Title: Les amours du chevalier de Faublas, tome 2/5
Author: Jean-Baptiste Louvet de Couvray
Illustrator: Paul Avril
Release date: April 30, 2020 [eBook #61980]
Most recently updated: October 17, 2024
Language: French
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LES AMOURS
DU CHEVALIER
DE FAUBLAS
TOME DEUXIÈME
PARIS, M DCCC LXXXIV
PAR
LOUVET DE COUVRAY
AVEC UNE
PRÉFACE PAR HIPPOLYTE FOURNIER
Dessins de Paul Avril
GRAVÉS A L'EAU-FORTE PAR MONZIÈS
PARIS
LIBRAIRIE DES BIBLIOPHILES
Rue Saint-Honoré, 338
M DCCC LXXXIV
Vous devez être, mon cher Faublas, pénétré de l'horreur de ma situation. Le feu, devenu plus violent, alloit se communiquer à la chambre où nous étions enfermés, et déjà les flammes battoient au pied de la tour de Lodoïska. Lodoïska poussoit de longs gémissemens, auxquels je répondois par des cris de fureur. Boleslas parcouroit notre prison comme un insensé; il poussoit d'affreux hurlemens, il essayoit de briser la porte avec ses pieds et ses mains; et moi, pendu à la fenêtre, je secouois avec rage les barreaux que je ne pouvois ébranler.
Tout à coup ceux qui étoient montés redescendent avec précipitation; nous entendons ouvrir les portes: Dourlinski lui-même demande quartier; les vainqueurs se précipitent dans le bâtiment enflammé: attirés par nos cris, ils enfoncent notre porte à coups de hache. A leur costume, à leurs armes, je reconnois des Tartares; leur chef arrive, je vois Titsikan. «Ah! ah! dit-il, c'est mon brave homme!» Je me jette à ses genoux: «Titsikan!… Lodoïska!… Une femme!… la plus belle des femmes!… dans cette tour!… Elle y va brûler vive!» Le Tartare dit un mot à ses soldats, ils volent à la tour: j'y vole avec eux; Boleslas les suit. On enfonce les portes; près d'un vieux pilier nous découvrons un escalier tournant rempli d'une épaisse fumée. Les Tartares épouvantés s'arrêtent; je veux monter. «Hélas! qu'allez-vous faire? me dit Boleslas.—Vivre ou mourir avec Lodoïska! m'écriai-je.—Vivre ou mourir avec mon maître!» répond mon généreux serviteur! Je m'élance: il s'élance après moi! Au risque d'être suffoqués, nous montons à peu près quarante degrés. A la lueur des flammes, nous découvrons Lodoïska dans un coin de sa prison; elle traînoit foiblement sa voix mourante. «Qui vient à moi? dit-elle.—C'est Lovzinski, c'est ton amant!» Sa joie lui rend des forces; elle se relève et vole dans mes bras; nous l'emportons, nous descendons quelques degrés; mais une vapeur plus épaisse se répand dans l'escalier et nous force de remonter précipitamment; à l'instant même une partie de la tour s'écroule; Boleslas jette un cri terrible; Lodoïska s'évanouit… Faublas, ce qui devoit nous perdre nous sauva. Le feu, auparavant étouffé, se fait jour; il s'étend plus rapidement, mais la fumée se dissipe. Chargés de notre précieux fardeau, Boleslas et moi nous descendons promptement… Mon ami, je n'exagère pas, chaque marche trembloit sous nos pieds! les murs étoient brûlans! Enfin nous arrivons à la porte de la tour; Titsikan, tremblant pour nous, y étoit accouru. «Braves gens!» dit-il en nous voyant paroître. Je pose Lodoïska à ses pieds, et je tombe sans connoissance auprès d'elle.
Je restai plus d'une heure dans cet état. On craignoit pour ma vie. Boleslas pleuroit. Je repris enfin mes esprits à la voix de Lodoïska qui, revenue à elle, me nommoit son libérateur. Tout étoit changé dans le château, la tour étoit entièrement tombée. Les Tartares avoient arrêté les progrès de l'incendie; ils avoient abattu une partie du bâtiment pour sauver l'autre; ensuite on nous avoit transportés dans un vaste salon, où Titsikan étoit lui-même avec quelques-uns de ses soldats. Les autres, occupés à piller, apportoient à leur chef l'or, l'argent, les pierreries, la vaisselle, tous les effets précieux que les flammes avoient épargnés. Tout près de là, Dourlinski, chargé de fers, regardoit en gémissant ce monceau de richesses dont on alloit le dépouiller. La rage, la terreur, le désespoir, tout ce qui déchire le cœur d'un scélérat puni se lisoit dans ses yeux égarés. Il frappoit la terre avec fureur, portoit à son front ses poings fermés, et, vomissant d'horribles blasphèmes, il reprochoit au Ciel sa juste vengeance.
Cependant mon amante pressoit ma main dans les siennes. «Hélas! me dit-elle en sanglotant, tu m'as sauvé la vie, et la tienne est encore en danger! et, si nous échappons à la mort, l'esclavage nous attend!—Non, non, Lodoïska, rassure-toi: Titsikan n'est point mon ennemi; Titsikan finira nos malheurs.—Sans doute, si je le puis, interrompit le Tartare: tu parles bien, brave homme! Oh! je vois que tu n'es pas mort, et j'en suis fort aise: tu dis et tu fais toujours de bonnes choses, toi! et tu as là, ajouta-t-il en montrant Boleslas, un ami qui te seconde bien.» J'embrassai Boleslas. «Oui, Titsikan, oui, j'ai un ami; ce nom lui restera toujours.» Le Tartare m'interrompit encore: «Ah çà! dis-moi, vous étiez tous deux dans une chambre basse; elle étoit dans une tour, elle; pourquoi cela? Je parie, Messieurs les drôles, que vous avez voulu souffler cette enfant à ce butor-là (en montrant Dourlinski); et vous aviez raison: il est vilain, et elle est jolie! Voyons, conte-moi cela.» J'instruisis Titsikan de mon nom, de celui du père de Lodoïska, de tout ce qui m'étoit arrivé jusqu'alors. «C'est à Lodoïska, lui dis-je ensuite, à nous apprendre ce que l'infâme Dourlinski lui a fait souffrir depuis qu'elle est dans son château.
—Vous savez, dit aussitôt Lodoïska, que mon père me fit quitter Varsovie le jour même que la diète fut ouverte. Il me conduisit d'abord dans les terres du palatin de ***, à vingt lieues seulement de la capitale, où il retourna pour assister aux états. Le jour que M. de P… fut proclamé roi, Pulauski vint me prendre chez le palatin, et m'amena ici, croyant que j'y serois plus à l'abri de toutes les recherches. Il chargea Dourlinski de me garder avec soin, et d'empêcher surtout que Lovzinski ne pût découvrir le lieu de ma retraite. Il me quitta pour aller, disoit-il, rassembler, encourager les bons citoyens, défendre son pays et punir des traîtres. Hélas! des soins importans lui ont fait oublier sa fille! Je ne l'ai pas revu depuis!
Quelques jours après son départ je commençai à m'apercevoir que les visites de Dourlinski devenoient plus fréquentes et plus longues; bientôt il ne quitta presque plus l'appartement qu'on m'avoit donné pour prison. Il m'ôta, je ne sais sous quel prétexte, l'unique femme que mon père m'avoit laissée pour me servir; et, pour que personne, disoit-il, ne sût que j'étois chez lui, il m'apportoit lui-même ce qui étoit nécessaire à ma subsistance, et passoit ainsi les journées entières près de moi.
Vous ne savez pas, mon cher Lovzinski, combien je souffrois de la présence continuelle d'un homme qui m'étoit odieux, et dont je soupçonnois les infâmes desseins! Il osa me les expliquer un jour; je l'assurai que ma haine seroit toujours le prix de sa tendresse, et que son indigne conduite lui avoit attiré mes profonds mépris. Il me répondit froidement qu'avec le temps je m'accoutumerois à le voir, à souffrir ses assiduités, et même à les désirer. Il ne changea rien à sa conduite ordinaire; il entroit chez moi le matin et n'en sortoit que le soir. Séparée de tout ce que j'aimois, toujours gênée par mon tyran, je n'avois pas même la foible consolation de pouvoir me livrer tranquillement au souvenir de mon bonheur passé. Témoin de mes inquiétudes, Dourlinski se plaisoit à les augmenter. Pulauski, me disoit-il, commandoit un corps polonois. Lovzinski, trahissant sa patrie qu'il n'aimoit pas, et une femme dont il se soucioit peu, servoit dans l'armée russe. On ne doutoit pas qu'il n'y eût bientôt un combat sanglant; au reste, il étoit bien certain que désormais rien ne pourroit réconcilier mon père avec Lovzinski. Quelques jours après, il vint m'annoncer que Pulauski avoit attaqué pendant la nuit les Russes dans leur camp, et que, dans la mêlée, mon amant étoit tombé sous les coups de mon père. Le cruel me fit lire cet événement bien détaillé dans une espèce de papier public, que sans doute il avoit fait imprimer exprès; d'ailleurs, à la barbare joie qu'il affectoit, je crus la nouvelle trop véritable. «Tyran impitoyable! m'écriai-je, tu jouis de mes pleurs, de mon désespoir; mais cesse de me persécuter, ou tu verras bientôt que la fille de Pulauski peut bien elle-même venger ses injures.»
Un soir qu'il m'avoit quittée plus tôt qu'à l'ordinaire, j'entendis vers le minuit ma porte s'ouvrir doucement. A la lueur d'une lampe que je laissois toujours allumée, je vis mon tyran s'avancer vers mon lit. Comme il n'y avoit pas de crime dont je ne le jugeasse capable, j'avois prévu celui-là, et je m'étois bien promis de le prévenir. Je m'armai d'un couteau que j'avois eu la précaution de cacher sous mon oreiller; j'accablai le scélérat des reproches qu'il méritoit; je lui jurai que, s'il osoit s'approcher, je le poignarderois de mes mains. Il recula de surprise et d'effroi. «Je suis las de n'essuyer que des mépris, me dit-il en sortant; si je ne craignois d'être entendu, tu verrois ce que peut contre moi le bras d'une femme; mais je sais un moyen sûr de vaincre ta fierté. Bientôt tu te croiras trop heureuse de pouvoir acheter ta grâce par les plus humbles soumissions.» Il sortit. Quelques momens après, son confident entra le pistolet à la main; je dois lui rendre justice, il pleuroit en m'annonçant les ordres de son maître. «Habillez-vous, Madame, il faut me suivre.» C'est tout ce qu'il put me dire. Il me conduisit dans cette tour, où sans vous j'allois périr aujourd'hui; il m'enferma dans cette horrible prison: c'est là que j'ai langui pendant plus d'un mois, sans feu, sans lumière, presque sans habits; du pain et de l'eau pour ma nourriture, pour mon lit une simple paillasse. Voilà l'état auquel fut réduite la fille unique d'un grand de Pologne! Vous frémissez, brave étranger! eh bien, croyez que je ne vous raconte qu'une partie de mes douleurs. Une chose du moins me rendoit ma misère moins insupportable: je ne voyois plus mon tyran; tandis qu'il attendoit tranquillement que je sollicitasse mon pardon, je passois les journées et les nuits entières à appeler mon père, à pleurer mon amant… Lovzinski, de quel étonnement je fus saisie, de quelle joie mon âme fut pénétrée le jour que je te reconnus dans les jardins de Dourlinski!…»
Titsikan écoutoit avec attention l'histoire de nos malheurs, dont il paroissoit vivement touché, lorsque sa garde avancée donna l'alarme. Il nous quitta brusquement pour courir au pont-levis. Nous entendions un grand tumulte. «Lovzinski! Lodoïska! couple lâche et perfide, s'écria Dourlinski, qui ne pouvoit contenir sa joie, vous avez cru pouvoir m'échapper; tremblez! vous allez retomber en mon pouvoir: au bruit de mon malheur, les gentilshommes voisins se sont sans doute rassemblés; ils viennent me secourir…—Ils ne pourront que te venger, scélérat!» interrompit Boleslas en saisissant une barre de fer dont il alloit l'assommer. Je le retins. Titsikan rentra aussitôt. «Ce n'étoit qu'une fausse alarme, nous dit-il; c'est une petite troupe que j'ai détachée hier pour aller battre la campagne: elle avoit ordre de me rejoindre ici, elle me ramène quelques prisonniers; tout est d'ailleurs tranquille, rien ne paroît encore dans les environs.»
Tandis que Titsikan me parloit, on amenoit devant lui les malheureux que leur mauvais sort avoit livrés aux Tartares. Nous en vîmes d'abord paroître cinq. «Ils disent que celui-là leur a donné bien de la peine; c'est pour cela qu'ils l'ont ainsi garrotté, nous dit Titsikan en nous montrant le sixième.—Dieu! c'est mon père!» s'écria Lodoïska en courant à lui. Je me jetai aux genoux de Pulauski. «Tu es Pulauski, toi? continua le Tartare; eh bien, la rencontre n'est pas malheureuse. Tiens, mon ami, il n'y a pas plus d'un quart d'heure que je te connois, je sais que tu es fier et entêté, mais n'importe, je t'estime: tu as du cœur et de la tête, ta fille est belle et ne manque pas d'esprit, Lovzinski est brave!… plus brave que moi, je crois. Tiens…» Pulauski, immobile d'étonnement, écoutoit à peine le Tartare; et, frappé de l'étrange spectacle qui s'offroit à ses yeux, il concevoit d'horribles soupçons. Il me repoussa avec horreur. «Malheureux! tu as trahi ta patrie, une femme qui t'aimoit, un homme qui se plaisoit à te nommer son gendre; il ne te manquoit plus que de te lier avec des brigands!…» Titsikan l'interrompit: «Avec des brigands, si tu veux; mais des brigands sont quelquefois bons à quelque chose: sans moi, dès demain, peut-être, ta fille n'auroit plus été fille. N'ayez pas peur, ajouta-t-il en se tournant vers moi, je sais qu'il est fier, je ne me fâcherai pas.»
Nous avions porté Pulauski dans un fauteuil: sa fille et moi nous baignions de nos larmes ses mains enchaînées; il me repoussoit toujours en m'accablant de reproches. «Mais que diable est-ce que tu lui contes donc? reprit Titsikan. Je te dis, moi, que Lovzinski est un brave homme, que je veux marier; et ton Dourlinski, un coquin que je vais faire pendre. Je te répète que tu es tout seul plus entêté que nous trois; mais écoute-moi, et finissons, car il faut que je m'en aille. Tu m'appartiens par le droit le plus incontestable, celui de l'épée. Eh bien! si tu me donnes ta parole de te réconcilier sincèrement avec Lovzinski et de lui donner ta fille, je te rends la liberté.—Qui sait braver la mort peut supporter l'esclavage; ma fille ne sera jamais la femme d'un traître.—Aimes-tu mieux qu'elle soit la maîtresse d'un Tartare? Si tu ne me promets pas de la marier sous huit jours à ce brave homme, je l'épouse ce soir, moi. Quand je serai las de toi et d'elle, je vous vendrai aux Turcs; ta fille est assez belle pour entrer au sérail d'un bacha; toi, tu feras la cuisine de quelque janissaire.—Ma vie est dans tes mains, fais-en ce qu'il te plaira. Si Pulauski tombe sous les coups d'un Tartare, on le plaindra; on se dira qu'il méritoit une autre fin; mais, si je pouvois consentir… Non, j'aime mieux mourir.—Oh! je ne veux pas que tu meures, moi! Je veux que Lovzinski épouse Lodoïska. Eh! nom d'un sabre! est-ce à mon prisonnier à me faire la loi? Quel chien d'homme! s'il n'étoit qu'entêté; mais c'est qu'il raisonne mal.»
Je voyois la colère briller dans les jeux du Tartare; je le fis souvenir qu'il m'avoit promis de ne pas s'emporter. «Sans doute! mais cet homme-là lasseroit la patience d'un favori du prophète! je ne suis qu'un voleur, moi! Pulauski, je te le répète, je veux que Lovzinski épouse ta fille. Nom d'un sabre! il l'a bien gagné: sans lui elle étoit brûlée ce soir.—Comment?—Eh oui; regarde ces décombres! Il y avoit là une tour, cette tour étoit en feu, personne n'osoit y monter; il y a été avec Boleslas, lui; ils ont sauvé ta fille.—Ma fille étoit dans cette tour?—Oui, elle y étoit: ce coquin l'y avoit mise; ce coquin vouloit la violer… Allons, vous autres, contez-lui tout cela, et dépêchez-vous; qu'il se décide: j'ai affaire ailleurs; je ne veux pas que vos quartuaires[1] me surprennent ici: en plaine, c'est autre chose, je me moque d'eux.»
[1] Quartuaires, c'est le nom qu'on donne à des chevaliers établis pour veiller à la sûreté des frontières de la Polidie et de la Volhynie, contre les Tartares.
Tandis que Titsikan faisoit charger sur de petits chariots couverts le butin considérable qu'il avoit fait, Lodoïska instruisoit son père des forfaits de Dourlinski, et mêloit si adroitement le récit de notre tendresse à l'histoire de ses malheurs que la nature et la reconnoissance se firent entendre en même temps au cœur de Pulauski. Vivement touché des infortunes de sa fille, sensible au service important que je venois de lui rendre, il embrassoit Lodoïska, et, me regardant sans colère, il sembloit attendre impatiemment que j'achevasse de le déterminer. «O Pulauski! lui dis-je, ô toi que le Ciel m'avoit laissé pour me consoler de la perte du meilleur des pères! ô toi pour qui j'avois autant d'amitié que de respect, pourquoi as-tu condamné tes enfans sans les entendre? Pourquoi as-tu soupçonné de la plus horrible trahison un homme qui adoroit ta fille? Quand mes vœux portoient sur le trône celui qui l'occupe maintenant, Pulauski, je le jure par celle que j'aime, je croyois faire le bien de mon pays. Les malheurs que ma jeunesse ne voyoit pas, ton expérience les a prévus; mais, parce que j'ai manqué de prudence, dois-tu m'accuser de perfidie? Peux-tu me reprocher d'avoir estimé mon ami? peux-tu me faire un crime de l'estimer encore? Depuis trois mois j'ai vu comme toi les maux de ma patrie, comme toi j'en ai gémi; mais je suis sûr que le roi les ignore: j'irai l'en instruire à Varsovie…» Pulauski m'interrompit: «Ce n'est pas là qu'il faut aller. Tu dis que M. de P… n'est pas instruit des malheurs de son pays, je le veux croire; mais, qu'il les sache ou qu'il les ignore, peu nous importe aujourd'hui. Des étrangers insolens, cantonnés dans nos provinces, s'efforceront de s'y maintenir, même contre le roi qu'ils ont élu. Ce n'est pas un monarque impuissant ou mal intentionné qui chassera les Russes de mon pays. Lovzinski, n'espérons plus qu'en nous-mêmes; vengeons la patrie, ou mourons pour elle. J'ai rassemblé dans le palatinat de Lublin quatre mille gentilshommes qui n'attendent que le retour de leur général pour marcher contre les Russes; suis-moi, viens dans mon camp… A cette condition je suis libre, et ma fille est à toi.—Pulauski, je suis prêt, je jure de suivre ta fortune et de partager tes dangers. Et ne crois pas que Lodoïska seule m'arrache ces sermens! Je chéris ma patrie autant que j'adore ta fille; je jure par elle, et devant toi, que les ennemis de l'État ont toujours été et ne cesseront jamais d'être les miens; je jure que je verserai jusqu'à la dernière goutte de mon sang pour chasser de la Pologne des étrangers qui y règnent sous le nom de son roi!—Embrasse-moi, Lovzinski, je te reconnois, je reconnois mon gendre. Allons, mes enfans, tous nos malheurs sont finis.»
Pulauski me disoit d'unir mes mains à celles de Lodoïska; nous embrassions notre père, quand Titsikan rentra. «Bon! bon! s'écria-t-il; c'est cela: voilà ce que je voulois; j'aime les mariages, moi! Allons, papa, je vais te faire délier. Nom d'un sabre! poursuivit le Tartare tandis que ses soldats coupoient les cordes dont Pulauski étoit garrotté, je fais là une belle action, quand j'y pense! mais aussi elle me coûte bien de l'argent. Deux grands de Pologne! une belle fille! Cela m'auroit payé une grosse rançon!—Titsikan, qu'à cela ne tienne, interrompit Pulauski.—Eh! non, non, répliqua le Tartare, c'est une simple réflexion, une de ces idées dont un voleur n'est pas le maître!… Mes braves gens, je ne veux rien de vous… Il y a plus: vous ne vous en irez pas à pied, j'ai de bons chevaux à votre service. Et, pour cette enfant, si vous le voulez, je vous donnerai un brancard sur lequel on m'a promené pendant dix à douze jours. Ce garçon-là m'avoit si bien étrillé que je ne pouvois plus me tenir à cheval… Il est mauvais, le brancard, grossièrement fait avec des branches d'arbres; mais je n'ai que cela ou un petit chariot couvert à vous offrir; vous choisirez.»
Cependant Dourlinski n'avoit pas encore osé dire un seul mot, et baissoit les yeux d'un air consterné. «Indigne ami, lui dit Pulauski, tu as pu abuser à ce point de ma confiance! Tu n'as pas craint de t'exposer à mon ressentiment! Quel démon t'aveugloit?—L'amour, répondit Dourlinski, un amour forcené. Tu ne sais donc pas à quels excès les passions peuvent porter un homme né violent et jaloux? Que cet exemple effrayant t'apprenne au moins qu'une fille aussi charmante, aussi belle que la tienne, est un rare trésor dont on ne doit confier la garde à personne. Pulauski, j'ai mérité ta haine, et pourtant tu me dois quelque pitié. Je me suis rendu bien coupable; mais tu me vois cruellement puni. Je perds en un seul jour mon rang, mes richesses, mon honneur, ma liberté, je perds plus que tout cela, je perds ta fille! O vous, Lodoïska! vous que j'ai tant outragée, daignerez-vous oublier mes persécutions, vos dangers, vos douleurs? Daignerez-vous m'accorder un généreux pardon? Ah! s'il n'est pas de forfaits qu'un vrai repentir ne puisse expier, Lodoïska, je ne suis plus criminel; je voudrois pouvoir, au prix de tout mon sang, racheter les pleurs que vous avez versés. Dourlinski, dans l'horrible esclavage auquel il va être réduit, n'emportera-t-il pas le souvenir consolant de vous avoir entendu lui dire qu'il ne vous est pas odieux? Fille trop aimable, et jusqu'à présent trop malheureuse, quelque grands que soient mes torts envers vous, je puis encore les réparer d'un seul mot. Venez, approchez-vous, j'ai un secret important à vous révéler.»
Lodoïska s'approcha sans défiance. Soudain je vis un poignard briller dans les mains de Dourlinski. Je me précipitai sur lui… Il étoit trop tard, je ne pus parer que le second coup; déjà mon amante, frappée au-dessous de la mamelle gauche, étoit tombée aux pieds de Titsikan. Pulauski, furieux, vouloit venger sa fille. «Non, non, s'écria le Tartare, tu donnerois à ce scélérat une mort trop douce.—Eh bien! me dit l'infâme assassin en contemplant sa victime avec une cruelle joie, Lovzinski, tu paroissois si pressé de t'unir à Lodoïska! que ne la suis-tu? Va, mon heureux rival, va joindre ton amante au tombeau. Qu'on prépare mon supplice, il me paroîtra doux: je te laisse livré à des tourmens non moins cruels et plus longs que les miens.» Dourlinski ne put en dire davantage: les Tartares l'entraînèrent, ils le précipitèrent dans les décombres enflammés.
Quelle nuit, mon cher Faublas! que de soins différens, que de sentimens contraires m'agitèrent dans son cours! Combien de fois j'éprouvai successivement la crainte et l'espérance, la douleur et la joie! Après tant d'inquiétudes et de dangers, Lodoïska m'étoit remise par son père, je m'enivrois du doux espoir de la posséder: un barbare l'assassinoit à mes yeux!… Ce moment fut le plus cruel de ma vie!… Mais rassurez-vous, mon ami; mon bonheur, si rapidement éclipsé, ne tardera pas à renaître. Parmi les soldats de Titsikan, il s'en trouvoit un qui se mêloit de chirurgie; nous l'appelâmes, il visita la blessure; il assura qu'elle étoit très légère: l'infâme Dourlinski, gêné par ses chaînes, aveuglé par son désespoir, n'avoit porté qu'un coup mal assuré.
Dès que Titsikan fut sûr qu'il n'y avoit plus rien à craindre pour les jours de Lodoïska, il nous fit ses adieux. «Je vous laisse, nous dit-il, les cinq domestiques que Pulauski avoit amenés, des provisions pour plusieurs jours, des armes, six bons chevaux, deux chariots couverts, et tous les gens de Dourlinski bien enchaînés: leur vilain maître est mort. Je pars, le jour commence à paroître: ne sortez d'ici que demain; demain j'irai visiter d'autres cantons. Adieu, braves gens! vous direz à vos Polonois que Titsikan n'est pas toujours un méchant diable, et qu'il rend quelquefois d'une main ce qu'il prend de l'autre. Adieu.» A ces mots il donna le signal du départ: les Tartares passèrent le pont-levis, et s'éloignèrent au grand galop.
Il n'y avoit pas deux heures qu'ils étoient partis, lorsque plusieurs gentilshommes voisins, soutenus par quelques quartuaires, vinrent investir le château de Dourlinski. Pulauski lui-même alla les recevoir: il leur rendit compte de tout ce qui s'étoit passé; et quelques-uns d'entre eux, gagnés par ses discours, se déterminèrent à nous suivre dans le palatinat de Lublin. Ils ne nous demandèrent que deux jours pour préparer les choses nécessaires à leur départ. Ils vinrent en effet nous rejoindre le surlendemain, au nombre de soixante; et, Lodoïska nous ayant assuré qu'elle se sentoit en état de supporter les fatigues du voyage, nous la plaçâmes dans une voiture commode que nous avions eu le temps de nous procurer. Après avoir rendu la liberté aux gens de Dourlinski, nous leur abandonnâmes les deux chariots couverts, dans lesquels Titsikan avoit eu la singulière générosité de laisser une partie du butin, qu'ils partagèrent entre eux.
Nous arrivâmes sans accident dans le palatinat de Lublin, à Polowisk, où Pulauski avoit marqué le rendez-vous général. La nouvelle de son retour s'étant répandue, une foule de mécontens vint, dans l'espace d'un mois, grossir notre petite armée, qui se trouva forte d'environ dix mille hommes. Lodoïska, entièrement guérie de sa blessure, parfaitement remise de ses fatigues, avoit repris son embonpoint, sa fraîcheur, tout l'éclat de sa beauté. Pulauski m'appela dans sa tente; il me dit: «Trois mille Russes ont paru sur les hauteurs, à trois quarts de lieue d'ici; prends ce soir quatre mille hommes d'élite, va chasser les ennemis du poste avantageux qu'ils occupent. Songe que du succès d'un premier combat dépend presque toujours le succès d'une campagne; songe qu'il faut venger ta patrie, mon ami: que demain j'apprenne ta victoire, demain tu épouses Lodoïska.»
Je me mis en marche sur les dix heures du soir. A minuit, nous surprîmes les ennemis dans leur camp; jamais déroute ne fut plus complète: nous leur tuâmes sept cents hommes, nous fîmes neuf cents prisonniers; nous prîmes tous leurs canons, la caisse militaire et les équipages.
A la pointe du jour, Pulauski vint me joindre avec le reste des troupes; il amenoit Lodoïska: on nous maria dans la tente de Pulauski. Tout le camp retentit de chants d'allégresse; la valeur et la beauté furent célébrées dans des vers joyeux; c'étoit la fête de l'Amour et de Mars: on eût dit que chaque soldat avoit mon âme et partageoit mon bonheur.
Lorsque j'eus donné à l'amour les premiers jours d'une union si chère, je songeai à récompenser l'héroïque fidélité de Boleslas. Mon beau-père lui fit la donation d'un de ses châteaux, situé à quelques lieues de la capitale. Lodoïska et moi nous y joignîmes une somme d'argent assez considérable pour lui assurer un sort indépendant et tranquille. Il ne vouloit pas nous quitter: nous lui ordonnâmes d'aller prendre possession de son château, et de vivre paisiblement dans l'honorable retraite que ses services lui avoient méritée. Le jour qu'il partit, je le pris à l'écart. «Tu iras de ma part, lui dis-je, trouver notre monarque à Varsovie; tu lui apprendras que l'hymen m'unit à la fille de Pulauski; tu lui diras que je me suis armé pour chasser de son royaume des étrangers qui le dévastent; tu lui diras surtout que Lovzinski est l'ennemi des Russes et n'est pas l'ennemi de son roi.»
Je ne vous fatiguerai pas, mon cher Faublas, du récit de nos opérations pendant huit années consécutives d'une guerre sanglante. Quelquefois vaincu, plus souvent vainqueur, aussi grand dans ses défaites que redoutable après ses victoires, toujours supérieur aux événemens, Pulauski fixa sur lui l'attention de l'Europe, et l'étonna par sa longue résistance. Forcé d'abandonner une province, il alloit livrer de nouveaux combats dans une autre; et c'est ainsi que, parcourant successivement tous les palatinats, il signala, dans chacun d'eux, par quelques exploits glorieux, la haine qu'il avoit jurée aux ennemis de la Pologne.
Femme d'un guerrier, fille d'un héros, accoutumée au tumulte des camps, Lodoïska nous suivoit partout. De cinq enfans qu'elle m'avoit donnés, une fille seulement me restoit âgée de dix-huit mois. Un jour, après un combat opiniâtre, les Russes vainqueurs se précipitèrent dans ma tente pour la piller. Pulauski et moi, suivis de quelques gentilshommes, nous volâmes à la défense de Lodoïska: nous la sauvâmes; mais ma fille me fut enlevée. Ma fille, par une sage précaution que sa mère n'avoit pas négligée dans ces temps de divisions, porte gravées sous l'aisselle les armes de notre maison; mais j'ai fait jusqu'à présent d'inutiles recherches… Hélas! Dorliska, ma chère Dorliska, gémit dans l'esclavage ou n'existe plus!
Cette perte me causa la plus vive douleur. Pulauski y parut presque insensible, soit qu'il fût déjà occupé du grand projet qu'il ne tarda pas à me communiquer, soit que les maux de la patrie eussent seuls le droit de toucher son cœur stoïque. Il rassembla les restes de son armée, prit un camp avantageux, employa plusieurs jours à le fortifier, et s'y maintint trois mois entiers contre tous les efforts des Russes. Il falloit pourtant songer à l'abandonner, les vivres commençoient à nous manquer. Pulauski vint dans ma tente, fit retirer tous ceux qui s'y trouvoient; et, dès que nous fûmes seuls: «Lovzinski, me dit-il, j'ai lieu de me plaindre de toi. Autrefois, tu supportois avec moi le fardeau du commandement; je pouvois me reposer sur mon gendre d'une partie de mes pénibles soins: depuis trois mois tu ne fais que pleurer, tu gémis comme une femme! Tu m'abandonnes dans un moment critique, où tes secours me sont le plus nécessaires! Tu vois comme je suis pressé de toutes parts: je ne crains pas pour moi, ce n'est pas ma vie qui m'inquiète; mais, si nous périssons, l'État n'a plus de défenseurs. Réveille-toi, Lovzinski! tu partageas si noblement mes travaux! n'en reste pas aujourd'hui l'inutile témoin. Nous nous sommes baignés dans le sang des Russes, nos concitoyens sont vengés; mais ils ne sont pas sauvés; mais bientôt peut-être nous ne pourrons plus les défendre.—Tu m'étonnes, Pulauski! d'où te viennent ces pressentimens sinistres?—Je ne m'alarme pas sans raison; considère notre position actuelle: je me suis efforcé de réveiller dans tous les cœurs l'amour de la patrie; je n'ai trouvé presque partout que des hommes avilis, nés pour l'esclavage, ou des hommes foibles qui, pénétrés de leurs malheurs, se sont bornés cependant à de stériles regrets. Quelques vrais citoyens, en petit nombre, se sont rangés sous mes étendards; mais huit campagnes les ont presque tous moissonnés. Je m'affoiblis par mes victoires, nos ennemis reparoissent plus nombreux après leurs défaites.—Je te le répète, Pulauski, tu m'étonnes! Dans des circonstances non moins pressantes, je t'ai vu soutenu de ton courage…—Crois-tu qu'il m'abandonne? La valeur ne consiste pas à s'aveugler sur le danger, mais à le braver en l'apercevant. Nos ennemis préparent ma défaite; cependant, si tu le veux, Lovzinski, le jour qu'ils ont marqué pour leur triomphe sera peut-être celui de leur perte et du salut de nos concitoyens.—Si je le veux! en doutes-tu? Parle, que veux-tu dire? que faut-il faire?—Frapper le coup le plus hardi que j'aie jamais médité. Quarante hommes d'élite se sont rassemblés à Czenstochow, chez Kaluvski, dont on connoît la bravoure; il leur faut un chef adroit, ferme, intrépide: c'est toi que j'ai choisi.—Pulauski, je suis prêt.—Je ne te dissimulerai pas le danger de l'entreprise, le succès en est douteux; et, si tu ne réussis pas, ta perte est infaillible.—Je te dis que je suis prêt, explique-toi.—Tu n'ignores pas qu'il me reste à peine quatre mille hommes: je puis sans doute encore beaucoup tourmenter nos ennemis; mais avec de si foibles moyens je ne dois pas espérer de les forcer jamais à quitter nos provinces… Tous nos gentilshommes accourroient sous mes drapeaux, si le roi étoit dans mon camp.—Que dis-tu, Pulauski? espères-tu que le roi consente à venir ici?—Non; mais il faut l'y forcer.—L'y forcer…?—Oui: je sais qu'une ancienne amitié te lie avec M. de P…; mais, depuis que tu soutiens avec Pulauski la cause de la liberté, tu sais aussi qu'on doit tout sacrifier au bien de sa patrie; qu'un intérêt aussi sacré…—Je connois mes devoirs, et je les remplirai; mais que me proposes-tu? Le roi ne sort jamais de Varsovie.—Eh bien, c'est à Varsovie qu'il faut l'aller chercher. C'est du sein de sa capitale qu'il le faut arracher.—Qu'as-tu préparé pour cette grande entreprise?—Tu vois cette armée russe trois fois plus forte que la mienne, campée depuis trois mois devant moi; son général, maintenant tranquille dans ses retranchemens, attend que, forcé par la famine, je me rende à discrétion. Derrière mon camp sont des marais qu'on croit impraticables: dès qu'il sera nuit, nous les traverserons. J'ai tout disposé de manière que mes ennemis trompés s'apercevront trop tard de ma retraite. J'espère leur dérober plus d'une marche: si la fortune me seconde, je puis gagner une journée sur eux. Je m'avancerai tout droit sur Varsovie par la grande route qui mène à cette capitale, et à travers les petits corps de Russes qui rôdent toujours dans ses environs. Je compte les battre séparément, ou, s'ils se peuvent réunir pour m'arrêter, je les occuperai du moins assez pour qu'ils ne puissent t'inquiéter. Toi, cependant, Lovzinski, tu m'auras devancé. Tes quarante hommes, déguisés, armés seulement de sabres, de poignards et de pistolets cachés sous leurs habits, se seront rendus à Varsovie par différentes routes. Vous attendrez que le roi sorte de son palais: vous l'enlèverez, vous l'amènerez dans mon camp… L'entreprise est téméraire, inouïe, si tu veux: l'abord est difficile, le séjour dangereux, le retour d'un péril extrême. Si tu succombes, si l'on t'arrête, tu périras, Lovzinski, mais tu périras martyr de la liberté; mais Pulauski, jaloux d'un trépas si glorieux, gémira d'être obligé de te suivre, et quelques Russes encore te suivront au tombeau. Si, au contraire, le Dieu tout-puissant, protecteur de la Pologne, m'inspira ce hardi projet pour terminer ses maux, si sa bonté t'accorde un succès égal à ton courage, vois quelle prospérité sera le fruit de ta noble témérité! M. de P… ne verra dans mon camp que des soldats citoyens, ennemis des étrangers, fidèles à leur roi; sous mes tentes patriotiques il respirera, pour ainsi dire, l'air de la liberté, l'amour de son pays. Les ennemis de l'État deviendront les siens; notre brave noblesse, revenue de son assoupissement, combattra sous les drapeaux de son roi pour la cause commune; les Russes seront taillés en pièces, ou repasseront leurs frontières… Mon ami, tu auras sauvé ton pays.»
Pulauski me tint parole. Dès que la nuit fut venue, il fit heureusement sa retraite; les marais furent traversés en silence. «Mon ami, me dit alors mon beau-père, il est temps que tu nous quittes: je sais bien que ma fille a plus de courage qu'une autre femme; mais elle est épouse tendre et mère malheureuse; ses pleurs t'attendriroient, tu perdrois dans ses embrassemens cette force d'esprit, cette fierté d'âme qui te devient aujourd'hui plus nécessaire que jamais: je te conseille de partir sans lui dire adieu.» Pulauski me pressoit vainement, je ne pus m'y déterminer. Quand Lodoïska sut que je partois seul, et nous vit bien décidés à ne pas lui dire où j'allois, elle versa des torrens de larmes, elle s'efforça de me retenir. Je commençois à balancer. «Allons, s'écria mon beau-père, partez, Lovzinski, partez: père, épouse, enfans, il faut tout sacrifier, quand il s'agit de la patrie!»
Je m'éloignai. Je fis une si grande diligence que j'arrivai vers le milieu du jour suivant à Czenstochow. J'y trouvai quarante gentilshommes déterminés à tout. «Messieurs, leur dis-je, il s'agit d'enlever un roi dans sa capitale: les hommes capables de tenter une entreprise aussi hardie sont seuls capables de l'achever. Le succès ou la mort nous attend.» Après cette courte harangue, nous nous préparons à partir. Kaluvski, prévenu, tenoit prêtes douze charrettes chargées de paille et de foin, attelées chacune de quatre bons chevaux. Nous nous déguisons tous en paysans, nous cachons nos habits, nos sabres, nos pistolets, les selles de nos chevaux, dans le foin dont nos charrettes sont remplies; nous convenons de plusieurs signes et d'un mot de ralliement. Douze des conjurés, commandés par Kaluvski, feront entrer dans Varsovie les douze charrettes, qu'ils conduiront eux-mêmes. Je divise le reste de ma petite troupe en plusieurs brigades: pour éviter tout soupçon, chacune doit marcher à quelque distance, et entrer dans la capitale par différentes portes. Nous partons: le samedi 2 novembre 1771, nous arrivons à Varsovie; nous allons tous nous loger chez les Dominicains.
Le lendemain dimanche, jour à jamais mémorable dans l'histoire de la Pologne, Stravinski, couvert de haillons, se place près de la Collégiale, et va demander l'aumône jusqu'aux portes du Palais Royal: il observe tout ce qui s'y passe. Plusieurs de nos conjurés parcourent dans la ville même les six rues étroites qui toutes aboutissent à la grande place, où je me promène avec Kaluvski. Nous restons en embuscade pendant la matinée entière et une partie de l'après-dîner. A six heures du soir le roi sort de son palais; on le suit, on le voit entrer dans le palais de son oncle P…, grand chancelier de Lithuanie.
Tous nos conjurés sont avertis: ils se dépouillent de leurs mauvais habits, ils sellent leurs chevaux, ils préparent leurs armes. Dans la vaste maison des Dominicains nos mouvemens ne sont pas aperçus. Nous sortons tous, les uns après les autres, à la faveur de la nuit. Trop connu dans Varsovie pour hasarder d'y paroître sans travestissement, je gardai mes habits de paysan: je monte un cheval excellent, mais couvert d'une housse commune et grossièrement harnaché. Je vois nos gens prendre dans le faubourg les différens postes que je leur ai désignés avant de quitter le couvent: ils sont disposés de manière que toutes les avenues du palais du grand chancelier sont gardées. Entre neuf et dix heures du soir, le roi sort; nous remarquons que la suite est peu nombreuse. Le carrosse étoit précédé de deux hommes qui portoient des flambeaux; suivoient quelques officiers d'ordonnance, deux gentilshommes et un sous-écuyer. Je ne sais quel seigneur étoit dans la voiture auprès du roi; il y avoit deux pages aux portières, deux heiduques et deux valets de pied derrière. Le roi s'éloigne lentement; nos conjurés se rassemblent à quelque distance, douze des plus déterminés se détachent, je me mets à leur tête, nous avançons au petit pas. Comme il y avoit garnison russe à Varsovie, nous affectons de parler la langue de ces étrangers, afin que notre troupe passe pour une de leurs patrouilles. Nous joignons le carrosse à cent cinquante pas à peu près du palais du grand chancelier, entre ceux de l'évêque de Cracovie et du feu grand général de la Pologne. Tout à coup nous passons à la tête des premiers chevaux, nous coupons brusquement le cortège; ceux qui précédoient la voiture se trouvent séparés de ceux qui l'environnoient.
Je donne le signal. Kaluvski accourt avec le reste des conjurés; je présente un pistolet au postillon, qui arrête: on tire sur le cocher, on se précipite aux portières. Des deux heiduques qui veulent les défendre, l'un tombe percé de deux balles, l'autre est renversé d'un coup de sabre sur la tête; le cheval du sous-écuyer s'abat blessé, un des pages est démonté, et son cheval pris; les balles sifflent de tous côtés… L'attaque fut si chaude, le feu si violent, que je tremblai pour la vie du roi. Celui-ci, conservant dans le péril une tête froide, étoit descendu de sa voiture, et cherchoit à regagner le palais de son oncle. Kaluvski l'arrête, le saisit aux cheveux: sept ou huit conjurés l'environnent, le désarment, le saisissent de droite et de gauche, le pressent entre leurs chevaux, qu'ils poussent à toute bride jusqu'au bout de la rue. Dans ce moment, je l'avoue, je crus que Pulauski m'avoit indignement trompé, que la mort du monarque étoit résolue, qu'il y avoit un dessein formé de l'assassiner. Tout à coup je prends mon parti: je pars ventre à terre, je joins ceux qui m'avoient devancé; je leur crie d'arrêter, je menace de tuer celui qui n'obéira pas. Le Dieu protecteur des rois veilloit au salut de M. de P… Kaluvski et ses gens s'arrêtèrent à ma voix, qu'ils reconnurent. Nous mîmes le roi sur un cheval; nous reprîmes notre course au grand galop jusqu'aux fossés qui entourent la ville, et que le monarque fut contraint de franchir avec nous.
Alors une terreur panique se répandit dans ma troupe. A cinquante pas au delà des fossés, nous n'étions plus que sept auprès du roi. La nuit étoit pluvieuse et sombre: il falloit à chaque instant descendre de cheval pour sonder le terrain dans des marais bourbeux. Le cheval du monarque s'abattit deux fois, et se cassa la jambe à sa seconde chute; dans ces mouvemens violens le roi perdit sa pelisse, sa botte et son soulier gauche. «Si vous voulez que je vous suive, nous dit-il, donnez-moi un cheval et une botte.» Nous le remontâmes, et, afin de gagner la route par laquelle Pulauski m'avoit promis de s'avancer, nous prîmes le chemin d'un village nommé Buracow. Le roi nous dit tranquillement: «N'allez pas de ce côté, il y a des Russes.»
Je le crus, je changeai de route. A mesure que nous avancions dans le bois de Beliany, notre nombre diminuoit. Bientôt je ne vis plus avec moi que Kaluvski et Stravinski, bientôt aussi nous entendîmes l'appel d'une vedette russe, nous nous arrêtâmes alarmés. «Tuons-le», me dit Kaluvski: je lui témoignai sans ménagement l'horreur que m'inspiroit une pareille proposition. «Eh bien, chargez-vous donc de le conduire», s'écria cet homme féroce. Il s'enfonça dans le bois, Stravinski le suivit; je restai seul auprès du roi.
«Lovzinski, me dit-il alors, c'est vous, je n'en puis plus douter, c'est vous: j'ai reconnu votre voix.» Je ne répondis pas un mot; il reprit avec douceur: «C'est vous! qui l'eût dit il y a dix ans?» Nous nous trouvions alors près du couvent de Beliany, distant de Varsovie d'une lieue à peu près. «Lovzinski, poursuivit le roi, laissez-moi entrer dans ce couvent, et sauvez-vous.—Il faut me suivre», fut toute ma réponse. «C'est en vain, me dit le monarque, que vous vous êtes travesti; c'est en vain que vous voulez à présent déguiser votre voix: je vous ai reconnu, je suis sûr que vous êtes Lovzinski. Ah! qui l'eût dit il y a dix ans? Il y a dix ans vous auriez donné vos jours pour conserver ceux de votre ami.»
Il se tut. Nous avançâmes quelque temps en gardant le silence. Il le rompit encore: «Je suis accablé de fatigue; si vous voulez me mener vivant, souffrez que je me repose un instant.» Je l'aidai à descendre de cheval: il s'assit sur l'herbe, et, me faisant asseoir auprès de lui, il prit une de mes mains dans les siennes: «Lovzinski, vous que j'ai tant aimé, vous qui connûtes mieux que personne la pureté de mes intentions, comment se peut-il que vous vous soyez armé contre moi? Ingrat! ne devois-je vous retrouver qu'avec mes plus cruels ennemis? Ne deviez-vous me revoir que pour m'immoler?» Alors il me retraça de la manière la plus touchante les plaisirs de notre adolescence, nos liaisons plus intimes dans notre jeunesse, la tendre amitié que nous nous étions jurée, la confiance dont il m'avoit toujours honoré depuis; il me parla des honneurs dont il m'auroit comblé pendant son règne, si j'avois voulu les mériter; il me reprocha surtout l'indigne entreprise dont je paroissois être le chef, mais dont il savoit bien, ajouta-t-il, que j'étois seulement le premier instrument. Il en rejeta toute l'horreur sur Pulauski, en me représentant cependant que l'auteur d'un pareil attentat n'étoit pas seul coupable; que je n'avois pu sans crime me charger de son exécution, et que cette horrible complaisance, déjà si punissable dans un sujet, étoit dans un ami plus inexcusable encore. Il finit par me presser de lui laisser sa liberté. «Fuyez, me dit-il, et soyez sûr que, si l'on vient à moi, j'indiquerai une route opposée à celle que vous aurez prise.»
Le roi me pressoit vivement: son éloquence naturelle, augmentée par le péril, portoit la persuasion dans mon cœur; elle y réveilloit des sentimens bien doux. Je fus ébranlé, je balançai d'abord; mais Pulauski triompha. Je crus entendre le fier républicain me reprocher ma foiblesse. Mon cher Faublas, l'amour de la patrie a peut-être son fanatisme et ses superstitions. Mais, si je fus coupable, je le suis encore; vous me voyez plus que jamais persuadé qu'en forçant le monarque de monter à cheval, je fis une action courageuse et bonne. «Ainsi, s'écria-t-il douloureusement, vous rejetez la prière qu'un ami vous adresse! Vous refusez le pardon que votre roi vous offre! Eh bien, partons; je me livre à mon mauvais destin, ou je vous abandonne au vôtre.»
Nous recommençâmes à marcher; mais les reproches du monarque, ses instances, ses menaces même, les combats que j'avois soutenus intérieurement, m'avoient tellement troublé que je ne voyois plus mon chemin. Errant dans la campagne, je ne tenois aucune route certaine; après une demi-heure de marche, nous nous trouvâmes à Marimont[2]: je m'étois égaré, nous étions revenus sur nos pas.
[2] Marimont: c'est une maison de campagne appartenant à la cour de Saxe; elle est plus près de Varsovie d'une demi-lieue que Beliany.
A un quart de lieue de là nous tombâmes dans un parti russe. Le roi se fit reconnoître à celui qui le commandoit, ensuite il ajouta: «Ce soir je me suis égaré à la chasse; ce bon paysan que vous voyez vouloit, avant de me remettre dans mon chemin, me donner dans sa chaumière un frugal repas; mais, comme je crois avoir vu des soldats de Pulauski rôder dans les environs, je voudrois rentrer promptement dans Varsovie, et vous me feriez plaisir de m'accompagner jusque-là. Quant à toi, mon ami, me dit-il, je ne suis pas fâché que tu aies pris une peine inutile: car j'aime autant retourner dans ma capitale, accompagné de ces messieurs, que d'aller plus loin avec toi. Cependant il seroit singulier que je te laissasse sans récompense: que veux-tu? Parle, je t'accorderai la grâce que tu me demanderas.»
Faublas, vous concevez combien je fus troublé: je doutois encore des intentions du roi. Je cherchois à démêler le véritable sens d'un discours équivoque, plein d'une ironie bien amère ou d'une adresse bien magnanime. M. de P… me laissa quelque temps ma pénible incertitude. «Je te vois bien embarrassé, reprit-il enfin avec un air de bonté qui me pénétra; tu ne sais que choisir! Allons, mon ami, embrasse-moi: il y a plus d'honneur que de profit à embrasser un roi, ajouta-t-il en riant; cependant il faut convenir qu'à ma place bien des monarques ne seroient pas aujourd'hui aussi généreux que moi.» Il partit à ces mots et me laissa confondu de tant de grandeur d'âme.
Cependant le péril auquel le roi venoit de me dérober si généreusement alloit renaître à chaque instant pour moi. Il étoit plus que probable qu'un grand nombre de courriers expédiés de Varsovie répandoient de tous côtés l'étonnante nouvelle de l'enlèvement du monarque. Déjà sans doute on poursuivoit chaudement les ravisseurs; mon équipage remarquable pouvoit me trahir dans ma fuite; et, si je retombois entre les mains des Russes mieux instruits, tous les efforts du roi ne pourroient me sauver. En supposant que Pulauski eût obtenu tout le succès qu'il se promettoit, il devoit être encore éloigné; dix lieues au moins me restoient à faire, et mon cheval étoit rendu. J'essayai de le pousser: il n'eut pas couru cinq cents pas qu'il creva sous moi. Un cavalier bien monté passoit dans ce moment sur la route; il vit tomber l'animal, et, croyant pouvoir s'amuser aux dépens d'un pauvre paysan, il me dit: «Mon ami, je t'avertis que ton bon cheval ne vaut plus rien.» Piqué de la bouffonnerie, je résolus aussitôt de punir le railleur et d'assurer ma fuite en même temps. Je lui présentai brusquement un de mes pistolets, je le forçai de me livrer sa monture; et je vous avouerai même que, pressé par la circonstance, je le dépouillai d'un bon manteau, aussi ample que léger, sous lequel je cachai mes habits grossiers, qui m'auroient pu faire reconnoître. Je jetai ma bourse pleine d'or aux pieds du voyageur démonté, et je m'éloignai de toute la vitesse de mon nouveau cheval.
Il étoit frais, vigoureux; je fis douze lieues d'une traite; enfin je crus entendre le bruit du canon, je conjecturai que mon beau-père n'étoit pas loin et combattoit les Russes. Je ne m'étois pas trompé; j'arrivai sur le champ de bataille au moment où l'un de nos régimens lâchoit pied. Je me fis reconnoître des fuyards; et, les ayant ralliés derrière une colline prochaine, je vins prendre en flanc les ennemis, auxquels Pulauski faisoit face avec le reste des troupes. Nous chargeâmes si à propos et avec tant de vigueur que les Russes furent enfoncés, après un grand carnage des leurs. Pulauski daigna m'attribuer l'honneur de leur défaite. «Ah! me dit-il en m'embrassant, après avoir entendu les détails de mon expédition, si tes quarante hommes t'avoient égalé en courage, le roi seroit à présent dans mon camp! Mais le Ciel ne l'a pas voulu: je lui rends grâces de ce qu'au moins il t'a conservé pour nous; je te rends grâces du service important que tu m'as rendu; sans toi Kaluvski assassinoit le monarque, et mon nom étoit couvert d'un opprobre éternel. J'aurois pu, ajouta-t-il, m'avancer encore l'espace de deux milles; mais j'ai mieux aimé asseoir mon camp dans cette position respectable. Hier, sur ma route, j'ai surpris et taillé en pièces un parti russe; j'ai battu ce matin deux de leurs détachemens; un autre corps considérable, ayant recueilli les débris de ceux-là, a profité des ténèbres pour m'attaquer. Mes soldats, fatigués d'une longue marche et de trois combats consécutifs, commençoient à plier: la victoire est rentrée avec toi dans mon camp. Retranchons-nous ici, attendons-y l'armée russe, et combattons jusqu'au dernier soupir.»
Cependant le camp retentissoit de cris d'allégresse; nos soldats victorieux mêloient mes louanges à celles de Pulauski. Au bruit de mon nom que mille voix répétoient, Lodoïska accourut à la tente de son père. Elle me prouva l'excès de sa tendresse par l'excès de sa joie: il fallut recommencer le récit des dangers que j'avois courus. Elle ne put, sans répandre des larmes, apprendre la rare générosité du monarque. «Qu'il est grand! s'écria-t-elle avec transport; qu'il est digne d'être roi, celui qui t'a pardonné! Que de pleurs il épargne à l'épouse que tu délaissois, à l'amante que tu ne craignois pas de sacrifier! Cruel! n'est-ce donc pas assez des dangers auxquels tu t'exposes chaque jour?…» Pulauski interrompit durement sa fille: «Femme indiscrète et foible! est-ce devant moi qu'on ose tenir de pareils discours?—Hélas! répondit-elle, faudra-t-il que je tremble sans cesse pour les jours d'un père et d'un époux?» Lodoïska m'adressoit ainsi ses plaintes touchantes, et soupiroit après un avenir meilleur, tandis que la fortune nous préparoit les plus affreux revers.
Nos Cosaques venoient de tous côtés nous avertir que l'armée russe approchoit. Pulauski comptoit qu'il seroit attaqué au point du jour, il ne le fut pas; mais au milieu de la nuit suivante on vint m'annoncer que les Russes se préparoient à forcer nos retranchemens. Pulauski, toujours prêt, les défendoit déjà: il fit, dans cette funeste nuit, tout ce qu'on pouvoit attendre de son expérience et de sa valeur. Nous repoussâmes les assaillans cinq fois; mais ils revenoient sans cesse à la charge avec des troupes fraîches, et leur dernière attaque fut si bien concertée qu'ils pénétrèrent dans le camp par trois endroits en même temps. Zaramba fut tué à mes côtés; une foule de noblesse périt dans cette action sanglante: les ennemis ne faisoient point de quartier. Furieux de voir périr tous mes amis, je voulois me jeter dans les bataillons russes. «Insensé! me dit Pulauski, quelle aveugle fureur t'égare? Mon armée est entièrement détruite; mais mon courage me reste. Pourquoi mourir inutilement ici? Viens: je veux te conduire dans des climats où nous pourrons susciter aux Russes de nouveaux ennemis. Vivons, puisque nous pouvons encore servir notre pays; sauvons-nous, sauvons Lodoïska.» Lodoïska! j'allois l'abandonner! Nous courûmes à sa tente, il étoit encore temps: nous l'enlevâmes, nous nous enfonçâmes dans les bois voisins.
Après y avoir erré le reste de la nuit et une partie de la matinée, nous nous hasardâmes d'en sortir et de nous présenter à la porte d'un château que nous crûmes reconnoître. C'étoit en effet celui d'un gentilhomme nommé Micislas, qui avoit servi quelque temps dans notre armée. Micislas nous reconnut et nous offrit un asile qu'il nous conseilla de n'accepter que pour quelques heures. Il nous dit qu'une nouvelle bien étonnante s'étoit répandue la veille, et paroissoit se confirmer; qu'on avoit osé enlever le roi dans Varsovie même; que les Russes avoient poursuivi les ravisseurs et ramené le monarque dans sa capitale; et qu'enfin il étoit question de mettre à prix la tête de Pulauski, soupçonné d'être l'auteur de la conjuration. «Croyez-moi, ajouta-t-il, que vous ayez, ou non, trempé dans ce complot hardi, fuyez, laissez ici vos uniformes, qui vous trahiroient, je vais vous faire donner des habits moins remarquables; et, quant à Lodoïska, je me charge de la conduire moi-même au lieu que vous aurez choisi pour sa retraite.»
Lodoïska interrompit Micislas. «Le lieu de ma retraite, ce sera celui de leur fuite; je les accompagnerai partout.» Pulauski représenta à sa fille qu'elle ne pourroit supporter les fatigues d'une longue route, et que d'ailleurs nous serions exposés à des dangers toujours renaissans. «Plus le péril est grand, lui répliqua-t-elle, plus je dois le partager avec vous. Vous m'avez répété cent fois que la fille de Pulauski ne devoit pas être une femme ordinaire; depuis huit ans je n'ai vécu qu'au milieu des alarmes, je n'ai vu que des scènes de carnage et d'horreur: la mort m'environnoit de toutes parts, elle me menaçoit à chaque instant, vous ne me permettiez pas de la braver à vos côtés; mais la vie de Lodoïska ne tenoit-elle pas à celle de son père? Lovzinski, le coup qui t'auroit frappé n'auroit-il pas entraîné ton amante au tombeau? et depuis quand ne suis-je plus digne…» J'interrompis Lodoïska, je me joignis à son père pour lui détailler les raisons qui nous déterminoient à la laisser en Pologne; elle m'écoutoit avec impatience. «Ingrat! s'écria-t-elle, vous partirez sans moi!—Oui, répliqua Pulauski, vous resterez avec les sœurs de Lovzinski, et je lui défends…» Sa fille, hors d'elle-même, ne le laissa pas achever: «Mon père, je connois vos droits, je les respecte, ils me seront toujours sacrés; mais vous n'avez pas celui d'enlever une femme à son époux!… Ah! pardon! je vous offense, je m'égare, mais plaignez ma douleur,… excusez mon désespoir… Mon père! Lovzinski! écoutez-moi tous deux: je veux vous accompagner partout… Partout, oui, je vous suivrai, cruels, je vous suivrai malgré vous! Lovzinski, si ton épouse a perdu tous les droits qu'elle eut sur ton cœur, ressouviens-toi du moins de ton amante. Rappelle-toi cette nuit effrayante où j'allois périr dans les flammes, ce moment terrible où tu montas dans la tour embrasée en criant: «Vivre ou mourir avec Lodoïska!» Eh bien! ce que tu sentois alors, je l'éprouve aujourd'hui! Je ne connois pas de plus grand malheur que celui d'être séparée de vous; je dis à mon tour: «Vivre ou mourir avec mon père et mon époux!» Malheureuse! que deviendrai-je si vous me quittez? Réduite à vous pleurer tous deux, où trouverai-je des adoucissemens à ma peine? Mes enfans me consoleront-ils? Hélas! en deux ans la mort m'en a enlevé quatre; les Russes, aussi impitoyables qu'elle, m'ont arraché le dernier! je n'ai plus que vous dans le monde, et vous voulez m'abandonner! O mon père! ô mon époux! que deux noms si chers ne vous trouvent pas insensibles! ayez pitié de Lodoïska!»
Ses sanglots lui coupèrent la parole. Micislas pleuroit, mon âme étoit déchirée. «Tu le veux, ma fille? eh bien, j'y consens, dit Pulauski; mais veuille le Ciel ne pas me punir de ma complaisance!» Lodoïska nous embrassa tous deux avec autant de joie que si nos malheurs avoient été finis. Je laissai à Micislas deux lettres qu'il se chargea de remettre. L'une étoit adressée à mes sœurs, et l'autre à Boleslas. Je leur disois adieu, je leur recommandois de ne rien négliger pour retrouver ma chère Dorliska. Il fallut déguiser ma femme: elle prit des habits d'homme; nous échangeâmes les nôtres, nous employâmes tous les moyens connus pour nous défigurer en apparence. Ainsi travestis, armés de nos sabres et de nos pistolets, chargés d'une somme assez considérable en or, de quelques bijoux, et de tous les diamans de Lodoïska, nous prîmes congé de Micislas, et nous nous hâtâmes de regagner les bois.
Pulauski nous communiqua le dessein qu'il avoit formé de se réfugier en Turquie. Il espéroit obtenir du service dans les armées du Grand-Seigneur, qui, depuis deux ans, soutenoit contre la Russie une guerre malheureuse. Lodoïska ne parut point effrayée du long trajet que nous avions à faire; comme elle ne pouvoit être ni reconnue ni recherchée, elle se chargea du soin d'aller à la découverte et de nous apporter nos provisions. Dès que le jour paroissoit, nous nous retirions dans les bois; cachés dans des troncs d'arbres ou dans des touffes d'épines, nous attendions le retour de la nuit pour continuer notre marche. C'est ainsi que, pendant plusieurs jours, nous échappâmes aux recherches des Russes, qui nous poursuivoient vivement.
Un soir que Lodoïska, toujours déguisée en paysan, revenoit d'un hameau voisin, où elle avoit été acheter des vivres qu'elle nous apportoit, deux maraudeurs russes l'attaquèrent à l'entrée de la forêt dans laquelle nous nous étions cachés. Après l'avoir volée, ils se préparèrent à la dépouiller. Aux cris qu'elle poussa, nous sortîmes de notre retraite: les deux brigands se sauvèrent dès qu'ils nous virent; mais nous craignîmes qu'ils ne racontassent leur aventure au corps dont ils faisoient partie, et que, cette rencontre singulière ayant excité les soupçons, on ne vînt nous arracher de nos asiles. Nous résolûmes de changer de route; et, pour qu'on ne pût soupçonner celle que nous avions prise, il fut décidé qu'au lieu de nous avancer directement sur les frontières de la Turquie, nous gagnerions, par un long détour, la Polésie, ensuite la Crimée, d'où nous passerions à Constantinople.
Après les marches les plus pénibles, nous entrâmes dans la Polésie. Pulauski pleura en quittant son pays. «Au moins, s'écria-t-il douloureusement, je l'ai servi de tout mon pouvoir, et je ne le quitte que pour le servir encore!»
Tant de fatigues avoient épuisé les forces de Lodoïska. Arrivés à Novogorod, nous nous y arrêtâmes à cause d'elle. Notre dessein étoit de l'y laisser reposer quelques jours; mais les gens du pays, que nous questionnâmes sans affectation, nous dirent que des troupes parcouroient les environs pour arrêter un certain Pulauski qui avoit fait enlever le roi de Pologne. Justement alarmés, nous ne restâmes que quelques heures dans cette ville, où nous achetâmes des chevaux. Nous passâmes la Desna au-dessus de Czernicove, et, suivant les bords de la Sula, nous la traversâmes à Perevoloczna, où nous apprîmes que Pulauski, reconnu à Novogorod, n'avoit été manqué que de quelques heures à Nézin, et qu'il étoit suivi de près. Il fallut fuir et changer encore de route: nous nous enfonçâmes dans les immenses forêts qui couvrent le pays entre la Sula et la Sem.
Nous vîmes une caverne, dans laquelle nous voulûmes nous établir; un ours nous disputa l'entrée de cet asile aussi affreux que solitaire: nous le tuâmes, nous mangeâmes ses petits. Pulauski étoit blessé; Lodoïska, épuisée, se soutenoit à peine; le froid étoit déjà rigoureux. Poursuivis par les Russes dans les endroits habités, menacés par les animaux féroces dans ce vaste désert, sans autres armes que nos épées, bientôt réduits à manger nos chevaux, qu'allions-nous devenir? Le danger de mon beau-père et de ma femme étoit si pressant qu'aucun autre ne m'effraya plus. Je résolus de leur procurer, à quelque prix que ce fût, le secours qu'exigeoit leur situation, plus déplorable encore que la mienne; et, les quittant tous deux, en leur promettant de venir bientôt les rejoindre, j'emportai une partie des diamans de Lodoïska, et je suivis les bords du Varsklo. Vous remarquerez, mon cher Faublas, qu'un voyageur égaré dans ces vastes contrées, réduit à y errer sans boussole et sans guide, est obligé de suivre les rivières, parce que c'est sur leurs bords que se rencontrent plus communément les habitations. Il m'importoit de gagner le plus tôt possible une ville marchande; je suivis donc les bords du Varsklo, et, marchant jour et nuit, je me trouvai à Pultava à la fin de la quatrième journée. Je me fis passer dans cette ville pour un marchand de Bielgorod: je sus qu'on y cherchoit Pulauski, que l'impératrice de Russie avoit envoyé son signalement de tous les côtés, avec ordre de le saisir mort ou vif partout où on le trouveroit. Je me hâtai de vendre mes diamans, d'acheter de la poudre, des armes, des provisions de toute espèce, différens outils, des meubles grossiers mais nécessaires, tout ce que je jugeai le plus propre à adoucir notre misère: je chargeai tout cela sur un chariot attelé de quatre chevaux, dont je fus l'unique conducteur. Mon retour fut aussi difficile que fatigant; huit jours entiers se passèrent avant que j'arrivasse à la forêt.
C'étoit là que se terminoit mon voyage pénible et dangereux: j'allois secourir mon beau-père et ma femme, j'allois revoir ce que j'avois de plus cher au monde; et cependant, mon cher Faublas, je ne pus me livrer à la joie. Vos philosophes ne croient point aux pressentimens… Mon ami, je vous assure que j'éprouvois une inquiétude involontaire; mon âme étoit consternée; je ne sais quoi sembloit m'avertir que je touchois au moment le plus douloureux de ma vie.
J'avois, en partant, placé par intervalles des cailloux pour reconnoître ma route, je ne les trouvai plus; j'avois enlevé avec mon sabre quelques parties de l'écorce de plusieurs arbres, que je ne pus reconnoître. J'entrai dans la forêt, je criai de toutes mes forces, je tirai de temps en temps des coups de fusil: personne ne me répondit. Je n'osois m'engager trop avant de peur de me perdre; je n'osois m'éloigner beaucoup de mon chariot, si nécessaire à Pulauski, à sa fille, à moi-même.
La nuit, qui survint, m'obligea de cesser mes recherches; je passai celle-là comme les précédentes. Enveloppé de mon manteau, je me couchai sous ma charrette, que j'eus soin d'entourer de mes gros meubles, dont je me faisois ainsi un rempart contre les bêtes féroces. Je ne pus dormir, le froid se faisoit vivement sentir, la neige tomboit en abondance; au point du jour la terre en étoit couverte. Je ressentis alors un mortel découragement: mes cailloux, qui auroient pu m'indiquer ma route, étoient tous enterrés; il paroissoit impossible que je retrouvasse mon beau-père et ma femme.
Le cheval qui leur restoit à mon départ les avoit-il nourris jusqu'alors? La faim, l'horrible faim, ne les avoit-elle pas forcés à sortir de leur retraite? Étoient-ils encore dans ces affreux déserts? S'ils n'y étoient plus, où pourrois-je les trouver? où traînerois-je sans eux ma misérable vie?… Mais pouvois-je croire que Pulauski eût abandonné son gendre, que Lodoïska eût consenti à se séparer de son époux? Non, sans doute. Ils étoient donc dans cette affreuse solitude, et, si je les abandonnois, ils alloient y mourir de faim et de froid! Cette réflexion désespérante me détermina; je n'examinai plus si, en m'éloignant beaucoup de mon chariot, je ne courois pas le danger de ne pouvoir plus le retrouver. Porter quelque secours à mon beau-père et à ma femme, voilà ce qui pressoit le plus.
Je pris mon fusil et de la poudre, je chargeai des provisions sur un de mes chevaux: je m'engageai dans la forêt beaucoup plus avant que la veille; je criai de toutes mes forces; je fis avec mon fusil de fréquentes décharges… Le plus morne silence régnoit autour de moi!
Je me trouvois dans un endroit de la forêt très épais, il n'y avoit plus de passage pour mon cheval; je l'attachai à un arbre, et, mon désespoir l'emportant sur toute autre considération, je m'avançai toujours avec mon fusil et une partie de mes provisions. J'errai plus de deux heures encore, et mon inquiétude ne faisoit que redoubler, lorsqu'enfin j'aperçus des pas humains empreints sur la neige.
L'espérance me rendit des forces; je suivis des traces toutes fraîches. Bientôt je vis Pulauski à peu près nu, exténué par la faim, presque méconnoissable à mes propres yeux. Il faisoit des efforts pour se traîner vers moi et pour répondre à mes cris. Dès que je l'eus joint, il se jeta avec avidité sur les alimens que je lui offris, et les dévora. Je lui demandai où étoit Lodoïska. «Hélas! me dit-il, tu vas la voir!» Le ton dont il prononça ces paroles me fit trembler. J'arrivai à la caverne, trop préparé au funeste spectacle qui m'y attendoit. Lodoïska, enveloppée de ses habits, couverte de ceux de son père, étoit étendue sur un lit de feuilles à moitié pourries. Elle souleva avec effort sa tête appesantie; et, refusant les alimens que je lui offrois: «Je n'ai pas faim, me dit-elle, la mort de mes enfans, la perte de Dorliska, nos marches si longues, si pénibles, vos dangers toujours renaissans, voilà ce qui m'a tuée. Je n'ai pu résister à la fatigue et au chagrin… Mon ami, je suis mourante… J'ai entendu ta voix, mon âme s'est arrêtée… Je te revois! Lodoïska devoit mourir dans les bras de l'époux qu'elle adore! Secours mon père… Qu'il vive!… Vivez tous deux, consolez-vous, oubliez-moi… Cherchez partout ma chère…» Elle ne put prononcer le nom de sa fille: elle expira. Son père lui creusa un tombeau à quelques pas de la caverne; je vis la terre engloutir tout ce que j'aimois!… Quel moment!… Pulauski veilla sur mon désespoir: il me força de survivre à Lodoïska.»
Lovzinski voulut continuer: ses sanglots l'interrompirent. Il me demanda un moment, passa dans un cabinet voisin, et ne tarda pas à rentrer, une miniature à la main. «Voilà, me dit-il, le portrait de ma petite Dorliska; voyez comme elle étoit déjà belle! Dans ses traits à peine développés je reconnois tous les traits de sa mère… Ah! si du moins…» J'interrompis Lovzinski. «La charmante figure! m'écriai-je: elle ressemble à ma jolie cousine!—Voilà bien le propos d'un amant! répondit-il: l'objet qu'il adore, il le voit partout!… Ah! mon ami, si du moins Dorliska m'étoit rendue! Mais, depuis douze ans qu'on la cherche inutilement, je ne dois plus l'espérer.»
Ses yeux se remplissoient encore de larmes, qu'il s'efforça de retenir; il reprit, d'un ton pénétré, l'histoire de ses malheurs.
«Pulauski, que son courage n'abandonnoit jamais, et dont les forces s'étoient ranimées, m'obligea de m'occuper avec lui du soin de notre subsistance. En suivant sur la neige l'empreinte de mes propres pas, nous arrivâmes au lieu où j'avois laissé mon chariot, que nous déchargeâmes aussitôt, et que nous brûlâmes ensuite, pour ôter à nos ennemis le plus léger indice de notre retraite. A l'aide de nos chevaux, pour lesquels nous trouvâmes un passage en faisant plusieurs détours, nous parvînmes à transporter dans notre caverne nos meubles et nos provisions, qu'il falloit ménager si nous voulions rester longtemps dans cette solitude. Nous tuâmes nos chevaux, que nous ne pouvions nourrir. Nous vécûmes de leur chair, que la rigueur de la saison conserva pendant quelques jours: elle se corrompit enfin, et, notre chasse ne nous procurant que des secours insuffisans, il fallut entamer nos provisions, qui se trouvèrent, au bout de trois mois, entièrement consommées.
Quelques pièces d'or et la plus grande partie des diamans de Lodoïska nous restoient encore. Ferois-je un second voyage à Pultava, ou bien nous hasarderions-nous à quitter notre retraite? Nous avions déjà si cruellement souffert dans cette solitude que nous prîmes le dernier parti.
Nous sortîmes de la forêt, nous passâmes la Sem près de Rylks, nous achetâmes un bateau, et, déguisés en pêcheurs, nous descendîmes la Sem, nous entrâmes dans la Desna. Notre bateau fut visité à Czernicove: la misère avoit tellement défiguré Pulauski qu'il étoit impossible de le reconnoître. Nous entrâmes dans le Dniéper; nous traversâmes Kiove à Drylow. Là, nous fûmes obligés de recevoir dans notre bateau et de passer à l'autre bord des soldats russes qui alloient joindre une petite armée employée contre Pugatchew. Nous apprîmes à Zaporiskaia la prise de Bender et d'Oczakow, la conquête de la Crimée, la défaite et la mort du visir Oglou. Pulauski, désespéré, vouloit traverser les vastes contrées qui le séparoient de Pugatchew, et se joindre à cet ennemi des Russes; mais nos fatigues nous forcèrent de rester à Zaporiskaia. La paix, qui fut conclue bientôt après entre la Porte et la Russie, nous laissa les moyens d'entrer en Turquie.
Nous traversâmes à pied, et toujours déguisés, le Bondsiac, une partie de la Moldavie, de la Valachie; et, après des fatigues inouïes, nous arrivâmes à Andrinople. On nous arrêta; on nous accusa devant le cadi d'avoir voulu vendre sur notre route des diamans que nous avions apparemment volés: les mauvais habits dont nous étions couverts avoient donné lieu à ce soupçon. Pulauski se découvrit au cadi, qui nous envoya sous sûre garde à Constantinople.
Nous fûmes admis à l'audience du Grand-Seigneur. Il nous fit donner un logement, et nous assigna sur son trésor un honnête revenu. Alors j'écrivis à mes sœurs et à Boleslas: nous apprîmes par leurs réponses que les biens de Pulauski étoient saisis; qu'il étoit dégradé et condamné à perdre la tête. Mon beau-père fut consterné: il s'indigna qu'on l'eût accusé d'un régicide; il écrivit pour sa justification. Toujours dévoré de l'amour de son pays, toujours guidé par la haine mortelle qu'il avoit jurée à ses ennemis, il ne cessa, pendant quatre ans que nous restâmes en Turquie, d'y intriguer pour que la Porte déclarât la guerre à la Russie. En 1774, il reçut avec des transports de rage la nouvelle de la triple invasion[3] qui enlevoit à la république le tiers de ses possessions. Ce fut au printemps de 1776 que les insurgens se décidèrent à soutenir par les armes leurs droits violés. «Mon pays a perdu sa liberté, me dit Pulauski; ah! du moins, combattons pour celle d'un peuple nouveau!»
[3] Démembrement de la Pologne fait par l'impératrice de Russie, l'Empereur et le roi de Prusse.
Nous passâmes en Espagne, nous nous embarquâmes sur un vaisseau qui faisoit voile pour la Havane, d'où nous nous rendîmes à Philadelphie. Le congrès nous employa dans l'armée du général Washington. Pulauski, consumé d'un noir chagrin, exposoit sa vie comme un homme à qui elle étoit devenue insupportable; on le trouvoit toujours aux postes les plus dangereux: vers la fin de la quatrième campagne, il fut blessé à mes côtés. On l'emportoit dans sa tente. «Je sens que ma fin s'approche, me dit-il; il est donc vrai que je ne reverrai pas mon pays! Cruelle bizarrerie de la destinée! Pulauski tombe martyr de la liberté américaine, et les Polonois sont esclaves!… Mon ami, ma mort seroit affreuse, s'il ne me restoit un rayon d'espérance. Ah! puissé-je ne pas m'abuser!… Non, je ne m'abuse point, poursuivit-il d'une voix plus forte. Un Dieu consolateur offre à mes derniers regards l'avenir, l'heureux avenir qui s'approche: je vois l'une des premières nations du monde sortir d'un long sommeil et redemander à ses oppresseurs son honneur et ses droits antiques, ses droits sacrés, imprescriptibles, ceux de l'humanité. Je vois dans une immense capitale longtemps avilie, déshonorée par toutes les espèces de servitudes, une foule de soldats se montrer citoyens, et des milliers de citoyens devenir soldats. Sous leurs coups redoublés la Bastille s'écroule, le signal est donné d'une extrémité de l'empire à l'autre, le règne des tyrans est fini; un peuple voisin, quelquefois ennemi, mais toujours généreux, mais toujours digne juge des grandes actions, vient d'applaudir à ces efforts inattendus, couronnés d'un si prompt succès. Ah! puisse une estime réciproque commencer et affermir entre les deux peuples une inaltérable amitié! puisse cette horrible science de fourberies et de trahisons que les cours ont appelée Politique ne pas apporter d'obstacle à cette fraternelle réunion! Nobles rivaux de talens et de philosophie, François, Anglois, laissez enfin et laissez pour jamais ces discordes sanglantes dont la fureur s'est trop souvent étendue sur les deux mondes; ne vous partagez plus l'empire de l'univers que par la force de vos exemples et l'ascendant de votre génie. Au lieu du cruel avantage d'épouvanter les nations et de les soumettre, disputez-vous la gloire plus solide d'éclairer leur ignorance et de briser leurs fers.
«Approche, ajouta Pulauski, regarde à quelques pas de nous, au milieu du carnage, parmi tant de guerriers fameux, un guerrier célèbre entre tous par son mâle courage, ses vertus vraiment républicaines et ses talens prématurés. C'est l'héritier d'un nom depuis longtemps illustre, mais qui n'avoit pas besoin de la gloire de ses aïeux pour illustrer son nom; c'est ce jeune La Fayette, déjà l'honneur de la France et l'effroi des tyrans: cependant il commence à peine ses immortels travaux. Envie son sort, Lovzinski! tâche d'imiter ses vertus, marche le plus près que tu pourras sur les pas d'un grand homme. Celui-ci, digne élève de Washington, sera bientôt le Washington de son pays. C'est à peu près dans le même temps, mon ami, c'est à cette mémorable époque de la régénération des peuples, que la justice éternelle doit ramener aussi pour nos concitoyens les jours de la vengeance et de la liberté. Alors, Lovzinski, en quelque lieu que tu sois, que ta haine se réveille! Tu combattis si glorieusement pour la Pologne! Que le souvenir de nos injures et de nos exploits échauffe ton courage! Que ton épée, tant de fois rougie du sang ennemi, se tourne encore contre les oppresseurs! Qu'ils frémissent en te reconnoissant! qu'ils tremblent en se rappelant Pulauski!… Ils nous ont ravi nos biens, ils ont assassiné ta femme, ils t'ont arraché ta fille, ils ont flétri mon nom!… Les barbares! ils se sont partagé nos provinces! Lovzinski, voilà ce qu'il ne faut jamais oublier. Quand nos persécuteurs ont été ceux de la patrie, la vengeance devient indispensable et sacrée. Tu dois aux Russes une haine éternelle, tu dois à ton pays la dernière goutte de ton sang.»
Il dit[4], il expira. La mort, en le frappant, m'enleva ma dernière consolation.
[4] Pulauski fut tué au siège de Savannah, en 1779.
Mon ami, j'ai combattu pour les États-Unis jusqu'à l'heureuse paix qui vient d'assurer leur indépendance. M. de C…, qui a longtemps servi en Amérique, dans le corps que commandoit le marquis de La Fayette[5], M. de C… m'a donné une lettre de recommandation pour le baron de Faublas. Celui-ci a pris à mon sort un intérêt si vif que bientôt nous nous sommes liés d'une étroite amitié. Je n'ai quitté sa province que pour venir m'établir à Paris, où je savois qu'il ne tarderoit pas à me suivre. Cependant mes sœurs ont rassemblé quelques foibles débris de ma fortune, jadis immense. Mes sœurs, instruites de mon arrivée ici et du nom que j'y ai pris, m'écrivent que dans quelques mois elles viendront consoler par leur présence l'infortuné Duportail.»
[5] Un jeune héros. J'ai compris fort aisément que Lovzinski me parloit du marquis de La Fayette.
Lovzinski resta comme abîmé dans ses réflexions douloureuses; enfin il me dit qu'il avoit mis en moi ses plus chères espérances; que le dessein de mon père étoit de me faire voyager l'année prochaine. J'interrompis M. Duportail pour l'assurer que je passerois quelques mois en Pologne, et que je ne négligerois rien pour me procurer quelques lumières sur le sort de Dorliska.
Il étoit tard quand je quittai M. Duportail; cependant mon premier soin, en rentrant à l'hôtel, fut d'appeler M. Person. Il accepta avec reconnoissance la bague que j'avois achetée le matin, et, sans se faire beaucoup presser, il m'avoua que, la veille, il avoit instruit Adélaïde de l'étrange visite que Mme de B… m'avoit rendue chez moi. «J'avois remarqué ce joli cavalier, me dit-il; et vous devez vous souvenir que je me trouvai sur l'escalier quand M. Duportail nomma la marquise de B…» Je priai M. Person d'être à l'avenir plus réservé: il me quitta en me renouvelant les assurances de son désintéressement et de sa discrétion.
Rosambert avoit donc raison! Sophie m'aimoit! une indiscrétion de M. Person avoit fait tout le mal. Sophie jalouse!… Mais comment l'apaiser? Comment dissiper ses alarmes? Comment la voir?… J'aurois pu me dispenser de me mettre au lit; l'inquiétude chassa le sommeil: toute la nuit je m'occupai de mes peines, des peines de Sophie. Il faut avouer cependant que je songeai quelquefois au vicomte de Florville; mais la marquise étoit si malheureuse! les momens que je donnai à son souvenir furent si courts! les idées qu'il me fit naître furent si différentes!… On seroit bien sévère si l'on ne m'excusoit pas.
Je ne savois encore quel parti prendre, quand le jour parut. Mon conseiller arriva enfin pour me déterminer. «M. Person a fait la faute, me dit Rosambert, c'est à lui de la réparer. Faites une lettre pour Mlle de Pontis; que le cher gouverneur s'en charge, et la remette à Mlle de Faublas, qui ne manquera pas de la porter à son adresse.» J'écrivis[6]. M. Person, devenu le plus complaisant des hommes, accepta sans difficulté la commission délicate que je confiois à son zèle. Il la fit assez promptement; il m'apporta une réponse de ma jolie cousine.
[6] Le lecteur a peut-être cru que j'allois lui donner, par ordre de date, le journal de ma correspondance amoureuse. Qu'il se rassure: de toutes les lettres que nous nous sommes écrites, il ne verra que celles dont la lecture est absolument nécessaire pour l'intelligence des faits.
Elle étoit courte; elle fut bientôt lue… Rosambert, sautez de joie, baisez ces deux lignes; écoutez:
Vous dites que vous n'aimez pas la marquise; ah! si je pouvois en être sûre!
Dans l'excès de ma joie, je sautai au cou de M. Person. «Vous êtes content de cette réponse? me dit-il; eh bien, j'ai encore une nouvelle plus heureuse à vous apprendre.—Dites, mon cher gouverneur, dites vite.—Monsieur, mademoiselle votre sœur m'a d'abord demandé de vos nouvelles avec beaucoup d'intérêt. Elle a rougi quand je l'ai priée de remettre votre lettre à Mlle de Pontis: «Monsieur Person, vous direz à mon frère que depuis hier Sophie, désolée, m'a tout conté; vous lui direz que maintenant je connois mieux que lui la maladie de sa cousine, et même que j'ai lu la recette en question. Je ne suis plus étonnée que le baron se soit fâché!… Monsieur, attendez un moment, je vais porter la lettre… C'est peut-être pousser la complaisance bien loin; mais mon frère se chagrine, ma bonne amie souffre, je n'examine que cela.» Elle est revenue quelques momens après avec ce billet. En me le donnant, elle m'a demandé, d'un air embarrassé, si l'on ne vous verroit pas. Je lui ai objecté l'expresse défense du baron. Elle m'a observé, en rougissant beaucoup, que Mme Munich se levoit rarement avant dix heures; que le baron ne se levoit jamais plus tôt; et qu'enfin la porte du couvent s'ouvroit à huit heures précises. «Eh bien, Mademoiselle, lui ai-je dit, demain matin monsieur votre frère…» Elle m'a interrompu: «Oui, demain matin, qu'il n'y manque pas.»
Que la journée s'écoula lentement! quelle mortelle nuit la suivit! Cent fois je fus tenté d'arrêter mon horloge et d'avancer mes montres! Enfin j'entendis sonner l'heure tant désirée. Je volai au couvent: Adélaïde vint au parloir, Sophie l'accompagnoit.
«Ah! ma sœur! ah! Mademoiselle!» Je joignis leurs jolies mains, que je baisai tour à tour. Sophie, trop émue, fut obligée de s'asseoir. «Vous nous avez donné bien du chagrin!» me dit-elle; et je vis ses yeux se remplir de larmes. Comment exprimer la douceur de celles que je versai! «Vous souffrez? me dit Adélaïde.—Non, ma sœur; jamais un moment plus heureux…—Mais ceux que vous passez avec la marquise? interrompit Sophie en tremblant.—Ma jolie cousine, ma chère Sophie, croyez-vous que je puisse l'aimer?—Pourquoi donc la voyez-vous si souvent?—Je ne la verrai plus, je vous promets que je ne la verrai plus.—Ah! si vous me trompez!…—Pourquoi donc te tromperoit-il, ma bonne amie? Puisqu'il t'aime, il est clair qu'il ne peut pas aimer cette Mme de B…—Adélaïde, tu ne sais donc pas…?—Si fait, je sais ce que c'est que la jalousie, tu me l'as dit hier; mais c'est un sentiment qui fait du mal et qui n'est pas raisonnable. Pourquoi mon frère te diroit-il qu'il t'aime, s'il ne t'aimoit pas?—Et pourquoi le dit-il à la marquise?—Sophie, je vous jure que je vous adorai le premier jour que je vous vis; vous seule m'avez fait éprouver ce sentiment tendre et respectueux qu'inspirent l'innocence et la beauté, cet amour véritable dont il faut brûler pour Sophie. C'est vous, c'est vous seule qui m'avez fait sentir que j'avois un cœur, et je n'aimerai jamais que vous.—Si vous saviez combien j'ai de plaisir à vous croire!»
Sophie se pencha sur le sein d'Adélaïde qu'elle embrassa. «Comme ton frère te ressemble! lui dit-elle: il a tes yeux, ton teint, ta bouche, ton front!» Elle l'embrassa une seconde fois. «En vérité, répondit Adélaïde d'un petit ton boudeur, autrefois vous m'aimiez pour moi; maintenant je crois que vous ne m'aimez plus qu'à cause de lui… Voilà donc ce qu'on appelle de l'amour! J'avoue que, si je le trouvai triste hier, il me paroît aujourd'hui bien séduisant… Mon frère, quand est-ce que vous épouserez ma bonne amie?—Le baron prétend que je suis trop jeune; mais, si mademoiselle le permet…—Pourquoi donc m'appelez-vous mademoiselle? ne suis-je plus votre jolie cousine?—Ah! jolie, plus jolie que jamais! plus que jolie! Si vous le permettez, j'irai parler à M. de Pontis; je lui dirai que j'adore sa fille, que sa fille m'a choisi; je lui dirai qu'il me donne ma femme, qu'il m'unisse à Sophie.—Mon père n'est point à Paris… Des affaires de famille… Je vous conterai tout cela: mais il faut que je vous quitte.—Quoi! déjà?—Oui, il faut que je rentre avant que Mme Munich se réveille.—Demain, j'aurai donc le bonheur!…—Demain! tous les jours…—Non, cela ne se peut pas. Non, cela ne se peut pas, répéta Adélaïde, on s'en apercevroit… Mon frère, une fois par semaine.—Oh! mais, répliqua Sophie, tu sais bien comme Mme Munich dort quand elle a bu, et elle boit souvent.—Quoi! ma jolie cousine, votre gouvernante…—Aime le vin et les liqueurs fortes; c'est une Allemande.—Eh bien, en ce cas, je puis venir ici…—Dans trois ou quatre jours, interrompit encore ma sœur; plus souvent ce seroit nous exposer…» Sophie soupira. «Hélas! oui, dit-elle, si l'on alloit nous séparer!… Adieu, mon cher cousin. (Elle s'éloignoit; elle revint.) Ah! je vous en prie, n'allez pas chez la marquise.—N'y allez pas, mon frère, me dit aussi Adélaïde; n'y allez pas, entendez-vous? et, si elle vient chez vous, renvoyez-la.»
Lecteurs septuagénaires et goutteux, c'est à vous que je m'adresse. La vieillesse et ses infirmités n'ont pas toujours roidi vos jambes et glacé vos cœurs. Il fut un temps où vous eûtes aussi vos rendez-vous; alors vous partiez plus légers, plus prompts que les vents, et vous reveniez de même. Vous ne l'avez pas oublié sans doute, et par conséquent vous jugez que mon père dormoit encore quand je rentrai chez moi.
Je ne m'occupai le reste de la journée que de mon bonheur; la nuit suivante fut aussi courte que la dernière m'avoit paru longue. Les songes les plus doux embellirent mon paisible sommeil; ils me montrèrent ma Sophie; et, ce qu'on croira difficilement peut-être, ils ne me montrèrent qu'elle.
Il étoit près de midi quand je sonnai Jasmin. «Tu ne m'as pas rendu réponse hier. Comment se porte Mme de B…?—Hier, Monsieur? vous ne m'avez pas dit d'y aller.—Comment! Jasmin, vous n'y avez pas été! vous savez qu'elle est malade!… Courez-y donc vite.»
Envoyer chez la marquise, ce n'étoit pas y aller, ce n'étoit pas manquer de parole à Sophie. D'ailleurs, il y a des devoirs de société qu'un galant homme ne peut se dispenser de remplir.
Jasmin revint une heure après: «Monsieur, Mlle Justine m'a dit que madame étoit plus mal, et qu'on craignoit que la fièvre ne se réglât.—On craint que la fièvre ne se règle; mais cela est donc sérieux?—Oui, Monsieur, Mlle Justine m'a dit tout bas de vous avertir, de sa part, que monsieur le marquis étoit parti ce matin pour Versailles, où il doit rester trois jours.—C'est bon, Jasmin, allez.»
La fièvre va se régler!… Pauvre vicomte de Florville!… Ce sont les propos du baron,… c'est mon ingratitude:… car au fond elle a à se plaindre de moi. Je l'ai trompée… Je n'avois qu'à lui dire que j'en aimois une autre… Elle va plus mal! Et si le danger devenoit encore plus grand! Si la marquise, à la fleur de son âge, périssoit consumée d'une maladie lente!… J'aurois éternellement sa mort à me reprocher!… Cette idée est insupportable… O ma Sophie, tu m'es bien chère! mais faut-il, à cause de toi, laisser la marquise mourir de chagrin?
J'appelai Jasmin: «Retourne à Justine, demande-lui si, dans l'absence du marquis, je ne pourrois pas voir Mme de B…, la calmer,… la consoler un peu? Jasmin, si cela se peut, tu t'informeras de l'heure,… de la porte par laquelle je dois entrer;… enfin tu arrangeras cela avec Justine.—Oui, Monsieur.—Va vite.»
Il ne tarda pas à revenir. Justine lui avoit dit qu'elle ne croyoit pas que madame fût en état de recevoir personne; qu'elle ne savoit pas si madame seroit bien aise de la visite de monsieur le chevalier; que, cependant, il n'y avoit qu'une scène à risquer. Je savois le chemin: ce soir, sur les neuf heures, je n'avois qu'à me glisser par la porte cochère, gagner promptement l'escalier dérobé, ouvrir la porte du boudoir avec la clef qu'elle donnoit. Au reste, si madame se fâchoit, Justine ne prenoit rien sur elle, et ce seroit mon affaire.
A neuf heures précises je frappai à l'hôtel du marquis. «Qui demandez-vous?» cria le suisse. Je répondis: «Justine», et je me coulai rapidement. Je trouvai Justine en sentinelle dans le boudoir: «Comment va-t-elle?—Bien doucement.—Elle est là, dans sa chambre à coucher?—Oh! mon Dieu, sûrement, et au lit.—Elle est alitée?—Oui, Monsieur.—Cet imbécile de Jasmin ne m'a pas dit cela. Est-elle seule? ses femmes…—Elle est seule, Monsieur; mais je n'ose vous annoncer», ajouta-t-elle en composant sa petite mine friponne. Je l'embrassai par distraction. «Tiens, vois-tu cette chienne d'ottomane-là? je ne l'oublierai de ma vie», et, toujours par distraction, je poussai Justine dessus. Elle parut véritablement effrayée. «Mon Dieu! madame va entendre, elle ne dort pas.» Effectivement la marquise, forçant sa voix un peu éteinte, demanda qui étoit là. Justine ouvrit la porte de la chambre à coucher: «Madame, c'est…» J'approchai du lit, je pris la belle main qui entr'ouvroit les rideaux: «C'est moi, c'est votre amant, qui, plein d'inquiétude…—Quoi! Monsieur, qui vous a ouvert la porte? qui vous a permis?…—J'ai cru que vous excuseriez…—Eh bien! Monsieur, que voulez-vous? insulter à ma douleur? redoubler mes chagrins? augmenter mon mal?—Je viens pour le calmer.—Le calmer! Monsieur, ferez-vous que je n'aie pas entendu ce que votre père a dit, que je n'aie pas lu ce que vous avez écrit? (La marquise fit quelques efforts pour me cacher ses larmes.)—Madame, devez-vous m'imputer les torts du baron? Et quant à la lettre…—Monsieur, je ne vous demande pas d'explication, je n'en veux pas.—Au moins, dites-moi si depuis hier vous vous sentez un peu mieux.—Plus mal, Monsieur, plus mal. Mais que vous importe? Quelle espèce d'intérêt prenez-vous à ce qui me touche?—Pouvez-vous le demander!—Sans doute j'ai tort; je dois être assez convaincue que vous ne m'aimez pas.—Ma chère maman!…—Laissez ce nom qui me rappelle mes fautes et mon bonheur, hélas! trop court; ce nom qui rappelle un enfant trop aimable et trop aimé! un enfant dont la fausse candeur me séduisit, dont les charmes peu communs égarèrent ma raison… Je me flattois qu'au moins sa tendresse étoit le prix de la mienne… Hélas! il me trahissoit froidement! Cruel! si jeune encore, vous possédez à ce point l'art de tromper!—Non, je ne vous trompe pas.—Allez, ingrat, allez aux pieds de votre Sophie vous faire un mérite de mes douleurs. Dites-lui que la marquise, indignement sacrifiée, gémit de vous avoir connu, et, pour qu'il ne manque rien à mon humiliation, allez trouver votre père, votre père qui ose me faire un crime de ma tendresse pour vous; apprenez-lui que son digne fils m'en a cruellement punie; mais, Faublas, souvenez-vous du moins, souvenez-vous toujours que cette femme qu'on vous a dite ardente, vive, emportée, uniquement dévorée de la soif du plaisir, que cette femme ne put résister au chagrin d'avoir été si cruellement traitée, et ne se consola jamais de vous avoir perdu.—Ma chère maman, pouvez-vous méconnoître le sentiment qui me ramène?—Oui, la pitié que vous ne pouvez refuser à mes peines! l'offensante pitié!—Non: l'amour, l'amour le plus vif.»
Je pris une de ses mains, qu'elle ne retira plus. On ne peut se figurer combien ses plaintes m'avoient ému, combien je souffrois de l'état où je la trouvois.
«Ah! me dit-elle, que vous connoissez bien ma foiblesse et ma crédulité! Allons, Faublas, asseyez-vous là. (Je me plaçai sur le bord de son lit.) Eh mais, si quelqu'un entroit! si l'on vous voyoit! Faites-moi le plaisir d'appeler Justine, elle est dans le boudoir… Petite, que ma porte soit fermée à tout le monde… Tu diras à mes femmes que je repose, et tu recommanderas bien dans l'antichambre qu'on ne laisse entrer personne… Mon ami, vous souperez ici.—De tout mon cœur.—Petite, demande une volaille… Tu leur diras que je suis assoupie, fatiguée; mais qu'avant de m'endormir je me sens quelque envie d'entamer une aile… Surtout je veux être tranquille. Toi, Justine, tu auras un appétit excessif: tu m'entends bien?—Oui, Madame, répliqua la soubrette en riant; oui, il faut ce soir que je mange comme deux.»
Dès que Justine fut sortie, je serrai la marquise dans mes bras, et, après avoir préludé par de petites caresses, je voulus pousser très loin mes entreprises. On m'opposa une résistance à laquelle je ne m'attendois pas, et Justine, qui apportoit un poulet, me força de suspendre l'attaque. La marquise ne voulut pas manger; moi, tout en dépeçant l'animal, je considérois l'appartement avec une attention que ma belle maîtresse remarqua. «Mais que regarde-t-il donc ainsi?—Cet appartement que je reconnois avec plaisir, il me semble que c'est ici…» La marquise me comprit: «Oui, c'est ici que la figure de Mlle Duportail m'a joué un vilain tour.—Pourquoi vilain?—Pourquoi? parce que Faublas est un trompeur.—Ah! vous allez recommencer la querelle! En vérité, maman, vous êtes ce soir bien singulière. Vous voulez qu'on dispute, et vous ne voulez pas qu'on se raccommode.—Justement, Monsieur le libertin et l'ingrat; vous avez de bonnes raisons, vous, pour vouloir tout le contraire: c'est au raccommodement que vous visez, et vous esquivez la dispute. Au reste, puisque nous en sommes là-dessus, demandez au baron s'il ne faut pas…—Quoi! maman, il se pourroit que ce que mon père a dit…? Ce seroit là ce qui empêcheroit…?—Que ce soit cela ou autre chose, toujours est-il certain, Monsieur le conquérant, que ce soir il n'y aura pas entre nous de raccommodement dans ce sens-là!—Ah! ma petite maman, c'est précisément dans ce sens-là qu'il y en aura.—Je vous assure que non.—Je vous proteste que si.»
L'air déterminé dont j'affirmois parut effrayer la marquise: je la vis s'arranger de la manière qu'elle jugea la plus propre à me contrarier. «Oui, oui, faites vos dispositions; mais, dès que j'aurai soupé, quand Justine ne sera plus là, vous verrez!—Justine ne s'en ira pas… Petite, ne quitte pas mon appartement… Chevalier, asseyez-vous ici,… un peu plus près de nous… Là, bien, j'ai quelque chose à vous dire.»
Elle passa un bras derrière moi, appuya sa tête sur mon épaule; et, après m'avoir donné un baiser: «Faublas, m'aimez-vous? dit-elle en baissant la voix.—Maman, n'en doutez plus.—Je vous en demande une preuve.—Quoi donc? m'écriai-je avec inquiétude.—De ne pas insister ce soir sur le raccommodement…—Pourquoi cela?—Mon ami, j'ai la fièvre, vous la gagneriez.—Eh bien! qu'importe?—Qu'importe! répéta-t-elle en m'embrassant; j'aime cette réponse-là: que n'est-elle aussi sage qu'elle me paroît flatteuse!… Mon bon ami, mon cher Faublas, je ne veux pas d'un bonheur qui vous coûteroit votre santé! Quelle femme assez peu délicate pourroit acheter à ce prix quelques instans rapides d'une jouissance d'autant moins douce qu'elle est plus répétée? Quelle femme assez aveugle, assez insensible, pourroit, en se donnant à toi, ne céder qu'à l'attrait du plaisir? Qui! moi! j'énerverois tes forces! j'épuiserois ta jeunesse! j'altérerois un des plus beaux ouvrages de la nature! je détruirois un de ses chefs-d'œuvre les plus séduisans! Non, mon cher Faublas, non. Pour t'épargner des regrets, je combattrai tes désirs et ma propre foiblesse; dans tous les temps tu me trouveras prête à m'immoler pour ton bonheur; et, loin de te préparer des jours tristes ou douloureux, je donnerai, s'il le faut, ma vie, pour prolonger, pour embellir la tienne. O des amans le plus aimable et le plus aimé! ce n'est pas pour moi seulement que je te chéris; va, quoi qu'on en puisse dire, c'est toi, c'est toi-même que j'adore en toi… Mon bon ami, promets-moi de ne pas insister ce soir… Je renverrai Justine; tu seras là, je te verrai, je t'entendrai, je m'endormirai peut-être sur ton sein; je serai trop heureuse… Mon bon ami, donne-moi ta parole d'honneur… Chevalier, répondez-moi donc… Mais voyez comme il réfléchit pour une chose si simple!»
La marquise avoit raison: je réfléchissois. Je pensois à Sophie; je faisois à ma jolie cousine l'hommage des privations qu'on m'imposoit; et, cette idée m'inspirant le courage de les supporter, je promis à sa rivale d'être sage. Aussitôt Justine reçut l'ordre de s'éloigner.
«Faublas, je suis contente de vous, reprit la marquise d'un air de satisfaction. Causons tranquillement: ce plaisir-là, s'il est moins vif qu'un autre, est plus durable… De quoi riez-vous?—D'une idée peut-être singulière.—Dites, mon ami, dites.—Si l'on pouvoit imposer à une femme qui attend son amant la condition de le garder pendant deux heures pour causer avec lui seulement, ou de le renvoyer au bout de cinq minutes qu'alors elle emploieroit à son gré?…—Mon ami, beaucoup de belles dames trouveroient l'alternative embarrassante. On dit qu'il y en a pour qui le plaisir de parler sentiment est le nec plus ultra de l'amour; toutes les autres fonctions d'une maîtresse coûtent singulièrement à leur complaisance: d'honneur, je crois que, s'il en existe, elles sont du moins en bien petit nombre. En revanche, je vous assure qu'il s'en rencontreroit beaucoup, mais beaucoup, à qui ce bavardage et cette inaction de deux heures paroîtroient fort ridicules. J'en connois qui aimeroient bien mieux rester muettes toute leur vie.—Ce n'est pas vous, maman.—Moi, je serois du parti qui accorderoit les deux autres.—Oui?—Oui, mon ami. Les deux heures de conversation, ce seroit pour aujourd'hui, supposons, et les cinq minutes de bonheur, je les garderois pour demain.—Pour demain? souvenez-vous-en bien.—Ah!…—Ah! vous l'avez dit.—Oui, mais ce n'étoit qu'une supposition.»
La marquise mit beaucoup du sien dans l'entretien que nous eûmes ensemble; et je lui découvris mille perfections que je n'avois pas encore eu le temps d'apercevoir. Elle m'étonna par une foule de traits satiriques, ingénieux ou brillans; il lui échappa même quelques pensées un peu philosophiques, mais pas une seule réflexion morale. J'admirai surtout en elle cette élocution élégante et facile que l'usage du grand monde donne quelquefois, cet esprit naturel et fin qui ne s'acquiert jamais; un goût épuré, dont auroient grand besoin beaucoup de nos beaux esprits que je ne nomme pas, et plus de savoir que n'en a communément une femme belle ou jolie.
Je ne croyois être auprès d'elle que depuis un quart d'heure, quand nous entendîmes sonner minuit. «Voici le moment de la retraite, mon ami, me dit-elle, il faut que Justine vous reconduise elle-même jusqu'à la porte, à cause de mon suisse qui n'entend pas raison. (La suivante attentive accourut au premier coup de sonnette.) Petite, tu vas reconduire ton amoureux.—Comment? son amoureux!—Eh! sans doute; vous ne comprenez pas que Justine qui fait entrer un jeune homme le soir, qui le reconduit à minuit, a tout à fait l'air d'avoir une affaire de cœur? Je suis sûre que demain on le dira tout haut dans l'office; mais la petite sait bien que je la dédommagerai amplement de ce qu'elle pourra souffrir à cause de moi. Adieu, mon cher Faublas; on vous verra demain sur les huit heures?—Au plus tard.—Mon ami, je serai malade pour tout le monde… Allons, petite, reconduis-le: car, enfin, il faut ménager un peu ta réputation; plus il s'en ira tard, et plus on s'égayera sur ton compte… Allez sans lumière, pour qu'on ne vous voie pas dans le petit escalier, et marchez bien doucement, de peur de vous blesser.»
Justine et moi nous entrâmes dans le boudoir. J'eus soin de bien fermer la porte de la chambre à coucher qui y communiquoit, tandis que Justine ouvroit à tâtons celle qui conduisoit à l'escalier dérobé. Au lieu de suivre sur cet escalier ma conductrice, qui me tendoit la main, je l'attirai doucement vers moi. «Mon enfant, lui dis-je si bas qu'à peine elle entendit, tu te souviens bien de la scène de l'ottomane; je veux me venger: aide-moi, ne dis mot.» Justine, toujours disposée à me servir, me seconda si bien sur l'ottomane que la marquise elle-même n'auroit pu mieux faire; jamais je n'éprouvai mieux combien eut raison celui qui, le premier, écrivit: «La vengeance est le plaisir des dieux!»
Si l'on veut se pénétrer de mon esprit, considérer mon âge, examiner ma position, on verra que je ne pouvois manquer au rendez-vous du lendemain. La marquise m'attendoit avec impatience: elle me prodigua les caresses les plus flatteuses et les noms les plus doux. Elle satisfit même ma curiosité, toujours empressée, avec une complaisance qui me parut du plus favorable augure; mais, comme la veille, elle arrêta mes transports au moment de les couronner, et, prétextant encore sa fièvre maudite, elle me refusa constamment la preuve la plus certaine de la tendresse d'une amante, cette preuve si chère à tous les jeunes gens, si nécessaire au plus ardent de tous! Je supportois ma peine assez patiemment, dans l'espérance qu'au moins la jolie suivante, au moment du départ, auroit pitié de moi; point du tout, la marquise, qui n'étoit plus alitée, me reconduisit elle-même jusqu'à l'escalier dérobé. Je voyois bien que Justine souffroit de ma douleur; mais pouvoit-elle me consoler dans la cour? Je rentrai chez moi bien chaste et bien désolé.
Rosambert, que j'instruisis des rigueurs de ma belle maîtresse, n'en parut point étonné. Il me dit: «Je vous ai prévenu que Mme de B… régloit sa conduite sur les circonstances, et la changeoit selon les événemens. Quelles que soient les qualités physiques et les facultés morales de Mlle de Pontis, puisque le chevalier l'aime, elle est à ses yeux spirituelle et jolie. Cette passion est légitime, honnête et vertueuse; c'est un premier amour. Il naquit de la sympathie; il vit de privations; il croîtra par les obstacles, l'habitude et l'espérance. Mlle de Pontis est donc une rivale dangereuse. Voilà, n'en doutez pas, ce que s'est dit la marquise; mais, après avoir examiné les moyens de son ennemie, elle a calculé ses propres forces et la foiblesse du jeune Adonis dont il s'agit de disputer le cœur irrésolu…—Irrésolu, Rosambert!—Eh! oui, irrésolu quant à présent. Vous adorez l'une; mais vous ne pouvez vous décider à lui sacrifier l'autre… A votre âge, l'attrait du plaisir a une force irrésistible. Vous savez de quel plaisir je veux parler: Sophie ne peut vous l'offrir, celui-là! C'est Mme de B… qui en est la dispensatrice intéressée; eh bien! mon ami, irriter sans cesse vos désirs, les satisfaire quelquefois, ne les épuiser jamais, en deux mots voilà son plan. C'est pour rendre ses faveurs plus précieuses qu'elle en sera désormais avare. Croyez qu'elle souffrira comme vous des privations qu'elle va vous imposer; mais, à quelque prix que ce soit, la marquise a juré de vous conserver.»
Enfin, il est temps de retourner à Sophie! Elle luit enfin la troisième journée! Je puis aller au couvent voir ma jolie cousine. Oh! comme depuis trois jours elle étoit encore embellie!
Pendant deux mois, à peu près, j'eus le bonheur de l'entretenir au parloir régulièrement deux fois par semaine. O pouvoir prodigieux des vertus et de la beauté réunies! en quittant ma Sophie, j'imaginois toujours qu'il étoit impossible que je l'aimasse davantage, et, chaque fois que je la voyois, je sentois que mon amour étoit encore augmenté.
Il faut avouer cependant que, dans le cours de ces deux mois, je vis souvent la belle marquise, qui, toujours attachée au plan de réforme qu'elle avoit en effet adopté, économisoit nos plaisirs, au point de me refuser quelquefois le nécessaire. Il faut avouer encore que ma jolie petite Justine, qui savoit très bien mon adresse, venoit incognito chez moi recueillir les épargnes de sa maîtresse.
M. Duportail, impatient de retrouver sa chère fille, étoit parti depuis six semaines pour la Russie, dans l'espérance de s'y procurer quelques lumières sur le sort de Dorliska.
Un jour que j'étois avec Rosambert à l'Opéra, nous y rencontrâmes le marquis de B… Il salua le comte d'un air froidement poli, mais il me fit l'accueil le plus caressant. Il se plaignit de ce que, depuis plus de deux mois, il n'avoit pas eu le bonheur de pouvoir me joindre, et il me demanda comment mon père se portoit. «Fort bien, Monsieur le marquis: il est actuellement en Russie.—Ah! ah! cela est donc vrai?—Assurément.—Monsieur, et Mlle Duportail?—Ma sœur se porte à merveille.—Toujours à Soissons?—Oui, Monsieur.—Et quand revient-elle dans ce pays-ci?—Au carnaval prochain», répondit aussitôt Rosambert.
Pour détourner cette plaisanterie dont je craignis l'effet, j'assurai au marquis que ma sœur viendroit passer l'hiver à Paris. «Mais, reprit M. de B…, vous ne demeurez donc plus à l'Arsenal?—Toujours, Monsieur.—En ce cas, recommandez donc à vos gens d'être un peu plus civils et plus attentifs. Ils m'ont bien dit que monsieur votre père étoit allé en Russie; mais, quand je leur ai demandé de vos nouvelles et de celles de mademoiselle votre sœur, ils m'ont répondu brusquement que M. Duportail n'avoit pas d'enfans.—C'est que son père le gêne beaucoup, interrompit Rosambert; il ne lui permet de recevoir personne.—Oui, Monsieur, la réponse qu'on vous a faite est sans doute une suite des ordres que mon père aura donnés.—Eh bien! je croyois monsieur votre père plus raisonnable; un jeune homme doit avoir un peu de liberté. Une demoiselle! oh! c'est différent! on ne sauroit veiller les filles de trop près! et je connois des demoiselles très comme il faut, qu'on ne tient pas assez…, à qui on laisse faire de mauvaises connoissances (en disant cela, il regardoit Rosambert d'un air malin); mais vous! cela est trop rigoureux! Tenez, je veux vous procurer quelque agrément, quelque dissipation. La marquise est ici: je veux vous présenter à la marquise.—Monsieur, je ne puis…—Venez, venez, elle vous recevra bien.—Je ne doute pas que, présenté par vous… Mais, Monsieur…—Eh! mais, pourquoi toutes ces façons? me dit Rosambert. Madame la marquise est très aimable.—N'est-il pas vrai, Monsieur, reprit le marquis en s'adressant d'abord au comte et ensuite à moi, n'est-il pas vrai qu'elle est très aimable, ma femme?… elle a beaucoup d'esprit. D'abord je ne l'aurois pas épousée sans cela.—La vérité est que madame la marquise a beaucoup d'esprit; et monsieur le sait bien! s'écria Rosambert.—Monsieur le sait bien? répéta le marquis.—Oui, Monsieur, ma sœur me l'a dit.—Ah! mademoiselle votre sœur! oui… Je vous assure, Monsieur, qu'il ne manque à ma femme que d'être un peu plus physionomiste; mais cela viendra, cela viendra,… j'ai déjà remarqué qu'elle a un goût naturel pour les belles figures. Monsieur Duportail, la vôtre est très prévenante, et puis vous ressemblez singulièrement à mademoiselle votre sœur, que la marquise aime beaucoup. Venez, suivez-moi, je vais vous présenter à la marquise.—En vérité, Monsieur le marquis, je suis désolé de ne pouvoir mieux répondre à tant d'honnêtetés; mais je me suis, pour ainsi dire, dérobé de chez moi; je vais me cacher dans le parterre,… je ne puis paroître dans une loge… Si quelqu'un des amis de mon père me voyoit, il le lui écriroit sûrement, et vous n'avez pas d'idée de la scène que M. Duportail me feroit à son retour.—Il y a des parens bien ridicules!… Je savois bien que j'avois quelque chose à vous demander, Monsieur… Connoissez-vous un certain M. de Faublas?» Je répondis sèchement non. «Mais le comte le connoît peut-être? continua le marquis.—De Faublas? répliqua Rosambert. Mais oui, je crois avoir entendu ce nom-là,… j'ai vu cela quelque part.» Il prit le marquis par la main, et, affectant de parler plus bas: «Ne parlez jamais des Faublas devant les Duportail: ces deux familles-là sont ennemies!… Il y aura du sang répandu au premier jour.—Tout cela s'est donc découvert? répliqua le marquis à demi-voix.—Quoi, tout cela? répondit Rosambert.—Bon! vous m'entendez de reste.—Non, le diable m'emporte!—Oh! que si; mais vous avez raison: à votre place, je serois aussi discret que vous.—D'honneur! si je comprends un mot!…—Allons, brisons là», dit le marquis. Il éleva la voix. «Oh çà, dis-moi, Rosambert, car je suis un bon diable, je ne sais pas garder rancune, moi! dis-moi pourquoi, depuis plus de six semaines, tu n'es pas venu nous voir.—Des affaires.—Bon! des affaires; des maîtresses!… On ne m'attrape pas, va! J'espère qu'au moins tu voudras bien venir saluer la marquise!—Assurément… Chevalier, vous voulez bien m'attendre ici un moment?»
Le marquis, en me quittant, me répéta qu'il regrettoit fort de ne pouvoir me présenter à sa femme.
Un quart d'heure après Rosambert revint à moi en riant. «Mme de B… n'a pas paru fâchée de me voir, me dit-il: elle m'a reçu poliment; nous nous sommes traités réciproquement comme des gens de connoissance qui se souviennent de s'être rencontrés souvent dans le monde. Pourtant la marquise a été un peu étonnée quand son bon mari lui a dit que j'étois ici avec M. Duportail le fils, qui n'avoit jamais osé lui venir présenter ses devoirs. Vous concevez que, tout étant fini entre Mme de B… et moi, je n'ai pas cherché à augmenter l'embarras de sa position; au contraire, je l'ai charitablement aidée à me tromper moi-même: je suis entré dans toutes ses idées aussi bonnement que son cher époux. Ce qu'il y a de fort singulier, c'est que j'ai trouvé de temps en temps de grandes obscurités dans cette plaisante scène, qui m'a d'ailleurs beaucoup amusé. Vous m'expliquerez cela, Faublas. Tenez, quoique M. de B… parlât bas dans ce moment-là, j'ai pourtant bien entendu qu'il disoit à la marquise: «Madame, je vous le disois bien que cette Mlle Duportail n'étoit pas une fille honnête. Tout cela s'est découvert; les Duportail sont furieux; et, s'ils rencontrent ce M. de Faublas, ils lui feront un mauvais parti. Je suis sûr que le voyage de la demoiselle à Soissons et celui du père en Russie ne sont que des prétextes. Aussi ce père a bien mérité cela: il gêne horriblement son fils, et il laisse faire à sa fille tout ce qu'elle veut.» Voilà à peu près, continua le comte, ce que le marquis a dit. Faublas, vous êtes au fait, faites-moi le plaisir de m'apprendre ce que tout cela signifie.»
Je contai à Rosambert comment le marquis avoit trouvé mon portefeuille dans un mauvais lieu, comment il avoit prouvé à sa femme que Mlle Duportail étoit une p….., comment la marquise s'étoit fait rendre mes lettres sur son ottomane, moi présent. Le comte donna un libre cours à sa gaieté et finit par me demander pourquoi je n'avois pas voulu être présenté à Mme de B… «Mon ami, lui répliquai-je, si j'étois follement épris de la marquise et qu'il n'y eût pas eu d'autres moyens de la voir que celui-là, je l'aurois employé; mais, puisque nous nous joignons facilement, tantôt d'un côté, tantôt d'un autre, puisque les rendez-vous ne nous manquent pas, pourquoi aurois-je encore été chercher des dangers sous un travestissement nouveau?—Quoi donc! cela auroit produit des scènes plaisantes! A votre place, la marquise n'auroit pas balancé.»
Après le spectacle, je suivis Rosambert à la loge de Mlle ***, qu'il connoissoit particulièrement. Une danseuse étoit avec la princesse. «Il est joli, dit celle-ci après m'avoir majestueusement toisé.—C'est l'Amour, répondit l'autre, ou c'est le chevalier de Faublas!» Je remerciai vivement l'honnête personne qui m'adressoit un compliment si flatteur. «Chevalier, me dit-elle, je vous ai entrevu quelque part, et depuis plusieurs mois j'entends parler de vous presque tous les jours. Vous pouvez être une très belle fille; mais, quant à moi, j'aime mieux un joli garçon.» Je fixai le comte: «Rosambert, il me paroît que vous m'aviez annoncé!» Rosambert me donna sa parole d'honneur que non. Cependant les deux dames se parloient à l'oreille; et Coralie (c'est le nom de la danseuse), Coralie rioit comme une folle.
Ai-je besoin de dire que déjà la partie carrée se décidoit; que nous soupâmes chez la déesse; que je ramenai la nymphe chez elle, et que j'y partageai son lit? Qui ne sait pas qu'à l'Opéra les divinités sont de bien foibles mortelles; que c'est le pays du monde où les passions se traitent le plus lestement; que c'est là surtout qu'une affaire de cœur commence et s'achève dans la même soirée?
Coralie n'étoit ni belle ni jolie; mais elle avoit la vivacité qui plaît, les grâces qui attirent: on écoutoit avec plaisir son petit jargon galant. Sur sa figure mutine régnoit la gaieté; son maintien, un peu dévergondé, provoquoit le désir. Au reste, grande et bien faite, belle main, joli pied, superbe peau! Coralie, d'ailleurs, possédoit si bien l'art des voluptés secrètes! elle épuisoit avec tant de discernement toutes les ressources du métier!… J'oubliai dans ses bras Justine et Mme de B…
Mais, par une singularité que je n'entreprendrai pas d'expliquer, l'image des vertus les plus pures vint, au sein du libertinage, se présenter à mon esprit troublé; et, ce qui n'est pas moins digne de remarque, je m'avisai de vouloir parler dans un de ces momens où l'homme le plus étourdi, exempt de toute distraction, ne laisse échapper que de très courts monosyllabes ou de longs soupirs étouffés. «Ah! Sophie!» m'écriai-je. J'aurois dû dire: «Ah! Coralie!…» «Sophie! répéta la nymphe sans se déranger; Sophie! vous la connoissez? Eh bien, c'est une sotte, une bégueule, une pécore, qui n'a jamais été jolie, qui est fanée, et à qui il est arrivé la semaine passée…» Elle ne put en dire davantage; mais, quoiqu'en parlant prodigieusement vite, elle avoit si bien employé son temps que je ne savois lequel admirer le plus, ou de l'étonnante agilité de ce corps si souple, ou de l'extrême volubilité de cette langue si déliée.
Il étoit dix heures du matin quand je quittai Coralie. Le baron, informé de mon absence, attendoit impatiemment mon retour. Il me fit souvenir, d'un ton sévère, qu'il m'avoit prié de ne jamais coucher ailleurs qu'à l'hôtel. Je montai chez moi; M. Person m'y attendoit. J'allois lui reprocher sa trahison, il me prévint: il m'observa qu'il étoit impossible que le baron ignorât cette échappée nocturne; qu'en pareil cas, le devoir d'un gouverneur étoit d'avertir un père, et que se laisser prévenir par le suisse ou par quelque autre domestique, c'eût été fort maladroitement découvrir notre intelligence. Je n'avois rien à répondre à de si bonnes raisons, et puis j'étois déjà occupé de toute autre chose. Jasmin venoit de me remettre une lettre qu'on lui avoit laissée depuis plus d'une heure. Je voyois avec surprise qu'elle étoit adressée à Mlle Duportail. Je décachetai promptement, et je lus:
Quelqu'un qui part ce soir pour Versailles m'assure que Mlle Duportail n'est point à Soissons, et que sans doute elle se cache dans les environs de Paris. Si cela est, cette charmante enfant, qui doit se souvenir de moi, montera demain matin à cheval, avec son habit d'amazone, et viendra, suivie d'un seul domestique, couvert d'un habit bourgeois, me joindre, à huit heures précises, au bois de Boulogne, à la porte de Boulogne même. Je suis, s'il faut l'en croire, celui qu'elle aime encore, etc.
Le vicomte de Florville.
«En effet, m'écriai-je, j'ai depuis longtemps parole avec le vicomte: allons, ce sera pour demain matin… Jasmin, tu vas venir avec moi.»
J'allai acheter un beau cabaret de porcelaine, et je chargeai Jasmin de le porter de ma part à Mlle Coralie, rue Meslay, porte Saint-Martin.
Au retour de mon domestique, je lui demandai ce qu'avoit dit Mlle Coralie: «Monsieur, elle m'a fait répéter plusieurs fois votre nom: «C'est bien de la part du chevalier de Faublas? Un jeune homme… tout jeune… qui a tout au plus dix-sept ans?—Mais, Mademoiselle, lui ai-je dit, est-ce que vous ne le connoissez pas?» Elle a répondu: «Si fait; mais il est bon de s'expliquer. Vous direz au chevalier de Faublas que je l'attends demain à souper.»
«Demain à souper, Jasmin! mais cela s'arrange assez mal: je passerai la journée avec le vicomte de Florville! Allons, n'importe, je ne veux pas désobliger Coralie.»
Jasmin me laissa, et je me livrai à mes réflexions: «O ma jolie cousine, que d'injures, que d'infidélités je te fais!… Des infidélités! mais non. J'offre à mes maîtresses un hommage impur, que ma vertueuse amante rejetteroit, qui profaneroit les charmes de Sophie… Mais… Mme de B…! Justine! Coralie en même temps! trois à la fois!… Eh bien, fussent-elles cent, qu'importe? ou plutôt mon excuse n'est-elle pas dans le nombre? Si Mme de B… étoit aimée, lui donnerois-je des rivales? La marquise m'occuperoit-elle, si j'avois un attachement sérieux pour Justine ou pour Coralie?… Non, non. Ces trois intrigues-là ne signifient rien,… ce ne sont que des goûts passagers,… c'est l'effervescence de la jeunesse… La marquise, il est vrai, me paroît beaucoup plus aimable que les deux autres; mais enfin il n'y a que ma jolie cousine qui m'inspire un amour pur et désintéressé… Oui, ma Sophie, ma chère Sophie, il est clair que je n'aime que toi!»
Le lendemain, Jasmin et moi, nous étions, à huit heures précises, à la porte de Boulogne! j'avois l'amazone angloise et le chapeau de castor blanc. Les passans s'arrêtoient pour me regarder. Les uns s'écrioient: «Voilà une jolie femme!—Cette Angloise se tient bien à cheval», disoient les autres; et mon petit amour-propre étoit flatté de ces exclamations fréquentes. Le vicomte de Florville ne se fit pas longtemps attendre; il montoit un très joli cheval, qu'il manioit avec plus de grâce que de vigueur. «Belle demoiselle, nous allons, si bon vous semble, déjeuner à Saint-Cloud.—Très volontiers, Monsieur; mais où descendrons-nous? dans une auberge?—Non, non, mon bon ami.—Comment, votre bon ami? oubliez-vous, Monsieur, que vous parlez à Mlle Duportail?—Oui, mon ami, je l'oubliois; et même je ne songeois pas que je suis aujourd'hui le vicomte de Florville… Moi, un jeune étourdi; et vous, une jeune folle! Faublas, ne trouvez-vous pas cela singulier?—Très singulier! Mais enfin vous voilà pour toute la journée le vicomte de Florville, et moi Mlle Duportail. Souvenons-nous-en bien. Celui des deux qui se trompera…—Donnera un baiser à l'autre.—J'y consens, Monsieur le vicomte.»
Quand nous arrivâmes à Saint-Cloud, nous nous devions mutuellement cinquante baisers au moins. A une portée de fusil du pont, le vicomte m'invita à mettre pied à terre. Nous entrâmes dans une maison, petite et jolie, où je ne vis personne. Il n'y avoit qu'un premier étage. L'appartement que le vicomte m'ouvrit me parut encore plus commode qu'élégant. «Pardon, Mademoiselle; mais il faut que je fasse mettre les chevaux à l'écurie.» Il remonta l'instant d'après et m'apprit qu'il avoit ordonné à Jasmin d'aller déjeuner de son côté et de revenir nous prendre dans une heure. Ensuite il me montra dans une armoire des viandes froides, quelque dessert et de bon vin. «Mademoiselle, nous ferons maigre chère; mais au moins nos gens ne nous troubleront pas.—Fort bien, Vicomte; commençons par payer nos amendes.—Fi donc! une demoiselle! que dites-vous là?… Moi! je veux d'abord manger un morceau.»
Le vicomte de Florville, un peu petite-maîtresse, suça un aileron. Mlle Duportail, fort mal élevée, mangea comme un clerc de procureur.
Ces amendes qu'il falloit acquitter me tracassoient. Je voulus donner un baiser au vicomte. «Mademoiselle, me dit-il, c'est à moi qu'appartient l'attaque.» Il me prit par la main, me fit quitter la table, et voulut m'embrasser. Je le repoussai vivement. «Monsieur, laissez-moi; vous êtes un impertinent!» Le vicomte, plus obstiné qu'entreprenant, sembloit vouloir ne dérober qu'un baiser, et rioit beaucoup de la résistance qu'on lui opposoit. Apparemment plus accoutumé à résister qu'à poursuivre, il déployoit dans l'attaque beaucoup d'adresse et peu de vigueur. Mlle Duportail, au contraire, renversant tous les usages reçus, mettoit dans la défense peu de grâce et beaucoup de force.
Le vicomte, bientôt épuisé, se laissa tomber sur un canapé. «C'est un dragon que cette fille-là! s'écria-t-il; il faudroit un Hercule pour la subjuguer! Que la nature est sage! elle a fait les autres femmes douces et foibles! Je vois bien que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Allons, que tout rentre dans l'ordre. Maligne demoiselle, apaisez-vous. Je ne suis plus que la marquise de B…, le vicomte de Florville vous cède tous ses droits.»
Pour cette fois j'usai de la permission sans en abuser. Nous nous remîmes bientôt à table. «Faublas, vous trouverez peut-être que j'ai de singulières fantaisies; mais je vous prie de ne pas me refuser.—Le pourrois-je? De quoi s'agit-il?—Mon bon ami, donnez-moi votre portrait.—Maman, vous appelez cela une fantaisie! C'est un désir bien naturel que je partage. Seroit-ce une indiscrétion que de vous demander le vôtre?—Non, mon ami; mais c'est celui de Mlle Duportail que je veux.—Ah! j'entends; et c'est celui du vicomte de Florville que vous me donnerez?—Précisément.—Ma petite maman, je m'en occuperai dès demain; nous verrons lequel des deux sera plus tôt fait.—Le vôtre assurément. Vous n'êtes pas gêné, vous, Faublas! Moi, je ne pourrai donner à mon peintre que quelques momens dérobés. Vous sentez bien que ce n'est pas à l'hôtel que cette miniature se fera?—Où donc, maman?—Chez cette marchande de modes,… au boudoir que vous connoissez. Les habits que vous me voyez, je les y laisse toujours dans une armoire dont j'ai la clef.—Quoi! c'est donc là que vous vous êtes habillée ce matin?—Sans doute, mon ami. Sous prétexte de prendre l'air aux Champs-Élysées, je suis sortie en robe de matin avec Justine. Nous nous sommes rendues chez ma marchande de modes, où la métamorphose s'est opérée; une voiture de place m'a conduite chez un loueur de chevaux, et voilà comme d'une marquise on fait un vicomte. Justine a congé pour toute la journée: elle ne doit se retrouver qu'à sept heures chez ma marchande de modes, où j'irai reprendre ma robe. En rentrant, je dirai sans affectation que j'ai rencontré aux Champs-Élysées la comtesse de… Mais je crois entendre Jasmin. Allons faire un tour de promenade, mon cher Faublas: nous reviendrons dîner ici.»
Nous remontâmes à cheval. Après de longs circuits nous nous trouvâmes, vers le midi, au pont de Sèvres, que nous passâmes, pour nous promener sur la grande route qui conduit à Paris. Une fort belle voiture, attelée de quatre chevaux, et précédée d'un domestique bien monté, venoit à nous. Le brillant équipage n'étoit plus qu'à dix pas de distance, quand la marquise tourna bride et repassa le pont au grand galop. Je crus que son cheval l'avoit emportée. Au moment où je donnois un coup d'éperon pour la suivre, je vis, du fond du carrosse, se jeter à la portière un homme qui, m'ayant reconnu, m'appela: «Mademoiselle Duportail!» C'étoit le marquis de B…! Je partis ventre à terre sur les traces de la marquise, qui couroit à travers champs. Jasmin galopoit derrière moi: il me cria que nous étions poursuivis.
Bientôt j'entendis notre ennemi, déjà bien près de nous, exciter encore l'excellent cheval qu'il montoit. Je tournai bride brusquement, et, piquant droit vers le zélé postillon, je le saluai d'un grand coup de fouet. Jasmin, brûlant d'imiter son maître, avoit déjà le bras levé. Le pauvre domestique, étonné qu'une jeune dame eût frappé aussi rudement, retenu sans doute par le respect qu'il croyoit devoir à mon sexe autant qu'à mon rang, ou peut-être par l'idée d'un combat très inégal, puisque Jasmin se tenoit prêt à me seconder; le pauvre domestique, ne sachant s'il devoit fuir ou se défendre, me regardoit d'un air stupéfait. Je déterminai promptement ses résolutions par cette fière harangue, prononcée cependant d'une voix féminine: «Maraud, je te coupe le visage si tu poursuis; si tu retournes sur tes pas, voilà de quoi boire à ma santé.» Il prit mon écu, en louant à sa manière ma vigueur et ma générosité. Je le vis s'en retourner aussi vite qu'il étoit venu.
Ainsi débarrassé de mon ennemi, je promenois mes regards au loin pour découvrir la marquise. Ou elle avoit beaucoup modéré la course de son cheval, ou elle s'étoit arrêtée: car je vis qu'elle avoit peu d'avance sur nous. En peu de temps nous la joignîmes. Je lui rendis compte de la manière dont je venois de recevoir l'envoyé du marquis. «Il étoit temps que je partisse, me dit-elle; je n'ai reconnu qu'un peu tard les chevaux et le cocher.—Maman, mais pourquoi vous êtes-vous éloignée sans m'avertir?—Parce qu'il étoit trop tard; nous étions serrés de trop près. Cette amazone que le marquis connoît nous auroit trahis; j'ai voulu qu'il fût tout d'un coup sûr de son fait.—Je ne comprends pas trop la raison…—Elle est pourtant bien simple, mon ami: il m'importoit peu que le marquis vous vît, pourvu qu'il ne me vît pas, moi! Je sentis que dès qu'il auroit reconnu Mlle Duportail, il ne s'occuperoit plus que d'elle. En vous laissant là, j'assurois ma fuite.—Ah! bien vu… Mais que va dire de moi le marquis?» La marquise, s'approchant de moi, me dit bien bas, en souriant: «Il dira que Mlle Duportail est une p….. Il m'annoncera d'un ton capable qu'elle est effectivement dans les environs de Paris; qu'il l'a rencontrée avec ce M. de Faublas; et le plaisir d'avoir deviné tout cela le consolera de la petite mortification que lui cause le bonheur de son rival… Mais, ajouta-t-elle d'un ton plus réfléchi, mon tendre époux me rend bien les infidélités que je lui prête.—Comment donc?—Vous ne voyez pas cela! Il est parti hier au soir pour Versailles, où il ne se rend qu'aujourd'hui. Il a couché à Paris… Il m'attrape, poursuivit-elle en riant de toutes ses forces, il m'attrape!… Au reste, mon cher Faublas, je ne me sens pas le courage de lui en vouloir.—Gardez-vous bien de lui pardonner cette offense, maman; venez vous venger à Saint-Cloud.—A Saint-Cloud! non, non; ce seroit aussi trop hasarder, ce seroit nous livrer comme des enfans. Dans ce moment-ci M. de B… est peut-être encore à Sèvres; le pauvre La Jeunesse…—Maman, il s'appelle La Jeunesse, ce monsieur que j'ai étrillé?—Oui, mon ami; si c'est celui qui précédoit la voiture, il s'appelle La Jeunesse.—Mais, puisque vous l'avez vu d'assez près pour le reconnoître, il vous a peut-être reconnue aussi?—Impossible, mon ami: cet habit de cavalier, ce chapeau rabattu sur mes yeux! non; je suis tranquille… Je présume donc que ce pauvre La Jeunesse, déjà revenu, raconte au marquis le malheureux événement de sa course. Maintenant, mon pénétrant mari commente, réfléchit, devine. Il devine, j'en suis sûre, que vous demeurez à Sèvres, ou non loin de là. Je parierois que, curieux de découvrir votre retraite, il charge La Jeunesse de rôder dans les environs, de chercher, d'attendre, de s'informer, de bien examiner toutes les physionomies. Non, mon ami, ce n'est pas à Saint-Cloud qu'il faut aller. Regagnons Paris. Je ferai le moins long détour pour arriver la première chez ma marchande de modes, où vous ne tarderez pas à me venir retrouver. C'est au boudoir que nous dînerons; c'est là que vous me ferez compagnie jusqu'au retour de Justine.»
A un quart de lieue de la capitale, nous nous séparâmes. La marquise, à qui je voulois donner Jasmin, m'observa qu'un jeune cavalier pouvoit se promener seul, mais qu'il ne seroit pas décent qu'une jolie femme, surtout dans l'équipage où j'étois, ne fût pas suivie au moins d'un domestique. Mme de B… entra par la grille de la Conférence; Jasmin et moi, nous allâmes gagner la barrière du Roule, et de là la rue de… A la porte de la marchande de modes, nous trouvâmes un petit Auvergnat qui tenoit un cheval par la bride, et qui remit à Jasmin un bout de papier, sur lequel étoient écrits ces mots: Jasmin reconduira mon cheval chez M. T…, loueur de chevaux, rue…, de la part du vicomte de Florville.
Je ne sortis du boudoir qu'à huit heures du soir. La marquise, toujours fidèle à ses principes économiques, me renvoya dans un état honnête, qui me laissoit encore l'espérance de me présenter devant Coralie d'une certaine façon. Je retournai d'abord à l'hôtel, où je me débarrassai de mon accoutrement féminin. Avant dix heures j'étois chez la danseuse.
«Bonsoir, mon petit chevalier: mettons-nous vite à table.—Volontiers.—Sais-tu qu'il y a plus d'une demi-heure que je t'attends pour te gronder?—Parce que?—Parce que tu me traites mal. Chevalier, j'ai toujours un homme entre deux âges qui me paye pour être aimé, et un joli garçon qui m'aime sans me payer. Quelques-unes de mes camarades joignent à cela un grand laquais à large poitrine, une manière d'Hercule, qu'elles payent pour les aimer. Moi, qui n'ai pas de si grands besoins, je ne veux pas de satyre, je me contente de mon joli garçon.—Eh bien! Coralie, qu'a cela de commun avec la querelle que tu veux me faire?—Attends donc. Le monsieur qui paye, je l'ai, et j'ai de bonnes raisons pour ne pas te dire son nom; toi, tu es le joli garçon qui m'aime, n'est-il pas vrai?—Après la querelle…—Tu vas voir. Je t'ai pris, parce que tu me plaisois, et je te quitterai quand tu ne me plairas plus.—Enfin?—Enfin, je n'attends pas de cadeaux de toi; tu m'en as fait un dont je ne veux pas.—Quoi! ce cabaret de porcelaine?—Oui.—Je ne le reprendrai pourtant pas. D'ailleurs, Coralie, tes arrangemens ne me conviennent point; je veux être seul et payer.—Bon! Chevalier, tu es trop jeune et tu n'es pas assez riche. Et puis, tiens, tu ferois un mauvais marché. Tu es beau, tu as de l'esprit; eh bien, dès que tu payerois, je ne t'aimerois plus. Je ne sais pas comment cela se fait; mais voilà comme nous sommes toutes! Un billet de caisse d'escompte est pour celui qui le donne le gage d'une infidélité.—Je ne te donne pas d'argent, ce n'est qu'un petit présent…—Je n'en veux point.—Je te répète que je ne le reprendrai pas.—En ce cas, je le jetterai par la fenêtre.—Si cela t'amuse!…»
Nous nous disputions beaucoup, lorsqu'une espèce de femme de chambre à Coralie entra d'un air effrayé et cria: «C'est lui!—C'est lui?» répéta la maîtresse. Les deux femmes me saisirent par les bras, m'entraînèrent dans la chambre à coucher, ouvrirent, dans le fond de l'alcôve, une petite porte par laquelle elles me firent passer; et je me trouvai dans un couloir qui faisoit le tour des appartemens. Je me fâchois et je riois en même temps. L'une me tiroit par le bras, l'autre me poussoit par les épaules: elles firent si bien qu'elles parvinrent à me mettre à la porte. J'allai dormir tranquillement chez moi: le baron n'étoit pas rentré.
Le lendemain, je fis avertir un peintre habile, qui donna toute la journée à Mlle Duportail. Comme il me quittoit, il m'arriva une invitation de Coralie pour le soir même. La scène de la veille m'avoit paru fort désagréable; mais qu'on se souvienne que je n'ai pas dix-sept ans. A dix-sept ans, refusa-t-on jamais de passer une nuit avec une fille aimable?… Un adolescent prétend-il qu'à ma place il auroit résisté? qu'il se montre; et, s'il n'est pas malade, je lui dirai qu'il ment.
L'homme le plus robuste n'est pas infatigable. Au milieu de la nuit, je m'endormis dans les bras de la danseuse, et le bruit d'une sonnette vigoureusement tirée me réveilla en sursaut à sept heures du matin. «Je parie, s'écria Coralie, que ces deux sottes-là sont sorties en même temps, et qu'elles n'ont pas pris leur clef; cependant je me tue de le leur dire tous les jours!… Chevalier, fais-moi le plaisir d'aller ouvrir la porte.»
J'y cours en chemise, et même sans pantoufles: j'ouvre, je vois un homme!… je vois!… Je crois me tromper, je me frotte les yeux, je regarde encore! Je m'écrie: «Quoi! se peut-il?… quoi! c'est vous, mon père!» Le baron recule de surprise en me reconnoissant; il m'adresse avec violence cette question au moins inutile: «Que faites-vous ici, Monsieur?» Qu'aurois-je répondu? Je garde un profond silence.
Cependant, au son d'une voix qu'elle a cru reconnoître, Coralie est accourue aussi légèrement vêtue que moi; mais, trop pressée pour y regarder de bien près, au lieu de mettre ses pantoufles, elle a fourré ses petits pieds dans mes souliers. La nymphe, en arrivant sur le lieu de la scène, s'est pénétrée tout d'un coup des comiques effets d'une rencontre aussi inattendue. Elle admire le père, muet d'étonnement, immobile de fureur, appuyé sur la rampe de l'escalier. Elle admire le fils, presque nu, planté comme une idole au milieu de l'antichambre. Le moyen qu'une fille naturellement folle se contienne en pareil cas! La danseuse me jette les bras au col; elle penche sa tête sur la mienne. On croiroit qu'elle m'embrasse: elle ne fait que rire pourtant; mais elle rit si fort que tous les voisins peuvent l'entendre. Le baron rougit et pâlit successivement: il entre, il ferme la porte, il met les verrous. Coralie se sauve en riant toujours; je vole sur ses pas; mon père se précipite en même temps que nous dans la chambre à coucher. Il fait un geste menaçant, il va briser les meubles. Je me jette sur sa canne déjà levée, je la saisis, je m'écrie: «Ah! mon père, oubliez-vous que votre fils est là?»
Cette exclamation, peut-être un peu hardie, produisit tout l'effet que j'en avois attendu. Le baron, encore ému, mais beaucoup plus calme, se jeta sur un fauteuil et m'ordonna de m'habiller. Coralie s'étoit enfermée dans son cabinet de toilette, où elle rioit à son aise, et dont elle voulut bien entr'ouvrir la porte pour me rendre ma chaussure et reprendre la sienne. Je fus bientôt prêt; nous descendîmes. Le baron étoit venu à pied et sans domestiques: nous montâmes dans un fiacre; et, quoique le trajet fût long, mon père, triste et pensif, ne me dit pas un mot sur la route; mais, en arrivant à l'hôtel, il me pria de le suivre chez lui. Ce jour étoit un de ceux marqués pour mes visites au couvent, et, comme je voyois s'écouler l'heure à laquelle Sophie m'attendoit au parloir, j'essayai de prétexter quelques affaires pressantes. Mon père insista d'un ton presque suppliant. Nous montâmes dans son appartement; il ordonna qu'on nous y laissât seuls, me fit asseoir, se plaça près de moi, garda quelque temps le silence, et me dit enfin: «Faublas, oubliez pour un moment que je suis père, et répondez-moi comme à votre ami. Avant-hier, entre dix et onze heures du soir, étiez-vous chez Coralie?—Oui, mon père…—C'étoit donc vous qui soupiez avec elle quand je suis arrivé?—Cela est vrai.—Le bruit que vous avez fait en sortant m'a donné quelques soupçons, que j'ai dissimulés. J'ai prétexté un voyage à la campagne, afin de surprendre mon rival préféré; je n'imaginois pas que ce fût le chevalier de Faublas.—Monsieur le baron me feroit-il l'injure de croire que je savois qu'il y eût entre nous rivalité?—Non, mon ami, non. Je sais qu'au milieu des égaremens de votre âge vous vous êtes rarement écarté du respect que vous devez à un père qui vous aime, je sais que vous n'êtes pas capable de me préparer de sang-froid des chagrins, des humiliations. Faublas, il me reste peu de questions à vous faire. Y a-t-il longtemps que vous connoissez Coralie?—Depuis quatre jours.—Et vous avez passé avec elle?…—Deux nuits, mon père.—Deux nuits en quatre jours! Deux nuits entières! Ah! jeune insensé! Et comment avez-vous récompensé ses bontés?—Je ne lui ai fait qu'un très petit présent.—Quoi! seroit-ce vous qui lui auriez donné ces porcelaines de Sèvres que j'ai vues chez elle… avant-hier, je crois?—Oui, mon père.—Mon ami, quand un jeune homme comme vous a le malheur d'avoir une fille de théâtre, il doit la payer plus généreusement. Restez ici, tout à l'heure je suis à vous.»
Il me fit attendre assez longtemps, et revint enfin, tenant un papier à la main. Tenez, Faublas, lisez:
Coralie, je vous quitte, et je crois que les meubles, les bijoux, les diamans que je vous ai donnés, et que je vous laisse, m'acquittent assez envers vous.
Quand j'eus fini de lire cette courte épître, mon père la cacheta. Ensuite, il me présenta une feuille de papier blanc. J'écrivis sous sa dictée:
Coralie, je vous quitte; et, comme j'ai évalué à vingt-cinq louis les deux nuits que vous m'avez données, je vous envoie trois billets de caisse de deux cents francs chacun.
Mon père envoya les deux lettres par le même commissionnaire. Je croyois tout fini, je me disposois à sortir: le baron me pria d'attendre la réponse de Coralie.
«Mon fils, me dit-il, vous voyez si je profite des leçons que vous me donnez. Pourquoi, moins docile que moi, vous obstinez-vous à rejeter mes conseils paternels? Avant-hier encore vous êtes sorti avec cet habit d'amazone que je vous ai défendu de porter: vous voyez tous les jours la marquise! Vous aviez Coralie en même temps! vous en avez peut-être encore une autre que je ne sais pas!… Soyez donc sage; ménagez donc votre santé. Vous ne savez pas comme il est précieux, ce bien que vous prodiguez! Et, d'ailleurs, depuis que nous sommes à Paris, vous négligez singulièrement vos études. Il ne suffit pas de briller dans ses exercices, il faut aussi cultiver son esprit. Que vous excelliez à faire des armes, à la bonne heure! Il faut qu'un gentilhomme sache se battre, et malheur à celui qui aime à verser du sang! Mais la passion de la chasse, la fureur de la danse, la manie des chevaux, tout cela n'a qu'un temps. Vous aimez encore la musique, il est vrai, et la musique peut remplir agréablement quelques heures de loisir; mais tout cela ne suffit pas. Si vous atteignez la quarantaine sans savoir autre chose que tirer un coup de fusil, manier un cheval, danser et chanter, oh! que votre automne sera fastidieux et long! que vous trouverez de momens d'ennui dans la journée! que vous regretterez votre jeunesse perdue dans les vains plaisirs!… Faublas, vous ne manquez pas d'intelligence, je vous connois des dispositions… Ménagez-vous dès à présent, dans l'étude des belles-lettres et de la philosophie, ces ressources toutes-puissantes et respectées qui embellissent l'âge mûr, abrègent la vieillesse, occupent les désœuvremens du riche, allègent les travaux du pauvre, consolent nos infortunes ou perpétuent notre bonheur… Mon ami, commencez par aller moins fréquemment chez Mme de B…; vous trouverez à cela le double avantage d'employer plus de temps à des travaux utiles et d'en donner moins à des plaisirs dangereux. Vous formerez le moral et vous n'épuiserez pas le physique. Quant à votre passion du couvent, je ne vous en parle pas; je sais que, sur ce point très essentiel, vous êtes déjà raisonnable. Mme Munich, à qui j'ai parlé l'un de ces jours, m'a dit qu'il y avoit plus de deux mois qu'elle ne vous avoit vu. Je suis content de vous, Faublas: que vous trompiez la marquise ou quelque autre folle, on ne sauroit les plaindre d'un malheur qu'elles cherchent. S'il y a, par rapport à vous, quelques inconvéniens, ils ne touchent pas à l'honneur. Mais abuser la foible innocence!… je ne vous l'aurois jamais pardonné.»
Tandis que le baron me félicitoit de mon indifférence pour Mlle de Pontis, j'avois peine à contenir mon impatience: je gémissois de voir s'échapper le moment du rendez-vous.
Le domestique envoyé chez la danseuse revint enfin; Coralie avoit beaucoup ri au nom de Faublas. Elle remercioit le baron; et, quant au chevalier: «J'accepte ce qu'il m'envoie, avoit-elle dit; mais, en vérité, il ne falloit rien pour ça.»
Je remontai chez moi, désespéré d'avoir manqué ma visite au couvent. Mon peintre m'attendoit pour finir le portrait, beaucoup avancé la veille. Il fallut endosser l'habit d'amazone pour représenter Mlle Duportail, et ensuite redevenir M. de Faublas pour aller dîner avec le baron. Quand je sortis de table, je trouvai chez moi la vieille femme aux petits écus. Elle me dit qu'Adélaïde, étonnée de ne m'avoir pas vu ce matin, envoyoit savoir de mes nouvelles et me prioit de passer tout à l'heure au couvent. J'y courus. Adélaïde m'amena sa bonne amie, accompagnée de Mme Munich, qui ne parut pas fâchée de me revoir après une aussi longue absence. J'en fus quitte pour plusieurs histoires fort longues, que j'eus l'air d'entendre; et comme, à tout hasard, il m'importoit de gagner l'amitié de la gouvernante, dont je connoissois les goûts, je lui promis de lui envoyer une bouteille d'excellente eau-de-vie d'Hendaye dont on m'avoit fait présent.
Ce jour malheureux étoit celui des rencontres. En sortant du parloir, je trouvai mon père qui alloit y entrer. «C'est donc ainsi qu'on m'obéit! me dit-il tout bas; c'est donc ainsi qu'on me joue! Monsieur, je vous déclare que, si vous ne renoncez pas à ce fol amour, vous me forcerez à user de rigueur.»
De retour chez moi, j'enveloppai soigneusement mon portrait, qui étoit fini. J'appelai Jasmin, je lui recommandai de porter, le lendemain, de bonne heure, ce petit paquet à Justine, qui le remettroit à Mme de B…, et cette bouteille d'eau-de-vie d'Hendaye à Mme Munich, au couvent de ***. Mon très exact domestique partit de bonne heure et revint tard. Il avoit tant bu que je ne pus tirer de lui aucune réponse satisfaisante; mais la manière dont il avoit fait sa double commission me valut, dans la soirée, un billet et un message.
Un billet de Mme de B…, qui, en me remerciant beaucoup de mon charmant cadeau, me demandoit ce que je voulois qu'elle en fît.
«Madame Dutour, je ne comprends pas ce que madame la marquise me veut dire.—Et moi, Monsieur, je l'ignore; mais elle s'expliquera sans doute demain matin chez sa marchande de modes: ne manquez pas de vous y rendre à huit heures précises, parce qu'à dix heures elle part pour Versailles.—Madame Dutour, vous pouvez l'assurer que je n'y manquerai pas.»
Une heure après vint cette vieille femme à qui je ne donnois jamais un petit écu sans tressaillir de joie. Elle m'apprit que Mlle de Pontis, qui avoit quelque chose de très pressé à me dire, me prioit de venir au parloir le lendemain matin, à huit heures au plus tard. «Ah! ma bonne dame, j'aimerois mieux passer la nuit entière à la porte du couvent que de faire attendre Mlle de Pontis un quart d'heure.»
La vieille, dès qu'elle eut son argent, me tira sa petite révérence et s'en alla.
Demain, à huit heures précises, au couvent! Demain au boudoir, à huit heures précises! Oh! cette fois, Madame de B…, vous aurez tort! Si vous voulez que j'aille à vos rendez-vous, ne les donnez jamais aux heures que Mlle de Pontis aura choisies pour les siens. Croyez-moi, n'essayez pas de soutenir la concurrence. Un regard, un seul regard de ma jolie cousine, m'est plus doux, plus précieux que toutes les faveurs de la plus belle femme,… d'une femme aussi belle que vous! et toutes les marquises de l'univers ne valent pas ensemble un cheveu de ma Sophie!
Dès que les portes du couvent s'ouvrirent, je demandai Adélaïde. Elle vint au parloir; sa bonne amie ne tarda pas à l'y joindre. «Bonjour, Monsieur, me dit Sophie.—Monsieur! m'écriai-je.—Tenez, Monsieur, dit à son tour Adélaïde, en me présentant un petit paquet.—Et vous aussi, ma sœur! Monsieur!—Prenez donc. Hier, votre Jasmin étoit gris; il a remis ce portrait à Mme Munich.—Et la bouteille d'eau-de-vie d'Hendaye, poursuivit Sophie, il l'a portée à la marquise de B…!—Oui, mon frère, oui; vous abusez de mon amitié, vous trompez la tendresse de Sophie: cela n'est pas bien. Sophie, qui s'expose tous les jours pour vous! Moi, à qui le baron a fait hier encore une scène terrible! Monsieur, cela n'est pas bien.—Quand il nous aura fait mourir de chagrin, reprit Sophie en sanglotant, il regrettera sa cousine et sa sœur. (Je voulus prendre sa main, elle la retira.) Laissez vos caresses, Monsieur; elles sont douces, mais elles sont trompeuses.—Oui, Monsieur, oui, elles vous ressemblent, s'écria Adélaïde: ma bonne amie a raison. (Elle passa son mouchoir sur les yeux de Sophie, qu'elle embrassa ensuite.) Console-toi, ma Sophie, lui dit-elle, ne pleure pas si fort: je t'aime, je t'aimerai toujours; je ne te tromperai pas; je ne trompe personne, moi!—Adélaïde, vois s'il prend seulement la peine de se justifier!—Ah! Sophie, mon agitation, mes larmes, mon silence même, tout ne vous annonce-t-il pas le remords dont mon cœur est déchiré? Oui, je vous l'avoue, ce portrait, ce fatal portrait étoit pour Mme de B…—Vous nous l'avouez parce que nous le savons, me dit Adélaïde.—Il étoit pour Mme de B…! s'écria Sophie d'un ton douloureux.—Mais, ma jolie cousine, n'excuserez-vous pas un moment d'erreur?—Un moment d'erreur! Depuis qu'il me connoît, il me trahit! Un moment d'erreur!… Adélaïde, depuis plus de deux mois, tu le sais, il me dit presque tous les jours, tous les jours il m'écrit qu'il m'adore, qu'il n'adore que moi!… Un moment d'erreur!—Sophie, ma jolie cousine!…—Et j'ai la foiblesse de le croire! et j'ai le malheur de l'aimer!… et il le sait! Hélas! il le sait… Mais, dis-moi, ma chère Adélaïde, ce qu'il attend de ses trahisons. Qu'en attend-il? qu'espère-t-il?… Ingrat que vous êtes! je ne l'ai pas exigé, votre amour! n'en ayez pas pour moi, si cela vous est impossible; mais au moins ne dites point…—Ah! Mademoiselle!… Ah! ma jolie cousine, vous ne savez pas combien vous m'êtes chère! Le jour, votre image me suit partout; la nuit, elle embellit tous mes songes. Sophie, vous êtes ma vie, mon âme, mon Dieu! Je n'existe que par vous! je n'adore que vous!—Eh bien! Adélaïde, tu l'entends! Comme le cruel se plaît à redoubler mes agitations, mon trouble, mes incertitudes! Ses discours sont toujours les mêmes; mais sa conduite… Il veut ma mort! il veut ma mort! (Je me jetai aux genoux de Mlle de Pontis.)—Mon frère, que faites-vous! Si quelqu'une de nos religieuses passoit! si l'on nous voyoit!… (Sophie se leva tout effrayée.)—Monsieur, si vous ne vous asseyez pas, je m'en vais. (Je me remis à ma place en pleurant amèrement.)—Ma bonne amie, dit Adélaïde, ce qu'il te dit paroît bien vrai, pourtant! et il l'assure d'un ton bien naturel!—Va! tu ne le connois pas. En sortant d'ici, il va courir chez cette marquise pour lui en dire autant.—La marquise! Je vous jure que je ne la reverrai jamais, jamais.—Mon frère, foi de gentilhomme?—Foi de gentilhomme, ma sœur! foi de gentilhomme, ma Sophie!—Mon Dieu! dit-elle d'une voix foible, en posant sa main sur son cœur, mon Dieu!» Elle pencha la tête sur son sein et s'appuya sur sa chaise; ses sanglots, qui redoubloient, lui coupèrent la parole. «Ma chère Adélaïde, elle se trouve mal!—Non, non», dit Sophie. Adélaïde essuyoit les larmes dont le visage de son amie étoit couvert. «Laissez-les couler, continua Sophie, laisse, ma bonne amie; elles sont de plaisir celles-là! elles sont de joie!… Mon Dieu! mon Dieu! quel pesant fardeau j'avois sur le cœur! comme je me sens soulagée!»
Je pris sa main, sur laquelle je posai mes lèvres brûlantes. Ce nuage de douleur dont ses charmes avoient paru voilés se dissipa tout d'un coup. Tant de joie brilla sur son visage embelli! Ses yeux s'animèrent d'un feu si doux! Elle laissa tomber sur moi un regard si tendre!… Avec quelle ardeur je renouvelai le serment de lui être à jamais fidèle! comme elle prit plaisir à me faire entrevoir dans l'avenir un hymen fortuné!
Adélaïde, cependant, tenoit toujours le portrait de Mlle Duportail. «Mon frère, Mme Munich m'a bien recommandé de vous renvoyer cela. Vous l'avez mise dans une belle colère, Mme Munich! «Voyez donc ce fou, m'a-t-elle dit, qui m'envoie son portrait! est-ce que je suis d'un âge…? Mais c'est sans doute pour Mlle de Pontis; il l'aime, le baron a raison de le dire. Ah! que M. le chevalier revienne ici! qu'il y revienne!…» Tenez, mon frère, reprenez-le, votre vilain portrait!—Vilain! mais non, dit ma jolie cousine en l'ôtant des mains d'Adélaïde; il est joli ce portrait! on diroit que c'est le tien.—Eh bien! ma bonne amie, garde-le.—Oui, gardez-le, ma jolie cousine.—Ce portrait! Monsieur de Faublas! Oh! non, il me feroit mal! il me rappelleroit toujours cette Mme de B…! Je n'en veux pas, je n'en veux pas!… D'ailleurs, ces habits de femme… C'est un portrait qui vous ressemble, ce n'est pas le vôtre!—Ma Sophie, si vous vouliez!…—Quoi?—Mon peintre est habile et discret: il feroit mon portrait et le vôtre.—Et le mien aussi? répliqua-t-elle d'un air incertain, en regardant Adélaïde.—Oui, ma bonne amie, lui répondit celle-ci, le tien et même le mien, et peut-être une copie de chacun: nous ferons des échanges.—Eh bien! mon jeune cousin, quand l'amènerez-vous, votre peintre?—Mais demain, depuis huit heures jusqu'à dix. Et tous les jours pareille séance jusqu'à ce que cela soit fini.—Tous les jours! mais ma gouvernante… Il est vrai qu'elle dort, et que jusqu'à présent elle ne s'est aperçue de rien.—Oui, interrompit Adélaïde, elle dort! Mais le baron! prenez-y garde, mon frère.—Le baron, ma chère Adélaïde! S'il lui arrivoit de se lever un jour plus tôt que de coutume, il m'en coûteroit beaucoup sans doute, mais je remettrois la séance au lendemain.—A demain donc, mon cher cousin.—Sans faute.»
Au moment où je lui disois adieu, au moment où elle paroissoit lire avec attendrissement sur mon visage le vif plaisir que me causoit une très légère faveur qui m'étoit plutôt donnée que permise, au moment même une religieuse entra brusquement. Elle commença par jeter sur toute ma personne un regard curieux, mais rapide; puis, avec une douceur mêlée de quelque fermeté: «Il me semble, Adélaïde, qu'il y a longtemps que vous causez avec monsieur votre frère! et vous, Mademoiselle de Pontis, comment ne vous apercevez-vous pas que je dois avoir commencé la leçon depuis plus d'un quart d'heure? Je retourne au clavecin, où je vous attends.» Les disciples vouloient bégayer une excuse: la maîtresse se retira sans les écouter. «Mon Dieu! dit Sophie qui trembloit, ne vous a-t-elle pas vu me baiser la main?—Je ne sais, ma cousine!…—Je ne sais pas non plus; mais voulez-vous que je le lui demande?» Je ne pus m'empêcher de sourire. Sophie parut d'abord s'en offenser; puis, ayant un peu réfléchi: «Que je suis bonne! s'écria-t-elle. Allez, allez, soyez tranquille, je ne le lui demanderai pas.—Ma jolie cousine, c'est la maîtresse de musique, cette religieuse?—Oui, mon cher cousin; on l'appelle Dorothée.—Elle est forte sur le clavecin?—Assez forte. Cependant quelqu'un lui a dit que vous en touchez beaucoup mieux qu'elle.—Mais elle est toute jeune?—Toute jeune, oui.—Et elle m'a semblé fort jolie?—Et il me semble, à moi, répondit-elle avec chagrin, il me semble que, dans les circonstances les plus fâcheuses, vous pouvez encore faire très promptement beaucoup de curieuses remarques, d'intéressantes découvertes et de questions… désolantes.»
A ces mots, elle partit en pleurant et sans vouloir m'entendre. Adélaïde, tout occupée du chagrin de son amie, ne vit point ma douleur; Adélaïde vola sur les pas de Sophie. Je restai moins surpris de mon étourderie qu'affligé du prompt départ qui la punissoit. Les peines de ma jolie cousine m'offroient sans doute plus d'un motif de consolation; cependant j'étois au désespoir quand je rentrai chez moi.
Jasmin, que j'interrogeai à mon retour, m'avoua que, la veille, il n'avoit pu résister à la tentation de goûter l'eau-de-vie d'Hendaye. Elle lui avoit paru si bonne qu'il en avoit bu à plusieurs reprises. Il avoit rempli avec de l'eau ordinaire la bouteille diminuée d'un bon quart, et puis il avoit été faire mes commissions. Je ne m'étonnai plus qu'il les eût faites de travers, et je lui pardonnai son infidélité en faveur de la sincérité de l'aveu. Cependant les nouveaux chagrins de Sophie ne devoient point me faire oublier les promesses que je lui avois faites.
Il étoit vraisemblable que la marquise, étonnée de ne m'avoir pas vu, alloit envoyer chez moi; je rappelai Jasmin pour lui dire qu'il ne falloit laisser entrer que mon père, M. de Rosambert et mon gouverneur. «Mais, Monsieur, si Mlle Justine vient?—Vous lui direz que je n'y suis pas.—Monsieur, mais Mme Dutour, le vicomte de Florville?—Vous direz que je n'y suis pas.—Ah! ah!—Restez dans mon antichambre pour ne laisser passer personne, et envoyez chez mon peintre pour le prier de venir ici tout à l'heure.»
L'artiste vint dans l'après-dînée: il commença mon portrait; il vint avec moi le lendemain pour ébaucher celui de ma jolie cousine. Ai-je besoin de dire que, dans cette entrevue, l'entretien commença par une explication sur Dorothée? Sophie ne concevoit pas qu'auprès de la personne aimée un jeune homme pût regarder quelque autre femme et la trouver jolie. Je croyois me justifier complètement par cette réponse qu'une religieuse à mes yeux n'ayant plus de sexe, ce que j'aurois pu dire d'une belle statue, je l'avois dit de Dorothée. Mais Adélaïde, ouvertement déclarée contre moi, la cruelle Adélaïde aussitôt m'observa que celle qui étoit venue troubler nos doux entretiens auroit dû me paroître laide à faire peur. Sans doute, il me fallut plus d'une subtilité pour affoiblir cette objection trop solide. Enfin je n'obtins grâce qu'en représentant, les larmes aux yeux, qu'une étourderie n'étoit pas un crime, et qu'au surplus une remarque flatteuse pour Dorothée ne devoit en aucune manière inquiéter Sophie, dont les charmes étoient, comme la passion qu'ils m'avoient inspirée, supérieurs à toute espèce de comparaison. Alors ma jolie cousine consolée me rendit toute sa tendresse; alors ma sœur, pour me témoigner le retour de sa confiance, me dit: «Croyez, mon frère, que vous n'avez pas été vu baisant la main de ma bonne amie, puisque notre maîtresse de clavecin, qui, dans la journée d'hier, est venue souvent causer avec Sophie et moi, et nous a même deux ou trois fois parlé de vous, n'a pourtant rien dit qui indiquât le moins du monde qu'elle se fût, le matin, aperçue de quelque chose.»
Ainsi tous trois, réconciliés, nous nous occupâmes du portrait de Sophie; nous nous en occupâmes plusieurs jours de suite; et voyez de quelle patience les artistes ont besoin de s'armer contre les amans! d'abord je gourmandai le peintre, parce que la charmante miniature ne se faisoit pas assez vite; bientôt je me plaignis de ce qu'elle étoit presque achevée.
Ce fut mon portrait qui se trouva fini le premier; je ne possédai celui de ma jolie cousine que la semaine d'après.
Cependant Justine et Mme Dutour se présentoient successivement à ma porte tous les jours, et ne remportoient jamais que cette réponse inquiétante: «Il n'y est pas.» Le comte, qui apprit avec étonnement ce qu'il appeloit ma conversion subite, me soutint qu'elle ne dureroit pas. «Rosambert, j'ai dit: «Foi de gentilhomme!»—Oui; mais croyez-vous que Mme de B… restera tranquille? Elle n'a fait jusqu'à présent que des démarches mesurées, peu décisives. Ne vous fiez pas à ce calme apparent; il couvre quelques desseins secrets. La marquise médite en silence les grands coups; ce sera, n'en doutez pas, le réveil du lion.»
Un matin que j'allois au couvent comme à l'ordinaire, je crus m'apercevoir que j'étois suivi. Un homme assez bien couvert se tenoit à quelque distance, régloit sa marche sur la mienne, et sembloit craindre de me perdre de vue; en sortant du couvent, je le vis encore sur mes pas.
Rosambert, à qui je fis part de mes soupçons, m'envoya deux de ses gens pour m'accompagner. Je leur ordonnai de garder chacun un bout de la rue dans laquelle étoit situé le couvent.
Un secret pressentiment sembloit m'avertir des malheurs qui menaçoient nos amours. Ce jour-là, plus qu'à l'ordinaire, je pressai Sophie de m'apprendre quelles affaires si importantes tenoient son père éloigné, à quelle époque le retour de M. de Pontis étoit fixé, quels moyens il me faudroit employer pour obtenir de lui ma jolie cousine. Sophie, après avoir hésité quelques momens, prit la main de ma sœur et la mienne. «Ma chère Adélaïde, toi en qui j'ai trouvé une sœur tendre, une véritable amie, et vous, mon cher cousin, vous qui m'avez fait aimer l'exil où je languissois, il est temps que vous sachiez un secret important qui n'est connu que de Mme Munich, qui doit rester toujours entre vous et moi. Je ne suis pas Françoise, le nom que je porte est supposé. Mon père, le baron de Gorlitz, possède des biens considérables dans l'Allemagne sa patrie, où ma famille est puissante et considérée. Je ne sais pourquoi l'on m'a privée du bonheur de vivre dans son sein; mais il y a bientôt huit ans que je suis en France. Ce n'est pas le baron qui m'y a amenée. Un domestique françois, vieilli à son service, a pris dans le temps le train d'un homme de qualité; il s'est fait appeler M. de Pontis: il a dit qu'il étoit mon père, et m'a laissée sous la garde de Mme Munich, dans ce couvent où, depuis, il est venu exactement tous les six mois savoir de mes nouvelles et payer ma pension. Depuis huit ans je n'ai joui que deux fois du bonheur d'embrasser mon père. Quand je demande à Mme Munich pourquoi l'on m'a élevée en France, pourquoi le baron de Gorlitz me refuse son nom, pourquoi il vient si rarement voir sa fille, elle me répond tranquillement que ces précautions sont nécessaires; que je bénirai un jour la sagesse d'un père qui m'aime tendrement. Depuis quelques mois elle me répète souvent que le moment de mon retour en Allemagne s'approche. Hélas! je ne sais plus si mon cœur le souhaite! Qu'il me seroit doux de revoir ma patrie, ma famille et mon père! Mais, Adélaïde, Faublas, qu'il me seroit cruel d'être séparée de vous!—Séparée! jamais, Sophie, jamais. Partez demain pour l'Allemagne, dès demain je vous y suivrai. J'irai vous demander au baron: s'il aime sa fille, il ne s'opposera point à notre bonheur.»
Comme il se prolongea délicieusement l'entretien qui suivit l'intéressante confidence que Sophie venoit de nous faire! Adélaïde, lasse de nous avoir répété vingt fois qu'il étoit plus de dix heures, que Mme Munich nous surprendroit, Adélaïde força ma jolie cousine de me quitter. Je sentis mon cœur se serrer quand j'embrassai ma sœur, je le sentis frémir quand je dis adieu à Sophie.
En sortant du couvent, j'aperçus mon Argus de la veille en sentinelle dans une allée voisine. Quand il me vit à quelque distance, il quitta sa retraite, apparemment pour m'épier jusque chez moi. Je le laissai se rapprocher quelques pas, et tout à coup je me retournai sur lui: il ne m'attendit pas; mais, s'il couroit bien, je courois mieux. Au détour de la rue je le saisis par la jambe, à l'instant où l'un de mes hommes apostés l'alloit prendre au collet. Le fuyard, perdant l'équilibre, tomba par terre, poussa de grands cris, et s'efforça d'intéresser pour lui la populace aussitôt ameutée. Déjà quelques séditieux crioient vengeance, et se préparoient à me faire un mauvais parti, quand je m'écriai: «Messieurs, c'est un espion.» A ce mot de proscription, mon ennemi, abandonné de tous ses défenseurs, vit qu'il ne lui restoit d'autre moyen de s'épargner les coups de bâton dont je le menaçois que de déclarer celui qui le payoit pour m'observer; il me nomma Mme Dutour. Je le renvoyai en l'exhortant à ne plus revenir.
Le lendemain, de très bonne heure, mon père me mena, à huit lieues de Paris, voir une maison de campagne qu'il avoit achetée depuis plus d'un mois. Nous visitâmes le jardin, qui me parut fort joli, les appartemens, que je trouvai commodes et rians. Je distinguai surtout une chambre fort agréable, fort gaie, mais dont les fenêtres étoient grillées. J'en fis faire la remarque au baron. Il me répondit froidement: «Ces fenêtres-là sont grillées, parce que cet appartement sera désormais le vôtre.—Le mien, mon père!—Oui, Monsieur: j'avois acheté cette maison pour y jouir de la belle saison, mais vous m'avez forcé de faire d'un lieu de plaisance une prison.—Une prison!—Vous m'avez trompé, Monsieur; ce n'est ni l'amant de la marquise, ni celui de Coralie que je renferme, c'est le séducteur de Sophie. Quand je m'applaudissois de votre obéissance, vous abusiez de ma sécurité! vous alliez au couvent tous les jours. Quelqu'un qui s'intéresse apparemment à vos démarches m'en a donné l'avis secret. Lisez cet écrit anonyme, lisez.
Monsieur le baron de Faublas est averti que tous les matins, depuis huit heures jusqu'à dix, monsieur son fils va voir au couvent Mlle de Faublas et Mlle Sophie de Pontis.
«Je sais, Monsieur, continua mon père, le peu de foi que mérite un écrit anonyme… Je ne vous ai pas condamné sur un titre aussi méprisable; mais, comme, dans une affaire de la nature de celle-ci, on ne doit rien négliger, je me suis informé: j'ai appris qu'on m'avoit écrit la vérité. Monsieur, si vous n'aimez pas Sophie, vous êtes un lâche suborneur: cette captivité domestique est pour vous un châtiment trop doux; si vous l'aimez, au contraire, je dois travailler à vous guérir de cette passion que je n'approuve pas, Monsieur: vous ne sortirez pas de cette chambre. Trois hommes que je laisse ici seront en même temps vos domestiques et vos gardiens; ils savent quelles gens je permets que vous receviez.»
L'étonnement dans lequel ce discours m'avoit jeté ne peut se comparer qu'à la douleur qu'il me causa. J'avois d'abord écouté sans pouvoir dire un seul mot, je fis ensuite d'inutiles efforts pour répondre modérément: «Mon père, oserois-je vous demander pourquoi vous n'approuvez pas mon amour pour Sophie?—Parce que le père de cette jeune personne l'ignore, parce qu'il se pourroit qu'il ne voulût pas vous donner sa fille, parce que moi-même je vous destine une autre femme.—Et quelle est donc cette infortunée que vous avez choisie, mon père?—M. Duportail est mon intime ami, il vous estime…—Ah! c'est Dorliska que j'épouserai? une fille perdue, ou peut-être morte!—Pourquoi morte? Je crois que mon ami retrouvera sa fille; le Ciel doit cette consolation au plus malheureux des pères. Lovzinski fait de nouvelles recherches, et vous, mon fils, quand l'absence et le temps, qui usent toutes les passions folles, auront détruit la vôtre, vous commencerez vos voyages; vous passerez en Pologne…—Oui, et là, comme les chevaliers errans, j'irai de porte en porte chercher une fille pour l'épouser!—Monsieur, vous ne remarquez pas que vos réponses sont d'une indécence!…—Pardon, mon père, vingt fois pardon. L'excès de ma douleur…—Mon fils, je n'ai plus qu'un mot à vous dire. Préparez-vous à réparer les longues infortunes d'un gentilhomme pour qui mon amitié ne doit pas être vaine…—Mon père, je tiendrai parole à Lovzinski; j'irai jusqu'au bout du monde, s'il le faut, chercher sa Dorliska.—Et vous renoncerez à Mlle de Pontis?—Plutôt mourir mille fois!—Jeune homme!—Mon père, je ne partirai pour la Pologne qu'après avoir obtenu la main de Sophie. Je le jure par vous, par elle, par ce qu'il y a de plus sacré.—Respectez mon autorité, ou craignez…—Eh! qu'ai-je à craindre, Monsieur? Vous me séparez de Sophie! quel mal plus grand pouvez-vous me faire? Otez-moi la vie, cruel que vous êtes; ôtez-la-moi, vous me rendrez service.»
Le baron, furieux ou attendri, sortit brusquement, ferma la porte, et me laissa en prison.
Que de réflexions pénibles m'agitèrent en cet affreux moment! Perdre la liberté, c'eût été peu de chose; mais perdre Sophie!… Sophie!… Mon absence réveilleroit sa jalousie! Elle me croiroit infidèle et parjure! Et si son père venoit la chercher, si elle se hâtoit de quitter un pays que ma perfidie lui auroit fait détester! Si Mlle de Gorlitz, paroissant à la cour de Vienne dans tout l'éclat de sa beauté, alloit choisir un époux parmi tant de jeunes seigneurs bientôt épris de ses charmes! Si elle alloit me trahir en croyant se venger!… Mlle de Pontis dans les bras d'un autre!… Oh! non, jamais. Sophie désespérée me resteroit fidèle! Mais son barbare père ne pourroit-il pas la forcer de contracter un hymen odieux, tandis que le mien, non moins impitoyable, retiendroit prisonnier, dans un village ignoré, son fils mourant d'inquiétude et de douleur?
Cruelle marquise, c'est par toi sans doute que le baron a su mes amours fortunées. C'est ta jalouse rage qui dicta ce perfide écrit! Que tu me fais payer cher les rapides plaisirs que tu m'as donnés! Ah! du moins, si ta vengeance n'avoit poursuivi que moi!
Il est vrai que j'ai sacrifié Mme de B…; et, si mes torts ne justifient pas tout à fait sa haine, ils font au moins qu'elle ne m'étonne pas. Mais l'injustice du baron, je ne puis la concevoir: il exige que je sacrifie mon bonheur à son amitié pour M. Duportail! Il punit comme le crime le plus inexorable un penchant légitime et vertueux! il me sépare de tout ce qui m'est cher! il m'enlève à Sophie! il m'enferme comme un criminel! Il veut donc ma mort? Eh bien, je ne tarderai pas à le satisfaire. C'est apparemment pour prolonger mon supplice qu'ils ont écarté tout ce qui pouvoit aider à me débarrasser du fardeau de mon existence; mais, s'ils parviennent à m'empêcher d'attenter à ma vie, ils ne peuvent m'obliger à m'occuper du soin de sa conservation. Qu'ils m'apportent de quoi manger; qu'ils m'apportent…, je jette les plats par la fenêtre, tout ira dans le jardin, à travers ces infâmes barreaux.
Je persistai dans cette résolution violente, jusqu'à ce qu'un vif appétit, déterminé par une diète de cinq heures, m'eût fait envisager les choses plus sainement. Et qu'on ne prenne pas ceci pour une plaisanterie! A tout âge, en tous temps, en tous lieux, dans quelque situation qu'on se trouve, l'estomac influe prodigieusement sur le cerveau. Un malheureux qui est à jeun ne raisonne pas du tout comme un malheureux qui vient de faire un bon repas.
Je m'emparai donc, sans me faire prier, des mets qu'on m'apporta pour mon dîner, et je me disois tout bas en les dévorant: «Vraiment, j'allois faire une belle sottise! Et qui consoleroit ma jolie cousine, si j'étois mort? Qui lui diroit que la dernière palpitation de mon cœur fut un soupir d'amour pour elle? Il faut manger pour vivre; il faut vivre pour revoir, pour adorer, pour épouser Sophie.»
Le troisième jour de ma détention, le baron m'envoya mes livres, mes instrumens de mathématiques, mon forte-piano. Mon premier soin fut de rendre grâces à sa clémence paternelle, qui me ménageoit dans ma retraite quelque dissipation; mais, quand je vins à réfléchir que les soins qu'on prenoit d'adoucir ma captivité m'annonçoient combien elle seroit longue, je sentis un vif désir de la terminer promptement. Tandis qu'on meubloit ma chambre de ces effets nouveaux, je fis pour m'évader une tentative que la vigilance de mes gardes rendit inutile, et je demeurai convaincu, après avoir examiné la situation de ma prison et le régime établi pour sa sûreté, que, loin de négliger les précautions nécessaires, on en prenoit de fort inutiles. J'avois encore dans ma bourse trois morceaux de ce métal tout-puissant qui ouvre les portes et brise les grilles, j'offris mes soixante-douze livres à mes geôliers, que je m'efforçai de gagner par les plus belles paroles: on refusa mon or, on rejeta mes promesses. Je ne sais comment mon père avoit fait, mais il avoit trouvé trois domestiques incorruptibles.
Je fus bientôt honoré des visites de ceux que le baron me permettoit de recevoir. Parlerai-je d'un marchand retiré, qui citoit sa conscience à tout propos; d'un gentilhomme du lieu, qui me répéta cent fois le nom de ses chiens et l'âge de sa jument, avant de me dire qu'il avoit une femme et des enfans; d'un moine à rouge trogne, qui buvoit fort bien un vin médiocre, quoiqu'il préférât le meilleur, de son camarade joufflu, célèbre par son adresse à découper une volaille, et qui servoit chacun de manière que le meilleur morceau, oublié, je ne sais comment, dans un coin du plat, lui restoit toujours? Laissons ces gens-là, qui se trouvent partout; mais distinguons quatre hommes fort extraordinaires, qu'un hasard bien singulier rassembloit dans ce petit village de la B… C'étoit un curé qui avoit de l'esprit! un régent de collège qui n'étoit pédant que par distraction et impoli que par caprice! un vieux militaire qui ne juroit pas toujours! un vieil avocat qui disoit quelquefois la vérité!
Quelle société pour l'ami de Rosambert, pour l'élève de Mme de B…! quelle société pour l'amant de Sophie! Je souffrois moins quand je restois seul: alors, ma jolie cousine, j'étois avec vous; les yeux fixés sur votre portrait, je croyois vous parler en admirant votre image. Image consolatrice et révérée, de combien de larmes je t'arrosai! que de baisers tu reçus! que de fois, posée sur mon cœur, tu le sentis tressaillir d'impatience et d'amour!
Je dois néanmoins l'avouer, les belles-lettres aussi contribuèrent à charmer l'ennui de ma solitude. Mais, ô ma Sophie! pour échapper quelquefois aux plaisirs douloureux de ton souvenir, il ne falloit rien moins que les plus estimables talens ou les plus beaux génies dont notre moderne littérature puisse s'enorgueillir. Je lus Moncrif et Florian, Le Monier et Imbert, Deshoulières et Beauharnois, La Fayette et Riccoboni, Colardeau et Léonard, Dorat et Bernis, de Belloy et Chénier, Crébillon fils et de La Clos[7], Sainte-Foi et Beaumarchais, Duclos et Marmontel, Destouches et de Bièvre, Gresset et Colin, Cochin et Linguet, Helvétius et Cerutti, Vertot et Raynal, Mably et Mirabeau, Jean-Baptiste et Le Brun, Gessner et Delille[8], Voltaire et Philoctète et Mélanie[9], ses élèves; Jean-Jacques surtout, Jean-Jacques et Bernardin de Saint-Pierre.
[7] Les Liaisons dangereuses.
[8] Gessner n'est pas des nôtres; mais à quel poète françois aurois-je comparé le chantre des Jardins?
[9] Qui ne connoît pas ces deux excellens ouvrages de M. de La Harpe?
Mais, lorsqu'à la fin d'un jour si heureusement abrégé, mon esprit et mon cœur avoient besoin d'un égal repos; lorsqu'il falloit tout à coup rompre le double charme, tout à coup et en même temps oublier les lettres et l'amour; lorsqu'il le falloit? Eh bien, ma Sophie, notre littérature, qui avoit fait le mal, étoit là pour le réparer. J'allois demander à d'autres écrivains le bienfaisant sommeil, et c'étoit de mes contemporains, je dois le dire à leur gloire, oui, c'étoit de mes contemporains que j'obtenois ordinairement les plus violens narcotiques. Bon Dieu! comme en ce genre elle est riche, la génération présente! Que de Scudérys, que de Cotins, que de Pradons, elle a ressuscités! Que d'écrivains fameux pendant un jour! hélas! hélas! et que de réputations plus longtemps usurpées!… Quoi! même dans le sanctuaire! jusqu'au sein de l'Académie! Eh! Monsieur S…, qui donc y pourra-t-on recevoir après vous? Néanmoins je vous rends mille grâces! vos écrits si plats et si barbares sont tout-puissans contre l'insomnie. Depuis huit jours ils m'endormoient chaque soir; depuis huit jours, quand je ne lisois plus, quand je ne dormois pas, je languissois dans ma prison.
Toute communication m'étoit fermée au dehors; je ne recevois aucune lettre; on ne me permettoit d'écrire à personne. Le baron vint me voir: je m'efforçai de le fléchir, il fut inexorable.
Après cette visite de mon père, quatre jours s'écoulèrent encore. Au milieu de la cinquième nuit, je fus réveillé par un bruit sourd qui partoit du jardin. Je courus ouvrir ma fenêtre, sous laquelle je vis une échelle plantée. Je distinguai quatre hommes qui sembloient tenir conseil. L'un d'eux monta hardiment, une pioche à la main: «Vous êtes le chevalier de Faublas?—Oui, Monsieur.—Habillez-vous promptement tandis que je vais travailler le plus doucement que je pourrai à lever un barreau. Si vos gardes m'entendent, s'ils viennent à vous, voici deux pistolets que vous leur montrerez, cela suffira pour les contenir. Dépêchez-vous: votre ami vous attend dans sa chaise de poste, à la petite porte du jardin.—Mon ami?—Oui, Monsieur. Le comte de Rosambert.—Quel service!…—Chut!… Habillez-vous.»
Il ne fallut pas me le répéter une troisième fois. Je n'y voyois goutte; mais je cherchois mes vêtemens à tâtons: jamais toilette ne fut plus tôt faite. Cependant mon libérateur frappoit à petits coups redoublés; quand le barreau fut ôté, je crus voir le ciel ouvert. Je passai d'abord une jambe, ensuite l'autre; j'empoignai un barreau; j'appuyai le bout de mes pieds sur l'échelle, et, quelque mince que fût mon individu, j'eus peine à passer par l'étroite ouverture. J'en vins à bout cependant. Dès que je me vis dehors et parvenu au milieu de l'échelle, je ne m'amusai point à compter combien d'échelons me restoient à descendre: je sautai sur la terre fraîchement remuée. Nous gagnâmes à toutes jambes la petite porte du jardin, que mes libérateurs avoient ouverte, je ne sais comment; un petit ravin me restoit à traverser, je le franchis d'un saut, je me précipitai dans la chaise de poste. Je croyois tomber dans les bras du comte de Rosambert, ce fut le vicomte de Florville qui m'embrassa! Tandis que je restois muet de surprise, le postillon donnoit le coup de fouet du départ; mes quatre libérateurs, aussitôt remontés à cheval, suivoient ventre à terre la rapide voiture qui nous emportoit.
Je ne répondois rien aux questions dont la marquise m'accabloit. «Chevalier, me dit-elle enfin, est-ce à l'excès de votre reconnoissance que je dois attribuer ce silence inquiétant?—Madame…—Ah! je le sais bien, je le sais bien que je ne suis plus pour vous que madame! et cependant je m'expose à tout pour finir votre captivité!—Ma captivité! c'est vous qui l'avez causée!—Faublas, si vous m'aimiez encore, ce que je fais aujourd'hui suffiroit pour ma justification; mais écoutez-moi, car je ne veux pas laisser le plus petit prétexte à votre ingratitude. J'ai pleuré votre inconstance, j'ai voulu ramener mon amant, j'ai fait épier ses démarches: voilà mes crimes. La femme Dutour, chargée de mes ordres, les a passés. J'ai su trop tard qu'une lettre anonyme avoit instruit le baron de vos cruelles amours. J'ai bientôt appris que votre absence n'étoit plus feinte, qu'on vous tenoit enfermé; je ne pouvois deviner où. Ceux qui avoient suivi le fils ont suivi le père à son tour. Pendant quatre jours entiers, le baron n'a pas fait un pas dont je ne fusse instruite sur-le-champ; il est enfin venu vous voir lundi dernier. On a examiné les environs, le jardin, la maison; vos fenêtres grillées ont été remarquées. J'ai profité du premier voyage du marquis. Sous les habits du vicomte de Florville, sous le nom du comte de Rosambert, j'ai tout risqué pour vous délivrer. Faublas, si vous me rendez responsable des fautes commises par les gens que vous me forcez d'employer, vous conviendrez du moins que l'heureuse hardiesse du vicomte de Florville a bien réparé la fatale imprudence de la femme Dutour.—Madame, croyez que je n'oublierai jamais le service…—Cruel! ces protestations froidement polies m'annoncent que je suis absolument sacrifiée. Ainsi donc ce qu'une autre femme n'auroit osé seulement imaginer, je l'aurai entrepris, je l'aurai exécuté pour mettre dans les bras de ma rivale le plus aimable, mais le plus ingrat de tous les hommes!… Eh bien! s'il n'y a plus d'autre moyen de conserver au moins son amitié, il faudra se rendre justice, il faudra s'immoler… Faublas, j'en aurai le courage… Monsieur, je renonce à vous, je vous rends à votre Sophie… Privée de tout ce qui me fut cher, je serai peut-être heureuse de votre bonheur; peut-être que les regrets qui suivront votre perte seront adoucis par cette consolante idée que du moins j'ai contribué à assurer votre félicité… Monsieur, où voulez-vous qu'on vous reconduise?»
Elle attendit ma réponse à cette question, qui ne laissoit pas de m'embarrasser. Après un moment de silence, elle reprit: «Retourner chez monsieur votre père, ce seroit aller chercher une captivité nouvelle… M. Duportail est encore en Russie… Il n'y avoit que M. de Rosambert; mais on le dit parti depuis quelques jours pour une de ses terres. Moi, je crois qu'il vous cherche. Monsieur, où voulez-vous donc qu'on vous reconduise?»
Pénétré de la générosité de la marquise, touché de son attachement, en même temps si noble et si tendre, je ne résistois qu'à peine au désir de la consoler. Je sentis sa main tressaillir sous mes lèvres, que cependant j'avois posées bien légèrement. «Répondez-moi donc, me dit-elle d'une voix presque éteinte… Hélas! ma tendresse inquiète vous avoit déjà préparé un asile aussi sûr que charmant, et vous n'y viendrez pas! Et vous n'y viendrez pas! continua-t-elle d'un ton plus animé; je vous perdrai pour toujours! Vous vivrez pour une autre, et je le verrois tranquillement!… Non, Faublas, ma douleur a pu m'égarer, j'ai pu le dire; mais jamais, jamais je n'y consentirai. Moi, vous céder à une rivale! mon ami, ne l'espérez pas. Cet effort est au-dessus d'une mortelle, il est au-dessus de moi.»
Les foibles rayons du crépuscule tremblant commençoient à laisser distinguer les objets. Depuis près de quinze jours je n'avois aperçu que de rondes villageoises, dont les gros charmes, brûlés par un soleil ardent, flétris par un travail opiniâtre, étoient peu faits pour me tenter; encore n'avois-je pu les considérer qu'à travers une grille et à plus de cinquante pas de distance. Alors, au contraire, se trouvoit près de moi le vicomte de Florville! L'aurore naissante me le montra plus beau que ne parut jamais Adonis aux regards de Vénus enchantée! Et puis la marquise pleuroit; une femme qui pleure est si intéressante! Je voulus essuyer ses larmes: je ne sais comment je m'y pris, mais nos yeux se rencontrèrent, ma bouche toucha la sienne, une curiosité fatale égara mes mains… O ma jolie cousine! je devins parjure sans le vouloir, et j'en dois faire ici l'aveu, si ton coupable amant ne consomma pas à l'instant son infidélité, c'est que ta rivale attentive ne lui permit pas de tenter certaines entreprises qui, dans une voiture étroite, incommode et cahotée en tous sens, sur un pavé inégal, n'ont jamais qu'un demi-succès.
«Maman, nous retournons donc à Paris?—Oui, mon ami, parce qu'on n'imaginera jamais que vous y soyez revenu; d'ailleurs, j'ai pris des précautions si sûres que vous échapperez à toutes les recherches. Tandis qu'on achetoit les services de ces quatre coquins qui ne me connoissent que sous le nom du comte de Rosambert, je m'occupois à chercher un logement commode pour une jeune veuve de mes amies qui vient ici solliciter un procès considérable. Elle s'appelle du Cange, et cette dame du Cange, mon ami, c'est vous; mais, comme il n'auroit pas été décent que vous vinssiez seule à Paris, la femme Dutour, impatiente de réparer sa faute, s'essaye depuis quatre jours à jouer le personnage important de Mme de Verbourg. C'est ainsi que se nommera, si vous le voulez bien, la respectable mère de Mme du Cange. Déjà parée d'une robe françoise de gros de Tours broché, à colonnes rapprochées, à grandes fleurs rembrunies, Mme de Verbourg se donne des airs de qualité qui vous feront mourir de rire. Au reste, elle ne fera pas trop mal son rôle, si elle parvient à adoucir quelques expressions énergiques qui échappent fréquemment à sa brusque franchise. Elle a naturellement les manières gauches et empesées de ces dames de paroisse qui n'ont jamais quitté leur château provincial. Vous aurez pour laquais le neveu de madame votre mère. On vous trouvera aisément un cuisinier et une femme de chambre. L'hôtel de *** est situé à deux cents pas au-dessus du mien: c'est là que je vous ai loué et meublé un appartement que nos amours embelliront. Si vous m'en croyez, vous ne descendrez jamais au jardin, dont je me réserve la jouissance. Il a une porte sur les Champs-Elysées; c'est par là que je me rendrai chez vous presque tous les jours. Mon docteur, prévenu que je n'irai point à la campagne cette année, m'a déjà ordonné de prendre l'air tous les matins de bonne heure.»
Les gens qui nous escortoient nous quittèrent à la barrière du Trône. Le vicomte de Florville et moi nous allâmes descendre chez la marchande de modes, où nous attendoient ma mère, Justine et mon nouveau laquais. La Dutour commença par avouer sa faute, qu'elle me pria d'excuser; et Justine, charmée de me revoir, n'acheva pas ma coiffure sans m'avoir fait plus d'une espièglerie. Le vicomte de Florville avoit pourvu à tous mes besoins. Je me mis dans le simple négligé d'une jolie voyageuse. On chargea mes malles derrière ma chaise de poste, où Mme de Verbourg se plaça près de moi. Nous allâmes descendre à l'hôtel de ***, rue du Faubourg-Saint-Honoré.
Deux heures après, Mme la marquise de B…, suivie de sa femme de chambre, vint savoir si Mme du Cange étoit arrivée. Nous nous embrassâmes comme deux jolies femmes qui s'aiment bien, quand il y a longtemps qu'elles ne se sont vues. Ma mère, qui savoit vivre, nous laissa seuls. L'amour entra dans ma chambre à coucher au moment où Mme de Verbourg en sortit. Le petit dieu resta deux heures avec nous.
«Il est bientôt midi, me dit la marquise, il faut que je vous quitte. On sait à l'hôtel que je devois souper et coucher à la campagne; mais on m'attend à dîner… A propos, vous êtes galant! dites-moi donc ce que c'est qu'une certaine bouteille…?—Maman, une étourderie de Jasmin!…—Et le portrait de Mlle Duportail, quand me le donnerez-vous?—Tout à l'heure; il est dans une poche de veste du chevalier de Faublas… Tenez, ma chère maman, le voici.—Demain, je vous apporterai celui du vicomte de Florville.—Maman, le marquis ne vous a-t-il pas parlé de Mlle Duportail?—Assurément, mon ami. Vous vivez avec ce M. de Faublas! Vos parens vous cherchent bien loin, tandis que vous êtes bien près! Au reste, il est fort scandalisé de la manière dont vous avez traité son La Jeunesse. «Comment! Madame, m'a-t-il dit, un coup de fouet à tour de bras! est-ce que cela se fait? Est-ce qu'une jeune personne doit rosser les gens de cette façon-là? Tenez, Madame, le jour que je m'étois fait cette meurtrissure et qu'elle m'appuyoit une pièce d'argent sur le front, vous savez comme elle me faisoit crier! vous avez cru que j'étois délicat, que je faisois le dameret? Eh bien, Madame, je souffrois comme un damné. Elle a un poignet d'enfer! c'est un vrai petit démon que cette fille-là, et on le voit bien dans sa physionomie.»
Dès que Mme de B… fut partie, Mme de Verbourg rentra. Je la priai d'envoyer La Fleur chez M. de Rosambert. «Madame ma fille, monsieur le comte n'est pas à Paris.—Madame ma mère, je crois qu'il doit y être; et, s'il n'y est pas, je veux du moins en être sûr.—Mais, Monsieur, madame la marquise n'a pas ordonné…—Madame la marquise n'a pas ordonné! Mais, ma chère, vous devenez donc folle? Vous vous imaginez donc que je suis aux gages de la marquise comme vous? Madame Dutour, apprenez et n'oubliez pas que je suis ici chez moi. Si La Fleur ne va pas tout à l'heure chez M. de Rosambert, j'y vais moi-même… Madame Dutour, écoutez-moi; vous voyez ces trois louis: ils sont à vous si le comte me vient voir aujourd'hui.—Mais s'il est à la campagne?—Vraiment, j'en aurai bien du regret, mais les trois louis me resteront. Ma chère, vous savez écrire, prenez une plume et du papier.»
Mme de Verbourg écrivit sous ma dictée:
Mme du Cange désireroit entretenir monsieur le comte seulement pendant un quart d'heure. Si pourtant M. de Rosambert ose accepter un mauvais dîner, on le lui donnera avec plaisir. Ce qu'on veut lui dire est très pressé.
J'appelai La Fleur: «Mon ami, tu vas porter ce billet à M. de Rosambert. Aux questions qu'il te fera, tu répondras seulement que ta maîtresse est jolie et demeure faubourg Saint-Honoré, à l'hôtel de ***. Si par hasard le comte n'étoit point à Paris, tu demanderas dans laquelle de ses terres il est allé… Madame Dutour, songez aux trois louis.»
Mon domestique, en revenant, m'annonça que monsieur le comte le suivoit. Quelques instans après, Rosambert entra chez moi d'un air leste et galant. «Belle dame…» Il s'arrêta tout à coup, et, poussant de longs éclats de rire: «Le diable m'emporte, s'écria-t-il, si je n'accourois triomphant! mais je ne regretterai pas ma prétendue bonne fortune, puisque j'embrasse mon ami.» Je m'adressai à Mme de Verbourg: «Madame ma mère, voulez-vous bien nous laisser?—Madame ma mère! répéta Rosambert; ah! voyons donc madame ma mère! (Il pirouetta plusieurs fois autour d'elle et la fit tourner autour de lui.) Madame ma mère, vous êtes charmante! vous avez une figure noble, un grand air, une robe majestueuse; mais, comme dit fort bien votre fille, laissez-nous.
«Mon cher Faublas, qu'est-ce donc que cette mascarade?» Rosambert ne put écouter le détail de mon enlèvement et mon travestissement nouveau sans l'interrompre plusieurs fois par ses plaisanteries. «Enfin, me dit-il quand j'eus fini, la marquise a si bien fait que vous voilà désormais en son pouvoir!—Oui, Rosambert; mais ma Sophie? ma Sophie?—Nous y voilà! Eh bien! que voulez-vous lui faire à votre Sophie? Elle est toujours au couvent.—Vous le savez?—Oui, je le sais; je sais aussi que mademoiselle votre sœur n'est plus avec elle.—Le baron…?—L'a retirée de ce couvent pour la mettre dans un autre, et il a congédié l'honnête M. Person.—Rosambert, mais, si je reste ici, comment verrai-je ma jolie cousine?—Mon cher Faublas, je vous offrirois bien ma maison; mais cet asile ne seroit pas respecté, Mme de B… vous y poursuivroit.—Mon ami, si vous m'abandonnez, je suis perdu.—Chevalier, doutez-vous de mon amitié?—Non; mais je crains de trop exiger d'elle.—Comment! si j'étois à votre place et que vous fussiez à la mienne, craindriez-vous de me rendre les services que vous n'osez me demander?—Assurément, non.—En ce cas, parlez hardiment.—Rosambert, quoique je sois ici beaucoup mieux que dans ce village de la Brie, quoique je jouisse du plaisir de voir librement une femme charmante, à laquelle je vous avoue que je suis encore attaché, je vous assure cependant que je n'ai fait que changer de prison, si je ne revois ma Sophie. Ne pourriez-vous pas me chercher dans les environs du couvent où elle est…—J'entends. La marquise vous a volé au baron; il faut, moi, que je vous enlève à la marquise! Je ne vois à cela aucun inconvénient. Je n'ai pu l'empêcher de s'approprier Mlle Duportail; eh bien! je lui soufflerai Mme du Cange! cela est juste et consolant. D'ailleurs, je ne serai pas fâché de voir comment celle qui m'a exposé aux rigueurs du célibat supportera les ennuis du veuvage. Comptez sur moi, Faublas, comptez sur moi.»
Il étoit temps de nous mettre à table. Pendant le dîner, qui fut long, le comte s'amusa beaucoup aux dépens de Mme de Verbourg. Nous étions au dessert quand le propriétaire de l'hôtel, M. de Villartur, financier parvenu, curieux de voir ses nouveaux locataires, entra sans savoir si sa visite ne nous gêneroit pas. Qu'on se figure l'ignorance et la bêtise personnifiées, on aura de M. de Villartur une idée encore trop avantageuse. Il trouva qu'on ne l'avoit pas trompé quand on lui avoit dit que j'étois jolie. On conçoit que ce lourd personnage m'auroit beaucoup ennuyé, si le ton prétendu galant qu'il prit avec moi ne m'avoit laissé une ressource, celle de me moquer de lui. Mon malin compagnon m'aida charitablement à persifler le pauvre homme, qui me promit, en s'en allant, de revenir bientôt me voir. Rosambert avoit affaire; en me quittant il me dit: «En attendant que j'aie trouvé ce que vous désirez, j'espère, mon ami, que vous voudrez bien m'emprunter quelque argent, dont je n'ai nul besoin aujourd'hui, et que je serai bien aise de retrouver dans un autre moment.» Le soir même il m'envoya deux cents louis.
Mme Dutour me donna un compte exact des frais qu'avoit occasionnés mon enlèvement, et de ceux que nécessitoit mon séjour dans l'hôtel que j'occupois. Le lendemain, dès que la marquise arriva, je la priai d'en vouloir bien recevoir le remboursement. «Beaucoup de femmes, me dit ma belle maîtresse, prétendent qu'entre amans une affaire d'intérêt doit s'oublier; moi, mon ami, je reprends mon argent sans me faire presser, et même je crois devoir me justifier du silence que j'ai gardé sur cet article délicat. Je ne croyois pas que vous pussiez me rendre sitôt les avances que j'avois faites; ainsi, je n'osois vous en parler de peur de vous donner quelque mortification. Cependant je sentois qu'en les taisant j'offensois votre délicatesse; mais enfin j'ai mieux aimé mériter les reproches du chevalier que de m'exposer à chagriner mon ami… Tenez, mon cher Faublas; gardez ce petit meuble: ce sera pour vous un trésor, si je vous suis chère autant que je vous aime.»
C'étoit le portrait du vicomte de Florville. J'adressai à la marquise des remercîmens énergiques; elle partagea d'abord les transports de ma reconnoissance, dont bientôt elle se crut obligée de modérer l'excès. Il ne m'étoit plus permis que de parler, quand on annonça M. de Villartur. Mme de B… fut curieuse de voir cet original. Il partagea son sot hommage entre la marquise et moi, et nous débita la fleurette à sa manière. Dans le cours d'un entretien devenu comique par les inepties dont l'épais financier l'assaisonnoit, nous remarquâmes que ce monsieur croyoit à l'astrologie. Il connoissoit des magiciens, il avoit même vu des vampires, des revenans; il finit par nous dire qu'il amèneroit un de ses amis, à moitié sorcier, qui nous raconteroit nos aventures passées, présentes et futures, quand nous lui aurions fait voir seulement nos mains et notre visage. «Pardieu! s'écria Mme de Verbourg, qui venoit d'entrer, croyez-vous que madame ma fille lui montrera…?» Je marchai si rudement sur le pied de ma chère mère qu'elle ne put achever. La marquise rioit de toutes ses forces. M. de Villartur, enchanté, sortit, en nous disant qu'il amèneroit dès demain l'astrologue.
Je ne vis pas Rosambert ce jour-là. La marquise vint le lendemain, de très bonne heure, et présida à ma toilette, que je fis belle à cause de l'astrologue, aux dépens duquel nous comptions nous amuser. Un peu avant midi arriva M. de Villartur, qui nous cria qu'il amenoit le sorcier. Je pensai tomber à la renverse quand, derrière le financier, j'aperçus le marquis de B… Il vit sa femme, et fut étonné; il reconnut Mlle Duportail, et s'arrêta stupéfait. «Quoi! s'écria-t-il, c'est là Mme du Cange?—Oui», répondit Villartur.
M. de B…, les bras pendans, le regard fixe, la bouche entr'ouverte, sembloit n'avoir pas assez de ses deux petits yeux pour me considérer. «Oh! comme il vous regarde! me dit Villartur; votre physionomie l'a frappé. Voyez comme il travaille déjà!» La marquise, qui conservoit toujours un sang-froid admirable dans les occasions pressantes, la marquise alla à son mari, le prit par le bras, et le tira vers une fenêtre assez près de moi. «Votre amie est plus pressée que vous, continua le financier; mais elle a beau faire, c'est vous qu'il a bien regardée. Votre physionomie l'a frappé, l'a frappé!… Oh! elle l'a frappé!» répétoit-il toujours, en riant d'un gros rire.
Pendant ce temps-là je prêtois une oreille attentive à ce qui se disoit derrière moi; et la marquise, si elle n'avoit pas voulu que je l'entendisse, auroit recommandé à son mari de parler plus bas. «Ne l'ai-je pas deviné, Madame? disoit le marquis. Ah çà, elle est donc enceinte?—Ne vous en êtes-vous pas aperçu? répliqua la marquise.—Moi? tout de suite. Elle n'est pas avancée, la grossesse?… Quatre ou cinq mois, peut-être?—Tout au plus.—Je le vois bien. Comme je vais me venger!—Mais, Monsieur, ne la chagrinez pas.—Oh! je ne casserai pas les vitres.»
M. de Villartur, qui, ayant fini de rire, recommençoit à me parler, m'empêcha d'entendre le reste.
«Savez-vous bien, me dit le marquis en venant à moi, savez-vous bien que je vous trouve un peu changée?—Ah! ah! interrompit Villartur, vous la connoissez donc?—Oui, quand j'ai connu madame, elle étoit encore fille… Ah çà! mais vous vous êtes mariée tout de suite?—Oui, Monsieur.—Et vous voilà déjà veuve!—Hélas! oui.—Tout cela en trois ou quatre mois, c'est bien prompt, au moins!… Il ne faut pas demander si le défunt étoit aimable?… Mais pourquoi donc n'êtes-vous pas en deuil?—Pour des raisons qu'on vous dira, répondit Mme de B…—Moi, je crois que le pauvre mari est déjà oublié.—Pourquoi donc cela, Monsieur?—Parce que le chagrin ne vous a pas empêchée de faire des parties de campagne.—Moi, Monsieur!—Vous direz peut-être que non? Ne vous ai-je pas rencontrée sur le chemin de Versailles, au pont de Sèvres?—Oui,… mais, Monsieur…—Ne parlez pas de cela, Monsieur, lui dit tout bas la marquise; ne voyez-vous pas que vous la mortifiez?—Madame du Cange, reprit le marquis, charmé de l'embarras que j'affectois, savez-vous qu'il n'est pas prudent de monter à cheval dans l'état où vous êtes? Prenez bien garde aux fausses couches.—Monsieur, vous croyez donc que je suis enceinte?—J'en suis sûr. Mais tenez, au carnaval dernier, je me suis aperçu… Gageons que le mariage étoit déjà fait? On le tenoit secret, n'est-il pas vrai?—Mais, Monsieur…—Tout ce que je puis vous dire, ma belle dame, c'est qu'à cette époque il y avoit déjà quelque chose dans vos yeux… Je ne vous ai pas parlé de mes talens pour l'astrologie, parce que j'étudiois, je n'étois pas encore assez fort; mais vous savez comme je suis physionomiste… Eh bien, au carnaval dernier, j'ai remarqué dans votre figure quelque chose qui annonçoit un sang… Demandez à madame, je lui ai dit… D'honneur, j'ai senti le mariage. Quant à la grossesse, je ne pouvois pas tout à fait deviner… Écoutez donc, cela étoit encore bien frais!… Mais aujourd'hui, cela est différent! On ne peut plus s'y méprendre!… Belle dame, votre figure est toujours fort jolie, votre taille charmante,… mais ce visage est un peu fatigué; et puis, voyez-vous ici? Un soupçon d'embonpoint, une nuance d'arrondissement, cela commence à pointer.»
M. de B…, encouragé par les rires que la marquise ne pouvoit étouffer sous son éventail, me demanda qui seroit le parrain du petit poupon. «Sans doute monsieur votre père?» Je tâchai de rougir; et, prenant un ton humilié: «Monsieur, mon père ignore mon mariage…—J'avois donc raison!—Monsieur, et si par hasard vous rencontriez mon père ou mon frère, je vous prie de ne pas leur dire que vous m'avez vue.—Ne craignez rien.—Mais M. de Villartur!—Villartur, ma belle dame, il ne sait pas votre nom de fille, et vos parens ne vous connoissent pas sous votre nom de femme. D'ailleurs, il est discret, Villartur.
—Certainement, interrompit celui-ci. D'abord moi, je ne me mêle jamais de dire ce que je ne sais pas… Oh! çà, Monsieur le marquis, je vous avois amené pour dire la bonne aventure à ces dames: vous en connoissez une, cela empêche-t-il…?—Non, non; vous avez raison, je vais leur dire leur bonne fortune. (Il s'approcha de sa femme.) Allons, Madame, commençons par vous.»
La marquise lui livra sa main, dont il compta les lignes longues, courtes, directes et transversales; ensuite il examina son visage; et, après l'avoir regardée tendrement: «Madame, lui dit-il d'un ton qui annonçoit combien il étoit content de lui, vous avez un mari qui vous amuse beaucoup par ses saillies, et que vous aimez à la folie.—Fort bien, Monsieur, répondit la marquise en retirant sa main; je ne veux pas en savoir davantage, je vois que vous êtes un grand sorcier.
—A vous, belle dame!» Quand il m'eut considéré avec la même attention, il me demanda si mon mari n'avoit pas deux noms? «Il n'en avoit qu'un, Monsieur, il ne s'appeloit que du Cange.—Cela est singulier!—Pourquoi donc, Monsieur?—C'est qu'il paroîtroit que le pauvre défunt a été…—A été quoi, Monsieur?—Ah! vous vous fâcheriez. Comment vous dirai-je cela?… Tenez, belle dame, je vais employer une figure. Il me paroît que le fruit qui est maintenant sur l'arbre de vos amours y a été greffé par… par un nommé Faublas, puisqu'il faut vous le dire.—Monsieur, vous m'insultez!—Oh! qu'elle est drôle quand elle est en colère!» s'écria l'épais financier en riant si fort que tout son corps paroissoit agité de mouvemens convulsifs, et que la poudre de sa perruque tomboit à terre par flocons. «Il paroît même, reprit le marquis, que cela est arrivé dans un boudoir loué chez une marchande de modes, rue…—Monsieur, ce que vous me dites là est fort impertinent.»
Mme de Verbourg, qui venoit de mettre sa belle robe, entra dans ce moment. Elle fut très déconcertée en voyant le marquis de B… Après avoir fait une révérence comique, elle vint à moi; je lui dis tout bas de quoi il s'agissoit. Je ne sais quelle question le marquis faisoit alors à sa femme; mais j'entendis celle-ci lui répondre: «C'est une mère supposée.» Le marquis salua Mme de Verbourg, qu'il regarda beaucoup. «C'est là madame votre mère? Mais je crois,… en vérité, Madame, je crois avoir eu l'honneur de vous voir quelque part?—Cela se peut bien, Monsieur, répondit la Dutour qui perdoit la tête, cela se peut bien; j'y vais quelquefois.—Où cela, Madame?—Ousque vous disiez, Monsieur.—Comment, Madame? est-ce que vous m'avez entendu parler du boudoir? c'étoit une plaisanterie.—Quoi! du boudoir? Quoi que vous me rabâchez donc, Monsieur, avec votre boudoir?—Rien, rien, Madame. Nous ne nous entendons pas.—Ni moi non plus, interrompit Villartur; je ne comprends plus rien à ce qu'ils disent.»
Ma belle maîtresse rioit de tout son cœur, et moi, qui étois las de me contenir, je saisis le moment pour donner un libre cours à ma gaieté.
«Mais, reprit le marquis, voyez donc comme elle rit!… Madame, madame votre fille est un peu folle; prenez garde qu'elle ne fasse une fausse couche.—Une fausse couche! répondit Mme de Verbourg, une fausse couche! elle! pardieu! je voudrois bien voir ça!—Madame, prenez-y garde, vous dis-je; madame votre fille monte à cheval, et cela est dangereux.—Sans doute, interrompit Villartur, on peut tomber; cela m'est arrivé l'autre jour.—Tomber! répondit le marquis, ce n'est pas cela que je crains pour elle.—Eh! pourquoi ne tomberoit-elle pas? je suis bien tombé, moi!—Pourquoi? parce qu'elle monte mieux que vous. Vous n'imagineriez pas comme elle est forte, cette jeune dame-là! Mon ami Villartur, quoique vous soyez bien gros et bien rond, je ne vous conseillerois pas de vous battre avec elle.—Bon! voyons donc ça! s'écria le financier en venant à moi.—Monsieur, lui dis-je, êtes-vous fou?» Il voulut me prendre au corps, je le saisis par le bras droit. «Quoi que c'est donc que cet homme-là qui veut tripoter madame ma fille?» dit la Dutour. Elle empoigna le bras gauche de Villartur. Le lecteur se souvient d'avoir fait tourner en tous sens, dans son enfance, un petit moule de bouton traversé d'une mince allumette. M. de Villartur, mû par une double secousse, fit, comme ce frêle jouet[10], plusieurs tours sur lui-même en chancelant, et finit par tomber sur le parquet. Les domestiques accoururent au bruit. Le financier, aussi honteux que piqué, se releva et sortit sans dire un seul mot. Le marquis le suivit pour le consoler, et Mme de B…, qui donnoit à dîner chez elle, ne tarda pas à me quitter.
[10] Le grand nombre des écoliers appelle cela un toton.
J'étois étonné de n'avoir pas entendu parler du comte depuis la surveille. Il arriva le soir même, un peu avant la nuit fermée. Il me dit en m'embrassant: «Je vous félicite de votre bonheur, mon ami, tout succède à vos vœux, tout est prêt, suivez-moi.—Quoi! tout à l'heure?—A l'instant même. (Je sautai à son cou.)—Mon ami, que de remercîmens ne vous dois-je pas! Mais, Rosambert, racontez-moi…—Je vous dirai tout cela là-bas, ma voiture vous attend; il n'y a pas un moment à perdre, suivez-moi.—Mon ami, je vais donc abandonner la marquise?—Oui, pour revoir Sophie.—Pour revoir Sophie! partons, Rosambert, partons! Attendez, que je prenne le portrait de ma jolie cousine. (Je sonnai la Dutour.) Ma chère, faites préparer le souper. Nous allons, monsieur le comte et moi, descendre un moment dans le jardin.»
Au lieu d'aller au jardin, nous montâmes dans la voiture du comte. «Prends par les boulevards, dit-il à son cocher, ventre à terre jusqu'à la porte Saint-Antoine; de la porte Saint-Antoine à la place Maubert, doucement.» Dès que les stores furent abaissés, Rosambert m'apprit que, depuis notre dernière entrevue, il avoit découvert, retenu et meublé pour moi un petit logement placé si près du couvent de Sophie que, de mes fenêtres, je pourrois voir tout ce qui s'y passeroit. Il m'avertit que Mlle Duportail, devenue depuis peu Mme du Cange, seroit désormais Mme Firmin.
Tout à coup la voiture, qui depuis cinq minutes brûloit le pavé, ne roula plus que très lentement. Rosambert me dit: «Nous voilà déjà près de la Bastille; allons, belle enlevée, cette superbe parure, qui sied si bien à une femme de qualité, ne convient pas du tout à une bourgeoise. Il s'agit de faire une autre toilette. D'abord, ôtons ce brillant chapeau; de ces cheveux flottans faisons, le moins mal que nous le pourrons, un chignon modeste; couvrons ces grosses boucles de la simple baigneuse que voici; à cette robe galante substituons ce petit caraco blanc. Belle dame, mettez ce jupon hardiment: je ne serai pas téméraire; je vous aime beaucoup, mais je vous respecte davantage. Fort bien: allons, couvrez votre sein de ce fichu de mousseline; arrangez ce mantelet noir par-dessus; cachez votre visage sous cette ample thérèse. Voilà qui est fait, et vous êtes encore gentille à croquer! Quant à moi, mon cher Faublas, ce sera encore plus tôt fini. Tenez.» Il ôta son habit, et s'enveloppa d'une grande redingote.
Nous descendîmes à la place Maubert, nous gagnâmes à pied la rue de ***. Arrivés chez mon propriétaire, nous traversâmes une longue cour et un grand jardin au fond duquel je vis un petit pavillon bâti contre un mur mitoyen, qui me parut avoir à peu près dix pieds de hauteur. Je remarquai que des fenêtres de mon premier étage il étoit fort aisé de descendre, à l'aide d'une corde seulement, dans le jardin du voisin. Rosambert me combla de joie en m'apprenant que ce jardin étoit celui du couvent, ensuite il me fit voir qu'en s'occupant de l'utile il n'avoit pas négligé l'agréable. Un forte-piano étoit près de ma fenêtre; on avoit disposé l'instrument de manière qu'en faisant de la musique je pourrois voir tout ce qui se passeroit dans le jardin. Rosambert m'affligea beaucoup lorsqu'en me disant adieu il m'observa que nous serions privés du plaisir de nous voir tant que je resterois caché dans cette maison. Il me fit sentir que la marquise ne manqueroit pas d'aposter des gens qui éclaireroient toutes ses démarches, et que ma retraite seroit bientôt découverte s'il avoit l'imprudence de venir m'y visiter. Nous convînmes que nous nous écririons par la petite poste, et que, de peur de surprise, je lui enverrois mes lettres à l'adresse de M. de Saint-Aubin, l'un de ses intimes amis.
Ceux qui devinent que je ne dormis pas cette nuit se tromperoient beaucoup s'ils n'attribuoient mon insomnie qu'à l'impatience, en même temps pénible et douce, que me causa le voisinage de Sophie. Je songeai à ma chère Adélaïde, qui, depuis près d'un mois, séparée de sa bonne amie, n'avoit pas eu la consolation de voir son frère… Hélas! je songeai au baron, à qui ma fuite devoit causer de mortelles inquiétudes, au baron qui devoit m'accuser d'indifférence et de cruauté… Mais l'amour, l'amour plus fort que la nature étouffa mes remords naissans. Pouvois-je renoncer au bonheur de revoir ma jolie cousine? pouvois-je, en retournant chez un père irrité, exposer mon amante au danger d'une éternelle séparation?
A la pointe du jour j'allai me mettre en sentinelle à ma fenêtre, et je disposai la jalousie de manière que je pusse voir sans être vu. Je devois redouter les regards de Mme Munich, qui, m'ayant admiré autrefois sous mes habits d'amazone, m'auroit peut-être reconnu malgré mon travestissement nouveau. Un corps de logis considérable étoit devant moi, à cinquante pas de distance. Il y avoit là tant de chambres! Où étoit celle de ma Sophie? Mes yeux, sans cesse errans, parcouroient le bâtiment d'un bout à l'autre, et ne savoient où se fixer.
A sept heures du matin je fus obligé de quitter mon poste. Mes hôtes venoient visiter leur nouveau locataire et m'amenoient leur jardinière, qui se chargea du soin de faire le petit ménage de Mme Firmin. Quant à ma cuisine, un cabaretier voisin, qui prenoit orgueilleusement le titre de traiteur, s'engagea, moyennant six francs par jour, à me fournir exactement mes trois repas. M. Fremont, propriétaire du petit pavillon que j'occupois, fut étonné des arrangemens que je prenois pour être toujours seule. Il m'observa galamment qu'une femme jeune et jolie ne devoit point passer ses plus beaux jours dans la retraite, qu'une servante un peu entendue me serviroit mieux que ce traiteur, ne me coûteroit pas davantage, et me feroit une sorte de compagnie. A ces représentations très justes, que Mme Fremont appuyoit de son approbation, je répliquai que, dégoûtée du monde, j'avois choisi un logement isolé dans un quartier solitaire, tout exprès pour y vivre absolument retirée. Mes hôtes me quittèrent, désolés, me dirent-ils, qu'une jeune personne aussi aimable eût pris la violente résolution de s'enterrer ainsi vivante. Cependant la femme du jardinier, ma ménagère, ne finissoit pas son tracas domestique; je la priai de faire ma chambre très succinctement, et de me laisser tranquille.
J'allai m'asseoir derrière ma jalousie dès que je fus seul. Beaucoup de demoiselles vinrent se promener au jardin, Sophie n'étoit pas avec elles. Je les vis courir, danser, s'amuser à ces petits jeux qu'inventa la paisible innocence. Que ces jeunes filles étoient jolies! mais, hélas! Sophie n'étoit pas avec elles. Si je parvenois à les attirer près de mon pavillon, peut-être que ma jolie cousine viendroit se joindre à ses compagnes? Une musique tendre affecte si agréablement un cœur amoureux! Sophie viendroit sans doute… Je la verrois!… Elle reconnoîtroit la voix de son amant! Je me mis à mon forte-piano, et je chantai sur un air ancien ces couplets que m'inspira mon amour:
Je m'accompagnois de mon forte-piano. Aux premiers accords les demoiselles étoient accourues sous mes fenêtres. Je finissois le second couplet, quand je vis s'approcher deux femmes dont le costume m'effraya. L'une des deux étoit vieille; elle gourmanda l'aimable jeunesse, attentive à mes chansons. «Eh! laissons ces enfans s'amuser», dit l'autre. Je crus la reconnoître; elle étoit jeune et jolie. «Voyez, la musique a cessé depuis que nous sommes là! Il semble que notre aspect seul effarouche les plaisirs. Allons-nous-en, ma sœur, laissons ces enfans s'amuser. L'heure de la récréation est si courte! Et puis, elles n'ont pas l'agrément d'entendre cela tous les jours. Ces morceaux ne sont pas ceux que je touche, et d'ailleurs, je ne touche pas, à beaucoup près, aussi bien; laissons ces enfans s'amuser.» Quand les deux dames furent loin, je continuai:
Elles m'écoutoient avec attention, elles m'applaudissoient avec transport; mais, hélas! Sophie, ma Sophie n'étoit pas avec elles. Désespéré de ne la pas voir, je quittai l'instrument. Triste et rêveur, je restois debout derrière ma jalousie; enfin j'aperçus,… je crus entrevoir… une jeune personne se promener seule dans une allée couverte, qui se prolongeoit jusque sous mes fenêtres. Je chantai ce dernier couplet:
Je ne voyois la demoiselle que par derrière. Cette taille charmante, c'est la sienne!… Cette allée couverte est celle où, si j'en crois Adélaïde, ma jolie cousine venoit jadis soupirer son amour naissant et malheureux… Ah! Sophie! c'est toi; c'est toi sans doute: avance donc un peu… Tu t'éloignes!… Reviens, viens par ici!… Tourne-toi vers ton amant, montre-moi ton visage adoré!
Une cloche maudite donna à l'instant même le signal de la retraite et m'enleva mes espérances. Toutes les pensionnaires sortirent du jardin.
Le lendemain, à sept heures du soir, la même personne revint au même lieu. Placé derrière ma jalousie, je suivois tous ses mouvemens d'un œil inquiet. Sa démarche lente et mesurée annonçoit sa mélancolie profonde; elle sembloit craindre le grand jour, elle cherchoit dans cette promenade solitaire l'endroit le plus sombre. O vous qui m'inspirez un intérêt si tendre, mon cœur me dit qu'il voit en vous ce qu'il adore! Mais, si mes pressentimens me trompoient, s'il étoit possible que vous ne fussiez pas Sophie, ah! du moins, j'en suis sûr, vous aimez comme elle, et, comme elle, vous êtes séparée de celui que vous aimez!
Je chantai le dernier couplet de ma romance: toutes les demoiselles accoururent; celle que j'appelois ne m'entendit pas: que faire pour attirer Sophie et pour éloigner ses compagnes? Si je continue de chanter, les jeunes filles resteront sous mes fenêtres, et ma jolie cousine, trop préoccupée, n'y viendra pas. Il faut se taire, il faut d'un œil impatient suivre tous les pas de la charmante rêveuse; il faut attendre.
Quand je ne me fis plus entendre, les jeunes filles se dispersèrent dans le jardin. Caché par ma jalousie, agenouillé sur mon balcon, je ne perdois pas de vue l'intéressante demoiselle, qui se promenoit toujours à pas lents… Enfin, elle fit quelques pas de mon côté: je la vis,… c'étoit elle!… un peu pâle, un peu changée, mais toujours si belle!… Elle étoit encore trop éloignée pour que j'osasse hasarder de lui faire aucun signe; mais je m'enivrois du bonheur de la regarder. La cloche fatale donna alors le signal maudit!
Déjà toutes les pensionnaires sont sorties du jardin; Sophie retourne sur ses pas et s'éloigne tristement. Désespéré de voir s'échapper encore l'occasion de lui parler, je ne puis contenir mon impatience. J'écarte ma jalousie d'une main, et de l'autre je lance à ma jolie cousine son portrait: il tombe sur son épaule. Sophie reconnoît la miniature, et, dans l'excès de sa surprise, s'arrête pour regarder de tous les côtés: le moment me paroît décisif. Trop amoureux pour être bien prudent, je lève ma jalousie. Sophie voit à la fenêtre du pavillon une femme dont les traits la frappent; elle avance quelques pas, me nomme et tombe évanouie.
Dans ce moment critique, mon traiteur frappoit à ma porte; je lui criai que je n'avois pas faim; et, sans considérer quelles suites terribles pouvoit avoir mon extrême imprudence, poussé d'ailleurs d'un mouvement involontaire, je m'élançai par ma fenêtre dans le jardin du couvent. Heureusement pour moi, il n'y avoit déjà plus personne, personne que ma Sophie. Quoiqu'un peu étourdi du saut périlleux que je venois de faire, je courus sous l'allée couverte me jeter à ses pieds. Mes baisers lui rendirent l'usage de ses sens. «Ah! mon cher Faublas, quel moment!… Mais, hélas! qu'avez-vous fait? vous avez sauté par la fenêtre: n'êtes-vous pas blessé?—Non, ma Sophie, non.—Mais si l'on vous a vu… Mais comment rentrerez-vous dans ce pavillon? Nous sommes perdus tous deux… Faublas, dites-moi la vérité, n'êtes-vous pas blessé?—Non, ma Sophie, non. Je trouverai quelque moyen de remonter chez moi…—Vous voulez déjà me quitter?…—Ma jolie cousine, si vous saviez comme j'ai souffert!—Et moi! Faublas, vous n'en avez pas d'idée.»
Comme elle me parloit, nous entendîmes retentir dans les airs le nom de Pontis, que plusieurs femmes répétoient en glapissant. J'avoue que je fus épouvanté; je me jetai à plat ventre derrière une charmille. Sophie, à qui la frayeur rendit des forces, vola au-devant de celles qui la venoient chercher. «N'entendez-vous pas la cloche, Mademoiselle? Faudra-t-il tous les soirs courir après vous?» lui dit aigrement Mme Munich, dont je reconnus la voix sèche. Quelques religieuses, qui avoient accompagné la gouvernante, grondèrent aussi ma jolie cousine: elles sortirent toutes ensemble du jardin, dont elles fermèrent la grille. Je me vis absolument seul, mais fort embarrassé.
Dès que Sophie ne fut plus là, je ressentis un malaise général, sans doute produit par la secousse violente que je m'étois donnée. Ce n'étoit pas cette douleur passagère qui m'inquiétoit le plus, il s'agissoit de rentrer chez moi. Je ne pouvois tenter l'escalade du mur que lorsque la nuit seroit tout à fait venue, que lorsque tout le monde seroit couché dans le couvent; et la circonstance exigeoit qu'en attendant le moment de m'évader, je prisse au moins la précaution de me cacher quelque part. Un vieux marronnier, dont les branches étoient basses et le feuillage épais, m'offroit un asile plus sûr que commode: comment monter sur cet arbre, dans l'équipage où je me trouvois? Je pris le parti d'ôter mes jupons: je les roulai fortement ensemble, et, me glissant derrière les arbres, le long du mur, jusqu'à mon pavillon, je lançai le petit paquet dans ma chambre, par la fenêtre restée entr'ouverte. Ensuite je revins au marronnier, sur lequel je grimpai lestement; mais son écorce raboteuse fit de longs accrocs au léger caleçon dont mes cuisses restèrent plutôt embarrassées que couvertes.
Je demeurai là trois heures entières, espérant toujours que la lune, dont quelques nuages épars affoiblissoient déjà les rayons, me retireroit tout à fait sa lumière importune; cependant, sur les onze heures, le calme profond qui régnoit partout m'enhardit à descendre. En vain j'essayai de remonter chez moi, en vain je cherchai, le long du mur nouvellement crépi, quelque endroit d'un accès facile. Lorsque, parvenu à quelques pouces de hauteur, je voulois, avec mes mains péniblement accrochées, m'élever davantage, mes pieds restoient pendans, je ne trouvois plus où les cramponner; il falloit bien retomber.
Je me livrai pendant près d'une heure à ce rude exercice; enfin mon courage m'abandonna avec mes forces. Les doigts en sang, le corps froissé, je me couchai par terre et m'abandonnai tristement à mes réflexions. Comment ferois-je, lorsque le jour, bientôt revenu, montreroit aux religieuses un homme enfermé dans leur jardin? un homme! car je n'avois plus de jupons, et mon très mince caleçon, déchiré en plusieurs endroits, trahiroit mon sexe: ces femmes effrayées iroient chercher main-forte. Mme Munich me reconnoîtroit; je retomberois au pouvoir d'un père sévère, jaloux de son autorité: le baron me renfermeroit encore, il m'enlèveroit pour toujours à Sophie, à Sophie cruellement compromise, et peut-être déshonorée!… Déshonorée!… Cette horrible idée redoubloit mon désespoir, quand j'entendis un petit cri aigu et prolongé, tel à peu près que le produit une grille qu'on s'efforce d'ouvrir doucement.
Je me précipitai vers mon marronnier protecteur; je n'atteignis sa cime qu'aux dépens de mon pauvre caleçon, qui pendoit par lambeaux. Après quelques minutes de calme, un léger bruit frappa mon oreille: une femme, dont le clair de la lune me laissoit distinguer le costume remarquable, s'avançoit avec précaution sous l'allée couverte, en regardant de tous les côtés. A l'instant même je vis un homme paroître sur le chaperon du mur, le long duquel il descendit avec une agilité qui me surprit. Il se glissa derrière les arbres, et vint sous l'allée couverte joindre celle qui l'attendoit. Tous deux s'assirent au pied du marronnier, sur lequel je demeurois immobile et attentif. Je les entendis s'applaudir mutuellement du succès de leur témérité, se faire les plus tendres protestations, confondre leurs soupirs, et accompagner de ces douces épithètes consacrées par l'amour leurs noms, qu'ils répétèrent plusieurs fois. Je reconnus dans l'amant l'unique rejeton d'une maison illustre. A son véritable nom, que je dois taire, on me permettra de substituer celui de Derneval. L'amante, ce n'étoit pas une pensionnaire, ce n'étoit pas une dame en chambre; l'amante, je l'appellerai…: c'étoit Dorothée… Amour! quelles nobles familles tu réunissois dans ces deux personnes! mais quel temps! quel lieu tu avois choisis! Il est donc vrai que tu pénètres quelquefois dans ces maisons de paix où l'on t'a juré une haine éternelle! il est donc vrai que tu as des autels partout! Je vis le couple heureux que tu brûlois de tes flammes te faire, à l'ombre d'un arbre qu'il croyoit discret, le plus doux, le moins chaste des sacrifices.
Puisque Derneval étoit entré volontairement dans le jardin, et qu'il ne témoignoit aucune inquiétude sur les moyens d'en sortir, il avoit une retraite assurée, et je le forcerois bien à me laisser sortir avec lui. Cette réflexion toute simple se présenta tout à coup à mon esprit, je n'en attendis pas une autre. Je saisis l'extrémité de la branche qui me parut la plus longue et la plus flexible; je m'élançai: la branche se courba, et, quoiqu'elle m'eût porté à peu de distance de la terre, je tombai lourdement. Au bruit de ma chute, à l'apparition subite d'une figure aussi étrange que la mienne, Dorothée frémit; Derneval se releva brusquement, me saisit par le bras, et soudain m'appuya sur la poitrine le bout d'un pistolet. «Oh! ne la tuez pas!» s'écria Dorothée d'une voix très altérée. Je regardai mon ennemi tranquillement, et je lui dis d'un ton calme: «Je ne crains rien, Monsieur, je sais bien que Derneval ne m'assassinera pas; mais soyez tranquille aussi, je ne trahirai pas vos amours fortunés.» Tandis que je lui parlois, Derneval me regardoit de près. D'abord il fut trompé par ma coiffure féminine, par le petit caraco blanc; mais le caleçon déchiré attira aussi son attention, et une toile très fine, modelant certaine forme délatrice, lui donna de terribles soupçons. «Est-ce une femme?» s'écria-t-il. D'un coup de main rapide il éclaircit ses doutes, et, dès qu'il fut sûr de mon sexe: «Créature amphibie, vous me direz qui vous êtes!—Derneval, je suis amant comme vous.—Amant de qui?—De la fille la plus belle et la plus vertueuse que ce couvent renferme.—Monsieur, comment s'appelle-t-elle? comment vous nommez-vous?» Je les regardai tous deux. «Je sais vos noms; mais je ne vous les ai pas demandés. Derneval, qu'il vous suffise d'apprendre que je suis gentilhomme.—Vous êtes gentilhomme! Monsieur, je ne vous demande qu'un moment!»
Il remit son pistolet dans sa poche, et, tandis qu'il réparoit certaine partie de son habillement fort en désordre, Dorothée, qui s'étoit, avant tout, occupée du soin de se rajuster, me fixoit avec une attention que je pris pour de la hardiesse. Son amant revint à moi. «Monsieur, quelle que soit votre maîtresse, vous l'aimez apparemment autant que j'adore la mienne, il faut que la mort de l'un de nous deux assure à l'autre un éternel secret.—Derneval, sortons ensemble, je suis prêt à vous satisfaire.—Et vous croyez que je le souffrirai! interrompit Dorothée en se précipitant dans les bras de son amant. Mon cher Derneval! et vous, Monsieur de Faublas!…—De Faublas! qui vous a dit?…—Je vous reconnois; vous êtes le chevalier de Faublas, vous êtes le vivant portrait d'Adélaïde, je vous ai vu quelquefois au parloir; vous y demandiez votre sœur; votre sœur n'y alloit jamais sans cette jolie Mlle de Pontis… Un jour, un jour je vous ai surpris lui baisant la main… Ah! c'est Mlle de Pontis que vous aimez! c'étoit vous qui chantiez hier cette romance dont j'ai retenu le refrain:
«Souvenez-vous qu'hier l'une de nos dames a passé avec moi près de votre pavillon; vous avez dû l'entendre gronder nos jeunes filles qui vous écoutoient, vous avez dû m'entendre les excuser… Chevalier, c'étoit vous qui chantiez cette romance; c'étoit pour Mlle de Pontis que vous la chantiez… Derneval, Faublas, poursuivit-elle en unissant nos mains dans les siennes, la conformité de vos aventures doit vous inspirer une égale confiance. Chacun de vous doit trouver dans l'autre un compagnon discret, un ami fidèle, et vous iriez vous égorger! et Sophie ou Dorothée seroit bientôt réduite à pleurer son amant!… Monsieur de Faublas, jurez-moi une inviolable discrétion.—Je jure par Sophie!—Et moi, par Dorothée!» s'écria Derneval. Nous nous précipitâmes dans les bras l'un de l'autre, et cet embrassement réciproque fut le gage de la fraternité que nous nous promîmes.
Les deux amans écoutèrent patiemment le récit des événemens qui m'avoient amené dans le lieu où je les avois surpris. Derneval me dit ensuite: «La lune se cache de plus en plus; nous sortirons d'ici quand l'orage qui se prépare éclatera, permettez que Dorothée et moi nous vous laissions seul un moment.»
Le moment fut long. Lassé d'attendre, je m'endormis sous l'arbre au pied duquel je m'étois jeté. Quand je me réveillai, de rapides éclairs sillonnoient une épaisse nuée, au sein de laquelle le tonnerre rouloit avec un épouvantable fracas; le ciel vomissoit des torrens d'eau. Je me levai très surpris de ne pas voir paroître Derneval. Je m'avançai avec inquiétude sous l'allée couverte, du côté qu'ils avoient pris pour s'éloigner. Que les amans sont distraits et préoccupés! Tandis que les élémens paroissoient prêts à se confondre, Derneval et Dorothée s'amusoient à des bagatelles!
«Le ciel est en feu, me dit Derneval, on nous découvriroit peut-être à la lueur des éclairs, il faut attendre encore.—Derneval, vous en parlez à votre aise! je suis presque nu!—Mon cher compagnon, croyez-vous que cette pluie ne me mouille pas aussi?—Ah! Dorothée est avec vous!»
Je m'éloignai triste et pensif. Une demi-heure après il fallut retourner à Derneval, pour l'avertir qu'il ne tonnoit plus et qu'une obscurité profonde favorisoit notre retraite. Il fit enfin ses adieux à Dorothée.
«Amans heureux! leur dis-je alors, ayez pitié d'un couple amant! Ah! Dorothée! ah! vous qui savez comme il est doux de voir ce qu'on aime! vous n'ignorez pas sans doute combien il est affreux d'en être séparé! Ah! montrez-moi ma Sophie, vous le pouvez…» Derneval me prit par la main, il me dit: «Dorothée vous estime, elle aime Mlle de Pontis, nous sommes frères, vous verrez votre Sophie, vous la verrez.—La nuit prochaine, mon cher compagnon?…—Non, notre imprudence, heureuse cette nuit, pourroit ne pas l'être toujours. Je tremble d'exposer Dorothée, vous ne voudriez pas compromettre Sophie? Chevalier, nous ne nous voyons ici que deux fois par semaine à peu près, et la nuit du rendez-vous est toujours une nuit pluvieuse ou sombre. Un signal dont nous sommes convenus ne me trompe jamais; et, quant à vous, il ne sera pas difficile de vous avertir, puisque vous logez dans ce pavillon. Soyez tranquille; dans trois jours au plus tard vous verrez Mlle de Pontis: partons.»
Il me conduisit vers la partie du mur où son échelle de corde étoit attachée. Nous vîmes que de là je gagnerois bien mon pavillon, mais que je ne pourrois atteindre à ma fenêtre, sous laquelle nous retournâmes. Derneval étoit d'une grande taille, il me fit monter sur ses épaules, et, soutenant ensuite mes pieds avec ses mains, il me poussa vigoureusement au moment où je saisissois les cordes de ma jalousie. Dès qu'il me vit chez moi, il retourna à son échelle, au moyen de laquelle il escalada le mur en un instant.
J'étois fatigué, j'avois faim, je m'endormis profondément en attendant mon déjeuner, qui m'arriva sur les dix heures du matin. On me remit en même temps une lettre venue pour moi par la petite poste: elle étoit de Rosambert. Il m'apprenoit que, le soir même de mon enlèvement, madame ma chère mère avoit osé venir lui demander ce que Mme du Cange étoit devenue. Pour consoler cette mère désolée, et pour la déterminer en même temps à croire qu'il n'avoit jamais connu sa fille, il avoit employé l'un de ces argumens victorieux qui ne manquoient jamais leur effet sur la Dutour. Au reste, il me recommandoit de ne pas sortir de chez moi, et d'y garder l'incognito le plus absolu. Mme de B… me faisoit chercher partout; des gens apostés rôdoient toute la journée autour du couvent; mon père ne pouvoit faire un pas sans être observé, et l'hôtel du comte étoit investi même pendant la nuit.
«Infortunée marquise! m'écriai-je, comme je vous ai délaissée! de quelle ingratitude j'ai payé vos soins généreux et tendres! Pourrois-je vous faire un crime des mouvemens que vous vous donnez pour découvrir ma retraite? Si vous ne me cherchiez pas, vous m'aimeriez moins!»
Je tirai de ma poche le portrait du vicomte de Florville, et je le baisai. Je n'entreprendrai pas de justifier ces réflexions, peut-être déplacées, quoique justes, et ce mouvement, sans doute condamnable, quoique involontaire; tout ce que je puis dire au lecteur, pour l'engager à me continuer son indulgence, c'est qu'un moment après je ne songeai plus qu'à ma Sophie.
Je la vis paroître à sept heures du soir; elle étoit accompagnée d'une femme dont l'habit m'effraya d'abord, mais que je reconnus bientôt pour Dorothée. Toutes deux passèrent sous ma fenêtre. Dorothée pouvoit-elle être belle auprès de Sophie, auprès de Sophie qui brilloit entre toutes ses compagnes comme une rose au milieu des autres fleurs? Je ne pus me modérer en la voyant si près de moi. Elles entendirent toutes deux le cri de ma jalousie que j'allois lever: leur prompte retraite prévint mon imprudence et m'en fit repentir. Elles eurent du moins l'attention de s'asseoir sous l'allée couverte, à peu de distance et vis-à-vis de mon pavillon. Sans doute elles s'entretenoient de moi, car ma jolie cousine parloit avec feu et regardoit toujours ma fenêtre. Bientôt, aux gestes de Dorothée, je compris qu'elle montroit à ma Sophie le côté du mur par lequel Derneval s'introduisoit dans le jardin. Mon cœur étoit pénétré de la plus douce joie.
Le lendemain, même promenade, même imprudence, même châtiment, même plaisir.
Cependant le ciel étoit calme et serein. Plus impatient qu'un laboureur dont une sécheresse de deux mois brûle les terres inutilement ensemencées, j'invoquois les vents du Midi, j'allois sans cesse de la girouette au baromètre. Le troisième jour enfin, de gros nuages obscurcirent les rayons du soleil couchant. «La nuit sera pluvieuse, dit Dorothée en passant sous ma fenêtre.—Et moi, je crois qu'elle sera belle, répondit ma jolie cousine.—Ah! oui, bien belle!» m'écriai-je assez haut. Les deux amies, qui redoutoient toujours ma vivacité, s'éloignèrent promptement.
A minuit précis, Derneval fut au pied de mon pavillon; il me jeta une échelle de corde, que je fixai sur ma fenêtre, et bientôt j'embrassai mon frère. Nous avançâmes sous l'allée couverte: ma jolie cousine et sa tendre amie nous y attendoient. «La voilà, me dit Dorothée; je vous la livre avec confiance, Monsieur de Faublas; elle ne vous aimeroit pas tant si vous n'étiez pas digne d'elle. Ah! croyez-moi, respectez sa timide jeunesse; prolongez cette époque délicieuse de l'amour vertueux et pur. Que votre union soit innocente, puisqu'elle peut l'être encore! qu'un jour un heureux hyménée… Hélas! cet espoir vous est permis, belle Sophie: cette odieuse enceinte ne vous renferme pas pour toujours… D'affreux sermens…» Ses sanglots lui coupèrent la parole. Derneval, impatient de la consoler, l'entraîna; je restai avec ma Sophie.
Qu'il me soit permis de répéter ici ce qu'on a dit mille fois: le véritable amour est timide et respectueux. Passer des heures entières avec une maîtresse adorée, tenir sur ses genoux la plus jolie des filles, respirer son haleine, sentir palpiter son cœur et se contenter de presser doucement sa main, ne prendre qu'en tremblant un baiser sur ses lèvres, ne pas oser solliciter des faveurs plus précieuses, qui semblent réservées pour l'amant aimé: voilà ce que le jeune Faublas n'auroit jamais cru possible! voilà l'étonnante vérité dont sa jolie cousine le convainquit dans ce premier rendez-vous! J'approchois de Sophie, son âme purifioit la mienne.
Voltaire, Sémiramis.
Et Derneval, à qui la tendresse de Dorothée ne laissoit plus rien à désirer, Derneval étoit peut-être moins heureux que moi. Ce fut lui, cette fois, qui vint m'avertir qu'il étoit temps de nous retirer, que l'aurore ne tarderoit pas à paroître. «L'aurore! il n'y a pas une heure que nous sommes ici!—Allons, Chevalier, interrompit Dorothée, prenez courage; nous nous reverrons dans trois jours.—Ah! Sophie, je tremble toujours que Mme Munich…—Mon cher cousin, quand, après souper, ma gouvernante a bu quelques verres de ratafia, elle ne songe plus qu'à dormir: c'est moi qui reste chargée du soin de fermer la porte de notre petit appartement…—Allons, le temps se passe, interrompit encore Dorothée, il ne faut pas que le crépuscule nous surprenne ici. Derneval! dans trois jours, peut-être un peu plus tôt,… hélas! peut-être un peu plus tard!—Adieu, ma Sophie; dans trois jours: un peu plus tôt, si cela se peut; mais, je vous en prie, jamais plus tard. Adieu, ma Sophie.»
Pour cette fois, le Ciel s'intéressoit aux vœux d'un amant. Un temps couvert me fit croire, le second jour, que le rendez-vous seroit avancé. Ma jolie cousine, passant sous ma fenêtre à l'heure ordinaire, confirma mon espoir. «La nuit sera pluvieuse! dit-elle.—O ma Sophie!…» Elle n'attendit pas la fin de ma réponse.
Une heure après, mon traiteur frappa à ma porte. Je soupois, quand un inconnu me remit une lettre, en me disant qu'il étoit chargé d'apporter réponse. Voici ce que Rosambert m'écrivoit:
Je crains de tomber malade, mon ami, je suis ce soir d'une tristesse!… Il y a plus de deux heures que je n'ai ri. Aussi ai-je l'âme pénétrée de ce que j'ai vu. Imaginez qu'en attendant l'heure de la comédie j'ai été ce soir faire un tour de promenade au Luxembourg. Une femme qui n'avoit pas mauvais tour se promenoit seule dans une allée écartée; moi, par distraction ou autrement, j'ai suivi la jolie rêveuse. J'ai passé derrière deux hommes assis sur un banc isolé. L'un d'eux avoit un mouchoir à la main: «Ah! s'écrioit-il douloureusement, je croyois qu'il m'aimoit; le cruel! il me livre volontairement aux plus mortelles inquiétudes!» Mon cher chevalier, la voix de cet homme m'a frappé. J'ai laissé pour un moment la petite que j'allois atteindre, je suis revenu sur mes pas, j'ai fixé les deux amis, trop préoccupés pour m'apercevoir. Faublas, celui que j'avois entendu se plaindre pleuroit amèrement: c'étoit votre père!… L'autre, je crois l'avoir rencontré quelquefois chez vous; si ce n'est pas M. Duportail, c'est un homme qui lui ressemble beaucoup… Mon ami, le baron pleuroit! cela m'a tant affecté que je n'ai plus songé à la quête du galant gibier que je courois d'abord. Je suis rentré chez moi pour vous écrire. Faublas, j'ai naturellement beaucoup d'amitié pour les jolies femmes, je sacrifierai dans l'occasion mille petits scrupules au désir d'avoir celle qui m'aura plu; mais il y a des devoirs!… Je conviens que Sophie mérite bien qu'on fasse quelques fautes pour elle; mais enfin votre père pleuroit! Chevalier, réfléchissez-y.
Je me recueillis un moment, et puis, appelant l'inconnu: «Monsieur, vous direz à celui qui vous envoie que je lui ferai réponse demain.»
Je n'attendis pas que minuit fût sonné pour descendre au jardin; mais mon impatience ne pouvoit avancer l'horloge du couvent. Les deux charmantes recluses ne vinrent qu'à l'heure marquée. Aussitôt que Derneval se fit entendre, Dorothée courut au-devant de lui. Je fus étonné de les voir revenir tous deux une demi-heure après. «Chevalier, me dit Dorothée, vous avez le secret de ma vie, mais je vous dois une histoire détaillée de mes amours, longtemps infortunés.» Elle en commença le touchant récit, qu'elle ne put finir sans verser un torrent de larmes[11]. «Console-toi, ma chère Dorothée, console-toi, s'écria Derneval; tu n'as pas longtemps encore à gémir dans ta prison: bientôt je t'arracherai à l'esclavage, bientôt tes indignes parens frémiront de ton bonheur, qu'ils ne pourront empêcher. Et vous, Chevalier, poursuivit-il avec chaleur, vous que nos malheurs ont touché, vous m'aiderez à les finir. Je rends grâces au hasard qui m'a donné un ami, un frère d'armes, un compagnon tel que vous. Animés des mêmes motifs, exposés à peu près aux mêmes dangers, dans notre intime union nous trouverons notre sûreté commune. Les ennemis de Dorothée sont les vôtres: je jure une haine éternelle à ceux de Sophie; et malheur à qui troublera désormais nos amours mutuellement protégés!—Derneval, j'y consens volontiers.» J'embrassai Dorothée; Derneval embrassa ma Sophie.
[11] Au moment où j'écris, je ne puis révéler les tragiques aventures de ces amans. Un jour le lecteur les saura, et c'est alors que je l'instruirai des raisons qui me forcent à les lui taire aujourd'hui.
Il n'étoit pas quatre heures du matin quand je rentrai dans mon pavillon; cependant j'allai frapper au corps de logis qu'habitoit mon propriétaire. Je le réveillai pour demander un passe-partout, et pour lui dire qu'une affaire importante m'obligeoit de retourner à la campagne, que peut-être mon absence seroit longue, mais que je me réservois toujours son pavillon, pour avoir, dans tous les cas, un pied-à-terre à Paris.
Avant cinq heures je fus à la porte de Rosambert. Les domestiques ne vouloient point réveiller leur maître, qui venoit de se coucher. Je fis tant de bruit que le plus hardi alla dire au comte qu'une femme demandoit à lui parler. «A cette heure-ci? qu'elle aille au diable!… Écoute, écoute: est-elle jolie?—Oui, Monsieur.—C'est autre chose! il n'est pas trop tôt! qu'elle entre… Eh! c'est Mme Firmin! ce tour-ci vaut l'autre! (Il se jeta à mon col.) Il me paroît que ma lettre…—Rosambert, faites-moi donner des habits d'homme, et je vais de ce pas chez M. Duportail.—Je crois que vous le trouverez, mon ami. Il est sûrement revenu, c'est sûrement lui que j'ai vu hier au Luxembourg. En vérité, le baron m'a singulièrement touché. Savez-vous qu'il est venu ici dix fois, le baron? il ne m'a jamais trouvé, j'avois donné des ordres si précis!—Rosambert, faites-moi donner des habits.»
On me choisit parmi les siens ceux qui se trouvèrent les plus courts. Je volai chez M. Duportail qui fut aussi charmé que surpris de me voir. «Lovzinski, lui dis-je, je viens vous livrer le fils de votre ami; je me remets en vos mains sans condition. Daignez seulement être médiateur entre mon père et moi: voulez-vous bien me conduire chez le baron?—A l'instant même, mon ami. Quel plaisir nous allons lui faire! Mon cher baron, quel doux moment tu vas passer!»
En chemin, Lovzinski m'apprit que, sur un faux avis, il avoit été faire à Saint-Pétersbourg un voyage inutile. Sensible à son malheur, je ne pus m'empêcher pourtant de faire tout bas cette réflexion: «Tant que Dorliska sera perdue, on ne pourra me la faire épouser.»
Nous arrivâmes à l'hôtel: M. Duportail me pria d'attendre dans le salon et de le laisser entrer seul dans la chambre à coucher du baron. Il me dit que c'étoit une précaution qu'il devoit prendre, moins pour engager mon père à me pardonner que pour le préparer par degrés à la joie de mon retour.
Je fus bientôt environné des gens de la maison, ravis de revoir leur jeune maître; Jasmin, surtout, ne pouvoit contenir sa joie.
Il n'y avoit pas deux minutes que M. Duportail parloit au baron, quand j'entendis celui-ci s'écrier: «Il est là, mon ami; allons, je suis sûr qu'il est là. Mais qu'il entre, qu'il entre donc.» Je m'avançois vers la porte, elle s'ouvrit avec violence: mon père, presque nu, se précipita dans le salon; les domestiques s'éloignèrent par respect. Le baron me prit dans ses bras et me couvrit de baisers. Je n'avois pas la force de dire un seul mot. Tout à coup mon père, comme s'il se fût repenti de m'avoir montré toute sa tendresse, me repoussa d'un air irrésolu. Je me jetai à ses pieds, et, lui montrant une bourse encore pleine d'or: «Mon père, vous voyez que ce n'est pas la nécessité qui me ramène à vous.» Il se rejeta dans mes bras, me pressa contre son sein, m'embrassa vingt fois, et mouilla mon visage de ses larmes. «Je n'avois plus que cette crainte, disoit-il. Mon cher fils! mon bon ami! il est donc bien vrai que tu m'aimes? J'avois peine à croire que cela ne fût pas! Faublas, mon cher fils, tu ne sais pas comme ce moment me dédommage des maux que j'ai soufferts! Cependant, mon ami, tu seras père un jour; ah! puissent tes enfans t'épargner ces chagrins que tu m'as donnés!»
Mon père vit bien que mon cœur étoit plein, que mes sanglots étouffoient ma voix. Il essuya mes larmes, qui se confondoient sur mon visage avec les siennes. «Console-toi, mon cher enfant, me dit-il, je ne t'en veux pas; sois bien persuadé que je ne t'en veux pas. Tu m'as quitté, il est vrai; mais la circonstance t'excusoit. Tu m'as laissé plusieurs jours dans l'inquiétude, mais enfin tu es revenu volontairement. Va, j'étois plus inquiet que défiant; je n'ai jamais douté de la bonté de ton cœur… Tiens, je t'aime peut-être plus encore que je ne t'aimois. Eh! qui ne fait pas de fautes à ton âge? Quel jeune homme a jamais réparé les siennes mieux que toi? Quel père plus heureux que le tien peut se vanter d'avoir un meilleur fils?… Allons, mon ami, le passé est oublié, reprends ton appartement, rentre dans tous tes droits.»
M. Duportail s'étoit jeté dans un fauteuil, et nous regardoit tous deux avec un plaisir mêlé de douleur: nous l'entendîmes murmurer le nom de sa fille. Le baron, emporté par sa joie, se leva brusquement, alla à son ami, prit sa main, et lui dit: «Elle se retrouvera, ta fille, elle se retrouvera, et mon fils…» Il n'acheva pas, et s'adressant à moi: «Faublas, vous renoncerez à Sophie?—A Sophie, mon père?—Oh! oui, je l'exige, sur ce point-là je serai toujours inflexible: il faut me promettre de ne plus aller au couvent.—Ne pas aller au couvent!—Mon fils, je vous répète qu'il faut me le promettre.—Eh bien, mon père, puisque vous l'exigez absolument, je vous assure que je n'irai plus au parloir.—Voilà ce que je demande. Va, mon ami, va te reposer.—Mais Adélaïde?—Oui, elle est dans l'inquiétude. (Il écrivit un moment.) Tiens, voilà le nom du couvent dans lequel elle est maintenant; cours-y, cours-y vite: tu n'as pas d'idée du plaisir que tu lui feras.»
Je remontai chez moi pour y changer d'habits, et j'allai voir ma sœur, qui plaignit beaucoup sa bonne amie, dont elle ignoroit le bonheur.
Je me rendis ensuite chez Derneval, à qui j'appris le changement de ma demeure, et les raisons qui l'avoient déterminé. Il loua beaucoup la sage précaution que j'avois prise de nous ménager, en tout événement, un asile dans le pavillon; il me promit qu'avant la fin de la journée Dorothée seroit instruite de ces événemens, qu'elle ne manqueroit pas d'apprendre à Sophie. Nous arrêtâmes que la nuit du surlendemain nous irions au couvent, s'il faisoit beau. On sait que les nuits pluvieuses ou sombres étoient pour nous les belles nuits; on sait que, sur ce point, les amans et les voyageurs n'ont jamais été d'accord.
Le même soir Justine vint chez moi. «Bonsoir, ma petite Justine; il y a bien longtemps que nous ne nous sommes rencontrés seuls!—Oh! Monsieur, y eût-il cinquante ans, je vous prie d'abord d'écouter ce que j'ai à vous dire. Madame la marquise…—Tu es toujours bien jolie, mon enfant!—Monsieur, ma maîtresse m'envoie…—Elle sait déjà que je suis ici, ta maîtresse?—Oui; ce matin vous êtes rentré par la grande porte, on est venu le lui dire aussitôt… Mais finissez, Monsieur; souvenez-vous de nos conventions.—De quelles conventions parles-tu?—Vous oubliez tout. Il y a quelque temps, il a été décidé entre nous que, lorsque je viendrois ici de la part de ma maîtresse, je commencerois toujours par ma commission.—Eh bien, dépêche-toi donc de parler, ma petite Justine.—Monsieur, ma maîtresse a été bien surprise, bien affligée de votre fuite… Mais finissez donc.—Eh! finis toi-même: tu fais des préfaces comme un auteur sifflé. Ta maîtresse a été bien surprise!… crois-tu que je n'aie pas deviné cela?—Un instant, Monsieur.—Tiens, les exordes m'ennuient toujours, mais dans ce moment-ci surtout… Au fait, ma petite Justine, au fait.—Ma maîtresse m'a chargée de vous annoncer que vos amours secrets…—Mes amours secrets!… que veut-elle dire?—Mais vos amours avec elle ne sont pas publics, j'espère?—Tu as raison; oui, oui.—Elle dit que vos amours sont menacés d'un grand malheur; elle prévoit un événement fâcheux qui pourroit découvrir au marquis le secret de votre déguisement.—Le secret de mon déguisement! Mais ma belle maîtresse seroit perdue!—Aussi elle se désole, elle pleure, elle gémit. «Au moins, s'écrie-t-elle quelquefois, si je pouvois le voir!»—Eh bien, où est-elle? où faut-il aller?—Là! voyez: tout à l'heure je ne pouvois finir assez tôt; maintenant le voilà qui veut me quitter!—Ah! Justine, excuse; mais tu me dis que ta maîtresse se désole! quel est donc cet événement qu'elle craint?—Monsieur, je n'en sais rien. Demain, à dix heures du matin, elle vous le dira chez sa marchande de modes: vous y viendrez, n'est-ce pas?—Très certainement; je n'abandonnerai pas la marquise dans une situation aussi critique… Ah çà! mon enfant, voilà ta commission faite.»
Depuis si longtemps j'étois privé du plaisir de voir la jolie femme de chambre qu'on ne sera pas étonné qu'elle soit restée un quart d'heure avec moi.
La situation de la maîtresse étoit si triste qu'on ne sera pas plus surpris de l'empressement avec lequel je courus au rendez-vous, le lendemain, à dix heures du matin.
Dès que j'entrai dans le boudoir, la marquise s'efforça de cacher le mouchoir dont elle s'essuyoit les yeux. «Monsieur, me dit-elle, je vous prie d'excuser mes importunités; je n'abuserai pas de votre complaisance, je ne vous demande qu'un moment d'attention. Je ne vous rappellerai pas, Monsieur, le service important que je vous ai rendu il y a quelques jours; je ne vous parlerai pas de l'ingratitude extrême dont vous l'avez payé; je ne vous demanderai point où vous avez passé le temps qui s'est écoulé depuis le jour de votre fuite jusqu'à celui de votre retour chez le baron: je sens qu'il ne me convient plus de m'informer de votre conduite; je sens que mes plaintes, mes reproches et mes questions seroient également inutiles. J'ai perdu tous mes droits sur votre cœur, je veux au moins conserver votre estime: un danger commun nous menace, je veux vous le montrer pour vous l'épargner. Jetez avec moi les yeux sur le passé, Monsieur: je prétends me justifier à vous-même de ma tendresse pour vous; et, pourvu que votre amitié me reste… De grâce, ne m'interrompez pas… Pourvu que votre amitié me reste, pourvu que vos jours soient en sûreté, je verrai tranquillement le péril auquel sont exposés mon honneur et peut-être ma vie.
«Monsieur, vous vous rappelez sans doute comment le hasard qui seconda si bien votre adresse vous mit dans mon lit?… Hélas! vous n'avez pas oublié de quel prix votre audace fut récompensée! mais vous excuserez ma foiblesse, si vous songez qu'à ma place aucune femme n'eût été plus forte que moi[12]. Le lendemain, cependant, quand je vins à réfléchir qu'un jeune homme que je connoissois à peine possédoit mon cœur et ma personne, je fus épouvantée. Mais ce jeune homme brilloit de mille qualités réunies: sa beauté m'avoit étonnée, j'étois charmée de son esprit, il paroissoit sensible, il n'avoit pas seize ans! Je me flattai de captiver sa tendre jeunesse, de former son cœur docile; j'osai concevoir l'espérance de me l'attacher pour toujours. Je n'épargnai rien pour serrer davantage des nœuds trop précipitamment formés, mais que je voulois rendre indissolubles. Toutes mes espérances furent cruellement trompées; j'avois une rivale, je le découvris malheureusement trop tard; je fis de vains efforts pour ramener l'infidèle. Cependant il gémissoit dans l'esclavage, j'osai former le projet de le délivrer. L'excès de mon imprudence lui prouveroit l'excès de mon amour; ma témérité me rendroit peut-être mon amant! Je n'examinai plus rien, j'exécutai l'entreprise la plus hardie que jamais femme ait tentée!… Hélas! je l'exécutai pour le bonheur de ma rivale, de ma rivale que sans doute le perfide a vue, pour qui l'ingrat m'a trahie!… Ah! pardon, Monsieur, ma douleur m'égare; ce ne sont pas là les expressions…, ce n'est pas ce que je voulois dire… Monsieur, vous m'avez quittée: une autre vous haïroit peut-être; moi, je vous demande votre estime et votre amitié.—Oh! mon amie…» Je me jetai à ses genoux, je voulus prendre sa main, qu'elle retira.
[12] C'est elle qui le dit.
«Votre amitié, Monsieur, elle m'est bien nécessaire… Relevez-vous, de grâce, relevez-vous, daignez m'entendre jusqu'à la fin, Monsieur. Votre ancien travestissement a nécessité des travestissemens nouveaux, mille imprudences ont suivi la première. Quelques précautions nous ont sauvés jusqu'à présent, mais on ne sauroit tromper longtemps le public curieux et malin. Le hasard qui nous a servis pourra nous perdre; il ne faut qu'une indiscrétion de nos gens, qu'une rencontre imprévue, qu'un mot échappé. Voilà les réflexions que j'aurois dû faire plus tôt; mais je n'ai pas été sage, parce que je me croyois heureuse. Tant qu'un doux espoir a pu m'abuser, je me suis étourdie sur le danger; mes yeux ne se sont ouverts que lorsque l'étonnante fuite de Mme du Cange a pénétré mon cœur de cette affreuse vérité que je n'étois pas aimée… Ah! si mon erreur m'étoit restée, je serois encore au fond de l'abîme, sans l'avoir aperçu!»
La marquise versoit un torrent de larmes; je me jetai encore à ses genoux: «O ma tendre amie, je vous aime! je vous aime!
—Non, non, je ne le crois plus, je ne peux plus le croire. Relevez-vous, Monsieur; je vous supplie de vous relever, je vous supplie de m'écouter. Tôt ou tard, je le prévois, notre liaison sera découverte, la multitude appellera mon amour une aventure galante; et cette aventure, si les détails en sont trouvés piquans, fera un éclat terrible! ce sera l'histoire du jour! Le marquis saura ses affronts, il les saura… Chevalier, je vous demande une grâce, une unique grâce. Songez dès à présent à vous dérober au ressentiment de M. de B…; je l'attendrai courageusement quand j'y resterai seule exposée. Partez, Faublas, partez! emmenez ma rivale, soyez heureux autant que vous m'êtes cher, autant que je suis malheureuse!
—Qui! moi? je ferois une double lâcheté! je fuirois le marquis, je laisserois la plus généreuse des femmes en butte à sa fureur!… Mais, ma chère maman, pourquoi ces alarmes cruelles?…
—Elles sont trop bien fondées, Monsieur; apprenez l'embarras où je suis. Un événement tout simple va bientôt éveiller les soupçons du marquis et l'engager à chercher des éclaircissemens dont le résultat me sera funeste. Monsieur, vous n'oublierez pas plus que moi cette fatale aventure de l'ottomane, cette scène bizarre qui dans le temps nous a tant chagrinés tous deux; vous paroissiez alors ne me voir qu'avec peine au pouvoir d'un autre, et moi-même je souffrois d'être obligée de partager un bien qui me sembloit n'être dû qu'à l'amant aimé. Je pris le parti de refuser au marquis l'exercice de ses droits les plus incontestables. Mon mari, trop exigeant, me faisoit de fréquentes querelles, que je supportois à cause de vous. A cette époque, nos rendez-vous se sont multipliés, et je n'ai pas toujours conservé dans vos bras (ici la marquise rougit beaucoup) cette présence d'esprit si nécessaire à une femme qui ne vit pas avec son mari. Enfin, Monsieur, il y a près de trois mois que le marquis n'a couché dans mon appartement, et cependant je suis… je suis enceinte.
—Enceinte! répétai-je avec un cri de joie; enceinte! je suis père! et je vous abandonnerois!… Maman, ma chère maman, je vous ai toujours aimée, vous me devenez plus chère que jamais.
—Je suis enceinte, répéta aussi la marquise, mais d'un ton si douloureux que mon cœur en fut déchiré. Malheureuse mère! enfant plus malheureux!» A ces mots elle s'étendit plutôt qu'elle ne se renversa sur le canapé où je m'étois assis près d'elle. Ses yeux se fermèrent, sa tête retomba mollement sur son sein; mais le mouvement égal de ce sein doucement agité, ses lèvres toujours vermeilles, les roses de son teint que me laissoit voir la toilette négligée du matin, et qui, loin de se flétrir, brilloient d'un éclat plus doux; tout m'annonça que l'état de foiblesse dans lequel je la voyois n'auroit pas de suites fâcheuses. Mes baisers brûlans ne purent la rendre à la vie: je me précipitai dans ses bras, elle tressaillit, et les plus vives sensations, graduellement produites, la tirèrent enfin de sa léthargie. D'abord ses bras voulurent me repousser, bientôt ils m'attirèrent: mon amante partagea mes transports et me prodigua les noms les plus doux.
«Me voilà donc exposée à de nouvelles perfidies!» me dit-elle, dès qu'elle eut repris ses sens. Je la rassurai par les protestations réitérées d'un attachement toujours durable. Elle témoigna pourtant quelque défiance, quand je lui dis que Mme du Cange s'étoit réfugiée chez le comte de Rosambert; mais enfin elle parut me croire. Elle m'apprit, en m'accablant des plus tendres caresses, qu'elle se croyoit au second mois de sa grossesse; et je ne sortis du boudoir qu'après avoir pris jour pour y revenir.
Depuis deux heures, cependant, je me croyois un autre homme. Quelle nouvelle la marquise venoit de m'apprendre! comme des idées de paternité flattent l'amour-propre d'un adolescent! Déjà Faublas n'est plus ce jeune étourdi faisant siffler dans ses mains une frêle baguette, fredonnant l'ariette nouvelle, coudoyant les hommes, regardant les femmes sous le nez, devançant à la course un char léger, passant comme un éclair au milieu de deux commères qui jasent au coin d'une rue, marchant sur le pied de ce badaud qui regarde un escamoteur, renversant sur une borne cet autre nigaud qui lit une affiche, et toujours riant comme un fou des burlesques accidens causés par sa vivacité! Non, la démarche du chevalier, maintenant grave et mesurée, annonce un homme raisonnable; la noble audace qui brille sur son visage est tempérée par la douce joie dont son front rayonne; son regard fier avertit les passans du respect qu'ils lui doivent; dans toute sa personne est répandu je ne sais quel air de dignité, qui semble leur dire: «Honorez un père de famille[13].»
[13] Honorez un père de famille! Jeune étourdi! qu'oses-tu penser? que dis-tu? Faublas, mon cher Faublas, prends garde à toi. C'est surtout ici qu'ils te blâmeront amèrement, s'ils n'ont pas pitié de ton âge. C'est ici qu'ils t'accuseront d'avoir plus de gaieté que de délicatesse, plus de feu que de sensibilité, plus d'esprit que de jugement. D'abord ils te diront que, de tous les sentimens, le plus impérieux, le plus exclusif, l'amour, le véritable amour, ne souffre ni direction ni partage; ils soutiendront que le volage amant de Mme de B… n'eut jamais un attachement bien sérieux pour Mlle de Pontis.
Toi qui adoras toujours ta Sophie, lors même que tu ne cessois de lui donner des rivales, tu répondras, dans l'innocence de ton cœur, que l'amant heureux d'une belle dame peut être aussi l'amant tendre d'une jolie demoiselle. Ils contesteront: tu aimes à disputer, un combat polémique s'engagera; peut-être que, selon l'usage de tout temps pratiqué par les gens de lettres, ils te feront de beaux complimens le premier jour, pour te dire de grosses injures le lendemain. Si tu n'es pas plus modéré, plus poli, ou moins malin qu'eux, le peuple oisif des cafés s'amusera, et la question restera à juger. Mais un article plus délicat leur fournira contre toi des armes victorieuses. Ils te diront que cet engagement sacré, commandé par la religion, avoué par les lois, le mariage, est de tous les liens le plus respectable, quoique le moins respecté; que ceux-là seulement méritent d'être honorés, qui, dans une union paisible et chaste, embrassent des enfans dont la naissance ne donne aucun soupçon à l'heureux époux, ne coûte aucun remords à l'épouse vertueuse. Ils te diront que jamais le coupable père d'un enfant adultérin ne dut être appelé père de famille; que violer un serment fait au pied des autels, c'est transgresser les lois divines; que placer dans une famille abusée des héritiers illégitimes, c'est troubler de la manière la plus inexcusable l'ordre de la société. Jeune homme, ils te feront mille autres observations non moins pressantes, et, quand tu seras plus formé, tu conviendras, oui, tu conviendras qu'ils avoient raison; mais tu n'admettras leurs principes que pour en tirer d'autres conséquences: tu soutiendras la nécessité du divorce.
J'espérois trouver chez moi Rosambert, à qui je brûlois d'apprendre mon bonheur. Jasmin me dit que le comte étoit, en effet, venu, mais qu'il n'avoit pu m'attendre longtemps. Une maladie dangereuse tout à coup survenue à l'un de ses oncles, dont il étoit seul héritier, l'obligeoit d'aller s'enterrer sur-le-champ au fond de la Normandie, dans une terre dont cet oncle étoit le seigneur. Rosambert n'avoit pu dire à Jasmin si son retour seroit prompt; mais, au cas que son exil se prolongeât, il me prioit de venir passer quelques jours avec lui, si j'en avois le courage, et si mes amours me le permettoient.
O ma jolie cousine! ton souvenir m'occupa le reste de cette journée, et, durant tout le cours de celle qui la suivit, un ciel nébuleux m'annonça la nuit du rendez-vous. Je soupai avec le baron; ensuite, au lieu de remonter chez moi, je descendis sous la porte cochère. Le suisse, enfin gagné par mes libéralités, ne me vit pas sortir. Je me rendis derrière le couvent, dans une rue écartée, où Derneval, accompagné de deux fidèles domestiques, m'attendoit déjà. Les échelles de corde furent bientôt attachées, bientôt j'embrassai celle que j'adorois. Il faut avouer qu'elle eut cette nuit-là de grands combats à soutenir. Je n'osois aspirer encore à l'entière possession d'une amante aussi honorée que chérie; mais je voulois obtenir des faveurs plus précieuses que celles qui m'avoient été jusqu'alors accordées. Il fallut toute la vertu de Sophie pour arrêter mes entreprises à chaque instant renouvelées. A quatre heures du matin nous nous donnâmes le baiser d'adieu. Jasmin, muni d'une grosse clef, attendoit mon retour et m'ouvrit doucement les portes de l'hôtel dès qu'il entendit le signal convenu.
C'est ainsi que pendant trois mois je trompai la vigilance du baron, qui dormoit tranquille, tandis que Sophie, ayant à combattre sa propre foiblesse et mes désirs toujours renaissans, m'étonnoit par sa longue résistance, me forçoit d'admirer les efforts heureux de sa vertu sans cesse exercée, me renvoyoit chaque matin mécontent d'elle, me revoyoit chaque nuit plus amoureux, et redoubloit mon supplice en m'avouant que tant de privations ne lui paroîtroient guère moins douloureuses qu'à moi, si elle n'en trouvoit un dédommagement bien doux dans le témoignage de sa conscience pure et dans l'estime de son amant.
C'est ainsi que pendant trois mois je trompai la jalousie de Mme de B…, à qui mes journées étoient consacrées. La marquise me recevoit souvent chez sa marchande de modes, quelquefois à sa maison de Saint-Cloud, quelquefois aussi chez elle. J'arrivois rarement le dernier aux rendez-vous. Ma belle maîtresse, charmée de mes empressemens, et peut-être étonnée de ma constance, sembloit craindre surtout d'épuiser mon amour. Son état, qui exigeoit tant de ménagemens, fournissoit différens prétextes aux refus fréquens dont elle aiguillonnoit mes désirs. C'étoient des foiblesses d'estomac, des migraines, des maux de cœur, mille autres indispositions, qui toutes, me rappelant qu'elle étoit mère, la rendoient plus intéressante à mes yeux. Étonné cependant de voir sa taille, toujours aussi belle, garder les mêmes proportions, j'attendois impatiemment cette nuance d'arrondissement qui devoit m'assurer la paternité. Aux questions pressantes que je lui faisois de temps en temps, la marquise répondoit qu'il étoit possible qu'elle se fût trompée d'un mois; que bien des femmes atteignoient le quatrième et le cinquième avant que leur taille arrondie eût décelé leur grossesse; enfin que le dérangement de sa santé et d'autres signes plus certains ne lui permettoient pas de douter de son état.
Rosambert revint dans les premiers jours d'octobre. Son oncle, en mourant, l'avoit mis dans l'embarras des richesses; les Normands, naturellement plaideurs, l'avoient chicané; les jolies filles du pays de Caux l'avoient consolé. A la nouvelle de la grossesse de Mme de B…, le comte me félicita d'abord; mais, au récit des circonstances singulières qui avoient accompagné la tardive confidence qu'on m'en avoit faite, il sourit, et secoua la tête d'un air défiant.
«Mon ami, me dit-il, tout cela n'est pas clair; je crois que les alarmes de la marquise n'ont pas dû vous inquiéter beaucoup, et son état me paroît au moins problématique. D'abord, s'il est vrai qu'à l'époque de cette aventure de l'ottomane elle ait renoncé à M. de B…, et c'est un effort dont je la crois bien capable, il est encore moins douteux qu'aux premiers indices d'une fécondité traîtresse elle se sera arrangée de manière que son heureux époux puisse s'attribuer tout l'honneur du chef-d'œuvre qui seroit mis en lumière huit mois après. Ainsi, vous concevez qu'elle n'a joué l'inquiétude que pour attendrir davantage votre cœur compatissant. Mais il y a plus: je crois, mon cher Faublas, que vous n'avez pas encore eu l'esprit d'être père. Qu'est-ce, je vous prie, que cette grossesse dont on ne vous instruit qu'au bout de deux mois? L'accident, heureux ou sinistre, ne vous intéressoit-il pas assez pour qu'on vous l'apprît dès la première lune? Falloit-il, pour vous avertir, attendre pendant trente jours que le second courrier manquât? Et puis, remarquez que trois mois se sont écoulés depuis la confidence: trois et deux font bien cinq. Cinq mois révolus, et rien ne paroît encore! et, de votre propre aveu, il n'y a pas trace d'embonpoint! Que diable! mon ami, voilà de ces choses sur lesquelles on ne peut tromper un amant. Mon cher Faublas, je vous assure que ce petit chevalier-là est avorté… Mon ami, cette grossesse a été imaginée pour vous ramener, vous retenir et vous intéresser. Au reste, la ruse n'est pas mauvaise; je n'en veux d'autre preuve que le grand succès qu'elle a eu.»
Les observations de Rosambert me paroissoient pressantes; mais il m'en coûtoit beaucoup de renoncer au doux espoir dont j'étois bercé depuis plusieurs mois. Je me promis de ne rien négliger pour éclaircir les faits le soir même.
Justine étoit venue me dire qu'à l'entrée de la nuit je pourrois me rendre chez sa maîtresse; je n'y manquai pas. Je n'eus pas besoin de frapper aux portes de l'hôtel, elles étoient ouvertes; mais le suisse me vit, je nommai Justine, et, me coulant derrière une voiture qui venoit apparemment d'entrer, je gagnai l'escalier dérobé. Arrivé au boudoir, j'ouvris la porte, j'entrai brusquement, et je ne fus pas peu surpris d'entendre M. de B…, qui parloit très haut dans la chambre à coucher de la marquise. A l'instant même, Justine, sans doute effrayée du bruit que j'avois fait en ouvrant la porte, se précipita de la chambre à coucher dans le boudoir.
«Il rentre dans le moment», me dit-elle en me poussant dehors. J'eus bientôt descendu quelques degrés. «Mais voyez donc cette sotte qui s'enfuit quand je lui parle», s'écria M. de B…, qui poursuivit Justine. Il entra dans le boudoir à l'instant où elle tenoit d'une main le flambeau dont elle m'éclairoit et de l'autre la porte entr'ouverte. La rusée suivante, sans répondre un seul mot, acheva de tirer la porte, qu'elle ferma à double tour, et puis elle me fit signe de l'attendre. «N'ayez pas peur, me dit-elle dès qu'elle fut près de moi, il ne peut plus nous joindre; mais, Monsieur, ce boudoir vous est funeste!»
Ici Justine laissa échapper des éclats de rire que le marquis entendit. «L'impertinente! s'écria-t-il, elle rit de sa sottise, et elle me ferme la porte au nez.» Je n'entendis pas le reste: car Justine, qui faisoit d'inutiles efforts pour modérer sa gaieté, recommença à rire plus haut qu'auparavant.
Je la pris dans mes bras: «Friponne, tu vas payer pour ta maîtresse!» A ces mots je soufflai la bougie, je donnai un baiser à la rieuse, et je l'assis doucement sur les marches. «Eh mais, Monsieur, que faites-vous donc?… Quoi! sur un escalier?» Au lieu de répondre, je préparois le moment fortuné; mais Justine, un peu trop vive, fit un mouvement brusque et si malheureux que le flambeau, qui se trouvoit à côté d'elle, roula du haut en bas de l'escalier avec un grand fracas. «Qu'est-ce que cela? cria le marquis à travers la porte. Justine, vous avez fait un faux pas?—Oh! ce ne sera rien, rien du tout, lui répondit-elle d'une voix tremblante.—Oui! rien! répliqua-t-il, et elle ne peut pas parler!» Pendant ce court dialogue, Justine s'efforçoit de me chasser du poste que j'occupois et que je m'obstinois à garder. Quoiqu'il me parût fort dur de quitter le champ de bataille avant d'avoir remporté la victoire, il fallut m'y décider pourtant. Le marquis venoit de sonner ses gens, et nous l'entendîmes leur ordonner d'aller relever Justine qui venoit de faire un faux pas dans l'escalier dérobé. Je n'avois pas un moment à perdre. Au risque de me rompre vingt fois le col, je descendis l'escalier dans un désordre extrême. J'aperçus près de là une remise, où je courus, non sans peine, me cacher et me rajuster de mon mieux. Je me disposois à sortir de ma retraite pour traverser la cour, quand les domestiques parurent au bas du grand escalier. Ils accouroient avec des lumières; je n'eus que le temps d'ouvrir la portière d'un carrosse dans lequel je me précipitai.
De là je vis que Justine épargnoit la moitié du chemin à ceux qui la venoient secourir. Elle fut ramenée comme en triomphe par les laquais, charmés de l'avoir trouvée saine et sauve après une aussi terrible chute. Déjà ces messieurs remontoient le grand escalier en faisant mille exclamations joyeuses. Déjà je me préparois à profiter du moment pour m'échapper; mais mon destin bizarre m'avoit réservé, pour cette soirée, les plus ridicules malheurs. Du gros de la troupe se détacha tout à coup un grand diable de palefrenier, qui, s'acheminant tout droit vers la remise, commença par poser sa chandelle sur le marchepied du carrosse où je restois dans une horrible transe. Il visita ensuite une voiture remisée près de la mienne (c'étoit apparemment celle qui venoit de ramener le marquis). Il fit encore quelques tours sous la remise, et, revenant enfin s'asseoir sur le commode marchepied, après avoir ôté sa chandelle, qu'il souffla: «Elle ne peut tarder à venir, dit-il, attendons-la.» Dès que cette lumière, qui me gênoit cruellement, fut éteinte, je me sentis plus tranquille. La nuit étoit si sombre, il faisoit un brouillard si épais, qu'on ne distinguoit rien à quatre pas de distance. Cependant un grand quart d'heure s'étoit écoulé, la personne désirée n'arrivoit pas: je m'impatientois dans ma prison autant que mon geôlier, qui juroit tout bas sur son marchepied.
Enfin, j'entendis un léger bruit dans la cour. Le palefrenier l'entendit aussi, car il se leva en toussant doucement; on lui répondit sur le même ton, on s'avança, on lui parla tout bas. «C'est bon, répéta-t-il assez haut pour que je l'entendisse; dans celui-là», ajouta-t-il, et il frappa sur mon carrosse. A ces mots, on quitta l'intelligent domestique, qui, resté seul, vint à ma portière, la ferma à clef, passa de l'autre côté, en fit autant, et ferma de même l'autre voiture remisée près de la mienne. «Maintenant, se dit-il à lui-même, je puis allumer ce réverbère»; et, comme s'il y avoit eu un parti pris de me désoler, il alla précisément en face de la remise allumer un très gros fanal, qui, dans le fond de cette cour, moins large que profonde, jetoit, malgré le brouillard, un assez grand jour pour qu'on pût aisément distinguer tout ce qui s'y passoit. Après cette belle opération, il s'éloigna en sifflant.
Vous qui lisez cette funeste aventure, si vous aimez Faublas, plaignez-le. On le chasse d'un boudoir, on le dérange sur un escalier, on le poursuit sous une remise, on l'emprisonne dans un carrosse; il est inquiet, il est morfondu, et, pour comble de malheur, il n'a pas soupé.
L'odeur des mets qu'on préparoit dans les cuisines venoit jusqu'à moi, et je n'en ressentois que plus vivement combien il est douloureux quelquefois d'avoir bon appétit. Ma situation cependant me paroissoit si triste que ce n'étoit pas la faim qui me tourmentoit le plus. Ces mots, dans celui-là, me faisoient faire de terribles réflexions. Avois-je été découvert? le marquis, enfin bien instruit, préparoit-il sa vengeance?
O mon ange tutélaire! ô ma Sophie! ce fut toi que j'invoquai dans ce moment critique! Il est vrai que, toujours séduit par l'objet présent, je t'avois oubliée pendant quelques heures; il est vrai que j'étois dans l'infortune quand je t'adressai mon tardif hommage; mais honore-t-on moins dans son cœur le Dieu dont on néglige quelquefois le culte, et n'est-ce pas surtout lorsqu'ils sont malheureux que les hommes implorent la Divinité?
J'eus tout le temps de songer à ma jolie cousine. J'aurois pu m'évader peut-être, mais je n'osois le tenter, parce que les domestiques alloient et venoient sans cesse dans la cour, parce que le fatal réverbère eût éclairé tous mes mouvemens, parce qu'enfin, dans la crainte qu'on ne m'eût découvert et qu'on ne me guettât au passage, j'aimois mieux attendre l'ennemi que de l'aller chercher.
L'ennemi ne vint pas, et je finis par m'endormir dans mon poste.
Le bruit de la porte cochère qui crioit sur ses gonds me réveilla sur le minuit. Le suisse, un trousseau de clefs à la main, fermoit toutes les serrures et barricadoit toutes les portes. C'étoit l'instant que je redoutois, c'étoit sans doute celui qu'on avoit attendu pour me venir assiéger! J'en fus quitte pour la peur. Le suisse rentra paisiblement dans sa loge; un domestique éteignit les réverbères; chacun s'alla coucher.
Le silence profond qui régna bientôt dans l'hôtel me rassura totalement. Il étoit clair qu'on ne songeoit pas à moi, et que ces mots dans celui-là, qui m'avoient tant inquiété, indiquoient seulement une aventure nocturne, dont j'allois être le témoin. Cependant je sortois d'un embarras pour retomber dans un autre; ma prison paroissoit devoir être le lieu de la scène qui se préparoit. Dans un espace aussi étroit, un tiers ne pouvoit qu'incommoder les acteurs, et j'étois d'ailleurs très intéressé à ce que ceux-ci, quels qu'ils fussent, ne me découvrissent pas. Je ne pouvois donc sortir trop tôt du carrosse. Je voyois encore de la lumière dans les appartemens; mais il n'y en avoit plus dans la cour, mais le brouillard étoit toujours fort épais. Je pouvois, sans craindre d'être aperçu, tenter enfin la descente: je l'exécutai fort heureusement. Quel plaisir j'éprouvai, quand je sentis le pavé de la cour! un jeune Parisien, engagé pour la première fois de sa vie dans une promenade sur mer, ne ressent pas une joie plus douce en rentrant dans le port.
Un léger retour sur moi-même calma l'ivresse de ce premier transport. Puisque tout étoit fermé, je m'étois procuré seulement une prison moins incommode; j'avois faim, j'avois froid; et, pour comble d'ennuis, une horloge éternelle, sonnant des quarts quand je croyois compter des heures, me fatiguoit de son bruit monotone, et me promettoit la plus longue des nuits. Les bougies s'éteignoient peu à peu dans les appartemens, une profonde obscurité régnoit partout; cependant personne ne paroissoit encore! mon impatience étoit égale à ma curiosité.
Il est enfin trois heures du matin. J'entends quelque mouvement dans la cour. Un homme dont je ne puis distinguer les traits s'avance doucement; je recule avec précaution; il ouvre la portière et monte dans le carrosse au moment où, pressé d'un désir curieux, je m'assieds modestement derrière.
Après un quart d'heure de silence, l'inconnu frappe des pieds, et tout d'un coup, apostrophant à la fois la nuit, le froid, le brouillard, et une personne qu'il appelle chienne, il descend du carrosse, se promène sous la remise, et, pour se distraire apparemment, il vient à deux pas de moi satisfaire un besoin très malhonnête. Ce monsieur, dès qu'il a fini, donne de nouveaux signes d'impatience.
«La chienne!» s'écrie-t-il à tout moment; et il accompagne cette exclamation de quelques autres expressions plus énergiques. Enfin il ajoute: «Que c'est bête de me donner rendez-vous ici, de ne pas vouloir que j'aille dans sa chambre comme les autres fois! elle vient me conter que, la nuit dernière, madame a entendu du bruit, et que ça tache son honneur. Son honneur! je dis, ça se peut bien; mais faut-il pour cela qu'elle me laisse pendant deux heures gober le brouillard et le rhume? la chienne de femelle ne sait donc pas que, quand un homme est gelé…»
La complainte de l'amoureux (on devine que c'en étoit un) fut interrompue par un léger bruit, qui attira son attention et la mienne. Il se leva, alla au-devant de la personne aimée, la joignit à peu de distance, et lui reprocha sa lenteur. Elle se justifia par un baiser bien appuyé. Cette façon de répondre plut apparemment beaucoup à l'amant; il répliqua de la même manière, et la conversation s'anima au point que le choc égal et soutenu de leurs lèvres amoureusement pressées forma bientôt un concert dont un tiers observateur devoit peu goûter l'harmonie.
A la crainte que j'avois d'être découvert se joignoit alors un désir inquiet de savoir quelle étoit la beauté facile dont le langage avoit à la fois tant de douceur et d'énergie; mais les ténèbres épaisses qui m'avoient protégé contre l'amant déroboient l'amante à mes regards curieux. L'heureux couple qui s'entendoit si bien sans parler monta dans le carrosse. Il en partit aussitôt des soupirs étouffés, des gémissemens tendres, et la caisse, violemment poussée, fit en une minute vingt soubresauts, qui m'apprirent assez à quelle espèce d'exercice se livroient ceux qui étoient dedans. Étrangement cahoté derrière, je songeois à quitter ma place, quand la voiture, remise par degrés dans son parfait équilibre, m'annonça que les athlètes reprenoient haleine. «Mon cher La Jeunesse! dit alors une voix dont je reconnois les accens si doux… hélas! et si trompeurs,… mon cher La Jeunesse!…—Ma chère Justine!» répond aussitôt le butor; et je sens la caisse reprendre son balancement perfide.
J'essaye de me glisser en bas, un grain de sable se rencontre sous mes pieds, et s'écrase en criant. «Mon Dieu! dit Justine, qu'est-ce? j'entends du bruit!… Vois dans la cour… Nous sommes surpris!»
La Jeunesse étonné descend, passe près de moi sans me voir, marche au hasard dans la cour, et affecte de tousser. Justine, plus morte que vive, est restée immobile dans le carrosse. Je me montre à la portière. «C'est moi, charmante enfant, j'ai tout entendu; renvoie La Jeunesse tout à l'heure; songe surtout qu'il me faut un gîte, et que je n'ai pas soupé.—Quoi! Monsieur de Faublas, vous étiez là?—Oui, j'étois là; mais renvoie La Jeunesse, donne-moi une chambre, donne-moi à souper. Je te dirai après ce qui m'est arrivé, ce que j'ai entendu, ce que tu as fait.»
A ces mots je regagne mon poste en tâtonnant. La Jeunesse revient, il assure à Justine qu'elle s'est trompée, qu'il n'y a personne. Justine soutient qu'elle a entendu du bruit, que quelqu'un est levé dans l'hôtel. Elle a la cruauté de renvoyer son triste amant, qui ne la quitte qu'après l'avoir embrassée plusieurs fois, et sur la parole qu'on lui donne que, dès le lendemain même, on lui offrira sa revanche à une heure et dans un lieu plus commodes.
Dès qu'il se fut éloigné, Justine me déclara qu'elle ne savoit où me conduire. «Monsieur, me dit-elle, passe la nuit chez madame.—Quoi! le marquis?…—Il l'a voulu absolument.—Ah! ah! mais tu as une chambre, toi, Justine?—Oui, Monsieur, tout près de l'appartement de madame.—Eh bien, mon enfant, conduis-moi dans ta chambre. Il y a sept mortelles heures que je m'enrhume et que je jeûne ici; voudrois-tu m'y laisser mourir de faim et de froid?—Oh! non, Monsieur de Faublas, oh! sûrement non; mais c'est que… si ma maîtresse entend du bruit?—Bon! je n'en ferai pas autant que La Jeunesse en a fait la nuit dernière.»
Justine me prit par la main, et tous deux, marchant sur la pointe du pied, allongeant le cou et prêtant l'oreille, nous gagnâmes à tâtons la petite chambre en question. Justine alluma une lampe et se hâta de faire du feu. Elle n'osoit me fixer; mais son regard timide et détourné sembloit me demander grâce, et je voyois sur le minois chiffonné de la friponne un petit air boudeur et confus qui le rendoit plus piquant qu'à l'ordinaire. Oh! que j'étois tenté de lui pardonner! oh! qu'un jeune homme de dix-sept ans a peine à garder sa colère dans la chambre d'une jolie fille de son âge! Je ne pouvois douter que La Jeunesse ne fût heureux; mais je l'étois aussi; il ne s'agissoit donc plus que de savoir lequel des deux on aimoit davantage. Oui; mais avoir un rival dans les écuries de l'hôtel! partager mes plaisirs avec un valet! il ne falloit en vérité rien moins qu'une idée aussi repoussante pour m'empêcher de faire, en ce moment, une infidélité de plus à la marquise, une injure nouvelle à ma Sophie.
Aussitôt que les réflexions délicates eurent étouffé les désirs naissans, je sentis ma faim davantage: «Donne-moi donc à souper, Justine.—Je n'ai rien, Monsieur de Faublas.—Quoi! rien du tout?—Ah! si fait, dans ma commode deux pots de confitures.—Que deux, Justine?—Oui, les voilà; je n'en donne qu'à mes bons amis, au moins!—En ce cas, mon enfant, c'est donc La Jeunesse qui a entamé celui-là. Je n'ai qu'un regret, c'est de n'avoir pas étrillé ton La Jeunesse, le jour qu'il galopoit après moi au pont de Sèvres.—Ah! vous lui avez donné un coup de fouet! il avoit le bras tout noir!—Je ne m'étonne plus de l'intérêt que tu pris dans le temps à cette rencontre… Mon enfant, donne-moi du pain.—Je n'en ai point.—Pas une bouchée?—Pas une miette.—Et à boire?—Oh! de l'eau plein ce pot à l'eau.»
Deux pots de confitures! c'est le souper d'une religieuse. Il est sain, mais il est léger; mais mon estomac n'étoit pas content, et, pour le réconforter, il fallut avaler un malheureux verre d'eau, qui me gela le palais et les entrailles. Quelle douleur! Justine paroissoit souffrir de ma détresse. Le feu n'alloit pas assez bien; elle tisonnoit et souffloit sans cesse. Je devois geler; elle boutonnoit mon habit. Ce chapeau ne suffisoit pas pour me garantir du froid; il fallut me laisser coiffer d'un de ses bonnets de nuit. On sentoit des vents coulis partout; elle alloit, pour me les épargner, fourrer du papier sous la porte. Justine, infatigable, prévenoit les besoins que j'avois, et ceux même que je n'avois pas; Justine enfin me prodiguoit les attentions fines et recherchées, les petits soins délicats, toutes ces caresses empressées dont vous accable toujours une femme qui vous trompe ou qui va vous tromper.
«Monsieur, me dit enfin la rusée suivante, curieuse de savoir comment je m'étois trouvé l'espionnant à trois heures du matin, je croyois que vous aviez eu le temps de regagner la porte cochère, je vous connois si prompt, si leste! je n'avois pas songé que, dans le désordre où vous étiez, il vous falloit quelques minutes…» Je l'interrompis pour lui conter de point en point ce qui m'étoit arrivé dans l'hôtel depuis que j'y étois entré. Elle se contraignit pour ne pas rire, quand je lui parlai du boudoir; le souvenir de sa chute sur l'escalier la fit presque rougir; un faux air de commisération parut sur sa maligne figure quand je lui racontai mon emprisonnement dans le carrosse; mais, lorsque j'en vins à la dernière partie de mon récit, que je comptois égayer par quelques épigrammes, il se fit dans tout son maintien la plus prompte des révolutions. La pauvre fille baissa les yeux, pencha la tête, pâlit un peu, et, de sa main droite, comptant les uns après les autres les cinq doigts de sa main gauche, elle hasarda timidement quelques mots d'une justification fort difficile.
«Monsieur de Faublas, ne me dites pas ce qui s'est passé dans le carrosse, je le sais, j'y étois.—Tu veux donc bien en convenir?—Oui; mais je ne vous ai pas fait une infidélité.—Comment! es-tu bien sûre de ce que tu dis là, mon enfant?—Certainement, je ne vous ai pas quitté pour La Jeunesse, c'est, au contraire, La Jeunesse que j'ai trompé pour vous.—Ah! ah!—Oui, Monsieur de Faublas, vous ne m'aimez que depuis quelques mois, vous!—Et La Jeunesse?—Il y a plus de deux ans. Je vous ai préféré dès que je vous ai vu, mais je n'ai pas voulu rompre tout à fait avec lui, parce que je le ménage pour le mariage.—Tu t'y prends bien!—Vous riez, mais soyez sûr qu'il m'épousera.—Sans doute, Justine, il t'épousoit il y a une demi-heure!—Que je suis malheureuse! je vois que vous êtes fâché contre moi, et peut-être que demain ma maîtresse me chassera.—Quoi! tu penses que je lui dirai…?—Non, Monsieur, ce n'est pas cela; mais madame la marquise n'est pas contente de ma chute sur l'escalier; elle n'en a pas été la dupe. Quand je suis rentrée, monsieur le marquis est venu à moi, il avoit l'air de me plaindre; mais madame m'a regardée de travers. «Elle mérite cela, a-t-elle dit sèchement, elle n'avoit qu'à descendre tout de suite, au lieu de s'amuser sur l'escalier.» Elle ne m'a rien dit depuis, parce que monsieur ne l'a pas quittée; mais elle a reçu mes services avec beaucoup d'humeur, et je crains bien que demain…—Justine, si elle te renvoie, tu n'as qu'à venir me le dire chez moi, je te chercherai une place, à une condition cependant. Depuis cinq mois la marquise prétend qu'elle est enceinte…—Ah! Monsieur, je vous assure…—Oui, ce que tu m'as assuré plusieurs fois; mais aujourd'hui ne te hâte pas de répondre: je saurai tôt ou tard la vérité, et, si tu ne me l'as pas dite, je t'abandonne.—Mais, Monsieur, si je vous la dis…—Alors, ne crains rien, je ne te compromettrai pas. Ainsi, Justine, il est donc vrai que ta maîtresse n'est pas enceinte?—Monsieur, elle vous a conté cela dans le temps pour se raccommoder avec vous; et cette nouvelle a paru vous faire tant de plaisir que depuis elle n'a jamais pu se décider… Vous auriez tort de lui en vouloir. Tout ce qu'elle en fait, c'est pour vous plaire.—Oui, oui,… Justine, si elle te renvoie, je te chercherai une place, et, en attendant, tiens.»
Je la forçai d'accepter les dix écus que je lui présentai. «Vous feriez bien, me dit-elle, de vous jeter sur mon lit.—Mon enfant, je ne suis pas mal sur cette chaise.» Justine insista; mais mon malheureux sort me poursuivoit. Je refusai, en lui observant qu'elle devoit être plus fatiguée que moi; que son lit lui étoit nécessaire; qu'un simple matelas me suffiroit, si elle vouloit bien m'en faire le sacrifice pendant quelques heures.
Justine, docile à regret, étendit par terre, près de la cheminée, sa paillasse, sur laquelle elle mit un matelas; ensuite elle se jeta tout habillée sur son lit, beaucoup diminué par le partage; puis, me souhaitant une bonne nuit, elle me regarda tendrement et poussa un long soupir. Je ne sais quoi me fit soupirer aussi malgré moi; mon imagination, toujours vive, égaroit ma foible raison; j'allois succomber, quand tout à coup je me rappelai ma Sophie. Il est vrai que je me souvins aussi du balancement de la caisse. Quoi qu'il en soit, au lieu d'aller au lit de Justine, je me précipitai sur celui qu'elle venoit de me faire. Je posai ma tête sur mon bras devenu mon oreiller, je m'endormis profondément, et je laisse au lecteur à décider si ce fut le dégoût qui étouffa le désir, ou si, pour cette fois, l'amour tendre triompha de l'amour libertin.
Il y avoit un peu plus de deux heures que je goûtois les douceurs d'un repos bien nécessaire, quand je fus réveillé par cet horrible cri: Au feu!
Je me lève, je me frotte les yeux; c'étoit moi qui brûlois, c'étoit Justine qui crioit de toutes ses forces. Lui ordonner de se taire, étouffer dans mes mains cruellement chauffées le feu qui a déjà consumé la moitié du pan gauche de mon habit; rejeter dans la cheminée le tison enflammé, qui, ayant roulé jusqu'à la paillasse, y avoit mis le feu aussi bien qu'au matelas; saisir près de la toilette de Justine un grand seau de faïence, qui, heureusement, se trouva plein d'eau; imbiber du fluide presque glacé la paillasse et le matelas; d'un coup de main arracher la couverture et les draps de Justine; jeter le lit de plume d'un côté, le second matelas de l'autre; renverser le bois de lit d'un coup de pied, ce fut l'affaire d'un moment: je fis tout cela plus vite qu'on ne le lira.
Cependant plusieurs personnes, attirées par les cris de Justine, accouroient à sa chambre; on lui crie d'ouvrir sa porte. Peu s'en faut que je ne perde la tête en reconnoissant la voix de ma belle maîtresse et celle de son sot époux. Où me cacher? il n'y a point de lit, il n'y a point d'armoire! je ne vois que la cheminée, je m'y fourre: Justine approche une chaise pour m'aider à y monter.
«Mais ouvrez donc, Justine», s'écrie le marquis. Justine, en tenant la chaise, répond que le feu est éteint. «N'importe, ouvrez, réplique la marquise, ou je vais faire jeter la porte en dedans!—Encore faut-il que je m'habille, dit Justine en tenant toujours la chaise.—Vous vous habillerez demain», répond son maître furieux.
Tous les domestiques sont accourus, on leur ordonne d'enfoncer la porte. A l'instant même je m'élance et je me cramponne. Justine retire la chaise, elle court à la porte, elle ouvre, on entre. La chambre se remplit de gens, qui tous à la fois interrogent, répondent, commentent, s'effrayent, se rassurent, se félicitent et ne s'entendent pas. Parmi tant de voix confondues je distingue aisément la voix grêle du marquis. «Cette impertinente! qui met le feu à mon hôtel! qui nous fait de ces peurs-là! qui trouble mon sommeil et celui de sa maîtresse!» La marquise, pendant que son mari gronde, fait jeter par la fenêtre la paillasse et le matelas qui avoient fait tout le mal; elle visite la chambre, et voit qu'il n'y a plus de danger. «Que chacun se retire!» dit-elle. Les hommes obéissent d'abord; quelques femmes, plus curieuses peut-être que zélées, offrent leurs services à ma belle maîtresse, qui leur ordonne une seconde fois de se retirer.
«Comment avez-vous mis le feu ici? crie le marquis toujours en colère.—Un moment, donc! lui dit la marquise; attendez donc qu'ils soient tous partis.—Eh! parbleu, Madame, quand ils entendroient! Le beau mystère!—Eh! mais, Monsieur, ne voyez-vous pas que cette enfant est encore tremblante? Croyez-vous d'ailleurs qu'on se brûle exprès?—Madame, vous voilà avec votre Justine, vous lui passez tout. Eh bien! moi, je soutiens que c'est une sotte, une étourdie, qui finira mal, je vous en avertis! Tenez, j'ai toujours remarqué dans sa physionomie qu'elle étoit un peu folle. Voyez cette figure, n'y a-t-il pas quelque chose d'égaré? n'aperçoit-on pas…?—Allons, Justine, interrompit la marquise, apprenez-nous par quel accident…—Madame, je lisois.—Une belle heure pour lire! s'écria le marquis: là! ne faut-il pas avoir perdu la tête?—Madame, reprit Justine, je me suis endormie; la lumière, que je n'avois pas éteinte, et qui étoit trop près du matelas…—Y a mis le feu, interrompit encore le marquis; le grand miracle! Et que lisiez-vous donc de si beau la nuit, Mademoiselle?—Monsieur, répliqua la maligne suivante, c'est un livre qui s'appelle… le Physionomiste complet.» Le marquis s'apaisa tout à coup et se mit à rire. «C'est le Physionomiste parfait qu'elle veut dire.—Oui, Monsieur, oui, le Physionomiste parfait.—Eh bien! Justine, n'est-il pas vrai que ce livre-là est amusant?—Oui, Monsieur, bien amusant… C'est pour cela…—Et ce livre, où est-il?» demanda la marquise. Après quelques instans de silence, Justine répondit: «Je ne le trouve pas, il est apparemment brûlé.—Comment, brûlé! s'écria le marquis, mon livre est brûlé! vous avez brûlé mon livre?—Monsieur…—Et pourquoi prenez-vous mes livres, Mademoiselle? qui vous a permis de prendre mon livre et de le brûler?—Eh! Monsieur, lui dit la marquise, vous criez à me rompre la tête.—Comment! Madame, l'impertinente brûle mon livre!—Eh bien! Monsieur, vous en achèterez un autre.—Oui, vous en achèterez! vous en achèterez! vous croyez donc, Madame, que cela se trouve comme un roman! il n'y avoit peut-être que cet exemplaire dans le monde! et cette sotte le brûle!—Eh bien! Monsieur, répliqua vivement la marquise, si ce livre est brûlé, s'il ne s'en trouve pas d'autre, vous vous en passerez, je ne vois pas grand mal à cela.—En vérité, Madame, l'ignorance… Tenez, je m'en vais, car je vous dirois… Et vous, Mademoiselle, je vous le répète, vous êtes une sotte, une étourdie, une folle; et il y a longtemps que je l'ai vu dans votre physionomie.» Il s'en alla.
Posé en travers dans une cheminée étroite et sale, forcé d'appuyer la tête et les épaules d'un côté, de roidir les jambes de l'autre, et, pour plus grande sûreté, de tenir les bras écartés, je me trouvois dans la plus incommode des situations. Je commençois à me fatiguer beaucoup. Cependant il falloit prendre patience, il falloit savoir comment tout cela finiroit; je recueillis mes forces et je prêtai l'oreille.
La marquise commença. «Le voilà parti! c'est ce que je voulois. Nous sommes seules; j'espère, Mademoiselle, que vous voudrez bien m'expliquer votre chute d'hier au soir, le bruit que j'entends chez vous depuis plus de deux heures; et, comme vous sentez que je ne crois pas à cette petite histoire du livre brûlé, je me flatte que vous daignerez m'apprendre aussi par quel accident le feu vient de prendre ici.—Madame…—Répondez, Mademoiselle, vous n'étiez pas seule chez vous?—Madame, je vous assure…—Justine, vous allez mentir!…—Madame, je lisois… comme je vous l'ai dit…—Vous mentez, Mademoiselle; le livre dont vous parliez tout à l'heure est dans mon cabinet.—Eh bien! Madame, je travaillois,… je cousois… Mais vous toussez, Madame, vous vous enrhumez.—Oui, je m'enrhume, cela est vrai. Je vois que je ne pourrai pas savoir la vérité ce soir. Je vous laisse, Mademoiselle, demain je serai sans doute plus heureuse, ou bien… (Elle revint sur ses pas.) Il faut, de peur d'un nouvel accident, éteindre cela tout à fait», dit-elle.
Elle prit en même temps le pot à l'eau, qui se trouva sous sa main, et le vida sur les trois ou quatre tisons qui se consumoient dans les coins de la cheminée. Aussitôt s'éleva une épaisse fumée qui, entrant à la fois par ma bouche, mon nez et mes yeux, faillit m'étouffer. Mes forces m'abandonnèrent, je tombai sur mes pieds. La marquise recula d'effroi. Je sortis promptement de la cheminée; la terreur fit place à l'étonnement. Nous nous regardions tous trois en silence.
«Mademoiselle, dit enfin la marquise à Justine, en la fixant d'un œil courroucé, il n'y avoit personne chez vous!» Et puis m'adressant un doux reproche: «Faublas! Faublas!» Justine se jeta aux genoux de sa maîtresse: «Ah! Madame, je vous assure…—Quoi! Mademoiselle, vous osez encore!…» Pendant que la pauvre Justine tâchoit de fléchir et de persuader la marquise, je considérois avec attention la simple parure de celle-ci. Un seul jupon, mal attaché, couvroit négligemment des charmes que mon imagination auroit devinés, que mes yeux avoient vus, que ma mémoire me rappeloit. De longs cheveux noirs épars couvroient ses épaules d'albâtre, et retomboient mollement sur sa gorge entièrement découverte… Que ma maîtresse étoit belle!… j'oubliai la supposition de grossesse, et, saisissant une main que je baisai: «Ma chère maman, les apparences sont souvent trompeuses.—Ah! Faublas, à qui m'avez-vous sacrifiée?—A personne; un mot d'explication, et ma justification ne sera pas difficile.» Justine voulut m'appuyer de son témoignage. «Vous êtes bien audacieuse, lui dit sa maîtresse…—Oui, vous avez raison, bien audacieuse», s'écria le marquis de B…, qui, lassé d'attendre sa femme, la venoit chercher.
La marquise souffle la lumière, me donne un baiser sur le front, et me dit tout bas: «Faublas, un peu de patience, je reviendrai dans un instant.» Elle élève la voix et s'adresse à Justine: «Mademoiselle, sortez, venez avec moi.» Justine, qui connoît les êtres, ne fait qu'un saut; la marquise sort, repousse son mari qui alloit entrer, tire la porte, la ferme à double tour, retire la clef, et me voilà encore une fois en prison!
Pour cette fois, mon esclavage me parut supportable; un doux espoir au moins m'étoit permis. Mes comiques tribulations, si étrangement variées, prolongées si cruellement pendant la nuit entière, alloient sans doute finir, et la marquise, bientôt revenue, ne pourroit me refuser le juste dédommagement de tant de maux soufferts pour elle. Cette consolante idée ranima mon courage, je pris une chaise que j'adossai contre la porte, et, comme un chasseur à l'affût, j'attendis ma proie.
Bientôt j'entendis du bruit dans l'appartement des époux; on parloit vite, on parloit haut; on disputoit avec aigreur. Je jugeai que la marquise, ne pouvant se débarrasser de son mari, avoit pris le parti de le quereller, et je ne doutai pas qu'elle ne réussît bientôt à l'impatienter assez pour l'obliger à quitter la place: il en arriva tout autrement. Après d'assez longs débats, la marquise accourut de sa chambre vers la mienne. «Voilà bien, disoit-elle avec feu, la scène la plus scandaleuse! ne me suivez pas! Monsieur, gardez-vous de me suivre!»
Elle étoit déjà au bout du corridor, tout près de ma prison. Je ne sais si elle s'accrocha quelque part; mais le pied lui manqua, et elle tomba si rudement que la clef de ma chambre, s'étant échappée de sa main, vint rebondir contre ma porte. Mon amante infortunée jeta un cri terrible. Son mari, qui la suivoit de près, la releva; plusieurs femmes accoururent, on la ramena chez elle. Un moment après le marquis s'écria: «Elle est blessée! que mes gens se lèvent! que le suisse ouvre les portes! qu'on amène le premier chirurgien!»
Oh! comme mon cœur palpita dans ce triste moment! que le malheur de la marquise me causa d'inquiétude! qu'alors il me parut douloureux d'être ainsi renfermé, de ne pouvoir apprendre si sa blessure étoit dangereuse, si ses jours n'étoient pas menacés! Mon impatience s'accrut par mes réflexions. Au milieu des embarras qu'un pareil accident alloit causer, dans ces momens de trouble et d'agitation, Justine pourroit-elle quitter sa maîtresse? songeroit-elle à me délivrer? Le temps étoit précieux, le jour commençoit à paroître. Si je parvenois à m'échapper, si je pouvois rentrer chez moi, Jasmin, le premier venu que j'enverrois à l'hôtel du marquis, me rapporteroit des nouvelles de sa femme. Il falloit donc tenter tous les moyens possibles de me procurer ma liberté. Le bruit de la porte cochère qu'on ouvrit avec fracas, m'annonçant qu'un des plus grands obstacles était levé, me donna l'espérance de pouvoir surmonter ceux qui me restoient. J'essayai d'abord, mais inutilement, de tirer à moi, par-dessous la porte, la clef restée dans le corridor. Je voulus ensuite démonter la serrure en détachant les vis qui la fixoient; mais elles étoient rivées en dehors.
J'examinois la serrure avec attention, je tâchois de l'ouvrir avec mon couteau, quand La Jeunesse, dont je reconnus la voix, me dit tout bas: «C'est toi, Justine? je te croyois chez ta maîtresse. Ouvre-moi donc.» L'occasion étoit trop belle pour la laisser échapper; je prends mon parti sur-le-champ, et, résolu de donner quelque chose au hasard, je déguise ma voix en la diminuant. Je contrefais de mon mieux celle de Justine, et, glissant, pour ainsi dire, les mots à travers la serrure, je réponds: «C'est toi, La Jeunesse? dis-moi donc comment va ma maîtresse?—Ta maîtresse va bien, la peau est à peine écorchée: monsieur vient de nous dire que le chirurgien a dit que ce n'étoit rien; mais comment ne sais-tu pas cela, toi? Ouvre-moi donc.—Je ne puis pas, mon bon ami; Madame m'a enfermée.—Bah!—Oui, tiens, la clef est par terre dans le corridor: cherche.»
La Jeunesse regarde et trouve la clef, il ouvre la porte et me regarde: «Ah! mon Dieu, c'est le diable!» dit-il. Je tente le passage, il m'adresse un grand coup de poing: je pare et je riposte. Le coup est si prompt, si heureux, que le coquin tombe à la renverse avec une balafre sur l'œil. Je saute par-dessus lui, je me précipite sur l'escalier; mon ennemi se relève et me poursuit. Plus agile que lui, parce que je ne suis pas éclopé, parce qu'un motif plus pressant m'anime, je traverse rapidement la cour, et déjà j'ai franchi le seuil de la porte cochère, quand La Jeunesse, d'autant plus furieux qu'il désespère de m'atteindre, s'avise de crier de toutes ses forces: «Arrête! au voleur!»
J'avois enfilé une rue de traverse: la peur me donnoit des ailes. La Jeunesse, suivi de quelques autres domestiques, crioit encore; mais tous étoient loin derrière moi. Je me croyois sauvé, lorsqu'au détour d'une rue je tombai dans une patrouille de la garde de Paris. Le sergent m'arrêta sur ma mine. En effet, il étoit impossible d'en présenter une plus étrange. Tant de soins m'avoient occupé sur la fin de cette nuit qu'alors seulement je m'aperçus du grotesque équipage dans lequel je courois les rues. Une partie de mon habit brûlée, l'autre bariolée de suie, toute ma personne barbouillée de fumée, et enfin ma tête enterrée dans un bonnet de nuit de Justine: je ne m'étonnai plus qu'en me voyant La Jeunesse eût dit: «C'est le diable!»
Malgré la surprise que me causoit à moi-même ce costume rembruni, j'assurai au sergent que j'étois un honnête homme. Il paroissoit peu disposé à m'en croire sur ma parole; et d'ailleurs La Jeunesse arriva sur ces entrefaites, avec sa séquelle essoufflée. Tous les valets m'environnèrent, et crièrent à tue-tête aux soldats qui me serroient: «Arrêtez-le, c'est un coquin, c'est un voleur; amenez-le à l'hôtel.» Je demandai qu'on me conduisît chez le commissaire du quartier: ma requête fut trouvée si juste qu'on y satisfit sur-le-champ.
Le commissaire attendoit un scellé; quand il sut qu'il ne s'agissoit que de recevoir une plainte, il parut mécontent d'avoir été réveillé si matin. «Mon ami, me dit-il, qui êtes-vous?—Monsieur, je suis le chevalier de Faublas, votre très respectueux serviteur.—Ah! pardon, Monsieur. Où logez-vous?—Chez mon père, le baron de Faublas, rue de l'Université.—Que faites vous?—Pas grand'chose, comme tant de jeunes gens de famille.—D'où sortez-vous?—Dispensez-moi de répondre à cette question-là.—Je ne le puis. D'où sortez-vous?—D'une cheminée.—Monsieur, voilà de mauvaises plaisanteries que vous pourriez payer cher.—Non, Monsieur, ce sont des vérités que mon habit prouve: regardez.—Où alliez-vous?—Me coucher.—Belles réponses! où est le plaignant?»
La Jeunesse se montra. «Mon ami, comment vous nommez-vous?» Je répondis pour lui: «La Jeunesse.—Monsieur,… de grâce, me dit l'homme de loi, je parle à ce garçon. (A La Jeunesse.) Où logez-vous, mon ami?—Dans le cœur d'une des femmes de madame la marquise, répliquai-je aussitôt.—Monsieur, ce n'est pas vous que j'interroge. (A La Jeunesse.) Que faites-vous, mon ami?—Il caresse les demoiselles dans les carrosses.»
Le commissaire frappa du pied; La Jeunesse me regarda d'un air interdit. Le pauvre garçon, troublé, ne savoit plus que répondre aux questions dont l'accabloit notre juge bourgeois. Il déposa cependant qu'il m'avoit trouvé enfermé chez Mlle Justine, dans une chambre de l'hôtel du marquis de B…; que je forçois une serrure, qu'en sortant je l'avois apostrophé, lui plaignant, d'un coup de poignet sur l'œil.
L'homme de loi, qui voyoit dans tout cela des choses très graves, me pria de m'asseoir un moment; il parla bas à son clerc; quelques minutes après, je vis arriver le marquis de B…
(Il élève la voix en entrant.)
On vient de m'avertir qu'un voleur… Ah! ah! c'est M. Duportail!
Le Commissaire.
Monsieur Duportail! Ce n'est pas là le nom que monsieur nous a fait écrire.
Le Marquis, riant.
Pardon, Monsieur Duportail; mais je vous vois dans un état!… Comment?… Pourquoi?…
Faublas, se penchant à l'oreille du marquis.
Il m'est arrivé l'aventure la plus plaisante!… Je vous conterai cela,… mais ce n'est pas là le moment.
Le Marquis, le regardant beaucoup.
Oui,… oui,… mais comment diable arrive-t-il que vous vous trouviez chez moi dans cet équipage?
Le Commissaire.
Monsieur le marquis, je vais vous lire la déposition.
Faublas.
Inutile… (Bas au marquis.) Je vous conterai tout cela.
Le Marquis, le fixant d'un air incertain.
Oui, oui; mais voyons la déposition.
Le commissaire alloit la lire; je tirai le marquis dans un coin de l'étude, et, affectant de lui parler bas: «Tirez-moi d'ici promptement, lui dis-je. Vous savez comme mon père me gêne; s'il apprenoit jamais!… si le commissaire s'avisoit de l'envoyer chercher!»
Le Marquis, haut.
Il est donc enfin revenu de Russie, monsieur votre père?
Faublas.
Oui.
Le Marquis.
Parbleu! c'est un homme bien singulier; il est introuvable, et vous aussi. J'ai été vingt fois à l'Arsenal!…
Le Commissaire.
Mais monsieur ne demeure pas à l'Arsenal.
Le Marquis.
M. Duportail ne demeure pas à l'Arsenal?
Le Commissaire.
Monsieur ne se nomme pas Duportail.
Le Marquis.
Ne se nomme pas Duportail?… En voilà bien d'une autre!
Le Commissaire.
Riez, Monsieur, riez tant qu'il vous plaira; mais monsieur nous a déclaré demeurer rue de l'Université, et s'appeler Faublas.
Le Marquis, reculant tout étonné.
Hein?… quoi?… comment?… qui parle de Faublas?
Faublas, à l'oreille du marquis.
Chut! chut! j'ai donné ce nom-là, parce qu'il est fort désagréable de décliner le sien chez un commissaire.
Le Marquis.
Je comprends!… Comment se porte mademoiselle votre sœur, Monsieur?
Faublas, d'un ton triste.
Assez bien.
Le Marquis.
Un jour que je vous rencontrai à l'Opéra, vous me dites que vous ne connoissiez pas ce M. de Faublas.
Faublas.
Ah! c'est que vous me parliez du fils!… qui est un mauvais sujet… Mais le père!… brave gentilhomme!
Le Marquis.
Ah çà! dites-moi donc par quel hasard mes gens vous ont poursuivi…
Le Commissaire.
Monsieur le marquis, écoutez la déposition, elle est sérieuse.
Le Marquis.
Eh bien! voyons: lisez, j'écoute.
Faublas, au marquis.
Monsieur, le temps se passe.
Le Marquis.
Cela ne sera pas bien long.
Faublas.
Mais je vous raconterai tout cela.
Le Marquis.
Sans doute; mais voyons ce que mes gens ont déposé… Vous pouvez être tranquille; je sais bien que vous n'êtes pas un voleur.
Le commissaire lut la déposition tout entière; le marquis fit rentrer La Jeunesse, resté dans la cour avec les autres domestiques. La Jeunesse confirma tout ce qu'il avoit dit, et entra dans de nouveaux détails, bien propres à éclaircir les faits que je ne pouvois nier.
Le Marquis.
Monsieur étoit enfermé dans la chambre de Justine!… Mais comment, diable! J'y suis entré, et je ne l'y ai pas vu!
Faublas.
Preuve que je n'y étois pas, Monsieur le marquis.
Le Marquis.
Mais ma femme y est entrée aussi, elle y est même restée assez longtemps. Monsieur, elle ne vous a pas vu non plus, ma femme.
Faublas.
Autre preuve que je n'y étois pas!… (Au commissaire.) Monsieur, vous voyez combien est vague l'accusation dont on me charge; trouvez bon que je me retire.
Le Commissaire.
Non pas, Monsieur, non pas. Sentinelle, barrez la porte.
Faublas.
Quoi! Monsieur, vous pourriez…
Le Commissaire.
J'en suis bien fâché, Monsieur; mais vous entrez dans un hôtel, on ne sait comment ni par où; on vous trouve enfermé dans la chambre d'une demoiselle… Cela n'est pas clair… Moi, je vois qu'on pourroit rendre plainte en séduction.
Faublas.
Juge de paix, recevez les dépositions, écoutez les témoins, attendez les preuves, et, toujours fidèle au vœu de la loi, rejetez surtout les perfides probabilités. Ce que vous appelez une conjecture n'est jamais qu'une incertitude, surtout quand il y va de l'honneur, je ne dis pas d'un noble, mais d'un citoyen, d'un homme, quel qu'il soit.
Le Marquis.
Permettez… Monsieur, où avez-vous connu Justine?
Faublas.
Monsieur, je pourrois me dispenser de répondre à cela; cependant je veux bien vous donner une preuve de ma complaisance. J'ai connu Justine en même temps qu'une certaine femme Dutour, dont elle étoit l'amie, et qui servoit ma sœur.
Le Marquis, d'un air satisfait.
Oui, qui servoit Mlle Duportail.
Faublas.
Oui, Monsieur.
Le Commissaire, avec humeur.
Si mademoiselle votre sœur se nomme Duportail, vous vous nommez Duportail aussi. Pourquoi faites-vous de fausses déclarations?
Le Marquis.
Il n'y a pas grand mal à cela; je sais pourquoi, moi, je sais pourquoi. Laissez, Monsieur, laissez sur votre procès-verbal ce nom de Faublas… (Il vint à moi.) Je ne veux pas vous compromettre; mais dites-moi amiablement ce que vous êtes venu faire chez moi.
Faublas.
Quoi! vous ne devinez pas? J'ai connu Justine à cause de ma sœur; on m'a trouvé dans la chambre de Justine: cette petite est si jolie…
Le Marquis.
Ah! petit libertin, vous avez passé la nuit avec elle! La marquise seroit bien contente, si elle savoit que le frère d'une de ses bonnes amies vient débaucher ses femmes!… Ah çà! mais, quand le feu a pris chez Justine…
Faublas.
Nous étions fatigués, nous dormions.
Le Marquis, en riant.
Vous avez dû avoir une belle peur, quand j'ai frappé à votre porte.
Faublas.
Vous n'en avez pas d'idée.
Le Marquis.
Mais nous ne vous avons pas vu, où diable vous étiez-vous caché?
Faublas.
Dans la cheminée.
Le Marquis.
Mais ma femme retournoit dans la chambre de Justine… Alors elle vous auroit vu.
Faublas.
Point du tout, je l'entendois venir, je regrimpois dans la cheminée.
Le Marquis.
Et vous faisiez bien. Oh! ma femme ne peut souffrir chez elle le plus petit désordre. Ce n'est pas qu'elle soit moins indulgente qu'une autre; mais écoutez donc, une femme honnête ne veut pas être compromise. Qu'on fasse tout ce qu'on voudra, pourvu que ce ne soit pas chez elle; elle n'y trouve pas à redire. Et même, sur cet article, elle pousse quelquefois l'indifférence trop loin; quelquefois elle excuse dans ses amies des foiblesses… Monsieur, mademoiselle votre sœur est-elle encore à Soissons?
Faublas, paroissant hésiter.
Oui, Monsieur.
Le Marquis.
Quoi! vraiment! toujours dans ce couvent?
Faublas, jouant l'embarras.
Oui, Monsieur,… oui… Pourquoi non?
Le Marquis.
Je vous demande cela parce que quelqu'un m'a dit l'avoir rencontrée dans les environs de Paris.
Faublas.
Dans les environs de Paris!… Ce quelqu'un-là s'est trompé, Monsieur, ce n'étoit sûrement pas ma sœur… Mais, Monsieur le marquis, tout est fini, je pense; allons-nous-en.
Le Commissaire.
Monsieur, tout n'est pas fini, j'attends quelqu'un.
Ce quelqu'un entra au moment même: c'étoit mon père. L'homme de loi lui dit: «A qui ai-je l'honneur de parler, Monsieur?»
Le Baron de Faublas.
Monsieur, je suis le baron de Faublas.
Le Commissaire.
En ce cas, Monsieur, j'ai mille excuses à vous faire. Je vous avois fait avertir, parce que ce jeune homme, chargé d'une accusation assez grave, avoit pris votre nom et se disoit votre fils; mais sa déclaration étoit fausse. Je suis fâché qu'on vous ait dérangé.
Le Marquis, au commissaire.
Comment! sa déclaration étoit fausse? Mais ne vous ai-je pas prié, Monsieur, de laisser ce nom de Faublas sur votre procès-verbal? (Tout bas au chevalier.) Vous ne sentez donc pas les conséquences de cela, vous? Si une fois ce commissaire écrit votre véritable nom, il enverra chercher votre véritable père, et cela fera une scène… Priez ce monsieur de Faublas de vous laisser son nom, cela finira tout.
Le Chevalier de Faublas, au marquis.
Je n'ose.
Le Marquis.
Je vais lui dire, moi!… (Au baron.) Dites qu'il est votre fils.
Cependant le baron, stupéfait de tout ce qu'il voyoit, regardoit tour à tour le commissaire, le marquis et moi. «Monsieur, répondit-il enfin au juge attentif, vos soins ne sont pas perdus, ma peine n'est pas inutile. Dans l'état où je vois ce jeune homme, je devrois peut-être le méconnoître; mais le lieu même où je le trouve sollicite mon indulgence pour lui. Je le connois sensible et fier; s'il a fait quelque sottise, un interrogatoire ici l'en a sans doute assez puni… Monsieur, ce jeune homme vous a dit son véritable nom, il est mon fils.»
Le Marquis, au baron.
Bien! très bien!
Le Commissaire.
Mais je n'entends plus rien à cela; je vais envoyer chercher ce M. Duportail.
Le Marquis, au chevalier.
Il n'entend plus rien à cela? je crois bien.
Le Baron, avec fierté au commissaire.
Monsieur, quand je dis qu'il est mon fils.
Le Marquis, au baron, le tirant par son habit.
A merveille. (Au chevalier.) Il joue son rôle à merveille.
Le Chevalier, au marquis.
Oh! le baron est un homme d'esprit; et puis il a de grands torts à réparer envers nous.
Le Commissaire, au baron.
Monsieur, tout cela est fort bon; mais il y a une plainte.
Le Marquis crie de toutes ses forces.
Je m'en désiste.
Le Commissaire, au marquis.
Cela ne suffit pas, Monsieur, l'affaire est d'une nature… Le ministère public est intéressé.
Le Baron, avec violence.
Le ministère public intéressé!… De quoi s'agit-il donc?
Le Marquis.
Bah! d'une misère,… d'une intrigue d'amoureux.
Le Commissaire.
Une intrigue d'amoureux!
Le Marquis, au commissaire.
Eh! oui, Monsieur! une aventure galante.
(Au baron.)
Ce n'est pas autre chose qu'une aventure galante, je vous le certifie, moi!
Le Commissaire, au marquis.
Monsieur, il y a fausse déclaration, effraction, sévices, séduction.
Le Baron, avec le plus grand emportement.
Cela n'est pas possible; qui dit cela? qui ose attaquer ainsi l'honneur de mon fils et de ma maison?
Le Marquis, au chevalier.
Ah! mais comme il joue donc son rôle! cela n'est pas concevable… (Au père.) Allez, Monsieur, tranquillisez-vous, il ne s'agit que d'un rendez-vous galant. Monsieur votre fils a couché avec une des femmes de ma maison, et pour se sauver il a rossé un de mes laquais, voilà tout.
Le Baron, au commissaire.
Monsieur, vous savez mon nom, ma demeure; vous trouverez bon que j'emmène mon fils, en vous répondant de lui.
Le Marquis.
Oui, et moi aussi j'en réponds. (Au chevalier.) Ah! c'est qu'il ne faut pas perdre la tête!
Le Commissaire.
Messieurs, vous serez tenus de le représenter en temps et lieu, même par corps.
Le Baron.
Ah! même par corps?
Le Marquis.
Oui, par corps, par corps; allons-nous-en.
Nous sortîmes tous trois. «Ah! Monsieur, dit alors le marquis à mon père; ah! Monsieur, comme vous jouez la comédie! Que de naturel! que de vérité! vous donneriez des leçons à ceux qui s'en mêlent! (Il s'adressa à moi.) L'avez-vous entendu, quand il s'est écrié: «Qui ose ainsi attaquer l'honneur de mon fils?…» De son fils! il me l'auroit persuadé à moi-même, qui sais si bien ce qui en est.»
Tandis que le marquis parloit, le baron le regardoit d'un air qui m'auroit beaucoup amusé, si je n'avois pas connu l'extrême vivacité de mon père. Je tremblois que les bizarres complimens dont M. de B… l'accabloit n'échauffassent sa bile; il se contint. Sa voiture l'attendoit à la porte. «Point de façons, me dit-il, montez le premier.» Le marquis voulut me retenir. «Eh bien! continua le baron, allez-vous causer dans la rue, fait comme vous êtes?» Je m'élançai dans le carrosse; le baron s'y plaça près de moi: nous saluâmes poliment le marquis; mais nous le laissâmes retourner chez lui à pied.
Mon père dit alors: «Pourquoi voulez-vous absolument passer des nuits hors de l'hôtel? Les journées ne sont-elles pas assez longues? Voyez à quels dangers vous expose votre indocilité!» Je m'excusai de mon mieux. «Votre santé que vous détruisez! poursuivit le baron.—Ah! mon père, jamais reproche ne fut moins mérité; si vous saviez comme j'ai été sage cette nuit!—Mon fils, croyez-vous parler encore au marquis de B…?—Assurément non, mon père; mais je vous assure que je pourrois passer dans l'année trois cent soixante-cinq nuits comme la dernière, sans que ma santé en souffrît la moindre altération; et si vous me permettiez de vous faire le détail…—Non, mon ami, gardez cela pour M. de Rosambert.» Le baron ajouta: «Adélaïde, M. Duportail, vous et moi, nous sommes invités pour demain à dîner chez M. le duc de ***, à l'entrée du boulevard Saint-Honoré. Si le temps change, s'il fait beau, nous partirons de bonne heure. Vous ferez tous trois un tour de promenade dans les Tuileries; moi, je monterai un instant au château: j'ai à parler à M. de Saint-Luc, qui y loge. N'oubliez pas cela, je vous prie, et soyez prêt de bonne heure.»
Justine étoit chez moi quand j'y arrivai. La marquise avoit ressenti de mortelles inquiétudes en apprenant qu'un voleur, caché dans la chambre de Justine, avoit été arrêté et conduit chez un commissaire, où M. de B… s'étoit aussitôt transporté. Elle avoit chargé sa femme de chambre, non moins tremblante, de courir chez moi, d'y attendre mon retour, et de me prier de l'instruire exactement d'une rencontre dont les suites pouvoient être sérieuses. Justine pleura quand elle sut que je l'avois sacrifiée pour sauver sa maîtresse. «Je sens bien, me dit-elle, que cela ne pouvoit se faire autrement; mais monsieur va dire qu'il faut qu'on me chasse; et madame, déjà fâchée contre moi, saisira peut-être avec plaisir cette occasion de me renvoyer.» Je consolai la pauvre fille en l'assurant que je lui trouverois une place, et que, dans tous les cas, je ne l'abandonnerois pas.
Dès que Justine fut partie je changeai d'habits, je me débarbouillai, et je courus chez Rosambert, à qui je racontai les joyeux accidens de la nuit passée. Je lui dis ensuite que, s'il vouloit voir Adélaïde, il se trouvât le lendemain aux Tuileries, dans l'allée qu'on appelle l'allée du Printemps. Le comte me promit qu'il y seroit avant midi.
Dans l'après-dîner je reçus une visite de Derneval, qui m'annonça que la nuit du lendemain nous verroit au couvent, quelque temps qu'il fît. «Mon cher Faublas, ajouta-t-il, nous allons nous séparer!—Comment?—Les affaires qui me retenoient ici sont terminées; tout est préparé pour la grande entreprise que je médite depuis plusieurs mois. Dans la nuit de demain j'enlève Dorothée.—Ah! Derneval, et comment verrai-je ma Sophie quand vous nous aurez abandonnés?—N'avez-vous pas votre pavillon?—Mais la grille du jardin?—Vraiment vous avez raison, je n'y songeois pas.—Derneval, pourriez-vous livrer au désespoir votre ami et l'ami de votre amante?—Non, Chevalier, non, je parlerai à Dorothée, nous ne partirons pas que vous n'ayez une clef de la grille; croyez que, s'il le faut, je différerai d'un jour l'exécution de mes projets.»
Derneval me laissa livré à des réflexions cruelles, qui m'agitèrent toute la soirée et toute la nuit suivante. «Il part, me disois-je, il part avec ce qu'il aime! et moi je reste, et peut-être ne verrai-je plus ma Sophie! Sophie osera-t-elle ouvrir cette grille? osera-t-elle venir seule au jardin? Et puis l'enlèvement de Dorothée ne fera-t-il pas dans ce couvent un éclat terrible? Ne prendra-t-on pas les plus sages précautions pour empêcher qu'à l'avenir un pareil attentat ne se renouvelle? Le jardin ne sera-t-il pas mieux gardé qu'auparavant? Ah! ma jolie cousine, il ne me sera plus permis que de t'apercevoir quelquefois à travers les jalousies de mon pavillon. Ah! Derneval! ah! Dorothée! vous nous abandonnez! est-ce là ce que vous nous aviez promis?…» C'est ainsi que, ne prévoyant pas les grands événemens qui se préparoient, je reprochois à Derneval son départ précipité, que bientôt j'allois désirer plus ardemment que lui.
Il y eut encore cette nuit un brouillard épais, qui tomba au lever du soleil. Le baron, plus tôt éveillé qu'à l'ordinaire, trouva que le temps étoit humide et froid. Il ne savoit s'il iroit chercher Adélaïde, il craignoit que sa chère fille ne s'enrhumât. J'observai à mon père que le soleil alloit échauffer l'air, et qu'aucune journée de l'automne ne seroit plus belle. M. Duportail, qui arriva sur les dix heures, fut de mon avis: nous allâmes tous trois chercher ma sœur à son couvent, et bientôt nous descendîmes aux Tuileries. Le baron ordonna à ses gens d'aller nous attendre au Pont-Tournant. «Je monte, nous dit-il, chez M. de Saint-Luc, promenez-vous…—Dans l'allée du Printemps, mon père?—Oui. Je suis à vous tout à l'heure.»
Nous fîmes plusieurs tours d'allée: Rosambert parut enfin; il remercia le hasard qui lui procuroit une aussi heureuse rencontre. Il fit à Adélaïde tous les complimens qu'elle méritoit, et pendant un quart d'heure il s'occupa tellement de la sœur que le frère étoit oublié. Cependant je faisois mille efforts pour m'attirer son attention. Impatient de le consulter sur les malheurs nouveaux qui menaçoient mes amours, je le pris par le bras, et le priai de m'accorder un moment. Il daigna enfin m'entendre: nous doublâmes le pas sans nous en apercevoir. Ma sœur, qui ne pouvoit régler sa marche sur la nôtre, resta derrière, accompagnée seulement de M. Duportail. Nous ne songeâmes à revenir sur nos pas que quand nous fûmes au bout de l'allée. En nous retournant, nous vîmes Adélaïde fort loin de nous, au milieu de trois hommes: nous nous hâtâmes d'approcher. A quelque distance nous reconnûmes dans les deux nouveaux venus mon père et M. de B…; ils se parloient avec chaleur. «Courons vite, me dit Rosambert, il se fait là-bas quelque quiproquo.» Au moment où nous arrivâmes, le marquis disoit à mon père:
«De quoi vous mêlez-vous, Monsieur?»
Le Baron de Faublas.
De quoi je me mêle! Connoissez-vous celle que vous insultez?
Le Marquis.
Si je connois Mlle Duportail!
Le Baron, avec emportement.
Ce n'est pas Mlle Duportail, Monsieur, c'est ma fille. M. Duportail n'a pas d'enfans.
Le Marquis, très vivement.
M. Duportail n'a pas d'enfans! et qui est-ce donc qui a couché avec ma femme?
Le Baron.
Que m'importe?
Le Marquis.
Il m'importe à moi, et je sais bien que c'est Mlle Duportail que voilà… (en montrant ma sœur). Elle est un peu changée, par la raison que je disois tout à l'heure.
Le Baron, furieux.
Par la raison que vous disiez tout à l'heure! Vous osez répéter!… Morbleu! Monsieur, mettez un habit d'amazone à cet étourdi (en montrant le chevalier de Faublas), et la demoiselle Duportail que vous avez vue, vous la verrez encore.
Le Marquis, regardant le chevalier d'un air stupéfait.
Se pourroit-il?
Cependant M. Duportail et Rosambert partageoient leur attention entre Adélaïde, qui paroissoit prête à pleurer, et le baron, dont leurs représentations ne pouvoient modérer la fureur.
Le Chevalier de Faublas s'approche du baron.
De grâce, mon père!
Le Marquis, regardant toujours le chevalier.
Son père!
Le Baron lance un regard terrible à son fils.
Taisez-vous, Monsieur; savez-vous ce qu'on dit à votre sœur? J'arrive au moment où on la félicite de ce qu'elle est accouchée avant terme et de ce qu'il n'y paroît guère. Morbleu! déguisez-vous en femme, attrapez des sots, mais ne compromettez pas votre sœur.
Le Marquis regarde le chevalier avec la plus grande attention.
Plus je l'examine… (Il lui fait un geste menaçant, et court à M. Duportail.) Si tu n'es pas un lâche, réponds-moi. (En montrant Adélaïde.) Cette demoiselle est-elle ta fille? (En montrant le chevalier.) Est-ce ce jeune homme que j'ai vu chez toi en habit d'amazone?
M. Duportail, avec le plus grand sang-froid.
Monsieur, vous ne savez pas que ma naissance est au moins égale à la vôtre; mais je suis trop heureux de pouvoir conserver sur vous quelque avantage. Je me souviendrai des égards que se doivent encore des gentilshommes quand ils deviennent ennemis, Monsieur: je ne vous tutoierai pas; quant à vos questions, je voudrois bien n'être pas obligé d'y répondre… Marquis, cette demoiselle n'est pas ma fille; c'est ce jeune homme que vous avez vu chez moi en habit d'amazone.
M. de B… garda quelque temps un morne silence; il vint à moi, il prit ma main, qu'il serra fortement: d'un coup d'œil je lui fis comprendre que je l'entendois. Mon père aperçut ces signes meurtriers, car je l'entendis qui se disoit tout bas: «Ne pourrai-je jamais maîtriser mes premiers transports? Colère aveugle! funeste emportement! si tu allois me coûter mon fils!—Tu m'as indignement joué, me dit le marquis en baissant la voix. Demain, à cinq heures du matin, trouve-toi à la Porte Maillot. Je n'ai pas à me plaindre de ton père; mais Duportail et Rosambert sont tes complices: dis-leur que j'emmènerai deux de mes parens pour les punir. Adieu. Tu verras si je sais me venger.»
A ces mots il s'éloigna. Nous étions environnés d'une foule de gens que le bruit de notre querelle avoit attirés. Adélaïde, étonnée et tremblante, se soutenoit à peine; nous gagnâmes, aussi vite que sa foiblesse put nous le permettre, le Pont-Tournant où deux voitures nous attendoient. Le baron monta dans la nôtre avec ma sœur; Rosambert nous reçut, M. Duportail et moi, dans la sienne; et, pour échapper à la foule qui nous suivoit, les cochers eurent ordre de nous mener ventre à terre, et de ne regagner l'hôtel du baron qu'après avoir fait de longs détours.
M. Duportail nous dit alors: «Messieurs, pourquoi faut-il que vous nous ayez quittés? vous étiez à peine à trente pas, quand M. de B… nous a abordés. Il m'a accablé de politesses, et a fait mille questions à mademoiselle votre sœur, qui ne savoit que répondre. Je vous assure que moi-même je comprenois peu de chose aux discours qu'il lui tenoit. J'espérois que vous alliez revenir et m'aider à sortir de l'embarras dans lequel je me trouvois. M. de B…, qui déjà m'avoit félicité vingt fois du retour de ma fille et de la bonne santé dont elle paroissoit jouir, M. de B… s'est adressé à mademoiselle votre sœur: «D'honneur, Mademoiselle, vous vous portez fort bien; je vous trouve peu changée.» Ici le marquis a baissé la voix; mais, comme je n'étois pas sans inquiétude, j'ai prêté l'oreille. «Cela est étonnant, a-t-il dit, car, si je calcule bien, vous êtes accouchée avant terme.» Mlle de Faublas a fait un cri; je me suis écrié avec indignation: «Accouchée avant terme! Monsieur, vous osez!…» Malheureusement le baron étoit déjà derrière nous; tout à coup il s'est jeté entre sa fille et le marquis, et d'un ton furieux il a dit à celui-ci: «Qu'appelez-vous accouchée avant terme? vous me ferez raison de cet insolent propos.»
«Messieurs, vous savez à peu près le reste, et cette cruelle scène, ajouta M. Duportail en me regardant, aura sans doute des suites fâcheuses.—Oui, Monsieur, oui sans doute, elle en aura. Demain, à cinq heures du matin, M. de B…, accompagné de deux de ses parens, nous attendra tous trois à la Porte Maillot.—Encore un duel! encore du sang! s'écria Rosambert.—Voyez, Faublas, me dit M. Duportail; voyez quels sont les fruits d'une passion criminelle! Demain six braves hommes vont s'égorger à cause de la marquise de B…! Demain, quel que soit l'événement du combat, monsieur le comte et moi, nous serons punis d'avoir participé à vos égaremens; nous en serons punis, car, tout guerrier que je suis, je l'ai cent fois éprouvé, il est bien cruel de ne sauver sa vie qu'en immolant un ennemi que souvent on estime. M. de Rosambert et moi, nous allons bientôt verser le sang de deux hommes que nous ne connoissons peut-être pas, qui jamais ne nous ont fait le moindre mal…—Ah! Monsieur, je suis plus à plaindre que vous; je me bats avec le marquis, avec le marquis, à qui j'ai fait tout le mal possible!…—Il est fort singulier, interrompit Rosambert, que, dans cette affaire-ci, je soutienne votre querelle! il est fort singulier que je me batte pour vous parce que vous m'avez soufflé ma maîtresse… Mais, Messieurs, trêve de réflexions, s'il vous plaît, nous n'avons pas de temps à perdre. Demain, à six heures du matin, si nous ne sommes pas morts, il faudra que nous sortions du royaume.—François, s'écria M. Duportail, vous qui m'avez donné l'hospitalité, je ne vous quitterai donc qu'après avoir transgressé la plus sage de vos lois!—Messieurs, poursuivit Rosambert, où nous retirerons-nous?» Je répondis vivement: «En Allemagne.—Oui, en Allemagne, si vous le voulez bien, nous dit M. Duportail.—En Allemagne, soit», répliqua le comte.
Nous arrivâmes à l'hôtel. Adélaïde et le baron montoient déjà le grand escalier: M. Duportail courut à eux, croyant que j'allois le suivre. Je dis adieu à Rosambert. «Comment! où allez-vous donc?—Chez Derneval. Mon ami, occupez-vous des soins que la circonstance exige, songez à assurer notre fuite.—Mais ne vous verra-t-on pas dans la soirée?…—Je ne puis répondre de rien; peut-être ne serai-je ici que demain à quatre heures du matin.» Je m'éloignai au moment où M. Duportail revenoit sur ses pas pour me chercher.
J'entrai chez Derneval d'un air si effaré que d'abord il me demanda quel malheur m'étoit arrivé.
«Mon ami, j'ai demain une affaire d'honneur; demain je meurs, ou Sophie quitte la France avec moi. Il faut que la chaise de poste dans laquelle vous devez enlever Dorothée emporte aussi Mlle de Pontis.» Derneval ne fut pas médiocrement surpris; nous nous occupâmes le reste de la journée des préparatifs de toute espèce que nécessitoit notre grande entreprise. J'aurois pu, dans la soirée, passer un moment à l'hôtel; mais je craignis que le baron ne m'y retînt. Un peu avant minuit je cachai mon épée sous un ample manteau; Derneval prit la même précaution. Nous sortîmes accompagnés de trois domestiques dont mon ami me garantissoit la bravoure et la fidélité. Arrivés sous les murs du couvent, nous jetâmes dans le jardin un gros paquet qui contenoit tout ce qu'il faut pour habiller deux hommes de la tête aux pieds; et, dès que notre échelle de corde fut attachée, nous ordonnâmes à deux de nos domestiques de faire sentinelle à quelque distance, et au troisième, de s'en aller pour nous amener notre chaise de poste à quatre heures précises.
Nous descendîmes au jardin: Derneval et Dorothée me laissèrent sous l'allée couverte avec ma jolie cousine. Nous allâmes nous asseoir au pied de ce marronnier si propice aux amours. Je regardois Sophie sans lui rien dire, et j'arrosois ses mains de mes larmes.
«Que signifie donc ce silence? me dit-elle. Que veulent dire ces pleurs?—Sophie, ces pleurs annoncent des malheurs affreux. Ne sais-tu pas que Dorothée nous quitte?—Oui, mais son départ est différé d'un jour, à cause de nous.—Non, ma Sophie, non, son départ n'est pas différé, Derneval l'emmène cette nuit.—Cette nuit!—Oui, je ne puis te voir au parloir, je ne pourrai plus te voir au jardin: nous voilà séparés pour jamais. Ma Sophie, cette nuit est la dernière que nous ayons à passer ensemble.—La dernière! s'écria-t-elle d'un ton douloureux.—Oui, la dernière: Dorothée nous quitte, Dorothée t'abandonne; elle sacrifie tout à sa tendresse pour Derneval! Derneval est plus heureux que moi!—Ah! mon ami, pouvez-vous désirer un bonheur qui me coûteroit le mien?—Sophie! voici la dernière nuit que nous ayons à passer ensemble!—Mon ami, passons-la de manière que nous n'ayons aucun reproche à nous faire demain.—Demain! demain nous gémirons séparés! et cependant Derneval et Dorothée seront sur la route de l'Allemagne.—De l'Allemagne!… Ils vont en Allemagne?—Oui, ma bien-aimée.—Ils vont en Allemagne!… Eh bien, mon cher Faublas, nous irons bientôt les rejoindre; Mme Munich m'assure que le baron de Gorlitz ne tardera pas à me venir chercher.—Le baron de Gorlitz arrivera trop tard.—Pourquoi trop tard?—Il arrivera trop tard, ma bien-aimée!—De grâce, expliquez-vous.—Sophie, le départ de Dorothée est le moindre malheur dont nos amours soient menacés.—Mais apprenez-moi donc… Faublas, ne m'avez-vous pas dit cent fois qu'à l'arrivée du comte de Gorlitz vous iriez vous jeter à ses pieds pour lui demander sa fille?—En vain le baron de Gorlitz me l'accorderoit-il, si mon père ne veut pas consentir à cet hymen.—Mais votre père l'approuvera dès que le mien…—Sophie, je ne dois pas vous abuser; mon père me destine une autre femme.—Une autre femme! et c'est vous qui me l'annoncez! cruel! je vous entends trop bien!… je suis sacrifiée! je suis sacrifiée!—Non, ma Sophie, non, rassure-toi. Je te renouvelle ici mes sermens mille fois répétés; jamais une autre ne portera le nom de mon épouse; mais, si tu n'es pas la mienne, n'en accuse que toi.—Moi!—Oui, cet hymen si désiré, tu n'as pas voulu le rendre nécessaire.—Je ne vous entends pas.—Ah! si depuis trois mois, moins rebelle aux vœux de ton amant…—Mon cher Faublas, que me dites-vous?—J'aurois présenté ma Sophie au baron de Faublas, je lui aurois dit: «Elle a reçu ma foi; nos sermens sont écrits dans le ciel: j'ai séduit sa foible jeunesse, il ne lui manque que le titre de mon épouse…»—Qui? moi!… Faublas! j'aurois acheté par mon déshonneur…—Par ton déshonneur! tu ne m'aimes donc guère, puisque tu te croiras déshonorée de m'appartenir!… Cruelle! qu'attends-tu donc pour couronner l'amour le plus tendre? Nous allons être séparés! bientôt on te conduira dans une terre étrangère, loin de ton amant désolé! Sophie, ouvre les yeux sur les dangers qui nous menacent: tu peux les prévenir, tu peux t'unir à moi par des liens indissolubles et sacrés; daigne, ma tendre amie, daigne…—Non, non, jamais je n'y consentirai; jamais.»
Je fis d'inutiles efforts pour triompher de sa vertu. Désespéré d'une résistance opiniâtre qui ne me laissoit aucun espoir, je me livrai à toute ma douleur. «Vos sanglots me déchirent le cœur, me dit Sophie, mais qu'exigez-vous de moi?—Je n'exige plus rien.—Dans quel accablement je vous vois plongé, mon ami, mon bon ami! (Elle serra mes mains dans les siennes.)—Sophie! jamais douleur ne fut plus profonde et plus juste. Sophie, les heures s'écoulent, le jour paroîtra trop tôt, et, je vous le répète, cette nuit est la dernière que nous ayons à passer ensemble.—O ciel! de quel ton il me parle! quel sombre désespoir respire dans toute sa personne!… O mon ami! que vos larmes paroissent douloureuses! (Elle les essuyoit avec son mouchoir.)—Elles sont cruelles… Elles annoncent la mort.—Dans quel funeste égarement!…—Ma bien-aimée, mon âme est dévorée d'un noir chagrin; mais ne croyez pas que ma raison s'altère. Sophie, je pleure maintenant, bientôt vous pleurerez aussi, bientôt une affreuse nouvelle, répandue dans toute la ville, pénétrera jusque dans cette enceinte, et vos tardifs regrets ne vous rendront pas votre amant.—Cruel! vous pourriez attenter à votre vie?—Non, ce ne sera pas de ma main que partira le coup mortel… Sophie! si ma vie vous étoit chère, je la défendrois contre le marquis de B…—Grand Dieu! vous allez vous battre!»
Elle tomba en foiblesse, je lui prodiguai les soins que sa situation exigeoit; mais, dès qu'elle commença à reprendre ses esprits, je profitai de mes avantages avec une promptitude qui bientôt m'assura la victoire.
Dernier combat de la pudeur vaincue, premier triomphe de l'amour récompensé, moment de la possession, moment de volupté suprême! le plus éloquent des écrivains a consacré vos délices dans un ouvrage immortel[14]: il faut vous taire, puisqu'on ne peut vous exprimer aussi bien.
[14] Tout le monde sent qu'il est ici question de la Nouvelle Héloïse.
Quatre heures et les matines venoient de sonner, quand Derneval s'avança sous l'allée couverte. Je courus au-devant de lui: il me dit que la chaise de poste étoit arrivée; que Dorothée, obligée de le quitter pour une demi-heure, rentreroit bientôt au jardin, et ne mettroit pas beaucoup de temps à changer d'habits. Je l'interrompis pour le prier de s'éloigner. «Ma Sophie est à moi, lui dis-je, il faut maintenant que je la détermine à partir.»
Je retournai vers mon amante, et, lui montrant les habits d'homme que j'avois apportés pour elle, je la conjurai de s'en vêtir et de laisser les siens. «Comment? pourquoi?—Derneval et Dorothée partent pour l'Allemagne, ton cœur ne te dit-il pas que nous partons avec eux?—Moi! je donnerois à mon père l'affreux chagrin… Hélas! ne suis-je donc assez coupable?—Écoute-moi, ma Sophie.—Non, je ne veux pas vous écouter; non, cruel, vous m'avez perdue! Mon déshonneur étoit préparé… (Elle se jeta dans mes bras.) Faublas, maintenant tu peux tout sur ton épouse; mais prends pitié d'elle! ah! n'abuse point de tes droits! ah! ne rends pas son déshonneur public!—O ma chère Sophie! je voudrois t'épargner des alarmes cruelles; mais tu me forces à te rappeler que le marquis…—Hélas!—Ne tremble plus pour des jours auxquels les tiens sont attachés; ton époux sera victorieux, ton époux… La famille entière du marquis, il la défieroit maintenant! Mais tu ne connois pas les lois du royaume, Sophie: si après avoir vaincu mon ennemi je reste ici, je suis exposé à perdre la tête sur un échafaud.—Ah! malheureuse! où suis-je? qu'ai-je fait?—Sophie, il faut partir: nous irons en Allemagne; le baron de Gorlitz ne pourra te refuser à ton amant, et mon père confirmera mon bonheur… Ma chère Sophie, souffre que ton époux t'habille.»
Les trois quarts sonnent avant que Sophie soit entièrement travestie. Dorothée vient nous joindre; Derneval, impatient, me représente qu'il ne faut pas que l'aurore le trouve dans la ville, et que j'ai affaire à la Porte Maillot.
«Quoi! nous ne partons pas tous quatre ensemble? s'écrie Sophie.—Ma bien-aimée, l'honneur m'appelle; je te laisse avec Dorothée, je te remets sous la protection de Derneval. Derneval ne gagnera guère qu'une poste sur moi; il doit m'attendre à Meaux: dans deux heures je vous rejoins.» Sophie se jette dans mes bras. «Je ne vous quitte pas! je ne vous quitte pas!» Derneval frappe du pied. «Le brouillard nous favorise encore, dit-il; mais le jour va nous surprendre ici.» Je m'arrache des bras de Sophie. «Faublas! si vous me quittez, je ne partirai pas.—Eh bien, Sophie, je ne te quitterai pas, hâtons-nous de sortir d'ici.»
Derneval avoit prévu que nos deux amies auroient trop de peine à escalader le mur avec des échelles de cordes, il s'étoit pourvu de deux courtes échelles de bois. Dorothée, depuis longtemps préparée à son enlèvement, fut bientôt dans la rue; mais Sophie seroit tombée vingt fois si je ne l'avois suivie de près. Arrivée à la chaise de poste, elle voulut m'y voir monter le premier. «Mais, Sophie, l'honneur m'appelle!—L'honneur! eh! ne vous ai-je pas sacrifié le mien? Ingrat que vous êtes! je ne vous quitte point, vous ne vous battrez pas! je ne veux pas que vous vous battiez!»
Voilà ce qu'elle me disoit, quand j'entendis sonner cinq heures. Jamais situation ne fut plus cruelle que la mienne! Dans mon désespoir, je tire mon épée pour m'en frapper. Derneval m'arrête. Sophie, tremblante, s'écrie: «Eh bien! je vous obéis, je pars!» Tandis qu'on la place près de Dorothée, je dis à Derneval: «Il est cinq heures: s'il faut que je m'en aille à pied, j'arrive trop tard, je suis déshonoré. Je vais démonter un de vos trois hommes; qu'il se rende le plus vite qu'il pourra à l'hôtel, où je vais passer pour ordonner qu'on lui donne le cheval que sans doute on a préparé pour moi.» Sophie, presque mourante, se penche à la portière. «Mon ami, me dit-elle; ah! du moins, menez-moi sur le champ de bataille.—Mes chers amis! ma Sophie! dans deux heures je vous rejoins.—Barbare! cher amant, cher époux, songe à toi, défends ma vie!»
Je vis partir la chaise de poste, et je gagnai au grand galop la rue de l'Université. Jasmin m'attendait à la porte de l'hôtel: «Hâtez-vous, mon cher maître, hâtez-vous. Monsieur le baron vous a fait chercher de tous les côtés; désespéré de votre absence, il s'est fait seller un cheval, il a pris son épée; je crains bien qu'il ne soit allé se battre pour vous.—Ah! mon Dieu!»
Je partis ventre à terre; Jasmin galopoit sur mes pas: «Monsieur, vous ne prenez donc pas votre bon coureur?—Va-t'en au diable,… retourne à l'hôtel, un homme va venir te demander un cheval, donne-lui le mien.»
Je poussai si vigoureusement celui que je montois qu'en peu de temps je découvris la Porte Maillot. Bientôt j'aperçus le baron environné de plusieurs hommes. Aux gestes que je lui vis faire, je jugeai qu'il défioit le marquis. Il me parut que M. Duportail, Rosambert et les deux parens de M. de B… s'opposoient à ce combat.
Dès qu'on me vit, on se sépara. «J'en étois sûr, s'écria Rosambert.—Monsieur, me dit le baron, vous arrivez bien tard!—Trop tard, mon père, trop tard sans doute, puisque vous alliez exposer vos jours.» M. de B… m'interrompit: «S'il n'avoit été question que de faire la jolie femme, tu te serois levé plus matin. Viens donc, femmelette lâche et perfide, ta mort va tout à l'heure venger mes affronts.»
Nos épées se croisèrent. La grande supériorité que j'avois acquise dans l'art de l'escrime et le sang-froid que j'opposois à la fureur du marquis balançoient en ma faveur l'immense avantage que donnoit à celui-ci une attaque sans danger. A la vue de mon ennemi, je m'étois rappelé mes torts envers lui, et, quoique excusable à bien des égards, je sentois que j'avois plus d'un reproche à me faire. Je ne pouvois me déterminer à menacer la vie d'un homme dont j'avois affligé l'amour-propre et compromis l'honneur. Content de parer ses coups, je le laissois se consumer en efforts inutiles, et, me fiant absolument sur mon adresse, je me flattois que, bientôt épuisé de fatigue, il seroit trop heureux de sauver ses jours en s'avouant vaincu. Mon espérance fut trompée. Mon père, demeuré spectateur d'un combat si affreux pour lui, se tenoit à dix pas de là; je pouvois le voir suivre d'un œil inquiet le mouvement rapide de nos épées. Plus d'une fois je crus qu'emporté par son impatience, il alloit s'élancer dans la lice; bientôt il courut à un arbre prochain, et, l'embrassant avec force, il s'y tint péniblement cramponné. M. de B…, la menace et l'injure à la bouche, ne cessoit de provoquer ma colère, et me pressoit toujours avec une vigueur dont j'étois étonné. Il n'avoit pu cependant me faire perdre un pouce de terrain, et jusqu'alors ma tranquille résistance n'avoit fait qu'augmenter sa fureur. Tout à coup, maîtrisant les transports de sa rage, il me trompa par une feinte adroite; je revins un peu tard à la parade, le fer ennemi, trop légèrement écarté, glissa le long de ma poitrine, qui soudain se teignit de sang. Mon père jeta un cri d'effroi et tira son épée; mais aussitôt il s'arrêta et la brisa comme indigné; puis, levant les yeux au ciel, joignant ses mains, et se jetant à genoux: «O Ciel! ô Ciel! s'écria-t-il, mon Dieu! ayez pitié de moi! Dieu tout-puissant, conservez-moi mon fils!»
Je ne pus soutenir le spectacle déchirant du désespoir de mon père. Le marquis, à son tour, vivement pressé, se défendit vaillamment, mais ne retarda que de quelques instans le coup fatal. Sa chute devoit finir les mortelles anxiétés du baron. Cependant je vis mon père tomber sur le gazon presque en même temps que mon ennemi. J'imaginai que le baron me croyoit grièvement blessé; je courus à lui, et, découvrant ma poitrine: «Rassurez-vous, ce n'est qu'une légère meurtrissure.» Mon père, sans dire un seul mot, se releva, regarda ma blessure et la baisa. Je voulus me jeter dans ses bras, il me retint et me montra le champ de bataille.
Je promenai mes regards autour de moi; je vis que l'un des parens du marquis étoit étendu sans mouvement, et que l'autre faisoit bander la plaie qu'il avoit dans le flanc. Un chirurgien pansoit Rosambert, que soutenoient M. Duportail et plusieurs domestiques. «Nous avons fait coup pour coup, me dit le comte, dès que je fus près de lui: mon adversaire ne me paroît pas trop blessé, j'en suis bien aise; mais il m'a jeté par terre, j'en suis fâché.» Le baron ne tarda pas à nous joindre; il entendit le chirurgien nous assurer que le comte n'étoit pas mortellement blessé, mais qu'il ne pouvoit sans danger s'exposer aux fatigues d'un long voyage. «J'aurai soin de lui, s'écria le baron, sauvez-vous.—Oui, sauvez-vous, répéta Rosambert; allons, Faublas, embrassons-nous et va-t'en.» Mon père me tint longtemps pressé contre son sein. «Voilà une malheureuse affaire qui dérange nos projets, dit-il à M. Duportail: Lovzinski, sers-lui de père jusqu'à ce que je puisse vous aller trouver. Que je ne vous retienne plus, mes amis, partez: voici d'excellens coureurs qui vous porteront en moins d'une heure à Bondy, où vous trouverez une chaise. J'ai fait placer des relais jusqu'à Claye, vous ne prendrez des chevaux de poste qu'à Meaux; faites la plus grande diligence jusqu'à ce que vous soyez en lieu de sûreté; ne vous arrêtez qu'à Luxembourg.»
Enfin nous partons, nous trouvons à Bondy la chaise de poste, le postillon de mon père, et mon fidèle Jasmin. Les relais se succèdent rapidement jusqu'à Meaux; c'étoit à Meaux aussi que Derneval devoit prendre des chevaux de poste; c'étoit là qu'il avoit promis de m'attendre un quart d'heure. Je demande si l'on n'a pas vu trois jeunes gens suivis de trois domestiques. On me répond qu'ils sont partis depuis une demi-heure. Mêmes questions, mêmes réponses à Saint-Jean les Deux-Jumeaux, à la Ferté-sous-Jouarre, à Montreuil-aux-Lions. Derneval avoit toujours une demi-heure sur moi, il craignoit apparemment qu'on ne le poursuivît, il se hâtoit; avoit-il tort? Mais quelle devoit être l'inquiétude de Sophie!
M. Duportail, étonné de m'entendre multiplier les questions et de me voir prodiguer l'argent, me demande quel intérêt si vif je prends à ces jeunes gens. «Monsieur, ce sont trois frères qui ce matin ont eu, comme nous, une affaire d'honneur; il faut absolument que je les joigne. Ah! je vous en prie, courons à franc étrier.—Mais, mon ami, si nous laissons notre chaise, il faudra peut-être faire le reste de la route à cheval.—Ah! je ne crains pas la fatigue.—Et moi, Faublas, j'y suis accoutumé.»
A Vivray, nous laissons notre chaise et Jasmin, nous montons à cheval. Derneval étoit bien servi; nous ne le joignons qu'à une demi-lieue au-dessus de Dormans. Sophie pousse un cri de joie dès qu'elle m'aperçoit; elle se jette à la portière, elle me tend les bras. «Chère épouse, chère amie, modère l'excès de ta tendresse, elle te trahiroit: M. Duportail me suit, songe que tu es le frère de Derneval.»
A Port-à-Binson, Derneval descendit, salua M. Duportail, le pria d'excuser ses frères qui ne se montroient pas, et nous dit: «Comme il est intéressant qu'on perde nos traces, si par hasard on nous poursuit sur cette route, j'ai pris des précautions que sans doute vous approuverez. A deux milles au-dessous d'Épernay, nous renverrons les chevaux qu'on nous aura fournis à la poste prochaine, pour en prendre de meilleurs qu'un de mes amis, prévenu depuis plusieurs jours, a sûrement fait préparer. Un chemin de traverse nous conduira à Jalons, par un détour qui n'est pas très long. Des relais en nombre suffisant doivent être posés sur la route jusqu'à Sainte-Menehould, où nous reprendrons la poste. Mais, Messieurs, quand j'ai pris ces mesures pour assurer ma fuite, je ne comptois pas sur vous. Démonter mes gens pour vous donner leurs chevaux, ce seroit fort inconsidérément affoiblir notre escorte. Heureusement ma chaise est grande et commode, vous voudrez bien y monter tous deux, et moi je me charge de la mener, je serai votre postillon.»
M. Duportail se fit presser, et finit par accepter. Je dis tout bas à Derneval que j'allois me trouver dans un étrange embarras. «Mon ami, vos prétendus frères sont si jolis! je crains surtout leurs voix douces et les tendres distractions de Sophie: M. Duportail ne pourra longtemps s'y méprendre. Derneval, recommandez à nos deux amies de dormir bien profondément, quand M. Duportail et moi nous prendrons place dans la voiture. Il n'y a que ce moyen-là; une imprudence seroit si dangereuse que c'est le cas de se sauver par une impolitesse.»
Tout se passa comme Derneval nous l'avoit fait espérer. Nous trouvâmes un relais à quelque distance d'Épernay. Quelle émotion j'éprouvai, quand je me vis placé dans la chaise de poste, vis-à-vis de ma Sophie! Sophie paroissoit dormir, mais de mes genoux je pressois les siens, qui répondoient à ce doux appel, et quelques soupirs à peine étouffés m'annonçoient encore que ma jolie cousine veilloit pour son amant.
«Ces deux jeunes gens sont les frères de M. Derneval? me dit Lovzinski très étonné.—Il l'assure au moins.» M. Duportail ne me fit pas alors d'autres questions: je remarquai seulement qu'il ne regarda plus Dorothée, et qu'il ne cessa de considérer ma Sophie, qui, plus tranquille depuis que j'étois près d'elle, s'endormit réellement en feignant de dormir.
Après une demi-heure de silence, M. Duportail me dit qu'il ne croyoit pas être avec les frères Derneval. Je répondis tranquillement: «Ni moi non plus.—Comment! vous me disiez…—Oui, parce qu'il me l'avoit dit; je ne connois pas ses frères, moi!—Eh bien, Faublas, il y a du louche dans cette aventure.—Ma foi! je le crois.—Faublas,… ce sont des femmes déguisées.—D'honneur, Monsieur, je le parierois comme vous.»
M. Duportail se tut, et pendant un quart d'heure encore regarda ma Sophie avec une attention toujours plus marquée. Enfin, il me montra Dorothée et me dit: «Celle-ci est jolie; mais celle-là… (il me montroit ma jolie cousine, et ses yeux s'animoient) est mieux, n'est-il pas vrai?—Beaucoup mieux…—Et puis sa figure… (la voix de M. Duportail s'altéroit) est charmante, qu'en dites-vous? oh! oui… charmante! sa figure…» (Il poussa un long soupir, et n'acheva pas.)
Les yeux toujours attachés sur mon amante, M. Duportail resta plongé dans une profonde rêverie jusqu'au moment de notre arrivée à Sainte-Menehould. Là, tandis que le maître de poste faisoit atteler et tâchoit de persuader à nos gens que ses rosses étoient d'excellens chevaux, M. Duportail aborda Derneval, et, d'un ton préoccupé, lui demanda si les deux dames qui dormoient encore dans la chaise étoient ses parentes. «Puisque leur déguisement n'a pu vous tromper, répondit Derneval, étonné comme moi de cette question au moins indiscrète, il faut vous dire, Monsieur, que l'une est ma femme, et l'autre… ma sœur, ajouta-t-il en me regardant.—Votre sœur? Laquelle des deux, Monsieur? reprit M. Duportail.—Celle qui est de ce côté-ci. (Derneval montroit ma Sophie.)—Monsieur, vous avez une sœur bien intéressante; sa figure… Monsieur, je vous félicite d'avoir une telle sœur…»
Ma surprise augmentoit à chaque mot que disoit M. Duportail. Je ne sais s'il s'en aperçut, mais il me tira un moment à l'écart; il me dit: «Faublas, admirez le pouvoir prodigieux d'une grande passion qui survit à son objet. L'aimable sœur de Derneval m'intéresse singulièrement, et savez-vous pourquoi? c'est qu'en la voyant j'ai cru revoir l'épouse que je pleure tous les jours. Oui, mon cher Faublas, au premier coup d'œil je me suis dit: «Voilà Lodoïska!» Je me le suis dit encore lorsque j'ai détaillé avec plus d'attention tous les traits de cette figure à la fois belle et jolie. Oui, mon ami, telle vous auroit paru la fille de Pulauski, lorsque, sous des habits d'homme, elle fuyoit avec son père et son époux les Russes persécuteurs. Un peu moins jeune, mais non moins belle, étoit alors Lodoïska; Lodoïska tout entière respire dans cette charmante personne!»
J'écoutois M. Duportail avec un plaisir secret. Persuadé qu'il cherchoit à se tromper lui-même sur la nature des sentimens qu'il éprouvoit, je ne pouvois m'empêcher de plaindre intérieurement un homme sensible, que son âge et son expérience défendoient mal contre les charmes dangereux d'un amour naissant, et pourtant je m'applaudissois de l'excès de mon bonheur, qui sans doute me susciteroit mille rivaux.
Cependant on n'attendoit plus que nous; le jour baissoit, nous courûmes toute la nuit; le lendemain, à huit heures du matin, nous entrâmes dans Luxembourg: nous descendîmes à la première auberge. Pendant la courte collation que nous y fîmes, M. Duportail prodigua à ma jolie cousine les complimens les plus flatteurs. Il ne sentit qu'il avoit besoin de repos qu'au moment où nos amies, fatiguées d'un voyage si long pour elles, témoignèrent le désir de se retirer. Derneval s'étoit occupé avec l'hôte du soin de nous faire préparer quatre chambres, une pour les deux dames, les deux nôtres contiguës à la leur, celle de M. Duportail tout au fond du corridor.
Derneval prit la main de Dorothée; Lovzinski, plus prompt que moi, s'empara de celle de Sophie: il conduisit mon amante jusqu'à la porte de la chambre préparée pour elle, et soupira en se retirant dans celle qu'on avoit réservée pour lui. Dès que nous le crûmes endormi, Derneval et moi nous entrâmes dans la chambre de nos épouses. Dorothée venoit de se mettre au lit; Sophie, encore habillée, écoutoit en pleurant quelques mots de consolation que lui adressoit son amie. Derneval me dit tout bas de l'emmener. «Viens, ma Sophie, viens, laissons ces amans ensemble; ils ont, comme nous, mille choses à se dire.» Je la pris dans mes bras et la portai dans ma chambre: quel doux fardeau pour un amant!
«Il est donc vrai, me dit-elle en sanglotant, qu'une première faute entraîne toujours une faute plus grave! Il est donc vrai qu'une fille malheureuse, trahie par son cœur, abusée d'un fol espoir, quand elle a commencé par hasard quelques démarches inconsidérées, peut finir par violer ses devoirs les plus sacrés! Pourquoi suis-je venue si souvent à ce fatal parloir? Pourquoi vous ai-je reçu dans ce jardin plus fatal encore? Ah! je n'aimois pas la vertu, puisque je lui ai préféré mon amant! Ah! j'ai mérité mon opprobre, puisque je m'y suis si légèrement exposée!—Sophie, que dis-tu? quelles horribles réflexions empoisonnent ton bonheur!…—Mon bonheur!… Est-ce donc au sein des remords que je puis le goûter?—Sophie! dès ce soir, quelle que soit l'intention de M. Duportail, je pars avec toi pour Gorlitz: nous irons nous jeter aux pieds de ton père…—Jamais, jamais je n'oserai me présenter devant lui.—Tu ne m'aimes donc pas?—Je ne t'aime pas! moi! Faublas, mon ami! Sophie, maintenant avilie à ses propres yeux, bientôt déshonorée aux yeux de sa famille entière, ta Sophie pourroit-elle supporter la vie, si son amour ne lui restoit pas?… Cher amant! cher époux! mon repentir t'offense? mes remords t'outragent? eh bien! pardonne-moi mes remords et mon repentir: va, dans ce moment même où ma conscience alarmée gémit, ah! je le sens bien, ma raison égarée, ma foible raison, cède encore à ma passion fatale!»
Sophie se jeta dans mes bras: un même lit nous reçut tous deux. Il étoit plus de midi quand nous nous endormîmes; un bruit affreux nous réveilla quelques heures après.
«Ne vous en avisez pas, crioit Derneval, je brûle la cervelle à quiconque ose entrer ici!» Au moment même on m'ordonne d'ouvrir ma porte; j'entends, avec autant de surprise que d'effroi, la voix de mon père. Sophie, tremblante, se cache sous la couverture; je m'habille à la hâte et très négligemment, j'ouvre ma porte. M. Duportail entre avec le baron de Faublas. «Vos indignes projets sont donc remplis! me dit celui-ci: vous avez donc osé…» A l'instant même ceux qui frappoient à la porte de Derneval entrent dans ma chambre. Je reconnois Mme Munich. «Le voilà! c'est lui!» dit-elle à un vieillard qui la suit. L'inconnu m'appelle infâme ravisseur, et met l'épée à la main. Je saute sur la mienne, je m'écrie: «Quel est cet insolent étranger?» Le baron m'arrête, il me dit: «Malheureux! c'est un père qui vient chercher sa fille à Paris le jour même que vous l'enlevez!—Quoi! Monsieur seroit…» Le vieillard m'interrompt: «Je suis le baron de Gorlitz.»
A ce nom, Sophie jette un cri terrible; elle écarte la couverture et les rideaux, se soulève avec effort, étend les bras vers son père, et s'évanouit. «Ainsi le crime est consommé!» s'écrie M. de Gorlitz à la vue de Sophie presque nue. M. Duportail a peine à retenir mon père qui m'accable de reproches. Le baron de Gorlitz me crie de me mettre en garde. «Tu as déshonoré ma vieillesse, vil séducteur, je veux me venger ou mourir.» Il dirige vers moi la pointe de son épée; je jette la mienne à ses pieds. «Frappez, je ne me défendrai pas contre le père de Sophie; mais plaignez votre fille, écoutez-moi, écoutez sa justification. Sophie se meurt, secourons-la.—La secourir? répond M. de Gorlitz; que cent coups mortels me vengent et la punissent.» Il court à sa fille l'épée haute; je me précipite sur lui, je le saisis au corps. «Barbare! prends ma vie; mais garde-toi d'approcher de Sophie, je la défendrois même contre son père! Monsieur, daignez m'entendre, votre fille est innocente, c'est moi qui l'ai perdue, je suis seul coupable.»
Tandis que je m'efforce de fléchir M. de Gorlitz, tandis que M. Duportail essaye de calmer les fureurs de mon père, Mme Munich prodigue à ma Sophie des secours inutiles. Sophie vient de pousser un long soupir et d'ouvrir les yeux; mais, en voyant ceux qui l'environnent, elle est retombée dans un évanouissement plus profond.
C'est alors que Derneval, suivi de trois hommes armés, se précipite dans ma chambre; il demande fièrement de quel droit on vient troubler le repos des voyageurs. «Et quel intérêt prenez-vous à nos querelles?» lui répond mon père sur le même ton. Je ne sais quelle réplique Derneval lui prépare; mais, forcé de partager mon attention entre plusieurs objets également chers, je crie à Derneval: «Mon ami, modérez-vous, voilà mon père, et voilà le père de Sophie.» Derneval et ses gens se retirent, mais ils s'arrêtent dans le corridor.
Cependant M. de Gorlitz s'est assis; aux emportemens de sa colère a succédé tout à coup un calme apparent. Il garde un effrayant silence; d'un œil sec il contemple tour à tour mon père, sa fille et moi. Je le crois livré au plus affreux désespoir, car je sais que les grandes douleurs sont muettes et n'ont pas de larmes.
Mon père s'approche et tâche de le consoler. Je vole à Sophie, que Mme Munich veut rappeler à la vie. M. Duportail est au chevet de son lit, il n'a pas l'air moins ému, moins agité, moins tremblant que moi. En un instant je répète cent fois le nom de mon amante; à ma voix, elle ouvre un œil mourant: «Hélas! tu m'as perdue!» me dit-elle; et ce reproche trop mérité augmente pour moi l'horreur de cet affreux moment.
Mon père continue de dire à M. de Gorlitz ce qu'il croit le plus propre à calmer sa douleur. Celui-ci l'interrompt sans cesse par cette exclamation si cruelle: «Elle n'est point ma fille!» M. Duportail unit ses prières à celles de mon père; il dit à M. de Gorlitz: «Du moins, écoutez sa justification! il ne se peut guère que votre fille soit tout à fait innocente, mais peut-être est-elle excusable. Sous des dehors aussi intéressans cache-t-on un cœur corrompu? Écoutez sa justification.»
Le Baron de Gorlitz.
Messieurs, je vous répète à tous deux qu'elle n'est point ma fille.
M. Duportail.
Mais…
Le Baron de Gorlitz.
Elle n'est pas ma fille, sa gouvernante le sait bien. Mme Munich vous dira que j'avois adopté cette enfant pour lui donner une partie de mes biens. Elle avoit à peine sept ans quand mes collatéraux avides et jaloux tentèrent de l'empoisonner; c'est pour cela que je l'ai fait élever en France.
M. Duportail, ému.
Elle n'est pas votre fille? Connoissez-vous ses parens?
Le Baron de Gorlitz.
J'aurois pu les découvrir sans doute, je ne les ai point cherchés; c'est un crime dont le Ciel ne permet pas que je recueille le fruit.
M. Duportail, vivement.
Monsieur!…
Le Baron de Gorlitz, avec humeur.
Monsieur, daignez me donner un moment d'attention.
Qu'on se figure l'inquiétude que j'éprouve pendant cette étrange explication. Sophie voudroit parler, sa foiblesse ne le lui permet pas; mais elle écoute péniblement. Son visage se couvre d'une pâleur mortelle; une sueur froide coule sur son front décoloré.
«Messieurs, continue le baron de Gorlitz, j'ai passé ma vie au milieu des armes. En 1771, je servois dans les armées russes, nous faisions la guerre à des Polonois révoltés.
M. Duportail.
A des Polonois? en 1771?
Le Baron de Gorlitz.
Oui, Monsieur; mais vous m'interrompez à chaque instant… Après une sanglante victoire remportée sur eux, je ne demandai pour ma portion d'un butin considérable qu'un enfant âgé de deux ans à peu près.
M. Duportail se lève et court vers Sophie.
Ah! ma chère Dorliska!
Le Baron de Gorlitz, le retenant.
Dorliska? c'est le nom que j'ai trouvé écrit au bas d'une miniature attachée sur sa poitrine.
M. Duportail tire promptement un portrait de sa poche.
Monsieur, voilà le pareil portrait… O ma fille! ma chère fille!
Le Baron de Gorlitz, le retenant encore.
Votre fille, Monsieur? quelles sont les armes de votre maison?
M. Duportail, montrant son cachet.
Les voilà.
Le Baron de Gorlitz.
C'est cela même; elle les porte gravées sous l'aisselle.
Sophie pousse un cri, recueille ses forces, tend les bras à M. Duportail; Lovzinski l'embrasse et pleure.
«Ah! ma chère fille, tu m'es enfin rendue! mais, hélas! en quel lieu, dans quel état je te trouve! Quelle amère douleur empoisonne le moment le plus heureux de ma vie! Dorliska! sais-tu quelle étoit ta mère? Ta mère brûla pendant plusieurs années d'un amour légitime et chaste; amante vertueuse, elle fut digne de devenir épouse; mère tendre, elle ne cessa de pleurer ta perte; ton souvenir remplit ses derniers momens. «Cherche partout ma chère Dorliska»; ce furent les derniers mots que prononça Lodoïska mourante. Moi, depuis douze ans je me suis occupé d'un soin si cher à mon cœur; depuis douze ans je n'ai pas imaginé de plus grand bonheur que celui de retrouver ma fille adorée… Hélas! et, quand je la tiens dans mes bras, je gémis sur elle et sur moi!… O la plus sage des épouses! ô la plus respectable des mères! Lodoïska, tes mânes fidèles errent sans doute autour de nous. Que tu dois plaindre Dorliska séduite, maintenant au pouvoir d'un ravisseur! que tu dois plaindre Lovzinski, devenu, par un destin bizarre et cruel, le complice de l'enlèvement de sa fille, le témoin de son déshonneur!»
M. Duportail se jette dans un fauteuil; sa fille, éperdue, oublie qu'elle est presque nue; elle se précipite hors de son lit, et tombe aux pieds de son père. Mme Munich, attentive, saisit la courte-pointe dont elle enveloppe Sophie. Celle-ci s'écrie:
«Ah! vous êtes mon père; mon cœur me le dit, votre générosité me le prouve, vous daignez reconnoître une fille indigne de vous!»
M. Duportail repousse sa fille, il détourne le visage: «Cruelle enfant!» lui dit-il.
Sophie tient une de ses mains, je m'empare de l'autre, je me jette aux genoux de Lovzinski.
«Monsieur, votre douleur me tue! Je ne suis plus heureux, puisque vous souffrez; mes fautes deviennent plus graves, puisqu'elles coûtent des larmes à mon ami, à l'ami de mon père, au père de ma Sophie! Lovzinski, vous êtes outragé; mais que votre colère retombe tout entière sur celui qui l'a méritée:… votre fille est innocente. Votre fille! si vous saviez dans quels pièges elle fut attirée, combien de temps elle résista à la séduction, par combien de combats elle m'a fait acheter ma coupable victoire!… Lovzinski, votre fille est innocente; lavez vos affronts dans mon sang,… ou plutôt, vous qui portez un cœur sensible et tendre, vous qui connoissez le pouvoir d'un amour vif et mutuel, vous qui savez combien les passions peuvent égarer un jeune homme ardent, une fille abusée; Lovzinski, ne soyez pas inexorable, ayez pitié de notre âge: excusez-la,… pardonnez-moi. D'un mot vous pouvez réparer nos erreurs et légitimer nos foiblesses; conduisez-nous au pied des autels: là je répéterai les sermens qui m'unissent à ma Sophie; là vous retrouverez votre Dorliska.»
Mon père joint ses prières aux miennes: M. Duportail paroît ému, il se tait pourtant; mais on voit qu'il médite sa réponse. Enfin il embrasse sa fille avec un mouvement passionné, il me regarde sans colère, et d'un ton calme il demande que tout le monde se retire, qu'on le laisse passer le reste de la soirée avec sa fille.
Le lendemain j'épousai Dorliska.
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