The Project Gutenberg eBook of Histoire des Gaulois (1/3)

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Title: Histoire des Gaulois (1/3)

Author: Amédée Thierry

Release date: May 8, 2011 [eBook #36058]
Most recently updated: February 28, 2013

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Jean-Pierre Lhomme and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

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Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

HISTOIRE DES GAULOIS

TOME I.

BRUXELLES,
A LA LIBRAIRIE PARISIENNE
FRANÇAISE ET ÉTRANGÈRE.
RUE DE LA MADELEINE, Nº 438.

IMPRIMERIE DE H. FOURNIER,
RUE DE SEINE, Nº 14

HISTOIRE DES GAULOIS, DEPUIS LES TEMPS LES PLUS RECULÉS JUSQU'À L'ENTIÈRE SOUMISSION DE LA GAULE À LA DOMINATION ROMAINE.

Par Amédée THIERRY.

TOME I.

PARIS,
A. SAUTELET ET Cie, LIBRAIRES,
RUE de RICHELIEU, Nº 14;
ALEXANDRE MESNIER,
PLACE DE LA BOURSE.

M DCCC XXVIII.

A MON FRÈRE, AUGUSTIN THIERRY, AUTEUR DE L'HISTOIRE DE LA CONQUÊTE DE L'ANGLETERRE PAR LES NORMANDS.

INTRODUCTION.

Il ne faut s'attendre à trouver ici ni l'intérêt philosophique qu'inspire le développement progressif d'un seul fait grand et fécond, ni l'intérêt pittoresque qui s'attache aux destinées successives d'un seul et même territoire, immobile théâtre de mille scènes mobiles et variées: les faits de cette histoire sont nombreux et divers, leur théâtre est l'ancien monde tout entier; mais pourtant une forte unité y domine; c'est une biographie qui a pour héros un de ces personnages collectifs appelés peuples, dont se compose la grande famille humaine. L'auteur a choisi le peuple gaulois comme le plus important et le plus curieux de tous ceux que les Grecs et les Romains désignaient sous le nom de barbares, et parce que son histoire mal connue, pour ne pas dire inconnue, laissait un vide immense dans les premiers temps de notre occident. Un autre sentiment encore, un sentiment de justice et presque de piété l'a déterminé et soutenu dans cette longue tâche. Français, il a voulu connaître et faire connaître une race de laquelle descendent les dix-neuf vingtièmes d'entre nous, Français; c'est avec un soin religieux qu'il a recueilli ces vieilles reliques dispersées, qu'il a été puiser, dans les annales de vingt peuples, les titres d'une famille qui est la nôtre.

L'ouvrage que je présente au public a donc été composé dans un but spécial; dans celui de mettre l'histoire narrative des Gaulois en harmonie avec les progrès récens de la critique historique, et de restituer, autant que possible, dans la peinture des événemens, à la race prise en masse sa couleur générale, aux subdivisions de la race leurs nuances propres et leur caractère distinctif: vaste tableau dont le plan n'embrasse pas moins de dix-sept cents ans. Mais à mesure que ma tâche s'avançait, j'éprouvais une préoccupation philosophique de plus en plus forte; il me semblait voir quelque chose d'individuel, de constant, d'immuable sortir du milieu de tant d'aventures si diversifiées, passées en tant de lieux, se rattachant à tant de situations sociales si différentes, ainsi que dans l'histoire d'un seul homme, à travers tous les incidens de la vie la plus romanesque, on voit se dessiner en traits invariables, le caractère du héros.

Les masses ont-elles donc aussi un caractère, type moral, que l'éducation peut bien modifier, existe-t-il dans l'espèce humaine des familles et des races, comme il existe des individus dans ces races? Ce problème, dont la position ne répugne en rien aux théories philosophiques de notre temps, comme j'achevais ce long ouvrage, me parut résolu par le fait. Jamais encore les événemens humains n'avaient été examinés sur une aussi vaste échelle, avec autant de motifs de certitude, puisqu'ils sont pris dans l'histoire d'un seul peuple, antérieurement à tout mélange de sang étranger, du moins à tout mélange connu, et que ce peuple est conduit par sa fortune vagabonde au milieu de dix autres familles humaines, comme pour contraster avec elles. En occident, il touche aux Ibères, aux Germains, aux Italiens; en orient, ses relations sont multipliées avec les Grecs, les Carthaginois, les Asiatiques, etc. De plus, les faits compris dans ces dix-sept siècles n'appartiennent pas à une série unique de faits, mais à deux âges de la vie sociale bien différens, à l'âge nomade, à l'âge sédentaire. Or, la race gauloise s'y montre constamment identique à elle-même.

Lorsqu'on veut faire avec fruit un tel travail d'observation sur les peuples, c'est à l'état nomade principalement qu'il faut les étudier; dans cette période de leur existence, où l'ordre social se réduit presque à la subordination militaire, où la civilisation est, si je puis ainsi parler, à son minimum. Une horde est sans patrie comme sans lendemain; chaque jour, à chaque combat, elle joue sa propriété, son existence même; cette préoccupation du présent, cette instabilité de fortune, ce besoin de confiance de chaque individu en sa force personnelle neutralisent presque totalement entre autres influences celle des idées religieuses, la plus puissante de toutes sur le caractère humain. Alors les penchans innés se déploient librement avec une vigueur toute sauvage. Qu'on ouvre l'histoire ancienne, qu'on suive dans leurs brigandages deux hordes, l'une de Gaulois, l'autre de Germains: la situation est la même, des deux côtés ignorance, brutalité, barbarie égales; mais comme on sent néanmoins que la nature n'a pas jeté ces hommes-là dans le même moule! À l'étude d'un peuple pendant sa vie nomade il en succède une autre non moins importante pour le but dont nous nous occupons, l'étude de ce même peuple durant le premier travail de la vie sédentaire, dans cette époque de transition où la liberté humaine se débat encore violemment contre les lois nécessaires des sociétés et le développement progressif des idées et des besoins sociaux.

Les traits saillans de la famille gauloise, ceux qui la différencient le plus, à mon avis, des autres familles humaines, peuvent se résumer ainsi: une bravoure personnelle que rien n'égale chez les peuples anciens; un esprit franc, impétueux, ouvert à toutes les impressions, éminemment intelligent; mais à côté de cela une mobilité extrême, point de constance, une répugnance marquée aux idées de discipline et d'ordre si puissantes chez les races germaniques, beaucoup d'ostentation, enfin une désunion perpétuelle, fruit de l'excessive vanité. Si l'on voulait comparer sommairement la famille gauloise à cette famille germanique, que nous venons de nommer, on pourrait dire que le sentiment personnel, le moi individuel est trop développé chez la première, et que, chez l'autre, il ne l'est pas assez; aussi trouvons-nous à chaque page de l'histoire des Gaulois des personnages originaux, qui excitent vivement et concentrent sur eux notre sympathie, en nous faisant oublier les masses; tandis que, dans l'histoire des Germains, c'est ordinairement des masses que ressort tout l'effet.

Tel est le caractère général des peuples de sang gaulois; mais, dans ce caractère même, l'observation des faits conduit à reconnaître deux nuances distinctes, correspondant à deux branches distinctes de la famille, à deux races, pour me servir de l'expression consacrée en histoire. L'une de ces races, celle que je désigne sous le nom de Galls, présente, de la manière la plus prononcée, toutes les dispositions naturelles, tous les défauts et toutes les vertus de la famille; les types gaulois individuels les plus purs lui appartiennent: l'autre, celle des Kimris, moins active, moins spirituelle peut-être, possède en retour plus d'aplomb et de stabilité: c'est dans son sein principalement qu'on remarque les institutions de classement et d'ordre; c'est là que persévérèrent le plus long-temps les idées de théocratie et de monarchie.

L'histoire des Gaulois, telle que je l'ai conçue, se divise naturellement en quatre grandes périodes; bien que les nécessités de la chronologie ne m'aient pas toujours permis de m'astreindre, dans le récit, à une classification aussi rigoureuse.

La première période renferme les aventures des nations gauloises à l'état nomade. Aucune des races de notre occident n'a accompli une carrière plus agitée et plus brillante. Les courses de celle-ci embrassent l'Europe, l'Asie et l'Afrique; son nom est inscrit avec terreur dans les annales de presque tous les peuples. Elle brûle Rome; elle enlève la Macédoine aux vieilles phalanges d'Alexandre, force les Thermopyles et pille Delphes; puis elle va planter ses tentes sur les ruines de l'ancienne Troie, dans les places publiques de Milet, aux bords du Sangarius et à ceux du Nil; elle assiège Carthage, menace Memphis, compte parmi ses tributaires les plus puissans monarques de l'Orient; à deux reprises elle fonde dans la haute Italie un grand empire, et elle élève au fond de la Phrygie cet autre empire des Galates qui domina long-temps toute l'Asie-Mineure.

Dans la seconde période, celle de l'état sédentaire, on voit se développer, partout où cette race s'est fixée à demeure, les institutions sociales, religieuses et politiques conformes à son caractère particulier; institutions originales, civilisation pleine de mouvement et de vie, dont la Gaule transalpine offre le modèle le plus pur et le plus complet. On dirait, à suivre les scènes animées de ce tableau, que la théocratie de l'Inde, la féodalité de notre moyen-âge et la démocratie athénienne se sont donné rendez-vous sur le même sol pour s'y combattre et y régner tour à tour. Bientôt cette civilisation se mélange et s'altère; des élémens étrangers s'y introduisent, importés par le commerce, par les relations de voisinage, par la réaction des populations subjuguées. De là des combinaisons multiples et souvent bizarres; en Italie, c'est l'influence romaine qui se fait sentir dans les mœurs des Cisalpins; dans le midi de la Transalpine, c'est l'influence des Grecs de Massalie (l'ancienne Marseille), et il se forme en Galatie le composé le plus singulier de civilisation gauloise, grecque et phrygienne.

Vient ensuite la période des luttes nationales et de la conquête. Par un hasard digne de remarque, c'est toujours sous l'épée des Romains que tombe la puissance des nations gauloises; à mesure que la domination romaine s'étend, la domination gauloise, jusque-là assurée, recule et décline; on dirait que les vainqueurs et les vaincus d'Allia se suivent sur tous les points de la terre pour y vider la vieille querelle du Capitole. En Italie, les Cisalpins sont subjugués, mais seulement au bout de deux siècles d'une résistance acharnée; quand le reste de l'Asie a accepté le joug, les Galates défendent encore contre Rome l'indépendance de l'Orient; la Gaule succombe, mais d'épuisement, après un siècle de guerres partielles, et neuf ans de guerre générale sous César; enfin les noms de Caractacus et de Galgacus illustrent les derniers et infructueux efforts de la liberté bretonne. C'est partout le combat inégal de l'esprit militaire, ardent, héroïque, mais simple et grossier, contre le même esprit discipliné et persévérant.

Peu de nations montreraient dans leurs annales une aussi belle page que cette dernière guerre des Gaules, écrite pourtant par un ennemi. Tout ce que l'amour de la patrie et de la liberté enfanta jamais d'héroïsme et de prodiges, s'y déploie malgré mille passions contraires et funestes: discordes entre les cités, discordes dans les cités, entreprises des nobles contre le peuple, excès de la démocratie, inimitiés héréditaires des races. Quels hommes que ces Bituriges qui incendient en un seul jour vingt de leurs villes! que cette population carnute, fugitive, poursuivie par l'épée, par la famine, par l'hiver et que rien ne peut abattre! Quelle variété de caractères dans les chefs, depuis le druide Divitiac, enthousiaste bon et honnête de la civilisation romaine, jusqu'au sauvage Ambiorix, rusé, vindicatif, implacable, qui ne conçoit et n'imite que la rudesse des Germains; depuis Dumnorix, brouillon ambitieux mais fier, qui veut se faire du conquérant des Gaules un instrument, non pas un maître, jusqu'à ce Vercingétorix, si pur, si éloquent, si brave, si magnanime dans le malheur, et à qui il n'a manqué pour prendre place parmi les plus grands hommes, que d'avoir eu un autre ennemi, surtout un autre historien que César!

La quatrième période comprend l'organisation de la Gaule en province romaine et l'assimilation lente et successive des mœurs transalpines aux mœurs et aux institutions de l'Italie; travail commencé par Auguste, continué et achevé par Claude. Ce passage d'une civilisation à l'autre ne se fait point sans violence et sans secousses: de nombreuses révoltes sont comprimées par Auguste, une grande insurrection échoue sous Tibère. Les déchiremens et la ruine imminente de Rome pendant les guerres civiles de Galba, d'Othon, de Vitellius, de Vespasien donnent lieu à une subite explosion de l'esprit d'indépendance au nord des Alpes; les peuples gaulois reprennent les armes, les sénats se reforment, les Druides proscrits reparaissent, les légions romaines cantonnées sur le Rhin sont vaincues ou gagnées, un Empire gaulois est construit à la hâte; mais bientôt la Gaule s'aperçoit qu'elle est déjà au fond toute romaine, et qu'un retour à l'ancien ordre de choses n'est plus ni désirable pour son bonheur, ni même possible; elle se résigne donc à sa destinée irrévocable, et rentre sans murmure dans la communauté de l'empire romain.

Avec cette dernière période finit l'histoire de la race gauloise en tant que nation, c'est-à-dire en tant que corps de peuples libres, soumis à des institutions propres, à la loi de leur développement spontané: là commence un autre série de faits, l'histoire de cette même race devenue membre d'un corps politique étranger, et modifiée par des institutions civiles, politiques, religieuses qui ne sont point les siennes. Quelque intérêt que mérite, sous le point de vue de la philosophie comme sous celui de l'histoire, cette Gaule romaine qui joue dans le monde romain un rôle si grand et si original, je n'ai point dû m'en occuper dans cet ouvrage: les destinées du territoire gaulois, depuis les temps de Vespasien jusqu'à la conquête des Francs, forment un épisode complet, il est vrai, de l'histoire de Rome, mais un épisode qui ne saurait être isolé tout à fait de l'ensemble sous peine de n'être plus compris.

J'ai raisonné jusqu'à présent dans l'hypothèse de l'existence d'une famille gauloise qui différerait des autres familles humaines de l'occident, et se diviserait en deux branches ou races bien distinctes: je dois avant tout à mes lecteurs la démonstration de ces deux faits fondamentaux, sur lesquels repose tout mon récit. Persuadé que l'histoire n'est point un champ clos où les systèmes puissent venir se défier et se prendre corps à corps, j'ai éliminé avec soin du cours de ma narration toute digression scientifique, toute discussion de mes conjectures et de celles d'autrui. Pourtant comme la nouveauté de plusieurs opinions émises en ce livre me font un devoir d'exposer au public les preuves sur lesquelles je les appuie, et, en quelque sorte, ce que vaut ma conviction personnelle; j'ai résumé dans les pages qui suivent mes principales autorités et mes principaux argumens de critique historique. Ce travail que j'avais fait pour mon propre compte, pour me guider moi-même dans la recherche de la vérité, et, d'après lequel j'ai cru pouvoir adopter un parti, je le soumets ici avec confiance à l'examen; je prie toutefois mes lecteurs qu'avant d'en condamner ou d'en admettre les bases absolument, ils veuillent bien parcourir le détail du récit, car je n'attache pas moins d'importance aux inductions générales qui ressortent des grandes masses de faits, qu'aux témoignages historiques individuels, si nombreux et si unanimes qu'ils soient.

La question à examiner est celle-ci: a-t-il existé une famille gauloise distincte des autres familles humaines de l'occident, et était-elle partagée en deux races? Les preuves que je donne comme affirmatives sont de trois sortes: 1º philologiques, tirées de l'examen des langues primitives de l'occident de l'Europe; 2º historiques, puisées dans les écrivains grecs et romains; 3º historiques, puisées dans les traditions nationales des Gaulois.

SECTION I.

PREUVES TIRÉES DE L'EXAMEN DES LANGUES.

Dans les contrées de l'Europe appelées par les anciens Gaule transalpine et île de Bretagne, embrassant la France actuelle, la Suisse, les Pays-Bas, et les îles Britanniques, il se parle de nos jours une multitude de langues qui se rattachent généralement à deux grands systèmes: l'un, celui des langues du midi, tire sa source de la langue latine, et comprend tous les dialectes romans et français; l'autre, celui des langues du nord, dérive de l'ancien teuton ou germain, et règne dans une partie de la Suisse et des Pays-Bas, en Angleterre et dans la Basse-Écosse. Or, nous savons historiquement que la langue latine a été introduite en Gaule par les conquêtes des Romains; nous savons aussi que les langues teutoniques parlées dans la Gaule et l'île de Bretagne sont dues pareillement à des conquêtes de peuples teutons ou germains: ces deux systèmes de langues, importés du dehors, sont donc étrangers à la population primitive, c'est-à-dire, à la population qui occupait le pays antérieurement à ces conquêtes.

Mais, au milieu de tant de dialectes néo-latins et néo-teutoniques, on trouve dans quelques cantons de la France et de l'Angleterre les restes de langues originales, isolées complètement des deux grands systèmes que nous venons de signaler comme étrangers. La France en renferme deux, le basque, parlé dans les Pyrénées occidentales, et le bas-breton, plus étendu naguère, resserré maintenant à l'extrémité de l'ancienne Armorike; l'Angleterre deux également, le gallois, parlé dans la principauté de Galles, appelé welsh par les Anglo-Saxons, par les Gallois eux-mêmes, kymraig; et le gaëlic, usité dans la haute Écosse et l'Irlande. Ces langues, originales parmi toutes les autres, l'histoire ne nous apprend point qu'elles aient été importées dans le pays où on les parle, postérieurement aux conquêtes romaine et germaine; elle ne montre point non plus par qui et comment elles auraient pu y être introduites: nous sommes donc fondés à les regarder comme antérieures à ces conquêtes, et par conséquent comme appartenant à la population primitive.

La question d'antiquité ainsi établie, deux autres questions se présentent: 1º Ces langues ont-elles appartenu au même peuple ou à des peuples différens? 2º Existe-t-il des preuves historiques qu'elles aient été parlées antérieurement à l'établissement des Romains, par conséquent des Germains; et dans quelles portions de territoire? Nous essaierons de résoudre ces deux questions, en examinant successivement chacune des langues; et d'abord nous remarquerons que, le bas-breton se rattachant d'une manière très-étroite au gallois ou kymraig, les idiomes originaux, dont nous parlons, se réduisent réellement à trois, 1º le basque, 2º le kymraig ou kyrmric, 3º le gaëlic ou gallic.

I. De la langue basque.

Cette langue, appelée euscara[1] par le peuple qui la parle, est en usage dans quelques cantons du sud-ouest de la France et du nord-ouest de l'Espagne, des deux côtés des Pyrénées: la singularité de ses radicaux et celle de sa grammaire ne la distinguent pas moins des langues kymrique et gallique que des dérivées du latin et du teuton. Son antiquité ne saurait faire doute quand on voit qu'elle a fourni les plus vieilles dénominations des fleuves, des montagnes, des villes, des tribus de l'ancienne Espagne. Sa grande extension n'est pas moins certaine: de savans travaux[2] ont constaté son empreinte dans la nomenclature géographique de presque toute l'Espagne, surtout des provinces orientale et méridionale. En Gaule, la province appelée par les Romains Aquitaine, et comprise entre les Pyrénées et le cours de la Garonne, présente aussi dans sa plus vieille géographie des traces nombreuses de cette langue qui s'y parle encore aujourd'hui. De pareilles traces se retrouvent, plus altérées et plus rares, il est vrai, le long de la Méditerranée, entre les Pyrénées orientales et l'Arno, dans cette lisière étroite qui portait chez les anciens les noms de Ligurie, Celto-Ligurie et Ibéro-Ligurie[3]. Un grand nombre de noms d'hommes, de dignités, d'institutions relatés dans l'histoire comme appartenant soit aux Ibères, soit aux Aquitains, s'expliquent et sans effort à l'aide de la langue basque. De plus, le mot Ligure (Li-gor, peuple d'en-haut) est basque.

Note 1: Eusk, Ausk ou Ask paraît avoir été le véritable nom générique de la race parlant le basque: Bask, Vask et Gask, d'où dérivent Vascons et Gascons, ne sont évidemment que des formes aspirées de ce radical.

Note 2: Particulièrement l'ouvrage de M. Guillaume de Humboldt intitulé: Pruefung der Untersuchungen ueber die Urbewohner Hispaniens, vermittelst der Vaskischen Sprache. Berlin, 1821.

Note 3: Entre autres noms liguriens qui appartiennent à la langue basque on peut citer: Illiberis (Illi-berri), Ville-Neuve; Iria chez les Ligures Taurins (Plin. I. I. c. 150); Vasio chez les Ligures Voconces (Basoa, bois ); Asta sur les bords du Tanaro (Roches), etc. Humboldt, pag. 94.—Cf. pour la Ligurie et l'Aquitaine ci-dessous t. II, c. I.

Il résulte la présomption légitime: 1º que le basque est un reste de l'ancienne langue espagnole ou ibérienne, et la population parlant basque aujourd'hui, un débris de la race des Ibères; 2º que cette race, par le langage du moins, n'avait rien de commun avec les nations parlant les langues gallique et kymrique; 3º qu'elle occupait dans la Gaule deux grands cantons, l'Aquitaine et la Ligurie gauloise.

II. De la langue gallique.

Le gaëlic ou gallic, conformément à la prononciation, est parlé dans la haute Écosse, l'Irlande, les Hébrides et l'île de Man. Il n'existe pas de trace qu'un autre idiome ait été en usage plus anciennement dans ces contrées, puisque les dénominations les plus antiques de lieux, de peuples, d'individus, appartiennent exclusivement à cette langue. Si l'on veut suivre ses vestiges par le moyen des nomenclatures géographique et historique, on trouve qu'elle a régné dans toute la basse Écosse, et dans l'Angleterre, d'où elle paraît avoir été expulsée par la langue kymrique; on la reconnaît encore dans une portion du midi et dans tout l'est de la Gaule, dans la haute Italie, dans l'Illyrie, dans le centre et l'ouest de l'Espagne.

Mais, sur le continent, ce sont surtout les provinces orientales et méridionales de la Gaule qui portent l'empreinte manifeste du passage de cette langue; ce n'est qu'à l'aide du glossaire gallique qu'on peut découvrir la signification des noms géographiques, ou de dignités, d'institutions, d'individus, appartenant à la population primitive de ce pays. De plus, nos patois actuels de l'est et du midi fourmillent de mots étrangers au latin et qu'on reconnaît être des mots de la langue gallique.

On peut induire de ces faits:

1º Que la race parlant le gallic a occupé, dans des temps reculés, les îles Britanniques et la Gaule, et de ce foyer s'est répandue dans plusieurs cantons de l'Italie, de l'Espagne et de l'Illyrie.

2º Qu'elle a précédé dans l'île de Bretagne la race parlant le kymric.

Mais ce nom de Gall n'était rien moins qu'inconnu à l'antiquité; sous la forme latine de Gallus, sous la forme grecque de Galatès[4] il est inscrit dans les annales de tous les peuples anciens; il y désigne génériquement les habitans de la Gaule d'où partirent à différentes fois des émigrations nombreuses en Italie, en Illyrie, en Espagne. D'après ces rapprochemens, il serait difficile de ne pas reconnaître l'identité des deux noms, et par conséquent des deux peuples; et de ne pas regarder la race des Galls, parlant aujourd'hui la langue gallique, comme un reste de l'une des races dont se composait l'ancienne population gauloise.

Note 4: Gaidheal, Gael, (Gall), Gallus et le nom du pays Gallia, Gaule. Les Grecs ont procédé autrement que les Latins. Du nom du pays, Gaidhealtachd ou Gaeltachd (Galltachd), terre des Galls, ils ont fait Galatia, Γαλατία, et de ce mot ils ont formé le nom générique Galatès, Γαλάτης.

III. De la langue kymrique.

La province de l'île de Bretagne, appelée pays ou principauté de Galles, est habitée, comme on sait, par un peuple qui porte dans sa langue maternelle le nom de Cynmri[5] ou Kymri, et depuis les temps les plus reculés, n'en a jamais reconnu d'autre. Des monumens littéraires authentiques attestent que cette langue, le cynmraig ou kymric, était cultivée avec un grand éclat dès le sixième siècle de notre ère, non-seulement dans les limites actuelles de la principauté de Galles, mais tout le long de la côte occidentale de l'Angleterre, tandis que les Anglo-Saxons, population germanique, occupaient par conquête le centre et l'est. L'examen des nomenclatures géographique et historique de la Bretagne antérieures à l'arrivée des Germains prouve aussi qu'avant cette époque le kymric régnait dans tout le midi de l'île, où il avait succédé au gallic relégué dans le nord.

Note 5: La voyelle y dans le mot kymri se prononce d'une manière sourde à peu près comme l'u anglais dans but.

J'ai dit tout-à-l'heure que le bas-breton ou armoricain, parlé dans une partie de la Bretagne française, était un dialecte kymrique. Le mélange d'un grand nombre de mots latins et français a altéré, il est vrai, ce dialecte; mais les témoignages historiques font foi qu'au cinquième siècle, il était presque identiquement le même que celui de l'île de Bretagne, puisque les insulaires, réfugiés dans l'Armorike, pour échapper à l'invasion des Angles, y trouvèrent, disent les contemporains, des peuples de leur langage[6]. Les noms tirés de la géographie et de l'histoire démontrent en outre que le même idiome avait été bien parlé antérieurement au cinquième siècle dans tout l'ouest et le nord de la Gaule. Ce pays ainsi que le midi de l'île de Bretagne auraient donc été peuplés anciennement par la race parlant le kymric. Mais quel est le nom générique de cette race? est-ce Armorike? est-ce Breton? Armorike, qui signifie maritime, est une dénomination locale et non générique; Breton, paraît n'être qu'un nom particulier de tribu[7]; nous adopterons donc provisoirement comme le vrai nom de cette race celui de Kymri, qui, dès le sixième siècle, la désignait déjà dans l'île de Bretagne.

      Note 6: Consulter le Mithridates d'Adelung et de Vater, t. II,
      p. 157.

      Note 7: Les Triades galloises font dériver ce nom de Prydain fils
      d'Aodd. Ynys Prydain, l'île de Prydain. Cf. ci-après t. I, p. 47.

Je dois consacrer quelques lignes aux rapports mutuels des deux idiomes kymrique et gallique, considérés toujours sous le point de vue de l'histoire. Ne pouvant présenter ici que des résultats généraux et très-sommaires, je dirai, sans m'engager dans aucun examen de détail, que le fond de tous deux est le même, qu'ils dérivent sans nul doute d'une langue-mère commune; mais qu'à côté de cette similitude frappante dans les racines et dans le système général de la composition des mots on remarque de grandes différences dans le système grammatical, différences essentielles qui constituent deux langues bien séparées, bien distinctes quoique sœurs, et non pas seulement deux dialectes de la même langue.

Il me reste à ajouter que le gallic et le kymric appartiennent à cette grande famille de langues dont les philologues placent la source dans le sanscrit, idiome sacré de l'Inde.

Les inductions historiques qui découlent de cet examen des langues peuvent se résumer ainsi:

1º Une population ibérienne distincte de la population gauloise habitait plusieurs cantons du midi de la Gaule, sous les noms d'Aquitains et de Ligures.

2º La population gauloise proprement dite se subdivisait en Galls et en Kymri.

3º Les Galls avaient précédé les Kymri sur le sol de l'île de Bretagne et probablement aussi sur celui de la Gaule.

4º Les Galls et les Kymri formaient deux races appartenant à une seule et même famille humaine.

SECTION II.

PREUVES TIRÉES DES HISTORIENS GRECS ET ROMAINS.

I. PEUPLES GAULOIS TRANSALPINS.

César reconnaît dans toute l'étendue de la Gaule, non compris la province narbonnaise, trois peuples «divers de langue, d'institutions et de lois[8],» savoir: les Aquitains (Aquitani) qui habitent entre les Pyrénées et la Garonne; les Belges (Belgæ) qui occupent le nord depuis le Rhin jusqu'à la Marne et à la Seine; et les Galls (Galli) appelés aussi Celtes (Celtæ) établis dans le pays intermédiaire. Il donne à ces trois peuples pris en masse la dénomination collective de Galli, qui, dans ce cas, n'est plus qu'un nom géographique et de territoire, correspondant au mot français Gaulois.

      Note 8: Hi omnes linguâ, institutis, legibus inter se differunt.
      Cæs. bell. Gall. l. I, c. 1.

Strabon adopte la division de César, mais avec un changement important. Au lieu de limiter comme lui la Belgique au cours de la Seine, il y ajoute sous le nom de Belges parocéanites[9], ou maritimes, toutes les tribus établies entre l'embouchure de ce fleuve et celle de la Loire et désignées dans la géographie gauloise par le nom d'armorikes, qui signifie pareillement maritimes et dont parocéanites paraît n'être que la traduction grecque. Le sentiment de Strabon sur ces matières mérite une attention sérieuse; car ce grand géographe ne connaissait pas seulement les auteurs romains qui avaient écrit sur la Gaule, mais il puisait encore dans les voyages de Posidonius, et dans les travaux des savans de Massalie (l'ancienne Marseille). Au reste ces deux opinions sur les peuples appelés Belges, peuvent très-bien se concilier, comme nous nous réservons de le démontrer plus tard.

      Note 9: Τά λοιπά Βελγων έστιν έθνη των παρωχεανιτων . . . Strab. l.
      IV, p. 194. Paris, ed. in-fol. 1620.

Les géographes des temps postérieurs, Méla, Pline, Ptolémée, etc., se conforment aux divisions soit ethnographique donnée par César, soit administrative tracée par Auguste après la réduction de la Gaule en province romaine.

Dans tout ceci la Narbonnaise n'est point comprise: or nous trouvons dans les écrivains anciens qu'elle contenait, outre des Celtes ou Galls, des Ligures, étrangers aux Gaulois[10], et des Grecs phocéens composant la population de Massalie, et de ses établissemens.

Note 10: Έτέροέθνείζ μέν είσί. Strab. l. II, p. 137.

Il existait donc dans la population indigène de la Gaule (car les Massaliotes ne doivent point trouver place ici) quatre branches différentes, 1º les Aquitains, 2º les Ligures, 3º les Galls ou Celtes, 4º les Belges. Nous allons passer en revue chacun d'eux successivement.

Aquitains.

«Les Aquitains, dit Strabon, diffèrent essentiellement de la race gauloise, non-seulement par le langage, mais par la constitution physique; ils ressemblent plus aux Ibères qu'aux Gaulois[11].» Il ajoute que le contraste de deux peuplades gauloises enclavées dans l'Aquitaine faisait ressortir d'autant plus vivement la différence tranchée des races. Suivant César, les Aquitains avaient, outre un idiome particulier, des institutions particulières, or, les faits historiques nous montrent que ces institutions avaient, pour la plupart, le caractère ibérien; que le vêtement national était ibérien; qu'il y avait des liens plus étroits d'amitié et d'alliance entre les tribus aquitaniques et les Ibères qu'entre ces tribus et les Gaulois, dont la Garonne seule les séparait; enfin que leurs vertus et leurs vices rentrent tout-à-fait dans cette mesure de bonnes et de mauvaises dispositions naturelles qui paraît constituer le type moral ibérien[12].

Note 11: Όί Άχουϊτάναί διαφέρσυαι του Γαλατίχοϋ φύλου χατά τε τών σωμάτων χατασχευάς καί χατά τέν γλώτταν έοίχασι δέ μάλλον Ιβηρσιν… Strab. l. IV, p. 189; idem, 1. IV, p. 176.

Note 12: Voir pour les détails le tome II de cet ouvrage, chapitre La famille Ibérienne, Les Aquitains et passim.

Nous trouvons donc une première concordance entre les preuves historiques et les preuves tirées de l'examen des langues: les Aquitains étaient, sans aucun doute, une population ibérienne.

Ligures.

Les Ligures, que les Grecs nommaient Ligyes, sont signalés par Strabon comme étrangers à la Gaule. Sextus Aviénus, qui travaillait sur les documens scientifiques laissés par les Carthaginois et devait avoir par conséquent de grandes lumières touchant l'ancienne histoire de l'Ibérie, place le séjour primitif des Ligures dans le sud-ouest de l'Espagne, d'où les avait chassés, après de longs combats, l'invasion de Celtes conquérans[13]. Étienne de Byzance place aussi dans le sud-ouest de l'Espagne, près de Tartesse, une ville des Ligures qu'il appelle Ligystiné[14]. Thucydide nous montre ensuite les Ligures, expulsés du sud-ouest de la Péninsule, arrivant au bord de la Sègre, sur la côte orientale, et chassant à leur tour les Sicanes[15]: il ne donne pas ceci comme une simple tradition, mais comme un fait incontestable; Éphore et Philiste de Syracuse tenaient le même langage dans leurs écrits, et Strabon croit à l'origine ibérienne des Sicanes. Les Sicanes, chassés de leur pays, franchissent les passages orientaux des Pyrénées, traversent le littoral gaulois de la Méditerranée, et entrent en Italie. Il faut bien que les Ligures les aient suivis, puisqu'ils se trouvent presque aussitôt répandus à demeure sur toute la côte gauloise et italienne depuis les Pyrénées jusqu'à l'Arno, et probablement plus bas encore.

      Note 13: Fest. Avien. v. 132 et seq.—V. la citation, ci-dessous,
      t. I, période 1600 à 1500 avant J. C..

      Note 14: Λιγυστνή πόλις Λιγύων τγς δυστιχής ΐδηρίας έγγύς καί τής
      Ταρτησσού πλησίον. Steph. Byz.

      Note 15: Σιχανοί άπό τού Σιχανού ποταμοΰ τοΰ εν Ίδηρία ύπό Λιγύων
      άναστάντες… Thucyd, l. VI, c. 2.—Serv. Æn. l. VII.—Eph. ap.
      Strab. l. VI.—Philist. ap. Diodor. l. V.

Nous savions par le témoignage unanime des écrivains anciens, que l'ouest et le centre de l'Espagne avaient été conquis par les Celtes ou Galls; mais nous ignorions l'époque et la marche de cette conquête. Les mouvemens des Sicanes et des Ligures nous révèlent que l'invasion se fit par les passages occidentaux des Pyrénées, et que les peuples ibériens refoulés sur la côte orientale débordèrent de leur côté en Gaule et jusqu'en Italie. Ils nous fournissent aussi la date approximative de l'événement: les Sicanes, expulsés de l'Italie comme ils l'avaient été de l'Espagne, s'emparèrent de la Sicile vers l'an 1400[16], ce qui place l'irruption des Celtes en Ibérie vers le seizième siècle avant notre ère.

Note 16: J'ai suivi le calcul de Fréret. Œuvr. compl., t. IV, p. 200.

Bien que l'origine ibérienne des Ligures, d'après ce qui précède, soit, ce me semble, mise hors de doute, il faut avouer qu'ils ne portent pas dans leurs mœurs le caractère ibérien aussi fortement empreint que les Aquitains[17]: c'est qu'ils ne sont point restés aussi purs. L'histoire nous parle de puissantes tribus celtiques mêlées parmi eux dans la Celto-Ligurie, entre les Alpes et le Rhône; plus tard même l'Ibéro-Ligurie, entre le Rhône et l'Espagne, fut subjuguée presque tout entière par un peuple étranger aux Ligures, et portant le nom de Volkes.

Note 17: V. pour les détails le tome II de cet ouvrage, période 1600 à 1500 avant J. C..

La date de cette invasion des Volkes dans l'Ibéro-Ligurie (aujourd'hui le Languedoc), ne saurait être fixée avec précision. Les plus anciens récits soit mythologiques, soit historiques, et les périples jusqu'à celui de Scyllax, qui paraît avoir été écrit vers l'an 350 avant notre ère, ne font mention que de Ligures Élésykes, Bébrykes et Sordes dans tout ce canton; les Élésykes sont même représentés comme une nation puissante, dont la capitale Narbo ou Narbonne florissait par le commerce et les armes[18]. Vers l'année 281, les Volkes Tectosages, habitant le haut Languedoc, sont signalés tout à coup et pour la première fois, à propos d'une expédition qu'ils envoient en Grèce[19]; vers l'année 218, lors du passage d'Annibal, les Volkes Arécomikes, habitant le bas Languedoc, sont cités[20] aussi comme un peuple nombreux qui faisait la loi dans tout le pays: c'est donc entre 340 et 281 qu'il convient de placer l'arrivée des Volkes et la conquête de l'Ibéro-Ligurie.

Note 18: Voir ci-dessous, t. II, c. 1. période 1600 à 1500 avant J.-C.

Note 19: Justin. l. XXIV, c. 4.—Strab. l. IV, p. 187.—V. ci-dessous, t. I, p. 131 et seq.

Note 20: Tit. Liv. l. XXI, c. 26.

Les manuscrits de César portent indifféremment Volcæ ou Volgæ, en parlant de ces Volkes; Ausone énonce que le nom primitif des Tectosages était Bolgæ[21], et Cicéron les appelle Belgæ[22]. Dans leur expédition en Grèce, ils avaient un chef nommé par les historiens tantôt Belgius, tantôt Bolgius. Saint Jérôme rapporte que l'idiome de leurs colons établis dans l'Asie-Mineure, en Galatie[23], était encore de son temps le même que celui de Trèves, capitale des Belges, et saint Jérôme avait voyagé dans les Gaules et dans l'Orient. D'après cela, il n'est guère permis de douter que les Volkes ne fussent Belges ou plutôt que les deux noms n'en fissent qu'un; et le détail de leur histoire, car ils jouèrent un grand rôle dans les affaires de la Gaule, fournit nombre de preuves à l'appui de leur origine belgique. Il faut donc retrancher ce peuple de la population ligurienne avec laquelle il n'a rien de commun.

Note 21: Tectosagos primævo nomine Bolgas. Auson. Clar. urb. Narb.

Note 22: Pro Man. Fonteïo. Dom. Bouq. Rec. des Hist. etc. p. 656.

Note 23: Hieronym. l. II, comment. epist. ad Galat. c. 3.

En résumé, les Ligures sont des Ibères; seconde concordance de l'histoire avec les inductions philologiques.

Ainsi il ne reste donc, comme contenant les élémens de la population gauloise proprement dite, que les Galls ou Celtes, et les Belges.

Celtes.

Je n'ai pas besoin de démontrer l'identité des Celtes et des Galls, elle est donnée comme telle par tous les écrivains anciens; mais j'ai à rechercher quelle est la signification du mot Celte, sa véritable acception, ainsi que l'origine de sa synonymie prétendue avec le nom générique des peuples galliques.

D'abord, César nous apprend qu'il est tiré de la langue des Galls[24]: et en effet, il appartient à l'idiome gallique actuel, dans lequel ceilt et ceiltach veulent dire un habitant des forêts[25]. Cette signification fait présumer que le nom était local, et s'appliquait soit à une tribu, soit à une confédération de tribus occupant certains cantons; qu'il avait par conséquent un sens spécial et restreint: en effet les noms des grandes confédérations galliques étaient pour la plupart locaux, et appartenaient à un système général de nomenclature que nous développerons tout à l'heure.

      Note 24: Ipsorum linguâ Celtæ appellantur. Cæs. bell. Gall. l. I,
      c. 1.

      Note 25: Ceil, cacher; Coille, forêt; Ceiltach, qui vit dans
      les bois. Armstrong's gaëlic. diction.

Le témoignage formel de Strabon vient confirmer cette hypothèse. Il dit que les Gaulois de la province narbonnaise étaient appelés autrefois Celtes; et que les Grecs, principalement les Massaliotes, étant entrés en relation avec eux avant de connaître les autres peuples de la Gaule, prirent par erreur leur nom pour le nom commun de tous les Gaulois[26]. Quelques-uns même, Éphore entre autres, l'étendant hors des limites de la Gaule, en firent une dénomination géographique qui comprenait toutes les races de l'occident[27]. Malgré ces fausses idées qui jettent beaucoup d'obscurité dans les récits des Grecs, plusieurs écrivains de cette nation parlent des Celtes dans le sens restreint et spécial qui concorde avec l'opinion de Strabon. Polybe les place «autour de Narbonne[28];» Diodore de Sicile «au-dessus de Massalie, dans l'intérieur du pays, entre les Alpes et les Pyrénées[29];» Aristote «au-dessus de «l'Ibérie[30];» Denys le Périégète «par-delà les sources du Pô[31].» Enfin, un savant commentateur grec de Denys, Eustathe relève l'erreur vulgaire qui attribuait à toute la Gaule le nom d'un seul canton. Toutes vagues qu'elles sont, ces désignations paraissent bien spécifier le pays situé entre la frontière ligurienne à l'est, la Garonne au midi, le plateau des monts Arvernes à l'ouest et au nord l'Océan; tout ce pays et la côte même de la Méditerranée, si aride aujourd'hui, furent long-temps encombrés d'épaisses forêts[32]. Plutarque place en outre entre les Alpes et les Pyrénées, dans les siècles les plus reculés, un peuple appelé Celtorii[33], dont il n'est plus parlé par la suite. Ce peuple aurait donc fait partie de la ligue des Celtes; or, tor signifie élevé et montagne, et Celt-tor, habitant des montagnes boisées. Il paraîtrait de là que la confédération celtique, au temps de sa puissance, se subdivisait en Celtes de la plaine et Celtes de la montagne. Cette faculté de modifier en composition la valeur du mot Celte serait une nouvelle preuve que c'était une dénomination locale et nullement générique.

Note 26: Άπό τούτωγ δ΄ οϊμαί καί τούς σύμπαντας Γαλάτας Κελτούς ύπό τώό Έλλήνων προσαγορευθήναί διά τήν, έπιφάνειαν, ή και προσλαβόντων πρός τοϋτο καί τών Μασσαλιωτών διά τό πλησιόχωρον. Strab. l. IV, p. 189.

Note: 27: Strab. l. I, p. 34.

Note 28: Polyb. 1. III, p. 191. Paris, in-fol, 1609.

Note 29: Τούς γάρ ύπέρ Μασαλίας χατοιχοϋντας έν τψ μεσογείψ καί τούς περί τάς Άλπεις έτι δέ τούς έπί τάδε τών Πυρηναίων όρών Κελτούς όνομάζουσι. Diod. l. V, p. 308.

Note 30: Arist. gener. anim. l. II, c. 8.

Note 31: Dionys. Perieg. V. 280.

Note 32: Tit. Liv. l. V, c. 34.

      Note 33: Μεταξύ Πυρ΄ρ΄ήνχς όρους καί τών Άλπεων έγγύς τών Κελτορίων..
      Plut. in Camill. p. 135.

Les historiens nous disent unanimement que ce furent les Celtes qui conquirent l'ouest et le centre de l'Espagne; et en effet leur nom se trouve attaché à de grandes masses de population gallo-ibérienne, telles que les Celt-Ibères[34], mélange de Celtes et d'Ibères qui occupaient le centre de la Péninsule, et les Celtici[35] qui s'étaient emparés de l'extrémité sud-ouest. Il était tout simple que l'invasion commençât par les peuples gaulois les plus voisins des Pyrénées; mais la confédération celtique n'accomplit pas seule cette conquête, et d'autres tribus galliques l'accompagnèrent ou la suivirent, témoin le peuple appelé Gallæc ou Gallic établi dans l'angle nord-ouest de la presqu'île, et qui, comme on sait, appartenait aux races gauloises[36]. Voilà ce qu'on remarque en Espagne. Pour la haute Italie, quoique inondée deux fois par les peuples transalpins, elle ne présente aucune trace du nom de Celte; aucune tribu, aucun territoire, aucun fleuve, ne le rappelle: c'est toujours et partout le nom de Galls. Le mot Celtæ ne fut connu des Romains que très-tard, et encore rejetèrent-ils l'acception exagérée que lui donnaient généralement les écrivains grecs.

      Note 34: Diod. Sieul. l. V, p. 309.—Appian. bell. Hisp. p. 256.
      —Lucan. Phars. l. IV, v. 9.

      Note 35: Hérodot. l. II, p. 118; l. IV, p. 303, edit. Amstel. 1763.
      —Polyb, ap. Strab. l. III.—Varro ap. Plin. l. III, c. 3.

Note 36: Le pays était nommé Gallæcia, Gallaicia, aujourd'hui Gallice. Plin. l. IV.—Mel. l. III, c. 1.—Strab. loc. cit.—V. ci-dessous, part. I, c. 1, p. 6-9.

Quant à l'assertion de César que les Galls «s'appelaient Celtes dans leur propre langue,» il est possible que le conquérant qui s'occupait beaucoup plus de battre les Gaulois que de les étudier, trouvant qu'en effet le mot Celte était gallique, et reconnu des Galls pour une de leurs dénominations nationales, sans plus chercher, ait conclu à la synonymie complète des deux noms. Il se peut encore que les Galls de l'est et du centre eussent adopté dans leurs rapports de commerce et de politique avec les Grecs un nom sous lequel ceux-ci avaient l'habitude de les désigner; ainsi que nous voyons de nos jours les tribus indigènes de l'Amérique et de l'Afrique accepter, en de semblables circonstances, des noms inexacts, ou qui leur sont même tout-à-fait étrangers.

Il me semble résulter de ce qui précède: 1º que le mot Celte avait chez les Galls une acception bornée et locale; 2º que la confédération des tribus dites celtique habitait en partie parmi les Ligures, en partie entre les Cévennes et la Garonne, le plateau Arverne et l'Océan; 3º que c'est à tort, mais par une erreur facile à comprendre, que ce mot est devenu chez les Grecs synonyme de gaulois et d'occidental; chez les Romains synonyme de Gall; 4º que la confédération celtique paraît s'être épuisée dans la conquête de l'Espagne, ne jouant plus aucun rôle dans deux invasions successives de l'Italie.

J'ai avancé plus haut que le mot Celtes, signifiant hommes ou tribus des forêts, et appliqué à une confédération de tribus galliques, n'avait rien d'étrange, si on le compare aux dénominations des autres ligues de la même race; et j'ai parlé d'un système général de nomenclature suivi à cet égard par les Galls; je dois à mes lecteurs quelques explications.

Les Germains, comme tout le monde sait, prenaient pour base de leurs divisions de territoire les grandes divisions célestes: partout où ils se fixaient à demeure, ils établissaient soit des ligues soit des royaumes de l'est, de l'ouest, du nord, du sud-est, etc. Les Galls au contraire se réglaient sur les divisions physiques du sol: la mer, les montagnes, les plaines, les forêts déterminaient leurs provinces, et entraient dans les dénominations de leurs ligues. Partout où cette race voyageuse a porté ses pas, les mots d'Alpes, hautes montagnes, d'Albanie, région des montagnes, de penn et apenn, pics, cenn, sommets, tor, élevé, etc., et les noms d'habitation en dunn qui indique une hauteur, mag qui indique une plaine, dur et av qui indiquent de l'eau, y révèlent son passage. En voici des exemples.

L'Écosse était divisée dès la plus haute antiquité en Albanie, région des montagnes, Maïatie (Mag-aìte), région des plaines, et Calédonie ou plutôt Celtique[37], région des forêts, et trois ligues de tribus portaient des noms correspondans. La même division subsiste encore aujourd'hui, mais les immenses forêts Grampiennes ayant disparu en grande partie, il ne reste plus que l'Albainn et le Mag-thir.

Note 37: Le mot Caledonia, sous lequel les Romains désignaient la région des forêts Grampiennes, est emprunté au kymric Calyddon, forêt, qui correspond au gallic Ceilte et Ceiltean. Les Bretons insulaires, au milieu desquels vivaient les Romains, étant de race kymrique, traduisaient de cette manière le nom géographique Ceilte et les Romains le prirent d'eux ainsi altéré.

La haute Italie fut conquise une première fois par les Galls sous le nom militaire d'Ombres; et nous trouvons dans l'ancienne géographie de la presqu'île ces trois divisions de l'Ombrie: Oll-Ombrie, haute Ombrie, Is-Ombrie, basse Ombrie, et Vil-Ombrie, Ombrie littorale.

La Gaule offre une multitude d'exemples de ces divisions et de leurs noms donnés à des ligues de peuples: devant y revenir souvent dans le cours de mon ouvrage, je ne citerai ici que quelques-uns des principaux.

Les nations du littoral de l'Océan forment une ligue sous le nom d'Armorikes, maritimes: ar, sur; muir, moir, la mer.

Le grand plateau de l'Auvergne, l'Arvernie ou la haute habitation (Ar, all, haut; fearann, verann, pays habité), renferme la ligue célèbre des tribus Arvernes.

La ligue nombreuse des peuples des Alpes, comprend, sous la dénomination collective de nations Alpines, les subdivisions suivantes: 1º tribus Pennines ou des pics, habitant le grand Saint-Bernard et les vallées environnantes; 2º tribus Craighes ou des rocs (Craig, roc); on sait que le petit Saint-Bernard et les monts voisins portaient autrefois le nom d'Alpes Craïæ, ou Cræcæ; 3º Allobroges ou tribus des hauts villages (all, haut; bruig, village; bru et bro, lieu), etc.

Il ne serait donc point étonnant que les Cévennes et les fertiles campagnes du haut Languedoc et de la Guienne eussent été le séjour d'une confédération de tribus des forêts, se subdivisant suivant la localité en Celtes de la plaine et en Celtors ou Celtes de la montagne.

Belges.

César affirme que les Belges différaient des Galls par leur langue, leurs mœurs et leurs institutions[38]; Strabon le répète après lui[39]. César ajoute que plusieurs des tribus belges étaient issues des Germains, et en effet, de son temps, les invasions germaniques en Gaule avaient déjà commencé: ces tribus, il les nomme; elles sont peu nombreuses, restreintes à quelques cantons riverains du Rhin, et comprises sous la dénomination collective de Germains cis-rhénans[40]; mais cette exception même prouve que la masse des peuples belges était étrangère à la race teutonique.

Note 38: Cæs. bell. Gall. l. I, c. 1.

Note 39: Strab. l. IV, p. 176.

      Note 40: Condrusi, Pæmani, Cæræsi qui uno nomine Germani appellantur.
      Cæs. bell. Gall. l. II, c. 4.—Segni Condrusique ex gente et numero
      Germanorum qui sunt… citrà Rhenum. Id. l. VI, c. 38.

Les Belges sont reconnus unanimement par les écrivains anciens, comme Gaulois, formant avec les Galls, improprement appelés Celtes, la population de sang gaulois.

Le mot de Belges appartient à l'idiome Kymrique, où sous la forme Belgiaidd, dont le radical est Belg, il signifie belliqueux: il paraît donc n'être point un nom générique, mais un titre d'expédition militaire, de confédération armée. Il est étranger[41] à l'idiome des Galls, mais non à leurs traditions nationales encore subsistantes où les Bolg ou Fir-Bolg jouent un rôle important, comme conquérans venus des embouchures du Rhin dans l'ancienne Irlande. Nous ferons remarquer en passant que la forme Bolg et son aspirée Bholg, rappellent cette colonie belge fixée parmi les Galls du Rhône et des Cévennes, sous les noms de Bolgæ et Volcæ.

Note 41: Étranger est peut-être inexact: bolg en gallic signifie sac; mais quel singulier nom c'eût été pour un peuple!

Le nom de Belges était inconnu aux anciens auteurs grecs; il paraît récent en Gaule; du moins si on le compare aux noms de Galls, de Celtes, de Ligures, etc.

Des Belges s'établirent, comme on sait, sur la côte méridionale de l'île de Bretagne, au milieu de peuples bretons qui n'étaient point Galls, car la race gallique était alors refoulée à l'extrémité septentrionale, par-delà le golfe du Forth. Ni César ni Tacite n'ont remarqué aucune différence d'origine ou de langage entre ces Bretons et les Belges; les noms personnels et locaux dans les cantons habités par les uns et par les autres appartiennent d'ailleurs à la même langue, qui est le kymric.

En Gaule, César a donné pour limite méridionale aux Belges la Seine et la Marne. Strabon ajoute à cette première Belgique une seconde qu'il nomme Parocéanite ou Maritime, et qui comprend les peuples situés à l'ouest, entre l'embouchure de la Seine et celle de la Loire, c'est-à-dire les peuples que César et les autres écrivains romains appellent Armorikes, d'un nom gaulois qui signifie pareillement Maritimes[42]. Sans doute, le témoignage de César n'est pas aisément contestable dans ce qui regarde la Gaule. D'un autre côté Strabon connaissait les ouvrages des Massaliotes, il avait médité les récits de Posidonius, ce Grec célèbre qui avait parcouru la Gaule, du temps de Marius, en érudit et en philosophe[43]. Il fallait qu'il y eût entre les Armorikes et les Belges un grand nombre de ressemblances pour que Posidonius et Strabon déclarassent y voir une même race; il fallait aussi qu'il y eût des différences bien marquées pour que César en fît deux peuples. L'examen des faits de l'histoire nous montre les Armorikes établis en confédération politique indépendante, mais, dans le cas de guerres et d'alliances générales, se rattachant bien plus volontiers à la confédération des Belges qu'à celle des Galls. L'examen des faits philologiques nous montre que la même langue était parlée dans la Belgique de César et dans celle de Strabon. On peut donc conclure hardiment que les Armorikes et les Belges étaient deux peuples ou confédérations de la même race, arrivés en Gaule à deux époques différentes; et en thèse plus générale:

1º Que le nord et l'ouest de la Gaule et le midi de l'île de Bretagne, jusqu'au Forth étaient peuplés par une seule et même race formant la seconde branche de la population gauloise proprement dite.

2º Que la langue de cette race était celle dont les débris se conservent dans deux cantons de l'ancienne Armorike et de l'île de Bretagne.

3º Que le nom générique de la race nous est encore inconnu historiquement, à ce point de nos recherches; mais que la philologie nous révèle que ce nom doit être celui de Kymri.

Note 42: Armoricæ, Aremoricæ gentes, civitates. Ce mot appartient à la fois aux deux langues kymrique et gallique: ar et air (gaël.), ar (cymr. corn.), oar (armor.), sur; muir, moir (gaël.), môr (cymr. armor.), mer.

Note 43: On voit en lisant Strabon qu'il s'appuyait beaucoup des idées et des travaux de Posidonius, malgré l'affectation avec laquelle il le critique en plusieurs endroits. Les fragmens de Posidonius, recueillis par Athénée et dont nous retrouvons des passages entiers soit dans Strabon lui-même, soit dans Diodore de Sicile, sont certainement ce que nous possédons de plus curieux sur la Gaule, exception faite des Commentaires de César.

II. PEUPLES GAULOIS DE L'ITALIE.

Les plus accrédités des érudits romains qui travaillèrent sur les origines italiques, reconnurent deux conquêtes bien distinctes de la haute Italie par des peuples sortis de la Gaule. Ils faisaient remonter la plus ancienne aux époques les plus reculées de l'Occident, et désignèrent ces premiers conquérans transalpins sous le nom de vieux Gaulois, veteres Galli, afin de les distinguer des transalpins de la seconde conquête. Celle-ci, plus récente, est mieux connue; on en a les dates bien précises: on sait qu'elle commença l'an 587 avant notre ère, sous la conduite du Biturige Bellovèse, et qu'elle continua par l'invasion successive de quatre autres bandes, dans un espace de soixante-six ans[44].

Note 44: V. ci-dessous, t. I, c. I, Période 587 à 521 après J.-C..

PREMIERE CONQUETE.—Ces vieux Gaulois, suivant les auteurs dont nous parlons, étaient les ancêtres du peuple des Ombres qui habitait, comme on sait, au temps de la puissance des Romains, les deux revers de l'Apennin, entre le Picenum et l'Étrurie; et le fait était donné comme positif. Cornélius Bocchus, affranchi lettré de Sylla, est cité par Solin comme l'ayant soutenu et prouvé[45]. C'était aussi l'opinion du fameux M. Antonius Gnipho[46], précepteur de Jules-César, et qui, né dans la Gaule Cisalpine, avait probablement apporté un soin particulier à ce qui concernait sa nation; Isidore l'adopta dans son ouvrage sur les Origines[47]; ainsi firent Solin et Servius. L'érudition hellénique s'en empara aussi[48], malgré une étymologie fort populaire en Grèce bien qu'absurde, laquelle faisait dériver le mot Ombre du grec ombros, pluie, parce que, disait-on, la nation ombrienne avait échappé à un déluge.

      Note 45: Bocchus absolvit Gallorum veterum propaginem Umbros esse.
      Solin. Poly. Hist. c. 8.

      Note 46: Sanè Umbros Gallorum veterum propaginem esse M. Antonius
      refert. Serv. in l. XII, Æn. ad fin.

      Note 47: Umbri, Italiæ genus est, sed Gallorum veterum propago. Isid.
      Orig, l. I, c. 2.

Note 48: Όμβροι γενος Γαλατών. Tzetz. Schol. Lycophr. Alex. p. 199.

Les Ombres étaient regardés comme un des plus anciens peuples de l'Italie[49]: ils chassèrent, après de longs et sanglans combats, les Sicules des plaines circumpadanes; or les Sicules étant passés en Sicile vers l'an 1364, l'invasion ombrienne a dû avoir lieu dans le cours du quinzième siècle. Ils devinrent très-puissans, car leur empire s'étendit d'une mer à l'autre, jusqu'aux embouchures du Tibre[50] et du Trento. L'arrivée des Étrusques mit fin à leur vaste domination.

      Note 49: Umbrorum gens antiquissima… Plin. l. II, c. 14.—Flor. l.
      I, c. 17.

Note 50: V. pour les détails le tome I de cet ouvrage.

Les mots Umbri, Ombri, Ombriki, par lesquels les Romains et les Grecs désignaient ce peuple, paraissent bien n'avoir été autres que le mot gallique Ambra ou Amhra, qui signifie vaillant, noble, et aurait été tout-à-fait approprié comme titre militaire à une expédition envahissante. On trouve encore le nom d'Ambres ou Ambrons (Ambro, onis; Άμβρων Άμβρωος,) appliqué à des tribus qui se rattachent à la souche ombrienne.

La division géographique établie par les Ombres dans leur empire n'est pas seulement conforme aux coutumes des nations galliques, elle appartient à leur langue. L'Ombrie était partagée en trois provinces: l'Oll-Ombrie, ou haute Ombrie, qui comprenait le pays montagneux situé entre l'Apennin et la mer Ionienne, l'Is-Ombrie, ou basse Ombrie, que formaient les plaines circumpadanes; enfin la Vil-Ombrie, ou Ombrie littorale: ce fut plus tard l'Étrurie[51].

Note 51: Όλομβρία, Όλομβροι; Ούιλομβρία, Ptolem. Oll, All, haut; Bil, Bhil, bord, rivage. Ίσομβρία, Ϊσομβροι et Ϊσομβρες; en latin Insubria et Insubres; is, ios, bas.—V. pour les détails, t. I, période 1400 à 100 avant J.-C. et seq.

Quoique l'influence étrusque changeât rapidement la langue, la religion, l'ordre social des Ombres, il se conserva pourtant parmi les montagnards de l'Oll-Ombrie des restes marquans du caractère et des coutumes des Galls; par exemple le gais, arme d'invention et de nom galliques, fut toujours l'arme nationale du paysan ombrien[52].

Note 52: V. ci-dessous, t. I, période 1000 à 600 avant J.-C.

Les Ombres, dispersés par les conquérans étrusques furent accueillis comme des frères devaient l'être sur les bords de la Saône, et parmi les tribus helvétiennes, où ils perpétuèrent leur nom d'Isombres[53]. D'autres trouvèrent l'hospitalité parmi les Ligures des Alpes maritimes[54], et y portèrent aussi leur nom d'Ambres ou Ambrons. Ce fait peut seul expliquer un autre fait important qui a beaucoup tourmenté les historiens, et donné lieu à vingt systèmes contradictoires, savoir: qu'une tribu des Alpes Liguriennes et une tribu de l'Helvétie, se faisant la guerre sous les drapeaux opposés de Rome et des Cimbres, se trouvèrent avoir le même nom et le même cri de guerre, et en furent très-étonnées[55].

Note 53: Insubres, pagus Æduorum. Tit. Liv. l. V, c. 23.

      Note 54: Insubrium exules. Plin. l. III, c. 17-20.—V. ci-dessous,
      t. I, période 1000 à 600 avant J.-C.

      Note 55: Plut. Mar. p. 416.—V. ci-dessous, t. I, période 1000 à 600
      avant J.-C. et t. II, Année 102 avant J.-C.

De ce qui précède me paraît résulter le fait que l'Italie supérieure fut conquise dans le quinzième siècle avant notre ère par une confédération de tribus galliques portant le nom d'Ambra.

DEUXIEME CONQUETE.—Tandis que la première invasion s'était opérée en masse, avec ordre, par une seule confédération, la seconde fut successive et tumultueuse: durant soixante-six années, la Gaule versa sa population sur l'Italie, par les Alpes maritimes, par les Alpes Graïes, par les Alpes Pennines. Si l'on fait attention, en outre, qu'à la même époque (587) une émigration non moins considérable avait lieu de Gaule en Illyrie, sous la conduite de Sigovèse, on n'hésitera pas à croire que de si grands mouvemens tenaient à des causes plus sérieuses que cette fantaisie du roi Ambigat dont nous parle Tite-Live. La Gaule en effet présente dans toute cette période de temps les symptômes d'un pays qu'une violente invasion bouleverse.

Mais de quels élémens se composaient ces bandes descendues des Alpes pour envahir la haute Italie?

Tite-Live fait partir de la Celtique, c'est-à-dire des domaines des Galls, les troupes conduites par Bellovèse et par Elitovius; et l'émunération des tribus, telle que la donnent lui et Polybe, prouve en effet que le premier flot dut appartenir à la population gallique[56]. Voilà ce que nous savons pour la Transpadane.

Note 56: Voir les détails circonstanciés, ci-dessous, t. I, Année 587 avant J.-C. et seq.

Il n'est personne qui n'ait entendu parler de ce combat fameux livré par T. Manlius Torquatus à un géant gaulois sur le pont de l'Anio. Vrai ou faux, le fait était très-populaire à Rome; la peinture ne manqua pas de s'en emparer, et la tête du Gaulois tirant la langue et faisant d'horribles grimaces, figura sur l'enseigne d'une boutique de banque située au forum; l'enseigne, arrondie en forme de bouclier, portait le nom de Scutum cimbricum. Elle existait au-dessus de cette boutique dans l'année 586 de Rome, 167ème avant notre ère, ainsi qu'en fait foi une inscription des Fastes Capitolins, où il est dit: que le banquier de la maison à l'enseigne de l'Écu-cimbrique, Q. Aufidius, à fait banqueroute le 3 des calendes d'avril, et s'est enfui; que, rattrapé dans sa fuite, il a plaidé devant le préteur P. Fontéius Balbus, qui l'a acquitté[57].

      Note 57: Voici dans son entier cette curieuse inscription.
      (Reinesius, p. 342.)

III. K. APRILEIS. FASCES. PENES. ÆMILIUM. LAPIDIBUS. PLUIT. IN. VEIENTI POSTUMIUS. TRIB. PL. VIATOREM. MISIT. AD. COS. QUOD. IS. EO. DIE. SENATUM. NOLUISSET. COGERE. INTERCESSIONE. P. DECIMI. TRIB. PLEB. RES. EST. SUBLATA. Q. AUFIDIUS. MENSARIUS. TABERNÆ. ARGENTARIÆ. AD SCUTUM. CIMBRICUM. CUM. MAGNA. VI. ÆRIS. ALIENI. CESSIT. FORO. RETRACTUS. EX. ITINERE. CAUSSAM. DIXIT. APUD. P. FONTRIUM. BALBUM. PRÆT. ET. CUM. LIQUIDUM. FACTUM. ESSET. EUM. NULLA. FECISSE. DETRIMENTA. JUS. EST. IN. SOLIDUM. ÆS. TOTUM.

Ici le mot Cimbricum est employé comme synonyme de Gallicum; il est appliqué aux Boïes, aux Sénons, aux Lingons, qui faisaient la guerre aux Romains à l'époque où dut se passer le duel vrai ou prétendu; ces nations, établies en-deçà du Pô, étaient donc connues populairement en Italie sous le nom de Cimbri ou Kimbri (en se conformant à la prononciation latine), quoique les historiens ne les désignent que par la dénomination géographique et classique de Galli, Gaulois, attendu qu'ils sortaient de la Gaule.

Lorsque, soixante-six ans après la date de l'inscription citée plus haut, et deux cent soixante après le combat de l'Anio auquel elle fait allusion, l'invasion de Cimbri venus du nord renouvela en Italie la terreur de ce nom et fournit à Marius deux triomphes célèbres; le général vainqueur s'empara de l'écu cimbrique comme d'un emblème de circonstance, et se fit peindre un bouclier sur ce modèle populaire. Le bouclier cimbrique de Marius représentait, au rapport de Cicéron, un Gaulois[58] les joues pendantes, et la langue tirée. Le mot Cimbri désignait donc une des branches de la population gauloise, et cette branche avait des colonies dans la Cispadane; mais nous avons déjà reconnu antérieurement l'existence de colonies galliques dans la Transpadane; la population gauloise d'Italie était donc partagée en deux branches distinctes, les Galls et les Cimbri ou Kimbri.

Note 58: Pictum Gallum in Mariano scuto Cimbrieo, ejectâ linguâ, etc. Cicer. de Orator. l. II, c. 66.

III. GAULOIS TRANSRHÉNANS.

Première branche.

Nous avons parlé plus haut d'une double série d'émigrations commencées l'an 587 avant notre ère, sous la conduite de Bellovèse et de Sigovèse. Tite-Live nous apprend que l'expédition de Sigovèse partit de la Celtique, et que son chef était neveu du Biturige Ambigat, qui régnait sur tout ce pays, ce qui signifie que Sigovèse et ses compagnons étaient des Galls. Le même historien ajoute qu'ils se dirigèrent vers la forêt Hercynienne[59]: cette désignation est très-vague, mais nous savons par Trogue-Pompée qui, né en Gaule, puisait à des traditions plus exactes et plus précises, que ces Galls s'établirent dans l'Illyrie et la Pannonie[60]. Les historiens et les géographes nous montrent en effet une multitude de peuplades ou galliques ou gallo-illyriennes répandues entre le Danube, la mer Adriatique et les frontières de l'Épire, de la Macédoine et de la Thrace[61]. De ce nombre sont les Carnes[62], habitans des Alpes Carnikes, à l'orient de la grande chaîne alpine (Carn rocher); les Tauriskes (Taur ou Tor, élevé, montagne), nation gallique pure[63], et les Iapodes[64], nation gallo-illyrienne qui occupait les vallées de la Carinthie et de la Styrie; les Scordiskes, qui tenaient les alentours du mont Scordus, et dont la puissance fut redoutable même aux Romains[65]. Des terminaisons fréquentes en dunn, mag, dur, etc., des montagnes nommées Alpius et Albius, la contrée appelée Albanie, enfin un grand nombre de mots galliques dans l'albanais actuel, sont autant de preuves de plus du séjour des Galls dans ce pays.

Note 59: Sortibus dati Hercynii saltus. Tit. Liv. l. V, c. 34.

      Note 60: Illyricos sinus penetravit… in Pannonia consedit. Domitis
      Pannoniis. Justin… l. XXIV, c. 4.

Note 61: Voir ci-dessous, tome I, Année 281 avant J.-C. et seq.

      Note 62: De Galleis Carneis. Inscript. è Fast. ap. Cluvier. Ital.
      antiq. t. I, p. 169.

      Note 63: Τανριστάς καί Ταυρισχούς, καί τούτους Γαλάτας. Strab. l.
      VII p. 293.—Έθνη Κελτιχα. p. 313.—Polyb. l. II, p. 103.

      Note 64: Καί οί Ίάποδες δέ τοϋτο ήδη έπίμιχτον Ίλυριοϊς καί Κελτοϊς
      έθνος. Strab. l. VII; l. IV, p. 313.—Steph. Byz. vº Ϊάποδες.

      Note 65: V. ci-dessous, t. I, Année 279 avant J.-C. t. II, Année 114
      avant J.-C.

On trouvait en outre en-deçà du Danube les Boïes du Norique, ancêtres des Bavarois; ils n'avaient rien de commun avec les colonies galliques; on sait qu'ils venaient de l'Italie cispadane, et étaient un malheureux reste des Boïes-Kimbri accablés et chassés par les armes des Romains[66].

Note 66: V. ci-dessous, t. I, Année 190 avant J.-C.

Seconde branche.

Des témoignages historiques qui remontent aux temps d'Alexandre-le-Grand attestent l'existence d'un peuple appelé Kimmerii ou Kimbri sur les bords de l'océan septentrional dans la presqu'île qui porta plus tard la dénomination de Jutland. Et d'abord les critiques reconnaissent l'identité des noms Kimmerii et Kimbri, conformes l'un et l'autre au génie différent des langues grecque et latine. «Les Grecs, dit Strabon d'après Posidonius, appelaient Kimmerii ceux que maintenant on nomme Kimbri[67].» Plutarque ajoute que ce changement n'a rien qui surprenne[68]; Diodore de Sicile l'attribue au temps[69], et adopte sur ce point l'opinion générale des érudits grecs.

      Note 67: Κιμερίους τούς Κίμβρους όνομασάντων τών Έλήνων. Strab. l.
      VIII, p. 203.

Note 68: Ούχ άπό τρόπου. Plut. in Mar. p. 412.

      Note 69: Βραχύ τοϋ Χαλουμένωνρόνου τήν λέςιν φθείραντος έν τή τών
      Κιμβών προσηγορία. . Diod. Sicul. l. V, p. 309.

Le plus ancien écrivain qui fasse mention de ces Kimbri est Philémon, contemporain d'Aristote: suivant lui, ils appelaient leur océan Mori-Marusa, c'est-à-dire Mer-Morte, jusqu'au promontoire Rubéas; au-delà ils le nommaient Cronium[70]. Ces deux mots s'expliquent sans difficulté par la langue kymrique: môr y signifie mer, marw, mourir, marwsis, mort; et crwnn, coagulé, gelé; en gallic, cronn a la même valeur; Murchroinn la mer glaciale[71].

      Note 70: Philemon morimarusam à Cimbris vocari, hoc est, mortuum
      mare
, usque ad promontorium Rubeas, ultrà deindè Cronium. Plin. l.
      IV, c. 13.

      Note 71: Adelung's Ælteste Geschichte der Deutschen, p. 48.—Toland's
      Several pieces, p. I, p. 150.

Éphore, qui vivait à la même époque, connaissait les Kimbri et leur donne le nom de Celtes; mais dans son système géographique, cette dénomination très-vague désigne tout à la fois un Gaulois et un habitant de l'Europe occidentaled[72].

Note 72: Strab. l. VII, ub. supr.

Lorsque, entre les années 113 et 101 avant notre ère, un déluge de Kimbri ou Cimbres vint désoler la Gaule, l'Espagne et l'Italie, la croyance générale fut «qu'ils sortaient des extrémités de l'occident, des plages glacées de l'océan du Nord, de la Chersonèse kimbrique, des bords de la Thétis kimbrique[73].»

      Note 73: Flor. l. III, c. 3. Polyæn. l. VIII, c. 10.—Quintil.
      Declam. în pro milite Marii.—Ammian. l. 31, c. 5.—Cimbrica
      Thetis
, Claudian. bell. Get. V. 638.—Plut. in Mar.—V. ci-dessous,
      t. II, c. 3.

Du temps d'Auguste, des Kimbri occupaient au-dessus de l'Elbe une portion du Jutland; et ils se reconnaissaient pour les descendans de ceux qui, un siècle auparavant, avaient commis tant de ravages. Effrayés des conquêtes des Romains au-delà du Rhin, et leur supposant des projets de vengeance contre eux, ils adressèrent à l'empereur une ambassade pour obtenir leur pardon[74].

Note 74: Strab. l. VII, p. 292.—V. ci-dessous, t. III, Année 9 avant J.-C.

Strabon, qui nous rapporte ce fait, et Méla après lui, placent les Kimbri au nord de l'Elbe[75]; Tacite les y retrouve de son temps: «Aujourd'hui, dit-il, ils sont petits par le nombre, quoique grands par la renommée; mais des camps et de vastes enceintes sur les deux rives font foi de leur ancienne puissance et de la masse énorme de leurs armées[76].»

Note 75: Strab. l. cit.—Mel. l. III, c. 3.

Note 76: Manent utrâque ripâ castra, ac spatia, quorum ambitu nunc quoque metiaris molem manusque gentis et tam magni exercitûs fidem. Tacit. Germ. c. 37.

Pline donne une bien plus grande extension à ce mot de Kimbri; il semble en faire un nom générique: non-seulement il reconnaît des Kimbri dans la presqu'île jutlandaise, mais il place encore des Kimbri méditerranées[77] dans le voisinage du Rhin, comprenant sous cette appellation commune des tribus qui portent dans les autres géographes des noms particuliers très-divers.

Note 77: Alterum genus Ingævones quorum pars Cimbri, Teutoni ac Cauchorum gentes. Proximè autem Rheno Istævones quorum pars Cimbri mediterranei, l. IV, c. 3.

Ces Kimbri habitans du Jutland et des pays voisins étaient regardés généralement comme Gaulois, c'est-à-dire comme appartenant à l'une des deux races qui occupaient alors la Gaule; Cicéron, parlant de la grande invasion des Kimbri que nous nommons Cimbres, dit à plusieurs reprises, que Marius a vaincu des Gaulois[78]; Salluste énonce que le consul Q. Cæpion, défait par les Cimbres, le fut par des Gaulois[79]; la plupart des écrivains postérieurs tiennent le même langage[80]; enfin le bouclier cimbrique de Marius portait la figure d'un Gaulois. Il faut ajouter que Céso-rix, Boïo-rix, Clôd[81], etc., noms des chefs de l'armée cimbrique, ont toute l'apparence de noms gaulois.

Note 78: Cicer. de Provinc. consular. p. 512.—Pro. Man. Font. p. 223.

Note 79: Sallust. Jugurth. c. 114.

Note 80: Dio. l. XLIV, p. 262. ed. Hanov. in-fol. 1606.—Sext. Ruf. hist. c. 6, etc.

Note 81: Clôd (kymr.), louange, renommée.

Quand on lit les détails de cette terrible invasion, on est frappé de la promptitude et de la facilité avec laquelle les Cimbres et les Belges s'entendent et se ménagent, tandis que toutes les calamités se concentrent sur la Gaule centrale et méridionale. César rapporte que les Belges soutinrent vigoureusement le premier choc, et arrêtèrent ce torrent sur leur frontière; cela se peut, mais on les voit tout aussitôt pactiser; ils cèdent aux envahisseurs une de leurs forteresses, Aduat, pour y déposer leurs bagages; les Cimbres ne laissent à la garde de ces bagages, qui composaient toute leur richesse, qu'une garnison de six mille hommes, et continuent leurs courses; ils étaient donc bien sûrs de la fidélité des Belges. Après leur extermination en Italie, la garnison cimbre d'Aduat n'en reste pas moins en possession de la forteresse et de son territoire et devient une tribu belgique. Lorsque les Cimbres vont attaquer la province Narbonnaise, ils font alliance tout aussitôt avec les Volkes-Tectosages, colonie des Belges, tandis que leurs propositions sont encore repoussées avec horreur par les autres peuples gaulois[82]. Ces faits et beaucoup d'autres prouvent que s'il y avait communauté d'origine et de langage entre les Kimbri et l'une des races de la Gaule, c'était plutôt la race dont les Belges faisaient partie, que celle des Galls. Un mot de Tacite jette sur la question une nouvelle lumière. Il affirme que les Æstii, peuplade limitrophe des Kimbri, sur les bords de la Baltique, et suivant toute probabilité appartenant elle-même à la race kimbrique, parlaient un idiome très-rapproché du breton insulaire[83]: or nous avons vu que la langue des Bretons était aussi celle des Belges et des Armorikes.

Note 82: V. ci-après, t. II, c. 3.

      Note 83: Linguæ britannicæ propior. Tacit. Germ. c. 45.—Cf.
      Strab. l. I.

Mais les cantons voisins de l'Elbe et du Rhin ne renfermaient pas tous les peuples transrhénans portant la dénomination générique de Kimbri. Les fertiles terres de la Bohême étaient habitées par la nation gauloise[84] des Boïes, dont le nom, d'après l'orthographe grecque et latine, prend les formes de Boiï, Boghi, Boghii et Boci; or Bwg et Bug, en langue kymrique, signifient terrible, et leur radical est Bw, la peur. De plus, nous avons signalé tout-à-l'heure en Italie un peuple des Boïes, prenant le nom générique de Kimbri et paraissant être une colonie de ces Boïes transrhénans. On peut donc hardiment voir, dans les Boïes de la Bohême une des confédérations de la race kimbrique.

Note 84: Boii, gallica gens… manet adhuc Boiemi nomen, significatque loci veterem memoriam, quamvis mutatis cultoribus. Tacit. Germ. c. 28.—Strab. l. VII, p. 293.

Tous les historiens attribuent à une armée gauloise l'invasion de la Grèce, dans les années 279 et 280: Appien nomme ces Gaulois Kimbri[85]; or, nous savons que leur armée se composait d'abord de Volkes Tectosages, puis en grande partie deGaulois du nord du Danube.

Note 85: Appian. bell. Illyr. p. 758. ed. H. Steph. 1592.

Les nations gauloises, pures ou mélangées de Sarmates et de Germains, étaient nombreuses sur la rive septentrionale du bas Danube et dans le voisinage; la plus fameuse de toutes, celle des Bastarnes[86], mêlée probablement de Sarmates, habitait entre la mer Noire et les monts Carpathes. Mithridate, voulant former une ligue puissante contre Rome, s'adressa à ces peuples redoutés, «il envoya, dit Justin, des ambassadeurs aux Bastarnes, aux Kimbri[87] et aux Sarmates.» Il est évident qu'il ne faut pas entendre ici les Kimbri du Jutland, éloignés du roi de Pont de toute la largeur du continent de l'Europe, mais bien des Kimbri voisins des Bastarnes et des Sarmates, et sur lesquels avait rejailli la gloire acquise par leurs frères en Gaule et en Norique. L'existence de nations kimbriques échelonnées de distance en distance, depuis le bas Danube jusqu'à l'Elbe, établit, ce me semble, que tout le pays entre l'Océan et le Pont-Euxin, en suivant le cours des fleuves, dut être possédé par la race des Kimbri, antérieurement au grand accroissement de la race germanique.

      Note 86: Tacit. German, c. 46.—Plin. l. IV, c. 12.
      —Tit. Liv. l. XXXIV, c. 26; l. XXX, c. 50-57; l. XXXI, c. 19-23.
      —Polyb. excerpt. leg. LXII.

      Note 87: Mithridates, intelligens quantum bellum suscitaret, legatos
      ad Cimbros, alios ad Sarmatas, Bastarnasque auxilium petitum misit.
      Justin. l. XXXVIII, c. 3.

Mais sur ces mêmes rives du Pont-Euxin, entre le Danube et le Tanaïs, avait habité autrefois un grand peuple connu des Grecs, sous le nom de Kimmerii, dont nous avons fait Cimmériens. Outre les rivages occidentaux de la mer Noire et du Palus-Méotide, il occupait la presqu'île appelée à cause de lui Kimmérienne, et aujourd'hui encore Krimm ou Crimée: son nom est empreint dans toute l'ancienne géographie de ces contrées, ainsi que dans l'histoire et les plus vieilles fables de l'Asie-Mineure, où il promena long-temps ses ravages. Plusieurs coutumes de ces Kimmerii présentent une singulière conformité avec celles des Kimbri de la Baltique et des Gaulois. Les Kimmerii cherchaient à lire les secrets de l'avenir dans les entrailles de victimes humaines; leurs horribles sacrifices dans la Tauride ont reçu des poètes grecs assez de célébrité; ils plantaient sur des poteaux, à la porte de leurs maisons, les têtes de leurs ennemis tués en guerre. Ceux d'entre eux qui habitaient les montagnes de la Chersonèse, portaient le nom de Taures, qui appartient à la fois aux deux idiomes kymrique et gallique, et signifie, comme on sait, montagnards. Les tribus du bas pays, au rapport d'Éphore, se creusaient des demeures souterraines, qu'elles appelaient argil[88] ou argel, mot de pur kymric, et dont la signification est lieu couvert ou profond[89].

      Note 88: Έφορός φησω αύτούς έν χαταγείοις οίχίαις οίχεϊν άςχαλοϋσιν
      άργίλλας. Strab. l. V.

      Note 89: Taliesin. W. Archæol. t. I, p. 80.—Myrddhin Afallenau.
      Ib. p. 152.

Jusqu'au septième siècle avant notre ère, l'histoire des Kimmerii du Pont-Euxin reste enveloppée dans la fabuleuse obscurité des traditions ioniennes; elle ne commence, avec quelque certitude, qu'en l'année 631. Cette époque fut féconde en bouleversemens dans l'occident de l'Asie et l'orient de l'Europe. Les Scythes, chassés par les Massagètes des steppes de la haute Asie, vinrent fondre comme une tempête sur les bords du Palus-Méotide et de l'Euxin: ils avaient déjà passé l'Araxe (le Volga), lorsque les Kimmerii furent avertis du péril; ils convoquèrent toutes leurs tribus près du fleure Tyras (le Dniester), où se trouvait, à ce qu'il paraît, le siège principal de la nation, et y tinrent conseil. Les avis furent partagés: la noblesse et les rois demandaient qu'on fît face aux Scythes, et qu'on leur disputât le sol; le peuple voulait la retraite; la querelle s'échauffa; on prit les armes; les nobles et leurs partisans furent battus; libre alors d'exécuter son projet, tout le peuple sortit du pays[90]. Mais où alla-t-il? Ici commence la difficulté. Les anciens nous ont laissé deux conjectures pour la résoudre, nous allons les examiner l'une après l'autre.

Note 90: Herodot. l. IV, c. 21.

La première appartient à Hérodote. Trouvant, vers la même époque (631), quelques bandes kimmériennes qui erraient dans l'Asie-Mineure sous la conduite de Lygdamis, il rapprocha les deux faits: et il lui parut que les Kimmerii, revenant sur leurs pas, avaient traversé la Chersonèse, puis le Bosphore, et s'étaient jetés sur l'Asie. Mais c'était aller à la rencontre même de l'ennemi qu'il s'agissait de fuir; d'ailleurs, la route était longue et pleine d'obstacles: il fallait franchir le Borysthène et l'Hypanis qui ne sont point guéables, ensuite le Bosphore kimmérien, et courir après tout cela la chance de rencontrer les Scythes sur l'autre bord[91]; tandis qu'un pays vaste et ouvert offrait, au nord et au nord-ouest du Tyras, la retraite la plus facile et la plus sûre.

Note 91: Consulter là-dessus une excellente dissertation de Fréret, dans laquelle ce savant judicieux n'hésite pas à adopter l'identité des Cimmériens et des Cimbres. Œuvres complètes, t. V.

Les érudits grecs qui examinèrent plus tard la question, furent frappés des invraisemblances de la supposition d'Hérodote. Cette bande de Lygdamis qui après quelques pillages disparut entièrement de l'Asie, ne pouvait être l'immense nation dont les hordes occupaient depuis le Tanaïs jusqu'au Danube, c'étaient tout au plus quelques tribus[92] de la Chersonèse qui probablement n'avaient point assisté à la diète tumultueuse du Tyras. Le corps de la nation avait dû se retirer en remontant le Dniester ou le Danube dans l'intérieur d'un pays qu'elle connaissait de longue main par ses courses; et comme elle marchait avec une suite embarrassante, elle dut mettre plusieurs années à traverser le continent de l'Europe, campant l'hiver dans ses chariots, reprenant sa route l'été, déposant çà et là des colonies qui se multiplièrent[93]. A l'avantage de mieux s'accorder au fait particulier, cette hypothèse en joignait un autre: elle rendait raison de l'existence de Kimmerii dans le nord et le centre de toute cette zone de l'Europe, et expliquait les rapports de mœurs et de langage que tous ces peuples homonymes présentaient entre eux.

Note 92: Ού μέγα γενέσθαι τοϋ παντός μόριον… τό δέ πλεϊστον αύτοϋ καί μαχιμώτατον έπ' έσχάτοις ψχουν πάλασσαν. Plut. in Mar. p. 412.

Note 93: Plut. loc. cit.—Strab. l. VII, p. 203.

Posidonius s'en empara, et lui donna l'autorité de son nom justement célèbre. Le philosophe stoïcien avait voyagé dans la Gaule, et conversé avec les Gaulois; il avait vu à Rome des prisonniers Cimbres; Plutarque nous apprend qu'il avait eu quelques conférences avec Marius, et il pouvait en avoir appris beaucoup de choses touchant la question qui l'agitait, le rapport des Cimbres et des Cimmériens. Nul autre ne s'était trouvé plus à même que lui d'étudier à fond cette question, nul n'était plus capable de la résoudre; les précieux fragmens qui nous restent de son voyage en Gaule font foi de sa sagacité comme observateur; sa science profonde est du reste assez connue.

L'opinion de Posidonius prit cours dans la science; des écrivains que Plutarque cite sans les nommer la développèrent[94]; elle parut à Strabon juste et bonne[95]; Diodore de Sicile la rattacha à ses idées générales sur les Gaulois: ses paroles sont remarquables et méritent d'être méditées attentivement. «Les peuples gaulois les plus reculés vers le nord et voisins de la Scythie sont si féroces, dit-il, qu'ils dévorent les hommes; ce qu'on raconte aussi des Bretons qui habitent l'île d'Irin (l'Irlande). Leur renommée de bravoure et de barbarie s'établit de bonne heure; car, sous le nom de Kimmerii, ils dévastèrent autrefois l'Asie. De toute antiquité, ils exercent le brigandage sur les terres d'autrui; ils méprisent tous les autres peuples. Ce sont eux qui ont pris Rome, qui ont pillé le temple de Delphes, qui ont rendu tributaire une grande partie de l'Europe et de l'Asie, et, en Asie, s'emparant des terres des vaincus ont formé la nation mixte des Gallo-Grecs; ce sont eux enfin qui ont anéanti de grandes et nombreuses armées romaines[96].» Ce passage nous montre réunis dans une seule et même famille les Cimmériens, les Cimbres, et les Gaulois d'en-deçà et d'au-delà des Alpes.

Note 94: Plut. in Mario. p. 412.—V. ci-après, période 1100 à 631 avant JC.. et seq.

Note 95: Δικαίως… ού κακώς είκάζει. Strab. l. VII, p. 203.

Note 96: Diod. Sicul. l. V, p. 309.

La concordance des dates donnera, j'espère, à ce système un dernier degré d'évidence. C'est en 631 que les hordes Kimmériennes sont chassées par les Scythes et refoulées dans l'intérieur de la Germanie, vers le Danube et le Rhin; en 587 nous voyons la Gaule en proie au bouleversement le plus violent, et une partie de la population gallique obligée de chercher un refuge soit en Italie soit dans les Alpes illyriennes; entre 587 et 521, des peuples du nom de Kimbri, qui est le même que Kimmerii, franchissent les Alpes pennines, et un de ces peuples porte le nom fédératif de Boïe, que nous retrouvons parmi les Kimbri transrhénans.

De tout ce qui précède résulte, ce me semble, l'identité des peuples appelés Kimmerii, Kimbri, Kymri; et la division de la famille gauloise en deux branches, ou races, dont l'une porte le nom de Kymri et l'autre celui de Galls.

SECTION III.

PREUVES TIRÉES DES TRADITIONS NATIONALES.

I. Il n'est presque personne aujourd'hui qui n'ait entendu parler de ces curieux monumens tant en prose qu'en vers dont se compose la littérature des Gallois ou Kymri, et qui remontent, presque sans interruption, du seizième au sixième siècle de notre ère: littérature non moins digne de remarque à cause de l'originalité de ses formes, que par les révélations qu'elle renferme sur l'ancienne histoire des Kymri. Contestée d'abord avec acharnement par une critique dédaigneuse et superficielle, ou même sottement passionnée, l'authenticité de ces vieux monumens n'est plus maintenant l'objet d'aucun doute; convaincu pour ma part, je renverrai mes lecteurs aux nombreuses discussions qui ont eu lieu sur la matière, en Angleterre principalement[97]. J'ai donc fait usage des traditions gauloises avec confiance, mais avec une extrême réserve, réserve qui m'était commandée par le plan de mon ouvrage construit d'après les données grecques et romaines; d'ailleurs l'époque que j'ai traitée est antérieure à celle où se rapportent les plus développées et les plus nombreuses de ces traditions. Les faits qui peuvent en être tirés, relativement à la question que j'examine, se réduisent à trois.

Note 97: La collection la plus complète des documens littéraires des Gallois a été publiée à Londres sous le litre anglo-gallois de Myvyrian Archaiology of Wales, que l'on pourrait rendre en français par celui d'Archéologie intellectuelle des Gallois: le premier volume est consacré aux bardes ou poètes, en tête desquels figurent Aneurin, Taliesin, Lywarch Hen et Myrddin, appelé vulgairement Merlin, personnages célèbres de l'île de Bretagne au sixième siècle; le second contient des souvenirs historiques nationaux, classés trois par trois, en raison, non pas de leur liaison ou de leur dépendance chronologique, mais de quelque analogie naturelle ou de quelque ressemblance frappante entre eux, et appelés à cause de cette forme, Triades historiques. M. Sharon Turner, dans un excellent ouvrage, intitulé Défense de l'authenticité des anciens poëmes bretons (London, 1803), a résolu la question relative à Taliesin, Aneurin, Myrddin et Lywarch Hen de la manière la plus décisive pour tout esprit juste et impartial. Nombre d'érudits Gallois, entre autres M. William Owen, se sont occupés aussi avec succès de la question plus épineuse des Triades. Mais je dois recommander surtout à mes lecteurs français un morceau publié dans le troisième volume des Archives philosophiques, politiques et littéraires (Paris, 1818), modèle d'une critique fine et élégante, et où l'on reconnaît aisément la main du savant éditeur des Chants populaires de la Grèce moderne. Je saisis vivement cette occasion de témoigner à M. Fauriel toute ma reconnaissance pour les secours qu'il m'a permis de puiser dans son érudition si variée et pourtant si profonde.

1º La dualité des races est reconnue par les Triades: les Gwyddelad (Galls) qui habitent l'Alben y sont traités de peuple étranger et ennemi[98].

Note 98: Trioeddynys Prydain. n. 41. Archaiol. of Wales. t. II.

2º L'identité des Belges-Armorikes avec les Kymri-Bretons y est pareillement reconnue; les tribus armoricaines y sont désignées comme tirant leur origine de la race primitive des Kymri, et communiquant avec elle à l'aide de la même langue[99].

Note 99: Trioed. 5.

3º Les Triades font sortir la race des Kymri «de cette partie du pays de Haf (le pays de l'été ou du midi), qui se nomme Deffrobani, et où est à présent Constantinople[100]; ils arrivèrent, y est-il dit, à la mer brumeuse (la mer d'Allemagne), et de là dans l'île de Bretagne et dans le pays de Lydau (l'Armorike) où ils se fixèrent[101].» Le barde Taliesin dit simplement que les Kymri sortaient de l'Asie[102].

Note 100: Où est à présent Constantinople paraît être une addition de quelque copiste postérieur, une espèce de glose pour interpréter le mot inconnu de Deffrobani. Cependant cette intercalation n'est pas sans importance, parce qu'elle se fonde sur les traditions du pays.

Note 101: Trioedd. n. 4.

Note 102: Taliesin. Welsh Archaiol. t. I, p. 76.

Les Triades et les Bardes s'accordent sur plusieurs détails de l'établissement des Kymri lors de leur arrivée dans l'occident de l'Europe. C'était Hu-le-puissant qui les conduisait: prêtre, guerrier, législateur et dieu après sa mort, il réunit tous les caractères d'un chef de théocratie: or, on sait qu'une partie des nations gauloises fut soumise long-temps à un gouvernement théocratique, celui des Druides. Ce nom même de Hu n'était point inconnu des Grecs et des Romains, qui appellent Heus et Hesus un des dieux du druidisme. Un des fameux bas-reliefs trouvés sous le chœur de Notre-Dame de Paris représente le dieu Esus, le corps ceint d'un tablier de bûcheron, une serpe à la main, coupant un chêne. Or, les traditions galloises attribuent à Hu-le-Puissant de grands travaux de défrichement et l'enseignement de l'agriculture à la race des Kymri[103].

Note 103: Trioedd. n. 4, 5, 56, 92.—Bardes gallois, passim.

II. Les Irlandais ont aussi leurs traditions nationales, mais si confuses et si évidemment fabuleuses, que je n'ai point osé m'en servir. Il s'y trouve un seul fait applicable à l'objet de ces recherches, le fait de l'existence d'un peuple appelé Bolg (Fir-Bolg), venu du voisinage du Rhin pour conquérir le midi de l'Irlande; on reconnaît aisément dans ces étrangers une colonie de Belges-Kymri; mais rien de probable n'est raconté ni sur leur origine ni sur l'histoire de leur établissement: ce ne sont que contes puérils et jeux d'esprit sur ce mot de Bolg qui signifie en langue gallique un sac.

III. Ammien Marcellin, ou plutôt Timagène qu'il paraît citer, avait recueilli une antique tradition des Druides de la Gaule sur l'origine des nations gauloises. Cette tradition portait que la population de la Gaule était en partie indigène (ce qu'il faut expliquer par antérieure), en partie venue d'îles lointaines et des régions trans-rhénanes, d'où elle avait été chassée, soit par des guerres fréquentes, soit par les débordemens de l'océan[104].

Note 104: Drysidæ memorant revera fuisse populi partem indigenam: sed alios quoque ab insulis extimis confluxisse et tractibus trans-rhenanis, crebritate bellorum et alluvione fervidi maris sedibus suis expulsos. Ammian. Marcel. l. XV, c. 9.

Nous trouvons donc dans l'histoire traditionnelle des Gaulois, comme dans les témoignages historiques étrangers, comme dans le caractère des langues, le fait bien établi d'une division de la famille gauloise en deux branches ou races.

CONCLUSION.

De la concordance de ces différens ordres de preuves résultent incontestablement les faits suivans:

1º Les Aquitains et les Ligures, quoique habitans de la Gaule, ne sont point de sang gaulois; ils appartiennent aux nations de sang ibérien.

2º Les nations de sang gaulois se partagent en deux branches, les Galls et les Kymri, que j'appellerai désormais Kimris, pour me conformer et à la prononciation ancienne et aux formes grammaticales de notre langue. La parenté des Galls et des Kimris, donnée par l'histoire, est confirmée par le rapport de leurs idiomes, et de leurs caractères moraux; elle paraît surtout évidente quand on les compare aux autres familles humaines près desquelles ils vivent: aux Ibères, aux Italiens, aux Germains. Mais il existe assez de diversité dans leurs habitudes, leurs idiomes, et les nuances de leur caractère moral, pour tracer entre eux une ligne de démarcation, que leurs propres traditions reconnaissent, et dont l'histoire fait foi.

3º Leur origine n'appartient point à l'Occident: leurs langues, leurs traditions, l'histoire enfin, la reportent en Asie. Si la cause qui sépara jadis les deux grandes branches de la famille gallo-kimrique se perd dans l'obscurité des premiers temps du monde, la catastrophe qui les rapprocha au fond de l'Occident, lorsque déjà elles étaient devenues étrangères l'une à l'autre, nous est du moins connue dans ses détails, et la date en peut être fixée historiquement.

Aux argumens sur lesquels j'ai appuyé dans cette Introduction le fait important, fondamental de la division de la famille gauloise en deux races se joint un troisième ordre de preuves non moins concluantes, dont mon livre est l'exposition. C'est dans le récit circonstancié des événemens, dans les inductions qui ressortent des faits généraux qu'éclate surtout cette dualité des nations gauloises; ce fait seul peut porter la lumière dans l'histoire intérieure de la Gaule transalpine, si obscure sans cela et jusqu'à présent si peu comprise; lui seul rend raison de la variété des mœurs, des grands mouvemens d'émigration, de l'équilibre des ligues politiques, des groupemens divers des tribus, de leurs affections, de leurs inimitiés, de leur désunion vis-à-vis de l'étranger.

Mon opinion sur la permanence d'un type moral dans les familles de peuples a été exposée plus haut; je crois non moins fermement à la durée des nuances qui différencient les grandes divisions de ces familles. Pour la Gaule, ces nuances ressortent clairement de la masse des faits, lesquels portent un caractère différent suivant qu'ils appartiennent aux tribus de l'ouest et du nord ou aux tribus de l'est et du midi, c'est-à-dire aux Kimris ou aux Galls. Les annales des temps modernes témoigneraient au besoin qu'elle a existé naguère, qu'elle existe encore de nos jours entre nos provinces occidentales, non mélangées de Germains, et nos provinces du sud-est; on l'observerait surtout dans toute sa pureté aux Îles Britanniques, entre les Galls de l'Irlande et les Kimris du pays de Galles.

Des travaux d'une toute autre nature que les miens sont venus inopinément appuyer ma conviction et ajouter une nouvelle évidence au résultat de mes recherches. Un homme dont le nom est connu de toute l'Europe savante, M. le docteur Edwards, à qui la science physiologique doit tant de découvertes ingénieuses, tant d'idées neuves et fécondes, avait conçu, il y a déjà long-temps, le plan d'une histoire naturelle des races humaines; et commençant par l'occident de l'Europe, il étudiait depuis plusieurs années la population de la France, de l'Angleterre et de l'Italie. Après de longs voyages et de nombreuses observations faites avec toute la rigueur de méthode qu'exigent les sciences physiques, avec toute la sagacité qui distingue particulièrement l'esprit de M. Edwards, le savant naturaliste est arrivé à des conséquences identiques à celles de cette histoire. Il a constaté dans les populations issues de sang gaulois deux types physiques différens l'un de l'autre, et l'un et l'autre bien distincts des caractères empreints aux familles étrangères; types qui se rapportent historiquement aux Galls et aux Kimris. Bien qu'il ait trouvé sur le territoire de l'ancienne Gaule les deux races généralement mélangées entre elles, (abstraction faite des autres familles qui s'y sont combinées çà et là,) il a néanmoins observé que chacune d'elles existait plus pure et plus nombreuse dans certaines provinces où l'histoire nous les montre en effet agglomérées et séparées l'une de l'autre.

Tel est d'une manière nécessairement sommaire et vague le résultat des investigations de M. Edwards; je dois à son ancienne amitié et à notre nouvelle et singulière confraternité scientifique d'en pouvoir faire ici pressentir la haute importance. Lui-même s'occupe en ce moment d'exposer avec détail, dans une Lettre qu'il me fait l'honneur de m'adresser, la nature, l'enchaînement, les conséquences de ses observations en ce qui regarde la famille gauloise particulièrement, et les races humaines en général: ce travail, qui nous intéresse à tant de titres, doit être publié sous peu de jours[105].

Note 105: Chez Sautelet et Cie., libraires, rue de Richelieu, n. 14.

Si véritablement, malgré toutes les diversités de temps, de lieux, de mélanges, les caractères physiques des races persévèrent et se conservent plus ou moins purs, suivant des lois que les sciences naturelles peuvent déterminer; si pareillement les caractères moraux de ces races, résistant aux plus violentes révolutions sociales, se laissent bien modifier, mais jamais effacer ni par la puissance des institutions, ni par le développement progressif de l'intelligence; si en un mot il existe une individualité permanente dans les grandes masses de l'espèce humaine, on conçoit quel rôle elle doit jouer dans les événemens de ce monde, quelle base nouvelle et solide son étude vient fournir aux travaux de l'archéologie, quelle immense carrière elle ouvre à la philosophie de l'histoire.

FIN DE L'INTRODUCTION.

HISTOIRE DES GAULOIS.

* * * * *

PREMIÈRE PARTIE.

* * * * *

CHAPITRE PREMIER.

DE LA RACE GAELIQUE. Son territoire; ses principales branches.—Ses conquêtes en Espagne; elles refoulent les nations ibériennes vers la Gaule où les Ligures s'établissent.—Ses conquêtes en Italie; empire ombrien, sa grandeur, sa décadence.—Commerce des peuples de l'Orient avec la Gaule; colonies phéniciennes.—Hercule tyrien.—Colonies rhodiennes.—Colonie phocéenne de Massalie, sa fondation, ses progrès rapides.—DE LA RACE KIMRIQUE. Situation de cette race en Orient et en Occident au septième siècle avant notre ère; elle est chassée des bords du Pont-Euxin par les nations scythiques.—Elle entre dans la Gaule, ses conquêtes.—Grandes émigrations des Galls et des Kimris en Illyrie et en Italie.—Situation respective des deux races.

Aussi loin qu'on puisse remonter dans l'histoire de l'Occident, on trouve la race des Galls occupant le territoire continental compris entre le Rhin, les Alpes, la Méditerranée, les Pyrénées et l'Océan, ainsi que les deux grandes îles situées au nord-ouest, à l'opposite des bouches du Rhin et de la Seine. De ces deux îles, la plus voisine du continent s'appelait Albin, c'est-à-dire l'Ile blanche[106]; l'autre portait le nom d'Er-in, l'Ile de l'ouest[107]. Enfin le territoire continental recevait spécialement la dénomination de Galltachd[108], qui signifiait Terre des Galls.

Note 106: Alb signifie à la fois élevé et blanc; inn, contracté de innis, île. Albion, insula, sic dicta ab albis rupibus quas mare alluit. Plin. l. XIV, c. 16.

Note 107: Eir, ou Jar, l'Occident.

Note 108: Gaeltachd, et plus correctement Gaidhealtachd, est encore aujourd'hui le nom du haut pays d'Écosse. De ce mot les Grecs firent Galatia, et de Galatia le nom générique Galatæ. Les Romains procédèrent à l'inverse; c'est du nom générique Galli qu'ils tirèrent la dénomination géographique Gallia.

Mais la Terre des Galls, ou la Gaule, n'était pas possédée en totalité par la race qui lui avait donné son nom. Un petit peuple, d'origine, de langue, de mœurs toutes différentes[109], le peuple aquitain, en habitait l'angle sud-ouest, formé par les Pyrénées occidentales et l'Océan, et circonscrit par le cours demi-circulaire de la Garonne. Ce peuple était un composé de bandes ibériennes ou espagnoles qui avaient passé les Pyrénées à des époques inconnues. Maîtresses d'un sol facile à défendre, elles s'y maintenaient entièrement indépendantes de la domination gallique.

Note 109: Strabon, l. IV, p. 176 et 189. Aquitani dans les écrivains latins; Άχουϊτανοί, chez les Grecs.

Les Galls, dans ces temps reculés, menaient la vie des peuples chasseurs et pasteurs; plusieurs de leurs tribus se teignaient le corps avec une substance bleuâtre, tirée des feuilles du pastel[110]; quelques-unes se tatouaient. Leurs armes offensives étaient des haches et des couteaux en pierre; des flèches garnies d'une pointe en silex ou en coquillage[111]; des massues, des épieux durcis au feu, qu'ils nommaient gais[112]; et d'autres appelés catéies qu'ils lançaient tout enflammés sur l'ennemi[113]. Leur armure défensive se bornait à un bouclier de planches, grossièrement jointes, de forme étroite et allongée. Ce fut le commerce étranger qui leur apporta les armes en métal, et l'art de les fabriquer eux-mêmes avec le cuivre et le fer de leurs mines. De petites barques d'osier, recouvertes d'un cuir de bœuf, composaient leur marine; et, sur ces frêles esquifs, ils affrontaient les parages les plus dangereux de l'Océan[114].

      Note 110: Cæsar, Bell. gall. l. V, cap. 24.—Mel, l. III, c. 6.
      —Plin. l. XXII, c. 2.—Herodian. l. III, p. 83.—Claudian. Bell. get.

Note 111: On trouve fréquemment de ces armes en pierre, soit dans les tombeaux, soit dans les cavernes qui paraissent avoir servi d'habitation à la race gallique. Les armes en métal ne les remplacèrent que petit à petit; et, après leur introduction, les Gaulois continuèrent encore long-temps à se servir des premières: aussi rencontre-t-on assez souvent les deux espèces réunies sous les mêmes tombelles.

      Note 112: En latin gæsum; en grec Γαισόν et Γαισός. Le mot Gais
      n'est plus usité aujourd'hui dans la langue gallique, mais un grand
      nombre de dérivés lui ont survécu: tels sont gaisde, armé; gaisg
      bravoure; gas, force, etc.

      Note 113: Cateïa, jaculum fervefactum, clava ambusta. Virgil. Æn.
      —Cæsar. Bell. gall. l. V, c. 43.—Ammian. Marcellin., l. XXXI.
      —Isidor. Origin. l. XVIII, c. 7. En langue gallique gath-teth
      (prononcez ga-tè) signifie dard brûlant. Armstr. Gael. dict.

Note 114: Solin. XXIII.—Fest Avien. Ora maritima.

La population gallique se divisait en familles ou tribus, formant entre elles plusieurs nations distinctes. Ces nations adoptaient généralement des noms tirés de la nature du pays qu'elles occupaient, ou empruntés à quelque particularité de leur état social; souvent elles se réunissaient à leur tour pour composer de grandes confédérations ou ligues.

Telles étaient la confédération des Celtes[115] ou tribus des bois, qui habitait les vastes forêts situées alors entre les Cévennes et l'Océan, la Garonne et le pied des monts Arvernes; celle des Armorikes[116] ou tribus maritimes, qui comprenait toutes les nations riveraines de l'Océan; la nation des Arvernes[117] ou hommes des hautes terres, qui possédait le plateau élevé que nous appelons encore aujourd'hui l'Auvergne; celle des Allobroges[118] ou hommes du haut pays, répandue sur le versant occidental des Alpes, entre l'Arve au nord, l'Isère au midi, et le Rhône au couchant; des Helvètes[119], qui tiraient leur nom des pâturages des Alpes où ils s'étaient établis; des Séquanes, qui devaient le leur à la rivière de Seine (Sequana[120]) dont ils avoisinaient la source, au couchant, tandis qu'au levant ils s'étendaient jusqu'au Jura; des Édues[121], dont les troupeaux de moutons et de chèvres parcouraient les vallées de la Saône et de la Haute-Loire; enfin des Bituriges, voisins occidentaux de la nation éduenne, ayant pour demeure l'espèce de presqu'île que forment, en se réunissant, la Loire, l'Allier et la Vienne.

Note 115: Coille, coillte; bois, forêt. V. l'introduction. Les tribus celtiques qui habitaient la montagne ajoutaient au nom collectif Celte le mot tor, qui signifie élevé: Celtorii, Κελτόριοι, Celtes d'en haut. Les historiens n'indiquent que très-vaguement la position de ces Celtes de la montagne; ils habitaient, disent-ils, entre les Pyrénées et les Alpes. Plutarch. in Camil., p. 135.

      Note 116: Armhuirich et Armhoirik, voisin de la mer; (Lhuyd,
      archæol. britann.) Armorici, Aremorici.

      Note 117: Ar, all, haut: veran (Fearann), terre, contrée.
      Arvernia, Alvernia, Auvergne.

Note 118: All, haut; brog, lieu habité, village.

Note 119: Elva (Ealbha) ou Selva, bétail: ait, èt, lieu, contrée. Elvétie ou Helvétie, contrée des troupeaux.

Note 120: Seach, qui tourne, qui dévie, sinueux: an, eau, rivière, contracté de avainn.—Σηκόανος, ποταμός, άφ΄ οϋ τό ίθνικόν Σηκόανοι. Artemidor. ap. Stephan. Bysant. V. Σηκόανος. Les Séquanes furent repoussés plus tard au-delà des Vosges et de la Saône.

Note 121: En latin Hedui, et plus communément Aedui. Ædh, mouton; Ed, troupeau de petit bétail.

ANNEES 1600 à 1500 avant J.-C.

Les Celtes et les Aquitains, qui n'étaient séparés que par la Garonne, se livrèrent sans doute plus d'une guerre; sans doute aussi une de ces guerres donna occasion à quelque bande celtique de franchir les passages occidentaux des Pyrénées et de pénétrer dans l'intérieur de l'Espagne, où d'autres bandes la suivirent. Le flot de cette première invasion se dirigea vers le nord et le centre de la péninsule, entre l'Èbre et la chaîne des monts Idubèdes; mais la population ibérienne ne se laissa pas aisément subjuguer. Une lutte longue et terrible eut lieu, sur le territoire envahi, entre la race indigène et la race conquérante. Toutes deux, à la fin, affaiblies et fatiguées, se rapprochèrent, et de leur mélange, disent les historiens, sortit la nation Celt-ibérienne, mixte de nom, comme d'origine[122].

Note 122: Οϋτοι γάρ τό παλαιόν περί τής χώρας άλλήλοις διαπολεμήσαντες, οϊ τε Ϊβηρες καί οί Κελτοί, καί μετά ταύτα διαλυθέντες καί τήν χώραν κοινή κατοικήσαντες, έτι δ' έπιγαμίας πρός άλλήλους συνθέμενοι, διά τήν έπιμιξίαν λέγονται ταύτης τυχεϊν τής προσηγορίας. Diodor. Sicul., l. V, p. 309.—App. Bell. hisp., p. 256.

              Profugique à gente vetustâ
      Gallorum, Celtæ miscentes nomen Iberis.
      Lucan., Pharsal. l. IV, v. 9.

La route une fois tracée, de nombreuses émigrations galliques s'y portèrent successivement, et, se poussant l'une l'autre, finirent par occuper toute la côte occidentale depuis le golfe d'Aquitaine, jusqu'au détroit qui sépare la presqu'île du continent africain. Tantôt la population indigène se retirait devant ce torrent; tantôt, après une résistance plus ou moins prolongée, elle suivait l'exemple des Celtibères, faisait la paix, et se mélangeait. Des Celtes allèrent s'établir dans l'angle sud-ouest de cette côte qu'ils trouvèrent abandonné, et sous leur nom national (Celtici) ils formèrent un petit peuple qui eut pour frontières, au sud et à l'ouest l'océan, à l'orient le fleuve Anas, aujourd'hui la Guadiana[123]. D'autres Galls, dont la nation n'est pas connue, s'emparèrent de l'angle nord-ouest; et le nom actuel du pays (la Galice) rappelle encore leur conquête[124]. La contrée intermédiaire conserva une partie de sa population qui, mélangée avec les vainqueurs, produisit la nation des Lusitains[125], non moins célèbres que les Celtibères dans l'ancienne histoire de l'Ibérie.

      Note 123: Herodot. l. II, p. 118; l. IV, p. 303, édit. Amst. 1763.
      —Polyb. ap. Strab., l. III.—Varro ap. Plin., l. III, c. 3.

      Note 124: Gallœcia, Callaicia. Ils étaient divisés en quatre
      tribus: Artabri, Nerii, Præsamarcæ, Tamarici. Plin. l. IV, c. 34-35.
      —Pompon. Mel., l. III, c. I.—Strab., l. c.

      Note 125: Plin., l. c.—Strab. ibid.—Pompon. Mel., l. III,
      c. I et seq.: Consultez l'excellent ouvrage de M. Guillaume de
      Humboldt, Pruefung der Untersuchungen ueber die Urbewohner
      Hispaniens
… Berlin, 1821.

Par suite de ces conquêtes, la race gallique se trouva répandue sur plus de la moitié de la péninsule espagnole. La limite du territoire qu'elle occupait, mixte ou pure, pourrait être représentée par une ligne qui partirait des frontières de la Gallice, longerait l'Èbre jusqu'au milieu de son cours, suivrait ensuite la chaîne des monts Idubèdes pour se terminer à la Guadiana, comprenant ainsi tout l'ouest et une grande partie de la contrée centrale.

Mais les victoires des Galls au midi des Pyrénées eurent, pour leur patrie, un contre-coup funeste. Tandis qu'ils se pressaient dans l'occident et le centre de l'Espagne, les nations ibériennes, déplacées et refoulées sur la côte de l'est, forcèrent les passages orientaux de ces montagnes. La nation des Sicanes, la première, pénétra dans la Gaule, qu'elle ne fit que traverser, et entra en Italie par le littoral de la Méditerranée[126]. Sur ses traces arrivèrent ensuite les Ligors[127] ou Ligures, peuple originaire de la chaîne de montagnes au pied de laquelle coule la Guadiana[128]; et chassé de son pays par les Celtes conquérans[129]. Trouvant la côte déblayée par les Sicanes, les Ligures s'en emparèrent, et étendirent leurs établissemens tout le long de la mer, depuis les Pyrénées jusqu'à l'embouchure de l'Arno, bordant ainsi, par une zone demi-circulaire, le golfe qui dès lors porta leur nom. Dans les temps postérieurs, lorsqu'ils se furent multipliés, leurs possessions en Gaule comprirent toute la côte à l'occident du Rhône, jusqu'à la ligne des Cévennes[130]; et à l'orient de ce fleuve, tout le pays situé entre l'Isère, les Alpes, le Var et la mer[131]. Mais il resta parmi eux, à l'est du Rhône, principalement, quelques tribus galliques, dont nous aurons plus d'une fois l'occasion de parler dans la suite de cet ouvrage.

Note 126: Σικκνοί άπό τοΰ Σικανοΰ ποταμοΰ τοΰ έν Ίβηρία ύπό Ατγύων κναστάντες…. Thucyd., l. VI, c. 2.—Servius, ad Æneid., l. VI. —Ephor. ap. Strab., l. VI.—Philist. ap. Diodor. Sic., l. V.

      Note 127: Ligor, Iligor, haute cité. (Humboldt, p. 5-6.) De ce mot
      les Romains tirent Ligures et les Grecs Lygies.

      Note 128: Αιγυστινή, πόλις Αιγύων τής δυστικής Ϊβηρίας έγγύς καί
      τής Ταρτησσού πλησίον. Steph. Bysant.

Note 129:

      ………………Celtarum manu
      Crebrisque dudùm præliis………
      Ligures…. pulsi, ut sæpè fors aliquos agit,
      Venêre in ista quæ per horrenteis tenent
      Plerùmque dumos……………………

Fest. Avien. V. 132 et seq.

Note 130: C'est ce que les géographes anciens appelaient l'Ibéro-Ligurie, à cause du voisinage de l'Espagne.

Note 131: C'était la Celto-Ligurie.

ANNEES 1400 à 1000. avant J.-C.

L'irruption des peuples ibériens avait révélé aux Galls l'existence de l'Italie; ce fut de ce côté qu'ils se dirigèrent, lorsque la surabondance de population, ou toute autre cause les détermina à entreprendre de nouvelles migrations. Une horde nombreuse, composée d'hommes, de femmes, et d'enfans de toute tribu, s'organisa sous le nom collectif d'Ambra[132] (les vaillans ou les nobles), franchit les Alpes, et se précipita sur l'Italie.

      Note 132: Plus correctement Amhra. De ce mot les Latins ont fait
      Ambro, Ambronis, plur. Ambrones; et Umber, bri: les Grecs, Άμβρών,
      Όμβρος, Όμβριος, Όμβρικός.

L'Italie subalpine[133] présente à l'œil un vaste bassin que les Alpes bornent au nord, la mer supérieure[134] au levant, et du nord-ouest au sud-est, la chaîne des Apennins. D'occident en orient, cette plaine immense est traversée par le Pô, appelé aussi Éridan, qui, prenant sa source au mont Viso (Vesulus), se jette dans la mer supérieure, dont il couvre la plage d'eaux stagnantes. Ce roi des fleuves italiens[135], dans son cours de cent vingt-cinq lieues, reçoit presque toutes les rivières que versent d'un côté les Alpes occidentales, pennines et rhétiennes, de l'autre, les Alpes maritimes et l'Apennin; sur sa rive gauche, la Doria (Duria), le Tésin (Ticinus), l'Adda (Addua), l'Oglio (Ollius), le Mincio (Mincius); sur sa rive droite, le Tanaro (Tanarus) sorti des Alpes maritimes, la Trébia et le Réno (Rhenus) sortis tous deux des Apennins[136]. Au nord du Pô, l'Adige (Athesis), fleuve moins considérable que celui-ci, mais pourtant rapide et profond, descend des Alpes rhétiennes pour aller se perdre aussi dans les lagunes de la côte[137].

Note 133: Italia subalpina, circumpadana, ΫὙπαλπία.

Note 134: Mare Superum. Elle reçut le nom d'Adriatique après la fondation d'Adria, ou Hatria, par les Étrusques. Celle qui baigne la côte occidentale de l'Italie s'appelait mer Inférieure, mare Inferum.

Note 135: Fluviorum rex Eridanus……. Virgil. Georg. I.

Note 136: Du temps de Pline, les affluens du Pô étaient au nombre de trente (l. III, c. 16.—Solin., c. 8.—Martian. Capell., l. VI.); on en compte aujourd'hui plus de quarante.

Note 137: Polyb. l. II, p. 103 et seq.—Strab., l. II et V.

La contrée circumpadane était célèbre chez les anciens, non moins par sa fertilité que par sa beauté; et plusieurs écrivains n'hésitent pas à la placer au-dessus du reste de l'Italie[138]. Dès les temps les plus reculés, on vantait ses pâturages[139], ses vignes, ses champs d'orge et de millet[140], ses bois de peupliers et d'érables[141] ses forêts de chênes où s'engraissaient de nombreux troupeaux de porcs, nourriture principale des peuplades italiques[142]. Elle était alors en presque totalité au pouvoir des Sicules, nation qui se prétendait Autochthone, c'est-à-dire née de la terre même qu'elle habitait[143]. Les Vénètes, petit peuple illyrien ou slave[144], s'y étaient conquis une place, à l'orient, entre l'Adige, le Pô et la mer. Au couchant, l'Apennin séparait les Sicules des Ligures, établis, comme nous venons de le dire, le long du golfe auquel ils avaient donné leur nom, jusqu'à l'embouchure de l'Arno.

Note 138: Polyb., l. II, p. 103.—Plutarch. in Mario, p. 411.—Tacit. hist. II, c. 171.

Note 139: Plutarch. in Camil. p. 135.

Note 140: Polyb. l. II, p. 103 et seq.

      Note 141: Plin. l. XVI, c. 15; l. XVII, c. 23.—Dionys. perieget.
      V. 292.—Marcian. Heracl. peripl.—Ovid. Metam. l. II.

Note 142: Polyb. l. II; l. C.

Note 143: Dionys. Halic. l. I, c. 9; l. II, c. 1.—Plin. 1. III, c. 4.

Note 144: Herodot. l. I-V.

Ce ne fut pas sans avoir long-temps résisté que les Sicules abandonnèrent à la horde gallique leur terre natale; les combats qu'ils soutinrent contre elle sont mentionnés par les anciens historiens, comme les plus sanglans dont l'Italie eût été jusqu'alors le théâtre[145]. Vaincus enfin, ils se retirèrent au midi de la péninsule[146], d'où ils passèrent dans la grande île qui prit d'eux le nom de Sicile. Cet événement, qui livrait à la race gallique toute la vallée du Pô, eut lieu vers l'an 1364 avant notre ère[147]. Les vainqueurs ne s'arrêtèrent pas là; ils poussèrent leurs conquêtes jusqu'à l'embouchure du Tibre; ce fleuve, la Néra (Nar), et le Trento (Truentus), devinrent la frontière méridionale de leur empire qui, s'étendant de là aux Alpes, embrassa plus de la moitié de l'Italie[148].

Note 145: Dionys. Halic. l. I, c. 16.

Note 146: Dionys. Halic. ibid.—Plin. 1. III, c. 4.

      Note 147: Philist. ap. Dionys. Halic. l. C.—Fréret, t. IV, p. 300,
      Œuvres complètes. Paris, 1796.

      Note 148: Dionys. 1. I, 20-28.—Plin. 1. III, 14-15.—Cf. Cluver.
      Ital. antiq. l. II, c. 4.

Possesseurs paisibles de ce grand territoire, les Ambra ou Ombres (nom sous lequel ils sont plus connus dans l'histoire) s'y organisèrent suivant les usages des nations galliques. Ils le partagèrent en trois régions ou provinces, déterminées par la nature du pays. La première, sous le nom d'Is-Ombrie[149] ou de Basse-Ombrie, comprit les plaines circumpadanes; la seconde, appelée Oll-Ombrie[150] ou Haute-Ombrie renferma les deux versans de l'Apennin et le littoral montueux de la mer supérieure; la côte de la mer inférieure, entre l'Arno et le Tibre, forma la troisième, et reçut la dénomination de Vil-Ombrie[151], ou d'Ombrie maritime. Dans ces circonstances, les Ombres prirent un accroissement considérable de population[152]; ils comptèrent, dans les haute et basse provinces seulement trois cent cinquante-huit grands bourgs que les historiens décorent du titre de villes[153]; leur influence s'étendit en outre sur toutes les nations italiques jusqu'à l'extrémité de la presqu'île.

      Note 149: Is, ios, bas, inférieur. Ίσομβρία, Ϊσομβροι et Ϊσομβρες;
      en latin, Insubria, Insubres.

      Note 150: Olombria, Olombri, Όλομβρία, Όλομβροι. Ptolem.—Oll,
      all
, haut, élevé: Armstrong's gaelic diction.

      Note 151: Vilombria, Ούιλομβρία Ptolem.—Bil, vil, bord,
      rivage. Armstrong's gaelic diction.

      Note 152: Ήν τοϋτο τό έθνος έν τοϊς πάνυ μέγα. Dionys. Halic. l. I,
      c. 16.

      Note 153: Trecenta eorum oppida Tusci debellasse reperiuntur. Plin.
      l. III. c. 14—Il restait encore dans la Haute-Ombrie du temps de
      Pline quarante-six villes; douze avaient péri.

ANNEES 1000 à 600. avant J.-C.

Mais, dans le cours du onzième siècle, un peuple nouvellement émigré du nord de la Grèce entra en Italie par les Alpes illyriennes, traversa l'Isombrie comme un torrent, franchit l'Apennin, et envahit l'Ombrie maritime[154]; c'était le peuple des Rasènes[155] si célèbres dans l'histoire sous le nom d'Étrusques. Bien supérieurs en civilisation aux races de la Gaule et de l'Italie, les Étrusques connaissaient l'art de construire des forteresses et de ceindre leurs places d'habitation, de murailles élevées et solides, art nouveau pour l'Italie où toute l'industrie se bornait alors à rassembler au hasard de grossières cabanes sans plan et sans moyens de défense[156]. Une chose distinguait encore ce peuple des sauvages tribus ombriennes, c'est qu'il ne détruisait ou ne chassait point la population subjuguée; organisé, dans son sein, en caste de propriétaires armés, il la laissait vivre attachée à la glèbe du champ dont il l'avait dépouillée. Tel fut le sort des Ombres dans la partie de leur territoire située entre le cours du Tibre, l'Arno et la mer inférieure. Là disparurent rapidement les traces de la domination gallique. Aux villages ouverts et aux cabanes de chaume, succédèrent douze grandes villes fortifiées, habitation des conquérans et chefs-lieux d'autant de divisions politiques qu'unissait un lien fédéral[157]. Le pays prit le nom des vainqueurs et fut appelé dès lors Étrurie.

      Note 154: Priùs, cis Apenninum ad inferum mare…
      Tit. Liv. l. V, c. 99.

Note 155: Ce peuple ne reconnaissait pour son nom national que celui de Rhasena, en ajoutant l'article, Ta-Rhasena, d'où les Grecs, probablement, ont fait Tyrseni et Tyrrheni. On ignore d'où dérivait celui d'Étrusques que les Latins lui donnaient.

Note 156: Tzetzes ad Lycophron. Alexandr. 717.—Rutil. itinerar. I.

      Note 157: Strabon. l. V.—Servius ad Virgil. Æneid. II, VIII et X.
      —Cf. Cluver. Ital. antiq. t. I, p. 344 et seq.

Une fois constitués, les Étrusques poursuivirent avec ordre et persévérance l'expropriation de la race ombrienne; ils attaquèrent l'Ombrie circumpadane qui, successivement, et pièce à pièce, passa sous leur domination. Les douze cités étrusques se partagèrent par portions égales cette seconde conquête; chacune d'elles eut son lot dans les trois cents villages que les Galls y avaient habités[158]; chacune d'elles y construisit une place de commerce et de guerre qu'elle peupla de ses citoyens[159]; ce fut là la nouvelle Étrurie[160]. Mais les Isombres ne se résignèrent pas tous à la servitude. Un grand nombre repassèrent dans la Gaule où ils trouvèrent place, soit parmi les Helvètes[161], soit parmi les tribus éduennés, sur les bords de la Saône[162]. Plusieurs se réfugièrent dans les vallées des Alpes parmi les nations liguriennes qui commençaient à s'étendre sur le versant occidental de ces montagnes, et vécurent au milieu d'elles sans se confondre, sans jamais perdre ni le souvenir de leur nation ni le nom de leurs pères. Bien des siècles après, le voyageur pouvait distinguer encore des autres populations alpines la race de ces exilés de l'Isombrie[163]. Même dans la contrée circumpadane, l'indépendance et le nom isombrien ne périrent pas totalement. Quelques tribus concentrées entre le Tésin et l'Adda, autour des lacs qui baignent le pied des Alpes pennines[164], résistèrent à tous les efforts des Étrusques, qu'ils troublèrent long-temps dans la jouissance de leur conquête. Désespérant de les dompter, ceux-ci, pour les contenir du moins, construisirent près de leur frontière la ville de Melpum, une des plus fortes places de toute la nouvelle Étrurie[165].

Note 158: Trecenta oppida Tusci debellasse reperiuntur. Plin. l. III, c. 14.—Strab. l. V.

Note 159: Trans Apenninum totidem quot capita originis erant coloniis missis….. usque ad Alpes tenuêre. Tit. Liv. l. V, c. 23. —Δώδεκα πόλεων….. Diodor. Sicul. l. XIV, p. 321.

Note 160: Etruria nova. Serv. Virg. Æn. XV, V. 202.

Note 161: Ils y furent connus sous le nom d'Ambres; Ambro, Ambronis; d'où nous avons fait Ambrons. Plutarch. in Mario. Voyez ci-après, IIème partie, le récit de l'invasion des Cimbres.

Note 162: Ils continuèrent à porter le nom d'Isombres, en latin, Insubres. Insubres, pagus Æduorum; Tit. Liv. l. V, c. 23.—Les Umbranici, qui habitaient un peu plus bas, sur la rive droite du Rhône, étaient probablement une de ces peuplades émigrées de l'Ombrie.

Note 163: Insubrium exules. Plin. l. III, c. 17-20.—Ils portaient vulgairement le nom collectif de Ligures. Caturiges Insubrium exules, undè orti Vagieni Ligures. Plin. l. c.—Plutarch. in Mario.—Mais ils ne reconnaissaient point d'autre nom national que celui d'Ambre (Ambro). Plutarch. ibid.—Voyez le récit de l'invasion des Cimbres, 2ème partie de cet ouvrage.

Note 164: Tit. Liv. l. V, c. 23.

Note 165: Plin. l. III, c. 17.

La nation ombrienne était réduite au canton montagneux qui s'étendait entre la rive gauche du Tibre et la mer supérieure, et comprenait l'Ollombrie avec une faible partie de la Vilombrie; les Étrusques vinrent encore l'y forcer, tandis que les peuples italiques, profitant de sa détresse, envahissaient sa frontière méridionale jusqu'au fleuve Æsis. Épuisée, elle demanda la paix et l'obtint. Avec le temps même, elle finit par s'allier intimement à ses anciens ennemis; elle adopta la civilisation, la religion, la langue, la fortune politique de l'Étrurie, volontairement toutefois et sans renoncer à son indépendance[166]: mais dès lors elle ne fut plus qu'une nation italienne, et pour nous son histoire finit là. Cependant cette culture étrangère n'effaça pas complètement son caractère originel. L'habitant des montagnes ombriennes se distingua toujours des autres peuples de l'Italie par des qualités et des défauts attribués généralement à la race gallique: sa bravoure était brillante, impétueuse, mais on lui reprochait de manquer de persévérance; il était irascible, querelleur, amoureux des combats singuliers; et cette passion avait même fait naître chez lui l'institution du duel judiciaire[167]. Quelques axiomes politiques des Ombres, parvenus jusqu'à nous, révèlent une morale forte et virile. «Ils pensent, dit un ancien écrivain, Nicolas de Damas, qui paraît avoir étudié particulièrement leurs mœurs, ils pensent qu'il est honteux de vivre subjugués; et que dans toute guerre, il n'y a que deux chances pour l'homme de cœur, vaincre ou périr[168].» Malgré l'adoption des usages étrusques, il se conserva dans les dernières classes de ce peuple quelque chose de l'ancien costume et de l'ancienne armure nationale; le gais, porté double, un dans chaque main, à la manière des Galls, fut toujours l'arme favorite du paysan de l'Ombrie[169].

Note 166: Hist. rom. passim.—Tab. Eugub. Cf. Micali et Lanzi.

Note 167: Όμβρικοί, όταν πρός άλλήλους έχωσιν άμφησβήτησιν, καθοπλισθέντες ώς έν πολέμω, μάχονται, καί δοκοϋσι δικαιότερα λέγειν οί τούς έναντίους άποσφάξαντες. Nic. Damasc. ap. Stob. serm. XIII.

Note 168: Αΐσχιστον ήγοϋνται ήττημένοι ζήν· άλλ' άναγκαίον ή νικάν ή άποθνήσκειν. Nic. Damasc. ap. Stob. serm. cit.

Note 169: Pastorali habitu, binis gaesis armati..Tit. Liv. IX dec. I.

ANNEES 1200 à 900. avant J.-C.

Tandis que la race gallique, au midi des Alpes, éprouvait ces alternatives de fortune, au nord des Alpes, quelques germes de civilisation apportés par le commerce étranger commençaient à se développer dans son sein. Ce fut, selon toute apparence, durant le treizième siècle que des navigateurs venus de l'Orient abordèrent pour la première fois la côte méridionale de la Gaule; attirés par les avantages que le pays leur présentait, ils y revinrent, et y bâtirent des comptoirs. Les Pyrénées, les Cévennes, les Alpes, recelaient alors à fleur de terre des mines d'or et d'argent; les montagnes de l'intérieur, d'abondantes mines de fer[170]; la côte de la Méditerranée fournissait un grenat fin qu'on suppose avoir été l'escarboucle[171]; et les indigènes ligures ou gaulois péchaient autour des îles appelées aujourd'hui îles d'Hières du corail dont ils ornaient leurs armes[172] et que sa beauté fit rechercher des marchands de l'Orient. En échange de ces richesses, ceux-ci importaient les articles ordinaires de leur traite: du verre, des tissus de laine, des métaux ouvrés, des instrumens de travail, surtout des armes[173].

Note 170: Posidon. ap. Athenæ. l. VI, c. 4.—Strab. l. III, p. 146; l. IV, p. 190.—Aristot. Mirab. ausc. p. 1115.

Note 171: Theophrast. Lapid. p. 393-396.—Lugd. Bat. 1613.

Note 172: Curalium laudatissimum circà Stæchades insulas… Galli gladios adornabant eo. Plin. l. XXXII, c. 2.

Note 173: Homer. Iliad. VI, 29; Odyss. XV, 424.—Ezechiel, c. 27. Cf. Heeren: Ideen ueber die Politik, den Verkehr und den Handel der vornehmsten Voelker der alten Welt.

Tout fait présumer que ce commerce entre l'Asie et la Gaule dut son origine aux Phéniciens, qui, dès le onzième siècle, entourant d'une ligne immense de colonies et de comptoirs tout le bassin occidental de la Méditerranée, depuis Malte jusqu'au détroit de Calpé, s'en étaient arrogé la possession exclusive. A l'égard de la Gaule, ils ne se bornèrent pas à la traite de littoral; l'existence de leurs médailles dans des lieux éloignés de la mer, la nature de leur établissement surtout témoignent qu'ils colonisèrent assez avant l'intérieur. L'exploitation des mines les attirait principalement dans le voisinage des Pyrénées, des Cévennes et des Alpes. Ils construisirent même, pour le service de cette exploitation, une route qui faisait communiquer la Gaule avec l'Espagne et avec l'Italie, où ils possédaient également des mines et des comptoirs. Cette route passait par les Pyrénées orientales, longeait le littoral de la Méditerranée gauloise, et traversait ensuite les Alpes par le col de Tende; ouvrage prodigieux par sa grandeur et par la solidité de sa construction, et qui plus tard servit de fondement aux voies massaliotes et romaines[174]. Lorsque ces intrépides navigateurs eurent découvert l'Océan atlantique, ils nouèrent aussi des relations de commerce avec la côte occidentale de la Gaule; surtout avec Albion et les îles voisines où ils trouvaient à bas prix de l'étain[175] et une espèce de murex, propre à la teinture noire[176].

Note 174: Polybe (l. II) nous apprend que cette route existait avant la seconde guerre punique, et que les Massaliotes y posèrent des bornes militaires à l'usage des armées romaines qui se rendaient en Espagne. Elle n'était point l'ouvrage des Massaliotes, qui, à cette époque, n'étaient encore ni riches ni puissans dans le pays, et qui d'ailleurs ne le furent jamais assez pour une entreprise aussi colossale. (V. ci-après, part. II, c. I). Les Romains remirent cette route à neuf, et en firent les deux voies Aurelia et Domitia.

Note 175: Le commerce de l'étain fit donner à ces îles le nom de Cassiterides (cassiteros, étain).

Note 176: Amati de restitutione purpurarum. Cons. Heeren, ouv. cité.

Une antique tradition passée d'Asie en Grèce et en Italie, où n'étant plus comprise elle se défigura, parlait de voyages accomplis dans tout l'Occident par le dieu tyrien, Hercule; et d'un premier âge de civilisation, que les travaux du dieu avaient fait luire sur la Gaule. La Gaule, de son côté, conservait une tradition non moins ancienne et qui n'était pas sans rapport avec celle-là. Le souvenir vague d'un état meilleur amené par les bienfaits d'étrangers puissans, de conquérans d'une race divine, se perpétuait de génération en génération parmi les peuples galliques; et lorsqu'ils entrèrent en relation avec les Grecs et les Romains, frappés de la coïncidence des deux traditions, ils adoptèrent tous les récits que ceux-ci leur débitèrent sur Hercule[177].

Note 177: Incolæ id magis omnibus adseverant quod etiam nos legimus in monumentis eorum incisum, Herculem……. Ammian. Marcell. l. XV, c. 9.

Quiconque réfléchit à l'amour de l'antiquité orientale pour les symboles, cesse de voir dans l'Hercule phénicien un personnage purement fabuleux, ou une pure abstraction poétique. Le dieu né à Tyr le jour même de sa fondation, protecteur inséparable de cette ville où sa statue est enchaînée dans les temps de périls publics; voyageur intrépide, posant et reculant tour à tour les bornes du monde; fondateur de villes tyriennes, conquérant de pays subjugués par les armes tyriennes; un tel dieu n'est autre en réalité que le peuple qui exécuta ces grandes choses; c'est le génie tyrien personnifié et déifié. Tel les faits nous montrent le peuple, tel la fiction dépeint le héros; et l'on pourrait lire dans la légende de la Divinité l'histoire de ses adorateurs. Le détail des courses d'Hercule en Gaule confirme pleinement ce fait général; et l'on y suit, en quelque sorte pas à pas, la marche, les luttes, le triomphe, puis la décadence de la colonie dont il est le symbole évident.

C'est à l'embouchure du Rhône que la tradition orientale fait arriver d'abord Hercule; c'est près de là qu'elle lui fait soutenir un premier et terrible combat. Assailli à l'improviste par Albion et Ligur[178], enfans de Neptune, il a bientôt épuisé ses flèches, et va succomber, lorsque Jupiter envoie du ciel une pluie de pierres; Hercule les ramasse, et, avec leur aide, parvient à repousser ses ennemis[179]. Le fruit de cette victoire est la fondation de la ville de Nemausus (Nîmes), à laquelle un de ses compagnons ou de ses enfans donne son nom[180]. Il serait difficile de ne pas reconnaître sous ces détails mythologiques le récit d'un combat livré par des montagnards de la côte aux colons phéniciens, dans les champs de la Crau[181], sur la rive gauche du Rhône non loin de son embouchure; combat dans lequel les cailloux, qui s'y trouvent accumulés en si prodigieuse quantité, auraient servi de munitions aux frondeurs phéniciens.

Note 178: Albion, Mela, l. II, c. 5.—Άλεβίων, Apollod. de Diis, l. II.—Tzetzes in Lycophr. Alexandr.—Alb, comme nous l'avons déjà dit, signifie montagne en langue gallique. Une tribu montagnarde de cette côte portait le nom d'Albici (Cæsar, Bell. civil. I) ou d'βίοικοι (Strab. l. IV).

      Note 179: Æschyl. Prometh. solut. ap. Strab. l. IV, p. 183.—Mela. l.
      II, c. 5.—Tzetzes, l. c.—Eustath. ad Dionys. perieg.

Note 180: Stephan. Bysant. Vº Νεμαυσός.

Note 181: C'est le nom que porte aujourd'hui une plaine immense, couverte de cailloux, située près du Rhône, entre la ville d'Arles et la mer.—Crau dérive du mot gallique craig, qui signifie pierre.

Vainqueur de ses redoutables ennemis, le dieu appelle autour de lui les peuplades indigènes éparses dans les bois; hommes de toute tribu, de toute nation, de toute race, accourent à l'envi pour participer à ses bienfaits[182]. Ces bienfaits sont l'enseignement des premiers arts et l'adoucissement des mœurs. Lui-même il leur construit des villes, il leur apprend à labourer la terre; par son influence toute-puissante, les immolations d'étrangers sont abolies; les lois deviennent moins inhospitalières et plus sages[183]; enfin les tyrannies, c'est-à-dire l'autorité absolue des chefs de tribu et des chefs militaires, sont détruites et font place à des gouvernemens aristocratiques[184], constitution favorite du peuple phénicien. Tel est le caractère constant des conquêtes de l'Hercule tyrien en Gaule, comme dans tout l'Occident.

Note 182: Diodor. Sicul. l. IV, p. 226.

      Note 183: Κατέλυσε τάς συνήθεις παρανομίας καί ξενοκτονίας. Diod.
      Sicul. ubi suprà.—Καθιστάς σωφρονικά πολιτεύματα. Dionys. Halic. l.
      I, c. 41.

      Note 184: Παρέδωκε τάν βασιλείαν τοϊς άρίστοις τών έγχωρίων. Diodor.
      Sicul. l. IV, p. 226.—Άριστοκρατίας…. Dionys. Halic. l. I, c. 41.

Si nous continuons à suivre sa marche, nous le voyons, après avoir civilisé le midi de la Gaule, s'avancer dans l'intérieur par les vallées du Rhône et de la Saône. Mais un nouvel ennemi l'arrête, c'est Tauriske[185], montagnard farouche et avide qui ravage la plaine, désole les routes et détruit tout le fruit des travaux bienfaisans du dieu; Hercule court l'attaquer dans son repaire et le tue. Il pose alors sans obstacle les fondemens de la ville d'Alésia sur le territoire éduen. Ainsi, quelque part qu'Hercule mette le pied, il trouve des amis et des ennemis; des amis parmi les tribus de la plaine, des ennemis dans les montagnes où la barbarie et l'indépendance sauvage se retranchent et lui résistent.

Note 185: Tauriscus. Ammian. Marcell. l. XV, c. 9.—Caton, cité par Pline (l. III, c. 20.), place dans les Alpes une grande confédération de peuples tauriskes.—Tor, hauteur, sommet.

«Alésia, disent les récits traditionnels, fut construite grande et magnifique; elle devint le foyer et la ville-mère de toute la Gaule[186].» Hercule l'habita, et, par ses mariages avec des filles de rois, la dota d'une génération forte et puissante. Cependant lorsqu'il eut quitté la Gaule pour passer en Italie, Alésia déchut rapidement; les sauvages des contrées voisines s'étant mêlés à ses habitans, tout rentra peu à peu dans la barbarie[187]. Avant son départ, continuent les mythologues, Hercule voulut laisser de sa gloire un monument impérissable. «Les dieux le contemplèrent fendant les nuages et brisant les cîmes glacées des Alpes[188].» La route dont on lui attribue ici la construction, et à laquelle son nom fut attaché, est celle-là même que nous mentionnions tout à l'heure comme un ouvrage des Phéniciens, et qui conduisait de la côte gauloise en Italie, par le Col de Tende.

      Note 186: Έκτισε πόλιν εύμεγέθη Άλησίαν. άπάσης τής Κελτικής έστίαν
      καί μητρόπολιν. Diodor. Sic. l. IV, p. 226.

      Note 187: Jldtzou; Πάντας τούς κατοικοϋντας έκβαρβαρωθήναι συνέβη
      Diodor. Sic. l. IV, p. 226.

      Note 188: Scindentem nubes, frangentemque ardua montis Spectârunt
      Superi. . . . . . . . Sil. Ital. l. III. Virgil. Æneid. l. VI.
      —Diodor. Sicul. l. IV, p. 226.—Dionys. Halic. l. I, c. 41.—Ammian.
      Marcell. l. XV, c. 9.

ANNEES 900 à 600. avant J.-C.

Au déclin de l'empire phénicien, ses colonies maritimes en Gaule tombèrent entre les mains des Rhodiens, puissans à leur tour sur la Méditerranée; ses colonies intérieures disparurent. Les Rhodiens construisirent quelques villes, entre autres Rhoda ou Rhodanousia[189], près des bouches libyques du Rhône; mais leur domination fut de courte durée. Leurs établissemens étaient presque déserts et le commerce entre l'Orient et la Gaule presque tombé, quand les Phocéens arrivèrent.

      Note 189: Plin. l. III, c. 4.—Hieronym. Comment. epist. ad Galat. l.
      II, c. 3.—Isodor. Origin. l. XIII, c. 21. Voyez ci-après, part.
      II, c. I.

ANNEES 600 à 587. avant J.-C.

Ce fut l'an 600 avant Jésus-Christ que le premier vaisseau phocéen jeta l'ancre sur la côte gauloise, à l'est du Rhône; il était conduit par un marchand nommé Euxène[190], occupé d'un voyage de découvertes. Le golfe où il aborda dépendait du territoire des Ségobriges, une des tribus galliques de la population ligurienne. Le chef ou roi des Ségobriges, que les historiens appellent Nann, accueillit avec amitié ces étrangers, et les emmena dans sa maison, où un grand repas était préparé; car ce jour-là il mariait sa fille[191]. Mêlés parmi les prétendans Galls et Ligures, les Grecs prirent place au festin, qui se composait, selon l'usage, de venaison et d'herbes cuites[192].

Note 190: Aristot. apud Athenæum, l. XIII, c. 5.

Note 191: Aristot. loco citat.—Justin, l. XLIII, c. 3.

Note 192: Diodor. Sicul. l. IV.

La jeune fille, nommée Gyptis, suivant les uns, et Petta, suivant les autres[193], ne parut point pendant le repas. La coutume ibérienne[194], conservée chez les Ligures et adoptée par les Ségobriges, voulait qu'elle ne se montrât qu'à la fin portant à la main un vase rempli de quelque boisson[195], et celui à qui elle présenterait à boire devait être réputé l'époux de son choix. Au moment où le festin s'achevait, elle entra donc, et, soit hasard, soit toute autre cause[196], dit un ancien narrateur, elle s'arrêta en face d'Euxène, et lui tendit la coupe. Ce choix imprévu frappa de surprise tous les convives. Nann, croyant y reconnaître une inspiration supérieure et un ordre de ses dieux[197], appela le Phocéen son gendre, et lui concéda pour dot le golfe où il avait pris terre. Euxène voulut substituer au nom que sa femme avait porté jusqu'alors un nom tiré de sa langue maternelle; par une double allusion au sien et à leur commune histoire, il la nomma Aristoxène, c'est-à-dire la meilleure des hôtesses.

Note 193: Gyptis. Justin. l. c.—Πέττα. Arist. ap. Athenæ. Ubi suprà.

Note 194: Elle subsiste encore aujourd'hui dans plusieurs cantons du pays basque, en France et en Espagne.

Note 195: Justin dit que cette boisson était de l'eau: Virgo cùm juberetur….. aquam porrigere (l. XLIII, c. 3.); Aristote, que c'était du vin mêlé d'eau: Φιάλην κεκραμένην (ap. Athen. l. c). Ce vin, si c'était du vin, provenait du commerce étranger, car la vigne n'était pas encore introduite en Gaule.

      Note 196: Είτε άπό τύχης, είτε καί δι΄ άλλην τινα αίτίαν. Aristot.
      ubi suprà.

      Note 197: Τοϋ πατρός άξιοϋντος ώς κατά θεόν γενομένης τής
      δώσεως…… Idem, ibidem.

Sans perdre de temps, Euxène avait fait partir pour Phocée son vaisseau et quelques-uns de ses compagnons, chargés de recruter des colons dans la mère-patrie. En attendant, il travailla aux fondations d'une ville qu'il appela Massalie[198]. Elle fut construite sur une presqu'île creusée en forme de port vers le midi, et attenante au continent par une langue de terre étroite[199]. Le sol de la presqu'île était sec et pierreux; Nann, par compensation, y joignit quelques cantons du littoral encore couvert d'épaisses forêts[200], mais où la terre, fertile et chaude, fut jugée par les Phocéens convenir parfaitement à la culture des arbres de l'Ionie.

Note 198: Μασσαλια, en latin, Massilia, et par corruption dans la basse latinité, Marsilia (Cosmogr. Raven. anonym. l. I, 17); d'où sont venus le mot provençal Marsillo et le mot français Marseille.

Note 199: Fest. Avien: Or. marit.—-Paneg. Eumen. in Constant. XIX. —Dionys. Perieg.—Justin. XLIII, 3.—Cæs. Bell. civ. II, I.- Voyez ci-après, partie II, c. I.

Note 200: Tit. Liv. l. V, c. 34.

Cependant les messagers d'Euxène atteignirent la côte de l'Asie mineure et le port de Phocée; ils exposèrent aux magistrats les merveilleuses aventures de leur voyage[201], et comment, dans des régions dont elle ignorait presque l'existence, Phocée se trouvait tout à coup maîtresse d'un territoire et de la faveur d'un roi puissant. Exaltés par ces récits, les jeunes gens s'enrôlèrent en foule, et le trésor public, suivant l'usage, se chargea des frais de transport et fournit des vivres, des outils, des armes, diverses graines ainsi que des plans de vigne, d'olivier[202]. À leur départ, les émigrans prirent au foyer sacré de Phocée du feu destiné à brûler perpétuellement au foyer sacré de Massalie, vivante et poétique image de l'affection qu'ils promettaient à la mère-patrie; puis les longues galères phocéennes à cinquante rames[203], et portant à la proue la figure sculptée d'un phoque, s'éloignèrent du port. Elles se rendirent premièrement à Éphèse, où un oracle leur avait ordonné de relâcher. Là, une femme d'un haut rang, nommée Aristarché, révéla au chef de l'expédition que Diane, la grande déesse éphésienne, lui avait ordonné en songe de prendre une de ses statues, et d'aller établir son culte en Gaule; transportés de joie, les Phocéens accueillirent à leur bord la prêtresse et sa divinité, et une heureuse traversée les conduisit dans les parages des Ségobriges[204].

Note 201: Reversi domum, referentes quæ viderant, plures sollicitavêre. Justin. XLIII, 3.

Note 202: Idem, ibidem.

Note 203: Herodot. l. I.

Note 204: Strab. l. IV, p. 179. Voyez ci-après, part. II, c. 1.

Massalie, alors, prit de grands développemens; des cultures s'établirent; une flotte fut construite; et plusieurs des anciens forts, bâtis sur la côte par les Phéniciens et les Rhodiens, furent relevés et reçurent des garnisons. Ces empiètemens et une si rapide prospérité alarmèrent les Ligures; craignant que la nouvelle colonie ne les asservît bientôt, comme avaient fait jadis les Phéniciens, ils se liguèrent pour l'exterminer, et elle ne dut son salut qu'à l'assistance du père d'Aristoxène. Mais ce fidèle protecteur mourut, et bien loin de partager la vive affection de Nann à l'égard des Phocéens, son fils et héritier Coman nourrissait contre eux une haine secrète. Sans en avoir la certitude, la confédération ligurienne le soupçonnait; pour sonder les intentions cachées du roi Ségobrige, elle lui députa un de ses chefs, qui s'exprima en ces termes: «Un jour, une chienne pria un berger de lui prêter quelque coin de sa cabane pour y faire ses petits; le berger y consentit. Alors la chienne demanda qu'il lui fût permis de les y nourrir, et elle l'obtint. Les petits grandirent, et, forte de leur secours, la mère se déclara seule maîtresse du logis. O roi, voilà ton histoire! Ces étrangers qui te paraissent aujourd'hui faibles et méprisables, demain te feront la loi, et opprimeront notre pays[205].»

Note 205: Non aliter Massilienses, qui nunc inquilini videantur, quandoque regionum dominos futuros. Just. l. XLIII, c. 4.

Coman applaudit à la sagesse de ce discours, et ne dissimula plus ses desseins; il se chargea même de frapper sans délai sur les Massaliotes un coup aussi sûr qu'imprévu.

On était à l'époque de la floraison de la vigne, époque d'allégresse générale chez les peuples de race ionienne[206]. La ville de Massalie tout entière était occupée de joyeux préparatifs; on décorait de rameaux verts, de roseaux, de guirlandes de fleurs, la façade des maisons et les places publiques. Pendant les trois jours que durait la fête, les tribunaux étaient fermés et les travaux suspendus. Coman résolut de profiter du désordre et de l'insouciance qu'une telle solennité entraînait d'ordinaire, pour s'emparer de la ville et en massacrer les habitans. D'abord il y envoya ouvertement, et sous prétexte d'assister aux réjouissances, une troupe d'hommes déterminés; d'autres s'y introduisirent, en se cachant avec leurs armes au fond des chariots qui, des campagnes environnantes, conduisaient à Massalie une grande quantité de feuillages[207]. Lui-même, dès que la fête commença, alla se poster en embuscade dans un petit vallon voisin avec sept mille soldats, attendant que ses émissaires lui ouvrissent les portes de la ville plongée dans le double sommeil de la fatigue et du plaisir.

Note 206: Meursii in Græc. fer. (t. III, p. 798). Cette fête s'appelait les Anthesteria; Justin l'a confondue avec les Floralia des Romains (l. LXIII, c. 4).

Note 207: Plures scirpiis latentes, frondibusque supertectos induci vehiculis jubet (Just. l. XLIII, c. 4).

Ce complot si perfidement ourdi, l'amour d'une femme le déjoua. Une proche parente du roi, éprise d'un jeune Massaliote, courut lui tout révéler, le pressant de fuir et de la suivre[208]. Celui-ci dénonça la chose aux magistrats. Les portes furent aussitôt fermées, et l'on fit main-basse sur les Ségobriges qui se trouvèrent dans l'intérieur des murs. La nuit venue, les habitans, tous armés, sortirent à petit bruit pour aller surprendre Coman au lieu même de son embuscade. Ce ne fut pas un combat, ce fut une boucherie. Cernés et assaillis subitement dans une position où ils pouvaient à peine agir, les Ségobriges n'opposèrent aux Massaliotes aucune résistance; tous furent tués, y compris le roi[209]. Mais cette victoire ne fit qu'irriter davantage la confédération ligurienne; la guerre se poursuivit avec acharnement; et Massalie, épuisée par des pertes journalières, allait succomber, lorsque des événemens qui bouleversèrent toute la Gaule survinrent à propos pour la sauver[210]. Il est nécessaire à l'intelligence de ces événemens et de ceux qui les suivirent, que nous interrompions quelques instans le fil de ce récit, afin de reprendre les choses d'un peu plus haut.

Note 208: Adulterare cum Græco adolescente solita, in amplexu juvenis, miserata formæ ejus, insidias aperit, periculumque declinare jubet (Justin, ibid.).

Note 209: Cæsa sunt cum ipso rege septem millia hostium. Justin. l. XLIII, c. 4.

Note 210: Tit. Liv. l. V, c. 34.

ANNEES 1100 à 631 avant J.-C.

Au nord de la Gaule habitait un grand peuple qui appartenait primitivement à la même famille humaine que les Galls, mais qui leur était devenu étranger par l'effet d'une longue séparation[211]: c'était le peuple des Kimris. Comme tous les peuples menant la vie vagabonde et nomade, celui-ci occupait une immense étendue de pays; tandis que la Chersonèse Taurique, et la côte occidentale du Pont-Euxin, étaient le siège de ses hordes principales[212]; son avant-garde errait le long du Danube[213]; et les tribus de son arrière-garde parcouraient les bords du Tanaïs et du Palus-Méotide. Les mœurs sédentaires avaient pourtant commencé à s'introduire parmi les Kimris; les tribus de la Chersonèse Taurique bâtissaient des villes, et cultivaient la terre[214]; mais la grande majorité de la race tenait encore avec passion à ses habitudes d'aventures et de brigandages.

Note 211: Voyez l'Introduction de cet ouvrage.

Note 212: Herod. l. IV, c. 21, 22, 23.

Note 213: Posidon. ap. Plutarch. in Mario, p. 411 et seq.

Note 214: Strabon (l. XI) appelle Kimmericum une de leurs villes; Scymnus lui donne le nom de Kimmeris (p. 123, ed. Huds.).—Éphore, cité par Strabon (l. V), rapporte que plusieurs d'entre eux habitaient des caves qu'ils nommaient argil: Έφορός φησιν αύτούς έν καταγείοις οίκίαις οίκεϊν άς καλοϋσιν άργίλλας. Argel, en langue cambrienne, signifie un couvert, un abri. Taliesin. W. Archæol. p. 80.—Merddhin Afallenau. W. arch. p. 152.

Dès le onzième siècle, les incursions de ces hordes à travers la Colchide, le Pont, et jusque sur le littoral de la mer Égée, répandirent par toute l'Asie l'effroi de leur nom[215]; et l'on voit les Kimris ou Kimmerii, ainsi que les Grecs les appelaient euphoniquement, jouer dans les plus anciennes traditions de l'Ionie un rôle important, moitié historique, moitié fabuleux[216]. Comme la croyance religieuse des Grecs plaçait le royaume des ombres et l'entrée des enfers autour du Palus-Méotide, sur le territoire même occupé par les Kimris, l'imagination populaire, accouplant ces deux idées de terreur, fit de la race kimmérienne une race infernale, anthropophage, non moins irrésistible et non moins impitoyable que la mort, dont elle habitait les domaines[217].

      Note 215: Strab. l. I, III, XI, XII.—Euseb. Chron. ad annum MLXXVI.
      —Paul. Oros. l. I, c. 21.

      Note 216: Κατά τι κοινόν τών Ίώνων έθος πρός τό φϋλον τοϋτο…
      Strab. l. III.

      Note 217: Homer. Odyss. XI, v. 14.—Strab. l. C.—Callin. ap. eumd.
      l. XIV.—Diodor. Sic. l. V. p. 309.

ANNEES 631 à 587 avant J.-C.

Pourtant, si l'on en croit d'autres sources historiques, ces tribus du Palus-Méotide, si redoutées dans l'Asie, n'étaient ni les plus belliqueuses, ni les plus sauvages de leur race. Elles le cédaient de beaucoup, sous ces deux rapports, à celles qui parcouraient les bords du Danube[218], marchant l'été, se retranchant l'hiver dans leurs camps de chariots[219], et toujours en guerre avec les peuplades illyriennes, non moins sauvages qu'elles. Il est très-probable que ces tribus avancées commencèrent de bonne heure à inquiéter la frontière septentrionale de la Gaule, et qu'elles franchirent le Rhin, d'abord pour piller, ensuite pour conquérir; toutefois, jusqu'au septième siècle avant notre ère, ces irruptions n'eurent lieu que partiellement et par intervalles. Mais, à cette époque, des migrations de peuples sans nombre vinrent se croiser et se choquer dans les steppes de la haute Asie. Les nations scythiques ou teutoniques, chassées en masse par d'autres nations fugitives, envahirent les bords du Palus-Méotide et du Pont-Euxin; et, à leur tour, chassèrent plus avant dans l'Occident une grande partie des hordes kimriques dépossédées[220]. Celles-ci remontèrent la vallée du Danube, et, poussant devant elles leur avant-garde déjà maîtresse du pays, la forcèrent à chercher un autre territoire; ce fut alors qu'une horde considérable de Kimris passa le Rhin, sous la conduite de Hu ou Hesus-le-Puissant, chef de guerre, prêtre et législateur[221], et se précipita sur le nord de la Gaule.

Note 218: Τό δέ πλείστον (μέρος) καί μαχιμώτατον έπ΄ έσχάτοις ώκουν παρά τήν έξω θάλασσαν….. Plutarch. in Mario, p. 412.

Note 219: Plut. in Mario, l. c.

Note 220: Herodot. l. IV, c. 21, 22, 23.

Note 221: Voyez la 3ème partie de cet ouvrage.

L'histoire ne nous a pas laissé le détail positif de cette conquête; mais l'état relatif des deux races, lorsqu'elle se fut accomplie et que ses résultats furent consolidés, peut, jusqu'à un certain point, nous en faire deviner la marche. Le grand effort de l'invasion paraît s'être porté le long de l'Océan, sur la contrée appelée Armorique dans la langue des Kimris comme dans celle des Galls. Les conquérans s'y répandirent dans la direction du nord au sud et de l'ouest à l'est, refoulant la population envahie au pied des chaînes de montagnes qui coupent diagonalement la Gaule du nord-est au sud-ouest, depuis les Vosges jusqu'aux monts Arvernes. Sur quelques points, les grands fleuves servirent de barrières à l'invasion; les Bituriges, par exemple, se maintinrent derrière la moyenne Loire et la Vienne; les Aquitains, derrière la Garonne. Ce dernier fleuve cependant fut franchi à son embouchure par un détachement de la tribu kimrique des Boïes, qui s'établit dans les landes dont l'Océan est bordé de ce côté. Généralement et en masse, on peut représenter la limite commune des deux populations, après la conquête, par une ligne oblique et sinueuse, qui suivrait la chaîne des Vosges et son appendice, celle des monts Éduens, la moyenne Loire, la Vienne, et tournerait le plateau des Arvernes pour se terminer à la Garonne, divisant ainsi la Gaule en deux portions à peu près égales, l'une montagneuse, étroite au nord, large au midi, et comprenant la contrée orientale dans toute sa longueur; l'autre, formée de plaines, large au nord, étroite au midi, et renfermant toute la côte de l'Océan depuis l'embouchure du Rhin jusqu'à celle de la Garonne. Celle-ci fut au pouvoir de la race conquérante; celle-là servit de boulevard à la race envahie[222].

Note 222: J'ai été conduit à déterminer ainsi la limite des deux races par un grand nombre de considérations tirées: 1º de la différence des idiomes, telle qu'on peut la déduire des noms de localités, de peuples et d'individus; 2º de la dissemblance ou de la conformité des mœurs et des institutions; 3º et surtout de la composition des grandes confédérations politiques qui se disputèrent l'influence et la domination, quand les races eurent cessé de se disputer le sol, et qui se sont basées, sur l'antique diversité d'origine. Voyez la 2ème partie de cet ouvrage, passìm; et, en particulier, le chapitre 1er, qui contient une description géographique détaillée de la Transalpine.

Mais ce partage ne s'opéra point instantanément et avec régularité; la Gaule fut le théâtre d'un long désordre, de croisemens et de chocs multipliés entre toutes ces peuplades errantes, sédentaires, envahissantes, envahies, victorieuses, vaincues; il fallut presque un siècle pour que chacune d'elles pût se conserver ou se trouver une place, et se rasseoir en paix. Une partie de la population gallique, appartenant au territoire envahi, s'y maintint mêlée à la population conquérante; quelques tribus même, qui appartenaient au territoire non-envahi, se trouvèrent amenées au milieu des possessions kimriques. Ainsi, tandis que le mouvement régulier de l'invasion poussait de l'ouest à l'est la plus grande partie des Galls cénomans, aulerkes, carnutes, armorikes, sur les Bituriges, les Édues, les Arvernes, une tribu de Bituriges, entraînée par une impulsion contraire, vint d'orient en occident s'établir au-dessus des Boïes, entre la Gironde et l'Océan.

ANNEE 587 avant J.-C.

Le refoulement de la population gallique vers le centre et l'est de la Gaule nécessita bientôt des émigrations considérables. Les tribus accumulées, au nord-est, dans la Séquanie et l'Helvétie, envoyèrent au dehors une horde de guerriers, de femmes et d'enfans, sous la conduite d'un chef nommé Sigovèse; elle sortit de la Gaule par la forêt Hercynie[223], et se fixa sur la rive droite du Danube et dans les Alpes illyriennes[224], où elle forma par la suite un grand peuple. Une seconde horde s'organisa en même temps parmi les nations du centre, les Bituriges, les Édues, les Arvernes, les Ambarres, et se mit en marche vers l'Italie; elle avait pour chef le Biturige Bellovèse[225]. La force des deux hordes réunies montait, dit-on, à trois cent mille ames[226]. Ces migrations simultanées donnèrent naissance à la fable si connue d'un Ambigat, roi des Bituriges, qui, trouvant son royaume trop peuplé, envoya ses deux neveux fonder au loin deux colonies sous la direction du vol des oiseaux[227]. Une autre fable commune aux annales primitives de presque tous les peuples attribuait l'arrivée des Galls en Italie à la vengeance d'un mari outragé. C'était, disait-on, le Lucumon étrusque, Arûns, qui, voyant sa femme séduite et enlevée par un homme puissant de Clusium, et ne pouvant obtenir justice, avait passé les Alpes, muni d'une abondante provision de vin, et, au moyen de cet appât irrésistible, avait attiré les Gaulois sur sa patrie[228]. Les écrivains de l'histoire romaine rapportent sérieusement ces traditions futiles et contradictoires[229]; un seul, dont les assertions méritent généralement confiance pour tout ce qui regarde la Gaule, en fait justice en les méprisant. «Ce furent, dit-il, des bouleversemens intérieurs qui poussèrent les Galls hors de leur pays[230].»

      Note 223: Sigoveso sortibus dati Hercynii saltus.
      Tit. Liv. l. V, c. 34.

Note 224: Justin. l. XXIV, c. 4.

      Note 225: Belloveso haud paulò lætiorem in Italiam viam Dii dabant.
      Tit. Liv. l. V, c. 34.

Note 226: Trecenta millia hominum. Justin. l. XXIV, c. 4.

Note 227: Tit. Liv. l. V, c. 34.

Note 228: Tit. Liv. l. C.—Plutarch. in Camill. p. 135, 136.

      Note 229: Equidem haud abnuerim Gallos ab Arunte adductos…..
      Tit. Liv. l. C.—Plutarch. in Camill. ibid.

Note 230: Gallis causa in Italiam veniendi, sedesque novas quærendi, intestina discordia. Justin. l. XX, c. 5. Trogus Pompeius, dont Justin a abrégé l'ouvrage, était originaire de la Gaule, et en avait étudié particulièrement l'histoire.

L'hiver durait encore lorsque Bellovèse et sa horde arrivèrent au pied des Alpes; ils y firent halte, en attendant que leurs guides eussent examiné l'état des chemins[231], et dressèrent leurs tentes sur les bords de la Durance et du Rhône. Ils y étaient campés depuis plusieurs jours, quand ils virent arriver à eux des étrangers qui imploraient leur assistance; c'étaient des députés de la ville de Massalie, alors assiégée par les Ligures et réduite à toute extrémité. Les Galls écoutèrent avec intérêt la prière des Phocéens, et le récit de leur émigration, de leurs combats, de leurs revers; ils crurent voir dans l'histoire de ce petit peuple une image de leur propre histoire, dans sa destinée un présage du sort qui les attendait eux-mêmes[232]; et ils résolurent de le faire triompher de ses ennemis. Conduits par les députés, ils attaquèrent à l'improviste l'armée ligurienne, la battirent, aidèrent les Massaliotes à reconquérir les terres qui leur avaient été enlevées et leur en livrèrent de nouvelles[233].

Note 231: Quùm circumspectarent, quânam per juncta cœlo juga….. transirent. Tit. Liv. l. V, c. 34.

Note 232: Id Galli fortunæ suæ omen rati….. Idem, ibidem.

Note 233: Adjuvere ut quem primum, in terram egressi, occupârant locum, patentibus silvis communirent. Idem, ibidem.

Sitôt que cette expédition fut terminée, Bellovèse entra dans les Alpes, déboucha par le mont Genèvre sur les terres des Ligures Taurins[234], qui habitaient entre le Pô et la Doria, et marcha vers la frontière de la Nouvelle-Étrurie. Les Étrusques accoururent lui disputer le passage du Tésin, mais ils furent défaits et mis en déroute[235], laissant au pouvoir de la horde victorieuse tout le pays compris entre le Tésin, le Pô et la rivière Humatia, aujourd'hui le Sério. Un canton de ce territoire renfermait, ainsi que nous l'avons raconté plus haut, quelques tribus galliques, restes de l'antique nation ombrienne, qui se maintenaient, depuis trois cents ans, libres du joug des Étrusques; et ce canton portait encore le nom d'Isombrie[236]. On peut présumer, quoique l'histoire ne l'énonce pas positivement, que les descendans des Ambra reçurent, comme des frères et des libérateurs, les Galls qui leur arrivaient d'au-delà des Alpes, et qu'ils ne restèrent point étrangers au succès de la journée du Tésin. Quant à la horde de Bellovèse, ce fut pour elle un événement de favorable augure que de rencontrer, sur un sol ennemi, des hommes parlant la même langue et issus des mêmes aïeux qu'elle, une Isombrie enfin dont le nom rappelait aux Édues et aux Ambarres l'Isombrie des bords de la Saône et leur terre natale[237]. Frappés de cette coïncidence, et la regardant comme un présage heureux, tous, Édues, Arvernes, Bituriges, adoptèrent pour leur nom national celui d'Isombres ou d'Insubres, suivant l'orthographe romaine. Bellovèse jeta les fondemens d'une bourgade qui dut servir de chef-lieu à sa horde devenue sédentaire; il la plaça dans une plaine à six lieues du Tésin, et à six de l'Adda; et la nomma Mediolanum; elle forma depuis une grande et illustre ville qui aujourd'hui même a conservé la trace de son ancien nom[238].

Note 234: Taurino saltu Alpes transcenderunt. Tit. Liv. l. V, c. 34.

Note 235: Fusis acie Tuscis, haud procul Ticino flumine. Id. ibid.

Note 236: Voyez ci-dessus, période 1000 à 600 av. JC.

Note 237: Quùm in quo consederant, agrum Insubrium appellari audissent, ibi omen sequentes loci, condidere urbem… Tit. Liv. l. V, c. 34.

Note 238: Mediolanum appellârunt. Id. ibid.—C'est la ville de Milan.

ANNEES 587 à 521. avant J.-C.

C'étaient les nations de l'orient et du centre de la Gaule, qui, refoulées par les nations galliques de l'occident, avaient déchargé leur population de l'autre côté des Alpes; ce fut bientôt le tour de celles-ci. Des Aulerkes, des Carnutes, surtout des Cénomans, se formèrent en horde, sous un chef nommé l'Ouragan, en langue gallique Éle-Dov[239] (Elitovius); et, après avoir erré quelque temps sur les bords du Rhône[240], passèrent en Italie, où, avec le secours des Insubres[241], ils chassèrent les Étrusques de tout le reste de la Transpadane, jusqu'à la frontière des Vénètes. Les principales bourgades qu'ils fondèrent, avec les débris des cités étrusques, furent Brixia[242] près du Mela, et Vérone[243] sur l'Adige.

      Note 239: Elitovio duce. Tit. Liv. l. V, c. 35.—Aile, Aele, vent;
      dobh, impétueux, orageux.

      Note 240: Auctor est Cato Cenomanos juxtà Massiliam habitasse in
      Volcis. Plin. l. III, c. 19.

Note 241: Favente Belloveso. Tit. Liv. l. V, c. 35.

Note 242: En langue gallique Briga signifiait une ville fortifiée.

Note 243: Fearann, habitation, colonie; ce mot paraît composé de fear, homme, et fonn, terre: fear-fhonn, terre partagée par têtes d'hommes. Voyez le Diction. gael. d'Armstrong, au mot Fearann.

A quelque temps de là, une troisième émigration partit encore de la Gaule pour se diriger vers l'Italie. Elle était moins nombreuse que les premières, et se composait de tribus liguriennes (Salies, Læves, Lebekes) que les Galls avaient déplacées dans leurs courses; elle passa les Alpes maritimes, et s'établit à l'occident des Insubres, dont elle ne fut séparée que par le Tésin[244].

      Note 244: Tit. Liv. l. V, c. 35.—Polyb. l. II, p. 105.
      —Plin. l. III, c. 17.

Mais, au sein de la Gaule, le mouvement de la conquête emportait les conquérans eux-mêmes. L'avant-garde des Kimris, poussée par la masse des envahisseurs qui se pressaient derrière elle, se vit contrainte de suivre la route tracée par les vaincus, et d'émigrer à son tour. Une grande horde, composée de Boïes, d'Anamans et de Lingons (ceux-ci s'étaient emparés du territoire situé autour des sources de la Seine), traversa l'Helvétie, et franchit les Alpes pennines. Trouvant la Transpadane entièrement occupée par les émigrations précédentes, les nouveaux venus passèrent[245] sur des radeaux le fleuve sans fond (c'est ainsi qu'ils surnommèrent le Pô[246]), et chassèrent les Étrusques de toute la rive droite. Voici comment ils firent entre eux le partage du pays.

Note 245: Pennino deindè Boïi Lingonesque transgressi….. Pado ratibus trajecto….. Tit. Liv. l. V, c. 35.—Au sujet des Anamans, voyez Polybe, l. II, p. 105.

Note 246: Παρά γε μέν τοϊς έγχωρίοις ό ποταμός προσαγορεύεται Βόδεγκος. Polyb. l. II, p. 104.—Bodincus, quod significat fundo carens. Plin. l. III, c. 16.—D'après un étymologiste grec, l'autre nom du Pô, Padus, serait dérivé du mot gaulois Pades signifiant Sapin: «Metrodorus Scepsius dicit: quoniam circà fontem arbor multa sit picea, quæ Pades gallicè vocetur, Padum hoc nomen accepisse.» Plin. l. c.

Les Boïes eurent pour frontière à l'est la petite rivière d'Utens, aujourd'hui le Montone, à l'ouest le Taro, au nord le Pô, au midi l'Apennin ligurien. Cette tribu était la plus puissante des trois, et joua toujours le principal rôle dans leur confédération, entre le lit du Pô, sa branche la plus méridionale, nommée Padusa, et la mer. Les Anamans se placèrent à l'occident des Boïes, entre le Taro et la petite rivière Varusa, aujourd'hui la Versa. Les Boïes établirent leur chef-lieu sur les ruines de la cité de Felsina, capitale de toute la Circumpadane pendant la domination étrusque; ils changèrent son nom en celui de Bononia[247].

      Note 247: Felsina vocitata quùm princeps Etruriæ esset.
      Plin. l. III, c. 15.

Les Étrusques étaient ainsi repoussés au-delà de l'Apennin, et la contrée circumpadane envahie tout entière, lorsqu'une nouvelle bande d'émigrés Kimris arriva; c'étaient des Sénons[248], partis des frontières bituriges et éduennes, où leur nation s'était fixée. N'ayant pas de place sur les bords du Pô, ils chassèrent les Ombres du littoral de la mer supérieure, depuis l'Utens jusqu'au fleuve Æsis[249], et, non loin de ce dernier fleuve, ils fondèrent leur chef-lieu d'habitation, qui porta leur nom national, et fut appelé Séna[250]. La date de cet événement, qui termina la série des migrations gallo-kimriques en Italie, peut être fixée à l'année 521[251], soixante-sixième après l'expédition de Bellovèse, cent dixième après le départ des grandes hordes kimriques pour l'occident de l'Europe. Le repos des populations transalpines, à partir de cette époque, semble annoncer que la Gaule se constitue, et que les désordres de la conquête sont à peu près calmés.

      Note 248: Post hos Senones recentissimi advenarum…..
      Tit. Liv. l. c.

      Note 249: Ab Utente flumine ad Æsim fines habuêre.
      Tit. Liv. l. V, c. 35.

Note 250: Senonum de nomine, Sena. Silius Italic. l. VIII, v. 455.

Note 251: Dans cette année (232ème de Rome et 13ème du règne de Tarquin-le-Superbe; correspondante à la 4ème année de la LXIVème olympiade), les Ombres dépossédés par les Senons assiégèrent la ville grecque de Cumes dans le pays des Opiques. Όμβρικοί ύπό Κελτών έξελαθέντες… Κύμην τήν έν Όπικοϊς έλληνίδα πόλιν έπεχείρησαν άνελεϊν. Dionys. Halic. l. VII.

Si maintenant nous portons successivement nos regards sur toutes les contrées où les deux races se trouvent en présence, nous pourrons nous représenter comme il suit leur situation relative dans la première moitié du sixième siècle.

En Italie, la ligne de démarcation est nettement tracée par le cours du Pô; les Galls occupent la Transpadane; les Kimris la Cispadane.

En Gaule, la région montagneuse, orientale et méridionale appartient aux Galls; le reste du pays jusqu'à la Garonne est au pouvoir de la race kimrique, plus ou moins mélangée de Galls vers le midi et le centre, pure dans le nord.

Dans l'île d'Albion que les Kimris ont envahie en même temps que le continent gaulois, et à laquelle un de leurs chefs a imposé le nouveau nom de Prydain[252] ou Bretagne, le golfe du Solway et le cours de la Tweed servent de communes limites aux deux populations; la race kimrique habite toute la partie située au midi; les Galls se maintiennent libres dans la partie sauvage et montagneuse du nord. Ils y sont divisés en trois nations: les tribus des hautes terres ou Albans[253]; celles des basses terres ou Maïates[254]; et celles qui, habitant l'épaisse forêt située au pied des monts Grampiens, portaient dans leur idiome le nom de Celtes, et celui de Celyddon[255] (Calédoniens), dans le dialecte des Kimris.

      Note 252: Ynys Prydain, l'île de Prydain. Trioedd. I. Pretanis,
      Britannia, Πρετάνις, Βρετανία, Βρεταννική. Camden. Britan. p. 1.

      Note 253: Albani. Les montagnards écossais se donnent encore
      aujourd'hui le nom d'Albannach.

      Note 254: Maïatæ, de magh-aite: magh, plaine; aite, contrée.
      —Armstrong's gael. diction.

Note 255: Trioedd. 6.—Camden. Britan. p. 668. Francof. 1590.

Au nord du Rhin, la race gallique occupe la rive droite du Danube et les vallées des Alpes illyriennes, où, par sa multiplication et ses conquêtes, elle forme déjà des peuplades considérables, tant de pur sang gallique que de sang gallique et illyrien mélangés; telles que les Carnes, les Tauriskes, les Japodes. La race kimrique possède la rive gauche du fleuve et le littoral de l'Océan; elle se divise en trois grandes hordes ou confédérations.

1º Le noyau de la race, portant spécialement le nom national, et habitant la presqu'île Kimrique ou Cimbrique[256] et la côte circonvoisine.

Note 256: Aujourd'hui le Jutland.

2º La confédération des Boïes ou Bogs, c'est-à-dire des hommes terribles[257]; ayant pour séjour le fertile bassin qu'entourent les monts Sudètes et la forêt Hercynie[258]. Plusieurs tribus boïennes avaient pris part à la conquête de la Gaule; mais, comme nous l'avons dit plus haut, une seule d'entre elles s'y fixa, dans un petit canton du territoire aquitain, à l'embouchure de la Garonne; les autres passèrent en Italie.

      Note 257: Boïi, Bogi, Boci.—Bw, la peur; Bwg et Bug, terrible.
      V. Owen's Welsh diction.

      Note 258: Aujourd'hui la Bohême, Boïo-haemum. Ce nom, qui signifie
      en langue germanique demeure des Boïes (Boïo-heim) lui fut donné
      par les Marcomans, qui s'en emparèrent après en avoir expulsé les
      habitans. Tacit. German. c. 28.

3º La confédération des Belgs ou Belges, dont le nom paraît signifier guerriers[259]: errante dans les forêts qui bordent la rive droite du Rhin, elle menace la Gaule, où nous la verrons bientôt jouer à son tour le rôle de conquérante.

Note 259: Belgiaid, dont le radical est Bel, guerre.

Toutes les fois que, dans le cours de cette histoire, les deux races se trouveront en opposition, nous continuerons à les distinguer l'une de l'autre par leurs noms génériques de Galls et de Kimris. Mais lorsque, abstraction faite de la diversité d'origine, nous les montrerons en contact avec des peuples appartenant à d'autres familles humaines, la dénomination vulgairement reçue de Gaulois nous servira pour désigner, soit les deux races en commun, soit l'une d'elles séparément; quelquefois même ce mot sera pris dans une acception toute géographique, et signifiera collectivement les habitans de la Gaule, de quelques aïeux qu'ils descendent, Galls, Kimris, Aquitains ou Ligures. Nous adopterons aussi, pour nous conformer à l'usage, la division du territoire gaulois contigu aux Alpes, en deux Gaules: l'une transalpine, et l'autre cisalpine, et la subdivision de celle-ci en transpadane et cispadane, conservant à ces noms la signification qu'ils avaient chez les Romains, et que l'histoire a consacrée.

CHAPITRE II.

GAULE CISALPINE. Tableau de la haute Italie sous les Étruques; ensuite sous les Gaulois.—Courses des Cisalpins dans le centre et le midi de la presqu'île.—Le siège de Clusium les met en contact avec les Romains. —Bataille d'Allia.—Ils incendient Rome et assiègent le Capitole.—Ligue défensive des nations latines et étrusques; les Gaulois sont battus près d'Ardée par Furius Camillus.—Ils tentent d'escalader le Capitole, et sont repoussés.—Conférences avec les Romains; elles sont rompues; elles se renouent; un traité de paix est conclu.—Les Romains le violent.—Plusieurs bandes gauloises sont détruites par trahison; les autres regagnent la Cisalpine.

391—390.

ANNEES 587 à 391 avant J.-C.

Au moment où les émigrans gaulois franchirent les Alpes, la haute Italie présentait le spectacle d'une civilisation florissante. L'industrie étrusque avait construit des villes, défriché les campagnes, creusé des ports et de nombreux canaux, rendu le Pô navigable dans la presque totalité de son cours[260]; et la place maritime d'Adria, par son importance commerciale, avait mérité de donner son nom au golfe qui en baignait les murs[261]. Toute cette prospérité, toute cette civilisation eurent bientôt disparu. Les champs abandonnés se recouvrirent de forêts ou de pâturages; et des chaumières gauloises[262] s'élevèrent de nouveau sur l'emplacement de ces grandes cités qui avaient succédé elles-mêmes à des chaumières et à des bourgades gauloises.

      Note 260: Omnia ea flumina fossasque primi à Pado fecêre Thusci.
      Plin. l. III, c. 15.—Cf. Cluver. Ital. antiq. p. 419 et seq.

      Note 261: Nobilis portus Hatriæ à quo Hatriaticum mare appellabatur.
      Plin. l. III, c. 15.

Note 262: Polyb. l. II, p. 106.—Strab. l. V.

Cependant elles ne périrent pas toutes: par un concours de circonstances aujourd'hui inconnues, cinq restèrent debout: deux dans la Transpadane et trois dans la partie de l'Ombrie dont les Sénons s'étaient emparés. Les premières furent, Mantua[263] (Mantoue), défendue par le Mincio, qui formait autour d'elle un lac profond, et Melpum, place de guerre et de commerce, l'une des plus riches de la Nouvelle-Étrurie[264], et jadis le boulevard du pays contre les incursions des Isombres; les secondes, Ravenne, bâtie en bois, au milieu des marécages de l'Adriatique[265], Butrium, dépendance de Ravenne[266] et Ariminum[267]. À quelque motif que ces villes dussent d'avoir été épargnées, leur existence, on le sent bien, était très-incertaine et très-précaire; Melpum en présenta un exemple terrible; pour avoir mécontenté ses nouveaux maîtres, il se vit assailli à l'improviste, pillé et détruit de fond en comble[268].

Note 263: Mantua Tuscorum trans Padum sola relicta. Plin. l. III, c. 19.—Virgil. Æneid. X, 197 et seq.—Serv. Comm. ad X Æneid.

Note 264: Plin. l. III, c. 17.

Note 265: Έν δέ τοΪς έλεσι μεγίστη μέν έστι Ρ΄αουέννα, ξυλοπαγής όλη καί διάρρυτος… Όμβρικών κατοικία. Strab. l. V.

Note 266: Strab. l. c.—Plin. l. III, c. 15.

Note 267: Aujourd'hui Rimini.—Τό δ' Άρίμινον Όμβρικών έστι κατοικία, καθάπερ καί ή Ραουέννα, δέδεκται δ' έποίκους Ρωμαίους έκατέρα. Strab. l. c.

Note 268: Plin. l. III, c. 17.

Mais les villes qui furent assez prudentes ou assez heureuses pour éviter un sort pareil n'eurent dans la suite qu'à se féliciter de leur situation. Placées au sein d'une population qui n'avait pour le commerce ni goût ni habileté, et qui d'ailleurs manquait de marine, elles exploitèrent sans concurrence toute la Circumpadane; formant de grands entrepôts d'où les Gaulois tiraient les marchandises grecques et italiennes, où ils portaient les produits de leurs champs et le butin amassé dans leurs courses. C'étaient de petits états indépendans, tributaires, selon toute apparence, des nations cisalpines, qui les laissaient subsister. On les vit toujours garder entre ces nations et le reste de l'Italie une neutralité rigoureuse; les noms de Ravenne, d'Ariminum, de Mantoue, ne sont pas même mentionnés dans la longue série des guerres que les peuples gaulois et italiens se livrèrent pendant trois siècles dans toutes les parties de la péninsule.

A part ces points isolés où la civilisation s'était en quelque sorte retranchée, le pays ne présenta plus que l'aspect de la barbarie. Voici le tableau qu'un historien nous trace des peuplades cisalpines à cette époque: «Elles habitaient des bourgs sans murailles; manquant de meubles; dormant sur l'herbe ou sur la paille; ne se nourrissant que de viande; ne s'occupant que de la guerre et d'un peu de culture: là se bornaient leur science et leur industrie. L'or et les troupeaux constituaient à leurs yeux toute la richesse, parce que ce sont des biens qu'on peut transporter avec soi, à tout événement[269].» Chaque printemps, des bandes d'aventuriers partaient de ces villages, pour aller piller quelque ville opulente de l'Étrurie, de la Campanie, de la Grande-Grèce; l'hiver les ramenait dans leurs foyers, où elles déposaient en commun le butin conquis durant l'expédition: c'était là le trésor public de la cité.

Note 269: Ωϊκουν δέ κατά κώμας άτειχίστους, τής λοιπής κατασκευής άμοιροι καθεστώτες· διά γάρ τε στιβαδοκοιτεϊν καί κρεωφαγεϊν έτι δέ μηδέν άλλο πλήν τά πολεμικά καί τά κατά γεωργίαν άσκεϊν, άπλοϋς είχον τούς βίους, οϋτ' έπιστήμης άλλης οϋτε τέχνης παρ' αύτοίς τό παράπαν γινωσκομένης. Ϋπαρξίς γε μήν έκαστοϊς ήν θρέμματα καί χρυάός… Polyb. l. II, p. 106.

La Grande-Grèce fut d'abord le but privilégié de ces courses. La cupidité des Gaulois trouvait un appât inépuisable, et leur audace une proie facile dans ces républiques si fameuses par leur luxe et leur mollesse, Sibaris, Tarente, Crotone, Locres, Métaponte. Aussi toute cette côte fut horriblement saccagée. A Caulon on vit la population, fatiguée de tant de ravages, s'embarquer tout entière, et se réfugier en Sicile. Dans ces expéditions éloignées de leur pays, les Cisalpins longeaient ordinairement la mer supérieure jusqu'à l'extrémité de la péninsule, évitant avec le plus grand soin le voisinage des montagnards de l'Apennin, mais surtout les approches du Latium, petit canton peuplé de nations belliqueuses et pauvres, parmi lesquelles les Romains tenaient alors le premier rang.

Rome comptait trois cent soixante ans d'existence. Après avoir obéi long-temps à des rois, elle s'était organisée en république aristocratique, sous une classe de nobles ou patriciens, qui réunissaient le triple caractère de chefs militaires, de magistrats civils et de pontifes. Depuis sa fondation, Rome suivait, à l'égard de ses voisins, un système régulier de conquêtes; la guerre, dans le but d'accroître son territoire, était pour elle ce qu'était pour les nations gauloises la guerre d'aventures et de pillage. Déjà, contraints par ses armes, les autres peuples du Latium avaient reconnu sa suprématie; et, sous le nom d'alliés, elle les tenait dans une sujétion tellement étroite, qu'ils ne pouvaient ni faire ni rompre la guerre ou la paix sans son assentiment. Maîtresse de la rive gauche du Tibre, elle aspirait à s'étendre également sur la rive droite; Véïes et Faléries, deux des plus puissantes cités de l'Étrurie méridionale, venaient de tomber entre ses mains, lorsque le hasard la mit en contact avec les Gaulois cisalpins.

ANNEE 391 avant J.-C.

Malgré leurs continuelles expéditions dans les trois quarts de l'Italie et la mortalité qui devait en être la suite, les Cisalpins croissaient rapidement en population; et bientôt, se trouvant trop à l'étroit sur leur territoire, ils songèrent à en reculer les limites. Pour cela, ils choisirent l'Etrurie septentrionale dont ils n'étaient séparés que par l'Apennin. Trente mille guerriers sénons[270] passèrent subitement ces montagnes et vinrent proposer aux Étrusques un partage fraternel de leurs terres. Ils s'adressèrent d'abord aux habitans de Clusium, qui, pour toute réponse, prirent les armes et fermèrent les portes de leur ville; les Gaulois y mirent le siège.

Note 270: Περί τρισμυίίους. Diod. Sicul. l. XIV, p. 321.

Clusium, situé à l'extrémité des marais qui portent son nom, occupait dans la confédération étrusque un rang distingué; mais cette confédération, harcelée au nord par les Gaulois, au midi par les Romains, n'était plus en état de protéger ses membres; elle avait même déclaré dans une assemblée solennelle que chaque cité serait laissée désormais à ses propres ressources; «tant il serait imprudent, disait-on, que l'Étrurie s'engageât dans des querelles générales, ayant à sa porte cette race gauloise avec laquelle il n'existait ni guerre déclarée, ni paix assurée[271]!»

Note 271: Novos accolas Gallos esse cum quibus nec pax satis fida, nec bellum pro certo sit. Tit. Liv. l. V, c. 17.

En ce pressant danger, les Clusins implorèrent l'assistance de Rome, dont ils n'étaient éloignés que de trois journées de marche. Durant la guerre où les Véïens succombèrent contre les armes romaines, les Clusins, sollicités par leurs frères de Véïes, avaient refusé de se joindre à eux; ils firent valoir cette circonstance dans le message qu'ils envoyèrent au sénat romain[272]: «Si nous ne sommes pas vos alliés, lui écrivirent-ils; vous le voyez, nous ne sommes pas non plus vos ennemis.» Quelque faible, quelque honteux même que fût le service allégué, Rome, toujours empressée de mettre un pied dans les affaires de ses voisins, accueillit la demande; mais avant de fournir des secours effectifs, elle envoya sur les lieux des ambassadeurs chargés d'examiner les causes de la guerre, et d'aviser, s'il se pouvait, à un accommodement. Cette mission fut confiée à trois jeunes patriciens de l'antique et célèbre famille des Fabius.

Note 272: Quòd Veïentes consanguineos adversùs populum romanum, non defendissent. Tit. Liv. l. V, c. 35.

Le caractère hautain et violent des Fabius convenait mal à une mission de paix[273]; néanmoins l'ouverture de la conférence fut assez calme. Le chef suprême des Sénons, qui portait en langue kimrique le titre de Brenn[274], exposa que, mécontens de leurs terres, ses compatriotes et lui venaient en chercher d'autres dans l'Étrurie; voyant les Clusins possesseurs de plus de pays qu'ils n'en pouvaient cultiver, les Gaulois en avaient réclamé une partie, que, sur le refus des Clusins, ils enlevaient à main armée; l'abandon de ces terres était, disait-il, l'unique condition de la paix, comme le seul motif de la guerre[275]. Il ajouta: «Les Romains nous sont peu connus; mais nous les croyons un peuple brave, puisque les Étrusques se sont mis sous leur protection. Restez donc ici spectateurs de notre querelle; nous la viderons en votre présence, afin que vous puissiez redire chez vous combien les Gaulois l'emportent en vaillance sur le reste des hommes[276].» A ces paroles les envoyés eurent peine à réprimer leur colère. «Quel est ce droit que vous vous arrogez sur les terres d'autrui? s'écria l'aîné des trois frères, Q. Ambustus; que signifient ces menaces? qu'avez-vous à faire avec l'Étrurie[277]?—Ce droit, reprit en riant le Brenn sénonais[278], est celui-là même que vous faites valoir, vous autres Romains, sur les peuples qui vous avoisinent, quand vous les réduisez en esclavage, quand vous pillez leurs biens, quand vous détruisez leurs villes[279]; c'est le droit du plus fort. Nous le portons à la pointe de nos épées; tout appartient aux hommes de cœur[280].»

      Note 273: Mitis legatio, ni præferoces legatos….. habuisset.
      Tit. Liv. l. V, c. 36.

      Note 274: Bren, Brenin, roi; en latin Brennus. Les Romains
      prirent ce nom de dignité pour le nom propre du chef gaulois.

      Note 275: Si, Gallis egentibus agro, quem latiùs possideant quam
      colant Clusini, partem finium concedant; aliter pacem impetrari non
      posse. Tit. Liv, l. V, c. 36.

      Note 276: Coràm Romanis dimicaturos ut nunciare domum possent quantùm
      Galli virtute cæteros mortales præstarent. Tit. Liv. l. V, c. 36.

      Note 277: Quid in Etruriâ rei Gallis esset?….. Quodnam id jus?
      Idem. l. c.

      Note 278: Γελάσας ό βασιλεύς τών Γαλατών Βρέννος….. Plut. Camill.
      p. 136.

      Note 279: Έφ' οϋς ύμεϊς στρατεύοντες, τών μή μεταδώσιν ύμίν τών
      άγαθών, άνδραποδίζεσθε, λεηλατεϊτε, καί κατασκάπτετε τάς πόλεις
      αότών. Plutarch. Camil. l. c.

      Note 280: In armis jus ferre et omnia fortiorum virorum esse.
      Tit. Liv. l. V, c. 36.

Les Fabius dissimulèrent leur ressentiment, et sous prétexte de vouloir, en qualité de médiateurs, conférer avec les Clusins, ils demandèrent à entrer dans la place. Ils y trouvèrent les esprits inclinés à la paix. Les assiégés avaient tenu conseil; pressés d'en finir à tout prix, ils avaient résolu de proposer aux Gaulois la cession de quelques-unes de leurs terres si l'intervention des ambassadeurs romains restait sans effet[281]. Mais les Fabius combattirent vivement ces dispositions; ils exhortèrent les Clusins à persévérer, et, dans la colère qui les transportait, oubliant le caractère pacifique de leur mission, eux-mêmes s'offrirent à diriger une sortie sur le camp ennemi.

Note 281: Excerpt. Dion. Cass. ed. Hanov. in-fol. 1606, p. 919.

Les assiégés n'eurent garde de rejeter une telle proposition; ils sentaient que Rome, compromise par une si criante violation du droit des gens, se verrait forcée, quoiqu'elle en eût, d'agir plus efficacement comme alliée, et peut-être d'adopter cette guerre pour son propre compte. Conduits par les trois Fabius[282], ils attaquèrent un parti gaulois qui traversait la plaine en désordre sur la foi des préliminaires de paix. Comme la mêlée commençait, Q. Ambustus poussa son cheval contre un chef sénon d'une haute stature, que l'ardeur de combattre avait porté en avant des premiers rangs, le perça de sa javeline, et, suivant l'usage de sa nation, mit aussitôt pied à terre pour le dépouiller. La course rapide du Romain et l'éclat de ses armes ne permirent pas aux Gaulois de le distinguer d'abord[283]; mais sitôt qu'il fut reconnu, ce cri, «l'ambassadeur romain!» circula de bouche en bouche dans les rangs[284]. Le Brenn fit cesser le combat, disant qu'il n'en voulait plus aux Clusins; que tout le ressentiment des Sénons devait se tourner contre les Romains, violateurs du droit des gens; et sans délai il rassembla les chefs de son armée pour en conférer avec eux.

      Note 282: Diod. Sicul. l. XIV, p. 321.—Tit. Liv. l. V, c. 36.
      —Plutarch. Camill. p. 136.—Paul. Oros. l. II, c. 19.

      Note 283: Άγνοηθείς έν άρχή, διά τό τήν σύνοδον όξεϊαν γενέσθαι, καί
      τά όπλα περιλάμποντα τήν όψινά άποκρύπτειν. Plutarch. in Camil.
      p. 136.

      Note 284: Per totam aciem romanum legatum esse
      Tit. Liv. l. V, c. 36.

Les voix furent partagées dans le conseil sénonais. Les plus jeunes et les plus fougueux voulaient marcher sur Rome, sans retard, à grandes journées[285]; ceux à qui l'âge et l'expérience donnaient plus d'autorité firent sentir quelle imprudence il y aurait à s'engager avec si peu de forces dans un pays inconnu, ayant en face de soi le peuple le plus belliqueux de l'Italie, et derrière l'Étrurie en armes. Ils insistèrent pour qu'on fît venir avant tout des recrues de la Circumpadane. Les chefs gaulois se rangèrent à cet avis; voulant même donner à leur cause toutes les apparences de la justice, ils arrêtèrent qu'une députation serait d'abord envoyée à Rome pour dénoncer le crime des Fabius, et demander que les coupables leur fussent livrés. On choisit pour cette mission plusieurs chefs dont la taille extraordinaire pouvait imposer aux Romains[286]. D'autres émissaires se rendirent chez les Sénons et chez les Boïes[287], et l'armée gauloise se tint renfermée dans son camp, sans inquiéter davantage Clusium.

Note 285: Erant qui extemplò Romam eundum censerent; vicere seniores… Tit. Liv. l. V, c. 36.

Note 286: Appian. ap. Fulv. Ursin. p. 349.

Note 287: Diodor. Sicul. l. XIV, p. 321.

ANNEE 390 avant J.-C.

La vue de ces étrangers et la menace d'une guerre inattendue jetèrent la surprise dans Rome. Le sénat convint des torts de ses ambassadeurs; il offrit aux Gaulois, en réparation, de fortes sommes d'argent[288], les pressant de renoncer à leur poursuite. Ceux-ci persistèrent. La condamnation des coupables fut alors mise en délibération; mais la famille Fabia était puissante par ses clients, par ses richesses, et par les magistratures qu'elle occupait. L'assemblée aristocratique craignit de prendre sur elle l'odieux d'une telle condamnation aux yeux des patriciens; elle ne redoutait pas moins que, dans le cas où elle absoudrait les accusés, le peuple ne la rendît responsable des suites de la guerre[289]. Pour sortir d'embarras, elle renvoya le jugement à la décision de l'assemblée plébéienne.

Note 288: Ή δέ γερουσία… έπειθε τούς πρεσβευτάς τών Κελτών τά χρήματα λαβεϊν περί τών ήδικημένων. Diod. Sic. l. XIV, p. 321.

Note 289: Ne penes ipsos culpa esset cladis… Tit. Liv. l. V, c. 36.

Le crime des Fabius, d'après la loi romaine, n'était pas seulement un crime politique; c'était aussi un attentat religieux. Nulle guerre, chez les Romains, ne commençait sans l'intervention des féciales ou féciaux, sorte de prêtres-hérauts, qui, la tête couronnée de verveine, d'après un cérémonial consacré, lançaient sur le sol ennemi une javeline ensanglantée; tel était le préliminaire obligé des hostilités. La corporation des féciaux, intéressée au maintien de ses privilèges, se chargea de poursuivre devant le peuple l'accusation capitale contre Q. Fabius et ses frères. Ces prêtres parlèrent avec chaleur de la religion violée et de la justice divine et humaine qui réclamait les coupables. «Ne vous faites pas leurs complices, disaient-ils au peuple; ils ont attiré sur nous une guerre inique; que leur tête soit livrée en expiation, si vous n'aimez mieux que l'expiation retombe sur la vôtre[290]!» L'assemblée, gagnée par les largesses de la famille Fabia, et d'ailleurs composée en grande partie de ses clients, traita avec le dernier mépris les accusateurs et l'accusation[291].

Note 290: Plutarch. in Camil. p. 137.

      Note 291: Περιύβρισαν οί πολλοί τά θεϊα καί κατεγέλασαν. Plutarch. in
      Camil. ubi suprà.

Les trois jeunes gens furent absous. Bien plus, comme l'époque du renouvellement des grandes magistratures était arrivé, ils furent nommés à la plus haute charge de la république, celle de tribuns militaires avec puissance consulaire[292], et reçurent le commandement de la guerre qu'ils avaient si follement et si injustement provoquée. Les ambassadeurs gaulois sortirent de Rome plus irrités qu'ils n'y étaient entrés.

Note 292: Tribuni militum consulari potestate.—Ils étaient six, et partageaient entre eux l'autorité et les attributions des consuls. Tit. Liv. passim.

A leur départ, la ville fut pleine d'agitation. Un des tribuns consulaires prononça les paroles qui appelaient aux armes tous les citoyens en masse: «Quiconque veut le salut de la république me suive[293]!» C'était la formule usitée dans les cas de guerres soudaines et dangereuses, de tumulte[294], suivant l'expression latine. Aussitôt deux pavillons furent arborés à la citadelle pour convoquer le peuple de la ville; l'un bleu, autour duquel les cavaliers se réunirent: l'autre rouge, qui servit de signe de ralliement aux fantassins[295]; et des commissaires parcoururent la banlieue de Rome, enrôlant le peuple de la campagne. Seize mille hommes furent pris sur ces milices levées à la hâte; on y joignit vingt-quatre mille soldats de vieilles troupes, et l'on pressa les préparatifs du départ.

      Note 293: Qui Rempublicam salvam esse vult me sequatur.
      Tit. Liv. passim.

      Note 294: Tumultus quasi tremor multus,—vel à tumendo. Cicer.
      Philip. V, VI, VIII.—Quintil. VII, 3.

Note 295: Servius. Virgil. Æneid. VIII, 4.

Le récit des événemens qui s'étaient passés à Rome sous les yeux même des ambassadeurs porta au plus haut degré l'irritation des Gaulois. Quoiqu'ils n'eussent encore reçu que dix mille hommes des renforts qu'ils attendaient des bords du Pô, ils se mirent en marche à l'instant même, sans désordre cependant, et sans commettre de dévastations sur leur route. Tout fuyait devant eux. Les habitans des bourgades et des villages désertaient à leur approche, et les villes fermaient leurs portes; mais les Gaulois s'efforçaient de rassurer les esprits. Passaient-ils près des murailles d'une ville, on les entendait proclamer à grands cris «qu'ils allaient à Rome, qu'ils n'en voulaient qu'aux seuls Romains, et regardaient tous les autres peuples comme des amis[296].» Ils traversèrent le Tibre, et, cotoyant sa rive gauche, ils descendirent jusqu'au lieu où la petite rivière d'Allia, sortie des monts Crustumins, se resserre, et se perd avec impétuosité dans le fleuve. C'est là, à une demi-journée de Rome, qu'ils virent l'ennemi s'approcher. Sans lui laisser le temps de choisir et de fortifier un camp, sans lui permettre d'accomplir certaines cérémonies religieuses qui, chez lui, devaient précéder indispensablement les grandes batailles[297], ils entonnèrent le chant de guerre, et appelèrent les Romains au combat par des hurlemens que l'écho des montagnes rendait encore plus effroyables[298].

      Note 296: Romam se ire. Tit. Liv. l. V, c. 37.—Μόνοις πολεμεϊν
      Ρωμαίοις, τούς δ' άλλους φίλους έπίστασθαι. Plut. Camil. p. 137.

Note 297: Tit. Liv. l. V, c. 38.—Plut. Camil. p. 137.

Note 298: Truci cantu, clamoribusque variis, horrendo cuncta compleverant sono. Tit. Liv. l. V, c. 37.

De l'autre côté de l'Allia s'étendait une vaste plaine bornée à l'occident par le Tibre, à l'orient par des collines assez éloignées; les Romains s'y rangèrent en bataille. Leur droite s'appuya sur les collines, leur gauche sur le fleuve; mais la distance d'une aile à l'autre étant trop grande pour que la ligne fût partout également garnie, le centre manqua de profondeur et de force. Outre cela, comme ils tenaient à la possession de ces hauteurs, qui les empêchaient d'être débordés, ils y placèrent toute leur réserve, composée de vétérans d'élite appelés subsidiarii, parce qu'ils attendaient le moment de donner, un genou en terre, sous le couvert de leur bouclier[299].

Note 299: Subsidebant; hinc dicti subsidia. Festus.

Ainsi que les tribuns militaires l'avaient prévu, le combat s'engagea par la gauche des Gaulois. Le Brenn en personne entreprit de débusquer l'ennemi des monticules; il fut reçu vigoureusement par la réserve romaine soutenue de l'aile droite. L'engagement fut vif, et se prolongea avec égalité de succès de part et d'autre. Mais, lorsque le centre de l'armée gauloise s'ébranla, et marcha sur le centre ennemi, avec la fougue ordinaire à cette nation, les cris et le bruit des armes frappées sur les boucliers, les Romains, sans attendre le choc, se débandèrent, entraînant dans leur mouvement l'aile gauche qui bordait le Tibre. Ce fut dès lors une véritable boucherie. Les fuyards pressés entre les Gaulois et le fleuve furent, pour la plupart, massacrés sur la rive même. Un grand nombre, en voulant traverser le fleuve, qui dans ce lieu n'était pas guéable, se noyèrent, ou percés par les traits de l'ennemi, ou emportés par le courant[300]. Ceux qui parvinrent à gagner le bord opposé, oubliant dans leur frayeur et famille et patrie, coururent se renfermer à Véïes, que la république avait fait récemment fortifier[301]. Quant aux troupes de l'aile droite, leur résistance était désormais inutile; elles battirent en retraite le plus vite qu'elles purent. Comme elles se croyaient l'ennemi à dos, elles traversèrent, sans s'arrêter, la ville d'une extrémité à l'autre, et se réfugièrent dans la citadelle, publiant pour tout détail que l'armée était anéantie et les Gaulois aux portes de Rome[302]. Cette bataille mémorable fut livrée le 16 du mois de juillet[303].

Note 300: Diodor. Sicul. l. XIV, p. 322.—Tit. Liv. l. V, c. 38.

Note 301: Plutarch. in Camil. p. 137.

Note 302: Romam petiêre, et, ne clausis quidem portis urbis, in arcem confugerunt. Tit. Liv. l. V, c. 38.—Άνοπλοι φυγόντες είς Ρώμην, άπήγγειλαν πάντας άπολωλέναι. Diodor. Sicul. l. XIV, p. 323.

      Note 303: Aulugell. l. V, c. 17.—Macrob. l. I, c. 16.—Plutarch.
      Camil. p. 137 et 144.

Il n'y avait que douze milles du champ de bataille d'Allia à Rome, et si les Gaulois avaient marché au même instant sur la ville, c'en était fait de la république et du nom romain[304]. Mais, dans la double joie et d'un grand butin et d'une grande victoire gagnée sans peine, les vainqueurs se livrèrent à la débauche. Ils passèrent le reste du jour, la nuit et une partie du lendemain à piller les bagages des Romains, à boire, et à couper les têtes des morts[305] qu'ils plantaient en guise de trophées au bout de leurs piques, ou qu'ils suspendaient par la chevelure au poitrail de leurs chevaux.

      Note 304: Εί μέν εύθύς έπηκολούθησαν οί Γαλάται τοϊς φεύγουσι, ούδέν
      άν έκώλυσε τήν Ρώμην άρδην άναιρεθῆναι. Plut. in Camil. p. 137.

      Note 305: Άνακόπτοντες τάς κεφαλάς τών τετελευτηκότων.
      Diod. Sicul. l. XIV, p. 323.

Après s'être partagé ce qu'il y avait de plus précieux dans le butin, ils entassèrent le reste et y mirent le feu. Le jour suivant, un peu avant le coucher du soleil, ils arrivèrent au confluent du Tibre et de l'Anio. Là, ils furent informés par leurs éclaireurs que les Romains ne faisaient paraître aucun signe extérieur de défense; que les portes de la ville restaient ouvertes; que nul drapeau, nul soldat armé ne se montraient sur les murailles[306]. Ce rapport les inquiéta. Ils craignirent qu'une tranquillité aussi inexplicable ne cachât quelque stratagème; et, remettant l'attaque au lendemain, ils dressèrent leurs tentes au pied du mont sacré.

Note 306: Non portas clausas, non stationem pro portis excubare, non armatos esse in muris. Tit. Liv. l. V, c. 39.

L'événement d'Allia avait frappé les Romains de la plus accablante consternation: un abattement stupide régna d'abord dans la ville; le sénat ne s'assemblait point; aucun citoyen ne s'armait; aucun chef ne commandait; on ne songeait même pas à fermer les portes. Bientôt, et d'un soudain élan, on passa de cet extrême accablement à des résolutions d'une énergie extrême; on décréta que le sénat se retirerait dans la citadelle avec mille des hommes en état de combattre[307], et que le reste de la population irait demander un refuge aux peuples voisins. On travailla donc avec activité à approvisionner la citadelle d'armes et de vivres; on y transporta l'or et l'argent des temples; chaque famille y mit en dépôt ce qu'elle possédait de plus précieux[308]; et les chemins commencèrent à se couvrir d'une multitude de femmes, d'enfans, de vieillards fugitifs. Cependant la ville ne demeura pas entièrement déserte. Plusieurs citoyens que retenaient l'âge et les infirmités, ou le manque absolu de ressources, ou le désespoir et la honte d'aller traîner à l'étranger le spectacle de leur misère, résolurent d'attendre une prompte mort au foyer domestique, au sein de leurs familles, qui refusaient de les abandonner. Ceux d'entre eux qui avaient rempli des charges publiques se parèrent des insignes de leur rang, et, comme dans les occasions solennelles, se placèrent sur leurs sièges ornés d'ivoire, un bâton d'ivoire à la main. Telle était la situation intérieure de Rome, lorsque les éclaireurs gaulois s'avancèrent jusque sous les murs de la ville, le soir du jour qui suivit la bataille. A la vue de cette cavalerie, les Romains crurent l'heure fatale arrivée, et se renfermèrent précipitamment dans leurs maisons. Le jour continuant à baisser, ils pensèrent que l'ennemi ne différait que pour profiter de la lumière douteuse du crépuscule, et l'attente redoublait la frayeur; mais la frayeur fut à son comble quand on vit la nuit s'avancer. «Ils ont attendu les ténèbres, se disait-on, afin d'ajouter à la destruction toutes les horreurs d'un sac nocturne[309].» La nuit s'écoula dans ces angoisses. Au lever de l'aurore, on entendit le bruit des bataillons qui entraient par la porte Colline.

      Note 307: Juventus quam satis constat vix mille hominum fuisse.
      Florus, l. I, c. 13.

      Note 308: Έξ όλης τής πόλεως, είς ένα τόπον, τών άγαθών
      συνηθροισμένων. Diodor. Sicul. l. XIV, p. 323.

      Note 309: In noctem dilatum consilium esse quò plus pavoris
      inferrent. Tit. Liv. l. V, c. 39.

Le même soupçon qui avait fait hésiter les Gaulois aux portes de Rome, les accompagna à travers les rues et les carrefours déserts. Ils s'avancèrent avec précaution jusqu'à la grande place appelée forum magnum, et située au pied du mont Capitolin. Là, ils purent apercevoir la citadelle qui couronnait ce petit mont, et les hommes armés dont ses créneaux étaient garnis; c'étaient les premiers qui se fussent montrés à eux depuis la journée d'Allia. Tandis que le gros de l'armée faisait halte sur ce vaste forum, quelques détachemens se répandirent par les rues adjacentes pour piller; mais, trouvant toutes les maisons du peuple fermées, ils n'osèrent les forcer; et, bientôt effrayés du silence et de la solitude qui les environnaient, craignant d'être surpris et enveloppés à l'improviste, ils se concentrèrent de nouveau dans la place, sans oser s'en écarter davantage[310].

Note 310: Indè rursùs ipsà solitudine ahsterriti, ne qua fraus hostilis vagos exciperet, in forum ac propinqua foro loca conglobati redibant. Tit. Liv. l. V, c. 41.

Cependant quelques soldats remarquèrent des maisons plus apparentes que les autres, dont les portes n'étaient point fermées[311], ils se hasardèrent à y pénétrer. Ils trouvèrent dans le vestibule intérieur des vieillards assis, qui ne se levaient point à leur approche, qui ne changeaient point de visage, mais qui demeuraient appuyés sur leurs bâtons, l'œil calme et immobile. Un tel spectacle surprit les Gaulois; incertains s'ils voyaient des hommes ou des statues, ou des êtres surnaturels, ils s'arrêtèrent quelque temps à les regarder[312]. L'un d'eux enfin, plus hardi et plus curieux, s'approcha d'un de ces vieillards qui portait, suivant les usages romains, une barbe longue et épaisse, et la lui caressa doucement avec la main; mais le vieillard levant son bâton d'ivoire en frappa si rudement le soldat à la tête qu'il lui fît une blessure dangereuse[313]; celui-ci irrité le tua; ce fut le signal d'un massacre général. Tout ce qui tomba vivant au pouvoir des Gaulois périt par le fer; les maisons furent pillées et incendiées.

Note 311: Patentibus atriis principum. Tit. Liv. l. V, c. 41.

      Note 312: Ad eos velut simulacra versi cùm starent. Tit. Liv. l. V,
      c. 41.—Plutarch. in Camil. p. 140.

      Note 313: Ό μέν Παπείριος τή βακτηρίά τήν κεφαλήν αύτοϋ πατάξας
      συνέτριψε. Plut. l. c.

La citadelle de Rome, appelée aussi Capitolium, le Capitole, parce qu'on avait, dit-on, trouvé une tête d'homme en creusant ses fondations, était un édifice de forme carrée, de deux cents pieds environ sur chaque face, dominant la ville. Déjà suffisamment forte par sa position au-dessus d'un rocher inaccessible de trois côtés, de hautes et épaisses murailles la défendaient en outre du côté où le rocher était abordable. Le Capitole communiquait alors au grand forum par une montée faite de main d'homme, et encore très-escarpée, que remplaça plus tard un escalier de cent marches[314].

Note 314: Tit. Liv. l. VIII, c. 6.—Tacit. Histor. l. III, c. 71.

Dans une position si favorable, une garnison tant soit peu nombreuse devait ne céder qu'à la famine; aussi les assiégés reçurent-ils avec mépris la sommation de se rendre. Le Brenn alors tenta d'emporter la place de vive force. Un matin, à la pointe du jour, il range ses troupes sur le forum[315], et commence à gravir avec elles la montée qui conduisait au Capitole. Jusqu'à la moitié du chemin, les Gaulois s'avancèrent sans trouver d'obstacles, poussant de grands cris, et joignant leurs boucliers au-dessus de leurs têtes, par cette manœuvre, que les anciens désignaient sous le nom de tortue[316]. Les assiégés, se fiant à la rapidité de la pente, les laissaient approcher pour les fatiguer; bientôt ils les chargèrent avec furie; les culbutèrent, et en firent un tel carnage que le Brenn n'osa pas livrer un second assaut, et se contenta d'établir autour de la montagne une ligne de blocus[317].

      Note 315: Primâ luce, signo dato, multitudo omnis in foro instruitur.
      Tit. Liv. l. V, c. 43.

      Note 316: Indè, clamore sublato, ac testudine factà, subeunt.
      Tit. Liv. l. V, c. 43.

      Note 317: Amissâ itaque spe per vim atque arma subeundi, obsidionem
      parant. Tit. Liv. l. V, c. 43.

Tandis que les deux partis, dans l'inaction, s'observaient mutuellement, les Gaulois virent un jour descendre à pas lents du Capitole un jeune Romain vêtu à la manière des prêtres de sa nation, et portant dans ses mains des objets consacrés[318]. Il pénètre dans leur camp; et, sans paraître ému ni de leurs cris, ni de leurs gestes, il le traverse tout entier ainsi que les ruines amoncelées de la ville jusqu'au mont Quirinal. Là il s'arrête, accomplit certaines cérémonies religieuses particulières à la famille Fabia, dont il était membre[319], et retourne par le même chemin au Capitole avec la même gravité, la même impassibilité, le même silence. Chaque fois les Gaulois le laissèrent passer sans lui faire le moindre mal, soit qu'ils respectassent son courage, soit que la singularité du costume, de la démarche et de l'action les eût frappés d'une de ces frayeurs superstitieuses auxquelles nous les verrons plus d'une fois s'abandonner[320].

Note 318: Gabino cinctu, sacra manibus gerens….. nihil ad vocem cujusquam terroremve motus. Tit. Liv. l. V, c. 46.

Note 319: Sacrificium erat statum… genti Fabiæ. Tit. Liv. ibid.

Note 320: Seu religione etiam motis….. Tit. Liv. l. V, c. 46.

Le siège commençait à peine, et déjà la disette tourmentait les assiégeans. Dans leur avidité imprévoyante, ils avaient dissipé en peu de jours les subsistances que les flammes avaient épargnées, et se voyaient réduits à vivre du pillage des campagnes, ressource faible et précaire pour une multitude indisciplinée, et dont le nombre s'augmentait de momens en momens; car les recrues de la Gaule cisalpine arrivaient successivement, et bientôt l'armée du Brenn ne compta pas moins de soixante-et-dix mille hommes[321]. Des divisions de cavaliers et de fantassins allaient donc battre la plaine de tous côtés et à de grandes distances de Rome[322]; ils s'avancèrent jusqu'aux portes d'Ardée, antique ville des Rutules, peu éloignée de la mer inférieure.

Note 321: Diodor. Sicul. l. XIV, p. 321.

      Note 322: Exercitu diviso, partîm per finitimos prædari placuit.
      Tit. Liv. l. V, c. 43.

Dans Ardée vivait un patricien romain, M. Furius Camillus, qui, après avoir rendu à la république d'éminens services à la tête des armées, s'était attiré la haine des citoyens par la dureté de son commandement, son arrogance et son faste aristocratique, et par l'impopularité obstinée de sa conduite. Appelé en jugement devant le peuple comme prévenu de concussion, Marcus Furius pour échapper à une condamnation déshonorante s'était exilé volontairement, et depuis une année il demeurait parmi les Ardéates[323]. Tout aigri qu'il était contre ceux à l'injustice desquels il attribuait sa disgrace, les malheurs et l'humiliation de Rome l'affligèrent vivement; et quand il vit ces Gaulois destructeurs de sa patrie venir piller impunément jusque sous les murs qu'il habitait, il sentit se soulever en lui le cœur du patriote et du soldat. Jour et nuit il haranguait les Ardéates, les pressant de s'armer, et combattant par ses raisonnemens la répugnance de leurs magistrats à s'embarquer dans une guerre dont Rome devait recueillir presque tout le fruit[324]. «Mes vieux amis, et mes nouveaux compatriotes[325], leur disait-il, laissez-moi vous payer, en vous servant, l'hospitalité que je tiens de vous. C'est dans la guerre que je vaux quelque chose, et dans la guerre seulement que je puis reconnaître vos bienfaits[326]. Ne croyez pas, Ardéates, que les calamités présentes soient passagères, et se bornent à la république de Rome; vous vous abuseriez. C'est un incendie qui ne s'éteindra pas qu'il n'ait tout dévoré…… Les Gaulois, vos ennemis, ont reçu de la nature moins de force que de fougue. Déjà rebutés d'un siège qui commence, vous les voyez se disperser dans les campagnes, se gorgeant de viandes et de vin, et dormant couchés comme des bêtes fauves là où la nuit les surprend, le long des rivières, sans retranchemens, sans corps-de-garde ni sentinelles[327]. Donnez-moi quelques-uns de vos jeunes gens à conduire; ce n'est pas un combat que je leur propose, c'est une boucherie. Si je ne vous livre les Gaulois à égorger comme des moutons, que je sois traité à Ardée de même que je l'ai été à Rome!»

Note 323: Tit. Liv. l. V.

Note 324: Plutarch. in Camil. p. 139.

      Note 325: Ardeates, veteres amici, novi etiam cives mei.
      Tit. Liv. l. V, c. 44.

      Note 326: Ubi usus erit mei vobis, si in bello non fuerit? hâc arte
      in patriâ steti. Tit. Liv. l. V, c. 44.

Note 327: Ubi nox appetit, propè rivos aquarum, sine munimento, sine stationibus ac custodiis, passim, ferarum ritu, sternuntur….. Me sequimini ad cædem non ad pugnam. Tit. Liv. l. V, c. 44. —Plut. Camil. p. 140.

Les talens militaires de M. Furius inspiraient une confiance sans bornes; d'ailleurs la circonstance pressait, car l'ennemi, enhardi par l'impunité, devenait chaque jour plus entreprenant. On donna donc une troupe de soldats d'élite à l'exilé romain, qui, sans faire aucune démonstration hostile, renfermé dans les murailles d'Ardée, épia patiemment l'heure favorable.

Elle ne se fit pas long-temps désirer. Les Gaulois, dans une de leurs courses, vinrent faire halte à quelques milles de là. Ils emportaient avec eux du butin qu'ils se partagèrent, et du vin dont ils burent avec excès; chefs et soldats ne songèrent à autre chose qu'à s'enivrer, et la nuit les ayant surpris incapables de continuer leur route, et même de dresser leurs tentes, ils s'étendirent sur la terre pêle-mêle au milieu de leurs armes. Le sommeil et un silence profond régnèrent bientôt sur toute la bande[328]. Ce fut alors que Furius Camillus, averti par ses espions, sortit d'Ardée, et tomba sur les campemens des Gaulois, au milieu de la nuit. Il avait ordonné à ses trompettes de sonner, et à ses soldats de pousser de grands cris[329], dès qu'ils seraient arrivés; mais ce tumulte fit à peine revenir les Gaulois de leur sommeil; quelques-uns se battirent; la plupart furent tués encore endormis. Ceux qui, profitant de l'obscurité, parvinrent à s'échapper, la cavalerie ardéate les atteignit au point du jour[330]; enfin un détachement nombreux qui avait gagné le territoire d'Antium, à dix milles d'Ardée, fut exterminé par les paysans[331].

      Note 328: Νύξ έπήλθε μεθύουσιν αύτοϊς, καί σιωπή κατέσχε τό
      στρατόπεδον. Plut. in Camil. p. 141.

      Note 329: Κραυγή τε χρώμενος πολλή καί ταϊς σάλπιγξι πανταχόθεν
      έκταράττων άνθρώπους… Plut. in Camil. ibid.

Note 330: Plutarch. Camil. p. 141.

Note 331: Magna pars in agrum Antiatem delati, incursione ab oppdanis in palatos factâ, circumveniuntur. Tit. Liv. l. V, c. 45.

Ce succès encouragea les peuples du Latium; ils s'armèrent à l'instar des Ardéates. De l'enceinte des villes où jusqu'alors ils s'étaient tenus renfermés sans coup férir, ils se mirent à fondre de tous côtés sur les bandes qui couraient la campagne, et la rive gauche du Tibre ne fut plus sûre pour les fourrageurs gaulois. Sur la rive droite la défense, mieux organisée encore, agit avec plus d'efficacité. L'Étrurie avait songé d'abord à profiter des désastres des Romains, et leur avait déclaré la guerre[332]; mais voyant son territoire foulé et épuisé, sans plus de ménagement que les terres des Latins, elle inclina à des sentimens plus généreux. Ses villes méridionales combinèrent leurs armes avec celles des fugitifs romains réunis à Véïes, quelques-unes guidées, comme Cære, par une antique affection pour Rome, les autres par l'ennui de l'occupation gauloise. Véïes, cité forte et bien défendue, devint le centre des opérations de ce côté du Tibre.

      Note 332: Οί Τυρ΄ρ΄ηνοί, μετά δυνάμεως άδράς, έπεπορεύοντο τήν τών
      Ρ΄ωμαίων χώραν, λεηλαλοϋντες. Diod. Sicul. l. XIV, p. 323.

Le nom de M. Furius, mêlé aux premiers succès des peuples latins contre les Gaulois, réveilla dans le cœur des enfans de Rome le souvenir de ce grand général. Leurs torts mutuels furent oubliés. D'une résolution unanime ils lui proposèrent de venir à Véïes se mettre à la tête de ses vieux compagnons d'armes, ou de permettre qu'ils allassent combattre sous ses drapeaux à Ardée[333]. Mais Camillus s'y refusa. «Banni par vos lois, leur répondit-il, je ne puis reparaître au milieu de vous. D'ailleurs le suffrage du sénat doit seul m'élever au commandement; que le sénat ordonne, et j'obéis[334].» En vain les réfugiés de Véïes mirent tout en œuvre pour fléchir sa résolution. «Tu n'es plus exilé, lui disaient-ils, et nous ne sommes plus citoyens de Rome. La patrie! En est-il encore une pour nous, quand l'ennemi occupe en maître ses cendres et ses ruines[335]? Et comment espérer de pénétrer au Capitole pour y consulter le sénat? Comment espérer d'en revenir sain et sauf, lorsque les barbares investissent la place?» Marcus Furius fut inébranlable[336].

Note 333: Tit. Liv. l. V, p. 46.—Plutarch. in Camil. p. 141.

Note 334: Plut. ub. supr.

Note 335: Ούκ έτι γάρ έστι φυγάς, οὔθ' ήμείς πολϊται, πατρίδος ούκ οϋσης, άλλά κρατουμένης ύπό τών πολεμίων. Plutarch. in Camil. p. 141.

Note 336: Plutarch. in Camill.—Tit. Liv. ut supr.

Les scrupules de l'exilé d'Ardée prenaient sans doute leur source dans un respect exalté pour les devoirs du citoyen, dans l'idée honorable, quoique étroite, d'une obéissance absolue et passive à la lettre de la loi. Mais peut-être s'y mêlait-il à son insu quelque ressouvenir d'une injure récente, ou du moins quelque levain de cet orgueil aristocratique qui avait causé sa disgrace. Véïes renfermait, il est vrai, la majorité des citoyens romains armés et en état de délibérer; Véïes représentait Rome, mais Rome plébéienne. Pour un patricien aussi inflexible que Marcus Furius, la véritable Rome pouvait-elle se trouver ailleurs qu'au Capitole, avec le sénat, avec le corps des chevaliers, avec toute la jeunesse patricienne? Au reste, à quelque motif qu'on veuille attribuer sa réponse, il est évident qu'elle équivalait à un refus. Pour que les assiégés pussent être consultés, et que leur détermination fût connue, il fallait non-seulement pénétrer dans la ville occupée par les Gaulois, mais escalader le rocher jusqu'à la citadelle sans être aperçu de l'ennemi, sans exciter l'alarme parmi la garnison; il fallait être non moins heureux au retour. D'ailleurs nul des Romains n'ignorait que les approvisionnemens du Capitole touchaient à leur terme; car on allait entrer dans le septième mois du blocus. Le moindre retard pouvait donc anéantir toute espérance de salut.

Les difficultés presque insurmontables qui interdisaient l'accès de la citadelle n'effrayèrent point Pontius Cominius, jeune plébéien plein d'intrépidité, de patriotisme et d'amour de la gloire. Il part de Véïes, il arrive à la chute du jour en vue de Rome; trouvant le pont gardé par les sentinelles ennemies, il passe sans bruit le Tibre à la nage, aidé par des écorces de liège dont il avait eu soin de se munir[337], et se dirige du côté où les feux lui paraissent moins nombreux, les patrouilles moins fréquentes, le silence plus profond. Parvenu au pied de la côte la plus raide et la moins accessible du mont Capitolin, il se met à l'escalader, et, après des peines inouïes, pénètre jusqu'aux premières sentinelles romaines, se fait connaître et conduire aux magistrats. Les nouvelles apportées par cet intrépide jeune homme ranimèrent les assiégés, dont la confiance commençait à s'abattre; car leurs magasins étaient presque vides, et rien n'avait percé jusqu'à eux, ni touchant l'avantage remporté par Camillus près d'Ardée, ni touchant les ligues organisées sur les deux rives du Tibre; tant le blocus était sévèrement maintenu. La sentence qui condamnait M. Furius fut levée sans opposition, et le premier magistrat ayant consulté les auspices en silence à la lueur des flambeaux, dans la seconde moitié de la nuit, suivant le cérémonial consacré, proclama dictateur l'exilé d'Ardée[338]. La dictature conférait à celui qui en était revêtu une autorité absolue en temps de paix comme en temps de guerre, et le droit de disposer de la vie et de la propriété des citoyens sans la participation du sénat ni du peuple. C'était un pouvoir véritablement despotique, mais limité par la courte durée de son exercice. Pontius descendit le rocher, repassa le Tibre, et, aussi heureux cette fois que l'autre, arriva à Véïes sans encombre.

      Note 337: Incubans cortici. Tit. Liv. l. V, c. 46.
      —Plut. in Camil. p. 141.

      Note 338: Οί δ' άκούσαντες, καί βουλευσάμενοι τόν Κάάμιλλον
      άποδεικνύουσι δικτάτωρα. Plut. in Camil. p. 142.

Mais le lendemain, au lever du jour, une patrouille gauloise remarqua le long du rocher les traces de son passage, des herbes et des arbrisseaux arrachés, d'autres qui paraissaient avoir été foulés récemment, la terre éboulée en plusieurs endroits, et çà et là l'empreinte de pas humains. Le Brenn se rendit sur les lieux, et, après avoir tout considéré, recommanda le secret à ses soldats. Le soir il convoqua dans sa tente ceux de ses guerriers en qui il mettait le plus de confiance, et leur ayant exposé ce qu'il avait vu et ce qu'on pouvait tenter sans crainte: «Nous croyions ce rocher inaccessible, ajouta-t-il; eh bien, les assiégés eux-mêmes nous révèlent les moyens de l'escalader. La route est tracée: il y aurait à hésiter de la lâcheté et de la honte. Là où peut monter un homme, plusieurs y monteront à la file, et en s'entr'aidant. Ceux qui se distingueront peuvent compter sur des récompenses dignes d'une telle entreprise[339].» Tous promettent gaiement d'obéir. Ils partent en effet, et, à la faveur d'une nuit épaisse[340], ils se mettent à gravir à la file, s'accrochant aux branches des arbrisseaux, aux pointes et aux fentes des rochers, se soutenant les uns les autres, et se prêtant mutuellement les mains ou les épaules[341]. Avec les plus grandes peines ils parviennent peu à peu jusqu'au pied de la muraille, qui, de ce côté-là, était peu élevée, parce qu'un endroit si escarpé semblait tout-à-fait hors d'insulte. La même raison portait les soldats qui en avaient la garde à se relâcher de la vigilance[342] ordinaire, de sorte que les Gaulois trouvèrent les sentinelles endormies d'un profond sommeil[343].

Note 339: Τήν μέν όδόν, εΐπεν, ήμϊν έπ΄ αύτούς άγνοουμένην οί πολέμιοι δεικνύουσι, ώς οϋτ΄ άπόρευτος οϋτ΄ άβατος άνθρώποις έστίν, κ. τ. λ. Plut. in Camil. p. 142.

      Note 340: Defensi tenebris et dono noctis opacæ.
      Virg. Æneid. V. 658.

      Note 341: Alterni innixi, sublevantesque invicem alii alios.
      Tit. liv. l. I, c. 47.

      Note 342: Οί μέν φύλακες παρερραθυμηκότες ήσαν τής φυλακής διά τήν
      όχυρότητα τοϋ τόπου. Diodor. Sicul. l. XIV, p. 324.
      —Ælian. de animal. natur. l. XII, c. 33.

      Note 343: Tit. Liv. l. V, c. 47.—Plut. in Camil. p. 142.
      —Diodor. Sicul. l. XIV, p. 324.

Le mur qu'ils commençaient à escalader faisait partie de l'enceinte d'une chapelle de Junon, autour de laquelle rôdaient quelques-uns de ces chiens préposés à la défense des temples. Il s'y trouvait aussi des oies consacrées à la déesse, et que, pour cette raison, les assiégés avaient épargnées au fort de la disette qui les tourmentait. Souffrans et abattus par une longue diète, les chiens faisaient mauvaise garde, et les Gaulois leur ayant lancé par-dessus le rempart quelques morceaux de pain, ils se jetèrent dessus avec avidité et les dévorèrent, sans aboyer ni donner le moindre signe d'alarme[344]; mais à l'odeur de la nourriture, les oies, qui en manquaient depuis plusieurs jours, se mirent à battre des ailes et à pousser de tels cris, que toute la garnison se réveilla en sursaut[345]. On s'arme à la hâte; on court vers le lieu d'où partent ces cris. Il était temps; car déjà deux des assiégeans avaient atteint le haut du rempart. M. Manlius, homme robuste et intrépide, fait face lui seul aux Gaulois; d'un revers d'épée, il abat la main de l'un d'eux qui allait lui fendre la tête d'un coup de hache; en même temps il frappe si rudement l'autre au visage, avec son bouclier, qu'il le fait rouler du haut en bas du rocher[346]. Toute la garnison arrive pendant ce temps-là et se porte le long du rempart. Les assiégeans, repoussés à coups d'épées et accablés de traits et de pierres, se culbutent les uns sur les autres; ils ne peuvent fuir, et la plupart, en voulant éviter le fer ennemi, se perdent dans les précipices. Un petit nombre seulement regagna le camp.

      Note 344: Οί μέν γάρ κύνες πρός τήν ριφθεϊσαν τροφήν κατεσιώπησαν.
      Ælian de animal. nat. l. XII, c. 33.

      Note 345: Clangore, alarumque crepitu. T. Liv. l. V, c. 49.—Diodor.
      Sicul. l. XIV, p. 324.—Plut. in Camil. p. 142.—Ælian. ubi suprà.
      etc.

Note 346: Plut. in Camil. p. 142.—Tit. Liv. liv. V, c. 47.

Cet échec acheva de décourager les Gaulois. Un fléau non moins cruel que la famine décimait ces corps affaiblis tout à la fois par les excès et par les privations. Un automne chaud et pluvieux avait développé parmi eux des germes de fièvres contagieuses dont l'état des localités aggravait encore le caractère. Ils avaient brûlé ou démoli les maisons et les édifices publics indistinctement dans tous les quartiers de la ville, sans songer à se conserver des abris aux environs du Capitole, où se tenaient les troupes du blocus. Depuis sept mois ils étaient donc forcés de camper sur des décombres et des cendres accumulées, d'où s'élevait, au moindre vent, une poussière âcre et pénétrante qui leur desséchait les entrailles, et d'où s'exhalaient aussi, lorsque des pluies abondantes avaient détrempé le terrein, des vapeurs pestilentielles[347]. Ils succombaient en grand nombre à ces maladies, et des bûchers étaient allumés jour et nuit sur les hauteurs pour brûler les morts[348].

      Note 347: Loco… ab incendiis torrido et vaporis pleno, cineremque
      non pulverem modo ferente….. Tit. Liv. l. V, c. 48.—Plut, in
      Camil. p. 143.

      Note 348: Bustorum indè Gallicorum nomine insigne locum fecêre. Tit.
      Liv. c. 48.

Les souffrances n'étaient pas moindres dans l'intérieur de la citadelle, et chaque moment les aggravait; ni renforts, ni vivres, ni nouvelles qui soutinssent le courage, rien n'arrivait du dehors. Les assiégés étaient réduits, pour subsister, à faire bouillir le cuir de leurs chaussures[349]. Camillus ne paraissait point. Ses scrupules étaient levés, les difficultés aplanies. Ce général avait vu accourir autour de lui la jeunesse romaine et latine. Il ne comptait pas moins de quarante mille hommes sous ses enseignes[350], et cependant aucune tentative ne se faisait pour débloquer ou secourir le Capitole; soit qu'il eût assez de protéger la campagne contre les bandes affamées qui l'infestaient, soit que les milices latines et étrusques, qui avaient des combats journaliers à livrer à leurs portes mêmes, se souciassent peu d'abandonner leurs foyers à la merci d'un coup de main, pour aller tenter, sur les décombres de Rome, une bataille incertaine.

Note 349: Servius. Æneid. VIII, v. 655.

Note 350: Ήδη μέν έν όπλοις δισμυρίους κατέλαβε, πλείονας δέ συνήγεν άπς τών συμμάχων… Plut. in Camil. p. 142.

Dans cette communauté de misères, les deux partis étaient impatiens de négocier. Les sentinelles du Capitole et celles de l'armée ennemie commencèrent les pourparlers, et bientôt il s'établit entre les chefs des communications régulières[351]. Mais les demandes des Gaulois parurent aux assiégés trop dures et trop humiliantes. Comme elles avaient pour fondement l'état de disette qui forçait les Romains de capituler[352], on raconte que, dans la vue de démentir ce bruit, les tribuns militaires firent jeter du haut des murailles aux avant-postes quelques pains qui leur restaient[353]. Il est possible que ce stratagème, ainsi que le prétendent les historiens, ait porté le Brenn à rabattre de ses prétentions; mais d'autres causes influèrent plus puissamment sans doute sur sa détermination. Il fut informé que les Vénètes s'étaient jetés sur les terres des Boïes et des Lingons, et que, du côté opposé, les montagnards des Alpes inquiétaient les provinces occidentales de la Cisalpine[354]; il s'empressa de renouer les négociations, se montra moins exigeant, et la paix fut conclue. Voici quelles en furent les conditions: 1º Que les Romains paieraient aux Gaulois mille livres pesant d'or[355]; 2º qu'ils leur feraient fournir par leurs colonies ou leurs villes alliées, des vivres et des moyens de transport[356]; 3º qu'ils leur cédaient une certaine portion du territoire romain, et s'engageaient à laisser dans la nouvelle ville qu'ils bâtiraient une porte perpétuellement ouverte, en souvenir éternel de l'occupation gauloise[357]. Cette capitulation fut jurée de part et d'autre avec solennité le 13 février, sept mois accomplis après la bataille d'Allia[358].

Note 351: Tit. Liv. l, V, c. 48.—Plut. in Camil. p. 143.

Note 352: Cùm Galli famem objicerent. Tit. Liv. l. V, c. 48.

      Note 353: Dicitur….. multis locis panis de Capitolio jactatus esse.
      Tit. Liv. l. V, c. 48.—Valer. Max. l. VII, c. 4.

      Note 354: Γενομένου δ΄άντισπάσματος, καί τών Ούενέτών έμβαλόντων είς
      τήν χώραν αύτών, πότε μέν ποιησάμενοι συνθήκας πρός Ρωμαίους…
      Polyb. l. II, p. 106.

Note 355: Diodor. Sic. l. XIV, p. 324.—T. Liv. l. V, c. 48.—Plut. in Camil. p. 143.—Valer Max. l. V, c. 6.—Quelques écrivains portent cette rançon au double. Varro. ap. Non. in Torq. —Plin. l. XXXII, c. 1.

      Note 356: Transvehendos et commeatibus persequendos. Fronton. Strat.
      l. II, c. 6.

      Note 357: Πύλην ήνεῳγμένην παρέχειν διά παντός, καί γήν έργάσιμον.
      Polyæn. Stratag. l. VIII, c. 25.

Note 358: Plut. in Camil. p. 144.

Alors les assiégés réunirent tout ce que le Capitole renfermait d'or; le fisc, les ornemens des temples, tout fut mis à contribution, jusqu'aux joyaux que les femmes, à leur départ, avaient déposés dans le trésor public[359]. Le Brenn attendait au pied du rocher les commissaires romains, avec une balance et des poids; quand il fut question de peser, un d'eux s'aperçut que les poids étaient faux, et que le Gaulois qui tenait la balance la faisait pencher frauduleusement. Les Romains se récrièrent contre cette supercherie; mais le Brenn, sans s'émouvoir, détachant son épée, la plaça ainsi que le baudrier dans le plat qui contre-pesait l'or. «Que signifie cette action? demanda avec surprise le tribun militaire Sulpicius.—Que peut-elle signifier, répondit le Brenn, sinon malheur aux vaincus![360]» Cette raillerie parut intolérable aux Romains; les uns voulaient que l'or fût enlevé et la capitulation révoquée; mais les plus sages conseillèrent de tout souffrir sans murmure; «La honte, disaient-ils, ne consiste pas à donner plus que nous n'avons promis, elle consiste à donner; résignons-nous donc à des affronts que nous ne pouvons ni éviter ni punir[361].» Le siège étant levé, l'armée gauloise se mit en marche par différens chemins et en plusieurs divisions, afin sans doute qu'elle pût, moins difficilement, se procurer des subsistances. Le Brenn, à la tête du principal corps, sortit de la ville par la voie Gabinienne[362], à l'orient du Tibre. Les autres prirent, sur la rive droite du fleuve, la direction de l'Étrurie.

      Note 359: Ex ædibus sacris et matronarum ornamentis. Varro ap. Non.
      Valer. Max. l. V, c. 61.—Tit. Liv. l. V, c. 50.

      Note 360: Τί γάρ άλλο, είπεν, ή τοϊς νενικημένοις όδύνη; Plut. in
      Camil. p. 143.—Væ victis! Tit. Liv. l. V, c. 48.

Note 361: Plutarch. in Camil. p. 143.

      Note 362: Παρά τήν Γαβινίαν όδόν. Plut. in Camil. p. 144.
      —Tit. Liv. l. V, c. 49.

Mais à peine étaient-ils à quelque distance de Rome, qu'une proclamation du dictateur M. Furius vint annuler, comme illégal, le traité sur la foi duquel ils avaient mis fin aux hostilités. Le dictateur déclarait «qu'à lui seul, d'après la loi romaine, appartenaient le droit de paix et de guerre et celui de faire des traités; le traité du Capitole, négocié et conclu par des magistrats inférieurs, qui n'en avaient pas le pouvoir, était illégitime et nul, qu'en un mot, la guerre n'avait pas cessé entre Rome et les Gaulois[363].» Les colonies romaines et les villes alliées, se fondant sur un pareil subterfuge, refusèrent partout aux Gaulois les subsides stipulés, et ceux-ci se virent contraints de mettre le siège devant chaque place pour obtenir à force ouverte ce que les conventions leur assuraient. Comme ils attaquaient la petite ville de Veascium, Camillus arriva à l'improviste, fondit sur eux, les défit et leur enleva une partie de leur butin[364]. Les divisions qui avaient pris par la rive droite du Tibre ne furent guère mieux traitées. Les villes leur barraient le passage, les paysans massacraient leurs traîneurs, un corps nombreux donna de nuit dans une embuscade que lui dressèrent les Cærites dans la plaine de Trausium, et y périt presque tout entier[365].

Note 363: Negat eam pactionem ratam esse, quæ, postquàm ipse dictator creatus esset, injussu suo ab inferioris juris magistratu facta esset. T. Liv. l. V, c. 49.—Plut. in Camil. p. 143.

      Note 364: Τών άπεληλυθότων Γαλατών άπό Ρώμην Ούεάσκιον τήν πόλιν
      σύμμαχον ούσαν Ρωμαίων πορθούντων, έπιθέμενος αύτοϊς ό αύτοκράτωρ..
      Diodor. Sicul. l. XIV, p. 225.

   Note 365: Ύπό Κερίων έπιβουλευθέντες, νυκτός άπαντες κατεκόπησαν έν
      τώ Τραυσίώ πεδίω. Diodor. Sicul. l. XIV, l. c….

Débarrassée de ses ennemis, Rome se recontruisit avec rapidité. Par un scrupule bizarre et qu'on a peine à concevoir, le sénat, qui avait violé si complètement dans ses dispositions fondamentales le traité du Capitole, crut devoir respecter l'engagement de tenir une des portes de la ville perpétuellement ouverte; mais cette porte, il eut soin qu'elle fût placée dans un lieu inaccessible[366].Peut-être se crut-il lié par la religion du serment en tout ce qui ne contrariait pas les lois politiques; peut-être aussi, comme les portes, ainsi que les murailles des villes, étaient sacrées et mises sous la protection spéciale des dieux nationaux, les Romains craignirent-ils de rebâtir leur patrie sous les auspices d'un sacrilège.

      Note 366: Έπί πέτρας έπροσβάτου πύλην ήνεψγμένην κατεσκεόύααν.
      Polyæn. Stratag. l. VIII, 25.

Ainsi se termina cette expédition devenue depuis lors si fameuse et dont la vanité nationale des historiens romains a tant altéré la vérité. Il est probable qu'elle n'eut d'abord, chez les Gaulois, d'autre célébrité que celle d'une expédition peu productive et malheureuse, et que l'incendie de la petite ville aux sept collines frappa moins vivement les imaginations que le pillage de telle opulente cité de l'Étrurie, de la Campanie, ou de la grande Grèce. Mais plus tard, lorsque Rome plus puissante voulut parler en despote au reste de l'Italie, les fils des Boïes et des Sénons se ressouvinrent de l'avoir humiliée. Alors on montra dans les bourgs de Brixia, de Bononia, de Sena, les dépouilles de la ville de Romulus, les armes enlevées à ses vieux héros, les parures de ses femmes et l'or de ses temples. Plus d'un brenn, provoquant quelque consul au combat singulier, lui présenta, ciselée sur son bouclier, l'épée gauloise dans la balance[367]; et plus d'une fois le Romain captif aux bords du Pô entendit un maître farouche lui répéter avec outrage: «Malheur aux vaincus!»

Note 367:

      In titulos (Chryxus) Capitolia capta trahebat;
      Tarpeioque jugo demens et vertice sacro
      Pensanteis aurum Celtas umbone ferebat.

Silius. Ital. l. IV, V. 147.

CHAPITRE III.

GAULE CISALPINE. Rome s'organise pour résister aux Gaulois.—Les Cisalpins ravagent le Latium pendant dix-sept ans.—Duels fabuleux de T. Manlius et de Valerius Corvinus.—Paix entre les Gaulois et les Romains.—Irruption d'une bande de Transalpins dans la Circumpadane; sa destruction par les Cisalpins.—Ligue des peuples italiens contre Rome; les Gaulois en font partie; bataille de Sentinum.—Les Sénons égorgent des ambassadeurs romains; ils sont défaits à la journée de Vadimon; le territoire sénonais est conquis et colonisé.—Drusus rapporte à Rome la rançon du Capitole.

ANNEES 389 à 366. avant J.-C.

Les deux invasions étrangères qui avaient précipité le retour de l'armée boïo-sénonaise, se terminèrent à l'avantage des Gaulois; les Vénètes furent repoussés au fond de leurs lagunes, et les montagnards dans les vallées des Alpes. Mais à ces guerres extérieures succédèrent des querelles intestines[368] qui absorbèrent pendant vingt-trois ans toute l'activité de ces peuplades turbulentes; ce furent vingt-trois années de répit pour l'Italie.

      Note 368: Μετά δέ ταϋτα τοϊς έμφυλίοις συνείχοντο πολέμοις.
      Polyb. l. II, p. 106.

Rome sut en profiter. L'apparition des Gaulois, si brusque et si désastreuse, avait laissé après elle un sentiment de terreur, que l'on retrouve profondément empreint dans toutes les institutions romaines de cette époque. L'anniversaire de la bataille d'Allia fut mis au nombre des jours maudits et funestes[369]; toute guerre avec les nations gauloises fut déclarée, par cela seul, tumulte, et toute exemption suspendue, pendant la durée de ces guerres, même pour les vieillards et les prêtres[370]; enfin un trésor, consacré exclusivement à subvenir à leurs dépenses, fut fondé à perpétuité et placé au Capitole: la religion appela les malédictions les plus terribles[371] sur quiconque oserait en détourner les fonds à quelque intention, et pour quelque nécessité que ce fût[372]. On vit aussi les Romains profiter de l'expérience de leurs revers pour introduire dans l'armement et la tactique de leurs légions d'importantes réformes. La bataille d'Allia et les suivantes avaient démontré l'insuffisance du casque de cuivre pour résister au tranchant des longs sabres gaulois; les généraux romains y substituèrent un casque en fer battu, et garnirent le rebord des boucliers d'une large bande du même métal. Ils remplacèrent pareillement les javelines frêles et allongées dont certains corps de la légion étaient armés, par un épieu solide appelé pilum, propre à parer les coups du sabre ennemi, comme à frapper, soit de près soit de loin[373]. Cette arme n'était vraisemblablement que le gais gallique perfectionné.

Note 369: Varro. de ling. latin. l. V, col. 35.—Epit. Pomp. Fest. col. 249. Plut. in Camil. p. 137.—Tit. Liv. l. VI.—Aurel. Victor c. 23, etc.

. . . Damnata diù romanis Allia fastis.

Lucan. l. VII. v. 409.

      Note 370: Οὕτω δ' ούν ό φόβος ήν ίσχυρός, ώστε θέσθαι νόμον, άφείσθαι
      τούς ίερεϊς στρατείας, χωρίς άν μή Γαλατικός ή πόλεμος. Plut. in
      Camil. p. 150.—In Marcello, p. 299.—Tit. Liv. passim.—Appian.
      Bell. civil. l. II. p. 453.

Note 371: Σύν άρά δημοσίά Appian. Bell. civil. l. II, p. 453.

      Note 372: Appian. ibid.—Plut. in Cæsar.—Flor. IV, 2.
      —Dion Cass. LXI, 71.

      Note 373: Plutarch. in Camil. p. 150.—Appian. Bell. gallic. p. 754.
      —Polyæn. Stratag. l. VIII, c. 7, sect. 2.

ANNEES 366 à 361. avant J.-C.

Cependant les Gaulois reprirent leurs habitudes vagabondes; une de leurs bandes parut dans la campagne de Rome, et la traversa pour aller plus avant au midi[374]: les Romains, n'osant pas les attaquer, se tinrent renfermés dans leurs murailles[375]. Pendant cinq ans les courses des Gaulois se succédèrent dans le Latium et la Campanie, et pendant cinq ans, la république s'abstint à leur égard de toute démonstration hostile. Au bout de ce temps, une de ces bandes, campée sur la rive droite de l'Anio, ayant menacé directement la ville, les légions sortirent enfin, et se présentèrent en face de l'ennemi de l'autre côté de la rivière. «Cette nouveauté, dit un historien, surprit grandement les Gaulois[376];» ils hésitèrent à leur tour, et, après une délibération tumultueuse où des avis contraires furent débattus avec chaleur, le parti de la retraite ayant été adopté, ils décampèrent à petit bruit, à la nuit close, remontèrent l'Anio, et allèrent se retrancher dans une position inexpugnable au milieu des montagnes de Tibur[377].

Note 374: Tit. Liv. l. VII, c. 1.

      Note 375: Ούκ έτόλμησαν άντεξαγαγεϊν Ρωμαϊοι τά στρατόπεδα.
      Polyb. l. II, p. 106.

      Note 376: Οί δέ Γαλάται καταπλαγέντες τήν έφοδον αύτών..
      Idem, p. 107.

      Note 377: In Tiburtem agrum… arcem belli gallici.
      Tit. Liv. l. VII, c. II Polyb. l. II, p. 107.

ANNEE 361 avant J.-C.

Telle fut l'issue de cette campagne tout-à-fait insignifiante, si l'on s'en tient au témoignage de l'historien romain le plus digne de foi. Mais chez la plupart des autres, on la trouve embellie d'un de ces exploits merveilleux qui plaisent tant à l'imagination populaire et qu'on voit se reproduire presque identiquement dans les annales primitives de toutes les nations.

Ils racontent que dans le temps que les armées romaine et gauloise, campées des deux côtés de l'Anio, s'observaient l'une l'autre, un Gaulois, dont la taille surpassait de beaucoup la stature des plus grands hommes, s'avança sur un pont qui séparait les deux camps. Il était nu; mais le collier d'or et les brasselets indiquaient le rang illustre qu'il tenait parmi les siens; son bras gauche était passé dans la courroie de son bouclier, et, de ses deux mains, élevant au-dessus de sa tête deux énormes sabres, il les brandissait d'un air menaçant[378]. Du milieu du pont, le géant provoqua au combat singulier les guerriers romains; et, comme nul n'osait se présenter contre un tel adversaire, il les accablait de moqueries et d'outrages, et leur tirait, dit-on, la langue en signe de mépris[379]. Piqué d'honneur pour sa nation, le jeune Titus Manlius, descendant de celui qui avait sauvé le Capitole de l'escalade nocturne des Sénons, va trouver le dictateur qui commandait alors l'armée. «Permets-moi, lui dit-il, de montrer à cette bête féroce que je porte dans mes veines le sang de Manlius[380].» Le dictateur l'encourage, et Manlius, s'armant du bouclier de fantassin et de l'épée espagnole, épée courte, pointue, à deux tranchans, s'avance vers le pont[381]; il était de taille médiocre, et ce contraste faisait ressortir d'autant plus la grandeur de son ennemi, qui, suivant l'expression de Tite-Live, le dominait comme une citadelle[382].

      Note 378: Nudus, præter scutum et gladios duos, torque atque armillis
      decoratus. Quint. Claudius apud Aulum Gell. l. IX, 3.

      Note 379: Nemo audebat propter magnitudinem atque immanitatem faciei.
      Deinde Gallus irridere atque linguam exertare. Q. Claud. loco citat.
      —Tit. Livius, l. VII, c. 10.

      Note 380: «Si tu permittis volo ego illi belluæ ostendere me ex eâ
      familiâ ortum quæ Gallorum agmen ex rupe Tarpeià dejecit.»
      Tit. Liv. loc. citat.

      Note 381: Q. Claud. ibid.—Tit. Livius, ibid. Les critiques ont
      relevé ici un anachronisme choquant; l'épée espagnole ne fut connue
      des Romains que 150 ans plus tard.

      Note 382: Gallus velut moles supernè imminens.
      Tit. Liv. l. VI, c. 10.

Tandis que le Gaulois chantait, bondissait, se fatiguait par des contorsions[383] bizarres, le Romain s'approche avec calme. Il esquive d'abord un premier coup déchargé sur sa tête, revient, écarte par un choc violent le bouclier de son adversaire, se glisse entre ce bouclier et le corps, dont il transperce à coups redoublés la poitrine et les flancs; et le colosse va couvrir dans sa chute un espace immense[384]. Manlius alors détache le collier du vaincu, et le passe tout ensanglanté autour de son cou; cette action, ajoute-t-on, lui valut de la part des soldats le surnom de Torquatus, qui signifiait l'homme au collier. C'est à la terreur produite par ce beau fait d'armes que les mêmes historiens ne manquent pas d'attribuer la retraite précipitée des Gaulois. Ce récit forgé, suivant toute apparence, par la famille Manlia, pour expliquer le surnom d'un de ses ancêtres[385], tomba sans doute de bonne heure dans le domaine de la poésie populaire; la peinture s'en empara également, et la tête du Gaulois tirant la langue jouit long-temps du privilège de divertir la populace romaine. Nous savons que, cent soixante-sept ans avant notre ère, elle figurait au-dessus d'une boutique de banquier, sur une enseigne circulaire, appelée le bouclier du Kimri[386]. Marius, comme on le verra plus tard, ennoblit cette conception grotesque, en l'adoptant pour sa devise, après que, dans deux batailles célèbres, il eut anéanti deux nations entières de ces redoutables Kimris[387].

Note 383: Gallus, suà disciplinâ, cantabundus. Claud. ibid.—Cantus, exultatio, armorumque agitatio vana. Tit. Liv. ibid.

Note 384: Quum insinuasset sese inter corpus armaque, uno alteroque subindè ictu ventrem atque inguina hausit et in spatium ingens ruentem porrexit hostem. Tit. Liv. l. VII, c. 10. —Q. Claud. l. IX, c. 3.

Note 385: Niebuhr Rœmisch. Gesch. t. II.

Note 386: Taberna argentaria ad Scutum cimbricum. Fast. Capitol. fragm. ad ann. U. C. DLXXXVI, Reinesii inscript. p. 340.

Note 387: Les Cimbres et les Ambrons. V. ci-dessous t. II, part. 2.

ANNEES 360 à 358. avant J.-C.

Pendant sa retraite le long de l'Anio, l'armée gauloise avait trouvé à Tibur un accueil amical et des vivres; de là elle avait gagné la Campanie en cotoyant l'Apennin. Irrités de la conduite des Tiburtins, les Romains vinrent saccager leur territoire; et les Gaulois, par représaille, passant dans le Latium, saccagèrent Lavicum, Tusculum, Albe, et le plat pays jusqu'aux portes de Rome[388]; mais bientôt, assaillis coup sur coup par deux armées, ils furent contraints de battre en retraite dans les montagnes tiburtines[389]. Au printemps suivant, grossis par de nouvelles bandes, ils reprirent la campagne.

      Note 388: Fœdæ populationes in Lavicano, Tusculano, Albano agro.
      Tit. Liv. l. VII, c. 11.

Note 389: Fugâ Tibur, sicut arcem belli gallici, petunt. Idem, ibid.

Pour mettre un terme à ces dévastations, les peuples latins envoyèrent à Rome des forces considérables, qui se réunirent aux légions sous la conduite du dictateur C. Sulpicius. Ce général, pendant la guerre précédente, avait étudié attentivement l'ennemi qu'il avait à combattre. Ce qu'il craignait le plus, c'était une affaire décisive dès l'ouverture des hostilités; il traîna donc en longueur, travaillant surtout à affamer les bandes gauloises, et à les fatiguer par des marches continuelles. Cette tactique eut un plein succès. Elles furent totalement détruites, partie en bataille rangée, partie par la main des paysans. Leur camp se trouva richement garni d'or et d'objets précieux, provenant du pillage de la Campanie et du Latium. Sulpicius fit un choix parmi ces dépouilles, et les déposa dans le trésor particulier, consacré aux frais des guerres gauloises[390].

Note 390: Tit. Liv. l. VII, c. 1.

ANNEE 350 avant J.-C.

Ce désastre rendit les Cisalpins plus circonspects; et de huit ans, ils n'osèrent pas se remontrer dans Latium. Au bout de ce temps, ils revinrent, et se fortifièrent sur le mont Albano, qui, suivant l'expression d'un écrivain romain, commande comme une haute citadelle toutes les montagnes d'alentour[391]. Trente-six mille Latins et Romains se rassemblèrent aussitôt sous les enseignes du consul Popilius Lænas; dix-huit mille furent laissés autour de Rome pour la couvrir; le reste se dirigea vers le mont Albano. Admirateur de Sulpicius, Lænas était décidé à suivre la même tactique que lui. Après avoir attiré les Gaulois en rase campagne, il prit position sur une colline assez escarpée, et fit commencer les travaux d'un camp, enjoignant bien à ses soldats de ne s'inquiéter en rien des mouvemens qui pourraient se passer dans la plaine[392].

Note 391: Quod editissimum inter æquales tumulos… arcem Albanam petunt. Tit. Liv. l. VII, c. 24.

Note 392: Tit. Liv. l. VII, c. 23.

Sitôt que l'armée gauloise aperçut les enseignes romaines plantées en terre[393], et les légions à l'ouvrage, impatiente de combattre, elle entonna son chant de guerre, et déploya sa ligne de bataille; le consul fit poursuivre tranquillement les travaux. Elle s'ébranla alors toute entière, et vint au pas de course escalader la colline. Popilius plaça entre les travailleurs et les assaillans deux rangs de légionaires, le premier, armé de longues piques ou hastes, le second de javelots et d'autres projectiles. Lancés de haut en bas, ces traits tombaient à plomb, et il n'y en avait guère qui ne portassent juste. Malgré cette grêle qui les criblait de blessures, ou surchargeait leurs boucliers de poids énormes, les Gaulois atteignirent le sommet du coteau; mais là, trouvant devant eux la ligne hérissée de piques qui en défendait l'approche, ils éprouvèrent un moment d'hésitation; ce moment les perdit. Les Romains s'avançant avec impétuosité, leurs premiers rangs furent culbutés, et entraînèrent dans leur mouvement rétrograde la masse qui les suivait. Dans cette presse meurtrière, un grand nombre périrent écrasés, un grand nombre tombèrent sous le fer ennemi; le gros de l'armée fit retraite précipitamment vers l'extrémité de la plaine, où il reprit ses anciennes positions[394].

      Note 393: Gens ferox et ingenii avidi ad pugnam, procul visis
      Romanorum signis… Idem. Ibid.

Note 394: Impulsi retrò ruere alii super alios, stragemque inter se cæde ipsâ fœdiorem dare: adeò præcipiti turbâ obtriti plures, quàm ferro necati. Tit. Liv. l. VII, c. 23.

Ce premier succès avait animé l'armée romaine; les travailleurs avaient jeté leurs outils et saisi leurs armes; Popilius, cédant à l'élan de ses troupes, descendit le coteau, et vint attaquer la ligne gauloise; mais là le sort se déclara contre lui. La légion qu'il commandait fut enfoncée; lui-même, ayant eu l'épaule gauche presque traversée d'un matar ou matras, espèce de javelot gaulois, fut enlevé tout sanglant du champ de bataille[395]. La blessure du consul augmenta le désordre; sa légion se débanda, et, le découragement gagnant les autres, la fuite devenait générale, lorsque Popilius, à peine pansé, se fit rapporter dans la mêlée. «Que faites-vous, soldats? criait-il; ce n'est pas à des Sabins, à des Latins que vous avez affaire: vous avez tiré l'épée contre des bêtes féroces qui boiront tout votre sang, si vous n'épuisez tout le leur. Vous les avez chassés de votre camp, la montagne est couverte de leurs morts; il faut en joncher aussi la plaine. En avant les enseignes! à l'ennemi[396]!» Les exhortations du consul ne furent pas vaines; ses troupes ralliées, se formant en triangle, attaquèrent le centre gaulois, et le rompirent. Les ailes, accourues pour soutenir le centre, furent aussi culbutées. Tout fut perdu dès lors pour les Cisalpins; car ils n'étaient pas gens à se rallier comme les Romains, ils connaissaient à peine une discipline et des chefs[397]. S'étant dirigés dans leur fuite du côté du mont Albano, ils s'y fortifièrent; et l'armée de Popilius retourna à Rome[398].

Note 395: Lævo humero matari propè trajecto. Tit. Liv. l. VII, c. 24. —On appelait encore matras, au moyen âge, un trait qui se décochait avec l'arbalète, et dont le fer était moins pointu que celui de la flèche.

Note 396: Non cum latino sabinoque hoste res est; in belluas strinximus ferrum; hauriendus aut dandus est sanguis… Inferenda sunt signa, vadendum in hostem. Ibid.

      Note 397: Quibus nec certa imperia, nec duces essent.
      Tit. Liv. l. VII, c. 24.

Note 398: Tit. Liv. l. VII, c. 24.

ANNEE 349 avant J.-C.

Durant l'hiver qui suivit, la rigueur du froid et le manque de vivres chassèrent les Gaulois du mont Albano; ils descendirent dans le plat pays, qu'ils parcoururent jusqu'à la mer. La côte était alors désolée par des pirates grecs, qui infestaient surtout le voisinage du Tibre. Une fois les brigands de mer, suivant l'expression d'un historien, en vinrent aux prises avec les brigands de terre[399]; mais ils se séparèrent sans que les uns ni les autres obtinssent décidément l'avantage. Les Gaulois, après quelques courses, se cantonnèrent près de Pomptinum. Au printemps, l'armée du Latium, forte de quatre légions, vint camper non loin de là; et, suivant la tactique adoptée dans ces guerres par les généraux romains, elle se contenta d'observer les mouvemens de l'ennemi[400]. Le voisinage des deux camps, pendant cette inaction, amena sans doute plus d'une provocation et plus d'un combat singulier. Les annalistes romains nous ont transmis le récit d'un événement de ce genre, mais en le dénaturant par des détails merveilleux qui rappellent le duel de Manlius Torquatus, et par d'autres bien plus extraordinaires encore.

      Note 399: Prædones maritimi cum terrestribus congressi.
      Tit. Liv. l. VII, c. 25.

Note 400: Quia neque in campis congredi nullâ cogente re volebat (consul) et prohibendo populationibus… satis domari credebat hostem. Tit. Liv. l. VII, c. 25.

Ici, comme au pont de l'Anio, le provocateur est un géant faisant d'énormes enjambées, et brandissant un long épieu dans sa main droite[401]; le vengeur de Rome est un jeune tribun nommé Valérius; mais l'honneur de la victoire ne lui appartient pas tout entier. Un corbeau, envoyé par les dieux[402], vient se percher sur son casque; et de là s'élançant sur le Gaulois, à coups d'ongles et de bec, il lui déchire le visage et les mains, il lui crève les yeux, il l'étourdit du battement de ses ailes; si bien que le malheureux n'a plus qu'à tendre le cou au romain qui l'égorge[403].

Note 401: Dux Gallorum vastâ et arduâ proceritate, grandia ingrediens et manu telum reciproquans… Aul. Gell. l. IV, c. 11.

Note 402: Ibi vis quædam divina fit. Idem. Ibid.

Note 403: Insilibat, obturbabat, unguibus manum laniabat, et prospectum alis arcebat. Aul. Gell. l, IV. c. 11. —Tit. Liv. l. VII, c. 26.

ANNEES 349 à 299 avant J.-C.

Ce qu'il y a de certain, c'est que Rome, ne jugeant pas prudent de pousser à bout l'armée gauloise, fit avec elle une trève de trois ans, en vertu de laquelle celle-ci put se retirer sans être inquiétée ni par la république, ni par ses alliés; la route qu'elle parcourut dans cette retraite reçut alors et porta depuis lors le nom de voie gauloise[404]. La trève se changea bientôt en une paix définitive que les Gaulois observèrent religieusement[405], quoique leurs amis les Tiburtins fussent cruellement châtiés des secours et de l'asile qu'ils leur avaient prêtés deux fois[406]. Une seule année, le bruit de mouvemens guerriers dont la Cisalpine était le théâtre vint alarmer Rome. «Quand il s'agissait de cet ennemi, dit un historien latin, les rumeurs même les plus vagues n'étaient jamais négligées[407]; le consul à qui était échu la conduite de cette guerre présumée enrôla jusqu'aux ouvriers les plus sédentaires, bien que ce genre de vie ne dispose nullement au service des armes: une grande armée fut aussi rassemblée à Véïes, et il lui fut défendu de s'éloigner davantage dans la crainte de manquer l'ennemi s'il se portait sur Rome par un autre chemin[408].»

      Note 404: Via data est quæ Gallica appellatur. Sext. Jul. Fronton.
      Stratag. l. II, c. 6.

      Note 405: Είρήνην έποιήσαντο καί συνθήκας, έν αίς έτη τριάκοντα
      μείναντες έμπεδώς… Polyb. l. II, p. 107.

Note 406: Tit. Liv. l. VIII, c. 14.

Note 407: Tumultûs Gallici fama atrox invasit, haud fermè unquam neglecta patribus. Tit. Liv. l. VIII, c. 20.

Note 408: Tit. Liv. l. VIII, c. 20.

L'alarme était sans fondement; les précautions furent donc superflues, mais elles témoignent assez quelle épouvante le nom gaulois inspirait aux Romains, et peuvent servir de confirmation à ces paroles mémorables d'un de leurs écrivains célèbres: «Avec les peuples de l'Italie, Rome combattit pour l'empire; avec les Gaulois, pour la vie[409].»

Note 409: Cum Gallis pro salute non pro gloriâ certari. Sallust. de bell. Jugurth.

ANNEE 299 avant J.-C.

Depuis cinquante ans, les nations cisalpines semblaient avoir renoncé aux courses et au brigandage, lorsqu'une bande nombreuse de Transalpins déboucha des monts, et pénétra jusqu'au centre de la Circumpadane, demandant à grands cris des terres. Pris au dépourvu, les Cisalpins cherchèrent à détourner plus loin l'orage qu'ils n'avaient pas su prévenir. Ils reçurent les nouveau-venus en frères, et partagèrent avec eux leurs trésors[410]. «Voilà, leur dirent-ils en montrant le midi de l'Italie, voilà le pays qui nous fournit tout cela; de l'or, des troupeaux, des champs fertiles vous y attendent, si vous voulez seulement nous suivre.» Et, s'armant avec eux, ils les emmenèrent sur le territoire étrusque[411].

Note 410: Άπό μέν αύτών έτρεψαν τάς όρμάς τών έξανισταμένων, δωροφοροϋντες καί προτιθέμενοι τήν συγγένειαν. Polyb. l. II, p. 107.

Note 411: Polyb. l. II, p. 107.—Tit. liv. l. X, c. 10.

L'Étrurie était à l'abri d'un coup de main. Il y avait déjà long-temps que la confédération préparait en secret un grand armement destiné contre Rome, dont l'ambition menaçait de plus en plus son existence. Ses places étaient approvisionnées, ses troupes sur pied; il lui était facile de faire face aux bandes qui venaient l'attaquer; mais cette nouvelle guerre dérangeait tous les plans qu'elle avait formés pour une autre plus importante. Dans son embarras, elle eut recours à un singulier expédient. Elle fit proposer aux Gaulois de s'enrôler à son service tout armés, tout équipés, dans l'état où ils se trouvaient, et d'échanger immédiatement le nom d'ennemis contre celui d'alliés, moyennant une solde[412]. L'offre parut convenir; la solde fut stipulée et livrée d'avance, mais alors les Gaulois refusèrent de marcher. «L'argent que nous avons reçu, dirent-ils aux Étrusques, n'est autre qu'un dédommagement pour le butin que nous devions faire dans vos villes; c'est la rançon de vos champs, le prix de la tranquillité que nous laissons à vos laboureurs[413]. Maintenant, si vous avez besoin de nos bras contre vos ennemis les Romains, les voilà, mais à une condition: donnez-nous des terres!»

      Note 412: Socios ex hostibus facere Gallos conantur.
      Tit. Liv. l. X, c. 10.

Note 413: Quidquid acceperint accepisse ne agrum etruscum vastarent, armisque lacesserent cultores: militaturos tamen se… sed nullâ aliâ mercede quàm ut in partem agri accipiantur. Tit. Liv. l. c.

Malgré l'insigne mauvaise foi dont les Gaulois venaient de faire preuve, leur nouvelle prétention fut examinée par le conseil suprême de l'Étrurie, tant était grand le désir de se les attacher comme auxiliaires; et si elle fut rejetée, ce fut moins parce qu'il eût fallu sacrifier quelque portion du territoire, que parce qu'aucune des cités ne consentait à admettre parmi ses habitans «des hommes d'une espèce si féroce[414].» Les deux bandes repassèrent l'Apennin avec l'or qui leur avait coûté si peu; mais, quand il fallut partager, la discorde se mit entre elles; Transalpins et Cisalpins se livrèrent une bataille acharnée où les premiers périrent presque tous. «De tels accès de fureur, dit Polybe, n'étaient rien moins que rares chez ces peuples, à la suite du pillage de quelque ville opulente, surtout lorsqu'ils étaient excités par le vin[415].»

      Note 414: Non tàm quia imminui agrum, quàm quia accolas sibi quisque
      adjungere tàm efferatæ gentis homines horrebat.
      Tit. Liv. l. X, c. 10.

Note 415: Τοϋτο δέ σύνηθές έστι Γαλάταις πράττειν, έπειδάν σφετερίσωνταί τι τών πέλας, καί μάλιστα διά τάς άλόγους οίνοφλυγίας καί πλησμονάς. Polyb. l. II, p. 107.

ANNEE 296 avant J.-C.

Sur ces entrefaites, une coalition générale se forma contre Rome. Les Samnites, poussés à bout, sollicitaient vivement les Ombres et les Étrusques de se liguer avec eux pour une cause juste, une cause sainte; pour délivrer l'Italie d'une république insatiable, perfide, tyrannique, qui ne voulait souffrir, autour d'elle, de paix que la paix de ses esclaves, et dont la domination était pourtant mille fois plus intolérable que toutes les horreurs de la guerre[416].»—«Vous seuls pouvez sauver l'Italie, disait au conseil des Lucumons l'ambassadeur samnite; vous êtes vaillans, nombreux, riches, et vous avez à vos portes une race d'hommes née au milieu du fer, nourrie dans le tumulte des batailles, et qui à son intrépidité naturelle joint une haine invétérée contre le peuple romain, dont elle se vante, à juste titre, d'avoir brûlé la ville et réduit l'orgueil à se racheter à prix d'or[417]?» Il insistait sur l'envoi immédiat d'émissaires qui parcourraient la Circumpadane, l'argent à la main, et solliciteraient les chefs gaulois à prendre les armes. L'Étrurie et l'Ombrie entrèrent avec empressement dans le plan des Samnites; et des ambassadeurs, envoyés à Séna, à Bononia, à Médiolanum, parvinrent à conclure une alliance entre les nations cisalpines et la coalition italique.

Note 416: Pia arma… justum bellum. Pax servientibus gravior quàm liberis bellum. Tit. Liv. l. IX, X, c. 16.

Note 417: Habere accolas Gallos inter ferrum et arma natos, feroces cùm suopte ingenio, tùm adversùs populum romanum quem captum à se auroque redemptum, haud vana jactantes, memorent. Tit. liv. l. X, c. 16.

La nouvelle d'un armement formidable chez les Samnites, les Étrusques, les Ombres, surtout chez les Gaulois, jeta dans Rome la consternation; et de prétendus prodiges, fruits de la frayeur populaire, vinrent fournir à cette frayeur même un aliment de plus. On racontait que la statue de la Victoire, descendue de son piédestal, comme si elle eût voulu quitter la ville, s'était tournée vers la porte Colline, porte de fatale mémoire, par où les Gaulois l'avaient jadis envahie après la journée d'Allia. Ce souvenir préoccupait tous les esprits; ce nom était dans toutes les bouches.

Citoyens, sujets, alliés de la république, se levèrent en masse; les vieillards mêmes furent enrôlés et organisés en cohortes particulières[418]. Trois armées se trouvèrent bientôt sur pied; deux furent placées autour de la ville pour en couvrir les approches, tandis que la troisième, forte de soixante mille hommes, devait agir à l'extérieur.

Note 418: Seniorum cohortes factæ-. Tit. Liv. l. X.

ANNEE 295 avant J.-C.

C'était entre la rive gauche du Tibre et l'Apennin, dans l'Ombrie, près de la ville d'Aharna, que les coalisés se réunissaient, mais lentement à cause de l'hiver. A mesure que leurs forces arrivaient, elles se distribuaient dans deux grands camps dont le premier recevait les Gaulois et les Samnites, l'autre les Étrusques et les Ombres. Non loin de cette même ville d'Aharna, se trouvaient alors cantonnées deux légions romaines que le sénat y avait envoyées précédemment pour contenir le pays. Surprises par la réunion inopinée des confédérés, elles ne pouvaient faire retraite sans être accablées; elles attendaient des secours de Rome, occupant une position fortement retranchée, et résolues à s'y défendre jusqu'à ce qu'on les vînt délivrer. Le sénat n'osait l'entreprendre de peur d'exposer en pure perte de nouvelles légions; mais Q. Fabius Maximus, l'un des consuls, prit sur lui la responsabilité de l'événement[419].

Note 419: Tit. Liv. l. X, c. 21 et seq.

Fabius était un vieillard actif, excellent pour un coup de main, et à qui l'âge n'avait rien enlevé de l'audace, ni malheureusement de l'imprudence de la jeunesse. Il partit avec cinq mille hommes, passa le Tibre, joignit et ramena les deux légions, sans trouver d'obstacle; mais ensuite il gâta tout le fruit de cette manœuvre hardie. Prenant pour de la peur l'inaction des confédérés, il s'imagina pouvoir contenir l'Étrurie, et faire face à la coalition avec le peu de forces qu'il avait alors sous ses ordres; et, les disséminant de côté et d'autre, il plaça une seule légion en observation près de Clusium, presque sur la frontière ombrienne. Au milieu de l'épouvante générale qu'il semblait braver, Fabius affectait une confiance immodérée; on l'entendait répéter à ses soldats: «Soyez tranquilles; moins vous serez, plus riches je vous rendrai[420].» Ces bravades finirent par alarmer le sénat, qui le rappela à Rome pour y rendre compte de sa conduite; après de sévères réprimandes, on le contraignit de partager la conduite de la guerre avec son collègue P. Décius. Ils partirent donc tous les deux de Rome à la tête de cinquante-cinq mille hommes formant le reste de l'armée active. Comme ils approchaient de Clusium, ils entendirent des chants sauvages, et aperçurent à travers la campagne des cavaliers gaulois qui portaient des têtes plantées au bout de leurs lances, et attachées au poitrail de leurs chevaux[421]. Ce fut la première nouvelle qu'ils euren du massacre de toute une légion.

      Note 420: Majori mihi curæ est ut omnes locupletes reducam, quàm ut
      multis rem geram militibus. Tit. Liv. l. X, c. 25.

      Note 421: Pectoribus equorum suspensa gestantes capita et lanceis
      infixa, ovantesque moris sui carmina. Tit. Liv. l. X, c. 26.

En effet, à peine Fabius avait-il quitté l'Étrurie, qu'une troupe de cavaliers sénons, passant le Tibre pendant la nuit, vint cerner dans le plus grand silence la légion cantonnée près de Clusium[422]. Tout, jusqu'au dernier homme, y fut exterminé[423]. Un sort pareil attendait inévitablement les autres divisions romaines disséminées en Étrurie, si P. Décius et ses cinquante-cinq mille hommes avaient tardé davantage. A la vue des enseignes consulaires, les Sénons repassèrent précipitamment le fleuve.

Note 422: Tit. Liv. loc. cit.—Polyb. l. II, p. 107.

      Note 423: Deletam legionem, ita ut nuncius non superesset.
      Tit. Liv. l. X, c. 26.

Le plan de campagne prescrit par le sénat aux consuls était tracé avec sagesse et habileté. Ceux-ci devaient, à la tête de leurs soixante-six mille hommes, faire face aux troupes réunies des coalisés, mais en évitant une affaire générale; tandis que les deux armées qui couvraient Rome pénétreraient, par les rives gauche et droite du Tibre, dans l'Ombrie méridionale et dans l'Étrurie, et mettraient à feu et à sang le pays, pour obliger les Ombres et les Étrusques à revenir défendre leurs foyers. Ce ne serait qu'après cette séparation que l'armée consulaire devait attaquer les Samnites et les Gaulois, dont on espérait alors avoir bon marché. Conformément à ce plan, les deux consuls après avoir promené long-temps la masse des confédérés, d'un canton à l'autre de l'Ombrie, sans vouloir jamais accepter le combat, passèrent l'Apennin, et allèrent se poster au pied oriental de cette chaîne, non loin de la ville de Sentinum. Les Ombres et les Étrusques à la fin perdirent patience; ils recevaient de leur patrie des nouvelles chaque jour plus désolantes; leurs villes étaient incendiées, leurs champs dévastés, leurs femmes traînées en esclavage; quoiqu'en pût souffrir la cause commune, ils se séparèrent de leurs confédérés[424].

Note 424: Tit. Liv. l. X, c. 26 et 27.—Jul. Front. Stratag. l. I, c. 8.—Paul. Oros. l. IV, c. 21.

Aussitôt les rôles changèrent. Ce furent les Romains qui cherchèrent avec empressement l'occasion d'une bataille décisive, et les Gallo-Samnites qui l'évitèrent avec opiniâtreté; cependant, au bout de deux jours d'hésitation, ceux-ci prirent leur parti, et déployèrent leurs lignes dans une vaste plaine devant Sentinum. Les Gaulois occupèrent la droite de l'ordre de bataille; leur infanterie était soutenue par mille chariots de guerre, outre une cavalerie forte et habile[425]. Eux seuls en Italie faisaient usage de ces chariots, qu'ils manœuvraient avec une dextérité remarquable. Chaque chariot, attelé à des chevaux très-fougueux, contenait plusieurs hommes armés de traits, qui tantôt combattaient d'en haut, tantôt sautaient au milieu de la mêlée pour y combattre à pied, réunissant à la fermeté du fantassin la promptitude du cavalier[426]. Le danger devenait-il pressant, ils se réfugiaient dans leurs chariots, et se portaient à toute bride sur un autre point. Les Romains admiraient l'adresse du guerrier gaulois à lancer son chariot, à l'arrêter sur les pentes les plus rapides, à faire exécuter à cette lourde machine toutes les évolutions exigées par les mouvemens de la bataille; on le voyait courir sur le timon, se tenir ferme sur le joug, se rejeter en arrière, descendre, remonter; tout cela avec la rapidité de l'éclair[427].

Note 425: Tit. Liv. Ibid.—Paul Oros. l. IV, c. 21.

      Note 426: Mobilitatem equitum, stabilitatem peditum… Cæsar, de
      Bello Gall. l. IV, c. 33.

Note 427: In declivi ac præcipiti loco incitatos equos sustinere, et brevi moderari ac flectere, et per temonem percurrere, et in jugo insistere, et indè se in currus citissimè recipere consuerunt. Ibid.

Les Romains sortirent avec joie de leur camp, et formèrent leur ordre de bataille; Fabius se plaça à la droite vis-à-vis des Samnites; Décius à la gauche fit face aux Gaulois. Comme les préparatifs étaient terminés, et que les Romains n'attendaient plus que le signal de leurs chefs, une biche chassée des montagnes voisines par un loup, entra dans l'intervalle qui séparait les deux armées, et se réfugia du côté des Gaulois, qui la tuèrent; le loup tourna vers les Romains, mais ceux-ci ouvrirent leurs rangs pour le laisser passer[428]. Alors un légionaire, de la tête de la ligne, s'écria d'une voix forte: «Camarades, la fuite et la mort passent de ce côté où vous voyez étendu par terre l'animal consacré à Diane. Le loup au contraire, échappé au péril sans blessure, présage notre victoire par la sienne; le loup consacré à Mars nous rappelle que nous sommes enfans de ce dieu, et que notre père a les yeux sur nous[429].» Ce fut dans cette confiance que l'armée romaine engagea le combat.

      Note 428: Cerva ad Gallos, lupus ad Romanos cursum deflexit…
      Tit. Liv. l. X, c. 27.

Note 429: Illac fuga et cædes vertit, ubi sacram Dianæ feram jacentem videtis; hinc victor martius lupus integer et intactus, gentis nos martiæ et conditoris nostri admonuit. Tit. Liv. l. X, c. 27.

Le choc commença par la droite que commandait Fabius; il fut reçu avec fermeté par les Samnites, et de part et d'autre les avantages se balancèrent long-temps. A la gauche, l'infanterie de Décius chargea les Gaulois, mais ne produisit rien de décisif. Décius, dans la vigueur de l'âge, brûlait d'enlever la victoire à son vieux collègue. Il rassemble toute sa cavalerie, composée de l'élite de la jeunesse romaine, l'anime par ses discours, se met à sa tête, et va fondre sur la cavalerie gauloise qu'il disperse aisément; elle essaie de se rallier, il l'enfonce une seconde fois. Mais alors l'infanterie gauloise s'entr'ouvre, et, avec un bruit épouvantable, s'élancent les chars, qui rompent et culbutent les escadrons ennemis[430]. En un moment toute cette cavalerie victorieuse est anéantie. Les chariots se dirigent ensuite vers les légions, et pénètrent dans leur masse compacte; l'infanterie et la cavalerie gauloise accourant complètent la déroute. Décius s'épuise en efforts pour retenir les siens qui fuient; il les arrête; il les conjure: «Malheureux! leur crie-t-il; pensez-vous qu'on se sauve en fuyant?» Convaincu enfin de l'inutilité de tout effort humain, se maudissant lui-même, il prend la résolution de mourir, mais d'une mort qui expie du moins sa faute, et répare le mal qu'il a causé[431].

Note 430: Essedis carrisque superstans armatus hostis ingenti sonitu equorum rotarumque advenit. Tit. Liv. l. X, c. 28.

Note 431: Tit. Liv. l. X, c. 28.

C'était, chez les peuples latins, une croyance fermement établie, qu'un général qui, dans une bataille désespérée, se dévouait aux dieux infernaux, prévenait par là la destruction de son armée; et qu'alors, suivant l'expression consacrée, «la terreur, la fuite, le carnage, la mort, la colère des dieux du ciel, la colère des dieux des enfers[432],» passaient des rangs des vaincus dans ceux des vainqueurs. Un événement très-récent, où le père même de Décius avait joué le principal rôle, donnait à cette croyance religieuse une autorité qui semblait la mettre au-dessus de tout doute. Dans une des dernières guerres, entre les Romains et les Latins, on avait vu les premiers, déjà vaincus et fugitifs, se rallier par la vertu d'un semblable dévouement, et rentrer victorieux sur le champ de bataille. Ce souvenir se retraça vivement à l'imagination de Décius: «O mon père! s'écria-t-il, je te suis, puisque le destin des Décius est de mourir pour conjurer les désastres publics[433].» Il fit signe au grand pontife, qui se tenait près de lui, de l'accompagner, se retira à quelque distance hors de la mêlée, et mit pied à terre.

      Note 432: Formidinem ac fugam; cædemque ac cruorem; cælestium
      inferorumque iras… Tit. Liv. l. X, c. 28.

      Note 433: Datum hoc nostro generi est ut luendis periculis publicis
      piacula simus. Tit. Liv. l. X, c. 28.

Suivant le cérémonial établi, Décius plaça sous ses pieds un javelot, et la tête couverte d'un pan de sa robe, le menton appuyé sur sa main droite[434], il répéta phrase par phrase la formule que le grand-prêtre récita à son côté. «Janus, Jupiter, père Mars, Quirinus, Bellone, Lares, dieux nouveaux, dieux indigètes, dieux qui avez puissance sur nous et sur nos ennemis, dieux Mânes, je vous offre mes vœux, je vous prie, je vous conjure d'octroyer force et victoire au peuple romain, fils de Quirinus; de faire peser la terreur, l'épouvante, la mort, sur les ennemis du peuple romain fils de Quirinus. Par ces paroles j'entends dévouer aux dieux Mânes et à la terre les légions ennemies pour le salut de la république romaine, et pour celui des auxiliaires des enfans de Quirinus[435].» Ensuite il prononça les plus terribles imprécations contre sa tête, contre les têtes, les corps, les armes, les drapeaux de l'ennemi; et, commandant à ses licteurs de publier par toute l'armée ce qu'ils avaient vu, il monte à cheval, s'élance et disparaît au milieu d'un épais bataillon de Gaulois.

Note 434: Tit. Liv. l. VIII.

Note 435: Tit. Liv. l. VIII.

Ce noble sacrifice ne fut point sans fruit; à peine la rumeur en est répandue que les fuyards s'arrêtent, et que, pleins d'un courage superstitieux, ils reviennent au combat. Ils croient voir l'armée gauloise en proie à la peur et aux furies. «Voyez, disent les uns, ils restent immobiles et engourdis autour du cadavre du consul.»—«Ils s'agitent comme des aliénés, disaient les autres; mais leurs traits ne blessent plus[436].» Le grand-prêtre cependant courait à cheval de rang en rang. «La victoire est à nous, criait-il; les Gaulois plient: Décius les appelle à lui; Décius les entraîne chez les morts[437]!»

Note 436: Furiarum ac formidinis plena omnia ad hostes esse. . . Galli velut alienatâ mente vana incassum jactare tela. . . Quidam torpere. Tit. Liv. l. X, c. 29.

Note 437: Rapere ad se ac vocare Decium devotam secum aciem… vicisse Romanos. Tit. Liv. l. X, c. 23.

Dans ce moment Fabius, qui avait pris l'avantage sur les Samnites, informé de la détresse de l'aile gauche, détache pour la secourir une division de son armée. L'aile gauche romaine regagne du terrein. Les Gaulois, réduits à la défensive, se forment en carré, et, joignant leurs boucliers l'un contre l'autre comme un enceinte de palissades, reçoivent l'ennemi de pied ferme. Les Romains les entourent, et, ramassant les javelots et les épieux dont la terre était jonchée, brisent les boucliers gaulois, et cherchent à se faire jour dans l'intérieur du carré[438]; mais les brèches étaient aussitôt refermées. Cependant l'armée samnite, après avoir long-temps résisté à l'aile droite des Romains, lâche pied, et traverse le champ de bataille près du carré gaulois; mais, au lieu de s'y rallier et de le secourir, elle passe outre, et court se renfermer dans le camp. Fabius survient, et l'armée romaine tout entière se réunit contre les Cisalpins: ils furent rompus de toutes parts et écrasés. La coalition, dans cette journée fatale, perdit vingt-cinq mille hommes, la plupart Gaulois: le nombre des blessés fut plus grand[439].

Note 438: Colleuta humi pila, quæ strata inter duas acies jacebant, atque in testudinem hostium conjecta. Tit. Liv. l. X, c. 29.

Note 439: Tit. Liv. loc. citat.—Paul Orose (l. IV, c. 21) fait monter le nombre des morts à 40,000.—Diodore de Sicile n'en compte pas moins de 100,000.

ANNEE 284 avant J.-C.

Le désastre de Sentinum dégoûta les Cisalpins d'une alliance dans laquelle ils avaient été si honteusement sacrifiés; au bout de quelques années cependant, ils reprirent les armes à la sollicitation des Étrusques. Mais déjà le Samnium se résignait au joug des Romains; plusieurs même des cités de l'Étrurie, gagnées par les intrigues du sénat, avaient fait leur paix particulière; et la cause de l'Italie était presque désespérée. Ce furent les Sénons qui consentirent à seconder les dernières tentatives du parti national étrusque; guidés par lui, ils vinrent mettre le siège devant Arétium[440], la plus importante des cités vendues aux Romains. Ceux-ci n'abandonnèrent pas leurs partisans; ils envoyèrent dans le camp sénonais des commissaires chargés de déclarer aux chefs cisalpins que la république prenait Arétium sous sa protection; et qu'ils eussent à en lever le siège immédiatement s'ils ne voulaient pas entrer en guerre avec elle. On ignore ce qui se passa dans la conférence, si les Romains prétendirent employer, à l'égard de cette nation fière et irritable, le langage hautain et arrogant qu'ils parlaient au reste de l'Italie, ou si, comme un historien le fait entendre, la vengeance personnelle d'un des chefs kimris amena l'horrible catastrophe; mais les commissaires furent massacrés et leurs membres dispersés avec les lambeaux de leurs robes et les insignes de leurs dignités, autour des murailles d'Arétium.

Note 440: Aujourd'hui Arezzo.

A cette nouvelle, le sénat irrité fit marcher deux armées contre les Sénons. La première, conduite par Corn. Dolabella, entrant à l'improviste sur leur territoire, y commit toutes les dévastations d'une guerre sans quartier; les hommes étaient passés au fil de l'épée[441]; les maisons et les récoltes brûlées; les femmes et les enfans traînés en servitude[442]. La seconde, sous le commandement du préteur Cécilius Métellus, attaqua le camp gaulois d'Arétium; mais dès le premier combat elle fut mise en déroute; Métellus resta sur la place avec treize mille légionaires, sept tribuns et l'élitedes jeunes chevaliers[443].

      Note 441: Polyb. l. II, p. 107.—Tit. Liv. epitom. l. XI.
      —Paul. Oros. l. III, c. 22.—Appian. ap. Fulv. Ursin. p. 343, 351.

      Note 442: Άπαντας ήβηδόν κατέσφαξεν. Dionys. Halic. excerpt. p. 711.
      —Flor. l. I, c. 13.

      Note 443: Cecilius, VII tribuni militum, multi nobiles
      trucidati; XIII millia militum prostrata.—Paul. Oros. l. III, c. 22.
      —Tit. Liv. epit. XII.—Polyb. l. II, p. 107, 108.

ANNEE: 283 avant J.-C.

Jamais plus violente colère n'avait transporté les Sénons; la guerre leur paraissait trop lente à quarante lieues du Capitole. «C'est à Rome qu'il faut marcher, s'écriaient-ils; les Gaulois savent comment on la prend[444]!» Ils entraînèrent avec eux les Étrusques, et atteignirent sans obstacle le lac Vadimon, situé sur la frontière du territoire romain. Mais l'armée de Dolabella avait eu le temps de se replier sur la ville; grossie par les débris de l'armée de Métellus et par des renforts arrivés de Rome, elle livra aux troupes gallo-étrusques une bataille dans laquelle celles-ci furent accablées. Les Sénons firent des prodiges de valeur, et un petit nombre seulement regagna son pays[445]. Les Boïes essayèrent de venger leurs compatriotes; vaincus eux-mêmes, ils se virent contraints de demander la paix[446]; ce fut la première que les Romains imposèrent aux nations cisalpines.

Note 444:

      Intratam Senorum capietis millibus urbem
      Assuetamque capi!…. Sil. Ital.

      Note 445: Polyb. l. II, p. 108.—Tit. Liv. epitom. XII.
      —Florus l. I, c. 13.—Paulus Oros. l. III, c. 22.

      Note 446: Διαπρεσβευσάμενοι περί σπονδών καί διαλύσεων, συνθήκας
      έθεντο πρός Ρωμαίους. Polyb. l. II, p. 108.

Le sénat put alors achever sans trouble et avec régularité, sur le territoire sénonais, l'œuvre d'extermination commencée par Dolabella. Tous les hommes qui ne se réfugièrent pas chez les nations voisines périrent par l'épée; les enfans et les femmes furent épargnés, mais, comme la terre, ils devinrent une propriété de la république. Puis on s'occupa, à Rome, d'envoyer une colonie dans le principal bourg des vaincus, à Séna, sur la côte de l'Adriatique[447].

Note 447: Sena ou Sena Gallica.

      …………..Quà Sena relictum
      Gallorum à populis servat per sæcula nomen.

Sil. Ital. l. XV, 556.

Voici la marche que suivaient les Romains, lorsqu'ils fondaient une colonie. D'ordinaire le peuple assemblé nommait les familles auxquelles il était assigné des parts sur le territoire conquis; ces familles s'y rendaient militairement, enseignes déployées, sous la conduite de trois commissaires appelés triumvirs[448]. Arrivés sur les lieux, avant de commencer aucun travail d'établissement, les triumvirs faisaient creuser une fosse ronde, au fond de laquelle ils déposaient des fruits et une poignée de terre apportés du sol romain: puis, attelant à une charrue dont le soc était de cuivre un taureau blanc et une génisse blanche, ils marquaient par un sillon profond l'enceinte de la ville future; et les colons suivaient, rejetant dans l'intérieur de la ligne les mottes soulevées par la charrue. Un pareil sillon circonscrivait l'enceinte totale du territoire colonisé; un autre servait de limite aux propriétés particulières. Le taureau et la génisse étaient ensuite sacrifiés en grande pompe aux divinités que la ville choisissait pour protectrices. Deux magistrats, nommés duumvirs, et un sénat élu parmi les principaux habitans, composaient le gouvernement de la colonie; ses lois étaient les lois de Rome. C'est ainsi que s'éleva, parmi les nations gauloises de l'Italie, une ville romaine, sentinelle avancée de sa république, foyer d'intrigues et d'espionnage, jusqu'à ce qu'elle pût servir de point d'appui à des opérations de conquête.

Note 448: Triumviri coloniæ deducendæ. Tit. Liv. passim.

L'ambition des Romains était satisfaite, leur vanité ne l'était pas. Ils voulurent avoir reconquis cet or au prix duquel ils s'étaient rachetés, il y avait alors cent sept ans, et que les nations italiennes leur avaient tant de fois et si amèrement reproché. Le propréteur Drusus rapporta en grande pompe à Rome, et déposa au Capitole des lingots d'or et d'argent et des bijoux trouvés dans le trésor commun des Sénons[449]; et l'on proclama avec orgueil que la honte des anciens revers était effacée, puisque la rançon du Capitole était rentrée dans ses murs, et que les fils des incendiaires de Rome avaient péri jusqu'au dernier[450].

Note 449: Traditur (Drusus) ex provinciâ Galliâ extulisse aurum Senonibus olim in obsidione Capitolii datum, nec, ut fama, extortum à Camillo. Sueton. Tranq. in Tiber. Cæs. c. 3.

Note 450: Ne quis extaret in eâ gente quæ incensam à se Romam urbem gloriaretur. Flor. l. I, c. 13.

CHAPITRE IV.

Arrivée et établissement des Belges dans la Gaule.—Une bande de Tectosages émigre dans la vallée du Danube.—Nations galliques de l'Illyrie et de la Pæonie; leurs relations avec les peuples grecs.—Les Galls et les Kimris se réunissent pour envahir la Grèce.—Première expédition en Thrace et en Macédoine; elle échoue.—Seconde expédition; les Gaulois s'emparent de la Macédoine et de la Thessalie; ils sont vaincus aux Thermopyles; ils dévastent l'Étolie; ils forcent le passage de l'Œta; siège et prise de Delphes; pillage du temple.—Retraite désastreuse des Gaulois; leur roi s'enivre et se tue; ils regagnent leur pays et se séparent.

281-279.

ANNEES 400 à 281 avant J.-C.

L'irruption en Italie de cette bande de Gaulois transalpins dont nous avons raconté dans le chapitre précédent l'alliance avec les Cisalpins et bientôt la destruction complète, se rattachait à de nouveaux mouvemens de peuples dont la Gaule transalpine était encore le théâtre. Celle des trois grandes confédérations kimriques d'outre Rhin qui avoisinait de plus près ce pays, la confédération des Belgs ou Belges, dans la première moitié du quatrième siècle[451], avait franchi le Rhin tout à coup et envahi la Gaule septentrionale, jusqu'à la chaîne des Vosges à l'est, et, au midi, jusqu'au cours de la Marne et de la Seine. La résistance des Galls et des Kimris, enfans de la première conquête, ne permit pas aux nouveau-venus de dépasser ces barrières. Deux de leurs tribus seulement, les Arécomikes et les Tectosages, parvinrent à se faire jour, et après avoir traversé le territoire gaulois dans toute sa longueur, s'emparèrent d'une partie du pays situé entre le Rhône et les Pyrénées orientales. Les Arécomikes subjuguèrent l'Ibéro-Ligurie entre les Cévennes et la mer; les Tectosages s'établirent entre ces montagnes et la Garonne, et adoptèrent pour leur chef-lieu Tolosa, ville d'origine, selon toute apparence, ibérienne, qui avait passé autrefois des mains des Aquitains dans les mains des Galls pour tomber ensuite et rester dans celles des Kimris. Séparées l'une de l'autre par la seule chaîne des Cévennes, les tribus arécomike et tectosage formèrent une nation unique qui continua de porter le nom de Belg, que ses voisins, les Galls et Ibères, prononçaient Bolg, Volg et Volk[452].

Note 451: Pour fixer, même d'une manière approximative et vague, l'époque de l'arrivée des Belges en-deçà du Rhin, nous n'avons absolument aucune autre donnée que l'époque de leur établissement dans la partie de la Gaule que nous appelons aujourd'hui le Languedoc; établissement qui paraît avoir été postérieur de très-peu de temps à l'arrivée de la horde. Or, tous les récits mythologiques ou historiques, et tous les périples, y compris celui de Scyllax écrit vers l'an 350 avant J.-C., ne font mention que de Ligures et d'Ibéro-Ligures sur la côte du bas Languedoc où s'établirent plus tard les Volkes ou Belges. Ce n'est que vers l'année 281 que ce peuple est nommé pour la première fois; en 218, lors du passage d'Annibal, il en est de nouveau question. C'est donc entre 350 et 281 qu'il faut fixer l'établissement des Belges dans le Languedoc; ce qui placerait leur arrivée en-deçà du Rhin dans la première moitié du quatrième siècle. Il est remarquable que cette époque coïncide avec celle d'une longue paix entre les Cisalpins et Rome, et de tentatives d'émigration de la Gaule transalpine en Italie. Voyez le chapitre précédent à l'année 299.

      Note 452: Les Belges, dans les anciennes traditions irlandaises, sont
      désignés par le nom de Fir-Bholg (Ancient Irish hist. passim).
      Ausone (de clar. urb.—Narbo.) témoigne que le nom primitif des
      Tectosages était Bolg.

Tectosagos primævo nomine Bolgas.

Cicéron leur donne celui de Belgæ: «Belgarum Allobrogumque testimoniis credere non timetis?» (Pro Man. Fonteïo. Dom Bouquet, Recueil des hist., etc., p. 656.)—Les manuscrits de César portent indifféremment Volgæ et Volcæ.—Enfin saint Jérôme nous apprend que l'idiome des Tectosages était le même que celui de Trêves, ville capitale de la Belgique. V. ci-dessous les chap. VI et X.

Nous ne savons rien des guerres que les Belges, avant de rester possesseurs paisibles du pays qu'ils avaient envahi, soutinrent contre les populations antérieures. L'histoire nous montre seulement les Tectosages, vers l'année 281, faisant partir de Tolosa une émigration considérable, sur les motifs de laquelle les écrivains ne sont pas d'accord. Les uns l'attribuent à l'excès de population[453] qui de bonne heure se serait fait sentir parmi les Volkes serrés étroitement de tout côté par les anciennes peuplades galliques, aquitaniques et liguriennes; d'autres lui assignent pour cause des révoltes et des guerres intestines. «Il s'éleva chez les Tectosages, disent-ils, de violentes dissensions, par suite desquelles un grand nombre d'hommes furent chassés et contraints d'aller chercher fortune au dehors[454].» Les émigrans, quel que fût le motif de leur départ, sortirent de la Gaule par la forêt Hercynie et entrèrent dans la vallée du Danube; c'était la route qu'avaient suivie, 321 ans auparavant, les Galls compagnons de Sigovèse[455]. Dans ce laps de temps, ces anciens émigrés de la Gaule s'étaient prodigieusement accrus; maîtres des meilleures vallées des Alpes, ils formaient de grands corps de nations qui s'étendaient jusqu'aux montagnes de l'Épire, de la Macédoine et de la Thrace. Bien que placés sur la frontière des peuples grecs, ils n'étaient entrés en relation avec eux que fort tard, et voici à quelle occasion.

Note 453: Justin. l. XXIV, c. 4.

Note 454: Στάσεως έμπεσούσης, έξελάσαι πολύ πλήθος έξ έαυτών έκ τής οίκείας… Strab. l. IV, p. 187.—Polyb. l. II, p. 95.

Note 455: Voyez ci-dessus chap. I, Année 587 avant J.-C.

ANNEES 340 à 281 avant J.-C.

L'an 340 avant notre ère, Alexandre, fils de Philippe, roi de Macédoine, ayant fait une expédition, vers les bouches du Danube, contre les tribus scythiques ou teutoniques qui ravageaient la frontière de Thrace, quelques Galls se rendirent dans son camp, attirés soit par la curiosité du spectacle, soit par le désir de voir ce roi déjà fameux. Alexandre les reçut avec affabilité, les fit asseoir à sa table, au milieu de sa cour, et prit plaisir à les éblouir de cette magnificence dont il aimait à s'environner, jusque sur les champs de bataille. Tout en buvant, il causait avec eux par interprète: «Quelle est la chose que vous craignez le plus au monde?» leur demanda-t-il, faisant allusion à la célébrité de son nom et au motif qu'il supposait à leur visite. «Nous ne craignons, répliquèrent ceux-ci, rien que la chute du ciel.»—«Cependant, ajoutèrent-ils, nous estimons l'amitié d'un homme tel que toi[456].» Alexandre dissimula prudemment la mortification que cette réponse dut lui faire éprouver, et se tournant vers ses courtisans non moins surpris que lui, il se contenta de dire: «Voilà un peuple bien fier[457]!» Toutefois, avant de quitter ses hôtes, il conclut avec eux un traité d'amitié et d'alliance.

Note 456: Έρέσθαι παρά τόν πότον (τόν βασιλέα) τί μάλιστα εϊη ό φοβοΐντο αύτούς δ' άποκρίνασθαι, ούδένα, εί μή άρα ό ούρανός αύτοϊς έπιπέσοι φιλίαν γε μήν άνδρός τοιούτου περί παντός τίθεσθαι. Strab. l. VII, p. 301.

Note 457: Άλαζόνες Κελτοί είσιν…. Arrian. Alex. l. I, c. 6.

Mais Alexandre mourut à la fleur de l'âge, au fort de ses conquêtes, à mille lieues de sa patrie, et le vaste empire qu'il avait créé fut dissous. Tandis que ses généraux prenaient les armes pour se disputer son héritage, les républiques asservies par lui ou par son père s'armaient aussi pour reconquérir leur indépendance. Tout présageait à la Grèce une longue suite de bouleversemens; tout semblait convier à cette riche proie de sauvages voisins avides de pillage et de combats. Dès les premiers symptômes de guerre civile, les Galls s'adressèrent aux républiques du Péloponèse et de la Hellade, offrant d'être leurs auxiliaires contre le roi de Macédoine; mais une telle proposition fut repoussée avec hauteur[458]. Rebutés par les républiques, ils s'adressèrent au roi de Macédoine, qui se montra moins dédaigneux; il en prit à son service, et en fit passer aux rois d'Asie, ses amis, des bandes nombreuses[459].

      Note 458: Γαλάται μεθ' Έλλήνων οόκ έμαχέσαντο, Κλεωνύμου καί
      Λακεδαιμονίων σπείσασθαι σπονδάς σφισιν ού θελησάντων. Pausan. Mess.
      Hanov. 1613. p. 269.

      Note 459: Polyæn. Stratag. l. IV, c. 8, p. 2.—Plut. paral. p. 309.
      —Stob. Serm. 10.

Plus les affaires de la Grèce s'embrouillèrent, plus s'accrut l'importance des Gaulois soldés; ils furent d'un grand secours aux rois dans leurs interminables querelles; mais souvent aussi ils leur firent payer cher les services du champ de bataille. On raconte à ce sujet qu'Antigone, un des successeurs d'Alexandre, ayant engagé dans ses troupes une bande de Galls du Danube, à raison d'une pièce d'or par tête, ceux-ci amenèrent avec eux leurs femmes et leurs enfans, et, qu'à la fin de la campagne, ils réclamèrent la solde pour leur famille comme pour eux. «Une pièce d'or a été promise par tête de Gaulois, disaient-ils, ne sont-ce pas là des Gaulois[460]?» Cette interprétation commode, qui faisait monter la somme stipulée à cent talens au lieu de trente[461], ne pouvait être du goût d'Antigone; la dispute s'échauffa, et les Galls menacèrent de tuer les otages qu'ils avaient entre les mains. Il fallut au roi grec toute l'habileté qui caractérisait sa nation pour sauver ses otages et son argent, et se délivrer lui-même de ces auxiliaires dangereux.

Note 460: Οί Γαλάται καί τοίς άόπλοις καί ταϊς γυναιξί καί τοϊς παισίν άπήτουν τοΰτο γάρ εΐναι τών Γαλατών έν έκάστψ. Polyæn. Strat. l, IV, c. 6.

Note 461: Un talent pouvait équivaloir à 5,500 fr.

Introduits au sein de cette Grèce déchirée par tant de factions, les Galls sentirent bientôt sa faiblesse et leur force; ils se lassèrent de combattre à la solde d'un peuple qu'ils pouvaient dépouiller. Un chef de bande, nommé Cambaules[462], entra pour son propre compte dans la Thrace, dont il ravagea la frontière; et quoiqu'il n'y restât que très-peu de temps, il en rapporta assez de butin pour exciter la cupidité de toute sa nation[463]. Les émigrés tectosages, arrivés sur ces entrefaites, décidèrent l'impulsion générale; de concert avec les peuples galliques, ils organisèrent une expédition dont la conduite fut confiée à un chef qui paraît avoir été de race kimrique. Le nom de cet homme nous est inconnu; l'histoire nous apprend seulement qu'il tirait son origine de la tribu des Praus ou hommes terribles[464]; et comme l'autre chef, non moins fameux, qui prit et brûla Rome, elle ne le désigne habituellement que par son titre de Brenn ou roi de guerre. Ses talens comme général, son intrépidité, ses saillies spirituelles et railleuses, son éloquence même, lui valurent une grande renommée dans l'antiquité, et les éloges d'écrivains qui certes n'avaient aucun motif de partialité, ni pour l'homme, ni pour la nation.

Note 462: Cambaules, Camh, force; baol, destruction.

Note 463: Pausanias, l. X, p. 643.

Note 464: Τόν Βρέννον, τόν έπελθόντα έπί Δελφούς, Πραΰσόν τινές φασιν άλλ' οὐδέ τούς Πραύσους έχομεν είπεΰν, όπου γής ψκησαν πρότερον. Strab. l. IV, p. 187.—Braw, en langue galloise, signifie terreur; bras, en gaëlic, terrible.

ANNEE 281 avant J.-C.

Des régions de la haute Macédoine, comme d'un point central, partent quatre grandes chaînes de montagnes. La plus considérable, celle du mont Hémus, se dirige vers l'est, entoure la Thrace, borde le Pont-Euxin et envoie une branche de collines vers Byzance et vers l'Hellespont. Une seconde chaîne se détache du plateau de la haute Macédoine en même temps que l'Hémus, mais se prolonge vers le sud-est; c'est le Rhodope. Une troisième court de l'est vers l'ouest, celle des monts que les Galls avaient nommés Alban[465]. Enfin la quatrième, s'étendant au sud et au midi, donne naissance à toutes les montagnes de la Thessalie, de l'Épire, de la Grèce propre et de l'Archipel[466]. Conformément à cette disposition géographique, le Brenn dirigea sur trois points les forces de l'invasion. Son aile gauche, commandée par Cerethrius, ou plus correctement Kerthrwyz[467], entra dans la Thrace avec ordre de la saccager et de passer ensuite dans le nord de la Macédoine, soit par le Rhodope, soit en cotoyant la mer Égée. Son aile droite marcha vers la frontière de l'Épire pour envahir de ce côté la Macédoine méridionale et la Thessalie, tandis que lui-même, à la tête de l'armée du centre, pénétrait dans les hautes montagnes qui bornent la Macédoine au nord. Ces montagnes servaient de retraite à des peuplades sauvages d'origine thracique et illyrienne, continuellement en guerre avec les Galls. Il importait au succès de l'expédition et à la sauve-garde des tribus gauloises, durant l'absence d'une partie de ses guerriers, que ces peuplades ennemies fussent ou soumises ou détruites dès l'ouverture de la campagne: mais retranchées dans d'épaisses forêts, au milieu de rochers inaccessibles, elles surent résister plusieurs mois à tous les efforts du Brenn. Celui-ci n'épargna aucun moyen pour en triompher. On prétend qu'il empoisonna des bandes entières avec des vivres qu'il se laissait enlever dans des fuites simulées[468]; enfin ces peuplades furent exterminées par le fer, le feu et le poison, ou contraintes de livrer au vainqueur, sous le nom de soldats auxiliaires, l'élite de leur jeunesse[469]. Le Brenn songea alors à descendre le revers méridional de l'Hémus, pour aller rejoindre en Macédoine la division de Cerethrius et l'armée de droite; mais, comme on le verra tout à l'heure, des événemens contraires l'arrêtèrent dans sa marche et le firent changer de résolution.

      Note 465: Ils étaient appelés par les Grecs Albani et aussi Albii
      (Strab.).

Note 466: Maltebrun. Géograph. de l'Europe, vol. VI, p. 223.

      Note 467: Certh, célèbre, remarquable; Certhrwyz, gloire. Owen's
      Welsh diction.

Note 468: Οί Κελτοί τάς τροφάς καί τόν οΐνον πόαις δηλητηρίοις καταφαρμακεύουσι, καί καταλιπόντες έν ταϊς σκηναϊς αύτοί νύκτωρ έφευγον. Polyæn. Stratag. l. VII, c. 42.—Athen. l. X, c. 12.

Note 469: Appian. de Bell. Illyr. p. 758.

Tandis que le Brenn bataillait contre les montagnards de l'Hémus, l'aile droite arriva sans difficulté sur la frontière occidentale de la Macédoine; elle avait pour chef un guerrier probablement tectosage, appelé Bolg ou Belg[470]. Avant de poser le pied sur le territoire de la Grèce, Belg s'avisa d'une formalité qu'il crut sans doute équivaloir à une déclaration de guerre; il fit sommer le roi de Macédoine, alors Ptolémée, fils de Ptolémée, roi d'Égypte, de lui payer immédiatement une somme pour la rançon de ses états, s'il voulait conserver la paix[471]. Une telle sommation, si nouvelle pour les soldats de Philippe et d'Alexandre, surprit à juste titre les Macédoniens, mais elle jeta dans une colère terrible le roi Ptolémée, à qui la violence de son caractère avait mérité le surnom de foudre[472]. «Si vous avez quelque chose à espérer de moi, dit-il avec emportement aux députés gaulois, annoncez à ceux qui vous envoient qu'ils déposent sur-le-champ leurs armes et me livrent leurs chefs; et qu'alors je verrai quelle paix il me convient de vous accorder[473].» Les messagers, en entendant ces paroles, se mirent à rire. «Tu verras bientôt, lui dirent-ils, si c'était dans notre intérêt ou dans le tien que nous te proposions la paix[474].» Belg passa la frontière, et s'avança à marches forcées dans l'intérieur du royaume; il ne tarda pas à rencontrer l'armée macédonienne, que le Foudre lui-même commandait, monté sur un éléphant, à la manière des rois de l'Asie[475].

Note 470: Βόλγιος. Pausan.—Belgius, Justin.

Note 471: Offerentes pacem, si emere velit. Justin. XXIV, c. 5.

Note 472: Κεραυνός; Ceraunus chez les historiens latins.

      Note 473: Aliter se pacem daturum negando, nisi principes suos
      obsides dederint, et arma tradiderint. Justin, XXIV, c. 5.

      Note 474: Risêre Galli, acclamantes, brevi sensurum sibi an illi
      consulentes pacem obtulerint. Justin. XXIV, c. 5.

Note 475: Memnon. Hist. ap. Phot. c. 15.

De part et d'autre on fit ses dispositions pour la bataille. Ptolémée, suivant la tactique grecque, rangea sur les flancs son infanterie légère et sa cavalerie; au centre, son infanterie pesante, armée de longues piques, se forma en phalange. Les Grecs appelaient de ce nom un bataillon carré de cinq cents hommes de front, sur seize de profondeur, tous tellement serrés les uns contre les autres que les piques du cinquième rang dépassaient de trois pieds la première ligne; les rangs les plus intérieurs, ne pouvant se servir de leurs armes, appuyaient les premiers, soit pour augmenter la force de l'attaque, soit pour soutenir le choc des charges ennemies. La phalange était la gloire de l'armée macédonienne; Philippe, Alexandre, et les successeurs de ce conquérant, lui avaient été redevables de leurs plus grands succès. Cependant ce corps si redoutable ne résista pas à l'audace impétueuse des Gaulois; après un combat terrible, il fut enfoncé; l'éléphant qui portait le roi tomba criblé de javelots; lui-même, saisi vivant, fut mis en pièces, et sa tête promenée au bout d'une pique, à la vue des ailes macédoniennes qui tenaient encore[476]. Alors la déroute devint générale; la plupart des chefs et des soldats périrent ou furent contraints de se rendre; mais le sort des captifs fut plus horrible que celui des guerriers morts sur le champ de bataille; Belg en fit égorger dans un sacrifice solennel les plus jeunes et les mieux faits; les autres, garottés à des arbres, servirent de but aux gais des Galls et aux matars des Kimris[477].

      Note 476: Memnon. Hist. ap. Phot. c. 15.—Caput ejus amputatum et
      lanceâ fixum… Justin. l. XXIV, c. 5.—Pausan. l. X, p. 644.
      —Polyb.l. IX, p. 567.—Diodor. Sic. l. XXII, p. 868.

Note 477: Τούς τε γάρ τοΐς εϊδεσι καλλίστους, καί ταϊς ήλικίαις άκμαιοτάτους καταστρέψας, έθυσε τοϊς θεοϊς… τούς δ' άλλους πάντας κατηκόντισε. Diod. Sicul. excerp. Vales. p. 316.

Cette défaite et les atrocités dont elle était suivie jetèrent la Macédoine dans la consternation. De toutes parts on se réfugia dans les villes. «De l'enceinte de leurs murailles, dit un historien, les Macédoniens, levant les mains vers le ciel, invoquaient les noms de Philippe et d'Alexandre, dieux protecteurs de la patrie[478];» mais cette patrie, nul ne s'armait pour la sauver. Ce qui mettait le comble à la misère publique, c'était l'anarchie qui régnait dans l'armée: les soldats, après avoir élu roi Méléagre, frère de Ptolémée, le chassèrent pour mettre à sa place un certain Antipater qui fut surnommé l'Étésien, parce que son règne ne dépassa pas en durée la saison où soufflent les vents étésiens[479]; les désordres des soldats, l'absence d'un chef militaire, et l'épouvante des citoyens, pendant plus de trois mois, livrèrent sans défense la Macédoine aux dévastations des Gaulois. Belg parcourut tranquillement le midi de ce royaume et le nord de la Thessalie[480], entassant dans ses chariots un immense butin que personne ne venait lui disputer.

Note 478: Justin. l. XXIV, c. 5.

Note 479: Cette saison est de quarante-cinq jours.

Note 480: Pausan. l. X, p. 645.

Un jeune Grec, nommé Sosthènes, de la classe du peuple[481], mais plein de patriotisme et d'énergie, entreprit enfin d'arrêter ou du moins de troubler le cours de ces ravages. Il rassembla quelques jeunes gens, comme lui plébéiens, et se mit à inquiéter par des sorties les divisions gauloises séparées du gros de l'armée, à enlever les traîneurs et les bagages, à intercepter les vivres. Peu à peu le nombre de ses compagnons s'accrut; et il se hasarda à tenir la campagne.

Note 481: Ignobilis ipse… Justin. l. XXIV, c. 5.

L'armée macédonienne accourut alors sous ses drapeaux, et, déposant son roi Antipater, vint offrir à Sosthènes la couronne et le commandement; le jeune patriote dédaigna le titre de roi, et ne voulut accepter qu'un commandement temporaire[482]. Belg fut bientôt réduit à se tenir sur la défensive. Comme ses bagages étaient chargés de dépouilles et de richesses de tout genre, craignant d'aventurer ces fruits de sa campagne, il se soucia peu d'en venir à une bataille rangée; harcelé par Sosthènes, mais éludant toujours une action décisive, il regagna les montagnes, non sans avoir perdu beaucoup de monde[483]. Tels étaient les événemens qui arrêtèrent le Brenn et l'armée du centre au moment où, ayant réduit les peuplades de l'Hémus, ils allaient fondre sur la Macédoine. Quant à l'aile gauche, que commandait Cerethrius, elle était toujours en Thrace; trop occupée à combattre ou à piller, elle n'avait opéré aucun mouvement pour rejoindre le corps d'armée de Belg; en un mot, tout semblait avoir conspiré pour faire avorter le plan de campagne qui devait livrer aux Gaulois la Grèce septentrionale. D'ailleurs l'hiver approchait; le Brenn évacua les montagnes, et retourna dans les villages des Galls presser les préparatifs d'une seconde expédition pour le printemps suivant.

      Note 482: Ipse non in regis, sed ducis nomen jurare milites compulit.
      Justin. l. XXIV, c. 5.

Note 483: Justin. l. XXIV, c. 6.—Pausan. l. X, p. 644.

ANNEE 280 avant J.-C.

Le Brenn sentit qu'il était nécessaire de remonter la confiance de ses compatriotes un peu affaiblie par ce premier revers; il se mit à voyager de tribu en tribu, animant les jeunes gens par ses discours, et appelant aux armes tout ce qu'il restait de guerriers. Il ne se borna pas au territoire gallique; il alla solliciter les Boïes, habitans du fertile bassin situé entre le haut Danube et l'Oder[484], ainsi que les nations teutoniques qui occupaient déjà une partie des vastes régions, au nord des Kimris. Durant ce voyage, le Brenn traînait après lui des prisonniers macédoniens qu'il avait choisis petits et de peu d'apparence, et dont il avait fait raser la tête. Il les promenait dans les assemblées publiques, et faisant paraître à côté d'eux de jeunes guerriers galls et kimris de haute taille, parés de la chaîne d'or et de la longue chevelure, «Voilà ce que nous sommes, disait-il; grands, forts et nombreux; et voilà ce que sont nos ennemis[485]!» Alors avec ces images vives et poétiques qui formaient le caractère de l'éloquence gauloise, le Brenn peignait la faiblesse de la Grèce et sa richesse immense; les trésors de ses rois ravageurs du monde entier; les trésors de ses temples et surtout de ce temple de Delphes, si renommé jusque chez les nations les plus étrangères à la Grèce, où les plus lointaines contrées envoyaient leur tribut d'offrande[486]. Les efforts du Brenn furent couronnés d'un complet succès; il eut bientôt mis sur pied deux cent quarante mille guerriers; de ce nombre il détacha quinze mille fantassins et trois mille cavaliers qu'il laissa dans le pays à la défense des femmes, des enfans et des habitations; il organisa le reste en toute hâte[487].

Note 484: Voyez ci-dessus, Période 587 à 521 avant J.-C.

Note 485: Ήμεϊς… οί τηλικοΰτοι καί τοιοΰτοι πρός τούς οϋτως άσθενεϊς καί μικρούς πολεμήσομεν. Polyæn. Stratag. l. VII, c. 35.

Note 486: Άσθένειάν τε Έλλήνων τήν έν τῷ παρόντι διηγούμενος, καί ώς χρήματα πολλά μέν έν τώ κοινώ, πλείονα δέ έν ίεροϊς. Pausan. l. X p. 644.

Note 487: Ad terminos gentis tuendos… peditum XV millia, equitum III. Justin. l. XXV, c. I.

Le Brenn se choisit parmi les chefs un lieutenant ou collègue, dont le titre, en langue kimrique, était Kikhouïaour ou Akikhouïaour, mot que les Grecs orthographiaient Kikhorios et Akikhorios, et qu'ils prenaient pour un nom propre de personne[488]. L'armée réunie sous ses ordres se trouva composée: 1º de Galls; 2º de Tectosages; 3º de Boïes qui prenaient le nom de Tolisto-Boïes, c'est-à-dire, Boïes séparés[489]; 4º d'un corps peu nombreux, levé chez les nations teutoniques, portant la dénomination de Teuto-Bold ou Teutobodes, les vaillans Teutons, et commandés par Lut-Her[490]; 5º d'un corps d'Illyriens[491]. Ces forces formaient en tout cent cinquante-deux mille hommes d'infanterie et vingt mille quatre cents hommes de cavalerie, organisés de manière que leur nombre montait réellement à soixante-un mille deux cents. En effet chaque cavalier était suivi de deux domestiques ou écuyers montés et équipés, qui se tenaient derrière le corps d'armée, lorsque la cavalerie engageait le combat. Le maître était-il démonté, ils lui donnaient sur-le-champ un cheval; était-il tué, un d'eux montait son cheval et prenait son rang; enfin si le cheval et le cavalier étaient tués ensemble ou que le maître blessé fût emporté du champ de bataille par un des écuyers, l'autre occupait, dans l'escadron, la place que le cavalier laissait vacante. Ce mode de cavalerie s'appelait trimarkisia de deux mots qui, dans la langue des Galls, comme dans celle des Kimris, signifiaient trois chevaux[492]. Outre les guerriers sous les armes, une foule de vivandiers et de marchands forains de toute nation grossissait la suite du Brenn; deux mille chariots suivaient, destinés à transporter les vivres, les blessés et le butin[493].

Note 488: Cycwïawr et, avec l'addition de l'a augmentatif, Acycïwawr, collègue, co-partageant. Owen's welsh. diction.—Diodore de Sicile écrit Κιχώριος, Pausanias, Άκιχώριος.

Note 489: Toli, séparer; Deol, exiler. Owen's welsh. diction.

      Note 490: Lut, glorieux; her, guerrier. Lutarius.
      Tit. Liv. l. XXVIII, c. 41.—Memn. ap. Phot. c. 20.

Note 491: Appian. Bell. Illyr. p. 758.

Note 492: Tri, trois; marc, pluriel marcan, cheval. Owen's welsh. diction. Armstrong's gael. dict.—Τριμαρκισία. Pausanias, l. X, p. 645.—Cet écrivain ajoute que les Gaulois appelaient les chevaux, marcan: ϊππων τό όνομα ίστω τις Μάρκαν όντα ύπό τών Κελτών.

      Note 493: Άγοραίου όχλου καί έμπόρων πλείστων, καί άμαξών. B,…
      Diod. Sicul. l. XXII, p. 870.

Cette formidable armée se mit en marche; mais au moment où elle touchait la frontière de Macédoine, la division éclata parmi ses chefs. Lut-Herr et ses Teutons se séparèrent du Brenn; leur exemple fut suivi par Léonor, chef d'une des bandes gauloises, et les deux troupes formant environ vingt mille hommes prirent le chemin de la Thrace[494]. Quant au Brenn, il avait renoncé à ses plans de l'année précédente, et méditait une irruption en masse; il fondit sur la Macédoine, écrasa l'armée de Sosthènes dans une bataille où ce jeune patriote périt avec gloire[495], et força les débris des phalanges ennemies à se renfermer dans les places fortifiées; tout le reste du pays lui appartint. Pendant six mois, ses soldats vécurent à discrétion dans les campagnes et les villes ouvertes de la Macédoine et de la haute Thessalie; mais les places de guerre échappèrent aux calamités de l'invasion, parce que les Gaulois n'avaient, pour les sièges réguliers, ni goût, ni habileté. Vers la fin de l'automne, le Brenn rallia ses troupes et établit son camp dans la Thessalie, non loin du mont Olympe; tout le butin fut accumulé en commun et l'on attendit, pour pénétrer vers les contrées plus méridionales, le retour de la belle saison. Tandis que ces événemens se passaient en Thessalie et en Macédoine, la Thrace était non moins cruellement ravagée par les bandes de Lut-Herr et de Léonor, auxquelles s'étaient jointes, selon toute apparence, la division qui y avait été conduite par Cerethrius, l'année précédente; les exploits et les conquêtes de cette autre armée, sur les deux rives de la Propontide, nous occuperont plus tard et fort en détail; pour le moment nous nous bornerons à suivre la marche du Brenn à travers la Grèce centrale.

Note 494: Ibi seditio, orta et viginti millia hominum cum Leonorio et Lutario regulis, secessione factâ à Brenno, in Thraciam iter averterunt. Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 16.

Note 495: Diodor. Sicul. l. XXII, p. 870.

ANNEE 279 avant J.-C.

La Thessalie est un riant et fertile bassin environné de montagnes, sur les terrasses desquelles soixante-quinze villes s'élevaient alors comme sur les gradins d'un amphithéâtre[496]; à l'occident, la longue chaîne du Pinde la sépare de l'Épire et de l'Étolie; au midi, le mont Œta qui se confond d'un côté avec le Pinde, et qui de l'autre se prolonge jusqu'au golfe Maliaque, forme une barrière presque inaccessible entre elle et les provinces de la Hellade. Quelques sentiers cachés et difficiles à franchir pouvaient conduire d'un revers à l'autre de l'Œta des individus isolés ou même des corps de fantassins; mais pour une armée traînant après elle des chevaux, des chariots et des bagages, le seul passage praticable était un long et étroit défilé, bordé à droite par les derniers escarpemens de la montagne, et à gauche par des marais où séjournaient les eaux pluviales avant de se perdre dans le golfe Maliaque. Ce défilé, nommé Thermopyles (portes des bains) à cause d'une source d'eaux thermales qui le traversait, était célèbre dans l'histoire des Hellènes; c'était là que, deux siècles auparavant, trois cents Spartiates, chargés d'arrêter la marche d'une armée de Perses qui venait envahir la Grèce, avaient donné au monde l'exemple d'un dévouement sublime.

Note 496: Strab.—Maltebrun, géographie de l'Europe, vol. VI, p. 224, et suiv.

Une seconde invasion bien plus terrible que la première menaçait alors cette même Grèce, et déjà touchait à ces mêmes Thermopyles. Les Hellènes ne s'aveuglèrent point sur le péril de leur situation. «Ce n'était plus, dit un ancien historien, une guerre de liberté, comme celle qu'ils avaient soutenue contre Darius et Xerxès; c'était une guerre d'extermination. Livrer l'eau et la terre n'eût point désarmé leurs farouches ennemis[497]. La Grèce le sentait; elle n'avait que deux chances devant les yeux, vaincre ou être effacée du monde[498].» A de telles réflexions inspirées par le caractère d'une lutte où la barbarie était aux prises avec la civilisation, se joignait encore dans l'esprit des Hellènes certaines impressions relatives à la race d'hommes contre laquelle il leur fallait défendre leur vie. Les peuples de la Hellade, et surtout, ceux du Péloponèse, avaient à peine vu les Galls auxiliaires enrôlés, durant les troubles civils, dans les armées épirotes et macédoniennes. D'ailleurs ces barbares, comme ils les appelaient, armés et enrégimentés pour la plupart à la façon des Grecs, avaient perdu de leur extérieur effrayant, et différaient beaucoup de la foule indisciplinée et sauvage qui se précipitait maintenant vers les Thermopyles.

Note 497: Έώρων τόν έν τώ παρόντι άγώνα ούχ ύπέρ έλευθερίας γενησόμενον, καθά έπί τοϋ Μήδου ποιέ, ούδέ δοϋσιν ΰδωρ καί γήν, τά άπό τούτου σφίσιν άδειαν φέροντα. Pausan. l. X, p. 645.

Note 498: Ως οΰν άπολωλέναι, ήδ΄ οϋν έπικρατεστέρους εΐναι, κατ΄ άνδρα τε ίδία καί αί πόλεις διέκειντο έν κοινφ. Ibid.

Ce que savaient, à cette époque, les plus savans hommes de la Grèce sur la nation gauloise se réduisait à quelques informations vagues, défigurées par d'absurdes contes. L'opinion la plus accréditée, parmi les érudits, plaçait le berceau de cette nation à l'extrémité de la terre, au-delà du vent du nord[499], sur un sol glacé, impuissant à produire des fleurs[500], des fruits ou des animaux utiles à l'homme[501], mais fécond en monstres et en plantes vénéneuses. Un de ces poisons passait pour être si violent, que l'homme ou l'animal atteint dans sa course par une flèche qui en aurait été infectée, tombait mort sur-le-champ, comme frappé de la foudre[502]. On se plaisait à raconter, touchant les Gaulois, des traits d'audace et de force qui semblaient surnaturels. On disait que, les premiers de tous les mortels après Hercule, ils avaient franchi les Alpes, pour aller brûler dans l'Italie une ville grecque appelée Rome[503]. Cette race indomptable, ajoutait-on, avait déclaré la guerre non-seulement au genre humain, mais aux dieux et à la nature; elle prenait les armes contre les tempêtes, la foudre et les tremblemens de terre[504]; durant le flux et le reflux de la mer, ou les inondations des fleuves, on la voyait s'élancer l'épée à la main au-devant des vagues, pour les braver ou les combattre[505]. Ces récits, propagés par la classe éclairée, couraient de bouche en bouche parmi le peuple, et répandaient un effroi général, du mont Olympe au promontoire du Ténare.

Note 499: Heraclid. Pontic. ap. Plutarch. in Camil. p. 140.

Note 500: Γαίης έκ Γαλατών μηδ΄ άνθεα… Antholog. l. II. s. 43, epigr. 14.

Note 501: Aristot. de Gencrat. animal. l. II, c. 25.

Note 502: Aristot. de Mirabil. auscultat. p. 1157. Paris. Fº 1619.

      Note 503: Πόλιν έλληνίδα Ρώμην. Heraclid. Pontic. ap.
      Plut. in Camil. p. 140.

Note 504: Aristot. de Morib. l. III, c. 10.

      Note 505: Οί Κελτοί πρός τα κυματα όπλα άπαντώσι λαβόντες. Aristot.
      Eudomior. l. III, c. 1.

Les républiques helléniques, autrefois si florissantes, avaient été ruinées par la domination des rois de Macédoine depuis Philippe; de récentes et malheureuses tentatives d'affranchissement leur avaient porté un dernier coup, dont elles n'avaient pu se relever encore. Leur faiblesse et la gravité des circonstances auraient dû les engager à se rapprocher, et ce fut précisément ce qui les désunit[506]. Plusieurs d'entre elles, alléguant ces motifs mêmes, crurent pouvoir sans honte se refuser à la commune défense. Les nations du Péloponèse se contentèrent de fortifier l'isthme de Corinthe par une muraille qui le coupait d'une mer à l'autre, et d'attendre derrière ce rempart l'issue des événemens dont la Phocide, la Béotie et l'Attique, allaient être le théâtre[507]. Dans la Hellade, les Athéniens parvinrent à former une ligue offensive et défensive; mais les confédérés agirent avec tant de lenteur que leurs contingens étaient à peine réunis aux Thermopyles, dans les premiers jours du printemps, quand le Brenn, s'approchant du Sperchius, menaçait déjà les défilés[508]. Voici en quoi consistaient leurs forces: Béotiens, dix mille hommes d'infanterie, cinq cents chevaux; Phocidiens[509], trois mille fantassins, cinq cents chevaux; Locriens, sept cents hommes; Mégariens, quatre cents fantassins quelques escadrons de cavalerie; Étoliens, sept mille hommes de grosse infanterie, une centaine d'infanterie légère éprouvée, une nombreuse cavalerie; Athéniens, mille fantassins, cinq cents cavaliers et trois cent cinq galères qui mouillaient dans le golfe Maliaque; il s'y joignit mille Macédoniens et Syriens qui étaient arrivés de l'Orient. Callipus, général des Athéniens, fut chargé du commandement suprême de l'armée[510].

Note 506: Pausan. l. I, p. 7.

Note 507: Idem, l. VII, p. 408.

Note 508: Pausan. l. I, p. 7.

Note 509: A l'exemple de M. Maltebrun, nous avons adopté le mot de Phocidiens, pour désigner les habitans de la Phocide, à la place de celui de Phocéens plus usité, et plus conforme en effet au génie de la langue grecque. Nous avons cru ce changement nécessaire afin d'éviter toute confusion entre les habitans de la Phocide et ceux de Phocée, ville grecque de l'Asie mineure, et métropole de Marseille.

Note 510: Idem. l. X, p. 646.

Sitôt qu'il apprit la marche des Gaulois, Callipus détacha mille hommes d'infanterie légère et autant de cavaliers pour rompre les ponts du Sperchius et en disputer le passage. Ils arrivèrent à temps, et les communications étaient complètement coupées lorsque le Brenn parvint au bord du fleuve. En cet endroit, comme dans presque toute l'étendue de son cours, le Sperchius était rapide, profond, encaissé entre deux rives à pic. Le chef gaulois n'eut garde de tenter ce passage dangereux, ayant en face l'ennemi posté sur l'autre bord; il feignit pourtant de l'entreprendre; mais tandis qu'il amusait les Grecs par des préparatifs simulés, il descendit précipitamment le fleuve avec dix mille hommes des plus robustes et des meilleurs nageurs de son armée, cherchant un lieu guéable. Il choisit celui où, près de se perdre dans la mer, le Sperchius déverse à droite et à gauche sur ses rives et y forme de larges étangs peu profonds; ses soldats, profitant de l'obscurité de la nuit, traversèrent, les uns à la nage, les autres de pied ferme, plusieurs sur leurs boucliers qui, longs et plats, pouvaient servir de radeaux. Au point du jour, les Hellènes apprirent cette nouvelle, et, craignant d'être enveloppés, se retirèrent vers les Thermopyles[511].

Note 511: Pausan. l. X, p. 647.

Le Brenn, maître des deux rives du Sperchius, ordonna aux habitans des villages environnans d'établir un pont sur le fleuve, et ceux-ci, impatiens de se délivrer du séjour des Gaulois, exécutèrent les travaux avec la plus grande promptitude; bientôt les Kimro-Galls arrivèrent aux portes d'Héraclée. Ils commirent de grands ravages tout autour de cette ville, et tuèrent ceux des habitans qui étaient restés aux champs; mais la ville, ils ne l'assiégèrent pas. Le Brenn s'inquiétait peu de s'en rendre maître; ce qui lui tenait le plus à cœur, c'était de chasser promptement l'armée ennemie des défilés, afin de pénétrer par-delà les Thermopyles, dans cette Grèce méridionale si populeuse et si opulente. Lorsqu'il eut connu, par les rapports des transfuges, le dénombrement des troupes grecques, plein de mépris pour elles, il se porta en avant d'Héraclée, et attaqua les défilés, dès le lendemain, au lever du soleil, «sans avoir consulté, sur le succès futur de la bataille, remarque un écrivain ancien, aucun prêtre de sa nation, ni, à défaut de ceux-ci, aucun devin grec[512].»

      Note 512: Ούτε έλληνα έχων μάντιν, ούτε ίεροῖς έπιχωρίοις χρωμενος.
      Pausan. l. X, p. 648.

Au moment où les Gaulois commencèrent à pénétrer dans les Thermopyles, les Hellènes marchèrent à leur rencontre, en bon ordre, et dans un grand silence. Au premier signal de l'engagement, leur grosse infanterie s'avança au pas de course, de manière pourtant à ne pas rompre sa phalange, tandis que l'infanterie légère, gardant aussi ses rangs, faisait pleuvoir une grêle de traits sur l'ennemi, et lui tuait beaucoup de monde, à coups de frondes et de flèches. De part et d'autre la cavalerie fut inutile, non-seulement à cause du peu de largeur du défilé, mais encore parce que les roches naturellement polies étaient devenues très-glissantes par l'effet des pluies du printemps. L'armure défensive des Gaulois était presque nulle, car ils n'avaient pour se couvrir qu'un mauvais bouclier; et à ce désavantage se joignait une infériorité marquée dans le maniement des armes offensives et dans la tactique du combat. Ils se précipitaient en masse, avec une impétuosité qui rappelait aux Hellènes la rage aveugle des bêtes féroces[513]. Mais pourfendus à coups de hache, ou tout percés de coups d'épée, ils ne lâchaient point prise et ne quittaient point cet air terrible qui épouvantait leurs ennemis[514]; ils ne faiblissaient point tant qu'il leur restait un souffle de vie. On les voyait arracher de leur blessure le dard qui les atteignait, pour le lancer de nouveau, ou pour en frapper quelque Grec qui se trouvait à leur portée.

Note 513: Καθάπερ τά θηρία. Pausan. l. X, p. 648.

Note 514: Οΰτε πελέκεσι διαιρουμένους ή ύπό μαχαιρών άπόνοια τούς έτι έμπνέοντας τι άπέλιπεν… Idem, ibid.

Cependant les galères d'Athènes, mouillées au large, en vue du défilé, s'approchèrent de la côte, non sans peine et sans danger, à cause de la vase dont cette partie du golfe était encombrée, et les Gaulois furent battus en flanc par une grêle de traits et de pierres qui partaient sans interruption des vaisseaux. La position n'était plus tenable, car le peu de largeur du passage les empêchait de déployer leurs forces contre l'ennemi qu'ils avaient en front, et celui qu'ils avaient sur les flancs, sans rien souffrir d'eux, les accablait à coup sûr; ils prirent le parti de la retraite. Mais cette retraite s'opéra sans ordre et avec trop de précipitation; un grand nombre furent écrasés sous les pieds de leurs compagnons; un plus grand nombre périrent abîmés dans la vase profonde des marais; en tout, leur perte fut considérable. Les Hellènes n'eurent à leurer, dit-on, que quarante des leurs. La gloire de la journée resta aux Athéniens, et parmi eux, au jeune Cydias qui faisait alors ses premières armes et resta sur le champ de bataille. En mémoire de son courage et de la victoire de l'armée hellène, le bouclier du jeune héros fut suspendu aux murailles du temple de Jupiter-Libérateur, à Athènes, avec une inscription dont voici le sens: «Ce bouclier consacré à Jupiter est celui d'un vaillant mortel, de Cydias; il pleure encore son jeune maître. Pour la première fois, il chargeait son bras gauche, quand le redoutable Mars écrasa les Gaulois[515].»

Note 515:

      Ή μάλα δή ποθέουσα νέαν έτι Κυδίου ήβην
      Άσπίς άριζήλου φωτός, άγαλμα Δϋ,
      Άς διά δή πρώτας λαιόν ποτε πήχυν έτεινεν,
      Εύτ' έπί τόν Γαλάταν ήκμασε θοΰρος Άρης.

Pausan. l. X, p. 649.

Après le combat, les Grecs donnèrent la sépulture à leurs morts; mais les Kimro-Galls n'envoyèrent aucun hérault redemander les leurs, s'inquiétant peu qu'ils fussent enterrés ou qu'ils servissent de pâture aux bêtes fauves et aux vautours. Cette indifférence pour un devoir sacré aux yeux des Hellènes, augmenta l'effroi que leur inspirait le nom gaulois; toutefois, ils n'en furent que plus vigilans et plus déterminés à repousser de leurs foyers des hommes qui semblaient ignorer ou braver les plus communs sentimens de la nature humaine[516].

Note 516: Pausan. l. X, p. 649.

Sept jours s'étaient écoulés depuis la bataille des Thermopyles, lorsqu'un corps de Gaulois entreprit de gravir l'Œta au-dessus d'Héraclée, par un sentier étroit et escarpé, qui passait derrière les ruines de l'antique ville de Trachine. Non loin de cette ville, vers le haut de la montagne, était un temple de Minerve, où les peuples du pays avaient déposé d'assez riches offrandes; les Gaulois en avaient été informés; ils crurent que ce sentier dérobé les conduirait au sommet de l'Œta, et, chemin faisant, ils se proposaient de piller le temple. Mais les Grecs, chargés de garder les passages, tombèrent sur eux si à propos qu'ils les taillèrent en pièces et les culbutèrent de rochers en rochers. Cet échec et la défaite des Thermopyles ébranlèrent la confiance des chefs de l'armée, et préjugeant de l'avenir par le présent, ils commencèrent à désespérer du succès; le Brenn seul ne perdit point courage. Son esprit, fertile en stratagèmes, lui suggéra le moyen de tenter, avec moins de désavantage, une seconde attaque sur les Thermopyles. Ce moyen consistait d'abord à enlever aux confédérés les guerriers étoliens qui en formaient la plus nombreuse et la meilleure infanterie pesante; pour y parvenir, il médita une diversion terrible sur l'Étolie[517].

Note 517: Pausan. 1. X, p. 649.

D'après ses instructions, le chef gaulois Combutis partit accompagné d'un certain Orestorios, que la physionomie grecque de son nom pourrait faire regarder comme un transfuge, ou du moins comme un aventurier d'origine grecque établi parmi les Gaulois, et parvenu chez ce peuple à la dignité de commandant militaire. Tous les deux repassèrent le Sperchius à la tête de quarante mille fantassins et de huit cents chevaux, et se dirigeant à l'ouest vers les défilés du Pinde qui n'étaient point gardés, ils les franchirent; puis ils tournèrent vers le midi, entre le pied occidental des montagnes et l'Achéloüs, et fondirent à l'improviste sur l'Étolie, qu'ils traitèrent avec la cruauté brutale de deux chefs de sauvages. Plusieurs villes, celle de Callion en particulier, furent le théâtre d'horreurs dont le souvenir effraya long-temps les peuples de ces contrées. Nous reproduirons ici le tableau de ces scènes affligeantes, telles que Pausanias les recueillit dans ses voyages, tableau touchant, mais empreint dans quelques détails de cette exagération qui s'attache ordinairement aux traditions populaires[518]. «Ce furent eux, dit-il (Combutis et Orestorios), qui saccagèrent la ville de Callion, et qui ensuite y autorisèrent des barbaries si horribles qu'il n'en existait, que je sache, aucun exemple dans le monde….. L'humanité est forcée de les désavouer, car elles rendraient croyable ce qu'on raconte des Cyclopes et des Lestrigons….. Ils massacrèrent tout ce qui était du sexe masculin, sans épargner les vieillards, ni même les enfans, qu'ils arrachaient du sein de leurs mères pour les égorger. S'il y en avait qui parussent plus gras que les autres ou nourris d'un meilleur lait, les Gaulois buvaient leur sang et se rassasiaient de leur chair[519]. Les femmes et les jeunes vierges qui avaient quelque pudeur se donnèrent elles-mêmes la mort; les autres se virent livrées à tous les outrages, à toutes les indignités que peuvent imaginer des barbares aussi étrangers aux sentimens de l'amour qu'à ceux de la pitié. Celles donc qui pouvaient s'emparer d'une épée se la plongeaient dans le sein; d'autres se laissaient mourir par le défaut de nourriture et de sommeil. Mais ces barbares impitoyables assouvissaient encore sur elles leur brutalité, lors même qu'elles rendaient l'ame, et, sur quelques-unes, lorsqu'elles étaient déjà mortes[520].»

Note 518: Pausan. l. X, p. 650, 651.

Note 519: Τούτων δέ καί τά ύπό τοϋ γάλακτος πιότερα άποκτείνοντες, έπινόν τε οί Γαλάται τοϋ αΐματος, καί ήπτοντο τών σαρκών. Pausan. l. X, p. 650.

Note 520: Pausan. l. X, p. 650.

On a vu plus haut que les milices étoliennes, dès le commencement de la campagne, s'étaient rendues au camp des Thermopyles. Le pays était donc presque entièrement désarmé. Au premier bruit de l'invasion de Combutis, la ville de Patras, située en face de la côte étolienne sur l'autre bord du détroit où commence le golfe Corinthiaque, envoya l'élite de ses jeunes gens secourir l'Étolie; ce fut le seul peuple du Péloponèse qui accomplit ce devoir d'humanité[521]; malheureusement il en fut mal récompensé par la fortune. Les Patréens étaient peu nombreux; comptant sur la supériorité de leurs armes et sur leur adresse à les manier, ils osèrent pourtant attaquer de front les Gaulois. Dans ce combat si inégal, ils déployèrent une audace et une bravoure admirables; mais ces qualités n'étaient pas moindres chez leurs adversaires, qui avaient pour eux la force du nombre[522]; les Patréens furent écrasés, et Patras ne se releva jamais de cette perte de toute sa jeunesse. Cependant les évènemens de l'Étolie avaient produit au camp des Thermopyles l'effet que le Brenn en attendait; les neuf ou dix mille Étoliens, altérés de vengeance, quittèrent sur-le-champ les confédérés pour retourner dans leur patrie. Alors Combutis battit en retraite, comme il en avait l'ordre, incendiant tout sur sa route; mais la population accourut de toutes parts sur lui; tout le monde s'arma jusqu'aux vieillards et aux femmes, celles-ci même montrèrent plus de résolution et de fureur que les hommes[523]. Tandis que les troupes régulières poursuivaient l'armée ennemie, la population soulevée lui tombait sur les flancs, et l'accablait sans interruption d'une grêle de pierres et de projectiles de tout genre. Les Gaulois s'arrêtaient-ils pour riposter, ces paysans, ces femmes se dispersaient dans les bois, dans les montagnes, dans les maisons des villages pour reparaître aussitôt que l'ennemi reprenait sa marche. La perte des Gaulois fut immense, et Combutis ramena à peine la moitié de ses troupes au camp d'Héraclée, mais le but était rempli[524].

Note 521: Pausan. l. X, p. 651, l. VII, p. 432.

Note 522: Pausan. ubi supr.

      Note 523: Συνεστρατεύοντο δέ σφιοι αίέ γυναίκες έκουσίως πλέονές τούς
      Γαλάτας καί τών άνδρών τώ θυμώ χρώμεναι. Pausan. l. X, p. 650.

Note 524: Pausan. l. X, p. 651.

Le Brenn, pendant ce temps, n'était pas resté oisif en Thessalie; il accablait le pays de ravages et les habitans de mauvais traitemens, principalement vers la lisière de l'Œta; son but, en agissant ainsi, était de les contraindre à lui découvrir, pour se délivrer de sa présence, quelque chemin secret qui le conduisît de l'autre côté de leurs montagnes; c'est à quoi ces malheureux consentirent enfin[525]. Ils promirent de guider une de ses divisions par un sentier assez praticable qui traversait le pays des Énianes. C'était précisément l'époque où les Étoliens venaient de quitter le camp des Hellènes; une circonstance plus favorable ne pouvait se présenter au Brenn; il résolut donc de tenter tout à la fois, dès le lendemain, les attaques simultanées des Thermopyles et du sentier des Énianes. Conduit par ses guides Héracléotes, lui-même, avant que la nuit fût dissipée, entra dans la montagne avec quarante mille guerriers d'élite. Le hasard voulut que ce jour-là le ciel fût couvert d'un brouillard si épais qu'on pouvait à peine apercevoir le soleil. Le passage du sentier était gardé par un corps de Phocidiens, mais l'obscurité les empêcha de découvrir les Gaulois avant que ceux-ci ne fussent déjà à portée du trait. L'engagement fut chaud et meurtrier; les Grecs se conduisirent avec bravoure; débusqués enfin de leur poste, ils arrivèrent à toutes jambes au camp des confédérés, criant «qu'ils étaient tournés, que les barbares approchaient.» Dans le même instant, le lieutenant du Brenn, informé de ce succès par un signal convenu, attaquait les Thermopyles. C'en était fait de l'armée grecque tout entière, si les Athéniens, approchant leurs navires en grande hâte, ne l'eussent recueillie; encore y eut-il dans ces manœuvres beaucoup de fatigue et de péril, parce que les galères surchargées d'hommes, de chevaux et de bagages, faisaient eau, et ne pouvaient s'éloigner que très-lentement, les rames s'embarrassant dans les eaux bourbeuses du golfe[526].

Note 525: Idem, ibid.

Note 526: Pausan. l. X, p. 651, 652.

Le Brenn ne voyait plus un seul ennemi devant lui dans toute la Phocide. Il s'avança à la tête de soixante-cinq mille hommes jusqu'à la ville d'Élatia, sur les bords du fleuve Céphisse, tandis que son lieutenant, rentré dans le camp d'Héraclée, faisait des préparatifs pour le suivre avec une partie de ses forces. Une petite journée de marche séparait Élatia de la ville et du temple de Delphes; la route en était facile quoiqu'elle traversât une des branches du Parnasse, et entretenue avec soin, à cause du concours immense de Grecs et d'étrangers qui, de toutes les parties de l'Europe et de l'Asie, venaient chaque année consulter l'oracle d'Apollon delphien. Le chef gaulois se dirigea de ce côté immédiatement, afin de mettre à profit l'éloignement des troupes confédérées et la stupeur que sa victoire inattendue avait jetée dans le pays. L'idée que des étrangers, des barbares allaient profaner et dépouiller le lieu le plus révéré de toute la Grèce épouvantait et affligeait les Hellènes; un tel événement, à leurs yeux, n'était pas une des moindres calamités de cette guerre funeste. Plusieurs fois, ils tentèrent de détourner le Brenn de ce qu'ils appelaient un acte sacrilège, en s'efforçant de lui inspirer quelques craintes superstitieuses; mais le Brenn répondait en raillant «que les dieux riches devaient faire des largesses aux hommes[527]. Les immortels, disait-il encore, n'ont pas besoin que vous leur amassiez des biens, quand leur occupation journalière est de les répartir parmi les humains[528].» Dès la seconde moitié de la journée, les Gaulois aperçurent la ville et le temple, dont les avenues ornées d'une multitude de statues, de vases, de chars tout brillans d'or, réverbéraient au loin l'éclat du soleil.

      Note 527: Locupletes Deos largiri hominibus oportere.
      Just. l. XXIV, c. 6.

      Note 528: Quos (Deos immortales) nullis opibus egere ut qui eas
      largiri hominibus soleant. Idem, ibid.

La ville de Delphes, bâtie sur le penchant d'un des pics du Parnasse, au milieu d'une vaste excavation naturelle, et environnée de précipices dans presque toute sa circonférence, n'était protégée ni par des murailles, ni par des ouvrages fortifiés; sa situation paraissait suffire à sa sauve-garde. L'espèce d'amphithéâtre sur lequel elle posait possédait, dit-on, la propriété de répercuter le moindre son; grossis par cet écho et multipliés par les nombreuses cavernes dont les environs du Parnasse étaient remplis, le roulement du tonnerre, ou le bruit de la trompette, ou le cri de la voix humaine, retentissaient et se prolongeaient long-temps avec une intensité prodigieuse[529]. Ce phénomène, que le vulgaire ne pouvait s'expliquer, joint à l'aspect sauvage du lieu, le pénétrait d'une mystérieuse frayeur, et, suivant l'expression d'un ancien, concourait à faire sentir plus puissamment la présence de la Divinité[530].

Note 529: Quamobrem et hominum clamor et si quando accedit tubarum sonus personantibus et respondentibus inter se rupibus multiplex audiri. Justin. l. XXIV, c. 6.

Note 530: Quæ res majorem majestatis terrorem ignaris rei et admirationem stupentibus plerumque affert. Idem, ibid.

Au-dessus de la ville, vers le nord, paraissait le temple d'Apollon, magnifiquement construit et orné d'un frontispice en marbre blanc de Paros. L'intérieur de l'édifice communiquait par des soupiraux à un gouffre souterrain, d'où s'exhalaient des moffettes qui jetaient quiconque les respirait dans un état d'extase et de délire[531]; c'était près d'une de ces bouches, d'autres disent même au-dessus, que la grande-prêtresse d'Apollon, assise sur le siége à trois pieds, dictait les réponses de son dieu, au milieu des plus effroyables convulsions. Rien n'était plus révéré et réputé plus infaillible que les paroles prophétiques descendues du trépied; les colonies grecques en avaient porté la célébrité dans toutes les parties du monde connu, et jusque chez les nations les plus sauvages. Aussi voyait-on en Grèce, comme hors de la Grèce, les peuples, les rois, les simples citoyens faire assaut de générosité envers Apollon Delphien, dont le trésor devint tellement considérable qu'il passa en proverbe pour signifier une immense fortune[532]. Il est vrai que, soixante-treize ans avant l'arrivée des Gaulois, le temple avait été dépouillé par les Phocidiens de ses objets les plus précieux[533]; mais, depuis lors, de nouveaux dons avaient afflué à Delphes; et le dieu avait déjà recouvré une partie de son ancienne opulence, quand les Gaulois vinrent dresser leurs tentes au pied du Parnasse.

      Note 531: Mentes in vecordiam vertit. Justin. l. XXIV, c. 6.
      —Diodor. Sicul. l. XVI.—Pausan. l. X. c. 5.
      —Plutarch. de Orac. def.

      Note 532: Χρήματα Άφήτορος. Άφήτωρ, l'archer, un des surnoms
      d'Apollon.

Note 533: Diodore de Sicile (l. XVI) estime à dix mille talens, cinquante-cinq millions de notre monnaie, les matières d'or et d'argent que les Phocidiens firent fondre après le pillage du temple; il s'y trouvait en outre des sommes considérables en argent monnayé.

Du plus loin que le Brenn aperçut les milliers de monumens votifs qui garnissaient les alentours du temple, il se fit amener quelques pâtres que ses soldats avaient pris, et leur demanda en particulier si ces objets étaient d'or massif et sans alliage. Les captifs le détrompèrent. «Ce n'est, lui répondirent-ils, que de l'airain légèrement couvert d'or à la superficie[534].» Mais le Gaulois les menaça des plus grands supplices s'ils dévoilaient un tel secret à qui que ce fût dans son armée; il voulut même qu'ils affirmassent publiquement le contraire; et, convoquant sous sa tente ses principaux chefs, il interrogea à haute voix les prisonniers, qui déclarèrent, suivant ses instructions, que les monumens dont la colline était couverte ne contenaient que de l'or, de l'or pur et massif[535]. Cette bonne nouvelle se répandit aussitôt parmi les soldats, et tous en conçurent un redoublement de courage.

Note 534: Τά μέν ένδον έστί χαλκός, τά δέ έξωθεν χρυσός έξπελήλαται λεπτός. Polyæn. Stratag. l. VII, c. 35.

Note 535: Ώς πάντα εϊη χρυσός. Polyæn. Strat. loc. cit.

Le Brenn avait fait halte au pied de la montagne; il y délibéra avec les chefs de son conseil s'il fallait laisser aux soldats la nuit pour se reposer des fatigues de la marche, ou entreprendre immédiatement l'escalade de Delphes. La forte situation de la place, qui n'était accessible que par un rocher étroit, et qu'il était si aisé de défendre avec une poignée d'hommes, l'intimidait; il demandait la nuit pour reconnaître les lieux, pour disposer ses mesures, pour rafraîchir ses troupes[536]. Mais les autres chefs émirent un avis contraire; deux surtout, le Gall Eman[537] et Thessalorus, qui était vraisemblablement comme Orestorius un aventurier d'origine grecque, insistèrent pour que l'assaut fût tenté à l'instant même. «Point de délai, dirent-ils; profitons du trouble de l'ennemi: demain, les Delphiens auront eu le temps de se rassurer, sans doute aussi de recevoir des secours et de fermer les passages que la surprise et la confusion nous laissent actuellement ouverts[538].» Les soldats mirent fin à ces hésitations en se débandant pour courir la campagne et piller.

Note 536: Justin, l. XXIV, c. 7.

Note 537: Aimhean, agréable, beau.

Note 538: Amputari moras jubent, dùm imparati hostes….. interjectâ nocte et animos hostibus, forsitan et auxilia accessura. Justin. l. XXIV, c. 7.

Depuis quelque temps, ils souffraient de la disette de subsistances; car eux-mêmes avaient épuisé le pays au nord de l'Œta, et le long séjour de l'armée grecque avait eu le même résultat dans les campagnes situées au midi. Se trouvant tout à coup dans un pays abondamment pourvu de vin et de vivres de toute espèce, parce que l'immense concours de monde qui visitait annuellement le temple de Delphes mettait les habitans de la ville et des bourgs environnans dans la nécessité de faire de grandes provisions, les Gaulois ne songèrent plus qu'à se dédommager des privations passées, avec autant de joie et de confiance que s'ils avaient déjà vaincu[539]. On prétend qu'à ce sujet l'oracle d'Apollon avait donné un avis plein de sagesse; dès la première rumeur de l'approche de l'ennemi, il défendit aux gens de la campagne d'enlever et de cacher leurs magasins de vivres; les Delphiens, à qui cette défense parut d'abord bizarre et incompréhensible, sentirent plus tard combien elle leur avait été salutaire[540]. On dit aussi que les habitans ayant consulté le Dieu sur le sort que l'avenir leur réservait, il leur répondit par ce vers:

«J'y saurai bien pourvoir avec les vierges blanches[541].»

Cette promesse leur rendit la confiance et ils firent avec activité leurs préparatifs. Durant cette nuit, Delphes reçut de tous côtés, par les sentiers des montagnes, de nombreux renforts des peuples voisins; il s'y réunit successivement douze cents Étoliens bien armés, quatre cents hoplites d'Amphysse, un détachement de Phocidiens, ce qui, avec les citoyens de Delphes, forma un corps de quatre mille hommes. On apprit en même temps que la vaillante armée étolienne, après avoir chassé Combutis, s'était reportée sur le chemin d'Élatia, et, grossie de bandes phocidiennes et béotiennes, travaillait à empêcher la jonction de l'armée gauloise d'Héraclée avec la division qui assiégeait Delphes[542].

      Note 539: Desertis signis ad occupanda omnia pro victoribus
      vagabantur. Idem, ibid.

      Note 540: Prohibiti agrestes messes vinaque villis efferre.
      Justin. loc. citat.

Note 541: Ferunt ex oraculo hæc fatam esse Pythiam:

«Ego providebo rem istam et albæ virgines.»

Cicer. de Divinat. l. I.—Pausan. l. X, p. 652.

Note 542: Pausan. l. X, p. 652.

Pendant cette même nuit, le camp des Gaulois fut le théâtre de la plus grossière débauche, et lorsque le jour parut, la plupart d'entre eux étaient encore ivres[543]; cependant il fallait livrer l'assaut sans plus de délai, car le Brenn sentait déjà tout ce que lui coûtait le retard de quelques heures. Il rangea donc ses troupes en bataille, leur énumérant de nouveau tous les trésors qu'ils avaient sous les yeux, et ceux qui les attendaient dans le temple[544], puis il donna le signal de l'escalade. L'attaque fut vive et soutenue par les Grecs avec fermeté. Du haut de la pente étroite et raide que les assaillans avaient à gravir pour approcher la ville, les assiégés faisaient pleuvoir une multitude de traits et de pierres dont aucun ne tombait à faux. Les Gaulois jonchèrent plusieurs fois la montée de leurs morts; mais chaque fois ils revinrent à la charge avec audace, et forcèrent enfin le passage. Les assiégés, contraints de battre en retraite, se retirèrent dans les premières rues de la ville, laissant libre l'avenue qui conduisait au temple; le flot des Gaulois s'y précipita; bientôt toute cette multitude fut occupée à dépouiller les oratoires qui avoisinaient l'édifice, et enfin le temple lui-même[545].

Note 543: Hesterno mero saucii. Justin. l. XXIV, c. 8.

Note 544: Idem, c. 7.

Note 545: Brennus Apollinis templum ingressus. Valer. Maxim. l. I, c. 1.—Delphos Galli spoliaverunt. Tit. Liv. l. XXVIII, c. 47; l. XI, c. 58.—Diod. Sicul. l. V, p. 309.—Justin. l. XXXII, c. 3.—Athenæ. bell. Illyric. p. 758.—Scholiast. Callimach. hymn. in Del. v. 173.

On était alors en automne, et durant le combat il s'était formé un de ces orages soudains si fréquens dans les hautes chaînes de la Hellade; il éclata tout à coup, versant sur la montagne des torrens de pluie et de grêle. Les prêtres et les devins attachés au temple d'Apollon se saisirent d'un incident propre à frapper l'esprit superstitieux des Grecs. L'œil hagard, la chevelure hérissée, l'esprit comme aliéné[546], ils se répandirent dans la ville et dans les rangs de l'armée, criant que le Dieu était arrivé. «Il est ici, disaient-ils; nous l'avons vu s'élancer à travers la voûte du temple, qui s'est fendue sous ses pieds: deux vierges armées, Minerve et Diane, l'accompagnent. Nous avons entendu le sifflement de leurs arcs et le cliquetis de leur lances. Accourez, ô Grecs, sur les pas de vos dieux, si vous voulez partager leur victoire[547]!» Ce spectacle, ces discours prononcés au bruit de la foudre, à la lueur des éclairs, remplissent les Hellènes d'un enthousiasme surnaturel, ils se reforment en bataille et se précipitent, l'épée haute, vers l'ennemi. Les mêmes circonstances agissaient non moins énergiquement, mais en sens contraire, sur les bandes victorieuses; les Gaulois crurent reconnaître le pouvoir d'une divinité, mais d'une divinité irritée[548]. La foudre, à plusieurs reprises, avait frappé leurs bataillons, et ses détonations, répétées par les échos, produisaient autour d'eux un tel retentissement qu'ils n'entendaient plus la voix de leurs chefs[549]. Ceux qui pénétrèrent dans l'intérieur du temple avaient senti le pavé trembler sous leurs pas[550]; ils avaient été saisis par une vapeur épaisse et méphitique qui les consumait et les faisait tomber dans un délire violent[551]. Les historiens rapportent qu'au milieu de ce désordre on vit apparaître trois guerriers d'un aspect sinistre, d'une stature plus qu'humaine, couverts de vieilles armures, et qui frappèrent les Gaulois de leurs lances. Les Delphiens reconnurent, dit-on, les ombres de trois héros, Hypérochus et Laodocus, dont les tombeaux étaient voisins du temple, et Pyrrhus, fils d'Achille[552]. Quant aux Gaulois, une terreur panique les entraîna en désordre jusqu'à leur camp, où ils ne parvinrent qu'à grand'peine, accablés par les traits des Grecs et par la chute d'énormes rocs qui roulaient sur eux du haut du Parnasse[553]. Dans les rangs des assiégés, la perte ne laissa pas non plus que d'être considérable.

      Note 546: Repentè universorum templorum antistites, simul et ipsi
      vates, sparsis crinibus…. pavidi vecordesque….
      Justin. l. XXIV, c. 8.

Note 547: Adesse Deum; eum se vidisse desilientem in templum per culminis aperta fastigia… audisse stridorem arcûs ac strepitum armorum. Justin. l. XXIV, c. 8.

Note 548: Præsentiam Dei et ipsi statim sensêre. Idem, ibid.

Note 549: Βρονταί τε καί κεραυνοί συνεχεϊς έγίνοντο, καί οί μέν έξέπληττόν τε τούς Κελτούς, καί δέχεσθαι τοίς ώσί τά παραγγελλόμενα έκώλυον,. Pausan. l. X, p. 652.

      Note 550: Ή τε γή πάσα βιαωως έσείετο. Pausan. loc. citat.
      —Terræ motu. Justin. l. XXIV, c. 8.

Note 551: Pausan. loc. citat.

Note 552: Τά τε τών ήςώων τηνικαύτά σφισιν έφάνη φάσματα… Pausan. l. X, p. 650.—Δείματά τε άνδρες έφίσταντο όπλΐται τοϊς βαρβάροις. Idem, l. I, p. 7.

Note 553: Pausan. l. X, ut sup. et l. I, p. 7.—Portio montis abrupta. Justin. l. XXIV, c. 8.

A cette désastreuse journée succéda, pour les Kimro-Galls, une nuit non moins terrible; le froid était très-vif, et la neige tombait en abondance; outre cela, des fragmens de roc arrivaient sans interruption dans le camp situé trop près de la montagne, écrasaient les soldats non par un ou deux à la fois, mais par masses de trente et quarante, lorsqu'ils se rassemblaient ou pour faire la garde, ou pour prendre du repos[554]. Le soleil ne fut pas plus tôt levé que les Grecs, qui se trouvaient dans la ville, firent une vigoureuse sortie, tandis que ceux de la campagne attaquaient l'ennemi par descendus à travers les neiges par des sentiers qui n'étaient connus que d'eux, le prirent en flanc, et l'assaillirent de flèches et de pierres sans courir eux-mêmes le moindre danger. Cernés de toutes parts, découragés, et d'ailleurs fortement incommodés par le froid qui leur avait enlevé beaucoup de monde durant la nuit, les Gaulois commençaient à plier; ils furent soutenus quelque temps par l'intrépidité des guerriers d'élite qui combattaient auprès du Brenn et lui servaient de garde. La force, la haute taille, le courage de cette garde frappèrent d'étonnement les Hellènes[555]; à la fin, le Brenn ayant été blessé dangereusement, ces vaillans hommes ne songèrent plus qu'à lui faire un rempart de leur corps et à l'emporter. Les chefs alors donnèrent le signal de la retraite, et, pour ne pas laisser leurs blessés entre les mains de l'ennemi, ils firent égorger tous ceux qui n'étaient pas en état de suivre; l'armée s'arrêta où la nuit la surprit[556].

Note 554: Pausan. l. X, p. 653.

Note 555: Pausan. l. X, p. 653.

Note 556: Idem, loc. cit.

La première veille de cette seconde nuit était à peine commencée, lorsque des soldats, qui faisaient la garde, s'imaginèrent entendre le mouvement d'une marche nocturne et le pas lointain des chevaux. L'obscurité déjà profonde ne leur permettant pas de reconnaître leur méprise, ils jetèrent l'alarme, et crièrent qu'ils étaient surpris, que l'ennemi arrivait. La faim, les dangers et les événemens extraordinaires qui s'étaient succédé depuis deux jours avaient ébranlé fortement toutes les imaginations. A ce cri, «l'ennemi arrive!» les Gaulois, réveillés en sursaut, saisirent leurs armes, et croyant le camp déjà envahi, ils se jetaient les uns contre les autres, et s'entretuaient. Leur trouble était si grand qu'à chaque mot qui frappait leurs oreilles, ils s'imaginaient entendre parler le grec, comme s'ils eussent oublié leur propre langue. D'ailleurs l'obscurité ne leur permettait ni de se reconnaître, ni de distinguer la forme de leurs boucliers[557]. Le jour mit fin à cette mêlée affreuse; mais, pendant la nuit, les pâtres phocidiens qui étaient restés dans la campagne à la garde des troupeaux coururent informer les Hellènes du désordre qui se faisait remarquer dans le camp gaulois. Ceux-ci attribuèrent un événement aussi inattendu à l'intervention du dieu Pan[558], de qui provenaient, dans la croyance religieuse des Grecs, les terreurs sans fondement réel; pleins d'ardeur et de confiance, ils se portèrent sur l'arrière-garde ennemie. Les Gaulois avaient déjà repris leur marche, mais avec langueur, comme des hommes découragés, épuisés par les maladies, la faim et les fatigues. Sur leur passage, la population faisait disparaître le bétail et les vivres, de sorte qu'ils ne pouvaient se procurer quelque subsistance qu'après des peines infinies et à la pointe de l'épée. Les historiens évaluent à dix mille le nombre de ceux qui succombèrent à ces souffrances; le froid et le combat de la nuit en avaient enlevé tout autant, et six mille avaient péri à l'assaut de Delphes[559]; il ne restait donc plus au Brenn que trente-neuf mille hommes lorsqu'il rejoignit le gros de son armée dans les plaines que traverse le Céphisse, le quatrième jour depuis son départ des Thermopyles.

Note 557: Άναλαβόντες οΰν τά όπλα, καί διαστάντες έκτεινόν τε άλλήλους, καί άνά μέρος έκτείνοντο, οϋτε γλώσσης τής έπιχωρίου συνιέντες, οϋτε τάς άλλήλων μορφάς, οϋτε τών θυρεών καθορώντες τά σχήματα. Pausan. l. X, p. 654.

Note 558: Ή έκ τώ θεοϋ μανία. Idem, ibid.

Note 559: Pausan. l. X, p. 654.

On a vu plus haut qu'après la déroute des Hellènes dans ce défilé fameux, le lieutenant du Brenn était rentré au camp d'Héraclée; il y avait cantonné une partie de ses forces pour le garantir d'une surprise durant son absence, et il s'était remis en route sur les traces de son général; mais un seul jour avait bien changé la face des choses. L'armée étolienne était arrivée dans la Phocide, et les troupes grecques qui s'étaient réfugiées sur les galères athéniennes dans le golfe Maliaque venaient de débarquer en Béotie. La prudence ne permettait donc point au chef gaulois de s'engager dans les défilés du Parnasse avec tant d'ennemis derrière lui; et force lui fut d'attendre, sur la défensive, le retour de la division de Delphes; il se trouva à temps pour en couvrir la retraite[560].

Note 560: Pausan. l. X, p. 654.

Les blessures du Brenn n'étaient pas désespérées[561]; cependant, soit crainte du ressentiment de ses compatriotes, soit douleur causée par le mauvais succès de l'entreprise, aussitôt qu'il vit sa division hors de danger, il résolut de quitter la vie. Ayant convoqué autour de lui les principaux chefs de l'armée, il remit son titre et son autorité entre les mains de son lieutenant, et s'adressant à ses compagnons: «Débarrassez-vous, leur dit-il, de tous vos blessés sans exception, et brûlez vos chariots; c'est le seul moyen de salut qui vous reste[562].» Il demanda alors du vin, en but jusqu'à l'ivresse, et s'enfonça un poignard dans la poitrine[563]. Ses derniers avis furent suivis pour ce qui regardait les blessés, car le nouveau Brenn fit égorger dix mille hommes qui ne pouvaient soutenir la marche[564]; mais il conserva la plus grande partie des bagages.

Note 561: Τώ δέ Βρέννψ κατά μέν τά τραύματα έλείπετο έτι σωτηρίας έλπίς. Idem, l. X, p. 655.

Note 562: Diod. Sicul. l. XXII, p. 870.

      Note 563: Άκρατον πολύν έμφορησάμενος έαυτόν άπέσφαξε.
      Diod. Sicul. l. XXII, p. 870.—Pugione vitam finivit.
      Justin. l. XXIV, c, 8.—Pausan. l. X, p. 655.

Note 564: Diodor. Sicul. l. XXII, p. 870.

Comme il approchait des Thermopyles, les Grecs, sortant d'une embuscade, se jetèrent sur son arrière-garde, qu'ils taillèrent en pièces. Ce fut dans ce pitoyable état que les Gaulois gagnèrent le camp d'Héraclée. Ils s'y reposèrent quelques jours avant de reprendre leur route vers le nord. Tous les ponts du Sperchius avaient été rompus, et la rive gauche du fleuve occupée par les Thessaliens accourus en masse; néanmoins l'armée gauloise effectua le passage[565]. Ce fut au milieu d'une population tout entière armée et altérée de vengeance qu'elle traversa d'une extrémité à l'autre la Thessalie et la Macédoine, exposée à des périls, à des souffrances, à des privations toujours croissantes, combattant sans relâche le jour, et la nuit n'ayant d'autre abri qu'un ciel froid et pluvieux[566]. Elle atteignit enfin la frontière septentrionale de la Macédoine. Là se fit la distribution du butin; puis les Kimro-Galls se séparèrent immédiatement en plusieurs bandes, les uns retournant dans leurs pays, les autres cherchant ailleurs de nouveaux alimens à leur turbulente activité.

Note 565: Pausan. l. X, p. 655.

Note 566: Nulla sub tectis acta nox, assidui imbres et gelu….. fames… lassitudo. Justin. l. XXII, c. 8.

Ceux qui se résignèrent au repos choisirent un canton à leur convenance au pied septentrional du mont Scardus ou Scordus sur la frontière même de la Grèce; ils y firent venir leurs femmes et leurs enfans, et s'y établirent sous le commandement d'un chef de race kimrique, nommé Bathanat, c'est-à-dire fils de sanglier[567]; cette colonie fut la souche des Gallo-Scordiskes. Les Tectosages échappés au désastre de la retraite se divisèrent en deux bandes; l'une retourna en Gaule, emportant dans le bourg de Tolosa le butin qui lui révenait du pillage de la Grèce; mais chemin faisant, plusieurs d'entre eux s'arrêtèrent dans la forêt Hercynie et s'y fixèrent[568]; la seconde bande, réunie aux Tolistoboïes et à une horde de Galls, prit le chemin de la Thrace sous la conduite de Comontor[569]. C'est à cette dernière que nous nous attacherons de préférence; ses courses et ses exploits merveilleux en Thrace et dans la moitié de l'Asie feront la matière du chapitre suivant.

Note 567: Βαθανάτος. Athen. l. VI, c. 5.—Baedhan, cochon mâle; nat, gnat, fils. Baedhan fut aussi le nom d'un guerrier fameux du temps du roi Arthur. Cf. Owen's Welsh. diction.

      Note 568: Σκεδασθέντες άλλοι άπα άλλα μέρη κατά διχοστασίαν. Strab.
      l. IV, p. 188.—Pars in antiquam patriam Tolosam… pars in Thraciam.
      Justin. hist. XXXII, c. 3.—Circùm Hercyniam silvam…
      Cæsar. l. VI, c. 24.

Note 569: Κομοντόριος, Polyb. l. IV, p. 313.

CHAPITRE V.

Passage des Gaulois dans l'Asie mineure; ils placent Nicomède sur le trône de Bithynie.—Ils se rendent maîtres de tout le littoral de la mer Égée; situation malheureuse de ce pays.—Tous les états de l'Asie leur paient tribut.—Commencement de réaction contre eux; Antiochus-Sauveur chasse les Tectosages jusque dans la haute Phrygie.—Gaulois soldés au service des puissances asiatiques; leur importance et leur audace.—Fin de la domination des hordes; avantage remporté par Eumènes sur les Tolistoboïes; ils sont vaincus par Attale, et repoussés, ainsi que les Trocmes, dans la haute Phrygie; réjouissances publiques dans tout l'Orient.

278—241.

ANNEE 278 avant J.-C.

Le lecteur se rappelle sans doute que lors du départ de la grande expédition gauloise pour la Grèce, deux chefs, se détachant du gros de l'armée, avaient passé en Thrace, Léonor avec dix mille Galls, Luther avec le corps des Teutobodes; ils y faisaient alors la loi. Maître de la Chersonèse thracique et de Lysimachie, dont ils s'étaient emparés par surprise, ils étendaient leurs ravages sur toute la côte depuis l'Hellespont jusqu'à Byzance, forçant la plupart des villes et Byzance même à se racheter de pillages continuels par d'énormes contributions[570]. La proximité de l'Asie, et ce qu'ils apprenaient de la fertilité de ce beau pays, leur inspirèrent bientôt le désir d'y passer[571]. Mais quelque étroit que fût le bras de mer qui les en séparait, Léonor et Luther n'avaient point de vaisseaux, et toutes leurs tentatives pour s'en procurer restèrent long-temps infructueuses. A l'arrivée des compagnons de Comontor, ils songèrent plus que jamais à quitter l'Europe. La Thrace presque épuisée par deux ans de dévastation, était, entre tant de prétendans, une trop pauvre proie à partager. Léonor et Luther s'adressèrent donc conjointement au roi de Macédoine, de qui la Thrace dépendait, depuis qu'elle ne formait plus un royaume particulier. Ils offrirent de lui rendre Lysimachie et la Chersonèse thracique, s'il voulait leur fournir une flotte suffisante pour les transporter au-delà de l'Hellespont. Antipater, qui gouvernait alors la Macédoine, par des réponses évasives, chercha à traîner les choses en longueur[572].

Note 570: Lysimachiâ fraude captâ, Chersonesoque omni armis possessâ… oram Propontidis vectigalem habendo, regionis ejus urbes obtinuerunt. Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 16.

Note 571: Cupido indè eos in Asiam transeundi, audientes ex propinquo quanta ubertas terræ hujus esset, cepit. Idem, l. XXXVIII, l. C.

Note 572: Res quùm lentiùs traheretur… Idem, c. 16.

Si, d'un côté, il lui tardait d'affranchir le nord de ses états d'une aussi rude oppression; de l'autre, il avait de fortes raisons de craindre que ce soulagement ne fût que momentané; que l'Hellespont une fois franchi, la route de l'Asie une fois tracée, de nouveaux essaims plus nombreux d'aventuriers gaulois n'accourussent sur les pas des premiers, et que, par là, la situation de la Grèce ne se trouvât empirée. Pendant ces hésitations de la politique macédonienne, Léonor et Luther poussaient avec activité leurs préparatifs; les Tectosages, les Tolistoboïes, et une partie des Galls, abandonnèrent Comontor pour se réunir à eux, et les deux chefs comptèrent sous leurs enseignes jusqu'à quinze petits chefs subordonnés[573].

Note 573: Ils étaient dix-sept chefs, y compris Léonor et Luther. Ών περιφανεϊς μέν έπί τό έρχειν έπτακαίδεκα τόν άριθμόν ήσαν. Memnon. ap. Phot. c. 20.

Mais la mésintelligence ne tarda pas à se mettre entre les deux chefs suprêmes[574]; Léonor et les siens quittèrent la Chersonèse thracique, et se dirigèrent vers le Bosphore, qu'ils espéraient franchir plus aisément et plus vite que les autres ne passeraient l'Hellespont. Ils commencèrent par lever sur la ville de Byzance une forte contribution, avec laquelle probablement ils cherchèrent à se procurer des vaisseaux. Mais à peine avaient-ils quitté le camp de Luther et la Chersonèse, qu'une ambassade y arriva de la part du roi de Macédoine, en apparence pour traiter, en réalité pour observer les forces des Gaulois. Deux grands vaisseaux pontés, et deux bâtimens de transport l'accompagnaient[575]; Luther s'en saisit sans autre formalité; en les faisant voyager nuit et jour, il eut bientôt débarqué tout son monde sur la côte d'Asie[576], et le passage était complètement effectué, lorsque les ambassadeurs en portèrent la nouvelle à leur roi. Du côté du Bosphore, un incident non moins heureux vint au secours de Léonor.

      Note 574: Rursùs nova inter regulos orta seditio est.
      Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 16.

      Note 575: Lutarius Macedonibus per speciem legationis ab Antipatro
      ad speculandum missis, duas tectas naves et tres lembos adimit.
      Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 16.

      Note 576: His alios atque alios noctes diesque transvehendo, intra
      paucos dies omnes copias trajecit. Idem, ibid.

La Bithynie était à cette époque le théâtre d'une guerre acharnée entre les deux fils du dernier roi, Nicomède et Zibæas, qui se disputaient la succession paternelle[577]. Leurs forces, dans l'intérieur du royaume, se balançaient à peu près également; mais, au dehors, Zibæas avait entraîné dans son alliance le puissant roi de Syrie Antiochus, tandis que Nicomède ne comptait dans la sienne que les petites républiques grecques du Bosphore et du Pont-Euxin, Chalcédoine, Héraclée-de-Pont, Tios, et quelques autres. Ce n'était pas sans peine que ces petites cités démocratiques avaient sauvé leur indépendance au milieu de tant de grands empires. Il leur avait fallu prendre part à toutes les querelles de l'Asie, et travailler sans cesse à se faire des alliés pour se garantir de leurs ennemis; et, comme elles n'ignoraient pas qu'Antiochus avait formé le dessein de les asservir tôt ou tard, la crainte et la haine les avaient jetées dans le parti de Nicomède, qu'elles servaient alors avec la plus grande chaleur. Antiochus en montrait beaucoup moins pour son protégé Zibæas, de sorte que la guerre traînait en longueur. Sur ces entrefaites, Nicomède, voyant de l'autre côté du Bosphore ces bandes gauloises qui cherchaient à le traverser, imagina de leur en fournir les moyens pour les rendre utiles à ses intérêts. Il fit même accéder les républiques grecques à ce projet, que dans toute autre circonstance elles eussent repoussé avec effroi. Nicomède proposa donc à Léonor de lui envoyer une flotte de transport, s'il voulait souscrire aux conditions suivantes:

1º Que lui et ses hommes resteraient attachés à Nicomède et à sa postérité par une alliance indissoluble; qu'ils ne feraient aucune guerre sans sa volonté, n'auraient d'amis que ses amis, et d'ennemis que ses ennemis[578];

2º Qu'ils regardaient comme leurs amies et alliées les villes d'Héraclée, de Chalcédoine, de Tios, de Ciéros et quelques autres métropoles d'états indépendans;

3º Qu'eux et leurs compatriotes s'abstiendraient désormais de toute hostilité envers Byzance, et que même, dans l'occasion, ils défendraient cette ville comme leur alliée[579].

Note 577: Idem, ibid.

      Note 578: Εΐναι φίλους μέν τοϊς φίλοις, πολεμίους δέ τοϊς ού φιλοϋσι.
      Memn. ap. Phot. c. 20.

      Note 579: Ευμμαχεϊν δέ καί Βυζαντίοις, εϊ που δεήσοι, καί Τιανοϊς δέ,
      καί Ήρακλεώταις, καί Καλχηδονίοις καί Κιερανοϊς, καί τισιν έτέροις
      έθνών άρχουσι. Idem, loc. cit.

Cette dernière clause avait été insérée dans le traité, sur la demande des républiques grecques à la ligue desquelles Byzance s'était réunie. Léonor accepta tout, et ses troupes furent transportées par-delà le détroit[580].

Note 580: Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 16.—Strab. l. XII, p. 567.

Son départ laissa Comontor maître de presque toute la Thrace; ce chef s'établit au pied du mont Hémus, dans la ville de Thyle dont il fit le siège de son royaume. Pour se soustraire à ses brigandages, les villes indépendantes continuèrent à lui payer tribut comme à Léonor et à Luther; Byzance même, malgré la convention qui devait la garantir contre les attaques des Gaulois, fut imposée à une rançon plus forte qu'auparavant[581]. Cette rançon annuelle s'éleva successivement de trois ou quatre mille pièces d'or[582] à cinq mille, à dix mille, et enfin, sous les successeurs de Comontor, à l'énorme somme de quatre-vingt talens[583]. Les Gaulois tyrannisèrent ainsi la Thrace pendant plus d'un siècle; ils furent enfin exterminés par un soulèvement général de la population.

Note 581: Polyb. l. IV, p. 313.

Note 582: Memnon. ap. Phot. c. 20.

Note 583: Polyb. l. IV, p. 313.—440,000 francs.

Aussitôt que Léonor fut débarqué en Asie, il se réconcilia avec Luther, et le fit entrer, comme lui, à la solde de Nicomède[584]: leurs bandes réunies eurent bientôt mis la fortune du côté de ce prétendant. Zibæas vaincu s'expatria; mais Antiochus voulut poursuivre la guerre pour son propre compte; il attaqua la Bithynie par terre, et, par mer, les républiques du Bosphore; de part et d'autre, il échoua, et c'est aux services des Gaulois que les historiens attribuent le salut de Chalcédoine et des autres petits états démocratiques. «L'introduction de ces barbares en Asie, disent-ils, fut avantageuse, sous quelques rapports, aux peuples de ce pays. Les rois successeurs d'Alexandre s'épuisaient en efforts pour anéantir le peu qu'il restait d'états libres, les Gaulois s'en montrèrent les protecteurs; ils repoussèrent les rois, et raffermirent les intérêts démocratiques[585].» Cet événement que l'histoire proclame heureux pour l'Asie, il ne faut point se trop hâter d'en faire honneur aux affections ou au discernement politique des Gaulois; la suite prouve assez que ces considérations morales n'y tenaient aucune place. Car Nicomède, à quelque temps de là, s'étant brouillé avec les citoyens d'Héraclée, les Gaulois s'emparèrent de cette ville par surprise, et offrirent de la livrer au roi, à condition qu'il leur abandonnerait toutes les propriétés transportables[586]. Ce traité de brigands eut lieu, et vraisemblablement la population héracléote comptait au nombre des biens meubles que les Gaulois s'étaient réservés.

Note 584: Coëunt deindè in unum rursùs Galli, et auxilia Nicomedi dant. Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 16.

Note 585: Αϋτη τοίνυν τών Γαλατών ή έπί τήν Άσίαν διάβασις, κατ΄ άρχάς μέν έπί κακώ τών οίκητόρων προελθεων ένομίσθη· τό δέ τέλος έδειξεν άποκριθέν πρός τό σύμφερον. Τών γάρ Βασιλέων τήν τών πόλεων δημοκρατίαν άφελεϊν σπουδαζόντων, αύτοί μάλλον αύτήν έβεβαίουν, άντικαθιστάμενοι τοίς έπιτιθεμένοις. Memnon. ap. Photium. c. 20.

Note 586: Memn. ap. Phot. c. 20.

Tant de grands services méritaient une grande récompense; le roi bithynien concéda aux Gaulois des terres considérables sur la frontière méridionale de ses états[587]. Sa générosité pourtant n'était pas tout-à-fait exempte de calcul; il espérait, par là, donner à son royaume une population forte et belliqueuse, du côté où il était le plus vulnérable, et élever en quelque sorte une barrière qui le garantirait des attaques de ses voisins de Pergame, de Syrie et d'Égypte. Mais Nicomède n'avait pas bien réfléchi au caractère de ses nouveaux colons, en les plaçant si près des riches campagnes arrosées par le Méandre et l'Hermus, si près de ces villes de l'Éolide et de l'Ionie, merveilles de la civilisation antique, où le génie des Hellènes se mariait à toute la délicatesse de l'Asie. Aussi, à peine furent-ils arrivés dans leurs concessions qu'ils commencèrent à piller, et bientôt à envahir le littoral de la Troade. L'organisation des bandes gauloises n'était plus la même alors qu'à l'époque de leur passage en Bithynie; Léonor et Luther étaient morts, ou avaient été dépouillés du commandement; et leurs armées, fondues ensemble et augmentées de renforts tirés de la Thrace, s'étaient formées en trois hordes sous les noms de Tectosages, Tolistoboïes et Trocmes[588]. Pour éviter tout conflit et tout sujet de querelle dans la conquête qu'elles méditaient, ces trois hordes, avant de quitter la frontière bithynienne, distribuèrent l'Asie mineure en trois lots qu'elles se partagèrent à l'amiable[589]; les Trocmes eurent l'Hellespont et la Troade, les Tolistoboïes l'Éolide et l'Ionie, et la contrée méditerranée, qui s'étendait à l'occident du mont Taurus, entre la Bithynie et les eaux de Rhodes et de Chypre, appartint aux Tectosages[590]. Tous alors se mirent en mouvement, et la conquête fut bientôt achevée. Une horde gauloise établit sa place d'armes sur les ruines de l'ancienne Troie[591]; et les chariots amenés de Tolosa «stationnèrent dans les plaines qu'arrose le Caystre[592].»

Note 587: Regnum diviserunt. Justin. l. XXV, c. 2.

      Note 588: Trocmi (Tit. Liv. passim.—Strab. l. XII); Trogmi
      (Memn. ap. Phot. c. 20); Trogmeni (Steph. Byzant.). Au rapport de
      Strabon (l. XII, p. 568) la horde des Trocmes tenait son nom du chef
      qui la commandait.

      Note 589: Cùm très essent gentes, in tres partes diviserunt.
      Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 16.

      Note 590: Trocmis Hellesponti ora data, Tolistobogii Æolida atque
      Ioniam, Tectosagi mediterranea Asæ sortiti sunt, et stipendium totâ
      cis Taurum Asiâ exigebant. Idem, ibid.

Note 591: Είς τήν πόλιν Ίλιον… Strabon. l. XIII, p. 591.

      Note 592: …έν λειμώνι Καϋστρίώ έσταν άμαξαι. Callimach. Hymn. ad
      Dian. v. 257.

L'histoire ne nous a pas laissé la narration détaillée de cette conquête; mais que l'imagination se représente, d'un côté la force et le courage physiques à l'un des plus bas degrés de la civilisation, de l'autre ce que la culture intellectuelle produisit jamais de plus raffiné, alors elle pourra se créer le tableau des calamités qui débordèrent sur l'Asie mineure. Devant la horde tectosage, la population phrygienne fuyait comme un troupeau de moutons, et courait se réfugier dans les cavernes du mont Taurus; en Ionie, les femmes se tuaient à la seule nouvelle de l'approche des Gaulois; trois jeunes filles de Milet prévinrent ainsi par une mort volontaire les traitemens horribles qu'elles redoutaient. Un poète, sans doute Milésien comme elles, a consacré quelques vers à la mémoire de ces touchantes victimes; ces vers sont placés dans leur bouche; elles-mêmes s'adressent à leur ville natale, et semblent lui reprocher avec tendresse de n'avoir point su les protéger:

«O Milet! ô chère patrie! nous sommes mortes pour nous soustraire aux outrages des barbares Gaulois, toutes trois vierges et tes citoyennes. C'est Mars, c'est l'impitoyable dieu des Gaulois, qui nous a précipitées dans cet abîme de malheurs, car nous n'avons point attendu l'hymen impie qu'il nous préparait; et si nous sommes mortes sans avoir connu d'époux, ici, du moins, chez Pluton, nous avons trouvé un protecteur[593].»

Note 593:

      Ώχόμεθ΄, ώ Μίλητε, φίλη πατρί, τών άθεμίστων
      Τήν άνομον Γαλατών, ϋβριν άναινομέναι,
      Παρθενικαί τρισσαί πολιήτιδες, άς ό βιαστός
      Κελτών είς ταύτην μοϊραν έτρεψεν Άρης΄
      Ού γάρ έμείναμεν αίμα τό δυσσεβές, ούδ΄ ύμεναίου
      Νύμφιον, άλλ΄ άϊδην κηδεμόν΄ εύράμεθα.

Antholog. l. III, c. 23, epigr. 29.

Il ne faut entendre ici par le mot de conquête ni l'expropriation des habitans, ni même une occupation du sol tant soit peu régulière. Chaque horde restait retranchée une partie de l'année, soit dans son camp de chariots, soit dans une place d'armes; le reste du temps elle faisait sa tournée par le pays, suivie de ses troupeaux, et toujours prête à se porter sur le point où quelque résistance se serait montrée. Les villes lui payaient tribut en argent, les campagnes en vivres; mais à cela se bornait l'action des conquérans; ils ne s'immisçaient en rien dans le gouvernement intérieur de leurs tributaires. Pergame put conserver ses chefs absolus; les conseils démocratiques des villes d'Ionie purent se réunir en toute liberté comme auparavant, pourvu que les subsides ne se fissent pas attendre et que la horde fût entretenue grassement. Cette vie abondante et commode, sous le plus beau climat de la terre, dut attirer dans les rangs gaulois une multitude d'hommes perdus de tous les coins de l'Orient et beaucoup de ces aventuriers militaires dont les guerres d'Alexandre et de ses successeurs avaient infesté l'Asie. Cette hypothèse peut seule rendre compte des forces considérables dont les hordes se trouvèrent tout à coup disposer, puisque, si l'on en croit Tite-Live, elles rendirent tributaire jusqu'au roi de Syrie lui-même[594].

Note 594: Tantus terror eorum nominis erat, multitudine etiam magnâ sobole auctâ, ut Syriæ quoque reges stipendium dare non abnuerint. Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 16.

ANNEE 277 avant J.-C.

Il se peut que le roi de Syrie, Antiochus, consentit d'abord à leur payer tribut, du moins ne s'y résigna-t-il pas long-temps; car c'est de lui que partirent les premiers coups. Il vint attaquer à l'improviste, au nord de la chaîne du Taurus, la horde tectosage qui comptait en ce moment vingt mille cavaliers, une infanterie proportionnée, et deux cent quarante chars armés de faux à deux et à quatre chevaux. Mais sur le point d'en venir aux mains, les troupes syriennes furent tellement effrayées du nombre et de la bonne contenance de l'ennemi, qu'Antiochus parlait déjà de faire retraite, lorsqu'un de ses généraux, Théodotas le Rhodien, se porta garant de la victoire. Il se trouvait dans l'armée syrienne seize éléphans dressés à combattre, et Théodotas espérait s'en servir de manière à troubler les Gaulois, encore peu familiarisés avec l'aspect de ces animaux. Antiochus, persuadé, lui laissa la direction de la bataille[595].

Note 595: Lucian. in Zeuxide vel Antiocho. p. 334. Paris. Fº 1615.

L'infanterie tectosage se forma en masse compacte de vingt-quatre hommes de profondeur, dont le premier rang était revêtu de cuirasses d'airain[596], et composé ou d'auxiliaires grecs, ou de ces corps gaulois armés et disciplinés à la grecque par le roi de Bithynie; les chariots se rangèrent au centre, et la cavalerie sur les ailes. Les Syriens, de leur côté, placèrent quatre éléphans à chacune de leurs ailes, et les huit autres au centre. L'engagement commença par les ailes; les huit éléphans, suivis de la cavalerie syrienne, marchèrent au-devant de la cavalerie tectosage; mais celle-ci ne soutint pas le choc, et se débanda. Pour l'appuyer, l'infanterie gauloise s'ouvrit, et donna passage aux chariots, qui s'avancèrent avec impétuosité entre les deux lignes de bataille; mais, à ce moment, les huit éléphans du centre, animés par l'aiguillon et par le son des instrumens guerriers, s'élancent en poussant des cris sauvages, et en agitant leurs trompes et leurs défenses[597]. Les chevaux qui traînaient les chars, effrayés, s'arrêtent court; les uns se cabrent, et culbutent pêle-mêle chars et conducteurs; les autres, tournant bride, se précipitent au galop dans les rangs même de leur infanterie. L'armée d'Antiochus n'eut pas de peine à achever la victoire[598]. Rompue de tous côtés, la horde des Tectosages se retira, laissant la terre jonchée de ses morts; mais, sans lui donner un instant de relâche, Antiochus la poursuivit nuit et jour, à travers la basse Phrygie, jusque au-delà des monts Adoréens; là, il lui permit de s'arrêter, et de prendre un établissement à son choix. Elle adopta les bords du fleuve Halys et l'ancienne ville d'Ancyre ou Ankyra, dont elle fit son chef-lieu d'habitation; trop faible dès lors pour tenter de reconquérir ce que la bataille du Taurus lui avait enlevé, elle se renferma paisiblement dans les limites de ce canton, ou du moins dans celles de la Phrygie supérieure. Quant à Antiochus, sa victoire fut accueillie dans toute l'Asie par des acclamations de joie; et la reconnaissance publique lui décerna le titre de Sauveur, que l'histoire a ajouté à son nom[599].

Note 596: Έπί μετώπου μέν προασπίζοντας τούς χαλκοθώρακας αύτών, ές βάθος δέ έπί τεττάρων καί εϊκοσι τεταγμένους όπλίτας… Lucian. Zeux. sive Antioch. p. 334.

Note 597: Lucian. Antioch. loc. cit.

Note 598: Lucian. in Zeuxide sive Antiocho, loc. cit.

Note 599: Antiochus Soter.—Appian. de Bellis Syriacis. p. 130.

ANNEES 277 à 243 avant J.-C.

Heureusement pour les Gaulois, de grandes guerres, survenues entre les peuples de l'Orient, arrêtèrent ce mouvement de réaction; et les hordes trocme et tolistoboïenne continuèrent à opprimer, sans résistance, toute la contrée maritime. Il arriva même que ces guerres accrurent considérablement leur importance et leur force. Recherchés par les parties belligérantes, tantôt comme alliés, tantôt comme mercenaires, les Gaulois firent venir d'Europe par terre et par mer, avec l'aide des puissances asiatiques, des bandes nombreuses de leurs compatriotes; et, suivant l'expression d'un historien, ils se répandirent comme un essaim dans toute l'Asie[600]. Ils devinrent la milice nécessaire de tous les états de l'Orient, belliqueux ou pacifiques, monarchiques ou républicains. L'Égypte, la Syrie, la Cappadoce, le Pont, la Bithynie en entretinrent des corps à leur solde; ils trouvèrent surtout un emploi lucratif de leur épée chez les petites démocraties commerçantes, qui, trop faibles en population pour suffire seules à leur défense, étaient assez riches pour la bien payer. Durant une longue période de temps, il ne se passa guère dans toute l'Asie d'événement tant soit peu remarquable où les Gaulois n'eussent quelque part. «Tels étaient, dit l'historien cité plus haut, la terreur de leur nom et le bonheur constant de leurs armes, que nul roi sur le trône ne s'y croyait en sûreté, et que nul roi déchu n'espérait d'y remonter, s'ils n'avaient pour eux le bras des Gaulois[601].»

      Note 600: Asiam omnem, velut examine aliquo, implêrunt.
      Justin. l. XXV, c. 2.

Note 601: Reges Orientis sine mercenario Gallorum exercitu nulla bella gesserunt. Tantus terror gallici nominis, et armorum invicta felicitas, ut aliter neque majestatem suam tutam, neque amissam recuperare se posse, sine gallicâ virtute, arbitrarentur. Justin. l. XXV, c. 2.

L'influence des milices gauloises ne se borna pas aux services du champ de bataille; elles jouèrent un rôle dans les révoltes politiques; et, plus d'une fois, on les vit fomenter des soulèvemens, rançonner des provinces, assassiner des rois, disposer des plus puissantes monarchies. Ainsi quatre mille Gaulois en garnison dans la province de Memphis, profitant de l'absence du roi Ptolémée-Philadelphe, occupé à combattre une insurrection à l'autre bout de son royaume, complotèrent de piller le trésor royal, et de s'emparer de la basse Égypte[602]. Le temps leur manqua pour exécuter ce projet, mais Ptolémée en eut vent: n'osant pas les punir à main armée, il les fit passer, sous un prétexte spécieux, dans une des îles du Nil, où il les laissa mourir de faim. En Bithynie, le roi Zéïlas, fils de Nicomède, soupçonnant, de la part des Gaulois à sa solde, quelque machination pareille, résolut de faire assassiner tous leurs chefs, dans un grand repas où il les invita. Mais ceux-ci, avertis à temps, le prévinrent en l'égorgeant à sa table même[603].

      Note 602: Ήβουλήθησαν καί τοΰ Πτολεμαίου διαρπάσαι τά χρήματα…
      Schol. Callim. hymn. in Delum. V. 173.—Κατασχεϊν Αϊγυπτον.
      Pausan. in Attic. p. 12.

Note 603: Athenæ. l. II, c. 17.

Qu'on ne s'imagine pas cependant que ces coups hardis de quelques milliers d'hommes, au sein de populations innombrables, fussent en réalité aussi prodigieux qu'ils nous le paraissent aujourd'hui. Sous le gouvernement des successeurs d'Alexandre, les peuples asiatiques s'y étaient en quelque sorte habitués. Les gardes macédoniennes entretenues long-temps par les Ptolémées, les Séleucus, les Antigones, les Eumènes, n'avaient guère été plus fidèles au prince qui les soudoyait, ni moins funestes au pays. Les Gaulois profitèrent des traditions déjà établies, avec d'autant moins de scrupule que, s'ils n'étaient pas les compatriotes des sujets, ils n'étaient pas non plus ceux des rois.

ANNEE 243 avant J.-C.

De toutes ces révoltes, la plus fameuse fut celle qui éclata dans le camp du petit fils d'Antiochus-Sauveur, Antiochus surnommé l'Épervier[604], à cause de sa rapacité et de son ambition sans mesure. Antiochus disputait à Séleucus, son frère aîné, le royaume de Syrie, et il avait enrôlé dans ses troupes une forte bande des Gaulois Tolistoboïes. Les deux frères en vinrent aux mains, près du Taurus, dans une bataille terrible où Séleucus fut défait, où l'on crut même qu'il avait péri. Ce bruit fut démenti plus tard; mais il inspira aux Tolistoboïes l'idée de tuer Antiochus et d'envahir la Syrie; ils espéraient sinon la subjuguer, du moins la ravager plus librement, à la faveur du trouble que ferait naître l'extinction subite et entière de la dynastie des Séleucides[605]. Ils s'emparèrent donc d'Antiochus, qui ne parvint à conserver sa vie qu'en leur abandonnant son trésor. «Il se racheta, dit un historien, comme un voyageur se rachète des mains des brigands, à prix d'or[606].» Il fit plus; n'osant pas les renvoyer, il contracta avec eux un nouvel engagement[607]. Tel était, devant quelques bandes gauloises, l'abaissement de ces monarques qui faisaient trembler tant de millions d'ames!

Note 604: Antiochus Hierax.

      Note 605: Galli arbitrantes Seleucum in prælio occidisse, in ipsum
      Antiochum arma vertêre, liberiùs depopulaturi Asiam, si omnem stirpem
      regiam extinxissent. Justin. l. XXVII, c. 2.

      Note 606: Velut à prædonibus, auro se redemit.
      Justin. l. XXVII, c. 2.

Note 607: Societatem cum mercenariis suis jungit. Idem, ibid.

Mais, tandis que cette rébellion occupait tous les esprits dans le camp d'Antiochus, un ennemi commun des Syriens et des Gaulois vint fondre sur eux à l'improviste: c'était Eumène, chef du petit état de Pergame. Comme souverain d'un territoire situé dans l'Éolide, Eumène payait tribut aux Tolistoboïes; et son plus ardent désir était de secouer cette sujétion humiliante; il ne souhaitait pas moins vivement de se venger des Séleucides, qui faisaient revivre de vieilles prétentions sur l'état de Pergame. La querelle d'Antiochus et de Séleucus, ainsi que l'éloignement d'une partie de la horde tolistoboïe, favorisaient ses plans secrets; il avait rassemblé une armée en toute hâte; et, s'approchant du théâtre de la guerre, il attendait l'issue de la bataille pour tomber inopinément sur le vainqueur quel qu'il fût. Il arriva dans le moment où le camp syrien, encore troublé des scènes de révolte, n'était rien moins que préparé à soutenir l'attaque: au premier choc, les Gaulois, les Syriens et Antiochus prirent la fuite chacun de leur côté[608]. Cette victoire exalta la confiance d'Eumène, qui travailla dès lors à réunir dans une ligue commune contre les Gaulois, toutes les cités de la Troade, de l'Éolide et de l'Ionie. La mort le surprit au milieu de ces patriotiques travaux, dont il légua l'accomplissement à Attale, son cousin et son successeur.

Note 608: Justin. l. XXVII, c. 3.—Front. Stratag. l. I, c. 11.

ANNEE 241 avant J.-C.

Le premier acte du nouveau prince fut de refuser aux Tolistoboïes le tribut qui leur avait été payé jusque-là[609]; quoique les esprits dussent être préparés à cette mesure décisive, lorsqu'on apprit que la horde gauloise marchait vers Pergame, les villes liguées furent saisies de frayeur, et les soldats d'Attale firent mine de l'abandonner. Attale avait auprès de lui un prêtre chaldéen, son ami et le devin de l'armée; ils imaginèrent, pour la rassurer, un stratagème bizarre, mais ingénieux. Le devin ordonna qu'un sacrifice solennel fût offert au milieu du camp, à l'effet de consulter les dieux sur le succès de la bataille; et Attale, qui, suivant l'usage, ouvrit le corps de la victime, trouva moyen d'appliquer sur un des lobes du foie une empreinte préparée, où se lisait le mot grec qui signifie victoire[610]. Le prêtre s'approcha, comme pour examiner les entrailles, et, poussant un cri de joie, il fit voir à l'armée pergaméenne la promesse tracée, disait-il, par la main des dieux. Cette vue excita parmi les troupes un enthousiasme dont Attale se hâta de profiter; il marcha au-devant des Gaulois, et les défit[611]. C'est ce qu'attendait l'Ionie pour se déclarer. Les Tolistoboïes, battus en plusieurs rencontres, furent chassés au-delà de la chaîne du Taurus, et les Trocmes, après s'être défendus quelque temps dans la Troade, allèrent rejoindre leurs compagnons à l'orient des montagnes. Poursuivies et, si l'on peut dire, traquées par toute la population de l'Asie mineure, les deux hordes furent poussées, de proche en proche, jusque dans la haute Phrygie, où elles se réunirent aux Tectosages. Ceux-ci, comme on l'a vu, habitaient depuis trente-cinq ans la rive gauche du fleuve Halys, et Ancyre était leur capitale. Les Tolistoboïes se fixèrent, à l'occident, autour du fleuve Sangarius, et choisirent pour chef-lieu l'antique ville phrygienne de Pessinunte. Quant aux Trocmes, ils occupèrent depuis la rive droite de l'Halys jusqu'aux frontières du royaume de Pont, et construisirent, pour quartier-général de leur horde, un grand bourg qu'ils nommèrent Tav[612], et les Grecs Tavion. La totalité du pays que possédèrent les trois hordes fut appelée par les Grecs Galatie[613], c'est-à-dire, terre des Gaulois.

      Note 609: Primus Asiam incolentium abnuit (stipendium) Attalus.
      Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 16.

Note 610: Polyæn. Stratag. l. IV, c. 19.—Suivant cet historien, l'inscription tracée par Attale était victoire du roi, βασιλέως, νίκη; mais Attale ne portait pas encore le titre de roi; il ne le prit qu'après la bataille.

      Note 611: Collatis signis superior fuit. Tit. Liv. l. XXXVIII,
      c. 16; l. XXXIII, c. 2.—Strab. l. XIII, p. 624.
      —Pausan. Attic. p. 13.

      Note 612: Taobh, place, quartier, séjour, en langue gallique;
      (Armstrong's dict.) Taw, grand, large, étendu, en langue
      cambrienne. (Owen's dict.)

      Note 613: Galatia; Gallia orientalis, Gallia asiatica; Gallo-Græcia;
      Helleno-Galatia.

Ainsi finit, dans l'Asie mineure, la domination de ce peuple en qualité de conquérant nomade; une autre période d'existence commence maintenant pour lui. Renonçant à la vie vagabonde, il va se mêler à la population indigène, mélangée elle-même de colons grecs et d'Asiatiques. Cette fusion de trois races inégales en puissance et en civilisation, produira une nation mixte, celle des Gallo-Grecs, dont les institutions civiles, politiques et religieuses porteront la triple empreinte des mœurs gauloises, grecques et phrygiennes. L'influence régulière que les Gaulois sont destinés à exercer dans l'Asie mineure, comme puissance asiatique, ne le cédera point à celle dont ils ont été dépouillés; et nous les verrons défendre presque les derniers la liberté de l'Orient, quand la république romaine porta sa domination au-delà des mers.

Il nous reste quelques mots à ajouter sur Attale. Ses victoires rapides et inespérées causèrent, en Occident comme en Orient, un enthousiasme universel: son nom fut révéré à l'égal de celui d'un dieu; on fit même courir une prétendue prophétie qui le désignait depuis long-temps sous le titre d'envoyé de Jupiter[614]. Lui-même, dans l'ivresse de sa joie, prit le titre de roi, qu'aucun de ses prédécesseurs n'avait encore osé porter[615]. On dit aussi qu'il mit au concours, parmi les peintres de la Grèce et de l'Asie, le sujet de ses batailles, et que sa libéralité fut un vif encouragement pour les arts[616]. Il eut même la vanité de triompher en même temps sur les deux rives de la mer Égée, dans les deux Grèces, en envoyant à Athènes un de ses tableaux, qui fut suspendu au mur méridional de la citadelle, et s'y voyait encore trois siècles après, au rapport d'un témoin oculaire[617].

Note 614: Pausan. l. X, p. 636.

      Note 615: Regium adscivit nomen. Tit. Liv. l. XXXIII, c. 21.
      —Strab. l. XIII, p. 624.

Note 616: Plin. l. XXXIV, c. 8.

Note 617: Pausan. l. I, p. 8 et 44.

CHAPITRE VI.

Gaulois à la solde de Pyrrhus; estime qu'en faisait ce roi; ils violent les sépultures des rois macédoniens; ils assiègent Sparte; ils périssent à Argos avec Pyrrhus.—Première guerre punique; Gaulois à la solde de Carthage, leurs révoltes et leurs trahisons; ils livrent Érix aux Romains et pillent le temple de Vénus.—Ils se révoltent contre Carthage et font révolter les autres mercenaires; guerre sanglante sous les murs de Carthage; ils sont vaincus; Autarite est mis en croix.—Amilcar Barcas est tué par un Gaulois.

274—220.

ANNEE 274 avant J.-C.

Tandis que les auxiliaires gaulois faisaient le destin des états grecs en Asie et en Afrique, une guerre que Pyrrhus, roi d'Épire, avait suscitée dans la Grèce européenne, fournissait à leurs frères des bords du Danube et de l'Illyrie de fréquentes occasions d'employer leur activité.

Pyrrhus, souverain de l'Épire, petit état grec situé sur la frontière illyrienne, à l'occident de la Thessalie et de la Macédoine, aimait la guerre pour elle-même. Aventurier infatigable, entouré d'aventuriers qu'il attirait à lui de toutes parts, mais que la pauvreté de ses finances ne lui permettait pas de payer généreusement, il se trouvait dans la nécessité de guerroyer sans relâche pour entretenir une armée. Après avoir mis une première fois la Grèce en combustion, il était passé en Italie, d'où il était retourné en Grèce, toujours aussi incertain, aussi immodéré dans ses projets, toujours aussi peu avancé de ses batailles. Nul chef ne convenait mieux aux Gaulois que ce roi qui leur ressemblait, sous tant de rapports; aussi le prirent-ils en affection. Une foule de Galls de l'Illyrie et du Danube vinrent s'enrôler dans ses armées[618]; lui, de son côté, les traitait avec estime et faveur, leur confiant les postes les plus périlleux dans le combat, et, après la victoire, la garde des plus importantes conquêtes.

Note 618: Pausan. l. I, p. 23.—Plutarch. in Pyrrho. p. 400.

Pyrrhus avait de vieux griefs contre le roi de Macédoine, Antigone, surnommé Gonatas[619]; il entreprit de le détrôner, et vint le combattre au cœur de ses états. Mais Antigone avait aussi ses Gaulois à opposer aux Gaulois de son rival; eux seuls retardèrent sa défaite, et tandis que les troupes macédoniennes fuyaient ou passaient aux Épirotes, ils se firent tuer jusqu'au dernier[620]. Dans cette victoire qui lui livrait tout le nord de la Grèce, la circonstance qu'elle avait été remportée sur des Gaulois, ne fut pas ce qui flatta le moins Pyrrhus. «Pour se faire gloire et honneur, dit son biographe, il voulut que les dépouilles choisies de ces braves fussent ramassées et suspendues aux murs du temple de Minerve Itonide, avec une inscription en vers» dont voici le sens: «A Minerve Itonide le Molosse Pyrrhus a consacré ces boucliers des fiers Gaulois, après avoir détruit l'armée entière d'Antigone. Qui s'étonnerait de ces exploits? Les Éacides sont encore aujourd'hui ce qu'ils furent jadis, les plus vaillans des hommes.[621]»

Note 619: Pausan. Attic. p. 22.—Justin. l. XXV.

Note 620: Τούτων οί μέν πλεϊστοι κατεκόπησαν. Plut. in Pyrrho. p. 400.

Note 621:

      Τούς θυρεούς ό Μολοσσός Ίτωνίδι δώρον Άθάνα
      Πύρρος άπό θρασέων έκρέμασεν Γαλατάν,
      Πάντα τόν Άντιγόνου καθελών στρατόν ού μέγα θαΰμα
      Αίχμηταί καί νΰν καί πάρος Αίακίδαι.

      Plutarch. in Pyrrho. p. 400.—Pausan. Attic p. 22. Le temple de
      Minerve-Itonide était situé dans la Thessalie, entre Phéras et
      Larisse.

Cette victoire ayant mis Pyrrhus en possession de presque toute la Macédoine, il distribua des garnisons dans les principales villes: Égées, ancienne capitale du royaume, et lieu de sépulture de ses rois, reçut une division gauloise. C'était un antique usage, que les monarques macédoniens fussent ensevelis dans de riches étoffes, et des objets d'un grand prix étaient déposés près d'eux dans leurs tombes. Toujours avides de pillage, les Gaulois violèrent ces sépultures, et, après les avoir dépouillées, ils jetèrent au vent les ossemens des rois[622]. Un tel attentat, inoui dans les annales de la Grèce, excita une indignation générale; amis et ennemis de Pyrrhus, tous réclamèrent avec chaleur un sévère châtiment pour les coupables. Mais Pyrrhus s'en mit fort peu en peine, soit que des affaires qu'il jugeait plus importantes l'absorbassent tout entier, soit qu'il craignît de mécontenter ses auxiliaires par des recherches qui le mettraient dans la nécessité d'en punir un grand nombre. Cette indifférence passa pour complicité, aux yeux des Hellènes, et jeta sur le roi épirote une défaveur marquée[623].

Note 622: Οί Γαλάται, γένος άπληστότατον χρημάτων όντες, έπέθεντο τών βασιλέων αύτόθι κεκηδευμένων τούς τάφους όρύττειν, καί τά μέν χρήματα διήρπασαν, τά δέ όστά πρός ϋβριν διέρριψαν. Plutarch. in Pyrrho. p. 400.—Diodor Sicul. excerpt. à Valesio ed. p. 266.

Note 623: Plutarch. in Pyrrho. ubi supr.—Diodor. Sicul. excerpt. l. c.

ANNEE 273 avant J.-C.

Mais déjà, cédant à son inconstance naturelle, Pyrrhus avait bâti de nouveaux projets. Un roi de Lacédémone, chassé par ses concitoyens, Cléonyme, vint solliciter sa protection, et Pyrrhus entreprit de le restaurer. Rassemblant à la hâte vingt-cinq mille hommes d'infanterie, deux mille chevaux et vingt-quatre éléphans, sans déclaration de guerre, il passa l'isthme de Corinthe, et alla mettre inopinément le siège devant Sparte, ne laissant aux assiégés surpris d'une si brusque attaque, qu'une seule nuit pour préparer leur défense[624].

Note 624: Plutarch. in Pyrrho, p. 401.—Pausan. Attic. p. 24.

La sûreté de la ville exigeait qu'avant tout il fût creusé, parallèlement au camp ennemi, une large tranchée, palissadée, aux deux bouts, avec des chariots enfoncés jusqu'au moyeu, afin d'intercepter la route aux éléphans. Dans cette situation extrême, les assiégés ne se laissèrent point abattre; leurs femmes mêmes montrèrent une énergie toute virile; s'armant de pioches et de pelles, elles voulurent travailler à la tranchée, pendant que les hommes prendraient un peu de sommeil: avant le jour tout était terminé. La vue de ces fortifications, que le patriotisme avait élevées dans une nuit, comme par enchantement, découragea les Épirotes; ils hésitaient à attaquer; mais les Gaulois, que le fils du roi commandait en personne[625], s'offrirent à pratiquer un passage du côté où la tranchée touchait à la rivière d'Eurotas, côté faiblement garni de troupes spartiates, parce qu'il paraissait presque inattaquable. Deux mille Gaulois s'y portèrent donc, et commencèrent à déterrer les chariots, les faisant rouler à mesure dans le fleuve. La brèche était déjà très-avancée lorsque les Lacédémoniens accoururent en force, et, après un combat sanglant, sur la tranchée même, repoussèrent les Gaulois, qui la laissèrent comblée de leurs morts[626]. Les autres assauts livrés le même jour et les jours suivans n'ayant pas eu plus de succès, et les Spartiates au contraire recevant des renforts de toutes parts, Pyrrhus, dégoûté de son entreprise, leva le siège et se mit en route pour Argos. Une révolution venait d'éclater dans cette ville, où deux partis puissans étaient aux prises, l'un appelant à grands cris le roi Pyrrhus, l'autre soutenant la cause d'Antigone et celle des Lacédémoniens.

Note 625: Plutarch. in Pyrrho, p. 402.

Note 626: Plutarch. in Pyrrho. p. 402.

Durant le trajet qui séparait Sparte d'Argos, l'armée épirote tomba dans une embuscade, où elle aurait péri tout entière, sans le dévouement des Gaulois qui en formaient l'arrière-garde: le roi eut à déplorer la perte de la plupart de ces braves, et celle de son fils, tué en combattant à leur tête[627]. Ce fut aux deux mille Gaulois qui survécurent à ce désastre que Pyrrhus, en arrivant à Argos, confia la périlleuse mission de pénétrer, de nuit et les premiers, dans les rues de la ville, par une porte qu'un de ses partisans lui livra. Lui-même s'arrêta près de cette porte, pour surveiller l'introduction de ses éléphans et du reste de son armée. Tout paraissait lui réussir, et, plein d'une confiance immodérée, il faisait bondir son cheval, en poussant des hurlemens de joie[628]; mais ses Gaulois lui répondirent, de loin, par un cri de détresse[629]. Il les comprit, et, faisant signe à sa cavalerie, il se précipita avec elle à toute bride à travers les rues tortueuses d'Argos, vers le lieu d'où partait le cri. On sait quel fut le résultat de ce combat nocturne et de l'engagement du lendemain; on sait aussi comment périt, de la main d'une pauvre femme, ce roi dont la mort ne fut pas moins bizarre que la vie. Quant à ses fidèles Gaulois, il est probable que peu d'entre eux sortirent d'Argos sains et saufs; l'histoire du moins n'en fait plus mention.

Note 627: Idem, p. 403.—Justin. l. XXV, c. 3.

Note 628: Μετ΄ άλαλαγμοΰ καί βοής. Plutarch. in Pyrrho. p. 404.

Note 629: Ώς οί Γαλάται τοϊς περί αύτόν άντηλάλαξαν, ούκ ίταμόν, ούδέ θαρραλέον εϊκασε, ταραττομένων δέ εΐναι τήν φωνήν, καί πονούντων. Idem, ibid.

ANNEE 271 avant J.-C.

Divers corps de ce peuple continuèrent à servir dans les interminables querelles des rois grecs; mais ils n'avaient plus de Pyrrhus pour les guider, et leur rôle cessa d'être bien saillant. L'histoire n'a conservé, de toutes leurs actions durant ces guerres, qu'un seul trait, et celui-là méritait en effet de l'être par son caractère d'énergie féroce. Une de leurs bandes, à la solde de Ptolémée-Philadelphe, roi d'Égypte, combattait dans le Péloponèse, contre ce même Antigone, dont il a été question tout à l'heure; se voyant cernés par une manœuvre des troupes macédoniennes, ils consultèrent les entrailles d'une victime sur l'issue de la bataille qu'ils allaient livrer. Les présages leur étant tout-à-fait défavorables, ils égorgèrent leurs enfans et leurs femmes; puis, se jetant l'épée à la main sur la phalange macédonienne, ils se firent tuer tous jusqu'au dernier après avoir jonché la place de cadavres ennemis[630].

Note 630: Galli quùm et ipsi se prælio pararent, in auspicia pugnæ hostias cædunt: quarum extis quùm magna cædes interitusque omnium prædiceretur, non in timorem sed in furorem versi… conjuges et liberos suos trucidant. Justin. l. XXVI, c. 2.

ANNEES: 264 à 241 avant J.-C.

Sur ces entrefaites, éclata dans l'Occident une guerre qui ouvrit aux aventuriers militaires de la Gaule transalpine un débouché commode et abondant. Carthage, ancienne colonie des Tyriens, était alors, dans la Méditerranée, la puissance maritime prépondérante. Ses établissemens commerciaux et militaires embrassaient une partie de l'Afrique, l'Espagne, les îles Baléares, la Corse, la Sardaigne et la Sicile. Voisine de la république romaine par ses possessions en Sicile, elle avait tenté de s'immiscer dans les affaires de la Grande-Grèce, où Rome dominait et prétendait bien dominer sans partage: ce fut là l'origine de cette lutte si fameuse, et par l'acharnement des deux nations rivales, et par la grandeur des intérêts débattus.

Carthage[631], république de négocians et de matelots, faisait la guerre avec des étrangers stipendiés; elle appela les Gaulois transalpins à son service, et en incorpora des bandes considérables, soit dans ses troupes actives, soit dans les garnisons des places qu'elle avait à défendre en Corse, en Sardaigne, en Sicile. La Sicile, comme on sait, fut le premier théâtre des hostilités; et Agrigente, Éryx, Lilybée, les villes les plus importantes des possessions carthaginoises, reçurent des renforts gaulois commandés tantôt par des chefs nationaux, tantôt par des officiers africains. Tant que la fortune se montra favorable au parti qui leur avait mis les armes à la main, tant que les vivres ne manquèrent point dans les places, et que la solde fut régulièrement payée, les Gaulois remplirent leurs engagemens avec non moins de fidélité que de courage; ils en donnèrent plus d'une preuve, entre autres au siège de Lilybée[632]. Mais sitôt que les affaires de cette république parurent décliner, et que, les communications avec la métropole étant interceptées, la paye s'arriéra, ou les approvisionnemens devinrent incertains, Carthage eut tout à souffrir de leurs mécontentemens et de leur esprit d'indiscipline. On vit, dans les murs d'Agrigente, au milieu d'une garnison de cinquante mille hommes[633], trois ou quatre mille Gaulois[634] se déclarer en état de rébellion, et, sans que le reste de la garnison osât tenter ou de les désarmer, ou de les combattre, menacer la ville du pillage; pour prévenir ces malheurs, il fallut que les généraux carthaginois appelassent à leur aide toutes les ressources de l'astuce punique. En effet, le commandant d'Agrigente promit secrètement aux rebelles, et leur engagea sa foi, que, dès le lendemain, il les ferait passer au quartier du général en chef, Hannon, qui était non loin de la place; que là, ils recevraient des vivres, leur solde arriérée, et, en outre, une forte gratification en récompense de leurs peines. Ils sortirent au point du jour; Hannon les accueillit gracieusement; il leur dit que, comptant sur leur courage et voulant les dédommager amplement, il les choisissait pour surprendre une ville voisine, où il s'était pratiqué des intelligences, et dont il leur abandonnait le pillage: c'était la ville d'Entelle, qui tenait pour la république romaine[635]. Le piège était trop séduisant pour que les Gaulois n'y donnassent pas aveuglément. Le jour fixé par Hannon, ils partirent, à la nuit tombante, et prirent le chemin d'Entelle; mais le Carthaginois avait fait prévenir, par des transfuges simulés, l'armée romaine, qu'il préparait un coup de main sur la ville; à peine les Gaulois eurent-ils perdu de vue les tentes d'Hannon, qu'ils furent assaillis à l'improviste par le consul Otacilius et exterminés[636].

Note 631: En phénicien Karthe hadath, ville neuve.

Note 632: Polyb. l. I, p. 44.

Note 633: Zonar. l. VIII, p. 386.

      Note 634: Όντες τότε πλείους τών τρισχιλίων.Polyb. l. II, p. 95.
      —Circiter quatuor millia. Fronton. Stratagem. l. III, c. 16.

Note 635: Diodor. Sicul. p. 875.—Fronton, ub supr.

Note 636: Fidelissimum dispensatorem ad Otacilium consulem misit, qui tanquam rationibus interversis transfugisset, nunciavit nocte proximâ Gallorum quatuor millia, quæ prædatum forent missa, posse excipi…. ipsi omnes interfecti sunt. Fronton. Stratagem. l. III, c. 16. —Diodor. Sic. p. 875.

Cependant, le mécontentement croissant avec la misère et les traitemens rigoureux des chefs carthaginois, les Transalpins se mirent à déserter de toutes parts, et il ne s'écoulait pas de jour que quelque détachement ne passât au camp ennemi. Les Romains les accueillaient avec empressement et les incorporaient à leurs troupes[637]: ce furent, dit-on, les premiers étrangers admis dans les armées romaines en qualité de stipendiés[638]. Il n'est pas de moyens que les généraux carthaginois ne missent en œuvre pour réprimer ces désertions; un historien affirme qu'ils firent mourir sur la croix plus de trois mille Gaulois[639] coupables ou seulement suspects de complots de ce genre: enfin Amilcar, qui remplaçait Hannon au gouvernement de la Sicile, s'avisa d'un stratagème qui, pour quelque temps du moins, en suspendit le cours. Il s'était attaché depuis plusieurs années, par ses largesses et sa bienveillance particulière, un corps de Gaulois qui lui avaient donné des preuves multipliées de dévouement; il leur commanda de se présenter aux avant-postes romains, comme s'ils eussent voulu déserter, de demander, suivant l'usage, une entrevue avec quelques officiers pour traiter des conditions, et de tuer ces officiers ou de les amener captifs dans son camp[640]. L'ordre d'Amilcar fut exécuté de point en point, et cette perfidie rendit les désertions dès-lors plus difficiles, en inspirant aux Romains beaucoup de méfiance.

Note 637: Fronton. Stratagem. ub. sup.

Note 638: Zonar. l. VIII, p. 198.

Note 639: Appian. Alexandr. Excerpt. ap. Fulv. Ursin. p. 356.

      Note 640: Romanos excipiendorum causâ eorum progressos ceciderunt.
      Fronton. Stratagem. l. III, c. 16.

Sur une montagne qui domine la pointe occidentale de l'île, était située la ville d'Éryx, forte et par son assiette, et par ses ouvrages de défense. Les Romains en avaient entrepris le siège, presque sans probabilité de succès. Éryx était alors célèbre par un temple de Vénus, le plus riche de tout le pays. Cette richesse alluma la convoitise des Gaulois qui faisaient partie de la garnison; mais le reste des troupes et les habitans avaient l'œil sur eux et les contenaient. Voyant qu'ils ne parviendraient pas aisément à leur but, ils désertèrent une nuit, et passèrent dans le camp des Romains, auxquels ils fournirent les moyens de se rendre maîtres de la place. Ils y rentrèrent aussi avec eux, et, dans le premier moment de trouble, ils pillèrent de fond en comble le trésor de Vénus Érycine[641]. Sur un autre point de la Sicile, l'intempérance d'une autre bande gauloise fit perdre aux Carthaginois vingt mille hommes et soixante éléphans[642].

Note 641: Ηύτομόλησαν πρός τούς πολεμίους, παρ΄ οΐς πιστευθέντες, πάλιν έσύλησαν τό τής Άφροδίτης τής Έρυκινής ίερόν… Polyb. l. II, p. 95.

Note 642: Diodor. Sicul. l. XXIII, eccl. 12, p. 879.

ANNEES 241 à 237 avant J.-C.

On sait que l'évacuation de la Sicile fut une des conditions de la paix accordée par Rome victorieuse à la république de Carthage. Il s'y trouvait encore vingt mille étrangers stipendiés, et, sur ce nombre, deux mille Gaulois, commandés par un chef nommé Autarite[643]. Le sénat carthaginois avait ordonné au gouverneur de Lilybée de licencier les troupes mercenaires; mais la caisse était vide, et ces troupes réclamaient à grands cris, outre leur solde arriérée depuis long-temps, des gratifications extraordinaires, dont la promesse leur avait été prodiguée, dans les jours de découragement et de défection. Craignant pour sa vie, le gouverneur conseilla aux stipendiaires d'aller eux-mêmes régler leurs comptes, en Afrique, avec le sénat. Ils prirent en effet ce parti, et, s'embarquant par détachemens, ils allèrent se réunir à Carthage, où ils commirent de si grands désordres, qu'on fut bientôt contraint de les en éloigner[644]. Mais les finances de la république étaient dans un état de détresse extrême; toutes ses ressources avaient été épuisées par les dépenses d'une guerre de vingt-quatre ans, et par les sacrifices au prix desquels il lui avait fallu acheter la paix. Bien loin de réaliser les promesses magnifiques de ses généraux, le sénat fit proposer aux stipendiés d'abandonner une partie de la solde qui leur était due[645]. Aux murmures qu'une telle proposition excita, succédèrent les menaces, et bientôt la révolte; les Gaulois saisirent leurs armes, et entraînèrent, par leur exemple, le reste des stipendiés[646]. Trois chefs dirigèrent ce mouvement: Spendius, natif de la Campanie, esclave fugitif des Romains; un Africain, nommé Mathos, mais surtout le Gaulois Autarite, homme d'une énergie sauvage, puissant par son éloquence et l'orateur de l'insurrection, parce que de longs services chez les Carthaginois lui avaient rendu la langue punique familière[647].

Note 643: Αύτάριτος τών Γαλατών ήγεμών.. Polyb. l. I, p. 77-79.

Note 644: Idem, p. 66.

Note 645: Idem, ibid.

Note 646: Appian. Alexand. Bell. punic. p. 3.

      Note 647: Πάλαι γάρ στρατευόμενος ήδει διαλέγεσθαι φοινικιστί.
      Polyb. l. I, p. 81.

Le premier acte des rebelles fut d'appeler à l'indépendance les villes africaines, qui ne portaient qu'à regret le joug de la tyrannique aristocratie de Carthage. La déclaration ne fut point vaine; les peuples de l'Afrique coururent aux armes; ils fournirent aux étrangers de l'argent et des vivres; on vit jusqu'aux femmes vendre leurs bijoux et leurs parures pour subvenir aux frais de la guerre; et bientôt, l'armée étrangère, grossie d'un nombre considérable d'Africains, mit le siège devant Carthage. La république, réduite à ses seules ressources, mit sur pied tous ses citoyens en état de combattre, et fit solliciter des secours en Sicile, et jusqu'en Italie[648]; mais avant que ces renforts fussent arrivés, les insurgés remportèrent une victoire complète sur l'armée punique. Pendant trois ans, la guerre se prolongea autour de Carthage, avec la même habileté de part et d'autre, un succès égal, mais aussi une égale férocité. Les étrangers mutilaient leurs prisonniers; les prisonniers des Carthaginois étaient mis en croix, ou, tout vivans, servaient de pâture aux lions. A plusieurs reprises, Carthage courut les plus grands dangers[649].

Note 648: Appian. Bell. punic. p. 3.

Note 649: Polyb. l. I. ub. sup.

Enfin, Amilcar Barcas, commandant des forces républicaines, mettant à profit l'éloignement de Mathos, qui s'était porté sur Tunis, isola, par des manœuvres habiles, l'armée étrangère, des villes d'où elle tirait ses subsistances et des renforts, et tint bloqués à leur tour Autarite et Spendius. Leur camp était mal approvisionné, et la famine ne tarda pas à s'y faire sentir. Les insurgés mangèrent jusqu'à leurs prisonniers, jusqu'à leurs esclaves[650]; quand tout fut dévoré, ils se mutinèrent contre leurs généraux, menaçant de les massacrer, s'ils ne les tiraient de cet état cruel, par une capitulation. Autarite, Spendius et huit autres chefs se rendirent donc auprès d'Amilcar, pour y traiter de la paix. «La république, leur dit le Carthaginois, n'est ni exigeante, ni sévère; elle se contentera de dix hommes choisis parmi vous tous, et laissera aux autres la vie et le vêtement[651];» et il leur présenta le traité à signer. Sans hésiter, les négociateurs signèrent; mais aussitôt, à un geste d'Amilcar, des soldats se jetèrent sur eux, et les garottèrent. «C'est vous que je choisis en vertu du traité,» ajouta froidement le général[652].

Note 650: Έπεί δέ κατεχρήσαντο μέν άσεβώς τούς αίχμαλώτους, τροφή ούτοις χρώμενοι, κατεχρήσαντο, καί τά δουλικά σωμάτων……. Polyb. l. I, p. 85.

      Note 651: Έξεϊναι Καρχηδονίοις έκλέξασθαι τών πολεμίων οϋς άν αύτοί
      βούλωνται δέκα, τούς δέ λοιπούς άφιέναι μετά χιτώνος. Idem, p. 86.

      Note 652: Εύθέως Κμίλκας έφη· τούς παρόντας έκλέγεσθαι, κατά τάς
      όμολογίας. Idem, ibid.

Sur ces entrefaites, les insurgés inquiets du retard de leurs commissaires, et soupçonnant quelque perfidie, prirent les armes. Ils étaient alors dans un lieu qu'on nommait la Hache, parce que la disposition du terrein rappelait la figure de cet instrument. Amilcar les y enveloppa avec ses éléphans et toute son armée, si bien qu'il n'en put échapper un seul, quoiqu'ils fussent plus de quarante mille. Les Carthaginois allèrent ensuite assiéger Tunis, où Mathos tenait avec le reste des étrangers[653].

Note 653: Polyb. l. I p. 86-87.

Amilcar, sous les murs de Tunis, établit son camp du côté opposé à Carthage; un autre général, nommé Annibal, se plaça du côté de Carthage, et fit planter, sur une éminence entre son camp et la ville assiégée, des croix où furent attachés Autarite et Spendius; ces malheureux expirèrent ainsi, sous les yeux mêmes de leurs compagnons, trop faibles pour les sauver. Leur mort du moins ne resta pas sans vengeance. Au bout de quelques jours, les assiégés ayant fait une sortie, à l'improviste, pénétrèrent jusque dans le camp punique, enlevèrent Annibal, et l'attachèrent à la croix de Spendius, où il expira. Cependant les affaires des insurgés allèrent de pis en pis, et bientôt ce qui restait de Gaulois, traînés avec Mathos à la suite d'Amilcar, le jour de son triomphe, périrent au milieu des tortures, que les Carthaginois se plaisaient à entremêler, dans les solennités publiques, aux joies de leurs victoires[654].

Note 654: Polyb. l. I, p. 87 et seq.

ANNEE 230 avant J.-C.

Tel fut le sort des Gaulois qui, jusqu'à la fin de la guerre punique, avaient fait partie des garnisons carthaginoises, en Sicile. Quant aux déserteurs que les Romains avaient pris à leur solde, sitôt que la guerre fut terminée, ils furent désarmés, par ordre du sénat, et déportés sur la côte d'Illyrie[655]. Là, ils entrèrent au service des Épirotes, qui, en mémoire de Pyrrhus et de leur affection mutuelle, confièrent à huit cents d'entre eux la défense de Phénice, ville maritime, située dans la Chaonic, une des plus riches et des plus importantes de tout le royaume. Les Illyriens exerçaient alors la piraterie sur la côte occidentale du continent grec; ils abordèrent, un jour, au port de Phénice, pour s'y procurer des vivres; et, étant entrés en conversation avec quelques Gaulois de la garnison, ils complotèrent ensemble de s'emparer de la place. La trahison s'accomplit. Au jour convenu, les Illyriens s'étant approchés en force des murailles, les Gaulois, dans l'intérieur, se jetèrent l'épée à la main sur les habitans, et ouvrirent les portes à leurs complices[656].

Note 655: Διό καί σαφώς έπεγνωκότες Ρ΄ωμαίοι τήν άσέβειαν αστών, άμα τψ διαλύσασθαι τόν πρός Καρχηδονίους πόλεμον, ούδέν ποιήσαντο προυργιαίτερον, τοϋ παροπλίσαντας αύτούς έμβαλεϊν εἰς πλοϊα, καί τής Ίταλίας πάσης έξορίστους καταστήσαι. Polyb. l. II, p. 95.

Note 656: Polyb. l. II, ub. supr.

ANNEE 220 avant J.-C.

Cependant Amilcar Barcas, vainqueur d'Autarite et des Gaulois révoltés, était passé d'Afrique en Espagne pour y combattre encore d'autres Gaulois. La peuplade gallique des Celtici, établie, comme nous l'avons dit plus haut[657], dans l'angle sud-ouest de la presqu'île ibérique, entre la Guadiana et le grand Océan, pendant tout le cours de la guerre punique, n'avait cessé de harceler les colonies carthaginoises voisines. Amilcar fut envoyé pour la châtier, et conquérir à sa république la partie occidentale de l'Espagne, qui était encore indépendante ou mal soumise. A la tête des Celtici, combattaient deux frères d'une grande intrépidité, et dont l'un, nommé Istolat ou Istolatius, avait étonné plus d'une fois les Carthaginois par son audace; mais, contre un ennemi tel qu'Amilcar, le courage seul ne suffisait pas. Istolat et son frère furent tués dans la première bataille qu'ils livrèrent; de toute leur armée, il ne se sauva que trois mille hommes, qui mirent bas les armes, et consentirent à se laisser incorporer parmi les mercenaires d'Amilcar[658].

Note 657: Chap. I, p. 7.

Note 658: Diodor. Sicul. l. XXV, eccl. 2, p. 882.

Indortès, parent des deux frères, et leur successeur au commandement des Celtici, entreprit de venger leur défaite. Il mit sur pied une armée de plus de cinquante mille hommes; mais il fut complètement battu. Pour s'attacher ce peuple brave, et l'attirer dans les intérêts de sa république, Amilcar accorda la liberté à dix mille prisonniers que la victoire fit tomber en son pouvoir. Il se montra moins généreux à l'égard d'Indortès; car, après lui avoir fait arracher les yeux, et l'avoir fait déchirer de verges, à la vue de son armée, il le condamna au supplice de la croix. Amilcar subjugua pareillement la plupart des autres peuplades galliques ou gallo-ibériennes, qui occupaient la côte occidentale de l'Espagne; il trouva la mort dans ces conquêtes[659]. Son gendre Asdrubal, qui le remplaça, périt assassiné par un Gaulois, esclave d'un chef lusitanien qu'Asdrubal avait mis à mort par trahison. L'esclave gaulois s'attacha pendant plusieurs années aux pas du Carthaginois, épiant l'occasion de le tuer; il le poignarda enfin au pied des autels, dans le temps qu'il offrait un sacrifice pour le succès de ses entreprises. Le meurtrier fut saisi et appliqué à la torture; mais, au milieu des plus grands tourmens, insensible à la douleur, et heureux d'avoir vengé un homme qu'il aimait, il expira en insultant aux Africains[660].

      Note 659: Polyb. l. II.—Diodor Sicul. l. XXV, p. 882-883.—Cornel.
      Nepos in Hamilcare.

Note 660: Appian. Alex. Bell. Iberic.

CHAPITRE VII.

GAULE CISALPINE. Situation de ce pays dans l'intervalle des deux premières guerres puniques.—Les Boïes tuent leurs rois At et Gall.—Intrigues des colonies romaines fondées sur les bords du Pô.—Les Cénomans trahissent la cause gauloise.—Le partage des terres du Picénum fait prendre les armes aux Cisalpins.—Leur ambassade aux Gésates des Alpes.—Un Gaulois et une Gauloise sont enterrés vifs dans un des marchés de Rome.—Bataille de Fésules où les Romains sont défaits.—Bataille de Télamone où les Gaulois sont vaincus.—La confédération boïenne se soumet.—Guerre dans l'Insubrie, et perfidie des Romains.—Marcellus tue le roi Virdumar.—Soumission de l'Insubrie.—Triomphe de Marcellus.

238—222.

ANNEES 238 à 236 avant J.-C.

Quarante-cinq ans[661] s'étaient écoulés depuis l'extermination du peuple sénonais, et la terreur dont cet exemple des vengeances de Rome avait frappé les nations cisalpines n'était pas encore effacée. La jeunesse, il est vrai, murmurait de son inaction; elle se flattait de reconquérir aisément le territoire enlevé à ses pères, et de laver la honte de leurs défaites; et les chefs suprêmes, ou rois du peuple boïen, At et Gall[662], tous deux ardens ennemis des Romains, et ambitieux de se signaler, favorisaient hautement ces dispositions belliqueuses. Mais les anciens, dont les conseils nationaux étaient composés, et la masse du peuple, désapprouvaient les menées des rois boïens et l'ardeur des jeunes gens, qu'ils traitaient d'inexpérience et de folie[663]. Après un demi-siècle de tranquillité, ils craignaient d'engager de nouveau une lutte, qui paraissait devoir être d'autant plus terrible, que la république romaine, depuis les dernières guerres, avait fait d'immenses progrès en puissance. At et Gall cherchèrent des secours au dehors; à prix d'argent, ils firent descendre en Italie plusieurs milliers de montagnards des Alpes[664], dans l'espoir que leur présence donnerait de l'élan aux peuples cisalpins; et, à la tête de ces étrangers, ils marchèrent sur Ariminum, celle des colonies romaines qui touchait de plus près à leur frontière. Déjà la jeunesse boïenne s'agitait et prenait les armes, quand les partisans de la paix, indignés que ces rois précipitassent la nation, contre sa volonté, dans une guerre qu'elle redoutait, se saisirent d'eux et les massacrèrent[665]. Ils tombèrent ensuite sur les montagnards, qu'ils contraignirent à regagner leurs Alpes en toute hâte; de sorte que la tranquillité était déjà rétablie, lorsque l'armée romaine, accourue à la défense d'Ariminum, arriva sur la frontière boïenne[666].

Note 661: Polyb. l. II, p. 109.

Note 662: Atès et Galatus, Άτης καί Γάλατος, dans Polybe, l. II, p. 109. At ou Atta, père: Galatos ou Galatus est l'altération grecque de Gall.

Note 663: Νέοι, θυμοΰ άλογίστου πλήρεις, άπειροι… Polyb. l. c.

      Note 664: Ήρξαντο… έπισπάσθαι τούς έκ τών Άλπεων Γαλάτας.
      Polyb. l. II, p. 109.

      Note 665: Άνεϊλον μέν, τούς ίδίους βασιλεϊς Άτην καί Γάλατον.
      Idem, ibid.

Note 666: Polyb. l. c.

Cependant ces mouvemens inquiétèrent le sénat; il défendit par une loi, à tous les marchands soit romains, soit sujets ou alliés de Rome, de vendre des armes dans la Circumpadane; il suspendit même, si l'on en croit un historien, tout commerce entre ce pays et le reste de l'Italie[667]. Au mécontentement violent que de telles mesures durent exciter sur les rives du Pô, d'autres mesures encore plus hostiles vinrent bientôt mettre le comble; celles-ci étaient relatives au partage de l'ancien territoire sénonais.

Note 667: Zonar, l. VIII, p. 402.

ANNEE 232 avant J.-C.

Rome, long-temps absorbée par les soins de la guerre punique, n'avait encore établi que deux colonies dans le pays enlevé aux Sénons: c'étaient Séna, fondée immédiatement après la conquête, et Ariminum, postérieur à la première de quinze années[668]. Les terres non colonisées restaient, depuis cinquante ans, entre les mains de riches patriciens, qui en retiraient l'usufruit, et même s'en étaient approprié illégalement la meilleure partie. Le tribun Flaminius ayant éveillé sur cette usurpation l'attention des plébéiens, malgré tous les efforts du sénat, une loi passa, qui restituait au peuple les terres distraites et en réglait la répartition, par tête, entre les familles pauvres[669]. Des triumvirs partirent aussitôt pour mesurer le terrein, fixer les lots, et prendre toutes les dispositions nécessaires à l'établissement de la multitude qui devait les suivre. L'arrivée de ces commissaires jeta l'inquiétude parmi les Cisalpins, et, en dépit d'eux-mêmes, les tira de leur inaction.

Note 668: La colonie de Sena date de l'an 283; Ariminum, de l'an 268.

Note 669: Polyb. l. II, p. 109.—Cicer. de Senectute, p. 411.

Le mal que leur avait fait une seule des colonies déjà fondées était incalculable. Ariminum, ancienne ville ombrienne, que les Sénons avaient jadis laissé subsister au milieu d'eux, avait été transformée par les Romains en une place de guerre formidable, sans cesser d'être le principal marché de la Cispadane: sentinelle avancée de la politique romaine dans la Gaule[670], Ariminum était, depuis trente-cinq ans, un foyer de corruption et d'intrigues qui malheureusement avaient porté fruit. De l'argent distribué aux chefs et des promesses qui flattaient la vanité nationale, avaient gagné les Cénomans à l'alliance de Rome[671]. Sous main, ils la secondaient dans ses projets d'ambition; et, jusqu'à ce qu'ils pussent trahir leurs compatriotes ouvertement, et sur les champs de bataille, ils les vendaient dans l'ombre, semant la désunion au sein de leurs conseils, et révélant à l'ennemi leurs projets les plus secrets. Par le moyen de ces traîtres et des Vénètes, dévoués de tout temps aux ennemis de la Gaule, l'influence romaine dominait déjà la moitié de la Transpadane.

Note 670: Specula populi romani. Cicer. pro Man. Fonteio, p. 219.

Note 671: Οί Κενομάνοι, διαπεσβευσαμένων Ρ΄ωμαίων, τούτοις εϊλοντο συμμαχεϊν. Polyb. l. II, p. 111.

Dans la Cispadane, les intrigues de Rome avaient échoué; mais ses armes poussaient avec activité, depuis six ans, l'asservissement des Ligures de l'Apennin, et, de ce côté, n'inquiétaient pas moins la confédération boïenne que du côté de l'Adriatique[672]. Ces dangers de jour en jour plus pressans et ceux dont le nouveau partage était venu subitement menacer la Gaule, justifiaient les prévisions, ou tout au moins l'humeur guerrière d'At et de Gall. Les Boïes reconnurent leur faute, et travaillèrent à former entre toutes les nations circumpadanes une ligue offensive et défensive; mais les Vénètes rejetèrent hautement la proposition d'en faire partie; les Cénomans se montrèrent tièdes et incertains; quant aux Ligures, épuisés par une longue guerre, ils avaient besoin de repos. Les Boïes et les Insubres restaient seuls. Ils furent donc contraints de recourir à ces mêmes Transalpins qu'ils avaient si durement chassés, quelques années auparavant. Au nom de la ligue insubro-boïenne, ils envoyèrent des ambassadeurs à plusieurs des peuples établis sur le revers occidental et septentrional des Alpes[673], peuples auxquels les Gaulois d'Italie appliquaient la dénomination collective de Gaisda[674], d'où les Romains avaient fait Gæsatæ. Voici quelles étaient la signification et l'origine de ce surnom.

      Note 672: Tit. Liv. Epitom. l. XX.—Flor. l. II, c. 3.
      —Paul. Oros. l. IV, c. 12.—Zonar. l. VIII.

      Note 673: Πρός τούς κατά τάς Άλπεις καί τόν Ρ΄οδανόν ποταμόν
      κατοικοΰντας… Γαισάτας. Polyb. l. II, p. 109.

      Note 674: Gaisde, en langue gallique, signifie encore aujourd'hui,
      armé. Armstrong's dict.

Les Gaulois d'Italie, dans le cours de trois siècles, avaient adopté successivement une partie de l'armure italienne, et perfectionné leurs armes nationales; mais, sur ce point, comme sur tout le reste, leurs voisins des vallées des Alpes n'avaient rien changé aux usages antiques de leurs pères. A l'exception du long sabre de cuivre ou de fer, sans pointe, et à un seul tranchant, le montagnard allobroge ou helvétien ne connaissait pas d'autre arme que le vieux gais gallique, dont il se servait d'ailleurs avec une grande habileté; cette circonstance avait fait donner, par les Cisalpins, aux bandes qu'ils tiraient des montagnes, le nom de gaisda, c'est-à-dire, armées du gais. Plus tard, par extension et par abus, ce mot s'employa pour désigner une troupe soldée, d'au-delà des Alpes, quelles que fussent sa tribu et son armure. C'était l'acception qu'il portait du temps de Polybe, et Gésate ne signifiait plus dès lors qu'un soldat stipendiaire[675].

Note 675: Polyb. l. II, p. 109.—Quod nomen non gentis, sed mercenariorum Gallorum est. Paul Oros. l. IV, c. 12.—La ressemblance du mot Gæsatæ avec le mot grec ou plutôt persan, Gaza, qui veut dire trésor, richesses, donna lieu chez les Grecs à une étymologie absurde; ils transformèrent Gæsatæ en Gazitæ et Gazetæ, qu'ils traduisaient par Chrysophoroi, qui porte ou emporte l'or, stipendiés, mercenaires. V. Étienne de Byzance et Polybe lui-même répété par Plutarque.

ANNEES 231 à 228 avant J.-C.

Nous ignorons auxquelles des tribus, armées du gais, les députés cisalpins s'adressèrent; mais rien ne fut épargné pour aiguillonner des hommes sauvages et belliqueux. Deux chefs ou rois, Concolitan[676] et Anéroëste, reçurent des présens considérables en argent, et de grandes promesses pour l'avenir. Les ambassadeurs étaient chargés de rappeler aux Gésates, que jadis une bande descendue de leurs montagnes avait assisté les Sénons au sac et à l'incendie de Rome, et occupé sept mois entiers cette ville fameuse, jusqu'à ce que les Romains offrissent de la racheter à prix d'or; qu'alors les Gaulois l'avaient rendue, mais bénévolement, de leur plein gré, et étaient rentrés dans leurs foyers, sans obstacle, joyeusement, et chargés de butin[677]. «L'expédition qu'ils venaient proposer serait, ajoutaient-ils, bien plus facile et bien plus lucrative; plus facile, puisque la presque totalité des Cisalpins s'armait en masse pour y prendre part; plus lucrative, parce que Rome, depuis ses anciens désastres, avait amassé des richesses prodigieuses.» L'éloquence des ambassadeurs eut tout succès; Anéroëste et Concolitan se mirent en marche; et «jamais, dit Polybe, armée plus belle et plus formidable n'avait encore franchi les Alpes[678].»

Note 676: Ceann-coille-tan: chef du pays des forêts. Κογκολιτάνος καί Άνηροέστης. Polyb. l. c.

Note 677: Τέλος έθελοντί καί μετά χάριτος παραδόντες τήν πόλιν, άθραυστοι καί άσινεϊς έχοντες τήν ώφέλειαν, είς τήν οίκείαν έπανήλθον. Polyb. l. II, p. 110.

Note 678: Idem. loc. cit.

Le rendez-vous était sur les bords du Pô; Lingons, Boïes, Anamans, Insubres, s'y rassemblèrent de toutes parts; les Cénomans seuls manquèrent à l'appel des nations gauloises. Une députation du sénat romain les avait déterminés à jeter enfin le masque[679]; ils s'étaient armés, mais pour se réunir aux Vénètes et menacer le territoire insubrien de quelque irruption, durant l'absence des troupes nationales. Cette trahison obligea les confédérés à diviser leurs forces; ils ne mirent en campagne que cinquante mille hommes d'infanterie et vingt mille de cavalerie; le surplus restant pour la défense des foyers[680]. L'armée active fut partagée en deux corps, le corps des Gésates, commandé par les rois Anéroëste et Concolitan, et celui des Cisalpins, commandé par l'Insubrien Britomar[681].

Note 679: Polyb. l. II, p. 111.

      Note 680: Διό καί μέρος τι τής δυνάμεως καταλιπεϊν ήναγκάσθησαν οί
      βασιλεϊς τών Κελτών, φυλακής χάριν τής χώρας. Idem, ibid.

      Note 681: Ce nom paraît signifier le grand Breton. Mor, en langue
      gallique, mawr, en cambrien, voulait dire grand.

A la nouvelle de ces préparatifs, dont les Cénomans envoyaient à l'ennemi des rapports fidèles, une frayeur générale s'empara de Rome, et le sénat fit consulter les livres sibyllins, ce qui ne se pratiquait que dans l'attente de grandes calamités publiques: ces livres, vendus autrefois au roi Tarquin-l'Ancien par la sibylle ou prophétesse Amalthée, étaient réputés contenir l'histoire des destinées de la république. Ils furent feuilletés avec soin; mais pour comble d'épouvante, on y trouva une prophétie qui semblait annoncer que, deux fois, les Gaulois prendraient possession de Rome. Le sénat s'empressa de consulter le collège des prêtres sur le sens de cette prophétie menaçante: il lui fut répondu, que le malheur prédit pouvait être détourné, et l'oracle rempli, si quelques Gaulois étaient enterrés vifs, dans l'enceinte des murailles, car, par ce moyen, ils prendraient possession du sol de Rome. Soit superstition, soit politique, le sénat accueillit cette absurde et atroce interprétation. Une fosse maçonnée fut préparée dans le quartier le plus populeux de la ville, au milieu du marché aux bœufs[682]. Là furent descendus, en grande pompe, avec l'appareil des plus graves cérémonies religieuses, deux Gaulois, un homme et une femme, afin de représenter toute la race; puis la pierre fatale se referma sur eux. Mais les bourreaux eurent peur de leurs victimes assassinées; pour apaiser, comme ils disaient, «leurs mânes», ils instituèrent un sacrifice qui se célébrait sur leur fosse, chaque année, dans le mois de novembre[683].

      Note 682: In foro boario… in locum saxo conseptum.
      Tit. Liv. l. XXII, c. 57.

      Note 683: Plutarch. in Marcell. p. 299.—Idem. Quæstion, roman.
      p. 283.—Dion. Cass. ap. Vales. p. 774.—Paul. Oros. l. IV, c. 13.
      —Zonar. l. VIII.

ANNEE 226 avant J.-C.

Cependant des levées en masse s'organisaient dans tout le centre et le midi de la presqu'île, car les peuples italiens croyaient tous leur existence en péril. De toutes parts, on amenait à Rome, comme dans le boulevard commun de l'Italie, des vivres et des armes, et «l'on ne se souvenait pas, dit un historien, d'en avoir jamais vu un tel amas[684].» La république fut bientôt en mesure de mettre sur pied sept cent soixante-dix mille soldats. Une partie fut cantonnée dans les provinces du centre; cinquante mille hommes, sous la conduite d'un préteur, furent envoyés en Étrurie pour garder les passages de l'Apennin; le consul Æmilius Pappus partit, avec une armée consulaire, pour défendre la frontière du Rubicon; le second consul, Atilius Régulus, qui se rendait d'abord en Sardaigne, afin d'y apaiser quelques troubles, devait ensuite débarquer en Étrurie, et rejoindre l'armée de l'Apennin; enfin, vingt mille Cénomans et Vénètes avaient l'ordre de se porter dans l'ancien pays sénonais, pour renforcer les légions d'Æmilius et inquiéter la frontière boïenne[685]. Sans être effrayée de ces dispositions, l'armée gauloise traversa l'Apennin, par des défilés qu'on avait négligé de garder, et descendit inopinément dans l'Étrurie.

Note 684: Σίτου δέ καί βελών καί τής άλλης έπιτηδειότητος πρός πόλεμον τηλικαύτην έποιήσαντο παρασκευήν, ήλίκην ούδείς πω μνημονεύει πρότερον. Polyb. l. II, p. 111.

      Note 685: Τούτους δ' έταξαν έπί τών όρων τής Γαλατίας, ώς άν
      έμβαλόντες είς τήν τών Βοιών χώραν, άντιπερισπῶσι τούς έξεληλυθότας.
      Polyb. l. II, p. 112.—Diod. Sicul. l. XXV, ecl. 3.—Tit. Liv. epit.
      XX.—Plutarch. in Marcello, p. 299.—Paul. Oros. l. IV, c. 13.

ANNEE 225 avant J.-C.

En mettant le pied sur le territoire ennemi, les rois de l'armée gauloise, Concolitan, Anéroëste et Britomar, jurèrent solennellement, à la tête de leurs troupes, et firent jurer à leurs soldats, «qu'ils ne détacheraient pas leurs baudriers, avant d'être montés au Capitole»; et ils prirent à grandes journées la route de Rome[686]. Les ravages qu'ils exercèrent sur leur passage furent terribles; ils emportaient jusqu'aux meubles des maisons; ils traînaient après eux les troupeaux, et la population garottée, qu'ils faisaient marcher sous le fouet. Rien ne les arrêtait, parce que l'armée romaine d'Étrurie les attendait encore aux passages septentrionaux de l'Apennin, quand déjà ils avaient pénétré au cœur de la province. Ils n'étaient plus qu'à trois journées de Rome, lorsqu'ils apprirent que le préteur, averti enfin, les suivait à marche forcée. Craignant de se laisser enfermer entre cette armée et la ville, ils firent volte-face, et s'avancèrent à leur tour au-devant du préteur. L'ayant rencontré entre Arrétium et Fésules, vers le coucher du soleil, ils campèrent, séparés de lui seulement par un intervalle étroit. Dès que la nuit fut venue, ils allumèrent des feux, comme pour bivouaquer, mais tout-à-coup ils se retirèrent dans le plus grand silence, avec toute leur infanterie, et transportèrent leur camp près de Fésules, ordonnant à la cavalerie de rester en présence de l'ennemi jusqu'au point du jour, et de se diriger alors aussi vers Fésules en se faisant poursuivre par les Romains. Le stratagème eut un plein succès. Au lever du soleil, les Romains, n'apercevant plus l'infanterie gauloise, attribuèrent sa retraite à la peur, et attaquèrent la cavalerie qui se mit à fuir, en les attirant du côté de Fésules; l'infanterie se montra alors et tomba sur eux à l'improviste. La confiance et le nombre étaient pour les Gaulois; ils accablèrent l'armée romaine, et lui tuèrent six mille hommes. Le reste s'étant rallié et retranché sur une hauteur voisine, les Gaulois songèrent d'abord à l'y forcer; mais comme eux-mêmes étaient accablés de fatigue, à cause de la marche de la nuit, ils se contentèrent de placer en observation une partie de leur cavalerie, et allèrent prendre du repos[687].

Note 686: Non priùs soluturos se baltea, quàm Capitolium ascendissent, juraverunt. Flor. l. II, c. 4.

Note 687: Polyb. l. II, p. 113, 114.—Diodor. Sicul. eclog. 3, l. XXV

Cependant le consul Æmilius, averti des mouvemens des Gaulois, avait passé précipitamment l'Apennin; fort à propos, il arriva près de Fésules, dans la nuit qui suivit ce combat, et dressa son camp non loin de la colline où les légions du préteur s'étaient retranchées. A la vue des feux allumés dans le camp du consul, elles devinèrent ce que c'était, et reprirent courage; elles parvinrent même à communiquer avec lui, par le moyen d'une forêt qui longeait le pied de la colline, et dont la cavalerie gauloise interceptait mal les avenues. Le consul promit au préteur de le débloquer dès le point du jour; il passa la nuit en préparatifs de combat; et le soleil était à peine levé qu'il partit à la tête de sa cavalerie, tandis que l'infanterie le suivait en bon ordre.

Mais les Gaulois aussi avaient remarqué les feux du consul, et conjecturé ce que ces feux signifiaient: ils avaient tenu conseil. Anéroëste leur avait remontré «que, possesseurs d'un aussi riche butin, ils ne devaient pas s'exposer au hasard d'une bataille qui pouvait le leur enlever tout entier; qu'il valait beaucoup mieux retourner sur les rives du Pô, y mettre ce butin en sûreté, et revenir ensuite se mesurer avec les Romains; que la guerre en serait plus facile et moins chanceuse[688].» La plupart des chefs se rangèrent à cet avis; et, tandis que l'armée d'Æmilius se portait vers la colline pour faire sa jonction avec le préteur, par un mouvement contraire, l'armée gauloise se dirigea vers la mer pour gagner de là la Ligurie.

Note 688: Οΐς Άνηροέστης ό βασιλεύς γνώμην είσέφερε λέγων, ότι δεΐ τοσαύτης λείας έγκρατείς γεγονότας (ήν γάρ,ώς έοικε, καί τό τών σωμάτων πλήθος καί θρεμμάτων, έτι δέ τής άποσκευής ής είχον, άμύθητον). Διόπερ έφη μή δεϊν κινδυνεύειν έτι, μηδέ παραβάλλεσθαι τοϊς όλοις…. Polyb. l. II, p. 114.

Après avoir rallié les troupes du préteur, Æmilius poursuivit les Gaulois, qu'il atteignit bientôt, parce que la multitude des captifs, les troupeaux et les bagages de tout genre qu'ils traînaient avec eux, embarrassaient leur marche. Ils éludèrent avec soin une action décisive, que d'ailleurs le consul ne désirait pas très-vivement; il se contenta de les harceler, épiant l'occasion de les surprendre et de leur enlever quelque portion de leur butin. Les marches et les contre-marches auxquelles la poursuite du consul les obligeait, les firent dévier de la direction qu'ils s'étaient proposée, et les jetèrent fort avant vers le midi de l'Étrurie. Ils n'atteignirent guère le littoral, qu'à la hauteur du cap Télamone[689].

Note 689: Polyb. l. II, p. 114, 115.

Le hasard voulut que, dans ce temps-là même, le second consul, Atilius Régulus, après avoir étouffé les troubles de la Sardaigne, vînt débarquer à Pise. Informé que les Gaulois avaient passé l'Apennin, il se porta en toute hâte du côté de Rome, en longeant la mer d'Étrurie, de manière qu'il marchait, sans le savoir, au-devant de l'ennemi. Ce fut dans le voisinage de Télamone que quelques cavaliers, de la tête de l'armée gauloise, donnèrent dans l'avant-garde romaine; pris et conduits devant le consul, ils racontèrent le combat de Fésules, leur position actuelle et celle d'Æmilius. Régulus alors, comptant sur une victoire infaillible, commanda à ses tribuns de donner au front de son armée autant d'étendue que le terrein pourrait le permettre, et de continuer tranquillement la marche; lui-même, à la tête de sa cavalerie, courut s'emparer d'une éminence qui dominait la route. Les Gaulois étaient loin de soupçonner ce qui se passait; à la vue des cavaliers qui occupaient la hauteur, ils crurent seulement que L. Æmilius, pendant la nuit, les avait fait tourner par une division de ses troupes; et ils envoyèrent quelques corps de cavalerie et d'infanterie pour le débusquer de la position. Leur erreur ne fut pas longue; instruits à leur tour par un prisonnier romain du véritable état des choses, ils se préparèrent à faire face aux deux armées ennemies à la fois. Æmilius avait bien ouï parler du débarquement des légions d'Atilius, mais il ignorait qu'elles fussent si proche; et il n'eut la pleine connaissance du secours qui lui arrivait que par le combat engagé pour l'occupation du monticule. Il envoya alors vers ce point de la cavalerie et marcha avec ses légions sur l'arrière-garde gauloise[690].

Note 690: Polyb. l. II, p. 115, 116.

Enfermés ainsi, sans possibilité de battre en retraite, les Gaulois donnèrent à leur ligne un double front. Les Gésates et les Insubres, qui composaient l'arrière-garde, firent face au consul Æmilius; les troupes de la confédération boïenne et les Tauriskes, à l'autre consul: les chariots de guerre furent placés aux deux ailes, et le butin fut porté sur une montagne voisine gardée par un fort détachement. Les Insubres et les Boïes étaient vêtus seulement de braies ou de saies légères[691]; mais, soit par bravade, soit par un point d'honneur bizarre, les Gésates mirent bas tout vêtement, et se placèrent nus au premier rang, n'ayant que leurs armes et leur bouclier[692]. Durant ces préparatifs, le combat, commencé sur la colline, devenait plus vif d'instans en instans, et comme la cavalerie, envoyée de côté et d'autre, était nombreuse, les trois armées pouvaient en suivre les mouvemens. Le consul Atilius y périt; et sa tête, séparée du tronc, fut portée par un cavalier aux rois gaulois[693]. Cependant la cavalerie romaine ne se découragea point et demeura maîtresse du poste. Æmilius fit avancer alors son infanterie, et le combat s'engagea sur tous les points. Un moment, l'aspect des rangs ennemis et le tumulte qui s'en échappait frappèrent les Romains de terreur: «Car, dit un historien, outre les trompettes, qui y étaient en grand nombre, et faisaient un bruit continu, il s'éleva tout à coup un tel concert de hurlemens, que non-seulement les hommes et les instrumens de musique, mais la terre même et les lieux d'alentour semblaient à l'envi pousser des cris. Il y avait encore quelque chose de bizarre et d'effrayant dans la contenance et les gestes de ces corps énormes et vigoureux qui se montraient aux premiers rangs sans autre vêtement que leurs armes; on n'en voyait aucun qui ne fût paré de chaînes, de colliers et de bracelets d'or. Et si ce spectacle excita d'abord l'étonnement des Romains, il excita bien plus leur cupidité et les aiguillonna à payer de courage pour se rendre maîtres d'un pareil butin[694].»

Note 691: Οί μέν ούν Ίσομβροι καί Βοιοί τάς άναξυρίδας έχοντες καί τούς εύπετεϊς τών σαγών περί αύτούς έξήταζον. Polyb. l. II, p. 116.

Note 692: Οί δί Γαισάται διά τε τήν φιλοδοξίαν καί τό θάρσος ταΰτ' άπορρίψαντες, γυμνοί μετ' αύτών τώνόὅπλων πρώτοι τής δυνάμεως κατέστησαν. Idem, ibid.

Note 693: Idem, loc. citat.—Paul Oros. l. IV, c. 13.

Note 694: Πρός ά βλέποντες οί Ρ΄ωμαῖοι τά μέν έξεπλήττοντο, τά δ' ύπό τής τοΰ λυσιτελοΰς έλπίδος άγόμενοι, διπλασίως παρωξύνοντο πρός τόν κίνδυνον. Polyb. l. II, p. 117.

Les archers des deux armées romaines s'avancèrent d'abord, et firent pleuvoir une grêle de traits. Garantis un peu par leurs vêtemens, les Cisalpins soutinrent assez bien la décharge; il n'en fut pas de même des Gésates, qui étaient nus, et que leur étroit bouclier ne protégeait qu'imparfaitement. Les uns, transportés de rage, se précipitaient hors des rangs, pour aller saisir corps à corps les archers romains; les autres rompaient la seconde ligne, formée par les Insubres, et se mettaient à l'abri derrière. Quand les archers se furent retirés, les légions arrivèrent au pas de charge; reçues à grands coups de sabre, elles ne purent jamais entamer les lignes gauloises. Le combat fut long et acharné, quoique les Gésates, criblés de blessures, eussent perdu beaucoup de leurs forces. Enfin la cavalerie romaine, descendant de la colline, vint attaquer à l'improviste une des ailes ennemies, et décida la victoire; quarante mille Gaulois restèrent sur la place; dix mille furent pris. L'histoire leur rend cette justice, qu'à égalité d'armes, ils n'eussent point été vaincus[695]. En effet leur bouclier leur était presque inutile, et leur épée, qui ne frappait que de taille, était de si mauvaise trempe que le premier coup la faisait plier; et, tandis que les soldats gaulois perdaient le temps à la redresser avec le pied, les Romains les égorgeaient[696]. Le roi Concolitan fut fait prisonnier; Anéroëste, voyant la bataille perdue, se retira dans un lieu écarté avec les amis dévoués à sa personne, les tua d'abord de sa main, puis se coupa la gorge[697]. On ne sait ce que devint Britomar.

Note 695: Polyb. l. II, p. 118.

Note 696: Polyb. l. II, p. 118-120.

Note 697: Ό δ' έτερος αύτών (βασιλεύς) Άνηροέστης εϊς τινα τόπον συμφυγών μετ' όλίγων, προσήνεγκε τάς χεϊρας αύτψ καί τοϊς άναγκαίοις. Polyb. l. II, p. 118.—. . . Τόν μέγιστον αύτών βασιλέα έαυτοϋ θερίσαι τόν τράχηλον… Diod. Sicul. l. XXV, ecl. 3.

Le consul Æmilius fit ramasser les dépouilles des Gaulois et les envoya à Rome; quant au butin que ceux-ci avaient enlevé dans l'Étrurie, il le rendit aux habitans. Il continua sa marche jusqu'au territoire boïen dont il livra une partie au pillage; après quoi il retourna à Rome. Il y fut reçu avec d'autant plus de joie que la frayeur avait été plus vive. Le sénat lui décerna le triomphe; et Concolitan, ainsi que les plus illustres captifs gaulois furent traînés devant son char, revêtus de leurs baudriers. «Pour accomplir, dit un historien, le vœu solennel qu'ils avaient fait de ne point déposer le baudrier, qu'ils ne fussent montés au Capitole[698].» Les enseignes, les colliers et les bracelets d'or conquis sur les vaincus furent suspendus par le triomphateur dans le temple de Jupiter.

Note 698: Victos Æmilius in Capitolio discinxit. Flor. l. II, c. 4.

ANNEE 224 avant J.-C.

Pour mettre à profit sa victoire, la république envoya immédiatement dans la Cispadane les deux consuls nouvellement nommés, Q. Fulvius et T. Manlius. La confédération boïenne était découragée et hors d'état de résister: les Anamans, les premiers, se soumirent, et leur exemple entraîna les Lingons et les Boïes. Ils livrèrent des otages et plusieurs de leurs villes, entre autres Mutine, Tanétum et Clastidium, qui reçurent des garnisons ennemies.

ANNEE 223 avant J.-C.

L'année 223 fut marquée avec distinction dans les annales romaines; elle vit les enseignes de la république franchir le Pô pour la première fois, et flotter sur le territoire insubrien; ce furent les consuls, L. Furius et C. Flaminius, qui effectuèrent ce passage, près de l'embouchure de l'Adda. Les Anamans, nouveaux amis de Rome, avaient ouvert le chemin et diminué les difficultés du passage[699]. Néanmoins l'impétuosité téméraire de Flaminius occasiona de grandes pertes aux légions. Au-delà du Pô, les consuls, assaillis brusquement, tandis qu'ils faisaient retrancher leur camp, éprouvèrent un nouveau revers; leurs meilleures troupes périrent ou dans ce combat, ou dans la traversée du fleuve[700]. Affaiblis et humiliés, ils furent contraints de demander la paix; et après quelques négociations, ils signèrent un traité en vertu duquel il leur fut permis de sortir sains et saufs du territoire insubrien[701].

Note 699: Polyb. l. II, p. 119.

Note 700: Λαβόντες πληγάς περί τε τήν διάβασιν καί περί τήν στρατοπεδείαν…. Idem, ibid.

Note 701: Σπεισάμενοι καθ' όμολογίαν έλυσαν έκ τών τόπων. Idem, ibid.

Flaminius et son collègue se retirèrent chez les Cénomans où ils passèrent quelque temps à faire reposer leurs soldats; lorsqu'ils se virent en état de tenir la campagne, ils prirent avec eux une forte division de Cénomans; et, de concert avec ces traîtres, Flaminius se mit à saccager les villes de l'Insubrie, et à égorger la population qui, sur la foi du traité, avait mis bas les armes, et s'était dispersée dans les champs[702].

Note 702: Polyb. l. II, p. 119.

Une si criante perfidie révolta le peuple insubrien; il se prépara aux derniers efforts. Pour déclarer que la patrie était en péril, et que la lutte qui s'engageait était une lutte à mort, les chefs se rendirent en pompe au temple de la déesse de la guerre[703], et déployèrent certaines enseignes consacrées, qui n'en sortaient jamais que dans les grandes calamités nationales; on les surnommait, pour cette raison, les immobiles; elles étaient fabriquées de l'or le plus fin[704]. Dès que les immobiles flottèrent au vent, la population accourut en armes; au bout de peu de jours, cinquante mille hommes furent réunis; mais ils n'étaient pas organisés, qu'il fallut déjà livrer bataille.

Note 703: Polybe lui donne le nom grec de Minerve, Άθηνά; on croit qu'elle portait dans les idiomes gaulois celui de Buddig ou Buadhach, que les Romains orthographiaient Boadicea.

Note 704: Συναθμοίσαντες ούν άπάσας έπί ταυτόν, καί τάς χρυσάς σημαίας τάς άκινήτους λεγομένας κατέχοντες έκ τοΰ τής Άθηνᾶς ίεροΰ, καί τάλλα παρασκευασάμενοι δεόντως. Polyb. l. II, p. 119.

Le sénat approuvait complètement la honteuse guerre qui se faisait dans la Transpadane, et la perfidie de Flaminius; toutefois ce consul lui était personnellement odieux, comme ayant provoqué le partage des terres sénonaises, et il eût voulu lui enlever la gloire d'ajouter une province à la république. Dans ce but, il fit parler les dieux, et épouvanta le peuple par des prodiges. Le bruit courut que trois lunes avaient paru au-dessus d'Ariminum, et qu'un des fleuves sénonais avait roulé ses eaux teintes de sang[705]. On consulta là-dessus les augures, et la nomination des consuls fut reconnue illégale. Le sénat leur envoya immédiatement l'ordre de se démettre, et de revenir à Rome, sans rien entreprendre contre l'ennemi. Mais Flaminius, informé par ses amis qu'il se tramait contre lui quelque chose, soupçonna le contenu de la dépêche, et résolut de ne l'ouvrir qu'après avoir tenté la fortune. Ayant fait partager ce dessein à son collègue, ils pressèrent leurs préparatifs de bataille. Les deux armées se trouvaient alors en présence sur les bords du Pô[706].

Note 705: Ώφθη μέν αίματι ρ΄έων ό διά τής Πηκινίδος χώρας ποταμός, έλέχθη δέ τρεϊς σελήνας φανήναι περί πόλιν Άρίμινον. Plutarch. in Marcel. p. 299.

Note 706: Plutarch. ibid.—Paul. Oros. l. IV, c. 13.

Certes, depuis le commencement de la guerre, les Cénomans, par leur trahison, avaient rendu aux Romains d'assez grands services, et s'étaient assez compromis aux yeux de leurs frères, pour que les consuls pussent se fier à eux dans le combat qui allait se livrer. Pourtant les consuls, on ne sait sur quel soupçon, en jugèrent autrement. Ils envoyèrent la division cénomane de l'autre côté du fleuve, sous prétexte de garder la tête du pont, qui le traversait dans cet endroit, et de servir de réserve aux légions; mais à peine eut-elle touché l'autre rive, que Flaminius fit couper le pont. L'armée romaine, adossée au fleuve, se trouva par là dans l'alternative de vaincre ou d'être anéantie, puisque son unique moyen de retraite était détruit; mais Flaminius jouait le tout pour le tout[707]. Ce fut le génie de ses tribuns qui le sauva. Ayant remarqué dans les précédens combats l'imperfection et la mauvaise trempe des sabres gaulois, qu'un ou deux coups suffisaient pour mettre hors de service, ils distribuèrent au premier rang des légions ces longues piques ou hastes qui étaient l'arme ordinaire du troisième, et firent charger d'abord à la pointe des hastes. Les Insubres, qui n'avaient que leur sabre pour détourner les coups, l'eurent bientôt ébréché et faussé[708]. A ce moment les Romains, jetant bas les piques, tirèrent leur épée affilée et à deux tranchans, et frappèrent de pointe la poitrine et le visage de leurs ennemis désarmés. Huit mille Insubres furent tués, seize mille furent faits prisonniers. Flaminius ouvrit alors les dépêches du Sénat, et prit la route de Rome, avec une grande victoire pour sa justification. M. Cl. Marcellus et Cn. Cornélius furent choisis pour continuer la guerre, dès le printemps suivant, en qualité de consuls[709].

Note 707: Polyb. l. II, p. 120.

Note 708: Idem. p. 120, 121.

      Note 709: Polyb. l. II, p. 121.—Plutarch. in Marcell. p. 300.
      —Flor. l. II, c. 4.—Paul. Oros. l. IV, c. 13.—Fast. Capitol.

ANNEE 222 avant J.-C.

Les Insubres mirent à profit le repos de l'hiver, en fortifiant leurs villes, et en faisant venir des auxiliaires Transalpins; le roi Virdumar[710] leur amena trente mille Gésates. Aussitôt que la saison le permit, les consuls passèrent le Pô, et vinrent assiéger Acerres, bourg situé au confluent de l'Adda et de l'Humatia. Les Insubres ne s'étaient point attendus que les hostilités commenceraient de ce côté; de sorte que les assiégeans eurent tout le temps de se retrancher dans une position imprenable, où l'armée Insubrienne n'osa pas les attaquer. Pour les attirer sur un terrein plus égal, Virdumar, prenant avec lui dix mille de ses Gésates, presque tous cavaliers, traversa le Pô, et tomba sur le territoire des Anamans, qui, cette fois, comme dans la précédente campagne, avaient livré passage aux consuls; leurs terres furent saccagées pendant plusieurs lieues d'étendue; et Virdumar enfin investit Clastidium, que les Anamans avaient cédée à la république, et dont celle-ci avait fait une place d'armes. Cette diversion obligea les Romains de diviser aussi leurs forces. Scipion fut laissé devant Acerres, avec le tiers de la cavalerie et la presque totalité de l'infanterie. Marcellus, à la tête de la cavalerie restante et de six cents hommes d'infanterie légère, se porta sur Clastidium à marches forcées. Les Gaulois ne lui laissèrent pas le temps de se reposer; voyant le petit nombre de ses fantassins, et ne tenant pas grand compte de sa cavalerie, «parce que, dit un historien, habiles cavaliers eux-mêmes, ils se croyaient la supériorité de l'adresse, comme ils avaient celle du nombre[711]»; ils voulurent en venir aux mains sur-le-champ.

Note 710: Feardha-mar, brave et grand. On trouve en latin ce nom sous les deux formes: Virdumarus et Viridomarus.

Note 711: Κράτιστοι γάρ όντες ίππομαχεϊν, καί μάλιστα τούτψ διαφέρειν δοκοϋντες, τότε καί πλήθει πολύ τόν Μάρκελλον ύπερέβαλλον. Plutarch. in Marcell. p. 300.

Marcellus craignait d'être débordé, à cause de son peu de troupes; il étendit le plus qu'il put ses ailes de cavalerie, jusqu'à ce qu'elles présentassent un front à peu près égal à celui de l'ennemi. Pendant ces évolutions, son cheval, effrayé par les cris et les gestes menaçans des Gaulois, tourna bride brusquement, et emporta le consul malgré lui. Dans une armée aussi superstitieuse que l'armée romaine, un tel accident pouvait être pris à mauvais présage, et glacer la confiance du soldat; Marcellus s'en tira avec une présence d'esprit remarquable. Comme si ce mouvement eût été volontaire, il fit achever à son cheval le cercle commencé, et revenant sur lui-même, il adora le soleil[712]; car c'était là, chez les Romains, une des cérémonies de l'adoration des dieux. Il voua aussi solennellement à Jupiter Feretrius[713] les plus belles armes qui seraient conquises sur l'ennemi. Au moment où il faisait ce vœu, Virdumar, placé au front de la ligne gauloise, l'aperçut; jugeant, par le manteau écarlate et par les autres signes distinctifs du commandement suprême, que c'était le consul, il poussa son cheval dans l'intervalle des deux armées, et brandissant un gais long et pesant, il le provoqua au combat singulier. «Ce roi, dit le biographe de Marcellus, était de haute stature, dépassant même tous les autres Gaulois. Il était revêtu d'armes enrichies d'or et d'argent, et rehaussées de pourpre et de couleurs si vives, qu'il éblouissait comme l'éclair[714].»

      Note 712: Τόν ήλιον προσεκύνησε. Plutarch. in Marcell. p. 301.
      —Front. Stratag. l. IV, c. 5.

Note 713: Feretrius à feriendo: le dieu qui frappe ou qui fait frapper. Plutarch. in Romulo.—Omine quòd certo dux ferit ense ducem. Propert. IV, v. 46.—Vel à ferendo; quòd ei spolia opima afferebantur ferculo vel feretro gesta. Tit. Liv. I. 10.

Note 714: Άνήρ μεγέθει τε σώματος έξοχος Γαλάτων, καί πανοπλία έν άργύρψ καί χρυσώ καί βαφαϊς πάσι καί ποικίλμασιν, ώσπερ άστραπή διαφέρων στίλβουσα. Plut. in Marcell. p. 301.

Frappé de cet éclat, le consul parcourut des yeux le front de bataille ennemi, et n'y trouvant pas d'armes plus belles: «Ce sont bien là, dit-il, les dépouilles que j'ai vouées à Jupiter.» En disant ces mots, il part à toute bride, frappe de sa lance le Gaulois, qui n'était point encore sur ses gardes, le renverse, lui porte un second, un troisième coup, et met pied à terre pour le dépouiller. «Jupiter! s'écria-t-il alors, en élevant dans ses bras les armes ensanglantées; toi qui contemples et diriges les grands exploits des chefs de guerre, au milieu des batailles, je te prends à témoin que je suis le troisième général qui, ayant tué de sa propre main le général ennemi, t'a consacré ses dépouilles opimes. Accorde-moi donc, Dieu puissant, une fortune semblable dans tout le cours de cette guerre[715].» Il avait à peine achevé que la cavalerie romaine chargea la ligne gauloise, où la cavalerie et l'infanterie étaient entremêlées ensemble. Le combat fut long et acharné, mais la victoire resta au consul. Beaucoup de Gésates périrent dans l'action; les autres se dispersèrent[716].

Note 715: Plutarch. loc. citat.

      Note 716: Polyb. l. II, p. 122.—Plut. in Marcell. p. 300.
      —Tit. Liv. Epitom. l. XX.—Flor. l. II, c. 4.—Paul. Oros. l. IV,
      c. 13.—Valer. Maxim. l. III, c. 2.
      —Virgil. Æneid. l. VI, v. 855 et seq.

De Clastidium, Marcellus se reporta sur Acerres. Durant son absence, la garnison d'Acerres, après avoir abandonné cette ville, s'était repliée sur Mediolanum, capitale et la plus forte place de l'Insubrie. Le consul Scipion l'y avait suivie, mais les Gaulois s'étaient conduits avec tant de bravoure, que, d'assiégés, ils s'étaient rendus assiégeans, et bloquaient les légions dans leur camp. A l'arrivée de Marcellus les choses changèrent. Les Gésates, découragés par la défaite de leurs frères et la mort de leur roi, voulurent à toute force retourner dans leur pays. Réduit à ses seules ressources, Mediolanum succomba, et les Insubres furent bientôt contraints d'ouvrir toutes leurs autres places. La république leur imposa une indemnité considérable en argent, et confisqua plusieurs portions de leur territoire afin d'y établir des colonies[717]. Marcellus fut reçu avec enthousiasme par le peuple et par le sénat; et la cérémonie de son triomphe fut la plus brillante qu'on eût encore vue dans Rome.

Note 717: Polyb. l. II, p. 122.—Plutarch. in Marcell. p. 301.

Le triomphe, comme on sait, était chez les Romains le plus grand de tous les honneurs militaires; il consistait en une marche solennelle du général vainqueur et de son armée au temple de Jupiter capitolin. Romulus, fondateur et premier roi de Rome, en avait institué l'usage en promenant sur ses épaules, à travers les rues de sa ville naissante, les armes et les vêtemens d'un ennemi qu'il avait terrassé[718]. Lorsque le général en chef de l'armée romaine, comme avait fait Romulus, tuait de sa propre main le général en chef de l'armée ennemie, cette circonstance rehaussait l'éclat de la solennité, et les dépouilles conquises prenaient le nom de dépouilles opimes[719]. Dans la série presque innombrable des triomphes décernés par la république, elle ne s'était encore présentée que deux fois; tout ce que l'appareil des fêtes romaines avait de plus magnifique fut donc déployé pour célébrer la victoire de Claudius Marcellus, troisième triomphateur opime[720].

Note 718: Dionysius l. II.

      Note 719: Spolia opima (ab ope vel opibus ). Festus.
      —Tit. Liv. IV, 20.

      Note 720: Plutarch. loco citat.—Tit. Liv. Ep. 20.
      —Virgil. Æneid. VI, v. 859.—Propert. IV, 2.

Le cortège partit du Champ-de-Mars, se dirigeant par la Voie des triomphes et par les principales places, pour se rendre au Capitole: les rues qu'il devait traverser étaient jonchées de fleurs; l'encens fumait de tous côtés[721]; la marche était ouverte par une troupe de musiciens qui chantaient des hymnes guerriers, et jouaient de toutes sortes d'instrumens. Après eux, s'avançaient les bœufs destinés au sacrifice; leurs cornes étaient dorées; leurs têtes ornées de tresses et de guirlandes: suivaient, entassés dans des chariots rangés en longues files, les armes et les vêtemens gaulois, ainsi que le butin provenant du pillage des villes boïennes et insubriennes[722]; puis les captifs de distinction vêtus de la braie et de la saie, et chargés de chaînes: leur haute stature, leur figure martiale et fière attirèrent long-temps les regards de la multitude romaine. Derrière les captifs, marchaient un pantomime habillé en femme et une troupe de satyres dont les regards, les gestes, les chants, la brutale gaieté insultaient sans relâche à leur douleur. Plus loin, au milieu de la fumée des parfums, paraissait le triomphateur traîné sur un char à quatre chevaux. Il avait pour vêtement une robe de pourpre brodée d'or; son visage était peint de vermillon comme les statues des Dieux, et sa tête couronnée de laurier[723]. «Mais ce qu'il y eut, dans toute cette pompe, de plus superbe et de plus nouveau, dit l'historiographe de Marcellus, ce fut de voir le consul portant lui-même l'armure de Virdumar; car il avait fait tailler exprès un grand tronc de chêne, autour duquel il avait ajusté le casque, la cuirasse et la tunique du roi barbare[724]» L'épaule chargée de ce trophée qui présentait la figure d'un géant armé, Marcellus traversa la ville. Ses soldats, cavaliers et fantassins, se pressaient autour et à la suite de son char, chantant des hymnes composés pour la fête, et poussant, par intervalles, le cri de triomphe! triomphe! que répétait à l'envi la foule des spectateurs.

Note 721: Ovid. Trist. IV, 2, 4.

      Note 722: Tit. Liv. XXXIII, 24; XXXVIII, 5, 8, XXXIX, 5, 7; XL, 43;
      XLV, 40.—Virg. Æneid. VIII, 720.

      Note 723: Tit. Liv. II,, 47. X, 8.—Dionys. V. 47.—Plinius. XV,
      30. V, 39.—Plutarch. in Æmil.

Note 724: Plut. in Marcell. ub. supr.

Dès que le char triomphal commença à tourner du Forum vers le Capitole, Marcellus fit un signe, et l'élite des captifs gaulois fut conduite dans une prison, où des bourreaux étaient appostés et des haches préparées[725]; puis le cortège, suivant la coutume, alla attendre au Capitole, dans le temple de Jupiter, qu'un licteur apportât la nouvelle «que les barbares avaient vécu[726].» Alors Marcellus entonna l'hymne d'action de grâce, et le sacrifice s'acheva. Avant de quitter le Capitole, le triomphateur planta, de ses mains, son trophée dans l'enceinte du temple, dont il avait fait creuser le pavé[727]. Le reste du jour se passa en réjouissances, en festins; et le lendemain, peut-être, quelque orateur du sénat ou du peuple recommença les déclamations d'usage contre cette race gauloise qu'il fallait exterminer, parce qu'elle égorgeait ses prisonniers, et qu'elle offrait à ses dieux le sang des hommes.

      Note 725: Cic. Verr. v. 30.—Tit. Liv. XXXVI, 13.—Dio. XI, 41;
      XLIII, 19.

Note 726: Joseph, de Bello. Jud. VII, 24.

Note 727: Plutarch, in Marcell. 1. C.

CHAPITRE VIII.

GAULE CISALPINE. Alliance des Gaulois avec Annibal.—Les Romains envoient des colonies à Crémone et à Placentia.—Soulèvement des Boïes et des Insubres; ils dispersent les colonies, enlèvent les triumvirs et défont une année romaine dans la forêt de Mutine.—Annibal traverse la Transalpine et les Alpes.—Incertitude des Cisalpins; combat du Tésin.—Les Cisalpins se déclarent pour Annibal; batailles de Trébie, de Thrasymène, de Cannes, gagnées par les Gaulois.—Défaite des Romains dans la forêt Litana. —Tentatives infructueuses d'Annibal pour ramener la guerre dans le nord de l'Italie.—Asdrubal passe les Alpes; il est vaincu près du Métaure.—Magon débarque à Génua; il est vaincu dans l'Insubrie.—Les Gaulois suivent Annibal en Afrique.

218-202.

ANNEE 218 avant J.-C.

Les Cisalpins avaient à peine posé les armes qu'ils virent arriver dans leur pays des étrangers qui les sollicitaient de les reprendre; c'étaient des émissaires envoyés par le Carthaginois Annibal, commandant des forces puniques en Espagne. La bonne intelligence avait déjà cessé entre les républiques de Rome et de Carthage, et tout faisait prévoir la rupture prochaine de la paix. Dans cette conjoncture, Annibal résolut de frapper les premiers coups. Il conçut le projet de descendre en Italie, et de transporter la guerre sous les murailles mêmes de Rome; mais ce plan hardi était inexécutable sans la coopération active des Cisalpins: Annibal travailla donc à le leur faire adopter. Ses envoyés distribuèrent de l'argent aux chefs, et réveillèrent par leurs discours l'énergie gauloise, que les dernières défaites avaient abattue. «Les Carthaginois, disaient-ils aux Boïes et aux Insubres, s'engagent, si vous les secondez, à chasser les Romains de votre pays, à vous rendre le territoire conquis sur vos pères, à partager avec vous fraternellement les dépouilles de Rome et des nations sujettes ou alliées de Rome[728].» Les Insubres accueillirent ces ouvertures avec faveur, mais en même temps avec une réserve prudente; pour les Boïes, dont plusieurs villes étaient occupées par des garnisons romaines, impatiens de les recouvrer, ils s'engagèrent à tout ce que les Carthaginois demandaient. Comptant sur ces promesses, Annibal envoya d'autres émissaires dans la Transalpine pour s'y assurer un passage jusqu'aux Alpes. L'argent des mines espagnoles lui gagna tout de suite l'amitié des principaux chefs du midi [729].

Note 728: Πάν ύπισχνεϊτο διαπεμπόμενος έπιμελώς πρός τούς δυνάστας τών Κελτών, καί τούς έκί τάδε, καί τούς έν αύταϊς ταϊς Άλπεσιν ένοικοΰΰΰντας. Polyb. l. III, p. 189. —Tit. Liv. l. XXI, c. 25, 29, 52.

Note 729: Polyb. 1. III, p. 187.—Tit. Liv. 1. XXI, c. 23.

Averti des menées d'Annibal par les Massaliotes, ses anciens alliés et ses espions dans la Gaule, le sénat romain fit partir de son côté des ambassadeurs chargés d'une mission toute semblable; il proposait aux nations gauloises, liguriennes et aquitaniques, de se liguer avec lui pour fermer aux Carthaginois les passages des Pyrénées et des Alpes. Ces ambassadeurs s'adressèrent premièrement au peuple de Ruscinon, qui, habitant le pied septentrional des Pyrénées, du côté de la mer intérieure, était maître des défilés vers lesquels s'avançait Annibal. Ils furent admis dans l'assemblée où, suivant la coutume, les guerriers s'étaient rendus tout armés. D'abord ce spectacle parut étrange aux envoyés romains[730]; ce fut bien pis lorsque après avoir vanté la gloire et la grandeur de Rome, ils exposèrent l'objet de leur mission. Il s'éleva dans l'assemblée de si bruyans éclats de rire, accompagnés d'un tel murmure d'indignation, que les magistrats et les vieillards qui la présidaient eurent la plus grande peine à ramener le calme[731], tant ce peuple trouvait d'extravagance et d'impudeur à ce qu'on lui proposât d'attirer la guerre sur son propre territoire, pour qu'elle ne passât point en Italie. Quand le tumulte fut apaisé les chefs répondirent: «Que n'ayant point à se plaindre des Carthaginois pas plus qu'à se louer des Romains, nulle raison ne les portait à prendre les armes contre les premiers en faveur des seconds; qu'au contraire il leur était connu que le peuple romain dépossédait de leurs terres en Italie ceux des Gaulois qui s'y étaient établis; qu'il leur imposait des tributs, et leur faisait essuyer mille humiliations pareilles.» Les ambassadeurs reçurent le même accueil des autres nations de la Gaule; et ils ne rapportèrent à Massalie que des duretés et des menaces[732]. Là, du moins, leurs fidèles amis ne leur épargnèrent pas les consolations. «Annibal, leur disaient-ils, ne peut compter long-temps sur la fidélité des Gaulois[733]; nous savons trop combien ces nations sont féroces, inconstantes et insatiables d'argent.»

Note 730: Nova terribilisque species visa est: quòd armati (ita mos gentis erat) in concilium venerunt. Idem. c. 20.

      Note 731: Tantus cum fremitu risus dicitur ortus ut vix à
      magistratibus majoribusque natu juventus sedaretur.
      Tit. Liv. l. XXI, c. 20.

      Note 732: Nec hospitale quidquam pacatumve satis priùs auditum quàm
      Massiliam venerunt. Idem, ibid.

      Note 733: Sed ne illi (Galli) quidem ipsi satis mitem gentem
      fore….. Idem, ibid.

Le sénat apprit tout à la fois le mauvais succès de son ambassade, la marche rapide d'Annibal, qui déjà avait passé l'Ebre, et les armemens secrets, symptôme de la défection prochaine des Boïes. Il s'occupa d'abord de l'Italie. Le préteur L. Manlius fut envoyé avec une armée d'observation sur la frontière de la Ligurie et de la Cisalpine, et deux colonies, fortes chacune de six mille ames[734], partirent de Rome en toute hâte pour aller occuper, en-deçà et au-delà du Pô, deux des points les plus importans de la Circumpadane; c'étaient, au nord, chez les Insubres, le bourg ou la ville de Crémone, au midi, chez les Anamans, une ville située près du fleuve dont le nom gaulois nous est inconnu et que les Romains nommèrent Placentia, Plaisance[735]. L'arrivée de ces deux colonies excita au dernier degré la colère des Boïes; ils se jetèrent sur les travailleurs occupés aux fortifications de Placentia, et les dispersèrent dans la campagne. Non moins irrités, les Insubres attaquèrent les colons de Crémone qui n'eurent que le temps de passer le Pô et de se réfugier avec les triumvirs coloniaux dans les murs de Mutine[736], place enlevée aux Boïes par les Romains durant la dernière guerre, et que ceux-ci avaient fortifiée avec soin. Les Boïes, réunis aux Insubres, y vinrent mettre le siège; mais tout-à-fait inhabiles dans l'art de prendre les places, ils restaient inactifs autour des murailles: le temps s'écoulait cependant, et l'on savait que le préteur L. Manlius s'avançait à grandes journées au secours des triumvirs. La guerre était commencée de nouveau, et les Gaulois avaient tout à craindre pour les otages qu'ils avaient livrés à la république, lors de la conclusion de la paix. Ils auraient voulu tenir entre leurs mains quelque haut personnage romain qui répondît sur sa tête des traitemens faits à leurs otages, et dont le péril arrêtât le ressentiment de ses concitoyens; mais les Insubres avaient laissé échapper les triumvirs, et il n'y avait pas d'apparence qu'on pût s'en emparer de vive force avant l'arrivée du préteur. Pour en venir à leurs fins, les Gaulois usèrent de ruse; ils attirèrent les triumvirs hors des portes, sous prétexte d'une conférence, et se saisirent d'eux, sans leur faire le moindre mal, déclarant seulement qu'il les retiendraient prisonniers jusqu'à ce que la république rendît les otages qu'elle avait reçus à la fin de la guerre précédente[737]. Après cette expédition, ils se portèrent du côté où L. Manlius s'avançait, et s'embusquèrent dans un bois qu'il devait traverser.

Note 734: Τόν άριθμόν όντας είς έκατέραν τήν πόλιν είς έξακισχιλίους… Polyb. l. III, p. 193.

Note 735: Προσαγορεύσαντεσ Πλακεντίαν. Polyb. l. III, p. 193.

      Note 736: Ipsi triumviri romani Mutinam confugerunt.
      Tit. Liv. l. XXI, c. 25.—Polyb. ubi supr.

      Note 737: Legati ad colloquium…. comprehenduntur, negantibus
      Gallis, nisi obsides sibi redderentur, eos dimissuros.
      —Tit. Liv. l. XXI, c. 25.—Polyb. loco citat.

La forêt où Manlius vint s'engager était épaisse, embarrassée de broussailles, et coupée seulement par un chemin étroit. Assailli brusquement par les Gaulois, il souffrit beaucoup, et put difficilement regagner la plaine; mais là, la tactique lui rendit l'avantage. Il continua sa marche en sûreté tant qu'il trouva des lieux découverts; contraint de nouveau à s'engager dans les bois, il manqua d'y périr; son arrière-garde, rompue et dispersée, laissa derrière elle huit cents morts, un grand nombre de prisonniers et six étendards[738]; le reste de l'armée courut se renfermer à Tanetum ou Tanète, village boïen situé sur le Pô, occupé et fortifié par les Romains, comme Mutine, durant la dernière guerre. Manlius y trouva des approvisionnemens, et des secours en hommes lui arrivèrent de la part des Cénomans de Brixia qui tenaient pour la république[739]. Dès que ces événemens furent connus, le préteur Atilius partit de Rome avec un corps de dix mille hommes, et se fit jour jusqu'à Tanète.

Note 738: Ubi rursùs sylvæ intratæ, tùm postremos adorti, cum magnâ trepidatione et pavore omnium, octingintos milites occiderunt, sex signa ademêre. Tit. Liv. l. XXI, c. 25.—Polyb. l. III, p. 194.

Note 739: Brixianorum Gallorum auxilio…. Tit. Liv. l. XXI, c. 25.

Cependant Annibal avait atteint le sommet des Pyrénées, non sans obstacle, car les peuplades ibériennes n'avaient cessé de le harceler pendant sa marche; chaque jour il avait eu quelque combat à livrer, même quelque village à prendre d'assaut[740]. Mais la nouvelle de ces batailles ayant jeté l'alarme parmi les nations du midi de la Gaule, elles commencèrent à se défier de ses déclarations pacifiques, et à croire que son véritable dessein était de les subjuguer[741]; de toutes parts, elles se préparèrent, et lorsque les Carthaginois, descendant le revers septentrional des Pyrénées, allèrent camper près d'Illiberri[742], ils trouvèrent les tribus indigènes rassemblées en armes à Ruscinon et toutes prêtes à leur disputer le passage. Annibal ne négligea rien pour les rassurer; il fit demander une entrevue à leurs chefs, protestant qu'il était venu comme hôte et non comme ennemi, et qu'il ne tirerait l'épée qu'autant que les Gaulois eux-mêmes l'y forceraient[743]; il leur offrit même de se rendre près d'eux à Ruscinon, s'ils répugnaient à le venir trouver dans son camp. Une conférence eut lieu non loin d'Illiberri; et les protestations du général Carthaginois, son argent surtout, dissipèrent toutes les craintes. Il en résulta un traité d'alliance, célèbre par la singularité d'une de ses clauses: on y stipulait que si les soldats carthaginois donnaient sujet à quelques plaintes de la part des indigènes, ces plaintes seraient portées devant Annibal ou devant ses lieutenans en Espagne; mais que les réclamations des Carthaginois contre les indigènes seraient jugées sans appel par les femmes de ces derniers[744]. Cette coutume de soumettre à l'arbitrage des femmes les plus importantes décisions politiques, particulière aux Aquitains et aux Ligures, du moins parmi les habitans de la Gaule, prenait sa source dans le respect et la condescendance dont la civilisation ibérienne entourait les femmes: les hommes, si l'on en croit le témoignage des historiens, n'avaient pas à se repentir de cette institution de paix. Plus d'une fois, quand des querelles personnelles ou des factions domestiques leur avaient mis les armes à la main, leurs femmes s'étaient érigées en tribunal pour examiner le prétexte de la guerre, et, le déclarant injuste et illégitime, s'étaient précipitées entre les combattans pour les séparer[745]. Chez les Galls et les Kimris, il s'en fallait bien que la même autorité fût laissée à ce sexe; on verra plus tard qu'il y était réduit à la plus complète servitude[746].

Note 740: Τίνας πόλεις κατά κράτος έλών… μετά πολλών δέ καί μεγάλων άγώνων… Polyb. l. III, p. 189.

Note 741: Quia vi subactos Hispanos fama erat, metus servitutis ad arma consternati, Ruscinonem aliquot populi conveniunt. Tit. Liv. l. XXI, c. 24.

Note 742: Illi-Berri signifiait en langue ibérienne Ville-Neuve.

      Note 743: Hospitem se Galliæ non hostem advenisse: nec stricturum
      antè gladium, si per Gallos liceat, quàm in Italiam venisset.
      Tit. Liv. 1. XXI, c. 24.

      Note 744: Κελών μέν έγκαλούντων Καρχηδονίοις, τούς έν Ίβηρία
      Καρχηδονίων έπάρχους καί στρατηγούς είναι δικαστάς άν δέ Καρχηδόνιοι
      Κελτοϊς έγκαλώσι τάς Κελτών γυναϊκας.
      Plutarq. de virtut. mulier, p. 246.

Note 745: Αί γυναϊκες έν μέσψ τών όπλων γενόμεναι, καί παραλαβοΰσαι τά νείκη διήτησαν οϋτως άμέμπτως καί δίέκριναν, ώστε… Plutarch. de virtut. mulier. loco. citat.—Polyæn. l. VII, c. 50.

Note 746: T. II, part. 2.

De Ruscinon, les troupes puniques se dirigèrent vers le Rhône, à travers le pays des Volkes, qu'elles trouvèrent presque désert, parce qu'à leur approche ces deux nations s'étaient retirées au-delà du fleuve où elles avaient formé un camp défendu par son lit. Lorsque Annibal arriva, il aperçut une multitude d'hommes armés, cavaliers et fantassins, qui garnissaient la rive opposée. Sa conduite fut la même qu'à Ruscinon. Il commença par rassurer ceux des Volkes qui étaient restés à l'occident du Rhône, en maintenant dans son armée une discipline sévère; il fit ensuite publier parmi les indigènes qu'il achèterait tous les navires de transport que ceux-ci voudraient lui céder; et comme les nations riveraines du Rhône faisaient toutes le commerce maritime[747], soit avec les colonies massaliotes, soit avec la côte ligurienne et espagnole, et que d'ailleurs Annibal payait largement, nombre de grands bateaux lui furent amenés; il y joignit les batelets qui servaient à la communication des deux rives. De plus, les Gaulois, donnant l'exemple aux soldats carthaginois, construisirent sous leurs yeux, à la manière du pays, des canots d'un seul tronc d'arbre creusé dans sa longueur; et toute l'armée s'étant mise à l'ouvrage, au bout de deux jours la flotte fut prête[748].

Note 747: Διά τό ταϊς έκ τής θαλάττης έμπορείαις πολλούς χρήσθαι τών παροικούντων τόν Ρ΄οδανόν. Polyb. l. III, p. 195.

Note 748: Tit. Liv. l. XXI, c. 26.

Restait l'opposition des troupes Volkes, qui, maîtresses du bord opposé, pouvaient empêcher le débarquement, ou du moins le gêner beaucoup. Annibal, durant ces deux jours n'était pas resté oisif, il avait fait amener devant lui des gens du pays, et de toutes les informations recueillies touchant les gués du fleuve, il avait conclu qu'à vingt-cinq milles au-dessus du lieu où il se trouvait[749] (il était à quatre journées de la mer[750]), le Rhône, se divisant pour former une petite île et perdant de sa profondeur et de sa rapidité, pouvait être traversé avec moins de danger. Il envoya donc, à la première veille de la nuit, Hannon, fils de Bomilcar, avec une partie des troupes, effectuer dans cet endroit le passage le plus secrètement possible, lui donnant l'ordre d'assaillir à l'improviste les campemens des Volkes, dès que l'armée commencerait son débarquement. Hannon partit; conduit par des guides Gaulois, il arriva le lendemain au lieu indiqué, et fit abattre en toute diligence du bois pour construire des radeaux; mais les Espagnols, sans tous ces apprêts, jetant leurs habits sur des outres et se mettant eux-mêmes sur leurs boucliers, traversèrent d'un bord à l'autre[751]; le reste des troupes et les chevaux passèrent au moyen de trains grossièrement fabriqués. Après vingt-quatre heures de halte, Hannon se remit en marche, et par des signaux de feu informa Annibal qu'il avait effectué le passage et qu'il n'était plus qu'à une petite distance des Volkes. C'est ce qu'attendait le général carthaginois pour commencer l'embarquement. L'infanterie avait déjà ses barques toutes prêtes et convenablement rangées; les gros bateaux étaient pour les cavaliers, qui presque tous conduisaient près d'eux leurs chevaux à la nage; et cette file de navires, placés au-dessus du courant, en rompait la première impétuosité, et rendait la traversée plus facile aux petits esquifs[752]. Outre les chevaux qui passaient à la nage (c'était le plus grand nombre), et que du haut de la poupe on conduisait par la bride, d'autres avaient été placés à bord tout enharnachés, afin de pouvoir être montés aussitôt le débarquement[753]. Jusqu'à ce que l'affaire eût été décidée, Annibal laissa ses éléphans sur la rive droite.

Note 749: Indè millia quinque et viginti fermè. Idem, c. 27.

Note 750: Polyb. l. III, p. 195.—Un peu au-dessus d'Avignon.

      Note 751: Hispani, sine ullâ mole, in utres vestimentis conjectis,
      ipsi cetris suppositis incubantes, flumen transnataverunt.
      T. L. l. XXI, c. 2.—Ce passage eut lieu un peu au-dessus de
      Roquemaure.

      Note 752: Tranquillitatem infrà trajicientibus lentribus præbebat.
      Tit. Liv. l. XXI, c. 27.—Polyb. l. III, p. 196.

Note 753: Equorum pars magna nantes locis à puppibus trahebantur; præter eos, quos instratos frenatosque, ut extemplò egresso in ripam equiti usui essent, imposuerant in naves. Tit. Liv. ibid.

A la vue des premières barques, les Volkes entonnèrent le chant de guerre, et se rangèrent en file le long de la rive gauche, brandissant leurs armes et agitant leurs boucliers sur leur têtes[754]; puis des décharges de flèches et de traits partirent et continuèrent sans interruption, de leurs rangs sur la flotte ennemie. Dans l'incertitude de l'événement, une égale frayeur saisit les deux armées; d'un côté, les hurlemens des Gaulois et leurs traits dont le ciel était obscurci; de l'autre, ces barques innombrables chargées d'hommes, de chevaux et d'armes; le hennissement des coursiers, les clameurs des hommes qui luttaient contre le courant, ou s'exhortaient mutuellement; le bruit du fleuve qui se brisait entre tant de navires, tout ce tumulte, tout ce spectacle, agissaient avec la même force et en sens inverse sur une rive et sur l'autre[755]. Mais tout-à-coup de grands cris se font entendre, et des flammes s'élèvent derrière l'armée des Volkes; c'était Hannon qui venait de prendre et d'incendier leur camp. Alors les Gaulois se divisent; les uns courent au camp où se trouvent leurs femmes; les autres font face à Hannon; tandis que les Carthaginois d'Annibal débarquent sans trop de péril, et à mesure qu'ils débarquent se forment en bataille sur le rivage. Le combat n'était plus égal, et les Volkes assaillis de toutes parts se dispersent dans les bourgades voisines. Annibal acheva à son aise le débarquement du reste de l'armée et celui de ses éléphans, et passa la nuit sur la rive gauche du fleuve[756].

Note 754: Galli occursant in ripam cum variis ululatibus, cantuque moris sui, quatientes scuta suprà capita, vibrantesque dextris tela. Idem, c. 28.

Note 755: Tit. Liv. loc. citât.—Polyb. l. III, p. 197.

Note 756: Polyb. l. III, p. 197.—Tit. Liv. l. XXI, c. 28.

Le lendemain, ayant été informé que la flotte romaine, forte de soixante vaisseaux longs, avait abordé à Massalie, et que le consul P. Cornélius Scipion était déjà campé près de l'embouchure du Rhône, il fit partir dans cette direction cinq cents éclaireurs numides. Le hasard voulut que ce jour-là même, tandis que l'armée romaine se remettait des fatigues de la traversée, le consul envoyât dans la direction contraire une reconnaissance de trois cents cavaliers. Les deux corps ne furent pas long-temps sans se rencontrer; l'engagement fut vif, et les Romains perdirent d'abord cent soixante hommes, mais ils reprirent l'avantage et firent tourner bride aux Numides, qui laissèrent sur la place deux cents des leurs[757]. L'issue de ce combat jeta de l'hésitation dans l'esprit d'Annibal; il resta quelque temps indécis s'il poursuivrait sa marche vers l'Italie ou s'il irait chercher d'abord cette armée romaine pour qui la fortune paraissait se déclarer. Une députation de la Gaule Cisalpine, arrivée à propos dans son camp, et conduite par Magal, chef ou roi des Boïes, le raffermit dans son premier projet. Ces députés venaient lui servir de guides; et ils prirent au nom de leurs compatriotes l'engagement formel de partager toutes les chances de son entreprise[758]. Il se décida donc à marcher sans plus de retard droit aux Alpes; afin d'éviter la rencontre de l'armée romaine, il prit un détour et se dirigea immédiatement vers le cours supérieur du Rhône.

      Note 757: Victores ad centum sexaginta; nec omnes Romani sed pars
      Gallorum; victi ampliùs ducenti ceciderunt. Tit. Liv. l. XXI, c. 30.
      Il y avait parmi les Romains quelques Gaulois à la solde de Massalie.

      Note 758: Avertit à præsenti certamine Boiorum legatorum regulique
      Magali adventus, qui se duces itinerum, socios periculi fore
      affirmantes… Tit. Liv. l. XXI, c. 30.—Polyb. l. III, p. 198.

L'armée carthaginoise était loin de partager la confiance de son général. Quelques ressouvenirs de l'autre guerre venaient parfois l'inquiéter; mais ce qu'elle redoutait surtout, c'était la longueur du chemin, la hauteur et la difficulté de ces Alpes, que l'imagination des soldats se peignait sous des formes effrayantes. Annibal travaillait à dissiper ces terreurs. Durant les marches, il haranguait ses soldats, il les instruisait et les encourageait. «Ces Alpes qui vous épouvantent, leur disait-il, sont habitées et cultivées; elles nourrissent des êtres vivans. Vous voyez ces ambassadeurs boïens: pensez-vous qu'ils se soient élevés en l'air sur des ailes? Leurs ancêtres n'ont pas pris naissance en Italie; c'étaient des étrangers arrivés de bien loin pour former leur établissement, et qui, traînant avec eux tout l'attirail de leurs femmes et de leurs enfans, ont cent et cent fois, et sans le moindre risque, franchi ces hauteurs que vous vous figurez inaccessibles. Eh! qu'y a-t-il d'inaccessible et d'insurmontable pour un soldat armé qui ne porte avec lui que son équipage militaire? Vous montrerez-vous inférieurs aux Gaulois que vous venez de vaincre[759]?»

      Note 759: Eos ipsos quos cernant legatos non penmis sublimè elatos
      Alpes transgressos….. militi quidem armato nihil secum præter
      instrumenta belli portanti, quid invium aut inexsuperabile esse?….
      Proindè cederent genti per eos dies totiès ab se victæ.
      Tit. Liv. l. XXI, c. 30.

Après quatre jours de marche, en remontant la rive droite du Rhône, Annibal arriva au confluent de ce fleuve et de l'Isère, dans un canton fertile et bien peuplé que les habitans nommaient l'Île[760], parce qu'il était entouré presque de tous côtés par le Rhône, l'Isère, le Drac qui se jette dans l'Isère, et la Drôme qui se jette dans le Rhône. Deux frères, enfans du dernier chef, se disputaient la souveraineté de ce canton. L'aîné, auquel les historiens romains donnent le nom de Brancus[761], avait été chassé du trône par son frère, que soutenaient tous les jeunes guerriers du pays. Les deux partis ayant remis la décision de leur querelle au jugement d'Annibal, le Carthaginois se déclara en faveur de Brancus, ce qui lui valut une grande réputation de sagesse, parce que tel avait été l'avis des vieillards et des principaux de la nation. Brancus, par reconnaissance, lui fournit des vivres, des provisions de toute espèce, et surtout des vêtemens, dont la rigueur de la saison faisait déjà sentir le besoin; il l'accompagna en outre jusqu'aux premières vallées des Alpes, pour le garantir contre les attaques des Allobroges, dont ils touchaient la frontière. En quittant l'Île, Annibal ne marcha pas en ligne droite aux Alpes; il dévia un peu au midi, pour gagner le col du mont Genèvre (Matrona), cotoya la rive gauche de l'Isère, puis la rive gauche du Drac, passa la Durance, non sans beaucoup de fatigues et de pertes, et remonta ce torrent, tantôt sur une rive, tantôt sur l'autre[762].

Note 760: Ήκε πρός τήν καλουμένην Νήσον χώραν πολύσχλον καί σιροφόρον. Polyb. l. III, p. 202.—Mediis campis insulæ nomen inditum. Tit. Liv. l. XXI, c. 31.

Note 761: Brancus nomine.—Tit. Liv. l. XXI, c. 31.

      Note 762: Polyb. l. III, p. 103. Tit. Liv. I. c.—Cons. M. Letronne,
      Journ. des Savans. Janv. 1819.

Ce fut dans les derniers jours d'octobre qu'Annibal commença à gravir les Alpes. L'aspect de ces montagnes était vraiment effrayant; leurs masses couvertes de neige et déglace, confondues avec le ciel; à peine quelques misérables cabanes éparses sur des pointes de rochers; des hommes à demi sauvages dans un hideux délabrement; le bétail, les chevaux, les arbres, grêles et rapetissés; en un mot, la nature vivante et la nature inanimée frappées d'un égal engourdissement[763]: ce spectacle de désolation universelle frappa de tristesse et de découragement l'armée carthaginoise. Tant qu'elle chemina dans un vallon spacieux et découvert, sa marche fut tranquille et nul ennemi ne l'inquiéta; mais parvenue dans un endroit où le vallon, en se resserrant brusquement, n'offrait pour issue qu'un étroit passage, elle aperçut des bandes nombreuses de montagnards qui couvraient les hauteurs. Bordé d'un côté par d'énormes roches à pic, de l'autre par des précipices sans fond, ce passage ne pouvait être forcé sans les plus grands périls; et si les montagnards, dressant mieux leur embuscade, fussent tombés à l'improviste sur l'armée déjà engagée dans le défilé, nul doute qu'elle y serait restée presque tout entière. Annibal fit faire halte, et détacha, pour aller à la découverte, les Gaulois qui lui servaient de guides[764]; mais il apprit bientôt qu'aucune autre issue n'existait, et qu'il fallait de toute nécessité emporter celle-ci ou retourner sur ses pas. Pour Annibal le choix n'était pas douteux: il ordonna de déployer les tentes, et de camper à l'ouverture du défilé jusqu'à ce qu'il se présentât une occasion favorable.

Note 763: Nives cælo propè immistæ, tecta informia imposita rupibus, pecora jumentaque torrida frigore, homines intensi et inculti, animalia inanimataque omnia rigentia gelu… Tit. Liv. l. XXI, c. 32.

      Note 764: Gallis ad visenda loca præmissis. Tit. Liv. l. XXI, c. 32.
      —Polyb. l. III, p. 204.

Cependant les guides gaulois, s'étant abouchés avec les montagnards, découvrirent que les hauteurs étaient occupées pendant le jour seulement, et qu'à la nuit les postes en descendaient pour se retirer dans les villages. Annibal, sur cet avis, commença dès le soleil levé une fausse attaque, comme si son projet eût été de passer en plein jour et à main armée; il continua cette manœuvre jusqu'au soir: le soir venu, il fit allumer les feux comme à l'ordinaire et dresser les tentes; mais au milieu de la nuit, s'étant mis à la tête de son infanterie, il traversa le défilé dans le plus grand silence, gravit les hauteurs, et s'empara des positions que les Gaulois venaient de quitter. Aux premières lueurs du matin, le reste de l'armée se mit en marche le long du précipice. Les montagnards sortaient de leurs forts pour aller prendre leurs stations accoutumées lorsqu'ils virent l'infanterie légère d'Annibal au-dessus de leurs têtes, et dans le ravin l'infanterie pesante et la cavalerie qui s'avançaient en toute hâte; ils ne perdirent point courage: habitués à se jouer des pentes les plus rapides, ils se mirent à courir sur le flanc de la montagne faisant pleuvoir au-dessous d'eux les pierres et les traits. Les Carthaginois eurent dès lors à lutter tout ensemble et contre l'ennemi et contre les difficultés du terrein, et contre eux-mêmes, car dans ce tumulte, ils se choquaient et s'entraînaient les uns les autres. Mais c'était des chevaux que provenait le plus grand désordre: outre la frayeur que leur causaient les cris sauvages des montagnards, grossis encore par l'écho, s'ils venaient à être blessés ou frappés seulement, ils se cabraient avec violence et renversaient autour d'eux hommes et bagages; il y eut beaucoup de conducteurs et de soldats qu'en se débattant ils firent tomber au fond des abîmes, et l'on eût cru entendre le fracas d'un vaste écroulement, lorsque, précipités eux-mêmes, ils allaient avec toute leur charge rouler et se perdre à des profondeurs immenses[765].

      Note 765: Indè ruinæ maximæ modo, jumenta cum oneribus devolvebantur.
      Tit. Liv. l. XXI, c. 33.—Polyb. l. III, p. 205.

Annibal, témoin de ce désordre, n'en resta pas moins quelque temps sur la hauteur avec son détachement, dans la crainte d'augmenter encore la confusion; pourtant, quand il vit ses troupes coupées, et le risque qu'il courait de perdre ses bagages, ce qui eût infailliblement entraîné la ruine de l'armée entière, il se décida à descendre, et du premier choc il eut bientôt balayé le sentier. Toutefois il ne put exécuter ce mouvement sans jeter un nouveau trouble dans la marche tumultueuse de ses troupes; mais du moment que les chemins eurent été dégagés par la retraite des montagnards, l'ordre se rétablit, et ensuite l'armée carthaginoise défila si tranquillement, qu'à peine entendait-on quelques voix de loin en loin. Annibal prit d'assaut le village fortifié qui servait de retraite aux montagnards, et plusieurs bourgades environnantes; le bétail qu'il y trouva nourrit son armée durant trois jours, et comme la route devenait meilleure et que les indigènes étaient frappés de crainte, ces trois jours se passèrent sans accident[766].

Note 766: Polyb. l. III, p. 205.—Tit. Liv. l. XXI, c. 33.

Le quatrième, il arriva chez une autre peuplade fort nombreuse pour un pays de montagnes[767]; au lieu de lui faire guerre ouverte, celle-ci l'attaqua par la ruse; et, pour la seconde fois, le Carthaginois faillit succomber. Des chefs et des vieillards députés par ce peuple vinrent le trouver, portant en signe de paix des couronnes et des rameaux d'olivier[768], et lui dirent: «que le malheur d'autrui étant pour eux une utile leçon, ils aimaient mieux éprouver l'amitié que la valeur des Carthaginois, et que, prêts à exécuter ponctuellement tout ce qui leur serait commandé, ils lui offraient des vivres et des guides pour sa route[769].» En garantie de leur foi, ils lui remirent des otages. Annibal, sans leur donner une confiance aveugle, ne voulut pas, en repoussant leurs offres, s'en faire des ennemis déclarés, et leur répondit obligeamment; il accepta les otages qu'ils lui livraient, les provisions qu'ils avaient eux-mêmes apportées sur la route; mais bien loin de se croire avec des amis sûrs, il ne se mit à la suite de leurs guides, qu'après avoir pris toutes les précautions que sa prudence ingénieuse put imaginer. Il plaça à son avant-garde la cavalerie et les éléphans, dont la vue, toute nouvelle dans ces montagnes, en effarouchait les sauvages habitans: il se chargea de conduire en personne l'arrière-garde avec l'élite de l'infanterie; on le voyait s'avancer lentement, pourvoyant à tout, et portant autour de lui des regards inquiets et attentifs. Arrivé à un chemin étroit que dominaient les escarpemens d'une haute montagne, il fut assailli brusquement par les montagnards qui l'attaquèrent tout à la fois en tête, en queue et sur les flancs; ils réussirent à couper son armée et à s'établir eux-mêmes sur le chemin, de sorte qu'Annibal passa une nuit entière séparé de ses bagages et de sa cavalerie[770].

      Note 767: Perventum indè ad frequentem cultoribus alium, ut inter
      montana populum. Tit. Liv. l. XXI, c. 34.

      Note 768: Συμφρονήσαντες έπί δόλω, συνήντων αύτψ
      θαλλούς έχοντες καί στεφάνους. Polyb. l. III, p. 205.

Note 769: Alienis malis, utili exemplo doctos… amicitiam malle quàm vim experiri Pœnorum: itaque obedienter imperata facturos; commeatum itinerisque duces… acciperet. Tit. Liv. l. XXI, c. 34. —Polyb. l. III, l. c.

Note 770: Occursantes per obliqua montani, perrupto medio agmine viam insedêre: noxque una Annibali sine equitibus ac impedimentis acta est. Tit. Liv. l. XXI, c. 34.—Polyb. l. c.

Le lendemain les deux corps d'armée se réunirent, et franchirent ce second défilé non sans de grandes pertes, en chevaux toutefois plus qu'en hommes. Depuis ce moment les montagnards ne se montrèrent plus que par petits pelotons, harcelant l'avant-garde ou l'arrière-garde et enlevant les traîneurs. Les éléphans, dans les chemins étroits et dans les pentes rapides, retardaient beaucoup la marche; mais les Carthaginois étaient sûrs de n'être point inquiétés dans leur voisinage, tant l'ennemi redoutait l'approche de ces énormes animaux si étranges pour lui[771]. Plusieurs fois Annibal fut contraint de s'ouvrir un passage par des lieux non frayés; plusieurs fois il s'égara soit par la perfidie des guides, soit par les fausses conjectures qui, voulant suppléer à l'infidélité des informations, engageaient l'armée dans des vallons sans issue. Enfin, au bout de neuf jours, ayant atteint le sommet des Alpes, il arriva sur le revers méridional, dans un endroit d'où la vue embrassait, dans toute son étendue, le magnifique bassin qu'arrose le Pô. Là il fit halte, et pour ranimer ses compagnons rebutés par tant de fatigues souffertes, et tant d'autres encore à souffrir, il leur montra du doigt, dans le lointain, la situation de Rome, puis les villages gaulois qui se déployaient sous leurs pieds[772]: «Là bas, dit-il, est cette Rome dont vous achevez maintenant de franchir les murailles[773]; ici sont nos auxiliaires et nos amis[774].»

Note 771: Μεγάστην δ' αύτώ παρείχετο χρείαν τά θηρία· καθ' όν άν γάρ τόπον ύπάρχοι τής πορείας ταΰτα, πρός τοΰτο τό μέρος ούκ έτόλμων οί πολέμιοι προσιέναι τό παράδοξον έκπληττόμενοι τής τῶν ζώων φαντασίας. Polyb. l. III, p. 206, 207.

      Note 772: Ένδεικνύμενος αύτοϊς τά περί τόν Πάδον πεδία… άμα δέ καί
      τόν τής Ρ΄ώμης αύτής τόπον ϋποδεικνύων… Idem, p. 207.

      Note 773: Mænia eos transcendere non Italiæ modò, sed etiam urbis
      Romæ. Tit. Liv. l. XXI, c. 38.

Note 774: Polyb. l. II, p. 207.

Il lui fallut encore six jours pour descendre le revers italique des Alpes, et, le quinzième jour depuis son départ de l'Ile, vainqueur de tous les obstacles et de tous les dangers, il entra sur le territoire des Taurins. Son armée était réduite à vingt-six mille hommes, savoir: douze mille fantassins africains, huit mille espagnols et six mille cavaliers, la plupart numides, tous dans un état de maigreur et de délabrement épouvantable[775]. Il s'attendait à voir les Cisalpins se lever en armes à son approche; loin de là, les Taurins, alors en guerre avec les Insubres, repoussèrent son alliance, et lui refusèrent des vivres qu'il demandait; Annibal, tant pour se procurer ce qui lui manquait, que pour donner un exemple aux nations liguriennes et gauloises, prit d'assaut et saccagea Taurinum, chef lieu du pays, après quoi, il descendit la rive gauche du Pô, se portant sur la frontière insubrienne[776].

Note 775: Tit. Liv. l. XXI, c. 39.—Polyb. l. III, p. 209.

Note 776: Polyb. l. III, p. 212.—Tit. Liv. l. XXI. c. 39.

Deux factions partageaient alors toute la Cisalpine. L'une, composée des Vénètes, des Cénomans, des Ligures des Alpes, gagnés à la cause romaine, s'opposait avec vigueur à tout mouvement en faveur d'Annibal: l'autre, qui comptait les Ligures de l'Apennin, les Insubres et les peuples de la confédération boïenne, avait embrassé le parti de Carthage, mais le soutenait sans beaucoup de chaleur. Les Boïes surtout, qui avaient tant contribué à jeter les Carthaginois dans cette entreprise, se montraient froids et incertains; c'est que les affaires de la Gaule avaient bien changé. A l'époque où les propositions d'Annibal furent accueillies avec enthousiasme, la Gaule était humiliée et vaincue, des troupes romaines occupaient son territoire, des colonies romaines se rassemblaient dans ses villes. Mais depuis la dispersion des colons de Crémone et de Placentia, depuis la défaite de L. Manlius dans la forêt de Mutine, les Boïes et les Insubres, satisfaits d'avoir recouvré leur indépendance par leurs propres forces, se souciaient peu de la compromettre au profit d'étrangers, dont l'apparence et le nombre n'inspiraient qu'une médiocre confiance.

D'ailleurs, l'armée romaine destinée à agir contre Annibal n'avait pas tardé à entrer dans la Cispadane, où elle campait sur les terres des Anamans, comprimant les Boïes et les Ligures de l'Apennin, et surveillant les Insubres, dont elle n'était séparée que par le Pô[777]. Sa présence donnant de l'audace au parti de Rome, les Taurins s'étaient mis à ravager le territoire insubrien. Les Insubres et les Boïes, contraints par menace, avaient même conduit quelques troupes dans le camp romain[778]. Surpris et alarmé de cet état de choses, Annibal, après avoir donné, au siège de Taurinum, un exemple sévère, marchait vers les Insubres, afin de fixer de force ou de gré leur irrésolution. De son côté, Scipion, qui avait quitté la Gaule transalpine, pour prendre le commandement des légions de la Cisalpine, avant qu'Annibal eût atteint les bords du Tésin, vint camper près du fleuve, pour lui en disputer le passage. Les deux armées carthaginoise et romaine, ne tardèrent pas à se trouver en présence[779].

      Note 777: Circumspectantes defectionis tempus, subitò adventus
      consulis oppressit. Tit. Liv. l. XXI, c. 39.

      Note 778: Τινές δέ καί συστρατεύειν ήναγκάζοντο τοϊς Ρ΄ωμαίοις.
      Polyb. l. III, p. 212.

Note 779: Polyb. l. III, p. 218.—Tit. Liv. l. XXI, c. 39.

Annibal sentait toute l'importance du combat qu'il allait livrer; de ce combat dépendait la décision des Gaulois, et par conséquent sa ruine ou son triomphe; et pour tenter ce coup aventureux, il n'avait qu'une armée faible en nombre, exténuée par des fatigues et des privations inouïes. Voulant remonter ses soldats découragés, il eut recours à un spectacle capable de remuer fortement ces imaginations grossières. Il rangea l'armée en cercle dans une vaste plaine, et fit amener, au milieu, de jeunes montagnards, pris dans les Alpes, harcelant sa marche, et qui, pour cette raison, avaient été durement traités; leurs corps décharnés et livides portaient l'empreinte des fers et les cicatrices des fouets, dont ils avaient été fustigés. Mornes et le visage baissé, ils attendaient en silence ce que les Carthaginois voulaient d'eux, lorsqu'on plaça, non loin de là, des armes pareilles à celles dont leurs rois se servaient dans les combats singuliers, des chevaux de bataille, et de riches costumes militaires à la façon de leur pays. Annibal alors leur demanda s'ils voulaient combattre ensemble, promettant aux vainqueurs ces riches présens et la liberté. Tous n'eurent qu'un cri pour demander des armes. Leurs noms, mêlés dans une urne, furent tirés deux à deux; à mesure qu'ils sortaient, on voyait les jeunes captifs, que le sort avait désignés, lever les bras au ciel avec transport, saisir une épée en bondissant, et se précipiter l'un contre l'autre. «Tel était, dit un historien, le mouvement des esprits, non-seulement parmi les prisonniers, mais encore dans toute la foule des spectateurs, qu'on n'estimait pas moins heureux ceux qui succombaient, que ceux qui sortaient vainqueurs du combat[780].» Annibal saisit le moment; il harangua ses soldats, leur rappelant la tyrannie de Rome, qui voulait les réduire à la condition de ces misérables esclaves, et le pillage de l'Italie, qui serait le prix de leur victoire; puis soulevant une pierre, il en écrasa la tête d'un agneau, qu'il immolait aux dieux, adjurant ces dieux de l'écraser ainsi lui-même, s'il était infidèle à ses promesses[781].

Note 780: Is habitus animorum non inter ejusdem modò conditionis homines erat, sed etiam inter spectantes vulgò, ut non vincentium magis quàm benè morientium fortuna laudaretur. T. L. l. XXI, c. 42.

Note 781: Polyb. l. III, p. 214, 215.—Tit. Liv. l. XXI, c. 42, 43.

Voyant ses soldats échauffés à son gré, il se mit à la tête de sa cavalerie numide pour aller reconnaître les positions de l'ennemi; le même dessein avait éloigné Scipion de son camp: les deux troupes se rencontrèrent, et se chargèrent aussitôt. Scipion avait placé au centre de son corps de bataille des escadrons de cavalerie gauloise, probablement cénomane; ils furent enfoncés par les Numides, dont les chevaux, rapides comme l'éclair, ne portaient ni selle ni mords. Le consul, blessé et renversé à terre, ne dut la vie qu'au courage de son jeune fils. Les légions battirent en retraite la nuit suivante, repassèrent le Pô et reprirent leur première position sous les murs de Placentia. Annibal les suivit, et plaça son camp à six milles du leur. Le combat du Tésin n'avait été qu'un engagement de cavalerie, qui n'avait compromis le salut ni de l'une ni de l'autre armée, mais il releva Annibal aux yeux des Gaulois; les chefs insubriens accoururent le féliciter et lui offrir des vivres et des troupes. Le Carthaginois, en retour, garantit leurs terres du pillage; il ordonna même à ses fourrageurs de respecter le territoire des Cénomans et des autres peuples cisalpins qui, soit par affection, soit par indécision, tenaient encore pour la cause de ses ennemis[782].

Note 782: Polyb. l. III, p. 217, 218, 219.—Tit. Liv. l. XXI, c. 44, 45, 46.—Appian. Bell. Annibal. p. 315, 316.

A peine les Carthaginois étaient-ils arrivés en vue de Placentia, que le camp romain fut le théâtre d'une défection sanglante. Deux mille fantassins et deux cents cavaliers gaulois, faisant partie sans doute de ces corps auxiliaires que le consul Scipion s'était fait livrer de force par les Boïes et les Insubres, prirent tout à coup les armes vers la quatrième heure de la nuit, lorsque le silence et le sommeil régnaient dans tout le camp, et se jetèrent avec une sorte de rage sur les quartiers voisins des leurs. Un grand nombre de Romains furent blessés; un grand nombre furent tués; les Gaulois, après leur avoir coupé la tête, sortirent, et, précédés de ces trophées sauvages, se présentèrent aux portes du camp d'Annibal[783]. Le Carthaginois les combla d'éloges et d'argent, mais il les renvoya chacun dans leur nation, les chargeant d'y travailler à ses intérêts: il espérait que la crainte des vengeances du consul forcerait leurs compatriotes à se ranger, bon gré mal gré, immédiatement, sous ces drapeaux. Il reçut en même temps une ambassade solennelle des Boïes, qui offraient de lui livrer les triumvirs qu'ils avaient enlevés par ruse au siège de Mutine: Annibal leur conseilla de les garder comme otages et de s'en servir à retirer, s'ils pouvaient, leurs anciens otages des mains de la république[784]. Quant à Scipion, dès qu'il vit Annibal s'approcher, il quitta la plaine de Placentia; et pour se mettre à l'abri de la cavalerie numide, que la journée du Tésin lui avait appris à redouter, il alla se retrancher au-delà de la Trébie, sur les hauteurs qui bordent cette rivière. L'armée carthaginoise plaça son camp près de l'autre rive.

Note 783: Πολλούς μέν άπέκτειναν, ούκ όλίγους δέ κατετραυμάτισαν· τέλος δέ άὰς κεφαλάς άποτεμόντες τών τεθνεώτων, άπεχώρουν πρός τούς Καρχηδονίους. Polyb. l. III, p. 219.

Note 784: Idem, ibid. Tit. Liv. l. XXI, c. 48.

Le territoire des Anamans était donc le théâtre de la guerre et devait l'être long-temps, car Scipion, renfermé dans ses palissades et sourd aux provocations d'Annibal, refusait obstinément de combattre. Pressés tout à la fois par les deux armées, les Anamans, voulant éviter de plus grands ravages, prétendaient garder la neutralité: c'était tout ce que demandaient les Romains; mais Annibal avait droit d'exiger davantage. «Je ne suis venu que sur vos sollicitations, leur disait-il avec colère; c'est pour délivrer la Gaule que j'ai traversé les Alpes[785].» Irrité de leur inaction, et ayant d'ailleurs épuisé ses provisions de bouche, il fit durement saccager le pays entre la Trébie et le Pô. Irrités à leur tour, ces peuples offrirent au consul de se déclarer hautement pour lui, s'il arrêtait par sa cavalerie les déprédations des fourrageurs numides; ils se plaignirent même que leurs maux actuels, ils les devaient à leur prédilection marquée pour la cause romaine: «Punis de notre attachement à la république, disaient-ils, nous avons droit de réclamer que la république nous protège[786].»

      Note 785: A Gallis accitum se venisse ad liberandos eos, dictitans.
      Tit. Liv. l. XXI, c. 52.

      Note 786: Auxilium Romanorum terræ, ob nimiam cultorum fidem in
      Romanos laboranti, orant. Tit. Liv. l. XXI, c. 52.

Scipion, instruit à se défier de l'attachement des Gaulois, laissa les Numides dévaster tranquillement leurs terres; mais le second consul Sempronius, jaloux et présomptueux, tandis que son collègue était retenu sous sa tente par les souffrances de sa blessure, envoya une forte division au-delà de la Trébie charger quelques escadrons de fourrageurs qui battaient la campagne, et les chassa sans beaucoup de peine. Ce léger avantage l'enorgueillit outre mesure. Il ne rêva plus qu'une grande bataille et la défaite complète d'Annibal, qui, de son côté, s'empressa de faire naître une occasion qu'il désirait encore plus vivement: rien ne fut si aisé au Carthaginois que d'attirer son ennemi dans le piège. Sempronius passa la Trébie avec trente-huit mille Romains ou Latins et une division de Cénomans; Annibal comptait dans son armée quatre mille Gaulois auxiliaires, ce qui portait ses forces à trente mille hommes, cavalerie et infanterie. De part et d'autre, les Gaulois combattirent avec acharnement; mais tandis que la cavalerie romaine fuyait à toute bride devant les Numides, Annibal, ayant dirigé tous ses éléphans réunis contre la division cénomane, l'écrasa et la mit en déroute. Les auxiliaires cisalpins lui rendirent d'éminens services dans cette journée importante, prélude de ses deux grands triomphes; et lorsqu'il fit compter ses morts, il trouva que la presque totalité appartenait aux rangs de ces braves alliés[787].

Note 787: Συνέβαινε γάρ όλίγους μέν τών Ίβήρων καί Λιβύων, τούς δέ πλείους άπολωλέναι τών Κελτών. Polyb. l. III, p. 227. —Tit. Liv. l. XXI, c. 52.

ANNEE 217 avant J.-C.

La fortune d'Annibal était dès lors consolidée; plus de soixante mille Boïes, Insubres et Ligures, accoururent, en peu de jours, sous ses drapeaux, et portèrent ses forces à quatre-vingt-dix mille hommes[788]. Avec une telle disproportion entre le noyau de l'armée punique et ses auxiliaires, Annibal n'était plus en réalité qu'un chef de Gaulois; et si, dans les instans critiques, il n'eut pas à se repentir de sa nouvelle situation, plus d'une fois pourtant il en maudit avec amertume les inconvéniens. Rien n'égalait, dans les hasards du champ de bataille, l'audace et le dévouement du soldat gaulois, mais, sous la tente, il n'avait ni l'habitude ni le goût de la subordination militaire. La hauteur des conceptions d'Annibal surpassait son intelligence; il ne comprenait la guerre que telle qu'il la faisait lui-même, comme un brigandage hardi, rapide, dont le moment présent recueillait tout le fruit. Il aurait voulu marcher sur Rome immédiatement, ou du moins aller passer l'hiver dans quelqu'une des provinces alliées ou sujettes de la république, en Étrurie, ou en Ombrie, pour y vivre à discrétion dans le pillage et la licence. Annibal essayait-il de représenter qu'il fallait ménager ces provinces, afin de les gagner à la cause commune, les Cisalpins éclataient en murmures; les combinaisons de la prudence et du génie ne paraissaient à leurs yeux qu'un vil prétexte pour les frustrer d'avantages qui leur étaient légitimement dévolus. Contraint de céder, Annibal se mit en route pour l'Étrurie, avant que l'hiver fût tout-à-fait achevé. Mais des froids rigoureux et un ouragan terrible l'arrêtèrent dans les défilés de l'Apennin[789]. Il revint sur ses pas, bien décidé à braver le mécontentement des Gaulois, et mit le blocus devant Placentia, où s'étaient renfermés en partie les débris de l'armée de Scipion.

Note 788: Tit. Liv. l. XXI, c. 38.

Note 789: Tit. Liv. l. XXII, c. 1.—Paul. Oros. l. IV, c. 14.

Son retour porta au degré le plus extrême l'exaspération des Cisalpins; ils l'accusèrent d'aspirer à la conquête de leur pays; et au milieu même de son camp des complots s'ourdirent contre sa vie[790]. Il n'y échappa que par les précautions sans nombre que lui suggérait un esprit inépuisable en ruses. Une de ces précautions, s'il faut en croire les historiens, était de changer chaque jour de coiffure et de vêtemens[791], paraissant tantôt sous le costume d'un jeune homme, tantôt sous celui d'un homme mûr ou d'un vieillard; et par ces travestissemens subits et multipliés, ou il se rendait méconnaissable, ou du moins il imprimait à ses grossiers ennemis une sorte de terreur superstitieuse[792]. Étant parvenu ainsi à gagner du temps, dès qu'il vit la saison un peu favorable, il se mit en marche pour Arétium, où le consul Flaminius avait rassemblé une forte armée.

      Note 790: Petitus sæpè principum insidiis. Tit. Liv. l. XXII, c. 1.
      —Polyb. l. III, p. 229.

      Note 791: Mutando nunc vestem, nunc tegumenta capitis.
      Tit. Liv. l. XXII, c. 1—Polybe, l. III, p. 229.

Note 792: Αύτόν οί Κελτοί… πρεσβύτην όρώντες, είτα νέον, είτα μεσαιπόλιον, καί συνεχώς έτερον έξ έτέρον, θαυμάζοντες, έδόκουν θειοτέρας φύσεως λαχεϊν. Appian. Bell. Annibal. p. 315.

Deux chemins conduisaient de l'Apennin dans le voisinage d'Arétium; le plus fréquenté, qui était aussi le plus long, traversait des défilés dont les Romains étaient maîtres; l'autre, à peine frayé, passait par des marais que le débordement de l'Arno rendait alors presque impraticables. C'était ce dernier qu'Annibal avait choisi, parce qu'il était le plus court, et que l'ennemi ne songeait pas à le lui disputer. A son départ, les troupes gauloises l'avaient suivi avec acclamation, mais cette joie fut courte; à peine virent-elles la route où il s'engageait, qu'elles se mutinèrent et voulurent l'abandonner: ce ne fut qu'avec la plus grande peine, et presque par force, qu'il les entraîna avec lui dans ces marais. Une fois engagés, Annibal leur assigna pour la marche le poste le plus pénible et le plus dangereux. L'infanterie africaine et espagnole forma l'avant-garde; la cavalerie numide l'arrière-garde; et les Cisalpins le corps de bataille[793]. L'avant-garde, foulant un terrein encore ferme, quoiqu'elle enfonçât quelquefois jusqu'à mi-corps dans la vase et dans l'eau, suivait pourtant ses enseignes avec assez d'ordre; mais lorsque les Gaulois arrivaient, ils ne trouvaient plus sous leurs pieds qu'un sol amolli et glissant, d'où ils ne pouvaient se relever s'ils venaient à tomber; essayaient-ils de marcher sur les côtés de la route, ils s'abîmaient dans les gouffres et les fondrières. Plusieurs tentèrent de rétrograder, mais la cavalerie leur barrait le passage et les poursuivait sur les flancs de l'armée. On en vit alors un grand nombre, s'abandonnant au désespoir, se coucher sur les cadavres amoncelés des hommes et des chevaux, ou sur les bagages jetés çà et là, et s'y laisser mourir d'accablement. Durant quatre jours et trois nuits, l'armée chemina dans ces marais, sans prendre ni repos, ni sommeil. Quoique les souffrances des Africains et des Espagnols ne fussent point comparables à celles des Gaulois, elles ne laissèrent pas d'être très-vives; la fatigue des veilles et les exhalaisons malsaines causèrent à Annibal la perte d'un œil. Malgré tout, dès qu'on eut touché la terre ferme, dès que les tours d'Arétium parurent dans le lointain, oubliant leur colère et leurs maux, les Gaulois furent les premiers à crier aux armes[794].

Note 793: Primos ire, (Hispanos et Afros) jussit; sequi Gallos, ut id agminis medium esset; novissimos ire equites: Magonem indè cum expeditis Numidis cogere agmen. Tit. Liv. l. XXII, c. 2.

      Note 794: Polyb. l. III, p. 230, 231.—Tit. Liv. l. XXII, c. 2.
      —Paul. Oros. l. IV, c. 15.

Annibal attira son ennemi dans une plaine triangulaire, resserrée d'un côté par les montagnes de Cortone, d'un autre par le lac Thrasymène, au fond par des collines. On entrait dans ce triangle par une étroite chaussée, non loin de laquelle Annibal avait caché un corps de Numides; le reste de son armée était rangé en cercle sur les hauteurs qui cernaient la plaine. A peine l'arrière-garde romaine eut-elle dépassé la chaussée, que les Numides, accourant à toute bride, s'en emparèrent et attaquèrent Flaminius en queue, tandis qu'Annibal l'enveloppait de face et sur les flancs. Ce fut une boucherie horrible. Cependant, autour du consul, le combat se soutenait depuis trois heures, lorsqu'un cavalier insubrien nommé Ducar[795], remarqua le général romain, qu'il connaissait de vue. «Voilà, cria-t-il à ses compatriotes, voilà l'homme qui a égorgé nos armées, ravagé nos champs et nos villes; c'est une victime que j'immole à nos frères assassinés[796].» En disant ces mots, Ducar s'élance à bride abattue, culbute tout sur son passage, frappe de son gais l'écuyer du consul, qui s'était jeté en avant pour le couvrir de son corps, puis le consul lui-même, qu'il perce de part en part, le renverse à terre, et saute de cheval pour lui couper la tète ou pour le dépouiller. Les Romains accourent; mais les Gaulois sont là pour leur faire face, ils les repoussent et complètent la déroute. Les Romains laissèrent sur la place quinze mille morts; du côté d'Annibal la perte ne fut que de quinze cents hommes, presque tous Gaulois[797]. En reconnaissance de ces services signalés, les Carthaginois abandonnèrent aux Cisalpins la plus grande partie du butin trouvé dans le camp de Flaminius[798].

      Note 795: Ducarius.—Tit. Liv. l. XXII, c. 6.
      —Silius Italic. l. V, v.

Note 796: «Consul en hic est, inquit popularibus suis, qui legiones nostras cecidit, agrosque et urbem est depopulatus. Jam ego hanc victimam Manibus peremptorum fædè civium dabo.» Tit. Liv. l. XXII, c. 6.

Note 797: Οί μέν γάρ πάντες είς χιλίους καί πεντακοσίους Ϊπεσον, ών ήσαν οί πλείους Κελτοί. Polyb. l. III, p. 236.

Note 798: Appian. Bell. Annib. p. 319.

Du champ de bataille de Thrasymène, Annibal passa dans l'Italie méridionale, et livra une troisième bataille aux Romains, près du village de Cannes, sur les bords du fleuve Aufide, aujourd'hui l'Offanto. Il avait alors sous ses drapeaux quarante mille hommes d'infanterie et dix mille de cavalerie; et sur ces cinquante mille combattans, au moins trente mille Gaulois. Dans l'ordre de bataille, il plaça leur cavalerie à l'aile droite et au centre leur infanterie, qu'il réunit à l'infanterie espagnole, et qu'il commanda lui-même en personne; les fantassins gaulois, comme ils le pratiquaient dans les occasions où ils étaient décidés à vaincre ou à mourir, jetèrent bas leur tunique et leur saie, et combattirent nus de la ceinture en haut, armés de leurs sabres longs et sans pointe[799]. Ce furent eux qui engagèrent l'action; leur cavalerie et celle des Numides la terminèrent. On sait combien le carnage fut horrible dans cette bataille célèbre, la plus glorieuse des victoires d'Annibal, la plus désastreuse des défaites de Rome. Lorsque le général carthaginois, ému de pitié, criait à ses soldats «d'arrêter, d'épargner les vaincus,» sans doute que les Gaulois, acharnés à la destruction de leurs mortels ennemis, portaient dans cette tuerie plus que l'irritation ordinaire des guerres, la satisfaction d'une vengeance ardemment souhaitée et long-temps différée. Soixante-dix mille Romains y périrent; la perte, du côté des vainqueurs, fut de cinq mille cinq cents, sur lesquels quatre mille Gaulois[800].

Note 799: Gallis prælongi ac sine mucronibus gladii… Galli super umbilicum erant nudi. Tit. Liv. l. XXII, c. 46.

Note 800: Τών δέ Άννίϐου, Κελτοί μέν έπεσον, είς τετρακισχιλίους, Ίβηρες δέ καί Λίβυες είς χιλίους καί πεντακοσίους. Polyb. l. III, p. 267.—Tit. Liv. c. 45, 46-50.

ANNEE 216 avant J.-C.

Des soixante mille Cisalpins qu'Annibal avait comptés autour de lui après le combat de la Trébie, vingt-cinq mille seulement demeuraient; les batailles, les maladies, surtout la fatale traversée des marais de l'Étrurie, avaient absorbé tout le reste: car jusqu'alors ils avaient moissonné presque sans partage le poids de la guerre. La victoire de Cannes amena aux Carthaginois d'autres auxiliaires; une multitude d'hommes de la Campanie, de la Lucanie, du Brutium, de l'Appulie, remplit son camp; mais ce n'était pas là cette race belliqueuse qu'il recrutait naguère sur les rives du Pô. Cannes fut le terme de ses succès; et certes la faute n'en doit point être imputée à son génie, plus admirable peut-être dans les revers que dans la bonne fortune: son armée seule avait changé. Depuis deux mille ans, l'histoire l'accuse avec amertume de son inaction après la bataille de l'Aufide et de son séjour à Capoue; peut-être lui reprocherait-elle plus justement de s'être éloigné du nord de l'Italie, et d'avoir laissé couper ses communications avec les soldats qui vainquirent sous lui à Thrasymène et à Cannes.

Rome sentit la faute d'Annibal, elle se hâta d'en profiter. Deux armées échelonnées, l'une au nord, l'autre au midi, interceptèrent la route entre la Cisalpine et la grande Grèce; celle du nord, par ses incursions ou par son attitude menaçante, occupa les Gaulois dans leurs foyers, tandis que la seconde faisait face aux Carthaginois. L'année qui suivit la bataille de Cannes, vingt-cinq mille hommes détachés des légions du nord sous le commandement du préteur L. Posthumius, s'étant aventurés imprudemment sur le territoire boïen, y périrent tous avec leur chef. Quoique le récit de cette catastrophe renferme quelques circonstances que l'on pourrait raisonnablement mettre en doute, nous le donnerons cependant ici tel que les historiens romains nous l'ont laissé. Posthumius, pour pénétrer au cœur du pays boïen, devait traverser une forêt dont nous ne connaissons pas bien la position; cette forêt était appelée par les Gaulois Lithann[801], c'est-à-dire la grande, et par les Romains Litana. Les Boïes s'y placèrent en embuscade, et imaginèrent de scier les arbres sur pied, jusqu'à une certaine distance de chaque côté de la route, de manière qu'ils restassent encore de bout, mais qu'une légère impulsion suffît pour les renverser. Quand ils virent les soldats ennemis bien engagés dans la route, qui d'ailleurs était étroite et embarrassée, ils donnèrent l'impulsion aux arbres les plus éloignés du chemin, et, l'ébranlement se communiquant de proche en proche, la forêt s'abattit à droite et à gauche: hommes et chevaux tombèrent écrasés[802]; ce qui échappa périt sous les sabres gaulois. Posthumius vendit chèrement sa vie; mais enfin il fut tué et dépouillé. Sa tête et son armure furent portées en grande pompe par les Boïes dans le temple le plus révéré de leur nation; et son crâne, nettoyé et entouré d'or, servit de coupe au grand-prêtre et aux desservans de l'autel dans les solennités religieuses[803]. Ce que les Gaulois prisaient bien autant que la victoire, ce fut le butin immense qu'elle leur procura; car à l'exception des chevaux et du bétail, écrasés en presque totalité par la chute des arbres, tout le reste était intact et facile à retrouver: il suffisait de suivre les files de l'armée ensevelie sous cet immense abattis.

Note 801: Leithann (gael.), Leadan (corn.), Ledan (armor.).

Note 802: Tum extremas arborum succisarum impellunt; quæ alia in aliam instabilem per se ac malè hærentem, ancipiti strage, arma, viros, equos obruerunt. Tit. Liv. l. XXIII, c. 24. —J. Fronton. Stratag. l. I, c. 6.

Note 803: Purgato indè capite, ut mos iis est, calvam auro cælavêre; idque sacrum vas iis erat, quo solennibus libarent, poculumque idem sacerdoti esset ac templi antistitibus. Tit. Liv. l. XXIII, c. 24.

ANNEE 215 avant J.-C.

Cette année, la superstition romaine et la superstition gauloise se trouvèrent comme en présence; et certes, dans cette comparaison, la superstition gauloise ne se montra pas la plus inhumaine. Tandis que les Boïes vouaient à leurs dieux le crâne d'un général ennemi tué les armes à la main, les Romains, pour la seconde fois, tiraient des cachots deux Gaulois désarmés, et les enterraient vivans sur la place du marché aux bœufs[804].

Note 804: Ex fatalibus libris sacrificia facta: inter quæ Gallus et Galla, Græcus et Græca, in foro boario sub terrâ vivi demissi sunt in locum saxo conseptum. Tit. Liv. l. XXII, c. 57.

ANNEE 207 avant J.-C.

Cependant Annibal, confiné dans le midi de l'Italie, essaya par un coup hardi de ramener la guerre vers le nord, et de rétablir ses communications avec la Cisalpine. Il envoya l'ordre à son frère Asdrubal, qui commandait en Espagne les forces puniques, de passer les Pyrénées, et de marcher droit en Italie par la route qu'il avait frayée, il y avait alors près de douze ans. Asdrubal reçut dans la Gaule un accueil tout-à-fait bienveillant; plusieurs nations, entre autres celle des Arvernes, lui fournirent des secours[805]. Les sauvages habitans des Alpes, eux-mêmes, ne mirent aucun obstacle à son passage, rassurés qu'ils étaient sur les intentions des Carthaginois, et habitués, depuis le commencement de la guerre, à voir des bandes d'hommes armés traverser continuellement leurs vallées. En deux mois, Asdrubal avait franchi les Pyrénées et les Alpes; il entra dans la Cisalpine, à la tête de cinquante-deux mille combattans, Espagnols et Gaulois transalpins: huit mille Ligures et un plus grand nombre de Gaulois cisalpins se réunirent aussitôt à lui. La prodigieuse rapidité de sa marche avait mis la république en défaut: les légions du nord étaient hors d'état de lui résister; et s'il eût marché immédiatement sur l'Italie centrale pour opérer sa jonction avec Annibal, Carthage aurait regagné en peu de jours tout ce qu'elle avait perdu depuis la journée de Cannes. Mais Asdrubal, par une suite fatale de fautes et de malheurs, précipita la ruine de son frère et la sienne. D'abord il perdit un temps irréparable au siège de Placentia. La résistance prolongée de cette colonie ayant permis aux Romains de réunir des forces, le consul Livius Salinator vint se poster dans l'Ombrie, sur les rives du fleuve Métaure, aujourd'hui le Metro; tandis que Claudius Néron, l'autre consul, alla tenir Annibal en échec dans le Brutium, avec une armée de quarante-deux mille hommes. Asdrubal sentit sa faute, et voulut la réparer; malheureusement il était trop tard. Comme le plan de son frère était de transporter le théâtre de la guerre en Ombrie, afin de s'appuyer sur la Cisalpine, il lui écrivit de se mettre en marche, que lui-même s'avançait à sa rencontre; mais ayant négligé de prendre toutes les précautions nécessaires pour lui faire tenir cette dépêche, elle fut interceptée, et le consul Néron connut le secret d'où dépendait le salut des Carthaginois[806].

      Note 805: Non enim receperunt modò Arverni eum, deincepsque aliæ
      Gallicæ atque Alpinæ gentes; sed etiam secutæ sunt ad bellum.
      Tit. Liv. l. XXVII, c. 39.—Appian. Bell. Annib. p. 343.—Silius
      Ital. l. XV, v. 496 et seq.

Note 806: Tit. Liv. l. XXVII, c. 41, 42, 43.

Il conçut alors un projet hardi qui eût fait honneur à Annibal. Prenant avec lui sept mille hommes d'élite, il part de son camp, dans le plus grand mystère, et après six jours de marche forcée il arrive sur les bords du Métaure, au camp de son collègue Livius; ses soldats sont reçus de nuit sous les tentes de leurs compagnons; et rien n'est changé à l'enceinte des retranchemens, de peur qu'Asdrubal, soupçonnant l'arrivée de Néron, ne refuse le combat; les consuls conviennent qu'on le livrera le lendemain. Le lendemain aussi Asdrubal, qui venait d'arriver, se proposait d'offrir la bataille; mais, accoutumé à faire la guerre aux Romains, il observe que la trompette sonne deux fois dans leur camp: il en conclut que les deux consuls sont réunis, qu'Annibal a éprouvé une grande défaite ou que sa lettre a été interceptée et leur plan déconcerté. N'osant livrer bataille en de telles circonstances, il fait retraite à la hâte, en remontant la rive du fleuve; la nuit survient, ses guides le trompent et l'abandonnent, et ses soldats, marchant au hasard, s'égarent et se dispersent. Au point du jour, comme il faisait sonder la rivière pour trouver un gué, il aperçoit les enseignes romaines qui s'avançaient en bon ordre sur sa trace. Réduit à la nécessité d'accepter le combat, il fait ranger son armée, et afin d'intimider l'ennemi, dit un historien, il oppose une division gauloise à Néron et à sa troupe d'élite[807].

Note 807: Adversùs Claudium Gallos opponit, haud tantùm eis fidens, quantùm ab hoste timeri eos credebat. Tit. Livius. l. XXVII, c. 48.

Pendant les préparatifs des deux armées, la matinée s'écoula, et une chaleur accablante vint enlever aux soldats d'Asdrubal le peu de forces que leur avaient laissé les veilles, la fatigue et la soif[808]; il manquait d'ailleurs plusieurs corps qui s'étaient égarés durant la nuit, et une multitude de traîneurs restés sur les routes. Aussi le combat ne fut pas long à se décider; les Espagnols et les Ligures plièrent les premiers; Néron, sans beaucoup de résistance, culbuta aussi l'armée gauloise[809]. Ce furent les représailles de Cannes; cinquante-cinq mille hommes des rangs d'Asdrubal, tués ou blessés, restèrent sur le champ de bataille avec leur général; six mille furent pris: les Romains ne perdirent que huit mille des leurs[810]. Asdrubal, dans cette journée désastreuse, déploya un courage digne de sa famille; quatre fois il rallia ses troupes débandées, et quatre fois il fut abandonné: ayant enfin perdu toute espérance, il se jeta sur une cohorte romaine, et tomba percé de coups. Vers la fin de la bataille, arriva, du côté du camp romain, un corps de Cisalpins égarés pendant la nuit;, Livius ordonna de les épargner, tant il était rassasié de carnage: «Laissez-en vivre quelques-uns, dit-il à ses soldats, afin qu'ils annoncent eux-mêmes leur défaite, et qu'ils rendent témoignage de notre valeur[811].» Pourtant à la prise du camp d'Asdrubal, les vainqueurs égorgèrent un grand nombre de Gaulois que la fatigue avait retenus dans leurs tentes, ou qui, appesantis par l'ivresse, s'étaient endormis sur la paille et sur la litière de leurs chevaux[812]. La vente des captifs rapporta au trésor public plus de trois cents talents[813].

      Note 808: Jàm diei medium erat, sitisque et calor hiantes, cædendos
      capiendosque affatim præbebat. Tit. Liv. l. XXVII, c. 48.

      Note 809: Ad Gallos jàm cædes pervenerat: ibi minimùm certaminis
      fuit. Tit. Liv. l. XXVII, c. 48.

      Note 810: Tit. Liv. l. XXVII, c. 49.—Paul. Oros. l. IV, c. 18.
      Selon Polybe, la perte des Carthaginois ne monta qu'à dix mille
      hommes et celle des Romains qu'à deux mille.

      Note 811: Supersint aliqui nuncii et hostium cladis et nostræ
      virtutis. Tit. Liv. l. XXVII, c. 49.

      Note 812: Πολλούς τών Κελτών, έν ταϊς στιβάσι κοιμωμένους, διά τήν
      μέθην, κατέκοπτον ίερείων τρόπον. Polyb. l. XI, p. 625.

Note 813: Πλείω τών τριακοσίων ταλάντων. Idem. 1,650,000 fr.

La nuit même qui suivit la bataille du Métaure, Néron reprit sa marche, et retourna dans son camp du Brutium avec autant de célérité qu'il en était venu. Se réservant la jouissance de porter lui-même à son ennemi la confirmation d'un désastre que celui-ci n'aurait encore appris que par de vagues rumeurs, il avait fait couper et embaumer soigneusement la tête de l'infortuné Asdrubal. C'était là la missive que sa cruauté ingénieuse et raffinée imaginait d'envoyer à un frère. Arrivé en vue des retranchemens puniques, il l'y fit jeter. Cette tête n'était pas tellement défigurée qu'Annibal ne la reconnût aussitôt. Les premières larmes de ce grand homme furent pour son pays. «O Carthage! s'écria-t-il, malheureuse Carthage! je succombe sous le poids de tes maux.» L'avenir de cette guerre et le sien se montraient à ses yeux sous les plus sombres couleurs; il voyait la Gaule cisalpine découragée mettre bas les armes, et lui-même, privé de tout secours, n'ayant plus qu'à périr ou à quitter honteusement l'Italie. Telles sont aussi les pensées que lui prête un célèbre poète romain, dans une ode consacrée à la gloire de Claudius Néron. «C'en est fait, s'écrie douloureusement le Carthaginois, je n'adresserai plus au-delà des mers des messages superbes: la mort d'Asdrubal a tué toute notre espérance, elle a tué la fortune de Carthage.[814]»

Note 814:

      Carthagini jam non ego nuncios
      Mittam superbos. Occidit, occidit
      Spes omnis et fortuna nostri
      Nominis, Asdrubale interempto.

HORAT. carm. l. IV 4.

Cependant Carthage ne renonça pas à ses projets sur le nord de l'Italie, avant d'avoir essayé une troisième expédition; Magon, frère d'Asdrubal et d'Annibal, à la tête de quatorze mille hommes, vint débarquer au port de Genua, dans la Ligurie italienne. Dès que le bruit de son débarquement se fut répandu, il vit accourir autour de lui des bandes nombreuses de Gaulois[815], qui fuyaient les dévastations des Romains, car depuis la bataille du Métaure une armée romaine campait au sein de la Cispadane, brûlant et saccageant tout dans ses courses. Mais quelques milliers de volontaires isolés ne pouvaient suffire au général carthaginois, il lui fallait la coopération franche et entière des nations elles-mêmes; il voulait qu'elles s'armassent en masse pour le seconder dans ce grand et dernier effort.

Note 815: Crescebat exercitus in dies, ad famam nominis ejus Gallis undique confluentibus. Tit. Liv. l. XXVIII, c. 46.

ANNEE 205 avant J.-C.

Ayant donc convoqué, près de lui à Genua, les principaux chefs gaulois, il leur parla en ces termes: «Je viens pour vous rendre la liberté, vous le voyez, car je vous amène des secours; toutefois le succès dépend de vous. Vous savez assez qu'une armée romaine dévaste maintenant votre territoire, et qu'une autre armée vous observe, campée en Étrurie; c'est à vous de décider combien d'armées et de généraux vous voulez opposer à deux généraux et à deux armées romaines[816].» Ceux-ci répondirent: «que leur bonne volonté n'était pas équivoque; mais que ces deux armées romaines dont parlait Magon étaient précisément ce qui les forçait à ne rien précipiter; qu'ils devaient à leurs compatriotes, à leurs propres familles de ne point aggraver imprudemment leur situation déjà si misérable. Demande-nous, ô Magon, ajoutèrent-ils, des secours qui ne compromettent pas notre sûreté, tu les trouveras chez nous. Les motifs qui nous lient les mains ne peuvent point arrêter les Ligures, dont le territoire n'est pas occupé. Il leur est libre de prendre ouvertement tel parti qu'ils jugent convenable; il est même juste qu'ils mettent toute leur jeunesse sous les armes[817].»

Note 816: Multa millia ipsis etiam armanda esse, ut duobus ducibus, duobus exercitibus romanis resistatur. Tit. Liv. l. XXIX, c. 30.

Note 817: Ea ab Gallis desideraret quibus occultè adjuvari posset: Liguribus libera consilia esse: illos armare juventutem, et capessere pro parte bellum æquum esse. Tit. Liv. l. XXIX, c. 5.

ANNEE 203 avant J.-C.

Les Ligures ne refusèrent pas; seulement ils demandèrent deux mois pour faire leurs levées. Quant aux chefs gaulois, malgré leur refus apparent, ils laissèrent Magon recruter des hommes dans leurs campagnes, et lui firent passer secrètement en Ligurie des armes et des vivres[818]. En peu de temps le Carthaginois se vit à la tête d'une armée considérable; et entra pour lors dans la Gaule. Là, pendant deux ans, il tint tête à deux armées romaines, mais sans pouvoir jamais opérer sa jonction avec Annibal; vaincu enfin dans une grande bataille sur les terres des Insubres, et, blessé à la cuisse, il se fit transporter à Génua, où les débris de son armée commencèrent à se rallier. Sur ces entrefaites, des députés arrivèrent de Carthage, avec ordre de le ramener en Afrique[819]. Son frère aussi, rappelé par le sénat carthaginois, fut contraint de s'embarquer à l'autre extrémité de l'Italie. Les soldats gaulois et ligures, qui avaient servi fidèlement Annibal pendant dix-sept ans, ne l'abandonnèrent point dans ses jours de revers. Réunis à ceux de leurs compatriotes qui avaient suivi Magon, ils formaient encore le tiers de l'armée punique[820] à Zama, dans la journée célèbre qui termina cette longue guerre à l'avantage des Romains, et fit voir le génie d'Annibal humilié devant la fortune de Scipion. L'acharnement avec lequel les Gaulois combattirent a été signalé par les historiens: «Ils se montrèrent, dit Tite-Live, enflammés de cette haine native contre le peuple romain, particulière à leur race[821].»

Note 818: Mago milites… clàm per agros eorum mercede conducere: commeatus quoque omnis generis occultè ad eum à Gallicis populis mittebantur. Idem. ibid.

Note 819: Tit. Liv. ub. supr.

      Note 820: Τό τρίτον τής στρατιάς, Κελτοί καί Λίγυες. App. Bell. pun.
      p. 22.

      Note 821: Galli proprio atque insito in Romanos odio incenduntur.
      Tit. Liv. l. XXX, c. 33.

CHAPITRE IX.

DERNIERES GUERRES DES GAULOIS CISALPINS. Mouvement national de toutes les tribus circumpadanes; conduites par le Carthaginois Amilcar, elles brûlent Placentia; elles sont défaites.—La guerre se continue avec des succès divers.—Trahison des Cénomans; désastre de l'armée transpadane.—Nouveaux efforts de la nation boïenne; elle est vaincue.—Cruauté du consul Quintius Flamininus.—Les débris de la nation boïenne se retirent sur les bords du Danube.—Brigandages des Romains dans les Alpes, et ambassade du roi Cincibil.—Des émigrés transalpins veulent s'établir dans la Vénétie; ils sont chassés.—La république romaine déclare que l'Italie est fermée aux Gaulois.

201-170.

ANNEE 201 avant J.-C.

Magon, en partant pour l'Afrique, avait laissé dans la Cispadane un de ses officiers, nommé Amilcar, guerrier expérimenté, qui s'était attiré la confiance et l'amitié des Gaulois durant les dernières expéditions carthaginoises[822]. Reçu par eux comme un frère, et admis dans leurs conseils, Amilcar les aidait des lumières de son expérience. Il les encourageait chaudement à ne point déposer les armes, soit qu'il s'attendît à voir bientôt les hostilités se rallumer entre Rome et Carthage, et qu'il eût mission de tenir les Gaulois en haleine, soit plutôt qu'il n'envisageât que l'intérêt du pays où il trouvait l'hospitalité, et que, ennemi implacable de Rome, il préférât une vie dure et agitée parmi des ennemis de Rome à la paix déshonorante que sa patrie venait de subir. A peine le sénat avait-il été débarrassé de la guerre punique, qu'il s'était hâté de renouer ses intrigues auprès des nations cisalpines, surtout auprès des Cénomans; déjà il était parvenu à détacher de la confédération quelques tribus liguriennes[823]. Mais la prudence et l'activité d'Amilcar déjouèrent ces menées; il pressa les Gaulois de recommencer la guerre avant que ces défections les eussent affaiblis, et entraîna même la jeunesse cénomane à prendre les armes malgré ses chefs. La république alarmée sollicita son extradition, les Gaulois la refusèrent. Elle s'adressa avec menace au sénat de Carthage; mais le sénat de Carthage protesta qu'Amilcar n'était point son agent, qu'il n'était même plus son sujet; et il fallut que Rome se contentât de ces raisons bonnes ou mauvaises. Quant aux Cisalpins, elle fit contre eux de grands préparatifs d'armes[824].

      Note 822: De Asdrubalis exercitu substiterat.
      Tit. Liv. l. XXXI, c. 2.

      Note 823: Cum Ingaunis, Liguribus fœdus ictum.
      Tit. Liv. l. XXXI c. 2.

Note 824: Tit. Liv. l. XXXI.

L'ouverture des hostilités ne lui fut point heureuse; deux légions et quatre cohortes supplémentaires, entrées par l'Ombrie sur le territoire boïen, pénétrèrent d'abord assez paisiblement jusqu'au petit fort de Mutilum, où elles se cantonnèrent; mais au bout de quelques jours, s'étant écartées dans la campagne pour couper les blés, elles furent surprises et enveloppées. Sept mille légionaires, occupés aux travaux, périrent sur la place avec leur général, Caïus Oppius[825]; le reste se sauva d'abord à Mutilum, et, dès la nuit suivante, regagna la frontière dans une déroute complète, sans chef et sans bagages. Un des consuls, en station dans le voisinage, les réunit à son armée, fit quelque dégât sur les terres boïennes, puis revint à Rome sans avoir rien exécuté de plus remarquable[826]. Il fut remplacé dans son commandement par le préteur L. Furius Purpureo, qui se rendit avec cinq mille alliés latins aux quartiers d'hiver d'Ariminum.

      Note 825: Ad septem millia hominum palata per segetes sunt cæsa;
      inter quos ipse C. Oppius præfectus. Tit. Liv. l. XXXI, c. 2.

      Note 826: Qui nisi quòd populatus est Boïorum fines… nihil quod
      esset memorabile aliud… quum gessisset… Tit. Liv. l. XXXI, c. 2.

ANNEE 200 avant J.-C.

Aux premiers jours du printemps, quarante mille confédérés, Boïes, Insubres, Cénomans, Ligures, conduits par le Carthaginois Amilcar, assaillirent Placentia à l'improviste, la pillèrent, l'incendièrent, et, d'une population de six mille ames, en laissèrent à peine deux mille sur des cendres et des ruines[827]: passant ensuite le Pô, ils se dirigèrent vers Crémone, à qui ils destinaient le même sort; mais les habitans, instruits du désastre des Placentins, avaient eu le temps de fermer leurs portes et de se préparer à la défense, décidés à vendre cher leur vie. Ils envoyèrent promptement un courrier au préteur Furius pour lui demander du secours. Contraint de refuser, Furius transmit au sénat la lettre des Crémonais, avec un tableau inquiétant de sa situation et du péril où se trouvait la colonie. «De deux villes échappées à l'horrible tempête de la guerre punique, écrivait-il, l'une est pillée et saccagée, l'autre cernée par l'ennemi[828]. Porter assistance aux malheureux Crémonais avec le peu de troupes campées à Ariminum, ce serait sacrifier en pure perte de nouvelles victimes. La destruction d'une colonie romaine n'a déjà que trop enflé l'orgueil des barbares, sans que j'aille l'accroître encore par la perte de mon armée[829].» A la réception de cette dépêche, le sénat donna ordre à C. Aurélius, l'un des consuls, de se rendre sur-le-champ à Ariminum; quelques affaires retardèrent le départ du consul; mais ses légions se dirigèrent vers la Gaule à grandes journées.

      Note 827: Direptâ urbe, ac per iram, magnâ ex parte incensâ, vix
      duobus millibus hominum inter incendia ruinasque relictis…
      Tit. Liv.l. XXXI, c. 10.

Note 828: Duarum coloniarum, quæ ingentem illam tempestatem punici belli subterfugissent, alteram captam ac direptam ab hostibus, alteram oppugnari. Tit. Liv. l. XXXI, c. 10.

Note 829: Tit. Liv. loc. cit.

Dès qu'elles furent arrivées, le préteur L. Furius se mit en route pour Crémone, et vint camper à cinq cents pas de l'armée des confédérés. Il avait une belle occasion de les battre par surprise, si, dès le même jour, il eût mené droit ses troupes attaquer leur camp, car les Gaulois, épars dans la campagne, n'avaient laissé à sa garde que des forces tout-à-fait insuffisantes. Furius voulut ménager ses soldats, fatigués par une marche longue et précipitée, et il laissa aux Gaulois, restés dans le camp, le temps de sonner l'alarme. Les autres, avertis par leurs cris, eurent bientôt regagné les retranchemens. Dès le lendemain, ils en sortirent en bon ordre pour présenter la bataille; Furius l'accepta sans balancer[830]. La charge des confédérés fut si impétueuse, et si brusque, que les Romains eurent à peine le temps de ranger leurs troupes. Réunissant tous leurs efforts sur un seul point, ils attaquèrent d'abord l'aile droite ennemie, qu'ils se flattaient d'écraser facilement; voyant qu'elle résistait, ils cherchèrent à la tourner, tandis que, par un mouvement pareil, leur aile droite essayait d'envelopper l'aile gauche. Aussitôt que Furius aperçut cette manœuvre, il fit avancer sa réserve, dont il se servit pour étendre son front de bataille; au même instant, il fit charger à droite et à gauche par sa cavalerie l'extrémité des ailes gauloises; et lui-même, à la tête d'un corps serré de fantassins, se porta sur le centre pour essayer de le rompre. Le centre, que le développement des ailes avait affaibli, fut enfoncé par l'infanterie romaine, les ailes par la cavalerie; les confédérés, culbutés de toutes parts, regagnèrent leur camp dans le plus grand désordre; les légions vinrent bientôt les y forcer. Le nombre des morts et des prisonniers gaulois fut de trente-cinq mille; quatre-vingts drapeaux et plus de deux cents chariots tout chargés de butin tombèrent entre les mains du vainqueur[831]. Le Carthaginois Amilcar, et trois des principaux chefs cisalpins, périrent en combattant[832]. Deux mille habitans de Placentia, réduits en servitude par les Gaulois, furent rendus à la liberté et renvoyés dans leur ville en ruines. Pour récompense de cette victoire, Furius obtint le triomphe, et porta au trésor public de Rome trois cent vingt mille livres pesant de cuivre, et cent soixante-dix mille d'argent[833].

Note 830: Galli clamore suorum ex agris revocati, omissâ prædâ, quæ in manibus erat, castra repetivêre; et postero die in aciem progressi: nec Romanus moram pugnandi fecit. Tit. Liv. lib. XXXI, c. 21.

Note 831: Cæsa et capta suprà quinque et triginta millia, cum signis militaribus octoginta, carpentis gallicis, multâ prædâ oneratis, plus ducentis. Tit. Liv. l. XXXI, c. 21.

      Note 832: Amilcar, dux Pœnus, eo prælio cecidit et tres imperatores
      nobiles Gallorum. Tit. Liv. l. XXXI, c. 21.
      —Paul. Oros. l. IV, c. 20.

      Note 833: La livre romaine équivalait à 10 onces 5 gros 40 grains
      métr.

ANNEES 199 à 197 avant J.-C.

Mais la joie des Romains fut de courte durée. L'année suivante, le préteur Cn. Bæbius Tamphilus, étant entré témérairement sur le territoire insubrien, tomba dans une embuscade où il perdit six mille six cents hommes; ce qui le força d'évacuer aussitôt le pays[834]. Pendant le cours de l'année 198, le consul qui le remplaça se borna à faire rentrer dans leurs foyers les habitans de Placentia et de Crémone que les malheurs de la guerre avaient dispersés[835].

Note 834: Propè cum toto exercitu circumventus, suprà sex millia et sexcentos milites amisit. Tit. Liv. l. XXXII, c. 7.

Note 835: Tit. Liv. l. XXXII, c. 25.

Cependant le sénat romain se préparait à frapper dans la Gaule des coups décisifs. Au printemps de l'année 197, il ordonna aux consuls, C. Cornélius Céthégus et Q. Minucius Rufus, de marcher tous deux en même temps vers le Pô. Le premier se dirigea droit sur l'Insubrie, où des troupes boïennes, insubriennes et cénomanes, se réunissaient de nouveau; Minucius, longeant la Méditerranée, commença ses opérations par la Ligurie cispadane, qu'en peu de temps il parvint à subjuguer, ou du moins à détacher de l'alliance des Gaulois, tout entière, à l'exception de la tribu des Ilvates; il soumit, dit-on, quinze villes dont la population se montait en masse à vingt mille ames[836]. De la Ligurie, le consul conduisit ses légions sur les terres boïennes. Céthégus, retranché dans une position avantageuse, sur la rive gauche du Pô, attendait, pour risquer le combat, que son collègue, par une diversion sur la rive droite, obligeât les confédérés à partager leurs forces. En effet, dès que la nouvelle se répandit dans la Transpadane que le pays des Boïes était à feu et à sang, l'armée boïenne demanda à grands cris que les troupes coalisées l'aidassent d'abord à délivrer son territoire; les Insubres, de leur côté, soutinrent la même prétention: «Nous serions fous, répondirent-ils aux Boïes, d'abandonner nos propres terres au pillage, pour aller défendre les vôtres[837].» Mécontentes l'une de l'autre, les deux armées se séparèrent; les Boïes repassèrent le Pô; les Insubres, réunis aux Cénomans, allèrent prendre position dans le pays de ces derniers, sur la rive droite du Mincio; le consul, les suivant de loin, vint adosser son camp au même fleuve, environ cinq mille pas au-dessous du leur.

      Note 836: XV oppida, hominum XX. M. dicebantur quæ se dediderant.
      Tit. Liv. l. XXXII, c. 29.

      Note 837: Postulari Boii ut laborantibus opem universi ferrent,
      Insubres negare se sua deserturos. Tit. Liv. l. XXXII, c. 30.

C'était pour l'ennemi une bonne fortune, que le théâtre de la guerre eût été transporté sur la terre des Cénomans, ces vieux instrumens de l'ambition étrangère, si long-temps traîtres à leur propre race. Aussi se hâta-t-il d'envoyer des émissaires dans toutes les villes du pays, surtout à Brixia[838], où le conseil national des chefs et des vieillards s'était rassemblé. Gagnés par crainte ou par argent, les principaux chefs et les anciens protestèrent aux agens romains qu'ils étaient étrangers à tout ce qui s'était passé, et que si la jeunesse avait pris les armes, c'était tout-à-fait sans leur aveu; plusieurs même se rendirent au camp ennemi pour conférer avec le consul, qui les trouva dévoués à ses intérêts, mais incertains sur les moyens de le servir[839]. Céthégus voulut que, par leur autorité, ou à force d'argent, ils décidassent l'armée cénomane à passer immédiatement aux Romains, ou du moins à quitter le camp des Insubres; les entremetteurs de la trahison combattirent ce projet comme impraticable. Seulement, ils engagèrent leur parole que les troupes resteraient neutres pendant le prochain combat, et même tourneraient du côté des Romains, si l'occasion s'en présentait[840]. Ils entrèrent alors en pourparler avec les chefs de l'armée; en peu de jours, l'odieux complot fut consommé et un traité secret assura à l'ennemi, dans la bataille qui se préparait, la coopération active ou tout au moins passive des Cénomans. Bien que ces intrigues eussent été conduites avec un profond mystère, les Insubres en conçurent quelque soupçon[841], et lorsque le jour de la bataille arriva, n'osant confier à de tels alliés une des ailes de peur que leur trahison n'entraînât la déroute de toute l'armée, ils les placèrent à la réserve, derrière les enseignes. Mais cette précaution fut inutile. Au fort de la mêlée, les perfides, voyant l'armée insubrienne plier, la chargèrent tout à coup à dos, et occasionèrent sa destruction totale.

      Note 838: Mittendo in vicos Cenomanorum, Brixiamque, quod caput
      gentis erat… Tit. Liv. l. XXXII, c. 30.

      Note 839: Non ex auctoritate seniorum juventutem in armis esse, nec
      publico consilio Insubrium defectioni Cemanos se adjunxisse….
      (Cethegus) excitis ad se principibus, ibi agere ac moliri cœpit.
      Tit. Liv. l. XXXII, c. 30.

      Note 840: Data fides consuli est ut in acie aut quiescerent, aut si
      qua etiam occasio fuisset, adjuvarent Romanos.
      Tit. Liv. l. XXXII, c. 30.

Note 841: Suberat tamen quædam suspicio. Tit. Liv. l. XXXIII, l. c.

Tandis que ces événemens se passaient dans la Transpadane, Minucius avait d'abord dévasté les terres des Boïes par des incursions rapides; mais lorsque l'armée boïenne eut quitté le camp des coalisés pour venir défendre ses foyers, le consul s'était renfermé dans ses retranchemens, attendant l'occasion de risquer une bataille décisive. Les Boïes la provoquaient avec ardeur, quand la nouvelle du combat du Mincio et de la défection des Cénomans vint ébranler leur confiance; bientôt même, le découragement gagnant, ils désertèrent leurs drapeaux, pour aller défendre chacun sa propriété et sa famille. L'armée consulaire se vit obligée de changer son plan de campagne[842]. Elle se remit à ravager les terres, à brûler les maisons, à forcer les villes. Clastidium fut livré aux flammes: les dévastations durèrent jusqu'au commencement de l'hiver; puis les consuls retournèrent à Rome, où ils triomphèrent, C. Céthégus des Insubres et des Cénomans, Q. Minucius des Boïes. Le premier versa au trésor deux cent trente-sept mille cinq cents livres pesant de cuivre[843], et soixante-dix-neuf mille pièces d'argent, portant pour empreinte un char attelé de deux chevaux[844]; le second une quantité d'argent équivalente à cinquante-trois mille deux cents deniers, et deux cent cinquante-quatre mille as en monnaie de cuivre[845]. Mais ce qui fixait surtout les yeux de la foule, au triomphe de Céthégus, c'était une troupe de Crémonais et de Placentins, suivant le char du triomphateur, la tête couverte du bonnet, symbole de la liberté[846].

      Note 842: Relicto duce, castrisque, dissipati per vicos, sua ut
      quisque defenderent, rationem gerendi belli hosti mutarunt.
      T. L. l. XXXII, c. 31.

Note 843: La livre romaine est évaluée, comme nous l'avons dit plus haut, à 10 onc. 5 gr. 40 gr., ou 327 gram. 18. Cons. le savant mémoire de M. Letronne, sur les monnaies grecques et romaines, p. 7.

      Note 844: C'était une monnaie romaine qui portait le nom de bigati
      (scil. nummi), et équivalait à un denier.

      Note 845: L'as valait à cette époque une once (as uncialis); le
      denier peut être évalué à 82 centimes.

      Note 846: Cæterùm magis in se convertit oculos Cremonensium
      Placentinorumque colonorum turba pileatorum, currum sequentium.
      Tit. Liv. l. XXXIII, c. 23.

ANNEE 196 avant J.-C.

Autant les deux grandes nations gauloises montraient de constance à défendre leur liberté, autant Rome mit d'acharnement à vouloir l'étouffer. Pendant l'année 196, comme pendant la précédente, les consuls furent employés tous deux dans la Cisalpine; leur choix même paraissait dicté par la circonstance. L'un d'eux, L. Furius Purpureo, s'était distingué comme préteur dans une des dernières campagnes; l'autre, Claudius Marcellus, portait un nom de bon augure pour une guerre gauloise. Tandis que Furius se préparait à le suivre à petites journées, Marcellus, se portant directement sur la Transpadane, attaqua et défit l'armée insubrienne, dans une bataille, où, si les récits des historiens ne sont pas exagérés, elle perdit quarante mille hommes[847]. La forte ville de Com ou Comum, située à l'extrémité méridionale du lac Larius, et dont le nom signifiait garde ou protection[848], tomba en son pouvoir, ainsi que vingt-huit châteaux qui se rendirent[849]. Le consul revint ensuite sur ses pas pour faire tête aux Boïes, qui s'étaient rassemblés en nombre considérable. Mais le jour même de son arrivée, avant qu'il eût achevé les retranchemens de son camp, assailli brusquement, il éprouva de grandes pertes, et après un combat long et opiniâtre, laissa sur la place trois mille légionnaires ainsi que plusieurs chefs de distinction[850]. Néanmoins il réussit à terminer les travaux, et une fois retranché, il soutint avec assez de bonheur les assauts que les Gaulois lui livraient sans relâche. Telle était sa situation, lorsque son collègue Furius Purpureo entra dans la partie du territoire boïen, qui confine avec l'Ombrie et qu'on nommait la tribu Sappinia.

      Note 847: In eo prælio suprà XL millia hominum cæsa,
      Valerius Antias scribit. Tit. Liv. l. XXXIII, c. 36.

      Note 848: Còm, en langue gallique signifiait sein, giron, et dans
      le sens figuré, garde, protection. C'est aujourd'hui la ville de
      Côme.

      Note 849: Comum oppidum intra dies paucos captum; castella indè
      duodetriginta ad consulem defecerunt. Tit. Liv. l. XXXIII, c. 36.

      Note 850: Ad tria millia hominum… illustres viri aliquot in illo
      tumultuario prælio ceciderunt. Tit. Liv. ub. supr.

A cette nouvelle, les Boïes levèrent le siège du camp de Marcellus, et coururent sur la route que l'autre consul devait traverser, route boisée et propre aux embuscades militaires. Purpureo approchait déjà du fort de Mutilum, lorsqu'ayant eu vent de quelque chose, il rétrograda; et comme il connaissait parfaitement le pays, par de longs détours en plaines, il réussit à rejoindre sans danger son collègue. Les deux consuls réunis dévastèrent un grand nombre de villes fortifiées et non fortifiées, et Bononia, capitale de tout le territoire[851]; partout où ils promenaient leurs ravages, les vieillards les femmes, la population désarmée des campagnes s'empressait de faire acte apparent de soumission à la république romaine; mais toute la jeunesse, réfugiée en armes au fond des forêts, suivait leur marche, ne les perdant jamais de vue et épiant l'occasion favorable celui-ci surprendre et les envelopper[852]. Boïes et Romains traversèrent ainsi, en s'observant mutuellement, une grande partie de la Cispadane, et passèrent ensuite en Ligurie. A la fin, l'armée boïenne, désespérant de faire tomber dans le piège un général tel que L. Furius, accoutumé de longue main à ce genre de guerre, franchit le Pô, et se jeta sur les terres de quelques tribus liguriennes qui avaient fait leur paix avec Rome[853]. A son retour, elle longeait l'extrême frontière ligurienne, chargée de butin, lorsqu'elle rencontra l'armée des consuls. Le combat s'engagea plus brusquement, et se soutint plus vivement que si les deux partis bien préparés eussent choisi le temps et le lieu à leur convenance. «On vit en cette occasion, dit un historien latin, combien les haines nationales ajoutent d'énergie au courage; plus altérés de sang qu'avides de victoire, les Romains combattirent avec un tel acharnement, qu'à peine laissèrent-ils échapper un Gaulois[854].» Pour remercier les dieux de l'heureuse issue de la campagne, le sénat décréta trois jours de prières publiques. Le pillage de cette année valut au trésor public de Rome trois cent vingt mille livres d'airain, et deux cent trente-quatre mille pièces d'argent à l'empreinte d'un char attelé de deux chevaux.

Note 851: Usque ad Felsinam oppidum populantes peragraverunt. Tit. Liv. l. XXXIII, c. 37.—Felsina était, comme on l'a vu plus haut, l'ancien nom de Bononia chez les Étrusques.

Note 852: Boii ferè omnes, præter juventutem, quæ prædandi causâ in armis erat, (tunc in devias silvas recesserat) in ditionem venerunt.. Boii negligentiùs coactum agmen Romanorum quia ipsi procul abesse viderentur, improvisò agressuros se rati, per occultos saltus secuti sunt. Tit. Liv. l. XXXIII, c. 37.

      Note 853: Lævos, Libuosque quùm pervastasset.
      Tit. Liv. l. XXXIII, c. 37.

Note 854: Ibi quantam vim ad stimulandos animos ira haberet apparuit: nam ita cædis magis quàm victoriæ avidi pugnarunt Romani, ut vix nuncium cladis hosti relinquerent. Tit. Liv. l. XXXIII, c. 37. —Paul. Oros. l. IV, c. 20.—Fasti Capitol.

ANNEE 195 ava nt J.-C.

La campagne de 195 s'ouvrit encore, pour les Romains, sous les auspices les plus favorables; le consul L. Valérius Flaccus battit l'armée boïenne, près de la forêt Litana, et lui tua huit mille hommes; mais ce fut là tout, Valérius perdit le reste de la saison à faire reconstruire les maisons de Placentia et de Crémone[855]. Chargé, l'année suivante en qualité de proconsul, des opérations militaires dans la Transpadane, il y montra plus d'activité. Une armée boïenne, sous la conduite d'un chef nommé Dorulac, était venue soulever les Insubres: Valérius attaqua, près de Médiolanum, leurs forces réunies, les défit, et leur tua dix mille hommes[856].

Note 855: Tit. Liv. l. XXXIV, c. 21, 42.

Note 856: Tit. Liv. l. XXXIV, c. 46.—Paul. Oros. l. IV, c. 20.

ANNEE 194 avant J.-C.

Rome déployait contre la Cisalpine trois armées à la fois. Tandis qu'un proconsul tenait la Transpadane, les deux consuls furent envoyés sur la rive droite du Pô, avec leurs légions respectives; ce qui faisait monter à soixante-cinq mille hommes environ les troupes romaines actives, non compris les garnisons des forteresses et les milices coloniales. De son côté la courageuse nation boïenne épuisait toutes les ressources du patriotisme. Son chef suprême Boïo-Rix[857], assisté de ses deux frères, organisa l'armement en masse de toute la population, et pourvut à la défense de la Cispadane, pendant que Dorulac faisait sur l'Insubrie sa malheureuse tentative. Le consul Tib. Sempronius Longus, arrivé le premier à la frontière gauloise, la trouva donc gardée par Boïo-Rix, et par une forte division boïenne. Le nombre et la confiance des Gaulois l'intimidèrent; n'osant livrer bataille, il se retrancha dans un poste avantageux, et écrivit à son collègue, P. Scipion-l'Africain, de venir le rejoindre immédiatement, espérant, ajoutait-il, traîner les choses en longueur jusqu'à ce moment[858]. Mais le motif qui portait le consul à refuser le combat était celui-là même qui poussait les Gaulois à le provoquer; ils voulaient brusquer l'affaire avant la jonction des consuls. Deux jours de suite, ils sortirent de leurs campemens, et se rangèrent en bataille, appelant à grands cris l'ennemi et l'accablant de railleries et d'outrages; le troisième, ils se décidèrent à attaquer, s'avancèrent au pied des retranchemens, et livrèrent un assaut général. Le consul fit prendre les armes en toute hâte, et ordonna à deux légions de sortir par les deux portes principales; mais les passages étaient déjà fermés par les assiégeans. Long-temps on lutta dans ces étroites issues, non-seulement à grands coups d'épée, mais boucliers contre boucliers et corps à corps, les Romains pour se faire jour, les Gaulois pour pénétrer dans le camp, ou pour empêcher leurs ennemis d'en sortir[859]. Aucun parti n'avait l'avantage, lorsque le premier centurion de la seconde légion et un tribun de la quatrième tentèrent un stratagème, qui souvent avait réussi dans des momens critiques, ils lancèrent leurs enseignes au milieu des rangs ennemis; jaloux de recouvrer leur drapeau, les soldats de la seconde légion chargèrent avec tant d'impétuosité, qu'ils parvinrent les premiers à s'ouvrir une route.

Note 857: Boiorix tunc Regulus eorum… ibid. Righ, que les Latins prononçaient rix, signifie roi, en Gaëlic; rhuy (cymr.); rûcik (armor.), un petit roi, un chef.

Note 858: Nuncium ad collegam mittit, ut si videretur ei, maturaret venire; se tergiversando in adventum ejus rem tracturum. Ibid.

Note 859: Diù in angustiis pugnatum est; nec dextris magis gladiisque gerebatur res, quàm scutis corporibusque ipsis obnixi urgebant: Romani ut signa foràs efferrent; Galli ut aut ipsi in castra penetrarent, aut exire Romanos prohiberent. Tit. Liv. l. XXXIV c. 46.

Déjà ils combattaient hors des retranchemens, et la quatrième légion restait encore arrêtée à la porte, lorsque les Romains entendirent un grand bruit à l'autre extrémité de leur camp; c'étaient les Gaulois qui avaient forcé la porte questorienne, et tué le questeur, deux préfets des alliés et environ deux cents soldats[860]. Le camp était pris de ce côté, sans une cohorte extraordinaire, laquelle, envoyée par le consul pour défendre la porte questorienne, tailla en pièces ou chassa ceux des assiégeans qui avaient déjà pénétré dans l'enceinte, et repoussa l'irruption des autres. Vers le même temps, la quatrième légion, avec deux cohortes extraordinaires, vint à bout d'effectuer sa sortie. Il se livrait donc trois combats simultanés en trois différens endroits autour du camp, et l'attention des combattans était partagée entre l'ennemi qu'ils avaient en tête, et leurs compagnons, dont les cris confus les tenaient dans l'incertitude sur leur sort, et sur le résultat de l'affaire. La lutte dura jusqu'au milieu du jour, avec des forces et des espérances égales. Enfin les Gaulois, cédant à une charge impétueuse, reculèrent jusqu'à leur camp; mais ils s'y rallièrent, et à leur tour, se précipitant sur l'ennemi, ils le culbutèrent et le poursuivirent jusqu'à ses retranchemens, où il se renferma de nouveau. Ainsi dans cette journée, les deux partis se virent successivement victorieux, et successivement en fuite[861].

      Note 860: In portam quæstoriam irruperant Galli; resistentesque
      pertinaciùs occiderant L. Posthumium quæstorem; et M. Atinium et
      P. Sempronium, præfectos sociûm, et ducentos fermè milites.
      Tit. Liv. l. XXXIV, c. 47.

      Note 861: Ita varia hinc atque illinc nunc victoria, nunc fuga fuit.
      Tit. Liv. l. XXXIV, c. 47.

Les Romains publièrent qu'ils n'avaient perdu que cinq mille hommes, tandis qu'ils en avaient tué onze mille[862]; malheureusement les Gaulois ne nous ont pas laissé leur bulletin. Sempronius se réfugia dans Placentia. Si l'on en croit quelques historiens, Scipion, après avoir opéré sa jonction avec lui, dévasta le territoire des Boïes et des Ligures, tant que leurs bois et leurs marais ne lui opposèrent point de barrières; d'autres prétendent que, sans avoir rien fait de remarquable, il retourna à Rome[863].

Note 862: Gallorum tamen ad undecim millia, Romanorum quinque millia sunt occisa. Tit. Liv. l. XXXIV, c. 47.

Note 863: Tit. Liv. l. XXXIV, c. 48.—Paul. Oros. l. IV, c. 20.

ANNEE 193 avant J.-C.

Cette campagne n'avait pas été sans gloire pour la nation boïenne; mais une guerre chaque année renaissante consumait rapidement sa population. Elle renouvela cependant le mouvement de l'année précédente, prit les armes en masse, et parvint à soulever la Ligurie. Le sénat alarmé proclama qu'il y avait tumulte[864]; des levées extraordinaires furent mises sur pied, et les deux consuls, Cornélius Merula et Minucius Thermus partirent, celui-ci pour la Ligurie, celui-là pour le pays boïen. Tant de batailles perdues, malgré tant d'efforts de courage, avaient enfin enseigné aux Gaulois que le manque de discipline et l'ignorance de la tactique étaient les véritables causes de leur faiblesse; ils renoncèrent donc, mais trop tard, aux batailles rangées et aux affaires décisives par masses d'hommes et en rase campagne. Au lieu de tenir la plaine, comme auparavant, ils se ralliaient dans les forêts pour tomber à l'improviste sur l'ennemi dès qu'il approchait des bois. Ils fatiguèrent quelque temps, par ces manœuvres, l'armée du consul Merula; mais celui-ci, ayant déjoué une de leurs embuscades, les força d'accepter la bataille; ils se trouvaient alors non loin de Mutine. La bataille fut terrible, et dura depuis le lever jusqu'au milieu du jour. Le corps des vétérans romains, rompu par une charge des Gaulois, fut anéanti. Pendant long-temps, les Boïes, qui n'avaient que très-peu de cavalerie, soutinrent les charges répétées de la cavalerie romaine, sans que leur ordonnance en souffrît: leurs files restaient serrées, s'appuyant les unes sur les autres, et les chefs, le gais en main, frappaient quiconque chancelait ou faisait mine de quitter son rang[865]. Enfin la cavalerie des auxiliaires romains les entama, et, pénétrant profondément au milieu d'eux, ne leur permit plus de se rallier. Les historiens de Rome avouent que la victoire fut long-temps incertaine, et coûta bien du sang; quatorze mille Gaulois restèrent sur la place, dix-huit cents seulement mirent bas les armes[866].

Note 864: Ob eas res tumultum esse.—Tit. Liv. l. XXXIV, c. 56.

      Note 865: Obstabant duces, hostilibus cædentes terga trepidantium, et
      redire in ordines cogentes. Tit. Liv, l. XXXV, c. 5.

      Note 866: Quatuordecim millia Boïorum cæsa sunt: vivi capti mille
      nonaginta duo; equites septingenti viginti unus. T. L. l. XXXV, c. 5.

ANNEE 192 avant J.-C.

Les consuls Domitius Ænobarbus et L. Quintius Flamininus eurent ordre de continuer la guerre. Les ravages qu'ils exercèrent dans tout le pays, durant l'année 192, furent si terribles, qu'un grand nombre de riches familles gauloises, ne voyant plus de sauve-garde ailleurs, se réfugièrent dans le camp même des Romains. Le conseil national des Boïes ne tarda pas non plus à faire sa paix, et les principaux chefs se transportèrent avec leurs femmes et leurs enfans auprès des consuls. Le nombre de ces malheureux qui croyaient trouver dans le camp romain, sous la garantie de l'hospitalité romaine, repos et respect pour leurs personnes, s'élevait à quinze cents, appartenant tous à la classe opulente et la plus élevée en dignité[867]. Mais, plus d'une fois, ils durent regretter les champs de bataille où du moins la mort était utile et glorieuse, où les souffrances et les outrages ne restaient pas impunis. Le trait suivant, conservé par l'histoire, fera assez connaître quelle était pour les Gaulois supplians et désarmés la paix du peuple romain et l'hospitalité de ses consuls.

Note 867: Primò equites pauci cum præfectis, deinde universus senatus, postremò in quibus aut fortuna aliqua aut dignitas erat, ad mille quingenti ad consules transfugerunt. Tit. Liv. l. XXXV, c. 22.

Quintius Flamininus avait emmené de Rome une prostituée qu'il aimait, et comme ils s'étaient mis en route la veille d'un combat de gladiateurs, cette femme lui reprochait quelquefois, en badinant, de l'avoir privée d'un spectacle auquel elle attachait beaucoup de prix. Un jour qu'il était à table, dans sa tente, avec elle et quelques compagnons de débauche, un licteur l'avertit qu'un noble boïen arrivait, accompagné de ses enfans, et se remettait sous sa sauve-garde. «Qu'on les amène!» dit Flamininus. Introduit sous la tente consulaire, le Gaulois exposa, par interprète, l'objet de sa visite; et il s'étudiait, dans ses discours, à intéresser le Romain au sort de sa famille et au sien. Mais tandis qu'il parlait, une horrible idée se présenta à l'esprit de Flamininus: «Tu m'as sacrifié un combat de gladiateurs, dit-il, en s'adressant à sa maîtresse; pour t'en dédommager, veux-tu voir mourir ce Gaulois[868]?» Bien éloignée de croire sérieuse une telle proposition, la courtisane fit un signe. Aussitôt Flamininus se lève, saisit son épée suspendue aux parois de la tente, et frappe à tour de bras le Gaulois sur la tête. Étourdi, chancelant, le malheureux cherche à s'échapper, implorant la foi divine et humaine, mais un second coup l'atteint dans le côté et, sous les yeux de ses enfans qui poussaient des cris lamentables, le fait rouler aux pieds de la prostituée de Flamininus[869]. Que devait donc faire la soldatesque romaine dans sa brutalité, quand ces horreurs se passaient sous la tente des consuls?

Note 868: Vis tu, quoniam gladiatorium spectaculum reliquisti, jam hunc Gallum morientem aspicere? Tit. Liv. l. XXXIV, c. 42.

Note 869: Et quùm is vixdùm seriò annuisset; ad nutum scorti consulem stricto gladio, qui super caput pendebat, loquenti Gallo caput primùm percussit, deindè fugicnti…. latus transfodisse. Tit. Liv. l. XXXIV, c. 42.—Flamininus ne fut recherché pour ce crime que huit ans après, et encore sous la rigoureuse censure de Caton.

ANNEE 191 avant J.-C.

La nation boïenne avait épuisé toutes ses ressources; cependant elle ne mit point bas les armes; mais un profond découragement paraissait s'être emparé d'elle. À compter le nombre de ses morts dans cette dernière et funeste année, on eût dit qu'elle s'empressait de périr, tandis que la patrie était encore libre; et qu'elle n'accourait plus sur les champs de bataille que pour y rester. Dans une seule journée, le consul Scipion Nasica lui tua vingt mille hommes, en prit trois mille, et ne perdit lui-même que quatorze cent quatre-vingt-quatre des siens. Scipion usa de sa victoire en barbare; il se fit livrer, à titre d'otages, ce qu'il y avait encore dans la nation de chefs et de défenseurs énergiques, et confisqua au profit de sa république la moitié du territoire des vaincus[870]. Tels furent les massacres et les dévastations exercées par ses soldats, que lui-même, réclamant les honneurs du triomphe, osa se vanter, en plein sénat, de n'avoir laissé vivans, de toute la race boïenne, que les enfans et les vieillards[871]. Par une moquerie indigne d'un homme à qui les Romains avaient décerné le prix de la vertu, il fit marcher, dans la pompe de son triomphe, l'élite des captifs gaulois pêle-mêle avec les chevaux prisonniers[872]. Le butin de cette campagne rapporta au trésor public quatorze cent soixante-dix colliers d'or, deux cent quarante-cinq livres pesant d'or, deux mille trois cent quarante livres d'argent, tant en barres qu'en vases de fabrication gauloise, et deux cent trente mille pièces d'argent[873].

      Note 870: Agri parte ferè dimidiâ eos mulctavit.
      Tit. Liv. l. XXXVI, c. 39… Obsides abduxit, c. 40.

Note 871: Senes puerosque Boiis superesse. Tit. Liv. l. XXXVI, c. 41.

      Note 872: Cum captivis nobilibus equorum quoque captorum gregem
      traduxit. Tit. Liv. l. XXXVI, c. 41.

      Note 873: Aureos torques transtulit M. CCCC. LXX. ad hæc auri pondo
      CC. XLV; argenti infecti factique in Gallicis vasis, non infabre suo
      more factis, duo M. CCC. XL; bigat. num ducenta XXXIII.
      Tit. Liv. l. c.

ANNEES 190 à 183 avant J.-C.

Scipion fut chargé par le sénat de compléter l'ouvrage de l'année précédente en prenant possession à main armée du pays confisqué; mais la vue des enseignes romaines que devaient suivre bientôt des milliers de colons, porta dans l'ame des Boïes une douleur et un désespoir profonds; ne pouvant se résigner à livrer eux-mêmes leurs villes, à accepter la condition d'esclaves au sein de leur patrie, puisqu'ils ne pouvaient plus la défendre, ils voulurent l'abandonner; les débris des cent douze tribus boïennes se levèrent en masse et partirent. L'histoire, qui s'est complu à nous énumérer si minutieusement leurs défaites, garde un silence presque absolu sur ce touchant et dernier acte de leur vie nationale. Un historien se contente d'énoncer vaguement que la nation entière fut chassée[874]; un géographe ajoute qu'elle traversa les Alpes noriques pour aller se réfugier sur les bords du Danube, au confluent de ce fleuve et de la Save[875]. Là, elle devint la souche d'un petit peuple dont il sera parlé plus tard[876]. Le nom des Boïes, des Lingons, des Anamans, fut effacé de l'Italie, ainsi que l'avait été, quatre-vingt-treize ans auparavant, le nom Sénonais. Les anciennes colonies de Crémone, Placentia[877] et Mutine[878] furent repeuplées; Parme[879] reçut une colonie de citoyens romains; l'ancienne capitale, Bononia, trois mille colons du Latium[880].

      Note 874: Περί τούτων ήμεϊς συνθεωρήσαντες αύτούς (τούς Κελτούς) έκ
      τών περί τόν Πάδον πεδίων έξωσθέντας… Polyb. l. II.

      Note 875: Μεταστάντες είς τούς περί τόν Ίστρον τόπους, μετά
      Ταυρίσκων ψκουν. Strabon. l. V, p. 213.

Note 876: Cæs. Bell. Gallic. 1. I.—Strabon. l. V, p. 213.

Note 877: En 190. Tit. Liv. l. XXXVII, c. 46, c. 47.

Note 878: En 183. Tit. Liv. l. XXXIX, c. 55.

Note 879: En 183. Tit. Liv. l. XXXIX, c. 55.

Note 880: En 189. Tit. Liv. l. XXXVII, c. 57.

ANNEE 187 avnat J.-C.

Instruits par l'exemple de leurs frères, les Insubres s'étaient hâtés de faire la paix, c'est-à-dire de se reconnaître sujets de Rome; il y avait déjà cinq ans que leur inaction dans la guerre boïenne leur méritait l'indulgence de cette république. Quant aux Cénomans, la fortune récompensa leur conduite perfide et lâche. Au milieu des calamités qui accablaient depuis onze ans la race gallo-kimrique, ce furent eux qui souffrirent le moins: peu d'entre eux périrent sur le champ de bataille; et le pillage à peine toucha leurs terres. Cette richesse même, il est vrai, excita la cupidité d'un préteur romain, M. Furius, cantonné dans la Transpadane; il ne leur épargna aucune vexation pour faire naître, s'il était possible, quelque soulèvement, dont son ambition et son avarice pussent tirer parti; il alla jusqu'à les désarmer en masse[881]. Mais les Cénomans ne se soulevèrent point; ils se contentèrent de porter leurs plaintes au sénat, qui, peu soucieux de favoriser les vues personnelles de son préteur, le censura et rendit aux Gaulois leurs armes[882]. Les Vénètes aussi se livrèrent sans coup férir à la république romaine dès qu'elle souhaita leur territoire: il n'en fut pas de même des Ligures; cette valeureuse nation résista long-temps, retranchée dans ses montagnes et dans ses bois; mais enfin elle céda, comme avaient fait les Boïes, après avoir été presque exterminée.

Note 881: M. Furius, prætor, insontibus Cenomanis, in pace speciem belli quærens, ademerat arma. Tit. Liv. l. XXXIX, c. 3. Παρελθών είς τούς Κενομανούς ώς φίλος, παρείλετο τά όπλα, μηδέν έγκλημα. Diod. Sicul. l. XXVI, p. 298.

Note 882: Diodor. Sicul.—Tit. Liv. loc. cit.

ANNEES 186 à 170 avant J.-C.

Maîtres de toute l'Italie circumpadane, où de nombreuses colonies répandaient rapidement les mœurs, les lois, la langue de Rome, les Romains commencèrent à provoquer les peuplades gauloises des Alpes. Ceux de leurs généraux qui commandaient l'armée d'occupation dans la Transpadane s'amusaient, par passe-temps, et en pleine paix, à se jeter sur les villages des pauvres montagnards, qu'ils enlevaient avec leurs troupeaux pour les vendre ensuite à leur profit dans les marchés aux bestiaux et aux esclaves, à Crémone, à Mantua, à Placentia. Le consul C. Cassius en emmena ainsi plusieurs milliers[883]. De si odieux brigandages révoltèrent les peuples des Alpes: ils prirent les armes, et demandèrent du secours au roi Cincibil[884], un des plus puissans chefs de la Transalpine orientale. Mais l'expulsion des Boïes et la conquête de toute la Circumpadane avaient répandu au-delà des monts la terreur du nom romain. Avant d'en venir à la force, Cincibil voulut essayer les voies de pacification. Il envoya à Rome, porter les plaintes des peuplades des Alpes, une ambassade présidée par son propre frère. Le sénat répondit: «Qu'il n'avait pu prévoir ces violences, et qu'il était loin de les approuver; mais que C. Cassius étant absent pour le service de la république, la justice ne permettait pas de le condamner sans l'entendre[885].» L'affaire en resta là; toutefois le sénat n'épargna rien pour faire oublier au chef gaulois ses sujets de mécontentement. Son frère et lui reçurent en présent deux colliers d'or pesant ensemble cinq livres, cinq vases d'argent du poids de vingt livres, deux chevaux caparaçonnés, avec les palefreniers et toute l'armure du cavalier; on y ajouta des habits romains pour tous les gens de la suite, libres ou esclaves. Ils obtinrent en outre la permission d'acheter dix chevaux chacun et de les faire sortir d'Italie[886].

      Note 883: Indè (C. Cassium) multa millia in servitutem abripuisse….
      Tit. Liv. l. XLIII, c. 5.

      Note 884: Ce nom paraît signifier chef des montagnes: ceann, cinn;
      chef, ceap, cip, sommet, montagne.

      Note 885: «Senatum ea quæ facta quærantur, neque scisse futura, neque
      si sint facta probare: sed indictâ causâ damnari absentem consularem
      virum injurium esse… » Tit. Liv. l. XLIII, c. 5.

      Note 886: Illa petentibus data, ut denorum equorum illis commercium
      esset, educendique ex Italiâ potestas fieret.
      Tit. Liv. l. XLIII, c. 5.

Un autre événement prouva encore mieux à quel point la catastrophe des Gaulois cisalpins avait effrayé leurs frères d'au-delà des monts, et combien ceux-ci redoutaient d'entrer en querelle avec la république.

Une bande de douze mille Transalpins, franchissant tout-à-coup les Alpes par des défilés jusqu'alors inconnus, descendit dans la Vénétie, et, sans exercer aucun ravage, vint poser les fondemens d'une ville sur le territoire où depuis fut construite Aquilée[887]. Le sénat prescrivit au commandant des forces romaines dans la Cisalpine, de s'opposer à l'établissement de cette colonie, d'abord, s'il était possible sans employer la force des armes; sinon d'appeler à son secours quelqu'une des légions consulaires. Ce dernier parti fut celui qu'il adopta. À l'arrivée du consul, les émigrans se soumirent. Plusieurs d'entre eux avaient enlevé dans la campagne des instrumens de labour dont ils avaient besoin; le consul les força de livrer, outre ce effets qui ne leur appartenaient pas, tous ceux qu'ils avaient apportés de leur pays, et même leurs propres armes. Irrités de ce traitement, ils adressèrent leurs plaintes à Rome. Leurs députés, introduits dans le sénat, représentèrent: «Que l'excès de la population, le manque de terre et la disette, leur avaient fait une nécessité de passer les Alpes pour aller chercher ailleurs une autre patrie[888]. Trouvant un lieu inculte et inhabité, ils s'y étaient fixés sans faire tort à personne; ils y avaient même bâti une ville, preuve évidente qu'ils n'étaient venus dans aucun dessein hostile, ni contre les villes, ni contre le territoire des autres. Sommés de fléchir devant le peuple romain, ils avaient préféré une paix sure plutôt qu'honorable, aux chances incertaines de la guerre, et s'étaient remis à la bonne foi de la république avant de se soumettre à sa puissance. Peu de jours après, ils avaient reçu l'ordre d'évacuer leur ville et son territoire. Alors ils n'avaient plus songé qu'à s'éloigner sans bruit pour chercher quelque autre asile. Mais voici qu'on leur enlevait leurs armes, leur mobilier, leurs troupeaux. Ils suppliaient donc le sénat et le peuple romain de ne pas traiter plus cruellement que des ennemis des hommes à qui l'on n'avait à reprocher aucune hostilité[889].» Le sénat répondit: «Qu'ils avaient tort de venir en Italie et de bâtir sur le terrein d'autrui, et sans la permission du magistrat qui commandait dans la province[890]; que pourtant la spoliation dont ils se plaignaient ne pouvait être approuvée; qu'on allait envoyer avec eux des commissaires vers le consul, pour leur faire rendre tous leurs effets, mais sous la condition qu'ils retourneraient sans délai au lieu d'où ils étaient partis. Ces mêmes commissaires, ajoutait-on, vous suivront de près; ils passeront les Alpes pour signifier aux peuples gaulois de prévenir désormais toute émigration, de s'abstenir de toute tentative d'irruption. La nature elle-même a placé les Alpes entre la Gaule et l'Italie, comme une barrière insurmontable; malheur à quiconque tenterait de la franchir[891].»

Note 887: Galli transalpini transgressi in Venetiam, sine populatione aut bello, haud procul indè, ubi nunc Aquileia est, locum oppido condendo ceperunt. Tit. Liv. l. XXXIX, c. 22.—Duodecim millia armatorum erant. Id. c. 54.

Note 888: Se superante in Galliâ multitudine, inopiâ coactos agri et egestate, ad quærendam sedem Alpes transgressos… Tit. Liv. l. XXXIX, c. 54.

Note 889: Orare se senatum populumque romanum, ne in se innoxios deditos acerbius quam in hostes sævirent. Tit. Liv. l. C.

Note 890: Neque illos rectè gessisse quùm in Italiam venirent, oppidumque in alieno agro, nullius romani magistratûs, quia ei provinciæ præesset, permissu ædificare conati sint. Idem, ibid.

      Note 891: Alpes propè inexsuperabilem finem in medio esse: non utique
      iis meliùs fore, quàm qui eas primi pervias fecissent.
      Tit. Liv. l. C.

Les émigrans, après avoir ramassé ceux de leurs effets qui leur appartenaient réellement, sortirent de l'Italie; et les commissaires romains se rendirent chez les principales nations transalpines afin d'y publier la déclaration du sénat. Les réponses de ces peuples révélèrent assez la crainte dont ils étaient frappés. Les anciens allèrent jusqu'à se plaindre de la douceur excessive du peuple romain «à l'égard d'une troupe de vagabonds qui, sortis de leur patrie, sans autorisation légitime, n'avaient pas craint d'envahir des terres dépendantes de Rome, et de bâtir une ville sur un sol usurpé. Au lieu de les laisser partir impunis, Rome, disaient-ils, aurait dû leur faire expier sévèrement leur insolente témérité; la restitution de leurs effets était même un excès d'indulgence capable d'encourager d'autres tentatives non moins criminelles[892].» A ces discours dictés par la peur, les Transalpins joignirent des présens, et reconduisirent honorablement les ambassadeurs jusqu'aux frontières. Néanmoins, quatre ans après, une seconde bande d'aventuriers descendit encore le revers méridional des monts, et, s'abstenant de toute hostilité, demanda des terres pour y vivre en paix sous les lois de la république. Mais le sénat lui ordonna impérieusement de quitter l'Italie, et chargea l'un des consuls de poursuivre et de faire punir par leur nations mêmes les auteurs de cette démarche[893].

Note 892: Debuisse gravem temeritatis mercedem statui; quòd verò etiam sua reddiderint, vereri ne tantâ indulgentiâ plures ad talia audenda impellantur. Tit. Liv. l. XXXIX, c. 55.

Note 893: Eos senatus Italià excedere jussit; et consulem Q. Fulvium quærere et animadvertere in eos, qui principes et auctores transcendendi Alpes fuissent. Tit. Liv. l. XL, c. 53.

Ainsi donc la Haute-Italie fut irrévocablement perdue pour la race gallo-kimrique. Une seule fois, la défaite de quelques légions romaines en Istrie donna lieu à des mouvemens insurrectionnels parmi les restes des nations cisalpines, mais le tumulte, comme disent les historiens latins, fut étouffé sans beaucoup de peine. Une seule fois aussi, et soixante-dix ans plus tard, des Kimris, venus du nord, firent irruption dans l'ancienne patrie de leurs pères, mais pour y tomber sous l'épée victorieuse de Marius. Les Gaulois avaient habité la Haute-Italie pendant quatre cent un ans, à dater de l'invasion de Bellovèse. La période de leur accroissement comprit soixante-seize ans, depuis l'arrivée de leur première bande d'émigrans jusqu'à ce qu'ils eussent conquis toute la Circumpadane; la période de leur puissance fut de deux cent trente-deux ans, depuis l'entière conquête de la Circumpadane jusqu'à l'extinction de la nation sénonaise; et de quatre-vingt-treize celle de leur décadence, depuis la ruine des Sénons jusqu'à celle des Boïes.

Le territoire gaulois, réuni à la république romaine, porta dès-lors le nom de Province gauloise cisalpine ou citérieure; elle reçut aussi, mais plus tard, le nom de Gaule togée[894], qui signifiait que la toge ou le vêtement romain remplaçait, sur les rives du Pô, la braie et la saie gauloises, c'est-à-dire que ce qu'il y a de plus tenace dans les habitudes nationales avait enfin cédé à la force ou à l'ascendant du peuple conquérant.

Note 894: Gallia togata. Quelques savans pensent que la Gaule cisalpine ne fut réduite en province romaine qu'après la défaite des Cimbres par Marius, l'an 101 avant notre ère. Elle aurait été jusqu'à cette époque considérée et traitée comme pays subjugué ou préfecture.

CHAPITRE X.

GALLO-GRECE. Description géographique de ce pays; races qui l'habitaient; sa constitution politique.—Culte phrygien de la Grande-Déesse.—Relations des Gaulois avec les autres puissances de l'Orient.—Les Romains commencent la conquête de l'Asie mineure.—Cn. Manlius attaque la Galatie; les Tolistoboïes sont vaincus sur le mont Olympe; les Tectosages sur le mont Magaba.—Trait de chasteté de Chiorama.—La république romaine ménage les Galates.—Le triomphe est refusé, puis accordé à Manlius.—Les mœurs des Galates s'altèrent; luxe et magnificence de leurs tétrarques.—Caractère des femmes galates; histoire touchante de Camma.—Décadence de la constitution politique; les tétrarques s'emparent de l'autorité absolue. —Mithridate fait assassiner les tétrarques dans un festin.—Ce roi meurt de la main d'un Gaulois.

191—63.

ANNEES 241 à 191 avant J.-C.

La Galatie ou Gaule asiatique avait pour frontière: au nord, la chaîne de montagnes qui s'étend du fleuve Sangarius au fleuve Halys; au midi, cette autre chaîne parallèle à la première, que les Grecs nommaient Dindyme, et les Romains Adoreus; au levant, elle se terminait à quelques milles par-delà Tavion; et non loin de Pessinunte, du côté du couchant. Elle avait pour voisins immédiats les rois de Pont, de Paphlagonie, de Bithynie, de Pergame, de Syrie et de Cappadoce[895]. Deux grands fleuves et des affluens nombreux arrosaient son territoire en tout sens: l'Halys, sorti des montagnes de la Cappadoce, dans la direction de l'ouest à l'est, se recourbant ensuite vers le nord, puis vers le nord-est, en parcourait les parties centrale et orientale[896]; le Sangarius, renommé pour ses eaux poissonneuses[897], coulait du mont Dindyme, à travers la partie occidentale, et se jetait ensuite dans le Pont-Euxin, non loin du Bosphore.

      Note 895: Strabon. l. XII, p. 166.—Pline. l. V, c. 32.
      —Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 16 et seq.—Ptolem. l. V, c. 4.
      —Zon. l. IX, t. I, p. 457, edit. reg.

      Note 896: Strab. l. XII, p. 546.—Tournefort, Voyage dans le Levant,
      t. II, p. 441 et suiv.

      Note 897: Piscium accolis ingentem vim præbet.
      T. L. l. XXXVIII, c. 16.

C'étaient, comme on l'a vu plus haut[898], les Tolistoboïes qui occupaient la Galatie occidentale et les bords du Sangarius. La ville phrygienne de Pessinunte, située au pied du mont Agdistis, et célèbre dans l'histoire religieuse de l'Asie, se trouvait dans leurs domaines; ils en avaient fait leur capitale. Ils possédaient encore deux autres places, Péïon[899] et Bloukion[900], construites postérieurement à la conquête: comme leurs noms l'indiquaient en effet, la première servait de lieu de plaisance aux chefs tolistoboïes, l'autre renfermait le trésor public[901].

Note 898: Voyez ci-dessus, chap. V.

Note 899: Pau, Peues, en langue kimrique, loisir et lieu de repos.

Note 900: Blouck, caisse, coffre; par extension, lieu de dépôt.

Note 901: Φρούρια δ΄αύτών έστί τό τε Βλούκιον καί τό Πήϊον· ών τό μέν ήν βασίλειον Δηϊοτάρου, τό δέ γαζοφυλάκιον. Strab. l. XII, p. 567.

Les Tectosages habitaient le centre, et avaient pour capitale l'antique ville d'Ancyre, bâtie sur une élévation à cinq milles à l'ouest du cours de l'Halys[902], et regardée comme la métropole de toutes les possessions gallo-grecques[903].

      Note 902: Strab. l. XII, p. 567.—Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 24.
      —Tournef. Voyage dans le Levant. Ibid.

Note 903: Ptolem. l. V, c. 4.—Libani. Orat. 26.—Inscript. d'Ancyre.

Les Trocmes, établis à l'orient, avaient fondé pour leur chef-lieu Tavion, ou plus correctement Taw[904]. Cette place devint florissante par la suite[905], et entretint des relations de commerce étendues avec la Cappadoce, l'Arménie et le Pont[906].

      Note 904: Taw (cymr.) taobh (gael): lieu habité. Owen's welsh. dict.
      —Armstr. gaël dict.

Note 905: Stephan. Byzant. Vº Ancyra.

Note 906: Strabon. l. XII, p. 567.

Les trois nations galates se partageaient en plusieurs subdivisions ou tribus, telles que: les Votures et les Ambitues, chez les Tolistoboïes[907]; chez les Tectosages, les Teutobodes[908] anciens compagnons de Luther, Teutons d'origine, mêlés maintenant aux Kimris, dont ils ont adopté la langue[909]; enfin les Tosiopes[910], dont on ignore la position.

Note 907: Voturi et Ambitui. Plin. l. V, c. 32.

Note 908: Teutobodi, Teutobodiaci. Voir ci-dessus chap. IV et V.

Note 909: Τριών δέ όντων έθνών όμογλώττων, καί κατ΄ άλλο ούδέν έξηλλαγμένων… Strab. l. XII, p. 567.

Note 910: Τοσίωποι. Plutarch. de virtut. mulier. p. 259.

Quant à la population subjuguée, elle se composait de Phrygiens et de colonies grecques qui s'étaient introduites à différentes époques dans le pays, et que la domination d'Alexandre et de ses successeurs en avaient rendues maîtresses. Les Phrygiens étaient nombreux, surtout dans la partie occidentale, où ils habitaient, sur les deux rives du Sangarius, des villages bâtis avec les ruines de leurs anciennes cités[911]. Gordium, autrefois capitale d'une grande monarchie, ne comptait plus que parmi les bourgs des Tectosages, cependant sa situation lui conservait encore quelque importance commerciale; placée à distance à peu près égale de l'Hellespont, du Pont-Euxin et du golfe de Cilicie, il servait de lieu de halte pour les marchands et d'entrepôt pour les marchandises provenant de ces mers[912]. On ignore quelle était la disposition des colonies grecques au milieu des tribus phrygiennes. L'industrie principale des races subjuguées consistait à élever des troupeaux de chèvres, dont le poil fin et soyeux était aussi recherché dans l'antiquité qu'il l'est encore de nos jours[913]. La population totale, en y comprenant les Gaulois, les Grecs et les Asiatiques, se subdivisait en cent quatre-vingt-quinze cantons[914].

      Note 911: Έπί δέ τούτψ (τψ Σαγγαρίψ) τά παλαιά τών Φρυγών οίκμητήρια,
      Μίδου, καί έτι πρότερον Γορδίου καί άλλων τινών, ούδ΄ ίχνη σώζοντα
      πόλεων, άλλά κώμαι μικρψ μείζους τών άλλων. Strab. l. XII, p. 567.

Note 912: Gordium… haud magnum quidem oppidum est, sed plusquàm mediterraneum celebre et frequens emporium. Tria maria pari fermè distantia intervallo habet… Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 18.

Note 913: Strab. l. XII.—Tournefort. Voyage dans le Levant, t. II.

Note 914: Populi ac tetrarchiæ omnes, numero CXCV. Plin. l. V, c. 32.

Le gouvernement que les Kimro-Galls organisèrent entre eux fut une espèce de gouvernement aristocratique et militaire. Chacune des nations Tolistoboïe, Tectosage et Trocme fut partagée en quatre districts ou tétrarchies, comme les Grecs les appelaient, et chaque district régi par un chef suprême ou tétrarque[915]. Ce nom, tiré de l'idiome des vaincus et donné par eux au premier magistrat des conquérans, passa bientôt dans la langue politique de ceux-ci, et remplaça le titre gaulois que le chef de district avait dû porter d'abord. Après le tétrarque, et au second rang, étaient un magistrat civil ou juge, un commandant des troupes, et deux lieutenans du commandant[916]. En cas de guerre générale, comme cela se pratiquait chez les autres nations gauloises, un seul chef était investi de l'autorité souveraine et absolue. Les tétrarchies étaient électives et temporaires. Les douze tétrarques réunis composaient le grand conseil du gouvernement; mais il existait un second conseil de trois cents membres, pris, selon toute apparence, parmi les chefs de tribus et les officiers des armées[917], et dont le pouvoir était, dans certains cas, supérieur à celui du premier. Gardien des privilèges de la race conquérante, il formait une haute cour de justice à laquelle ressortissaient toutes les causes criminelles relatives aux hommes de cette race; et nul Gaulois ne pouvait être puni de mort que sur ses jugemens. Les trois cents se rassemblaient chaque année à cet effet dans un bois de chênes consacré, appelé Drynémet[918].

      Note 915: Έκαστα έθνη διελόντες είς τέτταρας μερίδας τετραρχίαν
      έκάστην έκάλεσαν, τετράρχην έχουσαν ϊδιον… Strab. l. XII, p. 567.

      Note 916: Δικαστήν ένα, καί στρατοφύλακα ένα, ύπό τψ τετράρχη
      τεταγμένους ύποστρατοφύλακας δέ δύο. Strab. l. III, loc. citat.

      Note 917: Ή δε τών δώδεκα τετραρχών βουλή, άνδρες ήσαν τριακόσιοι.
      Idem, l. XII, p. 567.

      Note 918: Συνήγοντο δέ είς καλούμενον Δρυναίμετον… Idem, l. XII,
      p. 567.—Der, derw, chêne; nemet, temple.

Les juges des tétrarchies et les tétrarques avaient la décision des affaires civiles entre Gaulois, et probablement de toute cause concernant les vaincus[919].

Note 919: Τά μέν ούν φονικά ή βουλή έκρινε, τά δ΄άλλα οί τετράρχαι, καί οί δικασταί. Strab. l. XII, p. 567.

La condition des deux branches de la population subjuguée paraît n'avoir pas été la même. Les Phrygiens étaient réduits à la servitude la plus complète; mais les Grecs, riches, industrieux, adroits, durent conserver un peu de liberté, et peut-être une partie de leur ancienne suprématie à l'égard de la race asiatique. Par la suite même, ils acquirent des droits politiques; un d'entre eux, sous le titre de premier des Grecs, prôtos tôn Hellênôn, fut investi d'une sorte de magistrature nationale, sans doute de la défense officielle des hommes de race hellénique, auprès des conseils et des tétrarques gaulois. Ce personnage, avec le temps, prit beaucoup d'importance; une inscription d'Ancyre qui en fait mention, nous le montre marié à une femme gauloise du plus haut rang et de la plus haute origine[920].

      Note 920: Καρακυλαίαν Άρχιερείαν, άπόγονον βασιλέων, θυγατέρα τής
      Μητροπόλεως, γυναϊκα Ίουλίου Σεουήρου, τοΰ πρώτου τών Έλλήνων…
      Inscription trouvée à Ancyre par Tournefort, t. II, p. 450.

Les Gaulois apportèrent en Asie leurs croyances et leurs usages religieux, entre autres celui de sacrifier les captifs faits à la guerre[921]; mais ils ne se montrèrent point intolérans pour les superstitions des indigènes: ils laissèrent les Grecs adorer paisiblement Jupiter et Diane, et les Phrygiens vendre, comme auparavant, à toute l'Asie, les oracles de la mère des dieux.

      Note 921: Athenæ. l. IV, c. 16.—Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 47.
      —Eustath. in Homer. p. 1294.

C'était à Pessinunte, au pied du mont Agdistis, que se célébraient les grands mystères de la mère des dieux; là résidaient son pontife suprême et le haut collège de ses prêtres[922]. Elle était représentée par une pierre noire informe, qu'on disait tombée du ciel[923]; et les temples fameux élevés en son honneur, à Pessinunte, sur les monts Dindyme et Ida, et en beaucoup d'autres lieux, lui avaient fait donner les surnoms d'Agdistis, de Dindymène, d'Idæa, de Berecynthia, de Cybèle: c'était sous ce dernier que les Grecs la désignaient de préférence. Ses prêtres, appelés galles, de la petite rivière Gallus qui passait pour sacrée[924], se soumettaient, comme on sait, à des mutilations honteuses, et souillaient le culte de leur divinité par une infâme dissolution; mais leurs oracles n'étaient pas moins en grand crédit, et ils produisaient à Phrygie un revenu immense. Si la domination gauloise ne fit pas entièrement tomber cette industrie, au moins dut-elle l'entraver beaucoup[925], et exciter pour ce motif la haine violente du sacerdoce phrygien. La diminution de ses revenus n'était pas d'ailleurs la seule cause qui aiguillonnait son patriotisme. Antérieurement à la conquête, il s'était arrogé sur la race indigène une autorité presque absolue, il formait parmi les Phrygiens une théocratie que la conquête abolit[926]. Ces motifs d'intérêt, fortifiés par un juste ressentiment de l'oppression étrangère, établirent entre les prêtres d'Agdistis et leurs maîtres, une inimitié mortelle qui contribua puissamment à la ruine de ceux-ci.

Note 922: Strab. l. XII, p. 567.

      Note 923: Lapis nigellus, muliebris oris. Prudent. hymn. X, de coron.
      —Tit. Liv. l. IX.

Note 924: Ovid. Fast. l. IV, V. 316.

Note 925: Strab. l. XII, p. 567.

Note 926: Οί δ΄ϊερεϊς όὸ παλαιόν μέν δυνάσται τινές ήσαν, ίερωσύνην καρπούμενοι μεγάλην. Strab. l. XII, loc. cit.

Ce fut la déesse de Pessinunte qui mit en rapport, pour la première fois, les Gaulois asiatiques et les Romains. Durant la seconde guerre punique, au plus fort des désastres de Rome, les prêtres préposés à la garde des livres Sibyllins, en feuilletant ces vieux oracles pour y trouver l'explication de certains prodiges, lurent que si jamais un ennemi étranger envahissait l'Italie, il fallait transporter de Pessinunte à Rome la statue de la mère des dieux, et qu'alors la République serait sauvée[927]. Le sénat s'empressa de prendre des informations, et sur la déesse, et sur les moyens de l'attirer en Italie; pour toutes ces choses il s'adressa au roi de Pergame, qui, depuis plusieurs années, était en relation d'amitié avec lui. Le roi de Pergame était ce même Attale qui avait chassé les hordes gauloises du littoral de la mer Égée. Une ambassade de cinq personnages distingués se rendit en grande pompe auprès de lui, sur cinq galères à cinq rangs de rames. Attale les reçut dans sa ville, avec tout l'empressement d'un ami dévoué; de Pergame, il les conduisit à Pessinunte, où il obtint pour eux la propriété de la pierre noire qui représentait Agdistis[928]. Quoique l'histoire n'énonce pas à quelles conditions les Tolistoboïes se dessaisirent de leur grande déesse, on peut croire qu'ils la firent payer chèrement; mais cette aventure établit entre les prêtres phrygiens et les Romains des rapports dont les Gaulois ne tardèrent pas à sentir la conséquence.

      Note 927: Quandocunque hostis alienigena, terræ Italiæ bellum
      intulisset, eum pelli Italiâ vincique posse, si mater Idæa Pessinunte
      Romam advecta esset. Tit. Liv. l. IX, c.

Note 928: Is legatos comiter acceptos Pessinuntem in Phrygiam deduxit; sacrumque eis lapidem quem matrem deûm incolæ esse dicebant, tradidit. Tit. Liv. l. IX.

Après le partage de la Phrygie et leur organisation comme conquérans sédentaires, les Gaulois s'étaient relevés promptement des pertes qu'Attale leur avait fait éprouver, et ils avaient repris sur l'Asie mineure leur ancien ascendant. Ils soutinrent plusieurs guerres contre l'empire de Syrie, et presque toujours avec bonheur; deux rois syriens périrent de leur main[929]. Réconciliés même avec le roi de Pergame, ils lui fournirent des bandes stipendiées au moyen desquelles ce prince ambitieux étendit sa domination sur toute la côte de la mer Égée et de la Propontide, et subjugua en outre plusieurs provinces syriennes. Il faut avouer aussi que plus d'une fois ces auxiliaires lui causèrent de terribles embarras. Dans une de ses guerres contre la Syrie, Attale avait loué des Tectosages qui, d'après la coutume de leur nation, s'étaient fait suivre par leurs femmes et leurs enfans[930]. Déjà l'armée pergaméenne, après une route longue et pénible, était sur le point de livrer bataille, lorsque, effrayés par une éclipse de lune, les Galates refusèrent obstinément de marcher plus avant[931]; il fallut qu'Attale leur obéît et retournât sur ses pas. Craignant même de les mécontenter en les licenciant, il leur abandonna quelques terres sur le bord de l'Hellespont. Mais les Tectosages, placés dans une contrée enlevée naguère à leurs frères, crurent pouvoir s'y conduire en maîtres: ils assaillirent des villes, ravagèrent les campagnes et imposèrent des tributs. Leurs compatriotes ainsi qu'une multitude de vagabonds et de bandits accoururent se joindre à eux, et grossirent tellement leur nombre qu'il fallut deux ans et le secours du roi de Bithynie pour mettre fin à cette nouvelle occupation[932].

      Note 929: Polyb. l. IV, p. 315.—Plin. l. VIII, c. 42.—Ælian. de
      animal. l. VI, c. 44.

      Note 930: Ποιούμενοι τήν στρατείαν μετά γυναικαν καί τέκνων, γπομένων
      αύτοως τούτων έν ταϊς άμάξαις. Polyb. l. V, p. 420.

      Note 931: Γενομένης έκλείψεως σελήνης… ούκ άν έφασαν έτι προελθεϊν
      είς τό πρόσθεν. Polyb. l. V, p. 420.

Note 932: Polyb. l. V, p. 420, 447.

ANNEE 216 avant J.-C.

Sur ces entrefaites, la seconde guerre punique se termina. Annibal, contraint de s'expatrier, vint chercher un refuge dans l'Asie mineure; là il travailla, de toutes les ressources de son génie, à susciter aux Romains des ennemis et une autre guerre. Rome, par ses victoires dans la Grèce européenne, menaçait l'Asie d'une conquête imminente; elle était même en quelque sorte déjà commencée. Attale venait de mourir, et le royaume de Pergame avait passé entre les mains d'Eumène, plus dévoué encore que ne l'était son prédécesseur aux volontés du sénat romain; de sorte que la république trouvait en lui moins un allié qu'un lieutenant. Annibal suivait d'un œil inquiet les intrigues et les progrès de ses mortels ennemis; il s'efforçait, par ses discours, d'alarmer les rois d'Asie et d'aiguillonner leur indolence; mais ceux-ci traitaient ses appréhensions de frayeurs personnelles et de chimères. «Nous serions étonnés, lui disaient-ils un jour, que les Romains osassent pénétrer en Asie.—Moi, répliqua ce grand homme, ce qui m'étonne bien davantage, c'est qu'ils n'y soient pas déjà.[933]» Ses sollicitations réussirent enfin auprès d'Antiochus, roi de Syrie, et de son gendre Ariarathe, roi de Cappadoce.

Note 933: Magis mirari quòd non jam in Asiâ essent Romani quàm venturos dubitare. Tit. Liv. l. XXXVI, c. 41.

ANNEE 191 avant J.-C.

Annibal, dans ses plans d'une ligue asiatique contre Rome, avait compté beaucoup sur la coopération des Gaulois, dont il connaissait et appréciait si bien la bravoure. Antiochus, d'après ses conseils, alla donc hiverner en Phrygie[934], où il conclut une alliance avec les tétrarques galates; mais il n'obtint qu'un petit nombre de troupes, ceux-ci prétextant que la Galatie n'était point menacée, et que son éloignement de toute mer la mettait à l'abri des insultes de l'Italie[935]. Les secours que le roi de Syrie ramena avec lui montaient seulement à dix ou douze mille hommes, tant auxiliaires que volontaires stipendiés. Il en envoya aussitôt quatre mille sur le territoire de Pergame, où ils commirent de tels ravages, que le roi Eumène, alors absent pour le service des Romains, se vit contraint de revenir en hâte; il eut peine à sauver sa capitale et la vie de son propre frère[936].

Note 934: In Phrygiam hibernavit undique auxilia accersens. Tit. Liv. l. XXXVII, c. 8.—Appian. Bell. Syriac. p. 89.—Suidas in verbo Γαλατία.

Note 935: Quia procul mari incolerent… Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 16.

Note 936: Tit. Liv. l. XXXVII, c. 18.

ANNEE 190 avant J.-C.

Mais Antiochus, si mal à propos surnommé le Grand, avait trop de présomption pour se laisser long-temps diriger par Annibal. Il n'est pas de notre sujet de raconter ici ses folies et ses revers: on sait que, vaincu en Grèce, il le fut de nouveau en Orient par L. Scipion, près de la ville de Magnésie. Quelques jours avant cette bataille fameuse, lorsque l'armée romaine était campée au bord d'une petite rivière, en face des troupes d'Antiochus, mille Gaulois, traversant la rivière, allèrent insulter le consul au milieu de son camp; après y avoir mis le désordre, cette troupe audacieuse fit retraite et repassa le fleuve sans beaucoup de perte[937]. Pendant la bataille, ils ne montrèrent pas moins d'intrépidité; ils avaient aux ailes de l'armée syrienne huit mille hommes de cavalerie et un corps d'infanterie; là, le combat fut vif, et là seulement[938].

      Note 937: Tumultuosè amne trajecto, in stationes impetum fecerunt;
      primò turbaverunt incompositos… Tit. Liv. l. XXXVII, c. 28.

      Note 938: Tit. Liv. l. XXXVII, c. 39, 40; XXXVIII, c. 48.
      —Appian. Bell. Syriac. p. 107, 108.

Les Romains avaient anéanti à Magnésie les forces asiatiques et grecques; toutefois la conquête du pays ne leur parut rien moins qu'assurée[939]. Ils avaient rencontré sous les drapeaux d'Antiochus quelques bandes d'une race moins facile à vaincre que des Syriens ou des Phrygiens: à l'armure, à la haute stature, aux cheveux blonds, ou teints de rouge, au cri de guerre, au cliquetis bruyant des armes, à l'audace surtout, les légions avaient aisément reconnu ce vieil ennemi de Rome qu'elles étaient élevées à redouter[940]. Avant de rien arrêter sur le sort des vaincus, les généraux romains se décidèrent donc à porter la guerre en Galatie; et dans cette circonstance, les prétextes ne leur manquaient pas. Le consul Cnéius Maulius, successeur de Lucius Scipion dans le commandement de l'armée d'Orient, se disposa à entrer en campagne dès le printemps suivant.

Note 939: Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 48.

Note 940: Procera corpora, promissæ et rutilatæ comæ, vasta scuta, prælongi gladii, ad hoc cantus inchoantium prælium… armorum crepitus… Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 17.

ANNEE 189 avant J.-C.

Sans doute, les Gaulois avaient été long-temps pour l'Asie un épouvantable fléau; mais eux seuls aujourd'hui pouvaient la sauver. Le péril qui les menaçait fut pour tous les amis de l'indépendance asiatique un péril vraiment national. Si Antiochus, faisant un nouvel effort, était venu se réunir aux Galates, les choses peut-être eussent changé de face; mais ce roi pusillanime ne songeait plus qu'à la paix, quelle qu'elle fût. Honteux de sa lâcheté, le roi de Cappadoce, son gendre, rallia quelques troupes échappées au désastre de Magnésie, et les conduisit lui-même à Ancyre. Le roi de Paphlagonie, Murzès, suivit son exemple; ces auxiliaires malheureusement ne formaient que quatre mille hommes d'élite, qui se joignirent aux Tectosages[941]. Ortiagon était alors chef militaire de cette nation, ou même, comme le font présumer quelques circonstances, il était investi de la direction suprême de la guerre. Combolomar et Gaulotus commandaient, l'un les Trocmes, l'autre les Tolistoboïes[942]. «Ortiagon, dit un historien qui l'a connu personnellement, n'était pas exempt d'ambition; mais il possédait toutes les qualités qui la font pardonner. A des sentimens élevés il joignait beaucoup de générosité, d'affabilité, de prudence; et, ce que ses compatriotes estimaient plus que tout le reste, nul ne l'égalait en bravoure[943].» Il avait pour femme la belle Chiomara, non moins célèbre par sa vertu et sa force d'ame que par l'éclat de sa beauté.

Note 941: Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 26.

Note 942: Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 9.—Suidas voce Όρτιάγων.

Note 943: Εύεργετικός ήν καί μεγαλόψυχος, καί κατά τάς έντεύξεις εϋχαρις καί συνετός · τό γάρ συνέχον παρά Γαλάταις, άνδρώδης ήν καί δυναμικός πρός τάς πολεμικάς χρείας. Polyb. Collect. Constant. Aug. Porphyrogen.

Cependant le jeune Attale, frère d'Eumêne (celui-ci était alors à Rome), ne restait pas inactif, et, par ses intrigues, cherchait à préparer les voies aux Romains. Il attira dans leurs intérêts le tétrarque Épossognat, ami particulier d'Eumène, et qui, seul de tous les tétrarques gaulois, s'était opposé dans le conseil à ce que la nation secourût Antiochus[944]. Mais la connivence d'Épossognat les servit peu; car aucun chef ne partagea sa défection, et le peuple repoussa avec mépris la proposition de parler de paix[945], tandis qu'il avait les armes à la main. Dès les premiers jours du printemps, Cn. Manlius se mit en route avec son armée, forte de vingt-deux mille légionnaires[946], et il se fit suivre par Attale et l'armée pergaméenne, qui renfermait les meilleures troupes de la Grèce asiatique, et des corps d'élite levés soit en Thrace soit en Macédoine[947]. Avant de mettre le pied sur le territoire gaulois, le consul fit faire halte à ses légions, et crut nécessaire de les haranguer. D'abord il regardait cette guerre comme dangereuse; mais surtout il craignait que les discours des Asiatiques, en exagérant encore le péril, n'eussent agi défavorablement sur l'esprit du soldat romain. Il s'étudia donc à combattre ces terreurs, cherchant à démontrer, par des raisons qu'il supposait spécieuses, que ces mêmes Gaulois, redoutables aux bords du Rhône ou du Pô, ne pouvaient plus l'être aux bords du Sangarius et de l'Halys, du moins pour des légions romaines.

Note 944: Tit. Liv. l. XXXVIII c. 18.

Note 945: Polyb. ex excerptis legation. XXXIII.

Note 946: Tit. Liv. l. XXXVII, c. 39.

Note 947: Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 12, 18; XXXVII, c. 39.

«Soldats, leur dit-il, je sais que, de toutes les nations qui habitent l'Asie, aucune n'égale les Gaulois en renommée guerrière. C'est au milieu des plus pacifiques des humains que ces hordes féroces, après avoir parcouru tout l'univers, sont venues fonder un établissement. Cette taille gigantesque, cette épaisse et ardente crinière, ces longues épées, ces hurlemens, ces danses convulsives, tout en eux semble avoir été calculé pour inspirer l'effroi[948]. Mais que cet appareil en impose à des Grecs, à des Phrygiens, à des Cariens; pour nous, qu'est-ce autre chose qu'un vain épouvantail? Une seule fois jadis, et dans une première rencontre, ils défirent nos ancêtres sur les bords de l'Allia. Depuis cette époque, voilà près de deux cents ans que nous les égorgeons ou que nous les chassons devant nous, comme de vils troupeaux; et les Gaulois ont valu à Rome plus de triomphes que le reste du monde. D'ailleurs l'expérience nous l'a montré, pour peu qu'on sache soutenir le premier choc de ces guerriers fougueux, ils sont vaincus; des flots de sueur les inondent, leurs bras faiblissent, et le soleil, la poussière, la soif, au défaut du fer, suffisent pour les terrasser[949]. Ce n'est pas seulement dans les combats réglés de légions contre légions, que nous avons éprouvé leurs forces, mais aussi dans les combats d'homme à homme. Encore était-ce à de véritables Gaulois, à des Gaulois indigènes, élevés dans leur pays, que nos ancêtres avaient affaire. Ceux-ci ne sont plus qu'une race abâtardie, qu'un mélange de Gaulois et de Grecs, comme leur nom l'indique assez[950]. Il en est des hommes comme des plantes et des animaux, qui, malgré leurs qualités primitives, dégénèrent dans un sol étranger, sous l'influence d'un autre climat. Vos ennemis ne sont que des Phrygiens accablés sous le poids des armes gauloises[951]; vous les avez battus quand ils faisaient partie de l'armée d'Antiochus, vous les battrez encore. Des vaincus ne tiendront pas contre leurs vainqueurs, et tout ce que je crains, c'est que la mollesse de la résistance ne diminue la gloire du triomphe.

      Note 948: Omnia de industriâ composita ad terrorem.
      Tit. Livius. l. XXXVIII, c. 17.

Note 949: Jam usu hoc cognitum est, si primum impetum, quem fervido ingenio et cæcâ irâ effundunt, sustinueris; fluunt sudore et lassitudine membra, labant arma;… sol, pulvis, sitis, ut ferrum non admoveas, prosternunt. Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 17.

      Note 950: Et illis majoribus nostris, cum haud dubiis Gallis, in
      terrâ suâ genitis, res erat; hi jàm degeneres sunt misti, et
      Gallo-Græci, verè quod appellantur. Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 17.

      Note 951: Phrygas igitur gallicis oneratos armis, sicut in acie
      Antiochi cecidistis, victos victores cædetis.
      Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 17.

«Les bêtes sauvages nouvellement prises conservent d'abord leur férocité naturelle, puis s'apprivoisent peu à peu; il en est de même des hommes. Croyez-vous que les Gaulois soient encore aujourd'hui ce qu'ont été leurs pères et leurs aïeux? Forcés de chercher hors de leur patrie la subsistance qu'elle leur refusait, ils ont longé les côtes de l'Illyrie, parcouru la Péonie et la Thrace, en s'ouvrant un passage à travers des nations presque indomptables; enfin ils ne se sont établis dans ces contrées que les armes à la main, endurcis, irrités même par tant de privations et d'obstacles[952]. Mais l'abondance et les commodités de la vie, la beauté du ciel, la douceur des habitans, ont peu à peu amolli l'âpreté qu'ils avaient apportée dans ces climats. Pour vous, enfans de Mars, soyez en garde contre les délices de l'Asie; fuyez au plus tôt cette terre dont les voluptés peuvent corrompre les plus mâles courages, dont les mœurs contagieuses deviendraient fatales à la sévérité de votre discipline. Heureusement vos ennemis, tout incapables qu'ils sont de vous résister, n'en ont pas moins conservé parmi les Grecs la renommée qui fraya la route à leurs pères. La victoire que vous remporterez sur ces Gaulois dégénérés vous fera autant d'honneur que si vous trouviez dans les descendans un ennemi digne des ancêtres et de vous[953].»

      Note 952: Extorres inopiâ agrorum, profecti domo, per asperrimam
      Illyrici oram, Pæoniam indè et Thraciam, pugnando cum ferocissimis
      gentibus, emensi, has terras ceperunt… Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 17.

      Note 953: Bellique gloriam victores eamdem inter socios habebitis,
      quàm si, servantes antiquum specimen animorum, Gallos vicissetis.
      Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 17.

Manlius se dirigea du côté de Pessinunte. Pendant sa marche, la population phrygienne et grecque lui adressait de toutes parts des députés pour faire acte de soumission[954]. Il reçut aussi des émissaires du tétrarque Épossognat, qui le priait de ne point attaquer les Tolistoboïes avant que lui, Épossognat, n'eût fait une nouvelle tentative pour amener la paix; car il se rendait lui-même auprès des chefs tolistoboïes dans cette intention. Le consul consentit à différer les hostilités quelques jours encore; cependant il entra plus avant dans la Galatie, et traversa le pays que l'on nommait Axylon[955], et qui devait ce nom au manque absolu de bois, même de broussailles, si bien que les habitans se servaient de fiente de bœuf pour combustible. Tandis que les Romains étaient campés près du fort de Cuballe; un corps de cavalerie gauloise parut tout à coup en poussant de grands cris, chargea les postes avancés des légions, les mit en désordre, et tua quelques soldats; mais l'alarme étant parvenue au camp, la cavalerie du consul en sortit par toutes les portes, et repoussa les assaillans[956]. Manlius dès lors se tint sur ses gardes, marcha en bon ordre, et n'avança plus sans avoir bien fait reconnaître le pays. Arrivé au bord du Sangarius, qui n'était point guéable, il y fit jeter un pont et le traversa.

Note 954: Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 18.

Note 955: Άξυλον, sans bois.

Note 956: Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 18.

Pendant qu'il suivait la rive du fleuve, un spectacle bizarre frappa ses yeux et ceux de l'armée. Il vit s'avancer vers lui les prêtres de la grande déesse, en habits sacerdotaux, déclamant avec emphase des vers où Cybèle promettait aux Romains une route facile, une victoire assurée et l'empire du pays[957]. Le consul répondit qu'il en acceptait l'augure; il accueillit avec joie ces utiles transfuges et les retint près de lui dans son camp. Le lendemain il atteignit la ville de Gordium qu'il trouva complètement vide d'habitans, mais bien fournie de provisions de toute espèce[958]. Là, il apprit que toutes les sollicitations d'Épossognat avaient échoué, et que les Gaulois, abandonnant leurs habitations de la plaine, avec leurs femmes, leurs enfans, leurs troupeaux et tout ce qu'ils pouvaient emporter, se fortifiaient dans les montagnes. C'était au milieu de tout ce désordre que les prêtres de la Grande Déesse s'étaient déclarés pour les Romains, et, désertant Pessinunte, étaient venus mettre au service du consul l'autorité d'Agdistis et de ses ministres.

Note 957: Galli Matris Magnæ à Pessinunte occurrere cum insignibus suis, vaticinantes fanatico carmine, Deam Romanis viam belli et victoriam dare, imperiumque ejus regionis. Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 18.—Suidas voce Γάλλοι.

Note 958: Tit. Liv. l. XXXVIII, ub. sup.—Flor. l. II, c. 11.

L'avis unanime des trois chefs de guerre Ortiagon, Gaulotus et Combolomar, avait fait adopter aux Galates ce plan de défense. Voyant la population indigène fuir ou se soumettre sans combat, et le sacerdoce phrygien, tourner son influence contre eux, ils crurent prudent d'évacuer leurs villes, même leurs châteaux forts, et de se transporter en masse dans des lieux d'accès difficile, pour s'y défendre autant qu'ils le pourraient. Les Tolistoboïes se retranchèrent sur le mont Olympe, les Tectosages sur le mont Magaba, à dix milles d'Ancyre; les Trocmes mirent leurs femmes et leurs enfans en dépôt dans le camp des Tectosages, et se rendirent à celui des Tolistoboïes, menacé directement par le consul[959]. Maîtres des plus hautes montagnes du pays, et approvisionnés de vivres pour plusieurs mois, ils se flattaient de lasser la patience de l'ennemi. Ou bien, pensaient-ils, il n'oserait pas les venir chercher sur ces hauteurs presque inaccessibles, ou bien, s'il en avait l'audace, une poignée d'hommes suffirait pour l'arrêter. Si, au contraire, il restait inactif au pied de montagnes couvertes de neiges et de glaces perpétuelles, dès que l'hiver approcherait, le froid et la faim ne tarderaient pas à l'en chasser. Bien que l'élévation et l'escarpement des lieux les défendissent suffisamment, ils environnèrent leurs positions d'un fossé et d'une palissade. Comme leur arme habituelle était le sabre et la lance, ils ne firent pas grande provision de traits et d'armes de jet, comptant d'ailleurs sur les cailloux que ces montagnes âpres et pierreuses leur fourniraient en abondance[960].

      Note 959: Tolistobogiorum civitatem Olympum montem cepisse; diversos
      Tectosagos alium montem qui Magaba dicitur petisse: Trocmos,
      conjugibus ac liberis apud Tectosagos depositis, armatorum agmine
      Tolistobogiis statuisse auxilium ferre. Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 19.
      —Flor. l. II, c. 11.

      Note 960: Saxa affatim præbituram asperitatem ipsam locorum
      credebant. Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 19.

Le consul s'était bien attendu qu'au lieu de joindre son ennemi corps à corps il aurait à combattre contre la difficulté du terrein; et il s'était approvisionné amplement de dards, de hastes, de balles de plomb, et de cailloux propres à être lancés avec la fronde. Pourvu de ces munitions, il marcha vers le mont Olympe et s'arrêta à cinq milles du camp gaulois. Le lendemain, il s'avança avec Attale et quatre cents cavaliers pour reconnaître ce camp et la montagne; mais tout à coup un détachement de cavalerie tolistoboïenne fondit sur lui, le força à tourner bride, lui tua plusieurs soldats, et en blessa un grand nombre. Le jour suivant, Manlius revint avec toute sa cavalerie pour achever la reconnaissance, et les Gaulois n'étant point sortis de leurs retranchemens, il fit à loisir le tour de la montagne. Il vit que, du côté du midi, des collines revêtues de terre s'élevaient en pente douce jusqu'à une assez grande hauteur; mais que, vers le nord, des rochers à pic rendaient tous les abords impraticables, à l'exception de trois: l'un au milieu de la montagne, recouverte en cet endroit d'un peu de terre; les deux autres, sur le roc vif, au levant d'hiver et au couchant d'été. Ces observations terminées, il vint le même jour dresser ses tentes au pied de la montagne[961].

Note 961: Tit. Liv. l. XXXVIII. c. 20.

Dès le lendemain, il se mit en devoir d'attaquer. Partageant son armée en trois corps, il se dirigea par la pente du midi et à la tête du plus considérable. L. Manlius, son frère, eut l'ordre de monter avec le second par le levant d'hiver, tant que le permettrait la nature des lieux et qu'il ne courrait aucun risque; mais il lui fut recommandé de s'arrêter, s'il rencontrait des escarpemens dangereux, et de rejoindre la division principale par des sentiers obliques. C. Helvius, commandant du troisième corps, devait tourner insensiblement le pied de la montagne et tâcher de la gravir par le couchant d'été. Les troupes auxiliaires furent également divisées en trois corps; le consul prit avec lui le jeune Attale; quant à la cavalerie, elle resta, ainsi que les éléphans, sur le plateau le plus voisin du point d'attaque. Il fut enjoint aux principaux officiers d'avoir l'œil à tout, afin de porter rapidement du secours là où il en serait besoin[962].

Note 962: Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 20.

Rassurés sur leurs flancs, qu'ils regardaient comme inabordables, les Gaulois envoyèrent d'abord quatre mille hommes fermer le passage du côté du midi, en occupant une hauteur éloignée de leur camp de près d'un mille; cette hauteur commandant la route, ils croyaient pouvoir s'en servir comme d'un fort pour arrêter la marche de l'ennemi[963]. A cette vue Cn. Manlius se prépara au combat. Ses vélites se portèrent en avant des enseignes, avec les archers crétois d'Attale, les frondeurs, et les corps de Tralles et de Thraces. L'infanterie légionaire suivit au petit pas, comme l'exigeait la roideur de la pente, ramassée sous le bouclier, de manière à éviter les pierres et les flèches. A une assez forte distance, le combat s'engagea à coups de traits, d'abord avec un succès égal. Les Gaulois avaient l'avantage du poste, les Romains celui de l'abondance et de la variété des armes. Mais l'action se prolongeant, l'égalité ne se soutint plus. Les boucliers étroits et plats des Gaulois ne les protégeaient pas suffisamment; bientôt même, ayant épuisé leurs javelots et leurs dards, ils se trouvèrent tout-à-fait désarmés, car, à cette distance, les sabres leur devenaient inutiles. Comme ils n'avaient pas fait choix de cailloux et de pierres, à l'avance, ils saisissaient les premiers que le hasard leur offrait, la plupart trop gros pour être maniables, et pour que des bras inexpérimentés sussent en diriger et en assurer les coups[964]. Les Romains cependant faisaient pleuvoir sur eux une grêle meurtrière de traits, de javelots, de balles de plomb qui les blessaient, sans qu'il leur fût possible d'en éviter les atteintes. L'historien de cette guerre, Tite-Live, nous a laissé un tableau effrayant du désespoir et de la fureur où cette lutte inégale jeta les Tolistoboïes.

      Note 963: Eo se rati velut castello iter impedituros.
      Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 21.

Note 964: Saxis, nec modicis, ut quæ non preparassent, sed quod cuique temerè trepidanti ad manum venisset, ut insueti, nec arte, nec viribus adjuvantes ictum, utebantur. Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 21.

«Aveuglés, dit-il, par la rage et par la peur, leur tête s'égarait; ils n'imaginaient plus aucun moyen de défense contre un genre d'attaque tout nouveau pour eux. Car, tant que les Gaulois se battent de près, des coups qu'ils peuvent rendre ne font qu'enflammer leur courage; mais lorsque, atteints par des flèches lancées de loin, ils ne trouvent pas sur qui se venger, ils rugissent, ils se précipitent les uns contre les autres comme des bêtes féroces que l'épieu du chasseur a frappées[965]. Une chose rendait leurs blessures encore plus apparentes, c'est qu'ils étaient complètement nus. Comme ils ne quittent jamais leurs habits que pour combattre, leurs corps blancs et charnus faisaient alors ressortir et la largeur des plaies et le sang qui en sortait à gros bouillons. Cette largeur des blessures ne les effraie pas; ils se plaisent, au contraire, à agrandir par des incisions celles qui sont peu profondes, et se font gloire de ces cicatrices comme d'une preuve de valeur[966]. Mais la pointe d'un dard affilé leur pénètre-t-elle fort avant dans les chairs, sans laisser d'ouverture bien apparente, et sans qu'ils puissent arracher le trait, honteux et forcenés, comme s'ils mouraient dans le déshonneur, ils se roulent à terre avec toutes les convulsions de la rage[967].» Tel était le spectacle que présentait la division gauloise opposée à Manlius; un grand nombre avaient mordu la poussière; d'autres prirent le parti d'aller droit à l'ennemi, et du moins ceux-ci ne périrent pas sans vengeance. Ce fut le corps des vélites romains qui leur fit le plus de mal. Ces vélites portaient au bras gauche un bouclier de trois pieds, dans la main droite des javelots qu'ils lançaient de loin, et à la ceinture une épée espagnole; lorsqu'il fallait joindre l'ennemi de près, ils passaient leurs javelots dans la main gauche, et tiraient l'épée[968]. Peu de Gaulois restaient encore sur pied; voyant donc les légions s'avancer au pas de charge, ils regagnèrent précipitamment leur camp, que la frayeur de cette multitude de femmes, d'enfans, de vieillards qui y étaient renfermés, remplissait déjà de tumulte et de confusion. Le vainqueur s'empara de la colline qu'ils venaient d'abandonner.

Note 965: Ubi ex occulto et procul levibus telis vulnerantur, nec quò ruant cæco impetu habent; velut feræ transfixæ in suos temerè incurrunt. Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 21.

Note 966: Interdùm insectâ cute, ubi latior quàm altior plaga est, etiàm gloriosiùs se pugnare putant. Tit. Liv. loc. citat.

Note 967: Iidem cùm aculeus sagittæ introrsùs tenui vulnere in speciem urit…. tùm in rabiem et pudorem tàm parvæ perimentis pestis versi, prosternunt corpora humi… Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 21.

Note 968: Hic miles tripedalem parmam habet et in dexterâ hastas, quibus eminùs utitur; gladio hispaniensi est cinctus; quòd si pede collato pugnandum est, translatis in lævam hastis stringit gladium. Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 21.

Cependant L. Manlius et C. Helvius, chacun dans sa direction, avaient monté au couchant et au levant tant qu'ils avaient trouvé des sentiers praticables; arrivés à des obstacles qu'ils ne purent franchir, ils rétrogradèrent vers la partie méridionale, et commencèrent à suivre d'assez près la division du consul. Celui-ci avec ses légions gagnait déjà la hauteur que ses troupes légères avaient d'abord occupée. Là il fit faire halte et reprit haleine; et montrant aux légionnaires le plateau jonché de cadavres gaulois, il s'écria: «Si la troupe légère vient de combattre avec tant de succès, que ne dois-je pas attendre de mes légions armées de toutes pièces et composées de l'élite des braves? Les vélites ont repoussé l'ennemi jusqu'à son camp, où l'a suivi la terreur; c'est à vous de le forcer dans son dernier retranchement[969].» Toutefois il fit prendre encore les devans à la troupe légère, qui, loin de rester oisives, pendant que les légions faisaient halte, avait ramassé tout à l'entour les traits épars, afin d'en avoir une provision suffisante. À l'approche des assiégeans, les Gaulois se rangèrent en ligne serrée devant les palissades de leur camp; mais exposés là aux projectiles comme ils l'avaient été sur la colline, ils rentrèrent derrière le retranchement, laissant aux portes une forte garde pour les défendre. Manlius alors ordonna de faire pleuvoir sur la multitude, dont l'enceinte du camp était encombrée, une grêle bien nourrie de dards, de balles et de pierres. Les cris effrayans des hommes, les gémissemens des femmes et des enfans, annonçaient aux Romains qu'aucun de leurs coups n'était perdu[970]. À l'assaut des portes, les légionaires eurent beaucoup à souffrir; mais leurs colonnes d'attaque se renouvelant, tandis que les Gaulois qui garnissaient le rempart, privés d'armes de jet, ne pouvaient être d'aucun secours à leurs frères; une de ces portes fut forcée, et les légions se précipitèrent dans l'intérieur[971].

      Note 969: Castra illa capienda esse, in quæ compulsus ab levi
      armaturâ hostis trepidet. Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 22.

      Note 970: Vulnerari multos, clamor permixtus mulierum atque puerorum
      ploratibus significabat. Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 22.

Note 971: Tit. Liv. l. C.

Alors la foule des assiégés déboucha tumultueusement par toutes les issues qui restaient encore libres. Dans son épouvante, nul danger, nul obstacle, nul précipice, ne l'arrêtait; un grand nombre, roulant au fond des abîmes, se tuèrent de la chute, ou restèrent à demi brisés sur la place. Le consul, maître du camp, en interdit le pillage à ses troupes et leur ordonna de s'acharner à la poursuite des fuyards. L. Manlius arriva dans cet instant, avec la seconde division; le consul lui fit la même défense, et l'envoya aussi poursuivre: lui-même, laissant les prisonniers sous la garde de quelques tribuns, partit de sa personne. A peine s'était-il éloigné, que C. Helvius survint avec le troisième corps; mais cet officier ne put empêcher ses soldats de piller le camp. Quant à la cavalerie romaine, elle était restée quelque temps dans l'inaction, ignorant et le combat et la victoire; bientôt apercevant les Gaulois que la fuite avait amenés au bas de la montagne, elle leur donna la chasse, en massacra et en fit prisonniers un grand nombre. Il ne fut pas aisé au consul de compter les morts, parce que, l'effroi ayant dispersé les fuyards dans les sinuosités des montagnes, beaucoup s'étaient perdus dans les précipices, ou avaient été tués dans l'épaisseur des forêts. Des récits invraisemblables portèrent leur nombre à quarante mille; les autres ne le firent monter qu'à dix mille. Celui des captifs, composés en grande partie de femmes, d'enfans et de vieillards, paraît avoir été de quarante mille[972].

Note 972: Claudius, qui bis pugnatum in Olympo monte scribit, ad quadraginta millia hominum cæsa, auctor est. Valerius Antias non plus decem millia. Numerus captivorum haud dubiè millia quadraginta explevit. Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 23.—Appian. Bell. Syriac. p. 115.

Après la victoire, le consul ordonna de réunir en monceau les armes des vaincus et d'y mettre le feu. Sans perdre un moment, il dirigea sa marche du côté des Tectosages, et arriva le surlendemain à Ancyre; là il n'était plus qu'à dix milles du second camp gaulois, formé sur le mont Magaba. Pendant le séjour qu'il fit dans cette ville, une des captives se signala par une action mémorable: c'était Chiomara, épouse du tétrarque Ortiagon, chef suprême des trois nations. Elle avait suivi son mari au mont Olympe, où il dirigeait la défense, et les désastres de cette journée l'avaient fait tomber prisonnière au pouvoir des Romains. Pour Ortiagon, échappé à rand' peine à la mort, il avait regagné Ancyre et de là le camp tectosage[973].

Note 973: Ab Olympo domum refugerat. Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 24.

Les captives gauloises avaient été placées sous la garde d'un centurion avide et débauché, comme le sont souvent les gens de guerre[974]. La beauté de Chiomara était justement célèbre; cet homme s'en éprit. D'abord il essaya la séduction; désespérant bientôt d'y réussir, il employa la violence; puis, pour calmer l'indignation de sa victime, il lui promit la liberté[975]. Mais plus avare encore qu'amoureux, il exigea d'elle à titre de rançon une forte somme d'argent, lui permettant de choisir entre ses compagnons d'esclavage celui qu'elle voudrait envoyer à ses parens, pour les prévenir d'apporter l'or demandé. Il fixa le lieu de l'échange près d'une petite rivière qui baignait le pied du coteau d'Ancyre. Au nombre des prisonniers détenus avec l'épouse d'Ortiagon, était un de ses anciens esclaves; elle le désigna, et le centurion, à la faveur de la nuit, le conduisit hors des postes avancés. La nuit suivante, deux parens de Chiomara arrivèrent près du fleuve, avec la somme convenue, en lingots d'or; le Romain les attendait déjà, mais seul, avec la captive, car la vendant subreptivement et par fraude, il n'avait mis dans la confidence aucun de ses compagnons. Pendant qu'il pèse l'or qu'on venait de lui présenter (c'était, aux termes de l'accord, la valeur d'un talent attique[976]) Chiomara s'adressant aux deux Gaulois, dans sa langue maternelle, leur ordonne de tirer leurs sabres et d'égorger le centurion[977]. L'ordre est aussitôt exécuté. Alors elle prend la tête, l'enveloppe d'un des pans de sa robe, et va rejoindre son époux. Heureux de la revoir, Ortiagon accourait pour l'embrasser; Chiomara l'arrête, déploie sa robe, et laisse tomber la tête du Romain. Surpris d'un tel spectacle, Ortiagon l'interroge; il apprend tout à la fois l'outrage et la vengeance[978]. «O femme, s'écria-t-il, que la fidélité est une belle chose!—Quelque chose de plus beau, reprit celle-ci, c'est de pouvoir dire: deux hommes vivans ne se vanteront pas de m'avoir possédée[979]». L'historien Polybe raconte qu'il eut à Sardes un entretien avec cette femme étonnante, et qu'il n'admira pas moins la finesse de son esprit que l'élévation et l'énergie de son ame[980].

Note 974: Cui custodiæ centurio præerat, et libidinis et avaritiæ militaris. Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 24.

Note 975: Is primò ejus animum tentavit quam quum abhorrentem à voluntario videret stupro, corpori, quod servum fortunâ erat, vim fecit. Deindè ad leniendam indignitatem injuriæ, spem reditûs ad suos mulieri facit. Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 24.—Plutarch. de Virtut. mulierum, p. 258.—Valer. Maxim. l. VI, c. 1.—Suidas voce Όρτιάγων —Flor. l. II, c. 11.—Aurel Victor. c. 55.

Note 976: Summam talenti attici (tanti enim pepigerat)…. Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 24.

      Note 977: Mulier, linguâ suâ, stringerent ferrum, et centurionem
      pensentem aurum occiderent, imperavit. Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 24.
      —Valer Maxim. l. VI, c. 1.

Note 978: Priùsquam complecteretur, caput centurionis antè pedes ejus abjecit. Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 24.—Et injuriæ et ultionis suæ ordinem exposuit. Valerius Maxim. l. VI, c. 1.

      Note 979: Ώ γύναι, καλόν ή πίστις. Ναί, εἶπεν, άλλά κάλλιον ένα μόνον
      ζήν έμοί συγγεγενημένον. Plutarch. de virtut. mulier. p. 258.

      Note 980: Ταύτην μέν ό Πολύϐίός φησι διά λόγων έν Σάρδεσι γενόμενος
      θαυμάσαι τό τε φρόνημα καί τήν σύνεσιν. Plutarch. de virt. mul. l. c.

Tandis que cet événement tenait en émoi tout le camp romain, des envoyés gaulois y arrivèrent, priant le consul de ne point se mettre en marche sans avoir accordé à leurs chefs une entrevue, protestant qu'il n'était point de conditions qu'ils n'acceptassent plutôt que de continuer la guerre. Manlius leur donna rendez-vous pour le lendemain à égale distance d'Ancyre et de leur camp; il s'y rendit à l'heure convenue avec une escorte de cinq cents cavaliers, mais il ne vit paraître aucun Gaulois. Dès qu'il fut rentré, les mêmes envoyés revinrent pour excuser leurs chefs, auxquels des motifs de religion, disaient-ils, n'avaient pas permis de sortir[981], et annoncèrent que les premiers de la nation se présenteraient à une seconde conférence, munis de pleins pouvoirs; le consul promit d'y envoyer Attale. La conférence eut lieu en effet entre les députés gaulois et le jeune prince de Pergame, qui avait une escorte de trois cents chevaux, et l'on y arrêta les bases d'un traité. Mais comme la présence du général romain était nécessaire pour conclure, on convint que Manlius et les chefs gaulois s'aboucheraient le lendemain. La tergiversation des Tectosages avait deux motifs: le premier de donner à leurs femmes et à leurs enfans le temps de se mettre en sûreté avec leurs effets au-delà du fleuve Halys, et le second de surprendre le consul lui-même et de l'enlever[982]. C'est ce que devait exécuter un corps de mille cavaliers d'élite et d'une audace à toute épreuve.

Note 981: Oratores redeunt, excusantes religione objectâ, venire reges non posse. Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 25.

Note 982: Frustratio Gallorum eò spectabat, primùm ut tererent tempus, donec res suas, cum conjugibus ac liberis, trans Halyn flumen trajicerent: deindè quòd ipsi consuli… insidiabantur. Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 25.—Polyb. ex excerpt. legationib. XXXIV.

La fortune voulut que ce jour-là même les tribuns envoyassent au fourrage et au bois, vers l'endroit fixé pour l'entrevue, un corps nombreux de cavalerie, et qu'ils plaçassent plus près du camp, dans la même direction, un second poste de six cents chevaux, qui devait appuyer les fourrageurs. Manlius se mit en route, comme la première fois, avec une escorte de cinq cents hommes; mais à peine eut-il fait cinq milles, qu'il aperçut les Gaulois qui accouraient sur lui à toute bride. Il s'arrête, anime sa troupe et soutient la charge. Bientôt, forcé de battre en retraite, il le fait d'abord au petit pas; sans tourner le dos ni rompre les rangs; enfin le danger devenant plus pressant, les Romains se débandent et se dispersent. Les Gaulois les poursuivent l'épée dans les reins, en tuent un grand nombre, et allaient s'emparer du consul, lorsque les six cents cavaliers destinés à soutenir les fourrageurs surviennent attirés par les cris de leurs camarades. Alors le combat se rétablit; mais en même temps accourent de tous côtés les fourrageurs; partout les Gaulois ont des ennemis sur les bras. Harassés, et serrés de près par des troupes fraîches, la fuite ne leur fut ni facile, ni sûre[983]. Les Romains ne firent point de prisonniers, et le lendemain l'armée entière, ne respirant que vengeance, arriva en présence du camp gaulois[984].

      Note 983: Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 25.—Polyb. ex excerpt. legat,
      XXXIV.—Appian. Bell. Syriac. p. 115.

      Note 984: Captus est nemo: Romani, ardentibus irâ animis, postero
      die, omnibus copiis ad hostem perveniunt. T. L. l. XXXVIII, c. 25.

Le consul en personne passa deux jours à reconnaître la montagne, afin que rien n'échappât à ses observations; le troisième, il partagea son armée en quatre corps, dont deux devaient marcher de front à l'ennemi, tandis que les deux autres iraient le prendre en flanc. L'infanterie tectosage et trocme, élite de l'armée et formant cinquante mille combattans, occupait le centre; la cavalerie, dont les chevaux étaient inutiles au milieu de ces rochers escarpés, avait mis pied à terre au nombre de dix mille hommes, et pris son poste à l'aile droite. A la gauche étaient les quatre mille auxiliaires commandés par Ariarathe, roi de Cappadoce, et Murzès, roi de Paphlagonie. Les dispositions du consul furent les mêmes qu'au mont Olympe; il plaça en première ligne les troupes armées à la légère, sous la main desquelles il eut soin de faire mettre une ample provision de traits de toute espèce. Ainsi les choses se trouvaient de part et d'autre dans le même état qu'à la bataille du mont Olympe, sauf la confiance plus grande chez les Romains, affaiblie chez les Gaulois; car les Tectosages ressentaient comme un échec personnel la défaite de leurs frères[985]. Aussi l'action, engagée de la même manière, eut le même dénouement. Couverts d'une nuée de traits, les Gaulois n'osaient s'élancer hors des rangs, de peur d'exposer leurs corps à découvert; et plus ils se tenaient serrés, plus ces traits portaient coup sur une masse qui servait de but aux tireurs. Manlius, persuadé que le seul aspect des drapeaux légionnaires déciderait la déroute, fit rentrer dans les intervalles les divisions des vélites et les autres auxiliaires, et avancer le corps de bataille. Les Gaulois, effrayés par le souvenir de la défaite des Tolistoboïes, criblés de traits, épuisés de lassitude, ne soutinrent pas le choc; ils battirent en retraite vers leur camp; un petit nombre seulement s'y renferma, la plupart se dispersèrent à droite et à gauche. Aux deux ailes, le combat dura plus long-temps; mais enfin la déroute devint générale. Le camp fut pris et pillé; huit mille Gaulois jonchèrent la place[986]; le reste se retira au-delà du fleuve Halys, où les femmes et les enfans avaient été mis en sûreté. Tel fut le désespoir ou plutôt la rage des vaincus, qu'on vit des prisonniers mordre leurs chaînes et chercher à s'étrangler les uns les autres[987]. Le butin trouvé dans le camp fut immense. Les Galates ralliés sur l'autre rive de l'Halys voulurent d'abord continuer la guerre; mais se voyant la plupart blessés, sans armes, et dans un entier dénûment, ils fléchirent et demandèrent à traiter. Manlius leur ordonna d'envoyer des députés à Éphèse; pour lui, comme on était au milieu de l'automne, il se hâta de quitter le voisinage du Taurus où le froid se faisait déjà sentir, et ramena son armée hiverner le long des côtes[988].

Note 985: Omnia eadem utrimque, quæ fuerant in priore prælio, erant præter animos, et victoribus ab re secundâ auctos, et hostibus fractos: quia etsi non ipsi victi erant, suæ gentis hominum cladem pro suâ ducebant. Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 26.

      Note 986: Octo millia ceciderunt. Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 27.
      —Appian. Bell. Syriac. p. 115.

      Note 987: Sed alligati miraculo quodam fuere, quùm catenas morsibus
      et ore tentassent, quum offocandas invicem fauces præbuissent.
      Flor. l. II, c. 11.

      Note 988: Ipse (jam enim medium autumni erat) locis gelidis
      propinquitate Tauri montis excedere properans, victorem exercitum in
      hiberna maritimæ oræ reduxit. Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 27.

ANNEE 188 avant J.-C.

Les acclamations de toutes les villes qui avaient embrassé le parti romain l'accueillirent à son passage. «Si la victoire remportée sur Antiochus était plus brillante, disent les historiens, celle-ci fut plus agréable aux alliés de la république[989]. Car la domination syrienne, avec ses tributs et son oppression, paraissait encore plus supportable que le voisinage de ces hordes toujours prêtes à fondre sur l'Asie, comme un orage impétueux[990].» Voilà ce que pensaient les villes de la Troade, de l'Éolide et de l'Ionie; et elles envoyèrent en grande pompe à Éphèse des ambassadeurs chargés d'offrir des couronnes d'or à Manlius, comme au libérateur de l'Asie[991]. Ce fut au milieu de ces réjouissances que les plénipotentiaires gaulois et ceux d'Ariarathe arrivèrent auprès du consul; les premiers pour traiter de la paix, les seconds pour solliciter le pardon de leur maître, coupable d'avoir secouru Antiochus son beau-père et les Galates ses alliés. Ce roi, vivement réprimandé, fut taxé à deux cents talens d'argent, en réparation de son crime. Bien au contraire, le consul fit aux Kimro-Galls l'accueil le plus bienveillant[992]; néanmoins ne voulant rien terminer sans les conseils d'Eumène, alors absent, il fixa, pour l'été suivant, une seconde conférence, dans la ville d'Apamée, sur l'Hellespont. Satisfaits du coup dont ils venaient de frapper la Galatie, les Romains, loin de pousser à bout cette race belliqueuse, qui conservait encore une partie de sa force, employèrent tous leurs efforts à se l'attacher. Aux conférences d'Apamée, il ne fut question ni de tribut, ni de changemens dans les lois ou le gouvernement des Galates. Tout ce qu'exigeait Manlius, c'était qu'ils rendissent les terres enlevées aux alliés de Rome[993], qu'ils renonçassent à leur vagabondage inquiétant pour leurs voisins, enfin, qu'ils fissent avec Eumène une alliance intime et durable[994]. Ces conditions furent acceptées.

Note 989: Ούχ οϋτως έχάρησαν Άντιόχου ληφθέντος έπί τψ δοκεϊν άπολελΰσθαι, τινές μέν φόρων, οί δέ φρουράς, καθόλου δέ πάντες βασιλικών προσταγμάτων… Polyb. ex excerpt. legat. XXXV.

      Note 990: Tolerabilior regia servitus fuerat, quàm feritas immanium
      barbarorum, incertusque in dies terror, quò velut tempestas eos
      populantes inferret. Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 37.

      Note 991: Coronas aureas attulerant. Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 37.
      —Polyb. excerpt. legat, XXXV.

      Note 992: Φιλανθρώπως άποδεξάμενος. Polyb. loc. cit.
      —T. L. l. XXXVIII, c. 37.

Note 993: Suidas, voce Γαλατία.

Note 994: Ut morem vagandi cum armis finirent, agrorumque suorum terminis se continerent; pacem… cum Eumene servarent. Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 40.

ANNEE 187 avant J.-C.

L'humiliation des Gaulois, publiée chez toutes les nations orientales, par des récits lointains et exagérés, environna le nom romain d'un nouvel éclat. «Juda, dit un annaliste juif contemporain; Juda a entendu le nom de Rome, et le bruit de sa puissance….. Il a appris ses combats, et les grandes choses qu'elle a opérées en Galatie, comment elle a subjugué les Galates et leur a imposé tribut[995].» A Rome, les succès du consul eurent moins de faveur; plusieurs patriciens trouvèrent mauvais qu'il eût entrepris la guerre sans ordres formels du sénat; et deux de ses lieutenans, jaloux de lui, firent opposition lorsqu'il demanda le triomphe. On lui objectait l'illégalité d'une guerre qui n'avait été précédée ni de l'envoi d'ambassadeurs, ni des cérémonies exigées par la religion. «Manlius, ajoutait-on, avait consulté dans cette affaire beaucoup plus son ambition que l'intérêt public. Que de peines ses lieutenans n'avaient-ils pas eues à l'empêcher de franchir le Taurus malgré les malheurs dont la Sibylle menaçait Rome, si jamais ses enseignes osaient dépasser cette borne fatale? Le consul pourtant s'en était approché autant qu'il avait pu; n'avait-il pas été camper sur la cime même, au point de départ des eaux[996]?» Enfin on reproduisait contre lui, pour ravaler la gloire du succès, des argumens pareils à ceux dont il s'était lui-même servi, près de la frontière gallo-grecque, pour combattre les terreurs de ses soldats.

Note 995: Et audivit Judas nomen Romanorum, quia sunt potentes viribus… Et audierunt prælia eorum, et virtutes bonas quas fecerunt in Galatiâ: quia obtinuerunt eos et duxerunt sub tributum. Machab. l. I, c. VIII, v. 1 et 2.

Note 996: Cupientem transire Taurum, ægrè omnium legatorum precibus, ne carminibus Sibyllæ prædictam superantibus terminos fatales cladem experiri vellet, retentum: admovisse tamen exercitum, et propè ipsis jugis ad divortia aquarum castra posuisse. Tit. Liv. l. XXXVIII c. 46.

Manlius répondit avec éloquence[997]; il prouva que sa conduite avait été conforme aux intérêts et à la politique du sénat; il adjura son prédécesseur, L. Scipion, de témoigner que cette guerre ne pouvait être différée sans danger. Il ajouta: «Je n'exige pas, sénateurs, que vous jugiez des Gaulois habitans de l'Asie par la barbarie connue de la nation gauloise, par sa haine implacable contre le nom romain. Laissez de côté ces justes préventions, et n'appréciez les Gallo-Grecs qu'en eux-mêmes, indépendamment de toute autre considération. Plût aux dieux qu'Eumène fût ici présent avec les magistrats de toutes les villes de l'Asie! Certes, leurs plaintes auraient bientôt fait justice de ces accusations. A leur défaut, envoyez des commissaires chez tous les peuples de l'Orient; faites-leur demander si on ne les a pas affranchis d'un joug plus rigoureux en réduisant les Gaulois à l'impuissance de nuire, qu'en reléguant Antiochus au-delà du mont Taurus. Que l'Asie tout entière vous dise combien de fois ses campagnes ont été ravagées, ses belles cités pillées, ses troupeaux enlevés; qu'elle vous exprime son affreux désespoir, quand elle ne pouvait obtenir le rachat de ses captifs, quand elle apprenait que ses enfans étaient immolés par les Gaulois à des dieux farouches et sanguinaires comme eux[998]. Sachez que vos alliés ont été les tributaires des Gallo-Grecs, et qu'affranchis par vous de la domination d'un roi, ils n'en continueraient pas moins de payer tribut, si je m'étais endormi dans une honteuse inaction. L'éloignement d'Antiochus n'aurait servi qu'à rendre le joug des Gaulois plus oppressif, et vos conquêtes en-deçà du mont Taurus auraient agrandi leur empire et non le vôtre[999].»

Note 997: Tite Live donne comme authentique le discours qu'il lui fait tenir: Manlium in hunc maximè modum respondisse accepimus. l. XXXVIII, c. 47.

      Note 998: Quum vix redimendi captivos copia esset, et mactatas
      humanas hostias immolatosque liberos suos audirent.
      Tit. Liv. l. XXXVIII, c. 47.

      Note 999: Gallorum imperio, non vestro adjecissetis.
      Tit. liv. l. XXXVIII, c. 48.

Après ces vives discussions, Manlius obtint le triomphe. Il étala dans cette solennité les couronnes d'or que lui avaient décernées les villes d'Asie, des sommes considérables en lingots et en monnaie d'or et d'argent, ainsi qu'un immense amas d'armes et de dépouilles entassées dans des chariots. Cinquante-deux chefs gaulois, les mains liées derrière le dos, précédaient son char[1000].

Note 1000: Tit. liv. l. XXXIX, c. 6.

ANNEES 187 à 63 avant J.-C.

A la faveur de cette paix forcée où l'asservissement de l'Asie réduisait les Galates, ceux-ci s'adoucirent rapidement et entrèrent dans la civilisation asiatique. On les voit renoncer à leur culte national, dont il ne se montre plus dès lors une seule trace, et figurer comme grands-prêtres dans les temples des religions grecque et phrygienne. Ainsi on trouve un Brogitar, pontife de la mère des dieux, à Pessinunte[1001]; un Dytœt, fils d'Adiato-rix, grand pontife de la Comane[1002], et plusieurs femmes, entre autres la courageuse et infortunée Camma, dont nous parlerons tout à l'heure, desservant les temples des déesses indigènes[1003]. Une statue colossale de Jupiter fut élevée à Tavion[1004]; Ancyre se rendit fameuse par ses fêtes en l'honneur d'Esculape, et par des jeux isthmiens, pythiens, olympiens, qui attirèrent le concours de toute la Grèce[1005]. Les tétrarques gaulois se piquèrent bientôt d'imiter les manières des despotes et des satrapes asiatiques. Ils voulurent faire, avec eux, assaut de somptuosité, et étalèrent dans leurs festins cette prodigalité absurde, magnificence des peuples à demi barbares. On rapporte qu'un certain Ariamne, jaloux d'effacer en savoir vivre tous les tétrarques ses rivaux, publia qu'il tiendrait table ouverte à tout venant pendant une année entière[1006]. Il fit construire à cet effet autour de sa maison de vastes enclos de roseaux et de feuillages, et dresser des tables permanentes qui pouvaient recevoir plus de quatre cents personnes. De distance en distance furent établis des feux où des chaudières de toute dimension, remplies de toutes sortes de viandes, bouillaient jour et nuit. Des magasins, construits dans le voisinage, renfermaient les approvisionnemens, en vin et en farine, amassés de longue-main; et des parcs à bœufs, à porcs, à moutons, à chèvres, placés à proximité, alimentaient le service des tables[1007]. Il est permis de croire qu'Ariamne, n'oublia pas, dans cette occasion, ces jambons de Galatie dont la réputation était si grande[1008]. Ce festin dura un an, et non-seulement Ariamne traita à discrétion la foule qui accourait chaque jour des villes et des campagnes voisines, mais il faisait arrêter sur les chemins les voyageurs et les étrangers, ne leur laissant point la liberté de continuer leur route, qu'ils ne se fussent assis à ses tables[1009].

Note 1001: Cicer. de Arusp. respons. nº 28.

Note 1002: Strabon. l. XII, p. 558.

Note 1003: Plutarch. de Virtut. mulier. p. 257.—Polyæni Stratag. l. VIII, c. 39.—Inscript. d'Ancyre, Tournef. t. II, p. 450.—Montf. palæograph. p. 154, 155 et suiv.

Note 1004: Διός κολοσσός χαλκοΰς. Strab. l. XII, p. 567.

Note 1005: Spanheim gotha numaria. p. 462 et suiv.

Note 1006: Athenæ. l, IV, c. 10.

Note 1007: Athenæ. l. IV, c. 13.

      Note 1008: Κάλλισται μέν γάρ αί γαλατικαί (πέρναι).
      Athen. l. XIV, c. 21.

      Note 1009: Άλλά καί οί παριόντες ξένοι ϋπό τών ύφεστηκότων παίδων ούκ
      ήφίεντο, έως άν μεταλάβωσι τών παρασκενασθέντων. Athen. l. IV, c. 15.

Ce goût pour la magnificence se développa chez les femmes gallo-grecques avec non moins de vivacité que chez leurs maris. Les anciens vêtemens de laine grossière firent place aux tissus de pourpre, que rehaussaient de riches parures; et l'on ne vit plus l'épouse du tétrarque d'Ancyre ou de Pessinunte se contenter de la bouillie, qu'elle emportait jadis dans une marmite, pour son repas et celui de ses enfans, quand elle allait passer la journée au bain[1010]. Cependant ce progrès du luxe chez les dames galates ne corrompit point l'énergique sévérité de leurs mœurs. Au milieu de la dissolution asiatique, elles méritèrent toujours d'être citées comme des modèles de chasteté; et les traits recueillis dans leur vie ne font pas les pages les moins édifiantes des livres anciens consacrés aux vertus des femmes. Nous rapporterons ici un de ces traits fameux dans l'antiquité, et que deux écrivains grecs nous ont transmis.

Note 1010: Αί δέ Γαλατών γυναϊκες είς τα βαλανεϊα πόλτου χύτρας είσφέρουσαι, μετά τών παίδων ήσθιον, όμοῦ λουόμεναι. Plut. Sympos. l. VIII, quæst. 9.

Le tétrarque Sinat avait épousé une jeune et belle femme nommée Camma, prêtresse de Diane, pour qui elle entretenait une dévotion toute particulière. C'était dans les pompes religieuses, quand la prêtresse, vêtue de magnifiques habits, offrait l'encens et les sacrifices; c'était alors que sa beauté paraissait briller d'un éclat tout céleste[1011]; Sino-rix, jeune tétrarque, parent de Sinat, la vit, et ne forma plus d'autre désir au monde que le désir d'en être aimé. Il essaya tout, mais vainement. Désespéré, il s'en prit à celui qu'il regardait comme le plus grand obstacle à son bonheur; il attaqua Sinat par trahison, et le fit périr. Comme le meurtrier était puissant et riche, les juges fermèrent les yeux, et le meurtre demeura impuni. Camma supporta ce coup avec une ame forte et résignée; on ne la vit ni pleurer ni se plaindre; mais, renonçant à toute société, même à celle de ses proches, et dévouée entièrement au service de la déesse, elle ne voulut plus quitter son temple, ni le jour, ni la nuit. Quelques mois se passèrent, et Sino-rix l'y vint poursuivre encore de son amour. «Si je suis coupable, lui répétait-il, c'est pour t'avoir aimée; nul autre sentiment n'a égaré ma main[1012].» Camma, d'un autre côté, se vit persécutée par sa famille, qui, appuyant avec chaleur la poursuite du jeune tétrarque, ne cessait d'exalter sa puissance, sa richesse, et les autres avantages par lesquels il surpassait de beaucoup, disait-on, l'homme qu'elle s'obstinait à regretter. Dès lors, elle n'eut plus de repos qu'elle ne consentît à ces liens odieux. Elle feignit donc de céder, et le jour du mariage fut convenu.

Note 1011: Έπιφανεστέραν δέ αύτήν έποίει καί τό τής Άρτέμιδος ίέρειαν είναι, περί τε τάς πομπάς άεί καί θυσίας κεκοσμημένην όράσθαι μεγαλοπρεπώς. Plut. de Virtutib. mulier. p. 257.

Note 1012: Άνελών έκεϊνον έρωτι τής Κάμμας, μή δι΄ έτέραν τινά πονηρίαν… Plut. de Virt. mul. p. 258.

Dès que parut ce jour tant souhaité, Sino-rix, environné d'un cortège nombreux et brillant, accourut au temple de Diane. Camma l'y attendait; elle s'approcha de lui avec calme, le conduisit à l'autel, et prenant, suivant l'usage, une coupe d'or remplie de vin, après en avoir répandu quelques gouttes en l'honneur de la déesse, elle but, et la présenta au tétrarque[1013]. Ivre de bonheur, le jeune homme la porte à ses lèvres et la vide d'un seul trait[1014]; mais ce vin était empoisonné. On dit qu'en cet instant, une joie, depuis long-temps inaccoutumée se peignit sur le visage de la prêtresse. Étendant ses bras vers l'image de Diane: «Chaste déesse! s'écria-t-elle d'une voix forte: sois bénie de ce qu'ici même j'ai pu venger la mort de mon époux assassiné à cause de moi[1015]; maintenant que tout est consommé, je suis prête à descendre vers lui aux enfers. Pour toi, ô le plus scélérat des hommes, Sino-rix, dis aux tiens qu'ils te préparent un linceul et une tombe, car voilà la couche nuptiale que je t'ai destinée[1016].» Alors elle se précipita vers l'autel qu'elle enlaça de ses bras, et elle ne le quitta plus que la vie ne l'eût abandonnée. Sino-rix, qui ressentait déjà les atteintes du poison, monta dans son chariot et partit à toute bride, espérant que l'agitation et des secousses violentes le soulageraient; mais bientôt ne pouvant plus supporter aucun mouvement, il s'étendit ans une litière, où il expira le même soir. Lorsqu'on vint lui apporter cette nouvelle, Camma vivait encore; elle dit qu'elle mourait contente, et rendit l'ame.

      Note 1013: Άπό χρυσής φιάλης… Polyæn. Strat. l. VIII, c. 39.
      —Plut. de Virtut. mulier, p. 258.

      Note 1014: Ό δέ οία δή νυμφίος παρά νύμφας λαβών, ήδέως πίνει.
      Polyæn. ub. supr.

      Note 1015: Χάριν οίδά σοι, ώ πολύτψμητε Άρτεμις, ότι μοι παρέσχες έν
      τψ σψ ίερψ δίκας ύπέρ τοΰ άνδρος λαβεϊν, άδίκως δι΄ έμέ άναιρεθέντος.
      Polyæn. Strat. l. VIII, c. 39.

      Note 1016: Σοί δέ, ώ πάντων άνοσιώτατε άνθρώπων, τάφον άντί θαλάμου
      καί γάμου παρασκευαζέτωσαν οί προσήκοντες. Plutarch. loc. cit.

La constitution politique s'altéra bientôt, comme les habitudes nationales. D'électives et temporaires qu'avaient été les tétrarchies, elles devinrent héréditaires, et les familles qui en usurpèrent le privilège formèrent, par le laps du temps, une haute classe aristocratique, qui domina le reste de la nation[1017]. L'ambition des chefs travailla en outre à resserrer le nombre de ces magistratures, qui furent successivement réduites de douze à quatre[1018], puis à trois, à deux, enfin concentrées dans une seule main[1019]. Le pays était gouverné par un de ces rois, lorsqu'il fut réuni comme province à l'empire romain. Malgré cette usurpation du pouvoir souverain, le conseil national des trois cents continua d'exister et de coopérer à l'administration du pays[1020]. Il est à présumer que la condition des indigènes phrygiens et surtout grecs s'améliora; car les mariages devinrent assez fréquens entre eux et les Kimro-Galls de rang élevé. Cependant il n'y eut jamais fusion; car, tandis que les vaincus parlaient le grec, la langue gauloise se conserva, sans mélange étranger, parmi les fils des conquérans. Un écrivain ecclésiastique célèbre, qui voyagea dans l'Orient au quatrième siècle de notre ère, six cents ans après le passage des hordes en Asie, témoigne que, de son temps, les Galates étaient les seuls, entre tous les peuples asiatiques, qui ne se servissent point de la langue grecque; et que leur idiome national était à peu près le même que celui des Trévires, les différences de l'un à l'autre n'étant ni nombreuses, ni importantes[1021]. Cette identité de langage entre les Gaulois des bords du Rhin et les Gaulois des bords du Sangarius et de l'Halys s'explique d'elle-même si l'on se rappelle que les Tectosages et les Tolistoboïes, les deux principaux peuples galates, appartenaient originairement, comme les Belges, à la race des Kimris.

Note 1017: Hist. græc. et latin. Inscript. galatic. passim.

Note 1018: Appian. Bell. Mithridat. p. 151.

Note 1019: Strab. l. XII, p. 567.—Pausan. Bell. Alexandr. c. 67.

Note 1020: Inscript. Ancyran. passim.

Note 1021: Galatas excepto sermone græco, quo omnis Oriens loquitur, propriam linguam eamdem penè habere quàm Treviros, nec referre si aliqua exindè corruperint. Hieronym. Prolog. in lib. II. Comment. in epist. ad Galat. c. 3.

ANNEES 167 à 158 avant J.-C.

La bonne intelligence et la paix subsistèrent pendant vingt ans entre les Galates et les puissantes asiatiques. Au bout de ce temps la guerre éclata, on ne sait pour quel motif, et les Gaulois ravagèrent le territoire d'Eumène et celui de leur ancien ami Ariarathe, alors dévoué au roi de Pergame[1022], si cruellement, qu'Attale courut à Rome en porter plainte au sénat. Il dit: «qu'un tumulte gaulois (suivant l'expression romaine) mettait le royaume de Pergame dans le plus grand péril[1023].» La république envoya des commissaires aux tétrarques, sans réussir à les désarmer. Les dévastations ayant recommencé avec plus de force, Eumène partit lui-même pour Rome; mais ses plaintes furent mal reçues. Dans ces négociations et dans quelques autres, le sénat montra envers les Gaulois des ménagemens qui lui étaient peu ordinaires, et qui ne causèrent pas moins de surprise que l'opiniâtreté hardie de ce peuple. «Il fut permis de s'étonner, dit un historien, que tous les discours des Romains eussent été sans effet sur l'esprit des Galates, tandis qu'un seul mot de leurs ambassadeurs suffisait pour armer ou désarmer les puissans roi d'Égypte et de Syrie[1024].»

      Note 1022: Polyb. excerpt. legat, XCVII, CII, CVI, CVII, CVIII.
      —Strab. l. XII, p. 539.—Tit. Liv. l. XLV, c. 16 et 34.

      Note 1023: Querimoniâ gallici tumultûs… regnum in dubium adductum
      esse. Tit. Liv. l. XLV, c. 19.

      Note 1024: Mirum videri posset, inter opulentos reges, Antiochum
      Ptolemæumque, tantùm legatorum romanorum verba valuisse… apud
      Gallos nullius momenti fuisse. Tit. Liv. l. XLV, c. 34.

ANNEE 89 avant J.-C.

A l'époque des guerres de Mithridate, la Galatie parut se réveiller et vouloir secouer cette humiliante protection. Elle se ligua avec le roi de Pont empressé à rechercher l'alliance des Gaulois en occident comme en orient, et qui envoyait des ambassadeurs chez les Kimris des rives du Danube[1025]. Durant ses premières campagnes, Mithridate exaltait, dans tous ses discours, les services de ses alliés galates; il se vantait «de pouvoir opposer à Rome un peuple des mains duquel Rome ne s'était tirée qu'à prix d'or[1026].»

      Note 1025: Legatos ad Cimbros… auxilium petitum mittit. Justin. l.
      XXXVIII, c. 3.—Appian. Bell. Mithrid. p. 171.

      Note 1026: Nec bello hostem, sed pretio remotum. Oratio. Mithrid.
      Justin. l. XXXVIII, c. 4.

ANNEE 86 avant J.-C.

Mais bientôt leur fidélité lui devint suspecte, et dans un des accès de son humeur sombre et soupçonneuse, il retint prisonniers auprès de lui tous les tétrarques et leurs familles, au nombre de soixante personnes[1027]. Indigné de cette perfidie, Toredo-rix, tétrarque des Tosiopes, complota sa mort; et comme le roi de Pont avait coutume de rendre la justice, à certains jours de la semaine, assis sur une estrade fort élevée, Torédo-rix, aussi robuste qu'audacieux, ne se proposait pas moins que de le saisir corps à corps, et de le précipiter du haut de l'estrade, avec son tribunal[1028]. Le hasard voulut que Mithridate s'absentât ce jour-là et qu'il fît mander, au bout de quelques heures, les tétrarques galates; Torédo-rix, craignant que le complot n'eût été découvert, exhorta ses compagnons à se jeter tous ensemble sur le roi et à le mettre en pièces[1029]. Ce second complot manqua également; et Mithridate, après avoir fait tuer sur-le-champ les plus dangereux des conspirateurs, acheva les autres, une nuit, dans un festin où il les avait invités, sous couleur de réconciliation. Trois d'entre eux échappèrent seuls au massacre en se faisant jour, le sabre à la main, au travers des assassins; tout le reste périt, hommes, femmes et enfans[1030]. Parmi ces derniers se trouvait un jeune garçon appelé Bépolitan, que son esprit et sa beauté avaient fait remarquer du roi; Mithridate se ressouvint de lui dans cette nuit fatale, et ordonna à ses officiers de courir et de le sauver. Il était temps encore, parce que le meurtrier, convoitant une robe précieuse que portait le jeune Gaulois, avait voulu le dépouiller avant de frapper; celui-ci résistait et se débattait avec violence; cette lutte permit aux officiers royaux de prévenir le coup[1031]. Le cadavre de Torédo-rix avait été jeté à la voirie, avec défense expresse de lui rendre les derniers devoirs; mais une femme pergaméenne qui l'avait aimé l'ensevelit en cachette, au péril de ses jours[1032].

      Note 1027: Plutarch. de Virtutibus mulier. p. 259.—Appian. Bello
      Mithridat. p. 200.

      Note 1028: Άνεδέξατο τόν Μιθριδάτην, όταν έν τψ βήματι γυμνασίψ
      χρηματίζη συναρπάσας, ώσειν άμα σύν αύτψ κατά τής φάραγγος. Plut. de
      Virtut. mulier, p. 259.

Note 1029: Διαρπάσαι τό σώμα. Idem, loc. cit.

Note 1030: Πάντας έκτεινε μετά παίδων καί γυναικών, χωρίς τριών τών διαφυγόντων… έπί διαίτη μιάς νυκτός. Appian. Bell. Mithrid. p. 200.

Note 1031: Plutarch. de Virtut. mulier. p. 259.

Note 1032: Γύναιον περγαμηνόν έγνωσμένον άφ΄ ώρας ζώντι τψ Γαλάτη παρεκινδύνευσε θάψαι καί περιστεϊλαι τόν νεκρόν. Plut. loc. cit.

ANNEE 63 avant J.-C.

Mithridate, à la tête de son armée, alla fondre sur la Galatie avant que la nouvelle de ses barbaries s'y fût répandue, confisqua les biens des tétrarques assassinés, et, renversant la forme du gouvernement, imposa pour roi absolu un de ses satrapes nommé Eumache[1033]. Cette tyrannie dura douze ans, et chaque année avec un redoublement de cruauté. Enfin les trois tétrarques sauvés du festin sanglant du roi de Pont, et l'un d'eux surtout, Déjotar, depuis si célèbre dans les guerres civiles de Rome, réussirent à soulever le pays, battirent Eumache et le chassèrent[1034]. Les victoires des armées romaines sur Mithridate assurèrent aux Kimro-Galls, pour quelque temps, l'indépendance qu'ils venaient de reconquérir; mais, dans les circonstances où se trouvait l'Orient, cette indépendance précaire ne pouvait pas être de longue durée. Enveloppée et pressée de tous côtés par la domination romaine, la Galatie succomba après tout le reste de l'Asie; elle fut enfin réduite en province, sous l'empereur Auguste.

Note 1033: Appian. Bell. Mithridat. p. 200.

      Note 1034: Appian. loc. cit. p. 200, 222.—Tit. Liv. Epit. XCIV.
      —Paul. Oros. l. VI, c. 2.

Pour terminer cette dernière période de l'histoire des Gaulois orientaux, nous avons encore un mot à dire sur leurs rapports avec Mithridate. Le roi de Pont avait toujours entretenu auprès de sa personne une garde d'aventuriers galates, soldés à grands frais. Ce fut à eux qu'il remit le soin de sa mort, lorsque, décidé à ne point tomber vivant au pouvoir de ses ennemis, il vit que le poison n'agissait pas sur ses entrailles. Ayant fait venir le chef de cette garde, nommé Bituit[1035], il lui présenta sa poitrine nue: «Frappe, lui dit-il, tu m'as déjà rendu de grands et fidèles services; celui-ci ne sera pas moindre[1036].» Bituit obéit, et les historiens ajoutent que ses compagnons, se précipitant aussitôt sur le roi, le percèrent à l'envi de leurs lances et de leurs épées. Peut-être y eut-il dans l'empressement de ces Gaulois un secret plaisir de vengeance à verser le sang d'un homme qui avait fait tant de mal à leur pays.

Note 1035: Βίτοιτος. Appian. p. 248.—Bitætus, Tit. Liv. Epit. c. 11. —On verra plus tard un Bituit, chef des Arvernes, jouer un grand rôle dans la Gaule.

Note 1036: Πολλά μέν έκ τής σής δεξιάς ές πολεμίους ώνάμην, ώνήσομαι δέ μέγιστον… Appian. Bell. Mithrid. p. 248.

FIN DU TOME PREMIER.

TABLE DES MATIÈRES CONTENUES DANS LE PREMIER VOLUME.

CHAPITRE PREMIER. DE LA RACE GALLIQUE. Son territoire; ses principales branches.—Ses conquêtes en Espagne; elles refoulent les nations ibériennes vers la Gaule, où les Ligures s'établissent.—Ses conquêtes en Italie; empire ombrien, sa grandeur, sa décadence.—Commerce des peuples de l'Orient avec la Gaule; colonies phéniciennes.—Hercule tyrien.—Colonies rhodiennes.—Colonie phocéenne de Massalie, sa fondation, ses progrès rapides. DE LA RACE KIMRIQUE. Situation de cette race en Orient et en Occident au septième siècle avant notre ère; elle est chassée des bords du Pont-Euxin par les nations scythiques.—Elle entre dans la Gaule; ses conquêtes.—Grandes émigrations des Galls et des Kimris en Illyrie et en Italie.—Situation respective des deux races.

CHAPITRE II. GAULE CISALPINE. Tableau de la haute Italie sous les Étrusques; ensuite sous les Gaulois.—Courses des Cisalpins dans le centre et le midi de la presqu'île.—Le siège de Clusium les met en contact avec les Romains.—Bataille d'Allia.—Ils incendient Rome et assiègent le Capitole.—Ligue défensive des nations latines et étrusques; les Gaulois sont battus près d'Ardée par Furius Camillus.—Ils tentent d'escalader le Capitole, et sont repoussés.—Conférences avec les Romains; elles sont rompues; elles se renouent; un traité de paix est conclu.—Les Romains le violent.—Plusieurs bandes gauloises sont détruites par trahison; les autres regagnent la Cisalpine.

CHAPITRE III. GAULE CISALPINE. Rome s'organise pour résister aux Gaulois. —Les Cisalpins ravagent le Latium pendant dix-sept ans.—Duels fabuleux de T. Manlius et de Valerius Corvinus.—Paix entre les Gaulois et les Romains. —Irruption d'une bande de Transalpins dans la Circumpadane; sa destruction par les Cisalpins.—Ligue des peuples italiens contre Rome; les Gaulois en font partie; bataille de Sentinum.—Les Sénons égorgent des ambassadeurs romains; ils sont défaits à la journée de Vadimon; le territoire sénonais est conquis et colonisé.—Drusus rapporte à Rome la rançon du Capitole.

CHAPITRE IV. Arrivée et établissement des Belges dans la Gaule.—Une bande de Tectosages émigre dans la vallée du Danube.—Nations galliques de l'Illyrie et de la Pæonie; leurs relations avec les peuples grecs.—Les Galls et les Kimris se réunissent pour envahir la Grèce.—Première expédition en Thrace et en Macédoine; elle échoue.—Seconde expédition; les Gaulois s'emparent de la Macédoine et de la Thessalie; ils sont vaincus aux Thermopyles; ils dévastent l'Étolie; ils forcent le passage de l'Œta; siège et prise de Delphes; pillage du temple.—Retraite désastreuse des Gaulois; leur roi s'enivre et se tue; ils regagnent leur pays et se séparent.

CHAPITRE V. Passage des Gaulois dans l'Asie mineure; ils placent Nicomède sur le trône de Bithynie.—Ils se rendent maîtres de tout le littoral de la mer Égée; situation malheureuse de ce pays.—Tous les états de l'Asie leur paient tribut.—Commencement de réaction contre eux; Antiochus-Sauveur chasse les Tectosages jusque dans la haute Phrygie.—Gaulois soldés au service des puissances asiatiques; leur importance et leur audace.—Fin de la domination des hordes; avantage remporté par Eumènes sur les Tolistoboïes; ils sont vaincus par Attale, et repoussés, ainsi que les Trocmes, dans la haute Phrygie; réjouissances publiques dans tout l'Orient.

CHAPITRE VI. Gaulois à la solde de Pyrrhus; estime qu'en faisait ce roi; ils violent les sépultures des rois macédoniens; ils assiègent Sparte; ils périssent à Argos avec Pyrrhus.—Première guerre punique; Gaulois à la solde de Carthage, leurs révoltes et leurs trahisons; ils livrent Érix aux Romains et pillent le temple de Vénus.—Ils se révoltent contre Carthage et font révolter les autres mercenaires; guerre sanglante sous les murs de Carthage; ils sont vaincus; Autarite est mis en croix.—Amilcar Barcas est tué par un Gaulois.

CHAPITRE VII. GAULE CISALPINE. Situation de ce pays dans l'intervalle des deux premières guerres puniques.—Les Boïes tuent leurs rois At et Gall. —Intrigues des colonies romaines fondées sur les bords du Pô.—Les Cénomans trahissent la cause gauloise.—Le partage des terres du Picénum fait prendre les armes aux Cisalpins.—Leur ambassade aux Gésates des Alpes.—Un Gaulois et une Gauloise sont enterrés vifs dans un des marchés de Rome.—Bataille de Fésules où les Romains sont défaits.—Bataille de Télamone où les Gaulois sont vaincus.—La confédération boïenne se soumet. —Guerre dans l'Insubrie, et perfidie des Romains.—Marcellus tue le roi Virdumar.—Soumission de l'Insubrie.—Triomphe de Marcellus.

CHAPITRE VIII. GAULE CISALPINE. Alliance des Gaulois avec Annibal.—Les Romains envoient des colonies à Crémone et à Placentia.—Soulèvement des Boïes et des Insubres; ils dispersent les colonies, enlèvent les triumvirs et défont une armée romaine dans la forêt de Mutine.—Annibal traverse la Transalpine et les Alpes.—Incertitude des Cisalpins; combat du Tésin.—Les Cisalpins se déclarent pour Annibal; batailles de Trébie, de Thrasymène, de Cannes, gagnées par les Gaulois.—Défaite des Romains dans la forêt Litana. —Tentatives infructueuses d'Annibal pour ramener la guerre dans le nord de l'Italie.—Asdrubal passe les Alpes; il est vaincu près du Métaure.—Magon débarque à Génua; il est vaincu dans l'Insubrie.—Les Gaulois suivent Annibal en Afrique.

CHAPITRE IX. DERNIERES GUERRES DES GAULOIS CISALPINS. Mouvement national de toutes les tribus circumpadanes; conduites par le Carthaginois Amilcar, elles brûlent Placentia; elles sont défaites.—La guerre se continue avec des succès divers.—Trahison des Cénomans; désastre de l'armée transpadane. —Nouveaux efforts de la nation boïenne; elle est vaincue.—Cruauté du consul Quintius Flamininus.—Les débris de la nation boïenne se retirent sur les bords du Danube.—Brigandages des Romains dans les Alpes, et ambassade du roi Cincibil.—Des émigrés transalpins veulent s'établir dans la Vénétie; ils sont chassés.—La république romaine déclare que l'Italie est fermée aux Gaulois.

CHAPITRE X. GALLO-GRECE. Description géographique de ce pays; races qui l'habitaient; sa constitution politique.—Culte phrygien de la Grande-Déesse.—Relations des Gaulois avec les autres puissances de l'Orient.—Les Romains commencent la conquête de l'Asie mineure.—Cn. Manlius attaque la Galatie; les Tolistoboïes sont vaincus sur le mont Olympe; les Tectosages sur le mont Magaba.—Trait de chasteté de Chiorama. —La république romaine ménage les Galates.—Le triomphe est refusé, puis accordé à Manlius.—Les mœurs des Galates s'altèrent; luxe et magnificence de leurs tétrarques.—Caractère des femmes galates; histoire touchante de Camma.—Décadence de la constitution politique; les tétrarques s'emparent de l'autorité absolue.—Mithridate fait assassiner les tétrarques dans un festin.—Ce roi meurt de la main d'un Gaulois.

FIN DE LA TABLE.

End of Project Gutenberg's Histoire des Gaulois (1/3), by Amédée Thierry