Title: Les amours du chevalier de Faublas, tome 3/5
Author: Jean-Baptiste Louvet de Couvray
Illustrator: Paul Avril
Release date: May 4, 2020 [eBook #62024]
Most recently updated: October 18, 2024
Language: French
Credits: Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed
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LES AMOURS
DU CHEVALIER
DE FAUBLAS
TOME TROISIÈME
PARIS, M DCCC LXXXIV
PAR
LOUVET DE COUVRAY
AVEC UNE
PRÉFACE PAR HIPPOLYTE FOURNIER
Dessins de Paul Avril
GRAVÉS A L'EAU-FORTE PAR MONZIÈS
PARIS
LIBRAIRIE DES BIBLIOPHILES
Rue Saint-Honoré, 338
M DCCC LXXXIV
L'auguste cérémonie s'achevoit. Dans un discours qui m'avoit paru long, l'éloquent ministre venoit de nous recommander des vertus que je ne croyois pas difficiles. Sophie me nommoit son époux; ma bouche répétoit à Sophie un serment qu'avouoit mon cœur, lorsque la voûte sacrée retentit d'un cri lamentable et perçant.
Chacun se retourne effrayé. Déjà, loin des spectateurs étonnés, s'est élancé vers les portes du temple un jeune homme dont je n'aperçois plus que l'uniforme bleu.
On l'a vu, quelques instans auparavant, entrer précipitamment, brusquement fendre la foule, s'approcher de l'autel avec la plus grande agitation. Ses regards sont tombés sur Sophie; d'une voix plaintive il a dit: C'est donc elle! et puis il a poussé ce long gémissement dont mon cœur s'est ému. Inquiet et curieux, je veux voler à lui, mon père s'y oppose et m'arrête; mais mon généreux ami, mon cher compagnon d'armes et d'amour, Derneval, plus libre et moins alarmé que moi peut-être, Derneval court aussitôt sur les traces de l'inconnu.
C'est pendant le tumulte momentané causé par cet événement étrange que Sophie se penche à mon oreille et me dit en tremblant: O mon ami, prends garde à moi!
J'allois lui répondre, j'allois l'interroger, quand M. Duportail, un moment distrait dans le trouble général, mais apparemment aussitôt rappelé par le mouvement qu'il a vu faire à sa fille, vient reprendre auprès d'elle la place que peut-être il se repent d'avoir un instant quittée. Je le vois lancer un regard sévère sur ma timide épouse, qui baisse les yeux en pâlissant. Une foule de réflexions cruelles tourmentent mes esprits dans le court espace de temps qu'emploie le ministre pour terminer la cérémonie.
«Quoi! Derneval, mon ami! quoi! sitôt de retour!… Eh bien! ce jeune homme? le connoissez-vous? Quel est-il? que veut-il? que vous a-t-il dit?—Mon cher Faublas, ses gens lui tenoient dans le cloître un cheval tout prêt, il étoit au bout de la rue avant que je fusse à la porte du temple.—Et vous ignorez ce qu'il est devenu?—Mon ami, il couroit au galop, et j'étois à pied: à tout hasard je me serois volontiers jeté dans la voiture qui a conduit Mme de Faublas ici, mais l'indocile cocher n'a pas voulu marcher.—Derneval, vous ne savez pas combien j'ai d'inquiétude… Promettez-moi de ne pas nous quitter aujourd'hui, ne partez que demain.—Demain? Si dès aujourd'hui mes persécuteurs…—Je crois vos dangers possibles, mais les miens sont peut-être inévitables. Depuis la terrible scène d'hier, depuis que le baron de Gorlitz et Mme Munich sont partis, Lovzinski s'est emparé de sa fille, de sa fille que je n'ai revue qu'aujourd'hui, que je n'ai revue qu'à l'autel. A peine a-t-on daigné souffrir que je lui adressasse un mot, toute réponse lui sembloit interdite; ce n'est qu'aux pieds de l'Éternel qu'elle a pu me renouveler sa foi, ce n'est qu'à ma femme qu'on m'a permis de jurer que j'adorerois toujours mon amante! Derneval, examinez Lovzinski, remarquez son visage sombre et soucieux, son regard observateur et défiant; lui trouvez-vous cet air de satisfaction que montre toujours un bon père qui donne à sa fille l'époux désiré? a-t-il, dites-moi, le maintien noblement orgueilleux d'un homme offensé qui pardonne?… Et ma chère Dorliska, ma jolie cousine, ma belle Sophie, quelle impression de tristesse profonde je vois sur cette figure céleste que devroit embellir l'idée d'un bonheur suprême, aujourd'hui légitime!… Et dans ses yeux obscurcis une larme qu'elle s'efforce de retenir!… Qui peut donc altérer sa félicité? Qui peut lui faire d'un jour d'allégresse un jour de tourment? Quelle crainte ou quel regret…? Ce jeune homme, d'où la connoît-il? que venoit-il faire ici?… Un affreux soupçon déchire mon cœur… Mais non, Sophie ne peut me trahir! Elle va donc succomber victime d'une trahison? C'est donc elle? a dit l'inconnu; Prends garde à moi, m'a dit Sophie. Mais comment la défendre? Quels sont nos ennemis? A quel péril faut-il me préparer? Derneval, je vous en conjure par notre confraternité, ne m'abandonnez pas dans des circonstances aussi critiques. Si vous me quittez, je suis perdu. Une obscurité profonde couvre les desseins de nos ennemis, une incertitude affreuse enchaîne toutes mes facultés. Comment prévenir des complots que j'ignore? Et, dans la foule des malheurs que je pressens, comment deviner celui qui peut m'accabler?»
Je n'entendis pas la réponse de Derneval, car Sophie, toujours accompagnée de son père, regagnoit déjà les portes du temple. «Mon ami, ne venez-vous pas?» me dit-elle. Il y avoit dans son regard tendre une expression de douleur si forte, il y avoit dans l'inflexion de sa voix douce une altération si marquée, que je sentis s'accroître encore mon inquiétude mortelle.
Nous arrivons dans le cloître. Est-ce par distraction ou par incivilité que Lovzinski, sans prendre garde ni à Dorothée ni à mon père, fait monter sa fille la première et se place aussitôt à côté d'elle? Pendant que je me fais cette question, Lovzinski ferme la portière, et le cocher, déjà prêt, donne aux chevaux de grands coups de fouet. La voiture, rapidement emportée, est à plus de cinquante pas de distance avant qu'aucun de nous soit sorti de la profonde stupéfaction où le jette cette fuite imprévue. Le premier, je me réveille; plus prompt que l'éclair, je m'élance. La grandeur de la perte que je puis faire, l'espérance de recouvrer l'inappréciable bien qu'on m'enlève, ajoutent à ma légèreté naturelle des forces extraordinaires; je me sens une vigueur plus qu'humaine; bientôt j'atteindrai la voiture, bientôt j'arracherai ma femme à son ravisseur… Mais, hélas! Derneval et mon père sont, trop tôt pour moi, revenus de leur étonnement, et leur activité bruyante va me devenir plus funeste que la funeste immobilité dans laquelle je les ai laissés. Tous deux ils me suivent de loin, en criant de toutes leurs forces: «Arrête!» Moi, je cours si vite que je ne puis crier. Plusieurs soldats viennent à passer; en me voyant seul et silencieux brûler le chemin dans mes élans rapides, ils imaginent que c'est moi qu'on poursuit. Tout d'un coup le cercle est fait, et me voilà environné: je veux m'expliquer, je parle françois à des Allemands[1]! Désolé de n'être pas compris et de perdre en vains discours le temps si précieux, j'essaye de forcer la barrière; mais que peut un homme contre dix? Ma résistance ne fait que les irriter; ils me maltraitent. Ce n'étoit rien que des coups, je les sentois à peine; mais j'entendois le bruit sourd que faisoit la voiture déjà beaucoup plus éloignée, et chaque tour de roue étoit un coup de poignard pour mon cœur. Tout en me débattant, je jette sur la route un regard douloureux; dans le lointain je distingue à peine un foible nuage de poussière. Alors, saisi d'un mortel désespoir, je sens expirer mon courage et s'anéantir mes forces; alors se fait dans toute la machine ébranlée la plus prompte et la plus affreuse des révolutions… Je tombe sans connoissance aux pieds des barbares qui m'ont arrêté, aux pieds de mon père et de mes amis, qui ont enfin pu me rejoindre. Je tombe… Ah! Sophie, mon âme te suit!
[1] Il y avoit alors dans Luxembourg une garnison de 7 à 8,000 hommes de troupes de l'Empereur.
Malheureux chevalier! quand tu revins à toi, où étois-tu?
Sur un lit de douleur. Le baron veilloit à mon chevet, qu'il baignoit de ses larmes; Sophie fut le premier mot que je prononçai, quand je recouvrai ma raison. «Voyez comme sa tisane a déjà fait son effet! dit un petit homme que j'aperçus derrière le baron. Voilà l'accès passé, il entre demain dans son quatrième jour.—Quoi! Monsieur, je ne suis ici que depuis trois jours? Quoi! mon père, il n'y a que trois jours qu'ils m'ont arraché Sophie?—Oui, mon ami, me répondit-il en sanglotant, trois jours se sont écoulés depuis que ton père désolé attend que tu le reconnoisses et que tu le nommes.—Ah! pardon! cent fois pardon… Mais vous ne savez pas, vous ne pouvez concevoir quel énorme fardeau pèse sur mon cœur, combien je me sens accablé du poids de mon infortune.—Tel est, mon fils, l'effet ordinaire des passions qui égarent la jeunesse insensée. Elles ont d'abord amolli ton âme au sein des plaisirs; maintenant elles te livrent sans force aux coups de l'adversité. A Dieu ne plaise que je veuille aujourd'hui te reprocher tes fautes! le sort t'en a trop cruellement puni. Tu as besoin d'un appui, ce sont des secours que je prétends te donner. Mon fils, entends ma voix gémissante, recueille mes consolations paternelles. Écoute un ami tendre qui souffre de tes maux, un père alarmé qui frémit pour lui-même en tremblant pour toi. Ta Sophie t'appartient, nul ne peut t'en priver. Duportail, en la conduisant au temple, a perdu tous ses droits sur elle. Mon ami, nous la chercherons. En quelque lieu que nous puissions la découvrir, je te promets de ne rien négliger pour la tirer de sa retraite, je te promets de te rendre ta femme. Toi, mon ami, rappelle ton courage, ouvre ton cœur à l'espérance, prends pitié de ma peine extrême, et rends-moi mon fils.—Oui, qu'il continue sa tisane, interrompit le petit homme, et nous le guérirons.—Mon père, je vous devrai deux fois la vie.—Et moi, Monsieur, reprit le petit homme, croyez-vous ne me rien devoir? Comptez-vous pour rien les boissons que depuis ce matin je vous administre?—Mon père, sait-on au moins ce qu'elle est devenue?—Mon ami, Derneval et Dorothée sont partis avant-hier et m'ont promis de faire des recherches.—Messieurs, dit encore le petit homme, voilà un entretien qu'il faut finir. Nous guérirons ce jeune homme-là, puisqu'il parle déjà raison, mais qu'il se taise et qu'il continue sa tisane. Demain tout ira bien, et nous pourrons le faire transporter.» Le petit homme, en parlant ainsi, alla remplir une énorme tasse, et, me l'apportant d'un air de triomphe, m'invita doucereusement à avaler le breuvage consolateur. Un amant jeune et vif, à qui l'on vient offrir un verre de tisane, quand il demande sa maîtresse enlevée, peut bien ressentir un mouvement d'impatience et n'être pas exactement poli. Je pris le vase avec promptitude, et je le vidai lestement sur la tête pointue de mon Esculape. L'épais liquide, découlant le long de sa face oblongue, inonda aussitôt son maigre corps. «Ah! ah! dit froidement le petit homme, en épongeant sa ronde perruque et son habit court, il y a encore du délire! Mais, Monsieur le baron, que cela ne vous inquiète pas, qu'il continue sa tisane; seulement ayez soin de la lui donner vous-même, parce que, comme vous êtes son père, il n'osera peut-être pas vous la jeter au nez.»
Le meilleur médecin est celui qui, connoissant nos passions, sait les flatter quand il ne peut les guérir. Aussi les promesses du baron préparèrent mon rétablissement bien plus efficacement que ne l'auroit pu faire la tisane du petit homme. Dès le lendemain, je me sentois mieux; je fus transporté comme on me l'avoit annoncé la veille. Nous allâmes au village de Hollriss, situé à deux lieues de Luxembourg, occuper une maison bourgeoise que mon Esculape venoit d'acquérir tout récemment. On avoit conseillé cette retraite au baron. La tranquillité du lieu, sa gaieté champêtre, le charme de la campagne, les travaux de la saison, tout m'y offriroit, avoit-on dit, de consolantes distractions ou des occupations utiles; je pourrois, sans aucun danger, respirer un air salubre et prendre un exercice modéré dans un grand jardin. Mon père aussi avoit pensé que nous serions beaucoup mieux cachés dans un village obscur; à la précaution, peut-être surabondante, du changement de lieu, il avoit ajouté la précaution, sans doute plus nécessaire, du changement de nom. On l'appeloit M. de Belcourt, je me nommois M. de Noirval. Le valet de chambre du baron et mon fidèle Jasmin composoient notre domestique. Mon père avoit envoyé le reste de ses gens sur diverses routes, avec la double commission de chercher Lovzinski et de veiller à ce que nous ne fussions pas inquiétés.
En arrivant dans le nouveau domicile qu'il nous avoit choisi, M. de Belcourt visita toutes les chambres pour m'y faire donner celle qu'il jugeroit la plus commode et la plus tranquille. M. Desprez (c'est le nom du médecin) nous fit remarquer un petit pavillon entre cour et jardin. Il nous dit qu'il y avoit au premier étage trois chambres fort gaies, mais que le dernier propriétaire s'étoit vu forcé d'abandonner à cause des revenans. «Noirval, répondit mon père en souriant, ne craint pas les esprits: il a maintenant ses pistolets; quand il se portera mieux, il aura son épée.» On me mit donc en possession d'une des trois pièces. Jasmin s'empara gaiement de l'une des deux autres, et promit de garder encore la troisième contre les esprits. M. de Belcourt alla prendre son logement dans le corps de logis, plus considérable, situé sur la rue.
La nuit vint, les esprits ne vinrent pas; ils me laissèrent tout entier à mes réflexions douloureuses. O ma jolie cousine! ô ma charmante femme! que je versai de pleurs en songeant à vous!
Où son père l'avoit-il conduite? Pourquoi me l'avoit-il enlevée? Quelle raison assez puissante avoit pu porter à cette extrémité si dangereuse Lovzinski, naturellement compatissant et doux, Lovzinski, dont le cœur avoit éprouvé l'irrésistible empire d'une grande passion vainement contrariée? L'inconsolable époux de Lodoïska devoit-il être un père cruel? D'ailleurs, un prompt hymen n'avoit-il pas réparé ce qu'il appeloit mes égaremens? Que pouvoit exiger de plus l'honneur de sa maison involontairement compromis? Enfin, n'étoit-ce pas à mes fautes mêmes qu'il devoit le bonheur inespéré d'avoir retrouvé son adorable fille? Et l'ingrat osoit me la ravir! et le barbare ne craignoit pas de l'immoler! Oui, sans doute, de l'immoler! Accablée de ce coup affreux, Dorliska, l'infortunée Dorliska… O ma Sophie! si déjà tu n'es plus, du moins, en me donnant ta dernière pensée, tu auras emporté le juste espoir de n'être pas pour longtemps survécue. Va, je ne tarderai pas à l'accomplir. Bientôt, loin d'un monde jaloux, loin des pères dénaturés, libre de l'insupportable fardeau des tyranniques bienséances, affranchi du joug odieux des préjugés persécuteurs, j'irai, j'irai, satisfait et tranquille, me réunir à mon épouse heureuse et consolée. Bientôt, au sein d'une inaltérable paix, dans l'Élysée promis aux vrais amans, nos âmes, plus intimement rapprochées, s'enivreront des délices d'un éternel amour.
Ainsi, dans le calme des nuits, ma douleur se nourrissoit des idées les plus propres à l'augmenter. Le jour m'apportoit quelque repos. Mon père, toujours levé avec l'aurore, ne se lassoit pas de me répéter ses promesses: il me parloit des moyens qu'il comptoit employer avec moi pour retrouver ma femme, et, ne paroissant pas douter de leur succès, il me défendoit de mon désespoir. Par un de ses décrets immuables et bienfaisans, la nature a voulu que la crédulité naquît de l'infortune. Rarement l'espérance abandonne un mortel malheureux, et plus ses maux sont grands, plus aisément on lui persuade qu'ils vont bientôt finir.
Quelquefois, agité d'un soupçon inquiétant, je demandois à mon père ce qu'il pensoit de ce jeune homme dont je croyois encore entendre le lamentable cri. M. de Belcourt ne savoit que me répondre quand je le priois de me dire comment cet inconnu avoit pu nous suivre à Luxembourg, quel dessein l'y amenoit, en quel temps il avoit connu Sophie, et pourquoi Sophie ne m'avoit jamais parlé de lui.
Quelquefois aussi, reportant ma pensée moins triste sur cette foule d'événemens qui avoient rempli ma seizième année, je me plaisois à donner quelques souvenirs à cette intéressante beauté par qui le commencement de ma carrière, semé de tant de fleurs, m'avoit été si doux. Pauvre marquise de B…! Qu'est-elle devenue?… Peut-être enfermée! peut-être morte! Lecteur équitable, je m'en rapporte à vous: pouvois-je, sans ingratitude, refuser quelques larmes au sort de cette femme malheureuse, seulement coupable de m'avoir trop aimé?
Je ne dois point oublier de dire que mon cher docteur aussi, M. Desprez, continuoit à me donner de salutaires distractions. Tous les matins il me demandoit si quelque revenant ne m'avoit pas tourmenté; tous les soirs il me recommandoit de continuer l'excellente tisane; mais, quoique je l'en priasse instamment, il ne vouloit jamais me la donner lui-même. J'étois étonné que mon père m'eût choisi cet étrange Esculape, qui ne croyoit qu'à sa tisane et aux revenans. Voici ce que m'apprit M. de Belcourt, à qui j'en parlai. Le plus habile médecin de Luxembourg, d'abord consulté sur mon état, avoit ordonné les remèdes et le régime nécessaires; M. Desprez, instruit qu'on avoit arrêté de conduire le malade à la campagne dès que le transport pourroit se faire sans danger, étoit venu, dès le troisième jour, offrir à mon père ses services et sa maison. Le premier médecin, en applaudissant au choix du lieu, qu'il connoissoit, avoit rejeté la concurrence humiliante et dangereuse d'un moderne confrère qu'il ne connoissoit pas. M. de Belcourt, pour mettre les rivaux d'accord, avoit accepté les soins de l'un et la maison de l'autre.
C'étoit le médecin connu de Luxembourg qui me gouvernoit; l'ignoré docteur de Hollriss n'avoit d'autre mérite que celui de nous louer sa maison fort cher. J'étois le maître de craindre ses revenans; mais je n'avois rien à redouter de ses ordonnances.
Plus de huit jours cependant s'étoient passés, lorsque enfin nous reçûmes des nouvelles encourageantes. Dupont, celui de nos domestiques que mon père avoit envoyé sur la route de Paris, écrivit qu'en sortant de Luxembourg il avoit appris à la première poste qu'on venoit d'y donner des chevaux à un homme d'un âge mûr, accompagné d'une jeune fille éplorée. Dupont, ne doutant pas que ce ne fût ma femme et mon beau-père, les avoit suivis de près, jusqu'aux environs de Sainte-Menehould, où malheureusement il s'étoit démis la cuisse en tombant de cheval. Cet accident l'avoit empêché de nous faire passer plus tôt l'intéressant avis qu'il nous donnoit.
M. de Belcourt, habile à saisir tout ce qui pouvoit flatter mon espérance, ne manqua pas de m'observer que désormais l'objet de nos recherches, devenu plus facile, se trouvoit circonscrit dans l'étendue du royaume, ou plutôt dans l'enceinte de la capitale. «M. Duportail, ajouta-t-il, a bien senti qu'il pouvoit, sans courir un grand danger, retourner à Paris, où on le connoît peu, et qu'en supposant que nous parvinssions à découvrir sa retraite, nous n'oserions l'y venir troubler.—Je l'oserai, m'écriai-je avec transport, je l'oserai, mon père, et bientôt j'embrasserai ma Sophie.»
Le même jour vint une lettre de M. de Rosambert, à qui M. de Belcourt, depuis notre changement de demeure et de nom, avoit fait passer les détails de ma funeste aventure. Le comte, toujours caché dans l'asile qu'il s'étoit choisi, se portoit déjà beaucoup mieux, et comptoit venir bientôt nous joindre et me consoler. Il avoit envoyé au couvent savoir des nouvelles d'Adélaïde, que notre absence inquiétoit beaucoup et chagrinoit davantage. Le marquis n'étoit pas mort; Rosambert ne disoit pas un mot de Mme de B… Le silence qu'il affectoit sur le compte d'une femme trop malheureuse et trop aimable, dont il ne pouvoit douter que le sort incertain ne dût exciter au moins ma vive curiosité, me parut étrange. Je ne fus pas moins surpris qu'il ne m'eût pas écrit en même temps qu'à M. de Belcourt; mais, en y réfléchissant plus mûrement, je devinai que mon père, pour le moment peu curieux de me voir occupé de cette correspondance, interceptoit ces lettres.
Si, dans les nouvelles que je venois de recevoir, il n'y avoit rien d'assez positif pour me rassurer entièrement, j'y trouvai du moins de quoi me tranquilliser un peu. Ma convalescence commença. Le petit docteur contestoit à l'amour et à la nature le mérite de cette prompte cure, pour en attribuer tout l'honneur à la fameuse tisane si rarement bue. Une chose seulement lui faisoit croire que quelque divinité propice veilloit sur nos destinées: les revenans ne m'avoient pas encore tourmenté depuis que nous habitions notre nouvelle demeure! M. Desprez me parloit si souvent de ses revenans qu'enfin je le priai de vouloir m'apprendre ce qui pouvoit donner lieu à cette éternelle plaisanterie. Aussitôt d'un ton très sérieux il commença ce triste récit:
«Une petite métairie, dont le fermier s'appeloit Lucas, existoit jadis sur le terrain même où nous sommes, à la place de ce petit corps de logis, qui, par conséquent, n'existoit pas.—Votre conséquence est frappante, Monsieur Desprez.—Lucas adoroit sa femme Lisette, et Lisette adoroit son mari Lucas. Si Lucas n'avoit jamais aimé que Lisette, peut-être que Lisette auroit toujours aimé Lucas.—Eh, bon Dieu! Monsieur Desprez, que de Lisette et de Lucas!—Monsieur, puisque je conte une histoire, il faut bien que je nomme les personnages.—Vous avez raison, Docteur, et ne vous gênez pas.—Je vous ai déjà fait entendre fort adroitement que Lisette et Lucas étoient mariés ensemble. A présent je crois devoir vous prier de remarquer que, pour qu'un mariage soit heureux, il faut que les époux fassent bon ménage.—Excellente remarque, Monsieur Desprez!—Et, pour que les époux fassent bon ménage, il est nécessaire qu'ils aient des goûts d'espèce semblable et des humeurs de qualité pareille.—Bravo, Docteur!—Or, je vous ai dit que Lucas aimoit autre chose que sa femme.—Ah! Monsieur Desprez, que vous contez bien!—N'est-il pas vrai que je n'oublie rien?—Et vous vous répétez de peur qu'on n'oublie.—C'est qu'il faut être clair, Monsieur. Or donc, cette autre chose que Lucas aimoit autant et peut-être plus que sa femme, c'étoit le bon vin du pays, à trois sols la pinte, mesure de Saint-Denis; et ce goût différent que la femme avoit, c'étoit celui de l'eau de la fontaine, car elle ne pouvoit souffrir le jus de la treille.—Comment, Docteur! de la poésie?—Quelquefois je m'en mêle, Monsieur. Il y avoit dans le goût de Lucas cet inconvénient que le vin, échauffant les fibres irritables de son estomac, portoit aux fibres chaudes de son cerveau brûlé des vapeurs âcres qui faisoient qu'il étoit grossier, méchant et brutal, quand il avoit bu.—Voilà, permettez-moi de vous le dire, Docteur, une définition presque digne du Médecin malgré lui.—Vous m'offensez, Monsieur: moi, je le suis devenu malgré tout le monde; mon génie médical m'a entraîné… Et, dans le goût tout différent de Lisette, il y avoit cet autre inconvénient tout contraire que l'abondance d'eau, noyant ses viscères relâchés, délayant trop ses alimens mal cuits, détruisant enfin le ton des ressorts, troubloit les digestions, préparoit un mauvais chyle, causoit les malaises, les insomnies, les bâillemens, l'ennui, et portoit aux membranes affoiblies de sa petite cervelle cette humeur tenace et mordicante qui fait que les petites femmes qui ne boivent que de l'eau sont en général criardes, entêtées et revêches. Or, vous voyez bien, Monsieur, qu'il auroit fallu fondre ensemble ces deux goûts extrêmes et différens pour n'en composer qu'un seul et même appétit bien ordonné. Il auroit fallu que Lisette mît un peu de vin dans son eau; que Lucas mît beaucoup d'eau dans son vin, parce que le tempérament du mari et le tempérament de la femme auroient bientôt sympathisé par un juste milieu; parce que leurs humeurs se seroient trouvées parfaitement d'accord; parce que… parce que…—Ne vous tourmentez pas, Docteur, je devine le reste.—Il demeure donc prouvé, Monsieur, que, si les choses avoient été réglées de la manière que je viens de vous expliquer, il ne seroit point arrivé à ces malheureux époux la funeste catastrophe dont il me reste à vous entretenir.—Voyons, Docteur, la catastrophe.—C'étoit, Monsieur, l'an 1773, le vendredi 13 octobre, à huit heures treize minutes du soir. Je vous observerai, en passant, que le concours de plusieurs nombres treize est toujours fatal.—J'en faisois tout bas la remarque, Monsieur Desprez.—On achevoit alors la vendange, parce que les vignes avoient mûri tard cette année. Lucas, en sortant de la cuve où il venoit de fouler le raisin, avala treize pleins verres de vin nouveau. Quand il rentra dans la ferme, ce n'étoit plus un homme, c'étoit un diable. Malheureusement sa femme, Lisette, avoit mangé à son dîner une petite omelette aux rognons, de treize œufs, et n'avoit bu que de l'eau. La digestion s'étoit faite péniblement. Lisette, en voyant Lucas un peu gris, bâilla, fit la grimace, et tint un propos aigre. Lucas répondit par un geste menaçant et par un gros mot. Dans un petit moment d'humeur, Lisette jeta treize assiettes à la tête de Lucas. Lucas, dans un premier mouvement, assomma Lisette de treize coups de broc. Quand il la vit morte, il sentit qu'il l'aimoit. Il se jeta comme un désolé sur le cadavre, et lui demanda pardon de l'avoir tuée. «Hélas! s'écrioit-il piteusement, voilà pourtant la première fois que cela m'arrive!» Enfin il se releva d'un air réfléchi, alla droit à sa cuve, les bras croisés, et s'y insinua tout doucement la tête la première. On l'en retira au bout de treize secondes, il étoit déjà mort et noyé.—Ah! Docteur, la belle et longue histoire!—Je ne la fais pas, Monsieur, c'est la traduction du pays. Mais apprenez les suites. La justice, indignée, prit connoissance de l'affaire. Elle s'empara du corps de Lucas, qui, très heureusement pour lui, n'avoit plus d'âme; elle le fit pendre par les pieds. On rasa la ferme, et le terrain fut mis à l'encan. Celui qui l'acheta s'en trouva mal, il n'osa jamais habiter ce petit corps de logis, et la raison la voici: tous les ans, dans le temps des vendanges, quelquefois plus tard, il se fait ici un changement affreux: la nuit vient, le ciel pâlit, la terre frissonne, les éléments sont en convulsion, le corps de logis saute sur ses fondemens, le toit semble danser, les murs paroissent rouges de sang ou de vin. Il se fait dans l'intérieur un horrible charivari. On croit entendre le cliquetis des assiettes et le choc des brocs; on croit entendre les gémissemens d'une morte et les cris d'un noyé!—Monsieur Desprez, la belle histoire! Ah! je vous en supplie, ne la contez plus à personne; réservez-m'en l'exclusive propriété; je veux, quand je serai de retour à Paris, en faire, pour l'Opéra-Comique, un joli drame bien réjouissant. J'aurai soin, pour satisfaire tout le monde, d'intercaler dans chaque scène deux ou trois ariettes en vers presque rimés: je retiendrai votre manière, Monsieur Desprez, et je n'écrirai pas plus mal que vous ne racontez. Si l'ouvrage est applaudi, s'il commence ma réputation, je tâcherai, chaque année, de traiter aussi heureusement deux ou trois sujets de cette force-là. Alors les musiciens, qui jugent toujours si bien, s'arracheront mes poèmes; les comédiens, qui ne se trompent jamais, les proposeront pour modèles; certain public, qui jamais ne s'engoue, demandera l'auteur avec un enthousiasme décent. Dans ce siècle de petits talens et de grands succès, mes chefs-d'œuvre auront cent représentations, s'il le faut. Partout les sots crieront que je suis un grand homme, et, si je n'ai contre moi que les gens de lettres et les gens de goût, j'arriverai peut-être à l'Académie.»
Assurément ce projet étoit noble et vaste; mais, comme on le verra par la suite, j'eus tant d'autres choses à faire quand je vins à Paris que je ne pus m'occuper de son exécution.
L'épouvantable histoire du crédule docteur avoit-elle un peu dérangé mon cerveau? C'est ce que va décider la judicieuse personne qui me lit.
Dans un rêve qui dura deux heures à peu près, je vis presque continuellement ma jolie cousine. La marquise de B… se présenta cinq à six fois dans les intervalles; et seulement une fois,… ne me grondez pas, lecteur, une fois seulement je crus entrevoir cette charmante petite créature chiffonnée dont je vous ai parlé dans ma première année, cette ingrate Justine, vous savez bien?… Je ne saurois vous dire laquelle de ces trois beautés m'embrassa; mais ce que je puis vous certifier, c'est que je fus embrassé; je le fus, et si bien, si bien, que je n'aurois pu l'être mieux par toutes les trois ensemble! Je me réveillai en sursaut, le jour commençoit à poindre. D'honneur, je sentois sur ma lèvre brûlante la vive impression de cet âcre[2] baiser, mes rideaux de toile d'Orange s'agitoient avec un doux frémissement; il se faisoit dans mon appartement un petit bruit aigu… Je me jette en bas de mon lit, en trois sauts je fais le tour de ma chambre, qui n'est ni très longue ni très large… Il n'y a personne, tout est bien fermé, bien tranquille. Je suis donc fou! L'amour et les revenans m'ont donc tourné la tête? O Sophie, ma Sophie, viens, reviens; hâte-toi, si tu ne veux pas que je perde ce qui me reste de ma raison.
[2] Depuis un quart d'heure je cherchois l'épithète convenable: ô Jean-Jacques! je te remercie.
Quand MM. de Belcourt et Desprez entrèrent chez moi, j'étois encore si affecté du baiser reçu que je leur racontai qu'un revenant m'avoit embrassé. Mon père sourit et augura sur-le-champ mon entier rétablissement. Le docteur parut enchanté, et cependant me conseilla quelques rafraîchissans.
Ceux qui ne croient point aux esprits seront bien étonnés d'apprendre que le surlendemain je fus réveillé comme je l'avois été la surveille: j'éprouvai la même sensation, j'entendis le même bruit: je fis dans ma chambre des recherches plus exactes et non moins inutiles; il fallut en conclure qu'avec mes forces étoit déjà revenue mon ardente imagination.
O ma Sophie! depuis plusieurs jours je supportois plus impatiemment l'incertitude de ton sort et le tourment de ton absence; je ne cessois de presser mon retour à Paris. Malheureusement mon père venoit de recevoir des nouvelles fâcheuses, qui sembloient apporter à l'accomplissement de mes vœux d'insurmontables difficultés. On ne parloit dans la capitale que de mon aventure et du duel qui l'avoit terminée. Des deux parens du marquis, celui contre lequel M. Duportail s'étoit battu avoit été tué. On le regrettoit généralement; ses amis, puissans et nombreux, faisoient contre nous de vives sollicitations. Je ne pouvois me montrer dans la capitale sans m'exposer à porter ma tête sur un échafaud. M. de Belcourt paroissoit effrayé du danger que je sentois moi-même, et qui pourtant ne m'eût pas arrêté, s'il n'eût fallu que le braver pour retrouver Sophie; mais, avant d'aller affronter le péril, au moins devois-je savoir en quel lieu gémissoit ma femme infortunée. Réduit moi-même à ne pas sortir de la maison que nous occupions, j'allois toute la journée promener dans le jardin ma douleur et mes ennuis.
Un soir, en me déshabillant, je trouvai dans mon bonnet de nuit un billet soigneusement plié; pour adresse étoient écrits ces mots: Noirval, renvoie ton domestique, et lis. Je renvoyai Jasmin et je lus:
S'il est vrai que le chevalier de Faublas ne craigne pas les revenans, qu'il brûle ce billet et qu'il garde cette nuit un profond silence, quoi qu'il lui arrive.
«Voilà, m'écriai-je assez haut, une petite plaisanterie du cher docteur.» Je brûlai le mystérieux papier, j'éteignis ma lumière, je me couchai, et je m'endormis.
Ce ne fut pas pour longtemps. Mon premier sommeil, quoique profond, ne devoit pas résister à l'impression accoutumée de ce baiser si vif qui brûloit mes lèvres et faisoit palpiter mon cœur. Pour cette fois un songe vain ne m'abusoit plus, ce n'étoit plus une ombre fugitive qui m'embrassoit; dans mon lit même, et bientôt dans mes bras, se trouvoit un corps bien vivant dont le voluptueux contact… Mais doucement donc! étourdi que je suis! j'allois conter tout cela au bon lecteur, qui déjà se trouble et rougit; essayons une phrase un peu plus décente.
Aussitôt je me sentis, non pas brusquement saisi, mais mollement attiré par une charmante petite main… que je baisai, ne vous en déplaise: car, avec tous vos scrupules, si vous vous étiez trouvé où je me trouvois, vous auriez fait ce que je fis; mille appas séducteurs ne vous auroient pas été vainement offerts, comme moi vous auriez promené sur tant de charmes une main caressante et curieuse; enchanté du résultat de vos recherches, comme moi vous auriez dit poliment, et bien bas, de peur que votre domestique ne vous entendît dans la pièce voisine: «Charmant revenant, que vos formes sont belles, et que vous avez la peau douce!»
Plus d'une fois je fis ce compliment flatteur, j'aurois voulu prouver plus d'une fois qu'il étoit sincère. Vains désirs! un convalescent, s'il peut dans une heureuse nuit souvent recommencer les mêmes discours, répète malaisément les mêmes actions. Le doux combat venoit de s'engager; il n'étoit pas de simple politesse, je me rappelle trop bien que mon adversaire s'y complaisoit. Hélas! Faublas s'y trouva trop peu préparé! Faublas y fut presque aussitôt vaincu. Encore, si le revenant, moins taciturne, avoit bien voulu causer familièrement avec moi! mais il s'obstinoit à ne pas répondre un mot. C'étoit un sûr moyen de me rendormir, moi qui, comme tant d'autres, aime assez à parler quand je n'ai rien à faire.
Lorsque je rouvris les yeux, le jour venoit de paroître, et j'étois seul dans ma chambre. J'y recommençai mes perquisitions déjà plusieurs fois inutilement faites: mes deux portes et mes quatre fenêtres se trouvoient bien exactement fermées, aucune fausse porte n'étoit pratiquée dans les murs; il n'y avoit point de trappes au plancher, point de coupures au plafond. Par où donc le revenant femelle pénétroit-il chez moi? Le cher docteur n'avoit ni femme ni fille; la maison n'étoit habitée que par des hommes. D'où venoit donc l'esprit tentateur dont le sexe m'étoit bien connu? Lisette voyageoit-elle de l'autre monde dans celui-ci pour se venger du pauvre Lucas? Une fermière dans mes bras! fi donc! j'aimois mieux me croire le Tithon rajeuni de la timide Aurore, ou le moderne Endymion de quelque fière déesse humanisée. O ma Sophie! de tout temps peut-être il étoit écrit que ton époux prédestiné ne pourroit seulement pendant trois semaines te demeurer fidèle; mais au moins l'encens qui t'appartenoit ne devoit brûler que pour une divinité!
Je fus bien aise de consulter sur cette aventure le comte de Rosambert, dont il étoit bien étonnant que je ne reçusse aucune nouvelle directe. La lettre que je lui écrivis avoit trois grandes pages. En vérité, dans les deux premières, il n'étoit question que de ma Sophie; j'avois resserré dans la troisième l'inconcevable histoire du joli revenant.
Je l'attendois la nuit suivante, il ne revint que la huitième nuit. Pressé du vif désir de connoître la nocturne beauté qui me visitoit, je lui demandai comment elle s'appeloit, car, nymphe ou déesse, elle avoit un nom; depuis quand elle m'aimoit, car, sans fatuité, je pouvois me flatter de lui avoir plu; dans quel endroit elle m'avoit rencontré, car elle me traitoit au moins comme connoissance. Ces questions et plusieurs autres moins embarrassantes ne me valurent aucune réponse. Alors, de tous les moyens connus de faire jaser une femme, j'employai le plus décisif; mais le malin démon femelle, avec une présence d'esprit imperturbable, épuisa toutes mes ressources sans se permettre même une exclamation. Je m'obstinois d'autant plus que ce silence impoli devenoit, par la circonstance, une ingratitude: cette fois je me comportois assez bien pour obtenir un remercîment. Tous mes efforts furent inutiles; je vis avec chagrin que les femmes de l'autre monde, quoique très sensibles aux bons procédés, n'ont pas, dans les occasions intéressantes, le tendre bavardage, le jargon caressant de la plupart des femmes de ce monde-ci.
Ennemie du jour délateur, ma discrète amante n'attendit pas chez moi le lever de l'aurore. Quand je l'entendis préparer son départ, j'essayai de la retenir; mais elle posa sur ma bouche l'index de sa main droite, sur mon cœur sa main gauche, sur mon front deux baisers; et puis, m'échappant avec un soupir, elle s'en alla prestement, je ne sais par où. Seulement je crus distinguer le craquement d'un mur qui s'ouvroit, et l'aigu sifflement d'un gond criard. Apparemment j'avois mal entendu, car je visitai mes quatre murailles dès qu'il fit jour, et le simple papier qui les tapissoit, bien uni dans sa surface, ne m'offrit aucune trace de déchirement; mes portes et mes fenêtres étoient bien exactement fermées.
Le même soir je trouvai dans mon bonnet de nuit un second billet:
Je reviendrai dans la nuit du dimanche au lundi, si le chevalier de Faublas me promet, foi de gentilhomme, de ne faire aucune tentative pour me retenir. Qu'il me réponde par le même courrier.
Ah! j'entends; le courrier, c'est mon bonnet de nuit. Le lendemain mon docile commissionnaire fut chargé de mes courtes dépêches, qui contenoient la promesse qu'on exigeoit de moi.
Il vint enfin ce dimanche, peut-être impatiemment attendu! Bientôt elle alloit m'environner de ses ombres perfides, cette nuit si remarquable dans l'histoire de ma vie! Jasmin, qui depuis le dîner s'étoit absenté, revint sur la brune. Dès qu'il me vit seul, il m'apprit la nouvelle imprévue de l'arrivée de Rosambert; le comte s'étoit arrêté à Luxembourg, d'où il avoit secrètement dépêché vers Jasmin, pour de grandes raisons qu'il me diroit lui-même; il ne pouvoit venir à Hollriss qu'une heure avant minuit, il importoit extrêmement que personne ne le vît entrer dans la maison; j'étois donc instamment prié de lui ouvrir moi-même, à onze heures précises, la petite porte du jardin.
Je suivis ponctuellement mes instructions. M. de Belcourt, fâché que je le quittasse plus tôt qu'à l'ordinaire, en fit la remarque. M. Desprez répondit par une plaisanterie, dont je ne fus pas d'abord aussi frappé que par la suite: «Laissez aller ce convalescent, dit-il à mon père, il a sans doute avec les esprits quelque commerce qu'il n'avoue pas.»
Au lieu de monter chez moi, je me glissai doucement dans le jardin. Rosambert m'attendoit à la petite porte. «Oh! bonsoir, mon ami, où est ma Sophie? Qu'est devenue la marquise? Avez-vous des nouvelles de son père? Son mari vit-il encore? Comment se porte ma sœur? Que dit-on de ce duel? Que pensez-vous de cet inconnu? Que vous semble de ce revenant? Pourquoi ne m'avez-vous pas écrit? Comment vous portez-vous?—De Noirval, un moment donc! que de vivacité! quelle impatience! Vous ressemblez beaucoup à ce petit chevalier de Faublas, dont on parle tant dans Paris! D'abord, asseyons-nous sur ce banc, et permettez-moi d'apporter dans mes réponses un peu plus d'ordre que vous n'en avez mis dans vos questions. Mes vigilans émissaires ont vu M. Duportail à Paris, ils suivront ses traces jusqu'à ce qu'ils aient découvert la retraite de sa fille, on nous en rendra bon compte.—O ma Sophie, je te reverrai!—Doucement, mon ami; ne m'étouffez pas. Mme de B… est apparemment dans une de ses terres, on ne la rencontre ni à la cour ni à la ville.—Pauvre marquise! je ne la reverrai plus!—Peut-être: ne vous chagrinez pas… Le marquis, dont la blessure n'est pas jugée mortelle, ne désire sa guérison que pour vous aller chercher en quelque lieu que vous soyez. Faublas, il assure qu'il vous reconnoîtra partout.—Rosambert, on ne sait pas où elle est?—Apparemment dans une de ses terres, mon ami.—Oui, Mme de B…; mais Sophie?—Ah! dans Paris très probablement.—Mon ami, croyez-vous que le marquis soit homme à lui pardonner?—Pardonner à la marquise! pourquoi pas? l'aventure n'est pas commune, j'en conviens, mais le mal est ordinaire. Ce n'est donc qu'un peu plus de bruit! Oh! la marquise est femme à lui faire entendre raison là-dessus.—Rosambert, dites sans me flatter, pensez-vous qu'on puisse le forcer à me la rendre?—Comment! forcer le marquis à vous rendre sa femme?—Eh! non, mon ami, c'est de la mienne et de son père que je vous parle.—M. Duportail! il n'y a pas de doute, on l'y forcera très certainement.—Je ne la reverrai plus! je ne la reverrai plus!—Au contraire, puisqu'il sera contraint de vous la rendre, vous la reverrez.—Mon ami, je pensois à cette femme si malheureuse.—Mon ami, vous êtes toujours le même, le mariage ne vous a pas changé… Mais permettez qu'à mon tour je vous fasse quelques questions. D'abord, je vois que vous êtes à peu près rétabli.—L'espérance de revoir bientôt ma Sophie…—Oui! oui! ma Sophie! et puis cette femme si malheureuse?…—La marquise? je vous assure que mon intention n'est pas de l'aller chercher. Il est vrai que parfois je me surprends m'occupant d'elle, mais c'est que…—Sans doute, Chevalier, je vous entends; c'est qu'on n'est pas maître de cela. Malgré lui, un jeune homme bien né se rappelle les bons procédés d'une femme jeune et belle qui a formé son adolescence.—Rosambert, toujours vous plaisantez! Dites-moi,… auriez-vous par hasard entendu parler de cette petite Justine…?—Quoi! la femme de chambre aussi vous tient au cœur? Ah! c'est que vous l'avez formée, celle-là. Mais vous m'avez dit, ce me semble, que La Jeunesse…—Allons, Rosambert, pour cette fois j'ai tort, ne parlons pas de cela.—Non, mon cher Faublas, parlons de ce revenant…—Oui, Rosambert, comment le trouvez-vous, mon revenant? N'est-elle pas singulière cette femme qui jamais ne dit mot et toujours se comporte à merveille?
«N'est-il pas drôle ce petit démon qui entre chez moi je ne sais par où?—Faublas, il vous visite toutes les nuits?—Non.—Non?—Mais tenez, justement je l'attends celle-ci.—Tant mieux, nous éclaircirons le doux mystère! nous saurons. Mais je me suis amusé à écrire dans cette auberge au lieu d'y souper: Chevalier, j'ai faim.—Attendez, je vais avertir Jasmin…—Faire du bruit dans la maison! gardez-vous-en bien. Tenez, je crois que ma chaise de poste n'est pas encore partie, j'y dois avoir quelque chose; quand je fais route, j'emporte toujours des provisions.»
Il me quitta, et rapporta un moment après une moitié de poularde avec une bouteille de vin. «J'ai pris deux verres, me dit-il, parce que vous souperez avec moi.—Ici?—Ici, dans ce jardin, Chevalier; nous avons à causer, et votre chambre n'est pas sûre. D'abord nous boirons à la santé d'Adélaïde, dont vous ne m'avez parlé qu'une fois.—Ah! ma chère sœur! je l'aime pourtant beaucoup! Comment se porte-t-elle?—Bien, très bien. Toujours plus charmante! Je n'ai pu résister au désir de l'aller voir une dernière fois avant de quitter la France. L'aimable enfant! Comme sa douleur l'embellissoit! comme elle souffre de ne voir ni son père, ni son frère, ni sa bonne amie! Faublas, buvons à sa santé, buvons, mon ami: je sais que ce n'est pas du bon ton; mais nous sommes à la campagne, et puis des voyageurs… Tenez, prenez un morceau, je ne puis souper seul, vous le savez bien.—Rosambert, je suis charmé de vous voir ici… Mais à quoi bon dans ce jardin? pourquoi ce mystère?—Parce que je n'aurois pu vous entretenir en particulier; parce que le baron, qui a déjà intercepté les lettres que je vous écrivois, se seroit d'abord emparé de moi; parce qu'il m'auroit sans doute prié d'altérer selon ses vues les nouvelles que j'apporte.—Vous avez raison.—Et puis ce revenant,… croyez-vous qu'il ne m'occupe pas?… Faublas, à la santé de Sophie.—Mon ami, depuis plus d'un mois je ne bois plus de vin; vous allez me griser!—A la santé de Sophie, vous ne pouvez vous en dispenser.—Allons, va pour Sophie! O ma jolie cousine, ce ne sera pas la première fois que tu m'auras fait perdre la raison!
«Rosambert, voilà du vin terriblement fort, il me casse la tête! Rosambert, que pensez-vous de cet inconnu qui, pendant la cérémonie…—Ma foi! je ne sais qu'en dire. Parlons de votre nouvelle amante, de cette nocturne beauté qui vous aime avec tant de discrétion. Faublas, la croyez-vous jolie?…—Belle, mon ami.—Une femme qui fuit le jour!…—Belle, j'en suis sûr.—Allons, il est encore amoureux de celle-là.—Amoureux! Non.—Faublas, je parie, moi, qu'elle est laide!—Cent louis qu'elle est charmante!—Va, cent louis sur parole.—Comte, voilà qui est dit… Ah çà! mais comment ferai-je pour la voir?… Et puis vous vous en rapporterez donc à moi?—Volontiers, s'il le faut. Mais croyez-vous que je sois moins curieux que vous de connoître… Depuis que vous m'avez écrit votre aventure, je brûle du désir de contribuer à la mettre à fin. Preux chevalier, votre frère d'armes est avec vous; permettez qu'il vous aide!… Faublas, nous allons monter chez vous sans lumière et sans bruit. Vous vous coucherez vite, et ne direz pas un mot; moi, je resterai caché dans votre ruelle. Je suis muni d'une lanterne sourde, que je ferai valoir à propos, et, si le revenant n'est pas sorcier, nous verrons quelle figure il a. Chevalier, encore une santé! vous avez oublié quelqu'un…—Oui, la belle marquise.—Fidèle époux, je savois bien qu'il ne faudroit pas vous la nommer. Allons! deux doigts de vin pour la marquise.—Vous vous moquez, mon ami… Charmante femme!… Versez tout plein.»
Maintenant que de sang-froid je me rappelle et je vous confesse cette indélicate exclamation, lecteur justement irrité, je ne vois qu'un moyen de vous calmer un peu, c'est de réclamer toute votre indulgence pour un convalescent que les santés précédentes avoient déjà mis en gaieté.
Celle-ci m'acheva, je tombai tout à coup dans le délire de l'ivresse. Déjà chaque objet me paroissoit déplacé, mobile et double. Je parlois sans me faire entendre, ou plutôt je bégayois au lieu de parler. Bientôt, rêveur et pesant, je perdis ma joie babillarde, mon corps s'affaissa, mes paupières s'appesantirent, l'invincible sommeil alloit fermer mes yeux. Rosambert, qui s'en aperçut, me pria de le conduire à ma chambre, non sans me répéter plusieurs fois qu'il falloit ne pas faire le moindre bruit, et surtout garder un exact silence. Il recommanda à Jasmin, qui attendoit mes ordres dans le jardin, de se retirer sans lumière et sans bruit. Nous arrivâmes, éclairés seulement par la lanterne sourde, que nous laissâmes dans le corridor. Comme j'entrois à tâtons, soutenu par Rosambert, je rencontrai dans mon chemin une chaise longue, sur laquelle le comte m'étendit, afin, me disoit-il tout bas, de me déshabiller avec plus de facilité. Prudemment je laissois faire mon nouveau valet de chambre; mais il s'acquittoit de son emploi avec tant de lenteur et de maladresse qu'en attendant qu'il lui plût de finir, je tombai dans un assoupissement profond.
Une heure de sommeil ayant abattu les fumées du vin capiteux qui m'avoit ôté la raison, je fus éveillé par un bruyant éclat de rire. «Enfin! s'écria Rosambert; me voilà complètement vengé! je veux qu'on m'assomme si ce n'est pas elle!» Au même instant j'entendis un gémissement sourd, suivi d'un grand soupir. Je me trouvois encore sur ma chaise longue, placé de manière qu'à travers ma porte entre-bâillée j'apercevois au fond du corridor la foible lueur de la lanterne sourde. Aussitôt, déterminé par l'inquiétude autant que par la curiosité, je cours dans ce corridor et rentre brusquement la lanterne à la main. Je promène sur les objets environnans sa lumière tremblante; je vois… Hélas! aujourd'hui même, comment le raconter sans gémir!… Je vois sur mon lit, dont il s'étoit emparé, à ma place, qu'il usurpoit, Rosambert à peu près nu, tenant étroitement embrassée, dans la moins équivoque des situations, une femme… O Madame de B…, que vous me parûtes belle encore, quoique vous fussiez évanouie!
Le comte, dès qu'il put croire qu'aucun détail de cette cruelle pantomime ne m'étoit échappé, abandonna sa victime, et, reprenant ses habits à la hâte, il me dit en riant: «Adieu, Faublas, je vous laisse avec cette belle désolée, je crois que vous allez avoir une singulière explication! Persuadez-lui, si vous le pouvez, que vous n'étiez pas d'accord avec Rosambert. Adieu, ma chaise de poste m'attend, je retourne à Luxembourg; demain je vous donnerai de mes nouvelles.»
Le cruel discours de Rosambert ne m'indigna pas moins que son horrible action! dans le premier mouvement de ma fureur, j'allois sauter sur mon épée et le forcer à me faire raison de son infâme procédé, lorsque Mme de B… se releva tout à coup, me saisit par le bras et me retint.
Rosambert eut tout le temps de s'éloigner; la marquise alors prit ma main, aussitôt couverte de baisers et baignée de larmes. «Oh! de quel poids je me sens soulagée! me dit-elle. Oh! qu'il m'a été consolant d'entendre que vous ne participiez point à cette infamie!»
Mme de B… vouloit continuer; mais son extrême agitation ne le lui permit pas. Elle sanglota longtemps sans pouvoir me dire un mot, puis, redoublant de pénibles efforts, d'une voix entrecoupée, elle reprit:
«Faublas, si vous aviez été capable de me livrer à cet indigne homme, si vous m'aviez à ce point méprisée, plus grande que tous mes revers, ma dernière infortune eût entraîné ma mort. Mon ami, je sens qu'il m'est possible de vivre et de n'être pas tout à fait inconsolable, puisque, dans mon avilissement profond, je puis encore espérer votre estime, puisque dans mon malheur extrême je dois au moins compter sur votre pitié.—Si pour adoucir votre peine amère il suffit de la partager, ma chère maman, mon aimable amie…—Que je suis malheureuse!—Et que je vous plains!—Comme le perfide, aidé par un hasard fatal, s'est joué de ma vaine prudence! comme un instant a renversé mes projets les plus sûrs et détruit mon plus cher espoir!»
A ces mots, la marquise laissa retomber sa tête sur mon oreiller, ses bras s'étendirent immobiles, son regard se fixa, ses pleurs s'arrêtèrent. Insensible à mes soins, sourde à mes discours, elle paroissoit, dans le recueillement du désespoir, se pénétrer de l'horreur de sa situation. Elle garda pendant plus d'un quart d'heure cet effrayant silence; puis, d'un ton qui me parut calme, elle me dit enfin: «Tranquillisez-vous, mon ami, asseyez-vous auprès de moi, ne craignez rien, donnez-moi toute votre attention; je vais me montrer à vous tout entière, et quand je vous aurai dit quels vains projets j'avois formés, et quelles immuables résolutions je viens de prendre, vous saurez précisément jusqu'à quel point vous devez me plaindre et me blâmer.
«M. de B… venoit de vous rencontrer aux Tuileries. Il entre chez moi furieux; devant vingt personnes il me reproche ses outrages récens, et m'annonce sa prochaine vengeance. Étonnée du cruel abandon où vous me laissez dans un moment également fatal à mon amour et à mon honneur, je suis forcée de me dire qu'un intérêt plus pressant, qu'un objet plus cher vous occupe. Justine va plusieurs fois chez vous et ne vous trouve pas; alors je charge Dumont, le plus ancien et le plus affidé de mes serviteurs, celui-là même qui fait ici le personnage de Desprez, je le charge, dis-je, d'aller vous attendre aux environs du couvent qui renferme Mlle de Pontis, et d'éclairer vos démarches jusques au lendemain. Dumont vous voit entrer au couvent, attend que vous en sortiez, vous suit sur le champ de bataille et sur la route jusqu'à Jalons, où il perd vos traces. Il ne revient pas assez tôt pour être le premier qui m'apprenne deux enlèvemens, dont le bruit s'est déjà confirmé dans tout Paris.
«Dumont, à son retour, trouve mes dispositions déjà faites. J'ai rassemblé mon or, mes bijoux, quelques effets de banque; je me suis revêtue d'un uniforme bleu, que vous ne me connoissez pas, et moi-même je vole à Jalons. Tandis que j'y questionne le maître de poste, arrive un homme que je reconnois, et qui, sans le vouloir, va m'indiquer votre retraite. C'étoit Jasmin, qui conduisoit une chaise de poste[3]; je le suis, toujours à quelque distance, et comme lui j'arrive à Luxembourg le lendemain du jour qui vous vit y entrer. L'aurore venoit de paroître; je cours dans la ville, je m'informe, je perds en recherches une heure entière, l'heure la plus précieuse de ma vie. Enfin l'on me dit qu'à l'instant même il se fait un grand mariage, qu'un jeune homme qui traînoit à sa suite une fille enlevée… C'en est assez, je n'écoute plus rien, je vole au temple, je me précipite… On venoit de vous unir!… Un cri m'échappe, et soudain, rassemblant mes forces, je me dérobe à votre vue. Trop heureuse de pouvoir fuir, je fuis sans savoir où; bientôt l'amour, plus fort, me ramène à Luxembourg; il me dit qu'il faut au moins savoir ce que vous deviendrez. Faublas, en vérité, la joie que je ressentis en apprenant que ma rivale vous étoit arrachée fut moins vive que l'inquiétude où me jeta le dangereux délire dont on vous disoit atteint. Animée du double désir de veiller sur les jours de mon amant et de le conserver pour moi, pour moi seule, je bâtis aussitôt mon plan.
[3] Celle que M. Duportail et moi nous avions laissée à Vivrai pour courir à franc étrier sur les traces de Sophie.
«Dumont m'accompagnoit, nous parcourûmes les environs de Luxembourg. Sous le nom de Desprez, Dumont loue cette maison. Dans le pavillon que je vous destinois, je fis promptement quelques changemens nécessaires à l'exécution de mes desseins. La marquise de B…, déterminée à tout souffrir pourvu qu'elle ne vous perdît pas, alla s'enfermer dans un misérable grenier de l'autre corps de logis.
«Votre père vous fit conduire ici, j'eus le plaisir de loger avec mon amant, presque sous le même toit, de le voir sous mes yeux revenir à la vie, d'aller quelquefois, dans le silence des nuits, respirer son haleine et sentir palpiter son cœur… Sans doute j'aurois dû, pour m'enivrer d'un bonheur plus grand encore, attendre que sa convalescence fût plus affermie; mais le moyen de résister sans cesse au charme de ta présence! le moyen de combattre des désirs toujours renaissans!… Eh! de quoi lui parlé-je?… Faublas, l'instant approchoit où mes desseins alloient s'accomplir. Dans trois jours je déchirois le voile presque magique dont je m'étois enveloppée; dans trois jours je me découvrois sans mystère. Je vous montrois la marquise de B… songeant à peine à son rang perdu pour vous, et ne désirant autre chose que de vous donner des jours heureux dans quelque retraite ignorée. Si mon amant savoit m'entendre, je lui gardois encore un sort digne d'envie! Si l'ingrat m'osoit résister… Chevalier, mon parti étoit pris, je vous enlevois malgré vous; malgré vous je vous conduisois… Que sais-je? peut-être au bout du monde! Oui, j'aurois mis l'immensité des mers entre mon perfide amant et ma rivale préférée!»
La marquise, d'abord calme, ensuite attendrie, maintenant exaltée, mit dans ces derniers mots une expression si forte que je ne pus retenir quelques signes d'étonnement qu'elle remarqua.
«Rassurez-vous, me dit-elle; vous êtes désormais libre, et me voilà pour toujours enchaînée. Il est passé pour moi le temps des passions tendres!… Je ne dois maintenant éprouver que la plus impétueuse, la plus implacable de toutes… L'amour s'enfuit chassé par l'opprobre. Comment, en effet, remettre en vos bras une femme à vos yeux flétrie, avilie à ses propres yeux?… Amenée par le malheur, excitée par la plus lâche des trahisons, la vengeance, l'horrible vengeance, s'empare de mon cœur déjà rongé de son fiel empoisonné… Faublas, j'aime à croire, et j'ai vu que vous seriez prêt à servir mon juste ressentiment; mais Rosambert, dans ce combat, dont le succès ne seroit pas douteux, auroit encore à se glorifier de sa chute; sa vie, perdue sans honte, seroit une trop foible réparation de l'irréparable affront qu'il vient de me faire… Chevalier, son châtiment me regarde, et, je vous le jure, j'accomplirai son châtiment!»
Mme de B…, le visage enflammé, l'œil furieux, s'exprimoit avec tant de rage que je craignis pour elle les suites d'un état aussi violent. Mon infortunée maîtresse vit que j'allois l'interrompre, et se hâta de poursuivre:
«Vous essayeriez en vain de changer ma résolution. Un lâche l'a rendue trop nécessaire pour qu'elle vous paroisse étonnante, ou pour que je m'arrête épouvantée des foibles dangers qu'elle entraîne… Hélas! je n'ai plus rien à perdre. Le perfide vient de combler mon déshonneur et de m'arracher mon amant! Faublas, je vous le répète, je vous défends d'épouser ma querelle. Seule je prétends la soutenir. Je serois désespérée qu'un autre m'enlevât le plaisir de la vengeance… On sait ce que peut une femme outragée; on verra ce que peut une femme telle que moi. Oui; je le jure par mon amour flétri, par mon honneur perdu, un jour, dans votre étonnement, vous vous demanderez si quelqu'un au monde eût pu venger la marquise de B… mieux qu'elle-même.»
Elle garda quelque temps un morne silence. J'osai lui donner un baiser; mes larmes se répandirent sur son sein découvert. Elle répara promptement son désordre qu'apparemment elle n'avoit point encore aperçu, et d'un ton moins agité, mais non moins douloureux, elle me dit:
«Oh! oui, prenez pitié de moi, j'ai besoin de consolations. Demain je vous quitte, demain nous allons nous séparer, nous séparer pour longtemps peut-être; je retourne à Paris…—A Paris!—Oui, mon ami. Ce ne fut point la crainte qui me chassa de la capitale. Ce n'étoit point pour me cacher que je volois à Luxembourg. Eh! que n'ai-je pu, selon mes désirs, vous consacrer le reste de ma vie!… Je vais reprendre ma fortune et mon rang, puisqu'il ne m'est plus permis de vous en faire le sacrifice… Je retourne à Paris; soyez tranquille sur mon sort; quand une femme, qui n'est pas tout à fait sans esprit et sans attraits, ne s'étonne pas, reposez-vous sur elle du soin de ramener l'époux le plus justement aigri. Pour réussir dans cette entreprise délicate, il me reste à moi deux moyens, dont le plus facile n'est pas le meilleur. Comme tant d'autres, je puis me borner à pallier ce que mon aventure a de trop humiliant pour l'amour-propre de tiers compromis, confesser ingénument tout le reste, et, me servant du pouvoir que la beauté conserve encore sur celui qu'elle offensa, solliciter une grâce qui ne me sera pas refusée. Mais ce parti, toujours extrême, quelquefois bon à prendre dans le moment, offre pour l'avenir de trop grands inconvéniens. Pour le repos de M. de B… lui-même, je ne veux point qu'il puisse jamais s'armer contre moi de mes propres aveux, me poursuivre éternellement de sa jalousie, me soupçonner d'avoir filé dix intrigues quand je n'ai eu qu'une passion, et peut-être me contester la légitime naissance du seul enfant que je lui ai donné. D'ailleurs, pourquoi demanderois-je humblement un pardon que je puis fièrement arracher? Non, non; j'aime mieux user de l'irrésistible ascendant qu'un esprit ferme a toujours sur un esprit foible. Je ne serai pas la première qu'on aura vue, forcée à des mensonges invraisemblables, nier hautement une infidélité prouvée. Peut-être me sera-t-il moins difficile que vous ne pourriez le croire de faire entendre à M. de B… que le chevalier de Faublas fut toujours pour moi Mlle Duportail; et, si je ne persuade pas le marquis, je tâcherai du moins de l'embarrasser de manière à le laisser indécis.
«Je sais bien que le public méchant, qui, loin de s'aveugler sur les torts véritables, est toujours prêt à en supposer, ne prend pas le change aussi aisément qu'un mari crédule. Je sais bien que je dois m'attendre à l'humiliante célébrité qui suit les aventures galantes, quand elles sont extraordinaires. Nos élégans, presque beaux esprits, vont me chansonner; nos douairières converties me déchireront. Dans les cercles, si j'ose y paroître, je me verrai l'objet des chuchotemens affectés, des malins regards, des sarcasmes détournés, des plaisanteries équivoques. Il me faudra souffrir les airs impertinens de nos sots petits-maîtres, les froids mépris des prudes inexorables, les dédains concertés des prétendues femmes honnêtes, l'accueil confraternel des beautés les plus mal famées. Aux spectacles et dans les promenades publiques, si j'ai le courage de m'y montrer, la foule m'environnera, un essaim de jeunes étourdis, bourdonnant sans cesse autour de moi, murmurera: «La voilà! c'est elle!…» Eh bien, Faublas, ce rôle si pénible, que plusieurs femmes de mon rang ont pris par choix, je le remplirai par nécessité. Comme elles, peut-être, hardie dans mon maintien, libre dans mes discours, stoïquement environnée de mon ignominie, je pourrai m'accoutumer à repousser la honte par l'effronterie et le blâme par l'impudence.
«Voilà donc à quel excès d'avilissement m'aura, par degrés, conduite une passion, criminelle si l'on veut, mais pourtant excusable à bien des égards. Ah! puisqu'il est vrai que, pour n'être jamais malheureuse, il faut toujours sévèrement remplir ses devoirs, pourquoi nous en impose-t-on de si difficiles? Une fille qui s'ignore elle-même tombe, à quinze ans, dans les bras d'un homme qu'elle ne connoît pas. Ses parens[4] lui ont dit: «La naissance, le rang et l'or constituent le bonheur; tu ne peux manquer d'être heureuse, puisque, sans cesser d'être noble, tu deviens plus riche; ton mari ne peut être qu'un homme de mérite, puisqu'il est homme de qualité.» La jeune épouse, trop tôt désabusée, ne trouve que ridicules et vices où elle attendoit talens agréables et qualités brillantes; le luxe qui l'environne, les titres qui la décorent, offrent à ses ennuis des distractions bien insuffisantes, bien passagères. Déjà, peut-être, ses yeux ont distingué, son cœur a senti le mortel aimable qui manque au bonheur de sa vie. Alors, si le maître impérieux qu'elle s'est donné prétend encore user quelquefois des droits de l'hymen, s'il la soumet aux empressemens repoussans de l'habitude et du besoin, l'infortunée victime, caressant jusque dans les bras du mari l'image de l'amant, gémira de prostituer à celui qui le profane un bien qu'un autre mériteroit sans doute et sauroit mieux apprécier. L'époux volage, au contraire, après l'avoir longtemps négligée, la laisse-t-il enfin dans un abandon total, il faudra qu'elle subisse les continuelles rigueurs d'un célibat prématuré, ou qu'elle s'expose aux plaisirs périlleux de l'union vivement souhaitée. Retenue par ses devoirs, mais dominée par son penchant, tourmentée de plus d'une crainte, mais vivement sollicitée par l'amour, s'imposera-t-elle longtemps des privations pénibles sans aucun dédommagement? Supposons qu'elle résiste, le hasard ne lui garde-t-il pas, comme à moi, quelque séduction toute-puissante, quelque inévitable danger? Malheureuse! en un instant elle perdra le fruit de plusieurs années de combats, elle le perdra sans retour: car, après la première faute, quelle femme peut s'arrêter? Faublas, elle adorera celui qui la lui fit commettre. Rassurée par quelques précautions inutiles, elle négligera les plus nécessaires. Ses périls, devenus plus imminens, ne l'effrayeront plus. Bientôt compromise par un événement imprévu, peut-être immolée par un lâche ennemi, elle perdra pour jamais l'objet cher à son cœur, et se verra publiquement diffamée! Voilà, mon ami, voilà quel est le sort des femmes, dans cette France où l'on prétend qu'elles règnent!
[4] Décrétez le divorce, des parens barbares n'oseront plus sacrifier leur fille; ils trembleront qu'elle ne brise sa chaîne dès le lendemain.
«Ainsi je me vis sacrifiée, ainsi je combattis longtemps, ainsi je fus entraînée quand vous parûtes. Le lendemain de cette nuit si fatale et si douce, qui m'eût dit que je venois d'ouvrir sous mes pas un abîme au fond duquel m'attendoient la vengeance, l'opprobre et le désespoir?… Mon ami, je vous quitte, qu'allez-vous devenir? Hélas! vous brûlez de vous réunir à ma rivale fortunée. Ah! puissiez-vous la rejoindre et lui demeurer toujours fidèle! que celle-là du moins ne soit pas malheureuse!… Faublas, je vous quitte, je vous laisse pour un temps livré aux perfides insinuations de l'infâme Rosambert. Gardez-vous de l'écouter, si mon souvenir vous est cher, si vous aimez Sophie; mon ami, le comte vous perdroit, vous prendriez dans sa société le goût des occupations futiles et des plaisirs pernicieux; il vous enseigneroit l'art détestable des séductions, des perfides noirceurs, des trahisons lâches… Peut-être il vous paroît étrange d'entendre Mme de B… vous moraliser; mais c'est encore une de ces singularités que vous réservoient votre heureux destin et ma bizarre étoile. Faublas, je vous l'avoue, je ne vous verrois qu'avec le chagrin le plus vif altérer au sein de l'oisiveté corruptrice et de la débauche avilissante les dons précieux que vous prodigua la nature et que j'eus le bonheur de développer. Eh! mon ami, tant d'hommes très ordinaires savent corrompre des beautés qui ne demandent qu'à céder. Dès que tu le voudras, je le sais bien, tu l'emporteras sur eux tous, tu deviendras l'idole des femmes; mais il te convient d'ambitionner des succès plus dignes d'un grand cœur. Un jeune homme tel que toi peut prétendre à tout et tout embrasser. Les sciences t'invitent, les lettres t'appellent, la gloire t'attend dans nos armées: descends dans la carrière, et marche à pas de géant; que tes ennemis se voient réduits au silence; que tes rivaux soient forcés à l'admiration. Tes premiers succès apporteront à ma douleur un premier adoucissement; les éloges que tu mériteras, je croirai les avoir obtenus; l'estime qu'on aura pour toi me rendra l'estime de moi-même; tes vertus justifieront mes foiblesses, ta gloire opérera ma réhabilitation; un jour viendra qu'avec orgueil je pourrai dire partout: «Oui, je l'avoue, je me suis déshonorée, mais c'étoit pour lui!»
Mme de B… venoit de faire passer dans mon âme le noble enthousiasme dont la sienne étoit enflammée: entraîné par une force supérieure, j'allois me précipiter dans ses bras, elle me retint.
«Adieu, Chevalier: dans tous les temps, comptez sur moi. Je ne me souviendrai jamais sans attendrissement et sans reconnoissance que si ma jeunesse, tourmentée de tant de peines cruelles, eut quelques beaux jours, ce fut à vous que je les dus tous. Mais ne vous abusez point sur la nature de mes sentimens: de tous les revers, le plus funeste et le moins prévu m'a éclairée en m'accablant; j'en ai fait la trop fatale expérience! il ne faut point espérer de trouver le bonheur dans un attachement illégitime. Chevalier, la foible marquise de B… n'est plus. Vous voyez maintenant une femme capable de quelque énergie, uniquement occupée du soin d'assurer sa vengeance et de préparer votre avancement. Adieu, Faublas, c'est votre amie qui vous embrasse.» Elle me donna un baiser sur le front, et s'en alla par la cheminée.
Oui, c'étoit par là qu'elle entroit chez moi: au fond de l'âtre, la plaque, en tombant, découvroit une espèce de soupirail assez large pour que la marquise passât librement. Eh! que des gens qui ne savent rien n'aillent pas attribuer à ma belle maîtresse cette ingénieuse invention: dans ce siècle fécond en découvertes utiles, longtemps avant Mme de B…, une cheminée fut ouverte ainsi par un duc aimable pour une beauté captive, dont le nom, devenu célèbre, ne périra point.
Le jour qui succéda à cette nuit si malheureuse m'apporta de consolantes nouvelles: avant midi je reçus de Rosambert une lettre que d'abord je ne voulus pas lire. Le seul Desprez étoit chez moi quand on me la remit. «Tenez, Dumont, voilà une écriture que je reconnois, faites-moi le plaisir de porter à Mme de B… cette lettre: dites-lui que je ne veux pas l'ouvrir, et qu'elle peut en disposer à son gré.»
Dumont partit pour revenir un quart d'heure après. Madame la marquise me faisoit prier de la venir voir un moment. J'arrivai chez elle avant de m'être aperçu que j'avois eu trois étages à monter, et je me serois probablement brisé la tête contre les lambris de son nouvel appartement, si l'on n'avoit pris plusieurs fois la peine de m'avertir que je me trouvois dans un grenier; je ne voyois que Mme de B…, sa tristesse, son abattement, sa pâleur. Je lui demandai comment elle avoit passé la fin de la dernière nuit. «Hélas! dit-elle, comme j'en passerai désormais beaucoup d'autres»; et, me présentant un papier baigné de ses larmes, elle ajouta: «Voici la digne épître de mon lâche persécuteur: mon ami, j'ai pu la parcourir une fois, je pourrai l'entendre encore. Lisez, lisez tout haut.—Tout haut!—Ce sera de votre part une cruelle complaisance, mais je l'exige.—Permettez…—Faublas, accordez-moi cette dernière grâce.—Cependant…—Chevalier, je le veux.»
Respectez enfin votre maître, mon cher Faublas. Hier vous l'avez vu frapper un grand coup médité depuis plus d'un mois. Lisez et admirez. Dans ma retraite j'apprends que, le jour de votre mariage, un inconnu est venu au temple se donner en spectacle; quelque temps après, vous-même m'écrivez qu'un revenant à la fois discret et familier vous rend des visites intéressées; moi qui connois bien l'entreprenante marquise, je conjecture, je soupçonne et je m'informe: bientôt je sais et je me garde bien de vous dire que Mme de B… a disparu le jour même de votre fuite; il devient certain pour moi qu'elle est avec vous et que vous l'ignorez. On n'oublie pas aisément les torts d'une aussi aimable femme; depuis dix mois j'avois sur le cœur sa piquante infidélité.
«Mon infidélité? s'écria la marquise; comme si jamais… Le fat! l'insolent!… Mais continuez, mon ami, continuez.»
J'entrevois le moyen de m'assurer une vengeance complète et douce autant que difficile; je me hâte de guérir et je prends la poste. Pour amener la galante catastrophe, il a fallu vous enivrer un peu, mon ami; je me suis vu forcé d'employer cette petite ruse innocente, que sans doute vous me pardonnez.
Ce matin, pourtant, je suis inquiet: après mon départ, qu'a-t-elle dit, qu'a-t-il fait? Bon! je parie que, toujours habile à saisir le seul parti convenable à la circonstance, elle aura joué la douleur touchante, le désespoir inquiétant, l'intéressant repentir. Je parie que, toujours crédule et compatissant au même degré, il aura sincèrement partagé la tribulation de son innocente maîtresse traîtreusement violée. Je parie que l'ingrat ne soupçonne pas encore l'obligation nouvelle qu'il vient de contracter avec moi! Cependant je l'arrache à la maîtresse qui le subjuguoit, je le rends sans partage à l'épouse qu'il chérit.
Faublas, par un juste décret du sort, Mme de B… revient à son premier maître.
«A son premier maître, interrompit Mme de B…, cela n'est pas vrai!»
Un adroit voleur s'étoit depuis dix mois établi chez moi. Je l'en ai chassé par surprise, ne pouvant employer la force, et je suis rentré dans mon bien. Chevalier, soyez l'unique possesseur du vôtre; Sophie attend son libérateur, Mme de Faublas gémit enfermée dans le couvent de ***, faubourg Saint-Germain, à Paris. Vous devinerez pourquoi je n'ai pas voulu vous apprendre hier cette importante nouvelle. Allez, mon ami, déguisez-vous, courez à la capitale; et, quand vous embrasserez votre charmante femme, n'oubliez pas de lui dire qu'elle doit au comte de Rosambert le plaisir de vous avoir sitôt revu. Je suis votre ami, etc.
«Ma femme au couvent de ***, à Paris! m'écriai-je en finissant la lecture de cette lettre. Mon amie, voyez comme je suis heureux!—Cruel enfant, me répondit-elle avec un mouvement passionné qui exprimoit et son amour et son désespoir; cruel enfant! c'étoit donc vous qui deviez me porter le dernier coup!»
J'allois tomber à ses genoux; j'allois la prier de me pardonner mon étourderie; mais, son trouble s'étant à l'instant dissipé, elle me demanda avec plus de fermeté ce que je comptois faire et quels services j'attendois de son amitié. Je lui témoignai le vif désir de retourner à Paris; elle parut épouvantée des périls qui m'y attendoient, et me parla des inquiétudes que ma fuite alloit causer au baron. Je lui observai que vraisemblablement je quittois mon père pour une quinzaine seulement, et qu'en usant de quelques précautions sages je pouvois espérer d'échapper aux périls que mon retour dans la capitale entraînoit effectivement. Mme de B… ne se rendoit pas. «Mon amie, lui dis-je, loin de moi, ma femme, désespérée, se meurt peut-être; je ne connois pour moi-même aucun danger plus pressant que celui qui la menace, et mon premier devoir est de la secourir.—Ce n'est point à moi, répondit-elle en soupirant, qu'il convient de blâmer les imprudences que la plus impérieuse des passions fait commettre. Puissé-je, devenue la confidente de vos témérités, ne jamais regretter en secret le temps, peut-être heureux, où j'en hasardai de pareilles! Allez, mon cher Faublas, à travers mille périls, chercher cette jeune Sophie dont la beauté m'a coûté tant de larmes. O destinée vraiment bizarre! je dois aujourd'hui, pour vous réunir, prendre autant de soins qu'autrefois je me donnai de tourmens pour vous séparer. L'inquiète amitié, n'en doutez pas, veillera sur l'amour inconsidéré. Je veux, autant qu'il me sera possible, écarter les dangers dont je vous vois environné, et préparer les beaux jours qui vous sont promis. De toutes les précautions, la première et la plus nécessaire est celle de votre travestissement: je me charge de vous en trouver un commode et convenable; je me charge de tous les apprêts de votre départ. Le mien, dont l'heure étoit fixée, sera remis à demain à cause de vous. Quittez-moi, mon ami, dites à Desprez qu'il monte me parler; attendez-moi dans votre chambre au milieu de la nuit prochaine.»
Elle s'y rendit en effet, et pour cette fois elle entra par la porte. D'abord elle me fit ôter mon habit, et d'un petit paquet mystérieusement ouvert elle tira une grande robe noire dont je me vis aussitôt affublé. Une batiste menteuse, avec art disposée, parut recéler le trésor d'un sein pudique et naissant. Sur mon modeste front, déjà couvert d'un bandeau blanc, vint retomber encore un voile clair et léger, à travers lequel mon timide regard alloit cherchant celui de l'officieuse amie qui me déguisoit. Comme je la vis rougir et se troubler! qu'avec peine et plaisir je l'entendis étouffer un soupir douloureux et tendre! que de fois ses yeux mouillés de larmes se baissèrent pour éviter la rencontre des miens! que de fois sa main tremblante s'arrêta sur quelque partie de mon ajustement, qui jamais n'alloit assez bien! et moi, pour qui cette main si jolie n'étoit pas encore assez lente; moi qui, doucement penché sur mon intéressante amie, jouissois en silence de son émotion délicieuse à mon cœur, comme je me sentis pressé du vif désir d'éteindre mon ardeur et ses regrets dans un dernier embrassement! O ma Sophie! dans aucun moment de ma vie ton souvenir ne fut plus nécessaire à ma vertu chancelante, et même je dois, pour m'en punir, l'avouer franchement, si j'avois été bien intimement persuadé que Mme de B…, non moins foible que moi… Enfin, je n'essayai pas de m'en convaincre, et tu dois, ma charmante femme, me savoir quelque gré de n'avoir pas mis à cette rude épreuve le courage de la marquise et la fidélité de ton époux.
Mme de B…, quand elle vit qu'il ne manquoit plus rien à mon déguisement, ne put retenir quelques larmes, et d'une voix foible me dit: «Adieu, partez, rentrez en France, volez à Paris; dans deux heures je vous suis, deux heures après vous j'entre dans la capitale… Faublas, nous allons arriver pour ainsi dire ensemble, la même ville va nous renfermer, et cependant nous ne nous verrons plus! Ah! du moins, je veillerai sur vous, je préviendrai le péril, ou je l'écarterai; ma tendresse inquiète… Vous verrez, vous verrez si je suis véritablement votre amie. Chevalier, descendez rue de Grenelle-Saint-Honoré à l'hôtel de l'Empereur; vous n'y resterez qu'un moment; il y viendra de ma part quelqu'un à qui vous pourrez donner toute votre confiance. Chevalier, écoutez ces avis, conduisez-vous par ces conseils, surtout ne faites pas d'imprudence, je vous en supplie. Vous n'avez plus qu'un moyen de me récompenser de mes soins: c'est de n'en pas détruire l'effet par de folles témérités. Que ne m'est-il permis de vous accompagner sur la route et de partager les dangers qui vous y attendent peut-être! Tenez, mon ami, à tout hasard, prenez vos pistolets. Quant à ce meuble, ajouta-t-elle en me montrant mon épée pendue au chevet de mon lit, ce ne peut jamais être celui d'une religieuse, permettez-moi de me l'approprier.»
J'allai la détacher et la lui présentai: elle la saisit avec transport, la tira promptement, parut prendre plaisir à considérer sa fine trempe; puis, l'ayant remise dans le fourreau et s'étant emparée de ma main qu'elle serra avec une force dont je ne l'aurois pas crue capable: «Grand merci, me dit-elle du ton le plus véhément, je serai digne de ce présent.»
Sans attendre ma réponse, elle me conduisit vers l'escalier, que nous descendîmes en silence; sans bruit nous traversâmes le jardin dont la petite porte s'ouvrit dès que nous parûmes: je vis une chaise de poste qui m'attendoit. Je voulus remercier la marquise, plusieurs baisers me fermèrent la bouche; j'espérois au moins lui rendre ses tendres caresses, mais, plus prompte que l'éclair, elle s'arracha de mes bras, ferma la porte sur elle, et me fit entendre un dernier adieu. Je partis, je partis pour te rejoindre, ma Sophie; mais combien de malheurs, que d'ennemis et de rivales devoient encore retarder le moment de notre réunion!
Il étoit à peu près cinq heures du matin: nous entrâmes à la pointe du jour sur les terres de France. Tout homme qui voyage dans un pays où il s'est fait une fâcheuse affaire imagine que quiconque le regarde le reconnoît; il lui semble impossible que son inquiétante aventure, écrite sur son front, ne soit pas lue de chaque passant; d'ailleurs il étoit tout simple qu'une religieuse courant la poste fût curieusement remarquée. Voilà ce que je me dis à moi-même aux environs de Longwy, première place frontière, où je crus m'apercevoir que j'étois observé. Ces belles réflexions m'ayant rassuré, je me livrai aux trompeuses douceurs d'un sommeil, hélas! trop court; à quelques centaines de pas, ma chaise fut environnée; j'ouvris les yeux au bruit que produisirent mes portières brusquement ouvertes. Avant que j'eusse le temps de me reconnoître, on se précipita dans la voiture, on me saisit, on me lia; les archers, trop respectueux ou trop inattentifs, soit qu'ils eussent un reste de considération pour mon sexe ou pour mon habit, soit qu'ils imaginassent ne devoir rien craindre d'une religieuse, qu'apparemment ils ne croyoient point armée, ne me fouillèrent pas; mais la troupe sacrilège osa souiller ma sainte étamine, en l'enveloppant d'un manteau guerrier, et ne craignit pas de cacher mon voile bénit sous une toile grossière et profane. Leur chef s'assit cavalièrement près de moi, le postillon eut ordre d'avancer.
Où me conduisoit-on? Apparemment sourd et muet, le discret satellite qui veilloit sur moi n'étoit pas plus touché de mes questions que de mes plaintes. L'espèce de serviette dont ma tête restoit enveloppée ne me laissoit parvenir qu'une lumière trop foible pour que je pusse rien distinguer. Seulement le bruit d'une cavalcade frappoit mon oreille, et j'en augurois très raisonnablement que, pour plus grande sûreté, des soldats m'escortoient. Une fois même, tandis que la troupe, un instant arrêtée, prenoit vraisemblablement des chevaux frais, j'entendis quelqu'un prononcer distinctement le nom de Derneval et le mien. Où me conduisoit-on?
La maudite voiture alloit toujours, et nous n'arrivions pas. Depuis j'ai calculé que nous avions fait route pendant trente-six heures à peu près: trente-six siècles ne paroîtroient pas plus longs! Que d'affreuses inquiétudes m'agitoient! à quelles réflexions j'étois livré! Je me voyois environné de juges! j'entendois prononcer l'arrêt terrible, j'apercevois le fatal échafaud! quelle situation!… Ce n'étoit pas pour moi seul que je frémissois: non, mon père, je songeois à cette lettre que j'avois laissée pour vous sur ma table, et dans laquelle je vous promettois de revenir bientôt.
Hélas! peut-être votre fils ne devoit plus vous embrasser!
Ce n'étoit pas pour moi seul que je regrettois la vie: non, ma jeune épouse, non, je songeois à tes appas encore naissans, à notre hyménée si court, à nos doux liens sitôt rompus. En supposant que ma déplorable fin n'entraînât pas ta fin prématurée, du moins, j'en étois sûr, tu resterois fidèle à ma mémoire; jamais personne n'auroit à se glorifier d'avoir épousé la veuve de Faublas. O ma Sophie! je m'attendrissois sur le sort d'une enfant de quinze ans, condamnée aux ennuis d'une viduité qui pouvoit durer plus d'un demi-siècle, et réduite à regretter si longtemps les rapides plaisirs de deux nuits.
Enfin nous arrivâmes. On me descendit; on me porta, je ne pouvois deviner où. Je ne pouvois, à travers la toile dont mon visage étoit couvert, et dans les ténèbres de la nuit, examiner les lieux. Au défaut de mes yeux, j'exerçois mes oreilles, j'écoutois avec autant de curiosité que d'inquiétude. J'entendois le fracas des portes, le bruit des verrous, le cri des grilles, la marche prompte de plusieurs personnes accourues de divers côtés. L'endroit où l'on me déposa me parut humide et froid; je fus assis dans un immense fauteuil de bois; assez loin de moi l'on murmuroit quelques mots qu'il m'étoit impossible d'entendre; et mes oreilles étoient seulement frappées de cette espèce de gémissement sourd et prolongé que produit dans un lieu vaste, ordinairement solitaire, le bourdonnement inaccoutumé de plusieurs voix réunies.
Quelqu'un, s'étant approché, se pencha à mon oreille, et, d'un ton fort doux, m'adressa ces paroles en même temps consolantes et terribles: «Grand Dieu! qu'allez-vous devenir? Pourrai-je vous sauver?»
L'instant d'après j'entendis le son d'une cloche funèbre; il me sembla que beaucoup de gens entroient ensemble et m'environnoient. Au tumultueux brouhaha d'une grande assemblée, succéda tout à coup un profond silence qui dura quelque temps. Mon âme s'en émut, mon imagination travailla, je ne sais quel sentiment jusqu'alors inconnu…
Eh bien, soit, je l'avoue, j'eus peur.
Une voix grêle rompit enfin l'effrayant silence et m'ordonna de dire un Ave Maria. Un Ave Maria! Trois fois je me fis répéter cet étrange commandement, et trois fois ma langue embarrassée refusa d'obéir: je ne pus, dans mon trouble extrême, me rappeler une syllabe de l'oraison demandée. Quelqu'un l'entonna, qui me la fit répéter mot pour mot. Ensuite commença le court interrogatoire dont voici l'exact procès-verbal:
«D'où venez-vous?—Que sais-je? Demandez-le à ceux qui m'ont amené.—Qu'avez-vous fait depuis que vous êtes sorti d'ici?—Ici? Je n'y suis peut-être jamais venu! Où suis-je?—N'avez-vous pas séduit Mlle de Pontis?—Mlle de Pontis! O Sophie!…—Oui, Sophie de Pontis: vous la connoissez?—J'ai entendu parler d'elle. Si je l'avois connue, je l'aurois adorée et non séduite.—Connoissez-vous le chevalier de Faublas?—Ce nom-là est venu jusqu'à moi.—Derneval, le connoissez-vous?—Non.»
Ce non, répété par plusieurs voix, circula dans l'assemblée. «Ne vous appelez-vous pas Dorothée?—Non.»
Celui-ci fit encore plus d'effet que l'autre. La voix qui m'interrogeoit reprit: «Qu'on lui ôte cette serviette, et qu'on lève son voile.»
L'ordre aussitôt s'exécute, et quel spectacle vient m'étonner! Devant un autel, sur un banc circulaire qui m'enveloppe en son vaste contour, sont rangées à la file plus de cinquante… Mes yeux ne me trompent-ils pas? Non, ce n'est pas un rêve de mon imagination égarée. Plus je regarde, et plus je vois que cinquante religieuses sont là qui m'examinent; je les entends même s'écrier en chœur: «Ce n'est pas elle!»
«Ce n'est pas elle!» répéta celle qui paroissoit présider l'assemblée. «L'affaire est embarrassante, continua-t-elle après un moment de réflexion; il faut en écrire dès ce soir à nos supérieures. Demain nous recevrons leur réponse; en attendant, qu'on la mette au cachot, et que l'une de nos sœurs veille auprès d'elle.»
Quatre jeunes professes me saisirent et m'emportèrent. Je n'avois garde de résister: j'étois lié d'abord, et puis je trouvois la voiture assez douce. D'ailleurs toutes ces femmes me suivoient; moi, je prenois plaisir à les regarder. Dans le grand nombre de ces visages féminins, j'en voyois de très respectables par leur forme, et de très précieux par leur antiquité. Il s'en trouvoit de toutes les couleurs, blanc, gris, jaune, vert plus ou moins foncé; celui-ci étoit commun, celui-là singulier, cet autre ridicule; mais aussi du coin de l'œil j'en lorgnois de si nouveaux, de si jolis! cette vue achevoit d'éloigner les idées funestes qui tout à l'heure portoient l'épouvante au fond de mon âme, et, quoique ma situation fût encore inquiétante, ma foi! je n'y songeois plus. Que voulez-vous? je suis ainsi fait. Dans aucune circonstance de ma vie, quelque embarrassante que vous l'imaginiez, je n'ai pu voir de près plusieurs femmes ensemble sans avoir de longues distractions.
Cependant on me promenoit, à la clarté des flambeaux, dans un long souterrain, au bout duquel je vis une chapelle. Tout auprès on ouvrit une chambre qui n'avoit d'un cachot que le nom. C'étoit une espèce de cellule où se trouvoit un lit, sur lequel on me posa. Une lampe fut allumée, on fit donner une chaise à la sœur Ursule, à qui les vénérables, en s'en allant, recommandèrent de prier religieusement près de moi jusqu'au lendemain matin.
O mon étoile! grâces te soient rendues! De tous les jolis visages que j'avois distingués, celui d'Ursule étoit le plus charmant. Quel teint! quel éclat! quelle fraîcheur! que de douceur dans son regard timide! que d'innocence sur son front ingénu! A moins qu'on n'y rencontre ma Sophie, on ne voit pas de ces figures-là dans le monde; et du jour que, dans les bras de son heureux amant, Mlle de Pontis devint la plus belle des femmes, Ursule dut être proclamée la plus jolie des filles.
Quoique prisonnier, je n'eus plus d'autre inquiétude que celle dont il falloit ressentir le vif attrait près de cette beauté si touchante. Quoique très fatigué, je n'éprouvai plus le besoin du sommeil; et puis il s'agissoit bien de dormir! Allons, Faublas, galant compagnon de Rosambert, docile élève de Mme de B…, c'est ici qu'il te faut montrer digne de tes maîtres. Le triomphe peut te paroître difficile, mais enfin la carrière est ouverte, et vois comme il est digne de toi le prix que le hasard propose en ce moment à l'éloquence: une fille charmante et la liberté! Si jamais séduction fut excusable, assurément voici le cas.
Prélat curieux qui, seul au coin du feu, parcourez dévotement ce méchant livre, si vous êtes aussi étourdi que son jeune auteur, composez de quoi remplir les six pages suivantes; mais prenez garde à la censure, elle ne permet pas de tout imprimer.
Je venois de lier ensemble les deux jolis pieds d'Ursule; je venois de charger ses mains des liens dont elle avoit débarrassé les miennes; je préparois à regret le mouchoir qui devoit lui couvrir la bouche. «Un moment, dit-elle, un moment encore. Je veux vous répéter vos dernières instructions, qu'il faut bien retenir. Guidé par la foible lueur de cette bougie, vous entrerez dans le souterrain que nous venons de parcourir ensemble. A quelques pas d'ici, comme je vous l'ai fait voir, vous détournerez à gauche; bientôt vous arriverez à cette trappe que nous avons eu tant de peine à lever; tout près de là, sous le hangar de la petite cour, vous prendrez l'échelle du jardinier; enfin, avec cette clef-ci vous ouvrirez la grille du jardin que vous connoissez, et veuille le Ciel vous préserver de tout accident! Ah! j'oubliois encore une précaution nécessaire; je l'oubliois, parce qu'elle ne regarde que moi. Pour qu'il paroisse moins douteux qu'on a employé la force afin de vous arracher d'ici, ayez soin, en sortant, de jeter à l'entrée du cachot l'un des deux pistolets que la maréchaussée vous a si heureusement laissés. Partez, mon ange, sauvez-vous, il est déjà tard. Adieu, divin jeune homme; l'abeille n'a pas de miel plus doux que tes paroles, le feu de ton regard brûle mon cœur, mon âme repose dans la tienne. Couvre-moi le visage, et hâte-toi de sortir d'ici.»
J'eus quelque peine à ne pas lui désobéir; il fallut bien m'y décider pourtant. Je cachai sa belle bouche sous un mouchoir, que j'arrangeai de manière à faire croire qu'on avoit ainsi enveloppé le visage de la pauvre nonne pour que ses cris ne fussent pas entendus. Ensuite, au lieu de perdre le temps en remerciemens inutiles, je quittai ma libératrice, à peu près tranquille sur son sort, quoi qu'il pût arriver, mais encore fort inquiet pour mon propre compte. Jugez quelle fut ma joie lorsque, après avoir heureusement parcouru le souterrain, franchi la trappe, traversé la petite cour, ouvert la grille, je me vis dans un jardin que je reconnus, et que, sans doute, le lecteur reconnoît aussi.
Cette partie du mur où je place l'échelle que je porte est celle que Derneval et moi nous avons si souvent escaladée ensemble; derrière est la rue ***; c'est par là que je compte m'en aller. Voici le pavillon; voici l'allée couverte: votre cœur n'est-il pas ému? Le mien palpite, et mes yeux se remplissent de larmes. Je la revois, cette promenade chérie où soupiroit ma jolie cousine. Quels sentimens j'éprouve! un trouble religieux, un saint respect mêlé d'attendrissement! Ces lieux sont pleins de sa présence et des monumens de nos amours. Elle rêvoit ici le jour que je lui chantois ma romance; ce fut là qu'elle se trouva mal; ce fut là-bas que je la portai. Sur ce banc que je touche, elle venoit s'asseoir dans les heures de récréation, pour que nous pussions nous voir à travers la jalousie de mon pavillon. Voici la place où je la joignois presque tous les soirs; ici, dans un mutuel épanchement, nous confondions souvent nos soupirs et nos pleurs… Plus loin… Oui, le voilà, c'est lui!… Je l'ai salué d'un cri de reconnoissance et de joie; ne le voyez-vous pas, le marronnier propice, cet arbre consacré par ses derniers combats et par mon triomphe? Vite je vais baiser ses rameaux tutélaires; je vais, sur son tronc protecteur, graver mon chiffre et celui de ma femme… De ma femme! ah! nous étions amans, et nous vivions réunis! nous sommes époux, et nous languissons séparés! séparés!… Je vole vers elle… Grand Dieu! le jour va bientôt paroître, et, si l'on me découvre ici, je suis perdu.
Je courus à mon échelle, sur laquelle je ne montai que difficilement, à cause de la longue robe dont Ursule avoit voulu que je restasse affublé. Déjà cependant je touchois au chaperon du mur, lorsqu'en me penchant du côté de la rue je vis une escouade de guet qui s'y promenoit. Je redescendis précipitamment, fort embarrassé de savoir par où je sortirois. Il ne falloit pas songer à me sauver chez M. Fremont, où j'étois trop connu, et je ne savois par qui étoit habitée la maison que je voyois à côté de la sienne; mais, quel qu'en fût le propriétaire, aucun séjour ne pouvoit être plus dangereux pour moi que celui du couvent: je me déterminai donc à planter mon échelle le long du mur mitoyen.
Pour faire avec moins de difficulté ma périlleuse incursion, je songe à quitter l'ample vêtement qui gêne tous mes mouvemens; mais un léger bruit se fait entendre et m'effraye; au lieu de perdre du temps à me déshabiller, je grimpe le plus vite qu'il m'est possible, et, me mettant promptement à califourchon sur le chaperon, j'enlève l'échelle, que je veux planter de l'autre côté. A l'instant où je la tiens en l'air, je crois apercevoir quelqu'un près de la grille du jardin que je quitte. Mon effroi s'augmente, ma main tremble, l'échelle m'échappe et tombe; me voilà, dans un équipage très incommode, à cheval sur un mur. Heureusement, un saut de dix pieds n'est pas fait pour m'épouvanter; le temps presse, il n'y a pas à délibérer, je me précipite.
Au bruit de la double chute de mon échelle et de mon individu, une jeune fille, en joli caraco, est sortie de derrière une charmille où elle se tenoit cachée. D'abord elle venoit droit à moi; soudain elle s'arrête, comme si elle étoit aussi épouvantée que surprise, et elle se couvre le visage de ses deux mains avant que je sois assez près d'elle pour distinguer ses traits. Moi, je la joins, je la rassure, et, tout en implorant son secours, je baise, l'une après l'autre, les deux petites mains que je voudrois écarter pour voir la figure apparemment jolie qu'elles me cachent.
«Une religieuse! dit alors une voix: c'est lui qui se déguise ainsi! Ah! faquin, je vous apprendrai à venir en conter à ma maîtresse.»
Comme je me retourne pour regarder d'où part la voix menaçante, je sens mes épaules rudement compromises. Sans respect pour ma robe, on me régaloit de coups de bâton. Il est vrai que j'en reçus plusieurs avant d'avoir eu le temps de tirer mon pistolet de ma poche; mais vous allez décider si mon honneur, involontairement outragé, fut suffisamment vengé par la réparation à laquelle je forçai mes brusques agresseurs.
Ils étoient trois. Chacun d'eux suspendit ses coups, dès qu'après avoir reculé quelques pas j'eus montré le redoutable instrument dont je venois de m'armer. Celui de mes adversaires que je regardai le premier avoit à peine quatorze ou quinze ans. Je le reconnus pour un de ces petits enfans de jolie figure, un de ces jockeys élégans, qui, majestueusement courbés sur le faîte menaçant d'un cabriolet colossal, font de gentilles grimaces aux passans que leur maître éclabousse, ou d'une voix douce et futée crient gare à ceux qu'il écrase. Je ne donnai qu'un coup d'œil au second: c'étoit un de ces grands coquins insolens et lâches que le luxe enlève à l'agriculture, que nous autres gens comme il faut payons pour jouer aux cartes, ou pour dormir sur des chaises renversées près des fournaises de nos antichambres; pour jurer, boire et se moquer de nous dans nos offices; pour manger au cabaret l'argent de monsieur; pour caresser dans les mansardes les femmes de chambre de madame. Le troisième s'attira toute mon attention; sa mise étoit en même temps simple et recherchée, indécente et jolie; il avoit dans son maintien quelque noblesse et beaucoup de grâce; son air conservoit quelque chose d'imposant jusque dans sa frayeur. Je jugeai qu'il étoit le maître des deux autres. «Monsieur, si vous osez faire un pas, si vous vous permettez seulement un signe, si vos gens tentent la moindre résistance, je vous tue. Faites-moi la grâce de me répondre. Êtes-vous gentilhomme?—Oui, Monsieur.—Votre nom?—Le vicomte de Valbrun.—Monsieur le vicomte, je ne vous dirai point comment on m'appelle; vous saurez seulement que je vous vaux bien. Cette aventure, dont le commencement m'a été si désagréable, finira-t-elle heureusement pour vous? Il est vraisemblable que ce n'est pas à moi que vous en vouliez; mais enfin c'est moi que vous avez indignement outragé: Monsieur, vous ne l'ignorez pas sans doute, l'honneur offensé veut du sang. Malheureusement l'heure me presse, et je n'ai qu'un pistolet; cependant nous pourrons, si bon vous semble, vider notre différend sans sortir d'ici. D'abord, je vous prie de vouloir bien renvoyer votre domestique et votre jockey.»
M. de Valbrun fit un signe, et les deux valets s'éloignèrent. Soudain je fus au maître, et, lui présentant un de mes poings fermé: «Il y a là dedans, Monsieur, quelques pièces de monnoie: pair ou non. Si vous devinez, je vous remets le pistolet, vous tirerez à bout portant. Si vous ne devinez pas, Vicomte, je vous déclare que vous êtes mort.—«Pair», dit-il. J'ouvris la main, il avoit rencontré juste… Adieu, mon père! ô ma Sophie! adieu, pour jamais!… M. de Valbrun, en prenant le pistolet que je lui présentois, s'écria: «Non, Monsieur, non; vous reverrez votre père et Sophie.» Il tira son coup en l'air, et, tombant à mes genoux: «Étonnant jeune homme, continua-t-il, qui donc êtes-vous? Que de noblesse et d'intrépidité! Je serois trop inexcusable si j'avois pu vous outrager volontairement. Songez que ce fut le hasard qui me rendit coupable, et daignez m'accorder mon pardon.» Je m'efforçois de le relever. «Monsieur, reprit-il, je ne quitterai point cette posture que vous ne m'ayez pleinement rassuré sur vos dispositions.—Vicomte, vous me demandez grâce quand vous m'avez laissé la vie! Croyez que je ne conserve aucun ressentiment et que je serai charmé d'obtenir votre amitié.—A qui ai-je le bonheur de parler?—Je ne puis vous le dire; je me ferai connoître dans un temps plus heureux, souffrez que je me retire.—Comment! avec cette robe de religieuse? Entrez chez moi, je vous ferai donner un habit; ce sera l'affaire d'un moment.»
En effet, il étoit impossible que je sortisse dans l'équipage où je me trouvois, j'acceptai les offres du vicomte.
Cependant la jeune fille qui avoit causé tout le désordre étoit demeurée à quelque distance et ne disoit pas un mot. M. de Valbrun l'appela; elle vint en se cachant toujours le visage avec ses mains. «Quelle pudeur! lui dit le vicomte, comme cela est intéressant! Vous concevez, ma mie, que je ne suis pas la dupe de cet air-là! Je voulois bien, comme cela se pratique dans une petite maison, vous céder quelquefois à d'honnêtes gens qui sont mes amis; mais nous étions convenus que vous ne vous donneriez jamais sans mon ordre, et vous sentez que votre maître ne se soucie point d'être le rival de votre coiffeur. Puisque c'est ce beau monsieur qui vous plaît, eh bien, que ce soit lui qui vous paye. Dès ce soir nous nous séparerons, Mademoiselle Justine…»
A ce nom qui sonnoit si doucement à mon oreille, j'interrompis M. de Valbrun: «Elle s'appelle Justine? Il seroit bien singulier… Monsieur le vicomte, me permettez-vous d'éclaircir un doute?» Il m'assura que je lui ferois plaisir. Je m'approchai de la jeune fille, j'écartai ses mains trop discrètes; et, comme il faisoit assez clair pour qu'on pût bien distinguer les visages, je reconnus cette jolie petite figure chiffonnée, dont le piquant souvenir m'avoit quelquefois donné du souci.
Faublas.
Quoi! vraiment! c'est toi, ma petite?
Justine.
Oui, Monsieur de Faublas, c'est moi.
Le Vicomte de Valbrun.
Monsieur de Faublas!… Il est joli, noble, vaillant et généreux. Il croyoit toucher à son heure suprême et nommoit Sophie! Cent fois j'aurois dû le reconnoître. (Il vint à moi et me prit la main.) Brave et gentil chevalier, vous justifiez de toutes les manières votre réputation brillante: je ne suis point étonné qu'une charmante femme se soit fait un grand nom pour vous. Mais, dites-moi, comment êtes-vous ici? comment, après l'éclat du plus fâcheux duel, osez-vous paroître dans la capitale? Il faut qu'un grand intérêt vous y entraîne… Monsieur le chevalier, donnez-moi votre confiance, et regardez le vicomte de Valbrun comme le plus dévoué de vos amis. D'abord, où allez-vous?
Faublas.
A l'hôtel de l'Empereur, rue de Grenelle.
Le Vicomte.
Un hôtel garni! et dans le quartier de Paris le plus habité! gardez-vous-en bien. Dans celui-ci d'ailleurs, vous êtes connu: vous oseriez vous y montrer pendant le jour? Eh! vous n'y feriez point vingt pas sans être arrêté.
Le vicomte avoit raison peut-être; mais je ne sentois que le vif désir de hâter le moment qui me rapprocheroit de Sophie. J'insistai donc. «Eh bien, soit, me dit-il, mais au moins souffrez que j'aille à la découverte pendant que vous allez mettre un habit. Justine, conduisez monsieur dans le cabinet de toilette, ouvrez-lui ma garde-robe, ayez soin qu'il ne manque de rien.»
Dès que le vicomte fut sorti, je demandai à Justine quel étoit précisément son emploi dans le lieu où je la rencontrois. «C'est ici, me dit-elle en bégayant, la petite maison de M. de Valbrun.—J'entends! tu es, dans ce temple de la volupté, l'idole qu'on encense! Mademoiselle, vous êtes assez jolie pour cela.—Monsieur de Faublas, vous me faites des complimens.—Comment ta fortune a-t-elle si fort changé en si peu de temps?—Ah! l'aventure de madame la marquise m'a fait une espèce de réputation, c'étoit à qui m'auroit, il y a trois semaines. De tous les prétendans, M. de Valbrun m'a paru le plus aimable…—Le plus aimable! et déjà tu lui fais de mauvais tours!—Moi! point du tout, je vous assure; c'est qu'il est très jaloux, monsieur le vicomte!—Mais ce coiffeur?—Fi donc! l'horreur! est-il seulement croyable que je m'occupe d'un être comme celui-là!—Comment donc! Justine, de la fierté!… Mais que diable allois-tu faire de si bonne heure dans ce jardin?—Prendre l'air, uniquement prendre l'air. Au reste, si monsieur le vicomte se fâche, tant pis pour lui, je ne suis pas embarrassée de trouver des places…—Oui, des places, dans des petites maisons?—Dame, je veux faire une fin. Voudriez-vous que je restasse servante toute ma vie? J'aime bien mieux être la maîtresse de quelque seigneur qui me fera un sort honnête, et…—Voilà ce qui s'appelle solidement penser, Justine. Avec vos beaux calculs pourtant, vous trahissez lâchement nos amours, perfide… Tu m'oubliois totalement, petite ingrate.—Oh! non, répondit-elle d'un ton caressant, je suis charmée de votre retour et de cette rencontre. Monsieur de Faublas, vous serez bien sûr d'être aimé chaque fois que vous voudrez plaire, et ce ne sera point avec vous qu'on se montrera jamais intéressée.—Voilà, mon enfant, un discours bien tendre et un procédé bien noble; il me reste pourtant quelque doute. Tiens, ce La Jeunesse…—N'en parlons point.—Si fait, parlons-en, et ne mens pas. Mon enfant, il devoit se marier avec toi. As-tu inhumainement sacrifié ton prétendu?—Sûrement, dit-elle en riant; je n'épouse plus que des gens de qualité, moi!»
J'allois répondre quand M. de Valbrun rentra. «Ne vous avisez pas de sortir, me dit-il, la rue est certainement gardée. J'ai vu plusieurs escouades de guet se promener dans le quartier; j'ai vu rôder dans les environs beaucoup de gens de fort mauvaise mine. Passez la journée ici, je vais aller rassembler quelques amis; au milieu de la nuit prochaine, je reviendrai vous chercher en bonne compagnie, et, si vous voulez me rendre un véritable service, vous accepterez dans mon hôtel un asile qui ne sera pas violé. Vous, Justine, faites en mon absence les honneurs de ma petite maison; je vous ordonne de traiter monsieur comme vous me traiteriez moi-même, et je vous pardonne, à sa considération, vos promenades du matin. Justine, je laisse, pour faire le service, mon jockey et La Jeunesse.—Ah! ah! Monsieur le vicomte, ce grand coquin dont vous étiez accompagné au jardin, c'est La Jeunesse?—Le connoissez-vous?—Oui, si c'est celui qui appartenoit au marquis de B… Parle donc, Justine, n'est-ce pas le même?—Oui,… Monsieur de Faublas… Un bon sujet… Un excellent domestique…—C'est toi qui l'as donné à monsieur le vicomte?—Oui, Monsieur de Faublas.—Bien, mon enfant, très bien. Tu lui as fait là un véritable cadeau.»
Le vicomte, en me disant adieu, me prévint qu'avant de sortir il alloit soigneusement faire barricader toutes les portes, et me recommanda de n'ouvrir à qui que ce fût.
Dès que nous fûmes seuls, Justine me demanda timidement par quelle espèce d'amusement je comptois remplir ma matinée. «Mon enfant, je déjeunerois volontiers si je n'avois pas une grande envie de dormir. Fais-moi donner un bon lit, et seulement aie soin qu'en me réveillant je trouve à dîner.» Elle pâlit, soupira, pleura presque, et me dit d'un ton dolent: «Vous êtes donc fâché contre moi?—Non, ma petite, je ne suis pas fâché; mais j'ai grand besoin de repos.» Elle soupira plus fort, me prit par la main, et me conduisit dans une chambre à coucher, commode, recherchée, galante plus que le galant boudoir de Mme de B… Et moi aussi, je soupirai dans ce moment, mais ce fut de réminiscence. Justine, restée là, paroissoit réfléchir et m'examinoit attentivement. Je la priai de se retirer; elle se le fit répéter deux fois, et m'obéit enfin en me lançant un regard qui disoit plus que bien des reproches.
Il n'y avoit pas longtemps que j'étois couché, quand on m'apporta une tasse de chocolat. Sensible à cette attention de la maîtresse du logis, je me proposois de lui faire mes remerciemens, quand je la vis entrer, seulement vêtue d'une gaze légère. Déjà voluptueuse comme une grande dame, non moins délicate dans ses plaisirs raffinés, la petite créature faisoit fermer les volets de manière que le plus foible jour ne pût pénétrer. Les rideaux de taffetas jaune furent tirés, on plaça les bougies devant les glaces, l'encens brûla dans la cassolette. Tout cela se faisoit sans qu'on daignât répondre un mot à mes fréquentes questions; mais, dès que le jockey se fut retiré, Justine me dit que son premier devoir étoit d'obéir à monsieur le vicomte, et sa plus douce envie de faire la paix avec monsieur le chevalier. A ces mots, plus prompte que l'éclair, elle s'élança près de moi; plus caressante que le zéphire, en moins d'une seconde, elle me fit oublier le coiffeur et La Jeunesse, et… Ne crains rien, ma charmante femme; près d'un aussi méprisable nom je ne placerai pas ton nom révéré.
Lecteur, je vous entends murmurer, je crois; je vous entends détailler la foule des motifs que j'avois de résister; mais des moyens, vous n'en parlez pas. A vos cent mille raisons je n'en oppose qu'une, moi: l'entreprenante Justine me tenoit dans son lit. S'il est vrai que vous ne sachiez pas succomber à des tentations aussi prochaines, aussi pressantes, dites-moi donc comment vous faites.
Peut-être, comme je fis, hélas! vous laissez échapper l'occasion, après avoir multiplié d'inutiles efforts pour la saisir. Quelle injure je fis à tes appas, qui le méritoient moins que jamais, jolie petite Justine! et assurément ce ne fut pas ta faute. Tu te montras complaisante, patiente, empressée, autant que tu me trouvas foible, languissant et malheureux. Pour se voir réduit à cet excès d'abattement qui faisoit alors ma honte et le désespoir de Justine, il faudroit avoir comme moi couru la poste pendant trente-six heures, cahoté dans une méchante voiture, tourmenté de mille inquiétudes, nourri seulement de bouillon; il faudroit surtout avoir soutenu, durant toute la nuit suivante, un entretien très vif avec une nonne charmante,… et très bavarde, bavarde comme on l'est au cloître en pareil cas!
«Ah! dit enfin la pauvre enfant d'un ton qui marquoit sa confusion et sa surprise, ah! Monsieur de Faublas, que je vous trouve changé!» Il me parut que, si cette exclamation échappée à la tendre véracité de Justine renfermoit l'amère critique du présent, elle offroit aussi, dans son double sens, l'obligeant éloge du passé; mais, comme je me sentois aussi plus capable de mériter le compliment que de me justifier du reproche, je pris le sage parti de m'endormir sans observations préparatoires.
Justine me laissa tranquillement reposer, bien convaincue apparemment que, si elle prenoit la peine de me réveiller, ce seroit très gratuitement pour elle. Cependant elle demeura constamment près de moi, puisqu'en me réveillant je la sentis à mes côtés: je ne la vis pas, car les bougies étoient éteintes; il y avoit vraisemblablement longtemps que je dormois. Il me sembla qu'il étoit temps de dîner, je sentois le vif aiguillon d'une faim gloutonne; mon premier mot exprima mon premier désir, je priai Justine de me faire apporter à manger. Elle se préparoit à me quitter, quand je me surpris quelque velléité de réparer mes torts envers elle; je crus même qu'il falloit commencer par là, et je lui fis part de cette seconde réflexion, qui me parut lui être plus agréable que la première. Elle accueillit ma proposition avec une pétulance qui ne lui étoit pas ordinaire, ce qui me fit présumer que sans doute elle imaginoit qu'il n'y avoit pas de temps à perdre. Quelque diligence qu'elle fît pourtant, elle ne se pressa pas encore assez; il étoit décidé qu'après avoir essentiellement manqué à tout le beau sexe des Petites Maisons, dans la personne d'une des plus gentilles créatures qui jamais s'y fût trouvée, je me verrois contraint de quitter ma désolée compagne avant d'avoir pu rétablir sa réputation et la mienne, à la fois compromises. Au moment où cette fille si attentive, si digne de récompense, alloit peut-être recevoir le prix de ses soins généreux, il se fit à la porte de la rue un grand bruit qui m'effraya: on frappoit à coups redoublés. La Jeunesse accourut, qui, d'une voix altérée, nous dit qu'on demandoit à entrer au nom du roi.
«Va, ma petite Justine, cours, ne souffre pas qu'on ouvre tout de suite, donne-moi le temps de me sauver.—Vous sauver! où?—Je n'en sais rien, mais qu'on n'ouvre pas.—Tenez, dans le jardin. Je vais vous faire porter une échelle, escaladez le mur à droite; et, si notre voisine la dévote, Mme Desglins, est tentée de vous recevoir aussi bien que moi, efforcez-vous de la récompenser mieux.—Justine, écoute donc.—Eh bien?—Tâche de faire passer de mes nouvelles à Mme de B… J'ignore ce que je vais devenir, mais c'est égal; mande-lui toujours que je suis à Paris, que tu m'as vu.»
Pendant ce court dialogue, on vient de m'apporter de la lumière, je me suis promptement emparé de la pièce la plus essentielle de l'habillement masculin, pièce dont l'exacte bienséance m'ordonne de vous laisser deviner le nom, et que j'appellerai, si vous voulez bien le permettre, le vêtement nécessaire. Comme je me prépare à m'en couvrir, j'entends le fracas redoubler; il me semble qu'on enfonce les portes.
Je n'ai plus le temps de mettre les habits que Justine m'a fait préparer, je ne prends que l'épée de M. Valbrun; en une seconde, ma main droite est armée du glaive protecteur, et ma main gauche, au lieu d'un bouclier, porte le vêtement nécessaire. Je m'élance sur l'escalier, je me précipite dans la cour, je vole au bout du jardin.
La Jeunesse me suit avec une échelle; il la plante, je monte. A la vue de plusieurs hommes qui viennent d'entrer, avec des flambeaux, dans la cour du vicomte, je sens que je n'ai pas un instant à perdre; et, sans m'amuser à considérer le terrain, que d'ailleurs je ne pourrois reconnoître parce que la nuit est noire, je me jette hardiment de l'autre côté du mur. O ma Sophie, en serai-je quitte pour la petite contusion que je viens de me faire à la jambe?
Il est vrai que je marche sur un sable fin; mais j'estime qu'il est au moins dix heures du soir; je suis environné d'épaisses ténèbres, dans un jardin que je ne connois pas; la seule chemise dont je me trouve couvert ne me garantit pas du vent de bise qui souffle avec violence; je suis tourmenté de mille inquiétudes et je meurs de froid.
Cependant pourquoi perdre courage? A Paris comme ailleurs il n'y a pas de si mauvais pas dont un malotru ne se tire avec de l'argent; à plus forte raison un enfant de famille, quand il a sa bourse pleine d'or et l'épée à la main. Va donc, Faublas, va donc examiner un peu la maison que tu entrevois à quelques pas de ce bassin, dans lequel tu as été bien près de tomber.
J'avance à pas comptés, sans bruit j'arrive, et doucement je tâtonne. Comment donc se fait-il qu'on m'ait entendu? Je ne le conçois pas; mais enfin la porte m'est ouverte, et, comme je ne vois plus de lumière, j'entre avec confiance.
«C'est vous, Monsieur le chevalier?» me dit-on alors tout bas. Aussitôt je déguise ma voix en l'adoucissant beaucoup, et, d'un ton aussi mystérieux que le sien, je réponds: «Oui, c'est moi.» Elle avance au hasard sa main, qui rencontre la garde de mon épée. «Vous avez l'épée à la main?—Oui.—Est-ce qu'on vous poursuit?—Oui.—Est-ce qu'on vous a vu passer par la brèche?—Oui.—Ne le dites pas à ma maîtresse, elle auroit peur.—Où est-elle?—Qui? ma maîtresse?—Oui.—Vous le savez bien; dans son lit. Vous pourrez passer toute la nuit ensemble, monsieur est allé à Versailles accoucher une grande dame; il ne reviendra que demain.—Bon. Mène-moi chez ta maîtresse.—Ne savez-vous pas les êtres?—Oui; mais j'ai eu peur, ma tête n'y est plus; conduis-moi… Là, bien, par la main.»
A peine avons-nous fait quatre pas que la femme de chambre, en ouvrant une seconde porte, dit: «Madame, c'est lui.»
La dame du logis m'adresse la parole: «Tu viens bien tard ce soir, mon cher Flourvac.—Impossible plus tôt.—Ils t'ont retenu?—Oui.—Eh bien! où donc es-tu?—Je viens.—Qui t'arrête?—Je me déshabille.»
Vous savez que je n'avois pas besoin de me déshabiller, vous à qui j'ai conté que ma main gauche portoit mon unique vêtement; mais convenez que je ne devois marcher qu'avec beaucoup de précaution et de lenteur dans une chambre pour moi nouvelle où, très heureusement, il n'y avoit plus ni feu ni lumière. Enfin, parvenu jusqu'au pied du lit, je dépose doucement par terre le vêtement nécessaire et mon épée; puis, soulevant une molle couverture dont l'édredon propice va me réchauffer, je tombe dans les bras d'une inconnue, qui commence par me donner le baiser le plus tendre.
«Oh! que tu as froid! me dit-elle.—Il gèle si fort!—Mon cher chevalier!—Ma douce amie!—La rigueur de la saison ne t'empêchera pas de venir?—Sûrement non.—Toutes les fois que M. Desglins découchera?—Oui.—Bathilde, pour t'avertir, fera toujours comme aujourd'hui.—Bien.—N'est-ce pas ingénieusement imaginé, ce petit lampion allumé sur sa fenêtre?—Oui.—Et ce pan de mur que j'ai fait abattre?—Oui, j'ai passé par la brèche.—Et tu y passeras plus d'une fois, car nos voisins les Magnétiseurs ne la feront pas réparer de l'hiver.—Sans doute.—N'es-tu pas content d'être venu loger chez eux?—Très content.—Tu sais, mon cher Flourvac, que mon mari est allé…—A Versailles, oui.—Nous pouvons passer ensemble la nuit entière.—Tant mieux.—J'étois sûre qu'il en seroit bien aise, mon chevalier.—O mon amie!—Tu m'aimes toujours, Flourvac?—Tendrement.—Je t'avouerai pourtant que j'ai eu du chagrin cette après-dînée, mon ange.—Pourquoi?—Tu n'es pas venu me joindre au sermon.—Impossible.—Mais ce matin j'étois bien contente; et toi?—Ravi.—La messe ne t'a pas paru longue?—Oh! non.—Que j'avois de plaisir à te regarder!—Et moi!—Que tu as bien fait de mettre ta chaise à côté de la mienne!—N'est-il pas vrai?—Mais tu as mal fait de me parler.—La raison?—Toutes ces dames qui me connoissent et qui m'estiment, qu'auront-elles dit de me voir causer dans l'église avec un jeune officier?—Je conçois.—Tiens, mon cœur, ne viens plus me trouver à l'église.—Parce que?—Parce que, dans le fond, cela n'est pas bien. Oh! vraiment, ma conscience n'est pas tranquille.—Bon!—Faire l'amour jusque dans la maison du Seigneur!—Il est vrai que…—Préférer la créature au Créateur!—Vraiment!…—Et un militaire encore!—Comment?—Si du moins c'étoit un abbé!—Mais…—A propos d'abbé, mon ange, as-tu fait ma commission?—Laquelle?—Tu l'as oubliée?—Laquelle?—Tu sais que le maigre m'incommode.—Eh bien?—Quoi! Flourvac, vous ne vous souvenez pas que je vous avois prié d'aller consulter…—Eh! oui, un médecin.—Point du tout, un prêtre.—Oui, oui, je me rappelle…—Un prêtre, pour lui demander la permission…—Il te l'accorde.—A moi?—A qui donc?—Vous m'avez nommée, moi?—Non, une parente.—Ah! bon… Ainsi, mon cœur, je puis donc faire gras le vendredi et le samedi?—Oui.—Ah! que je suis aise! ah! que je te remercie!»
Le baiser qu'alors la dévote me donna me parut le plus vif de tous. J'en avois reçu beaucoup d'autres, pendant qu'occupé du soin de soutenir une conversation difficile, je m'étois efforcé de ne répondre que par de courts monosyllabes aux questions que multiplioit l'inconnue trompée. Cependant ses appas, quoique toujours défendus par une toile modeste, agissoient sur moi plus efficacement que l'édredon le plus chaud; et, mon sang s'étant ranimé, je me retrouvois ces dispositions heureuses dont, quelques minutes auparavant, Justine eût profité, si des gens ennemis de son bonheur n'étoient venus méchamment nous interrompre. Aussitôt j'essayai de prouver ma reconnoissance à l'hospitalière beauté qui me faisoit si complètement les honneurs de chez elle. Mais qui de vous, à ma place, s'y seroit attendu, Messieurs? on m'opposa la plus sérieuse résistance.
«Finissez, me disoit-on, finissez, Flourvac,… vous savez nos conventions… Ce n'est pas ainsi… Non,… non,… je ne le souffrirai point,… je ne le veux pas.»
Très surpris de l'étrange caprice de cette femme inconcevable qui, dans l'hiver et par un temps affreux, fait escalader des murs à son amant pour qu'il vienne paisiblement sommeiller auprès d'elle, je me remets à ses côtés sans dire un mot, et bientôt je vais m'endormir. Bientôt aussi je l'entends qui sanglote; et, toujours à voix basse, je lui demande ce qu'elle a. «Ce que j'ai! répond-elle, ingrat, vous ne m'aimez plus, vous oubliez nos conditions… Près de moi vous restez immobile… Mes embrassemens ne vous paroissent plus désirables, s'ils ne sont, comme ceux des femmes vulgaires, impudiques et criminels.»
Elle me tint plusieurs autres discours dont je ne pouvois pénétrer le sens obscur; mais enfin elle s'expliqua si clairement du geste et de la voix qu'elle m'enseigna ce que peut-être vous serez étonnés d'apprendre. Mes désirs avoient été repoussés d'abord, parce que j'avois malhonnêtement exprimé mes désirs; parce que, d'une main profane, j'avois voulu soulever l'unique voile dont les pudiques attraits de cette beauté toujours modeste devoient rester enveloppés. Il falloit, sans écarter, sans déranger la fine toile artistement ouverte; il falloit, le moins indécemment et le mieux possible, embrasser de toutes les femmes la plus vive et la plus chaste en même temps.
Et vous, que la nature n'a favorisées qu'à demi, vous, qui portez une superbe tête sur un corps très ordinaire, ne vous moquez pas de ma janséniste. Si vous aviez prudemment employé le moyen dont elle usoit, peut-être que vos époux ne vous auroient pas si vite abandonnées, peut-être que vos amans vous seroient demeurés plus longtemps fidèles.
J'avoue pourtant qu'une malheureuse femme ne doit s'aviser de ce moyen-là que lorsqu'il ne lui en reste aucun autre; j'avoue que, pour mon compte, je ne l'aime pas. En vain la dévote, d'une voix entrecoupée, bégayoit entre mes bras ces mots inusités, quoique expressifs: «Divins transports! bonheur des élus! joie du paradis!» je ne partageois que médiocrement cette joie, ce bonheur, ces transports si vantés.
Peu curieux de rechercher encore une demi-félicité, je reprends à côté de Mme Desglins une place que je suis presque fâché d'avoir quittée, et je ne songe plus qu'à l'adroit mensonge qu'il faut que je lui fasse pour que, sans allumer ses bougies, sans appeler sa femme de chambre, elle veuille bien me donner elle-même de quoi chasser l'appétit dévorant dont je me sens atteint. Mais j'aurois pu me dispenser de mettre mon esprit à la torture: il étoit décidé que j'irois souper ailleurs.
«On fait du bruit! dit-elle; mais qu'est-ce donc?… Quoi!… C'est la voix… Cela ne se peut pas… Mais pourtant… Bon Dieu! oui, c'est la voix du chevalier,… de mon amant… Comment cela se fait-il?… Un inconnu! ah! l'horreur!… je suis perdue!»
Au premier bruit que j'ai entendu, aux premiers mots qu'elle a prononcés, je me suis jeté hors du lit. Tandis qu'elle flotte incertaine, je mets précipitamment le vêtement nécessaire, non pas à mon bras gauche comme tout à l'heure, mais en son véritable lieu. Je prends mon épée, j'avance à tâtons, je pousse une porte entre-bâillée; et, si je calcule bien, je dois être maintenant dans la première pièce où m'a d'abord reçu la femme de chambre qui faisoit sentinelle. Ce qui confirme ma conjecture, c'est que non loin de moi j'entends un homme qui dehors grelotte, s'impatiente, et tout bas, mais très distinctement, répète sans cesse: «Bathilde, ouvre-moi donc!»
Cependant Mme Desglins vient de prendre un parti. Sortie de sa chambre à coucher, elle s'avance dans la pièce où je suis; d'une voix étouffée, elle appelle celui qu'elle a cru son amant. Au lieu de lui répondre, je m'arrête, et le bruit de sa marche me fait juger que, sans me toucher, elle a passé tout à l'heure auprès de moi. «Qui que vous soyez, dit-elle alors, veuillez au moins m'entendre: ne me perdez pas tout à fait, fuyez sans que le chevalier vous voie; fuyez, et je vous pardonne si vous me gardez le secret.»
C'étoit mon intention; je comptois m'élancer dehors dès que la porte seroit ouverte; mais l'infortunée dévote l'ouvre trop tard. Après que Mme Desglins a tourné deux fois la clef dans la serrure, à l'instant même où M. de Flourvac pousse l'un des deux battans, Bathilde, qui n'est point encore couchée, Bathilde, attirée par le bruit qu'elle entend, paroît avec de la lumière. Quel spectacle pour chacun de nous!
La scène est dans une espèce de salle à manger. Dans le fond, sur ma gauche, la malencontreuse femme de chambre nous fixe les uns après les autres en roulant de grands yeux ébahis; en face de moi, sur le seuil de la porte qui communique au jardin, je vois un jeune officier immobile d'étonnement; dans l'espace intermédiaire, Mme Desglins, consternée, tombe sur une chaise et se cache le visage; cependant elle ne l'a pas fait si vite que je n'aie pu distinguer ses traits; et, toujours entièrement occupé de l'objet qui me touche le plus, toujours incapable de dissimuler l'impression que me fait la vue d'une jeune femme, je m'écrie: «Elle est, ma foi, gentille!—La perfide! répond l'officier furieux; scrupuleuse dévote, il vous en faut plusieurs!»
Je veux parler, je veux justifier Mme Desglins; mais le jeune homme, peut-être trop vif, ne m'écoute pas et tire son épée, que rencontre aussitôt la mienne. Aux premières bottes, je sens que le jeune Flourvac n'est pas fait pour lutter avec moi; bientôt serré de près, il se voit forcé de faire plusieurs pas en arrière; le jardin devient le théâtre du combat. Comme je veux surtout gagner du terrain, pour m'assurer une prompte retraite, je ne cesse d'avancer sur mon adversaire, qui, surpris d'être si vigoureusement poussé, recule toujours. Nous arrivons à l'entrée d'une allée qui me paroît spacieuse: là, je romps brusquement la mesure et je m'échappe. Mon adversaire, aussi courageux que peu redoutable, me poursuit; et, l'obscurité ne me permettant pas de courir vite, il va bientôt m'atteindre. Je me retourne, le fer se croise de nouveau; celui de l'ennemi, gouverné par un poignet trop foible, saute à dix pas: les deux femmes sont accourues, qui saisissent et retiennent le vaincu; le vainqueur se jette derrière une charmille et fuit.
Je vais le long du mur, cherchant la brèche dont je me souviens que Mme Desglins m'a parlé: je la trouve enfin, je grimpe, et me voilà dans l'enclos des voisins les Magnétiseurs.
Puisqu'il s'agit de vous intéresser, lectrices compatissantes, je ne dois pas omettre une circonstance qui augmentoit alors le danger de ma position. Vous vous rappelez sans doute ce vent de bise dont je me plaignois il n'y a pas plus d'un quart d'heure? Maintenant il pique davantage encore, et, par un malheur plus grand, des nuages épais, qui se choquent pour se dissoudre, versent des flocons de neige sur ma chemise, hélas! trop fine. Plaignez, belles dames, plaignez un jeune homme à qui l'on ne peut reprocher que son excessif amour pour vous; par quel temps et dans quel costume il est réduit à faire, de jardin en jardin, la plus pénible des promenades!
Celle-ci dura plus longtemps que je n'aurois voulu, car je me vis, au bout du vaste enclos des Magnétiseurs, arrêté par une grille qui le fermoit. Aussitôt je pris mon parti, j'empoignai joyeusement mon épée, et d'estoc et de taille je me mis à espadonner contre les barreaux, de manière à tout renverser s'il étoit possible.
Au vacarme que je faisois un mâtin aboya. O bon chien, mon sauveur! sans ton énorme gueule où résonnoit une pleine basse-taille dont les échos circonvoisins multiplioient les formidables accens; malgré mon espadon, peut-être je serois demeuré dans ma prison jusqu'au jour, et Dieu sait ce qu'alors on eût fait de moi, supposé qu'on m'y eût encore trouvé vivant. Un homme accourut qui m'ouvrit la grille. «En voilà encore un! s'écria-t-il; comme il est fagoté! queu vêtement pour l'hiver! et pis c'te fine lame! ne diroit-on pas qu'i veut tuer des mouches dans le mois de novembre? Mais queu rage les pousse tretous de vouloir dormir debout! comme si nos ancêtres, qu'avoient cent fois pus d'idées que nous, n'avoient pas inventorié les lits pour qu'on se couchisse dedans. Allez, Monsieur le préiambule, remontez-vous dans le dortoir, et laissez tout du moins le repos de la nuit à un pauvre portier que vous persécutisez tout le temps que dure la sainte journée du bon Dieu. Je vous le demande de votre grâce, Monsieur le sozambule, allez vous coucher avec tous ces autres… Non, pas par là,… tenez donc, par ici…»
Je ne savois si je devois répondre, quand une femme furieuse vint à nous. Elle saisit mon conducteur, et, l'entraînant avec elle: «Parguienne, lui dit-elle, t'es ben de ton pays, toi! n'as-tu pas peur qu'i ne trouve pas l'escalier sans chandelle? Hain! quai bêtise! que de balivernes!… gni en a pas un, va, de ces chiens de cornambules, qui nous fera jamais le cadeau de se rompre les ios.»
Elle avoit raison, la femme! Sans me casser le col, je trouvai l'escalier: je cherchai le dortoir. Bien impatient de découvrir quelque coin solitaire et commode où je pusse me sécher et me réchauffer, j'allai, toujours furetant, jusqu'au second étage, où, dans une immense salle éclairée par des lanternes, une porte entre-bâillée me laissa voir beaucoup de lits rangés à la file, et dont aucun ne paroissoit vide. Cependant j'en découvris un qui l'étoit; tant de besoins si pressans me faisoient la loi de l'aller occuper que je me glissai doucement jusqu'à lui. Là, je me dépouillai promptement du vêtement nécessaire; il étoit tout mouillé; mais, comme je n'oubliai pas qu'il renfermoit mon trésor, je pris la sage précaution de le cacher sous mon chevet, près duquel je mis mon épée; ensuite j'ôtai vite et je posai sur une chaise ma chemise imprégnée de neige fondue; avec un des coins du drap j'essuyai mon individu déjà presque inondé, et, tout nu que j'étois, je m'étendis délicieusement sur deux mauvais matelas, plus content que quand j'entrai dans le superbe lit du vicomte de Valbrun. Tant est vrai le vulgaire adage qui tous les jours nous dit: Le plaisir vient de la douleur.
Oui; mais souvent, quand le moment de la plus vive douleur est passé, la foule des douleurs plus petites ne tarde pas à vous assiéger, et le plaisir est promptement détruit. Dès qu'une chaleur progressive eut ranimé mon sang, dès que je pus remuer sans angoisse mes membres un peu dégourdis, les inquiétudes de l'esprit succédèrent aux fatigues du corps; je considérai avec effroi la foule des dangers qui m'environnoient; sans doute poursuivi au dehors, peut-être menacé au dedans, qu'allois-je devenir? Je n'ignorois pas dans quelle espèce de maison mon destin m'avoit conduit, et quelles gens extraordinaires la peuploient; mais comment y rester? comment en sortir? surtout comment satisfaire ce vif appétit, un moment oublié pendant mes plus grandes anxiétés, mais à présent revenu pour me crier sans relâche qu'après les fatigues d'un long voyage et d'une courte nuit, je n'ai pris dans la journée qu'une tasse de chocolat?… O ma Sophie! sans doute je dois des larmes à ton sort! tu gémis séparée de l'objet de ta tendresse; mais au moins elle t'est connue la prison dans laquelle tu languis; mais au moins tu ne manques, en m'attendant, ni de vivres ni de vêtemens. Il est bien plus à plaindre, ton malheureux époux! Le moyen que sans nourriture il se conserve pour toi! le moyen qu'il aille te rejoindre sans linge, sans habit et sans souliers!
Je demeurois livré à ces réflexions désolantes, lorsque plusieurs personnes, étant brusquement entrées, s'approchèrent de mon lit, qui fut aussitôt environné. Que faire en ce péril extrême? Puisqu'il n'y avoit pas moyen de fuir, je pris le parti de fermer les yeux et de paroître plongé dans un profond sommeil, dont les douceurs étoient bien loin de moi. Figurez-vous quelle peur je dus avoir quand, pour m'examiner de plus près, on me mit une lumière devant les yeux. Figurez-vous quel fut mon étonnement quand j'entendis mes quatre ou cinq observateurs tranquillement dialoguer ainsi:
«Je ne le connois pas.—Ni moi.—Ni moi.—Ni moi.—Ni moi, dit-elle; mais attendez donc… Si fait, si fait,… je… je sais qui c'est,… un nouveau venu.—De ce soir?—Oui.—Tant mieux.—Il n'a pas mauvaise mine.—Pas du tout.—Bien! très bien! un peu fatigué pourtant.—Cela n'est pas étonnant, vous l'avez mis au baquet, Madame.—Oui, répond-elle.—C'est cela; le baquet, la diète!…—Sans doute, sans doute.—Son sommeil est-il bien naturel?—Il n'y a qu'à le lui demander.—Oui, s'il veut le dire.—Essayons.—Soit; parlez-lui.
—Mon cher enfant, dit-elle, dormez-vous bien?… Il ne répond pas.—Faites-lui une autre question, Madame.—Jeune homme, reprit-elle, pourquoi êtes-vous venu ici?… Allons, il ne dira mot.—Eh bien, faisons-lui l'opération, Madame.—C'est mon avis.—Et le mien.—Et le mien.—Et le mien.»
A ce mot opération je frissonnai, une sueur froide me prit quand je sentis qu'on levoit ma couverture. «Eh! bon Dieu, s'écria-t-elle en la rejetant aussitôt, il est tout nu.—Il est tout nu! répétèrent-ils.—Tenez, sur cette chaise sa chemise!—Toute mouillée!—Trempée comme si on l'avoit mise dans l'eau!—Oui, ma foi!—Tant mieux, c'est qu'il a transpiré.—C'est qu'il a transpiré.—C'est qu'il a transpiré.—Effets d'une crise.—Crise très heureuse!—Sans nous il avoit une fièvre inflammatoire.—Putride.—Ou une apoplexie.—Ou une catalepsie.—Ou une paralysie de poitrine.—Ou une sciatique dans la tête.—Et il couroit grand danger!—Et il étoit perdu!—Et il seroit mort!—Oh! oui, il seroit mort.—Il seroit mort.»
Pendant plus d'une minute, tandis que je commençois à me rassurer, ils répétèrent en chœur que je serois mort.
L'un d'eux interrompit le funèbre chorus pour dire: «C'est pourtant à vous, Madame, qu'appartient l'honneur de cette cure!—En vérité, je le crois, répondit-elle.—Puisque cela va si bien, que ne recommencez-vous?» répliqua-t-il. Elle lui répondit: «Très volontiers; mais faites-lui donc donner une chemise.»
Après qu'on m'eut passé la chemise, aussitôt apportée, on me posa sur mon lit de manière que mes deux pieds, qui d'abord restoient pendans, furent ensuite supportés par le premier bâton d'une chaise, sur laquelle il me parut que s'étoit assise la dame que l'on venoit de prier de se mettre en rapport[5]. Elle le fit à l'instant même; elle serra mes deux jambes dans les deux siennes, promena doucement sur plusieurs parties de mon corps sa main, que je trouvois familière, et d'une façon tout à fait gentille frotta avec ses deux pouces les deux miens. Trop prudent pour témoigner combien cette opération de nouvelle espèce étoit de mon goût, je feignois toujours de dormir. «Voilà, dit quelqu'un, un sommeil bien opiniâtre.—Oui, qui tient de la léthargie.—Tant mieux, il produira plus sûrement le somnambulisme.—Sachons donc s'il parleroit maintenant.—Madame, voulez-vous bien l'interroger?
[5] Mot technique.
—Beau jeune homme, me dit-elle, le magnétisme agit-il sur vous?» Je ne répondis pas un mot, mais je trouvai la question presque impertinente. Me demander si le magnétisme agissoit sur moi, sur moi dont l'imagination si promptement s'allume, dont le sang s'enflamme si aisément!… Espiègle femelle, qui me faisiez cette interpellation maligne, sûrement vous ne l'ignoriez pas qu'il agissoit sur moi, le magnétisme; sûrement, du coin de l'œil, vous aperceviez son effet le moins équivoque: car tout d'un coup vous cessâtes vos chatouilleux attouchemens, et d'un ton triomphant vous dîtes à ceux qui vous entouroient: «Messieurs, sous huit jours, au plus tard, je vous garantis ce jeune homme-là radicalement guéri; il y a plus, je reviendrai le questionner dans un quart d'heure, et je vous certifie qu'il sera déjà somnambule et qu'il me répondra.»
Dès que les médecins se furent éloignés de mon lit, je me hâtai d'ouvrir les yeux pour examiner la jeune dame qui, tout à l'heure, avant de me quitter, m'avoit, ce me semble, un peu serré la main. Sa voix ne m'étoit pas inconnue; mais je ne pouvois me dire où j'avois été frappé de ses doux accens. Malheureusement la dame me tournoit déjà le dos quand je la regardai; mais il me sembla que j'avois vu quelque part cette taille élégante et svelte qui déjà m'enchantoit.
Je la suivois toujours des yeux, quand on vint lui annoncer que Mme Robin demandoit à la voir. Elle ordonna qu'on la fît monter, et puis elle dit à ceux qui l'entouroient: «Messieurs, Mme Robin est une brave femme; il y a tout lieu de croire que c'est elle qui nous a envoyé ce soir cette belle dinde aux truffes dont nous nous régalerons demain.»
Une dinde aux truffes! Hélas! j'entendois parler d'une dinde aux truffes, tandis qu'avec tant de plaisir je me serois accommodé d'un bon morceau de pain sec!
«Bonsoir, Madame Robin», lui dit-elle. L'autre répondit: «Votre très humble servante, Madame Leblanc.—Vous venez, Madame Robin, pour voir la fille chérie?—Oui, Madame.—Eh bien, passons dans ce cabinet.»
Ce cabinet étoit en face de mon lit; on en laissa la porte ouverte; j'écoutai et j'entendis: «Jeune Robin, dormez-vous?» Elle répondit d'une voix basse et d'un ton mystérieux: «Oui.—Cependant vous parlez?—Parce que je suis somnambule.—Qui vous a initiée?—La prophétesse Mme Leblanc et le docteur d'Avo.—Quel est votre mal?—L'hydropisie.—Le remède?—Un mari.—Un mari pour l'hydropisie! dit la mère Robin.—Oui, Madame, un mari; la somnambule a raison.—Un mari avant quinze jours, reprit Mlle Robin, car, si je reste fille plus longtemps, je suis perdue. Un mari qui soit capable de l'être, j'en connois qui n'en auroient que le nom. Point de ces vieux garçons maigres, secs, décharnés, édentés, rabougris, vilains, crasseux, infirmes, grondeurs, sots et boiteux.—Boiteux, interrompit Mme Robin; ah! cependant il boite, ce brave M. Rifflart qui la demande.—Paix donc, Madame Robin, s'écria quelqu'un; tant que la somnambule parle, il faut écouter sans rien dire.—Fi de ces gens-là! reprit Mlle Robin, ils n'ont d'autre mérite que de prendre une fille sans dot; ils font trembler une pauvre vierge dès qu'ils parlent de l'épouser.—Ah! pourtant…—Paix donc, Madame.—Mais un jeune homme de vingt-sept ans tout au plus, cheveux bruns, peau blanche, œil noir, bouche vermeille, barbe bleue, visage rond, figure pleine, cinq pieds sept pouces, bien taillé, bien portant, alerte et gai.—Ah! dit Mme Robin, c'est tout le portrait du fils de notre voisin, M. Tubeuf, un pauvre diable… Ah! mon enfant, que n'ai-je de la fortune pour t'établir!» Tout d'un coup, au bruit de plusieurs chut, chut, prolongés, il se fit un profond silence. «Silence, dit Mme Leblanc, le dieu du magnétisme m'a saisie, il me brûle, il m'inspire! Je lis dans le passé, dans le présent, dans l'avenir! Silence. Je vois dans le passé que la mère Robin nous a envoyé ce soir une dinde aux truffes.—Cela est vrai, répondit-elle.—Paix donc, Madame, lui dit quelqu'un.—Je vois qu'il y a quinze jours elle vouloit marier sa fille au vieux garçon Rifflart, qui est infirme, grondeur et boiteux…—Un bien aimable homme, cependant…—Paix donc, Madame Robin.—Je vois que la fille Robin a distingué le jeune Tubeuf, cinq pieds sept pouces, bien taillé, bien portant, alerte et gai…—Oui; mais si pauvre, si pauvre…—Paix donc, Madame Robin.—Je vois dans le présent que la mère Robin tient cachés, au fond de l'un des tiroirs de sa grande armoire, cinq cents doubles…—Mon Dieu!—Cinq cents doubles…—N'achevez pas.—Cinq cents doubles louis en vingt rouleaux.—Pourquoi l'avoir dit!…—Mais paix donc, Madame Robin.—Je vois dans l'avenir que, si la mère Robin ne dispose pas, sous quinze jours, de huit rouleaux…—Huit rouleaux!—Paix donc, Madame Robin.—De huit rouleaux au moins pour l'établissement de sa fille avec le fils du voisin Tubeuf… Je vois… L'avenir m'épouvante… Pauvres Robin fille et mère! couple infortuné, que je vous plains!… On ouvrira l'armoire de la mère, le cœur de la fille se sera ouvert; on ravira l'argent de la mère, on aura ravi l'honneur de la fille; la mère mourra de chagrin d'avoir été volée; la fille, désespérée, ira dans un pays étranger accoucher d'un garçon!—Ah! s'écria Mme Robin, saisie d'épouvante, je la marierai! je la marierai la semaine prochaine! Oui, la semaine prochaine, elle épousera ce coquin de Tubeuf.» Mme Robin, ainsi déterminée, s'en alla, et l'un des docteurs la reconduisit poliment.
Ce que j'écris là, je le croyois à peine, quoique je l'eusse entendu. Un rêve imposteur me berçoit-il de ses chimères, ou n'y avoit-il pas un grain de raison dans mon cerveau totalement vide? De quelle scène le hasard venoit de me rendre témoin! D'une part, quel mélange d'effronterie, d'extravagance et de charlatanisme! que d'ignorance et d'imbécillité de l'autre! O hommes! il est donc vrai que vous êtes de grands enfans! il est donc vrai qu'avec sa gibecière le premier joueur de gobelets… Je méditois sur cette éternelle vérité, dans un de ces momens courts et rares où la sagesse paroissoit vouloir se rapprocher de moi; mais la sagesse, ne trouvant pas à loger dans ma folle tête, s'éloigna promptement; et, comme son brusque départ ne me permit point alors d'avoir la réflexion solide et profonde, je ne puis aujourd'hui finir la phrase philosophique, épigrammatique et morale.
On va voir que mes idées prirent un cours tout différent; je me fis des reproches peu délicats, mais naturels dans la circonstance: un homme affamé n'est pas rigoureux casuiste. Pourquoi ne m'étois-je pas mêlé de la forfanterie pour en tirer profit? Pourquoi n'avois-je point répondu quand on m'interrogeoit? Avec toute ma sagacité, je ne savois rien deviner d'abord; avec ma belle prudence, je m'étois conduit comme un poltron! C'étoit bien la peine d'échapper à la fureur des élémens conjurés, pour venir sur ce misérable grabat mourir de peur et de faim! Je mériterois que la faute fût irréparable… Allons, Faublas, elle ne l'est pas; allons, mon ami, de la tête et du cœur! un peu d'adresse et beaucoup d'audace! Il s'agit de te procurer un bon repas, bien nécessaire, et peut-être d'obtenir encore une douce nuit.
Il faut convenir que l'obligeante prophétesse m'aida merveilleusement dans l'exécution de ce projet louable. Je suis sûr que Mme Robin étoit à peine au bas de l'escalier, quand Mme Leblanc dit aux docteurs de retourner à mon lit. A leur approche, je me hâtai, comme la première fois, de fermer les yeux. Bientôt la prophétesse accourut, commanda le silence, et d'une voix renforcée rendit l'oracle effrayant: «Quelle puissance supérieure me transporte au-dessus des nuages! je plane dans l'immensité des cieux, mon regard parcourt l'univers, ma vaste science embrasse les siècles écoulés, le moment qui passe, et l'éternité. Je vois dans le passé que l'adolescent ici couché fut toujours un petit libertin de bonne compagnie; que, non content d'avoir en même temps une belle dame et une jolie demoiselle, il a encore osé, dans une rencontre assez singulière, souffler une aimable nymphe à monsieur le baron, son très honoré père. Je vois dans le présent que cet enfant gâté s'appelle de Blasfau… Je vois dans l'avenir qu'il ne sera pas longtemps malade, et que tout à l'heure il va me répondre et somnambuliser.»
A mon véritable nom que disoit la prophétesse, en le déguisant par la simple transposition des deux syllabes qui le composent; à l'histoire de mes amours qu'elle me faisoit en abrégé; surtout à l'anecdote secrète qu'elle me rappeloit malignement, je reconnus enfin…, savez-vous qui? Non; eh bien, je ne veux pas vous le dire encore. Il me plaît qu'auparavant vous écoutiez les réponses que je vais faire aux questions de Mme Leblanc.
«Beau jeune homme, dormez-vous?—Oui; mais je parle, parce que je suis somnambule.—Qui vous a initié?—La plus aimable des femmes, celle dont je tiens la jolie main, la prophétesse.—Quelle est votre maladie?—Ce matin c'étoit épuisement et dégoût excessif; ce soir, au contraire, il y a pléthore et faim dévorante.—Que faut-il faire à cela?—Me donner le plus tôt possible une bouteille de perpignan et un morceau de dinde aux truffes.—Ah! ah!—Et cela, dans l'appartement de la prophétesse, qui voudra bien m'accorder un entretien particulier.—Ah! ah!—Je lui révélerai maintes choses essentielles à la propagation… du magnétisme.—Ah! ah!»
O Vénus, Vénus! tu voulus, pour l'amusement du beau sexe et de ma longue adolescence, tu voulus qu'on vît dans Faublas, âgé de dix-sept ans, la réunion de plusieurs qualités ordinairement incompatibles. Avec la jolie figure d'une jeune fille, tu me donnas la vigueur d'un homme fait, tu me donnas la gentillesse et la vivacité, l'enjouement et les grâces, l'esprit du jour et l'éloquence du moment, l'adresse qui fait naître l'occasion, la patience qui l'épie, l'audace qui la brusque, mille agrémens divers, dont un plus fat s'enorgueilliroit davantage, et peut-être useroit moins. Tu sais comment ma conduite t'a toujours prouvé ma reconnoissance, combien ton culte m'est cher, comme sur tes autels adorés j'ai prodigué les sacrifices! Cependant, si tu m'as réservé à des travaux plus qu'humains; si, prenant plaisir à multiplier sur ma route les obstacles et les tentations, tu veux que, depuis le couvent du faubourg Saint-Marceau jusqu'au couvent du faubourg Saint-Germain, je sois arrêté de maison en maison, et sans relâche forcé d'y choisir entre une infidélité passagère ou une éternelle séparation; déesse, je te déclare que je suis prêt, que rien ne m'étonne; que, dussé-je périr, je tenterai d'aller jusqu'à Sophie. Mais toi, sois juste autant que tu es belle, proportionne les moyens aux difficultés, vois la peine extrême de ton favori, tu ne l'as pas encore assez doué. Vénus, vous le savez, il ne s'agit ici ni des charmes périssables de votre efféminé chasseur[6], ni des efforts conjugaux de votre boiteux forgeron[7]; il faut, à qui doit courir ma brillante carrière, la force prodigieuse de votre immortel amant[8], ou les talens fabuleux de l'époux des cinquante Sœurs[9].
[6] Adonis.
[7] Vulcain.
[8] Mars.
[9] Hercule.
Mais non, ce n'est pas cela que Faublas vous demande. O divinité bienfaisante, vous n'êtes pas seulement la reine des plaisirs, on vous dit aussi la mère de l'Amour! Deux époux, quand ils sont encore amans, peuvent donc ne pas vous paroître indignes de votre protection. Du haut de l'empyrée, contemplez sans jalousie une mortelle aussi belle que vous; elle soupire, elle vous implore, elle m'attend. Honorez son chevalier d'un regard favorable, venez à mon secours, prévenez mes périls, écartez mes ennemis, conduisez-moi jusqu'à l'asile désiré; daignez me réunir à la plus chère moitié de moi-même. Alors sera brûlé sous vos auspices un encens délectable et pur; alors vous sera fait, en actions de grâces, un délicieux sacrifice également digne du ministre, de la victime et de l'idole.
Pendant que je fais cette poétique invocation, la prophétesse achève sa tournée dans le dortoir; bientôt elle descend chez elle et m'envoie chercher; il est inutile de dire que je mets le vêtement nécessaire, et que je laisse mon épée.
«Eh! bonsoir, mon aimable beau-fils!—Eh! bonsoir, ma charmante belle-mère!—Faublas, dis-moi donc quelle aventure…—Conte-moi, Coralie, par quelle métamorphose…—Monsieur, je suis mariée.—Je suis marié, Madame.—Mais cet événement-ci me fait trembler pour l'honneur de M. Leblanc!—Mais, ô ma Sophie! je crains bien de succomber encore à l'occasion!—Tiens, mon joli garçon, franchement tu arrives à propos, car un époux est une sotte chose, et j'ai besoin d'un amoureux.—Tiens, Coralie, je te retrouve fort heureusement, car la rencontre d'une jolie femme ne peut jamais me déplaire, et puis j'ai besoin d'un asile, d'un habit et d'un souper.»
Mme Leblanc me fit donner une robe de chambre et commanda qu'on me servît. On m'apporta la bouteille si nécessaire et la volaille tant désirée. Je bus avec l'empressement du musicien le moins sobre qui, depuis trois heures d'horloge, concertant sans relâche en bonne maison, n'a pas trouvé le moment de se rafraîchir. Je mangeai avec la constante avidité de tel maigre auteur qui, tous les lundis sans faute, admis à la table de tel gras libraire, y dîne périodiquement pour le reste de la semaine. Pendant que j'employois ainsi mon temps de la manière la plus utile, Coralie me contoit en peu de mots son histoire.
«Quelques jours après la comique catastrophe qui me ravit en même temps le père et le fils, un grave docteur est amené chez moi; M. Leblanc me fait la cour, tombe sérieusement amoureux, et m'offre sa foi, que je ne puis refuser, puisqu'il est riche. Je l'épouse donc…—Tu l'épouses!—Oui, je l'épouse! à l'église! et je te dirai même quelque chose de plus fort: c'est que depuis trois mois je suis fidèle; mais cela commençoit à m'incommoder. Oh! je l'avoue, je ne suis pas faite pour être réduite au calendrier des vieillards.—Madame, en ce cas, je crains bien de n'être pas arrivé chez vous aussi à propos que vous me faites l'honneur de le croire.—Bon! est-ce que tu veux des complimens? Ne sois donc pas si modeste, Chevalier. Pour revenir à M. Leblanc, je l'épouse donc. Il m'amène dans cette maison, que je trouve pleine de malades imaginaires et de prétendus docteurs. Mon mari, que chaque jour le magnétisme enrichit davantage, m'enseigne la fameuse doctrine, que je pratique vraiment fort bien, parce qu'elle m'amuse. Tu sais, mon ami, que je suis née rieuse, et que toujours je me suis divertie aux dépens de ceux que j'attrapois. D'ailleurs, on m'éleva pour les tréteaux, et le somnambulisme est presque une comédie publique. D'honneur, au mariage près, ma nouvelle condition ne me déplaît pas: Coralie ne danse plus, mais elle magnétise; elle prophétise, au lieu de déclamer: tu vois qu'il me reste toujours un rôle à jouer, et que dans le fond je n'ai fait que changer de théâtre.—Fort bien, Coralie; mais, à présent que j'ai soupé, parlons sérieusement: tu ne veux pas me renvoyer au dortoir?—Assurément non.—Tu consens à passer la nuit avec moi, malgré l'hymen?—Malgré l'hymen! dis donc à cause de lui, Chevalier; tu as de l'esprit, et je suis obligée de te dire que celui qui paye et le mari, c'est la même chose; et puis j'ai lu quelque part qu'on avoit toujours du goût pour son premier métier. Je n'ai pas oublié le mien, Faublas; je sais d'ailleurs que depuis longtemps les honnêtes femmes s'en mêlent: je te réponds que jamais aucune ne s'en sera mêlée plus volontiers que moi et pour un plus aimable gentilhomme que celui que j'embrasse.»
Je rendis à Mme Leblanc son baiser, et repris ainsi la conversation un moment interrompue:
«Ton mari où est-il?—A Beauvais, pour des affaires de famille.—Et ta femme de chambre ne causera-t-elle pas?—Tu as raison: que je suis étourdie, moi! il faut la mettre dans la confidence.»
A ces mots, elle sonna; la suivante accourut, sa maîtresse lui dit: «Tenez, voilà un louis que je vous donne; mais ne vous avisez pas de dire à mon mari que monsieur a couché avec moi: car je réponds que vous en avez menti, je vous arrache les yeux et je vous chasse. Allez.»
Après avoir prononcé du ton le plus majestueux cette harangue vraiment héroïque, Mme Leblanc entra dans son lit, où bientôt elle me reçut.
Hélas! ce fut inutilement: le magnétisme, toujours trompeur, ne tint pas sa promesse, et Vénus, apparemment, ne m'avoit pas entendu. En vain, pour amener l'heureux moment dont elle avoit conçu l'espérance au dortoir, Coralie épuisa les ressources de son ancien métier et de son art nouveau: comme Justine, elle finit par m'adresser, dans son désespoir, ce reproche amer à mon cœur: «Ah! chevalier de Faublas, que je vous trouve changé! D'honneur, ajouta-t-elle vivement, je n'aurois pas prophétisé celui-là.»
Et moi, qui ne me souciois point d'entrer dans les détails d'une longue justification, je fis avec Mme Leblanc ce que j'avois fait auprès de Mlle de Valbrun: je m'endormis sans répondre un mot.
Vous, censeur scrupuleux, qui reprochez à mon histoire de ne renfermer aucune leçon profitable, voyez comme elle est sublime et profonde, la moralité qui sort ici du fond même du sujet! Admirez avec combien de justice et par quelle inévitable fatalité les deux plus indignes rivales de Sophie se sont trouvées, l'une après l'autre et de la même manière, précisément punies par où elles avoient péché.
Cependant, comme le premier devoir d'un historien est d'être fidèle, dût cet ouvrage en paroître un peu moins moral, n'imputons pas à la fameuse doctrine un tort qu'elle n'eut point. Disons, pour l'honneur de la science, que ce fut surtout par le secours du magnétisme qu'à la pointe du jour la prophétesse obtint de son malade une première preuve de convalescence. Mais aussi, puisqu'il s'agit d'être rigoureusement exact, ajoutons que le docteur femelle, apparemment retenu par la crainte de compromettre son art, n'osa pas tenter de m'initier une seconde fois.
Il étoit à peu près huit heures du matin, quand Mme Leblanc me fit endosser un large habit noir qu'elle venoit de choisir dans la garde-robe de son mari. Avant de déterminer le parti qui me restoit à prendre, il étoit bon de faire dire à M. de Valbrun quel asile ma bonne fortune m'avoit offert. La commission étoit délicate: Coralie voulut bien s'en charger; mais il n'y avoit pas cinq minutes qu'elle étoit partie quand je la vis revenir. Elle entra brusquement, poussa la porte, mit les verrous, et d'un air effrayé m'apprit que, prête à sortir, elle avoit entendu dans la rue la voix de plusieurs hommes attroupés. L'un d'eux, en prenant le marteau de la porte cochère, avoit dit: «Cette religieuse ne peut être loin, il faut faire perquisition dans les maisons voisines. Vous, courez chercher le commissaire Chénon; toi, Griffard, garde le milieu de la rue, et ces messieurs vont entrer ici avec moi: nous n'avons pas besoin de permission, parce que c'est une maison publique.» Coralie, en me donnant cette fâcheuse nouvelle, m'avoit conduit vers un escalier dérobé. «Chevalier, me dit-elle alors, tu ne peux t'en aller par la cour, parce que les suppôts de la police y sont déjà.—Ils y sont, Coralie!—Oui, mon ami. Tout en donnant ses ordres, l'exempt a frappé, mon portier a tiré le cordon; je n'ai eu que le temps de voler ici pour t'avertir du péril.—Mais par où donc leur échapperai-je?—Par là, Faublas. Monte tout au haut de ce petit escalier, grimpe sur le toit, et, je t'en supplie, prends garde de te casser le col.—N'aie pas peur.»
Aussitôt je m'élance, je monte, je monte, j'arrivai aux mansardes, je passe par la fenêtre, je saute sur une gouttière, et je marche avec cette précaution timide que doit m'inspirer la hauteur et l'inégalité du terrain que je parcours. Il y avoit quelques minutes que je me promenois de précipice en précipice, lorsque, dans un des jardins sur lesquels ma vue plongeoit, je découvris un homme qui, m'ayant aperçu, donnoit l'alarme. Je me hâtai de chercher un asile au fond d'un taudis dont l'entrée étoit seulement défendue par un mauvais châssis garni de carreaux de papier. Là, sur quelques brins de paille, gémissoit un jeune homme qui, d'une voix foible, me dit: «Que viens-tu faire ici? Que me veux-tu? Toujours victime de l'injuste mépris des hommes, j'aurai donc vainement espéré pouvoir du moins dérober mes derniers tourmens à leur insultante pitié! Réponds, indiscret étranger, réponds: pourquoi viens-tu, par ta présence, augmenter l'horreur de mon heure suprême?—Infortuné! que me dites-vous! je suis loin de vouloir redoubler vos peines. Eh! que ne puis-je les adoucir! que ne puis-je vous offrir quelque consolation!—Je n'en veux pas, laisse-moi; je suis trop heureux de mourir, si je puis mourir sans témoins.—Vous me faites trembler! Êtes-vous dévoré d'un mal si honteux que vous ne puissiez l'avouer à personne?—Oui, d'un mal honteux, cruel, insupportable! mais mille fois moins que ne le seroit l'humiliant aveu qu'en vain tu prétendrois m'arracher. Laisse-moi.»
Comme il parloit, un enfant que je n'avois pas aperçu, couché près de lui, se réveilla, me tendit les bras, et cria: «J'ai faim.—Pourquoi donc ne pas lui donner à manger?—Pourquoi? répondit le jeune homme; pourquoi?» Et d'un ton douloureux, de ce ton qui perce le cœur et déchire les entrailles, l'enfant me crioit: «J'ai faim!—Ah! pauvre malheureux! quoi! la misère…—La misère, interrompit le jeune homme, la misère! il est donc vrai qu'elle peut tout flétrir, tout, jusqu'à la vertu même! Est-ce ma faute à moi si, jeté par le hasard de la naissance dans la classe la plus indigente, j'ai vu mon enfance tourmentée de mille besoins et condamnée à toutes les privations? Est-ce ma faute si, faisant ensuite d'inutiles efforts pour fléchir l'ingrate fortune, je ne me suis livré qu'à des travaux mal payés, parce qu'ils étoient pénibles; qu'à des entreprises échouées, parce qu'elles étoient honnêtes; qu'à des dangers ignobles, parce qu'ils étoient infructueux? Et lorsque, parvenu depuis à m'élever jusqu'au barreau, j'ai cru m'être ouvert une carrière également utile et glorieuse, suis-je coupable pour n'avoir rencontré que des confrères intéressés à nuire au talent qu'ils soupçonnent; que des procureurs incapables d'apprécier un mérite qu'on ne leur vante pas; que des amis hors d'état de me prêter dix louis pour acheter une grande cause? Suis-je coupable pour m'être associé une compagne d'infortune lorsque j'ai senti le vif aiguillon de cet appétit sensuel qui est le plaisir des gens riches et le besoin des pauvres gens? Me blâmera-t-on de ce que, docile à la voix de la nature, et ne pratiquant pas cet art destructeur par lequel nos belles dames trompent le premier de leurs vœux, mon honnête femme m'a donné cet enfant par qui notre misère s'est augmentée? M'accusera-t-on d'avoir trop dépensé pour la maladie de mon épouse, bien morte de son mal, puisqu'elle n'a pas eu de médecin? Hélas! si ma vie fut, dans son misérable cours, traversée de mille accidens, agitée de chagrins sans nombre, vouée à des tourmens de toute espèce, qui osera dire que la faute en est à moi? Cependant je me suis vu l'objet de leur dérision, le ridicule m'a poursuivi, les humiliations m'ont été prodiguées, il m'a fallu supporter la menace et dévorer les affronts; on m'a chargé de malédictions et d'opprobres, tous enfin se sont éloignés de moi, tous ont fui mon approche, comme si mon approche les souilloit, comme si je portois sur mon front détesté le signe de la réprobation publique! Grand Dieu, qui m'avez tant éprouvé! Dieu puissant, qui lisez dans les cœurs, vous savez si jamais ma conduite a justifié le mépris des hommes; vous savez si je n'ai pas fait tout ce que j'ai pu pour que ma pauvreté fût du moins respectable!—Quoi! personne ne vous a secouru?—Une fois seulement, pressé de ma détresse extrême, déterminé par les dangers de cet enfant, je me fis cette violence d'aller implorer l'assistance d'un homme qui se disoit mon protecteur. Si vous saviez de quel ton le cruel me plaignit, avec quelle barbarie il éleva la voix, comme il me jeta son aumône devant un monde de valets!… Sans doute j'ai mérité qu'on me traitât de cette manière, j'ai souffert que quelqu'un m'osât protéger! j'ai été chercher la bienfaisance dans le palais d'un riche! on n'y trouve jamais que la charité! J'ai souillé, par une bassesse, ma vie jusqu'alors irréprochable… Toi qui m'écoutes, si la nature t'a doué d'une âme forte, si tu as conservé cette fierté de caractère que donne et justifie la conscience d'une vie pure, tu sens que je ne pouvois, quelque pressant que fût mon besoin, recevoir, sans ignominie, un secours accordé de la sorte; tu sens que de tous mes affronts le plus insupportable devoit être le dernier; que la mort devenoit mon unique ressource… Non,… généreux inconnu, non, garde ton or, il n'est plus temps pour moi… Je revins ici désespéré!… depuis trente-six heures trois pommes de terre ont nourri mon enfant… Non, généreux inconnu, je vous dis de garder votre or; je vous dis qu'il n'est plus temps… Mais, je l'avoue, votre douleur me console, vos pleurs m'attendrissent… O mon enfant! si, comme moi, tu étois réservé aux plus pénibles épreuves; si, comme moi, tu devois sans cesse combattre entre l'opprobre et la faim, sans doute il vaudroit mieux que tu tombasses entraîné dans ma tombe; mais le Ciel t'envoie un libérateur. O mon fils! je me sens plus tranquille, je te laisse à ton père adoptif; il est, je le vois, sensible et bienfaisant… Monsieur, veillez sur son enfance, et laissez-moi mourir.—Pourquoi mourir? quel aveugle délire précipite votre jeunesse au tombeau? Aigri par le ressentiment de l'injure que vous fit un homme impitoyable, votre cœur se seroit-il ouvert à cette vanité condamnable et petite qui refuse avec dédain tout secours étranger, qui rejette orgueilleusement celui que présente une main inconnue? ou me soupçonneriez-vous d'insulter intérieurement aux douleurs sur lesquelles je verse tant de larmes?—Non. Le plus tendre intérêt règne dans vos discours et sur votre figure; je crois qu'il est encore sur la terre un homme capable de quelque sentiment d'humanité.—Eh bien, vivez pour la société, que son injustice envers vous n'a point privée du droit de réclamer vos talens, dont l'exercice lui peut devenir utile; vivez pour votre fils, qu'une mort prématurée livreroit sans défense aux coups du sort qui vous outragea trop longtemps; vivez pour moi… Oui, sûrement, votre enfant sera le mien; oui, je le reverrai, mais je veux vous revoir tous deux… Mon ami, ne vous obstinez point à garder une résolution funeste,… ne me refusez pas,… écoutez-moi… Depuis plus d'un an, jeté dans un monde nouveau, continuellement distrait par les plaisirs d'une vie très dissipée, j'ai négligé des devoirs que rien ne pouvoit me dispenser de remplir. Je vous l'avoue, uniquement occupé de moi, j'ai tout à fait oublié ceux de mes frères à qui j'aurois dû songer tous les jours. Que de familles honnêtes, maintenant ruinées sans ressource, j'aurois peut-être soutenues avec une partie de l'argent prodigué dans mes vains amusemens! et que de malheureux sont peut-être péris, que j'aurois pu sauver de leur désespoir! Mon ami, daignez m'aider à réparer cette faute que je ne me pardonnerai point… Je ne prétends pas vous offrir un foible secours qui ne vous arracheroit que pour un moment à l'horreur de votre situation déplorable: deux cents louis sont dans cette bourse, empruntez-m'en la moitié…—La moitié!…—Empruntez, je vous en supplie. Cent louis pourvoiront à vos besoins les plus urgens, vous mettront à portée de perfectionner vos talens, vous donneront le temps d'attendre l'occasion de vous montrer, de vous faire connoître enfin. Cent louis commenceront peut-être votre fortune! Eh bien, mon ami, quand vous serez à votre aise, vous irez aussi chercher quelques douleurs à consoler, et, la première fois qu'un malheureux vous aura dû la vie, vous aurez acquitté votre dette envers moi.—O bienfaisance! ô générosité!—Allons, mon ami, reçois cet argent, reprends courage, embrassons-nous, console-toi. Va, je le sais bien, la misère n'est honteuse que lorsqu'elle est le fruit de l'inconduite; et presque toujours un bienfait, quand il honore celui qui le donne, fait l'éloge de celui qui le reçoit.—O mon ange libérateur!… C'est la Providence… Oui, c'est Dieu,… c'est Dieu lui-même qui t'envoya pour nous sauver… Va, chaque jour j'irai au pied de ses autels, j'irai remercier l'Éternel,… j'irai,… j'appellerai sur toi les bénédictions du Ciel.»
Sa voix étoit entrecoupée par des sanglots, et l'enfant promenoit sa petite main caressante sur mon visage baigné des larmes de son père. O moment plein de charmes! comment exprimer vos délices!
«Monsieur, reprit le jeune homme, dont la voix s'étoit ranimée, daignez m'apprendre à qui je dois la vie.—Je ne puis.—Vous refusez de me dire… Monsieur, reprenez votre or.—Mais…—Vous voulez vous dérober à ma reconnoissance? Monsieur, je n'accepte pas votre argent.—Mais auparavant sachez les raisons…—Monsieur, je n'accepte pas.—Eh bien, je vais vous prouver une confiance sans bornes: je m'appelle le chevalier de Faublas.—Le chevalier de Faublas! Où tant de vertu va-t-elle se nicher[10]?—Comment!…—O mon bienfaiteur! pardon, mille fois pardon; je vous offense bien involontairement.—Mes premières aventures ont fait quelque bruit dans la capitale, et vous me condamnez d'abord; peut-être êtes-vous un peu trop prompt, un peu trop sévère. O mon ami! excusez les folies de l'adolescence, plaignez les passions de la jeunesse, et pour me juger attendez quelque temps: vous ne me connoissez pas encore.—Ah! pardonnez vous-même une exclamation sans doute indiscrète. Ah! je vous connois et vous dois toute mon estime. Vous vous corrigerez, j'en suis sûr; avec un excellent cœur on ne peut s'égarer longtemps.»
[10] On sait que ce mot de Molière est devenu proverbe.
Il prit ma main qu'il baisa plusieurs fois. En l'embrassant, je lui demandai son nom. «Florval, me dit-il.
—Florval, j'aime votre noble franchise; êtes-vous sincèrement disposé à m'honorer de votre amitié?—Quelle question!—Je vous reverrai donc dans un temps plus heureux?—Quoi!…—Florval, il faut que je me cache, je ne sais ce que je vais devenir, on me poursuit.—On vous poursuit! Puissent vos ennemis se consumer en recherches vaines! Puisse leur rage être confondue! Mais pourquoi cet habit? On vous l'a déjà vu peut-être? Que n'en prenez-vous un autre!—Lequel?—Tenez, dans ce coin, ces guenilles noires. C'est ma robe, c'est le meuble qu'il m'a fallu toujours conserver. Ce matin, je comptois l'aller vendre; mais je n'ai pas eu la force de gagner l'escalier. Et puis, qu'auroit-on voulu m'en donner? elle est si mauvaise! Prenez-la toujours, elle peut vous déguiser parfaitement bien; cachez votre habit dessous, et par-dessus laissez tomber vos cheveux flottans dans toute leur longueur, ils sont encore assez poudrés.»
Tout en m'occupant de mon travestissement nouveau, je me permis de faire à Florval plusieurs questions, auxquelles il s'empressa de répondre.
«Ainsi vous êtes avocat, Florval?—Hélas! oui, Monsieur.—J'avois toujours cru cette profession aussi lucrative qu'honnête.—Ah! Monsieur, quel métier! Forcer un pauvre diable à vous payer d'avance pour n'être pas obligé de le faire assigner! grossoyer pour un procureur des requêtes à deux sous la page! tous les matins mentir aux petites audiences pour un écu! Ah! Monsieur, quel métier! quel métier!—Cependant il y a tant d'affaires au palais que vous devriez être occupés tous?—On le croiroit; mais d'abord l'ordre, l'ordre fameux, est composé de cinq ou six cents membres, avides d'argent plus que de renommée. J'ai vu tel confrère en vogue, caressant la fortune qui lui sourioit, mais négligeant la gloire qu'il pouvoit espérer, dans la même journée griffonner des requêtes, compiler des consultations, brocher des factums, entasser des mémoires, plaider à toutes les chambres, et, par cette activité meurtrière, sucer le sang de cinquante cliens amaigris, dévorer la substance de cinquante confrères affamés! Ah! Monsieur, quel métier!—Allons, Florval, tâchez de vous faire connoître, et…—Et le moyen, Monsieur? Si vous saviez que de dégoûts ils me donneront, par combien de remises ils fatigueront ma patience, avec quelle adresse ils environneront mes débuts de difficultés presque insurmontables!—Florval, une meilleure fortune vous attend sans doute; songez aux orateurs célèbres: ils eurent, comme vous, des obstacles à vaincre…—Que me dites-vous, Monsieur? Tout rebute un talent naissant: la sublimité des grands modèles fait son désespoir, moins pourtant que ne le dégoûtent les inconcevables succès de certaines gens si petits, si petits! Croyez-vous qu'il n'y ait qu'en littérature des réputations usurpées? Au barreau, comme ailleurs, Monsieur, le mérite timide rougit et se cache, tandis que l'audacieuse médiocrité se produit, sollicite, manœuvre, se prône, parvient, et brille d'un éclat qui n'est pas toujours éphémère. Pourquoi, lorsque avant-hier, la rage dans le cœur, je regagnois mon grenier pour y expirer de faim, pourquoi mon confrère E…, toujours enivré de succès pendant sa vie, mouroit-il d'une indigestion sous ses lambris dorés? Ah! Monsieur, quel métier! quel métier!—N'en est-il donc aucun parmi vous qui mérite sa réputation?—On peut en compter plusieurs dont les talens vraiment recommandables honorent le barreau. Veuille leur destin que le barreau les honore toujours; que jamais les haines secrètes, enfantées par les rivalités journalières et la basse envie, ennemie née de tous les succès, ne s'attachent à leurs pas pour opérer leur ruine et flétrir leur gloire! Ah! Monsieur, quel métier! quel métier! Je l'ai vu de trop près. Eh! qui voudroit le faire, si par hasard il ne se rencontroit de loin en loin quelque malheureux à défendre, au risque d'être rayé du tableau!—Florval, mon ami Florval, le malheur vous aigrit.—Il est vrai, me répondit-il presque en souriant, il est vrai qu'on n'envisage pas les choses du côté le plus beau, quand on a faim depuis deux jours… Monsieur le chevalier, vous voilà bientôt prêt… Je ne puis descendre dans la rue… Vous n'avez rien fait pour moi, si vous ne prenez encore la peine de m'envoyer quelque nourriture.—Mon ami, j'y cours.»
Pendant qu'il me parloit, j'arrangeois la robe de manière que sa vétusté fût un peu moins remarquable. Chacun des côtés étoit déchiré par en bas, j'eus soin de retrousser élégamment chacun des côtés; comme si j'avois eu peur des crottes, je fourrai l'un des pans dans mon gousset, je tins l'autre sous mon bras. Un long et large accroc laissoit ma poitrine à découvert; je fis un grand rempli et mis artistement des épingles. Quant au dos, les trous se trouvoient cachés sous les plis; ainsi tout alloit au mieux, le petit avocat venoit de disparoître, j'avois l'air d'un procureur-syndic. «Adieu, Florval; si par hasard on vous questionne…—Plutôt souffrir le dernier supplice que de vous exposer au moindre péril!… Mais serai-je longtemps sans vous revoir?—Je n'en sais rien, Florval.—Oh! je chercherai! je m'informerai! Vous, Monsieur de Faublas, daignez ne pas oublier celui qui vous doit tout.—Florval, je n'oublierai pas mon ami.—Adieu, mon bienfaiteur; ange libérateur, adieu.»
Et, comme j'étois au bout du long corridor, l'enfant, forçant sa petite voix claire, me cria: «Adieu, mon papa.»
Son papa! et le père m'appelle son ange libérateur! et j'arrache à la mort deux victimes! et mes yeux sont encore mouillés des plus douces larmes qu'ils aient jamais versées! et mon cœur est plein d'un sentiment délicieux! O plaisir ineffable que l'on goûte à faire une bonne action! ô bonheur suprême, dont je n'avois qu'une foible idée! Mais qu'est-ce que donner de l'argent à un homme de confiance pour qu'il le distribue?… Il faut aller soi-même… O ma Sophie! un jour nous monterons ensemble dans les greniers, nous pénétrerons dans les réduits du pauvre; là, nous saurons découvrir la misère qui se cache, prévenir ses pénibles aveux, proportionner les secours aux besoins, calmer les douleurs par les consolations; là, ma charmante femme, vingt malheureux, nourris de tes bienfaits, te rendront un hommage selon ton cœur. Oh! que tu me paroîtras plus belle, quand je t'aurai vue t'attendrir sur leurs peines secrètes, quand tu reviendras fière de leurs bénédictions! A peine m'apercevront-ils, ils ne verront que toi! ce sera ta main qu'ils oseront baiser, ce sera toi qu'ils pourront appeler un ange libérateur!… Tu en as la figure céleste, chacun de tes traits atteste une âme divine… O ma Sophie! tu soutiendras les pères de famille, les orphelins, les pauvres veuves, les filles délaissées… Les veuves! les filles!… Faublas, loin de vous cette horrible idée!… Respectez la beauté malheureuse que vous avez secourue, ou renoncez à tout sentiment d'honneur, et demeurez à jamais chargé de la juste exécration des hommes.
Je m'en allois réfléchissant ainsi jusqu'à la porte de la rue, où les périls qui m'environnoient fixèrent mes idées sur des objets tout différens. Je quittois à peine le seuil hospitalier que plusieurs hommes me suivoient déjà. L'un d'entre eux surtout m'épouvanta d'abord d'un coup d'œil scrutateur; puis, d'un air tantôt irrésolu, tantôt décidé, reportant alternativement son louche regard sur ma figure pâlie et sur les basses figures de ses vils compagnons, il sembla plusieurs fois les consulter, et plusieurs fois aussi leur dire: «C'est lui!» Je vis le moment où j'étois pris. Persuadé que je ne pouvois échapper au danger qu'en payant d'audace, j'assurai promptement mon maintien, et, ma mémoire m'ayant à propos servi, je répétai à haute voix le nom que m'avoit dit Mme Leblanc. «Griffart!» m'écriai-je. Le vilain monsieur qui m'inquiétoit, c'étoit justement ce monsieur Griffart! «Qu'est-ce que y a? me dit-il.—Comment! tu ne me reconnois pas?—Je ne sais pas encore.—Et vous, Messieurs?—Pis qui n' sait pat, lui, répondit l'un d'eux, nous n' savons pat itou.» Alors je pris noblement un air dédaigneux, par-dessus mon épaule je passai toute la troupe en revue, je toisai le chef de la tête aux pieds, enfin je laissai tomber de ma bouche ces mots: «Quoi! mes beaux messieurs, vous ne connoissez pas le fils du commissaire Chénon?» A ce nom révéré, vous eussiez vu tous mes coquins, saisis de respect, soudain mettre bas chapeaux de laine ou bonnets de coton, d'une façon gentille empoigner leurs toupets, subtilement rejeter leurs pieds droits en arrière, et me faire ainsi, avec de très humbles excuses, la révérence de cérémonie. D'un signe de tête, je témoignai que j'étois content, et, m'adressant à Griffart: «Eh bien, mon brave, y a-t-il quelque chose de nouveau?—Pat encore, note maîte, mais y a gros que ça n' tardera pas. Je crois que nous l'avons reluquée sur le toit, la bonne fille! faudra ben qu'elle en dégringole. Elle a pris les habits de mon sesque; mais c'est z'égal, je dis quoique ça qu'elle n' gourera pas Griffart.—Et si elle se présente au bout de la rue?—Ah! je dis, on la gobe. Bras-d'-fer l'allume[11] z'avec les enfans perdus.—Et de ce côté-là?—Tout de même pour changer. Trouve-tout bat l'antif avec les lurons.—Avec les lurons! tenez, mes enfans, allez déjeuner au cabaret; toi, Griffart, je te charge de porter tout de suite un bon morceau de pain, une pièce de rôti et une bouteille de vin à un sieur Florval qui demeure là,… dans cette allée, au cinquième étage. Ce qui restera de mes six francs, tu reviendras au cabaret le boire avec tes camarades.»
[11] En termes d'argot, allumer signifie guetter; battre l'antif veut dire rôder dans les environs. Lecteur, dites que mon livre n'est pas instructif!
Tous ces gens-là s'épuisèrent en remerciemens plus grossiers qu'énergiques; et je trouvois leurs gestes aussi dégoûtans que ridicules, et leur joie m'attristoit; elle étoit ignoble comme eux. Dès qu'ils m'eurent quitté, je m'interrogeai moi-même: d'un côté, Bras-de-fer avec les enfans perdus! de l'autre, Trouve-tout et les lurons… Oserai-je y aller?… m'exposerai-je à un second examen?… J'ai peur… Cette prétendue religieuse qu'ils poursuivent a, disent-ils, pris des habits d'homme… Si je pouvois me déguiser en femme!… Je ne sais, mais Bras-de-fer et Trouve-tout m'épouvantent!… Ah! ah! qu'est-ce donc que cette engageante demoiselle qui, de la fenêtre du second étage, appelle poliment tous ceux qui passent?… Allons-y… Peut-être qu'avec de l'argent… Allons-y,… nous verrons; toujours serai-je le maître, si je ne puis faire mieux, d'aller au bout de la rue présenter aux lurons le fils du commissaire… Allons, montons… C'est mauvaise compagnie, Faublas; mais, ma foi! sauve qui peut.
J'entrai de plein saut chez la pauvre fille, qui avoit laissé sa porte entre-bâillée. Elle vit ma robe noire et crut voir le diable. Le cri perçant qu'elle poussa dut être entendu de toutes les pratiques qu'elle avoit dans le voisinage. Moi, qui ne me souciois point de me mettre sur les bras la foule des amans de cette moderne Aspasie, je me hâtai, pour la rassurer, de me dépouiller de la robe ennemie. Sa crainte mortelle se dissipa dès qu'elle m'entendit protester que je n'étois pas monsieur le commissaire. Ce fut bien autre chose quand elle me vit tirer de ma bourse un double louis: le plus doux espoir brilla sur sa figure maintenant rassérénée.
«Mademoiselle, ces deux louis sont à toi…—Je le veux bien», interrompit-elle; et, plus prompte que l'éclair, elle courut à sa porte qu'elle ferma; à sa fenêtre, sur laquelle elle étendit une toile vermoulue, que des gens moins difficiles appelleroient un rideau; à son alcôve… «Venez, venez donc, fille trop complaisante et trop vive; si vous aviez voulu m'entendre jusqu'à la fin, vous vous seriez épargné d'inutiles démonstrations qui doivent coûter à votre amour-propre autant qu'à votre pudeur… En vérité, mon enfant, tu as mal interprété mes intentions. Pour les deux louis que je t'offre, je demande seulement que tu me fournisses des vêtemens de femme et que tu m'aides à m'habiller.—Je le veux bien, répondit-elle.—Cela est charmant! Tu veux tout ce qu'on veut, toi!—Dame! il faut bien faire son état.—Que me donnes-tu là? Un jupon prétendu blanc, plein de crotte du haut en bas!—C'est que l'autre jour je suis revenue de chez Nicolet par un mauvais temps.—Et ce caraco tout déchiré?—Je l'ai arrangé comme ça lundi dernier, en rossant un clerc de procureur qui ne vouloit pas me payer.—Et ce fichu tout sale?—C'est un vieux moine qui me l'a chiffonné.—Et cette baigneuse toute roussie?—C'est que mon amoureux, dans un accès de jalousie, l'avoit jetée au feu.—Allons, Mademoiselle, reprenez vos guenilles, je n'en veux pas… Tiens, mon enfant, donne-moi tes meilleures nippes, je les payerai ce que tu les estimeras; les deux louis sont pour le secret.—Voilà qui est parler! foi d'honnête fille, Fanchette va vous donner ce qu'elle a de plus brillant, son ajustement du Panthéon; tenez. Je vous le céderai au prix coûtant: quatre louis. Et par-dessus le marché vous aurez encore ce grand chapeau noir avec son panache, et puis les preuves de mon amitié, si vous voulez, parce que vous êtes bien gentil.—Pour la robe et le chapeau, volontiers; bien obligé du reste.»
Il me manquoit encore une chemise. Fanchette eut beaucoup de peine à me la fournir médiocrement bonne; elle eut beaucoup de peine à ne pas outrager ma timide pudeur en me la passant. La robe qu'elle me mit ensuite m'alloit aussi bien que si on l'eût faite pour moi. «Comme cet habit vous sied! disoit Fanchette. En vérité, reprit-elle après un moment de réflexion, je ne demande pas mieux, car tu es bien le plus joli homme que j'aie jamais vu des deux yeux.» Et, si je ne m'étois hâté d'y mettre ordre, elle alloit m'embrasser très indécemment. «Non, Mademoiselle, non, vous dis-je…
«Tiens, Fanchette, voilà les six louis que je te dois. Fais-moi le plaisir d'aller chercher un fiacre et de me l'amener; tu m'accompagneras dedans jusqu'à la porte du Luxembourg. En te quittant là, je te donnerai encore quelques petits écus pour ta course; mais dépêche-toi surtout, et garde-toi bien de dire un mot à personne.—Je vous le promets. Je vous aime, parce que…—Va, Fanchette, va vite.»
Il n'y avoit pas cinq minutes qu'elle étoit partie, quand j'entendis la clef tourner dans la serrure. Jugez de ma surprise et de mon effroi lorsque, la porte s'étant ouverte, je vis entrer un inconnu qui, non moins familier que s'il eût été chez lui, me dit bonjour sans me regarder, et jeta sur le lit sa canne et son chapeau. Je m'aperçus que ses jambes chancelantes le portoient de travers, qu'il faisoit fréquemment des tours sur lui-même, qu'il accrochoit les meubles et battoit les murs. Sa bouche s'ouvroit avec effort, sa langue articuloit à peine; ses dents étoient mêlées; il prit une chaise et s'assit à côté; puis, en se relevant, il se fit à lui-même, après quelque jurement préparatoire, cette judicieuse remarque: «Je me suis trompé.» Il ajouta: «Fanchette, je suis sûr que tu as été inquiète de ce que je ne suis pas revenu c'te nuit avant ce matin,… t'as enragé de ça comme d' juste… Ah! c'est qu'y avoit z'un monde à c't hôtel d'Angueleterre!… Què plaisir dans cet endroit-là!… y a des personnes qui s'y ruinent… avec z'un agrément!… c'est charmant d' les voir… Mais c'est qu'i sont contens!… Enfin, n'y a pat u z'une querelle, juge!… excepté z'un qui en a tué z'un autre, mais v'là tout…»
A ces mots il se leva pour venir droit à moi; mais sans le vouloir il prit à gauche, et se jeta sur la croisée, dont il brisa quelques vitres. Après bien des détours, il parvint pourtant jusqu'à moi, et pendant quelques secondes il me regarda sous le nez d'un air qui m'auroit beaucoup amusé si j'avois eu moins d'inquiétude. «C'est moi, reprit-il enfin, c'est toi… Voilà ben ta chambre z'et ta belle robe… Mais j' suis gris… Oh çà, je suis gris! t'as les yeux noirs, et j' les vois bleus!… t'es blonde, et tu me sembles brune!… t'es petite, et j' te trouve grande!… Ah çà! j' suis dedans, c'est clair… Mais, quoique ça, j' te veux persuader que t'es gentille et que j' suis ton z'amoureux.»
Il s'approcha, je reculai; il me suivit, je le repoussai; il me retint, je fis un geste menaçant; il me donna un coup de poing, je lui en rendis deux; il se jeta sur mon panache, je le saisis par les cheveux. Sa chute entraîna la mienne. Le chevalier de Faublas, étendu sur le plancher, roula dans la poussière avec le vil amant d'une fille publique! Ce qui faillit à rétablir en faveur de mon adversaire l'inégalité de cet indigne combat, c'est que je n'étois pas commodément vêtu pour faire le coup de poing. Cependant la victoire n'auroit pu longtemps balancer incertaine, parce qu'il y avoit dans cette manière d'escrimer cette différence, tout avantageuse pour moi, que, sans dire un seul mot, je tâchois de parer avant de riposter, au lieu que le vilain, jurant comme un cocher, négligeoit la parade et ne cherchoit qu'à me frapper et à me retenir: on juge donc que le plus braillard n'étoit pas le moins maltraité; mais, avant que je fusse parvenu à me dégager, les voisins accoururent au bruit qu'il faisoit. Charmés de trouver cette occasion de se débarrasser de leurs odieux locataires, ils commencèrent par nous charger d'imprécations et de coups; ensuite ils nous séparèrent, nous descendirent, et nous livrèrent à la garde que l'un d'entre eux avoit été chercher.
Deux soldats mirent les menottes à mon camarade, deux soldats me donnèrent la main; le peuple me hua, les enfans me suivirent. Au bout de la rue, je passai triomphant au milieu des lurons, qui n'attendoient pas, sous ces pompeux habits et dans cet honorable cortège, leur prétendue religieuse en homme travestie. Mais combien de rues nous courûmes à pied! que de boue, en chemin ramassée, souilla le bel habit du Panthéon! que de grossiers propos j'entendis sur ma route! avec quelle brutalité me traînèrent mes incivils conducteurs! Ah! pauvres filles, Dieu vous préserve de la garde de Paris!
Dieu vous préserve aussi du commissaire! Un juge de paix trancher du magistrat! se donner les airs de condamner sans entendre!… Un pesant caporal conta le fait, qu'il ignoroit; ses soldats attestèrent ce qu'ils n'avoient point vu; plusieurs témoins crièrent que j'étois femme publique et que je rossois mes amis; le clerc, expéditif, comprenant peu de chose, mais écrivant tout, ferma le procès-verbal avant même qu'on eût daigné s'informer si nous n'avions pas quelques moyens de défense; et tout à coup, du tribunal despotique de l'orgueilleux bourgeois, émana cet arrêt sans appel: «Le garnement à l'hôtel de la Force; la fille à Saint-Martin.»
A Saint-Martin! il est donc vrai que j'y fus conduit! Il est donc vrai que de tous les adolescens le plus précoce, celui qui plusieurs fois, en certains cas, s'étoit montré si supérieur à tant d'hommes faits, celui dont les succès galans occupoient encore la capitale étonnée, le chevalier de Faublas enfin, proclamé fille par un jugement public, se vit enfermé dans une succursale de l'hôpital, pour y attendre apparemment le grand jour où le chef de la police le feroit, avec cent compagnes prostituées, transférer à la métropole!
Aussi pourquoi m'étois-je laissé traîner dans cette affreuse prison? Pourquoi? l'aveu de mon sexe chez ce commissaire ne m'eût-il pas attiré une foule de questions auxquelles je me serois vu très embarrassé de répondre? Dans tous les cas, ce moyen extrême ne me restoit-il pas toujours? et ne devois-je point me flatter que mille autres presque aussi faciles m'épargneroient le danger de celui-là? Avec de l'adresse et de l'or je forcerois les portes de Saint-Martin plus aisément que celles de la Bastille… Mais je devois surtout me hâter; un instant pouvoit me perdre! Dans le faubourg Saint-Marceau, devenu pour la seconde fois le théâtre de ma gloire et de mes infortunes, mille accidens pouvoient découvrir les traces que le chevalier de Faublas venoit de laisser sur son passage. Allons, vite, appelons à mon secours quelques amis… Des amis? je n'ai plus à Paris que des connoissances… Rosambert… Il m'a fait un vilain tour, Rosambert! et puis il est loin. Derneval est plus loin encore… Mme de B… n'est peut-être pas arrivée… D'ailleurs, comment lui donner de mes nouvelles sans la compromettre?… Mais mon amie, mon amante, ma femme?… c'est à elle… Eh oui! c'est à elle qu'il faut mander… Non. Duportail est là qui sans doute a les yeux ouverts; il peut intercepter les dépêches et m'enlever encore… Non! je ne veux pas d'un moyen qui m'expose à me priver de voir ma Sophie… Reste le vicomte de Valbrun. Ce n'est pas à sa petite maison qu'il faut envoyer; je ne sais où est son hôtel; le commissionnaire s'informera, écrivons au vicomte.
Ce que je vous dis là en trente lignes, ce fut le résultat de deux heures de réflexion; aussi ma lettre au vicomte n'étoit pas achevée quand on vint appeler Fanchette.
Saisi d'effroi, je ne me décidai qu'avec peine à gagner le premier guichet. Là je vis une élégante qui, m'ayant jeté deux ou trois coups d'œil dédaigneux, m'ordonna d'un ton sec de la suivre. Les portes de la prison s'ouvrirent, ma fière protectrice monta gravement dans sa voiture, et d'un signe de tête m'annonça que j'y pouvois prendre place sur le devant. J'obéis, nous partîmes; alors, m'adressant à l'inconnue: «Madame, que de remerciemens…—Vous ne m'en devez pas, interrompit-elle; il est vrai que je vous ai tirée de ce bel endroit où vous n'étiez pas trop déplacée, je pense; mais ce n'a pas été pour vous obliger personnellement, je vous assure.—Cependant, Madame…—Cependant, Mademoiselle, je vous prie de me croire.—Pourquoi refuseriez-vous le juste hommage…—Bon Dieu! cela fait des phrases! Je ne les aime pas, Mademoiselle. Ne causons pas ensemble, je vous en prie.»
Il y eut un moment de silence, pendant lequel je me demandai tout bas quelle étoit cette incivile libératrice qui me rendoit un si grand service et me traitoit si mal, où m'engageroit cette nouvelle aventure, et ce que j'allois devenir.
La belle dame, qui m'avoit ordonné de me taire, m'ordonna bientôt de parler. «Savez-vous lire? me demanda-t-elle.—Un peu, Madame.—Et écrire aussi?—Tout de même.—Vous coiffez?—Les femmes?—Eh mais, sans doute.—Assez passablement, Madame. Est-ce là tout ce que…—En voilà assez, Mademoiselle, vous oubliez qu'il ne vous appartient pas de me questionner.»
Bientôt la voiture s'arrêta devant un très bel hôtel. L'inconnue, m'ayant fait traverser des appartemens superbes, finit par me livrer à mes réflexions dans une espèce de cabinet de toilette où je restai seul pendant quelques minutes, qui me parurent des siècles. Enfin, ma libératrice reparut: elle m'apportoit elle-même des habits qu'elle m'ordonna d'échanger contre les miens, car je faisois horreur, disoit-elle; et, sans attendre ma réponse, elle commença par m'enlever mon fichu. «Je me doutois bien, s'écria-t-elle alors en plongeant sur ma poitrine un regard scrutateur, je me doutois bien que quelque défaut secret déparoit cette courtisane en apparence si jolie; fi donc! ma main n'est pas plus unie que cela.»
A la surprise qui d'abord me saisit succéda bientôt un sentiment plus pénible: cette grande dame si fière, si impérieuse, et pourtant femme de chambre aussi alerte qu'observatrice expérimentée, m'inquiétoit par ses soins autant que par ses remarques, et ne me désoloit pas moins par ses bienfaits que par ses duretés. J'essayai de me dérober à ses bons offices; elle trouva mes minauderies fort impertinentes, et ne me tint aucun compte de ce qu'elle appeloit les grimaces d'une pudeur banale.
Un bout de cordon passoit, elle le tira très habilement, et du même temps me débarrassa de mon premier jupon. «Bon Dieu!… Madame, vous abaisserez-vous à servir votre servante?—Eh mais, répondit-elle, si je veux bien en supporter la peine et la honte?—Madame, je ne le souffrirai pas!… Je ne le puis souffrir… Vous êtes trop bonne.—Est-ce une raison pour que vous vous montriez aussi ridiculement modeste qu'opiniâtre?»
Elle parloit avec feu. Cependant sa langue alloit encore moins vite que sa main; de sorte que je vis presque aussitôt, malgré mes précautions trop vaines, tomber une seconde jupe, hélas! et c'étoit la dernière.
Au moins il me restoit encore une sauvegarde, le petit caraco dont j'espérois n'être pas aisément dépouillé. «Que d'entêtement! quelle sotte réserve! dit la dame irritée. Sans doute, si j'étois homme, Mademoiselle y feroit moins de façon.» A peine avoit-elle dit, qu'elle passa derrière moi, et sur-le-champ, d'un coup de ciseau rapide, remontant de mes reins jusqu'à mes épaules, elle mit en deux l'infortuné caraco, dont il lui devint facile de m'arracher les morceaux.
O vous qui me lisez, jugez de ma peine! Vous voyez d'ici la pauvre Fanchette trop succinctement vêtue, et d'autant plus embarrassée que, l'unique voile qui lui demeure ayant été naguère et trop longtemps promené dans les rues de Paris, je ne puis en conscience nier que j'ai besoin de linge blanc. Aussi l'obligeante personne qui présidoit à ma toilette se pressa-t-elle de me jeter sur le visage une fine chemise qu'elle m'ordonna de passer. C'étoit là surtout l'opération que je redoutois, et, pour comble de malheur, chaque instant la rendoit plus pressante et plus difficile. Comment la jeune fille excessivement maladroite auroit-elle jamais, en ce moment, le plus critique de tous, la dextérité qu'il faudroit pour cacher à des yeux clairvoyans le jeune garçon trop visible? Je ne sais par quelle fatalité mon imagination, jusqu'alors endormie, se réveille plus ardente: elle m'électrise, elle m'enflamme pour les appas de cette inconnue dont je crois sentir encore la main prompte et légère, dont le regard me poursuit toujours, dont le tout-puissant regard, ressuscitant la nature mourante, soudain produit en moi l'effet auquel je me serois le moins attendu, l'effet ordinairement favorable et maintenant malheureux, l'effet que deux heures auparavant Coralie n'osoit plus espérer, même à l'aide du magnétisme. Que ferai-je donc? que vais-je devenir? par quel moyen garder mon secret?
Le parti que je pris va vous étonner, lecteur. Vous en rirez à mes dépens; n'importe: comme je vous vante quelquefois mes prouesses, il faut aussi vous avouer mes méfaits. Apprenez donc que, n'imaginant pas qu'il y eût rien de mieux à faire, j'eus la foiblesse de tourner le dos à l'ennemi.
«Le procédé n'est pas poli, dit-elle. Je vous avoue que voilà d'étranges manières, auxquelles on ne m'a point accoutumée.»
Au ton dont ces paroles furent prononcées, je crus m'apercevoir que la personne outragée, loin de céder aux mouvemens de l'impatience et de la colère, ressentoit une joie maligne et ne m'épargnoit pas l'ironie. Un coup d'œil que je hasardai furtivement me confirma dans cette idée. Je vis qu'on n'étouffoit plus qu'avec beaucoup de peine de grands éclats de rire pressés de s'échapper. Ce fut alors, et c'est encore à ma honte que je l'avoue, ce fut seulement alors qu'il me vint dans l'esprit que depuis un grand quart d'heure j'étois pris pour dupe, que depuis un grand quart d'heure ma protectrice mystifioit tout à son aise un innocent jeune homme qu'elle avoit l'air de croire une fille publique. Cette découverte me causa d'abord un dépit véritable; mais je me consolai presque aussitôt, pressentant bien la douce vengeance que me promettoit ma mésaventure.
«Ah! qui que vous soyez, m'écriai-je, vous n'êtes pas faite pour de telles incivilités. Oui, j'en suis sûr, vous ne devez pas être plus accoutumée à les souffrir que je ne le suis moi-même à me les permettre, et c'est bien sincèrement que je vous en demande pardon!—Pardon! répéta-t-elle en riant enfin de toutes ses forces; mais, si cela ne s'accorde qu'à l'audace, pensez-vous l'avoir mérité?—Assurément non, répliquai-je, un peu étourdi du reproche.—Eh bien donc, reprit-elle avec une force d'esprit peu commune, j'attendrai qu'une véritable offense…»
Je ne lui laissai pas le temps d'achever: car son air, ses discours, et surtout son maintien, où respiroit une rare assurance, tout en elle se réunissoit pour étonner d'abord le plus intrépide, mais ensuite pour donner du cœur au plus timide. Aussi, me précipitant devant elle, dans cette humble et redoutable posture, si commode à l'amant, si menaçante pour la maîtresse, je lui fis, du ton le plus décidé, cette déclaration d'amour et de guerre: «Ma foi, j'ai peur que vous n'attendiez pas longtemps, Madame.» Sans s'émouvoir, elle répliqua: «Quoi que vous puissiez dire, je ne dois pas vous croire téméraire. D'ailleurs, je vous préviens que je ne suis pas de ces femmes qui s'effrayent sur parole: ce sont les beautés foibles qui croient à toutes les menaces.»
La réponse étoit claire; il ne falloit rien moins que des effets à cette dame. Je ne pouvois plus raisonnablement douter qu'elle savoit à peu près qui j'étois, que le danger de ma présence et de mon accoutrement si simple ne l'étonnoit nullement, qu'enfin le chevalier de Faublas pouvoit sans indiscrétion, et devoit même se montrer.
On l'accueillit avec une grâce infinie. Son triomphe complet ne fut disputé que justement autant qu'il le falloit pour qu'il le pût trouver encore de quelque prix. Cependant j'étois au sein de la victoire et sur le point d'en recueillir les fruits, que le vainqueur lui-même alloit partager, lorsqu'une importune voiture fit gémir le pavé de la cour. «Déjà le vicomte! dit mon inconnue; dépêchons-nous,… dépêchons-nous d'achever cette plaisanterie.»
Elle se dépêchoit en effet, et, comme si je n'avois pas eu moi-même quelque intérêt à me dépêcher, elle m'y forçoit, pour ainsi dire.
Grâce à ma promptitude, et surtout à la sienne, ce que l'originale personne appeloit notre plaisanterie venoit de finir; mais le tiers incommode, à qui tout ceci n'eût peut-être pas paru très plaisant, se faisoit entendre assez près de nous; et ma fière protectrice, qui n'avoit apparemment nulle envie qu'on sût de quelle manière elle plaisantoit avec ses protégés, ne se bornoit pas à réparer son désordre; elle me faisoit signe de ramasser mes hardes éparses et de me jeter dans un cabinet voisin.
Je venois de m'y précipiter, lorsque l'importun cavalier dont la trop prompte visite m'y reléguoit entra. «Il est là qui change d'habits, lui dit-elle.—Sans le secours de votre femme de chambre?» demanda-t-il. Elle répondit: «S'il ne peut s'en passer, nous l'appellerons; mais pourquoi, tant qu'il n'y aura pas une absolue nécessité, mettrions-nous un tiers dans son secret?»
Alors il vint à moi: c'étoit M. de Valbrun. «Bonjour, mon cher Faublas, me dit-il en m'embrassant. N'êtes-vous pas content du zèle que madame la baronne de Fonrose a mis à vous servir?—Content? m'écriai-je; mais c'est, en vérité, trop peu dire.—Ah! je l'ai bien inquiété, votre cher Faublas, interrompit-elle en riant: demandez-lui ce qu'il en pense; demandez-lui si je n'ai pas déjà commencé la vengeance de mon sexe. Allons, gentil chevalier, ajouta-t-elle, point de rancune, ne voyez en moi qu'une fée secourable qui vient de vous enlever à des enchanteurs; et, dès que vous serez rhabillé, venez respectueusement, en signe de reconnoissance, me baiser la main.»
Tandis qu'elle parloit, je la regardois à travers une vitre. Son maintien avoit tout d'un coup tellement changé qu'il n'y régnoit plus qu'une dignité froide, et le calme parfait de sa figure sembloit annoncer l'absence de toutes les passions. Je vis que madame la baronne étoit une excellente comédienne; mais, quelque plaisir que je trouvasse à la considérer dans son nouveau rôle, je ne pus lui donner qu'une courte attention. Tout cet accoutrement féminin dont il falloit m'affubler encore ne me causoit pas un léger embarras: c'étoit pour moi l'ouvrage sans fin: je crois qu'il auroit duré jusqu'au soir, si Mme de Fonrose n'étoit venue, sur l'invitation réitérée du vicomte, m'aider à l'achever. Ensuite, et toujours pour obliger le vicomte, elle poussa la complaisance jusqu'à réparer, de sa noble main, le désordre de ma chevelure. Elle me coiffoit encore, quand je m'écriai: «Monsieur de Valbrun, partons.—Pour aller où?—Voir Sophie.—Sophie est-elle à Paris?—Dans ce faubourg même, au couvent de ***, rue ***.—Tant mieux; mais pour un instant modérez votre impatience; écoutez-moi: je dois vous dire ce que j'ai fait, et prendre avec vous des mesures pour ce qui me reste à faire.—Vous devez, Monsieur le vicomte! Moi, j'aurois dû commencer par vous assurer de toute ma reconnoissance.—Êtes-vous jaloux de me la prouver?—N'en doutez pas.—Eh bien, faites-moi le plaisir de m'entendre.—De tout mon cœur; mais partons.—Quelle pétulance! De grâce, écoutez-moi!—Ma Sophie!—Nous en parlerons tout à l'heure. Chevalier, au milieu de la nuit dernière, je suis revenu à ma petite maison, comme je vous l'avois promis. Justine, en me racontant ce qui s'étoit passé, m'a donné de grandes inquiétudes pour vous. Ne sachant ce que vous alliez devenir, et voulant demeurer à portée de vous donner quelque secours si l'occasion s'en présentoit, j'ai pris le parti de rester avec Justine. Cette petite, qui me paroît vous aimer beaucoup, étoit continuellement à la fenêtre de la rue. Deux fois, dans la matinée, elle a cru vous voir sous deux habits différens. Il y a deux heures enfin, elle m'a crié que la garde vous emmenoit; qu'elle vous reconnoissoit très bien malgré votre nouveau travestissement. Aussitôt s'est mêlé, dans la cohue qui vous suivoit, un fidèle émissaire, chargé de revenir le plus tôt possible m'apprendre ce que vous seriez devenu. A son retour, je n'ai pas été moins enchanté que surpris de savoir qu'un jugement ténébreux venoit d'envoyer la prétendue Fanchette à Saint-Martin. Aussitôt j'ai volé chez Mme de Fonrose…—Moi, d'abord, interrompit-elle, je ne pouvois que m'intéresser beaucoup au sort d'un jeune homme tel que vous. J'ai couru sur-le-champ vous réclamer à l'hôtel de la Police, et vous savez quel prompt usage j'ai fait du mandat qui ordonnoit votre liberté.—Madame, recevez tous mes remerciemens…—Monsieur de Faublas, reprit le vicomte, écoutez-moi jusqu'à la fin.—Sophie m'attend.—Bientôt nous parlerons d'elle; écoutez-moi jusqu'à la fin. Pendant que madame la baronne alloit à la police, je retournois au faubourg Saint-Marceau pour y prendre des informations; il n'y est plus question de Dorothée, on ne parle partout que du chevalier de Faublas.—Comment! déjà?—Pouvez-vous en être étonné? la déclaration de je ne sais quelle sœur Ursule, qui a, dit-elle, été maltraitée par les ravisseurs de la religieuse, ne prouvoit rien contre vous; mais ce qui a tout découvert, c'est la plainte qu'a rendue certain M. de Flourvac, qui dit avoir été attaqué dans l'enclos des Magnétiseurs par un jeune homme qui se sauvoit en chemise et l'épée à la main; c'est la résistance qu'a faite aux officiers de la police Mme Leblanc, qui a mieux aimé laisser enfoncer la porte de son appartement que de l'ouvrir; c'est enfin la déposition que s'est vue forcée de faire la vraie Fanchette, qui, revenue dans son taudis, y a été interrogée sur faits et articles. Le concours de tant d'événemens extraordinaires vous a trahi, les plus étonnantes aventures ont été mises sur le compte du plus étonnant jeune homme. Dans deux heures peut-être on ira vous chercher à Saint-Martin pour vous transférer à la Bastille. Madame sera sans doute inquiétée; mais elle est bien avec le ministre. Qu'on ne vous trouve pas, je suis tranquille sur tout le reste. Les amis du comte de la G…, que l'un de vos seconds a tué, sollicitent vivement sa vengeance; mais j'ai des amis aussi, je jouis de quelque crédit, nous pourrons assoupir cette affaire. En attendant…—En attendant, je veux voir ma Sophie, dussé-je me perdre!—Vous vous perdriez sans la voir!—Sans la voir!—Si vous osez faire un pas dehors, vous êtes arrêté. Il ne faut pas douter que tout ce que la police a de plus vigilans suppôts ne soit aujourd'hui sur pied. De grâce, attendez quelques jours.—Quelques jours! les jours sont des siècles!—Les trouveriez-vous moins longs dans une prison d'État, et lorsqu'on vous auroit enlevé jusqu'à l'espérance de revoir votre maîtresse?—Elle est ma femme, Monsieur le vicomte.» La baronne nous interrompit: «Chevalier, si tout ce qu'on dit d'elle est vrai, je vous en félicite.—Très vrai, Madame; on chercheroit longtemps avant d'en trouver une qui méritât d'être adorée comme elle!…—Je vous crois.—Une qui fût plus digne de la tendresse et des respects de son heureux époux!…—Chevalier, reprit le vicomte, permettez…—Une qui…—De grâce, le temps est cher, prenons un parti. Promettez-moi de ne pas vous exposer.—Hélas! je ne la verrai donc pas aujourd'hui!—Songez que votre affaire peut maintenant s'arranger, mais que, si vous étiez une fois prisonnier, je ne répondrois plus de rien. Chevalier, vous réfléchissez; eh bien?—Vicomte, vous me voyez pénétré de reconnoissance; dans un temps plus heureux je n'en aurai pas moins, et je saurai l'exprimer mieux; c'est dès aujourd'hui vous en donner une preuve que de me rendre à vos conseils. Monsieur de Valbrun, réglez ma conduite, et j'obéirai.—Chevalier, je ne puis maintenant vous offrir un asile chez moi, parce qu'on viendra sûrement vous y chercher.—Pourquoi monsieur ne resteroit-il pas ici? dit aussitôt la baronne.—Parce qu'il n'y seroit guère plus en sûreté, Madame.—Vous croyez, Vicomte?—Mais je vous le demande à vous-même, qu'en pensez-vous?—Moi, je ne vois pas trop…—Quoi! Madame, après la démarche que vous venez de faire!—Oh! mais, Vicomte…—Vous m'étonnez, Madame, répliqua-t-il encore avec un peu d'humeur; au reste, si vous voulez absolument garder le chevalier, je ne m'y opposerai dans ce moment-ci que par intérêt pour lui; vous savez que je ne suis point jaloux.—J'aime cependant, lui répondit-elle, le petit ton piqué dont vous le dites; il prouve que vous avez pour moi plus d'attachement que vous n'en voudriez laisser paroître. Messieurs, ajouta-t-elle, il est tard, passons dans la salle à manger, où nous ne resterons pas longtemps, et pendant le dîner chacun de nous trois voudra bien rêver aux moyens de sauver cet aimable cavalier, l'ami de toutes les femmes et l'amant de la sienne.»
Mme de Fonrose me présenta sa main, dont s'empara le vicomte, plus prompt que moi; nous allâmes nous mettre à table. La baronne, qui n'étoit sortie de son recueillement profond que pour me fixer de temps en temps, la baronne rompit le silence par un grand éclat de rire. Le vicomte lui demanda la cause de cette gaieté subite. «Je vais vous l'expliquer dans le salon», répondit-elle en se levant. Je fus presque affligé de cette brusque incartade, car, au vif appétit qui me restoit encore, je sentois que j'aurois fort bien achevé mon dîner.
«Je viens de trouver pour cette jeune fille, nous dit-elle, une place qui lui convient merveilleusement de toutes les manières.—Une place? s'écria le vicomte.—Une place, oui. Factotum femelle, elle sera demoiselle de compagnie, secrétaire et lectrice chez Mme de Lignolle.—La petite comtesse?—Oui.—Une demoiselle de compagnie à la petite comtesse! On en rira.—Qu'importe, Vicomte? Elle en veut une; celle que je vais lui donner en vaut bien une autre, je crois.—Mais à cause de M. de Lignolle…—M. de Lignolle! M. de Lignolle est un fort vilain homme à qui j'en veux depuis longtemps. Une de mes intimes amies lui reproche des torts,… de ces torts qu'une femme ne pardonne point. Mademoiselle Duportail, ajouta la baronne en se tournant vers moi, je vous recommande la petite comtesse, elle est jeune et jolie, un peu étourdie, très vive, impérieuse à l'excès, capricieuse aussi; je lui connois une fantaisie qu'elle affectionne: souvent il lui arrive de vouloir être prude pendant un quart d'heure; alors, jouant la profonde ignorance de la vierge la plus inepte, elle se refuse aux plaisanteries les plus ordinaires, et l'instant d'après vous l'entendez vous tenir, d'un air très indifférent, un propos très leste. Au reste, elle a des travers qui la perdront si elle n'y prend garde. A son âge elle fuit le monde; personne ne la rencontre nulle part, et peu de gens ont le bonheur de la trouver chez elle. Je crois bien que son vilain mari n'est pas fâché de cette économique retraite; mais ce n'est pas lui qui l'exige, car c'est elle qui commande. Monsieur de Faublas, je vous charge de former cette enfant; songez que c'est un effet qu'il faut mettre dans la société.—Ah! ma Sophie! Madame la baronne, ma Sophie!—Oui, oui, votre Sophie! fripon non moins fortuné que dangereux, si le bruit public ne m'a pas trompée sur votre caractère et sur vos talens, Sophie, puisqu'elle est absente, ne sauvera pas la comtesse. Je ne vous dirai que deux mots de son sot époux. C'est un homme épais, mal fait dans sa grande taille, et dont la grosse figure fut peut-être belle dans son temps, mais n'eut jamais d'expression. On assure que plusieurs femmes ont tenté de lui plaire; mais on n'en peut citer une qu'il ait aimée. Ce monsieur a consacré sa vie aux muses; il est du nombre de ces petits beaux-esprits de qualité dont Paris fourmille, de ces nobles littérateurs qui croient aller au temple de Mémoire par des quatrains périodiquement imprimés dans les papiers publics. Il raffolera de vous, si vous prenez la peine de déclamer contre la philosophie moderne et de deviner des énigmes.—Voilà, Madame, dit M. de Valbrun, un portrait fait de main de maître; je reconnois le pinceau d'une femme offensée.—Vicomte, répondit-elle, je ne vous ai pas dit que ce fût moi qui eusse à me plaindre de lui.—Maintenant je le jurerois, répliqua-t-il, mais aussi de quoi vous avisiez-vous?»
Je les interrompis tous deux pour leur faire cette observation: «Au lieu d'être femme chez la comtesse, ne puis-je pas être femme ailleurs? Seroit-il impossible qu'avec ces habits je pénétrasse dans le couvent de ma Sophie?—Aujourd'hui, répondit le vicomte, le péril seroit extrême, et puis le moyen de rester?» La baronne l'interrompit: «Attendez, car je m'intéresse à sa jeune femme. Chevalier, vous me donnez l'idée d'un projet dont le succès est infaillible. Demain, oui demain, je vous le promets, j'irai moi-même au couvent de Sophie m'informer s'il n'y auroit pas une chambre…—Pour une jeune veuve de vos amies que vous vous chargeriez d'amener après-demain, Madame la baronne?—Après-demain, non, mais à la fin de la semaine.—O ma Sophie!…—Ne sautez donc pas, me dit Mme de Fonrose; vous allez vous décoiffer.» Elle ajouta: «J'admire ce stratagème autant que je l'approuve; on ne croira jamais que ce fût un mari qui s'en avisât.—Madame, dit le vicomte, nous pouvons partir, il fait nuit; mais croyez-vous que Mme de Lignolle prenne sa demoiselle de compagnie dès ce soir?—Oui, Monsieur, j'en fais mon affaire.—Et M. de Lignolle ne s'opposera point à cette fantaisie de sa femme?—Vous savez bien que monsieur n'a pas de volonté quand madame parle; vous savez bien que, quand la comtesse a prononcé le fatal je veux, il faut que le comte veuille. Partons, Chevalier, ajouta-t-elle, vous vous nommerez Mlle de Brumont.»
Nous descendîmes. Comme je montois dans la voiture, je vis qu'on plaçoit une malle derrière. «Elle renferme votre trousseau», me dit la baronne. Je priai le vicomte de me venir voir chez Mme de Lignolle le lendemain; il me promit qu'il s'y rendroit à l'entrée de la nuit pour m'informer de ce que Mme de Fonrose auroit fait. Alors je me penchai à son oreille pour lui faire cette confidence: «Je crois Mme de B… revenue chez elle… Justine ne pourroit-elle pas lui faire passer de mes nouvelles et me donner des siennes?—Soit, je l'en chargerai. C'est-à-dire que Mme de B… vous intéresse encore?—Non de la manière dont vous l'entendez, non, parole d'honneur; mais je suis très impatient de savoir comment le marquis l'aura reçue.—Je m'arrangerai de manière à pouvoir vous le dire demain.»
M. de Valbrun, quoiqu'il prétendît n'être pas jaloux, ne nous quitta qu'à la porte de l'hôtel du comte.
Monsieur de Lignolle étoit chez madame quand on nous annonça. La baronne, en me présentant à la comtesse, lui dit: «Je vous amène cette jeune personne, en qui vous trouverez toutes les qualités nécessaires aux fonctions de la triple charge dont vous l'honorerez. Elle lit, écrit, et cause bien. On la loue d'avoir fait d'excellentes études, mais c'est là son moindre mérite. Je lui connois des inclinations honnêtes, des goûts tout à fait louables, et surtout des talens solides qu'on a rarement dans un âge encore si tendre et avec une aussi jolie figure. Ne croyez pas que j'exagère, Comtesse, bientôt vous deviendrez l'intime amie de votre aimable lectrice, et vous découvrirez en elle un vrai trésor, de l'acquisition duquel vous me remercierez.—Je vous en remercie d'avance, répondit la comtesse, sur votre recommandation je n'hésite pas.—Plusieurs de mes amies voudroient bien avoir des demoiselles de compagnie comme celle-là, reprit la baronne; mais j'ai senti que je vous devois la préférence; et puis il faut tout dire, c'est un présent que j'ai voulu faire à M. de Lignolle.»
La comtesse renouvela ses remerciements à la baronne et lui dit que dès ce soir… «Dès ce soir! interrompit le comte, attendez donc.—Monsieur, je n'attends pas.—Mais…—Point de mais, Monsieur. Il y a trois jours que je demande une demoiselle de compagnie, et, s'il falloit que j'attendisse encore, je tomberois malade.—Si dans le monde on trouve ridicule…—Que m'importe, Monsieur?—On vous blâmera, Madame, car…—Je savois bien qu'il nous arriveroit encore un de ces car dont vous me fatiguez sans cesse, et qui me sont insupportables, surtout quand vous me contrariez, Monsieur; dès ce soir, Mademoiselle…—Mais, Madame, je vous observe…—Oh! que je suis malheureuse!—Je vous observe que si…»
La comtesse, irritée, prit une attitude fière, regarda M. de Lignolle avec majesté, et du ton le plus impérieux lui dit: «Je le veux.—Puisque vous le prenez ainsi, Madame, répondit le comte, il faut bien que cela soit, que ne vous expliquiez-vous tout d'un coup! Madame la baronne permettra seulement que j'examine un peu sa protégée, car souvent on parle de bonnes études, et Dieu sait ce qu'on entend par là. J'en ai vu de ces petits messieurs qu'on me vantoit comme des prodiges; ils avoient remporté tous les prix de l'université, et ne savoient seulement pas trouver le mot d'une énigme. Jugez donc ce que c'eût été si on les avoit priés d'en faire une!… Mademoiselle, je ne doute pas que vous ne soyez plus instruite, car… votre figure,… vos manières… Comment vous nommez-vous, Mademoiselle?—De Brumont, Monsieur.—Vous n'êtes pas philosophe, j'espère?—Non, Monsieur, je suis honnête fille.—Belle réponse, Mademoiselle, superbe! superbe! Vous êtes de bonne famille apparemment?—Monsieur, je suis noble.—Bon encore cela! bon! Je vois que nous sympathiserons merveilleusement. Je vous avouerai que vous êtes arrivée ici dans un moment précieux; quand on vous a annoncée, je limois le dernier vers d'une charade… Oh! c'est que c'est une vraie charade, celle-là!… Écoutez, je vous prie, ma charade, et cherchez le mot.
«Devinez, Mademoiselle, devinez.»
Il est certain que pour le trouver il me fallut une sagacité peu commune. Monsieur le comte n'étoit pas heureux dans l'art des définitions; mais, en revanche, chaque expression, grâce à la place qu'il lui donnoit, devenoit une énigme. «Elle l'a, ma foi, devinée! s'écria-t-il. Preuve qu'elle est bien faite, la charade! Baronne, vous avez raison, c'est une fille vraiment étonnante!—Monsieur, je suis fort aise, répliqua Mme de Fonrose, que vous la trouviez telle; mais c'est surtout aux yeux de la comtesse que je veux qu'elle se montre ainsi.—D'honneur, répéta-t-il, une fille étonnante! Elle vient de deviner ma plus belle charade,… une charade dont le plan seul m'a coûté cinq jours de méditation!… une charade dont j'ai travaillé le style pendant neuf jours et demi… Enfin, j'ai changé dix-huit fois le premier vers,… oui, dix-huit fois. Je faisois des variantes en dormant.—Comme Voltaire, Monsieur le comte.—Ah! Mademoiselle, Voltaire n'a jamais fait de charades, et puis c'étoit un philosophe. Revenons à mon ouvrage; comment le trouvez-vous?—Très saillant, Monsieur, et plein de charmantes antithèses.—De charmantes… Vous nommez cela des antithèses? Je savois bien que je faisois des antithèses, moi!… Je n'ai pourtant pas achevé ma rhétorique; mais voilà de ces choses que certaines gens n'ont pas besoin d'apprendre. C'est la nature qui donne des antithèses… Mesdames, cela s'appelle des antithèses.
—Point du tout, Monsieur, répondit la comtesse entièrement occupée de ce que lui disoit la baronne, cela s'appelle des bêtises.—Comment, Madame, des bêtises?—Oui, Monsieur, ces petits coussins que nous mettons sur nos hanches, pour relever et faire bouffer nos jupons, s'appellent des bêtises.—Ah! Madame, s'écria-t-il, quelle réponse!» Il revint à moi: «Tenez, Mademoiselle de Brumont, je ne dis pas cela pour vous, car, d'honneur, vous m'étonnez; mais les femmes sont bien petites avec leurs chiffons. Quand vous aurez gagné la confiance de la comtesse, ajouta-t-il tout bas, tâchez de lui donner des goûts solides, chargez-vous de son instruction, enseignez-lui le grand art des charades et des antithèses…—Laissez-moi faire, Monsieur le comte; que j'aie seulement le bonheur de lui plaire…—Vous lui plairez!—Croyez-vous?—Vous lui plairez, j'en suis sûr.—Eh bien, je lui apprendrai beaucoup de choses dont elle ne se doute pas, je vous en donne ma parole.—Et vous me rendrez, Mademoiselle, un véritable service dont je serai très reconnoissant.—Vous avez trop de bonté, Monsieur: une autre vous remercieroit; moi, je suis tentée de vous en vouloir. Ailleurs j'ai quelquefois occupé la place que vous m'invitez à prendre chez vous, et jamais mari n'eut besoin de m'exciter à remplir auprès de sa femme des devoirs que je ne m'imposerois point si l'exercice m'en paroissoit désagréable. Mes soins pour madame la comtesse seront, quant à vous, toujours désintéressés, je vous jure.—Revenons à mon ouvrage. Vous le trouvez?—Surprenant! d'une simplicité… sublime! Mais, Monsieur, comment faites-vous?…—D'abondance, interrompit-il; mes plus longs vers ne me coûtent pas quinze jours de travail; pour la mesure, je compte sur mes doigts; la rime, je la prends dans le dictionnaire de Richelet; et la raison, je l'attends pendant trois semaines s'il le faut: aussi mes vers sont très faciles.—Et vos charades ont le mérite d'être faites en bouts-rimés.—Justement: chaque poète a son faire, et voilà le mien.—Vous ne me disiez pas cela!—Diantre! c'est mon secret!—Il est mal gardé, Monsieur le comte; presque tous les beaux esprits du jour le possèdent. Lisez la foule de leurs opuscules, que chaque semaine voit naître et mourir, sous le titre orgueilleusement modeste de Mes fantaisies, Mes souvenirs, Mes essais, Mes délassemens, Mes caprices, Mes loisirs, etc.; lisez les petites chansons de société dont ils régalent leurs amis aux bons jours de fêtes, et qu'ensuite ils adressent à la postérité, dans ces almanachs prétendus poétiques qu'on achète au jour de l'an pour les oublier avant la mi-janvier; lisez les ariettes de nos grands opéras-comiques, de nos petits opéras lamentables; lisez les doux madrigaux de nos comédies à la mode; lisez nos odes germaniques, nos épouvantables tragédies; lisez, Monsieur le comte, vous verrez que tout cela se fait à peu près à votre manière, et que la poésie moderne a sur l'autre l'avantage d'être toute en bouts-rimés.»
Je vis qu'il prenoit un air sérieux, et je lui rendis sa belle humeur en l'accablant d'éloges. «Là, sérieusement, reprit-il bientôt, ma charade vous a séduite? et vous croyez que, sans se compromettre, on peut signer cela?—Assurément, et comptez, Monsieur, sur la reconnoissance publique.»,
Il prit une plume, et sous le mot malpropre il écrivit: «Par M. Jean-Baptiste-Emmanuel-Frédéric-Louis-Chrysostome-Joseph, comte de Lignolle, seigneur des ***, et du ***, et de ***, lieutenant-colonel du régiment de ***, en garnison à ***, chevalier de l'ordre royal et militaire de Saint-Louis, à Paris, rue ***, hôtel de ***.—Quoi! Monsieur, vos noms, vos titres, et votre demeure!—Mademoiselle, c'est l'usage… Là!… vous lirez cela dans le Mercure de la semaine prochaine.»
Le comte, enivré de mon approbation, alla dire à la baronne qu'elle verroit bientôt quelque chose de sa façon dans les papiers publics; ensuite, il s'adressa à la comtesse: «Madame, vous pouvez prendre Mlle de Brumont, je vous certifie, moi, que vous en serez très satisfaite; je vous la donne pour une fille rare dont on ne connoît pas tout le mérite. Vous pouvez la prendre, vous le pouvez!—Monsieur, répondit la comtesse, je suis fort aise que vous soyez de mon avis; mais déjà c'étoit une affaire arrangée.»
M. de Lignolle revint à moi, et, me tirant un peu à l'écart, il me dit bien bas: «Mademoiselle de Brumont, j'ai une grâce à vous demander.—Monsieur, parlez.—Je ne puis douter que vous n'ayez de bonnes mœurs, puisque vous êtes noble et ennemie des philosophes; mais tous les jours une jeune fille, quoiqu'elle soit sage, entend conter des aventures galantes et les répète.—Fi donc! Monsieur.—Bon! vous me comprenez: je désire que vous n'ayez jamais de ces sortes de conversations avec la comtesse.—Cela n'est pas facile, Monsieur, car les jeunes femmes…—Oui, aiment en général à causer de mille fadaises qui leur gâtent l'esprit, qui leur donnent une idée fausse du monde! et je vous supplie d'éviter cela tant que vous le pourrez.—Monsieur, je suis franche, je ne puis vous répondre…—Tâchez; j'ai de bonnes raisons pour vous en prier.—Je le crois, Monsieur.—D'ailleurs, vous n'aurez pas infiniment de peine, la comtesse est sur cela d'une grande réserve.—Je n'en suis pas fâchée.—Et puis, ses lectures sont choisies; elle a de bons livres, bien moraux, qui n'amusent pas beaucoup, mais qui instruisent. Point de romans, par exemple, point de romans! car dans tous ces maudits ouvrages il y a de l'amour.—Oui, ces messieurs nous assomment! c'est une chose bien désagréable!—Mademoiselle, chez moi pas plus d'amour que de philosophie: car, tenez, la philosophie et l'amour…»
La baronne, qui se levoit pour s'en aller, interrompit le comte et me fit perdre le très beau parallèle que j'allois entendre. «Mademoiselle, me dit Mme de Fonrose d'un ton protecteur, je vous laisse dans une maison fort agréable, où tous les plaisirs vous attendent. Songez qu'à compter de ce moment-ci vous appartenez à madame la comtesse; qu'il s'agit non seulement d'exécuter ses volontés, mais encore de prévenir ses désirs; et qu'enfin, dussiez-vous même, en certains points, désobliger monsieur, votre premier devoir est de plaire à madame. Je crois que ce ne sera pour vous une chose ni désagréable ni difficile; il y va de votre honneur de justifier l'opinion très avantageuse que j'ai conçue de vous: efforcez-vous donc de mériter le plus promptement possible les bontés d'une aussi charmante maîtresse, et souvenez-vous bien que je lui cède tous mes droits.»
Après m'avoir sermonné de la sorte, mon auguste protectrice me donna un baiser sur le front et s'en alla. Dès qu'elle fut partie, je priai la comtesse de me permettre d'aller me mettre au lit. M. de Lignolle insistoit pour que je restasse, mais un je le veux de madame lui ferma la bouche. La comtesse elle-même me conduisit au petit appartement qu'elle m'avoit destiné; c'étoit une espèce de cabinet pratiqué au fond de sa chambre à coucher. Le comte me souhaita plusieurs fois le bonsoir d'un ton très affectueux, et Mme de Lignolle, en me donnant un baiser sur le front, me dit avec beaucoup de vivacité: «Bonne nuit, Mademoiselle de Brumont, dormez bien, je le veux, entendez-vous?»
Me voilà seul, et je respire enfin; je me trouve dans une maison sûre, où probablement mes ennemis ne me viendront pas chercher. Depuis près de quatre jours, que de périls m'ont environné! combien d'aventures, d'inquiétudes et de plaisirs depuis plus de quarante-huit heures!… Des plaisirs? Des plaisirs loin de ma Sophie?… loin d'elle? Heureusement l'espace qui nous séparoit se trouve beaucoup diminué. Plus de soixante lieues étoient entre nous; maintenant elle est éloignée de cinq cents pas tout au plus. La même enceinte nous renferme, nous respirons, pour ainsi dire, le même air… hélas! et je ne puis l'aller joindre tout à l'heure! et cette nuit encore, dans un songe imposteur, je n'embrasserai que son image! et cette nuit encore elle arrosera de ses pleurs sa couche solitaire! Monsieur de Valbrun, venez demain, comme vous me l'avez promis; venez, car, si vous me manquez de parole, dès le soir je pars seul. A tout hasard je vais au couvent, j'y demande ma femme, je m'enivre du plaisir de la voir, du plaisir de récompenser sa tendre sollicitude et de consoler sa douleur!… Oui, j'irai; je chercherai le péril, j'affronterai les regards ennemis! Oui, trop heureux mille fois de payer de ma liberté quelques instans de volupté suprême, je ne me plaindrai pas de mon sort si l'on ne m'arrête qu'au retour.
Oui, j'irai; la comtesse ne me retiendra pas… Elle est jolie pourtant, la comtesse!… une petite brune, d'une grande blancheur! toute jeune! de la vivacité! mais d'un caractère impérieux! Oh! le petit dragon!… A-t-elle de l'esprit? aime-t-elle son mari?… Mais à quelles idées me livre mon imagination toujours prompte? Est-ce donc pour m'occuper de ces bagatelles que j'ai demandé à la comtesse la permission de me retirer? O mon père, applaudissez-vous d'avoir un fils qui vous aime: c'étoit pour s'entretenir avec vous que Faublas quittoit une jolie femme; et Faublas ne sentoit que le plaisir de pouvoir enfin vous donner de ses nouvelles!
Je ne puis me dispenser de rapporter ici tout entière la lettre tendre et respectueuse.
Mon père,
Peut-être en ce moment m'accusez-vous d'ingratitude et de cruauté; je vous ai délaissé dans cet asile que vous embellissiez pour moi; mais vous n'ignorez pas quelle passion consume un cœur que vous avez fait trop sensible, vous n'ignorez pas de quel coup l'a frappé l'inconcevable attentat d'un homme qui se disoit notre ami. Mon père, en vous quittant, je me proposois un prompt retour; le chagrin que vous auroit causé mon absence devoit être bientôt effacé; ma femme, au contraire, gémissoit comme moi dans les tourmens d'une séparation que pouvoit rendre éternelle le désespoir de l'un des deux amans. Mon père, il est vrai que, loin de vous, je n'existe qu'à demi; mais je n'aurois pu vivre loin de ma Sophie.
J'ai su qu'elle étoit à Paris, j'ai volé. Mon père n'a point reçu mes adieux, parce qu'il ne m'eût point permis de braver les dangers qui m'attendoient sur la route. Aucun des malheurs que je craignois ne m'est arrivé; mais j'ai couru plus d'un péril que je n'avois pas prévu. Depuis trois jours que je suis dans la capitale, voici le premier moment de ma liberté; je le consacre à celui qui seroit ce que j'ai de plus cher au monde, si ma Sophie n'existoit pas.
Je comptois retourner vers vous, mon père, et je vous supplie de revenir ici. Vous ne pouvez craindre, à Paris, que les dangers qui me menacent, et bientôt il n'y en aura plus pour moi. Je me suis déjà fait des amis puissans, qui, réunis aux vôtres, assoupiront, je crois, ma malheureuse affaire. D'ailleurs j'espère, sous trois jours au plus tard, me réfugier dans un lieu sûr. Revenez, de grâce; revenez, je vous en conjure. Qu'il sera beau, le jour où le chevalier de Faublas et sa femme embrasseront leur père chéri!
En attendant que j'aie ce bonheur, daignez m'écrire un mot pour me tranquilliser. Voici mon adresse: La veuve Grandval, au couvent de ***, rue ***, faubourg Saint-Germain. Mon père, figurez-vous ma joie: votre réponse me trouvera près de Sophie. De grâce, écrivez promptement, mon père, écrivez.
Je suis avec un profond respect, etc.
P.-S. Il m'a été jusqu'à présent impossible de voir ma chère Adélaïde; j'enverrai à son couvent aussitôt que je le pourrai.
Maintenant que j'ai cacheté cette lettre et que j'ai mis l'adresse à M. de Belcourt, qu'il me soit permis d'examiner un peu mon petit appartement. Cette porte donne dans la chambre à coucher de la comtesse; cette autre, sur un escalier dérobé qui descend dans la cour. Elle est commode, ma petite chambre! Si dans la nuit il me prenoit fantaisie d'aller visiter Mme de Lignolle?… Je n'en ferai rien; va, sois tranquille, ma Sophie… Couche-t-il avec elle, M. de Lignolle?… Que m'importe? Quelle idée me vient là?… Le grand mal après tout! je n'y mets pas un vif intérêt;… c'est simplement de la curiosité… Oui, mais cependant cela me tourmente; je voudrois savoir si les époux font lit à part… Je ne vois qu'un lit dans la chambre à coucher de madame; mais il est grand et il se pourroit que monsieur n'eût pas son appartement séparé… Comment faire pour m'en instruire?… Parbleu! guetter le moment et regarder par le trou de la serrure… Bon! il n'est que sept heures; ils ne souperont pas avant dix, ils ne se retireront point avant minuit! J'attendrois là cinq heures d'horloge!… Je meurs de fatigue… Ma foi, non; ma charmante femme, je ne m'occuperai que de vous; et la preuve, c'est que je vais me coucher.
Je le fis aussitôt, et je m'endormis si bien que, le lendemain, Mme de Lignolle fut obligée de me faire appeler pour que j'assistasse à son lever.
«Comment avez-vous passé la nuit, Mademoiselle de Brumont? me demanda-t-elle avec vivacité.—Parfaitement bien; et Madame?—J'ai mal dormi.—Madame a pourtant le teint vermeil et les yeux brillans.—Je vous assure que j'ai mal dormi, répondit-elle en souriant.—C'est peut-être la faute de monsieur le comte?—Comment cela?… Répondez donc, Mademoiselle: comment cela?—Madame…—Expliquez-vous, je veux savoir…—Je prie madame de recevoir mes excuses; je lui ai peut-être déplu par cette plaisanterie pourtant innocente.—Point du tout; mais je ne l'entends pas; expliquez-la-moi et dépêchez-vous, car je n'aime pas à attendre.—Madame…—Mademoiselle, vous m'impatientez. Parlez, je le veux.—Madame, je vais vous obéir. Il est vrai que monsieur le comte atteindra bientôt la cinquantaine, mais madame la comtesse est toute jeune, je crois.—J'ai seize ans.—Il est vrai que monsieur le comte paroît d'une santé bien foible; mais madame la comtesse est jolie.—Sans compliment, le trouvez-vous?—Je ne fais sûrement que répéter à madame ce qu'elle a coutume d'entendre.—Vous êtes tout à fait polie, Mademoiselle de Brumont, mais revenons à ce que vous me disiez d'abord.—Volontiers. Il est vrai que monsieur le comte est le mari de madame; mais il n'y a pas longtemps que madame la comtesse est sa femme, je pense?—Il y a deux mois.—J'ai conclu de tout cela que M. de Lignolle, encore amoureux de sa charmante épouse, avoit pu…—Eh bien! dites donc ce qu'il avoit pu.—Venir cette nuit chez madame.—Jamais monsieur ne vient chez moi la nuit.—Ou bien, hier au soir, y rester un peu plus tard qu'à l'ordinaire, et tourmenter un peu madame la comtesse.—Me tourmenter! à quoi bon?—Quand je dis la tourmenter, j'entends lui faire ces caresses qui sont très permises entre deux époux.—Quoi! ce n'est que cela? quoi! vous aussi, vous croyez que je ne dormirois pas de la nuit, parce que le soir mon mari m'auroit embrassée cinq ou six fois? Je ne sais par quelle manie tout le monde me tient ce singulier propos!»
A ces mots la comtesse passa avec sa femme de chambre dans son cabinet de toilette, et me dit qu'elle alloit bientôt revenir. Resté seul, je me mis à réfléchir sur la conversation que nous venions d'avoir ensemble. Cette femme m'étonne! aurois-je mal joué l'embarras? s'amusoit-elle à mes dépens? Non, elle parloit sérieusement, elle avoit l'air de l'innocence, c'étoit le ton de la candeur!… Quoi donc! une jeune personne, après deux mois de mariage, se pique-t-elle de n'être pas plus instruite à certains égards que deux mois auparavant? Elle étoit si claire cette phrase: C'est peut-être la faute de monsieur le comte. Pourquoi s'obstiner à ne pas l'entendre? Est-ce une manière polie qu'elle ait cru devoir employer pour repousser une plaisanterie qui ne lui plaisoit pas? J'en doute. Impérieuse et vive comme elle est, elle m'eût simplement dit: «Cela me déplaît.» Et, tout au contraire, c'est elle qui exige une explication difficile que j'hésitois à lui donner, dont elle affecte encore de ne pas saisir le véritable sens, et après laquelle, du ton le plus naïf, elle me fait cette équivoque réponse: Vous croyez que je ne dormirois pas de la nuit parce que le soir mon mari m'auroit embrassée cinq ou six fois? Ma foi! Madame la comtesse, comment l'entendez-vous? J'avoue qu'à mon tour je m'y perds; j'avoue que je ne puis concilier ensemble votre état de nouvelle mariée, vos airs de vierge, et vos discours ou trop innocens ou trop libres.
Mme de Lignolle, prompte à me tenir parole, revint bientôt dans un déshabillé très simple, passa dans son boudoir, où elle me pria de la suivre, et demanda le chocolat. Nous allions déjeuner, quand M. de Lignolle accourut en criant: «Non, non, je ne ferai point de grâce, je serai inexorable.—Eh! bon Dieu, dit la comtesse, quelle colère! jamais je ne vous ai vu dans cet état. Qu'y a-t-il donc?—Ce qu'il y a, Madame! une chose affreuse!—Comment?—Cette nuit vous dormiez tranquille, un séducteur étoit auprès de vous!—Vous ne rêvez que séducteurs, Monsieur; mais dites-moi donc une bonne fois ce que c'est.—Sans moi, sans le hasard qui me l'a fait découvrir…—Ce hasard-là ne m'a rien découvert, à moi.—Le malheureux vous ravissoit l'honneur.—Quoi! l'aurois-je souffert? ou ne m'en serois-je pas aperçue?—Fiez-vous désormais à ceux qui se disent…—D'ailleurs, pourquoi le mien plutôt que le vôtre, Monsieur?—A ceux qui se disent vos amis. Ce sont de prétendus amis qui vous l'ont donné?—Qui? quoi? qu'est-ce?—Qui vous ont répondu…—Monsieur…—De sa sagesse…—Voulez-vous enfin…—De sa conduite…—Vous expliquer?—De son honnêteté.—Oh! je perds patience.—Et qui…»
Le comte, dont j'observois tous les mouvemens, loin de m'adresser directement aucune des apostrophes injurieuses que sa colère lui arrachoit, ne me regardoit même pas, et peut-être ignoroit encore que j'étois là. Cependant quelques-unes de ses réflexions malhonnêtes sembloient tellement applicables à ma situation présente qu'il s'en falloit beaucoup que je fusse à mon aise. La jeune de Lignolle, bouillante d'impatience, venoit de se lever brusquement, avoit pris au collet son mari tout étonné, et, le secouant avec force, elle lui disoit: «Vous m'avez mise hors de moi, Monsieur; il est inconcevable que depuis une heure vous vous fassiez un jeu… Expliquez-vous, je le veux.—Eh bien, Madame, voici le fait. Je ne sais par quelle inspiration secrète je me suis avisé d'entrer tout à l'heure dans votre antichambre; en la traversant, j'aperçois sur le poêle une brochure ouverte, j'approche, je lis un livre affreux, Madame!… le plus dangereux, le plus abominable des livres! un ouvrage philosophique!—Ah! nous y voilà.—Le Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes.»
Désormais rassuré sur mon compte, je me permis d'interrompre M. de Lignolle et de lui demander ce qu'il y avoit de commun entre l'honneur des femmes et ce Traité de l'inégalité des hommes. «Oui, oui, s'écria la comtesse, apprenez-moi cela.
—Ce qu'il y a de commun, Madame! répondit le comte avec beaucoup de chaleur, vous ne le sentez pas? Comment! un ouvrage philosophique se lira publiquement chez vous? Tous vos laquais deviendront philosophes, et vous ne tremblez pas?—Que pourroit-il en arriver, Monsieur?—Des désordres de toute espèce, Madame. Un laquais, dès qu'il est philosophe, corrompt tous ses camarades, vole son maître et séduit sa maîtresse.—Séduire, toujours séduire! avec quoi, Monsieur, et pourquoi?—Aussi je viens de faire maison nette dans l'antichambre.—Vous congédiez tous nos gens?—Oui, Madame.—Je n'entends pas cela, Monsieur. Si l'un d'eux est vraiment coupable, renvoyez-le, j'y consens.—Je les renverrai tous, Madame.—Non, Monsieur.—Tous sont déjà perdus; il ne faut qu'une demi-heure à un philosophe.—Monsieur, finirez-vous de m'étourdir ainsi?—Oui, je l'avoue, quand je vois entre les mains de mes gens les Pensées philosophiques, ou le Dictionnaire philosophique, ou le Discours sur la vie heureuse, ou le Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes, etc., je suis très effrayé, et je ne me crois nullement en sûreté dans ma maison.»
Cependant la comtesse, furieuse de ce que, pour la première fois, sans doute, M. de Lignolle osoit lui désobéir, l'impatiente comtesse venoit de se jeter dans un fauteuil. Là, tout entière à son impuissante fureur, elle frappoit la terre de ses pieds, se mordoit les mains, et de temps en temps crioit comme une folle. Insensible à son comique désespoir, le comique antiphilosophe continuoit toujours:
«Combien de malheureux de cette classe la philosophie de ce siècle n'a-t-elle pas pervertis! Elle a produit plus de crimes et de suicides en tout genre que jamais, dans aucun temps, l'infortune et la misère n'en ont fait commettre. Je pourrois, en condamnant ses opinions et plaignant ses erreurs, être l'ami d'un homme partisan de la fausse philosophie; mais rien ne pourra m'engager à garder des laquais philosophes[12].
[12] Voyez un gros livre intitulé: La Religion considérée; c'est l'ouvrage d'une femme qui n'est pas du tout philosophe.
—Monsieur, s'écria la comtesse avec beaucoup de fierté, vous garderez pourtant ceux-là, car je le veux.» A ce mot décisif, le bon époux, comme atterré, perdit sa fureur passagère, et répondit très modérément: «Puisque vous le voulez, Madame, il faudra bien que je le veuille; mais, du moins, permettez quelques observations.—Faites-m'en grâce, Monsieur, interrompit-elle, et que je ne sois pas obligée de répéter que je le veux.—Fort bien, Madame, répliqua-t-il en secouant la tête, fort bien! cela sera, mais vous verrez, vous verrez les suites. Tous vos gens vous donneront des leçons. Il n'y en a pas un, j'en suis sûr, qui ne soit déjà philosophe dans l'âme; par conséquent, vos laquais deviendront ivrognes, malpropres, insolens, maladroits; votre palefrenier estropiera vos chevaux; votre cocher écrasera les passans; votre cuisinier manquera ses sauces; votre maître d'hôtel renversera les plats sur la nappe et sur vos habits; votre frotteur brisera vos meubles; vos fournisseurs enfleront leurs mémoires; votre intendant vous volera; vos femmes de chambre trahiront vos secrets ou vous calomnieront, et votre demoiselle de compagnie fera un enfant chez vous.»
Il partit, et fit bien: j'aurois été fâché de rire aux éclats devant lui.
Tandis qu'il nous montroit dans l'avenir des malheurs imaginaires, un malheur réel venoit de nous arriver: le chocolat s'étoit refroidi. Jugez de mon chagrin, à moi qui, la veille, après un dîner trop court, avois encore été me coucher sans souper! Et la cruelle comtesse parloit de renvoyer le déjeuner à l'office! Mlle de Brumont, tremblant qu'il n'en revînt pas, le reversa promptement dans la chocolatière, qu'elle fit mettre auprès du feu, dans le boudoir même. «A la bonne heure, dit Mme de Lignolle, et faisons une lettre en attendant qu'il soit réchauffé.»
Cette lettre étoit pour une chère tante qui avoit élevé son enfance. Nous fîmes à peu près trente lignes de complimens respectueux, à quoi nous ajoutâmes vingt lignes de souvenirs tendres, et encore vingt-sept lignes de confidences enfantines. Je crus que cela ne finiroit pas. Désolé de voir qu'il falloit entamer la quatrième page de l'interminable épître, je me permis d'observer à madame la comtesse que le chocolat devoit être chaud. «Je le crois, répondit-elle; mais finissons cela d'abord.»
Il est bon de vous faire remarquer tout ce qui augmentoit l'embarras de ma situation vraiment douloureuse. Une malheureuse femme de chambre, que je ne pouvois me résoudre à regarder en face une seconde fois, tant elle étoit laide, rôdoit sans cesse autour de la cheminée. Il y avoit dans la constitution générale de cet individu je ne sais quoi de philosophique qui me faisoit trembler pour le déjeuner; un secret pressentiment aussi m'avertissoit de sa maladresse, et ses mouvemens continuels me donnoient de continuelles distractions.
Mme de Lignolle, dont la lettre n'avançoit pas, s'étant aperçue plusieurs fois de mes inquiétudes mal déguisées, finit par me demander avec humeur si quelque chose ne me chagrinoit pas. Au moment où l'impatiente maîtresse me faisoit cette question, la fatale chambrière, en farfouillant dans l'âtre, couchoit la chocolatière sur la cendre. Je vis le désastre, la plume échappa de mes mains et mes yeux se portèrent vers le ciel, ma tête fut jetée en arrière par un mouvement presque convulsif; peu s'en fallut que je ne tombasse à la renverse. «Ah! Madame, m'écriai-je, le chocolat! le chocolat!» et la comtesse, si vive alors qu'il ne falloit pas l'être, trop douce maintenant qu'elle eût dû se fâcher, la comtesse ne jeta qu'un coup d'œil du côté de la cheminée, ramena sur moi son regard serein, et, parodiant un héros[13], dans son imperturbable tranquillité, avec un sang-froid de glace, elle m'adressa cette réponse à jamais mémorable: «Eh bien! Mademoiselle, qu'a de commun le chocolat avec la lettre que je vous dicte?»
[13] Tout le monde connoît ce mot de Charles XII à l'un de ses secrétaires: «Eh bien! qu'a de commun la bombe avec la lettre que je vous dicte?»
Emporté par mon désespoir, je lui répondis je ne sais quoi d'assez peu mesuré. «Cette vivacité sympathique ne me déplaît pas trop», répliqua-t-elle; puis, s'adressant à l'indigne servante, elle ajouta: «Dites à l'office qu'on en fasse d'autre et qu'on nous l'apporte.» Cet ordre généreux porta jusqu'au fond de mon âme le baume de la consolation. Je sentis mes forces renaître, mes idées revenir, mon style se ranimer, et, Mme de Lignolle m'aidant, je finis par dire une infinité de jolies choses à la chère tante.
La lettre est achevée, je ferme le secrétaire, je vois le déjeuner revenir. On apporte une petite table; deux tasses sont placées l'une vis-à-vis de l'autre, le liquide restaurateur est versé, la comtesse vient de s'asseoir, je vais prendre ma place vis-à-vis d'elle, je touche au moment heureux!… mais, ô revers plus insupportable que le premier! un malencontreux laquais apporte une lettre, la comtesse aperçoit le timbre. Besançon! dit-elle. Elle pousse un cri de joie, se lève impétueusement, et, frappant de ses deux cuisses à la fois la table trop légère, elle me l'envoie sur les deux jambes. Écoutez le cri que je pousse, et ne croyez pas que ce soit la douleur de ma légère blessure qui me l'arrache; contemplez ma consternation profonde, et ne croyez pas que je regrette ni le petit meuble démantibulé, ni les porcelaines brisées, ni la chocolatière bossuée, ni mon plus beau jupon gâté. Non, je ne vois que le chocolat coulant à grands flots sur le parquet. Pendant que je reste immobile, la comtesse, le corps à demi courbé, les yeux fixés sur le papier chéri, les mains tremblantes, la parole entrecoupée, lit:
Tu conçois, chère petite nièce que j'ai eu tant de plaisir à élever, combien j'ai souffert de ne pouvoir venir à ton mariage; mais enfin le parlement de Besançon m'a jugée, j'ai gagné mon procès, je pars, j'arrive aussitôt que ma lettre, j'arrive le 15.
«Le 15! c'est aujourd'hui!» s'écrie la comtesse; et, tout en brisant le papier précurseur, elle continue: «O bonne nouvelle! ô ma chère tante! je vais vous voir, et j'en suis charmée!» A l'instant j'aperçois sous un fauteuil un débris précieux; je m'élance, je le saisis, je le baise, et je lui dis: «O bon petit pain! ô secourable reste, désormais mon unique espoir, je te tiens, et j'en suis ravi!» Cependant je vais m'asseoir dans un petit coin où je dévore mon insuffisante proie, tandis que Mme de Lignolle, tour à tour relisant et rebaisant sa lettre, fait dans son boudoir maintes et maintes gambades.
Enfin elle sonne un laquais: «Saint-Jean, dites au suisse que je suis aujourd'hui chez moi pour madame la marquise d'Armincour seulement.» Puis elle se retourne vers moi: «Mademoiselle de Brumont, je vous ai dérangée de bien bonne heure; mais vous pouvez maintenant disposer du reste de la matinée.» Je fis à la comtesse une profonde révérence qui me fut poliment rendue, et j'allai me renfermer dans mon petit appartement. Le lecteur sait à peu près tout ce que je pus dire à ma chère Adélaïde à qui j'écrivis.
Comme je cachetois la lettre fraternelle, arriva chez moi la laide femme de chambre, qui venoit me coiffer par ordre de sa maîtresse. Maudit visage bourgeonné, tu ne vaux pas le déjeuner que tu me coûtes, et dont tu as la couleur! Vous concevez qu'étant naturellement poli, je ne fis pas cette réflexion tout haut. Si vous me connoissez, vous devinez aussi que, docile et prudent au même degré, je livrai ma tête et fermai les yeux. Il faut pourtant rendre justice à la pauvre Jeannette: disgraciée de la nature, elle avoit eu recours à l'art; je lui trouvai la main assez légère et le coup de peigne moelleux; mais combien les talens acquis valent moins que les dons naturels! Combien dans ce moment je regrettai ma petite Justine!
Jeannette, quand elle eut fini ma coiffure, ne m'offrit pas ses services, et je ne fis aucune tentative pour la retenir. Voyez cependant, si c'eût été Justine! Justine seroit restée sans attendre que je l'en priasse: d'abord elle auroit peut-être un peu retardé ma toilette; mais avec quelle promptitude ensuite nous aurions regagné le temps perdu! Avec quelle intelligence l'adroite friponne eût présidé à l'arrangement difficile des cinq cents babioles qui composent un accoutrement féminin presque complet! Il fallut me charger seul du pénible soin de m'habiller en femme de la tête aux pieds, trop heureux encore d'en être venu à bout, après y avoir mis plus de temps et de réflexion qu'une petite fille bien paresseuse que l'on force, dans une matinée d'hiver, à s'endimancher pour aller avec sa bonne maman à l'office paroissial.
Cependant trois heures alloient sonner, la marquise étoit arrivée. M. de Lignolle, apparemment toujours fâché, nous avoit fait dire qu'il dîneroit en ville; un domestique annonça que nous étions servis. A table, la jeune comtesse m'accabla d'attentions, et la vieille tante me prodigua les complimens. Leurs questions quelquefois embarrassantes, mes réponses souvent équivoques, leur crédulité, ma confiance, les louanges dont je payois leurs éloges, tout cela peut-être mériteroit d'être rapporté; mais je me sens pressé de raconter le plus intéressant.
O muse de l'Histoire, étonnante pucelle qu'ils ont si souvent violée, déesse éloquente et véridique qu'ils font mentir avec si peu d'adresse, fille respectable et sage, par laquelle ils nous transmettent tant d'impertinentes folies, auguste Clio, c'est vous que j'invoque! Puisque vous savez tout, je n'ai pas besoin de vous dire que, de toutes les aventures qui ont amusé mon ardente jeunesse, celle que je vais à présent raconter n'est pas la moins folle; aussi le galant récit que j'en dois faire me cause-t-il une véritable inquiétude. Où trouver la gaze, en même temps légère et décente, à travers laquelle il faut que la vérité se laisse entrevoir presque nue? Je blesse l'oreille la moins délicate, si je dis le mot propre; et, si j'adoucis l'expression, je la dénature. Comment donc, sans outrager la pudeur de personne, satisfaire la curiosité de tout le monde? O chaste déesse! jetez un regard de pitié sur le plus embarrassé de vos serviteurs pour le secourir, descendez du ciel, entrez dans sa chambre, et conduisez la plume qu'il vient de tailler.
«Fort bien, mon enfant, dit Mme d'Armincour à Mme de Lignolle; mais, à présent que nous sommes libres, parlons des choses essentielles. Es-tu contente de ton mari?—Mais, oui, Madame la marquise, répondit-elle.—Qu'appelles-tu madame la marquise? Crois-tu que je te saluerai d'un madame la comtesse? Bon, quand il y a du monde; mais entre nous! va, tu es l'enfant que j'ai élevée, mon enfant chérie; dis: «Ma tante», et je dirai: «Ma nièce». Réponds-moi, comptes-tu bientôt me donner un petit-neveu?—Je ne sais pas, ma tante.—C'est-à-dire, tu n'en es pas sûre?—Je ne sais pas, ma tante.—Tu n'aperçois donc pas dans ta santé ces changemens… hein?—Plaît-il, ma tante?—Tu n'as pas eu quelques absences?—Des absences! Est-ce que j'étois sujette à avoir des absences?—Non, pas quand tu étois fille; mais depuis que tu es femme?—Eh bien! les femmes deviennent-elles folles?—Folles! il est bien question de folie! cela ne porte pas au cerveau, dans ce cas-là, ma nièce.—Que me demandez-vous donc, ma tante?—Je demande,… je demande… Pourquoi donc affecter?… Mlle de Brumont ne doit pas te gêner: elle est ton aînée, une fille de vingt ans, quoiqu'elle soit sage, n'ignore plus certaines choses.—Je ne vous comprends pas, ma tante.—Ma nièce, trouvez-vous mes questions indiscrètes?—Non, sûrement. Parlez, ma tante, parlez.—Écoute, mon enfant, si je m'en mêle, c'est par intérêt pour toi. D'abord, si l'on m'avoit crue, tu n'aurois pas épousé M. de Lignolle. Je le trouvois trop vieux. Un homme de cinquante ans… Je sais bien qu'à cet âge-là M. d'Armincour étoit un pauvre sire… Mais enfin on prétend qu'il y en a… Dis-moi: le comte remplit-il son devoir?—Oh! M. de Lignolle fait tout ce que je veux.—Tout ce que tu veux?… et tous les jours?—Tous les jours.—Je t'en félicite, ma nièce, tu es fort heureuse… Ah çà! mais pourtant, ma petite, il faut prendre garde…—A quoi, ma tante?—Il faut ménager ton mari.—Comment?—Comment, ma nièce? Il ne faut pas vouloir trop souvent.—Vouloir quoi, ma tante?—Ce dont il est question, ma nièce.—Mais il me semble qu'il n'est question de rien, ma tante.—De rien! tu appelles cela rien, toi! tu ne sais donc pas qu'à l'âge de M. de Lignolle aller ce train-là, c'est s'épuiser?—S'épuiser?—Sans doute. Il y a des fatigues que les femmes supportent, mais auxquelles les hommes ne résistent pas.—Des fatigues?—Assurément, et puis vos âges sont très différens, ma nièce.—Mais que fait l'âge?…—Cela fait tout, ma petite, et ne va pas tuer ton mari.—Tuer mon mari?—Oui, le tuer, mon enfant. Il n'est pas rare de voir des hommes en mourir.—Mourir de quoi, ma tante?—De cela, ma nièce.—De cela! de faire les volontés de leurs femmes!—Oui, ma nièce, quand les volontés de leurs femmes sont infinies.—Eh bien, M. de Lignolle ne s'en porte pas plus mal.—Tant mieux, ma nièce; mais, je vous le répète, prenez-y garde, parce que cela ne dureroit pas.—Je voudrois bien voir!… Vous riez, ma tante?—Oui, je ris, avec ton je voudrois bien voir! Que ferois-tu, je t'en prie?—Ce que je ferois! je lui dirois que je le veux.—Ah! voilà du nouveau!—Vous croyez que je n'oserois pas? Cela m'est arrivé déjà plus d'une fois.—Et cela t'a réussi?—Certainement. Quand M. de Lignolle hésite, je me fâche.—Ah! ah!—Quand il refuse, je commande.—Et il obéit?—Il murmure; mais il s'en va.—Mais, s'il s'en va, il ne fait donc pas ce que tu veux?—Pardonnez-moi, ma tante.—Il revient donc?—Il revient ou ne revient pas: que m'importe?—Comment?—Pourvu qu'il obéisse.—Mais.—Et que je sois la maîtresse.—Mais…—De faire tout ce qui me plaît.—Ah çà, ma nièce, il y a donc une demi-heure que nous nous parlons sans nous entendre! Savez-vous bien que cela m'impatiente?—Comment, ma tante?—Eh! oui, ma nièce, je vous dis blanc, vous répondez noir: il semble que je vous parle hébreu.—Ce n'est pas ma faute.—Est-ce la mienne? Je vous fais la question la plus simple, et vous paroissez ne pas comprendre! Quand je parle des devoirs de M. de Lignolle, j'entends ses devoirs de mari.—Fort bien, ma tante.—Et, quand vous me répondez qu'il fait vos volontés, je crois que vous voulez dire vos volontés de femme…—Justement, ma tante.—De femme mariée.—Sans doute, ma tante.—D'une femme jeune, vive, et qui aime le plaisir.—Précisément, ma tante.—Ainsi, vous m'entendiez?—Oui, ma tante.—Et vous répondiez à ce que je vous demandois?—Oui, ma tante.—Vous répondiez que M. de Lignolle remplissoit son devoir de mari?—Oui, ma tante.—Tous les jours?—Oui, ma tante.—Eh bien, ma nièce, je trouve cela fort étonnant et fort heureux. Mais, mon enfant, je te le répète, il faut user de ta raison; ton mari n'est pas jeune, et tu le tueras.—Voilà ce que je n'entends pas, ma tante.—Comment! tu n'entendois pas qu'un homme de cinquante ans ne peut, sans exposer sa vie, satisfaire une très jeune femme dont les appétits sont immodérés?—Il ne s'agit pas d'appétits, ma tante.—Les désirs, si vous voulez.—Et qui vous dit que mes désirs sont immodérés?—Vous-même, ma nièce, puisque vous prétendez que vous devez être la maîtresse sur ce point…—Eh bien, ma tante?—Et que tous les jours vous forcez votre mari à faire une sottise.—En vérité, ma tante, je vous trouve aujourd'hui d'une humeur!…—Voilà bien les jeunes femmes, quand on les contrarie sur cet article.—Ma tante, voulez-vous…?—Elles ne voient que cela de bon dans le monde…—Voulez-vous, ma tante…?—Cela seul est pour elles le souverain bien.—Voulez-vous me forcer à quitter la place?—Je conviens que c'est une des grandes douceurs de la vie.—Oh! que je m'impatiente!—Oui, oui, ma nièce, je n'ignore pas que vous êtes très vive; mais enfin, je suis votre mère, il faut m'écouter.—Mon Dieu!—Non pas, non pas, restez et écoutez-moi: je veux que vous me promettiez de ne plus obliger M. de Lignolle à faire tous les jours ce que vous appelez votre volonté.—Eh! pourquoi donc, ma tante, me laisserois-je gouverner un jour plutôt qu'un autre?—Le beau raisonnement, ma nièce!—Pourquoi ne ferois-je point aujourd'hui ce que j'ai fait hier?—Mais, avec cette belle manière de calculer, ma nièce, il n'y auroit pas de raison pour que cela finît jamais.—C'est aussi comme je l'entends; je prétends bien que cela ne finisse pas.—Que répond-elle donc?—Vous direz tout ce que vous voudrez, ma tante, je ne souffrirai pas que mon mari me manque.—Voyez l'écervelée!—Ni qu'il me mène.—Mais quel galimatias!—Non, je ne l'empêche pas de se conduire à sa manière…—Elle perd la tête!—Mais qu'il me laisse de mon côté faire tout ce qui me plaira.—Comment! de votre côté! cela ne se peut pas! Ce n'est qu'avec son mari qu'une honnête femme…—Avec lui, quand cela me convient; avec un autre, si cela m'arrange mieux.—Fi, ma nièce! quels principes!—L'essentiel est qu'il ne me gêne en rien…—Ma nièce, je ne vous comprends pas.—Et que je fasse en tout ma volonté.—Ma nièce, vous voulez donc que je m'en aille?—Ma tante, vous voulez donc que je quitte la place?—Cela est insupportable!—Cela est désespérant!—Conduisez-vous par mes conseils, ma nièce.—Parlez-moi raison, ma tante, je ne suis plus une enfant.»
Toutes deux s'étoient levées, toutes deux se fâchoient. Cependant, aux questions très claires de la tante, la nièce avoit fait avec tant d'innocence et de vérité des réponses si ingénues, si équivoques, si extraordinaires, que je commençai à soupçonner d'étranges choses. J'essayai de calmer Mme d'Armincour en lui disant: «Il y a tout lieu de penser, Madame, que madame la comtesse n'est pas infiniment heureuse dans le sens que vous l'entendez, et maintenant je gagerois qu'elle est aussi loin de mériter vos reproches que de les comprendre.—Vous croyez? répliqua-t-elle: eh bien! questionnez-la, Mademoiselle de Brumont, et voyons si vous en pourrez tirer quelques éclaircissemens.» Je m'adressai à la nièce. «Madame la comtesse permet-elle?…» Elle m'interrompit vivement: «Très volontiers, Mademoiselle.
—M. de Lignolle couche-t-il dans l'appartement de madame la comtesse?—Non.—Jamais?—Jamais.—Y entre-t-il la nuit?—Jamais.—Y vient-il le matin?—Oui, quand je suis levée.—S'enferme-t-il dans la journée avec madame la comtesse?—Non.—Le soir, reste-t-il un peu tard chez madame la comtesse?—Après le souper, cinq minutes tout au plus.—Ces cinq minutes, à quoi les emploie-t-il?—A me dire bonsoir.—Comment dit-il bonsoir à madame la comtesse?—En m'embrassant.—Comment embrasse-t-il madame la comtesse?—Comme on embrasse; il me donne quelques baisers.—Où cela, Madame la comtesse?—Dame, où cela se donne.—Mais encore?—Sur le front, sur les yeux, sur le menton.—Voilà tout?—Voilà tout.—Absolument?—Absolument. Que voulez-vous de plus?—Eh bien! Madame la marquise, qu'en pensez-vous?
—Je pense, répondit-elle, que cela seroit bien incroyable et bien affreux…» Elle courut promptement à Mme de Lignolle: «Dis-moi, ma nièce, es-tu femme ou fille?—Femme, puisque je suis mariée.—Es-tu mariée?—Certainement, puisque M. de Lignolle m'a épousée.—Êtes-vous sûre, ma nièce, qu'il vous ait épousée?—Je vous le demande, ma tante.—Où t'a-t-il épousée?—A l'église.—Et pas ailleurs?—Est-ce qu'on épouse ailleurs, ma tante?—Dis-moi, ma petite, le jour de tes noces… Va, je suis bien fâchée de n'avoir pas pu me trouver à Paris le jour de tes noces… Je me défiois de ce M. de Lignolle et de ses cinquante ans… Il m'avoit bien l'air de n'avoir pas le sens commun… J'avois très expressément recommandé qu'on te donnât du moins quelques instructions préliminaires… Dis-moi, ma chère enfant, la nuit de tes noces, que t'est-il arrivé?—Rien, ma tante.—Rien! Mademoiselle de Brumont, la nuit de ses noces il ne lui est rien arrivé!—Pauvre petite, ajouta la bonne tante en pleurant, pauvre petite, que je te plains! Mais réponds-moi:… la nuit de tes noces, ne s'est-il pas mis au lit près de toi, ton mari?—Oui, ma tante.—Eh bien, après?—Après, ma tante, il m'a souhaité une bonne nuit et il s'est en allé.—Il s'est en allé! répétoit la marquise qui fondoit en larmes, il s'est en allé! Ah! ma charmante petite nièce, ta jolie figure ne méritoit pas cela.—Bon Dieu! ma tante, vous m'inquiétez!—Pauvre enfant! la voilà vierge encore, après deux mois de mariage! Quel sort! quel sort cruel!—En vérité, ma tante, vous me faites peur! expliquez-vous.—Mon enfant,… je ne puis,… je ne puis… Ma douleur me suffoque… Vous, Mademoiselle de Brumont, qui vous exprimez avec tant de facilité, dites-lui… ce que c'est,… expliquez-lui comment… Vous n'êtes pas ignorante comme elle, sans doute?… vous devez savoir…—A peu près, Madame la marquise. J'en ai entendu parler, et puis, j'ai lu de bons livres.—En ce cas, faites-moi le plaisir de la mettre au fait.—Madame la comtesse permet-elle?» Elle me répondit que je lui rendrois service. Je ne me le fis pas répéter: je le lui dis… Mais je le lui dis parce qu'elle ne le savoit pas. Or donc, à vous qui le savez, je ne le dirai pas…
«Quoi! reprit Mme de Lignolle émerveillée de ce qu'elle venoit d'entendre, quoi! vous ne plaisantez point?—Je ne prendrois pas cette liberté avec madame la comtesse.—Quoi! ma tante, tout ce que Mlle de Brumont vient de dire est vrai?—Très vrai, ma nièce, et cette aimable fille t'a expliqué tout cela comme si elle n'avoit fait autre chose de sa vie.—Ainsi, depuis deux mois, monsieur le comte auroit dû m'épouser de cette manière, ma tante?—Oui, ma pauvre enfant; depuis deux mois monsieur le comte t'insulte.—Il m'insulte?—Oui, tu ne sens pas cela?—Ma tante, je vois seulement qu'il a perdu beaucoup de temps.—Il t'insulte, ma nièce. Négliger tes charmes, c'est leur faire outrage, c'est dire qu'ils ne méritent pas d'être subjugués. Te laisser vierge, c'est te faire sentir de la façon la plus cruelle que ta fleur ne vaut pas la peine qu'on se donneroit à la cueillir.—Ah! ah!—Te laisser vierge, ma pauvre petite! de toutes les humiliations auxquelles une malheureuse femme puisse être exposée, tu éprouves aujourd'hui la plus grande.—Il n'est pas possible!—Trop possible, ma chère enfant, trop possible. Te laisser vierge! c'est te déclarer qu'il te trouve bête, maussade, dégoûtante.—Grand Dieu!… Ma tante, vous n'exagérez pas?—Demande, ma petite, demande à Mlle de Brumont.»
Aussitôt je pris la parole, et, m'adressant à la jeune femme outragée: «Assurément, par cet abandon que je ne conçois pas, monsieur le comte signifie très positivement à madame la comtesse qu'elle est laide…—Laide! il en a menti. Je ne cache pas mon visage, ainsi…—Qu'elle n'est pas bien faite…—Il en a menti. Voyez ma taille; est-elle mal prise?—Qu'elle a le bras carré…—Il en a menti. Attendez, que j'ôte mon gant.—Un grand vilain pied…—Il en a menti. Me voici déchaussée…—La jambe grosse…—Il en a menti. Voyez.—La gorge…—Il en a menti. Regardez.—La peau rude…—Il en a menti. Tâtez.—Le genou cagneux…—Il en a menti. Jugez vous-même.»
J'aimois la manière franche et décisive dont la comtesse repoussoit les imputations calomnieuses de son mari, que je me plaisois à faire parler. Curieux d'essayer jusqu'où le juste désir d'une justification très facile emporteroit cette femme si vive, j'ajoutai: «C'est lui dire enfin qu'elle a quelque difformité secrète.» Un geste expressif que fit Mme de Lignolle, un geste aussi prompt que sa pensée, m'annonça qu'elle alloit encore donner la preuve justificative en même temps que le démenti formel. Mme d'Armincour aussi devina très aisément le dessein de la comtesse; et, malheureusement pour moi, qui le trouvois louable, elle accourut assez tôt pour en empêcher l'entière exécution. «Va, ma chère amie, ce n'est pas la peine, dit-elle à sa nièce; moi, qui depuis ton enfance ne t'ai pas perdue de vue, je sais qu'il n'en est rien, et Mlle de Brumont s'en rapporte à toi. Au reste, il ne faut pas non plus te fâcher si fort…—Ne pas me fâcher!—Ton mari…—Est un impudent menteur…—N'est peut-être pas si coupable…—Un insolent…—Que nous l'imaginions d'abord.—Un lâche!—Il se peut qu'une longue indisposition…—Ma tante, il n'y a pas d'indisposition de deux mois.—Ou quelque chagrin domestique…—Point de chagrin pour un homme trop heureux de m'épouser!—Ou quelque grand malheur…—Oui! le progrès de la philosophie!—Ou quelque travail important…—Des charades! Tenez, ma tante, ne le défendez pas, car vous m'aigrissez davantage. Je conçois maintenant toute l'indignité de sa conduite; et, dès qu'il rentrera… Dès qu'il rentrera, laissez-moi faire… Il s'expliquera, il me rendra compte de ses motifs, il me fera raison de l'outrage,… il m'épousera sur l'heure, ou nous verrons.»
Cependant le jour commençoit à tomber. Ce ne fut pas sans peine que j'obtins de la comtesse un moment de liberté. J'allai m'enfermer dans ma chambre, où je n'attendis pas longtemps M. de Valbrun. Le vicomte m'apprit qu'un homme sûr, chargé d'aller à l'hôtel de B… remettre à madame la marquise elle-même la lettre de Justine, avoit rapporté cette réponse: «Celle qui vous envoie me fait grand plaisir. Je n'étois pas tranquille sur le sort de la personne dont elle me donne des nouvelles. Dites qu'elle peut continuer de m'instruire de la situation des affaires de cette personne, à laquelle je m'intéresse véritablement. Vous pouvez ajouter que M. de B…, qui d'abord m'avoit assez mal reçue, vient de reconnoître ses torts et d'en obtenir le pardon. Ce n'est pas un secret, elle est bien la maîtresse de le dire à quiconque peut m'en féliciter.»
M. de Valbrun ajouta: «Mme de Fonrose est allée maintenant au couvent de Mme de Faublas. Demain matin, avant huit heures, je vous dirai ce que nous avons fait.» Après avoir remercié le vicomte comme je le devois, je lui remis mes deux lettres; je le priai d'envoyer l'une au couvent d'Adélaïde, et de faire mettre l'autre à la grande poste. Il voulut bien, en me quittant, m'assurer qu'il alloit tout à l'heure faire lui-même les deux commissions. Fatale lettre à M. de Belcourt, n'aurois-je pas dû prévoir tous les chagrins que tu pouvois me causer!
Maintenant je me demande pourquoi Mlle de Brumont, sans avoir en tête d'autre objet déterminé que celui de se rapprocher de Sophie, sentit pourtant, en rentrant dans l'appartement de la jeune comtesse, quelque déplaisir d'y retrouver la vieille marquise? C'est qu'apparemment, comme tant d'autres, appelé par l'amour à réparer les inexcusables torts dont l'hymen se rend journellement coupable envers la beauté, le chevalier de Faublas, entraîné malgré lui, ne faisoit qu'obéir à l'impulsion de son génie. Je me demande aussi pourquoi la nièce, ne recevant plus qu'avec distraction les instructions de la tante, et de temps en temps attachant sur moi des regards dont tous mes sens étoient émus, ne montroit pas un vif empressement à retenir chez elle, le reste de la soirée, Mme d'Armincour, d'ailleurs si chérie! C'est qu'ils existent en effet, ces atomes inhumainement rejetés par nos philosophes modernes, ces atomes sympathiques qui, tout d'un coup partis du corps brûlant d'un adolescent vif, et dans la même seconde émanés des nubiles attraits d'une jeune fille, se cherchent, se mêlent et s'accrochent pour ne faire bientôt, des deux individus doucement attirés, qu'un seul et même individu. C'est qu'il agissoit déjà sur la gentille brune, le charme dont étoit possédé le joli garçon. C'est que, déjà guidée par les puissans rayons de la bienfaisante lumière que j'avois fait luire à ses yeux, et plus encore par cet instinct naturel à tout le beau sexe, dont le tact, en certaines matières surtout et dans certains cas, est à la fois délicat, prompt et sûr, Mme de Lignolle se sentoit intérieurement avertie de la nullité d'un homme qui, depuis deux mois, lui manquoit nuit et jour, et que machinalement elle pressentoit en moi celui qui pouvoit pleinement punir l'offense et dédommager l'offensée. Je me demande encore pourquoi Mme d'Armincour, quoique favorisée de son antique expérience, ne parut pas s'apercevoir qu'elle étoit de trop, et s'obstina, malgré les fréquentes distractions de sa nièce, à lui tenir fidèle compagnie jusqu'au retour de M. de Lignolle? C'est que les vieilles gens furent de toute éternité spécialement destinés à gêner l'aimable jeunesse, peut-être afin que ses désirs contrariés devinssent plus ardens, et que les plaisirs obtenus malgré les obstacles eussent pour elle un charme de plus. Au reste, je ne vous conseille pas de donner une confiance aveugle à mes propositions, qui ne sont peut-être pas trop vraies. Plus d'une fois j'ai cru m'apercevoir que, dès qu'une femme entroit pour quelque chose dans mes raisonnemens, elle brouilloit toutes mes idées. De là vient que souvent, quand je voudrois moraliser, je plaisante; de là vient que souvent je déraisonne au lieu de philosopher.
Quoi qu'il en soit, Mme d'Armincour nous honora de sa présence à souper. Elle me parla beaucoup de la province où elle avoit élevé sa nièce, de son bon château qu'il ne falloit réparer qu'une fois par an, de ses beaux biens que son concierge faisoit valoir, de ce concierge qu'elle nous donna pour le premier homme du monde, et qui, soit dit sans offenser personne, me parut être celui de ses gens qu'elle connoissoit le mieux. Je crois qu'il eût été question du bon André jusqu'au lendemain matin; mais, à minuit passé, la voiture du comte se fit entendre. «Il vient de m'arriver l'aventure du monde la plus désagréable, cria M. de Lignolle en entrant; vous savez bien ma belle charade?…—Monsieur, interrompit la comtesse, voici madame la marquise d'Armincour, ma tante.» Le comte, un peu surpris, commença pour la marquise un long compliment, qu'elle n'écouta pas jusqu'au bout. «Bonsoir, dit-elle brusquement à sa nièce, bonsoir, ma chère Éléonore[14]. Demain je reviendrai de bonne heure, demain j'espère qu'enfin je souhaiterai le bonjour à madame la comtesse de Lignolle. Adieu, Monsieur», fit-elle sèchement à M. de Lignolle. Elle lui fit, en sortant, une de ces révérences froides que les femmes réservent pour certains hommes qu'elles n'estiment point. «Vous savez bien ma belle charade? reprit le comte dès qu'elle fut partie…—Mademoiselle de Brumont, interrompit la comtesse, faites-moi le plaisir de vous retirer chez vous.»
[14] C'étoit le nom de fille de la comtesse.
J'obéis sans répondre, mais je restai collé derrière ma porte et prêtant l'oreille avec la plus grande attention…
«Vous savez bien ma belle charade?» reprit encore M. de Lignolle. Madame l'interrompit de nouveau: «Il ne s'agit pas de cela, Monsieur, on ne se marie pas pour faire des charades, mais pour faire des enfans.—Comment! Madame…—Comment! Monsieur, étoit-ce à moi de vous l'apprendre?—Comment?—Si ma tante et Mlle de Brumont ne m'avoient pas instruite, je serois donc restée fille?—Madame, vous ne m'entendez pas. Je savois tout comme un autre quel devoir…—Vous le saviez, Monsieur? Si vous le saviez, pourquoi ne le faisiez-vous pas? Il est donc vrai que vous me trouviez laide? Il est donc vrai que depuis deux mois je suis l'objet de vos mépris?… Où allez-vous, Monsieur?»
J'entendis Mme de Lignolle courir à la porte et la fermer.
«Vous ne sortirez pas d'ici, Monsieur, que vous n'ayez réparé vos outrages.—Mes outrages?—Oui, vos outrages. Je sais tout, Monsieur: en ne m'épousant pas, vous m'avez insultée; mais vous m'épouserez! vous m'épouserez tout à l'heure… Si tout ce qu'on m'a dit est vrai, ce n'est pas un grand mal pour vous, j'espère. Au reste, c'est votre devoir, qu'il vous soit agréable ou non: remplissez-le. Je le veux et je vous l'ordonne.—Mais, Madame…—Point de mais, Monsieur. Je vous trouve encore bien impertinent. Croyez-vous que je ne vous vaille pas?… On vous donnera une femme jeune et jolie pour lui faire des charades?… Vous me ferez un enfant, Monsieur… Vous m'en ferez un!… Vous me le ferez! vous me le ferez tout à l'heure!… tout à l'heure,… ici!… là, à cette place-là.»
La comtesse venoit de le prendre par la main, et de le conduire derrière les rideaux. A travers le trou de ma serrure je voyois sur le parquet, dans un petit espace que laissoit découvert le lampasse devenu trop court, vedeva quattro piedi groppati. La loro positura, che non era più dubbia, mi dava ben' a conoscere che 'l Lignolo otteneva, od era sul punto d'ottener' il perdono delle sue colpe.
Quel personnage je fais là, cependant! que le rôle d'observateur est, en ce cas, humiliant et pénible! Ah! tante bavarde autant que maudite, pourquoi n'avez-vous pas voulu vous en aller plus tôt? Eh bien! Chevalier, qu'est-ce donc que tu te dis à toi-même? Quoi! tu désespères de ta fortune? Va, mon ami, rassure-toi, ton génie protecteur ne t'abandonne pas. Va, Faublas n'est pas fait pour remplir, dans une aventure bizarre et galante, un emploi subalterne. Écoute ce que dit la comtesse, et fais un saut de joie.
«Pardon, Monsieur, peut-être que j'ai tort, peut-être qu'en effet ma tante et Mlle de Brumont ne m'ont voulu faire qu'une mauvaise plaisanterie. Je comptois vous inviter à passer chez moi la nuit entière; mais vous prendriez, je le vois, bien des peines inutiles; je crois que c'est vous rendre service que de vous engager à vous retirer dans votre appartement.—Madame, je vous demande le secret; j'espère qu'une autre fois je serai plus heureux.—Une autre fois! reste à savoir si je voudrai…—Madame, dans tous les cas, je compte sur votre discrétion.—Monsieur, je ne promets rien.—Madame…—Monsieur, je vous prie de me laisser libre.»
Elle venoit d'ouvrir la porte, qu'elle referma dès qu'il fut dehors. Aussitôt je sortis de ma chambre et volai dans la sienne: «Ah! Madame, que je suis aise!…—Pourquoi donc cette folle joie? interrompit-elle.—Madame, vous ne pouvez concevoir…—Mademoiselle, interrompit-elle encore du ton le plus sérieux, si vous pouviez vous faire une juste idée de ce que c'est que M. de Lignolle, vous sauriez qu'entre lui et moi, tout à l'heure, il n'a pu rien se passer dont on doive se réjouir et me féliciter; rien dont je doive me réjouir.—Madame! et que diriez-vous si je vous avouois que c'est votre peine qui fait ma joie?—Ce que je dirois, Mademoiselle!…—Que diriez-vous, si je vous apprenois que le sort, toujours juste, a conduit chez vous un vengeur?—Un vengeur!—Si je vous déclarois que vous voyez à vos pieds un jeune homme…—Un jeune homme!—Qui vous aime…—Qui m'aime!…—Un jeune homme plein de tendresse pour vous et d'admiration pour vos charmes!—Vous êtes un jeune homme! et vous m'aimez!—Ah! ce n'est pas de l'amour, c'est…—Mademoiselle de Brumont, êtes-vous bien sûre d'être un jeune homme?—Jolie comtesse, en vérité, je ne puis avoir là-dessus aucune espèce de doute.—Eh bien, venez, venez, vengez-moi, épousez-moi tout de suite; je le veux! je vous l'ordonne!—Ah! vous n'avez pas besoin de me l'ordonner! ah! charmante Éléonore, je ne demande pas mieux.»
Elle avoit raison d'être fâchée contre son mari! J'avois raison d'être content de M. de Lignolle! Ce M. de Lignolle avoit si peu fait… que tout me restoit à faire! Mais, dans les entreprises de la nature de celle-ci, les obstacles ne sont pas faits pour abattre un courage éprouvé: le mien s'accrut par les difficultés, et bientôt quelques sourds gémissemens, à la fois douloureux et tendres, annoncèrent mon triomphe prochain, dont l'heureux instant fut marqué par un dernier cri. Triomphe vraiment délicieux, où le vainqueur, dans l'ivresse du succès, s'applaudit des transports du vaincu charmé de sa défaite! Victoire la plus douce de toutes à quiconque, au sein de son propre bonheur, sait jouir encore du bonheur d'autrui!
Il faut rendre justice à la présence d'esprit de la comtesse: aussitôt que la parole lui fut revenue, elle me demanda qui j'étois. Préparé à cette question toute simple, qu'une femme moins vive m'eût sans doute adressée plus tôt, je ne fis pas attendre la réponse: «Charmante Éléonore, on m'appelle le chevalier Flourvac. Mes parens injustes, uniquement jaloux d'assurer une grande fortune à mon aîné barbare, m'ont voulu forcer à me faire génovéfain…—Ils vouloient vous faire moine! s'écria-t-elle; mais vous n'auriez jamais épousé personne! Oh! que c'eût été dommage!—Aussi, ma jeune amie, quelque chose me disoit sans cesse que je n'avois pas la moindre vocation pour ce métier-là. Assurément je ne devinois pas que le destin propice me réservoit l'avantage peu commun de consommer un mariage qui ne seroit pas le mien; mais je sentois confusément que j'étois né pour épouser. Je me suis donc échappé du couvent où l'on me tenoit renfermé. Mon ami, le vicomte de Valbrun, indigné de la lâcheté de mon frère et de la cruauté de mes parens, m'a recueilli, m'a conseillé ce déguisement, m'a fait chercher un asile plus sûr que sa maison, et chaque jour je rendrai grâces au hasard favorable qui m'a conduit auprès d'une femme jeune, jolie et vierge.—Le sort ne m'a pas favorisée moins que toi, mon cher Flourvac, répondit la comtesse en m'embrassant, tu me tiendras compagnie jusqu'à ce que tes parens soient morts.—Quel engagement vous prenez là, ma chère Éléonore! mon père est encore jeune…—Tant mieux, mon ami, nous demeurerons ensemble plus longtemps. Restez avec moi jusqu'à ce que tous vos parens soient morts; restez, Flourvac, je le veux.»
Pendant que je faisois à Mme de Lignolle l'indispensable mensonge que vous venez de lire, je l'aidois à dépouiller des vêtemens incommodes dont je ne l'avois pas débarrassée d'abord, tant elle m'avoit paru pressée d'être vengée! tant j'avois jugé convenable la prompte exécution de ses ordres formels!
A présent, lecteur, parlez sans déguisement; n'auriez-vous pas quelque envie de prendre ma place auprès de la comtesse, dans le lit nuptial où je suis avec elle?
Je ne vous dirai pas tout à fait comment j'y passai les plus douces heures de ma vie; mais je vous dirai bien à quels souvenirs enchanteurs j'y livrai, pour quelques instans, ma fugitive pensée. Près de l'aimable disciple que je formois, je me rappelai le maître plus aimable qui m'avoit formé. Là comme ici, aujourd'hui comme alors, des événemens inattendus et peu communs, préparant mon bonheur, m'avoient, presque sous les yeux d'un époux ridicule, pour ainsi dire jeté dans les bras de sa vive moitié! Je me trouvois à la place de M. de Lignolle, enseignant à la jolie comtesse les premiers élémens de l'auguste science que j'avois apprise de la belle Mme de B…, sous les auspices du marquis. Mais, hélas! des deux femmes rares que m'avoit données mon étoile singulièrement propice, l'une déjà m'étoit ravie, l'autre bientôt se verroit abandonnée… Quelle honte cependant ce seroit pour moi, si je quittois ma gentille élève sans avoir parfaitement achevé son éducation! Quel maître plus favorisé du hasard put jamais s'applaudir d'une écolière supérieure à Mme de Lignolle! Charmante enfant, sujet précieux, chez qui se trouvoient réunis les moyens séduisans et les dispositions heureuses! Que d'attraits elle m'offrit! que de docilité je lui trouvai! combien d'intelligence et de feu! quelle adresse, et que d'activité! La même nuit, je vous le jure, vit commencer et finir son instruction complète; et cette nuit sera toujours comptée dans le nombre de mes plus courtes nuits.
Le jour ne devoit pas tarder à paroître, quand tous deux, enfin lassés, nous nous endormîmes. Lorsque je me réveillai, ma montre marquoit midi: «Grand Dieu! M. de Valbrun m'attend-il patiemment depuis huit heures du matin?… Je quittai sans bruit la comtesse, qui dormoit profondément, et, presque nu que j'étois, je courus à ma chambre, j'ouvris la petite porte de l'escalier, je ne vis personne. O ma Sophie!… Heureusement je vis dans ma serrure un petit papier qui débordoit. Le vicomte, avec un crayon rouge, avoit griffonné ces mots, que j'eus beaucoup de peine à déchiffrer:
Je frappe, et vous ne répondez pas. Où êtes-vous, Mademoiselle de Brumont? Que faites-vous? Je n'en sais rien; mais je devine. Quelle agréable nouvelle je vais porter à la baronne! A deux heures je reviendrai; madame la comtesse sera-t-elle levée à deux heures?
Je réveillai ma jeune amie, en reprenant ma place auprès d'elle. Le regard qu'elle me lança me parut encore plus vif que tendre; j'eus lieu de croire que la douce caresse dont elle l'accompagnoit n'étoit pas tout à fait désintéressée; j'entendis, avec de fréquens soupirs, quelques mots à demi prononcés. Tout cela, suivant moi, vouloit dire que mon écolière attendoit sa dernière leçon. Qui de vous, Messieurs, l'eût refusée, pouvant la donner encore? Je la donnois donc lorsqu'on frappa rudement à la porte de la chambre à coucher. Je quittai brusquement le poste que j'occupois, et je me préparois à sortir du lit de la comtesse, mais elle me fit signe de rester à ses côtés, et, d'une voix ferme, elle demanda: «Qui va là?—C'est moi, répondit M. de Lignolle; ne vous levez-vous pas aujourd'hui?—Pas encore, Monsieur.—Il est tard cependant, Madame.—Oui, Monsieur, mais je suis occupée.—A quoi, Madame?—Monsieur, je compose.—Qui vous apprend à composer?—Mlle de Brumont.—Je voudrois bien assister à la leçon.—Cela ne se peut pas, Monsieur; vous ne feriez sûrement rien, et vous nous empêcheriez de faire quelque chose.—Et que faites-vous donc, Madame?—Des enfans qu'on puisse croire les vôtres, Monsieur.—Que voulez-vous dire?—Que je finis une charade.—Une charade! voyons donc.—Vous avez envie de chercher le mot?—Oui, vraiment.—Eh bien, attendez une minute.
«Voici, me dit-elle tout bas, l'instant d'une vengeance complète. Je veux lui faire une malice dont le souvenir puisse, dans cinquante ans encore, amuser ma vieillesse. Mon cher Flourvac, il a cruellement interrompu nos doux exercices.» Elle ne m'en dit pas davantage, mais un regard, un geste, un baiser, parurent m'apporter l'ordre de reprendre l'exercice cruellement interrompu. Docile avec plaisir, j'obéis, sans me permettre la plus légère observation. Alors, pour me prouver, après Coralie, que plus d'une femme, sachant, dans un moment critique, embrasser à la fois plusieurs occupations difficiles, peut en même temps très conséquemment agir et très distinctement parler, Mme de Lignolle éleva la voix, et dit au comte: «Monsieur, écoutez-vous à la porte?—Il le faut bien, Madame, puisque vous ne voulez pas m'ouvrir.—Bon! voici ma charade: Amo 'l primo mio. (Piano a Faublas abbracciandolo.) L'amo di molto.—Amo 'l primo mio, ridisse il Lignolo.—Signor, sì, soggiunse ella. M'ama 'l secondo mio. (Piano a Faublas.) M'ami! Ah! m'ami è vero?» Non risposi, ma l'abbracciai teneramente, mentre che 'l Lignolo con grandissima attenzione ridiceva: «M'ama 'l secondo mio.—Bravo, signor! disse la contessina. Il mio integrale, benchè composto da due, nondimeno fa più ch'uno. (Piano a Faublas.) Deh! non è la… la verità? la verità,… ben' mio!—Ma, disse Lignolo, dunque in prosa la fate?—Signor,… sì… in pro…» Esta volta sulle labbra della svenuta la parola morì.
Cependant elle eut tout le temps de reprendre ses esprits avant que son mari, qui vouloit absolument deviner, eût cessé de répéter: Mon tout, quoique formé de deux personnes, ne fait qu'un. «Monsieur, reprit la jeune écervelée, plus contente que si elle eût fait un poème épique et une bonne action, je dois, en conscience, vous prévenir d'une chose essentielle: c'est que ma charade est une espèce d'énigme qui a deux mots. Je vous déclare d'avance que je ne vous les dirai jamais, et je crois que vous ne les devinerez pas.—Je ne les devinerai pas! ah! je vais m'enfermer dans mon cabinet, et je descends dans une demi-heure.—Dans une demi-heure, soit; je serai levée.»
Il revint effectivement une demi-heure après. Assis à côté de la comtesse, je prenois dans son boudoir une grande tasse de chocolat, que cette fois j'avois demandée sans façon. «Mesdames, vous savez bien, ma plus belle charade? dit M. de Lignolle en entrant, hier on l'a critiquée. On l'a critiquée, Mademoiselle de Brumont; auriez-vous cru cela?—Oui, Monsieur le comte.—Oui?—Sans doute; l'envie!—L'envie, vous avez raison. Mais que je vous conte un événement tout aussi désagréable. Hier encore, dans un cercle d'amateurs, on propose une charade; je trouve le mot, un de mes voisins le trouve aussi: nous le disons en même temps; chacun félicite mon rival, et personne ne me fait le moindre compliment. Cette injustice m'a donné de l'humeur, et je me suis, à propos de cela, rappelé certain projet qui m'est venu vingt fois dans la tête. Dans le Mercure de France, Mademoiselle, on imprime au bas de chaque charade le nom, le surnom, le titre, la demeure, le nom de la ville et de la province de l'auteur; et je trouve qu'on fait bien, parce qu'on ne sauroit trop encourager les talens. Mais n'est-ce pas une chose affreuse qu'un homme qui emploie régulièrement trois ou quatre jours de la semaine à la recherche des mots du logogriphe, de l'énigme et de la charade de chaque numéro, ne soit jamais payé de ses travaux par un peu de gloire? Assurément, c'est là de l'ingratitude, ou je ne m'y connois pas. A présent, Mademoiselle, écoutez mon projet: je veux proposer aux rédacteurs du Mercure d'ouvrir une souscription dont le produit sera destiné à l'impression d'une grande pancarte qui paroîtra toutes les semaines, et sur laquelle on lira les noms de tous ceux qui auront deviné le logogriphe, l'énigme et la charade de la semaine précédente.—Fort bien vu, Monsieur, répondit la comtesse; mais, puisque nous parlons de charade, avez-vous deviné la mienne?—Pas encore, Madame», répliqua-t-il d'un air confus. Mme de Lignolle aussitôt lui repartit: «Monsieur, si vous venez à bout de trouver les deux mots, je vous promets, en attendant l'exécution de votre grand projet, je vous promets de remuer ciel et terre pour qu'on veuille bien insérer dans le Mercure ma charade, son explication, mon nom à moi qui l'ai composée, votre nom à vous qui l'aurez devinée, et même je tâcherai qu'on apprenne au public comment et pourquoi je l'ai faite.—Madame, ce que vous me dites là m'excite encore…»
Le bruit d'une voiture qui entroit dans la cour interrompit le comte. Un laquais vint annoncer madame la marquise d'Armincour; elle entra précipitamment, fut droit à sa nièce, et lui dit: «Eh bien, mon cher cœur, comment te sens-tu aujourd'hui? y a-t-il quelque changement?… Ah! petite friponne, je vous trouve l'air fatigué, vous avez les yeux battus… Allons, c'est une affaire finie. Je m'y connois! je m'y connois!… Je t'en félicite de toute mon âme, ma petite. Et vous, Monsieur le comte, recevez mon compliment, faisons la paix, embrassons-nous… Allons, mes enfans, courage! un petit-neveu dans neuf mois!—Un petit-neveu dans neuf mois, répéta la comtesse, cela se pourroit bien, vous avez raison, ma tante; mais souhaitez donc le bonjour à Mlle de Brumont.»
Tandis que la marquise s'occupoit de moi, je vis M. de Lignolle se pencher à l'oreille de la comtesse. Tout en paroissant écouter la tante, j'écoutai le mari; il disoit à sa femme: «Madame, épargnez-moi, laissez à la marquise une erreur…—Quoi donc! Monsieur, interrompit-elle, n'êtes-vous pas content de moi?—Au contraire, Madame, je vous rends grâces de votre discrétion.—Et vous avez tort, Monsieur, elle est naturelle et nécessaire; vous ne me devez aucun remerciement pour cela.»
M. de Lignolle, bien rassuré, vint à moi. «A propos, Mademoiselle, me dit-il, je vous rends grâces, vous voulez bien enseigner à la comtesse des choses difficiles.—Difficiles! mais non, Monsieur le comte.—Oh! que si, Mademoiselle; je sais trop ce que c'est, et je suis vraiment sensible à votre complaisance.» Alors, pour payer le trop honnête compliment du mari, je lui répétai mot à mot l'équivoque réponse que sa femme venoit de faire: Et vous avez tort, Monsieur, elle est naturelle et nécessaire; vous ne me devez aucun remerciement pour cela.
Après ces politesses réciproques, la conversation devint générale, et de part et d'autre il ne fut rien dit qui mérite d'être rapporté; mais à deux heures on vint annoncer que quelqu'un me demandoit. «Qu'on fasse entrer», dit la comtesse. Je lui représentai qu'apparemment c'étoit M. de Valbrun. «Eh bien! répliqua-t-elle, qu'il vous parle ici.—Cela ne se peut guère, Madame.—Allez donc chez vous, mais ne tardez pas à revenir.»
Je courus à ma petite porte: «Bonjour, Monsieur le vicomte.—Bonjour, Monsieur le chevalier.—Eh bien! la lettre à ma sœur?—Je l'ai fait porter au couvent.—Celle à mon père?—C'est moi-même qui l'ai mise hier à la poste.—Et ma Sophie?—La baronne ne l'a pas vue; mais une chambre est retenue pour vous dans le couvent que vous avez indiqué.—Partons, Vicomte, partons!—Comment! partons?—Oui, tout à l'heure…—Ne sommes-nous pas convenus d'attendre?…—Je n'attends pas un moment.—Mais songez donc…—Je ne songe à rien.—Aux périls…—Je n'en connois plus… O ma Sophie! je différerois d'un jour le bonheur de te voir?—Cependant, il faut différer…—Vicomte, si vous ne voulez pas m'y conduire, j'irai seul.—Mais…—J'irai seul. Plutôt périr cent fois que de ne pas la voir aujourd'hui!—Chevalier de Faublas, et la comtesse?—De quoi me parlez-vous? qu'est-ce que la comtesse, quand il s'agit de Sophie?—Et vos ennemis?—Je les défie tous.—Ainsi nulle considération ne peut plus vous arrêter?—Nulle considération, Monsieur le vicomte; et, je vous le répète, si vous m'abandonnez, je pars seul… Vicomte, la reconnoissance que je vous dois n'en sera point altérée.—Puisque rien ne peut changer vos résolutions, je me rends; mais je vous demande une grâce.—Parlez, et croyez…—Attendez au moins jusqu'à la nuit.—Jusqu'à la nuit!—Écoutez-moi: dans un quart d'heure je dîne avec la baronne, à six heures du soir je l'amène ici. Dès que vous la verrez entrer chez la comtesse, soyez sûr que mon carrosse vous attend à la porte. Descendez alors par ce petit escalier, venez me joindre, et vous serez bien accompagné jusqu'au couvent, je vous le promets.—A six heures précises, Vicomte?—Chevalier, je vous en donne ma parole.»
Au moment où M. de Valbrun me disoit adieu, la comtesse venoit elle-même me chercher. L'aimable enfant, trop abusée, se crut sans doute l'objet de la profonde rêverie dans laquelle on me vit plongé pendant tout le dîner, qui me parut long. O ma Sophie! faut-il vous dire que, seule et sans distraction, vous occupiez alors mon cœur et ma pensée?
Après le dessert, cependant, en prenant le café dans le salon, je fixai plusieurs fois la jeune Lignolle, et toujours mes yeux rencontrèrent les siens. Mes regards enfin s'arrêtèrent volontairement sur tant d'appas. Que de vivacité! que de fraîcheur! la belle peau!… la jolie bouche!… Ah! charmante petite femme, vous ne méritiez pas d'être abandonnée le lendemain de vos noces.
Ces réflexions étoient l'effet tout simple d'une commisération trop naturelle pour que personne puisse l'improuver; mais malheureusement, dans la situation où je me trouvois, une réflexion fait naître une idée promptement suivie d'une autre réflexion, qu'une autre idée remplace aussitôt, et voilà comme souvent, d'encore en encore, il arrive que ce qui étoit bon dans son principe devient blâmable dans ses conséquences. Qui de vous pourtant, présumant assez de lui-même, oseroit, en pareil cas, après avoir assigné le point juste où il faudroit s'arrêter, oseroit, dis-je, affirmer que jamais il ne le passera? Montrez donc votre indulgence ordinaire pour un jeune homme qui vous fait, avec sa franchise accoutumée, un aveu délicat et pénible.
J'approchai de la comtesse, et, me penchant à son oreille, je lui dis bien bas: «Ne pourrois-je un instant, ma jeune amie, vous entretenir seule au boudoir?» Mme de Lignolle se leva. «Madame la marquise, dit-elle à sa tante, permet-elle que je la quitte pour un moment?—Oui, oui, répondit Mme d'Armincour. Je n'ignore pas que les jeunes femmes ont toujours…—Bon! Savez-vous ce que ces dames vont faire? interrompit le comte avec un rire presque moqueur. Une charade en prose!—Eh! Monsieur, répliqua la comtesse, quelle ironique joie! que d'amertume! Je ne défends pas notre ouvrage, il nous a si peu coûté! Mais quiconque est également incapable de nous deviner et de faire comme nous n'a pas, ce me semble, le droit de se fâcher ni de s'égayer à nos dépens.»
A ces mots, elle me conduisit dans son boudoir, la maligne comtesse! Et, quoique nous n'y fussions pas restés longtemps, la charade étoit faite quand nous en sortîmes.
Cependant mes vœux hâtoient la fin du jour, et la nuit tardoit beaucoup à venir. Elle vint, je tressaillis de joie; on annonça la baronne, je pensai me trouver mal; mes jambes me soutenoient à peine, j'eus à peine la force de faire à ma protectrice une inclination légère; mais, aussitôt que cette extrême agitation fut calmée, je pris le chemin de ma chambre. Je m'étois flatté que la comtesse, qui faisoit à la baronne les premiers complimens, ne s'apercevroit pas de mon évasion; mais aucun des mouvemens de l'objet chéri n'échappe à l'œil vigilant d'une amante. Mme de Lignolle me vit sortir et cria: «Vous partez, Mademoiselle de Brumont?…—Oui, Madame.—Mais vous allez revenir, j'espère?—Oh! oui,… Madame,… je… re…vien…drai,… oui, je tâ…che…rai,… oui, Madame, le plus tôt possible!»
J'avoue que ma voix étoit entrecoupée, j'avoue que je tremblois en lui adressant ce fatal adieu. Pauvre petite!
Je traversai son appartement et ma chambre, je descendis rapidement l'escalier dérobé, je franchis le seuil de la porte cochère, je me précipitai dans la voiture du vicomte.
Cinq minutes après j'arrive au couvent, à cet asile désiré. Une religieuse m'ouvre la porte, et me demande qui je suis. «La veuve Grandval.—Je vais vous conduire à votre chambre, ma sœur.—Non, ma sœur, dites-moi où sont maintenant rassemblées toutes vos pensionnaires.—Au salut, ma sœur.—Où dit-on le salut?—Mais… dans la chapelle.—Et la chapelle?—Est devant vous.»
Je cours à la chapelle, et mon coup d'œil inquiet en embrasse toute l'étendue. Beaucoup de femmes sont en prières; une d'entre elles se distingue par son recueillement plus profond. Mon cœur s'est ému, mon cœur palpite. Voilà ses longs cheveux bruns, sa taille légère, ses grâces enchanteresses… Je fais quelques pas, je la vois! grand Dieu!… Faublas, heureux époux, maîtrisez la violence de ce premier transport: allez doucement vous mettre à genoux tout à côté d'elle.
Mme de Faublas étoit si préoccupée qu'elle ne s'aperçut pas qu'une étrangère venoit de prendre place à ses côtés. J'écoutai la fervente prière qu'elle adressoit au Ciel. «Grand Dieu! disoit-elle, il est vrai que je fus sa coupable amante; mais tu m'as permis de devenir sa légitime épouse. Je croyois qu'une longue absence avoit assez puni la foiblesse d'un moment. Si pourtant ta justice n'est pas fléchie; si, dans l'auguste sévérité de tes jugemens, tu as décidé que mon crime ne pouvoit s'expier que par une éternelle séparation, Dieu puissant, Dieu de bonté, qui te plais à faire éclater jusque dans les châtimens ta miséricorde infinie, souviens-toi que je suis mortelle, hâte-toi de frapper, prends ma vie: un prompt trépas sera pour ta victime un signalé bienfait; et, si tu daignes combler son dernier vœu, tu permettras qu'à son heure suprême elle entrevoie encore son époux une fois, une fois seulement! Tu permettras que Faublas ferme sa mourante paupière et reçoive son dernier soupir.»
J'entendis sa prière: mon premier mouvement fut de me précipiter devant elle et de lui montrer son époux. Je conservai pourtant assez de présence d'esprit pour sentir qu'un éclat nous perdroit, et assez de courage pour modérer mon impatience et retenir ma joie. En attendant que l'office fût dit, et que je pusse me découvrir à Sophie quand elle seroit seule, je m'enivrai du bonheur de l'admirer.
Le salut vient de finir, Sophie se lève, et ne me voit seulement pas, parce que, tout entière à sa douleur, elle ne voit aucun des objets qui l'environnent. Je règle mes pas sur les siens, et je la suis lentement par derrière. Elle vient de sortir de la chapelle et va traverser la cour. Au moment où j'y mets le pied, plusieurs hommes[15], tout à coup sortis de la retraite qui les cachoit, m'entourent et se jettent sur moi. La surprise et l'effroi m'arrachent un cri, un cri terrible qui va retentir aux oreilles de Sophie. Mon amante a reconnu ma voix, elle se retourne, trop tôt sans doute, puisqu'elle peut encore m'apercevoir. Moi-même je l'entends m'adresser une plainte inutile, je la vois me tendre les bras, je la vois tomber au milieu des femmes effrayées qui l'environnent… Hélas! où sont mes armes? où sont mes amis?… Les barbares satellites m'accablent de leur nombre; ils m'entraînent loin de ma femme! loin de ma femme évanouie!… Dieu cruel, impitoyable Dieu, aurois-tu reçu la prière que tout à l'heure elle t'adressoit?
[15] Lecteur pénétrant, souvenez-vous de la lettre à mon père, mise hier à la poste, et conjecturez.
Vains emportemens d'une fureur impuissante! Rien ne peut me sauver. Elles viennent de se rouvrir, les portes de ce couvent où je suis si témérairement entré! On m'a jeté dans une voiture, qui soudain part et ne roule pas fort longtemps. J'entends d'immenses portes crier sur d'énormes gonds; je vois un château fort, le pont-levis s'abaisse devant moi, j'entre dans une grosse tour, des militaires décorés m'y reçoivent… Hélas! je suis à la Bastille.
Au Public.
Il ne tient qu'à vous que j'en sorte, Monsieur, mais il faut pour cela que vous ayez encore le désir de voir une nouvelle suite de mes aventures. Si vous ne daignez pas, Monsieur, continuer à cet essai l'indulgence dont vous avez honoré le premier, je me verrai condamné à finir mes jours dans une prison, et je n'aurai, sur beaucoup de compagnons d'infortune, que le triste avantage de savoir pourquoi l'on m'y a mis et pourquoi j'y reste.
Imprimé par Jouaust et Sigaux
POUR LA
PETITE BIBLIOTHÈQUE ARTISTIQUE
M DCCC LXXXIV
PETITE BIBLIOTHÈQUE ARTISTIQUE
Tirage in-16 sur papier de Hollande, plus 25 chine et 25 whatman.—Tirage en GRAND PAPIER (in-8o), à 170 pap. de Hollande, 20 chine, 20 whatman.
HEPTAMÉRON de la Reine de Navarre.—DÉCAMÉRON de Boccace, grav. de Flameng. | Épuisés. |
CENT NOUVELLES NOUVELLES, dessins de J. Garnier, grav. par Lalauze ou reprod. par l'héliogravure. 10 fasc. | 50 fr. |
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