The Project Gutenberg eBook of L'Illustration, No. 0051, 17 Février 1844

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Title: L'Illustration, No. 0051, 17 Février 1844

Author: Various

Release date: July 17, 2013 [eBook #43239]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Rénald Lévesque

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ILLUSTRATION, NO. 0051, 17 FÉVRIER 1844 ***



        Nº 51. Vol. II.--SAMEDI 17 FÉVRIER 1844.
        Bureaux, rue de Seine, 33.

        Ab. pour Paris.--3 mois. 8 fr.--6 mois, 16 fr.--Un an, 30 fr.
        Prix de chaque Nº, 75 c.--La collection mensuelle br., 2 fr, 75.

        Ab. pour les Dép.--3 mois, 9 fr.--6 mois. 17 fr.--Un an, 32 fr.
        pour l'Étranger.      --  10        --    20       --    40


Sommaire.

Bernadotte, 1764-1844. Notice biographique. Portraits de Bernadotte et du prince Oscar.--Histoire de la Semaine.--Courrier de Paris. Costumes, types et scènes de carnaval, sept dessins par Gavarni.--Fragments d'un voyage en Afrique. (Suite.)--Chronique musicale.--Théâtre de la Porte-Saint-Martin. Les Mystères de Paris. Portrait de M. Eugène Sue; costumes de Fleur-de-Marie, de Rodolphe, de Rigolette, du Maître-d'École, du Chourineur et de Ferrand Frédéric Lemaître; la rue des pères; la Maison Pipelet; le Pont d'Azatères; la Patte-d'Oie.--Académie des Sciences. Compte rendu des second et troisième trimestre de 1843. (Fin.)--Don Graviel l'alférez. Fantaisie maritime par M. G. de la Landelle. Une Gravure.--De la Chasse et du Braconnage. Cinq Gravures.--Annonces.--Modes. Costumes de Cour.--Caricature. La Fabrique Cornet.--Correspondance.--Échecs. Solution du problème Nº 7.--Trois Rébus.



Bernadotte, 1764-1844.

NOTICE BIOGRAPHIQUE.

Bernadotte (Charles-Jean), aujourd'hui roi de Suède et de Norwége sous le nom de Charles XIV, naquit à Pau dans le Béarn, le 26 janvier 1764, d'une famille honorable de la bourgeoisie de cette ville. Son père exerçait la profession d'avocat. A peine âgé du dix-sept ans, se sentant peu de goût pour le barreau, blessé d'ailleurs des préférences marquées que ses parents témoignaient à son frère aîné, il s'engagea volontairement en qualité de soldat dans le régiment Royal-Marine, et il se rendit à l'instant même à Marseille, où il s'embarqua pour la Corse.


              Bernadotte, roi de Suède
                      et de Norwége.

Quand la Révolution française éclata, Bernadotte n'était encore que sergent-major. Le 7 février 1790, il obtint le grade d'adjudant. Son régiment se trouvait alors à Marseille, où le contre-coup des grands événements de Paris commençait à se faire sentir. Un jour le peuple se révolta au nom de la liberté; le colonel de Royal-Marine veut réprimer l'insurrection par la force. Repoussé avec perte, il va payer de sa vie son imprudente audace, quand deux jeunes gens, s'élançant devant lui, lui font un rempart de leur corps et calment la foule exaspérée. Ces deux jeunes gens étaient Bernadotte et Barbaroux. Ils s'embrassèrent avec effusion sur le perron même de l'Hôtel-de-Ville, en se jurant une amitié éternelle; mais ils ne devaient plus se revoir.

Bernadotte, comme Barbaroux, avait embrassé avec ardeur la cause de la Révolution. En 1792, il était colonel; il servit à l'armée du Rhin sous le général Custine et sous Kléber, et il s'y fit remarquer par sa faconde, sa bravoure et ses talents militaires. D'abord il refusa l'avancement qu'on lui offrit, mais, après la bataille de Fleurus (26 mai 1792), au gain de laquelle il avait puissamment contribué, Kléber le força d'accepter sur le champ de bataille le grade de général de brigade. Nommé peu de temps après général de division, il prit une part active et importante aux campagnes de 1795, 1796 et 1797, sur les bords du Rhin. Ses soldats paraissaient-ils hésiter, il les électrisait tout à la fois par sa parole et par ses actions. Un jour il jeta ses épaulettes dans les rangs ennemis: «Allons les reprendre!» s'écria-t-il: et tous ceux qui l'avaient vu ou qui l'avaient entendu s'élancèrent sur ses pas à la victoire. Il se distingua surtout au passage du Rhin à Neuwied (18 avril 1797). A la fin de cette campagne, le Directoire lui écrivait: «La République est accoutumée à voir triompher ceux de ses défenseurs qui vous obéissent.»

Peu de temps après la bataille de Neuwied, Bernadotte fut chargé de conduire à l'armée d'Italie 20,000 hommes de l'armée de Sambre et Meuse; c'était la première fois qu'il se trouvait face à face avec Bonaparte. Dès qu'ils s'aperçurent, ils éprouvèrent l'un pour l'autre une secrète antipathie. «Je viens de voir, dit Bernadotte en rentrant à son quartier général, un homme de vingt-six à vingt-sept ans qui veut avoir l'air d'en avoir cinquante, et cela ne me présage rien de bon pour la République.» A en croire certains biographes, Bonaparte dit de lui que c'était une tête française sur le cœur d'un humain. Les messieurs de l'armée d'Allemagne ne fraternisèrent pas d'abord avec les sans-culottes de l'armée d'Italie; mais quand il s'agit de battre l'ennemi, toutes ces haines, toutes ces rivalités disparurent dans des sentiments communs, l'amour de la gloire et la haine de l'étranger. Pendant la mémorable campagne qui amena la paix de Campo-Formio, Bernadotte se signala surtout au passage du Tagliamento et à la prise de la forteresse de Gradisca. Chargé de présenter au Directoire les drapeaux pris sur l'ennemi, il arriva à Paris quelques jours avant le coup d'État du 18 fructidor. Il était porteur d'une lettre du général en chef de l'armée d'Italie; cette lettre se terminait ainsi: «Vous voyez dans le général Bernadotte un des amis les plus solides de la République, incapable par principes comme par caractère de capituler avec les ennemis de la liberté, pas plus qu'avec l'honneur.»

Seul de tous les généraux des armées républicaines présents à Paris, Bernadotte avait refusé de jouer un rôle dans la révolution du 18 fructidor. Laissant faire Augereau, il alla rejoindre Bonaparte en Italie; A peine arrivait-il à l'année, Bonaparte la quittait. Instruit des dispositions malveillantes du Directoire à son égard, le général en chef venait de signer le traité de pais de Campo-Formio, et il retournait à Paris. Leur inimitié mutuelle n'avait fait que s'accroître. En partant de Milan, Bonaparte, non content d'enlever à Bernadotte la moitié des troupes qu'il commandait, lui enjoignit de rentrer en France avec le reste. Mais le Directoire, heureux de cette rivalité naissante, s'empressa de nommer le général disgracié commandant en chef de l'armée d'Italie à la place de Berthier, qui exerçait cette fonction par intérim. Il se rendait il son poste quand, à son grand étonnement, il reçut un nouvel arrêté qui le nommait ambassadeur à Vienne.

Bernadotte n'était alors rien moins que diplomate. Dès qu'il fut installé à Vienne, il se déclara l'ennemi du ministre Thugut, et il engagea avec lui une lutte dans laquelle il eut le dessous. Il avait choisi, pour arborer les couleurs nationales, le jour où les Viennois célébraient l'armement des volontaires qui s'étaient levés contre la France. Ameutée par Thugut, la populace abattit et déchira le drapeau tricolore; l'ambassadeur exigea vainement une réparation. Le Directoire le désavoua et le rappela à Paris. On a dit, mais nous ne pouvons rien affirmer, que Bonaparte l'avait fait nommer ambassadeur à Vienne dans le but de l'éloigner de l'Italie et dans l'espérance qu'il romprait forcément, par quelque démarche imprudente, une paix trop longue pour l'ambition du futur empereur des Français.


        Oscar, prince royal de Suède.

Tandis que l'expédition d'Égypte se préparait, Bernadotte, de retour à Paris, y épousa la belle-sœur de Joseph, mademoiselle Désirée Clary, fille d'un négociant de Marseille. Singulière destinée que celle de cette jeune fille, née pour être impératrice ou reine! Quelques années auparavant, Bonaparte, alors général d'artillerie en demi-solde, et sans emploi, l'avait demandée à son père. Bien que sa passion fût partagée, il essuya un refus, «Il y a bien assez d'un Bonaparte dans la famille,» lui répondit M. Clary. Peut-être si, lorsqu'elle épousa le général Bernadotte, mademoiselle Clary eût su qu'elle devait être un jour reine de Suède et de Norwége, eut-elle hésité à contracter cette union; car, si nous en croyons certaines indiscrétions, elle aimerait mieux être simple bourgeoise à Paris que la femme ou la mère d'un roi à Stockholm.

La paix de Campo-Formio ne pouvait être qu'une trêve de courte durée; la guerre ne tarda pas à se rallumer. Après l'assassinat des ministres français à Rastadt, Bernadotte fut nommé, par le Directoire commandant en chef du corps d'observation qui s'étendait de Bale à Dusseldorf. Aucun engagement sérieux n'eut lieu à cette époque sur cette longue ligne, où ses talents devenaient par conséquent inutiles. Aussi, quand la révolution du 30 prairial an VII (18 juin 1799) eut remplacé les directeurs Treilhard, Laréveillère-Lépaux et Merlin, par Gohier, Roger-Ducos et Moulins, le nouveau Directoire le nomma ministre de la guerre. Malheureusement il n'exerça pas longtemps ces fonctions, dont il s'était acquitté avec autant de bonheur que de zèle. Au bout de deux mois et demi, une intrigue le renversa. Sieyès, qui n'aimait plus les républicains et qui ne pouvait lui faire adopter ses projets de constitution, l'amena, dans une conversation, à exprimer le désir de reprendre du service actif, dès que sa mission réorganisatrice serait remplie. Le lendemain même, l'arrêté suivant, pris en secret par trois directeurs, fut remis à Bernadotte: «La démission donnée par le citoyen général Bernadotte de ses fonctions de ministre de la guerre est acceptée.»--«Je reçois à l'instant, citoyens directeurs, répondit Bernadotte, votre arrêté d'hier, par lequel vous acceptez, une démission que je n'ai pas donnée...» Et il terminait sa lettre en demandant son traitement de réforme: «J'en ai, disait-il, autant besoin que de repos.»

Un mois après la démission de Bernadotte, la révolution du 18 brumaire était accomplie. Un moment, Bernadotte avait manifesté l'intention de défendre la constitution de l'an III; mais pendant qu'il haranguait quelques républicains, Bonaparte agissait et se nommait premier consul. D'abord Bernadotte accepta la place de conseiller d'État, et se chargea de pacifier l'Ouest, et d'empêcher les Anglais de débarquer à Quiberon; mais il n'était pas franchement rallié au nouveau pouvoir. «Des documents importants que j'ai eus sous les yeux, dit l'homme de rien1, et qui seront un jour publiés dans un beau livre, me permettent d'affirmer positivement que non-seulement Bernadotte a conspiré pour le renversement du premier consul, mais encore qu'il s'est efforcé à plusieurs reprises et vainement de pousser à une résolution Moreau, toujours indécis, toujours faible, toujours mécontent, et par conséquent toujours compromis. Une fouis même, à un bal chez Moreau, à la suite d'une longue conversation inutile, il s'écria; «Vous n'osez prendre la cause de la liberté, eh bien! Bonaparte se jouera de la liberté et de vous; elle périra malgré nos efforts, et vous serez enveloppé dans sa ruine sans avoir combattu.» Bernadotte était bon prophète; quelques mois après, Moreau partait pour l'exil; Bernadotte se tirait d'affaires, il devenait maréchal, prince suédois, et, onze ans plus tard, tous deux se retrouvaient, sous la même bannière, aux conférences de Trachenberg.»

Note 1: (retour) Galerie des Contemporains illustres, par un Homme de Rien, Tome III.

Napoléon empereur avait pardonné à Bernadotte ses conspirations contre le premier consul. En 1804, il le nomma maréchal de l'Empire; mais, désirant l'éloigner de la France, il lui confia, en remplacement du maréchal Mortier, le commandement en chef de l'armée de Hanovre. La vie militaire de Bernadotte, sous l'Empire, est si connue, et cette notice doit se renfermer dans des bornes tellement étroites, que nous nous contenterons de rappeler quelques dates. S'étant réuni, en 1805, aux Bavarois contre l'Autriche, Bernadotte fut créé prince de Ponte-Corvo après la bataille d'Austerlitz, dans laquelle il avait eu le bonheur d'enfoncer le centre de l'armée ennemie. Le 9 octobre de la même année, il défit, à Schleitz, un corps de 10,000 Prussiens; le lendemain, il triomphait avec Lannes au combat de Saafeld, où périt le prince Louis de Prusse.--La Biographie des Contemporains l'accuse d'avoir lâchement abandonnée Davoust, pendant que Napoléon battait Hohenlohe à Iéna. «Il répara, ajoute l'auteur de l'article, sa honteuse conduite à Hall, dont il s'empara.» Parvenu ensuite jusqu'à Lubeck, il prit cette ville d'assaut, importante victoire suivie de la capitulation de Magdebourg. De Lubeck il se dirigea vers la Vistule, pénétra en Pologne, sauva, près de Thorn, par une combinaison hardie, le quartier général de l'Empereur et la division du maréchal Ney, remporta une nouvelle victoire à Braumberg, et reçut une blessure grave à la tête en repoussant deux colonnes russes à Spandau.

A la paix de Tilsitt, Napoléon confia au prince de Ponte-Corvo le gouvernement des villes hanséatiques. «Cette époque de sa vie, a dit un de ses biographes, est la plus honorable, celle, dont l'éclat s'effacera jamais: une sage administration propre à réparer les maux de la guerre, sa modération, son humanité sa justice, l'intégrité la plus pure, inspirèrent aux peuples qui étaient sous son commandement, et surtout aus habitants de Hambourg, la plus haute estime pour le général français, et lui valurent bientôt la confiance la plus illimitée et le prix le plus flatteur dont les hommes puissent honorer leurs semblables.» Bernadotte se disposait à envahir la Suède pour réduire à la raison le fou couronné qui, seul, au milieu de le paix générale, voulait soutenir la guerre contre la France, lorsque les Suédois déposèrent enfin Gustave IV, et élurent à sa place son oncle le duc de Sudermame, sons le nom de Charles XIII (10 mai 1809) A cette nouvelle, le prince de Ponte-Corvo suspendit les hostilités; Napoléon le blâma, mais la Suède garda un profond souvenir de sa modération. Sa conduite antérieure envers un corps détaché de l'armée suédoise, fait prisonnier le 6 novembre 1806, avait déjà depuis longtemps rendu son nom populaire dans ce pays, dont il devait bientôt devenir le souverain.

Le 17 mai 1809, Bernadotte battait les Autrichiens au pont de Linz; le 6 juillet, il commandait l'aile gauche de l'armée française à la bataille de Wagram. A en croire ses panégyristes, sa conduite fut irréprochable; selon Napoléon, il fit lit que des fautes. Incompétents pour nous prononcer sur une pareille question, nous n'osons ni le condamner ni l'absoudre; mais nous le blâmerons de s'être permis, après la victoire, contre tous les usages reçus, d'adresser une proclamation particulière au corps d'armée qu'il commandait, et d'avoir, en outre, dans cette inconvenante proclamation, altéré l'évidence des faits par ces paroles: «Vos colonnes vivantes sont restées immobiles comme l'airain;» car les troupes saxonnes s'étaient laissé enfoncer sous ses ordres. A dater de ce moment, l'inimitié secrète qui avait éloigné Napoléon de Bernadotte éclata ouvertement. Le prince de Ponte-Corvo revint à Paris, et le conseil du gouvernement l'envoya è Anvers pour contenir et repousser les Anglais débarqués à Walcheren; mais Napoléon lui retira bientôt ce nouveau commandement, et l'exila dans sa principauté. Malgré cet ordre, Bernadotte vivait à Paris au milieu de sa famille, lorsque deux officiers suédois vinrent lui annoncer que la nation suédoise, par la voix de ses représentants, réunis en diète solennelle à Orebro, le 18 août 1810, l'appelait à la succession du roi régnant Charles XIII.

Le prince de Ponte-Corvo s'empressa d'accepter avec joie et avec reconnaissance la couronne qu'on lui offrait, et qui lui était d'autant plus précieuse qu'il ne la devait qu'à ses talents et à ses vertus. Seulement, avant de prendre un parti décisif, il voulut obtenir l'autorisation de l'Empereur. «Élu du peuple, lui répondit Napoléon, je ne puis m'opposer au choix des autres peuples.» Malgré cette réponse, l'Empereur retardait l'envoi des lettres d'émancipation. Une dernière entrevue eut lieu entre les deux ennemis.--La discussion fut orageuse. «Eh bien! allez donc, s'écria enfin Napoléon; que nos destinées s'accomplissent!» En indemnité de la principauté de Ponte-Corvo et de ses dotations en Pologne, Bernadotte reçut la promesse du paiement de trois millions du francs; mais il ne toucha réellement que le tiers de cette somme.

Leurs destinées s'accomplirent en effet. Napoléon mourut à Sainte-Hélène, et l'Empereur exilé dictait ses Mémoires à son fidèle ami le comte de Las Cases, il s'exprimait en ces termes en parlant du roi de Suède:

«Bernadotte a été le serpent nourri dans notre sein. A peine il nous avait quittés, qu'il était dans le système de nos ennemis, et que nous avions à le surveiller et à le craindre. Plus lard, il a été une des grandes causes actives de nos malheurs, celui qui a donné à nos ennemis la clef de notre politique, la tactique de nos armées; celui qui leur a montré le chemin du sol sacré. Vainement dirait-il pour excuse qu'en acceptant le trône de Suéde, il n'a plus dû être que Suédois; excuse banale, bonne tout au plus pour le vulgaire des ambitieux. Pour prendre femme on ne renonce pas à sa mère, encore moins est-on tenu à lui percer le sein et à lui déchirer les entrailles. On dit qu'il s'en est repenti plus lard, c'est-à-dire quand il n'était plus temps et que le mal était accompli. Le fait est qu'en se retrouvant au milieu de nous il s'est aperçu que l'opinion en faisait justice; il s'est senti frappé de mort. Alors ses yeux se sont dessillés; car on ne sait pas, dans son aveuglement, à quels rêves n'auront pas pu le porter sa présomption et sa vanité...

«Et un Français a eu en ses mains les destinées du monde! s'il avait eu le jugement et l'âme à la hauteur de sa situation, s'il eût été bon Suédois, ainsi qu'il l'a prétendu, il pouvait rétablir le lustre et la puissance de sa nouvelle patrie, reprendre la Finlande, être sur Saint-Pétersbourg avant que j'eusse atteint Moscou. Mais il a cédé à des ressentiments personnels, à une sotte vanité, à de toutes petites passions; la tête lui a tourné, A lui ancien jacobin, de se voir recherché, encensé par les légitimes, de se trouver face à face, en conférence politique et d'amitié avec un empereur de toutes les Russies, qui ne lui épargnait aucune cajolerie. On assure qu'il lui fut encore insinué alors qu'il pouvait prétendre à une de ses sœurs en divorçant d'avec sa femme; et d'un autre côté, un prince français lui écrivait qu'il se plaisait à remarquer que le Béarn était le berceau de leurs deux maisons! Bernadotte! sa maison!...

«Dans son enivrement, il sacrifie sa nouvelle patrie et l'ancienne, sa propre gloire, sa véritable puissance, la cause des peuples, le sort du monde. C'est une faute qu'il paiera chèrement. A peine il avait réussi dans ce qu'on attendait de lui, qu'il a pu commencer à le sentir. Il s'est même repenti, dit-on, mais il n'a pas encore expié. Il est désormais le seul parvenu occupant un trône. Le scandale ne doit pas rester impuni, il serait d'un exemple trop dangereux.»

A ces terribles accusations, qu'ont répondu les panégyristes de Bernadotte? Que Napoléon s'était montré injuste et dur envers la Suéde, et que le prince royal avait dû venger les injures de sa nouvelle patrie. Mais les mauvais procédés de M. Alquier, l'ambassadeur de France, les exigences blâmables de Napoléon, et l'imprudente occupation de la Poméranie par les troupes françaises, ne nous semblent pas, quant à nous, des justifications suffisantes. En homme politique et en saine morale, Bernadotte fut coupable. Dans l'intérêt bien entendu de la Suède, il ne devait pas s'allier avec la Russie; celui de son honneur exigeait qu'il ne portât jamais les armes contre cette France sur laquelle il écrivit ou il débita toujours de si belles phrases. Et qu'on ne l'oublie pas, ce fui lui, l'ex-général républicain, qui, ligué avec les alliés, nous empêcha de prendre Berlin, qui nous fit perdre la bataille de Leipzig, et qui se montra, aux conférences de Trachenberg, l'ennemi le plus dangereux de la France, Il avait poursuivi jusqu'au Rhin ses anciens compagnons d'armes... Un moment il s'arrêta sur les bords de ce fleuve, où il retrouvait de si glorieux souvenirs. Enfin il le franchit, et, en 1814, après l'abdication de Napoléon, il vint à Paris avec les souverains alliés. L'accueil qu'il y reçut le détermina à regagner promptement sa nouvelle patrie. Ses futurs sujets l'accueillirent avec les plus vifs transports de joie, et le portèrent en triomphe à son palais.--De ces deux réceptions si différentes, à laquelle fut-il le plus sensible?

Soyons juste envers Bernadotte. «La détermination dont nous venons de résumer les conséquences coûta cher au cœur de Charles-Jean, dit l'ancien instituteur du prince Oscar dans l'Abrégé de l'histoire de Suède qu'il vient de publier; nous en avons été témoin et nous ne pouvons le taire; quels vifs regrets il éprouva en prenant les armes contre son ancienne pairie! Que de combats se livrèrent dans son âme entre ses premières affections et ses devoirs récents! on le sait, et l'histoire doit le dire, ces combats agissant sur son physique, lui causèrent une maladie dangereuse; pendant laquelle on l'entendit implorer la mort et refuser les remèdes qui lui étaient présentés! Que de ménagements, que de prières même n'employa-t-il pas pour prévenir cette lutte terrible!» Une détermination honorable est-elle donc si pénible à prendre?

Lorsque le prince royal apprit la nouvelle du débarquement de Napoléon à Cannes, il dit à son fils, en présence de son instituteur: «Vois, Oscar, ce que c'est que la gloire militaire! aussi, depuis César, c'est le plus grand homme qui ait paru sur la terre!...» Du reste, pendant les Cent-Jours, Bernadotte, occupé à réunir solidement la Norwége à la Suède, jusqu'alors séparées, refusa de se mêler en rien des affaires intérieures de la France. «Faire la guerre à une nation contre laquelle nous n'avons maintenant aucuns griefs, écrivait, au représentant de la Suède au congrès de Vienne, le comte de Lowenhelm, ne serait-ce pas s'interdire les avantages d'un système que nous prescrivent à la fois notre position géographique, nos relations commerciales et notre organisation politique? Il ne s'agit que de replacer les choses dans leur état primitif, en partant du traité de Paris, qui a terminé la guerre entre la France et la Suède, et mis fin à la coalition.»

Le 5 février 1818 mourut le roi Charles XIII, et Bernadotte fut proclamé sans opposition roi de Suède et de Norwége, sous le nom de Charles XIV Jean. Il signa devant le conseil d'État l'acte d'assurance et de garantie exigé par la constitution; puis il se fit couronner roi le 11 mai à Stockholm et le 7 septembre à Drontheim. «Au sacre célébré à Stockholm, dit M. Lemoine, on eut lieu de remarquer une particularité ingénieuse et touchante. A chacun des degrés qui conduisaient à un trône fort élevé où le nouveau souverain devait recevoir l'hommage et le serment des États et des fonctionnaires publics, on lisait sur des écussons les noms de ses principales victoires, et ces noms semblaient indiquer que c'étaient là les titres de sa grandeur et comme les degrés qui l'avaient conduit au trône.» Malgré l'origine populaire de son autorité, tous les souverains de droit divin s'empressèrent de lui adresser leurs compliments de félicitations sur son avènement au trône.

«Le règne de Charles XIV, a dit un de ses biographes, comptera dans les annales de la Suède parmi les plus heureux: sauf des difficultés toujours renaissantes avec les Norwégiens, peuple rude, ombrageux, pourvu d'une constitution distincte de celle de la Suède, et dont l'assemblée nationale (Storthing) se met souvent en opposition avec les idées et les plans de Charles XIV, nul orage n'est venu troubler les jours du Béarnais-Suédois, qui est peut-être en ce moment le plus populaire des rois de l'Europe, dont il est le doyen d'âge. Sur ce trône, gagné au grand jeu des destinées, il a développé des qualités qu'on n'eût pas attendues d'un soldat. La Suède a vu sous ses auspices l'agriculture, mise en oubli, naître, prospérer et fleurir, le commerce tiré d'une langueur mortelle, le crédit public restauré, l'industrie expirante rendue à la vie et encouragée; de nombreux travaux d'utilité publique ont été exécutés sur plusieurs points du royaume; une large route, creusée à travers les Alpes scandinaves, est venue lier physiquement la Suède et la Norwége; et l'immense canal de Gothie, qui unit la mer Baltique à la mer du Nord, gigantesque entreprise aujourd'hui accomplie, restera comme un monument impérissable des grandes pensées de Charles XIV. Malheureusement, sous le point de vue intellectuel et politique, le progrès est moindre... Ajoutons toutefois que Charles XIV, bien qu'imbu au fond en matière de gouvernement des principes de l'école impériale, n'est pas l'homme le moins libéral de son royaume. Il lui est arrivé quelquefois de prendre lui-même l'initiative d'innovations généreuses. A ses goûts de harangueur, qui datent de l'an II, Charles XIV joint aussi, depuis qu'il est roi, un goût assez prononcé pour la petite guerre de journaux; ne pouvant plus se servir de son épée, il se bat avec sa plume contre les journalistes de l'opposition...»

L'opposition, fort nombreuse d'ailleurs, est devenue plus vive d'année en année. On reproche surtout à Bernadotte d'aimer passionnément le pouvoir absolu, et de se conformer avec une stricte exactitude aux plus absurdes coutumes de l'étiquette. L'héritier présomptif, le prince Oscar, est, selon l'usage, le chef de l'opposition. On raconte à ce sujet une curieuse anecdote: il y a deux années, Charles XIV, trouvant que son fils jouait trop bien son rôle, et n'osant pas l'en blâmer ouvertement, recommanda à tous les ministres du royaume de prêcher «sur le commandement de Dieu relatif au respect que les enfants doivent à leurs parents.»

Bernadotte et mademoiselle Désirée Clary n'ont eu qu'un fils, Joseph-François Oscar, actuellement prince royal et duc de Sudermame. Il est né à Paris, le 1 juillet 1799; il a reçu une éducation soignée et paraît donc d'évidentes qualités; il s'est surtout occupé de la réforme pénitentiaire, et il a même publié un ouvrage remarquable qui a été traduit en français sous ce litre: Des Peines et des Prisons. Marié le 19 juillet 1823 à la fille aînée d'Eugène de Beauharnais, il en a eu cinq enfants, quatre princes et une princesse, dont l'aîné, le duc de Seame, est né le 3 mai 1826.

Benjamin Constant avait tracé le portrait suivant de Bernadotte: «Quelque chose de chevaleresque dans la figure, de noble dans les manières, de très-fin dans l'esprit, de déclamatoire dans la conversation, en font un homme remarquable, courageux dans les combats, hardi dans les propos, timide dans les actions qui ne sont pas militaires, irrésolu dans ses projets....»

Charles XIV a été frappé, le 20 janvier dernier, d'une attaque d'apoplexie; il entrait ce jour-là dans sa quatre-vingtième année. Les dernières nouvelles de Stockholm annoncent que les médecins conservent peu d'espoir de le sauver.



Histoire de la Semaine.

Les séances publiques de la Chambre des Députés; ont été remplies cette semaine par la discussion fort laborieuse du projet de loi sur la chasse. La plaie du braconnage, ses fâcheux effets pour l'agriculture, ses dangers pour la société tout entière, qu'effraient et qu'affligent trop souvent les crimes nombreux que commettent contre les personnes les hommes qui se livrent habituellement à cette nature de délits, ont été bien haut et à plusieurs reprises signalés par les conseils généraux. En présence de réclamations aussi instantes et aussi fondées, une loi et une pénalité nouvelle sont devenues indispensables. La projet nouveau a-t-il été assez étudié? Ne s'y est-on pas trop peu occupé du braconnage, et trop préoccupé du droit de propriété, qui n'était nullement menacé et ne réclamait peut-être pas de garanties nouvelles? C'est ce que la Chambre des Députés a paru croire, en écoutant avec faveur dans la discussion générale des critiques prononcées par des orateurs du centre comme des extrémités, et en ne passant à la discussion des articles que pour admettre des amendements qui modifient essentiellement le projet primitif. Si cette discussion aboutit en définitive, ce dont nous doutons, un projet nouveau lui aura donc été en quelque sorte substitué à l'autre. Il renfermera des dispositions meilleures sans doute, mais bien probablement il manquera d'ensemble et sera une preuve nouvelle qu'il ne faut pas laisser à la Chambre le soin d'improviser une loi.

La proposition sur les incompatibilités a été déposée samedi dernier par M. de Rémusat. Lundi les bureaux se sont réunis pour prononcer sur la question de savoir si la lecture publique en serait ou non autorisée. Trois bureaux ayant voté pour qu'il en fût donné connaissance à la Chambre, la lecture, aux termes du règlement, en a été faite mardi par l'honorable député de la Haute Garonne, et, sur sa demande, la discussion pour la prise en considération a été fixée au mercredi 21. Les statisticiens de la Chambre calculent que dans le vote des bureaux 175 voix se sont montrées favorables à la proposition et que 200 lui ont été contraires. Nous ne savons si le débat public modifiera ces chiffres, qui n'ont donné au ministère qu'une majorité plus faible encore que dans le vote sur l'ensemble de l'adresse; mais ce qui paraît bien probable c'est que la discussion sera vive et la lutte chaudement engagée. Ce qui s'est passé dans les bureaux ne le fait que trop pressentir. Si l'on doit déplorer l'état d'animation auquel, dans cette circonstance, sont arrivées les opinions, on doit applaudir du moins à un mode de voter en usage dans les chambres anglaises, qui s'est introduit déjà dans les bureaux de la Chambre et qui un peu plus tard, nous l'espérons, sera adopté par le règlement pour les séances publiques, le vote par division. La représentation nationale y gagnera beaucoup en dignité, en bonne réputation. Sans doute ce mode pourra mettre a découvert quelques jeux doubles assez bien joués jusqu'ici, mais en en rendant le retour impossible pour l'avenir et en donnant à chacun la responsabilité, c'est-à-dire l'honneur comme les charges de ses opinions, il relèvent le caractère et éclairera la religion souvent surprise de l'électeur.

La Chambre des Pairs a nommé sa commission pour l'examen du projet sur la liberté de l'enseignement, et ses choix, comme la discussion qui les a précédés, ont prouvé qu'elle entendait apporter l'attention la plus sérieuse à ce complément de la Charte de 1830, vainement tenté en 1836 et en 1841, et ne pas vouloir, pour sa part, se laisser attribuer un retard nouveau, si cette loi en avait encore un à subir contre toute attente.

Une autre question dont on attend également la solution avec impatience, c'est celle des chemins de fer, et du parti que le gouvernement adoptera définitivement pour mener à fin le réseau tracé en 1842. La loi votée à cette époque, au milieu de tous les vices qu'on lui peut reprocher, a eu un mérite et a rendu un service également incontestables; elle a rétabli la confiance en des entreprises qui promettent à l'industrie et au pays tout entier d'immenses avantages, confiance qu'avaient profondément ébranlée les tristes résultats de spéculations mal conçues. Mais cela fait, et aujourd'hui que l'État a dépassé de beaucoup et sur toutes les lignes la part de coopération et de dépenses qu'il avait acceptée par la loi de 1842, aujourd'hui qu'il a acquis et fait poser des rails nombreux sur la ligne du Nord, sur celles d'Orléans à Tours et de Chalon à Dijon, doit-il appeler des compagnies à recueillir le fruit des peines qu'il s'est données et des avances qu'il a faites et qui ne lui incombaient point, en leur abandonnant, par des baux de longue durée, des entreprises dans lesquelles elles ne se seront engagées que quand il n'y aura plus eu que des bénéfices de bourse à recevoir? Voilà ce que s'est demande le nouveau ministre des travaux publics avec une sollicitude qui est une preuve de son patriotisme et de son bon esprit. Soit que l'État demeure chargé de l'exploitation des chemins de fer, soit que, menant à fin les travaux de pose de rails et d'ensablement de la voie il afferme cette exploitation par des baux de courte durée qui trouveront une grande concurrence de preneurs, il y a là pour la chose publique des avantages auxquels il serait d'une mauvaise administration de renoncer, et pour les services de l'État comme celui de la poste aux lettres par exemple, des facilités que lui refusent obstinément les compagnies pour lesquelles les sacrifices les plus grands, nous ne voulons pas dire les plus inexplicables, ont été faits. Nous faisons donc des vœux pour que l'opinion de M. Dumont prévale, pour que ses efforts l'emportent dans le conseil.

Il serait bien impossible de donner en ce moment l'état au vrai de l'Espagne. Ou a dit à la tribune de notre Chambre des Députés que la fièvre que ce pays ressentait depuis plusieurs années était une fièvre de croissance. S'il en est ainsi, de tant et de si violents accès il ne pourra sortir qu'un géant.

A Alicante, à Murcie, à Carthagène, l'insurrection a pris le dessus; mais des dépêches nous ont appris qu'elle avait été maltraitée dans une sortie de la première de ces villes, et comprimée dans quelques localités voisines de cette même place. Pendant ce temps-là le ministère déclare l'Espagne entière en état de siège et expédie des ordres que la dépêche suivante du ministre de la guerre au capitaine général Roncali met à même de bien apprécier:

«Excellence, S. M. a appris avec la plus grande satisfaction la conduite loyale qu'ont tenue, pendant la nuit du 29 au 30 du mois passé, le commandant d'Alcoy et les gardes nationaux. Conformément à la communication adressée, à V. E., d'ordre de S. M., le 1er du courant, S. M. veut que les révoltés qui ont été pris à la suite de la tentative avortée à Alcoy soient fusillés après que leur identité aura été reconnue, V. E. me rendra compte d'avoir exécuté cet ordre sans aucune espèce de considération ni de ménagement, afin que j'en instruise S. M. V. E. ne devra pas être arrêtée par des craintes de représailles de la part des révoltés d'Alicante; car bien que S. M. vit avec douleur que quelques personnes fussent victimes de la fureur des partis, elle reconnaît que la défense des lois et de la vindicte publique doit être une vérité, persuadée qu'un peu de sang, versé avant que les passions s'enveniment empêcherait qu'il n'en soit versé davantage par la suite; et ceux qui, par malheur ou par incurie, seraient victimes, doivent s'y résigner, en pensant que leur sacrifice est un grand service rendu à la patrie.

«Madrid, le 3 février 1844. MAZAREDO.»

Les ministres capables d'écrire de pareils ordres ne pourraient-ils du moins n'en pas laisser peser la responsabilité sur cette enfant qu'on a prématurément assise sur le trône, qui à coup sûr est bien étrangère aux volontés cruelles qu'on lui prête ici, et dont le nom devrait être réservé pour les actes de clémence, si jamais il peut venir dans la pensée de pareils conseillers de la couronne d'en présenter à la signature royale? Du reste, il n'en faut pas douter pour l'avenir de l'Espagne, personne ne croira aux formules de M. Mazaredo, et il ne se trouvera pas, dans toute la Péninsule, un Espagnol assez injuste pour faire retomber sur Isabelle l'odieux de pareilles mesures et d'un semblable langage.

Cette situation des affaires et des esprits en Espagne ne détourne pas l'ex-reine-régente, Marie-Christine, de se rendre auprès de sa fille. Il est impossible que les impressions que cette princesse a dû recueillir à Paris sur l'attitude prise par le gouvernement de Madrid, ne la portent pas à faire entendre des conseils d'une modération moins cruellement dérisoire que celle dont se targue le ministère Bravo.

La défense présentée par O'Connell était aussi modérée que l'attaque avait été vive. L'homme de parti sentait bien qu'il n'avait pas besoin de se montrer agitateur dans cette occasion et que ce qu'il importait à la cause du rappel, c'est que toutes les manifestations auxquelles on s'était livré, et qui étaient incriminées, ne fussent pas condamnées pour le passé, et rendues ainsi impossibles pour l'avenir. Il s'est donc renfermé complètement dans la question de légalité et a été, par calcul, aussi froid qu'un professeur de procédure. Après l'accomplissement d'autres formalités, le jury est entré dans la salle de ses délibérations et en a rapporté un verdict prononçant la culpabilité sur certains chefs, se taisant sur certains autres, résolvant les questions relatives à quelques accusés et gardant le silence sur d'autres coinculpés. Le chef de la cour a dû inviter le jury à se retirer de nouveau et à revoir et compléter ses réponses. Mais ceci se passait le samedi soir 10, et l'heure fatale de minuit avant sonné sans que les jurés eussent accompli leur tâche, ils ont été condamnés, attendu la solennité du dimanche, jour où une audience ne saurait être tenue dans les trois royaumes, à demeurer enfermés jusqu'au lundi matin. On a eu le soin de prendre toutes les mesures nécessaires pour qu'ils n'eussent point trop à souffrir de se voir ainsi cloîtrés et pour qu'ils pussent, mais toujours sans sortir, satisfaire à leurs devoirs religieux.--Le lundi 12, à neuf heures du matin, l'audience a été ouverte, et le jury est venu lire un verdict de culpabilité sur tous les chefs contre tous les prévenus, à l'exception de M. Tierney, qui n'a été déclaré coupable que sur deux chefs seulement. L'avocat de la couronne a demandé l'ajournement de la Cour, et, le premier jour de sa réunion prochaine, le gouvernement pourra requérir l'application de la peine qui résultera de cette déclaration du jury. Après en avoir entendu la lecture, O'Connell est moulé en voiture et s'est rendu dans la salle des séances de l'Association nationale, qu'il devait présider ce jour-là. Dès le matin, il avait adressé une proclamation au peuple d'Irlande pour qu'il demeurât calme, en lui donnant l'assurance que ce verdict serait de la plus haute utilité à la cause du rappel. Le Morning-Advertiser dit qu'il n'est pas probable que le jugement soit rendu avant le 15 avril. O'Connell va se rendre à Londres pour siéger à la Chambre des Communes et prendre part au vote sur la motion de lord John Russell.

L'Angleterre est toujours vivement préoccupée du mouvement de la grande ligue pour la réforme complète des lois sur les céréales. Aux associations organisées dans ce but, on s'efforce d'opposer des associations pour le maintien de la législation existante. D'un côté se rangent les districts manufacturiers, les radicaux, les chartistes; de l'autre, les torys et les principaux habitants des pays où l'agriculture domine.

Des deux parts on lève des souscriptions dont le produit atteint des chiffres considérables. Une collecte faite dans un meeting de la ligue à Birmingham a donné 21,000 fr. Dans une réunion de douze cents membres de l'antiligue tenue à Devizes, on a recueilli 30,000 fr.--Dans une des dernières séances du Parlement, le gouvernement, sur une motion de M. Baring, a communiqué le compte général des recettes et des dépenses de la Grande-Bretagne pendant l'exercice 1843. La somme totale du revenu a été de 1,340,862,000 fr., dans laquelle est comprise l'indemnité obtenue du gouvernement chinois. L'intérêt de la dette consolidée absorbe à lui seul 728,817,000 fr., la marine en a coûté 168,454,000, l'armée de terre 152,927,000; l'artillerie et le génie, qui forment un article à part dans le budget, 18,723,000 fr. L'excédant du revenu sur la dépense a été d'environ 36,804,000 fr.

Un banquet de trois cents couverts a été offert par le maire et la corporation de Douvres au président et aux directeurs de la compagnie du chemin de fer de cette ville à Londres. Les municipalités de Calais et de Boulogne y avaient été invitées. Des tostes ont été gracieusement échangés, et le Morning-Herald, qui rapporte les speechs qui les ont accompagnés, a le soin d'ajouter: «Le banquet a été excellent; les vins ont été parfaits.» Un convoi spécial emmenant les directeurs est parti de Douvres à dix heures du soir; il est arrivé à Londres à une heure trente-cinq minutes.--Il a été vivement question, au Parlement, de contraindre les compagnies de chemins de fer à disposer, pour les classes pauvres, des moyens de transport moins inhumains, surtout par la saison d'hiver, que ceux qui sont en pratique aujourd'hui. L'ignoble spéculation des wagons découverts est fort menacée.

Les dernières nouvelles de New-York sont du 21 janvier. Dans la Chambre des Représentants, le comité du commerce avait déposé son rapport sur un bill tendant à exempter de tout droit le colon importé du Texas dans les États de l'Union. Avis a été donné que, lorsque le bill relatif au territoire de l'Orégon serait soumis à la discussion, un amendement serait présenté à l'effet de demander l'annexation du Texas aux États-Unis.--M. Van Buren, qui semblait avoir quelque chance pour la présidence, par les efforts que fit son parti dans les élections à l'ouverture du congrès, est menacé aujourd'hui par une coalition formidable, et paraît devoir être vaincu dans la lutte. Le parti démocrate est tellement divisé que bien probablement M. Clary sera nommé. --Nous avons déjà dit qu'une proposition avait été faite pour l'occupation et la fortification de l'Orégon. C'est M. Hughes qui l'a déposée. On pense que Benton, Van-Buren et les démocrates du Nord pousseront de toutes leurs forces à quelques actes vigoureux relativement à ce territoire. Les vanburenistes sont encore dépassés par les partisans du président Tyler. Ceux-ci disent, dans leur journal Madisonian que la guerre est nécessaire pour vivifier le patriotisme.--Il faut attribuer à ces nouvelles et à la position qu'elles font, aux réflexions qu'elles inspirent au gouvernement anglais, la modération du langage récemment tenu à la Chambre des Lords par lord Aberdeen relativement au droit de visite et à la reprise de la négociation avec la France pour la révision des traités de 1831 et de 1833.

Une énorme quantité de neige a couvert les Alpes Suisses et la plaine à une grande distance. Des avalanches redoutables ont, le 1er février, porté l'épouvante et la ruine dans le village de Netstall (Glaris) et dans le canton d'Uri. Une maison a été emportée près de Gœschenen dans la profondeur de la vallée. Les deux familles qui l'habitaient étaient depuis quelques instants de retour de l'église lorsque la montagne de neige est venue les envelopper et les ensevelir. Ou a retrouvé les cadavres dispersés, loin les uns des autres, d'un père, d'une mère et de deux enfants; on était à la recherche des corps des autres victimes. Dans l'Oberland bernois, dans l'Oberland saint-gallois, d'autres désastres semblables ont jeté la même consternation. «En général, écrit-on, la quantité de neiges qui couvre les Alpes est prodigieuse; il y a des endroits où, durant trente heures, elle n'a pas discontinué de tomber à gros flocons. Si le dégel survenait brusquement, de grands et incalculables malheurs affligeraient ces contrées et celles que traversent les cours d'eau qui y prennent naissance.»

M. le duc de Montpensier se rend en Algérie pour prendre part à une expédition que prépare le commandant de la province de Constantine, son frère, M. le duc d'Aumale.--M. le prince de Joinville va s'embarquer à Toulon, et faire appareiller une escadre pour être à même d'offrir l'intervention de la France dans le démêlé entre la Sardaigne et la régence de Tunis.

L'Illustration rendait compte dernièrement d'un bon catalogue d'autographes. La vogue est aujourd'hui à ces curiosités recherchées avec avidité par les propriétaires de collections. Une lettre de La Fontaine, de trois pages, vient d'être adjugée moyennant 550 fr.; une de Galilée a été payée 399 fr.; de madame de Sévigné, 222 fr.; de Fénelon, 307 fr.; de Descartes 105 fr. On a vendu 70 fr. une lettre de mademoiselle Clairon, qui prouve que l'illustre tragédienne traitait avec dédain les règles de l'orthographe: «Cher amis tu ma rendu la vie; je conte taler remercier.» Quant à un prétendu autographe de Molière, fort pompeusement annoncé à grand renfort de trompettes, il a été mis sur table à 500 fr., et n'a trouvé de preneur que le libraire même qui faisait la vente, et qui en aura été quitte pour se faire immédiatement rembourser par le vendeur, comme font du matin au soir ces messieurs qu'on remarque sur les boulevards auprès des marchands de chaînes de sûreté, et qu'on appelle allumeurs.

La Cour de cassation, qui doit voir avec une double peine mourir un de ses membres, et pour la perte qu'elle fait, et pour le successeur que les exigences politiques font donner la plupart du temps au défunt, la Cour de cassation vient de rendre les derniers devoirs à M. Legouidec, un de ses plus anciens conseillers.--L'émigration polonaise a vu un vide bien pénible se former dans ses rangs. M. Fr. Wolowski, ancien nonce à la diète de Pologne, vient de mourir.



Courrier de Paris.

De quoi voulez-vous que je vous parle, si ce n'est encore de bal, de concerts et de danses? Vous seriez bien singuliers de vous en étonner. Qu'est-ce qui occupe toute, la ville, sinon le bal? Quelle est la grande affaire du moment, sinon la danse? Il ne s'agit pas de savoir comment va l'Orient ou l'Occident, le Nord ou le Midi; si la Chine accueille note ambassade ou si l'Espagne continue à s'égorger; si l'Irlande se lève à la voix d'O'Connell ou si le glaive turc décime les chrétiens du Liban. Bagatelles! Le bal d'hier, le bal d'aujourd'hui, le bal de demain, voilà la grande nouvelle! Dans le temps héroïque où Napoléon couvrait l'Europe de soldats, le Courrier de Paris n'apportait que des bulletins de bataille; aujourd'hui, dans notre siècle de galop et de polka, que pouvez-vous en attendre? Des bulletins de contredanses.--Chaque saison a ses fleurs et ses fruits: le printemps a le lilas et la rose, et toutes les familles odorantes qui peuplent les parterres; l'automne a ses grappes mûries et ses pommes dorées suspendues aux arbres du verger; les fruits et fleurs de l'hiver sont la valse et la danse: ils naissent et s'épanouissent en serre-chaude sous le feu des lustres et des ardentes prunelles. La saison ne finit qu'en avril. Il faut donc vous attendre, jusque-là, à recevoir de temps en temps, par mon ministère, la mercuriale de ce produit et de cette denrée d'hiver.

Dieu merci! le Paris dansant ne chôme pas. A peine un bal est-il fini, qu'un autre recommence; à peine a-t-on jeté des cris d'admiration pour celui-ci, que celui-là vous contraint de crier encore plus fort au prodige.--«Il est impossible de rien voir de plus splendide,» disait la foule élégante et charmée qui sortait des magnifiques salons de l'hôtel Lambert. Le lendemain, le bal donné par M. La Riboissière, dans son immense palais de la rue de Bondi, et le bal de l'ancienne liste civile, animant de son éclat, les magnifiques salons du Casino-Paganini, sans faire oublier la nuit merveilleuse de l'hôtel Lambert, lui disputaient le prix de l'élégance et de la splendeur.--Nous n'avons rien de particulier à dire de la fête de M. de La Riboissière, si ce n'est qu'on y remarquait surtout les notabilités de la pairie de 1830, et l'aristocratie de la révolution de Juillet. Le bal de la liste civile en a fait, en quelque sorte, la contre-partie. M. de La Riboissière avait convié le présent; le bal de la liste civile a invité le passé. Examinez ces agréables danseurs, suivez des yeux ces valseurs vernis et gantés: chacun d'eux représente un regret et une espérance.--Le noble faubourg était sorti de ses noirs hôtels héréditaires, pour assister à cette fête dédiée à la vieillesse ou à la pauvreté des serviteurs de l'antique monarchie exilée; les blanches duchesses, les fines marquises, les comtesses et les baronnes pur sang y brillaient, les unes par la jeunesse, par les fraîches parures et par la beauté; les autres par l'éclat des noms et la vénérable authenticité de la race, --Parmi les hommes politiques, nous avons aperçu M. Berryer, M. le duc de Valmy et M. de la Rochejacquelin, et au premier rang des voyageurs de Belgrave-Square, M. le comte de La Ferronnais et M. le duc de Rohan. Peu à peu, le bal s'échauffant à la lueur des lustres étincelants, les opinions se sont mises en danse et ont disparu dans l'enivrement de la valse tourbillonnante; alors il n'y a plus eu d'autre parti que le parti des aimables tête-à-tête, des élégantes conversations et du plaisir.--Tout le monde a lutté de bonne grâce et de dévouement dans cette nuit aristocratique; et pour ne citer qu'un trait de cette courtoisie générale, M. Perregaud, propriétaire voisin du Casino-Paganini a fait jeter bas un vaste mur de son hôtel, pour faire un plus libre passage aux équipages nombreux et bruyants qui se croisaient en tous sens, à la grande douleur des oreilles délicates de la rue de la Chaussée-d'Antin.


                    Hussard et Hussarde, par Gavarni.


                              Le Galop, par Gavarni.

Mais il y a bal et bal: toutes les danses ne ressemblent pas à ces danses coquettes, toutes les valses à ces valses délicates et distinguées même dans leur plus vive ardeur, dans leur plus grand abandon; demandez plutôt au bal de l'Opéra ce qu'il en pense. C'en est fait! le bal de l'Opéra a jeté, comme on dit, son bonnet par-dessus les moulins, semblable à ces bons et joyeux compères qui finissent par se moquer du qu'en-dira-t-on, et se livrent, à la face du prochain, aux éclats de leur plus grosse joie; le bal de l'Opéra ne garde plus de ménagements; il s'est fait débardeur, le plus ardent, le plus intrépide, le plus infatigable, le plus bruyant, le moins anacréontique des débardeurs. Véritable danseur d'enfer, ses nuits se passent dans les emportements de l'haletante cachucha, dans l'effroyable flux et reflux du galop infernal. Le foyer a tout à fait abdiqué son galant privilège; ce n'est plus le lieu d'asile des mystérieux tête-à-tête et des fines causeries, mais une espèce de voie publique trop étroite pour contenir la foule qui s'y presse et s'y entasse bêtement, sans grâce, sans but et sans plaisir. --Passez du foyer dans la salle, c'est autre chose; là le coup d'œil est à la fois effrayant et splendide, éblouissant et diabolique: on se croirait convié à une noce de démons. Les costumes bizarres, les masques grotesques, les cris effrénés, le délire de ces nuits étincelantes de mille feux, ressemblent en effet, à s'y méprendre, à quelque furieuse fête de damnés. On ne danse pas autrement à l'hôpital des fous, ou sur une terre d'anthropophages, autour des idoles que les naturels du pays encensent par des cris et des rondes échevelées.--Que diraient, je vous le demande, les petits marquis et les petites duchesses d'autrefois, nation mouchetée et mignarde, qui venait d'un pied leste et fin, d'une voix traîtresse et douce, animer ces nuits d'Opéra de ses piquantes médisances, de ses guet-apens amoureux, de ses furtives trahisons? que diraient-ils en se retrouvant tout à coup au milieu des propos violents et du tumulte brutal de ces horribles bals? madame la marquise s'évanouirait et demanderait des sels; M. le chevalier s'échapperait en pirouettant sur son talon rouge, s'écriant: «Holà! oh! Lafleur! holà! Dubois! holà! Labranche! où sommes-nous? Qu'on
       Un turc par Gavarni.
me délivre de ces forcenés!» Oui, le vice raffiné, la corruption parfumée de ces petits messieurs, s'enfuiraient aux énergiques éclats de l'orchestre de Musard, en se bouchant les oreilles d'épouvante.

Le bal de l'Opéra est, à l'heure où je parle, dans son plus chaud accès de fièvre; c'est que le carnaval touche à sa fin; c'est que le mercredi des cendres, ce croque-mort des jours de folies, creuse déjà la fosse où le mardi gras doit être porté en terre par les débardeurs éplorés. Dans quelques jours tout sera dit, Musard n'aura plus qu'à monter sur son pupitre pour prononcer l'oraison funèbre du carnaval de 1844.

Gavarni, pressentant cette mort prochaine, a voulu sauver quelques traits de ce carnaval bientôt expiré; le carnaval ne mourra pas du moins sans nous laisser un souvenir de sa figure et de sa personne, grâce au spirituel crayon qui vient de le croquer avant son dernier soupir, pour les menus plaisirs des lecteurs de l'Illustration. Sans doute, ce n'est pas là le carnaval tout entier; il serait difficile, cher lecteur, de vous l'envoyer sous bande et à domicile. Essayez un peu de mettre l'Opéra et son bal colossal dans la boîte du porteur de l'Illustration et de le glisser sous votre porte ou sous votre chevet pour vous divertir à votre réveil; je vous en défie, tout habile homme que vous êtes, ô lecteur mon ami! Or, à défaut du carnaval en personne, acceptez-en ces échantillons; d'une part, ce commis marchand déguisé en Albanais pour rire; de l'autre, ce clerc d'huissier affublé des ailes, des pattes, des plumes, du bec d'un oiseau fantastique. Voici un hussard qui certes n'a pas fait ses premières armes dans le régiment des hussards de la mort; son uniforme n'annonce ni de terribles coups de sabre ni de sanglantes batailles; au tuyau de poêle qui lui sert de coiffure, à son dolman orné des glands et des cordons de ses rideaux, on devine que mondit hussard sort de l'école militaire des bals masqués, et qu'il ne connaît que la manœuvre professée de minuit à six heures du matin, sous le commandement du capitaine général Musard; ce n'est certes pas sa sabretache, si semblable à un cabas, qui dira le contraire et convertira mon héros nocturne en César ou en Napoléon.


Mascarade par Gavarni.

Dans l'année de Musard, un hussard n'est au grand complet qu'à condition d'avoir la femme-hussard pour compagne; c'est la consigne; aussi Gavarni n'y a pas manqué; il connaît trop bien la loi du carnaval pour lui faire un tel affront. Voici donc la femme-hussard dans son élégant costume, aigrette au front, éperons aux jambes. Vraiment, hussard mon ami, tu n'es pas malheureux; oh! quel galop tu vas danser avec ta gentille hussarde!

Le galop commence en effet, mais Gavarni a cru devoir y mettre des ménagements; de même que toute vérité n'est pas bonne à dire, tout galop n'est pas bon à montrer. Ne montre donc, ô Gavarni! que juste ce qui se peut voir; ménage notre jeunesse et notre candeur. Bien! nous pouvons risquer les deux yeux: ce débardeur qui se dandine en s'appuyant sur l'épaule de son voisin, ce malin, ce grenadier, ce lancier polonais, ces figures burlesques, et cette pantomime qui les accompagne, tout ce carnaval n'a rien qui me paraisse devoir en arrêter l'impression, connue disaient les visas des censeurs d'autrefois: la fille permettra la vue de cet innocent galop à sa mère.--Mais assez danser et galoper comme cela; passons à d'autres exercices.


         Le Galop, par Gavarni.

L'Académie française ne donne pas de bal, mais elle livre des batailles à toute outrance; le dernier combat académique a été des plus acharnés; l'Illustration, dans son dernier numéro, en a déjà donné un rapide bulletin. Deux fauteuils, comme on sait, étaient le prix de la victoire, l'un occupé naguère par l'honnête M. Campenon, l'autre par notre regrettable et illustre Casimir Delavigne; la lutte: n'a pas été vive autour du fauteuil de Campenon: du premier coup, M. Saint-Marc Girardin l'a emporté et s'y est assis, laissant M. Alfred de Vigny et M. Émile Deschamps de huit à dix voix en arrière; la succession de Campenon ne demandait pas un plus grave engagement: c'était un héritage de rimes bucoliques, et les pipeaux champêtres invitent aux innocents combats. L'ombre pastorale du poète aurait souffert d'une bataille plus ardente
      Un homme-Oiseau, par Gavarni.
et plus prolongée; elle préfère, sans doute, cette simple escarmouche terminée au premier choc, et presque aussi douce qu'un duel entre Mélibée et Tityre, sous la voûte d'un hêtre, au son de la musette.

Pour Casimir Delavigne, c'était autre chose; l'auteur des Messéniennes et du Paria avait droit à une plus vaillante mêlée; le clairon martial et la lyre héroïque retentissent dans les poésies de Casimir Delavigne, chantant la liberté, célébrant les faits illustres, ou gémissant sur un mode tragique et sombre; tout, dans ses rimes épiques, respire les passions sérieuses et profondes.--Les candidats académiques semblaient s'être échauffés à l'ardeur du poète; ils se sont pris corps à corps, décidés à combattre avec acharnement pour savoir à qui reviendrait sa dépouille. Trois champions,--on l'a vu--ont tenu bon jusqu'à la dernière extrémité: M. Alfred de Vigny, M. Sainte-Beuve et M. Vatout; sept fois ils sont revenus à la charge, l'un contre l'autre, épuisés, haletants, mais se défendant toujours, et aucun d'eux ne voulant battre en retraite devant son rival. Parmi ces trois adversaires acharnés, M. Sainte-Beuve a gardé constamment l'avantage, M. Vatout l'a suivi de plus près, et M. Alfred de Vigny, le noble poète, n'est venu que sur les talons de M. Vatout, comme pour attester, une fois encore, que dans ces pugilats littéraires ce n'est pas toujours l'athlète le plus richement et le plus élégamment armé d'esprit et de génie qui a pour lui les juges de camp ou les dieux.--L'Académie, lasse de ces sept assauts inutilement livrés par M. Vatout à M. Sainte-Beuve, par M. Alfred de Vigny à M. Vatout; l'Académie les voyant tous trois debout après cette terrible journée, sans que l'un eût pu décidément tuer les deux autres; l'Académie, qui, d'ailleurs, sentait le besoin de refaire ses forces, a fini par déserter les bancs pour aller dîner.

L'affaire recommencera dans deux mois, et comme dans cette mémorable séance du 8 février, deux fauteuils seront offerts à l'ambition des concurrents: ce fauteuil de Casimir Delavigne, si vivement disputé et qu'on croirait imprenable, et celui de Charles Nodier, encore vierge de toute attaque; durant ces deux mois, M. du Vigny, M. Sainte-Beuve, M. Vatout, auront le temps de reprendre haleine et d'affiler leurs armes émoussées. Mais les Académies et les flots sont changeants; qui sait si M. Vatout, qui voguait hier à la surface, demain ne fera pas un plongeon; M. du Vigny et M. Sainte-Beuve sont, en effet, les deux talents vraiment littéraires que l'Académie devrait sérieusement adopter. Elle se ferait honneur par ces deux choix, en faisant justice à deux hommes d'un mérite incontestable et incontesté; mettez donc l'un dans le fauteuil de Delavigne, et que l'autre fasse son nid dans celui de Charles Nodier! on battrait des mains de tous côtés. Or l'Académie est peu habituée à recueillir, pour prix de ses suffrages particuliers, le suffrage universel. Ce sera du fruit nouveau pour elle.

Il est vrai que la question se complique; au lieu de deux écrivains distingués, de deux rares esprits poursuivant le double héritage de Delavigne et de Nodier, l'Académie française en comptera, dit-on, un troisième. M. Mérimée, l'auteur si ingénieux et si correct de tant du petits romans exquis, s'est décidé à se livrer un flux et reflux académique; M. de Vigny et M. Sainte-Beuve l'auront pour adversaire dans la prochaine rencontre.--Du Vigny, Sainte-Beuve, Mérimée, Vatout, voilà les quatre candidats appelés à tenir le haut bout dans cette nouvelle mêlée; d'autres encore rodent aux portes, pour tâcher de se faufiler dans un moment de confusion et de trouble, et de se glisser au fauteuil par un tour d'escamotage; nous ne les nommerons point, de peur de les compromettre. Mais l'histoire de l'huître et des plaideurs est d'une application tout académique; plus d'une fois, deux tiers champions, se battant à qui aurait le fauteuil, ont été tout surpris de voir un monsieur qui flânait paisiblement par là s'y installer à leur barbe: M. Casimir Bonjour a des chances.

Le trait suivant de mœurs conjugales vient faire diversion aux intérêts académiques; c'est précisément dans le voisinage de l'Institut que le fait s'est passé, non loin du quai Voltaire.--M. et madame A.... ne brillent point par un excès de tendresse réciproque; plus d'une fois ils ont donné à leurs voisins des preuves de l'incompatibilité de leur humeur; ou accusé M. A.... d'être un peu bourru, et madame d'avoir des crises de nerfs par trop fréquences; quand monsieur gronde, madame s'évanouit, et quand madame s'évanouit, monsieur tempête de plus belle; de sorte que les colères de monsieur et les crises de madame arrivant tous les jours, plutôt deux fois qu'une, c'est véritablement un ménage diabolique.--Vendredi dernier, madame A.... se plaignit de violentes douleurs d'entrailles: «C'est ce monstre, s'écria-t-elle, qui m'aura empoisonnée!» le mot monstre désignait naturellement son mari. Aussitôt l'alarme de se répandre, dans la maison; M. A.... rentra sur ces entrefaites: «Ah! monsieur, lui dit son portier, en arrivant à lui tout effaré; savez-vous ce qui arrive?--Non!--Madame se plaint d'être empoisonnée! et devinez qui elle accuse?--Pas davantage! --Vous, monsieur.--Moi! répliqua le mari, du plus beau sang-froid du monde, moi! Eh bien! qu'on la fasse ouvrir!»



Fragments d'un voyage en Afrique (2).

(Suite.--Voir t. II, p. 338 et 374.)

[Note 2: La reproduction de ces fragments est interdite.]

Des chevaux tout sellés furent mis à notre disposition, et nous nous joignîmes au cortège de l'émir, qui était composé d'environ huit cents hommes, y compris les cinq cents cavaliers réguliers qui forment sa garde ordinaire. Ces cavaliers ne quittent jamais sa personne, pour laquelle ils ont montré, dans certaines circonstances, le dévouement le plus absolu. Au milieu des réguliers je remarquai un kalifat qui portait l'étendard de l'émir; cet étendard est tout simplement un petit carré de toile qui a la forme des guidons de nos régiments; elle est de couleur bleue, avec un yatagan rouge au milieu.

Nous franchîmes au galop la distance qui séparait le douair d'Abd-el-Kader des douairs de son armée. En arrivant, nous la trouvâmes rangée en bataille dans la plaine. L'interprète, qui marchait à nos côtés, et devant lequel je n'avais pas jugé à propos de faire parade de ma connaissance de la langue arabe, m'expliquait ce qui se passait autour de moi; puis, me montrant avec ostentation les bataillons qui se déroulaient devant nous en longues spirales.

«Tu vois, me dit-il, les corps commandés par les lieutenants de mon maître: ici sont les troupes de Sidi-Mohammed-el-Berkany, kalifat de Médéah; là, le kalifat de Milianah, Ben-Oulil, a établi son camp. Presque à l'extrémité de la plaine se trouve l'artillerie, composée en grande partie de déserteurs chrétiens. En reportant ton regard vers l'ouest, tu retrouveras les milices de Sidi-Mustapha, frère d'Abd-el-Kader, et du scheik Ben-Salem, dont le terrible yatagan a tant fait tomber de têtes ennemies; puis les fantassins de Sidi-al-Kraroubi, premier ministre, enveloppant comme dans un réseau de fer cette armée formidable; enfin, et comme un vaste cercle qui circonscrit tous les autres, les cavaliers irréguliers, fournis par toutes les tribus, fourmillent le long de la vallée. Regarde autour de toi, sur les crêtes, des monts, sur les plateaux que tu peux découvrir, dans les gorges étroites, partout il y a des hommes dévoués, dont l'indépendance est le premier besoin, et qui ne négligeront rien pour la reconquérir.

--Ton maître est donc bien puissant? m'écriai-je.

--Son bras s'étend sur toute l'Algérie; il gouverne à la fois les provinces auxquelles tant de beys commandaient jadis. Le descendant d'Ismaël est inspiré de Dieu, et la lumière céleste illumine son âme. Comment veux-tu que les Arabes résistent à l'entraînement qu'il leur inspire? Le serviteur du Prophète réunit donc sous sa bannière tous les Arabes indépendants. Ce que tu aperçois d'hommes et de chevaux ne constitue que la moitié des ressources de mon maître; il y ajouterait au besoin les vaillants soldats de Ben-Thamy, les deux mille cinq cents combattants de Bou-Hamidy, et la foule innombrable des volontaires dont tu ne vois ici qu'un faible détachement.»

Nous arrivions, en cet instant, au milieu de la plaine; Abd-el-Kader et sa suite se placèrent sous l'ombrage de quelques arbres qui étendaient leurs rameaux protecteurs à quelques pieds du sol, et, tandis que l'armée se disposait à évoluer en notre présence, l'émir me fit dire qu'il avait à causer avec moi.

Je m'approchai, non sans crainte, du tertre sur lequel se trouvait l'émir; mais ma timidité ne tint pas devant son sourire, et ce fut avec toute l'aisance dont j'étais susceptible que je vins prendre place à ses côtés.

Après les saints d'usage, que les Arabes prolongent indéfiniment, et tandis que l'armée défilait à quelques pas de nous, j'expliquai à Abd-el-Kader mes vues et mon traité de commerce. Quelques avantages que je lui fis entrevoir le séduisirent, et il m'accorda sur-le-champ son appui.

La revue se termina enfin; je pris congé de mon protecteur, et je rentrai en ville avec le seul de mes compagnons de route qui fût resté à mon service, le fidèle Ben-Oulil.

Depuis ce jour, j'eus souvent l'occasion de voir Abd-el-Kader, qui ne cessa de me témoigner le vif intérêt qu'il portait à la réussite de mes desseins. J'obtins même de lui un sauf-conduit revêtu de son sceau; et, après un assez long séjour à Milianah, je fis mes préparatifs pour un long voyage à travers des populations inconnues.

J'avais le droit d'exploiter, sans exception, tous les points du territoire arabe; et là où j'opérais, il n'était permis à personne de me faire concurrence. L'émir en avait fait publier l'ordre dans tous les marchés. Médéah fut le lieu où j'établis le centre de mes opérations; cette ville me convenait d'autant mieux, qu'elle était plus rapprochée des possessions françaises, et que ses laines et celles de la province sont d'une qualité supérieure à toutes les autres.

Le traité que j'avais conclu fut exécuté malgré les obstacles que m'opposèrent le bey et les notables de la ville. On me soumit au contrôle du chef; mais, chaque fois que j'étais menacé d'un acte arbitraire, j'écrivais à l'émir, qui me rendait toujours justice. J'allai dans l'intérieur des terres, afin d'obtenir des laines à des prix modiques. Je passai deux mois au milieu des tribus arabes, assistant à tous les marchés, sans avoir eu à supporter la moindre injure. C'était, au contraire, à qui me livrerait ses produits, et ils se battaient quelquefois pour m'offrir l'hospitalité. L'empressement avec lequel j'étais accueilli partout paraîtra d'autant plus extraordinaire, que je n'avais pour toute escorte que mon juif Ben-Oulil (un juif est la plus triste des recommandations en Afrique). Jamais le moindre incident fâcheux ne troubla mon repos, et pourtant je parlais sans cesse aux Arabes de ma patrie, de la valeur de nos soldats, de la supériorité de nos armes. Loin d'exciter leur colère, j'étais écoulé avec intérêt; je leur faisais désirer d'être gouvernés par cette nation qu'ils nomment, dans leur métaphorique langage, la sultane des nations.

C'est avec la même sécurité que je visitai successivement des lieux qui touchent au désert: le Ziben, Ghronat et Boural. Je parcourus les aghalicks des Beni-Bonyacoub, Tittery, Douaier, Habedy, où les populations me parurent pencher du côté de la France; mais la crainte que leur inspire l'émir est plus forte que leur désir. Plus tard (en 1840) ils furent, comme tous les Arabes, appelés à la guerre sainte. Force leur fut de marcher; mais ils combattirent avec tant de mollesse, qu'Abd-el-Kader les frappa d'une contribution de cent mille houdjous.

Dès que j'eus écoulé mes laines, je me rendis à Tekedempt. Là, je trouvai les ouvriers français qui étaient venus fonder une manufacture d'armes. Je me liai d'amitié avec l'un de mes jeunes compatriotes, et nous nous mîmes à visiter la place, qui allait devenir bientôt la capitale de l'empire arabe.

Tekedempt est d'une importance incontestablement supérieure à toutes les villes de l'intérieur de l'Afrique. Située non loin du désert, au milieu de montagnes élevées, elle semble inexpugnable à l'émir. Un fort assez mal bâti, peu considérable (il a cent mètres de tour environ) auquel on travaille depuis quatre ans, élève à peine à quelques pieds du sol ses murs inachevés. L'intérieur du fort a été divisé en magasins et en casernes; quatre canons de 1 sont placés sur une esplanade à l'entrée du fort; en dehors est un grand hangar où l'on met l'orge. Comme celui de Tazza, le fort de Tekedempt possède des cachots où les prisonniers ne sont pas trop maltraités.

L'Hôtel des monnaies d'Abd-el-Kader est aussi à Tekedempt. On y frappe de petites pièces en cuivre d'une valeur conventionnelle de trois liards, et qui ont tout au plus la valeur intrinsèque du tiers. L'émir n'a jamais frappé de monnaies d'or ni d'argent, mais il a mis en circulation quelques pièces blanchies auxquelles il a donné une valeur assez élevée. Les outils dont on se sert à la monnaie proviennent de France.

La ville Tekedempt est non seulement le dépôt particulier de Mascara, mais encore le dépôt général de l'Arabie indépendante. L'émir y entretenait constamment cinq cents chameaux et deux cents mulets affectés aux transports de la guerre. D'immenses approvisionnements y sont amoncelés; c'est là qu'aboutissent les caravanes chargées d'armes et de poudre qu'expédie le Maroc, et qu'on distribue à toutes les places de l'intérieur, suivant les besoins du moment.

A côté du fort principal est un fortin à demi ruiné; c'est là qu'ont été établis les ouvriers, envoyés par le gouvernement Français. A droite, au fond de la vallée et sur les bords d'un ruisseau, a été bâti un bel édifice qui devait leur servir d'atelier. Les travaux s'exécutent à l'aide d'une machine hydraulique. Durant mon voyage à Médéah, j'appris que la fabrication des fusils avait commencé et qu'on en livrait trois par jour à l'émir. On avait désigné, sur la demande des ouvriers, une cinquantaine d'Arabes, pour faire l'apprentissage du métier; car, à l'expiration de leur engagement nos compatriotes devaient rentrer dans leurs foyers. Abd-el-Kader les payait fort mal. Le chef de ces ouvriers, M. Guillemin, avait été assassiné; un second était mort de la fièvre; les autres ont revu la France.

Tekedempt possède une garnison de deux cents réguliers, une compagnie, de canonniers et quatre pièces de petit calibre, réparées par nos ouvriers. A trois cents pas du fort s'élèvent une multitude de cabanes en chaume et en maçonnerie. L'émir engagea les habitants à bâtir des maisons; ceux-ci ne tenant pas compte de l'invitation, il s'avisa de mettre le feu à leurs huttes, et renouvela trois fois la plaisanterie. Les arabes obéirent alors et se mirent à jouer de la truelle. Une mosquée brille au milieu de la ville. Tous les dimanches il s'y tient un grand marché; les tribus y apportent leurs récoltes; on y vend des raisins de Médéah et de Milianah à un prix excessif. De hautes montagnes enserrent Tekedempt; la Mina l'arrose de ses eaux bienfaisantes. La rivière est três-dangereuse pendant l'hiver, qui est ordinairement rigoureux dans cette contrée. L'été s'y distingue, au contraire, par des chaleurs excessives, d'où naissant des fièvres mortelles.

Les lions y sont nombreux et portent leurs ravages jusqu'aux portes de la ville. Dès que le soleil se couche, on entend rugir ces animaux qui mettent la population en émoi et enlèvent des ânes sous le fort même. Les hyènes et les panthères rôdent aussi en grand nombre aux alentours. Du reste, les jardins de Tekedempt sont charmants, et le sol de la province est fertile.

Le gouverneur, Hadji-Adb-el-Kader-Bou-Krelekra est un homme dans la force de l'âge, petit et vigoureux; ses traits sont loin d'annoncer le talent qu'il possède. Il est beau-père de Mouloud-Ben-Aratch. Son influence sur les indigènes est très-étendue; tous prennent les armes à son appel, et il n'a qu'à se montrer pour qu'on lui paie l'impôt. Abd-el-Kader lui a fait don de la maison qu'il habite. Il assiste aux conseils d'État, et jouit d'un grand crédit auprès de l'émir. Quoique sous les ordres du kalifat de Milianah, il commande en souverain dans son district, Krelekra ne va jamais à la guerre et ne quitte point son gouvernement: il est moins fanatique que les autres chefs et bon diable au fond, quoique un peu brusque.

On remarque, tout près de la ville, une montagne colossale et taillée à pic d'un côté, tandis que l'autre a la forme d'une scie; c'est l'Ouenseris: elle a donné son nom à la tribu qui l'habile. Vers le milieu de la pente, est une grande caverne d'où l'on extrait 80 pour cent de plomb et 2 pour 100 d'argent. Les Ouenseris ont le monopole de l'exploitation; ils retirent le métal en allumant de grands feux dans la caverne et en le faisant fondre; ils fabriquent beaucoup de balles avec ce plomb.

(La suite à un prochain numéro.)



Chronique musicale.

La Société des Concerts, qui a repris ses belles séances au Conservatoire, a débuté cette année par une œuvre, sinon nouvelle, du moins inconnue à Paris. C'est une symphonie de M. Mendelshon-Bartholdy, laquelle passe, en Allemagne, pour une des productions les plus remarquables de ce maître. Elle atteste, en effet, un grand savoir, un sentiment très-délicat de l'harmonie, une habileté de contre-pointiste, que peu de musiciens vivants pourraient égaler, que nul ne pourrait surpasser peut-être. Les détails ingénieux y abondent, et les fines nuances, et les piquantes dispositions d'orchestre; seulement il nous semble que la pensée première n'est pas toujours au niveau de tout ce savoir-faire, et qu'à cette œuvre si habilement travaillée l'inspiration manque quelquefois. Sans cela. M. Mendelshon devrait être placé sur le même rang que Haydn, Mozart et Beethoven, ces rois de la symphonie. M. Mendelshon occupe du moins le premier degré au-dessous d'eux, et c'est encore une place assez élevée pour satisfaire les plus ardentes ambitions.

Deux autres morceaux inconnus ont été essayés dans les deux premiers concerts. Ce sont deux chœurs de Beethoven. L'un, intitulé sur le programme le Calme de la Mer, ne répond guère à ce titre, sauf quelques détails. C'est une composition bruyante, violente, tourmentée. L'effet vocal est dur et peu harmonieux. On est tout surpris de n'y rencontrer aucune de ces grandes pensées, aucun de ces élans de passion qui sont comme le cachet du génie de Beethoven.

L'autre est, sous tous les rapports, digne de ce grand homme. C'est un chœur composé pour un drame allemand intitulé les Ruines d'Athènes. Souvent, de l'autre côté du Rhin, on intercale dans une œuvre poétique, ou même dans une pièce en prose, quelques morceaux de musique vocale ou instrumentale; on sait que les Allemands ne trouvent la musique de trop nulle part. Cela même s'est fait quelquefois en France, et notamment à l'ancien Odéon, où l'on représenta, il y a quinze ans, un ouvrage intitulé la Prise de Missolonghi, pour lequel Hérold avait composé une ouverture et des chœurs d'une beauté remarquable. Le morceau intercalé dans les Ruines d'Athènes est une marche instrumentale au milieu de laquelle le chœur intervient de la manière la plus originale et la plus imprévue. On dirait une population enivrée d'enthousiasme, qui mêle tout à coup ses acclamations à un chant de triomphe. Rien de plus neuf et de plus saisissant que la pensée première de cette composition, laquelle est exécutée d'ailleurs avec cette vigueur de main, cette largeur de développements, cette riche sobriété de détails, cette habileté souveraine, cet éclat et cette puissance qui ont élevé si haut la gloire de Beethoven.

Les autres morceaux exécutés dans ces trois premiers concerts, qu'ils soient de Beethoven, de Mozart, de Haydn ou de Weber, sont connus depuis longtemps, et nous sommes dispensés d'en parler. Mais nous devons remarquer une innovation fort inattendue qui a signalé la dernière séance. On y a exécuté le début de l'introduction du Moïse français.

Il semblait jusqu'ici que la Société des Concerts ne jugeât point Rossini digne de son attention. On avait bien vu, une fois ou deux, le nom de cet homme illustre inscrit sur son programme, mais c'était sans tirer à conséquence, et on eût dit une concession faite au talent de quelque cantatrice en renom. Il y a deux ans, par exemple, il avait été permis à madame Viardot de faire entendre le rondeau final de Cenerentola Cette faveur était accordée non au mérite de l'auteur, mais à la brillante exécution de son interprète. Aujourd'hui, c'est tout autre chose; c'est bien à Rossini lui-même que la salle de la rue Bergère vient d'ouvrir ses portes. Quoiqu'il soit vivant, et qu'il porte un nom italien, Rossini vient d'être admis enfin au rang des grands maîtres de l'art, et nous félicitons sincèrement la Société des Concerts de cet acte de justice.

Elle n'a pas eu lieu de s'en repentir: l'introduction de Moïse a produit un effet immense. Les vastes proportions de ce morceau, l'élévation des idées, la magnificence du style, l'éclat de l'instrumentation, ont fait sur l'auditoire une impression profonde. Ce succès encouragera sans doute la Société des Concerts à ne plus négliger désormais cette mine si opulente, qui est tout entière à sa disposition.

Trois exécutants se sont fait entendre dans ces trois séances. Dans la première, M. Belke, premier trombone de la musique de sa majesté prussienne. C'est un artiste d'un talent remarquable, qui engage fièrement la lutte avec son instrument rebelle, et qui réussit presque toujours à le dompter. Mais à quoi bon ces batailles sans but et ces stériles exploits? Le trombone ne paraît-il pas un peu prétentieux quand il lutte avec le galoubet, et ne ressemble-t-il pas au géant Polyphème faisant l'aimable auprès de Galathée, que ses tendres attentions mettent en fuite?

M. Dorus a prouvé pour la centième fois, ce qui est déjà connu de tout le monde, et n'est contesté par personne, savoir qu'il n'aurait point de rival sur la flûte, si M. Tulou n'existait pas.

Mademoiselle Louise Maliman a exécuté dans le troisième concert un concerto de Beethoven pour piano et orchestre. Elle a montré une netteté, une fermeté, un aplomb que l'on rencontre rarement chez les maîtres les plus expérimentés, et mademoiselle Maliman n'a pas dix-huit ans! Telle est déjà la perfection de son exécution, la rigoureuse précision de ses allures, la pureté de son goût, l'élégante simplicité de son style; tel est enfin son respect pour le texte qu'elle exécute et pour les intentions du maître qui l'a écrit, qu'on peut sans hésiter ranger son talent au nombre des plus sérieux, des plus solides de ce temps-ci.

Tel est aussi le caractère du talent de M. Charles Dancla, élève de Baillot, et également recommandable comme violoniste, ou violiniste, et comme compositeur. M. Dancla a donné dernièrement un concert où il a fait entendre plusieurs morceaux de sa composition, des études pour le violon d'une très-habile facture, une ballade vocale d'un style tort distingué, un trio pour piano, violon et violoncelle, et un fragment de quatuor. Tout cela atteste à la fois de l'imagination, du goût et beaucoup de savoir. Dans cette séance, M. Charles Dancla était assisté de mademoiselle Laure Dancla, sa sœur, et de MM. Arnaud et Léopold Dancla, ses deux frères. Charmant et touchant spectacle que celui de ces quatre jeunes artistes, enfants de la même mère, vivant ensemble, travaillant ensemble, et s'appuyant l'un sur l'autre le long de ce chemin raboteux et escarpé qui mène à la renommée!

Le second concert de M. Berlioz a eu lieu le 3 février dernier. La seconde partie était composée des quatre morceaux de la symphonie dramatique où l'auteur s'est efforcé de traiter à sa manière ce magnifique sujet de Roméo et Juliette, qui a déjà inspiré tant de poètes, de peintres et de musiciens. C'est une composition instrumentale où interviennent parfois des voix humaines, comme dans la dernière symphonie du Beethoven. Cette œuvre paraît généralement moins heureusement inspirée que la Symphonie fantastique et la symphonie d'Harold, sauf toutefois le Scherzo connu sous le nom de Scherzo de la reine Mab, lequel est l'ouvrage le plus singulier, le plus bizarre, le plus piquant, le plus fantastique et le plus curieux peut-être qu'ait jamais enfanté le cerveau d'un musicien. L'auteur y a pris pour thème la célèbre tirade de Mercurio, dans la cinquième scène du premier acte de Romeo and Juliet: La reine Mab est la sage-femme des fées; elle n'est pas plus grosse que l'agate qui orne le doigt d'un alderman; son char est une noisette creusée par un écureuil ou par un vieux ver;--ce sont là, de temps immémorial, les carrossiers des fées.--Les roues de ce char sont faites de longues pattes d'araignée;--la couverture, d'ailes de sauterelles;--les traits, des fils d'araignée les plus déliés;--son fouet et composé d'un os et d'une membrane de grillon; son cocher est un petit moucheron habillé de gris....--En cet équipage, elle vient galoper chaque nuit à travers le cerveau des amoureux, qui alors rêvent d'amour; elle se pose sur les genoux des courtisans, et ils rêvent de faveurs royales;--sur les doigts des avocats, et ils rêvent d'honoraires;--sur les lèvres des grandes dames, et elles rêvent de baisers, etc., etc.» Voilà ce que M. Berlioz a voulu traduire par des combinaisons d'intonations, de rhythme et de sonorités.--A-t-il réussi complètement? nous n'oserions l'affirmer. Devait-il raisonnablement se flatter de réussir, et la musique peut-elle revêtir d'une forme distincte et appréciable ces bizarres caprices de l'imagination, auxquels toute la précision du langage parlé ne suffit pas toujours à donner un sens? nous ne le pensons pas. Mais M. Berlioz n'en a pas moins produit une œuvre fort remarquable, pleine d'effets inattendus, de dispositions instrumentales toutes nouvelles; une œuvre, enfin, qui n'est, sous aucun rapport, celle d'un musicien ordinaire.

L'ouverture du Carnaval romain est un morceau tout neuf, ou du moins que son auteur faisait entendre pour la première fois. Ici nous n'avons rien, ou presque rien à critiquer, et nous avons beaucoup à applaudir. Mélodies simples et parfaitement distinguées, travail harmonique, combinaisons instrumentales, tout est d'un homme supérieur. Ce morceau est écrit d'un bout à l'autre avec une verve, un feu, une fougue singulière; il a électrisé l'auditoire, qui l'a redemandé tout d'une voix, et nous regrettons que les bornes de cet article ne nous permettent pas d'en donner une analyse détaillée.

Quant aux autres compositions nouvelles que M. Berlioz a fait, ce soir-là, connaître au public, n'en parlons pas... Et qu'importe à un général d'être battu dans une escarmouche, pourvu qu'il reste vainqueur en bataille rangée?

On nous annonce, du fond de la Russie, des succès bien brillants aussi et des victoires bien éclatantes. C'est madame Viardot qui est le triomphateur; l'armée moscovite suit son char avec enthousiasme, et vient de lui décerner, par souscription, une couronne d'or rehaussée de pierres précieuses. Voilà ce qu'on peut appeler, sans métaphore et sans hyperbole, d'impérissables lauriers.



Théâtres.

THÉÂTRE DE LA. PORTE-SAINT-MARTIN: Les Mystères de Paris, roman en cinq actes et onze tableaux, par MM. Eugène Sue et Dinaux, décors de MM. Devoir, Philastre et Cambon.

Enfin le voici, ce fameux drame si impatiemment attendu!--Le verrons-nous ou ne le verrons-nous pas? disait-on depuis deux mois; et puis, c'était la censure qui le taillait, le mutilait, lui portait des coups mortels. Comment fera-t-il pour marcher après de telles entailles? Pourra-t-il vivre encore? Ne sera-t-il pas réduit à l'état d'un moribond qui n'a plus que le souffle? Et cent questions de cette espèce qui témoignaient de la curiosité publique et de l'importance que les gourmets et amateurs de sensations fortes et de denrées épicées, mettaient à voir le roman de M. Eugène Sue assaisonné en drame et servi sur le théâtre. Enfin, la censure a lâché sa proie; mardi dernier, l'affiche portait bien positivement ces mots écrits en lettres majuscules: «Aujourd'hui, première représentation des Mystères de Paris».

Non, jamais événement ne causa une plus vive émotion; dès l'après-midi, le boulevard Saint-Martin était encombré d'une foule immense; une queue formidable et bruyante s'agitait aux portes du théâtre en replis tortueux; toutes les avenues étaient obstruées, et les passants, étonnés de cette affluence, s'arrêtaient sur les dalles du boulevard en formant un vaste amphithéâtre de curieux ébahis; au bureau de location, on se disputait les stalles et les loges; supposez la salle vaste comme la place du Carrousel, tout au plus aurait-elle suffi à contenir et à satisfaire les tumultueux amateurs qui se succédaient par douzaines, demandant une stalle ou une loge. On aurait coté les billets à cinquante francs, que les acheteurs n'auraient pas reculé. A voir cette multitude se ruant de tous côtés, on pouvait craindre que le théâtre ne s'écroulât sous ses violents efforts; il semblait que la représentation dût être pleine de trouble et de cris; il n'en a rien été; sauf le flux et le reflux inévitable dans une telle circonstance, je veux dire la bourrasque des applaudissements luttant contre tes sifflets, cette soirée, ou plutôt cette nuit (le drame a fini à une heure du matin), s'est accomplie très-honorablement, sans hurlements et sans blessures; à vrai dire, le public était, en général, ganté et verni, et les plus jolies femmes, les plus brillantes toilettes donnaient au théâtre Saint-Martin un éclat d'élégance et de coquetterie auquel il n'est pas tous les jours accoutumé.

Mais silence! ouvrons les yeux, prêtons l'oreille, la toile se lève.--Nous voici dans la rue aux Fèves, rue sombre et tortueuse, lugubrement éclairée par des réverbères au reflet sinistre et blafard; à droite, le fameux cabaret du Lapin-Blanc, lieu d'asile fréquenté par tous les bandits de la cité; cette décoration est d'un effet original et saisissant; on la doit au pinceau de Devoir; ce n'est pas le seul éloge que nous aurons à faire de cet habile artiste.

Dans cette terrible rue aux Fèves, nous retrouvons déjà tous les principaux personnages du roman; le prince Rodolphe protégeant Fleur-de-Marie, la pâle Fleur-de-Marie aux mains féroces de la Chouette et du Maître-d'École; le Maître-d'École, Jacques Ferrand. Rigolette et le Chourineur.--Jacques Ferrand médite ses assassinats et ses ténébreux complots; ce n'est plus à Cécily qu'il en veut, mais à Fleur-de-Marie; il la couve des yeux, il la convoite, il faut à tout prix qu'il assouvisse cet amour forcené; oui, l'or et Fleur-de-Marie, voilà tes deux passions de Jacques Ferrand. Le Maître-d'École est l'instrument de Jacques Ferrand dans ces infâmes entreprises; il est également prêt pour le rapt, pour le vol et pour le meurtre; il vient de frapper le malheureux client de Jacques Ferrand, et voici qu'il se retourne contre Fleur-de-Marie et l'accable de menaces et de violences; mais le prince Rodolphe et le Chourineur veillent sur l'infortunée; la Goualetise se réfugie sous la protection du prince, tandis que le Chourineur, armé de ses deux poings et de son bras de fer, tient le Maître-d'École en respect; pour cette fois, Fleur-de-Marie échappe aux griffes de la bête féroce.

En sortant de la rue aux Fèves, nous entrons dans la maison Pipelet. Je vous présente la tendre madame Pipelet et son gros chéri M. Pipelet, portier et savetier tout à la fois, l'infortuné Pipelet, victime de l'infâme Cabrion. Cabrion est son cauchemar; il le poursuit, il lui tire le nez, il lui enlève sa perruque, il joue avec lui des scènes de Méphistophélès et le magnétise. Plaignez Pipelet!--Mais ce n'est pas tout que de rire; Cabrion, Rigolette et Pipelet ne sont pas toujours là. L'orchestre joue un air farouche et lamentable: c'est Jacques Ferrand, c'est le Maître-d'École qui reviennent; le Maître-d'École menaçant toujours Fleur-de-Marie, et Jacques Ferrand prenant la pauvre fille à son service, véritable vautour planant sur sa proie et n'attendant que le moment de tomber sur elle et de la dévorer. Plus loin je reconnais l'honnête Germain et le malheureux Morel, l'ouvrier lapidaire; Germain, l'ami de Rigolette; Morel, pâle, triste, succombant sous le faix du travail et de la misère. Qui sauvera Morel? qui donnera du pain à la vieille mère, privée de la raison, à ses enfants amaigris, à sa femme minée par la maladie? Hélas! pour surcroît d'infortune, un bandit vient de voter au lapidaire un diamant de trois mille francs qu'un joaillier lui avait remis pour le tailler. C'en est fait de Morel; s'il ne meurt pas du faim, il mourra de désespoir. A qui s'adressera le pauvre diable? A Jacques Ferrand, qui passe pour un si honnête homme.

Ici Jacques Ferrand joue une de ces horribles scènes d'hypocrisie auxquelles il est habitué: il prête cinq cents francs à Morel. Le brave homme! s'écrie-t-on. Oui, mais, attendez: Morel a signé une obligation à trois mois déchéance; dans trois mois il ne paiera pas, et Jacques te philanthrope le fera mettre en prison. N'a-t-il pas besoin de se défaire de ce pauvre Morel, qui a, sans le savoir, entre les mains, la preuve, d'un assassinat autrefois commis par Penaud.

En public, Jacques Ferrand joue admirablement l'homme de bien, mais, seul, il jette le masque. Voyez-le comptant son or d'un œil cupide et sanglant; entendez-le raillant ses victimes et supputent les épouvantables bénéfices que lui rapportent ses crimes: puis, quand il a enfoui sa cassette, Jacques reprend son air bénin, sa voix de sainte nitouche, et fait venir Fleur-de-Marie. Mais comme sa voix tremble! comme la passion perce sous ce masque d'hypocrisie! Fleur-de-Marie commence à éprouver de funestes pressentiments! Il ne faut rien moins qu'une seconde intervention du Chourineur et de Rodolphe pour la sauver encore de la concupiscence de Jacques et de la férocité du Maître-d'École.

Pénétrez maintenant dans cette épouvantable mansarde. Une femme livide, des enfants malades, une folle, un malheureux désespéré; c'est l'intérieur de la famille Morel. Germain, le bon Germain, apporte mille francs à cette misère pour l'arracher aux poursuites des huissiers. Le protêt, en effet, vient disputer à cette famille affamée ce grabat qui lui reste et ce dernier morceau du pain. Le protêt, c'est Jacques Ferrand qui l'envoie; et quand Germain offre ses mille francs, «Monsieur, je vous arrête, dit Jacques Ferrand; vous avez volé cela dans ma caisse!» Germain proteste de son innocence, Rigolette défend Germain, Morel se désespère; mais qu'importe! on traîne Morel et Germain en prison, et Jacques Ferrand, profilant de ce désordre, fait disparaître cette preuve d'un de ses forfaits qu'il poursuivait dans Morel.

Ainsi le drame s'engage dans tous les noirs mystères, dans toutes les douleurs, dans tous les crimes du roman.

Fleur-de-Marie, sauvée par Rodolphe, s'est retirée à la campagne dans un pays charmant; là elle est heureuse, là elle recouvre la santé et la paix de l'âme. Les beaux sites, ces vertes pelouses la ravissent; tout le monde l'aime, tout le monde la bénit, tout le momie la respecte. C'est un ange, dit-on, mais le Maître-d'École et Jacques Ferrand ne sont-ils pas toujours sur ses traces? Le Maître-d'École la retrouve, l'épie et n'attend que l'heure de la ressaisir; c'est peu! La pauvre Fleur-de-Marie est reconnue par une fermière dont le mari a été assassiné dans la rue aux Fèves; elle a vu Fleur-de-Marie parmi les bandits et la croit leur complice. «La voilà! s'écrie t-elle, c'est la Goualeuse!» Et Fleur-de-Marie est chassée honteusement par ces honnêtes villageois qui tout à l'heure l'adoraient et la bénissaient.

Elle s'enfuit; le Maître-d'École, qui la guette, la happe au passage. L'infortunée retombe entre ses horribles mains; et d'ailleurs Jacques Ferrand n'est pas loin. O Rodolphe! ô mon brave Chourineur! que faites-vous? Venez, il est temps; venez au secours de Fleur-de-Marie!

Rodolphe ne vient pas, et le Chourineur est en prison. Le brave homme s'est fait mettre à la Force pour un crime imaginaire, afin de veiller sur le malheureux Germain. Ceci nous procure l'occasion d'assister à un intérieur de prison: les visages féroces et repoussants, la violence, le crime, les haillons, les sombres et sanguinaires complots, rien n'y manque. Le Chourineur arrive à temps, en effet, pour sauver Germain de la fureur de ces horribles bandits qui veulent le tuer, attendu son honnêteté et son innocence; c'est un espion, pensent-ils. Sans le Chourineur, c'en serait fait de Germain; mais notre brave terrasse les plus vigoureux et fait peur aux plus hardis. Après quoi, on nous donne le spectacle d'une évasion de prisonniers; le Maître-d'École, qui s'est laissé prendre, est du nombre.


Fleur-de-Marie;                              Rodolphe:                                      Rigolette:            
mademoiselle Grave.                   M. Clarence                               mademoiselle Amant.


1er Tableau.                         M. Eugène Sue.                         2e Tableau.
            La Rue aux Fèves.                                                        La Maison de la rue du Temple.


3e Tableau.--Le Pont d'Austère.


Le Maître-d'École: M Rancourt.

Dès qu'il est libre, il rejoint avec ses complices Jacques Ferrand au pont d'Asnières. Cette décoration du pont d'Asnières est d'une rare beauté, d'un pittoresque merveilleux; elle est encore de M. Devoir. Là le Maître-d'École retrouve Fleur-de-Marie, et cette fois il a résolu de s'en défaire; mais le Chourineur vient à passer, descend sous l'arche du pont, et vient au secours de Fleur-de-Marie. Le Maître-d'École recule devant ce terrible Chourineur, qui, saisissant Fleur-de-Marie, la jette sur sa barque et rame à tours de bras. La barque chavire: Au secours! Fleur-de-Marie va se noyer. Non pas; le Chourineur la saisit et l'élève d'une main vigoureuse au-dessus des eaux, tandis que de l'autre il se cramponne de toutes ses forces à un anneau de fer attaché à une des arches du pont. On crie, on accourt; un batelier arrive avec sa nacelle; le Chourineur y jette Fleur-de-Marie évanouie. Quant à lui, il se précipite au milieu des flots et s'échappe à la nage. Ce tableau a produit un grand effet.

N'avez-vous pas reconnu ce batelier? C'est Jacques Ferrand, Jacques qui prend tous les costumes et tous les visages. Ainsi Fleur-de-Marie est en son pouvoir. Jacques emporte sa victime à l'île des Ravageurs. Il y trouve le Maître-d'École et sa bande; alors il se fait un horrible pacte entre eux: Ferrand livrera à ces bandits Rodolphe, qui va quitter la France avec trois millions; il ne s'agit que de s'embusquer sur la route où le prince doit passer, et puis on l'assassinera. «C'est bien! dit le Maître-d'École.--J'y mets une condition, réplique Jacques Ferrand: tu m'abandonneras Fleur-de-Marie.--Marché conclu.» Il reste seul en effet avec la pauvre fille; et maintenant sa passion ne se contient plus; l'infâme supplie et menace; Fleur-de-Marie résiste: «Eh bien! tu mourras!» Et il se prépare à la frapper: garde à toi, Ferrand! voici le Chourineur; une lutte affreuse commence entre ces deux hommes; enfin le Chourineur, frappé d'une balle au bras, succombe à la douleur de sa blessure; Ferrand le terrasse, le charge de liens, et met le feu à la chaumière pour étouffer le Chourineur dans les flammes; après ce monstrueux exploit, il s'échappe.

                        

Jacques Ferrand: M. Frédéric-Lemaître.                        Le Chourineur et Tortillard;        
                                                                                    Jemans, Mademoiselle Lerry.


11e et dernier Tableau.--La Patte-d'Oie.

Le Chourineur sera-t-il rôti? Non pas: nous le retrouvons à la Patte-d'Oie, debout et ferme sur ses jarrets, attendant le passage de Rodolphe, qu'il veut sauver du poignard du Maître-d'École, et Ferrand, qu'il surveille pour le livrer à la justice; les gendarmes sont avertis et sur leurs gardes.

Tandis que tous ces événements s'accomplissaient, le prince Rodolphe retrouvait dans Fleur-de-Marie la fille qu'il avait perdue et qu'il croyait morte; maintenant le bonheur commence pour Fleur-de-Marie; elle a un père, un bon et généreux père! Et sa mère, l'ambitieuse Sarah Mac-Grégor? Sa mère vient d'expirer en demandant pardon au prince et à Fleur-de-Marie, que cette marâtre avait abandonnée; le poignard du Maître-d'École a mis fin à la vie et aux remords de Sarah.

Mais revenons à la Patte-d'Oie, c'est là que le drame se dénoue. Nous avons encore à louer ici un admirable décor de M. Philastre et Cambon, dignes associés de M. Devoir; une forêt, des allées à perte de vue, de longues haies d'arbres se perdant à l'horizon, un ciel chargé d'azur et de nuages légers; l'effet est superbe et au-dessus de toute idée.

Jacques Ferrand et le Maître-d'École arrivent avec leurs complices; alors se passe une terrible scène; le Maître-d'École demande à Ferrand la moitié du trésor qu'il a enfoui dans la forêt; Ferrand refuse; furieux, le Maître-d'École l'entraîne dans une sombre cabane: on entend un cri; Ferrand sort à tâtons, et les yeux sanglants; le Maître-d'École l'a privé de la vue: il a appliqué à Ferrand le châtiment de l'aveuglement qu'il subit lui-même dans le roman de M. Sue. Dans cette atroce situation, le malheureux Ferrand gémit, se désespère, s'agenouille, demande pardon à Dieu; cependant, le Chourineur et les gendarmes le saisissent, lui, le Maître-d'École et les autres assassins, tandis que Fleur-de-Marie et Rodolphe passent dans une élégante calèche, escortés de Rigolette, de Germain, de Morel, et de tous les heureux qu'ils ont faits et qui les bénissent.

Tel est à peu près ce drame; nous disons à peu près, car il est impossible d'entrer dans tous les détails de cette monstrueuse pièce, dont la représentation a duré six heures. Maintenant qu'en dire? Que les auteurs ont besoin d'ôter le superflu des premiers actes, et que cette sage opération faite, les Mystères de Paris obtiendront, à la Porte-Saint-Martin, une longue vogue de curiosité due à la popularité du livre, à la singularité du drame, aux terreurs qu'il excite, à la magnificence des décors, qui sont d'une grande hardiesse, d'une grande nouveauté, et enfin, au talent de Frédéric Lemaître. N'oublions pas mademoiselle Grave, Rancourt, Clarence et Eugène Grailly.



Académie des Sciences.

COMPTE RENDU DES SECOND ET TROISIÈME TRIMESTRES DE 1843.

(Voir t. I, p. 247, 254, 258; t. II, p. 182, 198 et 346.)

III.--Sciences mathématiques pures.

La nature de notre journal ne nous permet pas de suivre dans tous leurs détails les communications qui su rattachent à ce titre; mais nous devons donner un résumé, ou au moins une indication de celles qui offrent le plus d'intérêt.

Sujets divers.--Mentionnons d'abord un mémoire dû à un jeune professeur, M. Amyot, sur les surfaces du second ordre. Le lecteur se formera une idée des surfaces de ce genre, lorsque nous lui dirons que la sphère, que l'ellipsoïde terrestre, que les réflecteurs paraboliques des réverbères et des lampes d'applique, et que même la surface gauche de l'aile d'un moulin à vent n'en sont que des cas particuliers. M Amyot est arrivé, par l'application de l'algèbre à la géométrie, à des résultats qu'une commission dont M. Cauchy était le rapporteur a trouvés très-dignes d'intérêt. L'Académie, suivant les conclusions du rapport, a adressé des remerciements à M. Amyot, et a approuvé son travail.

M. Cauchy a communiqué à l'Académie un grand nombre de résultats de ses fécondes méditations. La mécanique moléculaire, le développement des fonctions en séries, la métaphysique du calcul infinitésimal, et les parties les plus élevées de l'analyse mathématique ont successivement fourni à l'illustre géomètre le sujet de mémoires étendus. Mais ses recherches sur la synthèse algébrique, pour être plus élémentaires et à la portée d'un plus grand nombre de lecteurs, ne nous paraissent pas eu avoir moins de prix.

Mentionnons encore les mémoires de M. Serret sur les fonctions elliptiques, de M. Binet sur le calcul intégral, de M. Libri sur les équations numériques, de M. Lamé sur les surfaces isothermes, et une note de M. Delaunay sur un problème de maximum.

Mais, parmi ces travaux, ceux qui nous paraissent offrir le plus d'intérêt à raison de l'âge de leurs auteurs aussi bien qu'à cause de leur importance, sont dus à deux jeunes géomètres qui donnent déjà mieux que des espérances. M. Liouville s'est chargé de faire les rapports sur ces travaux, et il s'en est acquitté avec la bienveillance et l'attention les plus propres à encourager ceux qui entrent dans la carrière. Citons textuellement quelques passages de ces rapports.

«L'Académie nous a chargés, M. Lame et moi, de lui rendre compte du mémoire relatif à une des parties les plus abstraites de l'analyse, la division des fonctions abéliennes ou ultra-elliptiques, dont l'auteur, M. Hermite, figure depuis quelques mois seulement parmi les élèves de l'École Polytechnique. C'est avec un vif plaisir que nous venons présenter aujourd'hui les résultats de l'examen auquel nous nous sommes livrés. Peu de mots en effet suffiront pour faire comprendre toute l'importance du travail de notre jeune compatriote ........................................................................
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«En résumé, vos commissaires pensent que le mémoire de M. Hermite est très-digne de l'approbation de l'Académie, et qu'il doit être imprimé dans le Recueil des Savants étrangers

M. Bertrand, ingénieur des mines, est l'un des auteurs dont nous parlons. Ses développements sur quelques points de la théorie des sut faces isothermes orthogonales ont motivé un rapport dont nous extrayons le passage suivant:

«M. Bertrand a débuté, bien jeune encore, par des recherches fort remarquables sur la théorie mathématique de l'électricité, en prouvant le premier, d'une manière à la fois générale et simple, 1° que l'absence de l'électricité statique dans l'intérieur des corps conducteurs est une conséquence nécessaire de la loi du carré des distances; 2° que l'épaisseur de la couche en équilibre doit être nulle aux points où deux corps conducteurs se touchent. Il a depuis publié divers travaux de mécanique et d'analyse pure. Au mérite d'avoir résolu avec sagacité les questions dont il s'est occupé, il a su joindre celui de bien choisir ces questions elles-mêmes. C'est la marque d'un excellent, esprit.

«Le mémoire qu'il a soumis en dernier lieu au jugement de l'Académie nous paraît digne d'être approuvé par elle, et d'être inséré dans le Recueil des Savants étrangers

Certains passages du rapport sur le mémoire de M. Hermite ont été, pour M. Libri, l'occasion de soulever une réclamation de priorité à la suite de laquelle a eu lieu entre lui et M. Liouville un débat des plus vifs, qui a occupé la majeure partie de plusieurs séances. Nous regrettons que les académiciens qui, en très-petit nombre, sont en état de porter le flambeau de la vérité dans une discussion de ce genre, ne l'aient pas fait d'une manière explicite. Il est vraiment déplorable que le pour et le contre puissent être soutenus presque avec la même vraisemblance, à en juger par les comptes rendus, aux yeux de la plupart des académiciens eux-mêmes tout aussi bien qu'à ceux du public.

Origine de notre arithmétique.--Il y a déjà plusieurs années que M. Chasles, habile géomètre non moins que savant bibliophile, avait expliqué un passage fort obscur du célèbre Boèce, de manière à rendre fort probable que les chiffres étaient employés avec une valeur de position, comme dans notre système ordinaire de numération, dès le quatrième siècle de l'ère chrétienne. Quoique cette opinion ne fût pas nouvelle, puisqu'elle se trouve exprimée dans l'histoire des mathématiques de Montuela, M. Chasles la présentait avec tant de développements, la discutait d'une manière si plausible qu'elle attira au plus haut degré l'attention de toutes les personnes qui portent quelque intérêt à l'histoire des sciences. Cependant elle fut loin d'être admise sans contradiction. Parmi les adversaires les plus persistants de M, Chasles, il faut ranger M. Libri, qui, dans son Histoire des sciences mathématiques en Italie, avait signalé à la reconnaissance des Européens Fibonacci, connu sous le nom de Léonard de Pise, comme le premier qui eût, en 1202, publié dans son traité de l'Abacus et fait connaître aux chrétiens d'Occident la numération arabe. Mais depuis l'époque où cette question historique si importante a été soulevée, pas une année, ne s'est écoulée sans que de nouvelles preuves, chaque fois plus convaincantes, n'aient été apportées en faveur de l'opinion de M. Chasles. La communication faite par ce savant à l'Académie, au commencement de 1843, avait prouvé que, dès la fin du dixième siècle, notre compatriote Gerbert vulgarisait le système de numération exposé d'une manière si obscure par Boèce. Il est revenu sur ce sujet dans le courant de l'année, et voici ce qui résulte de sa plus récente lecture à l'Académie:

1° Nos chiffres actuels dérivent des apices de Boèce, lesquels ont été en usage dans les traités du moyen âge; les Arabes et les Hindous, au contraire, ont des chiffres très-différents des nôtres.

2° La méthode de l'Abacus, telle qu'on la trouve dans le traité de Gerbert, était pratiquée sur des tables couvertes de poudre; aussi quelques auteurs modernes ont-ils appelé méthode l'art de compter sur la table couverte de poudre, en ignorant toutefois ce qu'était cette méthode, et la signification des textes obscurs qui la décrivent.

3° Cette même méthode à une parfaite analogie avec deux procédés de calcul qui ont été en usage vulgaire chez les anciens, et qui se pratiquaient, l'un, avec des jetons qu'on plaçait sur des lignes parallèles, où ils prenaient des valeurs de position en progression décuple; et, l'autre, avec l'instrument appelé saian-pan chez les Chinois, et abacus chez les Romains.

4° La tradition attribue à Pythagore le système de l'abacus. Boèce dit que les disciples de ce grand philosophe ont appelé en son honneur table de Pythagore le tableau sur lequel se pratiquait cette méthode de calcul. Cette dénomination, table de Pythagore, qui s'est conservée dans plusieurs auteurs du moyen âge, nous a été transmise avec un sens tout différent. C'est donc, probablement à tort que nous attribuons à Pythagore la petite table de multiplication que l'on trouve dans tous les traités d'arithmétique ordinaire; mais nous devons, avec plus de probabilité encore, lui rapporter l'honneur du système de numération que l'on attribue si mal à propos aux Arabes.

5° L'abacus n'a pas été une simple spéculation arithmétique; les mathématiciens s'en servaient réellement pour leurs calculs. Cette méthode était déjà devenue d'un usage vulgaire, dans certaines contrées, à la fin du dixième siècle ou au commencement du onzième.

6° Dans le cours du douzième siècle, le système de l'abacus a éprouvé plusieurs modifications. Le terme abacus a été remplacé par celui d'algorisme; plusieurs auteurs ont nommé les Indous, dans leurs ouvrages, comme les premiers inventeurs de cette arithmétique. Les traces de l'ancien système de l'abacus se sont effacées insensiblement dans les ouvrages des chrétiens, pendant que quelques notions empruntées à la littérature arabe s'y sont introduites; les anciennes expressions ont disparu, tandis que celles de cifra (chiffre) et de figuria Indorum se sont conservées. Ce sont ces expressions principalement qui ont paru offrir des preuves que l'arithmétique nous venait de l'Orient, et qu'elle nous avait été importée vers le treizième siècle. Quant aux anciens traités de l'abacus qui subsistaient, même en grand nombre, ils n'ont plus été compris, et l'on a refusé d'y rien voir d'analogue aux principes de notre arithmétique actuelle. Mais M. Chasles a trouvé que, dans tous les temps, jusqu'au seizième siècle, et qu'à cette époque notamment, il a existé des traces de l'abacus, et qu'on a toujours su que cette ancienne méthode était l'origine de l'arithmétique vulgaire.

Au commencement du treizième siècle, en 1202. Fibonacci lui-même met la méthode de Pythagore au nombre des méthodes arithmétiques qu'il a étudiées. Et le passage le plus récent, qui soit relatif à ce sujet, a été extrait par M. Chasles de la Bibliothèque historiale de Nicolas Vignier, 3 vol. in-fol. Paris, 1588 (2e vol., p. 612:)

«Gerbert et encore un autre sien compagnon ou disciple ès sciences géométriques et mathématiques, nommé Bernelinus, qui composa quatre livres: De abaco et numeris desquels se peut apprendre l'origine du chiffre dont nous usons aujourd'hui ès comptes d'arithmétique. Lesquels livres M. Savoye Pithou m'a assuré avoir en sa bibliothèque, et recognoitre en iceux un sçavoir et intelligence admirable de la science qu'ils traitent.»

A tous ces faits si précis, à tous ces arguments si convaincants, on n'a plus répondu même par des dénégations vagues; les adversaires de M. Chasles ont gardé un silence absolu. Nous devons donc regarder comme un fait désormais, acquis à l'histoire, l'origine purement occidentale de notre système actuel d'arithmétique. L'importance de ce fait, si contraire aux idées généralement reçues, motive suffisamment le développement que nous avons donné à l'examen des beaux travaux par lesquels il se trouve établi d'une manière irréfragable.

IV.--Sciences mathématiques appliquées.

Perspective pratique.--M. Jump avait présenté à l'Académie une échelle de perspective, sur laquelle M. Mathieu a fait un rapport dont voici les conclusions: «Nous pensons que l'échelle de perspective de M. Jump pourra servir à former avec une précision suffisante, pour les besoins ordinaires des arts, la perspective des objets, surtout quand on aura souvent occasion d'en faire usage, et que l'on sera disposé d'en étudier l'explication, qui n'a pas toute la simplicité désirable.»

Représentation graphique de diverses lois.--Toutes les personnes qui ont eu sous les yeux des plans topographiques exécutés avec soin, savent comment on y représente le relief du terrain. On imagine que les surfaces de niveau équidistantes, telles que le seraient celles de l'Océan si ses eaux venaient à s'élever successivement à diverses hauteurs au-dessus du sol, aient laissé leurs traces sur le relief; et on projette sur la carte les courbes de niveau ainsi tracées, en y affectant des cotes ou nombres, qui expriment à quelles hauteurs sont placées respectivement les unes par rapport aux autres ces coupes de niveau faites dans le relief du sol.

C'est en 1780 nue Ducarla, de Genève, imagina cette notation aussi simple qu'expressive. Il paraît qu'Halley, contemporain du grand Newton, avait imaginé de réunir sur la mappemonde, par des courbes continues, les points où la déclinaison de l'aiguille aimantée est la même. Au commencement de ce siècle, M. de Humboldt a vulgarisé l'emploi de cette notation, au moyen de ses isothermes, ou lignes d'égale température. On doit aussi à un savant navigateur. M. Duperrey, des cartes fort intéressantes des méridiens et des parallèles magnétiques. Mais ce qu'il y a de remarquable, c'est que cette notation peut être employée avec succès pour exprimer des lois mathématiques, et une foule de lois naturelles, aussi bien que des surfaces et les propriétés de certains points de l'écorce terrestre; on peut donc s'en servie pour remplacer des tables numériques, souvent plus longues à construire, et d'un usage moins commode. M. Pouchet, dans son Arithmétique linéaire, publiée en 1797, a eu le premier cette heureuse idée, qui a été employée aussi par M. d'Obenheim, dans sa planchette du canonnier; par M. Piobert, par M. Allix, etc.; seulement, aucun de ces auteurs n'avait pensé à combiner la notation des plans topographiques avec un certain système de graduation, au moyen duquel des courbes difficiles à construire peuvent souvent se réduire à de simples lignes droites. On n'avait pas non plus pensé à appliquer la notation de Ducarla aux lois de la météorologie, C'est ce qui a été fait dans un travail présenté à l'Académie par un ingénieur des ponts et chaussées, travail pour lequel M. Gauchy a fait un rapport, dont voici les conclusions favorables à l'auteur:

«L'Académie a approuvé le mémoire présenté, et a décidé qu'il serait inséré dans le Recueil des Savants Etrangers

L'appendice à la traduction que M. Martins a donnée de la Météorologie de Kaemtz, renferme un grand nombre de figures, et les principes de la partie de ce Mémoire qui est relative aux lois naturelles. Nous y renvoyons le lecteur3.

Note 3: (retour) Cours complet de Météorologie de M. F. Kaemtz, professeur de physique à l'Université de Malle; traduit et annoté par Ch. Martins, professeur agrégé d'histoire naturelle à la Faculté de médecine de Paris. (Paulin, libraire-éditeur, 57, rue de Seine. 1 fort vol. in-12 avec 40 planches gravées.

Latitude de Fomentera.--La détermination de la latitude d'un lieu, par les hauteurs des astres à leur passage au méridien, est une des opérations les plus simples qui puissent se présenter à l'astronome praticien. Cependant lorsque l'on examine dans tous leurs détails les observations qu'elle exige, on reconnaît qu'elle réclame les soins les plus minutieux, les corrections les plus délicates, les instruments les plus parfaits. M. Biot, dont le nom restera attaché, ainsi que celui de M. Arago, à la mesure la plus précise qu'on ait encore obtenue des dimensions de sphéroïde terrestre, a donné un mémoire étendu du plus vif intérêt pour tous les amateurs de la haute précision, sur la latitude de l'extrémité australe de l'arc méridien de France et d'Espagne. Il faut lire ce mémoire pour voir quelle sagacité doit déployer un observateur désireux d'éviter ou de reconnaître toutes les causes d'erreurs qui ne manquent pas de se présenter en assez grand nombre, lors même qu'il est muni des instruments les plus précis.

Comètes.--Ces astres singuliers ont été le sujet de travaux nombreux pendant le cours de l'année dernière. Nous avons déjà rendu compte de plusieurs d'entre eux à propos de la grande comète (v. 1, p. 64 et 259). Parlons de quelques autres qui ont aussi beaucoup d'intérêt.4

Note 4: (retour) Cours complet de Météorologie de M. F. Kaemtz, professeur de physique à l'Université de Malle; traduit et annoté par Ch. Martins, professeur agrégé d'histoire naturelle à la Faculté de médecine de Paris. (Paulin, libraire-éditeur, 57, rue de Seine. 1 fort vol. in-12 avec 40 planches gravées.

M. Matthiessen a fait, à l'aide d'un de ces instruments si sensibles que les propriétés des courants thermo-électriques permettent d'employer avec succès à la détermination des plus légères variations de température, des expériences fort curieuses, desquelles il résulte que la grande comète n'envoyait, à la surface terrestre, qu'une chaleur à peine appréciable à l'aide de ces instruments eux-mêmes. Car en braquant sa pile thermo-électrique, munie de son cône condensateur, sur la queue de la comète au-dessous d'Orion, l'aiguille du galvanomètre restait sur zéro, absolument comme lorsque l'instrument était braqué sur l'étoile polaire. Le noyau de l'astre donna une déviation angulaire de 2 degrés, sous les pléiades on obtint 10°, vers la base de la lumière zodiacale 12°.

L'expérience avait lieu dans une ondulation légèrement concave du terrain entre l'arc de l'Étoile et le bois de Boulogne, le 27 mars dernier, vers huit heures du soir. Pour donner une idée de la sensibilité de l'appareil, il suffit de dire que la température de la main de l'observateur, refroidie par le contact de l'herbe humide, envoya l'aiguille indicatrice frapper contre la pointe à 90 degrés, à la distance d'un mètre; qu'une petite maison blanche, à 800 mètres de distance, mais échauffer par les rayons du soleil avant son coucher, fixa l'aiguille à 26 degrés, et à huit heures et demie à 21 degrés; et qu'une chandelle qui brillait à la croisée de cette maison ayant été éteinte, l'aiguille descendit à 19 degrés.

M. Quételet a signalé l'étendue de la lumière zodiacale vers la même époque, et l'apparition d'un assez grand nombre de météores lumineux qui se sont montrés du 18 au 24 mars, à Bruxelles à Brimes, etc.

Dès les premiers jours de l'apparition de la grande comète du mois de mars, M. Edward Cooper, habile astronome anglais, avait signalé un passage d'un livre bien connu (l'Usage des globes de Bion) duquel semblait résulter que cette comète avait déjà été vue plusieurs fois et qu'elle se meut autour du soleil suivant une courbe fermée dans l'espace de 54 à 55 ans. Les recherches de MM. Laugier et Mauvais, loin d'infirmer cette idée, y ont donné un fort degré de probabilité. En attribuant une orbite elliptique à la comète, ces messieurs ont trouvé que la plus grande différence entre les positions observées et calculées était de 12 secondes en longitude, et de 18 en latitude. M. Valz, directeur de l'observatoire de Marseille, est parvenu de son côté à un résultat analogue. Ainsi la belle comète de 1843 est assez probablement identique avec celles de 1702, de 1668, de 1528, de 1191, de 1157, de 1106, de 1003, de 685, de 582, de 379, de 336, de 193, de 161, et de 371 avant notre ère.

Nous devons encore mentionner ici, à cause de sa singularité, le rapprochement fait par M. Laisné entre la hauteur barométrique relevée à l'observatoire de Paris et la position de la comète par rapport à la terre à la fin du mois de février. Cette hauteur a été constamment en décroissant du 26 à neuf heures du matin, où elle était de 747 mm. 2, jusqu'au 27 à neuf heures du soir, où elle est descendue à 727 mm. 2, puis en augmentant de nouveau jusqu'au 28 à neuf heures du soir, où elle atteignait 742 mm. 4. Or, c'est le 27 février, après dix heures du soir, que la comète a passé à son périhélie, et vers minuit, qu'elle a été en conjonction inférieure avec le soleil.

Ajoutons, du reste, que rien, jusqu'à ce jour, ne permet de croire qu'il y ait eu autre chose qu'une coïncidence fortuite entre ces deux phénomènes; et M. Laisné lui-même a eu soin d'éviter le sophisme: cum hoc, ergo propter hoc.

Une autre comète découverte par M. Mauvais, l'un des astronomes attachés à l'observatoire de Paris, dans la nuit du 2 au 5 mai, a beaucoup moins attiré l'attention, sinon des astronomes, au moins des gens du monde, à cause de son extrême petitesse. Ce qu'elle offre de remarquable, c'est la grandeur de sa distance périhélie, qui atteint 1.613; c'est-à-dire que la distance moyenne de la terre au soleil étant prise pour unité, la comète ne s'est approchée du soleil qu'à une distance égale à plus d'une fois et demi de la première. Les trois comètes de 1729, 1747 et 1876, dont les distances périhélies ont été trouvées respectivement de 4,070; de 2,294 et de 2,008, sont les seules qui, sous ce rapport, puissent être classées avant la comète de M. Mauvais.

Mécanique céleste.--On doit à M. Damoiseau un travail capital sur les perturbations de Junon et de Céres. M. Leverrier a aussi communiqué les résultats très-importants d'une détermination nouvelle de l'orbite de Mercure et de ses perturbations, des tables numériques pour servir à la construction des éphémérides de cette planète, et un mémoire sur la grande inégalité du mouvement moyen de Pallas. M. Delaunay a repris toute la théorie des marées, et a cherché à expliquer plusieurs circonstances fondamentales qui n'avaient pas encore été déduites rigoureusement du principe de la gravitation universelle.

Travaux relatifs à l'histoire de l'astronomie.--On attribue généralement à l'astronome allemand Apian (milieu du seizième siècle) la première observation de la queue des comètes en sens opposé au soleil. M. Edouard Biot, dans le cours de ses recherches sur les anciennes apparitions de la comète d'Halley, a trouvé dans un ouvrage chinois l'observation suivante relative à une comète observée le 22 mars et jours suivants de l'an 857; «En général, quand un balai (une comète) paraît le matin, alors il est dirigé vers l'occident; quand il paraît le soir, il est dirigé vers l'orient. C'est une règle constante.» Le curieux renseignement, qui prendra dorénavant sa place dans l'histoire de l'astronomie, n'effacera pas l'observation d'Apian, ainsi que M. Arago l'a fait remarquer; car l'astronome allemand a, de plus que le chinois, annoncé que l'axe de la queue prolongée passe par le soleil.

Il y a déjà sept ans qu'un habile orientaliste, M. Sédillot, avait cru reconnaître, dans un paysage d'Aboul-Wefa, astronome arabe de Bagdad qui écrivait vers la fin du Xe siècle, la découverte d'une inégalité lunaire comme sous le nom de variation, découverte qui était généralement attribuée à Tycho-Brahé. Le résultat annoncé par M. Sédillot était généralement admis, car on n'y avait opposé que des dénégations vagues, sans preuves décisives. Mais aujourd'hui, un autre orientaliste distingué, M. Munk, tout en rendant hommage à l'authenticité du chapitre communiqué par M. Sédillot, comme à la fidélité de sa traduction française, vient annoncer que l'on s'est fait illusion en attribuant aux Arabes l'importante découverte de l'astronome danois, et que l'inégalité signalée pur Aboul-Wefa n'est pas la variation, mais bien la prosneuse qui est décrite dans Ptolémée.--L'Académie avait d'abord nommé une commission pour décider entre ces deux assertions opposées; mais on a bientôt reconnu que la question litigieuse n'était pas de la nature de celles qui doivent être tranchées par l'Académie, et on a laissé aux recherches individuelles le soin de découvrir et de signaler la vérité.--M. Biot est le seul qui soit entré dans l'arène: il a pris parti pour M. Munk, et nous reconnaissons que les raisons alléguées par M. Sédillot ne nous ont pas paru assez fortes pour infirmer les résultats de ses savants adversaires.

L'annonce faite par M. Albéri de la découverte de certains manuscrits qui renferment tous les travaux de Galilée et de son disciple Remeri sur les satellites de Jupiter, a été l'occasion de débats tellement personnels qu'il nous a paru convenable de ne pas nous y arrêter.



Don Graviel l'Alférez.

FANTAISIE MARITIME.

I.

«S'appeler don Graviel Badajoz y Serrano y Lopez; avoir au juste vingt-cinq uns, cinq pieds quatre pouces, deux beaux yeux, un air martial rehaussé d'une magnifique paire de moustaches noires, plus le grade d'enseigne de frégate dans l'armée navale de Sa Majesté catholique (à raison de 50 piastres fortes par mois, ce qui ferait incontestablement 600 piastres par an, si on nous payait); avoir titres et qualités de créancier de la couronne pour trois années de cette superbe solde; devoir, du reste, six fois autant; et d'autre part, être la fleur des cavaliers d'Estramadure, la perle des manœuvriers de l'escadre, le rubis des académistes de toutes les Espagnes, et sans contredit le plus amoureux des mortels jetés par le sort dans la cité de la Havane, c'est, parbleu, bien quelque chose!...--C'est même un peu plus que rien, attendu la ration que le manutentionnaire royal nous délivre matin et soir.--Mais, pour tout blason, patrimoine, meubles et immeubles présents et à venir, ne posséder que sa bonne mine et l'épée d'un officier de fortune, si bien trempés que soient l'homme et la lame, il faut, hélas! en convenir, ce n'est pas le Pérou! Non! me croira qui voudra, les espérances ne sont pas belles, lorsqu'au résumé l'on n'a pas un maracedi vaillant à offrir à la fille unique de l'illustrissime don Antonio Barzon, marquis de las Ermaduras y Famaroles, grand d'Espagne, brigadier des années de sa Majesté, commandeur de ses ordres et gouverneur général de l'île de Cuba et dépendances.--Il est vrai, par exempte, que ledit seigneur est bien le père le plus brutal et le plus maussade des hommes qu'ait produits notre chère patrie;--mais il est encore plus vrai que je suis empressé, galant, bien fait de ma personne, et fort amusant auprès des jeunes filles, surtout quand je les aime. A quoi servirait une sotte modestie? De Pampelune à Cadix, de la Trinité Espagnole à Mexico, Juana chercherait inutilement mon pareil. Or, sur mon âme, je crois qu'elle le sait! Comment d'ailleurs expliquer autrement sa tirade de ce soir en faveur des aventuriers, des flibustiers et des corsaire?... Grave sujet livré à mes méditations, et qui me décide à jouer quitte ou double le plus tôt possible.»

Tel est l'exorde et l'échantillon d'un long monologue que s'adressait don Graviel Badajoz y Serrano y Lopez, au sortir du palais de son excellence le gouverneur de la Havane.

Il était environ une heure du matin; les carrosses et les rolantes roulaient à grand bruit dans les rues, éclairées seulement par les torches des noirs esclaves qui accompagnaient leurs maîtres au logis. Ou sait par quels motifs notre enseigne de frégate allait à pied et sans escorte; aussi avait-il prudemment dégainé son sabre, suivant l'usage des piétons; plus prudemment encore, il se tenait au milieu de la rue, l'œil et l'oreille au guet, surtout quand il s'agissait de traverser quelque carrefour. D'épaisses vapeurs cachaient les étoiles, la lune était nouvelle, et la police fort mal faite; autant de raisons pour ne rêver que de l'esprit. Un bandit peu au fait des usages du Trésor royal aurait pu espérer que la poche d'un officier de marine contenait, sinon des quadruples et des doubles pistoles, au moins un nombre honnête de gourdes et de piécettes à colonnes. Don Graviel tenait à n'exposer aucun industriel nocturne à un triste mécompte, lui qui s'était vu dans l'impossibilité de risquer un pauvre douro sur le tapis vert du gouverneur. Cette cruelle nécessité l'avait rangé parmi les infatigables: il n'avait pas manqué une seule danse havanaise, espagnole ou française, pas un boléro, pas un fandango, pas un quadrille. Dona Juanita lui en lit compliment:

«Je vous félicite, seigneur Badajoz, dit-elle, de votre brillante ardeur, et je suis aise de vous voir renoncer au jeu.

--Comment pourrais-je chercher d'autres émotions lorsque j'ai le bonheur d'être près de vous? Tous les trésors du monde ne valent pas un de vos sourires, divine Juana; si j'avais les galions d'Espagne en mon pouvoir, je les donnerais pour un de vos regards.

--Il fut un temps, répondit Juanita en faisant allusion à une conversation précédente, il fut un temps où les cavaliers ne se bornaient pas à parler de galions dans les bals; ils savaient leur courir sus en pleine mer.

--Si, pour vous plaire, il suffit d'être forban, j'y perdrai mon nom ou je le serai avant huit jours,» répliqua don Graviel en retroussant sa moustache.

Juana repart il d'un petit éclat de rire;

«Caramba! dit-elle, pour la rareté du fait, je vous mettrais volontiers au défi, monsieur le matamore.

--Et je l'accepterais, aussi vrai que vous êtes la reine du bal et la plus digne d'être adorée.

--Prenez garde qu'on vous entende, interrompit Juana en baissant la voix; on croirait que je vous autorise à tant d'audace.

--Ne craignez rien, âme de ma vie, reprit don Graviel avec chaleur; on me prendrait pour un fou d'oser parler ainsi à la fille du marquis de las Ermaduras, et l'on ne se tromperait pas; je suis fou d'amour, fou à lier! Je ne pense qu'à vous, je ne vis que de l'espérance de vous voir. La nuit, à bord de la frégate, c'est à vous que j'adresse toutes mes pensées, tous mes vieux, tous mes soupirs. J'ai fait en votre honneur plus de cinquante sonnets que je ne vous offrirai pas, car ils ne valent rien; mais j'ai fait aussi une petite romance que vous me permettrez de vous apporter, n'est-il pas vrai, Juanita?

--Savez-vous, seigneur cavalier, murmura la jeune fille effrayée, savez-vous que si mon père vous entendait, votre vie même serait en péril?

--Et savez-vous, répliqua don Graviel, que lorsqu'on a résolu de se faire forban, on se rit des colères de tous les gouverneurs du monde, fussent-ils dix fois grands d'Espagne, et vingt fois plus sévères que son excellence don Barzon?

--Comment? demanda Juanita.

--Ne faisiez-vous pas à l'instant l'éloge des aventuriers et des corsaires? ne parliez-vous pas avec enthousiasme, il n'y a pas une heure, des exploits des frères de la Côte? n'avez-vous pas soupiré en disant: «Ah! si les Castillans d'aujourd'hui étaient gens de cœur, ils prendraient leur revanche, et ce serait leur tour d'écumer la mer aux dépens des ennemis!» Ces paroles, je vous jure, n'ont pas été perdues.

--Sérieusement? reprit la jeune fille d'un air moqueur.

--Sérieusement, Juana, comme je vous aime de l'amour le plus passionné!

--Silence donc! vous dépassez toutes les bornes ce soir; si vous continuez, je ne danserai plus avec vous.

--Mille pardons, senorita, poursuivit l'enseigne d'un ton dégagé; ne prenez pas votre mine boudeuse, vous savez que j'en raffole. Pour peu une vous fronciez encore ce sourcil de madone, il n'y a pas d'extravagances que je ne fasse... dût le seigneur don Barzon me couper en quatre quartiers comme une pastèque!

--Vous êtes bien toujours le même, répliqua la rieuse jeune fille en levant sur l'alférez ses grands yeux noirs; vous plaisantez quand vous devriez être confus et repentant.

--En âme et conscience, si nous n'étions pas entourés de monde, je me jetterais à vos pieds, j'implorerais à genoux mon pardon en portant à mes lèvres cette jolie main que vous n'osez me retirer, car c'est à nous d'aller en avant. Et, ma foi! j'aimerais encore mieux cette altitude que celle dont il faut bien me contenter à présent.

--C'en est trop! taisez-vous! je l'ordonne!

--Quand je serai capitaine corsaire, vous serez, j'espère, moins cruelle envers votre esclave.

--Peut-être, dit imprudemment la jeune fille, que la pantomime plaisante de don Graviel désarmait malgré tous ses efforts pour lui imposer une certaine retenue.

--Peut être! Je prends note de la réponse; d'ici à la fin de la semaine il pourra être utile de vous la rappeler.

--Allons donc! trêve de menteries!

--Très-bien! dit légèrement don Graviel; à la messe de minuit, le jour de Noël, vous verrez si je mens.

--Ah! c'est décidément le jour de Noël que vous passez capitaine corsaire!

--Jusque-là permis à Votre Grâce d'en douter, mais alors...

--Alors, qu'adviendra-t-il, s'il vous plaît? demanda ironiquement la jeune fille.

--Qui vivra verra!» répondit gravement don Graviel en la reconduisant à sa place.

Puis comme les riches habitants, les dignitaires coloniaux et les dames de la Havane se retiraient avec le cérémonial d'usage, le jeune alférez s'esquiva discrètement, non sans avoir salué d'un amoureux regard la charmante Juanita, qui fit semblant de ne l'avoir pas remarqué.

Après une multitude de digressions, don Graviel, qui poursuivait sa route en brandissant son sabre, conclut en ces termes:

«Forban, corsaire, flibustier, soit! l'on ne peut être pendu qu'une fois, et Juanita vaut bien qu'on en coure la chance!»

Le problème était loin d'être résolu, mais la détermination était prise; restaient à trouver les moyens d'exécution. Or, le jeune enseigne s'ingéniait à débrouiller un chaos de projets étranges, lorsqu'il crut apercevoir dans l'ombre un individu caché sous un porche à peu de distance du quai.

«Holà! cria don Graviel.

--Ah! c'est le lieutenant, dit avec humeur un homme qui remit dans sa ceinture un énorme coutelas.

--Que diable faisais-tu là, maudit coquin? reprit l'officier; tu devrais être au canot à m'attendre.

--Je vous attendais aussi, mon lieutenant; j'étais bien sûr que vous passeriez par ici pour rallier l'embarcation.

--Mais enfin que faisais-tu sous cette porte cochère, maître Brimbollio?

--Rien, oh! rien du tout, seigneur Badajoz.

--Je parierais, brigand, que tu guettais l'occasion de dévaliser quelque honnête bourgeois, Que signifie ce long couteau?

--Vous croyez donc qu'il y a des bourgeois honnêtes dans ce pays-ci? dit le marin; ma foi, tant pis pour eux. S'il faut vous dire le vrai, je cherchais le moyen de me procurer un peu de tabac. Être à la Havane, mon officier, et n'avoir pas un misérable cigare à fumer une fois le temps, ce serait capable de damner un saint du paradis. Si encore l'on nous payait seulement un mois sur quatre, ou bien si l'on nous envoyait croiser au large contre les Anglais, on prendrait patience.

--Camarade, dit l'officier qui se radoucit tout à coup, tu m'as l'air d'avoir la conscience large.

--Sauf meilleur avis, mon lieutenant, le Trésor, qui ne nous paie pas, doit l'avoir plus large encore. Je me serais contenté, je vous jure, de la moindre chose, d'un demi-duro, d'une couple de piécettes, d'un real au pis-aller. Il n'est pas défendu de demander l'aumône quand on est pauvre.

--Oui! reprit don Graviel en riant, demander l'aumône un poignard à la main, à deux heures de la nuit!

--C'est que les riches ont l'oreille et le cœur si durs!»

Maître Brimbollio était un vigoureux marin, taillé en Hercule, carré, bronzé, velu, barbe et cheveux noirs tirant sur le roux, œil fauve, physionomie renfrognée; au demeurant excellent matelot et en possession d'une grande influence sur le gaillard d'avant. Il faisait office de second contre-maître à bord de la frégate la Santa-Fé, dont l'enseigne don Graviel était quatrième lieutenant.

«Et tu aimerais, dis-tu, continua ce dernier, tu aimerais à appuyer la chasse aux Anglais?

--Aux Anglais ou à d'autres, je n'ai pas de préférences. Si je parle des Anglais, c'est parce qu'on est en guerre avec eux.

--Mais crois-tu que dans la frégate tu trouverais une quarantaine de gaillards de ton avis?

--Je n'aurais qu'à lever le pouce pour en emmener cent cette nuit même.»

Don Graviel, pour toute réponse, lâcha un juron admirablement guttural.

«Oui, seigneur Badajoz, continua Brimbollio, d'un mot, d'un signe, j'entraînerais les cent plus solides de l'équipage. Ah! mon Dieu! si nous avions trouvé un officier pour nous commander, depuis longtemps nous serions à courir bon bord avec ou sans la frégate: par malheur, nous ne savons pas calculer le point, nous autres. Alors on se résigne, on fait son petit service, et l'on attend.»

Chacun des deux interlocuteurs eût été bien aise de pouvoir lire sur les traits de l'autre; mais il faisait nuit noire. Don Graviel en savait assez, il restait sur ses gardes; maître Brimbollio s'était suffisamment avancé.

«Si pour son mauvais destin, pensait-il, l'alférez Badajoz tourne contre moi ce que je viens de lui dire, son indiscrétion lui coûtera cher!»

Un coup d'œil jeté sur le coutelas fut le commentaire de cette agréable réflexion, après laquelle le patron et l'officier embarquèrent dans le canot.

La Santa-Fé était mouillée fort loin de l'embarcadère; pour s'y rendre, il fallait passer au milieu d'une foule de bâtiments marchands, de négriers et de légers navires sur lesquels l'alférez laissait errer des regards de convoitise. Il examinait surtout d'un œil d'envie un long brick-goélette ancré à l'écart. Le Caprichoso,--tel était son nom,--avait l'avant effilé comme un poignard, le corps ras sur l'eau, la mâture audacieusement inclinée sur l'arrière, le corsage noir, la ceinture rouge. Il présentait on ne sait quelle analogie avec un reptile ou un oiseau de proie, mais on aurait dit d'un dragon, d'un milan ou d'une aigle de mer. La lueur phosphorescente de la marée montante qui se brisait à son étrave permettait d'admirer la finesse de ses formes.

«Joli morceau de bois! murmura maître Brimbollio.

--Ses voiles sont-elles enverguées? demanda l'officier voix basse.

--Oui, capitaine,» répondit avec affectation le patron du canot.

L'enseigne tressaillit en s'entendant donner ce titre inaccoutumé.

Une demi-heure après, il faisait réveiller son ami Fernando Riballosa, garde-marine, qui remplissait les fonctions de cinquième lieutenant sur la Santa-Fé.

Fernando avait vingt-huit ans passés. À son début dans la carrière, il s'était bercé de l'espoir de faire son chemin; comme tant d'autres, il avait rêvé d'épaulettes d'amiral; plus tard, il s'était contenté de désirer le grade d'enseigne de corvette; depuis six ans qu'il n'ambitionnait plus rien, il occupait ses loisirs à pêcher à la ligne: il fallait, comme on voit, qu'il eût passé par tous les désenchantements du métier. C'était du reste un garçon plus froid que glace, tempérament nervoso-bilieux qui défiait la fièvre jaune; maigre et sec, ne riant jamais; il n'en était pas moins dévoué corps et biens au plus joyeux des écervelés, c'est-à-dire à don Graviel Badajoz.

«As-tu peur d'être pendu? lui demanda brusquement celui-ci.

--Est-ce pour m'adresser cette sotte question que tu me fais monter ici à pareille heure?

--Ma question n'est pas si sotte qu'elle en a l'air; réponds-moi catégoriquement.

--Eh bien! non! dit le garde-marine. Après?

--C'est que j'ai un projet où tu figures en première ligne, et qui peut mener droit à ta potence.

--Ah!

--Il ne s'agit de rien moins que de débaucher une partie de l'équipage, de s'emparer du brick-goélette que tu vois là-bas, d'aller avec faire ta course, et avant tout d'enlever la fille du gouverneur, dona Juanita de las Esmaduras, dont je suis amoureux fou.

--Tiens! c'est drôle, dit Fernando.

--Veux-tu me donner un coup de main?

--Pour la goélette, oui; pour la fillette, non! que diable ferions-nous d'elle à bord? Ne me parle pas des femmes, j'aime mieux les poissons, ils sont muets.

--Je suis amoureux, te dis-je!

--Tant pis!

--Et je n'ai combiné toute cette affaire que pour parvenir à la conquête de Juanita.»

Fernando haussa les épaules.

«C'est-à-dire que tu m'abandonnes!

--Tu m'insultes?

--Alors, tu consens à tout?

--Il le faut parbleu bien!

--Tu es un ami sans pareil!» s'écrie don Graviel enchanté, qui voulut se jeter au col de Fernando.

L'autre le repoussa carrément. Quand un Espagnol est flegmatique, il déconcerterait un Hollandais.

«As-tu un cigare? demanda le garde-marine.

--Hélas, non!

--Eh bien, bonsoir!

--Ne t'en va pas, reprit vivement Graviel; attends donc, causons un peu de nos préparatifs.

--A quoi bon?

--Plaisante demande! Que diable! il faut un plan.

--Fais-le tout seul; tu donneras la consigne, j'exécuterai.»

Là-dessus Fernando retourna se coucher, et s'endormit du sommeil du juste; quant à don Graviel, il ne put fermer l'œil.

G. DE LA LANDELLE.


(La suite à un prochain numéro.)



De la Chasse et du Braconnage.

Que de choses ont existé autrefois, et ne vivent plus pour ainsi dire aujourd'hui que dans les souvenirs du l'histoire! Grâce à la mode, qui les a quelquefois été chercher dans les limbes où elles étaient ensevelies, et couvertes de son éphémère protection, quelques unes ont surnagé: d'autres, moins favorisées, ont disparu... sans retour peut-être.

Au nombre de ces dernières il nous faut compter la chasse. La véritable chasse est passée à l'état de mythe; quelques esprits même la regardent comme un anachronisme au sein de notre société. Enfin le chasseur, comme une foule d'individualités plus ou moins célèbres, et qui ont eu leur époque de gloire et d'illustration, le chasseur, lui aussi, a disparu.

Mais comme au fond rien ne périt dans ce monde, le chasseur a été remplacé par qui? par le braconnier.

Le braconnier occupe dans notre hiérarchie sociale une place éminemment respectable, en effet, il n'a su rien moins qu'élever un délit à l'état d'industrie, on pourrait même dire de monopole, car, la plupart du temps, il n'y a de gibier que pour lui. Personne, du reste, ne connaît mieux que lui, dans un canton, l'existence de tous les terriers, ne sait mieux reconnaître le passage d'un lièvre; il sait à point nommé où remise telle compagnie de perdrix. C'est un homme universel; en fait de topographie, il n'y a pas d'ingénieur du cadastre ou d'arpenteur juré qui soit capable de lutter avec lui.

Le soir, vous le voyez dans le cabaret du village, causant de la pluie et du beau temps, se plaignant de ses fatigues et annonçant à haute voix qu'il va retourner se reposer à son logis. Mais n'en croyez rien: il sait que dans une heure la lune va se lever; aussi il arrange son fusil, fait sa provision et, quelques instants après, vous pouvez le voir se glisser derrière les habitations; il se dirige vers les bois qui sont à peu de distance du village, et là il attend, caché dans un fourré, au bord d'une allée ou d'une petite clairière, que quelque imprudent lapin vienne y prendre ses ébats et se placer au bout de son fusil. La proximité de sa proie et la clarté de la lune, qui, dans l'intervalle, s'est levée, et lui vient en aide, lui permettant d'ajuster avec certitude. Aussi lut arrive-t-il rarement de manquer son coup; plus d'un lapin périt ainsi victime du sa jeunesse et de son imprévoyance.


                         L'affût.

Quand il a effectué sa razzia, le braconnier retourne tranquillement chez lui pour recommencer le lendemain sur un autre point. Au lever du jour, le garde du bois, en faisant sa tournée, trouve dans les herbes des bourres de fusil, des poils, du sang, et sur le sol des traces de pas empreints sur la rosée. Il surveille, il guette, il rôde pendant quelques jours, mais il ne peut rien voir, rien entendre. Le braconnier, plus fin ou mieux instruit, s'est transporte les nuits suivantes sur un autre point du canton, où il continue tranquillement ses exploits peu trop bruyants de l'affût, il change d'occupation et va chercher ses poches et son furet, petit animal du genre belette, et qui est trop connu pour que nous en fassions la description. C'est la sangsue du lapin. Comme les terriers n'ont point de secret pour notre industriel sans patente, il se dirige aussitôt vers celui qui est le plus fourni, celui qui contient la plus nombreuse portée; il en bouche, avec des mottes de gazon, toutes les ouvertures, excepté une ou deux qu'il ferme hermétiquement avec ses poches, après avoir toutefois lancé son furet dans les galeries souterraines. Le lapin, pour éviter les poursuites de son ennemi, cherche une issue par une des ouvertures du terrier, mais il les trouve toutes fermées, toutes, excepté celles qui sont garnies de poches ou de filets.

Traqué par le furet, il n'a d'autre ressource que de s'y précipiter et de tomber ainsi au pouvoir d'un ennemi non moins impitoyable que celui auquel il vient d'échapper.


          Chasse au furet et au filet.

Quelquefois cependant, après une longue attente, le braconnier ne voit rien venir; la poche reste béante, le filet vide. Bien plus, il a beau prêter l'oreille, il n'entend aucun bruit souterrain. Que s'est-il alors passé? Le furet, infidèle à sa mission, s'est fait braconnier à son tour et s'est amusé à chasser pour son compte; il a piqué le lapin, a sucé son sang et ensuite s'est endormi sur sa victime. Il est alors assez rare qu'il en revienne; ou il est étouffé, ou il est perdu. La chasse au lièvre, si elle demande un peu plus d'attention, n'est pas plus difficile. Un braconnier expérimenté doit connaître non-seulement le nombre des lièvres qui peuvent exister sur un canton, mais encore le gîte et la tournée de chacun; il sait qu'à tel endroit, à tel moment, il en est passé un, et qu'il repassera un peu plus tard. C'est à ces places désignées d'avance qu'il a soin de tendre ses collets: un collet est une espèce de collier en laiton ou en fil de fer, que souvent, pour mieux dépister et les lièvres et ceux qui les protègent, on dissimule en tournant autour une tresse d'herbes; ce collet est attaché à un ou deux petits morceaux de bois fichés en terre, de manière à rencontrer la tête du lièvre, qui vient s'y enfoncer et s'y étrangler; si par hasard il court un peu trop fort à ce moment, ce n'est pas par le cou qu'il se prend, mais par les pattes, qu'il se casse ou se tord presque toujours dans les efforts qu'il fait pour se dégager; quelquefois cependant il y parvient, mais le plus souvent il ne sort de ses liens que pour passer dans la gibecière du braconnier.

Presque toutes ces chasses se pratiquent isolément; il en est d'autres, comme celle des perdrix, qui demandent le secours de l'association; quant à celles-ci, elles ont, outre l'attrait, commun du reste à toutes les autres, du fruit défendu, l'avantage de ne pouvoir se faire avec succès qu'avant l'ouverture légale de la chasse. Plusieurs braconniers, parfaitement instruits de l'existence de toutes les compagnies qui peuvent se trouver sur un territoire, du lieu où elles remisent d'habitude, du nombre de têtes qui les composent, se mettent en campagne la nuit, munis d'énormes filets ou panneaux que, dans leur langue, ils ont insolemment nommés le drap mortuaire; ils se placent d'abord contre le vent, et dans l'endroit qui leur semble le plus propice; ils tendent leurs filets à l'aide de longues perches, à l'une desquelles est attachée une corde tenue par un des chasseurs. Cette opération terminée, les rabatteurs tournent la compagnie et la font lever. Ordinairement, les malheureuses bêtes, ainsi troublées, effarouchées, effrayées par le bruit qu'elles entendent derrière elles, n'ont d'autre ressource que de fuir du côté opposé au bruit; elles vont alors se précipiter dans les panneaux; tout aussitôt le braconnier aux aguets tire la corde qui entraîne les perches oui soutenaient les filets; le drap mortuaire tombe et ensevelit sous ses replis une compagnie tout entière de perdrix qu'on n'a plus qu'à ramasser avec la main.


Le drap mortuaire.

Quand une compagnie est détruite, on passe à une autre, et on enlève ainsi tout le gibier que peut contenir un canton. Il n'est pas rare de voir plusieurs centaines de perdrix être le fruit ou le butin d'une seule de ces expéditions nocturnes.

Quelquefois on varie ses plaisirs, et pour être plus sûr du succès, pour endormir au besoin la vigilance des perdrix, tromper cet instinct de la conservation qui est naturel à tous les animaux, les braconniers ont avec eux une chanterelle ou perdrix qui rappelle, et sert ainsi, soit à attirer les perdrix, soit à les réunir de nouveau, lorsque quelque coup manqué les a dispersées.


         Lièvre pris au collet.

Au moyen des procédés mis en usage par les braconniers, il n'est pas difficile de dépeupler un canton en fort peu de temps; du moins ce qui reste à glaner après le passage de ces chasseurs sans port d'armes est bien peu de chose. Nous avions donc raison de dire, en commençant, que la chasse n'existait plus; le braconnage l'a détruite et remplacée; d'un amusement, il a fait un délit. Il n'y a plus de chasseurs, il n'y a plus que des braconniers.

Comme tout se perfectionne, on ne se contente plus de braconner isolément; il s'est formé dernièrement des sociétés qui ont leur siège à Paris, et qui exploitent à tour de rôle, soit par leurs propres membres, soit par des affidés, tous les départements voisins de la capitale. Ces sociétés, comme on le voit, fonctionnent en grand, et un jour viendra peut-être où elles se mettront en actions.

La Chambre des Députés s'occupe actuellement de discuter une loi qui, tout en ayant pour but de régler l'exercice de la chasse, a surtout la prétention de mettre pour l'avenir un terme au braconnage. Nous estimons trop nos législateurs pour médire de leur capacité ou même de leurs bonnes intentions mais nous pouvons assurer d'avance que la loi qu'ils vont incessamment voter n'aboutira pas à grand'chose. On a cru trouver un remède en élevant le prix des ports d'armes, mais on n'a sans doute pas réfléchi que les braconniers, qui ne demandent pas de permis de port d'armes quand ils coûtent quinze francs, sauront bien s'en passer quand le prix en sera porté à vingt-cinq.


                  La chanterelle.

Enfin, en terminant, nous prendrons la liberté grande de donner à nos honorables législateurs un petit conseil que nous ne croyons pas entièrement dépourvu d'utilité: la loi qu'ils projettent n'aura un but réel que lorsque ses dispositions autoriseront tout gendarme, tout garde champêtre et tout autre agent de l'autorité publique à saisir, partout où ils se trouveront, les filets, panneaux et autres engins destinés à la destruction du gibier.

Une semblable autorisation, comme sanction de la loi future, n'aurait rien d'exorbitant et trouverait, du reste, des précédents dans notre législation. On permet aux commis des contributions indirectes d'exercer le débitant de liquides, de pénétrer chez lui, de fouiller jusque dans son lit, à toute heure du jour et de la nuit; pour protéger quelquefois l'indolence d'un fabricant contre le stimulant de la concurrence étrangère, on autorise les préposés des douanes à rechercher et à saisir des cotons, des mousselines, d'autres produits qui se trouvent dans les magasins d'un marchand; et on refuserait à un agent de l'autorité publique le droit de saisir des instruments qui ne sont en la possession de leur propriétaire que dans le but de violer la loi ou d'empêcher son exécution! Il est évident qu'une loi qui concéderait de pareils pouvoirs ne pourrait être taxée d'illogisme ou d'arbitraire. En votant une loi, le premier devoir du législateur est d'en assurer l'exécution, et de se ressouvenir qu'il y a quelque chose de pire qu'une mauvaise loi, c'est celle qui n'a pas de sanction pénale et qu'on peut violer impunément.



Bulletin bibliographique.

Abrégé de l'Histoire de Suède; par M. L. Lemoine, chevalier de l'ordre de l'Étoile-Polaire, ancien instituteur de S. A. R. le prince Oscar, prince royal de Suède et de Norwége. 2 vol. in-8°.--Paris, 1844. Arthus Bertrand. 14 fr.

Histoire des États Européens depuis le Congrès de Vienne; par le vicomte de BEAUMONT-VASSY. Tome II: Suède et Norwége, Danemark, Prusse. 1 vol. in-8°, 1844.--Amyot. 7 fr. 50 c.

La maladie grave dont vient d'être atteint, à l'âge de quatre-vingts ans, le roi de Suède et de Norwége actuel, Charles XIV, donne un intérêt d'actualité à ces deux ouvrages, qui n'avaient cependant été ni écrits ni publics dans la prévision d'un semblable événement. Au moment où le prince Oscar va, selon toute probabilité, être appelé à succéder à son illustre père, l'ex-général républicain français Bernadotte, on sera plus que jamais curieux de connaître l'histoire passée et la condition présentes de ces deux royaumes, séparés pendant tant d'années, et réunis aujourd'hui sous le même sceptre.

M. L. Lemoine appartient à l'ancienne école historique. Ce n'est pas l'histoire de la Suède qu'il écrit, encore moins celle du peuple suédois, mais l'histoire de ses amis, des diverses familles qui ont règné sur cette province de la Scandinavie. De la nation proprement dite, de ses mœurs, de ses lois, de ses coutumes, de ses ressources, de sa littérature, de sa civilisation, il ne s'en occupe jamais. Pour lui l'histoire se compose uniquement d'avènements et de morts de souverains, de changements de dynasties, de guerres, de négociations et de traités de paix. A peine même si, dans son premier volume, il nous donne un court précis de la mythologie Scandinave. Mieux que personne cependant, M. Lemoine aurait pu nous faire connaître la Suède et ses habitants, car il a été pendant plusieurs années l'instituteur du prince Oscar, héritier présomptif du roi régnant. Pourquoi s'est-il borné à enregistrer des dates ou à raconter des faits sans en tirer jamais les conséquences?--Quoi qu'il en soit, son ouvrage, estimable à divers titres, peut être, sinon fort agréable à lire, du moins utile à consulter. On y trouvera un résumé correctement écrit de tous les événements importants qui ont eu lieu en Suède sous les dynasties de Forniother, Vugve ou Odin, Hvar et Sigurd ou Ivar et Lodbrok, Stenkil, Sverker et Erik le Saint, des Folkungars ou Folkungiens, de l'union des Calmas, de Vasa, Deux-Ponts, Hesse-Cassel, Holstein-Gottorp et Ponte-Corvo.

M. le vicomte de Beaumont-Vassy mériterait peut-être les mêmes reproches. Son second volume de l'Histoire des États Européens depuis le Congrès de Vienne, qui renferme et Suède et la Norwége, le Danemark et la Prusse, nous semble inférieur au premier, consacré exclusivement à la Belgique et à la Hollande. Comme M. Lemoine, M. le vicomte de Beaumont-Vassy s'occupe un peu trop des faits. L'histoire contemporaine, plus encore que celle des siècles passés, a besoin d'explications et de commentaires. Pour l'écrire comme elle doit être écrite, il ne suffit pas de la bien connaître, il faut la comprendre. Si nous ne nous trompons, M. Je vicomte de Beaumont-Vassy s'est un peu trop hâté de publier ce second volume. Espérons que les tomes III et IV, qui doivent paraître prochainement, et qui auront pour titre: la Grande-Bretagne, seront plus dignes du beau sujet que leur auteur a eu l'heureuse idée de traiter.

Le nouveau volume de M. de Beaumont-Vassy ne supporterait pas plus l'analyse que l'abrégé de M. Lemoine: son titre seul indique suffisamment ce qu'il contient, c'est-à-dire l'histoire politique de la Suède et de la Norwége, du Danemark et de la Prusse, depuis le congrès de Vienne jusqu'à l'année 1844.

Oeuvres complètes de J. Racine, avec les notes de tous les commentateurs; cinquième édition, publiée par L. Aimé Martin. Tome 1er.--Paris, 1844. Chez Lefevre et chez Furne, libraires, in-8.

Voici un des plus beaux livres qu'on ait publiés depuis longtemps. Un des doyens de la librairie, qui a voué sa carrière entière à l'élégante et soigneuse reproduction de nos classiques, et un de ses ardents et ingénieux confrères, qui a su ouvrir, à l'aide de la gravure, une voie toute nouvelle à la librairie française, se sont réunis pour élever à Racine un véritable monument typographique. Chacun d'eux aura rivalisé d'efforts et de soins avec son coassocié pour faire atteindre la perfection à la partie de l'œuvre artistique et matérielle dont il s'est trouvé chargé. Aussi, nous le répétons, nous ne croyons pas que jamais vignettes aussi admirablement gravées aient été jointes à un plus magnifique papier, imprimé de plus beaux caractères.

M. Aimé Martin, dont on réimprimait le Variorum, a voulu lutter d'efforts et de soins avec ses éditeurs. Il annonce, dans sa préface, que vingt ans d'une vie toute consacrée à l'étude ont nécessairement profité à son commentaire, et que parmi les améliorations qu'on y remarquera se trouvèrent plusieurs notes rectifiés;--un grand nombre de notes nouvelles;--le nom des acteurs qui ont joué d'original les pièces de Racine:--la musique des chœurs d'Esther et d'Athalie, celle des hymnes, des cantiques, etc., telles qu'elles furent chantées devant Louis XIV; les essais inédits de Racine sur les odes de Pindare et sur les premiers livres de l'Odyssée;--une révision complète du texte;--enfin, un dictionnaire critique des locutions et des tours nouveaux créés par Racine.

Ce programme sera accompli avec soin, nous n'en doutons pas.

Le critique, le philologue, l'annotateur historique ne négligera aucune recherche pour que le travail qu'il a publié pour la première fois il y a vingt-quatre ans soit purgé des erreurs qui avaient pu s'y glisser, et pour que ses notes nouvelles soient toutes également irréprochables. Nous l'engageons, pour toute la partie historique, à recourir aux autorités contemporaines, à ne pas citer sur la foi d'un tiers, et à ne pas s'exposer ainsi à des inexactitudes qui ont quelquefois pris naissance dans une faute d'impression commise il y a cent soixante ans.

Ces réflexions sont suggérées, ces conseils nous sont dictés par la partie nouvelle du travail de M. Aimé Martin, qui se trouve dans le tome premier, le seul qui ait encore paru. Ce volume ne renferme que trois pièces: la Thébaïde, Alexandre et Andromaque.

Les archives de la Comédie-Française auraient fourni à M. Aimé Martin la date de la première représentation de la première pièce de Racine, la Thébaïde, que ne donne nul éditeur, et que M. Aimé Martin laisse également ignorer à ses lecteurs. Il dit bien, comme ses devanciers, qu'elle est de 1664; mais, en mettant à profit les notes historiques de la Comédie, il aurait été à même d'ajouter qu'elle fut jouée pour la première fois le 20 juin, qu'elle n'obtint que quatorze représentations peu productives à la ville; que Molière, par intérêt pour le jeune auteur qu'il protégeait et à qui il avait même indiqué ce sujet, en lui donnant ou en lui avançant cent louis (1,100 livres alors), la représenta sur le théâtre de la cour, à Fontainebleau, devant Louis XlV et le légat, et au château de Villers-Cotterêts, devant Monsieur, et qu'enfin Racine toucha comme auteur deux parts d'acteur, ce qui ne lui valut que 6 livres pour la quatrième représentation où sa pièce, jouée seule, ne produisit que 150 livres de recette.--Les mêmes archives auraient encore empêché M Aimé Martin d'imprimer que le rôle d'Hemon fut créé par Hébert. C'était Hubert qu'il fallait dire.

Pour Alexandre, il eût, par le même moyen, évité des erreurs toutes semblables. C'est encore par cet Hubert, qui excellait en même temps dans les travestissements en femme et qui créa les rôles de madame Peruelle, madame Jourdain, Belise et la comtesse d'Escarbaguas; c'est encore par cet Hubert, et non, connue l'imprime l'éditeur, par un Imbert, qui n'a jamais figuré dans la troupe de Molière, que fut créé le rôle de Tavile.--Quant à la date de la première apparition de cette tragédie et à la simultanéité des représentations qu'en donnèrent la troupe du Palais-Royal et celle de l'hôtel de Bourgogne, l'éditeur commet encore plusieurs erreurs et confusions, dont il se fût aperçu comme nous en puisant à cette même source, la seule à laquelle on se doive fier. L. Racine avait dit que l'Alexandre fut joué par la troupe de Molière, et que son père donna ensuite cette même pièce aux comédiens de l'hôtel de Bourgogne. M. Aime Martin se livre à des raisonnements et à une interprétation peu exacte d'un passage du gazetier Robinet, pour chercher à prouver que Louis Racine à tort. En cherchant là où nous lui disons, il aurait vu que l'assertion du fils de son auteur était parfaitement fondée, et il n'aurait point imprimé que cette pièce fut jouée, pour la première fois, le même jour, 15 décembre 1665, au Palais-Royal et à l'hôtel de Bourgogne. Cette date du 15 décembre est purement d'imagination. C'est le 4 décembre qu'Alexandre fut représenté, pour la première fois, sur le théâtre de Molière, le registre de sa troupe en fait foi; ce n'est que le 18 qu'il fut donné à l'hôtel de Bourgogne. Voici la mention qu'on lit, à la date du vendredi 18 décembre, jour de la sixième représentation, sur ce registre, tenu par La Grange: «Ce même jour, la troupe fut surprise que la même pièce d'Alexandre fût jouée sur le théâtre de l'hôtel de Bourgogne. Comme la chose s'était faite de complot avec M. Racine, la troupe ne crut pas devoir les parts d'auteur audit M. Racine, qui en usait si mal que d'avoir donné et fait apprendre la pièce aux autres comédiens. Lesdites parts d'auteur furent partagées, et chacun des douze acteurs eut pour sa part 17 livres.»

Après quoi on ne donna plus que trois fois la pièce au Palais-Royal. Tout ceci, on le voit, offrait de l'intérêt et mettait à l'abri d'erreurs dont on ne saurait toujours se préserver en histoire littéraire, quant on procède par des conjectures, même en apparence logiques.

A l'aide de trois cartons, M. Aimé Martin pourra faire disparaître ces erreurs, qui dépareraient le beau travail qu'on est en droit d'attendre de lui. Nous l'engageons en même temps à uniformiser les appellations dont il se sert pour dénommer les actrices Il dit: Mademoiselle Du Parc et madame Molière, mademoiselle De Brie et madame d'Ennehaut. Il faut être conséquent. Ces quatre actrices étaient aussi bien mariées les unes que les autres, et il doit à son choix les appeler, mais l'une comme l'autre, madame, comme on le ferait aujourd'hui, ou mademoiselle, comme on le faisait alors pour toutes les femmes dont les maris n'étaient pas nobles. Molière dit, en parlant de sa femme, dans l'Impromptu de Versailles: «mademoiselle Molière.» Que M. Aimé Martin prenne donc le même parti que Molière.

Tout ceci, on le voit, est facilement remédiable, et nous ne l'avons signalé que parce que nous trouvions là en même temps l'occasion de fournir à l'auteur du travail annoncé une indication qui peut lui être utile. Nous aussi nous avons voulu, ouvrier indigne, apporter notre pierre au beau monument qu'il promet d'élever. T.


La Kabbale, ou la Philosophie religieuse de Hébreux; par A. FRANCK. 1 vol. in-8.--Paris, 1843. Hachette, rue Pierre-Sarrazin, 12.

«Une doctrine qui a plus d'un point de ressemblance avec celles de Platon et de Spinosa; qui, par sa forme, s'élève quelquefois jusqu'au ton majestueux de la poésie religieuse; qui a pris naissance sur la même terre, et à peu près dans le même temps que le christianisme; qui, pendant une période de plus de douze siècles, sans autre preuve que l'hypothèse d'une ancienne tradition, sans autre mobile apparent que le désir de pénétrer plus intimement dans le sens des livres saints, s'est développée et propagée à l'ombre du plus profond mystère; voilà ce que l'on trouve, après les avoir épurés de toute alliage, dans les monuments originaux et dans les anciens débris de la Kabbale.» C'est ainsi que M. Franck caractérise, au début de son ouvrage, la doctrine dont il s'est fait l'historien. Ces quelques lignes que nous venons de citer prouvent assez de quel intérêt doit être pour l'histoire de la philosophie l'étude de cette doctrine. Et pourtant, malgré de nombreux et importants travaux, cette page curieuse était encore à écrire dans l'histoire de la pensée philosophique. Les principaux éléments de la Kabbale étaient, à la vérité, connus des savants, et l'on savait sur quels principes et quelle méthode s'appuyait cette mystérieuse doctrine, qui enseignait l'émanation perpétuelle et infinie de la Divinité dans tout l'être du monde; mais personne, jusqu'ici, n'avait entrepris de donner une exposition régulière et complète du système kabbalistique, de la fonder sur une étude sérieuse des monuments les plus authentiques, et de l'éclairer en la rapprochant de toutes les doctrines qui offrent quelque ressemblance avec elle, comme la doctrine de Platon, celle de l'école d'Alexandrie, celle du christianisme, etc.

M Cousin, présentant le livre du M. Franck à l'Académie des Sciences morales et politiques, disait: «C'est un travail entièrement nouveau. II n'existe en Europe aucun ouvrage sur la Kabbale qui soit digne de faire autorité en France; on n'avait rien écrit jusqu'alors sur cette mystérieuse philosophie. L'un des premiers historiens de la philosophie, Tennemann, faute de connaître les langues hébraïques et syriaques, a été obligé de s'en rapporter à des renseignements quelque peu infidèles M. Franck, qui est israélite, et à qui ces deux langues sont parfaitement familières, a pu étudier dans ces sources le système métaphysique désigné sous le nom de Kabbale...»

L'ouvrage le plus important qui ait été écrit sur la Kabbale, avant celui de M. Franck, la Cabala denudata du baron de Rosenroth, était une œuvre respectable par les travaux et les fatigues qu'elle avait coûtées, utile par les renseignements qu'elle présente, mais bien imparfaite encore. L'auteur se bornait à établir les principes de la doctrine; mais la Kabbale et ses livres ayant été, jusqu'à nos jours, chargés de commentaires, et d'amplifications souvent confondus avec des doctrines étrangères, et enfin faussement interprétés par les dystiques religieux, il y avait à faire un travail d'éclaircissement que la critique encore n'avait point entrepris. On chercherait vainement dans les historiens de la philosophie, Brucker, Tennemann et les autres, des données plus exactes et plus complètes que celles du baron Rosenroth.

Il faut donc reconnaître que, sur ce point obscur et intéressant de l'histoire de la pensée philosophique, il existait une grande lacune, et nous devons remercier M. Franck de l'avoir si bien comblée. Cette sûreté de méthode et de critique, cette clarté et cette régularité d'exposition qu'on chercherait en vain dans tous les travaux qu'a déjà suscités la Kabbale, se rencontrent ici au plus haut degré. M. Franck a puisé aux sources les plus pures, et il examine en détail les deux livres, qui sont les monuments les plus authentiques de la Kabbale, c'est-à-dire le Sepher ietzirah (livre de la Genèse) et le Zohar la lumière. Après avoir discuté l'authenticité de ces livres, l'auteur nous en donne de longues et lumineuses analyses, et, par là, nous fait connaître la doctrine kabbalistique dans tout ce qu'elle a d'essentiel et d'original.--Telles sont les parties les plus importantes du travail de M. Franck. Mais le savant historien ne s'est pas borné là: à ces deux premières parties, il en a ajouté une troisième sur l'origine et l'influence de la Kabbale aux diverses époques qu'elle a traversées. Nous y trouvons cette doctrine comparée successivement aux systèmes antérieurs et contemporains qui ont avec elle quelques points communs; d'abord la religion des Chaldéens et des Perses, puis la philosophie de Platon, celle des alexandrins, et enfin les doctrines religieuses du christianisme.

«Donc d'un esprit éminemment critique, d'une grande intelligence dans les matières de philosophie, M. Franck a pu discuter l'authenticité des pages qu'il déchiffrât, rechercher l'origine des opinions dont il s'est fait l'interprète, et en apprécier la valeur philosophique.» Nous n'ajouterons rien à cet éloge que M. Cousin a donné à l'auteur du livre sur la Kabbale. M. Franck ne pouvait en espérer un qui fût plus flatteur pour son livre et pour lui.

L'Académie des Sciences morales et politiques avait entendu déjà, sous la forme de mémoire, les deux premières parties du travail de M. Franck. Elle avait donc pu apprécier par elle-même la valeur et la science de l'auteur; et, lorsqu'une place s'est trouvée vacante dans son sein, elle a fait un acte de justice en y appelant M Franck, dont la réputation de savant est déjà populaire, et dont le nom va s'attacher à l'importante publication de l'Histoire des Sciences philosophiques. O.G.


Les Duranti par M. LEROYER DE CHANTEPIE. 2 vol. in-8.

Hippolyte Souverain, éditeur, rue des Beaux-Arts, 5.

Le titre de ces volumes n'indique pas ce qu'ils contiennent. Les Duranti sont un petit roman qui n'occupe que la moitié du tome premier. Cinq autres nouvelles complètent les deux volumes; en voici les titres: Zinetta, Karl Sand, les Deux Sœurs, Leona, Rose et Gatien. On ne sait pas le motif qui a pu engager l'auteur à dissimuler la variété de cette publication, à moins qu'il n'attache à ce titre de Duranti une valeur commerciale supérieure à celle des titres que nous venons de citer. C'est un calcul bien profond; nous avons aujourd'hui des libraires qui feraient des hommes d'état incomparables. Il serait à souhaiter que toute cette habileté ne se dépensât point uniquement à composer deux volumes de romans variés, n'ayant aucun rapport entre eux, sous un titre aussi piquant que Les Duranti. Un peu de cette habileté ménagée pour la surveillance de leurs épreuves et la correction des bévues grammaticales des imprimeurs au rabais qui fabriquent des livres aux environs de Paris, serait un service à rendre aux auteurs et au public, même à ce public peu grammairien qui s'abonne aux cabinets de lecture. L'auteur des deux volumes que nous annonçons ne peut être rendu responsable des fautes qui déparent son ouvrage. Ce n'est pas lui, assurément, qui écrit tant qu'à, au lieu de quant à. Son style est correct et annonce un écrivain qui sait sa langue, comme ses nouvelles attestent en lui de l'invention, de l'esprit, et tout ce qui donne de l'intérêt à ce genre de composition, si abondant et à la fois si stérile dans le temps présent.O.


Le Journal des Économistes, revue mensuelle de l'économie publique des questions agricoles, manufacturières et commerciales. 3e année, n. I.--Paris, décembre 1843. Guillemin, 30 fr. par un.

Le Journal des Économistes commence sa troisième année avec le mois de décembre 1843. Le nouveau recueil mensuel a tenu les promesses, de l'introduction de son premier numéro. Il s'est mêlé à toutes les discussions des questions agricoles, manufacturières et commerciales qui ont agité le pays et les chambres; il a pris un rang distingué dans la presse parisienne. Le numéro de décembre, 1er de la 3e année, contenant outre une introduction, un bulletin économique, un bulletin bibliographique, et une revue des travaux de l'Académie des Sciences morales et politiques, les articles suivants. Formation d'un projet de loi relatif aux brevets d'invention, par M. Renouard..............

      [Note du transcripteur: Le reste de cette colonne, soit environ 8
      lignes, est tellement endommagé dans le document qui nous a été
      fourni, qu'il est impossible à déchiffrer.]


Modes

Le grand costume de cour n'est plus en usage en France; cependant, il en reste encore quelques souvenirs dans la toilette de présentation. Ainsi la robe ouverte à demi-queue arrondie n'est qu'un diminutif de la grande robe traînante.

Nous avons reproduit ici la toilette d'une jeune femme présentée aux dernières réceptions du jour de l'an.

Le costume de bal pour les hommes est un uniforme de fantaisie, collet, parements brodés, etc. Malheureusement, le deuil de la cour est venu interrompre pour peu de jours les fêtes du château, et nous n'avons eu que les bals particuliers pour centre d'observation.

Parmi les plus belles et les plus gracieuses parures, citons-en quelques-unes d'une fraîcheur et d'une recherche exquise:

--Robe de satin rose entourée d'un bouillonné de gaze rose continué autour du revers du corsage; petit bord en velours épinglé rose avec une seule plume tombant derrière la tête.

--Robe de velours royal bleu de ciel, ouverte des côtés avec des chefs d'argent d'une grande berthe de dentelle d'argent.

--Robe de damas rose couverte de deux volants de guipure posés à plat; petit turban en velours vert couvert de pierreries.

--Robe de tulle blanc à trois jupes, la dernière ouverte devant, à quatre ouvertures attachées par des bouquets, au nombre de cinq; demi-couronne de fleurs posées de côté sur la natte; cheveux en bandeaux ondés.

--Robe de satin blanc ouverte tout autour en cinq morceaux attachés chacun par trois petits nœuds-choux en rubans; «dessous en pékin rose; coiffure en dentelle et fleurs.

--Robe de satin rose ornée d'une passementerie d'argent; un dessus en crêpe rose forme tunique entouré de biais de crêpe lisse, au bord desquels règne un petit chef d'argent; coiffure et feuillage d'argent.



Caricature sur le Bœuf-Gras, par Bertal.

L'Illustration est parvenue à se procurer une vue des ateliers Cornet. Cette maison, seule approuvée par l'Académie de Poissy, se charge d'engraisser au plus juste prix tous ceux qui voudront l'honorer de leur pratique, et s'engage à préparer au concours annuel les bœufs qui désireront figurer à la solennité des jours gras.--La méthode est aussi sûre que facile, comme on peut le voir dans ce tableau. Un des cornets vous représente le bœuf de 1843 déjà près d'éclore; le bœuf de 1846 est moins avancé que celui-ci, il l'est plus que son frère de 1847. Celui de 1844 vient d'être reçu dans les bras de ses bienfaiteurs.



Correspondance.

A M. L., à Paris.--L'idée est excellente et rentre parfaitement dans le plan de l'Illustration. Nous y viendrons après les deux expositions.

A M. O., à Orléans.--La variété vaut mieux; elle répond à la variété des goûts et des esprits. Il y a des gens singuliers qui n'aiment que la guitare; les véritables amateurs profèrent les concerts du Conservatoire.

A M. F. D., à Rouen.--Vous êtes le contraire de M. O.; mettez, si vous voulez, une grosse-caisse à la place de la guitare et arrangez la réponse à votre usage.

A M. H., à Bruxelles.--Cela va sans dire.

A M. D., à Paris.--Voyez plus bas la solution.

A M. B., à Paris.--Faites vous-même le calcul en divisant par 52.



Rébus.

EXPLICATION DU DERNIER RÉBUS:

L'adresse de janvier 1844 a fait donner à cinq députés marquant leur démission.


Trois nouveaux rébus.