Title: L'Illustration, No. 3673, 19 Juillet 1913
Author: Various
Release date: March 16, 2012 [eBook #39165]
Language: French
Credits: Produced by Jeroen Hellingman et Rénald Lévesque
L'Illustration, No. 3673, 19 Juillet 1913
Ce numéro contient:
1º LA PETITE ILLUSTRATION, Série-Théâtre n° 13: La Rue du Sentier, de
MM. Pierre Decourcelle et André Maurel;
2° Un Supplément économique et financier de deux pages.
LES ÉMERVEILLEMENTS DE NOS BRAVES SÉNÉGALAIS A la revue
de Longchamp: le monstre volant qui passe et le casque qui flamboie.
Photographies J. Clair-Guyot.
La seconde guerre des Balkans, soudaine et violente, sera vraisemblablement de courte durée. Mais elle a une telle importance, tant au point de vue de ses conséquences politiques possibles que par la valeur et l'entraînement des adversaires en présence, que l'Illustration ne pouvait hésiter à envoyer de nouveau sur le théâtre des opérations quelques-uns de ses meilleurs collaborateurs.
La Bulgarie se trouvant encerclée d'ennemis, il n'était pas possible de rejoindre ses armées. Nous avons donc demandé à M. Alain de Penennrun de se rendre cette fois en Serbie, d'où il a aussitôt gagné la Macédoine, tandis que M. Jean Leune, qui n'avait pas quitté la Grèce, rejoignait l'armée hellénique.
D'autre part, notre brillant collaborateur, le peintre militaire Georges Scott, qui a rapporté de ses deux campagnes en Thrace de si impressionnantes images de guerre, a bien voulu repartir vers les nouveaux champs de bataille pour y étudier sur le vif, après le soldat bulgare, le soldat grec.
A côté des pages d'actualité, nous publierons cet été de nombreuses pages d'art.
Parmi les suppléments en couleurs qui seront encartés dans nos numéros, et dont le tirage a été particulièrement soigné, nous pouvons dès maintenant citer:
Le Calme du soir, par Van der Weyden (Salon de 1913);
La première Pipe, par Codde (musée de Lille);
Le jeune Mendiant, par Murillo (musée du Louvre);
Intérieur de la cathédrale de Delft, par E.-M. de Witt (musée de Lille);
Jeune fille, par Greuze (musée du Louvre).
Emmené sans résistance par deux amis, j'ai passé le dimanche de la semaine dernière aux environs de Paris--un peu loin--sur les bords de la Seine où nous avions projeté de déjeuner dans un restaurant-guinguette. Le temps était gris, presque morose, mais teinté de ce calme et de cette douceur qu'ont précisément certaines journées dédaigneuses du soleil.
Temps d'hôpital, qui me ouate le coeur... temps soucieux, réfléchi, temps chagrin, temps qui pense et qui fait penser, temps de cendre où les nuages, en composant un autre ciel, ne remplacent pas le vrai qu'ils voilent. On dirait que ces temps-là, d'une langueur déterminée, ne sont pas le fait du hasard ni de la malchance, mais que choisis, voulus, ils ont été commandés pour mieux s'adapter au caractère du paysage et répondre plus directement en nous à des nuances de sensations, à des saveurs de sentiments. Or j'ai toujours eu, je ne m'en cache pas, une étrange, une exquise et coupable faiblesse pour ce temps gris des dimanches désoeuvrés, le temps de perle malade, qu'il fait souvent au bord de l'eau, dans un endroit de plaisir facile, et retiré, qui prétend être gai sans se douter une seconde de son enivrante tristesse...
Voici le lieu, cent fois vu, parcouru, visité, qui peut n'être jamais le même, changer de place et de nom, mais qui reste toujours pareil, éternel décor d'un des fréquents états d'âme de notre jeunesse passagère.
C'est d'abord, en entrant dans les petits jardins compliqués et sinueux, une fraîcheur de berge qui vous prépare, qui vous chuchote dans le dos: «La rivière n'est pas loin.» On traverse des bosquets où sur des tables hardiment peintes, d'un vert de rainette, la blancheur du linge humide et lourd vous touche déjà les mains. Le sol est élastique et mou, l'herbe épaisse et bien lavée. Une odeur de mousse, de vase et de cuisine vous remplit la tête. Et brusquement, c'est le bord de l'eau, à proximité d'une île, de l'île invariable que chacun affirme «pouvoir gagner aisément à la nage». Tout du long, des couverts sont mis, contre de grands arbres, des peupliers d'Italie poussés de côté, qui partent de la rive pour aller obliquement au-dessus du fleuve, comme s'ils voulaient pêcher à la ligne dedans. Ils s'y reflètent, de telle sorte qu'on ne sait plus si c'est le flot en bas ou la brise en haut qui fait clapoter leurs milliers de feuilles menues. Tour à tour de couleur différente à l'endroit et à l'envers, elles miroitent ainsi que des verroteries dont elles ont le bruissement frivole et cristallin, et nos yeux sans défense s'y prennent comme des alouettes. Au bout du chemin en pente et souillé, près du ponton rustique, se frottent l'une contre l'autre avec un grincement de chaîne usée les barques plates comme des barques de passeur... les barques sans gouvernail, toujours un peu défoncées, les barques vides qui sont «les chevaux de bois de l'eau». Sur leur plancher pourri bouge une flaque saumâtre d'où sort une grosse pierre attachée par une corde et qui semble retirée du cou d'un noyé.
La terrasse est déjà pleine de monde: familles, jeunes gens, ménages, réguliers ou libres, couples discrets, amoureux d'une effronterie ingénue, et une complaisance générale, une familiarité indulgente et tacite rapproche --même dispersés--tous les convives de ce petit banquet de la vie. On se regarde, on s'excuse, on se pardonne,... sans jamais rien, même chez les aînés, qui blâme ou qui s'indigne. Ce n'est pas l'heure ni l'endroit des sévérités inopportunes, et le plus sage, s'il est là, se sent avec modestie une âme qui n'en mène pas large, une pauvre âme sentimentale de banlieue, de bastringue mélancolique...
En effet, la gaieté qui se manifeste en ces maigres jardins et à ces instants dérobés est spéciale, sans exubérance. En montrant sa fatigue elle la communique. C'est de l'allégresse avachie. Les groupes, isolés parmi le chétif Eden des buissons, des malingres verdures, n'étalent à terre et sur les bancs qu'une joie sans ressort, une joie allongée, inquiétante, presque grave,... et tout, je ne sais pourquoi, même les cris, les éclats, les rires, les chansons, les poursuites dans les branches, tout dégage une impression particulière que, sous le vague sourire avec lequel on lui fait bon accueil, on a l'équivoque étonnement de sentir à la fois grisante et douloureuse...
Ici l'esprit, le coeur, les pensées ont une tournure à part, inclinée à la veulerie, au désenchantement. Tout en nous se laisse aller, coule, coule comme l'eau tentatrice et douteuse. La force de vivre est engourdie et l'on préfère les molles ritournelles du regret au cantique de l'espérance. Qui peut dire à quoi nous fait songer alors, à quel monde de choses, à quel inexprimable délicieux et qui nous étouffe, le simple bruit monotone et sec des capsules, au tir du bout de l'allée... le gémissement rythmé de la balançoire? N'est-ce pas moi qui suis visé par les invisibles carabines? Chaque plomb met en miettes la coquille d'oeuf de notre coeur fragile et léger que le sang fait danser en nous comme à la pointe d'un jet d'eau..., et la vue du portique ébranlé jusqu'aux racines par le coup de jarret d'une buveuse de l'air nous donne le vertige. Nous suivons d'un oeil qui n'est plus à nos ordres, qui nous échappe et qui s'éloigne d'elle, la jupe que berce le vent... nous sommes incapables de formuler, nous ne comprenons pas ce que nous éprouvons, nous ne pénétrons pas l'absurde et langoureux mystère en vertu duquel à cette heure la moindre valse nous déchire et la polka peut devenir navrante. Nous subissons, pris, enlacés, le morbide étourdissement. Nous sommes pareils à ces dormeurs éveillés que le haschich immobilise en décuplant leur lucidité. Comme en un rêve doux et un peu malsain nous voyons et entendons tout sans y participer. Spectateurs inertes et gorgés d'impressions aiguës, nous sommes accablés par trop de souvenirs, d'idées compliquées, trop de petites angoisses qui viennent d'ailleurs et ne restent pas là, nous entraînent ailleurs aussi. Le bizarre dédoublement qui se fait en nos cerveaux surexcités! Nous assistons à d'insignifiantes et banales scènes dont nous sommes par l'esprit à des milliers de lieues... et les plus hautes pensées, la mort, l'énigme de la vie... le pourquoi du mal et de la souffrance s'éveillent en nous, tout à coup, nous habitent... parce qu'un bouchon est parti, que des assiettes se choquent, ou bien que les mesures d'une mazurka se sont mises à sautiller... Et voilà qu'une tristesse d'une surprenante volupté est créée aussitôt par ce contraste inattendu. Nous voudrions y résister, nous ne le pouvons pas. Nous sommes sous les mancenilliers de la bohème. Il y a de l'agonie et du suicide dans l'air. Nous sentons circuler dans nos veines heureuses l'indéfinissable poison. Notre âme prend son absinthe.
Il faut--puisque nous y sommes--que nous buvions jusqu'au fond du gros verre le breuvage exquis et bourbeux. Et tout nous enchante, obtient de nos lèvres entr'ouvertes un pâle sourire crispé. Nous nous mêlons, le plus près possible, à cette humanité qui n'est pas la nôtre, dont nous n'avons pas l'habitude et à laquelle cependant nous nous trouvons attachés et comme accouplés à cette minute par d'obscurs et tendres liens. Nous vibrons au frôlement des moindres détails, nous sommes des harmonicas de sensibilité tendue, nerveuse et maladive. Et nous recevons aussi le renvoi immédiat de notre sympathie facile et dégradée. Les regards se rencontrent et s'abordent sans gêne. On se parle sans ouvrir la bouche. Enfin, si tout à coup, dans le silence intermittent, un piano mécanique fêlé, pris d'hystérie, jette à travers les feuillages l'égrènement de ses arpèges, nous avons de la peine à ne pas laisser pétiller à nos yeux la mousse des pleurs, cette piquette d'émotion à quatre sous que nous versent la mélodie du trottoir et le concerto de la barrière.
Il nous jaillit alors à l'esprit, en un rétrospectif éclair, que notre
trouble a sa source lointaine et profonde dans les pages immortelles
d'une écoeurante et tragique vérité où Daudet et Maupassant ont décrit,
épuisé et pour ainsi dire tari, ce même genre de sensations, louches et
suaves, ce pervers et sensuel malaise qui nous prend dans les
bals-musettes des dimanches, au bord de l'eau, sur ces rives riantes et
gluantes où la pensée, comme le pied, glisse toujours un peu dans la
boue... même quand elle veut s'embarquer, et s'envoler... car les rames
ont beau vouloir les imiter, ce ne sont pas des ailes.
Henri Lavedan.
(Reproduction et traduction réservées.)
Après la remise des drapeaux et étendards par le
président de la République: les détachements rangés en ligne, pour le
salut au chef de l'État.
Il faut retenir cette date. Elle aura dans le souvenir français une signification éloquente. Elle se fixe dans notre histoire en chiffres clairs. Elle sonne haut et net comme la voix d'un peuple. La revue du 14 juillet 1913, qui restera la grande revue, la revue de nos deux armées, métropolitaine et coloniale, la revue des quarante drapeaux, fut une apothéose admirable de nos énergies civiques et militaires ralliées sous nos trois couleurs. Il est donc vrai que l'enthousiasme ne se lasse point et que, tout au contraire, il ne connaît point de limites prévues, mesurées à l'avance, quand il tient aux ardeurs de l'âme nationale. Il est donc vrai qu'un peuple sait être reconnaissant des sacrifices qu'on lui demande, avec raison et avec justice, et que le courage civique, autant que l'abnégation militaire, est puissamment compris par l'intelligence des foules. Le spectacle que la population parisienne a donné, lundi dernier à Longchamp, aux membres de notre Parlement mêlés au public des tribunes, ne sera pas de sitôt oublié de ceux-là mêmes qui ont pu un instant se tromper sur la pensée nationale.
La foule, accourue sur le terrain de la revue, ne saurait être exactement évaluée en chiffres. Etaient-ils quatre cent mille ou cinq cent mille, ces Parisiens qui, depuis l'aube précoce, avaient, par toutes les issues de la ville, gagné en hâte et en joie le lieu du rendez-vous patriotique? Tout ce qui, dans notre grande et toujours frémissante capitale, avait pu venir au drapeau était là, à la lisière du Bois, sur le bord des pelouses, recueillie dans son attention, vibrante dans son orgueil. Et quelle importance alors devant une telle masse qui prétend elle aussi être consciente, quelle importance pouvait bien alors prendre l'opposition des dix ou quinze mille égarés ou indécis qui, dans les déclamations de meetings internationalistes, émettent l'extravagante prétention de représenter le peuple de Paris.
Dès 7 heures du matin, on avait été obligé de refuser à quarante mille personnes, munies de cartes cependant, l'entrée des tribunes déjà envahies. La police avait mis plus d'une heure à dégager le terrain réservé aux troupes. On savait que le spectacle, en sa beauté traditionnelle, comportait, cette fois, un pittoresque inédit dû à la présence de divers détachements de tirailleurs algériens, annamites, sénégalais, de spahis et de cavaliers soudanais. En outre, on voulait assister à la scène grandiose de la distribution, par le président de la République, des drapeaux, à la gendarmerie, et aux régiments métropolitains de formation récente, ainsi qu'à la remise de la croix de la Légion d'honneur au drapeau du 1er Sénégalais qui pourrait suffire à lui seul à évoquer tous les fastes africains.
Le drapeau du 1er régiment de tirailleurs sénégalais,
décoré de la Légion d'honneur, et sa garde, derrière les
faisceaux.
--Phot. J. Clair-Guyot.
Les tirailleurs indo-chinois au port d'armes, avant le
passage du président de la République.
A 8 heures, toutes les troupes qui doivent participer à cette belle fête militaire sont rangées face aux tribunes, sur trois lignes, sous le commandement du général Michel, gouverneur militaire de Paris. A ce moment, le canon tonne et le cortège présidentiel débouche, au milieu des acclamations, par la route de la Cascade. On ovationne à la fois le président de la République et le ministre de la Guerre, M. Etienne, qui se trouve dans la même voiture et dont on sait la collaboration énergique avec le président du Conseil, M. Louis Barthou, pour obtenir le vote de la loi de trois ans. Après que la voiture du Président, à côté de laquelle galope le général Michel et que suivent tous les attachés militaires étrangers, a passé sur le front des troupes, M. Poincaré s'avance vers les détachements des corps qui doivent recevoir un drapeau ou un étendard et qui sont rangés devant la tribune présidentielle. Ils représentent la gendarmerie, et, avec une douzaine de régiments métropolitains, quatre régiments d'artillerie coloniale, les six régiments d'infanterie coloniale mixte du Maroc, cinq régiments de tirailleurs algériens, les 2e, 3e et 4e régiments de tirailleurs sénégalais, le 1er régiment de tirailleurs annamites; le 4e régiment de tirailleurs tonkinois, les 1er, 2e et 3e régiments malgaches, le régiment indigène du Tchad, le régiment indigène du Gabon. Immobile, très droit, avec son visage toujours grave et recueilli, le président de la République en l'une de ces courtes allocutions où il sait si bien exprimer, en quelques mots métalliques et bien frappés, ce que tout notre pays sent et pense, a répété à tous ces défenseurs de toutes les France d'au delà des mers la confiance que la patrie mettait en eux. Puis, au milieu de l'émotion générale, il a remis à chaque délégation le drapeau qui lui revenait, et décoré--en l'embrassant, aux acclamations de la foule--le drapeau du 1er tirailleurs sénégalais, d'une croix bien gagnée et qui sera le fétiche de nouvelles victoires.
Notre armée noire, qui depuis tant d'années, et à peu près chaque jour, fut la première à la peine, partout, dans cette Afrique où l'on continue de se battre, fut, cette fois, la première à l'honneur dans ce Paris dont la population, mieux que nulle autre, s'entend à fêter l'héroïsme. Les tirailleurs, sous le commandement du général Gouraud revenu du Maroc, et les spahis noirs furent, tous ces jours-ci, les enfants chéris de notre capitale. On les acclama à la revue, au défilé. Et de mille façons la sympathie populaire se manifesta à ces beaux soldats bronzés, presque tous décorés de la médaille militaire ou coloniale, et qui ne cessaient d'intéresser la foule parisienne par leurs silhouettes pittoresques et leurs attitudes martiales, avec aussi leurs étonnements et leurs joies naïves, lorsque, par exemple, dans le ciel de la revue, ils virent passer le dirigeable. On a fait tout ce que l'on a pu pour leur rendre agréable ce séjour à Paris. Le Cercle du soldat, l'oeuvre si intéressante de M. René Thorel à qui devaient aller tous les concours a donné une réception--que présidait le général, Michel ayant à ses côtés le général Dodds--avec jeux, spectacle et rafraîchissements, en l'honneur des soldats indigènes, dont les officiers avaient été fêtés la veille au cercle militaire. Et lorsque, mardi soir, la musique des tirailleurs, la nouba, qui, déjà, avec ses curieux instruments, s'était fait entendre le samedi d'avant au concert à la garden-party de l'Elysée, sortit de l'École militaire et traversa en retraite les rues de Paris, une foule énorme leur fit cortège et les ramena, en triomphe, à leur quartier.
LA REVUE DU 14 JUILLET.--Le défilé des chiens
sanitaires.
Les tribunes du pesage de Longchamp. Moulin et château de
Longchamp. La Cascade.
Piste. Troupes spéciales. Infanterie. Artillerie,
et plus loin cavalerie. Matériel d'aviation.
Les troupes massées sur le champ de courses avant le défilé.
Amorce des tribunes. Le moulin. Château de Longchamp.
LA REVUE DU 14 JUILLET, VUE DU DIRIGEABLE «COMMANDANT-COUTELLE».
--La foule
aux abords de l'hippodrome. Photographies Bergeron.
Après avoir obtenu des pouvoirs publics les crédits nécessaires pour établir la Route des Alpes et avoir fourni lui-même une subvention importante, le Touring-Club s'est proposé d'établir une Route des Pyrénées. Se développant de Hendaye au cap Cerbère, du pays basque au pays catalan, cette route unirait l'Océan à la Méditerranée, en traversant une série de paysages aussi beaux que variés; elle présenterait une longueur totale de 734 kilomètres, dont 119, répartis sur divers points du parcours, sont à construire.
Le projet est encore à l'étude; mais, dès maintenant, la Compagnie du Midi a tenu à le réaliser dans la mesure possible, en créant des services d'autocars qui font partie d'un vaste programme ayant pour but de développer le tourisme dans toute la région pyrénéenne.
La semaine dernière, M. Guffet, chef de l'exploitation de la Compagnie du Midi, et M. Leverve, sous-chef de l'exploitation de la Compagnie d'Orléans, inauguraient avec quelques invités le circuit Cauterets-Luchon-Argelès-Gazost, qui emprunte une des plus belles parties des Pyrénées classiques: vallées de Cauterets et de Gavarnie; cols de Tourmalet, d'Aspin, de Peyresourde; Luchon, Saint-Bertrand-de-Cominges, d'où l'on gagne la route de plaine pour toucher Capvern, Bagnères-de-Bigorre, Lourdes et Argelès.
LES PYRÉNÉES INCONNUES.--Mgr de Carsalade du Pont, évêque
d'Elne et de Perpignan dans son abbaye de Saint-Martin du Canigou (1.065
mètres).
Dans quelques jours, deux autres services commenceront à fonctionner dans les Pyrénées inconnues. Tous deux partiront de Font-Romeu, un des points les plus pittoresques de notre admirable Cerdagne française. Un des services conduira les touristes à Ax-les-Thermes: l'autre, les mènera à Quillan en traversant le plateau sauvage du Capcir et ces magnifiques gorges de l'Aude qui peuvent rivaliser avec les gorges les plus célèbres des Alpes.
Au mois de septembre, les auto-cars excursionneront dans le pays basque et emmèneront les touristes jusqu'à Pampelune.
Si, comme on l'espère, l'exploitation de ces nouveaux services donne de bons résultats, on les multipliera dès l'année prochaine.
D'autre part, la Compagnie du Midi a résolu d'électrifier son réseau pyrénéen et elle vient de construire à Soulom, près de Pierrefitte-Nestalas, une usine hydro-électrique alimentée par les gaves de Gavarnie et de Cauterets, qui fournira une partie du courant nécessaire. A la fin de ce mois, la traction électrique sera réalisée entre Perpignan et Villefranche. De cette curieuse petite ville fortifiée partira la ligne de Vernet-les-Bains, qu'il est question de prolonger jusque vers le sommet du Canigou. A travers les aulnes, les magnolias, les châtaigniers, on arriverait ainsi devant l'admirable abbaye de Saint-Martin-du-Canigou, monastère-château fort du onzième siècle, campé à 1.065 mètres d'altitude, et dont les moines aménagèrent, les premiers, les bains du Vernet.
«Il serait difficile, écrit J. d'Elne, d'imaginer un site plus pittoresque. L'abbaye, placée comme sur une étagère, au pied d'un immense rocher qui la domine, surplombe elle-même à pic et à une très grande hauteur la vallée de la Ridourte. Autour d'elle, les contreforts du Canigou décrivent un cercle étroit et l'enferment dans d'infranchissables remparts. Une végétation luxuriante a poussé dans ce chaos; des chênes, des châtaigniers, des bouleaux, des hêtres croissent dans les anfractuosités et abritent sous leurs ombrages une flore vigoureuse, remarquable par la richesse de ses formes et de ses coloris.
» La physionomie de l'abbaye s'harmonise merveilleusement avec le cadre qui l'entoure. Son architecture est simple, rustique même. L'église, orientée vers le levant, semble posée en l'air sur la saillie d'un roc: on n'y peut accéder que par des escaliers.
» L'église abbatiale est, avec sa crypte, un type très curieux, et peut-être unique, du style roman-byzantin. Elle date de la dernière moitié du dixième siècle, et fut consacrée en 1009.
» A la Révolution, l'abbaye tomba dans le domaine national. Peu à peu les voûtes s'effondrèrent, les murs s'écroulèrent, et, en 1835, elle n'était plus qu'un amas de ruines.
» Mgr de Carsalade du Pont, évêque de Perpignan, a racheté ces ruines en 1902; peu à peu il a restauré l'antique abbaye qui, aujourd'hui complètement reconstituée, ouvre ses portes hospitalières à la foule des visiteurs.»
Et, chaque saison, malgré son grand âge, l'exquis prélat quitte la crosse épiscopale pour l'alpenstock, et vient, avec une bonne grâce inexprimable, faire aux touristes les honneurs de sa montagne, d'où il contemple en souriant cette région privilégiée qu'il a lui-même appelée le Paradis des Pyrénées.
Rappelons, en terminant, que deux chemins de fer transpyrénéens sont en cours d'exécution: l'un, d'Ax-les-Thermes à Bourg-Madame, constituera la ligne de plus courte distance entre Toulouse et Barcelone; l'autre, d'Oloron au Somport, permettra d'aller directement de Paris à Madrid par Pau.
Grâce à ces initiatives multiples, dues en grande partie au nouveau
directeur de la Compagnie du Midi, M. Paul, il est permis d'entrevoir à
bref délai un développement considérable du tourisme dans les Pyrénées.
Un chiffre peut, d'ailleurs, fixer les idées: la recette kilométrique du
chemin de fer de Cerdagne, naguère évaluée à 2.000 francs, atteint
actuellement 17.000 francs.
F. Honoré
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Photographies J. Geiser, Alger.
La reproduction des photographies illustrant cet article est autorisée.--Le correspondant-photographe de L'Illustration à Alger, M. Geiser, mettra gratuitement des épreuves à la disposition des journaux allemands soucieux de compléter leur documentation sur la Légion étrangère.
Ces derniers jours, une partie de la presse allemande a recommencé, avec une violence nouvelle, sa campagne favorite contre notre légion étrangère. Cette fois, les feuilles pangermanistes ont raconté qu'un de nos officiers, le colonel Pierron, aurait fait fusiller à Oran un légionnaire allemand de dix-sept ans, bien que celui-ci, un nommé Muller, eût été gracié par le président de la République. Ce jeune Allemand avait été porté déserteur et était revenu après trois jours et demi d'absence. Telle est la fable qui, par son invraisemblance grossière, ne méritait même pas un démenti. Cependant, des journaux français ont enquêté pour savoir ce qui avait pu, dans la réalité des faits, donner un sens à cette singulière histoire, et voici les renseignements qui furent recueillis par le Matin:
Salle d'honneur du 1er régiment.Salle d'honneur du 2e régiment.
Un légionnaire, nommé Hans Muller, et qui n'était pas Allemand, mais Suisse, avait été exécuté, non pas à Oran, mais à Oudjda, il y a trois ans, à la suite d'une condamnation à mort, motivée par l'abandon de son poste en face de l'ennemi et provocation à la désertion. Le légionnaire était âgé de vingt ans révolus et le président de la République n'avait été saisi d'aucun recours en grâce en sa faveur. En outre, le colonel Pierron ne commandait pas à Oudjda en 1910 et n'avait pu être mêlé ni de près ni de loin à cette affaire. Voilà toute la vérité. Il n'empêche, comme le fait remarquer notre confrère le Temps, qu'il a suffi à un journal wurtembergeois de second ordre de lancer au hasard une nouvelle si peu sérieuse pour qu'aussitôt une grande partie de la presse allemande, des organes importants en tête, accueillent cette information et en fassent le prétexte d'une campagne d'injures contre la France et de diffamations contre la légion, traitée, une fois de plus, de «corps de déserteurs», d'«institution infâme».
Insultes traditionnelles, auxquelles un ancien de la légion étrangère, M. Candau-Maurer, ripostait naguère par ces nobles paroles prononcées à l'un des banquets de l'Alliance coloniale française:
«La légion est non seulement l'école de l'abnégation et de la bravoure, mais encore le lieu de refuge où tant de malheureux égarés ont pu se refaire une vie honorable. La soutenir, la défendre est, au premier chef, un devoir sacré auquel nous ne saurions faillir, car il nous est commandé par l'amour de la patrie et par la solidarité humaine et fraternelle.»
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La vérité, c'est que non seulement à l'étranger, mais en France même, on est, d'une façon générale, très peu renseigné sur la légion dont l'organisation et la composition sont choses fort mal connues du grand public, du monde parlementaire, voire de certains milieux mêmes de l'armée. La psychologie des régiments étrangers, le pittoresque des divers contingents qui les alimentent et auxquels M. le général Bruneau a consacré un excellent chapitre de son dernier livre: En colonne (Calmann-Lévy, éditeur), ont fait l'objet de diverses publications, parmi lesquelles il faut citer l'étude du colonel de Villebois-Mareuil, publiée en 1896 dans la Revue des Deux-Mondes, et le livre ardent de M. Georges d'Esparbès sur la Légion étrangère. Pour l'organisation même des régiments étrangers, dont nous allons tâcher de donner un exposé précis, on pourra consulter, avec l'édition méthodique du «Bulletin officiel du Ministère de la Guerre» (2e partie, cadres et effectifs), le Recueil de documents sur la légion présenté par le lieutenant-colonel Morel (Chapelot, éditeur), un article anonyme paru dans l'Opinion du 11 mars 1911, et le très intéressant travail sur la Légion étrangère et les troupes coloniales, publié par la librairie Chapelot encore, sous la signature G. M.
La légion étrangère, qui a pour statut organique actuel le décret du 4 septembre 1864, a été créée par l'ordonnance royale de 1831. Ce n'était point un dernier vestige conservé des régiments étrangers suisses, allemands, irlandais, qui entrèrent dans les armées de l'ancien régime en France, comme chez les autres puissances. Encadrée par des officiers en majorité français, et composée en grande partie, à l'origine, par de nombreux bannis politiques, Polonais, Belges, Italiens, Allemands, Espagnols, qui étaient venus chercher un refuge chez nous, la légion avait, dès sa formation, pris un caractère très différent des régiments mercenaires dont on achète les services. Le corps comprit d'abord 7 bataillons de 8 compagnies chacun et les hommes étaient répartis par nationalité dans les bataillons qui partirent, en 1831, pour l'Algérie où les légionnaires prirent une part fort brillante aux deux sièges de Constantine, à la prise de Zaatcha. Sous le second Empire, la légion se couvrit de gloire en Crimée, en Italie, à Magenta, et au Mexique. En 1870-1871, un corps de légionnaires défend Orléans, avec l'armée de la Loire, puis combat la Commune. Les légionnaires sont de l'expédition de Tunisie; ils prodiguent l'héroïsme en Extrême-Orient, forment le noyau de la colonne du général Doods, au Dahomey, et participent à l'expédition de Madagascar. Enfin, dès que nous tirons le canon au Maroc, les légionnaires y accourent. Ils s'illustrent partout et continuent le feu, presque chaque jour, avec leur traditionnelle bravoure et leur admirable résistance de vieux soldats d'un corps où, seul, le service à long terme a été maintenu. Tels sont les états de service--trois quarts de siècle de combats presque ininterrompus--de cette troupe d'élite dont les attaques si directement intéressées des journaux francophobes voudraient tenter de priver notre défense nationale.
A LA LÉGION.--Dans la cour de la caserne du 1er étranger,
à Bel-Abbès: l'aération de la literie.
L'organisation actuelle de la légion comporte, pour plus de 12.000 hommes, 56 compagnies réparties en 13 bataillons formant 2 régiments, dont les dépôts respectifs sont à Sidi-Bel-Abbès et Saïda, plus un bataillon de marche, soit plus de 6.000 hommes par régiment, ce qui constitue l'effectif de 3 régiments au moins de l'organisation normale.
La loi du 7 juillet 1900 classe la légion étrangère avec les tirailleurs algériens et les bataillons d'infanterie légère d'Afrique dans la catégorie de réserve de l'armée coloniale, bien qu'en fait l'emploi de la légion comme troupe d'occupation permanente coloniale soit consacré depuis bientôt trente ans.
Le recrutement des régiments étrangers s'opère exclusivement par voie d'engagements volontaires, dont la durée est uniformément fixée à cinq ans, et de rengagements.
Les engagements volontaires pour la légion sont contractés au titre étranger, et l'on entend par titre étranger la situation, la condition, l'état militaire de l'étranger non naturalisé servant par engagement ou par rengagement dans les régiments étrangers. Cette condition est partagée par le Français qui contracte un engagement volontaire dans ces régiments, sauf l'exception prévue par l'article 11 de l'instruction ministérielle du 20 février 1902 spécifiant que «les jeunes Français qui n'ont pas encore satisfait à leurs obligations militaires peuvent exceptionnellement être autorisés par le ministère de la Guerre à contracter un engagement volontaire de cinq ans au titre français dans les régiments étrangers».
Le déjeuner du poste, à l'entrée de la caserne de
Bel-Abbès.
Les Français qui ont contracté pour la légion un engagement au titre étranger sont liés au service dans les conditions du titre étranger pour toute la durée du contrat spécial qu'ils ont volontairement souscrit. En principe, ils ne peuvent pas obtenir de passer du titre étranger au titre français au cours de leur engagement. Telle est la règle. Par exception, néanmoins, sur autorisation spéciale du ministre et après examen de leur situation particulière, quelques légionnaires français engagés au titre étranger sont parfois autorisés à passer du titre étranger au titre français. La condition essentielle habituellement exigée de ceux qui sollicitent cette faveur est de ne pas avoir d'antécédents judiciaires.
La durée des rengagements, dans les régiments étrangers, varie d'un à cinq ans; ils sont renouvelables jusqu'à une durée totale de quinze ans de services, pour le personnel servant au titre français comme pour celui servant au titre étranger. Ces rengagements ne peuvent être contractés que par les militaires de ces régiments présents au corps et par continuation de service. Les seuls militaires des régiments étrangers pouvant être admis à rengager au titre français dans ces régiments sont ceux qui servent au titre français et qui, nous venons de le voir, constituent l'exception. 11 faut ajouter que les légionnaires d'origine étrangère qui viennent à obtenir la nationalité française par voie de naturalisation sont considérés comme servant au titre français du jour de leur naturalisation. Dès ce moment, il leur est loisible, soit de rengager au titre français, soit de demander à passer dans un corps français.
Dans les cuisines, avant le repas du matin: tout est
prêt.
Jusqu'en ces derniers temps, les militaires étrangers, ou servant au titre étranger, ne bénéficiaient d'aucun des avantages prévus par la loi du 21 mars 1905 pour les militaires des corps français ayant accompli la durée du service légal, savoir: primes d'engagement et de rengagement, haute paie dès l'ouverture de la troisième année de service, solde mensuelle après cinq ans de service pour les sous-officiers. Un rapport du ministre de la Guerre au président de la République, en date du 7 août 1910, a fait ressortir qu'il était peu équitable d'appliquer des traitements différents à des militaires d'un même corps suivant que les services rendus par eux le sont au titre français ou au titre étranger; et ce rapport, en conséquence, proposait d'étendre aux militaires étrangers, ou au titre étranger, les divers avantages dont jouissent les militaires des corps français, à l'exception, toutefois, de la prime d'engagement et de rengagement. Un décret du 7 août 1910 a consacré ces propositions.
En ce qui concerne les changements de corps, sont seuls admis à passer pour convenances personnelles dans les divers corps de l'armée métropolitaine ou des troupes coloniales les militaires des régiments étrangers servant au titre français.
A LA LÉGION.--Devant l'infirmerie régimentaire,
à
Bel-Abbès: quelques blessés du Maroc.
D'autre part, les dispositions de la loi du 18 mars 1889, réglant le droit à l'obtention de la pension de retraite proportionnelle après quinze ans de services, sont applicables aux militaires français et naturalisés Français servant au titre étranger, mais non point aux légionnaires étrangers qui n'ont point obtenu la naturalisation. Une intéressante décision du Conseil d'État statuant au contentieux, en date du 1er mai 1903, a établi que le Français qui, n'ayant pu se rengager dans un corps français en raison d'antécédents judiciaires, est entré dans un régiment étranger sous un nom supposé peut, après quinze ans de service, acquérir le droit à la pension proportionnelle.
Voilà donc comment sont réglés par la législation actuelle et la jurisprudence les conditions du recrutement à la légion et les avantages et droits accordés aux légionnaires. Nous avons remarqué que des Français--le plus grand nombre --servent dans ce corps au titre étranger et que des étrangers, naturalisés il est vrai, y figurent au titre français. Il ne faut donc point confondre, à cause des similitudes de terminologie, les conditions avec les sources du recrutement, ni le titre étranger avec l'élément étranger.
L'élément étranger, qui demeure l'élément normal le plus important, 60 à 65% environ, se recrute parmi les volontaires de nationalités quelconques et peut se diviser en trois catégories: la première se compose des jeunes étrangers n'ayant pas encore accompli de service militaire dans leurs pays d'origine. En raison de l'âge, cette catégorie est inutilisable tout d'abord pour le service colonial. Aussi a-t-on soin de maintenir ces jeunes gens dans les portions centrales d'Algérie et ne les envoie-t-on aux colonies que lorsqu'ils ont atteint l'âge et le développement physique désirables. Les deux autres catégories qui comprennent: 1° les étrangers déserteurs, 2° les étrangers ayant satisfait à la loi militaire de leur pays d'origine, fourniront à la légion un nombreux contingent aussitôt utilisable et particulièrement remarquable au point de vue du développement et de la résistance physiques ainsi qu'au point de vue de l'éducation militaire, puisqu'il s'y trouve parfois des officiers étrangers.
Il faut, en outre, joindre à ces trois catégories celle des étrangers ayant déjà accompli un congé à la légion et qui y contractent un rengagement.
L'Allemagne, y compris l'Alsace-Lorraine, fournit à peu près 40% des contingents étrangers. Le contingent annuel des engagés est d'environ 3.000 hommes, dont 700 Allemands et 400 Alsaciens-Lorrains ou immigrés allemands qui se présentent comme Alsaciens-Lorrains.
Les formalités d'engagement pour les étrangers sont des plus élémentaires. Ils doivent avoir dix-huit ans au moins. Ils donnent un nom, indiquent une profession, et signent leur engagement, sans qu'on soumette leur déclaration à une enquête.
Pour les Français, les formalités d'engagement sont très simples aussi, bien que soumises à certaines conditions indispensables: le consentement du chef de corps n'est point exigé non plus que le certificat de bonne conduite à la libération précédente. D'autre part les engagements, contrairement à ce qui se passe dans les autres corps, sont reçus jusqu'à quarante ans. Il suffit de produire, avec un certificat d'identité, le livret militaire et un extrait du casier judiciaire afin de s'assurer si l'homme a satisfait à la loi du recrutement et s'il n'a pas subi de condamnations entraînant l'exclusion de l'armée.
L'engagement des Français à la légion ne peut, nous l'avons dit, être souscrit que dans des conditions identiques à celles des étrangers, c'est-à-dire pour une durée de cinq ans et sans allocation de prime ou gratification d'aucune sorte. Les conditions, on le voit, sont peu avantageuses. D'où il suit que ne s'engagent généralement à la légion que les Français empêchés par une raison majeure de contracter un engagement volontaire ou un rengagement dans les corps où il est payé des primes d'engagement ou de rengagement. Mais il ne faut pas oublier le caractère de la légion et l'esprit dans lequel les hommes, le plus généralement, se font incorporer, un grand nombre d'entre eux cherchant à l'abri du drapeau un relèvement et une réhabilitation.
Ceci dit, qu'il faut retenir, on doit noter que les Français engagés à la légion proviennent surtout des catégories suivantes:
1° Pour le plus grand nombre, des militaires de toutes armes sans certificat de bonne conduite et qui, de ce fait, se sont vu refuser l'accès des corps où sont reçus les rengagements comportant des avantages pécuniaires;
2° Des hommes présentant des antécédents judiciaires autres néanmoins que ceux entraînant l'exclusion de l'armée, et n'ayant pas été admis en conséquence à s'engager ou à rengager dans les mêmes corps;
3° Pour une part beaucoup moindre, des hommes âgés de plus de trente-deux ans, possesseurs de certificats et qui, désirant prendre du service, n'ont pu contracter un rengagement dans les troupes coloniales, où l'âge limite a été fixé à trente-deux ans par la loi du 30 juillet 1893.
Ces trois catégories ne comprennent que des individus ayant déjà satisfait à la loi militaire. Elles sont en conséquence composées d'hommes ayant en général dépassé l'âge de vingt-cinq ans, engagés auxquels il faut joindre les Français, assez nombreux, qui entrent à la légion sous un nom et une nationalité d'emprunt et qui sont presque toujours des hommes ayant dépassé la trentaine et comptant de précédents services militaires.
Les diverses catégories de Français libérés antérieurement par d'autres corps et qui, pour une raison quelconque, viennent servir à la légion, forment pour ces effectifs un appoint important. L'auteur de la Légion étrangère et les troupes coloniales note que ceux des hommes de ces catégories qui n'ont à leur actif que le fait de s'être vu refuser le certificat de bonne conduite à leur sortie du régiment en France pour de trop nombreuses punitions, de salle de police ou prison, deviennent généralement à la légion de bons soldats coloniaux. L'amalgame de cette catégorie française avec les catégories étrangères constitue le fond le plus solide des compagnies de la légion.
Il convient enfin, pour en finir avec les engagés français que l'on rencontre à la légion, de citer deux sources de recrutement très différentes.
L'une de ces sources, d'ailleurs très faible, envoie à la légion étrangère des jeunes gens libérés du service militaire en France ou en Algérie, munis de leurs certificats et qui, désirant suivre la carrière militaire en servant spécialement à la légion, contractent dans ce corps un engagement volontaire «au titre étranger». A cette catégorie, qui fournit nombre de sous-officiers et même quelques officiers au titre étranger, on pouvait, il y a quelques années encore, rattacher les jeunes Alsaciens et Lorrains nés avant 1870, qui fournirent à la légion un très important appoint d'engagés volontaires et--après naturalisation au cours de leur service militaire--un bon nombre d'excellents officiers. Ces engagés sont devenus plus rares. Par contre, il faut signaler comme venant à la légion depuis une vingtaine d'années une forte proportion d'Allemands immigrés en pays annexés et qui se présentent comme Alsaciens.
Une seconde source de légionnaires français d'élite est représentée par les sous-officiers venant, par permutation ou mutation d'office, des régiments de France ou d'Algérie, et qui continuent de servir au titre français.
Le recrutement et la situation des officiers servant au titre français sont régis par les règles générales applicables à tous les corps français. Les officiers servant au titre étranger proviennent: 1° d'étrangers, officiers dans leurs pays d'origine, qui, généralement accrédités par leurs gouvernements respectifs, obtiennent du gouvernement français la faveur de servir dans la légion, à grade égal ou inférieur, comme officiers au titre étranger; 2° des sous-officiers de la légion, Français ou naturalisés Français, servant au titre étranger et qui ont été admis à l'École de Saint-Maixent; ils sortent de cette école sous-lieutenants au titre étranger; 3° des sous-officiers des régiments étrangers, Français ou naturalisés Français, servant au titre étranger, promus directement sous-lieutenants au titre étranger, soit pour faits de guerre, soit en vertu des dispositions du décret du 10 août 1911 spéciales aux adjudants: 4° des officiers français de tous corps, démissionnaires, qui obtiennent du chef de l'État la faveur de reprendre du service, dans la légion, comme officiers au titre étranger, avec leur ancien grade. On peut ajouter à cette dernière catégorie les officiers de réserve qui, servant au Maroc, seront, par mesure exceptionnelle, maintenus, au titre actif, dans la légion étrangère.
La bibliothèque des sous-officiers, à Bel-Abbès.
Il n'existe, jusqu'à ce jour, aucun texte ayant caractère législatif et exposant d'une façon précise et complète les règles qui régissent la situation militaire des officiers servant au titre étranger. Mais, d'une façon générale, on peut dire que l'état de ces officiers présente beaucoup d'analogie avec celui des officiers de la réserve et de la territoriale. Ainsi, la non-activité par retrait d'emploi et la réforme par mesure disciplinaire ne sont pas applicables aux officiers servant au titre étranger, qu'ils soient Français ou de nationalité étrangère. Pour fautes graves contre la discipline ou le devoir militaire, ils sont révoqués et rendus à la vie civile.
A LA LÉGION.--La salle d'armes du 2e étranger.
Le général Bruneau, à qui l'on doit de si éloquentes pages sur la légion, a tracé, en de vigoureux coups de crayon, la physionomie, si diverse, du légionnaire:
J'ai eu dans ma vie, écrit-il, un honneur suprême: j'ai commandé un régiment de la légion, le 2e étranger.
Mon éternel regret sera de n'avoir pas eu l'occasion de conduire au feu cette troupe incomparable dont le nom évoque à juste titre le souvenir de l'organisme militaire le plus puissant qui ait jamais existé, la légion romaine.
Attirés par la prestigieuse renommée de ce corps unique au monde, Alsaciens-Lorrains, Belges, Suisses, Allemands, Hongrois, Slaves, Italiens, Espagnols, Turcs même, arrivent par centaines à chaque paquebot et sont immédiatement dirigés sur ces usines à soldats que sont les dépôts de Sidi-Bel-Abbès et de Saïda. Là, en quelques semaines ou en quelques mois, suivant l'origine ou la dureté du métal humain, tous ces éléments hétérogènes, jetés dans l'ardent foyer de l'esprit de corps, ont fondu comme cire, et sont définitivement coulés dans le moule à fabriquer les héros!
Princes, ducs, marquis, comtes ou vicomtes, généraux et officiers de tous grades et de tous pays, soldats de toutes les armes et de toutes les armées; magistrats, prêtres, financiers, diplomates, hommes de loi, fonctionnaires de toutes sortes; braves gens qui veulent tout simplement «voir du pays», neurasthéniques et désoeuvrés; tous ceux qui, ayant perdu l'honneur, veulent le reconquérir, et tous ceux qui ont préféré se faire soldats plutôt que de se brûler la cervelle; tous ceux que dégoûte notre civilisation veule et décadente et tous ceux qui sont obligés de la fuir; tous ceux qui crèvent de faim, et tous ceux qui sont rassasiés de voluptés; tous, sans exception, tous, vous m'entendez bien, sont mués en cet être brave, stoïque, loyal, dévoué, patient, tenace, prototype de l'homme de guerre, le légionnaire.
La salle de lecture et de correspondance des
légionnaires, à Saïda.
Ce qu'on appelle en France le grand public ne soupçonne pas l'incroyable diversité d'origine, d'éducation, de situation sociale de ces hommes. Par suite de circonstances exceptionnelles on apprend, un jour, par exemple, que le légionnaire de 2e classe Muller, mort à l'hôpital de Géryville, est bel et bien le cousin de l'empereur d'Allemagne. Un Hohenzollern!
«Quand ce sera fini, dit-il à son capitaine, qui est venu le voir sur son lit d'agonie, je vous prie de regarder sous mon traversin, vous y trouverez un portefeuille et des papiers constatant ma véritable personnalité; mais, d'ici là, permettez-moi de mourir en paix.» Et cet évêque, que je trouvai en faction devant le quartier général de la division d'Oran, aux grandes manoeuvres du 19e corps, en 1894!
J'étais, à ce moment, chef d'état-major de la division d'Alger, et j'avais été, la «bataille» terminée, présenter mes hommages au général Détrie, mon ancien colonel du 2e zouaves. Avant d'entrer dans sa tente, j'avais été frappé de la belle prestance du légionnaire de garde, et j'avais remarqué la manière superbe avec laquelle il m'avait rendu les honneurs. Après avoir causé quelques instants avec le héros du Cerro-Borrègo, je pris congé de lui, et en m'accompagnant jusqu'à la porte: --Tenez, mon cher Bruneau, me dit-il à demi-voix, vous voyez ce factionnaire: c'est Mgr X..., évêque de Carinthie, le plus beau et le meilleur soldat de la légion.
J'eus un haut-le-corps, et, en sortant, je ne pus m'empêcher de le dévisager avec une intense curiosité. Sans doute avait-il entendu les paroles du général, car il était tout blême, et sa pâleur était encore accentuée par le contraste d'une barbe d'un noir de jais, mêlée de quelques fils d'argent, qui descendait en ondes soyeuses jusqu'à la médaille du Tonkin, épinglée sur sa capote. Les yeux superbes regardaient droit devant eux, vers les montagnes lointaines, où le soleil se couchait dans une gloire d'or, de pourpre et de violet; mais, je ne sais pourquoi, j'eus l'impression très nette qu'ils contemplaient quelque chose de plus lointain encore, et que ce qui illuminait son regard, ce n'étaient pas les flammes du soleil couchant, mais des lumières de cierges, que ce qu'il fixait avec une si douloureuse attention, ce n'était pas le disque éclatant de l'astre-roi, mais un grand christ étincelant au milieu des splendeurs de l'autel.
Après le prince et le prélat, voici le millionnaire! Un jour, je reçois une lettre recommandée portant le timbre de Vienne:
«Monsieur le colonel, m'écrivait le directeur d'une célèbre agence de renseignements autrichienne, je vous serais reconnaissant de me faire connaître si un jeune homme de nationalité austro-hongroise, qui a dû s'engager à la légion étrangère sous le nom de Justus Perth, est actuellement à Saïda, car mes recherches ont été vaines au 1er étranger. Vous comprendrez sans peine l'intérêt que nous avons à le retrouver, quand je vous aurai dit, très confidentiellement, qu'à la suite d'un événement imprévu il est devenu, à son insu, l'unique héritier d'une fortune de 12 millions de couronnes.
» Ci-joint une de ses photographies du temps où il était étudiant à l'université de Prague.»
Je jetai les yeux sur le portrait. Il représentait un solide gaillard de vingt à vingt-deux ans à la figure joufflue, encadrée d'une courte barbe. Il portait un lorgnon et, il m'était, par suite, difficile de préjuger de la couleur et de la forme de ses yeux.
La musique dans la cour de la caserne, à Bel-Abbès.
--Allez voir chez le major, dis-je à mon adjudant-secrétaire qui entrait à ce moment, s'il existe sur ses contrôles un particulier s'appelant Justus Perth.
Quelques instants après, l'adjudant revint me rendre compte que les recherches faites sur la matricule du corps avaient été infructueuses.
--Il s'est peut-être engagé sous un autre nom, fit-il en voyant mon désappointement. Voulez-vous qu'on réunisse tous les Autrichiens du détachement?
--Faites! dis-je.
Il alla à la fenêtre, appela le clairon de garde et fit sonner aux sergents de semaine auxquels il donna brièvement des instructions.
--Les hommes sont rassemblés, mon colonel.
--Bien; prenez la photographie, et descendez avec Dhürmer, le secrétaire qui parle allemand. Vous les examinerez attentivement un à un, et vous verrez si quelqu'un d'entre eux ressemble à ce portrait.
Je m'accoudai pendant cette inspection sur l'appui de la fenêtre, et je vis Ramus passer devant le front des légionnaires puis les renvoyer successivement, à l'exception de deux qui montèrent avec lui dans mon bureau.
--Mon colonel, dit-il en les introduisant, il n'y a que ces deux gaillards-là qui répondent au signalement, et encore d'une manière imparfaite. Ils sont arrivés par le dernier courrier, et ne parlent pas encore français; mais ils ont déclaré à l'interprète qu'ils ne se sont jamais appelés Justus Perth.
--Voyons, dis-je au secrétaire qui tenait la photographie entre ses mains, et paraissait les examiner avec la plus grande attention, expliquez-leur bien de quoi il s'agit, cela leur déliera peut-être la langue.
La salle de récréation du 2e étranger, à Saïda.
--Ecoutez ce que dit le colonel: si l'un de vous est bien le nommé Justus Perth, qu'il le dise carrément. Ce phénomène vient d'hériter, paraît-il, de 12 millions de couronnes!
--Est-ce toi?
--Nein!
--Est-ce toi?
--Nein!
-Mais vous ne comprenez donc rien! leur cria-t-il d'un air furieux, et dans le plus pur dialecte viennois, vous avez hérité de douze millions de couronnes!
Rien!
--Allons! En voilà assez! Renvoyez-les à leur compagnie:
Cet incident était depuis longtemps sorti de ma mémoire, lorsqu'en 1902 je reçus une grande enveloppe timbrée du sceau du ministère des Affaires étrangères. Elle contenait une lettre dont la lecture m'arracha une exclamation de surprise.
Paraphrase diplomatique de la demande de renseignements de l'agence viennoise, elle insistait pour que la nouvelle enquête fût menée avec la plus grande discrétion. J'étais, en effet, averti confidentiellement que Justus Perth n'était qu'un nom d'emprunt et que le personnage qu'il fallait retrouver à tout prix s'appelait le comte Otto von X...
Une photographie, plus récente que celle qui m'avait été adressée la première fois, était épinglée au verso du pli ministériel, et, dès que j'eus jeté les yeux sur elle, je poussai un cri de stupéfaction: le comte Otto von X..., le pseudo Justus Perth, n'était autre que le secrétaire Dhürmer qui avait si vivement interpellé les deux pauvres diables amenés dans mon cabinet!
A LA LÉGION.--La salle de spectacle du 1er étranger, à
Bel-Abbès.
Mon enquête était du coup simplifiée, car, peu de temps après le fameux interrogatoire, notre ex-interprète était parti au Tonkin, avec la relève annuelle des bataillons qui y étaient détachés. Je n'avais plus qu'à télégraphier.
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La réponse me parvint le surlendemain.
«Légionnaire Dhürmer rapatrié cause santé, en route Singapour.»
Nouveau télégramme chiffré au consul de France à Singapour, nouvelle réponse:
«Légionnaire Dhürmer, alias comte Otto von X..., évadé paquebot en rade Singapour, resté introuvable.»
Je n'ai jamais eu la clef de ce mystère.
Ce qu'est le légionnaire au feu, il est inutile de le rappeler en ces lignes, car notre article prendrait les proportions d'un fabuleux livre d'or. Mais toutes nos illustrations des campagnes coloniales de la France ont toujours représenté, au premier plan de nos héros, le légionnaire. Que ce soldat, admirable en campagne, soit plus facilement que tous autres déprimé par la vie de garnison où se réveillent trop souvent les instincts de ces natures ardentes et impulsives, on ne saurait s'en étonner. Il en résulte la nécessité d'une stricte discipline qui n'a point d'ailleurs le même caractère impitoyable que celle dont on est obligé d'user pour les bataillons d'Afrique et qui doit être opportune et appropriée à des éléments d'origine si diverse. «Il faut, écrit le général Bruneau, un doigté spécial, «une main de fer dans un gant de velours», et les colonels qui ont laissé le meilleur souvenir à la légion sont précisément ceux qui ont su allier dans une juste mesure ces deux manières si différentes de s'imposer: la bienveillance et la sévérité».
Au reste, la vie que l'on mène à la caserne des deux dépôts, à Sidi-Bel-Abbès et à Saïda, est la même que celle des autres corps d'Algérie, avec les manoeuvres et les corvées d'usage. Les casernements, nos photographies en témoignent, ont tout le confortable militaire. La table est substantielle et variée comme le montre la feuille de menus ci-contre.
1er RÉGIMENT ÉTRANGER 25e COMPAGNIE (Bel-Abbès) MENU du 11 au 17 Juillet Matin 11 Juillet Soir Soupe grasse Potage pâtes d'Italie Boeuf sauce moutarde Boeuf rôti Nouilles au gratin Salade panachée 12 Juillet Soupe paysanne Potage vermicelle Boeuf sauce piquante Ragoût de boeuf aux carottes Haricots blancs à la maître d'hôtel Salade Choux braisés 13 Juillet (Dimanche) Potage pâtes d'Italie Soupe grasse Biftecks Haricots verts en salade Boeuf sauce moutarde Tomates farcies Salade garnie Riz au gras Vin Salade 14 Juillet (Menu spécial) Réveil Chocolat--Brioche Après la revue Vin blanc--Gâteaux secs Déjeuner Oeufs aux anchois Tomates farcies Oies rôties Pommes duchesses Salade russe Crème à la vanille Fromage de Lorraine Vin Café--Liqueurs Cigares Matin 15 Juillet Soir Soupe à l'oignon Potage tapioca Boeuf sauce piquante Boeuf rôti Macaroni sauce tomates Salade Ragoût de pommes et choux 16 Juillet Soupe aux haricots Potage semoule Boeuf en vinaigrette Ragoût de mouton aux pommes Purée de pommes Salade Carottes sauce blanche 17 Juillet Soupe légumes Soupe au riz Boeuf sauce Robert Boeuf sauce moutarde Haricots blancs à la Bretonne Salade Pommes au four
Il ne semble point vraiment qu'à la légion on puisse se plaindre de la
nourriture. Quant aux officiers qui ont à appliquer la discipline, ils
forment généralement, par les soins de leur recrutement, un corps
d'élite. Il faut donc en finir avec la légende de mauvais traitements
qui seraient systématiquement appliqués aux légionnaires et qui
rendraient vraiment inexplicable l'afflux ininterrompu des engagements à
la légion, par exemple, ceux des Allemands qui désertent pour fuir les
brutalités en usage dans l'organisation militaire de l'empire. A chacune
des violentes et périodiques campagnes menées contre la légion par la
presse allemande, d'anciens légionnaires se sont dressés pour faire
eux-mêmes justice de ces attaques,--ces anciens légionnaires que chaque
année, à Paris, réunissent des belles fêtes de camaraderie où l'on voit
fraterniser officiers, sous-officiers et soldats des régiments étrangers
et qui suffisent à prouver, avec le culte que conservent à la légion
tous ceux qui y ont honnêtement servi, l'attachement des uns et la
reconnaissance des autres.
Albéric Cahuet.
Les légionnaires au jardinage, à Saïda.
UNE VISION DU PARIS NOCTURNE, PENDANT LES FÊTES DU 14
JUILLET: LES DIVERTISSEMENTS DE QUARTIER.--Phot. L. Gimpel.
Le temps, cette année, n'a guère favorisé les réjouissances du 14 juillet: le lundi, jour de la fête nationale, une pluie inopportune vint par instants troubler les bals des rues et des carrefours. Heureusement, la veille, il avait fait beau, et, des trois soirées consacrées, suivant l'usage, aux divertissements populaires, ce fut celle du dimanche la plus joyeuse, la plus animée. Devant les estrades pavoisées où s'essoufflaient les musiciens, on dansa avec entrain, fort avant dans la nuit, et les obligatoires «chevaux de bois» eurent leur habituel succès: notre photographie, prise sur l'un des emplacements qu'ils ont coutume d'occuper, rue de Médicis, près des jardins du Luxembourg, en donne une pittoresque image, montrant, en contraste, la foule attirée, autour de l'éblouissant manège, par les lumières et le bruit, et le calme bassin où dorment les eaux, éclairées de mouvants reflets.
Le général Hessaptchief et les autres officiers du
détachement bulgare de Salonique.--Phot. de Jessen.
Athènes, 30 juin.
Ce matin, à 11 h. 1/2, M. Venizelos sort en coup de vent du ministère de la Guerre et monte dans sa voiture qui part au galop vers le palais royal. Le président n'a point aujourd'hui l'expression de calme et le sourire qui le caractérisent. Il semble au contraire extrêmement fatigué. Je monte à son bureau pour avoir des nouvelles. Les Bulgares ont attaqué brusquement ce matin, vers 6 heures, toute la ligne grecque de Guevgheli à Elevtheraï. Ils ont occupé plusieurs points. Les troupes grecques ont reculé partout de quelques kilomètres devant cette attaque inattendue. On ne sait pas encore si les Bulgares ont agi de même contre la ligne serbe.
Tout le monde est plus ou moins affolé. Les troupes ont reculé!... Deux compagnies sont cernées à Elevtheraï!... Peu à peu seulement on se rend compte qu'il est bon, au contraire, que la ligne grecque ait été repoussée. Car cela prouve irréfutablement que l'attaque vient du côté bulgare et non du côté grec. Ceux qui se retirent ainsi, non sur un point isolé, mais sur une ligne de plus de 100 kilomètres, ne peuvent être, en effet, des assaillants. D'autant plus qu'ils n'ont reculé qu'un instant et ont ensuite arrêté les Bulgares. S'ils avaient été des assaillants battus, la rupture de leur élan eût provoqué un recul beaucoup plus considérable, une retraite caractérisée, avec poursuite de la part de leurs adversaires. Il est bon pour les Grecs d'avoir des arguments à opposer aux nouvelles tendancieuses que les Bulgares ne vont pas manquer de lancer vers toutes les capitales du monde...
A midi, le président revient du palais. On apprend que le roi partira ce soir à 5 heures pour Salonique où il prendra le commandement de son armée...
M. Venizelos m'a vu, causant avec ses aides de camp. Il me fait dire qu'il veut me parler:
--A l'heure actuelle, me dit-il, je ne veux pas encore prononcer le grand mot de «guerre»... Peut-être nous trouvons-nous de nouveau en face d'événements semblables à ceux de Nigrita ou du Panghaïon... qui sait? En tout cas, si cette guerre, que je n'ai pas voulue, que j'ai tout fait pour éviter, éclate quand même, alors j'espère bien que vous allez reprendre vos fonctions de «correspondant de guerre» et recommencer à envoyer à L'Illustration des correspondances dignes de celles que vous lui avez adressées de Macédoine et d'Epire... D'ailleurs, en raison des services que L'Illustration nous a alors rendus, grâce à vous, nous vous donnerons, cette fois, toutes facilités pour que vous puissiez suivre et voir de près les événements... Et en disant vous, il est bien entendu que je veux dire vous et Mme Leune, car je sais qu'à vous deux vous êtes une unité indivisible! ajoute en souriant le président. Je vous prie de revenir me voir demain. Je pourrai vous dire alors si vous devez partir ou non pour Salonique rejoindre notre armée...»
Au ministère des Affaires étrangères, le ministre, M. Coromilas, tint à me dire aussi l'importance qu'il attachait à me voir suivre de nouveau pour L'Illustration la campagne qui se préparait. Et il donna immédiatement des ordres pour qu'en cas de départ nous fussions, ma femme et moi, traités de façon toute particulière.
C'est avec une profonde stupeur qu'à 9 heures du soir nous apprenons la dernière grande nouvelle de la journée: la démarche de M. Hadji Mischef, ministre de Bulgarie à Athènes, auprès du gouvernement hellénique. Il est venu, en effet, au nom de son gouvernement, protester énergiquement contre l'attaque injustifiable des troupes bulgares par les troupes grecques. Il a protesté d'autant plus énergiquement, que le cabinet de Sofia avait, d'après lui, des intentions plus pacifiques que jamais. M. Danef n'était-il pas déjà dans le train qui devait le conduire à Saint-Pétersbourg lorsqu'on vint lui annoncer l'incroyable nouvelle!
Quel travestissement des faits!
...A minuit, à Kephistia, la résidence d'été de tous les Athéniens qui préfèrent la campagne à la mer. Avec M. Vassilopoulos, directeur de la Banque d'Orient, qui nous donne chez lui la plus charmante des hospitalités, nous allons voir à l'hôtel M. Kyros, le directeur du journal Hestia, organe du gouvernement. Le téléphone lui aura sans doute apporté quelque nouvelle intéressante.
M, Kyros est naturellement très entouré, car tout le monde est anxieux.
On se demande surtout ce qu'il a dû advenir dans la journée des 1.200 ou 1.300 soldats bulgares qui se trouvaient dans Salonique. Certains prétendent qu'on leur a donné vingt-quatre heures pour quitter la ville.
Une sonnerie de téléphone. On se précipite. M. Kyros a pris les récepteurs. Autour de lui on se groupe en silence.
«... Oui... oui... bien... fait M. Kyros... Alors on ne les a pas laissés partir?... Très bien...»
Maintenant il annonce les nouvelles:
Le roi est parti à 5 heures poux Salonique.
Le général Hessaptchief, attaché militaire représentant le gouvernement bulgare au quartier général grec, est parti dans l'après-midi. Il avait expédié ses bagages dès hier. Dans une lettre au commandant de la place, le général Kalaris, il a expliqué qu'il quittait Salonique parce que son gouvernement lui avait accordé un congé pour Sofia!
Quant aux soldats bulgares, on les a sommés de se rendre. Une partie s'est laissé désarmer, les autres ont voulu résister et ont été pris de force: 1.208 prisonniers bulgares vont demain prendre le chemin d'Ithaque!...
Mardi, 1er juillet.
Hier soir, le ministre de Bulgarie, M. Hadji Mischef, et le consul, M. Stéphanof, ont manqué provoquer de graves incidents au restaurant Avérof où ils dînent d'ordinaire. Le patron les voyant entrer se précipita vers eux:
--Je vous ai préparé un cabinet particulier.
--Pourquoi cela?
--Parce que... parce que... Enfin, vous savez, les gens sont plutôt surexcités ce soir!
--Eh bien, nous dînerons dans la salle commune, et qu'ils y viennent, ceux qui ne seront pas contents, répondirent les deux diplomates à voix très haute, pour être entendus de tous.
Dans la salle, les dîneurs haussèrent les épaules.
... Au ministère des Affaires étrangères, M. Caradja, chef de cabinet du ministre, m'a remis nos «passes d'état-major» qui nous permettront de partir demain matin pour Chalcis et Salonique. Des ordres spéciaux ont été partout donnés nous concernant.
J'ai déjeuné avec le général Eydoux. Il voit cette guerre avec beaucoup de calme et de confiance, car il connaît l'armée qu'il a instruite. Il sait ce dont elle est capable, sous le commandement de son roi. Il sait combien son moral est élevé. C'est-à-dire qu'en faisant, bien entendu, la part des accidents de guerre, toujours possibles, toutes les chances de succès sont pour l'armée grecque.
Et le général Eydoux me fait ressortir encore que l'armée bulgare va se trouver en fort mauvaise posture pour son ravitaillement en vivres et en munitions.
La flotte grecque va, en effet, bloquer Cavalla et Dédé-Agatch, les deux seuls ports par lesquels l'armée bulgare recevait vivres et munitions des pays méditerranéens, et où elle pouvait se constituer des centres d'approvisionnement à proximité de la ligne de combat.
Ces deux ports bloqués, il lui faudra faire venir tout de Bulgarie même, par la ligne ferrée d'Andrinople, car le pays occupé ne peut plus nourrir l'armée qui l'a trop bien pillé et dévasté. Donc une seule ligne ferrée de plusieurs centaines de kilomètres,--300.000 hommes à nourrir, 800 tonnes à transporter chaque jour. Jamais on n'y suffira.
Tandis que les Grecs ont à Salonique même pour deux mois de vivres, constitués par M. l'intendant Bonnier de la mission militaire française, de bonnes routes, des camions automobiles, etc. Leur ravitaillement sera facile.
A 6 heures du soir, on annonce qu'une grande bataille est engagée autour d'Istip entre Serbes et Bulgares, ceux-ci ayant en ligne de 120.000 à 150.000 hommes. C'est tout ce que l'on sait pour le moment...
Je cours aux renseignements, au ministère de la Guerre, où M. Venizelos me fait l'honneur de me recevoir aussitôt.
Comme j'entre chez le président, le ministre de Russie en sort, les sourcils froncés, l'air très mécontent...
--Monsieur Leune, me dit le président, il faut que vous partiez demain matin sans faute. Il est grand temps... Toutes facilités vous seront données. Voici, en attendant, les dernières nouvelles:
«Ce matin, à midi, le ministre de Russie est venu me dire que, M. Danef acceptant d'aller à Saint-Pétersbourg, le gouvernement du tsar m'invitait à m'y rendre également. J'avoue que j'ai souri de la proposition, survenant en un tel moment.--J'accepte, ai-je répondu, mais aux conditions suivantes:
»l° Que la Bulgarie désapprouve officiellement les derniers mouvements de ses troupes;
» 2° Qu'elle retire toutes ses troupes'au delà de la ligne de démarcation fixée dernièrement et conjointement par le colonel Dousmani et le général Ivanof;
» 3° Qu'elle accepte officiellement l'arbitrage obligatoire pour les quatre États et pour toutes les questions relatives au partage;
» 4° Qu'enfin les trois premières conditions soient réalisées avant que les troupes grecques et bulgares soient au contact...
» J'ai dit au ministre de Russie que ces quatre conditions étaient celles que je proposais personnellement, mais que je ne pourrais lui donner de réponse officielle que ce soir à 7 heures, après avoir pris l'avis du roi et du conseil des ministres. J'ai aussitôt télégraphié au roi, qui a approuvé ma façon de voir. Tout à l'heure le conseil des ministres m'a également approuvé. Je viens donc à l'instant de notifier officiellement au ministre de Russie les conditions précédentes d'acceptation.
» Est-il besoin d'ajouter que je ne crois pas au succès de ma proposition?...»
Et le président m'a longuement, longuement serré la main en me souhaitant d'assister de nouveau à une campagne victorieuse de l'armée hellénique...
Mercredi, 2 juillet.
Ce matin à 6 heures nous avons quitté Kephistia pour nous rendre en voiture à la station de Boïati, où nous devions prendre le train pour Chalcis.
Le train arrive. Un soldat descend, nous aborde. «Vous êtes bien M. Leune, de L'Illustration? Je suis envoyé par M. le colonel Condaratos de l'état-major, qui m'a chargé de veiller à ce que vous ne manquiez de rien.»
Dans le train sont des officiers que nous avons connus en Macédoine ou en Epire, le lieutenant-colonel Antonaropoulos, le capitaine Guytarakos. Ils nous accueillent à bras ouverts.
A Chalcis, un caporal et deux hommes nous attendent avec une voiture pour nous mener au bateau, à bord duquel on nous a retenu une cabine. On s'empresse autour de nous. Le capitaine du port vise nos papiers, un officier du génie surveille l'embarquement de nos bagages. Le capitaine Guytarakos s'occupe de toutes les formalités qui nous concernent. Enfin, à bord, le capitaine nous donne la meilleure cabine, puis nous installe sur la passerelle à côté de lui...
J'ai tenu à mentionner ici tous ces menus détails, afin de montrer
combien chacun tient, en nous secondant, à témoigner sa sympathie à
L'Illustration... C'est un devoir bien agréable pour moi que de
remercier en ces lignes les autorités militaires grecques et tous les
officiers que nous avons rencontrés des attentions délicates qu'ils ont
eues pour nous...
Jean Leune.
Les Grecs, continuant les progrès indiqués dans notre dernier numéro, ont occupé Sérès et Drama, tandis que leur flotte s'emparait de Cavalla, hâtivement évacuée par la garnison bulgare. Des faits extrêmement graves et qui ont, aussitôt connus, provoqué une profonde émotion et une indignation unanime en Europe ont été signalés, à chaque étape, par les commandants hellènes, dans leurs télégrammes au roi Constantin: les Bulgares, obligés de fuir, ont, en abandonnant les villages et les villes occupés par eux, commis sur les populations grecques neutres de véritables crimes contre la civilisation. Ces atrocités ont déjà été signalées en détail au journal le Temps par notre confrère danois M. de Jessen, qui a pu voir lui-même, à Nigrita, une ville pétrolée, détruite, et une partie de la population égorgée et mutilée. Nous pensions qu'il nous aurait été possible de donner, à nos lecteurs, dans ce numéro, la vision de ces tristes spectacles, car M. de Jessen nous avait aussitôt annoncé l'envoi des clichés qu'il avait pris en hâte à Nigrita. Ces clichés nous sont bien parvenus. Mais le développement a montré que l'appareil avait mal fonctionné: les pellicules n'avaient pas été impressionnées, et ce sont ainsi de précieux et irréfutables témoignages qui disparaissent.
Nous avons reçu cette semaine les premières notes de guerre de notre correspondant du côté serbe, M. Alain de Penennrun. Le jeune et brillant officier qui, lors de la campagne de Thrace, suivit, avec l'armée du général Radko Dimitrief, la route de la victoire et qui, de chaque étape, nous envoya de si remarquables relations et croquis, ne pouvait espérer rejoindre à temps en Macédoine l'armée bulgare, en franchissant le cercle des États coalisés. M. Alain de Penennrun a donc pris la route de la Macédoine serbe et, dès son passage à Uskub, il a pu recueillir des informations précises qui confirment ce que, dans notre dernier numéro, nous avons dit des opérations du début de la seconde guerre des Balkans; notre envoyé spécial, dont le dernier télégramme est daté de Gradic, sur la rive gauche de la Bregalnitza, au nord-est d'Istip, et qui doit, à l'heure actuelle, avoir rejoint l'état-major du prince héritier Alexandre, termine, par ces appréciations, sa première lettre:
Cette fois ce n'est plus une campagne un peu pour rire, comme celle de Thrace, où seul l'un des adversaires existait vraiment. Ici, les soldats qui combattent sont véritablement des «gens de guerre», et on le voit bien à l'acharnement extraordinaire que de toutes parts ils déploient dans la lutte. Les pertes sont lourdes et cruelles. Dans l'attaque de nuit seulement où les Bulgares ont véritablement massacré les grand'gardes des Serbes, ceux-ci accusent 3.200 tués ou blessés. L'on sent bien d'ailleurs à l'allure de chacun toute la gravité, tout le poids de la lutte engagée. Ce sont deux grandes armées européennes qui se battent, également instruites, également braves, également mordantes.
Dans les combats que livrent les armées hellènes, le même acharnement se fait jour. Dans l'assaut des positions de Doïran, 5.000 soldats grecs sont tombés. Les Bulgares cependant paraissent donner des signes de lassitude et de fatigue. Ils n'ont plus le même élan qui jadis les jetaient poitrine découverte contre les tranchées turques et malgré leur naturelle bravoure ils luttent à regret, menés par la faction macédonienne de Sofia, contre leurs frères, leurs alliés d'hier. Les Bulgares connaissent maintenant le drapeau blanc et la honte de la reddition. Les 4e et 7e divisions de l'armée du général Kovatchef ont souffert extrêmement; elles ont l'une et l'autre laissé aux Serbes beaucoup de prisonniers. Cependant l'une est la division qui troua le centre turc à Karaagatch, l'autre est celle qui rejeta victorieusement Fakri pacha sur Boulaïr au mois de février dernier. L'un des régiments de la 7e division, le 13e, a été pris et détruit presque en entier à Kotchana; son colonel, et 1.400 soldats sont aujourd'hui prisonniers à Belgrade où ils voisinent avec les Turcs non encore rendus, curieux rapprochement dans la captivité des anciens adversaires.
Non seulement la lutte est chaude entre des ennemis aussi ardents, mais certaines circonstances la rendent plus terrible encore. Les effets du feu de l'infanterie, particulièrement, sont terrifiants, car les hommes des deux partis en campagne, exercés depuis un an, tirent parfaitement, avec un sang-froid merveilleux. L'artillerie ne le cède en rien comme justesse. Mais elle a les plus grandes peines à manoeuvrer dans ces terrains difficiles. Aussi les pertes de pièces ne sont-elles pas rares, témoins 3 batteries bulgares enlevées par la cavalerie du prince Arsène dans les fonds de la Bregalnitza, témoins aussi les 4 pièces serbes qu'il fallut abandonner près de Krivolak, mais dont héroïquement les servants se sacrifièrent pour avoir le temps de les rendre inutilisables en enlevant les culasses et que l'on reprit d'ailleurs ensuite.
Oui, dès le début, cette guerre apparaît acharnée et sauvage. Les uns et
les autres sont de rudes hommes et, de les connaître comme je les
connais, me permet de dire que ce sont des adversaires qui se valent...
Alain de Penennrun.
Les Serbes, ces derniers jours, ont fortifié toutes leurs positions en repoussant au nord les troupes bulgares de la région de Kustendil qui tentaient de tourner l'aile gauche serbe victorieuse. Cependant que les Roumains, qui avaient achevé leur mobilisation, pénétraient, sans rencontrer de résistance, sur le territoire bulgare et que les Turcs franchissaient les lignes de Tchataldja. Les Roumains ne se sont pas contentés de s'installer dans tout le district, revendiqué par eux, de Fustukaï-Baltchitch, poussant jusqu'à Varna, au sud de ce territoire. Ils ont franchi le Danube sur deux points, au centre et à l'ouest, ont dépassé Rouchtchouk et Rahovo, et jeté leur cavalerie sur la route de Sofia. Les Turcs, après avoir réoccupé les territoires de Thrace qui leur sont attribués par le protocole du traité de Londres, ont passé la frontière Enos-Midia, repris Lule-Bourgas, Bunar-Hissar, Visa et marchent sur Kirk-Kilissé et Andrinople.
PENDANT LA MOBILISATION ROUMAINE.--Arrivée de réservistes
à Bucarest.
--Phot. Basiliade.
X...-les-Bains.
C'est une petite ville d'Auvergne,--une petite ville presque neuve, édifiée autour de quelques sources très anciennes, bien plus âgées encore que le très vieux petit village aux toits roux qui la surplombe, et qui lui a donné son nom. Les gens des villes viennent là réparer leurs fatigues et, disent-ils, chercher du repos. Sont-ils sincères, et les gens des villes sauraient-ils vivre en un lieu où vraiment on se repose?
Je ne le crois pas; et la preuve que j'ai raison de ne pas le croire, c'est que la Direction du Casino, qui s'y connaît, s'évertue depuis un mois à organiser autour de cette foule avide de silence et de tranquillité le plus de bruit possible. Or, loin qu'on l'en blâme, on lui reprocherait plutôt de manquer d'audace; de ne point offrir, à cette clientèle de citadins fatigués, de suffisantes occasions de se fatiguer davantage. Dès le matin, les «malades» de X...-les-Bains sont, dans le jardin de l'Établissement, guettés par un orchestre. Avant le déjeuner, musique; et musique, après. Le soir, nouveau déchaînement de l'orchestre, autour d'un panneau lumineux où défilent les actualités «mondiales» de la semaine; c'est ce qu'on appelle un cinéma-concert. Tout à côté, le petit théâtre a ouvert ses portes: opéra-comique, opérette, vaudeville et mélodrame s'y succèdent ingénieusement... Et comme nous sommes ici pour nous reposer, on a corsé, si je puis dire, d'émotions supplémentaires celles du spectacle. A chaque entr'acte, une sonnette retentit, et tout le monde sait ce que cela veut dire: c'est l'appel des «petits chevaux» vers lesquels, en attendant les trois coups, se précipitent nos malades. Est-ce tout? Mais non. Il y a la concurrence. A côté et hors du Casino, il y a le Kursaal qui a, lui aussi, son orchestre à jet continu, son cinéma, ses spectacles... Et je rencontre ici des Parisiens qui, le plus sérieusement du monde, se plaignent que cette ville manque de «distractions». Qu'est-ce qu'il leur faut, juste ciel! et est-il possible que la maladie et le besoin de repos rendent injuste à ce point?
Pour moi, j'ai fui les musiques, les spectacles et les petits chevaux, et c'est à la montagne que j'ai demandé de me donner des «distractions».
Elle en procure d'exquises, et de tellement inattendues.. On grimpe... doucement, et bientôt, on a quitté la grand'route où les autos soulèvent la poussière et répandent leurs fumées. Il fait bon. Le chemin, bordé de champs de fraises, est presque doux. Il mène, en s'élevant toujours, au hameau de B... dont j'aperçois là-bas le petit cimetière, le clocher, les maisonnettes trapues, toutes grises, faites de roches cassées. Et l'on a l'impression d'entrer ici dans du silence. Avez-vous remarqué que le calme trop grand des lieux habités a quelque chose d'inquiétant et d'hostile? La plaine, la mer, les bois appellent le silence et il semble que ce silence ajoute à leur grandeur; au contraire, l'esprit souffre de ne percevoir aucun signe de vie, nul bruit humain dans des lieux qui ont été justement créés pour la vie et pour le bruit: une ville, un village, un hameau... Tout se tait. Les chemins sont déserts. A peine ce décor de tristesse s'anime-t-il, çà et là, d'un cri d'oiseau, d'un murmure de source. Et, tout de même, voici qu'au tournant d'un sentier, deux figures apparaissent: c'est un petit gamin dont la face pâlotte se montre à la fenêtre close d'une chaumière; et, plus loin, c'est, au bord d'une fontaine, une très vieille femme qui savonne un peu de linge, avec des gestes las. Elle porte de grosses lunettes bleues, derrière lesquelles sourit avec une espèce de bonhomie tendre sa vieille figure. Nous nous sommes dit bonjour, et nous causons. Elle m'explique qu'à cette heure-ci, tout le monde est aux champs, et qu'on ne rencontre au village que les malades et les infirmes. Et elle rit, en disant cela. Elle dit qu'il faut bien qu'il en soit ainsi, et que «chacun a son tour».
... Une autre vieille. C'est là-haut, dans la forêt que je la trouve, essuyant avec un chiffon le sang qui coule du doigt qu'elle vient d'écorcher en cassant une branche de bois mort. Elle a tendu sur le chemin deux cordes à l'aide desquelles une enfant qui l'accompagne l'aide à lier le chargement de branches qu'elles vont traîner jusqu'au hameau. Dure besogne; car la petite fille a dix ans à peine, et la grand-mère (toute menue et toute cassée) en a soixante-quinze; mais quoi? même au prix d'un peu plus de fatigue et de misère, ne vaut-il pas mieux venir chercher son bois pour rien dans la montagne que de le payer au marchand quarante-quatre sous le quintal? La vieille femme dit ces choses d'une voix chevrotante et douce. Elle non plus ne se plaint pas; et peut-être jamais l'idée ne lui est-elle venue qu'elle eût pu être autre chose au monde que la pauvre petite créature qu'elle est...
L'heure s'avance. J'ai repris, à travers les sapins, le chemin de la ville, je retourne vers les tziganes, les palaces et les petits chevaux. Un homme grimpe à pas lourds la côte que je descends. Il est jeune encore, proprement vêtu de vêtements pauvres. Des jambières de cuir sont attachées au-dessus de ses gros souliers; et il porte en bandoulière un objet étrange: une cage à mailles noires si fines, si serrées qu'on n'aperçoit pas, tout d'abord, ce qu'elle contient. Un petit cadenas ferme la cage. Je lui dis bonjour, et lui demande ce qu'il porte là. Il me montre... et je recule. Ce sont des vipères vivantes. En petites phrases brèves et correctes, l'homme m'explique qu'il y a, à la ville voisine, une Faculté des Sciences où l'on a besoin de vipères... mais de vipères vivantes. Et, comme c'est un gibier rare et que, pour chasser ce gibier-là, «il ne faut pas avoir peur», on le paye assez bien...
... Le soir, au Casino, j'ai mal écouté la musique. Je pensais aux
leçons de résignation, de sagesse, de courage que ces humbles m'avaient
données. Je me disais qu'ils sont, en France, des millions d'êtres
humains qui, chaque jour, à leur insu, nous les donnent, ces leçons-là;
et qu'il est bien fâcheux que le Paysan français ne soit pas encore
classé par Baedeker au nombre des spectacles... qu'il faut voir!
Un Parisien.
Examens et concours.--Les examens oraux du concours d'admission à l'École spéciale militaire de Saint-Cyr se continueront aux dates suivantes: Paris (candidats de la province), les 24 et 30 juillet au lycée Saint-Louis.
Congres.--Un congrès international pour la protection de l'enfance se tiendra à Bruxelles du 23 au 26 juillet.
Expositions artistiques.--Paris: hôtel Le Peletier de Saint-Fargeau (29, rue de Sévigné), promenades et jardins de Paris.--Galerie Lévesque (109, faubourg Saint-Honoré): oeuvres de Thomas Couture (clôture le 26 juillet).--Province: Brest (exposition de l'ouest de la France), expositions à Vichy, Langres, Douai.--Étranger: expositions à Spa, Ostende, Florence, Gand.
Concours hippiques.--Le concours hippique de Boulogne-sur-Mer, dont les épreuves ont commencé le 18 juillet, se terminera le 27 juillet; le 21 juillet, arrivée des concurrents du raid militaire (parcours de 400 kilomètres), le 22, sauts d'obstacles.
Sports.--Courses de chevaux: le 19 juillet, le Tremblay; le 20, Saint-Cloud, Aix-les-Bains, Ostende; le 21, Saint-Ouen, Ostende; le 22, Compiègne; le 23, le Tremblay; le 24, Maisons-Laffitte; le 25, Compiègne; le 26, le Tremblay.--Automobile: le 27 juillet, coupe internationale des motocyclettes au Mans.--Cyclisme: au Vélodrome Buffalo, le 20 juillet après-midi, challenge de la vie au grand air, course d'une heure; le 24, soir, Grand Prix national; course de primes, course de 50 kilomètres.--Yachting-automobile: du 10 au 27 juillet, semaine de yachting du Havre.--Aviation: le 20 juillet, à l'aérodrome de Port-Aviation (Juvisy), match Brindejonc des Moulinais-Audemars.--Armes: le tournoi d'escrime de Vittel, commencé le 18 juillet, se continuera les 10 et 20 juillet.--Tennis: du 21 au 27 juillet, tournoi annuel à Compiègne.--Athlétisme: le 20 juillet, à Maisons-Laffitte, réunion annuelle inter-clubs.
Le peintre Gaston La Touche, dont maintes compositions égayèrent de leur mouvement irrésistible, de leur délicate ironie, de leurs couleurs chantantes, les pages de ce journal, vient d'être emporté prématurément, dans la nuit de samedi à dimanche dernier, par une foudroyante attaque, en pleine vigueur, en plein talent, en plein succès, à l'âge de cinquante-neuf ans.
Le peintre Gaston La Touche dans son jardin
de Saint-Cloud.--Phot. H. Manuel.
Né à Saint-Cloud où--dans une maison souriante, hospitalière à quiconque tenait l'ébauchoir, le pinceau ou la plume, sans parler de nombre d'admirateurs vite devenus des amis--s'est écoulée à peu près toute sa vie, Gaston La Touche était le Parisien, dans le sens le meilleur du mot, brillant, spirituel, et d'une bienveillance de coeur qui remettait à chaque instant dans les mémoires la boutade d'un boulevardier célèbre, s'émerveillant que l'un de ses amis, avec tant d'esprit, fût si bon: c'est lui--l'intéressé le rappelait gentiment au lendemain de sa mort--qui, n'ayant à se louer qu'à demi d'un article panaché de louanges et de réserves, adressait, bon enfant, mais prompt à la riposte, à son critique la moitié de sa carte de visite avec ces mots: «Pour une moitié de compliments, une moitié de remerciements.»
Gaston La Touche, en effet, n'avait pas rencontré sans lutte la vogue.
D'abord, il s'était cherché longtemps. Élève d'Edouard Manet, dont son oeuvre, en sa dernière période, apparaît si lointaine, il avait un moment essayé de la sculpture, puis, au renouveau du succès de l'eau-forte et de la pointe sèche, grava des planches curieuses.
Mais ses dons natifs, son tempérament, sa nature de vrai peintre, de lettré, d'artiste, allaient se manifester surtout plus tard, après des années d'ardent et consciencieux labeur, dans ces toiles si décoratives d'allure, si ingénieuses d'invention, si allègres de couleur, que le public, après la critique, avait pris bien vite l'habitude de désigner de ce titre pimpant: «fêtes galantes». C'était les placer directement sous l'égide du suave et frémissant Watteau. L'instinct des foules, ici, ne se trompait pas: Gaston La Touche était de la' pure lignée des classiques français du dix-huitième siècle, des Fragonard, des Lancret et du grand poète de l'Embarquement pour Cythère. Il l'était dans son âme, plus que dans sa manière d'interpréter, car nulle trace de pastiche, au fond, ne se peut relever dans ces oeuvres vibrantes, chaudes, pleines de belle humeur, de vie, mais bien de leur temps. Il n'oubliait point qu'il avait fréquenté l'atelier Manet, et les audaces de coloriste de M. Albert Besnard l'avaient séduit au passage.
Ses sujets favoris étaient, sous de nobles futaies dorées par l'automne,
des baigneuses lascives, livrant des corps ambrés aux caresses d'un
sombre bassin où des jets d'eau égrènent leurs pierreries multicolores;
des nymphes souples, dont un faune indiscret venait troubler les ébats,
ou bien le passage de quelque cortège de théâtre, de quelque mascarade
en chaises à porteurs, en palanquins hindous; ou encore, dans de
précieux salons aux ors éteints, quelque Cydalise désoeuvrée, rêveuse,
lutinant un sapajou favori, ou mirant dans «l'eau morte par l'ennui dans
son cadre gelée» d'un vieux miroir terni, des atours de bal paré. Mais
le peintre apportait à varier ces thèmes, souvent proches parents, tant
d'ingéniosité, de fantaisie inventive, et, dans l'exécution, une si
parfaite habileté qu'on éprouvait en les rencontrant le plaisir sans
cesse renouvelé de la découverte.
G. B.
Les philosophes et les poètes nous donnent, cette année, des livres sur la mort. On ne s'en étonnera pas. La mort, depuis dix mois, est, si j'ose dire, la plus vivante des actualités. On ne parle que d'elle. Il y a tout près de nous des peuples qui s'entr'égorgent, sans lassitude, et l'on perçoit, à l'aube et dans les crépuscules, le cri des hécatombes humaines. La mort est, plus que jamais, à l'ordre du jour de nos méditations, la mort dans l'apothéose de la victoire ou dans la misère de la défaite, la mort fin d'énergie ou fin d'amour, espoir ou négation, résurrection ou néant, ombre ou lumière.
Un philosophe, il y a peu de semaines, s'essayait à soulever le manteau noir de l'Inconnue et nous conviait à fixer son visage. Il n'est pas effrayant, ce visage, nous disait Maurice Maeterlinck. Accoutumez-vous à le regarder en face, vous le contemplerez vite sans tristesse, vous lui sourirez bientôt comme à un ami. Et l'on sentait que Maeterlinck avait bien à cette minute la conscience qu'il s'adressait à un public d'Occident, car la mort vit dans l'intimité des âmes orientales. On lui fait une place d'honneur aux foyers asiatiques et les Célestes ont moins souci de parer le lit où ils passent que le cercueil où ils resteront. La mort n'effraie pas tout le monde. Et si les philosophes en discutent avec sérénité, il n'est pas rare que les poètes en parlent avec amour.
Ce n'est point tout à fait, sans doute, le cas de Mme la comtesse de Noailles. Le poète admirable du «Cour innombrable», des «Éblouissements», du «Visage émerveillé», de «la Domination», ne peut, en son panthéisme passionné, souhaiter la fin de cette joie multiple et divine de vivre. Mais elle prévoit, sans tristesse, la fin inévitable d'une ardeur qui, par ses épuisantes intensités, lui fait parfois désirer le repos, l'immobilité qui seraient infinis. L'idée de mort hante chacune de ses pensées et chante en leitmotiv dans chacun des poèmes de son dernier recueil: les Vivants et les Morts (1). Vous ne vous étonnerez point si l'expression, chez ce grand poète et ce merveilleux artiste, est toujours grande, large, noble, et constamment élevée aux cimes sur l'élan du rythme. Naturellement, car ce poète est femme, la passion et la mort sont liées toujours, comme dans une étreinte obligée. La passion prévoit et attend la mort, qui est plus souvent encore la fin de l'extase que la fin de l'être. Car, si l'extase survit, l'être est encore vivant.
Note 1: Arthème Fayard, éditeur, 3 fr. 50.
Tu vis, je bois l'azur qu'épanche ton visage,
Ton rire me nourrit comme d'un blé plus fin.
Je ne sais pas le jour où moins sûr et moins sage
Tu me feras mourir de faim.
Solitaire, nomade et toujours étonnée,
Je n'ai pas d'avenir et je n'ai pas de toit.
J'ai peur de la maison, de l'heure et de l'année
Où je devrai souffrir de toi.
Même quand je te vois dans l'air qui m'environne,
Quand tu sembles meilleur que mon coeur ne rêva,
Quelque chose de toi sans cesse m'abandonne,
Car rien qu'en vivant tu t'en vas.
Tu t'en vas, et je suis comme ces chiens farouches
Qui, le front sur le sable où luit un soleil blanc,
Cherchent à retenir dans leur errante bouche
L'ombre d'un papillon volant.
Ne bouge plus, ton souffle impatient, tes gestes
Ressemblent à la source écartant les roseaux
Tout est aride et nu hors de mon âme, reste
Dans l'ouragan de mon repos!
Hélas! Quand ton élan, quand ton départ m'oppresse,
Quand je ne peux t'avoir dans l'espace où tu cours,
Je songe à la terrible et funèbre paresse
Qui viendra t'engourdir un jour.
Mais puisque tout survit, que rien de nous ne passe,
Je songe, sous les cieux où la nuit va venir,
A cette éternité du temps et de l'espace
Dont tu ne pourras pas sortir.
Cette idée de survie du mort dans la pensée et par la volonté des vivants précise son expression dans ces vers:
Mon ami, vous mourrez, votre pensive tête
Dispersera son feu,
Mais vous serez encore vivant comme vous êtes
Si je survis un peu.
Un autre coeur au vôtre a pris tant de lumière
Et de si beaux contours,
Que si ce n'est pas moi qui m'en vais la première,
Je prolonge vos jours.
Le souffle de la vie entre deux coeurs peut être
Si dûment mélangé
Que l'un peut demeurer et l'autre disparaître
Sans que rien soit changé.
Et voici encore un vers où la passion, avec quelle superbe violence, dédaigne les fins humaines et fixe l'éternité:
A présent je ne vois, ne sens que ta venue,
Je suis le matelot par l'orage assailli
Qui ne regarde plus que le point de la nue
Où la foudre a jailli.
Je compte l'âge immense et pesant de la terre
Par l'escalier des nuits qui monte à tes aïeux
Et par le temps sans fin où ton corps solitaire
Dormira sous les cieux.
Cette contemplation orgueilleuse de la mort qui ne tue pas conduira, d'instinct, le poète sous le dôme des Invalides, devant le sarcophage contenant « cette cendre d'un dieu resté chez les humains».
On contemple effrayé: ce lit pourpre et puissant
Enferme ce qui fut votre âme et votre sang,
Et vous êtes là, vous, à qui l'on ne peut croire
Tant vous êtes encor au-dessus de la gloire!
Ainsi chante sans résignation, mais avec une acceptation hautaine, et qui parfois semble un défi, le poète de la mort. Le poète de la vie, ivre de la passion de vivre, n'admet point qu'une prudence doive modérer l'élan qui l'emporte:
J'accepte le bonheur comme une austère joie,
Comme un danger robuste, actif et surhumain;
J'obéis en soldat que la Victoire emploie
A mourir en chemin.
Le bonheur, si criblé de balles et d'entailles
Que ceux qui l'ont connu dans leur chair et leurs os
Viennent rêver, le soir, sur les champs de bataille
Où gisent les héros.
Dans les Passions, dans les Élévations, dans les Tombeaux, nous trouvons la substance philosophique du livre de Mme de Noailles. Les «Climats» s'y intercalent comme une halte claire, harmonieuse et parfumée. Syracuse, les Soirs du Monde, le Port de Palerme, l'Auberge d'Agrigente, les Journées romaines, la Messe de l'aurore à Venise, Un soir en Flandre, le Printemps du Rhin, ont inspiré au poète des ingéniosités descriptives qui parfois nous surprennent un peu par l'audace de leur fantaisie.
Sous un ciel haletant, qui grésille et qui dort,
Où chaque fragment d'air fascine comme un disque,
Rome, lourde d'été, avec ses obélisques
Dressés dans les agrès luisants du soleil d'or
Tremblait comme un vaisseau qui va quitter le port.
Le ciel qui dort en grésillant, ce fragment d'air qui fascine comme un
disque, ces agrès du soleil qui luisent ne dressent pas des images bien
nettes devant nos yeux. Mais il n'en demeure pas moins une sensation de
lumière impérieuse, en nous et autour de nous, un éblouissement torride
qui reste dans notre cerveau. Et il en est ainsi de tous les poèmes de
ce livre dont la flamme ardente monte très haut au-dessus des ombres, de
même que, par sa puissante beauté, son art domine les imperfections
voulues et l'orgueilleuse indiscipline.
Albéric Cahuet.
Le nouveau pont de l'Estacade.
Le président de la République a inauguré ces jours derniers la nouvelle passerelle qui a remplacé l'antique estacade construite à l'entrée du petit bras de la Seine, à quelques mètres en amont du pont Sully.
Cette estacade, destinée à arrêter les glaces en cas de débâcle, ne laissait qu'un passage étroit pour les bateaux dont la manoeuvre était rendue fort difficile par l'intensité du courant. A ce dispositif d'un autre âge on a substitué une passerelle en béton armé reposant sur quatre arches dont deux restent ouvertes en temps normal; les deux autres, celles de la rive gauche, étant condamnées par un réseau d'aiguilles fixes.
Quant aux arches de la rive droite, elles peuvent être rapidement fermées, grâce au! système imaginé par M. Drogue, ingénieur en chef du service de la navigation. Deux caissons flottants en tôle, très résistants, sont tenus en réserve à peu de distance le long d'une berge. A l'approche d'une débâcle, on les remorque jusqu'à la passerelle et on échoue chaque caisson contre les deux piles d'une arche sur des entailles ménagées: à cet effet.
La stabilité est assurée par deux séries d'aiguilles en fer.
Les unes, enfilées directement dans le caisson, vont s'ancrer dans le lit du fleuve. Leur poids est calculé de façon qu'elles continuent à s'enfoncer si le niveau de l'eau vient à baisser, entraînant le caisson qui ne risque pas de rester suspendu au-dessus de l'eau.
Les autres sont enfilées le long du tablier du pont et viennent s'attacher au caisson. Une plaque d'arrêt butant sous le tablier limite leur course et la remontée du caisson sous la poussée d'une crue.
Outre que ce système paraît devoir offrir une résistance considérable à la poussée des glaces qui dépasse parfois 3.000 kilos par mètre linéaire, il permettra de laisser la navigation libre jusqu'au dernier moment. En cas de danger, il suffira de quelques heures pour amener le caisson à la place qu'il devra occuper. Au lieu de le laisser flotter, on le remontera au moyen de treuils contre le tablier pour le descendre et fermer le passage dès que la débâcle se sera suffisamment dessinée en amont.
Le prix de la houille blanche.
Une grande partie du public s'imagine que les chutes d'eau fournissent de la force motrice gratuite; or, les travaux nécessaires pour capter et utiliser la puissance hydraulique entraînent des frais considérables, susceptibles de varier dans de très fortes proportions.
Le prix d'installation dépend d'abord de la hauteur et du débit de la chute; en général, les chutes hautes et à débit réduit sont plus avantageuses que les chutes basses à débit énorme.
Ainsi, à Jonage (France), une chute de 12 mètres, fournissant 100 mètres cubes par seconde, donne une puissance de 12.000 chevaux, et le prix de l'installation ressort à 1.800 francs par cheval.
Au contraire, à Méran (Autriche), une chute de 60 mètres, débitant seulement 9 à 15 mètres par seconde, donne une puissance de 8.000 chevaux, et le prix du cheval ne dépasse pas 400 francs. De même, à l'usine de la Praz, une chute de 78 mètres débitant 12 mètres fournit une puissance de 12.500 chevaux, et le prix d'installation du cheval est seulement de 212 francs.
Ces quelques chiffres montrent que l'aménagement d'une chute d'eau constitue toujours, au point de vue du rendement, un problème délicat.
Influence de la foret sur la neige.
La neige couvrant le sol fond d'autant plus vite que l'évaporation et la température sont plus élevées, et l'on sait depuis longtemps que la forêt contrarie ces deux phénomènes. Mais on n'avait pas encore songé à chiffrer cette influence.
M. Church, directeur de l'observatoire du Mont-Rose de la Nevada, à la suite d'observations portant sur 36 stations, a formulé des conclusions intéressantes.
Un versant boisé renfermait une couche de neige double de celle de la partie non boisée du même versant; l'abondance était particulièrement marquée dans les clairières.
Comme on a intérêt à conserver la neige sur les montagnes le plus longtemps possible, afin de préserver la végétation des fortes gelées, on doit donc maintenir dans les régions élevées c'es forêts assez épaisses pour arrêter le vent et atténuer l'effet des rayons solaires, mais en même temps assez claires pour laisser la neige tomber jusqu'au sol.
C'est ainsi que la futaie de résineux, mélangée de hêtres et de bouleaux à feuilles caduques, conserve plus longtemps la neige que la futaie de pins, sapins et épicéas.
Les victimes des fauves dans l'Inde.
Malgré une chasse de plus en plus énergique, le nombre des personnes victimes des fauves dans l'Inde anglaise est toujours aussi considérable; il s'élève à 2.382 pour l'année 1911.
Le tigre a tué 882 personnes, le léopard 366, l'ours 428, l'éléphant et l'hyène 77; l'alligator et le crocodile 244, le sanglier 51, le buffle 16, le chien sauvage 24, etc.
Les serpents ont causé encore plus de ravages, faisant 22.478 victimes, soit 1.000 de plus que l'année précédente.
D'autre part, on estime que, pendant la période 1905-1910, les bêtes sauvages ont détruit 100.000 têtes de bétail.
La population étrangère aux États-Unis.
D'après le dernier recensement cifectué par le gouvernement américain, le nombre des étrangers résidant aux États-Unis dépasse 13 millions, alors qu'il n'atteignait pas 7 millions en 1880.
Les Allemands représentent 17% de ce groupe; les Russes 13%, les Irlandais et les Austro-Hongrois 12, les Italiens 11, les Scandinaves 10, les Anglais 9. Le nombre des Français est minime.
La proportion des Allemands a beaucoup diminué; elle était de 29% en 1880; de même la population irlandaise qui, à la même époque, représentait 28%.
Enfin, il est à remarquer que dans treize États, dont le New-York, les étrangers forment plus de la moitié de la population; dans seize autres, ils comptent pour une proportion variant du quart à la moitié.
Le plus gros des rentiers du monde
On se souvient de l'attentat de Delhi, dans lequel, l'année dernière, lord Hardinge, le vice-roi des Indes, fut grièvement blessé par l'explosion d'une bombe, alors qu'il faisait son entrée solennelle dans la ville rendue à son ancien rang de capitale. L'homme d'État dut son salut, en bonne partie tout au moins, au sang-froid de l'éléphant, choisi pour sa haute taille et sa docilité, qui le transportait en tête du cortège. Loin de s'épouvanter du fracas de l'explosion qui mettait en fuite plusieurs de ses congénères, le massif pachyderme continua d'avancer de son pas majestueux, et son attitude calma à ce point la panique qui s'emparait déjà de la foule qu'on ne remarqua pas dans l'instant qu'un fonctionnaire installé derrière lord Hardinge et la vice-reine avait été tué sur le coup et qu'une des parois du howdah (palanquin) était en pièces.
Dès son complet rétablissement, le vice-roi tint à rendre visite à la bonne bête. Sa reconnaissance vient de prendre une forme plus substantielle: un décret accorde à l'éléphant le titre et la situation de State pensionner.
En sa qualité de pensionnaire de l'État, Timouh recevra sa vie durant tous les douze mois une somme équivalant à 2.500 francs, suffisante pour lui assurer les services de deux coolies (domestiques). Comme il n'a guère que trente ans, et qu'un éléphant vit normalement plus d'un siècle, on peut aisément calculer ce que son dévouement coûtera aux contribuables hindous.
Le désarmement... des abeilles.
Une curieuse nouvelle nous parvient d'Amérique. On pourrait l'accueillir avec méfiance si le nom dont elle se recommande n'était pas celui d'un des premiers apiculteurs des États-Unis.
Après six années de recherches et d'innombrables tentatives infructueuses, M. Louis J. Terrill, de Lawrenceburg (État d'Indiana), a réussi à produire une race d'abeilles sans aiguillon en croisant des reines de l'espèce italienne avec des bourdons de Chypre.
M. Terrill a pu prouver que l'élimination du dard se traduit par de précieux avantages: les abeilles sont plus réfractaires aux maladies qui déciment les essaims des espèces communes; elles récoltent une plus grande quantité de nectar et produisent un miel plus savoureux.
La victoire de Denain, qui, le 24 juillet 1712, fut, selon l'expression de Michelet, une éclaircie merveilleuse dans le ciel chargé qui obscurcissait la France, était commémorée par un simple monolithe placé dans la campagne sur le territoire d'Haulchin.
La statue de Villars, inaugurée
le 13 juillet, à Denain.
--Phot. Lambert.
La grande cité industrielle a voulu plus somptueusement honorer la mémoire du maréchal de Villars. Déjà, en 1892, un comité, encouragé par une importante souscription de la ville, s'était formé dans le but d'élever un monument au héros de la grande journée du 24 juillet 1712 qui rendit à la France la fortune des armes, hâta la conclusion de la paix et prépara le traité d'Utrecht. Après le grand cortège historique organisé l'an dernier pour fêter le bicentenaire de la bataille de Denain (voir L'Illustration du 3 août 1912), l'oeuvre a été poursuivie et menée à bien, et une belle statue équestre de Villars a pu être inaugurée dimanche sous la présidence de M. le marquis de Vogüé, de l'Académie française, qui est rattaché par les liens du sang au maréchal de Villars.
La statue, oeuvre d'un enfant de Denain, M. Henri Gauquié, avait déjà été admirée au Salon des Artistes français, où elle avait obtenu la grande médaille d'honneur. Le piédestal a été dessiné par l'architecte Guillaume.
M. Bricout, président du Comité, fit à la ville la remise du monument. Après quoi, en un très beau discours, M. de Vogüé évoqua la glorieuse journée. Des vers furent dits par un mineur poète, M. Jules Mousseron. Puis les troupes de la garnison, commandées par le général Exelmans, défilèrent devant le maréchal de Villars.
L'année dernière, le comte Compton, ancien lieutenant aux Royal Horse Guards, élégant cavalier, au masque bronzé, aux cheveux sombres, et, de plus, héritier présomptif d'un des grands noms du peerage, était présenté à miss Moss qui, sous le nom de Daisy Markham, menue petite personne, douée d'une gentille figure pâlotte, qui brillait, modeste étoile, au firmament des petits théâtres de Londres et même de la province. Elle le captiva. Ils s'aimèrent,--en tout bien tout honneur. Et le jeune gentleman brûlait si bien «pour le bon motif» qu'il promit le mariage à la petite actrice. C'était pour elle un beau rêve.
Miss Daisy Markham.
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Phot. Foulsham et Banfield.
Mais le marquis de Northampton, père du fiancé, fut vite informé d'un engagement qui n'était guère pour lui sourire. Il sermonna. Il fit appel à la raison de son fils contre son coeur. Il eut l'heureuse chance de le persuader. Le comte Compton écrivit la lettre de rupture qu'on lui demanda.
Il l'écrivit sans enthousiasme. Elle est tout imprégnée de tendresse contenue, cette suprême épître à «la très chère Daisy». Il y proteste qu'elle demeure la femme qu'il aime et respecte le plus au monde. S'il l'abandonne, c'est pour son bien, en somme, et après avoir bien réfléchi à la vie qu'il lui préparait, aux affronts auxquels elle serait exposée' dans son monde: «Vous ne savez pas, Daisy, comment ces nommées ladies vous traiteraient, et, réellement, je ne puis me faire à la pensée de vous voir souffrir de telles choses qui, avec votre douce et sensible nature, vous tortureraient.» C'est la lutte cornélienne, enfin, où le devoir l'emporte sur le sentiment. Et il signe, après toutes sortes de bénédictions: «Votre coeur brisé».
La petite miss Moss n'en prit pas aussi aisément son parti, et, bien conseillée, sans doute, connaissant d'autre part les lois et coutumes de la vieille Angleterre, elle entama contre l'infidèle une action en rupture de promesse.
Sur ces entrefaites, le comte Compton devenait, par la mort de son père, le 16 juin dernier, marquis de Northampton, possesseur de deux des plus beaux châteaux du Royaume-Uni, maître d'un revenu annuel de 3.750.000 francs. Comme l'observait, l'autre semaine, devant le juge du banc du Roi, en présence d'une assistance de choix où des camarades de Daisy Markham coudoyaient d'authentiques pairesses, l'avocat de la «promise» abandonnée, c'était une situation magnifique et le titre de marquise que perdit sa cliente du fait de ce congé.
Lord Northampton, sixième du titre, ne contestait pas le dommage. Il l'évaluait même très haut, puisqu'il offrait à son ex-fiancée 50.000 livres de dommages-intérêts,--1.250.000 francs.
Le juge a estimé l'indemnité suffisante, et, à la fin d'une audience d'une demi-heure, plaidoiries comprises, il allouait à miss Moss, alias Daisy Markham, ce million et un quart, «la plus forte somme, dit le Daily Mail, qu'une cour anglaise ait jamais allouée dans une action en rupture de promesse».
Comme, d'ailleurs, un bonheur n'arrive jamais seul, depuis ce jour, la porte de miss Markham est assiégée par les directeurs de théâtres, grands et petits, qui mettent aux pieds de la délaissée des ponts d'or. Miss
Markham fait assez bon marché de ces richesses. Ce qu'elle ambitionne, c'est de se consacrer au grand art, de ne monter désormais que sur des «scènes consacrées». Legitimate stages.
Un monument au corps de ballet de Copenhague:
le Puits des Danseuses. Phot. J. Lourberg.
Rome n'est plus dans Rome...
Depuis des années les Danois nous enlèvent, à prix d'or, avec un très sûr discernement et un goût rare, les plus belles productions de notre art national. Tout récemment, encore, ils achetaient et emportaient plusieurs des oeuvres les plus illustres de l'admirable Carpeaux. Or, les voilà qui, reprenant pour leur compte les aimables traditions de notre dix-huitième siècle, viennent d'ériger à Copenhague, ville accueillante entre toutes, dans le parc du château de Rosenborg, un monument à la Grâce.
C'est le «Puits des Danseuses», futile et charmant objet d'art, vain comme tous les bibelots,--car on n'imagine pas les ménagères des environs y venant puiser: mais le sculpteur n'a plus guère, dans notre société moderne, d'occasions de vouer son talent à embellir des oeuvres d'utilité.
L'auteur du «Puits des Danseuses», M. Rudolph Tegner, s'est souvenu qu'il était du pays de Thorwaldsen. Et il a fait, à son tour, «de l'antique modernisé». Ses trois figures, drapées légèrement, ont du mouvement et, sans faire oublier le Génie de la Danse, ni quelques autres figures ballantes, doivent être plaisantes à voir, dans l'air subtil du nord.
Le cinquième Grand Prix de l'Automobile-Club de France s'est disputé le 12 juillet sur le circuit de Picardie, établi aux environs d'Amiens avec Longueau comme point de départ. L'épreuve comportait 29 tours d'environ 31 kilomètres et demi, soit un parcours total de 916 kilom. 800 mètres; elle a une fois encore affirmé de façon magnifique la supériorité de l'industrie française.
Sur les 9 voitures françaises engagées, 7 ont achevé le parcours; 4 d'entre elles prenant respectivement les places 1, 2, 4, 5. Par contre, sur 11 voitures étrangères parties, 4 seulement se trouvèrent au poteau d'arrivée. Jamais nos constructeurs n'avaient obtenu un résultat aussi catégorique.
Le prix a été gagné par Boillot, montant une voiture Peugeot, qui avait déjà triomphé au circuit de Dieppe en 1912. Le vainqueur, battant son record de l'année précédente, effectua le parcours en 7 heures 53 minutes 56 secondes, soit à une vitesse moyenne de 116 kilom. 190 mètres; son camarade Goux, pilotant une voiture de la même marque, se plaçait second à 3 minutes d'intervalle.
Ce résultat est d'autant plus appréciable que le circuit de Picardie semblait peu favorable aux grandes vitesses et que le règlement limitait à 20 litres par 100 kilomètres la quantité de carburant dont pouvait disposer chaque concurrent.
Le lendemain du Grand Prix des voitures s'est couru sur le même circuit, mais sur la distance réduite de 350 kilomètres, le grand prix des motocyclettes, sidecars et cyclecars.
Les concurrents français furent moins heureux; mais les insuccès furent largement compensés par la victoire de Fentou qui atteignit une moyenne de 78 kilomètres à l'heure, sur motocyclette Clément.
Au circuit de Picardie: les tribunes pendant la course.
Phot. Chusseau-Flaviens.
Note du transcripteur: Les suppléments mentionnés
en titre ne nous ont pas été fournis.