Title: L'Illustration, No. 2508, 21 Mars 1891
Author: Various
Release date: May 20, 2014 [eBook #45704]
Most recently updated: October 24, 2024
Language: French
Credits: Produced by Rénald Lévesque
L'ILLUSTRATION
Prix du Numéro: 75 cent.
SAMEDI 21 MARS 1891
49e Année--Nº 2508
La bénédiction des rameaux devant l'église
Saint-Germain-l'Auxerrois.
auserie de carême. Variations sur le concours hippique. Dernières polémiques à propos l'Opéra et de la direction nouvelle. Si nous n'avions point le Mage, qui est une nouveauté, et Mariage Blanc, qui sera la primeur de cette fin de semaine, le Courrier de 1891 ressemblerait fort au Courrier de 1890 à pareille date, car on a tout dit sur les prédicateurs du carême, qui ne se renouvellent guère, et sur les programmes du concours hippique, qui ne se renouvellent pas.
L'agonie du prince Napoléon a préoccupé encore les esprits, et le drame de l'hôtel de Russie, drame historique et drame de famille, a tenu éveillée l'attention du public. Je ne sais qui a rappelé, à propos de cette lutte contre la mort, la fameuse coquille--malicieuse ou involontaire--qui s'étala en plein Moniteur lors de la maladie suprême du roi Jérôme. Les médecins avaient écrit sur leur bulletin: «Le mieux persiste»; les typographes du Moniteur imprimèrent: «Le vieux persiste.» Il y eut grande colère aux Tuileries lorsque le premier numéro du journal officiel arriva. Vite, on expédia un aide-de-camp à l'imprimerie du Moniteur pour arrêter le tirage, ce qui fut fait. Mais de nombreux exemplaires étaient déjà sortis de la presse. On les paya, par curiosité, jusqu'à cinq cents francs le numéro. Un collectionneur anglais alla jusqu'à mille francs.
On se racontait ces souvenirs d'un autre temps lundi dernier à l'Opéra, tout en causant de Varedha, prêtresse de la Djaki, et d'Anahita, reine du Touran. Cette première représentation du Mage n'était en réalité que la seconde, et tout le monde officiel avait assisté le samedi à la répétition générale. Ce sont les répétitions décidément qui deviennent les premières. M. le préfet de police le sait si bien, qu'il donnait une soirée le lundi, pendant que le rideau se levait sur cet opéra touranien--et très parisien de par ses auteurs, le musicien et le poète.
N'y a-t-il pas une romance qui commence par quelque chose comme:
O beau pays de la Touraine...
Si je ne me trompe, c'est même dans les Huguenots qu'on la chante. Eh bien, avec le Mage il ne s'agit plus de la Touraine, mais des Touraniens, et on nous restitue à l'Opéra le refrain d'une chanson touranienne qui date de deux mille cinq cents ans avant l'ère chrétienne. Elle est d'ailleurs tout à fait préhistorique, cette chanson-là. Le refrain, imprimé dans la brochure, est:
Là, leïà, leïà, leïà, à, à!
Relisez bien: c'est du touranien. M. Richepin, qui est un bon Touranien et un bon poète, a, pour nous, évoqué ce refrain que je conserve comme un bibelot antique et précieux.
Là, leïà, leïà, leïà, à, à!
En touranien, cela correspond-il à Au clair de la lune ou à la Marseillaise? Je n'en sais rien, n'étant pas très versé dans les secrets de la Bactriane.
Mme Dieulafoy nous le dirait peut-être.
Là, leïà, leïà, leïà...
Il y a d'autre vers, heureusement, dans le Mage, et des vers français, d'une belle venue, d'un beau souffle. Il n'eut plus manqué qu'après les vers décadents, les vers symbolistes, les vers déliquescents, nous fussions menacés de vers touraniens.
*
* *
Ce jour même où le touranisme pénétrait à l'Opéra, les poètes avaient suivi le convoi d'un des leurs, un maître, M. de Banville, qui méritait bien un peu de soleil autour de son cercueil, lui si épris de lumière et de joie. Hélas! il est parti par un jour humide et triste, cruel aux nerveux et aux rhumatisants, un lugubre temps de carême.
Mais les amis du mort ont réparé l'injustice du temps.
Si jamais poète fut enseveli sous des roses, c'est Théodore de Banville. Les fleurs qu'on a répandues sur son cercueil n'étaient pas des fleurs de rhétorique. On l'aimait beaucoup, on l'a pleuré vraiment. Des poètes ont tenu les cordons du poêle, et ils ont ajouté des sonnets aux chants de la maîtrise de Saint-Sulpice.
--Fleurs sur fleur, flowers upon flowers, comme dit le Laërte d'Hamlet.
Théodore de Banville était devenu pour les jeunes poètes de ce temps le père, depuis la disparition de Victor Hugo. On l'eût profondément outragé, si on l'eût comparé au maître.
--Il y a tout dans Victor Hugo, disait-il, et je lis tous les matins deux ou trois pages de ce grand homme, en l'admirant chaque jour davantage.
Il n'eût pas admis le moindre point de comparaison. Mais, si la paternité poétique de Victor Hugo, si je puis dire, était faite d'autorité et de grandeur, celle de Banville était faite de tendresse. Il régnait et rayonnait par une grande bonté. Oh! une bonté qui n'allait pas sans quelque dédain et ne se faisait point parfois faute de railler. Mais une bonté vraiment bonne, souriante, avec une philosophie résignée.
A soixante-huit ans, Théodore de Banville est mort jeune. Il écrivait et chantait encore la veille de sa mort. Sa santé, chancelante autrefois, si chancelante qu'on l'avait cru perdu un moment, il y a des années, s'était raffermie, et on pouvait espérer que ce jeune vieillard, si je puis dire, deviendrait un aïeul.
Il y a vingt-cinq ou trente ans, on désespérait de le sauver. Il partait pour le Midi, condamné par la science, et c'est de là qu'il rapporta son joli volume, la Mer de Nice.
Comme il allait partir, l'impératrice Eugénie, qui aimait ses poésies, demanda pour lui la croix à je ne sais quel ministre.
L'Excellence répondit:
--Je la donne d'autant plus volontiers que c'est une croix sur un tombeau.
Dieu merci, Banville devait survivre et vivre de longue années encore pour notre joie et nos oreilles, car sa muse chantait une chanson toute particulière où il y avait comme des tintements de rires et des bruits de baisers.
C'était un Parisien du boulevard et c'était un Hellène du temps de Périclès. Il passait des Funambules à Athènes. Il entrait chez Debureau eu sortant du Parthénon. Debureau! Pierrot, ce Pierrot que, depuis, Willette a modernisé et revêtu d'un habit noir. Théodore de Banville l'aimait et l'a étudié avec une joie particulière. Celle de ses œuvres qui fit sensation il y a trente ans, le livre des Odes funambulesques, naquit de cet amour des mimes et des clowns. Il jongla avec les mots comme l'étonnant Schaffer jongle avec des tables au Nouveau-Cirque. Passez, muscade! sautez, vocables! Ce fut, lorsque parut ce volume, un éblouissement. Ces Odes funambulesques ont marqué une date dans l'histoire de la poésie. Depuis on a beaucoup abusé de ces fantaisies, mais que c'était charmant lorsque Banville apparut, parmi les hommes graves, avec la clochette de Puck et le rire ailé d'Ariel!
La fantaisie, c'était son domaine, à ce rimeur qui pourtant comprenait le réalisme de Champfleury et le naturalisme de Zola. Il passa dans la vie comme s'il eût traversé un théâtre, s'amusant si la comédie était bonne, indulgent si elle lui paraissait médiocre. Oh! le théâtre, il l'adorait! ce monde de carton et de toiles peintes lui semblait plus séduisant et, je crois même, plus vrai que l'autre. «J'ai connu des poètes, a-t-il écrit quelque part. Vous croyez que le seul rêve de ces païens est de gravir la montagne sainte où Cypris à la chevelure rousse boit avec les dieux ivres de calme? Non! il y a un monde cher à la fantaisie qu'ils préfèrent encore peut-être aux lauriers-roses de cet Olympe enchanté à la voix du rythme et des lyres! Il y a un univers créé par la pensée qui est à eux seuls, et où aucun bourgeois n'a jamais pénétré. Cet univers est immense et infini et il a pour horizon un chiffon de toile à raies roses...
Ce chiffon de toile à raies roses--semblable au manteau de Scapin--Banville l'a toujours suivi des yeux, comme un soldat suit le drapeau dans la bataille. Il n'a voulu être rien que poète et il l'a été jusqu'aux moelles. Tout pour lui était un prétexte à rimes exquises, à rimes riches. Les vers, il les disait impassiblement--lui le passionné--en serrant les dents, avec un sourire éclairant sa figure sans barbe, paterne et narquoise. Toujours original, il n'a pas voulu qu'on prononçât de discours sur sa tombe. Cet amoureux des mots avait horreur des phrases. Il n'a pas voulu être de l'Académie. Il en eût été. On lui avait, je crois, fait des ouvertures. Il répondait:
--Non. Trente-huit ou trente-neuf visites, je me fatigue facilement; il y aurait trop d'étages à monter.
--On vous donnera des ascenseurs, répliquait un de ses jeunes amis, Coppée ou Sully-Prudhomme.
--Eh bien, voilà: les ascenseurs, je les redoute. La nature nous a donné des jambes, ce n'est pas pour les échanger contre des machines. Je suis superstitieux. Tout cela est mauvais.
Superstitieux, on l'a dit, au point qu'il n'eût rien entrepris un vendredi ou un 13. Or, voyez l'ironie des choses, Théodore de Banville est mort un vendredi et un 13.
Cette terreur du vendredi est tellement répandue que, ce jour-là (on l'a remarqué), les omnibus font moins de recettes que les autres jours. Avoir peur d'un accident, en omnibus, faut-il dire que voilà qui est bien parisien? Eh non, c'est bien humain. L'humanité aura toujours de petites terreurs enfantines.
Un poète, c'est un enfant par la vivacité des impressions, c'est, par le cœur, un homme épris de tout ce qui est beau en ce monde. On a souvent dit que Banville était un païen, dans le sens délicat et élevé du mot. Ce païen est mort en chrétien et les lettres de faire-part portaient que sa mort (cependant subite) avait été bénie par le pape. Peut-être, comme les voyageurs qui savent que le départ aura lieu à l'improviste, Théodore de Banville avait-il pris d'avance son passeport. Et ce n'est pas peut-être, cela est certain. Il croyait.
--Ah! disait-il un jour à Victor Hugo, parlant de la mort, quelle belle occasion vous avez d'affirmer votre immortalité! que l'auteur de Notre-Dame de Paris soit enterré à Notre-Dame!
Ce nom de Hugo revient encore sous la plume comme une actualité et il est écrit qu'aujourd'hui nous ne parlerons que des poètes, ou de leurs petits-fils.
Le jeune Georges Hugo a dit adieu, pour un temps, à la vie parisienne et s'est jeté bravement à la vie de devoir, dans la mer et le vent, parmi les embruns dont Pierre Loti parle à son frère Yves. Du Cirque des Champs-Elysées passer à l'Océan, c'est bien. Où ai-je lu ce joli mot: Victor Hugo dirait à son petit-fils: «Sois brave comme Gilliat, tue la pieuvre et deviens, toi aussi, un travailleur de la mer!»
Le petit-fils l'a fait, cela, et c'est bien.
Les premières y perdent un spectateur élégant et la patrie y gagne un soldat qui porte le plus beau nom de la France. Maintenant--entre nous--il serait bon qu'on ne parlât plus des descendants de nos gens illustres que quand ils auront fait eux-mêmes des œuvres. Pour une démocratie, ce pays semble aimer vraiment un peu trop les dynasties.
Il y a encore des œuvres, du reste, en ce pays. M. Zola a donné l'Argent cette semaine. Pour lui, l'argent est une force, et une force respectable, malgré les infamies qu'il fait commettre. Toute la thèse du romancier est là. Il ne s'incline pas devant le Veau d'Or, mais, dirai-je volontiers, il trouve que le Veau d'Or n'est pas un Veau. Un Taureau si l'on veut. Mais un veau, non pas. Une Force, vous dis-je. Et, en cela, M. Zola est bien l'élève de Balzac.
--Être riche, disait l'auteur de la Comédie humaine, c'est être libre. Être libre, c'est être tout. Balzac eût volontiers donné le mot d'ordre qu'on a tant reproché à M. Guizot: «Enrichissez-vous!»
--Pourquoi faire porter à l'argent, dit Zola, la peine des crimes dont il est la cause? L'amour est-il moins souillé, lui qui crie la vie?
C'est le dernier mot du livre et il est éloquent.
J'en ai lu un autre livre qui est bien curieux: c'est Une année de ma vie par M. le comte de Hübner que nous avons connu baron de Hübner et ambassadeur d'Autriche à Paris. Fin diplomate, causeur exquis, comme il contait ses souvenirs! Aujourd'hui il les écrit. Il cite un bien joli mot de Metternich--piquant à répéter au lendemain du 18 mars qu'on vient de fêter:
--En comparant la Révolution à un livre, je dirais que nous en sommes encore à l'avant-propos, tandis que la France est arrivée à peu près--pas tout à fait--aux dernières pages.
Les mots de Metternich valaient ceux de Talleyrand.
Rastignac.
On sait l'esprit et le but de l'Association fondée sous ce titre par le cardinal Lavigerie. Les documents, texte et dessins, que nous publions à ce sujet, nous viennent en droite ligne des confins du Sahara et nous sont fournis par un homme qui, accompagnant l'éminent cardinal dans toutes ses pérégrinations, travaillant lui-même sous ses yeux, était le mieux placé du monde pour donner de cette grandiose entreprise un tableau empreint de tout le caractère de vérité et de tout le relief désirables.
Il n'est pas possible de rêver plus belle promenade que la route de Tuggourt au sortir de Biskra. Cette magnifique route ensoleillée traverse l'oasis dans toute sa longueur, elle est sillonnée par les caravanes apportant du sud les récoltes de dattes sur le marché de Biskra et par une foule de petits gamins, vêtus des oripeaux les plus bariolés, qui, chantant, jouant et courant, vivent presque uniquement de la charité des touristes, nombreux à cet endroit. Mais où il faut les voir, c'est sur le passage de Mgr Lavigerie.
Chaque jour, le cardinal se rend au monastère qui s'achève pour recevoir les pionniers du Sahara, et c'est alors une bousculade générale parmi tous ces petits négrillots.
Sitôt que la voiture de Son Eminence paraît, ce sont des cris de joie et des courses échevelées pour attraper au vol les sous que leur jette monseigneur. «Sourdi, sourdi barca, monsieur le marabout!» (un sou, un sou seulement!) Pauvres petits négros, se doutent-ils de ce que fait en ce moment pour leur race le «Marabout Kébir», comme ils l'appellent (le grand Marabout)?
La M'Sallah (maison de prière), telle est l'inscription gravée sur le fronton de cette maison bâtie un peu dans le style florentin qui vient si joliment réveiller de sa tache blanche les bouquets de palmiers du bord de la route. Il y a un an à peine elle commençait à sortir de terre et déjà toute cette population, si hostile pour nous, sait maintenant que là seront soignés les plus pauvres, les plus déshérités, les plus humbles; aussi faut-il voir l'étonnement de ces pauvres diables qui n'attendent habituellement que des coups de bâtons de notre civilisation. Que sera-ce quand bientôt de pareils asiles s'élèveront là-bas, bien loin dans le sud, à El Golea, plus loin à Amguid, plus loin encore, partout où il y aura des malheureux, des martyrs!
Nous croyions encore, il y a peu de temps, que l'esclavage et la traite des nègres étaient abolie depuis nombre d'années. Malheureusement il n'en est rien et les récits rapportés par les missionnaires nous affirment l'existence de ces horribles coutumes.
«Les villages paisibles des nègres de l'intérieur sont cernés, tout d'un coup, pendant la nuit, par ces féroces aventuriers. Presque jamais ils ne se défendent, ou ceux qui le font sont bientôt massacrés par des hommes armés jusqu'aux dents. Ces malheureux fuient dans les ténèbres; mais tout ce qui est pris est immédiatement enchaîné et entraîné, hommes, femmes et enfants, vers des marchés lointains. On les y amène de contrées situées à soixante, quatre-vingts et cent jours de marche.
Alors, commence pour eux une série d'épouvantables misères. Tous les esclaves sont à pied; aux hommes qui paraissent les plus forts et dont on pourrait craindre une révolte, on attache les mains et quelquefois les pieds, de telle sorte que la marche leur devient un supplice, et sur leur cou on place des cangues à compartiments, qui en relient plusieurs entre eux.
On marche toute la journée au milieu des sables ou des terres brûlantes. Les conducteurs barbares sont seuls à cheval ou sur leurs chameaux. Le soir, lorsqu'on s'arrête pour prendre du repos, on distribue aux prisonniers quelques poignées de sorgho cru, c'est toute leur nourriture. Le lendemain il faut repartir.
Mais, dès les premiers jours, les fatigues, la douleur, les privations, en ont affaibli un bon nombre. Les femmes, les vieillards, s'arrêtent les premiers. Alors, afin de frapper d'épouvante ce malheureux troupeau humain, ses conducteurs s'approchent de ceux qui paraissent plus épuisés, armés d'une barre de bois, pour épargner la poudre. Ils en assènent un coup terrible sur la nuque des victimes infortunées, qui poussent un cri et tombent en se tordant dans les convulsions de la mort.
Le troupeau terrifié se remet aussitôt en marche. L'épouvante a donné des forces aux plus faibles. Chaque fois que quelqu'un s'arrête, le même affreux spectacle recommence.
C'est ainsi que l'on marche, quelquefois des mois entiers. La caravane diminue chaque jour. Si, poussés par les maux extrêmes qu'ils endurent, quelques-uns tentent de se révolter ou de fuir, leurs maîtres féroces, pour se venger d'eux, leur tranchent les muscles des bras et des jambes, à coups de sabre ou de couteau, et les abandonnent ainsi le long de la route, attachés l'un à l'autre par leur cangue, et ils meurent de faim et de désespoir. Aussi a-t-on pu dire, avec vérité, que si l'on perdait la route qui conduit de l'Afrique équatoriale aux villes où se vendent les esclaves, on pourrait la retrouver aisément par les ossements des nègres dont elle est bordée!
On calcule que chaque année, quatre cent mille nègres sont les victimes de ce fléau!
Enfin, on arrive sur le marché où on conduit ce qui reste de ces infortunés, après un tel voyage. Souvent c'est le tiers, le quart, quelquefois moins encore, de ce qui a été pris au départ (1).»
Note 1: Lettre du cardinal Lavigerie au pape Léon XIII, mars 1888.
Il a fallu le zèle et le dévouement infatigables de Son Eminence le cardinal Lavigerie pour concevoir le remède à ces crimes et rêver la liberté pour ces esclaves. Il a fallu sa voix puissante pour émouvoir le monde entier et l'intéresser à la réussite de cette entreprise si pleine de périls.
Mais, cette fois, ce ne sont plus des missionnaires, martyrs désignés, qu'il envoie, ce sont de vrais défenseurs armés, qu'il élève pour rendre à cette race opprimée la vie avec la liberté. De cette idée est né un nouvel ordre religieux rappelant en tous points l'ordre de Malte.
En effet, l'Association (c'est ainsi que le cardinal la désigne) des frères armés ou pionniers du Sahara, est composée de volontaires qui, armés des meilleures armes modernes, iront créer au milieu des peuplades sauvages du Sahara des centres de civilisation, défricher la terre, creuser des puits, et employer toutes leurs forces à soulager de toute façon les misères dont ils seront les témoins.
Et c'est non seulement une œuvre éminemment humanitaire, mais encore ce sont les intérêts de la France sauvegardés, notre commerce accru, l'avenir de notre plus belle colonie assuré. L'est-il bien en ce moment, si l'on réfléchit à l'issue terrible et habituelle de toutes les tentatives de pénétration dans le Sud? Qui nous dit que ces Touaregs, ces Snoussyas, si férocement réputés, encouragés par leurs tristes succès répétés, ne se lèveront pas bientôt en masse et ne viendront pas entraîner dans une insurrection générale des tribus toujours prêtes à la révolte?
Même, chose étrange, ce n'est pas à la prédication directe de l'Évangile que Son Eminence compte recourir d'abord.
«..... L'expérience universelle des missions montre que le monde mahométan est inaccessible aux inspirations diverses de la foi chrétienne et fermé à la prédication immédiate de l'Évangile. On peut le changer à la longue, mais, pour cela, il faut n'employer que les bienfaits, l'aumône, le soin des malades, et entraîner ainsi insensiblement les sectateurs de l'Islam, par une lente évolution, dans le courant du monde chrétien.
C'est ainsi que nous avons commencé, chargeant nos missionnaires de secourir les misères qui les entouraient, de soigner les malades, de répandre autour d'eux les bienfaits de l'ordre et de la paix: l'agriculture, l'industrie, tout ce qui constitue, en un mot, les avantages extérieurs de notre civilisation, les seuls auxquels de semblables natures, enflammées par une foi aveugle et farouche, puissent se montrer accessibles.
C'est dans ces conditions que sont partis les premiers missionnaires. Mais nous avons pu constater, dès la première heure, qu'il ne leur suffisait pas de faire le bien autour d'eux, de guérir les malades, de sacrifier même leur vie; nous avons vu que l'hostilité implacable des barbares n'était pas vaincue par ces sacrifices, et que, comme il arrive auprès de certains furieux, avant même de pouvoir tenter de les guérir par les secours de l'art, il fallait les mettre dans l'impossibilité de nuire et de se perdre eux-mêmes (2).»
Note 2: Lettre du cardinal Lavigerie, 1891.
Pour réussir dans une entreprise aussi complexe, aussi pleine de difficultés, il importe de les prévoir toutes, il importe que la troupe mise en campagne soit aguerrie et puisse subvenir elle-même à tous ses besoins. Aussi les détails de l'organisation intérieure de l'ordre sont-ils fort ingénieusement établis.
Chaque compagnie des Pionniers du Sahara est séparée en quatre ou cinq groupes de nombre inégal concourant tous à la prospérité de l'unité qui est de cinquante hommes. Ces groupes se dénombrent ainsi: celui des infirmiers, chargés du soin des malades et de tout ce qui concerne la propreté, l'hygiène, l'entretien des vêtements selon les règles de la salubrité et de la prudence; le groupe des artisans, chargés de tout ce qui concerne la construction et l'entretien des habitations et du réduit commun; le groupe des agriculteurs, des frères préposés aux soins de la culture, des eaux, de la nourriture ordinaire, boulangers, cuisiniers et servants divers; enfin, des chasseurs destinés à trouver, dans le gibier du Sahara, un supplément nécessaire aux troupeaux qui seront confiés à la garde des indigènes.
Ces différents groupes sont placés sous l'autorité d'un commandant et de deux lieutenants; des sergents et des caporaux se partageront les autres fractions. Ces chefs sont choisis à l'élection et nommés par Mgr le vicaire apostolique du Sahara sous l'autorité canonique duquel l'ordre est placé.
Indépendamment de cette hiérarchie, des moniteurs sont chargés de la direction de chacun des divers groupes qui seront formés selon la nature des occupations de chacun.
Aucun de ces volontaires ne doit avoir plus de trente-cinq ans. Un an de noviciat a été jugé nécessaire pour les aguerrir aux difficultés de la vie qu'ils devront mener. Ils l'emploieront à apprendre la langue arabe, à se perfectionner dans le rôle qu'ils auront demandé à remplir, et à rompre leur corps aux fatigues d'un climat souvent pénible et à l'alimentation plus que frugale du Sahara.
A la fin de ce noviciat, ils seront appelés, s'il y a lieu, à prendre un engagement quinquennal, d'après le vote, à la majorité des voix et au scrutin secret, de tous les membres de la communauté. Cet engagement se renouvellera tous les cinq ans.
Les Frères du Sahara auront trois tenues: la grande tenue, et la tenue de combat, toute blanche, se composant d'une tunique longue serrée à la taille par un ceinturon, la croix rouge de Malte sur la poitrine, le pantalon, un large burnous blanc, comme coiffure le casque blanc, surmonté d'un plumet blanc et orné de la croix.
La seconde tenue rappellera beaucoup le costume des Arabes, et aura comme pièces principales la gandoura avec la croix rouge sur la poitrine, et le burnous. Un détail qui va bien étonner nos Parisiens. Le chapeau sera de paille, pointu, et à bords très larges, de façon à préserver les épaules. C'est le chapeau des Touaregs tel qu'ils l'ont dans le désert.
Les Frères ne porteront ce costume que dans leurs marches, qu'ils feront toujours à dos de chameaux.
La troisième tenue, la plus simple, celle de travail, se composera presque uniquement d'une sorte de sarrau serré à la taille, et du casque blanc comme coiffure.
Tel est ce nouvel ordre si curieux, si spécial, et bien digne de tenter les vocations, selon l'esprit religieux moderne. Comme l'écrivait dernièrement, avec sa haute raison, Son Eminence le cardinal Lavigerie, «la vie exclusive de méditation et de prière est au dernier point respectable; mais elle n'est pas faite pour tous, et en particulier dans les temps où nous vivons, qui sont des temps d'agitation inquiète, de mouvement fébrile et perpétuel, ce n'est qu'à l'exception qu'elle peut convenir.
«L'homme de notre temps a surtout besoin d'action extérieure, par suite de l'abaissement des caractères.
«Le silence et la contemplation ne sont pas supportés par tous. Mais en soi l'homme peut se sanctifier par l'action comme par la contemplation et par la prière, surtout quand cette action est vivifiée, purifiée par des vertus telles que la charité, le désir d'expiation, le détachement des choses terrestres, l'amour de la patrie chrétienne, l'amour du travail, le désir de procurer le bien des hommes et la gloire de Dieu.»
C'est ce but que se proposent les Frères du Sahara.
V.
Fantassins.
Cavaliers.
LES PIONNIERS DU SAHARA.--Uniformes de l'ordre, composés par M. Jean Veber, sous la direction du cardinal Lavigerie.
LES PIONNIERS DU SAHARA.--La M'Sallah (la maison de
prière), à Biskra.
LES PIONNIERS DU SAHARA.--Le cardinal Lavigerie visitant
les travaux d'installation, à Biskra. Dessins d'après nature de M. Jean
Veber.
Le public.
Les courses ont été la grande préoccupation de ces jours derniers. Beaucoup même ont trouvé que cette question tenait une place beaucoup trop prépondérante dans la vie des Français de cette fin de siècle. Il nous a paru curieux, à ce propos, de rechercher si nous avions le monopole de ce goût qui va s'accentuant d'année en année. L'article que nous publions ci-dessous et auquel le nom de son auteur donne un attrait tout spécial, répond à ce sentiment de curiosité.
Si les courses de chevaux ont pris en France les proportions que l'on sait, on conçoit facilement quel succès doit avoir un sport de ce genre dans un pays comme la Russie, la patrie par excellence des chevaux infatigables et des hardis cavaliers. Nous nous doutions bien que rien, dans l'organisation de ces courses, ne dût rappeler le spectacle offert par les hippodromes d'Auteuil et de Longchamp. Ce que nous en avions entendu dire ne nous inspirait pas moins le vif désir d'en voir une de près, et c'est la description fidèle de la fête à laquelle nous avons assisté que je vais tenter pour les lecteurs de l'Illustration.
Qu'ils veuillent bien me suivre un instant par la pensée sur la carte d'Asie. Le premier grand fleuve que nous rencontrons en Sibérie, après avoir traversé les Monts Oural, de l'ouest à l'est, est l'Irtish. En remontant son cours, nous trouverons Tobaisk, Orusk, et, quelques centaines de kilomètres plus au sud, Semipalatinsk. C'est là que je veux m'arrêter.
La ville des sept palais n'en a que le nom. Son titre même de ville est usurpé; à dire vrai, ce n'est qu'un grand village, triste, désolé, privé de tout ombrage, enfouissant ses petites maisons de bois dans le sable qui borde son fleuve. N'était sa situation au milieu d'un pays peuplé de hordes nomades, on ne comprendrait guère ce que les Russes sont venus faire ici.
Nous arrivons au bon moment. C'est demain le Courban Baïran, une des grandes fêtes musulmanes. Des réjouissances seront organisées dans le steppe par les Kirghises des environs. Leurs chefs ont appris l'arrivée de deux Faranghis. C'est ainsi qu'ils appellent les Français, dont le nom, depuis un temps reculé, peut-être depuis les croisades, se trouve toujours lié à une idée de bravoure et est très populaire parmi eux. Aussi sont-ils heureux de nous prier d'assister à leurs jeux. Nous sommes encore plus heureux d'accepter, car nous allons pouvoir étudier de près ces populations aux mœurs si peu connues sur lesquelles l'imagination des poètes et des romanciers paraît s'être souvent exercée dans des récits de seconde main pleins de détails suspects.
Nous nous mettons donc en route pour le steppe le 11 août au matin. Le soleil est déjà haut et le sable que nous foulons brûlant. Nous nous trouvons ainsi pris entre deux feux. Mais le supplice est de courte durée, car nous arrivons rapidement au bord de l'Irtish, que nous passons sur un bac mis en mouvement par le courant lui-même.
Sur la rive opposée, nous traversons des villages importants habités par des kirghises pauvres qui ont renoncé à la vie nomade.
Au-delà, le steppe s'étend à perte de vue, uni, sans verdure, couvert d'un gazon ras, jaune, desséché, sur lequel se détachent seulement quelques amoncellements de pierres.
Au loin des aouls, villages mobiles de nomades, dressent leurs tentes, ou yourtes arrondies, rappelant par leurs formes et leur groupement les huttes des Esquimaux ou les habitations des castors. De tous côtés s'élèvent dans la plaine des tourbillons de poussière enveloppant, comme en des nuages de fumée, les cavaliers qui accourent pour assister à la fête. Ils galopent par petites troupes, accroupis sur leurs chevaux. Beaucoup portent au poing la lance que surmonte une bannière: c'est l'étendard des tribus.
Bientôt la petite colline fixée pour le rendez-vous est couverte et les Kirghises continuent pourtant à venir. Sur quelque point que l'œil se porte, il voit de nouveaux cavaliers succéder aux cavaliers. Ce sont les flots d'une mer montante qui semble envahir la steppe et l'on se demande où elle s'arrêtera. Notre pensée se reporte alors, malgré nous, à quelques siècles en arrière; nous nous représentons ainsi les hordes des Mogols, ancêtres de ces nomades, s'avançant comme des nuées de sauterelles, toujours plus nombreux, inséparables de leurs chevaux et marchant à la conquête du monde sous la conduite d'un Tchengis Khan.
Les yeux bridés, les pommettes saillantes, le nez large, le front fuyant, la barbe rare, à poils rudes, c'est bien là l'ancien type mogol. Ces Kirghises sont forts, bien musclés, énergiques. Ils portent tous un costume semblable: un bonnet conique de peau de mouton, entouré d'un bourrelet de fourrure qu'ils rabaissent l'hiver. Quelques-uns ont le malakai, sorte de capuchon à trois pans qui préserve les oreilles et le cou. Leur vêtement est un long manteau, généralement de couleur sombre, serré à la taille par une ceinture. Ils ont des bottes, mais pas d'éperons.
Les chefs seuls portent une tenue plus luxueuse. Ils se reconnaissent à une toque de velours et à une tunique que borde une frange d'or ou d'argent. Pour paraître civilisés, ils emprisonnent leurs jambes dans de vulgaires pantalons. Ceux qui ont la fonction de juges portent comme insigne une chaîne d'or suspendue au cou et fermée par une médaille.
Les Aksahals (chefs) nous reçoivent et nous conduisent à une tente dressée à notre intention.
Après les saluts d'usage et les souhaits de bienvenue, les chefs nous demandent la permission de procéder aux apprêts de la Baïga--c'est le nom de la course de chevaux--qui sera le principal attrait de la journée.
Tandis qu'on nous apporte des bols de koumis (lait de jument fermenté), la foule des spectateurs est écartée à coups de bâtons; ils se rangent tant bien que mal en cercle autour du comité des courses, les uns sur des charrettes, d'autres à pied ou à cheval, et l'on procède à l'appel des chevaux engagés.
Tout cheval peut concourir sans distinction d'âge ni de sexe. Tout propriétaire peut engager le nombre de chevaux qui lui plaît; il doit seulement verser quatre roubles par cheval engagé; ces mises sont destinées à constituer le prix. Comme on le voit, ce n'est qu'une simple poule. En présence des commissaires de la course, un officier de police se servant du dos d'un khirghise comme de pupitre, écrit au fur et à mesure les noms du propriétaire, ceux du jockey, le numéro d'ordre qui est assigné à celui-ci, et qu'il portera attaché sur sa blouse, enfin le caractère distinctif du cheval.
Ce dernier est petit, il a les formes élégantes, les jambes déliées, le poitrail fort des arabes; la tête est moins fine; le chanfrein est busqué au lieu d'être droit. Il connaît peu la fatigue, passe avec beaucoup d'adresse par toutes les routes. On lui met seulement un mors court que retiennent deux minces lanières, et auquel est fixé un simple bridon. On l'a dressé tout jeune à obéir, surtout à la voix.
Pour la course on lui divise la queue en deux tresses enserrées chacune, à la partie supérieure, dans une gaine de soie; un cordon, également de soie, entoure la moitié de la crinière qui est ramenée et dressée entre les oreilles en forme de toupet. L'animal n'est pas ferré: dans le steppe les Kirghises ne ferrent leurs montures que lorsqu'ils ont un très long voyage à entreprendre.
La selle est en bois et posée sur une pièce de feutre; deux pans en cuir, de forme rectangulaire, souvent brodés, sont suspendus aux côtés, descendant sur les flancs du cheval. Le panneau est petit, droit, parfois recouvert d'une plaque ciselée; l'étrivière est courte; le cavalier a les jambes hautes, et semble agenouillé sur sa selle, ce qui ne l'empêche pas d'y être très solide.
On peut dire en effet que ces nomades vivent de cheval, à cheval et pour le cheval. Une fois en selle, ils en descendent rarement; parfois ils ne quittent pas leur monture pour dormir; on s'explique ainsi qu'ils y restent des journées entières sans paraître s'en apercevoir.
Aussi ne nous étonnons-nous pas devoir prendre pour jockeys dans la course de jeunes garçons de huit à quatorze ans. Ils portent une blouse blanche et ont un mouchoir rouge attaché sur la tête. La cravache qu'ils tiennent à la main est une simple lanière de cuir fixée à l'extrémité d'un bâton.
L'inscription des chevaux engagés.
Les chevaux engagés viennent se ranger en demi-cercle l'un à côté de l'autre, par ordre de numéros. Les jockeys s'étant passé à la ronde un pot de koumis, le signal est donné. Les cavaliers vont à la station de poste voisine (à 25 verstes d'ici). Ils s'y rendent au galop: leur allure est réglée par deux cavaliers commissaires qui les accompagnent. Arrivés à la station, ils feront volte-face et se rangeront dans l'ordre du départ; les commissaires compteront jusqu'à trois, et l'on reprendra la course.
Pendant ce temps le comité resté au point de départ délibère et fixe le montant des prix: ils seront attribués aux six premiers arrivants; le premier de tous aura 16 roubles (environ 40 francs), les autres récompenses iront en diminuant progressivement.
On ne voit guère ici de prix dépassant cent roubles. Cependant il n'en est pas partout de même. En 1874, chez les Karakirghises de l'Issyk Koul, à l'occasion de la mort d'un riche propriétaire, ses héritiers organisèrent une course dont le prix était de 1,000 chevaux, 100 chameaux, 100 peaux de loutre et 100 tilda (pièces d'or valant environ 10 francs). Si l'on prend pour valeur moyenne d'un cheval 10 roubles, d'un chameau 40, d'une peau de loutre 5, on trouvera comme valeur absolue 40,000 francs. Mais, comme l'argent a ici une valeur relative au moins quadruple de celle qu'il a chez nous, c'était en réalité une récompense d'une importance au moins égale pour le pays à celle du Grand-Prix de la ville de Paris pour la France. Dans cette course, la distance était de 60 kilomètres environ, en terrain accidenté; plus de deux cents chevaux entrèrent en ligne. Les trois premiers arrivés étaient des ambleurs.
On n'a pas gardé, il est vrai, le souvenir d'une autre course aussi importante dans ces contrées. Mais il arrive parfois de voir assigner un prix de 2,000 brebis ou de 1,000 pièces d'or.
Pendant que les chevaux courent au loin, les spectateurs se livrent à des luttes. Ils sont groupés en deux camps: d'un côté les Kirghises du village, de l'autre ceux de la plaine. Dans chaque parti, un chef armé d'un bâton maintient l'ordre et désigne les combattants. Ceux-ci gardent leurs vêtements et s'en servent même pour se saisir les uns les autres; ils ne s'empoignent pas à bras le corps, mais se tiennent les bras tendus, de sorte que tout l'effort est supporté par les reins. La victoire reste à celui qui a renversé son adversaire sur le dos. Les Kirghises, très amateurs de ce genre de combat, excitent les champions par leurs cris.
Mais tout à coup les assistants, oubliant la lutte, rompent le cercle, se poussant, se bousculant, s'écrasant, pour se porter d'un même côté. Tandis que ceux qui sont à pied cherchent leurs chevaux, ceux restés en selle partent au triple galop. C'est qu'on a annoncé l'arrivée des cavaliers. Les commissaires de la course vont avoir alors fort à faire pour empêcher certaines tricheries, car les jockeys portent, fixées à leur selle, des cordes qu'ils lancent à leurs amis. Ceux-ci, arrivant montés sur des chevaux frais, relèvent ainsi l'allure du coursier dans le dernier effort, tout en paraissant simplement courir à côté de lui; puis ils lâchent la corde au bout de quelques centaines de mètres.
Les gens du steppe ont sans doute la vue plus perçante que la nôtre, car c'est seulement quelques minutes après eux que nous commençons à apercevoir quelque chose comme un nuage de poussière d'abord, puis un point noir qui va grossissant et finit par nous montrer la forme d'un cheval. Le premier arrivant a une avance de 150 mètres. Il passe avec peine au milieu de la foule des cavaliers qui se pressent sur son passage pour le féliciter. La monture ne semble pas trop fatiguée et pourrait aller encore quelque temps. Elle vient pourtant de fournir 53 kilomètres 200 mètres en deux heures quatre minutes. Les cinq ou six suivants arrivent assez près les uns des autres. Quelques-uns ont franchi, trois jours auparavant, une distance de 300 à 600 kilomètres pour venir prendre part à la course. Un cheval tombe foudroyé, quand son cavalier l'arrête; les autres sont conduits aux tentes voisines où on les pansera. Quant aux jockeys, ils ne paraissent pas se ressentir de l'effort qu'ils viennent de faire: ils ont l'habitude de ces exercices.
Le gagnant frappe sur sa cuisse, en signe de remerciements pour une récompense personnelle que nous lui remettons. Il l'a bien méritée, car sa part personnelle du prix acquis en principe par sa tribu est des plus minimes.
La baïga est terminée. Les chefs viennent partager avec nous le plat favori des Sarthes, le palao composé de mouton cuit en morceaux dans son jus avec du riz et des oignons. Dédaignant les cuillers de bois qui nous sont offertes, ils le mangent, selon la coutume, avec la main.
Le Koumis coule à flots; les gagnants célèbrent leur triomphe; les vaincus se consolent de la défaite. Tout le monde s'amuse. La foule se presse autour d'un barde accroupi devant la tente; celui-ci, les jambes croisées, accompagne, en remuant la tête, son chant sur une sorte de guitare à trois corde. D'une voix forte il improvise des louanges des deux étrangers venus de si loin, du beau pays de France. Nous sommes sous le charme de cette voix mâle et pure qui se fait entendre sur un rythme si doux. Puis la nuit vient; elle couvre déjà la plaine de son ombre et chacun songe au retour.
L'heure où, selon le commandement du prophète, on ne distingue plus un fil blanc d'un fil noir est passée, sans, cependant, que le nom d'Allah ait été invoqué. C'est pourtant la fête du Courban Baïran qui nous a amenés tous ici. Mais ils ne croient plus, ces gens qui ont conquis le monde. Avec leur foi guerrière ils ont perdu la foi religieuse. Ils n'aiment plus que leurs chevaux, leur femmes et le steppe, le steppe immense.
Henri d'Orléans.
L'arrivée. D'après des photographies du prince Henri
d'Orléans.
DE PARIS A MOSCOU SUR DES ÉCHASSES.--Le départ de Sylvain
Dornon.
THÉÂTRE DE L'OPÉRA.--Le «Mage», opéra en cinq actes,
paroles de M. J. Richepin, musique de M. J. Massenet. Le Camp: La scène
d'amour du 1er acte entre Zarastra (M. Vergnet) et Anahita (Mme
Lureau-Escalaïs).
THÉÂTRE NATIONAL DE L'OPÉRA.--Le «Mage», opéra en cinq
actes, paroles de M. Jean Richepin, musique de M. J. Massenet. Le
Temple: délivrance d'Anahita par les Touraniens, au 4e acte.
Heureux celui dont la vie
Pour le bien aura lutté toujours!
Car son âme est ravie
Au bonheur éternel des célestes séjours.
Les douleurs qu'il eut sur la terre
Lui deviendront là-haut des voluptés sans fin.
S'il eut soif, c'est le vin qui toujours désaltère;
Et c'est le pain servi pour jamais, s'il eut faim.
O sort divin de celui qui sans trêve, sans trêve
Contre Ahriman aura nourri le feu,
Il va, joyeux, au ciel conquis, vivre son rêve,
Vêtu de gloire et d'or comme son Dieu!
La semaine parlementaire.--La Chambre a voté la semaine dernière la proposition de M. Méline tendant à venir en aide aux agriculteurs dont les récoltes ont été perdues par suite de la persistance de la gelée. Cette proposition, on se le rappelle, avait rencontré une assez vive opposition, un grand nombre de députés estimant qu'elle était à la fois inefficace et contraire aux principes sur lesquels repose notre organisation sociale. Mais ceux-là mêmes qui l'avaient combattue à ce double point de vue pensaient qu'il y avait des mesures à prendre en faveur de l'agriculture, et M. Rivet s'est fait leur interprète en déposant à son tour un projet de loi ayant pour but «l'organisation d'une caisse nationale d'assurance agricole, laquelle serait alimentée par les ressources des communes.» M. Rivet demandait l'urgence; mais elle a été repoussée conformément à la déclaration du ministre des Finances. M. Rouvier estimait en effet qu'on ne pouvait discuter au pied levé une question aussi grave, puisque la proposition aurait pour effet d'engager le principe de l'assurance obligatoire qui n'existe pas dans notre législation. Cependant le sujet vaut d'être étudié et il est probable que l'auteur de la proposition fera en sorte que le rejet de l'urgence ne constitue pas un ajournement indéfini de la discussion.
--La Chambre n'a pas voulu laisser au Sénat le monopole de l'étude des questions qui se rattachent à la situation de l'Algérie. Deux propositions intéressant notre grande colonie ont été déposées par M. Martineau: la première concerne le service militaire des indigènes musulmans; la seconde, leur naturalisation progressive. Ces deux propositions ont été renvoyées à une commission spéciale de onze membres.
--Le projet de loi portant modification du régime fiscal en matière de successions et de donations entre vifs est venu en première délibération. Il s'agit de savoir si les droits du fisc continueront à porter sur l'ensemble de la succession, comme le veut la législation actuelle, ou seulement sur le montant de la succession diminuée du passif, ce qui semble plus équitable. Un long débat juridique s'est engagé à ce sujet entre MM. Dumas, Raiberti, Borie et le rapporteur, M. Jamais; après quoi la Chambre a décidé de passer à une deuxième délibération dans laquelle seront discutés les divers amendements présentés.
--La Chambre a voté une résolution en vertu de laquelle tous les vins de fabrication ou plâtrés devront porter une étiquette apparente indiquant leur nature, de façon à prévenir le public.
--Quand la Chambre veut se débarrasser d'une interpellation inopportune ou gênante, elle profite de la latitude que lui laisse le règlement, et elle la renvoie à un mois. Un mois, c'est l'éternité quand il s'agit d'un débat que l'interpellateur a voulu provoquer le plus souvent sur un fait dont l'actualité constitue le principal intérêt. C'est ce qui était arrivé pour l'interpellation déposée par M. Francis Laur, au lendemain de la faillite Macé-Berneau, dans le but de demander au ministre de la justice «les mesures qu'il comptait prendre pour empêcher les escroqueries publiques par prospectus promettant un revenu invraisemblable et garantissant le capital.» Le mois s'est écoulé et, par exception, le temps n'a pas amorti l'intérêt du sujet, car M. Francis Laur a très habilement profité de la crise qui vient de frapper le marché financier, en rattachant à son interpellation l'affaire de la Société des dépôts et comptes courants.
Le ministre de la justice aurait pu séparer les deux causes, qui n'ont aucun rapport entre elles, mais il a tenu à s'expliquer sur l'une et sur l'autre. En ce qui concerne l'affaire Macé, il a fait remarquer que pas une des victimes du banquier en fuite n'a porté plainte, preuve évidente que ses nombreux clients avaient accepté d'avance le caractère aléatoire de ses opérations. Au sujet de la Société des Dépôts, M. Fallières s'est appliqué d'abord à justifier l'intervention de l'État et des banques de crédit; mais le point intéressant de son discours est celui relatif aux mesures préparées par le gouvernement pour prévenir autant que possible de pareilles catastrophes. Le ministre a annoncé en effet un projet de loi destiné à sauvegarder les intérêts des déposants.
Aux termes de cette loi les Sociétés de crédit ne pourront employer les dépôts qu'en papier commercial revêtu de deux signatures, ou en avances sur titres, compris parmi ceux que la Banque de France admet elle-même au bénéfice de ses avances.
Sur ces déclarations, l'ordre du jour pur et simple a été voté par assis et levé.
Elections sénatoriales.--Les trois élections sénatoriales qui ont eu lieu dimanche dernier ont donné les résultats suivants:
Calvados: M. Turgis, conseiller général, républicain, élu par 788 voix contre 370 à M. Thomine-Desmazures, maire de Mouen, monarchiste.
Eure: M. le docteur Guindey, conseiller général, républicain, élu par 558 voix, contre 497, à M. Pouyer-Quertier.
Seine-et-Marne: M. Benoist, républicain, élu par 513 voix, contre 408, à M. Chazal.
Les catholiques, les monarchistes et la république.--L'opinion publique suit avec une attention justifiée l'évolution qui se produit depuis quelque temps dans une partie du monde catholique français et qui a eu pour point de départ le fameux discours prononcé par Mgr Lavigerie, à Alger. On se rappelle qu'à cette époque, si le langage du cardinal n'a pas reçu la confirmation officielle du Saint-Père, de nombreux indices permettaient aux partisans de l'évolution de croire que Léon XIII ne la désapprouvait pas.
Depuis, M. d'Haussonville a tracé de son côté le programme des monarchistes intransigeants, en laissant entendre clairement qu'il existait une puissante fraction du parti royaliste parfaitement décidée à n'accepter aucun compromis. Or, on a fort remarqué qu'un journal, qui passe pour un organe officieux du Vatican, le Moniteur de Rome, a vivement protesté contre les doctrines de l'orateur et lui a reproché notamment «d'avoir fait le procès de la politique de l'épiscopat, qui veut le salut de la France et la fin des regrettables malentendus.
Faut-il voir dans les déclarations que vient de faire le cardinal Richard, archevêque de Paris, la confirmation de celles qu'a publiées le Moniteur de Rome? Ce serait aller un peu loin, car l'archevêque de Paris se tient dans la réserve que lui commande sa haute situation dans l'épiscopat. Toutefois, en raison même de cette réserve, son langage a une importance toute particulière.
Un certain nombre de catholiques lui ayant demandé son avis sur la façon dont ils devaient comprendre leur «devoir social», l'illustre prélat leur a donné une sorte de consultation qui contient un passage du plus haut intérêt. Il y est dit: «D'abord faisons trêve aux dissentiments politiques. Quand la foi est en péril, redirons-nous avec Léon XIII, tous doivent s'unir d'un commun accord pour la défendre. Le pays a besoin de stabilité gouvernementale et de liberté religieuse... Apportons un loyal concours aux affaires publiques, mais demandons aussi que les sectes anti-chrétiennes n'aient pas la prétention d'identifier avec elles le gouvernement républicain et de faire d'un ensemble de lois anti-religieuses la constitution essentielle de la République.» Ce sera là, en effet, tout le fait prévoir, que portera principalement l'effort de ceux qui, parmi les catholiques, se résignent à accepter le régime actuel: plus d'opposition systématique contre la forme de gouvernement, mais propagande constante dans le but de faire réformer les lois qui touchent aux intérêts religieux, c'est-à-dire celles qui concernent l'enseignement, le service militaire et les congrégations.
Puisque nous parlons du parti monarchiste, nous devons signaler un fait important, la retraite de M. Bocher, le confident et le représentant du comte de Paris en France. M. Bocher a exercé ces délicates fonctions pendant de longues années et, dans ce rôle souvent difficile, il a su se concilier l'estime générale. Il a invoqué, pour résigner son mandat, l'âge et la fatigue causée par un travail incessant. Son droit au repos est trop évident pour qu'il soit permis de chercher un autre mobile à cette décision, qui peut amener une modification nouvelle dans l'attitude du parti dont il était le représentant.
M. le comte d'Haussonville, l'orateur de Nîmes, que l'on supposait désigné pour remplacer M. Bocher, a été en effet appelé par le comte de Paris, qui se trouve en ce moment en Espagne.
Les courses et les paris.--On continue à occuper militairement les champs de courses et, jusqu'ici, le public s'est en général soumis aux dispositions prises pour empêcher le fonctionnement des paris. C'est à peine si quelques arrestations ont été opérées pour infraction aux arrêtés ministériels. Mais on sent que les choses ne peuvent durer ainsi et on devine que cette patience apparente est motivée par l'attente de la loi spéciale qui doit régler la question une fois pour toutes.
En vertu de cette loi, seront seules autorisées les courses ayant pour but l'amélioration de la race chevaline et organisées par des Sociétés dont les statuts auront été approuvés par le ministre de l'agriculture.
Les Sociétés de courses auraient la police de leurs hippodromes. Elles organiseraient donc sous leur surveillance le fonctionnement des paris et s'entendraient avec les municipalités pour la redevance à payer au profit d'œuvres de bienfaisance.
Mais, comme on le voit, d'après ce projet, le point spécial relatif à la légalité du pari mutuel n'est pas tranché. Aussi, pour prévenir les difficultés qui ne manqueraient pas de se produire de nouveau, certains députés voudraient-ils que la question fût nettement posée et ils demandent une modification catégorique à la loi de 1836 sur les loteries, loi à laquelle celle qui concerne le pari mutuel serait assimilée.
Allemagne: les passe-ports en Alsace.--A la suite des mesures prises par l'administration allemande, dans le but de rendre plus rigoureuses encore que par le passé les prescriptions relatives aux passe-ports, une délégation de la représentation d'Alsace-Lorraine s'est rendue auprès de l'empereur pour essayer de le faire revenir sur sa décision. Guillaume Il a reçu les délégués en grand apparat; il avait pris place sur le trône, entouré des dignitaires de la couronne, et il était revêtu de l'uniforme des gardes du corps. Dans le discours qu'il leur a adressé, l'empereur a fait entendre que, pour le moment du moins, il n'était disposé à faire aucune concession. En revanche, il a saisi l'occasion qui lui était offerte pour proclamer hautement les droits de l'Allemagne en Alsace-Lorraine.
Nécrologie.--Le général de Narp, commandeur de la Légion d'honneur.
M. Kornprobst, ancien ingénieur en chef des ponts-et-chaussées.
M. Viguier, conseiller à la cour d'appel.
Mme Fourneret, femme de l'ancien secrétaire et neveu de M. Grévy.
M. Stephany Poignant, ancien préfet de l'Empire.
Le colonel du génie en retraite Goulier, professeur de topographie à l'École de Fontainebleau.
M. Léon Aubineau, écrivain catholique.
Le général Campenon, sénateur inamovible, ancien ministre de la Guerre.
La princesse Marianne Bonaparte, veuve du prince Lucien Bonaparte, sénateur du second empire.
Le prince Napoléon.
J'aime la liberté sous toutes ses formes, mais la liberté de tous.
(Discours au Sénat.) Le prince Napoléon.
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Un peuple libre doit se composer d'individualités indépendantes, avec leur entier développement, et non de grains de sable qui ne sont agrégés que par l'administration.
(Ibid.) Le prince Napoléon.
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L'homme est passionné pour une cause parce qu'il ne voit pas l'ensemble des choses humaines.
Ernest Renan.
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Peu de nations ont une conception assez haute de la justice pour oser, par un acte solennel de blâme, se délivrer d'un remords.
Edm. Adam.
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Le bonheur tient aux affections plus qu'aux événements.
Mme Roland.
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Le plus souvent on cherche son bonheur comme on cherche ses lunettes, quand on les a sur le nez.
Gustave Droz.
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Une grande âme est une source d'amertume et de peine: voilà pourquoi tant de gens s'accommodent si bien d'en avoir une petite.
Ernest Serret.
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Un peu de niaiserie accompagne toujours la véritable innocence.
H. Rabusson.
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L'esprit n'excuse rien et il fait tout pardonner.
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La probité est, de tous les biens, celui que nous apprécions le plus chez les autres.
G.-M. Valtour.
M. THÉODORE DE BANVILLE D'après une photographie de la maison Pirou. | LE GÉNÉRAL CAMPENON D'après une photographie de la maison Barenne. |
M. WINDTHORST Chef du parti catholique en
Allemagne, récemment décédé.--Phot. Schneider.
L'homme qui a dirigé pendant vingt ans le parti catholique allemand n'a guère eu d'histoire que celle de ses actes publics. Il est vrai qu'une telle activité, dans des circonstances si diverses de lutte et de victoire, suffit à remplir une vie et à marquer une époque.
Ce petit homme, court et bas sur jambes, à démarche incertaine de myope, au vaste front chauve, aux yeux débiles toujours couverts de grosses lunettes bleues, avait l'enveloppe d'un personnage hoffmannesque, d'un vieux bibliothécaire ou d'un antique juriste oublié dans les archives d'un tribunal très ancien. Tel on l'imaginait quand on le rencontrait, rentrant à petit pas dans son pied-à-terre de Berlin, au fond d'une rue tranquille, à l'ombre de la coupole et des arbres du jardinet de l'Observatoire. Or, il ne fut pas dans le parlement du nouvel empire d'esprit plus agile, de coup d'œil plus prompt, de manœuvrier plus fécond en ressources, de stratégiste plus ferme en sa marche et plus conscient en son but! Il fut le Moltke des batailles intérieures de l'Allemagne.
Le rôle de cet homme d'État dans sa patrie hanovrienne n'est rien auprès de celui qu'il a joué depuis 1870 sur le théâtre plus vaste du Reichstag allemand.
Lors de la constitution du nouvel empire allemand, Guillaume Ier l'avait baptisé du mot «d'empire évangélique», c'est-à-dire d'empire protestant, et son chancelier montrait des dispositions non équivoques à faire passer dans les instituions cette parole impériale. Les pays catholiques du nouvel empire s'émurent du caractère protestant qu'on semblait attribuer à l'empire constitué par les efforts et les luttes de tous. Les Bavarois, les Hanovriens, les Prussiens catholiques des bords du Rhin et de Silésie, formèrent rapidement le noyau d'un nouveau parti, le Centre, dont le nom marquait assez l'esprit. Il ralliait en effet, pour la défense des institutions catholiques, les éléments les plus divers: depuis le bas clergé à tendances démocratiques et presque socialistes des pays d'industrie, jusqu'aux grands propriétaires terriens aristocrates des pays d'agriculture. Ce fut le grand mérite, le tour de force renouvelé pendant vingt ans par M. Windthorst, de tenir unis des esprits si divers, de les amener, sinon à des votes unanimes sur toutes les questions, du moins à une cohésion que rien ne démentit, dans toutes celles où l'intérêt catholique était engagé.
C'est ainsi qu'à la tête de sa phalange de cent députés il soutint, sans rien relâcher de son opposition, les dix ans d'assaut de M. de Bismarck. Le chancelier et les exécuteurs de sa politique expulsaient les ordres religieux, emprisonnaient les évêques, suspendaient les traitements de centaines de curés et desservants, forçaient les prêtres qui n'allaient pas chercher l'investiture administrative à abandonner leurs paroisses. Contre cette force, il y avait une résistance: la parole de M. Windthorst dans les grands congrès régionaux, et, dans l'enceinte du parlement, le vote en bloc de cent députés catholiques contre les projets gouvernementaux les plus essentiels: les projets économiques.
Quand cette insurrection légale eut enfin convaincu M. de Bismarck qu'il ne pouvait pas faire de «finances impériales», celui-ci dut désarmer, en face du centre toujours armé, et révoquer ou laisser tomber en désuétude l'une après l'autre les lois de combat qu'il avait dressées contre l'église catholique et les ordres religieux en Allemagne.
EN ESPAGNE.--La procession de la Vierge noire au
monastère de Montserrat.--D'après une photographie de notre
correspondant, M. H. Lyonnet.
Opéra: Le Mage, opéra en cinq actes, par M. Jean Richepin, musique de M. J. Massenet.
En plaçant l'action de son drame lyrique dans le Bactriane, à l'époque légendaire où s'est fondé le Mazdéisme, 2,500 ayant l'ère chrétienne, M. Richepin a confiance dans l'érudition du public. Je ne doute pas que le spectateur soit au courant des luttes des Touraniens et des Iraniens, mais pour moi, je l'avoue, il m'a fallu quelques lectures préliminaires pour me transporter dans ce milieu légendaire, un peu éloigné de nous. Par bonheur, le fait humain est là, et, malgré ce recul, nous assistons à un drame, qui, pour s'expliquer, n'a pas besoin du Mazdéisme, et qui se développerait tout aussi bien dans une autre époque, en dehors de la Djaki, la déesse des voluptés. Donc, les Iraniens, ou, si vous aimez mieux, les peuples de la Perse, ont vaincu les Touraniens, c'est-à-dire les peuples Tartares: Zarastra, le général triomphateur, va faire son entrée solennelle à Bakhdi, lorsque Varedha, la prêtresse de la Djaki, vient lui déclarer sa folle ardeur, et cela, sans beaucoup de précautions, comme il convient à une prêtresse d'une religion qui ne reconnaît que la passion pour puissance. L'aveu de cette énergumène de l'amour effraye un peu Zarastra, lequel adore Anahita, la reine des Touraniens, qu'il a défaits.
Amrou, le grand-prêtre des Dévas, et dont Varedha est la fille, a entendu les confidences faites à Zarastra par la princesse, et, témoin des dédains du général pour sa fille, il la console en lui promettant son appui; et il assiste, caché, aux aveux d'amour et aux promesses qu'échangent Zarastra et Anahita. Le vainqueur implore son pardon de la reine vaincue. Ce n'est pas pour l'amour de la gloire que Zarastra a soumis un peuple, c'était pour monter jusqu'au rang où il pouvait être aimé d'une reine; et le voilà qui demande en suppliant la pitié de la reine dans un baiser. Dans le cœur de la jeune fille la passion est plus grande encore que le regret de la patrie perdue, et, en entendant les lamentations des Touraniens qui passent chargés de chaînes à l'horizon, Anahita se défend en vain contre le vainqueur et contre elle-même; ils s'en vont, eux, mais elle, reste: son peuple est captif et son cœur aussi.
Au second acte, Amrou tente de relever le courage de sa fille, désespérée à ce point que, dans les souterrains du temple de la Djaki, elle s'enfonce de plus en plus dans les ténèbres pour éviter les cris de la fête nuptiale qui se prépare, et elle cherche la mort. Amrou lui apporte la vie. Il la vengera. L'âme de Varedha se refuse à une vengeance qui doit atteindre celui qu'elle aime encore, mais Amrou vainc facilement sa résistance en lui montrant Zarastra heureux dans son amour pour la reine qu'il épouse, et en lui répétant les paroles enflammées de passion qu'ils échangent. Ce grand-prêtre manque de grandeur morale; mais attendez, nous allons assister à bien d'autres événements.
Pendant la solennité du triomphe de Zarastra, quand le peuple entoure le général et que les ennemis défilent devant la foule, Zarastra fait hommage au roi des Iraniens de cette troupe prisonnière et de leurs biens. De tous ces trésors pris sur l'ennemi, il n'en veut garder qu'un seul, le plus précieux de tous: la reine. Anahita, dont le vainqueur soulève le voile qui cache sa merveille beauté, accepte cet hommage rendu en face de tout un peuple, et, dans les bras de celui quelle aime, oublie un trône perdu, lorsque la voix imposante et terrible d'Amrou se fait entendre. Le grand-prêtre s'oppose à ce mariage.
Zarastra ne peut épouser la reine; un autre serment l'engage et Varedha, qui s'avance en désignant le général du geste, dit que cet homme a été son amant. Zarastra se défend contre un pareil mensonge. Il crie à la calomnie; la prêtresse lui rappelle en vain leurs amours passées; le malheureux a beau se gendarmer contre cette inqualifiable trahison, Amrou en appelle aux prêtres qui jurent que le grand-prêtre et sa fille ont dit la vérité. Devant un tel serment, la foi d'Anahita est ébranlée; son amour est atteint à ce point que la reine retire sa parole et renvoie son fiancé à ses anciennes amours. A ces mots, la colère de Zarastra ne connaît plus de bornes, il est pris de fureur et contre les dieux qui ne le défendent pas, et contre ces prêtres menteurs, et contre le roi ingrat, et contre le peuple qu'il a sauvé et qui oublie ses services; il maudit ces imposteurs dans leurs trahisons et dans leurs blasphèmes; il maudit leurs divinités mensongères et, chassé, flétri par les imprécations de la foule, irrité par une telle folie, il en appelle, en la bravant du regard, à Mazda, le dieu de la vérité.
C'est sur la montagne sainte qu'il se retire: pendant que les mages et le peuple sont en prière au pied du mont sacré et que la foudre sillonne les nues amoncelées, Zarastra, face à face avec Dieu, reçoit la parole divine pour la rapporter à son peuple. L'élu du Seigneur répand sur la foule la parole céleste, mais, resté seul, l'homme devenu dieu un instant par sa communication avec l'être suprême souffre maintenant de toutes les faiblesses, de toutes les douleurs humaines. Il combat contre le souvenir troublant d'Anahita, il demande à son cœur la force de l'oubli, lorsque Varedha apparaît envoyée, sans doute, par Ahriman, l'esprit du mal. Le mage la repousse et dans ses prières et dans ses tentations de la chair. Il lui pardonne le lâche mensonge qu'elle avoue. Mais il a compté sans la méchanceté de la femme qui, ulcérée de ses mépris, l'atteint dans la jalousie et ravive les amours mortes. Varedha lui apprend que Anahita a un autre amant et que cette maîtresse adorée va épouser le roi de l'Iran; sur cette parole elle abandonne le mage, certaine de le revoir bientôt à Bakhdi.
Les noces du roi se célèbrent contre la volonté d'Anahita; mais l'infernale politique d'Amrou qui tient à venger sa fille veut les choses ainsi. Mise en face des ordres du roi, Anahita veut, avant tout, sa liberté; elle pleure la patrie absente; elle se défend, le roi enjoint au grand-prêtre de les marier, même sous les reproches, sous les menaces d'Anahita indignée qui fait appel à des retours de fortune; au moment où la parole sacrée d'Amrou se prononce, au moment où Varedha ivre de haine voit les époux unis et attend l'arrivée du mage pour jouir de sa vengeance à un tel spectacle, on entend des cris féroces: ce sont les Touraniens qui ont repris l'offensive. Ils arrivent la torche à la main; ils ont envahi la ville, ils envahissent le temple, dans une mêlée horrible, dans un affreux massacre. Ils tuent le roi, ils tuent Amrou. Varedha veut se jeter sur Anahita et la poignarder; les Touraniens entourent et protègent leur reine et Anahita, le sabre à la main, triomphante et féroce, se promène, comme une folle, au milieu de cette tuerie.
Avec M. Richepin nous étions sûr d'avance que nous irions jusqu'aux extrêmes du drame. L'acte qui suit est plus terrible encore. Pêle-mêle dans les décombres, éclairés par les reflets sinistres de l'incendie lointain, les cadavres gisent épars, parmi lesquels celui du roi et celui d'Amrou. Le corps de Varedha, raide, les yeux fixes, est adossé à un tronçon de colonne du palais tombé. Zarastra, que l'amour a ramené à Bakhdi, marche lentement à travers les ruines de sa patrie. Il retrouve Anahita, mais victorieuse. Ils s'aiment toujours, le mage sert un dieu complaisant qui permet ces amours. Le rêve de bonheur de Zarastra et d'Anahita va s'accomplir, quand Varedha revient à la vie, et, toujours irritée, invoque le Djaki contre eux. L'incendie se rallume soudain et les enveloppe; ils sont près de périr, lorsque Zarastra fait appel à son dieu qui entend la voix de son messie: les flammes s'éteignent, et, tandis que Varedha meurt dans un dernier cri de rage impuissante, le mage et sa bien-aimée passent d'un pas triomphant à travers les ruines.
Un livret aussi tourmenté, aussi violent, demandait au compositeur un éclat, une force toute particulière. Cette puissance d'exception était-elle dans M. Massenet, le musicien par excellence de la tendresse et de la grâce? Voilà la question que se posait le public anxieux de l'œuvre d'un maître dont l'autorité est si grande et si méritée. Il m'a semblé qu'à certains moments, ce public regrettait son compositeur favori entraîné trop avant dans le drame. Cette scène du mage sur la montagne sacrée, ce Moïse face à face avec le Seigneur sur le mont Sinaï, au milieu du tonnerre et de la foudre, et rapportant les tables de la loi à son peuple en prières, entraînait le musicien à des hauteurs de l'art qui ont été entrevues, mais qui n'ont peut-être pas été atteintes. Cette passion furieuse de Varedha, la prêtresse de la Djaki tout entière à sa proie attachée, ce fanatisme du grand-prêtre Amrou, féroce dans ses volontés, imposait à l'art ses exigences. M. Massenet n'a pas de ces intransigeances. Il a traité un peu à l'amiable avec ces grandes colères; au fond la salle, qui le sentait, ne lui en voulait qu'à moitié de ne pas aller jusqu'au bout dans les violences du drame; il lui suffisait de retrouver le jeune maître dans les qualités supérieures de son génie, dans l'élégance, dans la tendresse et dans la passion amoureuse. Elle était sous la séduction de cette inspiration pénétrante et de cette habileté de l'artiste, dont la conscience et le soin font de chacune des pages de sa partition, soit dans les parties vocales, soit dans les parties de l'orchestre, des pages magistrales.
Rien, dans une œuvre de M. Massenet, ne passe indifférent. Aussi Le Mage a-t-il été écouté d'un bout à l'autre religieusement, car le talent s'imposait partout, du premier au dernier de ces cinq actes. Le premier a été accueilli avec enthousiasme. Il est complet avec son chant des prisonniers Touraniens et avec le chœur qui l'accompagne de ses lamentations; avec le duo qui le suit entre Varedha et Zarastra, et surtout avec le duo entre Zarastra et Anahita qui, vaincue par l'amour, entend les plaintes de son peuple conduit en exil. L'acte suivant a des pages exquises dans les accents désespérés de Varedha. La phrase de Zarastra soulevant les voiles de la captive est ravissante; c'est une des plus heureuses inspirations du maître dans son œuvre si multiple. Si l'acte sur le mont sacré manque de puissance, il est traité dans un goût parfait orchestral. La salle a salué un solo de cor de ses applaudissements. La prière de Varedha: «Sous tes coups tu peux briser» est d'un effet dramatique irrésistible. Le chant d'Amrou au quatrième acte: «Fais fleurir, ô sainte ivresse» a fait merveille; mais le triomphe de la soirée était réservé aux strophes d'Anahita: «Vers la steppe aux fleurs d'or» qui rappelle la mélodie des prisonniers Touraniens du premier acte, mélodie exquise que le public a voulu entendre une seconde fois et que Mme Lureau-Escalaïs chante avec un sentiment poétique adorable.
Le succès du Mage était assuré dès ce moment et le cinquième acte tout entier avec la scène de Zarastra et le duo entre le mage et Anahita: «Ah! parle encor, encor!» n'a fait que le confirmer. Le maître de Manon, du Roi de Lahore, d'Esclarmonde et du Cid sortait triomphant encore de cette nouvelle épreuve.
Je ne sais ce que les événements prochains décideront de la direction actuelle de l'Opéra, peut-être MM. Ritt et Gailhard ne seront-ils plus alors à la tête de l'Académie de musique, mais nous leur devons au moins cette justice de dire que, depuis plus de vingt ans, depuis les jours de l'Africaine et de Hamlet nous n'avions vu une pareille interprétation et si digne de ce grand et noble théâtre. Ce sont: MM. Vergnet, Delmas; ce sont Mmes Fierens et Lureau-Escalaïs qui chantent le Mage avec une virtuosité et un ensemble incomparables. Les masses chorales sont superbes; les costumes de toute richesse et de toute beauté. Les décors surpassent tout ce qui nous a été donné de voir jusqu'ici. Les masses orchestrales ont toujours leur exécution magistrale et l'Opéra n'a rien perdu de sa splendeur, je parle de celle de ses plus belles époques.
Savigny.
L'Argent, par Emile Zola. 1 vol. in-12,
3 fr. 50 (Bibliothèque Charpentier).--Le nouveau roman de M. Zola se rattache à la série des Rougon-Macquart: c'en est le dix-huitième, pas un de moins, et ce n'en est pas le dernier. Il s'y rattache, entendons nous; comme il est arrivé déjà pour le Rêve, par un fil blanc, qu'on aperçoit de loin dans la couture de l'habit. Mais M. Zola n'y va pas par quatre chemins. Saccard, le héros du livre, est le frère même du grand ministre de l'empire, de Rougon, dont il a quitté le nom pour prendre une importance personnelle de grand premier rôle. Il est donc bien de la famille, de cette famille dont M. Zola écrit avec tant de zèle et tant de suite l'histoire naturelle et sociale, de cette famille qui a vécu, qui n'a pu vivre que sous le second empire. Car on sait que les personnages de M. Zola sont d'une telle vérité que lorsqu'il les a baptisés d'un nom, il n'est pas possible de leur en donner un autre, et que si quelqu'un de vraiment en chair et en os objecte qu'on lui a pris le sien, eh bien, c'est à celui-ci d'en changer, les autres ne pourraient pas. Cela laisse à penser quelle exactitude doit régner dans les faits. C'est du document au premier chef et certes on ne pourrait supposer que M. Zola fit passer sous l'empire des événements qui n'ont pu se produire que quinze ans plus tard: c'est pourtant là ce qu'il a fait, si l'on sait lire Union générale où il a mis Banque universelle: car c'est tout un. Évidemment la passion qui pousse le financier de 1867 est la même qui animera plus tard celui de 1882. Cela pourrait peut-être suffire à un romancier psychologue; mais, quand l'écrivain se pique de faire l'histoire naturelle et sociale d'une époque, n'est-on pas autorisé à lui demander de ne pas faire celle d'un autre?
Donc Saccard, ruiné vers la fin de l'empire, est à la recherche d'une idée qui lui permette d'édifier une nouvelle fortune. Cette idée lui est fournie par un honnête ingénieur qui a imaginé de refaire le royaume de Palestine et d'installer le pape à Jérusalem, tout simplement. Elle est peut-être un peu forte, mais, après tout, dans le monde des affaires on en a vu bien d'autres, et celle-ci a l'avantage de s'adresser à des gens particulièrement naïfs, qui ne manquent pas de s'en éprendre et qui se font un devoir pieux de verser leurs capitaux dans la caisse de l'Universelle. Mais le banquier qui, une première fois, a déjà ruiné Saccard, ne lâche point sa victime. Il laisse grandir et se développer l'affaire, tout en la minant sourdement, avec une certitude d'arriver à ses fins que l'événement confirme. Et la chute est d'autant plus profonde, l'effondrement d'autant plus complet. Tout le drame est là, tout le roman. Mais, malgré la force des peintures, est-ce assez pour l'intérêt du lecteur?
Il est certain que lorsqu'on a commencé ce livre, c'est comme un engrenage et que le monstre vous prend tout entier. Mais, est-il un seul de ses nombreux personnages auquel on puisse s'intéresser? Tout ce monde d'affaires est vraiment triste à voir et il est permis de supposer que c'est un de ceux auxquels M. Zola fait le moins de tort en le décrivant. Si l'auteur de la Terre a calomnié le paysan, l'auteur de l'Argent a évidemment moins chargé le financier. Nous ne dirons rien du rôle de la femme dans cette dernière œuvre, sinon qu'il est, à son ordinaire chez M. Zola, assez répugnant. Quant à la valeur, nous avouons ne pas la saisir tout entière. On parlera une fois de plus de la puissance du talent de l'auteur. Cette puissance est évidente: elle fait penser au marteau-pilon du Creusot; quant à éveiller l'idée d'un maître peintre de l'âme humaine, c'est autre chose.
L. P.
Y a-t-il rien de plus charmant dans la liturgie catholique, rien de plus adorable que cette fête de Pâques-Fleuries, où tout renaît pour nous charmer!
A Paris, autant qu'en province, la coutume est très suivie par les chrétiens même incroyants d'acheter du buis béni. Le saint rameau se trouve dans toute les familles. Il nous a paru curieux de montrer la touchante cérémonie qui prélude aux prières de la matinée, et pour cela la ravissante église de Saint-Germain-l'Auxerrois nous a fourni le plus charmant des cadres.
C'est à peine si l'aube pointe et déjà, devant les grilles de la vieille église, se démène tout un petit monde de vieillards, de femmes et d'enfants. Parmi les voussures ouvragées, où depuis des temps séculaires ils ont fait leur nid, les pierrots tendent leur tête curieuse. Ravis de voir l'ample moisson de feuillage, dont rapidement le sol se couvre, ils piaillent gaiement en se lissant de leur bec. Une odeur délicieuse d'herbe et de terre mouillées monte vers eux. Sous le ciel blanchissant et déjà plus léger toute la fraîcheur et toute la joie du printemps chantent là.
Le moment solennel de la bénédiction du buis est proche.
Faibles d'abord, venant du fond de la nef de pierre, puis plus vibrants, les sons d'une clochette d'enfant de chœur se sont fait entendre. Sans bruit, la porte du cloître a roulé sur ses gonds: elle livre passage au suisse de corpulente stature, dont la haute canne scande la marche.
Derrière lui, entre les fines colonnettes du seuil, le prêtre est apparu.
Il n'a pas revêtu encore tous les insignes dont il se couvrira bientôt pour la messe de six heures. En aube simplement et l'étole retombant à droite et à gauche sur la poitrine, il tient d'une main sa barrette et de l'autre un livre de prière. Entre sainte Clotilde et sainte Radegonde, reines de France, dont la naïve effigie semble sourire, il passe et descend les marches du parvis pour ne s'arrêter qu'à la grille. Devant lui, sur le sol, la foule des marchands s'est prosternée. Un couple matinal, en fraîche toilette, déjà s'approche avec respect. Tout le monde a fait silence. Ce petit marchand de rameaux qui, il n'y a qu'une seconde, caquetait de concert avec les moineaux, s'est lui-même tu.
Alors, l'officiant prend un goupillon des mains du servant qui l'accompagne et lentement, avec toute l'onction sacerdotale, son bras s'élève pour asperger d'eau lustrale les branches entassées à ses pieds. De ses lèvres s'échappent, pressées, les paroles consacrées.
Le buis des rameaux est béni.
Il fait grand jour maintenant. Une admirable matinée se prépare. Au fronton du Louvre s'allume de roses clartés; sur la place, les vieillards, les enfants et les femmes vont et viennent.
--Achetez-moi, disent-ils, un joli rameau de buis.
P. A.
Une étrange fantaisie, assez inattendue dans un siècle qui se pique de marcher à toute vapeur, pousse certains de nos contemporains à employer, pour leurs déplacements, les moyens de locomotion les plus bizarres, sinon les plus rapides.
Il y a un an, un tailleur autrichien assoiffé de réclame nous arrivait enfermé dans une cage en bois, et deux amoureux espagnols, désireux de trouver à Paris un refuge contre la tyrannie paternelle, s'y faisaient transporter par le chemin de fer, cachés ensemble dans une énorme caisse, sous les étiquettes fragile et côté à ouvrir. De Vienne deux originaux venaient visiter en brouette l'Exposition de 1889, et la Russie nous envoyait, tour à tour, un officier à cheval, un autre à pied, et un jeune touriste en vélocipède; avant-hier enfin une troïka attelée de trois chevaux amenait de Saint-Pétersbourg un voyageur pas trop pressé.
Sylvain Dornon, un ancien berger, actuellement boulanger à Arcachon, a voulu se placer à un point de vue plus élevé, et rendre à la Russie une visite de politesse.
Il est, en effet, parti jeudi 12 courant à neuf heures et demie du matin de la place de la Concorde, monté sur des échasses landaises de 1 mètre 20 de hauteur, et s'est engagé à arriver en 42 jours à Moscou pour assister à l'inauguration de l'Exposition française, parcourant ainsi quelque 60 kilomètres par jour.
Deux mille personnes environ assistaient à son départ. A l'entrée de la rue Royale où notre gravure le représente, les gardiens de la paix avaient été forcés de lui frayer un passage parmi la foule des piétons à laquelle se mêlaient des bicyclettes, des tricycles, et bon nombre de gamins qui, montés sur des petites échasses, l'accompagnaient au cri de: «A Moscou! à Moscou!» sur l'air des lampions. Surtout le parcours, le long des boulevards, devant le Figaro, rue Lafayette, les passants étaient fort intrigués en voyant émerger au-dessus d'eux, de toute une hauteur d'homme, la figure fantastique de l'échassier, qui se baissait complaisamment, distribuant des poignées de main à droite et à gauche.
Servi par la vitesse de son énorme compas, Dornon est sorti bien vite par la porte de Pantin, et il a couché le soir même à la Ferté-Milon. Son itinéraire est Reims. Sedan. Luxembourg. Coblentz, Berlin, Wilna. On a déjà revu de ses nouvelles de Sedan. A Moscou l'attend une énorme paire d'échasses sur lesquelles il compte faire une entrée triomphale.
A.
On sait avec quel soin la direction de l'Opéra a monté l'œuvre de MM. Richepin et Massenet, le Mage. Les décorateurs, au reste, avaient de quoi donner carrière à leur imagination: cette reconstitution d'une époque ancienne, préhistorique, ne pouvait que les séduire.
Entre les nombreux et intéressants tableaux que comporte le Mage, nous choisissons, tout d'abord, le premier, qui est représenté par la plus petite de nos gravures. Nous sommes dans le camp de Zarastra. La tente du guerrier s'élève à droite: à gauche, un cèdre aux larges ramures se dresse: le fond nous ouvre une perspective souriante sur la ville de Bakdi et ses pittoresques monuments... C'est là que Zarastra, vainqueur des Touraniens révoltés, après avoir repoussé l'amour de Varehda, la belle prêtresse de Djaki, déesse des voluptés, déclare son amour à sa royale prisonnière, la belle Anahita, souveraine des Touraniens. Anahita se laisse aller aux bras de Zarastra: dans la nuit, on entend la chanson plaintive des prisonniers, et la reine s'écrie:
Hélas! ils s'en vont et je reste ici:
Mon peuple est captif et mon cœur aussi.
Notre grande gravure nous transporte dans la salle du sanctuaire, dans le temple de la Djaki. Un large dôme est soutenu par d'immenses pilastres incrustés de pierreries éclatantes... Au fond, s'élève l'autel et la statue aux proportions colossales de la déesse de la Volupté... On célèbre les mystères de la déesse. Les prêtresses en tunique de gaze traversées de guirlandes de fleurs, les tourneuses aux torses nus avec jupes transparentes et des coiffures de perles bleu-paon, accomplissent, les danses du rite... Ces mystères précèdent le mariage de la reine Anahita avec le loi de l'Iran. Anahita a cru, en effet, le mensonge inventé contre Zarastra par la prêtresse Varedha: son cœur est chagrin, elle pense bien à l'absent, mais, résignée ou non, elle va céder à la loi qui lui est imposée et devenir la femme du roi de l'Iran... Mais voici qu'une rumeur, d'abord sourde, se fait entendre. Les cris se rapprochent, des sonneries de trompette éclatent. Ce sont les Touraniens. Ils envahissent le temple, la torche et le fer à la main... Notre gravure représente le moment précis où les Touraniens, délivrant leur reine, lui tendent une épée, qu'elle brandit en signe «le joie et de triomphe, et où ils se précipitent, pour les tuer, sur les deux imposteurs: Varedha, la prêtresse, et son père Amrou, le grand-prêtre de Djaki.
Outre ces deux gravures, nous publions une page de la belle partition de M. Massenet, que nous devons à l'obligeance de ses éditeurs, MM. Hartmann et. Cie 20, rue Daunou.. C'est la large et puissante invocation religieuse de Zarastra, que chante au troisième acte M. Vergnet.
Ad. Ad.
C'était une physionomie attachante et curieuse que celle du maître et du poète Théodore de Banville. Il avait l'aspect doux, placide, inoffensif, d'un bon bourgeois de Paris, et son bon regard apaise ne trahissait plus les colères truculentes du «romantique» ardent, novateur, révolutionnaire, qui avait suivi vers la vingtième année la bannière de Victor Hugo. Il était né en 1823; il avait lu dans son adolescence les premiers chefs-d'œuvres des nouveaux poètes, il en avait savouré le suc, et, comme la muse l'avait doué, lui aussi, ce n'est pas une simple adhésion qu'il apporta à la nouvelle pléiade; ce furent des œuvres: les Stalactites d'abord, puis les Cariatides, recueils de poésies charmantes où les rythmes retrouvés ou inventés étaient comme parfumés d'un arôme attique.
Dès lors, il était enrôlé et proclamé poète romantique: l'inspiration divine lui donnait ses lettres de grande naturalisation. Attiré vers le théâtre, il chercha la langue comico-lyrique et la trouva. Ses premières comédies: le Feuilleton d'Aristophane (1852), le Beau Léandre (1856), comme plus tard Diane au bois (1861), et récemment encore Socrate et sa femme, le Baiser, révélaient une virtuosité surprenante, et les ressources les plus rares du verbe et de la forme. Un volume de poésies, les Odes funambulesques (1857) avait, du reste, consacré et popularisé sa réputation de maître-ouvrier de la langue poétique: depuis, trente années de production incessantes, un nombre prodigieux de rimes--répandues dans les journaux, dans les recueils périodiques, ou enchâssées et serrées sous la brochure d'un volume--ont montré quelle réserve et quelle veine intarissable nourrissaient la production incessante de cet écrivain.
La prose ne lui paraissait pas indigne de sa plume, et tel de ses contes, telle page de ses romans, peuvent passer pour de purs chefs-d'œuvre.
N'oublions pas que Théodore de Banville, écrivain, ne dédaigna pas d'être journaliste: il a collaboré à un grand nombre de revues, écrit le feuilleton dramatique de trois ou quatre feuilles quotidiennes; dans ces dernières années, il donnait régulièrement des nouvelles à des journaux littéraires. Il était bienveillant et indulgent, sans prétention ni morgue hautaine; les «jeunes» étaient toujours bien accueillis auprès de lui pourvu qu'ils eussent foi dans les deux symboles pour lesquels il avait vécu: l'art et la poésie.
Le général Campenon était, dans toute l'acception du terme, un soldat. Au parlement dont il suivit les débats sur les choses militaires comme ministre de la guerre d'abord, et ensuite comme sénateur inamovible, il apportait cette rondeur familière et un peu âpre, cet air martial, cette brusquerie d'allures, que donne l'habitude du commandement.
Il était né à Tonnerre en mai 1819; il entra à Saint-Cyr; il était capitaine au moment de la révolution de février 1818. Le capitaine Campenon était imbu d'idées libérales et démocratiques: le nouveau régime était fait pour lui convenir: il ne s'en cacha point. C'est ainsi qu'il se trouva désigné pour encourir la sévérité du gouvernement, que le coup d'État établit en 1851. Arrêté avec Charras et avec d'autres officiers suspects de républicanisme, Campenon fut déporté.
Nous le retrouvons peu après, contraint par la proscription d'entrer au service du bey de Tunis, dont il organisa les troupes jusqu'à l'heure où vint l'autorisation de rentrer en France et de reprendre son rang dans l'armée nationale. C'était l'heure de la campagne d'Italie: brave au feu, comme il était loyal citoyen, le capitaine Campenon conquit les épaulettes de chef d'escadron d'état-major.
Ce n'est qu'au début de la guerre de 1870 que le lieutenant-colonel Campenon fut promu colonel.
A la bataille de Rezonville où notre cavalerie sut, dans un effort héroïque, démonter l'artillerie ennemie et chasser du terrain la cavalerie allemande, le colonel Campenon, criblé de blessures, fut laissé pour mort sur le champ de bataille.
A la paix, Campenon reçut enfin les étoiles de général: il commandait la cinquième division d'infanterie à Paris quand Gambetta lui offrit le ministère de la guerre. C'est lui--il ne faut pas l'oublier--c'est ce républicain de la veille qui eut le courage, sur l'inspiration de Gambetta, de passer outre aux polémiques des partis pour songer seulement aux véritables intérêts de l'armée en prenant le général de Miribel comme chef d'état-major.
Après la chute de Gambetta, le général Campenon a été à deux reprises encore ministre de la guerre: dans le cabinet Jules Ferry en 1883: puis dans le cabinet Brisson. Il a pu ainsi donner tous ses soins aux œuvres de reconstitution militaire entreprises depuis l'avènement de la République.
On a tout dit sur la semaine sainte en Espagne. On a décrit cent fois les processions moyen-âge de Séville, les tableaux vivants de la Passion de Tolède, les mystères en plein vent de Murcie. Cette année, c'est dans un lieu bien plus étrange, bien plus pittoresque encore que nous allons chercher de nouvelles impressions: c'est au couvent de la Vierge-Noire du Montserrat, au cœur même des montagnes abruptes de la vieille Catalogne, à mille mètres d'élévation.
C'est sur la ligne de chemin de fer de Barcelone à Saragosse, à distance à peu près égale de Barcelone et de Manresa, qu'il nous faut tout d'abord descendre.
A présent commence la montée: oh! cette montée en patache antique, traînée par quatre mules auxquelles le conducteur pousse son éternel: «harri!» Mais tout le monde n'a pu prendre place dans la patache. Alors ce sont, par les chemins, de longs défilés de formes humaines, sonores à mantilles noires égrenant leurs rosaires, vieux paysans catalans coiffés du bonnet phrygien en laine rouge, Aragonais coiffés de leurs foulards, tous la mante jetée sur l'épaule et un long bâton à la main.
A mesure que nous montons, voici toute la Catalogne qui se déroule devant nous, les Pyrénées, le Canigout, et, au-delà, une partie de la France, du côté de Perpignan. De cet autre côté, la Méditerranée à perte de vue, les Baléares et Saragosse, une partie de la province de Valence. De cet autre encore, l'Aragon. Le panorama est admirable, sans pareil. Et, sur le ciel d'un bleu foncé, se détache la blancheur des Pyrénées, dont les pics couverts de neige étincellent brillants au soleil.
Cependant nous voici parvenu au couvent, dont les bâtiments sont situés au pied d'un bloc énorme de granit, dans une position analogue à celle du couvent de la Grande-Chartreuse. Voici l'entrée du monastère, qui ressemble plutôt à l'entrée d'une caverne. La foule s'accroît toujours, et il y a autant de mendiants que de fidèles, ce qui n'est pas peu dire. La seule auberge est prise d'assaut. Les moines, fort obligeants, donnent des chambres aux visiteurs. Ils nous font tout voir, le réfectoire en forme de rotonde, le jardin potager fort beau, le cloître d'un grand effet artistique, l'église enfin où tous les fidèles pêle-mêle sont entassés à genoux sur les dalles. La Vierge noire, splendidement vêtue d'or et de satin, nous regarde avec ses grands yeux sans vie, tandis qu'autour d'elle les cierges brûlent par centaines.
Portée par quatre enfants de chœur, suivie de prêtres officiant dans leurs costumes des grandes solennités, elle fait le tour de la chapelle d'abord, du monastère ensuite, au milieu de la foule des pèlerins et des moines qui font la haie sur son passage.
Il faudrait des journées entières pour visiter en détail le Montserrat et ses treize ermitages qui ont abrité 392 cénobites. Mais nous rapportons de notre excursion une impression profonde. Les cérémonies à coup sûr y ont moins de mise en scène qu'à Séville, mais la foi y est plus sincère, et le décor merveilleux.
H. L.
Suite.--Voir nos numéros depuis le 21 février 1891.
Barincq continua:
--Alors cette hypothèse de la suppression du testament est peu vraisemblable?
--Sans doute; mais cela ne veut pas dire qu'il faille l'écarter radicalement. Je t'ai expliqué que Gaston avait toujours eu des doutes sur sa paternité, ce qui fait que, dans ses rapports avec l'entant de Léontine Dufourcq, il a varié entre l'affection et la répulsion; en certains moments plein de tendresse pour son fils, dans d'autres ne regardant qu'avec horreur ce fils d'Arthur Burn. Qui sait si, le jour où il m'a redemandé le testament, il n'était pas dans un de ces moments d'horreur? Une disposition morale peut aussi bien avoir provoqué cette horreur qu'une découverte décisive par témoignage, lettre ou toute autre information à laquelle il aurait pu ajouter foi.
--Mais ses relations avec le capitaine ne permettent pas cette supposition, me semble-t-il?
--Le capitaine n'est pas venu au château depuis que Gaston m'a redemandé son testament; et, ce jour-là, pendant les quelques minutes que ton frère est resté dans ce cabinet d'où il semblait pressé de sortir, je l'ai trouvé très troublé: tu vois donc qu'il faut admettre cette supposition, si peu sérieuse qu'elle puisse paraître; comme il faut admettre tout; même que le capitaine va nous arriver avec un bon testament en poche.
--J'admets cela très bien.
--En tout cas, nous serons bientôt fixés. Pour plus de sûreté, j'ai fait, à ta requête, apposer les scellés; nous les lèverons dans trois jours, et alors nous trouverons le testament, s'il y en a un. En attendant, en ta qualité de plus proche parent, tu vas être le maître dans le château. C'est en ton nom que j'ai tout ordonné, depuis le service à l'église jusqu'au déjeuner commandé pour recevoir convenablement ceux des invités qui, venant de loin, n'auraient rien trouvé à Ourteau, particulièrement vos parents d'Orthez, de Mauléon et de Saint-Palais qui, certainement, vont arriver d'un moment à l'autre.
--Laisse-moi te remercier encore une fois; tu as agi dans ces tristes circonstances comme un parent.
--Simplement comme un notaire.
--Il n'y en a plus de ces notaires.
--Aux environs de Paris on dit cela, peut-être, mais je t'assure que chez nous il s'en trouve qui sont les amis de leurs clients. Puisque ce mot est dit, veux-tu me permettre d'en ajouter un autre?
Il parut embarrassé.
--Parle donc.
--Le voilà, dit-il en ouvrant un des tiroirs de son bureau, c'est que si pour tenir ton rang tu avais besoin d'une certaine somme, je suis à ta disposition.
--Je te remercie,
--Ne te gêne pas; cela peut être facilement imputé au compte de la succession.
--Je suis touché de ta proposition, mon cher Rébénacq, mais j'espère n'avoir pas à te mettre à contribution.
--En tout cas, tu ne refuseras pas de prendre une tasse de café au lait avec moi; après une nuit passée en chemin de fer, tu es venu à pied de Puyoo, pense que la cérémonie se prolongera tard.
La tasse de café acceptée, le notaire voulut que le petit clerc portât la valise de son ancien camarade.
--Si je ne t'accompagne pas, dit-il, c'est que je pense que je serais importun; l'expérience m'a appris malheureusement qu'à vouloir distraire notre chagrin, le plus souvent on l'exaspère. A bientôt.
Un peu après dix heures on vint prévenir Barincq que les invités commençaient à arriver, et il dut descendre au rez-de-chaussée.
Il avait eu le temps de s'habiller, et, quand il entra dans le grand salon, ce n'était plus le pauvre dessinateur de l'Office cosmopolitain ployé et déprimé par vingt années d'un dur travail; sa taille s'était redressée, sa tête levée, et, si son visage portait dans l'obliquité des sourcils et l'abaissement des coins de la bouche l'empreinte d'une douleur sincère, cette douleur même l'avait ennobli: plus de soucis immédiats, plus d'inquiétudes agaçantes, mais des préoccupations plus hautes, plus dignes.
C'était des parents qui l'attendaient, des cousins du pays basque et du Béarn, les uns de Mauléon et de Saint-Palais portant le nom de Barincq; les autres les Pédebidou d'Orthez. Autrefois ses camarades d'enfance, ses amis de jeunesse, ils ne l'avaient pas vu depuis vingt-cinq ou trente ans; mais ils connaissaient l'histoire de sa vie et de ses luttes; aussi, quand ils avaient appris par les domestiques sa présence au château, n'avaient-ils pas été sans éprouver une certaine inquiétude aussi bien dans leur fierté de personnages considérés que dans leur prudence provinciale de gens intéressés, ce qu'ils étaient tous les uns et les autres.
--Avait-il seulement des souliers aux pieds, le pauvre diable?
--Et, d'autre part, à quelles demandes d'argent n'allaient-ils pas être exposés?
Les plaintes si souvent répétées de Gaston pendant ces vingt dernières années n'étaient pas oubliées; et, en se rappelant comme il avait été exploité par son frère, on s'était invité, réciproquement, à se tenir sur la réserve et la défensive; cousin, on l'était, sans doute; mais c'est une parenté assez éloignée pour qu'elle ne crée, Dieu merci, ni devoirs ni liens.
Il y eut de la surprise quand on le vit entrer dans le salon les pieds chaussés comme tout le monde et non des bottes éculées de Robert Macaire. A la vérité les volets ne laissaient pénétrer qu'une clarté douteuse, mais celle qui tombait des impostes suffisait cependant pour montrer que son habit n'était pas honteux, et qu'il portait des gants avouables. Alors un changement de sentiments se produisit instantanément; sans qu'on se fût entendu, même consulté du regard, on fit quelques pas au-devant de lui; et toutes les mains se tendirent pour serrer les siennes.
--Comment vas-tu?
--Et ta femme?
--N'as-tu pas une fille?
--Elle s'appelle Anie.
--Alors tu as gardé les traditions de la famille.
--Et le souvenir du pays.
De nouveau, les mains s'étreignirent.
Le revirement fut si complet, qu'après avoir exprimé des regrets pour la brouille survenue entre les deux frères, on en vint à blâmer Gaston qui avait persisté dans sa rancune.
--C'était là une des faiblesses de son caractère, dit l'un des Barincq de Mauléon.
--Les relations de famille doivent reposer sur l'indulgence, dit un autre.
--Cette indulgence doit être réciproque, appuya l'aîné des Pédebidou.
Ce n'est pas seulement sur l'indulgence que ces relations doivent reposer, c'est aussi sur la solidarité. En vertu de ce principe, deux des cousins, ceux à qui leur âge et leur position donnaient l'autorité la plus haute, l'attirèrent dans un coin du salon.
--Tu sais les relations qui existaient entre ton frère et un certain capitaine de dragons?
--J'ai vu Rébénacq.
Tous deux, en même temps, lui prirent les mains, l'un la gauche, l'autre la droite, et les serrèrent fortement.
--Qu'on établisse ses bâtards, dit l'un, rien de plus juste; je blâme les pères qui, dans notre position, laissent leurs enfants naturels devenir, les fils des vagabonds, les filles des gueuses, mais qu'on fasse cet établissement au détriment de la famille légitime, c'est ce que je n'admets pas.
--C'est ce que nous blâmons, dit l'autre.
--Crois bien que nous sommes avec toi, et que nous te plaignons.
--Sois certain aussi que tu peux compter sur nous, pour montrer à cet intrigant le mépris que nous inspire ses manœuvres.
De nouveaux arrivants interrompirent cet entretien intime, il fallut revenir à la cheminée, et les recevoir, leur tendre la main, trouver un mot à leur dire.
C'était la troisième fois qu'à cette place il assistait à ce défilé de parents, d'amis, de voisins ou d'indifférents, qui constitue le personnel d'un bel enterrement: la première pour sa mère quand il était encore enfant; la seconde pour son père, à la gauche de son frère, et maintenant tout seul, pour celui-ci: même obscurité, même murmure de voix étouffées, même tristesse des choses dans ce salon, où rien n'avait changé, et où les vieux portraits sombres qui faisaient des taches noires sur les verdures pâlies, et qu'il avait toujours vus, semblaient le regarder comme pour l'interroger.
Parmi ceux qui passaient et lui tendaient la main, il y en avait peu dont il retrouvât le nom: il est vrai que, pour la plupart, ces physionomies évoquaient des souvenirs; mais lesquels? c'était ce que sa mémoire hésitante et troublée ne lui disait pas assez vite.
Il lui sembla qu'un mouvement se produisait dans les groupes formés ça et là, et que les têtes se tournaient de ce côté; instinctivement il suivit ces regards, et vit entrer un officier.
--C'est le capitaine, dit un des cousins.
Après un regard circulaire jeté rapidement dans le salon pour se reconnaître, le capitaine s'avança vers la cheminée; en grande tenue, le sabre au crochet, le casque dans le bras gauche, il marchait sans paraître faire attention aux yeux ramassés sur lui.
--Tu vois, aucune ressemblance, dit à voix basse le même cousin qui l'avait annoncé.
Mais cette non-ressemblance ne lui parut pas du tout frappante comme le prétendait le cousin; au reste, il n'eut pas le temps de l'examiner: arrivé devant eux, le capitaine s'inclinait, et il allait se retirer sans qu'aucun des parents eut répondu à son salut autrement que par un court signe de tête, quand, dans un mouvement de protestation en quelque sorte involontaire, Barincq avança la main; le capitaine alors avança la sienne, et ils échangèrent une légère étreinte.
--Tu lui as donné la main, dit un des Barincq quand le capitaine se fut éloigné.
--Comme à tous les invités.
--Tu n'as donc pas vu ses pattes d'argent?
--Quelles pattes?
--Sur son dolman; ses épaulettes, si tu aimes mieux.
--Eh bien, qu'importent ces pattes!
Ce cousin, qui avait quitté l'armée pour se marier, et qui était au courant des usages militaires, haussa les épaules:
--On ne porte pas la grande tenue à l'enterrement d'un ami, dit-il, mais simplement le képi et les pattes noires. S'il l'a revêtue aujourd'hui, c'est pour afficher ses droits et crier sur les toits qu'il se prétend le fils de Gaston.
Bien que ces observations se fussent échangées à voix basse, elles n'avaient pas pu passer inaperçues, et, tandis que les uns se demandaient ce qu'elles pouvaient signifier, les autres examinaient le capitaine avec curiosité; on avait vu l'accueil plus que froid des cousins, la poignée de main du frère, et l'on était dérouté. L'entrée du notaire Rébénacq amena une diversion. Puis de nouveaux arrivants se présentèrent, et ce fut bientôt une procession. Alors, le salon s'emplissant, ceux qui étaient entrés les premiers cédèrent la place aux derniers, et l'on se répandit dans le jardin où l'on trouvait plus de liberté, d'ailleurs, pour causer et discuter.
--Vous avez vu que M. Barincq a tendu la main au capitaine Sixte?
--Pouvait-il ne pas la lui donner?
--Dame! ça dépend du point de vue auquel on se place.
--Justement. Si le capitaine est le fils de M. de Saint-Christeau, il est, quoi qu'on veuille, le neveu de M. Barincq, et, dès lors, c'est bien le moins que celui-ci tende la main au fils de son frère; s'il ne l'est pas, et ne vient à cet enterrement que pour s'acquitter de ses devoirs envers un homme qui fut son protecteur, il me paraît encore plus difficile que la famille de celui à qui onrend un hommage lui refuse la main.
--Même s'il s'est fait léguer une fortune dont il frustre la famille?
--Alors je trouverais que M. Barincq n'en a été que plus crâne.
--Ses cousins l'ont blâmé.
--A cause de la patte blanche.
Et ceux qui connaissaient le cérémonial militaire eurent le plaisir d'en enseigner les lois à ceux qui les ignoraient; cela fournit un sujet de conversation jusqu'au moment où le clergé arriva pour la levée du corps.
--Quelle place allait occuper le capitaine dans le convoi?
Ce fut la question que les curieux se posèrent; si la tenue du capitaine était une affirmation, cette place pouvait en être une autre.
Tandis que la famille prenait la tête, le capitaine se mêla à la foule, au hasard, et ce fut dans la foule aussi qu'il se plaça à l'église, sans que rien dans son attitude montrât qu'il attachait de l'importance à un rang plutôt qu'à un autre: les parents occupaient dans le chœur le banc drapé de noir qui, depuis de longues années, appartenait aux Saint-Christeau, lui restait dans la nef confondu avec les autres assistants.
Mais, comme il était au bout d'une travée et faisait face à ce banc, d'autre part comme son uniforme tranchant sur les vêtements noirs tirait les regards, chaque fois que Barincq levait les yeux, il le trouvait devant lui, et alors il ne pouvait pas ne pas l'examiner pendant quelques secondes, sa pensée était obsédée par le mot de son cousin: «aucune ressemblance».
Si le capitaine était moins grand que Gaston, comme lui il était de taille bien prise, bien découplée, élégante, souple; et comme lui aussi il avait la tête fine, régulière, avec le nez fin et droit; enfin comme lui aussi il avait les cheveux noirs; mais, tandis que la barbe de Gaston était noire et son teint bistré, la barbe du capitaine était blonde et son teint rosé; c'était cela surtout qui formait entre eux la différence la plus frappante, mais cette différence ne paraissait pas assez forte pour qu'on put affirmer qu'il n'existait entre eux aucune ressemblance; assurément il n'était pas assez près de Gaston pour qu'on s'écriât: «C'est son fils!» mais d'un autre côté il n'en était pas assez loin non plus pour qu'on s'écriât qu'il ne pouvait y avoir aucune parenté entre eux; l'un avait été un élégant cavalier dans sa jeunesse, l'autre était un bel officier; l'un appartenait au type franchement noir, l'autre mêlait dans sa personne le noir au blond; voilà seulement ce qui, après examen, apparaissait comme certain, le reste ne signifiait rien; et franchement on ne pouvait pas là-dessus s'appuyer pour bâtir ou démolir une filiation.
Depuis l'incident de la main donnée au capitaine, une question préoccupait Barincq; devait-il ou ne devait-il pas inviter le capitaine au déjeuner qui suivrait la cérémonie? Et s'il trouvait des raisons pour justifier cette invitation, celles qui, après le blâme de ses cousins, la rendaient difficile, ne manquaient pas non plus.
Heureusement au cimetière, c'est-à-dire au moment où il fallait se décider, Rébénacq lui vint en aide:
--Comme la présence du capitaine à votre table serait gênante pour vous, autant que pour lui peut-être, veux-tu que je l'emmène à la maison? Cela vous tirera d'embarras.
C'était «nous tirera d'embarras» que le notaire aurait dû dire, car sa position au milieu de ces héritiers possibles était délicate pour lui aussi.
Si l'amitié, de même qu'un sentiment de justice, lui faisaient souhaiter que l'héritage de Gaston revint à son ancien camarade, d'autre part les intérêts de son étude voulaient que ce fût au capitaine. Héritier de son frère, Barincq conserverait sans aucun doute le château et ses terres pour les transmettre plus tard à sa fille comme bien de famille. Au contraire, le capitaine qui n'aurait pas des raisons de cet ordre pour garder le château, et qui même en aurait d'excellentes pour vouloir s'en débarrasser, le vendrait, et cela entraînerait une série d'actes fructueux qui, au moment où il pensait à se retirer des affaires, grossirait bien à propos les produits de son étude. Dans ces conditions, il importait donc de manœuvrer assez adroitement entre celui qui pouvait être l'héritier et celui qui avait tant de chances pour être légataire, de façon à conserver des relations aussi bonnes avec l'un qu'avec l'autre; de là son idée d'invitation qui d'une pierre faisait deux coups: il rendait service à Barincq dans une circonstance délicate; et en même temps il montrait de la politesse et de la prévenance envers le capitaine, qui certainement devait être blessé de l'accueil qu'il avait trouvé auprès de la famille.
Ce fut seulement à une heure avancée de l'après-midi que les derniers invités quittèrent le château; et les cousins ne partirent pas sans échanger avec Barincq de longues poignées de mains accompagnées de souhaits chaleureux:
--Nous sommes avec toi.
--Compte sur nous.
--Jamais je n'admettrai que Gaston ait pu t'enlever un héritage qui t'appartient à tant de titres.
--C'est au moment de la mort qu'on répare les faiblesses de sa vie.
--Si Gaston a pu à une certaine heure faire le testament dont parle Rébénacq, certainement il l'a détruit.
--C'est pour cela et non pour autre chose qu'il l'a repris.
--A la levée des scellés ne manque pas de nous envoyer des dépêches.
--Tu nous amèneras ta fille.
--Nous la marierons dans le pays.
Enfin il fut libre de s'occuper des siens et d'écrire à sa femme une lettre pour compléter son télégramme du matin, dans lequel il avait pu dire seulement qu'il était retenu au château par des affaires importantes. Dans sa lettre il expliqua ce qu'était cette affaire importante, et, sans répéter les espérances de ses cousins, il dit au moins les suppositions de Rébénacq; un fait était certain: pour le moment il n'y avait pas de testament; l'inventaire en ferait-il trouver un? c'était ce que personne ne pouvait affirmer ni même prévoir en s'appuyant sur de sérieuses probabilités; pour lui, n'ayant pas d'opinion, il ne concluait pas; c'était trois jours à attendre.
Quand il eut achevé cette longue lettre, le soir tombait, un de ces soirs doux et lumineux propres à ce pays où si souvent la nature semble s'endormir dans une poétique sérénité, et n'ayant plus rien à faire il sortit, laissant ses pas le porter où ils voudraient.
Ce fut simplement dans le parterre joignant immédiatement le château, et il y demeura, prenant un plaisir mélancolique à rechercher les plantes qui avaient été les amies de ses années d'enfance, et qu'il retrouvait telles qu'elles étaient cinquante ans auparavant, sans qu'aucun changement eût été apporté dans leur culture ou dans leur choix par des jardiniers en peine de la mode; dans les bordures de buis taillées en figures géométriques c'était toujours la même ordonnance de vieilles fleurs: primevères, corbeilles d'or et d'argent, juliennes, ancolies, ravenelles, giroflées, jacinthes, anémones, renoncules, tulipes; et en les regardant dans leur épanouissement, en respirant leur parfum printanier qui s'exhalait dans la douceur du soir, il se prenait à penser que la vie qui s'était si furieusement précipitée pour lui en luttes et en catastrophes s'était arrêtée dans cette tranquille maison.
Que n'était-il resté à son ombre, uni avec son frère, ainsi que celui-ci le lui proposait! Ah! si la vie se recommençait, comme il ne referait pas la même folie, et ne courrait pas après les mirages qui l'avaient entraîné!
Jeune, c'était sans regret qu'il avait quitté cette maison, se croyant appelé à de glorieuses destinées; maintenant allait-il pouvoir reprendre place sous son toit, et jusqu'à la mort la garder? quel soulagement, et quel repos!
Jusqu'à une heure avancée de la soirée, il suivit ce rêve, plus hardi avec lui-même qu'il n'avait osé l'être en écrivant à sa femme, se répétant sans cesse les derniers mots de ses cousins, et se demandant s'il n'était pas possible qu'au moment de la mort Gaston eût réellement réparé ce qu'il avait reconnu être une erreur.
Toute la nuit il dormit avec cette idée, et le matin, au soleil levant, il était dans les prairies, pour prendre possession de ces terres déjà siennes.
On a souvent discuté sur les excitants de l'esprit; à coup sûr, il n'en est pas qui provoque plus fortement l'imagination que l'espoir d'un héritage prochain. Bien que peu sensible au gain, Barincq n'échappa pas à cette fièvre, et, pendant les trois jours qui s'écoulèrent avant la levée des scellés, on le vit du matin au soir passer et repasser par les chemins et les sentiers qui desservent le domaine: les terres arables, il les amenderait par des engrais chimiques; les vignes mortes ou malades, il les arracherait et les transformerait en prairies artificielles; les prairies naturelles, il les irriguerait au moyen de barrages dont il dessinait les plans; ce serait une transformation scientifique, en peu de temps le revenu de la terre serait certainement doublé, s'il n'était pas triplé: c'est surtout pour ce qu'il ne connaît pas, que l'esprit d'invention se révèle inépuisable et génial.
Pour suivre le double jeu qu'il avait adopté, le notaire Rébénacq s'était mis à la disposition de Barincq afin de procéder à l'inventaire au jour que celui-ci choisirait, mais, ce jour fixé, il s'était empressé d'écrire au capitaine Sixte pour l'avertir qu'il eût à se présenter au château, «s'il croyait avoir intérêt à le faire».
A cette communication, le capitaine avait répondu qu'il était fort surpris qu'on lui adressât pareille invitation: en quelle qualité assisterait-il à cet inventaire? pourquoi? dans quel but? c'était ce qu'il ne comprenait pas.
Aussitôt que le notaire eut reçu cette lettre, il la porta à son ancien camarade.
--Voici le moyen que j'ai employé pour demander au capitaine s'il avait un testament, sans le lui demander franchement; sa réponse prouve qu'il n'en a pas, et, me semble-t-il, qu'il ignore s'il en existe un; c'est quelque chose cela.
--Assurément; cependant le bureau et le secrétaire de Gaston n'ont pas livré leur secret.
--Ils le livreront demain.
En effet, le lendemain matin, à neuf heures, le juge de paix, assisté de son greffier, se rendit au château avec Rébénacq pour procéder à la levée des scellés ainsi qu'à l'inventaire, et, bien que les uns et les autres dussent être, par un long usage de leur profession, cuirassés contre les émotions, ils avaient également hâte de voir ce que le bureau-secrétaire et les casiers du cabinet de travail de M. de Saint-Christeau allaient leur révéler.
Renfermaient-ils ou ne renfermaient-ils point un testament en faveur du capitaine Sixte?
Cependant, ce ne fut pas par l'ouverture de ces meubles qu'on commença, la forme exigeant qu'on procédât d'abord à l'intitulé; mais, comme il était des plus simples, il fut vite dressé, et le juge de paix put enfin reconnaître si les scellés par lui apposés sur le bureau étaient sains et entiers; cette constatation faite, la clé fut introduite dans la serrure du tiroir principal.
--J'estime que, s'il existe un testament, dit le notaire, il doit se trouver dans ce tiroir où Gaston rangeait ses papiers les plus importants.
--C'était là aussi que mon père plaçait les siens, dit Barincq.
--Procédons à une recherche attentive, dit le juge de paix.
Mais, si attentive que fût cette recherche, elle ne fit pas trouver le testament.
Sans se permettre de toucher à ces papiers Barincq se tenait derrière le notaire et penché par dessus son épaule il le suivait dans son examen, le cœur serré, les yeux troubles; personne ne faisait d'observation inutiles, seul le notaire de temps en temps énonçait la nature de la pièce qu'il venait de parcourir: quand elle était composée de plusieurs feuilles, il les tournait méthodiquement de façon à ne pas laisser passer inaperçu ce qui aurait pu se trouver intercalé entre les pages.
A la fin, ils arrivèrent au fond du tiroir.
--Rien, dit le notaire.
--Rien, répéta le juge de paix.
Ils levèrent alors les yeux sur Barincq et le regardèrent avec un sourire qui lui parut un encouragement à espérer en même temps qu'une félicitation amicale.
--Il se pourrait qu'il n'existât pas de testament, dit le notaire.
--Cela se pourrait parfaitement, répéta le juge de paix.
--Je commence à le croire, dit le greffier qui ne s'était pas encore permis de manifester une opinion.
--Voulez-vous examiner les autres tiroirs? demanda Barincq d'une voix que l'anxiété rendait tremblante.
--Certainement.
Le second tiroir, vidé avec les mêmes précautions et le même soin méticuleux, ne contenait que des papiers insignifiants, entassés là par un homme qui avait la manie de conserver toutes les notes qu'il payait aussi bien que toutes les lettres qu'il recevait, alors même qu'elles ne présentaient aucun intérêt. Il en fut de même pour le troisième et le quatrième.
--Rien, disait Rébénacq avec un sourire plus approbateur.
--Rien, répétait le juge de paix.
Et, de son côté, le greffier répétait aussi:
--J'ai toujours cru qu'il n'y aurait pas de testament.
Si l'on avait écouté l'impatience nerveuse de Barincq, l'examen se serait fait de plus en plus vite, mais Rébénacq, qui ne savait pas se presser, ne remettait aucun papier en place sans l'avoir parcouru, palpé et feuilleté.
--Nous arriverons au bout, disait-il.
En attendant on arriva au dernier tiroir du bureau; à peine fut-il ouvert que le notaire montra plus de hâte à tirer les papiers.
--S'il y a un testament, dit-il, c'est ici que nous devons le trouver.
En effet ce tiroir semblait appartenir au capitaine: sur plusieurs liasses le nom de Valentin était écrit de la main de Gaston, et sur une autre celui de Léontine.
--Attention, dit le notaire.
Mais sa recommandation était inutile, les yeux ne quittaient pas le tas de papiers qu'il venait de sortir du tiroir.
Toujours méthodique, il commença par la liasse qui portait le nom de Léontine: n'était-ce pas la logique qui exigeait qu'on procédât dans cet ordre, la mère avant le fils?
La chemise ouverte, la première chose qu'on trouva fut une photographie à demi-effacée représentant une jeune femme.
--Tu vois qu'elle était jolie, dit le notaire en présentant le portrait à Barincq.
--Son fils lui ressemble, au moins par la finesse des traits.
Mais le juge de paix et le greffier ne partagèrent pas cet avis.
--Continuons, dit le notaire.
Ce qu'il trouva ensuite, ce fut une grosse mèche de cheveux noirs et soyeux, puis quelques fleurs séchées, si brisées qu'il était difficile de les reconnaître; puis enfin des lettres écrites sur des papiers de divers formats et datées de Peyrehorade, de Bordeaux, de Royan.
Comme le notaire en prenait une pour la lire, Barincq l'arrêta:
--Il me semble que cela n'est pas indispensable, dit-il.
Rébénacq le regarda pour chercher dans ses yeux ce qui dictait cette observation: le respect des secrets de son frère, ou la hâte de continuer la recherche du testament.
--Ces lettres peuvent être d'un intérêt capital, dit-il, mais je reconnais qu'il n'y a pas urgence pour le moment à en prendre connaissance; passons.
La liasse qui venait ensuite contenait des lettres du capitaine classées par ordre de date, les premières d'une grosse écriture d'enfant qui, avec le temps, allait en diminuant et en se caractérisant.
--Ces lettres aussi peuvent avoir de l'intérêt, dit le notaire, mais comme pour celles de la mère on verra plus tard.
Les autres liasses étaient composées de notes, de quittances, de lettres qui prouvaient que pendant de longues années, au collège de Pau, à Sainte-Barbe, à Saint-Cyr, plus tard au régiment, Gaston avait entièrement pris à sa charge les frais d'éducation du fils de Léontine Dufourcq, et aussi d'autres dépenses; mais nulle part il n'y avait trace de testament, ni même de projet de testament.
--L'affaire me paraît réglée, dit le notaire.
--Il n'y a pas eu, il n'y aura pas de testament, dit le greffier qui ne craignait pas d'être affirmatif.
--Si nous allions déjeuner, proposa le juge de paix, chez qui les émotions ne suspendaient pas le fonctionnement de l'estomac.
Bien qu'on voulût se tenir sur la réserve pendant le déjeuner devant les domestiques, quelques mots furent prononcés, assez significatifs pour qu'on sût, à la cuisine, qu'il n'avait pas été trouvé de testament, et alors la nouvelle courut tout le personnel du château.
Jusque-là, la domesticité, convaincue qu'il ne pouvait pas y avoir d'autre héritier que le capitaine, avait traité Barincq en intrus. Que faisait-il au château, ce frère ruiné? qu'attendait-il? de quel droit donnait-il des ordres? Comment se permettait-il de parcourir les terres en maître? Ce qui serait amusant, ce serait de le voir déguerpir.
Quand on apprit qu'il n'y avait pas de testament, la situation changea instantanément, et un brusque revirement se produisit, qui se manifesta aussitôt: au moment où on servit le café, le vieux valet de chambre qui pendant vingt ans avait été l'homme de confiance de Gaston apporta sur la table une bouteille toute couverte d'une poussière vénérable, à laquelle il paraissait témoigner un vrai respect:
--C'est de l'Armagnac de 1820, dit-il, j'ai pensé que monsieur en voudrait faire goûter à ces messieurs.
Quand il eut quitté la salle à manger, les trois hommes de loi échangèrent un sourire que Rébénacq traduisit:
--Voilà qui en dit long, et ce n'est assurément pas pour boire à la santé du capitaine que Manuel nous offre cette eau-de-vie.
L'inventaire ayant été repris, les recherches dans le cartonnier et dans le secrétaire, ainsi que dans la table de la chambre de Gaston, restèrent sans résultat. A cinq heures de l'après-midi tout avait été fouillé, aussi bien dans le cabinet de travail que dans la chambre, et il ne restait pas d'autres pièces où l'on pût trouver des papiers.
--Décidément il n'existe pas de testament, dit le notaire en tendant la main à son camarade.
--M. de Saint-Christeau portait trop haut le respect de la famille, dit le juge de paix, pour ne pas l'observer.
--Ce qui n'empêche pas qu'il y a eu un testament, répliqua le notaire.
--Ne peut-il pas avoir été détruit?
--Il faut bien qu'il l'ait été, puisque nous ne le trouvons pas.
--En vous reprenant le testament qu'il vous avait confié, dit le greffier, M. de Saint-Christeau a montré que ce testament ne répondait plus à ses intentions.
--Évidemment.
--Donc il a voulu le détruire.
--Ou le modifier.
--S'il avait voulu le modifier, trois hypothèses se présentaient: ou bien il vous confiait ce testament modifié; ou bien il le remettait au capitaine; ou bien il le plaçait dans son bureau. Puisqu'il ne vous l'a pas confié, puisqu'il ne l'a pas remis au capitaine, puisque nous ne le trouvons pas, c'est qu'il n'existe pas, et, pour moi, il est prouvé qu'après la destruction du premier testament, il n'en a point été fait d'autres; d'où je conclus qu'en sa qualité de seul héritier, M. Barincq doit être envoyé en possession de la succession de son frère.
En attendant que les formalités pour l'envoi en possession fussent accomplies, Barincq, qui restait à Ourteau, écrivit à sa femme et à sa fille de venir le rejoindre, et, quand elles arrivèrent à Puyoo, elles le trouvèrent au-devant d'elles, avec la vieille calèche pour les emmener au château.
Elles étaient en grand deuil, et, pour la première fois, Anie portait une robe l'habillant à son avantage, sans avoir eu l'ennui de la tailler et de la coudre elle-même, après mille discussions avec sa mère.
Il les fit monter on voiture, et prit la place à reculons:
--Tu verras les Pyrénées, dit-il à Anie.
--A partir de Dax, j'ai aperçu leur silhouette vaporeuse.
--Maintenant tu vas vraiment les voir, dit-il avec une sorte de recueillement.
--Voilà-t-il pas une affaire! interrompit Mme Barincq.
--Mais oui, maman, c'en est une pour moi.
Son père la remercia d'un sourire heureux qui disait sa satisfaction d'être en accord avec elle.
--Voilà le Gave de Pau, dit-il quand la calèche s'engagea sur le pont.
--Mais c'est très joli un gave, dit Anie, regardant curieusement les eaux tumultueuses roulant dans leurs rives encaissées.
--C'est une rivière comme une autre, dit Mme Barincq, il n'y a que le nom de changé.
--C'est que, précisément, le nom peint la chose, répondit Barincq, gave vient de cavus, qui signifie creux.
--Et cette propriété, demanda Mme Barincq, que vaut-elle présentement?
--Je n'en sais rien.
--Que rapporte-t-elle?
--Environ 40,000 francs.
--Trouverait-on acquéreur pour un million?
--Je l'ignore.
--Tu ne t'es pas inquiété de cela?
--Comment, à quoi bon?
--Cherche-t-on un acquéreur quand on n'est pas vendeur?
--Tu voudrais la garder?
--Tu ne voudrais pas la vendre, je pense?
--Mais...
--Tout nous oblige à la conserver et à l'exploiter pour le mieux de nos intérêts; si elle rapporte 2% en ce moment, elle peut en rapporter 10 ou 12 un jour.
Stupéfaite, elle le regarda:
--Certainement, dit-elle, je ne te fais pas de reproches, mon pauvre ami, mais, après vingt années comme celles que je viens de passer, il me semble que j'ai droit à un changement d'existence.
--Passer de notre bicoque de Montmartre au château d'Ourteau, n'en est-il pas un en quelque sorte féerique?
--Est-ce à Ourteau que tu trouveras à marier Anie?
--Pourquoi pas?
(A suivre.)
Hector Malot.