Title: Voyages du Capitaine Lemuel Gulliver, En Divers Pays Eloignes, Tome I de III
Author: Jonathan Swift
Release date: March 29, 2020 [eBook #61691]
Most recently updated: October 17, 2024
Language: French
Credits: Produced by Mohammad Aboomar for the QuantiQual Project;
Project ID: COALESCE/2017/117 (Irish Research Council)
DU CAPITAINE
LEMUEL GULLIVER,
EN
DIVERS PAYS ELOIGNEZ.
tome premier.
Premiere Partie. Contenant le voyage de Lilliput.
A LA HAYE,
Chez P. GOSSE & J. NEAULME.
MDCCXXVII.
TABLE
Qui est l’Auteur de ce Voyage, & de quelle famille: Premiers Motifs qui le portérent à voyager. Il fait naufrage, & se sauve à la Nage sur la Côte de Lilliput; est fait prisonnier, & amené plus avant dans le Pays.
L’Empereur de Lilliput, acompagné de plusieurs personnes de distinction, vient voir l’Auteur. Description de la personne & des habits de l’Empereur: Quelques savans du premier ordre sont chargez d’enseigner à l’Auteur la langue du pays. Il se fait aimer par sa douceur. On fait l’Inventaire de ce qui se trouve dans ses poches, & on lui ôte son épée & ses pistolets.
Etrange maniére dont l’Auteur divertit l’Empereur & la Noblesse de l’un & l’autre sexe de la Cour de Lilliput. Autres divertissemens de cette Cour. L’Auteur est mis en Liberté à de certaines Conditions.
Description de la Capitale de Lilliput nommée Mildendo, & du Palais de l’Empereur. Conversation entre l’Auteur & un desprémiers Secretaires sur les Affaires de l’Empire. L’Auteur s'ofre à servir l’Empereur contre ses Ennemis.
Par un Stratagème inoui l’Auteur previent une Invasion. Titre d’Honneur qui lui est conferé. L’Empereur de Blefuscu envoye des Ambassadeurs pour demander la paix. Le Feu prend à l’Apartement de l’Imperatrice, mais est éteint par le secours de l’Auteur.
Sciences, Loix & Coutumes des Habitans de Lilliput. Maniére d’élever leurs Enfans. Comment l’Auteur vivoit en ce pays. Justification d’une des premiéres Dames de la Cour.
L’Auteur étant informé que ses Ennemis avoient dessein de l’accuser de Haute Trahison, se refugie à Blefuscu. Maniére dont il y est reçu.
Par un bonheur singulier, l’Auteur trouve moien de quiter Blefuscu, & après avoir surmonté quelques Dificultez, revient sain & sauf dans sa Patrie.
TABLE
DEscription d'une furieuse Tempête. La Chaloupe est envoyée à Terre pour faire de l’Eau; L’Auteur s’y embarque afin de découvrir le Pays: Il est laissé sur le Rivage, pris par un des Habitans, & conduit chez un Fermier. Maniére dont il y est reçu. Description des Habitans.
Description de la fille du Fermier. L’Auteur est mené à une Ville prochaine, & ensuite à la Capitale. Particularitez de ce Voyage.
L’Auteur est conduit à la Cour. La Reine l’achête du Fermier & le presente au Roi. Il dispute avec les Professeurs de Sa Majesté: est logé à la Cour, fort dans les bonnes graces de la Reine. Il defend l’Honneur de sa Patrie, & a querelle avec le Nain de la Reine.
Description du pays. Projet pour la correction des Cartes Geographiques. Ce que c’étoit que le Palais du Roy & la Capitale. Maniere dont l’Auteur voyageoit. Description d'un des principaux Temples de la Capitale.
Diferentes Avantures qu’eut l’Auteur. Execution d’un Criminel. L’Auteur montre son Habileté dans l’Art de la Navigation.
L’Auteur tâche par toutes sortes de moyens de s’aquerir la Bienveillance du Roi & de la Reine. Il fait paroitre son habileté dans la Musique. Le Roi s’informe de l’Etat de l’Europe, & l’Auteur satisfait amplement sa curiosité. Reflexions du Roi sur ce que l’Auteur vient de lui raconter.
Amour de l’Auteur pour sa Patrie. Il fait au Roi une ofre fort avantageuse, qui est néanmoins rejettée. Ignorance du Roi en Politique. Bornes étroites dans lesquelles les sciences de ce Pays sont renfermées. Loix & Afaires Militaires de cet Etat. Quels troubles l’ont agité.
Le Rot & la Reine font un tour vers les Frontiéres; l’Auteur a l’honneur de les acompagner. De quelle maniére il quita ce pays. Il revient en Angleterre.
CATALOGUE
les plus Nouveaux qui se trouvent à la Haye chez P. Gosse & J. Neaulme, Libraires.
ANtiquitez Sacrées & Profanes des Romains Fr. Lat fol. 1726.
Burnetii de Statu Mortuorum & Resurgentium 8. 1727.
--- de Fide & Officiis Christianorum 8.1727. Burmanni Vita Hadriani VI. 4. 1727.
Ceremonies & Coutumes de tous les Peuples du Monde avec des figures gravées par Picard fol. 3. vol. 1723. à 1725.
Colloques de Cordier Lat. Fr. 12. 1727. Decamerone di Boccaccio sopra l’edizione di Rolli 2. vol. 12. 1727.
Essais de Montaigne 5. vol. 12. 1727. Histoire des Chevaliers de Malthe 4. 4. vol. fig. 1726.
--- le même 5. vol. 12. 1726.
--- du Concile de Constance par l’Enfant 2. vol. 4. 1727.
--- de la Vie & des Ouvrages de Fenelon 12. 1727.
--- des Tromperies des Prêtres & des Moines 2. vol. 8. 1727.
--- du Commerce & de la Navigation des Anciens par Huet 8. 1726.
Lettres de Madame la Marquise de Sevigné 2. vol. 12. 1726.
--- du Chevalier d’Her*** par Fontenelle 12. 1727.
Lettres sur divers sujets par Milleran 8. 1726.
--- sur les Anglois, les François & les Voyages 8. 1725
Misantrope par V*E* 2. vol 12. 1726. Mentor Moderne 4. vol 12. 1727.
Memoires de Montglat 4. vol. 12. 1727.
--- de Boulainvilliers 8. 2. vol. 1727.
Nouveau Testament reveu par les Pasteurs de Geneve 4. 1726.
Ode Principia Philosophiæ 4. 2. vol. 1727.
Phædri Fabulæ Burmanni 4. 1727.
Rutgersii Apodcticæ Demonstrationes 4. 1727.
Sermons sur divers textes de l’Ecriture Sainte par Mr. Huet 8. 1727.
Terentii Comediæ & Phædri Fabulæ Bent ley 4. 1727.
Traité du Mouvement des Eaux par Pujol 4. 1726.
Voyages de Thevenot 5. vol. 12. 1727.
Avertissement au Relieur.
Pour placer les Figures dont les pages ne sont pas marquées.
Le Portrait de l’Auteur devant le Titre.
La Figure No. 1. au Tom. I. 1. partie, pag. 9
--- No. 2. au Tom. I. 2. partie, pag. 114
--- No. 3. au Tom. II. 1. partie, pag. 7
--- No. 4. au Tom. II. 2. partie, pag. 108
Qui est l’Auteur de ce Voyage, & de quelle Famille: prémiers motifs qui le portérent à voyager. Il fait naufrage, & se sauve à la nage sur la Côte de Lilliput, est fait prisonnier, & amené plus avant dans le Païs.
Mon Pére avoit peu de biens, situez dans la Comté de Nottingham: mais en recompense cinq fils, dont je suis troisiéme. Il m’envoya à l’âge de quatorze ans au Collége à Cambridge, où je m’apliquai diligemment à l’étude pendant l’espace de trois années: mais comme les moyens de mon Pére étoient trop médiocres pour subvenir aux fraix de mon entretien, (qui pour dire le vrai n’alloient guères loin,) je fus mis aprentif chez le Sieur Jaques Bates, un des meilleurs Chirurgiens de Londres, chez qui je restai quatre ans. Mon Père m’envoyoit de tems en tems quelque argent, que j’employois à me faire enseigner cette partie des Mathematiques qui a raport à la Navigation, & dont la connoissance est nécessaire à ceux qui ont dessein de voyager; dessein à l’exécution duquel je me croyois en quelque sorte destiné.
En quitant mon Maitre, je m’en retournai chez mon Pére, qui, conjointement avec mon Oncle Jean & quelques autres parens, me fit avoir quarante livres, avec promesse de me fournir trente livres sterling par an pour m’entretenir à Leyde, où j’étudiai en Medecine deux ans & sept mois, parce que cette Science est très-utile dans des voyages de long cours.
Peu après mon retour de Leyde, mon bon Maitre Mr. Bates me recommanda pour être Chirurgien de l’Hirondelle, dont le Capitaine Abraham Pannell étoit Commandant: Pendant trois ans & demi que je demeurai avec lui, je fis deux voyages au Levant, & dans quelques autres endroits. De retour, je pris la resolution de m’établir à Londres: Mr. Bates approuva mon dessein, & me procura quelques pratiques. Je me logeai petitement, & la fantaisie m’ayant pris de me marier, j’épousai la fille d’un bon Bourgeois, qui m’aporta quatre cens livres en mariage. Mais la mort de mon bon Maitre, qui arriva environ deux ans après, & le peu d’amis que j’avois, furent cause que bien-tôt je n’eus pas grand chose à faire. D’ailleurs ma conscience ne me permettoit pas d’imiter quelques-uns de mes Confréres, qui traitent leurs Patiens de maniére, qu’ils ne sauroient guéres courir risque d’être desœuvrez. Ayant donc pris conseil de ma femme, & de quelques amis, je resolus de retourner en Mer. Je fus successivement Chirurgien de deux Vaisseaux, & pendant six ans je fis diférens voyages aux Indes Orientales & Occidentales, qui me valurent quelque chose. J’employois mes heures de loisir à la lecture des meilleurs Auteurs, tant Anciens que Modernes, ayant toujours une bonne provision de Livres avec moi, & quand j’étois à terre, je m’appliquois à étudier le genie & la maniére des Peuples avec qui je conversois, aussi bien qu’à apprendre leurs langues, ce que j’ai toujours eu une grande facilité à faire, à cause de la fidelité de ma mémoire.
Mon dernier voyage n’ayant pas autrement bien réüssi, je me dégoutai de la Mer, & formai le dessein de rester déformais chez moi avec ma femme & mes enfans. Je changeai deux fois de quartier, espérant d’avoir plus à faire que dans celui que je quitois; mais c’étoit toujours à peu près la même chose, c’est à dire, tien. Après trois ans d’attente inutile, j’acceptai une offre fort avantageuse qui me fut faite par le Capitaine Guillaume Prichard, qui étoit Maitre d’un Vaisseau nommé la Gazelle, & qui avoit dessein de partir pour la Mer du Sud. Nous fimes voiles de Bristol le 4. May 1699. & d’abord nôtre voyage fut fort heureux.
J’ai quelques raisons de croire qu’il n’est pas nécessaire de fatiguer le Lecteur du recit des Avantures, qui nous sont arrivées dans ces Mots: il suffira de l’avertir, qu’en faisant cours vers les Indes Orientales, nous fumes accueillis d’une violente tempête, qui nous poussa vers le Nord-Ouest du Païs de Diemen. Par une observation nous trouvâmes que nous étions à 30 degrez & 2 minutes de latitude Meridionale. Le travail excessif & la mauvaise nourriture nous avoient fait perdre douze hommes de notre équipage, & le reste étoit en assez mauvais état.
Le cinquiéme de Novembre, qui est le tems où l’Eté commence en ce Païs-là, le tems étant extraordinairement embrumé, les Matelots apperçurent un Rocher, éloigné du Vaisseau de la longueur à peu près d’un demi cable, mais le vent étoit si violent, que le Vaisseau fut jetté dessus, & peu après mis en pièces. Cinq hommes de l’équipage & moi, tâchâmes de nous sauver dans la Chaloupe, & de nous éloigner du Rocher & de notre Vaisseau. A force de ramer, pous nous en éloignâmes, si je ne me trompe, à la distance d’environ neuf miles: mais alors nous fumes entiérement sur les dents, parce que nos forces avoient déja été presque épuisées, par le travail que nous avions été obligez de faire, pendant que nous étions encore dans le Vaisseau. Nous abandonnâmes donc notre Chaloupe à la merci des flots, qui l’engloutirent une demi heure après. J’ignore ce que devinrent mes cinq Compagnons, & ceux que j’avois laissez dans le Vaisseau, mais il est très apparent que tous sont péris: pour moi, je nageai au hazard, poussé par le vent & par la marée; j’essayai plus d’une fois quoique inutilement, si je ne trouverois pas de fond: mais enfin, par le plus grand bonheur du monde, j’en trouvai, dans l’instant que je n’en pouvois plus, & presque en même temps, la Tempête se ralentit. Je fis près d’un mile avant que de gagner la Côte, parce que la pente du rivage vers la Mer, étoit presque imperceptible, & ce fut environ à huit heures du soir que j’y arrivai. Je fis à peu près un demi mile sans appercevoir ni Maisons, ni Habitans: l’extréme fatigue que j’avois soufferte, le chaud qu’il faisoit, & par dessus cela, une demi-pinte d’eau de vie que j’avois avalée en quitant le Vaisseau, m’accablérent de sommeil. L’herbe étoit tendre, je m’y couchai, & dormis plus de neuf heures, aussi profondément que j’aye fait en ma vie, car le jour commençoit à poindre quand je m’éveillai: je voulus me lever, mais il me fut impossible, parce que mes bras & mes jambes, étoient fortement attachez à la terre des deux côtez: mes cheveux mêmes qui étoient longs & épais s’y trouvérent tellement attachez, que je ne pus lever la tête, ce que j’aurois fort souhaité de faire à cause de la chaleur du Soleil, qui commençoit à m’incommoder. J’entendois quelque bruit confus autour de moi, mais dans l’attitude où j’étois, je ne pouvois voir que le Ciel. Peu de tems après, je sentis quelque chose qui se mouvoit sur ma jambe gauche, & qui s’avançant doucement sur ma poitrine, vint jusqu’à mon menton. En tâchant, autant que la situation ou j’étois pouvoit me le permettre, de voir ce que c’étoit, j’apperçus une créature humaine qui n’avoit pas six pouces de hauteur, avec un arc & une flêche dans ses mains, & une trousse de fleches sur le dos. Dans le même instant je sentis (autant que je pus le conjecturer) une quarantaine de petits hommes de la même sorte, qui suivoient le prémier. Dans l’étonnement inexprimable où j’étois, je fis un cri si grand, que tous s’enfuirent de frayeur, & que même quelques uns d’eux, comme cela me fut raporté depuis, se firent bien mal en sautant de mes côtez à terre. Cependant, ils ne tardérent guéres à revenir, & un d’eux qui s’avança assez pour me regarder en face, levant ses mains & ses yeux d’admiration au Ciel, s’écria d’une voix petite mais distincte, Hekinah Degul: les autres repetérent plusieurs fois les mêmes mots, mais je ne savois alors ce qu’ils signifioient. Le Lecteur conçoit aisément que pendant tout ce tems j’étois fort mal à mon aise. A la fin, faisant tous mes éforts pour me détacher, j’eus le bonheur de rompre les liens qui attachoient mon bras gauche à la terre: en levant le bras je vis comment ils s’y étoient pris pour me lier, & que c’étoit à de petites chevilles fichées en terre, que mes liens avoient tenus. Dans le même tems je me donnai tant de mouvemens, quoi que ce ne fut pas sans douleur, que les liens qui attachoient mes cheveux à gauche, se relachérent de deux pouces, & me donnérent moyen de tourner tant soit peu la tête. Ces petites créatures s’enfuirent alors une seconde fois, avant que j’en pusse saisir aucune: en sautant à terre elles jettérent un grand cri, (j’entens à proportion de leur taille,) qui fut suivi de ces deux mots, Tolgo phonac, qu’un d’entr’eux prononça à haute voix. A peine ces mots furent-ils prononcez, que je sentis plus de cent flêches décochées contre ma main gauche, qui me piquérent à peu près comme auroient pû faire autant d’éguilles: par dessus cela, ils jettérent une autre sorte, de flêches en l’air, comme nous jettons nos Bombes en Europe, dont plusieurs (quoi que je ne les aie point senties) me sont sans doute tombées sur le corps, & quelques autres sur le visage, que je couvris d’abord de la main gauche. Quand cette grêle de flêches fut cessée, je me mis à gemir fort douloureusement, & faisant de nouveaux efforts pour me détacher, j’essuyai une décharge plus grande encore que la premiére: quelques-uns d’eux tachérent de me transpercer avec leurs piques, mais par bonheur ils n’en purent venir à bout, parce que j’avois un colletin de buffle: je crus que le meilleur parti que je pouvois prendre étoit de me tenir coy, & mon dessein étoit de rester comme cela jusqu’à la nuit, bien sûr que pouvant me servir de la main gauche, je me détacherois alors entiérement: car à l’égard des Habitans j’avois raison de croire que quand même ils assembleroient une armée entiére contre moi, je pourois leur tenir tête, si tous étoient de la taille de ceux que je voyois. Mais tous ces projets n’eurent point lieu. Quand les Habitans virent que je restois coy, ils cessérent de tirer; mais par le bruit que j’entendois, je connus que leur nombre s’augmentoit; & environ à la distance de quatre verges, vis à vis de mon oreille droite, j’ouïs pendant plus d’une heure, une sorte de bruit pareil à celui qu’on fait lorsqu’on bâtit. Je tournai, le mieux qu’il me fut possible, la tête de ce côté-là, & vis une maniére de Théatre, élevé de terre d’un pied & demi, & deux ou trois échelles pour y monter: le Théatre pouvoit contenir quatre Habitans. Un de ceux qui y étoient, & qui me paroissoit un homme de distinction, m’adressa un long Discours, dont je ne compris pas un seul mot. J’oubliois de dire qu’avant que de commencer sa harangue, il s’étoit écrié trois fois Langro Dehulsan: (ces mots & les autres dont j’ai parlé me furent expliquez dans la suite:) il les eut à peine prononcez, que plus de cinquante Habitans vinrent, & coupérent les liens auxquels le côté gauche de ma tête étoit
attaché, ce qui me donna le moien de la tourner à droite, & de bien considerer celui qui alloit me haranguer: Il me paroissoit être entre deux âges, & plus grand qu’aucun des trois autres qui l’accompagnoient, dont l’un étoit un page qui lui portoit la queuë, & qui me parut tant soit peu plus grand que mon doit du milieu: les deux autres étoient à ses côtez pour le soutenir.
Je suis persuadé qu’il étoit fort éloquent, car quoique je n’entendisse pas sa langue, je m’apperçus bien qu’il se connoissoit en mouvemens pathetiques, & qu’il employoit tour à tour les promesses & les menaces pour me persuader. Je lui repondis de la maniére du monde la plus soumise, levant la main gauche & les yeux vers le Soleil, comme voulant l’apeller à témoin: la faim me dicta une partie de ma reponse, n’ayant rien mangé depuis 24. heures; je ne pus m’empêcher de faire connoitre que j’avois besoin de nourriture, & cela en mettant souvent un doit dans ma bouche, (ce qui, à dire le vrai n’étoit pas autrement poli.) Le Hurgo, (car c’est le nom qu’ils donnent à un grand Seigneur, comme je l’apris depuis,) me comprit fort bien; il décendit du Théatre, & ordonna que plusieurs échelles seroient appliquées à mes côtés, sur lesquelles plus de cent habitans montérent, en aportant jusqu’à ma bouche des corbeilles remplies d’alimens, que le Roi avoit donné ordre qu’on m’envoïât, dès qu’il avoit reçû la nouvelle de ma venuë dans son pays. Je remarquai qu’il y avoit dans ce qu’on m’offroit, la chair de differens animaux; mais il m’étoit impossible de distinguer par le seul attouchement quelles parties c’étoient: il y avoit des épaules, des gigots, & d’autres parties, formées comme celles d’un mouton, & parfaitement bien apprétées, mais plus petites que les aîles d’une Alouëtte. Je ne faisois qu’une bouchée de deux ou trois, en y ajoutant autant de pains, gros chacun comme une bale de mousquet.
L’étonnement que produisit en eux ma voracité est inexprimable: Quand je fus à peu près rassasié, je fis un autre signe pour demander à boire; il leur parut que si ma soif étoit proportionnée à mon apetit, un peu de boisson ne me sufiroit pas; c’est pourquoi ce peuple qui est fort ingenieux, roula sur ma main un de leurs plus grands tonneaux, qu’ils défoncérent un moment après, & que je vuidai d’un seul coup, ce qui ne me fut pas fort dificile, car il ne tenoit pas demi-pinte, & avoit le gout d’un petit vin de Bourgogne, mais beaucoup plus délicieux. Ils m’aportérent un second tonneau, que je vuidai de la même manière, en faisant signe que j’en souhaitois encore, mais, ils n’en eurent point à me donner. Après que j’eus achevé ces merveilles, ils firent mille cris de joie, & dansérent sur ma poitrine, répétant, comme ils avoient fait auparavant, plusieurs fois ces mots, Hekinah Degul. Ils me firent signe de jetter à terre les deux tonneaux, en prenant pourtant la précaution d’avertir ceux qui étoient dessous de se retirer hors du chemin, avertissement qu’ils exprimérent par les mots de Borach Mivola: Je le fis, & quand ils virent de si prodigieux vaisseaux en l’air, ce furent encore de nouveaux cris de joie & d’admiration. J’avoue que je fus plus d’une fois tenté, pendant qu’ils se promenoient de tous côtez sur mon corps, d’en prendre quarante ou cinquante qui seroient le plus à ma portée, & de les écraser contre terre: Mais le souvenir de ce que j’avois senti, qui selon toutes les apparences, n’étoit pas ce qu’ils pouvoient faire de pis, & ma parole d’honneur, que je leur avois donnée, de ne leur point faire de mal, (car c’étoit là le sens de l’air soumis que j’avois pris en leur adressant ma harangue;) me firent bientôt passer ces envies. Ajoutez à cela, que c’auroit été violer les loix sacrées de l’hospitalité, envers un Peuple qui venoit de me regaler, avec tant de prodigalité & de magnificence.
Cependant, je ne pouvois assez admirer l’intrépidité de ces diminutifs d’hommes, qui dans le temps qu’une de mes mains étoit libre, osoient grimper, & se promener sans crainte sur le corps d’une créature aussi prodigieuse que je devois leur paroitre. Quelque temps après, quand ils virent que je ne demandois plus à manger, un Envoyé de Sa Majesté Imperiale ayant monté sur le bas de ma jambe droite, s’avança presque sur mon visage, avec une douzaine de personnes de sa suite: il me montra ses lettres de créance, sçellées du sceau Imperial, qu’il approcha, tout près de mes yeux, & fit un Discours d’environ dix minutes, sans aucune marque de colère, mais d’un air ferme & resolu; dirigeant souvent ses gestes vers un certain endroit, que je compris ensuite être la Capitale, éloignée d’un demi mile, où l’Empereur, après avoir pris là-dessus avis de son Conseil, avoit ordonné que je ferois conduit. Ma reponse fut courte, mais inutile; je fis signe avec la main dont je pouvois me servir, que je souhaitois d’être délié, ce que je tachai d’exprimer, en la mettant sur mon autre main, sur ma tête & sur mon corps. Il parut qu’il m’entendoit de reste? car il fit un mouvement de tête, qui marquoit clairement qu’il desaprouvoit ma demande; & par de certains gestes il me donna à connoitre, que je devois être emmené comme prisonnier; en ajoutant néanmoins quelques autres signes, pour m’assurer qu’on me fourniroit sufisamment à manger & à boire, & qu’on ne me feroit aucun mauvais traitement. L’idée d’être conduit à la Capitale comme prisonnier, me porta à faire de nouveaux efforts pour rompre mes liens, mais par malheur ces efforts ne servirent qu’à m’attirer encor une grêle de flêches, qui me causerent une sensible douleur aux mains & au visage. Voyant donc que je ne pouvois venir à bout de mon dessein, & que d’ailleurs le nombre de mes ennemis croissoit à chaque instant, je fis signe qu’ils pouvoient faire de moi ce qu’ils voudroient: là dessus Le Hurgo & sa suite prirent congé de moi, de l’air du monde le plus honnête. Quelques momens après, j’entendis piusieurs fois crier, Peplom Selam, & je sentis un grand nombre d’habitans, qui relachérent tellement les cordes qui m’atachoient à gauche, que je pouvois me tourner à droite; & m’aider moi même pour faire de l’eau; ce que je fis tres copieusement, au grand étonnement du peuple, qui conjecturant par mes mouvemens ce que j’alois faire, s’eloigna au plus vîte du torrent qui le menaçoit. Mais avant cela ils m’avoient froté le visage & les mains, avec une sorte d’onguent, dont l’odeur étoit fort agréable, & qui ôta en peu de minutes, le sentiment de douleur que leurs flêches m’avoit causé: Ce remede, & le bon diner que j’avois fait, m’excitérent au sommeil; je dormis environ huit heures, comme je l’appris depuis; & cela n’est pas étonnant, puisque les Medecins, par ordre de l’Empereur, avoient mis dans les tonneaux de vin quelques drogues soporifiques.
Il y apparence que dès qu’on m’eut découvert dormant sur l’herbe, on en avoit d’abord informé l’Empereur, qui là-dessus, après avoir pris avis de son Conseil, avoit ordonné que je serois lié de la maniére que je l’ai raporté, (ce qui fut exécuté pendant que je dormois,) qu’on me fourniroit à manger & à boire, & qu’une Machine seroit preparée pour me mener à la Capitale.
Cette résolution paroitra peut être hardie & dangereuse, & je suis bien persuadé, qu’en pareille occasion aucun Prince de l’Europe ne l’imiteroit, quoiqu’à mon avis il ne se pût rien de plus prudent, ni de plus genereux. Car suposé que pendant que je dormois, les habitans eussent tâché de me tuer avec leurs piques & leurs fléches, je me ferois certainement éveillé d’abord, & peut être que la douleur que j’aurois sentie, m’auroit donné la force de rompre mes liens; après quoi incapables de me resister, ils n’auroient aussi pu espérer aucune grace. Les habitans de ce pays sont de grands Mathematiciens, & excellent sur tout dans les Méchaniques, encouragez à cela par l’Empereur qui est un grand Protecteur des Sciences. Ce Prince a differentes machines qui se meuvent sur des roues, & qui servent à transporter des Arbres & d’autres fardeaux: Il préside lui même à la construction de ses plus grands Vaisseaux de guerre, dont quelques uns sont longs de neuf pieds, & il les fait transporter sur ces machines, de l’endroit ou ils sont bâtis jusques à la mer, qui est quelquefois éloignée de trois ou quatre cent verges. Cinq cent Charpentiers & autres Ouvriers eurent ordre de preparer incessamment la plus grande voiture qu’ils eussent. C’étoit une Machine de bois, longue de sept pieds & large de quatre, qui se mouvoit sur vingt & deux rouës. C’étoit à la vuë de cette énorme machine, qu’avoit été jetté le cri que j’avois entendu; Elle fut placée en ligne parallele avec mou corps: Mais la principale difficulté fut comment on pourroit m’y mettre: Quatrevingt perches, dont chacune avoit un pied en hauteur, furent dressées pour cet effet, & de très fortes cordes de la grosseur d’une ficelle, furent attachées à des bandages, dont mon cou, mes bras & le reste de mon corps étoient envelopez; neuf cent des plus vigoureux d’entreux, furent employez à me lever de terre, & en moins de trois heures, à la faveur de plusieurs poulies, ils vinrent à bout de me mettre dans la voiture, & curent soin de m’y bien lier. Tout cela me fut rapporté depuis, car je n’en vis ni n’en sentis rien, étant profondément endormi, par le soporifique que j’avois avalé. Quinze cent des plus puissans Chevaux de l’Empereur, dont chacun étoit haut d’environ quatre pouces & demi, servirent à me trainer à la Capitale, qui comme je crois l’avoir dit, étoit éloignée d’un demi mile. Nous avions déjà été en chemin trois ou quatre heures, quand je m’éveillai par un accident fort ridicule: la voiture étant arrêtée parce qu’il y avoit quelque chose a y racommoder, deux ou trois jeunes habitans eurent la curiosité devoir quel air j’avois en dormant; ils montérent sur la voiture, & avançant tout doucement jusqu’à mon visage, un d’eux, qui étoit Officier aux Gardes, me fourra dans la narine gauche une grande partie de sa demi-pique, qui chatouilla le nez à peu près comme auroit pû faire un brin de paille, & me fit éternuer d’une grande force: ces Messieurs se retirérent sans que je m’en aperçusse, & ce ne fut que trois semaines après, que je sçus la cause d’un réveil si soudain. Nous fimes une longue marche le reste du jour, & je passai la nuit entre cinq cent gardes, dont la moitié avoit des torches à la main, & l’autre moitié des arcs & des flêches, pour tirer sur moi pour peu que je fisse mine de vouloir me détacher. Le lendemain au Soleil levant, nous continuâmes nôtre marche, & arrivâmes à midi à un endroit éloigné de la Ville d’environ deux cent verges: l’Empereur accompagné de toute sa Cour, vint au devant de nous; mais ses principaux Officiers ne voulurent jamais permettre que l’Empereur exposât sa personne sacrée en montant sur mon corps.
A l’endroit où la voiture s’arrêta, il y avoit un ancien Temple, tenu pour le plus grand du Royaume, qui aiant-été souillé par un meurtre, il y avoit déjà quelques années, avoit été dépouillé de tous ses ornemens, & ne servoit plus qu’à des usages profanes: Il fut dit que je logerois là. La grande porte qui regardoit le Nord, étoit haute de quatre pieds, & tout au plus large de deux, de maniére que je pouvois facilement m’y glisser. De chaque côté de la porte, il y avoit une petite fenêtre à la hauteur de six pouces de terre: à celle qui étoit à gauche furent quatre vingt & onze chaines pareilles à celles qui pendent aux montres des Dames en Europe, & à peu près aussi larges, qui furent attachées à ma jambe gauche avec trente six cadenats. Vis-à-vis de ce Temple, à la distance de vint pieds, il y avoit une Tour haute de cinq pieds au moins; l’Empereur s’étoit rendu sur cette Tour, avec un grand nombre des principaux Seigneurs de sa Cour, pour me contempler à son aise. Suivant le calcul qui en fut fait, plus de cent mille habitans sortirent de la Capitale pour le même sujet; & je parierois qu’en depit de mes gardes, à la faveur de plusieurs échelles, plus de dix mille me montérent successivement sur le corps: Mais cette hardiesse fut reprimée au plus vite, par une proclamation qui la defendoit sous peine de mort. Quand les Ouvriers virent qu’il étoit impossible que je m’échapasse, ils coupérent tous les liens qui servoient à m’attacher. Je me levai de plus mauvaise humeur & plus melancholique que je n’aye été en ma vie: l’étonnement du Peuple en me voiant debout, & un instant après me promener fut inexprimable. Les chaines auxquelles ma jambe étoit attachée, avoient environ deux verges de longueur, & me donnoient non seulement la liberté de me promener en demi cercle, en avant & en arriére, mais attachées à la distance de quatre pouces de la porte, elle me permettoient aussi de me coucher tout de mon long dans le Temple.
L’Empereur de Lilliput, accompagné de plusieurs personnes de distinction, vient voir l’Auteur. Description de la personne & des habits de l’Empereur: Quelques savans du premier ordre sont chargez d’enseigner à l’Auteur la langue du pays. Il se fait aimer par sa douceur. On fait l’Inventaire de ce qui se trouve dans ses poches, & on lui ôte son épée & ses pistolets.
Quand je fus debout, je regardai autour de moi, & j’avouë que je n’ai jamais eu de plus belle vuë. Toute la contrée ne paroissoit qu’un seul Jardin, & chaque champ avoit l’air d’un lit de fleurs. Ces champs dont la plûpart avoient quarante pieds en quarré, étoient entremêlez de bois, dont les plus petits arbres autant que j’en pouvois juger, étoient de la hauteur de sept pieds. J’apperçus à ma gauche la Ville Capitale, qui, de l’endroit d’où je la voiois, ne ressembloit pas mal à ces villes qu’on voit dépeintes sur des décorations de Theatre. Il y avoit déja quelques heures, que j’étois extrêmement incommodé par de certaines necessitez; ce qui n’est guéres étonnant, puis qu’il y avoit presque deux jours entiers que je n’y avois satisfait: la honte & la necessité se livroient chez moi de violents combats. Le meilleur expedient que je pusse imaginer, fut de me trainer dans ma maisonnette, ce que je fis. Je fermai la porte après moi, & m’éloignant autant que ma chaine pouvoit le permettre, je me defis d’un fardeau si incommode. Mais c’est la seule fois en ma vie, que j’aye à me reprocher une pareille mal propreté, dont je me flate pourtant d’obtenir le pardon de tout Lecteur équitable, qui pesera sans partialité, les circonstances ou je me trouvois. Depuis ce temps, dès que j’étois levé, j’ai toujours eu coutume de faire la même chose en plein air, le plus loin de ma maison qu’il m’étoit possible, & chaque matin avant qu’il vint compagnie, deux valets à qui ce soin étoit particuliérement commis, ne manquoient jamais d’ôter tout ce qui auroit pu choquer l’odorat de ceux qui me faisoient l’honneur de me venir voir. Je n’aurois pas insisté si long-tems sur une circonstance, qui à la premiére vue ne semblera peut être pas fort importante, si je n’avois cru qu’il fut necessaire que je fisse l’apologie de ma propreté, que quelques uns de mes envieux, prenant occasion du fait que je viens de raporter, ont osé revoquer en doute.
Après avoir mis à fin cette Avanture, je sortis de ma maison pour prendre l’air. L’Empereur étoit déja decendu de la Tour, & s’avançoit vers moi à cheval, ce qui pensa lui couter cher; car l’animal qu’il montoit, quoique d’ailleurs fort bien dressé, n’étant pas accoutumé à voir une créature de ma sorte, qui devoit lui paroitre une montagne mouvante, se dressa en pieds: Mais ce Prince, qui est parfaitement bon Cavalier, ne perdit pas le fond de la selle, & donna le tems à ceux de sa suite de saisir le cheval par la bride, après quoi il en décendit. Quand il eut mis pied à terre, il me regarda de tous côtez avec grande admiration, mais il se tint toujours hors de ma portée: Il donna ordre aux Cuisiniers & aux Sommeliers, qui s’étoient déjà rendus là, de me fournir à manger & à boire; ce qu’ils firent en mettant ce qu’ils avoient à me donner, dans des especes de machines à rouës, qu’ils poussoient jusqu’à ce que je fusse à portée d’y atteindre. Je pris ces machines, & les vuidai dans un instant: Il y en avoit vingt remplies de mets, & dix de breuvage; chacune de celles-là contenoit deux ou trois bouchées, & à l’égard de la liqueur, la proportion étoit assez bien observée dans celle-ci. L’Imperatrice, les Princes & Princesses du Sang, & grand nombre de Dames, étoient assises dans des fauteuils à une certaine distance: mais quand elles virent l’accident qui avoit pensé arriver à l’Empereur par la faute de son cheval, elles se levérent & s’approchérent de lui. Voici comment ce Prince est fait. Il est plus grand qu’aucun de sa Cour, de l’épaisseur d’un de mes ongles, ce qui seul suffit, pour inspirer du respect à ceux qui le regardent. Il a les traits mâles, les lévres grosses, & le teint couleur d’olive, il se tient fort droit, est bien proportionné dans tous ses membres, & a beaucoup de grace & même de majesté dans toutes ses actions. Il avoit passé alors le printemps de son âge, ayant vint & huit ans & quelques mois, dont il en avoit regné sept, avec toute sorte de prosperité. Pour le voir à mon aise, je me couchai sur l’un de mes côtez, éloigné de lui de trois verges, attitude qui fit, que ma tête fut précisement paralelle à tout son corps. D’ailleurs, il est impossible que la description que je fais ici ne soit exacte, puisque depuis ce tems là, je l’ai tenu plus d’une fois dans mes mains. Son habillement étoit simple, & tenoit pour ce qui regarde la façon, un espèce de milieu entre ceux des Asiatiques, & ceux des habitans de l’Europe; mais il avoit sur la tête un casque d’or fort leger, orné de joyaux, & à la tête duquel étoit attaché une plume. Il avoit une épée nuë à la main, pour se deffendre en cas que je vinsse à rompre mes liens; elle étoit longue de trois pouces tout au plus; la garde & le fourreau en étoit d’or, enrichi de diamans. Sa voix étoit grêle, mais fort claire, & je pouvois l’entendre distinctement, quoique je fusse debout. Les Dames & les Courtisans étoient si magnifiquement habillez, que l’endroit où ils étoient, ressembloit à une jupe étenduë à terre, & brodée de plusieurs figures d’or & d’argent. Sa Majesté Imperiale me fit souvent l’honneur de m’adresser la parole, & je ne manquai pas de lui repondre autant de fois; mais il n’entendit pas un mot de ma réponse, comme je puis protester de ma part n’avoir pas compris une syllabe de ce qu’il me disoit. Il y avoit là quelques Prêtres & quelques Gens de Loi,) autant que je pus le conjecturer parleurs habits,) qui eurent ordre de lier conversation avec moi: Je leur parlai toutes les langues que je savois, & même celles dont je n’avois qu’une fort legére teinture, je veux dire Allemand, Flamand, Latin, François, Espagnol, & Italien: Tout en fut, jusqu’à la Langue Franque; mais sans succès. Deux heures après, la Cour se retira, & on me laissa une bonne garde, pour prévenir l’impertinence, & probablement la malice de la canaille, qui mouroit d’envie de s’approcher de moi, & dont quelques uns eurent l’insolence, pendant que j’étois assis à la porte de ma maison, de me tirer plusieurs flêches, dont une entr’autres pensa m’éborgner. Mais le Colonel ordonna que six des principaux complices de cet attentat seroient saisis, & qu’en punition de leurs crimes, ils me seroientremis entre les mains, ce qui fut exécuté par des Soldats, qui les poussérent avec leurs piques, jusques à ce qu’ils fussent à ma portée. Je les mis tous dans ma main droite: j’en mis cinq dans la poche de mon justaucorps, & pour le sixiéme je fis semblant de vouloir le manger tout en vie. Le pauvre homme jetta des cris affreux, & le Colonel aussi bien que les autres Officiers furent dans de terribles transes, sur tout quand ils me virent prendre mon canif: Mais je ne tardai guéres à les tirer de peine; car prenant un air doux, & coupant un instant après les cordes dont il étoit lié, je le mis doucement à terre, & lui aussi-tôt s’enfuit. Je traitai le reste de mes prisonniers de la même maniére, après les avoir tirés un à un de ma poche: & je remarquai que les soldats & le peuple furent charmez de ce trait de clemence, qui fut rapporté à la Cour, de la maniére du monde la plus avantageuse pour moi.
Vers la nuit je me glissai dans ma maison, où je me couchai à terre: Pendant une quinzaine de jours je n’eus point d’autre lit; mais après ce temps j’en eu un par ordre de l’Empereur. Six cent lits de la mesure ordinaire furent transportez & accommodez dans ma maison. La longueur & largeur de mon lit, étoient de cent cinquante des leurs cousus l’un à l’autre, & l’épaisseur de quatre, ce qui ne m’empéchoit pas néanmoins d’être fort mal couché, parce que le pavé étoit de pierre. Le même calcul fut observé à l’égard des draps & des couvertures. Tout cela n’étoit pas autrement bien, mais endurci de longue main à la fatigue, je m’en accommodai pourtant. Dès que la nouvelle de mon arrivée fut repanduë dans le Royaume, un nombre infini de badauts se rendirent à la Capitale pour me voir; la quantité en fut si prodigieuse, que la plûpart des villages restérent sans habitans, & cela au grand détriment de leurs affaires domestiques, aussi bien que de l’Agriculture: Mais il fut pourvu à ce desordre, par differentes proclamations de sa Majesté Imperiale, qui ordonna que ceux qui m’avoient déjà vu s’en retourneroient chez eux, & n’approcheroient de cinquante verges de ma Maison, à moins que d’en avoir permission de la Cour: Restriction qui valut de grandes sommcs aux Secretaires d’Etat.
Dans ce tems-là l’Empereur tint souvent Conseil, pour savoir ce qu’on feroit de moi; & j’apris depuis d’un des meilleurs Amis que j’aye eu dans ce Païs, qui étoit un homme de la premiére qualité, & qui certainement pouvoit être au fait: j’apris, dis-je, que la Cour étoit cruellement embarassée de ma personne. On y craignoit que je ne vinsse à bout de rompre mes liens, ou que ma voracité ne causât une famine. Quelquefois on y prenoit la resolution de me laisser mourir de faim, & autrefois de me blesser aux mains & au visage, avec des fléches empoisonnées, ce qui m’auroit bien vite depéché. Mais aucun de ces desseins ne fut exécuté, parce que l’on fit attention que la puanteur d’un corps aussi énorme que le mien, infecteroit sans doute l’air, & produiroit dans la Capitale quelque maladie contagieuse, qui se répandroit ensuite par tout le Royaume. Au milieu de ces déliberations, plusieurs Officiers de l’Armée vinrent à la porte de la chambre où se tenoit le Conseil; & deux d’entr’eux ayant été admis, firent raport de la maniére dont j’en avois agi à l’égard des six Criminels, dont il a été parlé ci-devant; ce qui fit une telle impression en ma faveur, non seulement dans l’ame de l’Empereur, mais aussi de tout son Conseil, que tous les Villages jusqu’à la distance de neuf cent verges de la Ville, reçurent ordre de fournir chaque matin, six bœufs, quarante moutons, & quelques autres victuailles pour ma nourriture; avec du pain, du vin, & d’autres liqueurs à proportion. Le payement de toutes ces choses leur étoit assigné sur l’Epargne de Sa Majesté: car ce Prince vit du revenu de ses Domaines, n’exigeant que très-rarement, & que dans des occasions fort pressantes, des subsides de ses Sujets, qui de leur côté sont obligez de le servir dans ses Guerres à leurs propres fraix. Six cent personnes dont les gages étoient payez par l’Empereur, furent choisis pour être mes Domestiques, & il leur fut dressé des tentes à chaque côté de ma porte. Il fut aussi ordonné que trois cent Tailleurs me feroient un assortiment complet d’habits à la maniére du Païs. Que six des plus savans hommes de l’Empire auroient soin de m’enseigner leur Langue: & enfin que les Gardes de l’Empereur, aussi bien que ses Chevaux de ceux de la Noblesse, passeroient souvent devant moi, afin de s’accoutumer à ma vuë. Tous ces ordres furent exécutez avec la derniére précision, & dans l’espace de trois semaines, je fis de grands progrès dans la langue du Païs: Pendant ce tems, l’Empereur m’honora plusieurs fois de ses visites, & me fit la grace de méler souvent ses instructions avec celles de mes Maitres. Nous commencions dèjà à lier ensemble une espèce de conversation; par les prémiers mots que j’apris, je tachai d’exprimer le désir que j’avois d’obtenir ma liberté, & je lui en réïterai chaque jour la demande à genoux. Sa reponse, autant que je pus la comprendre, fut que c’étoit une chose qui demandoit du tems, & à laquelle il ne falloit pas seulement penser sans l’avis du Conseil: qu’avant tout, je devois Lumos Kelmin pesso desmar lon Emposo; c’est à dire, lui jurer que je vivrois en paix avec lui & avec tous ses Sujets: Que cependant je serois bien traité. Au reste, il me conseilla de tacher de m’aquerir sa bienveillance & celle de ses Sujets, par ma patience & par ma discrétion. Il me pria de ne pas prendre en mauvaise part qu’il donnât ordre à quelques-uns de ses Officiers de me fouiller; car qu’il étoit apparent que j’avois sur moi quelques Armes, qui devoient être extraordinairement dangereuses, si elles repondoient à l’immensité de ma taille. Je dis que Sa Majesté seroit obéïe, & que j’étois prêt à me dépouiller, & à retourner mes poches. C’est ce que j’exprimai en me servant de signes, lorsque les paroles me manquoient. Il repliqua que par les Loix du Royaume je devois être fouillé par deux Officiers; qu’il n’ignoroit pas qu’il étoit impossible que cela se fit sans mon secours; qu’il avoit assez bonne opinion de ma générosité & de ma justice, pour confier leurs personnes entre mes mains: Que tout ce qui m’auroit été pris me seroit rendu quand je quiterois le Païs, ou payé suivant le prix que moi-même j’y mettrois. Je pris les deux Officiers dans mes mains, & les mis prémiérement dans les poches de mon justaucorps, & ensuite dans toutes les autres, hormis mes deux goussets, & une autre poche encore où il y avoit quelques bagatelles, qui ne pouvoient être d’usage qu’à moi seul. Dans un de mes goussets, il y avoit une montre d’argent, & dans l’autre quelques piéces d’or dans une bourse. Ces Messieurs, qui avoient avec eux, papier, plume & encre, firent un Inventaire fort exact de tout ce qu’ils trouvérent: & leur besogne faite, ils me priérent de les mettre à terre, afin d’en faire part à l’Empereur. j’ai traduit depuis cet Inventaire en Anglois, & cette traduction la voici mot pour mot. Prémiérement, dans la poche droite du justaucorps du grand Homme-Montagne, (car c’est ainsi qu’il me paroit qu’on doit traduire les mots Qninbus Flestrim) après la plus exacte recherche, nous avons trouvé seulement une si grande piéce d’étoffe, qu’elle pouroit servir de tapis de pied à la plus grande sale du Palais de Vôtre Majesté. Dans la poche, gauche nous avons vu un énorme coffre, tout d’argent. Nous avons demandé qu’il fut ouvert, & un de nous y étant entré, a enfoncé mi-jambe dans une sorte de poussière, dont une partie s’étant répanduë dans l’air, nous a fait éternuer plusieurs fois. Dans la poche droite de sa veste, nous avons trouvé un prodigieux paquet, composé de plusieurs substances blanchâtres, pliées les unes sur les autres, de la longueur d’environ trois hommes, fortement attachées entr’elles, & marquées de figures noires; il nous a dit que ce sont des Ecrits, dont chaque lettre est aussi large que la moitié de la paume de nos mains. Dans la poche gauche il y avoit une sorte de machine composée de vingt’longues perches, qui ne ressembloient pas mal aux palissades qu’il y a devant la Cour de Vôtre Majesté; nous croions que c’est avec cet instrument que l’Homme-Montagne se peigne la tête, car nous ne le fatiguons pas toujours de nos questions, parce que nous avons grand peine à nous faire entendre. Dans la grande poche droite de son enveloppe milieu, (car c’est ainsi que je rens les mots Ranfu-Lo, par lesquels ils désignoient mes culotes) nous avons vu une colomne de fer, qui étoit creuse, de la longueur d’un homme, & attachée très fortement à une piece de bois, plus grande encor que la Colomne. Sur un des côtez de cette machine, il y avoit de grandes piéces de fer, dont la figure étoit si bizarre, que nous ne savions qu’en penser. Nous avons trouvé un instrument tout semblable dans la poche gauche. Dans une plus petite poche du côte droit, il y avoit plusieurs piéces d’un métal blanchâtre & rougeatre, de differentes grandeurs; quelques unes des piéces blanches qui nous paroissoient d’argent, étoient si larges & si pesantes, que mon camarade & moi pouvions à peine les lever. Dans la poche gauche nous avons trouvé deux colomnes noires, d’une figure irreguliére. Une d’elles étoit couverte & paroissoit tout d’une piéce: mais au bout superieur de l’autre il y avoit une espéce de substance ronde & blanchâtre, une fois plus grosse que nos têtes: chacune de ces machines contenoit une prodigieuse lame d’acier: Nous l’obligeâmes à nous les montrer, parce que nous craignions que ce ne fussent des instrumens pernicieux: Il les tira de leurs niches, & nous aprit, que dans son pays il avoit coutume de se servir de l’un pour se raser la barbe, & de l’autre pour couper de certains alimens. Il y a deux poches ou nous n’avons pu entrer, il les appelloit ses goussets. C’étoiént deux larges fentes, faites tout au haut de son enveloppe milieu, mais rendues sort étroites par la pression de son ventre. Hors du gousset droit, pendoit une grande chaine d’argent, au bout de laquelle il y avoit la machine la plus singuliére que nous ayons jamais vue. Nous lui dimes de tirer dehors ce qui tenoit à la chaine, il le fit, & nous vimes que c’étoit un Globe, en partie d’argent & en partie d’un autre métal transparent; car à travers du côté transparent, nous aperçumes d’étranges figures rangées en cercle, & voulant les toucher, nos doits se trouvérent arrêtez par cette substance diaphane. Il approcha cette machine de nos oreilles, & nous ouïmes un bruit continuel semblable à celui que fait un moulin à eau. Nous croïons que c’est quelque animal inconnu, ou bien le Dieu qu’il adore: mais cette derniere opinion nous paroit la plus vrai-semblable, parce qu’il nous a assurez (si nous l’avons bien compris, car il s’exprime d’une maniére très imparfaite,) que c’étoit une maniére d’Oracle qu’il consultoit fort souvent, & qu’il lui marquoit le temps de chaque action de sa vie. De son gousset gauche, il a tiré une sorte de filet assez grand pour servir à la pêche, mais qui peut s’ouvrir & se fermer comme une bourse, & il s’en sert aussi à cet usage. Nous y avons trouvé quelques piéces massives, d’un métal jaunâtre, qui, si elles sont de veritable or, doivent être d’une immense valeur.
Après avoir ainsi en exécution des Ordres de Vôtre Majesté, fouïllé exactement dans toutes ses poches, nous avons remarqué qu’il avoit autour de sa veste un ceinturon, qui ne peut avoir été fait, que de la peau de quelque Animal prodigieux: Au côté gauche du ceinturon, pendoit une Epée de la longueur de cinq hommes; & à la droite, une espéce de sac divisé en deux cellules, dont chacune pourroit contenir trois des Sujets de Votre Majesté. Dans l’une de ces cellules, il y avoit plusieurs globes d’un métal fort pesant, chacun de la grosseur de nos têtes, & fort difficiles à lever. Dans l’autre cellule, nous vimes une grande quantité de grains noirs, assez petits, & qui n’étoient guéres pesants, car nous pouvions en tenir plus de cinquante à la fois dans la main.
C’est ici l’Inventaire exact de ce que nous avons trouvé sur le corps de l’Homme Montagne, qui en a agi avec nous fort honnêtement, & avec le respect dû à la Commission de Votre Majesté. Signé & scellé le quatriéme jour de la quatre vingt & neuviéme Lune de l’Auguste Regne de Votre Majesté Imperiale.
Clefren Frelock. Marsi Frelock.
Quand l’Empereur eut lu cet Inventaire d’un bout à l’autre, il m’ordonna, quoiqu’en termes fort honnêtes, de remettre tout entre ses mains. Il me demanda premiérement mon Epée, que j’ôtai du ceinturon avec le foureau. Il commanda en même tems que trois mille hommes, de ses meilleures troupes, (dont il étoit alors accompagné,) m’environnassent de tous côtez, & tinssent leurs arcs & leurs flêches prêtes: mais je ne m’en apperçus pas, à cause que mes regards n’étoient fixez que sur l’Empereur. Il me pria alors de tirer mon Epée, qui, quoique l’eau de la Mer l’eut enrouillée dans quelques endroits, ne laissoit pas d’être fort resplendissante. Je le fis, & dans l’instant toutes les troupes jettérent un cri, qui tenoit également de la surprise & de la terreur; car les rayons du Soleil après s’être réflêchis sur mon Epée, leur donnoient dans les yeux. L’Empereur, qui est un Prince très-magnanime, étoit moins épouvanté que je n’aurois cru. Il m’ordonna de rengainer mon Epée, & de la jetter à terre, le plus doucement qu’il me seroit possible, & à la distance de six pieds de l’extrémité de ma chaine. La seconde chose qu’il demanda fut une de Ces colomnes de fer qui étoient creuses, par où il entendoit mes Pistolets de poche. Je lui en montrai un, & tachai, conformément au désir qu’il paroissoit en avoir, de lui en faire connoitre l’usage. Pour cet effet, je le chargeai seulement de poudre, que j’avois eu soin de garantir de l’humidité de la Mer, (inconvenient contre lequel tous les Mariniers prudens se précautionnent,) & après avoir averti l’Empereur de n’avoir pas peur, je tirai mon coup en l’air. L’épouvante fut bien plus grande alors qu’elle n’avoit été à la vuë de mon Epée. Ils tomboient à terre par centaines tout de même que s’ils avoient étez morts; & l’Empereur même, quoi qu’il restât sur pied, eut besoin de quelque tems pour se remettre. Je rendis mes deux Pistolets de la même maniére que j’avois fait mon Epée, & ensuite mon sachet de poudre, & mes balles de plomb, avertissant qu’il falloit bien se donner garde d’approcher la poudre du feu, parce que la moindre étincelle pourroit l’allumer, & faire sauter en l’air tout le Palais Imperial. Je donnai aussi ma Montre, que l’Empereur fut fort curieux de voir; il ordonna à deux des plus grands de ses Gardes d’attacher la Montre à une perche, & de la porter ainsi sur leurs épaules, à peu près comme les Chartiers de Brasseurs portent un tonneau d’Aile en Angleterre. Il fut surpris du bruit continuel de cette machine, & du mouvement de l’aiguille qui marque les minutes, qu’il apperçut très-facilement, parce que la vuë des Habitans de ce Païs est beaucoup meilleure que la nôtre. Plusieurs Savans interrogez par l’Empereur sur la nature de cette Machine, firent, comme le Lecteur peut facilement s’imaginer, différentes reponses, dont j’avouë n’avoir pas bien compris le sens.
Je livrai ensuite ma monnoye d’argent & de cuivre; ma bourse, où il y avoit neuf grandes piéces d’or, & quelques autres plus petites; mon couteau, mon rasoir, mon peigne, ma tabatiere, d’argent, mon mouchoir & mon Journal. Mon Epée & mes Pistolets furent mis sur des voitures, & transportez dans les Arsenaux de Sa Majesté.
J’avois, comme je l’ai déjà remarqué, une poche secrete, qui avoit échapé à leurs recherches, & où je gardois une paire de Lunettes (dont je me sers quelquefois à cause de la foiblesse de ma vuë,) une Lunette d’approche, & quelques autres bagatelles, que je ne me crus pas obligé de déceler, parce que je craignois de les perdre, & que d’ailleurs elles ne pouvoient être d’aucun usage à l’Empereur.
Etrange maniére dont l’Auteur divertit l’Empereur & la Noblesse de l’un & de l’autre Sexe de la Cour de Lilliput. Autres divertissemens de cette Cour. L’Auteur est mis en liberté à de certaines conditions.
MA douceur & ma bonne conduite, m’avoient tellement acquis la bienveillance, non seulement de l’Empereur & de sa Cour, mais même de l’Armée, & de tout le Peuple en général; que je commençai à concevoir l’esperance que dans peu je ferois mis en liberté. Je fis tout ce qui me fut possible, pour cultiver ces dispositions favorables. Les Naturels du Païs parvinrent peu à peu à n’avoir plus peur de moi du tout. Je me couchois quelquefois à terre, & permettois à cinq ou six de danser sur ma main. A la fin même les Garçons & les Filles se hazardérent à jouër à la cligne-musette dans mes cheveux. Je commençois déjà à parler & à entendre passablement leur langue. L’Empereur eut un jour envie de me regaler de quelques-uns des spectacles du Païs, en quoi il faut avouër que les Lilliputiens surpassent toutes les autres Nations du Monde, tant à l’égard de l’adressè que de la magnificence. Aucun spectacle ne me divertit tant, que celui des Danseurs de corde; ils faisoient les sauts les plus perilleux sur un fil blanc fort mince, qui avoit deux pieds en long, & qui étoit tendu à la hauteur de douze pouces de terre. Surquoi il faut, avec la permission du Lecteur, que je m’étende un peu davantage.
Ce divertissement n’est en usage, que parmi ceux qui aspirent à la faveur du Prince, ou à de grands emplois. Ils s’exercent dans cet art, dès leur jeunesse, & ne sont pas toujours remarquables par une naissance distinguée, ou par une belle éducation. Quand quelque emploi considerable est vacant, par la mort ou par la disgrace de celui qui en avoit été revêtu (ce qui arrive assez souvent) cinq ou six de ces Candidats demandent permission à l’Empereur de danser sur la corde devant lui & devant toute sa Cour; & celui qui saute le plus haut sans tomber, obtient la charge en question. Très-souvent les Premiers Ministres eux-mêmes sont obligez de montrer leur adresse, & de donner en présence de l’Empereur, des preuves qu’ils conservent encore leur premiére agilité. Tout le monde convient que Flimnap le Trésorier, en faisant une cabriole sur une corde tendue, s’éleve en l’air tout au moins d’un pouce plus haut qu’aucun autre Seigneur de tout l’Empire, Mon ami Reldresal, Premier Sécretaire des Affaires secrettes, est à mon avis, quoique peut être je fois trop prévenu en sa faveur, le second après le Trésorier; le reste des Seigneurs n’en approche pas.
Ces divertissemens causent souvent de grands malheurs, dont plusieurs se trouvent dans l’Histoire. J’ai vû de mes propres yeux deux ou trois Candidats se disloquer ou se casser quelque Membre. Mais le danger est bien plus grand, quand les Ministres eux mêmes sont obligez de faire paroitre leur adresse; car pour surpasser leurs rivaux, & en quelque sorte eux-mêmes, ils font de si prodigieux efforts, qu’il n’y a presque aucun d’eux qui n’ait fait quelque chute, & quelques-uns jusques à deux ou trois. On m’a assuré qu’environ deux ans avant mon arrivée, Flimnap se seroit sûrement cassé la tête, si un des coussins de l’Empereur, qui par hazard se trouvoit à terre, n’eut diminué la force du coup.
Il y a encore une autre Recréation, mais qui ne se prend que dans de certaines occasions, & seulement en présence de l’Empereur, de l’Imperatrice, & du Prémier Ministre. L’Empereur met sur une table trois fils de soye, dont chacun est de la longueur de six pouces. L’un est de couleur de pourpre, l’autre jaune, & le dernier blanc. Ces fils sont proposez comme des prix, à ceux que l’Empereur veut distinguer par une marque éclatante & particuliére de faveur. La cérémonie s’en fait dans une des plus grandes sales de Sa Majesté. C’est là que les Candidats sont obligez de subir une épreuve d’adresse, bien différente de la précedente, & telle que je n’ai jamais rien vû dans aucun endroit du vieux ou du nouveau Monde, qui y eut le moindre rapport. L’Empereur tient entre ses mains un bâton, dont les deux bouts sont paralleles à l’Horison, & c’est aux Candidats à s’avancer un à un, & à sauter tantôt par dessus le bâton, & tantôt à se glisser par dessous, suivant qu’il est plus élevé ou plus bas. Ce manege se réïtére plus d’une fois, Quelquefois l’Empereur tient un bout du bâton, & le Premier Ministre l’autre. D’autrefois même le Premier Ministre le tient tout seul. Celui qui montre le plus de souplesse & d’agilité, & qui se fatigue le moins à sauter & à ramper, obtient pour recompense le fil couleur de pourpre; le jaune est donné à celui qui suit, & le blanc au troisiéme: Tous s’en parent, en se le mettant autour du corps, & il y a peu de Seigneurs distinguez à cette Cour, qui ne soient ornez de quelqu’une de ces Ceintures.
Les Chevaux de l’Armée, & ceux des Ecuries Royales, ayant été conduits tous les jours devant moi, étoient dejà si accoutumez à ma vuë, qu’ils venoient jusques sur mes pieds sans faire des écarts. Les Cavaliers les faisoient sauter par dessus ma main, quand je la mettois à terre; & un des Piqueurs de l’Empereur, passa avec son Cheval par dessus mon pied, soulier & tout, ce qui étoit en verité un saut prodigieux. J’eus le bonheur de divertir un jour l’Empereur d’une maniére fort extraordinaire. Je le priai de donner ordre qu’on me fournit quelques bâtons qui eussent deux pieds de hauteur, & qui fussent de la grosseur d’une canne ordinaire. Il commanda au Grand Maitre de ses Forêts de me les faire avoir: il en eut soin, & le lendemain je vis arriver six Forêtiers avec autant de chariots chargez de ces sortes de bâtons que j’avois demandez, & dont chacun étoit tiré par huit Chevaux. Je pris neuf de ces bâtons que je fichai bien en terre, & que je disposai de maniére qu’ils formoient un quarré de deux pieds & demi; j’attachai à chaque côté un bâton à la hauteur de deux pieds de terre, & de telle façon qu’ils étoient tous paralléles entr’eux. Après cela j’attachai mon mouchoir aux neuf bâtons que j’avois mis en terre, & je l’étendis de tous côtez, jusqu’à ce qu’il fut tendu, comme le dessus d’un Tambour: les quatre bâtons paralléles qui étoient plus élevez de cinq pouces que le mouchoir, servant de rebord de tous côtez. Quand j’eus achevé mon ouvrage, je demandai à l’Empereur, que deux douzaines de ses meilleurs Chevaux fussent exercez dessus cette Plaine. L’Empereur ayant agréé ma demande, je les pris l’un après l’autre, avec les Officiers qui les montoient, & je les plaçai sur mon mouchoir. Dès qu’ils furent rangez en ordre, ils se divisérent en deux pelotons, escarmouchérent pour rire, tirérent des flêches qui ne pouvoient faire aucun mal à ceux contre qui elles étoient tirées, mirent flamberge au vent, en vinrent aux mains, & pour tout dire en un mot, montrérent qu’ils entendoient parfaitement bien plusieurs régles de l’Art Militaire. Les bâtons paralléles empêchoient qu’eux & leurs Chevaux ne pussent tomber à terre; & l’Empereur trouva un si grand plaisir à ce spectacle, qu’il ordonna qu’il seroit réïteré pendant plusieurs jours, & voulut même une fois être placé sur mon mouchoir, & ordonner les mouvemens de ses Cavaliers. Il persuada aussi à l’Imperatrice, quoi que ce ne fut pas sans peine, de permettre que je la tinsse dans son fauteuil, à la distance de deux verges de mon mouchoir, d’où elle pouroit aisément voir tout ce qui se passeroit. Ce fut un grand bonheur pour moi qu’il n’arrivât aucun malheur dans tous ces divertissemens: Une fois seulement un Cheval fougueux qui appartenoit à un des Capitaines, d’un coup de pied fit un trou dans mon mouchoir, & tomba à la renverse avec le Cavalier lier qui le montoit; mais je les relevai l’un & l’autre au plus vite, après avoir bouché le trou d’une main, je me servis de l’autre pour mettre la troupe à terre. Le Cheval s’étoit fait une entorse à l’épaule gauche, mais le Cavalier ne s’étoit fait aucun mal, & je raccommodai mon mouchoir le mieux qu’il me fut possible; cependant j’eus soin de ne l’exposer plus à l’avenir à de pareils dangers.
Deux ou trois jours avant que je fusse mis en liberté, pendant que j’amusois la Cour par toutes ces merveilles, il arriva un Exprès, pour informer l’Empereur que quelques uns de ses Sujets, en se promenant près de l’endroit ou j’avois eté trouvé, avoient découvert une grande chose noire, qui etoit à terre, d’une figure fort bizarre, dont les bords s’étendoient en rond, & qui étoit au milieu de la hauteur d’un homme, ayant au reste, à peu près la méme étendue que la chambre à coucher de Sa Majesté; que ce n’étoit pas une Créature vivante, comme on l’avoit craint d’abord, puis qu’après en avoir plusieurs fois fait le tour, on ne s’étoit pas apperçu qu’elle fit le moindre mouvement: Qu’en montant sur les épaules des autres, quelques uns d’eux étoient parvenus jusqu’au sommet, qui étoit fort uni, & qu’en frapant du pied ils avoient trouvé que la Machine étoit creuse en dedans; qu’il leur sembloit probable qu’elle devoit appartenir à l’Homme Montagne, & que si Sa Majesté le trouvoit bon, ils entreprenoient de la transporter à la Cour, pourvû qu’ils eussent seulement cinq Chevaux. Je compris d’abord ce qu’ils vouloient dire, & je fus charmé de tout mon cœur de la nouvelle qu’ils apportoient. Il semble que dès que je me fus sauvé à terre après mon Naufrage, j’étois tellement troublé, qu’avant que d’arriver dans Pendroit ou je m’endormis, mon Chapeau, que j’avois attaché autour de ma tête pendant que jeramois, & qui avoit bien tenu durant le temps que j’avois nagé, étoit tombé sans que je m’en apperçusse. Je suppliai Sa Majesté Imperiale qu’on me l’apportât au plutôt, & je lui en décrivis la nature & l’usage. Je l’eus le lendemain, mais fort mal conditionné: ils y avoient fait deux trous à un pouce & demi du bord, & y avoient attaché deux crochets, par lesquels ils avoient passé une longue corde, pour mieux lier mon chapeau aux Harnois des Chevaux: & c’est de cette maniére qu’il fit plus d’un demi mile d’Angleterre. Mais comme le terrain de ce pays est fort uni, il ne fut pas tant endommagé que j’aurois bien crû.
Deux jours après cette Avanture, l’Empereur ayant ordonné à cette partie de son Armée, qui se trouvoit dans & autour la Capitale, de se tenir prête au premier ordre, imagina un divertissement fort singulier. Il souhaita que je me tinsse comme un Colosse, les jambes écartées autant que je pourrois. Il commanda alors à son General, qui étoit un grand Capitaine & fort de mes Amis, de faire ranger les Troupes en bon ordre, & de les faire marcher dessous moi; les Fantassins formant un front de vingt quatre, & les Cavaliers de seize, Tambours battants, enseignes déployées, & piques dressées. Trois mille Fantassins & mille Cavaliers me passerent ainsi entre les jambes. Sa Majesté commanda sous peine de mort, que chaque Soldat dans sa marche observeroit les plus exactes Régles de la Décence à mon égard. Cet ordre cependant n’empécha pas que quelques jeunes Officiers ne levassent les yeux en haut en passant sous moi. Et pour dire le vrai, mes Culottes étoient alors si délabrées, qu’elles faisoient du moins entrevoir quelques sujets de risée & d’admiration.
J’avois fait tant d’instance pour obtenir ma liberté, que la chose fut enfin proposée, premiérement dans le Cabinet de Sa Majesté, & ensuite en plein Conseil. Il n’y eut personne qui s’y opposât, excepté Skyresh Bolgolam, qui, sans que je lui en eusse donné le moindre sujet, fit éclater contre moi une haine mortelle: Mais malgré lui, tout le Conseil décida en ma faveur, & cette décision fut ratifiée par l’Empereur. Ce Ministre, qui se montroit si fort mon ennemi, étoit le Galbet, c’est à dire, l’Amiral du Royaume, & fort avant dans les bonnes graces de l’Empereur: D’ailleurs, rompu dans les Affaires, mais d’un naturel chagrin, & d’une humeur incommode. Cependant il se rendit à lafin, mais obtint en même temps, que ce seroit lui qui dresseroit les Articles & les Conditions auxquelles ma liberté me seroit accordée, & que je m’engagerois par serment d’observer. Skyresh Bolgolam m’apporta lui même ces Articles, accompagné de deux sous-Secretaires, & de quelques autres personnes de distinction. Après qu’on m’en eut fait la lecture, je fus obligé d’en jurer l’observation, premiérement à la maniére de mon pays, & puis suivant celle que prescrivent leurs loix; qui étoit de tenir mon pied droit dans ma main gauche, de placer le doigt du milieu de ma main droite sur le sommet de ma tête, & le pouce sur le bout superieur de mon oreille droite. Comme le Lecteur sera peut être curieux d’avoir quelques idées du style & des façons de parler de cé peuple, & de savoir les Conditions, auxquelles ma liberté me fut rendue, j’ay cru qu’il ne seroit pas fâché d’en voir la Traduction, que j’ay taché de faire avec toute la fidelité possible, & que voici.
Golbasto Momaren Evlame Gurdilo Shefin Mully Ully Gue, Tres-Puissant Empereur de Lilliput, les Delices & la Terreur de l’Univers, dont les Pays ont d’étendue cinq mille Blustrugs, (environ douze miles de circuit) & n’ont d’autres bornes que celles de la Terre; Monarque des Monarques, plus grand que les Fils des Hommes; dont les pieds touchent au centre de la Terre, & dont la Tête atteint jusqu’au Soleil: qui d’un seul regard fait trembler les Princes de la Terre; Aimable comme le Printemps, Agréable comme l’Eté, Fécond comme l’Automne, & Terrible comme l’Hyver. Sa Très-Sublime Majesté propose à l’Homme-Montagne, arrivé depuis quelque temps dans son redoutable Empire, les Articles suivans, qu’il s’engagera par Serment d’observer.
Prémiérement, l’Homme-Montagne ne sortira pas de nos Etats sans en avoir une permission scellée du Grand sceau.
2. Il n’entrera point dans nôtre Capitale, sans un ordre exprès de nôtre part; & quand il y viendra, les Habitants en seront avertis deux heures auparavant, afin d’avoir le temps de se retirer chez eux.
3. Le susdit Homme-Montagne bornera ses promenades aux principaux Grands-chemins, & se gardera bien de se promener ou de se coucher dans une Prairie, ou dans un Champ de bled.
4. Quand il se promenera dans les Grands-chemins, il prendra bien garde de ne pas marcher sur le corps de quelqu’un de nos Amez sujets, ni sur leurs Chevaux & Voitures: il ne pourra même prendre aucun de nos sujets dans ses mains, à moins qu’ils n’y consentent.
5. S’il arrive qu’il faille envoyer quelque part un exprès en grande hâte, l’Homme-Montagne sera obligé une fois chaque lune de transporter dans sa poche le Messager & le Cheval à la distance de six journées de chemin, & (s’il en étoit requis,) de rapporter le Messager sain & sauf en presence de Sa Majesté.
6. Il entrera en alliance avec nous contre les Habitans de l’Isle de Blefuscu, & fera tous ses efforts pour détruire la Flote, avec laquelle ils se préparent à faire une descente dans nôtre Empire.
7. Dans ses heures de loisir il sera tenu d’aider nos Ouvriers à lever quelques grandes pierres, qui doivent servir a la construction de la muraille de nôtre grand Parc, & à celles de quelques Maisons Royales.
8. Le dit Homme Montagne donnera, dans le temps de deux lunes, une Description exacte du circuit de nôtre Empire, & ses pas serviront de mesure dans ce calcul.
Enfin quand l’Homme Montagne aura juré solemnellement d’observer tous ces Articles, il lui sera fourni chaque jour une quantité de mets & de breuvage, dont 1724 de nos sujets pourroient se nourrir; d’ailleurs, il aura toûjours un libre accès à nôtre Personne Imperiale, avec d’autres marques de nôtre Faveur. Donné dans nôtre Palais de Belfaborac, le douziéme jour de la quatre vingt & onziéme lune de nôtre Régne.
Je signai & jurai avec grand plaisir l’observation de ces Articles, quoi qu’il y en eut quelques uns qui ne m’étoient pas fort honorables, & que je ne pouvois attribuer qu’a la mauvaise volonté du Grand Amiral Skyresh Bolgolam. Après quoi mes chaines me surent d’abord ôtées, & l’Empereur lui même me fit l’honneur d’être present à toute la cérémonie. Je me prosternai à ses pieds pour lui faire mes remercimens, mais il m’ordonna de me lever, & après m’avoir dit plusieurs choses, que ma modestie & la crainte d’être taxé de vanité m’empêchent de répeter, il ajouta qu’il esperoit que je ne manquerois à aucun point de mon devoir, & que je me rendrois digne des graces qu’il m’avoit dejà faites, & de celles qu’il avoit dessein de me faire à l’avenir.
Le Lecteur n’a pas oublié que dans le dernier des articles dont j’avois juré l’observation, l’Empereur m’avoit assigné chaque jour une quantité de mets & de breuvage, qui auroit pû suffire à 1724 Lilliputiens. Quelque temps après, je demandai à un Ami que j’avois à la Cour pourquoi on avoit précisement déterminé ce nombre; il me répondit que les Mathematiciens de Sa Majesté, ayant pris la hauteur de mon corps par le moien d’un quart de Cercle, & trouvant qu’il avoit avec les leurs la proportion de douze à un, ils avoient conclu de ce que leurs corps & le mien étoient similaires, qu’il faloit que le mien contint 1724 des leurs, & que par conséquent il avoit besoin d’autant de nourriture qu’il en faloit à ce nombre de Lilliputiens. Ce qui suffit pour donner à mes lecteurs une idée de l’industrie de ce Peuple, aussi bien que de la prudente & tres exacte œconomie du grand Prince qui les gouverne.
Description de la Capitale de Lilliput, nommée Mildendo, & du Palais de l’Empereur. Conversation entre l’Auteur & un des premiers Sécretaires sur les Affaires de l’Empire. L’Auteur s’offre à servir l’Empereur contre ses Ennemis.
LA premiére Requête que je fis après avoir obtenu ma liberté, fut d’avoir la permission de voir Mildendo, la Capitale; l’Empereur y consentit volontiers, en me recommandant bien expressément de ne faire aucun mal aux Habitans, ni aucun dommage à leurs Maisons. Mon arrivée prochaine à la Capitale, fut notifiée au Peuple par une Proclamation. Le Mur qui entoure Mildendo, est haut de deux pieds & demi & à tout au moins onze pouces de largeur, tellement que sur le haut de la Muraille même on peut faire le tour de la ville en Carosse. A la distance de dix pieds, les unes des autres, il y a de fortes Tours, qui en cas de siége, seroient d’un grand secours pour la défense de la place. Je fis une enjambée par dessus la grande Porte qui regarde l’Occident, & passai le plus adroitement qu’il me fut possible par les deux principales rues, n’ayant que ma chemisette, de peur d’endommager les Toits & les goutiéres des Maisons avec les pans de mon habit. Je marchois avec toute la prudence imaginable, afin de ne point mettre le pied sur quelcun qui se seroit oublié dans les ruës, quoique l’ordre fut très formel, que si quelqu’un se trouvoit hors de chez lui, ce seroit à ses propres risques. Les Fenêtres des greniers & le dessus des Maisons contenoient un si grand nombre de spectateurs, que je ne me souviens pas d’avoir jamais tant vû de peuples à la fois. La ville est bâtie en quarré, chaque côté de la muraille ayant cinq cent pieds en longueur. Les deux grandes ruës qui se croisent & divisent la ville en quatre quartiers, sont larges de cinq pieds. Les autres ruës plus étroites dans lesquelles je ne pus entrer, mais que je vis seulement en passant, ont depuis douze jusqu’à dix huit pouces de largeur. La Ville peut contenir environ cinq cent mille ames. Les Maisons y ont depuis trois jusqu’à cinq étages, & l’on trouve de tout aux Marchez & dans les Boutiques.
Le Palais de l’Empereur est au centre de la Ville, dans l’endroit où les deux grandes ruës se croisent. Il est entouré d’une muraille qui a deux pieds de hauteur, & qui est éloignée de vingt pieds des Batimens. Sa Majesté m’avoit permis d’enjamber par dessus cette muraille, & comme l’espace entr’elle & le Palais étoit allez grand, j’eus occasion de considerer celui-ci de tous côtez. La Cour extérieure est un quarré de quarante pieds & contient deux autres Cours. Dans celle qui est la plus interieure sont les Appartemens Imperiaux, que j’avois grande envie de voir; mais ce ne fut pas sans peine que j’en vins à bout, car les grandes portes, par lesquelles on entre d’un quarré dans l’autre, n’avoient que dix huit pouces de hauteur, & n’étoient larges que de sept pouces. Or les bâtimens de la Cour exterieure avoient tout au moins cinq pieds de hauteur, & il m’étoit impossible d’enjamber par dessus, sans que le batiment courut risque d’être extrêmement endommagé, quoique les murailles qui étoient de pierre, fussent très solidement baties, & eussent quatre pouces d’épaisseur. En ce temps là l’Empereur eut grand envie que je visse son Palais; mais il n’y eut moyen que trois jours après, que j’employai à couper avec mon couteau quelques uns des plus grands Arbres du Parc Royal, qui étoit éloigné de la ville d’environ cent verges. Je fis de ces Arbres deux chaises, dont chacune étoit haute de trois pieds, & forte assez pour me porter. Le Peuple ayant été averti une seconde fois, je me rendis de nouveau par la ville au Palais, avec mes deux chaises à la main. Quand je fus venu jusqu’au bord de la Cour extérieure, je montai sur une chaise, & tins l’autre à la main. Celle-ci je la levai en haut, & je la plaçai dans l’espace qu’il y a entre la premiére & la seconde Cour, & qui peut avoir environ huit pieds de largeur. Alors il me fut fort aisé d’enjamber par dessus les batimens d’une chaise sur l’autre, & je retirai ensuite l’autre chaise à moi, par le moyen d’un baton au bout duquel j’avois attaché un crochet. Par cette Invention, je pénetrai jusqu’à la Cour la plus intérieure; & me couchant sur de côté, je m’approchai des Fenêtres de l’étage du milieu, qui avoient été laissées ouvertes à dessein, & vis les plus magnifiques Appartemens dont on puisse se former l’idée. J’y apperçus l’Imperatrice avec les jeunes Princesses, environnées de leurs Dames d’Honneur. Sa Majesté Imperiale me fit le souris du monde le plus gracieux, & me donna hors de la fenêtre sa main à baiser.
Je n’entrerai point dans un plus grand détail sur des Descriptions de ce genre, parce que je les reserve pour un plus grand Ouvrage, qui verra bien-tôt le jour, & qui contiendra une Histoire Générale de cet Empire. Rien n’y sera oublié. Je remonterai jusqu’à sa prémiére Origine, & après avoir parcouru ce qu’il y a de plus mémorable dans les vies des differens Princes qui l’ont gouverné, je parlerai des Guerres que cet Empire a soutenues, des Maximes de Politique & des Loix qui s’y observent, des Coutumes & des Sciences qui y sont en vogue, & de la Religion qu’on y professe. Je ferai mention des Plantes, des Animaux, & de plusieurs autres choses également curieuses & utiles; Mais mon dessein present est seulement de raconter quelques événemens qui sont arrivez dans cet Empire, durant l’espace de neuf mois que j’y ai passez.
Un matin environ quinze jours après que j’eus obtenu ma liberté, Keldresal, Premier Secretaire, (comme ils l’appellent) des Affaires secrétes, vint chez moi, accompagné d’un seul Valet. Il donna ordre que son Carosse l’attendit à une certaine distance, & me pria de lui accorder Audience pendant une heure; ce que je fis très volontiers, eu égard non seulement à sa qualité & à son merite personnel, mais aussi aux bons offices qu’il m’avoit rendus dans mes sollicitations. Je voulus me coucher à terre, afin qu’il fut plus à portée de se faire entendre; mais il aima mieux que je le tinsse dans ma main pendant nôtre conversation. Il commença par me faire des complimens sur le recouvrement de ma liberté, à laquelle, disoit-il, j’ai contribué autant que j’ai pû, quoique ce soit aux circonstances où se trouve nôtre Empire, que vous en soiez principalement redevable; car, ajouta-t’il en continuant son discours, quelque puissant que notre Etat puisse paroitre à des étrangers, il est affoibli par deux maux affreux, une violente Faction au dedans, & un Ennemi redoutable au dehors. A l’égard du premier de ces maux, il faut que vous sachiez, que depuis plus de septante lunes, l’Etat est déchiré par deux Partis, sous les noms de Tramecksan & de Slamecksan, noms qui sont dérivez de la differente hauteur des talons de leurs souliers. A la verité, on ne sauroit nier que la coutume de porter de hauts talons ne soit la plus ancienne: mais quoi qu’il en soit à cet égard, Sa Majesté a resolu de n’employer dans l’administration du Gouvernement, & de ne donner les Charges, qui dépendent de la Couronne, qu’à ceux qui porteront des talons bas, comme vous l’aurez pu remarquer vous mêmes; & si vous y prenez garde, vous verrez que les talons de Sa Majesté Imperiale sont plus bas d’un Drurr, (mesure qui revient à peu près à la quatorziéme partie d’un pouce) qu’aucun de ses Courtisans. La Haine entre ces deux partis va si loin, qu’ils ne voudroient ni manger ni boire, ni même seulement parler ensemble. Les Tramecksan, ou ceux qui portent de hauts talons, sont en plus grand nombre que nous; mais le pouvoir & l’Autorité sont de nôtre côté. Nous craignons que son Altesse Imperiale, l’Héritier de la Couronne, n’ait quelque penchant pour les hauts talons; ce qu’il y a de certain, c’est qu’un de ses talons est tant soit peu plus haut que l’autre, ce qui fait qu’il boite un peu en marchant.
Au milieu de ces Divisions intestines, nous sommes menacez d’une invasion de la part des Habitans de l’Isle de Blefuscu, qui est l’autre grand Empire de l’Univers, & tout au moins aussi étendu & aussi puissant que celui de Lilliput. Car ce que vous nous avez conté qu’il y a d’autres Royaumes dans le Monde, peuplez par des Créatures humaines de vôtre taille, est revoqué en doute par nos Philosophes, qui soupçonnent plutôt que vous étes tombé de la lune, ou de quelqu’une des étoiles; parce qu’il est incontestable qu’une centaine d’hommes de vôtre taille consumeroient en peu de tems tous les Fruits & tous les Troupeaux de cet Empire. Sans compter que, nôtre Histoire, qui remonte jusqu’à six mille lunes, ne parle d’aucun autre Pays que des deux grands Empires de Lilliput & de Blefuscu: lesquels comme j’avois commencé à vous dire, se font une cruelle guerre depuis plus de trente & six lunes: voicy à quelle occasion. Tout le Monde demeure d’accord, qu’anciennement, quand on vouloit manger des œufs, c’étoit au bout le plus large qu’on les cassoit. Or il arriva un jour que le Grand-Pére de l’Empereur régnant, étant encore enfant, & voulant casser un œuf suivant l’ancienne coutume, se coupa un doigt. Surquoi l’Empereur son Pére fit publier un Edit, par lequel il ordonnoit à tous ses sujets sous de grandes peines, de casser leurs œufs au bout le plus étroit. Cet Edit irrita tellement le Peuple, que nos Histoires font mention de six Rebellions dont il fut la cause; & ces Rebellions coutérent la vie à un Empereur, & la Couronne à l’autre. Ces Dissentions domestiques, ont toujours eté fomentées par les Monarques de Blefuscu, qui ont toujours fourni un azile aux Rebelles qui quitoient l’Empire de Lilliput. De compte fait, onze mille personnes, en differens temps, ont mieux aimé mourir que de casser leurs œufs au bout le plus étroit. Plusieurs centaines de vollumes ont été publiez sur cette Controverse; mais les livres de ceux qui s’obstinent à casser leurs œufs suivant l’ancienne maniére ont été défendus depuis long tems, & tout le Parti à été par une loy formelle déclaré incapable de remplir aucune Charge.
Pendant tous ces Troubles, les Empereurs de Blefuscu se sont souvent plains par la bouche de leurs Ambassadeurs, que nous faifions un schisme dans la Religion, en renversant une Doctrine fondamentale de nôtre grand Prophete Luftrog, contenuë au chapitre cinquante & quatriéme du Brundecral, (qui est leur Alcoran.) Mais cette plainte n’a d’autre fondement qu’une vaine glose sur le Texte, dont voici les paroles: Tous les veritables croyans casseront leurs œufs au bout convenable: Or, à mon avis, c’est à la conscience d’un chacun, ou bien au Souverain, qu’appartient de déterminer quel est ce bout. Mais le grand mal est, que les partisans de l’ancienne methode de casser les œufs, qui se sont refugiez à la Cour de Blefuscu, ont eu tant de credit auprès de l’Empereur, & ont été si fort assistez par ceux de leur parti qui sont restés dans leur Patrie, que depuis trente & six lunes, il s’est allumé entre les deux Empires une sanglante Guerre, dont le succez n’a pas toujours répondu à nos souhaits; car quoique les pertes que nos Ennemis ont faites soient plus grandes que les nôtres, nous n’avons pas laissé de perdre quarante Vaisseaux du premier rang, & un bien plus grand nombre d’autres moins considerables, avec trente mille de nos meilleurs Matelots & Soldats. Cependant quoique le nombre de ceux qui ont peri de leur côté monte encore plus haut, ils viennent d’équiper une nombreuse Flote, & s’aprêtent à faire une descente dans nôtre Païs. Dans cette extrémité, Sa Majeste Imperiale, qui a les idées les plus avantageuses de vôtre force & de vôtre courage, m’a commandé de vous exposer l’état de nos affaires.
Je priai le Secretaire d’assurer Sa Majesté de mes très-humbles respects, & de lui dire, qu’il me paroissoit qu’il n’étoit pas dans l’ordre, que moi qui étois un Etranger, je me mélasse dans des affaires de Parti; mais que j’étois prêt à exposer ma vie pour la deffense de sa Personne & de ses Etats, contre tous ceux qui oseroient faire une invasion dans son Empire.
Par un stratagème inouï l’Auteur prévient une invasion. Titre d’Honneur qui lui est conferé. L’Empereur de Blefuscu envoye des Ambassadeurs pour demander la Paix. Le Feu prend à l’Appartement de l’Imperatrice, mais est éteint par le secours de l’Auteur.
L’Empire de Blefuscu est une Isle située au Nord-Nord-Est de Lilliput dont il n’est separé que par un Canal qui a huit cent verges de largeur. Je n’avois jamais vu le Païs de Blefuscu, & sur la nouvelle de l’invasion, dont Keldresal m’avoit informé, j’évitai de paroitre sur la Côte qui sépare cet Empire de celui de Lilliput, de peur d’être découvert par quelques Vaisseaux des Ennemis, qui ne savoient rien de moi, tout Commerce entre les deux Empires, ayant été défendu pendant la Guerre sous peine de mort; & l’Empereur ayant donné ordre que ses Ports fussent fermés pour tous Vaisseaux, sans aucune exception. Je communiquai à l’Empereur le Projet que j’avois formé de me rendre Maitre de la Flote Ennemie, que tous nos bateurs d’Estrade nous assuroient être à l’ancre au Port, prête à mettre à la voile au premier bon vent. J’interrogeai les plus habiles Gens de Mer, sur la profondeur du Canal, où ils avoient plusieurs fois jetté la sonde: ils me répondirent, que quand l’eau étoit haute, il avoit au milieu soixante & dix Glumgluffs de profondeur, (ce qui revient à six pieds en Europe) & par tout ailleurs cinquante Glumgluffs tout au plus. Je me rendis au bord du Canal, vis à vis de Blefuscu, & après m’être caché derriére une petite hauteur, je pris ma Lunette d’approche, & vis la Flote ennemie à l’ancre, consistant dans une cinquantaine de Vaisseaux de Guerre, & dans un plus grand nombre de Vaisseaux de Transport: Je revins alors chez moi, & donnai ordre (suivant la permission que j’en avois) qu’on me fournit plusieurs cables très-forts, & un bon nombre de Barres de fer. Chaque Cable étoit à peu près de la grosseur d’une ficelle, & les Barres environ de la taille d’une éguille à tricoter. Je triplai les Cables afin de les rendre plus forts, & pour la même raison, je joignis trois Barres ensemble, & j’en attachai les extrémitez à un crochet. Ayant attaché de cette maniére cinquante crochets à autant de Cables, je retournai au Canal, & après avoir ôté mon habit, mes souliers & mes bas, je marchai dans la Mer avec mon colletin de Buffle, environ une demi-heure avant que la Mer fut haute. Je fis le plus de diligence qu’il me fut possible, & vers le milieu du Canal je fus obligé de faire à la nage le chemin de trente verges, avant que de pouvoir prendre pied: Ce fut en moins d’une demie-heure que j’arrivai à la Flote. Les Ennemis furent si effrayez en me voyant, qu’ils se jettérent hors de leurs Vaisseaux à la nage, pour se sauver sur la Côte, où je vis plus de trente mille hommes assemblez. Je pris alors toutes mes Machines, & ayant attaché un crochet à la prouë de chaque Vaisseau, je joignis ensemble tous les Cables par le bout. Pendant ce manége, les Ennemis me tirérent plusieurs milliers de flêches, dont quelques-unes me firent des blessures aux mains, & d’autres au visage; & qui par dessus la douleur, me troublérent beaucoup dans mon ouvrage. Ma plus grande crainte étoit pour ma vuë, que j’aurois perdu à coup sûr, si je ne m’étois avisé d’un expedient admirable pour la conserver. J’avois entr’autres choses dans une poche secrête une paire de Lunettes, qui, comme je croîs l’avoir dit, avoient échappé aux recherches des Commis de l’Empereur. Je les pris, & les attachai le plus fortement que je pus sur mon nez. Ainsi armé, je continuai hardiment mon travail en dépit des flêches, qui continuoient à pleuvoir sur moi, & dont plusieurs donnérent contre les verres de mes Lunettes, mais sans autre effet que de les déranger tant soit peu. J’avois déja attaché tous les crochets, & prenant le nœud où aboutissoient tous les Cables, je commençois à tirer les Vaisseaux: Mais aucun ne bougea, parce qu’ils tenoient tous à leurs Ancres. Que faire dans cet embarras? Je lâchai les cordes, & laissant les crochets attachez aux Vaisseaux, je fus assez hardi pour aller couper avec mon couteau les Cables auquel les Ancres tenoient, & dans cette expedition je reçus une grêle de flêches aux mains & au visage: Après cela, je pris le nœud que j’avois formé du bout de toutes les cordes auxquelles mes crochets étoient attachez, & avec la plus grande facilité du monde, je tirai après moi cinquante des plus grands Vaisseaux de Guerre des Ennemis.
Les Blefuscudiens qui ne s’attendoient nullement à ce que j’allois faire, furent d’abord frapez d’étonnement. Ils m’avoient vû couper les Cables, & s’imaginérent que mon dessein étoit seulement que les Vaisseaux fussent emportez au gré des flots, ou allassent donner les uns contre les autres: Mais quand ils s’apperçurent que toute la Flote se mouvoit en ordre, & qu’ils virent que c’étoit moi qui la tirois, ils firent des cris de désespoir si affreux, qu’il faut les avoir entendus pour pouvoir s’en former une juste idée. Quand je fus hors de danger, je m’arrêtai quelque tems pour ôter les fléchés qui m’étoient restées aux mains & au visage, que j’eus soin de froter de cet onguent dont j’ai fait mention ci-devant. J’ôtai alors mes Lunettes, & après avoir attendu une heure que l’eau baissât un peu, je passai à gué le milieu avec tous les Vaisseaux, & j’arrivai sain & sauf au Port Imperial de Lilliput.
L’Empereur & toute sa Cour se tenoit sur le Rivage, attendant quel seroit le succès de cette étonnante Avanture. Ils virent les Vaisseaux rangez en demi-Lune, qui veuoient à eux; mais ils ne m’apperçurent point, parce que j’étois dans l’eau jusqu’à la poitrine. Quand je fus parvenu jusqu’au milieu du Canal, ils furent encor plus en peine; car j’avois de l’eau jusqu’au cou. L’Empereur se mit en tête que j’étois noyé, & que les Ennemis s’avançoient pour faire une descente: mais ses frayeurs s’évanouïrent bien-tôt; car le Canal devenant moins profond à chaque pas que je faisois, en peu d’instans je fus à portée de me faire entendre, & levant en l’air le nœud que formoient les bouts des Cables auxquelles la Flote étoit attachée, je m’écriai à haute voix, Vive le puissant Empereur de Lilliput. Ce grand Prince me reçut sur le Rivage de la maniére du monde la plus obligeante, & à l’heure même me fit Nardac, qui est le plus haut Titre d’honneur qu’on puisse recevoir dans cet Empire.
Sa Majesté me pria d’achever au premier jour une Entreprise que j’avois si bien commencée, en menant dans ses Ports le reste de la Flote Ennemie; & telle est l’Ambition des Princes, qu’il paroissoit ne pas songer à moins, qu’à reduire tout l’Empire de Blefuscu en Province, qui seroit gouvernée par un Viceroi; qu’à exterminer tous les Rebelles partisans de l’ancienne methode de casser les œufs, qui s’étoient refugiez à la Cour de Blefuscu, & qu’à contraindre le Peuple à suivre la nouvelle maniére, après, quoi il seroit resté seul Monarque de tout l’Univers. Mais je tâchai de le détourner de ce dessein, par plusieurs Argumens, qui m’étoient également suggerez par la Politique & par l’Equité: Et je lui protestai que je serois au désespoir, si j’avois aidé à jetter dans l’esclavage un Peuple libre. L’affaire fut discutée en plein Conseil, & la plus saine partie du Ministére fut de mon avis.
Cette déclaration si hardie que je venois de faire, fut si peu du goût de Sa Majesté Imperiale, qu’elle ne put jamais me la pardonner. Il en fit mention dans son Conseil, dont les plus sages, à ce qui me fut raporté, parurent du moins par leur silence, embrasser mon opinion: mais d’autres qui étoient mes Ennemis secrets, ne purent s’empêcher de lancer quelques traits contre moi, quoique ce fut d’une maniére indirecte. Et depuis ce tems-là il se forma une Cabale entre Sa Majesté & quelques Ministres injustement animez contre moi, qui pensa me couter la vie. Tant il est vrai, que les services les plus importans qu’on rend aux Princes, sont entiérement oubliez, dès qu’on refuse une seule fois de se prêter à leurs passions.
Trois semaines après cette Expedition, l’Empereur de Blefuscu envoya une Ambassade solemnelle pour demander la Paix, qui sut bien-tôt concluë à des conditions fort avantageuses pour nôtre Monarque, mais dont il importe peu au Lecteur d’être instruit. Les Ambassadeurs étoient au nombre de six, & avoient cinq cent personnes à leur suite. Leur Entrée fut très-magnifique, & pour tout dire en un mot, proportionnée à la grandeur de leur Maitre, & à l’importance de leur Commission. Quand le Traité qu’ils négocioient, & dans lequel je leur rendis de bons offices, par le credit que j’avois à la Cour, ou que du moins je paroissois y avoir, quand ce Traité, dis-je, fut conclu; leurs Excellences, à qui on avoit dit que je m’étois interessé pour eux, me rendirent une visite dans les formes. Ils débutèrent par élever jusqu’aux cieux ma valeur & ma generosité, me priérent ensuite au nom de leur Maitre de venir dans son Empire, & me priérent de les regaler de quelques preuves de cette prodidigeuse force dont j’étois doüé, & dont ils avoient entendu raconter tant de merveilles; en quoi je tachai de les obliger.
Après avoir fait plusieurs prodiges inconcevables, disoient ils, & qu’ils n’auroient jamais pu croire, s’ils ne les avoient vus de leurs propres yeux, je les suppliai d’assurer l’Empereur de Blefuscu de mes très-humbles respects, & de lui dire que les grandes choses que la Renommée publioit de lui, m’avoient déterminé à ne pas retourner dans mon Païs, que je n’eusse eu l’honneur de lui faire la Reverence. Dans ce dessein, la premiére fois que je vis l’Empereur de Lilliput, je lui demandai la permission d’aller saluër le Monarque de Blefuscu, ce qu’il m’accorda de l’air du monde le plus froid; mais j’en ignorai la raison, jusqu’à ce que quelqu’un me fit la grace de m’informer, que Flimnap & Bolgolam avoient représenté mes liaisons avec les Ambassadeurs de Blefuscu, comme des marques que j’avois de mauvaises intentions. Et ce fut alors la premiére fois que je commençai à me former quelque idée des Cours & des Ministres.
Il est nécessaire d’observer, que ces Ambassadeurs ne me parloient, que par le moien d’un Interprète; les langues des deux Empires differant l’une de l’autre, autant que deux Langues puissent différer en Europe, chacune de ces Nations se glorifiant de l’Antiquité, de la Beauté & de l’Energie de sa propre Langue, avec un mépris déclaré pour celle de l’Empire voisin. Cependant, comme l’Empereur de Lilliput avoit un avantage considérable sur les Blefufcudiens, parce qu’il étoit maitre de la meilleure partie de leur Flote, il obligea les Ambasseurs à ne lui adresser la parole qu’en Lilliputien, & ne voulut point recevoir leurs Lettres de créance, à moins qu’elles ne fussent écrites dans cette Langue. En quoi il faut avouër qu’il avoit grand raison: quoique d’ailleurs, le Negoce qui s’étoit fait de tous tems entre les deux Empires, l’azile que les Mécontens d’une des Cours trouvoient toûjours dans l’autre, & la coutume reciproque d’envoyer dans l’Empire voisin tous les jeunes gens de qualité, afin de se polir par le Commerce des Etrangers, eussent rendu l’usage des deux Langues fort commun dans l’un & dans l’autre Empire; comme j’en fis l’experience quelques semaines après, quand j’allai rendre mes devoirs à l’Empereur de Blefuscu; & ce fut ce voyage, que la malice de mes Ennemis me força d’entreprendre, qui me donna occasion de regagner ma Patrie, comme je le raconterai en son lieu.
Le Lecteur se souvient peut être que lorsque je signai les Conditions auxquelles ma liberté me fut accordée, il y en avoit, qui ne me plaisoient gueres, parce qu’elles étoient trop humiliantes pour moi. Mais je ne fus plus astreint à celles-ci, dès que j’eus été crée Nardac, & l’Empereur (car il faut lui rendre cette justice) ne m’en a jamais sonné mot. Cependant j’eus occasion peu de de tems après, de rendre à sa Majesté, au moins à ce que je m’imaginois alors, un très signalé service. Je fus reveillé au milieu de la nuit par les cris d’un nombre infini de personnes, qui repetoient à tout moment le mot de Burglum. Plusieurs Domestiques de l’Empereur percérent la Foule, pour me venir prier de me rendre incessamment au Palais, où l’Apartement de l’Imperatrice étoit en feu, par la négligence d’une Fille d’Honneur, qui s’étoit endormie à la lecture d’un Roman. Je fus debout dans un moment, & les ordres ayant été donnez, que personne ne se trouvât dans mon chemin, à la faveur d’un beau clair de Lune, je fis ensorte de gagner le Palais, sans avoir marché sur ame qui vive. Je trouvai plusieurs hommes qui avoient déja dressé des Echelles contre l’Appartement, & qui tenoient à la main des seaux de cuir en assez grand nombre; mais l’eau étoit un peu loin. Ces seaux étoient de la grandeur d’un dé à coudre, & ces pauvres gens m’en mirent entre les mains le plus qu’il leur fut possible; mais ils ne firent pas grand effet, à cause de la violence de la Flame. J’aurois pu aisément éteindre le feu avec mon habit, mais par malheur mon empressement à courir au secours, me l’avoit fait oublier. D’abord je n’y voiois point de remède, & ce magnifique Palais auroit infailliblement été dévoré par les Flames, si, par une présence d’esprit, que j’avoüe ne m’être pas ordinaire, je ne me fusse avisé d’un expedient admirable. Le soir d’auparavant j’avois copieusement bu d’un vin delicieux, qu’ils appellent Glimigrim, (les Blefuscudiens le nomment Flunec,) qui est extrêmement diuretique. Par le plus grand de tous les bonheurs, je n’en avois encor rien rendu. La chaleur que m’avoit causée la proximité des Flames, les efforts que j’avois fait pour les éteindre, & la qualité du vin que j’avois bu, sembloient s’être réunis ensemble pour m’exciter à faire de l’eau, ce que je fis en si grande abondance, & avec tant de dexterité, par raport aux lieux où je l’adressois, qu’en trois minutes le feu fut entiérement éteint, & le reste de ce superbe Edifice, qui avoit couté tant de siécles à batir, heureusement conservé.
Le jour commençoit à poindre, quand je m’en retournai chez moi, sans avoir fait des complimens de felicitation à l’Empereur; parce que, nonobstant que je lui eusse rendu un service très signalé, je n’étois pas assuré pourtant qu’il seroit fort content de la maniére dont je Pavois rendu: Car, par une Loi fondamentale de l’Empire, c’est un crime capital de faire de l’eau dans l’enceinte du Palais, & cela sans aucune distinction de rang ou de naissance. Mais je fus un peu rassuré, par ce que l’Empereur eut la bonté de me saire dire, qu’il donneroit ordre que j’eusse des Lettres d’abolition, que néanmoins je n’ai jamais obtenues. Et il me fut dit, sous le sçeau du secret, que l’Imperatrice avoit conçu une telle horreur de ce que j’avois fait, qu’elle s’étoit retirée à l’autre bout du Palais, dans la ferme resolution que l’Apartement que le feu avoit endommagé, ne seroit jamais reparé pour son usage. On ajouta, qu’elle avoit aussi dessein de se venger de moi, mais qu’elle n’avoit communiqué ce dessein qu’à ses plus intimes Confidens.
Sciences, Loix & Coutumes des Habitans de Lilliput: Maniére d’élever leurs Enfans. Comment l’Auteur vivoit en ce Pays. Justification d’une des premiéres Dames de la Cour.
QUoique je reserve la Description de cet Empire à un Traité particulier, je ne laisserai pas pourtant d’en donner à mes Lecteurs quelques idées generales. La taille des Naturels du pays, n’est pas tout à fait de six pouces: & la même proportion de petitesse a lieu à l’égard de tous les autres animaux, aussi bien que des Plantes & des Arbres. Par exemple, les Chevaux & les Bœufs les plus grands que j’aye vu, n’avoient en hauteur que quatre à cinq pouces, & les moutons qu’un pouce & demi, plus ou moins. Leurs Oyes sont de la grandeur de nos Alouettes, & ainsi du reste, jusqu’à leurs plus petits Animaux, qui échapoient à ma vûë, mais la Nature à proportionné les yeux des Lilliputiens aux objets dont elle les a environnez: Leur vûë est fort bonne, mais elle ne porte gueres loin; & pour montrer avec quelle exactitude ils apperçoivent les plus petites choses, pourvu qu’ils n’en soient pas éloignez, j’ai vu un jour avec le plus sensible plaisir, un Cuisinier plumant une Alouette qui étoit plus petite qu’une Mouche ordinaire en Europe, & une jeune Fille passant un invisible fil de soie, par le trou d’une éguille invisible. Leurs plus grands Arbres sont hauts de sept pieds; je parle de ceux du grand Parc Royal, au sommet desquels je pouvois justement atteindre avec le poing fermé. Les autres vegetaux sont dans la même proportion; mais il faut laisser quelque chose à l’imagination du Lecteur.
Je dirai peu de chose à present des Sciences, qui ont été en vogue chez eux depuis plusieurs siécles. Ce qu’il y a de plus singulier, c’est leur maniére d’écrire qui n’est pas de la gauche à la droite, comme font les Européens; ni de la droite à la gauche, comme les Arabes; ni de haut en bas comme les Chinois; ni de bas en haut comme les Cascagiens; mais en travers d’un coin à l’autre, comme les Dames en Angleterre.
Ils enterrent leurs morts avec les pieds en haut & la tête en bas, parce que c’est une opinion recûë, que dans onze milles Lunes ils ressusciteront tous; que dans ce tems, la Terre, (qu’ils croient être une surface toute unie,) tournera sans dessus dessous, & que par ce moyen au moment de leur Resurrection, ils se trouveront tous debout: Leurs Savans avoüent bien que cette Doctrine est absurde, mais la coutume ne laisse pas de continuer.
Il y a dans cet Empire quelques Loix, d’un genre fort particulier, & dont je serois tenté de faire l’Apologie, si elles n’étoient pas directement contraires à celles de ma chére Patrie. La premiére, dont je ferai mention, regarde les Delateurs. Tous les crimes d’Etat sont punis avec la derniere sevérité; mais si la personne accusée donne des preuves claires de son innocence, l’Accusateur est condamné à une mort ignominieuse, & ses biens servent à dedommager la personne accusée, de la perte de son tems, du risque qu’elle a couru, des incommoditez de la prison, & des fraix qu’elle a été obligée de faire pour sa défense: Que si les biens du Delateur ne suffisent pas, l’Empereur a soin de suppléer ce qui y manque: Sa Majesté accorde aussi à celui qui s’est justifié quelque marque éclatante de faveur, & toute la Ville est informée de son innocence par une Proclamation.
La Fraude est regardée chez ce Peuple comme un plus grand crime que le vol, & pour cet effet est presque toûjours punie de mort. Car me disoient quelques-uns, avec un peu de soin & le sens commun, un Homme peut empêcher qu’on ne le vole, mais il est infiniment plus difficile de faire qu’on ne soit pas trompe: & comme le Negoce est un des principaux liens de la societé, si la fraude étoit permise ou tolerée, un Marchand fripon auroit toujours un grand avantage sur celui qui séroit homme de bien. Il me souvient qu’un jour j’intercedai auprès de l’Empereur, en faveur d’un criminel qui avoit emporté à son Maitre une grande somme d’argent, qu’il avoit reçû par son ordre. Pour extenuër sa faute, je m’avisai de dire, que tout ce qu’il avoit fait étoit d’avoir abusé de la confiance que son Maitre avoit en lui; mais l’Empereur trouva que c’étoit quelque chose de monstrueux à moi, d’alléguer pour defense l’aggravation même du crime; & j’avouë que pour toute reponse je fus obligé d’avoir recours à ce lieu commun, que chaque nation a ses Coutumes; encore, ne pus-je l’alléguer sans rougir.
Quoique nous appellions ordinairement la Recompense & le Châtiment, les deux grands pivots sur lesquels tout Gouvernement tourne, j’avouë que les Lilliputiens sont le seul Peuple chez qui j’aie vu mettre cette Maxime en usage. Quiconque peut prouver, qu’il a exactement observé les Loix de son Pays pendant l’espace de soixante & treize Lunes, a droit à de certains Privileges suivant sa qualité & son état, & reçoit une certaine somme d’argent à proportion: Il est aussi honoré du Titre de Snilpall, qui désigne la fidelité avec laquelle il a observé les Loix; mais ce Titre ne passe point à sa posterité. Ce Peuple regarde comme un prodigieux defaut parmi nous que l’observation de nos Loix ne soit soutenue que par des châtimens, sans aucune recompense. Et c’est pour cette raison que dans leurs Cours de Justice, cette Déesse est dépeinte avec six yeux devant, autant derriére, & un à chaque côté, pour representer sa circonspection; & avec un sac rempli d’or dans sa main droite; & dans sa gauche une épée qui est dans le foureau, pour montrer qu’elle a plus de penchant à recompenser qu’à punir.
Dans le choix qu’ils font des personnes pour toutes sortes d’Emplois, ils ont plus égard à la vertu qu’à l’habileté; car, puisqu’il est necessaire qu’il y ait un gouvernement parmi les Hommes, ils croyent qu’une mesure ordinaire d’intelligence suffit pour s’en aquiter, & que le dessein de la Providence n’a jamais été que l’administration des affaires publiques fut un énigme, dont le mot ne pourroit être déviné que par un petit nombre de personnes d’un genie superieur, dont chaque siecle produis à peine deux ou trois: mais ils supposent, que chaque homme a le pouvoir de s’abstenir du mensonge, & de pratiquer les devoirs qui lui sont prescrits. Or la pratique de ces devoirs, disent-ils, soutenuë d’un peu d’expérience & d’une grande droiture d’intention, rendra tout homme capable de servir son Païs, pourvu qu’on en exempte seulement ce petit nombre d’Emplois, qui requiérent de l’étude. Mais, ajoutent-ils, il est si peu vrai qu’un défaut de vertus puisse être suppléé par des talens superieurs, qu’au contraire jamais de grands emplois ne peuvent tomber entre de plus dangereuses mains, qu’entre celles d’un habile scelerat, parce que porté à faire du mal, il a toute l’autorité & toute l’adresse nécessaire, pour satisfaire un si abominable penchant.
Ils ont une autre Loi bien remarquable; c’est de n’admettre à aucune Charge publique, ceux qui nient une Providence; car puisque les Rois avoüent qu’ils ne sont que les Lieutenans de la Providence, les Lilliputiens disent que c’est la chose du monde la plus absurde pour un Prince, que d’employer des Hommes qui désavoüent l’autorité même sous laquelle il agit.
En raportant toutes ces Loix, je ne parle que des Institutions primitives. Car on ne saurois nier que ce Peuple n’eut extrêmement dégeneré depuis quelques années: Par exemple, l’infame coutume de s’élever à d’éminentes charges, & d’être honoré des plus éclatantes marques de distinction, parce qu’on s’étoit exercé à bien danser sur la corde, à sauter par dessus le bâton, & à ramper par dessous, n’avoit été mise en usage que par le Grand-Pére de l’Empereur régnant, & n’étoit venuë au point où je l’ai vuë, que par les factions dont l’Etat étoit déchiré, & qui cherchoient toutes à se rendre recommandables par là plus lâche souplesse.
L’ingratitude est un crime capital parmi eux, car leur raisonnement est, que tout Homme qui en agit mal avec son Bienfaiteur, doit nécessairement être consideré comme l’Ennemi du Genre-humain en général, dont il n’a reçu aucun bienfait, & que par conséquent il est indigne de vivre.
Leurs notions touchant les devoirs des Parens & des Enfans, diférent extrêmement des nôtres. Car, comme la conjonction du Mâle & de la Femelle, est fondée sur un penchant que la Nature a établi pour la propagation de toutes les espéces, les Lilliputiens prétendent que l’Homme & la Femme sont portez l’un vers l’autre comme le reste des Animaux, par des motifs de concupiscence; & que leur tendresse pour leurs petits, a aussi sa source dans une Loi de la Nature: c’est pourquoi ils sont persuadez qu’un Enfant n’est obligé à aucune reconnoissance envers son Pére, pour l’avoir engendré; ni envers sa Mère pour l’avoir mis au monde; ce qui, eu égard à la misére de la vie humaine, n’est ni un bienfait en soi-même, ni conféré comme tel par les Parens, qui songeoient alors à toute autre chose. Ces Raisonnemens, & quelques autres du même genre, les ont déterminez à ne pas confier aux Parens l’éducation de leurs enfans, mais à établir dans chaque Ville des Seminaires publics, où tous les Parens, exceptez seulement les Manants & les Laboureurs, sont obligez d’envoyer leurs Enfans des deux Sexes, dès qu’ils ont atteint l’âge de vingt Lunes, parce qu’on suppose qu’alors ils commencent à être susceptibles d’instruction. Ces Ecoles sont de différens genres, suivant la differente qualité des Enfans qu’on y met. Plusieurs Professeurs très-habiles, sont chargez d’élever les Enfans suivant la condition de leurs Parens, & aussi suivant leur genie & leurs propres inclinations. Je dirai d’abord quelque chose des Seminaires pour les Garçons, & ensuite de ceux qui sont destinez aux Filles.
Les Seminaires des Garçons d’une illustre Naissance, sont pourvûs de savans Professeurs & d’habiles Sous-Maitres. Les habits & la nourriture des Enfans sont fort simples. On leur inculque des principes d’honneur, de justice, de courage, de modestie, de clemence, de Religion & d’amour pour la Patrie. On les occupe toujours à quelque chose, excepté le tems qu’ils donnent à leurs repas & au sommeil, & ce tems est fort court. Ils ont deux heures chaque jour pour leurs divertissemens, qui consistent dans des exercices corporels. On les habille jusqu’à l’âge de quatre ans, mais après cela ils sont obligez de s’habiller eux-mêmes, de quelque grande qualité qu’ils puissent être. Il ne leur est pas permis de se familiariser avec des Domestiques, mais ils prennent leurs divertissemens entr’eux, & toujours en présence d’un Professeur ou de quelque Sous-Maitre, ce qui les garentit de ces impressions de sotises & de vanité auxquelles nos Enfans sont sujets. Leurs Parens ne sont admis à les voir que deux fois par an, & leur visite ne passe point l’heure. Il leur est permis d’embrasser leur Enfant en entrant & en sortant, mais un Professeur qui y est toujours présent dans ces sortes d’occasions, ne soufre point qu’ils lui parlent à l’oreille, qu’ils lui témoignent une sote tendresse, ou qu’ils lui aportent des Sucreries ou autres friandises. Si la pension pour l’entretien & pour la nourriture de quelques Enfans n’est pas bien payée, il y a des Officiers de l’Empereur qui ont soin que la somme nécessaire se trouve.
Les Seminaires pour les Enfans des personnes de moindre rang, comme par exemple de Marchands, d’Artisans, & autres, sont reglez dans la même proportion; ceux qui sont destinez à quelque métier, sont mis apprentifs à l’âge d’onze ans, au lieu que ceux qui appartiennent à des personnes de distinction, restent dans leurs Seminaires jusqu’à quinze, ce qui chez nous revient à vingt & un an: Mais pendant les trois derniéres années, on diminuë peu à peu la sujétion où on les avoit tenus.
Dans les Seminaires des Filles, les jeunes Demoiselles sont élevées à peu près comme les Garçons, avec cette diférence seulement, qu’elles sont habillées par des personnes de leur Sexe, mais toujours en présence d’un Professeur ou d’un Sous-Maitre jusqu’à ce qu’elles aient atteint l’âge de cinq ans: car à cet âge elles sont obligées de s’habiller elles-memes. Que si leurs Gouvernantes sont convaincues d’avoir entretenu leurs Eleves de Contes de Revenans, d’Apparitions, & autres telles impertinences, dont nos Servantes en Europe gâtent l’imagination des Enfans, el les sont trois fois fouettées en public, emprisonnées pour un an, & envoyées pour toujours en exil dans la partie la moins peuplée de tout l’Empire. Par là il arrive que les jeunes Demoiselles ont autant de honte d’être sotement peureuses que les Hommes mêmes. Une autre différence entre l’éducation de ceux-ci, & celle qui est donnée aux Filles, est, que les exercices qu’on leur fait faire sont moins violens, qu’on leur prescrit quelques Réglemens sur le gouvernement du Menage, & qu’elles ne poussent pas leurs études si loin, quoi qu’elles soient obligées d’ailleurs, de s’appliquer à des sciences dont nos Dames en Europe n’ont pas la moindre idée. Car c’est une maxime chez ce Peuple, que parmi des personnes de distinction, une Femme doit toujours être une Compagne raisonnable & agréable, parce qu’elle ne sauroit toujours être jeune. Quand les filles ont atteint l’âge de douze ans, (âge auquel elles sont nubiles parmi eux) leurs Parens ou leurs Tuteurs les aménent chez eux, après avoir fait les plus tendres remercimens aux Professeurs, & il arrive très-rarement que la jeune Demoiselle ne verse des larmes en se separant de ses compagnes.
Dans les Seminaires des filles d’un moindre rang, les Enfans apprennent toutes fortes d’Ouvrages convenables à leur sexe. Celles qui doivent être mises en apprentissage, sont renvoyées à l’âge de neuf ans, & les autres gardées jusqu’à celui de treize.
Les Familles dont les Enfans sont dans ces Seminaires d’un ordre inférieur, sont obligées par dessus la pension annuelle, qui est très-petite, de donner tous les mois à l’Intendant de la Maison une partie de ce qu’elles ont gagné, pour servir un jour à l’établissement des Enfans; car il faut remarquer qu’il y a une Loi qui régle jusqu’où il est permis aux Parens de porter leurs dépenses; car, disent les Lilliputiens, c’est quelque chose d’injuste, que des gens du commun, pour satisfaire leurs désirs, fassent une nichée d’Enfans, qui par les sotes dépenses de leurs Parens, ne sauroient manquer de tomber à la charge du public. Pour ce qui regarde les personnes de distinction, elles donnent caution, que chacun de leurs Enfans aura une certaine somme, proportionnée à sa condition; & il y a des Gens qui sont chargez du soin de faire valoir ces fonds; soin dont ils s’aquitent toujours avec sagesse & avec la plus exacte justice.
Les Manants & les Laboureurs gardent leurs Enfans chez eux, parce qu’étant uniquement destinez à cultiver la Terre, leur éducation importe fort peu au Public; mais ceux d’entr’eux qui sont vieux, ou qui tombent malades, sont soignez & nourris dans des Hôpitaux: car dans ce Païs on ne sait ce que c’est que de demander l’aumône.
Peut-être que ce seroit ici le lieu d’informer le Lecteur de la maniére dont j’ai vécu dans ce Païs, pendant l’espace de neuf mois & treize jours, que j’y ai passez. A l’égard de mes meubles, ils consistoient principalement dans une table & une chaise que j’avois faites pour mon usage, en me servant des plus grands Arbres du Parc Royal. Deux cent Couturiéres furent employées à me faire des chemises, & à coudre du linge pour mon lit & pour ma table. Ce linge étoit de la sorte la plus épaisse: Mais comme malgré cela il n’auroit pû me servir, elles eurent la précaution de le mettre plusieurs fois en double, & après cela de le piquer, comme on fait des jupes en Europe. D’ordinaire leur linge a trois pouces de largeur, & troids pieds font la longueur de la piéce. Je me mis à terre pour que les Couturiéres pussent me prendre la mesure: l’une se mit sur mon cou, & l’autre vers le milieu de ma jambe, chacune d’elles tenant une corde par le bout, pendant qu’une troisiéme en mesuroit la longueur, avec une espéce d’aune, longue d’un pouce.
Après cela elles mesurérent mon pouce droit, & n’en demandérent pas davantage. Car par un calcul de Mathematique, elles avoient trouvé que le tour du pouce pris deux fois, fait celui du poignet; & que le tour du poignet pris d’eux fois, fait celui du cou; & enfin, que le tour du cou pris deux fois, fait celui du milieu. Au reste, tout ce calcul n’étoit pas nécessaire, puisque j’étendis ma vieille chemise par terre pour leur servir de modèle, & il faut que je dise à leur louange, qu’elles l’imitèrent parfaitement bien. Trois cent Tailleurs travaillérent à mes Habits; mais ils avoient une autre methode pour me prendre la mesure. Je me mis à genoux, & ils dressérent une échelle qui alloit depuis terre jusqu’à mon cou; un d’eux monta sur cette échelle, & laissa tomber une corde perpendiculairement depuis le collet de ma chemise jusqu’à terre, ce qui donnoit tout juste la longueur de mon habit; mais le milieu du corps & les bras, je me les mesurai moi-même. Quand mes habits (auxquels ils avoient travaillé dans ma Maison, parce que les leurs n’auroient pas pû les contenir) furent faits, ils avoient l’air de ces sortes d’ouvrages que les Dames en Angleterre font en cousant ensemble une infinité de piéces différentes, avec cette différence pourtant, que mes Habits étoient tous d’une seule & même couleur.
Trois cent Cuisiniers me faisoient à manger: ils étoient logez avec leurs Familles tout près de ma maison dans des Tentes, où chacun d’eux avoit soin de m’aprêter deux plats. J’avois coutume de prendre dans ma main une vingtaine de ceux qui me servoient à Table, & il y en avoit plus de cent qui restoient à Terre, les uns avec des plats, & les autres avec des piéces de vin ou d’autre liqueur. A mesure que j’avois besoin de quelque chose, mes Domestiques qui étoient sur la Table, se servoient fort adroitement d’une poulie pour le tirer à eux, à peu près comme on tire des seaux d’un puit en Europe. Un de leurs plats faisoit une bonne bouchée, & je n’avois pas grand peine à avaler d’un seul trait une de leurs piéces de liqueur. Leur Mouton n’est pas si bon que le nôtre, mais en récompense leur Bœuf est excellent. Je me souviens d’en avoir mangé une surlonge, dont je fus obligé de faire trois bouchées; mais cela est rare. Mes Valets étoient dans le dernier étonnement de me voir manger les os, comme dans nôtre Païs nous faisons l’aîle d’une Alouette. Je ne faisois qu’une seule bouchée d’une de leurs Oyes ou de leurs Coqs d’Indes, & il faut que je confesse que ces oiseaux l’emportent de beaucoup sur les nôtres, en fait de délicatesse. Pour leurs oiseaux d’un peu moindre taille, j’en pouvois mettre vingt ou trente au bout de mon couteau.
Sa Majesté Imperiale informée de ma maniére de vivre, voulut un jour avoir le bonheur (ce sont ces termes) de diner avec moi. Elle vint accompagnée de son illustre Famille, & j’eus soin de les placer tous dans des Fauteuils sur ma Table, vis à vis de moi, avec leurs Gardes autour d’eux. Flimnap le Grand Tresorier fut aussi de ce Repas, & avoit sa Baguette blanche à la main. Je remarquai plus d’une fois qu’il me regardoit de mauvais œil, mais sans faire semblant de rien, je n’en mangeai en aparence qu’avec plus d’apetit, tant pour faire honneur à ma chére Patrie, que pour remplir la Cour d’admiration. Je suis très persuadé que cette visite de l’Empereur, a donné occasion à Flimnap de me rendre de mauvais services auprès de son Maitre. Ce Ministre a toujours été mon Ennemi secret, quoi que extérieurement il me fit plus de caresses que son naturel rebarbatif ne sembloit permettre. Il représenta à l’Empereur que ses Finances étoient en mauvais état, qu’il étoit obligé de lever de l’argent à de gros intérêts, que des billets d’Epargne ne pouroient circuler qu’à neuf pour cent de perte; qu’en très-peu de tems j’avois couté à Sa Majesté plus d’un million & demi de Sprugs, (qui sont leurs plus grandes piéces d’or de la grandeur d’une paillette) & que sauf meilleur avis, il conseilloit à l’Empereur de me renvoyer à la premiére occasion.
Comme j’ai été la cause (quoi qu’innocente) que la reputation d’une Dame du premier rang a été attaquée, il faut avant que d’aller plus loin, que je tâche de la justifier. Le Trésorier s’étoit mis en tête d’être jaloux de sa femme, parce que de méchantes langues lui avoient dit qu’elle étoit folle de moi, & aussi parce qu’il s’étoit repandu un bruit à la Cour, qu’elle étoit venue une fois secrétement chez moi. Je proteste solemnellement que ce sont d’infames calomnies auquelles l’Epouse du Trésorier n’a jamais donné lieu, n’ayant de ma vie reçu de sa part que d’innocentes marques d’amitié. Il est bien vrai qu’elle venoit souvent chez moi, mais toujours publiquement, & jamais sans être accompagnée de trois personnes, qui étoient d’ordinaire sa sœur, sa petite fille, & quelqu’une de ses Amies; mais cela ne lui étoit point particulier, puisque plusieurs autres Dames de la Cour venoient souvent me voir. Et j’en appelle à tous mes Domestiques, s’ils ont jamais vû un Carosse à ma porte, sans savoir quelles personnes y étoient. Dans ces occasions dès qu’un Valet m’avoit averti qu’il y avoit un Carosse à ma porte, ma coutume étoit de m’y rendre d’abord, & après avoir salué ceux qui y étoient, de prendre soigneusement le Carosse & les deux Chevaux dans mes mains, (car s’il y en avoit six, le Postillon en détachoit toujours quatre,) & de les placer sur ma table, autour de laquelle j’avois attaché un bord qui avoit cinq pouces de hauteur, de peur d’accident. Il m’est arrivé souvent d’avoir quatre Carosses pleins de monde, & huit Chevaux à la fois sur ma table, pendant que j’étois dans ma chaise à entretenir la Compagnie. J’ai passé plus d’une après-midi le plus agréablement du monde dans ces sortes de conversations. Mais j’ose défier le Trésorier & ses deux Délateurs Clustril & Drunlo, (car je veux les nommer afin de leur faire honte,) de prouver que quelqu’un soit jamais venu incognito chez moi, excepté le Secretaire Reldresal, qui ne s’y rendit que par l’ordre exprès de l’Empereur, comme je crois l’avoir raconté. Je n’aurois pas insisté si long-tems sur cet Article, si l’honneur d’une grande Dame n’y étoit si fort intéressé, pour ne rien dire de moi-même; quoique je fusse alors Nardac, ce que le Trésorier lui-même n’est pas; car tout le monde sait qu’il n’est que Clumglum, Titre qui a la même proportion avec celui dont j’étois honoré, qu’a le Titre de Marquis avec celui de Duc en Angleterre; quoi que d’ailleurs il eut le pas devant moi en vertu de son Emploi. Ces calomnies, qui me vinrent aux oreilles par un accident que ce n’est pas ici le lieu de raporter, furent cause que Flimnap fit pendant quelques tems la mine à sa Femme, mais bien plus encore à moi; & quoi qu’enfin il ait été détrompé, & se soit raccommodé avec elle, jamais il ne m’a pardonné de m’avoir soupçonné à tort, & a même réussi à me perdre dans l’esprit de l’Empereur, qui pour dire le vrai, se laissoit trop gouverner par ce Favori.
L’Auteur étant informé que ses Ennemis avoient dessein de l’accuser de Haute-Trahison, se refugie à Blefuscu. Maniére dont il y est reçu.
AVant que de raconter ma sortie de Lilliput, l’ordre veut que j’informe mes Lecteurs des raisons qui me forcérent à prendre & à exécuter ce dessein.
Tout ce qu’on appelle Cours, avoit été jusqu’alors un Païs inconnu pour moi, parce que la bassesse de ma condition, ne m’avoit jamais permis d’en fréquenter. A la verité, la conversation & la lecture m’avoient donné d’assez mauvaises idées des Princes & de leurs Ministres; mais jamais je ne me ferois attendu à être convaincu un jour de la justesse de ces idées par ma propre experience, & cela dans un Païs fort éloigné, & gouverné à ce que je croiois par des maximes tout à fait diférentes de celles qui sont en vogue en Europe. Dans le tems que je me preparois à aller rendre mes Devoirs à l’Empereur de Blefuscu, un Seigneur fort consideré à la Cour, (à qui j’avois rendu un service très-signalé dans un tems qu’il étoit fort mal avec l’Empereur,) vint de nuit chez moi dans une chaise fermée, & sans me faire dire son Nom, me fit demander s’il ne m’incommoderoit pas. Les Porteurs étant renvoyez, je mis la chaise & le Seigneur qui y étoit dans la poche de mon justaucorps: Après cela, ayant donné ordre à un Valet sur qui je pouvois compter, de dire que j’étois indisposé & que je dormois, je fermai la porte de ma Maison, & je me mis à lier conversation avec celui qui venoit me rendre une visite si mysterieuse.
Après les prémiers Complimens de part & d’autre, je remarquai qu’il étoit fort inquiet, & lui en ayant demandé la raison, il me pria de l’écouter avec patience, puis qu’il avoit à m’entretenir sur un sujet qui interessoit également mon Honneur & ma Vie. Voici en substance le Discours qu’il m’adressa, & dont je mis sur le papier les principaux Articles aussi-tôt qu’il fut sorti.
Il faut que vous sachiez que le Conseil s’est assemblé plusieurs fois à votre sujet, le plus secrétement qu’il étoit possible; & qu’il n’y a que deux jours que Sa Majesté en est venuë à une Resolution finale.
Vous n’ignorez pas que le Grand Amiral Skyris Bolgolam a été vôtre Ennemi mortel presque des le moment de vôtre arrivée. Je ne sai quelles peuvent avoir été les prémiéres causes de sa haine, mais il est certain qu’elle est beaucoup augmentée, depuis le glorieux succès que vous avez eus dans vôtre Entreprise contre la Flote de Blefuscu, parce qu’il sent que tout Amiral qu’il est, il n’en a jamais fait autant. Ce Seigneur & Flimnap le Grand Trésorier, dont l’inimitié contre vous à cause de sa Femme est connuë d’un chacun, Limtoc le Général, Lalcon le Chambellan, & Balmuff le Grand Justicier, ont dressé des Articles d’Accusation contre vous, & prétendent vous convaincre de Haute-Trahison, & de quelques autres Crimes capitaux.
Persuadé que j’étois de ma propre innocence, cet Exorde me mit dans de telles impatiences, que je fus sur le point d’interrompre celui qui m’annonçoit de si étranges nouvelles: mais il me pria de lui laisser continuer son Discours, ce qu’il fit en ces termes.
Par reconnoissance pour l’amitié que vous m’avez témoignée, j’ai fait en forte d’être informé de tout leur Manege, & d’avoir copie des Articles d’Accusations, ce qui me couteroit la Tête, si cela venoit à être découvert.
Articles d’Accusation contre Quinbus-Flestrin, (l’Homme-Montagne.)
Article I.
QUoique par une Loi faite pendant le Regne de Sa Majesté Imperiale Calin Deffar Plune, il soit ordonné, Que quiconque fera de l’eau dans l’enceinte du Palais Imperial, sera traité comme coupable de Haute-Trahison: Si pourtant, ledit Quinbus-Flestrin, en violation manifeste de la susdite Loi, sous prétexte d’éteindre le Feu qui avoit pris à l’Apartement de l’Imperatrice, a malicieusement, traitreusement, & diaboliquement, éteint ledit Feu, dans le susdit Apartement, situé dans l’enceinte du susdit Palais, contre la Loi qui vient d’être alleguée, contre son Devoir, &c.
Article II.
Ledit Quinbus-Flestrin ayant amené la Flote Imperiale de Blefuscu au Port Imperial de Lilliput, & ayant depuis reçu ordre de Sa Majesté Imperiale de se rendre Maitre de tous les autres Vaisseaux dudit Empire de Blefuscu, de reduire cet Empire en Province, pour être déformais gouverné par un Viceroi, & d’exterminer non seulement tous les Partisans de l’ancienne maniére de casser les œufs, qui s’étoient refugiez dans ce Païs; mais aussi tous les Habitans de cet Empire, qui ne voudroient pas sur le champ abjurer cette Héresie; a, comme un Traitre qu’il est, demandé d’être exempté de rendre lesdits services, sous le ridicule prétexte de ne vouloir pas forcer les consciences, ni mettre à mort ou reduire en Esclavage un Peuple libre.
Article III.
Quand les Ambassadeurs de Blefuscu sont venus demander la Paix à Sa Majesté, ledit Flestrin a montré qu’il étoit un Traitre, en s’intéressant pour les susdits Ambassadeurs, & en les divertissant; quoi qu’il sût bien qu’ils apartenoient à un Prince qui avoit eté depuis peu ouvertement en Guerre contre Sa Majesté.
Article IV.
Ledit Quinbus-Flestrin s’aprête (ce qui est directement contre le devoir d’un fidèle Sujet) à faire un Voyage à la Cour de Blefuscu, quoique Sa Majesté Imperiale ne lui en ait donné permission que de bouche; & sous prétexte de ladite permission a dessein d’entreprendre le susdit Voyage, afin d’aider à l’Empereur de Blefuscu, qui a été récemment en Guerre avec sa susdite Majesté Imperiale.
Il y a quelques autres Articles, mais ceux dont je viens de vous lire l’Extrait, sont les plus importans.
On ne sauroit nier que dans les differens Débats, qui s’élevérent à l’occasion de tous ces Chefs d’Accusation, Sa Majesté n’ait donné des marques d’une très-grande clemence, qu’elle n’ait souvent allegué vos services, & tâché d’exténuer vos crimes. Le Trésorier & l’Amiral ont fortement insisté qu’on vous fit souffrir une mort cruelle & ignominieuse, en mettant le feu à vôtre Maison, & que, lorsque vous en sortiriez, le Général vous attendît à la tête de vingt mille hommes, qui auroient ordre de vous blesser au visage & aux mains avec des Flêches empoisonnées. Quelques-uns de vos Domestiques devoient aussi recevoir un ordre secret de froter vos Chemises d’un suc empoisonné, ce qui vous auroit bien-tôt fait mourir dans les plus afreux tourmens. Le Général embrassa cet avis, en sorte que depuis long-tems il y a pluralité de voix contre vous. Mais Sa Majesté resolue, s’il se peut, de vous conserver la vie, a détaché le Chambellan du parti de vos Ennemis.
Sur ces entrefaites, Reldresal, Premier Secretaire des Affaires secretes, qui s’est toujours veritablement montré vôtre Ami, eut ordre de l’Empereur de dire son avis: ce qu’il fit de la maniére du monde la plus propre à vous confirmer dans l’opinion avantageuse que vous avez de lui. Il confessa que vos crimes étoient grands, mais que cependant il y avoit lieu à la misericorde, la plus belle de toutes les vertus dans un Prince, & que Sa Majesté possedoit dans un degré si éminent. Il dit que l’amitié qui regnoit entre vous étoit si connue de tout le monde, que peut être l’Auguste Compagnie devant laquelle il parloit, le tiendroit pour coupable de partialité: que cependant, pour obéïr à Sa Majesté, il diroit librement son sentiment. Que si Sa Majesté en consideration de vos services, & pour satissaire au penchant qui la portoit à la clemence, avoit la bonté de vous conserver la vie, & ordonnoit seulement qu’on vous crevât les deux yeux, il lui paroissoit que par cet Expedient, la Justice seroit en quelque sorte satisfaite, & que tout l’Univers exalteroit jusqu’aux Cieux la clemence de l’Empereur, aussi bien que la générosité & la douceur de ceux qui avoient l’honneur d’être ses Conseillers. Que la perte de vos yeux ne vous ôteroit rien de vos forces, que vous pouriez toujours emploier au service de Sa Majesté. Qu’un Courage aveugle n’en est que plus grand, parce qu’on ne voit point de Danger; que la crainte que vous aviez pour vos yeux, avoit été la seule dificulté que vous eussiez rencontrée dans vôtre Entreprise contre la Flote ennemie; & qu’il devoit vous suffire devoir par les yeux des Ministres, puisque les plus grands Princes ne voyoient pas autrement.
Cet Avis fut hautement rejetté par tout le Conseil. Bolgolam l’Amiral, ne put se retenir, mais se levant en fureur, dit, qu’il étoit étonné de quel front le Secretaire osoit opiner à conserver la vie à un Traître. Que les services que vous aviez rendus, étoient, au jugement de tous ceux qui se connoissoient en raisons d’Etat, l’aggravation même de vos crimes; que vous, qui étiez capable d’éteindre le feu en pissant sur l’Apartement de l’Imperatrice, (attentat qu’il ne pouvoit rappeller qu’avec horreur) pouviez quelque jour, causer une inondation par le même moien, & noyer tous ceux qui seroient dans le Palais. Il ajouta, que les mêmes forces, par lesquelles vous vous étiez rendu Maitre de la Flote ennemie, pourroient servir au premier mécontentent qu’on vous donneroit à la ramener à Blefuscu: Qu’il avoit de sortes raisons de croire que dans le fond du cœur, vous aviez un penchant criminel pour la methode heretique de casser les œufs, & que comme la Trahison commence dans le cœur avant que d’éclater par des Actions, pour cette raison, il vous dénonçoit comme Traitre, & demandoit que vous fussiez mis à mort.
Le Trésorier se rangea à la même opinion, il montra qu’il étoit impossible que les Revenus de Sa Majesté pussent suffire aux fraix de vôtre entretien: Que tant s’en faloit que l’Expédient proposé par le Secretaire, de vous crever les yeux, fut un reméde au mal qu’on craignoit, qu’au contraire, selon toutes les apparences il ne serviroit qu’à l’augmenter, comme cela paroit par l’exemple de certains Oiseaux, qui, quand on leur a ôté la vuë, n’en deviennent que plus gros & plus gras: Que Sa Majesté sacrée & tout le Conseil, qui étoient vos juges, étoient en leurs consciences pleinement persuadez que vous aviez merité la mort, ce qui sufisoit pour vous y condamner, quand même on n’auroit pas contre vous les preuves que demande la lettre de la Loi.
Mais Sa Majesté Imperiale étant absolument déterminée à vous sauver la vie, eut la bonté de dire, que puisque le Conseil avoit décidé que la perte de vos yeux étoit une peine trop legére, on pouroit vous en infliger quelqu’autre dans la suite. Et vôtre Ami le Secretaire demandant avec instance d’être oüi sur ce que le Tresorier avoit objecté, que vôtre entretien étoit d’une dépense excessive à Sa Majesté, dit, que son Excellence, par les seules mains de qui passoient tous les Revenus de Sa Majesté, pouvoit aisément pourvoir à cet inconvenient, en diminuant peu à peu la portion de mets qui vous étoit assignée; que par la faute de nourriture, vous vous afoibliriez de jour en jour, & viendriez infailliblement à mourir d’inanition dans quelques mois; que vôtre corps étant amaigri & diminué de la moitié, la puanteur de vôtre Cadavre ne seroit plus tant à craindre; & qu’immediatement après vôtre mort cinq ou six mille sujets de Sa Majesté pourroient en deux ou trois jours, couper toute la chair de vos os, & l’enterrer en diferens endroits pour prevenir toute infection, laissant le Squelette, comme un monument d’admiration pour la Posterité.
C’est ainsi que par la grande Amitié du Secretaire, tous ces Debats furent heureusement terminez. Defense très expresse fut faite de reveler le projet de vous faire mourir par degrez, mais la Sentence de vous crever les yeux fut couchée sur les Registres. L’Amiral seul trouvoit que vous étiez traité trop doucement, & vouloit que vous fussiez mis à mort sans retardement. Ce sentiment lui avoit été inspiré par l’Imperatrice, qui n’a jamais pu vous pardonner la methode indecente & irreguliere dont vous avez éteint le Feu qui avoit pris à son Apartement. Dans trois jours votre Ami le Secretaire viendra vous trouver pour vous lire les Articles de l’Accusation qui a été intentée contre vous: il vous notifiera ensuite la Bonté que Sa Majesté & son Conseil ont euë, de ne vous condamner qu’à perdre les yeux; sentence douce, à laquelle Sa Majesté ne doute nullement que vous ne souscriviez avec Reconnoissance; & afin que l’Operation soit bien faite, vingt Chirurgiens de Sa Majesté seront presens, lorsqu’on vous déchargera des Flêches pointues dans les prunelles des yeux.
Je laisse à vôtre prudence à prendre des mesures convenables sur tout ce que je viens de vous dire; pour moi, afin d’éviter tout soupçon, je vai me retirer le plus secrétement que je pourai.
Il le fit, & me laissa en proye aux plus cruelles agitations. C’étoit une coûtume introduite par ce Prince & par son Ministère (coûtume, qu’on m’a assuré n’avoir jamais été en usage qu’en ce tems la) que quand la Cour avoit dessein de faire quelque Execution cruelle, soit que la victime fut immolée au Ressentiment de l’Empereur, ou à la Haine d’un Favori, l’Empereur adressoit un Discours à tout son Conseil, dans lequel il s’étendoit sur sa Bonté & sur sa Clemence, comme sur des Qualitez connuës de tout le Monde. Ce Discours étoit imprimé immédiatement après avoir été prononcé, & aussi-tôt repandu par tout l’Empire. Jamais le Peuple n’étoit plus effraié que quand il recevoit ces sortes de preuves de la Benignité de l’Empereur; parce qu’on avoit observé qu’à proportion que sa clemence étoit plus exaltée, le supplice aussi étoit plus inhumain, & l’innocence de la personne qui y étoit condamnée plus grande. Et pour ce qui me regarde, j’avoue ingenuement que n’ayant jamais été destiné à être Courtisan, ni par ma naissance, ni par mon éducation, j’étois juge si peu expert, que je ne voyois nullement la grace qu’on me faisoit par cette Sentence, qui au contraire, (quoique peut être à tort) me paroissoit plutôt trop rigoureuse que trop douce. Quelquefois je voulois soutenir mon innocence, car quoique je ne pusse pas nier les faits alleguez contre moi, il étoit certain pourtant qu’il n’y avoit dans ma conduite rien de criminel, & qu’ainsi j’aurois pû, comme j’en avois le dessein, m’en remettre à la décision des Juges. Mais cette envie me passa bien vîte, dès que je me rappellai la puissance de mes Ennemis, & l’extrême facilité avec laquelle les Juges se laissent corrompre. Une fois je fus fortement tenté de me mettre en defense, car pendant que j’étois libre, toutes les forces de l’Empire n’auroient rien pu contre moi, & il m’auroit été facile de détruire toute la Capitale à coups de pierre; mais je rejettai aussi-tôt ce projet avec horreur, me rapellant le serment que j’avois fait à l’Empereur, les graces que j’en avois reçues, & le Titre de Nardac dont il m’avoit honoré. Je n’êtois pas assez habile dans le Systême de Reconnoissance des Courtisans, pour croire que l’injustice que l’Empereur vouloit me faire, aquitât toutes les obligations que je lui avois.
Enfin je pris une resolution, que quelques personnes blâmeront peut-être, & pas à tort à mon avis. Car j’avoüe que je dois la conservation de mes yeux, & par consequent celle de ma liberté, à ma précipitation, & à mon peu d’experience; parce que si j’avois connu alors le genie des Princes & de leurs Ministres, comme j’ai fait depuis, aussi bien que leur maniére d’agir avec des Criminels qui l’étoient encore beaucoup moins que moi, je me ferois volontiers soumis à un châtiment si aisé. Mais emporté par le feu de la Jeunesse, & ayant d’ailleurs permission d’aller rendre mes devoirs à l’Empereur de Blefuscu, j’envoyai avant que les trois jours fussent écoulez, une lettre à mon Ami le Secretaire, dans laquelle je lui marquai le dessein que j’avois de partir le même matin pour Blefuscu; & sans atendre reponse, je me rendis à l’endroit de l’Isle où étoit nôtre Flote. Je pris un des plus grands Vaisseaux de guerre, attachai un Cable à la prouë, & ayant levé les Ancres, je me deshabillai, mis mes Habits (avec ma Couverture que j’avois eu soin d’aporter) dans le Vaisseau, & le tirant après moi, marchant en partie & en partie nageant, j’arrivai au Port Royal de Blefuscu, où le Peuple m’avoit déjà attendu depuis long tems; ils me donnérent deux guides pour me conduire à la Capitale, qui porte le même nom. Je les portai dans mes mains jusqu’à ce que je ne fusse plus qu’à la distance de deux cent verges de la ville: alors je les mis à terre, & les priai d’aller notifier mon arrivée à un des Secretaires, & de lui dire où j’étois, & que mon dessein étoit d’y atendre les ordres de Sa Majesté. Une heure après j’eus réponse que Sa Majesté, toute la Famille Imperiale, & les premiers Seigneurs de la Cour, venoient au devant de moi. A cette nouvelle j’avançai une centaine de verges: A peine fus-je à portée d’être vû, que l’Empereur & toute sa suite, décendirent de cheval, & que l’Imperatrice & toutes ses Dames sortirent de leurs Carosses, sans qu’aucune de toutes ces personnes parut effrayée en me voyant. Je me couchai à terre pour baiser la main de l’Empereur & celle de l’Imperatrice. Je dis à Sa Majesté que j’étois venu suivant ma promesse, & avec la permission de l’Empereur mon Maitre, pour avoir l’honneur de voir un si puissant Monarque, & pour lui rendre tous les services dont je serois capable, & que ma Fidelité pour mon Souverain me permettroit; mais je gardai un profond silence sur ma disgrace, parce que n’en ayant été informé que secrétement, je pouvois suposer n’en rien savoir: d’ailleurs, je ne pouvois m’imaginer que l’Empereur auroit l’imprudence de découvrir ce secret, puisque je n’étois plus entre ses mains: en quoi néanmoins je me trompai, comme je le dirai bien-tôt.
Je ne fatiguerai point le lecteur du détail de ma Reception, qui fut proportionné à la generosité d’un si grand Prince; ni de l’embaras où je fus de n’avoir ni Maison ni Lit, étant obligé de coucher à terre, envelopé dans ma Couverture.
Par un bonheur singulier, l’Auteur trouve moyen de quiter Blefuscu, & après avoir surmonté quelques dificultez, revient sain & sauf dans sa Patrie.
TRois jours après mon arrivée, me promenant au Côté Septentrional de l’Isle, je vis dans la Mer quelque chose, à la distance d’environ une demie-lieue, qui avoit l’air d’une Chaloupe tournée sans-dessus-dessous. J’otai mes souliers & mes bas, & avançant dans l’eau l’espace de deux ou trois cent verges, j’aperçus l’objet que la marée continuoit à pousser vers le Rivage, & alors je vis distinctement une Chaloupe, qui, selon toutes les aparences, avoit été détachée d’un Vaisseau par quelque Tempête. Sans perdre de temps je m’en retournai à la ville, & priai Sa Majesté Imperiale de me prêter vingt de ses plus grands Vaisseaux, & trois mille Matelots, sous le Commandement du Vice-Amiral. Cette Flote mit à la Voile, pendant que je me rendis par le plus court chemin à l’endroit d’où j’avois découvert la Chaloupe; je trouvai que la Marée l’avoit encore fait aprocher. Les Matelots étoient tous pourvus de Cordages, que j’avois eu auparavant soin d’acommoder, en entortillant plusieurs cordes ensemble, afin de les rendre plus fortes. Quand les Vaisseaux furent arrivez, je me deshabillai, & marchai dans l’eau jusqu’à ce que je fusse à la distance de cent verges de la Chaloupe, après quoi je fus obligé pour y arriver de faire le reste du chemin à la nage. Les Matelots me jettérent le bout d’une corde, que j’attachai à l’avant de la Chaloupe; & l’autre bout à un Vaisseau de guerre. Mais toute la peine que je prenois fut presque inutile, parce que ne pouvant prendre pied, j’étois hors d’état de travailler. Dans cette necessité, je fus obligé de gagner à la nage l’arriére de la Chaloupe, que je me mis à pousser avec une de mes mains, le mieux qui me fut possible, & comme la marée m’étoit favorable, je fis assez de chemin pour pouvoir toucher le fond, en n’ayant de l’eau que jusqu’au menton. Je me reposai pendant deux ou trois minutes, & puis continuai à pousser la Chaloupe, jusqu’à ce que je n’eusse d’eau que jusqu’aux Aisselles; & comme alors le plus dificile étoit fait, je pris mes autres Cables, qui étoient dans un des Vaisseaux, & je les attachai d’abord à la Chaloupe, & ensuite à neuf Vaisseaux que j’avois fait approcher pour cet éfet. Le vent étant favorable, les Matelots remorquérent la Chaloupe, & moi je facilitai leur Travail en la poussant, jusqu’à ce que nous ne fussions plus qu’à quarante Verges du Rivage. J’atendis là que l’eau fut basse, après quoi j’allai jusqu’à la Chaloupe à pié sec, & par le secours de deux mille hommes pourvus de diferens instrumens, je la retournai de l’autre côté, & vis avec un très grand plaisir qu’elle n’étoit que très peu endommagée.
Je ne fatiguerai point le Lecteur en lui disant que pendant l’espace de dix jours, j’eus mille & mille peines pour amener ma Chaloupe au Port Royal de Blefuscu, où la nouvelle de mon arrivée avoit attiré un nombre infini de personnes, dont l’admiration, à la vuë d’un si prodigieux Vaisseau, est au dessus de toute expression. Je dis à l’Empereur qu’un heureux Destin m’avoit fait rencontrer cette Chaloupe, pour me transporter dans quelque endroit, d’où je pourrois regagner ma Patrie, & je suppliai Sa Majesté de donner les ordres nécessaires pour qu’on me fournit les choses dont j’aurois besoin pour racommoder & pour avitailler ma Chaloupe, & de m’acorder en même tems la permission de partir; à quoi l’Empereur consentit, après m’avoir fait néanmoins quelques reproches obligeans de vouloir le quiter si tôt.
Je fus fort surpris de ne voir arriver pendant tout ce tems, aucun Exprès qui me regardât, de la part de l’Empereur de Lilliput à la Cour de Blefuscu. Mais j’apris depuis, que Sa Majesté Imperiale, ne pouvant s’imaginer que je savois quelque chose de ses desseins, avoit cru que j’étois seulement allé à Blefuscu pour dégager ma parole, & conformément à la permission que j’en avois reçuë, & qu’après avoir salué l’Empereur de Blefuscu, je ne manquerois pas de revenir dans peu de jours. Mais enfin, ma longue absence commença de l’inquiéter; & après avoir pris conseil avec le Trésorier & le reste de sa Cabale, on envoya à la Cour de Blefuscu une Personne de qualité chargée d’une copie des Articles d’Accusation contre moi. Cet Envoyé devoit representer à l’Empereur l’extrême clemence de son Maitre, qui avoit la bonté de ne me condamner qu’à perdre les yeux; que je m’étois sauvé des mains de la Justice, & que si dans deux heures je n’étois de retour, je serois déclaré Traitre, & dépouillé de mon Titre de Nardac. L’Envoyé ajouta, que pour maintenir la Paix & l’Amitié entre les deux Empires, son Maitre s’atendoit que Sa Majesté donneroit ses ordres, pour que je fusse bien garotté & conduit ainsi à Lilliput, afin d’y être puni comme un Traitre.
L’Empereur de Blefuscu ayant pris trois jours pour se consulter, fit une reponse qui ne consistoit qu’en compliments & en excuses. Il dit, que le Monarque de Lilliput ne pouvoit ignorer que le projet de me garotter étoit absolument impraticable; que quoique j’eusse emmené sa Flote, il ne laissoit pas de m’avoir de grandes obligations de ce que je l’avois servi à obtenir la paix. Que, quoi qu’il en fut à ces égards, les deux Empires seroient bien-tôt délivrez de moi; parce que j’avois trouve sur la Côte, un Vaisseau si prodigieux, qu’il pouvoit non seulement me contenir, mais même servir à me transporter par Mer dans quelqu’autre pays: qu’il avoit donné les ordres nécessaires pour pour que rien de tout ce qui m’étoit nécessaire pour mon Voyage ne me manquat, & qu’ainsi il esperoit que dans peu de semaines, les deux Monarchies seroient déchargées d’un si insuportable Fardeau.
L’Envoyé s’en retourna à Lilliput avec cette reponse, & l’Empereur de Blefuscu me fit part de tout ce qui s’étoit passé, m’ofrant en même tems, (mais sous le sceau du secret) sa protection, si je voulois rester à son service; ce que je refusai le plus honêtement qu’il me fut possible, parce que, quoique je le crusse sincère, j’avois resolu de ne me plus fier aux Princes ni à leurs Ministres, si je pouvois m’en dispenser. J’ajoutai, que puisque ma Fortune, bonne ou mauvaise, m’avoit fait trouver un Vaisseau, j’étois déterminé à mettre en Mer, plûtôt que d’être un Diférent entre deux si puissants Monarques. L’Empereur ne me parut pas faché de mon dessein, & je découvris par hazard, qu’il en étoit même bien aise, comme aussi ses Ministres. Ces Considerations me firent hâter mon depart; en quoi la Cour, qui ne demandoit pas mieux que de me voir parti, eut la bonté de me seconder. Cinq cent Ouvriers furent employez à faire deux voiles pour ma Chaloupe, & ces voiles furent faites du linge le plus fort qu’on put trouver, mis treize fois l’un sur l’autre. J’accomodai mes Cordages & mes Cables, en enentortillant vingt ou trente ensemble. Une grande pierre, que je trouvai sur le bord de la mer, après avoir long-tems cherché, me servit d’Ancre. Je pris la graisse de trois cent Vaches pour suiver mon Vaisseau, & pour quelques autres usages. Il est incroyable combien j’eus de peine à trouver des Arbres assez grands pour me faire des rames & des mâts, en quoi néanmoins je fus bien aidé par les Charpentiers de Navire de Sa Majesté, qui contribuérent beaucoup à les polir, apres que j’avois fait l’ouvrage le plus rude.
Dans l’espace d’un mois tout fut prêt: j’envoyai alors quelqu’un pour demander si Sa Majesté n’avoit rien à m’ordonner, & pour lui dire que si elle me le permettoit, mon dessein étoit de partir. L’Empereur accompagné de son Auguste Famille, sortit du Palais; je me prosternai à terre pour baiser sa main, qu’il me tendit d’une maniére fort gracieuse. L’Imperatrice & les jeunes Princes du sang en firent autant. Sa Majesté me fit present de cinquante bourses de deux cent Sprugs chacune, avec son Portrait en grand, que je mis d’abord dans un de mes gans de peur d’accident. Les Céremonies qui furent faites à mon départ, sont en trop grand nombre, pour que j’en fasse ici la Description.
Cent Bœufs, trois cent Brebis, & autant de Mets que quatre cent Cuisiniers purent aprêter, avec du Pain & toute sorte de Breuvage à proportion, servirent à avitailler ma Chaloupe. Je pris avec moi six Vaches & deux Taureaux en vie, & le même nombre de Brebis & de Beliers, dans l’intention de les transporter dans mon Païs, & d’en multiplier la race. Pour les nourrir, j’avois pris à bord une bonne quantité de Foin, & un Sac de Froment. J’aurois volontiers pris avec moi une douzaine de Naturels du pays, mais jamais l’Empereur n’y voulut consentir, & par dessus une exacte recherche qui fut faite dans toutes mes poches, Sa Majesté me fit promettre, Foi d’Homme d’honneur, de n’emporter aucun de ses sujets, quand même ils y consentiroient.
Ayant ainsi preparé toutes choses de mon mieux, je mis à la voile le vingt-quatriéme Septembre 1701. à six heures du matin, & après que j’eus fait environ quatre lieuës vers le Nord, le Vent étant Sud-Est, à six heures du soir, je découvris une petite Isle éloignée d’une demi-lieuë au Nord-West, & qui me parut deserte. A une raisonnable distance du Rivage je laissai tomber l’Ancre: Après cela je soupai legérement, & tachai ensuite de me reposer. Je dormis, suivant ma conjecture, bien six heures, car deux heures après que je me fus reveillé, le jour commença à poindre: Il faisoit un beau clair de Lune, je dejeunai avant le lever du Soleil; & ayant levé l’Ancre à la faveur d’un bon vent, je continuai le même chemin que j’avois pris le jour précedent, en quoi mon compas de poche me fut d’un grand usage. Mon intention étoit de gagner, si je le pouvois, une des Isles, que j’avois raison de croire être situées au Nord-Est du pays de Diemen. Je ne vis rien de tout ce jour; mais le suivant vers les trois heures après midi, étant éloigné suivant mon calcul de vint-quatre lieuës de Blesuscu, j’aperçus une voile qui portoit au Sud-Est. Je halai sur elle, mais je ne reçus point de réponse, cependant je m’en aprochois de plus en plus, parce que le vent commençoit à s’afoiblir. Je fis servir toutes mes Voiles, & dans une demie heure les gens du Vaisseau m’aperçurent, & tirérent un coup de mousquet pour m’avertir qu’ils m’avoient vu. Il m’est impossible d’exprimer la joïe qu’excita en moi l’espérance de revoir ma chére Patrie, & les personnes à qui j’étois uni par de si tendres liens. Le Vaisseau fit petites voiles, & je l’atteignis entre cinq & six heures du soir, le 26. Septembre; mais quels ne furent pas mes transports en voyant que c’étoit un Navire Anglois? Je mis mes Vaches & mes Brebis dans les poches de mon Habit, & me rendis à bord avec toutes mes petites provisions. C’étoit un Vaisseau Marchand, qui revenoit du Japon par les Mers du Nord & du Sud; le Capitaine qui s’apelloit Mr. Jean Biddel, étoit un Homme fort honnête, & très entendu dans la Marine. Nous étions alors à 30. Degrez de Latitude Meridionale, & il pouvoit y avoir cinquante Hommes sur le Vaisseau, entre lesquels je trouvai un de mes vieux Camarades, dont le nom étoit Pierre Williams, qui fit de moi un portrait fort avantageux au Capitaine. Ce galant-homme me fit toutes sortes de civilitez, & me pria de lui dire d’où je venois en dernier lieu, & où j’avois eu dessein d’aller. Je satisfis sa curiosité en peu de mots, mais il crut que je révois, & que les dangers que j’avois couru m’avoient troublé la cervelle. Surquoi je tirai de ma poche mes Vaches & mes Brebis, qu’il n’eut pas plutot vuës, qu’il avoüa n’avoir rien à repondre à cette espèce de Demonstration. Je lui fis voir ensuite l’or que l’Empereur de Blefuscu m’avoit donné, le portrait de Sa Majesté en grand, & quelques autres curiositez du pays. Je lui fis present de deux bourses, chacune de deux cent Sprugs, & je lui promis, que quand je serois arrivé en Angleterre, il auroit une de mes Vaches, & une Brebis pleine.
Il ne nous arriva pendant le reste du Voyage, qui generalement parlant fut fort heureux, rien d’assez considerable pour en faire part à mes lecteurs. Nous arrivâmes aux Dunes le 13. Avril 1702. Le seul malheur que j’eus fut que les Rats m’emportérent une de mes Brebis, dont je trouvai les os, très proprement rongez dans un coin. J’aportai le reste de mon Troupeau sain & sauf à Terre, & je le mis à l’Herbe dans un Boulingrin à Greenwich, où il s’engraissa parfaitement bien, quoique j’eusse toujours craint le contraire. Je n’aurois jamais pu les tenir en vie durant un si long Voyage, si le Capitaine ne m’avoit donné quelques uns de ses meilleurs Biscuits, qui étant reduits en poudre & mélez avec de l’eau, étoient la meilleure nourriture du monde pour mon petit Troupeau. En le montrant à plusieurs personnes de Qualité & autres, je fis un profit considerable durant le peu de tems que je restai en Angleterre; & avant que d’entreprendre mon second Voyage, je le vendis pour six cent pieces. Depuis mon dernier retour, j’ay trouvé que la race en est considerablement augmentée, & particuliérement des Brebis, qui, à ce que j’espere, serviront beaucoup à l’avancement des Manufactures de laine, par la finesse de leur Toison.
Je ne restai que deux Mois avec ma Femme & mes enfans; car mon desir insatiable de voir de nouveaux Pays, ne me permit pas de faire chez moi un plus long sejour. Je laissai quinze cent piéces à ma Femme, & ce qui me restoit par dessus cette somme, je le convertis en Argent & en Marchandises, dans l’espérance de faire fortune. Mon oncle Jean m’avoit laissé une petite Terre qui me valoit trente piéces par an, & j’avois par dessus cela un autre petit bien, qui me rendoit encore d’avantage: si bien que je ne courois aucun risque de laisser ma Famille à l’Aumône. Mon Fils Jeannot, ainsi nommé après son Oncle, aloit alors à l’Ecole latine, & étoit un sort bon enfant. Pour ma Fille Elizabeth (qui à present est bien mariée & a des enfans) elle aprenoit à coudre. Je pris congé de ma Femme, de mon Fils, & de ma Fille, en mêlant mes larmes avec les leurs, & je me rendis à bord du Hazardeux, Vaisseau Marchand de trois cent Tonneaux, destiné pour Suratte, & dont le Capitaine Jean Nicolas étoit Commandant. Que si mes Lecteurs sont curieux de savoir ce qui m’est arrivé dans ce second Voyage, leur curiosité sera bien-tôt satisfaite.
Fin de la premiére Partie.
du capitaine
LEMUEL GULLIVER,
EN
DIVERS PAYS
ELOIGNEZ.
TOME PREMIER.
Seconde Partie.
Contenant le Voyage de Brobdingnag.
A LA HAYE,
Chez P. GOSSE & J. NEAULME.
MDCCXXVII.
PART. II.
Description d’une furieuse Tempête. La Chaloupe est envoyée à Terre pour faire de l’eau; l’Auteur s’y embarque afin de découvrir le Païs. Il est laissé sur le Rivage, pris par un des Habitans, & conduit chez un Fermier. Maniére dont il y est reçu. Description des Habitans.
COndamné par mon inclination aussi bien que par la Fortune, à un genre de vie actif & inquiet; dix mois après mon retour, je quittai de nouveau ma Patrie, & je m’embarquai aux Dunes le 20. Juin 1702. dans un Vaisseau destiné pour Suratte, qui se nommoit le Hazardeux, & dont le Capitaine Jean Nicolas étoit Commandant. Le vent nous fut très-favorable jusqu’à la hauteur du Cap de Bonne Esperance, où nous nous arrêtames pour nous rafraichir. Mais à peine y fumes nous arrivez, que nous nous apperçumes que nôtre Vaisseau avoit une voye d’eau. Cette raison & la maladie de nôtre Capitaine, qui fut en ce tems-là attaqué de la Fiévre, nous déterminérent à passer l’Hyver dans cet endroit, que nous ne pumes quiter qu’à la fin de Mars. Nous mimes alors à la voile, & eumes un tems à souhait jusqu’à ce que nous fussions dans le Détroit de Madagascar. Mais ayant laissé cette Isle au Nord, environ à cinq degrez de latitude Meridionale, les vents, qui dans ces Mers viennent constamment d’entre le Nord & le West, depuis le commencement de Décembre. jusqu’au commencement de May, & souflent d’une maniére égale pendant tout ce tems, commencérent le 19. d’Avril à soufler avec beaucoup plus de violence, & à tourner plus au West que de coutume, & cela pendant l’espace de vingt jours. Ce terme expiré, nous nous trouvâmes à l’Est des Moluques, & environ au troisiéme degré de latitude Septentrionale, suivant une observation que nôtre Capitaine fit le 2. May, jour auquel un calme tout plat succeda à la Tempête que nous venions d’essuyer, ce qui ne me causa pas une mediocre joye. Mais le Commandant de nôtre Navire, qui avoit plus d’une fois fréquenté ces Mers, nous avertit de nous attendre à une Tempête. Sa Prediction fut accomplie dès le lendemain; car un vent de Midi, qu’on apelle d’ordinaire la Mousson du Sud, commença à se lever.
Voyant que d’instant à autre il devenoit plus fort, nous amenames la Civiére, & nous nous préparâmes à baisser la Misaine; mais comme il faisoit un gros tems, nous eumes bien de la peine à en venir à bout. Nôtre Vaisseau étoit en pleine Mer: c’est ce qui nous fit resoudre d’aller plûtôt à Mâts & à Cordes que de capéer. La Tempête étoit si violente, qu’il sembloit à chaque instant que nous allions couler à fond. Cependant par le plus grand bonheur du monde, elle s’apaisa après avoir dure quelque jours.
Pendant cet orage, qui fut suivi d’un bon vent de Sud-West, nous avions été portez à l’Est avec tant de force, qu’aucun de ceux qui étoient à nôtre bord ne pouvoit dire où nous étions. Nous avions encor assez de provisions: Nôtre Vaisseau étoit très-peu endommagé par la Tempête, & tout l’Equipage se trouvoit en parfaite santé; mais nous étions dans la situation la plus cruelle faute d’eau. Nous jugeames qu’il valoit mieux tenir la même route que de tourner plus au Nord, ce qui auroit pû nous mener au Nord-West de la Grande Tartarie, & dans la Mer Glaciale.
Le 16. de Juin 1703. un Garçon qui étoit au haut du Perroquet, vit Terre. Le 17. nous apperçumes distinctement une grande Isle, ou bien un Continent, (car nous ne savions lequel des deux,) au côté Meridional duquel il y avoit une petite langue de Terre, qui avançoit dans la Mer, & une petite Baye, qui n’avoit pas même assez de profondeur pour un Vaisseau de cent Tonneaux. Nous laissâmes tomber l’Ancre environ à une lieuë de cette Baye, & nôtre Capitaine envoya une douzaine d’Hommes bien armez dans la Chaloupe, avec des Futailles, pour voir s’il y auroit moyen de trouver de l’eau. Je lui demandai là permission de les accompagner, pour voir le Païs, & tacher d’y faire quelques découvertes. Quand nous eumes mis pied à Terre, nous ne vimes ni Riviéres, ni Sources, ni aucune marque que le Païs fut habité. Nos gens cotoyérent le Rivage, pour voir s’ils ne trouveroient pas quelque Riviére qui se jettât dans la Mer, & moi je fis seul environ un mile de l’autre côté, sans rien voir qu’un terrein sec & pierreux. Mecontent de n’avoir rien découvert, je m’en retournois tout doucement à la Baye; mais quel ne fut pas mon étonnement, quand je vis que non seulement nos gens étoient déjà dans la Chaloupe, mais qu’ils tachoient aussi de regagner le Vaisseau à force de rames, & avec un empressement dont je ne pus comprendre la raison. J’allois leur crier de s’arrêter, quand j’aperçus un espéce de Geant qui s’avançoit après eux dans la Mer, le plus vite qui lui étoit possible; il n’avoit de l’eau que jusqu’aux genoux, & faisoit de prodigieuses enjambées. Mais nos gens ayant une demie-lieuë d’avance sur lui, & le fond de la Mer étant plein de Rochers en cet endroit, le Monstre ne put les atteindre. Cela me fut rapporté dans la suite, car je n’eus pas le courage de m’arrêter, pour voir la fin d’une si terrible Avanture. Je pris le parti de m’enfuir au plus vite, par le plus court chemin que je trouvai; & après avoir couru quelque tems, je grimpai sur une coline fort escarpée, d’où je pouvois voir une assez grande étendue de Païs. Je le trouvai bien cultivé; mais ce qui me surprit d’abord fut la longueur de l’Herbe, qui avoit plus de vingt-quatre pieds en hauteur, & qui dans l’endroit où je la voyois, me paroissoit être conservée pour en faire du Foin. Au haut de la Coline, j’aperçus un grand chemin, au moins le pris-je pour tel, quoi qu’il ne servit aux Habitans que d’un petit sentier à travers d’un champ de Bled. Je me promenai quelque tems dans ce chemin, mais je ne pus rien voir de côté ni d’autre, parce que c’étoit le tems de la Moisson, & que les Tuyaux avoient tout au moins quarante pieds de hauteur. Il me falut une heure entiére avant que d’être au bout de ce champ, qui étoit environné d’une haye haute de cent & vingt pieds. Il y avoit une Barriére pour passer de ce champ dans le champ voisin: Cette Barriére avoit quatre marches, au haut desquelles il y avoit encore une pierre par dessus laquelle il falloit sauter. Il m’étoit impossible de monter ces marches, parce que chacune d’elles étoit haute de six pieds, & la pierre de plus de vingt. J’étois à chercher si je ne trouverois pas quelque ouverture dans la haye, lorsque je découvris dans le champ voisin un des Habitans qui s’avançoit vers la Barriére, & qui étoit de la même taille que celui qui avoit poursuivi nôtre Chaloupe. Il me paroissoit de la hauteur d’un clocher ordinaire, & faisoit environ dix verges de chemin à chaque enjambée. Frapé d’étonnement & de frayeur, j’allai me cacher dans le Bled, d’où je l’aperçus au haut de la Barrière, qui regardoit dans le champ voisin à la droite. Un moment après je lui entendis crier quelque chose, mais d’une voix si terrible, que je crus d’abord que c’étoit un coup de Tonnerre. A sa voix accoururent six Monstres de la même taille que lui, qui avoient en main des Faucilles d’une grandeur démesurée. Ceux qui venoient d’acourir n’étoient pas si bien habillez que le premier, au service de qui ils me paroissoient être. Car, après que celui-ci eut prononcé quelques mots, ils allérent moissonner le Bled dans le champ où j’étois. Je m’éloignai d’eux le plus qu’il me fut possible, quoi qu’avec une extrême difficulté, parce que les tuyaux de Bled n’étoient souvent qu’à la distance d’un pied les uns des autres, de maniére que j’avois toutes les peines du monde de passer entre deux. Néanmoins en avançant toujours j’arrivai dans un endroit du champ où le vent & la pluye avoit couché le Bled à terre. Ici il me fut absolument impossible de faire un pas; car les tuyaux étoient si mélez, que je nepouvois pas me glisser à travers; & les barbes des Epics qui étoient tombez, si fortes, que leurs pointes pénétroient à travers de tous mes habits. Au même instant j’entendis les Moissonneurs qui n’etoient plus qu’à cent verges de moi. Accablé de fatigues, & presque reduit au désespoir, je me couchai entre deux sillons, & souhaitai de tout mon cœur de mourir. Le souvenir de ma Femme & de mes Enfans, que selon toutes les aparences je ne devois jamais revoir, me pénétroit de la plus vive tristesse. Un instant après je pleurois mon imprudence & ma folie, d’avoir entrepris un second Voyage, contre l’avis de mes Parens & de tous mes Amis. Dans cette afreuse agitation d’esprit, je ne pus m’empêcher de songer à Lilliput, dont les Habitans me prenoient pour une Créature d’une prodigieuse grandeur; où j’étois capable de me rendre tout seul Maitre d’une Flote Imperiale, & de faire ces autres merveilles, dont la mémoire sera conservée à jamais dans les Annales de cet Empire, & auxquelles la postérité aura tant de peine à ajouter foi, quoique confirmées par la déposition d’un nombre infini de témoins. Je songeai que c’étoit quelque chose de bien mortifiant pour moi, de paroitre aussi petit au Peuple parmi lequel j’étois, qu’un Lilliputien l'auroit paru au milieu de nous. Mais c’étoit là le moindre de mes malheurs: Car, comme l’on a observé que les Créatures humaines sont plus sauvages & plus cruelles à proportion de leur grandeur, que pouvois-je attendre si non d’être mangé par le premier de ces Monstres qui me trouveroit. Certainement, les Philosophes ont raison de dire, que rien n’est grand ou petit que par comparaison. Il auroit pû se faire que les Lilliputiens eussent trouvé une Nation, dont le Peuple fut aussi petit par raport à eux, qu’eux-mêmes l’étoient à l’égard de moi. Et qui sait, si cette énorme Race de Geants, que je voyois devant mes yeux, n’est pas une Pepiniére de Nains en comparaison de quelque autre Peuple.
Quelque effrayé que je fusse, je ne pouvois m’empêcher de faire ces réflexions, quand un des Moissonneurs, qui n’étoit qu’à dix verges du sillon où j’étois couché, me fit craindre que s’il faisoit encor un pas il ne m’écrasat, ou qu’il ne me coupat en deux avec sa faux. Pour prévenir l’un & l’autre de ces malheurs, quand je vis qu’il alloit faire quelque mouvement, je jettai un cri que la crainte eut soin de rendre grand. A ce cri le Monstre s’arrête, & regardant pendant quelque tems de tous côtez au dessous de lui, il m’aperçut enfin à terre. Durant quelques instans, il me considera avec cette sorte d’attention qu’on a, lors qu’on voudroit empoigner quelque petit Animal dangereux, sans qu’il pût nous mordre ou nous égratigner, & comme moi-même j’avois quelquefois fait à l’égard d’une Belette en Angleterre. A la fin il se hazarda à me prendre par le milieu entre son pouce & le doigt d’après, & m’aprocha à trois verges de ses yeux, afin de me voir
plus distinctement. Je devinai sa pensée, & par bonheur j’eus assez de présence d’esprit pour ne faire pas le moindre mouvement pendant qu’il me tenoit en l’air à la distance de plus de soixante pieds de terre, quoi qu’il me pinçat cruellement entre ses doigts, & cela de peur qu’il ne me laissat tomber. Le seul mouvement que je fis, fut de tourner mes yeux vers le Soleil, de joindre mes mains ensemble d’un air de suplication, & de prononcer quelques mots d’un ton lamentable, & qui ne convenoit que trop à la situation où j’étois. Car à tout moment je tremblois qu’il ne me jettat contre terre, comme nous faisons d’ordinaire à l’égard de quelque petit Animal odieux, que nous avons envie de détruire. Mais le Destin, qui commençoit à s’apaiser envers moi, fit que ma voix & mes gestes lui plurent, & qu’étonné au dernier point de m’entendre articuler des sons, il me regarda comme une espéce de curiosité. Dans le même tems, je ne pus m’empêcher de faire plusieurs soupirs, de laisser couler quelques larmes, & de tourner la tête vers l’endroit où il me tenoit; lui donnant à connoitre le mieux qu’il m’étoit possible, combien il me faisoit mal. Il parut qu’il m’entendit, car ayant levé le pan de son habit, il m’y mit doucement, & un instant après il courut avec moi vers son Maitre, qui étoit un bon Fermier, & le même que j’avois premiérement vû dans le champ. Le Fermier ayant (comme je suppose par leur conversation) reçu touchant ma personne toutes les informations que son Serviteur pouvoit lui donner, prit un brin de paille, environ de la grandeur d’une canne, & il s’en servit pour lever les pans de mon Habit, qu’il croyoit être une espèce de peau, dont la nature m’avoit couvert. Il fit venir ses valets & leur demanda (à ce qu’il me fut dit depuis) s’ils avoient jamais trouvé dans les champs une petite créature qui me ressemblât. Alors il me mit doucement à terre dans la même situation que si j’eusse été une Bête à quatre pattes; mais je me levai d’abord, & me promenai à petits pas en avant & en arriére, pour faire connoitre à ce peuple que je n’avois pas intention de m’enfuïr. Ils étoient tous assis en cercle autour de moi, afin de mieux observer mes mouvemens. J’ôtai mon Chapeau, & fis une profonde Reverence au Fermier. Je me jettai à genoux, & ayant levé mes yeux & mes mains au Ciel, je prononçai quelques mots le plus haut qu’il me fut possible. Je tirai de ma poche une Bourse où il y avoit de l’or, que je lui ofris d’un air respectueux. Il la reçut dans la paume de sa main, l’aprocha ensuite tout près de ses yeux, pour voir ce que c’étoit; après cela il la tourna plusieurs fois avec la pointe d’une épingle (qu’il tira de sa manche,) mais toujours sans comprendre quelle Machine ce pouvoit être. Quand je vis cela, je lui fis signe de mettre sa main à terre: après quoi je pris la Bourse, & l’ayant ouverte, je versai tout l’or dans la paume de sa main. Il y avoit six Quadruples d’Espagne, & vingt ou trente autres piéces plus petites. Je remarquai qu’il mouilloit sur sa langue le bout de son petit doigt, pour prendre de cette maniére une de mes plus grandes pieces, & puis une autre, mais il me parut qu’il ignoroit absolument ce qu’elles étoient. Il me fit signe de les remettre dans la Bourse, & puis de remettre la Bourse dans ma poche, ce que je fis, après la lui avoir offerte encor cinq ou six fois.
Le Fermier fut convaincu alors que j’étois une Créature raisonnable. Il me parla souvent, & quoique le son de sa voix m’étourdit autant qu’auroit pu faire un Moulin à eau, il prononçoit néanmoins ses mots distinctement. Je repondis le plus haut que je pus en diferentes langues, & plusieurs fois il se baissa si fort, qu’il n’y avoit que la distance de deux verges entre son oreille & moi; mais toute la peine que nous primes l’un & l’autre fut entiérement inutile, car il n’y eut aucun moyen de nous entendre. Il envoya alors ses Serviteurs à leur ouvrage, & ayant tiré son mouchoir de sa poche, il le plia en deux, & le tendit sur sa main gauche, qu’il mit toute ouverte à terre avec la paume dessus, me faisant signe de m’y mettre, ce qui n’étoit pas dificile, puis qu’elle n’avoit qu’un pied d’épaisseur. Je crus devoir obéir, & de peur de tomber, je me couchai tout de mon long sur le mouchoir, avec le reste duquel il m’envelopa jusqu’à la Tête pour plus grande sureté, & de cette maniére il m’emporta à sa Maison. Arrivé chez lui, il me montra d’abord à sa Femme; mais elle fit un cri & se retira en arriére, comme les Dames en Angleterre ont coutume de faire quand elles voyent un Crapaud ou une Araignée. Cependant, quand elle eut un peu considéré ma contenance, & avec quelle docilité j’obeissois aux moindres signes que son Mari me faisoit, elle s’aprivoisa bien vite, & ne tarda guéres à m’aimer de tout son cœur.
Environ à Midi un Domestique aporta le diné, qui consistoit dans un seul plat, mais bon dans sa sorte, & tel qu’il faloit à un laboureur. Ce plat avoit plus de vint-quatre pieds de diamétre. La Compagnie consistoit dans le Fermier, sa Femme, trois enfans & une vieille Grand-mère. Quand tout le monde fut assis, le Fermier me plaça à quelque distance de lui sur la Table, qui étoit haute de trente pieds. J’étois dans de terribles transes, & de peur de tomber en bas, je m’ésoignai du bord le plus qu’il me fut possible. La Femme coupa en petites piéces un morceau de viande, & puis se mit à émier un peu de pain sur une assiette, qu’elle plaça ensuite devant moi. Je lui fis une profonde reverence, tirai mon couteau & ma fourchette, & me mis à manger, dont ils parurent fort satisfaits. La Maitresse du logis ordonna à sa servante d’aler querir une petite coupe, qui ne tenoit qu’environ douze pintes, & qu’elle eut soin elle même de remplir pour moi. Je fus obligé de me servir de mes deux mains pour prendre la coupe, & d’un air fort respectueux je bus à la santé de la Dame du Logis, ce qui fit faire à toute la Compagnie un si grand éclat de rire que je pensai en devenir sourd. Cette Boisson avoit un gout de petit cidre, & n’étoit nullement desagréable. Le Maitre me fit signe alors de me mettre à côté de son assiette; mais comme je marchois sur la Table, étant, comme il est facile à mes Lecteurs de le concevoir, encor tout éperdu, il m’arriva de broncher contre une croute de pain & de tomber sur mon nez, mais par bonheur sans me faire de mal. Je me relevai dabord, & remarquant que ces bonnes gens étoient fort inquiets, je pris mon Chapeau (que j’avois tenu par politesse sous le bras,) & en le tournant au dessus de ma tête, je fis en même tems deux ou trois cris de joïe, pour montrer que je ne m’etois point blessé. Mais dans le tems que je m’avançois vers mon Maitre, (comme je l’apellerai toujours dans la suite) le plus jeune de ses Fils, qui étoit assis à côté de lui, & qui étoit un mechant garnement d’environ dix ans, me prit par les jambes, & me tint si haut en l’air qu’il n’y avoit partie de mon corps qui ne tremblât de peur; mais son Pére m’ôta d’entre ses mains, & lui donna un si terrible souflet, qu’il auroit pu renverser le plus terrible Elephant qu’on ait jamais vu en Europe, lui ordonnant en même tems de sortir de table. Mais moi, craignant que le garçon ne me gardât quelque rancune, & me ressouvenant parfaitement bien jusqu’à quel point les enfans parmi nous sont cruels envers les Moineaux, les Lapins, les jeunes Chats, & les petits Chiens, je me jettai à genou, & designant le criminel, je tachai à faire entendre à mon Maitre, que je lui demandois en grace qu’il voulut lui pardonner. Le Père y consentit, & donna permission à son Fils de reprendre sa place; sur quoi j’alai vers lui & baisai sa main, que mon Maitre prit, & passa plusieurs fois sur mon visage comme pour me caresser.
Vers le milieu du repas le Chat favori de ma Maitresse sauta dans son giron. Cet Animal me parut trois fois plus grand qu’un Bœuf, à en juger par sa tête & par une de ses pates, que je considerai atentivement pendant que sa Maitresse le caressoit & lui donnoit à manger. L’air furieux de cette Bête me fit trembler, quoique je fusse à l’autre bout de la Table, & que ma Maitresse la retint, de peur qu’elle ne sautât sur la Table, & ne me prit entre ses grifes. Mais par bonheur j’en fus quite pour la crainte; car le Chat ne fit pas la moindre atention à moi, quoique mon Maitre m’en eut si fort aproché, que je n’en étois plus qu’à la distance de trois verges. Comme j’avois toujours oui dire, & même éprouvé dans mes voyages, que fuir, ou marquer de la frayeur devant un Animal cruel, est le vrai moyen de s’en faire ataquer, je pris la resolution dans cette épineuse conjoncture, de prendre un air ferme & assuré. Je me promenai cinq ou six fois avec un maintien intrepide devant la tête même du Chat, & vins ensuite tout près de lui; surquoi il sauta à terre, tout comme s’il avoit été plus éfrayé encore que moi. Ce trait de courage qui m’avoit si bien réussi, fit que je n’eus pas tant peur des Chiens, dont trois ou quatre venoient d’entrer dans la Chambre, comme cela est ordinaire dans les Maisons des Fermiers; un de ces chiens, qui étoit un Mâtin, étoit de la grandeur de quatre Elephants. Tout près de lui étoit un Levrier, plus haut encore, mais pas si large.
Nous avions presque achevé de diner, quand la Nourrice entra, ayant entre ses bras un enfant d’un an, qui m’aperçut d’abord, & commença à crier si fort qu’on l’auroit entendu à une lieuë, & cela, suivant la bonne coutume des enfans, pour que je lui servisse de jouet. Sa Mere par pure indulgence me prit, & m’avança vers l’enfant, qui me saisit incontinent par le milieu, & foura ma tête dans sa bouche, ce qui me fit jetter des cris si afreux, que l’enfant effrayé me laissa tomber, & je me serois infailliblement cassé le cou, si la Mére n’avoit pas tenu son tablier sous moi. La Nourrice pour apaiser le petit se servit d’un Hochet, qui étoit une espèce de Vaisseau creux, rempli de grandes pierres, & ataché avec un cable au milieu du corps de l’enfant. Mais cela n’y fit œuvre, tellement qu’elle fut obligée d’avoir recours au dernier remede, qui étoit de lui donner le sein. J’avouë n’avoir jamais vu un objet plus monstrueusement dégoutant, que celui qui s’ofrit alors à mes regards. J’en étois si près que je pouvois le voir très distinctement: Mais j’aime mieux épargner à mes Lecteurs une pareille Description, & leur faire part d’une reflexion que m’inspira la vuë de ce laid & enorme sein. La peau de nos Dames Angloises, disois-je en moi même, nous paroit très belle; mais cela ne viendroit-il pas de ce que ces Dames ne sont pas plus grandes que nous, & de ce que nous ne voyons pas leur peau à travers un Microscope, qui nous convaincroit que le teint le plus blanc & le plus uni, n’est au fond qu’un assemblage raboteux de plusieurs vilaines couleurs.
Je me souviens que dans le tems que j’étois à Lilliput, les teints des Habitans me paroissoient la plus belle chose du monde, & que causant sur ce sujet avec un Homme d’esprit du païs, qui étoit un de mes intimes Amis, il me dit que mon visage lui paroissoit beaucoup plus beau & plus uni quand il me regardoit de terre, que lorsque placé dans ma Main il pouvoit me considerer de plus près. Il m’avoüa qu’il apercevoit alors de grands creux dans mon Menton, que le poil de ma barbe étoit plus rude que la soye d’un sanglier, & que mon teint étoit composé de plusieurs couleurs trés désagréables: quoique je puisse dire sans vanité, que je suis aussi beau que la plupart des personnes de mon sexe & de mon pays, & que mon teint n’est pas autant hâlé par mes Voyages qu’il auroit pu l’être. D’un autre côté, parlant des Dames de la Cour de Lilliput, il m’a dit plus d’une fois que l’une avoit des taches de rougeur, une autre la bouche trop grande, une troisiéme le nez mal fait, qui étoient tout des choses dont il m’étoit impossible de m’apercevoir. J’avouë ingenument que les reflexions que je viens de faire sont fort naturelles, & que mon Lecteur auroit bien pu les faire sans moi. Cependant je n’ai pu m’empêcher de lui en faire part, de peur qu’il ne s’imaginât que ces vastes Créatures fussent réellement plus diformes que nous: car pour leur rendre justice, il faut que je confesse que c’est un peuple fort bien tourné; & en particulier touchant mon Maitre, que, quoi qu’il ne fut qu’un Fermier, ses traits pourtant me paroissoient très bien proportionnez, quand je les considerois à la distance de soixante pieds, c’est à dire, quand je me tenois à terre tout près de lui.
Lors qu’on tut sorti de table, mon Maitre alla trouver ses ouvriers, & autant que je pus le découvrir par sa voix & par ses gestes, donna ordre à sa Femme d’avoir bien soin de moi. J’étois extrémement las, & j’avois une furieuse envie de dormir. Ma Maitresse qui le remarqua, me mit sur son propre lit, & me couvrit d’un mouchoir blanc, mais qui étoit plus grand & plus épais que la principale voile d’un Vaisseau de guerre. Je dormis environ deux heures, & songeai que j’étois chez moi avec ma Femme & mes enfans, ce qui redoubla ma tristesse, quand à mon reveil je me trouvai seul dans un vaste Apartement qui avoit deux à trois cent pieds d’étendue, & plus de deux cent en hauteur; & dans un lit qui avoit quarante verges de largeur. Ma Maitresse étoit sortie pour avoir soin de ses affaires Domestiques, & avoit fermé après elle la porte de la Chambre où j’étois. Le lit étoit à huit verges de terre. Pressé par quelque necessité, j’aurois bien voulu descendre, mais je n’osai apeller personne, parce qu’aussi bien tous mes cris auroient été inutiles, & ne seroient certainement pas parvenus jusqu’à la Cuisine, où toute la Famille étoit. Pendant que je me trouvois dans cet embaras, deux Rats grimpérent contre les Rideaux, & coururent de côté & d’autre en flairant. Un d’eux vint jusque sur mon visage, & me causa une terrible fraieur. Je me levai aussi-tôt, & tirai mon Epée pour me défendre. Ces horribles Animaux eurent la hardiesse de m’ataquer des deux côtez, & un d’eux me sauta au colet, mais j’eus le bonheur de lui fendre le ventre avant qu’il put me faire aucun mal. Il tomba à mes pieds, & l’autre voiant le sort de son camarade s’enfuit, mais non pas sans avoir reçu une bonne blessure par derriére, que je lui donnai pendant qu’il s’enfuioit. Cet exploit achevé, je me promenai au petit pas de côté & d’autre sur le lit, pour me remettre de ma frayeur & de la fatigue que je venois d’essuyer. Ces Rats étoient de la taille d’un grand Dogue d’Angleterre, mais infiniment plus agiles & plus mechants: si bien que si j’avois ôté mon Epée avant que de me coucher, j’aurois été infailliblement dévoré. Je mesurai le Rat mort, & trouvai qu’il avoit deux verges moins un pouce de longueur.
Peu après ma Maitresse entra dans la Chambre, & me voyant tout en sang, elle courut au plus vite à moi, & me prit dans sa main: je lui montrai le Rat mort, en riant & en faisant d’autres démonstrations de joye, pour lui donner à connoitre que je n’avois aucun mal. Elle en fut charmée, & ordonna à une servante de prendre le Rat avec des pincettes, & de le jetter par la Fenêtre. Après cela elle me mit sur une table, où je lui montrai mon épée toute sanglante, que j’essuyai un instant aprés, & que je remis dans son foureau. J’étois pressé de faire plus d’une de ces sortes de choses à l’égard desquelles les Procurations sont impraticables, & pour cet effet, je m’eforçai de faire comprendre à ma Maitresse, que je souhaitois d’être mis à Terre; ce qui étant executé, ma pudeur ne me permit pas de faire d’autres gestes que de montrer la porte, & de me courber plusieurs fois. La bonne Femme me comprit enfin, quoi qu’avec grande peine: elle me prit dans sa main, & me mit à terre dans le Jardin. Je m’éloignai d’elle de deux cent verges; & lui ayant fait signe de ne me pas regarder & de ne me pas suivre, je me cachai entre deux Feuilles d’Ozeille, & satisfis à mes besoins.
J’espere que le Lecteur Benevole m’excusera si j’insiste quelquefois sur des particularitez de ce genre, qui quoique peu interessantes aux yeux du vulgaire ignorant, ne laissent pas de donner un nouveau degré d’étendue aux idées & à l’imagination d’un Philosophe. D’ailleurs, je me suis particuliérement attaché à la verité, sans prêter à mon stile les ornemens afectez du mensonge: & je puis dire que toutes les circonstances de ce voyage ont fait sur moi une si vive impression, & sont si profondement gravées dans ma memoire, qu’en les mettant sur le papier, je n’en ai omis aucune, qui fut tant soit peu importante: Quoiqu’aprés une exacte revue, j’aye éfacé quelques endroits moins importans, qui sont dans ma premiére copie; & cela crainte d’ennuïer mes Lecteurs, crainte qui, à ce qu’on dit, devroit agiter la plûpart des Auteurs de voyages.
Description de la fille du Fermier. L’Auteur est mené à une Ville prochaine, & ensuite à la Capitale. Particularitez de ce voyage.
MA Maitresse avoit une Fille de neuf ans, qui étoit une trés-aimable enfant pour son âge, qui faisoit de son Eguille tout ce qu’elle vouloit, & d’une adresse surprenante à habiller sa poupée. Sa Mére & elle résolurent d’acommoder pour la nuit suivante le Berceau de la poupée pour moi: le Berceau fut mis dans un petit Tiroir d’un Cabinet, & le Tiroir placé sur une Tablette suspenduë en l’air de peur des Rats. Pendant tout le tems que je restai dans cette Maison, je n’eus point d’autre lit, quoique je le rendisse plus commode, quand j’eus un peu apris à parler la langue du Pays, & que je fus en état d’exprimer tellement quellement mes besoins. Cette jeune Fille étoit si adroite, qu’après que j’eus ôté deux ou trois fois mes habits devant elle, elle fut en état de m’habiller & de me deshabiller, quoique je ne lui aye jamais donné cette peine, quand elle vouloit me laisser faire. Elle me fit sept chemises, & quelqu’autre linge, qui quoique très fin, ne laissoit pas d’être plus épais & plus rude qu’une Haire; & toujours elle eut la bonté de le laver elle même. Elle tâcha aussi de m’aprendre la Langue du pays: Quand je montrois quelque chose avec le doigt, elle m’en disoit le nom, de maniére que dans peu de jours je pouvois demander tout ce que je voulois. C’étoit une très bonne enfant, & qui n’avoit pas tout à fait quarante pieds de hauteur, étant petite pour son âge. Elle me donna le nom de Grildrig, nom que sa Famille me conserva, & par lequel je fus designé ensuite par tout le Royaume. Ce mot revient au Nanunculus des Latins, au Homunceletino des Italiens, au Mannikin des Anglois, & au Mirmidon des François. C’est à elle principalement que je dois ma conservation dans ce pays, & pendant tout le tems que j’y fus, je ne me separai jamais d’elle; je l’apelois ma Glumdalclitch, ou ma petite Nourice. Et je serois le plus ingrat de tous les Hommes, si je ne faisois pas mention de sa tendresse & de ses soins à mon égard, que je souhaiterois de tout mon cœur être en état de reconnoitre, au lieu que je suis, selon toutes les aparences, le fatal quoiqu’innocent instrument de sa disgrace. On commençoit déja à parler de moi dans le Voisinage. Le bruit s’y étoit répandu, que mon Maitre avoit trouvé dans les Champs un Animal extraordinaire, de la grandeur d’un Splacknuck, mais dont toutes les parties étoient exactement faites comme celles d’une Créature humaine, à laquelle il ressembloit de plus dans toutes ses Actions; qu’il parloit un petit langage qui lui étoit propre, qu’il avoit déja apris quelques mots de leur langue, marchoit sur ses jambes, étoit doux & aprivoisé, venoit quand on l’apelloit, faisoit tout ce qu’on vouloit, & avoit les plus jolis membres du monde, & un teint plus beau que celui d’une Fille de qualité de trois ans. Un autre Fermier qui ne demeuroit pas loin de chez nous, & étoit un intime Ami de mon Maitre, vint lui rendre visite, dans le dessein de s’informer de la verité de cette Histoire. Je fus d’abord produit & placé sur une Table, où je me promenai de côté & d’autre, selon qu’on me l’ordonnoit, tirai mon Epée, la remis dans le Foureau, fis la Reverence à celui qui étoit venu rendre visite à mon Maitre, lui demandai en sa propre langue comment il se portoit, & lui dis qu’il étoit le bien venu, précisément comme ma petite Nourice m’avoit instruit. Cet homme qui étoit vieux & qui n’avoit pas la vuë trop bonne, mit ses Lunettes pour me mieux considerer, & j’avouë que la singularité de ce spectacle m’aracha un éclat de rire fort impoli. Nos gens s’aperçurent pourquoi je riois, & éclatérent dans le même instant, ce qui pensa fâcher ce vieux Fou. Il passoit pour Avare, & par malheur pour moi il ne justifia que trop cette espece de reputation. Il conseilla à mon Maitre de me montrer comme une rareté dans la ville voisine un jour de Marché. En voyant mon Maitre & son Ami qui causoient long tems ensemble, & dont la vuë portoit souvent sur moi, je craignis qu’il ne se tramat quelque chose qui me regardat; & dans ma frayeur je crus même comprendre une partie de ce qu’ils disoient. Mais le matin suivant Glumdalclitch ma petite Nourice, me raconta fidellement tout ce qui avoit été dit, en ayant été informée par sa Mére. La pauvre fille me mit dans son sein, & se mit à pleurer de l’air du monde le plus touchant. Elle aprehendoit qu’il ne m’arivat quelque malheur, & que quelque Rustre ne me brisât en piéces en me tenant entre ses mains. Elle avoit remarqué en moi plusieurs traits de Modestie & de noble Fierté, & étoit persuadée que je serois indigné au dernier point, si pour de l’argent on me faisoit voir à toutes sortes de gens, comme une Marionette. Elle dit, que son Papa & sa Maman lui avoient promis que Grildrig seroit à elle, mais qu’elle voyoit bien qu’ils lui feroient comme l’année passée, qu’ils lui promirent un Agneau, qui dès qu’il fut gras, fut vendu à un Boucher. En mon particulier, je puis protester que j’étois moins inquiet de cette Nouvelle que ma Nourice. Je n’avois jamais perdu l’esperance de recouvrer un jour ma liberté; & pour ce qui regarde l’ignominie d’être promené en qualité de Monstre, je considerai que j’étois Etranger dans le pays, & que ce malheur ne pouroit jamais m’être reproché si je revenois en Angleterre; puisque le Roi de la Grande Bretagne lui même auroit été obligé de passer par là s’il avoit été à ma place.
Mon Maitre suivant l’avis de son Ami, n’atendit que jusqu’au premier jour de Marché pour me porter dans une Boëte à la ville prochaine, & ne prit avec lui que ma petite Nourrice. La Boëte étoit fermée de tous côtez, & n’avoit qu’une petite porte par laquelle je pouvois entrer & sortir, & quelques petits trous pour que l’air y entrat. Glumdalclitch avoit eu la precaution de mettre dans la Boëte le Matelas du lit de sa poupée, pour me coucher dessus. Malgré cette precaution, le Voyage, qui ne fut que d’une demie heure, m’avoit presque roué. Car les Chevaux avançoient quarante pieds à chaque pas, & trotoient d’une maniére si peu commode, qu’un Vaisseau agité par une grande Tempête s’élève & s’abaisse encore moins que je ne faisois à chaque instant. Il y avoit tant soit peu plus loin de nôtre logis à la Ville prochaine que de Londres à St. Albans. Mon Maitre s’arrêta à son Auberge ordinaire; & après avoir consulté l’Hôte, & fait quelques preparations necessaires, il loüa le Gruttrud, ou le Crieur public, pour aller notifier à haute voix par toute la Ville, qu’il y avoit une Créature inconnue à voir à l’Enseigne de l’Aigle verte; que cette Créature n’étoit pas si grande encore qu’un Splacnuck, (Animal du pais, environ de six pieds) & que dans toutes les parties de son corps elle ressembloit à un Homme, prononçoit diferens mots, & faisoit mille gentillesses.
Je fus placé sur une Table dans la principale Chambre de l’Auberge, qui pouvoit bien avoir trois cent pieds en quarré. Ma petite Nourice se tenoit sur une chaise basse tout près de la Table, pour prendre garde à moi, & pour m’ordonner ce que j’aurois à faire. Afin d’éviter la presse, mon maitre voulut que je ne fusse vu que de trente personnes à la fois. Je me promenai sur la Table comme la Fille de mon maitre me l’ordonnoit; elle me fit quelques questions qu’elle savoit que j’entendois, & j’y repondis le plus haut qu’il me fut possible. Je m’adressai plusieurs fois aux Spectateurs, dis qu’ils étoient les bien venus, les assurai de mes Respects, & me servis de quelques autres Phrases que j’avois aprises. Je pris un dé rempli de liqueurs, que ma petite Nourice m’avoit donné en guise de coupe, & bus à leur santé. Je tirai mon Epée & fis le moulinet à la maniére des Maitres d’Armes en Angleterre. Glumdalclitch me donna un brin de paille avec lequel je fis l’exercice de la pique que j’avois apris dans ma jeunesse. Je fus montré ce jour là à douze compagnies diferentes, & autant de fois obligé de recommencer le même Manége, jusqu’à ce que je fusse à demi mort de lassitude, & de frayeur. Car, ceux qui m’avoient vu, avoient fait de moi de si étranges raports, que le Peuple étoit sur le point d’enfoncer les portes par un motif d’interêt. Mon Maitre ne voulut pas permettre que personne excepté ma Nourice me touchât; &, pour prévenir tout malheur, des Bancs furent mis tout autour de la Table, & à telle distance qu’il étoit impossible d’ateindre jusqu’à moi. Nonobstant cela un fripon d’Ecolier me jetta une Noisette à la tête; ce fut un grand bonheur qu’elle ne m’atrapa point, car sans cela elle m’auroit fait sauter la Cervelle, étant à peu près de la grosseur d’une Courge. Mais j’eus le plaisir de voir que ce petit coquin fut bien rossé, & puis chassé hors de la Chambre.
Mon Maitre fit publier par toute la ville que le jour de marché suivant il me feroit voir encore, & en même tems eut soin de me preparer une voiture plus commode, ce qu’il avoit grande raison de faire; car j’étois si fatigué de mon premier Voyage, & de toutes les belles choses qu’on m’avoit fait faire huit heures de suite, que je pouvois à peine me tenir sur mes pieds ou proférer un seul mot. Il me falut plus de trois jours avant que de pouvoir me remettre; & comme s’il avoit été dit qu’au logis même je n’aurois aucun repos, tous ceux qui demeuroient autour de chez nous, à plus de cent miles à la ronde, se rendirent à la Maison de mon Maitre pour me voir; ce qui lui valut de grandes sommes. Ainsi, quoique je ne fusse pas mené à la ville, j’avois fort peu de relache chaque jour de la Semaine, (excepté le Mécredi qui est leur jour de Sabat.)
Mon Maitre voyant le profit qu’il tiroit de moi, forma le dessein de me promener par les villes les plus considerables du Royaume. S’étant donc pourvu de tout ce qui lui étoit nécessaire pour un long Voyage, & ayant réglé ses Affaires Domestiques & Pris congé de sa Femme, le 17. Aoust 1703. environ deux mois après mon arrivée, nous partimes pour la Capitale, située à peu près au milieu de tout l’Empire, & à plus de mille lieuës de nôtre Maison: mon Maitre fit monter sa Fille Glumdalclitch à Cheval derriére lui. Elle m’avoit mis dans une Boëte qu’elle tenoit sur son giron. La bonne Fille avoir garni la Boëte de l’Etofe la plus douce qu’il lui avoit été possible de trouver, sans oublier le lit de sa poupée, ni aucune autre chose qu’elle croyoit pouvoir m’être necessaire ou agréable. Pour toute compagnie nous n’avions qu’un Garçon du Logis, qui venoit à Cheval derriére nous avec le Bagage.
Le Dessein de mon Maitre étoit de me faire voir dans toutes les Villes qui seroient sur sa Route, & de quiter le grand chemin, quand il n’y auroit que cinquante ou cent miles à faire pour arriver à un Village ou Chateau de quelque grand Seigneur: ecart qu’il esperoit lui devoir raporter quelque chose, après quoi son plan étoit de reprendre le chemin de la Capitale. Nous ne faisions que cent quarante ou cent soixante miles par jour: car Glumdalclitch, pour me faire plaisir, se plaignit que le trot du cheval l’avoit fatiguée. Quand je le voulois, elle me prenoit hors de la Boëte, pour me faire prendre l’Air & voir le Pays. Nous passames cinq ou six Riviéres bien plus larges que le Nil ou le Gange; & il y avoit peu de Ruisseaux qui fussent aussi étroits que la Tamise au Pont de Londres. Nous mimes dix semaines à faire nôtre Voyage, & je fus montré dans dix huit grandes Villes, sans compter les Villages & quelques Maisons particuliéres. Le 26. d’Octobre nous arrivâmes à la Capitale, apellée dans leur langue Lorbrulgrud, c’est à dire, l’Admiration du Monde. Mon Maitre loüa un Apartement dans la principale ruë de la ville, tout près du Palais Royal, & fit répandre des billets, qui contenoient une exacte description de ma petite personne. La Chambre où les Spectateurs devoient se rendre pour me voir, avoit entre trois & quatre cent pieds d’étendue; & je devois joüer mon Rôle sur une Table, qui avoit soixante pieds de diametre, & qui étoit environnée à trois pieds du bord de palissades pour m’empêcher de tomber du haut en bas. J’étois visible dix fois par jour, au grand etonnement & à l’entiére satisfaction du peuple. J’avois déjà apris leur Alphabet, & savois même me servir à propos de quelques phrases par ci par là; car Glumdalclitch avoit eu soin de m’instruire pendant que nous avions été au logis, & avoit continué ses leçons durant nôtre Voyage. Elle avoit presque toujours en poche un petit livret, qui n’étoit guéres plus grand qu’un Atlas de Samson; c’étoit une espèce de Traité à l’usage des jeunes Filles, pour leur donner une idée abregée de leur Religion; c’est de ce livre qu’elle se servoit afin de me faire connoitre les lettres, & même de me donner quelque intelligence de la connoissance des mots.
L’Auteur est conduit à la Cour. La Reine l’achête du Fermier & le presente au Roi. Il dispute avec les Professeurs de Sa Majesté: est logé à la Cour, & fort dans les bonnes graces de la Reine. Il defend l’Honneur de sa Patrie, & a querelle avec le Nain de la Reine.
L’Exercice fatiguant que j’étois obligé de faire chaque jour, avoit alteré ma santé en peu de semaines; & il sembloit que le profit que j’aportois à mon Maitre, ne servoit qu’à accroitre le desir qu’il avoit de gagner d’avantage encore. J’avois entiérement perdu l’apetit, & étois devenu d’une horrible maigreur. Le Fermier s’en aperçut & ayant conclu que je ne la ferois pas longue, il resolut de ne rien épargner pour me conserver une vie si propre à augmenter encore une Fortune qu’il avoit déjà si bien commencé à faire. Pendant qu’il étoit occupé à ces raisonnemens, un Slardral, ou Ecuyer vint de la Cour, avec ordre à mon Maitre de m’y mener incessamment pour divertir la Reine & les Dames de la Cour. Quelques unes de celles-ci étoient déjà venues me voir, & avoient raconté les choses du monde les plus incroyables de ma Beauté & de mon Esprit. Sa Majesté & ceux dont elle étoit acompagnée furent charmez de mes maniéres au dela de toute expression. Je me jettai à genou, & demandai d’avoir l’Honneur de baiser le pied de la Reine; mais cette gracieuse Princesse me tendit, (après qu’on m’eut mis sur une Table) son petit doigt, que je serrai entre mes deux bras, & sur le bout duquel j’apliquai mes levres avec le plus profond respect. Elle me fit quelques Questions generales sur mon Païs & sur mes Voïages, auxquelles je repondis aussi clairement & en aussi peu de mots qu’il m’étoit possible. Elle me demanda si je serois content de passer ma vie à sa Cour. Je fis une profonde Reverence, & repondis d’un air soumis que j’apartenois à mon Maitre, mais que si j’étois le maitre de disposer de moi, je serois charmé de consacrer ma vie au service de Sa Majesté: Alors elle demanda à mon Maitre s’il voudroit me vendre. Lui, qui croioit que je ne pourois pas vivre un Mois, ne fit pas grande dificulté, & demanda mille piéces d’or, qui lui furent payées sur le champ: & je remarquai que chaque piece étoit d’une prodigieuse grosseur. La somme étant reçuë, je dis à la Reine, que puisque j’étois à present le très humble Esclave de Sa Majesté, je lui demandois en grace que Glumdalclitch, qui m’avoit toujours soigné avec tant de tendresse, & qui s’y entendoit si bien, fut admise à son service, & continuât à me servir de Nourice & de Précepteur. La Reine m’acorda ma demande, & obtint aisément le consentement du Fermier, qui fut bien aise que sa Fille fut placée à la Cour: & la pauvre Fille elle même ne put dissimuler sa joye. Son Pére s’en alla me souhaitant toute sorte de Bonheur, & ajoutant qu’il m’avoit laissé dans une bonne Condition; je ne répondis pas un mot, & me contentai de lui faire une assez petite Reverence.
La Reine s’aperçut de mon air froid, & quand le Fermier fut sorti de la Chambre, elle m’en demanda la raison. Je pris la liberté de dire à Sa Majesté, que je n’avois d’autre obligation à cet Homme, que de ne pas avoir écrasé une miserable petite créature comme moi, quand il m’avoit trouvé dans son Champ; obligation dont je me croyois sufisamment dégagé par le profit qu’il avoit tiré de moi en me montrant à mille personnes, & par la somme qu’il venoit de recevoir de Sa Majesté. Que la vie, que j’avois menée depuis qu’il m’avoit trouvé, étoit assez penible pour tuer un Animal dix fois plus fort que moi. Que ma santé étoit fort alterée par le Travail continuel de divertir toutes sortes de personnes à toutes les heures du jour, & que si mon Maitre n’avoit pas cru ma vie en danger, Sa Majesté ne m’auroit pas eu à si bon marché. Mais que me trouvant à present sous la Protection d’une si grande & si bonne Reine, l’Etonnement de la Nature, la Merveille du monde, l’Amour de ses Sujets, & le Phenix de la Creation; j’esperois que la crainte de mon Maitre se trouveroit fausse, puisque je sentois déjà en moi comme une nouvelle vie, qui étoit l’efet de son Auguste presence.
C’étoit là le precis de mon Discours, dans lequel je fis certainement bien des fautes de langage, & hesitai plus d’une fois; la derniére partie en étoit tout à fait dans le stile de ce peuple, dont j’avois apris quelques phrases de Glumdalclitch, en aiant à la Cour.
La Reine ne fit pas seulement atention à mes fautes de langage, mais parut surprise de trouver tant d’esprit & de bon sens dans un si petit Animal. Elle me prit dans sa main, & m’aporta au Roy, qui étoit alors dans son Cabinet. Lui, qui étoit un Prince grave & austère, ne voyant pas bien ma Figure, demanda à la Reine d’un air froid & serieux depuis quand elle étoit dans le gout des Splacnuck; car c’est pour cet Animal qu’il me prenoit, pendant que j’étois couche sur ma poitrine dans la main droite de Sa Majesté. Mais cette Princesse, qui avoit infiniment d’esprit & de gayeté, me mit sur mes pieds au haut d’une Etudiole, & m’ordonna d’instruire moi même Sa Majesté de ce qui me regardoit, ce que je fis en peu de mots, & Glumdalclitch, qui m’atendoit à la porte du Cabinet, & qui soufroit impatiemment que je fusse hors de sa vuë, ayant été admise, confirma tout ce qui s’étoit passé depuis mon arrivée dans la Maison de son Pére.
Le Roi, quoiqu’il eut fait son cours de Philosophie, & qu’il se fut apliqué avec atention aux Mathematiques, ayant examiné avec soin ma Figure, & me voyant me promener, crut avant que de m’avoir entendu parler, que j’étois un Automate, fait par quelque Artisan fort ingenieux. Mais, quand il eut ouï ma voix, & trouvé que je parlois avec raison, il ne put cacher son étonnement. Il ne fut nullement content du recit que je lui avois fait touchant la maniére dont j’étois venu dans son Royaume, & crut que c’étoit une Fable concertée entre Glumdalclith & son Pére, qui m’avoient apris quelques mots & quelques Phrases afin de me vendre à plus haut prix. Ce soupçon fit qu’il me proposa plusieurs Questions, auxquelles je répondis toujours d’une maniére sensée, & sans autre defaut que l’embaras de m’exprimer, un mauvais accent, & quelques Phrases rustiques, que j’avois aprises dans la maison du Fermier, & qui n’étoient guères en usage à la Cour. Sa Majesté fit querir trois Professeurs, qui étoient en semaine alors (suivant la coutume du pays.) Ces Messieurs, après avoir examiné ma Figure pendant quelque tems avec exactitude, furent de diferens avis. Ils convînrent seulement en ceci, que je ne pouvois avoir été produit selon les loix reguliéres de la Nature, parce que j’étois privé du Talens de pouvoir me conserver la vie, soit en volant en l’Air, ou en grimpant sur des Arbres, ou en creusant des Trous en terre. Ils conclurent de mes dents, qu’ils examinérent avec grand soin, que j’étois un Animal carnacier; cependant ils ne savoient point dequoi je pouvois m’être nourri, parce que la plupart des Animaux à quatre pieds étoient trop forts pour moi, & les Mulots aussi bien que quelques autres Bêtes, trop agiles: il ne restoit à leurs avis que les Limaçons & quelques autres insectes; encore eurent ils la cruauté de prouver par plusieurs doctes Argumens, que ce genre de nourriture ne m’en pouvoit pas servir à moi. Un de ces habiles gens inclinoit fort à croire que j’étois un Embryon, ou tout au plus un Avorton. Mais cette opinion fut rejettée par les deux autres, qui observérent que tous mes membres étoient finis & parfaits dans leur Taille, & que j’avois déjà vécu quelques années, comme il paroissoit par ma barbe, dont ils voioient distinctement les poils à l’aide d’un Microscope. Ils ne voulurent pas me reconnoitre pour un Nain, parce que ma petitesse étoit au dessous de toute comparaison; car le Nain favori de la Reine, qui étoit le plus petit qu’on eut jamais veu dans le Royaume, avoit près de trente pieds. Après plusieurs Débats, ils décidérent unanimement, que j’étois seulement Relplum Scalcath, ce que les Latins apellent Lusus naturæ; Definition exactement conforme à nôtre Philosophie moderne, dont les Professeurs dédaignant les causes occultes, par lesquelles les Disciples d’Aristote cherchent vainement à déguiser leur ignorance, ont inventé cette merveilleuse solution de toutes les dificultez, au grand avancement des connoissances Humaines.
Après une Décision si authentique, je demandai la permission de dire seulement deux mots. Je me tournai vers le Roi, & assurai Sa Majesté que je venois d’un Pays habité par plusieurs millions de personnes des deux sexes, & tous de ma Taille; que les Animaux, les Arbres & les Maisons y étoient dans la même proportion, & que par consequent j’étois aussi capable de m’y defendre, & d’y trouver ma subsistance, qu’aucun des sujets de Sa Majesté dans son pays: & il me parut que cette reponse sufisoit pour refuter les Argumens de ces Messieurs. Ils n’y repliquérent que par un souris méprisant, disant, que j’avois bien retenu la leçon que le Fermier m’avoit dictée. Le Roi qui avoit l’esprit bien plus pénétrant qu’eux, après avoir renvoyé ses Savans, fit querir le Fermier, qui par bonheur n’étoit pas encore sorti de la ville. Il l’examina d’abord en particulier, & puis le confronta avec Glumdalclitch & avec moi: & comme nous ne nous coupames jamais dans nos reponses, il commença à croire qu’il se pouroit bien que nous dissions vrai. Il pria la Reine de donner ordre qu’on eut bien soin de moi, & fut d’avis que ma petite Nourice devoit continuer à rester auprès de moi, parce qu’il avoit remarqué que nous nous aimions beaucoup l’un l’autre. On lui donna un Apartement fort commode à la Cour, une Gouvernante pour avoir soin de son éducation, une servante pour l’habiller, & deux Valets pour la servir; mais pour moi j’étois entiérement confié à ses soins. La Reine commanda qu’on me fit, sur le modèle que Glumdalclith & moi trouveroient bon, une Boëte pour me servir de Chambre de lit. L’Ouvrier qui y fut employé étant fort habile, me fit, en moins de trois semaines, une Chambre qui avoit seize pieds en quarré, & douze en hauteur, avec des Fenêtres a chassis, une porte, & deux Cabinets. Le plafond pouvoit être haussé & baissé par le moien de deux gonds, pour y mettre un lit que le Tapissier de Sa Majesté avoit déjà preparé, & que Glumdalclitch avoit la bonté de faire chaque jour de ses propres mains. Un Artisan, qui s’étoit rendu fameux par son adresse à travailler en petit, entreprit de me faire deux Chaises, avec leurs Dossiers, & toutes les autres piéces, d’une matiére qui ne ressembloit pas mal à de l’yvoire, & deux Tables avec un Cabinet pour mettre ce que je voudrois. La Chambre étoit matelafsée de tous côtez, aussi bien que le plancher & le plafond, pour prevenir tous les malheurs qui auroient pu arriver par la negligence ou par l’étourderie de ceux qui me portoient, & afin que je sentisse moins la force des secousses en aiant en Carosse. Je demandai que ma Chambre fut fermée à clé afin que les Rats & les Souris n’y pussent entrer. Après plusieurs essais, un Ouvrier fut aliez adroit pour faire la plus petite serrure qu’on eut jamais vue dans ce pays, car j’ay connu un Gentilhomme en Angleterre qui en avoit une plus grande à la porte de sa Maison. Je fis de mon mieux pour mettre la clé dans ma poche, de peur que Glumdalclitch ne la perdit. La Reine donna aussi ordre, qu’on prit la soye la plus mince qui se pouroit trouver, pour me faire des Habits. Cette soye n’étoit guéres plus epaisse que nos couvertures de lits en Angleterre, & j’avoüe que j’eus quelque peine a m’y accoutumer. Mes Habits étoient faits à la mode du pays, qui a quelque chose de fort décent, & qui tient une espèce de milieu entre la maniére de s’habiller des Persans & celle des Chinois.
La Reine prit peu à peu tant de gout à ma conversation, qu’elle ne pouvoit plus diner sans moi. J’avois une Table placée sur celle à laquelle Sa Majesté dinoit, & une Chaise pour m’asseoir. Glumdalclith se tenoit debout près de la Table pour me servir & pour avoir soin de moi. J’avois pour moi un service complet de Plats & d’Assiettes d’Argent, qui en comparaison du service de la Reine, n’étoit guères plus grand que ce que j’ay vu dans ce genre à Londres dans une Boutique de Tabletier, pour servir d’Ameublement à la maison d’une Poupée. Ma petite Nourice avoit soin de le garder en sa poche, dans une Boëte d’argent, me le donnant quand j’en avois besoin, & le nétoyant elle même. Personne ne dinoit avec la Reine que les deux Princesses Royales, dont l’ainée avoit alors seize ans, & la cadette treize & un mois. Sa Majesté avoit coutume de mettre sur un de mes plats un morceau de viande, dont je coupois ensuite ce que je voulois; & un de ses grands plaisirs étoit de me voir manger en mignature. Car la Reine (qui étoit une petite mangeuse) mettoit à la fois dans sa bouche, autant que douze Paysans Anglois pouroient manger dans tout un Repas, ce qui étoit souvent un spectacle fort dégoutant pour moi. Elle ne vous faisoit par exemple qu’une Bouchée d’une Aîle d’Alouette avec les os, quoique cette Aîle fut neuf fois plus grande que celle d’un grand Coq d’Inde parmi nous; & le Talent de boire étoit exactement proportionné chez elle à celui de manger.
C’étoit un usage établi à cette Cour, que chaque Mecredi, (qui comme je l’ai remarqué ci-devant étoit leur jour de Sabat) la Reine & toute la Famille Royale de l’un & l’autre sexe, dinassent avec le Roi dans son Apartement. J’étois déjà fort avant dans les bonnes graces de ce Monarque, qui les jours de Sabat me faisoit placer à sa main gauche près d’une des saliéres, au lieu que les autres jours ma place étoit à la main gauche de la Reine. Ce Prince prenoit un singulier plaisir à me faire des Questions sur les Mœurs, la Religion, les Loix & les Sciences des Peuples de l’Europe, & je faisois de mon mieux pour contenter sa curiosité sur tous ces points. Quelque obscures que de certaines choses dussent naturellement lui paroitre, il les comprit néanmoins avec une extreme facilité, & fit des Reflexions fort judicieuses sur tout ce que je lui racontai. Mais il faut que j’avouë, que m’étant un peu trop étendu sur le sujet de ma chére Patrie, sur nôtre Commerce, nos Schismes en fait de Religion, & nos Factions dans l’Etat; les préjugez de l’Education eurent tant de pouvoir sur lui, qu’il ne put s’empêcher en me prenant sur sa main droite, & en me caressant doucement de l’autre, de me demander avec un grand éclat de rire si j’étois Whig ou Tory. Se tournant ensuite vers son Premier Ministre, qui se tenoit derriére lui avec son Baton blanc à la main; il observa combien étoient méprisables les grandeurs humaines, puisque de petits insectes comme moi se méloient d’y aspirer: & cependant, disoit-il, j’oserois parier que ces Insectes ont leurs Titres d’Honneur, qu’ils ont de petits nids & des terriers auxquels ils donnent les noms de Maisons & de Villes; qu’ils tachent de briller par leurs Habits & par leurs Equipages; qu’ils s’aiment, qu’ils se batent, qu’ils disputent, qu’ils se trompent, qu’ils se trahissent. Il continua quelque tems sur le même ton, & je ne sçaurois exprimer l’indignation que je ressentis, à l’ouïe d’un Discours dans lequel mon Auguste Patrie, la Maitresse des Arts & des Sciences, le Fleau de la France, l’Arbitre de l’Europe, le Sejour de la Verité, de la Vertu & de l’Honneur, & l’Objet de l’Admiration & de l’Envie de tout l’Univers, étoit si cruellement ravalée.
Mais, comme d’un côté je n’étois guéres en état de venger ces sortes d’injures, de l’autre, après y avoir bien pensé, je commençai à douter si j’avois été injurié ou non. Car, après m’être acoutumé pendant quelques mois à la vue & à la conversation de ce Peuple, & remarqué que chaque objet sur lequel je jettois les yeux, étoit dans une exacte proportion de grandeurs avec tous les autres, l’Horreur dont j’avois été frapé d’abord, s’étoit tellement évanouïe, que si j’avois vu alors une compagnie de Seigneurs & de Dames Angloises dans tous leurs Atours, & faisant toutes ces simagrées que la politesse prescrit; pour dire le vrai, j’aurois été violemment tenté de rire d’eux d’aussi bon cœur que le Roi & les Seigneurs de sa Cour le faisoient de moi. Ce qu’il y a de sûr, c’est que peu s’en faloit que je ne me trouvasse moi-même ridicule, quand la Reine en me mettant sur sa main devant un Miroir, où je pouvois nous voir l’un & l’autre entiérement, me faisoit sentir l’immense disproportion qu’il y avoit entre nous.
Rien ne me piqua & ne me mortifia davantage que le Nain de la Reine, qui étant d’une petitesse sans exemple dans le pays (car sans mentir il n’avoit pas tout à fait trente pieds) devint insolent en voyant une Créature si fort au dessous de lui, qu’il affectoit de me regarder de haut en bas, quand il passoit près de moi dans l’Antichambre de la Reine, pendant que j’étois sur une Table à causer avec les Seigneurs & les Dames de la Cour, & ne manquoit aucune occasion de me donner quelques lardons sur ma petitesse; dont je me vangeois en l’apelant Frere, en lui faisant un Apel, & en lui disant tels autres quolibets qui sont en usage parmi les Pages de Cour. Un jour pendant le diné ce petit coquin fut si piqué de quelque chose que je lui avois dit, qu’il me prit par le milieu du corps, ne songeant à rien moins qu’au malheur qui me menaçoit, & me laissa tomber dans un grand plat d’argent plein de créme, apres quoi il s’enfuit de toute sa force. J’enfonçai dans la créme jusques par dessus les yeux, & si je n’avois pas été bon Nageur, j’aurois couru grand risque de me noyer; car Glumdalclitch étoit dans ce moment à l’autre bout de la Chambre, & la Reine fut si efrayée de ma chute, qu’elle n’eut pas la presence d’esprit de me secourir. Mais ma petite Nourice acourut aussi-tôt, & me tira du plat, après que j’eus avalé plus d’une pinte de crême. Je fus mis au lit; cependant mes Habits entiérement gatez furent tout le mal que j’eus. Le Nain fut étrillé comme il faut, & pour plus grande punition, forcé de boire la crême dans laquelle il m’avoit laissé tomber; jamais depuis ce tems là il ne rentra en Faveur: car peu après la Reine le donna à une Dame de la premiére qualité, tellement que je ne le vis plus, ce qui me tic un très sensible plaisir; car il m’est impossible d’exprimer jusqu’où j’aurois pu porter le ressentiment contre ce malicieux fripon.
Il m’avoit déjà joüé auparavant un fort vilain tour, qui fit bien rire la Reine, quoy qu’en même tems elle en fut si fachée, qu’elle l’auroit chassé sur le champ, si je n’avois eu la generosité d’interceder pour lui. Sa Majesté avoit pris sur son assiette un os qui étoit plein de moëlle, & après avoir oté la moëlle, avoit remis l’os debout dans le plat comme il étoit auparavant; le Nain, qui avoit atendu à faire son coup que Glumdalclitch fut allée au Bufet, monta sur sa chaise, me prit dans ses deux mains, & joignant mes deux jambes l’une contre l’autre, me mit jusqu’au milieu du corps dans l’os où avoit été la moëlle, & où il faut avoüer que je faisois une figure souverainement ridicule. Je croi qu’il se passa bien une minute avant que personne sut ce que j’étois devenu, car il me paroissoit au dessous de moi de crier. Mais comme les Princes mangent rarement chaud, mes jambes ne soufrirent rien: il n’y eut que mes bas & mes culottes qui payérent la façon de cette Avanture. Par mon intercession le Nain n’eut d’autre châtiment que d’être bien fouëtté.
La Reine me railloit très souvent sur ma timidité, & elle avoit coutûme de me demander si mes Compatriotes étoient d’aussi grands poltrons que moi; voici à quelle ocasion.
Dans ce Royaume on est furieusement tourmenté des Mouches en Eté, & ces odieux Insectes, dont chacun est de la taille de nos Alouettes, ne me laissoient pendant que je dinois aucun moment de repos, avec leur bourdonnement continuel autour de mes oreilles. Elles se mettoient quelquefois sur mon manger, & avoient même l’insolence d’y faire leurs ordures, ce qui étoit un spectacle fort peu ragoutant pour moi, mais que les Naturels du pays ne pouvoient apercevoir, parce que leurs yeux n’étoient pas taillez comme les miens pour voir de petits objets. Quelquefois elles se mettoient sur mon nez ou sur mon front, où elles me piquoient jusqu’au vif; & y laissoient toujours des traces de cette matiére visqueuse, à laquelle elles doivent la faculté de marcher la tête en bas contre un plafond, à ce que disent nos Naturalistes. J’avois beaucoup de peine à me defendre contre ces vilains Animaux, & ne pouvois m’empêcher de tressaillir quand ils venoient sur mon visage. Une des malices ordinaires du Nain étoit d’atraper dans sa main un bon nombre de ces insectes, comme les Ecoliers font parmi nous, & puis de les laisser voler tout d’un coup sous mon nez, pour me faire peur, & en même tems, pour divertir la Reine. Le seul remede que j’y savois étoit de les couper en piéces avec mon couteau pendant qu’ils voloient en l’air: Exercice dont je m’aquitois avec une adresse qui m’atiroit les aplaudissemens de tous les spectateurs.
Je me souviens qu’un matin que Glumdalclitch m’avoit mis sur le bord d’une Fenêtre, ce qui étoit sa coutume quand il faisoit beau, afin que je pusse prendre l’air, (car je n’osois pas hazarder de laisser pendre ma boëte à un clou hors de la Fenêtre, comme nous atachons nos cages en Angleterre) je me souviens, dis-je, qu’ayant levé un de mes chassis, & m’étant assis à ma Table pour manger un morceau de Massepain pour mon dejeuné, plus de vint guêpes, atirées par l’odeur, entrérent dans la chambre, faisant plus de bruit par leur Bourdonnement, que n’en auroient pû faire autant de Cornemuses. Quelques unes se jettérent sur mon Massepain & l’emportérent piéces par pieces: les autres se mirent à voler autour de ma Tête, m’étourdissant par leur bourdonnement, & ne me causant pas une mediocre frayeur par leurs aiguillons. J’eus néanmoins le courage de me lever, de tirer l’Epée, & de les ataquer dans l’air. J’en tuai quatre, le reste s’envola, & je fermai la Fenêtre après elles. Ces bêtes étoient de la grandeur de nos Perdrix. Je pris leurs aiguillons, & trouvai qu’ils avoient un pouce & demi de longueur, & qu’ils étoient aussi pointus que des Eguilles. Je les ai tous soigneusement gardez, & les ayant montrez depuis ayec quelques autres Curiositez dans plusieurs endroits de l’Europe; à mon retour en Angleterre, j’en ai donné trois au Colège de Gresham, & gardé le quatriéme pour moi.
Description du pays. Projet pour la correction des Cartes Geographiques. Ce que c’étoit que le Palais du Roy & la Capitale. Maniere dont l’Auteur voyageoit. Description d’un des principaux Temples de la Capitale.
MOn dessein est à present de donner à mes Lecteurs une courte Description de ce pays, au moins de ce que j’en ai vû, n’ayant été qu’à mille lieuës en circuit de Lorbrulgrud la Capitale. Car, la Reine que je ne quitois jamais, avoit coutume de n’acompagner pas plus loin le Roi dans ses Voyages, & s’arrêtoit à cette distance de la Capitale, jusqu’au retour de Sa Majesté des Frontieres. L’Empire de ce Prince a environ trois mille lieuës en longueur, & deux mille en largeur. Ce qui m’a fait conclure que nos Geographes Européens se sont furieusement trompez, en ne mettant qu’une vaste etendue de mers entre le Japon & la Californie; car j’ay toujours été dans l’opinion, qu’il doit y avoir de grandes terres pour contrebalancer le Continent de la Tartarie: Voila pourquoi ils doivent corriger leurs Cartes Geographiques, en joignant cette vaste étenduë de pays au Nord-West de l’Amérique, en quoi je suis prêt de les aider de mes lumiéres.
Le Royaume est une Presque Isle, bornée au Nord-Est par une suite de montagnes haute de quinze lieues, & qu’il est impossible de passer à cause des Volcans qu’il y a aux sommets. Personne ne sçait quelles sortes de creatures habitent au delà de ces Montagnes, ou même s’il s’y trouve des Habitans. L’Ocean sert de bornes aux trois autres cotez. Il n’y a aucun Port de mer dans tout le Royaume, & les endroits de la côte où les Rivieres se jettent dans la mer sont si pleins de rochers, qu’il n’y a pas moyen d’y naviger avec les plus petites Chaloupes; ce qui fait que ce peuple n’a absolument aucun Commerce avec le reste de l’Univers. Mais il y a force Vaisseaux dans les grandes Riviéres, qui abondent en poisson d’un gout excellent. Car les habitans en prennent rarement dans la Mer, parce que le poisson y est de la même grandeur qu’en Europe, & par consequent ne leur vaut pas la peine d’être pris; en quoi il paroit clairement, que dans la production de ces Plantes & de ces Animaux d’une si extraordinaire grandeur, la nature s’est uniquement bornée à ce Continent, dont je laisse la raison à deméler aux Philosophes. Cependant, de tems en tems ils prennent quelques Baleines qui viennent échouer contre les Rochers, & dont les gens du commun se font un grand Regal. J’ay vû de ces Baleines, qui étoient si grandes, qu’un Homme avoit peine à en porter une sur ses Epaules, & quelquefois par curiosité on en porte dans des paniers à Lorbrulgrud. On en servit un jour à la Table du Roi une, qui passoit pour quelque chose de fort rare, mais je ne remarquai pas qu’il en fit grand cas; car je crois que la grosseur de ce poisson le degoutoit, quoique j’aye vu des Baleines encore plus grandes dans la Nouvelle Zemble.
Ce pays est fort peuplé, puis qu’il contient cent cinquante Villes, tant grandes que petites, & un nombre prodigieux de Villages. Pour donner quelque idée de ces Villes à mes Lecteurs, je me contenterai de leur faire la Description de la Capitale. Une riviére passe au milieu de cette Ville, & la partage en deux parties égales. On y compte plus de quatre vingt mille Maisons & environ six cent mille Habitans. Sa longueur est de trois Glonglungs, (qui font environ cinquante quatre miles Angloises) & sa largeur de deux & demi, comme je l’ai mesuré moi même dans une Carte faite par l’ordre exprès du Roi, & qui fut mise à terre pour cet éfet.
Le Palais du Roi n’est pas un Edifice regulier, mais plusieurs Batimens joints ensemble & qui ont à peu près sept miles de tour. Les principales Chambres ont généralement deux cent quarante pieds de hauteur, & sont longues & larges à proportion. Glumdalclitch & moi avions un Carosse dans lequel sa Gouvernante la prenoit souvent pour voir la Ville, ou les Boutiques; & j’étois toujours de la partie, placé dans ma Boëte; quoique cette bonne Fille me prit dehors aussi souvent que je le voulois, & me tint dans sa main, afin que je pusse mieux voir les Maisons & le Peuple, quand nous passions par les ruës.
Par dessus la grande Boëte, dans laquelle j’étois porté d’ordinaire, la Reine en fit faire pour moi une plus petite, d’environ douze pieds en quarré & dix en hauteur, pour voyager plus commodément: & cela parce que l’autre ne pouvoit pas bien tenir dans le giron de Glumdalclitch, & embarassoit trop dans le Carosse. Cette maniére de Cabinet de voyage, étoit un quarré parfait, dont trois cotez avoient une Fenêtre au milieu, & chaque Fenêtre étoit treillissée avec des Fils de fer, pour prevenir tout accident dans de longs voyages. Au quatriéme côté où il n’y avoit point de Fenêtres, il y avoit deux fortes gâches, auxquelles celui qui menoit le Carosse, attachoit ma petite Chambre avec un ceinturon de cuir qu’il avoit au milieu du corps, lorsque j’avois envie d’être plus à l’air. Cet Emploi étoit toujours confié à quelque Serviteur sage & posé, soit que j’acompagnasse le Roi & la Reine dans leurs voyages, ou soit que je rendisse visite à quelque Ministre d’Etat, ou à quelque Dame de la Cour, quand il se trouvoit que Glumdalclitch étoit indisposée: car je ne tardai pas long tems à être connu & estimé dés grands Officiers de la Couronne, moins, à mon avis, par mon merite, que par l’amitié que Sa Majesté me temoignoit. En voyage, quand j’étois fatigué du Carosse, un Valet à cheval atachoit ma Boëte avec une Boucle, & la plaçoit devant lui sur un coussin; & alors je pouvois voir le païs de trois côtez par mes trois fenêtres. J’avois dans ce Cabinet un lit de camp & un Estrapontin pendu au plafond, deux chaises & une table atachée avec des vis au plancher, de peur qu’elles ne fussent renversées par le mouvement du Cheval ou du Carosse. Ces sortes de mouvemens quoique souvent assez violens, m’incommodoient moins qu’un autre qui n’auroit pas été acoutumé comme moi aux agitations de la Mer.
Toutes les fois que j’avois envie de voir la Ville, c’étoit toujours dans mon Cabinet de voyage, que Glumdalclitch assise dans une chaise à porteurs tenoit dans son giron. Cette chaise étoit portée par quatre Hommes, & acompagnée de deux autres de la Livrée de la Reine. Le peuple, qui avoit souvent entendu parler de moi, s’empressoit autour de ma chaise; & ma petite Nourice avoit souvent la complaisance d’ordonner aux Porteurs de s’arrêter, & me prenoit dans sa main pour me faire voir plus distinctement.
Je mourois d’envie de voir un fameux Temple qu’il y avoit dans la Capitale, & particulierement la Tour, qui passoit pour la plus haute du Royaume. Glumdalclitch m’y mena un jour, mais je puis dire en verité que je fus trompé dans mon atente; car la hauteur n’aloit pas au delà de trois milles pieds; ce qui, à considerer la difference qu’il y a entre la Taille de ce peuple & celle des Européens, n’est pas un grand sujet d’admiration, & même est encor (si je ne me trompe) au dessous en fait de proportion avec le clocher de Salisbury: Mais, pour ne faire aucun tort à une nation, à laquelle je reconnoitrai toute ma vie avoir de grandes obligations, il faut avouër que ce qui manque en hauteur à cette fameuse Tour, est sufisamment reparé par sa beauté & par sa force. Car les murailles ont près de cent pieds d’épaisseur, & sont faites de pierre de taille, dont chacune a quarante pieds en quarré, & ornées de tous côtez de statues de Dieux & d’Empereurs. Je mesurai un petit doigt qui étoit tombé d’une de ces statues, & trouvai qu’il avoit exactement quatre pieds & un pouce de longueur. Glumdalclitch l’envelopa dans un mouchoir, & l’aporta au logis pour le mettre avec d’autres Babioles, dont elle étoit fole, comme cela est ordinaire aux Enfans de son âge.
La Cuisine du Roi est sans contredit un magnifique Batiment, fait en forme de voute, & haut d’environ six cents pieds. Le grand four n’est pas tout à fait si large que le Dôme de l’Eglise de St. Paul: car j’ay mesuré celui-ci à dessein après mon retour. Que si j’entrois dans un détail circonstancié touchant la taille de la Baterie de cuisine, les pots, les chaudrons, les morceaux de viande qui tournoient à la Broche, & d’autres choses du même genre, j’aurois peine à être cru; au moins une critique un peu severe me taxeroit d’outrer, comme la plupart des Voyageurs ont coutume de faire. Cependant bien loin de meriter cette espèce de censure, je crains d’avoir donné dans l’autre excès; & que si ce voyage est jamais traduit en langage de Brobdingnag, (qui est le nom general de ce Royaume) & transporté dans le pays, le Roi & le Peuple ne se plaignent que je les ai injuriez en les appetissant pour l’amour du vraisemblable. Sa Majesté a rarement dans ses Ecuries plus de six cent Chevaux, qui generalement parlant ont entre cinquante quatre & soixante pieds de hauteur. Mais, quand il sort, à de certains jours solemnels, il est acompagné d’une Garde de cinq cents Chevaux, qui étoit certainement le plus magnifique spectacle dont j’eus jamais été temoin, n’ayant pas encore vu une partie de son Armée en Bataille, comme j’aurai ocasion de raconter dans la suite.
Diferentes Avantures qu’eut l’Auteur. Execution d’un Criminel. L’Auteur montre son Habileté dans l’Art de la Navigation.
J’Aurois passé mon tems d’une maniere assez agréable dans ce pays, si ma petitesse ne m’avoit pas exposé à plusieurs Avantures très-dangereuses pour moi, quoi qu’en elles mêmes fort ridicules. J’en raconterai quelques unes. Glumdalclitch se promenoit souvent dans les Jardins de la Cour en me portant dans ma petite Boëte, dont elle me tiroit quelquefois pour me mettre à terre. Je me souviens que le Nain de la Reine nous suivit un jour dans ces Jardins, & que ma Nourice m’ayant mis à terre, comme j’étois seul avec lui, près de quelques Arbres nains (c’étoient des Pommiers) je ne pus m’empêcher de faire quelque mauvaise plaisanterie sur le raport qu’il y avoit entre lui & ces Arbres, qui par hazard s’apellent dans leur langue de la même maniére que dans la nôtre. Pour toute reponse, le petit coquin atendit que je fusse sous un de ces Arbres, & puis se mit à le secouer si fort qu’une douzaine de pommes tombérent tout autour de moi: mais il y en eut une qui me tomba sur le dos pendant que je me baissois, & qui me fit tomber sur le nez: ce qui n’est pas étonnant, puis que ces pommes ont la même proportion avec les nôtres, que les habitans du pays ont avec nous. Voila tout le mal que j’eus, & j’intercedai pour le Nain afin qu’il ne fut point châtié pour cette espece de plaisanterie, à laquelle j’avois moi même donné lieu.
Un autre jour Glumdalclitch me laissa sur un gazon fort uni, pendant qu’elle se promenoit avec sa Gouvernante à quelque distance de là. Dans le même tems il commença à grêler avec tant de force, que dans un instant je fus abatu à terre. Pendant que j’étois dans cette situation, la grêle me faisoit par tout le corps les contusions les plus douloureuses; cependant pour tâcher de me mettre à couvert, je me trainai à quatre pates sous une rangée de Citroniers, mais si meurtri depuis les pieds jusqu’à la tête, qu’il se passa plus de dix jours avant que je pusse me remuer sans douleur. Que si quelqu’un trouve ce fait incroyable, j’espère qu’il y ajoutera foy, quand je lui aurai dit queles grains de grêle sont dans ce pays dix-huit cent fois plus grands que ceux qui tombent en Europe: ce qui est bien sûr, puisque je les ai pesez & mesurez moi même.
Mais il m’arriva un Accident bien plus dangereux dans le même Jardin, un jour que ma petite Nourrice, croyant m’avoir mis dans un endroit où je n’avois rien à craindre, ce que je la priois fort souvent de faire, afin de pouvoir réver en liberté, & ayant posé ma Boëte à terre pour n’avoir pas la peine de la porter, s’étoit rendue dans un autre endroit du Jardin avec sa Gouvernante, & quelques autres Dames de sa connoissance. Pendant son absence, un petit Epagneul qui apartenoit à un des principaux Jardiniers, étant entré par hazard dans le Jardin, vint dans l’endroit où j’étois. A peine m’eut-il vu que courant tout droit à moi, il me prit dans sa gueule, m’aporta à son Maitre, & me mit doucement à terre. Par le plus grand bonheur du monde il avoit été si bien dressé, qu’en me portant entre ses dents, il ne me fit aucun mal, & n’endommagea aucunement mes habits. Mais le pauvre Jardinier, qui me connoissoit bien & qui m’aimoit très-fort, eut furieusement peur. Il me prit entre ses deux mains, & me demanda comment je me portois; mais j’étois si effrayé, & tellement hors d’haleine, que je ne pus prononcer un seul mot. Peu de minutes après je revins à moi, & il m’aporta sain & sauf à ma petite Nourice, qui pendant ce tems là s’étoit rendue à l’endroit où elle m’avoit laissé, & étoit dans de terribles angoisses de ne me pas voir paroitre, & de ce que je ne repondois pas quoi qu’elle m’apellât. Elle gronda le Jardinier d’avoir laissé courir son Chien. Mais la chose fut suprimée, & jamais on n’en a rien su à la Cour; car Glumdalclitch craignoit que la Reine ne se mit en colère contr’elle; & pour ce qui me regarde, je fus discret, parce qu’il me sembloit que l’Avanture ne me faisoit pas autrement Honneur.
Cet Accident fit prendre à ma Nourice la resolution de ne me jamais perdre de vuë. Il y avoit déjà long-tems que je craignois qu’elle ne formât ce dessein, c’est ce qui m’avoit porté à lui cacher quelques petites Avantures desastreuses, qui m’étoient arrivées pendant que j’étois seul. Un Milan, qui voloit au dessus du Jardin, fondit un jour sur moi, & si, après avoir courageusement tiré l’Epée, je ne m’étois pas fouré dans un Espalier fort épais, il m’auroit indubitablement emporté entre ses grifes.
Une autre fois je tombai jusqu’au cou dans une Taupiniére, & je fus obligé d’avoir recours à un mensonge, pour déguiser la veritable cause pourquoi mes habits étoient gâtez. Une autre fois enfin, je me cassai la jambe droite contre la coquille d’un Limaçon sur laquelle j’eus le malheur de tomber pendant que je me promenois tout seul, & que je songeois à ma pauvre Patrie.
Je ne sçai ce qui l’emportoit chez moi, le plaisir ou la mortification, quand j’observois dans mes promenades solitaires, que les plus petits Oiseaux n’avoient aucune peur de moi, mais cherchoient à la distance d’une verge des Vers & d’autres Alimens avec autant de sécurité que s’il n’y avoit eu aucune créature tout près d’eux. Je me souviens qu’une Grive eut la hardiesse d’emporter hors de mes mains avec son bec un morceau de Gateau, que Glumdalclitch m’avoit donné pour mon dejeuné. Quand je voulois prendre quelqu’un de ces oiseaux, ils me résistoient courageusement, tachoient de me piquer dans les doigts que j’avois grand soin de retirer, & un instant après ils cherchoient autour de moi des vers ou des limaçons, avec la même indiference & la même tranquilité qu’auparavant. Mais un jour je pris un gros bâton, & j’en donnai un coup si fort & si adroitement dirigé à une Linote, que je la renversai à terre, & après l’avoir prise avec mes deux mains par le cou, je l’aportai d’un air triomphant à ma nourice. Cependant comme l’oiseau n’avoit été qu’étourdi du coup, il revint à lui, & se débatit avec tant de violence, que je fus plus d’une fois tenté de lacher prise; mars un Valet vint à mon secours, & tordit le cou à l’oiseau, qui par ordre de la Reine me fut le lendemain servi à diner. Cette Linote, autant qu’il m’en souvient, étoit tant soit peu plus grande que ne sont nos cygnes en Angleterre.
Les filles d’honneur prioient souvent Glumdalclitch de venir dans leurs Apartemens, & de m’y mener avec elle, afin d’avoir le plaisir de me voir & de me toucher. Elles me mettoient quelquefois nud comme la main, & me plaçoient tout de mon long dans leur sein; ce qui me causoit un afreux dégout, parce que pour dire le vrai, elles ne sentoient pas fort bon; ce que je ne dis pas dans le dessein de decrier ces aimables Filles, pour qui j’ai toute la consideration possible; mais je croi que ma petitesse étoit cause de la finesse de mon odorat, & que ces illustres personnes paroissoient aussi ragoutantes à leurs Amans, que nos filles Angloises aux leurs. Et après tout, je trouvai que leur odeur naturelle étoit beaucoup plus suportable que celle qu’elles se donnoient par des parfums. Je ne saurois oublier qu’un de mes intimes amis de Lilliput, un jour qu’il faisoit sort chaud & que j’avois fait beaucoup d’exercice, se plaignoit d’une odeur excessivement forte qui s’exhaloit de mon corps, quoique je sois aussi peu sujet qu’un autre à cette sorte d’incommodité. Mais je conjecture que son odorat étoit aussi fin à mon égard, que le mien l’étoit à l’égard des habitans de Brobdingnag. Et sur ce point je suis obligé de rendre justice à la Reine ma Maitresse, & à ma petite Nourice Glumdalclitch, & de declarer qu’il n’y a pas de Dames en Angleterre plus exemptes qu’elles du defaut dont je viens de parler.
Ce qui me déplaisoit le plus parmi ces Filles d’honneur, quand ma Nourice me menoit dans leur Apartement, c’est qu’elles me traitoient sans aucune ombre de céremonie, & comme une Créature absolument sans consequence. Il n’y a sorte de liberté qu’elles ne prissent en ma presence: & il me seroit impossible d’exprimer le dégout que la plûpart de ces libertez me causoient. Une d’elles entr’autres, qui étoit d’une humeur extrêmement folâtre, faisoit de moi tout ce qui lui venoit dans l’esprit, & il y venoit les plus plaisantes folies du monde; auxquelles pourtant je prenois si peu de plaisir, que je priai Glumdalclitch de ne m’y plus exposer.
Un jour un Gentilhomme, qui étoit Neveu de la Gouvernante de ma Nourice, vint & pria l’une & l’autre de venir voir une Execution. Le Criminel avoit tué un Ami intime de ce Gentilhomme. Glumdalclitch topa enfin à la proposition, quoique ce fut contre son gré, car elle étoit fort compatissante de son naturel: Et pour ce qui me regarde, quoique j’aye toujours eu de l’horreur pour ces sortes de spectacles, ma curiosité néanmoins devoir quelque chose de fort extraordinaire, l’emporta sur mon inclination. Celui qui devoit être exécuté, étoit ataché à une chaise sur l’Echafaut, & sa Tête fut emportée d’un seul coup de sabre, long de quarante pieds. Le sang qui sortit des Veines & des Artères, étoit en si grande quantité, & s’élevoit à une telle hauteur, que pour le tems que cela dura, le Jet d’eau de Versailles, n’y faisoit œuvre; & la Tête en tombant sur l’Echafaut, donna un si grand coup, que j’en tressaillis, quoique je fusse à la distance d’une demi Mile Angloise.
La Reine qui aimoit fort à m’entendre raconter mes Voyages par mer, & qui ne perdoit aucune ocasion de me divertir quand j’étois melancolique; me demanda un jour si je m’entendois à gouverner une Voile ou un Aviron, & s’il ne seroit pas bon pour ma santé que je m’exerçasse quelquefois à ramer. Je lui répondis que je m’y entendois fort bien, que quoique mon Emploi eut été celui de Chirurgien de Vaisseau, j’avois souvent néanmoins quand la nécessité le requeroit, travaillé comme un simple Matelot. Mais, que je ne concevois pas comment cela se pouvoit faire dans son pays, où les plus petits Batimens étoient de la taille de nos plus grands Vaisseaux de guerre. Elle me repliqua que je n’eusse qu’à imaginer, comment je voulois que mon petit Batiment fut fait; que son Menuisier exécuteroit les ordres que je lui donnerois à cet égard, & qu’elle même auroit soin de me faire preparer une place où je pourois naviger. Le Menuisier, qui étoit habile dans son metier, acheva dans l’espace de dix jours une Chaloupe, telle que je l’avois ordonnée, & dans laquelle dix Européens pouvoient aisément tenir.
Quand elle fut faite, la Reine la trouva si jolie, qu’après l’avoir mise dans son giron, elle courut la montrer au Roi, qui donna ordre qu’on la mit dans une cîterne pleine d’eau, & moi dedans pour en faire l’essai. Mais la Reine avoit déjà auparavant fait un autre projet. Elle avoit ordonné au Menuisier de faire une espéce d’Auge, qui eut trois cent pieds de longueur, cinquante de largeur, & huit de profondeur. Cette Auge, après avoir été bien poissée de peur que l’eau ne penetrât à travers, fut mise à terre dans un Apartement exterieur du Palais. Deux Valets pouvoient aisément remplir cette machine d’eau en moins d’une demie heure. C’étoit là dedans que je me divertissois à faire aller ma Chaloupe à la rame, & l’on ne sçauroit croire le plaisir que la Reine & ses Dames prenoient à admirer mon adresse & mon agileté. Quelquefois je haussois la voile, & alors mon unique ocupation étoit de me tenir au Gouvernail, pendant que les Dames faisoient avec leurs evantails le vent dont j’avois besoin, & quand elles étoient lasses, les Pages faisoient aler ma Chaloupe en souflant dans la Voile, pendant que je faisois paroitre ma Dexterité en gouvernant à Bas bord & à Stribord, suivant que l’envie m’en prenoit. Lorsque j’avois fait, Glumdalclitch portoit toujours ma Chaloupe dans son Cabinet, & la pendoit à un clou pour sécher. Un jour, un des valets qui étoient chargez de remplir deux fois par semaine d’eau fraiche l’Auge dont j’ai parlé, y mit (sans s’en apercevoir) une grosse Grenouille, qui, selon toutes les aparences, s’étoit fourée dans son seau, quand il avoit puisé de l’eau. La Grenouille ne parut pas avant que je fusse mis dans l’Auge avec ma Chaloupe, mais voyant alors un endroit où elle pouvoit se reposer, elle grimpa dessus, & la fit tellement pancher d’un côté, qu’afin que ma Barque ne tournât pas sans dessus dessous, je fus obligé de me jetter de l’autre côté, pour servir de contrepoid. Quand la Grenouille fut entrée, elle sauta d’un seul coup d’un bout de la Chaloupe jusqu’au milieu, & puis par dessus ma tête en avant & en arriére, en arosant mon visage & mes habits de cette matiére visqueuse dont ces Animaux sont toujours pleins. La grandeur de ses Membres me le fit trouver l’animal du monde le plus horrible; cependant, je supliai Glumdalclitch de me laisser vuider seul la querelle que j’avois avec lui: Pendant un tems je l’étrillai avec une de mes Rames, & à la fin je le forçai à sauter hors de la Chaloupe.
Mais le plus grand danger que j’aye jamais couru dans ce Royaume, me vint d’un Singe, qui apartenoit à un des Clercs d’office. Glumdalclitch ayant quelque chose à faire ou quelque visite à rendre, m’avoit enfermé dans son Cabinet. Comme il faisoit fort chaud, elle avoit laissé la Fenêtre du Cabinet ouverte, aussi bien que les Fenêtres & la Porte de ma grande Boëte, dans laquelle j’étois ordinairement, parce qu’elle étoit spacieuse, & d’ailleurs fort commode. J’étois dans une profonde réverie, quand tout d’un coup j’entendis quelque chose qui faisoit du bruit à la porte du Cabinet, & qui sautoit de côté & d’autre. Quelque efrayé que je fusse, je tachai, sans me lever de ma chaise, de voir ce que c’étoit, & je vis alors cette vilaine Bête, qui, après avoir fait quelques sauts & quelques gambades, s’aprocha de ma Boëte, qu’elle me parut regarder avec plaisir. Je me retirai au bout le plus éloigné de ma Boëte, mais le Singe qui ne quitoit une Fenêtre que pour se mettre un instant après devant une autre, me fit si peur, que je n’eus pas la presence d’esprit de me cacher sous le lit, commé je l'aurois facilement pu faire. Après que ses contemplations entremêlées de grimaces eurent duré quelque tems, il m’aperçut enfin, & avançant une de ses pates par la porte, comme font les Chats quand ils jouent avec une souris, quoique je changeasse souvent de place pour n’être point atrapé, il me saisit à la fin par le pan de mon habit (qui étant fait d’une Etofe du pays, étoit très épais & très fort) & me tira hors de ma Boëte. Il me prit dans sa patte droite de devant, & me tint comme une Nourice fait un Enfant à qui elle va donner le sein, precisément comme j’ay vu la même sorte d’animal faire avec de petits Chats en Europe: & quand je voulois me débatre, il me serroit si fort, que je jugeai que le meilleur parti que je pouvois prendre étoit de ne faire aucun mouvement. Il y a grande aparence qu’il me prit pour quelque jeune de son espèce; car pendant qu’il me tenoit dans une de ses pates, il me caressoit doucement avec l’autre. Ce Divertissement fut interrompu par un bruit qu’il entendit à la porte du Cabinet, comme si quelcun aloit y entrer; sur quoi il sauta vite sur la Fenêtre par laquelle il étoit venu, & de là sur les tuiles & sur les goutiéres, marchant sur trois pates, & me tenant dans la quatriéme, jusqu’à ce qu’il fut parvenu au haut du Palais. Glumdalclitch l’avoit vu sautant hors de la Fenêtre, & avoit jetté un cri que j’avois entendu. La pauvre Fille étoit dans une furieuse émotion. Tout le Palais fut dabord en Alarme: les Valets s’empressoient à chercher des Echelles. Plusieurs centaines de personnes voyoient distinctement le Singe au haut du Palais qui me tenoit entre ses pates, & qui me caressoit comme un de ses petits. Ce spectacle faisoit rire la plupart de ceux qui y assistoient; & je ne sçaurois guéres les blâmer, car il est certain, qu’excepté moi, tout le Monde devoit trouver la chose parfaitement ridicule. Quelques uns s’aviserent de vouloir jetter des pierres au Singe pour le forcer à décendre; mais cela fut expressément défendu: & ce fut un grand bonheur pour moi, car sans cela, par un excès d’afection on auroit fort bien pu me casser la Tête.
Les Echelles étant dressées, plusieurs Hommes y montérent pour venir à mon secours; ce que le Singe n’eut pas plutôt vu, aussi bien que l’impossibilité d’échaper avec sa proye en ne marchant que sur trois pates, qu’il me mit sur une tuile creuse, & s’enfuit. Je fus là quelque tems à la distance de trois cent verges de Terre, attendant à tout moment que le Vent me jetteroit en bas, ou que quelque vertige me seroit rouler des tuiles dans une goutiére. Mais un des Valets de ma Nourice, qui étoit un Garçon fort officieux, grimpa jusqu’à moi, & après m’avoir mis dans une poche de ses culotes, me porta sain & sauf à terre.
La peur & la douleur que ce vilain Animal m’avoit faites, me causérent une Maladie, qui me força à garder le Lit pendant quinze jours. Le Roi, la Reine, & tous les principaux Seigneurs de la Cour envoyoient chaque jour demander des nouvelles de ma santé, & la Reine même eut la bonté de me rendre plusieurs visites pendant ma Maladie.
Quand j’allai rendre mes Devoirs au Roi après mon retablissement, pour le remercier de tous ses Bienfaits, il me fit quelques railleries sur l’Avanture qui avoit été cause de mon incommodité. Il me demanda ce que je pensois, & de quelles speculations j’étois ocupé pendant que le Singe me tenoit entre ses pates, & comment j’avois trouvé l’air qu’on respire au haut du Palais. Qu’auriez-vous fait, ajouta-t-il, si pareille chose vous fut arrivée dans vôtre païs? Je dis à sa Majesté que nous n’avions point de singes en Europe, excepté ceux qu’on y aportoit d’autres pays par curiosité; & qu’ils étoient si petits, que j’aurois aisément pu tenir téte à une douzaine s’ils avoient osé m’ataquer. Que pour ce qui regardoit l’Animal monstrueux (car sans hyperbole il étoit de la taille d’un Elephant) qui venoit de me jouër un si vilain tour, si ma Frayeur m’avoit permis de faire usage de mon Epée (en prononçant ces mots je mis la main sur la garde d’un air fier) quand il avançoit sa patte dans ma chambre, je lui aurois peut-être fait une telle blessure, qu’il n’auroit pas manqué de la retirer, tout au moins aussi vîte qu’il l’avoit avancée. Cette réponse fut faite d’un ton qui marquoit combien j’étois indigné de la demande injurieuse qui venoit de m’être proposée: Cependant elle ne servit qu’à exciter un éclat de rire bien plus mortifiant encore. Je voulus d’abord me facher, mais cette envie ne me dura guères, parce que je considerai, que c’est la plus grande de toutes les Folies, que de pretendre se faire valoir parmi ceux qui sont hors de toute comparaison avec nous.
Il ne se passoit point de jour que je ne regalasse la Cour de quelque scene ridicule; & quoique Glumdalclitch m’aimât fort, elle ne laissoit pas de raconter à la Reine tout ce qui pouvoit la faire rire à mes dépens Sa Gouvernante l’avoit amenée un jour qu’elle étoit indisposée à une lieüe de la Ville pour prendre l’Air. J’acompagnai dans ce Voyage ma petite Nourice, qui après être sortie de Carosse, mit ma Boëte à terre dans un petit sentier. Je voulois me promener, mais par malheur je rencontrai en mon chemin une Bouse de Vache par dessus laquelle je devois sauter pour pouvoir passer outre. J’essayai de le faire, mais je réussis si mal, que je sautai précisément au milieu, ou j’enfonçai jusqu’aux genoux. Je m’en tirai le mieux que je pûs, & un Valet de pié m’essuya tellement quellement avec son mouchoir; car j’étois effroyablement croté, & Glumdalclitch me tint dans ma Boëte jusqu’à ce que nous fussions de retour au Logis; où la Reine fut bien tôt informée de mon Avanture, ce qui fit rire toute la Cour à mes dépens durant quelques jours.
L’Auteur tache par toutes sortes de moyens de s’aquerir la Bienveillance du Roi & de la Reine. Il fait paroitre son habileté dans la Musique. Le Roi s’informe de l’Etat de l’Europe, & l’Auteur satisfait amplement sa curiosité. Reflexions du Roi sur ce que l’Auteur vient de lui raconter.
J’Avois coutume de me trouver une ou deux fois par semaine au lever du Roi, & j’ai été souvent present quand son Barbier le rasoit, ce qui, avant que j’y fusse acoutumé, me paroissoit un terrible spectacle: Car le rasoir étoit deux fois plus long qu’une faux ordinaire. Sa Majesté se faisoit raser deux fois par semaine, suivant la coutume du pays. Un jour j’obtins du Barbier un peu de cette Eau de Savon, dont il venoit de se servir, j’en tirai quarante ou cinquante poils, que j’acomodai dans un morceau de bois fait en forme de dos de peigne, où j’avois fait plusieurs trous à distance égale l’un de l’autre avec une Aiguille. J’agençai si adroitement les poils dans les trous, que je vins à bout de faire un peigne, dont je pouvois me servir au defaut du mien, dont presque toutes les dents étoient cassées: Car il n’y avoit aucun Ouvrier dans le pays, qui fut assez adroit pour m’en faire un autre. Cet Essai m’en fit venir dans l’esprit un autre, qui m’amusa pendant plusieurs jours. Je demandai aux Femmes de la Reine, de me garder quelques peignures des cheveux de Sa Majesté, dont j’eus en peu de tems une assez raisonnable quantité: Après cela, je fis venir mon Ami le Menuisier, qui avoit reçu ordre une fois pour toutes, de me faire tous les petits ouvrages que je voudrois. Je le priai de me faire deux chaises, de la grandeur de celles qui étoient dans ma Boëte, mais sans fond & sans dossier. Mon dessein étoit, de tresser les cheveux de maniére qu’ils puisent servir de Dossiers & de fonds, à peu près comme ces Chaises à fond de cannes qu’on à en Angleterre. Quand tout fut fait, j’en fis present à la Reine, qui les mit dans son Cabinet, où elle les montroit comme des Raretez, & à dire le vrai, personne ne les vit sans être frapé d’Admiration. La Reine me dit de m’asseoir sur une de ces chaises, mais je ne voulus absolument point lui obéïr, protestant que je soufrirois plutôt mille morts, que de placer une si indecente partie de mon corps sur ces Cheveux precieux, qui avoient servi d’Ornement à la tête de sa Majesté. De ces mêmes cheveux, je fis aussi une jolie petite Bourse, qui avoit cinq pieds de longueur, avec le Nom de la Reine en lettres d’or, & dont je fis present à Glumdalclitch, par permission de sa Majesté. A la verité, cette Bourse étoit plus pour la montre que pour l’usage; n’ayant pas assez de force pour soutenir le poids des plus grandes piéces de monoye; aussi n’y mettoit elle que quelques petits jouets fort legers.
Le Roi qui aimoit passionnément la Musique, ordonnoit souvent qu’on fit des Concerts à la Cour, auxquels j’assistois quelquefois placé sur une Table, dans ma Boëte. Mais la Musique étoit si bruyante, qu’il m’étoit impossibile d’en distinguer les tons. J’ose dire même que toutes les Trompetes & tous les Tambours d’une Armée, quand on en sonneroit & qu’on les batroit à la fois dans un même Apartement, feroient un bruit moins grand que celui de ces Concerts. Ma Methode étoit de faire mettre ma Boëte le plus loin des Musiciens qu’il étoit possible, & puis d’en fermer les portes & les fenêtres; après quoi je trouvois leur Musique assez suportable.
Etant jeune, j’avois un peu apris à jouër de l’Epinette: Glumdalclitch en avoit une dans sa Chambre, & un Maitre venoit deux fois par semaine pour lui enseigner à en joüer. Je l’apele une Epinette, parce que l’instrument de Musique qu’elle avoit, y ressembloit assez, & pour la Figure & pour la manière de s’en servir. Il me vint dans l’Esprit de divertir le Roi & la Reine en jouant un air Anglois sur cet instrument. Mais j’eus beaucoup de peine à en venir à bout: car l’Epinette avoit près de soixante pieds de longueur, & chaque clef étoit large d’un pied, tellement que je n’en pouvois parcourir que cinq en étendant les Bras: d’ailleurs j’aurois été obligé de donner de furieux coups avec mes poings pour les abaisser, & encore n’en serois-je pas venu à bout. Voici donc ce que j’inventai. Je preparai deux Bâtons ronds plus gros d’un côté que de l’autre, & je couvris les plus gros bouts d’une piéce de peau de souris, afin qu’en en frapant je n’endommageasse pas le dessus des clefs, & que le bruit des coups que j’aurois donnez ne se mélât désagreablement à ceux que devoit rendre l’Epinette. Un Banc fut placé devant cet Instrument, environ quatre pieds plus bas que les Clefs, & je fus mis sur ce Banc. Je courus dessus, tantôt d’un côté & tantôt de l’autre, frapant les Clefs qu’il faloit avec mes deux Bâtons, & tachant de joüer une Gigue, que Leurs Majestez parurent écouter avec grand plaisir: Mais je puis dire n’avoir jamais fait un Exercice aussi violent; encore me fut-il impossible de parcourir plus de seize Clefs, & par consequent, de jouer la Basse & le Dessus ensemble, comme font d’autres Musiciens; ce qui auroit ajouté un nouvel Agrément à la gigue que je jouois.
Le Roi, qui comme je l’ai dit, étoit un Prince très habile & très spirituel, me faisoit souvent aporter dans ma Boëte, & mettre sur une Table dans son Cabinet; après cela il m’ordonnoit de prendre une de mes chaises, qu’il faisoit placer avec moi au dessus de ma Boëte à la distance de trois Verges du bord, ce qui me mertoit à peu près de niveau avec son visage. De cette maniére j’eus avec lui plusieurs Conversations. Un jour je pris la liberté de lui dire, que le Mépris qu’il temoignoit pour l’Europe & pour le reste de la Terre, ne me paroissoit pas s’acorder avec ce Discernement admirable que j’avois toujours remarqué en lui. Que les Degrez d’intelligence n’étoient pas reglez suivant la grandeur des corps: Qu’au contraire, on remarquoit en mon Pays, que les personnes les plus grandes en étoient ordinairement le moins pourvuës. Que parmi les Animaux, les Mouches à miel & les Fourmis, passoient pour avoir plus d’industrie & plus d’adresse que d’autres Animaux infiniment plus grands. Et que, tel que je lui paroissois, j’esperois de lui rendre quelque service signalé. Le Roi m’écouta avec atention, & commença à concevoir de moi une toute autre opinion qu’auparavant. Il me pria de lui donner du Gouvernement de l’Angleterre l’idée la plus exacte qu’il me seroit possible; parce que, disoit-il, quelque entêtez que les Princes soyent d’ordinaire de leurs propres Coûtumes, ce lui seroit un grand plaisir d’aprendre quelque chose qu’il pût imiter.
Combien de fois & avec quelle ardeur ne souhaitai-je pas dans ce moment l’Eloquence d’un Ciceron ou d’un Démosthene, pour celebrer dignement toutes les louanges que ma chère Patrie merite à si juste titre!
Je commençai mon Discours par informer sa Majesté, que nos Etats consistoient en deux Isles, qui formoient trois Puissans Royaumes sous un seul Souverain, exceptez nos Plantations en Amerique. J’insistai longtems sur la Fertilité de nôtre Terroir & sur la Temperature de nôtre Climat. Je l’entretins ensuite de la Constitution d’un Parlement Anglois, formé en partie par un Corps illustre, apellé la Maison des Pairs, qui étoit des Hommes du Sang le plus Noble & des plus Anciennes Familles du Royaume. Je lui parlai du soin extraordinaire qu’on prenoit toujours de leur Education, afin de les rendre capables d’être Conseillers nez du Roi & du Royaume, d’avoir part au pouvoir Legislatif, d’être Membres de la plus haute Cour de Justice, dont les Decisions sont sans apel, & de defendre par leur Sagesse & par leur Valeur leur Patrie & leur Roi contre toutes les Entreprises de leurs Ennemis. Qu’ils étoient l’Ornement & le Rempart de leur pays, dignes successeurs de leurs Illustres Ayeux, dont ils n’avoient jamais démenti la vertu. Qu’à eux étoient joints comme Membres du même Corps, des personnages d’une éminente Pieté, sous le titre d’Evêques, dont la fonction particuliére étoit de veiller au maintien de la Religion, & à l’instruction du Peuple: Qu’ils étoient toujours choisis par le Roi & ses plus sages Ministres, parmi ceux qui se distinguoient dans la Prêtrise, par la pureté de leurs Mœurs, & par la profondeur de leur Erudition.
Que l’autre partie du Parlement consistoit dans une Assemblée nommée la Maison des Communes, & composée de Gentilshommes & de bons Bourgeois, librement choisis par le Peuple même, à cause de leur habileté & de leur zèle pour le bien de la Patrie. Que ces deux Corps formoient ensemble la plus Auguste Assemblée de l’Europe, & que c’étoit en eux, conjointement avec le Prince, que residoit l’Autorité Souveraine.
Je lui expliquai alors ce que c’est que nos Cours de Justice: Que ceux qui y président sont de venerables Interprêtes de nos Loix, apellez à nous maintenir dans nos Droits & dans nos Possessions, à punir le crime & à proteger l’innocence. Je lui parlai de la prudence avec laquelle nos Trésors étoient menagez, & de la grandeur de nos Forces tant par Mer que par Terre. Je lui fis le denombrement de notre Peuple, en calculant combien de millions il y en avoit de diferentes Sectes en matiére de Religion, ou de diferens Partis en fait de Politique. Je n’oubliai pas nos Divertissemens; en un mot, je n’omis rien de tout ce que je croiois pouvoir faire honneur à ma Patrie. Et je finis par un Abregé Historique de tout ce qui étoit arrivé de plus considerable en Angleterre depuis un siecle ou environ.
Le sujet étoit vaste, comme on voit: aussi me fallut-il plusieurs Audiences, dont chacune dura quelques heures avant que de pouvoir l’épuiser. Le Roi m’écouta toujours fort attentivement, & quoi qu’il ne m’interrompit pas, il ne laissa rien passer sans remarque, comme il parut par les Questions qu’il me proposa dans la suite.
Quand j’eus tout dit, Sa Majesté me fit un grand nombre de Demandes & d’Objections sur chaque Article. Il m’interrogea sur la maniére dont on s’y prenoit pour cultiver les talens de l’esprit & du corps de nôtre jeune Noblesse, & dans quel genre d’occupations elle passoit la premiére & la plus disciplinable partie de sa vie. Ce qu’on faisoit, quand quelque Noble Famille venoit à s’éteindre, pour remplir sa place dans la Maison des Pairs. Quelles qualitez étoient requises dans ceux à qui le titre de Lord étoit conferé: Si le caprice du Prince, une somme d’argent donnée à quelque Dame de la Cour, ou le dessein de fortifier un parti oposé à l’interêt public, n’étoient pas souvent les causes auxquelles on étoit redevable de ces sortes de distinctions. Jusqu’à quel point ces Seigneurs étoient versez dans la connoissance des Loix de leur Païs: Qu’il faloit qu’ils fussent bien habiles, pour pouvoir décider en dernier ressort des questions qui regardoient la vie & les biens de leurs Concitoyens. S’ils étoient toujours assez exempts d’avarice, & assez au dessus du besoin, pour que les présens ou quelques autres motifs criminels fussent incapables de les corrompre. Si les Seigneurs appellez à maintenir la Religion, étoient toujours élevez au rang qu’ils occupoient, à cause de leur habileté dans les matiéres qui concernent leur Profession, ou de la sainteté de leur vie: Si pendant le tems qu’ils n’étoient que de simples Chapelains, ils ne se deshonoroient jamais par une lâche complaisance pour leurs Seigneurs, dont ils continuoient peut-être à suivre servilement les opinions, après avoir été admis dans cette Auguste Assemblée.
Il souhaita alors de savoir de quels moyens on se servoit pour être élu Membre de la Maison des Communes. Si un Etranger à force d’argent ne pouvoit pas se faire choisir préférablement à un Seigneur du Païs, ou à quelque Gentilhomme distingué du voisinage. Comment il se pouvoit faire, que tout le monde marquât tant d’empressement d’entrer dans cette Assemblée, (dont je lui avois dit qu’on ne pouvoit être Membre sans qu’il en coutât beaucoup) & cela, sans aucun salaire ni aucune pension: Car, disoit-il, ce degré de vertu est trop éminent, pour qu’il puisse toujours être bien sincère. Il me pria ensuite de lui aprendre, si ces Gentilhommes si zelez ne pouvoient pas avoir en vuë de se dédommager des soins & des dépenses qu’ils avoient été obligez de faire en sacrifiant le Bien public aux desseins d’un Prince foible ou vicieux, ou d’un Ministère corrompu. A ces Questions il en ajouta un grand nombre d’autres, que je juge n’être ni prudent ni convenable de repeter.
Sur ce que je lui avois dit touchant nos Cours de Justice, Sa Majesté me pria de lui donner des éclaircissemens sur quelques articles: Ce que je fus d’autant plus en état de faire, que j’avois autrefois presque été ruïné par un long Procès que j’avois eu à la Chancelerie, & que j’avois perdu avec les dépens. Il demanda quel tems on employoit ordinairement à decider si une chose étoit juste ou injuste, & ce qu’il en coutoit pour obtenir une pareille décision: Si les Avocats avoient la liberté de soutenir des causes notoirement injustes: Si la Secte de Religion ou le parti de Politique, dont on étoit, n’entroit jamais dans la balance de la Justice pour la faire pancher d’un ou d’autre côté: Si tous les Avocats étoient des Hommes versez dans la connoissance generale des Loix de l’Equité, ou bien seulement dans la connoissance de quelques Coûtumes particuliéres à leur Ville, à leur Province, ou à leur Nation: Si dans de diférens tems ils avoient quelquefois soutenu le pour & le contre: S’ils formoient une Communauté pauvre ou riche: S’ils recevoient quelque recompense pecuniaire pour avoir plaidé ou donné des avis: Et particuliérement, s’ils étoient jamais admis comme Membres dans le Senat inferieur.
De ces Questions il passa à d’autres sur l’Administration du Tresor public. Il faut certainement, me disoit-il, que vôtre memoire vous ait abusé, puis que vous n’avez fait monter vos Taxes qu’à cinq ou six millions par an, & vos dépenses quelquefois au double; car il avoit particuliérement fait atention à cet article, parce que, disoit-il, il esperoit que la connoissance de nôtre conduite pouroit lui être d’usage, & l’empêcher de se tromper dans ses calculs. Il me demanda, qui étoient nos Crediteurs? Et, où nous prendrions de l’argent pour les payer? Il s’étonnoit de ce que nous avions souvent porté la guerre, toujours onereuse, si loin de nôtre pays. Il faut, ajoutoit-il, que vous soiez un peuple bien querelleur, ou que vous ayez de bien mechants voisins, & que vos Generaux deviennent necessairement plus riches que vos Rois. Il me demanda quelles afaires nous avions hors de nos Isles, si nous en exceptions le Commerce, & la Defense de nos Côtes. Sur tout, il étoit dans un étonnement inexprimable de m’entendre parler d’une Armée mercenaire, entretenuë au milieu de la Paix & dans le sein d’un peuple libre. Il m’objecta, que si nous étions gouvernez de notre consentement par les personnes qui ne servoient qu’à nous representer, il ne pouvoit concevoir de qui nous avions peur, ou contre qui nous voulions nous batre; & me demanda par qui la maison d’un particulier étoit mieux defenduë, par lui, ses Enfans, & le reste de sa Famille, ou bien par une demie douzaine de Vagabonds choisis au hazard dans les ruës, & petitement payez, dans le tems qu’ils peuvent gagner mille fois davantage en coupant la gorge à ceux qui ont l’imprudence de les choisir pour leurs gardes.
Rien ne lui paroissoit plus plaisant, que mon Arithmetique, en faisant entrer dans le Denombrement de nôtre peuple, les diferentes Sectes de Religion, & les diferentes Factions dans l’Etat. Il protestoit ne voir aucune raison, pourquoi ceux qui ont des Opinions prejudiciables au public seroient obligez de changer, ou ne seroient pas obligez de les cacher; Et que comme c’étoit une Tyrannie dans un Gouvernement d’exiger la premiere de ces choses, c’étoit une foiblesse de ne pas faire observer la seconde: Car il est permis à un homme de garder des poisons dans son Cabinet, mais non pas de les debiter pour des Cordiaux.
Il remarqua, que parmi les amusemens de nôtre Noblesse, & d’autres personnes de distinction, j’avois parlé du Jeu. Il desira de sçavoir à quel âge on prenoit d’ordinaire ce divertissement, & quand on y renonçoit. Quelle portion de tems y étoit employée, & si jamais on le poussoit jusqu’à se ruiner: Si des gens de la lie du peuple par leur dexterité ne pouvoient pas quelquefois aquerir de grandes Richesses, & mettre les Nobles mêmes dans leur dependance, aussi bien que leur inspirer par leur Commerce des sentimens bas & lâches, & les forcer par les pertes qu’ils ont faites, à aprendre & à essayer sur d’autres l’infame adresse qui les avoit ruinez.
Il étoit frapé d’horreur, disoit-il, de l’Histoire que je lui avois faite de mon pays pendant le dernier siecle, ajoutant que ce n’étoit qu’un enchainement de Conspirations, de Meurtres, de Rebellions, de Massacres, de Revolutions, de Bannissemens; Fruits les plus execrables que l’Avarice, la Faction, l’Hypocrisie, la Cruauté, la Perfidie, la Rage, la Lâcheté, la Haine, l’Envie & l’Ambition puissent produire.
Dans une autre Audience, sa Majesté recapitula tout ce que je lui avois dit, & compara les reponses que je lui avois faites avec les demandes qu’il m’avoit proposées. Puis me prenant entre ses mains & me caressant doucement, il me dit ces mots, que je n’oublierai jamais, ni la maniére dont il les prononça. Mon petit ami Grildrig, vous avez fait un excellent panegyrique de vôtre pays. Vous avez prouvé démonstrativement, que l’ignorance, la paresse & le crime, peuvent être quelquefois les seuls ingrediens necessaires pour le Gouvernement d’un Etat. Que les loix sont le mieux interprétées par ceux qui ont le plus d’interêt & le plus d’habileté à les obscurcir & à les éluder: Je démêle au milieu de vous quelques traits d’un Gouvernement suportable dans sa premiére institution, mais que le vice & la corruption ont presqu’entierement effacez: Dans tout vôtre recit il ne paroit pas qu’une seule vertu soit necessaire pour être élevé à quelque Charge parmi vous; bien moins encore, que les hommes soient ennoblis à cause de leurs vertus; que des Prêtres soient avancez en consideration de leur piété ou de leur savoir; des Soldats pour leur conduite ou leur valeur; des Juges pour leur integrité; des Senateurs pour l’amour qu’ils portent à leur Patrie, ou des Conseillers pour leur sagesse. Pour vous, (poursuivit le Roi) qui avez passé la plus grande partie de votre vie à voyager, je suis porté à croire que jusques à present vous avez échapé à plusieurs vices de vôtre pays. Mais, par ce que j’ay pu rassembler de vôtre Relation, & par les Reponses que j’ai eu mille peines à vous extorquer, je suis obligé de conclure que le gros de vôtre Nation, est la plus méchante & la plus odieuse petite vermine à qui la Nature aye jamais permis de ramper sur la face de la Terre.
Amour de l’Auteur pour sa Patrie. Il fait au Roi une ofre fort avantageuse, qui est néanmoins rejettée. Ignorance du Roi en Politique. Bornes étroites dans lesquelles les sciences de ce Pays sont renfermées. Loix & Afaires Militaires de cet Etat. Quels troubles l’ont agité.
IL n’y avoit qu’un extrême Amour pour la Verité, qui put me porter à repondre aux Questions du Roi avec autant de sincerité que je venois de faire. En vain aurois je fait paroitre un Ressentiment, qui étoit toujours tourné en ridicule; Ainsi je fus obligé de renfermer ma douleur & mon indignation dans mon ame, pendant que mon Auguste & chere Patrie étoit traitée d’une maniére si injurieuse. Je fus aussi afligé qu’aucun de mes Lecteurs peut l’être, de ce qui venoit de se passer. Mais ce Prince étoit si curieux, & m’interrogeoit avec tant de précision sur chaque Article, que j’aurois peché contre les Loix de la politesse, & sur tout contre celles de la reconnoissance, si je ne lui avois pas donné toute la satisfaction dont j’étois capable. Cependant, je dois dire pour ma défense, que j’éludai adroitement plusieurs de ses demandes, & qu’à chaque point je donnois un tour beaucoup plus favorable que l’exacte verité ne pouvoit le permettre. Car j’ay toujours eu pour mon pays cette loüable partialité que Denis d’Halycarnasse recommande avec tant de justice à un Historien. J’aurois souhaité de tout mon cœur de cacher les defauts de ma patrie, & d’en placer les vertus dans leur plus beau jour. C’étoit là le dessein que je me proposois dans les nombreux entretiens que j’eus avec ce Monarque, mais par malheur le succès ne repondit ni à mon atente ni à mes efforts.
Mais ce qui doit faire l’Apologie de ce Roi jusques à un certain point, c’est qu’il vivoit entiérement separé du reste du Monde, ce qui faisoit qu’il n’avoit aucune notion des maniéres & des coutumes des autres Nations: Cette sorte d’ignorance est toujours une feconde source de Prejugez, & produit necessairement je ne sçay quelle Limitations d’idées & de conceptions, dont nous aussi bien que les peuples les plus civilisez de l’Europe sommes entiérement exempts. Et, pour dire le vrai, ce seroit quelque chose de bien dur, si les notions qu’un Prince si éloigné a de la vertu & du vice, devoient servir de règle pour tout le Genre-humain.
Pour confirmer ce que je viens de dire, & pour montrer plus clairement encore les miserables Effets d’une Education resserrée dans de trop étroites bornes, je vai faire part à mes Lecteurs d’un fait qu’ils auront peut-être peine à croire.
Pour m’insinuer de plus en plus dans les bonnes graces de sa Majesté, je lui parlai d’une invention trouvée depuis environ trois ou quatre siècles, & qui consistoit à faire une certaine poudre, dont un monceau entier, fut-il grand comme une Montagne, sautoit en l’air & étoit consumé en un instant, avec un bruit plus terrible que celui du Tonnerre, & cela dès qu’une seule étincelle voloit dessus. Qu’une certaine quantité de cette poudre, bourée dans un tuyau de fer, étoit capable de pousser une Bale de fer ou de plomb avec une violence & une vitesse si prodigieuse, qu’il n’y avoit rien qui fut capable d’en soutenir l’effort. Qu’il y avoit même de ces Boulets, qui étant dechargez, renversoient non seulement des rangs tout entiers d’un seul coup, mais batoient aussi en ruine les plus fortes murailles, & couloient à fond des Vaisseaux montez de plusieurs miliers d’hommes; Que quand ces Boulets étoient atachez l’un à l’autre avec une chaîne, ils mettoient en piéces les Mats, les Agrets, en un mot, tout ce qu’ils rencontroient. Que nous mettions souvent cette poudre dans de grands boulets creux de Fer, que nous avions l’Art à l’aide d’une certaine machine, de jetter dans une Ville assiegée, & que par ce moyen un grand nombre d’assiegez étoient tuez, & presque routes leurs Maisons reduites en Cendres. Que je connoissois fort bien les ingrediens qui entrent dans la composition de cette poudre; qu’ils n’étoient ni chers ni rares; Que d’ailleurs je me faisois fort d’enseigner à ses Ouvriers l’art de faire ces Tuyaux d’une grandeur proportionnée à tous les autres objets qui étoient dans l’Empire de sa Majesté; & que les plus grands ne devoient pas avoir au dela de cent pieds de longueur: Que vingt ou trente de ces tuyaux chargez d’une quantité convenable de poudre & de boulets, pouvoient renverser en peu d’heures les murailles de la plus forte Ville qu’il y eut dans son Royaume, ou détruire de fond en comble la Capitale, si elle s’écartoit jamais de la soumission duë à ses ordres souverains. Je fis cette ofre à sa Majesté, en la priant de l’accepter comme une foible marque de cette Reconnoissance que ses bienfaits avoient excitée en moi.
Le Roi fut frapé d’Horreur à l’ouïe de la description de ces terribles Machines, & de l’usage que je lui proposois d’en faire. Il ne pouvoit concevoir comment un insecte si foible & si petit que moi (ce furent ses expressions) pouvoit se repaitre d’idées si inhumaines, & être si peu ému en parlant de la desolation & du carnage, que je lui avois dit être les efets ordinaires de ces machines exterminatrices, dont certainement, disoit-il, quelque Genie malfaisant, & Ennemi du genre humain, devoit avoir été le premier Inventeur. Que pour ce qui le regardoit, il protestoit que quoique de nouvelles découvertes, soit dans l’Art soit dans la Nature, lui fissent un singulier plaisir, il aimeroit mieux perdre la moitié de son Royaume, que d’aprendre un si abominable secret, dont il me commandoit fi ma vie m’étoit chére, de ne lui plus jamais parler.
Etrange éfet de cette limitation d’idées, & de cette petitesse de vuës dont j’ai parlé! Qui pourra jamais croire qu’un Prince qui possedoit d’ailleurs toutes les qualitez qui produisent la veneration, l’amour, & l’esstime, & dont le savoir, la sagesse & la bonté le rendoient l’admiration & les delices de ses sujets; pour un vain petit scrupule, dont nous n’avons pas même de notions en Europe, laisse échaper l’inestimable ocasion de se rendre Maitre absolu de la vie, de la liberté & du bien de son peuple. Ce que j’en dis pourtant n’est pas dans l’intention de decrier les autres talens de ce Roi, à qui le Trait, que je viens de raconter, fera certainement grand tort dans l’esprit d’un Lecteur Anglois. Mais mon but est seulement de marquer combien sont lourdes les fautes qu’on commet, quand on ne reduit pas la politique en science, comme ont fait les plus grands genies de l’Europe. Car je me souviens fort bien, qu’un jour en causant avec le Roi, je lui dis que parmi nous on avoit composé une infinité de volumes sur l’Art du Gouvernement, mais que contre mon intention, je lui donnai une fort petite idée de nôtre Habileté. Il me protesta qu’il avoit un souverain mépris pour tout ce qu’on apeloit Mystere, Rafinement, & Intrigue, soit dans un Prince, soit dans un Ministre. Il ne pouvoit comprendre ce que j’entendois par secrets d’Etat, à moins qu’il ne s’agit de quelque Nation rivale ou ennemie. Il renfermoit la science du Gouvernement dans des Bornes fort étroites, en la restreignant au bon sens, à la justice, à la clemence, & à la prompte expedition des Causes tant civiles que criminelles, avec quelques autres lieux communs qui ne meritent pas qu’on s’y arrête, & il étoit dans l’étrange opinion, que quiconque pouvoit faire que deux tuyaux de bled ou deux brins d’herbe vinssent sur un monceau de terre, où il n’en croissoit qu’un auparavant, rendoit un service plus essentiel à son pays, que toute la race des Politiques ensemble.
Les connoissances de ce peuple sont fort defectueuses, puis qu’elles consistent seulement en Morale, Histoire, Poësie, & Mathematiques, en quoi il faut avoüer qu’ils excellent. Mais la derniére de ces sciences n’est employée qu’aux usages de la vie, & qu’à l’amelioration de l’Agriculture, & de tout les Arts Mechaniques. Ce qui regarde les Idées, les Entitez, & les Abstractions, jamais je ne pus lui faire concevoir ce que c’étoit.
Aucune Loi dans ce pays ne doit exceder en mots, le nombre des lettres de leur Alphabet, qui monte seulement à vingt & deux. Mais pour dire le vrai, il y en a peu qui aye tout à fait cette longueur. Elles sont exprimées dans les termes les plus simples & les plus clairs, & ce peuple est assez stupide pour n’y trouver qu’une seule interpretation. C’est même un Crime capital que de vouloir expliquer une Loi par un Commentaire. Pour ce qui est de la décision des Causes civiles ou criminelles, les procedures sont chez eux en si petit nombre, qu’ils auroient tort de se vanter d’être fort habiles dans l’une ou l’autre de ces choses.
Ils ont eu l’Art de l’imprimerie, aussi bien que les Chinois, depuis un tems immémorial; mais leurs Bibliotheques ne sont pas fort nombreuses, puisque celle du Roi, qui passe pour une des plus grandes, ne contient qu’autour de mille voulumes, placez dans une galerie de douze cent pieds de longueur, dont j’avois permission de prendre les Livres que je voulois. Le Menuisier de la Reine avoit fait dans une des chambres de Glumdalclitch une maniere d’Echelle, haute de vingt & cinq pieds, & dont chaque Echelon avoit cinquante pieds de longueur. Je faisois apuyer le Livre que je voulois lire contre la muraille, puis montant au haut de l’Echelle, je commençois par lire la premiere ligne de la page, en marchant de côté, jusqu’à ce que je fusse au bout de la ligne; après quoi, quand il le faloit, je descendois un Echelon, faisant toujours le même manége jusqu’à ce que je fusse au bas de la page.
Le stile de ce peuple est clair, mâle, & coulant, mais pas fleuri, parce qu’ils évitent de se servir d’expressions superflues. J’ai lu plusieurs de leurs Livres, particulierement ceux qui rouloient sur l’Histoire ou sur la Morale. Entr’autres je parcourus avec un plaisir inexprimable un vieux petit Traité qui étoit toujours dans la chambre de lit de Glumdalclitch, & qui apartenoit à sa Gouvernante, Dame grave, qui ne lisoit que des livres de Morale & de Devotion. Ce livre traitoit de la Foiblesse du Genre humain, & n’étoit en estime que parmi les Femmes & le Vulgaire. Je fus curieux de voir ce qu’un Auteur de ce pays pouvoit dire sur ce sujet. Cet Ecrivain parcourut les mêmes lieux communs que nos Docteurs en Morale connoissent si bien, montrant combien l’homme est un Animal petit, meprisable, & incapable de s’aider lui même & de se defendre contre les injures de l’air & contre la fureur des Bêtes feroces: Combien il étoit inferieur à une créature en force, à une autre en vitesse, à une troisiéme en prudence, & à une quatriéme en industrie. Il ajoutoit, que dans ces derniers tems, la Nature avoit dégeneré de sa premiére vigueur, & qu’elle ne produisoit plus que de petits Avortons en comparaison d’autrefois. Il dit qu’il étoit fort aparent, non seulement que l’espece des Hommes étoit primitivement plus grande, mais qu’aussi dans les premiers tems il doit y avoir eu des Geants, comme l’Histoire & la Tradition l’atestent d’un côté, & comme des os prodigieux qu’on a trouvez, le demontrent de l’autre. Il pretendoit que les loix de la Nature demandoient que nous eussions été faits au commencement d’une constitution beaucoup plus robuste, & bien moins sujets à être detruits par de petits accidens, par une tuile tombant d’une maison, ou par une pierre jettée par un Enfant. De ces raisonnemens, l’Auteur tiroit plusieurs consequences morales, de grand usage pour la conduite de la vie, mais qu’il seroit inutile de placer ici. Pour ce qui me regarde, je ne pus m’empêcher d’admirer combien étoit general le talent de tourner les lectures en Moralitez, & le penchant des Hommes à se plaindre de la Nature. Et je crois qu’après une exacte recherche, ces sortes de plaintes se trouveroient aussi peu fondées parmi nous, qu’elles l’étoient chez les Habitans de Brobdingnag.
A l’égard de leurs Afaires Militaires, ils m’ont assuré que l’Armée de leur Roi consistoit en cent soixante & seize mille Fantassins, & en trente deux mille Cavaliers: si le nom d’Armée peut convenir à un Corps formé par des Marchands rassemblez de disserentes Villes, & par des Fermiers de la Campagne, dont les Commandants sont simplement des gens de distinction sans paye ni recompense. Il faut avouër qu’ils entendent fort bien l’Exercice, & qu’ils sont excellemment disciplinez, en quoi il n’y a pas grand merite. Car, comment cela pouroit-il être autrement, dans un pays où chaque Fermier est soumis au Seigneur de sa Terre, & chaque Citoyen aux Magistrats de sa Ville, choisis par Scrutin à la maniére de Venise?
J’ay souvent vu la Milice de Lorbrulgrud faisant l’Exercice dans un grand champ près de la Ville. Il pouvoit y avoir vint cinq mille Fantassins, & environ six mille Chevaux; car il m’étoit impossible de compter exactement leur nombre, veu le terrein qu’ils ocupoient. Un Cavalier monté sur un cheval de raisonnable taille, avoit plus de cent pieds en hauteur. J’ay vu un jour tous les Cavaliers de ce Corps, dans l’instant que leur Commandant en donnoit l’ordre, tirer leurs épées tous à la fois, & les brandir dans l’air. Ce spectacle avoit quelque chose de surprenant au delà de toute expression. C’étoit comme si dix mille éclairs étoient partis de diférens côtez du Ciel en même tems.
J’étois curieux de savoir comment ce Prince, dans le païs duquel il étoit impossible de penetrer, pouvoit s’être avisé de songer à des Armées, ou de faire instruire son Peuple dans la Discipline Militaire. Mais je fus bientôt mis au fait par le secours de la Conversation, & par la lecture de leurs Histoires. Car depuis plusieurs siecles, les habitans de ce pays ont été travaillez de la même maladie à laquelle tant d’autres Nations sont sujettes; je veux dire, que la Noblesse avoit travaillé à y aquerir trop de pouvoir, le Peuple trop de liberté, & le Roi trop de Despotisme. A la verité, il avoit été pourvu à tous ces inconveniens par de sages Loix: mais ces Loix avoient souvent été enfreintes par quelqu’un des trois Partis, ce qui avoit plus d’une fois fait naître des guerres civiles, dont la derniere avoit heureusement été terminée par le Grand-pere du Prince régnant, par une composition generale; & la Milice, dont le nombre avoit été fixé alors du consentement des trois Partis, avoit été tenue depuis ce tems là exactement dans le devoir.
Le Roi & la Reine font un tour vers les Frontiéres; l’Auteur a l’honneur de les acompagner. De quelle maniere il quita ce pays. Il revient en Angleterre.
J’Avois toujours eu un fort pressentiment que je recouvrerois quelque jour ma liberté, quoi qu’il me fut impossible de concevoir par quels moyens, ou de former quelque projet qui eut la moindre ombre d’aparence de pouvoir réussir. Le Vaisseau sur lequel j’avois été étoit le premier qu’on eût jamais vu sur les Côtes de ce pays, & le Roi avoit donné les ordres les plus precis, que si quelqu’autre y venoit, on s’en rendit Maitre, & qu’on l’amenât avec l’équipage & les passagers dans une Charette à Lorbrulgrud. Sa Majesté souhaitoit avec ardeur d’avoir quelque femme de ma taille, par le moyen de laquelle mon espèce put se conserver: Mais je crois que j’aurois plutôt soufert mille morts, que de m’exposer au risque de laisser après moi une posterité, qui auroit été ou mise en cage comme des Serins de Canarie, ou peut être vendue à des personnes de qualité, moins à la verité pour en faire des Esclaves, que comme des curiositez. J’avouë que j’étois traité avec beaucoup de douceur; j’étois le Favori d’un grand Roi, & les Delices de toute sa Cour: Mais cependant le rôle que j’y jouois ne me paroissoit gueres convenir avec la dignité de ma Nature. Il m’étoit impossible d’oublier ces autres moi-même que j’avois laissez dans ma Patrie. Je mourois d’envie d’être au milieu d’un Peuple avec qui j’eusse une espèce d’égalité, & dans le païs de qui je pusse me promener sans craindre d’être écrasé comme une Grenouille ou un jeune Chien. Mais le moment de ma Delivrance vint plus tôt que je n’avois cru, d’une maniére tout à fait extraordinaire. J’en vai raporter l’Histoire & toutes les circonstances avec la plus exacte verité.
J’avois déjà passé deux années dans le Pays; au commencement de la troisiéme, Glumdalclitch & moi acompagnâmes le Roi & la Reine dans un tour que leurs Majestez firent vers la côte meridionale du Royaume. J’étois porté comme à l’ordinaire, dans ma Boëte de Voyage, laquelle comme je l’ai déjà dit, étoit un très joli Cabinet de douze pieds de largeur. Et j’avois ordonné qu’on m’atachât un Estrapontin avec des cordages de soye d’égale longueur au haut des quatre coins de ce Cabinet, afin de ne pas sentir la force des secousses, quand un Valet me porteroit devant lui en allant à cheval; & aussi, pour y dormir à mon aise quand je serois en voyage. Au plancher superieur de ma Boëte, vers l’endroit de l’Estrapontin où je mettois la tête, j’avois fait faire à l’Ouvrier, un trou d’un pied en quarré pour me donner de l’air en dormant quand il faisoit chaud; & je pouvois fermer ce trou avec une petite planche, que je haussois & que je baissois par le moyen d’une Rainure.
Quand nous eumes fait nôtre tournée, le Roy jugea à propos d’aler passer quelques jours dans un Palais qu’il avoit près de Flanflasnic, Ville située à dixhuit miles Angloises de la Mer: Glumdalclitch & moi étions extrêmement fatiguez, j’avois gagné un Froid, mais la pauvre Enfant étoit si indisposée qu’elle ne quitoit point sa chambre. J’avois grande impatience de voir l’Ocean, qui étoit la seule route par laquelle je pouvois jamais m’échaper. Je fis semblant d’être plus incommodé que je n’étois, & demandai permission d’aller prendre l’Air au bord de la Mer, avec un Page que j’aimois beaucoup, & à qui on m’avoit quelquefois confié. Je n’oublierai jamais la repugnance qu’eut Glumdalclitch à consentir à ce Voyage, ni la maniére dont elle recommanda au Page d’avoir soin de moi, fondant en même tems en larmes, comme si elle avoit eu quelque pressentiment de ce qui alloit ariver. Le Page me porta dans ma Boëte jusqu’à ce que nous fussions au bord de la Mer. Je lui dis alors de me mettre à terre, & après avoir levé un de mes chassis, mes tristes regards errérent quelque tems sur la Mer. Je me trouvai mal, & dis à mon Conducteur que j’avois envie de me reposer un peu dans mon Estrapontin, & que j‘esperois qu’un petit sommeil me feroit du bien. Je me couchai, & le Page ferma la Fenêtre de peur que le froid qui auroit pu y entrer ne m’incommodât. Je ne tardai guères à m’endormir, & tout ce que je puis conjecturer est, que pendant que je dormois, le Page ne croiant pas que je pusse courir aucun risque, s’étoit amusé à chercher des œufs d’Oiseaux dans les crevasses des Rochers; amusement auquel j’avois; déjà vu qu’il se civertissoit, dans le tems que j’étois encore à ma Fenêtre: Quoiqu’il en soit à cet égard, je fus soudain éveillé par un coup violent qui fut donné sur l’Anneau qui étoit ataché au dessus de ma Boëte, pour qu’on put me porter plus facilement. Je sentis que ma Boëte s’élevoit fort haut en l’air, & qu’ensuite elle décendoit avec une prodigieuse vitesse. La premiére secousse avoit pensé me jetter hors de mon Estrapontin, mais après le mouvement fut plus doux. Je jettai plusieurs cris également inutiles, & en regardant par mes Fenêtres, je ne vis que le Ciel & les nuées. J’entendis précisément au dessus de ma tête un bruit qui ressembloit à un bâtement d’Aîles, & commençai alors à entrevoir l’horreur de ma situation. Je devinai qu’une Aigle avoit pris l’Anneau de ma Boëte dans son bec, dans le dessein de la laisser tomber sur un Rocher comme une Tortue dans son écaille, & puis d’en tirer mon corps pour le devorer: Car l’odorat de cet Animal est si admirable qu’il sent sa proye à une très-grande distance, quand même elle seroit encore mieux cachée que je ne l’étois entre des planches qui n’avoient pas deux pouces d’épaisseur.
Quelques momens après j’entendis que le batement d’aîles devenoit plus fort, & je m’aperçus que ma Boëte haussoit & baissoit continuellement. Il me sembla que l’Aigle (car je n’ay jamais pu m’ôter de l’esprit que ce n’en fut une qui tenoit l’anneau de ma Boëte dans son bec) étoit ataquée par quelque autre Oiseau, & un instant après je remarquai que je tombois perpendiculairement, mais avec une si prodigieuse rapidité que j’en fus presque hors d’haleine. Ma chute avoit environ duré une Minute, quand ma Boëte parvint à la surface de la Mer, & fit en y tombant un bruit aussi grand que celui de la cataracte de Niagara; après quoi je fus dans l’obscurité pendant une autre minute, & puis ma Boëte commença à remonter assez pour que je pusse voir de la lumiére vers le haut de mes fenêtres. Je m’aperçus alors que j’étois tombé dans la Mer. Ma Boëte, par la pesanteur de mon Corps, aussi bien que par celle des Meubles qu’elle renfermoit, & des plaques de fer atachées aux quatre coins en haut & en bas pour rendre le batiment plus fort, flotoit enfoncée de cinq pieds dans l’Eau. Je m’imaginai alors, comme à present, que l’Aigle en s’envolant avec ma Boëte, avoit été poursuivie par deux ou trois autres Oiseaux de la même ou d’une diferente espèce, & que pendant qu’elle se defendoit contr’eux, qui aparemment vouloient avoir leur part de la proye, elle avoit été forcée de me laisser tomber. Les plaques de fer atachées au plancher inferieur de la Boëte (car celles-ci étoient les plus fortes) avoient conservé la Balance pendant qu’elle tomboit, & empêché que le choc de l’eau ne la mit en pièces. D’ailleurs elle étoit si bien fermée de tous côtez qu’il n’y entra que très-peu d’eau. Ce ne fut pas sans peine que je sortis de mon Estrapontin, après avoir eu auparavant la précaution de faire entrer un peu d’Air frais, dont j’avois grand besoin, par l’ouverture qui avoit été faite au haut de mon Cabinet dans ce dessein.
Combien de fois ne souhaitai-je pas alors d’être avec ma chére Glumdalclitch, dont une seule heure m’avoit si fort éloigné! Et je puis dire avec verité, qu’au milieu de mes propres malheurs, je ne pus m’empêcher de plaindre ma pauvre Nourice, & d’être sensible aux maux que ma perte alloit probablement lui atirer. Il y a peut-être peu de Voyageurs qui se soient trouvez dans des conjonctures aussi tristes que celle où j’étois, atendant à tout moment à voir ma Boëte mise en pieces, ou engloutie par les ondes. Il n’y avoit plus de ressource pour moi, si un seul carreau de vitre étoit venu à se casser. Je vis l’eau qui entroit par plusieurs petites crevasses que je tachai de boucher le mieux qu’il m’étoit possible, & j’eus le bonheur d’en venir à bout. Cependant mon état étoit bien déplorable: ma Boëte ne pouvoit manquer d’aler tôt ou tard à fond; & quand même elle n’auroit pas couru ce risque, le froid & la faim m’auroient infailliblement causé la mort. Je fus quatre heures dans ces tristes circonstances, atendant & à la lettre souhaitant que chaque moment fut le dernier de ma vie.
J’ai déja informé mes Lecteurs, qu’il y avoit deux fortes gaches atachées au côté de ma Boëte où il n’y avoit pas de Fenêtre, dans lesquelles celui qui me portoit en allant à cheval, avoit soin de passer un ceinturon de cuir qu’il se boucloit ensuite autour du milieu. Pendant que j’étois dans ce deplorable état, j’entendis, ou du moins je crus entendre quelque bruit vers le côté de ma Boëte auquel les gaches étoient atachées, & un instant apres je m’imaginai que ma Boëte étoit tirée sur la superficie de la Mer; car de tems en tems je sentois que les Flots batoient mes fenêtres de la même maniére que quand un Vaisseau fend les ondes. Je fus frapé alors d’un rayon d’Espoir, quoique je ne conçusse pas encore la possibilité d’échaper. Je defis les vis qui atachoient une de mes chaises à terre, & fis ensuite de mon mieux pour faire tenir cette chaise justement au dessous de la petite planche que je venois d’ouvrir; après quoi je montai dessus, & après avoir aproché ma bouche du trou le plus près qu’il me fut possible, je me mis à crier à l’aide à haute voix, & dans toutes les Langues que je savois. J’atachai ensuite mon mouchoir à un Bâton que je portois d’ordinaire, & après avoir fouré le mouchoir par le trou, je le tournai & le fis voltiger plusieurs fois en l’air, afin qu’en cas que quelque Vaisseau ou quelque Chaloupe fussent près de là, les Matelots passent deviner que quelque infortuné Mortel étoit enfermé dans cette Boëte.
Tous mes cris & tous mes signaux ne furent à ce qu’il me paroissoit ni vus ni entendus, mais je m’aperçus clairement que ma Boëte continuoit à être tirée. Une heure après, ce côté de ma Boëte où les gaches étoient atachées, & où il n’y avoit point de Fenêtre, donna contre quelque chose de dur. Je craignis que ce ne fut un Rocher, & je me trouvai plus secoüé qu’auparavant. J’entendis distinctement au dessus de ma Boëte un bruit assez semblable à celui que fait un Cable qu’on tire à travers un Anneau. Je vis alors que ma Boëte montoit insensiblement, & qu’elle étoit de trois pieds plus haute qu’auparavant avant que de s’arrêter. Sur quoi je recommençai sur nouveaux fraix à crier au secours, & à faire voltiger mon Mouchoir; un cri, que plusieurs voix mêlées ensemble rendoit confus, me servit de reponse, & me causa un Transport de joye qui ne peut être conçu que par ceux qui l’ont éprouvé. Un moment après j’entendis marcher sur ma tête, & quelqu’un criant par le trou à haute voix en Anglois, s’il y a quelques uns en bas, qu’ils parlent. Je repondis que j’étois un Anglois, que sa mauvaise fortune avoit mis dans la situation la plus afreuse où jamais homme eut été, & que je priois, par tout ce qui est capable d’émouvoir, de me tirer de la prison où j’étois. La voix repliqua que je n’avois rien à craindre, puisque ma Boëte étoit atachée à leur Vaisseau; & que le Charpentier viendroit incontinent pour faire au dessus de ma Boëte un trou qui fut assez grand pour me tirer dehors. Je repondis, que cela étoit inutile & demanderoit beaucoup de tems: qu’il valoit bien mieux que quelcun de l’Equipage mit un doigt dans l’anneau, & tirât ainsi ma Boëte de la Mer, pour la mettre ensuite dans la Cabane du Capitaine. Quelques uns de ceux qui m’entendirent tenir ce langage, crurent que j’avois perdu l’esprit; d’autres n’en firent que rire; car j’avoüe à ma honte que je ne faisois pas atention que j’étois à present parmi des hommes de ma force & de ma taille. Le Charpentier vint, & fit en peu de minutes une Ouverture de quatre pieds en quarré, puis y fit passer une petite Echelle, sur laquelle je montai pour me rendre dans le Vaisseau.
Tout l’Equipage étoit dans le dernier Etonnement, & me faisoit mille questions, auxquelles je n’avois aucune envie de repondre. Je ne fus pas moins étonné de mon côté de voir tant de pigmées: car ils me paroissoient tels, pour avoir été si long tems acoutumé à ne voir que des objets monstrueux. Mais le Capitaine, nommé Thomas Wilcolks, qui étoit un Homme genereux & obligeant, remarquant que j’alois tomber en foiblesse, me prit dans sa Cabane, me donna un cordial pour m’empêcher de m’évanouir, & me fit coucher sur son propre lit, afin que je prisse un peu de repos, dont certes j’avois grand besoin. Avant que de me mettre au Lit, je lui donnai à connoître que j’avois quelques nipes dans ma Boëte que je serois faché de perdre; entr’autres un bon Estrapontin, un assez joli lit de camp, deux chaises, une table, & un Cabinet. Que ma Boëte étoit matelassée de tous côtez de soye & de coton, & que s’il vouloit la faire aporter par quelqu’un de l’Equipage dans sa Cabane, je lui montrerois ce que je lui venois de nommer, & quelques autres choses encore. Le Capitaine m’entendant proferer ces absurditez crut que je revois. Cependant (à ce que je m’imagine pour me tranquiliser) il me promit d’y donner ordre, & s’étant rendu sur le Tillac, il fit décendre quelques uns de ses gens dans ma Boëte, dont, (comme je le trouvai depuis) ils tirérent tout ce qu’il y avoit de bon; mais les chaises & le Cabinet étant atachez avec des vis au plancher, furent beaucoup endommagées par l’ignorance des Matelots, qui voulurent les enlever à force de bras. Quand ils ne virent plus rien qui leur valut la peine d’être pris, ils jettérent à la Mer ma Boëte, qui étant ouverte en plusieurs endroits, ne tarda guères à aller à fond. Et, pour dire le vrai, je fus bien aise dans la suite de n’avoir pas été temoin de ce spectacle, qui m’auroit rapellé le souvenir le plus triste & le plus acablant.
Je dormis quelques heures, mais d’un sommeil troublé à chaque instant par la pensée du lieu que j’avois quité, & des Dangers auxquels je venois d’échaper. Neanmoins, je me trouvai un peu mieux à mon reveil. Il étoit alors environ huit heures du soir, & peu après le Capitaine ordonna qu’on servit le souper, croyant que j’avois déjà jeuné assez long-tems. Il m’entretint avec beaucoup de douceur, & quand nous fumes seuls, il me pria de lui faire la Relation de mes Voyages, & de lui raconter par quel accident je m’étois trouvé dans cette énorme Machine de bois. Il me dit, qu’environ à midi, regardant par sa Lunette d’aproche, il avoit vu ma Boëte, & que croyant que c’étoit un Vaisseau, il avoit formé le dessein de tacher de le joindre, dans l’esperance d’en acheter quelques Biscuits dont on commençoit à manquer à son Bord. Qu’en aprochant, il avoit remarqué son Erreur, & envoyé la Chaloupe pour voir ce que c’étoit qui flotoit sur l’Eau. Que ses gens étoient revenus fort effrayez, jurants, qu’ils avoient vu une Maison flotante. Que s’étant moqué de leur folie, il s’étoit lui-même mis dans la Chaloupe, après avoir donné ordre auparavant à ses gens de prendre un fort Cable avec eux. Que le tems étant calme, à l’aide des rames il avoit plusieurs fois fait le tour de ma Boëte, & consideré mes Fenêtres. Qu’il avoit decouvert deux gaches à un côté, qui étoit tout de planches, sans aucune ouverture pour donner passage à la lumiere. Qu’il avoit commandé alors à ses Matelots d’aprocher avec la Chaloupe de ce côté, d’atacher le Cable à une des gaches, & puis de tirer la Caisse (c’est le nom qu’il lui donnoit) jusqu’au Vaisseau. Quand cela fut fait, il ordonna qu’on atachât un autre Cable à l’Anneau qui étoit ataché au dessus de ma Boëte, & qu’on la haussat, avec des poulies, ce que tous les gens du Vaisseau ne purent faire au delà de deux ou trois pieds. Il me dit qu’il avoit bien vu mon baton & mon mouchoir, & qu’il en avoit conclu que quelque malheureux étoit enfermé dans cette étrange maniére de Prison. Je demandai si lui ou quelqu’un de l’Equipage avoit vu quelques Oiseaux d’une grandeur prodigieuse dans l’Air, vers le tems qu’il m’avoit découvert la premiere fois. Sa reponse fut, que parlant sur ce sujet avec ses Matelots pendant que je dormois, un d’eux lui dit avoir observé trois Aigles volant vers le Nord, mais qu’il n’avoit pas remarqué qu’elles fussent plus grandes que les Aigles ordinaires, ce que j’atribuë à la prodigieuse hauteur à laquelle elles étoient: & il ne put pas deviner la raison qui m’avoit porté à faire cette Question. Je demandai alors au Capitaine à quelle distance il croyoit être de terre; il dit qu’à son avis nous en étions au moins à une centaine de lieuës. Je lui protestai, qu’il se trompoit tout au moins de la moitié, puis qu’il n’y avoit que deux heures que j’avois quité le pays dont je venois quand je tombai dans la Mer. Cette reponse lui fit croire de nouveau que j’avois l’esprit egaré, ce qu’il fit assez connoitre en me disant de m’aller coucher dans une Cabane qu’il m’avoit fait preparer. Je l’assurai que sa conversation me faisoit plus de bien que le repos que je pourois prendre, & qu’au reste j’étois dans mon bon sens autant que je l’avois été de ma vie. Alors il prit son serieux, & me demanda en confidence si je n’avois pas l’esprit troublé par le remords de quelque crime affreux, dont j’avois été puni par l’ordre de quelque Prince, qui m’avoit fait renfermer dans une Caisse & jetter en mer, comme dans d’autres Pays on expose à la merci des Flots dans une petite Barque sans provisions des Criminels du premier ordre: Il ajouta que quoi qu’il fut faché que son Vaisseau eut servi d’Azile à un scelerat, il s’engageoit néanmoins à me mettre sain & sauf à terre dans le premier Port où nous arriverions. Ce qui augmentoit ses soupçons, poursuivoit-il, étoient de certains Discours absurdes que j’avois premiérement tenus aux Matelots, & ensuite à lui même, aussi bien que mon air hagard & ma contenante troublée.
Je le supliai d’avoir la patience de m’entendre conter mon Histoire, ce que je fis avec la plus exacte Fidelité depuis mon depart d’Angleterre jusqu’au moment qu’il m’avoit découvert. Et comme la Verité a toujours un certain pouvoir sur des Esprits raisonnables, je n’eus pas grand peine à persuader mon Capitaine, qui avoit quelque teinture de savoir & un sens droit, de ma candeur & de ma veracité. Mais pour le convaincre encore davantage, je le priai de donner ordre que mon Cabinet, dont j’avois la Clef dans ma poche, fut aporté, (car il m’avoit déjà notifié ce que les Matelots avoient fait de ma Boëte.) J’ouvris le Cabinet en sa presence, & lui montrai la petite colection de raretez que j’avois faite dans le pays dont je venois de sortir d’une maniére si miraculeuse. Je lui fis voir le peigne que j’avois fait des poils de la barbe du Roi; un grand nombre d’Eguilles & d’Epingles, dont les plus petites avoient un pied de longueur, & les plus grandes une demi verge; quelques peignures des cheveux de la Reine, & une bague d’or dont elle me fit un jour present de la maniere du monde la plus obligeante, la tirant de son petit doigt, & me la mettant en guise de colier autour du cou. Je sollicitai le Capitaine d’accepter cette Bague comme une foible marque de ma Reconnoissance, mais il ne voulut jamais y consentir. Enfin, pour ne laisser plus aucun doute sur le chapitre de ma veracité, je lui fis voir mes culotes qui étoient faites de la peau d’une seule souris.
Je ne pus lui rien faire accepter, sinon une dent d’un Laquais, que je vis qu’il examinoit avec beaucoup de curiosité, & dont il me paroissoit avoir grande envie. Il la reçut avec des remerciemens qui n’étoient nullement proportionnez à la petitesse du present. Cette Dent, qui n’étoit pas le moins du monde gâtée, avoit apartenu à un Valet de pied de Glumdalclitch, auquel un Chirurgien étourdi l’avoit arrachée au lieu d’une autre qui lui faisoit mal: Je la demandai pour la conserver dans mon Cabinet. Elle avoit environ un pied de longueur & quatre pouces de diamétre.
Le Capitaine fut charmé du recit que je venois de lui faire, & dit, qu’il esperoit que je ne manquerois pas d’en faire part au Public, lorsque je serois arrivé en Angleterre. Je repondis, que le nombre des Voyages qu’on avoit imprimez n’étoit déjà que trop grand, qu’à cet égard il faloit, ou garder le silence, ou avoir quelque chose d’extraordinaire à raconter; sans imiter pourtant ces Auteurs, qui fourent du merveilleux dans leurs écrits aux depens de la verité. Que mon Histoire ne contiendroit que des Evenemens ordinaires, sans avoir aucun de ces Ornemens que prête la Description des Plantes, des Arbres, des Oiseaux & des Bêtes feroces, ou bien celle des Coutumes barbares & du Culte idolatre de quelque Peuple sauvage: Ornemens dont aucun livre de Voyages ne manquoit. Que cependant je lui étois fort obligé de la bonne opinion qu’il temoignoit avoir, & que je songerois à ce qu’il venoit de me dire.
Il me marqua être fort étonné de m’entendre parler si haut, demandant si le Roi ou la Reine de ce pays étoient durs d’Oreilles. Je lui dis qu’il y avoit déjà plus de deux ans que j’étois acoutumé à ce Ton, & que j’étois aussi surpris de l’entendre parler si bas, qu’il pouvoit l’être de ce que je criois si haut. Que pendant le tems que j’avois passé dans ce pays, quand j’avois voulu parler à quelqu’un, j’avois été obligé de hausser autant la voix, qu’un homme qui étant dans la Ruë auroit voulu se faire entendre d’un autre placé au haut d’un Clocher; excepté pourtant lorsque j’étois sur une Table, ou que quelqu’un me tenoit dans sa main. Je lui dis une autre chose que j’avois remarquée, assavoir, que dans le tems que je ne faisois que d’entrer dans son Vaisseau, & que tous les Matelots étoient autour de moi, ils me parurent les plus petites Créatures que j’eusse jamais vuës: Que cela étoit si vrai, que dans je Royaume dont je sortois, je n’avois jamais osé me regarder dans un miroir, parce que, acoutumé que j’étois à voir de si prodigieux objets, le sentiment de ma petitesse m’auroit trop mortifié. Le Capitaine me dit, que pendant que nous soupions, il avoit remarqué que je regardois chaque chose avec une espèce d’étonnement, & que plusieurs fois j’avois paru être sur le point d’éclater de rire, ce qu’il avoit atribué au desordre de mon Cerveau. Je lui repondis, qu’il étoit vrai, & que ma surprise venoit de l’infinie petitesse de tout ce que je voyois; & là dessus je me mis à faire une description de tout ce qui avoit paru sur sa table, telle que l’auroit faite un habitant de Brobdingnag, s’il avoit été à ma place. Mon homme se mit à rire, & pour me faire mieux sentir le ridicule de ce que je venois de dire, me protesta, que du meilleur de son cœur il auroit donné cent Guinées d’avoir vu l’Aigle tenant ma Boëte dans son bec, & la laissant ensuite tomber dans la mer: Qu’il étoit bien dommage que personne n’eut été temoin oculaire d’un fait si singulier, & dont la description meritoit si fort d’être transmise à la posterité la plus reculée: Après cette Raillerie vint la comparaison de Phaëton, qui étoit trop naturelle pour qu’il me l’épargnat.
Deux jours après que je fus venu à Bord, le vent qui auparavant n’avoit pas été fort bon, devint excellent, & rendit nôtre Voyage plus court & plus heureux que nous n’aurions osé esperer. Le Capitaine relacha seulement à un ou deux Ports, & envoya la Chaloupe à terre pour aler querir quelques Provisions & de l’Eau douce, mais je ne sortis pas du Vaisseau avant que nous fussions arrivez aux Dunes, ce que nous fimes le 3. de Juin 1706. environ neuf mois après ma sortie de Lorbrulgrud. J’ofris au Capitaine de lui laisser en gage tout ce que j’avois pour sureté du payement de ce que je pouvois lui devoir pour m’avoir transporté dans mon pays, & nourri si long-tems; mais il me protesta qu’il n’en vouloit pas un sou. Nous primes tendrement congé l’un de l’autre, & je lui fis promettre qu’il viendroit me voir chez moi quand il seroit à Londres. Je louai un Cheval & un Guide pour prix & somme de cinq schelins, que j’empruntai du Capitaine.
Sur la Route, considerant la petitesse des Maisons, des Arbres, des Bestiaux & des Hommes, je me crus tout à coup transporté dans l’Empire de Lilliput. Je craignois de marcher sur chaque Voyageur que je rencontrois, & je criai à plusieurs de s’ôter du chemin: Impertinence qui pensa me faire des querelles, toute involontaire qu’elle étoit.
Quand je fus arrivé chez moi, & qu’un des Domestiques m’eut ouvert la porte, je me baissai pour y entrer, ma Femme courut au devant de moi pour m’embrasser, mais je me courbai plus bas que ses genoux, m’imaginant qu’autrement il lui seroit impossible d’atteindre à ma bouche. Ma Fille s’agenouilla pour demander ma benediction, mais je ne la vis que quand elle se fut levée, ayant été acoutumé depuis si long tems à tourner la tête & les yeux vers des visages, qui étoient en hauteur à la distance de soixante pieds du mien. Je regardai mes Domestiques & deux ou trois Amis qui se trouvoient alors par hazard chez moi, comme autant de Pigmées à l’égard desquels j’étois un Géant. Je dis à ma Femme qu’elle avoit vécu avec trop de Frugalité, puis qu’elle & sa Fille étoient amaigries & apetissées au delà de toute expression. En un mot, je dis un si grand nombre de Folies, que tous furent de l’avis dont le Capitaine avoit été d’abord, & conclurent unanimement que j’avois perdu l’esprit. Ce que je raporte comme un Exemple remarquable du pouvoir prodigieux de l’habitude. Cependant je ne tardai guères à revenir de cette espèce de Maladie: mais ma Femme protesta que je n’irois plus en Mer; mais par malheur pour moi il étoit dit qu’elle n’auroit pas le pouvoir de m’en empêcher, comme mes lecteurs pouront le voir cy-après.
Fin de la Seconde Partie & du Tome Premier.