Title: L'Illustration, No. 1606, 6 décembre 1873
Author: Various
Release date: November 30, 2013 [eBook #44310]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
Credits: Produced by Rénald Lévesque
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31e Année. VOL. LXII. Nº 1606 |
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ou dune valeur à vue sur Paris à l'ordre de M. Auguste Marc,
directeur-gérant.
M. LE DUC DE BROGLIE.
M. DE LARCY.
M. DEPEYRE.
M. LE DUC DECAZES.
LES NOUVEAUX MINISTRES.--D'après les photographies de M. Franck.
SOMMAIRE
Texte: Histoire de la semaine.--Courrier de Paris, par M. Philibert Audebrand.--La Sœur perdue, une histoire du Gran Chaco (suite), par M. Mayne Reid.--La bataille de Saint-Privat livrée le 18 août 1870--Les Théâtres.--Nos gravures.--Comment j'ai retrouvé Livingstone. --Revue littéraire: les livres d'étrennes.--Le monument de Vernon. --Bulletin bibliographique.
Gravures: Les nouveaux ministres.--Procès du maréchal Bazaine: les témoins (9 gravures);--Le maréchal se rendant à l'audience.--Plan de la bataille de Saint-Privat.--Théâtre de la Porte-Saint-Martin: Libres! drame à grand spectacle de M. E. Goudinet.--Le paquebot transatlantique, Ville-du-Havre, coulé en pleine mer le 22 novembre. --La Terre de désolation, par le docteur J. J. Hayes (2 gravures).--La Sœur perdue, par Mayne Reid (4 gravures).--Comment j'ai retrouvé Livingstone. (4 gravures).--Monument élevé à la mémoire des mobiles de l'Ardèche, morts pendant la guerre à Vernon.--Rébus.
La nouvelle combinaison ministérielle que nous avons enregistrée dans notre précédent bulletin a provoqué un vif mécontentement dans les rangs de la droite légitimiste et aura probablement pour résultat de détacher de la majorité gouvernementale une partie de ce groupe parlementaire; le gouvernement trouvera, il est vrai, d'un autre côté, d'amples compensations, mais ce revirement n'en est pas moins le point de départ d'une situation nouvelle et dont il est difficile de prévoir l'issue.
Le caractère du changement introduit dans notre système politique par la prorogation septennale des pouvoirs du maréchal-président était loin, en effet, d'être interprété de la même manière par tous ceux qui avaient appuyé cette prorogation de leur vote; selon les uns, on avait surtout eu pour objet de créer un pouvoir anonyme, à l'abri duquel il serait toujours loisible de travailler à une restauration monarchique; selon les autres, le vote du 19 novembre avait créé un gouvernement réel, dont l'existence ne saurait plus être mise en péril par les attaques et les compétitions des partis et que personne n'aurait plus le droit de chercher à détruire. Or, c'est précisément dans ce dernier sens que s'est modifié le cabinet du 24 mai en se séparant de MM. Ernoul et de la Bouillerie, et en faisant appel au concours de MM. Depeyre et de Larcy. Bien qu'appartenant, comme leurs prédécesseurs, à la droite, MM. Depeyre et de Larcy étaient placés, comme on l'a dit, à la gauche de ce groupe; leur situation parlementaire leur permettait de se rallier à un programme inacceptable pour MM. Ernoul et de la Bouillerie, qui avaient notoirement joué un rôle actif dans la campagne monarchique; d'ailleurs, MM. Depeyre et de Larcy n'avaient pas accepté sans difficultés les portefeuilles qui leur étaient offerts, et il n'aurait pas fallu moins, assure-t-on, pour les y décider, une l'intervention personnelle du maréchal-président. On conçoit qu'en présence de complications aussi épineuses, l'enfantement du nouveau ministère ait été des plus laborieux; il ne faut donc plus s'étonner des lenteurs qui ont présidé à sa formation.
Les effets de la scission que nous signalions en commençant n'ont pas tardé à se manifester; le spectacle que nous donne l'Assemblée depuis huit jours montre clairement que l'ancienne majorité du 24 mai est en pleine dissolution. La loi de prorogation portait, on s'en souvient, que, dans les trois jours de sa promulgation, aurait lieu la nomination de la commission chargée de l'examen des lois constitutionnelles; or, le scrutin ayant pour objet la nomination de cette commission a commencé le 20 novembre, et au moment où nous écrivons il n'est pas encore terminé; depuis huit jours, les urnes circulent dans l'Assemblée à chaque séance sans qu'il en ait encore pu sortir trente noms réunissant la majorité nécessaire; et cependant, le chiffre de cette majorité nécessaire diminue chaque jour en raison du nombre toujours croissant des abstentions; sur les vingt-huit commissaires nommés jusqu'à présent, deux seulement l'ont été à une majorité dépassant quatre cents voix, et cette majorité ne s'élevait plus qu'à trois cents voix pour les deux derniers.
Dans la séance de l'Assemblée nationale du 28 novembre, M. le vice-président du conseil a donné lecture du projet de loi sur les maires et les attributions de la police municipale. Ce projet se compose de quatre articles. Le premier attribue au président de la République la nomination des maires et des adjoints dans les chefs-lieux de département, d'arrondissement et de canton; aux préfets, dans les autres communes; et, en vertu de l'article 2, ces nominations doivent avoir lieu dès la promulgation de la loi. L'article 3 accorde aux préfets et aux sous-préfets les attributions du préfet de police, et l'article 4 rend les dépenses de police obligatoires pour les communes. Ce projet de loi, qui va enlever aux radicaux le dernier élément de force qu'ils possédaient dans le pays, a naturellement excité toutes les colères de l'opposition, qui a fait ressortir sur tous les tons et dans tous les journaux dont elle dispose le démenti que se donnera en le votant la majorité naguère si résolument décentralisatrice. Mais si l'opposition a ses raisons pour crier, la majorité a les siennes aussi sans doute pour agir comme elle le fait. Ajoutons que le projet de loi sur les maires n'est qu'une garantie provisoire que se donne le gouvernement, en attendant le vote dés lois organiques municipales.
Les dépêches d'Espagne persistent à assurer que l'affaire du Virginius est arrangée, et l'une d'elles annonçait dernièrement que M. Castelar avait reçu la ratification des bases sur lesquelles l'arrangement avait été conclu. Mais cet accord entre les deux gouvernements ne donne pas une solution définitive. Il ne suffit pas que la convention existe, il faut encore qu'elle s'exécute et que les réparations promises soient effectuées. C'est ici que commence vraiment la difficulté. Du moment que les circonstances dans lesquelles s'est opérée la capture du bâtiment ont été clairement connues et qu'on a pu être édifié sur l'illégalité de cet acte, ainsi que de tous ceux qui l'ont suivi, le doute n'était pas possible. Le cabinet de Madrid n'avait qu'à se soumettre aux obligations que lui imposait le droit des gens. Il a franchement, loyalement accompli son devoir, mais il reste à donner une sanction à l'arrangement convenu. M. Castelar pourra-t-il se faire obéir des autorités cubaines, qui jusqu'à présent ne se sont pas signalées par une déférence exemplaire pour les instructions qu'on leur envoie de Madrid? Les planteurs de Cuba sont toujours d'accord avec la métropole tant qu'il ne s'agit que de recevoir d'elle des renforts, des munitions et des navires cuirassés; mais quand il est question de recevoir des ordres, ils n'en prennent qu'à leur guise. Croit-on que les volontaires de Santiago consentiront à livrer aux autorités américaines les auteurs et les instigateurs des meurtres juridiques dont a été victime l'équipage du Virginius? Sans doute le gouvernement espagnol payera les indemnités stipulées; mais aura-t-il la force et les moyens de contraindre les détenteurs actuels du bâtiment illégalement saisi à en faire la restitution? Il est vrai que M. Soler, ministre des colonies, se trouve actuellement à la Havane et qu'il doit y être venu avec de pleins pouvoirs de la part de ses collègues. Toutefois, on peut craindre une vive résistance. Ainsi, d'après un télégramme de New-York, les autorités cubaines auraient demandé au gouvernement de ne rien conclure avant le protocole qui démontre la légalité de la capture. Les nouvelles venues de Madrid font croire que cette prétention a été écartée, puisque l'arrangement a été ratifié. Il n'en reste pas moins avéré que la population et la presse de la Havane s'opposent énergiquement à la remise du navire, et que les préparatifs de défense sont poussés avec la plus grande activité, en vue d'une intervention des États-Unis. La question, comme on le voit, n'est donc tranchée que diplomatiquement. Elle va entrer dans une phase nouvelle plus périlleuse, celle de l'exécution. Si le gouvernement espagnol n'est pas capable de forcer la main à ses agents, il est à craindre que les États-Unis ne se chargent de la besogne, et le sort de Cuba pourrait bien être profondément changé.
Sa Sainteté Pie IX vient de publier une nouvelle encyclique datée du Vatican, 21 novembre. L'espace nous manque pour analyser ce document, qui touche à toutes les questions dans lesquelles la papauté se trouve actuellement engagée. Après un exorde consacré à des plaintes générales sur la situation de l'Église, Pie IX s'étend longuement sur les querelles religieuses soulevées dans plusieurs États de l'Europe. Il flétrit d'abord les usurpateurs de Rome, les spoliateurs du Saint-Siège et des Ordres religieux. Passant d'Italie en Suisse, il glorifie la résistance des évêques de Genève et de Bâle, Mgrs Mermillod et Lachat, aux autorités civiles de leur pays, et prononce l'anathème contre les prêtres intrus, imposés par ces autorités aux paroisses catholiques de la Suisse. Il rappelle ensuite la protestation qu'il a adressée à l'empereur Guillaume; et tandis qu'il assimile les ultramontains de l'Allemagne aux martyrs des premiers âges du christianisme, il lance les foudres de l'Église sur les vieux-catholiques, sur l'évêque Reinkens, leur chef, et sur tous ceux qui l'ont élu et le soutiennent.
En terminant, Pie IX recommande à ses fidèles de ne point perdre courage, d'opposer le calme le plus parfait aux hostilités dont l'Église est l'objet et de persévérer dans la prière pour apaiser la colère céleste provoquée par les crimes des hommes, afin que si le Tout-Puissant «se lève enfin dans sa miséricorde, il commande aux vents et fasse la tranquillité».
«--Venez donc avec moi.--Où ça?--Chez Reaujon.--Pour-quoi faire?--Pour y voir ce que vous n'avez jamais vu.--laissez donc! J'ai vu chez le baron d'Holbach dix philosophes calmes et un chien à deux têtes.--Pour entendre ce que vous n'avez jamais entendu.--J'ai entendu jouer de la flûte par l'automate de Vaucanson.--Ce que j'ai à vous montrer vaut quinze fois mieux.--Eh bien, qu'est-ce donc?--L'orchestre de Beaujon, pardieu!--Quel orchestre?--Quinze jeunes filles belles comme le jour, surtout la nuit.--Elles sont musiciennes?--Elle ne sont même que cela.--A d'autres!--Venez, vous verrez et vous entendrez. L'une joue du violon, l'autre de la cithare, une autre du clavecin, une autre du luth. Toutes quinze vêtues en nymphes des bois. Venez donc; c'est incomparable.»
Voilà, en termes précis, ce qu'on lisait dans l'un des trente-sept volumes des Mémoires secrets de la république des lettres (Bachaumont et Cie). La chose a été imprimée sous le ministère de M. de Maurepas, il y a une centaine d'années. Ce n'est pas d'aujourd'hui, comme vous voyez. Un orchestre composé de quinze jeunes filles, costumées en déesses des prés et des bois, c'était une fantaisie de fermier général. La chronique raconte que Beaujon s'en permettait bien d'autres; par exemple, cette pêche que Louis XV alla manger chez le traitant et qui lui coûta cent cinquante mille livres. Cent cinquante mille francs une pêche! Nos millionnaires y regarderaient à deux fois. Mais ce n'est pas de cela qu'il est question pour le moment; parlons de l'orchestre de dames.
A cent ans de distance, ce qui se passait chez un manieur d'argent se passe, pour le premier venu, au Casino de la rue Cadet. Du neuf, ce n'en est pas. Pour le moins, c'est du progrès. Une Autrichienne, Mme Almann Weinlich, a eu cette idée ingénieuse de former un orchestre avec des jeunes filles. A-t-elle tout simplement copié Beaujon ou bien, considérant qu'un homme soufflant dans du cuivre est horrible à voir, a-t-elle voulu faire exécuter les œuvres des maîtres par des instrumentistes d'un spectacle plus gracieux? Quoiqu'il en soit, la substitution est de celles qui plaisent. L'orchestre des Viennoises enchantera Paris.
En tout, on compte une trentaine de musiciennes. L'uniforme est de rigueur. On y a arboré les couleurs nationales de l'Autriche. Ainsi ces dames sont vêtues d'une robe jaune d'or, avec un justaucorps de velours. Bordures et agréments noirs. Naturellement les lorgnettes ont été braquées sur ces têtes. Quatre ou cinq sont fort jolies; presque toutes sont fort ébouriffées. Il paraît que c'est conforme au style du germanisme actuel. On aperçoit dans les cheveux, pour les blondes une rose simple, pour les brunes une rose thé.
Cet orchestre a de sérieuses qualités; il joue juste, avec ensemble, beaucoup de goût, mais un peu mollement. A mesure qu'on regarde et qu'on écoute, on se dit: «Tiens, nous sommes volés; il n'y a pas que des femmes.» Vous avez compris, j'imagine, que dans la circonstance, le mot volé ne doit pas être pris dans son sens propre; c'est un verbe de la grammaire parisienne, grammaire hérissée de tant de bizarreries. Avant que le premier air soit fini, on a aisément découvert que les seuls instruments à cordes sont tenus par des mains féminines. Quant aux ophicléides, aux trombones et aux trompes de chasse, ils gonflent la joue de jeunes garçons d'un aspect assez comique. En effet, ces jeunes gens sont vêtus comme dans une féerie du Châtelet; ils ont des crevés de satin jaune, agrémentés de broderies. Vous pourriez les prendre au choix pour dessus de pendule ou pour des valets de trèfle.
Pour ce qui est de Mme Weinlich, la cheffe d'orchestre, aristocratiquement gantée de blanc, elle conduit son petit bataillon comme menait le sien, il y a un quart de siècle, ce célèbre Musard, qui a été le Napoléon de la colophane. Chacun des instruments obéit au doigt et à l'œil, militairement. On a beau lorgner, applaudir, hisser, jeter des bouquets, ces jeunes musiciennes des bords du Danube ne bronchent pas. Ce sont des prêtresses de l'art pour l'art. On voit qu'elles appartiennent, corps et âme, à la musique, de même que les bayadères de l'Inde appartiennent à la danse.
Au premier concert, spécialement offert à la presse, plus d'un morceau a été remarqué à bon droit, un solo de violoncelle exécute par Mlle Louise Dellmayer a été dit par cette artiste avec beaucoup de goût. Le Pizzicato, polka de Strauss, de Vienne, exécuté brillamment par les instruments à cordes, a été bissé. Enfin Mlle Pauline Zèwe s'est beaucoup fait applaudir dans un solo de violon.
Passons vite à une autre actualité.
Un homme du jour, un savant, a éprouvé le désir de renouer la chaîne des temps, comme on dit; il vient de ressusciter une chose ou bien un mot d'autrefois, comme on voudra. Le docteur L*** s'occupe donc d'organiser le Club de la Fourchette. Ici chacun se cogne le front pour retrouver un souvenir. Il y a eu, au commencement de ce siècle, une conjuration fameuse, la Société de la Fourchette. Vous n'êtes pas sans avoir entendu parler, ne fût-ce que sourdement, de cette Marianne de la littérature, se ravivant dans un dîner mensuel, au Rocher de Cancale. Dans l'origine, c'était une bosserie tout comme une autre. Une mauvaise queue de rimeurs galants, échappée de l'Almanach des Muses, se réunissait pour boire et pour chanter. (Ils chantaient à tout propos, ceux-là!) Un jour, au dessert, le boute-en-train de la bande se leva d'un air à peu près solennel. Le verre à patte qu'il tenait à la main s'allongeait en écume d'argent. On prétend que c'était M. Étienne, l'auteur de Joconde, futur pair de France. «--Messieurs, dit-il.»--Mais je vous fais grâce du discours. Il y était exprimé qu'il fallait s'entraider pour forcer les portes de l'Académie française. «Toute la Société de la Fourchette y passera si nous savons nous faire la courte échelle.» Il y eut un serment redoutable, taillé sur le patron de celui du Grütli: «Nous le jurons!» L'expérience fut naturellement essayée par le préopinant, qu'on présenta à la première vacance: M. Étienne fut élu, tant les fourchettes manœuvrèrent bien. Une fois entré, l'auteur de Joconde tendit la main à M. Antoine Say; cet autre à un troisième; le troisième à un quatrième, et ainsi de suite jusqu'au dernier, jusqu'au vénérable M. de Pongerville, traducteur d'Ovide et président du comité de censure après le 2 décembre. Ainsi, pas une fourchette n'est demeurée à la porte.
Si je suis bien renseigné, la tentative d'aujourd'hui n'a pas tout à fait en vue l'escalade de l'Académie française, à moins que ce ne soit l'objet de quelque secrète stipulation. Le docteur L*** a pour objectif quelque chose de plus général. Il se propose, dit-on, de rendre comestibles les divers animaux qu'on ne regarde guère chez nous que comme des sujets de curiosité. Pour être juste, il faut noter que le siège de Paris nous avait déjà inculqué cette idée en nous poussant à manger les bêtes du Jardin d'Acclimatation et quelques-unes du Jardin des Plantes. Mais ce qui n'était que l'accident ou l'exception deviendrait la règle. Peut-être savez-vous ce mot, entendu jadis, dans un cabaret élégant du Palais-Royal. Un viveur qui voulait rire interpellait les servants: «Garçon, un pied d'éléphant à la poulette.--Monsieur, désolé, nous venons de servir le dernier.» Eh bien, grâce au Club de la Fourchette, on trouvera toujours des pieds d'éléphant. Une côtelette de chameau est peut-être exquise avec de petits oignons anglais. «--Garçon, une langue de jaguar pour madame. Il la faut un peu rissolée.»
On peut ne pas s'occuper de politique courante; il n'est pas possible de ne pas s'intéresser à ce qui se fait à Versailles touchant l'édifice de nos finances. Hélas! ce n'est plus qu'un château de cartes. Vu les charges énormes que nous a imposées la guerre, le budget n'est plus en équilibre. On cherche à créer de nouveaux impôts. Comment s'y prendre? Tout a été frappé. L'air, le feu, l'eau, ce que nous mangeons, ce que nous buvons, la maison, l'habit, l'outil, le travail, le plaisir, la maladie elle-même, on ne sait rien qui ne soit soumis à une taxe. Le chien est devenu contribuable; le chien produit 5 millions 650,000 francs par an. Où chercher? Sully, Colbert, Turgot, Gambon, Mollien, l'abbé Louis, tous nos grands économes, y perdraient leur arithmétique. Et pourtant, et en dépit de tout, malgré vent et marée, il nous faut de nouvelles ressources.
Un très-bon citoyen, un ancien notaire de la ville d'Avesnes (Nord), vient d'avoir une idée qui va faire jubiler les uns et hurler les autres. En s'adressant à l'Assemblée nationale par voie de pétition, il demande qu'on mette un impôt sur les célibataires. J'ai tenu le placet entre mes mains, durant cinq minutes, ce qui m'a suffi pour en comprendre tout à la fois le sens moral et la portée financière. Après avoir spécifié plusieurs genres d'exemption, le pétitionnaire construit une échelle; il veut que lorsqu'on n'est pas marié à tel âge on paye tant au fisc, et à tel autre âge, le double, et à tel autre âge, le triple; c'est un peu salé, dira-t-on. D'accord, et c'est parce que c'est salé que c'est piquant:
De vingt-cinq ans à vingt-six ans. 100 fr. De vingt-six ans à vingt-sept ans. 200 fr. De vingt-sept à vingt-huit. 300 fr. De vingt-huit à vingt-neuf 400 fr. De vingt-neuf à trente. 500 fr.
Passé trente ans le célibataire opiniâtre serait soumis, chaque année, à une capitation de 1,000 francs.
Il va sans dire que le sexe masculin seul tomberait sous le coup de la loi.
Montesquieu demande que les lois soient d'accord avec les mœurs et les mœurs en harmonie avec les lois. Je ne saurais dire si le projet de l'ancien notaire d'Avesnes serait agréé, philosophiquement parlant, par l'auteur de l'Esprit des lois; mais, pour sûr, il ne déplairait pas à tout le monde. De tous les contre-forts de la société moderne, le mariage est peut-être celui qui est en ce moment le plus battu en brèche. Cent fois par jour vous entendez les jeunes gens s'écrier que c'est une duperie que de se marier. Sous ce rapport, l'échelle de proportion pourrait produire quelque bien et forcer les réfractaires à s'amender.--Il y a, par malheur, une objection à fournir contre la pétition. Cette affaire, non plus, n'est pas absolument nouvelle, puisqu'il n'y a rien de neuf sous le soleil. Un jour, dans la Grande-Bretagne, on a cherché à mettre une réforme de ce genre à l'ordre du jour. Lisez le Spectateur d'Addison, tome III, page 57; vous y verrez, non le projet de l'ancien notaire d'Avesnes, mais une fantaisie qui y ressemble un peu. L'humoriste anglais demandait bien un impôt sur le célibat, mais en se moquant, en se jouant, uniquement pour faire une épigramme.
La pétition dont je viens de parler a été remise, il y a quelques jours, à la questure. On peut prévoir qu'elle fera beaucoup de bruit en France, si elle est convenablement rapportée.--Mais les hommes graves la rapporteront-ils?
Il n'y aura jamais eu de succès plus complet que celui de la nouvelle œuvre d'Alexandre Dumas fils; Monsieur Alphonse sera, à bon droit, la coqueluche de cet hiver. Dans un autre compartiment de l'Illustration, un de nos collaborateurs vous dira en quoi consiste le mérite de ce drame si rapide, si touchant et si moral. Pour nous, nous n'avons qu'à noter quelques-uns des faits épisodiques qui se sont produits autour de ce remarquable ouvrage. L'auteur a, dit-on, mis six mois à concevoir et à écrire cette pièce, qui est, comme facture, absolument l'opposé de la Femme de Claude, sa dernière étude. S'il vous en souvient, à propos de cette œuvre dramatique, la critique tournant à l'aigre, disait que le fécond artisan était décidément en baisse. Ç'a été comme un coup d'éperon. Alexandre Dumas fils a voulu voir le feuilleton avouer au grand jour combien il s'était trompé, et il y a pleinement réussi. En effet, sur toute la ligne, les critiques ont dit cette invariable formule:
--C'est la jeunesse de la Dame aux camélias;--c'est la touche nette et vigoureuse du Demi-monde.
Dans la nuit qui a suivi la première représentation, M. Alexandre Dumas était à peine rentré chez lui qu'on lui apportait un petit papier plié en losange.
Voici ce que contenait ce message:
«Très-vrai;--très-beau.
Emile de Girardin.»
Autre missive, celle-là venant, paraît-il, d'un spéculateur:
«Monsieur.
«Voulez-vous cent mille francs en échange de votre succès d'hier?»
L'auteur a répondu en jetant le billet au feu.
Dans un certain monde, où l'on a pour habitude de prendre ses aises, il a été fait grand bruit de la figure un peu trop accusée de «M. Alphonse». Ce personnage reproduit un type uniquement parisien, une figure qui a pour étiquette un mot qui ne se prononce pas parmi les gens de bon ton. De là mille tours de phrase, mille sous-entendus qui ne contribuent pas peu au succès de la pièce et du rôle. Pour ajouter encore à tout cela, un jeune acteur, Frédéric Achard, a mis dans cette individualité le cachet d'une exactitude incroyable. Costume, gestes, langage, tout concourt à faire voir en lui le type en question lui-même. Tous les camarades du jeune comédien, frappés de tant de vérité, l'ont enveloppé de compliments.
--Ah ça, s'est écrié le jeune artiste dans les coulisses, si j'ai tant réussi que ça, c'est fait de moi; le nom de Monsieur Alphonse me restera toute ma vie!
Et, malheureux de trop de bonheur, il parlait de rendre le rôle à l'auteur.
--Comment! lui dit alors Alexandre Dumas, y songez-vous? Vous êtes jeune; vous venez de créer, du premier coup, le personnage le plus difficile à montrer au théâtre, un fourbe cynique, un homme de la famille de ce bon monsieur Tartuffe, et vous voulez vous retirer. C'est pour le coup que vous prêteriez à rire.
Mieux avisé, le jeune comédien a renoncé à rentrer dans la coulisse, et il a bien fait.
Voici un bien joli mot; on l'a mis dans la bouche de M. Joseph Prudhomme au sujet de la femme à deux têtes, qu'il est allé voir.
--Mesdemoiselles, tout vous fait une loi de vivre en bonne intelligence. Voyez-vous, si vous cessiez de vous entendre, si vous vous battiez, la garde elle-même ne pourrait pas vous séparer.
Philibert Audebrand.
Général Coffinières.--Phot. Reutlinger.
Général Boyer.--Phot. Appert.
Colonel D'Andlau.--Phot. Pénabert.
Migeon.--Phot. Appert.
Maréchal Canrobert.--Phot. Richebourg.
Streiff.--Phot. Appert.
Colonel Magnan.
Clark.--Phot. Appert.
Garrigue.--Phot. Appert.
PROCÈS DU MARÉCHAL BAZAINE.--Le maréchal se rendant à
l'audience.
(Suite)
Gaspardo avait commencé à frapper la pierre, et quelques étincelles scintillaient déjà du milieu de la profonde obscurité, quand un bruit inattendu, au milieu de tous les bruits de la tempête, vint tout à coup frapper son oreille et arrêter sa main.
Ses deux compagnons l'avaient entendu comme lui; les trois chevaux qu'il avait inquiétés aussi bien que leurs trois cavaliers donnèrent soudain des signes évidents de terreur. Ils se mirent à hennir et à piétiner le sol. Une seconde fois ce bruit frappa leurs oreilles, c'était un effrayant rugissement, et il n'y avait pas à s'y tromper, hommes et chevaux l'avaient reconnu en même temps. C'était le rugissement d'un tigre (1).
Note 1: Les Hispano-Américains, aussi bien au nord qu'au sud du continent, donnent au jaguar le nom de «tigre». Le nom de jaguar est un mot guarani, le seul correct pour cet animal dans l'Amérique du Sud.
Tout d'abord, ils avaient cru que le terrible animal devait se trouver au fond même de la grotte. Mais quand le cri retentit de nouveau ils comprirent que le tigre ne devait être qu'à l'entrée et de l'autre côté des ponchos.
L'avantage n'était pourtant pas considérable, la frêle barrière des manteaux ne les protégerait guère plus qu'une toile d'araignée contre les griffes du féroce animal, s'il était venu, comme c'était probable, chercher un refuge dans la caverne qui leur servait d'asile.
Il ne serait certainement pas arrêté par un simple rempart de couvertures. Étonné d'abord de l'obstacle qui lui barrait l'entrée et dont il ne soupçonnait pas la fragilité, le tigre semblait avoir, pour un instant, reculé.
«Taisons-nous, dit un des deux jeunes gens, la caverne paraît profonde, elle a peut-être quelque issue extérieure. Qui sait si le tigre ne se contentera pas de la traverser? l'obscurité est telle qu'il peut ne pas nous apercevoir.
--Le jaguareté est un chat. Il voit aussi bien de nuit que de jour, répliqua tout bas Gaspardo; s'il pénètre ici, nous n'avons qu'une ressource, c'est de le combattre et de le tuer.»
Tous les trois, d'un mouvement commun, s'armèrent de leurs fusils et s'assurèrent en outre que leurs pistolets étaient dans leur ceinture.
Le jaguar était encore au dehors, poussant un rugissement sourd comme s'il eut demandé à entrer, et stupéfait évidemment d'être arrêté devant sa demeure habituelle par cet étrange obstacle.
Les tigres, malgré leur férocité, ne manquent pas de prudence. Il était clair que l'ennemi tenait en lui-même une sorte de conseil. Mais la puissance croissante de son cri témoignait que son hésitation ne serait pas de longue durée et qu'il se déciderait bientôt à franchir le rideau. Hommes et chevaux se trouveraient à sa merci si tout d'abord ils ne réussissaient pas à s'en défaire.
Les trois voyageurs s'étaient réunis derrière les ponchos, et côte à côte, les armes à la main, ils firent face à l'endroit d'où l'attaque devait arriver, après avoir fait rapidement passer leurs chevaux derrière eux.
Fallait-il sans plus attendre envoyer une décharge à travers le rideau en visant au juger dans la direction que leur indiquaient les mouvements de leur adversaire?
Cette suggestion venait de Cypriano; elle avait été à peine formulée qu'un cri rauque avait retenti comme une sorte de réponse, et une seconde après, les deux cousins roulaient sur le dos jusqu'au fond de la grotte, culbutés l'un sur l'autre par l'élan du formidable animal, qui d'un bond s'était jeté sur l'obstacle et avait du même coup renversé deux de ses adversaires. Gaspardo seul était resté debout.
«Par saint Antoine, s'écria-t-il, l'imbécile s'est pris dans nos couvertures. Ne bougez pas vous deux, restez à terre, je vais faire feu!»
Un éclair brilla, la détonation d'un pistolet se fit entendre. Le tigre foudroyé roulait à son tour sur le sol.
«Coup superbe! s'écria Gaspardo en reconnaissant au bruit sourd qu'avait fait la chute de l'animal qu'il avait dû frapper juste. Relevez-vous, mes enfants. Un agneau ne tombe pas plus vite sous la main d'un boucher. Venez m'aider à chercher notre gibier au milieu de nos couvertures, et n'ayez crainte de les toucher, elles ne renferment qu'une carcasse de jaguareté.»
Les deux jeunes gens furent bientôt debout. Le gaucho battit le briquet, et tous les trois s'approchant de leur victime, ils purent constater que le pistolet du gaucho avait admirablement fait sa besogne; la balle, par un hasard providentiel, avait touché droit au cœur.
«Nos pauvres ponchos, dit Gaspardo.--Ils ne nous ont pas été inutiles. Qui sait si je serais venu à bout d'abattre ce maudit animal s'ils n'avaient pas paralysé ses mouvements! C'est la Vierge qui a guidé ma main, bien sûr, mes enfants. Nous lui devons un fameux cierge.»
Cependant, par l'ouverture, le vent, la poussière et le froid pénétraient à l'envi dans la grotte et y tourbillonnaient tout à leur aise. Nos trois voyageurs s'empressèrent de débarrasser leurs ponchos du corps du tigre, et ayant retrouvé leurs couteaux, ils parvinrent à s'abriter une fois encore contre la tormenta.
Ce travail accompli, Gaspardo allait se préparer à faire un bon feu dans le dessin de savourer plus gaiement son repas. Mais il fut arrêté par une pensée qui se présenta soudain à son esprit.
«Quand il y a un jaguareté quelque part, dit-il, on a observé que ces aimables personnages ne manquent jamais de chasser deux par deux. Nous avons tué la femelle, nous aurions eu plus de mal si nous avions eu affaire au mâle. Or, à moins d'incident extraordinaire, le mâle doit rôder dans les environs et nous courons le risque de le voir arriver à tout moment pour nous réclamer son gîte. J'en conclus que pour nous assurer contre sa visite, il nous faut boucher notre porte d'une façon un peu plus solide.
--Mais comment? Avec nos selles, cela ne suffirait pas?
--Certainement non, senores, je le sais à merveille. Je n'ai pas voulu parler de nos selles, mais il y a ici des quartiers de roc, peu faciles à remuer sans doute, avec lesquels nous ferions une magnifique muraille.»
En effet, quand les jeunes gens avaient reçu le choc du jaguar, il leur avait été facile de se rendre compte qu'ils n'avaient pas été jetés par lui sur des lits de plume, leurs côtes étaient là pour témoigner du contraire. Tombés au milieu des débris, roulés sur leurs angles, chacun de leurs membres meurtri ou écorché leur attestait que des matériaux solides de construction devaient abonder autour d'eux. D'ailleurs à l'éclair du coup de pistolet et aussi, quoique moins distinctement, à la faible lueur qui provenait du dehors, leurs yeux avaient pu ajouter à leur certitude en ce sens.
«Bâtissons-nous une barricade et vivement»! dit Gaspardo, nous pouvons élever intérieurement sans déranger le rideau jusqu'au moment où elle sera assez haute. Ne perdons pas un instant. Vous deux, apportez-moi des pierres, je les mettrai à leur place.»
Ludwig et Cypriano ne se firent pas prier. Ils se mirent à l'œuvre avec ardeur, et ce fut à qui soulèverait les plus gros débris pour les mettre à la disposition du gaucho.
Mayne Reid.
(La suite prochainement.)
Le panorama du terrain sur lequel a été livrée la bataille, dite de Saint-Privat-la-Montagne par les Français et de Gravelotte par les Allemands, se trouve compris dans le dessin de M. Deroy, qui a paru dans le numéro du 22 octobre. Cependant, pour plus de clarté, nous avons joint à ce récit un croquis indiquant très-exactement les positions occupées par l'armée du Rhin, ainsi que les lignes de marche suivies par les corps de l'armée allemande qui ont pris part à cette bataille.
M. de Moltke ayant rapidement donné l'ordre aux troupes les plus rapprochées de marcher dans la direction de Rezonville, avait mis en ligne huit corps d'armée, les 2e, 3e, 7e, 8e, 9e, 10e, 12e et la garde royale, sans compter trois divisions de cavalerie, soit près de 250,000 hommes. Son adversaire, Bazaine, avait sous la main tout ce qui restait de l'armée du Rhin, peut-être 120,000 hommes, non-valeurs déduites.
On sait comment le commandant en chef français replia son armée le 17 août, au point du jour, quand toute son armée s'attendait à poursuivre le succès de la veille.
Le roi de Prusse, informé à son quartier général de Pont-à-Mousson de la sanglante lutte de Rezonville et de ses résultats fâcheux pour une fraction de son armée, était parti le 17 avant le jour pour juger la situation. A son grand étonnement, il trouva les Français en retraite sur Metz et résolut aussitôt de les attaquer et de les refouler, s'il était possible, dans le camp retranché. Il réunit en conférence MM. de Moltke, le prince Frédéric-Charles, son chef d'état-major le général de Sthiele, et tout fut réglé pour l'attaque du lendemain.
Dans la nuit du 16 au 17 août, vers une heure du matin, le maréchal Bazaine avait adressé aux commandants de corps d'armée l'ordre d'occuper les positions suivantes: le 2e corps, Frossard, entre Rozérieulles et le Point-du-Jour; le 3e, Lebœuf, à sa droite, se prolongeant vers la ferme de la Folie; le 4e, Ladmirault, vers Montigny-la-Grange et la levée du chemin de fer de Verdun, alors en voie de construction; enfin le 6e corps, Canrobert, formait l'extrême droite, du chemin de fer vers Saint-Privat et Roncourt.
Cette ligne de bataille était naturellement très-forte. En outre, les commandants de corps avaient reçu l'ordre de fortifier leur front par des tranchées-abris et des épaulements de batterie. Mais Bazaine commit la faute de ne pas prescrire à la réserve générale du génie d'expédier des outils au maréchal Canrobert, dont les parcs et les réserves du génie et de l'artillerie avaient été coupés de Metz. Cette négligence était d'autant plus regrettable que, ainsi qu'on le verra plus loin, Canrobert occupait la partie la plus faible de la ligne de bataille.
Nous n'aurons plus à nous occuper des mouvements de l'armée française, qui a reçu passivement le choc de l'ennemi, et dont les réserves formées par la garde et la réserve générale de l'artillerie n'ont même pas été engagées. Mais il nous faut suivre avec soin les différents corps de l'armée allemande, qui ont cherché d'abord, puis attaqué leur adversaire avec une audace téméraire qui aurait pu leur coûter cher si le maréchal Bazaine avait été à la hauteur de son commandement.
Après la bataille de Rezonville, les troupes engagées avaient bivouaqué très-près du champ de bataille sans être inquiétées par les Français; cependant l'état-major prussien était dans l'inquiétude, car il s'attendait à voir recommencer au point du jour la lutte acharnée de la veille. Pour la soutenir, le roi fit passer tous les corps d'armée sur les dix ponts fixes ou de campagne que nous avons énumérés dans notre précédent article. La retraite de Bazaine laissant M. de Moltke libre de combiner son attaque à son gré, l'habile chef d'état-major en profita pour laisser reposer l'armée allemande pendant la soirée du 17. A deux heures de l'après-midi il soumit à la signature du roi l'ordre général qui prescrivait à l'armée d'exécuter un grand mouvement de conversion, l'aile gauche en avant, avec le 7e corps comme pivot. Les colonnes devaient se mettre en marche à cinq heures du matin; les avant-gardes s'appuyaient à la route impériale de Verdun qui forme défilé au passage de la Mance, près de l'auberge de Saint-Hubert et qui gagne ensuite les hauteurs du Point-du-Jour et de Rozérieulles en formant de nombreux lacets.
La première ligne des Prussiens était composée, en commençant par la droite, des 7e et 8e corps de l'armée de Steinmetz, campés à droite et à gauche du bois des Ognons; du 9e corps entre Rezonville et Vionville; du 12e corps saxon et de la garde royale campés près de Mars-la-Tour. Ces trois derniers corps de l'armée du prince Frédéric-Charles étaient soutenus en seconde ligne par les 3e, 10e corps, les 5e et 6e divisions de cavalerie, et par la brigade des dragons de la garde, tous très-éprouvés dans la journée du 16; Steinmetz avait pour soutien le 2e corps arrivé à Pont-à-Mousson le 17 au soir et la 1re division de cavalerie. Le 1er corps, Manteuffel, et la 3e division de cavalerie étaient laissés sur la rive droite de la Moselle pour s'opposer au besoin à une tentative de sortie de la garnison de Metz par les roules de Sarrebruck ou de Strasbourg.
Plan de la bataille de Saint-Privat.
A quatre heures du matin, chacun des corps d'armée prit la direction qui lui était indiquée. Le corps saxon, à l'extrême gauche, marcha rapidement sur Jarny, et dès que ses colonnes eurent dépassé la route de Verdun, la garde royale, qui avait campé à la gauche du 12e corps, marcha sur Doncourt et la ferme de Cautre; le 9e corps se dirigea un peu à droite de la même ferme de Cautre; l'armée de Steinmetz resta immobile. Vers 9 heures, la première ligne de l'armée du prince Frédéric-Charles occupait la deuxième route de Verdun, par Jarny, Conflans, Etain, et ce mouvement ayant pu s'exécuter sans brûler une amorce, l'état-major prussien acquérait la conviction que l'armée de Bazaine, loin d'être en marche sur Briey, devait être concentrée sur les hauteurs en avant de Châtel-Saint-Germain, mais il était loin de se douter que l'on eût commis la faute d'étendre démesurément notre ligne de bataille et croyait fermement la droite française appuyée au village d'Amanvillers. Le roi Guillaume donna un ordre en conséquence; l'armée de Steinmetz devait contenir les corps Lebœuf et Frossard, tandis que le 9e corps, soutenu par la garde, ferait effort sur Montigny-la-Grange et Amanvillers, et que le corps saxon tournerait Canrobert par Sainte-Marie-aux-Chênes et Saint-Privat; une portion de la garde devait aussi concourir à ce mouvement enveloppant. Le roi, le général de Moltke, le prince Frédéric-Charles et le vieux Steinmetz, à cheval au milieu des troupes, dirigeaient eux-mêmes les opérations. Le 8e corps, placé en arrière de Gravelotte, n'avait qu'à attendre l'attaque du 9e pour entrer sur-le-champ en ligne; le 7e corps, dissimulé dans le ravin d'Ars, était si rapproché du corps Frossard qu'il ne lui restait qu'à engager le feu.
Conformément aux ordres donnés, le 9e corps se dirigea de la ferme de Cautre sur Verneville, et la 18e division put s'emparer du bois de la Cusse, que le général Ladmirault n'avait pas fait occuper par suite d'un changement apporté la veille au soir dans l'ordre de bataille, et d'après lequel Canrobert, posté d'abord à Verneville, dut camper autour de Saint-Privat. A midi précis, les cinquante-quatre pièces de la 18e division et de la réserve du 9e corps ouvraient le feu contre le corps Ladmirault; la grande bataille du siècle était commencée.
Au signal donné par le canon de Manstein, le chef du 9e corps, Steinmetz, fait avancer rapidement son aile gauche qu'il lance contre le bois des Génivaux, pendant que le 3e corps déploie son artillerie sur la hauteur à droite du village de Gravelotte. Avant une heure, la bataille était engagée avec acharnement de Rozérieulles à Amanvillers. Le prince Frédéric-Charles s'aperçut alors que la ligne française était plus étendue qu'on ne l'avait supposé; il modifia ses premiers ordres en conséquence. La garde, chargée d'abord de déborder la droite de Canrobert, dut l'attaquer de front, la 1re division partant d'Habonville, la seconde de Sainte-Marie-aux-Chênes. Les Saxons, qui devaient se rabattre à droite à hauteur de Batilly, s'élevèrent à cinq kilomètres plus au nord jusqu'à Auboué. Le prince Auguste de Wurtemberg, commandant la garde, fit placer toute son artillerie en avant de Saint-Ail pour protéger ce mouvement. Le 10e corps, Voigts-Rhetz, avait suivi les Saxons à Batilly, le 3e arrivait à deux heures à Verneville pour soutenir le 9e corps, Manstein, qui avait de la peine à se maintenir devant Ladmirault. Suivant leur habitude si funeste pour nous, à mesure qu'un corps arrivait près du lieu de l'engagement, il envoyait son artillerie se placer dans les intervalles des batteries déjà engagées.
Chaque corps prussien ayant de quatre-vingt-quatre à quatre-vingt-dix pièces de canon, il est facile de se rendre compte de la canonnade qui résonnait de Gravelotte à Saint-Ail vers trois heures de l'après-midi.
Les trois corps prussiens engagés sur la droite ne firent aucun progrès devant Frossard et Lebœuf qui avaient eu soin de se ménager des feux étagés au moyen de tranchées-abris et d'épaulements bien disposés. Autour de la ferme de Saint-Hubert, le combat était extrêmement acharné. Le 60e de ligne défendait ce poste avancé avec une ténacité et un courage vraiment extraordinaires. Les attaques de l'ennemi furent toutes repoussées; mais, protégées par le feu des deux cent quarante-six pièces des 7e, 8e et 9e corps, il put toujours reformer ses colonnes dans les bois de Vaux, des Génivaux et de la Cusse.
Un peu avant quatre heures, Steinmetz, trompé par le silence momentané de son adversaire qui se dissimulait avec soin, et persuadé qu'il s'était dégarni pour secourir Canrobert menacé par trois corps d'armée, crut le moment propice pour tenter d'enlever la formidable position du Point-du-Jour, malgré les instructions formelles du roi. Mais son artillerie n'était pas encore mise en batterie que déjà la moitié des pièces avaient leurs chevaux par terre; un instant après, cette masse d'hommes et de chevaux tourbillonnait sous un feu vraiment infernal et se repliait en pleine déroute sur Gravelotte. C'est dans cette débâcle qu'un certain nombre de fantassins et de cavaliers tombèrent dans les carrières du Caveau, situées entre la Mance et l'auberge Saint-Hubert.
Vers les mêmes heures, la brigade de Goltz, partie d'Ars-sur-Moselle, s'avance sur Lessy, enlève ce village, et tente ensuite d'enlever Sainte-Ruffine; arrêtée par la brigade Lapasset, par les canons du Saint-Quentin et ceux d'une batterie de la garde, elle bat en retraite. La situation de la gauche de Bazaine était donc excellente et devait se maintenir jusqu'à la fin de cette lutte gigantesque.
Malheureusement les événements nous étaient moins favorables à notre droite à cause de l'incroyable inertie du maréchal Bazaine, qui regardait la bataille du haut du mont Saint-Quentin, et s'acharnait à ne pas voir les Prussiens défilant en colonnes profondes, en arrière de Verneville, dans la direction du nord. A trois heures et demie, la 24e division saxonne partant de Batilly et la 1re division de la garde venant de Saint-Ail enlevèrent, après une lutte sanglante, le village de Sainte-Marie-aux-Chênes, énergiquement défendu par le 94e de ligne, sous les ordres du colonel de Geslin, le commandant actuel de la place de Paris. Sous la protection de ce village, dont les vastes vergers clos de murs se prêtent à la défensive, le prince de Saxe put continuer tranquillement son mouvement tournant par Auboué et Montois.
À cinq heures, les lignes françaises étaient encore intactes; le brave Canrobert se multipliait à la tête de son 6e corps, réduit à moins de trente mille hommes par les pertes colossales qu'il avait éprouvées l'avant-veille près de Rezonville.
Si seulement Bazaine s'était transporté en arrière d'Amanvillers, près du coude du chemin de fer, il eut compris que c'était là que devaient être les grenadiers de la garde et les cent pièces disponibles de la réserve générale de l'artillerie, y compris celles de la garde. Hélas! il était écrit que les destinées de la France s'accompliraient, et que les cinquante-quatre pièces du 6e corps brûleraient leur dernière gargousse pour soutenir une lutte tout à fait désespérée contre les deux cent cinquante pièces des 10e, 12e corps et de la garde royale. Le canon de Canrobert réduit au silence, le prince de Wurtemberg juge le moment favorable pour en finir avec la résistance de son opiniâtre adversaire; il forme trois brigades de la garde en colonnes d'attaque et les lance à droite et à gauche de la route de Sainte-Marie à Saint-Privat. Le 6e corps n'avait plus que ses chassepots, mais la pente du terrain est favorable au tir de ces excellents fusils; la garde royale est arrêtée par un feu roulant et se retire après avoir subi des pertes colossales. Si la garde avait paru à ce moment, c'en était fait des Prussiens, mais la garde ne devait pas arriver!
À six heures du soir, Montigny-la-Grange, Amanvillers, Jérusalem, Saint-Privat et Roncourt étaient en feu; les 90,000 hommes et les deux cent cinquante pièces de la gauche allemande s'acharnaient après le malheureux corps Canrobert laissé sans soutien. Les cartouches commencent à manquer, la position devient intenable et le 6e corps s'écoule par la route de Saulny, entraînant dans son mouvement de recul la droite du corps Ladmirault jusqu'à Amanvillers; à partir de ce village jusqu'à Rozérieulles, nos positions restèrent intactes. L'attitude de Canrobert en avait tellement imposé à l'ennemi que celui-ci, malgré son écrasante supériorité numérique, m'osa pas occuper les villages abandonnés.
Vers huit heures du soir, le 2e corps arriva enfin au secours de l'armée de Steinmetz, complètement battue, et reçut ordre d'attaquer le Point-du-Jour. Mais il fut repoussé avec des pertes énormes. Ce ne fut qu'à la nuit close que la lutte cessa sur toute la ligne de bataille, et le maréchal en profita pour abandonner les positions qu'il avait conservées et se retirer sur Metz.
A. WACHTER.
THÉÂTRE DE LA PORTE-SAINT-MARTIN.--Libres! drame à grand spectacle de
M. E. Gondinet.
Dans la nuit du 22 au 23 novembre, vers deux heures, un terrible abordage a eu lieu en mer entre le paquebot-poste français la Ville-du-Havre, venant de New-York, et le Lock-Earn, navire anglais en fer, s'y rendant. Le choc, qui fut terrible, eut les plus funestes conséquences. Abordée par le travers de sa machine, la Ville-du-Havre eut ses tôles de bordage défoncées, et, l'eau envahissant le paquebot, il coula en moins de douze minutes, entraînant avec lui dans l'abîme de nombreuses victimes. En effet, sur 305 personnes qui se trouvaient à bord, 136 passagers et 169 hommes d'équipage, 217 ont péri. Les 88 autres, y compris le capitaine Surmont, ont été recueillies par le Lock-Earn d'abord, puis par le Fly-Mountain qui les débarqua à Cardiff.
La Ville-du-Havre, que représente notre dessin (l'ex-Napoléon III transformé), était l'un des plus grands paquebots transatlantiques français. D'une capacité approximative de 5,871 mètres cubes, il avait été, au commencement même de cette année, l'objet d'importantes améliorations, qui en avaient fait, en même temps que le plus considérable, le plus beau de nos vapeurs. La Ville-du-Havre était en fer et pourvue d'une hélice. Sa valeur est estimée à cinq millions de francs.
Le glacier de Sermitualek dans la mer polaire.
Le paquebot transatlantique, Ville-du-Havre, coulé en
pleine mer le 22 novembre.
Un parlement Groenlandais.
Gravure extraite de la Terre de désolation,
par le docteur J. J. Hayes.
(Librairie Hachette et Cie.)
C'est du Groenland qu'il s'agit. Certes il est bien surnommé. Sans parler de ses côtes obstruées de glace et du plus difficile abord, il ne forme encore à l'intérieur qu'un amas confus de neiges, de glace et de montagnes, dont les fines aiguilles percent le ciel, surplombant des vallées à peine couvertes d'un tapis de mousse et sur lesquelles empiètent constamment les glaciers. Ces glaciers sont la grande curiosité du Groenland, ceux de la côte occidentale surtout. A leur hase, les blocs de glace ont la forme d'arcades magnifiques entre lesquelles sont d'énormes quartiers de glace précipités des hauteurs voisines, et que la marée, dans le reflux, entraîne à la mer. Quant aux habitants, ils ont la taille petite, les cheveux longs et noirs, le visage aplati, et le teint d'un jaune brun. L'hiver, qui est très-long et très-froid, ils habitent des huttes faites en pierre, et l'été, qui est aussi court que chaud, des tentes de forme conique. Les vues que nous publions du glacier de Sermitualek et d'une séance du parlement groenlandais donneront au lecteur une idée et de la nature du pays et de celle de ses habitants. Ces gravures sont extraites d'un nouvel ouvrage on ne peut plus attrayant que vient de publier la maison Hachette; La terre de désolation, traduit de l'anglais par M. E. Reclus.
Dans l'histoire de la semaine de notre précédent numéro, nous avons donné la composition du ministère du 27 novembre. Quatre nouveaux membres y figurent: MM. Decazes, de Larcy, Depeyre et de Fourtou.
M. Decazes est âgé de cinquante-quatre ans. Il est entré dans la diplomatie sous les auspices de son père, le duc Decazes, et a représenté la France en Espagne et en Portugal. Rentré dans la vie privée sous l'Empire, il ne tenta d'en sortir, en 1869, que pour se faire battre aux élections pour le Corps législatif, par M. Chaix-d'Est-Ange fils, candidat officiel. Il fut envoyé à l'Assemblée nationale par le département de la Gironde, le 8 février 1871. Il y siège au centre droit, mais près des confins de la droite, et l'on sait que dans la commission des Trente, il a voté avec les commissaires de cette partie de l'Assemblée contre toute transaction entre MM. Thiers et Dufaure. Il a été l'un des ouvriers les plus actifs de la fusion pendant les vacances parlementaires. Il était, on le sait, ambassadeur de France en Angleterre depuis quelques semaines seulement lorsqu'il a été appelé au ministère des affaires étrangères.
M. de Larcy fut député de l'opposition sous Louis-Philippe, vota avec la majorité, après la révolution de Février, aux Assemblées constituante et législative, et protesta à la mairie du Xe arrondissement contre le coup d'État du 2 décembre. Envoyé en 1871 par le département du Gard à l'Assemblée nationale, il fut appelé aussitôt par M. Thiers au ministère des travaux publics, d'où il sortit, en 1872, à la suite de la manifestation des «bonnets à poils». Il fait partie de la réunion Colbert, ou droite modérée, qu'il n'a cessé de présider que pour prendre possession, pour la seconde fois, du ministère des travaux publics. M. de Larcy est né en 1805.
M. Depeyre, avocat, cinquante et un ans, député de la Haute-Garonne, appartient au parti légitimiste, mais sans passé politique bien marquant. Le rôle qu'il a joué dans la commission de prorogation des pouvoirs du maréchal de Mac-Mahon lui a valu le portefeuille de la justice. Comme M. de Larcy, il appartient à la réunion Colbert.
M. de Fourtou, enfin, député de la Dordogne, a d'abord fait partie de la droite, puis du centre droit, puis presque du centre gauche. Son vote en faveur de M. Thiers, le 13 novembre 1872, contre la proposition Kerdrel, le fit appeler au ministère. Il faisait partie du cabinet du 23 mai, qui avait fait de l'organisation de la République par le vote des lois constitutionnelles le point important de son programme, lorsqu'il fut renversé le lendemain avec MM. Thiers, Casimir Périer, Waddington, Bérenger, et les autres ministres. Depuis, M. de Fourtou n'avait cessé de voter avec les divers groupes de la droite. On n'en regarde pas moins sa nomination au ministère de l'instruction publique comme une invite au centre gauche et un indice des tendances libérales du nouveau cabinet.
Le procès du maréchal Bazaine touche à sa fin. L'audition des témoins est terminée, et M. le général Pourcet a commencé son réquisitoire. Dans une semaine ou deux, le verdict sera rendu: la justice aura prononcé sur le principal acteur du drame lamentable qui s'est déroule à Metz du 19 septembre au 29 octobre 1870. Le maréchal Bazaine paraît attendre d'ailleurs avec fermeté l'arrêt du conseil. Son attitude a peu varié depuis le 6 octobre; il semble un peu plus fatigué, et voilà tout.
Le dessin que nous donnons, page 365, le représente au moment où il se rend à l'audience du conseil. Ses défenseurs et son aide de camp, le colonel Villette, l'entourent. Il suit la longue galerie à arcades qui relie le Grand-Trianon à Trianon-sous-Bois, galerie décorée de tableaux parmi lesquels on admire les Deveria, les Léopold Leprince, les Gudin et autres artistes de la belle école de 1830.
Nous n'avons pas à raconter la vie du maréchal Canrobert. Toute la France la connaît. On sait comme il se conduisit toujours devant l'ennemi dans le cours de sa carrière militaire, depuis l'assaut de Constantine, où il fut blessé, jusqu'à la bataille de Solferino, au succès de laquelle il prit une part si glorieuse. Il ne devait pas se conduire avec moins de bravoure à l'armée du Rhin, où il commandait le 6e corps. Le 16 août, il concourait puissamment à la victoire de Rezonville, malgré laquelle notre armée, par ordre du commandant en chef, était reportée, sous divers prétextes qui ne supportent pas la discussion, en arrière de ses positions, et s'établissait sur une ligne allant de Rozérieulles à Saint-Privat.
Le 18, nouvelle bataille, dont le maréchal Canrobert fut le héros, bien qu'il ait été, faute de secours envoyés à temps par le maréchal Bazaine, qui ne parut pas un instant sur le champ de bataille, obligé d'abandonner le terrain à la fin de la journée. Son corps d'armée comptait en effet vingt-six mille hommes seulement et soixante-dix-huit canons insuffisamment approvisionnés, et il eut à lutter contre trois corps d'armée formant un effectif de quatre-vingt-dix mille hommes, armés de deux cent quatre-vingts bouches à feu! Il fut forcé de se replier, nous l'avons dit: il était tourné. L'armée allait définitivement se renfermer dans le camp retranché de Metz, suivant les secrets desseins de son commandant en chef; elle était perdue pour la France!
A la conférence de Grimont, le 26 août, jour de la démonstration sur la rive droite de la Moselle, le maréchal Canrobert, comme les généraux Soleille et Frossard, émit l'avis que l'armée ne devait pas quitter Metz, à la condition toutefois qu'on l'employât à fatiguer l'ennemi et à lui porter des coups incessants. Il est juste d'ajouter que le maréchal Bazaine n'avait pas parlé à ses lieutenants, avant de leur demander leur avis sur la situation, de la marche du maréchal de Mac-Mahon vers l'est, marche qu'il avait connue trois jours auparavant par une dépêche du 23, dont il sera question plus loin. Ajoutons que le général Soleille avait dit, ce qui n'était pas, loin de là, qu'il ne restait plus à l'armée de munitions que pour une seule bataille.
Le 23 septembre, le maréchal Canrobert était mis par le maréchal Bazaine en présence de Régnier, dont nous avons parlé dans notre dernier numéro, et déclinait la proposition qui lui était faite de se rendre à Hastings, auprès de l'impératrice, en vue d'arriver à un traité de paix, que l'armée de Metz aurait pour mission de faire exécuter. Sur le refus du maréchal Canrobert, c'est le général Bourbaki qui est parti. Régnier n'avait d'ailleurs pas d'autre but, on le sait, que de tirer du maréchal Bazaine le secret de ses ressources, afin de renseigner l'ennemi sur la durée de la résistance qu'il pouvait opposer. Au conseil du 10 octobre, le maréchal Canrobert, avec tous les autres chefs de corps auxquels le maréchal Bazaine dissimula l'échec des précédentes négociations entamées avec les Prussiens, fut d'avis d'engager, dans les quarante-huit heures, des pourparlers avec l'ennemi, en vue de conclure une convention militaire honorable, sinon à se frayer un passage les armes à la main, condition qu'il n'a pas maintenue dans les conseils subséquents. Quant à la question des drapeaux, il a été, comme la plupart des autres généraux, trompé par le maréchal Bazaine, qui avait déclaré qu'ils seraient brûlés à l'arsenal.
Le commandant Magnan est l'officier supérieur envoyé, le 17 août, la veille de la bataille de St-Privat, avec l'intendant de Préval, par le maréchal Bazaine à l'empereur, pour donner à ce dernier tous les détails qu'il demandait sur l'armée de Metz. Il semble résulter des pièces du procès que le commandant Magnan, qui était aide de camp du maréchal, avait annoncé à l'empereur et au maréchal de Mac-Mahon le projet de marche du maréchal Bazaine sur Montmédy, ville sur la route de laquelle l'intendant de Préval devait former un centre d'approvisionnements. Au moment où le commandant Magnan quitta l'empereur, il venait d'être décidé que l'armée de Châlons allait se porter au devant du maréchal Bazaine, qui, manquant de vivres, avait dit le commandant, serait obligé de capituler, et dont la tâche se trouverait fort allégée par cette marche. M. Magnan, repartant pour Metz, devait donc avoir pour instruction de prévenir le maréchal Bazaine de cette décision. Il arrive à Hayange, près de Thionville, au matin, et, sur l'avis qu'on lui nonne que la voie n'est pas sûre, il rebrousse chemin pour revenir le lendemain, 19 août, à Thionville. Là, il a un entretien avec le colonel Turnier, commandant de cette place, et, ayant appris que le chemin de fer de Thionville à Metz venait d'être coupé, il repart pour Montmédy. A-t-il au moins chargé le colonel Turnier de faire parvenir au maréchal Bazaine les instructions qu'il avait emportées du camp de Châlons? Il serait difficile d'en douter, bien que le colonel Turnier ait déclaré ne se pas souvenir si le commandant lui avait remis ou non des dépêches. Et comment croire que ces dépêches ne soient pas parvenues, lorsqu'on voit des émissaires pénétrer à Metz le jour même de l'entrevue du commandant et du colonel et les jours suivants? Conclusion: si le commandant Magnan n'a pas rejoint Bazaine, c'est qu'il ne l'a pas voulu, et cela sur l'injonction du maréchal même.
Au moins, c'est le rapport du général Rivière qui le dit, et il ajoute, supposition que l'événement paraît confirmer, «qu'une détermination de ce genre donnait au maréchal la faculté de se retrancher, s'il en avait besoin plus tard, derrière l'ignorance des instructions qui lui étaient envoyées, et de demeurer ainsi le maître de ses résolutions.»
Il semble d'ailleurs prouvé par plusieurs dépositions, notamment celles des colonels Lewal et d'Andlau, que le maréchal Bazaine a eu connaissance du mouvement vers l'est du maréchal de Mac-Mahon, par une dépêche reçue à Metz le 23 août. Le colonel Lewal en a déposé. La dépêche était roulée en cigarette. Le maréchal en donna lecture à voix haute. Elle indiquait un mouvement de Mac-Mahon sur la Meuse. A cette lecture, le colonel Lewal s'écria qu'il fallait «partir tout de suite.--Tout de suite, c'est bientôt», répondit le maréchal, qui le congédia en lui disant qu'il le ferait appeler quand il y aurait lieu d'étudier le mouvement de sortie. Le colonel Lewal a parlé de cette dépêche au colonel d'Andlau, qui était le chef de la section des mouvements, et qui a confirmé son dire. Le 26, autre confirmation, l'armée était en effet mise en mouvement, mais reprenait bientôt ses campements, fort désappointée, à la suite de la conférence de Grimont dont il a été parlé. Le colonel d'Andlau est l'auteur de l'ouvrage qui a fait tant de bruit: Metz, campagne et négociations, par un officier supérieur de l'armée du Rhin. Interpellé à ce sujet par la défense le jour de sa déposition devant le conseil de guerre, il a avoué la paternité de ce livre. Il a avoué également être l'auteur d'une lettre écrite à un ami, dans le premier mouvement de la douleur, après la capitulation, alors qu'il était prisonnier en Allemagne. Cette lettre, où éclate l'indignation la plus vive, est un véritable acte d'accusation dressé contre le maréchal. Elle n'était pas faite pour être publiée, et ne l'a été qu'à l'insu de l'auteur, et à son grand regret.
Le général Coffinières était gouverneur de Metz. Il avait été nommé en cette qualité le 7 août. Il semble avoir subi, pendant toute la durée du siège, la fatale influence du maréchal Bazaine. Il a déclaré à la conférence de Grimont que l'armée devait rester sous Metz, attendu que la ville et ses forts n'étaient pas en état de défense suffisant, opinion qu'il a désavouée devant le conseil de guerre. Il s'est tu, à la même conférence sur la marche de Mac-Mahon vers Metz, marche qu'il connaissait. Cependant, retenir l'armée, c'était compromettre l'armée de Châlons, et réduire les approvisionnements de la place, c'est-à-dire la durée de sa résistance. De plus, il n'a provoqué aucune des mesures propres à assurer la défense de la place. Il n'en a fait sortir ni les bouches inutiles, ni les étrangers, et il y a reçu les populations rurales. Il n'a pas procédé à la constitution d'un approvisionnement de siège, et a négligé de former un comité de surveillance, conformément aux prescriptions de l'article 260 du décret de 1863. Après avoir approuvé et signé le procès-verbal du conseil de guerre du 10 octobre, il s'est prononcé cependant au conseil du 18 contre la possibilité de continuer les négociations entamées avec la Prusse par le général Boyer, et pour une tentative désespérée de sortie, les armes à la main. En revanche il n'a pas été d'avis de détruire le matériel de guerre, à la veille de la capitulation, et il a rappelé pour sa justification, que jusqu'au dernier moment il avait été spécifié que si les conditions imposées par l'ennemi n'étaient pas honorables, on lui livrerait un combat suprême. Il a ajouté que d'ailleurs, au dernier moment, le maréchal Bazaine dirigeant lui-même les détails de la capitulation, il ne lui appartenait pas de s'immiscer «dans ces affaires».
Le général Boyer est le négociateur envoyé à Versailles par le maréchal Bazaine, à la suite du conseil de guerre du 10 octobre. Il partit le 12, sous la surveillance de deux officiers de l'état-major du prince Frédéric-Charles.
Arrivé à Versailles, il eut une première entrevue avec M. de Bismarck, qui, après lui avoir fait le tableau le plus faux de la situation de la France, lui déclara que le roi de Prusse n'était pas disposé à accorder à l'armée de Metz d'autres conditions que celles qui avaient été faites à l'armée de Sedan; que cependant il se réservait de faire valoir auprès de lui certaines considérations politiques qui pourraient changer la face des choses. En traitant avec l'impératrice, tout s'arrangerait sans doute. Il s'agissait donc pour l'armée de Metz d'affirmer sa fidélité au gouvernement de la régente et d'obtenir de cette dernière la signature des préliminaires de paix. Ces préliminaires obtenus, l'armée de Metz se retirerait sur un territoire neutralisé où les pouvoirs publics, tels qu'ils étaient constitués avant le 4 septembre, détermineraient sous sa protection la forme du gouvernement qu'ils croiraient devoir adopter.
Maintenant le roi accepterait-il ces conditions? C'est ce que M. de Bismarck, qui par cette comédie ne voulait que gagner du temps afin d'épuiser les dernières ressources de l'armée de Metz, promettait de faire savoir le lendemain au général Boyer. Le lendemain, le roi acceptait naturellement, et le général quittait Versailles pour Metz, où il rentrait le 17. Le 18, il rendait compte de sa mission dans une nouvelle conférence, où il chargeait encore de teintes plus sombres le tableau que lui avait fait M. de Bismarck de la situation du pays. Quelle décision allait prendre le conseil? Essaierait-on de traiter sur les bases indiquées par la Prusse? La majorité se prononça pour l'affirmative. En conséquence, le général Boyer se mit en route pour Hastings. On sait que sa démarche n'a pas abouti, et qu'il négociait encore auprès de l'impératrice lorsque la nouvelle de la capitulation de Metz arriva en Angleterre.
Les derniers témoins, dont nous donnons aujourd'hui les portraits, ne présentent qu'un médiocre intérêt. Il y en a deux, toutefois, dont les témoignages méritent d'être signalés: Les sieurs Garrigue et Steiff. Le premier, voiturier à Metz, avait traité avec l'autorité militaire pour le transport des parlementaires des avant-postes à l'état-major général. Il a déclaré avoir transporté douze parlementaires environ, du 25 septembre à la fin du blocus. L'autre, Steiff, domestique au château de Corny, a vu deux fois un parlementaire venir auprès du prince Frédéric-Charles. La première fois, il n'a pas su le reconnaître, le parlementaire étant couvert d'un manteau et ayant les yeux bandés; mais la fois suivante, il a affirmé l'avoir parfaitement reconnu.
--C'est bien, a-t-il dit, le maréchal Bazaine.
L. C.
Notre collaborateur, M. Savigny, vous a raconté dans le précédent numéro le drame de la Porte-Saint-Martin, Libres! Il ne nous reste plus qu'à expliquer aujourd'hui la gravure qui reproduit les divers épisodes de cette pièce si dramatique. C'est le combat, c'est la bataille, c'est la mêlée entre les Albanais du pacha et les Souliotes de Lambros, appelés à l'insurrection par le polémarque, les bras étendus, le fusil levé au milieu de ces vaillants soldats. Ce héros au sabre recourbé, à la chahia dont les glands d'or flottent au vent, c'est Lambros, libre, et montrant à Aly la défaite de ses troupes; un homme est couché à gauche, étendu à terre par la balle d'Andronicus. Au centre, Mikalis, le comique, et sa fiancée Smaragda se reposent des agitations du drame en pêchant à la ligne. Il joue un grand rôle, le pêcheur qui surprend plus de secrets qu'il ne prend de poissons.
Notre dessinateur a reproduit, dans les médaillons latéraux, au principal sujet, les principales décorations du drame: la Grèce, avec ses ruines, ses temples, ce Parthénon qui élève son fronton mutilé au milieu de fûts de colonnes renversées. Au-dessous, se dessine le petit village de Variadès, aux maisons blanches, aux toits supportés par des étais de bois, et aux vignes courant sur les tuiles rouges; à droite, la falaise, couronnée d'arbres et dominant les vastes horizons de la mer.
Gymnase, Monsieur Alphonse, pièce en trois actes de M. Alexandre Dumas.
Je n'ai pas à apprendre au lecteur le prodigieux succès de Monsieur Alphonse. Depuis tantôt dix jours que la pièce a été jouée pour la première fois, elle sert de texte à toutes les conversations entre gens qui s'occupent de théâtre. La critique qui, disons-le, ne marchande pas cette fois ses admirations, fait bon marché de la Dame aux camélias, du Demi-monde, du Supplice d'une femme, sacrifie le passé au bénéfice du présent et oublie l'œuvre de vingt années de M. Dumas, pour la comédie née d'hier.
La voici cherchant la raison de ce triomphe dans le mérite littéraire, dans l'incomparable talent de l'auteur, dans le procédé de ce maître en l'art dramatique. Elle a raison, jamais M. Dumas n'a conduit une comédie à travers des péripéties dramatiques avec une plus grande sûreté de main, avec une plus exquise délicatesse de touche. Cela est parfait, et si ce grand art de la comédie se résume dans des procédés, s'il devient un métier, certes M. Dumas est le chef d'atelier de cette industrie, et Monsieur Alphonse est une machine modèle. C'est beaucoup assurément pour les raffinés de l'art; c'est bien peu pour le public, qui ne s'inquiète guère de cette perfection, secondaire pour lui. Il lui faut autre chose. S'il proclame, comme il l'a fait, la pièce du Gymnase comme une comédie hors ligne, s'il s'enthousiasme à ce point de crier au chef-d'œuvre, c'est qu'il a été sérieusement attendri, profondément ému, et qu'à distance même de la première impression, il sent dans l'esprit et dans le cœur le retentissement de cette soirée. La comédie s'est emparée de lui par l'honnêteté dans la pensée, la hauteur dans les idées, parce qu'elle vit dans les régions supérieures, pleine d'honneur, de passion, de chaleureuse tendresse, de sincérité, parce qu'elle a une âme enfin.
Je ne sais rien de plus noble et de plus attachant que ce caractère du commandant de Montaiglin. Il connaît la vie, cet homme de cœur; elle lui a appris le mépris pour les lâches, la pitié pour les malheureux et le pardon pour les égarés. C'est dans le devoir qu'il est devenu sévère à lui-même, miséricordieux pour les autres. Il est prêt à tous les dévouements.
Au début de la pièce, un fils d'un de ses anciens amis, M. Octave, vient lui demander un service. Octave va se marier, il a trente-trois ans; sa jeunesse s'est passée oisive et malsaine, et tout gentilhomme qu'il est il épouse maintenant une ancienne fille d'auberge, Mme Guichard, qui possède cinquante mille livres de rente. C'est un joli monsieur, vous le voyez, que M. Octave. Ce garçon a une fille de douze ans qu'il a fait élever à la campagne et qu'il est allé voir cinq ou six fois pendant ces douze années, en prenant prudemment le nom de Monsieur Alphonse, de peur de se compromettre.
Or, Mme Guichard, la fiancée de M. Octave, est d'une jalousie féroce, d'une jalousie rétrospective, la plus dangereuse. Si elle apprend l'existence de cette enfant, la tranquillité d'Octave sera singulièrement compromise. Octave propose donc au commandant de confier Adrienne à Mme de Montaiglin, qui l'élèvera comme sa fille pendant l'absence du commandant; les bons cœurs sont prompts et le commandant accepte.
Voilà donc Adrienne dans la maison. Restée seule avec Mme de Montaiglin, un baiser de l'enfant, un baiser jusqu'au sang, un cri d'Adrienne nous apprend que Mme de Montaiglin est sa mère. Ce secret qu'Octave sait seul, puisqu'il est le complice de cette faute de Mme de Montaiglin qui prend date avant le mariage, ce secret, Mme de Montaiglin l'a caché au commandant. La coupable n'a pas eu le courage de cet aveu terrible, et depuis dix ans la mère suit de toute sa tendresse cette enfant éloignée d'elle. Une habileté, une lâcheté même dont elle n'est pas responsable a donc conduit Adrienne dans sa maison. Le bonheur dure peu; il n'est commencé que depuis quelques heures à peine, quand Mme Guichard, qui apprend l'existence d'Adrienne et le nom de son père, M. Octave, est prise d'un bon mouvement et vient demander la jeune fille, qu'elle veut élever auprès d'elle. Rien de mieux, et Mme Guiehard, qui est violente, emportée, est après tout une brave femme, puisqu'elle se charge de réparer le passé de M. Octave. Il faut donc rendre Adrienne. C'est l'avis de M. de Montaiglin, qui n'a plus le droit de la conserver chez lui. Du moment où Octave est prêt à faire son devoir, il ne faut pas s'y opposer, pour une fois que cela lui arrive.
En face de cet avenir d'abandon qui menace Adrienne, entre un homme indigne et une femme grossière, à la pensée de cette enfant retrouvée un instant et perdue à jamais dans des mains étrangères, de Montaiglin implore la pitié du commandant; le sentiment maternel s'exalte, elle s'oublie; ce n'est plus la femme qui parle, c'est la mère qui s'est déclarée malgré elle, avec toute l'énergie, toute l'exaltation de la passion maternelle.
On ne se trompe pas à de pareils cris.--Raymonde! c'est la fille! dit le commandant; et Raymonde, qui n'a pu résister à ce supplice, à ces tortures d'une mère, tombe aux pieds de M. de Montaiglin. Le malheureux essuie une larme, et après avoir demandé le courage du sacrifice à son âme d'honnête homme: «C'est bien, dit-il, nous garderons cette enfant.»
A ce moment la salle a éclaté en applaudissements. Je ne sache pas avoir été témoin au théâtre d'une émotion pareille. Si grand et si soudain que fût le pardon de cet homme devant un tel aveu et pour une telle faute, le public le comprenait, tant le repentir de la femme avait été sincère, tant il l'avait sentie jusque-là dans la souffrance, à ce point de lui pardonner lui-même en raison de sa tendresse maternelle et de l'indignité même du père, tant l'habileté de l'auteur avait été grande à nous rendre dans les premiers actes M. de Montaiglin dans toute son élévation, dans toute sa générosité. C'est peu que ce mouvement dramatique; la scène est superbe dans son développement. Elle a fait couler bien des larmes au moment où le commandant relève Raymonde prosternée et l'assure de son pardon, mieux encore, de son appui.
Un homme heureux à ce moment, c'est à coup sûr M. Dumas, non pas seulement parce que les bravos de la salle lui apportaient dans la coulisse l'enthousiasme du public, mais M. Dumas, si discuté, si combattu, triomphait dans les idées les plus chères à son esprit. Le commandant Montaiglin, le dernier de ce groupe de braves gens qui croient que la colère et la vengeance ont fait leur temps, que le pardon et la pitié doivent se mettre à l'œuvre, donnait raison aux folies de bien de Mme Aubray et aux folies de Claude. M. Dumas se disait sans doute en lui-même, en songeant au public: «Nous voilà d'accord à cette heure: vous me faites crédit de ce héros du bien; mais ne vous y trompez pas, il est de la même famille que ses prédécesseurs. Peut-être n'est-il le plus heureux que parce qu'il est venu le dernier et que les autres vous ont insensiblement préparé à lui. Le talent ménage ses pentes pour atteindre à de tels sommets, et maintenant voilà la difficulté passée. Nous pourrons désormais être en confiance mutuelle et nous y gagnerons l'un et l'autre.»
Je reviens à la pièce: le commandant a pardonné à une pécheresse qui se repent; il a mieux à faire encore: il lui faut sauver son nom. Il envoie chercher un notaire; l'acte de reconnaissance d'Adrienne est dressé; il y a deux témoins, un serviteur du commandant et M. Octave lui-même, le père d'Adrienne. En leur présence et en présence de Mme de Montaiglin, le commandant reconnaît Adrienne pour sa fille, et, à la surprise d'Octave devant un tel acte, M. de Montaiglin lui saisit le bras en lui disant: «Cela signifie qu'Adrienne étant la fille de ma femme, elle ne doit pas avoir d'autre père que moi.--Allons, signe.»
Toute la pièce est là: l'honneur de la maison. Le public l'a bien compris; car il a renouvelé ses applaudissements qui, cette fois, allaient plus droit encore au talent de l'auteur. Cette scène du troisième acte, si neuve, si audacieuse, si émouvante, est à coup sûr une des maîtresses scènes du théâtre de M. Dumas; il semblait que la pièce devait finir à cette phrase de M. de Montaiglin à Raymonde après l'acte de reconnaissance:
«Ma chère femme, je te remercie publiquement de m'avoir aidé à faire mon devoir; que désormais ma fille soit la tienne.» Mais M. Dumas voulait mettre plus encore en mouvement le personnage de Mme Guichard. Pendant qu'Adrienne trouvait un père dans M. de Montaiglin, Mme Guichard, attendrie sur le sort de cette enfant, s'en allait bravement à la mairie et reconnaissait Adrienne pour son propre compte. Le Code est un bon garçon: s'il permet d'abandonner ses enfants, il autorise les autres à les recueillir. Et voici Adrienne avec un père et une mère qui lui sont parfaitement étrangers. Que la loi s'arrange avec cette comédie qui souligne en riant ses bévues. Toujours est-il qu'en face de l'acte du commandant, Mme Guichard s'aperçoit qu'elle n'est pas dans son droit; cependant elle devine un mensonge dans tout cela; enfin elle arrive à la vérité, et la voilà pénétrant de vive force dans ce secret, se retournant bravement, en femme de cœur, vers les honnêtes gens et chassant vertement, dans son langage à elle, M. Octave qui ne reparaîtra plus, je vous en réponds.
Succès de drame, succès de comédie; des larmes et des rires. Ce personnage de Mme Guichard, avec son amour violent de femme du peuple, sa tendresse, sa délicatesse même, ce mélange de mauvaise éducation et de bonté native, est une création au théâtre. Balzac l'eût enviée. Cette figure qui arrive sur les premiers plans de la comédie est faite de main de maître. La façon dont Mlle Alphonsine la rend est un chef-d'œuvre: on n'a pas plus de vérité, plus de finesse, plus de gaieté; on ne détaille pas un rôle avec plus de naturel et plus d'esprit. Mlle Alphonsine éclaire la scène, et le public ne lui laisse plus dire un mot sans l'applaudir. Il a fait aussi grande fête, ce public, à Mlle Pierson, bien émouvante, bien dramatique dans le rôle de Raymonde, et qui s'affirme en vraie comédienne. Je ne saurais assez faire de compliments à M. Achard, qui a joué avec un tact exquis ce rôle difficile de M. Alphonse, dont il a fait un vicieux inconscient, et qui pouvait prendre facilement une tout autre physionomie. Quant à Pujol, c'est M. de Montaiglin, convaincu, viril, énergique, passant dans le drame avec toute l'autorité sympathique d'un honnête homme. Cette création comptera dans la carrière dramatique de M. Pujol. Une enfant de quinze ans, chargée du rôle d'Adrienne, a été vivement applaudie, et c'était justice qu'on lui fit aussi sa part dans ce triomphe.
M. Savigny.
L'énorme animal effaré bondit d'épouvante.
Les garzones étaient activement occupés à pêcher.
Il y eut une lutte violente au milieu du Riacho.
Cypriano et Ludwig avaient déjà fait choix d'un emplacement.
On se souvient de la douleur et des regrets causés par la disparition de Livingstone et par la cessation absolue de ses correspondances.
Attaqué par les abeilles.
Poste d'un village de l'Ousé Gocha.
Ce missionnaire de la science et du progrès avait dû tomber victime de son dévouement, et sa mort était devenue le sujet de conversation de tout le inonde!
Cependant quelques esprits, encore animés d'espérance, doutaient de cette mort. Plusieurs même étaient convaincus que Livingstone survivait à ses oraisons funèbres et continuait ses travaux dans un pays du sein duquel il lui était impossible de rien envoyer en Europe.
Livingstone écrivant son journal.
De ce nombre était le propriétaire du journal le New-York-Herald, M. Bennett, lequel, se trouvant à Paris au mois d'octobre 1869, envoie subitement à son reporter, M. Stanley (alors à Madrid pour les affaires d'Espagne), cette simple dépêche:
«Rendez-vous à Paris; affaire importante.»
M. Stanley arrive au Grand-Hôtel.
«--Où pensez-vous que soit Livingstone»? lui demande son rédacteur en chef.
«--Je n'en sais vraiment rien, monsieur.
--Croyez-vous qu'il soit mort?
--Possible que oui, possible que non.
--Moi je pense qu'il est vivant, et je vous envoie à sa recherche.»
Et voilà M. Stanley qui se met courageusement en route.
Un crédit illimité lui est ouvert.
A Zanzibar il organise sa caravane pour visiter l'intérieur de l'Afrique et commence l'un des plus curieux voyages d'exploration qu'on ait jamais faits.
Après mille obstacles, mille émotions, mille détours, il a le bonheur d'arriver dans la région étudiée par Livingstone, d'être conduit au village qu'il habite, le village d'Oujiji, de le voir, d'entendre le récit de ses voyages, de faire des excursions avec lui, enfin de rapporter en Europe les preuves manifestes de la sincérité de son récit.
Nos gravures reproduisent l'habitation de Livingstone à Oujiji.
C'est là que le célèbre voyageur a écrit le journal que M. Stanley a rapporté à sa famille.
Dans les croquis si variés dont l'auteur a illustré sa relation, nous remarquons aussi les singulières fortifications de villages, construites en épines, que le voleur ni l'ennemi n'osent affronter, et parmi les péripéties inévitables, rencontres, nous reproduisons, entre autres, une attaque d'abeilles contre laquelle Livingstone et Stanley eurent à se défendre dans une de leurs excursions. En donnant à la littérature française cette curieuse relation, la librairie Hachette a enrichi sa belle collection de voyages d'un des livres qui lui font le plus d'honneur.
Habitation de Livingstone à Oujiji.
Gravures extraites de l'ouvrage de M. Stanley: Comment j'ai retrouvé M. Livingstone. (Hachette et Cie, éditeurs.)
L'approche du premier jour de l'an nouveau nous a amené, selon la coutume, un contingent de livres d'étrennes qu'il est intéressant d'examiner. Nous ne parlerons aujourd'hui que d'un premier envoi, car décembre n'est point fini et la librairie n'a point terminé encore en ce genre ses publications nouvelles. Les librairies Hachette, Furne, Ducrocq semblent avoir pris les devants et j'ai là plusieurs ouvrages attirants, auxquels je ne saurais trop comment donner la préférence. Le Journal de la Jeunesse, l'Espagne de M. le baron Davillier, le Voyage de M. Stanley à la recherche de Livingstone, la Terre de désolation de Hayes, les Merveilles de la photographie de M. G. Tissandier, l'Envers du théâtre de M. Moquet, etc., etc., composent le premier fonds des publications de la maison Hachette. Les Merveilles de l'industrie de M. Louis Figuier sont mises en vente par la librairie Furne, et M. Ducrocq, qui publiait l'an passé, une Marie Stuart, met en vente cette année un Henri IV, par M. de Lescure, avec des eaux-fortes de Léopold Klameng, ainsi qu'une légende de la Vierge, par M. Aimé Giron, livre étrange et curieux, illustré dans un sentiment fort original.
L'Espagne de M. Ch. Davillier est peut-être le plus beau de tous les livres où les récits de voyages occupent une si large place. Jamais peut-être Gustave Doré, qui l'a illustré, n'a fait mieux que dans ces dessins colorés, poétiques et vrais à la fois. Telles de ses vues des courses de taureaux ressemblent à des épisodes de la Tauromachie de Goya, mais plus mouvementés et plus brillants. M. Doré a rendu avec une vérité à la Collot ces types bizarres de mendiants, plus dénudés que Job et plus fiers que Bragance, qu'on rencontre accroupis sous les porches des églises. L'artiste a même trouvé le moyen de dessiner ces ciels d'Andalousie, transparents et profonds, qui rendent les nuits de Cadix et de Séville plus charmantes que les jours. Ces bois de M. Doré sont le commentaire pittoresque et séduisant du récit de M. Davillier, un récit sans façon, très-véridique et très-attachant. Après Théophile Gauthier, M. Davillier ne pouvait tenter de faire du pittoresque et de décrire les montagnes aux teintes d'ocre, les vêtements couleur d'amadou et les monuments mauresques ou churrigueresques. Il s'est surtout attaché à étudier et à faire connaître les mœurs de chaque province où il passe et où il entraîne son lecteur. «Il n'y avait donc pas d'Espagnols en Espagne, Théo, lorsque vous y êtes allé? demandait un jour Mme de Girardin à Gauthier.» Ces Espagnols, M. Ch. Davillier les a vus et bien vus. Il nous apprend comment ils vivent, comment ils dansent, il note leurs chants, leurs romances,--ces soupirs de l'âme des peuples,--et, après avoir refermé ce beau volume, on peut, en toute sécurité, se vanter de connaître l'Espagne.
L'Espagne de MM. Ch. Davillier et Gustave Doré nous a particulièrement intéressé par tout ce qu'elle évoquait en nous de souvenirs, de choses déjà vues, de villes qui nous ont arrêté et charmé, l'Alcazar de Séville, la Mosquée de Cordoue, les promenades de Cadix, et cette mer bleue, ces murs blancs, cette Andalousie parfumée comme une fleur! On retrouve toutes ces féeries dans ce volume, et le texte et les dessins vous les font, à l'envi, réapparaître telles qu'elles nous frappèrent jadis. Je ne sais rien de comparable à un tel livre parcouru le soir au coin du feu, tandis qu'il fait froid au dehors. C'est du soleil, de la gaieté, de la couleur et de la vie qui viennent à la fois vous visiter au logis et vous emporter, comme dit Mignon, vers les pays bénis où fleurit l'oranger.
Quelle différence entre l'Espagne et cette Terre de désolation dont nous parle M. Hayes! Ici, les neiges, les glaciers, les longs mois de nuit, l'existence la plus dure et la plus sombre. La vie dans ces contrées boréales, près du pôle, aux confins du monde, est farouche et condamnée aux plus durs labeurs. Un prolétaire français est riche et heureux à côté d'un haut personnage de Laponie et du plus puissant des Esquimaux. Terre de désolation, le mot est bien trouvé par M. Hayes, qui, après nous avoir parlé de la Mer libre, vient nous raconter son voyage, poétique et attachant aussi, dans ces contrées. L'ouvrage de M. Hayes a été écrit en anglais, et cette Terre de désolation n'est qu'une traduction, mais qui me paraît très-fidèle. Elle est excellente, dans tous les cas, et en fort bon style. C'est là un ouvrage vrai, aussi intéressant qu'un roman et qui meublera les jeunes têtes d'une infinité de connaissances, tout en inspirant le respect pour tous ceux qui se lancent bravement vers les pôles et risquent leur vie dans de telles entreprises.
En fait de vérités romanesques, en est-il une plus frappante, plus étonnante que le voyage de M. Stanley à la recherche du docteur Livingstone? Lorsqu'on apprit, en 1872, qu'un journaliste américain, envoyé par son journal en plein cœur de l'Afrique en qualité de reporter, avait fini par découvrir ce fameux docteur Livingstone que l'on croyait tout aussi perdu au fond de ces déserts que l'infortuné sir John Franklin dans les mers de glace, il y eut à la fois, de par le monde, un vif sentiment d'admiration et un murmure d'incrédulité! On se dit que le monde savant pouvait bien être, de la part de M. Stanley, victime d'un humbug gigantesque. Barnum n'a pas pour rien publié un volume qu'il appelle les Blagues de l'Univers. Il fallait pourtant bien se rendre à l'évidence et accepter comme choses absolues, indiscutables, les renseignements qu'offrait Stanley. Il avait bien véritablement découvert, on pourrait presque dire, déterré Livingstone. Il l'avait vu, il lui avait parlé, il rapportait de son écriture. L'incrédulité première se changea, avec justice, en une admiration parfaite et unanime. Le journaliste devint un personnage; le reporter fut salué et fêté comme un héros. Aujourd'hui, M. Stanley nous est tout à fait connu par le livre remarquable qu'il a publié en anglais sous ce titre: Comment j'ai retrouvé Livingstone, et dont on nous donne la traduction.
Qu'on ne nous parle plus des fictions les plus remarquables! Robinson Crusoé et le Robinson suisse sont également distancés par la réalité! Le livre de M. Stanley, où l'on voit à chaque page la volonté humaine aux prises avec les plus incroyables difficultés, les obstacles les plus élevés, les lassitudes les plus énervantes, employant tour à tour la ruse et la force, jouant de la langue comme un diplomate et du rifle comme un héros; ce livre laisse bien loin, à mon avis, toutes les inventions du monde. On ne doit plus faire désormais que du roman d'analyse. Le roman d'aventures est dépassé par ces choses vraies et vécues.
Il nous faut donc placer, au premier rang des livres d'étrennes, à côté de l'Espagne de M. Davillier, le livre de M. Stanley et celui de M. Hayes. Mais il en est d'autres, et de fort intéressants, qui appartiennent au domaine de l'imagination. Tels sont les jolis récits de Mme de Witt, de Colomb et de M. Jules Girardin. Les Braves gens de M. Girardin, Une sour de Mme Witt, née Guizot, et le Violoneux de la Sapinière de Mme Colomb, sont en leur genre, et à un degré presque égal, de petits chefs-d'œuvre de morale agréable et de récits bien agencés. De spirituels dessins les accompagnent, et Emile Bayard et Adrien Marie se sont mis en frais, sans beaucoup chercher, de compositions simples et amusantes à l'œil. Tels de ces bois sont de petits tableaux tout faits. Le roman intime de M. J. Girardin avait déjà paru, ainsi que d'autres récits intéressants, dans ce Journal de la Jeunesse que la maison Hachette a eu, l'an passé, la bonne idée de créer. Les enfants et les adolescents ont besoin, eux aussi, de leur journal. Nous avons eu le nôtre, jadis, où Louis Desnoyers nous comptait les voyages de Robert-Robert et les aventures de Jean-Paul Choppard. Le Journal de la Jeunesse d'à présent est plus instructif, plus sérieux peut-être, mais amusant. On le voit bien en parcourant ses tables des matières où les voyages coudoient l'histoire, et les contes font pendant à la science familière.
Les livres de Mme Colomb et de Witt ne sont pas les seuls récits pour être donnés en étrennes. La Bibliothèque rose s'est enrichie, cette année, de quatre volumes excellents: Par-dessus la haie, un joli roman de Mme de Stoly où je vous recommande le type charmant de la muette; les Quatre pièces d'or de Goubaud; le Chef de famille de Mme Fleuriot, et l'Extrême far West, aventures d'un émigrant dans la Colombie anglaise, par R. B. Johnson, traduites de l'anglais par A. Talandier. Je serais bien embarrassé, je l'avoue, s'il me fallait choisir, pour rendre heureux un lecteur de douze ans, un de ces quatre petits livres, et je prendrais,--ce qui serait très-sage,--le parti de les offrir tous les quatre. Ce sont des œuvres d'un ton excellent et qui toutes apportent leur contingent de morale ou d'enseignement.
Il faut ajouter que la Bibliothèque des Merveilles--qui est bleue comme cette bibliothèque enfantine est rose--nous offre, outre les Merveilles de la photographie de M. G. Tissandier, un volume de Moquet, l'Envers du théâtre, où nous apprenons comment manœuvrent les trucs, comment se gonfle la mer, comment s'opèrent les travestissements et les changements à vue, comment vit, en un mot, le théâtre, ce monde inconnu, attirant, bizarre. Je reprocherai seulement à M. Moquet d'avoir fait un livre trop technique, on ne comprend pas toujours tous les termes dont il se sert; mais en dépit de tout, son livre est curieux et restera.
M. de Lescure publiait, l'an passé, une Jeanne d'Arc que nous avons signalée et recommandée à nos lecteurs. Cette année, le même écrivain publie, avec des eaux-fortes remarquables, un fort beau livre intitulé Henri IV. Ce n'est pas seulement un livre d'étrennes et un très-beau livre, c'est une excellente étude historique. Je n'y veux chercher aucune allusion au présent; la renommée d'Henri IV est indépendante de l'éclat que ses successeurs en voudraient peut-être tirer. Le Béarnais est un type bien français et bien sympathique. Il est patriote, dans un temps où l'idée de patrie commence seulement à naître. Il a bien ses défauts, que ne lui cachait pas le rude Agrippa d'Aubigné; mais l'ensemble de ses vertus fait oublier ses faiblesses et ses ingratitudes. Tel qu'il est, il ressemble au livre écrit à sa louange par M. de Lescure. Le nouveau biographe du roi de Navarre devenu roi de France a été ému, et il a surtout vu une occasion de peindre une grande figure française dans le récit de l'existence de l'homme qui disait aux Espagnols quittant Paris: «Bon voyage, messieurs, mais n'y revenez pas! » Le Béarnais a porté bonheur à M. de Lescure, et cette vie de Henri IV est certainement un de ses meilleurs ouvrages. Les eaux-fortes qui l'ornent y ajoutent un grand prix artistique, mais le livre valait assez par sa propre valeur littéraire.
Puisé aux meilleures sources et aux plus récentes, il est peut-être supérieur à cette Jeanne d'Arc, du même auteur, si savamment et si curieusement étudiée pourtant. Ce sont là de bons livres et qui nous font un peu oublier le présent en nous entretenant avec émotion des grandeurs du passé.
Jules Claretie.
La ville de Vernon (Eure), longtemps préservée de l'invasion prussienne, grâce au courage des mobiles de l'Ardèche qui l'occupaient, a tenu à s'acquitter de la dette de reconnaissance contractée en ces jours douloureux de 1870. Elle a inauguré, le mercredi 20 novembre, le monument funèbre dont nous donnons le dessin et qui est consacré à la mémoire de ses vaillants défenseurs tombés dans les petits combats livrés aux portes de la ville les 22 et 26 novembre 1870.
Ce monument, élevé par souscription publique, et dont le projet avait été mis au concours, est l'œuvre de M. Anatole Jal, architecte de la ville. Il est situé à l'extrémité d'une des avenues qui entourent Vernon, l'avenue de l'Ardèche; sa masse blanche se détache sur le fond sombre des arbres du parc de Bizy, et la simplicité sévère de ses lignes s'harmonise à merveille avec le paysage qui lui sert de cadre.
Le cartouche de la face principale de la pierre funéraire porte cette simple inscription; Aux gardes mobiles de l'Ardèche. On lit sur la face opposée: Vernon, 22-26 novembre 1870. Sur les faces latérales sont gravés les noms des glorieuses victimes auxquelles le monument est consacré. C'est d'abord, à droite: Rouveure, capitaine; Réal, Cordai, Forestier, Pourrai; et à gauche: Leydier, lieutenant; Brios, Crouzé, Morel, Tracot.
Les armes de la ville de Vernon et celles de Privas, le chef-lieu du
département de l'Ardèche, sont sculptées sur le socle de la pyramide,
qui est également orné de croix et de palmes enlacées.
Monument élevé à la mémoire des mobiles de l'Ardèche,
morts pendant la guerre, à Vernon.
L'inauguration, favorisée par un temps superbe, a eu lieu en présence
d'une délégation des mobiles de l'Ardèche, à la tête de laquelle
marchait M. de Guibert, le brave commandant du 1er bataillon. A l'issue
d'un service religieux célébré à Notre-Dame de Vernon, le cortège,
escorté par les troupes de la garnison, s'est dirigé vers l'avenue de
l'Ardèche, au milieu d'un concours immense de population. Après la
bénédiction du monument, M. Lemarchand, maire de Ver non, a prononcé un
discours au nom de la ville. Le commandant de Guibert lui a répondu au
nom de ses intrépides compagnons d'armes; puis M. le baron Sers, préfet
de l'Eure, a prononcé une courte allocution.
L'amiral la Roncière le Noury et M. Besnard, député de l'Eure, le duc d'Albuféra, conseiller général du département, etc., assistaient à cette pieuse et patriotique cérémonie, qui est venue confirmer ces paroles que prononçait naguère l'honorable comte Rampon, député de l'Ardèche: «En Normandie, on se souviendra toujours des mobiles de l'Ardèche».
Jacques Grancey.
Le Roman de la Marseillaise, par M. Alexandre Fourgeaud.--Sous ce titre, l'auteur a raconté une sorte d'idylle amoureuse qui se déroule en pleine Révolution française, et, entre temps, il a présenté au public la figure de ce Rouget de Lisle qui composa la Marseillaise, qui l'improvisa, poussé par le souffle patriotique, et qui, plus tard,--dit-on,--trouva des rimes encore pour saluer (le croirait-on?) l'entrée du czar à Paris, il y a loin de 1792 à 1815. M. Fourgeaud a écrit là un roman intéressant et vigoureux. C'est un livre dramatique et (ce qui est un titre par le temps qui court) c'est aussi un livre honnête.
Ce qu'on dit pendant une contre-danse, par M. Ch. Narrey. (1 vol. Dentu.)--M. Ch. Narrey, l'auteur de cette jolie comédie du Gymnase, Comme elles sont toutes, a entrepris d'écrire ce qu'on dit pendant une contre-danse. On dit bien des choses. On soupire bien des banalités, on murmure bien des paroles insinuantes, on aiguise bien des méchancetés. M. Narrey a saisi au passage toutes ces paroles, noté tous les types qui s'agitent dans un salon et toutes les petites intrigues qui tournoient ou gambadent dans un quadrille. C'est sous forme de dialogue qu'il nous présente ces observations ironiques et fines. De spirituels dessins accompagnent le texte, qui n'avait pas besoin d'un tel secours pour être curieux et pittoresque. Il y a chez M. Narrey un observateur piquant et même mordant, un satirique sans aigreur qui se moque gaiement des ridicules et nous fait rire des sottises des autres. C'est la meilleure façon pour chacun d'éviter ses propres sottises.
Explication du dernier rébus:
Les brillants portés par le shah de Perse ont déterminé,
pour une bonne
partie, ses succès à Paris.