The Project Gutenberg eBook of L'Illustration, No. 1609, 27 décembre 1873

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Title: L'Illustration, No. 1609, 27 décembre 1873

Author: Various

Release date: November 24, 2013 [eBook #44277]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Rénald Lévesque

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ILLUSTRATION, NO. 1609, 27 DÉCEMBRE 1873 ***


REDACTION, ADMINISTRATION, BUREAUX D'ABONNEMENTS
22, rue de Verneuil, Paris.

31e Année. VOL. LXII. Nº 1609
SAMEDI 27 DÉCEMBRE 1873

SUCCURSALE POUR LA VENTE AU DÉTAIL
60, rue de Richelieu, Paris

Prix du numéro: 75 centimes
La collection mensuelle, 3 fr; le vol. semestriel, broché,
18 fr.; relié et doré sur tranches, 28 fr.

Abonnements
Paris et départements: 3 mois, 9 fr.;--6 mois, 18 fr.;
un an, 36 fr.; Étranger, le port en sus.

Les demandes d'abonnements doivent être accompagnées d'un mandat-poste
ou dune valeur à vue sur Paris à l'ordre de M. Auguste Marc, directeur-gérant.

SOMMAIRE

TEXTE

Histoire de la semaine.

Courrier de Paris, par M. Philibert Audebrand.

Nos gravures:

La veille du 1er janvier (fin).

La Sœur perdue, une histoire du Gran Chaco (suite), par H. Mayne Reid.

Revue littéraire; les Livres d'étrennes (II), par M. Jules Claretie.

Bibliographie.

La Nature, revue des sciences en 1873.





SOMMAIRE

GRAVURES

M. Agassiz;

L'île Sainte-Marguerite;

Le môle de débarquement;
Le fort et les prisons;
Vue de la pointe de la Croisette.

Théâtre des Variétés: Les Merveilleuses, comédie en cinq actes de M. Victorien Sardou.

La première leçon. Un regard en passant, d'après les tableaux de M. Boutibonne.

Les tortues de mer à Paris: décapitation d'une grosse tortue.

La Sœur perdue, par M. Mayne Reid (4 gravures).

Nouvelle bouée de sauvetage lumineuse (système Silas), gravure extraite du journal la Nature.

Rébus.


M. AGASSIZ.



HISTOIRE DE LA SEMAINE

FRANCE

La politique chôme; au dehors pas plus qu'au dedans nous n'avons cette semaine à signaler aucun événement d'une importance vraiment sérieuse; il semble qu'au moment où l'année finit, chacun se recueille pour jeter un regard en arriére et se préparer aux luttes nouvelles que nous réserve l'avenir. L'Assemblée nationale vote à la hâte les derniers articles du budget avant de prendre le congé de quelques jours qu'elle s'est octroyée à l'occasion de la nouvelle année; le calme qui préside à cette discussion a à peine été troublé par quelques incidents presque aussitôt terminés que soulevés, mais dont quelques-uns méritent d'être signalés.

Notons d'abord la présentation, par M. Clapier, du projet de loi relatif à la nomination des maires, dont l'Assemblée a voté l'urgence et qui a été inscrit à l'ordre du jour immédiatement après le budget; nous avons parlé plusieurs fois déjà de ce projet; il nous suffira donc de dire que le travail de la commission a eu pour résultat de faire subir plusieurs modifications importantes à la rédaction primitivement proposée par le gouvernement. Ainsi, M. le ministre de l'intérieur acceptait pour le gouvernement l'obligation de prendre les maires dans les conseils municipaux: telle était la règle générale. Ce ne devait être qu'en cas de démission ou de révocation qu'ils auraient pu être choisis hors des conseils; La commission va plus loin: elle autorise le gouvernement à les prendre à sa volonté, soit dans le conseil, soit en dehors de celui-ci, avec cette seule restriction, assez bénigne, que dans ce dernier cas il sera nécessaire de recourir soit à un arrêté du ministre de l'intérieur pour les communes où la nomination est laissée aux préfets, soit à un décret délibéré en conseil des ministres, pour les communes où la nomination est réservée au gouvernement, c'est-à-dire dans tous les chefs-lieux de département, d'arrondissement ou de canton. Une seconde différence porte sur la nomination des agents de police. Dans son projet, le gouvernement l'enlevait aux maires à qui elle appartient actuellement pour toutes les communes auxquelles la loi du 24-29 juillet 1867 (article 23) n'est pas applicable, c'est-à-dire celles qui ont moins de 40,000 âmes de population: il se l'attribuait à lui-même sans aucune exception. La commission a maintenu le droit des maires, non pas toutefois dans son intégrité. D'abord, elle subordonne leur choix à l'agrément des préfets et sous-préfets; elle a, de plus, modifié l'article 12 de l'excellente loi du 18 juillet 1837, en vertu duquel le maire suspend et révoque ces agents municipaux; ils pourront toujours, comme par le passé, être suspendus par le maire; mais le préfet seul aura le droit de les révoquer: la loi les place ainsi à peu près dans les mêmes conditions que les gardes champêtres. Grâce à ce double compromis, l'accord s'est établi entre le gouvernement et la commission, et la majorité considérable qui s'est manifestée, tant en faveur de l'urgence, que de la mise à l'ordre du jour pour le terme le plus proche, permet de croire que l'Assemblée ratifiera et votera la loi dans sa teneur actuelle.

Dans sa séance du 19, l'Assemblée a adopté un amendement tendant à porter de 162,400 francs à 300,000 francs la somme allouée au président de la République pour frais de représentation. Cette augmentation de crédit, destinée à donner plus d'éclat aux réceptions officielles du président pendant son séjour au palais de l'Elysée, intéressait trop, directement le commerce parisien pour ne pas être favorablement accueillie par toutes les fractions de l'Assemblée; malheureusement il a fallu que les passions politiques, inopportunément remises en jeu par une observation intempestive, vinssent gâter ces bonnes dispositions; à propos d'une question toute financière, on a parlé du retour du gouvernement à Paris; on a évoqué le souvenir de la Commune, et c'est au milieu d'un conflit d'invectives qu'a fini cette discussion où tout le monde était d'accord en commençant.

Signalons, pour terminer, l'interpellation adressée au gouvernement par la gauche au sujet d'une convention récemment intervenue entre le ministre des finances et le mandataire de l'ex-impératrice pour la levée du séquestre qui pèse sur la liste civile de Napoléon III. En attendant la discussion en séance publique, portée à l'ordre du jour après la loi sur la nomination des maires, M. Deseilligny, ministre du commerce, a fourni à la commission du budget quelques explications sur la question. Le ministre a ajouté que les signataires de la convention avaient cru se conformer à ce qui s'était fait à l'égard de la liste civile de Louis-Philippe, et avaient pensé qu'il était de «haute convenance, en dehors de tout parti politique, de soulager la situation douloureuse où se trouvait l'impératrice au point de vue pécuniaire».

Il a ajouté que le gouvernement avait, en cela, le droit d'agir sans recourir à l'assentiment de l'Assemblée, attendu que le séquestre avait été mis par un simple décret du gouvernement de la défense nationale, et qu'il suffisait, par conséquent, d'un nouveau décret pour défaire ce qu'un décret avait fait.


AUTRICHE.

Les journaux de Vienne contiennent quelques renseignements sur les lois ecclésiastiques qui vont être prochainement présentées au Reichsrath par le gouvernement. On n'en compte pas moins de dix-sept, et quelques-unes d'entre elles auront une grande importance, notamment celle qui prononce l'abolition complète et définitive du concordat conclu avec la cour de Rome le 18 août 1855. On sait que cette convention établissait la censure ecclésiastique sur les livres, ce qui était la négation absolue de la liberté de la presse: elle donnait aux évêques la surveillance de toutes les écoles, même laïques; elle conférait à l'épiscopat une entière indépendance vis-à-vis du gouvernement; non-seulement tous les actes émanés du Saint-Siège pouvaient être publiés dans l'empire sans aucune nécessité d'obtenir le placet royal, mais encore les archevêques et évêques avaient la faculté de convoquer aussi, sans autorisation du gouvernement, soit des conciles provinciaux, soit des synodes diocésains: double liberté qui leur est refusée en France par les articles 1 et 4 du titre Ier de la loi du 18 germinal an X (8 avril 1802), plus connue sous le nom d'articles organiques, contre lesquels, du reste, on le sait, le Saint-Siège n'a cessé et ne cesse de protester. Les lois ecclésiastiques que prépare le gouvernement autrichien régleront en outre le mariage civil, les patronats, la surveillance des séminaires, etc.; elles contiendront aussi des clauses relatives à la condition des vieux-catholiques. Sur cette dernière question, on s'attend à des débats assez vifs, et déjà les adeptes de cette petite Église ont adressé au gouvernement une demande tendante à faire reconnaître à l'évêque Reinkens, Prussien et vieux-catholique, un droit de juridiction ecclésiastique en Autriche. Cette requête insolite a été repoussée.


ITALIE.

Sa Sainteté le pape a tenu, le 22 décembre, un consistoire dans lequel il a nommé cardinaux:

Mgr de Nascimento de Moraes Cardoso, patriarche de Lisbonne; Mgr Guibert, archevêque de Paris; Mgr Régnier, archevêque de Cambrai; Mgr de Simor, archevêque de Gran; Mgr de Tarnoczy, archevêque de Salzbourg; Mgr Chigi, nonce apostolique à Pans; Mgr Mariano Darrio y Fernandez, archevêque de Valence; Mgr Mariano Falcinelli Antoniacci, nonce du Saint-Siège à Vienne; Mgr Alex. Franchi, nonce du Saint-Siège à Madrid; Mgr L. Oreglia de Santo-Stefano, nonce du Saint-Siège à Lisbonne; le R. P. Tarquini, de la Compagnie de Jésus; le R. P. Martinelli, des moines de Saint-Angustin. Dans le même consistoire, le Pape a nommé aussi quatre évêques in partibus infidelium et trois évêques en Italie.

Il a nommé aussi:

Mgr Olteanu, évêque de Gran-Varadin (Hongrie); Mgr Corona, évêque de Saint-Louis de Potosi; Mgr Hillion, évêque du cap Haïtien.


ÉTATS-UNIS.

L'affaire du Virginius vient d'entrer dans une phase nouvelle et assez imprévue; ce sont maintenant les États-Unis qui font droit aux susceptibilités de l'Espagne.

On sait que, d'après la convention relative au Virginius le gouvernement espagnol devait prouver avant le 25 décembre, à la satisfaction des États-Unis, que ce vaisseau n'avait pas le droit de porter le pavillon américain, et qu'ainsi il avait été légalement saisi. D'après une dépêche de Washington, le procureur général des États-Unis a admis la preuve comme valable, le Virginius n'ayant obtenu ses papiers qu'au moyen d'un faux témoignage. Le cabinet de Washington s'est déclaré prêt à accepter les conséquences de ce fait.

Nous ne savons encore quelles en seront toutes les conséquences, mais il est certain que la décision du procureur général des États-Unis est un véritable succès pour le gouvernement de M. Castelar et qu'elle fait le plus grand honneur à l'impartialité de la magistrature américaine.



COURRIER DE PARIS

Celui qui céderait au désir de faire l'oraison funèbre de l'année n'aurait pas à se donner beaucoup de peine. Il lui suffirait de quelques mots, genre sombre. Cette année est de celles qu'on ne regrette pas. A-t-elle été assez absurde! S'est-elle montrée assez maussade, assez ennuyeuse, assez ennuyée! Elle a vu s'opérer deux ou trois révolutions parlementaires aussi insipides qu'elle-même. Pendant sa durée, Paris a reçu la visite d'un prince d'Orient, couleur de suie, tout couvert de diamants mais qui ne donnait que des salamalecks. L'hippopotame du Jardin des Plantes a succombé à des peines de cœur; M. Ernest Renan a fait paraître l'Antéchrist; trois académiciens sont morts; le chapeau des femmes a redoublé de bizarrerie; un grand théâtre a brûlé; un vilain procès s'est dénoué, très-peu flatteur pour nous tous; enfin, en guise de couronnement, il nous est arrivé une charretée de monstres.

Tel est le bilan de 1873.

Mil huit cent soixante-treize vient de rendre le dernier soupir ou peu s'en faut. Eh bien, regardons devant nous; là est l'espérance. Quel lendemain nous attend? L'avenir est riche de promesses; c'est un capitaliste qui a son portefeuille plein de lettres de change. Déjà la nouvelle année, celle qui commencera dans quatre jours, semble vouloir ne ressembler en rien à sa devancière. On a beau dire que le commerce ne va pas, elle a l'air de lui forcer la main. Quelle foule dans les rues! L'argent, qui est de retour, vous le savez, circule tout le long de la ville. Personne n'a les mains vides; chacun porte son sac de bonbons ou son polichinelle.

Le baraquement des boulevards n'a plus rien de sa rusticité originelle; on a encore enjolivé sa mise en scène. Seulement il abuse du jouet de l'année, un affreux poussah qu'on nomme l'Oncle Sam et qui rappelle trop l'auteur de la pièce de ce nom. Partout ailleurs, de longues files de boutiques ambulantes s'établissent sur les trottoirs; c'est à peine si l'on peut marcher au milieu de cet encombrement.--Nous rencontrons M. de Laboulaye, occupé à acheter un cornet de pralines, sans doute afin d'adoucir quelqu'un de ses voisins de la Chambre. L'honorable pamphlétaire dit tout haut: «--Ah! dame, nos mœurs deviennent américaines. La démocratie coule par ici à pleins bords comme à New-York.»--Presque en même temps le comte Orloff sort d'un bazar, suivi d'un éléphant en baudruche. Des malins s'écrient: «--Il doit y avoir un rébus diplomatique là-dessous. Que veut faire de cet éléphant l'ambassadeur du czar?» Le comte Orloff a à amuser un petit garçon et deux petites filles; voilà toute l'énigme.

Aux alentours du jour de l'an, aussitôt que la nuit arrive, quelque fée invisible lève sa baguette en l'air et le coup d'œil change. Les étalages s'illuminent de mille feux. Au gaz municipal se marient les bougies du petit commerce en plein vent. Vingt mille lanternes de couleur contribuent à faire un jour nocturne d'une lueur fantastique. Cette fois, M. de Laboulaye trouverait qu'on n'est plus à New-York mais à Pékin.--Tous les cercles sont éclairés avec un luxe inusité.--Une mode nouvelle à noter à propos des cercles.--Vous savez que tous ces établissements ont, le soir, un dîner sous forme de table d'hôte.

A ce dîner, en ce moment, l'usage veut qu'on ne commence plus par le classique vermicelle ni par le tapioca désormais trop enfantin. Tout cela cède le pas à la soupe à la tortue rehaussée de gingembre. Voilà une clef pour les flâneurs; depuis un mois la foule stationne à la devanture des marchands de comestibles; on y est en extase devant d'énormes amphibies. Ces tortues sont le régal du jour.--Turtle-soup, dit-on en faisant la grimace, autant à cause du mot qu'on ne sait pas prononcer qu'en raison du mets effroyablement épicé.

Pour le coup, Paris devient une parodie de Londres.

Au temps de Vadé, la cour et les beaux esprits allaient aux Halles; de nos jours, le monde aux gants roses va à l'Hôtel des Ventes, qui est décidément l'endroit de Paris le plus affairé. Que de choses on y aura vendues, cet hiver! Une mondaine, Mme A***, une des princesses de la cocotterie, étant morte, on a apporté par là tout ce qu'elle a laissé. C'était une succession uniquement mobilière, des appartements en bois de rose, l'argenterie, les bijoux, la cave, deux voitures, du linge, la toilette, des objets d'art, le tout évalué à un million. Un million rien que pour des meubles! Si vous voulez prêter l'oreille, des échos de l'hôtel vous diront que les seules robes ont formé le chiffre de 300 000 francs. Voilà un luxe dont les honnêtes gens n'ont assurément aucune idée. C'est un trait de mœurs à noter. Les familles les plus riches frissonnent rien qu'à la mention de ce fait. Où sont allées toutes ces robes? Étant d'étoffes neuves, elles serviront de rechef, mais à qui serviront-elles? Qui peut affirmer que ce ne sera pas aux plus honnêtes femmes?

J'ai déjà dit un mot de la vente des livres d'Émile Gaboriau. Ce brave garçon, frivole en apparence, était mordu, au fond, d'un sérieux désir d'apprendre. Il se passionnait pour l'histoire et il s'était mis à rechercher les vieilles éditions des écrivains graves. Nous lui avons entendu dire à lui-même qu'il estimait sa bibliothèque à 6,000 francs, au bas mot. C'est tout au plus si les enchères auront fourni la moitié de cette somme. Des livres, de vieux livres, voilà une superfluité dont notre société n'est guère friande. Donnez-lui pour 300,000 francs de robes, à la bonne heure.

Sur la fin de la semaine, on a pu constater un certain empressement à propos des œuvres de M. Carpeaux, le sculpteur. Marbres, terres cuites, bronzes se sont bien vendus. Néanmoins la tête horrible de l'Ugolin des Tuileries n'a pas trouvé d'amateur. Il y a bien trop de mièvrerie dans les allures du jour pour qu'on puisse aimer le Dante commenté avec de la terre glaise. Un comte qui mange ses fils sans couteau ni fourchette, un Italien de la Renaissance, plus anthropophage qu'un Caraïbe de Fenimore Cooper, ce n'est guère tentant d'ailleurs comme bibelot à mettre sur une étagère. En revanche on a fait fête au modèle d'un autre groupe non moins fameux, mais plus décolleté. Vous avez compris que nous parlons de cette sarabande effrénée, la Danse, qui figure sur le seuil du nouvel Opéra, où, du matin au soir, elle scandalise tous les bons bourgeois passant par là. Trois concurrents se disputaient ce morceau; on l'a adjugé à 8.000 francs.--Cette même débauche d'art, un des principaux confiseurs avait demandé à l'artiste la permission d'en faire une réduction en sucre candi ou en chocolat. Avouez que c'eût été d'une très-heureuse actualité à l'heure des étrennes. Le sculpteur n'a pas voulu. On lui a dit:

--Monsieur, vous refusez de voir votre nom dans toutes les bouches.

Beauvallet, de la Comédie-Française, vient de mourir à Passy, à soixante-douze ans. Il était fort bien doué; par malheur, il a abusé de la facilité que lui avait donnée le sort pour vouloir faire trop de choses à la fois. Bon comédien, tragédien passable, il se piquait aussi d'être poète, ce qui l'a poussé à faire des vers qui ne devaient pas vivre. A ses premiers débuts dans la vie, il avait commencé par étudier la peinture chez Paul Delaroche. Un jour que Casimir Delavigne visitait l'atelier, on lui amena l'élève qui se mit à déclamer des vers, une des Messéniennes, celle où trois femmes, trois Muses, apparaissent à Napoléon pour lui prédire tout à tour sa grandeur et sa chute.

--Mon cher monsieur, dit l'auteur des Vêpres siciliennes, il se peut que vous fassiez quelque chose en peinture; cependant je suis sûr que vous réussiriez au théâtre.

Il n'en fallut pas plus pour enflammer la tête du jeune homme. Beauvallet jeta là ses crayons et sa palette pour aller au Conservatoire; après les études indispensables à un débutant, il fut engagé à l'Ambigu, où il joua, non sans succès, le drame d'alors. En ce temps-là, le boulevard oscillait entre les œuvres de la vieille école sentimentale et les premières tentatives du romantisme. Le nouveau venu trouva moyen de se mettre en relief dans ce genre bizarre; il se fit un nom en jouant Caravage, une histoire arrangée de peintre italien. Sa belle prestance, une voix de tonnerre, un soin merveilleux dans l'art de s'arranger un costume, ne pouvaient manquer de le faire mettre en évidence. Le Théâtre-Français ne pouvait manquer de lui ouvrir très-prochainement ses portes. Un jour, en 1833, quand Victor Hugo donna Angelo, tyran de Padoue, ce fut à Beauvallet qu'il confia le principal rôle. Il avait à côté de lui, pour lui donner la réplique, deux des grandes actrices de l'époque, Mlle Mars et Mme Dorval. Il fallait entendre le superbe podestat lorsque, s'avançant sur la scène, d'un air tout à la fois effrayé et menaçant, il récitait le grand monologue sur le Conseil des Dix. Sans mentir, c'était à donner la chair de poule.

Beauvallet avait mis tant d'originalité dans ce rôle qu'on n'a plus consenti à le voir jouer par un autre. La parodie se chargea, suivant la mode du temps, de donner une suprême sanction à son triomphe. Le Vaudeville, qui n'était qu'un théâtre gai, ne s'inquiétant que de faire rire, avait mis à l'étude une farce intitulée Cornaro ou le tyran pas doux. Ce susdit Cornaro, personnage correspondant à celui du drame, devenait une charge des plus amusantes, grâce à Lepeintre jeune, le plus gros des comédiens. Il criait à tue-tête, celui-là, même pour demander ses pantoufles. Faire trembler tout le monde autour de lui était sa joie. C'était pour cela qu'Arnal, l'invitant à parler en sourdine, lui disait:

--Êtes-vous le cousin du bourdon Notre-Dame?

Quelle voix! ah! quel creux! Vous effrayez madame.

Et Cornaro de répondre sur un ton plein de mignardise:

--Je n'ai que le désir d'être son beau valet.

Depuis vingt-cinq ans, Beauvallet avait abordé le répertoire classique, tragédie et comédie. Très-soigneux, correct, il y était fort applaudi.--On a dit mille fois que, de tous les artistes, le comédien a la vie la plus ingrate, en ce qu'il ne laisse rien après lui.

--Bast! répliquait Sheridan, ayez la patience d'attendre deux ou trois siècles, et vous verrez ce qui restera des autres!

Il se passe un fait bizarre au sujet des étrennes. Tandis que s'accroît le nombre de ceux qui en demandent, on voit de plus en plus des ratures se dessiner sur la liste de ceux qui en donnent. Parmi les premiers, on signale surtout deux nouvelles recrues: l'employé du télégraphe qui apporte les dépêches et le clerc d'huissier qui remet le papier timbré. Quant à ceux de l'autre catégorie, ce sont de spirituels sceptiques qui profitent des moyens de locomotion dont dispose notre XIXe siècle pour filer et disparaître. Dix ou douze jours d'absence suffisent. On dit: «J'ai un procès en Bretagne», ou bien: «Mon vieil oncle de Beauvoisis vient de mourir d'une coqueluche rentrée»; et l'on s'en va passer une quinzaine à Nice. Un voyage d'agrément et une bonne affaire tout à la fois.

Trois académiciens qui se sont rencontrés, jeudi soir, au foyer de l'Odéon, se contaient à demi-voix leurs peines à propos du jour de l'an. Rien de plus curieux que leurs plaintes à cet égard.

--Figurez-vous, disait l'un d'eux qui avait un bonnet de soie noire sur la tête, figurez-vous que seize personnes nous poursuivent pour nous demander chacune la même chose; comprenez que cette chose ne nous coûterait rien, pas même la moitié d'un centime et que néanmoins nous ne pouvons la donner tant que ça.

--Qu'est-ce donc?

--Eh! pardieu, un fauteuil.

En effet, il y a trois fauteuils à donner en janvier et seize candidats qui demandent à les avoir; et tous les seize, suivant l'usage immémorial, sont individuellement le premier moutardier du pape, ou, si vous voulez, un homme du bois dont on fait les dieux. Ces dignes académiciens voudraient bien se sauver quelque part, mais leur grandeur et les jetons de présence les retiennent au quai Conti.

Il n'y a pas fort longtemps, dans cette divine baraque au palais Mazarin, il y avait un des Quarante qui n'entendait pas raillerie à propos d'argent à donner. C'était Lemontey, l'auteur de l'Histoire de la Régence.

Un certain jour de l'an, un des garçons de l'Institut vint voir l'historien; il le salua, la casquette à terre, et tendit la main.

Lemontey lui donna une pièce de dix sous.

--Comment! rien que ça? dit le garçon en grommelant entre ses dents.

--Hein! qu'est-ce que c'est? riposta l'immortel furieux. Cinquante centimes, un demi-franc, ce n'est rien? Eh! malheureux, c'est la quatre cent millième partie de deux cent mille francs, par conséquent de dix mille livres de rente. Eh! je voudrais bien être garçon de l'Institut pour en recevoir autant, moi!

P.-J. Proudhon comprenait les étrennes d'une autre façon.

L'année qui a précédé la mort du célèbre dialecticien, M. E. Dentu, son éditeur et son voisin, se présenta chez lui le matin du jour de l'an.

Après avoir échangé une poignée de main avec lui, il lui montra un petit paquet enveloppé de papier gris.

--Qu'est-ce que c'est que ça? dit Proudhon.

--Deux poupées que je vous demande la permission d'offrir à vos deux petites filles.

En entendant ces mots, l'auteur du livre De la Justice entra tout à coup dans une colère des plus violentes.

--Des poupées à mes filles! Non, mon cher monsieur, non; je vous le défends positivement. Savez-vous l'enseignement qui résulterait de ce cadeau? L'amour de l'alanguissement, la coquetterie, la paresse, le goût du luxe, peut-être de la luxure. C'est bon pour les duchesses, c'est bon pour les bourgeoises. Tenez, si voulez faire un présent à ces enfants, apportez-leur quelque chose d'utile, un dé à coudre, des ciseaux, un paquet d'aiguilles. Qu'elles aient à la main un objet qui, de bonne heure, leur rappelle qu'elles sont filles de la misère et de la philosophie et qu'il faut qu'elles songent sans cesse à épouser le travail!

À certains égards cet esprit de prévoyance se retrouve en grand dans un mot de Mme Lætitia Bonaparte, la mère de Napoléon.--Longtemps éprouvée, n'ayant eu de 1790 à 1799 que 1,500 fr. pour soutenir sa modeste maison et nourrir ses trois filles, Caroline, Elisa et Pauline, la brave femme ne pouvait pas se résoudre à jeter l'argent par les fenêtres.

En 1809, le 2 janvier, la princesse Pauline vint la voir.

--Madame, l'empereur m'envoie vous faire une question.

--Laquelle?

--Combien avez-vous dépensé, hier, en fait d'étrennes?

--Ma fille, 3,255 francs.

--3,255 francs! Mais je vous avais remis, de la part de mon frère, 30 000 francs pour faire des largesses! Est-ce que vous comptez placer cette somme?

--Mon Dieu, oui, Paulette.

--Mais pourquoi faire?

--Pourquoi faire? Pour donner, un jour, du pain à tous les rois et à toutes les reines qu'on a faits dans ma famille!

L'histoire a prouvé par trois fois que l'Agrippine d'Ajaccio n'avait pas si grand tort.

Philibert Audebrand.



L'ILE SAINTE-MARGUERITE


Le môle de débarquement.


Le fort et les prisons.


Vue de la pointe de la Croisette.




THÉÂTRE DES VARIÉTÉS.--Les Merveilleuses, comédie en cinq actes, de M. Victorien Sardou.--Décors de M. Robecchi.--Costumes de MM. Eugène. Lacoste et Draner.



NOS GRAVURES

Le naturaliste Agassiz

Le 15 décembre, un télégramme fort laconique annonçait à l'Europe que «le professeur Agassiz venait de mourir à Boston».

Cet illustre naturaliste mérite mieux qu'une mention d'une ligne. C'était le digne successeur des Buffon et des Cuvier, et le monde scientifique a peu de noms à opposer au sien; en Amérique, nous ne voyons pas qui est capable de prendre sa place.

Agassiz avait émigré aux États-Unis en 1847, à la suite des événements politiques dont la principauté de Neufchâtel fut alors le théâtre. Il était déjà célèbre et s'était fait connaître au monde savant par un ouvrage sur les poissons fossiles, publié dès 1842, et qui est resté classique en géologie, comme le livre de Cuvier sur les mammifères éteints du bassin de Paris, ou le livre de Brongniart sur la flore fossile des terrains houillers.

Né dans le canton de Vaud en 1807, Agassiz avait étudié en Allemagne, et fut reçu docteur à Munich. Il fut nommé professeur d'histoire naturelle à Neufchâtel dès 1838, et publia en français, en latin ou en allemand divers ouvrages de zoologie, dont celui que nous avons cité plus haut a surtout contribué à le faire connaître.

Ses études sur les glaciers, qu'il poursuivit avec une ardeur infatigable, escaladant tous les pics des Alpes, entre les années 1840 et 1847, confirmèrent la réputation qu'il s'était acquise parmi les géologues, et l'on peut dire que lorsqu'il quitta l'Europe, son nom était déjà universellement connu.

Ses deux collaborateurs, MM. Desor et Vogt, Suisses comme lui, ont continué les traditions du maître. Ils n'ont cessé de marcher à la tête de la science helvétique, et ils l'ont même quelquefois poussée en avant, notamment en anthropologie, avec une virilité, une audace qui ont épouvanté en France plus d'un de nos maîtres officiels.

Agassiz, à peine arrivé aux États-Unis, fut nommé professeur d'histoire naturelle à l'Université de Cambridge, près Boston, et c'est là que, vingt ans plus tard, nous l'avons rencontré nous-même, augmentant, classant sans cesse ses chères collections, et toujours à l'affût de nouveaux voyages pour faire progresser la science et ouvrir aux investigations de l'esprit humain des champs jusque-là inconnus.

Avec sa femme, qui ne cessa de le seconder dans ses recherches et de s'associer à tous ses travaux, comme une vraie Américaine qu'elle était, il entreprit le voyage de l'Amazone. On sait quel trésor de faits curieux il rapporta de cette exploration, et combien il en accrut ses collections, notamment en ichthyologie. Ce voyage, publié par Mme Agassiz, a été traduit en français (1); l'exploration de l'Amazone a été même illustrée dans le Tour du monde, d'après les dessins de Mme Agassiz, qui tenait aussi bien le pinceau que la plume, dans ces dernières années, M. Agassiz avait entrepris l'étude du fond des mers, et fait à ce sujet sur un navire de guerre américain, que le gouvernement des États-Unis avait mis généreusement à sa disposition, une série de travaux fort intéressants poursuivis dans l'un et l'autre océan, l'Atlantique et le Pacifique. Il était aussi allé de Boston à San-Francisco par le cap Horn. Il avait espéré que sa santé, ébranlée par un travail incessant, se relèverait dans ce long voyage. Il semble qu'il n'en a rien été, puisque la nouvelle, de sa mort nous est parvenue au moment où tout faisait espérer que ses amis et la science pourraient encore le conserver longtemps.

Note 1: Voyage au Brésil, Paris, Hachette. 1868.

Dans ce voyage de circumnavigation, les découvertes d'Agassiz ont été presque de tous les jours, sur les courants, la température des eaux marines à diverses profondeurs, le fond de la mer, les animaux qui s'y rencontrent. C'est lui qui a pour la première fois démontré que le fond des océans est habité à toutes les profondeurs, contrairement à ce qu'on avait écrit. Que d'espèces nouvelles en coraux, coquilles, poissons, plantes marines il avait ramenées de son dernier voyage! Il était occupé à classer tout cela, à le distribuer, à le faire connaître avec cette générosité toute américaine qui le distinguait, quand la mort est venue le surprendre.

Au physique, c'était un homme de haute taille, fort vigoureux; ses traits annonçaient l'aménité, la bienveillance, et le moral ne démentait pas ce que le physique annonçait. Il était ouvert, sympathique, causait volontiers et facilement, ne disait du mal de personne, pas même de ses confrères, ce qui est rare parmi les savants. Il était, comme tous les protestants, fort attaché aux doctrines religieuses. Spiritualiste, il faisait volontiers intervenir la Providence dans la création des espèces, mais cela ne l'empêchait pas d'apporter dans les théories scientifiques beaucoup d'indépendance. Ainsi il était, en histoire naturelle, avec les Lamarck, les Geoffroy Saint-Hilaire, les Gœthe, les Darwin, partisan de la variabilité de l'espèce humaine et non de l'unité, comme le voulaient Buffon et Cuvier, et comme quelques naturalistes, entre autres M. de Quatrefages, le veulent encore aujourd'hui.

Il faisait bon marché des honneurs, et se contentait du titre de correspondant de notre Académie des sciences, n'ayant jamais voulu accepter de l'empereur Napoléon III, qui l'avait connu et apprécié en suisse, ni le titre de sénateur, ni celui de professeur au Collège de France, ni même celui de directeur général du Muséum, place restée, dit-on, vacante depuis la mort de Cuvier. On essaya de le tenter à diverses reprises et de le fixer parmi nous; toujours il préféra rester dans sa patrie d'adoption. Républicain il était en Suisse, républicain il demeura aux États-Unis. Il vient d'y mourir, comblé de gloire sinon d'honneurs, aimé de tous, ayant fait de nombreux élèves, n'ayant cessé un jour de travailler et de faire progresser la science, qui a été l'occupation de toute sa vie. C'était un homme de bien, vir probus, au sens le plus général du mot, un de ces hommes qu'on voit toujours partir avec le plus vif regret, parce que l'on sent combien il sera difficile, pour ne pas dire impossible, de les remplacer.

L. Simonin.


Le Fort Sainte-Marguerite

L'ex-maréchal Bazaine aurait pu être envoyé dans quelque casemate oubliée, dans quelque prison sans passé, ou même faire le voyage de la Nouvelle-Calédonie, en compagnie de pétroleurs. L'opinion publique eût été probablement satisfaite de ce châtiment qui plaçait ainsi au même rang tous ceux qui ont failli faire sombrer le pays! Mais décidément la fortune sourit à Bazaine; pendant que nous grelottons dans le Nord, on l'envoie dans une contrée bénie du ciel, inondée, au cœur de l'hiver, des chauds rayons du soleil, et délicieusement rafraîchie, en été, par les brises de mer!...

Heureux maréchal! La Providence lui assigne même la prison à jamais célèbre de l'homme au masque de fer. Etrange caprice du destin! L'innocent martyr du despotisme de Louis XIV a vécu là, le visage couvert, les traits constamment voilés, tenu dans le plus complet isolement, tandis que le grand coupable de Metz va sans doute passer les dernières années de sa misérable vieillesse en captif heureux, entouré peut-être de quelques-uns des siens, et à coup sûr il n'aura pas pour gouverneur un maître implacable comme Saint-Mars!

Je me trouvais, il y a peu de mois, à Cannes, et de là on voit se profiler, à quelques milles en face, les îles de Lérins, semblables à de gigantesques entassements. Si l'on était oiseau, en deux coups d'aile, on arriverait à Saint-Honorat ou à Sainte-Marguerite. Sans s'armer d'une longue-vue, il est parfaitement possible de distinguer les rochers élevés qui bordent les deux îles, et l'on peut compter jusqu'aux fenêtres du fort Sainte-Marguerite.

Une vingtaine de petits bateaux bariolés dansaient dans le port de Cannes, sous la violente caresse du mistral, et demandaient à grands cris, par la voix de leurs patrons, quelque promeneur complaisant!

--Monsieur! promenade à Sainte-Marguerite! Bon temps! Bon vent! me cria l'un des bateliers en me priant du geste de descendre.

--Et combien de temps faut-il pour arriver à l'île!

--Oh! monsieur, pas beaucoup! J'y suis allé l'autre jour en moins d'un quart-d'heure!

--Et le vent est bon? repris-je.

--Excellent! monsieur, deux ris aux voiles et nous filons comme l'éclair!

Inutile de dire que le quart-d'heure du brave batelier se changea en demi-heure, la demi-heure en trois quarts-d'heure et qu'une heure après nous ne touchions pas encore au môle du débarquement. En revanche, j'avais eu la mer la plus moutonneuse du monde; nous avions failli être roulés par les vagues; mais quelle baie splendide, que de merveilleux horizons!

J'eus le malheur de descendre du bateau pour tomber entre les mains d'un vieux sergent qui ne me lâcha pas avant de m'avoir conté,--ce qu'il savait du reste fort mal,--l'histoire de l'île Sainte-Marguerite.

Il m'expliqua que le fort avait été construit sous Richelieu, puis pris par les Espagnols, qui l'avaient agrandi, et enfin réparé par Vauban.

En résumé, ce bâtiment serait peu digne d'intérêt si la légende de l'homme au masque de fer n'était pas là pour captiver.

Matthioli, c'est le nom que l'on donnait à ce célèbre inconnu, avait une prison que le maréchal Bazaine,--l'homme heureux!--ne connaîtra sans doute que de vue! La chambre qu'il habita onze années n'était éclairée que par une fenêtre du côté du nord, percée dans un mur de près de quatre pieds d'épaisseur; on y avait même prudemment adapté trois grilles de fer placées à une distance égale. Cette fenêtre donnait sur la mer.

Ce qui fit supposer à quelques indiscrets que Matthioli devait être quelque grand personnage, ce sont d'une part les mesures prises par Saint-Mars pour éloigner de lui même les geôliers, et de l'autre l'espèce de respect dont semblait l'entourer le gouverneur.

De plus, on assure que l'homme au masque de fer portait des vêtements recherchés, de fines dentelles, et qu'on lui fournissait des habits aussi riches qu'il paraissait le désirer.

Il n'en fallait pas plus pour faire pleuvoir des milliers de conjectures: C'est un frère de Louis XIV, disent les uns.--C'est le duc de Beaufort, assurent les autres.--C'est un fils de Cromwell!...

Quelques anecdotes inventées sans doute viennent à la rescousse, et notre homme, qui n'était peut-être qu'un petit gentilhomme sans grande importance, passe d'emblée à la postérité!

Vous connaissez l'histoire du pêcheur qui ramasse sous les fenêtres de Matthioli une assiette d'argent sur laquelle se trouvaient inscrits quelques caractères;--le brave homme rapporte sa trouvaille au gouverneur, qui lui demande s'il a lu les mots écrits sur ce plat: «Je ne sais pas lire!» répond naïvement le pécheur, et Saint-Mars lui dit: «Allez! Remerciez le ciel de votre ignorance!»

Un ingénieux historien, à la vue très-bonne, affirme qu'il y avait sur ce plat désormais historique, ces mots: «Louis de Bourbon, comte de Vermandois, frère de Louis XIV, etc.»

Si Bazaine jette jamais ses assiettes par les fenêtres, les pêcheurs d'aujourd'hui les conserveront peut-être sans scrupule.

Richard Cortambert.


Variétés: "les Merveilleuses", comédie en cinq actes de M. Victorien Sardou.

Cette fois c'est mon collaborateur M. Morin qui se charge de rendre compte des Merveilleuses, de M. Sardou. Son dessin animé, spirituel et d'une parfaite exactitude, tient lieu de l'article de théâtre. Aussi bien notre critique à nous serait-elle inutile puisque M. Sardou n'a pas jugé nécessaire d'introduire une action dans sa comédie, qui relève presque tout entière du décorateur et du costumier. Quoi? pas le moindre petit bout d'intrigue? Si vraiment, mais si peu que cela ne vaut pas la peine d'en parler. Dorlis, que la guerre d'Italie a enlevé aux premières joies de la lune de miel à sa femme Illyrine, retrouve au retour de Rivoli et d'Arcole, son épouse convolant en secondes noces avec le citoyen Saint-Amour, chef du cabinet de Barras. Il était temps, deux heures plus tard, protégée par la loi du divorce, elle devenait madame Saint-Amour. C'est tout, et cette petite comédie entamée à la fin du quatrième acte se dénoue au cinquième. Il semble que M. Sardou, occupé à faire revivre dans une série de tableaux vivants les hommes et les choses du Directoire, et attardé longtemps dans les curiosités et les bibelots du temps, se soit dit: «Maintenant que j'ai reconstitué ce peuple bigarré dans les rues, agité dans les salons cet essaim de merveilleuses et ce groupe de muscadins, que j'ai placé sur leurs étagères ce musée archéologique des dernières années du siècle, songeons un peu à mettre une action dans la pièce; si mince qu'elle soit, cela est toujours assez bon; l'intérêt n'est pas là, il est dans cette série de tableaux, dans ce panorama des plus mobiles et des plus amusants, avec ce décor du premier acte, ce jardin du Palais-Égalité où s'asseyent les incroyables, le menton caché dans la cravate écronitique, avec les oreilles de chien, le chapeau gigantesque en demi-lune, le bas en tire-bouchon et le bâton de houx à la main. Là circulent les carmagnoles, les bouquetières, là se réfugient contre les huées des sans-culottes, les daines sans-chemises que la brutalité de la foule menace de jeter à l'eau.

Au second tableau, nous sommes sur le perron de la rue Vivienne, où s'agitent les agioteurs, devant cette boutique de boulanger qui indique le prix montant et descendant du louis, étiage de la fortune publique. Au premier étage d'une maison, des joueurs jettent leur or au râteau des croupiers; à l'entresol, des marchandes de frivolités prélèvent des intérêts sur la bonne fortune tentée au premier étage. C'est le bruit, c'est la rue. L'acte suivant nous transporte dans l'hôtel du financier Ragot; un bijou, que ce décor, une merveille de goût et d'exactitude, avec ses pendules, ses candélabres du temps, avec ses sièges en forme d'X, avec ses tasses à thé à fond jaune tacheté de petites fleurs noires. Là règnent les Merveilleuses, les robes à la Flore, les tuniques à la Minerve, la redingote à la Galathée, passant par toutes les nuances, depuis le Fifi pâle effarouché jusqu'au Violet cul de mouche. Et les coiffures! Le turban relevé avec des plumes bleues, bonnet Pierrot, bonnet à la Délie, bonnet à l'Esclavonne. Tout ce monde féminin caquette et fripe dans ses mains des éventails de crêpe noir lamé et pailleté d'argent, sur lesquels se montre discrètement l'effigie de Louis XVI, de la reine et du dauphin, ces éventails au Saule pleureur. Les élégants zazayent de leur petite voix de femmelette leur parlé gazouillé et mouvant, et étalent leurs habits de soie rayée à queue de morue. MM. de Concourt ont fait dans un excellent livre l'inventaire par le menu de cette société du Directoire. Ce catalogue des choses et des gens, M. Sardou, par une fantaisie d'auteur dramatique, l'a fait vivre aux Variétés. Il a animé les Carie Vernet, les Debucourt. Cela est fort amusant au début, mais fatigue vite chemin faisant. On feuillette pendant une heure un album de caricatures, mais toute une soirée! c'est un peu long. Et puis, une observation. Comment, nous voilà dans cette société de l'an de grâce 1798, et pas un costume d'officier ou de général? Ce ne sont pourtant pas les militaires qui faisaient défaut dans ce monde du Directoire. Il y a là une lacune.

M. Savigny.


Glace et patins: "La première leçon" et "Un regard en passant".

Puisque l'hiver s'obstine à ne pas entrer en scène, faisons tout éveillé un rêve qui fera tressaillir d'aise les membres du club des patineurs.

Il y a huit jours, le thermomètre est descendu à dix degrés au-dessous de zéro, et depuis lors il s'est résolument maintenu entre six et huit. Lacs, étangs, toutes les pièces d'eau dormante ont gelé, et finalement la glace a acquis une respectable épaisseur.

O bonheur! l'heure heureuse, depuis si longtemps attendue, a donc sonné, et le moment fortuné est venu! Vite, courons, et sans perdre une minute, au lac, au lac!

Déjà sous un ciel gris d'acier, au milieu d'un cercle de grands arbres étincelants de givre, s'y presse une foule élégante et joyeuse, les femmes emmitouflées de fourrures, portant le manchon en sautoir; les hommes vêtus du costume de rigueur; bonnet fourré, pelisse, pantalon collant qui fait valoir les formes et bottes cracoviennes; les uns et les autres ayant chaussé le patin et glissant, se croisant, se poursuivant sur la glace qu'ils rayent d'un pied plus ou moins habile.

Car s'il en est qui savent proprement faire un dehors, écrire correctement leur nom du bout d'un patin victorieux, il y en a d'autres aussi qui font beaucoup de fautes d'orthographe, et même en sont encore à épeler péniblement leur alphabet. Aussi, pour les présomptueux, que de mésaventures et de chutes, souvent ridicules.

Je ne parle que pour les hommes.

Il est bien entendu que c'est toujours avec grâce qu'une femme tombe sur son pouff, quand cela arrive, ce qui est rare; car, plus timide, ce n'est que bien soutenue qu'elle se risque à faire ses premiers pas sur ce terrain glissant, où bientôt cependant elle s'élancera, rapide comme l'hirondelle, en traçant comme elle, capricieuse, d'inextricables méandres.

Quelques-unes cependant ne parviennent jamais à surmonter assez leur frayeur pour oser chausser le patin, et ce n'est que confortablement et chaudement établies dans un traîneau qu'elles consentent à fendre l'air, sous la conduite et la garde de quelque jeune gentleman, avec lequel il leur est loisible alors d'achever tout à leur aise la conversation en un autre endroit commencée, ou de commencer l'entretien qui sans doute se terminera ailleurs.

Je n'en jurerais cependant pas, car à quoi le plus souvent tiennent ici-bas les choses, et de quoi dépendent nos résolutions les mieux arrêtées? De ceci ou de cela, d'une goutte de pluie, d'un rayon de soleil, ou encore d'un regard en passant.

Louis Clodion.


Les tortues de mer à Paris.

Il y a longtemps qu'on n'avait vu à Paris des chéloniens possédant des dimensions aussi prodigieuses. Les derniers avaient fait leur apparition alors que florissait l'empire de l'infortuné Maximilien. Depuis lors il s'est écoulé moralement plus d'un siècle. Aussi n'est-il pas étonnant que les tortues de MM. Potel et Chabot aient obtenu un véritable succès d'estime aussi bien dans la rue Vivienne que sur le boulevard des Italiens.

Une de ces étrangères, rien qu'en agitant ses pattes, a cassé innocemment la glace de la devanture qui la séparait de la rue. Mais ce n'était pas pour reconquérir une liberté définitivement perdue, et dont elle ne pouvait, dans son état d'engourdissement, de demi-sommeil, comprendre le prix.

Ces animaux sont d'une force prodigieuse, et dans leur pays d'origine d'une étonnante agilité. Ils nagent comme des poissons dans l'Océan.

C'est surtout lorsque la femelle va pondre ses œufs que l'on peut facilement la surprendre et la capturer, ce qui se fait en la retournant sur le dos, quelquefois à l'aide d'un levier.

L'écaille des tortues franches n'a aucune valeur, mais la chair est très-délicate, et il est à désirer qu'elle figure sur le carreau des Halles où elle serait très-rapidement appréciée.

Malheureusement nous sommes si routiniers en matière de gastronomie, qu'elle est à peu près complètement perdue pour nous dès qu'elle a servi à faire du bouillon. Les Anglais, plus pratiques, tirent un excellent parti de tous les morceaux.

La tortue jouit d'une propriété inestimable pour le transport dans les pays lointains. On n'a besoin de la fumer ni de la saler, ni de la placer dans des boîtes ou dans un garde-manger entouré de glace fondante. Elle arrive vivante des Antilles sans qu'on ait besoin de lui donner à boire et à manger. On pourrait donc se livrer à une exploitation régulière de cette nouvelle matière alimentaire que nous signalons expressément.

De tous les animaux la tortue est peut-être celui qui a le cerveau le moins développé.

Lacépède allait jusqu'à prétendre qu'il est de la grosseur d'une noisette pour un animal pesant 150 kilos.

Mais il n'y a pas, paraît-il, d'animal qui soit plus porté aux plaisirs de l'amour. Alors le mâle devient féroce, et aucun danger ne serait capable de le déterminer à quitter sa femelle. Mais cela ne dure guère. Au bout de quelques jours il l'abandonne sans remords, la laissant regagner péniblement les îlots sablonneux où elle déposera ses œufs, en grand danger d'être surprise par les pêcheurs qui la guettent. Notre dessin fait voir les suites inévitables de cette surprise. Un aide de cuisine s'apprête à trancher la tête de la tortue tandis qu'un autre empêche cette tête de rentrer dans la carapace, à l'aide d'un câble et d'un croc. L'armée des marmitons est là sous les armes, prête à commencer ses grandes opérations. Jamais mode plus barbare d'exécution n'a été inventé. Il faut croire que la tortue a si peu de cervelle qu'elle ne s'en aperçoit presque pas. Car si elle se plaint, c'est si bas, si bas que jamais personne ne l'a entendue.

W. de Fonvielle.



LA VEILLE DU 1er JANVIER

(Fin)

--Absolument. Et je vais choisir des exemples. Voici Mademoiselle Mimi, par exemple. J'ai déjà dit que je n'entendais pas médire des poupées,--le jouet n'empêche pas le livre.--La vraie poupée, celle que l'on peut habiller et déshabiller sans crainte de froisser une robe de cent francs, qui possède une tête de porcelaine que l'on fait remettre à neuf par le premier marchand venu du coin quand son propriétaire a eu le malheur de tomber sur le nez, la poupée qui a son trousseau bien simple de petits bas, de petits pantalons et de petites chemises, que sa maman blanchit elle-même, la poupée que l'on mène en voiture et qui fait la dînette, cette poupée-là est toujours amusante et sera amusante tant que le monde durera. Mais le soir, quand Mimi viendra sous la lampe demander à sa maman de lui montrer des images, sera-t-elle contente, oui ou non, si ces images sont choisies dans un livre à elle, à elle toute seule, écrit pour elle...

--Il y en a donc de ces livres-là.

--Il y en a quarante à l'heure qu'il est, ni plus ni moins, et la collection des albums de P.-J. Stahl se complète d'année en année. C'est le tableau vivant de l'enfance à tous les degrés, c'est un chef-d'œuvre, une galerie sans rivale.

--Mais Mimi ne sait pas lire!...

--Si elle ne sait pas lire encore, elle sait voir au moins; tous les enfants savent lire dans les livres à images; l'image vue, l'image lue, on veut savoir au plus juste de quoi il s'agit, et vous êtes là, chère madame, pour lui lire à haute voix les légendes spirituelles ou émouvantes que Stahl a donné à traduire en merveilleux dessins au crayon de Frœlich. C'est toute une morale où le code de la première enfance est passé en revue article par article.--«Il faut aimer son papa, sa maman et le bon Dieu», voilà pour l'âme. «Il faut manger sa soupe courageusement jusqu'à la dernière cuillerée», voilà pour le corps. Et pour la vie pratique: «Il ne faut mettre son doigt ni dans son nez, ni dans les pots de confiture.--Il ne faut pas jouer avec ce qui coupe; les couteaux ne sont pas un jeu.--Il est abominable d'égratigner son frère, sa sœur et même sa bonne.--Il est très-mal aussi de marcher dans les ruisseaux, ils ne sont pas faits pour cela.--Il ne faut jamais dire qu'on n'a pas envie de dormir quand il est huit heures et demie sonné...»

Mon ami et sa femme s'étaient mis à rire dès les premiers mots de cette énumération.

--Pauvre Mimi! dit la jeune mère, c'est vrai tout de même que pas plus tard que ce soir elle s'est démenée comme un beau petit diable en prétendant que la pendule avançait et que, vrai, il ne pouvait pas être huit heures et demie!...

--Les Commandements du grand-papa lui en apprendront bien d'autres. Et la Journée de la célèbre mademoiselle Lili, et la Boîte au lait, et le Journal de Minette, et les Idées de mademoiselle Rose, illustrées par Detaille, et la Révolte punie, et Hector le fanfaron, et l'Ours de Sibérie, et Bonsoir petit père, et Toc-Toc, et Mademoiselle Mouvette, qui est son portrait vivant, sans compter les albums en couleur qu'elle pourra manipuler à son aise sans courir le risque de s'empoisonner, au rebours de ces albums anglais, dont les enluminures grossières ne sont bonnes qu'à crever les yeux ou à gâter l'esprit. C'est une maxime à graver en lettres d'or dans le Code des parents, que préserver les enfants des niaiseries imprimées, c'est accomplir une œuvre pie. Voilà tout le secret de la bibliothèque Hetzel; P.-J. Stahl, l'auteur applaudi des Bonnes fortunes parisiennes, que vous avez lues tous les deux, à su tremper sa plume, comme je l'ai vu écrire quelque part, dans un encrier rempli de lait sucré; une nourrice qui aurait passé par l'Académie française n'aurait pas su trouver plus de ressources d'esprit et d'imagination que ce père Gigogne. J'aurais dit tout cela dans mon article, je puis bien vous le dire à vous, en attendant.

--Eh! c'est là précisément ce que j'étais en train de prêcher à ma femme, s'écria mon ami; mais on n'est jamais prophète en son pays. Je suis heureux de voir ton succès; on ne t'interrompt plus.

L'interrupteur se contenta de sourire et je poursuivis en ces termes:

J'arrive à Jujules. Savez-vous, chère madame, vous qui parliez tout à l'heure de livres à choisir «par-dessus le marché», ce que votre petit homme de huit ans m'a appris, il n'y a pas six mois? J'étais en train de lui faire, en vous attendant, un petit cours d'histoire naturelle et, par étourderie ou par ignorance, je ne sais plus au juste, je m'étais avisé de ranger le crapaud parmi les reptiles malfaisants. Double erreur, le crapaud n'est pas un reptile et le crapaud n'est pas une bête malfaisante. Là-dessus, voilà Jujules qui m'interrompt de sa voix la plus douce:

--Pardon! mon parrain, mais j'ai lu quelque part que le crapaud n'était pas un reptile...

--C'est bien, possible; qu'est-il alors?

--C'est un batracien, mon parrain, à moins que le livre n'ait menti.

Le livre n'avait pas menti; mais voyez-vous votre bambin qui en remontrait à son maître? Je lui demandai le titre de ce bienheureux ouvrage. C'était un des classiques du genre: l'Histoire d'une bouchée de pain de Jean Macé.

--Un de mes cadeaux de l'année dernière,... murmura mon ami.

--Allons? je suis battue sur toute la ligne, et par un enfant encore! s'écria la jeune femme. C'est de bonne guerre. Je me rends à discrétion. Que lui donnerons-nous cette année au savant Jujules?

Je me levai et je m'en fus chercher dans le coin où je les avais déposés en entrant, l'Histoire d'une maison, de Viollet-le-Duc, et la Famille Chester, de P.-J. Stahl et William Hughes.

--Voici deux nouveautés que vous prendrez la peine de lire avant le 1er janvier. Car ces excellents livres ont le double mérite qu'ils conviennent aux petits et ne sont pas inutiles aux grands. Je ne veux pas être cru sur parole; il faut que vous appreniez par vous-même quel soin sévère, quels scrupules ont présidé à la formation de cette bibliothèque d'élite. C'est déjà beaucoup de savoir qu'un homme tel que M. Viollet-le-Duc a pris le meilleur de son temps pour apprendre au grand public comment se bâtit une maison, ce que la profession d'architecte exige de clarté dans l'esprit et de rectitude dans le jugement. Nous avons tout à gagner à ces enseignements-là. On apprend à tout âge et il n'est jamais trop tard pour aller à l'école. C'est encore dans un de ces livres que j'ai trouvé la maxime suivante: «Je ne doute pas qu'on ne puisse faire un gros livre de ce que tu sais, disait au campagnard à son fils qui lui revenait du collège tout enorgueilli de son grec et de son latin; mais je suis assuré qu'on en ferait un plus gros encore avec tout ce que tu ne sais pas.»

--Comment l'appelez-vous ce livre-là?

--Entre frères et sœurs. Ce sont des causeries scientifiques pleines de savoir et de bonne humeur; signé Lucien Biart.



LA PREMIÈRE LEÇON.--D'après le tableau de M. Boutibonne.

(Publié avec l'autorisation de MM. Goupil et Cie.)


UN REGARD EN PASSANT.--D'après le tableau de M. Boutibonne

(Publié avec l'autorisation de MM. Goupil et Cie.)

--C'est l'auteur de ce joli volume de nouvelles que tu as lues avec tant de plaisir, dans la Revue des deux mondes, ajouta mon ami, et qui ont paru en volume à la même librairie Hetzel, sous le titre des Clients du docteur Bernagius, et à l'usage des femmes d'esprit.

--C'est cela même. Ajoutez que nous nous retrouverons constamment avec des écrivains amis. Après Viollet-le-Duc, P.-J. Stahl et Lucien Biart, il faudrait nommer Jules Sandeau et sa Roche aux Mouettes, Erckmann-Chatrian et Madame Thérèse, Hector Malot et son Romain Kalbris, et d'autres tout aussi connus auxquels j'arriverai tout à l'heure. Mais ce n'est pas fini. Le 1er janvier de Jujules serait trop maigre si vous vous borniez à deux livres; vous y ajouterez la Sœur perdue, de Mayne-Reid, qui fait suite aux Aventures de terre et de mer, qu'il a déjà reçues l'année dernière, et l'Histoire du Ciel, de Flammarion, qui manque à sa bibliothèque. Je me charge de la Roche aux Mouettes, de Jules Sandeau et de Romain Kalbris, d'Hector Malot.

--Ah ça! s'écria mon ami, du train dont nous y allons, il ne restera rien pour Edouard!

--Rassurez-vous, la bibliothèque d'éducation et de récréation en a pour tous les âges et pour tous les goûts. Edouard est déjà un petit homme sérieux. Entre temps, il sait manier très-convenablement le compas et l'équerre. Tandis que Jujules lui prêtera son Histoire d'une maison, Edouard fui confiera en échange la collection des Voyages extraordinaires de Jules Verne...

Mais c'est que je les lis, moi aussi, ces voyages!... s'écria la jeune femme en me coupant la parole, y en a-t-il de nouveaux?

--Ah! je vous y prends! Que me disiez-vous donc tout à l'heure, que vous vous en reposiez sur le premier libraire venu du choix de ces lectures? Jules Verne tout au moins aurait été désigné à l'avance et pour ce seul aveu il vous sera beaucoup pardonné. Certes oui, il y en a de nouveaux et ce ne sont pas les moins merveilleux. J'ai apporté le Pays des fourrures, dont je puis parle en connaissance de cause, car je l'ai déjà lu dans le Magasin d'éducation. Vous avez encore le Tour du monde, en quatre-vingts jours, un chef-d'œuvre d'invention, une sorte de conte des Mille et une nuits, avec la fantaisie déréglée en moins, et en plus l'imagination scientifique. Ce sont de fameux pendants à Vingt mille lieues sous les mers, au Voyage dans la Lune et au Centre de la terre, à Cinq semaines en ballon, aux Enfants du capitaine, Grant, au Capitaine Hatteras, etc. Cet étonnant romancier poursuit un plan qui consiste à faire faire à son public la découverte successive de toutes les parties du monde et de tous les phénomènes du globe. Nous avons encore un bon bout de chemin en perspective. Savez-vous ce qu'il m'a répondu tout dernièrement? Je lui demandais quelles surprises nouvelles il nous réservait et s'il nous était permis de compter sur une deuxième série aussi riche que la précédente.

--N'est-ce que cela! me dit-il gaiement, apprenez qu'elle est toute composée cette série à venir; il ne me faut plus que le temps de l'écrire.

--Tout va bien, répliqua mon ami, mais avec tout cela je ne vois pas pourquoi tu nous a parlé du compas et de l'équerre d'Édouard?

--M'y voici. Nous lui donnerons les Sciences usuelles et leurs applications mises à la portée de tous, par le capitaine de frégate Louis du Temple. Ce livre-là serait un peu trop sérieux pour Jujules; il fera le bonheur d'Édouard. Figurez-vous, mes amis, la mécanique et la géométrie racontées par un homme qui a appris la science à de pauvres mécaniciens de la marine, à des gens presque illettrés mais pleins d'ardeur, de bon vouloir et de dévouement. Ce sera bien le diable si sous la direction d'un tel maître Edouard ne devient pas un mécanicien de premier ordre. Je tiens à être là pour jouir de sa joie quand il recevra ce magnifique volume, et si vos mains sont trop pleines de cadeaux pour y joindre celui-là, c'est moi qui m'en chargerai.

--Mais non! dit la jeune femme en riant, je n'accepte pas l'épigramme; me voilà bel et bien convertie, et je vous promets que le n° 18 de la rue Jacob comptera désormais une cliente aussi assidue que dévouée. N'abusez pas de votre victoire.

--Ainsi, ajouta mon ami, c'est toute une bibliothèque que nous introduisons dans la famille. Quelle heureuse chance pour moi d'avoir eu pour auxiliaire un ami dont le métier consiste précisément à lire les livres nouveaux pour guider autant que possible le choix du grand public. Si grâce à toi, le budget des étrennes est un peu plus lourd que de coutume, je ne m'en plaindrai pas.

--C'est encore une erreur, répondis-je, et ce sera mon dernier mot. Le plus riche, le plus luxueux de ces beaux livres, les Contes de Perrault, de Doré, qu'il faudra donner à Mimi, dans un an ou deux, ne coûte pas à beaucoup près ce que coûte une soirée dans un théâtre de genre, qui trop souvent se trouve être un théâtre de mauvais genre; il coûte moins qu'un joujou vulgaire de chez Giroux, une boîte de bonbons de Roissier, une fleur artificielle à mettre dans vos cheveux, madame, ou la fumée de quelques cigares de choix que monsieur achètera au Grand-Hôtel. Direz-vous que ce qui serait trop d'argent pour une chose qui reste ne serait rien pour une chose qui passe?

--Non! non! s'écrièrent en chœur mes deux amis, le mari et la femme, associés et réconciliés dans le même sentiment. Nous voilà d'accord.

--Tout est donc bien qui finit bien, répondis-je en fermant l'entretien; cela finit d'autant mieux que mon article est fait. Tant pis pour vous, je vous préviens que je vais livrer au public toute notre conversation sans y changer un mot.

--Tu ne nous nommeras pas au moins!

--Je le jure! Je me bornerai à vous soumettre mon procès-verbal et à signer pour copie conforme:

Prosper Chazel.



LA SŒUR PERDUE

Une histoire du Gran Chaco

(Suite)


CHAPITRE X

ARRÊTÉS PAR UN «RIACHO.»

LES GYMNOTES

Les voyageurs se trouvaient à un mille de distance de leur dernière halte quand les hautes berges du Pilcomayo commencèrent à se déprimer, puis à s'abaisser jusqu'à se mettre presque de niveau avec le fleuve. La colline qu'ils avaient jusqu'alors suivie se continuait sur l'autre bord, comme si elle eût été coupée par le courant qui formait en cet endroit une série de rapides contre lesquels l'eau se brisait en bouillonnant et avec un bruit assourdissant.

Les voyageurs n'y prêtèrent pas attention; ils descendirent la pente et continuèrent à remonter le cours d'eau.

Ils ne tardèrent pas à se heurter contre un obstacle inattendu. C'était une sorte de ruisseau lent, un riacho (2) qui débouchait perpendiculairement dans le Pilcomayo ou en sortait, suivant la saison et les caprices de l'inondation. En ce moment il semblait être immobile, parce que la rivière principale, subitement enflée par l'ouragan, arrêtait le courant plus tranquille de son affluent. Ses eaux étaient jaunâtres et comme mêlées de terre et de sable. Le seul moyen d'en savoir la profondeur était d'y entrer à cheval, mais l'expérience était dangereuse.

Note 2: Le riacho de l'Amérique du Sud est un cours d'eau tributaire d'une grande rivière. Il ressemble au bayou de la Louisiane. En temps d'inondation son courant change de direction et revient sur lui-même.

Il ne fallait pas songer à tourner pour le franchir au-dessus de sa source, ni à chercher un gué en le remontant. Le riacho était droit comme un canal, et les cavaliers pouvaient le suivre des yeux à travers la plaine sur une étendue de plus de dix milles présentant toujours la même largeur et probablement la même profondeur que sous la tête de leurs chevaux.

Que faire? remonter jusqu'à la source aurait exigé une demi-journée tout entière. Cypriano était trop impatient pour y songer et Gaspardo lui-même paraissait médiocrement disposé à un retard. Essayer de passer à l'endroit où ils se trouvaient semblait être une entreprise hasardeuse; il leur faudrait peut-être nager. Cependant cette alternative ne les eût pas arrêtés si le bord opposé avait offert une pente douce ou quelque point facile qui permit aux chevaux d'aborder. Mais il n'en était pas ainsi; au contraire, la berge s'élevait perpendiculairement à plus de deux pieds au-dessus de l'eau, et, sous l'eau, cette sorte de muraille pouvait être encore plus profonde. Les voyageurs étaient dans l'impossibilité d'évaluer la profondeur à cause de la coloration de l'eau, conséquence de la tormenta, et il n'existait ni courant ni rides pour les aider à se former une opinion même approximative.

Ils restaient indécis sur leurs selles. S'il avait été seul, Cypriano, dans son impatience, aurait lancé son cheval en plein cours d'eau, mais Gaspardo avait mis la main sur la bride en lui disant: «Patience! il est bon de réfléchir, même avant de faire une folie.»

Ils demeurèrent ainsi pendant plus de dix minutes, tantôt jetant les yeux sur le ruisseau, tantôt se regardant les uns les autres.

«Gracias a Dios! que Dieu soit loué! s'écria tout d'un coup le gaucho.»

Il proféra cette exclamation d'un ton si satisfait et avec un tel soupir de soulagement que ses jeunes camarades comprirent que le problème était résolu et que le moyen de passer était découvert.

«Qu'avez-vous imaginé, mon bon Gaspardo? demanda Cypriano, toujours le plus prompt à interroger.

--Regardez là-bas, dit Gaspardo? en montrant de la main l'endroit où l'affluent réunissait ses eaux à celles du fleuve. Que voyez-vous là-bas, senoritos?

--Rien de particulier, quelques grands oiseaux blancs avec de longs becs, qui ressemblent à des grues.

--Certainement, ce sont des grues, et même des grues soldats, des garzones (3). Eh bien! qu'en pensez-vous?

Note 3: Le garzon est la plus grande des grues de l'Amérique du Sud. Il possède une hauteur de cinq pieds; ses jambes sont longues et grêles; son bec pointu est immense; il a sous la gorge un sac rouge comme un pélican et son plumage est presque d'un blanc de neige.

--Qu'elles nagent?

--Nager! pas le moins du monde. Le garzon ne nage jamais. Elles passent à gué, senoritos; oui! à gué.

--Eh bien! après? fit Ludwig.

--Comment! après? Je suis étonné que vous, naturaliste, un savant qui avez appris à raisonner, vous ne liriez pas la conclusion d'un fait aussi clair.

--Quelle conclusion? demanda naïvement le jeune savant.

--La plus simple du monde, à savoir que comme le dit la chanson, si les canards l'ont bien passé, nous passerons nous aussi le riacho. Les grues ont de longues jambes, c'est vrai, mais où un garzon peut passer, un cheval n'est pas obligé de nager. Non, muchachos! nous traverserons à l'endroit où ces gros oiseaux blancs sont en train de s'amuser. Nous pourrions même peut-être le faire ici, mais cela serait moins sûr. Il y a évidemment une barre de sable entre le riacho et la rivière et voilà pourquoi les grues sont à l'eau. J'ajoute que, si elles y sont, ce n'est pas pour le simple plaisir d'y prendre un bain de pieds. Il est probable que l'orage a troublé les poissons et les a ramenés du large contre la barre. Les grues, les trouvant là à leur portée, y sont venues à leur tour. Tout s'enchaîne à merveille, vous le voyez, et nous n'avons nous-mêmes rien de mieux à faire que de mettre à profit le résultat de l'expérience faite par les grues.»

Le gaucho avait raison. Les garzones étaient activement occupés à pêcher; les uns plongeaient leur bec sous l'eau, d'autres, la tête renversée, montraient sous leur gorge de vastes poches écarlates gonflées par le poisson qu'ils s'efforcaient d'engloutir.

«C'est pitié de les déranger de leur dîner, dit Gaspardo, surtout après le service qu'elles nous ont rendu en nous montrant le gué. Por Dios! Il nous faut pourtant le faire, il n'y a pas moyen de l'éviter. Allons, senoritos, descendons, nous demanderons en passant pardon à mesdames les grues de la liberté que nous prenons à leurs dépens.»

En disant ces mois, Gaspardo se dirigea vers le confluent des deux cours d'eau, suivi par ses compagnons qui n'avaient fait, comme on le pense, aucune objection au discours du brave gaucho.

Au bout de deux cents pas, ils arrivaient au territoire de pêche des grues.

Ces grands oiseaux, effrayés par l'approche de créatures si différentes de celles qu'ils voyaient ordinairement, se hâtèrent d'avaler le contenu de leurs poches écarlates, puis, agitant leurs grandes ailes au-dessus de l'eau, s'élevèrent dans les airs en protestant par leurs cris contre le dérangement qu'on leur causait!

Pendant un moment, ils tournèrent au-dessus de la tête des cavaliers en poussant leurs notes perçantes, comme s'ils avaient espéré disputer aux cavaliers le passage du ruisseau. Cependant, quand les chevaux se mirent à l'eau, ils comprirent que pour le moment leur pèche était finie, et, cessant leurs bruyantes démonstrations, ils partirent l'un après l'autre en quête d'une retraite plus tranquille.

Le passage était tel que Gaspardo l'avait supposé; c'était une barre entre le fleuve principal et son tributaire. Ni en aval ni en amont les chevaux n'auraient pu passer à gué, et même sûr la barre, au point le plus profond, leurs sangles baignaient dans l'eau.

La distance à parcourir était de plus de cent mètres, car c'était à cette place que le riacho avait sa plus grande largeur.

Ils avaient franchi les deux tiers du passage et se félicitaient déjà d'être bientôt arrivés sur l'autre rive, quand tout d'un coup les chevaux firent halte en frémissant de la tête aux pieds.

Au même instant, chacun des trois cavaliers ressentit une commotion étrange et tellement simultanée, que leurs exclamations s'échappèrent de leurs trois bouches à la fois comme d'un seul gosier..

Gaspardo seul reconnut la cause de ces chocs imprévus.

«Caramba! s'écria-t-il, c'est une raie électrique. Non pas une, mais peut-être un millier! Il y en a tout autour de nous, je le vois bien au frémissement des chevaux. Donnez de l'éperon, senoritos! donnez de l'éperon, ou nos bêtes paralysées n'atteindront jamais le bord!»

Ainsi apostrophés, les jeunes gens piquèrent de toute la force de leurs talons, et leurs montures s'avancèrent encore, mais avec inquiétude et une visible irrésolution. Parfois elles essayaient de reculer en dépit des coups d'éperon.

Les cavaliers n'échappaient pas à cette influence. Le fluide subtil courant le long des membres des chevaux, pénétrait dans le système nerveux des hommes et leur causait de violentes secousses. Tous les trois se sentirent d'autant plus troublés, que la force ne pouvait rien contre l'obstacle bizarre qui s'opposait à leur marche en avant. Gaspardo seul conservait encore assez de présence d'esprit pour parler et agir.

«Éperonnez, criait-il, éperonnez! si nous ne gagnons pas le bord rapidement, les gymnotes auront raison de nous et de nos bêtes. Nos chevaux s'enfonceront dans l'eau comme des pierres et nous-mêmes, si nous n'échappons pas à l'influence de ces infernales bêtes, nous ne pourrons passer ni à gué ni en nageant. En avant donc, senoritos! Jouez de la cravache et des éperons comme s'il s'agissait du salut de nos Ames!»

Ludwig et Cypriano n'avaient pas besoin d'être excités. Ils sentaient parfaitement l'imminence du péril et ne comprenaient que trop que chaque minute le décuplait. Tous deux poussaient leurs montures autant que le leur permettait leur énergie défaillante.

Gaspardo le premier finit par atteindre le bord; il fut suivi de près par Cypriano. Mais quand tous deux, se retournant, jetèrent les yeux sur Ludwig, ils s'aperçurent que celui-ci était resté en arrière d'eux, à quelques mètres de la rive; son cheval tremblait comme une feuille et refusait d'avancer. Le cavalier commençait à perdre la tête en voyant l'inutilité de ses efforts. Tout d'un coup sa monture cessa de bouger. Le gaucho et Cypriano la virent peu à peu enfoncer. Evidemment Ludwig était hors d'état de la retenir,

Cypriano fit mine de descendre de cheval et de se jeter à l'eau pour aller au secours de son cousin.

«Gardez-vous-en bien, s'écria le gaucho. Vous n'arriverez qu'à périr avec lui. Il y a mieux à faire pour le salut de Ludwig.»

En même temps il détachait son lazzo de sa selle et le faisait tournoyer autour de sa selle. Le nœud coulant tomba juste sur les épaules de Ludwig. Le jeune homme enlevé de sa bête abordait, cinq minutes après, sain et sauf sur le rivage.

Sans perdre un instant, le gaucho relâcha le lazzo, le détacha promptement des épaules de Ludwig, le fit siffler encore, et le lança sur le cheval, dont l'arrière-train était déjà sous l'eau.

Cette fois, la boucle largement ouverte tomba sur le cou de l'animal en entourant dans sa première moitié la haute selle espagnole qu'il portait; Gaspardo, assurant solidement le lazzo autour de son poignet et de son avant-bras, fit faire demi-tour à sa propre monture du côté opposé à la rive, et l'encourageant de la voix, il la lança d'un élan vigoureux en avant.


CHAPITRE XI

LE POISSON QUI FAIT DU FEU

Il y eut une lutte violente au milieu du riacho; elle dura peu. Le cheval de Ludwig reprenait courage en se sentant secouru; il fit un effort de vigueur pour aider à celui qui était tenté en sa faveur; ses jambes de derrière, dégagées, reprirent bientôt leur fonction, et il finit par prendre terre à son tour.

Le bord de ce cours d'eau bourbeuse présentait un étrange tableau; les trois chevaux frissonnant semblaient près de défaillir, et leurs cavaliers n'étaient guère dans un meilleur état.

Le plus âgé des trois conservait encore un peu de force, mais il était loin de se sentir aussi solide et aussi alerte que d'habitude. Jamais il n'avait subi une si violente attaque des gymnotes, et il ne pouvait s'expliquer leur puissance extraordinaire qu'en l'attribuant à l'électricité de la tempête, qui sans doute avait surexcité en elles l'énergie du fluide.

C'était là en effet l'explication la plus plausible du fait; la raie électrique, parfois complètement inoffensive, est d'autres fois l'animal le plus dangereux qu'il soit possible de rencontrer au sein des eaux.

Les chevaux furent quelque temps avant de se remettre de l'influence et des souffrances causées par les décharges galvaniques des gymnotes. Les cavaliers et Gaspardo lui-même avouaient qu'ils se sentaient très-mal à leur ai$e. Cependant le gaucho finit par retrouver sa vaillante humeur. Le succès de sa double pêche au lazzo, la première qu'il eût faite en ce genre, l'avait ragaillardi, et il communiqua un peu de son entrain à ses deux compagnons. Ils reprirent sans délai leur voyage, et, tout en continuant à suivre les bords du Pilcomayo, Gaspardo donnait à ses jeunes compagnons toutes les observations à sa connaissance relativement aux singuliers animaux auxquels ils avaient eu tant de peine à se soustraire.

«Les gauchos, dit-il, les appellent des raies: cependant j'ai entendu le senor Ludovico (il désignait ainsi le père de Ludwig) leur donner le nom de gymnotes (4). Je suppose que c'est celui qui est connu des naturalistes.

Note 4: La gymnote possède une merveilleuse puissance électrique. Les chevaux e! les bestiaux qui passent à gué les marécages ou ruisseaux peuplés par ces singulières créatures succombent souvent sous leurs chocs galvaniques. L'incident que nous rapportons est en parfaite concordance avec les phénomènes observés.

--C'est vrai, répondit le jeune Ludwig en s'intéressant aux paroles de Gaspardo. C'est là en effet leur nom scientifique.

--Avez-vous jamais vu de près un de ces vilains diables? demanda Gaspardo.

--Non, répliqua Ludwig, mais j'ai souvent entendu mon père en parler.»

A ces mots de «: père», un nuage passa sur les traits du jeune homme; il était évident qu'il ne pensait déjà plus aux gymnotes.

«Moi, dit Gaspardo, j'en ai vu beaucoup. Près de l'endroit où j'allais à l'école, il y avait une espèce de mare qui était pleine de raies électriques, et nous autres enfants nous nous en amusions beaucoup, quoique nous en eussions très-peur. Vous allez voir que ce n'était pas sans raison. Je me souviens qu'un jour j'assistai à un triste spectacle. Un vieux bœuf, qui n'avait plus qu'un œil, s'était laissé choir dans cette mare. Les enfants ne doutent de rien; j'avais eu la chance d'accrocher, avant que la pauvre bête ne fût à vau-l'eau, une corde à l'extrémité de ses cornes; nous nous mimes une douzaine au moins à tirer sur cette corde, persuadés que nos efforts suffiraient à ramener le pauvre animal du gouffre où il était tombé. Naturellement nous n'y parvînmes pas. Le malheureux bœuf n'en eut pas pour longtemps. Je le vois encore, après s'être débattu un instant, s'abîmer tout d'un coup sous l'eau, comme s'il eût été frappé d'un coup de foudre invisible. Jamais je n'oublierai le regard de détresse qu'il nous jeta avant de disparaître; ils ont de si bons regards, les bœufs; mais ce que j'oublierai encore moins, c'est le châtiment inattendu que nous reçûmes du propriétaire du bœuf, dont nous espérions des remerciements, châtiment dû, nous dit-il, à la maladresse de nos efforts.

«C'était le maître d'école lui-même, un homme pratique, qui ne se payait ni de bonnes paroles ni même de bonnes intentions. «Vous vous êtes tous conduits comme des imbéciles, s'écria-t-il, en essayant de faire une chose tellement au-dessus de vos forces. Il fallait crier au secours, venir me chercher. Je n'étais pas loin et mon bœuf serait encore en vie. Savoir ce qu'on peut et ce qu'on ne peut pas, connaître la mesure de ses forces est indispensable à tout âge, et pour que vous vous souveniez de cette utile maxime, je vais vous appliquer à chacun quelque chose qui vous la fixera dans la mémoire.»

«Nous reçûmes tous une demi-douzaine de férules. Jamais correction ne fut administrée avec une plus grande impartialité. Chacun en eut son compte.

--C'était un méchant homme ce maître d'école, s'écria Cypriano...

--Un peu rude, j'en conviens, répondit Gaspardo, mais c'était surtout un homme sensé et judicieux. Ces férules m'ont sauvé de bien des sottises dans ma vie, et, s'il faut tout dire, elle vous a été utile à vous-même. Je me la suis rappelée à propos dans notre caverne, tout à l'heure, quand il s'agissait d'abattre à coups de fusil notre second tigre. L'affaire était chanceuse. C'est grâce à la mémorable leçon de notre vieux maître que j'ai donné la préférence à notre fusée sur une décharge d'artillerie dont reflet n'était pas certain. Pour en revenir à nos raies électriques, je ne me doutais pas, à l'époque où s'est passée l'histoire que je viens de vous raconter, que j'aurais à me tirer d'affaire avec elles aujourd'hui et dans une circonstance aussi sérieuse que celle d'où nous sortons. Soyez sûr, mon cher Ludwig, que le souvenir du bœuf et de la leçon énergique subie à cause de lui m'a inspiré heureusement tout à l'heure, quand je me suis servi de mon cheval comme d'un remorqueur pour le vôtre.

--Pauvre Gaspardo, dit Cypriano, c'est pourtant vrai que nous voici tenu de bénir le vieux maître d'école auquel il a dû un enseignement si difficile à oublier.»

La conversation continua sur les raies électriques.

«Vous dites que vous avez vu des raies électriques, cousin, demanda Ludwig. A quoi ressemblent-elles?

--Le gaucho peut vous le dire mieux que moi.

--A quoi ressemblent-elles, Gaspardo?

--Ma foi, muchachos, si l'on me demandait de faire une description de ces vilaines bêtes, je répondrais qu'elles ne ressemblent à rien. L'animal le plus laid de la création pourrait être vexé de leur être comparé. S'il y a de l'eau en enfer, c'est d'animaux comme ceux-là qu'elle doit être peuplée.

--Tout cela ne nous apprend pas à quoi ressemble une raie électrique, interrompit Ludwig, auquel l'amour de l'histoire naturelle faisait désirer une description plus précise.

--Non certainement, répliqua le gaucho, mais ce n'est pas une chose aisée que de décrire un poisson qui n'est peut-être pas un poisson, quoiqu'il passe son temps sous l'eau.

--Quant à être un poisson, c'est un poisson, fit le jeune naturaliste, tout aussi bien que les autres raies, mais quelle est sa forme, sa couleur, sa dimension?

Mayne Reid.

(La suite prochainement.)




LES TORTUES DE MER A PARIS.--Décapitation d'une grosse tortue.



LA SŒUR PERDUE

PAR MAYNE REID


                Le vieux mâle gisait inanimé.                         De petits hiboux occupaient le sol en
                                                                commun avec lesquadrupèdes.


Chacun d'eux penché sur le sol.                         La construction en était toute primitive.



REVUE LITTÉRAIRE

LES LIVRES D'ÉTRENNES

II

Parmi tous ces livres gaufrés et dorés que le jour de l'an fait naître, il en est un que je trouve particulièrement recommandable, c'est le Magasin d'éducation et de récréation, fondé, il y a quelques années, par M. J. Hetzel, avec la collaboration spéciale de Jean Macé et de Jules Verne. Le Magasin d'éducation en est arrivé maintenant à sa neuvième année, à son dix-huitième volume, et la plupart des ouvrages qu'il a publiés, Les Anglais au pôle nord, Les Enfants du capitaine Hatteras, Le Pays des fourrures, de Jules Verne, La Roche aux Mouettes, de Jules Sandeau, Les Contes du château, de Jean Macé, et les délicieuses historiettes de P.-J. Stahl, ses contes et récits de morale familière, sont rapidement devenus populaires. Je ne sais rien de plus intéressant et de plus curieux que de feuilleter, sous la lampe, ces volumes où la gravure vient en aide à l'imagination, où le dessin explique et anime le texte, où les yeux sont charmés avant l'esprit. Les enfants seraient trop heureux si ces beaux livres, ces récits qui les captivent, qui les amusent, ces images qui les séduisent, si tout cela était fait pour eux seuls. Mais les parents,--ces grands enfants,--y trouvent aussi leur compte. Il y a, dans le Magasin d'éducation, comme dans toute la bibliothèque d'Hetzel, des catégories de lectures pour tous les âges.

D'abord, le premier âge, qui se plaira, par exemple, à cette capricieuse histoire de La Famille Chester, que P.-J. Stahl a écrite en collaboration avec W. Hugues, ou encore à La Comédie enfantine et aux jolis dessins de Froment, adorables comme des fresques antiques ou comme les meilleurs tableaux d'Hamon. En ce genre, La Boîte au lait, tableau de la «première commission» de Fanchette, est tout à fait une chose exquise. Les hésitations de Fanchette portant la boîte au lait à tante Rose, ses stations, ses tentations, sa gourmandise bientôt punie, tout cela est rendu avec une délicatesse infinie, et c'est là une véritable œuvre d'art.

Le deuxième âge et la jeunesse ont les récits didactiques de Jean Macé et de Viollet-le-Duc, l'Histoire d'une maison, entre autres, où l'éminent architecte explique avec beaucoup de clarté et d'esprit comment on s'y prend pour conduire un logis de la base au faite. Il faut placer aussi dans cette catégorie les romans de Lucien Biart ou du capitaine Mayne-Reid, les aventures de terre et de mer dont les lecteurs de l'Illustration ont pu mieux que personne mesurer le mérite, puisqu'ils connaissent La Sœur perdue, ce vigoureux tableau de mœurs exotiques.

Les parents enfin, ceux qui lisent ces livres par-dessus les épaules et la tête de leurs enfants, ont pour eux Le Tour du monde en 80 jours et Le Pays des fourrures, et la Géographie de la France et les Sciences usuelles, mises à la portée de tous par M. Louis du Temple, un capitaine de frégate qui écrit avec une lucidité étonnante. Elle est riche, on le sait, cette collection Hetzel, et les dix-huit volumes du Magasin d'éducation forment, à eux seuls, une bibliothèque véritable, la plus instructive et la plus attachante. Quelle richesse d'inventions, quelle dépense d'imagination et de talent! Comme ce Magasin est supérieur à notre pauvre Journal des Enfants qui faisait jadis notre joie! On y sent à chaque page la main d'un artiste et d'un lettré. Cet homme-double, c'est Hetzel, le plus fin moraliste, l'écrivain délicat, l'homme qui sait le mieux ce qui plaît le plus à ces critiques sévères; les enfants. Hetzel a vraiment créé tout un genre de livres, et n'eût-il pas droit à la renommée littéraire la plus brillante (il en a fait don à P.-J. Stahl), qu'il mériterait encore d'être béni des lettres pour avoir fondé en France un genre moral et familier, mais artistique, que la France ne connaissait pas.

Cette fois, outre les deux volumes annuels de ce Magasin d'éducation dont la collection entière, les deux séries, formeraient la plus magnifique étrenne et la plus intelligente qu'on pût donner, Hetzel publie plusieurs excellents ouvrages que j'ai grand plaisir à signaler et d'une façon toute spéciale.

C'est, ai-je dit, La Famille Chester, de P.-J. Stahl. Cette histoire de «deux petits orphelins», qui ne sont autres que deux malheureux rats de Londres, eût fait sourire J.-J. Grandville. Les dessins sont de Frœlich et ils sont ravissants. C'est l'Histoire d'une maison, de Viollet-le-Duc, avec des illustrations et des figures qui mettent ce grand art de l'architecture à la portée de tous. C'est le joli volume de Lucien Biart, Entre frères et sœurs, où toutes les menues connaissances scientifiques indispensables à la conversation sont enfermées avec beaucoup de talent. C'est, encore une fois, La Sœur perdue, de Mayne-Reid, c'est enfin l'œuvre de Jules Verne, qui se trouve augmentée de deux volumes, Le Tour du monde en 80 jours et Le Pays des fourrures. Lorsqu'on parle de Jules Verne, il suffit de donner le titre de son nouveau livre; il a son public, sa spécialité, son originalité, et personne auprès du public n'a plus de vogue que lui. Le fait est que ses récits, où la fantaisie se mêle si agréablement à la science, sont des plus attachants. Je sais des lecteurs qui en sont fanatiques. Le Tour du monde en 80 jours et Le Pays des fourrures auront certainement, ou, pour mieux dire, ont maintenant le succès des précédents ouvrages de l'auteur, Cinq semaines en ballon, ou encore De la Terre à la Lune. M. Verne a évidemment mis à profit, pour écrire et décrire son Pays des fourrures, les récits intéressants de M. Hayes, mais il a peint d'une touche toute personnelle ces paysages du pôle, cette mer de glace, ces icebergs, et de telle façon qu'on ne saurait les oublier. Ce dernier livre est l'un de ses bons livres, Il vaut tout ce que l'auteur a fait de mieux et l'Académie pourra fort bien le couronner, comme elle a couronné les précédents ouvrages et le Magasin d'éducation tout entier.

J'ai dit quel petit chef-d'œuvre c'était que La Boite au lait, de M. Froment; il faut ajouter qu'Hetzel publie, dans le même genre, d'adorables albums, comme Les Commandements du grand papa, illustrés par Lorentz Frœlich, et Les Aventures de Mademoiselle Minette, qui se recommandent tout particulièrement au public par le nom de l'artiste qui en a signé les dessins. C'est Coinchon, un brave garçon, garde national de marche au 19 janvier, et tué, comme Henri Régnault, devant le mur de Buzenval. Coinchon a fait pour Mademoiselle Minette des études de chats et de chattes absolument réussies. Il y avait un vrai talent chez le malheureux jeune homme. On ne saurait trop louer ces livres-albums, dont le texte est de P.-J. Stahl, et il faut avoir, pour écrire les légendes de ces dessins, un talent d'écrivain d'une trempe parfaite. Cela n'a l'air de rien, ces quelques lignes mises au bas d'un croquis de Frœlich ou de Froment, et, pour les tracer, il faut posséder à la fois les qualités les plus rares, la finesse, la simplicité, l'émotion, une certaine tendresse, la science de l'enfance, toutes choses qui ne se peuvent trouver, on l'avouera, que chez des natures d'élite.

Hetzel a donc donné, cette année comme les années précédentes, des œuvres de choix, et il en prépare déjà de nouvelles, l'Histoire d'un âne, par Stahl, l'Île mystérieuse, par J. Verne, Une Mère, par M. Legouvé, et la Petite sœur, par M. de Laprade. Et c'est plaisir de voir tous les bons esprits et les cœurs haut placés aider dans son entreprise l'homme qui a su faire ainsi une révolution dans la librairie et créer une bibliothèque pour les jeunes esprits, qui seront plus heureux que notre génération sacrifiée et pénétreront peut-être par la porte au seuil de laquelle nous aurons usé nos efforts, dans cette société équilibrée où le bonheur, dit-on (pourquoi ne l'espérerait-on pas?) sera mieux réparti entre tous, l'injure de la patrie étant depuis longtemps vengée.

Ce ne sont pas là d'ailleurs les seuls livres d'étrennes qu'il nous faut encore signaler. M. Gaston Tissandier a, depuis un an, fondé une sorte de revue illustrée des sciences qu'il appelle La Nature. La première année est finie et forme déjà un beau volume d'une utilité et d'un intérêt absolus. MM. Dehérain, Flammarion, C.-M. Gariel,--un esprit supérieur, un de nos anciens compagnons de classe,--Amédée Guillemin, E. Margollé, etc., composent la rédaction de ce recueil que je n'ai point qualité pour analyser ou critiquer, mais dont je signale avec plaisir l'apparition et dont je constate le succès.

M. le marquis de Cherville a publié aussi (chez Didot) un bien joli volume. On connaît son Histoire d'un trop bon chien. Cette fois, M. de Cherville nous conte l'Histoire naturelle en action. Il est chasseur, il est campagnard, il adore les animaux, tout en les abattant d'un coup de Lefaucheux; mais, à dire vrai, le gibier et lui n'en sont pas moins bons amis. La preuve en est dans la façon dont il en parle. On n'a pas plus d'esprit et pas plus d'émotion juste et non affectée que n'en a M. de Cherville en ces pages qui instruisent et qui amusent, et qui méritent d'être relues. L'Histoire naturelle en action est un des plus instructifs recueils de nouvelles qu'on ait publiés depuis longtemps.

Et les Contes du bibliophile Jacob à ses petits enfants? M. Paul Lacroix a fait tenir dans ces pages et dans ces quelques récits toute l'histoire de France de 1350 à 1695. Chaque épisode choisi par le savant auteur de tant de travaux estimés forme, si je puis dire, le tableau d'un règne ou d'une époque et, de la sorte, le lecteur s'instruit en s'amusant. Il s'instruit sans le savoir, car, c'est un fait, le public n'aime pas qu'on lui dise: venez ici, je vais vous apprendre quelque chose. Il hait d'instinct les magisters. Mais on n'est pas moins pédagogue ni pédant que M. Paul Lacroix, et ses Contes du bibliophile Jacob, avec leurs dessins très-étudiés et très-vrais de M. Philippoteaux méritent, eux aussi, une place d'honneur.

Est-ce tout? Certes non. Je dois signaler encore Les Merveilles de la science, de M. Louis Figuier. C'est un livre plein de faits, groupés avec art et rendus visibles,--j'allais dire palpables,--par des dessins. M. Figuier nous apprend là tout ce qu'il faut savoir sur le verre, le cristal, les poteries, les porcelaines, la soude, le savon, les potasses. Et tout cela est intéressant comme un roman. A propos de M. Louis Figuier, je suis bien en retard avec lui, ou du moins avec ses Vies des savants illustres qu'il publie en volumes in-18 (ce sera l'édition définitive); je devais depuis de longs mois l'annoncer.

Je ne reviendrai point sur La Comédie de notre temps, texte et dessins par Bertall. Je tiens seulement à ajouter, en manière de post-scriptum, après la notice de l'autre jour, que le livre fait son chemin et que l'auteur y a trouvé son plus grand succès. L'éditeur, M. Eugène Plon, nous a adressé depuis un joli volume signé Mustapha, et qui s'appelle Voyage autour de ma tente. Ce sont de petits croquis militaires d'une valeur rare. Ce pseudonyme de Mustapha cache, je crois, M le capitaine Lung, l'auteur d'un très-beau travail sur le Masque de fer. Ce sont là des souvenirs du temps où le soldat avait le droit de rire. «Recueillons-les, semble dire Mustapha, et amusons-nous-en encore jusqu'au jour où il nous sera permis de rire des autres.»

M. Plon est encore l'éditeur d'une magnifique publication, aujourd'hui terminée, le Musée des Archives nationales, où l'on retrouve catalogués, analysés, reproduits très-souvent en fac-similé, les incomparables trésors historiques conservés à la rue du Chaume. Tout le inonde n'a pas le loisir d'aller visiter le musée des Archives et surtout d'en étudier les richesses. Eh bien, là, on retrouve le Musée lui-même, on le possède dans ces pages savantes qui composent, à dire vrai, un monument littéraire et historique tout à fait unique. Passer des sceaux à l'aspect étrange et des signatures bizarres des premiers rois à l'écriture des Henri IV et des Louis XIV, pour s'arrêter à Bonaparte, après avoir regardé les morceaux de papier déchiré trouvés sur le cadavre de Pétion, quel réve! quelle fantastique réalité! Or, c'est cela, ce sont ces surprises et cette science que ce beau volume, le Musée des Archives nationales, tient en réserve. Il ne nous suffira pas de l'avoir loué ainsi, rapidement, nous y reviendrons à coup sûr.

Il en est, il en sera de même des Fables de La Fontaine, que vient d'éditer M. Jouaust. La Fontaine illustré par Millet, Stevens, J.-L. Brown, Detaille, Emile Lévy, etc., et illustré de façon à ce que le dessin original de l'artiste soit reproduit, si je puis dire, dans sa réalité même, voilà l'étonnement que nous réservait ce maître ès-bibliophilie. Il a réussi et nous prédisons, dés à présent, un vif succès à ces Fables de La Fontaine, que nous rangeons dans la catégorie des livres d'étrennes, quoique le livre n'ait pas besoin, pour être apprécié, d'être un livre d'actualité.

Jules Claretie.



BIBLIOGRAPHIE

La pluie et le beau temps, météorologie usuelle, par Paul Laurencin.--A lire le titre de ce charmant petit volume, on pourrait croire à une œuvre fantaisiste, mais le sous-titre est là pour rectifier cette impression première et déterminer le domaine dans lequel l'auteur introduit le lecteur à son grand profit.

C'est donc de météorologie qu'il s'agit, c'est-à-dire de ces phénomènes curieux dont l'atmosphère est le théâtre et qui influent sur ce que, dans le langage familier, on appelle le Temps. L'ouvrage, publié par J. Rothschild, éditeur, et orné de 110 gravures et cartes, est divisé en vingt chapitres, où M. Laurencin, en un style clair, précis et d'une élégante simplicité, traite successivement de la composition de l'air, de la chaleur et des courants atmosphériques, de l'eau dans l'atmosphère, de la pluie, de ses bienfaits et de ses méfaits, des orages, du cyclone, de l'arc-en-ciel, des climats, des saisons, etc., etc., et montre finalement que tous les phénomènes de la pluie et du beau temps dérivent d'une cause unique: la chaleur solaire, et que, jusqu'à un certain point, on peut prévoir les variations atmosphériques. Cette possibilité de se rendre compte des chances probables de pluie et de beau temps, pour une époque déterminée, intéresse aussi bien l'homme de plaisir que l'homme de travail. Aussi sommes-nous convaincus que La pluie et le beau temps, ce résumé aussi succinct que substantiel de toutes nos acquisitions touchant la science météorologique, recevra de tout le monde l'accueil qu'il mérite à tous les titres, c'est-à-dire le plus favorable et le plus empressé.

P.

Au nombre des étrennes les plus belles et les plus utiles, les plus intéressantes et les plus instructives, nous devons placer en première ligne un magnifique volume: le Jardin d'acclimatation illustré.

L'auteur, M. Pierre Pichot, le sympathique directeur et rédacteur en chef de la Revue britannique, a eu le talent de vulgariser la zoologie, et son remarquable ouvrage, apprécié des savants, est écrit dans un style clair et facile, qui le met à la portée de tout le monde.

Ce splendide livre renferme 25 gravures coloriées et d'innombrables vignettes; ce n'est pas seulement un excellent guide du Jardin d'acclimatation; l'auteur a poursuivi un but plus élevé et a réussi à faire un traité complet de zoologie.

Le Jardin d'acclimatation illustré se trouve chez Hachette et au bois de Boulogne, à la librairie du Jardin d'acclimatation. Son prix est plus modique qu'on ne pouvait s'y attendre pour une publication aussi importante. (Broché, 15 fr.; richement relié, 20 fr.)

Il y a deux mois, nous avons vu plusieurs fabricants de machines à coudre faire grand bruit avec les récompenses qu'ils avaient obtenues à l'Exposition de Vienne. Sans vouloir diminuer en rien la valeur attachée aux médailles de progrès et à celles de mérite, que ces maisons ont affichées, il nous sera permis de leur opposer une maison qui a été l'objet de distinctions tout exceptionnelles, dont elle s'est peu vantée. C'est la Compagnie Wheeler et Wilson, de New-York (qui a son siège à Paris, chez M. H. Séeling, 70, boulevard Sébastopol).

Cette importante Compagnie, en outre des médailles de progrès et de mérite qui lui ont été décernées, a seule été recommandée par le jury international pour le grand diplôme d'honneur. Et dernièrement M. Nathaniel Wheeler, président de cette Compagnie, a été décoré de l'ordre de François-Joseph, comme récompense de services éminents rendus à l'industrie de la machine à coudre,--la seule décoration accordée à Vienne à un fabricant de machines à coudre.

Cette double distinction place évidemment la Compagnie Wheeler et Wilson au-dessus de toutes les compagnies rivales, et comme à Paris en 1867, où l'unique médaille d'or pour ce genre de fabrication lui a été décernée, elle a remporté la victoire sur tous ses concurrents.



LA NATURE

REVUE DES SCIENCES EN 1873

La nouvelle publication que M. G. Tissandier a fondée cette année, avec le concours de nombreux écrivains scientifiques, a obtenu de la part du public l'accueil dont elle était digne. Nous sommes persuadé que le premier volume qui vient de paraître, et qui comprend le tableau du progrès en 1873, comptera parmi les livres les plus appréciés de l'époque du jour de l'an. Les principaux collaborateurs de La Nature: MM. le Dr. Bertillou, H. Blerzy, Ch. Boissay, Bontemps, P.-P. Dehérain, C. Flammarion, W. de Fonvielle, C.-M. Gariel, F. Garrigou, J. et M. Girard, A. Guillemin, Dr. Joly, S. Meunier, E. Margollé, E. Menault, Vignes, Zurcher, etc., sont trop connus du public pour que nous ayons à faire l'éloge de leurs travaux. Nous préférons emprunter à La Nature la description fort intéressante de la nouvelle bouée de sauvetage à lumière inextinguible, dont un de nos compatriotes, M. Silas, est l'inventeur.


Nouvelle bouée de sauvetage lumineuse (système Silas).
Gravure extraite du journal la Nature.

Cette bouée est formée, comme l'indique la gravure contre, d'une sphère métallique contenant du phosphure de calcium. Un homme tombant à la mer pendant la nuit, on jette à la surface de l'eau la bouée Silas. L'eau pénètre dans la sphère creuse, décompose le phosphure de calcium donnant naissance à un dégagement abondant d'hydrogène phosphoré. Ce gaz s'échappe par un tube supérieur, mais il a la propriété remarquable de brûler spontanément au contact de l'air, sans que l'eau puisse l'éteindre. Une flamme vive, brillante éclaire le naufragé et le guide tandis qu'il serait irrévocablement perdu si nulle lumière n'apparaissait au milieu des ténèbres!

La Nature abonde en faits de ce genre, elle nous donne l'exposé complet des événements scientifiques récents, des découvertes importantes, ses belles et nombreuses illustrations en font une publication éminemment attrayante, et digne à tous égards des plus grands éloges.



EXPLICATION DU DERNIER RÉBUS:

Le commerce est le lien des nations.