Title: Correspondance: Lettres de jeunesse
Author: Émile Zola
Release date: September 10, 2017 [eBook #55517]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
Credits: Produced by Madeleine Fournier. Images provided by The Internet Archive
CORRESPONDANCE
—LETTRES DE JEUNESSE—
PARIS
BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
11, rue de grenelle, 11
1907
Tous droits réservés.
La Correspondance d'Émile Zola sera publiée en trois parties distinctes:
La première qui fait l'objet de ce volume comprend les lettres de jeunesse, celles que l'écrivain, alors à ses débuts, écrivait à trois de ses amis et condisciples;
Les lettres touchant à des questions littéraires ou artistiques et adressées pour la plupart à des confrères formeront la matière de la deuxième partie;
La troisième comprendra la correspondance relative à l'Affaire Dreyfus, et notamment des lettres écrites par Émile Zola pendant son exil en Angleterre.
E. F.
CORRESPONDANCE
—LETTRES DE JEUNESSE—
Paris, 14 janvier 1859.
Mon cher Baille,
Je ne te ferai aucun reproche, cela est de fort mauvais ton et n'avance à rien. Tu t'accuseras toi-même, en pensant que nous sommes au 14 janvier et que tu ne m'as pas encore écrit, malgré ta promesse. Tu ne me feras jamais croire que le travail t'absorbe à ce point; j'ai de sérieuses inquiétudes sur ta santé et sur ton intelligence; rien ne donne plus de maux de tête, rien n'abrutit comme un travail prolongé, et tu me sembles t'en donner à cœur joie.
[Pg 2]Cézanne, qui n'est pas aussi paresseux que toi—je devrais dire aussi travailleur,—m'a écrit une bien longue lettre. Jamais je ne l'ai vu si poète, jamais je ne l'ai vu si amoureux; si bien que loin de le détourner de cet amour platonique, je l'ai engagé à persévérer. Il m'a dit qu'à Noël tu avais tâché de le ramener au réalisme en amour. Jadis, j'étais de cet avis, mais je crois maintenant que c'est un projet indigne de notre jeunesse, indigne de l'amitié que nous lui portons. Je lui ai répondu longuement, lui conseillant d'aimer toujours, et le lui persuadant par des raisons que je ne puis te dire ici. Si par hasard tu t'étais fait l'apôtre du réalisme, si le conseil que tu as donné à Cézanne n'était pas dicté par ton amitié pour lui, si tu désespérais toi aussi de l'amour, je t'engage à lire ma réponse à Cézanne quand tu le pourras, et je souhaite que cette lecture puisse rajeunir ton cœur noyé dans l'algèbre et la mécanique. Je vais même te transcrire quelques lignes que je pense adresser à Cézanne prochainement. C'est à lui que je parle, mais cela te convient aussi; voici ces lignes:
«Dans une de tes dernières lettres, je trouve cette phrase: «L'amour de Michelet, l'amour pur, noble, peut exister, mais il est bien rare, avoue-le». Pas si rare que tu pourrais le croire, et c'est un point sur lequel j'ai oublié de te parler dans ma dernière lettre. Il était un temps où, moi aussi, je disais cela, où je raillais, lorsque l'on me parlait de pureté et de fidélité, et ce temps-là n'est pas bien ancien. Mais j'ai réfléchi, et j'ai cru découvrir que notre siècle n'est pas aussi matériel qu'il veut le paraître. Nous faisons comme ces échappés de collège qui se disputent entre eux pour savoir celui qui aura commis le plus grand méfait; nous nous racontons nos bonnes fortunes avec le plus d'égoïsme possible et nous nous noircissons à qui mieux mieux. Nous semblons [Pg 3]faire fi des choses saintes; mais, si nous jouons ainsi avec les vases de l'autel, si nous nous appliquons à démontrer à tous que nous ne valons rien, je crois que c'est plutôt par amour-propre que par méchanceté innée. Les jeunes gens surtout ont cet amour-propre, et comme l'amour est, si j'ose parler ainsi, une des plus belles qualités de la jeunesse, ils s'empressent de dire qu'ils n'aiment pas, qu'ils se traînent dans la fange du vice. Tu as passé par là et tu dois le savoir. Celui qui avouerait un amour platonique au collège—c'est-à-dire une chose sainte et poétique—n'y serait-il pas traité de fou? Mais, je le répète, l'amour-propre joue là dedans un grand rôle; de même qu'en religion un jeune homme n'avoue jamais qu'il prie, en fait d'amour un jeune homme n'avoue jamais qu'il aime. Crois que la nature ne perd pourtant jamais ses droits; au temps des chevaliers, la mode était d'avouer son amour et on l'avouait; maintenant la mode a changé, mais l'homme est toujours l'homme, il ne peut se dispenser d'aimer. Je gagerais bien que l'on trouverait l'amour au fond du cœur de ceux qui veulent passer pour les plus grands scélérats: chacun a son heure, chacun doit y passer. Maintenant il est vrai qu'il y a des amants plus ou moins poètes, plus ou moins exaltés. Chacun aime à sa manière, et il serait absurde à toi, l'amant des fleurs et des rayons, de dire que l'on ne peut aimer sans faire des vers et sans aller se promener au clair de lune. Le berger grossier peut aimer sa bergère; l'amour est chose bien élevée, bien sublime, mais il entre dans chaque âme, même la moins cultivée, en s'y modifiant selon l'éducation. Pour revenir, c'est donc à l'orgueil, un bien sot orgueil, qu'il faut s'en prendre, suivant moi; c'est à la société, aux hommes réunis et non à l'homme en particulier. L'homme ne peut se passer d'aimer, ne serait-ce [Pg 4]qu'une fleur, qu'un animal; pourquoi donc alors ne voulez-vous pas qu'il aime la femme? Je sais bien que la cause que je plaide ici est bien épineuse; nous sommes enfants du siècle et l'on a eu soin de nous donner des idées arrêtées sur ce sujet. On nous a tant fait d'aimables plaisanteries sur la femme et sur l'amour que nous ne croyons plus à tout cela. Mais, si tu y réfléchis bien, si tu consultes bien ton cœur, tu seras forcé de convenir, en considérant que tu n'es pas d'une autre pâte que les autres hommes, qu'il est faux d'avouer que l'amour est mort, que notre temps n'est que matérialisme. Une tâche grande et belle, une tâche que Michelet a entreprise, une tâche que j'ose parfois envisager, est de faire revenir l'homme à la femme. On finirait peut-être par lui ouvrir les yeux; la vie est courte, ce serait un moyen de l'embellir; le monde est dans la voie du progrès, ce serait un moyen d'arriver plus vite. Et ne va pas croire que ce soit le poète qui parle. Qu'importe même l'exagération. Michelet fait un dieu de la femme dont l'homme est l'humble adorateur. Aux grands maux, il faut les grands remèdes, si l'on exécutait la moitié de ce qu'il demande, le monde à mon avis, irait parfaitement.»
Mes respects à tes parents. Je te serre la main.
Ton ami dévoué,
Émile Zola.
Paris, 23 janvier 1859.
Mon cher ami,
Je t'annonçais dans ma dernière lettre mon intention d'entrer au plus tôt comme employé dans une administration; c'était une résolution désespérée, absurde. Mon avenir était brisé, j'étais destiné à pourrir sur la paille d'une chaise, à m'abrutir, à rester dans l'ornière. J'entrevoyais vaguement ces tristes conséquences, et j'avais ce frisson instinctif qui vous prend lorsque l'on va se plonger dans l'eau froide. Heureusement que l'on m'a retenu sur le bord de l'abîme; mes yeux se sont ouverts, et j'ai reculé d'épouvante en sondant la profondeur du gouffre, en voyant la fange et les roches qui m'attendaient au fond. Arrière cette vie de bureau! arrière cet égout! me suis-je écrié, puis j'ai regardé de tous côtés, demandant un conseil à grands cris. L'écho m'a seul répondu, cet écho railleur qui répète vos paroles, qui vous renvoie vos questions sans les satisfaire comme pour vous faire entendre que l'homme ne doit compter que sur lui. J'ai donc placé ma tête entre mes mains, et je me suis mis à réfléchir, à réfléchir sérieusement. «La vie est une lutte, me suis-je dit, acceptons la lutte et ne reculons pas devant la fatigue, ni devant les ennuis.» Je puis passer mon examen du baccalauréat ès sciences, me faire recevoir à l'École Centrale, devenir ingénieur. «Ne fais pas cela, m'a crié une voix dans l'espace; la [Pg 6]tourterelle ne niche pas avec l'épervier, le papillon ne butine pas sur les orties. Pour que le travail ait de bons résultats, il faut que le travail plaise: pour faire un tableau, il faut d'abord des couleurs. Ton horizon, au lieu de s'élargir, se rétrécit; tu n'es pas plus né pour faire des sciences que tu n'es né pour être employé. Toujours ton esprit quittera l'algèbre pour aller voltiger ailleurs; ne fais pas cela, ne fais pas cela!» Et comme je demandais avec angoisse quel chemin je devais choisir... «Écoute, a repris la voix, mon avis va te paraître absurde, insensé: tu vas dire que tu reculerais au lieu d'avancer. Dans ce monde, mon enfant, il est des idoles auxquelles chacun sacrifie, il est des degrés que chacun monte en se fatiguant parfois bien inutilement. Crie à haute voix que tu es littérateur, on te demandera ton diplôme de bachelier ès lettres. Sans diplômes, point de salut; ce sont les portes de toutes les professions, on n'avance dans la vie qu'à coups de diplômes. Si vous êtes un sot portant cet engin formidable, vous avez de l'esprit; si vous êtes un homme de talent et que la Faculté ne vous ait pas donné un certificat de votre intelligence, vous êtes un sot. A l'œuvre, à l'œuvre, mon cher enfant! Recommençons nos études: rosa, la rose, rosæ, de la rose, etc. A l'assaut du précieux talisman! à la rescousse, Virgile et Cicéron! ce n'est qu'un an, six mois, peut-être d'un travail acharné; puis, un Homère et un Tite Live à la main, debout sur la brèche, entouré de versions et de thèmes domptés, tu pourras crier glorieux et en agitant le bienheureux parchemin: «Je suis littérateur, je suis littérateur!»
Et la voix de l'air se tut, en poussant un dernier cri de guerre.
Mon cher Baille, je quitte le ton épique, et je te répète en prose prosaïque que je vais faire mes lettres, une [Pg 7]fois que je tiendrai mon diplôme, je veux faire mon droit: c'est une carrière (puisque carrière il y a) qui sympathise beaucoup avec mes idées. Je suis donc décidé à me faire avocat; tu peux être assuré que l'oreille de l'écrivain se montrera sous la toge. Or, j'en voulais venir à ceci: à te demander, à toi, qui as fait tes études littéraires tout seul, dans quelle mesure dois-je apprendre le grec et le latin, en un mot, le strict nécessaire pour passer mon examen. Ainsi par exemple, dois-je faire des vers latins, des thèmes grecs, etc.? Je travaillerai chez moi (ne ris pas, je veux travailler), et je ne prendrai qu'un maître répétiteur pour corriger mes devoirs. Tu vois donc parfaitement ma position et tu peux me tracer en quelques mots ce que j'aurai à faire; j'attends ta réponse avec impatience, quitte un instant ton livre, dis-moi ce que tu as fait toi-même de latin et de grec, et je t'en aimerai mieux.—Quant à mon baccalauréat ès sciences, je ne l'abandonne pas; dès que je serai reçu pour les lettres, je pense bien me livrer au second combat à la Sorbonne.
Tu m'approuveras, j'en suis certain. Il n'est qu'un moyen d'arriver, et je l'ai toujours dit, c'est le travail. Le ciel m'a envoyé mon bon ange pour me réveiller et je ne me rendormirai pas. C'est une tâche pénible, mais je dis adieu pour quelque temps à mes beaux rêves dorés, certain de les voir accourir en foule lorsque ma voix les rappellera dans une époque meilleure.
Je te souhaite un carnaval plus gai que le mien, qui sera, je le présume, des plus paisibles. Je me porte bien, ma pipe se culotte; je te souhaite une santé et une bouffarde qui jouissent des mêmes avantages.
Mes respects à tes parents. Je te serre la main.
Ton studieux ami,
Émile Zola.
Paris, le 3 décembre 1859.
Mon cher Baille,
Je suis depuis huit jours à Paris; huit jours pendant lesquels, je ne sais pourquoi, j'ai été pris d'une grande mélancolie. Certes, ce n'est ni Aix, ni l'Aérienne que je regrette; j'ai si peu d'amis en Provence que je finirai par la détester. Je crois que c'est l'avenir qui me tourmente; j'ai vingt ans et je n'ai pas de profession. Bien plus, si par hasard il me fallait gagner ma vie, je m'en sens fort peu capable. J'ai rêvé jusqu'à présent, j'ai marché et je marche encore sur un sable mouvant: qui sait si je ne m'y enfoncerai pas? Tout cela n'est pas fait pour vous rendre gai.
J'ai appris des détails sur l'affaire de De Julienne et Abel. Il paraît que ces messieurs ne parlaient rien moins que d'un duel. Les témoins du blond étaient Seymard et Antic (voilà un nom que je dois écorcher) et ceux du brun étaient Ronchon et Paul Rigaud. Ils se sont réunis tous les quatre chez Seymard, et là, après un long débat, on a fait comparaître les parties adverses. Le blond accusait le brun de félonie; le brun se fondait sur le droit du premier occupant; après avoir dûment constaté qu'ils avaient tort tous les deux, les témoins ont érigé [Pg 9]une réconciliation, ce que mes deux chevaliers ont accepté avec un empressement tout à fait belliqueux.
Je me suis demandé qui pouvait pousser Abel à tout ce tintamarre, et il m'a semblé que c'était un ricochet de ton coup de canne sur le chapeau de Marguery. Nul doute pour moi qu'il n'ait été le conseiller du guerrier Abel dans cette affaire-là, et qu'il n'ait fait du courage à l'abri d'un autre. Tout cela est triste, comme dit Hamlet: nous avons été bien enfants au commencement de l'aventure et la fin en a été encore plus enfantine.—J'ai commencé le feuilleton sur ce sujet, mais je suis si abattu et la matière en est tellement peu morale et peu digne, qu'il n'est pas près d'être fini.
Je t'ai promis de te dire les nouvelles littéraires de Paris. Alexandre Dumas fils vient de faire représenter un drame intitulé: le Père prodigue. J'irai au premier jour voir ce que c'est. De plus, Michelet vient de faire paraître un volume: la Femme. Ce doit être un pendant à l'Amour, que tu n'as sans doute pas lu, et que je te conseille de lire.—J'ai acheté les œuvres d'Hégésippe Moreau, et voici mon sentiment sur cet auteur. Il y a deux hommes en lui: l'un doux, timide, d'une âme exquise et d'une délicatesse de sentiment peu commune; on le trouve tel dans les contes en prose, et dans quelques pièces de vers telles que: Un quart d'heure de dévotion, Élégie à la Voulzie, Romance de la Fermière. L'autre Hégésippe Moreau est un homme aigri par le malheur et l'indifférence; il crie après les riches, il se vante d'être un cynique, il se jette à corps perdu dans la politique: c'est un satirique moins cru que Barbier, [Pg 10]mais aussi bien plus emporté que Boileau. Quant à ses chansons, les unes sont politiques, les autres badines, pleines d'espièglerie et quelquefois même de polissonnerie. Je t'en envoie une de ces dernières, qui m'a paru charmante comme toutes les autres, d'ailleurs. Comme dit Sainte-Beuve à qui j'emprunte cette appréciation littéraire. Moreau était un grand poète, mais il n'avait pas eu le temps de se débarrasser de l'imitation et il est mort au moment où il allait devenir véritablement original.
Puisque nous en sommes aux hommes de génie, je te dirai sous le sceau du secret, que Marguery! est devenu un des rédacteurs de la Provence. Il y prend ses ébats sous le pseudonyme de Ludovico. Prochainement paraîtra de lui un grand roman intitulé: Roman et Réalité. Hélas! hélas! il me l'a lu, et je m'abstiens de le juger, il y prouve tout le contraire de ce qu'il veut prouver. Hélas! hélas! habitants d'Aix, prenez garde que la Provence ne tombe sous les yeux de vos femmes; un Marguery doublé d'un Marguery ne peut produire que des monstres capables de faire avorter les quatre-vingt-six départements.
Réponds-moi quand tu en auras le temps. Pour moi, je t'écrirai souvent, soit pour me distraire, soit pour te dire les nouvelles.
Je te serre la main. Ton ami,
E. Zola.
29 décembre 1859.
Mon cher Baille,
Je t'écris à Aix, pensant que tu seras allé passer tes vacances de Noël dans ta chère patrie.
Je ne me plains pas de ton long silence: je sais que tu travailles comme un malheureux. Seulement ne m'oublie pas tout à fait.
J'ai fort peu de choses à te dire. Je ne sors presque pas et je vis dans Paris comme si j'étais à la campagne. Je suis dans une chambre retirée, je n'entends pas le bruit des voitures et, si je n'apercevais dans le lointain la flèche du Val-de-Grâce, je pourrais me croire encore à Aix. Nous avons eu ici un froid excessif, quelque chose comme 15°. Une malheureuse fauvette est venue tomber sur la neige, devant ma porte. Je l'ai prise et je l'ai portée devant le feu; la pauvrette a ouvert un instant les yeux, je l'ai sentie palpiter dans mes mains, puis elle est morte. J'en ai presque pleuré; toi qui m'appelais l'ami des bêtes, tu comprendras peut-être cela.
Je ne vois personne et les soirées me paraissent bien longues. Je fume beaucoup, je lis beaucoup et j'écris fort peu. J'ai cependant achevé les Grisettes de Provence; j'ai ressenti comme un certain plaisir en racontant ces folies. Mais je suis loin d'être content de mon œuvre: la matière était excessivement pénible; les événements couraient les uns après les autres, il n'y avait pas de nœud, pas de dénouement. De plus, cela manquait de dignité et de moralité; nos rôles étaient aussi bien loin d'être des rôles de héros de roman. Je me suis donc [Pg 12]contenté de dire les faits tels qu'ils se sont passés, faisant le plus court possible, retranchant certains détails inutiles et n'altérant pas la vérité que pour les événements tout à fait insignifiants. J'ai composé ainsi une espèce de nouvelle d'un intérêt médiocre pour les indifférents; tu comprends qu'il ne sera pas facile de placer cela, mais cependant je ne désespère pas. Je vais m'en occuper et, dès que cela paraîtra, je t'en préviendrai.
Tu vas voir Cézanne ces jours-ci. Je ne souhaite qu'une chose, c'est que vous puissiez oublier un instant ensemble le temps si long quelquefois à s'écouler. Si tu vois l'Aérienne, souris-lui de ma part. Tu vas sans doute te mêler un peu à la jeunesse dorée—De Julienne, Seymard, Marguery, etc. S'ils te racontent quelques nouveaux événements, je te prie de me les narrer à ton loisir. Tu as sans doute appris que Marguery est un des rédacteurs de la Provence; je l'engage à lire son dernier feuilleton où il plaide en faveur du réalisme, où il rend l'amour ridicule et fait triompher la coquetterie: tu me diras ton avis sur ce petit roman qui d'ailleurs a certains mérites.
Puisque nous parlons feuilleton, je te dirai que j'en ai envoyé un à la Provence. C'est un conte de fée: La Fée Amoureuse[1]. C'est un long rêve poétique, une ronde joyeuse que j'ai vu passer dans mon foyer. Mais les quelques lignes qui vont paraître ne sont en quelque sorte qu'un canevas. Je veux parler plus longuement de ma belle Sylphide, je veux en faire une véritable création. Je vais entreprendre un volume de nouvelles, et ce conte qui n'occupe maintenant que quelques colonnes, occupera la moitié du livre. Je changerai tous les personnages, excepté la fée; je démontrerai qu'il est un [Pg 13]dieu pour les amants, et que ni l'enfer, ni les hommes, ni les prêtres avec leur mauvaise doctrine, ne peuvent détruire un amour pur. Tu ne comprendras bien ce que je veux dire que lorsque tu auras lu mon conte; si je le fais paraître, c'est que, voulant en changer complètement la forme dans celui que je veux faire prochainement, je ne suis pas fâché de le faire connaître tel qu'il s'est d'abord présenté à mon esprit. Je te serais reconnaissant, quand tu l'auras lu, si tu m'indiquais dans une courte appréciation ce qui te semble bon, et ce qui te semble mauvais: je conserverai alors ce qui serait à conserver.—Peut-être a-t-il paru jeudi dernier.
Je t'ai déjà dit que je ne me plaignais pas de ton long silence. Cependant voici un mois que je t'ai écrit et je n'ai pas encore reçu de réponse; tu as beau avoir du travail, cela ne saurait t'empêcher de m'écrire. Si tu étais un enfant, s'il te fallait des heures pour écrire une lettre, je comprendrais cela. Mais dans un quart d'heure tu peux me contenter, tu vois donc que tu es un peu coupable.
Tu m'as bien promis de venir l'année prochaine à Paris, et je compte sur toi; je te verrais au moins deux fois par semaine et cela me distraira un peu. Si ce diable de Cézanne pouvait venir, nous prendrions une petite chambre à deux et nous mènerions une vie de bohèmes. Au moins nous aurions passé notre jeunesse, tandis que nous croupissons l'un et l'autre. Dis-lui (à Cézanne) que je lui répondrai un de ces jours.
Mes respects à tes parents. Je te serre la main.
Ton ami dévoué,
Émile Zola.
Paris, le 14 février 1860.
Mon cher ami,
Et d'abord quelques mots sur ta réponse à mes idées sur l'Amour.
Tu t'écries dans un beau mouvement: «Arrière les pensées charnelles!» Prends garde; ne va pas jouer le personnage d'Armande dans les Femmes savantes:
Elle ne veut pas entendre parler de mariage; la chair est une chose immonde, l'esprit seul peut lui plaire; elle est parfaitement ridicule. Dans un sentiment tel que l'amour, où l'âme et le corps sont si intimement liés, on ne peut, sous peine de sottise, écarter ni l'un ni l'autre. Qui écarte l'âme est une brute, qui écarte le corps est un exalté, un poète que le caillou du chemin attend. Ceci étant posé, voyons si la société est bien comme tu me la dépeins. Je t'avouerai qu'au premier coup d'œil, elle paraît telle; mais ce que tu n'as pas voulu comprendre et ce que pourtant je tendais à te démontrer, [Pg 15]c'est qu'au fond du cœur de chacun tu trouveras l'amour; c'est que même le plus dépravé a son heure d'aimer véritablement. En un mot, la plante a perdu ses feuilles les plus vertes, ses rameaux les plus robustes; tout ce qui était hors du sol, visible à l'œil, est mort, mais la racine est encore puissante et tôt ou tard on verra de nouvelles tiges s'élever, vigoureuse végétation. Oui, ce n'est que la surface qui est ainsi impure; oui, les germes de l'amour sont et seront toujours dans le cœur de l'homme. Que demandes-tu de plus? pourquoi pleurer et désespérer? Si le médecin que l'on appelle auprès d'un malade se mettait à sangloter, le guérirait-il? Qu'il gémisse, s'il le trouve mort; mais, s'il remarque en lui une étincelle de vie, qu'il garde son sang-froid et agisse au plus vite. Eh bien! l'amour chez l'homme est malade et non pas mort; chaque homme doit être pour soi un véritable médecin, et même pour les autres, s'il en a la volonté et le courage. Et sache bien que ce rôle te consolera; voyant la maladie de près, on ne la grandit plus, ayant trouvé un remède, on pense à la guérison et l'on se console. Mais pour Dieu! n'allez pas crier sur les toits que tout est perdu, que le monde n'est plus qu'un bourbier, où restent tous les jeunes cœurs. Pour ta propre tranquillité, je te conseille d'examiner, sans parti pris, l'état présent et ce que pourra être l'avenir. Notre siècle n'est pas plus mauvais qu'un autre, ce qui prouve qu'il n'y en a pas eu de bon et que le futur nous en garde sans doute. Mais revenons: puisque j'ai parlé de maladie, il faut bien que je précise et que je parle de remède. La maladie, à mon avis, dépend surtout de ceci: les jeunes gens mènent une vie polygamique. Je disais tantôt que, dans l'amour, le corps et l'âme sont intimement liés, le véritable amour ne peut exister sans ce mélange. C'est en vain que tu veux aimer avec l'esprit, [Pg 16]il viendra un moment où tu aimeras avec le corps, et cela est juste, naturel. Or, la vie polygamique exclut entièrement l'amour avec l'âme, par conséquent l'amour. On ne possède pas une âme comme on possède un corps: la prostituée te vend son corps et non pas son âme, la jeune fille qui te cède le second jour ne peut t'aimer avec l'âme. Il faudrait pour cela qu'elle te connût depuis longtemps, qu'elle ait été frappée par une de tes bonnes qualités, et dès ce jour, je t'en réponds, elle t'aimera de tout son corps, de toute son âme. Tu vois que la vie polygamique ne peut s'accommoder avec l'amour: ce n'est pas en voltigeant de femmes en femmes, comme on le fait à cette époque, qu'on peut avoir le temps de se faire connaître et de se connaître soi-même. Les couples heureux sont rares: c'est vrai. Mais c'est alors que les époux n'ont connu l'amour qu'à sa surface; ils sont encore étrangers de cœur, et, s'ils le restent, ils seront toujours malheureux. Mais mettez ensemble un jeune homme et une jeune fille, les premiers venus. Ils sont beaux, ils s'aiment avec le corps; ce n'est pas encore l'amour. Bientôt ils découvrent réciproquement leurs qualités (et qui n'en a pas) et pour peu que les caractères ne soient pas opposés, pour peu qu'ils n'aient pas de gros défauts, ils s'aiment avec l'âme; ils s'aiment véritablement, entièrement. Comprendre celle que l'on aime et s'en faire comprendre, voilà le grand point; voilà pourquoi il faudrait s'attacher à une femme et non pas à toutes, l'étudier et s'en faire étudier, passer des années s'il le fallait pour arriver à ce bonheur qui, dis-tu, est si rare. A qui la faute si tu n'es pas heureux? à toi, qui connais la maladie, son remède, et qui ne veux pas guérir.—Ce n'est pas l'amour qui est rare, c'est le bon sens et la raison. Les eaux du ciel s'écoulaient, inutiles; mon père construisit un barrage, et maintenant toutes ces gouttes [Pg 17]perdues se rassemblent et forment un lac qui féconde les prairies. Nous éparpillons notre amour: nous en jetons un lambeau à la première sultane de nos ignobles sérails, lorsque nous pourrions l'amasser et le verser dans un seul cœur où il germerait et produirait de beaux fruits. Et des hommes comme des femmes.—Je le répète encore, l'amour n'est pas rare; ce qui est rare, c'est la raison.
Tu m'écrivis jadis une lettre de sanglots où tu criais, désespéré: «J'ai perdu mon Eurydice, j'ai perdu mon idéal!»,—je me souviens même t'avoir adressé à ce sujet de bien méchants vers.—Je ne m'étonne plus de ces pleurs, en lisant ce que tu penses de la société. A la ville, tu ne vois que débauche, à la campagne qu'abrutissement. Partout le sexe, me dis-tu, nulle part la femme. Ainsi, l'âme n'existe pas. Pleurez, mes yeux, pleurez; j'ai senti le frisson dont parle Job courir sur mon épiderme; la terre n'est qu'une vallée de douleur, qu'on m'enterre, et n'en parlons plus... Et tu dis que c'est d'après tes observations que tu parles, tu as vécu à la campagne, dis-tu, et tu avances des certitudes. Permets-moi de te dire que tu te mens à toi-même; tu as vu bien des jeunes filles, tu n'en as pas connu une seule. Tu as fait comme le papillon qui va sur chaque fleur et qui, lorsqu'il voit leurs corolles se faner, ne comprenant pas le divin mystère qui s'accomplit dans leurs seins, s'enfuit et déclare qu'elles ne sont plus bonnes à rien. Lis Michelet, il te dira bien mieux que moi ce que je ne puis te dire ici; et, lorsque tu auras lu son livre consolateur, tu ne pousseras plus de hauts cris et tu jugeras moins sévèrement, moins injustement les femmes de ce temps-ci.—Deux mots encore, et j'abandonne ce sujet: je n'ai jamais su quel était ton idéal, celui que tu as perdu; mais maintenant je t'en connais [Pg 18]un monstrueux, l'idéal du vice. Tu as retourné la lorgnette, et cette fange, qui te semblait si lointaine, à peine visible, se trouve tellement rapprochée, bien plus près qu'elle ne l'est réellement, que tu en distingues les plus effrayantes pourritures. Perds-toi dans la nue, mais ne descends pas plus bas que la terre; le mieux serait encore d'y rester, sur cette terre, et de ne pas exagérer, ni en bien, ni en mal.
Mais je me laisse emporter par mon sujet, et je ne vais plus pouvoir te parler d'autre chose. C'est que la question demanderait des volumes, et que je désirerais te dire tout à la fois. Il est possible que je viole la logique à chaque pas; j'avoue humblement que je ne l'ai jamais étudiée.
Tu m'annonces la mort de Toselli; je n'ai pas connu ce jeune homme, et cependant cette nouvelle m'a affecté. Toutes les fois qu'une âme jeune quitte le banquet avant la fin, je gémis, peut-être aurait-il été grand, et bon pour ses semblables. Il ne connaîtra pas les douleurs de la vie, mais il n'en connaîtra pas les joies. Maintenant, il sait le grand mot, le mystère insondable, le mystère qui vous fait reculer d'épouvante. Lorsque l'esprit pense à cela, les cheveux se dressent, et l'on ne sait si l'on doit plaindre ou envier les morts.
Je te remercie des conseils que tu me donnes. Je suis plus indécis que jamais. La vie se présente à moi avec son effrayante réalité, son avenir inconnu. Personne pour me soutenir, ni femme, ni ami auprès de moi. Et ce n'est pas ma faute, si je chancelle, si ma résolution du jour efface celle de la veille. Qui me donnera un chemin droit, sans trop d'épines, pour que mes pieds ne soient pas déchirés avant d'arriver au but? Toi, tu marches, les yeux fixés sur un point, sans te laisser distraire par la mouche qui passe; tu arriveras, j'en [Pg 19]suis sûr. Mais moi, avec mon caractère, avec ma paresse (nommons les choses par leur nom)! mon intelligence se perd dans de vains rêves, et, lorsque je me réveillerai, je me trouverai sans métier, sans fortune, sans talent.—Un peu de courage, mon Dieu!
Tu me feras grand plaisir en me parlant de De Julienne et de Baptistine. Je veux connaître les folies du cher Edgard et les faits et gestes de la fillette. «Moi, je fais mon bas.»—O naïveté! où vas-tu te nicher.
Je t'ai déjà dit que cette intrigue me répugnait; mais ne nous faisons pas plus saints que nous ne le sommes. Nous sommes pleins de défauts et, pour mon compte, je confesse une grande curiosité.
Tu m'écriras tout de suite après le carnaval. Ce sera ton carême, puisque tu parais éprouver tant de fatigue à tenir une plume. Ne me néglige pas, ou je me fâcherai; et si tu le peux, écris-moi plus lisiblement, je te comprendrai et te répondrai mieux. Parle-moi d'Aix, de mes rares amis, de toi surtout.
Je te répète que je me fâche tout rouge si tu ne m'écris pas. Je fais double-six pour la binette de toi.
Ton ami,
E. Zola.
Paris, 20 février 1860.
Mon cher ami,
Je t'ai écrit dernièrement une lettre qui a dû arriver à Marseille le mercredi des Cendres, lettre qui s'est croisée avec la tienne. J'espère que M. Maubert te l'a remise fidèlement; toutefois, je t'adresse celle-ci chez le nouvel intermédiaire que tu me désignes, et, pour plus de sûreté, je t'annonce de nouveau que j'ai changé de demeure, et que tu dois m'écrire désormais: rue Neuve-Saint-Étienne-du-Mont, n° 21.
Je ne puis que te donner peu de temps, et je m'attacherai surtout, d'abord à te convaincre que ma paresse est la seule cause de mon silence, et ensuite à me blanchir de l'accusation de discrétion outrée.
Tu sembles croire que tes lettres m'ennuient, et que c'est pour cette raison que je n'y réponds pas. Vraiment, c'est moi qui devrais me fâcher d'une telle supposition. Lorsque je t'écrivais lettre sur lettre, vers le printemps dernier, et que je recevais, tous les mois à peine, dix lignes de réponse, t'ai-je jamais dit une aussi grosse sottise? Depuis le jeudi de la Toussaint, je te le répète, un grand changement s'est opéré en moi. J'étais bien paresseux auparavant, mais paresseux, dirai-je, par rêverie, par sentiment artistique. Maintenant, ce n'est [Pg 21]plus cela; je suis bêtement paresseux comme tout le monde, parce que le travail me fatigue, et que je lui préfère même l'ennui. Ce n'est pas que je n'aie mon soleil et ma pluie, mes bons et mes mauvais jours; mais, lorsque je suis gai, je ris et je cours, fuyant plume et papier; lorsque je suis triste, je boude, je fais l'ours, je m'enfonce en un coin, prenant plaisir à m'ennuyer et à ennuyer les autres. Ce n'est pas alors que je songe à vous, mes amis, ou, si j'y songe, c'est pour vous regretter, pour penser à nos parties qui peut-être, hélas! ne se renouvelleront plus. De telle sorte que je remets une lettre de jour en jour, ayant trop de choses à vous dire pour vous en dire une seule, et reculant devant une de ces banalités que je vous sers depuis trois ans. Voilà toute la raison de mon silence, et tu es fou de douter de mon amitié pour le retard de mes sottes maximes, de mes digressions plus ou moins puériles sur l'amour, sur l'idéal et la réalité. Toutes ces écritures commencent à me fatiguer. Je remarque de plus en plus que ma plume ne peut exprimer que bien imparfaitement mes idées et mes sensations. Je lui en veux de cette imperfection, et je la jette souvent avec colère. Je vous écris, et je trouve le moyen de vous parler de tout, excepté de ce dont je voudrais vous parler. Je désirerais vous ouvrir mon cœur, vous dire tout ce que j'y sens tressaillir de grand et de noble, l'amitié, l'amour, le sentiment du beau, et, par là même, augmenter votre estime à mon égard, et vous attacher pour toujours à moi par les liens d'une étroite sympathie. Je ne puis: la phrase cherchée glisse et, en son lieu, vient se placer quelque sottise; tantôt c'est l'amour de la forme qui l'emporte et me fait, pour une tournure aimée, omettre les mots partis du cœur; tantôt c'est le paradoxe, l'affectation d'une gaieté que [Pg 22]je ne ressens pas. Alors, je maudis ce métier d'écrivassier; je me dis que ce qui est bon pour la foule ne peut me contenter avec vous. Je repousse le papier, je ne me soucie plus de vous écrire, et je pense qu'un long serrement de main à votre arrivée en dira plus que toutes les belles choses que je pourrais vous écrire jusque-là.
Quant à ma trop grande discrétion, elle n'est ni un faux orgueil, ni un manque de confiance. Lorsque nous nous sommes rencontrés au début de la vie et que, réunis par une force inconnue, nous nous sommes pris la main, jurant de ne jamais nous séparer, aucun de nous ne s'est enquis de la richesse ni de l'intérieur de ses nouveaux amis. Ce que nous cherchions, c'était la richesse du cœur et de l'esprit, c'était surtout cet avenir que notre jeunesse nous faisait entrevoir si brillant. En un mot, nous nous connaissions mutuellement, et cela nous suffisait. Puis, nous avons grandi et, ignorant toujours les besoins matériels, nous avons continué comme par le passé à échanger nos âmes, sans seulement penser que nous avions un corps. Enfin, aujourd'hui, voilà que nous nous apercevons qu'en nous il y a deux êtres: l'un qui est tout sentiment, l'autre, au contraire, qui n'est que matière; le premier, notre ami, celui que nous connaissons depuis longtemps; le second, qui n'a conscience de son être que d'hier, qui crie famine et nous pousse au travail pour avoir du pain. Cette partie de moi-même, qui était inconnue à mes amis, j'ai continué à la leur cacher plutôt par habitude que par toute autre raison. D'ailleurs, je comprends parfaitement ton désir de me connaître dans mon entier, et moi-même j'aurai cette curiosité lorsque tu commenceras à vivre par toi-même ta vie matérielle. Pour te mettre au courant de tout, je n'ai que deux mots à dire: j'ai vingt ans, et je [Pg 23]suis encore à la charge de ma mère, qui peut à peine se suffire à elle-même. Je suis obligé de chercher un travail pour manger, et ce travail, je ne l'ai pas encore trouvé, seulement j'espère l'avoir bientôt. Telle est donc ma position: gagner mon pain n'importe comment et, si je ne veux pas dire adieu à mes rêves, m'occuper la nuit de mon avenir. La lutte sera longue, mais elle ne m'effraye pas; je sens en moi quelque chose et, si en réalité ce quelque chose existe, tôt ou tard il doit paraître au grand jour. Donc, point de châteaux en Espagne; une logique serrée, manger avant tout, puis voir ce qu'il y a en moi, peut-être beaucoup, peut-être rien, et si je me suis trompé, continuer à manger avec mon emploi obscur et passer comme tant d'autres, avec mes pleurs et mes rêves, sur cette pauvre terre.
Il est une question délicate que je veux cependant approfondir. A plusieurs reprises, et dans ta dernière lettre encore, tu sembles mettre ta bourse à ma disposition. Pauvre bourse, sans doute! bourse de lycéen servant à suffire à peine aux menus plaisirs! D'ailleurs, je trouve le nécessaire chez ma mère, et si ce n'était que le superflu est parfois une nécessité, je ne me plaindrais pas du manque d'argent. N'importe! je te le répète, j'ai cru que tu m'offrais de l'argent, et c'est ce qui me fait te répondre en toute franchise: si tu en as, non de trop, mais de manière à partager, si tu peux le partager sans pour cela pressurer tes parents, je l'accepte à titre de prêt.—Mon silence là-dessus aurait pu te peiner, et j'ai craint, d'autre part, que refuser après t'avoir fait connaître ma position ne te parût venir d'un orgueil mal placé.
Ma vie présente est celle-ci: je loge dans un hôtel garni, le logement qu'a pris ma mère étant trop petit. Là je m'ennuie beaucoup, je travaille un peu; et je lis [Pg 24]parfois Montaigne dont je goûte fort la douce et tolérante philosophie.
Si tu tardes trop à m'écrire, je t'enverrai une nouvelle épître. J'attends Cézanne et j'espère recouvrer un peu de ma gaieté d'autrefois dès qu'il sera ici.
Mes respects à tes parents. Je te serre la main.
Ton ami,
Émile Zola.
Paris, 17 mars 1860.
Mon cher Baptistin,
Parfois je m'en veux de mon ennui de chaque jour. Je me traite d'imbécile, et je me prouve que je me crée moi-même mes tristesses. Je possède la meilleure des mères et, de plus, j'ai eu la bonne fortune de rencontrer sur cette fange de discorde deux amis avec lesquels je sympathise. Que d'autres s'estimeraient bienheureux avec la moitié de ces biens! Que d'autres se renfermeraient dans ces pures amitiés, sans chercher plus loin, sans former des désirs peut-être impossibles à contenter! Ma part est donc une large part; et cependant je la dédaigne, je la considère comme une chose due, comme accordée à chacun ici-bas. Je me retrouve seul; ma [Pg 25]mère, mes amis disparaissent presque à mes yeux, et je pleure sur mon isolement, je me demande quel est le but de tous ces ennuis, et je me demande la raison de mon existence. J'accuse le ciel de nous avoir créés de telle façon que le corps cache toujours l'âme; mon voisin vient, le miel à la bouche, me saluer et me sourire, et moi je pense qu'il a le fiel au cœur; mon chien me caresse et je crois voir ses dents prêtes à mordre; ma maîtresse m'embrasse et me jure tendresse éternelle, je me demande si elle ne prépare pas alors même quelque infidélité. Que te dirai-je? C'est là mon tourment de chaque jour; il me semble que ma félicité serait parfaite si les âmes des personnes qui me coudoient m'étaient découvertes. Lorsque ma maîtresse est près de moi, je mets l'oreille à ses lèvres et j'écoute son haleine, son haleine ne me dit rien, et je me désespère. Je pose ma tête sur sa poitrine, j'entends palpiter son sein, j'entends les sourds battements de son cœur, parfois je crois surprendre la clef de ce langage, mais ce n'est que le limon qui s'agite, et je me désespère. Voilà la véritable cause de mon isolement; dans la foule qui m'entoure je ne vois pas une seule âme, mais seulement des prisons d'argile; et mon âme désespère de son immense solitude, s'attriste de plus en plus. Que de fois j'ai maudit le ciel de nous avoir faits ainsi, d'avoir permis le mensonge éternel en cachant l'être sous le paraître. Que m'importe la beauté du vase, si le parfum qu'il contient est nauséabond; et comment m'assurer de son odeur suave? J'adore religieusement la forme, la beauté pour moi est tout. Mais que l'on ne confonde pas; cet amour des lignes n'est qu'un amour d'artiste; un tableau, une statue, objets inanimés, n'ont évidemment pour mérite que leurs beautés matérielles; mais qu'une Vénus de Milo, en chair et en os, vienne à passer, je me [Pg 26]prosternerai peut-être devant cette copie de la célèbre statue, mais je suis certain que mon âme divague! Cette belle créature ment sans doute; autant la matière est belle, autant le souffle qui l'anime est laid; ces grands yeux si doux mentent, cette bouche mignonne ment, ces seins, ces contours divins, cet ensemble parfait mentent.—C'est là mon ver rongeur, il n'est pas de douces sensations qu'il ne m'ait flétries de sa bave immonde. Il n'est pas jusqu'à vous, mes amis, qu'il n'ait parfois souillés; s'il ne s'est pas attaqué à l'amitié que vous me portez, s'il n'a pas essayé de m'éloigner de vous, du moins, par des détails insignifiants, il est venu, comme toujours, me murmurer que vous me mentiez. Et surtout que ma franchise ne vous chagrine pas; plaignez-moi plutôt, et, lorsque vous serez ici, lâchez de me guérir. Se coudoyer les uns les autres, ne jamais se connaître, sinon par un échange banal de banales paroles, n'est-ce pas là la vie humaine. Jamais, jamais pouvoir mêler son âme à une autre âme! Sentir des élans de tendresse, des palpitements d'amour, mais ne jamais savoir si on les ressent avec vous! Presser sa maîtresse dans les bras, unir son corps au vôtre, ses lèvres aux vôtres, faire tressaillir les deux limons de concert, mais si votre âme a tressailli, ne jamais comprendre si la sienne vous a répondu! Ah! que ne peut-on ouvrir ce sein oppressé de volupté, que ne peut-on fouiller jusqu'au cœur, et voir si ce cœur vous embrasse aussi dans son amoureuse étreinte.—L'homme est seul, seul sur la terre. Je le répète, des formes aux yeux, mais chaque jour me démontre de plus en plus le vaste désert où vit chacun de nous.
Depuis quelque temps j'éprouve un autre tourment. Si, las de ma solitude, j'appelle la Muse, cette douce consolatrice, la Muse, ne me répond plus. Autrefois, lorsque je prenais la plume, il me semblait qu'un être [Pg 27]ami voltigeait autour de moi: cet esprit, ce souffle, disais-je, était pour moi une âme que le corps ne cachait pas; je ne doutais de lui, jamais je ne songeais à l'accuser de mensonge. Je n'étais donc plus seul, j'avais donc trouvé enfin la vérité, et j'étais consolé, et j'écrivais avec amour tout ce que mon démon familier me dictait. Aujourd'hui, hélas! ce n'est plus cela; lorsque j'écris, je suis seul, bien seul. La Muse m'a quitté pour un temps, ce n'est plus que moi qui versifie et je déchire de dégoût tous les vers que je fais. Vainement mon esprit se tend; je ne vois plus distinctement mes pensées; on dirait qu'un voile couvre les idées que je veux rendre, mon vers n'a plus de force ni de netteté, et si parfois j'ai quelques éclairs, les transitions qui les relient sont longues, fastidieuses. Ce n'est pas que l'inspiration soit morte en moi; dans mes heures de rêverie, mon esprit est aussi puissant qu'autrefois, mes conceptions tout aussi grandes. Ce qui me fait défaut, ce sont les moyens matériels de m'exprimer; l'arrangement du sujet et le mécanisme du vers. Ou plutôt c'est la Muse, cet esprit qui me dictait autrefois et qui me laisse seul aujourd'hui avec mes faibles moyens. Dieu merci! ce n'est là, je le sens, qu'une époque de transition. Je ne sais même parfois si je ne dois m'en réjouir. L'art me transporte toujours, je comprends, je sens le beau, et si je déchire mes vers, c'est qu'ils ne me contentent pas, c'est que je reconnais que je dois, que je peux mieux faire. Le tout est de trouver ce mieux; avec du courage on arrive toujours, surtout lorsque l'on a conscience de ce que l'on cherche.—N'importe, ces heures où le poète doute de lui-même sont de tristes heures. Cette lutte sourde qui s'établit entre lui et la Muse rebelle a des désespoirs terribles. Il est des moments où tout ce que j'ai écrit me paraît puéril et détestable, où toutes mes pensées, tous mes projets pour [Pg 28]l'avenir me semblent sans aucun mérite. J'aurais grand besoin d'être encouragé, je ne mendie pas des éloges, mais si une de mes pièces paraissait et qu'au milieu de justes blâmes on me dise de poursuivre sans crainte et que je ne m'abuse pas sur les promesses qu'il peut y avoir en moi, il me semble que je n'en travaillerais que mieux. Être toujours inconnu, c'est arriver à douter de soi; rien ne grandit les pensées d'un auteur comme le succès. N'importe, pour être connu, il faut que je travaille encore; je suis jeune, et, si les derniers mois qui viennent de s'écouler, pleins de trouble et de désillusions, m'ont été nuisibles, ils ne sauraient avoir étouffé en moi toute poésie. Je la sens qui y tressaillit; il ne faut qu'un beau jour, qu'un événement heureux pour qu'elle s'épanouisse de nouveau. Je compte beaucoup sur la venue de Cézanne.
Voilà longtemps que je parle de moi, et, malgré l'intérêt que tu me portes, je ne veux pas me consacrer les huit pages entières. Je suis depuis longtemps en toi le combat que se livrent l'art et les mathématiques. Tantôt l'art t'exalte, tu maudis l'algèbre; tantôt les mathématiques l'emportent, et l'art sans disparaître complètement n'est plus dans tes lettres qu'une concession faite à mon titre de poète. Cette lutte m'intéressait au dernier point, j'y prenais le plaisir qu'éprouve un opérateur à expérimenter in anima vili, lorsque je songeai tout à coup que mon anima vili (je ne garantis pas mon latin) était mon ami intime, l'un des deux seuls avec lesquels ce titre a quelque sens à mes yeux. Je crois donc ne pas devoir pousser plus loin mes observations et te dire ce que je pense de toute cette lutte. Je n'irai pas discuter qui l'emporte des deux, de l'art ou des mathématiques; mon but est de rendre un peu de paix à un ami et de faire accorder les deux parties belligérantes. Un instant [Pg 29]je te crus sauvé; tu avais entrevu le moyen que je vais te proposer. Dans une de tes lettres tu me disais: il faudrait pouvoir faire des mathématiques en poète, en philosophe; c'est-à-dire: j'ai enfin compris la poésie, la philosophie de la science, je ne m'arrête plus à ces minuties classiques, la joie des pédants; je considère l'esprit humain en lutte avec les lois du monde et les découvrant à l'aide de la science; je considère l'esprit humain en lutte avec la vérité et trouvant à l'aide de la science; la science, dans son ensemble grandiose, a donc aussi sa poésie et sa philosophie; et puisque je me sens tourmenté du besoin du beau tout en ne pouvant me livrer à l'art proprement dit, je vais demander à la science ce beau, cet idéal.—Le raisonnement était bon; tout ce que tu y avançais était vrai; je voyais avec joie la lutte assurée et aboutir à un dénouement aussi heureux lorsque ta dernière lettre est venue de nouveau troubler ma tranquillité. La lutte durait toujours et, qui plus est, te faisait douter de notre amitié; car voici une de tes phrases: «Quand vous me verrez incapable d'exprimer l'art au dehors, soit par la peinture, soit par la poésie, ne me croirez-vous pas indigne de vous?» Comment peux-tu nous préjuger assez systématiques pour te refuser notre main, par la seule raison que tu ne seras pas un confrère! N'y a-t-il donc que les peintres et les poètes qui soient d'honnêtes gens? C'est plutôt nous qui pourrions te dire: «Quand tu nous verras incapables de nous créer une position, ne nous croiras-tu pas indignes de toi, nous les pauvres bohèmes, le rapin et l'écrivassier.» Et cette phrase, je le sais, va te mettre en colère, effet semblable à celui que m'a produit la tienne, mais je te devais bien cela pour une aussi grossière injure.—Voilà une digression qui m'a distrait de mon sujet. Je disais donc qu'après avoir entrevu un accommodement entre l'art et les mathématiques, tu [Pg 30]avais ensuite passé à côté. Mon conseil est donc celui-ci: pendant les six mois que tu dois encore passer au lycée, suis la voie que tu avais d'abord découverte, fais des mathématiques en poète et en philosophe. Puis, lorsque tu seras libre, tu te consulteras et prendras la route qui te plaira: seulement, je te conseille de mûrir bien ton projet, rien n'est plus difficile que de reculer une fois qu'on s'est mis en marche.
Je viens de relire les six pages déjà écrites, et je retrouve dans ma prose les défauts que je reproche à mes vers. Je dis ce que je veux dire; mais je le dis mal. Selon moi, l'expression ne me sert pas, les transitions sont lourdes.—Comme je me fais vieux, bon Dieu! Loin d'être blasé—il n'y a que les sots qui le sont,—je vois pourtant ma tête se courber sous mes observations de chaque jour. Mais, lorsqu'au milieu de mes tristes pensées, il vient soudain un frais souvenir de nos belles vacances, je sens comme une fraîche brise, un baiser au front. Ah! c'est un ange aux ailes d'or, ce beau souvenir; comme il me caresse doucement, et sait seul, de ses sourires, mettre en fuite les idées noires. Il me semble que la Muse viendrait de nouveau à ma voix, si je l'appelais pour retracer une de ces aventures que je revois si plaisantes et si douces au cœur. Peut-être vais-je mettre cette pensée à exécution, et tâcher de donner un pendant à Paolo, dans une poésie de vers intitulée l'Aérienne.
J'ai reçu dernièrement une lettre de Cézanne, dans laquelle il me dit que sa petite sœur est malade et qu'il ne compte guère arriver à Paris que vers les premiers jours du mois prochain. Tu pourras donc le voir encore pendant tes vacances de Pâques. Buvez une dernière fois un bon coup, fumez une bonne pipe, et jure-lui de venir nous retrouver au mois de septembre prochain. Nous [Pg 31]pourrons alors former une pléiade, aux rares et pâles étoiles, il est vrai, mais brillante à force d'union. Comme le dit notre vieux[2]: il n'y aura pas de rêves, pas de philosophie comparables aux nôtres. Je vois s'avancer cette époque comme une heureuse époque: et je crois ne pas me tromper.
Tu me demandes les points sur les i, quant à mon emploi, et je veux bien satisfaire ton amicale et légitime curiosité. La place que je cherche est tout simplement la première venue; comme je n'entre pas dans une administration pour y faire mon avenir, peu m'importe que cette administration présente oui ou non de l'avenir. Pourvu que j'ai douze cents francs par an, c'est tout ce qu'il me faut et je ne m'inquiète pas si je puis espérer de l'avancement. Je ne saurais trop le répéter, cet emploi n'est pour moi qu'un moyen de manger, qu'un moyen si mince qu'il soit de me suffire. Je n'y mets nullement mon avenir. Comme si je m'adressais à la Muse seulement, je mourrais de faim avant d'être connu, je suis obligé de demander mon pain ailleurs, tout en continuant de me créer ma position future par la poésie.
—Il se peut que cette dernière partie de mes projets soit un rêve; mais alors il me restera mon modeste emploi pour manger et j'aurai suivi jusqu'au bout ma devise: Tout ou rien.—Comme autres détails, je te dirai que je cherche cet emploi dans un service actif, par exemple un service de surveillance; enfin que peut-être serai-je placé dans quelques jours dans un chemin de fer, auprès duquel je suis en instance.
J'attends une lettre de toi vers le commencement d'avril, c'est-à-dire une lettre écrite pendant tes vacances [Pg 32]à Aix. Je ne t'écrirai guère qu'après, par là même à l'arrivée de Cézanne ici. D'ailleurs, cette époque est fort rapprochée.—Tâche donc de me donner quelques détails sur Aix et ses habitants.
Mes respects à tes parents.
Je te serre la main. Ton ami,
Émile Zola.
Je te conseille de lire et d'étudier Montaigne. Pour moi, je goûte fort sa philosophie, et je suis persuadé qu'elle te plaira de même. Lis surtout son chapitre: De l'institution des enfants. Quel rude soufflet à notre enseignement classique!
Paris, 2 mai 1860.
Mon bon vieux,
Je trouve que les poètes, les romanciers ont un peu beaucoup abusé du drame dans l'amour. Ils ne semblent s'occuper que de l'instant critique, que de l'instant ou la passion éclate, sauvage, échevelée. On dirait une montagne à deux versants, l'un, pente douce et fleurie, n'a que vallons délicieux, que ruisseaux murmurant sous l'herbe, que fauvettes babillant dans les buissons; on le gravit sans fatigue aucune, bien au contraire en sentant sa poitrine se dilater de se rapprocher ainsi du ciel. On va, on va toujours, pressé de se perdre dans les nuages; mais lorsqu'on est au sommet, lorsqu'on croit [Pg 33]se sentir pousser des ailes, voilà je ne sais quelle fatalité qui vous entraîne à descendre l'autre versant. Et quelle descente, bon Dieu! celui-là n'est que ronces, qu'abîmes sans fond; la pente est roide, et l'on roule plutôt qu'on ne marche. Messieurs les romanciers font gravir cette montagne à chacun de leurs héros, qui la monte plus ou moins vite, qui la descend plus ou moins rapidement. Mais tous doivent la subir, c'est la règle commune. Ils me diront: c'est la réalité qui le veut; nous ne faisons que peindre les hommes, et tant pis pour eux, s'ils se ressemblent tous, si tous ont la folie de trop aimer avant pour ne plus aimer ensuite. Et ils auront quelque raison, les braves gens. Il est certain que ce sont nos rêves insensés, nos désirs impossibles à satisfaire qui font le plus souvent notre malheur, quand nous nous heurtons à la vie réelle. Mais le roman n'a pas que le but de peindre, il doit aussi corriger, et c'est une pauvre correction que celle de peindre un peu pour corriger un jour. Il est beaucoup de gens, je l'affirme, qui s'estimeraient heureux d'avoir les qualités d'un héros de roman, quittes à avoir ses défauts. Moi, je crois que ce n'est pas en montrant brutalement son mal à un homme qu'on le guérit; mais, au contraire, en lui faisant voir le bonheur qu'il goûterait s'il avait suivi la bonne voie. Donc point de montagne à gravir, point de montagne à descendre; une grande plaine bien unie, bien fertile, moins agréable, il est vrai, que le premier versant, mais ne présentant pas les gouffres horribles du second. C'est-à-dire que l'amour ne sera plus la félicité d'un instant détruite par la désolation du reste de la vie; que ce sera, en un mot, un bonheur paisible, ne demandant pas trop pour obtenir beaucoup, une amitié passionnée, si je puis m'exprimer ainsi. Une telle étude manquerait-elle d'intérêt? certes non, Paul et Virginie est là pour le prouver; il [Pg 34]est vrai que l'auteur finit par faire mourir Virginie; c'est un tort à mes yeux, et je ne vois pas pourquoi ces frères amants n'auraient pas continué leur idylle dans le mariage; ce n'eût plus été de l'amour ingénu—et c'est là ce qui a déterminé l'auteur à noyer son héroïne,—mais c'eût été un amour tout aussi plaisant. On me criera de nouveau: «Vous ne peignez pas, vous êtes dans le faux; cet amour-là n'existe pas.» O bons auteurs, de quoi vous inquiétez-vous? Vous pensez donc ne dire que des vérités, ne rien inventer et nous montrer le cœur humain à nu. Vraiment! j'ai moins d'orgueil que vous, et j'avoue même que je n'ai jamais réussi à bien comprendre un seul exemplaire de la race humaine. D'ailleurs, vous m'accorderez que, dans vos livres, vous faites la part de l'invention; eh bien, moi, cette part, je vais l'employer à faire, non pas du terrible dans la passion, mais du simple, du terre à terre, du tous les jours. Et croyez-vous que si tous les hommes ressemblaient à mon héros, à cet être qui, dites-vous, n'existe pas, et qui aime bonnement, sans trop rêver, sans trop pleurnicher, croyez-vous que le monde irait plus mal? Sûrement non. Qu'importe alors que je fasse la peinture de ce qui n'existe pas, si je le puis faire exister? Mon héros sera-t-il plus mauvais et moins utile que le vôtre, si mon héros fait naître des sages, lorsque le vôtre n'est que le calque des fous? Non, dix fois encore non! J'ai donc raison et vous avez tort.
Je taisais ces réflexions hier au soir, en lisant Lucrezia Floriani, de George Sand; non pas pour critiquer cet écrivain, plutôt pour me révolter contre une mode si générale qu'on ne peut lire au premier chapitre sans deviner le dernier. Critiquer George Sand! à Dieu ne plaise! Ses romans champêtres sont de trop délicieuses idylles pour qu'on l'accuse de rechercher le terrible. Il est vrai [Pg 35]cependant que presque tous les amours qu'elle raconte sont malheureux; et j'avouerai que je préfère son roman rustique, la Mare au Diable, à Lucrezia Floriani, dont je te parlais tantôt. La Mare au Diable, quelle perle! voilà réellement qui vous fait souhaiter d'aimer une femme; point de sanglots d'amour, point de sanglots de tristesse, un bonheur souriant et calme. Cela plaît bien plus qu'une passion exaltée; on pose la brochure, le cœur paisible et léger, rempli de tendresse et de charité. Bien au contraire, cet autre livre, où l'on vous montre un de ces amours dévorants, trouble, éveille le plus souvent des pensées charnelles, et donne toujours le cauchemar pour plusieurs nuits.—Loin de moi la pensée de vouloir restreindre l'art à l'églogue seule; j'exprime mon goût et rien de plus.
Revenons au roman de George Sand, que je t'ai promis, dans ma dernière lettre, d'apprécier d'après mes faibles mérites. Je me hâte de te dire que ce n'est pas une analyse en règle que je vais le donner, mais seulement quelques observations générales.—J'entendais s'élever autour de moi un concert de louanges sur cet écrivain, et je l'admirais sur la foi des autres, n'ayant pas encore eu le temps de la juger moi-même. Enfin, sorti des bancs du lycée, je me suis décidé à lire ses œuvres; trois de ses ouvrages m'ont déjà passé par les mains, la Mare au Diable, André, Lucrezia Floriani: ce n'est donc que sur ces romans seuls que porte mon appréciation. Je crois, d'ailleurs, avoir eu la main heureuse. Une certaine gradation dans le style, les situations, les sentiments, se fait remarquer dans ces trois écrits; entre la Mare au Diable, idylle simple et gracieuse, et Lucrezia Floriani, drame où l'amour éclate, échevelé, André sert comme de transition par son heureux mélange de passion et de poésie champêtre. D'ailleurs, [Pg 36]dans tous, l'amant et l'amante, quel que soit leur entourage, quel que soit leur caractère propre, sont, quant au fond, toujours à peu près les mêmes, l'amant n'ayant pour faire excuser ses gros et nombreux défauts qu'une seule qualité, celle d'aimer, de trop aimer; l'amante moins passionnée, moins ardente, mais plus raisonnable, plus parfaite. Chez elle l'amour n'est jamais, dans les commencements, un délire; elle aime de toute son âme, simplement, sans rêver les étoiles, ni leur adresser des exclamations. Ce n'est qu'au contact de son amant, qu'en écoutant ses divagations plus ou moins poétiques, qu'en recevant ses baisers muets et terribles, qu'elle devient folle de lui. Mais elle ne s'aventure qu'avec crainte sur cette mer inconnue; elle agit comme malgré elle, sans bien se rendre compte de ses nouvelles sensations, étonnée, emportée par une force fatale. On dirait qu'elle pressent que ce délire n'est qu'une crise, une maladie morale, âpre et voluptueuse, un état anormal, comme un flambeau qui éblouit soudain pour s'éteindre ensuite. Et ce n'est pas là un vain pressentiment. Bientôt l'amant, l'ange des cieux, redevient homme; sa faiblesse, son égoïsme, son défaut, quel qu'il soit, reposait, et la pauvre malheureuse pleure des larmes de sang, regrettant ce moment d'ivresse étrange. Elle se réveille comme d'un mauvais songe dont on se souvient confusément, elle se demande ce qu'elle a fait de sa raison; elle n'a plus pour celui qu'elle aimait tant que de la haine ou du mépris. Son rêve, à elle, était une vie heureuse, un amour paisible; dans la droiture de son esprit, elle s'était dit que rien n'est plus fatal au bonheur que le tumulte de la passion. Son seul crime est d'avoir joué avec le feu, de s'être trop confiée; sa seule punition est de souffrir, grande et belle. Mais lui, comme il est petit, comme il fait pitié; ce qui cachait [Pg 37]toutes ses misères, son exaltation est tombée; il aime peut-être encore son amante, mais le charme est rompu; il n'est plus pour elle qu'un être comme les autres, inférieur peut-être. Elle le domine; elle se voit meilleure, plus courageuse, plus aimante que lui; je l'ai dit, elle ne l'aime plus, elle le méprise parfois.
Ainsi donc, en résumant, tous deux sont malheureux pour s'être laissé emporter par un rêve insensé. Mais dans cette faute commune, combien la femme est moins coupable. Elle n'a cédé qu'à une sorte de fascination, et son penchant, sa pensée n'y ont été pour rien. L'homme, au contraire, a tout fait; c'est lui le tentateur, c'est Adam présentant la pomme à Eve. Elle rêvait une mer paisible, une Méditerranée, bleue et embaumée; et c'est lui qui l'a fait monter dans une frêle nacelle, sur un Océan rugissant, soulevé par un vent terrible. Tous deux ont péri: mais la justice de Dieu les a frappés selon leur faute. La femme qui, avant la tourmente, n'était que qualités, reste après parfaite, plus sublime dans sa douleur: l'homme, au contraire, dont le seul mérite était son exaltation, se traîne avec ses mille défauts, n'est plus qu'un sujet de larmes, et pour lui, et pour les autres.
Ce que je viens de dire s'applique surtout à André et à Lucrezia. Quant à la Mare au Diable, malgré son titre, rien n'est moins tragique. Mais l'amante y est encore bien supérieure à l'amant; et, au fond, toujours la même pensée: «L'homme est un grand fou qui n'a jamais compris la femme, et qui, s'il veut marcher droit, doit se laisser conduire par elle». Sans doute, l'écrivain étant une femme, on dira que chacun prêche pour son saint. Cependant, si je suis à te donner une idée du héros et de l'héroïne de George Sand, ils le sembleront vivants comme ils le semblaient à mes yeux, lorsque je les suivais dans leurs aventures et leurs passions. Ce sont, je le [Pg 38]crois, de véritables portraits dont les originaux ne sont pas rares dans ce bas monde.
Tu le vois, George Sand, elle aussi rêve un amour paisible, et si elle décrit une passion délirante, ce n'est que pour en faire voir les suites inévitables et terribles. C'est sans doute pour cela qu'on l'a accusée d'avoir un esprit positif; comme si ce qu'elle rêve, un bonheur tranquille, n'était pas jusqu'à présent à l'état d'idéal.—Elle est peut-être un peu trop longue dans les descriptions, surtout dans la peinture des caractères. J'aime mieux voir un héros agir, que d'entendre l'écrivain me dire: il était ceci, il était cela. George Sand fait trois chapitres pour m'expliquer l'homme qu'elle met en scène; je me perds, et pour bien comprendre, je suis obligé de résumer ce que je viens de lire. Pourquoi diable alors, l'auteur ne se contente-t-il pas de me donner ce résumé. D'ailleurs, l'auteur de la Mare au Diable possède un style clair, simple et vif. On la comprend toujours, et jamais on n'y rencontre de ces mots prétentieux, de ces phrases torturées. J'ai lu quelque part que George Sand pèche par sa philosophie. Jusqu'à présent, dans les livres que j'ai lus, je n'ai découvert qu'une douce tolérance, qu'un grand esprit de charité. Elle relève, ainsi que Jésus, la femme coupable, la vierge folle, lorsque cette pécheresse a beaucoup aimé. Elle voudrait que le monde entier fût peuplé de riches et de joyeux, que tous soient frères, s'aiment et s'entr'aident. De plus, ce n'est pas un de ces esprits qui se consument en de vaines larmes. Elle a, si je puis parler ainsi, une charité militante. Elle propose de marcher au-devant des maux, d'aller trouver le misérable en sa mansarde, et là de lutter corps à corps avec la misère; point de larmes inutiles, point de vains attendrissements sur les pauvres, mais une lutte patiente, un combat de chaque jour, d'où tous les hommes sortiront [Pg 39]frères, formant une seule république riche et forte. Hélas! ce n'est peut-être qu'un rêve, et pourtant cela serait bien.—Je m'arrête; pardonne-moi ce long bavardage qui ne prouve pas grand'chose, si ce n'est, peut-être, que j'ai lu George Sand sans la comprendre. J'aurais voulu t'en dire plus long, mais je me suis embrouillé, et n'ai pu trouver une transition convenable.
Je te disais dans ma dernière lettre que mon bonheur à moi était une immense tranquillité, et au dehors, et dans mon être. Comme ce rêve pourrait te paraître en désaccord avec mon autre rêve, celui d'une gloire littéraire, j'ajoutais que je reviendrais sur ce sujet. C'est que, sans doute, tu ne sais pas les idées qu'éveille en moi le nom d'auteur. Ce n'est pas la tribune de l'homme politique, les haines et les applaudissements qui grondent autour d'un chef d'école. C'est la mansarde de la grande ville, le chalet de la montagne; une vie douce peuplée de mes rêves; aucun souci matériel; deux ou trois amis pour rêver et divaguer avec moi, une tâche non imposée, un travail d'inspiration. Puis, il est vrai, le murmure flatteur de la foule, non tant pour contenter mon orgueil, que pour faire grincer mes ennemis—(hélas! j'en ai). L'estime de tous, l'aisance pour me moquer de la richesse.—Je sais bien que cela n'arrivera jamais, que si même je me faisais un nom, il y aurait bien des sifflets parmi les applaudissements, bien du vacarme, bien du trouble. Je sais que je ne serai peut-être pas heureux, que je m'éloignerai d'autant plus du bonheur que je rêve.—Mais quel est celui qui peut se vanter de marcher plus droit que moi, d'avoir si bien déchiré le voile de l'avenir, qu'il tende à son but sans craindre les bornes du chemin. Toi-même, qui a mis ton espoir dans le travail, qui crois parvenir au bonheur avec ce puissant levier, sais-tu si une paille, une plume, un rien, ne le [Pg 40]fera pas voler en éclats, t'écrasant sous l'énorme bloc que tu tâchais de soulever.—Crois-moi, nous marchons en aveugles; nous jurons dix ans que nous agissons avec sagesse, puis un jour nous nous apercevons que nous sommes de grands fous. Tu auras l'aisance, l'estime, j'aurais peut-être un peu de renom; est-ce assez pour être assuré de vivre heureux, lorsqu'un caprice enfantin nous plonge dans la douleur, si nous ne pouvons le satisfaire? En vérité, je le le dis, ne vendons pas la peau de l'ours avant de l'avoir tué; ne rions pas avant d'éprouver une cause de joie. Ou plutôt, morbleu! rions, rions à perdre haleine, rions des autres, rions de nous, rions de l'univers entier. Au moins, on s'étourdit.
Cézanne me parle de toi. Il confesse son tort et m'assure qu'il va changer de caractère. Puisqu'il a entamé ce chapitre, je compte lui dire mon avis sur sa manière d'agir; je n'aurais pas commencé, mais je crois qu'il est inutile à présent d'attendre le mois d'août pour tenter votre rapprochement
J'attends chaque jour une lettre de toi. Voici plus de quinze jours que tu me fis la promesse d'être plus exact; j'en attends les effets. Quant à moi, si je suis en retard, ce n'est nullement de ma faute; je me suis trouvé indisposé, et pour ne pas te faire attendre j'achève cette lettre à mon bureau; on fait un tapage épouvantable autour de moi, sois donc indulgent pour la seconde partie de cette missive.—Le temps se remet. Dimanche, je suis allé m'égarer dans le bois de Vincennes, le rossignol chantait, le ciel était bleu, sans nuage. Hélas! ce n'était pas là pourtant ma belle Provence,—beau pays, sales habitants. Ne va pas te fâcher, au moins. Mes respects à tes parents.
Je le serre la main. Ton ami,
E. Zola.
Mon cher Baille,
Aux Docks, 14 mai, 3 heures.
Rien ne vient.—je me décide à t'envoyer cette lettre.
J'ai attendu vainement jusqu'à ce jour une lettre de toi, pour répondre sur ce dont tu me parlerais, et rendre par là-même ma lettre plus intéressante pour toi. Mais ne voyant rien venir, ne voyant que la nature qui verdoie et la route qui poudroie, j'ai pensé qu'il était bon de ne pas attendre davantage une chose aussi rare, aussi peu sûre qu'une de tes lettres. Vraiment, je finirai par me mettre en colère; tant que tu ne m'avais rien promis, passe encore! mais du moment que tu me traces un beau programme, où tu m'annonces une avalanche de missives, n'ai-je pas raison de t'en vouloir, lorsque tu restes un grand mois silencieux comme un Turc accroupi. Je suis sûr que tu t'accuses toi-même. Que diable! les meà culpà sont bons pour les jolies pécheresses qui ne se frappent la poitrine que pour pécher ensuite avec plus de liberté. Toi, un homme raisonnable, un savant, n'es-tu pas honteux, connaissant ta faute, d'y retomber sans cesse. Baille, Baille, mon doux ami, je vais me fâcher.
[Pg 42]Aux choses sérieuses d'abord.—Ainsi, je te l'ai dit, j'ai écrit à Cézanne au sujet de la froideur avec laquelle il t'avait reçu. Je ne puis mieux faire que de te transcrire ici, textuellement, les quelques mots qu'il m'a répondus à cet égard; les voici:
—«Tu craindrais, d'après ta dernière lettre, que notre amitié avec Baille faiblit. Oh! non, car, morbleu, c'est un bon garçon; mais tu sais bien qu'avec mon caractère comme ça, je ne sais trop ce que je fais, et donc si j'avais envers lui quelques torts, eh bien, qu'il me les pardonne: mais autrement, tu sais que nous sommes très bien ensemble, mais j'approuve ce que tu me dis, car tu as raison. Donc nous sommes toujours très amis.»
Tu le vois, mon cher Baille, j'avais bien jugé que ce n'était qu'un nuage léger qui s'évanouirait au premier vent; je t'avais bien dit que ce pauvre vieux ne sait pas toujours ce qu'il fait, comme il l'avoue assez plaisamment lui-même; et que, lorsqu'il vous chagrine, il ne faut pas s'en prendre à son cœur, mais au mauvais démon qui obscurcit sa pensée. C'est une âme d'or, je le répète, un ami qui peut nous comprendre, aussi fou que nous, aussi rêveur.—Je ne suis pas d'avis qu'il connaisse les lettres échangées entre nous, au sujet de votre paix; il faut même qu'il croie que j'ai agi à ton insu, qu'il ignore, en un mot, que tu t'es plaint de lui, que vous avez été brouillés un instant.—Quant à ta conduite envers lui jusqu'au mois d'août, époque à laquelle nos belles parties recommenceront, elle doit être celle-ci,—toujours selon moi, bien entendu:—tu lui écriras régulièrement quelques lettres, sans trop te plaindre des retards qu'il pourra mettre lui-même à te répondre; que ces lettres soient comme par le passé, affectueuses, surtout exemptes de toute allusion, de tout souvenir qui pourraient rappeler [Pg 43]votre petite brouille; en un mot, qu'il en soit entre vous comme si rien ne s'était passé. C'est un convalescent que nous traitons, et si nous ne voulons pas de rechute, évitons les imprudences.—Tu comprends ce qui me fait parler ainsi, la crainte de voir se rompre notre amical triumvirat. Aussi tu excuseras mon ton de pédant, mes craintes exagérées, mes précautions peut-être inutiles, en mettant le tout sur l'amitié que je vous porte à tous les deux.
Je voudrais te faire comprendre ma maladie morale.—Lorsque je jette un regard à l'horizon, je me vois seul; rien ne m'attache à la vie, ni haine, ni amour. Je me demande avec angoisse si je n'ai pas de cœur, si le ciel m'a fait misérable, si je ne suis qu'un tas de boue incapable de briller. La solitude, la solitude sans forme, voilà ce qui m'effraye; et cette solitude, étrange chose, c'est moi qui me la suis créée. Moi, qui ne croyant personne digne de ma confiance, suis resté sans ami, sans maîtresse, dans cet immense Paris, moi qui, de crainte de n'être pas compris, n'ai rien dit, rien confié. Suis-je donc un sot orgueilleux? Je me juge sévèrement et pourtant je me juge exempt d'orgueil. Si j'ai agi ainsi, si je me suis enfermé, en égoïste, avec mes joies et mes douleurs; c'est que jusqu'à présent je n'ai pas encore trouvé une âme qui sympathise avec la mienne; c'est que je me suis agité dans un monde d'imbéciles, sans cœur pour la plupart. La solitude, ô mon Dieu! la solitude peuplée de chères visions, est bien calme, bien douce, mais il arrive un moment où le rêve du poète ne lui suffit plus, où son âme ne peut plus se contenter d'ombres vaines. Alors il cherche autour de lui ce qu'il a vu en songe, il ne le trouve pas et il souffre. Il veut revenir à son rêve, mais le rêve ne veut plus de lui; la solitude ne lui parait plus qu'un grand abîme noir, et il souffre. Il souffre [Pg 44]toujours et partout.—Parfois je vais dans un théâtre, sur une place publique, pour m'étourdir; mais lorsque je me retrouve, le soir, seul dans mon lit, mon cœur se serre affreusement, je suis seul, seul de corps, seul d'âme. Je cherche en vain à me cramponner à la vie; je voudrais avoir une espérance qui me fasse vivre la veille pour le lendemain, je voudrais vivre, en un mot. Mais toujours, là, devant moi, s'étend le grand désert; à quoi bon la joie, à quoi bon la douleur, si cette joie, cette douleur n'est que pour moi, si je ne puis pas la partager avec une âme sœur. Vraiment, mon pauvre vieux, je suis bien malade, il me faut une suprême décision pour me tirer de là. Aurai-je le courage de la prendre?
Je viens de dire que je n'avais rencontré aucune âme qui sympathise avec la mienne. Tu sais bien le contraire, toi; Cézanne aussi. Mais vous êtes si loin, les lettres sont un si faible moyen. Qui sait si nous ne sommes pas destinés à passer notre vie les uns loin des autres. Aussi, lorsque je pense à vous, à vous les seuls auxquels je me confie, je souffre encore davantage: n'avoir rencontré que vous et vous perdre!
Docks, 16 mai, 1 heure.
J'ai encore attendu deux jours pour voir si rien ne venait—mais en vain. Je vais donc finir cette lettre tant bien que mal—sans te dire plus de sottise, mais n'en pensant pas moins.
Je ne sais si tu ignores que mons. Chaillan est ici depuis environ un mois. Il fait canne, le beau jeune homme! il va peindre au Louvre, le grand artiste! Vraiment, il n'y [Pg 45]a que les imbéciles qui soient contents d'eux, qui s'admirent de bonne foi, jurent que rien n'est plus facile que de faire un chef-d'œuvre. Chaillan au Louvre! qu'en penses-tu? ô toi qui le connais. N'est-ce pas une verrue sur un joli visage, un tas d'ordures sur un parquet ciré? Chaillan au Louvre! que le diable m'emporte, si ce n'est du talent, je lui accorde du toupet.—L'autre soir, m'ennuyant grandement, je me dirigeais vers le nouvel appartement qu'il a choisi pour son auguste personne. Dans une rue étroite, une grande coquine de maison, haute, froide, dégoûtante. Je passe par une sale boutique, je gravis quatre étages d'un sale escalier. Je frappe. Il était neuf heures du soir; un beau dimanche qui, par hasard, avait vu briller le soleil et voyait scintiller les étoiles. Je frappe donc: silence complet, puis un Qui est là? suivi d'un Je commençais à m'endormir. Dormir à cette heure, un jour de fête, lorsque la nuit était si claire et si douce! Je manquai de dégringoler les quatre étages d'étonnement. Enfin, le beau Chaillan vint m'ouvrir, coiffé d'un superbe bonnet de coton et la bouche fendue par un incommensurable sourire. Il me fit voir une copie de la Descente de Croix de Rubens. Du Chaillan-Rubens, c'est triste, je t'en réponds, bien triste à voir. Heureusement il faisait nuit et je n'ai pas aperçu toute l'horreur de cette petite toile. Avec un air modeste: «C'est une ébauche, me disait-il, à grands coups, sans prétentions, je finirai cela plus tard, je le corrigerai». L'innocent! je connais cette comédie que chacun joue devant son œuvre, cette œuvre qu'il a tant soignée, qu'il a si souvent revue, et qu'il donne ensuite comme une simple ébauche, un simple canevas qu'il a jeté en quelques minutes sur la toile, sur le papier.—Une autre copie se balançait à un clou; mais celle-là, véritable ébauche, offrait un tel mélange informe de couleurs que je [Pg 46]n'ai pu comprendre ni ce que c'était, ni de quel tableau elle était tirée.—Il m'a fort amusé, ce grave garçon, par ses réflexions, ses étonnements, sa bonhomie. J'aurais plus ri encore, si nous avions été deux; ne te souviens-tu pas de sa chambre à Aix, et de ce portrait qu'il avait fait gratis? Ce mot-là le peint tout entier.—Je fus chassé de sa mansarde par une odeur peu agréable qui s'exhalait; je suis encore dans une grande perplexité au sujet de ladite vapeur âcre, d'une puanteur sui generis. Était-ce un pot? était-ce la chambre elle-même? était-ce ...? Vraiment, voilà le problème le plus ardu que je connaisse.
Il est un autre Aixois à Paris en ce moment, c'est ton cousin, Coupin Albert. Ayant su son adresse, rue du Plâtre, 13, je m'y suis rendu le samedi de Pâques. Il reste là, chez un négociant, dans une fabrique de chapeaux, et je le trouvai tapant de tout son cœur sur du poil de lapin. Malgré la promesse que nous fîmes de nous revoir, je n'y suis plus retourné; un de ces jours cependant je compte aller lui serrer la main.
Le temps est fort inégal, un jour de beau temps, un jour de pluie. Je suis allé pourtant m'égarer sous les ombrages de Saint-Cloud, de Saint-Mandé et de Versailles; ces sites-là sont charmants, sauvages parfois, même pittoresques. Une bonne pipe à la bouche, un rêve doré dans la cervelle, et l'on peut encore y passer de doux instants. Nous irons visiter ces bois l'année prochaine, alors que tu seras ici, et que mercredis et dimanches t'appartiendront; ce sera pour moi un temps de joie folle, en comparaison du temps présent. Je t'aurai près de moi; je ne désespère pas d'entraîner Cézanne. Oh! la belle vie, la belle vie que nous mènerons!
Hier soir, j'étais à ma fenêtre du premier, fenêtre qui donne sur la rue. Je regardais la foule, qui s'écoulait [Pg 47]bruyante et pressée; il pouvait être dix heures. Voici venir deux hommes ivres, criant et gesticulant: «Vois-tu, disait l'un, je te donnerais dix mille francs,—si je les avais. Tu es un homme d'honneur, et je suis ton ami.» Et là-dessus, ils s'embrassèrent, larmoyant et se serrant à s'étouffer. N'est-il pas étonnant que l'ivresse, chez la plupart, éveille les bons sentiments? N'as-tu pas remarqué que, dans ces moments, l'égoïsme, les calculs d'intérêt disparaissent, que ce sont des moments d'effusion, de générosité?—On perd sa raison, me diras-tu. C'est vrai; mais il semble que la partie de raison que l'on perd soit la partie méchante, celle que donne le contact des hommes. On est tout cœur, on est franc, rieur; en un mot, l'homme ivre, perdant le sentiment des dangers, perdant sa dissimulation, fruits des rapports entre hommes civilisés, revient à l'état nature, tel que l'a créé Dieu, sinon que sa pensée est obscurcie. Buvons donc, et du meilleur!
Je termine cette lettre, qui n'est pas des plus intéressantes, en t'accusant une dernière fois de paresse. Je veux, au mois d'août, te montrer le nombre de lettres de Cézanne, et te faire rougir en le comparant à celui des tiennes.
N'importe, je te serre la main très affectueusement.
Ton ami,
E. Zola.
Paris, 2 juin 1860.
Mon cher Baille,
Je n'ai encore pu retrouver ton avant-dernière lettre, égarée sans doute par la poste. Je me contente donc de répondre à celle du 24 mai; c'est déjà une tâche assez lourde.
Quant aux reproches que je t'adressais, je suis bien forcé d'en rétracter une partie, et pour ton indisposition, et pour cette missive perdue. J'ai toujours maudit de bon cœur les exercices gymnastiques; mais, depuis ton accident, je suis encore plus courroucé contre eux. Se donner une blessure, une souffrance de toute la vie, et cela en grimpant à un trapèze! Mon pauvre vieux, je te plains et, en même temps, je suis un peu en colère contre toi.
Tu me parles d'Indiana, tu m'en donnes une courte analyse, puis tu tâches de voir la pensée qui a donné naissance à cette œuvre. Je crois que tu l'as lue trop rapidement pour bien la comprendre. J'étais bien jeune lorsque je l'ai dévorée, comme toi; mais, autant que je puis m'en souvenir, elle ne m'a laissé qu'une impression pénible. George Sand y reconnaît que le bonheur ne peut exister dans le mariage, et qu'un amant est aussi incapable de le donner qu'un mari. Quel est donc le sort de cette Indiana, de la femme dont elle est la personnification? [Pg 49]Malheureuse en ménage, malheureuse en amour, qu'elle reste fidèle, qu'elle devienne adultère, elle ne trouve partout que larmes et sanglots. N'est-ce pas décourageant? Pas une oasis où se reposer, deux abîmes aussi profonds, aussi noirs l'un que l'autre, et, pour comble d'infortune, presque toujours les deux à la fois. Chacun sait que George Sand n'est pas partisan du mariage; aussi, rien de plus terrible pour moi que de voir cet auteur niant l'amour hors du mariage, c'est le nier partout, c'est à décourager les cœurs de vingt ans. Comme je n'ai plus bien présent à la mémoire le livre dont je te parle, il se peut que je me trompe. Cependant, je crois résumer la pensée de l'écrivain en répétant que, nous montrant d'abord la jalousie du mari et ensuite l'égoïsme de l'amant, nous faisant voir combien les hommes sont petits auprès des femmes, il exalte ces dernières et conclut qu'elles seules savent aimer. Seulement,—et c'est là le drame pénible,—en mettant la femme sur un haut piédestal, en l'élevant au-dessus de la foule, il l'isole par là même et la fait pleurer sur sa solitude. Je crois me rappeler maintenant qu'Indiana finit par trouver un amant digne d'elle; mais ce dénouement, donné peut-être aussi pour contenter le lecteur, ne saurait vous faire oublier ce qu'a souffert Indiana avec Raymond; on n'en reste pas moins triste et découragé.—D'ailleurs, je relirai ce volume et je t'en reparlerai.
J'aborde maintenant la partie capitale de ta lettre. Je me tairais peut-être s'il ne s'agissait que de moi, chétif; mais me juger comme tu le fais, c'est juger toute l'école lyrique moderne; non pas que je me compare un instant à nos maîtres, je n'ai d'ailleurs rien produit,—mais parce que tu sembles plutôt t'attaquer à la poésie lyrique en général, qu'à mes méchants vers en particulier.—Lorsqu'on juge un homme, on doit nécessairement avoir [Pg 50]égard à l'époque sous laquelle il vit, aux idées qui l'ont accueilli au sortir du berceau. Tu as parfaitement compris cela et tu traces de moi un portrait un peu de fantaisie, le portrait du poète du xixe siècle.—Comment, vas-tu dire, avec tous les blâmes que je t'adresse, tu prétends que j'ai fait là le portrait d'un Musset, d'un Lamartine, d'un Victor Hugo? Certes oui; ce que tu me dis, on le leur a dit fort souvent, et plus durement encore. Pour ma part, je trouve que ta critique à mon égard n'est nullement sévère; toute mon excuse est dans le temps où je vis. Notre siècle est un siècle de transition; sortant d'un passé abhorré, nous marchons vers un avenir inconnu. Comme nous sommes Français, c'est-à-dire impatients par excellence, nous nous hâtons, nous nous hâtons. Ainsi donc, ce qui caractérise notre temps, c'est cette fougue, cette activité dévorante; activité dans les sciences, activité dans le commerce, dans les arts, partout: les chemins de fer, l'électricité appliquée à la télégraphie, la vapeur faisant mouvoir les navires, l'aérostat s'élançant dans les airs. Dans le domaine politique, c'est bien pis: les peuples se soulèvent, les empires tendent à l'unité. Dans la religion, tout est ébranlé; à ce monde nouveau qui va surgir, il faut une religion jeune et vivace. Le monde se précipite donc dans un sentier de l'avenir, courant et pressé de voir ce qui l'attend au bout de sa course. Que fera donc le poète? sera-t-il ce romancier du xvie siècle flagellant sans pitié les vices de son temps, buvant frais et se moquant de Dieu et de Satan? Sera-t-il ce tragique du xviie siècle, portant perruque et rangeant mathématiquement ses alexandrins deux par deux? Sera-t-il enfin ce philosophe du xviiie siècle, niant tout, afin de nier le droit divin qu'invoquaient les rois, ébranlant l'ancienne société pour en faire germer une nouvelle sur ses débris? [Pg 51]Non, ce qui s'est fait dans ces temps passés a eu sa raison d'être; mais nous serions parfaitement ridicules de nous lever comme des momies de leur tombeau, et de venir déclamer à la foule béante des railleries qu'elle ne comprendrait pas. Et, quand même nous voudrions renier la date de notre naissance, nous ne le pourrions pas; le poète peut emprunter la forme de Rabelais, de Corneille, de Voltaire; mais l'idée sera toujours moderne. Ce seront toujours ces élans vers Dieu, ces cris d'une âme qui demande avec des pleurs la sainte croyance des temps évangéliques, le saint amour de la femme; ce seront ces blasphèmes d'un cœur ulcéré par le doute et qui, en reniant tout ce qu'il y a de pur et de saint, recherche avec angoisse à recevoir un démenti. Ce sera toujours ce poète saisissant la plume au berceau, ne faisant plus de la littérature avec un traité de rhétorique, mais avec les blessures de son cœur; se sauvant des pédagogues, qui ne sont pas de son temps, et, dans une sublime ignorance, racontant ses chères visions. Ce sera toujours ce poète interrogeant le futur, divaguant et se perdant dans la nue pour aller demander le grand mal au Seigneur, bâtissant utopies sur utopies, toujours dévoré par sa fiévreuse activité. Même, j'irai plus loin, la paresse rêveuse, ces moments où l'on sommeille à demi, regardant les nuages glisser, qu'est-ce, sinon un résultat de l'activité dont je te parle? Il serait trop long d'écrire ce qu'on ressent, on préfère le rêver,—j'en parle sciemment. Voilà ce que sont les poètes de notre siècle, voilà notre école lyrique. Je parle de tous, des bons comme des mauvais, de ceux qui écrivent comme de ceux qui n'écrivent pas.—Vous autres, lycéens, vous avez ce grand défaut, c'est que vous n'êtes pas de votre temps. Vous ne vivez pas dans le passé; puis, lorsque vous sortez des bancs, vous restez tout étonnés [Pg 52]de notre manière de faire. Vous savez bien ce qu'on faisait sous François Ier; mais, sous Napoléon III, c'est une autre chanson. Les esprits jeunes suivent bientôt la pente commune; mais les esprits encroûtés dans un travail bestial grondent toujours comme des ours en mauvaise humeur, blâmant ceci, blâmant cela, et s'écriant toujours: «. Ah! jadis!» Les sots! dédaignant notre époque si belle, si sainte! Lorsque la mère porte encore son enfant dans son sein, on s'incline devant elle; inclinez-vous donc, brutes, devant notre siècle plein de promesses pour vos petits-neveux.—Je ne dis pas cela pour toi, au moins, et tu ne serais pas mon ami si tu ressemblais à certains quadrupèdes savants que j'ai connus.
Tu vois donc que tes blâmes ne m'ont blessé en aucune façon: tu m'as dit que je suis de mon temps, c'est juste, et je t'en remercie;—non pas que je me drape dans mon ignorance comme un gueux espagnol dans son manteau troué; non pas que je pense que Musset ignorait comme moi le français et l'orthographe; ce serait d'un sot orgueilleux. Au contraire, j'ai toujours eu l'idée d'étudier la grammaire à fond, l'histoire, etc. Mais un sot savant est plus sot qu'un sot ignorant et si, sottise il y a chez moi, j'aime mieux qu'elle soit ignorante que savante. D'ailleurs, la science n'est pas mon affaire; c'est un lourd fardeau, très difficile à mettre sur les épaules. Je le répète, toute mon ambition est de connaître la grammaire et l'histoire. Que ferais-je du reste? j'aime mieux tout tirer de moi que de le tirer des autres.
Quant à ton reproche si souvent répété de ne pas aimer les classiques, je ne le mérite en aucune façon. Je t'ai déjà dit souvent que j'admirais beaucoup ces messieurs, j'aime le beau partout où je le trouve. Je les lis même quelquefois, je vais voir jouer leurs œuvres. Tu m'accuses de systèmes et tu as tort; rien n'est moins systématique [Pg 53]que mon esprit, et c'est bien pour cela que je n'ai jamais pu souffrir les pédants, reproche, je dirai louange, que tu me fais aussi et que je mérite pleinement.
Tu m'accuses de manquer de sang-froid, de bon sens et de raison. Ces mots sont fort élastiques et je ne les comprends pas trop bien; d'ailleurs, je te renvoie à ce que je te dis plus haut sur nos poètes.
Ensuite tu quittes le poète et tu t'adresses à l'homme. Tu m'accuses de ne pas envisager la réalité avec courage, de ne pas me créer une position qu'on puisse avouer. Mon pauvre vieux, tu parles comme un enfant. La réalité, mais ce n'est qu'un mot pour toi! Où l'as-tu rencontrée, où t'es-tu heurté contre elle, toi, toujours enfermé dans un lycée, sûr le matin d'avoir du pain pour le soir, toi qui marches droit à un but réel, et que le rêve n'égare plus depuis longtemps. La réalité! vraiment oui, je la connais, et tu n'as que faire de m'en parler. Tu ressembles à cet aveugle qui indiquait les bornes du chemin à son compagnon, possédant deux bons yeux. D'ailleurs, pourquoi t'en vouloir, tu ne peux me juger que par mes lettres, que par ces lettres si chères où je rêve, où je vis. Tu ne sais pas la lutte que je souffre intérieurement, tu ne sais pas le parti que je vais prendre. Le rieur, le poète, voilà celui que vous voyez, ô mes amis, mais l'homme s'est caché jusqu'ici, peut-être par amour-propre, peut-être par d'autres raisons. A toi, mon meilleur ami, à toi et à Cézanne, je vous dirai tout un jour, mais croyez bien l'un et l'autre que je ne suis pas cet étourdi que vous pensez, que je ne prends un parti qu'après y avoir longtemps réfléchi, que la réalité m'occupe tout le jour et que je ne rêve que pour me délasser. D'ailleurs, je ne te le cacherai pas, je ne veux une position que pour me permettre de rêver à l'aise. Tôt or [Pg 54]tard j'en reviendrai à la poésie; ce que je désire, c'est de pouvoir m'y livrer sans être à charge à personne et de pouvoir manger un morceau de pain et boire un verre d'eau. Tu me parles de la fausse gloire des poètes; tu les appelles fous, tu cries que tu ne seras pas aussi sot qu'eux, d'aller pour un applaudissement mourir dans un grenier. Je t'ai déjà dit, dans une de mes lettres, une chose qui aurait dû t'empêcher d'avancer de nouveau ce blasphème. Crois-tu donc que le poète ne travaille que pour la gloire? crois-tu donc qu'il n'est poussé à chanter que par ce mobile? Non, il prend sa lyre dans la solitude, perd de vue ce monde, et ne vit que dans le monde des esprits. C'est sa vie, pourquoi le railler, l'accuser de folie: il te dira que tu ne le comprends pas, que tu n'es pas poète, et il aura raison. Je veux vivre heureux: voilà ton éternel refrain. Eh! mon Dieu, tout le monde veut vivre heureux; tu as ton bonheur, le poète a le sien: chacun marche où Dieu l'appelle, le lâche est celui qui se plaint des épines et refuse d'avancer.
Bien entendu, que nos différentes manières de voir ne fassent pas faiblir notre amitié. Tu me connais et tu sais que je ne suis rien moins que fat. Je sais ce que je veux; je n'ai jamais cherché à me dresser sur la pointe des pieds. Aussi, si je combats quelques-unes des idées contenues dans ta dernière lettre, ce n'est pas que je trouve ta critique trop sévère, au contraire. Tu me vantes, tu m'appelles poète et je ne suis qu'un pauvre rêveur. C'est tout simplement que nos idées ne sont pas les mêmes. Je te réponds franchement en ami, ne craignant pas de te blesser, et sur que ma franchise ne sera pas mise par toi sur le compte de l'irritation.
Je suis pressé et suis obligé de quitter ce sujet. Je comptais répondre phrase par phrase à ta lettre et je me vois forcé de garder le silence sur bien des points. Je me [Pg 55]contenterai d'ajouter que j'ai lu La Bruyère et que je l'admire autant que toi.
Le vieux Cézanne me dit dans chacune de ses lettres de te souhaiter le bonjour. Il me demande ton adresse, pour t'écrire fort souvent. Je m'étonne qu'il ne la sache pas, et cela prouve, non seulement qu'il ne t'écrivait pas, mais que tu gardais le même silence que lui. Enfin, comme c'est une demande qui montre ses bons sentiments, je vais le satisfaire. Voilà donc une petite brouille passée à l'état de légende.
Ma vie n'est pas aussi triste que cet hiver. Je ne suis pas aussi seul, je sors un peu plus, enfin je suis plus actif et moins songeur. Je crois que mon mauvais temps est fini: voici le mois de septembre qui vient, mois où j'espère t'avoir à Paris; d'un autre côté, Cézanne peut venir, et notre trio serait au grand complet. J'ai pris une ferme résolution, je te la dirai dès que je l'aurai mise à exécution.
Chaillan te souhaite le bonjour. Il doit faire mon portrait, nu, quelque peu drapé, tenant une lyre antique et les yeux au ciel: je m'apprête à rire comme un bossu. Tu me proposes de m'écrire une lettre sur le style, j'accepte de grand cœur, je t'en supplie même d'autant plus que ce sont des questions auxquelles j'ai longtemps rêvé. En attendant, pousse-toi de l'agrément, comme dit Cézanne: bois, ris, fume, et tout sera pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Je te serre la main. Mes respects à tes parents.
Ton ami,
E. Zola.
Cette lettre est fort embrouillée, tant pis. J'avais préparé un nouvel article sur l'amour, je te l'enverrai plus tard.
Paris, 10 juin 1861.
Mon cher ami,
Je subis depuis quelques jours une rude attaque de spleen. Cette maladie offre chez moi des caractères singuliers; abattement mêlé d'inquiétude, souffrance physique et morale. Tout me semble couvert d'un voile noir; je ne suis bien nulle part, j'exagère tout en douleur comme en joie. De plus, d'une indifférence presque complète du bien et du mal: ma vue troublée, incapable de juger. Et enfin un ennui immense décolorant et déflorant toutes mes sensations: un ennui qui me suit partout, changeant ma vie en fardeau, annulant le passé et souillant l'avenir. Plus je vais, et plus je vois nettement ma malheureuse position. Résolu de faire un travail quelconque pour vivre, je ne puis pas même trouver ce travail. Ce n'est pas assez de douleur d'avoir dit adieu à la vie que je rêvais, il faut encore que la réalité ne veuille pas de moi, lorsque je me soumets à elle. Pauvre oiseau qui consentirait à laisser couper ses ailes, puis qui, le sacrifice accompli, chancellerait sur ses pattes et ne pourrait marcher! D'ailleurs, si je trouvais un emploi, quel chemin de traverse pour arriver à mon but! Quels obstacles à vaincre, quelle lutte de chaque jour! Accomplir un rôle de machine, travailler le jour pour [Pg 57]du pain, puis dans les moments perdus revenir à la Muse, tâcher de se créer un nom littéraire, certes, c'est le rêve le plus irréalisable que j'aie fait! Je t'avouerai cependant, ce n'est pas cette existence de lutte sourde qui m'effraye; il ne s'agit que d'avoir de la constance et de l'espoir. Mon tourment de chaque jour est de voir mes recherches vaines jusqu'ici; décidé à prendre la première place venue, je tremble que cette place ne me cloître entièrement, qu'elle n'exige toutes mes heures, même celles que je destine à la Muse. C'est cette vague terreur de l'inconnu qui me trouble; c'est en quelque sorte la cause du spleen dont je te parlais tantôt. Joins à cela, je ne sais quelle maladie physique, sur laquelle aucun médecin ne m'a répondu d'une manière satisfaisante. Mon système digestif est profondément troublé. J'éprouve des pesanteurs dans l'estomac et les entrailles; tantôt je mangerais un bœuf, tantôt la nourriture me dégoûte. Ce mal tout physique réagit sur le moral; et on ne saurait trouver un garçon de plus maussade compagnie que moi, lorsque, tout à la fois, mon ventre et l'avenir m'inquiètent.
Après tout, si ma position doit s'améliorer un jour,—et il faut l'espérer,—je n'en veux pas trop au ciel de me faire connaître le revers de la médaille. Au fond, ma gaieté est toujours vivace; un mot, un geste, un rien la fait éclater, rieuse et bavarde. La surface seule est triste chez moi; si quelquefois le découragement pénètre plus loin, ce n'est que pour un temps; bientôt la moindre pensée me distrait, le moindre plan de poème ou de nouvelle, je caresse cette pensée, et, lorsque je reviens à la réalité, je la vois tout différemment; les contours trop aigus se sont arrondis, les laideurs ne sont plus repoussantes. Je la vois sans trop de chagrin, nous finissons même par faire bon ménage. Et la conclusion est toujours [Pg 58]que je ne saurais être misérable, que je ne suis pas un imbécile et que je parviendrai à me suffire.—D'ailleurs, j'ai fait grande provision de philosophie; je lis et relis Montaigne; homme de grand sens, ne se prononçant jamais pour telle ou telle secte, ou plutôt se prononçant tour à tour pour le bien qu'il remarque en chacune d'elles, il possède en quelque sorte une philosophie essence de toutes les philosophies. Je me plais beaucoup avec lui. Il m'apprend une foule de choses, me console et m'encourage toujours, enfin me fait supporter mes peines avec un sourire et accepter mes joies sans éclats insensés. C'est là l'homme qu'il me fallait: point de pédantisme, point de ces grands mots qui m'effarouchent, une raison droite, parfois railleuse, toujours élevée. Il n'est pas jusqu'à son style, ce bon vieux style français qui ne m'attache à lui; j'aime cette allure libre, cette grammaire, cette orthographe si peu stables; j'aime ces tournures singulières, mais justes, ces phrases mal polies, contournées et bizarres, mais puissantes et toujours vraies. En un mot, je suis son disciple, son fervent admirateur; et c'est bien le moins de lui donner mon amour, à lui, qui me donne sa fermeté, sa gaieté.
Je ne sais trop, à vrai dire, quel sera le résultat des mois qui s'écoulent. Si je n'avais pas ma mère, je me serais fait soldat. Ne crois pas que ce soit une pensée d'enfant né dans une heure de tristesse; c'est tout simplement la conclusion de ce qui m'arrive en idées et en faits depuis un an. Comme je n'ose seulement pas en parler à ma famille, je continue donc à chercher un emploi. Je te l'ai souvent répété: un travail pour vivre et pour me faciliter la littérature, c'est là ce qu'il me faut trouver; c'est là en quelque sorte le pivot sur lequel doit tourner mon existence, le but que je poursuis, tantôt riant, tantôt pleurant.
[Pg 59]Je vois Cézanne rarement. Hélas! ce n'est plus comme à Aix, lorsque nous avions dix-huit ans, que nous étions libres et sans souci de l'avenir. Les exigences de la vie, le travail séparé, nous éloignent maintenant. Le matin Paul va chez Suisse, moi je reste à écrire dans ma chambre. A onze heures nous déjeunons, chacun de notre côté. Parfois à midi, je vais chez lui, et alors il travaille à mon portrait. Puis il va dessiner le reste du jour chez Villevieille; il soupe, se couche de bonne heure, et je ne le vois plus. Est-ce là ce que j'avais espéré?—Paul est toujours cet excellent fantasque garçon que j'ai connu au collège. Pour preuve qu'il ne perd rien de son originalité, je n'ai qu'à te dire qu'à peine arrivé ici, il parlait de retourner à Aix; avoir lutté trois ans pour son voyage et s'en soucier comme d'une paille! Avec un tel caractère, devant des changements de conduite si peu prévus et si peu raisonnables, j'avoue que je demeure muet et que je rengaine ma logique. Prouver quelque chose à Cézanne, ce serait vouloir persuader aux tours de Notre-Dame d'exécuter un quadrille. Il dirait peut-être oui, mais ne bougerait pas d'une ligne. Et observe que l'âge a développé chez lui l'entêtement, sans lui donner des sujets raisonnables de s'entêter. Il est fait d'une seule pièce, raide et dur sous la main; rien ne le plie, rien ne peut en arracher une concession. Il ne veut pas même discuter ce qu'il pense; il a horreur de la discussion, d'abord parce que parler fatigue, et ensuite parce qu'il lui faudrait changer d'avis si son adversaire avait raison. Le voilà donc jeté dans la vie, y apportant certaines idées, ne voulant en changer que sur son propre jugement; d'ailleurs, au demeurant le meilleur garçon du monde, disant toujours comme vous, effet de son horreur pour la discussion, mais n'en pensant pas moins selon sa petite tête. Lorsque ses [Pg 60]lèvres disent oui, la plupart du temps son jugement dit non. Si, par hasard, il avance un avis contraire et que vous le discutiez, il s'emporte sans vouloir examiner, vous crie que vous n'entendez rien à la question et saute à autre chose. Allez donc discuter, que dis-je? converser seulement avec un garçon de cette trempe, vous ne gagnerez pas un pouce de terrain et vous en serez quitte pour avoir observé un caractère fort singulier. J'avais espéré que l'âge aurait apporté quelques modifications en lui. Mais je le retrouve tel que je l'ai laissé. Mon plan de conduite est donc bien simple: ne jamais entraver sa fantaisie; lui donner tout au plus des conseils très indirects; m'en remettre à sa bonne nature pour la continuation de notre amitié, ne jamais forcer sa main à serrer la mienne; en un mot, m'effacer complètement, l'accueillant toujours avec gaieté, le cherchant sans l'importuner, et m'en remettant à son bon plaisir pour le plus ou le moins d'intimité qu'il désire entre nous. Mon langage t'étonne peut-être, il est cependant logique. Paul est toujours pour moi un bon cœur, un ami qui sait me comprendre et m'apprécier. Seulement, comme chacun a sa nature, par sagesse je dois me conformer à ses humeurs, si je ne veux pas faire envoler son amitié. Peut-être pour conserver la tienne emploierais-je le raisonnement; avec lui ce serait tout perdre. Ne crois pas qu'il y ait quelque nuage entre nous; nous sommes toujours très unis, et tout ce que je viens de dire vient assez mal à propos de circonstances fortuites qui nous séparent plus que je ne le voudrais.
J'ai une véritable indigestion d'alexandrins. Le poème de l'Aérienne que je viens de terminer a environ douze cents vers. Tu ne saurais croire l'effet que me produit ce travail achevé; c'est comme une lassitude [Pg 61]mêlée de désenchantement. Je hais l'écriture; mon rêve une fois sur le papier n'est plus à mes yeux qu'une rapsodie. Ah! qu'il est préférable de se coucher sur la mousse, et là, de dérouler tout un poème par la pensée, de caresser les diverses situations sans les peindre par tel ou tel mot. Que ce récit, aux contours vagues, que l'esprit se fait à lui-même, l'emporte sur le récit froid et arrêté que raconte la plume aux lecteurs! Dans l'un, l'idée règne seule, légère et lumineuse; dans l'autre, la matière pèse sur les ailes du poète et dispute l'espace à son vol. Par malheur, on veut se faire entendre et, dès lors, il faut écrire; il est peu de poètes assez sages pour consentir à n'être poète que pour eux; et pourtant c'est le seul moyen de conserver sa poésie fraîche et gracieuse. La matière, voilà ce qui tue, voilà l'éternel antagoniste de l'idée, ce qui met un frein à toute inspiration. Que de fois on pense bien, tout en disant mal.
Une période de douze syllabes, coupée en deux membres égaux par une césure et de plus terminée par une rime, voilà le vers, voilà l'outil, toujours le même, donné au poète pour exprimer toutes les harmonies possibles, l'éclat de rire et le sanglot, les bruits des mers, des vents, des forêts. Certes, la matière est ingrate, la lyre n'a qu'une corde et que d'habileté il faut pour en tirer plusieurs sons. L'école romantique, qui a tout osé, n'a pas cependant augmenté ni diminué le nombre des syllabes d'un alexandrin. C'est dire qu'on ne l'osera jamais, pas plus moi qu'un autre. Quant à la césure, elle a été fort maltraitée par ladite école romantique. Ils se sont plu à qui mieux mieux à la rejeter qui au commencement, qui à la fin du vers; la place où on la voit le plus rarement dans certaines pièces de Musset est justement le milieu du vers où elle trônait [Pg 62]depuis des siècles. Le vers qui est né de ces espiègleries, coupé et ne marchant que par saccades, a eu son temps et ses applaudissements. Mais il serait maladroit de vouloir le faire revivre; outre qu'on encourrait à juste titre le reproche de pastiche, on rééditerait une singularité qui, pour être originale, n'en est pas moins d'un certain mauvais goût. Ce que l'on supporte dans les écrivains de 1830, en raison de la puissante impulsion qu'ils ont imprimée en littérature, on le blâmerait dans un poète de nos jours. Ces vers-là ont pour excuse leur acte de naissance; puis on les pardonne à un auteur qui a fait ses preuves ailleurs et qui, dans un jour de boutade, semble dire au public: «Je te fais de mauvais vers, mais je pourrais en faire de bons, si je voulais». L'étude des romantiques est certes une des plus importantes pour les grands poètes. Ils ont semé les germes de l'avenir; seulement, comme ils réagissaient contre un autre principe, ils ont tout exagéré. Les classiques étaient d'une rigide exactitude à l'égard de la césure, ce qui coupait mathématiquement leurs vers et produisait à l'oreille le bruit monotone de six syllabes revenant toute la durée du morceau; il faut joindre, pour bien comprendre cet effet, l'absence entière des rejets. La jeune école, impatientée de cette lourde musique, se lève en masse et casse les vitres; alors tombe un véritable déluge de vers estropiés, on abolit la césure et l'on proclame le règne du rejet. Bizarre manifestation, entièrement vicieuse chez le poète sans talent, mais revêtant une allure décidée et originale lorsqu'un Musset la produit. Que fera donc le poète de nos jours devant les classiques si lourds et les romantiques frisant de si près le mauvais goût. Évidemment, il prendra un juste milieu, il déplacera la césure lorsque son idée le demandera et lorsque l'harmonie y gagnera au lieu d'y [Pg 63]perdre; il emploiera le rejet sobrement, surtout il ne l'emploiera jamais sans raison, mais comme La Fontaine pour produire un effet de style. Telles sont mes opinions sur le rejet et la césure.—Si je passe maintenant à la rime, j'avouerais que dans un vers c'est elle dont je prendrai le moins de souci. Je la prends comme elle vient; riche, suffisante, pauvre, ce m'est tout un; c'est une rime et c'est ce qu'il me faut. J'aime mieux un mot naturellement amené par la pensée et rimant vrai, qu'un mot rimant bien et couchant avec la pensée elle-même. D'ailleurs, je ne me suis jamais expliqué la religion de la rime riche. On allègue, je crois, l'harmonie qu'elle met dans le vers. C'est tout bonnement une grossière erreur; Victor Hugo, qui a perdu la césure dans l'esprit des honnêtes gens, ne s'est pas aperçu qu'en proclamant l'excellence de la rime riche, il créait une autre césure de beaucoup plus tyrannique et monotone. Est-il rien, en effet, qui endorme l'esprit comme la répétition de deux ou trois syllabes identiques. Je prendrai pour exemple la pièce de ce poète intitulée Navarin. Tu te souviens sans doute des petits vers: «Où sont, enfants du Caire...» Appelle-t-on cela de l'harmonie? Pour moi, ce n'est qu'une succession de mêmes sons, un chant monotone, fort propre à bercer un enfant. D'ailleurs, il est complètement faux de faire résider la musique du vers dans la dernière syllabe; selon moi, les onze autres pieds ont le droit de réclamer. Pour conclure, si l'on me demandait de quoi dépend l'harmonie du vers, je répondrais: D'abord de l'arrangement des syllabes longues ou brèves, ouvertes ou fermées, puis de la position habile de la césure; enfin des rejets que l'on se permet en chemin. Je ne veux pas dire par là que la rime est inutile et que peu importe qu'elle existe. Au contraire, je reconnais sa nécessité, sans elle le vers [Pg 64]ne serait pas. Mais ce qui m'exaspère, c'est de voir des poètes, hommes de génie d'ailleurs, mettre une cheville pour avoir le plaisir de rimer richement. Eh! rimez richement, lorsque votre pensée le voudra, mais lorsqu'il vous faudra changer votre pensée, pour obéir à l'harmonie qui n'est que dans vos cervelles, rimez pauvrement. On me dira peut-être que je crie après les rimes riches, parce que je n'en ai que de pauvres à mon service. Si mes raisons ne te semblent pas bonnes, pense ce que tu voudras.—J'ai une sainte horreur de la cheville. C'est, à mon avis, la lèpre qui ronge le vers. Un vers est-il mauvais, cherchez bien, c'est qu'il cache une cheville. Cette hideuse chose ne se présente pas toujours sous l'aspect d'un adjectif malencontreux. Quelquefois, une épithète bien choisie n'est qu'une heureuse cheville. D'autres fois, elle se dissimule sous l'apparence d'un hémistiche, d'un vers tout entier. C'est dans ces deux cas surtout que je la déteste, d'autant plus qu'elle échappe à la foule, qu'on ne peut la montrer du doigt et la faire huer, mais si elle ne s'étale pas aux yeux, on la sent, le vers est mou, filandreux, il y a longueur dans le sujet, rien ne se détache et tout vous crie: Cheville! Cheville! Cheville! Elle m'irrite encore, lorsque, pour se faire supporter, elle choisit quelque joli petit mot qui ne signifie rien, mais après lequel on n'a pas le courage de crier, tant il est grêle et menu. Telles sont les épithètes, fleurs, frais, parfumé, etc., etc. Tu pourrais croire, d'après ce que je te dis, que mes vers sont exempts de toute cheville. Hélas! que tu te trompes. Mon vers idéal est sobre, nerveux, sans exclure la grâce; mais combien mon vers pratique est encore bavard, mou et plein d'afféterie.—Je voulais te donner mes opinions sur la forme en poésie, mais je suis obligé de m'arrêter avant la fin et après avoir [Pg 65]omis une foule de choses, crainte de manquer de papier.
Tu gardes un silence tant soit peu égyptien. Le travail t'accable, c'est fort bien; mais tu oublies que tu as des amis à Paris que pourrait inquiéter la mauvaise santé. Je t'ai écrit trois lettres depuis ta dernière épître. Une, de huit pages, répondant à ces soupçons que M. Cézanne avait eus sur nous, les deux autres plus courtes et contenant chacune quelques lignes de Paul. Les trois ont été adressées chez M. de Battini. Comme ton silence pourrait me faire croire que notre intermédiaire est infidèle, je t'envoie celle-ci chez tes parents, assuré qu'elle te parviendra toujours. D'ailleurs, même si tu n'as pas reçu mes lettres, ce ne serait pas une raison pour garder le silence pendant deux mois. Ainsi donc vite une réponse me rassurant sur ta santé et me donnant des nouvelles de ton travail. Dis-moi aussi si tu as reçu mes trois lettres. Je ne t'écrirai qu'après ta réponse.—Courage.—Mes respects à tes parents.
Je te serre la main. Ton ami,
Émile Zola.
Paris, 15 juin 1860.
Mon cher Baille,
Je viens de lire André Chénier. Tu m'as promis une lettre sur le style—lettre que je verrai Dieu sait quand,—et en attendant de connaître tes idées à cet égard, je vais, à propos de ce poète, te communiquer ma manière de voir. Bien entendu que Chénier est hors de cause; que je reconnais toute la grâce de ses vers, que je m'incline devant son génie. Je ne veux plus te faire une critique de ses poésies, te dire ce que tu liras partout; je le répète, je ne veux que te donner les réflexions générales que j'ai faites en lisant.
Chénier a fait des poèmes, des idylles, des élégies.
Parmi ses poèmes, le seul qui soit terminé est celui de l'Invention. Étrange bizarrerie, cet homme de génie qui passe sa jeunesse à étudier les anciens pour les imiter, est emporté, comme malgré lui, à se révolter contre les imitateurs. C'est qu'on n'est pas impunément un grand homme, c'est que le véritable poète, après s'être dans sa jeunesse inspiré d'un modèle quelconque, finit par vouloir et par marcher seul. Il est vrai que Chénier ne secoue pas le joug entièrement. Il ne l'ose pas, peut-être même ne le voit-il pas; cette antiquité qui lui paraît si belle, dont les productions lui semblaient si douces aux [Pg 67]lèvres, ces études de toute son enfance, cet Homère, ce Virgile sur lesquels il a passé tant de veilles, il ne peut se décider à ne plus les imiter, à leur dire un dernier adieu. Que fait-il alors? il concilie son amour du grec et son génie qui se révolte, en gardant la forme, le style antique, et en lui faisant exprimer des idées modernes. Il consacre son projet dans ce vers fameux de son poème:
Je comprends parfaitement une chose: un poète qui n'a encore rien produit sent un monde de pensers en lui; seulement, pour fixer ces idées encore vagues, il lui faut une forme, un style dignes d'elles. Le voilà donc à la recherche de cette forme, de ce style; si le jeune poète a fait ses études classiques, la mythologie païenne, les dieux d'Homère et de Virgile se présenteront les premiers. Voilà non pas un style, mais des matériaux pour embellir le style. Le vent ne sera plus que Zéphir, le rossignol que Philomèle, etc., etc. Ensuite, toute la bande des allusions: les demi-dieux, les naïades, les satyres, que sais-je? Voilà donc une forme, ayez du génie comme André Chénier et l'on dira que vos vers ont un parfum suave d'antiquité. Certes, nul ne serait assez fou pour ressusciter ces vieilles fables. Phébus et sa Diane ne sont plus que le soleil et la lune; on partirait de rire si quelqu'un s'avisait de faire revivre ces vieilles défroques. Chénier est le dernier homme de talent qui ait parlé sur ce ton, et encore, si je puis m'exprimer ainsi, ce n'est pas l'antiquité qui l'a servi, c'est lui qui a servi l'antiquité. Son vers est si gracieux, que je lui passe toutes les allusions possibles, même celles que je ne comprends pas, moi l'ignorant, moi qui [Pg 68]n'ai entendu parler de Virgile que par ouï-dire. Tu penses peut-être, mon cher ami, que je fais ici un procès au classique pour exalter ensuite le romantique. Tu te trompes fort, et voici la part de la nouvelle école: je t'ai tantôt représenté un jeune poète cherchant une forme pour rendre ses idées, et prenant la poésie d'Homère pour animer ses tableaux. Voici maintenant un autre jeune inspiré; au lieu d'un Homère, c'est un Ossian qui tombe dans ses mains. Il est jeune, la nouveauté l'attire; cette poésie vague du barde, ces gracieuses légendes du Nord, ces fées, ces sylphides, ces farfadets le captivent. Voilà ce qu'il cherchait: un coloris pour son style, un merveilleux pour ses poèmes. Ce jeune homme devient alors un romantique, de même qu'on a nommé l'autre un classique. Il n'a qu'un mérite sur ce dernier, c'est que sa mythologie n'est pas si ancienne, c'est-à-dire pas aussi connue, usée, rebattue. Les deux Parnasses ont chacun leurs charmes; qui le nierait serait fou. Seulement on a tant abusé de l'un que quiconque se respecte n'en parle plus, tandis que l'autre est encore couvert d'une verdure assez fraîche.—Mais, me diras-tu, ce n'est pas là le style, tu me parles du merveilleux, des allusions, des images, des descriptions. Eh! en quoi consiste le style si ce n'est en cela, surtout chez les poètes. Je te l'ai dit tantôt, celui qui veut exprimer ce qu'il pense n'a besoin que d'une mythologie. Là, il trouvera mille comparaisons pour donner du relief à sa pensée; il trouvera le merveilleux, ce grand ressort poétique, etc., etc. Tu parles toujours des poètes. Je puis me tromper, mais après une lecture soit d'Homère, soit d'Ossian, un homme d'un talent même médiocre, s'il écrit, aura une espèce de style, grâce au larcin qu'il fera au poète qu'il vient de lire.—Je sais bien que ce coloris dont je parle, puisé aux sources païennes, n'est pas tout dans le style, [Pg 69]qu'il n'en est que le vernis, et que le fond en est bien autrement important. Mais ce fond, je crois, naît avec nous; c'est un don de la nature, que l'étude, il est vrai, développe et bonifie. On a chacun son style, comme on a son écriture; mais quant aux ornements, ils sont à tous. Le génie sait faire tout accepter, les naïades d'Homère comme les ondines d'Ossian.
Maintenant, ne serait-il pas beau de créer une poésie à part, n'imiter pas plus le chantre de la Grèce que le barde du Nord, laisser les avis de l'âme s'épancher librement dans les vers sans faire intervenir les sylphides ou les nymphes? Certes, une poésie qui ne parlerait ni de Phébus, ni de Phébé, qui ne se pâmerait pas comme celle de nos jours devant un ruisseau, ou un clair de lune, une poésie forte et aimante, ce serait le sublime de l'art. L'homme de génie qui se lèvera un jour et dira
sera acclamé par la foule, et, s'il ne reste pas au-dessous de son projet, une gloire immortelle l'attend.
Revenons à Chénier. Ses idylles sont ce qu'il a laissé de mieux et de plus parfait. Gracieuses, elles plaisent plutôt qu'elles n'élèvent l'âme; c'est d'ailleurs le genre qui le veut. Lis-les, je ne doute pas qu'elles te fassent grand plaisir.
J'ai hâte d'arriver à ses élégies, sur lesquelles j'ai réfléchi longtemps. Elles sont adressées à une amante, Camille; ce sont donc les peintures des joies et des douleurs de l'amour. Je me suis promis depuis longtemps de faire une certaine étude, celle de l'expression de l'amour chez les poètes de tous les temps. Rien ne serait plus curieux de comparer Horace, Pétrarque, Molière (dans quelques scènes), Lamartine. Je ne veux t'en nommer [Pg 70]que quatre; bien entendu que chaque siècle aurait son représentant.—La manière d'aimer une femme, de faire l'amour a toujours, dû être la même, du moins à peu de chose près. J'entends que lorsque l'on est auprès de la femme aimée sur tout le globe, on doit à peu près lui tenir le même discours; et ce discours depuis la création du monde a dû varier fort peu. D'où vient donc que dans chaque siècle les poètes ont eu une manière différente de parler à leurs beautés, de leur parler en vers, bien entendu; car je ne m'imagine pas qu'ils s'amusaient à leur débiter ces sornettes quand ils se trouvaient à leurs genoux. Horace l'épicurien ne peut aimer sa maîtresse sans se rouler sur le gazon, en buvant du falerne,—c'est encore le plus sage. Pétrarque semble s'envoler à chaque vers. Avec Molière et avec tout le siècle de Louis XIV naît un attirail d'arcs, de flèches, de fers, de chaînes, que sais-je? tout un appareil de torture dont les belles dans leur cruauté tourmentaient leurs amants. Quant à Lamartine, il pleurniche sentimentalement sur un lac, prend la lune et les étoiles à témoin, s'enfonce dans la Nature jusqu'au cou.—Pourtant ces quatre hommes aimaient; y a-t-il donc différentes manières d'aimer? Non, assurément. C'est qu'ils ont obéi à la mode de leur temps, peut-être plus encore aux mœurs, aux penchants de leur siècle.—Tu vois donc la curieuse étude qu'on pourrait faire; non pas seulement comparer les diverses expressions, mais retrouver sous ces expressions tout un peuple avec toutes ses coutumes. Je me trompais peut-être tantôt lorsque j'avançais que de tout temps on a tenu les mêmes discours à la femme aimée; mais dans ce cas, en admettant que même dans la réalité, Horace fût plus matériel que Pétrarque, cela ne diminuerait en rien la portée de cette étude. Au contraire, je viens de le dire, on retrouverait dans [Pg 71]les vers du poète les habitudes du peuple contemporain.
André Chénier se ressent un peu du siècle de Louis XIV et, de plus, il fait intervenir Homère et Virgile à chaque instant. Néanmoins, je préfère ses élégies à bien des œuvres bâtardes de notre temps. Comme je le disais tantôt à propos du style en général, comme il serait beau de créer une expression de l'amour où le passé n'entrerait pour rien. Faire de beaux vers où l'âme seule parlerait et n'irait pas, pour peindre ses joies et ses tourments, emprunter de banales images, pousser des exclamations à la Nature, etc., etc. En un mot, une poésie amoureuse assez digne pour ne pas être ridicule, une poésie que l'on oserait réciter aux pieds de celle que l'on aime sans craindre qu'elle éclate de rire.
Cette lettre étant essentiellement littéraire, je vais terminer par l'exposition du plan d'un petit poème qui roule depuis plus de trois ans dans ma tête. Le titre est: la Chaîne des Êtres. Il aura trois chants que j'appellerai volontiers le Passé, le Présent, le Futur. Le premier chant (le Passé) comprendra la création successive des êtres jusqu'à celle de l'homme. Là, seront racontés tous les bouleversements survenus sur le globe, tout ce que la géologie nous apprend sur ces campagnes détruites et sur les animaux maintenant engloutis dans leurs débris. Le second chant (le Présent) prendra l'humanité à sa naissance, dans l'état sauvage, et la mènera jusqu'à ces temps de civilisation; ce que la physiologie nous apprend de l'homme physique, ce que la philosophie nous apprend de l'homme moral, entrera, en résumé du moins, dans cette partie. Enfin, le troisième et dernier chant (le Futur) sera une magnifique divagation. Se basant sur ce que l'œuvre de Dieu n'a fait que se parfaire depuis les premiers êtres créés, ces zoophytes, ces êtres informes [Pg 72]qui vivaient à peine, jusqu'à l'homme, sa dernière création, on pourra imaginer que cette créature n'est pas le dernier mot du Créateur, et qu'après l'extinction de la race humaine, de nouveaux êtres de plus en plus parfaits viendront habiter ce monde. Description de ces êtres, de leurs mœurs, etc., etc.
Ainsi donc au premier chant, savant; au second, philosophe; au troisième, chantre lyrique; dans tous les trois, poète.—Magnifique idée, on ne peut le nier, surtout si l'exécution répondait au projet. Je ne sais si tu vois les horizons de ce poème, mais pour moi, ils me paraissent si vastes, si lumineux, que j'en recule jusqu'à ce jour devant la tâche formidable de rimer mes pauvres vers sur cette grandiose pensée.
J'écris toutes mes lettres sans brouillon, tu ne dois pas y chercher beaucoup de correction. Je me trompe sans doute fort souvent; mais, que diable! nous ne faisons pas de la littérature ici; nous parlons comme deux bons amis, nous communiquant nos pensées et nos observations.—J'attends les lettres avec impatience; que les quelques idées que j'ai émises dans cette lettre ne t'empêchent en rien de me dire franchement les tiennes. Le premier lien de l'amitié est de s'avouer, sans hypocrisie, ce que l'on pense.
Chaillan te serre la main. Je te prie de présenter mes compliments à Raynaud Jules.
Mes respects à tes parents.
Je te serre la main.
Ton ami,
E. Zola.
Quant au poème que je suis en train de bâtir, il avance fort lentement. J'ai encore tout le troisième et dernier [Pg 73]chant à voir. Après peut-être j'attaquerai celui de la Chaîne des Êtres.
Je suis fort souffrant depuis quelques semaines; cela t'explique le retard survenu dans ma correspondance.
Paris, 24 juin 1860.
Mon cher Baille,
Je relis presque chaque jour cette lettre où tu me juges en ami sévère; non pas pour trouver des arguments qui détruisent les tiens, mais pour voir si je suis loin de cette raison que tu me refuses, pour m'expliquer ce que tu entends par ce mot, pour te juger toi-même. Je ne saurais le cacher, ce que tu dis est sage; pourquoi donc mon esprit se révolte-t-il? pourquoi cette sagesse me semble-t-elle plus folle que ma folie? Je vais tâcher de te le dire.—Le mot position revient plusieurs fois dans ta lettre, et c'est ce mot qui excite le plus ma colère. Ces huit lettres ont une tournure d'épicier enrichi qui me porte sur les nerfs. Ce n'est rien de les voir écrites, il faut les entendre dans la bouche de certains individus, d'un parvenu, par exemple; elles s'allongent, s'enflent, roulent; chacune semble surmontée d'un accent circonflexe.—Avoir une position, c'est, si je ne me trompe, faire un commerce quelconque, vivre d'un emploi, sous la dépendance de quelqu'un. [Pg 74]A côté de cette idée, je veux te transcrire quelques vers, bien que tu les connaisses:
Quelle grande et belle figure que ce Rolla! Combien est petit auprès de lui l'homme qui court après une position! Lui ne cherche qu'une chose, la sainte Liberté, et ce seul amour suffit à le grandir.—Te citerai-je encore l'invocation qui précède la Coupe et les Lèvres? Te montrerai-je le Tyrolien sur ses montagnes, qui soupe quand il tue? et, par contraste, ferai-je venir ensuite ce marchand qui vend tout le jour de la cannelle dans une boutique obscure? «Pardieu, le pauvre fou, te dis-tu, le voilà qui divague avec les poètes; mais moi, je suis pour la réalité, que diable!»
C'est vrai, dès qu'une chose est grande, on en rit, on crie à l'impossibilité, à la poésie. Le siècle est tellement à la prose que les pauvres poètes se cachent; on a tant dit et redit qu'ils n'avançaient que des songes creux qu'eux-mêmes ont fini par le croire. Cependant, selon moi, le rôle du poète n'est pas tel; c'est celui du régénérateur, celui de l'homme qui se dévoue au progrès de l'humanité. Ce qu'il avance, ce sont bien des rêves, mais des rêves qui doivent recevoir leur accomplissement.
[Pg 75]Lorsque la race humaine sortit des mains du Créateur, elle vécut sons le soleil, libre et sans lois. Leurs descendants jouirent longtemps du cette liberté; peuples de chasseurs et de cultivateurs, n'ayant encore pas besoin les uns des autres, nos rêves ne s'imposèrent aucun lien qui les unît entre eux. Chaque homme n'avait pour toute position que celle d'être un homme; chacun fournissait à ses besoins, sans aller chercher l'huile chez son voisin de droite et du vinaigre chez son voisin de gauche. En un mot, ce que l'on nomme la Société n'était pas encore constitué; la liberté régnait grâce à l'individualité. Mais à mesure que les hommes se multiplièrent, de nouveaux besoins naquirent; d'un autre côté, l'union faisant la force, des masses d'individus se réunirent pour former des nations et mettre en commun leur courage, leur intelligence. Dans cette fusion, féconde d'ailleurs en bons résultats, l'individualité devait malheureusement disparaître, entraînant inévitablement la liberté. La race humaine n'était plus qu'une grande machine où chaque rouage est un homme; chacun doit tourner dans un sens prescrit, chacun dépend d'un autre. L'un entrait le fer dont l'autre fera le mortier, où le troisième pilera le sel que vendra le quatrième. Ainsi tout s'enchaîne; l'homme n'est plus un entier, il n'est plus libre.—Maintenant, jette dans cette société, qui est celle de notre temps, un être dont l'esprit est un et indépendant; jette un Rolla, par exemple. Il aimera mieux se laisser briser que se soumettre à devenir une partie, lui qui est un tout; il rira dédaigneusement de ce que tu nommes une position et qu'il appelle lui un esclavage. Il ne voudra avoir rien de commun avec des êtres qu'il méprise; il vivra trois ans libre et fier, puis il se suicidera.
Voici trois pages écrites, et tu me crois bien loin de ce que je dois expliquer; à savoir pourquoi ta sagesse me [Pg 76]semble plus folle que ma folie. Au contraire, j'en suis à la conclusion.—Dieu m'a pétri d'une argile assez semblable à celle de Rolla, quant à l'amour de la liberté, du moins. Je ne puis souffrir ce rôle passif d'instrument, ce travail de brute que nous impose la société. Je préfère la vie du sauvage d'Amérique, se suffisant à lui-même, à cette vie d'homme civilisé où nous avons chaque jour besoin de nos misérables semblables. On a dit que l'homme a été créé pour vivre en société; c'est possible, mais du moment que le bien qui en résulte doit être acheté au prix de ma liberté et de mon individualité, c'est un bien dont la source est trop amère et que je refuse. Toi, au contraire, tu sembles accepter ce sacrifice fort paisiblement; tu consens à acheter le bonheur à quel prix que ce soit. Étrange bizarrerie! je ne conçois pas de bonheur sans liberté; toi, au contraire, pour arriver au bonheur, c'est la première chose que tu sacrifies. Dis-moi donc en quoi il consiste, ton bonheur, ou sans cela nous ne nous entendrons jamais. Pardieu, je t'entends rire encore ici. La poésie m'emporte toujours, n'est-ce pas? la liberté, quel rêve insensé! Je le jure devant Dieu, si je n'avais pas de famille, je m'exilerais, j'irais je ne sais où; mais il faudrait que je la trouve, cette liberté, soit dans la plaine, soit sur la montagne.—J'ai peut-être tort; je ne sais que conclure. Mais je le dis en vérité, tu t'es fait le champion d'une bien laide cause. Cette lettre que tu m'as écrite n'est pas la lettre d'un jeune homme de vingt ans, du Baille que j'ai connu. J'ajouterai: j'aime mieux mon rêve si grand, si sublime, que la mesquine et désolante raison.—D'ailleurs, puis-je changer? Dieu m'a créé tel: je marche dans mon chemin, quitte à m'ensanglanter les pieds.—Es-tu de bonne foi? est-ce vrai que tu ne rêves plus la liberté? est-ce vrai que tu acceptes la réalité, la vie sans murmurer, [Pg 77]sans en créer une plus belle dans tes songes? est-ce vrai que tout est mort en toi, que tes aspirations se bornent à un bonheur matériel? Alors, mon pauvre ami, je te plains; alors, tout ce que je viens d'écrire te semblera, comme tu me l'as dit, dépourvu de raison, de sang-froid et de bons sens.
Tu voudrais, me dis-tu, me voir considérer un peu plus en homme les choses humaines. Que crains-tu pour moi? Crois-tu qu'il ne sera pas toujours assez temps que la réalité me vieillisse? Je pèche par mauvais vouloir, et non par ignorance; je connais parfaitement le réel; si je ne m'y soumets pas, c'est que je ne le veux pas. Veux-tu que je te dise: je voudrais, moi, te voir rêver plus que tu ne le fais. On revient toujours à la réalité, mais on ne revient jamais à l'idée; une fois blessé, l'ange remonte au ciel, sans prêter l'oreille à vos sanglots. Tu es enfoncé dans le matérialisme jusqu'au cou; sous prétexte que tu cherches le bonheur—je ne sais quel bonheur,—tu dis adieu au rêve. Le bonheur de la brute est de manger et de dormir; ce n'est pas le tien, je présume, et pourtant tu prends le chemin qui y conduit. Qu'on ne te parle pas de poésie, qu'on ne te parle pas de liberté; que ces fous meurent à l'hôpital; toi, tu cultives les intérêts matériels, tu veux te faire une position.—Est-ce vrai, Seigneur, que vous nous avez créés pour promener notre misère d'esclavage en esclavage? est-ce vrai que cette âme que vous avez partagée avec nous, doive se plier comme un vil métal sous l'étreinte du premier venu? est-ce vrai que la liberté n'est qu'un mot? Je sais bien, mon cher Baille, que la majorité est pour toi, que mes lettres feraient rire. Et pourtant, tu dois me comprendre; n'est-ce pas que je ne suis pas complètement fou? n'est-ce pas que ce rêve est un beau rêve? Marche dans ton sentier; moi, je ne sais ce que [Pg 78]Dieu me garde, mais je mourrai content si je meurs libre. + Quittons cette question brûlante. Je te transcris ci-dessous trois pages d'une lettre que j'ai envoyée à Cézanne. Je te les envoie parce qu'elles sont, en quelque sorte, la conclusion de tout ce que je t'ai écrit jusqu'ici sur l'amour et sur les amants. Les voici:
«L'autre soir je rêvais, me promenant sous les ombrages du Jardin des Plantes. La nuit tombait; un doux parfum s'échappait des mille fleurs qui ornent les parterres. J'allais, fumant ma pipe, le nez au vent, admirant les blanches jeunes filles qui se lutinaient autour de moi, dans les allées. Soudain, j'en vis une qui ressemblait à l'Aérienne; et voilà mon esprit qui court en Provence, qui divague.—J'ai lu quelquefois cette phrase dans les romans: «Ils se virent, une étincelle jaillit, ils comprirent qu'ils étaient faits l'un pour l'autre, et ils s'aimèrent.» Je ne m'étonne plus alors si des amours, commencées ainsi, finissent toujours misérablement. L'âme n'y est pour rien, dans ce simple coup d'œil; vous n'avez pu apprécier que la beauté du corps. Ou, si votre amour est pur, si ce n'est pas le seul désir qui vous entraîne, ce n'est pas la femme que vous venez de voir si rapidement que vous aimez, c'est un être que crée votre imagination, qu'elle doue de mille qualités morales. Tu vois, dès lors, les deux écueils inévitables de ces amours si subites; de deux choses l'une, ou vous n'aimez que le corps, et cela est infâme, ou vous aimez un être fictif qui n'est pas celui avec lequel vous allez vivre; et c'est vous exposer à perdre toutes vos illusions, à trouver un diable, quand vous rêviez un ange.—Ne vaudrait-il pas mieux suivre une autre marche, connaître avant d'aimer, passer par l'estime pour arriver à l'amour; voir en un mot sa passion, faible d'abord, croître ensuite [Pg 79]chaque jour.—Voilà qui est fort sage, me diras-tu, mais le moyen de mettre ces maximes en pratique lorsqu'on a vingt ans? Patience donc! c'est pour arriver justement à la pratique que je viens de faire ce bout de théorie.—Encore quelques mots. A notre âge, ce n'est pas la femme que l'on aime, c'est l'amour. Nous avons besoin d'une maîtresse, n'importe laquelle. La première femme qui nous sourit, c'est elle que nous voulons posséder; nous nous jetons en aveugle à sa poursuite; si elle nous résiste, nous n'en sommes que plus épris, nous déclarons que nous allons mourir pour elle; si elle nous cède, hélas! nous perdons bien vite nos belles illusions. O mes amis, écoutez-moi attentivement: j'ai trouvé un remède pour tous: pour vous qui désespérez de ne pas avoir, pour vous qui désespérez d'avoir eu.—Je me promenais dans le Jardin des Plantes, rêvant à l'Aérienne. J'examinais ma conduite passée, et je la trouvais si sotte à son égard que je cherchais celle que j'aurais dû tenir. De ces réflexions jaillit le moyen pratique annoncé ci-dessus. J'aurais dû, me dis-je, tâcher de la voir seule à tout prix, ou, si cela eût été impossible, lui écrire une lettre contenant en abrégé ce que je désirais lui dire verbalement. Voici en quelques mots les idées qu'aurait contenues cette lettre: «Mademoiselle, ce n'est pas un amant qui vous écrit, c'est un frère. Je me sens si isolé dans ce monde, que j'éprouve le besoin de connaître un cœur jeune qui batte pour moi, qui me plaigne et me console, me juge et m'encourage. Je n'ose ni ne veux vous demander votre amour; ce serait profaner un tel sentiment que de croire qu'il puisse naître dans deux cœurs qui ne se connaissent pas encore. La seule chose que je désire est votre amitié, une amitié augmentée par une connaissance réciproque de nos deux caractères. Si vous me pensez digne un jour d'un sentiment plus [Pg 80]tendre, ce jour-là, nous interrogerons nos cœurs, et s'ils battent également tous les deux, nous pourrons commencer un nouveau genre de vie. Mais jusque-là ma main pressera votre main comme celle d'une sœur, mes lèvres ne vous donneront un baiser que lorsque je serai certain que les vôtres me le rendront, etc., etc. Votre frère».—Cette lettre développée habilement ne manquerait pas son effet, surtout si la jeune fille était une âme généreuse, poétique, exempte de préjugés. Admettant qu'elle accepte cette amitié, soit à la suite de nouvelles lettres, soit par d'autres moyens, tu vois les mille conséquences qui en découlent. D'abord, tu n'aimes pas à l'aventure; si la jeune fille est réellement digne de toi, si vos caractères sympathisent, ces titres de sœur et de frère se changeront bientôt en ceux de bien-aimée et d'amant; surtout, et c'est là le sublime, vous vous connaîtrez, partant vous vous aimerez avec l'âme, tels que vous êtes, éternellement! Si l'amour ne vient pas, si l'amitié même faiblit, c'est un signe certain que vous ne vous convenez nullement; vous auriez beaucoup souffert si, croyant vous aimer, tandis que vous n'aimiez que l'amour, vous vous étiez bientôt séparés, niant l'amour, ce qui est une monstruosité. C'est donc un bien que d'avoir essayé d'abord de l'amitié et de vous éloigner, reconnaissant simplement que vous n'avez pas le crâne fait de même. Si, au contraire, et c'est la dernière supposition possible, l'amitié reste et que l'amour ne vienne pas, n'est-ce pas déjà charmant d'être l'ami d'une jolie femme, d'avoir toujours l'espérance, cette douce chose, d'être son amant un jour? L'amour où il mène n'est pas un de ces amours romantiques qui s'enlèvent comme du lait et retombent flasques et mornes. C'est un préservatif contre la désillusion, cet abîme où se noient tous les cœurs de vingt ans. Enfin, c'est un adoucissement [Pg 81]aux peines qu'éprouvent les amants dédaignés.—Que diable! on ne fait pas toujours d'une pierre trois coups.»
Voilà ce que j'ai écrit à Cézanne. Eh bien! mon cher Baille, ne suis-je pas raisonnable? Ne dirais-tu pas lire la discussion d'une formule d'algèbre? Ce n'est plus un rêve ceci, c'est de la pratique; j'avoue que je ne donne pas mon moyen comme infaillible, tant que l'expérience ne sera pas venue le démontrer.
Je ne sais que te dire pour t'exciter à m'écrire plus souvent. Je sais que tu as toujours aimé la littérature, que tu te serais peut-être fait homme de lettres, si tu ne t'étais imposé de prétendus devoirs. Ne parlais-tu pas au mois d'août de prendre des leçons de littérature? Mais la pratique n'est-elle pas la meilleure des leçons? Crois-tu que ton style ne deviendrait pas plus facile, si tu m'écrivais une lettre chaque semaine. Tu me diras que tu n'as pas de sujet; eh! mon Dieu, prends le premier venu, la religion, nos vertus, la modestie, etc.; nos penchants, l'amour, le jeu, l'ivrognerie, etc.; prends la science si tu veux, la morale, que sais-je? Écris-moi quatre, huit pages n'importe sur quoi; cela te déliera la main, je te répondrai et nous étudierons ainsi réciproquement la domaine de nos pensées. Moi, j'attaque un peu tous les sujets dans mes lettres; mais tu ne me réponds pas, et je finis par me taire, faute de contradicteur.—Voici tes examens qui approchent, tu me répondras que tu n'as pas le temps.—Je n'ajoute qu'une chose: j'ai vingt lettres de Cézanne, dix de Marguery, et cinq de toi. Ce n'est pas le temps qui te manque; c'est impossible. Tu es donc un paresseux, et je jure devant Dieu que c'est la dernière fois que je me plains,—mais, comme on dit, je n'en pense pas moins.
Je vais envoyer mon poème—sept cents vers—à [Pg 82]Cézanne. Je lui dis de te le faire remettre; tâche de ton côté de te le procurer. A bientôt.
Mes respects à tes parents.
Je te serre la main. Ton ami,
Émile Zola.
4 juillet 1860.
Mon cher Baille,
Je viens de lire Jacques de George Sand. C'est une œuvre étrange, on ne saurait la feuilleter sans pleurer, sans éprouver des frissons d'enthousiasme. L'action la plus simple, l'intrigue la moins compliquée, et pourtant chaque phrase vibre, chaque mot vous émeut. Jacques, le héros, épouse une jeune fille, Fernande. Cette Fernande prend un amant, Octave, et Jacques a la grandeur d'âme—d'autres diraient la sottise—de se suicider pour laisser sa femme vivre heureuse avec son amant. C'est que ce Jacques est un être idéal, c'est qu'il n'a pas les mille préjugés de notre sotte société; c'est que Fernande n'est pas coupable à ses yeux; elle ne l'aime plus, en aime un autre, mais n'est pas hypocrite avec lui et ne va pas lui offrir ses lèvres chaudes encore des baisers de son amant. Quelle loi peut forcer la femme à aimer toujours le même homme? Quelques [Pg 83]mots balbutiés par un maire et un prêtre sur la tête de deux époux, peuvent-ils enchaîner leurs cœurs, comme ils enchaînent leurs corps? De quelle garantie est le mariage en amour? et ne serait-ce pas l'institution la plus monstrueuse, si on n'invoquait en sa faveur des raisons de famille et de garantie matérielle? Le mariage ne saurait donc imposer l'amour à la femme; la seule chose qu'il commande, c'est de garder sa couche pure pour ne pas introduire de fils étrangers dans la famille. Mais l'homme qui épouse une femme qui manque de sympathie, qui voit leur amour faiblir, qui voit même sa femme aimer un autre homme, combattre sa passion, sangloter et se tordre, lutter pour rester fidèle contre nature; cet homme-là ne serait-il pas un lâche s'il courbait cette malheureuse que la loi humaine lui livre comme une chose, mais que la loi naturelle lui refuse; cet homme-là, s'il est grand et généreux, ne doit-il pas lui rendre une liberté qui appartient à toute créature de Dieu? Ne serait-il pas infâme s'il pressait encore dans ses bras un corps dont l'âme n'est plus à lui? ne serait-ce pas un embrassement de brute. Certes, le mariage est une chose inique, considérée ainsi, surtout avec les préjugés qui s'attachent sottement à l'honneur conjugal. On comprend qu'un grand esprit, tel que George Sand, ait levé l'étendard de la révolte, tâchant de faire voir tout ce qu'il y a d'ignoble et d'odieux dans cet enchaînement de deux existences, tout ce qu'il y a à craindre pour ces pauvres cœurs humains, si fragiles et si aimants.—Jacques est, comme je te le disais, une nature exceptionnelle; Jacques est un grand cœur, plein d'amour, plein d'abnégation, la plus sublime des vertus. Il aime toujours Fernande; pour lui elle est restée pure malgré sa chute; elle a combattu tant qu'elle a pu; il l'aimerait peut-être moins, si elle n'avait pas succombé. [Pg 84]Il l'aime toujours, il l'aime assez pour préférer son bonheur à elle à sa propre vanité, à son propre égoïsme. Il méprise la société, ses institutions, ses préjugés; il part laissant ignorer à sa femme qu'il sait tout et va se tuer, mettant même sa mort sur le compte d'un accident, pour éviter le moindre remords à sa Fernande adorée. Grande figure que l'on ne peut contempler sans être ébloui, qui, parmi tous ces vains qui nous entourent, nous semble tellement sublime que nous nions son existence. Puis, quelle ardente passion, quel dédain pour tout ce qui nous attire, quelle fierté dans ce silence qu'il garde sur ses sentiments et sur ses pensées! Je ne pourrais t'analyser un tel homme; lis le roman et tu pleureras peut-être comme moi; lis-le, ou vraiment je t'en voudrais.—Quant à Fernande, elle est la femme personnifiée: la femme pliant sous le premier souffle d'amour dont rien n'égale la tendresse sinon la fragilité. Dévouée jusqu'au dernier moment à Jacques, elle n'a plus pour lui que de l'amitié; elle repousse ses caresses, mais lui presse toujours la main. Elle ne l'aime plus, et, comme elle a besoin d'aimer, elle s'adresse au premier venu, mais elle lutte, elle souffre et se briserait si son maître de par la loi n'avait pas pitié d'elle. Si Jacques est une exception, un personnage idéal, création de poète, Fernande est une réalité. Rien de plus strictement vrai que cette situation d'une femme n'aimant plus son mari et ne pouvant s'empêcher d'aimer un autre homme. La malheureuse, qui n'a pas un Jacques pour époux, doit finir par tomber dans la bouc et partager son lit avec deux hommes à la fois. C'est sans doute pour nous montrer quelle rare grandeur d'âme, par conséquent l'homme étant généralement petit, pour nous faire voir quel nombre de femmes le mariage mène à la dégradation, que l'auteur nous a donné cette [Pg 85]œuvre.—George Sand a nié, je crois, son hostilité au mariage, et cependant cette hostilité ressort de chacun de ses romans.—Lorsqu'on indique une maladie, on est forcé de donner en même temps le remède, surtout si l'on veut faire une œuvre bonne et utile. C'est ce que George Sand ne fait pas; elle démontre que le mariage est la chose la plus monstrueuse qui existe, elle y nie le bonheur et l'amour, mais elle ne dit pas quelle institution elle voudrait voir à la place de ce lien éternel. Veut-elle le divorce? Veut-elle qu'on change d'amour comme on change de chemise? Ou bien a-t-elle conçu une nouvelle manière de vivre entre amants, garantissant la famille, faisant disparaître l'adultère, etc., etc. C'est ce qu'elle ne nous dit pas; et alors son roman peut être vrai, mais d'une désolante vérité. C'est une mauvaise action, une torture inutile, une lecture trop forte pour les cœurs de vingt ans.—Quant à moi, je crois que le bonheur peut exister dans le mariage. Si Jacques n'est pas heureux avec Fernande, c'est que Jacques est un rêve et Fernande une réalité. Dans un roman, une étude de passions humaines, dès qu'un personnage est purement idéal, ce personnage devient une exception, il ne saurait sympathiser avec les autres qui ne sont que des hommes. Ses relations avec eux ne peuvent manquer un jour de se rompre violemment, leurs suites seront son propre malheur et celui des êtres qui l'entourent. Comme la baguette que l'on plie et qui reprend brusquement sa première position, dès qu'on la lâche, il remontera au ciel, d'où il vient, laissant les humains s'entendre avec les humains. Ainsi le stoïque, le sublime Jacques ne peut vivre avec la frêle, l'humaine Fernande. Nulle sympathie entre eux, c'est un ange aimant une mortelle qui demande à grands cris que le divin amant éteigne le feu de ses regards pour ne pas [Pg 86]la consumer.—Mais, au contraire, vous réunissez deux êtres de ce bas monde d'une égale faiblesse, je ne vois pas pourquoi ils ne seraient pas heureux. Je n'ignore pas que l'orgueil de la femme doit se révolter d'un esclavage relatif, je comprends tout ce qu'a d'horrible, comme je te le disais, la position d'une épouse honnête qui aime un autre homme que son époux; mais cette passion ne lui viendra pas, si son mari ne lui est ni supérieur, ni inférieur, si l'harmonie règne entre eux. Et même si elle aimait, elle oserait avouer sa faiblesse à celui qui est aussi faible qu'elle; en un mot, ces deux êtres s'appuieraient l'un sur l'autre, chancelant quelquefois mais se redressant toujours par une mutuelle condescendance.—Ce n'est pas que j'approuve fort le mariage; bien au contraire, j'y apporterais de notables changements, si l'on me laissait libre. Mais tel qu'il est, ce mariage qu'on ne peut attaquer sans entendre hurler autour de soi les bégueules et les petits esprits, il peut devenir une source de bonheur et d'amour entre deux êtres sages, exempts de préjugés. Si l'on appelle amour la passion échevelée, certes le mariage ne le donne pas; si l'on entend par bonheur un ciel sans nuages, allez encore chercher plus loin. Mais, si vous n'êtes pas trop exigeant, si l'amour auquel vous aspirez est profond et calme, si vous entendez par bonheur des jours de soleil et des jours de pluie, mariez-vous, mes enfants, mariez-vous.—Je sais que les esprits d'élite sont ceux-là mêmes qui demandent trop. Je ne parle pas pour eux. Que les fous aillent, comme tu le disais, mourir à l'hôpital. De quel poids sont dans la balance humaine ces êtres rares et sublimes, ces Don Juan qui se prennent d'amour pour un idéal, qui courent le monde en sanglotant, ou se heurtant le front à la réalité. Je parle pour les masses, même pour ces poètes qui mettent [Pg 87]leurs rêves dans leurs ouvrages, mais qui savent accepter la réalité dans la vie, en la colorant, il est vrai, de quelques rayons de leur imagination.—Mon mariage, je ne saurais le répéter, n'est pas cette bonne affaire que l'on nomme de ce nom. C'est un mariage à moi, un mariage d'amour, de sympathie, basé sur une réciproque connaissance de caractères, un mariage dont je t'entretiendrai quelque jour.—Je veux te parler encore de deux personnages du roman de George Sand; premièrement d'Octave, ce jeune amoureux auquel le voisinage de l'héroïque Jacques nuit singulièrement. Noble cœur d'ailleurs, mais égoïste, mais faible, en un mot, Octave est un homme. On comprend parfaitement que Fernande l'aime; tous deux pensent de même, tous deux sont fils de la terre. Le second personnage est une nommée Sylvia, la femme idéale, comme Jacques est l'homme idéal. Il y a donc sympathie entre eux. Malheureusement cette Sylvia, fille illégitime, est peut-être la sœur de Jacques, la mère de cette jeune fille ayant eu pour amants et le père de Jacques et un autre individu lors de sa naissance. Ces deux êtres créés l'un pour l'autre ne peuvent donc s'aimer. Le roman, envisagé ainsi, conclut dans mon sens. La fatalité a tout fait; si Jacques avait pu épouser Sylvia, si Octave avait épousé Fernande, jamais couples plus heureux n'auraient vécu sous le ciel, Dieu ne l'a pas voulu et c'est la cause de tous ces sanglots.—Je ne saurais d'ailleurs trop te conseiller de lire ce roman; c'est un chef-d'œuvre où le cœur vibre à chaque page. Jugé comme œuvre d'art, comme drame, on ne saurait trop l'admirer; mais, comme œuvre de philosophie pratique, tu vois que je blâme l'auteur. Pour me résumer et faire disparaître les contradictions que tu croirais remarquer dans cette lettre, je conclurai en disant: que, poète, je n'ai jamais rien lu d'aussi beau, [Pg 88]mais que, homme, je me refuse à ce désolant mélange d'idéal et de réalité.—Je ne le dirai rien du style de l'auteur, tu l'as apprécié toi-même. Seulement le roman est par lettres. Comme j'ai déjà assez babillé sur ce sujet, je le dirai plus tard ce que je pense de ce genre.—Ne prends ces appréciations que pour ce qu'elles sont, c'est-à-dire écrites sous l'impression encore brûlante de l'ouvrage, et fort confusément sans doute.
Je lis Shakespeare, ce sera pour un autre jour.
Je suis raisonnable dans cette lettre, et je regrette de m'être trop emporté dans la dernière sur le mot: position. Je ne sais si tu l'as remarqué, la raison chez moi est vivace, et si je parais en manquer, c'est que j'en fais un mauvais usage, que je m'en sers pour justifier mes folies. Oui, je le reconnais, c'est sagesse d'accepter la société telle qu'elle est, de se plier à ses usages, tout en sachant que ses usages sont sots et ridicules. Ce qui m'irrite, c'est lorsque je crois remarquer que celui qui plie la tête, la plie comme une brute sans conscience de ce qu'il fait, en léchant la main de celui qui le réduit. Voilà ce qui faisait ma colère. Suis la pente de la foule, je ne t'en estimerai que plus, mais dis avec moi que le monde est méprisable et petit, que la nécessité te force à vivre aussi sottement que lui, que tu frémis sous le joug.
Je relis quelquefois tes anciennes lettres. Hélas! que nous sommes loin de ce temps où j'écrivais Ce que deviennent les pions, où tu raillais dans les Chandelles autrichiennes. Une année seulement s'est écoulée, et pourtant que de changements dans nos caractères, dans nos pensées! Nos esprits sont peut-être plus élevés, nos horizons plus larges, mais nous avons perdu notre joyeuse insouciance; nous désirons résoudre les problèmes [Pg 89]de la vie, et avec ces recherches commencent nos doutes et nos pleurs. Cette lettre fut pénible pour moi, je ne la faisais que dans mes moments de tristesse; nous étions alors des enfants moqueurs, nous ne sommes plus que des railleurs désolés.
Puisque je suis en train de gémir, continuons par un sanglot.—J'arrivais au monde, le sourire sur les lèvres et l'amour dans le cœur. Je tendais les mains à la foule, ignorant le mal, me sentant digne d'aimer et d'être aimé; je cherchais partout des amis. Sans orgueil, comme sans humilité, je m'adressais à tous, ne voyant autour de moi ni supérieur, ni inférieur. Dérision! on me jeta à la face des sarcasmes; j'entendis autour de moi murmurer des surnoms odieux, je vis la foule s'éloigner et me montrer du doigt. Je pliai la tête quelque temps, me demandant quel crime j'avais pu commettre, moi si jeune, moi dont l'âme était si aimante. Mais lorsque je connus mieux le monde, lorsque j'eus jeté un regard plus posé sur mes calomniateurs, lorsque j'eus vu à quelle lie j'avais affaire, vive Dieu! je relevai le front et une immense fierté me vint au cœur. Je me reconnus grand à côté des nains qui s'agitaient autour de moi, je vis combien mesquines étaient leurs idées, combien sots leurs personnages, et frémissant d'aise, je pris pour dieux l'orgueil et le mépris. Moi qui aurais pu me disculper, je ne voulus pas descendre jusque-là, je conçus un autre projet: les écraser de ma supériorité et les faire ronger par ce serpent que l'on nomme l'envie. Je m'adressai à la Muse, cette divine consolatrice, et si Dieu me garde un nom, c'est avec volupté que je leur jetterai à mon tour ce nom à la face, comme un sublime démenti de leurs sots mépris.—Mais, si j'ai de l'orgueil avec ces brutes, je n'en ai pas avec vous, mes amis; je reconnais ma faiblesse, et je ne me trouve pour toute [Pg 90]qualité que celle de vous aimer. Je me suis cramponné à vous comme le naufragé à sa planche de salut, dans la débâcle générale de mes amitiés. Dieu vous envoya pour me retirer du gouffre où je tombais désespéré.—L'ivraie étouffe les plus beaux épis, et l'on maudit l'ivraie; dès mon enfance, la société m'est apparue comme une mauvaise plante étouffant les plus nobles cœurs, et je maudis la société. Et pourtant quelques bleuets brillent dans les mauvaises herbes; vous êtes mes bleuets, mes amis, mes fleurs bien-aimées, vous n'avez rien de commun avec les racines parasites et dévorantes; je puis vous aimer et les détester, sans vous confondre, quoique le même terrain vous ait donné naissance.
Je reçois ta lettre à l'instant. Je termine cependant celle-ci sans y répondre, je remets cela à ma prochaine missive. Seulement, je crains que sur certains points nous ne nous entendions jamais. Tu juges en moi le poète en homme et je juge en toi l'homme en poète. Tu veux appliquer mes rêves à ta réalité et je veux appliquer ta réalité à mes rêves. Dans tout cela tu es le plus raisonnable, mais, franchement parlant, tu es le plus mesquin. Je te déclare formellement, ce n'est pas parce que tu es un homme que je t'en veux, c'est parce que tu n'es pas assez poète, c'est parce que tu laisses étouffer l'âme par le corps. Tu reviendras sur tes pas, me dis-tu; je le souhaite, mais je crains que tu ne puisses plus. Tu pourras peut-être penser que c'est parce que tu travailles, parce que tu veux te faire une position, que je m'irrite. Nullement. Je comprends cette liberté de pensée que tu me vantes, et c'est la mienne; je reconnais même jusqu'à un certain point que c'est la seule possible. Mais tu te tromperais étrangement en croyant la posséder, du moins dans tes lettres. Tu obéis à la pente [Pg 91]de la foule, tu défends les théories de la foule. Tu n'inventes rien, tu ne rejettes rien; la vie telle qu'elle est te semble fort belle et tu n'as pas même un sanglot pour protester.—Comment suis-je libre, sinon de penser? Que fais-je, sinon des rêves? Tu conclus donc dans mon sens, je jouis de toute l'indépendance permise. Mais, puisque tu me contredis, puisque tu n'es pas même libre dans tes lettres, ai-je tort de vouloir un peu d'originalité, de liberté dans ton esprit. La réalité est la réalité, et c'est déjà beaucoup; mais si de plus la réalité nous empêchait de rêver, le plus court serait d'aller voir ce que nous garde le ciel.—Comme tu l'as dit, tu n'as pas compris ma dernière théorie sur l'amour; il est curieux qu'en cette matière tu sois le poète et moi le réaliste. D'ailleurs, nous reparlerons de tout cela plus longuement.
J'ai envoyé mon poème à Cézanne, ainsi que je te l'avais annoncé. Cette dernière œuvre pèche beaucoup par les détails; même une faute de prosodie m'est échappée dans la copie que je vous ai envoyée. J'attends toutefois ton jugement pour comparer les défauts que tu me signaleras à ceux que je connais déjà.
Jeudi dernier, j'ai soupé chez une famille provençale en compagnie de M. Bevançon, garçon fort gai, que je ne connais pas assez pour me permettre de le juger, mais vers lequel aucune sympathie ne m'autorise. Il m'a prié de te présenter ses amitiés, et c'est pour cela que je te parle de lui. De plus, j'ai appris que Matheron me cherchait. Ayant découvert son adresse, je me propose d'aller lui serrer la main.—Quant à Raoul, je dois chaque jour le voir. Je partage ton jugement sur lui.—Tu me parles de De Julienne, de Marguery, marionnettes, cerveaux vides, qui viennent un instant parader ici-bas dans leurs habits de fête, puis s'endorment [Pg 92]dans l'oubli du tombeau, bons garçons peut-être, mais d'un horizon borné, mais cœurs étouffés sous de sottes vanités. Laissons-les: voilà l'ivraie dont je te parlais tantôt.—Tu as raison d'aimer Marguery, excellent garçon dans toute l'acception du terme.—Quant au silence que garde Cézanne, il faudrait aviser. Je lui ai dit de t'envoyer mon poème; tu pourrais de ton côté lui écrire que je t'ai averti de cet envoi et lui indiquer un moyen pour te le faire parvenir. Cette lettre serait inoffensive; tu te tiendrais à l'écart, ne parlant que de moi ou d'autre chose, et cela renouerait sans doute. A bientôt.
Mes respects à tes parents.
Je te serre la main. Ton ami,
É. Zola.
Paris, 25 juillet 1860.
Mon cher Baille,
Je m'étais promis de ne plus revenir sur notre dernière discussion; mais la lettre que je reçois m'oblige à me parjurer.
Je suis peiné de la façon dont tu a pris mes paroles. Moi, te traiter de crétin! As-tu pas rêvé? Serai-je ton ami, te dirai-je toutes mes pensées, ces pensées que je [Pg 93]cache de peur qu'on en rie? Mon talent d'observation est peut-être médiocre, cependant jette un regard sur ceux que j'aime, et tu verras que j'ai trié de la foule les plus grands cœurs, les plus grandes intelligences. Paul, dont le caractère est si bon, si franc, dont l'âme est si aimante, si tendrement poétique; toi, l'énergique, l'opiniâtre, qui aime comme il travaille, toi la belle intelligence qui n'a pas la petitesse de dédaigner l'étude parce que l'étude lui est facile. Puis, en descendant, Houchard que j'ai vu à l'œuvre, ami sur les bras, sur la bourse duquel on peut compter à toute heure, en tout lieu; Marguery, le naïf, l'excellent garçon, médiocre, il est vrai, sous bien des rapports, mais qui n'en sort pas moins du vulgaire. Je pourrais encore te citer Pajot, jeune Parisien que tu connaîtras sans doute à l'école, imagination poétique, mais sans goût, intelligence supérieure.—Et je ne vante personne; certes, vous avez vos défauts, mais, je l'affirme, ce sont là vos qualités.—Ceux que j'appelle du nom d'amis doivent donc en être fiers, non à cause de moi, mais à cause de ceux qui m'entourent, non pour mon faible mérite, mais pour les mérites que je trouve en eux. Et c'est toi qui, pour résumer mon jugement, trouves alors le beau nom de crétin! et c'est toi qui crois réellement que c'est bien là ma pensée! Puis, tu me demandes naïvement pourquoi cette malencontreuse épithète, qui, heureusement, n'a jamais été prononcée.—J'ai dit que tu n'étais plus jeune, que ton esprit était souvent systématique. Ce n'est ni parce que tu ne fais pas de vers, mais bien des mathématiques dans un lycée, ni parce que tu songes à ton avenir. Bien des poètes n'écrivent pas, bien des mathématiciens sont des poètes; l'avenir appartient à tous: tous, surtout les enfants, y songent chaque jour, ce ne peuvent être ces raisons qui m'ont conduit. Tu [Pg 94]t'étais fait le champion d'une laide cause, tu trouvais tout bien ici-bas; je cherchais en vain le moindre élan dans tes lettres, le moindre éclair d'une légitime indignation. Mais rien de cela: des systèmes de conduite froids, raisonnés. Puis, pour mieux m'irriter, une théorie sur les passions qui me semblait la plus absurde du monde: les ranger comme une stupide addition, froidement, méthodiquement, en disposer en maître et seigneur, comme des choses matérielles; les exclure sans lutte aucune de la première moitié de la vie, puis, plus tard les appeler, t'y livrer à l'heure convenue. Dis avec moi qu'une telle théorie est au moins étrange; que surtout elle ne saurait être appliquée aux passions humaines, ces élans spontanés et irrésistibles. Tu as marché fier et calme jusqu'ici, mais pour te faire perdre ce bel équilibre, quelle montagne, quel vent terrible crois-tu donc qu'il faudrait? Un regard de femme, peut-être un rien, une pensée dévorante et de chaque jour. Je le répète, si tu peux te contenir ainsi, retenir ou lâcher les rênes à ta fantaisie, c'est que tu n'as pas de passions, c'est que tu n'es plus jeune.—Et ici, distinguons. Je ne connais de toi que deux faces: le compagnon de nos parties, gai, rieur; puis l'ami qui m'écrit ces lettres d'une sagesse, d'une réalité désespérantes. Ces deux hommes, malgré leurs dissemblances, ont bien des rapports entre eux; le lycéen échappé n'est fou qu'à la surface; sa folie n'est qu'une fusée, elle brille, s'éteint, et l'enfant opiniâtre et travailleur ne tarde pas à reparaître. Maintenant sont-ce là les deux seuls aspects sous lesquels on puisse te voir? Te montres-tu complet, ou bien ne sont-ce que deux parties d'un tout plus divisé? Je l'ignore; mais tu comprends que, te jugeant, je ne puis juger que sur ce que je vois. Jadis, tu m'as parlé d'un idéal perdu et que tu ne m'as jamais fait connaître. As-tu aimé, aimes-tu? Je ne [Pg 95]sais. Je te connais depuis sept ans, je cherche en vain dans mes souvenirs une folie, une passion qui ait troublé ton équilibre; est-ce ignorance, est-ce cécité, je n'en vois aucune. Tu m'apparais toujours tel que tu es, marchant droit au but, avec une idée fixe: parvenir par ton travail, sans jamais te heurter aux obstacles, riant de bon cœur, mais dans tes moments perdus, et mesurant ton sourire, comme tu mesures toute chose. Est-ce donc blesser la vérité, est-ce blesser notre amitié de te dire franchement que ton caractère est raisonnable et froid, que tu n'as pas les élans, les folies, les passions de la jeunesse? Est-ce t'outrager que de te donner ces qualités-ci: raison, sagesse, prévoyance. Loin de moi de te conseiller d'imiter ces jeunes fous qui s'enlèvent pour une idée, ces caractères faibles qui ne sauraient suivre sagement une route, qui s'amusent à chaque fleur du sentier; loin de moi de me proposer pour exemple, moi le fragile, le rêveur. Tu es raisonnable, sage, prévoyant; je le constate, rien de plus. Tu devrais plutôt m'en remercier et ne pas voir une insulte dans un portrait fidèle, tout à la louange de l'original. Quelque chose peut bouillonner en toi, c'est ce que je ne puis savoir, et je t'en crois sur parole. Ton tour viendra sans doute, ton équilibre se rompra. Mais, en attendant, tu es tel que je te peins, et tu es tel, non parce que je le veux, mais parce que cela est, parce que Satan ou Dieu n'a pas encore placé dans toi quelque grosse roche.
—Je veux en rester là sur ce sujet; j'ai dit ce que je pensais, ce que j'ai cru voir, je ne saurais me démentir. Si ce jugement te blesse, ce qui me semble impossible, tu as grand tort. C'est un ami qui te parle sans amertume, sans autre intérêt que le tien, qui use du premier fruit de l'amitié, la franchise; un ami tout disposé à se [Pg 96]reconnaître quand tu le peindras—ou du moins, s'il se défend, n'accusant jamais ton cœur, ni ta loyauté, mais tes erreurs d'observation.
—Tu me fais un étrange portrait d'un poète libre penseur de ton lycée: «Amour-propre étroit et grossier, vanité enflée et ride, égoïsme bas et vif.» Voilà de tout petits défauts. Et c'est cet être-là qui, me dis-tu, sort de l'ornière commune! Par ses vices alors, mais jamais par sa supériorité. As-tu réellement l'original d'un tel portrait sous les yeux: «hypocrite, franc, niais par calcul»? Comment fais-tu alors pour me vanter la société, les hommes en général, quand tu en observes de si tristes échantillons, quand surtout tu me les donnes comme supérieurs aux autres? L'homme parfait est un monstre, si monstre veut dire être hors nature; il n'existe pas, Diogène l'a cherché en vain. Mais, heureusement, l'homme complètement vicieux est tout aussi extraordinaire. Nous avons tous de grands défauts, mais nous nous relevons tous par une grande qualité. C'est Lucrèce Borgia, l'empoisonneuse, se rachetant par son amour maternel; c'est Marion Delorme, la fille de joie, sanctifiée par son pur amour pour Didier; c'est Quasimodo, c'est Triboulet, êtres difformes au physique comme au moral, mais rendus lumineux par leurs âmes aimantes. Fouille donc bien ton poète, tâche de mettre son âme à nu, et ne la rejette que lorsque tu seras assuré qu'elle ne contient rien de grand.—Non, certes, je ne voudrais pas que tu ressembles à cet être-là. J'ai de la fierté, de la faiblesse, mais je me croirais perdu si tu disais de telles choses de moi. Laissons la lyre de côté; la Muse, a dit Musset,
[Pg 97]Et moi je disais naguères,—pardon de me citer après un grand poète,—dans une épître adressée à Cézanne:
Mais s'il est facile de juger une pièce de vers, de la déclarer mauvaise, combien il est difficile de juger un homme, de le déclarer vicieux. Dans les poètes, je parle en général, il y a deux êtres, les rêveurs et l'homme réel; l'âme et le corps, l'ange et la brute. Jugez-les séparément, sinon vous allez les condamner tous deux. Si, voulant apprécier l'homme réel, vous vous servez du rêveur, et réciproquement, vous direz comme tu le dis toi-même «qu'il emploie de grands mots, des mots sacrés tels que l'amitié, la vertu, l'âme, le cœur, et qu'il s'en sert de bouclier pour couvrir ses actions quelles qu'elles soient». Vous pécherez par excès et par défaut tout à la fois. Vous voulez que l'homme réel soit aussi fou que le rêveur et que le rêveur soit aussi matériel que l'homme réel; ce qui est une absurdité. Il est évident qu'il faut les séparer pour rester dans le vrai, penser que nous avons une âme et un corps, et que cette âme et ce corps règnent tour à tour. Jugez le poète, jugez l'homme, voyez l'âme, voyez le corps, et ce n'est qu'en pesant les qualités et les défauts séparément, en les comparant ensuite, que vous pouvez vous prononcer justement.—L'homme vraiment vil est celui dont le corps seul règne; celui-là flétrissez-le de toute votre indignation. Mais si, sous les égarements de la chair et des passions, vous découvrez une âme aimant le beau, le bon et le juste, par pitié suspendez votre anathème, considérez-vous [Pg 98]vous-mêmes avec votre fragilité et vos bassesses: alors, pris d'une soudaine miséricorde, vous pardonnerez peut-être.—Il est vraiment bizarre que je prenne contre toi la défense de l'homme, moi qui naguères maudissais la société. C'est que, si je suis âpre et emporté en théorie, je suis aussi doux et conciliant en pratique. J'aime tout ce qui est faible et petit, tout ce qui souffre; j'aime les animaux, parce qu'ils ne peuvent exprimer par la voix leurs souffrances, leurs besoins. J'aime l'homme comme un pauvre blessé, et si je m'emporte en considérant qu'il est l'auteur de ses blessures, je trouve pourtant des larmes pour le plaindre. Je rentre en moi-même, je vois mon égoïsme, mon orgueil, ma folie, et je pardonne leurs défauts aux autres. Je n'ai jamais eu cette sensiblerie religieuse des vains simulacres de religion; cependant, je m'efforce de suivre les préceptes de Jésus-Christ, ces maximes morales et sublimes. Je suis voluptueux, méchant, que sais-je? mais je pense fermement n'être pas tout à fait mauvais. Je désire le bien, je cherche la vérité; et parmi tous mes égarements, je suis persuadé que Dieu comptera pour beaucoup mes faibles efforts. —-Nous, enfants du siècle, nous doutons de tout; si tu doutais de ma sincérité, j'en gémirais. La déclamation a tué tous les élans de l'âme; puisses-tu ne voir ici rien de pareil, et ne pas croire qu'à l'exemple de ton camarade le poète, je calcule l'effet de mes paroles et celui de mes actions.
Quant à la régénération de la société, tâche devant laquelle tu recules, je n'ai jamais eu l'orgueil d'essayer même de l'entreprendre. Je ne suis qu'un atome; si ma lyre était d'airain, si ma voix avait assez de retentissement, j'essayerais peut-être. Le rôle du poète est sacré: c'est celui de régénérateur. Il se doit au progrès; il peut pousser très loin l'humanité dans la voie du bien. Que [Pg 99]Dieu me prête le souffle et je suis prêt.—Quant à mon bonheur futur, à mon avenir, je suis loin de ne pas y songer. D'ailleurs, si je succombe en route, ce ne sera qu'un malheureux de moins.
Tu te plains de mon silence, et je ne suis vraiment pas coupable. Je t'ai écrit la semaine dernière, chez M. Maubert; la lettre a dû arriver à Marseille le 17. Je dois conclure qu'elle ne t'a pas été remise, et j'en ressens un véritable chagrin. Je tenais singulièrement à ce qu'elle te parvienne, je parlais de la famille, de la civilisation, de l'amour, et j'essayais de te faire comprendre ma manière de voir sur ces trois sujets. Il y aurait lacune dans mes arguments, dans mes pensées, la victoire te resterait aisée et facile. Tâche donc de te procurer cette lettre, dans le cas que tu ne l'aurais pas reçue. Je le répète, je tiens beaucoup à ce que tu la lises.—Peut-être excédait-elle le poids et M. Maubert aurait-il refusé de la recevoir? Que sais-je? Enfin, fais de promptes recherches.—Cette lettre-ci est la troisième que je t'envoie à ta nouvelle adresse. Je crains qu'elle ne s'égare encore. Aussi écris-moi au plus tôt, et dis-moi le nombre de missives que t'a remises M. Maubert. J'attendrai jusque-là, sans t'expédier une seule ligne; je tiens à pouvoir compter sur la fidélité de notre intermédiaire.
—Je t'ai promis de te parler de Shakespeare, ce n'est pas une petite tâche, surtout pour la remplir dignement. Le génie se sent, mais ne s'explique pas. Te répéter tout ce qu'on a dit sur lui, et dire sur la foi des autres que nul n'a mieux connu le cœur humain, pousser des oh! et des ah! avec force points d'exclamations, cela ne me sourit nullement. N'importe, je vais tâcher de te dire le mieux possible la sensation que fait naître en moi ce grand écrivain. Si je le juge mal, si je me rencontre avec [Pg 100]d'autres critiques, je n'en puis mais; tout ce que je te promets, c'est de parler d'après moi, et non d'après tel ou tel livre.—Il faudrait presque un volume pour chaque drame et j'aimerais mieux apprécier ainsi longuement, scène par scène, que résumer en quelques lignes. Quoi qu'il en soit, parlons d'abord de la forme.—Je ne puis lire Shakespeare que dans une traduction, ce qui ne permet guère d'apprécier le style. Telle comparaison qui me paraît de mauvais goût, extravagante, déplacée, est peut-être à sa place dans l'original; les Italiens disaient traduttore, traditore,—traducteur, traître.—Néanmoins, comme je suis obligé de juger d'après ce que je lis, j'avoue que je trouve bien des choses qui me choquent, les phrases ici précieuses, là trop crues. Dieu me garde d'être bégueule; tu sais combien je désire la liberté dans l'art, combien je suis romantique, mais avant tout je suis poète et j'aime l'harmonie des idées et des images. Maintenant que j'ai fait cette petite chicane, il ne me reste plus qu'à admirer. La charpente du drame est toujours un chef-d'œuvre; les scènes sont courtes et nombreuses; la décoration change chaque fois et ce perpétuel va-et-vient qui nous choquerait peut-être, nous habitue à la vieille unité du lieu, sert merveilleusement le poète, en lui permettant de nous montrer toute l'action. Rien de plus habilement tissé; le drame se déroule de lui-même, sans secousse, avec le tableau de la vie elle-même; ici les pleurs, là le rire; ici le terrible, là le grotesque. Mais rien de heurté; nous rentrons en nous-mêmes, nous voyons dans nos rues les contrastes se coudoyer ainsi, et nous ne pouvons nous empêcher d'avouer que la vérité a conduit la plume de l'écrivain. Tout en restant réel par excellence, Shakespeare n'a pas rejeté l'idéal; de même que dans la vie l'idéal a une large place, de même dans ses drames nous voyons toujours [Pg 101]flotter une blanche vision: Ophélie, et sa folie si poétique; Juliette, et son amour si pur. Parfois l'idéal n'est plus l'ange de lumière, mais l'ange des ténèbres, c'est Caliban, le démon de la Tempête, ce sont les trois sorcières de Macbeth. D'ailleurs, comme bien des poètes, Shakespeare se sert souvent de comparaisons prises dans le monde mystérieux pour peindre l'épouvante, l'amour, etc. Ou bien encore il tire de l'horrible des effets magnifiques, comme dans le monologue de Juliette, prête à boire le narcotique. On doit la descendre dans le tombeau d'où elle fuira avec son amant. Mais, au moment de porter la coupe à ses lèvres, elle se demande si ce n'est pas là du poison; elle a peur de s'éveiller seule dans les entrailles de la terre; elle voit les cadavres de ses ancêtres, entend leurs gémissements, leur arrache leurs linceuls, se joue de leurs ossements et, folle de terreur, s'en frappe le crâne. Puis l'amour l'emporte, et dans un sublime mouvement elle boit en s'écriant: «Je viens, Roméo! je bois à toi!» Ce morceau est des plus beaux, et on ne peut préférer que l'entretien des amants, lorsqu'ils se séparent à l'aurore naissante.—Pour mieux faire comprendre ma pensée, je dirai que souvent dans Shakespeare la forme idéale recouvre une pensée réelle, un être humain; qu'il faut fouiller au fond et ne voir dans les mots que des exclamations arrachées par leurs passions à des êtres réels, mais grands par ces mêmes passions. C'est même cet emportement dans la parole qui me choque parfois, cette extravagance dans les actions; mais ces taches sont si rares, et les beautés si nombreuses qu'on n'a que le temps d'admirer.—Victor Hugo, a-t-on dit, a imité Shakespeare. Bien peu, selon moi. Le poète français ose moins que le poète anglais: l'alliance de la comédie à la tragédie qu'on lui a tant reprochée, règne à un bien plus haut point chez son devancier. [Pg 102]Ainsi Shakespeare ne craint pas de faire suivre par des musiciens une conversation joyeuse et bouffonne près du lit de mort de Juliette. On serait choqué si on ne réfléchissait. En effet, la garde, femme qui veille un cadavre, se soucie peu de lui, babille et rit. On passe en chantant auprès du malheur d'autrui. C'est cette vérité que peint Shakespeare, et au lieu de critiquer, on admire.—Aussi chez lui, à chaque instant, de petites digressions; deux mots seulement, et une grande lumière se fait. Ce qui est particulier à son génie, c'est que cela ne nuit en rien à l'action principale. Hamlet est surtout un prodige en ce genre; mille incidents surviennent ne semblant appartenir au sujet, et cependant en les retranchant on n'aurait plus qu'une froide et pâle tragédie. Une remarque singulière encore sur ces digressions: d'ordinaire, les drames sont courts, et l'on s'étonne après les avoir lus qu'ils puissent contenir tant de choses. C'est grâce, je crois, à ces scènes épisodiques.—Le poète prend donc un sujet très simple par lui-même, seulement il le retourne sous toutes les faces, le soumet à toutes les nuances du prisme, le met en présence de toutes les lentilles. De là, je te l'ai dit, ce grand nombre de petites scènes, n'entravant nullement la marche de l'action, la grandissant et l'éclairant plutôt. Mais qu'un poète médiocre ne s'avise pas de suivre un tel procédé, il faut être Shakespeare pour coordonner ces morceaux divers, pour les lier solidement et faire un tout homogène de parties hétérogènes, pour mêler ainsi les couleurs les plus disparates, faire un monde de ce chaos et en tirer la vie humaine avec ses rires et ses sanglots, ses blasphèmes et ses prières, sa grandeur et ses misères. Le sentier est étroit et l'abîme est profond; si vous n'êtes pas sublime, vous allez être diffus et détestable.—D'ailleurs, la digression ne semble pas volontaire; elle vient [Pg 103]naturellement et devrait plutôt se nommer alors développement. Surtout, et c'est là ce qui la fait accepter, elle est fondée sur l'observation, et n'apparaît que pour révéler un des côtés de l'action tragique ou comique. Ne la condamnez pas avant d'avoir pensé longuement: souvent l'idée est cachée sous la forme. Réfléchissez, et le sens véritable ne peut manquer de vous éblouir.—Je voudrais résumer ma trop courte et trop indigne appréciation dans quelques mots saillants; j'adore les conclusions lumineuses qui mettent à nu la pensée entière sous les yeux. Shakespeare me semble donc voir dans chacun de ses drames une matière à peindre la vie. Une action quelconque n'est pour lui qu'un prétexte à passions, non à caractères. Elle n'est que secondaire; ce qui lui importe, c'est de peindre l'homme et non les hommes. Chaque drame est comme un chapitre séparé d'une œuvre d'humanité; il y peint un de nos côtés, quelquefois plusieurs, largement soucieux de ne rien omettre, introduisant tout ce qui peut lui servir.
Othello, ce n'est pas un homme jaloux, c'est la jalousie; Roméo, l'amour; Macbeth, l'ambition et le vice; Hamlet, le doute et la faiblesse; Lear, le désespoir. Point de mesquines ou d'étranges exceptions, une généralité grandiose, point de tendances réalistes ou idéalistes, une conception vraie, contenant comme la vie et du réel et de l'idéal.—Quant au style, je le répète, je ne puis le juger.—Je voulais parler d'abord de la forme, puis apprécier deux ou trois drames pour arriver à la pensée. Je m'aperçois que j'ai mêlé les deux sujets. Tant pis, ou plutôt tant mieux! N'ayant pas lu Shakespeare, tu ne m'aurais pas compris si j'étais entré dans les détails. Je préfère t'avoir dit mon jugement sans avoir eu recours à l'examen de tel ou tel drame. Cela d'ailleurs m'eût entraîné fort loin. Un de ces jours je [Pg 104]ne désespère pas de faire une étude consciencieuse sur Shakespeare; pour l'instant, contente-toi de ces quelques lignes. D'ailleurs, tu feras mieux de l'étudier en le lisant, qu'en lisant mes pâles et peut-être fausses appréciations. Je le juge tel que je l'ai compris à une première lecture; je puis me tromper.
Si tu étais libre, je te dirais: «Lis-le à ton tour et dis-moi ce que tu penses; peut-être la lumière se fera du choc de nos deux jugements. Mais il faut forcément remettre cela à plus tard.—J'ai babillé et c'est tout ce qu'il me fallait. Que mes erreurs me soient légères, si grosses qu'elles puissent être.
Je lis dans les journaux de province—par exemple dans le Mémorial d'Aix—de fréquents articles sur la décentralisation littéraire. A quoi bon tant de paroles, un seul fait plaiderait mieux la cause. Qu'un auteur de département fasse un chef-d'œuvre, qu'il se résigne à n'être admiré que dans sa petite ville, qu'il laisse là Paris, qu'il en dédaigne les applaudissements, et cet auteur, ce chef-d'œuvre, cette abnégation seront des arguments bien plus forts que toutes les déclamations possibles. Pour moi, je suis bien loin d'être partisan de cette décentralisation. Lorsque j'examine ceux qui la prêchent, je vois que ce ne sont pas les lecteurs, surtout intéressés dans la question, mais de petits écrivains que la fortune a jetés loin de Paris, qui ont romans et comédies dans leurs tiroirs et qui voudraient écouler doucement ces produits; la capitale n'en veut pas, la province n'imprime pas: vive donc la décentralisation! Quel mal cela fait-il, je le demande, que Paris soit le foyer intellectuel; il n'y a qu'un soleil pour toutes les contrées de la terre, et il les éclaire et les réchauffe toutes. Paris est l'astre de l'intelligence, il envoie ses rayons jusque dans les provinces les plus reculées. [Pg 105]Paris est la tête de la France; plus la tête s'élève, plus le corps grandit; plus elle pense, plus tout s'améliore.—La décentralisation politique a été rejetée, pourquoi la décentralisation littéraire ne le serait-elle pas de même? On a redouté, avec raison, la naissance des tribunes secondaires, où de secondaires journalistes viendraient faire les grands bras. Mais ne doit-on pas redouter aussi d'éparpiller les hommes de talent, de créer dans chaque bourg une académie où les sots ne peuvent manquer d'être en majorité?. Ne vaut-il pas mieux que chaque ville envoie à Paris son grand homme, et que toutes ces lueurs éparses se réunissent pour former un splendide flambeau?—D'ailleurs, la décentralisation est chose impossible et je ne sais trop pourquoi je l'attaque. Le papillon vient toujours voltiger autour de la lampe lumineuse; le génie viendra toujours se faire applaudir à Paris. Ce n'est pas que l'on ne puisse bien écrire en province, c'est qu'il n'y a que la capitale pour mieux juger et distribuer des couronnes durables. Voici quel serait mon système: composer en province et publier à Paris.
Dans ma dernière lettre, celle que je crois perdue, je te demandais plusieurs choses. Des nouvelles d'Aix, dont Cézanne s'obstine à ne point me parler; tes espérances sur tes examens écrits; ton jugement sincère sur mon poème, que tu as dû lire. L'épître que je viens de recevoir ne peut me contenter; il faut que tu m'écrives de nouveau, et au plus tôt. D'ailleurs, je te l'ai dit, je veux savoir avant tout si mes lettres te sont fidèlement remises. Un mot donc dans la première semaine d'août, et réponds-moi sur tout ce que je te demande. Indique-moi aussi l'époque à laquelle tu comptes venir à Paris; j'ai besoin de cette date pour fixer mon voyage.
[Pg 106]Le temps est assez maussade ici; ce qui fait que je ne sors pas. Je n'ai donc vu ni Matheron, ni Raoul.
Courage, et à bientôt.
Mes respects à tes parents.
Je te serre la main. Ton ami,
Émile Zola.
Le bonjour à Raynaud Jules.—Viendra-t-il cette année à l'École polytechnique?
Juillet 1860.
Mon bon vieux,
Je ne sais vraiment pas que t'écrire pour remplir trois à quatre pages, je vais toujours commencer par te copier une longue tartine que j'ai écrite dernièrement en lisant Victor Hugo. Voici la susdite tartine: Dans la préface du Dernier jour d'un Condamné, il est deux ou trois points sur lesquels l'auteur n'a pas assez insisté.
Et d'abord la justice humaine étant faillible, elle ne saurait infliger un châtiment sur lequel elle ne peut revenir. Mettez l'homme en prison parce que, son innocence reconnue, vous pouvez en tirer les verrous; mais [Pg 107]ne le mettez pas dans un tombeau dont la porte est close à jamais. Il n'y a que Dieu qui puisse punir éternellement, parce que Dieu ne saurait se tromper; c'est une insulte à ce Dieu de lui disputer ce droit de suprême justice, de disposer en créateur de ses créatures, d'ôter ce que l'on ne peut donner. La peine de mort est un blasphème, un sacrilège.
D'autre part, vous enlevez au criminel le remords, c'est-à-dire la rédemption. Cet homme qui a mal fait, vous ne lui laissez pas le temps de bien faire pour se racheter. Et ici encore j'invoquerai la religion; vous désobéissez au Christ, qui releva la Madeleine, vous qui ne savez punir le crime qu'en l'écrasant du talon. La pécheresse eut la seconde moitié de sa vie passée dans les larmes et le repentir, pour effacer les péchés de la première. Votre criminel à vous n'a que quelques heures, et encore, dans l'état de trouble terrible où il se trouve, il ne saurait en profiter. Cet homme est donc damné par votre faute et, s'il y a une justice au ciel, cette damnation retombe sur votre tête, sur l'humanité tout entière. Je conclus donc une seconde fois que la peine de mort est un blasphème et un sacrilège.
Victor Hugo me semble ne pas réfuter entièrement les grands arguments des amants de la guillotine, celui de l'exemple. Il ne paraît pas l'attaquer franchement; on dirait qu'il feint d'ignorer que l'idée est celle-ci: l'homme sur le point de commettre son crime n'est-il par arrêté par l'idée de la mort, cette loi du talion qui fait dans sa réalité terrible pâlir les plus courageux. L'exemple, pour moi, n'est pas dans le hideux tableau; le couperet, le bourreau, la foule accourue, n'ont rien à voir là dedans; il est dans cette pensée du misérable, avant le crime: «Si tu tues, il est des lois qui te tueront». Certes, envisagé sous ce point de vue, cet [Pg 108]argument est formidable; que sont les bagnes, que sont les prisons cellulaires auprès de la mort? Tous vous crieront: «La prison, la prison éternelle, mais laissez-moi vivre!» Ainsi, la peine capitale par son atrocité même semble devoir arrêter tous les crimes. En est-il ainsi? Hélas! non, et la réalite est là pour nous prouver que l'échafaud, loin d'arrêter les assassinats, n'en est qu'un de plus, juridique, il est vrai. Alors, pourquoi ce sinistre épouvantail; religion, morale, tout est contre lui, utilité même, et vous persistez à l'agiter vainement comme un lambeau ensanglanté. C'est une atrocité inutile, et fut-elle utile d'ailleurs, il faudrait la rejeter puisque tout vous le défend. Que ne cherchez-vous une autre peine? je sais qu'il est plus facile d'amputer une jambe que de soigner des années, mais cette amputation sera d'autant plus odieuse que la jambe pourrait être guérissable. Ne venez donc plus me dire que tous ont peur de la mort, ce qui est une naïveté; que cette menace de mort arrête les assassins, ce qui n'est pas vrai; qu'enfin vous vous servez de la guillotine parce que vous n'avez pas d'autre châtiment aussi terrible, et aussi aisé, ce qui est à la fois un aveu d'impuissance, de cruauté et de paresse.
A l'œuvre donc, législateurs; refaites le Code pénal, si le Code pénal est mal fait, mais ne souffrez pas qu'il soit dit que la justice humaine est impuissante, paresseuse et cruelle. Que dis-je? immorale, sacrilège, offensant les hommes et Dieu lui-même.
Je crois que tu as lu le Dernier jour d'un Condamné. C'est bien l'œuvre la plus étrange qu'on puisse lire; un frisson d'épouvante vous prend dès la première ligne; on subit toutes les angoisses du misérable, on monte sur l'échafaud avec lui. Je ne fais pas un crime à l'auteur de vous briser ainsi; il n'avait qu'un but, rendre odieuse [Pg 109]la peine de mort; voulez-vous donc qu'il fît une idylle? Il a pris le chemin le plus court, s'adresser à vos cœurs, à vos nerfs, faire dresser les cheveux, vous apitoyer, mêler en vous l'épouvante à la pitié. Quand on veut la fin, il faut vouloir les moyens.
Il se sera dit, sans doute: «Plus ma peinture sera horrible, plus je gagnerai ma cause, qui, après tout, est une cause grande et belle». Ce reproche d'horreur est donc un éloge; il ne peut lui être adressé que par ceux-là mêmes qui condamnent et que son roman vient troubler chaque nuit par de troublantes visions. Faites disparaître la peine de mort, faites de ce livre, terrible réalité, un vain rêve, et tous dormiront tranquilles, et l'on ne verra plus qu'une question d'art là où s'agite affreusement une question morale. Qu'on ne me demande pas surtout de quel droit l'auteur a employé toute sa poésie à rendre plus terrible cette idée, de quel droit il a choisi et traité cet atroce sujet.—Du droit de tout honnête homme, répondrai-je, du droit de celui qui découvre hardiment une plaie dévorante que des gens que je ne qualifierai pas croient plus prudent de cacher. Voici le mal, voici le cancer, guérissez-le au plus tôt, ne le laissez pas s'étendre et ronger le corps tout entier.—Mais, me dira-t-on, ce poète n'a pas été condamné à mort; il parle au hasard des souffrances des criminels, il se trompe sans doute, il invente. Eh! qu'importe! Croyez-vous qu'ici l'imagination puisse dépasser la réalité? croyez-vous que les tortures réelles le cèdent à ces tortures inventées? Vous tremblez devant ces sanglots que rêve le poète, que serait-ce donc si vous entendiez de véritables cris, si vous voyiez de véritables pleurs? Je le dis avec vous, l'auteur se trompe sans doute; ce ne sont peut-être pas là les sensations du condamné, mais si éloignées de l'horrible réalité [Pg 110]qu'elles soient, elles suffisent pour soulever un coin du rideau sanglant et nous faire entrevoir la vérité mille fois plus hideuse. Je m'épouvante, je pleure de pitié, je crie presque au martyre, et c'est ce que veut le poète.—La religion s'est cru attaquée dans différents chapitres. Ainsi, l'aumônier des prisons, présenté comme habitué à ces sortes de scènes et incapable d'émouvoir, de consoler, de convertir, a soulevé bien des cris. Peut-être y a-t-il d'honorables exceptions; mais dans cette question de vie ou de mort, de salut et de damnation, si l'on avoue un seul cas où le poète soit dans le vrai, la peine de mort devient aussitôt une chose impie. On ne se contente pas alors de tuer le corps, on tue l'âme. Il est d'ailleurs des pages charmantes dans ce chaos de râles et de sanglots. Le chapitre XXXIII, par exemple, où le condamné, quelques heures avant sa mort, se souvient de son premier amour. Cette Pépa qui vient lire par-dessus son épaule, dans le grand jardin, aux dernières lueurs du crépuscule; ce baiser de deux enfants de quinze ans, cette naïveté de jeune fille, c'est un de ces doux rayons qui vous reposent et vous font sourire. Et cette scène d'une navrante tristesse, où la fille du condamné vient le voir une dernière fois, quelle est la mère qui ne pleure, qui ne maudisse alors l'échafaud, ce couperet stupide qui frappe l'innocent comme le coupable.
(Fin de la tartine.)
Je suis fort occupé en ce moment. Je termine une nouvelle intitulée Un Coup de vent, style simple et gracieux.
Quand je serai à Aix, je te la ferai lire, et tu me diras ton avis. Je compte en composer cinq ou six pareilles et les faire éditer ensemble sous le titre général de Contes [Pg 111]de Mai. Mon rêve est de faire paraître avant deux ans d'ici, deux volumes, un de prose et un de vers. Quant à l'avenir, je ne sais; si je prends définitivement la carrière littéraire, j'y veux suivre ma devise: Tout ou rien! Je voudrais par conséquent ne marcher sur les traces de personne; non pas que j'ambitionne le titre de chef d'école,—d'ordinaire, un tel homme est toujours systématique,—mais je désirerais trouver quelque sentier inexploré, et sortir de la foule des écrivassiers de notre temps. Le poème épique—j'entends un poème épique à moi et non une sotte imitation des anciens—me paraît une voie assez peu commune. Il est une chose évidente, chaque société a sa poésie particulière; or, comme notre société n'est pas celle de 1830, comme notre société n'a pas sa poésie, l'homme qui la trouverait serait justement célèbre. Les aspirations vers l'avenir, le souffle de liberté qui s'élève de toutes parts, la religion qui s'épure: voilà certes les sources puissantes d'inspiration. Le tout est de trouver une forme nouvelle, de chanter dignement les peuples futurs, de montrer avec grandeur l'humanité montant les degrés du sanctuaire. Tu ne peux nier qu'il y ait là quelque chose de sublime à trouver. Quoi? je l'ignore encore. Je sens confusément qu'une grande figure s'agite dans l'ombre, mais je ne puis saisir ses traits. N'importe, je ne désespère pas de voir la lumière un jour; c'est alors que cette forme d'un nouveau poème épique, que j'entrevois vaguement, pourra me servir. En attendant la maturité de ces idées, en attendant d'être homme, je veux, comme je te l'ai dit, préparer ma voie, faire deux premiers pas, c'est-à-dire jeter au public un volume de vers et un volume de prose.
Il m'est poussé ces jours derniers une certaine idée dans la tête. C'est de former une société artistique, un [Pg 112]club, lorsque tu seras à Paris, ainsi que Cézanne. Nous serons quatre fondateurs, vous deux, moi, Pajot, jeune homme pour lequel je te demande ton amitié. Nous serons excessivement difficiles pour recevoir de nouveaux membres; ce ne serait qu'après une longue connaissance et du caractère et des opinions que nous les accepterions dans notre sein. Nos réunions hebdomadaires, par exemple, seraient employées à se communiquer les uns aux autres les pensées que l'on aurait eues, les remarques que l'on aurait faites durant la semaine; les arts seraient, bien entendu, le grand sujet de conversation, bien que la science n'en soit nullement exclue. Le but surtout de cette association serait de former un puissant faisceau pour l'avenir, de nous soutenir mutuellement, quelle que soit la position qui nous attende. Nous sommes jeunes, l'espace est à nous, ne serait-il pas sage avant de nous élancer de nous serrer la main, de former un nouveau lien entre nous, pour qu'une fois dans la lutte nous sentions à nos côtés un ami, ce rayon d'espoir dans la nuit humaine. Outre cet avantage futur, nous aurions celui de passer une agréable journée, chaque semaine, de vivre et de fumer quelques bonnes pipes.
—Si tu le désires, nous reparlerons de vive voix sur ce projet.
Cézanne a dû te parler de Chaillan, du fameux Amphyon qu'il a gâché d'après mon académie. Ce Chaillan est un garçon fort curieux, bon homme au fond, mais d'une surface tellement dépolie qu'on ne peut le prendre d'aucun côté sans éprouver un désenchantement. Il n'est pas fat, et c'est là ce qui fait que je l'aime presque; s'il n'a pas de talent, au moins ne s'en croit-il pas, ce qui le rend très supportable. J'aime mieux aussi me promener avec lui qu'avec un Marquezi; et il est pourvu de plus [Pg 113]d'une certaine dose de bon sens qui fait qu'on l'écoute sans déplaisir. C'est le seul être avec Pajot que je fréquente ici; nous avons vidé et nous vidons encore maintes bouteilles de vin blanc, voire de Champagne; nous fumons, nous rions et une heure se passe sans trop d'ennui.
Cette lettre est sans doute bien peu intéressante. Je ne veux plus recommencer notre ancienne discussion, ni même en entamer une autre; d'un autre côté, ma vie est des plus monotones, et, dès qu'il vient une idée sous ma plume, je la rejette en me disant: «J'aime mieux la lui dire de vive voix». Toutes ces causes réunies font donc que je ne sais trop que te dire et que j'emplis cahin-caha mes huit pages de sottises. Qu'elles te soient légères?
Enfin, finissons la page en parlant un peu de mon voyage. Je compte aller à Aix le 20 et y attendre ton arrivée de Marseille. Si tout marche selon mes désirs, je ne t'écrirai plus; c'est-à-dire que dès mon arrivée à Aix je t'en préviendrai par une lettre datée de cette ville. Autrement, si je ne puis être à Aix le 20, je t'écrirai encore une lettre de Paris vers cette époque, lettre dans laquelle je te dirai si tu peux m'écrire les résultats de ton examen et les dispositions que tu prends pour les vacances. Ainsi donc, de toute manière, ne m'écris pas avant de recevoir une lettre de moi, datée soit de Paris, soit d'Aix, et le disant dans ces deux cas ce que je dois faire.
S'il faut te l'avouer, mon voyage n'est pas encore bien décidé, c'est-à-dire j'espère tout et ne tiens rien. En tous cas, j'éprouve un tel besoin de vous voir, de vivre un peu, que je suis disposé à mettre Pélion sur Ossa (classique) pour arriver à mon but. Compte donc sur moi.
O jeune homme qui a pâli sur les livres! secoue, [Pg 114]secoue la poussière scientifique, bourre ta pipe et remplis ton verre; or, voici le mois des folies!
Ma lettre est fort plate. Bonsoir. Je te serre la main. Mes respects à tes parents.
Ton ami,
Émile Zola.
Une charmante expression trouvée dans une lettre de Cézanne: «Je suis en nourrice chez les Illusions.» Ces trois dernières pages sont d'un pitoyable français.
Mon cher ami,
Un peu d'indisposition et beaucoup de paresse m'ont empêché jusqu'à ce jour de t'écrire. Qu'importe d'ailleurs notre correspondance, le vide d'intérêt est si peu propre à échanger nos idées. Le grand point est que nous n'oublions pas que nous possédons un ami dont nous connaissons le cœur. Tu vois que je me range à tes silences si prolongés et que je ne raille plus tes lettres aux rares apparitions. Attendons d'être réunis, et alors nous chercherons à nous connaître de nouveau; je suis certain que les changements survenus en nous ne seront pas un obstacle à notre amitié.
Toutefois la paresse me pèse, et je commence une [Pg 115]longue épître, peu soucieux du contenu, écrivant pour écrire. C'est là une louable habitude; je me traîne bien des mois, je bâtis des romans, puis un beau matin, las de rêver, je me remets au travail, jetant sur le papier les premières pensées venues. Causons donc de ceci et de cela; te rappeler mon souvenir, me rappeler le tien, tel est mon but; et je l'atteindrai quel que soit mon sujet, le ciel, l'enfer, l'idéal ou la réalité.
Voici ma transition trouvée, puisque transition il faut, prétendent les classiques. Tu me parles justement de l'idéal et de la réalité, et tu me proposes de recommencer notre ancienne discussion sur ce sujet, seulement en changeant les positions, toi devenant l'idéaliste et moi le réaliste. Une telle idée ne saurait me plaire; j'ai écrit selon ma façon de voir et, si je m'examine, je ne trouve aucun changement dans ma pensée. Je me mentirais à moi-même si je t'adressais à cette heure les lettres que tu m'as adressées anciennement. Je ne puis devenir réaliste dans le sens que tu donnais à ce mot et, me faisant une loi des nécessités matérielles, étouffer tous les nobles élans de la créature. Mais, comme je ne cessais de te le répéter, je me suis souvent heurté à la réalité; je la connais et, si tu désires, je puis te la montrer, quitte à te parler ensuite du ciel et à te découvrir une étoile dans chaque bourbier que je sonderai. Ce qui m'irritait profondément autrefois était cette persistance de ta part à ne pas vouloir comprendre ma philosophie. J'avais beau te crier: «La réalité est triste, la réalité est hideuse; voilons-la donc sous des fleurs; n'ayons de commerce avec elle qu'autant que notre misérable humanité l'exige: mangeons, buvons, satisfaisons tous nos appétits brutaux, mais que l'âme ait sa part, que le rêve embellisse nos heures de loisir.» Tu me répondais invariablement que je me perdais aux nues, [Pg 116]que je ne voyais pas ce qui m'aveuglait. Ne pas le voir, bon Dieu! Je détourne les yeux du fumier pour les porter sur les roses, non pas que je nie l'utilité du fumier qui fait éclore mes belles fleurs, mais parce que je préfère les roses, si peu utiles pourtant. Tel je me montre à l'égard de la réalité et de l'idéal. J'accepte l'une comme nécessaire, je m'y soumets selon la nature; mais, dès que je puis m'échapper de cette ornière commune, je cours à l'autre et je m'égare dans mes prairies bien-aimées.
Quant à toi, je ne t'ai pas soupçonné un instant de mauvaise foi dans la proposition que tu me fais. Je te crois incapable de parler contre ton opinion et de t'amuser à un misérable jeu en défendant aujourd'hui ce que tu as attaqué hier. Laissons cela à une science si improprement appelée le droit. Au contraire, je me réjouis d'une chose; puisque tu défends l'idéal, je t'ai donc converti et tu as donc enfin jeté aux orties ces raisonnements puérils sur la nécessité du boire et du manger. Nous avons nos rayons et nos ombres, nous, pauvres humains. Nos ombres sont ces liens matériels et vitaux qui nous attachent à la terre; nos rayons, ces ailes qui nous emportent aux cieux. Lorsque le laboureur, la sueur au front, a passé la journée à féconder son champ, il rentre et goûte de douces heures près du foyer domestique. Soyons ce laboureur, mon pauvre vieux, et sachons faire habilement succéder les rayons aux ombres. Que le corps se repaisse, puis que l'âme ait son tour.
Parmi les réalités navrantes qui viennent assombrir notre jeunesse, il en est une contre laquelle se brise chaque cœur généreux, la désillusion de l'amour. A seize ans, nous faisons de beaux rêves; notre sang bout dans nos veines, et nous brûlons de les réaliser. Aussi nous jetons-nous en aveugle à la poursuite de notre chimère; [Pg 117]la première femme rencontrée est celle que nous cherchons; notre poésie nous la montre telle que nous l'avons rêvée, et, en fous que nous sommes, nous plaçons en elle tout un avenir de bonheur! Hélas! ce beau ciel ne tarde pas à s'obscurcir; un jour nous avouons avec angoisse que nous nous sommes trompés. Mais nous sommes jeunes encore; nous poursuivons de nouveau notre idéal, nous aimons de nouvelles maîtresses, et ce n'est que lorsque nous avons parcouru tous les rangs, depuis la fille publique jusqu'à la vierge, que brisés, nous déclarons que l'amour n'existe pas. C'est là ce que les vieux appellent de l'expérience, c'est là ce qu'ils regardent comme une qualité et nous jettent à la face pour dominer. Veuille le ciel que je reste toujours fou à ce prix et que, vieillard, j'aie encore toutes ces illusions qui nous font traiter d'écervelés!
Il est, il me semble, une question que le jeune homme devrait se poser avant tout, question, il est vrai, qui n'empêcherait pas son rêve de s'évanouir, mais au moins qui pourrait le guider et le faire agir en connaissance de cause. Cette question est celle-ci: Dans quelle sorte de femmes vais-je choisir mon amante? Sera-ce une fille de joie, une veuve, une vierge?—Tu me demandais de la réalité; le sujet vient de lui-même et je ne puis le refuser. Fouillons donc la fange, mon ami, et montrons la presque impossibilité de rencontrer celle que nous cherchons.
Je puis te parler savamment sur la fille à parties. Parfois il nous vient, à nous autres, cette folle idée de ramener au bien une malheureuse, en l'aimant, en la relevant du ruisseau. Nous croyons remarquer en elle un bon cœur, une dernière lueur d'amour, et, sous un souffle de tendresse, nous tâchons d'activer l'étincelle et de la changer en un brasier ardent. D'une part, notre [Pg 118]amour-propre est en jeu, de l'autre, nous répétons de belles pensées telles que celles-ci: que l'amour lave toute souillure, qu'il suffît à lui seul pour contrebalancer tous les défauts. Hélas! que toutes ces formules sont belles, mais combien elles sont menteuses! La fille à parties, créature de Dieu, a pu avoir en naissant tous les bons instincts; seulement l'habitude lui a fait une seconde nature. Je ne dis pas que son cœur soit toujours corrompu par caractère, mais toujours la trace des débauches y demeure, toujours le bien y a été effacé par le mal. D'une légèreté sans exemple, due sans doute à son instabilité, elle passe d'un amant à un autre, sans regretter l'un, sans presque désirer l'autre. D'une part, rassasiée de baisers, fatiguée de volupté, elle fuit l'homme quant au corps: de l'autre, sans nulle éducation, sans aucune délicatesse de sentiment, elle est comme privée d'âme, et ne saurait sympathiser avec une nature généreuse et aimante. Voilà celle qu'il nous prend parfois la fantaisie d'aimer, créature détournée du sentier, intermédiaire en quelque sorte entre la femme et la femelle. Maintenant, suppose un jeune homme désirant ramener cette misérable enfant. Il l'a rencontrée dans un bal public, ivre, appartenant à tous. Quelques mots prononcés sans suite l'auront touché; il l'emmène et commence immédiatement la cure. Il lui prodigue mille caresses, lui remontre doucement combien la vie qu'elle mène est maudite, puis, passant de la théorie à la pratique, veut qu'elle change sa toilette affichante contre des vêtements plus simples, plus décents, et surtout qu'elle l'aime, s'attache à lui et oublie peu à peu ses habitudes de bal, de café. J'entends que notre jeune homme ne soit ni un sot, ni un jaloux: qu'il s'y prenne avec habileté et ne lui demande pas une vertu parfaite dès le premier jour. Mais, quel que soit [Pg 119]son amour, quelle que soit sa finesse, je puis jurer qu'il n'arrivera qu'à se faire détester. On le nommera tyran, on le froissera de mille façons, lui parlant de tel ou tel ancien amant plus beau, plus généreux que lui, lui racontant mille et mille fredaines, plus sales les unes que les autres, ne l'entretenant que de débauches, que de sottises, que de niaiseries. Si bien que, las de frapper sur chaque fibre sans rien en tirer, las de prodiguer des trésors d'amour et de n'éveiller aucun écho, il laissera faiblir sa tendresse et ne demandera plus à cette femme qu'une belle peau et de beaux yeux. C'est ainsi que finissent tous les rêves que nous faisons sur les filles perdues. Par bonheur, nous relirons de cet amour trompé un excellent résultat. Nous nous sentons pris d'une horreur profonde pour la débauche, et si nous cherchons encore le vice, ce n'est qu'à contre-cœur et en sachant que nous agissons mal. Tu crois peut-être que ce n'est ici qu'un cas particulier, et qu'en te racontant cette histoire, je ne saurais parler de la généralité. J'ai bien peur, pour un seul échantillon, de connaître l'espèce entière. Règle générale: toute lorette adore ces poseurs de café qui le leur rendent en les méprisant, en les traitant encore plus mal qu'elles ne le méritent. Pourvu qu'on leur jette de la soie, des pièces de cent sous, qu'on ne les fatigue pas trop d'amour ni de morale, elles poursuivent, persuadées que vous êtes un fripon, un imbécile, que vous les insultez! voire même que vous prenez un bâton. Mais qu'elles rencontrent un cœur noble, qui tâche de les relever par l'amour, et qui, avant tout, voulant pouvoir les estimer, cherche à les rendre honnêtes femmes, ah! celui-là, elles le bafouent, le gardent parfois pour son argent, mais ne l'aiment jamais, même dans le singulier sens qu'elles donnent à ce mot. De sorte qu'on arrive par cette observation [Pg 120]à cette bizarre formule: «Aimez la lorette, elle vous méprisera; méprisez-la, elle vous aimera.»
Notre jeune homme trompé une première fois s'adressera-t-il à une veuve? Ici l'expérience me manque et je ne puis que deviner et dire mon propre goût. Il est pourtant une remarque que je fais: d'où vient qu'à vingt ans, lorsque nous rêvons une amante, cette amante n'est jamais une veuve? c'est-à-dire une femme faite, passée maître en fait d'amour et dont nous ne serions, à coup sur, que les écoliers peut-être maladroits. Cela ne viendrait-il pas de cette pensée que notre amante doit tout tenir de nous et, d'autre part, de cette timidité d'enfant qui recule devant une expérience plus grande, de cette exquise jalousie de l'amant qui veut la rose dans tout son parfum pour l'effeuiller facilement? Quoi qu'il en soit, je constate le fait; la veuve n'est pas l'idéal de nos rêves: cette femme libre, plus âgée que nous, nous effraye. Je ne sais quel pressentiment nous avertit que, honnête, elle nous amènera prosaïquement et sans amour au mariage, et que légère, elle fera de nous un jouet qu'elle jettera ensuite pour un autre. Nous préférons tenter la femme entretenue, tenter le vice, comme je le le disais tantôt, que de nous heurter à une vertu fardée. Nous préférons la femme libre par une émancipation volontaire que celle à qui un triste accident vient de rendre une liberté, peut-être désirée; nous préférons enfin, emportés par nos jeunes cœurs, essayer une bonne action, nous battre au nom du bien contre la débauche, que d'aimer une femme déflorée aussi, et dont l'amour ne présente ni les difficultés, ni la poésie de l'autre. Effet de nos cerveaux fêlés, me dira-t-on. C'est possible; non, je le répète, une veuve nous effraye et nous ne la choisissons que rarement pour première maîtresse. Je suis d'ailleurs peu au courant de [Pg 121]ces dames, et je n'affirme pas pour réel ce que je viens de dire.
Reste la vierge, cette fleur d'amour, cet idéal de nos seize ans, vision qui sourit à nos chevets, amante pure du poète qui le console dans ses rêves dorés. La vierge, cette Ève avant le péché: dernier rayon du ciel sur la terre, suprême manifestation du beau, du bien, de la divinité elle-même. Hélas! où est-elle cette créature divine, si innocente que la fange des hommes ne saurait la souiller, libre comme l'oiseau, n'agissant que par elle-même et agissant toujours bien? Je vois çà et là de petites pensionnaires, des jeunes filles fraîches du couvent. On me les donne comme vierges; je veux bien le croire; mais c'est une mauvaise raillerie de me parler de la virginité physique lorsque je demande la virginité morale. Que me fait que ces demoiselles sachent bien faire la révérence, qu'elles sachent ceci et cela; que même on ait pu les cloîtrer si étroitement que nulles lèvres d'homme ne se soient encore posées sur les leurs. Ce que je voulais en elles, c'était la chasteté de l'âme, l'amour du grand et du beau, la liberté d'action, sans laquelle on n'arrive qu'à l'hypocrisie et qu'au vice. Et encore ces prétendues qualités dont je n'ai que faire, on me les vend au poids de l'or; on fait sonner haut à mes oreilles les yeux baissés, l'air enfantin et niais de la jeune poupée; puis, lorsqu'on m'a bien détaillé ses mérites, sans seulement qu'il soit question de mon amour et du sien, sans qu'on me permette de la connaître et de sympathiser avec elle, on me crie, au nom des mœurs: «Monsieur, cela coûte tant; mariez-vous d'abord, vous vous aimerez ensuite, si faire se peut». On l'a dit avant moi, nous étalons la prostitution en plein soleil, mais nous cachons à tous les yeux la virginité. De sorte que, ne pouvant pénétrer jusqu'au sanctuaire, dégoûtés par [Pg 122]la vénalité des vendeurs du temple, nous nous adressons au ruisseau. La vierge pour nous n'existe pas; elle est comme un parfum sous triple enveloppe que nous ne pouvons posséder qu'en jurant de le porter toujours sur nous. Est-il donc si étonnant que nous hésitions à choisir ainsi en aveugle, tremblant de nous tromper de sachet et d'en acheter un d'une odeur nauséabonde. Ma vierge idéale est libre avant tout; ce n'est qu'à cette condition que son âme est pure, exempte de feinte; ce n'est surtout qu'à cette condition que je peux sympathiser avec elle, l'estimer et enfin l'aimer.
Telle est pour moi la navrante réalité: la noceuse est à jamais perdue, la veuve m'effraye, la vierge n'existe pas. Tu nies donc l'amour? me diras-tu, et tu as renoncé à trouver sur la terre une amante. Je ne nie point l'amour et je ne désespère de rien: seulement j'attends quelque bon ange, quelque rare exception aux règles que je viens de poser. Je sais parfaitement que je rêve tout éveillé, que mon désir ne se réalisera peut-être jamais; mais il y a un peut-être et c'est là ma branche de salut. Je me cramponne à cette idée de possibilité, et je pars de là pour bâtir de longs romans où tout est pour le mieux et où, près de ma compagne, je me couronne de roses et m'enivre de volupté céleste. Puis, lorsque mon rêve s'évanouit, je doute parfois que ce soit un rêve, je crois réellement avoir été le héros de ce poème. Je n'en demande pas plus au ciel qui m'a doué d'une imagination assez vive pour m'illusionner ainsi. Dans mes heures de réalité, je suis d'ailleurs bien moins absolu qu'autrefois. Je demande à ma maîtresse de m'aimer seulement pendant la minute que je la tiens dans mes bras; d'être gracieuse avec moi, surtout de feindre plus d'amour qu'elle n'en a et de ne jamais me désabuser des rêves que je puis faire. Mais, à te vrai dire, toute cette [Pg 123]réalité présente me semble hideuse; je ne l'accepte que parce qu'elle s'impose. Combien je préfère mes instants d'espérance et de rêverie!
J'ai changé de demeure et ma nouvelle adresse est rue Neuve-Saint-Étienne-du-Mont, n° 21. J'habite là un petit belvédère, occupé autrefois par Bernardin de Saint-Pierre et où il a, dit-on, écrit presque toutes ses œuvres. Une mansarde de bon augure pour un poète.—Ne m'en veux pas trop si je garde de longs silences. J'ai de grosses occupations, d'abord à paresser, puis à travailler à un long poème que je viens de commencer, puis à faire un petit acte en prose pour un nouveau théâtre qui se monte aux Champs-Élysées, puis enfin à courir de côté et d'autre pour un emploi que je sollicite et que je compte obtenir bientôt. Tu vois que je songe à une position.
—Voici Cézanne qui va venir me retrouver. Et toi, mon pauvre vieux, à quand ton bien heureux voyage? Je t'attends toujours au mois d'octobre; et je serai charmé de cesser cet échange de lettres, si plates le plus souvent et où nous disons si peu. Que cela ne t'empêche pourtant de me répondre au plus tôt. Quant à moi, je ne resterai pas un mois sans t'écrire, et je pourrai sans doute te parler plus sûrement sur ma situation matérielle et morale.
Je te serre la main. Ton ami,
Émile Zola.
Mes respects à tes parents.
Je n'ai jamais eu les yeux malades et je ne sais trop qui a pu mettre en circulation un tel canard. Mes entrailles seules me font souffrir de temps en temps.
Paris, le 10 août 1860.
Mon cher Baille,
Le poète a deux armes pour corriger les hommes: la satire et le cantique, l'éclat de rire de Satan, et le sourire de Dieu; l'une, jouet qui corrige en déchirant, l'autre, baiser qui rend meilleur en faisant entrevoir le ciel. Je m'explique: le poète satirique met à nu l'homme et ses perversités, il les fait rougir et combat son vice par sa honte; le chantre lyrique, au contraire, crée une chimère, un homme idéal, le présente à l'homme réel et ramène ce dernier à la vertu par la sublime couleur dont il l'a peint. Ainsi donc, d'un côté fouiller la fange, en faire exhaler tous les miasmes, de l'autre, ouvrir les cieux, les montrer pleins de rayons et de parfums. Le but, me dira-t-on, est le même; c'est possible, mais puisque l'expérience n'a pas encore conclu pour tel ou moyen, puisque le choix est permis entre le cantique et la satire, je préfère de beaucoup le cantique. Je crois même, laissant là mon goût, que les splendeurs célestes sont plus capables de ramener les pécheurs que l'enfer; que l'on me peigne dans ma fange, il est possible que j'en sorte, mais que l'on me montre mon voisin, l'auréole au front, j'en sortirai plus vite encore. D'autre part, la satire mène à l'hypocrisie; on m'accuse de tel [Pg 125]défaut, je le cache sans moyen de le cacher; c'est la peur qui me fait agir, et non l'envie de bien faire. Le cantique ne saurait avoir ce résultat: il me montre le bien dans tout son idéal, j'admire, je me sens emporté vers Dieu, pour Dieu lui-même; mes vices s'effacent, d'autant plus que j'approche de la Divinité. Ainsi donc le chantre lyrique agit, selon moi, avec bien plus d'efficacité et de puissance.
Si maintenant, laissant l'humanité, je considère le poète et les résultats qu'auront sur lui-même ses propres chants, je préférerais une seconde fois le cantique. Quand on remue la fange, il reste toujours quelques souillures aux mains; quand à l'aurore on s'égare dans les champs, on rentre parfumé de fleurs et de rosée. Le poète satirique, voyant toujours l'homme par ses mauvais côtés, finit par le prendre en pitié, en mépris, en haine; son rire, d'abord railleur, devient amer; son désir de corriger se change en celui de flageller; plus il va, plus la vase est profonde, plus il devient dur, impitoyable; son dernier cri est un blasphème. Il est d'une naïve évidence de dire que le chantre lyrique n'a pas à craindre ces terribles effets; ne chantant que le bon, le juste et le beau, ne présentant à l'homme que des spectacles de lumière, il se relève lui-même en tâchant de relever autrui. On peut, me dira-t-on, rester honnête homme tout en faisant des satires. Je n'en disconviens pas; mais si l'on est artiste consciencieux, si l'on se pénètre bien de son sujet, et surtout si l'on croit ce qui est écrit, il est clair que la satire n'est nullement apte à faire aimer les hommes, il est clair que le poète deviendra morose et misanthrope.
Pour me résumer et te faire même mieux comprendre ma pensée, je te dirai que, selon moi, une lecture de Lamartine est de beaucoup plus fertile en vertus qu'une [Pg 126]lecture de Juvénal; l'un vous emporte d'un coup d'aile jusqu'au trône de Dieu, l'autre, comme Dante, vous fait, d'abord passer par l'enfer. J'ajouterai—ce ne peut être ici qu'une hypothèse, mais une hypothèse basée sur le bon sens, sur une stricte déduction,—j'ajouterai que Lamartine doit être meilleur que Juvénal, si du moins on les juge d'après leurs écrits, si l'on veut bien se dire que l'œuvre laisse toujours sa trace dans l'âme du poète; chez l'un, la morale chrétienne fécondée par ses chants d'amour, chez l'autre, l'intolérance et la misanthropie qui ont dû faire naître nécessairement ses sanglantes satires.
Après ce que je viens de te dire, je n'ai pas besoin de conclure que j'ai choisi le cantique. Ce n'est pas que la satire, l'ironie amère n'éclatent parfois même chez Lamartine; chacun a ses heures de peine et de découragement. L'âme se brise, ce ne sont plus des pleurs, ce sont des sanglots et des cris. Ces rares coups de fouet ont alors d'autant plus de résultats qu'ils tranchent sur la douceur habituelle; d'ailleurs, n'en auraient-ils aucun, on ne peut empêcher de soigner l'âme blessée. Mais tailler ma plume et me mettre à noircir l'homme de parti pris, lui ôtant ses rares qualités et faisant ressortir ses nombreux défauts, c'est ce que je ne saurais aimer. La société, je te l'ai dit de trop, n'est certes pas telle qu'il la faudrait; mais, puisqu'on a deux remèdes pour la ramener au bien, qu'on use au moins du plus certain et du plus inoffensif pour soi-même.
Il est d'autres considérations plus élevées qui me feraient encore choisir le cantique, je les puiserai dans l'idée que je me suis faite du poète moderne. Qu'on ne s'y trompe pas, l'artiste est un soldat: il combat au nom de Dieu pour tout ce qu'il y a de grand. Ce n'est pas comme autrefois un vain rêveur, se laissant aller à sa [Pg 127]fantaisie, chantant pour chanter et se souciant fort peu des échos qu'éveille sa lyre. Dans nos temps de matérialisme, dans notre siècle où le commerce absorbe chacun, où les sciences si saines et si grandes déjà rendent l'homme orgueilleux et lui font oublier le savant suprême, le poète a une mission sainte: montrer à toute heure, en tout lieu, l'âme à ceux qui ne pensent qu'au corps, et Dieu à ceux dont la science a tiré la foi. L'art n'est autre chose; c'est un flambeau splendide qui éclaire la voie de l'humanité, et non une misérable bougie dans le taudis d'un rimeur. Il ne s'agit pas seulement de faire de beaux vers, il faut que ces vers soient une sublime leçon de vertu; dans les deux cas, on peut être un grand artiste, mais dans le premier, on se sert mal du feu sacré donné par Dieu; dans le second, on devient un disciple, un apôtre de la Divinité. En effet, qu'appelle-t-on art, si ce n'est la perfection, la sublimité divine, la divinité elle-même; Dieu, poésie, mots synonymes pour moi. Vous donc qui vous dites artistes, vous qui vantez Dieu en vous, croyez-vous que vous n'aurez pas à rendre compte de l'emploi de la sainte étincelle. Le Maître vous mit sur la terre, comme il y mit autrefois les prophètes, qui étaient ses poètes eux aussi; il vous mit, phares lumineux, dans la vie humaine, pour indiquer le ciel à l'homme. Chantez donc, et que vos chants servent à l'humanité; remplissez votre mission, soyez apôtres du progrès et dites-vous qu'une lyre est une arme et non un jouet. Si l'art ne sert à rien, si, comme on le dit souvent, les poètes ne sont que de brillantes inutilités, disons à notre tour que Dieu n'existe pas, que le grand et le beau sont des mensonges. La chose dont je voudrais qu'on fût persuadé est celle-ci: que l'art doit être avant tout utile, soit directement, soit indirectement; qu'il est aussi nécessaire [Pg 128]à une société que le manger et le dormir, surtout que c'est un bienfait de Dieu, une étoile des mages placée sur le front du prédestiné pour sortir du bourbier et guider vers la plaine fleurie l'humanité chancelante. Dès lors, on ne hausserait plus l'épaule en parlant d'un poète.
En plaçant l'art si haut, j'ai par là même élevé l'artiste; plus le dieu est parfait, plus le pontife tend à la perfection. L'artiste.—poète, peintre, sculpteur, musicien,—est un véritable grand prêtre. Je l'ai tantôt comparé à un prophète; c'est la meilleure comparaison possible. Avant la venue d'un Dieu, des hommes, et ce sont les prophètes, annonçant le Messie futur; puis, après son ascension glorieuse, d'autres hommes, et ce sont les artistes, le rappelant aux siècles suivants; mais au fond, prophètes, artistes, mêmes fronts marqués du doigt de Dieu. N'est donc pas artiste qui veut, l'étincelle ne tombe que sur quelques élus. Mais il est toujours glorieux d'essayer; si l'haleine vous manque, qu'importe! vous tombez grand encore d'audace.
Laissons ce martyr et parlons du véritable artiste. Comme il est homme malgré son génie, il peut se tromper, dépenser follement l'étincelle, comme Alfred de Musset, de qui on peut dire heureusement que plus tard il brûla ce qu'il avait adoré et adora ce qu'il avait brûlé. Ou bien, comme V. Hugo, se mêler de politique, écrire sur l'événement présent une pièce qui n'aura plus de sens demain. Ou enfin, comme Lamartine, ne parler que de l'âme, de l'humanité en général; et c'est là le poète usant bien de la flamme sacrée. L'artiste doit planer sur les misérables considérations d'un jour; il ne doit pas plus se faire chantre du vice que le héraut politique d'une époque. L'humanité, voilà son livre, voilà sa vaste carrière; qu'il considère l'homme et non [Pg 129]les hommes; qu'il soutienne le faible et encourage le fort; surtout, qu'au-dessus de nous, il nous montre un Dieu, et nous donne avec une âme immortelle l'espérance du ciel. L'Évangile est un livre éternel, par cela même qu'il s'adresse à l'humanité tout entière, et non à quelques hommes seulement. Tel doit être le livre du poète: vrai pour tous, consolant et améliorant chacun; non par l'image de telle ou telle société, mais par celle du genre humain, non par l'enthousiasme sur une action, sur un sentiment particulier, mais par le chant immortel de la vertu, de la liberté, de l'amour, etc., etc.; et, pour revenir à mon point de départ, non par la peinture de tel siècle corrompu, mais par celle de la splendeur éternelle des cieux.—Voilà, selon moi, la vraie poésie, le vrai poète moderne, l'homme du progrès, l'artiste sublime se servant dignement de la lyre que Dieu lui a confiée.
Je parle en général, ne t'y trompe pas. Un poète écrivant, comme V. Hugo, le Dernier jour d'un Condamné ne sort pas de la voie tracée, puisqu'il s'occupe d'une question particulière. Il n'y a pas de règle sans exception même nécessaire.—D'un autre côté, c'est l'idéal du poète que je trace et non peut-être le poète réel; la fantaisie règne toujours plus ou moins dans une cervelle humaine; chacun a ses égarements, chacun ses heures de doute.
Maintenant tu pourras me demander, puisque je m'occupe de l'art, quelle forme je crois la meilleure pour arriver au but, quel genre je choisirai. Je te répondrai que je cherche encore ma voie, que la meilleure forme est celle dont on se sert le mieux. L'idée, voilà le principal; le reste n'est qu'une question d'étude et d'aptitude. D'ailleurs, ne crois pas, après avoir exalté l'artiste, que j'ose prendre ce titre; je tâche, rien de plus, je [Pg 130]tâtonne, je cherche à arriver au mieux dont je suis capable, et alors seulement je me déciderai à élever la voix.—Le drame est un puissant mobile, il s'adresse aux masses, les étreint, les corrige toujours un peu, mais il a aussi un grand inconvénient: écrit pour la scène, il perd son prestige à la lecture; sans acteur, il ressemble à une arme sans poudre; en un mot, il est incomplet et ne dure qu'un instant. D'un autre côté, mon esprit ne se prête pas à ce genre; ce n'est donc pas le moyen que je peux choisir. Je préfère le poème, au roman ou vers; Paolo, ma dernière œuvre, serait en quelque sorte mon essai. Dans une série d'ouvrages semblables, j'idéaliserai tour à tour tous les nobles sentiments; bien entendu, je tâcherai d'être plus correct, plus artiste, même plus réel. Ce ne sont encore que des projets; peut-être une meilleure idée viendra-t-elle les chasser. Nous en parlerons.—Je te dirai plus tard ce que je pense du vers, cet outil est à tous, cette matière terne ou brillante, selon la main qui l'emploie. Le vers est le corps d'un ouvrage et l'idée l'âme.
L'autre soir je me trouvais entre un protestant et une vieille dame catholique et dévote. Je ne sais trop pourquoi, j'étais plus expansif que de coutume; je me laissai aller à avancer quelques-unes de mes opinions sur la vie, surtout sur la religion. Mes deux auditeurs ne tardèrent pas à se récrier, chacun prêchant pour son saint, puis ils se réunirent et conclurent également que je n'étais d'aucune secte religieuse. Je fus obligé de conclure tout bas qu'ils avaient raison.—Quelles que soient leurs religions, les peuples s'accordent sur l'idée de Dieu; chez tous, c'est toujours le même être puissant, juste et bon; chez tous, jusqu'à un certain point, c'est l'idée d'une vie future de peines ou de récompenses, selon les mérites. Étrange bizarrerie! les juifs, les protestants, les catholiques [Pg 131]ont la même base religieuse: la Bible. Leurs dogmes, leur morale sont puisés à la même source; la loi écrite est la même; d'où vient donc l'énorme différence qui les sépare? Des commentateurs évidemment, des différentes manières d'expliquer le texte. Si ce n'est pas une pitié! leur Dieu est le même, la manifestation la même, et les voilà s'entre-tuant pour un mot mal défini. Chacun d'eux convient de l'être suprême, mais chacun veut avoir le sien; bataille de mots plutôt que d'idées, puérilités qui font hausser les épaules. Dieu a-t-il demandé qu'on l'adore de telle ou telle manière? ne lui suffit-il pas qu'on se prosterne, qu'on le reconnaisse, lui et l'âme, son souffle divin. Que lui importe le nom dont on l'appelle? Jéhovah, Dieu, Allah, etc., etc.? n'est-ce pas toujours le Créateur, l'intelligence qui régit le monde? Son temple est l'univers, et la prière la plus fervente est pour lui la plus agréable, n'importe le nom sous lequel on la lui adresse.—Outre les commentateurs, le clergé, la classe sacerdotale: voilà la plaie, l'homme qui sert d'intermédiaire entre son semblable et le ciel, faire de son Dieu, à sa propre image, un être jaloux, petit et mesquin.—«Hors de l'église, crie-t-il, point de salut!»—c'est-à-dire hors des prêtres.—«Le Seigneur n'écoute que moi, je suis infaillible, et, lorsque je parle, c'est le ciel même qui parle. Vous avez beau être vertueux, croire en Dieu, croire à l'âme, si vous ne vous courbez pas sous ma loi, si vous n'accomplissez pas les pratiques que je vous impose, vous n'en irez pas moins en enfer. J'ai tout pouvoir sur vous, moi le ministre du Tout-Puissant. Je puis m'occuper de politique comme de religion, comprimer la pensée et la liberté la croix à la main. Et si vous bougez, si vous vous révoltez, je vous excommunie de par le paradis et de par tous les saints.»—Et ce n'est pas d'un clergé en particulier que je parle, [Pg 132]c'est de tous. Il vient toujours un moment dans chaque société où la théocratie règne, où l'homme faillible et fragile gouverne ses semblables au nom du ciel, et met ses vices, ses mauvaises actions sur le compte de Dieu. Point de clergé donc, je n'en ai que faire; la prière, voilà le seul intermédiaire que j'accepte entre le Seigneur et moi. Point de commentateurs; j'ai l'idée d'une Puissance éternelle et je l'adore, sans vouloir subtiliser. Dans nos temps d'examens philosophiques, ce qui a tué la foi, ce sont et les prêtres et les commentateurs: les prêtres, surtout les catholiques, mensonges nouveaux, êtres à part dans la société, êtres impossibles et contre l'esprit divin; les commentateurs, les uns démolisseurs stupides, comme les appelle Musset, renversant tout sans rien réédifier, les autres fanatiques forçant les mots et les phrases du bec et des ongles pour créer une Divinité de fantaisie. Mais, si l'on eut été tolérant, si l'on eut laissé à chacun son Dieu, le même pour tous sans exalter le sien, sans surtout démolir celui du voisin, je le demande, la foi serait-elle morte? Et d'ailleurs, la foi en Dieu est-elle bien morte? Chacun ne reconnaît-il pas une suprême Puissance, chaque cœur généreux ne sent-il pas son âme tendre vers le ciel? Je le dis en vérité, ce qui est mort, ce qui se meurt, ce sont les prêtres, les faiseurs de systèmes, les stupides fanatiques, les commentateurs. Mais tant que l'humanité vivra elle pensera à son Créateur et l'adorera en levant les yeux vers le ciel. Chaque secte religieuse a sa profession de foi, je veux faire ici la mienne: «Je crois en un Dieu tout-puissant, bon et juste. Je crois que ce Dieu m'a créé, qu'il me dirige ici-bas et qu'il m'attend dans les cieux. Mon âme est immortelle et, me donnant le libre arbitre, le Maître s'est réservé le droit de peines et de récompenses. Je dois faire tout ce qui est bien, éviter tout ce [Pg 133]qui est mal, et compter surtout sur la justice et sur la bonté de mon Juge.» Maintenant je ne sais si je suis juif catholique, juif protestant ou mahométan, je sais que je suis créature de Dieu, et cela me suffit.
Si l'on me demandait si je reconnais Jésus-Christ comme Dieu, je l'avoue, j'hésiterais à répondre. Jésus est plutôt pour moi un législateur sublime, un divin moraliste; s'il n'est pas Dieu, c'est un de ses saints envoyés. Car, si je le devine, je perds dès lors l'idée si nette que je me fais du Très-Haut. Je reconnais bien qu'avec sa puissance le Créateur peut tout faire; même se dédoubler, venir sur la terre et rester dans les cieux. Mais voici en foule les prêtres et les commentateurs tiraillant Jésus sur sa croix, les uns le déclarent infâme, scélérat, les autres Dieu, et donnent chacun à ses paroles un sens opposé. Je chancelle, ma raison humaine ne suffit plus; il me faut tout rejeter, ou m'incliner stupidement devant un Christ de convention et subir en son nom des pratiques instituées par les hommes. La raison, me disait souvent l'aumônier du lycée Saint-Louis, la raison est suffisante en matières religieuses, et je ne suis pas de son avis; la foi a été inventée pour les femmes et pour les enfants. Je ne veux donc considérer le Christ que comme le devineur des prophètes, comme un homme marqué du doigt de Dieu, comme le réel prêtre infaillible, parlant véritablement en son nom. En tout cas, s'il est vraiment fils de Dieu—remarquez que ce titre qu'il s'est donné devant Pilate et devant Hérode, tu pourrais également le prendre en qualité de créature de Dieu,—s'il est fils de Dieu, dis-je, je l'adore dans son père. Ce n'est pas que j'ai plaisir à nier sa divinité; si chrétien veut dire disciple du Christ, je prends hautement ce nom; ses préceptes sont les miens, son Dieu le mien. C'est que cette divinité me paraît inutile, c'est [Pg 134]qu'elle a été exploitée par mes cauchemars, les prêtres et les commentateurs, c'est que je n'en ai aucun besoin pour l'aimer et le vénérer. Il n'en est pas moins glorieux pour moi dans le ciel, il n'en a pas moins accompli sa sublime mission. Je le prie comme un saint, comme le bras du Seigneur sur la terre, comme son révélateur. N'est-ce pas assez, et mes paroles sont-elles des blasphèmes? D'ailleurs, je suis aussi ignorant en théologie qu'en toute autre science. Peut-être, si j'étudiais, je reviendrais sur ces opinions: peut-être aussi nierais-je plus fortement: doute et science sont frère et sœur. N'importe, je me résume et je conclus que j'adore le Dieu que le Christ nous révéla.
Je te signalais dernièrement un mot qui m'agaçait, le mot position; aujourd'hui c'est une expression qui jouit du même avantage, celle de un homme comme il faut. Un homme comme il faut porte un habit noir, une cravate blanche, parfois une épingle et une chevalière d'or; il s'exprime à peu près en français; il prise, prend toujours le haut du pavé et se gonfle à crever toutes les fois qu'il dit mon argent. D'ailleurs, c'est peut-être le plus insigne coquin, le fripon le plus impudent; mais que diable!—inclinez-vous,—c'est un homme comme il faut. Un homme comme il ne faut pas, c'est cet ouvrier qui habite ce taudis; sa blouse est noire de travail, sa cravate pend, déguenillée; il ne sait rien, le malheureux, pas même lire; il se glisse comme une chose immonde dans la fange des rues, et porte, ainsi que Bias, toute sa fortune sur lui. Il est vrai qu'il est honnête homme, que la misère ne l'a pas encore conduit au vol, qu'il sait souffrir et se taire; mais pouah!—écartez-vous—c'est un homme comme il ne faut pas. Si ce n'est pas pitié! si cela ne crie pas vengeance!
Il m'est échappé une faute grossière dans mon Paolo, [Pg 135]que Cézanne me dit t'avoir remis. Dans la prière qui termine le poème se trouve ce vers:
Je voulais dire parabole, figure géométrique, et non hyperbole, fleur de rhétorique. Aie donc l'obligeance de remplacer cet infâme alexandrin par celui-ci:
Le dernier hémistiche est un peu sifflant, tant pis! Remarque générale: chaque fois que je veux faire de la science ou de l'histoire, je commets des énormités. Je n'ai pour moi que mes rêves, mes imaginations et mon amour de l'harmonie; chacun son lot—et, sans vanité, je ne me plains pas du mien.
Cette lettre faite depuis longtemps attendait ta réponse pour partir. Je viens de la recevoir et de la lire tout en fumant ma pipe.—Je ne puis donc y répondre que dans ma prochaine missive: permets-moi seulement que je me disculpe de quelques accusations graves.—Ce n'est pas S... que j'ai aimée, que j'aime peut-être encore; c'est l'Aérienne, un être idéal que j'ai moins vu que rêvé. Que m'importe qu'une fille d'ici-bas que j'ai courtisée une heure ait un amant. Me crois-tu assez fou pour empêcher la rose d'aimer chaque papillon qui la caresse?—Ne me fais pas l'injure de penser que je rejette la forme en poésie. Tu as fait quelque cauchemar, rien de plus. Moi, renier la forme! où diable as-tu pêché cela? Quant à la critique de Paolo, si tu l'as écrite, garde-la; nous la discuterons au mois de septembre. Crois seulement une chose: c'est que je n'ai pas écrit un seul vers sans intention; il sera bien [Pg 136]difficile de retrancher et d'ajouter; je te ferai voir pourquoi et tu te rendras à mes raisons.
Mes respects à tes parents. Je te serre la main.
Ton ami,
Émile Zola.
Paris, 21 septembre 1860.
Mon pauvre vieux.
J'ai reçu ta lettre avant-hier matin et, dans l'espérance de te donner une réponse décisive, j'ai attendu jusqu'à ce jour. Je me décide enfin à t'écrire, bien que mon voyage ne soit pas encore certain et que je ne puisse t'en fixer la date.—Tu dois en être persuadé: les obstacles ne dépendent nullement de moi, ma volonté n'y est pour rien, et je désire peut-être plus que toi d'aller m'égayer quelque temps, sous votre beau ciel. Si je pouvais partir aujourd'hui, je partirais; je travaille du bec et des ongles pour aller vous serrer la main, et si vous ne me voyez pas venir, dites-vous que j'ai tout fait et que rien n'a réussi.—D'ailleurs, j'espère fortement et, si je ne craignais de vous causer une fausse joie, je vous dirais de compter sur ma venue. Tout ce que je redoute, c'est un retard plus ou moins long, c'est de laisser passer les jours de vacances. Écris-moi donc la date de votre [Pg 137]rentrée, combien tu comptes passer de temps à Aix, afin que je fixe le dernier jour possible de mon départ. Je pense rester au moins quinze jours auprès de vous, et tant que tu auras ce laps de temps libre, je ne désespère de rien.—Je ne saurai trop me plaire à te le répéter: pour moi, mon voyage est presque une certitude. Vous pouvez chaque jour recevoir une lettre vous annonçant définitivement ma venue. Mais ce qui me désespère aujourd'hui, ce qui nous chagrine, vous et moi, c'est de ne pouvoir vous dire: allez tel jour m'attendre à la gare.—N'importe, tâchons de tuer le temps en attendant cette bienheureuse lettre que j'aurai autant de plaisir à vous écrire que vous à la recevoir. Écris-moi au plus tôt ce que je te demande: la durée de ta liberté. Ta lettre me trouvera encore à Paris, et dans le cas contraire, que vous importe.
Dis à mon vieux Cézanne que je suis triste et que je ne saurais répondre à sa dernière épître; cette lettre est pour vous deux. Il est presque inutile qu'il m'écrive, jusqu'à ce que la question du voyage soit résolue. Qu'il attende une lettre de moi, soit pour lui annoncer nos longues causeries, soit pour lui dire de reprendre notre banale conversation écrite.
J'ai à te blâmer d'une chose, blâmer n'est pas le mot, mais n'importe. Il y a cinq à six semaines, tu m'annonçais tes examens écrits et tu ajoutais: «Je n'ai aucune espérance.» Moi, je te crois et j'en gémis. Mais point du tout, te voilà bel et bien déclaré admissible. Voilà donc que j'ai poussé des gémissements en vain. Aujourd'hui tu m'écris que tu as passé tes examens oraux et, comme la première fois, tu me dis être très mécontent et désespérer entièrement. Donc, dois-je m'attrister de nouveau? ce ne serait ni logique, ni raisonnable. D'une première expérience, je déduis qu'il ne faut nullement me fier sur [Pg 138]les jugements que tu portes sur toi-même, et qu'il est sage d'attendre les résultats pour pleurer ou sourire.—Ne te serais-tu pas fait le raisonnement suivant: «Je viens de me présenter à l'École polytechnique, c'est-à-dire de subir des épreuves redoutables. De deux choses l'une: ou je suis refusé, ou je suis accepté. Disons alors que je compte être refusé et le profit est clair des deux côtés. En effet, si je suis réellement refusé, la mauvaise impression est diminuée d'autant qu'elle est préparée depuis plus de temps; si au contraire, je suis accepté, la bonne impression est d'autant plus grande qu'elle est moins attendue.» Merveilleuse tactique que celle-là, et si vraiment tu la suis avec conscience, elle le fait honneur. En tout cas, si ce n'est qu'une de mes inventions, je te conseille d'en user sciemment après en avoir usé par hasard.—Quant à moi, je compte donc sur ton admission tout comme avant ta lettre; ce n'est qu'après avoir lu la liste des vainqueurs que je prendrai le deuil ou que j'ingurgiterai en ton honneur un liquide quelconque.
Marguery est à Mâcon; il vient de m'écrire de cette ville en m'annonçant sa prochaine arrivée à Paris. Si j'y suis malheureusement encore, j'aurai donc le plaisir de bavarder une heure avec cet excellent garçon. Il est en route pour les bords du Rhin: charmant voyage que celui-là et que j'ai toujours rêvé. Ne pourrons-nous jamais réaliser ce songe?
Je suis presque continuellement indisposé. L'ennui me ronge; ma vie n'est pas assez active pour ma forte constitution, et mon système nerveux est tellement ébranlé et irrité que je suis dans un état perpétuel d'excitation morale et physique. Je suis incapable d'entreprendre quoi que ce soit, et je sens combien les distractions d'un voyage et la joie de vous voir seraient efficaces [Pg 139]contre cette longue insomnie.—La nuit dernière, comme je dormais à moitié d'un sommeil fiévreux, il m'est venu une idée que je crois grande et belle. Un long poème à faire hurler ou applaudir la foule à mes pieds. La pensée est encore vague pour que je puisse la communiquer ici. D'ailleurs, c'est une œuvre tellement sérieuse et d'une portée si grande qu'on ne saurait trop la méditer et la soumettre à des amis. Aussi je compte prendre tes conseils et tâcher de mettre un peu d'ordre dans ce nouveau cahier.
Buvez et riez, mes bons amis. J'ai tant de choses à vous dire, à vous demander: mes projets, les vôtres. J'ai tant de choses à voir: les panneaux de Paul, la moustache de Baille. Puis, d'ailleurs, n'est-ce donc rien que de fumer une pipe près de vous, même sans parler; d'aller faire quelques lointaines courses, de revoir les objets, les personnes qui me rappellent ma première jeunesse, qui me parlent de vous et de nos rires enfantins.—Je veux aller à Aix; je le jure sur ma pipe!!!
Je ne saurais t'en écrire davantage. C'est à regret que je t'envoie cette lettre si vague et si pleine d'inquiétude; que ne puis-je me plier en quatre comme ce flexible papier et m'expédier sous enveloppe pour la modique somme de vingt centimes!
Mes respects à tes parents.
Je te serre la main. A bientôt cependant. Ton ami,
Émile Zola.
Vous avez tort de m'accuser de manquer de cordialité et de confiance à votre égard. Vous êtes les seuls à qui j'ose confier mes rêves, bien insensés sans doute. Si je [Pg 140]ne vous entretiens pas de ma vie privée, si je ne mets pas par-devant vous mon intérieur, c'est que ces détails matériels ne sauraient augmenter ou diminuer notre amitié, et n'auraient pour résultat que de m'attrister.
Paris, 2 octobre 1860.
Mes chers amis.
Puisque vous avez élu domicile cours Sextius, puisque c'est là votre café, votre tabagie, votre tout, je crois donc devoir y adresser mes lettres jusqu'à nouvel ordre. D'autre part, par raison d'économie, la même épître servira pour vous deux: économie de temps, économie d'argent.
Je remets à la fin de cette missive la question voyage. Comme je ne compte vous l'expédier que dans quatre ou cinq jours, j'espère alors pouvoir vous parler avec certitude. Si vous êtes pressés, interrogez donc les dernières lignes.
Je ne veux aujourd'hui que me désennuyer en bavardant un peu avec vous.—Baille me dit quelque part: «Passons le temps en lettres et en souvenirs.»—C'est bien dit et j'applaudis. Dante se trompe lorsqu'il écrit: «Rien n'est plus douloureux qu'un souvenir de bonheur dans un jour de tristesse.» Je lui réponds hardiment: [Pg 141]«Rien ne repose mieux le cœur, et rien ne fait mieux briller le sourire parmi les larmes que le parfum du temps passé.»—Vous me prêchez l'économie; vous souvenez-vous de l'an dernier, lorsque l'argent de Paris se faisait attendre, et que notre demi-tasse et notre partie de dames nous réclamaient au divan. On se cotisait, on finissait toujours par ramasser les quelques misérables sous qui devaient servir à tuer la soirée. Baille tournait à l'économie; il prétendait comme aujourd'hui faire de nous des thésauriseurs, des avares; pardonnables et prodigues avares que ceux qu'il rêvait. Mais la franchise avant tout, et je dois déclarer que le péché d'avarice trouvait en lui un terrible adversaire, un autre péché capital, bien gros, bien damnable: la Gourmandise. Il nous débauchait parfois, le saint prédicateur; t'en souviens-tu, Cézanne? Il me poussait chez Illy, et t'expédiait chez Leydet; puis, lorsque tu lui rapportais une fiole d'un liquide quelconque, lorsque je pliais sous une charge de choux à la crème, il se frottait les mains et nous guidait en se léchant les lèvres vers ma mansarde, lieu de nos débauches gastronomiques. Parfois encore, après un long sermon très pathétique, très larmoyant sur l'abstinence, le soir au café, il rêvait une bavaroise, et, sans la commander pourtant, il parlait d'un certain mal de gorge et tâchait de nous apitoyer sur son œsophage irrité. Monstruosité! une bavaroise! ce liquide coûtait huit sous et la demi-tasse n'en coûtait que cinq. Et voilà les économies! voilà les sermonneurs! en paroles ils boivent de l'eau et mangent du pain bis; mais en action ils ingurgitent des bavaroises et se bourrent de brioches.—Je me souviens d'un autre méfait de Baille, et puisqu'il est sur le banc des accusés, profitons-en pour faire contre lui un réquisitoire foudroyant. C'était au barrage, le jour de l'agréable hospitalité à nous offerte par messieurs [Pg 142]les jésuites; nous avions emporté, s'il m'en souvient, un gigot d'une certaine encolure. Or donc, nous nous mettons à table, c'est-à-dire sur le gazon, près de la fontaine. Je mange du jambon, puis je cherche le gigot: néant, éclipse totale. Je cherche le gigot de plus en plus introuvable. Enfin, j'entrevis le manche, puis, tout au bout, Baille suspendu encore à quelques lambeaux de chair. Ah! monsieur l'économe, que vous en avez mangé ce jour-là du mouton! Dénouement, je conclus qu'un gourmand est l'antipode d'un avare, un économe même est l'antipode de notre ami. Méfies-toi, Cézanne, pendant qu'il te prêchera, il séchera tout doucement les bouteilles, fumera le tabac, et si tu as la bonhomie de prêter les oreilles et les yeux, tu chercheras, après son discours, vainement et tout effaré, les ingrédients indispensables à la vie d'un honnête homme.—Or ça, Baille, mon ami, je veux, en allant à Aix, n'être économe que si j'y suis forcé; sinon, je te promets des choux et des bavaroises et des gigots,—le tout pour fondre ton éloquence de pédagogue, comme la neige aux rayons de mai.—L'économie est un mythe chez vous et je m'en réjouis. Ne serait-il pas curieux que deux jeunes garçons de vingt ans calculent sou par sou leurs plaisirs. Vive Dieu! rions aujourd'hui; demain viendra avec des pleurs ou des sourires, et la grande sagesse est de le prendre tel qu'il se présentera. Voilà, direz-vous, une bien vilaine morale; mais je la trouve sublime, bien qu'un peu imprudente. Je me rappelle à ce sujet un mot profond de Cézanne. Lorsqu'il avait de l'argent, il se hâtait ordinairement de le dépenser avant de gagner son lit. Interrogé par moi sur cette prodigalité: «Pardieu! me disait-il, si je mourais cette nuit, voudrais-tu que mes parents héritent?»—O Baille, médite cette pensée profonde, et ne prends mes accusations, mes épithètes [Pg 143]et mes railleries que comme le jeu d'un ami qui se berce doucement dans de lointains et joyeux souvenirs.
Marguery est à Paris. J'ai déjà passé deux journées avec ce grand dramaturge, ce célèbre vaudevilliste. Que vous dirai-je que vous ne sachiez déjà. L'enfant grandit, mais ne change que rarement; notre ancien compagnon est toujours ce garçon excellent, cet impuissant romancier qui s'admire avec tant de bonne foi et de naïveté qu'on ne saurait lui en vouloir. Après vous, je l'estime mon meilleur ami; je préfère sa naïveté enfantine à la fatuité superbe des De Julienne et des Marquezi.—Nous avons couru ensemble la capitale, ingurgitant çà et là quelques cafés. Puis je l'ai mené à l'administration du Journal du Dimanche, la Provence musicale. Enfin je lui ai lu un proverbe que j'ai écrit cet hiver et dont j'ai dû vous parler. Il a applaudi et m'a conseillé fortement de le présenter au théâtre de l'Odéon. Il est vrai que cela me rapporterait peut-être quelque argent; mais je ne veux m'y décider qu'après vous avoir consultés, ce que je me propose de faire si je vais à Aix.
Tu m'assures que Cézanne viendra ici au mois de mars.—C'est à Baille que je parle, et non à Paul auquel je me suis promis de ne plus parler de cela.—Puisses-tu dire vrai; j'ai de longues journées d'ennui. Vous avoir près de moi serait une suprême consolation et un encouragement dans la tâche ardue que je me suis imposée. Je ne suis pas de ces êtres qui peuvent s'atteler impunément à leur travail comme à une charrue et traîner péniblement la charge imposée. Il me faut des distractions, des rires et du sérieux. Ah! si vous étiez ici! Je n'y compte pas, je l'espère; c'est tout ce que peut dire un homme.
Je reçois à l'instant votre lettre et je reprends ces feuilles, abandonnées et reprises souvent.—Je ne [Pg 144]puis que vous remercier des dispositions que vous avez cru bonnes pour notre tableau de famille et les papiers de ma mère. Quand même vous eussiez agi contre mon vouloir, je ne saurais encore que vous en rendre grâce, puisque votre amitié seule vous a conduit. Heureusement que ce déménagement partiel était dans mes vues, et que le plaisir que je trouve à vous voir prendre mes intérêts n'est obscurci par aucun nuage. Merci donc encore une fois.—Quant aux autres objets, misérable mobilier s'il en fut, vous pouvez parfaitement les laisser en place. Ce que vous avez enlevé m'est cher et je n'aurais voulu aucunement les laisser aux hasards des événements et aux mains crochues dont parle Cézanne. Mais le reste, je le livre de bon cœur aux vautours et aux tigres; je le répète, ne touchez plus à rien.
D'ailleurs, j'ai un reproche à vous faire. Vos lettres sont obscures et je ne saurais y trouver rien de certain. Vous m'accusiez naguère de manquer de franchise, je puis vous renvoyer ce reproche avec plus de droit. Quels sont les objets disparus? Quelles sont les personnes que vous soupçonnez? Si vous avez pris cette mesure extrême de me déménager sans que j'en aie manifesté le désir, il est logique de penser que vous y avez été poussés par de graves événements. Mais, encore une fois, quels sont ces événements? Craindriez-vous par hasard de m'offenser en me les racontant? Dites toujours, mes pauvres amis, je commence à connaître le monde et, si rien ne m'étonne de la part des autres, rien ne m'offense de la vôtre.—Ainsi donc dans votre prochaine lettre, soyez explicites pour que je puisse remédier au mal s'il en est temps encore.
Cézanne a la clef de la maison; qu'il la garde religieusement et tâche de faire oublier qu'il l'a en son pouvoir. Si même on la lui demandait, n'importe qui, qu'il la [Pg 145]refuse tout net et dise, s'il veut se débarrasser, qu'il l'a égarée. Enfin, pour dernière recommandation, je vous dirai d'aller le moins possible à ma mansarde, de ne point vous en occuper et de laisser les choses en repos jusqu'au jour de mon arrivée—si ce jour doit luire toutefois.—Quant à mes cachets, soyez sans inquiétude. Ce sont de ces choses que je n'oublie pas et auxquelles je remédie longtemps à l'avance.
Maintenant reste à parler de la probabilité de mon voyage. Baille m'a écrit qu'il devait rester jusqu'aux premiers jours de novembre. Ainsi donc, voulant passer quinze jours près de vous, rien ne sera désespéré jusqu'au 15 octobre. Mon voyage n'est pas qu'un voyage d'agrément, j'ai certaines affaires qui réclament ma présence à Aix et qu'il serait trop long de vous expliquer ici; c'est ce qui me fait encore espérer fortement de vous voir.—La proposition de Baille me prouve son affection et je l'en remercie; mais je ne saurais l'accepter et lui-même dirait comme moi si je pouvais lui expliquer mes raisons. J'aurais toujours grand plaisir à passer une nuit avec lui, à déjeuner parfois à sa table, mais m'installer dans sa maison, que dis-je, dans la maison de ses parents, c'est-à-dire une maison où doit venir une foule de personnes, je ne puis y songer, sans songer en même temps aux bonnes langues d'une ville de province. D'ailleurs, si je pouvais me décider à devenir ainsi parasite, croyez-vous que cela allégerait beaucoup ma bourse. En allant à Aix, il me faut emporter une forte somme et ce n'est pas cent francs qui l'augmenteraient de beaucoup.—D'ailleurs nous serons économes, c'est entendu. Aussi, lorsque vous aurez la gracieuseté de m'inviter à dîner, j'accepterai de grand cœur; seulement vous accepterez de même mes invitations.
[Pg 146]Je ne saurais trop le répéter, vos lettres m'ont causé une grande joie. J'y lis votre bon cœur et je vous remercie de nouveau de tout ce que vous faites et pensez pour moi, quand bien même votre amitié vous aveugle.
Tâchons donc d'être clair et de ne pas vous donner un désespoir ou une espérance inutile. Rien ne dit encore que mon voyage ne se fera pas: espérons jusqu'au 15 courant. Cette date passée, ne comptez plus sur moi. Nous tâcherons de nous en consoler, comme dit Cézanne, en songeant à notre prochaine réunion et au malheur de ces amis qui sont séparés pour jamais.
Je vous écrirai prochainement et vous enverrai sans doute un conte badin que je termine: il est un peu grivois, mais qu'importe! Quant à vous, écrivez-moi plus souvent que vous ne le faites, et surtout pas de bégueulerie, soyez francs avant tout.—Pour moi, je compte vous expliquer ma position et mes projets de vive voix, et, si je ne le puis, de le faire plus tard par lettre. Je suis jeune, l'avenir est à moi et je n'ai qu'à avoir du courage pour parvenir.
Buvez et fumez à mon intention. Riez surtout, s'il est possible. Rabelais dit que le rire est le propre de l'homme; suivez donc les préceptes de ce maître passé en joyeuseté.
A bientôt sans doute. Mes respects à vos parents.
Je vous serre la main. Votre ami,
Émile Zola.
On prie Baille d'écrire un peu plus lisiblement.—Vous avez de la bien belle cire bleue, messieurs les économes, [Pg 147]et sans doute elle doit coûter gros.—Je ne sais trop comment j'écris.
Je suis en train d'apprendre la pâtisserie et la cuisine, le tout pour concilier l'économie que Baille prêche et ne pratique pas et la gourmandise qu'il pratique et ne prêche pas. J'ai la recette d'un certain punch aux œufs dont vous me direz des nouvelles.—Ne faut-il pas savoir un peu de tout ici-bas.
Paris, 31 octobre 1860.
Mon cher ami,
Ta dernière lettre est bien courte, bien sèche. Moi, qui m'attendais à une longue épître, bourrée de détails et répondant au moins en partie à tout ce que je te demandais, pense quelle déception! Tu ne me parles ni de ce que tu fais, ni de ce que tu rêves, on dirait que tu te bats les flancs pour écrire trois petites pages, et quelles pages: rien sur toi, rien sur les autres.—Tu dis que tu t'ennuies; raison de plus pour m'écrire longuement et souvent. Est-ce la matière qui te manque: parle-moi alors de la première chose venue et dis-moi ce que tu en penses. Mais n'as-tu pas la fontaine de la rotonde à critiquer; n'as-tu pas à me dire si le nom de mon père a été oublié dans les inscriptions. Ne dois-tu [Pg 148]pas me renseigner sur les filles à la mode, sur les changements survenus dans le caractère de ceux que nous appelons nos amis. Que font les Marquezi, les De Julienne, les Seymard et tutti quanti? Quelles nouvelles conquêtes, quels nouveaux déboires à enregistrer dans l'ère de leur vie. Quelles nouvelles prouesses, quelles nouvelles fanfaronnades? Pas de matière! Pas de détails! Quand tu n'as qu'à sortir un matin et te coudoyer une heure avec un de ces Don Juan bavards pour me défrayer un mois entier avec leurs histoires plus ou moins historiques. Les chers enfants ignorent que la discrétion est la mère des amours durables, et tu peux aller récolter parmi eux bon nombre d'anecdotes que tu me narreras ensuite.—D'autre part, si ce genre d'épître te déplaît, si tu préfères ne pas parler de ces écervelés, de ces vantards que la mode seule rend vicieux, parle-moi de toi, du monde de pensées qui doit s'agiter dans ton âme, de tes aspirations et de tes souvenirs. Ou bien encore entame de ces discussions comme celle que nous avons abandonnée et remise à des temps meilleurs. Mais, par le ciel! écris-moi, écris-moi le plus souvent et le plus longuement possible.
Moi, si je me tais sur ma vie présente, c'est que j'attends une très prochaine solution à ce problème: savoir ce que je ferai. Je ne suis pas aussi déraisonnable que tu m'as jugé parfois, je sais parfaitement qu'il faut vivre, et que pour vivre il faut manger, et que pour manger il faut de l'argent. Or ce raisonnement conduit tout de suite à cette combinaison: le travail, le travail qui donne le pain, qui nourrit le corps et qui n'est qu'un moyen pour permettre à l'âme, à l'intelligence de se développer et d'agir. Parfois, le plus souvent même, ce travail qui pourvoit aux besoins du corps est en même temps le champ où s'exerce l'intelligence. C'est-à-dire [Pg 149]que toi, sortant des écoles ingénieur, le pain que tu manges est le fruit de tes longues études, de l'ouvrage que tu as toujours fait, que tu fis et que tu feras toujours. Moi, au contraire, il n'en est pas ainsi. La littérature, les vers ne rapportent rien dans les commencements et souvent demeurent des années sans rien rapporter. Si bien que le poète mourrait de faim, s'il n'avait des avances, ou s'il ne travaillait à toute autre chose qui donne un gain quelconque. Ma position est donc nettement dessinée, ne pas quitter la poésie et pourtant gagner mon pain en faisant autre chose. Mais si un tel projet est facile à faire, combien il est difficile de l'exécuter. Quel métier, quel emploi choisir et surtout trouver? Comment faire accorder la lyre soit avec l'outil de l'ouvrier, soit avec la plume de l'employé. Ce travail en second, fournissant aux besoins matériels, travail où l'intelligence n'est pour rien, travail de la fange pour la fange, voilà mon enfer à moi, mon souci de chaque jour, mon ennui éternel. Ta carrière est de cent fois préférable; ce que tu fais ton intelligence y a part, et ton corps aussi y trouve la satisfaction de ses besoins.—N'importe, telle est, je le répète, ma ligne de conduite: ne pas quitter la lyre qui peut-être un jour pourra devenir une source d'honneur et de gain et, en attendant ce jour bienheureux, subvenir au besoin de la vie par un travail, n'importe lequel.—J'espère une prochaine solution et je te jure de marcher droit dans mon sentier, fermement et audacieusement, dès que j'aurai pu découvrir ce maudit sentier.—«Du courage!» me cries-tu vers la fin de ta lettre, et tu ajoutes que peut-être tu en as encore plus besoin que moi. Le crois-tu réellement? Lorsque ta voie est tracée, lorsqu'il te suffit d'y marcher, toujours tout droit, presque en aveugle, tu viens me dire [Pg 150]que cette voie est plus pierreuse que la mienne, la mienne où tout n'est que buissons et rochers, où la chance seule peut me conduire, où ma volonté, mon intelligence, mon travail sauraient m'empêcher de chanceler! Et moi aussi, je te crie courage! je te le crie parce que je sais qu'en marchant fermement tu parviendras. Mais parfois, en pensant à mon avenir, je me dis: A quoi bon le courage, lorsque le hasard est tout.—Ce sont là de ces découragements que par bonheur je n'éprouve que rarement.
Tu me parles ensuite d'un vide que tu sens en toi, d'un besoin d'épanchement. Parfois tu cherches autour de toi quelque chose qui te manque; un malaise, une oppression te prend et tu es près de pleurer. Je croirais que je me moque si je te comparais, toi vigoureux et barbu, à une blonde jeune fille, frêle et mignonne. Cependant c'est là la seule comparaison possible. Il est un âge pour les jeunes filles où le couvent oppresse, où les nuits d'été sont terribles. La musique, le temple plein de cierges et de parfums ne sont alors que des prétextes, des moyens pour le trop plein du cœur. Cet âge existe aussi pour l'homme; seulement, comme ce dernier est libre, comme il n'amuse pas ses passions et qu'il les assouvit à mesure qu'elles parlent, il ne s'aperçoit pas même de leur rapide passage. Toi peut-être, ainsi que la jeune fille, tu as voulu étouffer tous les amours qui palpitent en toi, tu as cru qu'on pouvait les remettre à plus tard, et voici qu'aujourd'hui ils insistent et crient davantage. Que te dire, et que te conseiller, surtout moi qui me laisse emporter par le premier souffle qui passe? Je ne saurais d'ailleurs te plaindre, tu te sens vivre, et tous ne sauraient en dire autant. Sois jeune fille encore des années et crois que rien n'est plus triste au monde que de se dire blasé.
[Pg 151]Je me contente de ces quatre pages aujourd'hui. Écris-moi une lettre—longue, bien entendu—avant de rentrer au lycée, puis nous réglerons notre correspondance.—J'écris en même temps à Cézanne.—Mes respects à tes parents.
Je te serre la main. Ton ami,
Émile Zola.
Paris, 22 avril 1861.
Mon cher ami.
Je te remercie de ta lettre; elle est désespérante, mais utile et nécessaire. La triste impression que j'en ai éprouvée a été en quelque sorte diminuée par la connaissance vague que j'avais des soupçons qui planaient sur moi. Je me sentais un adversaire, presque un ennemi dans la famille de Paul; nos différentes manières de voir, de comprendre la vie, m'avertissaient secrètement du peu de sympathie que devait éprouver pour moi M. Cézanne. Que te dirai-je? tout ce que tu m'apprends, je le savais déjà, mais je n'osais me l'avouer. Surtout je ne croyais pas que l'on pût à ce point me taxer d'infamie et ne voir dans ma fraternelle amitié qu'un odieux calcul. [Pg 152]Je suis franc, je dois avouer qu'une accusation venue d'une telle bouche m'a plutôt surpris qu'attristé. Je commence tellement à m'habituer à ce monde mesquin et jaloux, qu'une insulte me paraît chose ordinaire, indigne de m'irriter, seulement plus ou moins susceptible de m'étonner, selon celui qui me la jette au visage. Ordinairement je me juge moi-même, et, fort de ma conscience, je souris du jugement des autres; je me suis fait toute une philosophie pour ne pas me créer mille chagrins dans mes rapports avec autrui; je marche, libre et fier, m'inquiétant peu des clameurs, m'en servant quelquefois avec un amour d'artiste pour étudier le cœur humain; c'est là, je crois, la plus grande sagesse, être vertueux, doux, aimant le bien, le beau et le juste, sans vouloir prouver à tous sa vertu, sa douceur, sans se révolter lorsqu'on vous accuse de vice et de méchanceté. Dans le cas présent, il m'est cependant difficile de suivre la voie que je me suis tracée: ami de Paul, je veux être sinon aimé de sa famille, du moins estimé; si un être indifférent, que j'ai coudoyé et que je ne verrai plus, écoutait complaisamment des calomnies sur mon compte et y ajoutait foi, je le laisserais faire sans seulement tâcher de le dissuader. Mais ici le cas n'est plus le même; désirant malgré tout rester le frère de Paul, je me trouve obligé d'avoir des rapports fréquents avec son père, je suis forcé de paraître parfois devant les yeux d'un homme qui me méprise, et auquel je ne puis rendre mépris pour mépris; d'autre part, je ne veux à aucun prix mettre le trouble dans cette famille; tant que M. Cézanne me croira un vil intrigant et tant qu'il verra son fils me fréquenter, il s'irritera contre ce fils. Je ne veux pas que cela soit; je ne peux garder le silence. Si Paul ne consent pas lui-même à ouvrir les yeux à son père, il faut que je songe à le faire. Mon superbe dédain [Pg 153]serait ici mal placé; je ne dois laisser planer aucun doute dans l'esprit du père de mon vieil ami. Ce serait, je le répète, rompre notre amitié ou rompre toute affection entre le père et le fils.
Il est un autre détail que je crois deviner et que tu me caches sans doute par affection. Tu nous enveloppes tous deux dans la réprobation de la famille Cézanne; et je ne sais ce qui me dit que je suis le plus accusé des deux, peut-être même le seul. S'il en est ainsi—et je ne crois pas me tromper,—je te remercie d'avoir pris la moitié du pesant fardeau et d'avoir tâché d'atténuer par là la triste impression de ta lettre. Ce sont mille détails, mille raisonnements qui m'ont amené à cette pensée; d'abord mon peu de fortune, puis mon état presque avoué d'écrivain, mon séjour à Paris, etc. Enfin, pour dernière raison, celle qui l'emporte: lorsqu'il y a une tuile à tomber, c'est toujours sur ma tête qu'elle tombe; lorsqu'il y a un pavé plus haut que les autres, c'est toujours celui-là que je rencontre. Je finirai par croire à la fatalité.
La question me paraît celle-ci: M. Cézanne a vu déjouer par son fils les plans qu'il avait formés. Le futur banquier s'est trouvé être un peintre, et se sentant au dos des ailes d'aigle, veut quitter le nid. Tout surpris de cette transformation et de ce désir de liberté, M. Cézanne, ne pouvant croire qu'on préfère la peinture à la banque et l'air du ciel à son bureau poudreux, M. Cézanne s'est mis en quête pour découvrir le mot de l'énigme. Il n'a garde de comprendre que cela était parce que Dieu l'avait voulu ainsi, parce que Dieu, l'ayant créé banquier, avait créé son fils peintre. Mais ayant bien cherché, il comprit enfin que cela venait de moi; que c'était moi qui avais créé Paul, tel qu'il est aujourd'hui, que c'était moi qui enlevais à la banque son espoir le plus cher. Les mots [Pg 154]de mauvaises fréquentations furent sans doute prononcés, et voilà comme quoi Émile Zola, homme de lettres, devint un intrigant, un faux ami, et que sais-je encore.—C'est d'autant plus triste que c'est ridicule. S'il y a bonne foi, c'est bêtise; s'il y a calcul, c'est la pire des méchancetés.—Heureusement que Paul a sans doute gardé mes lettres; on pourrait voir en les lisant quels sont mes conseils, et si je l'ai jamais poussé dans une mauvaise voie. Au contraire, à plusieurs reprises, je lui montrai tous les inconvénients de son voyage à Paris et lui recommandais surtout de ménager son père.—D'ailleurs, je n'ai que faire de me justifier ici. Si une ombre des soupçons qui pèsent sur ma tête m'accusait dans ton esprit, tu ne pourrais avoir pour moi la moindre affection. La légèreté pourrait seule être mon crime, et je n'ai pas même eu cette légèreté. Dans les conseils que j'ai parfois donnés à Paul, je mettais toujours des restrictions. Voyant que son caractère s'accommoderait difficilement d'une position quelconque, je lui parlais des arts, de la poésie, plutôt d'ailleurs par caractère que par calcul. Je désirais l'avoir auprès de moi, mais jamais en lui manifestant ce désir je ne lui ai conseillé la révolte. En un mot, toutes mes lettres n'ont eu pour principe que mon amitié et pour contenu que des paroles telles que me les dictait ma nature. Il ne peut m'être imputé à crime l'effet de ces paroles sur la carrière de Paul; sans le vouloir, j'ai excité son amour pour les arts, je n'ai sans doute fait que développer des germes déjà existants, effet que toute autre cause extérieure aurait pu produire. Je m'interroge et je me réponds que je ne suis coupable de rien. Ma conduite a toujours été franche et exempte de tout blâme. J'ai aimé Paul comme un frère, rêvant toujours son bonheur, sans égoïsme, sans intérêt particulier: relevant son courage quand je voyais qu'il faiblissait, lui parlant toujours du [Pg 155]beau, du juste et du bon, tendant toujours à élever son cœur, et à le rendre un homme avant tout. Tels ont été mes rapports avec lui; je montrerais mes lettres avec orgueil et les écrirais si elles n'étaient pas écrites. Voilà ce que je veux que la foule sache, et toi tout le premier, si tu ne le savais déjà.—Il est vrai que je ne causais guère argent dans ces lettres; que je ne lui indiquais pas tel ou tel négoce où l'on gagne des sommes folles. Il est vrai que mes lettres ne lui parlaient tout simplement que de mon amitié, de mes rêves et de je ne sais quelle quantité de beaux sentiments, monnaies qui n'ont cours dans aucun commerce du monde. Voilà sans doute pourquoi je suis un intrigant aux yeux de M. Cézanne.
Je raille, et je n'en ai pas envie. Quoi qu'il en soit, voici quel est mon projet. Après m'être concerté avec Paul, je compte voir M. Cézanne en particulier et d'aborder franchement une explication. N'aie aucune crainte sur ma modération et sur la mesure des termes que j'emploierai. Ici, je puis exhaler en ironie mon amour-propre blessé; mais devant le père de notre ami, je ne serai que ce que je dois être, d'une logique serrée et d'une franchise appuyée sur des preuves. D'ailleurs, tu parais toi-même me conseiller cet entretien; je ne sais si je me trompe, mais quelques phrases vagues de ta lettre semblaient me prier de faire cesser ces calomnies, par une explication.
Je te dis tout cela, et je ne sais encore trop ce que je ferai. J'attends Cézanne, et je désire le voir avant que de rien décider. Son père sera tôt ou tard forcé de me rendre son estime; si les faits passés sont ignorés de lui, les faits futurs le convaincront.
Je me suis peut-être un peu trop appesanti sur ce sujet et j'avoue que je le quitte à regret, tellement je [Pg 156]suis désireux de montrer mon peu de tort et le côté ridicule de ces calomnies.—Consolons-nous de ces misères en parlant de la Muse.
Je viens de lire les poésies de Victor de Laprade; œuvres et auteur te sont sans doute inconnus. L'auteur est un poète, provençal, je crois, et académicien depuis 1859; ces œuvres me serviront de matière pour faire cette lettre.—Comme tous les poètes, de Laprade a son idéal, seulement le sien est fort singulier. Adorant la nature comme Dieu lui-même, lassé de nos passions et frappé de la superbe tranquillité des végétaux, il désire leur ressembler, se dresser comme eux, sans souci du monde et, comme il le dit lui-même, prendre vie au sein même de la terre. D'autre part, ne reconnaissant jamais la devise: «Chanter pour chanter», esprit beaucoup plus philosophe que poète, il n'écrit pas deux lignes sans qu'elles aient un but moral avoué. Enfin, ne s'adressant qu'à l'âme, il feint d'oublier que cette âme est entièrement liée au corps, que l'homme n'est pas un ange seulement, mais qu'il tient aussi à la brute par plusieurs côtés.—Ces quelques raisons font que sa poésie n'est nullement vivante: amant des arbres, êtres vivants il est vrai, mais immobiles, il ne met aucun mouvement dans les tableaux qu'il trace; philosophe et toujours emporté dans les nuages, il nous parle bien des destinées de l'âme, de la vie future, mais il oublie la terre, et ses vers ne nous parlent pas de la vie présente; enfin, ne considérant jamais que l'âme, ses poésies ne nous présentent l'homme que comme un ange, ou plutôt elles ne nous présentent jamais l'homme, il semble ignorer nos passions, nos travers; en un mot, il n'est pas humain. Il s'en défend dans sa préface, mais il n'est pas arrivé à me prouver qu'il était jeune et plein de vie. Voici d'ailleurs son raisonnement: «On m'accuse [Pg 157]de ne pas être humain, parce que ma poésie n'est pas passionnée; mais on ne réfléchit pas que la passion est ce qu'il y a de moins humain dans l'homme, que la brute partage avec nous, que ce que nous pouvons revendiquer comme nôtre, comme humain par conséquent, est la raison, l'intelligence, la religion.» A cela, je répondrai: la passion, il est vrai, n'est pas en propre à l'homme; il la partage avec la brute; mais l'intelligence, la raison sont-elles donc des qualités que nous possédions seuls et n'y a-t-il donc pas au-dessus de nous la raison, l'intelligence d'un Dieu? L'homme tient donc de la brute et de l'ange, et c'est justement ce mélange qui constitue ce que l'on est convenu d'appeler l'élément humain, c'est justement de la lutte éternelle de l'âme et du corps que naît la morale. Si vous me parlez d'un être marchant droit, s'élevant toujours vers le ciel, sans être arrêté dans son vol, il est évident que, ne livrant aucune lutte, votre héros bien que vivant n'aura pas occasion de me montrer qu'il vit et ressemblera quelque peu à ce végétal auquel vous voudriez ressembler. Nous présenter toujours le ciel, c'est très beau; mais je suis un homme vivant avant tout et, quoique le commerce des anges soit très agréable, je voudrais rencontrer dans vos vers quelque figure de connaissance qui me repose un peu des rayons célestes, quelques-uns de mes semblables dont les sentiments, les joies et les douleurs m'intéressent et m'émeuvent. Je ne prétends pas dire que votre psyché ait un mauvais but; tendre à élever l'âme vers Dieu, lui rappeler toujours son principe et sa fin, rêver un âge d'or, voilà qui va pour le mieux. Mais quatre mille vers sur ce sujet, monsieur, c'est beaucoup; surtout lorsque j'ai vainement cherché mon semblable dans vos vers, lorsque je n'y trouve rien de mes sensations de chaque jour, mais seulement ce [Pg 158]vague élan de toute créature vers son Créateur. Expliquer la chute de l'homme, la rédemption et enfin l'amour de l'âme à son Dieu, et se servir pour cela de la fable grecque de Psyché, je n'y vois aucun mal et même je vous approuve. Mais ce que je n'approuve pas, c'est le ton uniforme de votre poème, c'est cette presque complète absence de tout écho de la terre. Dans la Divine Comédie, dans le Paradis perdu, on nous entretient aussi beaucoup du ciel, beaucoup des anges, beaucoup de l'âme, mais, que diable! nous y sentons parfois l'homme palpiter, souffrir, aimer, haïr, etc., etc., et nous palpitons, nous souffrons, nous aimons, nous naissons avec lui; en un mot, ces poèmes sont vivants et humains, ont une morale aussi élevée que la vôtre, sont plus poétiques, et enfin ont un intérêt que le vôtre n'a pas; d'où cela vient-il, je vous prie, sinon qu'ils ont été écrits par des hommes et pour des hommes, tandis que le vôtre n'est que le produit d'un rêve, qui se réalisera, je le crois comme vous, mais où le corps certainement jouera un plus grand rôle que celui qu'il joue dans votre poème.
—On peut expliquer la poésie de Victor de Laprade par des causes toutes historiques, venue un peu après le mouvement littéraire de 1830; succédant aux romantiques qui avaient épuisé tous les sanglots, toutes les passions, il aura voulu suivre un sentier à part, poussé peut-être, d'ailleurs, par sa propre nature. Las de voir toutes les héroïnes se tordre les bras, las de tant de cris et de tant de délire, il se sera retiré à l'ombre et se sera juré, par réaction, de ne pas mettre le moindre petit sanglot dans ses vers. La poésie devient alors un véritable cri de guerre, paisible il est vrai, contre l'école romantique, je dis contre les furieux transports de cette école seulement. Avide de paix et de silence, il est tombé [Pg 159]dans l'excès contraire, et, craignant de mettre trop de vie, trop de passion dans ses poèmes, il n'en n'a plus mis du tout. Il a quitté la terre pour le ciel, si bien que s'il amuse quelquefois les dieux, il finit souvent par ennuyer les hommes.—Lorsque je lis un auteur quelconque, surtout un poète, je rapporte toujours sa méthode à ma méthode, son idéal à mon idéal, je compare et juge si je suis le bon sentier. Il est peu d'auteurs qui m'aient autant troublé que M. Victor de Laprade. Moi aussi, j'ai eu cette pensée de réaction contre le romantique; moi aussi, las de sanglots et de passions désordonnées, j'ai rêvé un ciel pur et paisible: Paolo est un fils de ces pensées. Maintenant encore, je crois fermement que l'école romantique est morte et qu'il faut absolument réagir contre elle. Mais de voir l'écueil opposé qui m'attendait de lire des vers incolores et sans vie, cela m'a effrayé. Cependant, peu à peu, j'ai repris mon calme habituel; tenté un moment d'accepter la poésie de Victor de Laprade, je l'ai ensuite repoussée; et, fort de cette lecture, j'ai ainsi formulé ma conduite à venir. Oui, il faut réagir contre ces élans passionnés qui sont ridicules quand ils ne sont pas sublimes; oui, il faut laisser là les Muses de l'égout, les effets violents, les couleurs criardes, les héros dont la singularité physiologique fait toute l'originalité. Non, il ne faut pas se jeter dans un excès contraire, non, il ne faut pas qu'une poésie manque de vie, ne soit écrite que pour les poètes seuls et n'ait pour résultat que l'amour.—D'ailleurs, de Laprade a de la verve, de la puissance, mais il manque de ce quelque chose que Musset possédait à un si haut point, l'intérêt.
J'interromps cette analyse trop rapide et trop indigne, pour m'écrier: «J'ai vu Paul!!!» J'ai vu Paul, comprends-tu cela, toi; comprends-tu toute la mélodie de ces [Pg 160]trois mots.—Il est venu ce matin, dimanche, m'appeler à plusieurs reprises dans mon escalier. Je dormais d'un œil; j'ai ouvert ma porte en tremblant de joie et nous nous sommes furieusement embrassés. Puis il m'a rassuré sur l'antipathie de son père à mon égard; il a prétendu que tu avais un peu exagéré, par zèle sans doute. Enfin il m'a annoncé que son père me demandait, je dois aller le voir aujourd'hui ou demain. Puis nous sommes allés déjeuner ensemble, fumer une foule de pipes, à une foule de jardins publics, et je l'ai quitté. Tant que son père sera ici, nous ne pourrons nous voir que rarement, mais dans un mois nous comptons bien loger ensemble.—A mon autre lettre pour les détails de ma vie matérielle. Depuis ma dernière épître, j'ai écrit les deux premiers chants de l'Aérienne. Dis-moi encore que je suis paresseux.
Écris-moi quand tu pourras. Pour moi, dans une quinzaine de jours, nous te serrons la main, Cézanne et moi.
Ton ami.
Émile Zola.
Paris, 1er mai 1861.
Mon cher ami,
Ton silence dure depuis si longtemps que je viens d'être obligé de regarder ta dernière lettre pour savoir au juste le nombre des jours écoulés. Elle est datée du 13 mars. Voici donc six grosses semaines que tu n'as pensé à moi. Je sais que tes examens approchent et que tu dois être accablé de travail. Aussi ne t'accuserai-je pas d'oubli complet, mais seulement d'un peu de paresse.
J'ai terminé depuis quelques jours le poème de l'Aérienne. Je ne sais trop ce qu'il vaut. Comme toujours, je me suis laissé emporter par l'idée première, écrivant pour écrire, ne faisant aucun plan à l'avance et me souciant assez peu de l'ensemble. Je sais bien que ce n'est pas là le chemin des chefs-d'œuvre. Mais que m'importe! je fais surtout à présent des vers pour vaincre la forme, pour acquérir le mécanisme. Puis, c'est là ma façon de voir; je marche beaucoup mieux lorsque je marche en liberté, j'ai confiance dans l'inspiration du moment; j'ai même reconnu que les vers qui arrivaient spontanément étaient de beaucoup supérieurs à ceux que je ruminais des jours entiers. Je jette donc mes sourires et mes pleurs au hasard. D'ailleurs, mon grand secret est celui-ci: lorsque mon œuvre est presque terminée, je la relis attentivement, je pèse toutes les pensées, tous les incidents; [Pg 162]et alors, dans une sorte de dénouement basé sur le commencement de l'œuvre, je donne un air de famille entre mes derniers et mes premiers vers. Ce n'est pas à dire que, lorsque je traite un sujet quelconque, je n'aie pas un certain plan dans la tête. Mais ce plan est si vague, je le change tant et tant de fois devant l'exécution, que rien ne ressemble moins que ce que j'ai fait à ce que je voulais faire.
Je voudrais pouvoir te donner une certitude sur ma position matérielle. Malheureusement, rien n'est moins certain que cette partie de mon avenir. Depuis plus d'un an, je fais une chasse féroce aux emplois; mais si je cours bien, ils courent mieux encore. J'ai adressé demande sur demande; je me suis présenté à une foule d'administrations: partout des longueurs, jamais un résultat.—Tu ne saurais croire combien je suis difficile à placer. Non pas que j'impose des conditions, que je veuille faire ceci plutôt que cela; dans le commencement, j'avais cet orgueil, rien n'en reste aujourd'hui. Mais parce que je sais une foule de choses inutiles et que je ne sais précisément pas celles qu'il faudrait savoir. Rien n'est plus rare que de trouver une place nous convenant, à nous, qui sortons des lycées. Inaptes dans la pratique, chevauchant sur des mots, sur des chiffres et des lignes, nous ignorons par excellence les menus détails de la vie, les combinaisons pourtant si simples qui peuvent se présenter dans un milieu social. Il nous faut un apprentissage plus ou moins long, partant un surnumérariat plein d'ennui et vide de gain.—C'est bien pis quand l'échappé de collège me ressemble; qu'il est plus ou moins poète et plus ou moins philosophe, qu'il se soucie de la société et de la richesse comme d'une paille, et ne réserve ses caresses, son adoration que pour la liberté. Alors l'impossibilité de le placer prend des [Pg 163]proportions extravagantes; les portes s'épaississent, les directeurs deviennent plus hargneux; puis la voix intérieure se révolte et gourmande le corps de ce qu'il a besoin de travailler pour vivre.—Souvent cette scène s'est répétée pour moi: J'adresse une demande à une administration; on me répond de passer chez le chef. J'entre, je trouve un monsieur tout de noir habillé, courbé sur un bureau plus ou moins encombré; il continue d'écrire sans plus se douter de mon existence que de celle du merle blanc. Enfin, après un long temps, il lève la tête, me regarde de travers, et, d'une voix brusque: «Que voulez-vous?» Je lui dis mon nom, la demande que j'ai faite, et l'invitation que j'ai reçue de me rendre auprès de lui. Alors commence une série de questions et de tirades, toujours les mêmes et qui sont à peu près celles-ci: Si j'ai une belle écriture? si je connais la tenue des livres? dans quelle administration j'ai déjà servi? à quoi je suis apte? etc., etc., puis: qu'il est accablé de demandes, qu'il n'y a pas de vacance dans ses bureaux, que tout est plein et qu'il faut me résigner à chercher autre part.—Et moi, le cœur gros, je m'enfuis au plus vite, triste de n'avoir pu réussir, content de n'être pas dans cette infâme baraque. Je sens tressaillir en moi tous mes bons instincts, tous mes amours, tout ce que Dieu m'a accordé; je maudis la société qui n'emploie de l'homme que les plus misérables facultés; j'éprouve un immense dédain pour ce rôle de machine que j'allais être réduit à jouer et j'entends comme une voix qui me murmure à l'oreille mes rêves chéris où vibrent doucement les noms de Liberté, d'Amour, de Paix et de Dieu.—N'importe! je continuerai ma chasse jusqu'à ce que je réussisse. Ma proie sera de la pire espèce, quelque corbeau dur et indigeste; mais une impérieuse nécessité me pousse en avant.—Tu es mon ami, mon frère, et sans [Pg 164]doute tu t'inquiètes de mon avenir matériel. Sois sans crainte, j'ai un fond de philosophie stoïque, je me plierai à tout et je ne serai jamais par trop misérable.
Je suis allé dimanche dernier à l'exposition de peinture avec Paul. Quoique j'aime les arts, je ne pourrais guère te parler de cette dernière manifestation de nos artistes. Tu ignores leurs noms, les différences d'école qui les séparent, leurs œuvres précédentes, et ainsi le moindre compte rendu serait sans intérêt pour toi. Attends d'être à Paris, de le passionner pour tel ou tel maître, et alors nous pourrons admirer, si notre dieu est le même, discuter, si nous sommes dans des camps opposés.—Je vois Paul fort souvent. Il travaille beaucoup, ce qui nous sépare parfois; mais je ne me plains pas de ce genre de paresse à me voir. Nous n'avons pas encore fait de parties, ou plutôt celles que nous avons ébauchées ne valent pas l'honneur de la plume. Demain dimanche, nous devions aller à Neuilly passer la journée au bord de la Seine, nous baigner, boire, fumer, etc., etc. Mais voilà que le temps s'assombrit, le vent souffle, il fait froid. Adieu notre belle journée; je ne sais trop comment nous l'emploierons.—Paul va faire mon portrait.
Tu te plaindras peut-être du peu de longueur de cette lettre. J'avais la pensée de t'en écrire une fort longue, mais le temps et le courage m'ont manqué. Attendons le mois de septembre.—Quant à toi,—pour terminer comme j'ai commencé,—je t'accuse d'un peu de paresse. Écris-nous au plus tôt, ne serait-ce que pour me dire que tu as reçu mes deux lettres et pour me rassurer sur ta santé.
Mes respects à tes parents.
Je te serre la main.—Ton ami,
Émile Zola.
Paris, 18 juillet 1861.
Mon cher ami,
Ce serait d'aventure un bien gros livre que celui qui aurait pour titre: Le poète; et certes l'homme qui entreprendrait un pareil ouvrage avec quelque talent ne ferait pas une œuvre médiocre. Pour moi, voici quels seraient mes sujets d'étude, ou plutôt ce que devrait renfermer le volume.
D'abord, de l'histoire comparée des littératures, déduire d'après quelle loi se manifeste le grand poète. Je suis certain qu'on arriverait à une formule presque mathématique, ayant sans doute des exceptions, mais exacte dans la plupart des cas. Ainsi nous avons deux genres de poètes; les uns, peintres fidèles des mœurs de leur époque, aussi grands qu'on voudra d'ailleurs, ne nous attirent plus que par une curiosité de savant; les autres prennent de l'homme, non la mode d'un instant, mais la manière d'être éternelle, non les ridicules et les splendeurs d'une époque, mais les travers et les qualités de l'humanité à tous les âges; de sorte que le livre est celui de tous les temps. Évidemment, ces derniers l'emportent. On pourrait donc dire dès lors au poète: Ne voyez, ne voyez pas les hommes, mais l'homme; peignez les siècles et non votre siècle.—Je [Pg 166]ne veux pas pour cela que le poète vive en dehors du temps; an contraire, qu'il étudie ses contemporains, leurs faits et leur parole; qu'il les mette même en scène, non qu'il n'en fasse pas des êtres à part, et que dans mille ans le lecteur puisse se reconnaître dans ses héros.
D'ailleurs, je compte peu sur le progrès social, sur la civilisation, pour amener un progrès quelconque en poésie. Je m'explique; on pourrait me dire qu'il serait profitable au poète d'étudier et de peindre un siècle comme le nôtre; la science s'élève chaque jour et les rapports entre les hommes sont de moins en moins barbares; à cela je répondrai par Homère qui vivait dans les premiers siècles et qui cependant, au dire de tous, est le plus grand des poètes. Il faut se représenter la nymphe Poésie assise sur une roche solitaire et regardant, immobile, le flot des âges s'écouler devant elle; depuis six mille ans elle chante l'homme, le combat éternel de l'âme et du corps, sans jamais se préoccuper des hommes; et six mille ans pourront passer encore qu'elle fera vibrer les mêmes refrains sur sa lyre. On ne s'aperçoit pas du peu de sens en poésie de ces mots: Science, civilisation.—A quoi bon aller dire en méchants vers ce que tant de manuels et de traités vous expliquent en bonne prose? d'autre part, que peut importer à la Muse les dehors plus ou moins policés de l'homme, elle qui ne veut être que la peinture de son âme? Nous sommes fort polis, nous ne mangeons plus avec nos doigts, nous n'allons plus tout nus; c'est fort bien; mais la déesse s'en soucie peu, elle à qui plaît parfois un peu de barbarie. Je sais bien, pour la science, qu'on ne me demande pas de rimer une algèbre, et qu'on me prétendra que, cette algèbre, que je lirai en prose, m'ouvrira le jugement et me servira indirectement [Pg 167]dans mes vers; en un mot, on m'observera que les sciences, surtout les sciences naturelles, me donneront une connaissance plus intime de l'homme et des choses et qu'ainsi leur influence devra faire de moi un plus grand poète que je ne l'aurais jamais été il y a deux siècles. Je ne nie pas cette influence; mais elle m'éclaire si peu sur cette énigme qui s'appelle l'homme, elle féconde mes pensées d'une façon si indirecte que je la subis peut-être, mais sans m'en douter. D'ailleurs, si j'ai tort théoriquement, l'expérience est pour moi. Je citerai de nouveau Homère, j'ajouterai la Bible et, dans toute notre génération d'hommes savants et policés, je cherche vainement un tel homme et un tel livre.
—Je ne veux pas soutenir ici de paradoxes; je serais désolé que tu visses dans mes paroles un parti pris de crier après la science et la civilisation. Je veux donc être aussi tolérant que possible à leur égard et les reconnaître en poésie autant qu'elles peuvent y entrer. J'accorde qu'elles ouvrent des horizons nouveaux au poète; elles peuvent être une source d'inspiration. En un mot, la poésie vit parfaitement sans elles; mais elle peut les employer comme tout autre élément. Quant à savoir si cet élément est préférable aux autres, je suis dans le doute, de même que j'ai douté qu'un progrès en science et en civilisation puisse en apporter un en poésie. On pourrait résoudre la question en s'appuyant encore sur les histoires comparées des littératures. Ainsi nous voyons à mesure que Rome se civilise la littérature latine baisser, de même que l'art grec s'altère aux temps les plus policés d'Athènes. Que conclure de là? Sinon que grande civilisation et grande poésie ne sont pas synonymes. Et, en effet, ce mot civilisation, comme je te le disais jadis, a son bon et son mauvais sens; des mœurs [Pg 168]efféminées, un mensonge perpétuel des dehors, ce sont là les mauvaises qualités des hommes policés; évidemment, de telles choses n'enfantent pas de grands poètes. Au contraire, une religion mieux entendue, une science lumineuse et solide, une liberté sociale sans désordre, sont les bonnes qualités des temps civilisés, qui doivent élargir les ailes de la poésie. Si la civilisation de Rome et d'Athènes a nui à la littérature et à l'art, c'est que les mauvaises qualités l'emportaient sur les bonnes. De nos jours, je ne sais trop où en est la balance. Mais si nous voulons encourager nos poètes, disons-leur, sans employer les grands mots de science et de civilisation: «Voyez: l'astronomie compte et mesure les étoiles; l'histoire naturelle a sondé le corps humain, fouillé la terre et classé chacune de ses productions; la physique et la chimie nous ont appris, l'une les phénomènes que produisent ou que subissent les corps, l'autre la composition et les propriétés des corps; les sciences exactes sont l'échelle de toutes les autres connaissances. D'autre part, la justice, la religion s'épurent; la liberté grandit; les hommes marchent vers une fusion générale d'où naîtra sans doute une seule nation libre et selon l'esprit de Dieu. Voilà ce que vous offre le siècle; puisez à pleines mains. Soyez grands avec cette matière.»—Alors peut-être, avec de tels éléments, naîtrait une œuvre sublime qui ferait bon marché de mon dédain de poète pour notre siècle de lumière. Peut-être aussi le poète préférera se retirer sous les grands arbres et chanter tout simplement l'homme tel que l'ont chanté ses pères. Mais, je m'aperçois que je me suis diablement écarté. Je traite ici en courant la matière d'un second livre ou du moins d'un long chapitre qui pourrait avoir pour titre: De la science et de la civilisation à l'égard de la poésie.
[Pg 169]Comme tout ceci est fort diffus et que j'exprime mes pensées, sans trop savoir si elles se contredisent dans le cours de mes jugements, je veux me résumer ici. J'ai dit que je comptais peu qu'un progrès scientifique et social amenât un progrès en poésie; que la poésie peut vivre grande et forte, en dehors d'une science et d'une civilisation avancées; que cependant ce sont là deux éléments qui s'offrent au poète et qu'il peut en faire jaillir le sublime, comme il l'a fait jaillir quelquefois de la barbarie et d'ignorantes hypothèses.—Tout cela ne porte pas sur mon idée première, qui est de considérer comme le plus grand poète celui qui se détache des hommes de son temps pour nous peindre l'homme de tous les âges. On peut évidemment être tel, tout en étant un poète savant et civilisé.
J'aurais dû te dire plus tôt que mon livre est un art poétique; non pas l'art poétique de Boileau, se bornant à classer les différents genres et à donner quelques conseils nus et froids sur la forme et quelques règles générales que tout le monde sait; mais un art poétique universel, embrassant la forme et l'idée, donnant en un mot la philosophie de l'histoire littéraire. Celui que je nommerais le poète serait en quelque sorte tous les grands poètes du passé, comparés et fondus en un seul, autant qu'ils le permettraient. Après avoir étudié ses manières d'être, ses formules d'existence, après avoir reconnu les milieux dans lesquels il se manifeste, on passerait à l'étude de ses rapports avec les différents éléments qui se sont présentés à lui. Ainsi on chercherait ce qu'il y a en lui d'idéal et de réalité, par quels points il touche au ciel et par quels points à la terre; on verrait quel emploi il a fait des passions humaines, surtout de l'amour; quel emploi de la science, de la philosophie, de la religion, de la politique. On pourrait [Pg 170]ensuite, connaissant ce qui l'a amené, chercher ce qu'il a produit; je veux dire que, sachant le milieu sur lequel il a paru, sachant de plus quels ressorts le meuvent, on étudierait l'effet produit par lui sur son époque, sur ses contemporains.
Puis on passerait en revue les grandes qualités qui dominent en lui; par exemple, l'originalité, etc., etc.; et encore l'harmonie, la grâce, le sublime, etc., etc. En étudiant ainsi le poète par excellence, on étudierait par comparaison les poètes de second et de troisième ordre; de sorte que l'étude serait complète.
Enfin on arriverait à la forme. Après avoir comparé rapidement les différentes langues et les différents rythmes, on verrait quel usage en a fait le poète, etc.
Tout ceci ne serait évidemment qu'une étude préparatoire. Ce que je veux, ce n'est pas faire une histoire des littératures, mais m'appuyer sur elles pour fonder une nouvelle poétique. Je veux dérober aux grands poètes les raisons de leur grandeur, et dans l'idée et dans la forme, pour établir des règles qui puissent faire naître des grands poètes. Le poète à qui je donnerais toutes les qualités des anciens chantres, serait le poète à suivre.
Après avoir suivi le poète dans les âges, je le poserais au milieu de la génération actuelle. C'est là où j'en voulais venir: demander à l'histoire quel rôle il doit jouer de nos jours, demander si les temps lui sont favorables. Ainsi, pour ne m'occuper que de la littérature française que je connais un peu, j'y remarque trois époques nettement déterminées. La première, le moyen âge, présentant les caractères suivants: des poètes vivant de leur propre imagination, sans modèles véritablement nationaux; cette littérature naît dans les chants celtiques, brille un instant dans les chansons de geste et dans les poésies légères des troubadours, puis [Pg 171]s'éteint. La seconde, la renaissance, se caractérise ainsi: une violente réaction contre le moyen âge, si violente qu'elle dépasse le but et tombe dans l'absurde avec Dubartas; puis Malherbe règle la nouvelle école; le dix-septième siècle la fait briller et le dix-huitième la mène tout doucement au tombeau. Enfin la troisième, le romantisme, notre époque elle-même, dont le mouvement n'est pas achevé; nous n'avons eu encore que la réaction violente; nous attendons un Malherbe. Il faut observer que cette troisième époque réagit, comme la seconde, contre celle qui la précède et que, par analogie, on doit supposer que toutes les phases en seront les mêmes. Tu vois comme je prétends me servir de l'histoire: chercher par la comparaison des siècles passés au nôtre quel doit être le poète de nos jours, son rôle; et quelles, ses aspirations, ses matières. Bien entendu, par l'exemple ci-dessus, je n'entends rien formuler. Je jette mes idées au courant de la plume; ce n'est pas même un plan que j'écris ici, c'est la matière telle qu'elle me vient, sans ordre, d'un plan que je pourrai faire quelque jour.
Je te parle de ce projet d'une poétique parce qu'il m'est venu une certaine idée. C'est là un de ces sujets que tu pourrais traiter au sortir des écoles. Il demande une connaissance parfaite de l'histoire, une critique fine et judicieuse, un raisonnement serré et lumineux: tu possèdes ces qualités à un plus haut degré de moi. D'autre part, un poète a une singulière façon de composer une poétique. Il commence par faire son œuvre la plupart du temps sans règle arrêtée, au hasard de l'inspiration, puis, son poème achevé, il le relit, voit le chemin parcouru et de quel pas, et alors, dans une préface, il justifie sa manière et donne comme règle ce qu'il n'a suivi lui-même qu'à l'aventure. Je ne lui en [Pg 172]fais pas un reproche; ce qu'il a établi, après l'expérience, vaut peut-être mieux que ce qu'un prétendu bon goût érige sans en avoir fait l'application. D'ailleurs, lorsque ses raisons sont bonnes, il a pour lui que l'exemple à coup sûr suit le précepte. Il est vrai qu'il n'a pour autorité que ses propres vers; sa manière frise l'orgueil en ce qu'il se pose comme chef d'école. Il est juge et partie à la fois: il se donnera donc raison. Cependant, je le répète, sa préface peut être d'une grande utilité, on doit la prendre en considération, mais n'accepter ses jugements qu'après les avoir jugés. Toutefois, si le poète fait sa poétique, un homme désintéressé peut faire la poétique. Il prendra les façons de voir de tous les poètes, les comparera, les fondra en une seule, et en fera sortir les principes éternels de la poésie. On me dira sans doute qu'il faut un poète pour juger et diriger les poètes. Aussi je n'entends pas confier cette œuvre à un maquignon, ou à un marchand de vin, mais à un homme, amant du grand et du beau, à un poète par l'esprit et le caractère et non par des vers plus ou moins bons; surtout à un homme qui n'ait pas à défendre quelques milliers d'hémistiches. Le volume serait en prose; d'autant plus que s'il était en vers, l'auteur, devant prêcher d'exemple, gâterait les meilleurs préceptes par de méchants alexandrins; d'autre part, la prose est plus maniable et, voulant avant tout faire un traité littéraire et non un poème, l'auteur s'en servira en tout avantage. Je prendrai comme exemple les arts poétiques d'Horace et de Boileau; ils renferment de bons et beaux vers; mais celui qui chercherait autre chose, n'y trouverait que quelques préceptes généraux, fort bons en eux-mêmes, mais qui traînent partout; des lois qui sont en quelque sorte les lois naturelles de la poésie et qui sont innées chez le poète de goût. Par ce que j'ai dit plus haut, tu [Pg 173]vois que telle ne doit pas être ma nouvelle poétique.—Toutes ces raisons me font répéter et conclure que tu seras très apte à un pareil travail.
J'ai parcouru dernièrement la Légende des siècles, dernier ouvrage édité de Victor Hugo. Mais je n'ai pu avoir que le second volume et j'étais si pressé que je ne peux t'en parler avec assurance. Toutefois, je puis te dire ceci: les défauts du grand poète, ces défauts qui sont presque des qualités, sont encore plus marqués dans ses derniers poèmes. Le vers est plus dur, plus coupé, plus saccadé, mais aussi plus vigoureux, plus serré, plus expressif. Tu connais d'ailleurs ce vers sobre, nettement frappé, se détachant comme à l'emporte-pièce. Seulement, ici, il exagère encore ses qualités, que l'on est parfois tenté d'appeler défauts. Les images sont toujours bizarres, mais singulièrement frappantes: on voit la chose plutôt qu'on ne la lit. D'autre part, il fait un peu abus de la description; mais ses descriptions sont tellement réelles dans leur poésie qu'on ne s'en fatigue pas. Il me semble qu'il se trouve dans cette œuvre moins de sensibilité, d'émotions jeunes, que dans les autres.—Je ne formule rien; je n'ai lu qu'en courant quelques passages d'un côté et de l'autre. Le poète a-t-il baissé depuis les Feuilles d'automne; j'en ai peur, mais je ne puis le dire sciemment.—Je ne me rappelle qu'un seul vers qui m'a frappé par sa singularité. Un certain faune est introduit devant les dieux de l'Olympe assemblés. Le maraud est fort laid, velu, difforme, etc. A son aspect les dieux et les déesses sont pris de ce fou rire qu'Homère leur prête. Ce sont des éclats formidables; tout rit dans le ciel. Or, dans son énumération des rieurs, le poète commet ce vers-ci:
[Pg 174]Un bon goût pointilleux s'offenserait de cet alexandrin; et, en effet, ce n'est que l'esprit qui parvient à en sauver la bizarrerie. Pour moi, il m'a fait rire et je serai content de le retrouver plus tard; c'est une de ces pointes dont le génie lui-même ne peut se défendre; elle tremble au bout de notre plume, il faut absolument que vous l'écriviez; puis, on n'a plus le courage de l'effacer.
Tu me demanderas peut-être pourquoi cette lettre vide d'intérêt, vide de détails sur ce qui pourrait t'intéresser. J'ai deux raisons: La première, c'est que ma mère devant quitter d'un jour à l'autre son logement, je désire te donner une adresse plus stable. Adresse-moi désormais tes lettres rue Saint-Nicolas-du-Chardonnet, n° 3. La seconde,, c'est que les détails que tu désirerais sont tellement insignifiants qu'on ne saurait les écrire. Pourtant, les voici en trois mots:
Depuis quelque temps je vois Cézanne assez rarement. Il travaille chez Villevieille, va à Marcoussis, etc. Pourtant rien n'est brisé entre nous.—Je pense toujours entrer en place bientôt. Ce qui est certain, c'est que je tiendrai mon emploi quand tu viendras ici.—Je suis lié avec un économiste dont je retouche les ouvrages, quant au style. De son côté, il me cherche un éditeur et compte me présenter à certains écrivains.—Enfin, et malheureusement, ma santé est fort mauvaise. Voici longtemps que je n'ai passé un jour sans douleurs. Organes digestifs affaiblis, oppression de la poitrine, éruptions de sang, etc.; j'hésite à me mettre entre les mains des médecins; je préférerais qu'une bonne et belle maladie se déclare; au moins je serais débarrassé; mais comme le mal ne se dessine pas, je laisse faire la nature.
Je compte beaucoup sur toi. Il me semble que ton [Pg 175]arrivée ici sera pour moi le sujet d'un mieux moral et physique. Travaille et arrive; et pour cela, courage!—Mes respects à tes parents.
Je te serre la main. Ton ami,
Émile Zola.
Aussitôt ton examen passé, écris-m'en le résultat.—N'oublie pas la nouvelle adresse que je te donne et dis-moi où je dois t'adresser mes lettres à l'avenir.
Ne lis cette lettre que pendant une récréation; elle est complètement littéraire et sans intérêt direct.
Sans date. Elle a dû être écrite en août 1861.
Mon cher Baille,
J'ai reçu tes deux dernières lettres, celle adressée chez Paul, et celle adressée chez moi. Quant à celle que tu dis m'avoir envoyée vers le milieu de mai, elle se sera égarée.—Je te donnais ces détails dans une lettre qu'un de mes oncles allant à Marseille a dû te remettre dernièrement, ainsi qu'une copie de mon proverbe, Perrette. Dès que tu pourras me répondre, dis-moi si l'on a fidèlement rempli ma commission.
[Pg 176]Tes deux dernières lettres m'ont causé la plus douce émotion. Ton amitié s'y montre à chaque ligne; j'y lis l'intérêt que tu me portes. Je te remercie de me rester fidèle dans mon malheur et de ne pas me serrer la main par égoïsme et par calcul. Crois-moi, mon pauvre vieux, confondons-nous le plus possible; tu auras tes peines comme j'ai les miennes, et alors tu comprendras tout ce qu'il y a de consolant dans la pensée d'avoir un ami, c'est-à-dire de n'être pas entièrement seul, de sentir un cœur battre à l'écho du vôtre et nous aimer en dépit des calomnies, de la sottise et de la fortune.—C'est à ces deux lettres que je veux répondre aujourd'hui.
Ce qui me répugne le plus au monde est de porter un jugement définitif sur un homme. Qu'on me présente une œuvre d'art, un tableau, un poème, je l'examinerai avec soin et je ne craindrai pas de me prononcer; si je me trompe, j'aurais pour excuse ma bonne foi. Ce tableau, ce poème sont choses sur lesquelles on ne doit pas revenir; ils ne présentent qu'une force; s'ils sont bons, ils resteront éternellement bons, s'ils sont mauvais, éternellement mauvais. Qu'on me raconte même encore une action d'un homme, je la jugerai, sans hésiter s'il a bien ou mal agi dans cet acte séparé de sa vie. Mais si l'on vient ensuite à me poser cette question générale: «Que pensez-vous de cet homme?» je tâcherai de m'esquiver poliment pour ne pas répondre. Et, en effet, quel jugement porter sur un être qui n'est plus matière, comme un tableau, ni chose abstraite comme une action? Que conclure de ce mélange de bien et de mal qui compose une existence? quelle balance prendre pour peser exactement ce que l'on doit louer et ce que l'on doit blâmer? et surtout où aller prendre tous les actes d'un homme?—car si vous en omettez un seul, votre jugement sera injuste. Enfin, si cet homme n'est pas [Pg 177]mort, quelle bonne ou mauvaise conclusion pourrez-vous tirer d'une vie qui peut encore faire du mal ou du bien? C'est ce que je me disais en pensant à ma dernière lettre où je te parle de Cézanne. J'avais essayé de le juger, et, malgré ma bonne foi, je me repentais d'en avoir tiré une conclusion qui, après tout, n'est pas la véritable.—A peine arrivé de Marcoussis, Paul est venu me trouver, plus affectueux que jamais; depuis ce temps, nous passons six heures par jour ensemble; notre lieu de réunion est sa petite chambre; là, il fait mon portrait; pendant ce temps, je lis ou nous bavardons tous les deux, puis, lorsque nous avons du travail par-dessus les oreilles, nous allons ordinairement fumer une pipe au Luxembourg. Nos conversations roulent un peu sur tout, particulièrement sur la peinture; nos souvenirs y occupent aussi une large place; quant au futur, nous l'effleurons d'un mot, en passant, soit pour désirer notre complète réunion, soit pour nous poser la terrible question de la réussite. Parfois Cézanne me fait un discours sur l'économie, et, pour conclusion, il me force à aller prendre une bouteille de bière avec lui. D'autres fois, il me chante des heures entières un couplet stupide et par les paroles et par la musique; alors je déclare hautement préférer les discours sur l'économie. Nous sommes peu dérangés; quelques intrus viennent de loin en loin se jeter entre nous; Paul se remet à peindre avec acharnement; moi, je pose comme un sphinx égyptien; et l'intrus, tout déconcerté de tant de travail, s'assoit un instant, n'ose bouger et s'éloigne avec un bonjour bien bas et en fermant la porte tout doucement.—Je désirerais te donner encore plus de détails. Cézanne a de nombreux accès de découragement; malgré le mépris un peu affecté qu'il fait de la gloire, je vois qu'il désirerait parvenir. Lorsqu'il fait [Pg 178]mauvais, il ne parle rien moins que de retourner à Aix et de se faire commis dans une maison de commerce. Il me faut alors de grands discours pour lui prouver la sottise d'un tel retour; il en convient facilement et se remet au travail. Cependant cette idée le ronge; deux fois déjà, il a été sur le point de partir; je crains qu'il ne m'échappe d'un instant à l'autre. Si tu lui écris, tâche de lui parler de notre réunion prochaine et avec les plus séduisantes couleurs; c'est le seul moyen de le retenir.—Nous n'avons pas encore fait de partie, l'argent nous retient; il n'est pas riche et moi encore moins. Cependant, un de ces jours, nous espérons prendre notre volée et aller rêver quelque part.—Pour te résumer tout ceci, je te dirai que, malgré sa monotonie, l'existence que nous menons n'est pas des plus ennuyeuses; le travail nous empêche de bâiller; puis quelques souvenirs échangés dorent le tout d'un rayon de soleil.—Viens et nous nous ennuierons moins encore.
Je reprends cette lettre pour appuyer ce que je te dis plus haut d'un fait arrivé hier dimanche. J'allais chez Paul qui me dit avec un grand sang-froid qu'il était en train de faire sa malle pour partir le lendemain. En attendant nous allâmes au café. Je ne lui lis aucun sermon; j'étais si étonné et si persuadé que ma logique resterait inutile que je ne hasardai pas la moindre objection. Cependant je cherchai une ruse pour le retenir, enfin je crus l'avoir trouvée et je lui demandai de faire mon portrait. Il accepta cette idée avec joie, et pour cette fois il ne fut plus question de retour. Ce maudit portrait, qui devait, selon moi, le retenir à Paris, à manqué hier de le lui faire quitter. Après l'avoir recommencé deux fois, toujours mécontent de lui, Paul voulut en finir et me demanda une dernière séance pour hier [Pg 179]matin. Hier donc je vais chez lui; lorsque j'entre, je vois la malle ouverte, les tiroirs à demi vides; Paul, d'un visage sombre, bousculait les objets et les entassait sans ordre dans la malle. Puis il me dit tranquillement: «Je pars demain.—Et mon portrait, lui dis-je?—Ton portrait, me répondit-il, je viens de le crever. J'ai voulu le retoucher ce matin, et comme il devenait de plus en plus mauvais, je l'ai anéanti; et je pars.»—Je m'abstins encore de toute réflexion. Nous allâmes déjeuner ensemble et je ne le quittai que le soir. Dans la journée, il revint à des sentiments plus raisonnables, et enfin, me quittant, il me promit de rester.—Mais ce n'est là qu'un méchant raccommodage; s'il ne part pas cette semaine-ci, il partira la semaine prochaine; tu peux t'attendre à le voir partir d'un instant à l'autre.—Même je crois qu'il fera bien. Paul peut avoir le génie d'un grand peintre, il n'aura jamais le génie de le devenir. Le moindre obstacle le désespère. Je le répète, qu'il parte, s'il veut s'éviter beaucoup de soucis.
Mes pauvres amis, vous me donnez bien peu de courage; l'un succombe dès le début, l'autre maudit la carrière qu'on lui fait entreprendre. Vous ne sauriez croire combien je me ressens de votre faiblesse dans la lutte; je pense à notre jeunesse, à ce lien que nous nous plaisions à voir entre nous; je me dis que votre réussite devait entraîner la mienne; et lorsque je vous vois douter de votre intelligence et nous juger incapables, je me demande s'il n'y a pas de l'orgueil à avoir encore confiance en la mienne et à tenter ce que vous désespérez de faire. Quel méchant vent souffle donc sur nous? Ne sommes-nous pas comme hier forts tous les trois, pleins de bonne volonté? Avons-nous assez lutté pour désespérer de la victoire, et nous faut-il reculer avant même d'avoir avancé? Je vous le dis, vous êtes sans courage et vous me [Pg 180]découragez moi-même; je n'ai pas comme vous renié ma jeunesse, je n'ai pas dit adieu à mes rêves de gloire; je suis ferme encore et cependant je suis le plus misérable, le plus entravé; et ceci, je l'avance sans orgueil, mais pour rendre une force nécessaire et puiser à mon tour dans cette force commune le reste de courage que m'enlèverait votre faiblesse. Je fais appel à nos souvenirs; soyons toujours confiants et enthousiastes comme dans le passé; soutenons-nous mutuellement et marchons sans nous inquiéter des obstacles. N'importe la carrière entreprise, n'importe l'idéal rêvé, si nous n'avons pas communauté d'instincts, ayons communauté d'espérance et d'amitié. Je voudrais vous communiquer ici ce que je ressens; ce n'est pas une vaine soif de renommée, c'est en quelque sorte un désir d'intelligente satisfaction; je voudrais nous voir grands par la pensée, non pas pour les autres, mais pour nous, je voudrais nous voir meilleurs que les autres hommes et n'ayant pour guides que le bon, le beau et le juste. Oh! courage.
C'est surtout pour toi que je dis tout ceci. Paul, excellente nature et plein de dons naturels, ne peut cependant pas souffrir une remontrance, quelque douce qu'elle soit. Je le laisse aller à sa fantaisie, espérant dans le ciel. Mais toi qui m'écouteras sans doute, je te crierai toujours: courage! Les sciences exactes telles qu'on les apprend au collège te pèsent, regarde alors un horizon supérieur, vois les mathématiques comme les voit le philosophe, conduisant à la seule vérité possible. Ne pense plus aux murs qui t'emprisonnent, oublie les trois années qui vont encore s'écouler pour toi dans les écoles; mais considère la vie, ton intelligence développée et ta liberté d'action; dis-toi qu'un homme de talent se révèle partout, qu'il peut tout entreprendre et réussir en tout; si l'idée existe, la forme viendra; si tu as de vagues [Pg 181]aspirations, un jour elles deviendront certaines et tu seras toi, en dépit des pédants, de l'algèbre et de ses grandes mais froides compagnes. Courage! nous sommes deux encore à espérer; ce que nous avons fait jusqu'ici n'est rien; nous étions des enfants et nous allons devenir des hommes. Réussis dans tes examens, et viens près de moi; ce que je finis par te dire dans mes lettres, je te le dirai pour t'encourager lorsque tu seras ici. Nous nous réunirons souvent et nous parlerons de l'avenir; nous confondrons nos intelligences, et nous tâcherons d'en faire jaillir la vérité. Non, nous ne sommes pas encore usés; non, notre orgueil ne nous a pas égarés. Viens, et courage!
Que te dirai-je encore pour te rendre plus ferme dans les épreuves que tu vas prochainement subir? Te parlerai-je de moi, non pas du misérable, mais du poète? Je veux tenter l'impression, non pas que je me pense arrivé à un degré de perfection quelconque, mais parce que je suis las de silence; comme je te le disais tantôt, tout ce que j'ai fait jusqu'ici n'est rien, je suis le premier à sourire de mes œuvres; j'ai en vue une idée et une forme plus grandes; chaque jour m'élève davantage et chaque jour il me semble voir un horizon plus lumineux. Cependant, j'aime mes premiers vers si maladroits; malgré leurs défauts, ils ont pour moi un parfum de jeunesse; je ne puis me résoudre à les condamner à une ombre éternelle. Je veux donc réunir, sous le titre général de Trois Amours, les trois poèmes suivants: Rodolphe, l'Aérienne, Paolo. Un certain lien existe entre eux; une certaine gradation leur fait parcourir presque toute l'échelle de la passion, depuis la passion sensuelle et brutale, jusqu'à la passion idéale et angélique. Le premier est l'amour pour l'amour, aimant sans raisonner et ne distinguant jamais l'âme du corps. Le [Pg 182]second est la lutte du corps et de l'âme, l'ange essayant d'abattre la brute sans pourtant y parvenir. Le troisième enfin est la victoire de l'ange, l'hymne pur de l'amour dégagé de la terre et se perdant dans le sein de Dieu. Dans la forme même, la gradation existe; enfin tout me pousse à les réunir et à tenter un premier pas. Je sais que tu me conseilleras d'attendre encore; je te donnerai de vive voix les raisons qui m'empêchent de me rendre à tes avis. D'ailleurs, il me faut chercher un éditeur et il n'est pas croyable que je vais en trouver un tout de suite. Sans doute tu seras arrivé avant que j'aie découvert un de ces messieurs.—Paul m'a dit que tu avais écrit une critique de Paolo. Elle me serait très utile dans ce moment, quoique j'aie déjà corrigé ce poème à plusieurs reprises. Si ces feuilles ne pesaient pas trop lourd, je te dirais de me les envoyer. Consulte leur poids et ta bourse; seulement il faudrait te hâter.
Parlons maintenant du misérable. Sans doute je serai placé vers le 15. Je retardais même cette lettre, pour te donner une certitude. J'aurai cent francs par mois pour sept heures de travail chaque jour. Avec cela on ne meurt pas de faim et l'on peut encore être poète.—D'ailleurs, ne t'inquiète pas trop sur ma position. Tu vois les choses un peu en noir, et je ris encore peut-être plus souvent que tu ne le penses.
J'irais sans doute dans le Midi, si Paul ne partait qu'au mois de septembre, mais jamais il n'attendra jusque-là. Ce sera quinze jours de plus de séparation entre nous. Quand tu verras Paul, juge-le sévèrement.
Je ne t'écrirai sans doute plus jusqu'au 20, et comme à partir de cette époque je ne saurai où t'adresser mes lettres, j'attendrai une lettre de toi avant tout. Or donc, écris-moi vers le 20, ainsi que tu me le promets, indique-moi où je dois t'adresser mes lettres, à Aix ou à [Pg 183]Marseille, et je te répondrai.—Mes respects à tes parents.
Je te serre la main. Courage!
Ton ami,
Émile Zola.
Décidément, Paul reste à Paris jusqu'au mois de septembre; mais est-ce là sa dernière décision; j'ai pourtant l'espérance qu'il n'en changera pas.
Paris, 18 septembre 1862.
Mes amis,
Le soleil luit, et je suis enfermé. Je regarde depuis une heure des maçons qui travaillent en face de ma fenêtre; ils vont, viennent, montent, descendent et paraissent très heureux. Moi, je suis assis; je compte les minutes qui me séparent encore de six heures. Ah! maudite tristesse! c'est là le refrain de toutes mes chansons.
J'ai commencé, pour mon très grand souci, un poème sur Jeanne d'Arc. Jamais sujet ne m'a présenté pareille difficulté; d'autant plus que je l'ai pris sous un point de vue qui exclue les banalités ordinaires. Je veux créer [Pg 184]une Jeanne simple et parlant comme doit parler une jeune fille; point de grands mots, de points d'exclamation, de lyrisme plus ou moins à sa place; un récit grand dans sa simplicité, un vers sobre et disant nettement ce qu'il veut dire. Ce n'est pas là une petite ambition, plus je vais et plus Molière devient mon maître; le soleil, la lune, les fleurs, etc., c'est fort beau, mais une pensée vraie dite sans emphase a bien son mérite. Je crois décidément que je tourne au vers comique; je travaillerai sans doute pour le théâtre, mais je ne veux rien écrire pour la scène avant vingt-huit ou trente ans. Jusque-là, achevons de nous dégoûter des épithètes oiseuses, des tirades à effet, des antithèses hurlant dans leur accouplement. Faisons des poèmes lyriques, en attendant mieux.
—Jeanne me tourmente sûrement, je finirai par tirer quelque chose de cette idée; mais je me prépare des soirées orageuses.—Quand Baille viendra, peut être pourrai-je lui soumettre quelques fragments terminés du poème; je marche très lentement. Je suis dans un jour d'espérance. Il y a tant de sots qu'il est facile de sortir de la foule, si peu intelligent que l'on soit. Ayons du courage et travaillons.
Puis, ce matin, comme je fumais une pipe au soleil en venant à mon bureau, il m'est venu une joyeuse pensée. Un jour, me suis-je dit, peut-être dans un an, peut-être dans dix, il me sera permis d'aller faire un tour en Provence. Avec quel plaisir je reverrai l'arbre à l'ombre duquel je me suis assis, le sentier où nous avons rêvé nos rêves de seize ans, mes vieux amis et moi. Nous serons encore ensemble et ce sera fête pour nous. Vieux peut-être, tout au moins entrés dans la vie d'action, nous vivrons pendant un mois la vie d'autrefois; ah! les belles parties, les longs bavardages; et comme [Pg 185]nous nous reposerons dans ce passé des fatigues du présent. Ce jour viendra, allez, nous aurons peut-être marché de longues heures, nous serons séparés, vivant dans des mondes différents, inégalement favorisés par le sort, pourtant nous n'aurons qu'une âme pour sentir le parfum vague de notre jeunesse. Oh! le beau jour, et que nous sommes heureux d'avoir des souvenirs!
Décidément, je suis joyeux dans ma tristesse d'aujourd'hui. Je vais travailler jusqu'à minuit, ce soir, et si je fais encore un bon vers, comme j'en ai fait un hier, me voilà en provision de gaieté pour demain. Pauvre fou que je suis!
Je suis bien un peu seul. Décidément, en novembre, il faut que mon cœur se marie, une vision est bonne à seize ans; à vingt ans et lorsqu'on a vécu ma vie, il faut une réalité. Le travail âpre et acharné ne suffit pas pour faire oublier. Je suis d'avis que rien n'apaise l'appétit comme de manger beaucoup. J'ai grand faim.
Je ne sais ce que je viens d'écrire et je m'en soucie peu. Je voulais vous dire simplement que vous me négligez et, j'ai bien été forcé d'emplir les quatre pages, puisque le papier était blanc et que j'avais une plume. Que faites-vous? et pourquoi ce silence? En amitié il ne faut pas se presser lentement, mais bien se presser vivement.—J'attends une lettre; me la ferez-vous longtemps attendre! J'attends toujours aussi la copie de Paul.—Hier un oiseau venant du Sud a passé sur ma tête, et je lui ai crié: «Oiseau, mon petit ami, n'as-tu pas vu là-bas sur la route un tableau vagabond.—Je n'ai rien vu, m'a-t-il répondu, que la poussière du chemin. Va, sois bien triste, on t'oublie.» Il mentait, n'est-ce pas?
Émile Zola.
Paris, 30 décembre 1859.
Mon cher ami,
Je veux répondre à ta lettre et je ne sais que te dire. J'ai quatre pages blanches devant moi, et je n'ai pas la plus mince nouvelle à t'annoncer. N'importe, je pousse ma plume, et je t'avertis d'avance que je ne veux pas être responsable des platitudes et des fautes d'orthographe qu'elle va commettre.
J'ai pensé que Baille ne rentrerait au lycée qu'après le jour de l'an. Si je ne me trompe, cela t'aura donné un compagnon pendant quelques jours de plus. Que faites-vous? moi, qui m'ennuie ici, je crois parfois que vous vous amusez là-bas. Mais quand j'y réfléchis, je [Pg 188]pense qu'il en est de même partout, et que de nos jours, la gaieté est fort rare. Alors, je vous plains comme je me plains moi-même, et je demande au ciel une douce colombe, je veux dire une femme aimante. Tu ne sais pas ce qui me roule par la tête depuis quelque temps. Toi qui ne riras pas de moi, je vais te le confier. Tu dois savoir que Michelet, dans l'Amour, ne commence son livre que lorsque le mariage est conclu, ne parlant ainsi que des époux et non des amants. Eh bien, moi, le chétif, j'ai le projet de décrire l'amour naissant, et de le conduire jusqu'au mariage. Tu ne peux voir encore la difficulté de ce que je veux entreprendre. Trois cents pages à remplir, presque sans intrigue; une sorte de poème où je dois tout inventer, où tout doit concourir à un seul but: aimer! Et de plus, comme je te le dis, je n'ai jamais aimé qu'en rêve, et l'on ne m'a jamais aimé, même en rêve! N'importe, comme je me sens capable d'un grand amour, je consulterai mon cœur, je me ferai quelque bel idéal, et peut-être accomplirai-je mon projet. En tout cas, si je fais ce livre, je ne le commencerai qu'aux beaux jours; si je le pense digne de paraître, je te le dédierai à toi, qui le ferais peut-être mieux que moi, si tu l'écrivais, à toi dont le cœur est plus jeune, plus aimant que le mien.
Ma lettre se remplit; mais assez tristement. Je voudrais avoir quelque bonne farce à te raconter, quelque bon tour qui puisse te faire sourire. Mais, n'allant nulle part, je connais peu les affaires du dehors, et je suis bien forcé de te dire ce qui se passe chez moi. Pardonne-moi si les pensées s'y embrouillent un peu.—Nous ne parlerons pas politique; tu ne lis pas le journal (chose que je me permets), et tu ne comprendrais pas ce que je veux te dire. Je te dirai seulement que le [Pg 189]pape est fort tourmenté pour l'instant, et je t'engage à lire quelquefois le Siècle, car le moment est très curieux. Que te dirai-je pour achever joyeusement cette missive? Te donnerai-je du courage pour monter à l'assaut du rempart? Ou bien te parlerai-je peinture et dessin? Maudit rempart, maudite peinture! L'un est à l'épreuve du canon, l'autre est accablée du veto paternel. Quand tu t'élances vers le mur, ta timidité te crie: «Tu n'iras pas plus loin!» Quand tu prends tes pinceaux: «Enfant, enfant, te dit ton père, songes à l'avenir. On meurt avec du génie, et l'on mange avec de l'argent!» Hélas! hélas! mon pauvre Cézanne, la vie est une boule qui ne roule pas toujours où la main voudrait la pousser.
Je te serre la main. Mes respects à tes parents. Le bonjour à Baille, s'il est encore à Aix. Écris-moi souvent.
Ton ami,
É. Zola.
J'oubliais de te souhaiter la bonne année; cela est si bête que je rougis en l'écrivant. Mais c'est un usage; ainsi donc: Bonne année! bonne année! bonne année!
Puisque tu as traduit la seconde églogue de Virgile pourquoi ne me l'envoies-tu pas? Dieu merci, je ne suis pas une jeune fille, et ne me scandaliserai pas.
Je n'ai pas encore vu Villevieille. Je lui donnerai tous tes bonjours à la fois. Si tu vois Houchard, prie-le donc de m'écrire et serre-lui la main.
Paris, 5 janvier 1860.
Mon cher Cézanne.
J'ai reçu ta lettre. J'ai fumé une pipe—je possède depuis le jour de l'an une belle pipe en cumer que je culotte magnifiquement—et j'ai vu voltiger dans la fumée du tabac mille pensées que je te communique sur le champ, croyant te distraire.
Tu me demandes de te parler de mes maîtresses, mes amours sont en rêve. Mes folies sont d'allumer mon feu, le matin, de fumer ma pipe et de penser à ce que j'ai fait et à ce que je ferai. Tu vois qu'elles ne sont pas bien coûteuses et que je n'y perdrai pas la santé. Je n'ai pas encore vu Villevieille; à la première occasion je ferai la commission du passe-partout. Quant à Catherine, ma mère doit lui écrire très prochainement.
Tu as lu, dis-tu, mon feuilleton. J'ai bien peur qu'on ne l'ait pas plus compris que Mon follet. La pauvre Sylphide amoureuse, comme on a dû lui arracher ses belles ailes et sa couronne! On a dû n'y voir qu'une fée vulgaire, et je me l'étais représentée si belle et si riante. Pour moi, c'étaient les âmes des deux amants réunies en une seule et chantant cet hymne de l'Amour que la terre chante depuis six mille ans. Hélas! j'ai bien peur qu'on ne l'ait pas comprise.
[Pg 191]Tu dois savoir que je ne suis rien moins qu'un favori de la Fortune, et depuis quelque temps il me peine de me voir, moi, grand garçon de vingt ans, à la charge de ma famille. Aussi suis-je décidé à faire quelque chose, à gagner le pain que je mange. Je pense entrer dans quinze jours au plus dans l'administration des Docks. Toi qui me connais, qui sais combien j'aime ma liberté, tu comprendras que je dois bien me forcer pour m'y résoudre. Mais je croirais commettre une méchante action en n'agissant pas ainsi. J'aurai encore beaucoup de temps à moi et je pourrai me livrer alors aux occupations qui me plaisent. Je suis loin d'abandonner la littérature—on abandonne difficilement ses rêves,—et je tâcherai de remplir le moins longtemps possible un emploi qui me pèsera sans nul doute. Je te l'ai déjà dit dans ma dernière lettre, la vie est une boule qui ne roule pas toujours où la main voudrait la pousser, et crois que je ne quitte pas avec plaisir mes livres et mes papiers pour aller m'asseoir sur une chaise et griffonner de méchantes copies. Mais je serai toujours le même, je serai toujours le poète qui divague, le Zola qui est ton ami. Après avoir secoué à ma porte la poussière du bureau, je reprendrai la plume pour continuer mon poème interrompu ou ta lettre commencée. C'est une nécessité, et je m'y conforme en y apportant mes petits changements.
Je lis cette phrase dans un des derniers feuilletons de Gaut: «Lorsque la chaleur des estomacs repus eut fait monter le vermillon de la satisfaction à tous les visages...» Qu'en dis-tu? Jamais les précieuses n'ont inventé quelque chose de mieux. C'est faux, tiraillé, d'un goût atroce.
Tu vois, mon cher ami, que je t'ai répondu longuement. Et encore je n'ai pas tout dit, et assez bien dit [Pg 192]ce que je voulais dire. N'importe, je désire que cela t'ait distrait un instant.
Je te serre la main. Ton ami,
É. Zola.
Paris, 16 janvier 1860.
Mon cher Cézanne,
Me trouvant à la tête de l'énorme somme de vingt centimes, et ne sachant à quoi l'employer dignement, j'ai pensé que c'était tout juste ce qu'il fallait pour causer un peu avec toi. Je vais remplir mes quatre pages et comme Dieu, après avoir enfanté le monde, je me dirai: C'est bon!
Je lis Dante et voici la phrase que j'ai trouvée dans le chant V de l'Enfer: L'amour qui ne fait grâce d'aimer à nul être aimé, etc... Et je me suis dit que Dieu veuille que le grand poète ait raison. Je connais de par le monde un excellent garçon qui aime bien, et je voudrais que l'amour ne fasse pas grâce à la femme qu'il aime; ce serait grande joie dans le cœur de ce cher ami; et au moins, quand la Mort étendrait vers lui ses griffes sèches: «Je ne te crains pas, pourrait-il lui dire, j'ai connu l'amour, je puis mourir». Et comme Victor Hugo, il s'écrierait:
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
[Pg 193]Dernièrement, j'ai découvert chez une de mes connaissances une vieille gravure enfumée. Je la trouvais délicieuse et je ne m'étonnai pas de mon admiration lorsque je la vis signée du nom de Greuze. C'est une jeune paysanne, grande et de rare beauté de formes: on dirait une déesse de l'Olympe, mais d'une expression si simple et si gracieuse que sa beauté se change presque en gentillesse. On ne sait trop ce que l'on doit le plus admirer, ou de sa figure mutine, ou de ses bras magnifiques; quand on les regarde, on se sent pris d'un sentiment de tendresse et d'admiration. Je me connais fort peu en dessin, je ne sais si la gravure est bonne, mais je sais qu'elle me plaît. D'ailleurs, Greuze a toujours été mon favori, et je suis resté longtemps devant cette eau-forte, me promettant d'aimer l'original, si un tel portrait, sans doute un rêve de l'auteur, peut en avoir un.
Connais-tu Ronsard? non, sans doute. Eh bien, voici des vers de ce poète:
Et dire que monsieur Despréaux a eu l'audace de critiquer un homme capable d'écrire de telles choses. Boileau! un eunuque! un poète qui ne voit dans un vers qu'une césure et qu'une rime. Comme l'a dit si bien Alfred de Musset, l'auteur du Lutrin, au lieu du nectar des poètes du moyen âge, ne versait à ses lecteurs que de la tisane à la glace.
Paris est triste à l'œil comme une duègne rechignée, comme un tableau du divin Chaillan, l'immortel inventeur [Pg 194]d'un immortel engrais. Le sol est couvert de boue, le ciel de nuages, les maisons d'un vilain badigeon, les femmes de fards de toutes les couleurs. Ici, avant le visage, il y a toujours un masque. Et lorsque vous avez démasqué un objet, il n'est pas sûr que ce que vous apercevez soit l'objet lui-même, c'est peut-être un second masque.—Bon Dieu, dans quelles phrases je m'embarque! Je voulais te dire tout simplement qu'il fait mauvais temps, et me voici en plein carnaval.
Je suis triste comme le temps: donc, en raisonnant comme un portrait du sublime Chaillan, le sublime auteur de ton sublime portrait. Las! te souviens-tu de cette teinte jaune qui décolorait tes joues, de cette teinte grise qui passait sur ton front pareille au gris nuage que les romanciers, lorsqu'ils sont gris, mettent sur le front de leurs gris héros. Las! te souviens-tu de toutes ces belles choses qui ornaient la chambre dudit Chaillan et qui, roses, ont vécu ce que vivent les roses. Heureux coquin, il t'a fait ton portrait, ce grand artiste; avec de bonnes couleurs encore ... et sans payer!
Je suis donc triste, et je ris du bout des lèvres. Oh! si Jupiter, Hésus. Dieu, le grand Tout, quel que soit son nom, me donnait un moment sa puissance! Comme ce pauvre Monde serait joyeux! Je rappellerais sur la terre l'ancienne gaieté gauloise. J'agrandirais les litres et les bouteilles, je ferais des cigares très longs et des pipes très profondes. Le tabac et le vermouth se donneraient pour rien, la jeunesse serait reine, et pour que tout ce monde soit roi, j'abolirais la vieillesse. Je dirais aux pauvres mortels: «Dansez, mes amis, la vie est courte et l'on ne danse plus dans le cercueil. Puisque la branche se penche vers vous, cueillez le fruit; arrière les grandeurs, arrière les jaloux, arrière les prosaïques; et buvons frais, morbleu!» Et ces malheureux amants, [Pg 195]comme je les caresserais, comme je les favoriserais! J'agrandirais les bocages, le gazon pousserait plus vert, les arbres plus touffus. Celui qui n'aimerait pas serait condamné à mort, et une fleur serait portée par les plus fidèles. Chacun trouverait sa chacune; et il naîtrait autant d'hommes que de femmes, et chaque couple futur naîtrait avec un même signe qui leur permettrait de se reconnaître dans la foule. Et je leur dirais, à nos chers amoureux, ce qu'Amoureuse disait à Odette. Je signalerais ma divinité par un acte de justice. Je me chercherais une compagne, puis j'abdiquerais pour aller nous perdre, les pieds dans les fleurs et le front au soleil.
Je te serre la main. Ton ami,
É. Zola.
Je ne sais trop ce que je viens d'écrire.—Écris-moi, et divague le plus possible.
Paris, 9 février 1860.
Mon cher ami,
Je suis triste, bien triste, depuis quelques jours et je t'écris pour me distraire.
Je suis abattu, incapable d'écrire deux mots, incapable [Pg 196]même de marcher. Je pense à l'avenir et je le vois si noir, si noir, que je recule épouvanté. Pas de fortune, pas de métier, rien que du découragement. Personne sur qui m'appuyer, pas de femme, pas d'ami près moi. Partout l'indifférence ou le mépris. Voilà ce qui se présente à mes yeux lorsque je les porte à l'horizon, voilà ce qui me rend si chagrin. Je doute de tout, de moi-même le premier. Il est des journées où je me crois sans intelligence, où je me demande ce que je vaux pour avoir fait des rêves si orgueilleux. Je n'ai pas achevé mes études, je ne sais même pas parler en bon français; j'ignore tout. Mon éducation du collège ne peut me servir à rien: un peu de théorie, aucune pratique. Que faire alors? et mon esprit balance, et me voilà triste jusqu'au soir.—La réalité me presse et cependant je rêve encore. Si je n'avais pas ma famille, si je possédais une modique somme à dépenser par jour, je me retirerais dans un bastidon, et j'y vivrais en ermite. Le monde n'est pas mon affaire; j'y ferai triste figure, si j'y vais quelque jour. D'autre part, je ne deviendrai jamais millionnaire, l'argent n'est pas mon élément. Aussi je ne désire que la tranquillité et une modeste aisance. Mais c'est un rêve, je ne vois devant moi que luttes, ou plutôt je ne vois rien distinctement. Je ne sais où je vais et je ne pose mon pied qu'avec frayeur, sachant que la route que j'ai à parcourir est bordée de précipices. Et encore, je le répète, si j'avais quelque joie qui vint me donner du cœur; si, lorsque je suis trop triste, je savais où aller m'égayer. Depuis que je suis à Paris, je n'ai pas eu une minute de bonheur; je n'y vois personne et je reste au coin de mon feu avec mes tristes pensées et quelquefois avec mes beaux rêves. Parfois cependant je suis gai, c'est lorsque je pense à toi et à Baille. Je m'estime heureux d'avoir découvert [Pg 197]dans la foule deux cœurs qui aient compris le mien. Je me dis que, quelles que soient nos positions, nous conserverons les mêmes sentiments; et cela me soulage. Je me vois entouré d'êtres si insignifiants, si prosaïques, que j'ai plaisir à te connaître, toi qui n'est pas de notre siècle, toi qui inventerais l'amour, si ce n'était pas une bien vieille invention, non encore revue ni perfectionnée. J'ai comme une certaine gloire à t'avoir compris, à te juger ce que tu vaux. Laissons donc les méchants et les jaloux: la majorité des humains étant stupide, les rieurs ne seront pas de notre côté; mais qu'importe! si tu éprouves autant de plaisir à me serrer la main que moi à serrer la tienne.—Voici deux pages et demie de noircies et je ne t'ai encore rien dit de ce que je désirais, je ne t'ai pas expliqué pourquoi je suis triste. C'est ce que j'ignore moi-même, et je me contenterai d'ajouter que peut-être je me désespère ainsi parce que je n'ai personne pour me consoler.
Voici le carnaval qui finit, hâte-toi de faire des folies pour me les raconter. On ne s'amuse plus; la reine Bacchanale a abdiqué en faveur du roi Ennui. On a retiré les battants des grelots et crevé les tambours de basque. Hâte-toi de faire des folies.—Sans doute Baille viendra te voir le mardi gras. Tâchez de casser les pots, les bouteilles et les verres vides. Inventez quelque bon tour qui me fasse rire.
Écris-moi souvent et parle-moi souvent de toi.—Mes respects à tes parents.
Je te serre la main.—Ton ami,
Émile Zola.
Paris, 3 mars 1860.
Mon cher Paul,
Je ne sais, j'ai de mauvais pressentiments sur ton voyage, j'entends sur les dates plus ou moins prochaines de ton arrivée. T'avoir auprès de moi, babiller tous deux, comme autrefois, la pipe aux dents et le verre à la main, me paraît une chose tellement merveilleuse, tellement impossible, qu'il est des moments où je me demande si je ne m'abuse pas, et si ce beau rêve doit bien se réaliser. On est si souvent abusé dans ses espérances que la réalisation d'une d'elles vous étonne et qu'on ne la déclare possible que devant la certitude des faits.—J'ignore de quel côté soufflera l'ouragan, mais je sens comme une tempête sur ma tête. Tu as combattu deux ans pour en arriver au point où tu en es; il me semble qu'après tant d'efforts la victoire ne peut te rester complète sans quelques nouveaux combats. Ainsi voici le sieur Gilbert qui tâte tes intentions, qui te conseille de rester à Aix; maître qui voit sans doute avec regret un élève lui échapper. D'autre part, ton père parle de s'informer, de consulter le susdit Gilbert, conciliabule d'où résulterait inévitablement le renvoi de ton voyage au mois d'août. Tout cela me donne des frissons, je tremble de recevoir une lettre de ta part où, [Pg 199]avec maintes doléances, tu m'annonces un changement de date. Je suis tellement habitué à considérer la dernière semaine de mars comme la fin de mon ennui, qu'il me serait très pénible, n'ayant fait provision de patience que jusque-là, de me trouver seul à cette époque. Enfin, suivons la grande maxime: laissons couler l'eau; et nous verrons ce que le cours des événements nous apportera de bon ou de mauvais. S'il est dangereux de trop espérer, rien n'est sot comme de désespérer de tout; dans le premier cas, on ne risque que sa gaieté future, tandis que dans le second on s'attriste même sans cause.
Tu me fais une question singulière. Certainement qu'ici, comme partout ailleurs, on peut travailler, la volonté y étant. Paris t'offre, en outre, un avantage que tu ne saurais trouver autre part, celui des musées où tu peux étudier d'après les maîtres, depuis onze heures jusqu'à quatre heures. Voici comment tu pourras diviser ton temps. De six à onze tu iras dans un atelier peindre d'après le modèle vivant; tu déjeuneras, puis, de midi à quatre, tu copieras, soit au Louvre, soit au Luxembourg, le chef-d'œuvre qui te plaira. Ce qui fera neuf heures de travail; je crois que cela suffit et que tu ne peux tarder, avec un tel régime, de bien faire. Tu vois qu'il nous restera toute la soirée de libre et que nous pourrons l'employer comme bon nous semblera, et sans porter aucun préjudice à nos études. Puis, le dimanche, nous prendrons notre volée et nous irons à quelques lieues de Paris; les sites sont charmants et, si le cœur t'en dit, tu jetteras sur un bout de toile les arbres sous lesquels nous aurons déjeuné. Je fais chaque jour des rêves charmants que je veux réaliser lorsque tu seras ici: le travail poétique, tel que nous l'aimons. Je suis paresseux pour les travaux de brute, pour les occupations [Pg 200]qui n'occupent que le corps et étouffent l'intelligence. Mais l'art, qui occupe l'âme, me ravit, et c'est souvent lorsque je suis couché nonchalamment que je travaille le plus. Il y a, une foule de gens qui ne comprennent pas cela, et ce n'est pas moi qui me chargerai de le leur faire comprendre.—D'ailleurs, nous ne sommes plus des gamins, il nous faut songer à l'avenir. Travaillons, travaillons: c'est l'unique moyen d'arriver.
Quant à la question pécuniaire, il est un fait que 125 francs par mois ne le permettront pas un grand luxe. Je veux te faire le calcul de ce que tu pourras dépenser. Une chambre de 20 francs par mois; un déjeuner de 18 sous et un dîner de 22 sous, ce qui fait 2 francs par jour, ou 60 francs par mois; en ajoutant les 20 francs de chambre, soit 80 francs par mois. Tu as ensuite ton atelier à payer; celui de Suisse, un des moins chers, est, je crois, de 10 francs; de plus, je mets 10 francs de toiles, pinceaux, couleurs; cela fait 100 francs. Il te restera donc 25 francs pour ton blanchissage, la lumière, les mille petits besoins qui se présentent, ton tabac, tes menus plaisirs: tu vois que tu auras juste pour te suffire, et je t'assure que je n'exagère rien, que je diminue plutôt. D'ailleurs, ce sera là une très bonne école pour toi; tu apprendras ce que vaut l'argent et comme quoi un homme d'esprit doit toujours se tirer d'affaire. Je le répète, pour ne pas te décourager, tu peux te suffire.—Je te conseille de faire à ton père le calcul ci-dessus; peut-être la triste réalité des chiffres lui fera-t-elle un peu plus délier sa bourse.—D'autre part, tu pourras te créer ici quelques ressources par toi-même. Les études faites dans les ateliers, surtout les copies prises au Louvre se vendent très bien; et quand tu n'en ferais qu'une par mois, cela [Pg 201]grossirait gentiment la somme pour les menus plaisirs. Le tout est de trouver un marchand, ce qui n'est qu'une question de recherche.—Viens hardiment, une fois le pain et le vin assurés, on peut, sans péril, se livrer aux arts.
Voici bien de la prose, bien des détails matériels; comme elle te concerne et que de plus elle est utile, j'espère que tu me la pardonneras. Ce diable de corps est gênant parfois, on le traîne partout, et partout il a des exigences terribles. Il a faim, il a froid, que sais-je? et toujours l'âme qui voudrait parler et qui à son tour est obligée de se taire et de rester comme si elle n'était pas, pour que ce tyran se satisfasse. Heureusement qu'on trouve un certain plaisir dans le contentement de ses appétits.
Réponds-moi au moins avant le 15, pour me rassurer et me dire les nouveaux incidents qui peuvent se présenter. En tout cas, je compte que tu m'écriras la veille de ton départ, le jour et l'heure de ton arrivée. J'irai t'attendre à la gare et t'emmènerai sur-le-champ déjeuner en ma docte compagnie.—Je t'écrirai d'ici là.—Baille m'a écrit. Si tu le vois avant de partir, fais-lui promettre de venir nous retrouver au mois de septembre.
Je te serre la main, mes respects à tes parents.
Ton ami,
Émile Zola.
25 mars 1860.
Mon cher ami,
Nous parlons souvent poésie dans nos lettres, mais les mots sculpture et peinture ne s'y montrent que rarement, pour ne pas dire jamais. C'est un grave oubli, presque un crime; et je veux tâcher de le réparer aujourd'hui.
On vient de débarrasser de ses toiles la fontaine de Jean Goujon, que l'on était en train de réparer. Elle est située sur l'emplacement qui s'appelait jadis la Cour des Miracles, et entourée d'un délicieux petit jardin.—ce qui, entre parenthèses, montre la versatilité des choses terrestres. Cette fontaine genre Renaissance affecte une forme carrée; elle est surmontée d'un dôme et percée de quatre ouvertures à plein cintre, une pour chaque face. De chaque côté de ces ouvertures se trouve un bas-relief fort étroit et fort long, ce qui fait deux bas-reliefs par face, soit huit pour tout le monument. Chacun d'eux représente une naïade, ainsi que l'indique une plaque de marbre noir portant ces mots: Fontinx nymphus. Et je t'assure que ce sont de charmantes déesses, gracieuses, souriantes, tout comme j'en désirerais pour m'égayer dans mes moments d'ennui. D'ailleurs, tu connais le genre de Jean Goujon: tu dois te rappeler ces deux baigneuses qui sont dues à son ciseau [Pg 203]et que je dessinais si maladroitement un jour chez Villevieille. De plus, au-dessus des pleins cintres sont encore des bas-reliefs, de petits Amours tenant des banderoles. Même grâce, même finesse de lignes, même charme dans l'ensemble. Enfin, l'eau tombe en nappe de bassin en bassin.—Je te parle de cette fontaine, parce que je me suis oublié une grande heure à la contempler; qui plus est, je me dérange souvent de ma route pour aller lui jeter un regard d'amour. C'est que je ne puis t'exprimer, dans ma froide description, toute son élégance, toute sa gracieuse simplicité! Aussi une de nos premières courses, lorsque tu viendras ici, sera d'aller voir l'objet de mon admiration.
L'autre jour, en me promenant sur les quais, j'ai découvert des gravures de Rembrandt fort risquées. Comme dit Rabelais, j'y vis derrière je ne sais quel buisson, je ne sais quels gens, faisant je ne sais quoi, et, je ne sais comment, aiguisant je ne sais quels ferrements, qu'ils avaient je ne sais où, et je ne sais en quelle manière.—Les extrêmes se touchent; tout à côté étaient suspendues des gravures d'après Ary Scheffer: Françoise de Rimini, la Béatrix du Dante, etc.
Je ne sais si tu connais Ary Scheffer, ce peintre de génie mort l'année dernière: à Paris, ce serait un crime de répondre non, mais en province, ce n'est qu'une grosse ignorance. Scheffer était un amant passionné de l'idéal, tous ses types sont purs, aériens, presque diaphanes. Il était poète dans toute l'acception du mot, ne peignant presque pas le réel, abordant les sujets les plus sublimes, les plus délirants. Veux-tu rien de plus poétique, d'une poésie étrange et navrante, que sa Françoise de Rimini? Tu connais l'épisode de la Divine Comédie: Françoise et son amant Paolo sont punis de leur luxure en Enfer par un vent terrible qui toujours les emporte, [Pg 204]enlacés, qui toujours les fait tournoyer dans l'espace sombre. Quel magnifique sujet! mais aussi quel écueil! comment rendre cet embrassement suprême? ces deux âmes qui restent même unies pour souffrir les peines éternelles! quelle expression donner à ces physionomies où la douleur n'a pas effacé l'amour? Tâche de te procurer la gravure et tu verras que le peintre est sorti victorieux de la lutte; je renonce à te la décrire, j'y perdrais du papier sans seulement t'en donner une idée.
Scheffer, le spiritualiste, me fait penser aux réalistes. Je n'ai jamais bien compris ces messieurs. Je prends le sujet le plus réaliste du monde, une cour de ferme. Du fumier, des canards barbotant dans un ruisseau, un figuier à droite, etc., etc. Voilà bien un tableau qui semble dénué de toute poésie. Mais qu'il vienne un rayon de soleil qui fasse scintiller la paille jaune d'or, miroiter les flaques d'eau, qui glisse dans les feuilles de l'arbre, s'y brise, en ressorte en gerbes de lumière; que, de plus, on fasse passer dans le fond une leste fillette, une de ces paysannes de Greuze, jetant du grain à tout son petit monde de volailles: dès ce moment, ce tableau n'aura-t-il pas, lui aussi, sa poésie; ne s'arrêtera-t-on pas charmé, pensant à cette ferme où l'on a bu de si bon lait, un jour que la chaleur était accablante? Que voulez-vous donc dire avec ce mot de réaliste? Vous vous vantez de ne peindre que des sujets dénués de poésie! Mais chaque chose a la sienne, le fumier comme les fleurs. Serait-ce parce que vous prétendez imiter la nature servilement? mais alors, puisque vous criez tant après la poésie, c'est dire que la nature est prosaïque. Et vous en avez menti.—C'est pour toi, que je dis cela, monsieur mon ami, monsieur le grand peintre futur. C'est pour te dire que l'art est un, que spiritualiste, réaliste ne sont que des mots, que la poésie est une grande [Pg 205]chose et que hors la poésie il n'y a pas de salut.
J'ai fait un rêve, l'autre jour.—J'avais écrit un beau livre, un livre sublime que tu avais illustré de belles, de sublimes gravures. Nos deux noms en lettres d'or brillaient, unis sur le premier feuillet, et, dans cette fraternité du génie, passaient inséparables à la postérité. Ce n'est encore qu'un rêve malheureusement.
Morale et conclusion de ces quatre pages.—Tu dois contenter ton père en faisant ton droit le plus assidûment possible. Mais tu dois aussi travailler le dessin fort et ferme—unguibus et rostro—pour devenir un Jean Goujon, un Ary Scheffer, pour ne pas être un réaliste, enfin pour pouvoir illustrer certain volume qui me trotte dans le cerveau.
Tu me demandes la suite de la Mascarade. Je ne puis contenter ton désir, par la simple raison que, jusqu'à présent, cette suite n'existe pas. Le fragment que je t'ai envoyé fut fait en janvier, puis je ne sais ce qui me passa par la tête, j'abandonnai complètement cette pièce pour me mettre à écrire un petit proverbe en vers que je viens de terminer: quelque chose comme neuf cents alexandrins. Il est possible que je continue maintenant les faits et gestes du jeune et mélancolique Hermann; en tous cas, dès qu'il existera une suite quelconque, je te l'expédierai.
Quant aux excuses que tu me fais, soit pour l'envoi des gravures, soit pour le prétendu ennui que tu me donnes par tes lettres, j'oserai dire que c'est du dernier mauvais goût. Tu ne penses pas ce que tu avances, et cela me console. Je ne me plains que d'une chose, c'est que tes épîtres ne soient pas plus longues, plus détaillées. Je les attends avec impatience, elles me donnent de la joie pour un jour. Et tu le sais: ainsi donc plus d'excuses.—J'aimerais mieux ne pas fumer, ne pas boire que de cesser de correspondre avec toi.
[Pg 206]Tu m'écris ensuite que tu es bien triste: je te répondrai que je suis bien triste, bien triste. C'est le vent du siècle qui a passé sur nos têtes, nous ne devons en accuser personne, pas même nous; la faute en est au temps dans lequel nous vivons. Puis tu ajoutes que: si je t'ai compris, tu ne te comprends pas. Je ne sais ce que tu entends par ce mot compris. Pour moi, voici ce qu'il en est: j'ai reconnu chez toi une grande bonté de cœur, une grande imagination, les deux premières qualités devant lesquelles je m'incline. Et cela m'a suffi; dès ce moment je t'ai compris, je t'ai jugé. Quelles que soient tes défaillances, quels que soient tes errements, tu seras toujours le même pour moi. Il n'y a que la pierre qui ne change pas, qui ne sorte pas de sa nature de pierre. Mais l'homme est tout un monde; qui voudrait analyser les sentiments d'un seul pendant un jour, succomberait à l'œuvre. L'homme est incompréhensible, dès qu'on veut le connaître jusque dans ses plus légères pensées. Mais à moi, que m'importent tes contradictions appareilles. Je t'ai jugé bon et poète, et je le répéterai toujours: «Je t'ai compris.»
Mais foin de la tristesse! Terminons par un éclat de rire. Nous boirons, nous fumerons, nous chanterons au mois d'août. La paresse est une belle chose, on n'en meurt pas plus vite. Puisque la vie est mauvaise et courte, allons nous étendre au soleil, babiller, nous moquer des sots, et attendre que la mort passe et nous emporte, tout aussi poliment que notre voisin qui a passé sa vie à l'ombre, sans parler, vivant comme un ours, afin d'amasser un peu d'or.
Je te serre la main.
Ton ami,
É. Zola.
Paris, 16 avril 1860.
Mon cher Cézanne,
J'ai vu Villevieille, le lundi de Pâques. Le paresseux était mollement couché, sous le futile prétexte qu'il était malade. Malade! vraiment oui. Jamais chanoine, jamais chantre, jamais bedeau, jamais enfant de chœur, ne fut plus gras, plus vermeil, plus joufflu, plus luisant de graisse. N'importe, il restait au lit. J'ai longtemps causé avec lui, nous avons parlé de Chaillan, de toi, etc. Je n'ai pas vu son atelier, où d'ailleurs, m'a-t-il dit, aucune toile n'était ébauchée. Je dois prochainement retourner chez lui, un de ces soirs, pour prendre le thé.
Sa femme est toute mignonne, toute blanche et rose, c'est presque une enfant. Il me semble que je vivrais comme un ange avec cette petite fille. Réellement, il ne la flattait pas, quand il disait qu'elle était adorable: visage spirituel, un peu chiffonné, petite bouche, petit pied, enfin délicieuse.—Bon Dieu! qu'ils ont tort de ne pas s'aimer toujours, de se disputer même parfois.
Je pense à notre mariage, à nous. Qui sait si le sort nous garde un bon lot. Sera-t-elle belle, sera-t-elle laide? Sera-t-elle bonne, sera-t-elle méchante? Bonté et beauté ne vont pas toujours ensemble, hélas! Espérons pourtant que nous aurons de la chance et dans le [Pg 208]matériel et dans le spirituel.—Car, tout bien pesé, tout bien considéré, je crois que le bonheur est dans le mariage comme ailleurs. On dit que c'est une loterie; je n'en crois rien. Le hasard a bon dos, et dès que l'homme fait une faute, il la met sur le dos du hasard, qui n'en peut mais. Je croirais plutôt qu'il n'y a là que de bons numéros; quant aux mauvais, c'est l'homme qui les fait lui-même. Je m'explique: dans toute femme, il y a l'étoffe d'une bonne épouse, c'est au mari à disposer de cette étoffe le mieux possible. Tel maître, tel valet; tel mari, telle épouse.—L'éducation de la jeune fille est si différente de celle du jeune homme, qu'à la sortie des écoles, même entre frère et sœur, il n'y a plus aucun lien, aucune parenté d'idée. Ce sera bien pire entre deux étrangers, entre deux époux. Le mari a donc une grande tâche, celle de la nouvelle éducation de la femme; ce n'est pas tout de coucher ensemble pour être mariés, il faut encore penser de même: sinon, les époux ne peuvent manquer tôt ou tard de faire mauvais ménage.—Voilà pourquoi l'éducation des filles me paraît si imparfaite. Elles arrivent dans le monde ignorantes, bien plus, ne sachant que des choses qu'il leur faut oublier.—Je patauge d'une belle manière, je crois.
Ma nouvelle vie est assez monotone. Je vais à neuf heures au bureau, j'enregistre jusqu'à quatre heures des déclarations de douanes, je transcris la correspondance, etc., etc.; ou mieux, je lis mon journal, je bâille, je me promène de long en large, etc., etc. Triste en vérité. Mais dès que je sors, je me secoue comme un oiseau mouillé, j'allume ma bouffarde, je respire, je vis. Je roule dans ma tête de longs poèmes, de longs drames, de longs romans; j'attends l'été pour donner carrière à ma verve. Vertu Dieu! je veux publier un livre de poésies et te le dédier.
[Pg 209]Vois l'utilité de la transaction. Je puis te remercier de ton envoi littéraire:—Un Trésor de belle-mère—sans commettre des phrases heurtées. Tout le monde doit avoir un avis et je vais te dire le mien sur cette comédie. Tu l'as sans doute vu jouer, tu l'as peut-être lue. Dans le premier cas, la mise en scène, la lumière, le jeu des acteurs, peuvent t'avoir égaré; mais dans le second, je crois que tu as été de mon avis: que tu as trouvé cette pièce fort médiocre. Comme comédie, elle ne vaut rien; pas de caractère soutenu, pas même de caractère dessiné. Comme vers, j'en dirais presque autant; à part quelques alexandrins assez comiques, le reste ressemble à de la prose endimanchée.—Un auteur, quelque révolutionnaire qu'il soit, a toujours un but. M. Muscadel ne semble pas en avoir; il n'y a pas d'exposition, pas de nœud, pas de dénouement; ce sont des vers, puis des vers. Le public qui a applaudi cette bluette serait bien embarrassé pour en raconter le fond, car il n'y en a pas. Je le répète, les scènes se suivent sans avoir aucun lien entre elles, rien n'est observé, rien n'est amené à temps. On ne sait pas pourquoi la belle-mère est méchante, on ne sait pas pourquoi elle devient bonne. Les deux époux n'ont qu'une scène, où ils font de l'esprit assez plat. Ces deux rôles développés auraient sans doute eu du bon, mais tels qu'ils sont, ce sont de pâles ébauches. Quant à Valentin, l'âme de la pièce, celui qui a dû la faire réussir, son rôle est le rôle de tous les valets de vaudeville. Rien ne le lie avec les autres personnages, il ne sert pas à l'intrigue, intrigue qui, d'ailleurs, n'existe pas. Quant à la lettre qu'il écrit à sa maîtresse, c'est une ficelle qui n'en est pas même une, puisqu'elle n'amène rien.—Je ne nie pas le mérite de l'auteur, je nie le mérite de sa pièce, je proteste contre les comptes rendus que j'ai lus dans les journaux. Ce n'est pas un bon [Pg 210]service à rendre à M. Muscadel, que de lui donner sans raison de l'encensoir par la figure. Et pour mon compte, si j'avais été rédacteur, je lui aurais dit: «Vous avez sans doute du talent, travaillez donc pour nous faire une comédie meilleure que celle que vous venez de nous donner».—Voilà bien du bavardage à propos d'un étranger; mais la littérature a toujours une petite place dans mes missives et j'ai cru bien faire en te donnant franchement mon avis sur une pièce que tu as sans doute jugée toi-même. Je serais heureux que nos deux jugements se rencontrent. Je n'en veux nullement à M. Muscadel, que je ne connais pas; ce n'est pas non plus une basse jalousie qui me conduit. J'ai lu la pièce avec la bonne volonté de la trouver excellente et je me contente de traduire le moins impoliment possible l'impression qu'elle m'a produite.
Je me trompe en disant que l'auteur n'avait pas de but. J'ai cru lui en découvrir un; celui de peindre cette espèce de jalousie qu'éprouve une mère contre la femme qu'aime son fils. Elle croit que cette femme la vole, que l'amour doit lui appartenir tout entier, à elle qui l'a nourri, qui l'aime tant. On pourrait faire une charmante comédie avec cette donnée. Mais combien M. Muscadel a traité cela lourdement, si lourdement, que l'on se demande si le but de l'auteur était bien de peindre cet amour maternel luttant contre l'amour.
J'ai reçu ta lettre.—Tu as raison de ne pas trop te plaindre du sort: car, après tout, comme tu le dis, avec deux amours au cœur, celui de la femme et celui du beau, on aurait grand tort de se désespérer. Le temps passe vite, même dans la solitude, lorsque vous peuplez cette solitude de fantômes chéris; et qu'est-ce être malheureux, sinon être seul. Ce n'est pas, il est vrai, le seul fléau qui sévit sur l'humaine race, mais de là, du [Pg 211]manque de toute affection, découlent tous nos malheurs. Aussi, moi l'isolé, moi le dédaigné, je me cramponne à ton amitié en désespéré. Lorsque mon œil interroge l'horizon, il ne voit que brouillard, que vagues nuées, mais au moins il aperçoit encore ta figure dans un rayon de soleil. Et cela me console. Mon pauvre ami, si jamais mes pensées, mes actions te déplaisaient, dis-le moi franchement: je pourrais me défendre auprès de toi, raffermir ton amitié chancelante.
Mais que dis-je là: ne sommes-nous pas maintenant liés, n'avons-nous pas même pensée? Notre amitié est bien solide encore: et ne prends ce que je viens de te dire que comme craintes exagérées d'un danger imaginaire.
Tu m'envoies quelques vers où respire une sombre tristesse. La rapidité de la vie, la brièveté de la jeunesse, et la mort, là-bas, à l'horizon: voilà ce qui nous ferait trembler, si l'on y pensait quelques minutes. Mais n'est-ce pas un tableau plus sombre encore, lorsque dans le cours si précipité d'une existence, la jeunesse, ce printemps de la vie, manque entièrement, lorsqu'à l'âge de vingt ans, on n'a pas encore éprouvé le bonheur, qu'on voit avancer l'âge à grands pas et qu'on n'a pas même, pour égayer ces rudes jours d'hiver, les souvenirs des beaux jours d'été.—Et voilà ce qui m'attend.
Tu me dis encore que quelquefois tu n'as pas le courage de m'écrire. Ne sois pas égoïste: tes joies comme tes douleurs m'appartiennent. Quand tu seras gai, égaye-moi; quand tu seras triste, assombris mon ciel sans crainte: une larme est quelquefois plus douce qu'un sourire. D'ailleurs, écris-moi tes pensées au jour le jour; dès qu'une nouvelle sensation naîtra dans ton âme, mets-la sur le papier. Puis, quand il y en aura quatre pages, expédie-les moi.
[Pg 212]Une autre phrase de ta lettre m'a aussi douloureusement impressionné. C'est celle-ci: «la peinture que j'aime, quoique je ne réussisse pas, etc., etc.» Toi! ne pas réussir, je crois que tu te trompes sur toi-même. Je te l'ai déjà dit pourtant: dans l'artiste il y a deux hommes, le poète et l'ouvrier. On naît poète, on devient ouvrier. Et toi qui as l'étincelle, qui possèdes ce qui ne s'acquiert pas, tu te plains; lorsque tu n'as pour réussir qu'à exercer tes doigts, qu'à devenir ouvrier.—Je ne quitterai pas ce sujet sans ajouter deux mots. Je te mettais dernièrement en garde contre le réalisme; aujourd'hui je veux te montrer un autre écueil, le commerce. Les réalistes font encore de l'art—à leur manière,—ils travaillent consciencieusement. Mais les commerçants, ceux qui peignent le matin pour le pain du soir, ceux-là rampent misérablement. Je te dis ceci non sans raison: tu vas travailler chez X***, tu copies ses tableaux, tu l'admires peut-être. Je crains pour toi ce chemin où tu t'engages, d'autant plus que celui que tu tâches peut-être d'imiter a de grandes qualités, qu'il emploie misérablement, mais qui n'en font pas moins paraître ses tableaux meilleurs qu'ils ne sont. C'est joli, c'est frais, c'est bien brossé; mais tout cela n'est qu'un tour de métier, et tu aurais tort de t'y arrêter. L'art est plus sublime que cela; l'art ne s'arrête pas aux plis d'une étoile, aux teintes rosées d'une vierge. Vois Rembrandt; avec un rayon de lumière, tous ses personnages, même les plus laids, deviennent poétiques. Aussi, je te le répète, X*** est un bon maître pour t'apprendre le métier; mais je doute que tu puisses apprendre autre chose dans ses tableaux.—Étant riche, tu songes sans doute à faire de l'art et non du commerce. Si je parlais à Chaillan, je lui dirais tout le contraire de ce que je viens de te dire.—Défie-toi donc d'une admiration exagérée pour ton compatriote; [Pg 213]mets tes rêves, ces beaux rêves dorés, sur tes toiles, et tâche d'y faire passer cet amour idéal que tu portes en toi.—Surtout, et c'est là le gouffre, n'admire pas un tableau parce qu'il a été vite fait; en un mot, et pour conclusion, n'admire pas et n'imite pas un peintre de commerce.—Je reviendrai sur ce sujet.—Je heurte peut-être bien quelques-unes de tes idées. Dis-le moi franchement pour ne pas garder contre moi une rancune cachée, et par là même augmentant chaque jour.—Mes respects à tes parents.
Je te serre la main.
Ton ami,
É. Zola.
J'ai changé de demeure; adresse tes lettres rue Saint-Victor, n° 35.
26 avril 1860, 7 heures du matin.
Mon bon vieux,
Je ne cesserai de te répéter: ne crois pas que je sois devenu pédant. Chaque fois que je suis sur le point de te donner un conseil, j'hésite, je me demande si c'est bien là mon rôle, si tu ne te fatigueras pas de m'entendre toujours te crier: fais ceci, fais cela. J'ai peur que tu ne [Pg 214]m'en veuilles, que mes pensées soient en contradiction avec les tiennes, partant que notre amitié en souffre. Que te dirai-je? je suis sans doute bien fou de penser ainsi au mal; mais je crains tant le plus léger nuage outre nous. Dis-moi, dis-moi sans cesse que tu reçois mes avis comme ceux d'un ami; que tu ne te fâches pas contre moi lorsqu'ils sont en désaccord avec ta manière de voir; que je n'en suis pas moins le joyeux, le rêveur, celui qui s'étend si volontiers sur l'herbe auprès de toi, la pipe à la bouche et le verre à la main.—L'amitié seule dicte mes paroles; je vis mieux avec toi en me mêlant un peu de tes affaires; je cause, je remplis mes lettres, je bâtis des châteaux en Espagne. Mais, pour Dieu! ne crois pas que je veuille te tracer une ligne de conduite; prends seulement, dans mes paroles, ce qui te conviendra, ce que tu trouveras bon, et ris du reste, sans seulement prendre la peine de le discuter.
Et maintenant j'aborde plus hardiment le sujet peinture.
Lorsque je vois un tableau, moi qui sais tout au plus distinguer le blanc du noir, il est évident que je ne puis me permettre de juger des coups de pinceau. Je me borne à dire si le sujet me plaît, si l'ensemble me fait rêver à quelque bonne et grande chose, si l'amour du beau respire dans la composition. En un mot, sans m'occuper du métier, je parle sur l'art, sur la pensée qui a présidé à l'œuvre. Et je pense agir sagement; rien ne me fait plus pitié que ces exclamations des soi-disant amateurs qui, ayant retenu quelques termes techniques dans les ateliers, viennent les débiter avec aplomb et comme des perroquets. Toi, au contraire, toi qui as compris combien il est difficile de placer selon sa fantaisie des couleurs sur une toile, je comprends qu'à la vue d'un tableau tu t'occupes beaucoup du métier, que tu [Pg 215]t'extasies sur tel ou tel coup de pinceau, sur une couleur obtenue, etc., etc. Cela est naturel; l'idée, l'étincelle est en toi, tu cherches la forme que tu n'as pas, et tu l'admires de bonne foi partout où tu la rencontres. Mais prends garde; cette forme n'est pas tout, et, quelle que soit ton excuse, tu dois mettre l'idée avant elle. Je m'explique: un tableau ne doit pas être seulement pour toi des couleurs broyées, placées sur une toile; il ne te faut pas chercher constamment par quel procédé mécanique l'effet a été obtenu, quelle couleur a été employée; mais voir l'ensemble, te demander si l'œuvre est bien ce qu'elle doit être, si l'artiste est réellement un artiste. Il y a si peu de différence, aux yeux du vulgaire, entre une croûte et un chef-d'œuvre. Des deux côtés, c'est du blanc, du rouge, etc., des coups de brosse, une toile, un cadre. La différence n'est que dans ce quelque chose qui n'a pas de nom, et que la pensée, que le goût seul révèle. C'est ce quelque chose, ce sentiment artistique du peut-être, qu'il faut surtout découvrir et admirer. Puis, tu pourras chercher à connaître sa manière de procéder, tu pourras faire du métier. Mais, je le répète, qu'avant de descendre à fouiller ainsi le matériel, ces couleurs puantes, cette toile grossière, qu'avant tout tu te laisses emporter au ciel, par la sublime harmonie, par la grande pensée qui s'épand du chef-d'œuvre, et l'entoure comme d'une auréole divine.—Loin de moi la pensée de mépriser la forme. Ce serait sottise; car sans la forme on peut être grand peintre pour soi, mais non pour les autres. C'est elle qui fixe l'idée, et plus l'idée est grande, plus la forme doit être grande aussi. C'est par elle que le peintre est compris, apprécié; et cette appréciation n'est favorable qu'autant que la forme est excellente. Je me servirai d'une comparaison; si je voulais converser avec [Pg 216]un Allemand, je ferais venir un interprète; mais si je n'ai pas d'Allemand avec qui parler, je n'ai que faire d'un interprète. L'interprète est la forme, l'Allemand la pensée; sans la forme je ne comprendrai jamais la pensée, mais je n'ai que faire de la forme si la pensée n'existe pas. C'est le dire que le métier est tout et n'est rien; qu'il faut absolument le savoir, mais qu'il ne faut pas perdre de vue que le sentiment artistique est aussi essentiel. En un mot, ce sont deux éléments qui s'annulent séparés, et qui réunis font un tout grandiose.
D'ailleurs, je ne parle pas pour toi; si tu as du bon, comme je le crois fermement, tu n'as pas à établir ces distinctions que je viens de faire un peu puérilement. Chaque génie naît avec sa pensée et avec sa forme originale; ce sont choses qui ne peuvent se séparer sans entraîner une complète nullité, du moins apparente, chez l'homme. Cela se remarque surtout lorsque c'est la pensée qui règne seule; le pauvre grand homme est rangé alors dans le rang des incompris; son âme a beau rêver, elle ne peut se communiquer aux autres, il est ridicule et malheureux. Lorsque la forme seule existe, l'homme qui la possède sans posséder l'idée, réussit parfois et alors son exemple devient extrêmement dangereux. J'arrive enfin à la peinture de commerce, dont j'avais promis de te reparler; tout ce qui précède n'est qu'un long préambule et c'est ceci que je voulais te dire. Le peintre de commerce exclut l'idée, il fait trop vite pour faire quelque chose de bon comme art. C'est un métier, un moyen de donner du pain à ses enfants; rien de mieux. Mais c'est que ce diable de peintre, s'il n'a pas l'idée, a le plus souvent la forme pour lui; et, dès lors, son tableau est un véritable piège pour les commerçants. On est forcé d'avouer que c'est joli, et si l'on ne va pas plus loin, voilà qu'on se met à admirer une [Pg 217]œuvre indigne, l'imiter peut-être. Je sais bien que ce ne sont que les imbéciles qui se laissent prendre; mais m'en voudras-tu si je me suis effrayé, même à tort, et si je l'ai dit en ami: «Prends garde! songe à l'art, à l'art sublime; ne considère pas que la forme, parce que la forme seule, c'est la peinture de commerce; considère l'idée, fais de beaux rêves; la forme viendra avec le travail et tout ce que tu feras sera beau, sera grand». Voilà ce que je t'ai dit, voilà ce que je te répéterai toujours.
Si tu n'es pas content, tu n'es pas raisonnable. Voilà cinq pages, les plus sérieuses que j'aie écrites de ma vie.—Au moins, souviens-toi de nos engagements; si je blessais ta manière de voir, ne fais pas attention à mon bavardage.
Chaillan a passé, dimanche dernier, la journée entière avec moi; nous avons déjeuné, soupé ensemble, causant de toi, fumant nos bouffardes. C'est un excellent garçon; mais quelle simplicité, bon Dieu! quelle ignorance du monde! Qu'il réussisse, cela me semble peu probable; il ne sera cependant jamais malheureux, et c'est en quelque sorte ce qui me console de le voir rêver ainsi tout éveillé. Son caractère n'est plus jeune; je le soupçonne même d'être un peu avare. Avec ces deux défauts, qui dans le cas présent sont des qualités, il ne peut mourir de faim, ni se faire trop de bile. Il se retirera toujours à temps dans son village, ou bien se contentera des poitrails médiocres qu'il vendra le plus cher possible.
—Il est, me disait-il, dans une maison où logent douze fillettes; et cela l'ennuie, car elles font un tapage à faire crouler les murs. Il va changer de demeure. L'innocent!
Chaque jour il se rend chez le père Suisse, depuis le matin 6 heures jusqu'à 11 heures. Puis, l'après-midi, [Pg 218]il va au Louvre. Réellement il a du toupet.—Ah! si tu étais ici, la belle vie! Mais à quoi bon cette exclamation? à nous donner des regrets superflus.
—Je ne t'en dirai pas plus long sur Chaillan: il doit t'écrire lui-même sous peu.—Je n'ai pas encore revu Villevieille; je pense aller lui rendre bientôt visite.
Quant à moi, ma vie est toujours monotone. Lorsque, courbé sur mon pupitre, écrivant sans savoir ce que j'écris, je dors tout éveillé, comme abruti, soudain parfois un frais souvenir passe dans mon esprit, une de nos joyeuses parties, un des sites que nous affectionnions, et mon cœur se serre affreusement. Je lève la tête, et je vois la triste réalité; la chambre poudreuse, encombrée de vieilles paperasses, peuplée par un monde de commis stupides pour la plupart; j'entends le monotone grincement des plumes, des mots stridents, des termes bizarres pour moi; et là, sur la vitre, comme pour me railler, les rayons de soleil viennent se jouer et m'annoncer qu'au dehors la nature est en fête, que les oiseaux ont des chants mélodieux, les fleurs des parfums enivrants. Je me renverse sur ma chaise, je ferme les yeux, et pour un instant je vous vois passer, vous, mes amis; je les vois, elles aussi, ces femmes que j'aimais sans le savoir. Puis tout s'évanouit, la réalité revient plus terrible, je reprends ma plume et je me sens des envies de pleurer.—Oh! la liberté, la liberté! la vie contemplative de l'Orient! la douce et poétique paresse! mon beau rêve! qu'êtes-vous devenus?
J'ai fait cette lettre, currente calamo, sans me reposer, sans moucher ma chandelle. Il est bientôt minuit et je vais me mettre au lit. Je me sentais exalté ce soir, pardonne-moi donc si ma lettre est folle, privée de ce peu de raison que je possède.
[Pg 219]Je n'ai pas pu attendre une lettre de toi pour t'écrire de nouveau et quoique je n'aie rien à te dire, il m'a pris une telle rage de noircir du papier, que j'ai cédé à la tentation.
Je te serre la main.
Ton ami,
Émile Zola.
Mes respects à tes parents.
Je reçois ta lettre à l'instant.—Elle fait naître en moi une bien douce espérance. Ton père s'humanise; sois ferme, sans être irrespectueux. Pense que c'est ton avenir qui se décide et que tout ton bonheur en dépend.—Ce que tu dis sur la peinture devient inutile, du moment que tu reconnais toi-même les défauts de X***.
Je répondrai à ta lettre sous peu.
Paris, 5 mai 1860.
Mon bon vieux,
Je suis seul dans ma chambre, un peu indisposé. J'ai fait l'école buissonnière pour aujourd'hui et je ne crois pouvoir mieux employer le temps passé loin de mon [Pg 220]bureau, qu'en causant avec toi.—Je vais donc répondre à tes deux dernières lettres.
Comme tu le présumes fort bien, je ne m'amuse nullement aux Docks. Voici un mois que je suis dans cette infâme boutique et j'en ai, par Dieu! plein le dos, les jambes et tous les autres membres.—Je ne demande qu'une grotte dans le flanc d'un rocher, sur une haute montagne. Je vivrai là vêtu d'un froc s'il le faut, en ermite, ne me souciant ni du monde, ni de ses jugements.—Ne crois pas que ce soit là le vain désir d'un poète; je pense sérieusement et, si je n'avais pas une mère, il y a longtemps que j'aurais tâché de mettre mon idée à exécution.—Quoi qu'il en soit je trouve mon bureau puant et je vais bientôt déguerpir de cette immonde écurie. Ce qui m'arrête, c'est que, sorti de là, je me trouverai de nouveau à la charge de ma famille; je cherche une combinaison qui me permette de manger et de rester libre, combinaison, hélas! que je ne trouve pas, que je ne trouverai jamais. Tu ne peux te douter de la souffrance que j'éprouve quand je pense à ces choses-là. C'est comme un damné labyrinthe; j'ai beau marcher, je m'égare et toujours je reviens au même point, à penser en pleurant à l'art sublime, à la liberté, à toutes ces célestes choses dont l'amour ne veut pas mourir en moi, et qui se débat en désespéré, devant l'horrible réalité.—Car, te le dirai-je, si je suis malade de corps, ce n'est qu'une suite de ma maladie morale, de l'ennui, du désespoir que je ressens. Mais quittons ce triste sujet et tâchons de rire et de boire frais.
Tu me parles de Baille dans tes deux lettres. Il y a longtemps que je désire moi-même t'entretenir au sujet de ce brave garçon.—C'est qu'il n'est pas comme nous, qu'il n'a pas le crâne fait dans le même moule; il a bien des qualités que nous n'avons pas, bien des défauts [Pg 221]aussi. Je ne puis pas essayer de te faire la peinture de son caractère, te dire par où il pèche, par où il l'emporte; je ne lui donnerai pas non plus l'épithète de sage, pas plus que celle de fou; cela n'est que relatif et dépend du point de vue d'où l'on envisage la vie. Que nous importe d'ailleurs, à nous ses amis; ne suffit-il pas que nous l'ayons jugé bon garçon, dévoué, supérieur à la foule, ou du moins plus apte à comprendre notre cœur et notre esprit. Ne devons-nous pas le juger avec cette bienveillance que nous réclamons pour nous-mêmes, et, si quelque chose nous contrarie dans sa conduite, de quel droit irions-nous trouver mauvais ce qu'il trouve bon? Crois-moi, nous ne savons ce que la vie nous garde; nous sommes au début, tous trois riches d'espérance, tous trois égaux par notre jeunesse, par nos rêves. Serrons-nous la main: non pas une étreinte d'un moment, mais une étreinte qui empêche un jour de faiblir, ou qui console après la chute.—Que diable me marmotte-il là, dois-tu dire? Mon pauvre vieux, j'ai cru m'apercevoir que le lien qui t'unissait avec Baille faiblissait, qu'un anneau de notre chaîne allait casser. Et, tremblant, je te prie de penser à nos joyeuses parties, à ce serment que nous avons fait, le verre en main, de marcher toute la vie, les bras enlacés, dans le même sentier; de penser que Baille est mon ami, qu'il est le tien, et que si son caractère ne sympathise pas entièrement avec le nôtre, il n'en est pas moins dévoué pour nous, aimant, qu'enfin il me comprend, qu'il te comprend, qu'il est digne de nos confidences, de ton amitié.—Si tu as quelque chose à lui reprocher, dis-le moi, je tâcherai de le défendre, ou plutôt dis-lui à lui-même ce qui te contrarie en lui,—rien n'est à craindre comme les choses non avouées entre amis.
Tu te rappelles nos parties de nage, cette heureuse [Pg 222]époque où, insoucieux de l'avenir, nous combinions un beau soir la tragédie du célèbre Pitot; puis le grand jour! là, sur le bord de l'eau, le soleil qui se couchait radieux, cette campagne que nous n'admirions peut-être pas alors, mais que le souvenir nous présente si calme et si riante.—On a dit—je crois que c'est Dante—que rien n'est plus pénible qu'un souvenir heureux dans les jours de malheur. Pénible, oui, mais âprement voluptueux aussi; on pleure et on rit à la fois.—Malheureux que nous sommes! à vingt ans nous regrettons déjà le passé; nous tournons vers cette époque enfuie, tendant les bras, pleurant sans espoir de voir renaître ces beaux jours. Malheureux et fous! nous gâtons notre vie comme à plaisir, toujours souhaitant de voir revivre le passé, ou implorant l'avenir à grands cris, ne sachant jamais jouir du présent.—Je te l'ai dit dans ma dernière lettre, parfois un souvenir, rapide comme un éclair, traverse ma pensée; c'est un mot que tu m'as dit jadis, c'est une de nos parties: une montagne, un chemin, un buisson, et je regrette, et je désespère—malheureux et fou.
Dans tes deux lettres tu me donnes comme un espoir lointain de réunion. «Quand j'aurai fini mon droit, peut-être, me dis-tu, serai-je libre de faire ce que bon me semblera; peut-être pourrai-je aller te rejoindre.» Que Dieu veuille que ce ne soit pas la joie d'un instant; que ton père ouvre les yeux sur ton véritable intérêt. Peut-être, à ses yeux, suis-je un étourdi, un fou, même un mauvais ami de t'entretenir dans ton rêve, dans ton amour de l'idéal. Peut-être, s'il lisait mes lettres, me jugerait-il sévèrement; mais quand bien même je devrais perdre son estime, je le dirais hautement devant lui comme je le dis à toi: «J'ai réfléchi longtemps à l'avenir, au bonheur de votre fils, et par mille raisons qu'il [Pg 223]serait trop long de vous expliquer, je crois que vous devez le laisser aller là où son penchant, l'entraîne.»—Mon vieux, il s'agit donc d'un petit effort, d'un peu travailler. Voyons, que diable! sommes-nous tout à fait privé de courage? Après la nuit viendra l'aurore; tâchons donc de la passer tant bien que mal, cette nuit, et que lorsque luira le jour tu puisses dire: «J'ai assez dormi, mon père, je me sens fort et courageux. Par pitié! ne m'enfermez pas dans un bureau; donnez-moi mon vol, j'étouffe, soyez bon, mon père.»—Je ferai ta commission à Chaillan.
Leclère met en doute, me dis-tu, mon voyage à Aix. Le cher homme se trompe; je compte aller te serrer la main tout comme l'année dernière. Il est vrai, je préférerais que ce fût toi qui vins, et cela pour une foule de raisons; mais, comme je doute encore de la bonne volonté de ton père, je me prépare à faire mes paquets.—Tu me parles vaguement d'une certaine aventure qui aurait amené des suites fâcheuses entre Leclère et De Julienne. Je juge à propos de joindre à cette lettre un mot pour ce dernier; autant pour éclaircir l'affaire que pour désavouer toutes les mesures rigoureuses qu'on aurait pu prendre en mon nom.—Lis d'ailleurs ce mot et ne m'en veuille pas s'il rogne ta portion.—Serre la main de Leclère à mon intention et ne lui dis pas que tu m'as communiqué cette misère.
Quant à vous, mes beaux musiciens, chantez tout votre soûl; riez, mes enfants, riez. Ma mansarde n'est certes pas belle, et cependant parfois je la regrette.—Nous avons depuis une semaine un temps sublime; je ne le croirais pas, si je ne suais pas. Mais que m'importe la pureté du ciel, à moi Parisien; je sors si peu. Je ne vais jamais manger des anchois au bastidon, tout au plus si je vais m'installer à la porte d'un établissement [Pg 224]dans le genre du Qu'a fait la belle eau (Oh! Marguery!). Je ne t'ai pas décrit ma nouvelle demeure, mon voisinage: ce sera pour ma prochaine lettre.
Il y a eu soirée hier soir chez moi. J'ajoute cette feuille de papier à ma lettre pour te narrer cette rareté. Nous étions douze, ma mère, Pagès (du Tarn), Chaillan, Pajot, moi: le reste ne vaut pas l'honneur d'être nommé. Le but de cette réunion était de lire quelques vers et d'ouïr quelques chanteurs qui se trouvaient parmi nous; ce fut tout artistique comme tu vois. On a servi, comme consommations, trois douzaines de biscuits, deux bouteilles, une de champagne, une de malaga, puis le premier acte de la Nouvelle Phèdre, et le proverbe intitulé Perrette. On a fortement applaudi; était-ce l'auteur à qui s'adressaient ces éloges, ou le maître de la maison qui offrait de si bon malaga? Je livre ce problème à ta perspicacité. Pour moi, je juge incapables de m'apprécier la moitié des personnes qui m'écoutaient. Ce n'est pas orgueil, c'est simplement expérience et vérité. Ce qui m'a fait le plus plaisir, ce sont les éloges de Pajot, les bonnes grosses appréciations de Chaillan, puis les quelques admirations vraies de Pagès (du Tarn). Pardon d'avoir parlé de moi le premier; j'ai voulu me débarrasser de ma pièce pour parler plus à l'aise de la Nouvelle Phèdre. On n'en a lu que le premier acte et ce n'est donc que d'après ce fragment que je puis en parler.—Une seule question. Qu'est-ce qui m'ennuie dans la tragédie? C'est la tragédie elle-même; ce sont tous ces vieux accessoires usés, les confidents, les tirades emphatiques, l'alexandrin lourd et régulier, etc., etc. Lorsque M. Pagès (du Tarn) me dit qu'il était le partisan des innovations, je crus qu'il avait aboli toutes ces vieilleries. Point du tout; ses nouveautés se bornent à un changement de [Pg 225]costume, l'habit noir au lieu de la toge romaine, à un changement de nom, le nom d'Abel au lieu de celui d'Hippolyte. D'autre part, il ne s'aperçoit pas d'un écueil; voulant faire, comme il le dit, la tragédie de l'homme et non celle des rois et des héros, choisissant un sujet bourgeois, ne doit-il pas craindre de rendre plus ridicule encore l'emphase et la déclamation dans le cercle mesquin d'une famille. Thésée, Hippolyte, peuvent invoquer les dieux, ils en descendent. Mais tel ou tel marchand enrichi sera parfaitement ridicule de faire ainsi les grands bras. Est-ce à dire que ces drames qui s'agitent confusément dans l'ombre d'une maison, que ces passions terribles qui désolent une famille, ne présentent aucun intérêt, ne soient pas dignes d'être mis sur la scène. Loin de là, seulement il faut, selon moi, que le style s'accorde avec le genre, et certes, le vieux style classique, les exclamations, les périphrases sont ce qu'il y a de plus faux au monde dans la bouche d'une petite bourgeoise.—D'ailleurs, ce premier acte est rempli de beaux vers; les situations sont copiées sur Racine, mais cela ôtait dans le sujet même.—Si l'un me demandait mon avis sincère, je répondrais que cette tragédie est littéraire, bien versifiée, de beaucoup plus passionnée que les tragédies classiques, destinée selon moi à un succès éclatant ou à une chute complète; mais qu'elle n'est nullement destinée à faire révolution en littérature, comme le pense son auteur, et qu'elle n'est pas le dernier mot de l'art dramatique. Je m'arrête faute de place.—Si bien que Chaillan a chanté et qu'il a été fort applaudi; si bien qu'un monsieur qui se trouvait là nous a invités tous les deux à une soirée où doivent se trouver des acteurs de l'Odéon; si bien qu'on a été se coucher sur les minuit.—M. Pagès (du Tarn) me demande soudain: «Voulez-vous six vers de désespoir?—Pardieu! [Pg 226]lui dis-je, ce sont six verres vides.»—Le brave homme resta bouche béante.
Je te serre la main. Ton ami,
É. Zola.
Je t'envoie trois feuilles et trois feuilles différentes.—Ceci prouve que jadis j'avais trois cahiers de papier et que je n'en ai plus maintenant.
Paris, 13 juin 1860.
Mon cher Paul,
L'autre jour, par une belle matinée, je me suis égaré loin de Paris, dans les champs, à trois ou quatre lieues.—N'aimes-tu pas les bluets, ces petites étoiles qui scintillent dans les blés, ces fleurs si gracieusement jolies. Les poètes ont, hélas! usé et abusé des fleurs. Qui oserait parler de la rose, écrire deux lignes sur la pensée, pousser des exclamations sur le lilas, le chèvrefeuille, etc., etc. Je suis donc fort mal venu de te vanter mes bluets, de le dire que j'en ai ramassé une grosse belle gerbe, tout comme une pensionnaire de couvent en robe blanche pudique et folâtre. Mon Dieu! oui, une grosse gerbe, courant dans les prés, joyeux de ne plus voir de maisons, de marcher dans le rosée, de me croire [Pg 227]en Provence, en chasse, en partie au bastidon. J'étais seul et je m'en donnais à cœur joie; certain que personne ne m'épiait pour me railler, j'allais toujours, augmentant mon bouquet. Ces bluets, ce sont fleurs si charmantes; je parie que tu ne les as jamais remarqués. Mon bon vieux, quelque jour imite-moi, cours en cueillir une pleine poignée le matin, avant que le soleil ait séché la rosée dans leurs corolles; fais-toi enfant pour une heure; puis tu verras quelle belle teinte bleue, quel fouillis gracieux; on dirait un amas de fine dentelle.—Le fait est qu'après avoir couru deux grandes heures, je me sentis un grand appétit. Je levais la tête; des arbres partout, du blé, des haies, etc. Je me trouvais dans un pays qui m'était totalement inconnu. Enfin, au-dessus d'un vieux chêne, j'aperçus un clocher; un clocher suppose un village; un village, une auberge. Je marchai vers la bienheureuse église, et je ne tardai pas à me trouver installé devant un frugal déjeuner, dans un café quelconque. Dans ce café—et c'est à cela que j'en voulais venir, tout le reste n'est qu'une préface,—je remarquai en rentrant des peintures qui me frappèrent. C'étaient de grands panneaux comme tu veux en peindre chez toi, peints sur toile, représentant des fêtes de village; mais un chic, un coup de pinceau si sûr, une entente si parfaite de l'effet à distance, que je demeurai ébahi. Jamais je n'avais vu de telles choses dans un café, même parisien. On me dit que c'était un artiste de vingt-trois ans qui avait commis ces petits chefs-d'œuvre. Vraiment, si tu viens à Paris, nous irons jusqu'à Vitry—c'est le nom du bienheureux village—et je suis certain que tu admireras comme moi. Je me suis laissé peut-être emporter par l'enthousiasme, mais je ne crois pas me tromper en avançant que ce jeune rapin a de l'avenir.
[Pg 228]Tu m'apprends une nouvelle qui me surprend fort, le mariage d'Escoffier-Don-Juan, d'Escoffier le coureur, le libertin, etc., etc. Du diable! si je croyais que ce serait lui qui se marierait le premier de mes amis. Pousserai-je de grandes exclamations sur le mariage d'argent? A quoi bon? ce serait au moins ridicule et en tout cas plus qu'inutile. Gardons en avare nos belles rêveries; laissons les autres barboter dans la prose. Qui sait d'ailleurs? peut-être sont-ils plus heureux que nous. Je faisais même cette réflexion l'autre soir en pensant à ce cher Escoffier: Voilà un garçon, me disais-je, dont le sentier aura été bordé de roses sans épines. Jusqu'à vingt-deux ans il a mené une belle vie de paresse et de plaisir, puis en ce moment, où il lui faut choisir une carrière, faire un travail quelconque, il rencontre bonnement une dot de cent mille francs qui lui tend les bras. Voilà la carrière, la position trouvée. Je sais que cette fois la rose a une épine. Mais qu'importe! combien il en est qui envieraient son sort! Quand on peut marcher terre à terre, n'être pas tourmenté par de folles idées comme moi, n'est-on pas joyeux de voir cent mille francs tomber amoureux de vous? Ma foi, vive la prose par moment, je le répète, Escoffier doit être heureux. Ce n'est pas dire que je serais heureux, si j'étais à sa place; que non pas! Chacun dans son milieu, mon vieux; l'oiseau dans l'air et le poisson dans l'eau.
Je vois Chaillan fort souvent. Hier nous avons passé la soirée ensemble; cet après-midi je dois aller le retrouver au Louvre. Il m'a dit t'avoir écrit avant-hier, je crois, je ne te parle donc pas de ses travaux. Combes est ici, il doit t'en parler. Les autres artistes que je vois sont Truphème jeune, Villevieille, Chotard; quant à Ampérère, je n'ai pu encore le rencontrer. Nous parlons quelquefois avec Chaillan de Fournier; sais-tu par où il [Pg 229]réside, ce qu'il fait? Pour nous, absence complète de notions à cet égard.—Nous attendons, pour commencer le superbe tableau dont je te parlais, que je sois installé dans une chambre que je viens de louer. Mon vieux, au septième; l'habitation la plus haute du quartier; une immense terrasse, la vue de tout Paris; une chambrette délicieuse que je vais meubler dans le dernier chic, divan, piano, hamac, pipes en foule, narguilé turc, etc. Puis des fleurs, puis une volière, un jet d'eau, une véritable féerie. Je te reparlerai de mon grenier quand tous ces embellissements seront terminés. Au 8 juillet l'emménagement.—Baille, qui viendra sans doute à Paris au mois de septembre, jouira sans doute de mon asile: que ne puis-je en dire autant de toi. Chaillan doit te narrer toutes les félicités que les rapins rencontrent ici.
Voilà bientôt quinze jours que je file un amour des plus platoniques. Une jeune fille, une fleuriste qui reste à côté de chez moi, passe sous ma fenêtre deux fois par jour, le matin à six heures et demie, et le soir à huit heures. C'est une petite blonde, toute mignonne, toute gracieuse; petite main, petit pied, une grisette des plus gentilles. Aux heures où elle doit passer, je me mets régulièrement à la fenêtre; elle vient, lève les yeux; nous échangeons un regard, même un sourire; puis c'est tout. Est-ce folie, mon Dieu! aimer ainsi une fleuriste, la moins cruelle des beautés parisiennes! Ne pas la suivre, ne pas lui parler! Veux-tu que je te le dise, c'est paresse et rêverie à la fois. C'est bien moins fatigant d'aimer ainsi; je l'attends, mon adorée, en fumant ma pipe. Puis les beaux rêves! ne la connaissant pas, je puis la doter de mille qualités, inventer mille aventures délirantes, la voir, l'entendre parler à travers le prisme de mon imagination. Mais, que te dis-je? ne le sais-tu [Pg 230]pas aussi bien que moi, les charmes de cet amour platonique dont on se moque tant. Laissons railler les sots; folie et sagesse sont des mots sur la signification desquels on ne s'entendra jamais.—Mon vieux, que ne suis-je près de toi, pour boire un bon coup, pour causer folie, couchés sur le gazon, la tête à l'ombre et les pieds au soleil. Épicure fut un sage; le monde n'a que faire de nous, pauvres chétifs, nous n'avons que faire du monde. Eh! morbleu! qu'on nous laisse vivre en paix, le verre en main et la chanson aux lèvres, rêvant et dormant en attendant le grand sommeil.—Je veux aller près de toi au mois d'août rien que pour divaguer et boire de bons coups. Vive Dieu! nous en viderons plus d'une et des meilleures encore!
Tu ne me parles plus du droit. Qu'en fais-tu? es-tu toujours en brouille avec lui? Ce pauvre droit qui n'en peut mais, comme tu dois l'arranger!—J'ai remarqué que nous, avions toujours besoin d'une peine ou d'un amour, sans lesquelles conditions la vie est incomplète. D'ailleurs, l'idée d'amour entraîne jusqu'à un certain point l'idée de haine et vice versa. Tu aimes les jolies femmes, donc tu détestes les laides; tu hais la ville, donc tu aimes les champs. Bien entendu, qu'il ne faudrait pas pousser cela trop loin. Quoi qu'il en soit, je répète que nous avons besoin pour bien vivre d'aimer et de haïr quelque chose; d'aimer pour laisser notre âme s'épancher dans nos bons moments; de haïr pour jurer et briser les vitres dans nos mauvais moments. Tel est l'homme en général, c'est-à-dire l'homme bon et méchant, ayant des qualités et des défauts. Le véritable sage serait celui qui ne serait qu'amour, dans l'âme duquel la haine n'aurait pas de place. Mais comme nous ne sommes pas parfaits—Dieu merci! ce serait trop ennuyant—et que tu ressembles à tous, ton amour à toi est la peinture [Pg 231]et la haine du droit. Voilà, comme dirait Astier, ce qu'il fallait démontrer.
Tu relis quelquefois mes anciennes lettres, me dis-tu. C'est un plaisir que je me paie souvent. J'ai gardé toutes les tiennes; ce sont là mes souvenirs de jeunesse.—Faut-il que l'homme soit misérable! toujours désirer, toujours regretter, toujours vouloir devancer l'avenir, puis, chaque fois que le regard se porte vers le passé, toujours verser des pleurs amers. Quels pauvres animaux que nous: ne pas savoir profiter de la minute présente, la gâter par un désir ou par un regret. Vraiment, je serais tenté de me dresser vers le ciel et de crier à Dieu: «Dis-moi pourquoi nous as-tu pétris d'une argile aussi immonde? pourquoi as-tu enfermé ton souffle divin dans une si ignoble prison que les parois en ont souillé la céleste prisonnière?» Certes, ce n'est pas à propos de tes lettres que je pousserais ce cri. Quand je les relis, si je regrette le temps passé, c'est un regret exempt de larmes; au contraire, je suis heureux pour un quart d'heure, je nous revois plus jeunes, réunis et joyeux. Puis je pense au futur, je me demande si ce bon temps ne reviendra pas, et j'espère. Et pourquoi n'aurais-je pas d'espérance? Ne sommes-nous pas jeunes encore, pleins de rêves, à peine au début de la vie. Tiens, laissons les souvenirs et les regrets aux vieillards; c'est leur trésor à eux, c'est le livre du passé qu'ils feuillettent d'une main tremblante, s'attendrissant à chaque page. Et, puisque nous ne saurions jouir du présent, à nous l'avenir, ce bel avenir inconnu que nous pouvons embellir des plus riches couleurs. Espérons, mon bon vieux, espérons d'être réunis un jour, de jouir d'une sainte liberté, et de marcher en riant jusqu'à ce que nos pieds se heurtent contre la pierre d'un tombeau.
[Pg 232]Mon poème en est toujours au même point: au commencement du troisième et dernier chant. Un de ces jours de beau temps, je tâcherai de le terminer.—Si tu vois Houchard, dis-lui que sa lettre ne m'est nullement parvenue; dis-lui aussi que je lui écrirai bientôt et que je lui serre la main.
Parle-moi un peu des processions. C'est un temps de sainte coquetterie; sous prétexte d'adorer Dieu dans ses plus beaux atours, on va se faire adorer soi-même. Que de billets doux une église a vu glisser dans des mains mignonnes.—Parle-moi de Marguery (de Mars guéri, entendons-nous). Parle-moi, parle-moi de tout: je suis avide de nouvelles. Toi qui ne regardes jamais pour toi, regarde un peu pour moi, puis tu me conteras tout ce que tu as vu.—Une dernière question: «Ta barbe, comment la portes-tu?»
Mes respects à tes parents.—Je te serre la main.
Ton ami,
Émile Zola.
Paris, 25 juin 1860.
Mon cher vieux,
Tu me parais découragé dans ta dernière lettre; tu ne parles rien moins que de jeter tes pinceaux au plafond. Tu gémis sur la solitude qui t'entoure; tu t'ennuies.—N'est ce pas notre maladie à tous, ce terrible ennui, [Pg 233]n'est-ce pas la plaie de notre siècle? et le découragement n'est-il pas une des conséquences de ce spleen qui nous étreint la gorge?—Comme tu le dis, si j'étais près de toi, je tâcherais de te consoler, de t'encourager. Je te dirais que nous ne sommes plus des enfants, que l'avenir nous réclame et qu'il y a lâcheté à reculer devant la tâche qu'on s'est imposée; que la grande sagesse est d'accepter la vie telle qu'elle est; de l'embellir par des rêves, mais de bien savoir que ce sont des rêves que l'on fait.—Dieu me protège, si je suis ton mauvais génie, si je dois faire ton malheur en te vantant l'art et la rêverie. Je ne puis cependant le croire; le démon ne peut se cacher sous notre amitié et nous entraîner tous deux à notre perte. Reprends donc courage; saisis de nouveau tes pinceaux, laisse ton imagination errer vagabonde. J'ai foi en toi; d'ailleurs, si je te pousse au mal, que ce mal retombe sur ma tête. Du courage surtout, et réfléchis bien, avant de t'engager dans cette voie, aux épines que tu peux rencontrer. Sois homme, laisse un instant le rêve de côté, et agis.—Si je te donne de mauvais conseils, je le répète, que Dieu me protège! Je crois bien parler pour toi, j'en ai conscience; si l'on m'accusait, ce ne serait pas la première fois que l'on me jetterait à la face des injures que je ne mérite pas. Mon cœur en saignerait, mais je dirais comme le Christ: «Seigneur, pitié pour eux; ils ne savent pas ce qu'ils font».
Laisse-moi te parler un peu de moi; ce que je viens de te dire a rouvert en moi des blessures saignantes.—J'arrivais au monde, le sourire sur les lèvres et l'amour dans le cœur. Je tendais la main à la foule, ignorant le mal, me sentant digne d'aimer et d'être aimé, je cherchais partout des amis. Sans orgueil comme sans humilité, je m'adressais à tous, ne voyant passer autour de [Pg 234]moi ni supérieur ni inférieur. Dérision! on me jeta à la figure des sarcasmes, des mépris; j'entendis autour de moi murmurer des surnoms odieux, je vis la foule s'éloigner et me montrer au doigt. Je pliai la tête quelque temps, me demandant quel crime j'avais pu commettre, moi si jeune, moi dont l'âme était si aimante. Mais lorsque je connus mieux le monde, lorsque j'eus jeté un regard plus posé sur mes calomniateurs, lorsque j'eus vu à quelle lie j'avais affaire, vive Dieu! je relevai le front et une immense fierté me vint au cœur. Je me reconnus grand à côté des nains qui s'agitaient autour de moi; je vis combien mesquines étaient leurs idées, combien sot était leur personnage; et, frémissant d'aise, je pris pour dieux l'orgueil et le mépris. Moi qui aurais pu me disculper, je ne voulus pas descendre jusque-là; je conçus un autre projet: les écraser sous ma supériorité et les faire ronger par ce serpent qu'on nomme l'envie. Je m'adressai à la poésie, cette divine consolation; et si Dieu me garde un nom, c'est avec volupté que je leur jetterai à mon tour ce nom à la face comme un sublime démenti de leurs sots mépris.—Mais si j'ai de l'orgueil avec ces brutes, je n'en ai pas avec vous, mes amis; je reconnais ma faiblesse et, pour toute qualité, je ne me trouve alors que celle de vous aimer.—Comme le naufragé qui se cramponne à la planche qui surnage, je me suis cramponné à toi, mon vieux Paul. Tu me comprenais, ton caractère m'était sympathique; j'avais trouvé un ami, et j'en remerciais le ciel. J'ai craint de te perdre à plusieurs reprises; maintenant cela me semble impossible. Nous nous connaissons trop parfaitement pour jamais nous détacher.—Pardonne-moi de t'avoir parlé de ces questions brûlantes; j'ai cru devoir le faire pour augmenter, s'il est possible, notre amitié.
[Pg 235]J'ai passé la journée d'hier avec Chaillan. Comme tu me l'as dit, c'est un garçon qui a un certain fond de poésie; la direction seule lui a manqué.—Je dois demain aller le voir travailler chez lui; il est en train de faire une petite toile représentant une barque battue par la tempête et habitée par un matelot hagard; dans le fond la Vierge apparaît à sa prière et éloigne d'une main l'ouragan. Ce sujet est tiré d'une gravure que l'on place sur la première feuille des romances. Telle est l'idée; quant à l'exécution, c'est assez piètre, surtout comme couleur, comme harmonie des teintes. Le sujet étant très difficile à traiter, ce brouillard, cette mer, ces éclairs, cette apparition, ce chaos du ciel et des vagues présentant une grande difficulté pour être proprement rendus, et d'un autre côté le peintre n'ayant pas les talents requis, l'œuvre, je le crains, sera fort médiocre.—Par ce qui est déjà fait, je juge que cela ressemblera assez à ces ignobles ex-voto qui sont accrochés dans la Madeleine, à Aix.—Jeudi, je dois aller souper avec Chaillan dans une famille provençale, résidant à Paris, à l'occasion de la première communion du fils de la maison.—Quant à la journée d'hier, je crois—Dieu me pardonne—que nous nous sommes un peu pochardés. Titubant, lui prodiguant les plus doux noms, je l'ai accompagné jusque chez lui où je l'ai quitté, après mille serments d'amitié.—Il travaille unguibus et rostro souhaitant de tout cœur de t'avoir pour compagnon.
Je compte toujours aller te voir bientôt. J'ai besoin de te parler; les lettres, c'est fort bon, mais on n'y dit pas tout ce que l'on voudrait dire. Je suis las de Paris; je sors fort peu et, si c'était possible, j'irais m'établir près de toi. Mon avenir est toujours le même: fort sombre et si couvert de nuages que mon œil l'interroge en vain. [Pg 236]Je ne sais vraiment où je vais: que Dieu me conduise.—Écris-moi souvent, cela me console. Je sais combien tu hais la foule, ne me parle donc que de toi; et surtout ne crains jamais de m'ennuyer.—Courage. A bientôt.
Mes respects à tes parents.
Je te serre la main.—Ton ami,
Émile Zola.
Marguery m'écrit; je n'ai pas le temps de lui répondre. Dis-lui seulement de signer de mon nom: Émile Zola, toutes les paroles de romances que je lui ai envoyées. Ces pièces devant paraître un jour, il serait ridicule de prendre un pseudonyme.—N'oublie pas, il paraît que c'est pressé.
Juillet 1860.
Mon cher Paul,
Permets que je m'explique une dernière fois franchement et clairement; tout me semble si mal aller dans nos affaires que j'en fais un mauvais sang incroyable.—La peinture n'est-elle pour toi qu'un caprice qui t'est venu prendre par les cheveux un beau jour que tu t'ennuyais? N'est-ce qu'un passe-temps, un sujet de [Pg 237]conversation, un prétexte à ne pas travailler au droit. Alors, s'il en est ainsi, je comprends ta conduite: tu fais bien de ne pas pousser les choses à l'extrême et de ne pas te créer de nouveaux soucis de famille. Mais si la peinture est ta vocation,—et c'est ainsi que je l'ai toujours envisagée,—si tu te sens capable de bien faire après avoir bien travaillé, alors tu deviens pour moi une énigme, un sphinx, un je ne sais quoi d'impossible et de ténébreux. De deux choses l'une: ou tu ne veux pas, et tu atteins admirablement ton but; ou tu veux, et dès lors je n'y comprends plus rien. Tes lettres tantôt me donnent beaucoup d'espérance, tantôt m'en ôtent plus encore; telle est la dernière, où tu me sembles presque dire adieu à tes rêves, que tu pourrais si bien changer en réalité. Dans cette lettre est cette phrase que j'ai cherché vainement à comprendre: «Je vais parler pour ne rien dire, car ma conduite contredit mes paroles.» J'ai bâti bien des hypothèses sur le sens de ces mots, aucune ne m'a satisfait. Quelle est donc ta conduite? celle d'un paresseux sans doute; mais qu'y a-t-il là d'étonnant? on te force à faire un travail qui te répugne. Tu veux demander à ton père de te laisser venir à Paris pour te faire artiste; je ne vois aucune contradiction entre cette demande et tes actions; tu négliges le droit, tu vas au musée, la peinture est le seul ouvrage que tu acceptes; voilà je pense un admirable accord entre tes désirs et tes actions.—Veux-tu que je te le dise?—surtout ne va pas le fâcher,—tu manques de caractère; tu as horreur de la fatigue, quelle qu'elle soit, en pensée comme en actions; ton grand principe est de laisser couler l'eau, et t'en remettre au temps et au hasard. Je ne te dis pas que tu aies complètement tort; chacun voit à sa manière et chacun le croit du moins. Seulement, ce système de conduite, tu l'as déjà suivi en [Pg 238]amour; tu attendais, disais-tu, le temps et une circonstance; tu le sais mieux que moi, ni l'un ni l'autre ne sont arrivés. L'eau coule toujours, et le nageur est tout étonné un jour de ne plus trouver qu'un sable brûlant.—J'ai cru devoir le répéter une dernière fois ici ce que je t'ai déjà dit souvent: mon titre d'ami excuse ma franchise. Sous bien des rapports, nos caractères sont semblables; mais, par la croix-Dieu! si j'étais à ta place, je voudrais avoir le mot, risquer le tout pour le tout, ne pas flotter vaguement entre deux avenirs si différents, l'atelier et le barreau. Je te plains, car tu dois souffrir de cette incertitude, et ce serait pour moi un nouveau motif pour déchirer le voile; une chose ou l'autre, sois véritablement avocat, ou bien sois véritablement artiste; mais ne reste pas un être sans nom, portant une toge salie de peinture.—Tu es un peu négligent—soit dit sans le fâcher,—et sans doute mes lettres traînent et tes parents les lisent. Je ne crois pas te donner de mauvais conseils; je pense parler en ami et selon la raison. Mais tout le monde ne voit peut-être pas comme moi, et, si ce que je suppose plus haut est vrai, je ne dois pas être au mieux avec la famille. Je suis sans doute pour eux la liaison dangereuse, le pavé jeté sur ton chemin pour te faire trébucher. Tout cela m'afflige excessivement; mais, je te l'ai déjà dit, je me suis vu si souvent mal jugé, qu'un jugement faux ajouté aux autres ne saurait m'étonner. Reste mon ami, c'est c'est tout ce que désire.
Un autre passage de ta lettre m'a chagriné. Tu jettes, me dis-tu, parfois les pinceaux au plafond, lorsque ta forme ne suit pas ton idée. Pourquoi ce découragement, ces impatiences? Je les comprendrais après des années d'études, après des milliers d'efforts inutiles. Reconnaissant ta nullité, ton impossibilité de bien faire, tu [Pg 239]agirais sagement alors en foulant palette, toile et pinceaux sous tes pieds. Mais toi qui n'as eu jusqu'ici que l'envie de travailler, toi qui n'a pas encore entrepris ta tâche sérieusement et régulièrement, tu n'es pas en ton droit de te juger incapable. Du courage donc; tout ce que tu as fait jusqu'ici n'est rien. Du courage, et pense que, pour arriver à ton but, il te faut des années d'étude et de persévérance.—Ne suis-je pas dans le même cas que toi; la forme n'est-elle pas également rebelle sous mes doigts? Nous avons l'idée; marchons donc franchement et bravement dans notre sentier, et que Dieu nous conduise!—D'ailleurs, j'aime ce peu de confiance en soi. Vois Chaillan, il trouve tout ce qu'il fait excellent; c'est qu'il n'a pas en tête un mieux, un idéal qu'il tâche d'atteindre. Aussi ne s'élèvera-t-il jamais, parce qu'il se croit déjà élevé, parce qu'il est content de lui.
Tu me demandes des détails sur ma vie matérielle. J'ai quitté les Docks; ai-je bien fait, ai-je mal fait? question relative, et selon les tempéraments. Je ne puis répondre qu'une chose: je ne pouvais plus y rester, et j'en suis sorti.—Ce que je pense faire, je te le dirai plus tard, lorsque j'aurai mis à exécution.—Pour l'instant, voici ma vie: nous avons commencé le tableau d'Amphyon dans ma petite chambre du septième, un paradis orné d'une terrasse, d'où nous découvrons tout Paris, une retraite tranquille et pleine de soleil. Chaillan vient sur les une heure. Pajot, jeune homme dont je t'ai parlé, ne tarde pas à le suivre; nous allumons nos pipes, si bien qu'au bout de quelque temps nous ne nous voyons plus à quatre pas. Je ne te parle pas du bruit; ces messieurs dansent et chantent, et, ma foi, je les imite. Je parie que tu cherches déjà les verres et les bouteilles; tu as pardieu raison, les voici sur le coin [Pg 240]de mon bureau, pleins d'un certain vin blanc que l'on nomme du Saint-Georges, lequel vin ressemble assez au vin cuit, et par son goût délicieux et par sa traîtrise. Le filou a surpris avant-hier Chaillan à l'improviste, et l'a si bien étourdi d'un coup lâchement asséné, que le brave garçon peignait chaque mouche qui passait, et fumait son amadou à effacer, jurant qu'il fumait un excellent tabac. Moi, je pose à moitié nu; la chose a ses désagréments, mais, au fond, c'est le sublime du spectacle. Pajot écrit sous ma dictée des vers qui me passent par la tête, tantôt bouffons, tantôt sérieux, éclos sous l'encens de nos pipes, au milieu des tintements des verres. C'est une véritable tabagie, un tableau qui n'a pas de nom; je ne regrette qu'une chose, c'est que tu ne sois ici pour rire avec nous.—Le matin, j'écris toujours un peu; le soir, après la séance, je lis quelques vers de Lamartine, ou de Musset, ou de V. Hugo. Telles s'écoulent mes journées; je m'ennuie beaucoup moins que cet hiver, et pourtant ce n'est pas encore là le genre d'existence que je rêve. Le tumulte n'est bon qu'à ses heures; toujours chanter, toujours rire, cela fatigue. Je ne travaille pas assez, et je m'en veux. Si tu viens à Paris, nous tâcherons de régler notre journée de façon à bûcher le plus possible, sans cependant oublier la pipe, ni le verre et la chanson.
Amphyon, sous le pinceau de Chaillan, prend assez la tournure d'un singe en mauvaise humeur. Tout bien considéré, je désespère plus que jamais de ce garçon comme artiste. Fort médiocre copiste, dès qu'il lui faut hiverner il est complètement mauvais. C'est un bon enfant, et ce ne sera jamais rien de plus. Il travaille beaucoup, peine, prépare, je crois: j'ai, en l'écrivant, un triste échantillon de ses progrès sous les yeux.—Je t'envoie à la page suivante une de ces poésies dont je [Pg 241]parlais tantôt, faite au milieu du bruit, et écrite, faute de papier, sur le mur de ma chambre.
Je viens de recevoir une lettre de Baille. Je n'y comprends plus rien; voici une phrase que je lis dans cette épître: «Il est presque certain que Cézanne ira à Paris: quelle joie!» Est-ce d'après toi qu'il parle, lui as-tu véritablement donné cette espérance dernièrement, lorsqu'il s'est rendu à Aix? Ou bien a-t-il rêvé, s'est-il pris à croire réel ton désir seul? Je te le répète, je n'y comprends plus rien. Je t'engage à me dire dans la première lettre les choses franchement; depuis trois mois, je suis à me dire successivement et selon les lettres que je reçois: Il viendra, il ne viendra pas.—Tâchons, pour Dieu! tâchons de ne pas imiter les girouettes.—La question est trop importante pour passer du blanc au noir; là, franchement, où en sont les affaires?
Je ne t'envoie pas les vers qui précèdent comme quelque chose de sublime. Ils remplissent ma lettre, et rien de plus.
Mon voyage est toujours fixé au 15 septembre. Nous irons tous deux jusqu'à Trets, à pied, bien entendu; Chaillan le demande à grands cris.
J'attends Houchard. A bientôt.
Mes respects à tes parents. Je te serre la main.
Ton ami,
Émile Zola.
A quand ton examen? l'as-tu passé? le passeras-tu? Dis à Marguery que je ne l'oublie pas, que mon silence n'est dû qu'au manque de matières. Je lui écrirai cependant bientôt.
Paris, 1er août 1860.
Mon cher Paul,
En relisant tes lettres de l'année dernière, je suis tombé sur le petit poème d'Hercule, entre le vice et la vertu; pauvre enfant égaré, que tu as oublié sans doute, et qui était également sorti de ma mémoire. Je ne sais, j'ai ressenti un grand plaisir à cette lecture; divers passages, quelques vers isolés m'ont plu infiniment. Toi-même, j'en suis persuadé, si tu les parcourais, tu t'étonnerais, tu te demanderais si c'est bien toi qui as écrit cela.—C'est, d'ailleurs, l'effet que me font à moi-même les hémistiches perdus que je retrouve parfois sur mes vieilles paperasses.—Je dis donc que ces vers oubliés m'ont semblé meilleurs que jadis, et le front dans la main, je me suis mis à réfléchir. Que manque-t-il, me suis-je dit, à ce brave Cézanne, pour être un grand poète? la pureté. Il a l'idée; sa forme est nerveuse, originale, mais ce qui la gâte, ce qui gâte tout, ce sont les provençalismes, les barbarismes, etc.—Oui, mon vieux, plus poète que moi. Mon vers est peut-être plus pur que le tien, mais certes, le tien est plus poétique, plus vrai; tu écris avec le cœur, moi, avec l'esprit; tu penses fermement ce que tu avances, moi, souvent, ce ce n'est qu'un jeu, un mensonge brillant. Et ne crois [Pg 243]pas que je plaisante ici; ne crois pas surtout que je te vante ou que je me vante moi-même; j'ai observé, et je te communique le résultat, rien de plus.—Le poète a bien des manières de s'exprimer: la plume, le pinceau, le ciseau, l'instrument. Tu as pris le pinceau, et tu as bien fait: on doit descendre sa pente. Je ne veux donc pas te conseiller maintenant de prendre la plume et, laissant la couleur, travailler le style; pour faire une chose bien, il faut faire une seule chose. Seulement, permets-moi de pleurer sur l'écrivain qui meurt en toi; je le répète, la terre est bonne et fertile; un peu de culture, et la moisson devenait splendide. Ce n'est pas que tu ignores cette pureté dont je te parle; tu en sais peut-être plus que moi. C'est qu'emporté par ton caractère, chantant pour chanter, peu soucieux, tu te sers des plus bizarres expressions, des plus drôlatiques tournures provençales. Loin de moi de t'en faire un crime, surtout dans nos lettres, au contraire, cela me plaît. Tu écris pour moi, et je t'en remercie; mais la foule, mon bon vieux, est bien autrement exigeante; il ne suffit pas de dire, il faut bien dire. Maintenant, si c'était un crétin, une croûte qui m'écrive, que m'importerait que sa forme fût aussi déguenillée que son idée. Mais toi, mon rêveur, toi, mon poète, je soupire quand je vois si pauvrement vêtues tes pensées, ces belles princesses. Elles sont étranges, ces belles dames, étranges comme de jeunes bohémiennes au regard bizarre, les pieds boueux et la tête fleurie. Oh! pour ce grand poète qui s'en va, rends-moi un grand peintre, ou je t'en voudrai. Toi qui as guidé mes pas chancelants sur le Parnasse, toi qui m'as soudain abandonné, fais-moi oublier le Lamartine naissant par le Raphaël futur.—Je ne sais trop où je suis. Je voulais te rappeler en deux lignes ton ancien poème, et t'en demander un nouveau plus pur, plus [Pg 244]soigné. Je voulais te dire que je ne me contentais pas des quelques vers que tu m'envoies dans chaque lettre; te conseiller de ne pas quitter entièrement la plume, et, dans tes moments, de me parler de quelque belle sylphide. Et voilà—je ne sais trop pourquoi—que je me perds, que je dépense futilement le papier. Pardonne-moi, mon vieux, et contente-moi; parle-moi de l'Aérienne, de quelqu'un, de quelque chose, en vers, et longuement. Rien entendu, après ton examen, et sans entraver en rien tes études au musée.
Le temps est déplorable; de l'eau, de l'eau, puis encore de l'eau. Quelqu'un a dit spirituellement que l'hiver était venu passer l'été à Paris. Le fait est qu'en écrivant cette lettre, je vois, de ma fenêtre, les fiacres se cahoter dans les ruisseaux, éclaboussant chacun; les grisettes sauter de pavé en pavé, sur la pointe des pieds, effarées, relevant leurs jupes; la foule se précipiter, les parapluies s'agiter lourdement comme d'énormes phalènes; et la pluie, railleuse, insolente, fouetter au visage le noble comme le vilain, la jolie fille comme la laide, l'aveugle comme son chien. Spectacle de fraternelle égalité qui me fait rire parfois, j'aime—est-ce instinct du mal?—j'aime voir patauger les sots, les épiciers dans la boue.—Puis, les jolies choses qu'un jour de pluie vous fait voir; la jambe fine et ronde, qui craint le soleil, se montre hardiment; plus l'averse est forte, plus les jupes remontent, on aime mieux—c'est au moins étrange—tacher un bas blanc bien propre, bien tiré, qu'un vieux jupon de couleur; certes, c'est un goût que je ne blâme pas, ô jeunes filles, relevez, relevez ces voiles incommodes; si le jeu vous en plaît, il me plaît davantage.—N'importe, ce ciel gris m'attriste, m'indispose. Je suis boudeur, rechigné comme lui; je sors encore moins, je m'ennuie, je bâille. Que Dieu m'envoie, avec [Pg 245]un rayon de soleil, un rayon de joie et d'espérance.
J'ai reçu ta lettre ce matin.—Permets-moi de te dire mon avis sur les sujets que vous avez discutés, toi et Baille.—Je dis également comme toi, que l'artiste ne doit pas remanier son œuvre. Je m'explique: que le poète, en relisant son œuvre entière, retranche un vers par-ci, par-là, qu'il change la forme sans changer l'idée, je n'y vois pas de mal, je crois même que c'est une nécessité. Mais qu'après coup, des semaines, des mois, des années écoulées, il bouleverse son œuvre, abattant ici, reconstruisant plus loin, c'est selon moi une sottise et du temps perdu. Outre qu'il détruit un monument portant en quelque sorte le cachet de son époque, il ne fait jamais d'une pièce médiocre, mais originale, qu'une pièce tiraillée, froide. Que n'emploie-t-il plutôt ces longues heures d'une stérile correction à composer un nouveau poème, où son expérience acquise fera merveille. Pour ma part, j'ai toujours mieux aimé écrire vingt vers que d'en corriger deux; c'est un travail des plus ingrats et que je soupçonne fort d'être contraire au développement de l'intelligence. D'ailleurs, où en serions-nous s'il fallait toujours corriger les défauts que le temps nous montre dans nos œuvres? chaque édition différerait de la précédente; ce serait une Babel inextricable et la pensée passerait par tant de formes qu'elle changerait du blanc au noir. Ainsi donc, je suis complètement de ton avis: travaillez avec conscience, faites le mieux que vous pourrez, donnez quelques coups de lime, pour mieux ajuster les parties et présenter un tout convenable, puis abandonnez votre œuvre à sa bonne ou à sa mauvaise fortune, ayant soin de mettre au bas la date de sa composition. Il sera toujours plus sage de laisser mauvais ce qui est mauvais et de tâcher de faire meilleur sur un autre sujet.—Comme toi, je parle ici [Pg 246]pour l'artiste en général: poète, peintre, sculpteur, musicien.
Quant au début d'un poète, je goûte l'idée de Baille. Il serait naïf de dire qu'il vaut mieux publier en premier un chef-d'œuvre qu'un livre médiocre; c'est d'une complète évidence. D'ailleurs, si Baille pensait comme moi, en avançant cet avis, qu'il se rassure. Je sais bien que je patauge encore, que je ne suis pas mûr, que je cherche ma voie. D'un autre côté, je suis ignorant de tout, de la grammaire comme de l'histoire. Ce que j'ai fait jusqu'ici n'est pour ainsi dire qu'un essai, qu'un prélude. Je compte rester longtemps encore sans rien publier, me préparer par de fortes études, puis donner leur essor aux ailes que je crois sentir battre derrière moi. Certes, ce sont là de beaux rêves, et je ne les dis qu'à vous, pour que, si je tombe, ma chute soit moins ridicule et moins retentissante. N'importe, rêvons toujours, cela ne fait de mal à personne et sert de consolation.—J'aime la poésie pour la poésie et non pour le laurier; personne ne comprend mes rêves, la plume et le papier sont mes confidents; j'aime mes vers comme des amis qui pensent comme moi, je les aime pour eux, pour ce qu'ils disent. Non pas que je fasse fi de la gloire; l'immortalité est une sublime ambition. Mais je pense avec Baille qu'il faut laisser mûrir le fruit avant de le cueillir, le laisser dorer par le soleil et se satiner sous les gouttes de rosée.—Attendons: qui vivra verra. Et je dis cela pour toi comme pour moi.
Baille, me dis-tu encore, regarde l'art comme un sacerdoce: c'est penser en poète. Oui, l'art est un culte, le culte du bon, du beau, de Dieu lui-même. Sous les vers il y a l'âme, comme le visage sous le masque. Alexandrin, hémistiche, rime, voilà la matière, voilà l'outil dont toute main peut se servir; mais planant au-dessus [Pg 247]de ces moyens grossiers, il y a l'Idée, fécondée par le cœur; l'idée, ce don céleste, cette empreinte du doigt de Dieu. Aussi, comme tu l'ajoutes, on n'admet pas tout le monde à l'adoration de l'idole; moi, j'aurais peut-être dit de Dieu, car poésie et divinité sont synonymes à mes yeux. Après avoir mis si haut le poète, je n'oserai te dire que je le suis; mais, en toute sincérité, je puis avancer que je tâche de l'être et que je comprends la sublimité à laquelle je tends, ce que ne fait pas le vulgaire qui ne voit dans un poète qu'une machine à césures et à rimes.—Quant au profit qu'on peut retirer d'un ouvrage, je suis en désaccord avec Baille. Je ne veux pas que l'on fasse une œuvre en vue de la vendre, mais une fois faite, je veux qu'on la vende; puisque le poète n'est pas soutenu par la société, comme le prêtre par exemple, puisque Hégésippe Moreau et, avant lui, Gilbert sont morts à l'hôpital, presque de faim, je veux qu'il s'assure du pain par son travail; ce qui n'a rien que d'honorable. D'ailleurs, l'éditeur vend l'œuvre au libraire, le libraire au publie; il n'y aurait donc que le pauvre poète qui mourrait de famine, lui qui fait vivre tous ces gens-là. Ce ne serait ni sage, ni logique. Maintenant, qu'un romancier ne s'attèle pas à sa plume, comme un bœuf à sa charrue; qu'il n'écrive pas à tant la ligne, comme Ponson du Terrail par exemple. Cet homme est un commerçant et non un littérateur; c'est le menuisier du coin, plus il fait, plus il gagne.—Faites donc votre poème, votre roman en artiste consciencieux, mettez-y deux ans s'il le faut, ne pensez pas à l'argent et que cette pensée ne vienne pas entraver celle de l'art; mais, que diable! quand vous aurez bien travaillé, vendez votre ouvrage et ne commettez pas une folle générosité dont au reste on ne vous saurait aucun gré.—L'idée de Baille était peut-être celle-ci: le débutant, celui qui [Pg 248]n'a pas de nom, ne doit pas chercher à faire de l'argent de ses ouvrages, maigre marchandise, d'ailleurs; il ne doit pas prostituer l'art; qu'il gagne plutôt sa nourriture à l'aide d'un métier manuel, puis, qu'il place dignement ses jeunes poèmes, attendant d'être célèbre et de jouir de la position que les lecteurs doivent à tout grand poète. Je suis alors complètement de son avis, plus même qu'il ne pense, l'avenir t'apprendra ce que je veux dire ici.
Quant à la grande question que tu sais, je ne puis que me répéter, te donner les conseils déjà donnés. Tant que deux avocats n'ont pas plaidé, la cause en est toujours au même point; la discussion est le flambeau de toute chose. Si donc tu restes silencieux, comment veux-tu avancer et conclure? c'est matériellement impossible. Et remarque que ce n'est pas celui qui crie le plus fort qui a raison; parler tout doucement et sagement; mais par les cornes, les pieds, la queue, le nombril du diable, parle, mais parle donc!!!....
Baille ne devant être libre que le 25 septembre, je n'irai jamais à Aix que le 15 du même mois, c'est-à-dire dans environ six semaines. Nous aurons ainsi une semaine à passer seuls ensemble; je désire beaucoup marcher et escalader les rochers; d'ailleurs, nous babillerons et nous fumerons à qui mieux mieux.—J'ai écrit à Houchard.
Mes respects à tes parents.
Je te serre la main.—Ton ami,
Émile Zola.
Paris, 24 octobre 1860.
Mes chers amis,
Quelques larmes sur mon voyage, et n'en parlons plus. Tout est désespéré, tout va de mal en pis.—J'ai fait à deux fois deux cent vingt lieues pour vous serrer la main, c'est à vous de venir à moi, puisque malgré ma bonne volonté et mes efforts, je ne puis aller à vous. J'ai mis tout en œuvre, je n'ai aucun reproche à me faire; et fatigué de cette vaine lutte, j'attends avec impatience de vous voir, fidèles à votre parole, arriver, l'un au mois de mars, l'autre au mois d'octobre 1861.—C'est une nouvelle page noire dans ma vie. Dans mes longs jours d'ennui, l'hiver dernier, je pensais, pour unique consolation, à ce temps présent qui s'écoule si monotone et que je rêvais radieux. Je me disais alors que je rirais d'autant mieux que je bâillais plus longuement. Les mois se sont écoulés; j'ai toujours bâillé et je bâille encore.—Plus j'avance, plus le doute grandit en moi. Si l'on m'eût dit, il y a six semaines: «Tu n'iras pas en Provence», j'aurais souri d'incrédulité. Mais maintenant qu'une de mes plus chères espérances vient de s'évanouir, si l'on me disait: «Tes amis ne viendront pas», je ne sais trop si je me montrerais aussi incrédule. Trompé, toujours trompé, même dans les réalités, [Pg 250]on finit par ne plus croire qu'à ce que l'on voit. Un tiens vaut mieux que deux tu l'auras; je pense comme le fabuliste.—Faites-moi renaître à l'espérance, en accomplissant votre promesse; personne ne le désire aussi ardemment que moi. Je vous attends donc fermement; je vous attends, non pour rire sans cesse, mais pour partager nos rires et nos pleurs, et marcher plus sûrement sous l'aile d'une franche amitié.
Je suis dans une période bête de la vie, un de ces temps où l'on est incapable même de planter des choux. Depuis quelques jours je fais, le matin, un grand feu dans ma chambre et, jusqu'au soir, je me chauffe les mollets, désespéré, ne pensant à rien, bourrant et fumant ma pipe de la plus détestable façon du monde. Pas une idée neuve, encore moins la force d'en exprimer une de vieille date; je me battrais vraiment si j'en valais la peine.—Ce qui m'empêche de trop m'inquiéter, c'est la connaissance parfaite que j'ai de mon individu; ce n'est pas la première fois que j'éprouve une pareille attaque de spleen; et comme chaque fois je n'en suis sorti que plus frais et plus riant, j'attends avec patience que le démon qui me tourmente se lasse et porte sa malice ailleurs.—Tout ceci n'est qu'une transition pour arriver à vous faire ingurgiter poliment une de mes élucubrations du mois dernier. Voici mon raisonnement: comme je ne puis, hélas! vous parler de vive voix, comme, de plus, tout ce que je vous écrirais ces jours-ci serait mortellement ennuyeux, je ne saurais mieux faire que de vous transcrire quelques vers rimés dans une époque meilleure.
N'allez pas vous lécher les lèvres en pensant lire un chef-d'œuvre. Mes alexandrins ne sont guère mieux tournés que la présente prose. Pesez le bon, pesez le mauvais; puis dites-vous que je suis votre ami, et peut-être [Pg 251]la jérémiade ci-jointe vous semblera supportable. Dans un flambeau, parmi les flots de fumée, parfois brillent de radieuses étincelles, et dites-vous que peut-être, un jour, il s'élèvera un bon vent qui chassera la fumée et permettra au flambeau de briller de tout son éclat.—Comme la pièce présente n'est pas encore corrigée, je recevrai vos critiques avec joie; je vous prie même, puisque vous êtes oisifs, de me signaler tous les défauts—et ils sont nombreux—que vous remarquerez dans ce morceau.
J'ai fait, ces dernières semaines, la connaissance d'un homme de lettres, mon voisin. M. Pagès (du Tarn)—il a cette singulière manie de joindre à son nom, le nom de son département—M. Pagès (du Tarn) est un de ces mille incompris qui battent le pavé de Paris. D'un certain âge déjà, il a dans sa jeunesse coudoyé nos lyriques, jeunes audacieux alors que la gloire a couronnés depuis. Aussi faut-il voir, lui qui n'a pu parvenir, comme il envie, comme il dédaigne les couronnes de ces parvenus, les déclarant, ainsi que le renard de la fable, trop flétries et bonnes pour des goujats. Victor Hugo, de Musset, piètres auteurs à ses yeux, sachant tout au plus frapper un beau vers par ci, par là. Il explique leur réussite par la réclame, surtout par la camaraderie; tout leur souriait, dit-il, et ils se faisaient applaudir quand même. Puis, par une habile transition, il ajoute que pour lui tout était obstacle et semble conclure que, malgré son talent, que dis-je, son génie, il n'a pu sortir de la commune ornière. Le raisonnement est grossier, et le moins clairvoyant s'aperçoit bientôt que son dédain pour nos contemporains provient de son amour-propre froissé.—Il n'a pu cependant vivre en contact avec les écrivains de 1830 sans leur prendre quelques-unes de leurs idées. Qu'on se garde de lui dire cela, il se fâcherait tout [Pg 252]rouge et se croirait grandement offensé. Cependant la tragédie du xviie siècle lui semble une absurdité, tout comme aux romantiques. Par plusieurs autres points encore il touche à ces derniers, mais, je l'ai dit, il nie cette parenté. Dès lors, ayant rejeté ses premières opinions, la tragédie imitée des anciens et rejetant aujourd'hui le drame romantique, il est forcé de se poser en chef d'école et de suivre un sentier non frayé. Son ambition est noble, et tout homme vraiment artiste doit aspirer au but qu'il se propose. Régénérer le théâtre, ne faire ni tragédie, ni drame, genres également faux tous deux, créer un chef-d'œuvre de raison et de passion vraiment humaine, puisant sa grandeur dans le vrai, c'est là, je le répète, une noble ambition, mais aussi une tâche lourde et terrible. Qu'a fait M. Pagès (du Tarn)? Pour faire une malice aux romantiques, il a commencé par nommer sa pièce tragédie; puis il a mis dans la bouche de ses personnages l'alexandrin classique, monotone et fatigant lorsqu'il n'est pas sublime. D'autre part, ne pouvant renier ses premiers dieux et voulant se lancer dans l'innovation, il a vêtu ses héros d'habits noirs et a fait porter des jupons empesés à ses héroïnes. «Voyez-vous, me disait-il dernièrement, je ne veux imiter personne. Je prends mes personnages dans le siècle présenté; je les veux instruits, bien élevés, capables de prononcer les discours que je mets dans leur bouche. Quant à ces discours, je veux que les vers en soient harmonieux, corrects et majestueux».—Le brave homme ne s'aperçoit pas que l'école qu'il croit prêcher le premier est la même que celle de Casimir Delavigne. Fondre le classique avec le romantique, en tirer une tragédie-drame ayant les qualités et les défauts des deux genres, n'est-ce pas en effet le but qu'a atteint l'auteur des Vêpres Siciliennes? Seulement ce que ce dernier a fait, M. Pagès [Pg 253](du Tarn) ne le fera jamais; l'un était un véritable poète, chef d'école même, et tout ce qu'il a écrit porte son empreinte. L'autre, je le crains, ne sera jamais qu'un pâle imitateur, qu'un misérable glaneur ramassant quelques épis dans chaque champ et en formant une gerbe, mal faite et mal liée.
D'ailleurs, je ne le juge ici que par une ou deux conversations que j'ai eues avec lui. Jusqu'à présent il ne m'a confié que deux odes d'une faiblesse déplorable. Il doit me lire prochainement sa grande tragédie, quelque chose comme le programme de son école. Cette tragédie a pour titre: la Nouvelle Phèdre; je me doute qu'il n'a pas fallu grande imagination pour en tracer le plan; il doit être plus ou moins copié dans Racine. Cette pièce, bien qu'encore manuscrite, a été répandue, les journalistes de la petite presse en ont fait des gorges chaudes; le Figaro surtout s'est beaucoup amusé sur M. Pagès (du Tarn) et sur l'orgueilleux et singulier titre qu'il a choisi pour son œuvre. Moi, je m'abstiens encore et j'attends pour juger définitivement mon voisin de connaître sa tragédie.—Je suis loin de dédaigner ce brave homme. Au milieu des erreurs qu'il avance, parfois brille une pensée vraie et pleine de raison. Je l'ai dit, qu'on ne cherche pas la cause de ses singulières théories, de ses dédains absurdes, qu'on ne cherche pas ailleurs que dans cette haine cachée que porte tout homme resté obscur contre celui qui s'est élevé. M. Pagès (du Tarn), ne voulant imiter personne et incapable de voler de ses propres ailes, doit rester nécessairement et prosaïquement sur la commune terre. C'est là, je m'en doute, un jugement que je n'aurai pas à modifier, même après avoir lu la Nouvelle Phèdre.
Vous vous demandez peut-être, mes chers amis, si je ne lui ai rien montré de ma composition. Si je me taisais [Pg 254]sur ce sujet, vous pourriez avec raison penser que je vous cache un jugement désobligeant de mon estimable voisin. Vous connaîtriez donc bien peu les hommes. Je ne suis pour M. Pagès (du Tarn) qu'un débutant, un jeune fou, peu à craindre, et partant qu'on peut louer sans réserve. Aussi, à la lecture de quelques-uns de mes vers, il m'a fait force éloges, m'a conseillé de publier au plus tôt, me prédisant un succès de grâce. Je prends ces éloges pour ce qu'ils valent et ne suis pas assez imprudent pour courir chez un libraire sur l'admiration de M. Pagès (du Tarn). On ne doit pas cueillir un fruit avant sa maturité; n'est-ce pas votre avis, vous les seuls dont je me déciderais à prendre les conseils?—Si vous le désirez, je vous parlerai dans une autre lettre de la Nouvelle Phèdre.
Je remarque que, dans cette épître d'une certaine longueur déjà, je ne vous entretiens que de vers, d'auteurs et d'autres choses littéraires. Chacun a son dada; parfois j'enfourche le mien. Mais qu'à cela ne tienne; que Baille me parle mathématiques, Cézanne peinture, vos lettres n'en auront pas moins d'intérêt pour moi, puisqu'elles viennent de vous.
J'ai reçu ce matin une lettre de Paul. Que devient Baille? quelles graves occupations l'ont empêché depuis quinze jours de m'adresser quelques lignes? Où sont donc ces belles promesses de m'écrire chaque semaine lorsque luisaient les jours de liberté? Le long silence, basé sur d'autres travaux plus utiles, va-t-il donc recommencer dans ces temps de farniente? Baille, j'ai bien envie, pour te punir, d'adresser cette lettre rue Mathéron. Quoi! Cézanne m'écrit, et toi pas un mot, pas un pauvre petit mot! J'admets encore que cette lettre ait été envoyée à ton insu, que n'as-tu fait comme Cézanne? que n'as-tu pensé à moi depuis deux semaines, à moi qui m'ennuie et qui attend vos épîtres avec tant d'impatience?—Assez de [Pg 255]morale; sois sage à l'avenir et n'en parlons plus. Réponds-moi au plus tôt.
Cézanne m'a donc écrit, c'est à lui que je dois répondre.—La description de ta poseuse m'a fort égayé. Chaillan prétend qu'ici les modèles sont potables, sans être pourtant d'une première fraîcheur. On les dessine le jour, et la nuit on les caresse (le mot caresse est un peu faible). Tant pour la pose diurne, tant pour la pose nocturne; on assure d'ailleurs qu'elles sont fort accommodantes, surtout pour les heures de nuit. Quant à la feuille de vigne, elle est inconnue dans les ateliers; on s'y déshabille en famille, et l'amour de l'art voile ce qu'il y aurait de trop excitant dans les nudités. Viens, et tu verras.
Venez, venez tous deux, mes amis, je vous dirai moi mes longues rêveries; et peut-être conviendrez-vous, même Baille le réaliste, qu'après tout la vie est comme on veut la prendre et que ma façon n'est pas la plus mauvaise.
Cette lettre est sans doute la dernière que je vous adresse collectivement. Je reprendrai bientôt mes correspondances intimes.—Surtout que Baille, n'oublie pas qu'il me doit une prompte réponse. Je le prie de nouveau de me parler de la fontaine de la rotonde et des inscriptions qui y ont été ou qui doivent y être gravées.
Dès sa rentrée au lycée, ledit Baille devra me donner l'adresse d'un correspondant pour que je puisse lui écrire. Cette lettre est longue et fort mal écrite. Lisez-la à petits traits, sinon, je crains qu'une forte dose ne vous endorme.
Mes respects à vos parents, je vous serre les mains.
Votre ami dévoué,
Émile Zola.
Paris, 5 février 1861.
Mon cher ami,
Je ne sais vraiment quelle destinée me poursuit dans le choix de mes logements. Tout enfant, j'ai habité, à Aix, la demeure de Thiers. Je viens à Paris et ma première chambre est celle de Raspail; puis aujourd'hui, je ne sais trop par quelle fatalité, je déménage de ce splendide septième, dont je t'ai parlé au printemps dernier et je choisis justement une nouvelle mansarde, celle où Bernardin de Saint-Pierre a écrit la plupart de ses œuvres. Un vrai bijou que cette nouvelle chambrette; petite, il est vrai, mais égayée par le soleil et surtout originale au possible. On y grimpe à l'aide d'un escalier tournant, deux fenêtres, l'une au midi, l'autre au nord. En un mot, un belvédère ayant pour horizon presque toute la grande ville. J'allais oublier de te dire que ma nouvelle rue se nomme Neuve-Saint-Étienne-du-Mont et que mon nouveau numéro est le numéro 24. Adresse-moi cependant tes lettres chez ma mère, même rue, 21.—Donc plus de Saint Victor, mais un Saint Étienne: à vrai dire, nous n'avons fait que changer de saint. Donne cette adresse à Houchard; car, bien que le cher garçon n'ait pas encore daigné m'écrire, par miracle, il pourrait arriver qu'il lui en vienne la [Pg 257]fantaisie.—Fais-en de même à l'égard de Marguery.
Je t'écris uniquement pour t'apprendre cette nouvelle, et je ne sais vraiment quoi ajouter. N'importe quelle sottise d'ailleurs; cela t'est indifférent. Entre bavardage et bavardage, il n'est pas de choix.
Le plus facile pour moi est de répondre à ta lettre.—Hélas! non, je ne cours plus la campagne, je ne vais plus m'égarer dans les rochers du Tholonet, et surtout je ne gagne plus, la bouteille au carnier, la campagne de Baille, cette mémorable bastide de vineuse mémoire; autres temps, autres mœurs, comme dit la sagesse des nations. Je suis devenu tellement sédentaire que la moindre marche me fatigue, moi, ce viavore qui courais si allègrement jusqu'à Peyrolles, non sans rafraîchissements çà et là ingurgités. Mes grands plaisirs maintenant sont la pipe et le rêve, les pieds dans le foyer et les yeux fixés sur la flamme. Je passe ainsi des journées presque sans ennui, n'écrivant jamais, lisant parfois quelques pages de Montaigne. A parler franc, je veux changer de vie et me secouer un peu, pour me nettoyer de cette poussière de paresse qui me rouille. Il y a longtemps que je médite, il est temps de produire. Tout un volume, épisode par épisode, chapitre par chapitre, est classé dans ma tête; j'ai pris la ferme résolution de me mettre à l'œuvre et de terminer ce travail vers la fin de l'été prochain. Un autre triste résultat de la vie que je mène, est que je suis devenu affreusement gourmand.«—Tu l'étais déjà», me diras-tu; j'en conviens, mais non pas d'une façon aussi damnable. Boisson, nourriture, tout me fait envie, et je prends le même plaisir à dévorer un bon morceau qu'à posséder une femme. Je me montre à nu, je crois, et ma franchise me nuirait sans doute, si j'écrivais à quelque grave philosophe, prêchant ouvertement et péchant en secret. Mais à toi, [Pg 258]mon bon vieux, si franc et si simple, je puis parler sans hypocrisie, certain que tu ne m'assourdiras pas de ta morale.
Ainsi donc, nous disons que tu vas peindre en plein hiver, assis sur la terre glacée, sans te soucier du froid. Cette nouvelle m'a charmé; je dis charmé, non pas que je prenne plaisir à te voir risquer un gros rhume et plus ou moins d'engelures, mais parce que je déduis d'une telle constance ton amour des arts et l'acharnement que tu mets au travail. Ah! mon pauvre cher, que je suis loin de t'imiter.—Pour l'instant, mon poêle étant éteint, crainte du froid aux pieds, j'écris dans mon lit, fort peu à mon aise, tu peux croire, car je tiens ma bougie d'une main et de l'autre je griffonne à grand'peine. D'ailleurs, le matin, lorsque je pourrais écrire ceci ou cela, je reste au lit à rêvasser, le tout par paresse d'allumer mon feu. C'est ma chanson éternelle: Je travaillerais bien si j'avais mon poêle allumé, mais rien n'est ennuyeux comme un tel préparatif. Et la conclusion est toujours d'aller me chauffer chez ma mère, en me jurant d'être plus sage au printemps. Pourvu que je ne trouve pas une autre raison d'oisiveté pendant les chaleurs. Un paresseux a toujours quelques belles raisons pour s'excuser de sa paresse, et rien n'est aussi facile que de se prouver à soi-même qu'on a éminemment raison.
Tu me demanderas peut-être pourquoi toutes ces sornettes vides pour toi d'intérêt. C'est que je sors d'une rude école, celle de l'amour réel; de telle sorte que je ne saurais trop aborder un sujet quelconque, tellement mon esprit se trouve abattu. J'en ai bien long à te raconter, lorsque tu arriveras ici. Ce n'est pas par lettres que l'on peut narrer de telles choses; l'événement en lui-même n'est rien, les détails seuls importent. Je [Pg 259]doute même de pouvoir te communiquer dans un récit de vive voix toutes les sensations douloureuses ou riantes que j'ai ressenties. Le résultat est celui-ci, que j'ai maintenant pour moi l'expérience, et que connaissant le sentier, je pourrais y guider sûrement mes amis. Un autre résultat est que je possède de nouvelles vues sur l'amour et qu'elles me serviront grandement pour l'ouvrage que je compte écrire.
Tout ceci, je le répète, est de l'encre et du papier perdus. Si ce n'était pour bavarder avec toi, je m'en voudrais de gaspiller à de telles niaiseries un temps que je refuse même à des œuvres sérieuses. Je ne vois qu'une chose distinctement: que tu dois bientôt venir et que mes ennuis en diminueront. Puis, dans un horizon plus éloigné, que je vais entrer en place, gagner mon pain le jour et travailler le soir à mes belles rêveries. Et enfin, pêle-même dans le brouillard, à peine visibles, mon chien qui m'aime un peu, ma maîtresse qui ne m'aime pas du tout, et la foule, cette égoïste, indifférente foule, qui me parle, m'entoure, me coudoie, sans seulement troubler la tranquillité de mon désert.
Je t'attends.—Ton ami,
Émile Zola
Dis à M. Peicard que je m'occupe activement de son vaudeville et que j'attends pour lui écrire la solution.—Quant à Marguery, je crois qu'il m'avait donné une commission. Assure-lui qu'elle sera faite bientôt.
Paris, 20 janvier 1862.
Mon cher Paul,
Voici longtemps que je ne t'ai écrit, je ne sais trop pourquoi. Paris n'a rien valu à notre amitié; peut-être a-t-elle besoin pour vivre gaillardement du soleil de Provence? Sans doute, c'est quelque malheureux quiproquo qui a mis du froid dans nos relations; quelque circonstance mal jugée, ou encore quelque parole méchante accueillie avec trop de faveur. Je l'ignore et je veux toujours l'ignorer; en remuant la fange on se souille les mains.—N'importe, je te crois toujours mon ami; j'entends que tu me juges incapable d'une action basse et que tu m'estimes comme par le passé. S'il en était autrement, tu ferais bien de t'expliquer et de me dire franchement ce que tu me reproches.—Mais ce n'est pas une lettre d'explications que je désire t'écrire. Je veux seulement répondre en ami à ta lettre, et causer un peu avec toi, comme si ton voyage à Paris n'avait pas eu lieu.
Tu me conseilles de travailler et tu le fais avec tant d'insistance que l'on pourrait croire que le travail me répugne. Je voudrais te persuader de ceci: que mon fervent désir, ma pensée de chaque jour, est de trouver [Pg 261]une place; que l'impossibilité seule de m'occuper me tient cloué chez moi; que si je suis malade, si je me sens faiblir peu à peu, c'est de me voir, moi, grand garçon de vingt-deux ans, perdre non seulement le temps présent, mais encore l'avenir. Dis-toi cela chaque jour; dis-toi que je ne croupis pas volontairement dans la paresse, et que je préférerais être maçon à demeurer oisif.
Baille ne t'a pas trompé en te disant que j'entrerai, prochainement sans doute, en qualité d'employé dans la maison Hachette. J'attends une lettre qui m'annonce qu'une place vacante m'est offerte. Malheureusement, cette lettre peut encore éprouver un certain retard; et ce retard me tue.
Je n'ai encore vu Lombard qu'une fois. Bien que sa demeure soit à deux pas de la mienne, je sors si peu, que je ne sais trop quand je lui rendrai sa visite. Je lui dois cependant quelque reconnaissance. Il m'a envoyé le gérant d'un journal en quête d'un poète. C'est ainsi que, par son entremise, j'ai eu dernièrement quelques vers publiés, les premiers qui aient vu le jour dans la capitale. Si ce journal se maintient, je pourrais y acquérir un commencement de renommée.
Je vois Baille régulièrement chaque dimanche et chaque mercredi. Nous ne rions guère; il fait un froid de loup et les plaisirs de Paris, si plaisirs il y a, coûtent des sommes folles. Nous en sommes réduits à parler du passé et de l'avenir, puisque le présent est si froid et si pauvre. Peut-être l'été ramènera-t-il un peu de gaieté; si tu viens comme tu le promets, au mois de mars, si je suis placé, si la fortune nous sourit, alors pourrons-nous peut-être vivre un peu avec le présent, sans trop regretter, sans trop désirer. Mais voilà bien [Pg 262]des si; il n'en faut qu'un qui manque pour que tout croule.
Ne me crois pas cependant complètement abruti. Je suis bien malade, mais non encore mort. L'esprit veille et fait merveille. Je crois même que je grandis dans la souffrance. Je vois, j'entends mieux. De nouveaux sens qui me manquaient pour juger de certaines choses me sont venus. Je saurais mieux peindre, il me semble, certains détails de la vie, qu'il y a un an. En un mot, mon horizon se recule; et, si je puis écrire un jour, ma touche sera plus ferme, car j'écrirai ce que j'aurai senti.—Espoir! je travaille toujours à mon grand poème; Baille en trouve l'idée grande; veuille Dieu que la forme réponde à la pensée.
Et toi, que fais-tu? Comment as-tu arrangé ta vie?—Devons-nous dire adieu à nos rêves et la sottise viendra-t-elle traverser nos projets?
Réponds-moi un de ces jours, lorsque tu le jugeras à propos. Dès que je serai entré chez Hachette, ou ailleurs, je t'en ferai part.
Baille me prie de te serrer la main pour lui. Il a tant de travail qu'il ne peut t'écrire maintenant.
Mes respects à tes parents.—Je te serre la main.
Ton ami,
Émile Zola.
11, rue Soufflot.
Paris, le 29 septembre 1862.
Mon cher ami,
La foi est revenue; je crois et j'espère. Je me suis mis au travail franchement; chaque soir je m'enferme dans ma chambre et jusqu'à minuit j'écris ou je lis. Le meilleur résultat, c'est que j'ai retrouvé une partie de ma gaieté.—Je me suis dit ceci: en travaillant les sots parviennent, pourquoi n'essayerais-je pas de ce moyen? Je vais empiler manuscrit sur manuscrit dans mon secrétaire, puis, un jour, je les lâcherai un peu dans les journaux. J'ai déjà écrit trois nouvelles d'environ trente pages, depuis le départ de Baille; je compte en commettre une quinzaine et tâcher ensuite de les faire éditer quelque part.—Je suis dans les bons jours; je ris et je ne m'ennuie plus. Donne cette bonne nouvelle à Baille et dis-lui que ton retour achèvera de me guérir des blessures du passé,—car franchement le passé était pour beaucoup dans ma désespérance; il annulait presque l'avenir; m'en voici complètement hors.
Il est un espoir qui a sans doute contribué à chasser mon spleen, c'est celui de pouvoir presser bientôt ta main. Je sais que cela n'est pas encore bien sûr, mais tu me permets d'espérer, c'est déjà beaucoup. J'approuve complètement ton idée de venir travailler à Paris et de [Pg 264]te retirer ensuite en Provence. Je crois que c'est une façon de se soustraire aux influences des écoles et de développer quelque originalité si l'on en a.—Ainsi, si tu viens à Paris, tant mieux pour toi et pour nous. Nous réglerons notre vie, passant deux soirées ensemble par semaine et travaillant toutes les autres. Les heures où nous nous verrons ne seront pas des heures perdues; rien ne me donne du courage comme de causer quelque temps avec un ami.—Je t'attends donc.
Tu n'avais pas besoin d'affranchir le paquet que tu devais m'expédier; je comptais bien payer le port. Mais, maintenant, la réflexion que tu fais me fait réfléchir. Puisque tu fais des économies, je veux en faire aussi. Tu remettras donc la toile à Baille qui me l'apportera.
Quant à la vue du barrage, je regrette vivement que la pluie t'empêche d'y travailler. Dès que le soleil luira, reprends le chemin des grands rochers, et tâche de terminer au plus tôt.—Si tu dois venir à Paris avec Baille, apporte-moi toujours une esquisse, je m'en contenterai; pourtant, si le tableau pouvait être terminé pour cette époque, ce n'en irait que mieux. Tu as encore un grand mois.
J'ai vu Marguery. Nous sommes, hier au soir, restés ensemble jusqu'à minuit. La vue de ce beau gros garçon m'a produit un singulier effet.—C'était toute ma jeunesse qui, tout à coup, revivait à mes yeux. Ce temps est si loin, tant de sensations ont effacé celles du jeune âge, j'en suis demeuré presque tremblant pendant un quart d'heure.—Quant à lui, tel je l'ai laissé, tel je l'ai revu. Aix a la singulière propriété des bocaux.
Le sujet de concours pour le prix de peinture était, cette année: Coriolan supplié par sa mère Viturie. Huit élèves sont montés en loge; ils ont commis huit croûtes. Le sujet, stupide par lui-même, a été traité huit [Pg 265]fois stupidement. Il est curieux de penser combien notre école historique est faible et combien notre école paysagiste s'élève chaque jour. On pourrait, dans la poésie, faire la même remarque, le genre didactique est mort; le genre lyrique n'a jamais eu plus d'éclat que dans ce siècle.
Je pense que Baille est toujours à Nice. Je lui écrirai la semaine prochaine.
Écris-moi lorsque tu auras quelque nouvelle certaine sur ton voyage à me donner. Pense au barrage.—Je suis pressé par l'heure; je ne me relis pas.
A bientôt. Je te serre la main.—Ton ami,
Émile Zola.
5 décembre 1864.
Mon cher Roux,
Je viens de lire ton article dans le Mémorial[3] qui m'a été envoyé.
Je te remercie mille fois de la façon charmante dont tu as présenté aux Aixois mes Contes à Ninon. Je ne trouve nullement que ton compte rendu soit provincial, comme tu me le disais hier au soir; il est alerte, spirituellement écrit, et fort obligeant pour moi, ce qui, je l'avoue, en double la valeur à mes yeux.
Nos compatriotes,—puisque tu veux que je sois Aixois, ce que j'accepte avec quelques réserves,—nos compatriotes vont être, je l'espère, enflammés d'un [Pg 268]beau zèle et iront par bandes acheter le volume. Voilà un succès dont une bonne part te reviendra.
Merci donc, mon cher collaborateur, et laisse-moi te serrer la main deux fois aujourd'hui, et pour notre vieille amitié, et pour notre jeune succès.
Émile Zola.
14 novembre 1865.
Mon cher Roux,
Il est entendu que c'est toi qui parleras de mon livre.
Donc, merci à l'avance.
Tâche de faire une réclame à Baille, surtout à Cézanne, ce qui fera plaisir à leurs familles.
Je t'envoie la note imprimée qui pourra peut-être te servir. D'ailleurs, arrange cela comme bon te semblera.
Un peu de hâte seulement. J'ai besoin d'une bonne poussée avant la mise en vente des livres d'étrennes.
Bon courage et tout à toi.
Émile Zola.
4 décembre 1865.
Mon cher ami,
Baille m'apporte ton article, et j'ai hâte de te remercier. Sans flatterie, c'est encore le meilleur qui ait paru sur le livre.
Puis, il a pour moi un charme particulier; il est intime, si je puis m'exprimer ainsi; il me semble te voir en pantoufles, t'entretenant avec moi de mon œuvre, de nos amis, de nous tous qui luttons, comme tu le dis si bien, et qui ignorons ce que l'avenir nous garde.
Que m'importe ce que pensent de moi Pierre ou Jean; je lis leurs comptes rendus avec une grande indifférence, je considère leur prose comme une bonne publicité commerciale. Mais ce que tu dis, toi, me va au cœur; tu me connais et tu me juges en ami; tu parles de ceux qui me sont chers; il va dans ton article un peu de ton âme qui l'anime et le fait vivre pour moi d'une vie chère et puissante. Voilà pourquoi tes paroles me sont plus précieuses que toutes celles qui ont été ou qui seront dites par les gens autorisés en matière de critique littéraire.
Merci aussi pour Cézanne et pour Baille. Ce dernier, qui me quitte à l'instant, me dit de te serrer vigoureusement la main. C'est fait.
Donne-moi l'autre, pour que je puisse en avoir au moins une à serrer en mon nom.
[Pg 270]Viens me voir, dès que tu pourras disposer d'un moment. Je suis cloué devant mon bureau, et n'en puis bouger pour aller te chercher moi-même.
Tout à toi.
Émile Zola.
10 décembre 1866.
Mon cher Roux,
Je viens de lire ton article dans le Mémorial, et je t'en remercie cordialement. C'est certainement une des pages les plus lestes et les plus spirituelles que je connaisse de toi. Tu as trouvé le moyen de me flatter énormément, et d'éreinter—énormément aussi—le roman-feuilleton.
Merci pour mon livre et merci pour mes croyances littéraires.
Autre chose. Il est décidé que je ferai un article sur Mistral dans le Grand Journal, et que je donnerai à cette étude tous les développements que je voudrai. Si tu peux m'avoir des détails, hâte-toi. Je désirerais aussi avoir le volume le plus tôt possible. Aie l'obligeance de venir me serrer la main un de ces soirs, et nous causerons de cette affaire.
Ton dévoué,
Émile Zola.
16 mars 1867.
Merci mille fois, mon cher Roux. Tes notes sont excellentes et vont me servir merveilleusement. Il y a là matière à quelques bons chapitres.
Le premier volume des Mystères de Marseille paraîtra bientôt. Je te l'adresserai, dès que j'en aurai un exemplaire.
Et, dès lors, nous pourrons songer au drame.
Ton bien dévoué,
Émile Zola.
28 mai 1867.
Mon cher Roux,
Pourrais-tu me rendre un service?
Arnaud me persécute pour que je lui procure l'acte de société qui a été publié dans le Petit Journal, lorsque Millaud a mis la propriété de ce journal en actions. Arnaud veut imiter cet exemple.
[Pg 272]Je me suis présenté au Petit Journal, mais je m'y suis mal pris. J'ai demandé tout sottement le numéro qui contenait l'acte de société en question, et on m'a répondu tout carrément qu'on ne voulait pas me le donner. Ils sont très méfiants, dans cette boutique-là; ils craignent toujours qu'on ne les attaque. Me voilà mis à l'index, et il est inutile que je tente davantage de leur arracher ce qu'ils ne veulent me remettre.
Ne pourras-tu essayer d'obtenir l'acte d'une façon plus habile! Par exemple, va trouver Escoffier, demande-lui à feuilleter une collection du journal. L'acte a paru l'année dernière, je ne sais au juste à quelle époque, vers les premiers mois, je crois. Tu prendras la date exacte du numéro, si tu ne pouvais avoir une copie de la pièce. Enfin, tu ferais pour le mieux. Il s'agit pour Arnaud d'intérêts importants.
Crois-tu pouvoir te charger de cette affaire et la terminer au plus tôt?
Arnaud m'a parlé.—de lui-même,—de notre drame. Je l'ai prié de faire des ouvertures au directeur du Gymnase et de conclure en notre nom. J'aurai sa réponse prochainement. Il faudrait nous hâter. Je te donnerai bientôt un rendez-vous pour causer de cette affaire.
Ton dévoué,
Émile Zola.
J'oubliais: l'acte de société a été publié, je crois, en premier Paris, par Timothée Trimm. Cela facilitera tes recherches.
Excuse-moi de te donner une pareille besogne. C'est que, vraiment, j'ai les bras liés, et que je ne sais plus comment faire.
3 juin 1867.
Mon cher Roux,
Je reçois une lettre d'Arnaud dans laquelle il est dit que le directeur du Gymnase paraît bien disposé. Seulement ce directeur demande qu'on lui abandonne les droits d'un certain nombre de représentations.
Je réponds à Arnaud par retour du courrier, et je crois pouvoir lui dire, en ton nom et au mien, que nous sommes prêts à quelques sacrifices. Mon avis est qu'il ne faudrait pas que ces sacrifices fussent trop forts. Je voudrais bien m'entendre avec toi à ce sujet, et au plus tôt. Si tu peux venir jeudi soir, après ta visite chez Clément, tu me feras plaisir. Pour moi, je crois l'affaire du drame terminée; mais il faut que je te lise la lettre d'Arnaud qui nous donne d'excellents conseils pour la censure.
Si tu as fait un bout de plan, apporte-le.
A jeudi donc, s'il est possible, et tout à toi.
Émile Zola
4 juin 1867.
Mon cher Roux,
Je reçois ta lettre. Donc, à vendredi soir.
Je t'avoue qu'il se fait des trous dans mon budget. Je te prie—entre nous—d'être ferme avec M. Clément.
Vendredi, je te donnerai le premier volume des Mystères et ma brochure sur Ed. Manet.
Tout à toi.
Émile Zola.
Tourne, je te prie.
Il nous faudra entièrement bouleverser le roman. Il faut que l'affaire de Roux soit méconnaissable, si nous voulons vaincre la censure. Mon idée reste celle-ci. Un prologue dans lequel la naissance des deux enfants est expliquée; suivre des routes différentes,—la route du vice et la route de la vertu; au dénouement tout s'explique, la vertu est récompensée et le vice puni. Il y a de belles scènes à trouver.
N'importe. Fais ton plan. Ce sera notre base de travail.
Pas de prêtre dans le drame, si ce n'est pour dire un grand bien de l'église.
[Pg 275]Tourne encore.
A la Bibliothèque on ne prête les journaux que vingt et un ans après leur apparition. Arnaud me tourmente toujours pour que je lui envoie son acte. Comment faire? Tâche donc d'avoir une idée pour me sortir d'embarras.
Après tout, Arnaud nous rend des services, et je ne voudrais pas faire preuve de mauvaise volonté.
8 juin 1867.
Mon cher Roux,
J'ai eu une atroce insomnie, la nuit dernière, et, ne pouvant dormir, j'ai travaillé à notre drame. Je crois avoir trouvé des scènes très saisissantes, toute une intrigue corsée et poignante. Ne fais rien, ne bâtis rien, avant d'avoir reçu les notes que je rédige. Je t'enverrai ces notes sans doute demain. Tu travailleras sur la donnée que je vais te fournir, et, mardi soir, nous pourrons arrêter le plan.
A demain.
Tout à toi.
Émile Zola.
16 juillet 1867.
Mon cher collaborateur,
Voici le dernier tableau.
J'ai arrangé plusieurs choses pour donner quelque vraisemblance à nos gros mensonges.
Ainsi Granier et Lussac ne peuvent ignorer que Mathéus est caissier chez Bernard (Granier y a vu Mathéus au deuxième acte).
Ah! mon pauvre ami, quel ours!
Fais copier tout ça au plus vite, et nous déchaînons la bête.
Je t'écrirai pour t'inviter à souper un de ces soirs, en célébration de notre heureux accouchement.
A toi.
Émile Zola.
Paris, 23 juillet 1867.
Mon cher Roux,
J'ai passé la journée d'hier dimanche à relire notre drame. Le copiste n'a fait qu'une boulette grave; il a dû passer une page du manuscrit dans le prologue. Dans la [Pg 277]grande scène entre Aurany et Mathéus, il y a un trou: après l'aparté de Lussac: «Ces hommes m'épouvantent, ils ont le génie du mal...», se trouvent brusquement, dans la copie, ces mots de Mathéus: «Voici mon petit moyen...»
Examine le manuscrit et rends-toi compte de l'erreur. Je le répète, ce doit être une page entière qui a été passée. J'espère que cette page n'a pas été égarée. En tous cas, apporte le manuscrit demain soir, et nous verrons.
Les autres erreurs sont insignifiantes. Ton copiste est un homme intelligent.
J'ai dû faire quelques petits changements, et, surtout, mettre un grand nombre d'indications scéniques. Il faut que nous parcourions le tout ensemble, rapidement. Je ne comprends pas du tout le décor de la Canebière. Viens de bonne heure. Il faut en finir.
En somme, le drame se tient, et je compte sur un succès, si les circonstances nous aident.
A demain soir. N'oublie pas le manuscrit.
Ton dévoué.
Émile Zola.
Paris, 14 août 1867.
Mon cher Roux,
Puisque le sieur Bellevaut[4] prend l'attitude d'un croquemitaine, je te prie de faire, à l'occasion, la grosse [Pg 278]voix, pour lui montrer que nous ne sommes pas des petits enfants et qu'on ne nous avale pas d'une bouchée. Sois ferme et digne.
Nous devons forcément accepter le renvoi en octobre. Mais il ne faut pas pour cela laisser dormir les choses. Fais comprendre à la bête féroce que tu n'as qu'un mois à rester là-bas et que tu ne veux pas partir avant d'avoir tout réglé. Là est le grand point. Bellevaut te dira sans doute qu'il a le temps, que rien ne presse. Insiste, force-le à arrêter tout de suite avec toi le drame tel qu'il doit être joué. Fais les quelques corrections dont nous sommes convenus, puis retourne auprès du directeur et oblige-le à revoir la pièce avec toi, à faire les changements nécessaires, en un mot à donner au manuscrit sa forme définitive. Cela est de la dernière importance. Ne fais copier la pièce que lorsque toutes les modifications auront été faites. Et, pour arriver à ce résultat, donne pour unique et bonne raison ton court séjour à Marseille. Lorsque le manuscrit sera mûri à point, remets-le à des copistes, qu'Arnaud te trouvera,—et occupe-toi ensuite de la censure. Tu le comprends, lorsque tu reviendras ici, il faut que Bellevaut n'ait plus qu'à monter et à jouer la pièce, afin que nous n'ayons pas des embarras avec lui, à deux cents lieues de distance. Ta conduite est donc toute tracée: avant tout, arrêter le manuscrit, puis le faire copier, puis obtenir le permis de la censure. Si tout cela marche convenablement, tu exigeras un commencement d'étude avant ton départ, afin de pouvoir assister à une ou deux répétitions. Ce serait uniquement pour voir la chose à la scène. Ensuite, les artistes mettront tout l'intervalle qu'ils voudront entre les premières et les dernières répétitions. Je tiens énormément à ce que tu puisses te rendre compte de la mise en scène.
[Pg 279]Je ne saurais trop te le répéter, l'important est d'en finir avec les remaniements que demande Bellevaut. Lorsque la pièce sera décidément arrêtée, nous pourrons attendre en paix. Jusque-là nous sommes dans le vague.
Bellevaut trouve la pièce trop longue. Elle n'est certes pas plus longue que les longs mélodrames qui sont au répertoire. Enfin, coupe, s'il est nécessaire, quelques scènes épisodiques. Le malheur est que toutes les scènes me paraissent utiles. Il est bien entendu que nous conservons l'attitude de nos héros. Il ne faut pas permettre qu'on touche à Daniel: il est l'originalité, la vie de la pièce. D'ailleurs, tu verras. Tant que les coupures ne seront pas faites dans le vif du drame, tu peux couper sans me prévenir; autrement, avertis-moi. Je ne veux pas du tout me laisser manger par M. Bellevaut, et, en somme, je tiens à nos personnages et à nos phrases, puisqu'il veut faire le méchant. Défends-toi hardiment, au risque de tout casser. J'avoue que je suis très en colère contre le grossier personnage dont tu me traces un si vilain portrait.
Conserve intact notre manuscrit primitif. Il nous fera besoin pour le volume et pour les autres théâtres où nous n'aurons pas affaire à un ogre.
Tiens-moi au courant. Je ne serai pas tranquille que lorsque Bellevaut aura accepté le manuscrit. Aurons-nous une actrice suffisante pour le rôle de Clairon? Va donc un peu au théâtre.
Arnaud te donnera un bon coup de main. Dis-lui ce que nous avons décidé pour la publicité. Avant ton départ, parle-lui de la publication du drame dans le Messager, et vois ce qu'il en dit. Lui seul peut et doit nous imprimer notre ours.
Écris-moi dès que tu auras revu Bellevaut et que vous aurez décidé la nature et le nombre des changements. [Pg 280]Hâte-toi, car tu as peu de temps, et il peut se présenter des obstacles. Il faut que tu ne laisses aucun empêchement derrière toi.
Mon pauvre ami, voilà bien de la besogne, et je ne puis collaborer à tes soucis. Tu seras deux fois le père de notre drame.
Ma mère et ma femme te présentent leurs amitiés.
Une bonne poignée de main.
Émile Zola.
Mes compliments empressés à ta famille. Va donc voir Paul, à Aix, et dis-lui de m'écrire; je suis sans nouvelles de lui depuis un mois.
Tu comprends pourquoi il est préférable d'arrêter les corrections avec Bellevaut, et de faire ces corrections, avant de confier le manuscrit aux copistes. D'abord, il est inutile de faire copier ce que l'on doit retrancher. Ensuite, il est peu prudent de nous mettre sur le dos les frais de deux nouvelles copies, sans avoir un oui formel de Bellevaut. Et tu n'auras ce oui formel que lorsque la forme de la pièce sera définitivement arrêtée.—Je t'engage à faire valoir ces raisons auprès de Bellevaut pour le décider à revoir sur-le-champ la pièce avec toi; dis-lui,—et donne les raisons,—que tu ne peux faire copier la pièce sans que le manuscrit soit tel qu'il doit être.
D'ailleurs, la bonne volonté de Bellevaut ne nous est encore nullement prouvée. Il faut nous défier des enthousiasmes d'Arnaud, qui voit toujours tout en rose. Il m'a écrit que Bellevaut était charmé du drame, et on t'a assuré que Bellevaut serait ravi de nous jouer. Tout cela est bel et bon. Mais je te prie de savoir par toi-même [Pg 281]si le ravissement de Bellevaut est vraiment tel que le voit Arnaud. D'après la réception que l'ogre t'a faite, je ne vois pas tout couleur de rose. Avant de faire les frais de copie, il me semble nécessaire de savoir nettement à quoi nous en tenir. Et, je le répète pour la dixième fois peut-être, nous ne saurons à quoi nous en tenir que, lorsque les corrections faites, Bellevaut te dira: «Maintenant tout va parfaitement, et je jouerai le drame tel qu'il est là, lorsque j'aurai trois copies et que la censure aura prononcé.»
Paris, 25 août 1867.
Mon cher ami, j'ai reçu ta lettre qui est excellente. Tout va pour le mieux. Mille fois merci pour tes peines. Tu as parfaitement fait d'effacer quelques phrases dans le prologue, et d'atténuer le rôle de Clairon. J'approuve aussi,—puisqu'il le faut,—l'explication des toilettes de Clairon, achetées à l'aide de ses économies. Seulement, je crains que la situation de notre héroïne ne soit guère comprise aux Aygalades et chez Sauvaire. Lorsque ce dernier était son amant, heureuse ou non, elle allait au bras de cet homme, et sa présence était toute naturelle. Maintenant, son désir de suivre Daniel peut expliquer sa venue, mais sa conduite n'en reste pas moins très étrange, et on ne comprend plus son attitude devant [Pg 282]le maître portefaix. Il y a là une nuance que tu dois saisir. Je le dis ces choses, non pas pour désapprouver tes changements, que je crois comme toi nécessaires, mais pour te prier de glisser çà et là quelques mots qui éclaircissent la situation. Ainsi, je vois du premier coup d'œil quelques petits détails: il est nécessaire de dire que Clairon a accepté le bras de Sauvaire pour aller aux Aygalades et qu'elle accepte ses hommages, quitte à ne jamais l'en récompenser; si elle n'a pas ouvertement Sauvaire pour chaperon, elle se promène dans la fête comme une âme en peine, et l'effet comique, «Ah! mon Dieu!» est amoindri. De même, pour sa présence chez le maître portefaix. Remarque que si nous n'établissons pas un lien quelconque entre elle et Sauvaire, la raison de leur présence vis-à-vis l'un de l'autre n'apparaît pas. Il faudrait absolument que leur position respective fût nettement indiquée dans une scène placée dès le commencement du tableau des Aygalades. Il est d'autant plus facile de poser cette situation, que cette situation n'est plus scabreuse du tout. Si nous ne la posons pas carrément, le public ne comprendra peut-être pas, et verra en Clairon ce que nous avions fait d'elle d'abord, une prostituée. D'ailleurs, tu dois avoir les mêmes craintes que moi, et je suis certain que tu t'es attaché à donner au rôle difficile de notre héroïne le plus de vraisemblance possible. Ne crains pas d'être clair surtout. La scène du collier est bonne, elle sert à faire croire aux invités de Sauvaire que Clairon a succombé. C'est là sans doute ta pensée. Et j'applaudis.
Je ne te parle pas des autres rôles puisque tu n'y fais aucun changement.
Ton sous-titre, maintenant. Je t'avoue que je n'aime pas du tout «ou l'Enfant de la Louve», d'autant plus que Clairon, troisième édition, n'est plus une louve, et [Pg 283]qu'ainsi ce sous-titre va contre le véritable sens de la pièce. D'ailleurs, d'après ce que tu me dis, j'ai grand'peur que le roman ne nuise au drame, et je voudrais comme toi tâcher de nous sortir de ce mauvais pas. Il faut être carré. Je propose simplement de changer notre titre et d'appeler la pièce: les Drames de Marseille. Vois si Bellevaut accepte cela. Mais pas de sous-titre, s'il est possible. Je les déteste. D'autre part, si tu crois réellement qu'il y a un parti quelconque contre moi, nous pourrions faire annoncer habilement dans une feuille marseillaise que le drame ne ressemble pas du tout au roman. Tout cela est grave, je le sais, et peut-être ferions-nous mieux de laisser aller les choses. Attendons, si tu veux, ton retour ici, pour décider cette grosse question. La première représentation est seule à craindre; on saura ensuite à quoi s'en tenir.
Tu as fait faire, me dis-tu, une copie de la pièce. Tu ne me dis pas combien cela t'a coûté. Je ne pense pas que tu aies besoin d'argent à Marseille. En tous cas, écris-moi, si tu veux que je t'adresse ma part des frais.
Donc, tu n'as plus qu'à revoir Bellevaut et à t'occuper de la censure. Tâche de mener rondement tes rapports avec les gardiens de la morale publique. Il faut que nous ayons l'autorisation avant ton retour. Quant à Bellevaut, puisqu'il est charmant, tout ira bien. Continue à lui prouver que le drame n'est pas trop long, et ne lui accorde, autant que possible, aucune coupure.
Autre chose. Tu me dis que nous passerons avant Hernani. Cela est bien vague. J'ai le projet,—peu arrêté, il est vrai,—d'aller à Marseille pour la première. Je désirerais savoir si nous serons joués au commencement ou à la fin d'octobre. A huit jours près, tu peux m'envoyer ce renseignement.—Le malheur est que si je ne suis pas là, nous n'aurons aucune garantie pour le respect de [Pg 284]notre prose. J'ai peur qu'on n'abîme singulièrement notre manuscrit. Avant de t'éloigner, tu feras bien de t'occuper des représentations, comme si je ne devais pas aller à Marseille. Laisse là-bas un représentant. Tâche de composer une salle. Règle la question des billets, le service à faire à la presse. En un mot, agis comme si tu étais à la veille de la première.—Il est une autre question grave. Il faut que la pièce soit imprimée pour pouvoir être lancée dans les autres théâtres. Vois si Arnaud est disposé à nous prêter son journal ou simplement à imprimer la pièce en volume. Il est entendu que, dans ces questions, tu as plein pouvoir pour traiter.
Je vais lancer la réclame au Figaro. Si elle passe, je t'enverrai le numéro qui la contiendra, et tu pourras faire une tournée dans les journaux de Marseille. Vois surtout Émile Barlatier[5], en mon nom.
Tu me dis que le roman «a produit une fâcheuse impression». Cela est vague. Tâche donc d'avoir des détails, pour me les donner à ton retour. Je désirerais connaître nettement la position. On affirme que tout le peuple est avec moi (c'est un jeune Provençal dont je viens de recevoir la visite, qui m'a dit cela). On me dit en outre qu'Arnaud seul est mis en cause et qu'on me place à part. Est-ce pour me faire plaisir qu'on me conte ces choses? Je ne sais. Tu seras assez mon ami pour me dire la vérité. Vois ce que c'est que «la fâcheuse impression», et vois-le de près. Je n'ai pas besoin de t'en dire davantage. Tu sauras m'avouer où j'en suis dans l'amitié des Provençaux.—Surtout ne parle pas de cabale, même à tes plus intimes amis. Ce serait le moyen d'y faire songer quelque malintentionné. Il suffit de parler de cabale pour qu'il en naisse une sur-le-champ. [Pg 285]Parle au contraire du grand succès probable et répands le bruit que le drame ne ressemble pas au roman. D'ailleurs, s'il y a mauvaise foi avec nous, je suis disposé à faire un tapage de tous les diables.
Écris-moi quand tu auras revu Bellevaut, quand tu auras une réponse de la censure, en un mot quand tu auras des nouvelles quelconques.
Mes compliments sincères à ta famille. Tu as les amitiés des miens, et une bonne poignée de main de moi.
Émile Zola.
Paris, 4 septembre 1867.
Mon cher Roux,
Je ne suis pas affamé de nouvelles, mais j'aurais désiré pourtant que tu répondisses sur-le-champ à la question que je te posais relativement à l'époque exacte où serait joué notre drame. Cela est d'une grande importance pour moi. Je n'ai pas abandonné mon idée de voyage, et, si la pièce ne passe pas plus tard que le 15 octobre, j'irai sans doute à Marseille, je partirai vers la fin de septembre. Dans ce cas, il faut que je fasse mes préparatifs, il faut surtout que je prévienne Paul, qui reviendrait sur-le-champ à Paris, si j'abandonnais [Pg 286]mon projet, ou qui m'attendrait, si je lui donnais suite. Tu vois donc que j'ai un vif intérêt à savoir si les Mystères peuvent être joués vers le 15 octobre. Je te prie de voir M. Bellevaut et de lui dire que nous tenons particulièrement à ce qu'il ne rejette pas plus loin la représentation. On annonce Hernani, on annonce la Grande Duchesse; jusqu'où cela ira-t-il? bon Dieu! Je vois mon voyage tombé dans l'eau, car je n'irai certainement pas là-bas, si je ne dois y trouver aucun ami, et je ne puis pousser l'égoïsme jusqu'à retenir Paul à Aix indéfiniment. Avant de quitter Marseille, tâche donc d'obtenir une date fixe, la plus rapprochée possible, afin que je puisse savoir à quoi m'en tenir.
Je ne te parle pas de la censure, ni des corrections, ni de rien. Tu me parleras de tout cela à ton retour. Tâche de ne rien laisser en suspens derrière toi. N'oublie pas de t'inquiéter de l'impression de la pièce, soit dans le Messager, soit en volume.—Si tu n'as que le temps de m'écrire un mot pour me donner la date que je te demande, ne me parle pas du reste, puisque nous devons nous voir la semaine prochaine.
Autre chose: j'ai reçu le Sémaphore, le numéro que tu m'as envoyé, et je regrette qu'on ne s'y soit pas servi de la formule dont nous étions convenus: «Nous lisons dans le Figaro, etc.» Cela aurait fait, je crois, plus d'effet; la note publiée a l'air trop local. Il faut absolument que tu trouves un autre journal où l'on dise que la presse parisienne a annoncé notre drame. (Tu ignores peut-être que la plupart des journaux, le Temps, l'Époque, la Liberté, ont reproduit la note du Figaro.) Tu comprends que les Marseillais ne doivent pas ignorer que Paris s'est ému à la nouvelle de notre tentative de décentralisation. Il serait bon de le faire dire et même de le faire répéter quatre ou cinq fois.—Qu'as-tu fait [Pg 287]au Mémorial et à la Gazette du Midi? Cette dernière m'est hostile.
Un mot de réponse, et à bientôt.
Mille compliments aux tiens. Tu as les compliments de ma femme et de ma mère.
Ton dévoué.
Émile Zola.
J'ai fini ce matin mon roman qui paraît dans l'Artiste. Je respire et je me sens des envies de dormir jusqu'à ce soir.
17 septembre 1867.
Mon cher Roux,
J'ai vu plusieurs éditeurs parisiens, et j'ai acquis la certitude qu'une pièce jouée en province ne peut être publiée qu'en province. A Paris, on ne croit pas à la décentralisation,—on m'a presque ri au nez. Donc, nous ne pouvons compter que sur Arnaud. J'attends une lettre de lui, et, en lui répondant, je le pousserai à imprimer notre drame au plus vite.
D'autre part, je suis allé chez Péragallo donner mon pouvoir. J'ai parlé des billets d'usage, et l'on n'a pas su [Pg 288]ce que je voulais dire. L'agent de la Société a droit à quatre places, voilà tout. Donc ne forçons pas le sieur Péragallo à mettre le nez dans l'inconnu. Mais je suis d'avis que M. Peysse demande à M. Bellevaut ce qu'il a voulu dire par les billets d'usage. Peut-être y a-t-il là quelque bénéfice illicite que je ne suis pas d'avis de laisser échapper. Charge-toi d'approfondir cette question.
Sais-tu que l'agence nous prend 10 p. 100, ce qui joint aux 20 p. 100 promis à Bellevaut fait 30 p. 100. Nous sommes volés.
Dès que tu auras des nouvelles, communique-les-moi, demande la date probable de la première.
A toi.
Émile Zola
Marseille, 4 octobre 1867.
Mon cher Roux,
J'ai vu Arnaud que ta lettre ne paraît pas avoir trop ému. D'ailleurs, je n'ai fait que lui serrer la main, me réservant de lui parler affaire, après le succès ou la chute. Ma position restera très fausse jusque-là. Demain soir, je serai fixé.
[Pg 289]Je viens de voir M. Peysse. Voici en quelques lignes le résumé de notre conversation. Les artistes sont bien disposés, mais Bellevaut l'est très mal; il élève en outre une question d'intérêt que je réglerai demain avec lui. (M. Peysse me conduira à lui, à onze heures, et j'assisterai peut-être encore à une répétition.)—Les coupures, paraît-il, se réduisent à des retranchements (nombreux) de phrases; pas une scène n'aurait été coupée; en somme, le mal est sans doute moindre que nous ne le pensions.—Peysse parait compter sur un succès ordinaire. Il est évident que tous ces gens-là n'ont pas foi en notre génie, et ils ont bien raison.
Je n'ajoute rien. Tout ceci est pour te tenir en haleine. Demain je saurai à quoi m'en tenir, et dimanche matin je t'enverrai un télégramme.
Je n'ai pu voir ta famille aujourd'hui, et je doute d'avoir demain le temps nécessaire pour lui rendre visite. En tout cas, ce sera pour dimanche.
Si tu as besoin de m'écrire, adresse-moi ta lettre chez Arnaud. Quant à moi, je ne t'écrirai plus que pour te donner des détails, après la consommation du crime. Je m'occuperai de l'impression en volume, s'il y a lieu, soit chez Arnaud, soit ailleurs.
A bientôt, et pas de cauchemars.
Ton dévoué.
Émile Zola.
Télégramme du 6 octobre 1867.
Paris, Marseille, 523, 1867, 51.
Monsieur Roux, 13, rue Neuve-Guillemin, Paris.
Applaudissements durant les actes, applaudissements et sifflets toile baissée. Succès incertain.
Zola.
Marseille, 6 octobre 1867.
Mon cher Roux,
Je complais t'écrire longuement, mais le courage me manque. Quand je te verrai, je te raconterai la soirée d'hier. Voici quelques brefs détails.
En somme, c'est un succès contesté, qui peut se tourner en chute complète, ce soir. Comme je le l'ai dit dans ma dépêche, le commencement de la pièce a bien marché. [Pg 291]Les tableaux: Les Aygalades et Le crime, n'ont pas donné ce que nous en attendions, et dès lors la pièce a langui. Elle s'est un peu relevée vers la fin. Jusqu'au dernier moment, la salle n'avait ni sifflé, ni chuté, ni donné aucune marque d'improbation. Seulement, lorsque le rideau est tombé sur le: Il nous a maudits, de Clairon, des applaudissements trop vifs ont amené quelques coups de sifflet. Il y a eu lutte, et les applaudissements continuant, on a exigé les noms des auteurs. On nous a nommés. Nouvelle bataille de courte durée, les applaudissements l'ont emporté!
Ce soir dimanche, tout va se décider.
Il y a eu, à coup sûr, une petite cabale. Les sifflets sont partis des premières, aux places réservées. Peysse est certain de la chose, et Bellevaut croit que c'est la petite presse marseillaise qui s'est égayée. Drôle de façon de s'égayer. En somme, l'honneur est sauf, mais nous ne tenons pas un succès de «bon aloi», comme dit cet excellent homme des contributions indirectes.
Quant à la pièce en elle-même, elle m'a paru trop longue, véritablement ennuyeuse. On a commencé à huit heures et fini à une heure. Le public était las. Si nous avions assisté aux répétitions et fait les coupures nécessaires, tout aurait marché. C'est l'opinion de tous ceux qui ont causé avec moi. Je viens d'aller voir Bellevaut et d'essayer de faire des coupures pour ce soir. Il paraît que cela est impossible. Si la pièce ne tombe pas, les coupures seront faites pour la troisième représentation. Hier, on a fait 1,200 francs de recette.
L'interprétation est, selon moi, très insuffisante. Mme Méa est d'un faux à agacer les dents. Elle épuise tous ses sanglots dès la première scène. Sauvaire, Lussac, Daniel, surtout ce dernier, ont joué convenablement. Le reste m'a paru d'une faiblesse déplorable. C'est une trop [Pg 292]grande machine pour une pareille scène; il nous faudrait la scène de la Porte-Saint-Martin. Le décor du prologue est ridicule et les acteurs y étouffent.—Enfin, je te parlerai longuement de tout cela vers la fin de la semaine, lorsque je serai à Paris.
J'ai vu tes parents hier, avant la représentation, et je ne sais si je pourrai les revoir. Je pars pour Aix demain matin, de bonne heure.
Un dernier mot, la salle était très belle. Il y avait le maire! Nos amis ont peu donné. D'ailleurs, tu vas recevoir des lettres de condoléance que tu me communiqueras...
A bientôt, et pas trop de découragement.
Émile Zola.
Je ne te parle pas de l'impression de la pièce. Il faut attendre le succès ou la chute de ce soir. La première bataille est nulle.
Marseille, 7 octobre 1867.
Mon cher Roux,
Deux mots à la hâte. La deuxième, hier, a beaucoup mieux marché. Rien que des applaudissements. La pièce n'a duré que quatre heures et demie, et a commencé à [Pg 293]sept heures et demie. En somme, c'est un succès, à moins que la troisième, qui se joue demain, ne marche pas. J'assisterai jeudi à la quatrième.
Les acteurs n'ont plus eu de manque de mémoire et ont réussi toutes leurs entrées. Encore quelques coupures, et tout ira bien. A la première, nous avons eu une légère cabale d'écrivassiers marseillais. Je viens d'apprendre cela. D'ailleurs, je te conterai tout de vive voix.
Je vais parler à Arnaud de l'impression.
Ton dévoué.
Émile Zola.
Marseille, 10 octobre 1867.
Mon cher Roux,
J'arrive d'Aix. Je ne sais comment a marché la troisième. Peu de monde, je crois, mais pas de sifflets.
Je pars demain pour Paris, où j'arriverai samedi dans la nuit. Je t'attends dimanche soir pour manger la côtelette de l'amitié et te conter les heurs et malheurs de notre œuvre.
Je verrai demain matin Bellevaut, Arnaud, et tutti [Pg 294]quanti, le terminerai nos affaires, qui commencent un peu à me peser.
Donc à dimanche. Viens vers les deux heures, si tu as le temps.
Ton dévoué.
Émile Zola.
9 janvier 1868.
Mon cher Roux,
Nous jouons de malheur pour mon article du Gaulois. Le journal est plein à crever, je ne passerai sans doute que lundi.
Voici ce que j'ai arrêté: si lundi les éditeurs et exécuteurs testamentaires ne se sont pas réunis, je laisse paraître l'article; si le pot aux roses est découvert, je transforme l'article, je publie toujours les Lits, mais en les mettant sous le nom de leur véritable auteur et en racontant l'histoire[6]. Donc, de toutes façons, je donne au jeune Alexis le coup d'épaule qu'il mérite.
Autre chose.
Je viens de voir Lacroix, et nous sommes décidés à laisser passer tout de suite ma charge dans le Monde [Pg 295]pour rire. Nous agirons ensuite auprès de l'Éclipse. Je vais donc t'envoyer mon portrait dans le plus bref délai.
Ne joint-on pas à la charge une courte biographie? En ce cas, tu voudras bien te charger de cette biographie.
Ton dévoué.
Émile Zola.
Paris, 17 avril 1868.
Mon cher Roux,
Vingt lignes en courant.
Je viens de déménager, et je suis encore dans les ennuis d'un bouleversement général. De là mon silence jusqu'à ce jour.
Pas de nouvelles en somme. J'ai vu Duret hier chez Manet. L'affaire marche mal. Pelletan m'a l'air d'être aussi incapable que Mille comme homme d'affaires. On ne sait plus quand la Tribune paraîtra, ni même si elle paraîtra.—Belot n'a pas encore lu notre drame. Il fait un roman pour gagner quelques sous, et je n'irai chez lui que dans cinq ou six jours. Rien de définitif de ce côté.—J'ai gardé le meilleur pour la fin. Il vient de se fonder un journal à deux sous, l'Événement illustré, sous la direction d'Adrien Marx!!! On [Pg 296]m'a offert le Salon dans cette feuille, ce que j'ai accepté faute de mieux. Dès ton retour, je te présenterai à Marx, et j'espère que tu placeras chez lui tes renseignements quotidiens sur Paris. Que cette espérance ne hâte pas ton retour. Je t'annonce simplement cela, comme une chose qui peut devenir bonne.
D'ailleurs, tu reviendras sans doute bientôt. Tu me trouveras en train de corriger les épreuves de la deuxième édition de Thérèse Raquin. Je vais aussi me mettre sérieusement à mon travail pour Kératry. La besogne a l'air de vouloir venir. Elle sera la bienvenue. Je chôme depuis assez longtemps, grâce au monument de Verlé.
Et toi, que fais-tu? Un bout de lettre, si tu as quelque chose d'intéressant à m'apprendre. Tu connais ma nouvelle adresse: 23, rue Truffaut, Batignolles.
Et puis, c'est tout. J'aime mieux causer longuement avec toi, quand tu reviendras.
J'ai une commission à te donner. Rapporte-moi le deuxième volume du Congrès scientifique que tu prendras en mon nom chez Aubin. Une lettre m'a invité à le faire réclamer à cette librairie.
Voilà. Tu as le bonjour de ma mère, de ma femme. Présente mes compliments à tes parents, et va dire à Mme Méa que je la porte dans mon cœur.
Une bonne poignée de main de ton dévoué
Émile Zola.
Marseille, 19 septembre 1870.
Mon cher Roux,
Arnaud le remettra cette lettre et t'expliquera les raisons qui me font l'écrire.
En deux mots, veux-tu que nous fassions un petit journal à Marseille[7], pendant notre villégiature forcée. Cela occupera utilement notre temps. Sans toi, je n'ose tenter l'aventure. Avec toi, je crois le succès possible. Nous avons ici les hommes et les choses pour nous. Donne-moi une réponse immédiate. Tu ferais même bien, si ma proposition te souriait, de venir demain à Marseille avec Arnaud. L'affaire doit être enlevée.
Dis-toi tout ce que je ne te dis pas, et de toutes façons [Pg 298]donne-moi une réponse. Nous réglerions les détails ensemble.
Mes compliments à ta famille.
Ton dévoué.
Émile Zola.
Mon cher Roux.
Voici la requête. Je la crois excellente.
J'ai peu de choses à te dire. Remets la lettre et plaide la cause, s'il y a lieu. Il serait bon que le maire lût l'épître devant toi. Dis-lui bien que je n'ai pu indiquer le genre de récompense, mais que j'estime qu'il serait convenable de donner le nom de mon père à une rue. Cherche même avec lui la rue qu'on pourrait choisir. Tout cela, bien entendu, est livré aux hasards de la conversation.
J'écris à Arnaud pour le mettre en campagne. Il faudrait qu'on vît le plus de conseillers municipaux possible[8]. Enfin, fais ce que tu pourras. Tu as bien peu de temps à toi, et je te donne là une commission un peu lourde. Tu me pardonneras.
Rien de nouveau ici. Je ne mets pas le nez dehors [Pg 299]d'ailleurs. Je travaille et suis à peu près à la moitié de mon roman,—qui doit continuer à ennuyer le public. Moi, j'en suis très satisfait, ce qui est le principal.
Bavarde un peu là-bas et viens vite me conter les cancans. Et les troubadours? ont-ils bien fait les choses? J'ai comme un vague désir de faire sur eux ma prochaine causerie de la Tribune. J'attends des détails dans les journaux.
Mes compliments à ta famille. Tu as les amitiés des miens.
Une bonne poignée de main, et à bientôt.
Émile Zola.
Paris, 25 décembre 1872.
Mon cher Roux.
Le petit Noël m'a apporté hier une andouillette de Vire comme on en voit peu, et j'ai embrassé le petit Noël. Je te remercie de ton cadeau, il est charmant, et me touche beaucoup. Tu m'en avais parlé; mais c'était si loin, qu'il m'a semblé le recevoir une seconde fois. Merci encore.
Je voulais d'ailleurs t'écrire pour te demander des nouvelles de ta revue; si tu as du temps à perdre, jette-moi un mot à la poste; cela me fera plaisir. Il est vrai que je te reverrai bientôt.
[Pg 300]Je regrette que tu ne te sois pas trouvé ici ces jours derniers. L'interdiction du Corsaire a fait un bruit énorme. Les journaux, à court de copie au moment des vacances, se sont jetés sur mon article. J'y perds quelque argent, mais j'y gagne un terrible tapage. Charpentier fait faire des affiches. Moi, je suis en train d'écrire une brochure, une réponse ou plutôt une défense; j'attendrai lundi ou mardi pour la lancer, afin de ne pas trop paraître taper sur la grosse caisse; c'est moins une affaire d'argent que de précaution pour l'avenir.
Il y a quelques articles très curieux. Je n'ai pu malheureusement les collectionner, parce qu'il aurait fallu acheter tous les journaux pendant trois jours. Mais j'en ai pourtant mis de côté quelques-uns qui t'amuseront.
J'ai ce soir à dîner Béliard, Philippe et Alexis[9]. Hier, jour de réveillon, j'ai porté un toast à la réussite de ta revue. Puis nous sommes allés à la messe de minuit à la Trinité. C'est très pauvre, et pas solennel du tout. Au demeurant, il fait beau et Paris paraît très réjoui.
Tout le monde te serre la main. Moi, j'en fais autant, et des deux mains à la fois; et je te prie de présenter mes compliments et mes amitiés à ta famille.
Ton bien dévoué.
Émile Zola.
[1] La Fée Amoureuse, voir les premiers Contes à Ninon.
[2] Le vieux était Paul Cézanne.
[3] Mémorial, un journal d'Aix en Provence.
[4] M. Bellevaut, directeur du théâtre le Gymnase de Marseille.
[5] Directeur du Sémaphore de Marseille.
[6] Il faudrait rechercher le numéro du Gaulois à partir du 1er janvier 1868 pour avoir l'explication.
[7] Prévenu par le médecin qu'il devait conduire sa femme malade dans le Midi, Zola se décida à partir avec elle et sa mère pour les installer près de Marseille où il avait des amis. Lorsqu'il voulut retourner à Paris, les portes étaient fermées. Il eut donc, pour vivre tous les trois, l'idée de fonder un journal, la Marseillaise. Mais lorsqu'il apprit que le gouvernement de la Défense Nationale allait s'installer à Bordeaux, il partit tout de suite pour demander à ce qu'on l'utilisât. C'est alors que Glais-Bizoin le prit comme secrétaire: il ne le fut qu'un mois, et put enfin finir par envoyer à Paris des articles à la Cloche, jusqu'au retour du Gouvernement à Paris.
[8] Essais pour faire donner au canal construit par François Zola le nom de Canal Zola, et le nom à une rue; on décida au Conseil un boulevard.
[9] Béliard, un peintre, était un des bons amis d'Émile Zola, il est devenu maire d'Étampes. Philippe Solari, le sculpteur du buste qui est au cimetière; enfin Paul Alexis.