The Project Gutenberg eBook of L'Illustration, No. 0073, 18 Juillet 1844 This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: L'Illustration, No. 0073, 18 Juillet 1844 Author: Various Release date: March 11, 2015 [eBook #48462] Language: French Credits: Produced by Rénald Lévesque *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ILLUSTRATION, NO. 0073, 18 JUILLET 1844 *** Produced by Rénald Lévesque L'ILLUSTRATION, JOURNAL UNIVERSEL Nº 73. Vol. III.--JEUDI 18 JUILLET 1844. Bureaux, rue Richelieu, 60. SOMMAIRE. Histoire de la Semaine.--_Embarquement du prince de Joinville à Toulon, d'après un dessin de M. Letuaire_.--Courrier de Paris.--Exposition des produits de l'industrie. (11e et dernier article.) Objets divers. _Onze Gravures._--Le Tir fédéral de 1844. _Porte d'entrée du Tir fédéral; Pavillon des drapeaux et des prix; le Stand, ou Salle du Tir fédéral._--Inauguration de l'éclairage au Gaz sur la place Saint-Marc et fête de la Tombola à Venise (8 juin 1844). _Une Gravure._--Le Sacrifice d'Alceste, par M. Fabre d'Olivet. (3e partie.)--Embellissements de Paris. _Maison gothique allemande, à Beaujon_.--Les Environs de Paris. _Sept Gravures_.--Bulletin bibliographique.--Revue comique de l'Exposition de l'Industrie, par Cham. _Trois Caricatures._--Modes. _Une Gravure_.--Rébus. [Illustration: Embarquement du prince de Joinville à Toulon.] Histoire de la Semaine Que les faiseurs de nouvelles le lui pardonnent! _l'Illustration_ ne peut, dans les sujets qu'elle reproduit, suivre que les faits, elle ne peut accompagner l'imagination de ces messieurs. A en croire les uns, tout est fini quant à la satisfaction à obtenir par la France du Maroc, et M. le prince de Joinville va revenir; à en croire les autres, le jeune amiral revient en effet, mais rappelé par la prudence ministérielle. Ces versions deviendront peut-être des faits et de l'histoire, mais ce ne sont encore que des prédictions, et comme nos dessins ne se sont pas proposé d'être fantastiques, ce n'est pas le retour, mais l'embarquement de M. le prince de Joinville que nous reproduisons. Le prince arriva à Toulon le jeudi 30 juin à sept heures du matin. Son arrivée fut annoncée par vingt et un coups de canon, tirés des remparts de la ville. Descendu à la préfecture maritime, où il reçut les chefs de corps et de service, il en repartit à onze heures, suivi d'un nombreux cortège. Précédé d'un détachement de gendarmerie de marine, il passa par l'allée de la Majorité, qui était bordée des troupes de l'infanterie du même service, bientôt il entra dans l'arsenal pour s'embarquer dans un canot et se rendre à bord du _Suffren_. A son entrée, le bâtiment amiral du port, _le Muiron_, fit entendre une salve de vingt et un coups de canon, et dès que le prince parut en rade, tous les bâtiments le saluèrent de leur artillerie et se couvrirent de pavois. Les matelots étaient montés dans les vergues. Le retour, nous l'espérons, sera triomphal. Nous faisons des voeux pour que la bonne contenance de notre escadre et l'énergie de son jeune commandant suffisent pour obtenir une légitime et complète réparation. Mais si cette démonstration, si cette négociation armée ne faisaient pas rendre à la France la satisfaction qu'elle est en droit d'exiger, nous avons besoin de croire que nulle influence extérieure, nulle considération étrangère, ne pourraient détourner notre cabinet de laisser poursuivre vigoureusement par les armes le résultat que n'aurait pas amené l'échange des notes diplomatiques. Cette confiance, nous la puisons, non pas dans la réponse du ministre des affaires étrangères aux interpellations qui lui ont été adressées à la Chambre des pairs par deux membres excentriques de cette assemblée, MM. de Boissy et de la Moskowa, non pas non plus, certes, dans le langage tenu par les ministres anglais sur leurs communications au sujet de notre expédition, avec le cabinet des Tuileries, mais dans les exigences bien prononcées du sentiment national. Des lettres de Taïti, récemment publiées et écrites avant que le traitement infligé à l'amiral Du Petit-Thouars y fût connu, ont vivement excité la passion publique ces jours derniers; le rappel d'un autre amiral qui, à Saint-Domingue, avait, par des actes d'humanité et de fermeté, conquis à la France une influence qui a porté ombrage à l'Angleterre, a également soulevé d'unanimes protestations, qu'un organe assez habituel de la presse ministérielle a été, en cette occasion, des premiers à reproduire. Le ministère, qui a vu l'effet causé par ces mesures, n'aura pas l'imprudence de venir ajouter un nouveau grief à tous ceux que croient avoir contre lui les hommes qui tiennent avant tout à la dignité nationale. Ceux-ci se préoccupent vivement du développement que l'Angleterre semble vouloir donner à l'escadre qu'elle envoie, de son côté, en vue des côtes du Maroc, pour surveiller, comme l'a dit le _Morning-Post_, la flotte française. M. Guizot a affirmé que les forces de la Grande-Bretagne ne seraient pas supérieures aux nôtres. Le passé nous rassure peu à cet égard. Quand nous allâmes assiéger Saint-Jean-d'Ulloa, le cabinet de Londres expédia au Mexique une flotte plus considérable que la nôtre, et il fallut toute la fermeté de l'amiral Baudin pour écarter ce dangereux voisinage. La presse anglaise ne se fait pas d'ailleurs faute de démentir sur ce point M. Guizot. «Nous aurons à Tanger, dit le _Morning-Herald_, une force plus imposante que les Français.» Et ce n'est pas là une mensongère fanfaronnade: les feuilles anglaises nous donnent la liste des bâtiments déjà expédiés, et nous y voyons figurer quatre vaisseaux de 120 canons et un de 84. Nous voyons de plus que l'amiral Owen a reçu l'ordre d'amener, de Malte à Gibraltar, tous les bâtiments de guerre à vapeur disponibles, représentant une force d'environ 400 canons; cela forme déjà un total de canons de beaucoup supérieur à celui que notre cabinet a mis en ligne ou donné l'ordre de préparer. Le _Morning-Herald_ ajoute, du reste: «Nous espérons que les cerveaux brûlés et les esprits jaloux de nos voisins n'attribueront pas à l'arrogance la démonstration de la force comparative de la marine anglaise et de son écrasante supériorité sur toutes les marines réunies.... L'Angleterre peut disposer de quatre-vingts vaisseaux de ligne, tandis que la France n'en a certainement pas vingt disponibles.» Cette façon de pratiquer _l'entente cordiale_, cet appareil de forces et cette bienveillance de comparaison doivent donner à penser à nos hommes d'État et à nos hommes politiques. En tout temps, la dernière pensée d'un marin tel que Lalande sur l'avenir de notre marine et sur le développement à lui donner eût fixé l'attention publique; mais aujourd'hui ces conseils testamentaires avaient un à-propos qui l'a vivement excitée. C'est M. Billault qui a été chargé par l'amiral de venir en son nom apporter au pays ce tribut posthume de son patriotisme et de son expérience. La France comptait, au 1er janvier 1844, 8 vaisseaux armés, 15 frégates, 16 corvettes, 116 navires à voiles de rang inférieur et 35 navires à vapeur, sans compter les paquebots-postes et transatlantiques. L'amiral condamnait l'entretien de ce fretin de petits bâtiments sur lesquels le marin se forme mal, et du fond de sa tombe, il demande que la France n'emploie que des bâtiments de guerre d'une force respectable, montés par des équipages au grand complet et toujours parfaitement exercés. Il aurait voulu que notre effectif fût réparti sur 12 à 15 vaisseaux, 25 à 30 frégates et 20 corvettes de premier rang, au lieu d'être disséminé comme il l'est sur de petits navires, incapables de donner à l'étranger une juste idée de notre puissance. Notre marine ainsi organisée inspirerait une tout autre considération et nous serait, en cas de guerre, d'une tout autre utilité. L'amiral ne songeait pas à proscrire d'une manière absolue les petits navires de guerre, mais il voulait en réduire le nombre au plus strict nécessaire; et comme la victoire est donnée par les escadres, il demandait que notre flotte fût formée en escadres pour se rompre aux grandes évolutions. La Chambre a écouté la lecture de cette espèce de testament avec une attention religieuse, que M. le ministre de la marine, en succédant à la tribune à M. Billault, n'a sans doute pas cru devoir prolonger, car il n'a dit mot de ce qui venait d'être lu et n'a pas fait connaître son sentiment sur les vues d'organisation de l'illustre amiral. Les budgets des dépenses de l'instruction publique et de l'intérieur, du commerce et de la marine, ont été votés au pas de course. Les questions les plus graves cessent de l'être aux yeux de beaucoup de députés après sept grands mois de session, et quand les moissons les réclament. Il en a donc été des crédits à ouvrir pour les besoins de ces quatre départements, comme il en sera de tous ces petits projets qui deviendront lois entre les deux budgets: aussitôt lus, aussitôt votés. Toutefois, cette année, sans doute pour jeter un peu de variété dans ces chiffres qu'on superpose pendant six heures de séance, pour marquer des temps d'arrêt à ces assis et levés accélérés, on a intercalé entre les budgets de ministères différents des discussions qui, les années précédentes, n'interrompaient pas le budget des dépenses. C'est ainsi qu'est revenu à la discussion du palais Bourbon le projet sur le chemin de fer d'Orléans à Bordeaux, qui avait soulevé un débat fort aigre au Luxembourg. L'article 7, qu'on avait appelé l'amendement Crémieux, avait été retranché par la pairie, et le ministre, qui n'avait pas combattu cet amendement, et le rapporteur, M. Dufaure, qui avait voté pour son adoption, venaient proposer à la Chambre de regarder sa radiation comme sage et de ne pas demander son rétablissement. M. Grandin, plus conséquent avec lui-même que ces deux messieurs, dans un discours plein de faits très propres à faire réfléchir sur le pouvoir que s'arrogent certaines compagnies, et plein aussi de verve et d'entrain, a demandé que l'article 7 fût rétabli. Il s'est vu, à cette occasion, en butte à des attaques personnelles qui, reconnues immédiatement être sans fondement et porter au contraire sur des faits tout à l'honneur de l'honorable membre, ont donné à son opinion un relief plus grand et une véritable autorité. M. Crémieux, à son tour, est venu, par un des discours les plus spirituels, les plus élégants, les plus adroits de la session, soutenir, dans l'intérêt de la dignité de la Chambre, le maintien d'un article qui ne devait plus, comme il l'a dit, porter le nom de son auteur, depuis que l'assemblée, en l'adoptant, se l'était rendu propre. M. Molé avait, à la Chambre des pairs, écrasé sous les plus justes reproches le ministre qui venait leur déclarer, pour leur complaire, qu'il trouvait détestable un amendement qu'il avait laissé adopter sans le combattre. M. Crémieux avait beau jeu pour malmener à son tour le député-ministre qui avait laissé tenir en sa présence, à la tribune d'une autre enceinte, un langage sans convenance sur la Chambre des députés et sur une de ses résolutions. Il a fait justice de cette faiblesse, de cette absence de courage, de tenue, avec une vigueur et un mordant qu'a vainement essayé d'amortir l'éloquence cotonneuse de M. Dumon. Néanmoins, comme les députés conservateurs qui avaient voté il y a quinze jours pour l'adoption de cet article, dans la crainte de repousser tout à fait le ministère et d'avoir l'air d'accepter la lutte que la Chambre des pairs semble vouloir engager avec la Chambre des députés, n'ont pas hésité un instant à sacrifier leur dignité à celle de M. Dumon, et à repousser en juillet ce qu'ils avaient adopté en juin, les députés fidèles à leurs opinions, et qui veulent mettre leurs votes d'accord avec leurs principes, se sont trouvés en minorité. On n'en peut plaindre que la Chambre.--Du reste, ce conflit qu'elle redoute, devant lequel elle recule, la Chambre des pairs vient de le poursuivre encore dans la discussion du projet de loi sur le chemin de Paris à Lyon. La Chambre des députés avait voté pour rétablissement par l'État d'un embranchement de Montereau sur Troyes. La Chambre des pairs a voté, elle, que l'État ne pourrait faire les travaux de cet embranchement que si, d'ici à dix-huit mois, il ne s'était présenté aucune compagnie pour s'en charger. La Chambre des députés avait voté la mise à la disposition du gouvernement de la somme nécessaire pour la pose des rails sur la voie principale, ne laissant par conséquent indécise que la question d'exploitation. La Chambre des pairs, au contraire, a rayé l'ouverture de ce crédit, et a laissé par conséquent à résoudre la question de la pose des rails elle-même, ce qui entraînera un long et fâcheux retard pour la section fort importante de Dijon à Châlon, dès aujourd'hui presque terminée. Ces modifications vont être mises aux voix au Palais-Bourbon. Y montrera-t-on un peu plus de dignité dans cette circonstance nouvelle que dans la précédente? Nous voudrions l'espérer autant que nous le désirons. M. Thiers, au nom de la commission chargée de l'examen du projet de loi sur l'enseignement secondaire, est venu donner lecture à la Chambre d'un rapport qui, durant deux heures et demie, a constamment tenu son attention vivement excitée. Tous les journaux reproduisent en ce moment, en le morcelant, à cause de son étendue, ce grand et beau travail. Quant à nous, qui avons consacré un article spécial à l'examen du projet de M. Villemain, quand il le porta à la Chambre des pairs, nous regardons comme un devoir de faire connaître prochainement en quoi l'oeuvre de la commission diffère de celles du ministre et de la pairie, et les solutions heureuses qu'elle a trouvées d'une question difficile, admirablement exposée et discutée par son rapporteur. Dans ce fouillis de petites lois, qui va se débrouiller entre les deux budgets, le ministère avait beaucoup tenu à faire classer une proposition dont l'intérêt actuel échappait à ceux qui, comme nous, ne sont pas dans les secrets ministériels. Il y a plusieurs mois, MM. Leyraud, Lacrosse et Gustave de Beaumont présentèrent une proposition dont l'enquête avait démontré l'utilité, et qui avait pour but de caractériser et de punir les faits de corruption électorale. Force fut de la voir prendre en considération; mais on lui nomma des commissaires hostiles, et, au lieu d'un rapport, trois de ces commissaires accouchèrent d'une autre proposition pour restreindre la liberté de l'électeur et limiter étroitement la faculté qu'il a aujourd'hui de transférer son domicile politique dans l'arrondissement, à son choix, où il est inscrit au rôle de la contribution. On avait vainement fait observer que cette proposition était toute récente et n'avait nul droit à un tour de faveur sur ses aînées; qu'elle demandait une discussion plus longue et une attention plus soutenue qu'on ne lui en accorderait à cette époque d'impatience de départ et de préparatifs de malles; que c'était une réforme électorale, et qu'il fallait s'attendre à voir aborder la question tout entière; que la Chambre n'étant âgée que de deux sessions, à moins que le ministère ne se proposât de la dissoudre bien avant le terme habituel, il n'y avait pas la moindre urgence à mettre cette proposition à l'ordre du jour de cette session. Le ministère et ses confidents avaient tenu bon, et la proposition avait été inscrite entre les deux budgets. Mais les scrutins sont changeants, et l'opposition ayant demandé un nouveau classement de l'ordre du jour dans une séance postérieure, est parvenue à en écarter la proposition, ainsi ajournée. On a supposé que les ministres, qui n'ignoraient pas que la pensée de leur donner des successeurs était venue en haut lieu, par suite de tous les échecs qu'ils ont essuyés, de toutes les meurtrissures qu'ils ont reçues, voulaient avoir cette arme de réserve entre les mains pour demander à la couronne, dans le cas où sa confiance ne se raffermirait pas complètement, de les laisser essayer d'une dissolution et d'une réélection avec des listes travaillées à l'aide de la proposition poursuivie. Il y avait dans ce double espoir du cabinet une double illusion. La proposition ne sera pas enlevée à la Chambre, et la couronne ne le laissera pas tenter ce dernier coup de fortune.--On s'est beaucoup entretenu dans les couloirs de la Chambre d'une conversation dont M. Dupin l'aîné avait été un des deux interlocuteurs. Les ministres y auraient été qualifiés d'une épithète qui a dû leur paraître drôle, si elle leur a été rapportée. Nous devons dire que cette qualification n'était pas du fait de M. le procureur général près de la Cour de cassation, mais de celui de son interlocuteur. Interrogé, dans la salle des conférences, sur l'exactitude de ces bruits et sur la véracité d'un article du _National_ qui lui avait fait dire, dans cet entretien, que la conduite, du ministère à l'occasion de la dotation était une véritable trahison, M. Dupin a répondu vivement, de ce ton que chez un autre on trouverait peut-être de mauvaise humeur: «Je n'ai pas dit _trahison_, monsieur; j'ai dit _forfaiture_.» A la bonne heure! voilà le texte corrigé. Les affaires d'Haïti, comme celles de Taïti, viennent d'être l'occasion, ainsi que nous l'avons dit en commençant, de la disgrâce de l'un de nos amiraux. Nous savons bien qu'à en croire le _Moniteur_, M. le contre-amiral de Moges n'est rappelé que parce qu'il l'a demandé. Il y a dans cette explication un anachronisme volontaire. Quand il n'y avait rien à faire à Saint-Domingue, M. de Moges a demandé à être rappelé et n'a pu l'obtenir; depuis que sa présence y est nécessaire, et que des négociations ont été commencées et habilement dirigées par lui, M. de Aloges n'a jamais songé à renouveler sa demande, mais c'est alors que le ministère a songé, lui, à la rechercher dans ses cartons. Voici l'incroyable explication qu'une feuille ministérielle donne à son rappel: «Essayons, pendant que la question est encore froide, d'apprécier en peu de mots cette résolution du cabinet. M le contre-amiral de Moges, auquel chacun rend justice, même les marins, est un de nos officiers les plus distingués et les plus résolus; C'est un de ces hommes qui ne reculent devant aucune responsabilité personnelle lorsqu'il s'agit de l'honneur et de l'intérêt du pays. Mais, malgré son intelligence élevée, il a, comme on dit, les défauts de ses qualités; comme tous les esprits entreprenants, il s'éprend trop vite des grandes résolutions pour en calculer toutes les conséquences. Comment d'ailleurs un marin jeté à plusieurs milliers de lieues du centre où se traitent les affaires, qui se trouve placé sous le coup d'événements presque inopinés, et qui est essentiellement l'homme de la circonstance, pourrait-il embrasser la portée politique des actes dont il va prendre l'initiative! Cet officier général créait à notre politique, à l'endroit de la question haïtienne, une situation qui menaçait de devenir vraiment inextricable. Parti en toute hâte de la Martinique avec les bâtiments de la station des Antilles, aux premières nouvelles de la révolution survenue dans notre ancienne colonie, il arriva devant Santo Domingo au moment où toute la partie espagnole de l'île venait de lever l'étendard de l'indépendance, et de se constituer en république dominicaine. Vivement menacée par le président Hérard, fort alors d'un pouvoir nouveau que n'avaient point encore entamé les événements qui achèvent de se dérouler en ce moment, la république dominicaine devait succomber si elle n'était soutenue par une intervention puissante. Elle résolut de se placer sous le protectorat de la France. Des ouvertures furent faites à ce point de vue. Ainsi la France pouvait remettre le pied sur cette terre où elle avait été longtemps si puissante, et qui lui avait un moment tout entière appartenu..... Qui sait où conduirait le protectorat de la partie espagnole?...--L'amiral prêta l'oreille aux propositions qui lui étaient faites, et, sans proclamer le protectorat de la France, il tint ce fait pour implicitement accompli, et agit en conséquence dans la médiation qu'il interposa entre les deux parties, désormais distinctes de l'ancienne république.» M. le ministre des affaires étrangères, qui dit aux amiraux, en Prusias moderne: «Ah! ne me brouillez pas avec... l'Angleterre!» M. le ministre des affaires étrangères a trouvé que ceci était par trop osé, et M. de Moges a été rappelé. M. l'amiral Lainé paraît courir grand risque d'éprouver à son tour un traitement pareil. Et de trois! Quand nous serons à dix... où en seront nos relations extérieures et le renom de la France? Un article a paru dans le _Journal des Débats_, qui fait l'apologie en tous points de M. Bichon. Nom avons dit le conflit qui s'était élevé entre ce consul et le commandant de nos forces navales; il est fort à craindre qui ce dernier ne soit sacrifié. Il paraît constant aujourd'hui que les fils de l'amiral Bandiera et tous ceux qui ont pris part avec eux au débarquement armé dans le royaume de Naples sont entre les mains de l'autorité, et vont passer devant une commission militaire. La _Gazette d'Augsbourg_, du 10 juillet, rend responsables de cette tentative et de toutes les autres les gouvernements qui, comme la France, l'Angleterre et l'Espagne, sont un refuge assuré, un corps franc politique ouvert à tous les conspirateurs poursuivis et expatriés. Nous aimons infiniment mieux voir notre gouvernement encourir ce reproche qu'être exposé au compliment tout contraire que lui adresse une feuille de Cologne: «Les cabinets de Londres et de Paris, dit-elle, ont puissamment contribué à maintenir la tranquillité et l'ordre public dans la péninsule italique. Ces cabinets ont mis les gouvernements de l'Italie sur la trace des menées et des complots des associations secrètes, et c'est ainsi qu'ils ont pu prendre les mesures nécessaires pour les faire avorter. Souvent des arrestations inattendues ont été faite sur les indications des deux cabinets.» Ceci vient à l'appui de la discussion qui s'est récemment élevée dans le parlement à l'occasion du _secret office_. Mais nous voulons croire que quant au gouvernement français, c'est calomnie pure. L'Espagne a décidément vu s'opérer sa modification ministérielle. M. de Viluma a donné sa démission de ministre de affaires étrangères et s'est retiré pour avoir, dit-on, lait à la pudeur constitutionnelle du général Narvaez des proposition absolutistes qui l'ont alarmée. Le général ne lui a pas encore donné de successeur et s'est chargé par intérim de son portefeuille. Les ministres sont revenus à Madrid et y ont publié des mesures que résume la dépêche suivante: «Les cortès sont dissoutes par décret du 4, inséré dans la _Gazette_ du 10. Les collèges électoraux sont convoqués pour le 3 septembre. Le scrutin général aura lieu le 14. Les nouvelle cortès se réuniront le 10 octobre.--Un autre décret du rétablit dans les provinces basques les députations et les municipalités d'après les _fueros_. Les juntes générales se réuniront incessamment et nommeront des commissaires chargé de traiter avec le gouvernement la question des _fueros_, qui sera soumise aux prochaines cortès.--Rien n'a eté changé aux douanes, à l'administration de la justice et à la police.--Un troisième décret ordonne la translation du corps de Montès de Oca de Vittoria à Madrid.» En attendant ces élections pour la forme, le gouvernement espagnol veut donner au peuple la distraction d'un armement et lui faire croire la gloire possible d'une conquête. Il a ordonné la formation d'un corps d'armée de 6,000 hommes à Ceuta, sous le commandement du général de Villalonga. On passe en revue Madrid des régiments se rendant à l'armée, et l'on donne à entendre dans _el Heraldo_ qu'on se propose de s'emparer de Tanger. Nous osons gager que le parlement anglais est sans inquiétude aucune sur les projets du cabinet de Madrid et qu'il ne croira même pas lui devoir d'en faire le semblant. Les nouvelles des États-Unis apprennent que le congrès s'est ajourné le 17 juin. Il ne se réunira probablement pas avant le commencement de décembre. On dit que M. Tyler a l'intention de rouvrir la session peu de temps après que les représentants seront retournés dans leurs collèges; le président pense sans doute qu'au milieu de leurs électeurs, les représentants changeront leur opinion sur la question du Texas.--On dit encore qu'on a écrit au Texas de ne s'engager en rien avec l'Angleterre avant les prochaines élections. Rien n'a été fait, quant à l'affaire d'Orégon.--Il y aura trois candidats dans la prochaine élection du président: MM. Clay contre l'annexation, et Tyler et Polk pour l'annexation. Il est probable que M. Henri Clay sera élu. Les finances de l'Union se sont améliorées. La dépense probable pour l'année ne sera que de 18 millions de dollars, tandis que le revenu ne sera pas au-dessous de 25. La chambre des lords n'a pas encore prononcé sur l'appel d'O'Connell. En attendant, les évêques catholiques d'Irlande ont composé une formule de prière qui sera lue dans toutes les églises, à partir du 28 de ce mois jusqu'à la sortie de prison des captifs. «O Dieu tout-puissant et éternel, roi des rois et seigneur de toutes les puissances de la terre, jette sur le peuple de ce pays un regard de compassion, et mets, dans la bonté, un terme à ses souffrances. Donne-lui la patience pour qu'il endure ses privations, et remplis ceux qui le gouvernent de l'esprit de vérité, d'humanité et de justice. Unis toutes les classes dans un commun amour pour le pays, dans l'obéissance à notre bien-aimée souveraine, et dans un sentiment de charité mutuelle. Fais que nos législateurs nous donnent des lois basées sur les saints commandements et ramènent l'Irlande à un état heureux et prospère; et comme ton serviteur Daniel O'Connell, qui a travaillé avec tant de zèle et de persévérance au bonheur de l'Irlande, est maintenant retenu captif; donne-lui la grâce de supporter sa peine avec résignation, et, dans ta miséricorde, permets qu'il soit rendu à la liberté pour guider et protéger ton peuple; par Notre-Seigneur et Sauveur Jésus-Christ. Amen.» Le 21 juin, à Athènes, les adversaires du ministère avaient organisé une émeute pour renverser le cabinet. L'émeute a éclaté, mais Kalergis est intervenu et a dissipé les rassemblements par la force. Plusieurs individus furent blessés et quelques-uns même tués. Avant dix heures du soir, la tranquillité était rétablie et les soldats rentraient dans leurs casernes. Kalergis a adressé à ses concitoyens une proclamation dans laquelle il exprime un vif regret que dans cette affaire des innocents aient été confondus avec les vrais coupables. A la date du 30, l'ordre était consolidé. Un mandat a été décerné contre Germano Mavronichali, prévenu d'être le provocateur des troubles du 23. Le général Tzavellas (exilé depuis à Syra) a offert sa démission d'aide de camp du roi à la suite du manque de foi dont le ministère voulait se rendre coupable envers le général Grives, mais auquel M. Piscatory a mis obstacle en lui conservant la protection du pavillon français. Le président du conseil persistant à ne pas reconnaître le compromis entre le général Tzavellas et le général Grivas, a annoncé à M. Piscatory qu'il ferait procéder au jugement et à la condamnation par contumace de Grivas, qui s'est retiré à Smyrne. L'ordre des avocats a réélu à la presque unanimité son bâtonnier et tous les membres démissionnaires de son conseil. Le roi vient de voir naître son huitième petit-fils; la reine des Belges seule lui a donné une petite-fille. Madame la duchesse de Nemours est accouchée d'un prince qui a reçu le nom de duc d'Alençon, titre qui n'avait pas eté pris depuis le règne de Henri III. L'épiscopat français a perdu M. de Forbin-Janson, ancien missionnaire, évêque de Nancy, qui se tenait éloigné de son siège depuis 1830.--L'Institut et la Faculté des lettres ont rendu les devoirs funèbres à M. Fauriel, auquel de nombreux travaux avaient assigné un rang élevé dans la science.--M. C.-A.-F. Panekoucke, éditeur de nombreuses et importantes publications, est mort cette semaine. Courrier de Paris. Nous touchons au terme de la session, et bientôt nos honorables vont être soulagés des soucis parlementaires. Dans quelques jours tout sera dit, les portes des deux Chambres seront closes, les huissiers déposeront leur costume officiel et leur collier; chacun quittera la vie publique et ira se reposer, ceux-ci à l'ombre de leurs pommiers, comme les bergers de Virgile et de Théocrite, ceux-là aux eaux d'Ems, de Spa et d'autres lieux. Il faut avouer que ces messieurs des deux Chambres ont bien gagné le droit de courir ainsi les champs et de prendre un peu de loisir. Voici bientôt huit mois qu'ils sont attachés aux banquettes du Luxembourg et du palais Bourbon, remuant des lois et jaugeant des chemins de fer. Huit mois d'amendements de toute espèce et de discours de toute sorte! Il est bien temps d'échapper à ce débordement d'intarissable éloquence. Aussi plus d'un parlementaire s'est esquivé sans bruit et sans attendre la clôture. Un tiers au moins de la Chambre des députés, anticipant sur les douceurs du licenciement, a laissé aux plus infatigables et aux plus intrépides le soin d'achever la campagne et d'assister aux dernières journées de cette longue bataille parlementaire. C'est le temps où Paris va entrer dans le repos et l'indifférence. La présence des Chambres l'anime en effet et le tient en haleine; et bien que l'ardeur politique soit partout singulièrement ralentie, les luttes de l'opposition et du ministère, les discussions politiques ou d'intérêt purement matériel, ne laissent pas de donner aliment aux curieux, aux oisifs, aux diseurs de riens, aussi bien qu'aux esprits sérieux et positifs. Le désoeuvré trouve à placer son mot sur le ministère, sur la reine Pumaré et l'amiral Dupetit-Thouars, sur l'entente cordiale et sur les compagnies financières, tout comme s'il y entendait quelque chose et était un politique, un diplomate, un habile marin et un grand financier. Maintenant qui fournira à Paris ce texte de conversations toutes faites et toutes préparées qu'il tire des débats parlementaires et des incidents du gouvernement représentatif en exercice? Vous me répondrez que Paris n'est jamais en état d'abstinence, et que chaque jour lui amène infailliblement son contingent d'aventures, d'événements et de nouvelles; à la bonne heure, mais encore faut-il qu'ils vaillent la peine qu'on s'en occupe; et en vérité nous sommes las d'apprendre qu'un maçon est tombé du haut d'un toit et qu'une diligence a versé au tournant d'une rue quelconque; ce sont là des distractions par trop monotones et qui reviennent trop souvent. Paris est habitué à ce genre de récréations, et si pendant ces mois de vacances qui vont commencer, vacances publiques, vacances judiciaires, vacances de salons et de polka, il ne lui arrive rien de plus curieux et de plus neuf, je puis affirmer qu'il s'ennuiera copieusement et demandera au ciel de lui envoyer quelque déluge ou quelque peste, pour avoir du moins de quoi causer. Le ciel, touché de sa peine, ne le gratifierait que d'un ou de deux bons procès criminels, bien compliqués de parricide et d'arsenic, qu'il en prendrait son parti et se déclarerait satisfait. Il vient de se passer deux événements sinistres qui pourraient bien lui donner cette satisfaction et faire pendant à l'affaire Donon-Cadot et au procès Lacoste. Le premier, tout sanglant qu'il est, n'offre, il est vrai, jusqu'ici, aucun épisode extraordinaire; mais peut-être les curieuses et singulières découvertes arriveront-elles avec le temps et le réquisitoire du procureur du roi. Voici le fait dans toute son horrible simplicité. Un jeune homme de vingt-deux ans, nommé Eugène Francotte, était épris d'une jolie couturière appelée Sydonie Leroux; Eugène avait demandé la main de Sydonie; mais soit qu'elle n'eut pour lui aucun penchant, soit, comme on le raconte, quelle eût mauvaise opinion de son caractère et de sa conduite, Sydonie avait répondu à la demande d'Eugène par un refus.--Il y a quelques jours, la détonation d'une arme à feu se fit entendre dans une maison de la rue Aumaire; les voisins effrayés accoururent et trouvèrent, gisante sur le seuil de la loge du portier, une jeune fille inondée de sang: c'était la malheureuse Sydonie Leroux; Eugène Francotte venait de lui tirer un coup de pistolet à bout portant; la pauvre fille était mourante On annonce qu'elle est sauvée. Quant à Francotte, son assassin, il s'est brûlé la cervelle, et le coup a réussi; grande perte pour ceux qui recherchent les émotions de la cour d'assises. Il y avait dans ce malheureux un coin d'Orosmane ou d'Otello: soyez sûrs que Paris eût fait grand cas d'Eugène Francotte et que, malgré la circulaire de M. le garde des sceaux, qui proscrit des mesures de sûreté et de répression contre l'appétit féminin en matière de cour d'assises, la plus belle moitié du genre humain eût assiégé M. le président de demandes, de prières, de grâces et de sourires, il reste à savoir si M. le président des assises, plus fidèle à la circulaire qu'à la galanterie, aurait eu le courage de résister et de dire du ton d'un Rhadamanthe incorruptible: «Non, mesdames, vous n'entrerez pas!» L'autre affaire est accompagnée d'un détail affreux, qui lui donne, sur l'assassinat de Sydonie Leroux, une épouvantable supériorité. Ce second drame ne commence pas, comme celui que nous avons déjà raconté, par un coup de pistolet, mais par une odeur de soufre et de charbon répandue tout à coup dans les habitations voisines, et donnant l'éveil. On s'interroge, on regarde, on s'inquiète; serait-ce un commencement d'incendie? Les plus alarmés se hasardent, pénètrent dans la maison, forcent la porte du logement d'où part cette épaisse fumée, cherchent, regardent de tous côtés, et aperçoivent enfin,--horrible spectacle!--une femme étendue sans mouvement, le visage couvert d'un masque de drap noir; ils veulent enlever ce masque pour tâcher de donner de l'air à la victime et de la rappeler à la vie; mais il résiste: c'était un morceau de drap enduit de poix, dans lequel une main sans pitié avait emprisonné la tête de l'infortunée. Je vous laisse à penser l'effroi des spectateurs: qui a pu commettre une action si criminelle et si barbare? La femme était seule, abandonnée, et la mort lui avait pris le secret de cette mystérieuse et sombre aventure avec le nom de l'assassin. Cependant un homme se présentait au même instant chez le commissaire de police; il était pâle et sinistre; là, il déclara qu'ayant arrêté avec sa maîtresse un double projet de suicide, il avait commencé à exécuter ce fatal traité en tuant sa complice, puis, qu'épouvanté de l'action qu'il venait de commettre, il n'avait pas eu la force d'accomplir sur lui-même le même attentat, et qu'il s'était enfui comme un insensé; maintenant qu'il avait un peu repris ses sens, il croyait devoir tout déclarer au magistrat et se remettre entre les mains de la justice. Cet homme se nommait Chevreul, la femme, Sophie Bronne.--Voilà de quoi donner le frisson aux plus insensibles. Nous ne serions pas étonné que, dès à présent, quelque dramaturge renforcé n'eut achevé un drame en sept ou huit tableaux, avec ce titre a faire courir tout Paris et la banlieue, _le Masque de Poix._ Au reste, Paris n'a pas le monopole de ces récits criminels, et le _Journal de la Haye_ nous en transmet un venu en droite ligne de la Hollande, et qui ne le cède en rien à tous nos drames de cour d'assises, s'il ne les surpasse. L'héroïne scélérate de ce forfait hollandais se nomme Antonia de Van-den-Burg; elle n'est pas d'une condition très-relevée, puisqu'elle exerçait purement et simplement les fondions de servante d'un épicier. Toute servante quelle est, Antonia, si l'on s'en rapporte au _Journal de la Haye_, a une grâce charmante et une physionomie des plus agréables et des plus douces; mais cette douceur et cette grâce extérieure cachent une âme atroce, comme on va le voir. La clientèle de l'épicier était brillante et nombreuse elle se composait des meilleures et des plus riches maisons de la ville. Tout à coup et successivement, des indispositions, ayant toutes le même caractère, se manifestèrent chez la plupart des pratiques de l'honnête marchand. Les médecins appelés et toutes vérifications faites, on reconnut que ces maladies subites avaient été causées par l'usage de certaines denrées achetées dans la boutique du maître d'Antonia Van-den-Burg, et particulièrement du sel et du poivre. On interrogea l'épicier, qui ne put que manifester son étonnement et sa douleur; puis on en vint à la servante Antonia Van-den-Burg, qui se troubla et pâlit. Cette pâleur donna des soupçons au magistrat qui redoubla la vivacité de son interrogatoire, si bien qu'il arracha à Antonia l'aveu d'une pensée infernale, d'un crime sans exemple. Antonia confessa que croyant avoir à se plaindre de son maître, elle avait résolu de s'en venger; or, ce désir de vengeance n'avait trouvé rien de mieux à faire que d'accomplir la ruine de l'innocent épicier; et comment ruiner un épicier, si ce n'est en lui enlevant sa clientèle? Antonia Van-den-Burg avait donc arrêté l'horrible plan que voici: elle mêlait de l'arsenic au sel qu'elle portait aux pratiques, faisant à part elle ce raisonnement diabolique, que les pratiques, se trouvant malades, quitteraient infailliblement l'épicier qui leur vendait cette drogue maudite; à plus forte raison, s'ils en mouraient, le quitteraient-elles. Antonia Van-den-Burg a été immédiatement mise en jugement, et ne tardera pas à passer devant la cour criminelle. Elle n'y jouera certainement pas le rôle de la servante justifiée. Nous avons eu plusieurs débuts de danseurs et de danseuses. Le premier est celui de M. Toussaint; Toussaint est un nom peu poétique pour un zéphyr; aussi M. Toussaint n'est-il pas un zéphyr, à proprement parler: il n'a qu'une légèreté problématique qui ne menace pas les frises; M. Toussaint est un bon et honnête danseur, voilà tout; n'est-ce pas autant qu'il en faut dans un temps comme le nôtre, ou le danseur est détrôné et ne sert plus guère que de machine propre à soutenir et à faire pirouetter la danseuse; la danseuse, en effet, est seule toute-puissante et souveraine. Qui sait le nom de nos danseurs actuels? Se soucie-t-on même de M. Petitpas, qui défend le plus et le mieux qu'il peut l'ancienne autorité du danseur? En revanche, quels noms éclatants que ceux de Tuglioni, de Fanny Eissler, de Louise Fitzjames et de Carlotta Grisi! je dirai plus: on connaît la plus obscure, qui se cache encore et trotte dans la légion des rats; interrogez l'orchestre: c'est Clémentine, Joséphine, Seraphine, Caroline, Zéphirine. Alphonsine, vous répondra-t-on sans hésiter. Honneur donc aux danseuses, et loin des danseurs! Aussi, tandis que le parterre de l'Opéra accueillait assez froidement M. Toussaint, il battait des mains au début de madame Flora-Fabri Bretin et de mademoiselle Smirinoff. Madame Flora-Fabri-Bretin porte un nom un peu long et un peu compliqué; il y aurait de quoi s'y prendre les jambes et y embarrasser son entrechat, si madame Flora-Fabri-Bretin dansait sur son nom; mais elle a dansé sur le plancher de l'Académie royale de Musique, et fort agréablement. Madame Fabri-Bretin-Flora a de la grâce et de la vivacité; nous joignons volontiers notre bravo au bravo que les jurés dégustateurs de ronds de jambes ont délivré à madame Bretin-Flora-Fabri. Cette agréable bayadère est Italienne. Quant à mademoiselle Smirinoff, il n'est pas besoin de dire d'oû elle sort en pirouettant, ni de donner son acte de naissance; cette terminaison _off_ le dit de reste; mademoiselle Smirinoff est du pays des Mensikoff, des Korsakoff, des Ostrogoff, et de tous les _off_ possibles qui fleurissent sur les bords de la Moskowa et de la Newa; et pour peu que vous m'y poussiez, j'avouerai que mademoiselle Smirinoff est première danseuse au théâtre de Saint-Pétersbourg; elle vient visiter Paris en passant, et lui offrir l'hommage de son estime particulière et de son entrechat; après quoi, elle compte bien retourner à Saint-Pétersbourg. Nous aurions volontiers gardé mademoiselle Smirinoff,--qui a du talent, mais puisque Saint-Pétersbourg la réclame, qu'elle y retourne accompagnée de nos encouragements et de notre bénédiction. J'espère que mademoiselle Smirinoff rendra là-bas bon témoignage de notre hospitalité bienveillante. Frédéric Bérat vient de faire paraître deux nouvelles romances de ces romances comme il les sait faire, douce pensée, tendre mélodie! L'une, intitulée _le Marchand de Chansons_, est dédiée à mademoiselle Déjazet. Ce charmant petit marchand de chansons chante la gloire et l'amour, la France et la fillette sur les pas de Désaugiers et de Béranger. L'autre a pour titre _André et Marie_, c'est encore un chant de guerre et d'amour. Frédéric Bérat n'en fait pas d'autre; il a le coeur d'un bon citoyen et le coeur d'un amoureux, deux coeurs en même temps; c'est la compensation de ceux qui n'en ont pas du tout. Deux vaudevilles sont nés sans grand bruit. Le théâtre du Palais-Royal et M. Bayard sont les pères du premier; le second nous vient du théâtre des Variétés et de M. Deligny. Celui-là se nomme _le Billet de faire part_, celui-ci le Vampire. Dans l'un il y a une veuve récalcitrante qui ne veut pas épouser un jeune baronnet; dans l'autre un Allemand qui n'ose pas déclarer sa passion à une donzelle. Le baronnet, pour contraindre la veuve à devenir sa femme, fait annoncer son mariage avec elle par un billet de faire part anticipé, et la compromet en la faisant coucher dans son château, à côté de sa propre chambre, sans que ladite veuve s'en doute. Aussi la veuve finit-elle par l'épouser. Quant à mon Allemand, son silence et sa mélancolie lui valent le surnom de _Vampire_ qui décore l'affiche. Vous devinez bien que ce vampire est le meilleur homme du monde, et que, tout Allemand qu'il est, il finit aussi par un mariage, comme le baronnet de là-haut. Quel vaudeville, en effet, ne finit point par la bénédiction nuptiale? quelques-uns aussi finissent par un petit concert de sifflets; _le Vampire_ et _le billet de faire part_ pourraient peut-être nous en dire quelque chose. Nous avons nommé plus haut le procès Lacoste. Ce procès, qui avait attiré à Auch beaucoup d'Anglais, de célibataires et de sténographes parisiens, s'est terminé à la satisfaction des accusés, du publie, et, il faut l'espérer, à la satisfaction du procureur du roi, malgré le peu de succès de ses poursuites et de son réquisitoire. Madame Lacoste et son co-accusé ont été reconnus innocents. Exposition des Produits de l'Industrie. (11e et dernier article.--Voir t. III, p. 49, 153, 164, 180,211, 228, 230, 261, 283 et 294.) OBJETS DIVERS. Nous voici arrivé au terme de notre compte rendu, et nous trouvons, en feuilletant notre portefeuille, une nomenclature effrayante de noms, de produits, de numéros dont notre intention était de parler, et que nous sommes forcé de passer sous silence, tout en reconnaissant qu'ils auraient mérité, pour la plupart, que notre feuille les citât avec éloges. Mais il y a un proverbe qui nous rassure: A l'impossible nul n'est tenu; et quoique nous ayons condensé autant que faire se pouvait nos appréciations, nous n'aurions pas voulu que l'_Illustration_ fût une succursale du _livret_, et nous borner à la simple mention de produits qui méritaient mieux et plus que cela. Aujourd'hui nous voulons réparer une partie de ces omissions, et dans notre article, véritable pandæmonium, on verra figurer un peu de tout; nous allons glaner après avoir moissonné, et nous pensons que la gerbe du glaneur vaudra bien celle du moissonneur. Et d'abord arrêtons-nous devant un magnifique travail exposé par M. Froment-Meurice. C'est un bouclier dont la vue nous a rappelé les descriptions poétiques que font, des boucliers de leurs héros, les vieux poètes du genre humain, Homère et Virgile. Mais, dans ce temps-là, le bouclier était une arme de combat. Aujourd'hui ce n'est plus qu'un prix à suspendre au milieu d'une panoplie; jadis c'était dans le combat corps à corps, au milieu des merveilleux coups d'épée et des puissants coups de lance, qu'il recevait son baptême et sa consécration Maintenant celui à qui il écherra pourrait être le plus timide, le plus faible, le plus petit des mortels, mais il aura eu en sa possession le cheval le plus vile, le jockey le plus maigre et le plus efflanqué; certes, un pareil prix lui sera bien dû pour de telles prouesses. Dans ces combats en champ clos, le champ de bataille est le _turf_, les combattants des chevaux de l'un et de l'autre sexe, les spectateurs des _sportsmen_ ou _gentlemen riders_. Le bouclier de M. Froment-Meurice, destiné à servir de prix de course, est une des plus belles pièces de l'orfèvrerie moderne. Il est en fer et en argent. Il se compose d'un sujet central ronde-bosse, de quatre bas-reliefs et d'une frise ou bordure. Le milieu, modelé par M. Jean Feuchères, représente Neptune domptant des chevaux; c'est une idée toute mythologique, vous savez que le bon La Fontaine donne une autre origine à l'appropriation du cheval au service de l'homme. Il s'agissait, vous vous en souvenez, d'une certaine vengeance à tirer d'un cerf. La première idée ennoblit le cheval; la seconde le rapproche beaucoup des petites passions de notre triste humanité. Maintenant, voici le cheval à différentes époques, car son histoire est celle de notre civilisation. [Illustration: Voiture parachute, par M. Callier.] [Illustration: Lit de sauvetage, par M. Valat.] [Illustration: Le Chromographe, par M. Rouget de Lisle.] [Illustration: Machine à fabriquer les briques, par M. Parise.] [Illustration: Le Calcographe, par M. Rouget de Lisle.] [Illustration: Moteur électrique, par M. Froment.] [Illustration: Vue extérieure de l'Exposition.] Son état primitif est l'état sauvage; on le voit bondir dans sa force et dans sa liberté, enflant ses naseaux et frappant la terre de son pied nerveux, il court, et derrière lui une hideuse cohorte de tigres le presse et l'aiguillonne. Pauvre cheval! tes reins musculeux ne te sauveront pas, car le tigre est agile et le désert est immense à traverser! Ce premier bas-relief est de M. Rouillard. Dans le second, dû à M, Feuchères, le cheval a déjà subi le joug, mais il a conservé les instincts guerriers. [Illustration: Bouclier en fer et en argent, par M. Froment-Meurice.] C'est le cheval de l'Écriture qui, lorsqu'il entend la trompette, frappe fièrement du pied la terre, et s'écrie: «Va!» Il est au milieu de la mêlée, s'animant au carnage, et s'enivrant de sang et de bruit. Le troisième bas-relief, arrangé d'après Pluvinet, par M. Justin, a pour sujet une chasse du temps de Louis XIII. Là, tout est coquet, la pose et les allures: c'est le coursier civilisé, se redressant avec grâce sous les dentelles et le riche habillement de son cavalier. Pauvre cheval! dans quelle position contre nature le montre le quatrième bas-relief, dû à M. Schoennevert! Tu cours, mais ce n'est plus en liberté, sur ton dos est une selle; et sur cette selle un affreux jockey. Ce n'est plus un cheval, c'est un lévrier. Combien il est changé depuis que l'homme La pris à l'état sauvage pour te faire servir à ses besoins d'abord, puis à ses plaisirs, et enfin à sa fortune! Tous ces bas-reliefs sont traités avec une grande supériorité, et font honneur au dessinateur et à celui qui a été fouillant l'argent de son burin infatigable et donnant la vie à ces divers épisodes de l'existence chevaline. La frise est composée de têtes d'animaux et d'attributs de chasse, et forme un cadre magnifique à cette admirable oeuvre d'art. Après l'orfèvrerie d'art, voici l'orfèvrerie usuelle. MM. Boisseaux-Detot et compagnie ont exposé une soupière Louis XV, de la vaisselle plate et des couverts en _packfong_, métal blanc et ductile dont la base est le nickel, et qui a la sonorité de l'argent. Ils ont appliqué à ce métal l'argenture par le procédé Ruolz, et ont fourni des couverts qui peuvent lutter d'apparence et de durée avec l'argenterie. Le vieux plaqué, sans valeur jusqu'à présent, soumis au véhicule électrique, a reparu comme pièce d'orfèvrerie grâce à cet ingénieux procédé qui commence à se répandre dans les petites fortunes, et même, si nous en croyons certaines indiscrétions, qui a remplacé, chez certains grands seigneurs, l'argenterie massive et chère de leurs ancêtres. Nous avons déjà parlé de machines-outils exposées par M. Calla fils. Cet habile mécanicien ne s'est pas borné à cette partie principale de son industrie; il a abordé la fonderie d'art, et d'une manière tout à fait supérieure. Les lecteurs de _l'Illustration_ en auront bientôt la preuve dans les dessins que nous leur donnerons lors de l'inauguration de l'église de Saint-Vincent-de-Paul. Aujourd'hui nous nous bornerons à signaler la statue de saint Louis, qui figurait au milieu de la grande salle des machines, le baptistère et les portes de Saint-Vincent-de-Paul. M. Baudrit a exposé une armature en fer dans un nouveau système imaginé par un des plus savants architectes de Paris. Cette armature a pour but de supprimer les colonnes en fonte dans les devantures de boutique et dans les magasins. On sait combien le négociant parisien tient à avoir un bel étalage et à présenter au passant la tentation de devenir acheteur par le bon effet de marchandises arrangées avec goût, d'heureuses oppositions de couleurs, de rapprochements séduisants. Eh bien! un des grands obstacles qu'il a à vaincre, c'est la ligne disgracieusement verticale des colonnes en fonte qui soutiennent le poitrail et tous les étages supérieurs au magasin. C'est donc, un véritable service rendu au commerce et, nous ajouterons, à la sécurité publique, que l'introduction dans les constructions d'une pièce qui supprime du même coup et les colonnes et le poitrail. En cas d'incendie, la poutre calcinée entraîne par sa chute la destruction de l'édifice entier, tandis que l'armature en fer résiste et retient tout ce qui est au-dessus d'elle. M. Baudrit a appliqué aux constructions deux systèmes, l'un qu'il nomme renversement de la poussée, l'autre suppression de la poussée. C'est le premier dont nous offrons le trait aux lecteurs. L'armature se compose de deux tirants AD, CB, et d'un seul arc CD, allant de l'extrémité d'un tirant à l'extrémité de l'autre, les deux points A, B, étant seuls fixés à l'aide d'anses en fer. Tout le poids porté par l'arc CD, et tendant à le faire fléchir, aura pour résultat de solliciter le rapprochement des deux points A, B; mais ce rapprochement ne pourra jamais avoir lieu, car il faudrait ou que la plate-bande placée au-dessus de l'arc fût broyée, ou que la charge entière fût soulevée. Dans l'application, on évite la position diagonale de l'arc par l'ajustement indiqué dans la figure. Ces armatures ont subi des épreuves de puissance tout à fait concluantes. Une, entre autres, qui n'avait pas été sollicitée par le possesseur du brevet, en a démontré la force et la solidité. Une poutre de 30 centimètres de côté et de 5 mètres 50 cent. de longueur, est tombée, par mégarde, du quatrième étage sur une ferme placée au rez-de-chaussée! Cette ferme la renvoya par son élasticité, et la poutre alla percer un plancher nouvellement construit par le malencontreux charpentier. Nous ne doutons pas qu'avant peu d'années la plupart des boutiques de Paris seront munies de cette précieuse armature. Nous avons examiné avec intérêt une machine à faire la brique, de l'invention de M. Parise, et dont nous donnons aujourd'hui le dessin. C'est une roue marchant par un mécanisme quelconque, et qui porte sur toute sa circonférence des augets. Ces augets reçoivent la terre qu'un ouvrier verse par une espèce de trémie ou d'entonnoir, puis se referment et compriment la terre, dont ils expriment ainsi l'eau, en donnant à la brique la forme qu'elle doit avoir. Ceci se passe pendant le temps que met la roue à faire une demi-révolution; alors l'auget, arrivé au bas, s'ouvre et dépose la brique sur une toile sans lin, qui la porte à l'ouvrier chargé de la ranger. Nous n'avons pu savoir combien la machine fournit de briques par jour; mais sa simplicité et la facilité des manoeuvres qu'elle exige nous font penser qu'on doit en obtenir d'excellents résultats. Le travail des mines est un des plus pénibles que l'homme puisse supporter. Être tout le jour dans une nuit profonde, au milieu des infiltrations d'eau, sous l'appréhension des coups de feu, de la chute d'un bloc, d'une inondation; ne pas savoir, en descendant à 500 mètres sous terre, si l'on reverra la lumière du soleil, et la verdure, et les arbres, si l'on embrassera encore sa femme et ses enfants; et tout cela, pour un misérable salaire qui suffit à peine pour soutenir une vie de privations et de sacrifices. Mais si le sort d'un mineur est triste quand il est en bonne santé, il devient épouvantable quand un de ces accidents si fréquents dans les mines fond sur lui, sans qu'aucune puissance humaine puisse ni le prévoir ni l'empêcher; alors, au fond de ces sentiers sinueux, au bout de ces galeries où un homme peut à peine se tenir debout et qui n'ont que la largeur nécessaire au passage d'un chariot, voyez le blessé, une jambe ou un bras cassé, obligé de se traîner péniblement, de faire souvent une demi-lieue dans ces conduits souterrains pour arriver, brisé anéanti, aux abords du puits, c'est-à-dire à 300, 400 ou 500 mètres du sol; voyez-le dans cette ascension pénible, replié sur lui-même dans la benne qui l'enlève, suspendu entre le ciel et la terre, et ayant à peine assez de force pour maudire son sort! Eh bien! cette dernière torture, la plus grande de toutes, celle qui souvent convertit en maladie mortelle une blessure peu importante, le docteur Valat vient de la faire disparaître au moyen d'un lit de sauvetage, de son invention, dont nous donnons le dessin. Cet appareil consiste en une caisse pentagonale légèrement infléchie dans le sens de sa longueur; son couvercle est mobile; elle contient un matelas traversé par une petite sellette et des sangles placées de manière à soutenir le blessé lorsque la caisse doit remonter au jour et prendre une position presque verticale. La caisse porte, de plus, des anses et une espèce de plate-forme où se place le mineur qui doit présider à la remonte. Le déploiement de quatre bras à charnières change la caisse en brancard. Cet appareil a été expérimenté déjà dans quelques houillères, et d'une manière à ne laisser aucun doute sur son efficacité. [Illustration: Nouveau système de ferme pour l'architecture, exposé par M. Baudrit.] Il est encore une autre espèce de sauvetage après lequel courent les inventeurs. Il s'agit de trouver le moyen de rendre une voiture inversable. La première idée qui se présente est de la construire de façon à ce que la caisse ait un mouvement tout à fait indépendant du train et conserve sa position et sa stabilité, quel que soit le mouvement de la voiture. Pour cela, quoi de plus simple que de maintenir la caisse sur deux axes placés au centre et à ses deux extrémités, lesquels sont supportés par des montants qui soutiennent l'impériale! [Illustration: Machine à satiner le papier, par M. Callaud Belisle.] Telle est l'idée qu'a mise à exécution M. Callier, de Gien, qui a exposé une _voiture-parachute_ est ingénieuse; nous ne doutons même pas, sans vouloir cependant en faire l'épreuve par nous-mêmes, que les voyageurs ne sortent de là sains et saufs, même dans le cas où la voiture, tombant dans un précipice, ferait huit ou dix tours sur elle-même; mais l'application nous a paru laisser beaucoup à désirer: la forme de la voiture est disgracieuse, son poids nous a semblé énorme, et c'est probablement l'impression qu'elle a produite sur un de nos spirituels dessinateurs qui dans le dernier numéro, l'a représentée résistant vertueusement aux instances et aux efforts de pas mal de chevaux. Mais, nous le répétons, le principe est bon; le tout est de l'appliquer d'une manière usuelle. Nous avons omis de parler, à l'article _machines_, d'un _moulin_ (de l'invention de M. Callaud) destiné à broyer les graines oléagineuses, et que nous avions remarqué parce qu'il nous a semblé résoudre heureusement les difficultés que présente ce genre de trituration. Les cannelures mordantes des meules ou noix des moulins ordinairement employées s'obstruent constamment, soit par des particules onctueuses, soit même par l'huile siccative qui y adhère. Le moulin de M. Callaud se nettoie constamment de lui-même, et maintient l'appareil de mouture dans son action mordante; les cylindres sont en fer trempé, et le reste du mécanisme est combiné de manière à ce que la main-d'oeuvre est la moindre possible. Il y a dans la nature, autour de nous, partout en un mot, des forces considérables cachées, inconnues ou inactives, soit parce qu'on ne sait pas les emmagasiner, soit parce qu'on ignore leur mode d'action. Déjà on se sert de l'eau et de l'air, forces naturelles par excellence et qui agissent directement et sans transformation. La vapeur, force dont l'emploi est si répandu aujourd'hui, est venue ensuite apporter son tribut à l'industrie humaine. Mais il est une force qui se trouve à profusion dans toute la nature, une force qui affecte toutes choses, dont on sait, dont on connaît l'existence, mais qui n'a été jusqu'à présent que l'objet d'expériences de cabinet, sans que personne soit parvenu à la rendre usuelle et pratique, à l'emmagasiner, à lui faire produire en grand un effet utile. M. Froment, ancien élève de l'École Polytechnique, vient de tourner avec succès ses investigations de ce côté, et quoiqu'il n'ait exposé qu'un moteur électrique d'une petite échelle, les résultats qu'il en a obtenus sont assez remarquables et appréciables pour nous faire espérer que le moteur nouveau rendra de grands services à l'industrie. Qu'on nous permette de faire comprendre en peu de mots à nos lecteurs cet ingénieux mécanisme. Lorsqu'un courant électrique traversant un fil mécanique passe près d'un morceau de fer, il y fait naître deux pôles magnétiques, l'un austral, l'autre boréal, semblables à ceux des aimants. Si le fil, au lieu de passer près du morceau de fer, l'entoure un grand nombre de fois dans le même sens, l'effet se trouve multiplié dans une proportion considérable, pourvu que les spires du fil soient isolées les unes des autres, ce qu'on obtient en se servant d'un fil de cuivre couvert de soie. M. Froment s'est servi d'une bobine bb (fig. 1) sur laquelle il a roulé un fil assez long pour faire plusieurs centaines de tours; au centre est un morceau de fer cylindrique F. Le courant électrique y fait naître deux pôles A et B; mais si le sens du courant vient à changer, les pôles changent aussi. Maintenant supposons deux aimants, dont l'un AD (fig. 2) soit solidement fixé sur un support, et l'autre A'B' fasse partie d'une roue dont l'axe est C, et puisse dans son mouvement de rotation passer très-près du fer fixe AB, quand le courant agira simultanément et de manière à faire naître dans l'un un pôle austral qui soit tourné vers le pôle boréal de l'autre, ils s'attireront avec force et la roue mobile tournera; mais elle s'arrêterait après quelques oscillations, si le sens des courants étant subitement changé ne faisait naître un pôle boréal là où était le pôle austral, et par suite une répulsion au lieu d'une attraction. Ce changement de courant s'obtient an moyen d'un anneau métallique fendu à sa circonférence autant de fois que le courant doit changer de sens dans une révolution de la machine. La fig. 3 représente un certain nombre de fers semblables à ceux que nous venons de décrire. De plus, pour utiliser le magnétisme accumulé dans les pôles qui ne sont pas en regard, un second système tout à fait semblable a été superposé au premier, et l'on a réuni les pôles de ces deux étages par des armatures de fer doux. La machine (fig. 4) a pour base un châssis en fonte de fer de forme hexagonale, aux angles duquel s'élèvent six pilastres qui supportent un autre châssis, et c'est dans cette espèce de cage que se trouve le mécanisme. L'auteur n'a pas pu encore mesurer d'une manière précise quelle force elle donne pour une dépense déterminée, mais avec une pile de 10 éléments d'un décimètre carré il a mis en mouvement un tour ordinaire. Nous ne doutons pas que la puissance d'une machine ainsi organisée ne puisse devenir considérable, et nous engageons vivement M. Froment à persévérer dans cette voie nouvelle et féconde. Nous donnons à nos lecteurs les dessins d'un _chromagraphe_ et d'un _calcographe_ Que les dames ne s'effraient pas trop de ces noms d'instruments qui sont destinés à leurs doigts délicats. Le chromagraphe leur servira à composer des dessins pour la broderie, la tapisserie, au moyen d'une application ingénieuse du kaléidoscope. Quant au calcographe, on reconnaît que c'est une espèce de manière de calquer se rapprochant du procédé Rouillet, qui, comme nos lecteurs le savent, est un véritable calque de la nature. Les billards en fer et fonte de M. Sauraux nous ont paru résoudre avec avantage la problème de la justesse et de la durée. Le corps du billard est en fonte de fer, et la table en pierre: maintenu par des boulons sur les quatre pieds, il peut être posé dans un aplomb parfait. Nous regrettons donc pouvoir donner à nos lecteurs le dessin du billard que M. Sauraux a exposé, et qu'ils auront probablement remarqué pour la grâce de l'encadrement et la richesse des détails. M. Poortman a exposé des animaux apprêtés d'après un nouveau système qui conserve à l'animal toute sa souplesse et sa grâce. Nous avons surtout admiré une levrette où est apparente la saillie des muscles et des nerfs. Les fabricants de papiers ont présenté cette année une exposition assez complète. Nous citerons surtout les papeteries d'Essonne et de Sainte-Marie. La fabrication d'Essonne, qui occupe trois machines à fabriquer le papier continu et deux cent cinquante ouvriers, s'élève à 700,000 kilogrammes de papier par an. Une grande partie des beaux livres illustrés qui ont été publiés à Paris sont imprimés sur ses papiers. Celui sur lequel nous écrivons cet article et celui sur lequel vous nous lisez sortent également de cette papeterie. Essonne a exposé une collection complète de papiers de couleur où nous avons remarqué surtout les doubles-couronnes pelure sans colle, blanches et de couleurs destinées à la confection des fleur» artificielles. La grande difficulté de fabriquer un papier aussi mince et d'arriver à des nuances aussi vives, nous avait jusqu'à ce jour rendus tributaires des Anglais. La papeterie d'Essonne les livre aujourd'hui de même qualité et à un prix moins élevé que les pelures anglaises. Elle a exposé aussi des papiers _Vergés_ faits à la mécanique et qui ont la solidité des anciens papiers à la forme. La papeterie de Marais ou de Sainte-Marie s'est depuis longtemps acquis un nom qu'elle soutient dignement cette année. M. Callaud-Belisle, d'Angoulême, ne s'est pas contenté d'exposer des papiers: il a produit aussi une machine à éplucher et satiner le papier. On sait que l'épluchage et le satinage du papier se font à la main et feuille par feuille. M. Callaud-Belisle a essayé de faire faire ce travail à la machine même que nous offrons au lecteur: A est un dévidoir chargé de papier; B sont des cylindres en cuivre destinés à faire tendre le papier et à le guider; C cylindres cannelés en fer, faisant l,200 tours par minute, qui épluchent et satinent; D rouleau servant à lustrer et faisant également 1,200 tours par minute; E cylindres qui abattent le grain du papier; F dévidoir qui reçoit le papier satiné; G engrenages et poulies donnant le mouvement; II soufflet à double vent soufflant sur la feuille du papier et chassant les impuretés. Nous avons consulté des fabricants de papier sur la bonté de cet appareil, et tous, tout en reconnaissant l'avantage qu'il y aurait à faire faire en peu de temps par une machine ce qui demande beaucoup de temps à un grand nombre d'ouvriers, nous ont répondu que le papier ne résisterait pas à un épluchage si vigoureux, qu'il y avait inconvénient à soumettre toute la bande de papier, où souvent il n'y a qu'un grain à enlever, à l'action des cylindres, et que d'ailleurs le papier devait s'user ou même se déchirer. Quant à nous, nous avons fait connaître le mécanisme et les inconvénients qu'on lui reproche; c'est aux fabricants à discuter et à expérimenter. La lithographie vient de s'enrichir d'une nouvelle découverte. Depuis longtemps on cherchait à faire du lavis sur pierre, et l'on n'était jamais arrivé à pouvoir tirer de nombreuses et bonnes épreuves. Le procédé Formentin vient de résoudre ce problème, et donne des épreuves aussi bonnes et en aussi grand nombre que la lithographie ordinaire. Les lavis sur pierre exposés par mademoiselle Formentin ont généralement attiré l'attention des artistes, ainsi que ses impressions lithographiques ordinaires et celles à deux teintes et en couleur. Les fondeurs en caractères d'imprimerie sont en petit nombre à l'exposition; mais leurs produits, qui échappent à l'appréciation des visiteurs ordinaires, ont été appréciés par les connaisseurs, et surtout par les imprimeurs. Nous citerons avec éloges MM. Biesta et Laboulaye. Les recherches de ce dernier l'ont amené à l'emploi d'un nouvel alliage renfermant de l'étain et du cuivre et permettant de fabriquer des caractères d'une bien plus grande résistance que ceux fondus avec l'ancien alliage de plomb et d'antimoine. Quant aux imprimeurs, qu'on nous permette de citer avec les éloges qu'ils méritent MM. Lacrampe et comp., qui ont exposé une magnifique collection de tirages de gravures sur bois qu'ils exécutent avec tant de succès, comme ont pu en juger nos lecteurs; le tirage de _l'Illustration_, un des plus beaux résultat» obtenus au moyen de la presse mécanique. Parmi les éditeurs, citons M. Augustin Mathias, auquel les sciences et l'industrie doivent tant d'utiles publications, et les livres illustrés de MM. Dubochet et comp. Il nous est interdit de nous étendre sur ces publications. Celui qui signe cette feuille attend avec confiance le jugement du jury sur sa belle exposition au milieu de laquelle figure _l'Illustration_, un des recueils les plus complets et l'un des plus beaux succès de la librairie moderne. Et maintenant, chers lecteurs, permettez-nous de sortir avec vous de ces vastes salles, ou nous avons trouvé tant de produits remarquables, et de nous arrêter un instant dans la cour intérieure de gauche. Là, vous voyez des ponts, des voitures, des grillages faits mécaniquement, des machines à sécher le drap, des tentes militaires, des pompes, voire même les moutons de M. Graux. Nous ne voulons rien décrire; mais là, sur le seuil de cette exposition, sur le point de nous quitter pour cinq ans, nous vous demanderons grâce pour l'imperfection de notre compte rendu, en considération de notre bonne volonté et du soin consciencieux que nous avons apporté à vous signaler ce qui nous a paru bon, utile et remarquable. Tir fédéral de 1844. Bâle, 12 juillet 1844. Mon cher directeur, Que m'apprenez-vous? Des six dessins que je vous avais envoyés, trois se sont égarés en route; vous les retrouverez, je l'espère, et vos abonnés ne perdront rien pour attendre. Puisse ma lettre avoir une meilleure chance (1)! [Note 1: Note du directeur. Ces dessins s'étaient égarés, mais ils nous arrivent à l'instant même. Nous les publierons dans un prochain numéro avec la fin de la lettre de notre correspondant.] J'ai fidèlement rempli vos instructions. J'ai tout vu, tout entendu, et si ma qualité de citoyen français et de Parisien ne m'a pas permis de disputer le prix aux vainqueurs, du moins j'ai assisté chaque jour _de visu et de auribus_ aux diverses cérémonies qui ont signalé cette fête mémorable. Mes yeux et mes oreilles ont grand besoin de repos, je vous assure, mais avant d'aller prendre des bains d'air sur les sommets des hautes alpes des Grisons, je veux accomplir ma promesse et vous adresser une relation exacte et complète du grand tir fédéral de Bâle. Un mot d'introduction. Je serai court; rassurez-vous. La confédération suisse ne forme pas une nation proprement dite; ses vingt-deux cantons se composent en effet de trois peuples distincts, dont les moeurs, la langue, la religion, les lois, sont entièrement différentes; aussi les dissensions intestines provoquées à dessein par des partis remuants auraient bientôt pour résultat infaillible de détendre et de rompre même le lien fédéral, si d'autres causes non moins influentes ne venaient pas sans cesse le resserrer. Quelque danger qu'elle coure, la confédération suisse ne périra pas; le bon sens et le patriotisme de la majorité des habitants feront toujours avorter les tentatives coupables des éternels ennemis de la liberté et de la nationalité des peuples, qui veulent diviser pour régner. Partout l'élite de la population s'efforce de développer autant que possible l'esprit d'association; partout des sociétés se fondent dont le but est de réunir sous un même toit et à la même table, dans un intérêt commun, tous les membres de la grande famille helvétique. Encore une petite préface, s'il vous plaît. Avant le tir, plusieurs sociétés générales avaient tenu leurs réunions annuelles. En venant à Bâle le 18 juin, j'ai assisté à Lausanne à celle des officiers de l'armée suisse. Peut-être nous autres Parisiens, blasés sur les émotions patriotiques, pensons-nous parfois que les Suisses aiment un peu trop à manger, à boire, à discourir, à se promener et à tirer leur carabine en société. Ces moeurs naïves les honorent, et, loin d'en rire, je les admire avec émotion et je souhaite toujours un pareil ridicule à mes chers compatriotes. Malgré l'ouverture prochaine du tir fédéral, 500 officiers de toutes armes s'étaient rassemblés les 16 et 17 juin dans le chef-lieu du canton de Vaud.--Le 16, après avoir procédé à la réception des députations, on s'est promené sur le lac et on est allé faire une fort agréable collation à Vevey. Le 18 était le jour des discours et du dîner. Les discours ont eu lieu dans la cathédrale et le dîner à Montbenon, sous une tente élégamment décorée. Les orateurs ont lu des mémoires ou soutenu des discussions sur des questions militaires. Les convives se sont régalés avec appétit de mets et de vins excellents. Ce banquet offrait un magnifique spectacle. Au delà des poteaux qui soutenaient la tente, et des beaux arbres qui l'entouraient, le spectateur ravi apercevait, comme dit M. Victor Hugo, «cette magnifique émeraude du Léman, enchâssée dans des montagnes de neige comme dans une orfèvrerie d'argent.--Les dents d'Oche ne mordaient aucun nuage.» Même auteur. Au dessert, des tostes nombreux ont été portés. Après celui de M. Druey, conseiller d'État, tous les assistants ont chanté en choeur un hymne composé tout exprès pour la circonstance par le poète de Lausanne, M. Porchat, sur une des plus belles mélodies de Grétry. Les chants se sont ensuite prolongés pendant une partie de la soirée. A l'hymne de M. Porchat ont succédé des couplets de M. Hoegger, de Genève; des strophes allemandes de M. Nessler, professeur au gymnase de Lausanne; et enfin des chansons patoises d'une originalité remarquable. Ce magnifique paysage, «le plus beau dont l'oeil humain puisse être frappé,» a dit Jean-Jacques Mousseau, l'air des montagnes si pur et si doux, cette musique militaire qui accompagnait les chants patriotiques, ces coups de canon tirés par intervalles, et que répétaient au loin les échos du Jura et des Alpes, cette foule si joyeuse, si animée, et pourtant si calme, tout cela avait produit sur moi une impression dont je jouissais avec bonheur, et m'avait disposé on ne peut mieux en faveur de la solennité nationale à laquelle j'allais me rendre. De Lausanne passons donc sans transition à Bâle; élançons-nous d'un seul bond de la rive droite du lac de Genève sur la rive gauche du Rhin. Cette ville, d'ordinaire si calme et si triste, elle est plus animée, plus gaie que Régent's-street ou que le boulevard de Gand. On a peine à la reconnaître! Que dit ce crieur dont je ne comprends pas le patois? Nous sommes au 29 juin, veille de la fête, il est huit heures du soir, et 1,000 personnes environ errent dans les rues de la ville sans pouvoir trouver un logement. On fait connaître leur embarrassante position à tous les habitants. Et cependant les journaux annoncent depuis quelques jours «que le comité des logements a trouvé moyen de loger environ 3,240 carabiniers à des prix modiques, à savoir: 500 gratis, sous des tentes, 170 chez des particuliers, sur la paille, à 2, 2 1/2 et 3 batz; 100 dans des lits, à la caserne, pour 3 à 6 batz; 2,000 chez des particuliers, dans des lits, à 5--20 batz, et 170 pour le prix de 25 à 40 batz.» Heureusement pour moi, mon titre de rédacteur de _l'Illustration_ m'avait assuré une chambre très-confortable chez le plus aimable de tous les hôtes. Qu'il en reçoive ici mes remerciements. Pourquoi m'a-t-il défendu de divulguer son nom? C'est un secret qui me coûte à garder. Le tir fédéral n'avait pas eu lieu à Bâle depuis 1827. L'établissement du chemin de fer d'Alsace, l'amélioration de toutes les voies de communication, la création de nouveaux moyens de transport, auraient suffi pour attirer cette année, dans ses murs, un nombre d'étrangers triple de celui qu'elle y avait reçu il y a dix-sept ans, mais cette fête annuelle devait être précédée d'une fête séculaire, la célébration du quatrième anniversaire de la «bataille de Saint-Jacques. Qui n'a lu dans Muller le récit de ce mémorable sacrifice, comparable à celui qui a immortalisé les Thermopyles? Le 26 août 1444, 1,500 Suisses confédérés attaquèrent près de Saint-Jacques 8,000 Armagnacs, et ils se battirent contre eux jusqu'à ce qu'ils tombassent, percés de coups mortels, sur les cadavres de leurs ennemis. 1,458 périrent vaincus à force de vaincre, dit Æneas Sylvius; 32 guérirent de leurs blessures, et 10 seulement cherchèrent leur salut dans la fuite; leurs compatriotes les bannirent de la Suisse. Le dauphin de France, qui depuis fut Louis XI, commandait les bandes mercenaires des Armagnacs. La valeur des confédérés lui inspira un tel respect, qu'il se hâta de conclure la paix, et que des lors il résolut de prendre des Suisses à son service. Un monument de pierre a été élevé par les Bâlois, en 1824, en commémoration de la bataille de Saint-Jacques. A quatre heures du matin, le 30 juin, je fus réveillé en sursaut par un coup de canon. C'était le premier signal de l'ouverture de cette double fête. Deux heures après, les clochers de la cathédrale firent, selon le programme officiel, «entendre leurs plus beaux accords»; mais au son des cloches,--douce surprise!--se mêlaient les voix d'un choeur nombreux de chanteurs postés au haut des tours. A sept heures, ce concert fini, toutes les cloches de la ville annoncèrent le service divin qui devait avoir lieu dans les quatre principaux temples. Laissant, quant à moi, les acteurs de la fête se réunir sur la place de la cathédrale, je me rendis avec une foule considérable hors de la porte d'Æschen, le long de la route où devait passer le cortège. Ce cortège ressemblait un peu à tous les cortèges passés, présents et futurs; mais il offrit plusieurs particularités curieuses qui méritent une mention. Il se composait d'une telle quantité d'artilleurs, de sapeurs, de fantassins, de corporations, de carabiniers, qu'il mit près de trois heures à défiler. Regardons-les passer et n'en disons rien; mais remarquez, je vous prie, le corps des cadets artilleurs de Bâle, c'est-à-dire trente jeunes gens de quinze à dix-huit ans, avec de petites capotes, de casquettes rouges et blanches et deux petites pièces de canon parfaitement propres et bien montées. Cette artillerie en miniature est suivie d'une infanterie lilliputienne qui consiste en quatre sapeurs sans barbe, un tambour-major tout petit, une dizaine de tambours dont la taille est proportionnée à celle de leur chef, et cinq pelotons de vingt hommes. Le plus âgé de ces soldats n'a pas quinze ans. Ce sont les écoliers du collège de Bâle organisés militairement comme dans la plupart des cantons suisses: veste ronde en toile grise, pantalon blanc, casquette verte avec broderie écarlate, buffleteries noires, un sac, un fusil, un sabre et une giberne, tel est l'uniforme, telles sont les armes de ces charmants petits fantassins qui paraissent assez difficiles à discipliner, et qui n'observent pas la consigne de silence dans les rangs. En avant des autorités municipales marchait en outre un géant vivant vêtu du costume national du moyen âge, et tout bardé de fer. Enfin, deux hommes d'une taille et d'une constitution moins extraordinaires, également vêtus du costume suisse du moyen âge, suivaient la musique du bataillon de la landwehr, portant d'énormes gobelets en forme de cornes garnis d'argent. Ces gobelets, dont la vue piquait vivement ma curiosité, devaient jouer un grand rôle dans les cérémonies prochaines. Je les suivis longtemps des yeux; mais ils franchirent le seuil de l'enceinte réservée dont l'entrée était interdite aux étrangers. Que se passa-t-il alors dans ce sanctuaire? Mon hôte me l'apprit le lendemain; on prononça des discours, on inaugura une table de marbre sur laquelle sont gravés les noms des capitaines et le nombre de soldats morts à la bataille de Saint-Jacques, et les autorités de Bâle offrirent aux confédérés des autres cantons, dans ces coupes étranges, le vin d'honneur, le _schweitzerblut_, le _sang suisse_, qui croît à l'endroit même où succombèrent les héros de 1444. Ces cérémonie» achevées, je revins à Bâle avec le cortège. On se rendit d'abord à l'hôtel de ville, où les membres du gouvernement, entourés du corps d'officiers bâlois, reçurent le comité central du dernier tir fédéral de Coire, les présidents des sociétés de tir cantonales et le comité d'organisation du tir fédéral actuel. Quelques coupes du vin d'honneur furent bues de nouveau à la prospérité de la patrie, et on se dirigea alors vers la Schützenmatte, en français la place du tir. Pour se rendre à la Schützenmatte, on passe par le faubourg Saint-Paul, élégamment décoré, à l'extrémité duquel se trouve la porte du même nom, flanquée d'une haute tour crénelée; c'est la plus belle porte de Mâle. Arrivé sur le boulevard extérieur, on voit de loin flotter les flammes blanches et rouges au haut des mâts qui entourent l'enceinte du tir. L'immense emplacement du tir fédéral, avec toutes ses dépendances, occupe une superficie de 160,000 mètres carrés; toutes les constructions sont de style gothique et en bois, mais un léger badigeon grisâtre leur donne l'apparence d'un édifice en pierre de taille. Au milieu se trouve une vaste enceinte de 66,000 mètres carrés, dans laquelle on pénètre par un arc de triomphe à trois arcades, dont les deux entrées latérales sont surmontées de tours crénelées, hautes de 17 mètres, et flanquées chacune de quatre tourelles octogones. La largeur totale de cette construction est de 22 mètres, et dans l'intérieur des deux ailes, des escaliers conduisent à des espèces de chambres servant de gîte à soixante hommes de service. Après avoir passé sous une voûte de 6 mètres de profondeur, vous vous trouvez sur une vaste place formant un carre oblong d'une longueur de 230 mètres sur une largeur de 196, et sur laquelle 10,000 hommes peuvent circuler commodément. A l'extrémité opposée à l'arc de triomphe se trouve un simple portique en cloison, également à trois arcades. De chaque côté de ce portique, ainsi que de l'arc de triomphe, s'élève une espèce de château fort octogone, de 23 mètres de diamètre, composé d'un rez-de-chaussée et d'un premier étage, et surmonté d'un belvédère crénelé à deux balcons. Deux de ces constructions, celles voisines de la galerie des tireurs, servent de cafés-restaurants pouvant contenir chacun 5 à 600 personnes. Dans une troisième on a établi au rez-de-chaussée le corps de garde de la milice, au premier étage, une salle de délibération pour les comités, enfin la quatrième, lieu de dépôt pour les pompes à incendie, offre en même temps une chambre de repos aux marqueurs. [Illustration: Porte d'entrée du tir fédéral.] A droite se prolonge, sur une longueur de 200 mètres sur 21 de largeur, et percée de 42 croisées ogivales, la vaste galerie des tireurs. Au milieu de cette galerie, un portique flanqué de tourelles, orné des armes des 22 cantons et de peintures représentant la bataille de Saint-Jacques, renferme la caisse et le bureau fédéral. Vis-à-vis du tir et dans les mêmes proportions, mais avec une largeur presque triple, est établie l'immense cantine ou salle à manger dont on admire la belle et solide charpente; aux quatre angles, les constructions octogones sent reliées avec les extrémités du tir et de la cantine par des galeries servant de bazars et de bureaux. Mais le principal ornement de la grande cour, c'est le pavillon des prix d'honneur, en forme de croix, élégante chapelle où le jour pénètre de tous côtés, à travers de hautes et sveltes fenêtres en ogive aux gracieux ornements, et du centre de laquelle s'élance, à une hauteur de 30 mètres, une tour surmontée de la statue colossale d'un guerrier du moyen âge (Hermann Seevogel, de Bâle), armé de toutes pièces et portant l'étendard fédéral. Un balcon circulaire couronnant le milieu de la tour est destiné à recevoir les drapeaux des sociétés locales; sur un autre, placé plus haut, sont plantés ceux des sociétés cantonales. Sept fontaines distribuées sur les différents points de l'enceinte fournissent de l'eau en abondance. Mais les dessins que je vous envoie vous donneront une idée plus exacte que mes descriptions de toutes ces merveilles. Le cortège introduit dans l'enceinte, on arbora le drapeau fédéral au sommet du pavillon des prix; des acclamations universelles se mêlèrent alors à une salve de 22 coups de canon; puis les drapeaux des cantons et des sociétés particulières furent successivement élevés sur les galeries inférieures. Il était trois heures quand ces diverses cérémonies se terminèrent. Depuis le matin tous les assistants jeûnaient. Au signal donné, chacun se précipita vers la salle à manger du tir, qui avait fait publier depuis quelques jours dans les journaux la note suivante: «La salle à manger, construite sur la place où se fera le tir, a 400 pieds de long, 160 pieds de profondeur, 41 pieds de haut; la façade a une longueur de 160 pieds, et un péristyle d'environ 13 à 16 pieds, qui renferme deux bureaux et deux escaliers conduisant aux galeries des dames. [Illustration: Pavillon des drapeaux et des prix.] «Cette immense salle peut contenir commodément autour de 153 tables, 4,500 personnes et au moins 4,000 près de la tribune des orateurs. Le bâtiment a trois pignons couverts de papier d'asphalte. Pour son achèvement, il a fallu 70,000 pieds cubes de bois de construction, 200,000 pieds carrés de planches, 20,000 lattes doubles, 20,000 lattes à tuiles, 25 quintaux de clous, une grande quantité de vis et de crochets. «La façade est surmontée de 16 petites tours, de 36 à 51 pieds d'élévation, garnies de moulures, d'armoiries et d'ornements ciselés en bois. «Les besoins journaliers pour le dîner sont évalués à environ 4,400 livres de boeuf, 2,200 livres de veau, mouton et porc, 4,200 livres de pain. Il a été commandé 25 quintaux de charcuterie et 50 sacs de pommes de terre. «Les fournitures de légumes qui proviennent des environs de Colmar, commenceront le 29 juin par le chemin de fer. Les provisions en vins s'élèvent à environ 420,000 bouteilles de vin destiné aux arquebusiers, 14,500 bouteilles de vin d'honneur, parmi lesquelles se trouvent 2,400 bouteilles véritable _sang-suisse_, 1,000 bouteilles de vin de Champagne, 1,000 bouteilles de vin de Bordeaux, 1,000 bouteilles d'Yvorne, 600 bouteilles de vin de Margraviat de 1753, 500 bouteilles de Neuchâtel, 500 bouteilles de vin du Rhin, 500 bouteilles de vin de Bourgogne, 300 bouteilles de Xérès et Malaga, et 1,000 cruchons d'eau de Selters. «Les dîners sont préparés par un chef de cuisine, aidé de 5 cuisinières, 3 pâtissiers et 4 trancheurs; 10 personnes sont chargées de la préparation des légumes, 22 autres ont soin de la vaisselle. Le service dans l'intérieur de la salle à manger est dirigé par 200 sommeliers en uniforme, dont 180 en activité et 20 en réserve. «L'administration de la cave est confiée à un surveillant en chef et 4 surveillants en sous-ordre, et celle de la cuisine, à 2 surveillants en sous-ordre et 6 aides. «Les tables seront couvertes de linge damassé blanc et gris, confectionné dans les fabriques des cantons de Berne, d'Argovie et de Thurgovie. «Les commandes en vaisselle faites jusqu'au 1er mai s'élèvent déjà à environ 400 soupières, 1,706 plats, 700 saladiers, 300 moutardiers, 20,000 assiettes, 10,000 verres à vin, 300 verres à vin de Bordeaux, 200 verres à vin du Rhin dits Ræmer, 600 salières, 5,000 couteaux et fourchettes, 5,000 cuillers, 350 cuillers à ragoût, et 200 couverts à trancher.» [Illustration: Le Stand, Salle du tir fédéral.] Il devait y avoir, comme vous le voyez, beaucoup d'élus dans ce paradis; toutefois le nombre des appelés était si considérable, qu'il me fut impossible de trouver une place; j'avais le numéro 12,587. Je retournai donc à Bâle, mourant de fatigue et de faim, mais bien résolu, mon cher directeur, à remplir mon devoir jusqu'au bout, dussé-je en mourir, me promettant d'assister le lendemain à l'ouverture du tir, qui était annoncée pour six heures. (_La fin à un prochain numéro._) Inauguration de l'Éclairage au Gaz sur la place Saint-Marc, et Fête de la Tombola, à Venise (8 juin 1844). [Illustration: Inauguration de l'éclairage au gaz et tombola sur la place Saint-Marc, à Venise.] Venise eut longtemps la réputation d'une ville de plaisir. Outre son carnaval, qui attirait les étrangers de toute l'Europe, un grand nombre de réjouissances périodiques y étaient célébrées, presque toutes ennoblies par le souvenir des événements auxquels elles devaient leur origine. La plus grande pompe était surtout déployée dans les cérémonies politiques, notamment dans celle où chaque année, le jour de l'Ascension, le doge, monté sur le Bucentaure, entouré de la noblesse, accompagné de toutes les gondoles de Venise, allait épouser la mer, aux yeux de tous les ambassadeurs étrangers, qui semblaient, par leur présente, reconnaître cette prise de possession. Le gouvernement lui-même s'appliquait à multiplier les fêtes et les spectacles, ingénieux qu'il était à occuper et à distraire une population plus disposée à tenir compte des soins donnés à ses plaisirs que des concessions faites à son indépendance. Enfin ce n'était pas une institution purement, frivole, que cet usage habituel du masque, dédommagement nécessaire de l'inégalité qui existait entre les diverses classes de la population de Venise. A la faveur du masque, un sénateur en robe, en grande perruque, venait s'asseoir devant une table entourée de personnages marqués comme lui, et tenait la banque, comme il aurait présidé un tribunal. Cette fureur du jeu était plus générale à Venise qu'ailleurs, parce que le gouvernement se croyait intéressé à l'encourager, et que, dans les premiers temps, la banque était établie sur la place publique. A diverses époques, la ruine éclatante de beaucoup de familles fit interdire les jeux de hasard; mais cette prohibition ne fut jamais que momentanée. Nous retrouvons encore aujourd'hui comme un souvenir et un dernier vestige de cet ancien usage dans la Tombola, espèce de loterie qui se tire annuellement, et de jour, pendant le carnaval, sur la place Saint-Marc, et dont les produits reçoivent une destination charitable et mieux appropriée aux besoins moraux de notre siècle. Cette année, pour la première fois, la Tombola n'a pas été tirée à l'époque, ordinaire; elle a été ajournée jusqu'au samedi 8 juin, afin de donner quelque solennité à l'inauguration de l'éclairage par le gaz de la place Saint-Marc, et le tirage a eu lieu de nuit. La Tombola est faite par les soins de l'administration des établissements de bienfaisance publique, et au profit de ces établissements. On distribue un nombre considérable de billets, ou cartons de loterie, absolument comme au loto. Celui qui a un quaterne gagne 600 zwanziger, ou livres autrichiennes (la livre autrichienne vaut 87 centimes); celui qui a un quine gagne 800 livres, et le joueur assez heureux pour marquer les quinze numéros inscrits sur son billet gagne la Tombola, qui est de 2,000 livres. Comme le nombre des gagnants est très-faible, l'argent payé par l'administration est peu de chose, et une grande partie de la recette reste pour les pauvres. Ainsi, dans la dernière Tombola, 40,000 billets environ ayant été pris, ont donné 40,000 livres; et comme il n'a été gagné que trois quaternes et deux tombola, l'administration n'a eu que 5,800 livres à payer aux gagnants. La cérémonie a commencé le 8 juin à neuf heures du soir, sous la présidence de la commission des établissements de bienfaisance placée sur une estrade élevée en avant de l'église Saint-Marc. Sur cette même estrade étaient la roue de fortune, l'enfant qui tirait les numéros et trois trompettes. Un coup de trompette annonçait le tirage de chaque numéro, qui était ensuite annoncé par des crieurs distribués aux quatre coins de la place, et affiché en haut de deux tribunes, en même temps que sur une tour carrée, construite au milieu de la place et surmontée d'une urne. Sur les quatre faces de cette tour on appliquait de gros chiffres indiquant les numéros au fur et à mesure qu'ils sortaient: ceux-ci étaient à demeure. Autour des numéros régnait une double rangée de becs de gaz. Quand un quaterne était gagné, on allumait on feu de Bengale, et au son de la musique militaire, le gagnant venait faire vérifier sur l'estrade son billet, pour toucher l'argent le lendemain. Toute la place était couverte de monde, et offrait un curieux spectacle par la variété des costumes pittoresques de Grecs, à Arméniens, etc. Une ligne double de troupes maintenait le bon ordre. Le gaz était employé depuis huit ou dix mois dans les magasins des galeries; mais la municipalité ne l'avait pas encore utilisé pour l'éclairage de la place. De chaque coté, trois colonnes s'élèvent surmontées d'une couronne d'où jaillit la flamme du gaz, et du milieu de chaque arcade des galeries s'avance un très-long bras de fer supportant une lanterne. La façade de la cathédrale est éclairée par trois de ces lanternes, une dans chacun des intervalles qui séparent les grandes portes. La soirée du 8 juin s'est terminée par un feu d'artifice tiré au jardin public de Napoléon, sur la lagune, au milieu de la mer. Du quai des Esclavons et de la Piazzetta, tous ces feux rouges et bleus qui se réfléchissaient dans les eaux, formaient, avec les gondoles illuminées, un magnifique tableau. Le jeudi précédent avait eu lieu la régate, ou course des gondoles dans le grand canal. Le Sacrifice d'Alceste. (3e partie.--V. p. 297 et 314.) Par une sombre et pluvieuse soirée de l'année 1793, un homme déjà sur le déclin de l'âge, revêtu du costume grossier d'un paysan, suivait un chemin étroit et encaissé qui allait rejoindre la grande route de Rennes. A côté de lui, marchait une jeune fille enveloppée d'une épaisse mante de laine brune. Tous deux s'avançaient avec peine dans ce sentier fangeux, que sillonnaient de profondes ornières. Le vieillard trébuchait à chaque pas dans ces cavités perfides que la vase et l'eau dissimulaient dans l'ombre, et comme incertain de la route qu'il devait suivre, s'arrêtait sans cesse en gémissant tout, bas, tandis que la jeune fille essayait en vain de le soutenir et de hâter sa marche. «Mon Dieu! murmura-t-elle; pressons le pas! que deviendrions-nous si la nuit nous surprenait ici? Heureusement nous ne sommes plus éloignés de la ferme des Essarts, et sans doute nous y serons reçus. --Dieu le veuille! répondit le vieillard d'un ton désespéré; car je ne serais pas en état d'aller plus loin, quoi qu'il puisse arriver.» Et ils continuèrent leur route; mais plus ils avançaient, et plus elle devenait difficile. La jeune fille, dont l'énergie semblait avoir jusque-là soutenu son père, s'épuisait en vains efforts sur ce sol détrempé, où ses pieds s'enfonçaient et glissaient à chaque pas. «Mon Dieu! dit-elle tout à coup avec un mouvement de terreur, voilà des chevaux!» En effet, on entendait le bruit d'une troupe d'hommes à cheval galopant dans la vase, et à travers la brume et l'obscurité, on pouvait distinguer des uniformes, des plumets et des écharpes tricolores. Les deux voyageurs se rangèrent contre le talus; par un mouvement instinctif, la jeune fille se mit devant son père, comme pour le cacher et le protéger. L'un des cavaliers s'arrêta. «Citoyens! cria-t-il, savez-vous ce qui s'est passé aujourd'hui au château de Larcy? --Oui-da! répondit la jeune fille, avec un accent et dans un patois que l'étranger, penché sur le cou de son cheval piaffant dans la boue, semblait avoir peine à comprendre; le citoyen maire est venu au château pour arrêter les aristocrates, le baron et sa fille. Dame, ceux-ci se sont sauvés, et le château a été pillé: mais le vieux traître n'a pas été loin, car on dit qu'il a été arrêté et pendu à vingt pas du château. --C'est bon! Adieu, citoyenne, cria le cavalier; et il partit au grand trot. --Marchons vite! dit la jeune fille à voix basse en prenant le bras du vieillard; ceux-là sont trompés, tâchons de gagner la ferme avant d'un rencontrer d'autres.» Ils sortirent enfin du bourbier et hâtèrent le pas. Le chemin devenait plus praticable, et bientôt ils atteignirent la ferme des Essarts. Ils pénétrèrent dans une arrière-cour déserte, et la jeune fille frappa à une petite porte que la fermière vint ouvrir d'un air étonné. «Que demandez-vous? dit-elle. --Un abri et une place au feu. Nous sommes égarés. --Entrez,» répondit la fermière avec quelque hésitation; et elle les introduisit dans la salle où Dominique le fermier se chauffait au feu de l'âtre. Les deux voyageurs s'approchèrent de la haute cheminée afin de sécher leurs habits trempés de vase et de pluie. Le fermier les examina quelque temps avec défiance. «Où allez-vous donc comme cela, citoyens? dit il, enfin. --Nous allons à Rennes, dit le vieillard, et nous voudrions trouver une voiture pour nous y conduire. En connaissez-vous quelqu'une par ici que nous puissions louer? --Louer une voiture! répliqua Dominique, qui fit un mouvement au son de cette voix; et en même temps ses yeux s'arrêtaient sur les petites mains blanches et délicates que la jeune fille mettait devant sa figure pour se garantir de la flamme; et peut-être aussi pour se cacher; une voiture! répéta-t-il avec expression; ce n'est pas ainsi que voyage un paysan... pas plus que ces mains-là ne sont celles d'une paysanne! Qu'êtes-vous venus faire ici? --Vous demander un asile, Dominique, répondit Mathilde on se découvrant, un asile seulement pour cette nuit! --Mademoiselle Mathilde! s'écria la fermière en lui prenant les mains avec effusion. --Grand Dieu! s'écria te fermier; vous ici! le baron de Larcy dans ma ferme! --Oui... je suis poursuivi... et je vous demande de me secourir. --Vous me demandez de me perdre! interrompit Dominique hors de lui; ne savez-vous pas que vous êtes hors la loi, et qu'il y a peine de mort pour tous ceux qui vous recèlent! Si l'on sait que vous avez mis le pied ici, moi, ma femme et mes enfants, nous sommes tous perdus! Sortez, sortez bien vite! Si vous restiez ici, je devrais vous dénoncer! --Quoi! Dominique, répondit le baron avec calme, c'est ainsi que vous me recevez! Quel mal vous ai-je fait? --A moi personnellement... aucun. On dit que vous avez appelé l'étranger et semé la guerre civile. C'est un crime... Moi, je ne m'en fais pas juge. Je vous dis seulement, sortez, allez ailleurs. Mais demandez à Bastien et à Gervais, demandez à Léonard ce que votre père, de triste mémoire, a fait aux leurs, et vous saurez pourquoi ils ont brisé la porte de votre château ce soir. --Ainsi, reprit le baron d'une voix altérée, vous me refusez l'abri de votre toit pour une nuit. Et cette enfant, ajouta-t-il en montrant Mathilde, l'enveloppez-vous dans cette même haine, dans cette même vengeance?» Le fermier parut hésiter «Non, non! s'écria Mathilde. Mon père! avez-vous pensé que je pourrais vous quitter un moment?... Adieu Madeleine... Je ne vous en veux pas.» Et elle tendit sa main à la fermière, qui se tenait appuyée contre le mur, les mains croisées sur sa poitrine. Madeleine prit sa main et la baisa en pleurant... puis les deux fugitifs se trouvèrent encore une fois seuls sur la route. Toutefois, par un singulier contraste, cette dernière scène avait rendu au vieux baron toute son énergie. Ce coup, loin de l'abattre, l'avait relevé; et il s'achemina d'un pas beaucoup plus ferme vers la taverne du père Lartier, espèce d'auberge ouverte à tout venant, sur le bord de la route. «Dans la foule, dit-il, on ne fera peut-être pas attention à nous, et nous pourrons faire marche pour une voiture.» Il y avait, en effet, beaucoup de monde dans la salle; on y parlait très haut, et les deux fugitifs s'y glissèrent sans qu'on prît la peine de les regarder. Le baron demanda un pot de cidre et s'assit à une table isolée avec Mathilde. Au milieu de la salle, quatre ou cinq individus, armés de mauvais sabres et de pistolets rouillés, discouraient des événements de la journée, et se vantaient d'avoir pris part à la dévastation du château de Larcy. «Par le sang Dieu! disait l'un, si j'avais attrapé le vieil aristocrate, je ne l'aurais pas laissé partir, moi, car je le connais bien. --Sortons! dit Mathilde bas à son père. --Où irions-nous? dit le baron. Que la volonté de Dieu soit faite! --Tâchons de nous procurer au moins cette voiture sur-le-champ. Je vais parler à l'aubergiste. De la part d'une femme, la demande d'un chariot paraîtra toute naturelle.» Mathilde se leva et alla trouver le père Lartier. «Une charrette couverte, ma petite mère? dit-il. Ohé! Rousseau! cria-t-il en s'adressant à l'orateur de la bande, veux-tu louer ton chariot pour un voyage de Rennes, aller et retour? --Ce ne serait pas de refus, dit Rousseau; mais cela dépend du prix, quoi! --Eh bien, tenez, ma petite mère, continua l'aubergiste, voilà votre homme. Faites, votre affaire avec lui si vous pouvez.» Mathilde s'approcha, non sans quelque répugnance, de cet individu, véritable figure de bandit qui lui inspirait une terreur profonde. Rousseau sembla s'en apercevoir, et, tout en l'examinant avec attention, se mit à débattre avec elle le prix de sa voiture. «Mais après tout, citoyenne, il faut voir d'abord si elle vous convient, dit-il enfin. Venez avec moi sous la remise, et je vais vous la montrée. --Comment, sacrebleu! dit l'un des voisins, tu vas louer notre chariot, Rousseau, et pour aller à Rennes? Ne sais-tu pas qu'il nous le faut pour partir demain à midi?» Tous les autres, avertis alors de ce qu'il s'agissait, firent chorus et se levèrent à la fuis. «Mais si on le paie bien! cria Rousseau. Venez avec nous, parbleu! et nous conclurons tous ensemble le marché.» Mathilde était trop avancée pour reculer sans danger. Réunissant tout son courage, elle sortit au milieu de ces hommes à demi gris, et se dirigea vers la remise, espère de hangar adossé contre le mur de la cour. A ce moment, un grand et bel homme, revêtu d'un uniforme de capitaine républicain, parut sur le seuil de l'auberge. Il s'arrêta un moment et jeta un coup d'oeil rapide tout autour de la salle, que le départ des chenapans qui l'encombraient un moment auparavant laissait presque vide; puis il entra, et on fit lentement le tour, examinant avec attention toutes les personnes qui s'y trouvaient. Cet examen effraya singulièrement le baron de Larcy, qui, à chaque fois que le capitaine s'arrêta devant lui, ne put s'empêcher de tressaillir et de tourner la tête. «Que voulez-vous, capitaine? dit l'aubergiste. --Un pot de cidre et deux verres sur cette table, dit l'officier. Parbleu! père Robineau! ajouta-t-il en frappant rudement sur l'épaule du baron, ne me reconnaissez-vous pas? Il y a une heure que je vous cherche.» Le baron leva la tête, stupéfait... et poussa un cri étouffé: c'était Nathaniel de Keraudran. «Ah! ah! dit Nathaniel en posant sa main sur la sienne et en la serrant fortement, il paraît que vous ne vous attendiez pas à me voir. Mais nous allons boire un coup avant de partir... Où est votre fille? --Elle est en marché pour louer un chariot, répondit le baron d'une voix altérée par l'émotion. --C'est inutile maintenant, répliqua Keraudran avec le même sang-froid. J'ai ma voiture, et vous monterez derrière, père Robineau. Ah ça, que fait donc votre fille?... --Elle est dans la remise à voir la voiture, dit Lartier, qui apportait le cidre. --Je vais la chercher, reprit Keraudran. Buvez un coup en m'attendant, père Robineau, c'est moi qui paie.» Et il sortit vivement, se dirigeant vers la remise indiquée. En approchant, il entendit des voix animées, des plainte» étouffées... «Après tout, disait Rousseau, pour une petite aristocrate, tu fais bien la mijaurée!... Aimes-tu mieux que nous te fassions couper la tête? Choisis vite. Parbleu! tu n'en mourras pas de cette fois...» Ces hideuses paroles eurent à peine frappé les oreilles de Keraudran, qu'il s'élança vers la porte pour l'ouvrir... Elle était barricadée... Sans perdre un temps précieux pour chercher à l'enfoncer, il courut à l'étroite ouverture qui servait de fenêtre, la franchit rapidement et sauta dans la remise. Cette soudaine apparition déconcerta les bandits. Ils reculèrent de surprise, et, dans leur trouble, Mathilde, éperdue, palpitante, put s'échapper des mains de Rousseau, qui déjà l'avait saisie, et courut se blottir derrière son défenseur. «Ah! tas de bandits! lâches coquins! cria Keraudran en agitant son sabre avec fureur, vous vous mettez cinq contre une femme! Attendez, sang Dieu! et je vous en ferai passer l'envie!» Mais les mauvais drôles étaient revenus de leur première surprise; et, à la clarté de l'unique chandelle qui fumait sur le sol, piquée dans une bobèche-brûle-tout de fer, ils virent aussitôt que Keraudran était seul. «Parbleu! il n'est pas mauvais, le militaire! s'écria Rousseau avec un éclat de rire ironique. C'est-à-dire qu'il la voudrait à lui tout seul, le godelureau. Mais, patience! aux derniers les restes. --Oh! je vous en conjure! s'écria Mathilde en se précipitant vers lui, qui que vous soyez, défendez-moi! --Voyons! répéta Rousseau, accepte, ou file.» Et il tira le sabre; tous les autres Limitèrent. «Ah! vous vous mettez toujours cinq contre un, lâches que vous êtes!... Eh bien!... tiens!» Et, du premier revers, il abattit Rousseau à ses pieds. Les autres poussèrent un cri de fureur et fondirent tous ensemble sur lui. Une mêlée terrible s'ensuivit. Keraudran, acculé dans l'angle de la remise, et couvrant Mathilde de son épée et de son corps, se défendait comme un lion contre les quatre assaillants. Par un coup heureux, il en mit un second hors de combat. Mais la partie était encore trop inégale. Déjà blessé, il allait infailliblement succomber. «A moi, à moi, Jacob! criait-il en se battant en désespéré, à moi! --Voici, voici, capitaine!» répondit son domestique Jacob, paraissant à la lucarne, portant un pistolet d'arçon de chaque main. Mais, dans cette furieuse mêlée, la lumière avait été foulée aux pieds, et Jacob ne distinguait rien dans l'obscurité. «Où êtes-vous, capitaine? cria-t-il. --Ici! répondit Keraudran avec un cri de triomphe. Feu partout!» Jacob déchargea coup sur coup les deux pistolets au hasard. Keraudran profita de la frayeur des assaillants pour courir à la porte et tâcher de l'enfoncer ou de l'ouvrir. Le bruit des coups de feu avait retenti jusque dans la salle de l'auberge. «Qu'est-ce que cela? dit Lartier avec terreur. On se fusille!... C'est ce maudit Rousseau qui fait des siennes, sùr!» A ce moment Keraudran parut, couvert de sang, ses vêtements déchirés, son épée nue à la main, et tenant encore embrassée Mathilde à demi évanouie. «Ah! tas de chouans que vous êtes! cria-t-il d'une voix terrible, vous attirez donc chez vous les officiers de la république pour vous mettre dix contre un et les assassiner! Sang Dieu! dès demain, infâmes brigands! je vous fais fusiller jusqu'au dernier! --Monsieur l'officier!... citoyen capitaine!... répétait Lartier éperdu, ce n'est pas moi... ce n'est pas nous.. --Qu'on se taise; et qu'on obéisse! interrompit Keraudran. Trois chevaux de réquisition à ma voiture, et pas de raisons! On part dans cinq minutes.» Quelques instants après, Mathilde, Nathaniel et le baron de Larcy partaient au galop pour le château de Keraudran, où ils arriveront sans accident. Une fois au château, il fallut se conduire avec prudence, en attendant qu'il fût possible de se procurer des passe-ports. Le baron de Larcy passa pour jardinier, sous le nom de Robineau, et Mathilde pour femme de chambre Ils se montraient au reste le moins possible, et attendaient avec impatiente le moment où ils pourraient fuir à l'étranger sans péril. Un matin, Nathaniel se trouvait seul lorsque Jacob entra tout effaré. «Capitaine! s'écria-t-il, savez-vous ce qu'on dit? On va faire une perquisition ici! --Et pourquoi? demanda Keraudran, pâlissant à cette terrible nouvelle. --On prétend que vous cachez dans le château des gens mis hors la loi. C'est un des mauvais garnements que vous avez si bien écharpés là-bas qui vous a dénoncé. On sera ici dans une heure. --Eh bien! qu'ils viennent! répondit Keraudran avec sang-froid. Tiens-toi à la porte d'entrée pour les recevoir.» Aussitôt qu'il fut sorti, Keraudran courut chercher le baron de Larcy et Mathilde. Il les enferma dans une espèce de petit cabinet secret placé près de son alcôve, et attendit tranquillement les délégués de la commune. Quelques instants après, le maire entra. Il était seul et sans écharpe. «Vous n'attendiez pas ma visite sans doute, citoyen capitaine? dit-il à Keraudran. --Je vous recevrai toujours avec plaisir, citoyen maire; vous pouvez en être certain d'avance. --Peut-être. Mais, aujourd'hui, les moments sont précieux. Vous donnez asile dans votre château à des ennemis de la république. --Comment? Vous êtes trompé, citoyen maire, et... --Non, non; je suis certain de ce que j'avance Vous cachez ici le baron de Larcy et sa fille, qui sont hors la loi. Nos renseignements sont sûrs, et vous le nieriez en vain. Mais avant de venir ici, comme maire, remplir un devoir sévère, bien qu'indispensable, j'ai voulu vous voir encore une fois comme ami, vous prévenir du danger, et vous supplier de vous y soustraire. --Je vous en remercie bien sincèrement C'est une marque d'intérêt que j'apprécie comme je le dois. Mais ce danger n'existe pas, et... --Je vous ai déjà dit qu'il était inutile de nier. Soyez persuadé que je ne viens pas ici chercher des renseignements et tirer parti de votre confiance. Je n'ai plus rien à apprendre. C'est pour vous, monsieur de Keraudran, que je viens aujourd'hui. Vous connaissez la rigueur de lois. Or, j'ai pour vous une haute estime. Je sais que vous êtes dévoué aux principes de la révolution, que vous avez pris les armes pour défendre la patrie, et que vous ne seriez pas homme à déserter devant l'étranger le drapeau que vous avez choisi. Je comprends aussi le sentiment qui vous porte à donner asile au baron de Larcy. Ce serait donc pour moi une peine bien vive d'être obligé de vous envelopper dans la même poursuite comme ennemi de l'État, et je viens vous supplier de me l'épargner. --Comment cela, monsieur le maire? répondit Keraudran. Je sais que le gouvernement de la république ne se fait pas faute aujourd'hui de soupçonner et de poursuivre ses plus fidèles serviteurs. Mais je ne vois pas comment je pourrais me soustraire à une poursuite que rien ne justifie à mes jeux. Ce serait m'avouer coupable, et... --Pour Dieu! monsieur de Keraudran, interrompit le maire avec une certaine agitation, je vous ai parlé avec trop de franchise pour que ces détours puissent vous paraître encore nécessaires. Le baron de Larcy et sa fille sont chez vous. Je vais faire dans quelques instants une perquisition dans le château; je sais où les prendre; je les prendrai... et je vous arrêterai en même temps comme complice... Je le dois... et je le ferai. Or, l'arrestation, c'est la mort. Eh bien!... faites, quand je viendrai, que les coupables ne soient plus au château... Renvoyez-les. Notre perquisition sera inutile, et nous vous lierons nos excuses.» Il y eut un moment de silence... de silence terrible pour les deux réfugiés, ou plutôt pour la seule Mathilde, car elle s'était rapprochée de la porte secrète, et, l'oreille sur la serrure, elle avait pu saisir le sens de cette conversation. Le baron de Larcy n'avait rien entendu. «Je le sais, monsieur le maire, répondit Keraudran; l'arrestation... c'est la mort. Mais je ne redoute ni l'une ni l'autre.» Il y eut un second silence. Le maire reprit après quelques instants, d'une voix altérée: «Je n'accepterai pas encore cette réponse pour votre dernier mot. Vous réfléchirez, monsieur de Keraudran, je l'espère. Je vous en conjure, ne sacrifiez pas votre vie par un dévouement inutile à ceux mêmes que vous voudriez sauver. Votre vie est précieuse, capitaine. La république n'a pas trop de défenseurs comme vous, d'officiers éclairés, instruits, qui puissent guider ses enfants qui n'ont encore que le courage sans étude et sans expérience. Je crois servir mon pays en même temps que mon amitié en insistant auprès de vous comme je le fais, capitaine... Soyez seul au château dans une heure d'ici... Je vous en conjure une dernière fois! --Je vous remercie, monsieur le maire... et je vous dis adieu! répondit Keraudran d'une voix émue. Je compte vous revoir dans une heure... et vous saurez alors que je sais me conserver pour la république. Au revoir.» Et il le reconduisit à la porte en lui serrant la main. Mathilde, anéantie de terreur, tomba sur un siège en se cachant le visage entre les mains. Presque aussitôt, Keraudran ouvrit la porte du cabinet. Il était excessivement pâle, mais calme. «Je viens vous rendre la liberté, dit-il en souriant. La réclusion n'a pas été longue. --Non, répondit le baron; cependant, je commençais à m'inquiéter. --Capitaine! dit Jacob, qui parut à la porte; il est sorti! --Bien!... Écoute, Jacob!» Et il alla avec lui dans l'antichambre. «Nous avons six chevaux dans l'écurie? --Oui, capitaine. --Bon! Fais-les seller tous les six. L'andalous portera une selle de femme. --Bien, capitaine. --Prends ton uniforme... ainsi que Vincent et Robert. Les pistolets aux fontes, et des munitions. Nous aurons à en découdre. --Bon! capitaine. --Ils vont venir pour nous arrêter dans une demi-heure... nous leur passerons sur le ventre. --Oui, capitaine, --Bien; en selle, dans la cour d'honneur. --Suffit, capitaine. Keraudran courut revêtir son uniforme et s'armer, et il rentra presque aussitôt. Larcy fit un cri de surprise. «Nous allons faire une petite promenade, dit-il avec nn sourire, et, pour vous déguiser, je vous apporte cet uniforme; vite, mon cher baron, l'habit sera peut-être un peu étroit, mais à la guerre comme à la guerre. Vous ne mettrez qu'un bouton sur deux; il suffit que le ceinturon tienne à la taille et que l'épée ne tienne pas au fourreau. --Comment! s'écria le baron, sommes-nous menacés? --Ah! Nathaniel! dit Mathilde en courant à lui; que voulez-vous faire! --Vous conduire hors du château... mais je ne vous laisserai pas seuls. Vite, vite, baron, le temps presse... Je cours rejoindre mes gens et je vous attends dans la cour... Mathilde, votre cheval est sellé.» Il descendit, donna ses ordres, vérifia si les armes étaient en bon état: «Enfants! dit-il à ses trois soldats; ces pékins de municipaux doivent venir dans une heure nous empoigner pour nous couper le cou le lendemain. J'ai trouvé que c'était bon pour des moutons, d'endurer sans regimber cette petite cérémonie, et mon avis est de passer préalablement notre sabre dans le ventre de quelques-uns de ces gredins-là pour leur apprendre à vivre. --Bravo, capitaine! crièrent les trois hommes; comptez sur nous! --Ainsi, attention au commandement... et marche!» Quelques minutes après, la petite troupe, ayant Mathilde à cheval au milieu d'elle, sortit du château et prit un sentier couvert pour gagner la grande route. «Où allons-nous? demanda Mathilde. --A Paris! dit Keraudran, le voyage est long, mais nous ne pouvons aller ailleurs... Halte! interrompit une voix; vous n'irez pas à Paris, citoyen Keraudran!» Et le maire, revêtu de son écharpe parût au milieu du sentier. «Je vous arrête! --Halte!» repartit Keraudran; et il vit, au même moment, un peloton d'une cinquantaine d'hommes qui se développa et coupa la route en avant et en arriéré. «Ah! ah! murmura-t-il tout bas, cela se complique.--Eh! pourquoi nous arrêtez-vous dans notre promenade militaire, monsieur le maire? Nous sommes tous de loyaux serviteurs de la république, engagés volontaires sous ses drapeaux. Nous, prenez-vous pour des chouans, par hasard?» Le maire alors se mit à lire l'acte qui mettait hors la lui le baron de Larcy et sa fille, et somma les cavaliers, au nom de la loi, de se rendre. Pendant ce temps Keraudran dit bas et rapidement à Jacob: «Mon garçon... guide à gauche, et au commandement de Charge! va me sabrer ce grand benêt au pantalon rayé... fais-toi suivre par Vincent et Robert.--Écoutez, papa Larcy, ferme sur les étriers... et suivez-moi, chargez comme vous avez fait à Fonteney; je réponds du reste.» En même temps il prit la bride du cheval de Mathilde: «Fermez les yeux, Mathilde, dit-il, et tenez-vous aussi bien que possible.» Le maire répétait sa sommation «Il suffit, monsieur le main-, dit Keraudran à haute voix; mais un capitaine ne donne pas son épée; quand on la veut... on vient la prendre. Tenez!... et il la tira du fourreau.--Enfants! l'arme hors du fourreau!» ajouta-t-il. Tous l'imitèrent, et Keraudran lit le geste de tendre son sabre au maire, qui s'avança avec confiance pour le prendre. En même temps les soldats de la commune, partageant cette sécurité, reposèrent leurs armes, «Charge à fond!» cria Keraudran d'une voix de tonnerre; et repoussant le maire de côté sans le blesser, il lança son cheval sur le peloton en face de lui. Surpris par cette attaque imprévue, inexpérimentés d'ailleurs dans le maniement des armes, les soldats de la commune n'eurent pas le temps de croiser la baïonnette, ils furent sabrés et enfoncés. Les six cavaliers leur passèrent sur le corps et continuèrent leur course au galop dans le sentier, au milieu des coups de fusil que les miliciens, revenus de leur première stupeur, tiraient sur eux en les poursuivant en desordre. «C'est notre bataille de Fornoue, baron! s'écria Keraudran en riant; notre victoire nous permet de fuir...» Il terminait à peine cette phrase qu'une balle vint frapper l'andalous que montait Mathilde. L'animal, blessé à mort, se cabra et s'abattit.--Keraudran poussa un cri terrible et, arrêtant brusquement son cheval, reçut Mathilde entre ses bras et l'empêcha d'être entraînée par la chute de sa monture. Elle resta debout. «Vite! vite! lui dit-il en la soulevant; mettez votre pied sur le mien et sautez sur mon cheval.» Mathilde, tout étourdie de sa chute, hésitait, presque sans comprendre. Les cris des soldats lancés à leur poursuite redoublaient, et les halles sifflaient autour d'eux. Ses compagnons, emportés par la rapidité de leur fuite, étaient déjà loin. «Vite! ou nous sommes atteints! répéta Keraudran avec terreur. Par un effort désespéré, il enleva Mathilde et la plaça devant lui sur son cheval, puis il reprit sa course. Mais son cheval, fatigué par cette double charge, trébucha sur ce chemin difficile et s'abattit. «Nous sommes perdus! dit Mathilde, et c'est moi qui vous perds, Nathaniel! Laissez-moi et fuyez.» Keraudran, sans l'écouter, piqua son cheval et le releva. En même temps Jacob accourait, le sabre et le pistolet au poing. «Charge pour délivrer le capitaine! cria-t-il; mort aux chouans! «Et, tirant coup sur coup ses pistolets, il abattit les deux premiers poursuivants; les autres s'arrêtèrent effrayés, croyant qu'il arrivait du renfort aux cavaliers. Keraudran profita du moment et partit au galop. Bientôt ils furent hors de vue. Ils marchèrent toute la soirée et toute la nuit. Au lever du soleil ils étaient loin et hors de danger; on acheta, à la première ville, un nouveau cheval pour Mathilde, et ils continuèrent leur route. Ils arrivèrent ainsi sans accident, mais non sans alarmes, à Paris; et le premier soin de Keraudran fut de chercher à se procurer des passe-ports pour l'étranger. Il y parvint, non sans peine ni sans péril; il en obtint pour deux personnes, qu'il devait accompagner jusqu'à la frontière. Il conduisit en effet Mathilde et son père jusqu'à la limite allemande, et là il fallut se séparer. Mathilde, pâle et tremblante, reçut, presque sans les comprendre, les adieux de Keraudran. «Quoi! Nathaniel... vous me quittez! dit-elle enfin. --Sans doute, répondit-il avec émotion; cela peut-il vous surprendre? je pense que cette séparation est pour vous sans regret... J'espère que vous serez plus heureuse que la première fois, et qu'ainsi que vous l'aviez désiré, elle sera sans retour. --Nathaniel!» mais elle pâlit encore plus lorsqu'il tira de son sein la lettre qu'elle lui avait écrite. «C'est vous qui l'avez dit, continua-t-il, et probablement vous savez tenir ce que vous avez promis? --Oh! Nathaniel! s'écria Mathilde fondant en pleurs et se jetant dans ses bras; pardonnez-moi, j'étais aveugle, j'étais folle! c'est à vous, à vous seul que je dois la vie... Vous avez donné trois fois la vôtre pour la mienne: à l'auberge de Lartier, à Keraudran, dans le sentier... que dis-je? depuis le jour où vous vous êtes dévoué pour nous sauver, à chaque heure, à chaque instant vous avez joué votre tête. Nathaniel cette vie que lu m'as rendue... je n'en veux plus sans toi! Alors... Mais, interrompit brusquement mon oncle Antoine, toutes ces histoires se ressemblent au dénouement, et tu dois savoir que Keraudran épousa Mathilde. Tu dois même, tout enfant, avoir vu la comtesse de Keraudran qui te donnait des dragées. C'était une fort aimable femme, que j'ai revue avec bien du plaisir; mais j'avoue que je ne lui parlai jamais de notre voyage à la ferme, et elle ne m'en parla pas davantage: seulement son amitié me prouva qu'elle n'avait pas oublié comment il s'était terminé. Quant a ce pauvre Keraudran, tu sais qu'il fut emporté à Leipzig par un boulet... à mes côtés. L'armée y perdit un bon général, et moi un ami bien cher... Après tout, il n'a pas eu le malheur de devenir vieux, ce qui est une triste chose, quand on a été jeune. Maintenant... concluons, dit mon oncle Antoine après un moment de silence. Nous voyez bien que si mon ami Nathaniel n'eut pas la force d'accomplir ce sacrifice volontaire auquel Alceste se résigne dans Euripide, ce n'était ni faute d'amour, ni faute de courage, ni faute de dévouement, il prouva depuis qu'il avait tout cela. Pourquoi donc fit-il ensuite ce qu'il ne put faire d'abord? et pourquoi devons nous parier cent contre un que, dans des circonstances semblables, tout homme en ferait autant à sa place?--C'est que, dans le dévouement de celui qui donne sa vie pour sauver l'objet aimé des flammes de l'incendie, ou bien qui joue sa tête pour le préserver du danger qui le menace, il y a toujours quelque chose qui l'encourage et le soutient. Et ce quelque chose... c'est l'emblème de l'humanité, c'est le fond de la boîte de Pandore, c'est... l'espérance!» D. Fabre d'Olivet. Embellissements de Paris. Paris s'accroît et s'embellit tous les ans dans une proportion qu'on peut qualifier d'effrayante. Des villes entières ont été construites ou se bâtissent encore sur de vastes emplacements enlevés à l'agriculture dans les anciens quartiers, des rues nouvelles se percent, d'élégantes maisons remplacent de vieilles masures qui attristaient la vue des passants. Malheureusement les architectes se montrent aujourd'hui trop disposés à satisfaire l'insatiable avidité des propriétaires. Ils n'ont qu'un but: entasser dans le plus petit espace le plus grand nombre de locataires. Vues de l'extérieur, la plupart des constructions modernes charment nos yeux, mais ne vous laissez pas séduire par ces dehors trompeurs; l'intérieur manque d'air et de lumière. Ces appartements sont destinés à des habitants de Lilliput. [Illustration: Maison gothique allemande, à Beaujon.] Cependant Paris possède encore, Dieu soit loué, quelques propriétaires qui ne s'occupent pas exclusivement du produit brut de leurs maisons, et des architectes qui, se refusant à bâtir constamment des casernes uniformes, consacrent une partie de leur temps au culte de leur art. Parmi ces honorables exceptions, qu'elle s'empressera toujours de signaler, _l'Illustration_ choisit aujourd'hui une maison gothique allemande appartenant à M. Contzen et que M. Dussillion vient de faire construire sur les terrains de l'ancien jardin Beaujon.--Un autre jour, elle montrera à ses abonnés le nouveau square de Trévise, et les maisons de la place Saint-Georges, de la rue des Fontaines, de la place Bréda, etc. La maison allemande du jardin Beaujon mérite réellement la visite de tous les amateurs. Nous n'avons pas besoin de décrire l'extérieur, dont notre dessin donnera une idée suffisante; quant à l'intérieur, il nous serait difficile de faire comprendre à ceux qui n'ont pas eu comme nous le privilège de l'admirer, combien il est riche, élégant et confortable. Cette maison est une des plus belles et des plus agréables habitations de cette ville nouvelle qui s'étend de la Madeleine à l'Arc-de-Triomphe. Elle contient, dans l'étage du soubassement, une cuisine, un lavoir, une office, un bûcher, un garde-manger, une cave à vin et une grande citerne; au rez-de-chaussée, une antichambre, une salle à manger, une office, un grand salon, un vestibule d'escalier; au premier étage, un vestibule, deux appartements et toutes leurs dépendances; au deuxième étage, un appartement comprenant une salle à manger, un salon, une chambre à coucher, une cuisine et diverses dépendances. Environs de Paris. Que ne pouvons-nous, nous aussi, aller faire des expériences de jour et de nuit au sommet du Mont-Blanc (cette _bosse du dromadaire_, ainsi nommée, dit le guide Richard sans plaisanter, parce qu'elle ressemble au dos d'un _chameau_), rendre une visite à la reine Victoria ou à l'empereur du Maroc, prendre des leçons de polka et de mazourka du célèbre Laborde, dont la réputation européenne attire cette année à Spa toute l'aristocratie de l'Europe!... [Illustration: Costumes des environs de Paris.] Mais pourquoi ces soupirs et ces regrets inutiles? Nous sommes condamnés à errer autour de Paris dans un rayon de dix ou quinze lieues. Notre sort est il donc, si cruel? touristes blasés qui allez si loin chercher des émotions, avez-vous jamais visité les nombreuses merveilles que la nature et l'art, l'histoire et la poésie, qui est à l'histoire ce que l'art est à la nature, ont jetées sur cette terre privilégiée appelée les environs de Paris? Charles Nodier vous l'a dit dans une des dernières pages échappées à sa plume: «La main de Dieu y a répandu partout, comme une bénédiction, le trésor inépuisable de ses sublimes caprices; la main de l'homme y a gravé, comme une action de grâces, l'empreinte de son infatigable intelligence; les artistes l'ont dotée de leurs chefs-d'oeuvre, les rois l'ont remplie de souvenirs et de monuments; le peuple, pauvre et pourtant prodigue, y a semé, sans ordre et sans profit, la moisson toujours féconde de ses luttes et de ses triomphes; puis, dans le feu de chaque rayon, dans le repos de chaque ombre, la poésie est venue se plaindre ou chanter avec l'amour, avec la gloire, avec les hautes infortunes avec les sombres misères, dans les châteaux splendides et sur les champs de bataille, au milieu des villes troublées et des villages abrités.» Ne nous plaignons donc pas de notre lot, nous autres Parisiens forcés! Tout autour de nous que de beautés, que de richesses, que ses souvenirs! De quelque côté que nous tournions nos pas, notre curiosité et nos goûts trouvent à se satisfaire! Ici, un des plus charmants paysages qu'il soit donné à l'homme d'admirer sur cette terre; là, un palais rempli de trésors; plus loin, la demeure ou la tombe d'un grand homme. A peine sortis des murs de la capitale, nous nous promenons seuls dans de délicieuses solitudes, notre imagination peut évoquer à son aise les ombres des plus aimables héroïnes des temps passés. Aimons-nous, au contraire, la foule et le mouvement, un orchestre joyeux nous appelle à un bal en plein air, dans lequel d'élégantes toilettes de ville se mêlent aux pittoresques costumes de la campagne: car les paysans des environs de Paris ont conservé, sinon dans leurs habitudes et dans leurs moeurs, du moins dans leur toilette, plus d'originalité et d'individualité que ceux de certaines provinces éloignées. Et pourtant, nous l'avouons avec peine, les environs de Paris ne sont pas aussi visités qu'ils méritent de l'être. Les étrangers, qui les jugent en les comparant à d'autres lieux célèbres, les apprécient mieux que les Parisiens. Le beau livre des Environs de Paris (2), que publie en ce moment M. Kugelmann, a pour but de réparer cette injustice. Sous ce rapport seul, il aurait droit à nos éloges et à nos encouragements; mais beaucoup d'autres titres non moins sérieux lui assurent un succès mérité. [Note 2: Le livre des _Environs de Paris_, imprimé avec le plus grand luxe, sur papier grand jésus satiné, se composera de cinquante livraisons environ, ornées de 200 dessins, frontispice, têtes de pages, lettres ornées, vignettes, culs-de-lampe, etc.; indépendamment de ces dessins, 28 sujets tirés à part, exécutés par les meilleurs artistes, représenteront les scènes les plus intéressantes de l'ouvrage. Il paraît le samedi de chaque semaine, sans interruption, une ou quelquefois deux livraisons. L'ouvrage sera entièrement terminé à la fin de novembre 1844. Chaque livraison se compose alternativement d'une feuille (16 pages d'impression) avec 5 dessins imprimés dans le texte, ou d'une demi-feuille (8 pages d'impression) à laquelle est joint un grand sujet tiré à part. Le prix de la livraison, dans une belle couverture, est pour Paris, 30 centimes, et pour les départements, 35 centimes... En payant d'avance 30 livraisons, les souscripteurs de Paris reçoivent l'ouvrage à domicile et franco. On souscrit à Paris chez C. Kugelmann, éditeur, rue Jacob, 2e, et chez tous les libraires de France et de l'étranger.] «Ce coin de terre que le soleil réchauffe tout entier d'un seul rayon, écrivait encore Charles Nodier, a été depuis tant de siècles arrosé avec du sang et avec des larmes, qu'il est devenu fertile pour les artistes, les savants et les poètes. «Si les matériaux sont nombreux, les talents jeunes et forts ne manquent pas, grâce à Dieu, pour les bien mettre en oeuvre. «J'ai consenti à marcher à la tête de ce brillant état-major, non pas pour l'aider, mais pour le conduire, non pas pour le conseiller, mais pour le voir faire, comme ces vieux blessés que l'odeur de la poudre n'électrise plus, et qui s'assoient sur le bord du chemin, en criant aux autres: «En avant!» [Illustration: L'Ermitage du J.-J. Rousseau, à Montmorency.] [Illustration: Le château de M. de Chateaubriand, dans la Vallée-aux-Loups.] [Illustration: Le pavillon du château de Sceaux.] [Illustration.] Marchez! troupe vaillante! marchez! vous tous que j'ai vus naître et grandir, et si bien grandir, et si bien monter, que je ne puis plus apprendre vos noms aimés à personne. «C'est Léon Gozlan, l'habile écrivain, l'élégant ciseleur de phrases; c'est Jules Janin, le vif, abondant et profond causeur; c'est Viollet-le-duc, qui allie par merveille la science à l'esprit: c'est Arsène Houssaye, qui chante harmonieusement en prose et en vers; ce sont enfin les jeunes éminents éclaireurs de cette noble cavalerie: Marie Aycard, Louise Lurine, Étienne Arago, Jules Sandeau, Albéric Second, et plusieurs encore que je n'oublie pas, et dont le public se souvient. «Le crayon spirituel et vrai de MM. Auguste Régnier, Jules David, Baron, Célestin Nanteuil, Édouard de Beaumont, viendra à l'aide de cette collaboration distinguée, et tous ces talents offriront des sites charmants aux promeneurs, des monuments aux artistes, des trésors de poésie et de sentiment aux rêveurs, des traditions au peuple, de la science à ceux qui l'aiment, des souvenirs, des tableaux, des anecdotes et de l'intérêt à tout le monde.» [Illustration: La Loge de Viarmes.] Grâce à la complaisance de M. Kugelmann, nous pouvons aujourd'hui montrer à nos abonnés quelques-uns des dessins qui ornent cet intéressant volume. Faisons avec eux deux petites excursions sur les deux rives de la Seine; allons à Montmorency nous promener à une ou à cheval, boire du champagne et visiter _l'Ermitage_, cette charmante maison de campagne que la marquise d'Epinay fit construire discrètement pour J.-J. Rousseau pendant un de ses voyages à Genève.--Que si, aux promenades à âne ou à cheval, nous préférons les plaisirs enivrants du bal, courons à Sceaux, où l'on danse sur les ruines de ce beau château construit par Colbert, et dont il ne reste plus qu'un pavillon: là aussi nous retrouverons des souvenirs littéraires. Ce château gothique avec tourelles mâchicoulis, fossés et ponts-levis, qui attire dans la Vallée-aux-Loups l'attention de tous les promeneurs, M. de Chateaubriand l'a fait bâtir à son retour de la Palestine, il y écrivit _les Martyrs_. Il appartient aujourd'hui à M. Sosthène de La Rochefoucauld... Cependant quelles sont ces tourelles élégantes qui s'élèvent au bas de la treizième page de ce numéro? C'est la loge de Viarmes, autrement dit le château de la reine Blanche. Lecteurs curieux qui désirez visiter cette royale demeure, allez au milieu de la forêt de Chantilly, au bord des étangs de Courcelles; mais n'oubliez pas de prendre pour guide et pour cicerone l'ouvrage que publie M. Kugelmann. Quant à moi, je ne pourrais pas aujourd'hui vous suivre si loin: mes moments sont comptés, je n'ai plus que le temps de porter cet article à l'imprimeur, qui l'attend. Bulletin bibliographique. _Théâtre complet des Latins_, traduit par MM. Alphonse François, Alfred Marin, Desforges, Savalète, avec texte, notices, etc. (_Collection des auteurs latins_, publiée par M. Nisard.) 1 beau volume in-8°. Prix, 12 fr. _Dubochet et comp_, rue Richelieu, 60. Soit par la satiété des choses nouvelles, soit par un retour vers le goût du simple en matière d'art, soit par caprice ou engouement, toujours est-il que le théâtre ancien est redevenu à la mode. Nous avons vu le vieux Sophocle aider victorieusement l'Odéon à braver les ardeurs de l'été; et Aristophane se prépare, dit-on, à faire l'ouverture de la campagne d'hiver. Après _Antigone, les Nuées_. Le roi de Prusse, qui, le premier, a favorisé par son exemple cette renaissance de l'art grec, vient d'étendre sur les muses latines le même bienfait. _Les Captifs_, de Plaute, ont été représentés à la cour, non point traduits, mais en latin, ayant des étudiants de l'Université pour acteurs, et pour intermèdes, des odes d'Horace, mises en musique par Meyerbeer, l'auteur de _Robert_ et du _Croisé._ Le _Théâtre complet des Latins_, que nous annonçons, ne pouvait donc paraître dans un moment plus propice. Hâtons-nous d'ajouter que cette publication n'avait pas besoin du secours des circonstances pour réussir. C'est un bel et bon livre, déjà accueilli par le public avec une faveur toute légitime, et au moment où nous nous disposions à en prédire le succès, nous sommes heureux de n'avoir plus qu'à le constater. Ce volume renferme, ainsi que son titre l'indique, tout le théâtre latin, non que les éditeurs aient cru devoir joindre à Plaute, à Térence et à Sénèque, les fragments informes qui nous restent des auteurs dramatiques antérieurs à Plaute. Sous ce rapport, nous approuvons pleinement leur réserve. Nous pensons, comme eux, que des fragments mutilés et sans liaison ne peuvent offrir pour le public aucun intérêt, et que le texte, fort controversé, d'ailleurs, par les commentateurs et les philologues, ne présente aucune de ces beautés qui dédommagent du défaut de suite et d'ensemble. Toutes les traductions de ce volume sont nouvelles. Plaute est traduit par M. Alphonse François, à l'exception de quatre comédies, _l'Amphitryon, l'Asinaire, les Captifs, le Cable._ On doit à la plume d'Andrieux, le spirituel auteur des _Étourdis_, les élégantes versions de ces quatre pièces. M. François, du reste, a revu ce travail avec un soin scrupuleux, et lui a fait subir d'excellentes retouches. La traduction de Térence est de M. Alfred Magin, recteur de l'Académie de Nancy. Celle de Sénèque est de M. Desforges, professeur de rhétorique au collège Louis-le-Grand, moins deux tragédies, _Thyeste_ et l'_Hercule furieux_, qui ont été traduites par M. Th. Savalète, traducteur de la _Métamorphose_ d'Apulée, et à qui la collection de M. Nisard doit aussi une version savante et fidèle de la moitié des _Lettres de Cicéron._ Ces habiles et consciencieux écrivains ont rivalisé de soins et d'efforts pour élever à la muse latine un monument digne d'elle, et depuis longtemps la critique n'a eu à signaler un ensemble de travaux aussi remarquable. Sénèque, Térence et Plaute sont reproduits avec un égal bonheur, et cependant avec toute la variété qui les distingue. Nous nous occuperons principalement de Plaute, qui remplit d'ailleurs la majeure partie du volume, et qui, par son originalité vigoureuse et franche, offrira peut-être le plus d'attrait aux lecteurs de ce temps-ci. Il y a dans Plaute du Rabelais, du Montaigne et du Molière. Poète moins raffiné que Térence, il a fouillé plus profondément dans les vices et dans les travers de son époque; il porte le cachet d'une individualité forte et puissante, et, par un rare privilège, il sait marier souvent au gracieux enjouement d'Horace la sauvage énergie de Juvénal. Dans une excellente notice sur Plaute, placée par M. A. François en tête de sa traduction, il fait remarquer avec raison que la lecture de ce poète n'est pas seulement précieuse sous le rapport de l'art dramatique, mais encore qu'elle présente à l'observateur et au philosophe le plus constant intérêt. Laissons parler le judicieux écrivain: «N'est-il pas curieux, dit-il, de retrouver en vingt endroits les usages, les intrigues, les vices, les raffinements de la civilisation moderne, les escroqueries de nos usuriers, les ruses des chevaliers d'industrie qui s'emparent d'un nouveau débarqué comme d'une dupe qui leur revient légitimement; les fous des rois et des seigneurs, nos complaisants, nos anciens abbés, nos factotums de grandes maisons sous la figure des parasites; nos bourgeois à moustaches et à éperons sous l'air ridicule des fanfarons de Rome; les abus des États modernes, l'inspecteur de police qui brise les cachets et lit les lettres sans façon, le contrôleur de la douane qui retient les malles et les paquets du voyageur au profit de l'État, les garnisaires établis chez les citoyens qui refusent l'impôt; toutes ces institutions, mal nécessaire, renaissant toujours en dépit des réformes et des révolutions, et qui paraissent l'escence de la société humaine et le fond de tout gouvernement? «N'est-il pas plaisant de retrouver exactement aussi tontes les charlataneries de notre théâtre moderne; de voir, les _claqueurs_ établis au parterre de Rome, les cabales organisées; d'entendre, au commencement ou à la fin de chaque pièce, ces formules de galanterie, ces couplets au public, dans le style de nos vaudevillistes ou de nos vieux auteurs comiques, de Dancourt, de Dufresny, et même de Beaumarchais; de voir le luxe de décorations et de costumes employé comme supplément au mérite des pièces; ces traits satiriques lancés aux auteurs rivaux, aux acteurs de troupes étrangères; les directeurs achetant fort cher des pièces souvent fort mauvaises; cet usage aristocratique de faire retenir sa place par son esclave; dans la salle, ces placeurs chargés d'indiquer son siège à chaque spectateur; enfin, des agents de police maintenant l'ordre et le silence?» Ajoutons que le style vif, animé, toujours naturel, du nouveau traducteur, sa touche ingénieuse et fine, doublent ce qu'il y a de piquant et de fécond dans les rapprochements qu'il indique avec tant de sagacité et d'à-propos. M. François, interprète habile et brillant de la _Vie d'Agricola_, vient d'acquérir un titre de plus à l'estime de tous les amis des lettres latines et françaises. Plaute a souvent exercé la patience et le talent des traducteurs. Sans parler des plates et lourdes versions du trop fécond abbé de Marolles, du bénédictin Guédeville, de Coste, de Limiers, du père Dotteville et de l'abbé Lemonnier, l'illustre madame Dacier nous a donné de quelques comédies de Plaute une traduction moins estimable par elle-même que par les notes savantes qui raccompagnent. M. François excuse spirituellement les contre-sens de cette dame, en disant _qu'ils font honneur à sa vertu_, «car, ajoute-t-il, il y a dans Plaute plus d'un vers qu'il faut la louer de n'avoir pas compris.» Dans ces derniers temps, une traduction complète de Plaute a été publiée par un laborieux et savant professeur, M. Levée. Ce travail, très-recommandable du reste, manque malheureusement de toutes les qualités qu'on exige d'abord dans une traduction de Plaute: la vivacité, le naturel et le piquant du style. C'est l'oeuvre d'un homme consciencieux, qui sait rendre la lettre, mais non l'esprit; le dessin est fidèle, mais la couleur manque au tableau. M. Naudet est venu ensuite, et en même temps qu'avec la haute érudition qui le distingue, il revoyait et restaurait le texte du poète, à l'aide des manuscrits nouveaux d'Angelo Mai; il le traduisait avec une incontestable supériorité sur tous ceux qui l'avaient précède: «Cette traduction, dit le nouvel interprète de Plaute, est l'oeuvre d'un savant éclairé par le goût, d'un écrivain plein de ressources et de talent.» M. Alphonse François nous permettra de lui appliquer en totalité cet éloge, qu'il accorde à son devancier avec une modestie si loyale: ce sera, du même coup, rendre deux fois justice. Par une heureuse innovation. M. François a traduit en vers, et en vers ingénieux et faciles, quelques passages, sortes de chansons, semées par le poète dans son dialogue, bien qu'elles ne différent en rien par la mesure et par le rhythme de ce qui les précède et de ce qui les suit. Nous citerons celle-ci, chantée, dans la comédie du _Curculion_, par un amant à la porte de sa maîtresse: O porte aimable, si mon zèle Te chargea de fleurs, de présents, A la voix d'un amant fidèle Ouvre tes verrous complaisants! Tombez vous-même, à ma prière. Verrous, obstacles des amours; Rendez-moi votre prisonnière, L'espoir, le tourment de mes jours! Mais ils demeurent immobiles; Mon amour leur adresse, hélas! Des chants et des voeux inutiles! L'insensible airain n'entend pas. Le _Théâtre complet des Latins_ contient, en un seul volume, la matière de douze volumes ordinaires. Le texte, imprimé avec une irréprochable pureté, est celui de Lemaire. Tout se réunit donc pour faire de cette publication l'une des plus précieuses de la belle collection, qui est un service éminent rendu par M. Nisard à l'étude et au culte des lettres latines. L. H. _L'Italie des Gens du Monde._ Venise, ou Coup d'oeil littéraire, artistique, historique, politique et pittoresque sur les monuments et les curiosités de cette cité; par Jules Lecomte_. 1 vol. in-8° de 650 pages.--Paris, 1844. _Hippolyte Souverain_. 8 fr. Ce volume est le premier d'une collection qui aura pour litre: _l'Italie des Gens du Monde_. Après Venise la noire, M. Jules Lecomte nous promet d'abord Florence la verte, puis Rome l'empourprée et Naples l'azurée, offrant ainsi les quatre couleurs qui écartellent de _sable_, de _synople_, de _gueules_, et d'_azur_, le grand blason de la noble Italie. «Par le nombre des pages et la variété des matières indiquées à chaque sommaire, ce livre, c'est l'auteur qui parle, est de beaucoup l'oeuvre la plus importante que jusqu'à ce jour on ait composée sur Venise pour les étrangers.» Que cette bonne opinion qu'il a de lui-même ne surprenne personne, car M. Jutes Lecomte croit pouvoir dire «qu'il serait impossible d'apporter dans une oeuvre analogue plus de zèle, plus de désir d'être utile à la ville et au visiteur; plus de conscience, enfin, dans le choix et l'emploi des matériaux, en même temps que plus d'abnégation dans les sacrifices de temps et les dépenses.» Nous ne protestons pas, quant à nous, contre une semblable déclaration. Si M. Jules Lecomte a un défaut, c'est d'être trop complet. Sans doute un itinéraire ne doit pas se borner à enregistrer des dates, on à calculer des mesures, mais l'auteur de _la Venise_ que nous annonçons essaie trop souvent de _guider_, comme il le dit lui-même, l'esprit de ses lecteurs. Qu'il nous montre le passé à travers le présent, rien de mieux; mais à quoi bon nous apprendre, par exemple, que «la lune, lustre de la place Saint-Marc, semblable à une douce lumière enveloppée dans un volumineux globe d'albâtre, plane sur la voûte bleue pailletée d'étoiles?» M. Jules Lecomte nous rappelle, sur le recto de la première page, que ce volume est le vingt-huitième de ses oeuvres complètes. Il eut peut-être bien fait de l'oublier, car le plus positif de tous les ouvrages, un itinéraire, ne doit pas être écrit du même style que des romans maritimes ou des romans de moeurs. Il a eu le tort «d'envelopper de son mieux, avec les friandises de ses phrases, l'aridité de ses lignes pédantesques.» Ce reproche général écarté et quelques erreurs de détail corrigées. _L'Italie des Gens du Monde, ou Venise la noire_, ne mérite réellement que des éloges. M. Jules Lecomte peut affirmer, sans crainte d'être démenti, «que les _custodes_ des monuments et des bibliothèques se seront enivrés d'autre chose que des sublimes beautés des oeuvres qu'ils gardent, s'ils ont pris à la lettre les nombreux _pourboires_ qui marquent, dans leurs souvenirs, la durée de son séjour dans la cité adriatique.» Il a tout vu, tout étudié par lui-même. Son livre est donc aussi nouveau que peut l'être un ouvrage de ce genre; car un écrivain n'invente pas les faits accomplis, les traditions, l'histoire; pas plus que le peintre n'invente les arbres, les images, la nature qu'il copie. M Jules Lecomte a donc tenté «de faire un livre qui fût bon à quelque chose de plus qu'à être consulté dans d'arides expositions métriques ou numériques, ou pour des adresses ou des dates; tout en prenant de ces choses ce qui était nécessaire comme base, il a essayé d'écrire une oeuvre qu'on pût lire chez soi avant de voir, au retour après avoir vu, sur les lieux et dans le trajet des gondoliers, quelque chose qui, au besoin, pût donner une idée de Venise à ceux qui ne la connaissent pas, et la pût rappeler aux personnes qui l'ont vue.» L'étranger à Venise, coup d'oeil général sur l'histoire de Venise, la place Saint-Marc, l'église Saint-Marc, la Piazzetta, les doges, le conseil des dix et le patriarcat, l'intérieur du palais ducal, les gondoles et les gondoliers, le grand canal, l'Académie des beaux-arts, l'arsenal, les églises, les îles, les journaux, la société et la biographie vénitiennes, les théâtres, les imprimeries, tels sont les titres des dix-sept chapitres dont se compose ce premier volume de _l'Italie des Gens du Monde_. Chaque chapitre forme deux parties distinctes, le texte et la note. «En face du monument à visiter, de la chose à examiner, M. J. Lecomte dit ce qui lui semble indispensable pour en faire apprécier l'intérêt ou la valeur, suivant qu'il s'agit d'histoire ou d'art. Puis un renvoi alphabétique désigne la note placée à la fin du chapitre courant, laquelle note complète ce qui ne pouvait entrer dans le texte, lequel doit marcher comme le visiteur.--Le texte a des jambes,--la note s'assied,--C'est là qu'on trouvera le souvenir historique qui double l'intérêt qu'inspire la chose à laquelle il s'attache; là est l'anecdote, l'observation critique qui veut des développements, la notice biographique, la révélation curieuse, la tradition poétique, etc. Mais le texte courant en dit au besoin assez sur la chose visitée pour que le lecteur puisse se dispenser de lire sur les lieux les notes complémentaires.» Depuis la publication de ce volume, une importante amélioration a eu lieu à Venise: la place Saint-Marc est éclairée au gaz. Le soixante-treizième numéro de _l'Illustration_ sera donc le complément nécessaire du premier volume de _l'Italie des Gens du Monde_, tant que la première édition de ce volume n'aura pas été épuisée. Mais les espérances de l'auteur se réaliseront promptement. Malgré les friandises du son style, le succès de son livre est assuré. _Considérations sur les Marines à voile et à vapeur de France et d'Angleterre_; par un lieutenant de vaisseau. Une brochure in-8º de 50 pages.--Paris, 1844. _Amyot._ _La France et l'Angleterre_, comparées sous le rapport des industries agricole, manufacturière et commerciale; _Catineau-la-Roche_, cultivateur. 1 vol. in-8º.--Fontainebleau, 1844. _Jacquin._ _Les Considérations sur les Marines à voile et à vapeur de France et d'Angleterre_ que vient de publier un lieutenant de vaisseau, sont encore une réponse à la _Note_ du prince de Joinville. Au moment où les graves questions que soulève la _Note_ vont être décidées, l'auteur anonyme de cette brochure a tenté, sans répondre à toutes ses assertions, de prouver «combien il serait dangereux pour la France de se laisser entraîner dans l'imprudente voie des reformes et des innovations maritimes, combien serait pernicieuse une précipitation encouragée par un désir irréfléchi d'améliorations utiles peut-être, mais dont le temps n'est pas encore venu. Pour y arriver, il a dû établir préalablement une comparaison entre les deux marines rivales de France et d'Angleterre. Il lui en a coûté de mettre au jour quelques parties de cette comparaison, mais il a voulu tout dire. «Je me suis attaché, dit-il, à dégager ce travail de tout esprit de parti; j'ai évité d'y laisser paraître aucune préoccupation politique, aucune prédilection de métier; j'en ai écarté autant que possible les chiffres, les citations. J'ai vu la question de haut, et si, accessoirement, je veux l'accroissement bien entendu de la marine, avant tout je veux la prospérité de l'État, le bien-être de la nation, la bonne disposition des finances; partant, l'intérêt de la chose publique. C'est ce dernier but surtout que je n'ai point perdu de vue: je sais ce que valent les millions. Je ne suis point, toutefois, de ceux qui veulent une mari ne puissante et un budget restreint. Pour avoir une marine, il faut de l'argent, et, ce qu'il importe, c'est de l'employer le plus efficacement possible.» Ce n'est pas la France et l'Angleterre maritimes, mais la France et l'Angleterre industrielles, agricoles et manufacturières que compare M. Catineau-la-Roche. Montrer à la France, par la comparaison de son industrie avec celle de l'Angleterre, ce qu'elle doit faire pour égaler sa richesse et pour éviter l'écueil contre lequel cette rivale ira inévitablement un jour se briser, tel est le but de M. Catineau-la-Roche. Il a donc divisé son ouvrage ainsi qu'il suit: Il examine d'abord quelles sont les marchandises que la France peut offrir aux consommateurs étrangers, et il expose l'état des produits de notre sol et de nos manufactures, celui de nos besoins et de notre superflu. Après avoir comparé ensuite l'agriculture, l'industrie et le commerce de la France et de l'Angleterre, il émet quelques idées sur l'amélioration de notre agriculture; il énumère diverses circonstances particulières qui, pour le moment, s'opposent à l'établissement d'un grand commerce entre la France et l'étranger; il développe les raisons qui, selon lui, doivent nous faire préférer le commerce intérieur et le commerce colonial au commerce avec l'étranger; enfin, il repond à quelques objections faites assez généralement contre le commerce colonial. Dans l'opinion de M Catineau-la-Roche, la France peut, si elle le veut, opérer chez elle en quelques années cette régénération radicale qui a coûté un siècle à l'Angleterre; car elle a pour elle un modèle, un guide certain que l'Angleterre n'avait pas. _Études sur les réformateurs et socialistes modernes_: Saint-Simon, Charles Fourier, Robert Owen; par Louis Reybaud. Tome 1er, quatrième édition, précédée du rapport de M. Jouy, membre de l'Académie française, et de celui de M. Villemain, secrétaire perpétuel, 1 vol. in 8°.--Paris, 1844. _Guillaumin._ Le succès de ce livre va toujours croissant. Chaque année, une édition nouvelle le consolide en l'étendant; le public ratifie le jugement de l'Académie française, qui a décerné, en 1844, aux _Études sur les réformateurs et socialistes modernes_, le grand prix Montyon. La nouvelle édition que met en vente M. Guillaumin (la quatrième) ne diffère de la troisième que par un avant-propos de l'auteur. M Louis Reybaud a cru devoir constater une transformation qui s'est faite depuis quatre années dans les idées et les tentatives des utopistes contemporains. Dans son opinion, leur oeuvre en est à une seconde phase; les continuateurs s'en sont emparés et procèdent peu à peu à un travail d'épurement et d'atténuation. Deux symptômes surtout attestent ce travail sourd et cette contagion inaperçue. D'une part, les déclamations contre l'ordre social actuel deviennent chaque jour plus vives; d'autre part, on s'efforce de rendre la liberté suspecte, on veut la faire envisager comme la cause directe des misères industrielles et commerciales, on tend les mains vers les chaînes que nos pères ont brisées, on abjure le pouvoir de replacer l'activité individuelle sous le joug, on le pousse vers l'usurpation et la dictature. M. Louis Reybaud se propose de traiter dans un livre spécial intitulé _les Lois du Travail_, le sujet de la liberté économique; mais, en attendant la prochaine publication de cet ouvrage, il a cru devoir protester _contre les tendances fâcheuses_ qu'il signale. Rien de ce qu'il voit, rien de ce qu'il entend n'est de nature à faire fléchir sa conviction. Il a foi dans les vertus de la liberté; il la croit moins funeste qu'on ne la dépeint, et plus féconde qu'on ne le pense; il voit en elle un principe excellent; quelques déviations ne la lui feront pas condamner à la légère. Il n'est pas de titre qui honore plus l'homme et lui crée plus de devoirs. Si on les méconnaît aujourd'hui, avec le temps ils reprendront leur empire. La liberté ne nous donnera, il est vrai, ni un âge d'or ni un régime entièrement affranchi de souffrances; mais il est permis aussi de douter que cette ère de bonheur se trouve au bout d'une dictature économique ou de spéculations imaginaires. Revue comique de l'Exposition, par Cham. [Illustration: A quoi bon protester contre le péage des ponts? le savon hydrofuge rendra désormais inutiles ces sortes d'établissements.] [Illustration: Grâce aux sabres en acier fondu perfectionné, les duels sont maintenant impossibles.] [Illustration: Vue intérieure de la Salle des Instruments, à l'heure où les exécutants se livraient à des préludes d'harmonies.] Modes. Ordinairement c'est de Paris que datent les nouvelles de la mode; pour quelque temps ce sera le contraire; la légère déesse s'est réfugiée aux champs avec la société parisienne. Qu'aurait-elle fait dans notre ville désertée, abandonnée de tous? La voilà donc parcourant le monde, emportant à l'étranger les élégances si simples, ou plutôt les simplicités si élégantes de Paris, créées dans les salons d'Alexandrine, de Beaudrant, en un mot chez toutes les sommités qu'elle protège et auxquelles elle a dévoilé les charmants secrets de la parure. On fait beaucoup de robes en mousseline de soie rayée, ou à carreaux écossais, pour les toilettes de dîner et petites soirées; elles sont garnies souvent de deux biais découpés à grandes dents arrondies, au bord desquelles est froncé un ruban numéro neuf coupé par la moitié. On en fait encore de très-jolis qui ont un seul grand volant également à dents arrondies bordées de trois ou cinq rangs de petits velours numéro un. Le même nombre de velours est posé alors droit à la tête de ce volant.--Les corsages sont décolletés, avec berthe d'étoffe bordée de plusieurs rangs de velours. Cette berthe se supprime à volonté pour être remplacée par un canezou de mousseline brodée; il se fait aussi des corsages froncés demi-montants, à revers ouvert devant. Les manches courtes, les manches demi-longues, à la religieuse, ou les manches justes ne dépassant le coude que de deux doigts; sous ces manches passe une manche blanche fermée au poignet par un entre-deux et deux rangs de dentelle froncée au bord. Ces trois façons sont également en faveur. Sur les robes d'organdi à raies ombrées on pose deux volants festonnés ou bordés d'une petite dentelle tournant autour d'une dent arrondie. Le corsage est froncé et à revers dentelé comme les volants; c'est la toilette représentée ici. [Illustration.] A la campagne, en voyage, au bord de la mer, on trouvera charmants les nouveaux paletots d'été en soie, garnis de dentelles noires ou d'effilés. Ils sont presque tous en étoffé glacée. Mais pour qu'on ne s'imagine pas que les Parisiennes ne pensent qu'à la toilette, défaut dont on les accuse très-souvent, nous dirons les travaux dont elles s'occupent pendant les longues heures d'une journée d'été à la campagne: d'abord, on brode beaucoup les taies d'oreiller aux quatre coins, comme un mouchoir; cette broderie se fait au plumetis, au passé ou au point de chaînette; ensuite, on brode des housses de meubles, qui sont en batiste de la couleur du meuble; la broderie est blanche, au plumetis, au crochet et même en soutache. Ces housses se bordent avec une petite dentelle, ou, ce qui est mieux encore, avec un large feston double. La tapisserie est toujours en grande faveur; les carreaux ne se mettent plus sous les pieds: il faut un oreiller en tapisserie, en drap ou velours brode soie et or; la doublure doit rappeler la couleur du meuble de l'appartement. Aux incorrigibles qui veulent encore s'occuper de toilette, nous conseillerons les larges festons des volants de robes; c'est d'ailleurs un ouvrage très-facile et très-prompt. Rébus. EXPLICATION DU DERNIER RÉBUS. Quand le temps est à la pluie, l'amadou tarde à s'enflammer. [Illustration.] *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ILLUSTRATION, NO. 0073, 18 JUILLET 1844 *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. 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