ne sais. Cela m'arrive quelquefois, à propos de rien.
—Dis-moi ta peine. Approche-toi.
Il se traîna jusqu'à elle, en rampant, comme un chien qui a peur d'être battu.
—Est-ce peine d'esprit ou peine de cœur? Je veux que tu me le dises.
—C'est peine de cœur, Gaïdik. Tu devines toutes choses. Tu es une sorcière, comme la vieille Nann, seulement tu es une sorcière du bon Dieu, toi.
—N'essaie donc pas de me rien cacher.
—Aussi bien j'aurais déjà dû te le dire. Voilà, Gaïdik. Je t'aime follement. Veux-tu que nous soyons mari et femme?
Il avait fallu qu'il prît son courage à deux mains, le pauvre Kaour, pour proférer ces mots si simples. Et maintenant il attendait, la face collée contre terre, que la Charlézenn parlât. La Charlézenn gardait le silence. Kaour releva la tête. Sur ses traits, une angoisse infinie était peinte.
—Gaïd, murmura-t-il, tu ne veux point, n'est ce pas?
—Non, répondit-elle à mi-voix.
Puis, d'un ton plus ferme:
—Non, Kaour, décidément non!
—Tu aurais répondu: Oui, Gaïd, si, au lieu d'être Kaour, j'avais été Kirek ou Guennolé…
—En cela, tu te trompes.
—Tu préfères cependant l'un de nous?
—Tu me poses des questions bien étranges auxquelles je n'ai jamais réfléchi. La vérité est que je vous préfère tous trois.
—La vérité vraie, Gaïdik?
—La vérité vraie, Kaour!
—Puisque c'est ainsi, je ne pleurerai plus. Je souffre déjà moins. Tu jures que tu ne seras la femme de personne?
—De personne, je te le jure!
—C'est que, vois-tu, je le tuerais, celui-là, fût-ce Kirek, fût-ce même Guennolé, notre plus jeune. Je me tuerais moi-même après. Tu fais bien, Gaïd, de nous éviter cette destinée. Merci!
Il avait dit cela d'une voix profonde. Il ajouta:
—Dors en paix, petite sœur des Rannou.
Et il se retourna, s'allongea sur le dos, les bras croisés sous la nuque, et demeura dans cette posture jusqu'au retour des deux autres, les yeux grands ouverts, le regard attaché aux étoiles. La Charlézenn fit mine de sommeiller. A part soi, elle songeait: «C'en est fini de la vie heureuse!… Quelle est donc cette loi cruelle qui régit le monde? Pourquoi l'homme ne peut-il vivre avec la femme ou même la voir simplement sans la convoiter? Qu'est-ce que cette nourriture misérable dont ne peuvent se passer les cœurs, ce pain de l'amour, toujours pétri de larmes et quelquefois de sang?… Ainsi, pour un regard plus tendre que j'adresserais à Kirek ou à Guennolé, Kaour, qui les adore tous deux, irait jusqu'au fratricide!…» L'aventure de Cloarec Rozmar lui revint à l'esprit toute vive; plus vive encore lui réapparut la scène dans la hutte. Elle revit Keranglaz penché sur elle et l'instant d'après roulant à terre, une bave rouge aux lèvres. Voici que c'était le tour de Kaour. Que n'eût-elle pas donné pour l'épargner, celui-là! Elle avait dû le frapper, lui aussi. Et elle savait bien qu'avec ce: Non! elle venait de lui faire plus de mal qu'à l'autre avec le coup de couteau. Il n'y avait décidément qu'un moyen d'éviter l'éternel piège de l'amour: c'était de se réfugier dans la mort. Elle s'y résolut une seconde fois. Et cette fois nulle intervention humaine ne la détournerait de son dessein.
Sa résolution prise, une paix immense lui emplit l'âme, et elle reposa, tranquille, veillée par le grand Kaour, comme une de ces vierges de la légende dont un géant accroupi protège le sommeil.
La Charlézenn, à l'aube blanche, a regardé partir les Rannou. Elle les a vus s'enfoncer dans l'épaisseur de la forêt, du côté de la grève. Par trois fois elle leur a crié:
—Au revoir! Au revoir! Au revoir!
Elle ne les reverra plus, et elle prolonge l'adieu. Eux, qui ne savent rien, lui répondent gaîment:
—A tantôt, petite sœur!
Entre leurs voix, elle distingue celle de Guennolé plus jeune et plus perçante. Ce Guennolé, elle s'avoue maintenant qu'elle l'aime. Qu'elle a donc bien fait de ne point le lui montrer! Du moins, il n'aura pas à pâtir à cause d'elle… Elle ne se dit pas, l'ignorante, que l'amour est chose subtile, qu'on le devine en quelque sorte à son odeur, et que c'est pour cela que Kaour, la veille, a tant pleuré.
Qu'importe, du reste! La Charlézenn va mourir.
L'exquise matinée! C'est jour de fête dans les bois du Roscoat. Il semble que la douce lumière ait pris corps, qu'elle se promène, vêtue de brume bleue, entre les arbres extasiés; et derrière elle sa chevelure s'épand en un fleuve d'or pur. Sur ses pas, une mystérieuse musique s'élève des choses. Les mousses même ont des frissons harmonieux. La brise de mai qui passe dans le creux des vieux chênes les fait vibrer puissamment comme des tuyaux d'orgue. Plus encore que d'habitude la forêt a aujourd'hui son air de grande église, imprégnée de toute espèce d'aromes et d'encens. Comme autant de nefs, les hautes avenues ouvrent des perspectives immenses où mille clartés se jouent, irradiées, semble-t-il, à travers des vitraux de nuances infinies.
Quand la Charlézenn fut demeurée toute seule, elle se sentit l'âme noyée de tristesse. C'était comme une pluie, fine, lente, continue, qui eût tombé au fond d'elle. Sa résolution si ferme en était comme détrempée. Un instant elle douta si elle aurait le courage d'aller jusqu'au bout de son devoir. La mort lui apparut soudain comme une chose beaucoup plus compliquée qu'elle ne pensait. Elle dut s'arracher avec effort à ce coin de nature sauvage où le meilleur de sa vie s'était écoulé. Des fils invisibles l'y enchaînaient. Elle s'en apercevait, maintenant qu'il fallait les rompre, les rompre un à un, non sans une douleur aiguë, comme si à chacun d'eux restait pendu un lambeau d'elle-même.
Mais, à mesure qu'elle avança dans la forêt, la sérénité lui revint. Les arbres versèrent à ses blessures un baume sacré, à son esprit une sécurité grave, profonde. Elle marcha dès lors allègrement. Elle alla à la mort, comme à une promenade.
Là-bas, dans le ravin, la rivière du Roscoat faisait son grand murmure.
—Elle me portera doucement jusqu'à la mer, se disait Gaïd Charlès, elle m'emportera endormie comme un enfant entre les bras de sa nourrice. Et, de peur que je ne me réveille, la mer, quand elle m'aura prise, me bercera d'une berceuse si longue, si longue, que jusqu'à la fin des temps je ne me réveillerai plus.
Or, comme la Charlézenn se disait cela non seulement sans amertume, mais même avec une sorte de volupté, subitement elle fit halte.
Au-dessus de sa tête, dans les branches hautes d'un énorme châtaignier, une voix de garçonnet dénicheur de nids chantait, sur un ton de mélopée, une complainte en breton où revenait sans cesse le nom de la Charlézenn.
—Hé! petit! cria la jeune fille; quelle est cette gwerze que tu chantes?
La frimousse ensoleillée du gamin se montra entre les ramures.
—D'où venez-vous donc, dit-il, que vous ne connaissez point la complainte de la Charlézenn? Il y a beau temps qu'elle court le pays!
—Descends me la chanter et, pour récompense, je te donnerai un écu.
Elle avait à peine fini de parler que le garçonnet sautait à côté d'elle, dans la mousse.
Il débita la gwerze d'une haleine. Marguerite l'écouta jusqu'au bout, immobile, les mains jointes. Sur ses joues, des larmes silencieuses ruisselaient. Ainsi, c'était là l'idée qu'elle allait laisser d'elle au monde!
—Sais-tu qui a fait la complainte? demanda-t-elle à l'enfant.
—On prétend que c'est Pezr Guillou, de Lok-Mikel.
Elle se rappela qu'elle avait connu ce Pezr, autrefois, sur les bancs du catéchisme. Mais que lui avait-elle donc fait pour qu'il la maltraitât si injustement? Car ce n'était qu'un tissu de menteries, cette gwerze.
Elle ne savait pas, la pauvre fille, que fabricants de complaintes et faiseurs de vers se jouent, par vocation, au milieu d'un perpétuel mensonge.
—Mais, continua le gamin, Pezr Guillou n'a pas tout dit.
—Qu'aurais-tu voulu de plus?
—Il n'a pas dit que le vieux seigneur de Keranglaz promet dix arpents de terre labourable à qui lui livrera vivante la Charlézenn… Maintenant, s'il vous plaît, donnez-moi mon écu!
C'est vrai, elle avait promis un écu à cet enfant. Où le prendre? Certes, ce n'était pas l'argent qui manquait chez les Rannou. Mais, retourner là-bas, jamais!… Il lui vint une inspiration soudaine. Après tout, qu'importait le genre de mort! Tous les chemins mènent à Dieu.
—Ce n'est pas un écu que je veux te donner, dit-elle, mais dix, vingt, soixante écus, cent peut-être. Seulement il faudra que tu m'accompagnes jusqu'au château de Keranglaz où l'on m'attend et dont le seigneur te paiera, en mon nom.
Tous deux prirent un sentier, sur la gauche, franchirent la rivière du Roscoat, sur le pont de planches, et, au bout de longues heures, se trouvèrent enfin dans la cour du manoir. En entendant aboyer les chiens de garde, Keranglaz le vieux sortit. C'était un grand vieillard, tout de noir vêtu. Depuis le trépas de son fils aîné, il n'avait pas quitté le deuil. Gaïd Charlès s'avança vers lui, tenant par la main son petit compagnon. Et, ayant fait une profonde révérence, elle parla en ces termes:
—Vous êtes noble, et par conséquent, votre parole est sûre. A combien estimez-vous dix arpents de terre labourable de votre domaine?
Keranglaz le vieux lança à la jeune fille un sombre regard.
—Je les estime à dix écus chacun, quand je les vends, à trente, quand je les donne! prononça-t-il d'une voix sourde.
—C'est donc trois cents écus que vous aurez à remettre à cet enfant. Il vous amène, vivante, la Charlézenn!
La complainte de Marguerite Charlès s'allongea plus tard de quatre vers que voici:
Et, quand on la chante aujourd'hui, on ne manque jamais d'ajouter: Bénie soit-elle!
Charles-Louis-François Duparc, seigneur de Locmaria, marquis de Guerrande, fut, au dire de Mme de Sévigné, un des cavaliers les plus accomplis de la cour du Grand Roi. Possesseur d'immenses domaines au joli pays de Plégat, sur la limite des départements actuels du Finistère et des Côtes-du-Nord, il s'y fit construire, au centre de ses terres, une belle résidence dans le goût du temps, sorte de Versailles en raccourci, dont les plans furent dressés par Perrault et les jardins dessinés par Lenôtre.
Les anciens du bourg de Plégat parlent encore du «château du marquis» comme d'une demeure enchantée. On y voyait, content-ils, deux salles merveilleuses: l'une couleur de soleil, l'autre couleur de lune. Les plafonds avaient tantôt la splendeur éblouissante d'un ciel d'été, à l'heure de midi, tantôt la profondeur et le mystère d'un firmament nocturne, peuplé de millions d'étoiles. Quant à l'ameublement, il défiait toute description.
Le marquis ne faisait, cependant, au milieu de ces somptuosités, que de rares et brefs séjours. Et, lorsqu'il y paraissait, c'était pour promener à travers la magnificence des appartements ou sous les nobles frondaisons du parc une tristesse morne, un incurable ennui.
Il arrivait en automne, vers la Saint-Michel, au moment de l'année où se payaient les fermages. Son carrosse s'arrêtait sur la place du bourg, près de l'entrée du cimetière. Il en descendait—toujours seul—, pénétrait dans l'église, s'agenouillait devant la statue de saint Égat, placée à gauche du maître-autel, et, après une longue prière entrecoupée de soupirs, arrosée de larmes silencieuses, regagnait à pied le logis seigneurial.
D'une saison à l'autre les gens se demandaient:
—Nous amènera-t-il, cette-fois, sa femme?
On disait la marquise belle comme une fée. Mais il courait sur elle des bruits étranges. Un domestique du château, étant un jour entre deux vins, avait laissé entendre qu'elle était de race vagabonde,—une Égyptienne peut-être, une fille de réprouvés errants, poussée au hasard des grands chemins. Le seigneur de Guerrande l'avait vue et l'avait aimée,—aimée follement… Elle dansait dans la rue, en jupe courte, des anneaux à ses pieds: une vraie saltimbanque!… Il avait demandé congé au Roi, sous prétexte d'aller en Hongrie guerroyer contre le Turc. C'était, en réalité, pour suivre la danseuse. Il fut absent dix-huit mois. Lorsqu'il revint à la Cour, il promenait l'Égyptienne à son bras. Il l'avait, prétendit-il, rencontrée en Pologne, et il la présenta comme la descendante d'une des plus anciennes familles de ce pays. Jamais créature plus séduisante n'avait franchi le seuil du palais de Versailles. Chacun lui fit fête. Le Roi lui-même s'éprit de sa grâce exotique, de ses yeux de sortilège aux regards longs, mystérieux et déconcertants. C'est alors que le marquis porta la pioche dans le donjon de ses ancêtres et le remplaça par une construction luxueuse, aménagée de telle sorte que sa jeune femme pût s'y reposer de la Cour sans la trop regretter. Probablement même rêvait-il de s'enfermer seul à seule avec elle, sous les hauts lambris pareils à des champs d'azur constellés d'astres, devant le souple horizon des collines boisées ondoyant à perte de vue jusqu'à la mer.
Mais ce fut en vain qu'il la voulut entraîner vers ce lieu de délices. Le temple bâti, la divinité à laquelle il était dédié refusa d'y paraître. A toutes les supplications du marquis elle répondait de sa belle voix nonchalante:
—Qu'irais-je faire si loin, dans cet Occident que l'on dit si triste?
Il y avait des années que cela durait. Chaque automne, à la chute des feuilles, messire Guillaume Guéguan, intendant du château, parcourait au petit trot de sa haquenée blanche les paroisses de Plégat, de Trémel, de Guimaëc et de Plufur, pour avertir les domaniers de l'arrivée du maître.
—Et la maîtresse, messire Guillaume? s'informaient les paysans, non sans une arrière-pensée narquoise.
L'intendant hochait la tête et faisait «hum! hum!» de l'air d'un homme qui en sait long, mais préfère garder le silence.
—Préparez toujours vos écus, prononçait-il.
Il la haïssait d'instinct, cette étrangère d'origine suspecte qui ne daignait même pas honorer d'une visite le somptueux logis édifié pour elle à si grands frais. Mais surtout il lui en voulait à mort des tourments qu'elle faisait subir à son maître. Il avait vu grandir «Monsieur Charles», ainsi qu'il avait coutume d'appeler le marquis, avec une familiarité respectueuse de vieux serviteur depuis longtemps attaché à la fortune des Locmaria de Guerrande; et il professait pour lui un sentiment de tendresse jalouse qui allait jusqu'à l'adoration. Or, d'un automne à l'autre, il constatait chez ce maître si ardemment vénéré une fatigue de plus en plus manifeste qui creusait les traits, voûtait la taille, marquait tout ce puissant organisme d'un signe précoce de caducité.
Cette lente décomposition, messire Guillaume Guégan ne doutait point qu'elle fût l'œuvre de la «Bohémienne», de la «fille des marchands de sorts». Elle avait dû faire boire au marquis un philtre mystérieux, un de ces breuvages enchantés dont les gens de sa race passent pour avoir le secret. Autrement, comment se fût-elle fait aimer du brillant seigneur pour qui brûlaient les héritières les plus nobles et de la beauté la plus parfaite? Et comment expliquer, sinon par des raisons d'ordre diabolique, les ravages que cet amour funeste avait causé dans l'âme et le corps du plus robuste, du plus accompli des gentilshommes, jusqu'à l'incliner prématurément vers la tombe?
Ainsi pensait à part soi le bon intendant, et, à plusieurs reprises, il s'était même permis de le penser tout haut, devant son maître.
—Ah! monsieur le marquis, qu'aviez-vous besoin d'aller en pays étranger chercher femme?… Pardonnez-moi si je prononce des paroles désobligeantes pour Mme la marquise, mais vous ne m'ôterez pas de la tête qu'elle ne vous rend pas heureux.
A quoi «Monsieur Charles» répondait d'un ton hautain:
—Contentez-vous de surveiller mes terres, maître Guill; je ne vous ai point commis à la garde de mon bonheur.
Là-dessus, messire Guégan faisait mine de se lever, et, après avoir salué bien bas, de sortir en emportant ses registres.
Mais le marquis, radouci, le rappelait avant qu'il eût gagné la porte:
—Ne te fâche pas, vieux loup, et revenons à nos comptes… Quant au reste, ne t'en préoccupe point: ce sont misères auxquelles tu ne saurais rien entendre… D'ailleurs, lorsque je t'amènerai la marquise, tu regretteras de l'avoir méconnue et tu seras le premier à tomber à genoux devant elle, subjugué par sa grâce.
—Sera-ce à Pâques ou à la Trinité, monseigneur?
Monseigneur haussait les épaules et s'absorbait dans l'examen des additions. Et tous deux, l'intendant et le maître, gardaient l'un ses chagrins, l'autre ses rancunes.
Un soir de novembre, comme messire Guillaume Guégan soupait en famille, dans la maisonnette à forme de temple grec qu'il occupait à l'entrée de l'avenue, près de la grille, la cloche suspendue à l'intérieur du péristyle tinta violemment, annonçant la venue de quelque voyageur aussi impatient que tardif.
L'intendant sursauta sur sa chaise.
—Qui diable peut sonner à pareille heure? fit-il, furieux d'être dérangé de son repas et d'avoir à mettre le nez dehors, au froid mouillé de la nuit.
Il faisait, en effet, un temps affreux, une de ces rafales chargées de grosse pluie qui semblent l'agonie de l'automne et qui font dire en Bretagne: «C'est l'année qui ne veut pas mourir».
Maître Guillaume maugréa:
—Gageons que ce sera encore quelque mendiant en quête d'un logis ou quelque ivrogne morfondu sous l'averse.
—Ce n'est point là le coup de cloche d'un baléer-bro[2], observa doucement dame Claude, la digne compagne de maître Guillaume et la mère de ses quatre marmots.
[2] Chemineur de pays, batteur de routes.
—Ma foi! j'ai bien envie de n'y point aller voir.
—Si cependant c'était un courrier venant de la part du marquis?… Depuis une semaine qu'il nous a quittés, j'ai la tête hantée d'idées tristes… Ce départ si brusque, son air nerveux, agité, cette lettre qu'il froissait entre ses doigts en te disant: «Je suis rappelé à Paris en toute hâte», la façon dont il jeta au postillon: «Crevez les chevaux, si c'est nécessaire, mais brûlez la route!»… vois-tu, je ne serais pas surprise qu'il lui fût arrivé quelque chose, un accident, par exemple,… ou peut-être pis.
La cloche carillonnait de nouveau, secouée cette fois avec rage.
—Allume-moi le fanal, dit l'intendant à sa femme dont les pressentiments lugubres l'avaient manifestement bouleversé de fond en comble.
Et il se précipita dans l'obscurité.
Il n'était pas sorti depuis deux minutes que dame Claude entendit les battants de la porte grillée rouler en grinçant sur leurs gonds, et tout aussitôt Guillaume reparut hors d'haleine.
—Vite, vite, Clauda, cours au château et prépare une bonne flambée dans la salle couleur de lune.
Il ne s'expliqua pas davantage, et sa femme n'eut du reste pas le loisir de lui en demander plus long: il s'était replongé dans les ténèbres. De son côté, laissant là, devant leurs écuelles, les marmots ahuris par tout ce branle-bas, elle s'empressa vers le château dont la majestueuse silhouette érigeait une ombre plus noire dans le noir indistinct de la nuit. Pour couper plus court, elle prit à travers les pelouses, bondissant par-dessus les corbeilles de plantes rares, au risque de les écraser. Elle se sentait en proie à une espèce d'affolement. Son cœur faisait dans sa poitrine le bruit d'un marteau sur une enclume. Elle murmurait, à demi suffoquée par le vent qui entravait sa course:
—Qu'y a-t-il, mon Dieu?… Qu'y a-t-il?
Quelque chose d'extraordinaire, évidemment, mais quoi?… Quand, après avoir franchi le vestibule immense, elle pénétra dans la salle couleur de lune, elle trouva l'atmosphère de la pièce quasi tiède encore du séjour du marquis. C'est là qu'il avait coutume de passer les soirées, tout le temps que durait sa présence dans ses terres de Guerrande; il y veillait fort avant dans la nuit, parfois même jusqu'au petit matin, les jambes étendues à la flamme d'un brasier dont la lueur suffisait à éclairer toute la chambre, mais dont la chaleur, hélas! si ardente fût-elle, ne parvenait point à ranimer le sang de son cœur, glacé par les poignants dédains d'une femme inhumaine.
—Dieu me pardonne! grommelait dame Claude, tout en rassemblant les débris de bûches carbonisées qui gisaient épars dans la cendre, je veux que ces murs s'écroulent à l'instant sur ma tête, si la Bohémienne de malheur n'est pas encore de moitié dans cette aventure!… Pourvu, du moins, qu'elle n'ait pas fait égorger son mari et que ce ne soit pas le pauvre Monsieur Charles qu'on nous ramène changé tout à fait en cadavre!…
Elle venait d'entendre une voiture s'arrêter devant le perron.
Très émue, elle saisit une brassée de copeaux qu'elle avait apportée dans son tablier et la répandit sur le feu qui commençait à prendre. Puis, l'oreille aux écoutes, elle attendit.
Les tentures en fil d'argent qui tapissaient les parois de la salle s'avivaient peu à peu, à l'éclat grandissant du foyer, d'un frisson de lumière magique, d'une douce et mystérieuse clarté lunaire. Sur les dalles de marbre du vestibule glissa le frôlement d'un pas léger mêlé au froufrou d'une robe, et Clauda, stupéfaite, vit surgir dans le cadre de la porte la plus délicieuse apparition féminine qu'il lui eût jamais été donné de contempler.
Par deux fois, elle s'essuya les yeux du revers de sa manche, se croyant le jouet d'un rêve.
L'inconnue s'était arrêtée au milieu de l'appartement pour promener autour d'elle un regard curieux. Les hautes glaces de Venise disposées de place en place contre les parois, de façon à multiplier et à prolonger le décor en des perspectives infinies, semblaient prendre plaisir à se renvoyer de l'une à l'autre l'image de cette femme, comme séduites par les lignes harmonieuses de son corps, par tout ce qu'il se dégageait d'elle d'impérieuse, et d'étrange, et d'inexprimable beauté.
Quant à dame Claude, elle la buvait littéralement des yeux, figée en extase, les mains jointes, et bredouillant à mi-voix, sur le ton de la prière:
—Ma Doué! qu'elle est donc belle… belle à faire peur, Jésus-Maria-credo!
D'un mouvement de la nuque, la nouvelle venue avait rejeté en arrière le capuchon du vêtement de fourrure qui l'enveloppait toute et dont les plis traînaient sur ses talons avec l'ampleur d'un manteau royal. On voyait pointer sa gorge, fine et rebondie, et son cou se mouvoir en de lentes ondulations, et son fier visage, au profil énergique, luire d'une splendeur mate, d'une splendeur de jaune ivoire que tempérait une patine d'or bruni. Ses cheveux crêpelés, qu'un cercle de métal enserrait à la hauteur du front, s'échappaient en cascades massives et bleuâtres jusqu'à noyer les épaules. De longs cils vibrants ombrageaient les yeux et en amortissaient l'éclat. Les lèvres s'entr'ouvraient, rouges et comme saignantes.
—Quelle est cette princesse merveilleuse? Quelle est cette fée? se demandait l'intendante, immobile et charmée.
Au même moment, maître Guillaume Guégan, répondant à sa pensée, lui criait du seuil de la pièce:
—Salue madame, Clauda: c'est la marquise!
Il se reprit aussitôt, craignant sans doute de s'être servi d'une formule trop familière, et ce fut avec une sorte de solennité qu'il ajouta:
—Notre très haute et très puissante maîtresse, madame la marquise de Locmaria, de Lezmaës, de Langolvez et de Guerrande. Dieu lui donne de longs jours et, après les joies de ce monde, celles du paradis en l'autre!
—Est-il possible! s'exclama dame Claude, d'un accent où il y avait autant de frayeur que de surprise.
Et, au lieu de s'incliner, comme l'y invitait son mari, devant celle qu'ils n'appelaient entre eux que la Bohémienne, elle demeura, stupide, à la dévisager, les bras tombés le long du corps, les yeux écarquillés par l'étonnement et par la peur. Le diable en personne lui fût apparu, qu'elle n'en eût pas été impressionnée plus désagréablement, et Dieu sait si la très chrétienne Clauda professait une belle horreur pour le diable!
La marquise de Locmaria ne fut sans doute pas sans remarquer la singularité de cette attitude; mais, loin de s'en fâcher, elle sourit le plus aimablement du monde et dit à Clauda d'une voix chantante qui semblait un clair gazouillis d'oiseaux:
—Voilà une visite à laquelle vous ne vous attendiez guère, n'est-ce pas? Je vous connais; le marquis m'a souvent entretenue des soins précieux qu'il trouvait auprès de dame Claude… Quand vous me connaîtrez à votre tour, je suis persuadée que vous m'aurez en quelque affection et que je n'aurai qu'à me louer de vos services. Au reste, ne craignez rien: je serai la moins exigeante des maîtresses… Voulez-vous toutefois vous charger dès à présent de mettre au courant de la maison les gens que j'ai amenés et qui sont ici aussi étrangers que moi-même?
L'intendante se sentit tout ébranlée par la fraîcheur mélodieuse de cette voix qui s'exprimait avec tant de condescendance, de douceur et de simplicité.
—En vérité, pensa-t-elle, ceci me trouble et me déconcerte… Il se peut que cette femme soit un démon, mais elle a toutes les séductions d'un ange.
Elle trouva juste assez de présence d'esprit pour répondre:
—Je suis aux ordres de madame la marquise.
Et, instinctivement, elle accompagna ces mots de la plus accorte des révérences.
Comme elle se dirigeait vers la porte, la marquise, qui achevait de se débarrasser de sa mante, la rappela:
—J'oubliais, dame Claude!… Tout mon domestique se compose d'un vieillard qui s'entend à confectionner des plats de mon pays, et d'une soubrette, sa fille, laquelle est un peu ma «sœur de lait», comme vous dites, je crois, en Basse-Bretagne… Ils ne sont guère rompus aux finesses du parler de France: ils viennent d'une patrie lointaine et sortent d'une autre race… S'ils ne vous comprenaient pas toujours très bien et s'ils se faisaient encore plus mal comprendre de vous, soyez-leur indulgente, je vous prie; je vous en saurai gré, car ils me sont chers. Ce sont des exilés, comme moi; ils me rendent présente aux yeux la terre qui m'a vue naître; ils sont de mon pays, de mon village, presque de ma parenté. De les avoir auprès de moi, je me sens moins seule: ils savent les chants qui, toute petite, m'ont bercée et, quand ils me regardent, je crois voir onduler dans leurs prunelles les plaines sans fin de ma Hongrie où parmi des océans d'herbes, dorment de grands fleuves d'argent… Vous qui êtes une Bretonne, Clauda, je gage que ces choses ne sont point pour vous surprendre.
Clauda l'écoutait comme en rêve. Le son de cette voix céleste, d'un timbre si pur, aux inflexions si molles et si caressantes, agissait sur elle comme un charme.
—Certes non, madame la marquise! fit-elle avec élan… Moi, s'il me fallait quitter Plégat et la Bretagne, j'aimerais mieux la mort.
Subitement, son front se rembrunit.
Elle venait de réfléchir que ces gens vers qui l'envoyait sa maîtresse et qu'elle lui recommandait en termes si chaleureux, c'étaient, de son propre aveu, des Hongrois, autrement dit des bohémiens comme elle, des artisans de maléfices peut-être, à coup sûr des mécréants. Elle se souciait médiocrement de se rencontrer seule à seule avec cette espèce, et, clignant de l'œil du côté de son mari qui, debout derrière la marquise, pétrissait consciencieusement son chapeau de feutre entre ses doigts:
—Si Guillou m'accompagnait, m'est avis que nous leur expliquerions mieux…
La marquise l'interrompit vivement:
—J'ai prié maître Guillaume de veiller avec moi… Et, à ce propos, ne m'en veuillez pas si je l'accapare une bonne partie de la nuit: nous avons à causer ensemble… Allez, dame Claude, je suis convaincue d'avance que tout ce que vous ferez sera bien fait.
Ainsi congédiée, l'intendante s'éloigna.
Dès que le bruit de ses sabots se fut perdu dans la profondeur des corridors qui conduisaient aux cuisines, la marquise de Locmaria dit à messire Guillaume Guégan:
—Ayez l'obligeance d'allumer les candélabres. Je suis des pays du soleil. J'aime la clarté.
Elle ajouta:
—Qu'il fait donc froid dans vos contrées d'Occident! En route j'ai failli périr.
Puis, au bout d'un moment, quand la flamme des chandelles se fut mise à brûler longue et droite:
—C'est très beau ici, soupira-t-elle. On se croirait en quelque chambre enchantée du palais des Mille et une Nuits.
Elle s'était laissée tomber dans un fauteuil devant le feu et, le buste incliné vers l'âtre, tendait, pour les réchauffer, ses mains menues et délicates que des mitaines de dentelle noire voilaient à demi. Ses ongles diaphanes, vus en transparence, ressemblaient à de fins pétales de rose.
—Et maintenant, madame? demanda l'intendant, très embarrassé de sa personne dans ce mystérieux tête-à-tête.
—Maintenant, seyez-vous là.
Elle lui montrait un siège en face du sien.
—Approchez-vous davantage, davantage encore, insista-t-elle. Je désire que vous m'entendiez bien… J'ai fait cent cinquante lieues tout d'une traite pour arriver jusqu'à vous, à l'extrémité de cette terre de l'Ouest qui passe, dans les traditions de mes ancêtres, pour être le purgatoire du monde, un lieu de pénitence, un séjour de lamentation et de deuil. Que de fois votre seigneur et le mien ne m'a-t-il pas suppliée à genoux de l'y suivre! Obstinément, je répondais: Non!… Et voici que je suis venue! Vous vous doutez bien qu'il a fallu qu'un impérieux besoin m'y contraigne. J'ai tergiversé aussi longtemps que j'ai pu… Plus tard, il eût été trop tard. Le jour même où le marquis m'annonçait par lettre son retour à Versailles, je me suis mise en chemin pour Guerrande, certaine désormais qu'il n'y serait plus. J'avais intérêt à ne rencontrer ici que vous seul. Pourquoi? Je vais vous l'apprendre… Mais d'abord, messire Guillaume, soyez franc: vous me détestez, n'est-ce pas, autant que vous aimez votre maître? Pas de faux-fuyant, s'il vous plaît! Je suis une bohémienne des routes: on peut—surtout quand je la réclame—me dire la vérité.
Messire Guillaume Guégan jugea que, interpellé de la sorte, il n'avait pas le droit de mentir. Il prononça donc d'une voix nette et ferme:
—Si je n'aimais pas mon maître comme je l'aime, je vous aurais moins haïe pour tout le mal qu'il souffre par vous.
—A la bonne heure, repartit avec une gravité triste la marquise de Locmaria, vous êtes bien l'homme que je pensais… Je puis tout vous dire, car vous êtes digne de tout entendre…
Dame Claude, cependant, après avoir «piloté» les gens de la marquise à travers les appartements réservés à leur maîtresse et qu'elle allait occuper pour la première fois, après leur avoir fourni, d'assez mauvaise grâce d'abord, et finalement avec une obligeance à peu près apprivoisée, les renseignements les plus complets et les plus minutieux sur les habitudes de la maison, dame Claude était rentrée chez elle, sous la nuit sombre où les arbres du parc, animés par l'ouragan d'une vie effrayante, poussaient des plaintes lugubres et se tordaient en des convulsions désespérées.
La superstitieuse paysanne songeait:
—Mme de Locmaria nous arrive escortée par la tempête. C'est signe que de tout ceci il ne résultera rien de bon.
Au logis, elle trouva les quatre marmots qui dormaient à poings fermés, les coudes sur la table. Elle les coucha, saisit son tricot et s'installa près du foyer, à la lueur d'une chandelle de résine, pour attendre le retour de Guillaume Guégan.
Une curiosité fiévreuse la travaillait; elle brûlait d'impatience de connaître les impressions de son mari, à la suite du mystérieux entretien qu'il avait en ce moment même avec la marquise. Que pouvait-elle avoir à lui confier de si important, au débarquer d'un si long voyage, avant d'avoir pris aucune nourriture, aucun repos? Pourquoi son arrivée coïncidait-elle, à huit jours près, avec le départ de son mari? Le marquis savait-il, en roulant sur Paris, que sa femme faisait à rebours la même route, s'acheminant vers la Bretagne? S'il le savait, pourquoi n'en avait-il rien dit à Guillaume? Pourquoi ne l'avait-il pas avertie, elle, Clauda, d'avoir à tout préparer en vue de cette visite imminente? La lettre qui le rappelait, et qui l'avait troublé si fort, l'avait-elle donc bouleversé au point de lui faire oublier, sinon la venue de sa femme, du moins les dispositions à prendre pour la recevoir comme il convenait?…
Ces questions, et d'autres encore, Clauda les agitait dans sa tête obstinée de Bretonne, au bruit sauvage de la rafale, qui, dehors, allait grossissant.
En vain avait-elle interrogé, ce tantôt, le vieillard et la jeune fille qui formaient toute la suite de la «Bohémienne». Elle n'avait pu obtenir d'eux aucun éclaircissement.
De singuliers personnages, d'ailleurs, ces domestiques, et combien différents des gens de même condition à qui l'intendante était accoutumée d'avoir affaire, durant les séjours du marquis en son château de Plégat!
Le vieux, avec sa grande crinière de lion dont les mèches venaient se perdre jusque dans les flots étalés de sa barbe blanche, avait la majesté d'un patriarche biblique, l'air solennel et triste d'un souverain détrôné. Une houppelande verte, à brandebourgs noirs, l'enveloppait des pieds à la tête et le faisait paraître d'une taille démesurée. Il parlait peu, par phrases brèves, graves comme des sentences. Dame Claude, à son aspect, s'était sentie vaguement intimidée; et, après s'être promis de traiter de très haut cette «engeance de saltimbanques», elles les avait promenés, lui et sa fille, de chambre en chambre, avec une complaisance quasi déférente, comme si elle leur eût fait les honneurs du château.
La «petite», en revanche, l'avait mise à l'aise. C'était une adolescente de seize ans à peine, presque une enfant encore, au teint mat, délicatement ambré, aux clairs yeux de source qui semblaient renvoyer l'éclat d'un soleil lointain. Elle avait le port svelte et la souple démarche d'une biche. Entre ses lèvres d'un rouge vif, ses dents de nacre riaient d'un rire étincelant. Toute sa gracieuse personne respirait la santé, la joie, une franchise heureuse, quelque chose d'ailé, d'imprévu, avec des brusqueries soudaines, des effarouchements d'oiseau qui craint la glu.
Dame Claude avait cherché à se renseigner auprès d'elle sur ce qu'il lui eût tant agréé de savoir.
Mais elle n'en avait obtenu que des réponses insignifiantes, soit que la jeune fille fût peu dans les confidences de sa maîtresse, soit qu'elle feignît une ignorance qui lui était peut-être commandée.
En somme, Clauda avait tout simplement appris que la marquise avait nom Rita, qu'elle était de noblesse très illustre, qu'elle comptait des rois parmi ses ancêtres et qu'il n'eût tenu qu'à elle d'être reine là-bas, elle aussi, au pays des plaines immenses qu'arrosent les plus beaux fleuves de la terre et que féconde un printemps éternel.
—Pourquoi donc au titre de reine a-t-elle préféré celui de marquise de Guerrande? avait demandé, non sans ironie, l'intendante agacée.
Le vieux avait riposté de sa voix profonde:
—Il est dans le destin de la plume d'aller où le vent la porte.
—Au moins n'y a-t-elle rien perdu… Elle a un mari qui l'adore. Ce palais, auprès de qui l'église même de Plégat n'est qu'une misérable crèche, savez-vous qu'il l'a construit exprès pour elle, pour être leur maison d'amour, leur maison du bonheur?… Et, à ce propos, d'où vient, s'il vous plaît, qu'elle y mette les pieds aujourd'hui pour la première fois, et lorsque le marquis en est absent?
A quoi le serviteur à la barbe vénérable avait répondu:
—Les secrets de notre maîtresse n'appartiennent qu'à elle seule… L'aiglonne a, dans les gyres de son vol, des caprices qui déroutent vos lourds oiseaux de mer… Et quel palais, je vous prie, vaut le libre espace, les horizons ondoyants comme la lumière qui les dore, et la terre douce, la terre enchantée, la terre ineffable de la Patrie?
Les prunelles sombres du grand vieillard lançaient des éclairs. Clauda n'avait plus insisté.
Assise maintenant au foyer de sa demeure close, où, derrière elle, du fond d'un lit à étages, s'exhalait la tranquille respiration de ses quatre chérubins, elle s'efforçait de récapituler en elle-même les événements de la soirée, tout en supputant, d'un mouvement machinal des lèvres, les points de son tricot et en piquant de temps à autre dans ses cheveux, contre la tempe gauche, les aiguilles dont elle n'avait plus à faire usage.
Sa hâte de revoir Guillaume et de connaître les résultats de sa conférence avec la marquise la tenait éveillée. Les heures s'écoulaient lentes et longues, rythmées par le tic-tac d'un coucou. Les orgues déchaînées du vent ronflaient dans les ténèbres, avec des mugissements sinistres. Minuit sonna. Fidèle aux traditions de sa race, l'intendante suspendit sa tâche[3], jeta un fagot d'ajoncs dans le feu qui commençait à pâlir, et tirant son rosaire, se mit à réciter des oraisons.
[3] Dans les croyances bretonnes, c'est une impiété de poursuivre le travail au-delà de minuit. A partir de cette heure jusqu'au premier chant du coq, les vivants doivent faire place aux morts.
Enfin la porte s'ouvrit, et messire Guillaume Guégan se montra sur le seuil.
—Ah! tout de même! s'écria dame Claude qui en était à son dixième De Profundis pour les âmes du purgatoire, les funèbres Anaon.
Elle ajouta:
—Tu dois être glacé. Veux-tu que je te chauffe un peu de flip[4]?
[4] Sorte de grog, fait de cidre, d'eau-de-vie et quelquefois d'hydromel mélangés.
Il s'assit devant l'âtre sans répondre. Il paraissait las, exténué, Clauda fut frappée de l'altération de ses traits. A ses paupières rouges, elle vit qu'il avait pleuré.
—Qu'as-tu, au nom de Dieu? lui demanda-t-elle… Parle enfin!… Qu'est-ce qu'il y a?
Il soupira profondément, mais sans desserrer les lèvres.
Alors, elle, reprise par ses pressentiments et aussi par ses rancunes:
—Un malheur est sur nous, n'est-ce pas?… J'en étais sûre… Mes avertissements ne me trompent jamais… Allons, qu'a-t-elle encore machiné, cette gueuse?
L'intendant tressaillit:
—Clauda, prononça-t-il d'un ton sévère, n'insulte pas celle qui est ta maîtresse et la mienne. Sache qu'elle est plus à plaindre qu'à blâmer.
—Tu as bien changé d'opinion sur son compte, Guillaume!
—Tu feras de même, Clauda.
—Explique-toi donc… Je t'écoute.
—Non. Pas ce soir, ni demain, ni après-demain, pas avant que le moment soit venu… Ne m'interroge pas: je ne pourrais te répondre. J'ai juré de me taire… Sur un point seulement il importe que tu sois renseignée.
Messire Guillaume Guégan se recueillit quelques instants; puis, montrant du geste le lit à étages:
—Les petits dorment?
—Comme des anges, les pauvrets.
—Eh bien! voici Clauda… Tu es une bonne femme et une femme de tête. Je sais que je puis compter sur toi comme sur moi-même… Apprends donc que ce n'est pas une visite de passage que nous fait aujourd'hui la marquise. Elle va nous rester longtemps, quatre mois, six mois peut-être. Or, entends-moi bien, il faut que personne ici ni dans la contrée ne soupçonne sa présence au château, personne hormis nous deux et les domestiques qui l'accompagnent. Les arbres qui peuplent le parc sont discrets et les murs qui l'entourent sont hauts. Il faut que nous soyons muets comme les arbres et fermés comme les murs. Le plus innocent bavardage aurait les pires conséquences. Nous sommes les gardiens d'un secret terrible. Tu devras, sans le connaître, veiller jour et nuit avec moi à ce qu'il ne s'ébruite point… Mon Dieu, il ne tient qu'à nous de perdre la malheureuse qu'hier encore nous détestions si cordialement l'un et l'autre: elle est venue d'elle-même se mettre à notre merci. D'un mot nous la vouons à la plus lamentable des infortunes. Le voudrais-tu, Clauda?
—Oh! Guillaume, murmura l'intendante, je ne suis pas une païenne, j'imagine.
Il continua:
—D'ailleurs, il n'y a pas qu'elle qui soit en jeu. Il y va également du salut de Monsieur Charles et, je crois bien, du nôtre, puisque cependant la fatalité nous mêle à ces tragiques événements.
—A la grâce de Dieu, mon ami! dit dame Claude en se signant par trois fois, pour écarter les mauvais présages.
Ils demeurèrent silencieux à regarder les étincelles jaillir des tisons et s'engouffrer sous le manteau de la cheminée où grondait en sourdine la grosse voix du vent.
Tout à coup, Clauda reprit:
—Tu n'as pas d'imprudence à craindre de ma part. Mais nos enfants, y as-tu songé?
—Précisément. J'ose à peine te demander ce sacrifice, et, pourtant, je ne vois guère d'autre moyen…
Dame Claude acheva elle-même la pensée de son mari:
—Soit. Nous nous en séparerons. Ma mère sera enchantée de les avoir, et, quant à eux, ils seront ravis de passer un hiver chez leur mam-goz[5]. L'hiver, à la ferme de Kerguntul, c'est le temps des belles histoires, des contes merveilleux et des châtaignes qu'on mange au coin de l'âtre, en buvant du cidre bouilli… Tu attelleras Mogis au char-à-bancs, et je les conduirai là-bas, dès le petit jour… Si les commères de Plégat s'informent de ce qu'ils sont devenus, je dirai que je les ai envoyés à Kerguntul apprendre à lire. L'on m'annonçait justement, avant-hier, qu'un maître d'école ambulant vient de se fixer à Plestin-les-Grèves pour toute la durée des mois noirs. Les marmots n'auront qu'une demi-lieue de route à faire pour aller de temps à autre écouter ses leçons.
[5] Grand-mère.
—Merci, Clauda. Ton esprit est aussi avisé que généreux ton cœur.
Là-dessus finit l'entretien des deux époux. Ils n'avaient devant eux que quelques heures de repos jusqu'à l'aube. Ils durent dormir profondément, s'il est vrai qu'une bonne conscience fait le lit moelleux et paisible le sommeil.
L'hiver, cette année-là, fut particulièrement rigoureux. Ce furent d'abord des averses continuelles qui noyaient les campagnes, couraient en cascades par les chemins creux changés en lits de torrents et croupissaient dans les champs labourés, entre les digues des talus, en de vastes nappes d'une eau boueuse où l'on voyait nager les sarcelles comme sur des étangs. Puis le vent d'est se mit à souffler, chassant les pluies vers la mer. Tout gela, même les sources, même la fontaine sacrée de Saint-Égat, ce qui, de mémoire d'homme, ne s'était pas encore produit. Les vieilles «pèlerines par procuration», qui viennent y chercher un remède souverain contre la fièvre, durent emporter l'eau salutaire sous la forme de menus glaçons.
Puis des brumes arrivèrent du nord, si épaisses que les «longs-courriers» de Morlaix affirmaient n'en avoir pas rencontré de plus impénétrables dans les parages les plus voisins du Pôle. Et ces brumes se condensèrent en d'énormes flocons de neige qui tombèrent, tombèrent sans relâche pendant des jours, des semaines, des mois. A la fin de janvier la terre en était encore toute couverte. On ne distinguait plus ni routes, ni fossés, ni vallons, ni plaines. Ce n'était, aussi loin que le regard pouvait atteindre, qu'un immense désert blanc, d'une solitude et d'une immobilité mortuaires, avec, çà et là, des fûts d'arbres d'un noir de suie, qui semblaient les piliers calcinés de quelque église jadis consumée par les flammes.
Toute vie naturellement était suspendue. Les paysans restaient calfeutrés chez eux, sous leurs chaumes, n'allaient plus aux marchés ni aux foires, hésitaient même à se rendre au bourg le dimanche, pour la messe. Un silence funèbre enveloppait toutes choses, entrecoupé seulement par le lugubre croassement des corbeaux qui traversaient le ciel en bandes farouches, criant la faim.
Il y eut des paroisses où le recteur autorisa ses ouailles à enterrer les morts dans les courtils, près des demeures, tellement les communications avec le cimetière du village étaient devenues impraticables.
Messire Guillaume Guégan et sa femme, Claude Riou, étaient, selon toute apparence, les seuls humains à se congratuler de la persistance de ce temps affreux. Grâce à lui, l'étroite surveillance qu'ils avaient organisée aux alentours du parc de Guerrande, afin d'en écarter tout rôdeur indiscret, s'était trouvée simplifiée plus qu'ils n'auraient cru. C'est à peine si, à de rares intervalles, un mendiant ou quelque chercheur de bois mort se présentait devant la grille. Clauda lui faisait l'aumône, soit d'une miche de pain, soit d'un fagot de ronces, et l'homme s'éloignait bien vite, uniquement occupé de suivre à rebours, dans la neige, l'empreinte incertaine de ses pas.
Le château, à l'extrémité de la longue avenue, avait son aspect habituel de veuvage et de solitude, si même il n'offrait pas aux yeux quelque chose de plus désert encore et, pour ainsi dire, de plus sépulcral. Quel passant, voyant de loin sa façade aux hautes persiennes hermétiquement closes, eût soupçonné la présence d'êtres vivants derrière ces murs silencieux et mornes, scellés comme un tombeau?
Tout le jour, cependant, des colonnes de fumée se balançaient dans la bise, au-dessus des sveltes cheminées de granit. Mais ce n'était point là, pour les gens de Plégat, un indice que le château fût habité. Chacun savait, dans le pays, que les régisseurs avaient mission d'entretenir du feu dans la plupart des pièces. Au cours des précédents hivers, Clauda avait plus d'une fois invité ses amies du bourg à venir faire la veillée avec elle devant ces vastes brasiers. Comme elle ne les y conviait plus, cette année, une d'elles lui en fit la remarque.
—Pour Dieu, ne m'en parle pas, répondit l'intendante dont la sagesse inquiète avait tout prévu… On m'offrirait les monceaux d'or que le château a coûtés que je ne consentirais pas à y mettre les pieds après la tombée de la nuit…
Et à mots couverts, d'un ton mystérieux, elle entama une histoire de fantômes dont elle avait, d'avance, arrangé les principaux épisodes dans son imagination de Bretonne, créatrice de mythes.
—Figure-toi… J'entrais sans penser à rien… Je me penche pour allumer le feu… Tout à coup, brr! Une haleine glacée me parcourt la nuque… Je me retourne. Et, derrière moi, dans la glace, je vois une dame parée d'atours magnifiques qui me dévisage, la bouche fendue en un rire effrayant, le rictus d'une tête de mort, ma pauvre chère!…
—En vérité, Clauda! C'est donc que la maison est hantée?
—Ne divulgue pas ceci, au moins… Le marquis nous chasserait.
—Sois tranquille, ma bonne.
Est-il besoin de dire que, le lendemain, tout Plégat en était informé? Et c'est bien à quoi s'attendait l'ingénieuse Clauda. Un rempart surnaturel protégeait désormais la marquise. L'intendante venait de dresser autour de sa maîtresse un mur isolateur, le plus infranchissable de tous, le mur d'airain de la superstition.
—Vous voilà élevée à la dignité de fantôme, dit-elle à Mme de Locmaria, vous n'avez plus rien à craindre pour votre sécurité.
Des rapports presque affectueux s'étaient établis entre les deux femmes, quelque grande que fût la distance sociale qui les séparait. Non seulement Clauda avait abjuré tout parti-pris à l'égard de la marquise; mais, à la fréquenter chaque soir, à vivre avec elle sur un pied de respectueuse intimité, elle en était venue à s'attacher à elle d'un lien puissant à la force duquel elle ne cherchait plus à se dérober.
Aux premières ombres du crépuscule, elle se dirigeait vers le château.
Vanda, la jeune Hongroise, qui remplissait les fonctions de soubrette, l'introduisait incontinent dans la salle couleur de lune où la marquise se tenait de préférence, brodant ou lisant à la clarté d'un flambeau de cire. Mme de Locmaria la faisait asseoir près d'elle sur un tabouret et lui disait de sa jolie voix chantante:
—Contez-moi n'importe quoi, dame Claude. Je suis comme les recluses et les pestiférées: j'ai besoin d'entendre le son des paroles humaines.
Et Clauda, obligée de se surveiller avec les gens du dehors, donnait libre carrière à sa langue, flattée au fond qu'une personne si distinguée prît plaisir à ses bavardages rustiques.
Un chapitre qui semblait intéresser particulièrement la marquise, c'était celui des enfants. L'intendante ne tarissait pas sur les siens. Elle abondait en menus détails sur ses grossesses, ses couches, la peine qu'elle avait eue à nourrir celui-ci, à sevrer celui-là. La marquise écoutait, plongée en une vague rêverie, absente en apparence, très présente en réalité, ses doigts de fée occupés à de fins ouvrages qui ressemblaient, à s'y méprendre, à des langes de nouveau-né.
Ces belles batistes de Hollande, où l'on eût dit que Mme de Locmaria dessinait en nobles arabesques les caprices de ses songes, n'étaient pas sans intriguer Clauda Riou.
Elle n'osait interroger la soubrette, encore moins la marquise, mais un soupçon commençait à lui traverser l'esprit. Elle se mit à observer de plus près.
La taille de sa gracieuse maîtresse s'épaississait visiblement, s'alanguissait. Puis, c'était tantôt de brusques lassitudes, tantôt des plaintes sourdes, des tristesses inexpliquées.
Une nuit que la marquise l'avait congédiée tout à coup, bien avant l'heure accoutumée, l'intendante ne put se retenir de communiquer à son mari ses impressions:
—Sais-tu, Guillou? Héritier ou héritière, il y aura d'ici peu du nouveau dans la seigneurie de Guerrande.
—Possible! fit-il de son ton calme.
Et il ajouta, feignant de réfléchir à l'importance de cette nouvelle:
—Puisses-tu dire vrai! Ce sera pour Monsieur Charles une joie si vive!
A partir de ce moment, Clauda ne se contenta plus d'aimer, de vénérer la marquise; elle affecta vis-à-vis d'elle une dévotion spéciale, comme envers un être sacré.
Les jours passèrent et, à la suite des jours, les nuits. Aux approches de mars, il se produisit dans l'atmosphère une détente subite. Les vents tournèrent, sans transition appréciable, de l'est à l'ouest. La mer souffla sur les campagnes bretonnes la douceur de l'haleine atlantique. Les brumes remontèrent peu à peu vers le septentrion. Un soleil pâle se montra, toucha mystérieusement la terre et la fit tressaillir. Les neiges, liquéfiées, s'écoulèrent en ruisseaux; des brins d'herbe surgirent de ci de là, s'entrelacèrent en guirlandes, coururent en festons sur la face rajeunie du monde. Les sources rouvrirent leurs yeux divins, heureuses d'avoir à refléter un ciel pur.
Un matin, messire Guillaume Guégan, qui avait le soin des écuries et des étables, dit à sa femme, en rentrant au château:
—La marquise désire te voir. Reste à sa disposition jusqu'à mon retour. J'ai à m'absenter.
—C'est bien, répondit Clauda.
Les commères de Plégat, quand elles virent, des marches de leur seuil, déboucher sur la place le véhicule qui emportait l'intendant, ne manquèrent point de crier à celui-ci:
—Déjà en route, maître Guégan!
Ah! si elles s'étaient doutées!…
La journée finissait.
Le vieux Bohémien aux airs de patriarche, de roi pasteur, que la marquise appelait Ropardi, avait recommandé à l'intendante de demeurer, avec sa fille, dans la pièce qui précédait immédiatement la chambre occupée par Mme de Locmaria.
—Vous ne viendrez qu'à mon appel, lui avait-il dit d'un ton bref, en tirant derrière lui la porte.
—Votre père est donc médecin, Vanda? s'informa dame Claude, quand elle fut restée seule avec la jeune fille.
—Il n'est point de science dont le docteur Ropardi n'ait pénétré les plus secrets arcanes, répondit Vanda, non sans un éclair d'orgueil dans ses grands yeux limpides que voilaient d'une ombre bleuâtre ses longs cils.
Chez nous, dans la tribu, les gens prétendent que ses connaissances sont infinies. Il n'y a que la steppe ou que la mer, affirment-ils, qui soient aussi vastes que son esprit. Il entend le langage des vents et celui des étoiles. Les herbes lui ont révélé, dans les nuits de lune, leurs vertus salutaires ou malfaisantes. Il serait, s'il le voulait, aussi puissant pour le mal que pour le bien. Mais, en même temps qu'une intelligence incomparable, il porte en lui un sentiment divin. C'est une âme de lumière, vivifiante et douce comme le soleil. Jamais il n'a fait usage de son prestigieux génie que pour soulager, pour guérir. Rita Dongui, notre maîtresse est en bonnes mains…
Une plainte continue s'élevait de l'autre côté de la cloison.
—Quelles sont, en pareille occurrence, les habitudes de votre pays? interrogea la Hongroise.
—Nous prions, fit l'intendante en se mettant à genoux.
—Sur les rives de la Tisza, l'on chante.
Et, tandis que Clauda Riou invoquait à mi-voix la Vierge-Mère et sainte Brigitte, patronne des femmes en couches, elle commença de fredonner doucement, dans son idiome barbare, une chanson en mineur, qui tantôt se traînait en notes graves et lentes, tantôt courait, rapide, sur un rythme allègre et précipité.
Soudain, la porte de la chambre où la marquise souffrait les douleurs de l'enfantement s'entre-bâilla pour donner passage à la tête léonine de Ropardi.
—Venez, dit-il en s'adressant à Clauda.
En même temps, il jetait à sa fille:
—Les astres ne m'avaient point trompé: c'est un garçon.
C'était un garçon, en effet, de formes à la fois élégantes et robustes, et qui visiblement ne demandait qu'à vivre. Dame Claude ne lui eut pas plutôt entr'ouvert les lèvres pour lui faire avaler, selon la coutume bretonne, une cuillerée de vin sucré, qu'il l'ingurgita d'un trait «comme un petit homme», à la très grande joie de l'intendante extasiée.
—Il a la peau merveilleusement dorée de sa mère, songeait-elle, en le dodelinant devant le feu pour apaiser ses premiers cris.
Elle s'ingéniait, d'autre part, à lui trouver des ressemblances avec le marquis, avec «Monsieur Charles». Et, sa pensée allant à son maître, elle s'étonna tout à coup qu'il ne parût point en une circonstance aussi solennelle, quoiqu'elle fût habituée désormais à ne se plus étonner de rien, tant cette atmosphère d'étrangeté, de mystère et de circonspection, où elle était confinée depuis près de cinq mois, l'avaient comme blasée sur les choses les plus extraordinaires et les événements les plus imprévus.
A peine venait-elle d'évoquer le souvenir de M. de Locmaria qu'un bruit résonna dans l'escalier. Elle tressaillit.
Si c'était lui, pourtant!
Ce fut Guillaume Guégan qui se montra sur le seuil.
—La nourrice est là, dit-il à voix basse au vieux Ropardi qui avait marché à sa rencontre.
Celui-ci murmura:
—C'est bien. Faites ce qui est convenu.
Et, se tournant vers l'intendante, il lui fit signe de se lever avec l'enfant.
—Suis-moi, Clauda, prononça messire Guillaume.
Avant de s'éloigner, il demanda au vieux:
—Et la marquise?
—Voyez, elle repose.
Par l'ouverture des rideaux, dans la pénombre de l'alcôve, on apercevait la tête pâle et fine de la jeune femme, noyée dans les ondes brunes de ses beaux cheveux épandus. Elle semblait dormir d'un sommeil enchanté.
—Avant trois jours, reprit le majestueux vieillard, elle sera sur pied, comme toutes les filles de notre race.
L'intendant et sa femme descendirent aux appartements du rez-de-chaussée, précédés de Vanda qui les éclairait. Clauda tenait le nouveau-né soigneusement enveloppé dans des linges magnifiques aux dessins compliqués et multicolores, ceux-là-mêmes que la marquise avait passé l'hiver à broder, bercée aux bavardages de la Bretonne.
Ils enfilèrent une longue suite de corridors et de salles jusqu'à cette partie du château que M. de Locmaria avait aménagée à dessein pour être, selon sa propre expression, le «paradis de ses enfants». Car il avait pensé à tout, le marquis, sauf à la fatalité qui était entrée dans sa vie sur les pas de la «Bohémienne».
Plantée gauchement au milieu de la pièce, dont le parquet luisant réfléchissait en raccourci sa robuste silhouette, une paysanne en coiffe attendait, debout, les mains croisées sous son tablier et l'oreille aux écoutes. Clauda la dévisagea d'abord sans la connaître. Puis, avec un cri joyeux:
—Hé! ma Doué[6], Guillaume, mais c'est ta sœur Margod!
[6] Mon Dieu!
—A quelle autre aurais-je pu me fier? répliqua l'intendant. Heureux encore que Marguerite se soit trouvée nourrice et qu'elle ait consenti, par obligeance, à nous rendre service en cette occasion!…
Trois jours plus tard, ainsi que l'avait prédit le «docteur» Ropardi, ni dans ses traits, ni dans son allure, la marquise de Locmaria ne portait trace de la crise qu'elle venait de traverser. Sa taille avait recouvré sa sveltesse onduleuse, ces longs mouvements serpentins qui étaient chez elle d'une grâce inexprimable, d'une séduction infinie. Accoudée à une des hautes croisées de sa chambre, qu'elle avait ouverte toute large, elle buvait avec avidité l'air du soir, parfumé d'une capiteuse odeur de printemps naissant.
Le soleil d'avril se couchait au fond de l'espace, dans un admirable ciel d'or, de vert et de pourpre. Sous cette lumière mourante, les feuillages encore tendres des futaies du parc houlaient, nuancés de teintes merveilleuses, comme les vagues d'une mer. Les angélus des villages bretons se répondaient à travers la sonorité des campagnes. De mélancoliques sons de corn-boud retentissaient, mêlés aux beuglements des troupeaux. Un charme doux et triste émanait de toutes choses.
—Il eût pourtant fait bon vivre ici! soupira la marquise… Que ne m'a-t-il d'abord emmenée en ces lieux?… Ce qui est n'eût peut-être pas été.
Des larmes lui montaient aux yeux. Elle les essuya d'un geste brusque.
Un doigt discret heurtait à la porte.
—Vous m'avez mandé, madame? dit messire Guillaume Guégan.
Et, remarquant la fenêtre ouverte:
—Vous voulez donc vous tuer?… Ignorez-vous que la fraîcheur peut vous être mortelle?
Elle eut un sourire énigmatique:
—Oh! fit-elle, le grand air me connaît… Je suis née sous une tente, messire Guillaume, une tente dont les lambeaux mal assujettis claquaient au vent des steppes. Et j'ai grandi au hasard des routes… Savez-vous ce qu'elle disait la première chanson que j'aie retenue? Écoutez-la d'abord: je vous la traduirai ensuite.
Elle se mit à chanter dans la langue des Romanichels. Sa voix, forte et pure, éploya ses ailes, se balança, comme un oiseau qui prend son vol. Et, dans le silence du crépuscule de Bretagne, devant le pacifique décor des bois et des collines sur qui commençait à planer la solennité muette de la nuit, la musique de cette voix étrangère avait quelque chose de mystérieux et d'inquiétant.
—Vous rendriez jalouses les sirènes de la mer, dit l'intendant subjugué.
—Le sens est celui-ci, continua la marquise:
Le monde est grand: plus grand que le monde est le rêve;
Le ciel est vaste: plus vaste que le ciel est le désir;
Les roues des chariots ont grincé; le chef a dit: «En route!»
«En route!» répète la tribu. Il faut aller, aller sans trêve.
Les passereaux ont des nids; les hommes éphémères se bâtissent des demeures;
Mais la race, fille de l'air, comme l'air mouvant est mobile;
Le vent la soulève: elle part. Le vent la chasse devant lui;
L'ancienne cendre n'est pas éteinte, qu'elle allume un foyer nouveau;
Ne t'attache à rien, tout est périssable… Il faut aller, il faut aller…!
Elle répéta d'un ton résolu et comme s'intimant à elle-même un ordre:
—Oui, il faut aller!
Elle ajouta presque aussitôt:
—Cet entretien est le dernier que nous avons ensemble, messire Guillaume. Tout est concerté, tout est prêt pour le départ. Prévenus par Ropardi, les compagnons dont je vais de nouveau partager quelque temps la vie errante s'arrêteront cette nuit même devant la grille. Mêlée à eux, perdue dans leurs rangs, je pourrai, j'espère, sortir de France sans encombre et regagner à petites journées la terre hongroise que j'aurais dû ne quitter jamais…
Elle s'interrompit pour tirer de son sein un pli scellé d'un sceau rouge.
—J'ai voulu tout prévoir, même l'improbable, même l'impossible… Gardez par devers vous ce papier. Il contient des renseignements qui vous permettront de me retrouver, à quelque moment que ce soit, tant que Rita Dongui sera de ce monde… Je n'ai, d'ailleurs, rien de plus à vous dire que ce que vous savez. J'emporte de vous un souvenir qui ne périra qu'avec moi. Vous m'avez été indulgent et doux. Recevez ce diamant; il me rappelle ma honte. Vous l'échangerez contre de l'or honnête qui assurera la dignité de vos vieux jours et constituera une aisance à chacun de vos fils.
Sa voix tremblait. Encore plus ému qu'elle, l'intendant, baissant la tête et faisant effort sur lui-même, demanda:
—Et le vôtre, madame?… La petite créature innocente qui est votre sang et qui peut-être ne vous connaîtra jamais, aurez-vous donc le cœur de partir sans l'avoir vue, sans l'avoir embrassée?…
La marquise ne répondit pas, mais elle fit de la tête un geste qui disait: Non!
Arrivée à Guerrande par une nuit de tempête, elle s'en éloigna par une nuit d'apaisement et de calme. Dans l'azur assombri du ciel, piqué de nuages qu'enflait comme des voiles le souffle d'un vent léger, la lune voguait, traînant derrière elle un long sillage pailleté d'une écume d'argent.
Une troupe de saltimbanques, de baladins, de jongleurs, qui, depuis près d'un mois, courait les foires et les pardons d'alentour, était venue camper à la brune, dans un terrain vague, à l'entrée du bourg de Plégat. Ce fut en compagnie de ces truands que Mme de Locmaria, marquise de Guerrande, de Lezmaës et autres lieux, quitta la somptueuse demeure édifiée à sa gloire par le dernier rejeton d'une des plus antiques familles d'Occident. Elle était, du reste, méconnaissable. Elle avait repris la jupe courte, les bottes de cuir rouge, l'ample chemise de laine et le voile de soie voyante de la Bohémienne d'antan. Les beaux seigneurs, qui, naguère, papillonnaient autour d'elle à Versailles, eussent difficilement deviné, sous cet accoutrement farouche, celle que, dans leurs conversations de l'Œil-de-Bœuf, ils nommaient entre eux, avec des mines pâmées, la «houri de Mahon», la «perle orientale», la «fleur des jardins du Levant». Sa beauté n'avait pas changé, si ce n'est qu'à la voir ainsi vêtue on lui trouvait un je ne sais quoi de plus étrange et de plus rare, quelque chose d'irrésistible et d'indomptable tout ensemble, qui attirait et qui faisait peur. Il ne fut donné à messire Guillaume Guégan de la contempler dans ce costume que l'espace d'un instant et à la lueur d'une lanterne de corne; c'en fut assez néanmoins pour lui faire comprendre la passion subite dont le marquis s'était féru pour cette femme et le mal effrayant, le mal sans remède, dont, pour avoir voulu la posséder, il se mourait.
Quand dame Claude et lui eurent regagné à pas lents la maison de garde sous les grands ormes déjà feuillus, ils s'attardèrent tous deux, d'un accord tacite, sur les marches du péristyle, à écouter les cahots de plus en plus lointains des chars qui emportaient leur maîtresse.
Ils assistaient encore, par la pensée, à toutes les péripéties de ce départ. Le vieux thaumaturge Ropardi avait fait monter la marquise avec lui, dans la voiture de tête. Debout à l'avant du chariot, il avait récité à haute voix, dans sa langue, une sorte d'oraison. Puis il avait fait entendre un glapissement guttural, cri d'adieu peut-être, signal de route en tout cas, car la caravane vagabonde aussitôt s'était ébranlée.
Lorsque le dernier grincement des lourds véhicules se fut évanoui dans la direction de Plestin, l'intendant et sa femme se décidèrent enfin à rentrer dans leur logis désert.
—C'est égal, opina Claude Riou, je suis heureuse qu'elle nous soit venue; et, d'autre part, j'eusse préféré ne la point connaître, puisque cependant nous ne devons plus la revoir.
Messire Guillaume répondit avec une gravité triste:
—Qui sait? La volonté de Dieu est grande, Clauda.
Le lendemain, un char-à-bancs attelé d'un bidet gris-fer roulait à travers le pays montueux de l'Arrée, sur la route royale qui menait en ces temps-là de Plégat à Morlaix et de Morlaix à Carhaix, en passant par Lannéanou. Chaque fois qu'un pâtre, qu'un bouvier, qu'un laboureur croisait la voiture, l'homme soulevait son chapeau, du plus loin qu'il apercevait la bête, et criait au conducteur, d'un ton jovial qui n'allait pas sans une nuance de respect:
—Salut et bon voyage, messire Guillaume!
C'était, en effet, le régisseur de Guerrande qui reconduisait sa sœur Margod à son manoir de Garen-Dreuz, paroisse de Lannéanou. La femme tenait étroitement fermés les pans de sa mante brune d'où s'échappaient par intervalles les vagissements du nourrisson couché en travers sur ses genoux.
—C'est une terrible responsabilité pour nous, Margod, disait messire Guillaume… Tu auras bien soin de lui, n'est-ce pas?… Ce n'est pas un enfant ordinaire. Il se peut que de grands destins l'attendent… Après tout, tu as droit de savoir la vérité maintenant, à la condition de la garder pour toi seule: c'est plus que le fils d'un marquis… C'est le bâtard d'un roi.
La moisson commençait à peine, dans le terroir de Plégat. On fauchait les seigles à Guerrande. Maître Guégan allait et venait, surveillait les travailleurs dont les chemises de chanvre, moites de sueur, faisaient çà et là des taches grises parmi la mer frissonnante des hauts épis barbelés. Soudain un faucheur se redressa pour lui crier de l'autre bout du champ:
—Ohé, maître! Voici Clauda qui accourt hors d'haleine et qui vous fait signe!
Il s'empressa au devant d'elle. Elle le saisit par la manche de sa veste, l'entraîna à l'écart, dans l'ombre verte des coudriers, contre les talus, et trouva juste assez de voix pour soupirer:
—Ah! mon pauvre homme!… Imagine-toi qu'il est arrivé… qu'il est là… qu'il veut te voir à l'instant!…
L'intendant devint tout pâle.
Sa femme reprit, après avoir soufflé avec force:
—Tu ne saurais croire comme il a encore changé. Il ne reste plus de lui de quoi remplir un cercueil… Quand il est descendu de son carrosse, il m'a semblé voir apparaître l'Ankou…
Ils s'acheminèrent vers le château dont les fenêtres innombrables étincelaient comme d'énormes escarboucles au resplendissant soleil de juillet. Guillaume Guégan s'était recomposé un visage, lorsque le valet en livrée noire qui le guettait du haut du perron l'introduisit dans le salon d'honneur où l'attendait, debout et la tête inclinée sur sa poitrine, le marquis de Locmaria.
—Bienvenue à vous, monsieur le marquis! dit-il dès le seuil.
Et, s'étant avancé de quelques pas, il mit un genou en terre.
D'ordinaire, «Monsieur Charles» l'attirait à lui, lui donnait affectueusement l'accolade, le traitait en ami d'enfance, presque en égal.
Il ne lui tendit même pas la main, cette fois, et dédaigna de répondre à son salut.
Il y eut entre eux plusieurs minutes d'un silence pénible.
Enfin le marquis parla.
—Prenez connaissance de cette lettre, prononça-t-il d'un ton dur. Vous me direz ensuite si ce qu'elle renferme est exact.
La lettre ne portait aucune indication de date ni de provenance; elle était signée Rita Dongui: Guillaume Guégan la lut avec lenteur, posément, sans trahir aucune émotion.
—Eh bien? demanda le marquis.
—Il n'y a là-dedans rien qui ne soit vrai.
Les traits de M. de Locmaria se contractèrent douloureusement, et ce fut d'une voix sourde, tremblante d'une fureur mal contenue, qu'il articula:
—Ainsi, vous, mon homme-lige, le serviteur-né de ma maison, vous n'avez pas craint de vous faire, contre moi, le complice de cette drôlesse?
Deux grosses larmes jaillirent des yeux de l'intendant et coulèrent dans sa barbe rude. Il ne se départit pourtant pas de son calme.
—Il ne m'appartenait pas, répondit-il, d'interdire l'entrée du château à celle qui, portant votre nom, était en ces lieux légitime souveraine et maîtresse.
—Certes… et cette arrivée clandestine, en mon absence, presque au lendemain de mon départ, vous sembla, n'est-ce pas, la chose du monde la plus naturelle? Vous ne vous êtes pas douté un instant que cette femme venait ici, non pour me rejoindre, mais pour me fuir?
Le marquis persiflait, les lèvres serrées, la voix sèche et coupante.
—Faites excuse, Monsieur Charles, riposta, toujours impassible, Guillaume Guégan. Le soir même de son arrivée, la marquise avait jugé à propos de m'en instruire.
—Ceci est parfait, en vérité!… Et vous avez accepté de faire le jeu de cette aventurière!… Vous l'avez reçue, hébergée, cachée sciemment… Et vous vous gaussiez entre vous, j'imagine, de mes angoisses, de mon désespoir!… Car, pendant qu'elle se riait, à l'abri de ces murs, du plus farouche hiver qui ait désolé le siècle, moi je courais l'Europe à sa recherche, en poste, à cheval, en traîneau, battu de la neige et du vent, suivant à la trace de ville en ville, de bourgade en bourgade, les troupes de Tziganes errants, criant son nom dans les auberges, dans les bouges, dans l'écho des montagnes, dans le silence glacé des plaines, et cela, jour et nuit, sans repos ni relâche, le corps moulu, l'esprit égaré, le cœur en détresse, achevant de me tuer pour elle et, d'ailleurs, y réussissant, n'est-il pas vrai, maître Guillaume? Je rapporte à Plégat mon cadavre. Vous devez être content!
Il n'en put dire plus long; ses jambes se dérobaient sous lui. Il se fût affaissé sur le parquet, si l'intendant ne s'était précipité pour le maintenir et le faire asseoir dans un fauteuil. Une toux violente le secouait jusque dans les fibres profondes de son être. Il donnait l'impression de ces arbres qui n'ont plus de vivant que l'écorce et que la moindre rafale suffirait à déraciner.
—Maître, murmura Guillaume, avec l'accent de la prière la plus humble, condamnez-moi, si vous voulez, sans m'entendre; mais, pour Dieu, ne vous mettez point en ces états.
Le marquis tira de sa poche un flacon, huma quelques gouttes d'un élixir brunâtre et, ranimé, reprit:
—Je suis venu, au reçu de cette lettre, vous demander les explications qu'on vous a, paraît-il, chargé de me fournir. Allez! je suis prêt à tout entendre et je prétends tout savoir.
Et, comme Guillaume Guégan restait muet, les yeux fixés à terre:
—Eh bien! qu'attendez-vous?
L'intendant joignit les mains, supplia:
—Pas maintenant, de grâce!… Vous n'êtes pas assez fort… Cette révélation peut vous donner le coup mortel.
—J'admire vos scrupules, répliqua le marquis. Mais ne vous embarrassez point pour si peu… Ce coup mortel n'atteindra qu'un mort. Parlez.
Il n'y avait plus à tergiverser. D'un geste grave, le paysan se signa, puis entama le cruel récit, à voix résignée, mais ferme. Il dit d'abord l'arrivée de la marquise, dans la nuit sombre, sous l'orage. Elle l'avait appelé par son nom et, de crainte qu'il ne fît difficulté de lui ouvrir, lui avait présenté une commission apostillée de la signature et scellée du sceau du roi, laquelle ordonnait à tout sujet du royaume, sous peine des châtiments les plus sévères, d'avoir à traiter avec les plus grands égards, la féale amie de Sa Majesté, Mme de Locmaria, marquise de Guerrande.
Le marquis sursauta.
—Ah! elle avait eu la précaution de se munir d'un passe-port?
—Un passe-port, peut-être, acquiesça l'intendant, ou mieux une attestation écrite du cas que le roi faisait d'elle.
Il proféra ces derniers mots d'un ton presque honteux. Puis, s'exaltant tout à coup:
—Ah! ce roi… la malheureuse!… si seulement elle ne l'avait pas connu!
—Hein? s'écria M. de Locmaria, livide… Goujat, que veux-tu dire?
L'autre poursuivit, indifférent à l'insulte.
—C'est lui qu'elle fuyait, encore plus que vous. C'est pour échapper à ses assiduités qu'elle venait chercher en cette demeure lointaine, au fond de ce pays inaccessible, une retraite qu'elle savait sûre, parce que nul, à la Cour, n'ignorait qu'elle avait toujours refusé à vos instances de s'y rendre, parce que le roi l'ignorait moins que personne.
L'intendant fit une pause, et, baissant le front, comme si c'eût été lui le coupable, soupira:
—Il était du reste trop tard!
—Pourquoi trop tard?… Va donc, voyons, va donc! hurla le marquis, les doigts crispés à son siège, le buste raidi en avant, les yeux dilatés et striés de fibrilles rouges.
Guillaume Guégan dit:
—Faites de moi ce que vous voudrez… Pour l'honneur des Locmaria, dont les portraits nous regardent, j'ai cru qu'il était de mon devoir de bon serviteur d'aider cette infortunée à cacher sa honte… Prévenu par un avis de moi, vous seriez accouru… C'était, alors, le scandale public, l'opprobre sur votre nom, le sang peut-être dans votre demeure… J'ai accepté sciemment, comme vous dites, de veiller et de me taire. Bien plus, ma femme a servi de matrone, et j'ai poussé, moi, la complaisance jusqu'à procurer la nourrice…
Il s'interrompit brusquement, frappé de l'immobilité du marquis, épouvanté de la fixité de son regard, de la rigidité de ses traits.
M. de Locmaria ne l'entendait plus. Il s'était évanoui.
Guillaume bondit vers la porte, se suspendit à la cloche du vestibule pour appeler les domestiques, et cria au valet de chambre:
—Vite, vite! Monsieur se trouve mal.
Il n'y avait de chirurgien qu'à Morlaix. Le premier soin de l'intendant fut d'expédier un exprès à cheval vers cette ville, puis il fit avertir Clauda. A eux deux, ils déshabillèrent, couchèrent le marquis et, installés à son chevet, attendirent… Les heures de la soirée tintèrent l'une après l'autre, sinistrement monotones. Enfin, vers minuit, le galop d'une monture résonna dans l'avenue. L'homme de l'art arrivait.
Il palpa le malade et hocha la tête.
—C'est un corps usé, dit-il. Je vais le saigner à tout hasard, mais je ne réponds de rien.
Contrairement à sa prévision, le sang jaillit avec force. Le marquis soupira, rouvrit les yeux et les referma presque aussitôt, en marmonnant du bout des lèvres des mots vagues, inintelligibles. Le cœur s'était remis à battre.
—Pour l'instant, il n'a besoin que de repos, opina le praticien.
—Notre présence est-elle nécessaire? demanda messire Guillaume.
Il avait hâte de se retirer; il craignait que sa vue, en réveillant la mémoire du marquis, ne provoquât une nouvelle crise. Aussi éprouva-t-il un vif soulagement à s'entendre répondre par le chirurgien:
—Faites à votre gré. En tout cas, vous ne pouvez m'être d'aucune utilité.
Il emmena sa femme et, de tout le reste de la semaine, ne reparut pas au château. Clauda, seule, allait aux informations. De jour en jour, l'état du malade s'améliorait. Dès qu'il eut repris possession de lui-même, son premier acte fut de congédier le médecin et de le renvoyer à sa clientèle morlaisienne.
—On dirait, ma parole, qu'il m'en veut de l'avoir sauvé, jeta celui-ci à Guillaume, au moment de franchir la grille.
Autant l'hiver avait été rude, autant l'été se montrait délicieux. On entrait en août. La campagne fromenteuse, les landes, les monts lointains, tout vibrait dans une ardente lumière d'or. Une vie éclatante animait les choses, sous le resplendissement du soleil. Et, le soir, quand l'astre, s'éteignant comme à regret, plongeait dans la mer, c'était une douceur, un calme, un apaisement infinis. Des groupes de moissonneurs, la faucille sur l'épaule, s'en revenaient à la lueur des étoiles, en chantant. Leurs voix, au lieu de rompre le silence, s'harmonisaient avec lui et, en quelque sorte, le solennisaient. Ils clamaient, sur le ton d'une mélopée paysanne et semi-liturgique, la Chanson des Coupeurs de blé:
Messire Guillaume Guégan continuait à surveiller la moisson dans les terres de Guerrande, comme si, entre son maître et lui, rien ne se fût passé. Mais, chaque fois que sa femme venait lui apporter à manger aux champs, il ne manquait pas de lui demander:
—Il n'a rien fait dire, Clauda?
—Rien encore, répondait-elle.
Ils s'attendaient, d'un jour à l'autre, à ce que le marquis les mît dehors, sans autre forme de procès. Ils avaient même pris leurs dispositions en conséquence. Ils iraient vivre auprès des «vieux», à Kerguntul, en Plestin-les-Grèves, d'où ils se félicitaient de n'avoir pas ramené les marmots. Mais les desseins de M. de Locmaria demeuraient impénétrables.
—Les comptes du moins sont en règle, disait l'intendant, le soir, en tombant au lit, harassé de fatigue… Je ne lui aurai fait tort ni d'une minute ni d'un liard.
Au fond, et quoiqu'il n'en laissât rien paraître, la pensée de quitter Guerrande le navrait dans l'âme. Là il était né, là il avait grandi; là reposaient, dans l'étroit cimetière, à l'ombre du clocher de Plégat, les ossements vénérés de ses ancêtres. Aussi haut qu'il pouvait remonter dans l'humble lignée des Guégan, tous avaient vieilli, tous étaient morts au service des Locmaria… Et puis, se séparer de «Monsieur Charles»! Vraiment, cela était-il dans l'ordre des choses possibles?
—Je serai comme un lierre arraché, songeait-il, et je me flétrirai de même. On ne transplante pas son cœur.
Il s'attendrissait au souvenir des années anciennes, se remémorait les bontés du marquis, leurs causeries presque fraternelles dans la salle couleur de lune, les promenades où ils s'attardaient ensemble, sous le ciel embrumé d'automne, et les demi-confidences auxquelles s'abandonnait parfois le maître avec son serviteur, comme avec le plus sûr des amis.
Guillaume remuait ces choses dans sa tête, tout le long de la nuit, sans pouvoir en détacher son esprit, et restait, les yeux ouverts dans les ténèbres, à pleurer en silence, immobile, de peur de réveiller Clauda.
Si, vaincu par la lassitude de ses membres, il s'endormait aux approches du matin, le sommeil ne lui versait pas l'oubli. Ses rêves ne faisaient qu'ajouter des tortures nouvelles aux angoisses de la réalité.
Cette situation commençait à devenir intolérable. Il aspirait fiévreusement à être enfin fixé sur les intentions du marquis, tout en redoutant une rupture qui l'eût atteint aux sources mêmes de son être, dans ce qu'il avait de plus cher au monde et de plus sacré.
Puis, il n'y avait pas que lui en cause. Il y avait encore l'autre, celui qu'il appelait le «petit» ne sachant de quel nom le nommer, et qui poussait, ma foi, robuste et dru, comme un beau rejeton de plante saine, à Garen-Dreuz, là-haut, dans le grand air des monts…
De la marquise, Guillaume Guégan s'inquiétait moins. Dans l'éloignement où elle s'était enfuie, son image avait pâli, n'était plus qu'une forme vague, incertaine, à demi effacée. Il ne l'entrevoyait guère que comme à travers la brume d'un songe, perdue qu'elle était presque aux confins de la terre, par delà des espaces immenses, en des pays dont elle lui avait, la première, révélé l'existence et dont les aspects lui demeuraient inconnus.
L'aube du dimanche se leva,—une aube rose et fraîche, comme une lèvre qui sourit.
Les cloches de la basse messe tintaient à l'église de Plégat. L'intendant achevait de s'habiller pour s'y rendre, lorsque le valet de chambre du marquis se dressa sur le seuil de la maison de garde.
—On vous réclame au château, maître Guillaume.
—Le temps de passer ma chupen, répondit-il.
En se retrouvant devant M. de Locmaria, il fut pris d'un tremblement et dut s'appuyer au premier meuble que ses mains rencontrèrent. Il était en face, non d'un convalescent, mais d'un spectre. Le marquis semblait moins un homme qui revient à la vie qu'un défunt qui sort de la tombe. Sa constitution, déjà minée par les soucis antérieurs, paraissait avoir subi, en quelques jours, le travail de tout un siècle. Dans les orbites excavées, les yeux brûlaient d'une flamme mystérieuse, de cette pâle et fixe clarté funéraire qu'a, dit-on, le regard des morts.
Il reçut toutefois le régisseur avec une aisance tranquille, comme s'ils se fussent quittés amicalement la veille, et ce fut d'une voix un peu grave, mais qui n'avait rien de sépulcral, qu'il demanda:
—M'avez-vous dit où était l'enfant, Guillaume? C'est, je crois bien, la seule chose dont je n'aie pas gardé souvenir.
—Il est chez ma sœur, Monsieur Charles…, chez ma sœur Margod, à Lannéanou.
—Ah! très bien. Veuillez faire atteler. Nous nous mettrons en route dès que vous serez prêt.
Là se borna leur conversation. Et, dans les heures qui suivirent, durant tout le trajet, ils n'échangèrent pas une parole. Ils arrivèrent au Garen-Dreuz, comme les gens de la ferme rentraient de la grand'messe.
—Margod est sortie au Sanctus, dit Lanascol, le beau-frère; elle doit être dans «la chambre de la tourelle».
Il grimpèrent l'escalier à vis. Sur le palier de pierre, par la porte large ouverte, Guillaume Guégan montra à M. de Locmaria, dans le jour doré de la fenêtre, sa sœur Marguerite en train d'allaiter un poupon superbe, à la peau mate, au crâne déjà couronné d'une fine toison de cheveux crépus où le soleil de midi allumait des reflets d'or fauve.
—C'est lui! murmura-t-il.
Le marquis entra, et, comme la jeune femme faisait mine de se lever, il la contraignait de se rasseoir.
L'enfant, qui, aux trois quarts repu, avait abandonné le sein, tourna la tête et, curieusement, dévisagea le nouveau venu dont la grande perruque ondulée l'amusait. M. de Locmaria le contempla quelques instants en silence.
—Tu as ses traits, dit-il enfin, comme se parlant à lui-même, tu as ses yeux de ténèbres, ses yeux sans fond, ses yeux sans âme; un peu de sa magie est en toi. Comme elle, tu feras souffrir et mourir. C'est dans les destins de ta race… Mais puisqu'il t'a été donné de naître, vis heureux.
Il se dépouilla du cordon de soie auquel était suspendu le sceau des Locmaria, marqué à leurs armes, et le passa, comme un hochet, autour du cou de l'enfant de l'adultère qui, paisible, s'était remis à téter.
Pendant le retour, le marquis resta aussi muet qu'à l'aller. Roulé dans son manteau et les paupières closes, il ne sortit de cet espèce d'assoupissement que lorsque les toits de Plégat étincelèrent dans le fouillis des verdures, aux rayons du soleil couchant.
—Guillaume, s'informa-t-il, l'enfant est baptisé, je suppose?
—Ondoyé seulement, Monsieur Charles… Le recteur, sur ma prière, vint au château…
—Il figure au registre de la paroisse?
—Oui et non… Le vénérable Dom Mathias a fait pour le mieux.
—Vous arrêterez au presbytère.
Une demi-heure plus tard, ils pénétraient, sur les pas du vieux desservant, dans la sacristie au plafond bas, aux boiseries de chêne lustré, toute parfumée encore, depuis vêpres, d'une odeur de cire et d'encens. Dom Mathias posa sur une table la chandelle qu'il portait, prit un cahier cousu de grosse ficelle et, après en avoir feuilleté les dernières pages d'une main qui tremblait, dit:
—Voici, monsieur le marquis:
On lisait:
«Cejourd'hui, quatrième d'avril, nous, Efflam Mathias, recteur de Plégat, avons administré le saint sacrement de baptême à…, fils légitime et naturel (legitimus ac naturalis) de… et de très haute et noble dame Rita Dongui…, né au château de Guerrande la nuit d'hier, sur les deux heures de relevée. Ont été parrain et marraine…»
—Vous voyez, il y a des blancs, fit ingénûment observer le prêtre.
—Permettez que je les remplisse moi-même, répondit le marquis.
Et, d'une écriture forte et droite, il compléta l'acte de naissance de «Louis-Dieudonné Duparc, seigneur de Locmaria, marquis de Guerrande, fils légitime et naturel de Charles-Louis-François, chevalier de l'ordre de Saint-Louis, commandeur de Malte, capitaine garde-côtes au service de Sa Majesté… etc.»
Puis, ayant zébré la page du fier paraphe des Locmaria:
—Vous voudrez bien signer comme parrain, dit-il à Dom Mathias.
Et il ajouta, s'adressant à messire Guillaume:
—Toi, ta femme signera comme marraine.
Le recteur et l'intendant se regardaient sans mot dire, les yeux en larmes.
—C'est bien ainsi, n'est-ce pas? interrogea le marquis.
Le prêtre lui montra du geste un crucifix accroché à la muraille, entre deux armoires contenant les ornements sacerdotaux.
—Si celui-là pouvait parler, monsieur le marquis, il vous répondrait: «Oui, c'est bien ainsi!»
Pour regagner la voiture, M. de Locmaria dut accepter l'aide de Guillaume Guégan. En le quittant, dans le vestibule du château, il lui chuchota:
—Tu la reverras sans doute, Guillaume. Dis-lui que je l'ai aimée jusque dans le fruit de sa faute.
Le surlendemain, des cimes de l'Arrée aux grèves trégorroises, les cloches carillonnaient le grand glas et Dom Efflam Mathias, recteur de Plégat, ensevelissait Charles-Louis-François, marquis de Guerrande, dans la paix suprême et le suprême oubli.
L'histoire, telle qu'elle m'a été contée, ne dit pas ce qu'il advint de la marquise. Il faut croire cependant que, prévenue sans doute par maître Guillaume Guégan, elle revit la terre d'Ouest, et la tombe de son mari, et le berceau de son fils. Ce fut même, paraît-il, son châtiment, son expiation, ou, pour parler comme en Bretagne, son purgatoire. Elle eut, en effet, à souffrir comme mère des douleurs comparables à celles que, femme, elle avait fait souffrir. Le «fruit de sa faute» ne lui fut pas clément.
Autant la mémoire du marquis Charles-François est restée chère aux habitants de Plégat, autant le souvenir de Louis-Dieudonné, An aotrom brunn, le «seigneur aux crins roux,» y est un objet d'exécration et d'horreur. Les jeunes filles se signent, si l'on prononce son nom devant elles, et les vieillards grommellent en hochant la tête:
—Le «bâtard du roi»? Hum! Dites plutôt le bâtard du démon.
Les sangs qui se mêlaient en lui en avaient fait, d'après la chronique locale, un être monstrueux, une sorte de composé des plus étranges, quelque chose de cynique et de séduisant tout ensemble, de brutal et de raffiné, de magnanime et de pervers.
Les gwerziou qui se chantent au pays de Plégat, tantôt célèbrent sa générosité, tantôt flétrissent ses débauches et le vouent, en termes indignés, à l'opprobre des peuples.
La liste de ses crimes est infinie. Il en est un qui revient sans cesse et dont voici, pris entre mille autres, un exemple[7]:
[7] Cf. Gwerziou Breiz-Izel, II, 473 et sqq. Le clerc de Lampaul.
Fiecca Le Calvez passait, à juste titre, pour la plus jolie fille qu'il y eût de Plestin-les-Grèves à Morlaix. Elle aimait un fier paysan, le «clerc de Lampaul», qui, pour elle, avait renoncé à l'Église. Ils étaient fiancés. Leurs noces devaient avoir lieu au printemps. Sur les entrefaites, le terrible marquis de Guerrande rencontre Fiecca, un jour qu'elle sortait du four banal où elle faisait cuire son pain. Il s'enflamme pour elle d'une passion furieuse, s'informe de son nom, de sa demeure, et, le lendemain, se rend chez le vieux Calvez.
—Où est Fiecca, votre fille?
—Elle est à l'aire-neuve, monsieur le marquis, au manoir de Kerhallon.
Le marquis tourne bride, pique des deux vers Kerhallon où les danseurs battent l'aire nouvelle, au son des hautbois et des binnious. Il reconnaît, parmi les couples, le clerc de Lampaul à sa veste grise et Fiecca Le Calvez à son justin blanc.
—Clerc, dit-il, assez de danses! Une aire-neuve est surtout faite pour lutter. Jetons bas nos pourpoints et que la belle qui est à ton côté soit l'enjeu!
Le clerc lui répondit du même ton hautain:
—Les luttes sont bonnes pour nous autres, paysans. Vous êtes gentilhomme: je vous ferai raison avec l'épée.
Le duel s'engage, haletant et farouche. Mais le marquis se sent faiblir.
—Trêve! s'écrie-t-il, et soyons amis!
Le clerc, confiant, laisse tomber son épée, et le marquis, éclatant d'un mauvais rire, lui passe la sienne à travers le corps.
Tels étaient les exploits coutumiers du bâtard de Locmaria. En revanche, on vous citera du même homme des traits admirables de mansuétude et de pitié.
Un matin qu'il revenait de quelque équipée nocturne, son cheval se cabra devant un paquet de haillons couché en travers de la route et d'où s'exhalait un gémissement indistinct. Le fougueux marquis mit immédiatement pied à terre et secoua, non sans rudesse, le monceau de loques.
—Damnation! qu'est-ce qui vous prend de barrer ainsi le chemin, au risque de vous faire écraser?
La voix gémissante balbutia:
—Je ne peux plus me traîner.
C'était une pauvre vieille aux trois quarts morte.
Le «seigneur aux poils roux» la souleva avec précaution, l'assit sur la selle et, la maintenant d'un bras, tandis que, de l'autre, il conduisait pédestrement la bête, il l'amena ainsi jusqu'au château.
Vous pensez si les gens de Plégat écarquillèrent les yeux devant ce cortège. D'aucuns s'approchèrent et, après avoir dévisagé la pauvresse:
—Malheur à vous, monsieur le marquis! Lâchez vite cette femme au nom du Christ! C'est la Lépreuse!
Il les regarda d'une façon qui les fit taire.
Non seulement il ne lâcha point cette triste guenille humaine que rongeait un mal redoutable, mais il l'étendit dans son propre lit, baigna lui-même ses plaies, pansa ses ulcères et, trois nuits durant, la veilla. Elle trépassa au bout de ce temps et ce fut encore lui qui la mit au linceul.
Voici qui n'est pas moins typique.
L'année avait été mauvaise. Les grains avaient gelé presque tous dans les terres emblavées. Il ne poussa qu'une herbe rare et maigre et qui avorta tout aussitôt, sans donner d'épis. Pas de froment, pas d'orge ni de sarrasin, pas même de seigle. La patate, ce pain du pauvre aux temps de disette, était encore inconnue. La famine fut grande au pays breton. Les bestiaux mêmes mouraient d'inanition, ne trouvant plus rien à brouter. A plus forte raison les hommes. On ramassa dans les douves des cadavres, la bouche pleine d'écorces de saule à demi mâchées.
Un dimanche, à l'issue de la messe d'aube, le crieur public, chargé de faire assavoir les fantaisies, le plus souvent extravagantes ou vexatoires, du marquis de Locmaria, monta sur les marches de la croix du cimetière et dit à la foule assemblée:
—Louis-Dieudonné, notre seigneur, a décidé ceci:
«Tant qu'il y aura de quoi manger au château, il y sera tenu table ouverte, et tout y demeurera librement à la disposition d'un chacun.»
Quinze jours après, les greniers de Guerrande étaient vides, vide le fournil, vides les étables; on avait fait rôtir jusqu'aux chiens. Le cuisinier, un soir, vint tout tremblant annoncer au marquis qu'il n'avait à lui servir que des os. Il s'attendait à être étranglé. Le marquis lui sauta, en effet, au cou, mais ce fut pour l'embrasser avec effusion.
—Ah! la bonne nouvelle!… La bonne nouvelle! s'exclama-t-il, en se frottant les mains… Je vais donc pouvoir mendier!
Il avait commandé, hors de Bretagne, de vastes approvisionnements, mais qui n'arrivaient point. Pendant près d'un mois, il dut partager avec ses domaniers leur misérable pitance, dînant ici d'une rave, soupant là d'une tranche de pain de son. Jamais il ne se montra plus souriant, d'humeur plus accommodante, plus affable. Il admettait des plaisanteries qu'en d'autres temps il n'eût point tolérées. Les paysans lui disaient:
—En vérité, monseigneur, vous auriez dû naître gueux.
—Hé! ripostait-il, ne suis-je pas un peu de la race des quêteurs d'aumônes? Qui sait dans quels chariots ont roulé mes ancêtres?
Car il ne faisait pas mystère de ses origines maternelles. Volontiers même il s'en targuait. Ce qui ne l'empêchait pas de traiter la marquise, sa mère, comme la dernière des servantes. Mme de Locmaria s'efforça d'abord de maîtriser les écarts de cette nature effrénée, elle n'y réussit point; alors elle s'attacha, autant qu'il était en elle, à en prévenir les suites funestes. On raconte qu'elle passait les jours et souvent les nuits à surveiller, de l'embrasure d'une fenêtre, les allées et les venues de son formidable fils. Dès qu'il sortait du château, avant qu'il eût franchi la grille du parc, elle courait à la cloche et sonnait le tocsin. Ce signal était entendu et compris de tout le pays environnant. Les jeunes filles se barricadaient chez elles; les hommes s'armaient de leur penn-baz, prêts à toute éventualité. On savait que la bête avait quitté sa tanière, et l'on se mettait en garde contre son féroce appétit.
Mme de Locmaria mourut à la peine.
Mais son ombre, dit-on, habite toujours la somptueuse demeure élevée, voici deux siècles, à son intention. On voit parfois, au crépuscule du soir, apparaître derrière les vitres son pâle et douloureux visage, noyé dans une opulente chevelure que les angoisses anciennes ont blanchie.
Comment finit le markiz brunn? On l'ignore. Les complaintes populaires nous ont toutefois transmis les dispositions de son testament. Il distribuait sa fortune entre les églises de Plégat, de Plestin, de Plouigneau, de Lanmeur, de Plougonver, et fondait un hôpital pour les pauvres. En revanche, il demandait qu'on inscrivît sur sa tombe ces deux vers:
[Entre Morlaix et Guerrande,—J'ai fait mille et cent marquises.]
Et c'est bien l'épigraphe qui convenait à cet étrange Don Juan breton.
A trois quarts de lieue environ, en aval de Lannion, sur le Léguer, jolie rivière chantante qui réfléchit dans son courant quelques-uns des plus beaux sites de la Bretagne, se voit le vieux moulin de Keryel, avec sa toiture moussue et gondolée, sa tourelle toute feuillue de lierre d'où s'envolent chaque matin des nuées de pigeons, et ses deux roues à aubes, taillées dans des chênes massifs, solides encore et abattant de belle besogne, sans trop geindre, malgré leurs cent vingt ans révolus.
Elles étaient toutes neuves, les braves roues, et d'une jaune couleur de bois fraîchement ouvré à l'époque où se passait cette histoire. C'était au printemps de 1793, un samedi d'avril ou, comme on disait alors, un sextidi de germinal, vers le soir. Il avait plu dans la journée, mais le vent qui s'était levé avait chassé les nuages, en sorte qu'il ne traînait plus maintenant, dans le ciel nettoyé, que quelques flocons épars.
—La lessive est finie, dit en son pittoresque langage, maître Jean Derrien, le meunier; voilà les draps qui sèchent!… Tout de même, il se pourrait bien que Dom Karis nous arrive détrempé par l'averse… Fais bon feu, Mar'Yvonne.
Debout, en bras de chemise, sur le seuil de la porte, il regardait onduler sur le coteau d'en face les verdures naissantes, saupoudrées de gouttes de pluie que le soleil couchant faisait étinceler comme des myriades de joyaux.
C'était un gaillard robuste que maître Jean Derrien, carré de la tête, carré des reins, carré de toute sa personne; jovial, du reste, et gardant le goût du rire, même en ces temps troublés.
Derrière lui, dans la cuisine, allait et venait sa femme Mar'Yvonne, vaquant aux apprêts du souper.
Petite et menue, elle trottinait d'un pas léger de souris.
—Ne t'inquiète de rien, lui répondit-elle: Dom Karis trouvera flamme claire et soupe chaude… Pourvu, du moins, qu'il n'ait pas eu, en route, d'autre désagrément que l'ondée!
—Ta, ta, fit le meunier, le vieux recteur, avec sa douceur de mouton, sait au besoin se faire renard pour dépister les loups…
Tout soudain, comme il venait de s'abriter les yeux avec la main pour voir au loin, dans la direction de l'occident, il s'écria:
—Eh! pardieu, je veux être damné si ce n'est pas lui que j'aperçois, descendant la côte de Sainte-Thècle, déguisé en mendiant!…
—Ce n'est pas une raison pour blasphémer, Jean Derrien, observa Mar'Yvonne de son ton discret.
Elle se hâta vers l'âtre, jeta une brassée de copeaux dans le feu et se mit à écumer le bouillon qui trottait dans la grande marmite. Le meunier, lui, s'en alla en sifflotant à la rencontre du vénérable messire Dom Karis.
Un prêtre d'autrefois, ce Dom Karis, ci-devant recteur de Ploubezre. Ainsi que la plupart des membres du bas clergé en notre pays, il avait été des premiers à saluer l'aube de la Révolution comme le signal d'une ère nouvelle, toute de justice féconde et de généreuse égalité. «Dieu le veut!» avait-il crié, dans un sermon célèbre, du haut de sa chaire paroissiale, le dimanche qui suivit la prise de Bastille. On l'en plaisanta plus tard, quand le cours des choses se fut précipité, emportant les principes mêmes au nom desquels le mouvement s'était d'abord accompli. «Ah! ah! lui disait-on, vous avez changé de façon de voir, Dom Karis!»—«Nullement, répondait-il. J'ai tenu la Révolution sur les fonds baptismaux, et je m'en vante: ce n'est point ma faute si elle a mal tourné». Il refusa le serment, mais n'accepta pas non plus d'émigrer. Son évêque, Mgr le Mintier, le pressant de l'accompagner dans sa fuite, il lui écrivit ces simples mots, non peut-être sans ironie: «Un évêque peut s'en aller: il n'a que des liens spirituels avec son diocèse. Mais moi, j'ai toutes mes ouailles suspendues à mes basques. Lors même que je voudrais les lâcher, elles ne me lâcheraient pas…» Il quitta son presbytère, pour laisser la place libre à son successeur constitutionnel, mais demeura dans la région, invisible et toujours présent.
Il excellait à être partout et nulle part.
Dans les premiers temps de la «persécution», comme il disait, quelques administrateurs trop zélés du district lancèrent une dizaine de «citoyens» à ses trousses, avec ordre de le ramener pieds et poings liés à la prison de ville. Lesdits citoyens furent si peu aimablement accueillis sur le territoire de Ploubezre qu'ils s'empressèrent de rentrer à Lannion dare-dare, jurant qu'ils avaient vu parfois trente-six mille chandelles, mais pas l'ombre de Dom Karis.
On finit par où l'on aurait dû commencer. On laissa en paix ce vieillard.
Il avait près de soixante-dix ans.
Mais qu'il était donc resté alerte, et jeune, et vivant!
De jour et de nuit, par vent, grêle ou soleil, il se multipliait à travers sa paroisse. Il baptisait ici, confessait là, extrémisait plus loin, se prodiguait à tous, arpentant les routes, franchissant les talus, de ses longues jambes infatigables, sous les déguisements les plus variés, tantôt maçon, tantôt ménétrier, tantôt colporteur, cachant le pain-chant d'une hostie entre les pages d'un livret de sans-culotte.
Il disait parfois avec une pointe d'humeur sacerdotale:
—Mon remplaçant assermenté n'a vraiment pas grand'chose à faire, grâce à moi… Il devrait, au moins, me rendre le service de soigner en mon absence mes rosiers…
Le vieux prêtre errant et sans abri ne regrettait de son presbytère qu'une admirable collection de rosiers, le seul luxe qu'il se fût jamais permis… Il souffrait de la voir négligée par celui qui occupait actuellement son ancienne et chère demeure.
Un jour, il ne put se tenir de pousser la porte vermoulue de l'enclos contigu au cimetière et servant de jardin presbytéral. Il entra, la serpe en main, trouva son «confrère» qui lisait au frais, vautré dans l'herbe folle, foisonnante comme en pleins champs.
—Tu as là une superbe plantation de rosiers, citoyen curé.
—Possible! fit l'autre, indifférent.
—Oui, mais si tu n'y prends garde, chacun de ces sujets menace de retourner à sa nature primitive de sauvageon.
—Ah!
—Parole de jardinier.
—Que veux-tu que j'y fasse?
—On les taille, parbleu!… Il y a dans le nombre, à ce que je vois, des variétés qu'il serait criminel de laisser perdre…
—Tu prêches pour ton saint.
—Eh bien! non, citoyen-curé… La preuve, c'est qu'avec ta permission je vais te les tailler pour l'amour de l'art, tes rosiers…
Hip! Houp!… Les branchettes stériles furent élaguées, Dom Karis s'éloigna content, et, l'été d'après, les roses fleurirent…
Tel était l'homme au devant duquel s'acheminait Jean Derrien, le meunier de Keryel.
Ils se joignirent à quelques pas du tronc rustique où les pèlerins, de nos jours encore, ont coutume de déposer leur offrande en mettant le pied sur la «terre de sainte Thècle», avant de s'engager dans la sente qui, à travers prés, conduit jusqu'à la chapelle.
Pour tout autre qu'un de ses fidèles paroissiens, Dom Karis eût été littéralement méconnaissable.
Un feutre aux bords jadis retroussés, mais amollis et pendants par suite d'un long usage, par suite aussi des fréquentes inclémences du ciel breton, prolongeait une ombre propice sur sa figure émaciée, toute brûlée et comme tannée au grand air. Une barbe hirsute lui mangeait les trois quarts du visage. Ses pieds nus étaient chaussés de sabots bourrés de paille de seigle. Une veste en peau de mouton lui couvrait tant bien que mal les épaules, et ses braies en toile, rapiécées de morceaux des nuances les plus diverses, étaient retenues par une corde autour de ses reins. Il portait en bandoulière son bissac de «quêteur d'aumônes».
—Comme vous voilà équipé, monsieur le recteur! s'écria joyeusement le meunier.
—Chut! fit le prêtre, dehors appelle-moi Yann Divalo.
—Oh! une fois dans les prés du moulin de Keryel, il n'y a plus rien à craindre…
—C'est ce qui te trompe, interrompit vivement Dom Karis… Mais d'abord, rentrons. Je te dirai ensuite de quoi il retourne.
Quand il fut installé dans le fauteuil du maître, au coin de l'âtre, devant l'énorme flambée pieusement entretenue par les soins de Mar'Yvonne, il commença:
—Vous êtes ici dans un fond retiré, et le tic-tac de votre moulin vous empêche d'entendre les bruits du dehors… Mais moi qui cours les routes et dont c'est maintenant le métier d'être sans cesse aux aguets comme un sauvage, j'apprends les nouvelles… Elles sont mauvaises… Un bataillon d'Étampois fouille en ce moment le pays. Ce sont des barbares, des hommes sans foi ni loi. Ils saccagent, ils brûlent, ils tuent. Ils brisent à coups de marteaux les statues des saints, ils font de la pierraille avec nos christs, mais leur grande joie est de mettre la main sur un prêtre réfractaire… Il paraît qu'à quelques lieues d'ici ils en ont rôti un, comme un simple cochon de lait… Je pense toutefois qu'ils n'en ont pas mangé… Or, ces brutes ont mon nom et ils me cherchent. Un de leurs détachements vient d'arriver à Ploubezre. Ce matin, je me suis approché du chef, en lui demandant la charité. Il m'a pris au collet, m'a secoué et m'a dit:
«—Découvre le gîte où se terre le ci-devant Dom Karis, et tu toucheras un assignat de mille francs!
«J'ai répondu:
«—Ah! si j'avais su ça plus tôt!… Mais les gueux comme moi ont du flair. Je retrouverai peut-être la piste.
«—A la bonne heure! a fait l'homme; en attendant tiens, bois-moi ça.
«Il me tendait une pleine écuellée de vin. Je l'ai vidée à sa santé.
—Pauvre monsieur le recteur! soupira Mar'Yvonne en joignant les mains.
—Mais non, repartit Dom Karis, le vin n'était pas mauvais, et j'en fus tout regaillardi… Je continue. Vers midi, comme je me mettais en chemin pour venir vers vous, selon ma promesse, un groupe de soudards me dépassa, à peu près à la hauteur du bois de pin, presque au sortir du bourg.
«—Tiens, c'est notre mendiant de ce matin, dit l'un d'eux, celui-là même qui m'avait fait boire… Hé, vieux! est-ce bien par ici qu'on se rend à Keryel?
«—Au moulin?
«—Oui.
«—J'y vais moi-même et vous servirai, si vous voulez, de guide.
«—Inutile… Il suffit que nous soyons sur la bonne voie…
«Il ajouta, en clignant de l'œil:
«—Rappelle-toi, vieux… La récompense est de mille livres… Prends garde seulement de te laisser devancer…
«—Ho! ho! fis-je, vous allez plus vite que moi, je le sais. Mais tout de même j'aurai peut-être découvert avant vous la retraite de Dom Karis.
«—Nous verrons, dit l'officier.
«Et, sur ce, ils doublèrent le pas, riant et se gaussant…» Je m'attendais à les trouver installés ici, et j'ai été agréablement surpris en voyant Jean Derrien arriver au devant de moi avec sa mine de tous les jours… Ils auront probablement jugé à propos de faire quelques crochets à droite et à gauche vers les manoirs de Lezguern et de Kerbastiou. Mais il faut vous attendre à les voir arriver d'un moment à l'autre…
—Seigneur Dieu! s'exclama la meunière… Et moi qui ai prévenu tous les voisins que vous célébreriez chez nous, cette nuit, l'office de Pâques!…
—N'était-ce pas chose entendue entre nous, Mar'Yvonne? fit doucement le recteur.
—Mais comment les avertir à présent qu'il y a contre-ordre?
—Je n'ai pas dit qu'il y eût contre-ordre, Mar'Yvonne.
—Quoi! vous vous imaginez que ces allées, ces venues de gens dans nos alentours, à une heure si étrange, passeront inaperçues des soudards!… C'est donc votre mort que vous cherchez, monsieur le recteur?
—Ni ma mort, ni la vôtre, ni celle d'aucune de mes ouailles… N'ayez point d'inquiétudes, Mar'Yvonne… J'ai réfléchi à tout cela; nous allons en causer, Jean et moi; tout s'arrangera bien, j'en suis sûr… Vous, ne vous préoccupez que de faire bon visage aux Étampois. Qu'ils trouvent abondamment à manger, plus abondamment à boire… Pour le reste, Dieu nous aidera.
S'adressant au meunier, il ajouta:
—Me voilà sec, Jean Derrien; la soirée est admirable; allons faire un tour par le courtil.
Ils sortirent dans la fraîcheur grise du crépuscule qui tombait.
Quand ils rentrèrent au bout d'une demi-heure, Jean Derrien se frottait les mains et, dans ses yeux vifs, une gaîté malicieuse brillait. Tout le personnel du moulin était attablé pour le souper, à savoir: un garçon meunier, une servante et le petit gardeur de vaches. Mar'Yvonne avait déjà mis tout ce monde au courant des événements. Jean Derrien leur dit:
—Quoi qu'on vous demande de faire, ne vous étonnez de rien.
—Compris, grommela le garçon meunier, le nez dans son écuelle.
On mangea vite et en silence.
Le petit gardeur de vaches alla soigner ses bêtes, mais il reparut presque aussitôt pour annoncer que des gens ivres venaient par le sentier du bord de l'eau en chantant une chanson française.
C'étaient les soldats du bataillon d'Étampes. Ils étaient quatre, dont trois semblaient avoir bu plus que de raison. Seul, celui que Dom Karis appelait le chef ou l'officier avait conservé en partie son sang-froid.
—Où est le meunier? demanda-t-il dès le seuil, d'une voix rogue.
—C'est moi, fit en se levant maître Jean Derrien.
—Fort bien. Tu vas nous loger ce soir.
—A ton service, citoyen commandant. Nous sommes prêts à te céder, à toi et à tes hommes, tout ce que nous avons de lits. Mais auparavant chauffez-vous, si vous êtes transis; buvez, si vous avez soif; mangez, si vous avez faim. Ma maison est la vôtre.
—Pas mal parlé, dit le chef d'un ton radouci… Mais sais-tu qu'on la prétend suspecte, ta maison?
—Qui prétend ça?… De mauvais payeurs, peut-être, pour qui j'ai refusé de moudre.
—Nous en recauserons… Toi, citoyenne, mets notre couvert.
Il s'approcha de l'âtre, reconnut Dom Karis qui s'apprêtait à quitter son escabeau pour lui faire place.
—Ah! c'est toi, mendiant?
—Oui, le moulin de Keryel a toujours été hospitalier. J'y ai, quand je passe, ma couchée de paille à l'étable, articula le prêtre à voix haute.
Puis, plus bas, se penchant à l'oreille du soudard:
—J'ai appris du nouveau. Viens me rejoindre, dès que tu pourras, dans le bâtiment où l'on m'héberge, sous prétexte d'inspecter le logis.
Ayant souhaité le bonsoir à chacun Dom Karis gagna la porte.
L'étable où se rendit Dom Karis était située au fond de l'aire. C'était une construction assez spacieuse et dont l'intérieur témoignait, du moins pour l'instant, d'une singulière propreté. Les bestiaux, d'ailleurs peu nombreux, avaient été relégués contre l'un des pignons, en sorte qu'on se fût cru dans une grange vide plutôt que dans une crèche, n'était la fougère fraîchement renouvelée qui jonchait le sol. A l'un des angles opposés au coin des vaches, une charrette renversée sens dessus dessous formait une espèce de table que recouvrait une pièce de toile étendue là comme sur un séchoir. Dom Karis prit au râtelier une botte de paille et s'y coucha, après avoir placé son bissac sous sa tête, en guise d'oreiller. Puis, tout en égrenant dans sa poche son chapelet, il attendit.
Son attente ne fut pas longue.
La lueur d'une lanterne de corne rougeoya dans les ténèbres du dehors.
—Mendiant! héla discrètement une voix.
—Voilà, mon officier!
—Eh bien? interrogea le soudard en laissant retomber la claie qui fermait l'étable.
—Dom Karis est ici, j'en ai la certitude, foi de Yann Divalo! affirma le prêtre… Il ne tient qu'à nous de le pincer. Seulement, dame! il faudrait agir avec prudence. Pour peu que nous donnions le moindre éveil, il nous filera des mains comme une anguille. Et tes hommes, citoyen commandant, en l'état où je les ai vus, me paraissent plus propres à compromettre le succès de notre entreprise qu'à la servir…
—Je les obligerai bien à se tenir cois.
—C'est quelque chose, mais ce n'est pas encore assez. Consentiras-tu à monter la garde toute la nuit en un lieu que je t'indiquerai?
—Indique.
—Viens donc et suis-moi; mais commence par éteindre ton fanal.
Dom Karis se glissa dehors, le long du mur de l'étable, feignant les précautions les plus minutieuses. Le sergent rampa derrière lui. Le fumier dont l'aire était couverte étouffait le bruit de leurs pas.
Ils franchirent un échalier, prirent une sente étroite qui serpentait à travers prés jusqu'à la rivière. On entendait un grand bruit d'eau.
—Attention! fit le prêtre. Nous sommes au barrage. Il nous faut passer de l'autre côté. As-tu le pied sûr au moins?
—Va toujours, grommela entre ses dents l'Étampois qui ne laissait pas de ressentir quelque appréhension devant cette large nappe sombre s'écroulant avec un tel fracas, mais n'en était pas moins résolu à aller jusqu'au bout.
De place en place, à longueur d'enjambée, des têtes de pierres noires et ruisselantes émergeaient. Le prêtre se mit à sauter allègrement de l'une à l'autre et fut bientôt sur la rive opposée. Il dut attendre quelque temps son compagnon. Vingt fois celui-ci faillit perdre l'équilibre, et, lorsqu'enfin il prit terre, ce ne fut pas sans un fort soupir de soulagement.
Maintenant, en face des deux hommes, se dressait une espèce de promontoire rocheux, hérissé çà et là de touffes de genêt et d'ajonc.
—Allons, fit le prêtre, nous touchons presque au but.
Et déjà il montait, s'accrochant aux aspérités du granit, aux racines, aux brousses. Le sergent suivait, non sans pester. Ils atteignirent le sommet, après une pénible ascension. Là, sur une plate-forme assez vaste, se voyaient des pans de murs en ruine, vestiges de quelque antique demeure féodale. Dom Karis souleva un épais rideau de lierre, et le sergent aperçut le trou béant d'une poterne ouvrant sur les premières marches d'un escalier souterrain.
—Voilà, dit le prêtre. Le petit gardeur de vaches du moulin m'a confié que le ci-devant recteur est caché là-dedans depuis près de huit jours. Les paysans de la région lui apportent de la nourriture, la nuit, environ sur le coup des deux heures du matin. Il se risque alors à sortir. Fais bonne garde et tu es assuré de t'emparer de lui. Mais attends qu'il soit dehors, sinon il aura tôt fait de disparaître sous terre par des voies ténébreuses et inextricables dont il connaît toutes les issues, mais où tu t'ensevelirais vivant, s'il te prenait fantaisie d'essayer de l'y poursuivre. Donc, prudence, patience et vigilance!… Pour le moment, regagnons le moulin… Tu feras semblant de te coucher avec tes hommes, dans la cuisine, et, vers minuit, tout le monde endormi, tu t'esquiveras pour te rendre ici derechef…
—Et toi? demanda le soudard quelque peu perplexe.
—Comment, moi?
—Oui, ton intention n'est pas de m'accompagner?
—Il ne manquerait plus que cela! Ce serait le moyen de tout faire rater… Si, tout à l'heure, on ne me trouvait allongé sur ma botte de paille, l'alarme serait vite donnée, et le ci-devant prêtre vite averti… Sans compter qu'un de ces jours il m'en cuirait fort d'avoir voulu te livrer Dom Karis. Je ne tiens nullement à être haché en menus morceaux ou jeté à l'eau, une pierre au cou…
Ce disant, le faux mendiant dévalait l'âpre pente; le soudard l'imita.
—Là, fit Dom Karis, quand ils furent sur l'autre rive du Léguer, maintenant séparons-nous. Prends le sentier qui côtoie l'eau. La lumière qui brille aux fenêtres du moulin te servira de phare. Bonsoir et bonne chance.
Le vieux recteur était rentré depuis quelque temps dans l'étable, quand on gratta faiblement à la porte. Il alla ouvrir: c'était le petit gardeur de vaches.
—Je viens de la part de maître Jean, murmura l'enfant: il vous fait dire que tout va bien. Le chef est parti pour l'endroit que vous savez, et ses trois hommes, ivres-morts, ronflent comme des serpents d'église.
—Dieu soit loué!… quelle heure est-il?
—Minuit passé.
—C'est donc le moment… Aide-moi à terminer les derniers préparatifs.
Le vieillard plongea les mains dans son bissac, en tira successivement un crucifix de cuivre, un ciboire, un surplis, des fioles contenant le vin à consacrer… Le tout fut disposé sur la charrette renversée qui devait tenir lieu d'autel… Le pâtre sortit, puis revint avec deux longues chandelles de résine qui furent allumées en guise de cierge.
—Les gens sont dans le bois, qui attendent, dit-il.
—C'est bien… Que Jean Derrien donne le signal! répondit le prêtre, déjà revêtu de son surplis.
Peu après, un hou! strident, prolongé, d'oiseau de nuit retentit dans le vaste silence. Des formes d'hommes, de femmes, d'adolescents et de fillettes, surgirent en foule des profondeurs sombres.
—Entrez, entrez, disaient maître Jean et Mar'Yvonne: il y aura place pour tout le monde.
La grange ne tarda pas à s'emplir.
Dans le fond, les vaches, réveillées, soulevaient avec étonnement leurs mufles graves.
Dom Karis, se tournant vers l'assistance, lui rappela en quelques brèves paroles la solennité de la grande fête pascale. Puis la messe fut célébrée. Le petit pâtre faisait les fonctions d'enfant de chœur et donnait les répons à l'officiant. Un groupe de jeunes filles entonnèrent l'Alleluia. Un recueillement doux planait. Toutes les tristesses de l'époque présente étaient oubliées. La lumière fleurie des anciens dimanches de Pâques rayonnait sur les visages et dans les âmes, malgré l'heure obscure et la pauvreté du décor.
A l'Élévation, le gardeur de vaches fit tinter la clochette de fer qui pendait d'ordinaire au collier des chevaux du moulin, et la communion commença.
Grands et petits défilèrent tous un à un, pour recevoir l'hostie des mains du vieux prêtre. Il les bénit, puis d'une voix que l'émotion faisait trembler:
—Vous m'êtes témoins, prononça-t-il, que j'ai toujours tâché de faire ce qui dépendait de moi pour assurer l'œuvre de votre salut… J'ignore ce que l'avenir me réserve… Que ma mémoire vous soit douce et que la volonté de Dieu s'accomplisse!… Allez en paix.
Resté seul avec le meunier, il lui dit:
—Tu vas m'accompagner, maître Jean; j'ai encore un devoir à remplir, qui est de relever de sa garde l'homme que j'ai mis en sentinelle sur le sommet de Roc'h-Vrân.
Et, comme Jean Derrien se récriait:
—Il le faut… Marchons!… Sinon, avant ce soir, ton moulin serait en cendres, toi-même et les tiens massacrés!…
Une blancheur d'aube se dessinait vaguement au fond du ciel.
Quand ils furent arrivés sur la crête du promontoire de granit, ils trouvèrent le sergent tapi à côté de la poterne et luttant avec effort contre le sommeil.
—Eh bien? demanda avec un sourire Dom Karis.
—Je n'ai rien vu, rien entendu, grogna le soudard.
Et, remarquant le sourire du prêtre:
—Te serais-tu moqué de moi, par hasard?
Ses doigts jouaient autour de la gâchette de son fusil à pierre.
—Non. Je t'ai promis de te livrer Dom Karis, tu vas être satisfait… Mais, donnant, donnant, s'il te plaît… Où sont les mille francs?
Le soudard sortit de sa poche un papier crasseux.
—C'est bien, remets cet argent à cet homme, continua le recteur, en désignant le meunier.
Et, comme le soudard hésitait, étonné, sans comprendre:
—Je suis dom Karis, articula tranquillement le vieux prêtre.
Puis, se tournant vers Jean Derrien qui assistait à cette scène, muet et blême comme un mort, il lui dit en breton:
—Prends en souvenir de moi, et plus tard, quand des temps meilleurs seront revenus, fais édifier une croix de pierre à la place où je serai tombé.
On vous la montrera cette croix de pierre, sur le bord de la grande route qui mène de Lannion à Plouaret, à l'angle d'un champ dont les talus se constellent, chaque année, aux approches de Pâques, de primevères couleur de sang. Elle est massive, fruste, ne porte aucun nom, aucune date, mais les gens de Ploubezre ne passent jamais devant elle sans s'y agenouiller pieusement: ils l'appellent Kroaz Dom Karis[8], et plus d'une vieille du pays s'imagine que le recteur-martyr y fut réellement crucifié.
[8] La croix de Dom Karis.
A gauche de la route qui mène de Plouëc à Pontrieux, s'élève la gentilhommière de Kercabin. Ce n'est aujourd'hui qu'une grande maison d'un caractère tout moderne. Ce fut jadis un manoir d'importance, à en juger par la splendide avenue qui y conduisait et qui subsiste encore. Les seigneurs de Kercabin passaient pour de joyeux viveurs, un peu détrousseurs de routes, mais surtout grands trousseurs de jupons. Ainsi nous les représente une vieille chanson populaire dont quelques couplets seulement ont survécu. Les jeunes filles, en ce temps-là, ne se risquaient guère aux abords du château.
Il est vrai que, quelques vers plus loin, la même chanson ajoute crûment:
Le «vieux de Kercabin et ses gars» étaient, paraît-il, de terribles séducteurs. Aussi magnifiques d'ailleurs que violents. Il y avait chez eux «une chambre toute remplie d'anneaux d'argent et d'anneaux d'or». Kercabin et ses fils y faisaient entrer le matin leurs maîtresses de la nuit, et leur permettaient de puiser au tas, à mains pleines. Les jolies paysannes d'alentour rêvaient dans leur lit clos, sous le chaume, de cette chambre merveilleuse; elles en causaient entre elles tout bas, au lavoir, quelquefois à l'église. Le «trésor» de Kercabin exerçait une sorte de fascination sur tout le pays, à sept lieues à la ronde. A Plouëc, à Plouézal, à Guingamp même, quand on voyait passer une fille de peu avec un châle rouge ou violet sur les épaules et une croix d'argent au cou, on disait:
—En voici une qui revient pour sûr de Kercabin!
Pendant la Révolution, le manoir et le vaste domaine qui en dépendait furent vendus comme biens nationaux. C'est sans doute à cette époque qu'ils passèrent aux mains de mon grand oncle Margéot. Ce farouche ancêtre a laissé derrière lui une légende fantastique dont je vais entretenir le lecteur. M. Luzel, dans ses Veillées Bretonnes, en a donné un intéressant chapitre. C'est une restitution à peu près intégrale que je voudrais tenter.
… Il y a quelque deux ans, j'eus le plaisir d'être l'hôte des propriétaires actuels de Kercabin. L'un deux, esprit très cultivé, réalise pleinement le type, aujourd'hui malheureusement trop rare, du gentleman farmer bas-breton. Il dirige en personne l'exploitation de ses terres et engrange lui-même ses gerbes. Il mène la vie rude et simple de son nombreux domestique. Il se rend aux champs avec les journaliers, guide et surveille leurs travaux, parle volontiers leur langue, et ne dédaigne pas de s'asseoir au milieu d'eux, devant l'âtre énorme de la cuisine, quand viennent les longues soirées d'hiver, mères des longues causeries.
—Çà, lui demandai-je un jour, est-il encore bruit dans la contrée du fameux «cheval de Margéot»?
—Interrogez mes gens. Vous n'en trouverez pas un qui ne vous affirme l'avoir entendu.
C'est, en effet, de quoi je pus me convaincre. Les garçons, les servantes, le petit pâtre furent unanimes dans leurs réponses. Voilà: on est tranquillement à se chauffer au coin du feu, ou bien on vient de s'étendre au lit, quand tout à coup, dans la nuit sonore, au loin, retentit le galop effréné d'un cheval. Dip-a-drap! Dip-a-drap! Dip-a-drap! Cela fait un train d'enfer. A mesure que le fracas se rapproche, on perçoit le sifflement des coups de cravache cinglant éperdument la bête. Le cavalier nocturne ne cesse d'exciter sa monture que lorsqu'il est arrivé à Kercabin. Dans la cour, il fait halte. On l'entend qui met pied à terre, tandis que le cheval halète avec force. Se trouve-t-il dans le personnel de la ferme quelque domestique gagé récemment ou qu'on a oublié de mettre sur ses gardes, il ne manque jamais de se lever. «C'est apparemment un hôte inattendu», se dit-il, et il s'empresse, pour aller débrider la bête et lui faire place à l'écurie. Grande est sa surprise, en constatant que la cour est déserte, qu'il n'y a là ni cheval ni cavalier. Lorsque le lendemain il raconte la chose, ce sont les autres qui s'étonnent de son étonnement.
—Ah! vous ne saviez donc pas! mais c'est le cheval de Margéot!…
Margéot, «Tonton Margéot» comme l'appelait mon grand-père, était une espèce de géant à tête carrée, avec un cou de taureau et des muscles d'athlète. On citait de lui des exploits incroyables. Par exemple il renversait un bœuf sur le dos en l'empoignant par les deux cornes. D'un coup de pied, il défonçait un fût plein jusqu'à la bonde. Ayant manqué un lièvre à la chasse, il en conclut que sa pierre à fusil était mauvaise et l'écrasa entre ses doigts comme une noisette. Bref, c'était une brute superbement douée et qui eût figuré avec honneur parmi les héros d'Homère. Ses colères étaient épouvantables. Et la moindre contrariété le mettait hors de lui. Sa face alors devenait pourpre, et ses veines gonflées ressemblaient à ces grosses racines qui se tordent dans nos chemins creux. Il ne connaissait en fait de loi que celle de ses appétits et de ses convoitises. De la morale commune il ignorait le premier mot. Adolescent, on voulait faire de lui un prêtre. Il prit des mains de sa mère l'argent destiné à payer les frais d'étude, se rendit à Tréguier où était le collège, y passa une nuit à boire avec des matelots du port, apprit d'eux un certain nombre de refrains obscènes, et rentra chez lui le lendemain en disant qu'il n'avait pas besoin de s'instruire davantage et qu'il en savait désormais assez.
—C'est bien, mon garçon, grogna le père Margéot, tu tâteras donc de la charrue!
Il en tâta, en effet. C'est-à-dire qu'il détela le meilleur des chevaux de labour, l'enfourcha prestement et s'en alla au diable quérir fortune. C'était le temps des premières fusillades entre Blancs et Bleus. La dure discipline des troupes républicaines ne pouvait convenir à Margéot le fils. Il essayera de la chouannerie. Mais un freluquet de royaliste l'ayant un jour réprimandé pour avoir fait rôtir un poulet, dans l'église de Coatascorn, avec des copeaux empruntés à une statue en bois de saint Fiacre, Margéot souffla sur le petit royaliste qui s'évanouit, et, dégoûté du commerce des chouans, il se mit à guerroyer pour son propre compte, tout seul d'abord, puis à la tête d'une bande de pillards qui sollicitèrent l'honneur de «travailler» sous ses ordres.
La pacification de la Bretagne le rendit à la vie privée. Il vint s'établir en son manoir de Kercabin qu'il avait acheté au rabais, parce qu'il avait pu le payer en beaux écus sonnants. Il y installa près de lui ceux de ses routiers qui s'étaient distingués par leur audace et surtout par une complète absence de scrupules. Kercabin devint de la sorte une colonie de brigands. Sans doute, le temps était passé des grandes razzias où, dans une semaine, on pouvait rançonner tout un canton. Mais Margéot avait un génie souple qui se pliait aisément à la nécessité de combinaisons nouvelles. Il transforma Kercabin en un coupe-gorge. Le lieu s'y prêtait. Pas d'habitation dans le voisinage; l'avenue, immense, solitaire avec des arbres aux frondaisons gigantesques qui y entretenaient une perpétuelle nuit, la route enfin toute proche et fréquentée à toute heure par les voyageurs qui de Lannion, de Bégard ou de Guingamp, se dirigeaient sur Pontrieux. Tous, désormais, durent payer péage au maître de Kercabin ou à ses associés. On leur prit la bourse toujours, et quelquefois la vie par-dessus le marché.
Le coup fait, c'étaient, à l'intérieur du manoir, de formidables soûleries. On y conviait—souvent de force—des filles d'alentour, les arrières-nièces de celles que les anciens sires de céans menaient le matin faire visite à la chambre dorée. Margéot présidait ces agapes, avec sa brutale jovialité de reître. Lorsqu'un des compagnons roulait à terre, ivre-mort, il riait d'un énorme rire à faire trembler les poutres; il était heureux! Quant à lui, il buvait douze heures sans désemparer, et se levait de table, les jambes solides, la tête saine. Par exemple, il ne touchait jamais aux femmes. La tradition le dit expressément: ce barbare mourut vierge.
Un soir, un des malandrins de la bande revint blessé, la figure en lambeaux, le corps lardé de coups de poignard. Son sang pleuvait autour de lui en larges gouttes.
Margéot, qui jamais ne paraissait dans ce genre d'expéditions, afin de se ménager une apparence d'honorabilité et d'en pouvoir couvrir ses compères, le cas échéant, Margéot donc fronça le sourcil et demanda durement au misérable près de défaillir:
—Qui est-ce qui t'a mis dans cet état?
L'homme, après avoir craché quelques dents mêlées à quelques caillots, trouva la force de raconter son aventure. Il avait eu vent du passage d'un riche marchand de cochons. Il avait voulu l'arrêter à lui seul, pour ne pas laisser perdre une aussi bonne aubaine. Mais il avait eu affaire à trop forte partie.
—Et le bourgeois? gronda Margéot.
—… Est reparti à toute bride dans la direction de Pontrieux.
—C'est bien. Va te coucher… Hé! Nannik!
Une vieille servante, à la peau rugueuse et plissée comme une écorce de chêne, accourut à l'appel du maître.
—Conduis-moi cet imbécile au lit et badigeonne-le des pieds à la tête avec tes onguents de sorcière.
Tandis que Nannik emmenait le blessé par une porte, Margéot sortait par l'autre, une lanterne sourde à la main. Il suivit l'avenue, courbé en deux, les yeux fixés à terre, promenant la lumière de son fanal à droite et à gauche, inspectant les herbes fraîchement foulées et où des taches rouges se montraient çà et là. Il marcha ainsi jusqu'à la barrière qui s'ouvrait sur le grand chemin. Là, il se redressa et se mit à siffloter un vieux air breton aux finales mélancoliques. De loin, on eût dit quelque petit pâtre inoffensif sifflant ses bêtes; c'était le terrible Margéot qui sifflait ses bandits. Il se fit un bruit de branches froissées, puis de respirations haletantes. Des formes noires s'approchèrent en rampant sur le ventre avec mille précautions.
—Il faut rentrer, dit Margéot. Nous avons à causer.
Un quart d'heure plus tard, tout le monde était réuni dans la grande salle du manoir; le chef seul était assis; les autres se tenaient debout, les mains derrière le dos ou les bras croisés sur la poitrine, en silence. Margéot commença:
—Voici de quoi il retourne. Cet animal de Kadô-Vraz s'est laissé saigner comme un simple porc par un marchand de cochons. A l'heure qu'il est, le marchand de cochons qui a gagné Pontrieux a sans doute déjà porté plainte. Il faut nous attendre à une visite des enfants de Marie Robin (des gendarmes). C'est d'autant plus désagréable que Kadô-Vraz a eu soin de semer son sang tout le long de l'avenue; on va faire une descente de justice à Kercabin. Si j'étais soupçonné, moi, vous tous, vous seriez perdus. Il faut à tout prix, dans notre commun intérêt, que je sorte indemne de ce mauvais pas. Je pense du moins que c'est votre avis?
—Certes! s'écrièrent les hommes.
—Clerc Chevanton, reprit Margéot, en interpellant l'un d'eux, toi qui as une superbe écriture de tabellion, sieds-toi à mon côté. Voici papier, plume et encre. Écris.
Les bandits se penchèrent en avant, tendirent l'oreille pour mieux écouter.
Margéot dicta:
«Au citoyen procureur, à Guingamp.
«Citoyen-magistrat,
«Ce jourd'hui, 15 floréal an IX, le nommé Kadô Vraz s'est présenté sur les dix heures de nuit en ma maison de Kercabin. Il m'a dit avoir eu en route une vive altercation avec un passant. De quoi faisaient foi les blessures multiples qu'il avait tant à la tête que dans le reste du corps. Je l'ai hébergé, ainsi que me le commandait l'humanité, sans lui demander aucune explication autre que celle qu'il jugeait à propos de me donner. Au coup de minuit ma servante m'est venue annoncer qu'il avait rendu l'âme. J'ai cru qu'il était de mon devoir de t'informer immédiatement de ce fait; j'attendrai tes ordres, avant de procéder à l'inhumation.
«Citoyen-magistrat, je t'envoie mon salut fraternel.
«Margéot.»
Margéot se tourne vers l'assistance.
—Avez-vous compris? interrogea-t-il avec un gros rire, enchanté de sa ruse.
—Oui, répondit un des hommes, tu livres à la justice Kadô-Vraz.
—Et je le livre mort, afin qu'il ne lui prenne pas fantaisie de nous dénoncer. Il suffira de quelques coups de couteau de plus. Dans le nombre, cela ne paraîtra point.
Les bandits s'extasièrent.
Margéot leur apparut grandi de plusieurs coudées.
—Donc, reprit-il, que l'un de vous monte là-haut et qu'il l'achève. Que cela se fasse vite et proprement!
Quelqu'un s'éclipsa, mais pour revenir presque aussitôt.
—Ça y est! dit-il.
Le clerc Chevanton se leva. Quoiqu'il eût tourné le dos au séminaire, il était resté dévot. En petit comité, on l'appelait person Kergabinn (le recteur de Kercabin). Il récita le De profundis, à voix haute. Margéot cependant remettait le pli, dûment cacheté, à un robuste gaillard, son aide de camp.
—Il importe que tu sois à Guingamp avant l'aube, Dollo. Prends Awellik, le bon cheval qui va comme le tonnerre.
Dollo parti, le De profundis terminé, Margéot congédia les bandits. Il ne garda près de lui que Chevanton. Comme il l'avait prévu, au point du jour les gendarmes de Pontrieux firent irruption dans la cour du manoir. Il se rendit au devant d'eux, les reçut sur le perron, leur souhaita la bienvenue. Les gendarmes, qui croyaient le surprendre, furent quelque peu décontenancés.
—Tu nous attendais donc? demanda le maréchal des logis.
—N'est-ce pas le citoyen procureur de Guingamp qui t'envoie?
… Ce fut une scène du meilleur comique. Margéot la prolongea par plaisir. C'était un fantaisiste.
—Les traces de sang conduisent chez toi. C'est péremptoire.
Ainsi parlait le «maître des archers».
—Je ne le nie pas, répondait ce brigand de Margéot.
—C'est donc que le chenapan que nous cherchons est ici.
—A qui le dis-tu?
—Livre-le.
—Suivez-moi.
Margéot précéda les gendarmes dans l'escalier; au premier étage, il ouvrit une porte. Dans la chambre, sur un grabat, était étendu Kadô-Vraz. Au chevet du lit, Nannik égrenait un rosaire.
—Le voilà, votre chenapan! prononça Margéot avec flegme.
—Mais il est mort! s'écria le maréchal des logis.
—Dieu ait pitié de son âme! conclut Chevanton.
—Ça se complique, murmura un des enfants de Marie Robin, en remarquant la perplexité de son chef.
Alors seulement Margéot exposa comme quoi il avait déjà adressé un exprès au citoyen procureur. Il finissait à peine de parler qu'un galop de cheval retentit. Dollo était de retour. Il annonçait la proche arrivée du magistrat. Vers les huit heures, celui-ci parut. Il eut pour le maître de Kercabin des effusions de tendresse, promit de faire connaître sa «noble conduite» au Premier Consul. Ce matin-là, il y eut au manoir un déjeuner fin, d'où le procureur s'en alla en se pourléchant les lèvres; quant aux gendarmes, nonobstant leur maintien compassé, ils titubèrent. Il s'en fallut de peu que le marchand de cochons ne fût poursuivi pour avoir causé mort d'homme. Les funérailles de Kadô-Vraz furent célébrées en grande pompe. Le recteur de Plouëc prononça sur la fosse un véritable sermon où le mort était représenté comme un martyr, mais où étaient surtout exaltées la charité, la générosité, la magnanimité et toutes autres vertus en té de Margéot. D'excellentes femmes pleurèrent d'émotion. Le camarade, qui avait porté à Kadô-Vraz le dernier coup, s'en félicita comme de la meilleure action qu'il lui eût été donné d'accomplir. Bref, ce fut une fête régionale que cet enterrement. Elle finit à Kercabin, en une véritable orgie qui dura jusqu'au lendemain. Des tonneaux de vin d'Espagne y coulèrent comme des fontaines. On en but à pleine chopine. La rosée du matin perla, le long des douves, sur des corps d'hommes ou de filles qui n'avaient pu gagner un gîte. Nannik elle même, si sobre, goûta de la boisson cette nuit-là, et s'endormit sur l'âtre, le nez dans la cendre.
Seul, Margéot ne s'était enivré ni de son succès ni de son vin. Allongé sur un lit de camp, il réfléchissait, se démontrait à lui-même que les temps de pêche en eau trouble étaient passés, ébauchait des plans pour l'avenir, ruminait mille projets et, en véritable homme d'action, ne consentit à s'endormir qu'après avoir irrévocablement fixé son choix.
Le lendemain, dès son réveil, de sa grosse écriture lourde il arrêta sur le papier les lignes essentielles de son nouveau programme.
Plus de banditisme! C'était trop compromettant et pas assez fructueux.
Il rassembla ses hommes dans la cuisine, toutes portes closes, et leur tint à peu près ce langage:
—Camarades, c'est fini. Il faut nous séparer. Le métier que nous avons fait ensemble jusqu'à ce jour ne nous rapporterait plus rien qui vaille. Que chacun coure son bord. Mais, auparavant, à chacun son dû. Tendez vos mains!
Il distribua entre tous une dizaine de mille francs en or. A mesure qu'il allait de l'un à l'autre, il demandait:
—Que comptes-tu faire de cette somme?
Celui-ci répondait:
—Ma foi, je vais me soûler jusqu'à ce qu'il n'en reste plus.
Celui-là:
—Telle métairie est en vente. Je l'aurai peut-être pour ce prix.
Un troisième:
—J'ai promis mariage à Loïzaïk la couturière. C'est de quoi payer notre noce.
La plupart, grisés par cette fortune, n'aspiraient qu'à en jouir au plus tôt. Trois ou quatre seulement s'étonnèrent, regardèrent Margéot avec des yeux où la stupeur était mêlée de courroux.
—Pourquoi nous renvoies-tu? demanda l'un d'eux.
—Je ne vous renvoie point, vous, répondit Margéot. Il me plaît au contraire que vous restiez près de moi. Mais ceux qui se tiennent pour satisfaits, qu'ils s'en aillent!
Et il les congédia d'un air hautain.
Demeuré seul avec les autres, il sortit de sa longue houppelande verdâtre le papier crasseux sur lequel il avait rédigé son plan d'avenir.
—Or çà, dit-il, Pipi Luc, Cloarec Chevanton, Fanch Ann Tign, et toi, notre ancien à tous, Gohéter-Coz, vous êtes de francs gaillards. Puisque votre avis est que nous continuions à travailler ensemble, topez là. Je suis votre homme. Mais d'abord entendons-nous bien. De nos équipées passées il ne saurait plus être question. Je veux finir dans mon lit, honorablement, et non pas épouser «Marie-Guillotine» à l'article de la mort. Le sage doit changer d'habit selon le temps. Nous serions des sots de nous obstiner à vouloir gagner notre vie dans les douves des grands chemins. Il y a désormais trop de gendarmes. Je ne vois plus pour nous qu'un métier…
Margéot s'interrompit un instant. Les quatre truands dressèrent l'oreille.
—C'est un métier paisible, reprit-il, et qui, pour être bien fait, n'exige qu'un peu de force et beaucoup d'adresse. Les profits sont grands, les risques légers. Pas de relations incommodes avec la gendarmerie. Tout au plus quelques explications, à de rares intervalles, avec les gabelous qui sont gens faciles à convaincre…
—Pardieu! s'écria Clerc Chevanton qui comprenait vite, tu veux faire de nous des «fraudeurs». C'est une belle idée, ma foi. Vive «la fraude»!
—Est-ce aussi votre sentiment? demanda Margéot aux trois autres. Qu'en dis-tu, Gohéter-Coz?
Gohéter-Coz ne semblait pas très enthousiaste de la proposition. Il souleva des objections grincheuses. Métier pour métier, pourquoi ne s'en tenir point à celui qu'on exerçait depuis si longtemps et qui ne portait malheur qu'aux imbéciles, comme Kadô-Vraz? A son âge, c'était dur de recommencer sa vie. Puis, quels avantages y trouverait-on? Au lieu de guetter le voyageur, en fumant la pipe, tranquillement allongé, comme un cantonnier qui se repose, dans l'herbe ou les feuilles sèches, il faudrait grelotter le long des grèves, s'étendre sur la dure dans les roches mouillées, se crever l'œil à épier une voile qui souvent se ferait attendre plusieurs nuits, attraper le mal froid (les rhumatismes), s'en revenir à moitié perclus, et tout cela pour quelques brasses de dentelles, pour quelques paquets de tabac!!! En vérité, était-ce la peine?
Margéot le laissa dire jusqu'au bout. Quand le vieux eut fini de bougonner:
—Gohéter, prononça le maître de Kercabin, avec toute ton expérience grisonnante, tu n'es qu'une bête.
Il entra alors dans les détails de son plan, développant point par point les notes jetées sur le petit papier crasseux.
Premièrement, il s'entendrait avec les corsaires de Paimpol qui faisaient les voyages de Jersey et de la Grande-Ile (de l'Angleterre).
Secondement, les marchandises seraient débarquées à l'île Verte, à l'embouchure du Trieux. Des bateaux de Loguivy et de Lanmodez les transporteraient, de nuit, en rasant la côte le long des landes pierreuses et désertes de Plourivo et de Quemper-Guézennek, au souterrain qui, partant du château de la Roche-Jagu, venait déboucher sur la rivière.
Les habitants de ce château transformé en simple ferme étaient pauvres et besogneux. Ils ne demanderaient pas mieux que de participer aux bénéfices de l'association. A l'aube, les charrettes pleines quitteraient la cour du manoir et se dirigeraient sur Kercabin, l'entrepôt central. Les douaniers n'y verraient que du feu. Comment suspecter de paisibles tombereaux qui paraissent chargés de betteraves, de patates ou de blé, et qui cheminent au pas de leur attelage, conduits par un brave homme de paysan, à mine bonasse, le fouet à la main et la pipe aux dents?
—Car tu pourras fumer ta pipe, Gohéter-Coz, conclut Margéot, si toutefois tu consens à être ce conducteur. Ne sera-ce pas plaisir pour toi, vieux flâneur de grandes routes, de t'en aller ainsi au joli petit soleil du matin, criant hue! à tes bonnes juments, écoutant siffler les merles dans les haies, et «bonjourant» d'un air cordial messieurs les gabelous?
Pour le coup, Gohéter-Coz fut conquis. Comme le loup de La Fontaine cet idéal de félicité le fit presque pleurer de tendresse.
Margéot n'eut plus qu'à distribuer les autres rôles. Il fut convenu que Clerc Chevanton, l'homme débrouillard, se fixerait à Loguivy, à portée de Paimpol. Pipi Luc se bâtirait un ermitage à l'île Verte, et Fanch-Ann-Tign s'engagerait soi-disant comme domestique à La Roche-Jagu, pour monter la garde à l'issue du souterrain.
Quant à Margéot, inutile d'ajouter que, en sa qualité de bailleur de fonds et d'organisateur, il se réservait la direction suprême de l'entreprise.
Après avoir été le coupe-gorge des marchands, Kercabin devint leur lieu de rendez-vous. Toute la contrée fut inondée de colporteurs. Il était rare qu'une journée se passât, sans qu'on vît arriver au bourg de Plouëc deux ou trois de ces batteurs de pays. A l'auberge où ils descendaient, ils faisaient mine de s'informer des principales maisons de la commune.
En première ligne on leur désignait Kercabin.
Ils s'y rendaient, de l'air du monde le plus naturel.
Il faut croire qu'il y trouvaient à faire affaire avec le maître du lieu, car ils y restaient parfois de longues heures et ne s'en allaient qu'à moitié gris, chantant sur tous les tons la louange de Margéot, de Monsieur Margéot, «le mieux accueillant et le plus conciliant des acheteurs!»
Ce qu'ils ne disaient pas, mais ce qu'on aurait pu remarquer sans peine, c'est qu'ils sortaient de Kercabin avec plus de marchandises qu'ils n'en avaient en y entrant.
Le lecteur l'a déjà compris, tous ces colporteurs n'étaient que des agents de Margéot. C'est par leur intermédiaire qu'il déversait sur tout l'arrondissement de Guingamp, et même au delà, les mille objets de contrebande emmagasinés dans ses caves et dont la provision était sans cesse renouvelée par de continuels arrivages.
Ce pirate de Margéot avait le génie de l'organisation. Deux mois lui avaient suffi pour créer et mettre en branle tous les rouages de cette singulière entreprise. Trois goëlettes paimpolaises, affrétées par lui, sillonnaient pour son compte la Manche et même la mer du Nord. De temps en temps il en venait une mouiller dans les eaux du Trieux, à l'entrée de la rivière, jouxte l'île Verte. Là, dans les ruines d'un ancien couvent, Pipi Luc attendait. Un canot abordait à l'île, y débarquait de lourds ballots. A la tombée de la nuit, Pipi Luc grimpait sur une roche et y allumait un feu de brande. Les douaniers de la côte disaient en se moquant: «Allons! voilà l'ermite d'Enez Glaz[9] qui fait cuire ses patates en plein vent.» Pipi Luc n'était plus connu que sous ce nom. Il avait pris à tâche de le justifier, ne se montrant jamais que vêtu d'un froc de moine qu'un chapelet à gros grains serrait à la ceinture. Il avait là-dessous d'humbles airs confits, à tromper le Pape en personne. On eût difficilement trouvé une tête d'une niaiserie plus béate. Aussi commençait-on à lui faire dans le voisinage, à Lanmodez, à Pleubian, à Ploubazlanec, une réputation de sainteté. Vous pensez si Clerc Chevanton et lui s'en donnaient des gorges chaudes, à chacune de leurs rencontres. Or, dès que Clerc Chevanton voyait luire le feu de Pipi Luc, il accourait, dans une de ces fines embarcations de Loguivy qui semblent raser l'eau comme des mouettes. Quatre gars robustes maniaient les avirons, car on voguait à la rame, sans jamais hisser la voile qui eût éveillé l'attention des gabelous. A l'île, on cassait le cou à quelques litres de rhum, pur Jamaïque, tout en procédant au chargement; puis, avec la marée montante, on mettait le cap sur La Roche-Jagu, où l'on arrivait toujours avant l'aube. Ce repaire féodal avait été aménagé en véritable dock. Fanch-Ann-Tign, qui en était le directeur, s'acquittait consciencieusement de sa fonction. Le fermier et ses fils remplissaient l'office de débardeurs. Au point du jour, par les routes détournées, à travers les landes de Botloï et les mezou[10] qui dominent Pontrieux, on entendait claquer le fouet de Gohéter-Coz. Le vieux chenapan était devenu un parfait charretier. C'était plaisir de le voir cheminer à côté de son attelage, causant avec ses bêtes, comme un personnage d'églogue rustique.
[9] Ile Verte.
[10] Hauts plateaux livrés à la culture.
Tout allait pour le mieux. Les bénéfices étaient énormes. A chaque fin de mois, Margéot, homme probe, en faisait la répartition au prorata des services.
Une prospérité jusque-là inconnue, se répandait dans la contrée. Le seigneur de Kercabin, de jour en jour plus riche, se montrait aussi de plus en plus libéral. Sa gloire éclipsait déjà celle de ses légendaires devanciers. Il vivait en nabab breton, faisait à tous les pauvres qui se présentaient à sa porte des largesses quasi royales, dotait les jeunes filles, tenait table ouverte, y réunissait les débris de tous les partis et de tous les régimes, renippait avec une délicatesse de gentilhomme d'anciens émigrés nécessiteux, hébergeait pendant des semaines entières des jacobins hirsutes, invitait à ses chasses toute l'administration impériale du département, faisait restaurer à ses frais la si jolie chapelle de Belle-Église et construire pour le recteur de Plouëc un magnifique presbytère, se créait, en un mot, la plus extravagante des popularités.
Le préfet avait sollicité pour lui la croix. Le peuple le bénissait. Qui sait? il allait être élu membre du Corps législatif, sans doute. L'Empereur, «qui se connaissait en hommes», l'eût promptement distingué, l'eût attaché à sa fortune. Ce bandit bas-breton ne pouvait manquer de plaire par le côté pittoresque et quelque peu condottière au grand capitaine Napoléon, le seul capitaine de son temps qui lui inspirât du respect, le seul chef sous lequel il eût volontiers accepté de servir. L'avenir de Margéot s'annonçait plein de promesses. Les extraordinaires prédictions des tireuses de cartes qui s'arrêtaient parfois à Kercabin semblaient près de se réaliser.
Brusquement, tout s'effondra.
Ne fallait-il pas que la morale se vengeât de ce soudard qui l'avait si souvent et si brutalement souffletée?
Saluons-la. La voici qui entre en scène sous l'habit vert, l'honnête habit d'un gabelou.
Un matin, Gohéter-Coz, après avoir remisé sa charrette dans la grange de Kercabin, s'en vint d'un air soucieux trouver le maître.
—Quoi donc? demanda Margéot. Ton voyage s'est-il fait à vide, que tu aies si mauvaise figure?
—Je t'apporte au contraire un fût bien plein, un énorme foudre de gin qui a failli défoncer la voiture.
—Et c'est cela qui te rend maussade?
—Pas précisément.
Gohéter tenait dans sa dextre sa pipe éteinte, une vieille pipe crasseuse aussi noire que son âme. A petits coups, il heurtait le fourneau renversé contre la paume de sa main gauche. Lorsque le culot se fut enfin détaché il continua:
—Je ne sais: mais, depuis quelques jours, je me croise en route avec un bonhomme qui ne me dit rien de bon.
—Tu ne le connais pas?
—Non. C'est un nouveau-venu dans le pays. Mais ou je me trompe fort, ou c'est un ambulant[11].
[11] On appelait ainsi des douaniers qui, le jour, portaient des vêtements bourgeois et qui étaient comme la police secrète de la douane.
—Bah! est-ce que tous les gabelous ne sont pas à notre dévotion? Nous les payons assez cher, fichtre!
—Je te dis ce que j'ai vu. Écoute mon conseil. Méfie-toi.
—C'est bien, on se méfiera. Est-ce tout?
—La barrique que j'ai apportée n'était pas facile à dissimuler, poursuivit Gohéter-Coz, en tirant ses mots par les cheveux.
—Explique-toi donc enfin, vieille brute! s'écria Margéot impatienté.
—Eh bien! oui, là! l'homme m'a interpellé d'un ton goguenard. «Voilà une belle charretée de fumier!» m'a-t-il dit, «il y aura de quoi moissonner après ça!» Je lui eusse volontiers fendu le coffre, mais tu as défendu les coups.
Cette fois le vieux Gohéter avait craché toute sa phrase en un seul bloc. Margéot arpentait la salle à grands pas. C'était signe chez lui de graves préoccupations. Il avait les mains derrière le dos et faisait craquer les os de ses doigts avec le bruit sec d'un fusil qu'on arme.
—Cette barrique est dans la grange? grogna-t-il, au bout d'un instant. Va dire qu'on l'amène ici… Oui, triple bête, ici où nous sommes!
… Quand Margéot prétendait avoir acheté tous les gabelous de la région, il exagérait. D'abord, il n'eût pas commis la sottise de vouloir corrompre les chefs. En supposant même qu'ils eussent accepté un marché de ce genre, c'eût été se mettre à leur merci. A quoi bon d'ailleurs? Il n'avait rien à faire avec les chefs. Ce ne sont pas eux qui montent les gardes de nuit, dans les petits sentiers de falaise, au long des flots. Non. Il avait tout bonnement désintéressé quelques employés subalternes, quelques pauvres hères, qui ne pouvaient trouver de profit à faire leur devoir qu'à la condition d'y manquer sans cesse. C'étaient pour la plupart des malheureux chargés de famille. Ils servaient tant bien que mal le gouvernement, qui les payait à peine; ils fermaient les yeux sur les agissements de Margéot qui leur donnait l'aisance.
Un d'eux, un sous-patron, avait reçu de l'avancement, une quinzaine de jours auparavant, et avait dû rejoindre dare-dare son nouveau poste. Un jeune homme l'avait remplacé, un Français de l'Est, une petite frimousse imberbe, mais résolue. Margéot avait été prévenu de cette mutation par un de ses amis de Pontrieux. Mais le billet de l'ami ajoutait: «Rien à craindre; c'est un blanc-bec, un enfant, presque une fille». Margéot, dès lors, ne s'en était pas autrement soucié. En quoi il eut tort.
Les plus forts ont de ces vertiges. On ne saurait penser à tout.
C'est ce que Margéot se disait, le soir du jour où il eut avec Gohéter-Coz la conversation relatée plus haut.
Il pouvait être environ neuf heures. Soudain un paysan, le garçon d'écurie, se précipita dans la cuisine en poussant un cri d'alarme:
—Les gabelous!
D'un coup de poing, Margéot l'abattit sur le sol.
—Imbécile! murmura-t-il entre ses dents, cela t'apprendra à te mêler de ce qui ne te regarde pas.
Et, calme, il prit une chandelle sur la table de la cuisine, pour éclairer ces «messieurs de la douane».
—A quoi dois-je l'honneur de cette visite tardive?
Ils étaient une vingtaine d'habits verts, presque tous des stipendiés du maître de Kercabin. Mais à leur tête s'avançait crânement le nouveau sous-patron. Il avait, en effet, la mine blanche et menue d'une fillette. On lui eût donné seize ans, tout au plus. Les yeux seuls étaient d'un homme: des yeux noirs qui regardaient droit devant eux, des yeux virils, aux prunelles énergiques.
Il s'inclina légèrement.
—Monsieur, répondit-il, je soupçonne fort cette maison d'être un dépôt de recel pour des marchandises de contrebande. Pas plus tard que ce matin, il a été transporté un foudre d'alcool. Je me vois dans la nécessité de procéder à une perquisition domiciliaire. Je vous serai reconnaissant de me faciliter cette tâche; au besoin, je vous en requiers.
—Je croyais que ma maison et moi devions être au-dessus de semblables soupçons, dit Margéot. Ce n'est pas d'hier que j'habite le pays. Je n'y suis pas, comme vous, un nouveau venu. Faites, monsieur. Toutes les portes vous sont larges ouvertes. Mais d'abord, je vous prie, commencez par cette pièce.
Cette pièce, c'était la vaste salle à manger du château.
A peine Margéot en eut-il poussé les battants que le sous-patron s'arrêta, interloqué. D'un geste machinal, il se découvrit.
Au milieu de la salle, un grand catafalque était dressé. Les lignes du cercueil se dessinaient sous le drap mortuaire aux plis amples dont les franges traînaient à terre. De vieilles femmes étaient agenouillées de-ci de-là; l'une d'elles récitait les longues prières de la mort, les autres marmonnaient les répons.
—Voulez-vous que je renvoie momentanément ces femmes? demanda Margéot d'un ton pénétré.
—Non, monsieur, répartit le douanier. C'est chose sacrée que la mort. Je n'ai rien à voir ici.
Il fit néanmoins quelques pas dans l'appartement, mais ce fut pour prendre la branche de buis qui trempait dans une assiette pleine d'eau bénite, au pied du catafalque, et pour en asperger le drap funéraire.
—Merci, monsieur, prononça Margéot. Celui à qui vous venez de rendre cet hommage fut le plus loyal des serviteurs. Je le vénérais à l'égal de mon père.
Sur les joues du maître de Kercabin deux larmes coulèrent lentement.
Le jeune sous-patron se retira fort ému. Il visita les autres chambres, par acquit de conscience, avec une hâte visible d'en finir, peut-être même avec le regret d'avoir commencé. Margéot le reconduisit jusqu'au bout de l'avenue, après lui avoir vainement offert de le faire véhiculer jusqu'à Pontrieux.
—Bien joué, les vieilles! s'écria ledit Margéot, en rentrant dans la salle à manger. Mais voilà assez de patenôtres. Nannik, enlève le couvert!…
Bénitier, cierges, drap mortuaire, bière de chêne et croix d'argent, en un clin d'œil tout eut disparu. Et, dans la pièce immense, resta seule en sa nudité ventrue l'énorme barrique, cadavre d'un délit qui n'avait pu être constaté, prestigieux cercueil en qui vivait l'âme terrible du gin, la triste empoisonneuse des derniers Bretons. Margéot fit percer la tonne. Jusqu'au lendemain la liqueur blonde coula. Lèvres d'hommes, lèvres de femmes y burent à même, comme au jet d'une fontaine.
Ce fut la suprême soûlerie dont Kercabin ait gardé la mémoire.
On ne joue pas impunément avec l'Ankou[12].
[12] Personnification de la mort en Basse-Bretagne.
Introduite à Kercabin pour y faire un personnage de farce, la Mort prit son rôle au sérieux. Elle ne quitta désormais la maison qu'après y avoir fait place nette.
Le corps de garde des douanes, à Pontrieux, est situé à l'extrémité du quai, hors ville.
En 1805, il n'y avait sur ce quai qu'une auberge—un bouge plutôt,—dont l'enseigne était un calembour: A l'Ancre noire.
Neuf heures de nuit. Le couvre-feu venait de sonner. Un cavalier mit pied à terre au seuil de l'auberge. L'hôtelier parut dans le cadre de la porte, élevant un fanal au-dessus de sa tête, pour reconnaître le nocturne voyageur.
—C'est donc vous, maître Margéot? fit-il joyeusement. J'en étais sûr. Demandez à ma femme. Je lui disais à l'instant: «Il n'y a qu'un cheval pour avoir ce trot de velours.» Depuis la tournée de Guingamp, voyez-vous, rien qu'au bruit de son pas je divine Awellik… Ah! c'est une fameuse bête!… N'est-ce pas, ma mie, que nous sommes une fameuse bête?
Il avait pris la bride et, tout en jasant, il tapotait le poitrail d'Awellik.
—Veille à ce qu'elle ne se refroidisse point dans ton affreuse écurie, et fais-lui donner un picotin d'avoine. Sois prompt, Dollo! j'ai à te parler.
Laissant son cheval aux mains de son ancien aide de camp, Margéot entra. «Madame Dollo»—comme on disait à Pontrieux—l'introduisit dans un étroit cabinet, dans une espèce de cellule interlope, qu'une table et deux bancs suffisaient à remplir. Il y fut bientôt rejoint par l'ex-routier.
—Dollo, commença Margéot, quand ils furent seuls, tu m'écrivais il y a quelques jours: «… Le nouveau sous-patron? rien à craindre, une fille!» Tu n'y vois pas clair, mon brave. Cette «fille» est capable de venir à bout de moi, si je n'y mets ordre. Comment l'appelles-tu, ce gringalet?
—Metzu.
—Est-il en ce moment au corps de garde?
—Je le crois.
—Va le trouver et prie-le de t'accompagner ici. Dis-lui que Margéot, de Kercabin, désirerait l'entretenir.
Peu après, Dollo amenait le douanier. Margéot et celui-ci se saluèrent cérémonieusement.
—Monsieur, dit Margéot, étant de passage à Pontrieux ce soir, j'ai tenu à vous rendre votre visite de l'autre jour… Croyez qu'il n'y a aucune ironie dans mes paroles. La première fois que j'ai eu l'honneur de vous rencontrer, j'ai été absolument conquis par la correction de votre attitude, par la délicatesse de votre procédé.
Dollo s'était esquivé, Margéot et le sous-patron demeuraient seuls en tête à tête. Le maître de Kercabin reprit:
—Trinquons ensemble, monsieur, à la mode de Bretagne.
Puis, brusquement, dès qu'ils eurent choqué leurs verres:
—Je vous demande votre amitié. Voici la mienne.
Il jetait sur la table une bougette de grosse toile où tintèrent des pièces d'or.
Le douanier leva sur Margéot son regard d'une fixité et d'une acuité étranges.
—Monsieur, prononça-t-il avec netteté, d'une voix tranquille où perçait cependant quelque mépris, nous ne sommes pas en foire; en tout cas, je ne suis pas à vendre.
Margéot devint pourpre. Une poussée de sang monta de son cou de taureau à sa large face congestionnée. Il dressa son poing, son formidable poing, lourd comme la masse d'un forgeron et le laissa retomber sur le crâne du gabelou. Le jeune homme s'affaissa. En un soupir plaintif, son âme légère d'adolescent s'exhala de ses lèvres. Ce coup d'assommoir l'avait tué. Mais quand Margéot se pencha sur lui, ses yeux noirs, dilatés, attachaient encore sur l'assassin leur regard d'une limpidité troublante. Sans savoir pourquoi, Margéot tressaillit. Il appela Dollo.
—Ramasse cette bourse, lui dit-il, en lui montrant la bougette. Celui-ci n'en a pas voulu. D'ailleurs elle ne lui servirait plus de rien. Il a son compte. Si on vient chez toi réclamer le gabelou, tu diras que tu nous auras vu sortir ensemble, ce qui ne sera point un mensonge.
Margéot, soulevant le cadavre, venait, en effet, de le jeter en travers sur ses puissantes épaules.
Qui aurait été cette nuit-là sur la route de Pontrieux à Lanvollon et de Lanvollon à Saint-Brieuc se fût signé d'épouvante et n'eût pas manqué d'affirmer, le lendemain, qu'il avait vu passer le cheval du Diable, rapide comme l'éclair et mystérieux comme la nuit.
Margéot fut deux jours absent de Kercabin. Le troisième jour, il parut au bout de l'avenue, monté sur Awellik, sa bête de prédilection. Il trouva les gendarmes installés chez lui et feignit une vive surprise. Le juge d'instruction aussi était là. Dans un coin Nannik pleurait.
—Monsieur Margéot, dit le magistrat, en y mettant les formes, vous êtes accusé de meurtre. On a trouvé avant-hier, dans l'écluse d'un moulin en amont de Pontrieux, le cadavre du sous-patron des douanes Metzu, avec qui vous avez passé la soirée de vendredi, à l'auberge de l'Ancre Noire, s'il faut en croire le témoignage des hommes de service, cette nuit-là, au corps de garde, corroboré par celui du cabaretier lui-même.
—Il est exact, monsieur le juge, que j'ai passé avec le sous-patron Metzu la soirée de vendredi, entre neuf heures et quart environ et neuf heures et demie. Nous avons bu ensemble chez le cabaretier Dollo. Metzu, au sortir de l'auberge, me proposa de m'accompagner jusqu'à ce que je fusse hors ville. Nous nous séparâmes très cordialement, à l'amorce de la route de Lanvollon. Il me souhaita bon voyage. J'allais à Saint-Brieuc, d'où j'arrive. C'est tout ce que je puis vous dire.
—Faites venir le meunier de Milin-Gwern, commanda le juge d'instruction à l'un des gendarmes.
La porte de la salle s'ouvrit, le meunier entra.
—Reconnaissez-vous cet homme? lui demanda le juge en lui montrant Margéot.
—Je vous l'ai dit. Il n'y a que Margéot pour avoir cette force. Il a fait tourner le douanier au-dessus de sa tête et l'a lancé au beau milieu de l'étang. D'ailleurs, je suis sorti en entendant le plouf! du cadavre dans l'eau, et j'ai parfaitement vu le large dos de Margéot qui remontait la colline pour regagner la route. J'ai regardé à l'horloge du moulin. Il était juste dix heures vingt minutes.
—Cette déposition est accablante pour vous monsieur Margéot, observa le juge.
—Mon Dieu, monsieur le juge, vous interrogerez mon hôtesse de Saint-Brieuc. Je descends toujours à la Pomme d'Or… Comme j'arrivais à la porte, Mme Verry priait les consommateurs de quitter l'estaminet, parce que les douze coups de minuit venaient de sonner et que c'était l'heure de la fermeture réglementaire.
Margéot fit preuve d'un flegme imperturbable. Pas un instant, il ne se départit de son calme. Tel il s'était montré le jour de ce premier interrogatoire, tel il demeura jusqu'à la fin du procès, tel il fut à la cour d'assises. Mme Verry, l'opulente hôtesse de la Pomme d'Or, et les quelques buveurs qui étaient attablés chez elle le soir du crime attestèrent que, à minuit sonnant, Margéot faisait son entrée dans l'estaminet. L'avocat de l'accusé ne prit même pas la peine de plaider.
—Messieurs les jurés, dit-il, on ne peut vous poser qu'une question. La plupart d'entre vous êtes des éleveurs. Pensez-vous qu'un cheval, si merveilleusement doué qu'on le suppose, puisse abattre de dix heures vingt à minuit les quinze lieues qui séparent Milin-Wern de Saint-Brieuc?
Margéot fut acquitté haut la main.
Les habitants de Plouëc lui firent une ovation.
Mais à peine rentré à Kercabin, son premier soin fut de renvoyer tout son monde. Il ne garda près de lui que Nannik. L'entreprise qu'il avait montée s'émietta. Il vécut désormais inabordable, en proie à une mélancolie farouche.
Le jour anniversaire de la mort du jeune douanier, il trépassa. Il s'était fait préparer une tombe dans le jardin, avait prié le recteur de la bénir. On y coucha son cercueil immense, par une nuit de tempête et d'éclairs.
En même temps que Margéot, disparut Awellik.
On crut encore l'entrevoir quelquefois, bondissant au loin, la crinière au vent, hennissant une longue plainte d'âme en détresse.
… C'est lui dont on continue d'entendre le pas sonore dans la cour de Kercabin. Il vient sans doute y chercher son maître, son maître Margéot, mort de tristesse pour avoir tué le gabelou aux yeux noirs.
La solennité de Noël a donné naissance à une riche floraison de chants populaires célébrant sur tous les tons, et même sur les moins religieux parfois, le touchant épisode de la Nativité. Chaque région, chaque province a les siens, qui réfléchissent le tour d'imagination propre à ses habitants. Ils ont, en Bourgogne, une jovialité large, bien nourrie, haute en couleur; en Provence, une grâce heureuse et comme ensoleillée; ils sont, en Bretagne, où la joie même a quelque chose de grave, d'une mysticité délicieuse qui en fait comme les fragments épars d'une sorte d'évangile apocryphe, composé par des poètes barbares, mais pieux, à l'usage du peuple armoricain. Les enfants des bourgs, et aussi les mendiants, les vieilles femmes, les vont chantant de portes en portes, aux approches du jour consacré. Du 20 au 25 décembre, les rues foisonnent de ces «chanteurs de Nédélek»[13]. Ils voyagent par groupes, le plus souvent à la tombée de la nuit, égrenant leur répertoire le long des seuils, implorant, en échange, le cuignaoua, les étrennes du pauvre, au nom de Jésus. D'aucuns se réunissent sur la place du village ou s'échelonnent sur les marches du cimetière, et se mettent à psalmodier en plein air, sous les étoiles, de rustiques récitatifs où il arrive que le même acteur soit tour à tour mage et berger. Tous sont tout entiers à leur rôle d'annonciateur du Messie. Ils y apportent une conviction ingénue et entêtée. Pluie ou verglas, ils n'en ont cure. J'en ai vu stationner devant les maisons, fronts découverts et toujours bramant, sous des averses torrentielles. Parmi eux, beaucoup ne sont pas éloignés de croire que le Christ est venu spécialement pour les Bretons. Aussi le poème de sa naissance a-t-il pris, en passant par leurs lèvres, une forte teinte celtique. Il suffirait de coudre ensemble, à la façon des rhapsodes, quelques-uns des «noëls» locaux où cette naissance est célébrée, pour obtenir un évangile complet, j'entends un évangile bas-breton, de la Nativité. C'est ce que l'on a tenté de faire dans les lignes qui suivent, en demeurant fidèle non seulement à l'esprit, mais, autant que possible, à la lettre de ces naïves inspirations.
[13] Nom breton de Noël.
Or, c'était à Beth-Léhem, la petite ville de Judée, à deux lieues de Jérusalem la sainte. Le soir descendait, doux et pur, quoiqu'on fût au cœur de l'hiver. Depuis de longues heures déjà le marché était fini; et cependant les rues étaient pleines de monde, et sans cesse la foule s'accroissait. Car l'empereur de Rome, désireux d'être fixé sur le nombre de ses sujets, avait ordonné à tous les habitants de la contrée de se faire inscrire au greffe de leur quartier. Et tous étaient venus, rois, princes, bourgeois et simples artisans. L'hôte de la grande hôtellerie de Beth-Léhem, debout sur le seuil de sa porte, et regardant passer les flots de la multitude, disait à sa femme empressée autour des fourneaux:
—On prétend qu'il a déjà défilé dans les salles du greffe plus de cinquante mille personnes. Si l'affluence continue, les gens ne trouveront ni à se nourrir ni à se loger… Nous, notre maison est vaste, et les familles de conséquence ont accoutumé d'y descendre. Je ne crois pas qu'il reste une seule chambre qui ne soit point retenue. Que s'il se présente des pauvres, des manants, de la canaille, des gueux et des pouilleux, il est urgent de veiller à ce qu'ils n'entrent point. Je vais, à ce dessein, faire fermer toutes les issues, pousser tous les verrous, et l'on n'ouvrira désormais qu'aux gentilshommes qui viendront en litière, en carrosse ou en magnifique équipage.
Ainsi parla l'hôte, et sa femme fut d'avis qu'il parlait selon la raison.
Cependant la foule commençait à se disperser, chacun gagnant son gîte en grande hâte. Les rues et les ruelles se vidaient l'une après l'autre. Il n'y avait plus guère dehors que les commères qui restent tard à deviser ensemble. Soudain, une d'elles dit aux voisines:
—Quelle est celle, là-bas, qui monte la rue si péniblement et d'une démarche si chancelante?… Elle est toute jeunette encore, et pourtant elle va bientôt être mère… Rouge est sa jupe, si je ne me trompe, et bleu son manteau. Son visage est plutôt d'une jeune fille avant les fiançailles que d'une femme après les noces, tant il est délicat et agréable à regarder.
—En effet, répartit une autre commère, on ne saurait dire si l'homme qui s'avance à côté d'elle doit être appelé son père ou son mari; il a barbe grise et l'air quasi vénérable. Avec quelle sollicitude il prend soin d'elle et la soutient!… Et toutefois il est lui-même bien chargé, le malheureux. Voyez, il a sur le dos un bissac rempli des instruments de sa profession. C'est sans doute quelque artisan, et qui n'a que le travail de ses dix doigts pour subvenir aux frais du voyage.
Celui qui s'avançait de la sorte était Joseph le charpentier, et la femme qui l'accompagnait était Marie, de la race de David. Et si elle était si lasse, si pâle, si exténuée, c'est qu'elle portait dans ses entrailles un fruit que nulle autre mère n'a porté, un enfant qui était un Dieu. Cela, les commères l'ignoraient et, avec elles, le monde entier, les temps n'étant pas encore venus.
Joseph, en passant près d'elles, leur demanda où il trouverait à loger. Elles lui montrèrent la grande hôtellerie du haut de la rue, et Marie, bien doucement, les remercia… Et Joseph de heurter à la porte avec son bâton de voyageur. Il entendit l'hôtelier qui disait à une des servantes:
—On frappe. Allez voir qui est là, mais souvenez-vous qu'il n'y a place que pour qui a dans les poches bruit d'or ou d'argent…
—Hélas! répondit Joseph à la servante, je n'ai ni or ni argent à offrir à votre maître… Mais dites-lui en quel état est celle-ci qui est ma femme, et peut-être aura-t-il pitié… C'est ici la vingtième porte à laquelle nous frappons: personne n'a voulu de nous. Ce que nous demandons n'est pas grand'chose: une poignée de foin ou de paille et un toit qui nous abrite contre la fraîcheur mauvaise de la nuit…
—Non, non, cria de l'intérieur l'hôtelier, passez votre chemin. Nous n'hébergeons point les vagabonds!
Or, cet homme avait un fils clerc qui se destinait à la prêtrise et qui avait l'âme compatissante. Celui-ci ne put voir la figure honnête de Joseph et les yeux suppliants de Marie sans en être remué. Il dit à son père sévèrement:
—Votre cupidité vous perdra. N'est-ce pas elle déjà qui est cause si ma sœur Berta, l'aînée de vos filles, est venue au monde sans bras, comme une créature maléficiée? Croyez-moi, ne vous exposez point à de pires infortunes, en repoussant ces malheureux qui vous implorent. Accordez-leur l'hospitalité, fût-ce dans la crèche de l'âne. Au moins ils ne mourront ni de lassitude ni de froid.
L'hôtelier dit à la servante d'un ton bourru:
—Va donc, puisque mon fils clerc le veut; prends la lanterne et conduis ces quémandeurs à l'étable.
La servante fit ce qui lui était ordonné, puis se retira laissant Joseph et Marie dans l'ombre de la crèche. Mais aussitôt il s'éleva des vêtements de la Vierge une lumière douce comme la vapeur qui s'exhale des prés au clair de lune. Et Joseph vit qu'ils n'étaient pas seuls, que deux bêtes aussi étaient là, un bœuf et un âne, qui n'étaient même pas attachés. Et il dit à sa femme:
—N'ayez point de peur, Marie. Ces bêtes ne vous feront point de mal. Elles sont lasses, comme nous, car elles ont beaucoup peiné.
Ils s'allongèrent tous deux dans la paille fraîche. Et Joseph ne tarda pas à s'endormir, et Marie, ayant elle-même fermé les yeux, fit ce rêve:
Le fils qui devait naître d'elle se tenait debout à ses pieds et lui demandait: «Petite mère, dites-moi, êtes-vous plongée dans le sommeil ou simplement étendue dans le repos?» Et elle répondait: «Je ne sais si je dors ou si je repose, mais je songe un songe qui vous concerne.»—«Et quel est ce songe que vous songez?»—«Mon enfant chéri, des gens qui portent des fanaux s'avancent vers vous et vous arrêtent. Voici qu'ils vous traînent par les sentiers tristes d'une montagne jusqu'à la cime. Sur une croix vous êtes cloué et par des fouets de plomb vous êtes flagellé. Le sang coule sur votre face divine, mêlé aux crachats de la populace; votre âme s'échappe dans un grand cri. Tel est mon rêve.» Comme elle achevait ces mots, elle se réveilla et, ayant passé la main sur son visage, elle le sentit moite de sueur. Par la lucarne percée dans le toit, au-dessus de sa tête, elle vit que les astres étaient haut dans le ciel. Son fruit dans ses entrailles remuait. Elle dit à Joseph, toute triste encore du songe dont elle venait de sortir:
—Secoue tes membres fatigués. Lève-toi, car les temps sont proches. Le Dieu que je porte en mon sein demande à connaître les amertumes de la vie.
Elle n'avait pas fini de parler que Jésus naissait. Comme un rayon de soleil traverse un verre sans le briser, ainsi naquit Jésus sans entamer la virginité de sa mère. Avec une poignée de foin arrachée au râtelier des animaux, Joseph façonna une couchette pour l'enfant.
Marie lui dit, d'une voix faible:
—Seule, je ne saurais l'emmailloter. Cours donc à l'hôtellerie. Prie une des filles de la maison qu'elle me vienne en aide.
Et Joseph alla, heurta derechef à la porte, supplia l'hôte au nom de l'Éternel.
—Ma femme vient d'enfanter pour la première fois. Elle est jeune et inexpérimentée. De grâce, permettez qu'une de vos filles, ou, à leur défaut, une de vos servantes lui prête la main pour emmailloter l'enfant.
L'hôte sommeillait dans le lit clos, auprès du foyer.
—Vraiment, s'écria-t-il, ces gueux, quand on a la faiblesse de les accueillir chez soi, vous font plus de train que les gens de qualité!… Cherchez ailleurs, l'homme!… Mes filles sont couchées et mes servantes ont à s'occuper d'autre chose que de soigner des nouveau-nés.
Joseph, sans se décourager, reprit:
—J'ai vu par la fenêtre, en passant, une jouvencelle accroupie dans le coin de l'âtre et qui n'avait rien à faire que se chauffer…
—Tu l'entends, Berta, dit l'hôte; il s'imagine que tu peux être à sa femme de quelque secours. Suis-le donc, afin qu'il reconnaisse son erreur et qu'ensuite il nous laisse en paix.
Sans une parole, Berta se leva du milieu des cendres et suivit Joseph jusqu'à l'étable. Et là:
—Voyez, dit-elle tristement, vous n'avez à attendre de moi aucune aide.
Et elle agita ses manches qui pendaient, car, au lieu de bras et de mains, elle n'avait, hélas! que deux moignons.
—Ton sort est à plaindre, lui dit Marie, mais tu ne seras pas venue en vain.
Et, l'ayant fait asseoir auprès d'elle, dans la litière, elle plaça l'enfant sur ses genoux. Et aussitôt Berta eut bras et mains, pour emmailloter Jésus qui lui souriait. Tel fut le premier miracle du Sauveur. Par la seule vertu de son sourire, une fille maléficiée fut guérie. Berta, le cœur plein d'allégresse, chanta une berceuse douce, la berceuse de Nédélek:
Ainsi chantait Berta. Que les mères retiennent ce chant. Il a bercé le Christ. Il n'en est pas de plus efficace: rien qu'à l'entendre, les enfants malades s'endorment calmés et, le lendemain, se réveillent dispos… Quand Jésus eut clos les yeux, Marie dit à Berta:
—Tu as veillé près de moi en cette nuit terrestre, tu goûteras à mes côtés la lumière du jour sans fin. Sainte au paradis tu seras. Et je veux que ta fête parmi les hommes se célèbre avant la mienne. Les femmes en couches t'invoqueront dans la douleur et te béniront dans la joie. Tu donneras force et santé aux nourrissons, aux nourrices un lait intarissable. Cette promesse que je te fais, sois assurée que mon Fils la ratifiera.
Et cependant, à travers le ciel étoilé, dans la nuit de décembre plus claire qu'un soir de juin à l'heure du couchant, des anges passaient, par légions innombrables, et tourbillonnaient ainsi que les vols de mouettes blanches sur l'estuaire des rivières salées. Leurs grandes ailes silencieuses traçaient de-ci de-là des sillages couleur d'argent. Ils chantaient: «Gloire, gloire, dans les profondeurs du firmament, au créateur du soleil et de la lune et de tout ce qui est sur la face de la terre!»
A leur voix, le monde entier tressaillit. Une procession immense se mit en marche vers Beth-Léhem. Les hommes vinrent, les animaux suivirent, et les arbres, dit-on, inclinant leurs cimes dans la direction de l'étable sainte, pleurèrent d'être attachés au sol. Les pâtres des montagnes arrivèrent les premiers. Une étoile de là-haut leur avait fait signe et, jusqu'au terme du voyage, avait cheminé devant eux. Des pêcheurs, mouillés au large, entendirent des musiques ravissantes vibrer dans les flots; leurs barques, rompant les amarres, dérivèrent d'elles-mêmes vers le rivage, comme pour leur enjoindre d'aller adorer le Messie. Après les bergers et les marins, ce fut le tour des laboureurs, des artisans, et enfin des rois. Aux mânes mêmes des ancêtres, enfouis dans les limbes, il fut donné de contempler le visage rayonnant de Jésus…
Telle est, dans ses traits principaux, la rustique épopée dont les chanteurs de Noël font retentir les bourgades bretonnes. Elle se complète par des pastorales que l'on jouait naguère dans les églises mêmes (Noël des Bergers, Noël des Mages), et sur lesquelles il serait trop long d'insister. Elle se complète surtout par un ensemble de croyances et de traditions, communes sans doute à la plupart des peuples chrétiens, mais qui ont gardé en ce pays d'Ouest une empreinte singulièrement vive et profonde.
On vient de voir les ancêtres associés, jusque dans les ténèbres des limbes, à l'allégresse universelle. C'est fête, à Noël, pour les morts aussi bien que pour les vivants. Les paysans, qui, des manoirs éloignés, se rendent à travers champs à la messe de minuit, croisent parfois en route des défilés d'êtres mystérieux, de muettes processions d'âmes. Elles sont disposées d'ordinaire sur trois rangs: les blanches, les grises, les noires. Celles-ci ne font que commencer leur pénitence; les secondes l'ont à moitié accomplie; les premières, ayant terminé leur stage expiatoire, prendront, au moment de l'Élévation, leur vol pour le paradis. Elles suivent, de préférence, les anciennes voies abandonnées. A leur tête s'avance un prêtre en surplis, escorté d'un enfant de chœur agitant une clochette, de laquelle il ne sort aucun son. C'est le recteur des défunts. Il mène ses ouailles vers quelque chapelle en ruine, comme il s'en voit tant sur les promontoires de la côte ou dans les landes de l'intérieur. Les ronces qui obstruent le seuil s'écartent spontanément pour laisser passer le cortège; la neige qui recouvre la table de l'autel se change en une nappe de toile fine, et des cierges invisibles s'allument, dont le vent qui souffle est impuissant à faire vaciller la flamme. Chacun se place, s'installe. Le visage des hommes disparaît sous un feutre à larges bords; celui des femmes, sous le capuchon de la mante. L'officiant, d'une voix plus ténue qu'une haleine de brise, entonne la «messe du silence». Il a été donné à des vivants d'y assister par hasard. Un pêcheur de Buguélès, rentrant vers minuit de la mer, s'aperçut avec stupeur que le sanctuaire croulant de Saint-Gonval était illuminé. La curiosité l'amena jusqu'au porche. Comme il pénétrait dans l'enceinte, le prêtre, se retournant et tenant l'hostie entre ses doigts, dit:
—Il y a ici quelqu'un qui peut recevoir. Qu'il s'avance donc et qu'il reçoive.
En parlant de la sorte, il regardait fixement le pêcheur. Par trois fois, il renouvela cette injonction. A la troisième, le pêcheur s'avança. Il s'était confessé au bourg, dans l'après-dînée, et pouvait par conséquent recevoir.
—Ma bénédiction sur toi! murmura le prêtre, aussitôt qu'il eut communié; en acceptant de ma main le corps du Seigneur Dieu, tu m'as délivré et, avec moi, toutes les âmes défuntes ici présentes. Pour ta récompense, tu nous rejoindras avant peu.
La semaine d'après, le pêcheur mourut, sans souffrance, et, naturellement, alla droit au ciel.
C'est une croyance répandue en France, et même en Europe, que, la nuit de Noël, les bêtes devisent entre elles dans la langue des hommes. En Bretagne, elles ont, ce soir-là, double provende, et leur litière est plus soignée que de coutume. Que si vous en demandez la raison, l'on vous contera quelque histoire de ce genre: Une année, les gens de la ferme de K…, revenant de l'office de minuit, entendirent geindre et ahanner dans l'étable. Une grande frayeur les prit. Le maître, cependant, eut la hardiesse d'entrer. Il vit une forme, ou plutôt une loque humaine que les bœufs, tout en sueur, piétinaient avec rage et qui, néanmoins, ne cessait de les encourager en gémissant: «Allons, les bonnes bêtes! Encore! Encore, au nom de Jésus!» Il s'approcha, reconnut, non sans épouvante, son père, mort au cours de l'été précédent. Et déjà il s'apprêtait à le dégager, le fouet levé sur les bœufs; mais l'Ombre lui cria: «Ne les touche point! En me broyant de la sorte, ils hâtent mon salut: chaque minute du supplice qu'ils me font endurer abrège pour moi d'un siècle les tortures bien autrement cruelles du purgatoire… Vivant, je les ai fait souffrir; mort, il est juste que je souffre par eux… Que mon exemple te serve! Apprends qu'il faut être doux envers les animaux de Dieu, et tâche surtout qu'à Noël ils n'aient que des louanges à te donner devant la face du Rédempteur!»
Ce ne sont pas seulement les animaux, c'est la création tout entière, au dire des Bretons, qui a part avec l'humanité aux merveilles de la nuit sainte. Les landes désertes, les cimes dénudées, les solitudes même de la mer se peuplent de cités splendides, retentissantes d'un immense hosannah. Les entrailles des terres et des eaux s'ouvrent pendant que tintent les douze coups de minuit et laissent voir, au sein de leurs mystérieuses profondeurs, des enfilades de salles enchantées où l'or et le diamant ruissellent le long des murs. Il n'est pas jusqu'aux arbres à qui les bises de novembre ont arraché leurs dernières feuilles qui ne se mettent à reverdir momentanément, au souffle du printemps divin. Des «fleurs de paradis» éclatent en un bouquet magique à la pointe de chaque branche, et tout l'espace en est embaumé. L'Herbe d'Or (an aour ieoten), l'herbe qui fait aimer, miroite à la lueur des étoiles, et devient facile à reconnaître, partant à cueillir, dans l'humide gazon des prairies. Enfin—et c'est ici aux yeux du peuple armoricain le miracle suprême—l'eau des sources, pendant le temps que dure la consécration, se change, dit-on, en vin pur. On représente volontiers la Bretagne comme la terre classique de l'ivrognerie. En réalité, la race y est plus sobre qu'on ne croit, par force, il est vrai, plutôt que par vertu. Le vin surtout apparaît comme une boisson de luxe, exclusivement réservée à la table des riches. Il ne manque pas de pauvres gens qui, de toute leur misérable vie, n'y ont jamais goûté. Pourquoi Jésus naissant ne renouvellerait-il pas en leur faveur, une fois par an, le miracle des Noces de Cana? On vous citera pour preuve l'aventure, authentique ou légendaire, de Nonnic Garlantès. Terminons par elle. Ce Nonnic Garlantès était un petit vieillard, un simple d'esprit; il errait de bourgs en bourgs, tenant, en guise de violon, un sabot sur lequel il faisait mine de jouer des airs qui devaient être fort beaux, à en juger par les extases où ils le ravissaient. Une nuit de Noël, il vint demander l'hospitalité dans une ferme des environs de Ploumilliau. On lui dressa un lit de paille dans la grange, et, le lendemain matin, selon l'usage, on lui trempa une écuellée de soupe. Mais il ne parut pas dans la maison. Il était coutumier de ces fugues, de sorte qu'on ne s'inquiéta point. Or, vers midi, la servante, ayant eu besoin au puits, pensa s'évanouir de frayeur, lorsqu'en tirant sur la corde du seau elle vit émerger une tête d'homme. On hissa dehors le cadavre: c'était celui de Nonnic. Ses yeux grands ouverts ne marquaient nulle épouvante; ils avaient même une expression joyeuse, et les lèvres souriaient. Les «anciens» dirent: «Sans doute, il aura voulu savoir quel goût a le vin de Nédélek, et, pour en avoir bu avec excès, il sera mort de béatitude.» Tel fut aussi l'avis des autres personnes présentes, et la tradition bretonne, en l'adoptant, l'a consacré.
Depuis trois jours il neigeait sans presque discontinuer. Sous le ciel bas et noir la lumière était comme morte: on n'eût pas vu clair en plein midi, n'était l'éclat triste de toute cette blancheur qui couvrait le sol. Çà et là des troncs d'arbres émergeaient, des chênes courts, bossués, trapus, tordus, pareils à des squelettes ramassés sur eux-mêmes et tout recroquevillés par le froid. Il n'y a guère qu'en Bretagne que les pauvres arbres, martyrs du vent, ont ces attitudes douloureuses, ces formes tourmentées. Et c'est, en effet, au pays d'extrême-ouest que ceci se passait dans l'hiver de 1793, la veille de Noël.
Quand je dis: veille de Noël, c'est une façon de parler. Car de Noël, cette année-là, bien peu de gens se souciaient. Et, dans l'aspect des choses, on eût cherché en vain quelque signe annonciateur de la nuit sainte. Depuis de longs mois déjà les églises s'étaient vêtues de solitude et de silence: elles étaient, au milieu des maisons des bourgs, comme des veuves ou comme des tombes. L'herbe poussait entre leurs dalles disjointes; les autels ne connaissaient plus d'autres guirlandes que la moisissure des mousses, parure funèbre des lieux abandonnés. Les cloches—c'est le cas de le dire—s'en étaient allées au diable, ou bien pendaient à leurs jougs, immobiles, sans âme ni voix.
Et Noël sans les cloches, Noël sans les grêles sonneries qui tintent dans le vent par joyeuses volées, en vérité est-ce encore Noël?
L'étoile de la Nativité avait elle-même déserté le firmament. Pas une lueur ne veillait là-haut, pas une seule petite clarté ne filtrait à travers les amoncellements de nues, si épaisses, si lourdes qu'elles semblaient de pierre, comme si on avait muré le ciel. Nue aussi était la terre, et vide, et, en apparence, inhabitée. On n'y voyait point trace de chaumière. La grande uniformité sinistre de la neige avait tout nivelé. On eût dit un paysage polaire. Tel devait être le monde avant que la lumière fût. Par instants, on entendait hennir l'invisible et sauvage troupeau des rafales, et des bruits de galops étranges retentissaient au loin dans les profondeurs de l'espace. Puis c'était de nouveau une paix sans limites, une sorte de stupeur universelle; et les flocons blancs se remettaient à tomber en silence ainsi qu'une mystérieuse pluie d'atomes.
Voici que, soudain, dans la désolation de la steppe, une silhouette d'homme se montra, suivie d'une autre, puis d'une troisième.
Ils s'avançaient à la file, entre les deux rangs d'arbres qui marquaient la route.
—Sale corvée tout de même! murmura en français l'un d'eux.
Celui qui marchait en tête se retourna pour répondre:
—Vous pouvez être tranquilles désormais. Je suis certain d'être dans la bonne voie. Avant un quart d'heure nous serons arrivés.
Ils portaient le costume du pays vannetais, la veste en peau de mouton, la braie de berlinge noir serrée au genou et les guêtres en cuir. Tous trois étaient armés: au-dessus de leur épaule le canon d'un fusil pointait. A leur accoutrement et à leur mine, on les reconnaissait sans peine pour des chouans.
—Tenez, maître, continua l'homme qui paraissait être le guide, cette fois j'en suis sûr, nous sommes à la croix de Keralzy… La ferme est à droite… Une centaine de pas, tout au plus.
Ils enfonçaient dans la neige jusqu'à mi-jambes.
Un vague tertre se dessina. L'homme dit:
—Motus!… Ce sont les bâtiments.
Ils en firent le tour, d'un pas précautionneux, tâtant les murs pour trouver la porte.
—Voici! fit le guide à voix basse.
Les deux autres armèrent leurs fusils, après avoir enlevé le mouchoir qui enveloppait la batterie pour la préserver de l'humidité.
La ferme semblait vide.
—L'oiseau aura été prévenu par quelque traître, prononça celui des trois hommes qui n'avait pas encore parlé. Et il aura déguerpi!…
A ce moment, dans un appentis adossé à la maison, une vache meugla.
—S'il avait été prévenu, maître, il aurait amené le bétail, observa le guide.
—En tout cas, frappe!
Le poing de l'homme s'abattit sur les ais de chêne qui rendirent un son sourd, le lugubre gémissement d'une planche de cercueil.
Une voix faible répondit de l'intérieur, en breton:
—Je vais ouvrir.
Un verrou cria, le loquet fut soulevé, et par la porte entre-bâillée les trois chouans entrèrent. Des ténèbres épaisses emplissaient le logis. La voix faible au timbre enroué reprit dans l'obscurité:
—Pardonnez-moi. Je ne vous attendais point de sitôt. Ma mère me disait encore tout à l'heure que vous ne viendriez que sur le coup de minuit. Mais il y a de la braise dans l'âtre, sous la cendre. Je ne serai pas long à allumer la chandelle de résine.
Une flamme bleuâtre brilla au bout d'une de ces allumettes primitives que les paysans d'alors fabriquaient avec des tiges de chanvre desséchées et enduites de soufre. Puis, à l'angle de la cheminée, la chandelle de résine assujettie à une pince en fer se mit à brûler en crépitant.
Et les hommes virent debout sur la pierre de foyer un garçonnet en chemise qui leur souriait doucement.
—Si vous voulez bien me permettre, dit-il, je me recoucherai. Car, depuis le commencement de cet hiver, je suis tout à fait malade.
Malade. Oh! oui! Il n'était pas besoin d'être grand clerc pour s'apercevoir qu'il se mourait. C'est à peine si un souffle de vie animait ce pauvre squelette d'enfant tout mangé par la phtisie.
Les trous de ses yeux démesurément dilatés par la fièvre étaient comme percés à jour dans sa figure transparente.
Voyant que les trois hommes le regardaient d'un air de pitié, il ajouta:
—Je guérirai peut-être à la belle saison. Mais ce froid me glace.
Il se hissa péniblement sur le banc placé en avant du lit clos, en guise de marchepied.
—Ah! j'oubliais, fit-il en se retournant. L'ajonc est là près de vous. Il est bien sec et prendra feu tout de suite. Seulement je vous prierai de souffler vous-mêmes sur la braise. Moi, je ne pourrais pas; j'étoufferais…
Une quinte de toux l'interrompit, si violente qu'on eût juré que tous ses petits os allaient voler en éclats.
Celui des chouans qu'on appelait «maître» le souleva dans ses bras, le déposa avec toutes sortes de précautions sur la mauvaise couette de balle qui garnissait le lit et ramena sur lui les couvertures. Le visage de l'enfant exprimait une joie singulière, un ravissement infini. Il s'était remis à parler, à mots entrecoupés, et baisait avec effusion la main du chouan qu'il avait retenue dans les siennes…
Une claire flambée rayonnait dans l'âtre. Le petit malade s'étant assoupi, le chef de bande était venu s'asseoir auprès de ses compagnons.
—L'aventure est piquante, commença-t-il. J'arrive dans le dessein de fusiller le père, et voilà qu'il me faut bercer l'enfant. Boishardy jouant à la nourrice! Nos amis refuseront d'y croire. C'est étrange, en vérité. Ce môme-là, avec sa mine de cadavre et sa voix si triste, m'a remué jusqu'aux entrailles… Notez que je n'ai pas compris ça à ce qu'il nous chantait… A propos, Penn-Dîr, qu'est-ce qu'il nous racontait donc, dans son satané breton?… Ah! d'abord, mets une sourdine, s'il te plaît, à ton instrument. J'entends qu'il repose en paix, ce gamin!
Le guide, ainsi apostrophé, demeura un instant sans répondre. Enfin il dit, très bas, en jetant un regard inquiet vers le lit:
—Je pense que la maladie a troublé le cerveau de l'enfant de Keralzy. Plus je réfléchis à ses paroles, plus je les trouve dénuées de sens…
Il avait le mot folie sur les lèvres, mais n'osait le prononcer. Cela porte malheur.
—Traduis-les, ces paroles, et ne fais pas tant de façons.
Penn-Dîr répéta en français l'énigmatique phrase par laquelle l'enfant les avait accueillis.
—Il nous attendait?… mais seulement sur le coup de minuit?… murmura Boishardy; voilà qui est bizarre, en effet… Nous tirerons cela au clair. Je soupçonne là-dessous une ruse du fermier. Je vous le dis, il aura eu vent de notre visite… Mais, d'abord, inspectons les lieux… Tout ceci n'est pas naturel… Fleur-d'Épine, allume la lanterne, commanda-t-il en s'adressant à l'autre chouan.
Ils firent sans bruit le tour de la maison, ouvrant les armoires, sondant avec le canon de leurs fusils les coins obscurs. Ils visitèrent ensuite les dépendances; dans l'étable ils ne trouvèrent qu'une chèvre et la vache qui, à leur arrivée, avait meuglé; dans l'écurie, en revanche, deux chevaux de belle encolure dormaient debout, la tête appuyée au rebord de la mangeoire.
Leur perquisition terminée, ils rentrèrent, sans avoir vu trace de l'homme qu'ils cherchaient, du fermier de Keralzy, Yvon Lestrézec.
La semaine d'avant, un chouan poursuivi par les Bleus s'était réfugié dans la métairie, et, pendant une journée, Yvon Lestrézec l'avait hébergé et nourri; mais la prime promise à qui livrerait un rebelle avait tenté la cupidité du paysan. Il avait lui-même livré son hôte à la gendarmerie prévenue par ses soins.
Pour ce fait, le comité exécutif des chouans, siégeant à Vannes, l'avait condamné à mort. Le jugement décrétait qu'il serait fusillé en pleine figure à bout portant, dépouillé de ses hardes et ligoté tout nu au calvaire de Keralzy, avec le nom Judas inscrit au couteau sur sa poitrine.
Boishardy avait été chargé de l'exécution de la sentence. Il s'était mis en route, malgré la neige, malgré ce vent d'enfer qui faisait rage, malgré les postes des Bleus, disséminés dans toute la région. Comme aide de camp il s'était adjoint Fleur-d'Épine. Penn-Dîr, en français Tête-d'Acier, un braconnier de Trégunc, batteur de pays, remplissait la double fonction de guide et d'interprète.
On sait le reste.
Grand, souple, avec de larges épaules et une taille de fille, la face rasée de frais, les yeux francs et audacieux, le nez en bec d'oiseau de proie, les lèvres sensuelles et, dans la physionomie, un mélange de rudesse et de bonté, tel apparaissait Boishardy à la lueur du feu d'ajoncs où il venait de reprendre place entre ses deux acolytes[14].
[14] Emile Souvestre, dans les Souvenirs d'un Bas-Breton (2e série), trace de Boishardy le portrait suivant:
«Les royalistes (des Côtes-du-Nord) avaient pour chef un des hommes les plus actifs et les plus entreprenants qu'ait jamais produits aucune guerre civile. Ce chef était un gentilhomme obscur nommé Boishardy, qui avait vécu jusqu'alors uniquement occupé de chasser le loup et de courtiser les jeunes fermières. Les paysans, qui le craignaient à cause de sa force et de son audace, l'aimaient pour sa franchise familière, sa gaîté et ses élans d'une brusque bonté. Il ne s'était jamais donné la peine d'être meilleur ni plus mauvais que le hasard. C'était un de ces hommes d'instinct, destinés à devenir populaires, parce qu'ils ont le bonheur d'avoir, à côté de chaque vertu, un défaut qui la rend visible aux yeux grossiers de la foule. Capables de mauvaises actions quand la passion les pousse, mais non d'une méchanceté, parce que la méchanceté suppose la corruption et le parti-pris; natures cahoteuses qui plaisent, comme les paysages accidentés et les arbres rugueux, par le seul charme de la vie et de la variété.»
Par l'entre-bâillement des volets du lit, le petit malade, réveillé, se pencha vers le groupe des chouans. Ses cheveux, couleur de paille, s'ébouriffaient autour de son visage exsangue, d'une pâleur de vieille cire.
—Vous désirez peut-être manger, fit-il. Il y a une tourte de pain de seigle dans la huche, et sur la planche qui est là-haut, suspendue à la poutre, vous trouverez dans un plat d'étain une tranche de lard fumé.
Penn-Dîr transmit cette offre au chef de bande.
—Remercie-le, répondit celui-ci. Sa politesse n'est pas à dédaigner.
L'instant d'après, ils étaient à table tous les trois. La course dans la neige leur avait creusé l'estomac; ils soupèrent avec appétit. Sur l'ordre de Boishardy, le guide interprète, sans perdre une bouchée se mit en devoir d'interroger l'enfant, traduisant en breton les questions du «maître» et en français les réponses du bambin:
—N'as-tu pas dit que tu nous attendais? Tu sais donc qui nous sommes?
—Certes, oui. Il y a trois ans, quand on faisait encore le catéchisme à l'église du bourg, j'y assistais tous les samedis. Le recteur, celui qui s'en est allé chez les Anglais, nous a souvent raconté votre histoire, et j'ai bien retenu vos noms.
—Lesquels, s'il te plaît?
—Gaspar, Melchior et Balthazar, débita l'enfant tout d'une haleine, sur un ton de leçon apprise par cœur.
—Le cher innocent! il nous prend pour les Rois Mages, murmura Boishardy.
Penn-Dîr reprit:
—Alors, ta mère t'avait averti que nous viendrions?… Mais comment a-t-elle pu te laisser seul, malade comme tu es?
—Les temps sont durs et nous ne sommes pas riches. Depuis quelques jours elle accompagne mon père, chaque soir, au manoir des Saliou, à une demi-lieue d'ici. Ils y passent la nuit à teiller du lin et ne rentrent qu'à l'aube. Ce n'est pas que ça leur plaise. Ma mère pleure toujours en m'embrassant au départ. Mais le père lui dit: «Il le faut! il le faut!» Et ils s'en vont. Quand on est pauvre, on ne fait pas ce qu'on veut.
Boishardy pensait: «Le rustre s'est méfié, s'il n'a été prévenu. Mais je trouverai moyen, quoi qu'il fasse, de lui régler son compte.»
—Ce soir, continua l'enfant, ils m'ont dit: «Si l'on vient frapper, va ouvrir et n'aie pas peur. Rappelle-toi que, la nuit de Noël, les envoyés de Dieu courent les chemins.»
Fleur-d'Épine s'écria:
—Au fait, c'est nuit de Noël. Nous réveillonnons en ce moment.
—Ainsi, demanda Penn-Dîr, tu n'as pas eu peur de nous?
—Au contraire, j'ai été bien content. Durant tant d'années je vous ai attendus en vain! J'avais beau mettre mes sabots dans le coin de l'âtre, je n'y retrouvais le lendemain matin que la paille de la veille. J'en étais venu à croire que Keralzy n'était pas sur votre route. Les autres, de mon âge, étalaient devant moi leurs jouets, un tas de belles choses peinturlurées que le Mabik Jésus leur avait fait distribuer par ses mages, ses bergers ou ses apôtres. Moi seul, je n'avais rien. Je m'en allais pleurer de désespoir, derrière le fournil, non pas tant à cause du cadeau que parce qu'il me semblait triste qu'on m'oubliât de la sorte.
«Ma mère tâchait de me consoler, en me disant: «Sèche tes larmes, petit Job. Tu verras, l'année prochaine les gens du bon Dieu t'apporteront un habit neuf aussi bleu que le ciel avec des boutons de nacre aussi brillants que les étoiles.» Mais moi, je faisais «non» de la tête. Je n'avais plus foi. Si vous aviez tardé d'un Noël encore, je suis sûr que la peine que j'en aurais eue m'aurait tué. Tenez, quand enfin j'ai entendu votre coup à la porte, j'ai pensé mourir de joie…»
Le pauvret dut s'interrompre. Dans sa gorge oppressée sa voix râlait. Il fit cependant un dernier effort pour demander:
—Dites, vous me l'apporterez, n'est-ce pas, l'habit bleu aux boutons de nacre?
Boishardy s'était levé d'un bond; sur ses joues roses deux grosses larmes roulaient. Il tira sa montre: elle marquait dix heures.
—Penn-Dîr, fit-il, réponds-lui qu'il dorme tranquille et que demain, au lever du jour, l'habit sera étendu au pied de son lit, veste, gilet et pantalon… Vous autres, faites le quart jusqu'à mon retour, et, à la moindre alerte, égaillez-vous!
Le terrible homme était déjà dehors.
On entendit dans la cour le bruit d'un cheval qui s'ébroue, puis un «hop!» sonore, puis un galop sourd, bientôt étouffé dans le vaste silence des neiges…
Blanches elles étaient, les neiges,—blanches d'une blancheur morne, blafarde, d'une blancheur de suaire. Et, sur les grandes étendues blêmes, le ciel de plus en plus s'abaissait, comme un couvercle noir, comme la dalle immense d'un immense tombeau.
Qui eût été, cette nuit-là, sur les routes—comme dit la chanson—se fût signé d'épouvante, croyant voir passer la bête de l'Apocalypse.
Et c'était Boishardy qui s'en allait chevauchant, en quête d'un habit neuf pour le petit de Keralzy. Cramponné à la crinière de sa monture, la joue collée à son poitrail pour mieux rompre la bise, il allait, il allait.
Mais laissons parler ici la vieille complainte, composée, dit-on, par un tailleur de pierres, et que les bardes ambulants, depuis lors, ont fait entendre à tous les pardons:
«L'an dix-sept cent quatre-vingt-treize,—la veille de Noël, au soir,—il faisait tel vent et telle neige—que les corbeaux mêmes se tenaient tapis—dans le ventre creux des vieux chênes.—La neige tombait, le vent soufflait.
«Les petits enfants, sous le chaume,—étaient tristes et songeaient:—Avec cette neige, avec ce vent,—Jésus n'osera point descendre;—en sorte que nos sabots resteront vides!—Le vent soufflait, la neige tombait.
«Le fait est qu'il ventait si fort,—il neigeait neige si épaisse—qu'il eût fallu à Dieu autant de courage—pour descendre sur la terre des hommes—que, jadis, pour gravir le Golgotha.—La neige tombait, le vent soufflait.
«Malgré la neige, malgré le vent,—par vaux et monts, sur un cheval nu,—sans étriers ni mors, sans selle,—Boishardy courait cependant.—Qu'importe le temps au chouan!—Le vent soufflait, la neige tombait.
«Il n'a pour éclairer sa route—que le feu qui sort de ses yeux—luisants comme des escarboucles.—Il crie à la bête: Plus vite!—Plus vite que la mort va la bête.—La neige tombait, le vent soufflait.
«Aux trous des talus, les chouettes—se demandaient l'une à l'autre:—Où va Boishardy de ce pas? Quel nouveau meurtre a-t-il en tête?—Quelle ferme va-t-il brûler?—Le vent soufflait, la neige tombait.
«Le rouge-gorge, oiseau du Calvaire,—aux chouettes a répondu:—Boishardy, le massacreur d'hommes,—pour une fois a changé d'âme.—Puisse Dieu lui en savoir gré!—La neige tombait, le vent soufflait.
«Boishardy galope, galope,—pour exaucer le dernier vœu,—le vœu d'un innocent, malade—dans le lit clos de Keralzy.—Qu'il prenne garde! La mer monte…»
… La petite ville se tassait, toute noire, sur le gris de l'horizon, de l'autre côté d'une de ces grèves profondes que l'Océan creuse dans les failles de la terre bretonne et que le flot ne visite guère qu'aux grandes marées d'équinoxe.
Le dur sabot du cheval de ferme sonnait maintenant sur une chaussée de galet.
Une âcre odeur de saumure montait des ténèbres.
Soudain, bête et cavalier sentirent le sol se dérober sous eux. Une chose mouvante, glacée, sinistre, les engloutissait sans bruit.
—La mer! pensa Boishardy, je n'avais pas prévu ce détail!…
Il enfonça les deux genoux dans les flancs de sa monture, râlante, à demi-noyée, et, ayant saisi entre les dents une de ses oreilles, dressées d'épouvante:
—Hangn! fit-il.
Sous cette morsure sauvage, l'animal bondit avec un hurlement de douleur.
—Sauvés! s'écria le chouan.
Ils étaient déjà sur l'autre rive.
L'aubergiste de la Tête-de-Loup fut long à réveiller. Il montra enfin à la lucarne sa grosse figure congestionnée.
—Qui est là?
—Pour Dieu et le Roy! proféra Boishardy. Ouvre vite, triple endormi, si tu ne veux que les compagnons te fassent perdre avant peu le goût des draps!
Maître Jean Tarridec ne se le fit pas répéter deux fois. Sa femme, sa fille Lévénès, le palefrenier, tout le personnel de la Tête-de-Loup fut bientôt sur pied.
—D'abord qu'on soigne le cheval! J'entends qu'avant une demi-heure il n'ait plus un poil de mouillé. N'oublie pas de verser une chopine d'eau-de-vie dans son avoine.
Cet ordre donné au garçon d'écurie, le chef de bande se tourna vers l'aubergiste qui grelottait dans sa graisse, un peu de peur, beaucoup de froid, n'ayant passé de son vêtement que les pièces les plus sommaires.
—Toi, pour t'apprendre ton métier de chouan, je devrais bien t'emmener en cet état faire un tour de ville. Mais je suis bon prince. Va t'habiller, pendant que je ferai prendre à mes semelles un air de feu.
La maritorne, aidée de Lévénès—fine fleur des côtes au parfum de goëmon frais,—avait ranimé la cendre du foyer en y jetant une brassée de copeaux. Elle disposait le trépied et, sur le trépied, la poêle, tandis que la jeune fille battait des œufs.
Boishardy assistait à tout ce manège, du centre d'un nuage de vapeurs flottant autour de son accoutrement détrempé. Il s'exhalait de la cuisine proprette et chaude une torpeur de bien-être qui l'envahissait. Si endurant qu'il fût à la fatigue, sa marche du jour, sa chevauchée de la nuit avaient endolori ses membres. Et puis, on a beau être un aventurier, un fanatique de la vie nomade, on n'en subit pas moins le charme momentané d'une maison close au vent qui vente, d'un abri paisible et sûr, égayé par les sursauts de la flamme dans l'âtre et par les mouvements onduleux d'une belle fille qui va, vient, s'empresse et laisse rire dans ses yeux d'esclave soumise la joie qu'elle a de vous servir.
Déjà le chouan se voyait étendu, après un copieux repas abondamment arrosé, dans un lit de ouate tiède fleurant les lavandes du printemps dernier.
Mais, par une subite association d'images, il se rappela l'autre lit, là-bas, le lit de Keralzy avec son banc de chêne, ses volets sombres, sa couette de chanvre, bourrée de vieille balle, ses toiles d'araignée peuplées de mouches mortes, et ses tristes couvertures en loques où un pauvre être de douze ans agonisait sans plainte, en rêvant d'une veste à boutons de nacre trop longtemps désirée en vain et qu'il avait grand'chance de ne porter jamais.
Il secoua sa lourde tignasse brune toute ruisselante d'eau de mer, et, poussant du pied la poêle où commençait à bruire doucement la chanson du beurre rissolé:
—Ta, ta, ta, fit-il, ramassez-moi toutes ces gâteries. J'ai bien autre chose en tête.
Maître Tarridec descendait l'escalier, enveloppé dans une limousine, le cou entortillé dans une demi-douzaine de foulards:
—A la bonne heure! s'écria Boishardy, te voilà garanti contre les rhumes!… Dis-moi, tu as bien parmi tes amis quelque boutiquier-tailleur?
—Certes.
—Courons-y de ce pas!
Le marchand, réveillé en sursaut, pesta sans doute quelque peu contre cet acheteur nocturne à mine de forban, mais la vue d'une poignée de jaunets calma vite sa mauvaise humeur.
Justement il avait là un habit d'enfant «tout ce qui se peut voir de plus délicieux… et moelleux!… un pur velours!… Touchez-moi cette étoffe!…»
Les boutons, il est vrai, n'étaient point de nacre. Mais ce fut l'affaire d'un instant de les changer.
Au sortir de chez le tailleur on passa chez le cordonnier. Puis vint le tour de l'apothicaire. Le chouan s'y emplit les poches de fioles de sirop, de plusieurs aunes de pâte de réglisse et d'un nombre indéfini de sachets de pastilles.
A l'un des contreforts de l'église—qui pour le moment servait de grenier à fourrages—s'adossait l'échoppe d'un imagier… Mais rendons la parole à l'auteur inconnu de la complainte:
«Chez l'artisan faiseur de saints—Boishardy entre en dernier lieu,—Boishardy entre, bourse en main,—et sans marchander il achète un bon Dieu d'ivoire.—Le vent soufflait, la neige tombait.
«Il achète un blanc crucifix,—pour que l'enfant de Keralzy—ait, en mourant, devant les yeux,—Celui qui mourut pour les hommes,—le Maître doux du Paradis!…—La neige tombait, le vent soufflait…»
Entre le ciel noir et la terre blanche, de nouveau Boishardy galopait. Une fente s'était ouverte du côté de l'orient dans la muraille sombre qui fermait le ciel, et une grise lumière, émanée d'une source mystérieuse, filtrait au flanc des nuages. C'était comme une promesse de jour après cette nuit sépulcrale qui semblait ne devoir jamais finir.
Le cavalier put franchir la crique sans encombre. La mer s'était retirée au loin: sa plainte basse, continue, s'entendait à peine, comme si, après avoir été furieusement surmenée par la rafale, elle s'en fût retournée battue et pleurante vers d'impénétrables solitudes.
Sur la pente opposée, la bête tout à coup se cabra.
Boishardy ne tarda pas à comprendre à quelle sorte de danger il avait affaire. Quelques flocons de fumée se balançaient au-dessus d'un bouquet d'aulnes.
—Attrape, chouan! avait crié une voix.
Il donna si rudement du talon de ses souliers ferrés dans le ventre de sa monture que celle-ci s'enleva d'un bond.
—Au cheval! visez au cheval! hurla une autre voix.
Une grêle de balles siffla, fauchant les ramilles menues, et Boishardy, désormais hors d'atteinte, se mit à agiter son feutre épinglé d'une cocarde noire, en ricanant:
—Tirez! tirez, les Bleus! Taillez de la besogne pour les ramasseurs de bois mort!
Aux alentours de la ferme de Keralzy rien dans le paysage n'avait changé: c'était le même désert neigeux, le même silence.
En passant au pied du calvaire, le bandit se signa, mais en même temps il marmonnait entre ses dents quelque chose qui ne devait pas être une prière, à en juger par l'expression de férocité de sa figure.
Les deux piliers qui marquaient l'entrée de la cour émergèrent.
Boishardy fit entendre un cri strident et prolongé, un ululement d'oiseau nocturne. La porte de la maison s'entre-bâilla aussitôt, et Fleur-d'Épine se montra, suivi de Penn-Dîr.
—C'est vous, maître?
—C'est moi… Fleur-d'Épine, maintiens la bête: nous aurons encore besoin d'elle… Toi, Penn-Dîr, trouve-moi à l'écurie une corde quelconque, longe ou licol. Surtout prends-la solide.
Quant à lui, il s'achemina vers la ferme, son ballot sur les épaules. L'enfant dormait, la tête tournée au mur. Boishardy étala sur le lit un à un les effets qu'il avait été quérir, rangea sur la table de cuisine les paquets de bonbons et les fioles, suspendit les souliers en évidence au manteau de la cheminée; puis, ayant posé le christ d'ivoire entre les mains amaigries du pauvre malade, il se découvrit et murmura:
—Que le Dieu qui naquit à Noël te garde de souffrir longtemps!… Pour nous, ajouta-t-il en se parlant à lui-même, dépouillons notre couronne de Roi Mage. A ta besogne, Boishardy!…
L'enfant resta seul dans la pièce assombrie, seul avec le crucifix que le rouge reflet de l'âtre éclairait d'une lueur de sang.
Le chouan avait rejoint ses compagnons.
—Où allons-nous?
—Au calvaire!… Et tâchez que l'animal ne vous échappe point!
Le cheval, encore tout fumant de la folle équipée qu'il venait de fournir, se refusa d'abord à marcher. Il reniflait désespérément du côté de l'écurie où son frère de labour, qui tout à l'heure avait reconnu son trot, ne cessait de hennir, pour l'appeler.
Boishardy lui larda la croupe de coups de couteau.
Alors, comprenant sans doute qu'il ne gagnerait rien à résister, il s'abandonna au sort, avec son doux fatalisme de bête. Il ne lança même pas une ruade quand, arrivés auprès de la croix, les brigands s'apprêtèrent à lui entraver les jambes. Garrotté au point de ne pouvoir plus se tenir debout, il s'abattit lourdement dans la neige, sans une plainte, se résignant d'avance à de pires extrémités.
Le calvaire se dressait à l'angle d'un champ que bordaient de hauts talus, hérissés de broussailles surplombantes. Les trois hommes se couchèrent dans la douve, à l'abri de cette espèce d'auvent. Devant eux de grandes masses de neige durcie formaient rempart.
La tourmente s'était tue.
Une haleine moins âpre soufflait de l'occident. Les nuages se soulevaient comme s'il leur eût poussé des ailes: une sorte d'animation silencieuse se faisait dans le ciel.
A l'est, du fond des lointains pâles, un disque de pourpre violacée surgit, un soleil sans flamme et sans rayons, un spectre d'astre, fatigué avant d'avoir entrepris sa course.
Les chouans guettaient, fusils armés.
Un groupe d'hommes venait par la route, en causant.
L'un d'eux dit:
—J'ai envoyé la ménagère par la traverse. Elle doit être à la ferme depuis déjà dix bonnes minutes… S'il n'y a rien de nouveau, elle ne va pas tarder à me faire signe.
Ils s'étaient arrêtés; une main en abat-jour au-dessus des yeux, ils regardaient dans la direction de Keralzy.
—La voilà! s'écria un second. Je la reconnais. Elle secoue dans l'air un mouchoir.
—C'est donc que tout va bien, répondit celui qui avait parlé le premier et qui n'était autre que le fermier du lieu.
Il poussa de toute la force de ses poumons un iou! retentissant pour donner à entendre à sa femme que son signal avait été aperçu et qu'elle pouvait quitter sa faction.
Puis, se tournant vers les paysans qui l'escortaient:
—Il est inutile que vous m'accompagniez plus loin. Les chouans ne m'auront pas encore cette fois-ci!
Il y eut de gros éclats de rire, un échange de lazzis campagnards, et l'on se sépara. Le fermier continua seul sa route.
Il n'avait pas fait cent pas qu'il vit, jouxte le calvaire, une grande forme étendue qui s'agitait confusément. C'était le cheval; son flair l'avait averti de l'approche de son maître, et il essayait de se remettre sur pied, sans y réussir, battant le sol avec sa tête à coups sourds et précipités.
—Hé, mais! s'exclama l'homme, c'est Mogiz!… Ah! les brutes! les bandits! Se venger sur une pauvre bête!… Doux! doux! mon pauvre Mogiz, on va te débarrasser de tes liens.
Il s'était agenouillé auprès de l'animal, tapotant son poitrail d'une main pour le faire tenir tranquille, tandis que, de l'autre, il tirait son couteau pour trancher la corde…
—Feu! commanda Boishardy.
Le fermier tomba à la renverse, le crâne fracassé.
Une des balles avait traversé l'orbite droite.
—Est-ce visé, çà! ricana le chef de bande en montrant à ses acolytes le globe de l'œil qui pendait.
Penn-Dîr dépouilla le cadavre de ses vêtements. En même temps Fleur-d'Épine enlevait au cheval son entrave qui allait servir à crucifier le «traître».
Mogiz partit en trébuchant, comme une bête saoûle.
Et le fermier, dont le froid racornissait déjà les chairs, fut hissé sur la croix et amarré à l'arbre de granit.
Avec la pointe d'un stylet, Boishardy grava un peu au-dessous des seins le nom de Judas. Il apporta à cette sinistre besogne l'application d'un calligraphe, toute sa maëstria de sculpteur en peau humaine.
A la même heure, là-bas, dans la cuisine que blanchissait le jour, l'enfant de Keralzy, extasié, disait à sa mère:
—Si tu l'avais vu, mamm!… Comme sa figure était imposante et belle!… Je n'ai pas eu de peine, va, à deviner que c'était lui Balthazar, le Mage fils de Japhet. Les deux autres, quoique rois eux aussi, avaient l'air de n'être que ses serviteurs… Que de cadeaux, hein! que de cadeaux!… Tu avais raison, mamm, il ne faut jamais désespérer!… Je suis bien dédommagé cette fois de tous les Noëls où je n'ai rien eu!…
Et, embrassant avec ferveur le christ d'ivoire, il murmurait dans un transport de reconnaissance:
—Béni sois-tu, ô Dieu! et béni soit celui qui m'est venu visiter en ton nom!…
Jean Rumengol était de son métier chanteur de chansons.
La race disparaît, hélas! de ces vagabonds inspirés qui jadis peuplaient les routes de la Basse-Bretagne. Ils s'abattaient sur le pays, au printemps, comme une joyeuse volée d'oiseaux. Ils abondaient surtout aux pardons. Ils y arrivaient la veille, le soleil déjà couché, avec leur havre-sac en peau de veau bourré de chansons, de gwerzes dolentes et de sônes délicieuses. Ils passaient la nuit accroupis sur les bancs de pierre du porche ou allongés dans l'herbe du cimetière, entre les tombes. Et ils dormaient là, paisiblement, le visage tourné vers les étoiles. La lumière du matin faisait étinceler leurs haillons que la rosée avait saupoudrés de diamants. Soudain, ils se levaient de terre, secouaient—comme ils disaient—leur pauvreté, et s'égosillaient à qui mieux mieux, avec des voix allègres d'alouettes. Jeunes gens et jeunes filles, venus pour la messe matinale, faisaient cercle autour d'eux. Entre deux couplets, le chanteur brandissait au-dessus de sa tête une poignée de feuilles volantes, de pages rugueuses, grossièrement imprimées, mais en qui bruissait l'âme enfantine et si charmante des vieilles poésies primitives.
Qui veut la gwerze? Qui veut la sône?… Daou guennek! Deux sous!…
Et des mains se tendaient. Et on se l'arrachait, ce «papier de chandelle». Et les gros sous pleuvaient dans l'escarcelle de l'homéride bas-breton! Ils n'y séjournaient pas longtemps. Chanter donne soif. Puis, c'était bien le moins que, en l'honneur du saint du lieu, l'on se permît quelques libations à la mode antique. Avant la fin du jour, les bons aèdes avaient bu autant de chopines qu'ils avaient vendu de chansons.
C'étaient de vrais enfants de Sans-Souci; ils aimaient à s'en aller les poches vides, comme ils étaient venus. On ne les en blâmait point, dans ce temps-là. Leur facile imprévoyance semblait aux gens toute naturelle. On les regardait un peu comme des êtres à part, qui n'avaient pour fonction dans la vie que de perpétuer parmi les Bretons le culte des vieux chants, d'en composer de nouveaux suivant les formules consacrées, et d'égayer, en les répandant par le pays, la misère si dure à porter des pauvres laboureurs d'Armorique.
Hommes bénis, on les accueillait partout avec une sorte d'empressement superstitieux et comme des hôtes de bon présage. L'hiver, quand ils apparaissaient au seuil des fermes, leur havre-sac dégouttant de neige, leur barbe hérissée de glaçons, vite on se serrait autour de l'âtre pour leur faire place à l'air du feu; souvent même l'aïeul se levait de son fauteuil de chêne et les contraignait de s'y asseoir. Lisez la ballade de Kerglogor, telle que M. Luzel l'a contée, et vous verrez comme on leur faisait fête! Crêpes de blé noir, châtaignes bouillies, et le flip délieur de langues! Ah! les chanteurs de chansons avaient en ce temps-là toute la Basse-Bretagne pour famille. Pas un vaisselier où ils n'eussent leur écuelle; pas une maison où leur couchée ne fût toujours prête, dans la chaleur saine de l'étable, auprès des chevaux ou des bœufs… On n'eût pas vu alors un Jean Rumengol, le plus habile ouvrier de vers qui fût jamais, errer trois jours et trois nuits dans la campagne gelée, sans un bouchon de paille où appuyer sa tête et, qui pis est, sans une croûte de pain à se fourrer dans le ventre.
—Malheur de Dieu! faut-il que tout soit changé, les temps et les âmes!…
On l'avait trouvé, petit enfantelet nouveau-né enveloppé de mauvais langes, un matin de la Saint-Jean, au pied du pilier de la Vierge dans l'église de Rumengol. De là ses nom et prénom.
C'est une coutume en Bretagne de vendre aux enchères les cendres qui restent des feux allumés en l'honneur de Monseigneur saint Jean. Ces cendres ont des vertus miraculeuses. Elles assurent à qui les répand sur sa terre des récoltes extraordinaires. C'est dire qu'on se les dispute. Qui les veut avoir y doit mettre le prix. Le produit de la vente a sa destination toute marquée: on l'emploie à faire célébrer des messes expiatoires pour les défunts de la paroisse; il va grossir le casuel du desservant.
Mais, cette année-là, les gens de Rumengol dérogèrent à l'usage traditionnel, et cela sur la proposition du recteur lui-même. Il fut convenu que pour cette fois «l'argent des cendres» serait consacré à payer la mère-nourrice qui voudrait bien se charger de «l'enfant d'aventure».
Une femme se présenta, au refus de plusieurs autres que le recteur avait sollicitées d'abord: une pauvresse, une veuve de matelot qui passait pour «innocente». Elle habitait une misérable chaumière d'argile au haut d'une lande, du côté d'Hanvec. C'est là qu'elle emporta Jean Rumengol roulé dans son tablier. Elle l'y nourrit du lait d'une chèvre qu'elle avait. Pour l'endormir elle lui chantait des bouts de complaintes, des gwerzes d'une inspiration sauvage dont sa mémoire avait retenu des lambeaux.
Elle avait une voix étrangement mélodieuse. On l'invitait souvent aux veillées d'alentour, rien que pour l'entendre chanter. L'enfant grandit, bercé par ces mystérieuses mélopées qui ressemblaient à des incantations. De bonne heure, une âme musicale s'éveilla en lui. Puis, cette croupe de pays où il demeurait avec sa mère-nourrice était comme hantée par les vents, par ces grands bruits d'orgues qui emplissent la Bretagne de leurs mugissantes harmonies. Ils ébranlaient la hutte, réveillaient en sursaut l'adolescent, dans son lit de fougères, lui criaient:
«Viens donc avec nous! nous sommes les divins nomades, les voix errantes, les bouches sonores de l'air. Nous t'apprendrons les rythmes éternels. Tu seras notre disciple bien-aimé. Nous soufflerons en toi notre esprit. Nous t'enseignerons les seules choses qui vaillent la peine d'être sues, le mépris des vains labeurs où s'immobilisent la pensée des hommes, l'amour des libres espaces, dont vécurent les ancêtres, et la douce contemplation des étoiles qui les enchanta. Suis-nous Jean Rumengol!»
Un soir, il les suivit.
La mère-nourrice lui fit de graves adieux. Elle lui passa au cou une médaille de plomb où se voyait en pied la Vierge de Rumengol, avec ses doigts fins qui se prolongeaient en rayons.
—C'est le portrait de ta marraine, dit-elle, quand on t'a trouvé près de son pilier, à l'église, elle te souriait ineffablement. Puisse son sourire t'accompagner et être dans toute ta vie comme une lumière!»
Là-dessus, Jean Rumengol s'enfonça dans la nuit.
C'était le temps où la terre bretonne est en fleurs, où des odeurs de paradis lointains semblent se mêler à l'haleine des choses. Le jeune homme marcha devant lui, au hasard, du côté où soufflait le vent, tout étonné de sentir trembler dans son âme le reflet des étoiles qui brillaient là-haut.
Et dès lors il erra, semant à plein gosier les beaux vers, lâchant à travers l'Armorique les vols éperdus de strophes qui se nichaient d'elles-mêmes dans les mémoires. Il eut son heure de popularité. En Cornouailles, en Tréguêr, en Goëlo, on le salua comme le maître des chanteurs. On l'avait surnommé costik ann od, «le rossignol des grèves», parce qu'il voyageait de préférence le long des côtes et se faisait surtout entendre dans les hameaux marins. Non qu'il dédaignât l'intérieur, le pays de l'Argoat[15], où fument, sous le couvert des bois, les cabanes très primitives des sabotiers. Mais la mer l'attirait. Les vents lui avaient raconté sur elle des histoires merveilleuses. Il la savait peuplée de villes profondes, immenses, engourdies et non mortes. D'ailleurs, il l'aimait pour elle-même; elle était si bleue, si verte, si rose, de nuances si adorables, d'un charme si ondoyant!
[15] On appelle ainsi, plus particulièrement, toute la Cornouaille des monts d'Arrée dont les pentes sont encore couvertes de bois.
Et c'était presque toujours elle qu'il chantait. Il la nommait «sa douce». Il disait ses rires et ses colères soudaines. Il la célébrait comme l'épouse du ciel et comme la mère du monde. Aussi les tribus grouillantes de pêcheurs qui pullulent sur le littoral armoricain se pressaient-elles autour de lui, avides de l'ouïr. D'un bourg à l'autre, on se signalait sa présence. On allumait sur les hauteurs de grands feux, et cela voulait dire:
—Petites voiles brunes, éparses là-bas, au large de la côte, revenez vite!… Jean Rumengol est parmi nous!…
Et vite, vite, les petites voiles brunes rentraient au port…
Oui, ces triomphes-là, Jean Rumengol les connut naguère! C'étaient les belles années. Depuis, hélas! tout avait changé, tout, les êtres et même les choses. Si bien que Jean Rumengol n'était plus qu'un étranger dans son propre pays. Des gens venus de Bro C'hall, dans des chariots monstrueux traînés par des bêtes en fer, avaient envahi la contrée, la bouleversant de fond en comble.
Au lieu des petites maisons basses de pêcheurs, toutes grises et comme sculptées dans les roches qui les abritaient, ce n'étaient maintenant, au bord des grèves, que bâtisses bizarrement peinturlurées, auberges immenses plus somptueuses que des églises, où folâtrait du matin au soir, et souvent du soir au matin, une population aux allures vives et bruyantes, pour qui le plaisir semblait être l'unique affaire, et qui poussait l'irrévérence jusqu'à badiner avec la mer sacrée. Le solennel silence des côtes bretonnes fut d'abord scandalisé de tout ce tapage. Mais on n'y pouvait rien. Les rochers, ces grandes figures de pierre, ces aïeux du monde, dont aucun profane n'avait encore troublé le rêve, se virent soudain mis en pièces, débités en moellons. Quelques-uns, dit-on, échappèrent cependant au carnage, par l'exil. Des femmes de matelots, des ramasseuses d'épaves, affirmèrent les avoir vus s'éloigner par le chemin des eaux, en une longue procession, puis disparaître du côté de l'Ouest, dans la brume. On considéra cela comme un «intersigne» annonçant la mort de la vieille Bretagne. Bien des cœurs se serrèrent à cette idée. Jean Rumengol en fit une complainte tragique, et, quand il la chantait, il avait des sanglots dans la voix.
Mais son cri d'alarme venait trop tard. Déjà les Bretons s'étaient laissé prendre aux subtiles séductions des gens de France. Peu à peu ils avaient adopté d'abord leurs vices, puis leur accoutrement, et enfin leur langue. De sorte que Jean Rumengol prêchait à des oreilles qui ne voulaient plus entendre. Les lamentations de Jérémie ne trouvèrent pas d'écho. Les vieillards hochaient la tête d'un air résigné, passif. Les jeunes éclataient de rire au nez du barde. Les personnes «sensées» lui disaient sur un ton de pitié méprisante:
—En vérité, nous cherchons vainement à comprendre pourquoi vous geignez ainsi. Ce que vous appelez un mal est le plus grand des biens. Non seulement les hommes de France ne complotent point la mort de la Bretagne, ils la ressuscitent au contraire; ils lui ont apporté la connaissance des choses utiles, la prospérité, la vie!…
Pêcheurs et laboureurs faisaient chorus. Jamais le blé, jamais le poisson, même au temps des disettes les plus fameuses, n'avaient atteint des prix aussi invraisemblables.
A ceux qui parlaient de la sorte, Jean Rumengol ne répondait rien. Il se contentait de leur tourner le dos. Il ne les considérait plus comme des Bretons, comme des hommes de sa race. L'amour du lucre était entré dans leurs âmes. Il n'avait plus rien de commun avec eux. Hélas! jour par jour il dut assister, témoin irrité mais impuissant, à cette agonie de son pays, à cette déchéance de son peuple. Il n'en continua pas moins de promener à travers les hameaux sa haute silhouette, ses longs cheveux grisonnants, sa face rasée, creusée, émaciée, et sa parole amère de Savonarole bas-breton. Il semblait le spectre du passé. On ne tarda pas à le trouver importun. On le traita de fou, de «vieux rêveur».
—Oui, rêveur! ripostait-il. Voilà pourtant où vous êtes tombés. Ce nom dont vos pères se faisaient gloire est devenu une insulte sur vos lèvres.
Les seuils se fermèrent à son approche. Les chiens lui montraient les dents et les enfants lui jetaient des pierres. Un jour qu'il cheminait par le Léon, il se présenta dans dans un manoir où jadis son couvert était toujours mis à la meilleure place. Mais, depuis qu'il n'y avait paru, l'ancien du lieu était mort. Son fils aîné, le maître actuel, dévisagea le poète nomade:
—Que te faut-il, mendiant?
—Du pain, pour l'amour de Dieu.
—Quand tu l'auras gagné! fit l'homme.
Et il lui proposa de l'ouvrage, du chanvre à teiller. Pour le coup, Jean Rumengol eut dans les yeux une telle flamme de haine que le Léonard recula, épouvanté. Il ne se rassura qu'après avoir vu le vieux vagabond franchir la porte, du pas chancelant d'un homme ivre. Car il chancelait, le pauvre Jean; sa colère s'était comme fondue subitement en une détresse infinie. Il venait de prendre conscience de son inutilité dans un monde qui prétendait faire des teilleurs de chanvre avec les chanteurs de chansons.
Il marcha désormais au hasard, ou plutôt à l'abandon, comme une chose inerte, comme une barque en dérive, ne chantant plus, marmonnant des paroles sans suite, l'âme jonchée d'un tas d'inspirations mortes. Il traversa Rumengol sans savoir, et nul ne le reconnut, tant il était cassé, flétri. On était en décembre. Il voulut grimper une dernière fois au Ménez-Hom, pour saluer de là-haut la mer grande, embrasser d'un regard suprême l'horizon de la terre d'Armor, et puis rendre aux vents l'esprit chanteur dont il lui avaient confié la garde, les Néo-Bretons n'en ayant plus que faire.
Sur le flanc du Ménez est une pyramide de pierres brutes qu'on appelle dans le pays le Bern-Mein[16]. Un roi, dit-on, est enterré sous ce cairn. Jean Rumengol se laissa choir au pied de cette tombe primitive. Depuis trois jours et trois nuits il n'avait mangé. Il ferma les yeux, pour ne plus rien voir, pas même les étoiles. Une torpeur l'envahit. «Dieu merci! pensa-t-il, c'est la fin!»
[16] Le «tas de pierres». Cf. La légende de la mort chez les bretons armoricains, «l'Ame dans un tas de pierres».
Tout à coup, des bruits éperdus de cloches prirent leur volée dans le vaste silence.
Il sentit leurs ailes battre contre ses tempes. Et les cloches lui crièrent aux oreilles, joyeusement:
—Réveille-toi donc, Jean Rumengol. Oublies-tu que c'est Noël?…
C'était nuit de Noël, en effet. Les cloches joyeuses disaient vrai.
Mais qu'est-ce que cela pouvait bien faire au vieux barde, cette allégresse de la terre pour la naissance de l'Enfant-Dieu? Est-ce que cela empêchait que la Bretagne fût mourante et qu'il eût lui-même soif de la mort?
Voici que la chanson éparse des cloches lui apparaissait comme une dernière ironie, comme un défi suprême jeté au grand deuil qu'il portait dans l'âme. Il leur en voulait de carillonner si allègrement, alors qu'elles eussent dû tinter le glas.
Mais les cloches n'en continuaient pas moins leur chanson. Elles y mettaient une sorte d'acharnement, et l'on eût juré, sur ma foi, qu'elles n'en avaient qu'après Jean Rumengol. Elles tournoyaient au-dessus de sa tête, bourdonnaient à ses oreilles, le houspillaient presque, et quand les unes étaient lasses, d'autres survenaient, comme si toutes les cloches de la chrétienté se fussent donné rendez-vous sur le Ménez-Hom.
—Jean Rumengol, réveille-toi! Lève-toi, Jean Rumengol! Jean Rumengol, c'est Noël!
Noël! Noël! En chantant cela, elles avaient des voix si pénétrantes, si douces, que, malgré lui, Jean Rumengol sentait tout son vieux corps tressaillir d'aise. Comme à l'appel des cloches du dehors, des cloches intérieures s'ébranlaient en lui-même, dans le crépuscule de ses lointains souvenirs. En vain il s'efforçait de ne les entendre pas. Elles l'emplissaient d'une victorieuse vibration qui retentissait dans tout son être. En vain il tenait ses paupières obstinément closes. Les Noëls anciennes repassaient devant ses yeux, vêtues de leur robe de neige, et derrière elles défilaient de souriantes images.
Il voyait, quoi qu'il fît, les petites routes rustiques poudrées de blanc, la nuit sainte, d'un bleu étrange, d'un bleu surnaturel; les étoiles en marche dans le ciel, étincelantes et comme ravivées. Puis c'étaient des processions d'humbles gens, des processions de laboureurs, de pâtres, de jeunes servantes et de vieilles filandières, s'acheminant—ainsi qu'au temps de l'Évangile—vers la crèche symbolique, pour y contempler le roi Jésus couché sur la paille entre des bœufs. C'était encore l'église de la paroisse, ses piliers courts et trapus, son autel radieux, son peuple de cierges, l'air de bonne humeur qu'avaient les statues des saints sous les caresses inaccoutumées de toute cette lumière qui les allait chercher jusqu'au fond de leurs niches et faisait rayonner leurs durs visages.
Quelle que fût l'église et quel que fût le desservant, Jean Rumengol, cette nuit-là, avait toujours sa stalle réservée dans le chœur. Et, quand le prêtre avait célébré les trois messes, le chanteur pontifiait à son tour. Debout, ses longs cheveux de Celte épandus sur ses épaules, les mains appuyées à son bâton de pèlerin, il entonnait en un breton quasi biblique une hymne de circonstance, improvisée le jour même. Il chantait d'une voix lente, un peu rauque, mais avec un accent si profond qu'il vous prenait l'âme. Il commençait en se comparant au mage nègre, pauvre souverain d'une race dédaignée; il disait comment une jeune étoile l'était venu réveiller là-bas, dans les solitudes du désert: il n'avait pas de présents à apporter au Dieu nouveau, mais tout de même il s'était mis en route pour le saluer «avec un esprit soumis et un cœur parfait». Il déposerait à ses pieds sa détresse, la seule chose qui fût à lui… Ici, Jean Rumengol faisait une pause. Puis, en une cantilène naïve, il évoquait la gracieuse apparition de la Vierge-Mère. Il était resté le dévot de «sa marraine». Il trouvait pour parler d'elle un langage divin et cependant familier. Il la montrait s'avançant par la rue d'un pas alourdi par sa grossesse sacrée[17]. Il décrivait Bethléem, ses maisons de chaume, les fumiers au seuil des portes, des gens attablés dans les auberges, un vrai village breton par une après-midi de dimanche, et Joseph frappant à un cabaret «dont l'hôtelier avait un fils clerc», et le fils clerc intercédant auprès du père avaricieux pour qu'il logeât gratuitement, au moins dans son étable, la douce compagne du charpentier. Venait ensuite quelque merveilleuse histoire, témoignant du pouvoir de Marie, celle par exemple de Berta l'infirme qui n'avait aux épaules que des moignons et à qui des bras poussèrent pour qu'elle pût emmailloter l'enfant Jésus[18]…!
[17] Un Noël breton dit: He c'hof ganthi beteg hi daoulagad «son ventre montant jusqu'à ses yeux» cf. Soniou Breiz-Izel, t. II.
[18] Cf. plus haut Nédélek.
Ah! ces Noëls d'antan!
Jean Rumengol vous avait une façon à lui de dire les choses. On croyait y être. Il vous transportait par delà les espaces, dans la bourgade galiléenne, en ce grand soir de la Nativité. Ou plutôt, c'était sous vos yeux, là, dans la vieille église bretonne presque aussi nue, presque aussi branlante qu'une crèche, que le Mabik[19] naissait. Son image de cire semblait vivre. On respirait sa délicieuse haleine. Sous les voûtes basses, à l'entour des piliers, malgré les bises de décembre et la silencieuse tombée de la neige au dehors, il courait des souffles tièdes, l'odeur réchauffante du printemps chrétien. Les pâtres, les laboureurs pouvaient se figurer qu'ils assistaient réellement à la venue du Messie, mais d'un Messie breton, en quelque sorte, tant ce Jean Rumengol excellait à tout bretonniser, même Dieu.
[19] L'enfantelet. Les Bas-Bretons désignent ainsi l'Enfant-Jésus, des Italiens l'appellent de même le bambino.
Aussi, quand le poète avait terminé son prézec, son sermon chanté, c'était à qui l'hébergerait pour le reste de la «nuitée»; c'était à qui l'emmènerait par les petites routes poudrées de blanc vers la ferme lointaine, perdue et comme ensevelie dans le mystère de la campagne. Hommes, femmes, enfants lui faisaient cortège. Il semblait que ce fût un prophète, un personnage prestigieux. Et, de fait, il avait en lui l'âme des anciens mages. Il avait approché Dieu, ce misérable, et ses haillons en restaient comme embaumés. Pendant le trajet, on le suppliait de «prêcher» encore, et il se remettait à chanter la gwerze de Jésus, dans le silence solennel de la nuit. Son bras, levé dans un geste grandiose, dans un geste de semeur, répandait autour de lui la «bonne nouvelle». Sa voix roulait plus vibrante dans l'air glacé. Sur les talus, les chênes penchaient pour l'écouter, leurs torses macabres; les chiens de garde oubliaient d'aboyer; les bœufs, dans les étables, meuglaient doucement; la mer même, ensorcelée, suspendait sa plainte éternelle.
Jean Rumengol chantait tout le long du chemin. A la ferme, la veillée se continuait jusqu'à l'aube. Un tronc d'arbre brûlait dans le foyer, et le noble vagabond, assis dans l'âtre, était comme enveloppé d'une auréole de feu.
Le Jean Rumengol de ces temps-là se sentait investi d'une mission, d'un sacerdoce. Il ouvrait dans l'imagination des humbles de hautes perspectives. Il les aidait à voir le ciel. Il faisait passer devant eux le mirage des paradis futurs auxquels il croyait ardemment. Il était vraiment apôtre. Il avait le don des grands rêves qui seuls font vivre les âmes, et, après avoir pétri ce pain d'élection, il avait joie à le partager avec la foule.
… Mais à quoi bon le boulanger désormais, ce pain azyme, puisque les Bretons en étaient las?
Taisez-vous, taisez-vous, cloches des Noëls anciennes! Jean Rumengol est de trop parmi le monde d'à présent. Laissez-le mourir de sa belle mort, avec la neige pour linceul et pour oreiller le tombeau d'un roi. Soyez-lui compatissantes, ô cloches. Ne l'obligez pas à déclore ses yeux. Il les rouvrirait sur un pays vide et désenchanté. Pitié pour le vieux barde! Il a jadis magnifiquement interprété vos voix. Faites comme les vents, ses premiers maîtres. Ne sonnez que pour l'endormir!…
—Lève-toi, Jean Rumengol! Lève-toi!
Elles sont obsédantes, ces cloches. Même sur le Ménez-Hom, il est dit qu'on ne peut mourir en paix.
Combien vaste pourtant est la solitude, et combien sauvage! C'est à peine si en avril les bergers osent y faire paître leurs moutons récalcitrants. L'herbe y est amère, rase et rousse. En décembre, il est morne, ce promontoire, avec ses deux croupes jumelles, également chauves. Entre les deux se tapit une chapelle sous le vocable de Sainte Marie, un de ces sanctuaires bretons qui sont comme des guérites bâties par la piété populaire le long des côtes.
Du haut de ces oratoires, les vieux saints d'Armor veillèrent longtemps sur le pays, montèrent autour de la Bretagne une sorte de garde sacrée. Saints marins, pour la plupart, ayant encore dans quelque coin de leur chapelle l'auge de pierre où jadis ils naviguèrent, leurs sanctuaires étaient comme des sémaphores épars sur les hauts lieux. Et, de ces sémaphores mystiques, les Maudez, les Guévrok, les Kirek, les Guennolé, les Kadok, les Beuzek et tant d'autres étaient les guetteurs éternels. Ils rassuraient les hameaux de pêcheurs dont les masures inquiètes aimaient à se blottir à leur pied.
Mais leur vigilance protectrice s'étendait bien au delà. Elle rayonnait sur la mer même, jusqu'aux extrêmes confins de l'horizon des eaux. Elle enveloppait d'une atmosphère de calme et de sécurité les vaillantes petites barques vouées à l'aventure quotidienne. Dès qu'il y avait menace de gros temps, la cloche de la chapelle se mettait d'elle-même à tinter. Et ce signal si menu, si grêle, semblait se prolonger à l'infini; il dominait la sauvage chanson du vent, la chanson plus sauvage de la houle; il se propageait, sonore, au sein de la brume la plus épaisse. Et les barques lointaines faisaient force de voiles vers la terre. Tel un troupeau que la trompe du berger rassemble, elles rentraient dans les anses de la côte, comme des vaches à l'étable. Les équipages, pour remercier le saint, entonnaient son cantique. Ces rudes voix d'hommes étaient douces à entendre, le soir, dans les étroits chemins caillouteux, rythmées par la cadence lourde des sabots. Debout sur les seuils, les femmes les écoutaient venir, en tricotant, et dans leur âme aussi s'élevait un chant ineffable, une reconnaissante action de grâces…
Que de fois Jean Rumengol avait été témoin de ces retours!
Plus encore que les saints «patriotes», comme les appelle Albert le Grand, la Vierge était chère aux Bretons du littoral. Sur tous les caps ils dressaient son image; ils lui bâtissaient des maisons[20] de pierre sculptée, avec des clochers élégants qu'on prendrait de loin pour de fines robes de dentelles en granit suspendues entre terre et ciel. Ils l'invoquaient sous de multiples noms, les plus poétiques, les plus tendres. Ils la nommaient «Madame Marie la douce», «Vierge de Bonne-Nouvelle», «Fleur blanche de la mer». Pendant les tourmentes, ils la voyaient marcher, vêtue de lumière, sur les flots. Elle ouvrait devant les bateaux des routes d'argent clair. Le seul frôlement de sa longue jupe apaisait la colère des vagues; la tempête lui obéissait avec une docilité bêlante de mouton.
[20] Ty ar Werc'hès, la maison de la Vierge. C'est ainsi que le langage populaire désigne la plupart des chapelles qui ont la Vierge pour patronne.
C'est du moins ce que croyaient fermement les Bretons d'autrefois.
Ils croyaient encore que sainte Marie du Ménez-Hom avait été préposée par Dieu à la garde des mystérieuses cités qui dorment, enfouies sous les eaux, au bord des plages armoricaines. Aux temps anciens, avant la disparition d'Is, elle fut la patronne de cette merveilleuse capitale. Quand la ville eut été submergée par les flots, Gralon, qui s'était enfui sur son cheval gris pommelé, avec saint Guennolé en croupe, vint prendre terre au pied du Ménez-Hom. Sur les conseils du moine, il fit élever au sommet du mont une église expiatoire, de proportions modestes, mais qui reproduisait néanmoins en ses lignes essentielles la cathédrale d'Is. Il s'apprêtait même à faire sculpter une sainte Marie en granit bleu, toute pareille à celle que la mer avait engloutie avec tout le reste. Guennolé lui enjoignit d'attendre, et momentanément la niche destinée à la Vierge resta vide.
Mais, un soir, les pêcheurs de Cast, de Penn-Trêz et de Plomodiern ne furent pas peu surpris de voir une grande silhouette rigide de femme, que le couchant auréolait d'un nimbe d'or, glisser majestueusement sur la face des ondes. Elle marchait du pas étrange et silencieux d'une statue. Parvenue à la grève, elle s'engagea dans le sentier de la montagne, et, le lendemain—qui était un dimanche—la Vierge d'Is se dressait en pied dans l'église neuve du Ménez-Hom. On crut remarquer que dans sa main droite elle tenait une grosse clef de fer artistement ouvrée. On en conclut que c'était la clef de la ville noyée. Depuis, un proverbe eut cours, qui disait:
—Si jamais sainte Marie descend du Ménez-Hom, ce sera pour rouvrir les portes de Ker-Is.
Comme le gland engendre le chêne, ainsi le proverbe engendre souvent la légende.
Plus tard on raconta dans le pays que la Vierge du mont quittait son piédestal tous les cent ans, durant la nuit de Noël, pour aller montrer le Mabik aux cités qui dorment sous les eaux. Bienheureux le vivant qui se trouvait, cette nuit-là, sur son chemin. La Vierge le priait de porter l'Enfant-Dieu et l'emmenait à sa suite dans les villes mystérieuses. Il y assistait à de merveilleux spectacles; il y voyait des choses si belles que ses yeux en demeuraient éblouis pour l'éternité.
Mère-nourrice, aux veillées d'antan, se faisait l'écho de ces naïves histoires, et Jean Rumengol les apprit, tout enfant, de ses lèvres. Longtemps il en fut hanté. Mais, vieilli maintenant et désabusé, il n'y ajoutait plus grande foi. Il savait, hélas! désormais l'inanité des légendes. Il les savait mourantes, comme l'âme délicieuse des ancêtres qui les enfanta. Et il les regrettait d'ailleurs assez pour se résoudre à ne leur point survivre.
Il voulait mourir, d'abord parce que les rêves auxquels il tenait le plus lui avaient fait banqueroute dans la vie; puis, parce qu'il gardait l'espoir—ou l'illusion—qu'ils pouvaient se reconstruire dans l'au-delà de la mort.
Dans ce dessein, il avait choisi ce Ménez, le plus farouche sommet de la sierra bretonne. Il comptait y trépasser solitaire. La mer tout proche eût célébré sa messe funèbre, et la nuit, la triste nuit d'hiver, l'eût cousu dans un linceul de neige blanche, de ses doigts glacés et silencieux. Les grands fauves ont, dit-on, de ces pudeurs: ils se cachent pour mourir. Jean Rumengol avait dans les veines du sang d'animal sauvage.
Or, voici que cette nuit se trouva être celle de Noël; voici que toutes les cloches se mettaient en branle; voici que, par un fait exprès, semblait-il, elles accouraient de tous les points de l'horizon à ce morne promontoire, comme s'attroupent les sorcières au lieu du sabbat. Sorcières pieuses! Sabbat divin!
Jean Rumengol souleva ses paupières qui déjà s'appesantissaient.
Ce qu'il vit alors, je vais tâcher de vous le dire.
Les cloches tourbillonnaient dans l'air, sveltes, légères, lumineuses. On eût dit un essaim de fées. Leurs robes de bronze qui faisaient un grand bruit sonore étaient saupoudrées de neige étincelante, comme d'une poussière de diamants. Les battants se balançaient, furtifs et doux, ainsi que des pieds de femmes qui dansent. Chose plus étrange encore, elles avaient des figures, de jeunes visages d'un rose de séraphins, avec des regards limpides couleur de ciel. Leurs chevelures éparses baignaient leurs épaules. D'aucunes étaient blondes, du blond des peupliers en automne; d'autres avaient le ton roux des feuilles qui s'amoncellent au pied des chênes; d'autres étaient brunes, au point de se confondre avec la nuit.
Jamais il n'avait été donné à Jean Rumengol de contempler des formes de cloches aussi surnaturelles. Il se demandait si ce n'était pas le rêve de la mort qui commençait à se dérouler devant ses yeux. Et, comme ces chanteuses aériennes continuaient de lui répéter: «Lève-toi!», il se leva…
La vieille église du Ménez-Hom était illuminée splendidement. Toutes les étoiles du firmament y brûlaient comme autant de cierges. Dans la baie du portail apparut la Vierge en granit bleu, marchant de son pas de statue vivante. Jean Rumengol la regarda venir. Les étoiles la suivaient, rangées en longues files, comme pour une procession. Dans ses bras était le Mabik, le Dieu nouveau-né, enveloppé de langes qui avaient été taillés sans doute dans les morceaux d'une toile très ancienne.
Elle s'en vint droit au barde. Elle souriait de ce même sourire qu'elle avait aux lèvres le matin où Jean Rumengol, l'enfant d'aventure, fut trouvé près de son pilier.
—Te voilà bien vieux et bien las, mon pauvre Jean! dit-elle, de sa voix mélodieuse.
Il s'était jeté à genoux, et ne sut que balbutier:
—Ah! ma marraine!… ma bonne marraine!!!…
Elle reprit:
—Pour vieux que tu sois, et si lourde que t'ait été la vie, je désire, filleul, que tu m'aides à porter mon fils.
—C'est un honneur dont je suis indigne, marraine, mais je ferai ce qu'il vous plaira et, où vous voudrez que j'aille, j'irai.
Avec des précautions infinies il reçut l'enfantelet divin. Et aussitôt il sentit courir dans ses veines une flamme étrange de jeunesse. Il lui sembla que tout son être reverdissait comme au souffle d'un printemps surnaturel.
—Viens! dit la Vierge.
Jean vit qu'elle tenait à la main une clef de fer. Ils se mirent à descendre la montagne, dans la direction de la mer. Les cloches sonnaient, agitant leurs grandes robes de bronze. Le ciel entier retentissait d'une vibration immense. Les flocons de neige planaient, comme de légers oiseaux blancs, comme de toutes petites choses ailées, vaguement chuchotantes, puis s'abattaient sans bruit, ainsi que les pétales de fleurs, pour faire un tapis de ouate fine sous les pas de la Vierge et de Jean Rumengol.
On chemina longtemps en silence.
Le cœur du vieux chanteur de chansons battait à se rompre. Il éprouvait un sentiment d'allégresse mêlé d'angoisse. Il avait conscience qu'il allait au devant de quelque magique révélation.
Il les avait souvent parcourues, de nuit comme de jour, et par des hivers tout semblables à celui-ci, ces campagnes de Cast, de Plomodiern et de Plonévez-Porzay qui dévalent en pente douce, avec leurs menues pièces de terre et leurs bouquets de bois, vers la baie de Douarnenez. Jamais il ne leur avait trouvé ce je ne sais quel air qu'elles avaient ce soir. On les eût dites attentives à quelque chose d'insolite qui se préparait dans l'ombre. Elles étaient troublées, elles aussi, d'une émotion mystérieuse. Cela se voyait à l'attitude des arbres, des talus, et à une sorte de frisson qui agitait le sol même.
Un grand silence d'attente, une oppression infinie…
Ce qui plus que tout le reste étonnait Jean Rumengol, c'était de n'entendre point la chanson coutumière des eaux de la mer qu'il savait toutes proches. Vainement il les cherchait, ces eaux, entre la presqu'île basse de Crozon et les hautes falaises du Cap dont la courbe majestueuse se dessinait énergiquement sur le fond clair de la nuit.
La baie apparaissait comme un immense entonnoir vide. L'Océan s'était enfui. Il devait avoir été refoulé là-bas, à des lieues et à des lieues. On respirait encore son haleine salée, son odeur de saumure saine, si persistante. Mais, de lui, tout s'était effacé, à moins que ce ne fût lui, ce nuage d'un gris sombre qui se distinguait à peine dans les lointains et qui avait une forme de bête cabrée, comme sont représentés les chevaux dans certains groupes équestres. Du moins, son hennissement sauvage s'était-il évanoui. La plage, d'ordinaire bruissante, traversée par des galops de vagues, s'étendait nue, plate, dans sa maigreur de solitude stérile.
Et c'est de ce côté que la Vierge s'avançait.
On marchait maintenant dans les sables. Le Mabik faisait mine de dormir dans les bras du vieux barde. Mais de ses yeux clos des gouttes de lumière coulaient.
… Dans cette partie de la grève est un éboulis de roches, un pan de falaise, sans doute, tombé là et que les flots n'ont pu émietter. Des lambeaux d'argile y sont restés suspendus avec leurs herbes. Cela ressemble au dernier débris survivant d'une ruine. Ce sont des blocs de schiste aux assises régulières rappelant les constructions primitives, les maçonneries cyclopéennes. Un bloc plus massif et comme appuyé aux autres figure assez bien la porte ou mieux la poterne de cette espèce de rempart préhistorique.
Sainte Marie du Ménez-Hom introduisit dans la pierre la clef qu'elle portait. La pierre roula sur d'invisibles gonds et exhala, en s'ouvrant, un soupir si doux, si long, si puissant que toute la terre bretonne en dut tressaillir dans ses entrailles les plus profondes.
—Te voici dans le pays de tes jeunes rêves! dit la Vierge à son filleul, le chanteur nomade.
Jean Rumengol s'était déjà ressouvenu de la légende. Il avait compris avant même que sa marraine eût parlé.
—Donne-moi l'enfantelet, reprit-elle, et suis-nous.
Elle s'engagea la première dans l'étroit corridor creusé à travers la roche. Jean y pénétra sur ses pas. De la voûte, des eaux amères s'égouttaient, et les parois étaient luisantes comme des joues où ont ruisselé des larmes. Ce trajet souterrain fut de courte durée. Quand on se retrouva à l'air libre, Jean ne fut pas médiocrement désappointé de voir qu'il faisait dans le ciel la même nuit et que la grève était tout aussi nue, tout aussi plate.
Elle mentait donc comme les autres, la belle légende de la Vierge du Ménez-Hom, puisque le miracle tardait tant à s'accomplir! Dame Marie devina-t-elle le doute qui assombrissait l'âme de son filleul? Elle eut un sourire étrange, un plissement malicieux des lèvres.
—Allons, vieux barde, ouvre grand tes yeux!
Ce disant, le visage tourné vers la baie, elle élevait en ses bras le Mabik. Maintenant il semblait tout en or, ce Mabik. Il agita ses petites mains, et, de chacun de ses doigts, des jets de feu s'élancèrent, rayant l'espace comme des fusées. Puis il s'écria d'un ton enfantin, quoique un peu triste:
—En l'honneur de ma naissance, je veux que toute chose morte renaisse!
Il n'eut pas plus tôt achevé que, dans la plage déserte, il se fit comme un vaste remuement. Où il n'y avait tout à l'heure que sable, monotonie, stérilité, solitude, des maisons surgirent; et plus haut que les maisons montèrent des palais, et plus haut que les palais se dressèrent des clochers d'églises. A la place de la mer disparue, une mer nouvelle s'épandait, un océan de toits, une houle d'ardoises bleuissantes, où les cathédrales avaient une majestueuse immobilité de vaisseaux à l'ancre, où les flèches de pierre pointaient comme des mâts.
Une ville, non! Mais un peuple de villes. Elles étaient toutes là, pressées les unes contre les autres, les cités dont la tradition bretonne a perpétué jusqu'en notre temps les noms et le souvenir: Tolente qui fut, dit-on, où est Plouguerneau; Occismor qui fut où est Saint-Pol; Lexobie qui fut où est le Coz-Ieodet; Ker-Is, enfin, Ker-Is la somptueuse, dont le spectre domine encore tout le pays de Cornouailles.
La Bretagne des jours fabuleux ressuscitait, sous la forme d'une Jérusalem messianique, à l'appel du Messie. L'âge d'or des vieilles tribus armoricaines revivait.
Jésus fit un signe.
Et voilà les cloches de Noël de s'abattre de-ci de-là sur les clochers de ces villes de rêve; les voilà de se nicher dans les hautes chambres, avec leurs longues chevelures blondes ou brunes pendant jusqu'à terre, pareilles à des cordes tressées. Et les étoiles errantes de se disperser dans les maisons, d'allumer une flamme dans les âtres, de brûler derrière les vitres, sur les tables, comme les chandelles joyeuses d'un réveillon. Dans les rues sinueuses, baignées d'une lumière élyséenne qui les faisait ressembler à des sillages de barques, tant elle les argentait doucement, des ombres commencèrent à se mouvoir. Silhouettes encore indistinctes, mais qui allaient se précisant.
Ainsi que le lui avait narquoisement recommandé sa marraine, Jean Rumengol avait ouvert tout grand ses yeux. Il n'osait les en croire. Au fond, il avait peur. Cette réalisation imprévue du plus tenace et du plus impossible de ses vœux le terrifiait. Il aurait voulu fuir, se retrouver dans le Ménez, la tête appuyée au Bern-Meïn, échapper n'importe comment à cette vision tant souhaitée des choses d'autrefois, redevenues actuelles, présentes, vivantes, trop vivantes! Mais ses pieds s'étaient comme enracinés dans le sable. Il était prisonnier de son propre songe. Peut-être qu'en implorant sainte Marie?… Il joignit les mains, entr'ouvrit la bouche, pour la supplier. Elle avait disparu. Disparu aussi le Mabik.
Il ne restait d'eux que cette grande clarté enveloppant quatre villes mortes qui se mettaient à revivre.
Le barde, en regardant du côté de la terre, constata qu'un mur immense la lui fermait, un mur noir, impénétrable, une cloison sans issue. Devant lui, en revanche, s'élargissait un éventail de rues aux perspectives indéfinies. Il entendait geindre, en s'ouvrant, les volets ankylosés des boutiques. Des marchands très anciens, aux figures jeunettes, paraient les façades de leurs maisons de défroques historiques. Les justaucorps en peau d'aurochs se balançaient accrochés à des clous. Des bijoux barbares flambaient aux vitrines des orfèvres. Une odeur de sanglier rôti s'exhalait des cheminées et flottait en fumée odorante sur les toits. Des groupes de gens de tout âge et de l'un et de l'autre sexe s'acheminaient vers les églises, au bruit des cloches bourdonnantes.
Sur une place, un vieillard inspiré chantait. Il avait la barbe drue et sa chevelure se mêlait à sa barbe. Autour de lui faisaient cercle des gars énormes, des filles d'une beauté souveraine. Il chantait dans une langue rude et cependant très musicale, dans une langue aux sons gutturaux que tempérait, que voilait une sorte de nasillement triste. Et il s'accompagnait d'un instrument bizarre, d'une lyre à deux nerfs, l'un grave, l'autre mordant. Mélopée lamentable traversée d'un filet d'ironie.
Ce que cet homme disait à cette foule, Jean Rumengol voulut le savoir.
Il oublia tout le reste, sa peur même, et s'élança, tête baissée, au cœur des villes englouties, par la première voie qui s'offrait à lui.
Arriva-t-il jusqu'au chanteur, son lointain ancêtre? Sut-il comme il se nommait? si c'était Taliésinn, Marzinn ou Gwenc'hlan?… Apprit-il de lui le poème à la fois religieux et sceptique qui dut, à l'origine, bercer notre race? S'endormit-il, après l'avoir écouté, sur une pensée de confiance ou dans la torpeur résignée du désespoir? C'est ce que l'histoire de Jean Rumengol ne révéla jamais.
La vieille femme qui me l'a contée demeure à Port-Blanc, dans les Côtes-du-Nord. Elle connut en sa jeunesse le barde cornouaillais, déjà vieux. En guise d'épilogue, elle ajoutait ceci:
—J'imagine que Jean Rumengol prit son rêve pour une réalité. Il avait le culte de la Bretagne ancienne. Je l'ai vu pleurer, parce qu'il entendait les petits garçons de l'école primaire converser entre eux en français. Il n'aimait pas les nouveautés. Et c'est pourquoi les générations nouvelles ne l'aimaient point. Si vraiment la Vierge l'a fait vivre, durant la nuit de Noël, dans Ker-Is, elle a rempli son vœu. Peut-être y choqua-t-il son verre contre celui d'Ahès. Il s'en réjouit, j'en suis sûre, et ce fut sa dernière joie. Ahès, vous le savez, c'est le symbole de la Bretagne qu'on jette à la mer comme un bagage encombrant. Ainsi les Français, les Galls, se sont débarrassés de nous.
Le lendemain de cette nuit-là, le cadavre du chanteur de chansons fut repêché au bout d'une gaffe par des hommes de Douarnenez. Faut-il croire que l'Océan, la grande bête cabrée, s'était vengée sur lui? On le dit. Mais, en dépit de l'Océan, la Bretagne que Jean Rumengol aima se survit au sein de l'Océan même. La mer a beau faire, elle est grosse de nos villes, comme le monde est plein de notre âme. Cela nous suffit!…
… Ainsi concluait la vieille conteuse. Je revois, en reproduisant son récit, la chaumière basse où elle le narrait, tout en filant. Le rouet faisait un bruit très doux, un ronronnement mélancolique comme une chanson du passé. La mer poussait jusqu'aux marches du seuil sa plainte inassouvie.
Et je me représentais le cadavre de Jean Rumengol flottant sur les eaux du large, promenant sur les côtes de l'Armorique, en ses yeux clos de noyé, le mystère de nos légendes.
C'était la veille de Noël, à Paimpol, dans le cabaret de la mère Foëson. Un grand feu flambait dans le foyer de la vaste cuisine au plafond bas, allumant çà et là, le long des murs, de petites lueurs claires dans le cuivre des ustensiles et la faïence à fleurs des chopines ou des brocs. Autour des tables, des hommes buvaient, en attendant l'heure de la messe nocturne. C'étaient tous des gens de mer, aux colliers de barbe dure, âpre et grise comme du lichen de roche; on reconnaissait parmi eux les d'Islandais à leur peau bistre, à leurs yeux brillants et fixes, surtout à leurs voix éraillées, comme voilées de brume. Les autres étaient pour la plupart des goëmonniers de la baie ou des homardiers de Loguivy.
La porte s'ouvrit.
Une bouffée de bise entra et, avec elle, un colosse à barbe brune et frisée,—une tête de dieu assyrien sur des épaules immenses.
—Ohé! à bâbord! cria l'un des buveurs. Par ici, Yvon Floury!
Yvon Floury, le capitaine, eut un calme sourire et vint s'asseoir auprès de l'homme qui l'avait hélé. Celui-ci reprit:
—Puisque nous te tenons et que c'est veille de Noël, tu vas nous raconter cela tout au long.
—Quoi?
—L'histoire de la Jeanne-Augustine.
Yvon Floury demanda une mocque de cidre, passa son énorme pouce dans l'anse de la chopine et trinqua à la ronde avec les compagnons. Il but d'une seule lampée, puis, promenant sur les poils de sa moustache sa langue rouge, vibrante et mince comme celle d'un fauve:
—L'histoire de la Jeanne-Augustine, grommela-t-il. Il n'y a guère que moi, en effet, qui vous la puisse conter. De ceux qui étaient à bord, cette nuit-là, je crois bien que je suis le seul survivant…
—C'est pourtant juste!… Il y avait Alain Perrot, n'est-ce pas?
—Mon second: perdu «à Islande».
—Il y avait aussi Ludo Guilcher?
—De Plounez. Mon matelot: décédé à Singapour.
—Puis?
—Puis il y avait le mousse… Celui-là, je ne sais pas trop ce qu'il est devenu.
—Perdu aussi «à Islande», murmura quelqu'un. C'était mon fils.
Il y eut un silence gêné.
Jean Carguet, le maître-voilier, se hâta d'intervenir:—Dis donc l'histoire, capitaine Floury!
Voilà. La Jeanne-Augustine était une goëlette de Paimpol. Contrairement au «petit navire» de la chanson, elle avait beaucoup navigué. Un peu vieille, un peu décatie, avec quelques rhumatismes à sa grosse membrure de chêne,—brave, tout de même, et pas geignarde. Elle avait fait jadis les grandes pêches; maintenant, on l'utilisait aux voyages de Norvège, pour les bois. Une demi-retraite. Partie, fin de novembre, pour Dronthem, elle avait eu, à l'aller, mer douce et joli vent de suroît. Double faveur en cette saison et dans ces parages. Le retour, en revanche, fut pénible. On n'eut pas plus tôt quitté le fjord que les brumes se mirent à tisser leurs toiles d'araignées entre mer et ciel. On aurait cru nager dans de la ouate. Air et eau, ça ne faisait qu'un. On flottait dans cette étoupe, à l'aveuglette. Marchait-on? virait-on sur place? On n'en savait rien. Nul clapotis à l'avant. Comme temps, un crépuscule; un entre-deux de lumière et d'ombre, ni jour, ni nuit. Pas de vent. Les voiles pendaient grises et mortes.
—Combien de lieues, capitaine? demanda le second.
—Une trentaine environ.
—Si ça continue, nous arriverons à Paimpol l'année prochaine.
—Ce serait encore de la chance, puisque l'année prochaine s'ouvre dans huit jours.
—Au fait, c'est vrai. C'est nuit de Noël, à cette heure… Réveillonne-t-on?
—C'est une idée. Ça fera passer le temps…
Yvon Floury appela le mousse:
—Tu vas nous cuire une andouille.
Puis, ayant invité le second et le matelot à descendre avec lui dans la cabine, il versa trois pleins verres de brandy, pour «faire le trou», avant la ripaille. Ils s'apprêtaient à boire à la santé du Pays, lorsque la tête ahurie du mousse se montra à l'ouverture du roufle.
—C'est comme ça que tu t'occupes de ton andouille, animal!
—Non, mais… capitaine… c'est que… c'est vraiment extraordinaire… On dirait qu'on entend tinter des cloches à l'arrière et à l'avant, à bâbord et à tribord…
—Imbécile!
—Écoutez plutôt!
Les trois hommes tendirent l'oreille… Il avait raison, le morveux!… De tous côtés, dans le grand silence mat de la mer, retentissaient, lointaines encore, mais se rapprochant de minute en minute, de longues et lentes vibrations pareilles à des sons de cloches mystérieuses. On eût pu se croire sur une des collines du pays de Paimpol, alors que toutes les paroisses de la côte se renvoient leurs carillons pour annoncer la venue de l'Enfant-Dieu.
Les gars de l'équipage se regardaient entre eux, sans mot dire, stupéfaits.
Dans la brume épaisse, cette musique était d'une infinie douceur. Elle était maintenant toute proche: elle semblait se balancer au large rythme des eaux.
C'est une tradition, en Basse-Bretagne, que dans la semaine d'avant Pâques les cloches s'en vont à Rome. Les marins se demandèrent si ce n'étaient pas quelques bourdons sans cervelle qui, s'étant égarés, s'en revenaient ainsi par le Pôle de leur pèlerinage à la ville du Pape.
Mais en voici bien d'une autre. A mesure que les sons se faisaient plus distincts, il leur sembla les reconnaître.
—Ma parole! murmura Guilcher, je veux qu'on me coupe le cou si ce n'est pas là le carillon de Plounez!…
—Et ce timbre clair, fit le mousse, dites si ce n'est pas la petite cloche de Notre-Dame de Kerfot!…
C'étaient en vérité toutes les voix chantantes des clochers du Goëlo qui se promenaient là, autour d'eux, dans la tristesse blafarde du septentrion. Et ils se sentaient le cœur serré d'une angoisse étrange. Que pouvait bien présager ce signe? A la lueur tremblante de la lampe de cuivre accrochée à une des poutrelles de la cabine, ils se voyaient pâles comme des morts.
Ils se décidèrent à monter sur le pont voulant savoir.
Le bruit sonore allait toujours grandissant. Mais on ne voyait rien. Les brumes demeuraient inertes et pendantes. Pas une ondulation dans leurs vastes plis.
Les hommes s'étaient accoudés au bordage. Ils échangeaient des propos rapides, à voix basse, comme s'ils eussent été à l'église. Au fait, ils y étaient, à l'église, dans l'église infinie de la mer, toute pleine d'une impénétrable vapeur d'encens.
Le mousse, grimpé dans le hauban, poussa un cri éperdu:
—Des cierges!… J'aperçois des cierges!…
De toutes parts, en effet, presque au ras de l'eau, s'allumaient, ainsi que des lucioles, des flammes pâles qui se mirent à tourner autour du navire: on eût dit une flottille d'étoiles émergée de la profondeur diffuse des ténèbres. Puis apparurent les colonnes blanches des cierges. Enfin les bras qui les tenaient se montrèrent à leur tour; et, après les bras, des têtes et des épaules surgirent. A ces têtes de longues barbes mouillées pendaient, qu'on eût prises pour des goëmons-épaves. Oh! les lamentables faces blêmes aux traits figés!… Elles se suivaient comme les gens d'une procession. De leurs lèvres entr'ouvertes un chant s'exhalait; et subitement les cloches se turent. On n'entendit plus que ce chant, pareil à une plainte,—mélopée lente et triste à fendre l'âme. Si faibles que fussent les paroles, on en percevait le sens. C'était un noël breton, un de ceux que les petits pâtres vont fredonnant de porte en porte durant la veillée sainte. Les hommes de la Jeanne-Augustine se signèrent avec une dévotion mêlée d'épouvante.
Le chant disait:
Le mousse claquait des dents, là-haut, dans les vergues, et sur le pont les hommes aussi grelottaient, et ce n'était point de froid.
Longtemps les têtes défilèrent; longtemps défilèrent, dans le crépuscule arctique, les petites lueurs pâles que faisaient les flammes des cierges. Parfois elles venaient si près du bord qu'on distinguait à leur clarté les visages de ceux qui les portaient.
Longtemps, longtemps… oui, cela dura longtemps. Et puis, sans qu'on sût comment tout cela passa, s'effaça, s'évanouit. Il n'y eut plus dans la nuit qu'une solitude plus vaste et un silence plus mystérieux.
Soudain un craquement se fit dans la vieille carcasse du navire. Les cordages se tendirent, les voiles s'enflèrent comme si la respiration du vent, jusque-là oppressée par l'attente de ces choses, fût redevenue libre de se jouer à travers l'espace. A l'avant de la Jeanne-Augustine l'eau se mit à mousser, entonnant la douce chanson de marche. Et les hommes furent tout heureux de sentir qu'ils vivaient encore, que leurs âmes ne les avaient point quittés. Ils restèrent néanmoins près d'une heure sans se parler, tant les réflexions qu'ils avaient à se communiquer leur semblaient inexprimables.
Alain Perrot le premier desserra les lèvres.
—J'ai reconnu Jean Guiastrennec, de Penvénan, prononça-t-il. J'étais avec lui à bord de la Reine-des-Anges, quand il trépassa… Même qu'il m'a fait un signe avec la main comme pour me dire je ne sais quoi… Ah! le pauvre Guiastrennec!
—Moi, j'ai reconnu Louis Person, de Plouguiel, fit le capitaine. Il avait encore la fente qu'il s'ouvrit dans le crâne en tombant des huniers.
—Moi, Antôn Lazbleiz, de Pontrieux, s'écria le mousse, mon parrain, Dieu lui pardonne!
—Moi, dit le matelot, j'en ai reconnu plus de trente.
Il entreprit de les nommer, en comptant sur ses doigts. Mais, au dixième le capitaine l'interrompit.
—Assez!… Tais-toi!…
Elle était trop sinistre, cette litanie funèbre. Et dire qu'ils avaient été portés, tous ces noms, par de robustes gars aux poitrines superbes, taillés pour vivre cent ans! Et voici qu'ils ne surnageaient déjà plus que dans quelques mémoires, éphémères elles-mêmes, ou dans les brèves inscriptions des «perdus à Islande» qu'on déchiffre à peine sous les porches des vieilles chapelles, au long des côtes d'Armorique…
… Et les trois verres de brandy? demanda quelqu'un dans l'auditoire.
—Nous les vidâmes, répondit le capitaine; nous vidâmes même toute la bouteille… en récitant des De profundis. Nous savions les uns et les autres que c'était la dernière fois que nous trinquions ensemble.
Il ajouta:
—Voilà l'histoire de la Jeanne-Augustine.
Puis, après un silence:
—Vous avez eu tort de me la faire raconter. Je trouve à cette mocque de cidre le goût qu'avait, ce soir-là, le brandy…
Mathias Kervenno, patriarche mendiant, originaire de la forêt de Coat-an-Noz, entre Plougonver et Belle-Isle, m'a fait ce véridique récit.
En ce temps-là—je vous parle du temps du roi Louis-Philippe—j'étais sabotier. Vous connaissez Gurunhuël, dans la montagne? Notre équipe campait au pied de la côte qui mène au bourg, sous une majestueuse futaie dont tous les hêtres ont été transformés en sabots depuis lors. Nous composions entre cousins (comme nous avons coutume de nous appeler dans la corporation) un village d'environ cinq ou six huttes. Celle que j'occupais avec ma femme—Dieu lui fasse paix!—et nos quatre enfants, aujourd'hui dispersés à travers le vaste monde, s'adossait au mur d'une chapelle en ruines dont il ne subsistait guère que ce pan de muraille, un vieil autel disjoint, envahi par les ronces, et, çà et là, quelques soubassements de piliers, ensevelis sous un épais fumier de mousses, de plantes parasites, de feuilles mortes.
Vers l'est, cependant, derrière l'autel, l'architecture de la maîtresse fenêtre, destinée à éclairer le chœur, se dressait encore presque intacte, découpant, sur le fond libre d'une avenue, sa rosace de pierres veuve de ses anciens vitraux. J'aimais beaucoup, le soir, quand on ne voyait plus assez pour le travail, à venir m'installer là sur le rebord de granit sculpté, pour songer en paix et fumer silencieusement ma pipe, loin du bavardage des femmes et des cris des enfants.
Il ne manquait pas de nids de chouettes dans cette vieille bâtisse effondrée.
Un jour, je ne sais comment, en me hissant à ma place de prédilection, j'effarouchai une de ces bêtes qui s'envola de son trou, avec une plainte si étrange que vous eussiez dit un gémissement humain. Le soleil—un soleil d'hiver, à la lumière aiguë et pénétrante,—dardait, au moment de mourir, une flèche de feu rougeâtre parmi les décombres. Éblouie, aveuglée par cette lueur, la chouette vint se jeter dans mes genoux. Je n'en avais jamais vu aucune d'aussi près, si ce n'est sur les portes des granges où les paysans, par peur, ont la cruelle habitude de les crucifier. Celle-ci, étourdie du choc, allait tomber. J'étendis les mains et je la saisis par les ailes.
Je ne crois pas avoir tenu entre mes doigts rien d'aussi doux que ces ailes soyeuses, ouatées, frémissantes et chaudes.
Je tournai la bête à contre-jour, pour lui épargner l'éclat trop vif de l'astre couchant.
Et, alors, je ne vis plus que ses yeux.
Vous est-il arrivé de contempler face à face les yeux d'une chouette? C'est comme un miroir immense, mais terni; on y devine, vaguement, une foule de choses mystérieuses; cela ressemble à des trous ouverts sur d'insondables, d'effrayants abîmes. Tout au fond, tout au fond, comme à des lieues, on entrevoit de larges remuements d'ombres et de clartés. On dirait des pays, des mers, avec des nuages en marches et des processions d'êtres qui vont, viennent, passent et repassent, jamais les mêmes, ainsi que des personnages de rêves, de muets et mélancoliques fantômes…
Tandis que je regardais la chouette, elle me regardait elle aussi, tremblante, dominatrice néanmoins, d'un air à la fois impérieux et triste qui me troubla.
Je me mis à lisser ses plumes, pour la rassurer et peut-être pour me rassurer moi-même.
—Va, va, pauvre animal, lui disais-je, je ne suis pas un homme mauvais. Je ne veux point te faire de mal. Les sabotiers vivent dans les bois, dans les solitudes apaisantes, au milieu des silences sacrés de la nature. Ce sont des âmes sereines, pacifiques, quoiqu'ils soient des manieurs de hache et des abatteurs d'arbres. Ils aiment les oiseaux, qui leur tiennent compagnie, qui sont, comme eux, les hôtes de la forêt, et dont la chanson rythme allègrement leur tâche. Toi, tu ne chantes point et tu ne te montres guère. Je te connais néanmoins. Souvent, la nuit, ton «hou!» lugubre m'a réveillé. Je te sentais perchée sur le haut de la hutte. Et tu inclinais mon esprit vers des pensers graves; tu me faisais souvenir des ancêtres morts qui, parfois, dit-on, revêtent ta forme, pour rappeler les vivants au respect pieux de ceux qui vécurent. Tu passes pour en savoir très long sur des choses auxquelles les hommes craignent ou diffèrent de réfléchir. Moi, ces choses me sont constamment présentes. Le lendemain de la vie me préoccupe plus que la vie même… Tes plumes rousses sont frangées de gris: tu es sans doute aussi vieille que les hêtres de cette avenue, tu as vu debout cette chapelle dont les pierres jonchent à présent le sol. Tu en as entendu les cloches convier gaiement les gens d'alentour au pardon du saint… Mais le passé est le passé, n'est-ce pas?
Ainsi je parlais à la chouette, les yeux fascinés par ses immobiles prunelles où scintillaient des points d'or, semblables à des étoiles dans le velours bleuâtre d'un firmament assombri.
—Or çà? me dis-je à part moi, réintégrons cette pauvre aveugle dans son domicile.
J'écartai les lierres pendants qui voilaient le nid d'où je l'avais vue s'envoler, et j'allais y déposer l'oiseau, quand les lianes soulevées découvrirent, non point un nid quelconque dans une anfractuosité de muraille, mais bien une de ces armoires à double compartiment que les maçons ménagent dans les églises, à la droite du chœur, pour recevoir les fioles saintes.
Et elles s'y trouvaient encore, les fioles, au nombre de deux, l'une pour le vin, l'autre pour l'eau, encrassées, il est vrai, prises dans les trames superposées d'innombrables toiles d'araignées auxquelles elles avaient probablement dû leur préservation. Et, près d'elles, un livre gisait, un missel énorme, très ancien, garni de lourds fermoirs de métal, avec des moisissures, des lèpres, des plaies d'humidité suppurante, de larges taches de vert-de-gris. La dorure des tranches, toutefois, apparaissait bien conservée, par places.
La vue du livre me fit oublier la chouette qui s'était rencoignée peureusement dans un des angles du réduit.
Il me tenta, ce missel; et je le pris, avec le sentiment, du reste, que je commettais un affreux larcin, car je le cachai sous ma veste, pour l'emporter, et m'enfuis à pas de loup, comme un voleur. Je dois ajouter qu'une vilaine pensée m'était venue,—une pensée de lucre. L'ouvrage datait, à coup sûr, de longtemps; et je savais qu'il y avait, à Belle-Isle, un Anglais, homme excentrique, qui payait au poids de l'or des bouquins de ce genre, les estimant d'autant plus cher qu'ils étaient plus vieux.
Noël était proche. La veille de la fête, le chef de notre campement me dit:
—Ça te ferait-il plaisir d'aller, ce soir, à Belle-Isle?… Il y a un chargement de sabots à fournir chez Roll Even, le marchand de la Grand'Rue… Tu pourras de la sorte assister à la messe de minuit dans l'église de ville qui sera, dit-on, illuminée comme une cathédrale.
J'acceptai avec empressement, non point à cause de la messe de minuit, quoique j'aie toujours été bon chrétien, mais parce que, par la même occasion, je trouverais probablement à vendre le missel à l'Anglais.
Je profitai d'un moment où j'étais seul dans la hutte pour tirer le livre de la cachette, l'envelopper d'un morceau de toile et le glisser dans la poche intérieure de ma veste.
Après souper, la charrette attelée et chargée, je fis claquer mon fouet, et me voilà en route.
Il faisait un petit froid vif, qui piquait: je m'entortillai dans ma limousine, les rênes serrées entre les genoux, les mains enfoncées dans les manches de ma veste. Le cheval était la bête la plus douce et la plus intelligente qui se pût imaginer. Il entendait le breton, comme vous et moi, et il suffisait d'un mot pour accélérer son allure ou la ralentir. La nuit était claire, une fine couche de givre commençait à saupoudrer au loin la campagne.
Nous dévalâmes au trot la descente de Gurunhuël.
Je me laissais bercer au balancement de la charrette, l'esprit perdu dans ma rêverie, supputant le prix que je retirerais du missel, cherchant ce que je pourrais acheter pour la femme et les mioches avec cet argent. J'évoquais les idées les plus riantes, je tâchais à me représenter la joie étonnée des miens, quand, au retour, je leur rapporterais toutes sortes de cadeaux inespérés, comme en ont seuls, à Noël, les enfants des riches; et toutefois, plus je roulais vers Belle-Isle, moins je me sentais en gaieté. Une inquiétude sourde me travaillait, un malaise étrange, le trouble qu'on éprouve quand on va commettre une mauvaise action.
Soudain je fis un soubresaut. Derrière moi, dans la profondeur sonore de la nuit, un «hou!» prolongé, plaintif, triste à fendre l'âme, venait de s'élever et, par trois fois, il se répéta, toujours plus long, plus plaintif, plus triste.
J'écartai ma couverture, saisis les rênes à pleines mains et cinglai le cheval qui partit à fond de train.
Nous traversions maintenant le cœur de la forêt. Des arbres vénérables bordaient la route, enchevêtrant au dessus de nous leurs ramures dépouillées. Des deux côtés c'était une double rangée interminable de troncs noirs, et, derrière ceux-là, il s'en pressait d'autres, confusément, par milliers.
Pour la première fois, la forêt me fit peur, à moi qui me considérais comme son fils, né à son ombre, bercé dans ses bras centenaires, sur son sein si moelleux et si embaumé, à moi qui vivais en elle et par elle, à moi qu'elle nourrissait, en vérité, de sa chair même et de son noble sang. Oui, j'eus peur de ces grands arbres familiers: je leur trouvai un air menaçant que je ne leur connaissais point; je crus les voir se pencher, abaisser lentement leurs branches, pour m'arrêter au passage; ils m'apparurent comme un fourmillement muet de grands spectres, et je sentis peser sur moi la fixité effrayante de leurs yeux.
Oui, de leurs yeux. Car ils avaient des yeux, tous ces arbres. Dans chaque fût, à la hauteur de la maîtresse branche, deux prunelles luisaient, larges, rondes, affreusement immobiles, dardant un éclat pâle et comme décoloré.
Le cheval, non moins épouvanté que moi-même, suspendit net son élan, les jambes raidies, le crin hérissé. J'entendis son cœur battre dans ses flancs, à grands coups; et le mien aussi battait à se rompre.
Je tremblais si fort que j'avais laissé tomber les guides et l'idée ne me venait pas de mettre pied à terre pour les ramasser… Il y eut quelques minutes d'une attente indicible. Dieu m'épargne de revivre jamais ces minutes-là. L'angoisse me serrait à la gorge, m'étouffait presque; une sueur glacée me ruisselait par tout le corps.
Qu'allait-il se passer?
J'avais une hâte fébrile de le savoir, persuadé, d'ailleurs, que ce serait terrible et que j'en mourrais…
Or, voici que de l'un des arbres se détacha une grande forme sombre qui se balança, un instant, au dessus de la route, dans l'espace, puis vint se poser sur le rebord de la charrette sans bruit. Un flocon de neige ne serait pas descendu plus doucement.
Je me retournai sur mon siège et je vis près de moi les deux prunelles luisantes que j'avais prises pour les yeux de l'arbre.
Je me rappelai, je ne sais comment, une antique formule de conjuration, retenue d'un vieux conteur de légendes à demi sorcier.
—Blanche ou noire? Faste ou néfaste? De la part de Dieu ou de la part du diable? demandai-je.
Une voix faible et dolente me répondit:
—Je suis la chouette des ruines de Saint-Mélar, ô Mathias Kervenno. Regarde, reconnais-moi, et, puisque tu me fus secourable naguère, laisse-moi te sauver aujourd'hui… Tu es sur le chemin de ta damnation éternelle, Mathias Kervenno.
—Je te reconnais, dis-je à l'oiseau de ténèbres. Parle: que veux-tu de moi?
—Tu crois rouler vers Belle-Isle et tu es en marche pour l'enfer.
—Je n'ai pas fait de mal, que je sache.
—Tu as un poids sous l'aisselle, Mathias Kervenno.
Je compris qu'il faisait allusion au missel; la rougeur de la honte me monta au visage. Je balbutiai:
—Je n'ai dépouillé personne. Un vieux livre trouvé dans un vieux mur, est-ce donc un si gros péché?
—Écoute, Mathias, reprit l'oiseau. Il y a cent ans, jour pour jour, Saint-Mélar étant alors paroisse, un prêtre y célébrait la messe de minuit. Déjà l'office était terminé, et le prêtre ôtait ses ornements, tout heureux de penser qu'un bon feu l'attendait au presbytère (car il faisait un froid de loup), lorsqu'une pauvresse, arrivée sans doute en retard, se présenta à la porte de la sacristie, demandant à être entendue en confession et à communier.
«—Revenez demain, Brigida, lui dit le prêtre, contrarié. Je serai dès neuf heures au confessionnal et vous communierez à la grand'messe.»
Deux grosses larmes jaillirent des yeux de la vieille, mais elle n'osa point insister, fit une humble révérence et sortit.
Le lendemain, à l'aube, un cantonnier la trouva couchée dans la douve, morte, enveloppée d'un linceul de neige.
Par la faute du prêtre, elle n'avait point trépassé en état de grâce. Or ce prêtre comparut, à son tour, au tribunal de Dieu, et Dieu lui dit:
«—Pour avoir péché de la sorte, tant qu'il restera deux pierres de la chapelle de Saint-Mélar, ton expiation sera d'y donner la communion, la nuit de Noël, à toutes les âmes errantes!…»
Voici Noël, Mathias Kervenno. Les cloches de minuit vont carillonner. Le prêtre est à son poste, les âmes errantes se sont rassemblées, les fioles saintes vont être remplies, mais le «livre», Mathias, le livre n'est plus à sa place… S'il ne se retrouve pas, le prêtre ne pourra célébrer l'office. Il sera quitte pour recommencer cent autres années de pénitence, peut-être… Mais c'est celui qui a emporté le missel que je plains: ce qui appartient aux défunts devient un instrument de damnation entre les mains des vivants. J'ai dit, Mathias Kervenno.
Je sortis le livre de ma poche.
—Le voilà, murmurai-je. Est-ce à toi qu'il faut que je le restitue?
—Je ne suis qu'une chouette, répondit l'oiseau. Rapporte-le où tu l'as pris.
Je ne sais ce que vous auriez fait. Moi je n'hésitai point. Je tirai sur la bride du cheval qui, lui non plus, ne se fit pas prier, et nous rebroussâmes chemin.
Les figures des arbres, aussitôt, me redevinrent amies. Ce n'étaient plus des spectres terrifiants, mais des ormes, des hêtres, des châtaigniers, des chênes aux attitudes majestueuses et protectrices. La nuit avait repris le calme divin qui sied à un soir de Noël, et, dans mon cœur aussi, une paix douce était rentrée.
Arrivé près du campement, j'attachai ma bête au montant d'une barrière et je pénétrai dans les ruines.
Alors, seulement, je m'aperçus qu'un vol immense de chouettes me suivait. Elles se perchèrent sur les branches d'alentour, fixant sur moi leurs prunelles blafardes qui ne me faisaient plus peur. Je remis le missel à son ancienne place, ébauchai un signe de croix en passant devant l'autel et m'en retournai vers la charrette. Je m'étais à peine éloigné d'une cinquantaine de pas que des chants s'élevèrent de la chapelle détruite, à la louange de l'Enfant-Dieu. En me retournant, je ne vis plus les chouettes; mais, parmi les décombres du sanctuaire, une foule agenouillée entonnait l'hymne de la Nativité et un prêtre à cheveux blancs se tenait, les bras étendus, en face du missel ouvert que lui présentait un acolyte.
… Hue! Dia!… Le cheval rassuré repartit au galop dans la direction de Belle-Isle. Les carillons de Gurunhuël, de Plougonver, de Loquenvel, de vingt autres paroisses encore se répondaient à travers la clarté laiteuse de la nuit, sous le scintillement avivé des étoiles.
Et j'arrivai à Belle-Isle à temps pour entendre la messe.
Puns Kadô,—le puits de Saint-Kadô,—je le revois, en écrivant ces lignes, tel qu'il était aux jours de mon enfance, avec sa margelle basse, son parapet de pierres moussues et son vieux treuil qui poussait des gémissements presque humains, dans le silence du soir, à l'heure où les femmes du bourg, selon l'expression consacrée, «allaient à l'eau».
C'était une espèce de citerne carrée, peu profonde, creusée au milieu de la place. Dans une des parois s'ouvrait une haute niche, jadis décorée de la statue du saint. Cette statue, un beau jour, s'était effondrée de vétusté et de moisissure.
—Foi de Dieu! avait dit un loustic comme il y en a tant en Trégor, je ne m'étonne pas que saint Kadô ait donné sa démission… Ça n'est pas gai d'être le patron d'un puits. Il aura sans doute demandé à monter en grade et à devenir patron d'auberge!…
Ce fut toute l'oraison funèbre de la pauvre vieille image, sculptée aux temps anciens dans un tronc de hêtre par quelque pieux sabotier d'alentour. On songea bien à la remplacer, mais plus tard, lorsque la fabrique serait plus riche. En attendant, des ronces grimpantes, des fougères aux fines dentelles s'efforçaient de cacher de leur mieux la détresse de cette niche veuve, où les débris sacrés achevaient de pourrir.
Le puits continua de s'appeler Puns Kadô; mais, de Kadô lui-même, à la longue, il ne fut plus question…
Entre toutes les ménagères qui s'attroupaient, le soir, auprès de la margelle et qui s'y attardaient quelquefois des heures à médire de leur prochain, sous prétexte d'emplir leurs cruches, Fanta Gouronnec était la seule qui se souvînt encore du saint et adressât de temps à autre à ses tristes reliques décomposées une salutation mélancolique.
—Je ne désire qu'une grâce avant de mourir, disait-elle souvent: c'est de voir sur pied le saint Kadô tout neuf qu'on nous promet depuis des années et qui pourrait bien être comme le veau de la vache à Tanguy, lequel devait peser en naissant six cents livres, mais ne naquit jamais…
Il faut croire que Fanta était destinée à mourir heureuse, car sa prière fut exaucée, à la suite d'une circonstance assez bizarre dont voici l'authentique récit.
Le meilleur des hommes, Joseph le Saint,—en breton Ar Zant,—bon mari, bon père, cultivateur consommé, éleveur émérite, mais, par exemple, ivrogne, ah! ça, oui, ivrogne pommé!… Plus que sa femme, plus que ses enfants, plus même que sa terre et que son bétail, il aimait la boisson. Il fallait lui entendre prononcer ce mot: «la Boisson!» Il y avait, dans la façon dont il le disait, de la tendresse, de la piété, de la dévotion, de la ferveur, quelque chose de mystique et de passionné. C'était chez lui un culte qui allait jusqu'au fanatisme. Le recteur de la paroisse le sermonnait souvent à cet égard.
—Que voulez-vous? répondait-il doucement. C'est dans ma nature. Je suis boissonnier!
Les néophytes de la primitive église ne mettaient pas plus d'accent à professer qu'ils étaient chrétiens.
Il se soûlait à chaque fois qu'il en trouvait l'occasion, c'est-à-dire tout les dimanches régulièrement, plus les jours de fêtes gardées, et enfin quand ses affaires l'obligeaient à paraître aux marchés voisins. Ivresses charmantes, d'ailleurs, qui le faisaient pleurer de joie et lui versaient dans l'âme une infinie béatitude. Sa large face candide alors s'épanouissait, rayonnait, sans rien de bestial ni même de grossier, au contraire: il en était comme transfiguré. Ses petits yeux vifs avaient des scintillements d'étoiles, et, de ses lèvres souriantes, coulaient des paroles de miel. Pour causer d'affaires, il avait soin d'attendre qu'il fût gris: il voyait plus clair et se sentait plus retors…
Ce soir-là, veille de Noël, il revenait, au trot de Rouzic, sa jument rouge, d'une vente de bois faite en l'étude de Me Cariz, notaire à Lannion. Il était content de lui et des autres, content de l'humanité tout entière. Il avait beaucoup bu, et bu à bon compte, ce qui doublait son allégresse, ayant acquis pour la bagatelle de cinquante écus un lot de chêne d'une valeur réelle de quatre cents francs… Oui dame! pour cinquante écus il était devenu, lui paysan, lui fermier, propriétaire de cette magnifique avenue du château de Kergloz,—des arbres superbes comme on n'en trouve plus que chez «les nobles».—Fallait-il tout de même que M. le comte eût besoin de gros sous, après avoir rousti les pièces d'or!… Un boissonnier aussi, ce comte, mais un boissonnier des grandes villes, un boissonnier joueur, fainéant et sombre.
—Vois-tu, il y a l'ivrognerie des braves gens et celle des pendards, expliquait Joseph le Saint à Dall an Dribunêr, assis à sa gauche sur l'unique siège du char à bancs.
Ce Dall an Dribunêr était un vieil aveugle, vivant d'aumônes et clamant: «La charité!» de seuil en seuil. En échange de l'hospitalité qu'on lui accordait, dans les greniers ou les étables, il rendait aux femmes le service de les aider à dévider les écheveaux de chanvre, aux fileries d'hiver: d'où ce sobriquet de An Dribunêr (le dévideur) dont on l'avait affublé et qui avait fini par se substituer à son véritable nom, tombé pour lui-même en oubli. Le Saint l'avait trouvé gravissant péniblement la côte, au sortir de Lannion.
—Où vas-tu comme ça, Dall?
—A ta voix je te reconnais, Ar Zant… Je vais bien loin, si j'en crois mes jambes qui me rappellent à tout moment qu'elles ont passé l'âge de courir les chemins.
—Mais encore?
—A Roquinarc'h, mon fils, chez les Krénavel, puisque cependant tu tiens à le savoir. C'est mon jour de loger sous leur toit.
—Eh bien! monte. Je te déposerai, presque à leur porte. Tu n'auras que trois champs à traverser.
Et le vieux s'était hissé dans le véhicule, en appelant sur Joseph le Saint toutes les bénédictions du ciel. Et celui-ci tout de suite s'était mis à lui faire ses confidences.
…—Oui, continuait-il, il y a ivrognes et ivrognes…
—Certes, opinait l'aveugle.
—Toi, Dall, t'es-tu jamais soûlé?
—Plus d'une fois, oui… à l'auberge du Coûte rien.
—Hein? Quoi? Où est-ce qu'elle est, cette auberge?
—Eh! un peu partout, Dieu merci! Le long des routes, sur les places des bourgs, dans l'herbe des prés. C'est le tonneau du bon Dieu: chacun peut y boire. L'eau coule pour tout le monde.
—De l'eau!… Pouah! fit le Saint avec une grimace.
Un sourire malicieux se dessina sur les lèvres de l'aveugle, mais que surprirent seuls les anges qui rôdent dans le firmament de Bretagne, la nuit de Noël… La silhouette d'une maison se profila en noir sur l'horizon nocturne criblé d'étoiles.
Au dessus de l'huis se balançait, dans le vent, une touffe de gui. A l'intérieur, nulle clarté. Les gens, apparemment, dormaient.
Joseph arrêta court la bête.
—J'ai soif, dit-il. Nous allons réveiller ce mécréant d'aubergiste qui se permet de ronfler à l'heure où les autres se lèvent pour rendre visite dans sa crèche à l'Enfant-Dieu… Nous boirons un litre en l'honneur de Jésus!… D'ailleurs, te voilà presque arrivé…
Ils descendirent de voiture, et le paysan se mit à cogner sur la porte avec le manche de son fouet.
Mais personne ne lui répondit.
—Ohé! Tignouz, ohé! Grida, ouvrez donc!… C'est moi, Joseph le Saint, de Kergouanton, avec Dall an Dribunêr. Laisserez-vous deux chrétiens mourir de la pépie?
Même silence.
—Hé! fit l'aveugle, ne vois-tu pas que le logis est vide? Ils sont tous en route pour la messe, mon cher… Ce que tu as de mieux à faire, c'est de continuer, toi-même, ton chemin. Tu te désaltéreras au bourg de Tréziny.
—Ouais, tous les cabarets seront clos.
—Tu en seras quitte pour t'abreuver au puns Kadô.
—Grand merci! Je ne suis pas, comme toi, de l'espèce des grenouilles.
—Parlons sérieusement, reprit l'aveugle d'un ton pénétré, avec, toutefois, une imperceptible nuance d'ironie. Tu as été obligeant à mon égard, je te veux payer de retour. Je vais te révéler un secret que je tiens de ma grand'mère, laquelle était une femme de sens, renseignée comme pas une sur les merveilles de la «nuit sainte»… Seulement, jure-moi d'abord que tu n'en abuseras point…
—Je jure tout ce que tu voudras. Voyons ton secret.
—Lorsque tu arriveras à Tréziny, toutes les auberges en effet seront fermées; les gens seront à l'église. Laisse ton équipage à l'entrée du bourg et dirige-toi vers le puits qui est au milieu de la place. Là, assieds-toi sur la margelle jusqu'à ce que tu entendes tinter la clochette de l'enfant de chœur, au moment de la consécration. Dès qu'elle aura commencé à sonner, ne perds pas de temps. Saisis d'un poing solide l'un des seaux et mets-toi à califourchon sur l'autre. Tu descendras ainsi tout doucement et tu atteindras sans peine la niche pratiquée dans le mur du fond. Tu m'as bien compris?
—Parfaitement; mais qu'est-ce que ça me rapportera, toute cette gymnastique?
—Mon cher, la nuit de Noël, pendant la durée de la consécration, l'eau de ce puits se change en vin, par les mérites du Christ et la vertu de saint Kadô[21]… Tu n'auras qu'à te pencher pour en boire à pleines gorgées. Et c'est un vin, mon cher, comme on n'en goûte qu'au paradis. Tu m'en diras des nouvelles!
[21] C'est une tradition répandue en Basse-Bretagne que la nuit de Noël, pendant le temps que dure la consécration, l'eau des sources se change en vin pur. J'ai mentionné plus haut l'aventure authentique du pauvre Nonnic Garlantès, qui, lui, se noya tout à fait, pour avoir voulu s'assurer de la réalité du miracle (cf. Nédélek).
Le fermier se grattait le bout du nez.
—J'ai idée que tu te moques de moi, Dall an Dribunêr.
—Crois ou ne crois point. Cela te regarde. Il était de mon devoir de te témoigner ma reconnaissance à ma manière… Au revoir, fils! grâce à toi me voilà presque rendu à destination. Il ne me reste qu'à te souhaiter bon voyage!
Et le vieux, franchissant une barrière, s'engagea dans les champs, tandis que l'ivrogne, remonté tant bien que mal sur son siège, criait à Rouzic un «hue!» formidable, et que la bonne jument s'enlevait en faisant feu des quatre pieds.
—Allez à la messe avec nos invités, disait Fanta Gouronnec à son mari. Je suffirai bien toute seule à surveiller la cuisson du repas et à disposer le couvert… Partez sans crainte; la table sera prête à votre retour…
Le bourg était silencieux et comme désert. A peine si çà et là, aux lucarnes des chaumières, veillait une flamme pâle, une clarté discrète de ver luisant. L'église, en revanche, jetait par ses vitraux de grandes lueurs rougeâtres, pareilles à des feux de forge. Et des chants montaient, où dominait la voix de taureau du sacristain Fanch ar Luch, accompagné comme en sourdine par le nasillement monotone du chœur des femmes. Puis, soudain, les chants cessèrent et, dans le silence, retentirent par saccades les tintements grêles d'une clochette.
—La consécration! se dit Fanta.
Elle se signa dévotement, murmura une patenôtre et, ouvrant la porte, se vint mettre debout pour assister à la sortie de la messe.
Il lui sembla entendre des gémissements.
Jésus-Dieu! qu'est-ce donc qui se passait?
Elle prêta l'oreille. Les plaintes venaient du fond de puns Kadô. Et Fanta de courir au vieux puits, non sans s'être munie au préalable d'une lanterne.
—Qui est là? demanda-t-elle.
Une voix faible, exténuée, lointaine, lui répondit:
—Moi! Le Saint!
—Le Saint? fit-elle, interloquée. Quoi! c'est vous, Monseigneur saint Kadô?… Est-il possible!… Et que puis-je pour vous?
La bonne Fanta ne trouvait nullement étrange que la pauvre statue délaissée l'implorât de la sorte, dans le langage des vivants. N'était-ce pas nuit de Noël? Et puisque, cependant, cette nuit-là, les bêtes elles-mêmes reçoivent l'usage de la parole, pourquoi, je vous prie, pareille faculté ne serait-elle pas accordée aux images vénérées des saints?
Au reste l'esprit ingénu de Fanta n'en chercha pas si long.
Penchée sur la margelle, le buste engagé dans l'ouverture béante, elle disait de sa voix la plus dévote:
—Parlez, monseigneur. Vous savez comme je vous suis dévouée. Vous le savez, n'est-ce pas?… Depuis que votre ancienne statue est tombée en poussière, je ne cesse d'en réclamer une neuve, avec un manteau de pourpre, des gants violets, une crosse blanche et une mitre d'or. Mais tous ces fabriciens, voyez-vous, ce sont des gens sans cœur et sans oreilles, des misérables, des goujats, de fieffés ivrognes!…
Il faut croire que Joseph le Saint ne perçut que le dernier mot de cette pieuse apostrophe.
—Ivrogne, oui! bégaya-t-il. Mais je me corrigerai… je vous le jure!… Sauvez-moi!… Vous n'avez qu'à abaisser le seau que j'ai laissé échapper!…
—Hein? s'écria Fanta Gouronnec… Comment? Tu n'es donc pas le saint de la citerne?
—Le Saint!… Joseph le Saint, de Kergouanton! hurla le malheureux.
—Ah! c'est toi, chenapan? Les auberges ne te suffisent donc pas que tu te mets à voyager dans les puits?
Elle était furieuse d'avoir pris pour saint Kadô un «paroissien» qui n'avait avec lui que de si lointains rapports,—furieuse surtout de voir finir de façon si plate une aventure qu'elle avait crue céleste.
L'autre, cependant, geignait de plus belle:
—Je suis à bout de forces… Au nom de Dieu, père des créatures, venez à mon aide!… Qui que vous soyez, je vous le revaudrai.
Fanta Gouronnec se dit: «Je ne peux pourtant pas le laisser périr en état de péché mortel, la nuit où Jésus vient de naître!»
—Écoute, prononça-t-elle, je consens à te porter secours, mais à une condition.
—Je les accepte toutes.
—Voici. Tu doteras d'une image neuve, en bois de chêne, et peinte de pourpre et d'or, la niche où tu te morfonds.
—Dans deux jours elle sera commandée.
—Chez Philippe Merrer, «l'homme aux saints»! Il n'y a que lui qui sache les sculpter comme il faut.
—Chez Philippe Merrer, c'est entendu.
—Dût-elle te coûter cent francs!
—Je paierai même le transport.
—Tu le jures?
—Sur ma part de paradis.
—Non. Tu l'as déjà perdue, soûlard que tu es.
—Sur la tête de ma femme et de mes cinq enfants!
Les gens sortaient de la messe de minuit: un attroupement s'était formé autour de la citerne.
—Vous êtes tous témoins, dit Fanta en s'adressant à la foule de plus en plus compacte…
Et elle commença de tirer sur la corde, en criant, comme font les marins:
—Ohé! hisse!
On vit alors ce spectacle: Fanta Gouronnec ramenant, au lieu d'eau, ce sac à vin de Job Ar Zant, vert de peur et vert de mousse. Vous jugez si le treuil grinçait, mais l'homme aussi claquait des dents.
Moins d'un mois plus tard, on inaugurait à Tréziny une mirifique statue de saint Kadô drapée de violet et mitrée d'or. Toute la population assistait à la cérémonie. Ce fut une occasion de franches lippées et de grasses soûleries. Mais Joseph le Saint rentra chez lui, à Kergouanton, sans tituber. Depuis son aventure, il ne buvait plus qu'à l'auberge du Coûte-rien dont Dall an Dribunêr lui avait, le premier, appris la route.
Et aujourd'hui, quand il est question d'un incorrigible ivrogne, il se trouve toujours quelqu'un pour dire:
—Il faudrait l'envoyer à Puns Kadô s'abreuver de «vin de Noël.»
A Mlle Finette.
Lorsque j'avais votre âge, mon amie, j'étais, ne vous en déplaise, un affreux galopin, toujours courant, toujours trottant, en quête d'aventures héroïques qui finissaient le plus souvent de la façon la plus sotte et d'où je sortais penaud, mais impénitent. Vous m'avez demandé de vous en conter une. Écoutez celle-ci qu'une rencontre récente m'a remise en mémoire.
C'était aux vacances dernières. Je passais par Plouzélambre. Imaginez une pauvre bourgade, la plus humble et la plus perdue: de vieilles maisons grises aux toits galonnés de lichens jaunes; quatre ou cinq auberges avec des enseignes d'une orthographe extraordinairement fantaisiste; un enclos plein de tombes, ombragé par des ifs presque millénaires; une église lamentable, à demi effondrée, ne tenant debout que par miracle, et, en face de l'église, l'école—une grande bâtisse fort laide, mais où, tout de même, autrefois, nous nous plaisions bien. J'en ai fréquenté d'autres, plus tard, qui, plus somptueuses, ne sont pas demeurées aussi chères à mon souvenir.
J'étais arrivé à Plouzélambre sur le coup des huit heures. Des écoliers, pareils à celui que je fus, entraient en classe, disposés sur une longue file, les mains derrière le dos, le sac de toile en bandoulière, tête nue et chantant. Le fracas sonore de leurs sabots sur les dalles retentissait en moi délicieusement et, parmi leurs voix claires montant à l'unisson, j'écoutais presque si je ne distinguerais pas la mienne. L'homme porte en lui une infinie puissance d'illusion: il avait suffi qu'autour de moi se reconstituât le décor familier de mon enfance, pour que je me crusse redevenu un enfant.
Un moissonneur descendait la rue, en corps de chemise, sa faucille sur l'épaule. Je l'arrêtai pour lui demander:
—L'instituteur, c'est bien M. Loarer, n'est-ce pas?
Je nommais mon ancien maître. Le paysan me dévisagea, un peu surpris. Puis, au bout d'un instant:
—Si je ne me trompe, nous avons ânonné ensemble sur les mêmes bancs. Tu dois être un tel. Moi, je suis le Bourdonnec.
Je lui sautai au cou et nous nous embrassâmes longuement.
—C'est singulier, fit-il, qu'après tant d'années on n'ait pas plus de peine à se reconnaître!… Je me suis souvent demandé, quand on causait de toi, chez nous, quel air tu pouvais bien avoir à présent. N'est-il pas étrange que tu sois exactement celui que je me figurais?
Je confessai en toute sincérité que, pour ma part, j'eusse difficilement mis, de prime abord, sur son visage robuste et hâlé le nom du petit Jouan Le Bourdonnec qui fut le premier et le plus aimé de mes compagnons d'études.
Il eut une de ces réparties profondes dont les paysans de Bretagne sont coutumiers:
—Nous, vois-tu, la vie des champs nous rend tous pareils… Mais, poursuivit-il, je n'ai pas répondu à ta question. Ne me parlais-tu pas de M. Loarer? Je vais te conduire à lui: nous n'avons, hélas! que l'échalier du cimetière à franchir.
Nous fîmes quelques pas dans une étroite allée, sablée de coquillages de mer; à droite, à gauche, des tertres verdoyants surmontés de croix peintes, racontant des vies obscures et d'humbles trépas; tout au bout, une tombe moins fruste, presque monumentale, taillée dans un bloc de granit rose.
—C'est ici, fit Jouan.
Et quand nous eûmes donné à la mémoire du vieux maître d'école un souvenir attendri:
—Tu vois que ses élèves lui sont restés fidèles. Les plus pauvres y sont allés de leurs quatre sous, pour qu'il eût une sépulture convenable. «Il faut, disaient-ils, que sa tombe soit aussi belle que celle d'un curé.» Le fait est que nous lui devions bien cela. Te rappelles-tu…?
Nous avions pris à travers le cimetière, pour sortir par l'autre côté. Et sur nos lèvres, tout en marchant, abondaient les évocations du passé. Le paisible champ des morts, baigné par l'éclatante lumière d'août, foisonnait de vie végétale. Des bourdonnements d'abeilles sortaient du calice des fleurs funèbres, et l'on entendait au loin, dans les campagnes ensoleillées, le ronflement d'orgue des machines à battre. De temps à autre, Jouan me prenait par le bras, me désignait une croix sur un tertre:
—Lis ce nom…
Et c'était quelqu'un de nos camarades d'antan, couché dans le grand repos, avant d'avoir accompli le meilleur de sa tâche. Une vague mélancolie me gagnait, et cependant j'eus toutes les peines du monde à retenir un éclat de rire, lorsque, à propos d'un des noms inscrits là, au lugubre registre d'absence, Jouan Le Bourdonnec me dit à brûle-pourpoint:
—Il était de l'histoire du symbole, tu sais?… Car tu te la rappelles, l'histoire du symbole?
Oui bien, je me la rappelais… Nous voilà de la reconstruire ensemble, pièce à pièce, en ses moindres détails.
Cela se passait aux âges déjà lointains où, sous prétexte d'apprendre aux petits Bretons le français, dont ils ne possédaient pas un traître mot, on leur interdisait, même aux récréations, de se servir entre eux de la seule langue dans laquelle ils fussent capables de s'exprimer.
Autant les condamner au silence.
Mais l'enfant a l'ingéniosité d'un sauvage.
Nous tournâmes la loi, quant à nous, en donnant à notre vocabulaire celtique, au moyen de désinences appropriées, une couleur vaguement française. Et ce fut alors le plus abracadabrant des jargons. On disait, par exemple: «J'ai torré mon botès». Traduisez: j'ai cassé mon sabot. J'ai retenu encore ce verbe étonnant: meignater. Cela signifiait: se battre à coup de pierres. Tant de choses en un seul mot!
Le reste était à l'avenant.
Et voilà pourtant le mirifique idiome que j'ai parlé de six à dix ans.
Les inconvénients de la méthode frappèrent nos maîtres eux-mêmes et, pour y obvier, ils adoptèrent le symbole.
Symbole de quoi? Je ne l'ai jamais su. Il y a, comme cela, des inventions pédagogiques qu'enveloppe un terrifiant mystère.
Il nous était présenté, ce symbole, sous les espèces et apparences d'une rondelle de fer-blanc percée en son milieu d'un trou que traversait une ficelle.
Au premier terme suspect que vous laissiez échapper, le surveillant vous glissait dans la main ce signe d'infamie. A vous maintenant de vous en défaire, en le passant à un condisciple, astucieusement pris par vous en faute. On gagnait à ce genre d'espionnage de devenir assez vite un excellent apprenti policier. Peut-être est-il permis de penser que ce n'est point le but idéal de l'éducation. Le dernier détenteur du symbole, à la fin de la journée scolaire, restait une heure après le départ des autres à ranger les livres, à épousseter les bancs, à faire la toilette de la classe.
Et donc, cette humiliation m'advint.
J'en éprouvai un tel froissement que je résolus de me venger.
Au lieu de déposer le symbole sur la chaire, ainsi qu'il était prescrit, je profitai de l'absence du maître, quand je fus libre, pour emporter la maudite rondelle de fer-blanc, et, sitôt dehors, mon premier soin fut d'assembler autour de moi tous les garnements du bourg.
—Çà, leur dis-je à peu près, il faut en finir avec cet instrument d'oppression. Qui le hait me suive, et faisons-lui les funérailles qu'il mérite.
Ils s'écrièrent d'une seule voix:
—C'est cela, oui! Qu'on l'enterre! qu'on l'enterre!
L'instant d'après, nous étions en route pour le Rûn. Le Bourdonnec et moi marchions en tête de la bande. Les autres suivaient, hurlant et vociférant. Nous devions avoir un peu l'air d'une troupe d'Apaches partant en guerre. Les gens, ébaubis, se pressaient sur les seuils pour nous regarder passer.
Le Rûn est une éminence broussailleuse, située à un quart de lieue environ du bourg de Plouzélambre, dont d'anciennes carrières abandonnées ont profondément entaillé les flancs. Où le cadavre de notre ennemi serait-il mieux enfoui que sous cette colline déserte, dans une de ces grottes obstruées par les ronces, hantées seulement des chauves-souris et des crapauds? Il fut procédé à son inhumation, selon les rites les plus solennels.
En guise de monument, nous érigeâmes au-dessus un tas de pierres semblable à ces cairns qui, chez nos ancêtres, marquaient la sépulture des grands chefs barbares. Puis, sur une «couverture de cahier cartonné» fixée dans un rameau d'ajonc, l'un de nous—celui-là même dont une croix de bois noir venait de me rappeler le nom—écrivit au crayon ces deux vers qu'un symboliste d'aujourd'hui (soit dit sans jeu de mots) ne désavouerait peut-être pas:
Ce sont probablement les seules rimes qu'il ait jamais assemblées. Que Dieu les lui pardonne!
Pas n'est besoin, je pense, de vous apprendre que le lendemain le symbole était ressuscité, sinon le même, du moins son frère.
Si j'en crois mon ami Le Bourdonnec, nous fûmes, pour cette escapade, battus de verges.
Tout en devisant de la sorte, je m'étais laissé entraîner par Jouan vers sa métairie du Gollod. Il tenait à me présenter à sa femme, «Monna Dizès, voyons, la fille du meunier de Nizilzi, une petite fûtée qui faisait sa première communion l'année où nous faisions, nous, notre troisième».
Il ajoutait d'un ton philosophe:
—Ah! elle a quelque peu épaissi, depuis lors.
La «petite fûtée» s'était, en effet, changée en une opulente matrone, mais qui me reçut de la manière la plus accorte, avec une bonne grâce paysanne à laquelle il n'était guère possible de résister. Je dînai donc au Gollod, le matin; j'y soupai, le soir; et il fut entendu, malgré mes protestations d'ailleurs assez faibles, que j'y passerais la nuit.
—Nous causerons dans l'aire, au pied des meules de blé, sous les étoiles, disait Jouan.
Et Monna Dizès ajoutait:
—Nos lits valent bien ceux de l'auberge… La couette est de fine balle d'avoine, vannée au vent de mer, et les draps sont en toile de Bretagne parfumée de fleur de lavande… Vous y dormirez, croyez-moi, d'un franc somme et, comme la chambre est au levant, le soleil béni vous bonjourera gaîment au réveil. Restez.
Je restai.
L'après-midi fut consacrée à parcourir le domaine. Nous ne rentrâmes que pour le repas du soir, que nous prîmes à la table commune, dans la grande cuisine, parmi les servantes, les bouviers et les pâtres. Il fut exquis, ce repas, assaisonné de propos rustiques, de menues histoires locales que ces braves gens contaient à mots brefs, sans lever le nez de leur écuelle, avec des rires silencieux. C'était le charme de la vie patriarcale retrouvé. Monna présidait, debout, et distribuait les parts, en disant à chacun, selon l'usage antique:
—Grand bien vous fasse!
A quoi l'on répondait:
—Dieu vous le rende!
Le souper fini, Jouan Le Bourdonnec récita le Deo gratias, et nous nous acheminâmes vers l'aire où les tas de gerbes dessinaient en noir sur le couchant de pourpre leurs hautes silhouettes pyramidales. Jouan me convia à m'asseoir auprès de lui sur le timon d'une charrette. Il faisait une de ces belles et calmes soirées où les choses semblent frémir d'une mystérieuse attente. Une nuit violette montait peu à peu; les premières étoiles s'allumaient; un reste de clarté diurne agonisait délicieusement.
Nous fumâmes quelques minutes en silence.
—Çà, me demanda Jouan tout à coup, sais-tu à qui je pense?
—Dis voir.
—A quelqu'un dont j'ai oublié tantôt de te montrer la tombe et à qui nous devons cependant, l'un et l'autre, les plus radieuses peut-être de nos anciennes joies d'écoliers… à Miliau, mon cher, à Miliau Arzur.
Vous ne sauriez croire, mon amie, l'effet que produisirent sur moi ces quatre syllabes. Les lointains assombris de l'horizon du Gollod s'illuminèrent à mes yeux d'une flamme soudaine, d'une rouge lueur de forge, et les étoiles m'apparurent comme des étincelles jaillies d'une enclume immense.
—Ah! oui, m'écriai-je, Miliau Arzur, le terrible batteur de fer!
Je revis l'homme, de taille moyenne, les jambes courtes et comme tassées sous le poids du torse, des épaules quasi trop vastes, presque pas de cou et des bras de géant, des bras velus, avec des biceps en boule qui montaient et qui descendaient. La tête était rude, hirsute, encadrée d'une barbe en collier aussi raide que poil de brosse. Les joues rêches, excoriées comme un vieux cuir, étaient incrustées, damasquinées de limaille de fer qu'on eût prise pour le pointillé bleuâtre de quelque tatouage ancien.
Tout cela ne constituait pas précisément un ensemble très agréable.
Mais ce qui contribuait, plus que tout le reste, à donner à la physionomie un aspect farouche et terrifiant, c'était la cavité vide de l'orbite gauche d'où la prunelle avait été arrachée par un éclat incandescent et que recouvrait mal un lambeau de paupière ombragé d'une touffe de sourcils.
C'était, comme vous voyez, un véritable Cyclope, à l'œil unique. Cet œil, en revanche, était d'une douceur qui rassurait, qui exerçait sur vous, au premier regard, une fascination de bonté. Il était gris, du gris des étangs sous la lune, avec des transparences profondes derrière lesquelles brûlait l'âme du vieux Miliau, hospitalière et chaude comme sa forge.
Cette forge occupait, à l'extrémité du bourg, sur la route de Saint-Michel-en-Grève, les ruines d'un antique sanctuaire de Saint-Efflam détruit, prétend-on, vers 93, par un bataillon de vandales étampois. La statue mutilée du grand anachorète celtique ornait encore un des angles du bâtiment. De temps à autre, des pèlerines l'y venaient prier, car cette image passait pour avoir conservé des vertus spéciales: elle portait chance aux jeunes conscrits, soit avant, soit après le tirage au sort, et guérissait les maris jaloux. C'était, du reste, avec les murs, tout ce qui demeurait de l'édifice primitif. L'autel avait été transformé en foyer. Le feu y couvait tout le jour et même une partie de la nuit. Miliau était un travailleur acharné, dur à la besogne, battant et forgeant depuis l'angélus du matin jusqu'à l'heure où tintait Marie-Jeanne, la cloche tardive, dite la cloche des polissons. Il ferrait les chevaux, réparait les coutres de charrues, cerclait les roues des tombereaux et des chars à bancs, martelait les faux pour les foins et les faucilles pour les blés, aiguisait les tranche-lard des ménagères, rétamait les bassins de cuivre, et, au besoin, fabriquait les symboles.
Nous l'eussions détesté de ce chef, si nous n'avions eu toute espèce d'autres motifs de l'aimer à plein cœur.
Pour sa serviabilité, d'abord. C'était l'homme du monde le plus obligeant, en dépit de ses dehors farouches. Le clou d'une toupie venait-il à sauter, vite on courait chez Miliau Arzur.
—Miliau gêz, mon doux Miliau!…
Il bougonnait un peu, commençait par vous envoyer au diable, vous et votre toupie, et tout de même s'interrompait débonnairement dans son travail pour vous la raccommoder de main de maître.
—Combien est-ce, Miliau?
Il vous prenait le bout de l'oreille entre ses gros doigts râpeux, faisait mine de pincer légèrement et disait:
—Me voilà payé, mais n'y reviens plus.
Nous revenions sans cesse.
Il y en avait même—et j'étais du nombre—qui, la classe terminée, s'installaient chez lui à demeure, jusqu'à la nuit déjà close.
L'on y était si bien, dans le pêle-mêle des ferrailles appuyées aux murs ou traînant à terre, dans le bruit rythmé des marteaux et l'éparpillement féerique des scories en feu! Joignez que Miliau avait une voix superbe, une voix de métal, comme il disait, avec des sonorités fortes et graves où le timbre mordant de l'acier se mariait aux retentissantes vibrations du cuivre. De l'aube au crépuscule il chantait. Son répertoire était infini. Sônes d'amour, berceuses enfantines, gwerziou tragiques et cantilènes sacrées, il vous promenait en quelques heures à travers le champ si fécond de l'inspiration populaire bretonne. Je crois même qu'il improvisait parfois et que l'esprit des temps bardiques vivait en lui. C'était, en tout cas, plaisir de l'entendre, et nous nous en privions le moins possible.
Puis, à l'instar des lesches grecques, la forge était un lieu de réunion, de causeries, de racontars de toute nature. Les mendiants, les colporteurs, la race vagabonde des chemineurs de pays y entraient, au passage, pour allumer leur pipe ou réchauffer leurs doigts transis, et, le plus souvent, s'y attardaient à débiter les nouvelles, assis sur quelque enclume hors d'usage. On apprenait là les crimes, les incendies, les accidents, les baptêmes, les mariages, les décès, tous les faits divers de la contrée à plusieurs lieues à la ronde. J'y ai vu des types étonnants, des figures inoubliables, une entre autres, celle d'un ancien forçat qui s'était laissé condamner pour son frère. On ignorait son nom: on l'appelait communément Ar Galéour, le Galérien. Il était maigre, chétif, ratatiné, avec un air navré de bête errante, de pauvre chien battu. Il portait une coiffure étrange, une espèce de sac en bure jadis bleue dont le fond lui tombait derrière la tête, sur le dos, son bonnet de bagne, paraît-il.
Miliau lui témoignait une grande compassion, le retenait quelquefois à coucher et ne le laissait jamais repartir sans avoir bourré son bissac de pain bis et de lard fumé.
—Savez-vous que c'est un maître artisan, nous disait-il… Seulement, il ne peut plus travailler. Il a le tremblement. Il est incapable de rester en place; il fuit devant sa honte, la honte imméritée qui est sur lui; et il faut qu'il marche sans repos ni trêve, comme fait le Boudé-déo[22]… Plaignez-le et tirez-lui vos bérets…
[22] Le Juif-Errant.
Le samedi était le jour de la semaine où la forge présentait le spectacle le plus animé. Les cultivateurs de Plouzélambre s'y donnaient rendez-vous: ils arrivaient montés sur leurs chevaux de labour, les jambes ballantes du même côté, le chapeau rejeté en arrière, le brûle-gueule aux dents. Et c'étaient des cris, des appels, des remontrances aux bêtes pour les faire tenir tranquilles. Les étalons hennissaient, se dressaient debout contre la muraille, balayant le sol du crin de leurs queues; les juments ruaient ou reniflaient avec force; les hommes juraient, tempêtaient, claquaient du fouet et tout à coup éclataient en gros rires, quand Miliau leur jetait une facétie ou les bousculait d'une bourrade amicale. Il fallait le voir se démener, le rude forgeron, brandissant au bout d'une pince le fer empourpré. Il connaissait par leur nom tous les chevaux du pays et savait l'art de les calmer d'un mot. Une odeur âcre de corne brûlée s'épandait dans l'air. Nous aimions ce parfum sauvage, nous le respirions avec délices.
Ah! ces soirs du samedi!… La cloche de quatre heures n'avait pas fini de sonner que déjà, nos sabots aux mains pour courir plus vite, nous galopions dans la direction de la forge. Ces jours-là, Miliau, affairé, ne dédaignait pas notre aide. C'était à qui s'offrirait le premier pour «tirer sur le soufflet». Tirer sur le soufflet, c'est-à-dire sur la corde qui le faisait mouvoir, quelle fonction enviée! On se la disputait généralement à coups de poings. Des générations de gamins se sont suspendues à cette pauvre corde, toute noire de suie et terminée par une cheville de bois dur que des milliers de mains avaient polie comme un vieil ivoire.
J'apportais, quant à moi, à ce métier de souffleur, la même gravité que si j'eusse accompli un sacerdoce.
J'éprouvais une satisfaction singulière à sentir au dessus de mon front le branle du levier, à écouter le halètement sourd de l'appareil, à regarder fuser la flamme multicolore dans les crépitements du charbon.
—Hardi! Hardi! criait Miliau.
Et je m'évertuais, les bras tendus, la face inondée de sueur.
C'est là un genre de plaisirs qui vous paraîtront d'une qualité bien médiocre, mon amie; moi, ils m'enchantaient.
Le nom de Miliau Arzur, prononcé par Jouan, suffit à me faire revivre, comme dans un éclair, toute la magie éteinte de mon passé d'enfant. Je demandai:
—Est-ce qu'il y a longtemps qu'il est mort, le «maréchal borgne», le «forgeron de Saint-Efflam»?
—On célébrera son anniversaire à la Noël prochaine, me répondit Le Bourdonnec.
Il secoua la cendre de sa pipe, baissa la tête et demeura un moment sans parler.
—Oui, et il n'est pas mort comme tout le monde, reprit-il. Ce qu'il y a de pis, c'est que j'ai été, très involontairement, la cause de son trépas.
—Allons donc! Comment cela?
—Je veux te le dire. Ça me soulagera…
Et moi, mon amie, je veux vous redire à mon tour cette extraordinaire aventure, telle que je la tiens des lèvres de Jouan Le Bourdonnec. Elle vous prouvera qu'au pays de mon enfance l'âme triste de la légende n'a pas cessé de fleurir.
L'hiver précédent avait été rude, surtout vers la fin de décembre, aux approches de Noël. Il faisait un temps de chien ou plutôt un temps de loups. Le sol, depuis huit jours, était couvert d'un pied de neige sur laquelle il avait plu du verglas.
Un mercredi, veille de la Nativité, Jouan Le Bourdonnec se rendit chez Miliau Arzur.
—Vieux père, lui dit-il, j'ai vendu, voici près de deux semaines, une charge de fagots au notaire de Plufur. J'attendais pour les charroyer que les routes fussent redevenues praticables. Mais il paraît qu'on meurt de froid chez le tabellion. Il m'envoie prévenir par son clerc qu'il faut que la commande soit livrée pour après-demain. Donc, Miliau, tape ferme et dur, car j'ai besoin pour mon harnais de trois chevaux d'une belle douzaine de fers à glace.
Le forgeron le dévisagea d'un air furieux:
—Ah! çà, par la barbe du roi Arzur, mon ancêtre, vous vous êtes donc tous donné le mot, dans votre satané quartier du Gollod?
—Quoi? quoi? Miliau de mon âme, qu'est-ce qu'il y a donc?
—Il y a que ton voisin Merrer sort d'ici et qu'avant lui il en est venu dix autres, également de tes environs, tous criant et clamant: «Une douzaine de fers à glace, Miliau, pour l'amour de Dieu!»… J'aurais les cent bras du géant Gawr, ma parole, qu'on ne me traiterait pas différemment… J'ai promis de servir les premiers arrivés. Les autres, eh bien! je leur ai indiqué l'adresse du diable dont la forge ne chôme jamais et dont les feux brûlent nuit et jour… Fais comme les camarades, mon garçon, si le cœur te dit.
Jouan Le Bourdonnec ne se démonte pas vite. Il s'assit sur l'escabeau de chêne luisant, près du foyer, et repartit d'un ton tranquille:
—Tu ne me feras pas cet affront, Miliau. Tu as travaillé pour mon père et même, je crois, pour mon grand-père. Tu ne voudras point que j'attrape peut-être ma mort à m'en aller à cette heure, à pied, dans la neige, acheter des fers tout faits—et mal faits—chez le maréchal expert de la rue des Juifs, à Lannion.
—Non, mais tu consens à ce que j'attrape la mienne à forger pour toi et pour tes compagnons, toute la nuit.
—Oh! toute la nuit!… Pour quelques douzaines de fers!… Ce n'est pas, je pense, Miliau Arzur, ancien forgeron breveté des lanciers de la Garde, qui parle de la sorte!… Ah bien! si ce maladroit de Tinévez, le maréchal expert, savait ça!… Il s'en ferait des gorges chaudes, et, du coup, il aurait raison de prétendre que tu vieillis.
—Te voilà encore avec ta langue de vipère, Jouan.
—Oh! il ne l'a jamais dit devant moi. Si grande qu'il ait la bouche, j'ai la paume assez large pour la lui fermer.
—Tu ne ferais que ton devoir. Les Bourdonnec peuvent, mieux que personne, attester ce que je vaux.
L'instant d'après, Miliau suivait Jouan à l'auberge d'en face, trinquait avec lui, debout, devant le comptoir, et, le verre bu, disait en s'essuyant les lèvres du revers de sa manche:
—Les fers seront prêts pour demain matin.
L'énorme soufflet de cuir ronfla furieusement, ce soir-là, dans la forge de Saint-Efflam. Sur les onze heures, Brun, le petit apprenti, demanda:
—Sauf votre respect, maître, y a-t-il encore beaucoup d'ouvrage?
—Ça diminue, répondit Miliau. Tes bras commencent à réclamer un peu d'huile de repos, hein, garçonnet?
—C'est à cause de la messe de minuit. Si ça ne vous faisait rien, j'aimerais bien y aller.
—La messe de minuit… répéta le forgeron stupéfait… Faut-il qu'ils m'aient fait perdre la tête, tous ces kouers (paysans)!… J'avais, par ma foi, oublié que ce fût Noël. Dire que Christ va naître et que je suis là, comme un mécréant, à battre le fer!… Ah! si je n'avais pas donné ma parole à cet enjôleur de Bourdonnec!… Mais je ne peux pas… non, vraiment, je ne peux pas. Je suis lié par ma promesse. Toi, petit, tu es libre. Va, mon bonhomme, va. Seulement souviens-toi de réciter un Pater à mon intention, quand tu feras tes dévotions devant la «Crèche».
En un tour de main, l'apprenti eut jeté bas son tablier en peau de mouton et débarbouillé sa figure dans le baquet d'eau tiédie où l'on mettait à tremper les fers rouges.
Quand il fut dehors, Miliau demeura un moment tout triste et comme sans courage. Les cloches carillonnaient allègrement dans le grand silence de la nuit. Puis des pas retentirent, un fracas de sabots cloutés sonnant clair sur le chemin durci… Le front collé à la vitre d'une lucarne, Miliau vit défiler des groupes de gens, hommes et femmes, gars et fillettes, qui tous se dirigeaient du même côté, vers l'église. Ils marchaient vite, en balançant leurs fanaux dont la menue flamme jaune vacillait au vent d'hiver. On entendait les voix, les rires. D'aucuns, en passant devant la forge, criaient:
—Ohé! Miliau… viens-tu?
D'autres disaient:
—Bennoz Nédélek (bénédiction de Noël) au forgeron de Saint-Efflam!
Il les regarda disparaître les uns après les autres par l'échalier du cimetière, derrière le rideau noir des ifs. Et il se murmurait à lui-même:
—Je devrais les suivre. Ma place est parmi eux, là-bas, près des balustres du chœur.
Le carillon des cloches, dont les sons se précipitaient avant de s'éteindre, semblait l'appeler, le presser d'accourir:
—Dépêche-toi, Miliau… Dépêche-toi… Bim, baon!… bim, baon, baon!
Elles l'obsédaient, ces cloches. Pour ne les entendre plus, et aussi pour changer le cours de ses idées qui tournaient au noir, il reprit sa grosse masse, se remit à coups redoublés à battre le fer. Il ne s'arrêtait de battre que pour tirer sur le soufflet et de tirer sur le soufflet que pour battre. Il battait, il battait. Mais, chose étrange! la masse, si docile d'ordinaire, déviait à tout moment sur l'enclume, et le fer chaud, le beau fer souple couleur de feu, au lieu de chanter sous le marteau, exhalait un bruit strident comme une plainte.
Miliau en éprouva une sorte d'angoisse.
Des pressentiments sinistres voletaient autour de lui.
Pour se redonner du cœur, il entonna une sône alerte, la sône des filles de Plouzélambre, dont il était l'auteur.
Mais il n'avait pas achevé le premier couplet qu'il s'interrompit. On venait de heurter à la porte.
—Voilà quelqu'un qui arrive à point, pensa-t-il. La solitude est une marâtre. Je commençais à avoir peur de je ne sais quoi.
Ce fut d'une voix joyeuse qu'il cria:
—Entrez!
Il s'attendait à voir paraître la figure connue d'une de ses pratiques habituelles ou encore d'un de ces nomades que, dans la saison des grands froids, il avait coutume d'hospitaliser… Justement le vieux forçat ne s'était pas montré depuis plusieurs mois.
—Gageons que c'est lui! s'exclama Miliau.
Mais non. Ce n'était pas Ar Galéour. L'homme qui passa le seuil était de haute taille, le buste court, les jambes d'une longueur démesurée. Son corps efflanqué flottait dans des vêtements trop larges. Ses os craquaient en marchant, comme prêts à se disjoindre, à s'effondrer en tas.
—Quel est ce particulier bizarre? se demanda le forgeron.
L'homme souleva son feutre, découvrit un visage étrangement maigre, aux yeux caves, au nez camard qu'on eût dit rongé par une lèpre, aux mèches rares et grisonnantes, souillées de boue. Il prononça:
—J'ai entendu que vous travailliez, malgré l'heure tardive et quoique ce soit nuit de Noël. Alors j'ai frappé.
—C'est bien, répondit Miliau. Avancez au feu, si vous désirez vous chauffer. Mais fermez la porte, car il gèle terriblement.
Et, en parlant ainsi, il n'eût su dire si c'était l'air du dehors ou la présence de ce singulier visiteur qui lui avait donné subitement si froid. Ce qui est sûr, c'est qu'il se sentait transi.
L'autre repartit avec calme:
—Je ne me chauffe jamais.
—Qu'y a-t-il donc pour votre service? fit Miliau, agacé. Expliquez-vous promptement, car je n'ai pas de temps à perdre.
—Alors, c'est comme moi.
Ce disant, l'homme tendit à Miliau Arzur une grande faux de tous points identique à celles dont on se sert dans le pays breton pour la coupe des foins.
—Voici, poursuivit-il avec un flegme grave; il s'agirait de me rajuster cette faux; comme vous pouvez juger, la lame branle un peu dans le manche.
Le forgeron regarda un peu son interlocuteur, se demandant s'il n'avait pas affaire à un fou.
—Bah! se dit-il, le moyen le plus rapide de me débarrasser du personnage, c'est de réparer en un tour de main son instrument. Un rivet et trois coups de marteau suffiront.
Il prit la faux et la coucha sur l'enclume. Tout en besognant, il questionnait l'homme.
—C'est drôle tout de même! Quelle idée avez-vous de vous promener avec cet outil, un vingt-quatre décembre, quand il y a sur la terre un pied de neige?
—Chacun son métier, maître Miliau.
—Oui, mais encore… vous ne me direz pas que le métier de faucheur soit un métier d'hiver?
—C'est pourtant la période de l'année où j'ai le plus à faire.
—Je ne voudrais pas vous désobliger, mais un autre que moi vous prendrait pour un farceur… Vous fauchez peut-être les ajoncs des landes ou les roseaux des marais?… Ça ne doit pas être lucratif!
Miliau riait maintenant, très amusé.
L'autre gardait son attitude immobile, son air mystérieux et figé. Il répondit:
—Il y a faucheur et faucheur, il faut croire. Moi, je fauche en tout temps.
—Et dans quel pays, s'il vous plaît?
—Dans tous les pays où l'on me donne de l'ouvrage.
—Ne comptez pas en trouver ici, mon brave. Si vous avez envie qu'on vous occupe, vous ferez bien de repasser dans six mois.
—Je suis cependant demandé chez Gonéry Lezveur.
Le forgeron eut un haut-le-corps.
—Chez Gonéry Lezveur, du Poulru? Vous plaisantez?
—Je ne plaisante jamais.
—Vous êtes prié d'aller faucher au Poulru, chez Gonéry Lezveur? insista Miliau qui n'en revenait pas et que l'assurance impassible de l'inconnu décontenançait.
—Parfaitement.
—Et Gonéry vous attend?
—Il faut que je sois à sa porte avant le chant du coq.
—C'est donc que ce pauvre Gonéry a complètement perdu la tête. Au reste, voilà déjà quelques jours, paraît-il, qu'il n'est pas bien.
—Il est possible, fit l'homme du même ton tranquille.
Miliau avait fini d'emmancher solidement la faux. Quand il voulut la remettre à son propriétaire, il eut peine à la soulever, tant elle était devenue lourde.
—Hein? quoi? balbutia-t-il… Qu'est-ce que cela signifie?
L'inconnu, lui, la souleva aussi légèrement qu'il eût fait d'une plume, et posa sa main sur l'épaule du forgeron:
—Service pour service, Miliau Arzur… Il est écrit: Malheur à celui qui reste sourd à la voix de l'Ange et qui ne se met pas en route pour la Crèche sainte, avec les Mages et les bergers!… Tu as enfreint le précepte: tu dois expier. Mais, parce que tu t'es montré charitable à mon égard, je veux en user de même envers toi. Je ne repasserai par ici qu'après avoir terminé ma tournée du Poulru. Ainsi tu auras le temps de te confesser et de te repentir. A bientôt.
Le sinistre personnage était déjà dehors quand le pauvre Miliau comprit enfin qu'il venait de travailler pour l'Ankou. A la place où s'était posée la main du faucheur d'hommes, son épaule était glacée, et le froid terrible, le froid mortel commençait à se répandre de proche en proche.
L'apprenti qui rentrait de la messe ne put retenir un cri de stupeur devant la face livide de son maître.
—Retourne à l'église, lui dit Miliau, et prie le recteur de venir… Cela presse.
Un quart d'heure plus tard, les gens du bourg, en train de réveillonner dans les petites maisons closes, entendirent tinter dans la rue la clochette de l'Extrême-Onction.
Et tous se demandèrent troublés dans leur gai repas de Noël:
—Quel est donc le chrétien qui meurt au moment où Jésus vient de naître?
Certes, ils étaient loin de penser que ce fût le forgeron de Saint-Efflam.
Miliau raconta son histoire au prêtre, fit son acte de contrition, reçut les derniers sacrements et ferma les yeux. Des voisines accoururent pour le veiller. Vers le jour, comme une aube triste commençait à blêmir au dehors, sur le vaste pays neigeux, il entr'ouvrit les paupières, fit signe à Brun l'apprenti et lui murmura dans l'oreille:
—Tu diras à Jouan Le Bourdonnec que, sur les douze fers, je n'ai pu en parachever que dix. Il voudra bien m'excuser, quand il saura qu'il n'y a point de ma faute.
Dans les fermes d'alentour, des coqs chantèrent.
A partir de ce moment il ne bougea plus. Une des femmes, ayant imaginé de lui passer un chapelet dans les doigts, s'aperçut qu'ils étaient rigides. On n'avait cependant pas vu son âme s'en aller.
La fête de Noël à Plouzélambre fut annoncée, ce matin-là, par un double glas, et le fossoyeur eut à creuser deux tombes, l'une pour Miliau Arzur, l'autre pour Gonéry Lezveur.
—J'ai tenu à payer la croix de fer qui abrite le vieux forgeron dans la paix du repos final, me dit en terminant Jouan Le Bourdonnec. J'aurais dû t'y conduire. J'y récite un De profundis tous les dimanches.
Il reprit après un silence:
—C'est égal, vois-tu, je ne songe pas à tout cela sans remords.
—Et le saint qui ornait la vénérable forge? m'informai-je.
—Ah! oui, j'oubliais… Je l'ai recueilli. Il est précisément dans cette chambre de la tourelle où tu vas coucher.
Vous l'avouerai-je, mon amie? Je trouvai au bon saint une physionomie toute changée et comme dolente encore de la disparition de Miliau.
La bûche fusait doucement, comme ayant à épancher de petites confidences vieillotes.
Lui contait de sa voix lente, les pieds au feu, les mains fourrées dans sa ceinture bleue de Léonard…
Il avait, avec les autres du régiment, fait la campagne de Tunisie, au pas de course, histoire de la conquérir, puisque, paraît-il, c'était urgent. De ces autres,—parmi lesquels une douzaine de Bretons comme lui,—il en était resté plus d'un couché sur le dos dans les grandes montagnes chauves, le ventre troué par des balles de Kroumirs;—et il ajoutait d'un ton de plaisanterie funèbre, avec ce rire grave qu'ils ont au pays de San-Thégonnek:
—Voici beau temps que leurs os ont blanchi, car les vautours, là-bas, ont vite fait de nettoyer une carcasse.
Une voix dit dans l'assistance:
—Dieu pardonne aux défunts!
Lui, du moins, en était revenu, la peau noircie comme le cuir d'un vieux harnais, mais sans couture… Toutefois, avant de revoir la cheminée de sa maison d'ardoises, dans les courtils du Léonnais, il avait dû finir son temps là-bas, de l'autre côté du monde, «en Alger d'Afrique».
—Vous ne sauriez croire, reprit-il, après avoir trempé ses lèvres dans l'écuellée de cidre chaud,—vous ne sauriez croire avec quel sentiment d'aise je grimpai les ruelles tortueuses de la Kasbah où nous avions notre caserne. C'était précisément à l'époque de Noël…
—Ah! oui, prononça le frère aîné qui venait de recevoir les ordres et qui célébrait le lendemain sa première messe, tu m'as parlé de cette Noël-là… Tu sais, entre nous, tu devrais peut-être t'en confesser. Ça n'est pas une chose très orthodoxe.
—Oh! ma confession est très simple, répondit-il, et, puisque tu m'y provoques, je la vais faire publiquement.
Les gens de la veillée s'écrièrent d'une seule voix:
—C'est cela, Yvik! Nous t'absoudrons, nous autres!
Les filles de la maison versèrent dans les écuelles d'argile peinte une nouvelle ration de cidre fumant. Le soudard commença son récit.
Donc, ce vingt-quatre décembre de l'année que vous savez, il montait la garde dans la ville haute, heureux de se retrouver là, vivant et intact, alors que tant de ses camarades… Suffit!
Alger, c'est encore la terre africaine, mais elle sent déjà bon l'odeur de France.
Il allait et venait, la crosse à l'épaule.
A ses pieds, la ville blanche s'écroulait, ainsi qu'une énorme cascade d'écume fouettée par le vent jusqu'au bleu sombre de la mer. Car il ventait à force. C'est là-bas, pour l'hiver, une manière de s'imposer. A chaque saute de la rafale, des houles d'eau s'abattaient, et, dans le ciel, des nuages couraient d'une fuite éperdue.
Il s'était pris à les situer ailleurs, ces nuages, et dans sa pensée s'ébauchait le contour idéal d'une autre terre où leur ombre défilait processionnellement…
De quelle subtile essence est donc faite la Patrie, qu'elle se déplace, qu'elle émigre ainsi avec nous au gré de nos fantaisies voyageuses ou de nos exils forcés? Si loin que le destin nous entraîne, il semble que toujours un peu d'elle nous accompagne, qui s'épanouit là où nous plantons notre tente et continue d'exhaler autour de nous son immatériel arome… Un déjà vu dans le visage d'un étranger qui passe, un bout de chanson dans un souffle de brise, la silhouette d'un arbre, l'émanation fugitive d'un parfum, moins encore, un détail, une insignifiance, un rien, et voilà que retentit en nous un rappel mystérieux, voilà qu'au plus intime de nous-même une combinaison subite s'opère à notre insu, qui élimine tout ce qui contraste, groupe tout ce qui cadre avec l'image aimée du pays lointain. L'âme bretonne se prête plus aisément que toute autre à ce travail mystérieux…
A mesure que tourbillonnaient les coups de vent chargés de grosse pluie, à mesure que s'allongeaient les envergures grises des nuages dans l'air, c'étaient comme des pans de la Bretagne qui se reconstruisaient lentement autour du conscrit léonard, en vedette devant la Kasbah.
Un bruit de cloches, qui, dans une accalmie, montait de la ville basse, du quartier français, tinta dans tout son être, profondément. Il se rappela que c'était Noël, la veillée sainte pour la naissance d'un Dieu.
Et des choses d'enfance lui revinrent en mémoire, si douces qu'elles lui donnaient envie de pleurer. Oh! le manoir paternel, la flambée d'ajoncs dans l'âtre, et le flip, ce punch d'Arvor, qui bout joyeusement, et les châtaignes dorées dont la pelure craque! C'était maintenant comme une vision présente. L'horloge de la cuisine sonne onze heures du haut de sa gaine de bois: un remue-ménage secoue la ferme; tout son monde est vite dehors, si ce n'est les bêtes qui, ce soir-là, dit-on, causent entre elles, en langage humain, du nouveau-né de l'étable galiléenne. Il fait nuit noire, malgré les étoiles; on cherche sa route, à travers les chemins crottés; car elle est morte, la tradition des Noëls blancs de neige, et les saisons ont changé d'habitudes, comme les hommes. Au cimetière, on s'oriente parmi les tombes d'ancêtres: les portes de l'église, grand'ouvertes, forment des baies lumineuses par où s'échappe la mélodie voilée du chant des femmes. Et, dans le chœur des voix, domine la voix aimée, celle que le Léonard de la Kasbah reconnaîtrait entre toutes, la vôtre, ô Glaudinaïk du Mezou-brân, qui ne songez guère à l'Afrique sans doute en psalmodiant les versets latins…
Son rêve prenait une intensité de vie actuelle: il s'y plongeait avec une infiniment délicieuse tristesse, quand on le vint relever de sa garde.
Il avait une heure devant lui, jusqu'à l'appel du soir. Combien volontiers il eût couru à la cathédrale, si elle n'avait été si loin! Il dut se contenter de promener sa flânerie méditative, à travers les petites rues grouillantes d'Arabes. Le crépuscule était brusquement tombé; le ciel semblait une immense lave refroidie, piquée de scintillements; la caravane des nuages avait disparu.
Soudain, comme il longeait une façade haute et morne, vint à son oreille un bruit léger, traînant, une sorte de murmure monotone qui pouvait être une prière et aussi une lamentation. Un porche étroit bâillait dans l'ombre; il entra.
Une enceinte vaste, douteusement éclairée; d'épais tapis jonchaient le sol et amortissaient les pas.
Autour des piliers, vers le fond, des étendards verts pendaient à des hampes, comme les oriflammes dont on décore en Bretagne les murs des chapelles, le jour du pardon.
De vagues formes accroupies, drapées d'étoffes blanches, grises, bleues, gisaient dans une immobilité silencieuse.
De temps à autre, cependant, un nom s'échappait de leurs lèvres. Cela courait comme un frisson de vent sur une mer calme. On ne percevait qu'un mot, toujours le même:
—Allah!… Allah!…
Alors seulement le soudard de San-Thégonnek comprit qu'il était dans un sanctuaire arabe, dans une mosquée, et que ces gens prosternés adoraient…
Son frère prêtre l'interrompit à cet endroit de son récit:
—Tu aurais dû t'en aller, Yvik; tu aurais dû t'en aller à ce moment.
—Eh bien! non, continua-t-il, je restai. J'ajouterai même, pour être franc, que je ne songeai point à m'esquiver.
Tout au contraire. Une envie irrésistible le prit, lui, chrétien, de joindre sa prière à celle de ces mécréants. Il s'agenouilla derrière leurs files pressées et, dans la maison de Mohammed, il se mit, au milieu de toutes ces oraisons musulmanes, à réciter son oraison catholique, en breton.
La voix du mufti, tout au haut de la nef, égrenait la lente mélopée du Coran.
Naïvement, sans penser à mal il se laissa aller, les yeux mi-clos, à écouter susurrer cette voix grêle, un peu chevrotante, avec de très douces modulations. Et elle lui rappelait, quoi qu'il fît pour repousser cette comparaison sacrilège, oui, elle lui rappelait le vieux curé de sa paroisse, et la messe basse dans l'église bretonne, et les répons étouffés de l'enfant de chœur sur les marches du maître-autel.
N'était-ce donc pas vraiment à quelque nocturne de Noël qu'il assistait? N'allait-il point découvrir quelque part, dans un des recoins de la mosquée, cette crèche naïve à laquelle travaillaient naguère ses sœurs, aux approches de la grande fête? Il s'imaginait presque la voir là-bas, près de la chaire du mufti, avec son toit de branchages verts où des flocons de ouate simulaient la neige, avec son Jésus de cire sur un lit de paille fraîche, et son saint Joseph à figure grave, et sa mignonne Vierge, et les mufles recueillis des bœufs.
Rien ne gênait l'illusion; même elles semblaient la fortifier encore, toutes ces formes prostrées devant lui, dont il n'apercevait que les dos; les blanches vous avaient des airs de religieuses encapuchonnées, et, quant à celles de couleur sombre, on les pouvait prendre aisément pour des vieilles du pays de San-Thégonnek, enveloppées des longues mantes à cagoule qui servent dans les deuils et par les grands froids.
Qui sait si elle n'était pas là, au milieu de ce monde exotique, sa Glaudinaïk du Mezou-brân? Il aurait juré qu'elle allait se lever tout à l'heure, la messe finie, et sortir avec lui, fine et svelte, légèrement rougissante sous sa coiffe de dentelle, la coiffe des filles de Quimerc'h aux ailes éployées. On suivrait ensemble les chemins boueux, enjambant les flaques, avec de bons rires où sonnerait l'amour; ensemble aussi l'on s'attablerait dans la cuisine de la ferme, pour le réveillon commun, et ce serait une veillée exquise en l'honneur du dieu Jésus qui vint au monde salué par des pâtres…
Mais Glaudinaïk ne se leva pas; ce furent les Arabes qui franchirent le seuil derrière lui, en le regardant de leurs yeux vifs, pétillants de haine. Dehors, c'était le même ciel immense de lave refroidie, où passaient, non plus les rafales mouillées de tantôt, mais des souffles aigres de bise qui vous coupaient la face.
Et il sentit qu'elle était loin, la tiédeur qui passe sur l'aile des vents de Bretagne, même au cœur de l'hiver.
Il remonta vers la caserne, vers la gouailleuse chambrée, la tête vide et sonnant creux, l'âme tout endolorie…
—Voilà! dit-il en terminant… Pour parler comme mon frère l'abbé, ce n'est peut-être pas très orthodoxe… mais, de cette messe de minuit, je me souviendrai à tout jamais.
Puis, se tournant vers sa jeune femme assise sur le banc du lit, à gauche de l'âtre, auprès des servantes:
—En aucune circonstance, Glaudinaïk, pas même au pays des Kroumirs, devant la mort, je n'ai pensé à toi avec plus de ferveur.
Il se tut. On n'entendit plus, dans le grand silence, que le tic-tac de l'horloge et la chanson de la bûche qui agonisait.
C'était le soir de la Toussaint, à la veillée, dans une vieille maison des environs de Plogoff, bâtie sur l'emplacement et avec les pierres de l'ancien manoir de Kergaradec.
On connaît ce paysage funèbre de l'extrémité du Cap. A gauche, le morne chemin qui mène vers Lezcoff, la pointe du Raz et le gouffre de l'Enfer; à droite, la vallée profonde, où dort, dit-on, sous les eaux grises de l'étang de Laoual, tout un quartier de la Ker-Is des légendes, et qui s'ouvre, vers l'ouest, entre les promontoires sinistres du Raz et du Van, sur la mystérieuse baie des Trépassés.
Dans la cuisine, étroite et sombre comme une crypte, une douzaine de personnes formaient cercle devant l'âtre, encadré, suivant l'usage de la région, par une boiserie peinte supportant, sur une tablette, une vierge en faïence entre deux bouquets de fleurs artificielles.
Un feu de mottes brûlait dans le foyer et remplissait le réduit d'une âcre odeur de tourbe.
Les cloches de Plogoff entrèrent en branle, se mirent à tinter le glas de nuit pour la fête du lendemain. Gaïd Dagorn, la maîtresse de la maison, donna le signal de la prière et commença la série des De profundis pour tous les parents défunts. Les oraisons se succédèrent tant que dura le glas; puis, quand les voix des cloches se furent tues dans le lointain, il se fit parmi les assistants un long silence.
Le grand bruit de la mer semblait par instants tout proche, comme si les lames fussent venues battre contre les murs du logis. Gaïd, après s'être signée une dernière fois, interpella une espèce de colosse aux poings velus, assis en face d'elle, de l'autre côté de la cheminée.
—Çà, taupier, dit-elle, puisque vous êtes des nôtres, ce soir, contez-nous une histoire de votre pays de Commana, là-bas, à l'intérieur des terres.
L'homme fit entendre un grognement, un hon inarticulé.
Puis, comme la ménagère insistait:
—Tout de même, prononça-t-il… Seulement, ce n'est pas une histoire, c'est une chose arrivée.
Et il commença d'une voix posée, un peu sourde.
«A Rozvélenn, en Sizun de la montagne, vivait, il y a quelque vingt-cinq ans, un fermier du nom de Jean Bleiz, qu'on appelait encore Bleiz du Ménez, pour le distinguer d'un de ses cousins qui habitait le bourg.
«Je l'ai connu. C'était un homme laborieux et sage. Ses terres étaient les mieux tenues qui se pussent voir à dix lieues à la ronde. On disait de lui que le beau blé venait aussi aisément dans ses champs que la fougère dans les champs des autres. Le vrai, c'est qu'on eût fait bien de la route avant de trouver un travailleur aussi capable, aussi entendu.
«Mais son fils Noël, élevé à son école, lui était, il faut le dire, d'une aide singulièrement précieuse. Quel beau gars, solidement découplé! et si attaché à sa besogne! L'esprit sérieux, avec cela, trop sérieux même. Son père le morigénait souvent à ce propos.
«—Tu ne prends pas assez de bon temps. Tu réfléchis trop. Va donc aux pardons, avec les camarades, et danse, et amuse-toi.
«Lui souriait, se contentait de répondre doucement:
«—Que voulez-vous? Je suis comme je suis. Mon plaisir n'est pas où est celui des autres; voilà tout. D'ailleurs, je ne suis pas seul de mon espèce. Est-ce que Evenn, sous ce rapport, n'est pas tout mon portrait?
«Le vieux Jean Bleiz, alors, de conclure:
«—Ce qui me déplaît chez toi ne me plaît pas davantage chez ton Evenn.
«Mais, me demanderez-vous, qu'était-ce que cet Evenn?
«Voici.
«C'était un jeune homme du même âge que Noël Bleiz, et son inséparable. Son père avait tenu, jadis, la ferme de Keranroué dont les terres touchent celles de Rozvélenn. Mais le pauvre René Mordellès,—c'était son nom,—quoiqu'il fût, lui aussi, un maître laboureur, avait toujours été desservi par la malechance. Au lieu que les cultures de Jean Bleiz, son voisin, prospéraient de plus en plus, d'année en année, les siennes, quelque peine qu'il se donnât, tournaient toujours contre son attente. Il y a comme cela des domaines et des gens sur qui pèse une fatalité. René Mordellès épuisa, on peut dire, toutes les infortunes. Ses bêtes crevaient, sans qu'on sût de quelle maladie; l'eau noyait ses foins; sa moisson se desséchait sur pied. Un hiver, la foudre tomba sur sa grange. Il lutta longtemps, finalement fut vaincu. La tristesse et le désespoir s'emparèrent de lui et le conduisirent à la tombe. Sa veuve ne tarda pas à le suivre dans la mort.
«Restait un enfant, Evenn, ou, comme on l'appelait alors, à cause de son jeune âge, Evennik.
«Il venait d'avoir dix ans et se préparait à sa première communion. Sur les bancs du catéchisme, il s'était lié d'amitié avec Noël Bleiz; ensemble ils allaient au bourg, ensemble ils en revenaient. Le soir de l'enterrement de René Mordellès, Noël dit à Evenn:
«—Tu n'as plus de chez toi. Veux-tu demeurer avec nous, à Rozvélenn? Tu y serais comme dans ta propre maison. Mon père te donnerait les gages d'un gardeur de vaches. Tu deviendrais comme mon frère et nous ne nous quitterions plus.
«Le lendemain Evenn Mordellès était installé chez les Bleiz. Et, à partir de ce moment, en effet, Noël et lui ne firent plus un pas l'un sans l'autre.
«Leur amitié ne fit que grandir avec l'âge, à mesure qu'ils grandissaient eux-mêmes.
«Le temps vint pour eux de tirer au sort. Il se trouva que Noël eut un mauvais numéro, tandis qu'Evenn en ramenait un bon. Jean Bleiz, qui se sentait vieillir, fut désolé, à la pensée que son fils lui serait enlevé pour sept ans, sans compter que c'était l'époque où l'on se battait par là-bas, je ne sais où, du côté de la Russie. Et la ménagère, la bonne Glauda, était encore plus navrée que son mari. Dès que les hommes étaient partis pour les champs, elle s'asseyait sur le banc-tossel, auprès de la cheminée, pour pleurer à chaudes larmes, se lamenter, en maudissant la conscription et la guerre. Le soir, tout le monde couché dans la ferme, Jean Bleiz et elle s'attardaient de part et d'autre du foyer, devant la cendre déjà éteinte, à échanger leurs idées noires, leurs craintes, leurs mauvais pressentiments.
«—C'est si long, sept ans! disait Jean Bleiz. Serai-je encore là, quand il reviendra?
«—Ce à quoi je songe, moi, c'est qu'il peut ne pas revenir, faisait Glauda.
«Et ils restaient songeurs, tristes, sans foi dans l'avenir, murmurant chacun à part soi:
«—Si du moins le sort était tombé sur Evenn.
«Quant à acheter un remplaçant, cela n'était pas dans leurs moyens. Le «marchand d'hommes» demandait trop cher.
«Cependant les jours s'écoulaient, rapprochant le terme fatal.
«Evenn n'avait pas été sans voir que Jean Bleiz avait beaucoup perdu de sa vaillance à la tâche et que Glauda, à table, sitôt qu'elle fixait les yeux sur son fils, se détournait pour essuyer furtivement une larme.
«—Allons, se dit-il un matin, au saut du lit, il faut qu'aujourd'hui je me décide à parler.
«Le hasard favorisa son dessein. Quand il vint prendre les ordres du maître pour la journée, Jean Bleiz s'exprima de la sorte:
«—J'ai résolu de commencer à défricher la Grand'Lande. Tu guideras les chevaux et Noël conduira la charrue. Buvez tous deux un bon coup de cidre, car les souches sont vieilles et le travail sera dur.
«Voilà nos gaillards partis. Quand ils furent seuls, avec l'attelage, là-haut sur le versant du Ménez, dans la Grand'Lande, Evenn dit à son ami Noël:
«—Laissons souffler un peu les bêtes avant d'entamer la première tranchée, et asseyons-nous sur cette roche plate qui est, si l'on en croit les vieilles femmes, le tombeau d'un saint inconnu. Regarde comme on voit bien de cette place tout le pays!
«—Comme tu prononces ces paroles d'un ton étrange! prononça Noël. Ta voix tremble.
«—Peut-être, car mon cœur bat avec violence.
«—Pourquoi?
«—Parce que j'ai une demande à te faire et que j'ai peur que tu me refuses.
«—T'ai-je jamais rien refusé, à toi qui m'es plus qu'un ami, plus qu'un frère?
«—Eh bien! promets-moi que tu m'accorderas encore cette grâce-ci.
«—Tout ce que tu voudras, pourvu que ce soit en mon pouvoir.
«—Jure-le.
«Noël cracha, selon l'usage, dans le creux de sa main droite, et leva la paume ouverte vers le ciel.
«—Je le jure, fit-il.
«—Tu me donnes donc la plus grande joie que j'aie jamais rêvée en ce monde, reprit Evenn. Je vais enfin pouvoir m'acquitter de ma dette envers toi et envers tes parents. Tu te rappelles, Noël, ce soir d'octobre où l'on porta ma mère en terre, pour la réunir à son mari, à mon pauvre, à mon malheureux père, Dieu lui fasse paix! Je sanglotais au pied de la tombe, suppliant Dieu de me faire mourir, moi aussi, maintenant que je n'avais plus personne, plus rien, pas même un toit, puisque la vente avait eu lieu l'avant-veille à Rozvélenn et que le nouveau fermier attendait, avec ses meubles, dans la cour, tandis que le cercueil de la défunte franchissait le portail. Soudain, j'entendis une voix qui me disait: «Viens, Evennik! ton lit est fait chez nous.» Grâce à toi, Noël, grâce à Jean Bleiz et à Glauda, je n'ai pas connu l'amertume du pain mendié. J'ai eu la nourriture du corps et cette autre nourriture, la plus nécessaire de toutes, celle de l'âme. J'ai été aimé, moi l'orphelin, moi l'enfant de misère et d'abandon. Pas un matin je ne me suis réveillé sans te bénir, toi et les tiens. Mais comment vous prouver à tous que vous n'aviez point obligé un ingrat? En m'appliquant au travail de mon mieux? Beau mérite! Ton père n'a jamais voulu admettre que je travaille sans être payé… A la fin tout de même, l'occasion que je guettais est venue. Avoue, Noël, que je serais le plus méprisable des hommes si je la laissais échapper… J'ai tiré un bon numéro, toi un mauvais; mais tu ne partiras point: c'est moi qui partirai à ta place.
«Le fils de Jean Bleiz, assis sur la roche, à côté de son ami, avait écouté Evenn Mordellès sans l'interrompre. Mais, aux derniers mots, il bondit.
«—Cela, jamais! s'écria-t-il.
«—J'ai ta parole sacrée, riposta l'autre.
«—Il n'y a pas de parole qui tienne!… Quand le sort a prononcé, ce qui doit être doit être. Le sort, c'est la voix de Dieu. Dieu ne m'en voudra point de parjurer un serment fait à l'encontre de ses desseins.
«—Tu t'emportes bien légèrement, Noël, dit Evenn, la main sur l'épaule du jeune homme… et bien inutilement aussi, ajouta-t-il, en tirant de la poche intérieure de sa veste un papier plié avec soin. Tu vois ça! C'est la feuille de route d'Yves Mordellès, fils de défunts René et Marie Mingam, accepté, sur avis du commandant de recrutement, comme soldat du train des équipages, en remplacement du nommé Noël Bleiz, auquel il est reconnu apte à se substituer… Et maintenant, frère, à la charrue! Les chevaux commencent à se demander ce que nous faisons là…
«La Grand'Lande, je vous prie de le croire, fut éventrée de la belle façon. Noël était si impressionné, si nerveux, si dépité même, qu'il faisait voler le coutre comme une hache à travers les souches d'ajoncs presque séculaires.
«A dix heures, quand le corn-boud de la ferme appela les laboureurs au repas, la sueur ruisselait du front du jeune homme, pressée comme les gouttes d'une pluie d'orage. Mais son âme aussi s'était amollie. Et, lorsqu'Evenn, le prenant par le bras, lui demanda: «Dis, est-ce que tu m'en veux encore?» il ne put que le serrer sur sa poitrine et fondre en larmes.
Ici, le taupier s'interrompit:
—Je n'ai pas l'habitude, fit-il, de parler si longtemps d'une seule haleine. Dans mon métier, on est plutôt silencieux.
Gaïd Dagorn, qui savait son monde, comprit que c'était une écuellée de cidre qu'il attendait. Il la but d'un trait; puis, s'étant essuyé les lèvres du revers de sa manche, il reprit le fil de son récit:
«Ce soir-là, donc, quand les servantes eurent fini d'aller et de venir par la cuisine, Jean Bleiz et Glauda, sa moitié de ménage, s'assirent, selon leur coutume, dans leurs fauteuils de bois, aux deux coins du foyer.
«Et ils recommencèrent leurs jérémiades, sur le sujet que vous savez, incapables désormais de penser à autre chose.
«Soudain, la porte de la cuisine s'ouvrit, et Evenn Mordellès entra, disant:
«—Pardonnez-moi si je vous dérange dans vos méditations du soir, mais j'ai à vous entretenir.
«Les deux vieux s'entre-regardèrent, eurent l'air de se demander l'un à l'autre:
«Que nous veut-il?
«Quelque chose d'important, à coup sûr, à en juger par sa mine grave et l'émotion qui perçait dans sa voix. Jean Bleiz dit:
«—Tu sais bien, Evenn, qu'il y a toujours place pour toi à notre feu. Entre toi et notre Noël, nous ne faisons aucune différence.
«Le jeune homme s'était assis.
«Glauda dit à son tour, obéissant à son éternelle préoccupation:
«—Si quelque chose peut nous consoler du départ de Noël, c'est que tu nous restes. Car tu ne songes point à nous quitter, toi aussi, je suppose? Ce n'est pas ton mariage, au moins, que tu viens nous annoncer.
«Evenn ne put s'empêcher de sourire.
«—Si, fit-il: mais mon mariage avec le régiment.
«—Tu t'engages, pour suivre Noël? s'écrièrent les maîtres d'une seule voix…
«Glauda se couvrit la figure de ses mains. Jean Bleiz ajouta tristement, non sans amertume:
«—Fais ce qu'il te plaît, gars. Nous deviendrons, nous autres, ce que nous pourrons.
«—Ne pleurez point, Glauda, dit Evenn; et vous, Jean Bleiz, connaissez-moi mieux. Si je pars, c'est pour que votre Noël ne parte pas. Je venais vous avertir que je suis accepté par le gouvernement pour être son remplaçant… J'aurais souhaité vous apporter cette nouvelle plus tôt. Mais, pour une chose si simple, il faut des tas de démarches et de paperasseries. Je n'ai eu la lettre qu'hier. Sans ça, croyez bien que vous n'auriez pas été si longtemps à vous manger de chagrin en tâchant de faire bon visage.
«Pour le coup, Glauda s'était mise à sangloter. Quant à Jean Bleiz, il avait laissé tomber sa pipe dans la cendre et demeurait ahuri, comme un homme qui rêve.
«—Evenn Mordellès, prononça-t-il enfin, tu es un brave cœur. La bénédiction de Dieu est entrée avec toi dans notre maison… Mais, l'as-tu dit à Noël? demanda-t-il, subitement inquiet.
«—Noël le sait de ce matin.
«—C'est donc pourquoi il était tantôt si taciturne? intervint Glauda. Il m'a donné le bonsoir d'un air tout drôle.
«—Et il consent? interrogea de nouveau Jean Bleiz.
«Evenn répondit:
«—Je l'ai prié de venir avec moi vous en assurer lui-même; il n'a pas voulu. C'est qu'il a le cœur encore trop gros, voyez-vous. Mais ça lui passera.
«—Il t'aime tant? repartit Jean Bleiz. Ça doit, en effet, lui être bien dur de songer que tu te sacrifies pour lui. Non, fils, je ne te cacherai pas que tu nous enlèves un poids terrible… Nous ne vivions plus… Tu nous rends la joie et le courage. Viens que nous t'embrassions. Tu es le digne rejeton d'une race d'honnêtes gens, Evenn…
«Le vieux était si troublé qu'il bredouillait. Il poursuivit, se tournant vers sa femme et l'appelant par le nom qu'il lui donnait au temps de leurs fiançailles.
«—Va, Glaudaïk, à mon armoire, et prends la bouteille qui est dans le fond, sous mes habits des dimanches…
«Evenn l'interrompit.
«—Excusez-moi, Jean Bleiz. Nous avons Noël et moi, à étriller les chevaux qui ont sué ferme dans la Grand'Lande. Il m'attend. Je me sauve!…
«Et il s'enfonça, très vite, dans la nuit du dehors, en tirant derrière lui la porte.»
«… Mes amis, continua le taupier, après un court silence, et non sans avoir jeté un coup d'œil sournois du côté de l'écuelle vide, l'allégresse des hommes est comme un feu de paille: elle jette une grande flamme, mais s'éteint aussitôt.
«Maintenant qu'Evenn Mordellès partait pour la guerre à la place de leur fils, les maîtres de Rozvélenn croyaient avoir conjuré le mauvais sort. Jamais Glauda ne s'était montrée si gaie. Elle se surprenait parfois à chanter des refrains de jeunesse, comme une petite couturière de quinze ans qui rentre de sa journée. La lumière du soleil lui paraissait plus joyeuse et comme rajeunie dans la fenêtre de sa cuisine. Elle ne craignait plus rien, pas même la vieillesse, pas même la mort, puisque son fils serait là pour lui fermer les yeux.
«Hélas! le proverbe dit vrai: Marin qui siffle attire la tempête, gens qui chantent attirent le malheur.
«Mais n'allons pas plus vite que les événements.
«Evenn Mordellès et Noël Bleiz avaient toujours été, je vous l'ai dit, une paire d'amis incomparable, n'ayant qu'une âme, qu'un sentiment, qu'une pensée. Mais, à partir du jour où ils faillirent se brouiller, par excès d'amitié, dans la Grand'Lande, leur affection devint encore plus étroite, si possible, plus exclusive, en tout cas, et presque mystérieuse. Ils ne parlaient plus qu'entre eux, passaient les dimanches, après la messe, à errer ensemble dans les champs, par les prairies solitaires, le long des vieux chemins abandonnés. Et le soir, dans l'écurie où ils couchaient tous les deux, auprès de leurs bêtes, ils avaient de longs colloques, des entretiens graves et passionnés dont rien ne transpirait au dehors.
«Cependant la feuille de route du conscrit Mordellès fut apportée un jour par le secrétaire de la mairie. Il devait se rendre dans la huitaine à Landerneau. La veille du départ, Glauda prépara de ses propres mains un souper succulent et Jean Bleiz mit en perce la meilleure de ses barriques de cidre. A table, Evenn feignit une grande gaieté, mais Noël eut toutes les peines du monde à desserrer les lèvres. Ils se retirèrent l'un et l'autre de bonne heure, prétextant qu'il faudrait se lever le lendemain à la première aube, de façon à être à Landerneau avec le soleil.
«En réalité, ils ne se couchèrent point de toute cette nuit-là, restèrent assis dans le foin à se faire toutes sortes de recommandations, à se remémorer le passé, à s'entendre pour l'avenir.
«Cet avenir, Noël en avait peur.
«A diverses reprises il avait eu des songes étranges, des intersignes menaçants. Il ne put—a-t-il raconté plus tard—prendre sur lui de dissimuler ses inquiétudes à son ami. La douleur de la séparation le rendait comme fou. En vain le bon Evenn s'efforçait de le calmer. A tous ses raisonnements, il répondait avec une persistance farouche:
«—Je n'aurais jamais dû accepter… jamais!… jamais!… Une voix me l'a dit dès le premier jour et, depuis, n'a cessé de me le répéter: ce n'est pas sept ans de ton âge, c'est ta vie même que tu me donnes en présent.
«Et il suppliait:
«—Je t'en conjure, rends-moi ma parole, délivre-moi de mon serment! Il en est temps encore. Reste, et laisse-moi partir, comme l'a voulu le destin!… Vois-tu, si tu ne revenais pas, si tu étais tué là-bas, dans les contrées lointaines, j'en perdrais la raison, je me tiendrais pour damné, j'aurais ton sang sur moi, comme sur Caïn le sang d'Abel. Les champs que nous avons labourés ensemble, les arbres qui nous ont versé leur ombre, les chemins où nous nous sommes promenés côte à côte, ces chevaux que voilà, Evenn, qui nous regardent et qui m'écoutent, tout me crierait: Malheureux! qu'as-tu fait de ton frère?
«—Noël, Noël, je reviendrai; sois-en sûr, affirmait Evenn, remué jusqu'aux entrailles.
«Noël Bleiz eut une idée singulière, une idée insensée, épouvantable.
«—Tu reviendras, dis-tu?… Eh bien! jure-le, que tu reviendras!
«Ses yeux jetaient des flammes. Evenn répondit doucement:
«—Y songes-tu, ami? Ce serment, si je te le faisais, dépendrait-il de moi de le tenir?
«—J'admets que cela dépende de toi!
«—Oh! alors sois content. Je jure des deux mains.
«—Vivant ou mort, n'est-ce pas?
«Evenn, à cette question, frissonna, comme frôlé d'avance par le coup de faux de l'Ankou. Il prononça néanmoins d'une voix ferme, sur le ton solennel qui convenait à un pareil engagement:
«—Vivant ou mort. Je le jure!
«—C'est bien. Nous sommes quittes, dit Noël. Maintenant que j'ai ton serment, je ne me repens plus du mien.
«Il n'avait pas achevé ces mots que la lanterne qu'ils avaient laissée brûler tout la nuit, suspendue à un des râteliers, s'éteignit brusquement, faute de suif peut-être, peut-être aussi pour une autre raison. La Blanchonne—une vieille jument—se mit à rêver tout haut, en gémissant, oppressée par quelque cauchemar. Et, dans la cour, un coq chanta.
«—C'est le jour, dit Evenn.
«—Le jour des adieux, murmura Noël chez qui succédait au délire un morne apaisement.
«Et il s'approcha de la Blanchonne pour lui passer le licol, car c'était elle, la brave bête, qu'on avait coutume d'atteler au char à bancs, dans les grandes occasions, et qui devait mener le soldat neuf jusqu'à Landerneau. Un rayon de lumière grise commençait à filtrer par l'unique lucarne; tandis qu'Evenn faisait un paquet de ses meilleures hardes et chaussait une paire de bas de laine inusable, tricotés à son intention par Glauda, Noël lissait le poil de la jument, débrouillait sa crinière chenue, teignait d'un peu de noir de fumée ses lourds sabots, inspectait ses fers.
«Moins d'une heure après, les deux amis roulaient à travers la montagne, vers Landerneau…
«Et au moment où l'angélus du bourg sonnait midi, Noël Bleiz rentra seul à la ferme.
«—Tout s'est bien passé? lui demanda son père en lui donnant la main pour dételer la Blanchonne.
«—Très bien, répondit le jeune homme d'un air distrait, les yeux et la pensée ailleurs.
«Il suivait mentalement, à des lieues de là, le fuyant panache de fumée d'un train en marche, emportant l'autre moitié de son âme très loin, vers l'inconnu, vers le poignant mystère, et peut-être pour jamais.»
—Gaïd Dagorn, fit à cet endroit le taupier, le plus difficile me reste à dire.
La vieille Capenn remplit l'écuelle et, de nouveau, le conteur la vida sans désemparer, avec une majestueuse aisance. Puis il continua, les mains croisées, les coudes aux genoux:
«Vous pensez bien que le départ d'Evenn Mordellès, s'il fit un grand trou dans la vie et dans les habitudes de Rozvélenn, ne changea rien au cours des saisons. Le printemps vint avec ses fleurs, l'été avec ses moissons, l'automne avec ses fruits, et l'immense horloge du monde, qui ne s'émeut guère des choses humaines, promena tranquillement, comme par le passé, d'un bout de l'année à l'autre, son balancier invisible et silencieux.
«Noël travaillait avec rage, pour tâcher d'oublier. Mais il gardait un front triste, parlait peu, semblait vivre dans sa propre maison comme un étranger.
«Une fois, il eut une colère terrible. Sa mère ne s'était-elle pas mis dans la tête qu'une bru gentille, aimable et sage, chasserait du logis le mauvais air, lui rendrait sa gaieté d'autrefois et ramènerait le sourire sur les lèvres fermées de Noël. Elle avait jeté son dévolu sur une gracieuse héritière, la fille des Ménou. Et elle s'en ouvrit un jour à son gars. Plût à Dieu qu'avant d'articuler le premier mot elle se fût fourré un bouchon d'étoupe dans la gorge! Noël s'était soudain dressé, très pâle, les yeux pleins de foudre et d'éclairs. Et lui qui avait toujours été le plus doux des enfants, c'est à peine s'il put retenir un blasphème. Une fourche qu'il emmanchait se brisa dans ses mains comme un fétu. Il étouffait; il se précipita dehors, et, toute cette nuit et le jour suivant, il erra dans la campagne d'hiver, sous la rafale, sous les mornes tourbillons de neige. Quand il reparut à la ferme, il dit:
«—Pardonne-moi, mère. J'ai commis un manquement grave envers toi. Mais, je t'en prie, laisse-moi le soin de gouverner ma vie à moi seul.
«Glauda avait le cœur gonflé de larmes. Elle ne leur donna cours que lorsqu'elle fut couchée dans le lit clos, auprès de son mari.
«—Tu verras, soupirait-elle à travers ses sanglots, un malheur rôde autour de nous. Nous pensions l'avoir conjuré, et voici qu'il est à notre porte. J'ai peur…
«Jean Bleiz essaya de raisonner la pauvre ménagère; il ne la rassura point, car il tremblait lui-même, agité de sombres pressentiments.
«On entrait dans les mois venteux. Déjà l'hiver s'éloignait, courbant son vieux dos, vêtu de misérables nuages en haillons. Toutefois, il n'avait pas encore disparu derrière les croupes brumeuses des ménez.
«C'était un samedi. Tout heureux d'avoir reçu le matin une lettre d'Evenn, datée de quinze jours auparavant, «dans la tranchée, sous Sébastopol», Noël était sorti de sa réserve ordinaire, s'était montré presque gai pendant le repas et, finalement, avait fait à haute voix la lecture de la lettre, devant un auditoire composé de ses parents, des domestiques et de quelques voisins venus pour la veillée.
«Evenn annonçait qu'il se portait à merveille, qu'on allait prochainement donner l'assaut, contait en peu de mots de menues histoires du siège et demandait à Noël de lui écrire de longues nouvelles. Il s'informait de tout et de tous, des gens et des bêtes, des labours aussi, voulait savoir si le défrichement de la Grand'Lande avait produit les résultats espérés et si le blé noir qu'on y avait semé avait été d'un bon rendement.
«Noël lut de la première ligne à la dernière, et même la signature. Puis il dit:
«—Je vais lui répondre tout de suite. Bonsoir.
«—Tu lui enverras nos bénédictions, s'écrièrent Jean Bleiz et sa femme.
«—Et nos souhaits de prospérité! firent les voisins, les valets de ferme, les servantes.
«Le jeune homme gagna l'écurie, suspendit son fanal au clou accoutumé, et là, dans la demi-clarté vacillante, il se mit à relire plus posément le grimoire de son ami, de son frère.
«Le vent d'ouest soufflait dans le pignon, par grandes haleines intermittentes, avec de brusques accalmies suivies d'une sorte de déchaînement sauvage… Or, voici qu'en relisant, peut-être pour la vingtième fois, il sembla à Noël que certains passages de la lettre revêtaient un sens nouveau, plus profond, plus mystérieux. Une phrase disait: «Les officiers prétendent que la guerre est sur le point de finir. Peut-être, quand te parviendra ce chiffon de papier, serai-je moi-même au moment de te rejoindre. Dieu fasse qu'il en soit ainsi!» Noël se prit à murmurer, après l'absent:
«—Dieu fasse qu'il en soit ainsi!
«Et à l'instant même, il eut le sentiment que cela allait être.
«L'ouragan s'était tu. Un silence effrayant régnait au dehors, une sorte d'attente angoissée. Noël tendit l'oreille: quelqu'un venait. Un bruissement presque imperceptible de pas remuait les fougères desséchées qui jonchaient la cour: et trois coups discrets, espacés de quelques secondes, furent frappés à la porte de l'écurie.
«Le cœur de Noël Bleiz battit avec force.
«Les chevaux, qui dormaient à demi, s'ébrouèrent, tournèrent tous la tête dans la même direction, vers l'huis de chêne qu'une lourde barre fermait.
«Noël demanda:
«—Qui est là?
«—C'est moi, ton frère Evenn, répondit une voix.
«—Mes avertissements ne m'avaient donc pas trompé! s'écria Noël.
«Et il se précipita pour ouvrir. Dans le cadre de la porte, sur le fond orageux du ciel qu'une lune aux trois quarts noyée éclairait de teintes sinistres, il vit Evenn, mais combien différent de celui d'autrefois! C'est à peine s'il put le reconnaître. Le malheureux était revêtu de son uniforme de soldat, mais des plaques de boue souillaient son pantalon, sa tunique, comme s'il avait dû se traîner longtemps à plat ventre par les routes détrempées. Ses traits défaits trahissaient des fatigues surhumaines et, dans la profondeur sombre des orbites, ses yeux brillaient d'une fièvre étrange.
«—Tu vois, dit-il en esquissant un vague sourire, je tiens ce que je promets. Va mon doux Noël, ce n'a pas été aussi facile que tu pourrais le croire.
«—Ton accoutrement le montre assez! fit Noël en l'attirant sur sa poitrine… Mais, s'exclama-t-il soudain, qu'est-ce là?… Du sang?… Evenn de mon cœur, serais-tu blessé?
«Du flanc gauche du soldat, un peu au dessus du rein pendait un large caillot rouge.
«Noël reprit:
«—Tu dois souffrir horriblement… Il faut faire lever les gens de la maison… Nous allons te soigner ça.
«—Je ne souffre plus, dit Evenn, je ne me souviens même pas d'avoir souffert…, ou, si je souffre, ajouta-t-il, c'est d'autre chose.
«—Eh! parle donc, que je te soulage!
«—Me soulager, tu le peux… Mais le voudras-tu?
«—Ah! çà, tu es Evenn Mordellès, je suis Noël Bleiz, et tu me poses une pareille question!
«—Si tu voyais clair, tu t'étonnerais peut-être moins.
«—Explique-toi, je t'en conjure. Qu'as-tu? Qu'y a-t-il?
«—Je t'avais fait le serment de revenir, Noël, je suis revenu… Vivant ou mort! avais-tu dit. Et j'avais juré: Vivant ou mort! Touche ces mains: elles sont glacées…
«—N'en dis pas plus, Evenn! j'ai compris!
«Et, tombant à genoux devant le fantôme de son frère d'âme, Noël Bleiz fondit en sanglots.
«—Avais-je raison, poursuivit le mort, quand naguère je te suppliais de m'épargner un tel serment?… Si tu n'avais pas eu cette idée funeste et si je n'avais eu la faiblesse d'y céder, je ferais à cette heure ma pénitence, là-bas, parmi mes camarades de la fosse commune, sous les étoiles du ciel d'Orient… Et tu ne serais point ici pleurant à mes pieds sur celui qui fut si content de partir à ta place, oui, de partir à ta place pour jamais!…
«Noël cependant s'était redressé, tout pâle.
«—Tu as dit que je pouvais quelque chose pour ton soulagement. Je suis prêt, prononça-t-il d'une voix ferme.
«—Si j'ai dit cela, n'en tiens aucun compte… Adieu, Noël! Garde mon souvenir. Je t'ai aimé dans la vie, je t'aime dans la mort…
«Le spectre d'Evenn Mordellès se reculait déjà dans l'ombre, mais le fils de Rozvélenn, bondissant hors de l'écurie, lui barra résolument le passage.
«—Tu ne t'en iras pas ainsi, cria-t-il. Je puis, de ton propre aveu, quelque chose pour la délivrance de ton âme. Eh bien! cela, quoi qu'il doive m'en coûter, fût-ce ma damnation éternelle, je veux l'accomplir, entends-tu? Je le veux!
«—De plus impérieux devoirs t'obligent envers ton père et ta mère. Pour l'amour d'eux, au nom du repos de leurs vieux jours, si durement gagné, Noël, n'insiste point!
«—Parle! te dis-je, ou je me brise le crâne contre ces murailles.
«—Tu l'exiges? Tu as tort.
«—J'ai tort, soit! Je l'exige.
«—Attelle donc la Blanchonne au char à bancs, car nous aurons de la route à faire. Ce n'est plus à Landerneau que nous allons cette fois…
«… Dans le lit clos de la cuisine, Jean Bleiz, réveillé de son premier somme, poussa du coude la bonne Glauda.
«—Écoute donc, fit-il. Ne dirait-on pas, dans l'avenue, le bruit de notre char à bancs et le trot saccadé de la Blanchonne?…
«Assis côte à côte sur le siège de devant, l'ami vivant et l'ami mort franchirent des lieues et des lieues de pays. La vieille jument, d'allure d'abord hésitante, semblait avoir retrouvé son agilité d'autrefois, du temps où, jeune pouliche indomptée, elle faisait, de ses quatre sabots, jaillir du sol un quadruple éclair.
«Était-ce une route qu'ils suivaient maintenant, Noël n'aurait su le dire.
«De vastes horizons muets et tristes s'étendaient en des perspectives flottantes, indéterminées. Çà et là apparaissaient des formes inconsistantes, qui étaient peut-être des nuages et peut-être des arbres. Parfois des oiseaux s'envolaient, des oiseaux fantastiques, aux ailes brunes et ouatées, qui glissaient sans bruit, pareils à des chauves-souris d'une espèce inconnue.
«Nul vent ne soufflait dans ce désert. L'air dormait, épais et immobile.
«Une lumière vague éclairait les choses, une lumière qui n'était ni le jour ni la nuit, une lumière comme celle qui semble émaner des miroirs dans un appartement sombre.
«Mais le plus surprenant, c'était, dans la terre, l'absence de toute sonorité. La voiture roulait sans troubler le silence, et les sabots ferrés de la Blanchonne n'éveillaient aucun écho dans la plaine sourde, la plaine noire.
«Soudain, quelque chose de brillant se mit à luire, comme une eau pâle effleurée d'un rayon de lune.
«—Nous approchons, dit Evenn.
«—N'est-ce pas la mer que nous voyons devant nous? demanda Noël.
«—Non. C'est le marais des Trépassés.
«Ils arrivèrent sur le bord de l'étang mystérieux.
«—Noël, dit Evenn, est-tu toujours résolu?
«—Toujours!
«—Alors, descendons.
«Ils mirent pied sur une plage de sable fin comme une cendre que hérissaient, par places, des joncs noirs, des roseaux funèbres.
«—Fais le signe de la croix sur ta bête, poursuivit Evenn; ainsi elle paîtra, en t'attendant, l'herbe des morts, comme si c'était une herbe vivante, et les esprits de la nuit ne pourront rien contre elle… Toi, commence à te déshabiller.
«—Tout nu?
«Evenn fit oui de la tête et se dépouilla lui-même de ses vêtements. Puis, quand Noël eut retiré sa chemise:
«—Donne-moi la main, et marchons!
«Ils entrèrent dans l'eau jusqu'à mi-jambes, puis jusqu'à mi-corps. Autour d'eux des têtes éparses surgissaient, ridaient un instant la surface de l'onde et, de nouveau, sombraient. D'aucunes étaient des visages flétris de jeunes filles, traînant de longues chevelures déteintes; d'autres montraient des crânes dénudés et des barbes couleur de soufre.
«—Tu trembles? murmura Evenn à l'oreille de son compagnon. Tu as peur?
«—Non, j'ai froid, extraordinairement froid.
«—Eh bien! je brûle, moi; c'est une souffrance mille fois pire. Mais il faut expier, vois-tu, il faut expier.
«—Expier quoi, Evenn, toi dont la vie a été pure comme une soirée d'août, toi dont la mort a été le plus simple et le plus entier des dévouements?
«—Je l'ai trop aimé, Noël. Ce fut mon crime… Quand l'éclat d'obus fut entré dans mon flanc. Dieu me laissa presque une heure d'agonie pour implorer sa miséricorde, avant de comparaître devant son tribunal. J'aurais dû ne penser qu'à lui, mais ce furent des images de Rozvélenn qui me passèrent devant les yeux, au moment suprême, et, en exhalant le dernier soupir, ce fut ton nom que j'eus sur les lèvres… Si seulement tu avais hésité à me suivre en ce lieu, tu retardais ma délivrance d'autant de siècles que les sabots de la Blanchonne ont frappé de fois la terre des défunts.
«Un flot de larmes inonda les joues de Noël.
«—Tu as beaucoup de mal? lui demanda le fantôme.
«—Je voudrais en avoir dix mille fois plus, soupira-t-il.
«A peine avait-il parlé de la sorte qu'une cloche tinta. Oh! mais des sons tristes à vous fendre le cœur, un glas rapide, puissant, sauvage, un glas inattendu! Evenn dit:
«—C'est l'Angélus des morts… Retourne au rivage, tu y retrouveras tes vêtements auprès des miens. Ne touche pas à ceux-ci, fût-ce du bout du doigt, fût-ce du bout du pied. Demain, à la même heure, je serai sur le seuil de l'écurie. Va.
«Noël ouvrait la bouche pour répondre, mais déjà l'ombre de son ami le plus cher, et l'étang de mystère, et la plaine lugubre s'étaient dissipés comme de vaines apparences. Le jeune homme grelottait tout nu, au milieu de la Grand'Lande. Ses habits gisaient en tas à ses pieds et, non loin, des lambeaux rouges et bleus, des haillons d'uniforme finissaient de pourrir dans la boue d'un sillon. Très vite, il endossa ses hardes et cria:
«—Blanchona! Blanchonik!
«Un hennissement joyeux monta de la route qui longeait le bas de la friche. La bonne jument, toujours attelée, broutait au talus les pousses des jeunes ajoncs.
«Quand, ce matin-là, Noël parut au premier déjeuner, les gens s'accordèrent à lui trouver l'air malade. Il affirma qu'il se portait à merveille. Jean Bleiz, lui, demeurait tout songeur, le nez dans son écuelle. Les domestiques partis pour les champs, il dit à son fils:
«—Je te l'ai souvent répété, Noël; mais tu ne prends pas assez de distractions. La lettre que tu as reçue d'Evenn a dû te mettre en repos. Profites-en pour t'amuser un peu. La herse que nous avions commandée à Morlaix, au début de l'hiver, est prête depuis trois semaines. Attelle la Blanchonne et fais le voyage. Tu verras par la même occasion la foire de février. Nous sommes au mardi: je te donne campos jusqu'à dimanche.
«Jean Bleiz dit cela d'un ton paterne, en homme qui n'en pense pas plus long. N'empêche qu'il avait son idée d'en dessous. Et croyez qu'il ne fut pas aussi étonné qu'il feignit de l'être, lorsque son fils Noël lui repartit:
«—La Blanchonne, mon père, tire sur l'âge. Elle a fait un brave service. M'est avis qu'il conviendrait de lui épargner les courses longues. Et, pour ce qui est de moi, je vous avoue que les boutiques de la foire de Morlaix me tentent médiocrement.
«—N'en parlons plus, conclut Jean Bleiz.
«Mais, le soir, dans le lit clos, la résine éteinte, il dit à sa femme:
«—Je suis sûr maintenant qu'il se passe quelque chose, et pas quelque chose de bon. Fais comme moi: prie et ne t'endors point. Si nous entendons encore, cette nuit, le trot de la vieille jument grise, je guetterai, demain, dans la cour, et dussé-je en mourir, je saurai pourquoi elle sort, où elle va, et qui la conduit.
«Ils prièrent en silence, l'oreille tendue, et, le bruit qu'ils redoutaient, à la même heure que la veille, ils l'entendirent.
«Les morts sont ponctuels. Evenn fut exact au rendez-vous et trouva Noël qui l'attendait. La Blanchonne, qui s'était reposée tout le jour et à qui, d'ailleurs, cette besogne nocturne semblait plaire, fit sonner ses fers, sur le pavé de l'avenue, puis s'enfonça, d'une course éperdue, dans les routes du pays des défunts, les routes de l'éternel silence.
«Que vous dirai-je? Il en fut de cette nuit-là comme de la précédente nuit, à ce détail près qu'Evenn entraîna Noël plus avant dans le marais des Trépassés et que le gars de Rozvélenn eut cette fois de l'eau jusqu'aux aisselles.
«Ce qu'il souffrit, je ne vous le révélerai pas. Lui-même s'efforçait de le cacher à son ami. Pas un gémissement, pas une plainte ne s'échappa de ses lèvres.
«Il rentra à la ferme, si faible que ses jambes pouvaient à peine le porter. Quand il se présenta dans la cuisine, son père dormait encore ou feignait de dormir; ce fut sa mère qui l'entreprit:
«—Noël, mon enfant, lui dit-elle, tu dois avoir un secret à me confier. Personne ne nous écoute. Ouvre-moi ton cœur. Tu es le fruit de mes entrailles. Confesse-moi ton mal, je te guérirai; les mères savent des remèdes, des philtres capables de conjurer la mort même.
«Pauvre Glauda! C'était comme si elle se fût cogné la tête contre une tombe pour lui arracher le mystère de l'éternité.
«Son Noël lui répondit par des paroles douces et tristes, des mots vagues, insignifiants, et elle n'apprit rien de ce qu'elle eût donné son âme pour savoir.
«La journée s'écoula. Le soir vint. Dans le ciel, nettoyé par les vents, des étoiles vacillantes s'allumèrent. La vieille maison de Rozvélenn, si longtemps aimée de Dieu, paraissait plongée dans le repos. Mais, sur le banc-tossel, près de l'âtre, Glauda égrenait son chapelet de corne; dans l'aire, Jean Bleiz se dissimulait, sous l'auvent de l'étable à bœufs, et Noël attendait, derrière la porte entre-bâillée de l'écurie, le spectre d'Evenn Mordellès.
«Accroupie dans sa litière fraîche, la Blanchonne ruminait de lentes, d'obscures idées, parmi la respiration forte et chaude des chevaux de labour.
«—Allons, Noël! dit une voix plus légère qu'une brise d'été.
«Le harnais fut bouclé en un clin d'œil,—et ils allèrent.
«Jean Bleiz s'élança derrière eux, dans la nuit.
«Jadis, il avait été le plus agile coureur de la montagne. On racontait de lui que dans sa jeunesse, il forçait les lièvres à la chasse. Il faut croire que si ses cheveux avaient grisonné, ses jambes n'avaient point trop vieilli, car il arriva sur la grève de l'étang funéraire comme Evenn disait à Noël, là-bas, dans le purgatoire des eaux profondes:
«—Tu as été jusqu'à mi-corps, tu as été jusqu'aux aisselles; je serai délivré, si, ce soir, tu te laisses submerger tout entier. Seulement, pour Dieu! clos tes lèvres! Que pas une goutte du marais de la mort n'y puisse pénétrer! Qui a bu de cette onde n'aspire désormais qu'au trépas.
«Il se fit un silence. Jean Bleiz vit s'engouffrer lentement les deux têtes. Il murmura: «Je n'ai plus de fils», battit l'air de ses bras et s'évanouit sur le sable couleur de cendre…
«Quand il reprit ses sens, une cloche lointaine, une cloche de l'autre monde sonnait l'angélus. Et il entendit son fils Noël, agenouillé près de lui, qui lui disait:
«—Vois cette fumée blanche qui monte dans le ciel! C'est l'âme délivrée d'Evenn Mordellès qui gagne le Palais de la Trinité…
«Il regarda, vit les talus, plantés d'ajoncs, et devers l'Orient, où le jour commençait à poindre, un petit nuage clair, déjà haut, soulevé par les premiers souffles du matin.
«La Blanchonne ramena le père et le fils.
«Debout au seuil de la maison, Glauda les reçut sur son cœur, blême des angoisses de sa longue veille.»
«Mon histoire devrait finir ici, grommela le taupier, mais elle a malheureusement une autre fin, et vous devinez laquelle.
«Soit involontairement, soit à dessein, Noël Bleiz avait ouvert ses lèvres aux eaux de la mort: il en perdit le goût de vivre.
«Il décéda le vendredi, jour du Christ. Son père et sa mère ne demeurèrent après lui que pour l'ensevelir.
«J'ai suivi les trois enterrements dans l'espace d'une seule année. Dieu fasse paix aux maîtres de Rozvélenn! Ils sont en Paradis, je pense, et peut-être aussi la Blanchonne qui jamais ne pécha.
«Gaïd Dagorn, la nuit s'avance. Vous feriez bien de réciter un dernier De profundis pour les Ames.
«Moi, j'ai dit.»
Et, joignant ses mains velues, le taupier de Commana rentra dans son silence.
Matic Corniguellou est une petite vieille, si vieille qu'elle ne sait plus son âge. Quand on le lui demande, elle répond:
—Voilà, par exemple, une chose dont je ne me suis jamais inquiétée, pas plus que de vérifier quelle heure il est à l'horloge, lorsque je me sens envie de dormir.
Quelquefois elle ajoute sentencieusement:
—Il n'y a ni jeunes, ni vieux, voyez-vous. Nous avons tous le même âge, l'âge de mourir.
Elle est mince, fluette, et quasi impondérable. Elle a coutume de dire:
—Mes proches n'auront pas la peine de suivre mon enterrement. Je m'en irai dans un coup de vent d'ouest, à la grâce de Dieu, comme un fétu de paille.
Fraîche, d'ailleurs, et à ce point conservée, selon ses propres termes, que c'en est miracle. De figure d'aïeule semblable à la sienne, je n'en ai vu que dans les tableaux des vieux maîtres hollandais. Encore y a-t-il dans ses traits une grâce fine et délicate qu'il n'a jamais été donné à ces vieux maîtres de contempler dans leurs modèles. Cela est chez elle le signe de la race, le signe aussi—et surtout—de son âme charmante, de son «moi», comme parlent certains. Oh! nullement compliqué, ce «moi», très simple, au contraire, très primitif, mais d'une si exquise simplicité! Et combien varié néanmoins! Que d'images changeantes, tour à tour gaies ou tristes, défilent, en moins de temps qu'il ne faut pour les saluer au passage, dans les clairs yeux septuagénaires de Matic Corniguellou! Vous rappelez-vous ces yeux des filles de Bretagne que Renan célébra jusque devant la face de Pallas Archégète, purs «comme ces vertes fontaines où, sur un fond d'herbes ondulées, se mire le ciel»? Aussi limpides sont ceux de Matic, la fileuse de chanvre; seulement, au cours de l'arrière-saison, il y a plu des feuilles mortes. Car elle a connu les jours pénibles et les nuits, les pâles nuits de larmes. Elle a eu à pleurer, non seulement ceux dont elle était issue, mais ceux encore qui étaient issus d'elle.
—Je suis, dit-elle en sa jolie langue, comme une touffe d'herbe oubliée par mégarde dans un pré que la faux des faucheurs a tondu.
Ou bien:
—Mon rouet a filé plus de linceuls que de draps nuptiaux.
Elle ne parle, au reste, de ces choses qu'avec une pudeur discrète, une sorte de symbolisme transparent, jamais pour se douloir ni pour apitoyer. Il y a de plus malheureux qu'elle. Elle porte en elle-même le remède à toutes les afflictions: une force de résignation que rien ne saurait surprendre, jointe à une extraordinaire puissance de vie idéale. On fait grand bruit de la tristesse innée des Bretons, race occidentale, toute pleine des nuages de son ciel et de l'éternelle lamentation des mers. Or, il n'est pas un peuple au monde d'un optimisme plus absolu et plus entêté. Nourri de misère, il exalte la douceur de l'existence, et la mort même n'est pour lui qu'un long rêve pacifique, indéfiniment continué… Toujours est-il que Matic a traversé les plus cruelles épreuves «comme un agneau qui passe dans les fourrés épineux des landes», y laissant peut-être quelques brins de laine, mais rien de sa belle humeur vaillante, de son immuable sérénité.
Je recherche volontiers son commerce. Sa conversation est aussi reposante qu'une promenade, au soleil couchant, par les campagnes silencieuses, dans la féerique somptuosité des premiers soirs d'automne. Sa mémoire est vaste, profonde, pareille à ces palais souterrains, à ces hypogées de la légende où l'on va de salles en salles, de trésors en trésors, d'admirations en admirations. Elle sait la vie et la mort. Elle sait ce qui est, ce qui sera. Elle a voyagé aussi loin qu'il est possible à l'imagination humaine et dans la réalité et dans la fiction. Elle a assisté à la naissance des choses, elle prévoit, elle décrit d'avance les formes imprescriptibles qu'elles revêtiront à leur déclin. Ses yeux de calme visionnaire ignorent les frontières de l'espace et les bornes noires qui se dressent à l'entrée ou à la sortie des temps…
Elle vient d'ordinaire le samedi soir, sa semaine finie, arrive toujours à la même heure, s'assied toujours à la même place. Et ce sont d'abord, pour commencer, de petits racontars, les menus faits de la chronique paysanne, auxquels elle excelle à donner un tour ingénieux et sentimental. Puis, peu à peu, sans efforts, d'une aile souple, la causerie s'élève aux généralités. Matic est une manière de philosophe, d'esprit délié—je l'ai dit—et qui se joue à l'aise autour des problèmes les plus redoutables.
Il est entendu, de par une familière et déjà longue habitude, que, le soir de la Toussaint, nous faisons ensemble la veillée des ancêtres… Donc, jeudi dernier, sur le coup des huit heures, comme le glas de nuit achevait de tinter, elle fit son apparition sur le seuil, quitta ses sabots et prit l'escabelle basse qu'elle affectionne, à l'angle du foyer.
Sa mise était soignée, comme il convient un jour de fête. Elle portait sa belle jupe de laine rousse, lourde et roide comme si elle eût été en plomb, le corsage bleu sombre orné de parements de velours, et son fin visage s'encadrait—vu la circonstance funèbre—dans une coiffe aux cassures rigides, couleur safran, le jaune étant la nuance de deuil chez les femmes de Cornouailles.
Ses premiers mots furent pour s'excuser.
—Pardonnez-moi… Nous avons un vrai temps de purgatoire… Vent et pluie pêle-mêle… Je suis toute trempée. Ma jupe est comme une cloche… J'ai tenu à suivre jusqu'au bout la procession du charnier, et nous avons séjourné longtemps devant la «maison des morts»… J'y ai beaucoup des miens, dans cette pauvre maison, crânes terreux, ossements blanchis… Et voilà: je n'ai plus un fil de sec; l'eau, par instants, tombait du ciel à pleins seaux… Pardonnez-moi. Dans quelques minutes, il n'y paraîtra plus.
A la chaleur du feu, une buée montait de ses vêtements mouillés, l'enveloppant d'une brume lumineuse, en sorte qu'elle avait l'air d'une bonne petite fée, descendue par le trou de la cheminée, dans un nuage.
Elle reprit, après un silence:
—C'est une belle chose, le feu!… J'ai entendu conter ceci, quand j'étais enfant. Il y a des tribus d'oiseaux qui, l'hiver venu, ne consentent point à s'expatrier. Ce sont, je pense, des oiseaux bretons. L'idée seule des climats lointains, mêmes dorés par des soleils éblouissants, leur semble plus mortelle que la mort. La première bise les saisit et les tue, perchés au haut de l'arbre natal. Leurs corps menus tombent à terre, s'y écrasent, ainsi que des fruits mûrs. Mais où de leur vivant ils nichèrent, leurs âmes délicates restent blotties,—et ce sont ces âmes qui, lorsque l'arbre a été débité en bûches, s'évadent de nos foyers en flammes vives, avec un joli bruit de chansons… Au temps où Pêr Corniguellou, mon défunt mari,—Dieu l'ait en sa garde!—me faisait la cour, il avait coutume de fredonner en passant, le soir, près de notre porte:
«Ce temps est loin, si loin que c'est presque comme s'il n'avait jamais été.»
Matic resta un instant songeuse à regarder voltiger les flammes, sans doute aussi à écouter, tout au fond de sa prime jeunesse, la chanson de Pêr Corniguellou.
Je lui dis, pour renouer l'entretien:
—Causons de nos morts, Matic, puisque c'est leur soir.
Elle releva sa jolie tête de vieille, d'un mouvement qui rejeta sa coiffe un peu en arrière, découvrant ses bandeaux de fins cheveux blancs où brillaient encore quelques fils blonds.
—Je vous parlais tout de suite de Pêr, murmura-t-elle; vous ai-je jamais dit ce qui lui advint le matin même du jour marqué pour son trépas?… C'est une histoire singulière à laquelle je n'aime guère à penser, mais que je veux bien vous conter, à vous, ce soir qui est, comme vous dites, un soir de commémoration… Les moindres circonstances m'en sont restées présentes à l'esprit, comme si la scène datait d'hier, quoiqu'il y ait depuis lors vingt ans moins six semaines. C'est, en effet, un 15 décembre, exactement, que mon pauvre mari rendit à Dieu son âme de brave homme… Laissez-moi seulement un répit de quelques minutes, le temps de me recueillir, afin que je vous expose les choses dans l'ordre et avec clarté…
Elle se couvrit le visage de ses deux mains, puis, après un assez long silence, commença:
—Voici… Pêr, de sa profession était sabotier. Et les sabotiers, comme vous savez, sont gens nomades. Aujourd'hui ici, demain là-bas. L'ancienne hutte est vite à terre, et la nouvelle vite bâtie. En fait de bagages, un bahut, quelques ustensiles de cuisine et les outils. Nous en avions de quoi remplir une petite charrette dans laquelle nous montions nous-mêmes et qu'un bidet de montagne, acheté à Carhaix, traînait aussi aisément, ma foi! que si c'eût été un berceau d'enfant… Connaissez-vous la forêt de Porthuault?
—Si je la connais, Matic!… Mais je suis né à Saint-Gervais, presque au cœur du bois!
—Eh bien! tant mieux pour vous! Car vous pouvez vous vanter d'être né dans un beau pays… Je me rappelle—tenez! comme si c'était maintenant—le jour où nous y arrivâmes, un peu avant le coucher du soleil. Nous grimpions une longue côte, au flanc du Ménez Mikêl; Pêr était descendu et menait la bête par la bride, l'aidant à éviter les ornières; moi, assise sur des sacs dans le fond de la charrette, je lui tournais le dos; nous étions partis de Quimper l'avant-veille et le voyage avait été dur, surtout à cause des marmots dont j'avais constamment un ou deux sur les genoux; j'étais lasse, je dormais à moitié. Soudain, Pêr me héla: «Regarde, Matic, voilà ce que tu n'as jamais vu.» Je regardai, et j'eus, à la vérité, un éblouissement, tant c'était beau. Des bois, des bois, rien que des bois, et si touffus, et si profonds que tout l'horizon en était noir.
«—N'avais-je pas raison, femme? poursuivit mon mari. Et n'est-ce pas ici le vrai paradis des sabotiers?…
«Il faut vous dire que je m'étais fâchée contre lui, quelques jours auparavant, lorsqu'au retour du marché de Quimper, un samedi, il m'avait annoncé qu'il venait de faire prix, pour un arpent de hêtres, avec un garde-forestier de Porthuault… Oh! oui, et vivement fâchée même!… Qu'était-ce encore que ce Porthuault dont j'entendais pour la première fois prononcer le nom? Quelque trou de misère sans doute, par delà le pays du pain!… Et quand il m'avait eu expliqué où c'était, je m'étais mise à pleurer de mécontentement, de désespoir… Plus loin que Châteauneuf, plus loin que Carhaix plus loin que Callac! Au bout du monde, quoi!… Quel besoin d'aller chercher à tant et tant de lieues ce qu'il était si facile de trouver à portée de la main? Bref j'avais été navrée…
«Et c'est pourquoi lui, à cette heure, triomphait, en me montrant du geste toute cette étendue de collines boisées, entrecoupées de vallons verts, et, dans le creux du l'un d'eux, presqu'à nos pieds, la vieille église si avenante de Saint-Servais.
«Je n'avais plus de mauvaise humeur. Au bourg, nous fîmes halte devant le seuil de Harnay, un des grands marchands de sabots de la contrée, chez qui Pêr, autrefois, dans le temps que nous n'étions pas encore mariés, avait travaillé deux années durant. Ce Harnay nous accueillit avec infiniment de bonne grâce, nous obligea de souper à sa table et de coucher sous son toit, en sorte que le lendemain, à l'aube, je me réveillai complètement réconciliée avec le pays.
«Complètement, non! Une appréhension me restait, si vague, il est vrai, que je n'eusse su dire au juste à quoi elle tenait, mais réelle néanmoins et tourmentante au point que je ne pus m'empêcher de dire à Pêr:
«—Écoute, ces parages me semblent plaisants, et pourtant j'ai idée que ni l'un ni l'autre nous n'en retirerons rien de bon. Je suis enchantée d'être venue, histoire de voir ce que c'est; mais, si tu m'en crois, nous ne séjournerons point ici. Je t'en supplie à mains jointes, bien doucement, cette fois, et sans colère aucune, reprenons notre chemin vers le sud!
«Il haussa les épaules, me traita de rêveuse, de folle, que sais-je? et, finalement, n'y voulut point entendre. Comme j'avais des larmes plein les yeux, pour me consoler il ajouta:
«—Tu me remercieras plus tard, Matic, d'être demeuré sourd à tes absurdes pressentiments. Harnay, François Harnay, chez qui nous sommes, c'est dans la forêt, là tout à côté, qu'il a gagné sa fortune. Il a commencé par être simple sabotier, comme ton Pêr Corniguellou. Un peu de patience seulement! File ta laine et laisse-moi besogner. Je te jure sur cette hache que, le jour où nous réattèlerons le bidet pour partir, il aura triple charge, charge de monde, charge de meubles et… charge d'écus!
«Cette hache par laquelle il jurait, le malheureux! notre hôte la lui avait donnée, la veille, en présent d'amitié, après avoir conclu marché avec lui pour une importante fourniture de sabots.
«—Qu'elle te serve encore mieux qu'elle m'a servi! avait-il dit; ce que je suis, je le lui dois.
«Et Pêr, si calme d'habitude, ému de reconnaissance avait répondu: «Mieux serait trop bien! Ne me rapportât-elle que le tiers de ce qu'elle t'a rapporté, je me tiendrai pour satisfait.»
«Et, en montant se coucher, il l'avait posée avec toutes sortes de précautions sur une chaise au chevet du lit… Tandis que je vous conte ceci, je la vois: une hachette menue, d'un acier bleuâtre piqué de taches de rouille, le manche à la fois grêle et solide, en bois étranger. Des caractères d'une langue inconnue avaient été gravés au fer rougi sur ce manche. Quant au tranchant, la finesse, l'acuité, le mordant d'un rasoir… Pêr ne l'eut pas plus tôt prise à témoin de ses gains futurs qu'elle m'apparut, à moi, comme un instrument de malédiction et de mort. Il l'avait saisie et la tournait, la retournait, s'extasiant sur ses qualités, avec une joie d'enfant dans les yeux. Je lui dis:
«—Pour l'amour de Dieu, rétracte le serment que tu viens de faire… Même, à ta place, je n'emporterais point cette hachette.
«—Pourquoi?
«—Parce que…
«Je n'eus pas le temps de finir, Harnay entrait dans la chambre, nous appelant à déjeuner. Je dus me taire par politesse.
«Une demi-heure plus tard, nous prenions le chemin de la forêt, en compagnie de notre hôte qui, avec une charmante obligeance, s'était offert à nous servir de guide jusqu'à la maison du jugard, autrement dit du garde-forestier. Celui-ci, à son tour, nous conduisit à la hêtraie au plus épais du bois, et fit visiter à Pêr, un à un, les pieds d'arbres pour lesquels ils avaient fait marché. Le soir même, nous nous installâmes dans notre lot. D'autres sabotiers occupaient déjà ces parages. Conformément aux habitudes de la corporation, ils nous vinrent voir, nous saluant du nom consacré de cousins, et se mirent à notre disposition pour nous aider à construire la hutte. Grâce à eux, nous eûmes avant la tombée de la nuit un abri très suffisant. Deux jours après on m'eût fort étonnée en me disant que je n'avais pas toujours vécu dans ce coin de montagne. A force d'errer sans cesse, on finit par se trouver partout chez soi.
«Et puis, il faut l'avouer, l'endroit était merveilleux. D'un côté, c'étaient de longues et hautes avenues où le regard se perdait, entre les troncs blancs des hêtres, dans la profondeur tranquille des feuillages. De l'autre nous jouissions d'une échappée sur les prés de Rozviliou et de la vue du vieux château de ce nom dont les toits pointus, les fines cheminées se dressaient sur le couchant comme autant de clochetons d'église. Moi, j'ai toujours aimé la beauté des choses. C'est un spectacle qui ne coûte rien et dont la contemplation ne lasse jamais. Nous étions arrivés en ce pays au moment où il est le plus à son avantage, c'est-à-dire au seuil de l'automne, quand les feuilles des bois se parent de teintes plus variées et plus délicates, comme les jeunes poitrinaires qui, dit-on, s'habillent plus belles, sur le point de mourir. Je passais les journées dehors, à filer, près de la hutte, tandis que les enfants se roulaient dans les mousses ou cueillaient les myrtilles le long des sentiers. Le père et les deux aînés, garçons déjà robustes, abattaient les arbres. J'entendais leurs grands coups sourds à qui d'autres faisaient écho çà et là dans le silence de la hêtraie.
«J'étais, du reste, rarement seule.
«Les ménagères des huttes prochaines venaient voisiner, apportaient leurs ravaudages ou leurs tricots, et nous devisions, tout en travaillant. Les jours, les semaines passaient, monotones, mais sans ennui. Ma bonne humeur naturelle avait repris le dessus. Mes confuses inquiétudes se taisaient, dormaient immobiles au fond de moi comme les nuées d'orage au fond d'un ciel d'été.
«Quant à Pêr, il jubilait. Le cubage des hêtres que nous avions achetés avait donné des résultats inespérés. Et le bois était des meilleurs, à la fois très dense et très facile à ouvrer. D'autre part, l'hiver s'annonçait pluvieux: les commandes de sabots abondaient. Harnay, lors de la première livraison de marchandise, avait dit à Pêr: «Tant que tu seras dans le canton, accorde-moi la préférence. Je te solderai deux sous par paire de plus que mes concurrents.»
«Bref une ère de prospérité s'annonçait. C'étaient les pronostics de mon mari qui semblaient avoir raison et non mes pressentiments.
«Or, voici qu'à Saint-Servais, à Duault, à Saint-Nicodème, dans toutes les paroisses d'alentour, tintèrent les glas de la Toussaint. J'avais invité deux femmes de sabotiers à venir faire chez nous la veillée des morts. L'une d'elle s'excusa au dernier moment. L'autre tint parole. J'achevais de coucher les enfants quand elle souleva la porte de branchages entrelacés de fougères qui fermait la hutte.
«—Je vois que tes hommes non plus ne sont pas rentrés, dit-elle, faisant allusion à mon mari et à mes deux fils. Ils seront restés au bourg avec les miens et s'en retourneront sans doute tous ensemble.
«—Certes, fis-je; cependant, assieds-toi près du feu, et jettes-y quelques brassées de copeaux.
«Je berçais mon dernier-né qui allait sur ses six mois. Jeanne Tual, la voisine, se mit en attendant à inspecter des yeux notre intérieur que la flamme, ravivée, illuminait en ses moindres recoins. Les femmes ont de ces curiosités, soit dédaigneuses, soit jalouses, suivant que c'est mieux ou pis que dans leur propre maison. Soudain je la vis se lever de la pierre de l'âtre où elle s'était accroupie et marcher droit à l'un des poteaux de la loge auquel Pêr Corniguellou avait coutume de suspendre ses outils. Elle se pencha, regarda de près quelque chose que, de ma place, je ne pouvais distinguer, et les traits de son visage prirent une expression d'étonnement ou même d'épouvante. Je déposai dans sa couchette l'enfant qui avait clos les yeux.
«—Qu'y a-t-il donc, femme Tual, demandai-je, que ta mine s'allonge ainsi?
«Elle me montra la hachette donnée en présent à mon mari par François Harnay, et murmura:
«—Est-ce que les tiens se servent de cet outil?
«Je l'avais presque oubliée, cette hache. Mes préventions à son égard ne s'étaient point dissipées; mais, dans le calme si occupé de notre vie, je n'avais plus eu le temps d'y songer.
«La question de ma voisine réveilla toutes mes anciennes terreurs. Mon impression première me revint, plus nette et plus aiguë… Aux lueurs du foyer, l'acier luisait d'un éclat sinistre et les taches de rouille se rembrunissaient, revêtaient des teintes noirâtres de sang figé… Je devinai que la hache avait son histoire et que la méfiance qu'elle m'avait inspirée dès l'abord allait m'être expliquée.
«—Jusqu'à présent, répondis-je, je ne crois pas qu'on s'en soit servi… Mais, dis-moi, je t'en prie, ce que tu sais sur elle… Nouveaux venus dans le pays, nous n'avons connaissance ni du bien ni du mal qui ont pu s'y accomplir. Le devoir, entre femmes de cousins, est de s'éclairer mutuellement. Tu ne voudrais pas, j'en suis sûre, que, faute d'avoir été avertis à temps, nous qui sommes ignorants de tout ce qui a trait à cette contrée, nous nous attirions des désagréments, sinon des infortunes… Cette hache, n'est-ce pas? a été l'instrument de quelque malheur. Et je ne doute point, à la façon dont tu détournes d'elle tes regards, qu'elle ne passe pour être maléficieuse et, peut-être, diabolique… Je t'en conjure, par Dieu et par les sept saints de Bretagne, hâte-toi de m'apprendre ce qu'il m'importe tant de connaître!…»
… Ici, Matic fit une pause, essuya les gouttes de sueur qui perlaient à ses tempes et poussa deux ou trois soupirs.
—C'est le plus dur qui me reste à conter, prononça-t-elle.
Et, après un silence troublé seulement par le bruit du vent au dehors et les craquements des volets, elle reprit:
—La voisine me fit, sur mes supplications, ce récit que j'ai retenu point par point:
«Un jour, des bohémiens errants, montreurs d'ours et diseurs de bonne aventure, s'égarèrent dans la forêt de Porthuault; ils arrivèrent, harassés, à bout d'haleine et de forces, dans la clairière où travaillait alors François Harnay. Celui-ci, homme généreux et hospitalier, les admit au repas de famille, les hébergea une nuit, dans son appentis, et, le lendemain, les mit dans leur chemin, sans vouloir accepter d'eux aucun argent. Un vieux, presque centenaire, qui paraissait être le chef de la bande, lui dit:
«—Ton accueil nous a touchés. Nous t'en aurons une gratitude éternelle, et ton nom sera vénéré jusque chez les enfants de nos petits-enfants. Je veux te faire un cadeau qui puisse t'être utile. Reçois-le en souvenir de nous. Je suis assuré d'avance qu'il te portera bonheur.
«Et il sortit de son havresac cette hachette.
«—Ceci te sera un talisman, ajouta le vieillard, à la condition que tu t'en serves toujours comme d'un outil de travail, jamais comme d'une arme de combat.
«Harnay prit la hache et remercia.
«Difficilement il en eût trouvé une meilleure. Elle eût coupé du fer. Avec cela, inusable, et jamais ébréchée. Durant douze années qu'il la mania, il n'eut point à l'affûter une seule fois. Elle fit sa fortune, selon la prédiction du vieux tzigane, elle fut vraiment dans sa loge comme un talisman. Il est juste de dire qu'il était lui-même le plus rangé des hommes et le plus sobre, le plus habile, le plus laborieux des sabotiers. De simple ouvrier il passa patron, put s'établir au bourg de Saint-Servais dans une maison de pierre couverte en ardoises, pratiquer sur un pied plus large le commerce de sabots, et finalement, devenir un des principaux rentiers de l'endroit.
«Cependant les autres cousins ne laissaient pas d'être jaloux de la prospérité si rapide des affaires de François Harnay.
«Un d'eux surtout, un nommé Chevanz, homme violent et débordé, que la malechance, d'ailleurs, poursuivait, allait partout répétant que Harnay avait, par l'intermédiaire des Bohémiens, fait un pacte avec le diable, si même le grand vieux à longue barbe blanche, qui lui avait remis la hache mystérieuse, n'était pas le diable en personne. Au fond, ce Chevanz brûlait d'envie de s'approprier cette hache, fût-ce par la fraude et par le vol. Il y réussit, on ne sait comment. Harnay s'aperçut un beau jour que l'outil auquel il tenait tant lui avait été dérobé, et tout de suite il soupçonna quel était le voleur. Il eût pu s'adresser aux gendarmes. Mais il était de tradition parmi les cousins que l'on réglât ses comptes entre soi, en famille, comme on disait. Harnay se contenta de réunir chez lui, un dimanche soir, ceux de ses ouvriers sabotiers dont les habitudes d'ordre et d'honnêteté lui étaient particulièrement connues. Et il les harangua à peu près en ces termes:
«—Camarades, il s'est trouvé un cousin assez indélicat pour enlever ma bonne hache. Son nom, je n'ai pas besoin de le prononcer, vous l'avez tous sur les lèvres. Je respecte trop les usages de la corporation pour qu'il me vienne à la pensée de saisir la justice de cette affaire. Il ne faut pas qu'un sabotier soit jugé par d'autres que par ses pairs. Mais je n'entends pas non plus que ma bonne hache demeure indûment en des mains indignes. Je suis prêt à me séparer d'elle, quoiqu'elle soit pour moi une vieille amie à qui il m'en coûtera de dire adieu,—mais du moins je ne veux m'en séparer que de mon plein gré et pour la confier à quelqu'un qui sache en faire, comme moi-même, un brave emploi. Vous, je vous connais tous, et vous m'êtes également chers. Elle sera à celui de vous qui l'ira réclamer.
«Tous les sabotiers s'offrirent. On dut tirer à la courte paille. Le sort tomba sur Jozon Lantic, un jeune homme de vingt ans, joli comme une femme, mais hardi comme l'archange saint Michel. Il fallait qu'il en eût, de la hardiesse, pour s'attaquer à Jérôme Chevanz.
«Les sabotiers de ce temps-là se tenaient pour gentilshommes. C'est en combat singulier, la hache au poing, qu'ils avaient coutume de trancher leurs différends.
«Quelles furent les péripéties de la lutte entre Jozon Lantic et Jérôme Chevanz, sans doute on ne le saura jamais. La femme de ce dernier ne put fournir de renseignements que sur la scène de la provocation. Ils venaient de finir de souper. Chevanz, qui avait été au bourg et y avait bu quelques verres, après vêpres, somnolait à demi, en achevant de fumer sa pipe, sur la pierre de l'âtre. Tout à coup la porte s'était ouverte et Lantic était entré, une hache sur l'épaule.
«—Ohé! Chevanz!
«—C'est toi, Lantic?
«—Je viens de la part de François Harnay…
«—Me redemander son outil magique, n'est-ce pas?
«—Le redemander, non! Le reprendre!…
«—Tu es trop jeune!
«—Et toi, trop lâche!
«—C'est bien. Je te suis. As-tu choisi l'endroit?
«—Au carrefour de Blanche-Épine.
«—Marchons. Ce sera tout à l'heure le carrefour de l'Épine-Rouge… Tu l'auras, ta hache de patron, tu l'auras, mais en plein crâne!…
«La femme n'eut même pas le temps de s'interposer. Les deux hommes avaient déjà disparu dans les ténèbres.
«—… Ce qui se passa ensuite, ajoutait Jeanne Tual, la forêt profonde en a gardé le secret. Il y a là un étrange, un impénétrable mystère… Ni Lantic, ni Chevanz n'ont été vus dans le pays depuis lors, et l'on n'a retrouvé le cadavre ni de l'un ni de l'autre… La nuit du duel, il pleuvait à verse; les cousins d'alentour, en visitant à l'aube le lieu du combat, n'y aperçurent que des feuilles mortes, et pas une trace de sang… François Harnay, toutefois, recouvra sa bonne hache. Un an après, jour pour jour, comme il s'était levé de grand matin pour se rendre au marché de Callac, son pied heurta sur le seuil quelque chose qui luisait. Et c'était la hache mais non plus étincelante de ce bel éclat toujours neuf qu'elle avait auparavant, rouillée au contraire, d'une rouille mauvaise, d'une rouille ineffaçable, de cette rouille que voilà, et que nul frottement n'a pu faire disparaître, et qui est du sang, du sang d'homme, du sang de chrétien…
«Comme la voisine achevait ces mots, nous entendîmes au dehors un bruit de voix. C'étaient nos maris qui rentraient.
«—Chut! fit-elle, ne parlons plus de cela pour l'instant. Je vous demanderai de cacher la hache, que mon homme ne la voie point. Elle lui rappellerait de trop pénibles souvenirs. Il aimait Jozon Lantic comme s'il eût été son propre fils.
«J'obéis promptement et jetai l'outil sinistre sous le lit où nous couchions, Pêr et moi.
«Du reste de la soirée, je n'ai rien à vous dire. Il fut question de toute espèce de choses hormis de l'histoire de la hachette. L'heure venue de nous quitter un peu avant minuit, nous récitâmes en commun le De profundis, puis chacun gagna son gîte. A peine m'étais-je étendue à côté de Pêr, la chandelle soufflée, qu'un frisson me parcourut la peau du dos, comme au contact d'un corps glacé. Et je me souvins de la hache qui était là, sous le lit. Cette idée me fut désagréable, m'empêcha de fermer l'œil. Je songeais au carrefour de Blanche-Épine. Il me semblait voir deux formes gigantesques de spectres bataillant éperdûment et en silence dans la nuit. Et à chaque coup il jaillissait de ces deux fantômes de larges gouttes de sang qui se changeaient en feuilles mortes en tombant sur le sol… Heureusement que Pêr ne tarda pas à s'endormir. Je me levai alors, et, ayant ramassé la hache à terre, je l'enfermai dans le bahut…
«Plût à Dieu que je l'eusse laissée où je l'avais cachée tout d'abord… Pêr Corniguellou serait peut-être encore de ce monde!
Matic se tut une seconde fois. De longues larmes ruisselaient de ses paupières abaissées.
—Grand'mère vénérée, lui dis-je, avec la crainte égoïste que la violence de son émotion ne lui permît point de continuer son récit, n'est-ce pas un de vos principes qu'au cadran du destin l'heure est inflexible et ne se dérange jamais?
—Certes. Je le pense bien, et cela est. Je n'en ai eu que trop de preuves, hélas! Mais rien ne le montre mieux que la fin de cette histoire.
«Pour y revenir, je m'étais promis, dès le lendemain de cette soirée où j'avais reçu les confidences de Jeanne Tual, d'enterrer la hache quelque part où Pêr Corniguellou ne songerait point à l'aller chercher. Or, sur les entrefaites, et avant que j'eusse trouvé un moment propice pour exécuter mon projet, arriva parmi nous un de ces vieux sabotiers infirmes qui, désormais impropres au travail, voyagent de hutte en hutte et vivent, comme on dit, sur le commun, toujours bien accueillis, du reste installés à la meilleure place auprès du foyer, nourris des meilleurs mets, couchés dans le meilleur lit. Ils sont les anciens et comme qui dirait les évêques de la confrérie. Sans cesse par monts et par vaux, ils servent d'intermédiaires entre les cousins, colportent les nouvelles d'un bois à l'autre. Celui-ci venait presque en droite ligne du pays de Fouesnant où demeurait la mère de mon mari, la septuagénaire Nanna Corniguellou.
«—Nanna, nous annonça-t-il, ne bat plus que d'une aile. Son idée est qu'elle ne passera pas le Jour de l'An. Alors, elle demande que Matic lui conduise sa filleule, afin qu'elle puisse contempler les traits de l'enfant, une fois encore, avant que ses pauvres yeux ne soient tout à fait embrumés par les brouillards de la mort.
«Cette filleule, c'était Nannic, l'aînée de nos filles, âgée à peine de dix ans.
«C'eût été chose sacrilège que de ne se rendre point au vœu de l'aïeule. Un jeudi, le second de novembre, j'attelai le bidet et je me mis en route avec l'enfant.
«Quand nous débarquâmes chez la vieille, je la trouvai très bas, si bas qu'elle me parut n'en avoir plus que pour quelques jours. Notre présence, cependant, lui redonna un semblant de vie. Pour fixer en eux, avant de se clore à jamais, l'image de sa filleule, ses yeux affaiblis redevinrent momentanément aussi lucides qu'au printemps de ses années. Mais, comme s'ils se fussent usés à cet effort, tout à coup ils s'éteignirent. Et, quand ils se furent éteints, le corps aussi peu à peu se refroidit, se glaça. Nous vîmes s'en aller son âme, doucement, comme le dernier reflet d'un soleil d'hiver sur un paysage de neige. Même averti à temps, Pêr n'aurait pu venir aux obsèques.
«Et, d'ailleurs, il ne devait que trop tôt la rejoindre dans le pays de ceux qui ne sont plus!…
«La cérémonie funèbre, les messes d'usage dans la semaine qui suit l'enterrement, des réglements d'intérêt et le partage des dépouilles de la morte aux pauvres de la paroisse me retinrent à Fouesnant jusqu'au 10 décembre, en sorte que je ne rentrai à Saint-Servais que le 14 au soir.
«Nous restâmes un peu tard, Pêr et moi, à causer de sa défunte mère. Naturellement, il avait hâte de tout savoir, comment elle avait trépassé, ses dernières paroles, ce que nous avions fait. Au moment de nous coucher, me voyant très lasse, à cause des émotions des jours précédents et des fatigues de la route, il me dit avec cette douceur de voix qui lui était habituelle:
«—J'entends que tu reposes en paix demain matin. Les garçons emmèneront les petits dans la hêtraie. Moi, j'irai seul abattre un arbre, pas très loin d'ici. J'aurai fini de belle heure et reviendrai aussitôt préparer le repas de midi, en sorte que tu n'auras à t'occuper de rien. Je te prie donc, pour ma propre satisfaction, de ne te lever point avant mon retour.
«Je dormis d'un sommeil de bête de labour. Le soleil était déjà haut sur l'horizon quand je rouvris les yeux. Un grand silence régnait dans la hutte et au dehors. Je sautai à bas de mon lit, un peu étonnée que Pêr ne fût pas encore là, car notre vieille horloge marquait onze heures.
«—L'arbre, pensai-je, aura été plus dur à abattre qu'il ne croyait.
«Et je me mis, en l'attendant, à ranger les choses du ménage, à réparer l'inévitable désordre causé par mon absence. Assiettes et bols avaient été entassés pêle-mêle dans le bahut. La vue de ce meuble me rappela subitement la hache que j'y avais enfermée. Je constatai avec effroi qu'elle n'y était plus… Un des fils entrait.
«—La hache de François Harnay, lui demandai-je toute troublée, est-ce toi qui l'as prise?
«—Non, me répondit-il, mais le père l'a emportée au bois ce matin.
«Je sentis une secousse au cœur.
«—Viens! fis-je; allons voir où il reste. Je ne suis pas tranquille à son sujet.
«Nous n'avions pas cheminé l'espace d'une centaine de pas hors de la hutte que nous aperçûmes Pêr au détour du sentier; mais qu'il était pâle, Jésus-Dieu! Et combien chancelante était sa démarche! C'est à peine s'il pouvait mettre un pied devant l'autre. Je m'élançai vers lui:
«—Tu es blessé?
«—Je ne sais pas… non… mais malade, très malade.
«—Par la croix du Christ, que t'est-il arrivé?
«—Rentrons d'abord chez nous, de grâce… Je vous raconterai tout.
«… Ce qui lui était arrivé, le voici:
«Il avait fortement entamé le tronc de l'arbre, quand soudain, sans qu'il pût s'expliquer comment, la hache lui échappa des mains et glissa dans une espèce de fosse—sans doute un ancien piège à loups—à demi pleine d'eau et d'un fumier flottant de feuilles mortes. Il s'agenouilla sur le rebord, plongea son bras dans le trou, crut saisir le manche… Horreur! ce fut un ossement humain qu'il ramena, un os de jambe auquel pendaient encore des lambeaux de chair pourrie. Et, en même temps, à la surface de l'eau remuée, remontèrent des choses infectes, des débris de cadavre mêlés à des débris de vêtements, un crâne enfin détaché du squelette, comme la tête hideuse d'un supplicié.
«Une peur folle s'empara de Pêr. Il voulut courir, mais ne le put. Les genoux vacillaient sous lui. Il tournoya sur lui-même comme un homme ivre et s'abattit sur le sol. Lorsqu'il recouvra ses sens, il était glacé. Il eut pourtant la force de se traîner jusqu'à l'endroit où nous le rencontrâmes.
«Il nous fit ce récit à mots entrecoupés, s'interrompant sans cesse pour boire à une écuellée de flip que je lui avais préparée. Une soif inextinguible le dévorait. Il avait des pâleurs subites; puis, tout aussitôt, son visage s'empourprait, devenait d'un rouge feu.
«Je le suppliai de se coucher, mais il s'obstina à demeurer assis sur le banc, les coudes allongés sur la table, le front dans les mains. Les enfants ni moi nous n'osions lui adresser la parole. D'ailleurs, nous étions nous-mêmes frappés d'une sorte de stupeur. Quant à faire chercher un médecin, c'eût été peine perdue. Il n'y en avait pas dans la contrée. Et puis, ce n'était pas dans les habitudes des gens de cette époque. On vivait, on mourait, sans médecin ni médecine. Il faut dire aussi que, bien que très angoissés, nous n'avions pas le sentiment d'un danger immédiat… Dans l'après-midi, peut-être pour nous rassurer, Pêr se prétendit mieux. Il manda le fils aîné:
«—Va chez Tual, notre voisin, lui ordonna-t-il, et mets-le au courant de l'aventure, afin qu'il prévienne les autres cousins. On ne doit pas laisser pourrir en plein vent comme une charogne le cadavre d'un chrétien qui fut peut-être un sabotier. Dis-lui que c'est au carrefour de Blanche-Épine, à gauche du sentier qui mène vers Saint-Nicodème…
«Au nom de Blanche-Épine j'avais tressailli.
«—Qu'as-tu? fit Pêr qui avait remarqué mon mouvement.
«—Rien, mon ami… ou plutôt, c'est toute une histoire, trop longue à te raconter pour l'instant… Tu n'es pas en état de l'entendre.
«—Ah! murmura-t-il en laissant retomber sa tête.
«Je crus qu'il voulait dormir. Je le conjurai encore de s'étendre sur le lit. Il eut un geste las, soupira:
«—Je suis bien ainsi… je suis très bien…
«Et il ne bougea plus… J'envoyai les enfants jouer dans la clairière. Il soufflait un peu de brise, mais le ciel était pur et le soleil brillait… Une heure se passa. Un bruit de sabots résonna sur la terre durcie. J'allai voir à la porte de la hutte. C'était une troupe d'hommes et de femmes, Tual en tête, charriant sur une brouette, dans une manne d'osier, les reliques qu'on avait pu extraire de la fosse à loups. Jeanne, sa femme, se détacha du cortège et vint à moi:
«—Nous avons reconnu le corps, quoiqu'il fût en bouillie, me dit-elle; c'est celui de Jozon Lantic. La boîte du crâne est fendue en deux. Nous y avons trouvé une nichée de sangsues…
«Je la priai de m'épargner ces détails. Elle me demanda:
«—Peut-on voir Pêr?
«—Oui, mais ne faites pas de bruit. Il dort.
«Elle entra sur mes pas, s'approcha de mon mari, puis, me tirant brusquement à l'écart:
«—Savez-vous, Matic, qu'on ne l'entend plus respirer!
«Je la regardai ahurie.
«—Hein! m'écriai-je, comprenant tout à coup, comme si un éclair m'eût traversé le cerveau.
«Je me précipitai vers la table.
«—Pêr! Pêr!
«Je n'eus pas plus tôt touché le malheureux qu'il s'affaissa. La voisine avait dit vrai. Il était mort…»
—Voilà, continua Matic, quand elle eut trouvé la force de poursuivre, voilà comment et par suite de quel concours singulier de circonstances je suis devenue veuve.
«Les sabotiers façonnèrent deux cercueils. Dans l'un fut déposé mon mari, dans l'autre furent placés les restes de Jozon Lantic. Leurs tombes à tous deux sont dans le cimetière de Saint-Servais, au pied de la tour. Toute la forêt et même les paysans des fermes des environs assistèrent à ce double enterrement. Après l'absoute, François Harnay prit un sabot, le dernier que Pêr eût fabriqué, y mit, quant à lui, un louis d'or de vingt francs et fit la quête parmi l'assemblée pour la veuve de Pêr Corniguellou et pour ses orphelins.
«Bénies soient ces charitables populations de la montagne! Je leur dois de n'être pas morte de misère et d'avoir pu élever ma bande sans tendre la main à l'aumône publique.
«Huit jours plus tard, je reprenais seule, avec mes enfants, la route vers le sud. De nouveau j'escaladai la pente du Ménez Mikêl. Je me rappelai les paroles de Pêr et mon exclamation:
—«Oh! le beau pays! le beau pays!
«Elle avait, cette terre de bois, elle avait la même figure majestueuse et recueillie que le jour où nous l'admirâmes ensemble.
«Peut-être même était-elle plus délicieuse à contempler, avec son onduleuse forêt, toute poudrée de givre, étincelante au soleil du matin d'une myriade de pierreries. Les hêtres aux branches lisses, roses dans la lumière, avaient l'air de candélabres incrustés de joyaux, dressés sur une fine nappe blanche pour quelque fête des fées… Des basses messes tintaient à Saint-Servais, à Duault, à Saint-Nicodème, ailleurs encore, à Botmel, à Plusquellec. Les carillons alternaient, se répondaient, à travers les étendues tranquilles, et tout le ciel en vibrait, comme s'il eût été de cristal. Au dessus de la forêt s'élevaient de grêles colonnes de fumée qui s'épanouissaient très haut dans l'atmosphère en de mouvants calices de fleurs bleues… Tout cela m'est resté extraordinairement présent à l'esprit… Depuis, hélas! j'ai dû semer un peu partout les tombes de mes morts. Car, d'une famille qui était presque une tribu, Dieu a voulu que seule je survécusse. Mais, si les femmes qui m'enseveliront exaucent mes volontés suprêmes, c'est là-bas, auprès de Pêr Corniguellou, qu'elles me mèneront enterrer. J'ai dans mon armoire une pile d'écus de trois francs, gagnés sou à sou, pour parer aux frais du voyage…»
A ce moment, onze heures sonnèrent à la pendule.
—Par Notre-Dame de Rozcudon, s'écria la bonne vieille, récitons vite le De profundis pour clore la veillée. C'est nuit funèbre, ne l'oublions pas. Les Ames défuntes vont venir. Il n'est que temps de leur faire place.
—Pardon, observai-je, mais la hache, la hache tzigane, la hache révélatrice, qu'est-elle devenue?
—Cela, personne ne l'a jamais su. Ce n'est point faute de l'avoir cherchée. Peut-être y a-t-il des niais qui la cherchent encore. J'espère bien que Dieu ne permettra pas qu'on la retrouve. Elle a enrichi un homme, elle en a tué deux. Il me semble que c'est assez.
Et, faisant le signe de la croix, Matic commença la prière.
Ceux qui ont connu Ervoanic Prigent se le rappellent encore. Il était de ceux qu'on n'oublie pas.
Quand on le voyait arriver dans les bourgs du Trégor,—avec son éternel chapeau haut, aux plis avachis d'accordéon, et qu'ornait une guirlande de fausses fleurs, avec son habit aux longues basques traînantes qui faisaient derrière lui une espèce de sillage dans la poussière ou la boue des rues,—vite les enfants accouraient, et c'étaient de toutes parts des appels bruyants:
—Ervoanic! Ervoanic!
Lui, habitué à ces ovations, les accueillait avec une indulgence hautaine de souverain en tournée.
Il se campait fièrement, au beau milieu de la place du bourg, croisait l'un sur l'autre les revers de son habit à basques et envoyait de la main des saluts protecteurs à toute la foule des polissons.
Il passait pour un homme simple ou—comme on dit là-bas—pour un innocent. On s'en amusait, tout en lui témoignant cette sorte de vénération, qui s'attache, en Bretagne, à la sacro-sainte confrérie des mendiants.
A vrai dire, Ervoanic ne mendiait pas.
Jamais on ne le vit tendre son chapeau ni demander un morceau de pain. Il eût refusé l'aumône, si on la lui avait offerte.
Ce prétendu idiot s'était arrangé sa vie en homme d'esprit. Il avait son jour pour rendre visite à chaque maison,—le jour où il était assuré d'y faire le meilleur repas. Il connaissait les menus habituels de toutes les fermes et de tous les manoirs du pays, à six lieues à la ronde, et ne se montrait sur les seuils que les jours de soupe fraîche. Régulièrement, il se présentait au bon moment. Pas une fois, la mémoire de son estomac ne se trouva en défaut, au cours d'une existence qui fut pourtant des plus longues, car il approchait de la centaine lorsque, selon son expression, il s'en alla goûter de la cuisine du bon Dieu, en paradis.
Il mourut, n'ayant commis qu'un péché,—de gourmandise, cela va de soi.
Et voici comme on le raconte en Trégor, ce péché d'Ervoanic Prigent.
A l'approche des Gras une odeur de porc frais tué s'épand à travers l'Armorique.
L'air est embaumé d'un parfum de côtelettes qui rissolent.
Au bord des eaux courantes, les servantes lavent les boyaux qui se tortillent comme des anguilles captives; au dessus des flambées d'ajonc, dans la cuisine qui rougeoie, les ménagères font cuire le sang caillé.
Vive le boudin!
Mais qu'est-ce auprès de la vénérable andouille, pieusement entretenue, âgée déjà de plusieurs hivers et qui rêve, toute ridée, dans un coin de l'âtre, ainsi que la statue d'un lare antique?
Ah! l'andouille!…
Le recteur de Trédarzec en possédait une qui pesait cinq livres… oui, cinq belles et bonnes livres, et peut-être quelques onces de plus! Toutes les saintes âmes des vieilles filles de la paroisse s'étaient entendues (chose exceptionnelle!) pour l'offrir à Dom Karantec, en souvenir d'un jubilé.
Lorsque le bon recteur entrait dans la cuisine,—ce qui lui arrivait principalement le soir, après quelque visite lointaine à une de ses ouailles,—tout en tournant ses pouces et en étirant ses jambes devant le foyer, il disait, d'une voix onctueuse:
—Ne pensez-vous pas qu'il est temps de la manger, Coupaïa?
Et Coupaïa, la gouvernante, répondait en bougonnant:
—Une andouille pareille!… Pouvez-vous blasphémer ainsi?… Attendez du moins jusqu'aux Gras!…
Mais les Gras se succédaient… et se ressemblaient. Et l'andouille commémorative demeurait suspendue au plafond, où elle se balançait doucement, lorsque des courants d'air entraient avec les mendiants de passage.
De ces hôtes, infirmes d'esprit ou de corps, qui venaient, de temps à autre, loqueter à l'huis du presbytère de Trédarzec, le plus assidu, comme bien on pense, était Ervoanic Prigent.
Il apparaissait quelquefois le dimanche, s'il avait appris dans la semaine qu'il dût y avoir à la cure des convives étrangers. Mais, tous les vendredis, il était ponctuel.
C'était un de ses axiomes que, seules, les gouvernantes de ces messieurs prêtres s'entendent à faire doucement digérer les jours maigres à de robustes estomacs de chrétiens. Et donc, le vendredi matin, il quittait Tréguier où il avait eu soin de s'en venir coucher la veille, franchissait la rivière sur le pont Canada, s'arrêtait à Notre-Dame de Tromeur pour réciter une courte prière et prendre haleine avant de s'engager dans la montée; puis, musant et flânant, semant des bonjours, de droite et de gauche, aux petites chaumines proprettes, enguirlandées de vigne vierge, qui jalonnent la route, il grimpait vers Trédarzec, du pas tranquille d'un invité qui a pris ses précautions pour arriver à temps et qui s'attarde volontiers à humer l'air frais, histoire de s'aiguiser l'appétit.
Le presbytère est situé derrière l'église; pour couper plus court, Ervoanic s'acheminait à travers le cimetière. Parfois, il rencontrait Dom Karantec sortant de la sacristie.
Le cher vieux prêtre passait familièrement son bras sous celui du mendiant.
—Ha! ha! crois-tu que ce soit l'heure du déjeuner, Ervoanic?
—Voyez le Calvaire des morts, monsieur le recteur… L'ombre courte de la croix annonce qu'il est près de midi.
—Sais-tu, Ervoanic, que tu n'es peut-être pas aussi simple qu'on le prétend?
—Il se pourrait, monsieur le recteur.
Tous deux entraient de compagnie, et Dom Karantec, poussant la porte de la cuisine, criait à Coupaïa:
—Je vous amène votre amoureux, Ervoanic Prigent, qui vient vous demander en mariage.
Il n'y avait guère de vendredi dans l'année que Coupaïa n'entendît ce refrain.
—Hé! faisait-elle, on ne sait pas… La volonté de Dieu est grande.
Ervoanic, lui, riait discrètement, gagnait la table de chêne massif accotée à la fenêtre, et attendait, avec une patience dévote, les mains jointes, les yeux au plafond, que la gouvernante eût fini de tremper l'exquise soupe au congre, fleurant un parfum de beurre fondu et d'herbes fines, dont elle ne manquait pas de lui réserver une pleine écuellée.
Car, il n'y a pas à dire, il avait su attendrir le cœur de la rébarbative Coupaïa, ce diable d'homme.
Elle l'avait pris en amitié sincère, rien que pour le regard enamouré dont il caressait l'andouille, dès le seuil.
Leurs âmes communiaient dans le culte de l'andouille: ils causaient d'elle ensemble, longuement, d'un accent pénétré.
—N'est-ce pas qu'elle est belle, Ervoanic?
—Et comme elle doit être bonne!… Toutes les vertus, Coupaïa!
La gouvernante avait le nez bossué de verrues et les joues creusées de larges sillons, comme les champs après les labours d'octobre. Il y avait cependant des pauvres qui la comparaient à la Vierge pleine de grâces!… Ceux-là, elle les mettait à la porte, avec un haussement d'épaules et un simple morceau de pain. Ervoanic, plus avisé, lui vantait l'andouille du jubilé.
Il avait tout de même ses finesses, cet Ervoanic.
Il murmurait quelquefois, sur un ton de patenôtre:
—Je veux bien mourir, pourvu que j'y aie goûté.
La vieille reprenait, tremblante d'émotion:
—Parlez franchement!… Trouvez-vous qu'elle gagne?
—Certes oui, Coupaïa. Elle prospère. Elle mûrit!… Le culot monte… Encore un an, elle sera noire comme ma pipe.
Or, les temps étaient venus.
Tant de fumées et de convoitises avaient frôlé la peau de l'andouille qu'elle en était noire, plus noire que la pipe d'Ervoanic Prigent, aussi noire que la soutane, la belle soutane neuve de Dom Karantec.
En quelle année ceci se passait-il? L'histoire ne le dit point.
L'hiver remontait vers le Nord, de son allure cassée de vieillard cacochyme, le dos voûté sous un énorme parapluie, tel que se le représentent volontiers les Bretons. C'est à peine si l'on percevait encore dans le lointain les éclats voilés de sa grosse toux et de ses tristes éternuements… Et, le Vieux parti, la jeunesse de la terre se risquait timidement à rouvrir les yeux, ses clairs yeux printaniers où riait la vie renaissante après l'engourdissement d'un long sommeil.
On assistait de tous côtés au réveil de la Belle au bois dormant.
La Chanson des Gras courait les sentiers des champs et les sentiers des grèves, hurlée à tue-tête par des groupes d'adolescents:
[23] Personnification bretonne du Mardi-Gras.
Ce matin-là, Ervoanik Prigent s'éveilla tout radieux sur la couchette de paille qu'il s'était dressée le soir d'avant, dans la grange de maître Bertrand Le Gonidec, l'opulent boucher de Pleumeur.
Il avait eu, sur la fin de son sommeil, un songe merveilleux.
Une noble dame, aux formes un peu grasses, parée comme une Madone, était venue vers lui, dans une auréole de lumière bleue semblable à la vapeur qui flotte dans les cuisines bretonnes, les jours de gala, et, le touchant au front, lui avait dit d'une voix très douce:
—Ervoanik, ce n'est pas en vain que tu m'auras si longtemps vénérée en silence. Tes assiduités muettes m'ont pris le cœur. Apprends que je veux être à toi désormais, à toi seul!
Alors, lui, effaré:
—Qui êtes-vous, ô noble dame, et en quoi ai-je pu mériter une telle faveur?
—Je suis l'andouille, Ervoanik, l'andouille qui t'est chère entre toutes, l'andouille du presbytère de Trédarzec!
A ces mots, transporté de reconnaissance et d'amour, le pauvre homme avait tendu les bras vers elle pour l'étreindre, mais déjà elle s'était évanouie comme une ombre, ne laissant derrière elle d'autre témoignage de sa venue qu'un âcre parfum d'épices qu'Ervoanik savourait encore lorsqu'il se réveilla.
—C'est égal, murmura-t-il; il y a dans ce rêve un avertissement. J'hésitais vers quel logis orienter mes pas, en ce jour de Malargez où toutes les cuisines bretonnes se transforment à l'envi en lieux de délices. L'embarras du choix me laissait perplexe… Désormais, je suis fixé.
Et, dans la grâce adolescente du matin, il s'en alla vers Trédarzec…
—Bonjour, Coupaïa!
—Ah! c'est vous, Ervoanic?
Coupaïa est très affairée.
Et ce n'est pas sans motif.
Toutes les casseroles de cuivre sont descendues au foyer, des clous de leur cadre de bois où, la veille encore, elles se contentaient de briller inutilement.
Elle tiennent à montrer, semble-t-il, qu'elles ne sont pas de simples ustensiles de parade.
Rangées en bataille, le long de l'âtre, elles se comportent toutes le plus bravement du monde, même celles qui voient le feu pour la première fois.
En pourrait-il être autrement, avec un généralissime culinaire de la force de Coupaïa?
Elle s'empresse de l'une à l'autre, active celle-ci, modère celle-là, prodigue à toutes son expérience et ses encouragements.
Devant ce superbe spectacle, Ervoanic demeure bouche bée, extasié.
—Vierge Marie! s'écrie tout à coup la servante, j'ai oublié le persil!
—Désirez-vous que j'aille en prendre, Coupaïa?
—Vous! allons donc!… Vous ne savez seulement pas la manière de le cueillir… Vous croyez que ça se fait comme ça peut-être… Ah! bien oui!… Je ne vous demande qu'une chose, c'est de veiller, jusqu'à ce que je revienne, sur la casserole que voici. Que l'eau ne trotte pas, surtout! Au besoin, vous soulèverez un peu le couvercle. Pensez que c'est l'andouille qui est là-dedans, Ervoanic!
—L'andouille? la belle andouille?
—Elle-même, en vérité.
Ervoanic lève la tête, constate, en effet, le vide laissé par l'andouille au milieu des viandes salées qui sèchent appendues aux solives. Il se refuse à en croire ses yeux.
Et il rougit, rougit jusqu'au bout de ses oreilles velues dont le poil se hérisse.
—C'est extraordinaire, Coupaïa!
—Dame! on n'a pas tous les jours à déjeuner M. l'archiprêtre… Suffit!… Je compte sur vous, au moins?
—Soyez tranquille!
Ervoanic s'agenouille devant la casserole sacrée, tandis que Coupaïa se dirige d'un trot menu vers le jardin.
Ervoanic se sent triste, affreusement triste.
—Une si belle andouille!… Et si bonne!… toutes les vertus!…
A ses lèvres montent des phrases solennelles d'oraison funèbre.
S'il s'écoutait, il entonnerait le De profundis, le De profundis de l'andouille.
Et cependant, à vrai dire, elle n'est pas morte.
Elle vit, au contraire, d'une vie qu'il ne lui connaissait pas. Sous le couvercle de son cercueil, qu'il a soulevé doucement, il l'aperçoit qui fait de petits mouvements joyeux, qui frétille d'aise, comme si elle n'avait jamais été si bien; et, au bruit des mets qui mijotent à côté d'elle, la voilà qui se met à chanter aussi, à chanter de sa voix pansue les refrains les plus extravagants.
Sans respect pour la sainteté du lieu—la cuisine du presbytère!—, elle débite à Ervoanic Prigent, avec mille enjôleries de gueuse, des propos si alléchants que, ma foi! notre homme en perd la tête, et…
Lorsque la vénérable Coupaïa rentra du potager, un fin bouquet de persil à la main, Ervoanic Prigent n'était plus là, et l'andouille aussi avait disparu.
—Le misérable! il l'a enlevée!
Non, bonne Coupaïa, il s'est laissé enlever par elle.
Que dirait Dom Karantec? Que penserait M. l'archiprêtre?
Coupaïa était déjà dehors, ameutant les commères du bourg qui s'exclamaient, avec des mines scandalisées:
—Jésus-Maria-credo!… Miséricorde!… Ervoanic Prigent!… Est-il possible!… Un si doux homme! L'enfant du bon Dieu! un innocent!…
Et toutes de se mettre à la poursuite de l'infâme ravisseur. On fouilla les coins et les recoins, les crèches et les granges. On le chercha partout, sauf là où il était, c'est-à-dire à l'église.
Mon Dieu, oui! à l'église, où officiait précisément M. l'archiprêtre, en somptueuse chasuble mauve, ornée dans le dos d'un resplendissant soleil d'or.
Entré par la porte du bas-côté, Ervoanic s'était glissé le long de la muraille jusqu'au confessionnal, où Dom Karantec achevait d'écouter d'une oreille bénigne et d'absoudre d'une main paternelle les péchés de ses ouailles, car l'heure de la communion approchait.
C'était un excellent chrétien qu'Ervoanic Prigent; et, bien qu'à l'entendre il n'eût jamais eu «ni père ni mère», il n'en avait pas moins une conscience scrupuleuse, plus scrupuleuse peut-être que celle de beaucoup de gens très apparentés. Tout en pressant le fruit de son larcin contre son cœur, sous sa pauvre chemise en loques, il ne laissait pas de se faire les reproches les plus sanglants. Réfugié dans un angle obscur, près du tribunal de pénitence, il se meurtrissait la poitrine de Meâ culpâ sonores, attentif néanmoins à ne pas froisser l'andouille dont la tiédeur humide caressait doucement sa chair.
Son tour venu, il s'agenouilla d'un air contrit sur le petit banc de bois, la figure à la hauteur du guichet.
—Mon père, bénissez-moi parce que j'ai péché!
—Est-ce que ce n'est pas vous, Ervoanic?
—Hélas! si, monsieur le recteur.
—Quelle est cette idée qui vous prend, mon garçon?… Les innocents, comme vous, ne pèchent point.
—Je ne demande pas mieux que de vous croire, monsieur le recteur… Cependant, je ne suis pas tranquille…
—Allons, contez-moi donc ça. Mais faites vite, car l'Élévation a sonné, et M. l'archiprêtre m'attend à l'autel.
—Voilà. J'ai volé, monsieur le recteur.
—Volé, Ervoanic? Ah! c'est mal, en effet, c'est très mal. Vous n'avez qu'un moyen de réparer votre faute, c'est de restituer. Reportez ce que vous avez dérobé à la personne à qui vous avez fait tort.
—Oui, j'y ai pensé, mais… Peut-être, monsieur le recteur, qu'en vous remettant la chose à vous-même…
Ici, le bon apôtre fit semblant de plonger la main dans ses haillons.
Dom Karantec l'arrêta vivement:
—Ta, ta, ta, Ervoanic, cela ne me regarde point.
—Je vous en prie, monsieur le recteur.
—Jamais de la vie.
—Bien vrai… vous ne voulez pas?…
—Non, vous dis-je.
—Hélas! monsieur le recteur, c'est qu'alors je ne sais plus comment faire.
—Voyons. Vous vous rappelez pourtant quel est le propriétaire?
—Certes.
—Eh bien! vous allez à lui et vous lui dites: «Je vous rapporte votre bien.» Est-ce assez simple?
—Vous parlez d'or, monsieur le recteur. Mais s'il ne consent pas à le reprendre?
—Vous le lui avez donc proposé.
—Foi d'honnête homme, monsieur le recteur… d'honnête homme qui n'a péché qu'une fois.
—Que ne le disiez-vous tout de suite!… Finissez votre Confiteor. Je vous donne l'absolution. Allez en paix, Ervoanic.
—Dieu vous fasse vivre longtemps, monsieur le recteur.
Dom Karantec n'apprit qu'une heure plus tard de quelle façon il avait été joué. Il eut l'esprit d'en rire. M. l'archiprêtre rit aussi, mais du bout des lèvres seulement, en homme que l'on fait jeûner, après lui avoir promis merveilles. Car le dîner, qui devait être succulent, fut détestable.
A vouloir courir après l'andouille, Coupaïa avait laissé brûler les autres plats.
Ce fut un désastre.
Ervoanic Prigent eut, en revanche, des Gras tels qu'il les eût souhaités à Dieu même. Il avait gagné la campagne, le pied leste, l'estomac en bel appétit et la conscience en repos. Pour la première fois de sa vie, de sa dure vie de vagabond, il allait pouvoir s'offrir une bombance chez lui, c'est-à-dire en plein air, en plein soleil, en pleine nature. Un ciel fin, léger, pommelé d'une ouate immobile de nuées d'argent, enveloppait les collines trégorroises d'une paix et d'une mansuétude infinies. Ervoanic dévora pieusement la plus exquise des andouilles, dans un coin de champ tout embaumé d'herbe nouvelle, avec une source fraîche à portée de sa main et les gazouillis d'oiseaux au dessus de sa tête.
Et telle est la naïve histoire du péché d'Ervoanic Prigent. Je la tiens d'un charbonnier nomade, d'un marchand de farine noire, comme on dit en Trégor.
A Portz-Gwenn de Trégor, en août.
J'ai reçu, ce matin, la visite du vieux Laurik. Laurik est un diminutif de Laur, qui est lui-même un diminutif de Laurent. Il y a en Bretagne trois catégories de gens qu'on a l'habitude de désigner par ces diminutifs affectueux: les enfants, les vieillards et les innocents. Laurik Cosquer vient d'entrer, à la Pâque de Pentecôte, dans sa soixante-sixième année. C'est un petit vieillard aux allures graves d'un patriarche, avec une figure mince, toute ridée, qui ressemble à un labour d'automne, mais où des yeux bleus, d'un bleu délicat, ont l'air de deux sources claires et profondes reflétant un ciel matinal.
Il m'est venu voir en voisin, et aussi pour me rappeler les souvenirs qui nous lient l'un à l'autre dans le passé. Il parle d'un ton sentencieux, entrecoupé de longs silences méditatifs.
—Je vous ai connu haut comme cela, dit-il. Vous habitiez alors Penvénan. Que de fois j'ai mangé chez vous la soupe du dimanche!…
Une délicieuse coutume bretonne, cette soupe du dimanche. Nos populations rustiques sont restées fidèles à la grand'messe. Elles s'y rendent et par devoir et par plaisir. C'est une de leurs rares distractions, la plus noble et la plus goûtée. Et d'abord, c'est jour de repos, jour de libre flânerie. On se lève le matin, tout heureux, surtout si le temps promet d'être beau; on procède sans hâte à la toilette hebdomadaire, après avoir soigné les bêtes et lâché les chevaux dans les prés où ils auront droit, eux aussi, de se prélasser jusqu'au soir. On se débarbouille en commun, à l'auge de la cour. Et ce sont des rires, des farces paysannes, une joie d'écoliers en vacances. On revêt ses habits propres, ses «habits de dimanche», dillad ar zûl. Trois sons de cloches espacés de demi-heure en demi-heure annoncent l'office: on se met en route pour le bourg, au premier son. Au printemps, à l'été, même à l'arrière-saison, c'est une joie de s'en aller de compagnie vers le bourg, par les sentiers des champs ou les chemins creux, sous la voûte mobile des branches ensoleillées. Les paysans bretons ont l'âme sensible à la mystérieuse poésie des choses: ils ont pour leurs horizons familiers des tendresses virgiliennes. La terre n'est pas seulement à leurs yeux la rude nourrice qui ne livre l'aliment de vie qu'au prix d'un effort acharné; elle est aussi la source des contemplations pures et désintéressées; ils l'aiment pour la variété de sa parure, pour la richesse de ses nuances, pour sa fraîcheur, pour sa beauté changeante et cependant éternelle, pour les fines odeurs émanées de son opulente chevelure, pour tout ce qu'elle porte en elle d'enchantements profonds, d'émotions sacrées. Ils sont restés des êtres primitifs, ils n'ont pas encore rompu le lien ombilical qui les rattache à l'antique nature, dont ils sont issus; ils conversent avec elle, entendent sa voix et jusqu'au battement sourd de ses artères. La souple et ondoyante Viviane les enlace toujours de ses bras divins et fait bruire à leurs oreilles son immortelle chanson…
Les vieux ne sont pas moins assidus à la grand'messe que les jeunes. On les voit arriver de leur pas alenti, la courte pipe de terre entre les dents, dont ils secouent la cendre sur leur pouce avant d'enjamber l'échalier du cimetière. Ils entrent des premiers à l'église, afin d'éviter la grande poussée tumultueuse de fidèles, qui se fait toujours au moment du dernier son. Ils ont leurs places consacrées dans les vieux bancs vermoulus, contre les piliers ou sur les marches qui règnent devant la balustrade du chœur. Et c'est de là qu'agenouillés ou assis ils prennent part à l'office, dans un état de douce somnolence, de vague et délicieuse rêverie, bercés au chant des cantiques, écoutant passer au fond de leur mémoire la longue et pâle procession des souvenirs et roulant dans leurs doigts d'un geste monotone et quasi inconscient les gros grains usés d'un interminable chapelet. Ils goûtent à l'église, dans le jour multicolore des vitraux, parmi les odeurs d'encens et l'eurythmie grave des proses latines, une sorte de bien-être somptueux qu'il ne leur est donné d'éprouver qu'en ce lieu et qui est pour eux quelque chose comme une prélibation des béatitudes prochaines du baradoz, du paradis breton. Ils s'y abandonnent avec volupté, les yeux demi clos; c'est proprement une sieste d'âme.
A l'issue de la messe, une autre joie attend les plus pauvres ou les plus infirmes d'entre eux. Dans toutes les maisons un peu aisées de la bourgade, leur couvert est mis. On les prie poliment à dîner, à manger la soupe dominicale. Ainsi ils n'auront point à refaire à jeun un trajet souvent considérable. Chaque famille a ses pensionnaires de prédilection.
Laurik Cosquer était régulièrement notre hôte. Non qu'il n'y mît parfois une sorte de discrétion farouche. Il fallait le guetter au sortir du cimetière où il s'attardait longtemps sur les tombes de ses quatre femmes, éparses aux quatre coins de l'enclos. Je me chargeais volontiers de ce soin. Il n'avait pas fini son dernier signe de croix que j'étais à ses côtés:
—Allons, Laurik, venez. La soupe est prête.
Il secouait sa vieille tête, ses mèches brunes qui, par un privilège étrange, n'ont jamais grisonné.
—Pas aujourd'hui, mon enfant! en vérité, pas aujourd'hui.
Je déployais toutes les ingéniosités d'éloquence dont j'étais capable et il me suivait enfin, tout en protestant contre cette contrainte, jurant qu'il n'avait faim ni soif, disant que c'était une insolence de sa part d'abuser ainsi de la charité des gens. On le poussait par les épaules dans la cuisine où d'autres, des vieux comme lui, étaient déjà attablés devant les écuelles pleines. Ces humbles commensaux d'alors, Laurik me rappelle leurs noms et, en même temps, je revois leurs figures. C'étaient Baptiste Javré—un habitué de la maison,—Jozon Kerham, et Gabik, l'innocent, qui vivait dans la contemplation attendrie de son ventre, et Kanan, le fameux Kanan, Kanan le sourd-muet, à la bouche tordue dans un perpétuel rictus d'impuissance; d'autres encore, qu'il serait trop long d'énumérer. Quels braves gens, et comme j'ai plaisir à me les représenter tels qu'ils m'apparaissaient alors, dans notre intérieur, le nez tendu vers la soupe dont l'odorante fumée ennuageait leurs faces tranquilles! Entre deux cuillerées, ils échangeaient de douces plaisanteries, d'une malice enfantine, qui les faisaient rire aux larmes, Kanan surtout qui, n'entendant rien, n'en comprenait que mieux.
Laurik apportait dans cette assemblée de ses pairs une note spéciale de gravité. Dès qu'il s'était assis, la conversation prenait une allure moins fantaisiste; les voix devenaient plus calmes et les esprits s'élevaient aux pensées sérieuses. Parmi ce petit monde, Laurik passait pour un philosophe, pour un homme qui a beaucoup voyagé, beaucoup vu, beaucoup réfléchi. Et puis, quand il se mêlait de dire quelque chose, c'est que cela valait la peine d'être dit. Il vous avait une façon sentencieuse de discourir qui en imposait; ou plutôt il ne discourait pas: il prêchait. Baptiste Javré le définissait un recteur manqué. Par exemple, il n'aimait pas qu'on l'interrompît hors de propos.
—Parlez donc et je me tairai, prononçait-il. J'ai sur vous cet avantage que le silence ne me coûte rien, tandis que vous ne savez pas encore à quelle foire on l'achète.
… Le bonhomme d'aujourd'hui diffère peu de celui d'autrefois. Ses joues seulement sont plus évidées, ses prunelles plus claires, d'un bleu plus effacé, plus lointain, sous les touffes épaisses des sourcils. Comme je lui fais compliment de ce qu'il n'a point vieilli:
—A mon âge, on n'a plus d'âge, murmure-t-il; on est comme sorti du temps.
Sa philosophie aussi est restée la même, indulgente à la vie, pleinement rassurée quant à l'au delà de la mort.
—Je sais où j'irai, dit-il, avec autant de certitude que si j'avais déjà fait le chemin. J'attends patiemment l'heure où je serai appelé à me mettre en route, mais je ne serais pas fâché qu'elle sonnât bientôt. J'ai plus de parents et d'amis en l'autre monde qu'en ce monde-ci, et j'avoue que j'ai quelque hâte de les revoir. Voyez-vous, il ne faut pas vivre trop longtemps. Les choses, surtout à notre époque, changent vite et les hommes eux-mêmes changent avec les choses. Je commence à être dépaysé dans ma propre paroisse. Les nouvelles générations m'apparaissent comme des visages étrangers: elles ne ressemblent en rien à celles que j'ai connues et qui me furent chères; elles ont d'autres pensées, d'autres préoccupations, d'autres goûts; à les écouter, elles valent mieux. Cependant elles sont moins gaies. Les plaisirs qui nous enchantaient, dans notre jeunesse, ne leur suffisent plus: elles en ont inventé d'autres qui les amusent peu et qui leur sont nuisibles. Je les entends sans cesse se plaindre, sans qu'elles sachent au juste de quoi, comme si le pain n'avait plus la même saveur pour leurs lèvres et comme si le soleil béni ne luisait plus du même éclat sur leurs têtes. J'assiste à des transformations qui m'étonnent, qui me font peur. Car, je vous le dis, tout est changé, non seulement le peuple, mais les nobles, mais les prêtres. M'est avis qu'on finira par nous changer Dieu. Il est vrai qu'alors ce sera la fin des fins…
La pipe de Laurik s'est éteinte: il s'interrompt pour la rallumer, en cueillant à même dans le foyer un morceau de braise qu'il fait rouler dans le creux de sa main, tapissé d'un véritable cuir. Et, après une pause, il reprend:
—Jadis nous n'avions d'autre ambition que de faire ce qu'avaient fait nos pères et de vivre comme ils avaient vécu. Les anciens nous répétaient: «La vie n'est qu'un temps à passer,» et nous ajoutions foi à la parole des anciens. Par suite, les peines nous semblaient moins lourdes, les joies plus savoureuses. Nous allions d'une allure paisible, sans hâte, en gens qui ne demandent au chemin que de les conduire où il mène. Nous n'attachions aux choses de la terre qu'un prix modéré, puisque cependant nous n'étions que de passage au milieu d'elles. L'argent nous touchait peu, nous n'eussions pas fait un pas au devant de lui. Il venait ou ne venait point, partait ou restait, cela le regardait et non pas nous. C'était l'usage, en Bretagne, de dire: L'argent est sourd, l'argent est aveugle: il va où il peut et n'entend pas qui l'appelle. Nos besoins étaient médiocres, notre faim et notre soif se satisfaisaient à bon compte. Pour tout luxe, une pipée de tabac, le dimanche, avec un verre de cidre frais dont les pommiers de ce temps-là n'étaient point avares. (Avez-vous remarqué que, depuis l'intrusion en notre pays des maléficieuses boissons d'ailleurs, nos braves pommiers bretons semblent dégoûtés de produire?)
«Nous étions des hommes heureux. La chanson que nous chantions de préférence disait:
«Mieux vaut de l'amour plein la main que de l'argent plein le four».—Nous aimions de toutes nos forces. La grâce des jeunes filles, la tendresse de leur délicieux petit cœur nous possédaient tout entiers. Dès le catéchisme, vers l'âge de douze ans, chacun de nous choisissait sa douce. Et plus tard, vous plus grand, elle plus jolie, vous la meniez aux pardons des chapelles d'alentour, en la tenant par le petit doigt. On n'échangeait que de rares propos, bien insignifiants. Vous disiez: «Le vent qui souffle de votre courtil sent bon l'odeur des plantes fines,» ou encore: «Du seuil de ma porte, j'ai plaisir à voir monter en l'air la fumée bleue de votre toit.» Elle répondait: «Il n'est point d'herbe si odorante qui ne se fane», ou: «Fumée qui s'élève, au vent se dissipe.» Et elle vous donnait son parapluie à porter, confessant de la sorte, en fille sage, que si elle vous plaisait, en revanche vous ne lui déplaisiez point. Nos jeunesses d'à présent ont d'autres façons. On se fiançait aux pieds du saint, après avoir allumé devant l'image deux cierges dont on regardait, avec anxiété, brûler la flamme. Feu clair et vif, mariage prompt et prospère… Tenez, je me souviens de ceci, comme si c'était d'hier…»
Laurik s'arrête une fois encore, pour secouer les cendres de sa pipe consumée; dans sa vieille âme, d'autres cendres remuent, et des étincelles en jaillissent qui éclairent subitement les mélancoliques recoins de sa mémoire.
Il me conte l'histoire de son premier amour… En disant premier amour, je suis infidèle à sa pensée. C'est la théorie de Laurik; c'est la théorie de tous les Bretons «qu'on n'aime qu'une fois».
—L'amour, ôtrou, est une fleur vite poussée, tôt flétrie, mais dont le parfum embaume à jamais toute l'âme. Fleur rare et délicieuse! Beaucoup croient l'avoir cueillie qui n'ont cueilli que son ombre. Elle est comme l'herbe d'or, l'aour-iéotenn des légendes. Elle ne s'épanouit non plus que la nuit, en des lieux difficiles à connaître. Il la faut chercher patiemment, à l'heure sacrée où elle se révèle par son éclat parmi les autres herbes, la chercher avec une ardeur grave, avec un zèle religieux. Et il faut aussi ne porter sur elle qu'une main délicate et prudente. Sinon elle se dérobe, glisse, ne vous laissant au bout des doigts qu'un peu de sa poussière dorée.
«Moi, voici comme elle me tomba sous la main. J'avais alors dix-sept ans. Mon père, qui était taupier, m'avait enseigné son état. J'allais offrir mes services de ferme en ferme, mon hoyau sur l'épaule, un bissac en bandoulière. J'étais un garçonnet paisible, de mœurs rangées, jovial, du reste, toujours un bout de chanson aux lèvres, et, à cause de cela, partout le bienvenu. Sans cesse par monts et par vaux, j'apprenais au passage les nouvelles, les mariages, les décès, les aventures de jeunes gens, le prix du blé, d'autres choses encore, telles que les oraisons pour guérir, les miracles accomplis par les sources des saints, et aussi les contes qui font rire, les histoires tristes qui font pleurer.
«Dès qu'on me voyait paraître à l'entrée de la cour, le bouvier en train de curer l'étable ou la servante en train de donner à manger aux porcs s'écriaient:
«—Il arrive, le gohéter (taupier)!
«Dans les grandes fermes, je restais quelquefois jusqu'à huit jours de rang; dans les petites, deux jours, trois jours au plus. Dans toutes j'étais également bien traité. Je partais pour les champs, pour les prés, à la prime blancheur de l'aube. Oh! les jolis levers du soleil que j'ai contemplés en ces temps-là et qu'ils me semblaient beaux, vus par mes yeux d'adolescent!… Sur les dix heures, un pâtre, souvent aussi la fille même de la maison, me venait apporter à déjeuner: une écuellée de soupe d'oing, une tranche de lard, un morceau de pain de seigle… C'est ainsi qu'un matin d'avril je fis connaissance avec Néa Garandel.
«Un bien modeste domaine, la terre des Garandel sise en la paroisse de Mantallot, sur une des pentes de la vallée du Jaudy. Un logis en chaume, deux ou trois crèches délabrées, un mulon de paille autour d'une perche, une aire où l'on battait au fléau, quatre champs, un ruban de prairies, c'était tout l'avoir de la famille. Mais quel brave monde! Le père avait été soldat sous Napoléon l'ancien. Il avait retenu des mots de toute espèce de langues dont il émaillait son breton. Il jurait en espagnol, en italien, en hollandais. C'était plaisir de l'entendre conter. Il avait fait la campagne de Russie et avait une façon de l'évoquer qui vous gelait. Tout le froid du pays de l'hiver vous passait dans les moelles, vos cheveux se hérissaient comme des aiguilles de glace, rien qu'au ton dont il disait: «Imaginez-vous de la neige, de la neige,—ni ciel, ni terre, de la neige…» Selon lui, l'Empereur n'était pas mort; il courait les mers sur un navire blanc, n'attendant qu'une occasion propice de débarquer en Bretagne; ce moment venu, les cloches à tous les clochers se mettraient à carillonner d'elles-mêmes… La mère, Fanta, était une femme de quarante ans, douce de figure et de manières, avec une voix suave comme une musique. Des deux gars, l'aîné, après avoir tiré au sort un bon numéro, s'était engagé, pour toucher la prime, en remplacement du fils du notaire; le cadet était entré en apprentissage chez un bourrelier. En sorte qu'il ne restait d'enfant dans la maison que Néa.
«Quoique le train des Garandel fût des plus médiocres, je ne me trouvai nulle part aussi bien que chez eux. Les patates et la bouillie dont se composait presque exclusivement leur nourriture me paraissaient, servies par les mains de Fanta et assaisonnées par les récits du vieux, le plus exquis, le plus succulent des régals. Et je faisais dans la crèche aux vaches, où j'avais pour lit une mauvaise couette de paille, des rêves merveilleux dont il ne me restait au réveil que de confuses images, mais qui me laissaient dans l'âme, pour toute la journée, un mystérieux enchantement. A quoi cela tenait-il? Je ne me le demandais même pas, ou bien, s'il m'arrivait d'y songer, je me l'expliquais par cette observation, que j'avais souvent ouï faire à mon père Jean Cosquer, à savoir qu'à respirer l'air d'un logis honnête on en garde en soi un vif contentement et comme la douceur d'un parfum… Il y avait une autre raison, mais qu'avec ma naïveté de garçonnet je mis quelque temps à découvrir.
«Je fis cette découverte le 12 avril, exactement. C'est une de ces dates qui persistent à jamais dans l'esprit, même quand la mémoire a sombré. Après cinquante ans ou peu s'en faut, je revois toute nette la figure qu'avaient ce jour-là les choses. D'abord les prés, d'un vert printanier, chatoyant comme un velours, piqué çà et là de taches brunes qui étaient les taupinières; la rivière, sinueuse, grossie par les pluies récentes, tantôt courante, et clapotante, et chantant la claire chanson de l'eau, tantôt endormie en nappes tranquilles et mirant les fins rameaux des aulnes à peine feuillus; puis, les collines voilées d'une brume légère, et les mézou, les terres hautes où montaient de calmes fumées émanées de toits invisibles; enfin, le ciel, un grand ciel pur, très élevé, très vaste, enveloppant tout d'une lumière bleue, d'une clarté de paradis qui vous faisait joie…
«J'avais jeté bas ma veste et je travaillais ferme, en corps de chemise, sous le soleil béni… Je n'étais pourtant pas comme à mes jours ordinaires. Une allégresse étrange m'exaltait, mêlée de je ne sais quel attendrissement. Jamais je n'avais été ainsi. J'étais heureux et troublé. Dans ma poitrine mon cœur battait à coups sonores, comme une cloche d'église la veille du pardon, et mes yeux étaient brouillés de larmes. C'était un état délicieux et inquiétant. Je me pensais:
«—Qu'est-ce donc qui va m'arriver?
«Sentant que la tête me tournait, je me couchai à plat ventre sur un tronc d'aulne surplombant la rivière et me plongeai la face dans l'eau, qui était d'une fraîcheur glacée.
«Soudain, derrière moi, dans la pente, une voix cria:
«—Laurik, hé! Laurik Cosquer! Où donc êtes-vous?
«J'eus le bondissement d'un poisson que le pêcheur, d'un brusque coup de ligne, fait sauter sur la berge. La voix, une fois encore, répéta:
«—Laurik, hé!
«Oh! ce cri, si jeune, si vibrant, d'un timbre si harmonieux, dussé-je vivre cent ans, je l'entendrai toujours, toujours!
«Celle qui m'appelait se tenait droite dans le sentier, au flanc du coteau, entre deux touffes de prunellier qui l'encadraient de part et d'autre. Sa jupe de laine bleue à raies rouges lui tombait à peine à mi-jambe. Sa taille svelte s'échappait de l'étroit corsage comme une fleur de sa gaine. Son visage était une lumière, et ses cheveux blonds, ébouriffés tout autour, semblaient une couronne de rayons. Et elle était si jolie, elle avait une grâce si étrange, si fluide et surnaturelle, qu'on eût dit une apparition. Je restai là, tout saisi, à la contempler. Les pâtres et pastoures de Lourdes ou de la Salette n'éprouvèrent assurément pas devant l'image vivante de la Vierge un trouble plus religieux. Je n'osais faire un mouvement ni prononcer une parole de peur de la voir ouvrir ses ailes et s'envoler.
«Et c'était Néa, certes, mais une Néa que je ne soupçonnais point, une Néa transfigurée. Je ne pus m'empêcher de lui en faire la remarque, quand elle fut près de moi, dans l'herbe du pré.
«—Qu'avez-vous aujourd'hui de changé, Néa? Vous êtes telle que je ne vous ai jamais vue.
«Elle prit une mine étonnée, me dévisagea, puis partit d'un bel éclat de rire, disant:
«—Il faut croire, Laurik Cosquer, que vous me regardez ce matin pour la première fois!
«Et c'était peut-être vrai pourtant. Jusqu'alors je n'avais vu en elle qu'une gamine, une merc'hodennic, une petite poupée des champs que mes souvenirs de l'année précédente me représentaient sagement assise sur le seuil des Garandel, à apprendre son catéchisme. Et voici qu'elle était à présent presque une jeune fille, ayant passé l'âge de la troisième communion, toute menue encore et un peu grêle, mais assez mûrie déjà pour faire rêver d'amour les jeunes hommes. Je n'en pouvais croire mes yeux… Elle avait posé à terre le panier qui contenait mon repas. Elle dit, de sa jolie voix rythmée comme un chant:
«—N'avez-vous donc pas faim, Laurik, que vous demeurez là, bouche bée, comme notre recteur en chaire, quand il a perdu la suite de son sermon?… Je vous apporte une soupe aux fèves et des crêpes de froment du pardon de sainte Brigitte, de Ploézal, où nous avons des cousins.
«Après un silence, tandis que je me mettais à manger, elle demanda:
«—Où sont les taupes que vous avez tuées?
«Je les lui montrai du doigt, suspendues par les pattes de derrière à une grosse branche de chêne au dessus du talus. Elle s'en approcha, resta un moment à les regarder se balancer au vent, puis, revenant vers moi, murmura:
«—C'est tout de même un singulier métier que le vôtre, Laurik Cosquer?
«Je pris la chose pour un compliment.
«—Oui, répondis-je, c'est un métier où il faut un talent spécial, beaucoup de patience, de perspicacité, d'adresse. Ne devient pas bon taupier qui veut. Mon père a formé bien des élèves, mais il prétend qu'aucun d'eux ne me vaut. J'ai hérité de la finesse de son œil et de la sûreté de sa main. Quand mon hoyau s'abat, la taupe est à moi… Il y a des professions plus considérées, il y en a peu qui soient d'un meilleur rapport. A deux sous la bête, comme c'est le prix, je fais aisément mes vingt-quatre sous par jour. Cela n'est point à dédaigner.
«J'avais parlé tout d'une haleine, le feu aux joues, avec un secret désir de passer pour quelqu'un aux yeux de Néa. Des journées de vingt-quatre sous en ce temps-là étaient des raretés. Les tailleurs n'en gagnaient que dix. La fillette, songeuse, roulait entre ses doigts le rebord de son tablier. Je m'imaginai que mes paroles avaient fait impression sur elle, qu'elles lui donnaient à réfléchir. Et j'en eus une joie orgueilleuse, mais qui ne dura qu'un instant.
«—Oui… peut-être… soupira-t-elle. N'importe, Laurik! A votre place, moi, j'aimerais mieux laisser à d'autres le soin de détruire ces pauvres petites bêtes.
«Je demandai, déconcerté, un peu dépité aussi:
«—Ah!… Et quel état auriez-vous donc choisi, Néa Garandel?
«—Moi?… Oh! un seul, Laurik, le plus beau, le plus vaillant! J'aurais été marin sur la mer.
«Sa figure avait subitement pâli, ses prunelles brillaient d'un éclat sombre, d'une flamme mystérieuse et presque sauvage…
«Sans rien ajouter, elle s'envola. Il n'y a pas d'autre mot pour marquer combien vite elle gravit la pente, traversa le fourré, disparut derrière la colline.
«L'après-midi me sembla long. Je n'avais plus la tête ni le cœur au travail. Mon sang dans mes veines courait comme un fou, et, dans ma poitrine, ce n'était plus une mais vingt cloches qui sonnaient le tocsin. Je compris que j'avais la grande fièvre, la fièvre à la fois si douce et si terrible à trembler. J'aimais Néa. Néa m'avait versé le philtre d'amour. Et je sentis que si elle ne consentait point à devenir un jour ma femme, j'en mourrais. «Que la même main qui a allumé le feu l'éteigne,» dit la sagesse des Bretons. Un brasier flambait en moi, allumé par une main d'enfant. De tout le reste de la journée, je ne tuai point un seul animal. Il m'était venu un soudain dégoût de mon métier, du métier de mon père. J'étais malade et triste. Je n'attendis pas que les premières ombres du soir se fussent allongées sur les prairies. Jetant mon hoyau sur l'épaule, je m'acheminai, les jambes faibles et vacillantes, vers le toit des Garandel. Dans les haies de prunelliers les oiseaux s'égosillaient, saluant la mort du soleil. Je me rappelai une vieille chanson du pays trégorrois:
«Il n'y avait dans la maison, quand j'entrai, que la ménagère, Fanta. Elle fut toute surprise de me revoir si tôt:
«—Tu as fini de bonne heure! dit-elle sans qu'il y eût toutefois le moindre reproche dans son accent… Tu auras un bon moment à t'ennuyer, mon fils, avant que le souper ne soit prêt.
«—Faites excuse, Fanta, répondis-je. Avec votre permission, je ne resterai point souper.
«—Hein?
«—Non, j'ai désir de m'en retourner chez nous. Je ne suis pas à mon aise.
«—Tu auras attrapé chaud et froid, imprudent!
«—Peut-être bien.
«—Et tu veux faire trois lieues, de nuit, mal portant comme tu es?… Je ne me le permettrai pas… Tu vas te coucher dans notre lit qui est clos et suffisamment moelleux. Garandel et moi nous saurons bien trouver place dans celui de Néa, et la fillette sera enchantée de coucher à l'étable.
«Les larmes me montaient aux yeux. J'avais grande envie de tout avouer à la vénérable Fanta, si affectueuse, si douce. Mais la honte me retint. Malgré les objurgations de la vieille, je me mis en route. Dans une lande au loin, je distinguai la gracieuse silhouette de Néa qui ramenait les vaches. J'agitai mon chapeau en l'air, je criai:
«—A Dieu vat!
«C'est le cri des marins qui s'embarquent, ôtrou. Moins de trois semaines après, j'étais engagé, inscrit, embarqué. Ni les menaces de mon père, ni les supplications de ma mère ne m'avaient pu fléchir. Je leur avais dit, dès le lendemain de ma rencontre avec Néa dans le pré des Garandel:
«—Si vous ne donnez votre consentement à mon départ, vous le donnerez donc à ma mort.
«Et ils avaient dû se résigner à me laisser partir.
«Mon premier voyage dura trois ans. C'était le temps des frégates à voiles. Je parcourus des mers immenses. Je vis les atmosphères embrasées et les glaces mystérieuses. Devant moi se déroulèrent les spectacles d'une création inconnue et qui ne semblait pas sortie des mains du même Dieu que le nôtre. Et cela ne m'intéressa point, tout cela me fut indifférent. Une chose seule hantait mon esprit, et c'était l'image de Néa. Sur les ciels de feu et sur les ciels de ténèbres, sous l'Équateur comme au Cap Horn, elle emplissait pour moi l'horizon. Je rêvais d'elle dans mon hamac, je m'enivrais de son souvenir, en haut des vergues, au bercement des alizés comme aux brusques sursauts des tourmentes. Parfois, je tremblais à la pensée qu'elle serait peut-être mariée à mon retour. Je me disais pour me rassurer: «Il y a un sort pour l'amour: ce qui doit être sera…»
«J'abrège, ôtrou, car je vous vole votre loisir.
«La campagne terminée, je pris à Brest la diligence, qui me déposa à Belle-Isle-en-Terre, sur les six heures du soir, un 22 mai. J'avais mon diplôme de gabier en poche, cinq mois de congé, et des économies qui se montaient à près de sept vingts écus, presque une richesse. Je me restaurai à l'auberge pour me donner du tempérament. J'avais résolu de ne me rendre chez mes parents qu'après avoir fait un crochet par Mantallot. Tout en cheminant au clair de la lune je songeais:
«—Laurik Cosquer, gabier de misaine, tu vas à ton destin. Vas-tu à la vie? Vas-tu à la mort? Tu le sauras à la maison des Garandel. Si la réponse est mauvaise, souviens-toi du pré vert où se balançaient les petites taupes noires à la grosse branche du chêne et que le Jaudy est tout près!
«La crainte et l'espérance se partageaient mon pauvre cœur.
«Il faisait une belle nuit d'étoiles, une nuit transparente et tiède, qui sentait bon une odeur d'herbes déjà mûres pour la fenaison. La route filait toute blanche sous la lune, entre les hauts talus où les feuilles des arbres nains bruissaient doucement comme des voix, se demandant les unes aux autres sans doute quel était ce passant si pressé. Un silence vaste était sur les choses. Pour me tenir compagnie et me distraire un peu de mes préoccupations, j'entonnai une chanson de bord apprise en mer d'un marin de France et qu'on eût dite faite à mon sujet:
«J'en étais à ce couplet, quand tout à coup, sur mes talons, quelqu'un s'exclama:
«—Par les saints de Bretagne, gohéter, que le cœur de ta douce ait changé ou non, la voix, à toi, est du moins restée la même. J'ai eu tôt fait de la reconnaître.
«Je me retournai interloqué… c'était un homme de Minihy ma paroisse natale. Il cheminait pieds nus, et c'est pourquoi je ne l'avais pas entendu venir. Pour marcher plus vite il avait tiré ses souliers.
«—D'où arrives-tu à cette heure et en cet équipage? lui demandai-je.
«—J'arrive de Bégard, répondit-il. On enterre demain Louis Prigent, de Keranbesk; j'ai été, de la part de la famille, annoncer sa mort à des parents qu'ils ont là-bas.
«Je ne pus me défendre d'un frisson. Ouïr parler de funérailles, en rentrant au pays, n'est pas d'un bon présage… Mon compagnon était un tailleur, par conséquent un bavard. Nous causâmes des maisons où, bien souvent, nous avions travaillé ensemble, lui, de son aiguille, moi, de mon hoyau. Et insensiblement j'amenai la conversation sur les Garandel… Une joie vive m'inonda le cœur: Néa n'était point mariée!
«A Confort, nous nous séparâmes. Le tailleur avait à se rendre à Quemperven, toujours en qualité de messager funèbre. Je lui serrai la main avec une effusion dont il ne devait comprendre que plus tard le vrai motif, et, quand il eut disparu dans sa direction, je m'élançai à toutes jambes vers Mantallot… La vieille chaumine des Garandel, blottie dans son courtil, fleurait une fine senteur de sureau. Chez nous, les portes des étables ne sont jamais fermées à clef. Je pénétrai sans bruit dans la crèche aux vaches et m'allongeai sur la couette de paille où m'avaient visité naguère tant de beaux rêves. Les bêtes dormaient accroupies dans la litière. J'étais harassé, mais je n'eusse su clore l'œil: j'avais trop hâte de voir Néa. A la pointe de l'aube, les coqs chantèrent. J'entendis à travers le mur des allées et des venues dans la maison. Alors je me levai et je sortis pour gagner le seuil de la demeure où respirait ma douce. Et je la vis, cette douce, je la vis debout près de l'âtre, en chemisette et en jupon du matin, peignant devant un morceau de miroir cloué au manteau de la cheminée sa longue chevelure blonde qui pendait. Je dis, du ton le plus calme qu'il me fut possible:
«—Bonjour, Néa Garandel!
«Elle tressaillit, devint toute blanche, et, rassemblant ses cheveux d'un geste rapide:
«—C'est donc vous, Laurik Cosquer! fit-elle.
«Nous n'échangeâmes point d'autres paroles. Le vieux Jozon, l'ancien soldat de l'Empereur, me hélait joyeusement du fond de son lit clos.
«—Çà, matelot, viens que je te donne l'accolade!
«Et, derrière lui, contre la muraille, se montra la figure accueillante et vénérable de Fanta, soulevée sur son séant et murmurant de sa voix musicale:
«—Dieu te garde, Laurik!
«Avec un sourire, elle ajouta:
«—Nous sommes dans tes dettes, mon fils. Les taupes tuées le jour où tu nous quittas si brusquement ne t'ont jamais été payées. Il y en avait quatre; ce qui fait que nous te devons huit sous.
«Le mois d'après, on affichait aux mairies de Mantallot et du Minihy les bans de mariage de Renée Garandel, filandière, avec Laurent Cosquer, gabier de l'État, domicilié à bord du Redoutable, présentement en congé et dûment autorisé par ses supérieurs.
«Je vous le disais en commençant, ôtrou, je le redis en finissant: Voilà comme les choses se passaient de mon temps, au temps ancien dont les jeunes d'aujourd'hui se moquent. Pour moi, je loue l'Éternel de m'avoir fait vivre en cet âge si lointain de la candeur et de la simplicité bretonnes… Néa Garandel a été l'herbe d'or du jardin de ma jeunesse. Elle a embaumé et illuminé mes jours. J'ai eu trois autres femmes. Toutes, je les ai pleurées avec des larmes sincères. Mais, Néa, je n'eus même pas la force de la pleurer. Quand elle fut morte, je demeurai comme absent de moi-même. Et depuis je ne me suis pas retrouvé. C'est bizarre, mais c'est comme ça. Et tenez, ce tailleur du Minihy, l'homme qui me rejoignit si étrangement sur la route de Belle-Isle à Confort, je le rencontre quelquefois, car il est encore de ce monde, mais je ne fais pas semblant de le reconnaître et je passe outre: je ne puis pas prendre sur moi de lui pardonner. S'il ne m'avait frôlé de son aile d'oiseau de mauvaise augure, Néa, j'en suis sûr, eût vieilli heureuse à mes côtés et, après avoir dormi jusqu'au bout dans le même lit, nous nous fussions couchés l'un près de l'autre dans la même tombe. Cette grâce qui ne nous a pas été accordée, je vous la souhaite à vous et à votre femme, ôtrou!…»
Son histoire terminée de la sorte en fin de sermon, conformément, du reste, à la tradition des vieux conteurs de Basse-Bretagne, Laurik s'en est allé, appuyé sur son bâton de houx, en marmonnant une vague prière. Je l'ai suivi longtemps des yeux, et longtemps après son départ je suis demeuré triste. Je ne sais rien qui dise mieux, avec une ironie plus puissante, l'inanité des rêves de l'homme qu'un mélancolique récit d'amour entendu des lèvres d'un vieillard.
I.—VIEILLES HISTOIRES DU PAYS BRETON. | |
1. La Charlézenn | 7 |
2. Le Bâtard du roi | 30 |
3. Histoire pascale | 84 |
4. La légende de Margéot | 101 |
II.—AUX VEILLÉES DE NOËL. | |
1. Nédélek | 133 |
2. Noël de Chouans | 146 |
3. La Noël de Jean Rumengol | 167 |
4. A bord de la Jeanne-Augustine | 194 |
5. La Chouette | 202 |
6. Le Puits de saint Kadô | 212 |
7. Le Forgeron de Plouzélambre | 223 |
8. En «Alger d'Afrique» | 246 |
III.—RÉCITS DE PASSANTS. | |
1. Les Deux amis | 257 |
2. La Hache | 284 |
3. Le Péché d'Ervoanic Prigent | 310 |
4. Humble amour | 324 |
ANGERS, IMP. A BURDIN ET Cie, 4, RUE GARNIER, ANGERS
CATALOGUE
DE QUELQUES ÉDITIONS ET D'OUVRAGES DE FONDS
SUR LA BRETAGNE
DE LA LIBRAIRIE
HONORÉ CHAMPION
9, QUAI VOLTAIRE
SPÉCIALE POUR L'HISTOIRE DE LA FRANCE
ET DE SES ANCIENNES PROVINCES
Annales de Bretagne (les) publiées par la Faculté des Lettres de Rennes avec la collaboration de MM. les archivistes des cinq départements de Bretagne. (Histoire, histoire littéraire, folklore, etc.) Un an: France, 10 fr. Étranger, 12 fr. 50.
A chaque fascicule des Annales sont jointes des feuilles des volumes en cours de la Bibliothèque bretonne armoricaine. Ont déjà paru ainsi et se vendent à part:
Fascicule I.—Dictionnaire breton-français du dialecte de Vannes, de Pierre de Châlons, réédité et augmenté par J. Loth, in-8, de 115 pp. 5 fr.
Fascicule II.—La très ancienne Coutume de Bretagne, avec les assises, constitutions de parlement et ordonnances ducales, suivie d'un recueil de textes divers antérieurs à 1491. Édition critique, accompagnée de notices historiques et bibliographiques, par Marcel Planiol, in-8 de 566 pp. 10 fr.
Fascicule III.—Lexique étymologique des termes les plus usités du breton moderne, par V. Henry, in-8 de XXIX et 350 pp. 10 fr.
Fascicule IV.—Cartulaire de l'abbaye de Sainte-Croix de Quimperlé, par Léon Maître et Paul de Berthou. 2e édition revue, corrigée et augmentée, in-8 de XI-408 p. 12 fr.
Étude historique et biographique sur la Bretagne à la veille de la Révolution, à propos d'une correspondance inédite (1782-1790), par J. Baudry. 2 vol. in-8, 346 et 482 p. 12 fr.
Livre qui est une véritable publication d'archives inédites. Il intéresse presque toutes les familles bretonnes; l'auteur a rédigé sur chaque personnage nommé des notes biographiques copieuses. C'est un véritable tableau de la société bretonne à la fin de l'ancien Régime. Tables abondantes (70 pages).
L'Année 1817, par Edmond Biré. In-8 7 fr. 50
V. Hugo, dans ses Misérables, trace un tableau d'ensemble de l'année 1817. M. Biré le vérifie à l'aide de nombreux documents et c'est pour lui motif à autant d'études intéressantes sur la magistrature, la Chambre des députés, la presse, l'Académie française, les lycées, les théâtres, les salons de peinture de cette époque, etc. Artistes, poètes, romanciers, politiciens romantiques les plus fameux défilent donc dans ce livre sous leur véritable aspect.
Légendes révolutionnaires, par Edmond Biré. in-8 7 fr. 50
Ce livre détruit quelques-unes des légendes révolutionnaires les plus répandues. M. Biré, connu par son érudition et sa critique, a traité dans ce volume les sujets suivants: Le pacte de famine.—La Bastille sous Louis XVI.—La vérité sur les Girondins.—Le brigadier Musca.—La légende Leperdit.—L'Institut de France.—La congrégation.—Les bourgeois d'autrefois.—L'enseignement avant 1789 et pendant la Révolution.
Honoré de Balzac, par Edmond Biré. Fort vol. in-8, br. 6 fr.
Dans ce livre d'une documentation minutieuse, l'auteur s'est surtout attaché au côté dramatique de l'œuvre de Balzac: propres pièces de notre grand romancier, pièces tirées de ses romans ou de ses nouvelles, parodies, etc. tout ce qui touche chez lui au théâtre est ici étudié pour la première fois; et du premier coup, toutefois, M. Biré a fait œuvre définitive.
Les vieux papiers d'une vieille maison à Quimperlé, 1575-1875, par A. de Brémond d'Ars, in-8 de 19 p. 1 fr 30
Les marins français dans les derniers combats livrés aux Anglais sur les côtes de Bretagne, janvier 1761. Épisode de la guerre de sept-ans, par le même, 33 p. 1 fr. 50
Catalogue des gentilshommes qui ont pris part ou envoyé leur procuration aux Assemblées de la Noblesse, en 1789, pour la nomination des députés des États-Généraux. Publié d'après les documents officiels, par MM. L. de la Roque et de Barthélemy. Prix du catalogue, 2 fr.; par poste, 2 fr. 25.
Bretagne.—Composition des États-Généraux de la noblesse de Bretagne en 1746, 1764, 1789. État militaire, Parlement, Chambre des Comptes en 1789.
Itinéraire de Paris à Jérusalem, par Julien, domestique de M. de Chateaubriand. Publié d'après le manuscrit original avec une introduction et des notes, par Edouard Champion. Élégant vol. in-16 carré, accompagné de fac-similés 3 fr. 50
On connaissait des fragments de cet itinéraire par les Mémoires d'outre-tombe où Chateaubriand en cite quelques passages, peu compromettants pour lui-même, et avec des retouches. M. Edouard Champion, après une introduction qui prépare bien aux surprises du texte, publie le manuscrit de Julien d'après l'original et l'annote de comparaisons malicieuses. Cet ouvrage devient donc, en même temps qu'un contrôle du fameux Itinéraire de Chateaubriand, aujourd'hui classique, un document intéressant pour l'histoire de ce grand esprit, qui prenait souvent des fictions pour des réalités.
Lettres de Chateaubriand à Sainte-Beuve, publiées et annotées par Louis Thomas, in-8 1 fr.
On ne connaissait de Chateaubriand à Sainte-Beuve, que quatre lettres: le nombre en est maintenant doublé par la publication de ces curieux billets inédits qui sont un document d'histoire littéraire du plus haut intérêt.
Contes irlandais, traduits du gaélique, par G. Dottin, in-8 5 fr.
La Condition des paysans dans la sénéchaussée de Rennes, par Dupont, in-8 br. 4 fr.
La Révolution en Bretagne.—Notes et Documents. Audrein (Yves Marie), Député du Morbihan à l'Assemblée Législative et à la Convention nationale, Évêque constitutionnel du Finistère (1741-1800), par P. Hémon. Fort vol. in-8 5 fr.
M. P. Hémon s'est attaché à faire revivre d'après les documents tirés des archives la sympathique figure de Audrein. Imitateur de Grégoire, par ses opuscules apologétiques, ses pamphlets acerbes, il réclame la restauration du culte et la tolérance. Il tomba victime d'un guet-apens des Chouans et des Anglais en 1800. Et ce n'est pas la partie la moins curieuse du livre de M. Hémon que la reconstitution authentique de cette scène tragique.
Les Chouans dans les Côtes-du-Nord, par le même, in-8: 0 fr. 50
Le comte du Trévou, par le même, in-8 2 fr.
Hermine (L'), Revue mensuelle, littéraire et artistique de Bretagne. Directeur: Louis Tiercelin. France, 12 fr.; Étranger, 15 fr.
La Bretagne à l'Académie française au XVIIIe siècle. Études sur les Académiciens bretons ou d'origine bretonne, par Kerviler. in-8 br. 10 fr.
Essai d'une bio-bibliographie de Chateaubriand et de sa famille, in-8 (presque épuisé) 3 fr. 50
Armorique et Bretagne. Recueil d'études sur l'archéologie, l'histoire et la biographie bretonnes, publiées de 1873 à 1892, revues et complètement transformées, 3 vol. in-8 br. 18 fr.
Correspondance historique des bénédictins bretons et autres documents inédits relatifs à leurs travaux sur l'histoire de Bretagne, publiés avec notes et introduction, par A. de la Borderie, in-8 de XLII-286 pages 8 fr.
C'est pour ainsi dire un chapitre préliminaire à sa vaste Histoire de Bretagne, si recherchée aujourd'hui, que ce travail du savant La Borderie sur les bénédictins bretons. Il a voulu bien se pénétrer de leur méthode avant de rien entreprendre et il s'est plu à rendre hommage à ses aînés. Il trace l'historique des travaux sur la Bretagne exécutés par les bénédictins, indique les circonstances dans lesquelles se produisit la pensée première de l'entreprise, les noms et les qualités des religieux qui y prirent part. Leur correspondance, qui suit, doit être désormais classée parmi les documents les plus importants de l'histoire de Bretagne.
Notions élémentaires de l'histoire de Bretagne, vol. in-12 4 fr.
Chronologie du cartulaire de Redon, vol. in-8 5 fr.
Jean Meschinot. Sa vie, ses œuvres, ses satires contre Louis XI, vol. in-8 4 fr.
Une prétendue campagne de Jeanne d'Arc, Perrone et Perrinaie, in-8 1 fr. 50
Cours d'histoire de Bretagne, professé à la Faculté des Lettres de Rennes, 4 vol. in-12 14 fr.
I.—Les Origines bretonnes, jusqu'à l'an 938.
II.—La Bretagne aux grands siècles du moyen-âge (938-1364).
III.—La Bretagne aux derniers siècles du moyen-âge (1364-1491).
IV.—La Bretagne aux temps modernes (1491-1789).
(La place nous manque pour énumérer tous les travaux que nous possédons de ce grand travailleur breton que fut M. de La Borderie. Prière de nous faire connaître les désiderata).
La noblesse bretonne aux XVe et XVIe siècles. Réformations et montres, par le Cte de Laigue, in-4.
Évêché de Vannes, 2 vol. 24 fr.
Souscription à l'ouvrage complet, le volume 10 fr.
(A paraître successivement les autres évêchés bretons.)
La course et les corsaires du port de Nantes. Armements, combats, prises, pirateries, etc, par La Nicollière-Teijeiro 7 fr.
Ce livre, fait d'après les archives de Nantes, est l'un des plus curieux et surtout des plus nouveaux sur l'histoire de la marine française. Le port de Nantes, dont le commerce fut si important au XVIIIe siècle, avait une flotte très nombreuse qui parcourait les mers, elle était la propriété de ses armateurs, et le droit lui avait été concédé d'arborer un drapeau particulier. L'Angleterre la pourchassait avec une ténacité qui devait arriver à son anéantissement, elle succomba avec nos plus belles colonies.
La Légende de la mort chez les Bretons armoricains, par Anatole Le Braz. Nouvelle édition avec des notes sur les croyances analogues chez les autres peuples celtiques, par Georges Dottin, professeur adjoint à l'université de Rennes. Deux forts volumes, in-12. LXX-347-456 p. 10 fr.
Vieilles histoires du Pays breton. I. Vieilles histoires bretonnes. II. Aux veillées de Noël. III. Récits des passants par le même. Fort volume in-12, 3e édition 3 fr. 50
—Au pays des Pardons, in-8 br. 3 fr. 50
Tryphina Kéranglaz, par le même. Poème, in-12.
Cognomerus et sainte Tréfine. Mystère breton en deux journées. Texte et traduction par le même, XLIV-183 pages 4 fr.
Textes bretons pour servir à l'histoire du théâtre celtique, par le même, in-8 1 fr.
L'éloge de tous ces ouvrages de M. Le Braz n'est plus à faire. Ils lui ont vite acquis une réputation de grand écrivain dans les lettres françaises où il est le digne successeur des Souvestre et des Brizeux. Ses Légendes de la mort surtout resteront classiques.
La Bretagne et les pays celtiques.—L'Ame bretonne, par Charles Le Goffic, nouvelle édition revue et augmentée, in-12 de 405 p. 3 fr. 50
L'Ame bretonne, de Charles Le Goffic, est le livre qu'on attendait sur la Bretagne. Mœurs, traditions, croyances, littérature, etc., y sont présentées dans une synthèse puissante. L'art breton si original, y a sa place près de l'art dramatique, d'un archaïsme si savoureux. Le prêtre, le barde, le soldat, sont étudiés dans des monographies spéciales. De fins et délicats portraits (Henriette Renan, Jules Simon, N. Quellien, Emile Souvestre, l'amiral Réveillère, Jean-Louis Hamon, etc.), achèvent de nous renseigner sur les caractères essentiels de l'âme bretonne.
Le nouveau livre de Le Goffic ne fait pas seulement aimer la Bretagne: il l'explique.
La révolte dite du papier timbré ou les Bonnets rouges en Bretagne, en 1675, par Jean Lemoine. Fort vol. in-8 7 fr. 50
Contes du Pays Gallo, par Adolphe Orain. Fort vol. in-12 3 fr. 50
Cycle mythologique. Les Fées, les Géants, les Magiciens, les animaux parlants, les métamorphoses, les Aventures merveilleuses.—Cycle chrétien. Dieu, la Vierge, les Anges, les Saints, les Miracles.—Contes facétieux.—Contes de voleurs.—Le monde fantastique. Le Diable, les Sorciers, les Lutins, les Revenants. Ces titres, qui, cependant, ne sont que le simple énoncé des divisions de ce travail, suffisent presque à montrer toute la variété des Contes du Pays Gallo: on y retrouve la simplicité forte et charmante des meilleures légendes bretonnes. A. Orain, connu par le sérieux de ses travaux, aborde ici, avec un rare bonheur, un genre qui a été quelque peu exploité. Telle est la perfection de ces contes que certains sont appelés à devenir classiques. Ils ne se rapprochent pas seulement de Perrault par des origines historiques—qu'il est d'ailleurs intéressant de retrouver aussi nettes en Bretagne,—mais aussi par leur manière simple, pure et vivante. C'est dire que ce livre est digne d'être mis dans toutes les mains.
Les dépenses de Pierre Botherel, vicomte d'Apigné, 1647-48, par P. Parfouru, avec 2 planches, in-8 de 112 p. 2 fr.
Très curieux détails de mœurs de vie domestique.
Inventaire des archives de la paroisse Saint-Sauveur de Rennes, par le même, in-8 de 82 p. 1 fr. 50
Lettres du peintre L.-J. de Launay (1724-1726), par le même, in-8, 38 p. 1 fr. 50
Les délégués de l'archevêque de Tours en Bretagne (1570-1790), par le même, in-8, 70 p. 2 fr.
Une mutinerie d'écoliers au collège de Rennes en 1629, par le même, in-8, 12 p. 1 fr.
Une révolte d'écoliers au collège de Vannes (XVIIIe siècle), par le même, in-8 1 fr.
Un procès de sorcellerie au parlement de Bretagne: la condamnation de l'abbé Poussinière (1642-1643), par le même, in-8 1 fr.
Anciens livres de raison de familles bretonnes, par le même, in-8, de 78 p. 3 fr.
Très importants documents pour l'histoire économique.
Les comptes d'un évêque et les anciens manoirs épiscopaux de Rennes et de Bruz au XVIIIe siècle, par le même, in-8, 47 p. et pl. 2 fr.
La torture et les exécutions en Bretagne aux XVIIe et XVIIIe siècles, par le même, in-8, 38 p. 2 fr.
Les anciennes tapisseries du palais de justice de Rennes, par le même, in-8, 32 p. et pl. 1 fr.
Une rixe à Locronan pendant la procession de la Troménie (14 juillet 1737), par le même, in-8, de 14 p. 1 fr.
Capture d'un corsaire espagnol près de Perros Guirec, par des habitants de Lannion, 28 août 1648, par le même, in-8, 8 p. 1 fr.
Les Irlandais en Bretagne (XVIe et XVIIIe siècles), par le même, in-8, de 12 p. 1 fr.
Une Course de quintaine d'Availles en 1507, par le même, in-8, 14 p. 1 fr.
Une saisie de navires marchands anglais à Nantes en 1587, par le même, in-8, de 47 p. 1 fr. 50
Un chouan. Le général du Boisguy. Fougères, Vitré, Basse-Normandie et frontière du Maine 1793-1800, par le Vte du Breil de Pontbriand. Volume in-8 de 476 p. avec carte 7 fr. 50
Cet ouvrage sera pour beaucoup de lecteurs une révélation. Combien connaissent à peine le nom de du Boisguy. Combien savent que, dans la geste héroïque de la Chouannerie, il égala, ou peu s'en faut, les Cadoudal et les Frotté? Qu'il livra près de trois cents combats,—pour plusieurs on peut dire des batailles,—et presque toujours victorieusement?
L'auteur s'est attaché à faire revivre cette figure d'autant plus intéressante qu'il s'agit d'un général de moins de vingt ans, nature éminemment chevaleresque à qui cependant les détracteurs n'ont pas manqué. Une discussion serrée suit les allégations de ceux-ci et les redresse avec preuves qui ne paraissent laisser place à aucun doute.—Identification de nombreux personnages du roman de Balzac.
Nobiliaire et armorial de Bretagne; 3e et dernière édition, par Pol Potier de Courcy, 4 vol. in-4 y compris les planches contenant 6750 blasons 125 fr.
L'Église et les campagnes au moyen âge, par Gustave A. Prevost, in-8 de VIII-292 p. 5 fr.
L'auteur, après avoir dit tout l'empire exercé par l'Église au moyen âge sur les campagnes, recherche quelles étaient ses idées au sujet du respect de la personne et des biens du paysan, et en ce qui touche l'assistance due aux faibles et aux pauvres. Il montre l'Église dispersant aux campagnes ses principaux bienfaits, y répandant l'instruction, y distribuant la justice; s'employant pour les faibles auprès du pouvoir central; servant aussi le pouvoir par son action dans les campagnes, procurant, par le droit d'aide et par la Trêve de Dieu, un refuge, la paix, et le repos matériel; rendant, enfin, dans la vie de chaque jour, et comme pouvoir local, des services nombreux et de tout ordre. Il examine son action sur l'individu en particulier et dans la vie privée du paysan. Il retrace, de façon documentée et touchante, la figure si intéressante du prêtre de campagne. Il termine par une curieuse étude sur les saints paysans ou cultivateurs.
Revue de Bretagne (La), exclusivement bretonne, historique et littéraire, dirigée par le Cte de Laigue. Mensuelle. France 12 fr. Étranger 15 fr.
La Bretagne et les pays celtiques. II. Bretons de lettres, par Louis Tiercelin. Fort vol. in-12 de 317 p. avec fac-similés d'autographes 3 fr. 50
C'est en tant que Bretons et au point de vue de leurs séjours en Bretagne, que Leconte de Lisle, Villiers de l'Isle-Adam, Hippolyte Lucas et Brizeux sont étudiés. Les archives de la Faculté de Droit et les journaux de Rennes ont été compulsés par l'auteur, qui, le premier, a pu donner des détails curieux et inédits sur la vie d'étudiant et les années de formation intellectuelle de Leconte de Lisle. Des recherches patientes dans la paroisse de Scaër et dans les papiers confiés au poète Lacaussade, ont permis de suivre pas à pas l'existence familière de Brizeux parmi les paysans bretons. Des lettres de famille et des documents inconnus, pour Leconte de Lisle et Brizeux, comme pour Villiers et H. Lucas, ont été une source très sûre d'information; leur vie provinciale a été ainsi authentiquement reconstituée.
Les Poèmes de Taldir, par Barzaz Taldir. Préface de Le Goffic et de Le Braz, in-12 portrait 3 fr. 50
La marine militaire de la France sous le règne de Louis XVI, par Lacour-Gayet, docteur ès-lettres, professeur à l'École supérieure de la marine. Fort vol. in-8 orné du portait de Suffren, sur papier vélin de VIII-719 p. 15 fr.
Les trente chapitres de cet ouvrage documenté embrassent l'histoire de la marine de guerre française de 1774 à 1789, à tous les points de vue, administratif, politique, militaire, biographique.
Les dossiers des officiers ont fourni mille renseignements nouveaux, et l'auteur leur a donné la parole le plus souvent qu'il a pu.
De nombreuses familles trouveront, dans les états de service des appendices, des renseignements précieux sur leurs anciens membres qui se sont fait un nom dans la marine à la fin de l'ancien régime (en tout 2037 noms).
La marine militaire de la France sous le règne de Louis XV, du même auteur. Fort in-8 12 fr.
D'HOZIER
L'IMPOT DU SANG
OU LA NOBLESSE DE FRANCE
SUR LES CHAMPS DE BATAILLE
Publié sur le manuscrit unique de la bibliothèque du Louvre
brûlée le 23 mai 1871, avec notes, éclaircissements
historiques et généalogiques, 1874-1881, 6 vol. in-8, brochés
Prix: 30 fr.
Biographie succincte des représentants de l'ancienne noblesse militaire française. Les noms, prénoms, indication des blessures, champs de bataille, forment le fond de ces notices. Ajoutons que la plupart de ces détails manquent dans les autres généalogies. Importante contribution pour l'histoire militaire et généalogique.
RÉIMPRESSION
DE
L'HISTOIRE DE BRETAGNE
Par Arthur DE LA BORDERIE
de l'Institut
Le tome I paraîtra en 1905.—Les tomes II et III en 1906.—Le tome IV, aux deux tiers composé à la mort de M. de la Borderie, sera terminé en 1905 par M. Barthélemy POCQUET.—Le tome V et dernier, par le même continuateur, ne tardera pas à suivre.
Les anciens souscripteurs vont donc recevoir satisfaction, et une nouvelle souscription est ouverte, à partir de janvier 1905. Son succès, nous n'en doutons pas, répondra à celui de la première.
Le prix du volume, de format grand in-8 d'environ 600 pages, avec cartes, plans et vues, est fixé à 16 fr. pour les nouveaux souscripteurs.
Les prix de l'ancienne souscription sont maintenus.
BELLEVUE (comte de). L'hôpital Saint Yves de Rennes et les religieuses augustines de la Miséricorde de Jésus, in-8, br. pap. vergé 6 fr.
Curieuses notes sur ce fameux hôpital depuis sa fondation (1358).
Le comte de la Touraille. Soldat, philosophe et poète au XVIIIe siècle, in-8, br. 1 fr.
Le comte Desgrées du Loû, président de la noblesse aux États de Bretagne de 1768 et de 1772 et généalogie de la famille Desgrées, in-8. br., portraits 4 fr.
Mêlé depuis 1750 aux luttes pour la revendication des droits constitutifs de la Bretagne, le comte Desgrées du Loû fut élu président de la noblesse aux États, ce qui lui valut des partisans de la cour l'accusation d'avoir reçu une somme d'argent de Duras. Son histoire permet à l'auteur, descendant du comte, de retracer la vie de parlementaire breton à la veille de la Révolution. Le fameux procès entre Duras et le comte est ici reconstitué par la consultation de nombreux documents. L'ouvrage se termine par une généalogie.
Les Bretons otages de Louis XVI et de la famille royale en 1791, in-8, br. 1 fr. 30
Nomenclature détaillée des gentilshommes bretons qui s'offrirent comme «otages du Roi martyr».
Les Guillery. Célèbres brigands bretons (1601-1608), in-8, br. 1 fr.
Paimpont. La forêt druidique. La forêt enchantée et les romans de la Table ronde, in-8, br. 2 fr.
Un héros malouin. Nicolas Beaugeard. Épisode de la Révolution, in-8o, portrait 1 fr. 50
Secrétaire des commandements de la reine Marie Antoinette, Nicolas Beaugeard tenta de sauver le roi à sa sortie du Temple.
ANGERS.—IMPRIMERIE BURDIN ET Cie, 4, RUE GARNIER