Title: Voyage musical en Allemagne et en Italie, I
Author: Hector Berlioz
Release date: August 26, 2010 [eBook #33539]
Language: French
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SEVRES.—M. CERF, IMPRIMEUR. 144. RUE ROYALE.
ÉTUDES SUR BEETHOVEN, GLUCK ET WEBER.
MÉLANGES ET NOUVELLES.
PARIS
JULES LABITTE, LIBRAIRE-EDITEUR.
Nº 3. QUAI VOLTAIRE.
1844
SON ALTESSE ROYALE
MONSEIGNEUR
HOMMAGE
DE LA RESPECTUEUSE RECONNAISSANCE
DE L'AUTEUR,
HECTOR BERLIOZ.
Oui, mon cher Morel, me voilà revenu de ce long voyage en Allemagne, pendant lequel j'ai donné quinze concerts et fait près de cinquante répétitions. Vous pensez qu'après de telles fatigues, je dois avoir besoin d'inaction et de repos, et vous avez raison; mais vous auriez peine à croire combien ce repos et cette inaction me paraissent étranges! Souvent, le matin, à demi-réveillé, je m'habille précipitamment, persuadé que je suis en retard et que l'orchestre m'attend.... puis, après un instant de réflexion, revenant au sentiment de la réalité: Quel orchestre, me dis-je? Je suis à Paris où l'usage est toujours au contraire que l'orchestre se fasse attendre! D'ailleurs je ne donne pas de concert, je n'ai pas de chœurs à instruire, pas de symphonie à monter; je ne dois voir ce matin ni Meyerbeer, ni Mendelssohn, ni Lipinski, ni Marchner, ni A. Bohrer, ni Schlosser, ni Mangold, ni Krebbs, ni les frères Müller, ni aucun de ces excellents artistes allemands qui m'ont fait un si gracieux accueil et m'ont donné tant de preuves de déférence et de dévouement!.... On n'entend guère de musique en France à cette heure, et vous tous, mes amis, que j'ai été bien heureux de revoir, vous avez un air si triste, si découragé, quand je vous questionne sur ce qui s'est fait à Paris en mon absence, que le froid me saisit au cœur avec le désir de retourner en Allemagne où l'enthousiasme existe encore. Et pourtant quelles ressources immenses nous possédons dans ce vortex parisien, vers lequel tendent inquiètes les ambitions de toute l'Europe! Que de beaux résultats on pourrait obtenir de la réunion de tous les moyens dont disposent et le Conservatoire, et le Gymnase musical, et nos trois théâtres lyriques, et les églises, et les écoles de chant! Avec ces éléments dispersés et au moyen d'un triage intelligent, on formerait sinon un chœur irréprochable (les voix ne sont pas assez exercées), au moins un orchestre sans pareil! Pour parvenir à faire entendre aux Parisiens un si magnifique ensemble de huit à neuf cents musiciens, il ne manque que deux choses: un local pour les placer, et un peu d'amour de l'art pour les y rassembler. Nous n'avons pas une seule grande salle de concert! Le théâtre de l'Opéra pourrait en tenir lieu, si le service des machines et des décors, si les travaux quotidiens, rendus indispensables par les exigences du répertoire, en occupant la scène presque chaque jour, ne rendaient à peu près impossibles les dispositions nécessaires aux préparatifs d'une telle solennité. Puis, trouverait-on les sympathies collectives, l'unité de sentiment et d'action, le dévouement et la patience, sans lesquels on ne produira jamais, en ce genre, rien de grand ni de beau? Il faut l'espérer, mais on ne peut que l'espérer. L'ordre exceptionnel établi dans les répétitions du Conservatoire, et l'ardeur des membres de cette société célèbre, sont universellement admirés. Or, on ne prise si fort que les choses rares... Presque partout en Allemagne, au contraire, j'ai trouvé l'ordre et l'attention, joints à un véritable respect pour le maître ou pour les maîtres. Il y en a plusieurs, en effet: l'auteur d'abord, qui dirige lui-même presque toujours les répétitions et l'exécution de son ouvrage, sans que l'amour-propre du chef d'orchestre en soit en rien blessé;—le maître de chapelle, qui est généralement un habile compositeur et dirige les opéras du grand répertoire, toutes les productions musicales importantes dont les auteurs sont ou morts ou absents;—et le maître de concert qui, dirigeant les petits opéras et les ballets, joue en outre la partie de premier violon, quand il ne conduit pas, et transmet en ce cas les ordres et les observations du maître de chapelle aux points extrêmes de l'orchestre, surveille les détails matériels des études, a l'œil à ce que rien ne manque à la musique ni aux instruments, et indique quelquefois les coups d'archet ou la manière de phraser les mélodies et les traits, tâche interdite au maître de chapelle, car celui-ci conduit toujours au bâton.
Sans doute il doit y avoir aussi en Allemagne, dans toutes ces agglomérations de musiciens d'inégale valeur, bien des vanités obscures, insoumises et mal contenues; mais je ne me souviens pas (à une seule exception près) de les avoir vues lever la tête et prendre la parole; peut-être est-ce parce que je n'entends pas l'allemand.
Pour les directeurs de chœurs, j'en ai trouvé très peu d'habiles; la plupart sont de mauvais pianistes; j'en ai même rencontré un qui ne jouait pas du piano du tout, et donnait les intonations en frappant sur les touches avec deux doigts de la main droite seulement. Et puis on a encore en Allemagne, comme chez nous, conservé l'habitude de réunir toutes les voix du chœur dans le même local et sous un seul directeur, au lieu d'avoir trois salles d'études et trois maîtres de chant pour les répétitions préliminaires, et d'isoler ainsi les uns des autres, pendant quelques jours, les soprani, les basses et les ténors; procédé qui économise le temps et amène dans l'enseignement des diverses parties chorales d'excellents résultats. En général, les choristes allemands, les ténors surtout, ont des voix plus fraîches et d'un timbre plus distingué que celles que nous entendons dans nos théâtres; mais il ne faut pas trop se hâter de leur accorder la supériorité sur les nôtres, et vous verrez bientôt, si vous voulez bien me suivre dans les différentes villes que j'ai visitées, qu'à l'exception de ceux de Berlin, de Francfort et de Dresde peut-être, tous les chœurs de théâtre sont mauvais ou d'une grande médiocrité. Les académies de chant doivent, au contraire, être regardées comme une des gloires musicales de l'Allemagne; nous tâcherons plus tard de trouver la raison de cette différence.
Mon voyage a commencé sous de fâcheux auspices; les contre-temps, les malencontres de toute espèce se succédaient d'une façon inquiétante, et je vous assure, mon cher ami, qu'il a fallu presque de l'entêtement pour le poursuivre et le mener à fin et à bien. J'étais parti de Paris me croyant assuré de donner trois concerts dès le début: le premier devait avoir lieu à Bruxelles, où j'étais engagé par la Société de la Grande-Harmonie; les deux autres étaient déjà annoncés à Francfort par le directeur du théâtre, qui paraissait y attacher beaucoup d'importance et mettre le plus grand zèle à en préparer l'exécution. Et cependant, de toutes ces belles promesses, de tout cet empressement, qu'est-il résulté? Absolument rien! Voici comment: Madame Nathan-Treillet avait eu la bonté de me promettre de venir exprès de Paris pour chanter au concert de Bruxelles. Au moment de commencer les répétitions, et après de pompeuses annonces de cette soirée musicale, nous apprenons que la cantatrice venait de tomber assez gravement malade, et qu'il lui était en conséquence impossible de quitter Paris. Madame Nathan-Treillet a laissé à Bruxelles de tels souvenirs du temps où elle était prima dona au théâtre, qu'on peut dire, sans exagération, qu'elle y est adorée; elle y fait fureur, fanatisme; et toutes les symphonies du monde ne valent pas pour les Belges une romance de Loïsa-Puget chantée par Madame Treillet. A l'annonce de cette catastrophe, la Grande-Harmonie tout entière est tombée en syncope, la tabagie attenant à la salle des concerts est devenue déserte, toutes les pipes se sont éteintes comme si l'air leur eût subitement manqué, les Grands-Harmonistes se sont dispersés en gémissant; j'avais beau leur dire pour les consoler: «Mais le concert n'aura pas lieu, soyez tranquilles, vous n'aurez pas le désagrément d'entendre ma musique, c'est une compensation suffisante, je pense, à un malheur pareil!» Rien n'y faisait:
Leurs yeux fondaient en pleurs de bière,
et nolebant consolari, parce que Madame Treillet n'y était pas. Voilà donc le concert à tous les diables; le chef d'orchestre de cette Société si grandement harmonique, homme d'un véritable mérite, plein de dévouement à l'art, en sa qualité d'artiste éminent, bien qu'il soit peu disposé à se livrer au désespoir, lors même que les romances de Mlle Puget viendraient à lui manquer, Snel enfin, qui m'avait invité à venir à Bruxelles, honteux et confus,
Jurait, mais un peu tard, qu'on ne l'y prendrait plus.
Que faire alors? s'adresser à la Société rivale, la Philharmonie, dirigée par Bender, le chef de l'admirable musique des Guides; composer un brillant orchestre, en réunissant celui du théâtre aux élèves du Conservatoire? La chose était facile, grâce aux bonnes dispositions de MM. Henssens, Mertz, Wery, et même de M. Fétis, qui tous, dans une occasion antérieure, s'étaient empressés d'exercer en ma faveur leur influence sur leurs élèves et amis! Mais c'était tout recommencer sur nouveaux frais, et le temps me manquait, me croyant attendu à Francfort pour les deux concerts dont j'ai parlé. Il fallut donc partir, partir plein d'inquiétude sur les suites que pouvait avoir l'affreux chagrin des dilettanti belges, et me reprochant d'en être la cause innocente et humiliée. Heureusement ce remords-là est de ceux qui ne durent guère, autant en emporte la vapeur, et je n'étais pas depuis une heure sur le bateau du Rhin, admirant le fleuve et ses rives, que déjà je n'y pensais plus. Le Rhin! ah! c'est beau! c'est très beau! Vous croyez peut-être, mon cher Morel, que je vais saisir l'occasion de faire à son sujet de poétiques amplifications? Dieu m'en garde! Je sais trop que mes amplifications ne seraient que de prosaïques diminutions, et d'ailleurs j'aime à croire pour votre honneur que vous avez lu et relu le beau livre de Victor Hugo.
Arrivé à Mayence, je m'informai de la musique militaire autrichienne qui s'y trouvait l'année précédente, et qui avait, au dire de Strauss (le Strauss de Paris) [1] exécuté plusieurs de mes ouvertures avec une verve, une puissance et un effet prodigieux. Le régiment était parti, plus de musique d'harmonie (celle-là était vraiment une grande harmonie!), plus de concert possible! (je m'étais figuré pouvoir faire en passant cette farce aux habitants de Mayence.)—Il faut essayer cependant! Je vais chez Schott, le patriarche des éditeurs du musique. Ce digne homme a l'air, comme la Belle-au-bois-dormant, de dormir depuis cent ans, et à toutes mes questions il répond lentement en entremêlant ses paroles de silences prolongés: «Je ne crois pas... vous ne pouvez.... donner un concert... ici... il n'y a pas... d'orchestre.... il n'y a pas de... public.... nous n'avons pas... d'argent!...»
Comme je n'ai pas énormément de... patience, je me dirige au plus vite vers le chemin de fer, et je pars pour Francfort. Ne fallait-il pas quelque chose encore pour compléter mon irritation!... Ce chemin de fer, lui aussi, est tout endormi, il se hâte lentement, il ne marche pas, il flâne, et, ce jour-là surtout, il faisait d'interminables points d'orgue à chaque station. Mais enfin tout adagio a un terme, et j'arrivai à Francfort avant la nuit. Voilà une ville charmante et bien éveillée! un air d'activité et de richesse y règne partout; elle est en outre bien bâtie, brillante et blanche comme une pièce de cent sous toute neuve, et des boulevarts plantés d'arbustes et de fleurs dans le style des jardins anglais, forment sa ceinture verdoyante et parfumée. Bien que ce fût au mois de décembre, et que la verdure et les fleurs eussent dès longtemps disparu, le soleil se jouait d'assez bonne humeur entre les bras de la végétation attristée; et, soit par le contraste que ces allées si pleines d'air et de lumières offraient avec les rues obscures de Mayence, soit par l'espoir que j'avais de commencer enfin mes concerts à Francfort, soit par toute autre cause qui se dérobe à l'analyse, les mille nuances de la joie et du bonheur chantaient en chœur au-dedans de moi, et j'ai fait là une promenade de deux heures que je n'oublierai de ma vie. A demain les affaires sérieuses! me dis-je en rentrant à l'hôtel.
Le jour suivant donc, je me rendis allègrement au théâtre, pensant le trouver déjà tout préparé pour mes répétitions. En traversant la place sur laquelle il est bâti, et apercevant quelques jeunes gens qui portaient des instruments à vent, je les priai, puisqu'ils appartenaient sans doute à l'orchestre, de remettre ma carte au maître de chapelle et directeur Guhr. En lisant mon nom, ces honnêtes artistes passèrent tout-à-coup de l'indifférence à un empressement respectueux qui me fit grand bien. L'un d'eux, qui parlait français, prit la parole pour ses confrères: «Nous sommes bien heureux de vous voir enfin; M. Guhr nous a depuis longtemps annoncé votre arrivée, nous avons exécuté deux fois l'ouverture du Roi Lear. Vous ne trouverez pas ici votre orchestre du Conservatoire; mais peut-être cependant ne serez-vous pas mécontent!» Guhr arrive. C'est un petit homme, à la figure assez malicieuse, aux yeux vifs et perçants, son geste est rapide, sa parole brève et incisive; on voit qu'il ne doit pas pécher par excès d'indulgence quand il est à la tête de son orchestre; tout annonce en lui une intelligence et une volonté musicales; c'est un chef. Il parle français, mais pas assez vite au gré de son impatience, et il l'entremêle, à chaque phrase, de gros jurements, prononcés à l'allemande, du plus plaisant effet. Je les désignerai seulement par des initiales. En m'apercevant:
—Oh! S. N. T. T... c'est vous, mon cher! vous n'avez donc pas reçu ma lettre?
—Quelle lettre?
—Je vous ai écrit à Bruxelles pour vous dire... S. N. T. T... Attendez... je ne parle pas bien... un malheur... c'est un grand malheur!... Ah! voilà notre régisseur qui me servira d'interprète. (Et continuant à parler français):—Dites à M. Berlioz combien je suis contrarié; que je lui avais écrit de ne pas encore venir; que les petites Milanollo remplissent le théâtre tous les soirs; que nous n'avons jamais vu une pareille fureur du public, S. N. T. T., et qu'il faut garder pour un autre moment la grande musique et les grands concerts.
—Le régisseur: M. Guhr me charge de vous dire, Monsieur, que...
—Moi: Ne vous donnez pas la peine de le répéter; j'ai très bien, j'ai trop bien compris, puisqu'il n'a pas parlé allemand.
—Guhr: Ah! ah! ah! j'ai parlé français, S. N. T. T., sans le savoir!
—Moi: Vous le savez très-bien, et je sais aussi qu'il faut m'en retourner, ou poursuivre témérairement ma route, au risque de trouver ailleurs quelques autres enfants prodiges qui me feront encore échec et mat.
—Guhr: Que faire, mon cher, les enfants font de l'argent, S. N. T. T., les romances françaises font de l'argent, les vaudevilles français attirent la foule; que voulez-vous? S. N. T. T., je suis directeur, je ne puis pas refuser l'argent; mais restez au moins jusqu'à demain, je vous ferai entendre Fidelio, par Pichek et Mademoiselle Capitaine, et, S. N. T. T., vous me direz votre sentiment sur nos artistes.
—Moi: Je les crois excellents, surtout sous votre direction; mais, mon cher Guhr, pourquoi tant jurer, croyez-vous que cela me console?
—Ah! ah! S. N. T. T., ça se dit en famille. (Il voulait dire familièrement.)
Là-dessus le fou rire s'empare de moi, ma mauvaise humeur s'évanouit, et lui prenant la main:
—Allons, puisque nous sommes en famille, venez boire quelque vin du Rhin, je vous pardonne vos petites Milanollo, et je reste pour entendre Fidelio et Mademoiselle Capitaine, dont vous m'avez tout l'air de vouloir être le lieutenant.
Nous convînmes que je partirais deux jours après pour Stuttgardt, où je n'étais point attendu cependant, pour tenter la fortune auprès de Lindpaintner et du roi de Wurtemberg. Il fallait ainsi donner aux Francfortois le temps de reprendre leur sang-froid et d'oublier un peu les délirantes émotions à eux causées par le violon des deux charmantes sœurs, que j'avais le premier applaudies et louées à Paris, mais qui alors, à Francfort, m'incommodaient étrangement.
Et le lendemain, j'entendis Fidelio. Cette représentation est une des plus belles que j'aie vues en Allemagne; Guhr avait raison de me la proposer pour compensation à mon désappointement; j'ai rarement éprouvé une jouissance musicale plus complète.
Mlle Capitaine, dans le rôle de Fidelio (Eléonore), me parut posséder les qualités musicales et dramatiques exigées par la belle création de Beethoven. Le timbre de sa voix a un caractère spécial qui la rend parfaitement propre à l'expression des sentiments profonds, contenus, mais toujours prêts à faire explosion, comme ceux qui agitent le cœur de l'héroïque épouse de Florestan. Elle chante simplement, très juste, et son jeu ne manque jamais de naturel. Dans la fameuse scène du pistolet, elle ne remue pas violemment la salle, comme faisait avec son rire convulsif et nerveux, Mme Schrœder-Devrient, quand nous la vîmes à Paris, jeune encore, il y a seize ou dix-sept ans; elle captive l'attention, elle sait émouvoir par d'autres moyens. Mlle Capitaine n'est point une cantatrice dans l'acception brillante du mot; mais de toutes les femmes que j'ai entendues en Allemagne dans l'opéra de genre, c'est à coup sûr celle que je préférerais; et je n'en avais jamais ouï parler. Quelques autres m'ont été citées d'avance comme des talents supérieurs, que j'ai trouvées parfaitement détestables.
Je ne me rappelle malheureusement pas le nom du ténor chargé du rôle de Florestan. Il a certes de belles qualités, sans que sa voix ait rien de bien remarquable. Il a dit l'air si difficile de la prison, non pas de manière à me faire oublier Haitzinger qui s'y élevait à une hauteur prodigieuse, mais assez bien pour mériter les applaudissements d'un public moins froid que celui de Francfort. Quant à Pichek que j'ai pu apprécier mieux quelques mois après dans le Faust de Spohr, il m'a réellement fait connaître toute la valeur de ce rôle du gouverneur que nous n'avons jamais pu comprendre à Paris; et je lui dois pour cela seul une véritable reconnaissance. Pichek est un artiste; il a sans doute fait des études sérieuses, mais la nature l'a beaucoup favorisé. Il possède une magnifique voix de baryton, mordante, souple, juste et assez étendue; sa figure est noble, sa taille élevée, il est jeune et plein de feu! Quel malheur qu'il ne sache que l'allemand! Les choristes du théâtre de Francfort m'ont semblé bons, leur exécution est soignée, leurs voix sont fraîches, ils laissent rarement échapper des intonations fausses, je les voudrais seulement un peu plus nombreux. Dans ces chœurs d'une quarantaine de voix réside toujours une certaine âpreté qu'on ne trouve pas dans les grandes masses. Ne les ayant pas vus à l'étude d'un nouvel ouvrage, je ne puis dire si les choristes francfortois sont lecteurs et musiciens; je dois reconnaître seulement qu'ils ont rendu d'une façon très satisfaisante le premier chœur des prisonniers (en ut majeur), morceau doux qu'il faut absolument chanter, et mieux encore le grand final où dominent l'enthousiasme et l'énergie. Quant à l'orchestre, en le considérant comme un simple orchestre de théâtre, je le déclare excellent, admirable de tout point; aucune nuance ne lui échappe, les timbres divers s'y fondent dans un harmonieux ensemble tout-à-fait exempt de duretés, il ne chancelle jamais, tout frappe d'aplomb: on dirait d'un seul instrument. L'extrême habileté de Guhr à le conduire et sa sévérité aux répétitions sont pour beaucoup, sans doute, dans ce précieux résultat. Voici comment il est composé: 8 premiers violons,—8 seconds,—4 altos,—5 violoncelles,—4 contrebasses,—2 flûtes,—2 hautbois,—2 clarinettes,—2 bassons,—4 cors,—2 trompettes,—3 trombones,—1 timbalier. Cet ensemble de 47 musiciens se retrouve, à quelques très-petites différences près, dans toutes les villes allemandes du second ordre. Il en est de même de sa disposition, qui est celle-ci: Les violons, altos et violoncelles réunis, occupent le côté droit de l'orchestre; les contrebasses sont placées en ligne droite, dans le milieu, tout contre la rampe; les flûtes, hautbois, clarinettes, bassons, cors et trompettes, forment, au côté gauche, le groupe rival des instruments à archet; les timbales et les trombones sont relégués seuls à l'extrémité du côté droit. N'ayant pas pu mettre cet orchestre à la rude épreuve des études symphoniques, je ne puis rien dire de sa rapidité de conception, de ses aptitudes au style accidenté, humoristique, de sa solidité rhythmique, etc., etc., mais Guhr m'a assuré qu'il était également bon au concert et au théâtre. Je dois le croire, Guhr n'étant pas de ces pères disposés à trop admirer leurs enfants. Les violons appartiennent à une excellente école; les basses ont beaucoup de son; je ne connais pas la valeur des altos, leur rôle étant assez obscur dans les opéras que j'ai vu représenter à Francfort. Les instruments à vent sont exquis dans l'ensemble; je reprocherai seulement aux cors le défaut, très commun en Allemagne, de faire souvent cuivrer le son en forçant surtout les notes hautes. Ce mode d'émission dénature le timbre du cor; il peut dans certaines occasions, il est vrai, être d'un excellent effet, mais il ne saurait, je pense, être adopté méthodiquement dans l'école de l'instrument, et le son un peu voilé, mais pur et noble de nos cors français, me paraît infiniment préférable.
A la fin de cette excellente représentation d'un chef-d'œuvre du maître incomparable, dix ou douze auditeurs daignèrent, en s'en allant, accorder quelques applaudissements... et ce fut tout. J'étais indigné d'une telle froideur, et comme quelqu'un cherchait à me persuader que si l'auditoire avait peu applaudi, il n'en admirait et n'en sentait pas moins les beautés de l'œuvre:
«Non, dit Guhr, ils ne comprennent rien, rien du tout, S. N. T. T., il a raison, c'est un public de bourgeois.»
J'avais aperçu ce soir-là, dans une loge, mon ancien ami Ferdinand Hiller, qui a longtemps habité Paris, où les connaisseurs citent encore souvent sa haute capacité musicale. Nous eûmes bien vite renouvelé connaissance et repris nos allures de camarades. Hiller s'occupe d'un opéra pour le théâtre de Francfort; il écrivit, il y a deux ans, un oratorio, La chute de Jérusalem, qu'on a exécuté plusieurs fois avec beaucoup de succès. Il donne fréquemment des concerts, où l'on entend, avec des fragments de cet ouvrage considérable, diverses compositions instrumentales qu'il a produites dans ces derniers temps, et dont on dit le plus grand bien. Malheureusement, quand je suis allé à Francfort, il s'est toujours trouvé que les concerts d'Hiller avaient lieu le lendemain du jour où j'étais obligé de partir, de sorte que je ne puis citer à son sujet que l'opinion d'autrui, ce qui me met tout-à-fait à l'abri du reproche de camaraderie. A son dernier concert il fit entendre, en fait de nouveautés, une ouverture qui fut chaudement accueillie, et plusieurs morceaux pour quatre voix d'hommes et un soprano, dont l'effet, dit-on, est de la plus piquante originalité.
Il y a à Francfort une institution musicale qu'on a citée devant moi plusieurs fois avec éloges: c'est l'Académie de chant de Sainte-Cécile. Elle passe pour être aussi bien composée que nombreuse; cependant, n'ayant point été admis à l'examiner, je dois me renfermer, à son sujet, dans une réserve absolue.
Bien que le bourgeois domine à Francfort dans la masse du public, il me semble impossible, eu égard au grand nombre de personnes de la haute classe qui s'occupent sérieusement de musique, qu'on ne puisse réunir un auditoire intelligent et capable de goûter les grandes productions de l'art. En tout cas, je n'ai pas eu l'occasion d'en faire l'expérience.
Il faut maintenant, mon cher Morel, que je rassemble mes souvenirs sur Lindpaintner et la chapelle de Stuttgardt. J'y trouverai le sujet d'une seconde lettre, mais celle-ci ne vous sera point adressée; ne dois-je pas répondre aussi à ceux de nos amis qui se sont montrés comme vous avides de connaître les détails de mon exploration germanique?
Adieu.
P. S. Avez-vous publié quelque nouveau morceau de chant? On ne parle partout que du succès de vos dernières mélodies. J'ai entendu hier le rondeau syllabique Page et Mari, que vous avez composé sur les paroles du fils d'Alexandre Dumas. Je vous déclare que c'est fin, coquet, piquant et charmant. Vous n'écrivîtes jamais rien de si bien en ce genre. Ce rondo aura une vogue insupportable; vous serez mis au pilori des orgues de Barbarie et vous l'aurez bien mérité.
La première chose que j'avais à faire avant de quitter Francfort pour m'aventurer dans le royaume de Wurtemberg, c'était de bien m'informer des moyens d'exécution que je devais trouver à Stuttgardt, de composer un programme de concert en conséquence, et de n'emporter que la musique strictement nécessaire pour l'exécuter. Il faut que vous sachiez, mon cher Girard, que l'une des grandes difficultés de mon voyage en Allemagne, et celle qu'on pouvait le moins aisément prévoir, était dans les dépenses énormes du transport de ma musique. Vous le comprendrez sans peine en apprenant que cette masse de parties séparées d'orchestre et de chœurs, manuscrites, lithographiées ou gravées, pesait plus de cinq cents livres, et que j'étais obligé de m'en faire suivre à grands frais presque partout, en la plaçant dans les fourgons de la poste. Cette fois seulement, incertain si après ma visite à Stuttgardt j'irais à Munich, ou si je reviendrais à Francfort pour me diriger ensuite vers le Nord, je n'emportai que deux symphonies, une ouverture et quelques morceaux de chant, laissant tout le reste à ce malheureux Guhr, qui devait, à ce qu'il paraît, être embarrassé d'une manière ou d'une autre par ma musique.
La route de Francfort à Stuttgardt n'offre rien d'intéressant, et en la parcourant je n'ai point eu d'impressions que je puisse vous raconter: pas le moindre site romantique à décrire, pas de forêt sombre, pas de couvent, pas de chapelle isolée, point de torrents, pas de grand bruit nocturne, pas même celui des moulins à foulons de Don Quichotte; ni chasseurs, ni laitières, ni jeune fille éplorée, ni génisse égarée, ni enfant perdu, ni mère éperdue, ni pasteur, ni voleur, ni mendiant, ni brigand; enfin, rien que le clair de lune, le bruit des chevaux et les ronflements du conducteur endormi. Par ci par là quelques laids paysans couverts d'un large chapeau à trois cornes, et vêtus d'une immense redingote de toile jadis blanche, dont les pans, démesurément longs, s'embarrassent entre leurs jambes boueuses, costume qui leur donné l'aspect de curés de village en grand négligé. Voilà tout! La première personne que j'avais à voir en arrivant à Stuttgardt, la seule même que de lointaines relations, nouées par l'intermédiaire d'un ami commun, pouvaient me faire supposer bien disposée pour moi, était le docteur Schilling, auteur d'un grand nombre d'ouvrages théoriques et critiques sur l'art musical. Ce titre de docteur, que presque tout le monde porte en Allemagne, m'avait fait assez mal augurer de lui. Je me figurais quelque vieux pédant, avec des lunettes, une perruque rousse, une vaste tabatière, toujours à cheval sur la fugue et le contrepoint, ne parlant que de Bach et de Marpurgh, poli extérieurement peut-être, mais au fond plein de haine pour la musique moderne en général, et d'horreur pour la mienne en particulier; enfin quelque fesse-mathieu musical. Voyez comme on se trompe: M. Schilling n'est pas vieux, il ne porte pas de lunettes, il a de fort beaux cheveux noirs, il est plein de vivacité, parle vite et fort, comme à coups de pistolet; il fume et ne prise pas; il m'a très-bien reçu, m'a indiqué dès l'abord tout ce que j'avais à faire pour parvenir à donner un concert, ne m'a jamais dit un mot de fugue ni de canon, n'a manifesté de mépris ni pour les Huguenots ni pour Guillaume Tell, et n'a point montré d'aversion pour ma musique avant de l'avoir entendue.
D'ailleurs la conversation n'était rien moins que facile entre nous quand il n'y avait pas d'interprète, M. Schilling parlant le français à peu près comme je parle l'allemand. Impatienté de ne pouvoir se faire comprendre:
—Parlez-vous anglais, me dit-il un jour?
—J'en sais quelques mots; et vous?
—Moi... non! Mais l'italien, savez-vous l'italien?
—Si, un poco. Come si chiama il direttore del teatro?
—Ah! diable! pas parler italien non plus!...
Je crois, Dieu me pardonne, que si j'eusse déclaré ne comprendre ni l'anglais ni l'italien, le bouillant docteur avait envie de jouer avec moi dans ces deux langues la scène du Médecin malgré lui: Arcithuram, catalamus, nominativo, singulariter; est ne oratio latinas?
Nous en vînmes à essayer du latin, et à nous entendre tant bien que mal, non sans quelques arcithuram, catalamus. Mais on conçoit que l'entretien devait être un peu pénible et ne roulait pas précisément sur les Idées de Herder, ni sur la Critique de la raison pure de Kant. Enfin, M. Schilling sut me dire que je pouvais donner mon concert au théâtre ou dans une salle destinée aux solennités musicales de cette nature, et qu'on nomme salle de la Redoute. Dans le premier cas, outre l'avantage, énorme dans une ville comme Stuttgardt, de la présence du Roi et de la cour, qu'il me croyait assuré d'obtenir, j'aurais encore une exécution gratuite, sans avoir à m'occuper des billets, ni des annonces, ni d'aucun des autres détails matériels de la soirée. Dans le second, j'aurais à payer l'orchestre, à m'occuper de tout, et le Roi ne viendrait pas; il n'allait jamais dans la salle de concert. Je suivis donc le conseil du docteur, et m'empressai d'aller présenter ma requête à M. le baron de Topenhaïm, grand-maréchal de la cour et intendant du théâtre. Il me reçut avec une urbanité charmante, m'assurant qu'il parlerait le soir même au Roi de ma demande, et qu'il croyait qu'elle me serait accordée.
«Je vous ferai observer cependant, ajouta-t-il, que la salle de la Redoute est la seule bonne et bien disposée pour les concerts, et que le théâtre, au contraire, est d'une si mauvaise sonorité, qu'on a depuis longtemps renoncé à y faire entendre aucune composition instrumentale de quelque importance!»
Je ne savais trop que répondre ni à quoi m'arrêter. Allons voir Lindpaintner, me dis-je; celui-là est et doit être l'arbitre souverain. Je ne saurais vous dire, mon cher Girard, quel bien me fit ma première entrevue avec cet excellent artiste. Au bout de cinq minutes, il nous sembla être liés ensemble depuis dix ans. Lindpaintner m'eut bientôt éclairé sur ma position.
«D'abord, me dit-il, il faut vous détromper sur l'importance musicale de notre ville; c'est une résidence royale, il est vrai, mais il n'y a ni argent, ni public. (Aye! aye! Je pensai à Mayence et au père Schott.) Pourtant, puisque vous voilà, il ne sera pas dit que nous vous aurons laissé partir sans exécuter quelques-unes de vos compositions, que nous sommes si curieux de connaître. Voilà ce qu'il y a à faire: Le théâtre ne vaut rien, absolument rien pour la musique. La question de la présence du Roi n'est d'aucune valeur; Sa Majesté n'allant jamais au concert, ne paraîtra pas au vôtre en quelque lieu que vous le donniez. Ainsi donc prenez la salle de la Redoute, dont la sonorité est excellente et où rien ne manque pour l'effet de l'orchestre. Quant aux musiciens vous aurez seulement à verser une petite somme de 80 fr. pour leur caisse des pensions, et tous, sans exception, se feront un devoir et un honneur, non-seulement d'exécuter, mais de répéter plusieurs fois vos œuvres, sous votre direction. Venez ce soir entendre le Freyschütz; dans un entr'acte je vous présenterai à la chapelle, et vous verrez si j'ai tort de vous répondre de sa bonne volonté.»
Je n'eus garde de manquer au rendez-vous. Lindpaintner me présenta aux artistes, et après qu'il eut traduit une petite allocution que je crus devoir leur adresser, mes doutes et mes inquiétudes disparurent: j'avais un orchestre.
J'avais un orchestre composé à peu près comme celui de Francfort, et jeune, et plein de vigueur et de feu. Je le vis bien à la manière dont toute la partie instrumentale du chef-d'œuvre de Weber fut exécutée. Les chœurs me parurent assez ordinaires, peu nombreux et peu attentifs à rendre les nuances principales, si bien connues cependant, de cette admirable partition. Ils chantaient toujours mezzo-forte, et paraissaient assez ennuyés de la tâche qu'ils remplissaient. Pour les acteurs ils étaient presque tous d'une honnête médiocrité. Je ne me rappelle le nom d'aucun d'eux. La prima dona (Agathe) a une voix assez sonore, mais dure et peu flexible; la seconde femme (Annette) vocalise plus aisément, mais chante souvent faux; le baryton (Gaspard) est, je crois, ce que le théâtre de Stuttgardt possède de mieux. J'ai entendu ensuite cette troupe chantante dans la Muette de Portici sans changer d'opinion à son égard. Lindpaintner, en conduisant l'exécution de ces deux opéras, m'a étonné par la rapidité qu'il donnait au mouvement de certains morceaux. J'ai vu plus tard que beaucoup de maîtres de chapelle allemands ont, à cet égard, la même manière de sentir; tels sont, entre autres, Mendelssohn, Krebs et Guhr. Pour les mouvements du Freyschütz, je ne puis rien dire: ils en ont, sans doute, beaucoup mieux que moi les véritables traditions; mais quant à la Muette, à la Vestale, à Moïse et aux Huguenots, qui ont été montés sous les yeux des auteurs à Paris, et dont les mouvements se sont conservés tels qu'ils furent donnés aux premières représentations, j'affirme que la précipitation avec laquelle j'en ai entendu exécuter certaines parties à Stuttgardt, à Leipzig, à Hambourg et à Francfort, est une infidélité d'exécution; infidélité involontaire, sans doute, mais véritablement contraire à l'intention des compositeurs et nuisible à l'effet. On croit pourtant en France que les Allemands ralentissent tous nos mouvements.
L'orchestre de Stuttgardt, possède: 16 violons, 4 altos, 4 violoncelles, 4 contrebasses, et les instruments à vent et à percussion nécessaires à l'exécution de la plupart des opéras modernes. Mais il a de plus une excellente harpe (M. Krüger), et c'est, pour l'Allemagne, une véritable rareté. L'étude de ce bel instrument y est négligée d'une façon ridicule et même barbare, sans qu'on en puisse découvrir la raison. Je penche même à croire qu'il en fut toujours ainsi, en considérant qu'aucun des grands maîtres de l'école allemande n'en a fait usage. On ne trouve point de harpe dans les œuvres de Mozart; il n'y en a ni dans Don Juan, ni dans Figaro, ni dans la Flûte enchantée, ni dans le Sérail, ni dans Idoménée, ni dans Cosi fan Tutte, ni dans ses messes, ni dans ses symphonies. Weber s'en est également abstenu partout; Haydn et Beethoven sont dans le même cas; Gluck seul a écrit dans Orphée une partie de harpe très-facile, pour une main, et encore cet opéra fut-il composé et représenté en Italie. Il y a là-dedans quelque chose qui m'étonne et m'irrite en même temps!... C'est une honte pour les orchestres allemands, qui tous devraient avoir au moins deux harpes, maintenant surtout qu'ils exécutent les opéras venus de France et d'Italie, où elles sont si souvent employées.
Les violons de Stuttgardt sont excellents; on voit qu'ils sont pour la plupart élève du concert-meister Molique, dont nous avons, il y a quelques années, admiré au Conservatoire de Paris le jeu vigoureux, le style large et sévère, bien que peu nuancé, et les savantes compositions. Molique, au théâtre et aux concerts, occupant le premier pupitre des violons, n'a donc à diriger en grande partie que ses élèves, qui professent pour lui un respect et une admiration parfaitement motivés. De là une précieuse exactitude dans l'exécution, exactitude due à l'unité de sentiment et de méthode, autant qu'à l'attention des violonistes.
Je dois signaler parmi eux, le second maître de concert Habenhaïm, artiste distingué sous tous les rapports, et dont j'ai entendu une cantate d'un style mélodique expressif, d'une harmonie pure, et très-bien instrumentée.
Les autres instruments à archet ont une valeur si non égale à celle des violons, au moins suffisante pour qu'on doive les compter pour bons. J'en dirai autant des instruments à vent: la première clarinette et le premier hautbois sont excellents. L'artiste qui joue la partie de première flûte (M. Krüger père) se sert malheureusement d'un ancien instrument qui laisse beaucoup à désirer pour la pureté du son en général, et pour la facilité d'émission des notes aiguës. M. Krüger devrait aussi se tenir en garde contre le penchant qui l'entraîne parfois à faire des trilles et des grupetti là où l'auteur s'est bien gardé d'en écrire.
Le premier basson, M. Neukirchner, est un virtuose de première force qui s'attache peut-être trop à faire parade de grandes difficultés; il joue en outre sur un basson tellement mauvais que des intonations douteuses viennent à chaque instant blesser l'oreille et empêcher l'effet des phrases même les mieux rendues par l'exécutant. On distingue parmi les cors, M. Schuncke; il fait aussi comme ses confrères de Francfort, un peu trop cuivrer le son des notes élevées. Les cors à cylindres (ou chromatiques) sont exclusivement employés à Stuttgardt. L'habile facteur Ad. Sax, actuellement établi à Paris, a démontré surabondamment la supériorité de ce système sur celui des pistons, à peu près abandonné à cette heure dans toute l'Allemagne, pendant que celui des cylindres pour les cors, trompettes, bombardons, bass-tuba, y devient d'un usage général. Les Allemands appellent instruments à soupape (Ventil-horn, Ventil-trompeten) ceux auxquels ce mécanisme est appliqué. J'ai été surpris de ne pas le voir adopté pour les trompettes dans la musique militaire, assez bonne d'ailleurs, de Stuttgardt; on en est encore là aux trompettes à deux pistons, instruments fort imparfaits et bien loin, pour la sonorité et la qualité du timbre, des trompettes à cylindres dont on se sert à présent partout ailleurs. Je ne parle pas de Paris; nous y viendrons dans quelque dix ans.
Les trombones sont d'une belle force; le premier (M. Schrade), qui fit, il y a quatre ans, partie de l'orchestre du concert Vivienne, à Paris, est un véritable talent. Il possède à fond son instrument, se joue des plus grandes difficultés, tire du trombone-ténor un son magnifique; je pourrais même dire des sons, puisqu'il sait, au moyen d'un procédé non encore expliqué, produire trois et quatre notes à la fois, comme ce jeune corniste dont toute la presse musicale s'est récemment occupée à Paris. Schrade, dans un point d'orgue d'une fantaisie qu'il a exécutée en public à Stuttgardt, a fait entendre simultanément, et à la surprise générale, les quatre notes de l'accord de septième dominante du ton de si b, ainsi disposées:
{ | mi b |
la | |
ut | |
fa |
C'est aux acousticiens qu'il appartient de donner la raison de ce nouveau phénomène de la résonnance des tubes sonores; à nous autres musiciens de le bien étudier et d'en tirer parti si l'occasion s'en présente.
Un autre mérite de l'orchestre de Stuttgardt, mérite que j'ai rarement rencontré ailleurs au même degré, c'est qu'il n'est composé que de lecteurs intrépides, que rien ne trouble, que rien ne déconcerte, qui lisent à la fois la note et la nuance, qui à la première vue ne laissent échapper ni un P ni un F, ni un mezzo forte, ni un smorzando, sans l'indiquer. Ils sont en outre rompus à tous les caprices du rhythme et de la mesure, ne se cramponnent pas toujours aux temps forts, et savent, sans hésiter, accentuer les temps faibles et passer d'une syncope à une autre sans embarras et sans avoir l'air d'exécuter un pénible tour de force. En un mot, leur éducation musicale est complète sous tous les rapports. J'ai pu reconnaître en eux ces précieuses qualités dès la première répétition de mon concert. J'avais choisi pour celui-là la Symphonie fantastique et l'ouverture des Francs-Juges. Vous savez combien ces deux ouvrages contiennent de difficultés rhythmiques, de phrases syncopées, de syncopes croisées, de groupes de quatre notes superposés à des groupes de trois, etc., etc.; toutes choses qu'aujourd'hui, au Conservatoire, nous jetons vigoureusement à la tête du public, mais qu'il nous a fallu travailler pourtant, et beaucoup et longtemps. J'avais donc lieu de craindre une foule d'erreurs à différents passages de l'ouverture et du final de la Symphonie; je n'ai pas eu à en relever une seule, tout a été vu et lu et vaincu du premier coup. Mon étonnement était extrême. Le vôtre ne sera pas moindre, si je vous dis que nous avons monté cette damnée Symphonie et le reste du programme en deux répétitions. L'effet eût même été très-satisfaisant, si les maladies vraies ou simulées ne m'eussent enlevé la moitié des violons le jour du concert. Me voyez-vous, avec quatre premiers violons et quatre seconds, pour lutter avec tous ces instruments à vent et à percussion? Car l'épidémie avait épargné le reste de l'orchestre, et il ne manquait rien, rien que la moitié des violons!... Oh! en pareil cas, je ferais comme Max dans le Freyschütz, et pour obtenir des violons, je signerais un pacte avec tous les diables de l'enfer. C'était d'autant plus navrant et irritant, que, malgré les prédictions de Lindpaintner, le Roi et la cour étaient venus. Nonobstant cette défection de quelques pupitres, l'exécution fut, sinon puissante (c'était chose impossible), au moins intelligente, exacte et chaleureuse. Les morceaux de la Symphonie fantastique qui produisirent le plus d'effet furent l'adagio (la Scène aux Champs), et le final (le Sabbat). L'ouverture fut chaudement accueillie; quant à la Marche des Pèlerins d'Harold, qui figurait aussi dans le programme, elle passa presque inaperçue. Il en a été de même encore dans une autre occasion, où j'avais eu l'imprudence de la faire entendre isolément, tandis que partout où j'ai donné Harold en entier, ou au moins les trois premières parties de cette symphonie, la marche a été accueillie comme elle l'est à Paris, et souvent redemandée. Nouvelle preuve de la nécessité de ne pas morceler certaines compositions, et de ne les produire que dans leur jour et sous le point de vue qui leur est propre.
Faut-il vous dire maintenant qu'après le concert je reçus toutes sortes de félicitations de la part du Roi, de M. le comte Neiperg, et du prince Jérôme Bonaparte? Pourquoi pas? On sait que les princes sont en général d'une bienveillance extrême pour les artistes étrangers, et je ne manquerais réellement de modestie que si j'allais vous répéter ce que m'ont dit quelques-uns des musiciens le soir même et les jours suivants. D'ailleurs, pourquoi ne pas manquer de modestie? Pour ne pas faire grogner quelques mauvais dogues à la chaîne, qui voudraient mordre quiconque passe en liberté devant leur chenil? Cela vaut bien la peine d'aller employer de vieilles formules et jouer une comédie dont personne n'est dupe! La vraie modestie consisterait, non-seulement à ne pas parler de soi, mais à ne pas en faire parler; en un mot, à ne pas attirer sur soi l'attention publique, à ne rien dire, à ne rien écrire, à ne rien faire, à se cacher, à ne pas vivre. N'est-ce pas là une absurdité?.... Et puis j'ai pris le parti de tout avouer, heur et malheur; j'ai commencé déjà dans ma précédente lettre, et je suis prêt à continuer dans celle-ci. Ainsi je crains fort que Lindpaintner, qui est un maître, et dont j'ambitionnais beaucoup le suffrage, approuvant dans tout cela l'ouverture seulement, n'ait profondément abominé la symphonie; je parierais que Molique n'a rien approuvé. Quant au docteur Schilling, je suis sûr qu'il a tout trouvé exécrable, et qu'il a été bien honteux d'avoir fait les premières démarches pour produire à Stuttgardt un brigand de mon espèce, véhémentement soupçonné d'avoir violé la musique, et qui, s'il parvient à lui inspirer sa passion de l'air libre et du vagabondage, fera de la chaste muse une sorte de bohémienne, moins Esméralda qu'Héléna Mac Grégor, virago armée, dont les cheveux flottent au vent, dont la sombre tunique étincelle de brillants colifichets, qui bondit pieds nus sur les roches sauvages, qui rêve au bruit des vents et de la foudre, et dont le noir regard épouvante les femmes et trouble les hommes sans leur inspirer l'amour.
Aussi Schilling, en sa qualité de conseiller du prince de Hoënzollern-Hechingen, n'a pas manqué d'écrire à Son Altesse et de lui proposer, pour la divertir, le curieux-sauvage, plus convenable dans la Forêt-Noire que dans une ville civilisée. Et le sauvage, curieux de tout connaître, au reçu d'une invitation rédigée en termes aussi obligeants que choisis par M. le baron de Billing, conseiller intime du prince, s'est acheminé, à travers la neige et les grands bois de sapins, vers la petite ville d'Hechingen, sans trop s'inquiéter de ce qu'il pourrait y faire. Cette excursion dans la Forêt-Noire m'a laissé un confus mélange de souvenirs joyeux, tristes, doux et pénibles, que je ne saurais évoquer sans un serrement de cœur presque inexplicable. Le froid, le double deuil noir et blanc étendu sur les montagnes, le vent qui mugissait sous ces pins frissonnants, le travail secret du ronge-cœur si actif dans la solitude, un triste épisode d'un douloureux roman lu pendant le voyage.... Puis l'arrivée à Hechingen, les gais visages, l'amabilité du prince, les fêtes du premier jour de l'an, le bal, le concert, les rires fous, les projets de se revoir à Paris, et.... les adieux.... et le départ.... Oh! je souffre!.... Quel diable m'a poussé à vous faire ce récit, qui ne présente pourtant, comme vous l'allez voir, aucun incident émouvant ni romanesque.... Mais je suis ainsi fait, que je souffre parfois,—sans motif apparent,—comme, pendant certains états électriques de l'atmosphère, les feuilles des arbres remuent sans qu'il fasse de vent.—......—......—Heureusement, mon cher Girard, vous me connaissez de longue date, et vous ne trouverez pas trop ridicule cette exposition sans péripétie, cette introduction sans allegro, ce sujet sans fugue!—Ah! ma foi! un sujet sans fugue, avouez-le, c'est une rare bonne fortune? Et nous avons lu tous les deux plus de mille fugues qui n'ont pas de sujets, sans compter celles qui n'ont que de mauvais sujets. Allons! voilà ma mélancolie qui s'envole, grâce à l'intervention de la fugue (vieille radoteuse qui si souvent a fait venir l'ennui), j'essuie la larme qui pendait à mon œil gauche, et..... je vous raconte Hechingen.
Quand je disais tout à l'heure que c'est une petite ville, j'exagerais géographiquement son importance. Hechingen n'est qu'un grand village, tout au plus un bourg, bâti sur une côte assez escarpée, à peu près comme la portion de Montmartre qui couronne la butte, ou mieux encore comme le village de Subiaco dans les Etats Romains. Au dessus du bourg, et placée de manière à le dominer entièrement, est la villa Eugenia, occupée par le prince. A droite de ce petit palais, une vallée profonde, et, un peu plus loin, un pic âpre et nu surmonté du vieux castel d'Hoenzollern, qui n'est plus aujourd'hui qu'un rendez-vous de chasse, après avoir été longtemps la féodale demeure des ancêtres du prince.
Le souverain actuel de ce romantique paysage est un jeune homme spirituel, vif et bon, qui semble n'avoir au monde que deux préoccupations constantes, le désir de rendre aussi heureux que possible les habitants de ses petits Etats, et l'amour de la musique. Concevez-vous une existence plus douce que la sienne? Il voit tout le monde content autour de lui: ses sujets l'adorent; la musique l'aime; il la comprend en poète et en musicien; il compose de charmants lieder, dont deux: der Fischer knabe et Schiffer's Abenlied, m'ont réellement touché par l'expression de leur mélodie; il les chante avec une voix de compositeur, mais avec une chaleur entraînante et des accents de l'ame et du cœur; il a, sinon un théâtre, au moins une chapelle (un orchestre) dirigée par un maître d'un mérite éminent, Techlisbeck, dont le Conservatoire de Paris a souvent exécuté avec honneur les symphonies, et qui lui fait entendre, sans luxe, mais montés avec soin, les chefs-d'œuvre les plus simples de la musique instrumentale. Tel est l'aimable prince dont l'invitation m'avait été si agréable et dont j'ai reçu l'accueil le plus cordial.
En arrivant à Hechingen, je renouvelai connaissance avec Techlisbeck. Je l'avais connu à Paris il y a quelques cinq ans; il m'a accablé chez lui de prévenances et de ces témoignages de véritable bonté qu'on n'oublie jamais. Il me mit bien vite au fait des forces musicales dont nous pouvions disposer: c'étaient 8 violons en tout, dont trois très-faibles; 3 altos, 2 violoncelles, 2 contrebasses. Le premier violon, nommé Stern, est un virtuose de talent. Le premier violoncelle (Oswald) mérite la même distinction. Le pasteur archiviste d'Hechingen joue la première contrebasse à la satisfaction des compositeurs les plus exigeants. La première flûte, le premier hautbois et la première clarinette sont excellents; la première flûte a seulement quelquefois de ces velléités d'ornementation que j'ai reprochées à celle de Stuttgardt. Les seconds instruments à vent sont suffisants. Les deux bassons et les deux cors laissent un peu à désirer. Quant aux trompettes, au trombone (il n'y en a qu'un) et au timbalier, ils laissent à désirer, toutes les fois qu'ils jouent, qu'on ne les ait pas priés de se taire. Ils ne savent rien.
Je vous vois rire, mon cher Girard, et prêt à me demander ce que j'ai pu faire exécuter avec un si petit orchestre? Eh bien! à force de patience et de bonne volonté, en arrangeant et modifiant certaines parties, en faisant cinq répétitions en trois jours, nous avons monté l'ouverture du Roi Lear, la Marche des Pèlerins, le bal de la Symphonie fantastique, et divers autres fragments proportionnés, par leur dimension, au cadre qui leur était destiné. Et tout a marché très bien, avec précision et même avec verve.
J'avais écrit au crayon sur les parties d'alto les notes essentielles et laissées à découvert des 3e et 4e cors (puisque nous ne pouvions avoir que le 1er et le 2e). Techlisbeck jouait sur le piano la 1re harpe du bal; il avait bien voulu se charger aussi de l'alto solo dans la Marche d'Harold. Le prince d'Hechingen se tenait à côté du timbalier pour lui compter ses pauses et le faire partir à temps; j'avais supprimé dans les parties de trompette les passages que nous avions reconnus inaccessibles aux deux exécutants. Le trombone seul était livré à lui-même; mais, ne donnant prudemment que les sons qui lui étaient très-familiers, comme si bémol, ré, fa, et évitant avec soin tous les autres, il brillait presque partout par son silence. Il fallait voir dans cette jolie salle de concert, où Son Altesse avait réuni un nombreux auditoire, comme les impressions musicales circulaient vives et rapides! Cependant, vous le devinez sans doute, je n'éprouvais de toutes ces manifestations qu'une joie mêlée d'impatience; et quand le prince est venu me serrer la main, je n'ai pu m'empêcher de lui dire:
—Ah! monseigneur, je donnerais, je vous jure, deux des années qui me restent à vivre, pour avoir là maintenant mon orchestre du Conservatoire, et le mettre aux prises devant vous avec ces partitions que vous jugez avec tant d'indulgence!
—Oui, oui, je sais, m'a-t-il répondu, vous avez un orchestre impérial, qui vous dit: Sire! et je ne suis qu'une Altesse; mais j'irai l'entendre à Paris, j'irai, j'irai!
Puisse-t-il tenir parole! Ses applaudissements, qui me sont restés sur le cœur, me semblent un bien mal acquis.
Il y eut après le concert souper à la villa Eugenia. La gaîté charmante du prince s'était communiquée à tous ses convives; il voulut me faire connaître une de ses compositions pour ténor, piano et violoncelle; Techlisbeck se mit au piano, l'auteur se chargeait de la partie de chant, et je fus, aux acclamations de l'assemblée, désigné pour chanter la partie de violoncelle. On a beaucoup applaudi le morceau et ri presque autant du timbre singulier de ma chanterelle. Les dames surtout ne revenaient pas de mon la.
Le surlendemain, après bien des adieux, il fallut retourner à Stuttgardt. La neige fondait sur les grands pins éplorés, le manteau blanc des montagnes se marbrait de taches noires... C'était profondément triste...... le ronge-cœur put travailler encore......
The rest is silence.........
Farewell.
A mon retour d'Hechingen, je restai quelques jours encore à Stuttgardt, en proie à de nouvelles perplexités. A toutes les questions qu'on m'adressait sur mes projets et sur la future direction de mon voyage à peine commencé, j'aurais pu répondre, sans mentir, comme ce personnage d'une de nos comédies:
Non, je ne reviens point, car je n'ai point été; |
Je ne vais pas non plus, car je suis arrêté, |
Et ne demeure point, car tout de ce pas même |
Je prétends m'en aller... |
M'en aller... où? Je ne savais trop. J'avais écrit à Weimar, il est vrai, mais la réponse n'arrivait pas, et je devais absolument l'attendre avant de prendre une détermination.
Tu ne connais pas ces incertitudes, mon cher Liszt; il t'importe peu de savoir si, dans la ville où tu comptes passer, la chapelle est bien composée, si le théâtre est ouvert, si l'intendant veut le mettre à ta disposition, etc. En effet, à quoi bon pour toi tant d'informations! Tu peux, modifiant le mot de Louis XIV, dire avec confiance: «L'orchestre, c'est moi! le chœur, c'est moi! le chef, c'est encore moi! Mon piano chante, rêve, éclate, retentit; il défie au vol les archets les plus habiles; il a comme l'orchestre ses harmonies cuivrées; comme lui, et sans le moindre appareil, il peut livrer à la brise du soir son nuage de féeriques accords, de vagues mélodies; je n'ai besoin ni de théâtre, ni de décor fermé, ni de vastes gradins; je n'ai point à me fatiguer par de longues répétitions; je ne demande ni cent, ni cinquante, ni vingt musiciens; je n'en demande pas du tout, je n'ai pas même besoin de musique. Un grand salon, un grand piano, et je suis maître d'un grand auditoire. Je me présente, on m'applaudit; ma mémoire s'éveille, d'éblouissantes fantaisies naissent sous mes doigts, d'enthousiastes acclamations leur répondent; je chante l'Ave Maria de Schubert ou l'Adélaïde de Beethoven, et tous les cœurs de tendre vers moi, toutes les poitrines de retenir leur haleine.... c'est un silence ému, une admiration concentrée et profonde.... Puis viennent les bombes lumineuses, le bouquet de ce grand feu d'artifice, et les cris du public, et les fleurs et les couronnes qui pleuvent autour du prêtre de l'harmonie frémissant sur son trépied; et les jeunes belles qui, dans leur égarement sacré, baisent avec larmes le bord de son manteau; et les hommages sincères obtenus des esprits sérieux, et les applaudissements fébriles arrachés à l'envie; les grands fronts qui se penchent, les cœurs étroits surpris de s'épanouir.... Et le lendemain, quand le jeune inspiré a répandu ce qu'il voulait répandre de son intarissable passion, il part, il disparaît, laissant après soi un crépuscule éblouissant d'enthousiasme et de gloire.... C'est un rêve!....» C'est un de ces rêves d'or qu'on fait quand on se nomme Liszt ou Paganini.
Mais le compositeur qui tenterait, comme je l'ai fait, de voyager pour produire ses œuvres, à quelles fatigues, au contraire, à quels labeurs ingrats et toujours renaissants ne doit-il pas s'attendre!... Sait-on ce que peut être pour lui la torture des répétitions?... Il a d'abord à subir le froid regard de tous ces musiciens médiocrement charmés d'éprouver à son sujet un dérangement inattendu, d'être soumis à des études inaccoutumées.—«Que veut ce Français? Que ne reste-t-il chez lui?...» Chacun néanmoins prend place à son pupitre; mais au premier coup-d'œil jeté sur l'ensemble de l'orchestre, l'auteur y reconnaît bien vite d'inquiétantes lacunes. Il en demande la raison au maître de chapelle: «La première clarinette est malade, le hautbois a une femme en couches, l'enfant du premier violoncelle a le croup, les trombones sont à la parade; ils ont oublié de demander une exemption de service militaire pour ce jour-là; le timbalier s'est foulé le poignet, la harpe ne paraîtra pas à la répétition, parce qu'il lui faut du temps pour étudier sa partie, etc., etc.» On commence cependant, les notes sont lues, tant bien que mal, dans un mouvement plus lent du double que celui de l'auteur; rien n'est affreux pour lui comme cet allanguissement du rhythme! Peu à peu son instinct reprend le dessus, son sang échauffé l'entraîne, il précipite la mesure et revient malgré lui au mouvement du morceau; alors le gâchis se déclare, un formidable charivari lui déchire les oreilles et le cœur, il faut s'arrêter et reprendre le mouvement lent, et exercer fragments par fragments ces longues périodes dont, tant de fois auparavant, avec d'autres orchestres, il a guidé la course libre et rapide. Cela ne suffit pas encore; malgré la lenteur du mouvement, des discordances étranges se font entendre dans certaines parties d'instruments à vent; il veut en découvrir la cause: «Voyons les trompettes seules!......... Que faites-vous là? Je dois entendre une tierce, et vous produisez un accord de seconde. La deuxième trompette en ut a un ré, donnez-moi votre ré!... Très-bien! La première a un ut qui produit fa, donnez-moi votre ut! Fi!...... l'horreur! vous faites un si b!
—Non, monsieur, je fais ce qui est écrit!
—Mais je vous dis que non, vous vous trompez d'un ton!
—Cependant je suis sûr de faire l'ut!
—En quel ton est la trompette dont vous vous servez?
—En mi b!
—Eh! parlez donc, c'est là qu'est l'erreur, vous devez prendre la trompette en fa.
—Ah! je n'avais pas bien lu l'indication; c'est vrai, excusez-moi.
—Allons! quel diable de vacarme faites-vous là-bas, vous, le timbalier?
—Monsieur, j'ai un fortissimo.
—Point du tout, c'est un mezzo forte, il n'y a pas deux F, mais un M et un F. D'ailleurs vous vous servez des baguettes de bois et il faut employer là les baguettes à tête d'éponge; c'est une différence du noir au blanc.
—Nous ne connaissons pas cela, dit le maître de chapelle; qu'appelez-vous des baguettes à tête d'éponge? nous n'avons jamais vu qu'une seule espèce de baguettes.
—Je m'en doutais; j'en ai apporté de Paris. Prenez-en une paire que j'ai déposée là sur cette table. Maintenant y sommes-nous?... Mon Dieu! c'est vingt fois trop fort! et les sourdines que vous n'avez pas prises?...
—Nous n'en avons pas, le garçon d'orchestre a oublié d'en mettre sur les pupitres; on s'en procurera demain! etc., etc.» Après trois ou quatre heures de ces tiraillements antiharmoniques, on n'a pas pu rendre un seul morceau intelligible. Tout est brisé, désarticulé, faux, froid, plat, bruyant, discordant, hideux! Et il faut laisser sur une pareille impression soixante ou quatre-vingts musiciens qui s'en vont, fatigués et mécontents, dire partout qu'il ne savent ce que cela veut dire, que cette musique est un enfer, un chaos, qu'ils n'ont jamais rien essuyé de pareil. Le lendemain le progrès se manifeste à peine; ce n'est guère que le troisième jour qu'il se dessine formellement. Alors seulement le pauvre compositeur commence à respirer; les harmonies bien posées deviennent claires; les rhythmes bondissent; les mélodies pleurent et sourient; la masse unie, compacte, s'élance hardiment; après tant de tâtonnements, tant de bégaiements, l'orchestre grandit, il marche, il parle, il devient homme! L'intelligence ramène le courage aux musiciens étonnés; l'auteur demande une quatrième épreuve; ses interprètes, qui, à tout prendre, sont les meilleures gens du monde, l'accordent avec empressement. Cette fois, fiat lux! «Attention aux nuances! Vous n'avez plus peur?—Non! donnez-nous le vrai mouvement!—Via!» Et la lumière se fait, l'art apparaît, la pensée brille, l'œuvre est comprise! Et l'orchestre se lève, applaudissant et saluant le compositeur; le maître de chapelle vient le féliciter; les curieux qui se tenaient cachés dans les coins obscurs de la salle, s'approchent, montent sur le théâtre et échangent avec les musiciens des exclamations de plaisir et d'étonnement, en regardant d'un œil surpris le maître étranger qu'ils avaient d'abord pris pour un fou ou un barbare. C'est maintenant qu'il aurait besoin de repos. Qu'il s'en garde bien, le malheureux! C'est l'heure pour lui de redoubler de soins et d'attention. Il doit revenir avant le concert, pour surveiller la disposition des pupitres, inspecter les parties d'orchestre, et s'assurer qu'elles ne sont point mélangées. Il doit parcourir les rangs, un crayon rouge à la main, et marquer sur la musique des instruments à vent les désignations des tons usitées en Allemagne, au lieu de celles dont on se sert en France; mettre partout: in C, in D, in Des, in Fis, au lieu de en ut, en ré, en ré bémol, en fa dièze. Il a à transposer pour le hautbois un solo de cor anglais, parce que cet instrument ne se trouve pas dans l'orchestre qu'il va diriger, et que l'exécutant hésite souvent à transposer lui-même. Il faut qu'il aille faire répéter isolément les chœurs et les chanteurs, s'ils ont manqué d'assurance. Mais le public arrive, l'heure sonne; exténué, abîmé de fatigues de corps et d'esprit, le compositeur se présente au pupitre-chef, se soutenant à peine, incertain, éteint, dégoûté, jusqu'au moment où les applaudissements de l'auditoire, la verve des exécutants, l'amour qu'il a pour son œuvre le transforment tout-à-coup en machine électrique, d'où s'élancent, invisibles mais réelles, de foudroyantes irradiations. Et la compensation commence. Ah! c'est alors, j'en conviens, que l'auteur, dirigeant l'exécution de son œuvre, vit d'une vie aux virtuoses inconnue! Avec quelle joie furieuse il s'abandonne au bonheur de jouer de l'orchestre! Comme il presse, comme il embrasse, comme il étreint cet immense et fougueux instrument! L'attention multiple lui revient; il a l'œil partout; il indique d'un regard les entrées vocales et instrumentales, en haut, en bas, à droite, à gauche; il jette avec son bras droit de terribles accords qui semblent éclater au loin comme d'harmonieux projectiles; puis il arrête, dans les points d'orgue, tout ce mouvement qu'il a communiqué; il enchaîne toutes les attentions; il suspend tous les bras, tous les souffles, écoute un instant le silence... et redonne plus ardente carrière au tourbillon qu'il a dompté,
Luctantes ventos tempestatesque sonoras. |
Imperio premit, ac vinclis et carcere frenat. |
Et dans les grands adagio, est-il heureux de se bercer mollement sur son beau lac d'harmonie! prêtant l'oreille aux cent voix enlacées qui chantent ses hymnes d'amour, ou semblent confier ses plaintes du présent, ses regrets du passé, à la solitude et à la nuit. Alors souvent, mais seulement alors, l'auteur-chef oublie complètement le public; il s'écoute, il se juge; et si l'émotion lui arrive, partagée par les artistes qui l'entourent, il ne tient plus compte des impressions de l'auditoire, trop éloigné de lui. Si son cœur a frissonné au contact de la poétique mélodie, s'il a senti ses yeux, s'il a vu les yeux de ses interprètes se voiler de larmes furtives, le but est atteint, le ciel de l'art lui est ouvert, qu'importe la terre!...
Puis à la fin de la soirée, quand le grand succès est obtenu! sa joie devient centuple, partagée qu'elle est par tous les amours-propres satisfaits de son armée. Ainsi, vous, grands virtuoses, vous êtes princes et rois par la grâce de Dieu, vous naissez sur les marches du trône; les compositeurs doivent combattre, vaincre et conquérir pour régner. Mais les fatigues mêmes et les dangers de la lutte ajoutent à l'éclat et à l'enivrement de leurs victoires, et ils seraient peut-être plus heureux que vous... s'ils avaient toujours des soldats.
Voilà, mon cher Liszt, une bien longue digression, et j'allais oublier, en causant avec toi, de continuer le récit de mon voyage. J'y reviens.
Pendant les quelques jours que je passai à Stuttgardt à attendre les lettres de Weimar, la société de la Redoute, dirigée par Lindpaintner, donna un concert brillant où j'eus l'occasion d'observer une seconde fois la froideur avec laquelle le gros public allemand accueille en général les conceptions mêmes les plus colossales de l'immense Beethoven. L'ouverture d'Éléonore, morceau vraiment monumental, exécuté avec une précision et une verve rares, fut à peine applaudi; et j'entendis le soir, à table d'hôte, un monsieur se plaindre de ce qu'on ne donnait pas les Symphonies de Haydn au lieu de cette musique violente où il n'y a point de chant!!!... Franchement, nous n'avons plus de ces bourgeois-là à Paris!...
Une réponse favorable m'étant enfin parvenue de Weimar, je partis pour Carlsruhe. J'aurais voulu y donner un concert en passant; le maître de chapelle Strauss[2] m'apprit que j'aurais à attendre pour cela huit ou dix jours, à cause d'un engagement pris par le théâtre avec un flûtiste piémontais. En conséquence, plein de respect pour la grande flûte, je me hâtai de gagner Manheim. C'est une ville bien calme, bien froide, bien plane, bien carrée. Je ne crois pas que la passion de la musique empêche ses habitants de dormir. Pourtant il y a une nombreuse Académie de chant, un assez bon théâtre et un petit orchestre très-intelligent. La direction de l'Académie de chant et celle de l'orchestre sont confiées à Lachner jeune, frère du célèbre compositeur. C'est un artiste doux et timide, plein de modestie et de talent. Il m'eût bien vite organisé un concert. Je ne me souviens plus de la composition du programme; je sais seulement que j'avais voulu y placer ma deuxième symphonie (Harold) en entier, et que dès la première répétition je dus supprimer le final (l'Orgie) à cause des trombones manifestement incapables de remplir le rôle qui leur est confié dans ce morceau. Lachner s'en montra tout chagrin, désireux qu'il était, disait-il, de connaître l'ensemble du tableau. Je fus obligé d'insister en l'assurant que ce serait folie d'ailleurs, indépendamment de l'insuffisance des trombones, d'espérer l'effet de ce final avec un orchestre si peu fourni de violons. Les trois premières parties de la symphonie furent bien rendues et produisirent sur le public une vive impression. La grande-duchesse Amélie, qui assistait au concert, remarqua, m'a-t-on dit, le coloris de la Marche des Pèlerins, et surtout celui de la Sérénade dans les Abruzzes, où elle crut retrouver le calme heureux des belles nuits italiennes. Le solo d'alto avait été joué avec talent par un des altos de l'orchestre, qui n'a cependant pas de prétentions à la virtuosité.
J'ai trouvé à Manheim une assez bonne harpe, un hautbois excellent qui joue médiocrement du cor anglais, un violoncelle habile (Heinefetter), cousin des cantatrices de ce nom, et de valeureuses trompettes. Il n'y a pas d'ophicléïde: Lachner, pour remplacer cet instrument employé dans toutes les grandes partitions modernes, s'est vu obligé de faire faire un trombone ténor à cylindres, descendant à l'ut et au si graves. Il était plus simple, ce me semble, de faire venir un ophicléïde; et, musicalement parlant, c'eût été beaucoup mieux, car ces deux instruments ne se ressemblent guère. Je n'ai pu entendre qu'une répétition de l'Académie de chant; les amateurs qui la composent ont généralement d'assez belles voix, mais ils sont loin d'être tous musiciens et lecteurs.
Mademoiselle Sabine-Heinefetter a donné, pendant mon séjour à Manheim, une représentation de la Norma. Je ne l'avais pas entendue depuis qu'elle a quitté le Théâtre-Italien de Paris; sa voix a toujours de la puissance et une certaine agilité; elle la force un peu parfois, et ses notes hautes deviennent bien souvent difficiles à supporter; telle qu'elle est, pourtant, mademoiselle Heinefetter a peu de rivales parmi les cantatrices allemandes: elle sait chanter.
Je me suis splendidement ennuyé à Manheim, malgré les soins et les attentions tout aimables d'un Français, M. Desiré Lemire, que j'avais rencontré quelquefois à Paris, il y a huit ou dix ans. C'est qu'il est aisé de voir aux allures des habitants, à l'aspect même de la ville, qu'on est là tout-à-fait étranger au mouvement de l'art, et que la musique y est considérée seulement comme un assez agréable délassement dont on use volontiers aux heures de loisir laissées par les affaires. En outre, il pleuvait continuellement, j'étais voisin d'une horloge dont la cloche avait pour résonnance harmonique la tierce mineure[3], et d'une tour habitée par un méchant épervier dont les cris aigus et discordants me vrillaient l'oreille du matin au soir. J'étais impatient aussi de voir la ville des poètes, où me pressaient d'arriver les lettres du maître de chapelle, mon savant compatriote Chélard, et celles de Lobe, ce type du véritable musicien allemand dont tu as pu, je le sais apprécier le mérite et la chaleur d'ame.
Me voilà de nouveau sur le Rhin!—Je rencontre Guhr.—Il recommence à jurer.—Je le quitte.—Je revois un instant, à Francfort, notre ami Hiller.—Il m'annonce qu'il va faire exécuter son oratorio de la Chûte de Jérusalem.—Je pars, nanti d'un très-beau mal de gorge.—Je m'endors en route.—Un rêve affreux... que tu ne sauras pas.—Voilà Weimar.—Je suis très malade.—Lobe et Chélard essaient inutilement de me remonter.—Le concert se prépare.—On annonce la première répétition.—La joie me revient.—Je suis guéri.
A la bonne heure, je respire ici! Je sens quelque chose dans l'air qui m'annonce une ville littéraire, une ville artiste! Son aspect répond parfaitement à l'idée que je m'en étais faite, elle est calme, lumineuse, aérée, pleine de paix et de rêverie; des alentours charmants, de belles eaux, des collines ombreuses, de riantes vallées. Comme le cœur me bat en la parcourant! Quoi! c'est là le pavillon de Goëthe! Voilà celui où feu le grand-duc aimait à venir prendre part aux doctes entretiens de Schiller, de Herder, de Wieland! Cette inscription latine fut tracée sur ce rocher par l'auteur de Faust! Est-il possible? ces deux petites fenêtres donnent de l'air à la pauvre mansarde qu'habita Schiller! C'est dans cet humble réduit que le grand poète de tous les nobles enthousiasmes écrivit Don Carlos, Marie-Stuart, les Brigands, Wallenstein! C'est là qu'il est mort comme un simple étudiant! Ah! je n'aime pas Goëthe d'avoir souffert cela! lui qui était riche, ministre d'Etat... ne pouvait-il changer le sort de son ami le poète?... ou cette illustre amitié n'eut-elle rien de réel!... Je crains qu'elle ait été vraie du côté de Schiller seulement! Goëthe s'aimait trop; il chérissait trop aussi son damné fils Méphisto; il a vécu trop vieux; il avait trop peur de la mort.
Schiller! Schiller! tu méritais un ami moins humain! Mes yeux ne peuvent quitter ces étroites fenêtres, cette obscure maison, ce toit misérable et noir; il est une heure du matin, la lune brille, le froid est intense. Tout se tait, ils sont tous morts... Peu à peu ma poitrine se gonfle, mon corps entre en vibrations; je tremble; écrasé de respect, de regrets et de ces affections infinies que le génie à travers la tombe inflige quelquefois à d'obscurs survivants, je m'agenouille auprès de l'humble seuil, et souffrant, admirant, aimant, adorant, je répète: Schiller!.. Schiller!.. Schiller!..
Que te dire maintenant, cher, du véritable sujet de ma lettre? j'en suis si loin. Attends, je vais pour rentrer dans la prose et me calmer un peu, penser à un autre habitant de Weimar, à un homme d'un grand talent, qui faisait des Messes, de beaux Septuors, et jouait sévèrement du piano, à Hummel.... C'est fait, me voilà raisonnable!
Chélard, en sa qualité d'artiste noble et digne d'abord, de Français et d'ancien ami ensuite, a tout fait pour m'aider à parvenir à mon but. L'intendant, M. le baron de Spiegel, entrant dans ses vues bienveillantes, a mis à ma disposition le théâtre et l'orchestre; je ne dis pas les chœurs, car il n'aurait probablement pas osé m'en parler. Je les avais entendus en arrivant, dans le Vampire de Marschner: on ne se figure pas une telle collection de malheureux, braillant hors du ton et de la mesure. Je ne connaissais rien de pareil. Et les cantatrices! oh! les pauvres femmes! Par galanterie, n'en parlons pas. Mais il y a là une basse qui remplissait le rôle du Vampire; tu devines que je veux parler de Genast! N'est-ce pas que c'est un artiste dans toute la force du terme?... Il est surtout tragédien; et j'ai bien regretté de ne pouvoir rester plus longtemps à Weimar, pour lui voir jouer le rôle de Lear, dans la tragédie de Shakspeare, qu'on montait au moment de mon départ.
La chapelle est bien composée; mais pour me faire fête, Chélard et Lobe se mirent en quête des instruments à cordes qu'on pouvait ajouter à ceux qu'elle possède, et ils me présentèrent un actif de 22 violons, 7 altos, 7 violoncelles et 7 contrebasses. Les instruments à vent étaient au grand complet; j'ai remarqué parmi eux une excellente première clarinette et une trompette à cylindres (Sakce) d'une force extraordinaire. Il n'y avait pas de cor anglais:—j'ai dû transposer sa partie pour une clarinette; pas de harpe:—un très-aimable jeune homme, M. Montag, pianiste de mérite et musicien parfait, a bien voulu arranger les deux parties de harpe pour un seul piano et les jouer lui-même; pas d'ophicléïde:—on l'a remplacé par un bombardon assez fort. Plus rien alors ne manquait, et nous avons commencé les répétitions. Il faut te dire que j'avais trouvé à Weimar, chez les musiciens, une passion très-développée pour mon ouverture des Francs-Juges qu'ils avaient déjà exécutée quelquefois. Ils étaient donc on ne peut mieux disposés; aussi, ai-je été réellement heureux, contre l'ordinaire, pendant les études de la Symphonie fantastique que j'avais encore choisie, d'après leur désir. C'est une joie extrême, mais bien rare, d'être ainsi compris tout de suite. Je me souviens de l'impression que produisirent sur la chapelle et sur quelques amateurs assistant à la répétition, le premier morceau (Rêveries-Passions), et le troisième (Scène aux Champs). Celui-ci surtout semblait, à sa péroraison, avoir oppressé toutes les poitrines, et, après le dernier roulement du tonnerre, à la fin du solo du pâtre abandonné, quand l'orchestre rentrant semble exhaler un profond soupir et s'éteindre, j'entendis mes voisins soupirer aussi sympathiquement, en se récriant, etc., etc. Chélard, lui, se déclara partisan de la Marche au supplice avant tout. Quant au public, il parut préférer le Bal et la Scène aux Champs. L'ouverture des Francs-Juges fut accueillie comme une ancienne connaissance qu'on est bien aise de revoir. Bon, me voilà encore sur le point de manquer de modestie; et, si je te parle de la salle pleine, des longs applaudissements, des rappels, des chambellans qui viennent complimenter le compositeur de la part de LL. AA., des nouveaux amis qui l'attendent à la sortie du théâtre pour l'embrasser et qui le gardent bon gré mal gré jusqu'à trois heures du matin; si je te décris enfin un succès, on me trouvera fort inconvenant, fort ridicule, fort... Tiens, malgré ma philosophie, cela m'épouvante, et je m'arrête là. Adieu.
Vous avez ri sans doute, mon cher Heller, de l'erreur commise dans ma dernière lettre, au sujet de la grande-duchesse Stéphanie que j'ai appelée Amélie? Eh bien! il faut vous l'avouer, je ne me désole pas trop des reproches d'ignorance et de légèreté qu'elle va m'attirer. Si j'avais appelé François ou Georges l'empereur Napoléon, à la bonne heure! mais il est bien permis, à la rigueur, de changer le nom, tout gracieux qu'il soit, de la souveraine de Manheim. D'ailleurs Shakspeare l'a dit:
What's in a name? that wich we call a rose |
By any other name would smell as sweet! |
«Qu'y a-t-il dans un nom? Ce que nous appelons une rose n'exhalerait pas, sous un autre nom, de moins doux parfums.»
En tous cas, je demande humblement pardon à S. A., et, si elle me l'accorde, comme j'espère, je me moquerai bien de vos moqueries.
En quittant Weimar, la ville musicale que je pouvais le plus aisément visiter était Leipzig. J'hésitais pourtant à m'y présenter, malgré la dictature dont y était investi Félix Mendelssohn, et les relations amicales qui nous lièrent ensemble, à Rome, en 1831. Nous avons suivi dans l'art, depuis cette époque, deux lignes si divergentes, que je craignais, j'en conviens, de ne pas trouver en lui de bien vives sympathies. Chélard, qui le connaît, me fit rougir de mon doute, et je lui écrivis. Sa réponse ne se fit pas attendre; la voici:
«Mon cher Berlioz, je vous remercie bien de cœur de votre bonne lettre et de ce que vous avez encore conservé le souvenir de notre amitié romaine! Moi, je ne l'oublierai de ma vie, et je me réjouis de pouvoir vous le dire bientôt de vive voix. Tout ce que je puis faire pour rendre votre séjour à Leipzig heureux et agréable, je le ferai comme un plaisir et comme un devoir. Je crois pouvoir vous assurer que vous serez content de la ville, c'est-à-dire des musiciens et du public. Je n'ai pas voulu vous écrire sans avoir consulté plusieurs personnes qui connaissent Leipzig mieux que moi, et toutes m'ont confirmé dans l'opinion où je suis que vous y ferez un excellent concert. Les frais de l'orchestre, de la salle, des annonces, etc., sont de 110 écus: la recette peut s'élever de 6 à 800 écus. Vous devrez être ici et arrêter le programme et tout ce qui est nécessaire au moins dix jours d'avance. En outre, les directeurs de la Société des Concerts d'abonnement me chargent de vous demander si vous voulez faire exécuter un de vos ouvrages dans le concert qui sera donné le 22 février au bénéfice des pauvres de la ville. J'espère que vous accepterez leur proposition après le concert que vous aurez donné vous-même. Je vous engage donc à venir ici aussitôt que vous pourrez quitter Weimar. Je me réjouis de pouvoir vous serrer la main et vous dire: «Willkommen» en Allemagne. Ne riez pas de mon méchant français comme vous faisiez à Rome, mais continuez d'être mon bon ami, comme vous l'étiez alors et comme je serai toujours votre dévoué.
FÉLIX MENDELSSOHN BARTHOLDY.»
Pouvais-je résister à une invitation conçue en pareils termes?..... Je partis donc pour Leipzig, non sans regretter Weimar et les nouveaux amis que j'y laissais. Ma liaison avec Mendelssohn avait commencé à Rome d'une façon assez bizarre. A notre première entrevue, il me parla de ma cantate de Sardanapale, couronnée à l'Institut de Paris, et dont mon co-lauréat Montfort lui avait fait entendre quelques parties. Lui ayant manifesté moi-même une véritable aversion pour le premier allegro de cette cantate: «A la bonne heure, s'écria-t-il plein de joie, je vous fais mon compliment... sur votre goût! j'avais peur que vous ne fussiez content de cet allegro; franchement il est bien misérable?» Nous faillîmes nous quereller le lendemain parce que j'avais parlé avec enthousiasme de Gluck, et qu'il me répondit d'un ton railleur et surpris: «Ah! vous aimez Gluck!» ce qui semblait dire: «Comment un musicien tel que vous me paraissez être a-t-il assez d'élévation dans les idées, un assez vif sentiment de la grandeur du style et de la vérité d'expression, pour aimer Gluck!» J'eus bientôt l'occasion de me venger de cette petite incartade. J'avais apporté de Paris l'air d'Asteria dans l'opéra italien Telemaco; morceau admirable, mais peu connu! J'en plaçai sur le piano de Montfort un exemplaire manuscrit sans nom d'auteur, un jour où nous attendions la visite de Mendelssohn. Il vint; en apercevant cette musique qu'il prit pour un fragment de quelque opéra italien moderne, il se mit en devoir de l'exécuter, et, aux quatre dernières mesures, à ces mots: «O giorno! o dolce sguardi! o rimembranza! o amor!» dont l'accent musical est vraiment sublime, comme il les parodiait d'une façon grotesque en contrefaisant Rubini, je l'arrêtai, et d'un air confondu d'étonnement:
—Ah! vous n'aimez pas Gluck! lui dis-je.
—Comment! Gluck!
—Hélas! oui, mon cher, ce morceau est de lui et non point de Bellini, ainsi que vous le pensiez. Vous voyez que je suis de votre opinion... plus que vous-même!
Il ne prononçait jamais le nom de Sébastien Bach sans y ajouter ironiquement «votre petit élève!» Enfin, c'était un vrai porc-épic, dès qu'on parlait de musique; on ne savait par quel bout le prendre pour ne pas se blesser. Doué d'un excellent caractère, d'une humeur douce et charmante, il supportait aisément la contradiction sur tout le reste, et j'abusais à mon tour de sa tolérance dans les discussions philosophiques et religieuses que nous élevions quelquefois.
Un soir, nous explorions ensemble les Thermes de Caracalla, en débattant la question du mérite ou du démérite des actions humaines et de leur rémunération pendant cette vie. Comme je répondais par je ne sais quelle énormité à l'énoncé de son opinion toute religieuse et orthodoxe, le pied vint à lui manquer, et le voilà roulant, avec force contusions et meurtrissures, dans les ruines d'un très-raide escalier. «Admirez la justice divine, lui dis-je en l'aidant à se relever, c'est moi qui blasphème, et c'est vous qui tombez!» Cette impiété, accompagnée de grands éclats de rire, lui parut trop forte apparemment, et depuis lors les discussions religieuses furent toujours écartées. C'est à Rome que j'appréciai pour la première fois ce délicat et fin tissu musical, diapré de si riches couleurs, qui a nom: Ouverture de la grotte de Fingal. Mendelssohn venait de le terminer, et il m'en donna une idée assez exacte; telle est sa prodigieuse habileté à rendre sur le piano les partitions les plus compliquées. Souvent, aux jours accablants de sirocco, j'allais l'interrompre dans ses travaux (car c'est un producteur infatigable); il quittait alors la plume de très-bonne grâce, et, me voyant tout gonflé de spleen, cherchait à l'adoucir en me jouant ce que je lui désignais parmi les œuvres des maîtres que nous aimions tous les deux. Combien de fois, hargneusement couché sur son canapé, j'ai chanté l'air d'Iphigénie en Tauride: D'une image, hélas! trop chérie, qu'il accompagnait, décemment assis devant son piano. Et il s'écriait: «C'est beau cela! c'est beau! je l'entendrais sans me lasser du matin au soir, toujours, toujours!» Et nous recommencions. Il aimait aussi beaucoup à me faire murmurer, avec ma voix ennuyée et dans cette position horizontale, deux ou trois mélodies que j'avais écrites sur des vers de Moore, et qui lui plaisaient. Mendelssohn a toujours eu une grande estime pour mes.... chansonnettes. Après un mois de ces relations, qui avaient fini par devenir pour moi si pleines d'intérêt, Mendelssohn disparut sans me dire adieu, et je ne le revis plus. Sa lettre, que je viens de vous citer, dut en conséquence me causer et me causa réellement une très-agréable surprise. Elle semblait révéler en lui une bonté d'ame, une aménité de mœurs que je ne lui avais pas connues: je ne tardai pas à reconnaître, en arrivant à Leipzig, que ces qualités excellentes étaient les siennes en effet. Il n'a rien perdu toutefois de l'inflexible rigidité de ses principes d'art, mais il ne cherche point à les imposer violemment, et il se borne, dans l'exercice de ses fonctions de maître de chapelle, à mettre en évidence ce qu'il juge beau, et à laisser dans l'ombre ce qui lui paraît mauvais ou d'un pernicieux exemple. Seulement il aime toujours un peu trop les morts.
La société des concerts d'abonnement dont il m'avait parlé est fort nombreuse et on ne peut mieux composée; elle possède une magnifique académie de chant, un orchestre excellent et une salle, celle de Gewanthause, d'une sonorité parfaite. C'était dans ce vaste et beau local que je devais donner mon concert. J'allai le visiter en descendant de voiture; et je tombai précisément au milieu de la répétition générale de l'œuvre nouvelle de Mendelssohn (Valpurgis Nacht). Je fus réellement émerveillé de prime abord du beau timbre des voix, de l'intelligence des chanteurs, de la précision et de la verve de l'orchestre, et surtout de la splendeur de la composition. J'incline fort à regarder cette espèce d'oratorio (la Nuit du Sabbat) comme ce que Mendelssohn a produit de plus achevé jusqu'à ce jour. Le poème est de Goëthe, et n'a rien de commun avec la scène du sabbat de Faust. Il s'agit des assemblées nocturnes que tenait sur les montagnes, aux premiers temps du christianisme, une secte religieuse fidèle aux anciens usages, alors même que les sacrifices sur les haut-lieux eurent été interdits. Elle avait coutume, pendant les nuits destinées à l'œuvre sainte, de placer aux avenues de la montagne, et en grand nombre, des sentinelles armées, couvertes de déguisements étranges. A un signal convenu, et quand le prêtre montant à l'autel entonnait l'hymne sacré, cette troupe, d'aspect diabolique, agitant d'un air terrible ses fourches et ses flambeaux, faisait entendre toutes sortes de bruits et de cris épouvantables, pour couvrir la voix du chœur religieux et effrayer les profanes qui eussent été tentés d'interrompre la cérémonie. C'est de là sans doute qu'est venu l'usage dans la langue française d'employer le mot sabbat comme synonyme de grand bruit nocturne. Il faut entendre la musique de Mendelssohn pour avoir une idée des ressources variées que ce poème offrait à un habile compositeur. Il en a tiré un parti admirable. Sa partition est d'une clarté parfaite, malgré sa complexité; les effets de voix et d'instruments s'y croisent dans tous les sens, se contrarient, se heurtent, avec un désordre apparent qui est le comble de l'art. Je citerai surtout, comme des choses magnifiques en deux genres opposés, le morceau mystérieux du placement des sentinelles, et le chœur final, où la voix du prêtre s'élève par intervalles, calme et pieuse, au-dessus du fracas infernal de la troupe des faux démons et sorciers. On ne sait ce qu'il faut le plus louer dans ce final, ou de l'orchestre ou du chœur, ou du mouvement tourbillonnant de l'ensemble! C'est un chef-d'œuvre!
Au moment où Mendelssohn, plein de joie de l'avoir produit, descendait du pupitre, je m'avançai tout ravi de l'avoir entendu. Le moment ne pouvait être mieux choisi pour une pareille rencontre; et pourtant, après les premiers mots échangés, la même pensée triste nous frappa tous les deux simultanément:
—Comment! il y a douze ans! douze ans! que nous avons rêvé ensemble dans la plaine de Rome!
—Oui, et dans les thermes de Caracalla!
—Oh! toujours moqueur! toujours prêt à rire de moi!
—Non, non, je ne raille plus guère; c'était pour éprouver votre mémoire et voir si vous m'aviez pardonné mes impiétés. Je raille si peu, que, dès notre première entrevue, je vais vous prier très-sérieusement de me faire un cadeau auquel j'attache le plus grand prix.
—Qu'est-ce donc?
—Donnez-moi le bâton avec lequel vous venez de conduire la repétition de votre nouvel ouvrage.
—Oh! bien volontiers, à condition que vous m'enverrez le vôtre.
—Je donnerai ainsi du cuivre pour de l'or; n'importe, j'y consens.
Et aussitôt le sceptre musical de Mendelssohn me fut apporté. Le lendemain, je lui envoyai mon lourd morceau de bois de chêne avec la lettre suivante, que le dernier des Mohicans, je l'espère, n'eût pas désavouée:
«Au chef Mendelssohn
»Grand chef! nous nous sommes promis d'échanger nos tomawcks[4]; voici le mien! Il est grossier, le tien est simple; les squaws[5] seules et les visages pâles[6] aiment les armes ornées. Sois mon frère! et quand le Grand Esprit nous aura envoyés chasser dans le pays des ames, que nos guerriers suspendent nos tomawcks unis à la porte du conseil.»
Telle est dans toute sa simplicité le fait qu'une malice bien innocente a voulu rendre ridiculement dramatique. Mendelssohn, lorsqu'il s'est agi, quelques jours après, d'organiser mon concert, s'est en effet comporté en frère à mon égard. Le premier artiste qu'il me présenta comme son fidus Achates, fut le maître des concerts David, musicien éminent, compositeur de mérite et violoniste distingué. M. David, qui parle d'ailleurs parfaitement le français, me fut d'un très grand secours.
L'orchestre de Leipzig n'est pas plus nombreux que les orchestres de Francfort et de Stuttgardt; mais comme la ville ne manque pas de ressources instrumentales, je voulus l'augmenter un peu, et le nombre des violons fut en conséquence porté à vingt-quatre; innovation qui, je l'ai vu plus tard, a causé l'indignation de deux ou trois critiques dont le siége était déjà fait. Vingt-quatre violons au lieu de seize qui avaient suffi jusque-là à l'exécution des symphonies de Mozart et de Beethoven! Quelle insolente prétention!.... Nous essayâmes en vain de nous procurer encore trois instruments indiqués et mis en évidence dans plusieurs de mes morceaux (autre crime énorme); il fut impossible de trouver le cor anglais, l'ophicléïde et la harpe. Le cor anglais (l'instrument) était si mauvais, si délabré, et par suite si extraordinairement faux, que, malgré le talent de l'artiste qui le jouait, nous dûmes renoncer à nous en servir, et donner son solo à la première clarinette.
L'ophicléïde, ou du moins le mince instrument de cuivre qu'on me présenta sous ce nom, ne ressemblait point aux ophicléïdes français; il n'avait presque point de son, et d'ailleurs il était en si naturel (in H), ce qui obligeait l'exécutant à transposer d'un demi-ton et à jouer par conséquent dans des tonalités presque impraticables, en sol bémol par exemple, quand l'orchestre était en fa, ou en ut bémol quand il était en si bémol. L'ophicléïde fut donc considéré comme non avenu; on le remplaça tant bien que mal par un quatrième trombone. Pour la harpe, on n'y pouvait songer; car, six mois auparavant, Mendelssohn, ayant voulu faire entendre à Leipzig des fragments de son Antigone, fut obligé de faire venir des harpes de Berlin. Comme on m'assurait qu'il en avait été médiocrement satisfait, j'écrivis à Dresde, et Lipinski, un grand et digne artiste dont j'aurai bientôt l'occasion de parler, m'envoya le harpiste du théâtre. Il ne s'agissait plus que de trouver l'instrument. Après bien des courses inutiles chez divers facteurs et marchands de musique, Mendelssohn apprit enfin qu'un amateur possédait une harpe, et il obtint de lui qu'elle nous fût prêtée pour quelques jours. Mais, admirez mon malheur, la harpe apportée et bien garnie de cordes neuves, il se trouva que M. Richter (le harpiste de Dresde qui s'était si obligeamment rendu à Leipzig sur l'invitation de Lipinski) était un pianiste très-habile, qu'il jouait en outre fort bien du violon, mais qu'il ne jouait presque pas de la harpe. Il en avait étudié le mécanisme depuis dix-huit mois seulement, et pour parvenir à exécuter les arpéges les plus simples, qui servent communément à l'accompagnement du chant dans les opéras italiens. De sorte qu'à l'aspect des traits diatoniques et des dessins chantants qui se rencontrent souvent dans ma symphonie, le courage lui manqua tout-à-fait, et que Mendelssohn dut se mettre au piano le soir du concert pour représenter les solos de harpe et en assurer les entrées. Quel embarras pour si peu de chose!
Quoi qu'il en soit, et mon parti une fois pris sur ces inconvénients, les répétitions commencèrent. La disposition de l'orchestre, dans cette belle salle, est si excellente, les rapports de chaque exécutant avec le chef sont si aisés, et les artistes, musiciens parfaits d'ailleurs, ont été accoutumés par Mendelssohn et David à apporter aux études une telle attention, que deux répétitions suffirent à monter un long programme où figuraient, entre autres compositions difficiles, les ouvertures du Roi Lear, des Francs-Juges, et la Symphonie fantastique. David avait en outre consenti à jouer le solo de violon (Rêverie et Caprice) que j'écrivis il y a deux ans pour Artôt, et dont l'orchestration est assez compliquée. Il l'exécuta supérieurement, aux grands applaudissements de l'assemblée.
Quant à l'orchestre, dire qu'il fut irréprochable, après deux répétitions seulement, dans l'exécution des pièces que je viens de citer, c'est en faire un éloge immense. Tous les musiciens de Paris, et bien d'autres encore, seront, je crois, de cet avis.
Cette soirée jeta le trouble dans les consciences musicales des habitants de Leipzig, et, autant qu'il m'a été permis d'en juger par la polémique des journaux, des discussions en sont résultées, aussi violentes, tout au moins, que celles dont les mêmes ouvrages furent le sujet à Paris il y a quelques dix ans. Pendant qu'on débattait ainsi la moralité de mes faits et gestes harmoniques, que les uns les traitaient de belles actions, les autres de crimes prémédités, je fis le voyage de Dresde que j'aurai bientôt à raconter. Mais pour ne pas scinder le récit de mes expériences à Leipzig, je vais, mon cher Heller, vous dire ce qu'il advint, à mon retour, du concert au bénéfice des pauvres dont Mendelssohn m'avait parlé dans sa lettre, et auquel j'avais promis de prendre part.
Cette soirée étant organisée par la Société des Concerts tout entière, j'avais à ma disposition la riche et puissante Académie de chant dont je vous ai fait déjà un éloge si mérité. Je n'eus garde, vous pensez bien, de ne pas profiter de cette belle masse vocale, et j'offris aux directeurs de la Société le final à trois chœurs de Roméo et Juliette, dont la traduction allemande avait été faite à Paris par le savant professeur Duesberg. Il y avait seulement à mettre cette traduction en rapport avec les notes des parties de chant. Ce fut un long et pénible travail; encore, la prosodie allemande n'ayant pas été bien observée par les copistes dans leur distribution de syllabes longues et brèves, il en résulta pour les chanteurs des difficultés telles, que Mendelssohn fut obligé de perdre son temps à la révision du texte et à la correction de ce que ces fautes présentaient de plus choquant. Il eut en outre à exercer le chœur pendant près de huit jours. (Huit répétitions d'un chœur aussi nombreux coûteraient à Paris 4,800 fr. Et l'on me demande quelquefois pourquoi dans mes concerts je ne donne pas Roméo et Juliette!) Cette Académie, où figurent, il est vrai, quelques artistes du théâtre et les élèves de la chapelle de Saint-Thomas, est cependant composée dans sa presque totalité d'amateurs appartenant aux classes élevées de la ville de Leipzig. Voilà pourquoi, dès qu'il s'agit d'apprendre quelque œuvre sérieuse, on peut en obtenir plus aisément un grand nombre de répétitions. Quand je revins de Dresde, les études cependant étaient loin d'être terminées; le chœur d'hommes surtout laissait beaucoup à désirer. Je souffrais de voir un grand maître et un grand virtuose tel que Mendelssohn, chargé de cette tâche subalterne de maître de chant, qu'il remplit, il faut le dire, avec une patience inaltérable. Chacune de ses observations est faite avec douceur et une politesse parfaite, dont on lui saurait plus de gré, si on pouvait savoir combien, en pareil cas, ces qualités sont rares. Quant à moi, j'ai été souvent accusé d'ingalanterie par nos dames de l'Opéra; ma réputation, à cet égard, est parfaite. Je la mérite, je l'avoue; dès qu'il s'agit des études d'un grand chœur, et avant même de les commencer, une sorte de colère anticipée me serre la gorge, ma mauvaise humeur se manifeste, bien que rien encore n'y ait pu donner lieu, et je fais comprendre du regard à tous les choristes l'idée de ce Gascon qui, ayant donné un coup de pied à un petit garçon passant inoffensif auprès de lui, et sur l'observation de celui-ci, qu'il ne lui avait rien fait, répliqua: «Juge un peu, si tu m'avais fait quelque chose!»
Cependant après deux séances encore, les trois chœurs étaient appris, et le final, avec l'appui de l'orchestre, eût, sans aucun doute, parfaitement marché, si un chanteur du théâtre, qui depuis plusieurs jours se récriait sur les difficultés du rôle du père Laurence dont on l'avait chargé, ne fût venu démolir tout notre édifice harmonique élevé à si grand'peine.
J'avais déjà remarqué aux répétitions au piano, que ce Monsieur (j'ai oublié son nom), appartenait à la classe nombreuse des musiciens qui ne savent pas la musique; il comptait mal ses pauses, il n'entrait pas à temps, il se trompait d'intonations, etc.; mais je me disais: peut-être n'a-t-il pas eu le temps d'étudier sa partie, il apprend pour le théâtre des rôles fort difficiles, pourquoi ne viendrait-il pas à bout de celui-là? Je pensais pourtant bien souvent à Alizard, qui a toujours si bien dit cette scène, en regrettant fort qu'il fût à Bruxelles et ne sût pas l'allemand. Mais à la répétition générale, la veille du concert, comme ce Monsieur n'était pas plus avancé, et que, de plus, il grommelait entre ses dents je ne sais quelles imprécations tudesques, chaque fois qu'on était obligé d'arrêter l'orchestre à cause de lui, ou quand Mendelssohn ou moi nous lui chantions ses phrases, la patience m'échappa enfin, et je remerciai la chapelle, en la priant de ne plus s'occuper de mon ouvrage, dont ce rôle de basse rendait évidemment l'exécution impossible. En rentrant, je faisais cette triste réflexion: Deux compositeurs qui ont appliqué pendant de longues années ce que la nature leur a départi d'intelligence et d'imagination à l'étude de leur art, deux cents musiciens, chanteurs et instrumentistes attentifs et capables, se seront fatigués pendant huit jours inutilement et auront dû renoncer à la production de l'œuvre qu'ils avaient adoptée, à cause de l'insuffisance d'un seul homme!! O chanteurs qui ne chantez pas, vous donc aussi vous êtes des dieux!... L'embarras de la société était grand pour remplacer sur le programme ce final dont la durée est d'une demi-heure; au moyen d'une répétition supplémentaire que l'orchestre et les chœurs voulurent bien faire le matin même du jour du concert, nous en vînmes à bout. L'ouverture du Roi Lear, que l'orchestre possédait bien, et l'offertoire de mon Requiem où le chœur n'a que quelques notes à chanter, furent substitués au fragment de Roméo, et exécutés le soir de la façon la plus satisfaisante. Je dois même ajouter que le morceau du Requiem produisit un effet auquel je ne m'attendais pas, et me valut un suffrage inestimable, celui de Robert Schuman, l'un des compositeurs critiques les plus justement renommés de l'Allemagne. Quelques jours après, ce même offertoire m'attira un éloge sur lequel je devais bien moins compter; voici comment. J'étais retombé malade à Leipzig, et quand, au moment de mon départ, j'en vins à demander ce que je lui devais au médecin qui m'avait soigné, il me répondit: «Ecrivez pour moi, sur ce carré de papier, le thême de votre offertoire, avec votre signature, et je vous serai redevable encore; jamais morceau de musique ne m'a autant frappé!» J'hésitais un peu à m'acquitter des soins du docteur d'une semblable façon, mais il insista, et le hasard m'ayant fourni l'occasion de répondre à son compliment par un autre mieux mérité, croiriez-vous que j'eus la simplicité de ne pas la saisir. J'écrivais en tête de la page: «A M. le docteur Clarus.»
—Carus, me dit-il, vous mettez à mon nom un l de trop.
Je pensai aussitôt: Patientibus carus, sed clarus inter doctos, et n'osai l'écrire...[7] Il y a des instants où je suis d'une rare stupidité.
Un compositeur-virtuose tel que vous, mon cher Heller, s'intéresse vivement à tout ce qui se rattache à son art; je trouve donc fort naturel que vous m'ayez adressé tant de questions au sujet des richesses musicales de Leipzig; je répondrai laconiquement à quelques-unes. Vous me demandez si la grande pianiste Madame Clara Schuman a quelque rivale en Allemagne qu'on puisse décemment lui opposer.
—Je ne crois pas.
Vous me priez de vous dire si le sentiment musical des grosses têtes de Leipzig est bon, ou tout au moins porté vers ce que vous et moi nous appelons le beau?
—Je ne veux pas.
S'il est vrai que l'acte de foi de tout ce qui prétend aimer l'art élevé et sérieux soit celui-ci: «Il n'y a pas d'autre Dieu que Bach, et Mendelssohn est son prophète?»
—Je ne dois pas.
Si le théâtre est bien composé, et si le public a grand tort de s'amuser aux petits opéras de Lortzing qu'on y représente souvent?
—Je ne puis pas.
Si j'ai lu ou entendu quelques-unes de ces anciennes messes à cinq voix, avec basse continue, qu'on prise si fort à Leipzig?
—Je ne sais pas.
Adieu, continuez à écrire de beaux caprices comme vos deux derniers, et que Dieu vous garde des fugues à quatre sujets sur un choral.
Vous m'aviez bien recommandé, mon cher Ernst, de ne pas m'arrêter dans les petites villes en parcourant l'Allemagne, m'assurant que les capitales seulement m'offriraient les moyens d'exécution nécessaires à mes concerts. D'autres que vous encore, et quelques critiques allemands, m'avaient parlé dans le même sens, et m'ont reproché plus tard de n'avoir pas suivi leur avis, et de n'être pas allé d'abord à Berlin ou à Vienne. Mais vous savez qu'il est toujours plus aisé de donner de bons conseils que de les suivre; et, si je ne me suis pas conformé au plan de voyage qui paraissait à tout le monde le plus raisonnable, c'est que je n'ai pas pu. D'abord, je n'étais pas le maître de choisir le moment de mon voyage. Après avoir fait à Francfort une visite inutile, comme je l'ai dit, je ne pouvais pas revenir sottement à Paris. J'aurais voulu partir pour Munich, mais une lettre de Beerman, m'annonçait que mes concerts ne pouvaient avoir lieu dans cette capitale qu'un mois plus tard, et Meyerbeer, de son côté, m'écrivait que la reprise de plusieurs importants ouvrages allait occuper le théâtre de Berlin assez longtemps pour rendre ma présence en Prusse inutile à cette époque. Je ne devais pourtant pas rester oisif si longtemps; alors, plein du désir de connaître ce que possède d'institutions musicales votre harmonieuse patrie, je formai le projet de tout voir, de tout entendre et de réduire beaucoup mes prétentions chorales et orchestrales, afin de pouvoir aussi me faire entendre presque partout. Je savais bien que dans les villes de second ordre je ne pourrais trouver le luxe musical exigé par la forme et par le style de quelques-unes de mes partitions; mais je réservais celles-là pour la fin du voyage, elles devaient former le forte du crescendo; et je pensais qu'à tout prendre, cette marche lentement progressive ne manquait ni de prudence ni d'un certain intérêt. En tout cas, je n'ai pas eu à me repentir de l'avoir suivie.
Maintenant parlons de Dresde.
J'y étais engagé pour deux concerts, et j'allais trouver là orchestre, chœur, musique d'harmonie, et de plus un célèbre ténor; depuis mon entrée en Allemagne je n'avais point encore vu réunies des richesses pareilles. Je devais en outre rencontrer à Dresde un ami chaud, dévoué, énergique, enthousiaste, Charles Lipinski, que j'avais autrefois connu à Paris. Il m'est impossible de vous dire, mon cher Ernst, quelle ardeur cet admirable et excellent homme mit à me seconder. Sa position de premier maître de concert, et l'estime générale dont jouissent en outre sa personne et son talent, lui donnent une grande autorité sur les artistes de la chapelle, et certes il ne se fit pas faute d'en user. Comme j'avais une promesse de l'intendant, M. le baron de Lütichau, pour deux soirées, le théâtre tout entier était à ma disposition, et il ne s'agissait plus que de veiller à l'excellence de l'exécution. Celle que nous obtînmes fut splendide, et pourtant le programme était formidable; il contenait: l'ouverture du Roi Lear, la Symphonie fantastique, l'Offertoire, le Sanctus et le Quærens me de mon Requiem, les deux dernières parties de ma Symphonie funèbre, écrite, vous le savez, pour deux orchestres et chœur, et quelques morceaux de chant. Je n'avais pas de traduction du chœur de la symphonie, mais le régisseur du théâtre, M. Winkler, homme à la fois spirituel et savant, eut l'extrême obligeance d'improviser, pour ainsi dire, les vers allemands dont nous avions besoin, et les études du final purent commencer. Quant aux solos de chants, ils étaient en langues latine, allemande et française. Titchachek, le ténor dont je parlais tout à l'heure, possède une voix pure et touchante, qui, échauffée par l'action dramatique, devient en scène d'une rare énergie. Son style de chant est simple et de bon goût, il est musicien et lecteur consommé. Il se chargea, de prime abord, du solo de ténor dans le Sanctus, sans même demander à le voir, sans réticences, sans grimaces, sans faire le Dieu; il aurait pu, comme tant d'autres en pareil cas, accepter le Sanctus en m'imposant pour son succès particulier quelque cavatine à lui connue; il ne le fit pas; à la bonne heure, voilà qui est tout à fait bien!
Mademoiselle Recio, qui se trouvait alors à Dresde, consentit très-gracieusement aussi à chanter deux romances avec orchestre, et le public l'en récompensa dignement.
Mais la cavatine de Benvenuto qu'il me prit fantaisie d'ajouter au programme, me donna plus de peine à elle seule que tout le reste du concert. On n'avait pu la proposer à la prima dona, Madame Devrient, le tissu mélodique du morceau étant trop haut et les vocalises trop légères pour elle; Mademoiselle Wiest, la seconde chanteuse, à qui Lipinski l'avait offerte, trouvait la traduction allemande mauvaise, l'andante trop haut et trop long, l'allegro trop bas et trop court, elle demandait des coupures, des changements, elle était enrhumée, etc., etc.; vous savez par cœur la comédie de la cantatrice qui ne peut ni ne veut. Enfin, Madame Schubert, femme de l'excellent maître de concert et habile violoniste que vous connaissez, vint me tirer d'embarras en acceptant, non sans terreur, cette malheureuse cavatine dont sa modestie lui exagérait les difficultés. Elle y fut très applaudie. En vérité, il semble qu'il soit plus difficile quelquefois de faire chanter Fleuve du Tage, que de monter la symphonie en ut mineur.
Lipinski avait tellement excité les amours-propres des musiciens, que leur désir de bien faire et leur ambition de faire mieux surtout que ceux de Leipzig (il y a une sourde rivalité musicale entre les deux villes) nous fit énormément travailler. Quatre longues répétitions parurent à peine suffisantes, et la chapelle en eût elle-même volontiers demandé une cinquième si le temps ne nous eût manqué. Aussi l'exécution s'en ressentit; elle fut excellente. Les chœurs seuls m'avaient effrayé à la répétition générale; mais deux leçons qu'ils reçurent encore avant le concert leur firent acquérir l'assurance qui leur manquait, et les fragments du Requiem furent aussi bien rendus que tout le reste. La symphonie funèbre produisit le même effet qu'à Paris. Le lendemain matin les musiciens militaires qui l'avaient exécutée vinrent pleins de joie me donner une aubade qui m'arracha de mon lit, dont j'avais pourtant grand besoin, et m'obligea, souffrant comme j'étais d'une névralgie à la tête et de mon éternel mal de gorge, d'aller vider avec eux une petite cuve de punch.
C'est à ce concert de Dresde que j'ai vu pour la première fois se manifester la prédilection du public allemand pour mon Requiem; cependant nous n'avions pas osé (le chœur n'étant pas assez nombreux) aborder les grands morceaux, tels que le Dies iræ, le Lacrymosa, etc. J'en ressentis, je l'avoue, un contentement extrême. La Symphonie fantastique plut beaucoup moins à une partie de mes juges. La classe élégante de l'auditoire, le Roi de Saxe et la cour en tête, fut très médiocrement charmée, m'a-t-on dit, de la violence de ces passions, de la tristesse de ces rêves, et de toutes les monstrueuses hallucinations du final. Le Bal et la Scène aux Champs seulement trouvèrent, je crois, grâce devant elle. Quant au public proprement dit, il se laissa entraîner au courant musical, et applaudit plus chaudement la Marche au Supplice et le Sabbat que les trois autres morceaux. Cependant il était aisé de voir, en somme, que cette composition, si bien accueillie à Stuttgardt, si parfaitement comprise à Weymar, tant discutée à Leipzig, était peu dans les mœurs musicales et poétiques des habitants de Dresde, qu'elle les désorientait par sa dissemblance avec les symphonies à eux connues, et qu'ils en étaient plus surpris que charmés, moins émus qu'étourdis.
La chapelle de Dresde, longtemps sous les ordres de l'Italien Morlachi et de l'illustre auteur du Freyschütz, est maintenant dirigée par MM. Reissiger et Richard Wagner. Nous ne connaissons guère à Paris de Reissiger que la douce et mélancolique valse publiée sous le titre de: Dernière pensée de Weber; on a exécuté, pendant mon séjour à Dresde, une de ses compositions religieuses, dont on a fait devant moi les plus grands éloges. Je ne pouvais y joindre les miens; le jour de la cérémonie où cette œuvre figurait, de cruelles souffrances me retenaient au lit, et je fus ainsi malheureusement privé du plaisir de l'entendre. Quant au jeune maître de chapelle Richard Wagner, qui a longtemps séjourné à Paris sans pouvoir parvenir à se faire connaître autrement que par quelques bons articles publiés dans la Gazette Musicale, il eut à exercer pour la première fois son autorité en m'assistant dans mes répétitions; ce qu'il fit avec zèle et de très bon cœur. La cérémonie de sa présentation à la chapelle et de sa prestation du serment avait eu lien le surlendemain de mon arrivée, et je le retrouvais dans tout l'enivrement d'une joie bien naturelle. Après avoir supporté en France mille privations et toutes les douleurs attachées à l'obscurité pour un artiste, Wagner étant revenu en Saxe sa patrie, eut l'audace d'entreprendre et le bonheur d'achever la composition des paroles et de la musique d'un opéra en cinq actes (Rienzi). Cet ouvrage obtint à Dresde un succès éclatant. Bientôt après suivit le Vaisseau Hollandais, opéra en deux actes, dont le sujet est le même que celui du Vaisseau Fantôme, joué il y a un an à l'Opéra de Paris, et dont il fit également la musique et les paroles. Quelle que soit l'opinion qu'on ait du mérite de ces ouvrages, il faut convenir que les hommes capables d'accomplir deux fois avec succès ce double travail littéraire et musical ne sont pas communs, et que M. Wagner donnait ainsi une preuve de capacité plus que suffisante pour attirer sur lui l'attention et l'intérêt. C'est ce que le Roi de Saxe a parfaitement compris; et le jour où, donnant à son premier maître de chapelle Richard Wagner pour collègue, il a ainsi assuré d'une façon honorable l'existence de celui-ci, les amis de l'art ont dû dire à S. M. ce que Jean Bart répondit à Louis XIV, annonçant à l'intrépide loup de mer qu'il l'avait nommé chef-d'escadre: «Sire, vous avez bien fait!»
L'opéra de Rienzi, excédant de beaucoup la durée assignée ordinairement aux opéras en Allemagne, n'est plus maintenant représenté en entier, on joue un soir les deux premiers actes et un autre soir les trois derniers. C'est cette seconde partie seulement que j'ai vu représenter; je n'ai pu la connaître assez à fond en l'entendant une fois pour pouvoir émettre à son sujet une opinion arrêtée: je me souviens seulement d'une belle prière chantée au dernier acte par Rienzi (Titchachek), et d'une marche triomphale bien modelée, sans imitation servile, sur la magnifique marche d'Olympie. La partition du Vaisseau Hollandais m'a semblé remarquable par son coloris sombre et certains effets orageux parfaitement motivés par le sujet; mais j'ai dû y reconnaître aussi un abus du tremolo d'autant plus fâcheux qu'il m'avait déjà frappé dans Rienzi, et qu'il indique chez l'auteur une certaine paresse d'esprit contre laquelle il ne se tient pas assez en garde. Le tremolo soutenu est de tous les effets d'orchestre celui dont on se lasse le plus vite; il n'exige point d'ailleurs d'invention de la part du compositeur, quand il n'est accompagné en dessus ou en dessous par aucune idée saillante.
Quoi qu'il en soit, il faut, je le répète, honorer la pensée royale qui, en lui accordant une protection complète et active, a pour ainsi dire sauvé un jeune artiste doué de précieuses facultés. Richard Wagner, outre son double talent littéraire et musical, possède encore celui de chef d'orchestre; je l'ai vu diriger ses opéras avec une énergie et une précision peu communes. L'administration du théâtre de Dresde n'a rien négligé d'ailleurs pour donner tout l'éclat possible à la représentation de ses deux ouvrages; les décors, les costumes et la mise en scène de Rienzi approchent de ce qu'on a fait de mieux en ce genre à Paris. Madame Devrient, dont j'aurai l'occasion de parler plus longuement à propos de ses représentations à Berlin, joue dans Rienzi le rôle d'un jeune garçon; ce vêtement ne va plus guère aux contours tant soit peu maternels de sa personne. Elle m'a paru beaucoup plus convenablement placée dans le Vaisseau Hollandais, malgré quelques poses affectées et les interjections parlées qu'elle se croit obligée d'introduire partout. Mais un véritable talent bien pur et bien complet, dont l'action sur moi a été très-vive, c'est celui de Wechter, qui remplissait le rôle du Hollandais maudit. Sa voix de baryton est une des plus belles que j'aie entendues, et il s'en sert en chanteur consommé; elle a un de ces timbres onctueux et vibrants en même temps, dont la puissance expressive est si grande, pour peu que l'artiste mette de cœur et de sensibilité dans son chant; et ces deux qualités, Wechter les possède à un degré très élevé. Titchachek est gracieux, passionné, brillant, héroïque et entraînant dans le rôle de Rienzi, où sa belle voix et ses grands yeux pleins de feu le servent à merveille. Mademoiselle Wiest représente la sœur de Rienzi, elle n'a presque rien à dire. L'auteur, en écrivant ce rôle, l'a parfaitement approprié aux moyens de la cantatrice.
Maintenant je voudrais, mon cher Ernst, vous parler avec détails de Lipinski; mais ce n'est pas à vous, le violoniste tant admiré, tant applaudi d'un bout à l'autre de l'Europe, à vous l'artiste si attentif et si studieux, que je pourrais rien apprendre sur la nature du talent de ce grand virtuose qui vous précéda dans la carrière. Vous savez aussi bien et mieux que moi comme il chante, comme il est, dans le haut style, touchant et pathétique, et vous avez depuis longtemps logé dans votre imperturbable mémoire les magnifiques originalités de ses concertos. D'ailleurs Lipinski a été, pendant mon séjour à Dresde, si excellent, si chaleureux, si dévoué pour moi, que mes éloges, aux yeux de beaucoup de gens, paraîtraient dépourvus d'impartialité; on les attribuerait (bien à tort, je puis le dire) à la reconnaissance plutôt qu'à un véritable élan d'admiration. Il s'est fait énormément applaudir à mon second concert, dans la romance de violon, exécutée quelques jours auparavant par David à Leipzig, et dans l'alto solo de ma deuxième symphonie (Harold).
Le succès de cette seconde soirée a été supérieur à celui de la première; les scènes mélancoliques et religieuses d'Harold ont paru réunir de prime abord toutes les sympathies, et le même bonheur est arrivé aux fragments de Roméo et Juliette (l'adagio et la Fête chez Capulet). Mais ce qui a plus vivement touché le public et les artistes de Dresde, c'est la cantate du Cinq mai, admirablement chantée par Wechter et le chœur, sur une traduction allemande que l'infatigable M. Winkler avait encore eu la bonté d'écrire pour cette occasion. La mémoire de l'empereur Napoléon est chère aujourd'hui au peuple allemand, presque autant qu'à la France, et c'est sans doute la cause de l'impression profonde constamment produite par ce chant dans toutes les villes où je l'ai ensuite fait entendre. La fin surtout, a maintes fois donné lieu à de singulières manifestations:
Loin de ce roc nous fuyons en silence, |
L'astre du jour abandonne les cieux,... |
J'ai fait la connaissance à Dresde du prodigieux harpiste anglais Parish-Alvars, dont le nom n'a pas encore la popularité qu'il mérite. Il arrivait de Vienne. C'est le Liszt de la harpe! On ne se figure pas tout ce qu'il est parvenu à produire d'effets gracieux ou énergiques, de traits originaux, de sonorités inouïes, avec son instrument, si borné sous certains rapports. Sa fantaisie sur Moïse, dont la forme a été imitée et appliquée au piano avec tant de bonheur par Thalberg, ses variations en sons harmoniques sur le chœur de Naïdes d'Obéron et vingt autres morceaux de la même nature, m'ont causé un ravissement que je renonce à décrire. L'avantage inhérent aux nouvelles harpes de pouvoir, au moyen du double mouvement des pédales, accorder deux cordes à l'unisson, lui a donné l'idée de combinaisons qui, à les voir écrites, paraissent absolument inexécutables. Toute leur difficulté cependant ne consiste que dans l'emploi ingénieux des pédales produisant ces doubles notes appelées synonymes. Ainsi il fait avec une rapidité foudroyante des traits à quatre parties procédant par sauts de tierces mineures, parce que, au moyen des synonymes, les cordes de sa harpe, au lieu de représenter comme à l'ordinaire la gamme diatonique d'ut bémol, donnent pour série, dans leur ordre de succession descendante;
ut bécarre ut bécarre, | la bécarre, | sol bémol sol bémol, |
mi bémol mi bémol. | ||
Parish-Alvars a formé quelques bons élèves pendant son séjour à Vienne. Il vient de se faire entendre à Dresde, à Leipzig, à Berlin, et dans beaucoup d'autres villes où son talent extraordinaire a constamment excité l'enthousiasme. Qu'attend-il pour venir à Paris?...
On trouve dans l'orchestre de Dresde, outre les artistes éminents que j'ai déjà cités, l'excellent professeur Dauzauer; il est à la tête des violoncelles, et doit prendre seul la responsabilité des attaques du premier pupitre des basses, car le contrebassier qui lit avec lui est trop vieux pour pouvoir exécuter quelques notes de sa partie, et n'a que tout juste la force de supporter le poids de son instrument. J'ai rencontré souvent en Allemagne des exemples de ce respect mal entendu pour les vieillards, qui porte les maîtres de chapelle à leur laisser des fonctions musicales devenues depuis longtemps supérieures à leurs forces physiques, et à les leur laisser, malheureusement, jusqu'à ce que mort s'en suive. J'ai dû plus d'une fois m'armer de toute mon insensibilité, et demander avec une cruelle insistance le remplacement de ces pauvres invalides. Il y a à Dresde un très bon cor anglais. Le premier hautbois a un beau son, mais un vieux style et une manie de faire des trilles et des mordants qui m'a, je l'avoue, profondément outragé. Il s'en permettait surtout d'affreux dans le solo du commencement de la Scène aux Champs. J'exprimai très vivement, à la seconde répétition, mon horreur pour ces gentillesses mélodiques; il s'en abstint malicieusement aux répétitions suivantes, mais ce n'était qu'un guet-apens; et le jour du concert, le perfide hautbois bien sûr que je n'irais pas arrêter l'orchestre et l'interpeller, lui personnellement, devant la cour et le public, recommença ses petites vilenies en me regardant d'un air narquois qui faillit me faire tomber à la renverse d'indignation et de fureur.
On remarque parmi les cors, M. Levy, virtuose qui jouit en Saxe d'une belle réputation. Il se sert, ainsi que ses confrères, du cor à cylindres que la chapelle de Leipzig, à peu près seule parmi les chapelles du nord de l'Allemagne, n'a point encore admis. Les trompettes de Dresde sont à cylindres également; elles peuvent avantageusement tenir lieu de nos cornets à pistons qu'on n'y connaît pas.
La bande militaire est très-bonne, les tambours même sont musiciens; mais les instruments à anches que j'ai entendus ne me paraissent pas irréprochables; ils laissent à désirer pour la justesse, et le chef de musique de ces régiments devrait bien demander à notre incomparable facteur Adolphe Sax quelques-unes de ses clarinettes.
Il n'y a pas d'ophicléides; la partie grave est tenue par des bassons russes et des serpents.
J'ai bien souvent songé à Weber en conduisant cet orchestre de Dresde qu'il a dirigé pendant quelques années. Il était alors plus nombreux qu'aujourd'hui, et Weber l'avait tellement exercé, qu'il lui arrivait quelquefois dans l'allegro de l'ouverture du Freyschütz, d'indiquer le mouvement des quatre premières mesures, laissant ensuite l'orchestre marcher tout seul jusqu'aux points-d'orgue de la fin. Les musiciens doivent être fiers qui voient en pareille occasion leur chef se croiser ainsi les bras.
Croiriez-vous, mon cher Ernst, que pendant les trois semaines que j'ai passées dans cette ville si musicale, personne ne s'est avisé de me parler de la famille de Weber, ni de m'informer qu'elle était à Dresde? J'eusse été si heureux de la connaître et de lui exprimer un peu de ma respectueuse admiration pour le grand compositeur qui illustra son nom!!... J'ai su trop tard que j'avais manqué cette occasion précieuse, et je dois au moins prier ici madame Weber et ses enfants de ne pas douter des regrets que j'en ai ressentis.
On m'a montré à Dresde quelques partitions du célèbre Hasse, dit le Saxon, qui fut autrefois aussi et pendant longtemps l'arbitre des destinées de cette chapelle. Je n'y ai rien trouvé, je l'avoue, de bien remarquable; un Te Deum seulement, composé exprès pour une commémoration glorieuse de la cour de Saxe, m'a paru pompeux et éclatant comme une sonnerie de grandes cloches lancées à toute volée. Ce Te Deum, pour ceux qui se contentent en pareil cas d'une puissante sonorité, devra paraître beau; quant à moi, cette qualité ne me semble pas suffisante. Ce que je voudrais connaître surtout, mais connaître par une bonne représentation, ce sont quelques-uns des nombreux opéras que Hasse écrivit pour les théâtres d'Italie, d'Allemagne et d'Angleterre, et qui lui valurent son immense réputation. Pourquoi n'essaie-t-on pas à Dresde d'en remonter au moins un? C'est une expérience curieuse à faire; ce serait peut-être une résurrection. La vie de Hasse a dû être fort incidentée; j'ai cherché inutilement à la connaître. Je n'ai rien trouvé à son sujet que de vulgaires biographies, qui m'apprenaient ce que je savais déjà, et ne disaient mot de ce que j'aurais voulu savoir. Il a tant voyagé, tant vécu sous la zone torride et aux pôles, c'est-à-dire en Italie et en Angleterre! Il doit y avoir un curieux roman dans ses relations avec le vénitien Marcello, dans ses amours avec la Faustina, qu'il épousa, et qui chantait les principaux rôles de ses opéras; dans leurs disputes conjugales, guerres d'auteur à cantatrice, où le maître était l'esclave, où la raison avait toujours tort. Peut-être aussi n'y a-t-il rien eu de tout cela; qui sait? Faustina a pu vivre en diva très humaine, en cantatrice modeste, en vertueuse épouse, bonne musicienne, fidèle à son mari, fidèle à ses rôles, disant son chapelet et tricotant des bas quand elle n'avait rien à faire. Hasse écrivait, Faustina chantait; ils gagnaient tous les deux beaucoup d'argent qu'ils ne dépensaient pas. Cela s'est vu, cela se voit; et, si vous vous mariez, c'est ce que je vous souhaite.
Quand je quittai Dresde pour retourner à Leipzig, Lipinski, apprenant que Mendelssohn montait pour le concert des pauvres mon final de Roméo et Juliette, m'annonça son intention de venir l'entendre, si l'intendant voulait lui accorder deux ou trois jours de congé. Je ne pris cette promesse que pour un très aimable compliment; mais jugez de mon chagrin, quand le jour du concert où, par suite de l'incident que j'ai raconté dans ma précédente lettre, le final ne put être exécuté, je vis arriver Lipinski.... Il avait fait trente-cinq lieues pour entendre ce morceau!... Voilà un musicien qui aime la musique!... Mais ce n'est pas vous, mon cher Ernst, que ce trait étonnera, vous en feriez autant, j'en suis sûr; vous êtes un artiste!
Il m'est arrivé toutes sortes de bonheurs dans cette excellente ville de Brunswick; aussi ai-je d'abord eu l'idée de régaler de ce récit un de mes ennemis intimes, cela lui aurait fait plaisir!.... tandis qu'à vous, mon cher Heine, le tableau de cette fête harmonique fera peut-être de la peine. Les immoralistes prétendent que dans tout ce qu'il nous arrive d'heureux il y a quelque chose de désagréable pour nos meilleurs amis; mais je n'en crois rien! C'est une calomnie infâme, et je puis jurer que des fortunes inattendues autant que brillantes étant survenues à quelques uns de mes amis, cela ne m'a rien fait du tout!
Assez! n'entrons pas dans le champ épineux de l'ironie, où fleurissent l'absinthe et l'euphorbe à l'ombre des orties arborescentes, où vipères et crapauds sifflent et coassent, où l'eau des lacs bouillonne, où la terre tremble, où le vent du soir brûle, où les nuages du couchant dardent des éclairs silencieux! car à quoi bon se mordre la lèvre, dérober sous des paupières mal closes de verdâtres prunelles, grincer tout doucement des dents, présenter à son interlocuteur un siége armé d'un dard perfide ou couvert d'un glutineux enduit, quand, loin d'avoir dans l'ame quelque chose d'amer, les riants souvenirs encombrent la pensée, quand on sent son cœur plein de reconnaisance et de naïve joie, quand on voudrait avoir cent renommées aux trompettes immenses pour dire à tout ce qui nous est cher: Je fus heureux un jour. C'est un petit mouvement de vanité puérile qui m'avait porté à commencer ainsi; je cherchais, sans m'en apercevoir, à vous imiter, vous l'inimitable ironiste. Cela ne m'arrivera plus. J'ai trop souvent regretté, dans nos conversations, de ne pouvoir vous obliger au style sérieux, ni arrêter le mouvement convulsif de vos griffes dans les moments mêmes où vous croyez faire le mieux pattes de velours, chat-tigre que vous êtes, leo quærens quem devoret. Et pourtant que de sensibilité, que d'imagination sans fiel, répandues dans vos œuvres! Comme vous chantez, quand il vous plaît, dans la mode majeur! Comme votre enthousiasme se précipite et coule à pleins bords quand l'admiration vous saisit à l'improviste et que vous vous oubliez! Quelle tendresse infinie respire dans un des plis secrets de votre cœur pour ce pays que vous avez tant raillé, pour cette terre féconde en poètes, pour la patrie des génies rêveurs, pour cette Allemagne enfin, que vous appelez votre vieille grand'mère et qui vous aime tant, malgré tout!
Je l'ai bien vu à l'accent tristement attendri qu'elle a mis à me parler de vous pendant mon voyage; oui, elle vous aime! elle a concentré en vous toutes ses affections. Ses fils aînés sont morts, ses grands fils, ses grands hommes, elle ne compte plus que sur vous, qu'elle appelle en souriant son méchant enfant. C'est elle, ce sont les chants graves et romantiques dont elle a bercé vos premiers ans, qui vous ont inspiré un sentiment pur et élevé de l'art musical; et c'est quand vous l'avez quittée, c'est en courant le monde, c'est après avoir souffert que vous êtes devenu impitoyable et railleur.
Il vous serait aisé, je le sais, de faire une énorme caricature du récit que je vais entreprendre de mon passage à Brunswick, et pourtant, voyez quelle confiance j'ai dans votre amitié, ou comme la crainte de l'ironie s'en va, c'est précisément à vous que je l'adresse:
......... Au moment de quitter Leipzig, je reçus une lettre de Meyerbeer m'annonçant qu'on ne pourrait pas, avant un mois, s'occuper à Berlin de mes concerts. Le grand maître m'engageait à utiliser ce retard en allant à Brunswick, où je trouverais, disait-il, un orchestre d'honneur. Je suivis ce conseil, sans me douter cependant que j'aurais autant à me louer de l'avoir suivi. Je ne connaissais personne à Brunswick, j'ignorais complètement et les dispositions des artistes à mon égard et le goût du public. Mais l'idée seule que les frères Müller étaient à la tête de la chapelle aurait suffi pour me donner toute confiance, indépendamment de l'opinion si encourageante de Meyerbeer. Je les avais entendus à leur dernier voyage à Paris, et je regardais l'exécution des quatuors de Beethoven, par ces quatre virtuoses, comme l'un des prodiges les plus extraordinaires de l'art moderne.
La famille Müller, en effet, représente l'idéal du quatuor de Beethoven, comme la famille Bohrer l'idéal du trio. On n'a jamais encore, en aucun lieu du monde, porté à ce point la perfection de l'ensemble, l'unité du sentiment, la profondeur de l'expression, la pureté du style, la grandeur, la force, la verve et la passion. Une telle interprétation de ces œuvres sublimes nous donne, je le crois, l'idée la plus exacte de ce que pensait et sentait Beethoven en les écrivant. C'est l'écho de l'inspiration créatrice! c'est le contre-coup du génie!
Cette famille musicale des Müller est d'ailleurs plus nombreuse que je ne croyais; j'ai compté sept artistes de ce nom, frères, fils et neveux, dans l'orchestre de Brunswick. Georges Müller est maître de chapelle; son frère aîné, Charles, n'est que premier maître de concert, mais on voit, à la déférence de chacun à l'écouter quand il fait une observation, qu'on respecte en lui le chef du fameux quatuor. Le second concert-meister est M. Freudenthal, violoniste et compositeur de mérite. J'avais prévenu Ch. Müller de mon arrivée; en descendant de voiture, à Brunswick, je fus abordé par un très aimable jeune homme, M. Zinkeisen, l'un des premiers violons de l'orchestre, parlant français comme vous et moi, qui m'attendait à la poste pour me conduire chez le capell-meister, au débotté. Cette attention et cet empressement me parurent de bon augure. M. Zinkeisen m'avait vu quelquefois à Paris et me reconnut, malgré l'état pitoyable où j'étais réduit par le froid; car j'avais passé la nuit dans un coupé à peu près ouvert à tout vent, pour éviter l'odeur et la fumée de six horribles pipes fonctionnant sans relâche dans l'intérieur. J'admire les règlements de police établis en Allemagne: il est expressément défendu sous peine d'amende, de fumer dans les rues ou sur les places publiques, où cet aimable exercice ne peut incommoder personne; mais si vous allez au café, on y fume; à table d'hôte, on y fume; si vous voyagez en chemin de fer, on y fume; en poste on y fume; partout enfin l'infernale pipe vous poursuit.—Vous êtes Allemand, Heine, et vous ne fumez pas! ce n'est pas là, croyez-moi, le moindre de vos mérites; la postérité ne vous en tiendra pas compte, il est vrai, mais bien des contemporains et toutes les contemporaines vous en sauront gré.
Charles Müller me reçut avec cet air sérieux et calme qui m'a quelquefois effrayé en Allemagne, croyant y trouver l'indice de l'indifférence et de la froideur; il n'y a pourtant pas à s'en méfier autant que de nos démonstrations françaises, si pleines de sourires et de belles paroles, quand nous accueillons un étranger à qui nous ne pensons plus cinq minutes après. Loin de là: le concert-meister, après m'avoir demandé de quelle façon je voulais composer mon orchestre, alla immédiatement s'entendre avec son frère pour aviser aux moyens de réunir la masse d'instruments à cordes que j'avais jugée nécessaire, et faire un appel aux amateurs et aux artistes indépendants de la chapelle ducale, et dignes de se réunir à elle. Dès le lendemain ils m'avaient formé un bel orchestre, un peu plus nombreux que celui de l'opéra de Paris, et composé de musiciens non-seulement très habiles, mais encore animés d'un zèle et d'une ardeur incomparables. La question de la harpe, de l'ophicléide et du cor anglais se présenta de nouveau, comme elle s'était présentée à Weimar, à Leipzig et à Dresde. (Je vous parle de tous ces détails pour vous faire une réputation de musicien.) L'un des violoncellistes de l'orchestre, M. Leibrock, excellent artiste, très versé dans la littérature musicale, s'était, depuis un an seulement, appliqué à l'étude de la harpe, et redoutait fort, en conséquence, l'épreuve où l'allait mettre ma deuxième symphonie. Il n'a d'ailleurs qu'une harpe ancienne, dont les pédales à mouvement simple ne permettent pas l'exécution de tout ce qu'on écrit aujourd'hui pour cet instrument. Heureusement la partie de harpe d'Harold est d'une extrême facilité, et M. Leibrock travailla tellement pendant cinq à six jours, qu'il en vint à son honneur... à la répétition générale. Mais le soir du concert, saisi d'une terreur panique au moment important, il s'arrêta court et laissa jouer seul Charles Müller qui exécutait la partie d'alto principal.
Ce fut le seul accident que nous eûmes à regretter, accident dont au reste le public ne s'aperçut point, et que M. Leibrock se reprochait encore amèrement plusieurs jours après, malgré mes efforts pour le lui faire oublier. Quant à l'ophicléide, il n'y en avait d'aucune espèce dans Brunswick; on me présenta successivement, pour le remplacer, un bass tuba (magnifique instrument grave dont j'aurai à parler au sujet des bandes militaires de Berlin); mais le jeune homme qui le jouait ne me paraissait pas en posséder très bien le mécanisme, il en ignorait même la véritable étendue; puis un basson russe que l'exécutant appelait un contre-basson. J'eus beaucoup de peine à le désabuser sur la nature et le nom de son instrument, dont le son sort tel qu'il est écrit et qui se joue avec une embouchure comme l'ophicléide; tandis que le contre-basson, instrument transpositeur à anche, n'est autre qu'un grand basson qui reproduit la gamme du basson ordinaire à l'octave inférieure. Quoi qu'il en soit, le basson russe fut adopté pour tenir lieu tant bien que mal de l'ophicléide. Il n'y avait pas de cor anglais, on arrangea ses solos pour un hautbois, et nous commençâmes les répétitions d'orchestre pendant que le chœur étudiait dans une autre salle. Je dois dire ici que jamais jusqu'à ce jour, en France, en Belgique ni en Allemagne, je n'ai vu une collection d'artistes éminents à ce point dévoués, attentifs et passionnés pour la tâche qu'ils avaient entreprise. Après la première répétition, où ils avaient pu se faire une idée des principales difficultés de mes symphonies, le mot d'ordre fut donné pour les répétitions suivantes; on convint de me tromper sur l'heure à laquelle elles étaient censées devoir commencer, et chaque matin (je ne l'ai su qu'après) l'orchestre se réunissait une heure avant mon arrivée, pour exercer les traits et les rhythmes les plus dangereux. Aussi allais-je d'étonnements en étonnements, en voyant les transformations rapides que l'exécution subissait chaque jour, et l'assurance impétueuse avec laquelle la masse entière se ruait sur des difficultés que mon orchestre du Conservatoire, cette jeune garde de la grande-armée, n'a longtemps abordées qu'avec de certaines précautions. Un seul morceau inquiétait beaucoup Charles Müller, c'était le Scherzo de Roméo et Juliette (la Reine Mab). Cédant aux sollicitations de M. Zinkeizen, qui avait entendu ce scherzo à Paris, j'avais osé, pour la première fois depuis mon arrivée en Allemagne, le placer dans le programme du concert.
«Nous travaillerons tant, m'avait-il dit, que nous en viendrons à bout!» Il ne présumait pas trop, en effet, de la force de l'orchestre, et la reine Mab, dans son char microscopique, conduite par l'insecte bourdonnant des nuits d'été, et lancée au triple galop de ses chevaux atomes, a pu montrer au public de Brunswick sa vive espièglerie et les mille caprices de ses évolutions. Mais vous comprendrez nos inquiétudes à son sujet, vous, le poète des fées et des willis; vous, le frère naturel de ces gracieuses et malicieuses petites créatures; vous savez trop de quel fil délié est tissue la gaze de leur voile, et de quelle sérénité le ciel doit être pour que leur essaim diapré puisse se jouer librement dans le pâle rayon de l'astre des nuits. Eh bien! malgré nos craintes, l'orchestre, s'identifiant complètement avec la ravissante fantaisie de Shakspeare, s'est fait si petit, si agile, si fin et si doux, que jamais, je crois, la reine imperceptible n'a couru plus heureuse parmi de plus silencieuses harmonies.
Dans le final d'Harold, au contraire, dans cette furibonde orgie où concertent ensemble les ivresses du vin, du sang, de la joie et de la rage, où le rhythme tantôt paraît trébucher, tantôt courir avec furie, où des bouches de cuivre semblent vomir des imprécations et répondre par le blasphème à des voix suppliantes, où l'on rit, boit, frappe, brise, tue et viole, où l'on s'amuse enfin; dans cette scène de brigands, l'orchestre était devenu un véritable pandæmonium; il y avait quelque chose de surnaturel et d'effrayant dans la frénésie de sa verve; tout chantait, bondissait, rugissait avec un ordre et un accord diaboliques, violons, basses, trombones, timbales et cymbales; pendant que l'alto solo, le rêveur Harold, fuyant épouvanté, faisait encore entendre au loin quelques notes tremblantes de son hymne du soir. Oh! quel roulement de cœur! quels frémissements sauvages en conduisant alors cet étonnant orchestre, où je croyais retrouver plus ardents que jamais tous mes jeunes lions de Paris!!! Vous ne connaissez rien de pareil, vous autres poètes, vous n'êtes jamais emportés par de tels ouragans de vie! J'aurais voulu embrasser toute la chapelle à la fois, et je ne pouvais que m'écrier, en français, il est vrai, mais l'accent devait me faire comprendre: «Sublimes! prodigieux! je vous remercie, Messieurs, et je vous admire! vous êtes des brigands parfaits!»
Les mêmes qualités violentes se firent remarquer dans l'exécution de l'ouverture de Benvenuto, et pourtant, dans le style opposé, l'introduction d'Harold, la Marche des Pèlerins et la Sérénade ne furent jamais rendues avec plus de grandeur calme et de religieuse sérénité. Pour le morceau de Roméo (la Fête chez Capulet) il rentre un peu par son caractère dans le genre tourbillonnant; il fut donc aussi, selon notre expression parisienne, véritablement enlevé.
Il fallait voir, dans les haltes des répétitions, l'aspect enflammé de tous ces visages... L'un des musiciens, Schmidt (la foudroyante contrebasse), s'était arraché la peau de l'index de la main droite au commencement du passage pizzicato de l'orgie; mais, sans songer à s'arrêter pour si peu et malgré le sang qu'il répandait, il avait continué, en se contentant de changer de doigt. C'est ce qui s'appelle, en termes militaires, ne pas bouder au feu.
Pendant que nous nous livrions à ces délassements, le chœur, de son côté, étudiait à grand'peine aussi, mais avec des résultats différents, le fragments de mon Requiem. L'Offertoire et le Quœrens me avaient fini par marcher; pour le Sanctus, dont le solo devait être chanté par Shmetzer, le premier ténor du théâtre, homme d'esprit et excellent musicien, il y avait un obstacle insurmontable. L'andante de ce morceau, écrit à trois voix de femmes, présente quelques modulations enharmoniques que les choristes de Dresde avaient fort bien comprises, mais qui dépassent, à ce qu'il paraît, l'intelligence musicale de celles de Brunswick. En conséquence, après avoir inutilement essayé pendant trois jours d'en saisir le sens et les intonations, ces pauvres désespérées m'envoyèrent une députation pour me conjurer de ne pas les exposer à un affront en public, et obtenir que le terrible Sanctus fût rayé de l'affiche. Je dus y consentir, mais avec regret, surtout à cause de Shmetzer, dont le ténor très haut convient parfaitement à cet hymne séraphique, et qui se faisait en outre un plaisir de le chanter.
Maintenant tout est prêt, et malgré les terreurs de Ch. Müller au sujet du scherzo, qu'il voudrait répéter encore, nous allons au concert étudier les impressions qui vont naître de cette musique. Il faut vous dire auparavant que d'après le conseil du maître de chapelle, j'avais invité aux répétitions une vingtaine de personnes formant la tête de colonne des amateurs de Brunswick. Or, c'était chaque jour une réclame vivante qui, se répandant par la ville, excitait au plus haut degré la curiosité du public; de là l'intérêt singulier que les gens du peuple même prenaient aux préparatifs du concert et les questions qu'ils adressaient aux exécutants et aux auditeurs privilégiés:
—«Que s'est-il passé à la répétition de ce matin?..... Est-il content?..... Il est donc Français?... Mais les Français ne composent pourtant que des opéras-comiques!.... Les choristes le trouvent bien méchant!... Il a dit que les femmes chantaient comme des danseuses!... Il savait donc que les soprani du chœur sortent du corps de ballet?... Est-il vrai qu'au milieu d'un morceau il a salué les trombones?... Le garçon d'orchestre assure qu'à la répétition d'hier il a bu deux bouteilles d'eau, une bouteille de vin blanc et trois verres d'eau-de-vie?.... Pourquoi donc dit-il si souvent au concert-meister:—César! César! (c'est ça! c'est ça!) etc.»
Tant il y a que, longtemps avant l'heure fixée, le théâtre était plein jusqu'aux combles d'une foule impatiente et prévenue déjà en ma faveur. Maintenant, mon cher Heine, retirez tout-à-fait vos griffes, car c'est ici que vous pourriez céder à la tentation de me les faire sentir. L'heure arrivée, l'orchestre étant en place, j'entre en scène; et, traversant les rangs des violons, je m'approche du pupitre-chef. Jugez de mon effroi en le voyant entouré du haut en bas d'une grande girandole de feuillages. «Ce sont les musiciens, me dis-je, qui m'auront compromis. Quelle imprudence! vendre ainsi la peau de l'ours avant de l'avoir mis à terre! Et si le public n'est pas de leur avis, me voilà dans de beaux draps! Cette manifestation suffirait à perdre vingt fois un artiste à Paris.» Pourtant de grandes acclamations accueillent l'ouverture; on fait répéter la Marche des Pèlerins; l'Orgie enfièvre toute la salle; l'Offertoire avec son chœur sur deux notes et le Quærens me paraissent toucher beaucoup les ames religieuses; Ch. Müller se fait applaudir dans la romance de violon; la reine Mab cause une surprise extrême; un lied avec orchestre est redemandé, et la Fête chez Capulet termine chaleureusement la soirée. A peine le dernier accord était-il frappé, qu'un bruit terrible ébranla toute la salle; le public en masse criait au parterre, dans les loges, partout; les trompettes, cors et trombones, à l'orchestre, sonnaient qui dans un ton, qui dans un autre, de discordantes fanfares accompagnées de tous les fracas possibles par les archets sur le bois des violons et des basses et par les instruments à percussion.
Il y a un nom dans la langue allemande pour désigner cette singulière manière d'applaudir. En l'entendant à l'improviste, ma première impression fut de la colère et de l'horreur; on me gâtait ainsi l'effet musical que je venais d'éprouver, et j'en voulais presqu'aux artistes de me témoigner leur satisfaction par un tel tintamarre. Mais le moyen de n'être pas profondément ému de leur hommage, quand le maître de chapelle, Georges Müller, s'avançant chargé de fleurs, me dit en français: «Permettez-moi, Monsieur, de vous offrir ces couronnes au nom de la chapelle ducale, et souffrez que je les dépose sur vos partitions!» A ces mots, le public de redoubler de cris, l'orchestre de recommencer ses fanfares... le bâton de mesure me tomba des mains, je ne savais plus où j'en étais.
Riez donc un peu, voyons, ne vous gênez pas. Cela vous fera du bien et ne peut me faire de mal; d'ailleurs je n'ai pas encore fini, et il vous en coûterait trop d'entendre, sans m'égratigner, mon dithyrambe jusqu'au bout... Allons, vous n'êtes pas trop méchant aujourd'hui; je continue:
A peine sorti du théâtre, suant et fumant comme si je venais d'être trempé dans le Styx, étourdi et ravi, ne sachant auquel entendre au milieu de tous ces féliciteurs, on m'avertit qu'un souper de cent cinquante couverts, commandé à mon hôtel, m'était offert par une société d'amateurs et d'artistes. Il fallait bien s'y rendre. Nouveaux applaudissements, nouvelles acclamations à mon arrivée; les toasts, les discours français et allemands se succèdent; je réplique de mon mieux à ceux que je comprends, et, à chaque santé portée, cent cinquante voix répondent par un hourra en chœur du plus bel effet. Les basses les premières commencent sur la note ré, les ténors entrent sur le la, et les dames, entonnant ensuite le fa dièze, établissent l'accord de ré majeur, bientôt après suivi des quatre accords de sous-dominante, tonique, dominante et tonique, dont l'enchaînement forme ainsi cadence plagale et cadence parfaite successivement. Cette salve d'harmonie, dans son mouvement large, éclate avec pompe et majesté; c'est très beau: ceci, au moins, est vraiment digne d'un peuple musical.
Que vous dirai-je, mon cher Heine? Dussiez-vous me trouver naïf et primitif au superlatif, je dois avouer que toutes ces manifestations bienveillantes, toutes ces rumeurs sympathiques me rendaient extrêmement heureux. Ce bonheur là, sans doute, n'approche pas, pour le compositeur, de celui de diriger un magnifique orchestre exécutant avec inspiration une de ses œuvres chéries; mais l'un va bien avec l'autre, et après un tel concert, une veillée pareille ne gâte rien. Je suis très redevable, vous le voyez, envers les artistes et les amateurs de Brunswick; je dois beaucoup aussi à son premier critique musical, M. Robert Griepenkerl, qui, dans une brochure savante écrite à mon sujet, a engagé une véhémente polémique avec une gazette de Leipzig, et donné une idée juste, je crois, de la force et de la direction du courant musical qui m'entraîne.
Donnez-moi donc la main, et chantons un grand hourra pour Brunswick, sur ses accords favoris!
vivent les villes artistes!
J'en suis fâché, mon cher poète, mais vous voilà compromis comme musicien.
C'est maintenant le tour de votre ville natale, de Hambourg, de cette cité désolée comme l'antique Pompeïa, mais qui renaît puissante de ses cendres et panse ses blessures courageusement!... Certes, je n'ai qu'à m'en louer aussi. Hambourg a de grandes ressources musicales: sociétés de chant, sociétés philharmoniques, bandes militaires, etc. L'orchestre du théâtre a été réduit, par économie, à des proportions ultra-mesquines, il est vrai; mais j'avais fait d'avance mes conditions avec le directeur, et on me présenta un orchestre tout-à-fait beau sous les rapports du nombre et du talent des artistes, grâce à un riche supplément d'instruments à cordes et au congé que j'obtins pour deux ou trois invalides presque centenaires, à qui le théâtre est attaché. Chose étrange, que je signale tout de suite, il y a à Hambourg un excellent harpiste, armé d'un très bon instrument!! Je commençais à désespérer de revoir ni l'un ni l'autre en Allemagne. J'y ai trouvé aussi un vigoureux ophicléïde, mais il a fallu se passer du cor anglais.
La première flûte (Cantal) et le premier violon (Lindeneau) sont deux virtuoses de première force. Le maître de chapelle (Krebbs) remplit ses fonctions avec talent et avec une sévérité que j'aime à trouver chez les chefs d'orchestre. Il m'a très amicalement assisté pendant nos longues répétitions. La troupe chantante du théâtre était, à l'époque de mon passage, assez bien composée; elle possédait trois artistes de mérite; un ténor doué sinon d'une voix exceptionnelle, au moins de goût et de méthode; un soprano agile, mademoiselle..... Mademoiselle..... Ma foi, j'ai oublié son nom. (Cette jeune divinité m'aurait fait l'honneur de chanter à mon concert, si j'eusse été plus connu.—Hosanna in excelsis;)! et enfin Reichel, la formidable basse qui, avec un volume de voix énorme et un timbre magnifique, possède une étendue de deux octaves et demie! Reichel est de plus un homme superbe: il représente à merveille les personnages tels que Zarastro, Moïse et Bertram. Madame Cornet, femme du directeur, musicienne achevée, et dont le soprano d'une grande étendue a dû avoir un éclat peu commun, n'était point engagée; elle figurait dans quelques représentations seulement où sa présence était nécessaire. Je l'ai applaudie dans la Reine de la Nuit, de la Flûte enchantée, rôle difficile, écrit dans des limites qu'elle seule pouvait atteindre.
Le chœur, assez faible et peu nombreux, se tira bien cependant des morceaux que je lui avais confiés.
La salle de l'Opéra de Hambourg est très vaste; j'en redoutais les dimensions, l'ayant trouvée vide trois fois de suite aux représentations de la Flûte enchantée, de Moïse et de Linda de Chamouny. Aussi éprouvai-je une délicieuse surprise en la voyant pleine le jour où je me présentai devant le public hambourgeois.
Une exécution excellente, un auditoire nombreux, intelligent et très chaud firent de ce concert un des meilleurs que j'aie donnés en Allemagne. Harold et la cantate du Cinq mai, chantée avec un profond sentiment par Reichel, en eurent les honneurs. Après ce morceau, deux musiciens voisins de mon pupitre, m'adressèrent à voix basse, en français, ces simples paroles, qui me touchèrent beaucoup: «Ah! monsieur! notre respect! notre respect!...» Ils n'en savaient pas dire davantage. En somme, l'orchestre de Hambourg est resté fort de mes amis, ce dont je ne suis pas médiocrement fier, je vous jure. Krebbs seul a mis dans son suffrage une singulière réticence: «Mon cher, me disait-il, dans quelques années votre musique fera le tour de l'Allemagne; elle y deviendra populaire, et ce sera un grand malheur! Quelles imitations elle amènera! quel style! quelles folies! il vaudrait mieux pour l'art que vous ne fussiez jamais né!» Espérons pourtant que ces pauvres symphonies ne sont pas aussi contagieuses qu'il veut bien le dire, et qu'il ne sortira jamais d'elles ni fièvre jaune ni choléra-morbus.
Maintenant, Heine, Henri Heine, célèbre banquier d'idées, neveu de M. Salomon Heine l'auteur de tant de précieux poèmes en lingots, je n'ai plus rien à vous dire, et je vous... salue.
Je dois tout d'abord implorer votre indulgence, Mademoiselle, pour la lettre que je prends la liberté de vous écrire; j'ai trop lieu de craindre de la disposition d'esprit où je suis. Un accès de philosophie noire m'a saisi depuis quelques jours, et Dieu sait à quelles idées sombres, à quels jugements saugrenus, à quels étranges récits il va infailliblement me porter... s'il continue. Vous ne savez peut-être pas encore bien exactement ce que c'est que la philosophie noire?... C'est le contraire de la magie blanche, ni plus ni moins.
Par la magie blanche, on arrive à deviner que Victor Hugo est un grand poète; que Beethoven était un grand musicien; que vous êtes à la fois et au plus haut degré musicienne et poète; que Janin est un homme d'esprit; que si un bel opéra bien exécuté tombe, le public n'y a rien compris; que s'il réussit, le public, n'y a pas compris davantage; que le beau est rare; que le rare n'est pas toujours beau; que la raison du plus fort est la meilleure; qu'Abd-el-Kader a tort, O'Connell aussi; que décidément les Arabes sont des Français; que l'agitation pacifique est une bêtise; et autres propositions aussi embrouillées.
Par la philosophie noire on en vient à douter, à s'étonner de tout; à voir à l'envers les images gracieuses, et dans leur vrai sens les objets hideux; on murmure sans cesse, on blasphème la vie, on maudit la mort; on s'indigne, comme Hamlet, que la cendre de César puisse servir à calfeutrer un mur; on s'indignerait bien davantage si la cendre des misérables était seule propre à cet ignoble emploi; on plaint le pauvre Yorick de ne pouvoir même rire de la sotte grimace qu'il fait après quinze ans passés sous terre, et l'on rejette sa tête avec horreur et dégoût; ou bien on l'emporte, on la scie, on en fait une coupe, et le pauvre Yorick, qui ne peut plus boire, sert à étancher la soif des amateurs de vin du Rhin, qui se moquent de lui.
Ainsi dans votre solitude des Roches, où vous vous abandonnez paisiblement au cours de vos pensées profondes, je n'éprouverais, moi, à cette heure de philosophie noire, qu'un mécontentement et un ennui mortels. Si vous me faisiez admirer un beau coucher du soleil, je serais capable de lui préférer l'éclairage au gaz de l'avenue des Champs-Élysées; si vous me montriez sur le lac vos cygnes et leurs formes élégantes, je vous dirais: Le cygne est un sot animal, il ne songe qu'à barboter et à manger, il n'a de chant qu'un râle stupide et affreux; si, vous mettant au piano, vous vouliez me faire entendre quelques pages de vos auteurs favoris, Mozart et Cimarosa, je vous interromprais peut-être avec humeur, trouvant qu'il est bientôt temps d'en finir avec cette admiration pour Mozart, dont les opéras se ressemblent tous, et dont le beau sang-froid fatigue et impatiente!..... Quant à Cimarosa, j'enverrais au diable son éternel et unique Mariage Secret, presque aussi ennuyeux que le Mariage de Figaro, sans être à beaucoup près aussi musical; je vous prouverais que le comique de cet ouvrage réside seulement dans les pasquinades des acteurs; que son invention mélodique est assez bornée; que la cadence parfaite y revenant à chaque instant, forme à elle seule près des deux tiers de la partition; enfin que c'est un opéra bon pour le carnaval et les jours de foire. Si, choisissant un exemple du style opposé, vous aviez recours à quelque œuvre de Sébastien Bach, je serais capable de prendre la fuite devant ses fugues et de vous laisser seule avec sa Passion.
Voyez les conséquences de cette terrible maladie!... On n'a plus, quand elle vous possède, ni politesse, ni savoir-vivre, ni prudence, ni politique, ni rouerie, ni bon sens; on dit toutes sortes d'énormités; et, qui pis est, on pense ce qu'on dit; on se compromet, on perd la tête. Si on pouvait au moins, comme notre homme du Freyschütz, s'en procurer une autre après l'avoir perdue!—Vous ne connaissez pas l'aventure de l'homme du Freyschütz?... Ah! ma foi, puisque nous sommes allés trouver Yorick et les fossoyeurs d'Hamlet tout-à-l'heure, je vais vous la raconter; cela ne sortira pas du cimetière, mon état de philosophie noire me fera pardonner l'anatomisme des détails, et nous avons le temps de parler de Berlin.
En 1822 j'habitais le quartier latin. M. Fétis, dans sa notice biographique sur moi, a dit que j'étudiais alors le droit; c'est la moindre de ses erreurs; mais le fait est que j'étudiais la médecine. Quand vinrent à l'Odéon les représentations du Freyschütz, accommodé comme vous savez, sous le nom de Robin des Bois, par l'auteur de Pigeon-vole[8], je pris l'habitude d'aller, malgré tout, entendre chaque soir le chef-d'œuvre torturé de Weber. J'avais alors déjà jeté le scalpel aux orties. Un de mes ex-condisciples, Dubouchet, devenu depuis l'un des médecins les plus achalandés de Paris, m'accompagnait souvent au théâtre et partageait mon fanatisme musical. A la sixième ou septième représentation, un grand nigaud-roux, armé de mains énormes, assis au parterre à côté de nous, s'avisa de siffler l'air d'Agathe au second acte, prétendant que c'était une musique baroque et qu'il n'y avait rien de bon dans cet opéra, excepté la walse et le chœur des chasseurs. L'amateur fut roulé à la porte, cela se devine, c'était alors notre manière de discuter, et Dubouchet, en rajustant sa cravate un peu froissée, s'écria tout haut: «Il n'y a rien d'étonnant, je le connais, c'est un garçon épicier de la rue Saint-Jacques!»
Et le parterre d'applaudir.
Six mois plus tard, après avoir trop bien fonctionné au repas de noces de son patron, ce pauvre diable (l'épicier) tombe malade; il se fait transporter à l'hospice de la Pitié; on le soigne bien, il meurt, on ne l'enterre pas, tout cela se devine encore...
Oh! mais vraiment je n'ose poursuivre cet effroyable récit; en écrivant, à vous, Mademoiselle, dont l'esprit est exempt de faiblesses, je le sais, mais qui doit s'accommoder mal, après tout, de pareils tableaux. Mon Dieu, comment faire? Me voilà embarqué maintenant, à propos de musique, dans cette histoire cadavéreuse, et je ne puis aller ni en arrière ni en avant. C'est mon accès; c'est la philosophie noire qui a causé tout cela. Eh bien! n'importe; je continue; vous vous vengerez, vous me forcerez d'entendre dans un appartement fermé quelque fugue d'orgue à quatre sujets, ou de deviner un canon énigmatique.
Or donc, notre jeune homme, bien traité et bien mort, est mis par hasard sous les yeux de Dubouchet, qui le reconnaît. L'impitoyable élève de la Pitié, au lieu de donner une larme à son ennemi vaincu, n'a rien de plus pressé que de l'acheter, et le remettant au garçon d'amphithéâtre:
«François, lui dit-il, voilà une préparation sèche à faire; soigne-moi cela, c'est une de mes connaissances.»
Malédiction! y a-t-il du bon sens à dévoiler à une dame un tel mystère de Paris? Enfin... quand on y est... D'ailleurs c'est mon accès; je l'avais prédit.
Quinze ans se passent (quinze ans! comme la vie est longue quand on n'en a que faire!), le directeur de l'Opéra me confie la composition des récitatifs du Freyschütz, et la tâche de mettre le chef-d'œuvre en scène. Duponchel étant encore chargé de la direction des costumes, je vais le trouver pour connaître ses projets relativement aux accessoires de la scène infernale. «Ah ça, lui dis-je, il nous faut une tête de mort pour l'évocation de Samiel, et des squelettes pour les apparitions; j'espère que vous n'allez pas nous donner une tête de carton, ni des squelettes en toile peinte comme ceux de Don Juan.
—Mon bon ami, il n'y a pas moyen de faire autrement, c'est le seul procédé connu.
—Comment, le seul procédé! et si je vous donne moi du naturel, du solide, une vraie tête, un véritable homme sans chair, mais en os, que direz-vous?
—Ma foi, je dirai..... que c'est excellent, parfait; je trouverai votre procédé admirable.
—Eh bien! comptez sur moi, j'aurai notre affaire!
Là-dessus je monte en cabriolet et je cours chez le docteur Vidal, un autre de mes anciens camarades d'amphithéâtre. Il a fait fortune aussi celui-là; il n'y a que les médecins qui vivent!
—As-tu un squelette à me prêter?
—Non, mais voilà une assez bonne tête qui a appartenu, dit-on, à un docteur allemand mort de misère et de chagrin; ne me l'abîme pas, j'y tiens beaucoup.
—Sois tranquille, j'en réponds!
Je mets la tête du docteur dans mon chapeau, et me voilà parti.
En passant sur le boulevard, le hasard, qui se plaît à de pareils coups, me fait précisément rencontrer Dubouchet que j'avais oublié, et dont la vue me suggère une idée sublime. «Bonjour! bonjour! Très-bien, je vous remercie! mais il ne s'agit pas de moi. Comment se porte notre amateur?
—Quel amateur?
—Et parbleu le garçon épicier que nous avons mis à la porte de l'Odéon pour avoir sifflé la musique de Weber, et que François a si bien préparé.
—Ah! j'y suis, à merveille! Certes il est propre et net dans mon cabinet, tout fier d'être si artistement articulé et chevillé. Il ne lui manque pas une phalange, c'est un chef-d'œuvre! La tête seule est un peu endommagée.
—Eh bien! il faut me le confier; c'est un garçon d'avenir, je veux le faire entrer à l'Opéra, il y a un rôle pour lui dans la pièce nouvelle.
—Qu'est-ce à dire?
—Vous verrez!
—Allons, c'est un secret de comédie, et puisque je le saurai bientôt, je n'insiste pas. On va vous envoyer l'amateur.
Sans perdre de temps, le mort est transporté à l'Opéra; mais dans une boîte beaucoup trop courte. J'appelle alors le garçon ustensilier: Gattino!
—Monsieur.
—Ouvrez cette boîte. Vous voyez bien ce jeune homme?
—Il débute demain à l'Opéra. Vous lui préparerez une jolie petite loge où il puisse être à l'aise et étendre ses jambes.
—Oui, Monsieur.
—Pour son costume, vous allez prendre une tige de fer que vous lui planterez dans les vertèbres, de manière à ce qu'il se tienne aussi droit que M. Petipa, quand il médite une pirouette.
—Oui, Monsieur.
—Ensuite, vous attacherez ensemble quatre bougies que vous placerez allumées dans sa main droite; c'est un épicier, il connaît ça.
—Oui, Monsieur.
—Mais comme il a une assez mauvaise tête, voyez, tout écornée, nous allons la changer contre celle-ci.
—Oui, Monsieur.
—Elle a appartenu à un savant, n'importe! qui est mort de faim, n'importe encore! Quant à l'autre, celle de l'épicier, qui est mort d'une indigestion, vous lui ferez, tout en haut, une petite entaille (soyez tranquille, il n'en sortira rien) propre à recevoir la pointe du sabre de M. Bouché, qui s'en servira dans la scène de l'évocation.
—Oui, Monsieur.
Ainsi fut fait; et depuis lors, à chaque représentation du Freyschütz, au moment où Samiel s'écrie: «Me voilà!» la foudre éclate, un arbre s'abîme, et notre épicier, ennemi de la musique de Weber, apparaît aux rouges lueurs des feux de Bengale, agitant, plein d'enthousiasme, sa torche enflammée.
Qui pouvait deviner la vocation dramatique de ce gaillard-là? Qui jamais eût pensé qu'il débuterait précisément dans cet ouvrage? Il a une meilleure tête et plus de bon sens à cette heure. Il ne siffle plus.
. . . . Alas! poor Yorick!. . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ces lignes de points expriment la moralité du fait, et fort heureusement aussi la fin de mon accès.
Foin de la philosophie noire! je suis assez sage maintenant pour vous parler des vivants; et voici, Mademoiselle, ce que j'ai vu et entendu à Berlin; je dirai plus tard ce que j'y ai fait entendre.
Je commence par le grand théâtre lyrique; à tout seigneur tout honneur!
Feu la salle de l'Opéra allemand, si rapidement détruite il y a trois mois à peine par un incendie, était assez sombre et malpropre, mais très sonore et bien disposée pour l'effet musical. L'orchestre n'y occupait pas, comme à Paris, une place si avancée dans les rangs des auditeurs; il s'étendait beaucoup plus à droite et à gauche, et les instruments violents, tels que les trombones, trompettes, timbales et grosse caisse, un peu abrités par les premières loges, perdaient ainsi de leur excessif retentissement. La masse instrumentale, l'une des meilleures que j'aie entendues, est ainsi composée aux jours des grandes représentations: 14 premiers, 14 seconds violons, 8 altos, 10 violoncelles, 8 contrebasses, 4 flûtes, 4 hautbois, 4 clarinettes, 4 bassons, 4 cors, 4 trompettes, 4 trombones, 1 timbalier, 1 grosse caisse, 1 paire de cymbales et 2 harpes.
Les instruments à archet sont presque tous excellents; il faut signaler à leur tête les frères Ganz (1er violon et 1er violoncelle d'un grand mérite), et l'habile violoniste Ries. Les instruments à vent de bois sont aussi fort bons, et, vous le voyez, en nombre double de celui que nous avons à l'Opéra de Paris. Cette combinaison est très avantageuse; elle permet de faire entrer deux flûtes, deux hautbois, deux clarinettes et deux bassons ripienni dans le fortissimo, et adoucit singulièrement alors l'âpreté des instruments de cuivre qui, sans cela, dominent toujours trop. Les cors sont d'une belle force et tous à cylindres, au grand regret de Meyerbeer, qui a conservé l'opinion que j'avais il y a peu de temps encore au sujet de ce mécanisme nouveau. Plusieurs compositeurs se montrent hostiles au cor à cylindres, parce qu'ils croient que son timbre n'est plus le même que celui du cor simple. J'ai fait plusieurs fois l'expérience, et en écoutant les notes ouvertes d'un cor simple et celles d'un cor chromatique ou à cylindres alternativement, j'avoue qu'il m'a été absolument impossible de découvrir entre les deux la moindre différence de timbre ou de sonorité. On a fait en outre au nouveau cor une objection fondée en apparence, mais qu'il est facile de détruire cependant. Depuis l'introduction dans les orchestres de cet instrument (selon moi perfectionné), certains cornistes, employant les cylindres pour jouer des parties de cor ordinaire, trouvent plus commode de produire en sons ouverts, par ce mécanisme, les notes bouchées, écrites avec intention par l'auteur. Ceci est en effet un abus très-grave, mais il doit être imputé aux exécutants et non point à l'instrument. Loin de là, puisque le cor à cylindres, entre les mains d'un artiste habile, peut rendre non seulement tous les tons bouchés du cor ordinaire, mais même la gamme entière sans employer une seule note ouverte. Il faut seulement conclure de tout ceci que les cornistes doivent savoir se servir de la main dans le pavillon, comme si le mécanisme des cylindres n'existait pas, et que les compositeurs devront dorénavant indiquer dans leurs partitions, par un signe quelconque, celles des notes des parties de cor qui doivent être faites bouchées, l'exécutant ne devant alors produire ouvertes que celles qui ne portent aucune indication.
Le même préjugé a combattu pendant quelque temps l'emploi des trompettes à cylindres aujourd'hui général en Allemagne, mais avec moins de force cependant qu'il n'en avait apporté à combattre les nouveaux cors. La question des sons bouchés, dont aucun compositeur ne faisait usage sur les trompettes, se trouvait naturellement écartée. On s'est borné à dire que le son de la trompette perdait, par le mécanisme des cylindres, beaucoup de son éclat; ce qui n'est pas, du moins pour mon oreille. Or, s'il faut une oreille plus fine que la mienne pour apercevoir une différence entre les deux instruments, on conviendra, j'espère, que l'inconvénient résultant de cette différence pour la trompette à cylindres n'est pas comparable à l'avantage que ce mécanisme lui donne de pouvoir parcourir, sans difficulté et sans la moindre inégalité de sons, toute une échelle chromatique de deux octaves et demie d'étendue. Je ne puis donc qu'applaudir à l'abandon à peu près complet où les trompettes simples sont aujourd'hui tombées en Allemagne. Nous n'avons presque point encore en France de trompettes chromatiques ou à (ou à cylindres); la popularité incroyable du cornet à pistons leur a fait une concurrence victorieuse jusqu'à ce jour, mais injuste, à mon avis, le timbre du cornet étant fort loin d'avoir la noblesse et le brillant de celui de la trompette. Ce ne sont pas, en tout cas, les instruments qui nous manquent; Adolphe Sax fait à cette heure des trompettes à cylindres, grandes et petites, dans tous les tons possibles usités et inusités, dont l'excellente sonorité et la perfection sont incontestables. Croirait-on que ce jeune et ingénieux artiste a mille peines à se faire jour et à se maintenir à Paris? On renouvelle contre lui des persécutions dignes du moyen-âge, et qui rappellent exactement les faits et gestes des ennemis de Benvenuto, le ciseleur florentin. On lui enlève ses ouvriers, on lui dérobe ses plans, on l'accuse de folie, on lui intente des procès; avec un peu plus d'audace, on l'assassinerait. Telle est la haine que les inventeurs excitent toujours parmi ceux de leurs rivaux qui n'inventent rien. Heureusement la protection et l'amitié dont M. le général de Rumigny a constamment honoré l'habile facteur, l'ont aidé à soutenir jusqu'à présent cette misérable lutte; mais suffiront-t-elles toujours?... C'est au ministre de la guerre qu'il appartiendrait de mettre un homme aussi utile et d'une spécialité si rare dans la position dont il est digne par son talent, par sa persévérance et par ses efforts. Nos bandes de musique militaire n'ont point encore de trompettes à cylindres, ni de bass-tuba (le plus puissant des instruments graves). Une fabrication considérable de ces instruments va devenir inévitable pour mettre les orchestres militaires français au niveau de ceux que possèdent la Prusse et l'Autriche; une commande de trois cents trompettes et de cent bass-tuba, adressée à Ad. Sax par le ministère, le sauverait.
Berlin est la seule des villes d'Allemagne (que j'ai visitées) où l'on trouve le grand trombone basse (en mi bémol). Nous n'en possédons point encore à Paris, les exécutants se refusant à la pratique d'un instrument qui leur fatigue la poitrine. Les poumons prussiens sont apparemment plus robustes que les nôtres. L'orchestre de l'Opéra de Berlin possède deux de ces instruments, dont la sonorité est telle qu'elle écrase et fait disparaître complètement le son des autres trombones, alto et ténor, exécutant les parties hautes. Le timbre rude et prédominant d'un trombone basse suffirait à rompre l'équilibre et à détruire l'harmonie des trois parties de trombones qu'écrivent partout aujourd'hui les compositeurs. Or à l'Opéra de Berlin, il n'y a point d'ophicléide, et, au lieu de le remplacer par un bass-tuba dans les opéras venus de France, et qui contiennent presque tous une partie d'ophicléide, on a imaginé de faire jouer cette partie par un deuxième trombone-basse. Il en résulte que la partie d'ophicléide, écrite souvent à l'octave inférieure du troisième trombone, étant ainsi exécutée, l'union de ces deux terribles instruments produit un effet désastreux. On n'entend plus que le son grave des instruments de cuivre; c'est tout au plus si la voix des trompettes peut surnager encore. Dans mes concerts où je n'avais pourtant employé (pour les symphonies) qu'un trombone basse, je fus obligé, remarquant qu'on l'entendait seul, de prier l'artiste qui le jouait de rester assis, de manière à ce que le pavillon de l'instrument fût tourné contre le pupitre, qui lui servait en quelque sorte de sourdine, pendant que les trombones, ténor et alto, au contraire, jouaient debout, leur pavillon passant en conséquence par-dessus la planchette du pupitre. Alors seulement on put entendre les trois parties. Ces observations réitérées faites à Berlin, m'ont conduit à penser que la meilleure manière de grouper les trombones dans les théâtres est, après tout, celle qu'on a adoptée à l'Opéra de Paris, et qui consiste à employer ensemble trois trombones ténors. Le timbre du petit trombone (l'alto), est grêle, et ses notes hautes ne présentent que peu d'utilité. Je voterais donc aussi pour son exclusion, dans les théâtres, et ne désirerais la présence d'un trombone-basse que si l'on écrivait à quatre parties, et avec trois ténors capables de lui résister.
Si je ne parle pas d'or, au moins parlé-je beaucoup de cuivre; cependant je suis sûr, Mademoiselle, que ces détails d'instrumentation vous intéresseront beaucoup plus que mes tirades misanthropiques et mes histoires de tête de mort. Vous êtes mélodiste, harmoniste, et fort peu versée, du moins que je sache, en ostéologie. Ainsi donc je continue l'examen des forces musicales de l'Opéra de Berlin.
Le timbalier est bon musicien, mais n'a pas beaucoup d'agilité dans les poignets; ses roulements ne sont pas assez serrés. D'ailleurs ses timbales sont trop petites, elles ont peu de son, et il ne connaît qu'une seule espèce de baguettes, d'un effet médiocre, et tenant le milieu entre nos baguettes à tête de peau et celles à tête d'éponge. On est à cet égard, dans toute l'Allemagne, fort en arrière de la France. Sous le rapport même du mécanisme de l'exécution, et en exceptant Wibrecht, le chef des corps d'harmonie militaire de Berlin, qui joue des timbales comme un tonnerre, je n'ai pas trouvé un artiste qu'on puisse comparer, pour la précision, la rapidité du roulement et la finesse des nuances, à Poussard, l'excellent timbalier de l'Opéra. Faut-il vous parler des cymbales? Oui, et pour vous dire seulement qu'une paire de cymbales intactes, c'est-à-dire qui ne sont ni fêlées ni écornées, qui sont entières enfin, est chose fort rare et que je n'ai trouvée ni à Weimar, ni à Leipzig, ni à Dresde, ni à Hambourg, ni à Berlin. C'était toujours pour moi un sujet de très grande colère, et il m'est arrivé de faire attendre l'orchestre une demi-heure et de ne vouloir pas commencer une répétition avant qu'on m'eût apporté deux cymbales bien neuves, bien frémissantes, bien turques, comme je les voulais, pour montrer au maître de chapelle si j'avais tort de trouver ridicules et détestables les fragments de plats cassés qu'on me présentait sous ce nom. En général, il faut reconnaître l'infériorité choquante où certaines parties de l'orchestre ont été maintenues en Allemagne jusqu'à présent. On ne semble pas se douter du parti qu'on en peut tirer et qu'on en tire effectivement ailleurs. Les instruments ne valent rien, et les exécutants sont loin d'en connaître toutes les ressources. Telles sont les timbales, les cymbales, la grosse caisse même; tels sont encore le cor anglais, l'ophicléïde et la harpe. Mais ce défaut tient évidemment à la manière d'écrire des compositeurs, qui, n'ayant jamais rien demandé d'important à ces instruments, sont cause que leurs successeurs, qui écrivent d'une autre façon, n'en peuvent presque rien obtenir.
Mais de combien les Allemands, en revanche, nous sont supérieurs pour les instruments de cuivre en général et les trompettes en particulier! Nous n'en avons pas d'idée. Leurs clarinettes aussi valent mieux que les nôtres; il n'en est pas de même pour les hautbois; il y a, je crois, à cet égard, égalité de mérite entre les deux écoles; quant aux flûtes, nous les surpassons; on ne joue nulle part de la flûte comme à Paris. Leurs contre-basses sont plus fortes que les contre-basses françaises; leurs violoncelles, leurs altos et leurs violons ont de grandes qualités; on ne saurait pourtant, sans injustice, les mettre au niveau de notre jeune école d'instruments à archets. Les violons, les altos, et les violoncelles de l'orchestre du Conservatoire à Paris n'ont point de rivaux. J'ai prouvé surabondamment, ce me semble, la rareté des bonnes harpes en Allemagne; celles de Berlin ne font point exception à la règle générale, et on aurait grand besoin dans cette capitale de quelques élèves de Parish-Alvars. Ce magnifique orchestre, dont les qualités de précision, d'ensemble, de force et de délicatesse sont éminentes, est placé sous la direction de:
Meyerbeer (directeur général de la musique du Roi de Prusse). C'est... Meyerbeer. Je crois que vous le connaissez!!!...
De Henning (premier maître de chapelle), homme habile, dont le talent est en grande estime auprès des artistes; et de Taubert (deuxième maître de chapelle), pianiste et compositeur brillant. J'ai entendu (exécuté par lui et les frères Ganz) un trio de piano de sa composition, d'une facture excellente, d'un style neuf et plein de verve. Taubert vient d'écrire et de faire entendre, avec grand succès, les chœurs de la tragédie grecque Médée, récemment mise en scène à Berlin.
MM. Ganz et Ries se partagent le titre et les fonctions de maître de concert.
Montons sur la scène maintenant.
Le chœur, aux jours des représentations ordinaires, se compose de soixante voix seulement; mais lorsqu'on exécute les grands opéras en présence du Roi, la force du chœur est alors doublée, et soixante autres choristes externes sont adjoints à ceux du théâtre. Toutes ces voix sont excellentes, fraîches, vibrantes. La plupart des choristes, hommes, femmes et enfants, sont musiciens, moins habiles lecteurs cependant que ceux de l'Opéra de Paris, mais beaucoup plus qu'eux exercés à l'art du chant, et plus attentifs, et plus soigneux, et mieux payés. C'est le plus beau chœur de théâtre que j'aie encore rencontré. Il a pour directeur Elssler, frère de la célèbre danseuse. Cet intelligent et patient artiste pourrait s'épargner beaucoup de peine et faire plus rapidement avancer les études des chœurs, si, au lieu d'exercer les cent vingt voix toutes à la fois dans la même salle, il les divisait préliminairement en trois groupes (les soprani et contralti, les ténors, les basses), étudiant isolément, en même temps, dans trois salles séparées, sous la direction de trois sous-chefs choisis et surveillés par lui. Cette méthode analytique, qu'on ne veut pas absolument admettre dans les théâtres, pour de misérables raisons d'économie et d'habitude routinière, est la seule cependant qui puisse permettre d'étudier à fond chaque partie d'un chœur et d'en obtenir l'exécution soignée et bien nuancée; je l'ai déjà dit ailleurs, je ne me lasserai pas de le répéter.
Les chanteurs-acteurs du théâtre de Berlin n'occupent pas dans la hiérarchie des virtuoses une place aussi élevée que celle où le chœur et l'orchestre sont parvenus, chacun dans sa spécialité, parmi les masses musicales de l'Europe. Cette troupe contient cependant des talents remarquables, parmi lesquels il faut citer:
Mademoiselle Marx, soprano expressif et très sympathique, dont les cordes extrêmes, dans le grave et l'aigu, commencent déjà malheureusement à s'altérer un peu;
Mademoiselle Tutchek, soprano flexible, d'un timbre assez pur et agile;
Mlle Hâhnel, contralto bien caractérisé;
Boëticher, excellente basse, d'une grande étendue et d'un beau timbre; chanteur habile, bel acteur, musicien et lecteur consommé;
Zsische, basse chantante d'un vrai talent, dont la voix et la méthode semblent briller au concert plus encore qu'au théâtre; Mantius, premier ténor; sa voix manque un peu de souplesse et n'est pas très étendue:
Madame Schrœder-Devrient, engagée depuis quelques mois seulement; soprano usé dans le haut, peu flexible, éclatant et dramatique cependant. Madame Devrient chante maintenant trop bas toutes les fois qu'elle ne peut pousser la note avec force. Ses ornements sont de très mauvais goût, et elle entremêle son chant de phrases et d'interactions parlées, comme font nos acteurs de vaudeville dans leurs couplets, d'un effet exécrable. Cette école de chant est la plus antimusicale et la plus triviale qu'on puisse signaler aux débutants pour qu'ils se gardent de l'imiter.
Pichek, l'excellent baryton dont j'ai parlé à propos de Francfort, vient aussi, dit-on, d'être engagé par M. Meyerbeer. C'est une acquisition précieuse, dont il faut féliciter la direction du théâtre de Berlin.
Voilà, Mademoiselle, tout ce que je sais des ressources que possède la musique dramatique dans la capitale de la Prusse. Je n'ai pas entendu une seule représentation du théâtre italien, je m'abstiendrai donc de vous en parler.
Dans une prochaine lettre, et avant de m'occuper du récit de mes concerts, j'aurai à rassembler mes souvenirs sur les représentations des Huguenots et d'Armide, auxquelles j'ai assisté, sur l'Académie de chant et sur les bandes militaires, institutions d'un caractère essentiellement opposé, mais d'une valeur immense, et dont la splendeur, comparée à ce que nous possédons en ce genre, doit profondément humilier notre amour-propre national.
Je faisais dernièrement à mademoiselle Louise Bertin, dont vous connaissez la science musicale et le sérieux amour de l'art, l'énumération des richesses vocales et instrumentales du grand Opéra de Berlin. J'aurais à parler à présent de l'Académie de chant et des corps de musique militaire; mais puisque vous tenez à savoir avant tout ce que je pense des représentations auxquelles j'ai assisté, j'intervertis l'ordre de mon récit, pour vous dire comment j'ai vu fonctionner les artistes prussiens dans les opéras de Meyerbeer, de Gluck, de Mozart et de Weber.
Il y a malheureusement à Berlin, comme à Paris, comme partout, certains jours où il semble que, par suite d'une convention tacite, existant entre les artistes et le public, il soit permis de négliger plus ou moins l'exécution. On voit alors bien des places vides dans la salle, et bien des pupitres inoccupés dans l'orchestre. Les chefs d'emploi, ces soirs-là, dînent en ville, ils donnent des bals, ils sont à la chasse, etc. Les musiciens sommeillent, tout en jouant les notes de leur partie; quelques-uns même ne jouent pas du tout: ils dorment, ils lisent, ils dessinent des caricatures, ils font de mauvaises plaisanteries à leurs voisins, ils jasent assez haut; je n'ai pas besoin de vous dire tout ce qui se pratique à l'orchestre en pareil cas...
Quant aux acteurs, ils sont trop en évidence pour se permettre de telles libertés (cela leur arrive quelquefois cependant), mais les choristes s'en donnent à cœur-joie. Ils entrent en scène les uns après les autres, par groupes incomplets; plusieurs d'entre-eux, arrivés tard au théâtre, ne sont pas encore habillés, quelques uns, ayant fait dans la journée un service fatigant dans les églises, se présentent exténués et avec l'intention bien arrêtée de ne pas donner un son. Tout le monde se met à son aise; on transpose à l'octave basse les notes hautes, ou bien on les laisse échapper tant bien que mal à demi-voix; il n'y a plus de nuances; le mezzo forte est adopté pour toute la soirée, on ne regarde pas le bâton de mesure, il en résulte trois ou quatre fausses entrées et autant de phrases disloquées; mais qu'importe! Le public s'aperçoit-il de cela? Le directeur n'en sait rien, et si l'auteur fait des reproches, on lui rit au nez et on le traite d'intrigant. Ces dames surtout ont de charmantes distractions. Ce ne sont que sourires et correspondances télégraphiques, échangés soit avec les musiciens de l'orchestre, soit avec les habitués du balcon. Elles sont allées le matin au baptême de l'enfant de Mademoiselle ***, une de leurs camarades; on en a rapporté des dragées qu'on mange en scène, en riant de la mine grotesque du parrain, de la coquetterie de la marraine, de la figure réjouie du curé. Tout en causant, on distribue quelques taloches aux enfants de chœur qui s'émancipent:
—Veux-tu finir polisson, ou j'appelle le maître de chant!
—Vois donc, ma chère, la belle rose que M. *** porte à sa boutonnière! C'est Florence qui la lui a donnée.
—Elle est donc toujours folle de son argent-de-change?
—Oui, mais c'est un secret; tout le monde ne peut pas avoir des avoués.
—Ah! joli, le calembourg! A propos, pour rimer, vas-tu au concert de la cour?
—Non, j'ai quelque chose à faire ce jour-là.
—Quoi donc?
—Tiens, quelle idée!
—Prends garde, voilà la toile.»
L'acte est ainsi terminé, le public mystifié et l'ouvrage abîmé. Mais quoi! il faut bien prendre un peu de repos, on ne peut pas toujours être sublime, et ces représentations en grand débraillé servent à faire ressortir celles où l'on met du soin, du zèle, de l'attention et du talent. J'en conviens; pourtant vous m'avouerez qu'il y a quelque chose de triste à voir des chefs-d'œuvre traités avec cette extrême familiarité. Je conçois qu'on ne brûle pas nuit et jour de l'encens devant les statues des grands hommes; mais ne seriez-vous pas courroucé de voir le buste de Gluck ou celui de Beethoven employé comme tête à perruque dans la boutique d'un coiffeur?...
Ne faites pas le philosophe, je suis sûr que cela vous indignerait.
Je ne veux pas conclure de tout ceci qu'on se donne à ce point du bon temps, dans certaines représentations de l'Opéra de Berlin; non, on y va plus modérément: sous ce rapport, comme sous quelques autres, la supériorité nous reste. Si par hasard il nous arrive à Paris de voir un chef-d'œuvre représenté en grand débraillé, comme je disais tout à l'heure, on ne se permet jamais en Prusse de le montrer qu'en petit négligé. C'est ainsi que j'ai vu jouer Figaro et le Freyschütz. Ce n'était pas mal, sans être tout-à-fait bien. Il y avait un certain ensemble un peu relâché, une précision un peu indécise, une verve modérée, une chaleur tiède; on eût désiré seulement le coloris et l'animation qui sont les vrais symptômes de la vie, et ce luxe qui, pour la bonne musique, est réellement le nécessaire; et puis encore quelque chose d'assez essentiel..... l'inspiration.
Mais quand il s'est agi d'Armide et des Huguenots, vous eussiez vu une transformation complète. Je me suis cru à une de ces premières représentations de Paris, où vous arrivez de bonne heure, pour avoir le temps de voir un peu tout votre monde et faire vos dernières recommandations, où chacun est d'avance à son poste, où l'esprit de tous est tendu, où les visages sérieux expriment une forte et intelligente attention, où l'on voit enfin qu'un événement musical d'importance va s'accomplir.
Le grand orchestre avec ses 28 violons et ses instruments à vent doublés, le grand chœur avec ses 120 voix étaient présents, et Meyerbeer dominait au premier pupitre. J'avais un vif désir de le voir diriger, de le voir surtout diriger son ouvrage. Il s'acquitte de cette tâche comme si elle eût été la sienne depuis vingt ans; l'orchestre est dans sa main, il en fait ce qu'il veut. Quant aux mouvements qu'il prend pour les Huguenots, ce sont les mêmes que les vôtres, à l'exception de ceux de l'entrée des moines au quatrième acte et de la marche qui termine le troisième; ceux-là sont un peu plus lents. Cette différence a légèrement refroidi pour moi l'effet du premier morceau; j'aurais préféré un peu moins de largeur; tandis que je l'ai trouvée tout à fait à l'avantage du second joué sur le théâtre par la bande militaire; il y gagne sous tous les rapports.
Je ne puis pas analyser scène par scène l'exécution de l'orchestre dans le chef-d'œuvre de Meyerbeer; je dirai seulement qu'elle m'a paru, d'un bout à l'autre de la représentation, magnifiquement belle, parfaitement nuancée, d'une précision et d'une clarté incomparables, même dans les passages les plus compliqués. Ainsi le final du second acte, avec ses traits roulants sur des séries d'accords de septième diminuée et ses modulations enharmoniques, a été rendu, jusque dans ses parties les plus obscures, avec une extrême netteté et une justesse de sons irréprochable. J'en dois dire autant du chœur. Les traits vocalisés, les doubles chœurs contrastants, les entrées en imitations, les passages subits du forte au piano, les nuances intermédiaires, tout cela a été exécuté proprement, vigoureusement, avec une rare chaleur et un sentiment de la véritable expression plus rare encore. La stretta de la bénédiction des poignards m'a frappé comme un coup de foudre, et j'ai été longtemps à me remettre de l'incroyable bouleversement qu'elle m'a causé. Le grand ensemble du Pré aux Clercs, la dispute des femmes, les litanies de la Vierge, la chanson des soldats huguenots, présentaient à l'oreille un tissu musical d'une richesse étonnante, mais dont l'auditeur pouvait suivre facilement la trame sans que la pensée complexe de l'auteur lui restât voilée un seul instant. Cette merveille de contrepoint dramatisé est aussi demeurée pour moi, jusqu'à présent, la merveille du chant choral. Meyerbeer, je le crois, ne peut espérer mieux en aucun lieu de l'Europe. Il faut ajouter que la mise en scène est disposée d'une façon éminemment ingénieuse et favorable à la bonne exécution. Dans la chanson du rataplan, les choristes miment une espèce de marche de tambours avec certains mouvements en avant et en arrière qui animent la scène et se lient bien d'ailleurs à l'effet musical.
La bande militaire, au lieu d'être placée, comme à Paris, tout au fond du théâtre, d'où, séparée de l'orchestre par la foule qui encombre la scène, elle ne peut voir les mouvements du maître de chapelle ni suivre conséquemment la mesure avec exactitude, commence à jouer dans les coulisses d'avant-scène à droite du public; elle se met ensuite en marche et parcourt le théâtre en passant auprès de la rampe et traversant les groupes du chœur. De cette façon les musiciens se trouvent, presque jusqu'à la fin du morceau, très rapprochés du chef; ils conservent rigoureusement le même mouvement que l'orchestre inférieur, et il n'y a jamais la moindre discordance rhythmique entre les deux masses.
Boëticher est un excellent Saint-Bris; Zsische remplit avec talent le rôle de Marcel, sans posséder toutefois les qualités d'humour dramatique qui font de notre Levasseur un Marcel si originalement vrai. Mademoiselle Marx montre de la sensibilité et une certaine dignité modeste, qualités essentielles du caractère de Valentine. Il faut pourtant que je lui reproche deux ou trois monosyllabes parlés qu'elle a eu le tort d'emprunter à l'école déplorable de Madame Devrient. J'ai vu cette dernière dans le même rôle quelques jours après, et si, en me prononçant ouvertement contre sa manière de le rendre, j'ai étonné et même choqué plusieurs personnes d'un excellent esprit qui, par habitude sans doute, admirent sans restriction la célèbre artiste, je dois ici dire pourquoi je diffère si fort de leur opinion. Je n'avais point de parti pris, point de prévention ni pour ni contre madame Devrient. Je me souvenais seulement qu'elle me parut admirable à Paris, il y a bien des années, dans le Fidelio de Beethoven, et que tout récemment, au contraire, à Dresde, j'avais remarqué en elle de fort mauvaises habitudes de chant et une action scénique souvent entachée d'exagération et d'afféterie. Ces défauts m'ont frappé d'autant plus vivement ensuite dans les Huguenots, que les situations du drame sont plus saisissantes, et que la musique en est plus empreinte de grandeur et de vérité. Ainsi donc j'ai sévèrement blâmé la cantatrice et l'actrice, et voici pourquoi: dans la scène de la conjuration où Saint-Bris expose à Nevers et à ses amis le plan du massacre des huguenots, Valentine écoute en frémissant le sanglant projet de son père, mais elle n'a garde de laisser apercevoir l'horreur qu'il lui inspire; Saint-Bris, en effet, n'est pas homme à supporter chez sa fille de pareilles opinions. L'élan involontaire de Valentine vers son mari, au moment où celui-ci brise son épée et refuse d'entrer dans le complot, est d'autant plus beau, que la timide femme a plus longtemps souffert en silence, et que son trouble a été plus péniblement contenu. Eh bien! au lieu de dérober son agitation et de rester presque passive, comme font dans cette scène toutes les tragédiennes de bon sens, madame Devrient va prendre Nevers, le force de la suivre au fond du théâtre, et là, marchant à grands pas à ses côtés, semble lui tracer son plan de conduite et lui dicter ce qu'il doit répondre à Saint-Bris. D'où il suit que l'époux de Valentine s'écriant:
Parmi mes illustres aïeux, |
Je compte des soldats, mais pas un assassin! |
perd tout le mérite de son opposition; son mouvement n'a plus de spontanéité, et il a l'air seulement d'un mari soumis qui répète la leçon que lui a faite sa femme. Quand Saint-Bris entonne le fameux thême: A cette cause sainte, Madame Devrient s'oublie jusqu'à se jeter, bon gré malgré, dans les bras de son père, qui toujours cependant est censé ignorer les sentiments de Valentine; elle l'implore, elle le supplie, elle le tracasse enfin par une pantomime si véhémente, que Boëticher, qui ne s'attendait pas, la première fois, à ces emportements intempestifs, ne savait comment faire pour conserver la liberté d'agir et de respirer, et paraissait dire, par l'agitation de sa tête et de son bras droit: «Pour Dieu, Madame, laissez-moi donc tranquille, et permettez que je chante mon rôle jusqu'au bout!» Madame Devrient montre par là à quel point elle est possédée du démon de la personnalité. Elle se croirait perdue si dans toutes les scènes, à tort ou à raison, et par quelques manœuvres scéniques que ce soit, elle n'attirait sur elle l'attention du public. Elle se considère évidemment comme le pivot du drame, comme le seul personnage digne d'occuper les spectateurs. «Vous écoutez cet acteur! vous admirez l'auteur! ce chœur vous intéresse! Niais que vous êtes! regardez donc par ici, voyez-moi; car je suis le poème, je suis la poésie, je suis la musique, je suis tout; il n'y a ce soir d'autre objet intéressant que moi, et vous ne devez être venus au théâtre que pour moi!» Dans le prodigieux duo qui succède à cette immortelle scène, pendant que Raoul se livre à toute la fougue de son désespoir, madame Devrient, la main appuyée sur une causeuse, penche gracieusement la tête pour laisser pendre en liberté, du côté gauche, les belles boucles de sa blonde chevelure; elle dit quelques mots, et, pendant la réplique de Raoul, se posant inclinée d'une autre façon, elle fait admirer le doux reflet de ses cheveux du côté droit. Je ne crois pas cependant que ces soins minutieux d'une coquetterie puérile soient précisément ceux qui doivent occuper l'ame de Valentine en un pareil moment.
Quant au chant de madame Devrient, je l'ai déjà dit, il manque souvent de justesse et de goût. Les points d'orgue et les changements nombreux qu'elle introduit maintenant dans ses rôles sont d'un mauvais style et maladroitement amenés. Mais je ne connais rien de comparable à ses interjections parlées. Madame Devrient ne chante jamais les mots: Dieu! ô mon Dieu! Oui! non! est-il vrai! est-il possible! etc. Tout cela est parlé et crié à pleine voix. Je ne saurais dire l'aversion que j'éprouve pour ce genre anti-musical de déclamation. A mon sens, il est cent fois pis de parler l'opéra que de chanter la tragédie.
Les notes désignées dans certaines partitions par ces mots: Canto parlato, ne sont point destinées à être lancées de la sorte par les chanteurs; dans le genre sérieux, le timbre de voix qu'elles exigent doit toujours se rattacher à la tonalité; cela ne sort pas de la musique. Qui ne se souvient de la manière dont mademoiselle Falcon savait dire, en chant parlé, les mots de la fin de ce duo: Raoul! ils te tueront! Certes, cela était à la fois naturel et musical, et produisait un effet immense. Loin de là, quand, répondant aux supplications de Raoul, madame Devrient parle et crie par trois fois avec un crescendo de force, nein! nein! nein! je crois entendre madame Dorval ou mademoiselle Georges dans un mélodrame, et je me demande pourquoi l'orchestre continue de jouer puisque l'opéra est fini. Ceci est d'un ridicule monstrueux. Je n'ai pas entendu le cinquième acte, furieux que j'étais d'avoir vu le chef-d'œuvre du quatrième défiguré de cette façon. Est-ce vous calomnier, mon cher Habeneck, d'affirmer que vous en eussiez fait autant? J'ai peine à le croire. Je connais votre manière de sentir en musique: quand l'exécution d'un bel ouvrage est tout à fait mauvaise, vous en prenez bravement votre parti; et même alors, plus c'est détestable et plus vous êtes courageux! Mais qu'à une seule exception près tout marche à souhait au contraire, oh! alors, cette exception vous irrite, vous crispe, vous exaspère; vous entrez dans une de ces rages indignées qui vous feraient voir de sang-froid, avec joie même, l'extermination de l'individu discordant, et pendant que les bourgeois s'étonnent de votre colère, les vrais artistes la partagent, et je grince avec vous de toutes mes dents.
Madame Devrient a certes des qualités éminentes: ce sont la chaleur, l'entraînement; mais ces qualités, fussent-elles suffisantes, ne m'ont pas d'ailleurs toujours semblé contenues dans les limites que leur assignent la nature et le caractère de certains rôles. Valentine, par exemple, même en mettant à part les observations que j'ai faites plus haut, Valentine, la jeune mariée de la veille, le cœur fort, mais timide, la noble épouse de Nevers, l'amante chaste et réservée qui n'avoue son amour à Raoul que pour l'arracher à la mort, s'accommode mieux d'une passion modeste, d'un jeu décent et d'un chant expressif que de toutes les bordées à triple charge de Madame Devrient et de son personnalisme endiablé.
Quelques jours après les Huguenots, j'ai vu jouer Armide. La reprise de cet ouvrage célèbre avait été faite avec tout le soin et le respect qui lui sont dus; la mise en scène était magnifique, éblouissante, et le public s'est montré digne de la faveur qu'on lui accordait. C'est que de tous les anciens compositeurs, Glück est celui dont la puissance me paraît avoir le moins à redouter des révolutions incessantes de l'art. Jamais il ne sacrifia ni aux caprices des chanteurs, ni aux exigences de la mode, ni aux habitudes invétérées qu'il eut à combattre en arrivant en France, encore fatigué de la lutte qu'il venait de soutenir contre celles des théâtres d'Italie. Sans doute cette guerre avec les dilettanti de Milan, de Naples et de Parme, au lieu de l'affaiblir, avait doublé ses forces en lui en révélant l'étendue; car, en dépit du fanatisme qui était alors dans nos mœurs françaises en matière d'art, ce fut presqu'en se jouant qu'il brisa et foula aux pieds les misérables entraves qu'on lui opposait. Les criailleries des encyclopédistes parvinrent une fois à lui arracher un mouvement d'impatience; mais cet accès de colère, qui lui fit commettre l'imprudence de leur répondre, fut le seul qu'il eut à se reprocher; et depuis lors, comme auparavant, il marcha silencieusement droit à son but. Vous savez quel était celui qu'il voulait atteindre, et s'il a jamais été donné à un homme d'y parvenir mieux que lui. Avec moins de conviction ou moins de fermeté, il est probable que, malgré le génie dont la nature l'avait doué, ses œuvres abâtardies n'auraient pas survécu de beaucoup à celles de ses médiocres rivaux, aujourd'hui si complètement oubliées. Mais la vérité d'expression, qui entraîne avec elle la pureté du style et la grandeur des formes, est de tous les temps; les belles pages de Glück resteront toujours belles. Victor Hugo a raison: «le cœur n'a pas de rides.»
Mademoiselle Marx, dans Armide, me parut noble et passionnée, bien qu'un peu accablée cependant de son fardeau épique. Il ne suffit pas en effet de posséder un vrai talent pour représenter les femmes de Glück; comme pour les femmes de Shakspeare, il faut de si hautes qualités d'ame, de cœur, de voix, de physionomie, d'attitudes, qu'il n'y a point exagération à affirmer que ces rôles exigent en outre de la beauté et.... du génie.
Quelle heureuse soirée me fit passer cette représentation d'Armide, dirigée par Meyerbeer! Je ne l'oublierai jamais! L'orchestre et les chœurs, inspirés à la fois par deux maîtres illustres, l'auteur et le directeur, se montrèrent dignes de l'un et de l'autre. Le fameux final: Poursuivons jusqu'au trépas, produisit une véritable explosion. L'acte de la haine, avec les admirables pantomimes composées, si je ne me trompe, par Paul Taglioni, maître des ballets du grand théâtre de Berlin, ne me parut pas moins remarquable par une verve en apparence désordonnée, mais dont tous les élans cependant étaient pleins d'une infernale harmonie. On avait supprimé l'air de danse à 6/8 en la majeur que nous exécutons ici, et rétabli, en revanche, la grande chacone en si bémol, qu'on n'entend jamais à Paris. Ce morceau très développé a beaucoup d'éclat et de chaleur. Quelle conception que cet acte de la haine! Je ne l'avais jamais à ce point compris et admiré. J'ai frissonné à ce passage de l'évocation:
Sauvez-moi de l'amour, |
Rien n'est si redoutable! |
Au premier hémistiche, les deux hautbois font entendre une cruelle dissonance de septième majeure, cri féminin où se décèlent la terreur et ses plus vives angoisses. Mais au vers suivant:
Contre un ennemi trop aimable,
comme ces deux mêmes voix, s'unissant en tierces, gémissent tendrement! quels regrets dans ce peu de notes! et comme on sent que l'amour ainsi regretté sera le plus fort! En effet, à peine la Haine, accourue avec son affreux cortége, a-t-elle commence son œuvre, qu'Armide l'interrompt et refuse son secours. De là le chœur:
Suis l'amour, puisque tu le veux, |
Infortunée Armide, |
Suis l'amour qui te guide |
Dans un abîme affreux! |
Dans le poème de Quinault, l'acte finissait là: Armide sortait avec le chœur sans rien dire. Ce dénoûement paraissant vulgaire et peu naturel à Glück, il voulut que la magicienne, demeurée seule un instant, sortît ensuite en rêvant à ce qu'elle vient d'entendre; et un jour, après une répétition, il improvisa, paroles et musique, à l'Opéra, cette scène dont voici les vers:
O ciel! quelle horrible menace! |
Je frémis! tout mon sang se glace! |
Amour, puissant amour, viens calmer mon effroi, |
Et prends pitié d'un cœur qui s'abandonne à toi! |
La musique en est belle de mélodie, d'harmonie, de vague inquiétude, de tendre langueur, de tout ce que l'inspiration dramatique et musicale peut avoir de plus beau. Entre chacune des exclamations des deux premiers vers, sous une sorte de tremolo intermittent des seconds violons, les basses déroulent une longue phrase chromatique qui gronde et menace jusqu'au premier mot du troisième vers: «Amour,» où la plus suave mélodie, s'épanouissant lente et rêveuse, dissipe, par sa tendre clarté, la demi-obscurité des mesures précédentes. Puis tout s'éteint..... Armide s'éloigne les yeux baissés, pendant que les seconds violons, abandonnés du reste de l'orchestre, murmurent encore leur tremolo isolé. Immense, immense, est le génie créateur d'une pareille scène!!!...
Parbleu! je suis vraiment naïf avec mon analyse admirative! n'ai-je pas l'air de vous initier, vous Habeneck, aux beautés de la partition de Glück? Mais, vous le savez, c'est involontaire! Je vous parle ici comme nous faisons quelquefois sur les boulevards, en sortant des concerts du Conservatoire, et que notre enthousiasme veut s'exhaler absolument.
Je ferai deux observations sur l'exécution à Berlin de ce morceau sublime: l'une est de blâme, elle porte sur la mise en scène; l'autre est élogieuse, elle a trait à une petite innovation introduite dans l'orchestre de Glück par Meyerbeer.
Je reproche d'abord au machiniste de faire tomber la toile trop tôt; il doit attendre que la dernière mesure de la ritournelle finale se soit fait entendre; sans cela on ne peut voir Armide s'éloigner à pas lents jusqu'au fond du théâtre pendant les palpitations et les soupirs de plus en plus faibles de l'orchestre. Cet effet était fort beau à l'Opéra de Paris, où, à l'époque des représentations d'Armide, la toile ne se baissait jamais.
Ensuite, bien que je ne sois pas, vous le savez, partisan des modifications quelconques apportées par le chef d'orchestre dans la musique qui n'est pas la sienne, et dont il doit seulement rechercher la bonne exécution, je complimenterai cependant Meyerbeer sur l'heureuse idée qu'il a eue relativement au tremolo intermittent dont je parlais tout à l'heure. Ce passage des seconds violons étant sur le ré bas, Meyerbeer, pour le faire remarquer davantage, l'a fait jouer sur deux cordes à l'unisson (le ré à vide et le ré sur la 4e corde). Il semble naturellement alors que le nombre des seconds violons soit subitement doublé, et de ces deux cordes d'ailleurs résulte une résonnance particulière qui produit ici le plus heureux effet. Tant qu'on ne fera à Gluck que des corrections de cette nature, il sera permis d'y applaudir.
C'est comme votre idée de faire jouer près du chevalet, en écrasant la corde, le fameux tremolo continu de l'oracle d'Alceste; Gluck ne l'a pas exprimée, il est vrai, mais il a dû l'avoir.
Sous le rapport du sentiment exquis de l'expression, je trouvai encore supérieure à tout le reste l'exécution des scènes du Jardin des Plaisirs. C'était une sorte de langueur voluptueuse, de morbidesse fascinatrice, qui me transportait dans ce palais de l'amour rêvé par les deux poètes (Gluck et Tasso), et semblait me le donner, à moi aussi, pour demeure enchantée. Je fermais les yeux, et en entendant cette divine gavotte avec sa mélodie si caressante, et le murmure doucement monotone de son harmonie, et ce chœur: Jamais dans ces beaux lieux, dont le bonheur s'épanche avec tant de grâce, je voyais autour de moi s'enlacer des bras charmants, se croiser d'adorables pieds, se dérouler d'odorantes chevelures, briller des yeux-diamants, et rayonner mille enivrants sourires. La fleur du plaisir, mollement agitée par la brise mélodique, s'épanouissait, et de sa corolle ravissante s'échappait un concert de sons, de couleurs et de parfums. Et c'est Gluck, le musicien terrible, qui chanta toutes les douleurs, qui fit rugir le Tartare, qui peignit la plage désolée de la Tauride et les sauvages mœurs de ses habitants, c'est lui qui sut ainsi reproduire en musique cette étrange idéalité de la volupté rêveuse, du calme dans l'amour!... Pourquoi non? N'avait-il pas déjà auparavant ouvert les Champs-Élyséens?..... N'est-ce pas lui qui trouva ce chœur immortel des ombres heureuses:
«Torna o bella al tuo consorte, |
Che non vuol che piú diviso |
Sia di te, pietoso il ciel!» |
Et n'est-ce pas d'ordinaire, comme l'a dit aussi notre grand poète moderne, «les forts qui sont les plus doux?»
Mais je m'aperçois que le plaisir de causer avec vous de toutes ces belles choses m'a entraîné trop loin, et que je ne pourrai pas encore aujourd'hui parler des institutions musicales non dramatiques florissant à Berlin. Elles seront donc le sujet d'une nouvelle lettre, et me serviront de prétexte pour ennuyer quelque autre que vous de mon infatigable verbiage.
Vous ne m'en voulez pas trop de celle-ci, n'est-ce pas?...
En tout cas, adieu!
Je n'en finirais pas avec cette royale ville de Berlin, si je voulais étudier en détail ses richesses musicales. Il est peu de capitales, s'il en est toutefois, qui puissent s'enorgueillir de trésors d'harmonie comparables aux siens. La musique y est dans l'air, on la respire, elle vous pénètre. On la trouve au théâtre, à l'église, au concert, dans la rue, dans les jardins publics, partout; grande et fière toujours, et forte et agile, radieuse de jeunesse et de parure, l'air noble et sérieux, belle ange armée qui daigne marcher quelquefois, mais les ailes frémissantes, et prête à reprendre son vol étincelant vers le ciel.
C'est que la musique à Berlin est honorée de tous. Les riches et les pauvres, le clergé et l'armée, les artistes et les amateurs, le peuple et le roi l'ont en égale vénération. Le roi surtout apporte à son culte cette ferveur réelle dont il est animé pour le culte des sciences et des autres arts, et c'est dire beaucoup. Il suit d'un œil curieux les mouvements, je dirai même les soubresauts progressifs de l'art nouveau, sans négliger la conservation des chefs-d'œuvre de l'Ecole ancienne. Il a une mémoire prodigieuse, embarrassante même pour ses bibliothécaires et ses maîtres de chapelle quand il leur demande à l'improviste l'exécution de certains fragments des vieux maîtres que personne ne connaît plus. Rien ne lui échappe dans le domaine du présent ni dans celui du passé: il veut tout entendre et tout examiner. De là le vif attrait qu'éprouvent pour Berlin les grands artistes; de là l'extraordinaire popularité en Prusse du sentiment musical; de là les institutions chorales et instrumentales que sa capitale possède et qui m'ont paru si dignes d'admiration.
L'Académie de chant est de ce nombre. Comme celle de Leipzig, comme toutes les autres Académies semblables existant en Allemagne, elle se compose presque entièrement d'amateurs; mais plusieurs artistes, hommes et femmes, attachés aux théâtres en font partie également; et les dames du grand monde ne croient point déroger en chantant un oratorio de Bach à côté de Mantins, de Boëticher ou de Mademoiselle Hâhnel. La plupart des chanteurs de l'Académie de Berlin sont musiciens, et presque tous ont des voix fraîches et sonores; les soprani et les basses surtout m'ont paru excellents. Les répétitions en outre se font patiemment et longuement sous la direction habile de M. Rungenhagen; aussi les résultats obtenus, quand une grande œuvre est soumise au public, sont-ils magnifiques et hors de toute comparaison avec ce que nous pouvons entendre en ce genre à Paris.
Le jour où, sur l'invitation du directeur, je suis allé à l'Académie de chant, on exécutait la Passion de Sébastien Bach. Cette partition célèbre, que vous avez lue sans doute, est écrite pour deux chœurs et deux orchestres. Les chanteurs, au nombre de trois cents au moins, étaient disposés sur les gradins d'un vaste amphithéâtre absolument semblable à celui que nous avons au Jardin des Plantes dans la salle des cours de chimie; un espace de trois à quatre pieds seulement séparait les deux chœurs. Les deux orchestres, peu nombreux, accompagnaient les voix du haut des derniers gradins, derrière les chœurs, et se trouvaient en conséquence assez éloignés du maître de chapelle, placé en bas sur le devant et à côté du piano. Ce n'est pas piano, c'est clavecin qu'il faudraient dire; car il a presque le son des misérables instruments de ce nom dont on se servait au temps de Bach. Je ne sais si on fait un pareil choix à dessein, mais j'ai remarqué dans les écoles de chant, dans les foyers des théâtres, partout où il s'agit d'accompagner les voix, que le piano destiné à cet usage est toujours le plus détestable qu'on a pu trouver. Celui dont se servait Mendelssohn à Leipzig dans la salle du Gevant-Hause fait seul exception.
Vous allez me demander ce que le piano-clavecin peut avoir à faire pendant l'exécution d'un ouvrage dans lequel l'auteur n'a point employé cet instrument! Il accompagne, en même temps que les flûtes, hautbois, violons et basses, et sert probablement à maintenir au diapason les premiers rangs du chœur qui sont censés ne pas bien entendre dans les tutti l'orchestre trop éloigné d'eux. En tout cas c'est l'habitude. Le clapottement continuel des accords plaqués sur ce mauvais clavier produit bien un assommant effet en répandant sur l'ensemble une couche superflue de monotonie; mais raison de plus, sans doute, pour n'en pas démordre. C'est si sacré un vieil usage, quand il est mauvais!
Les chanteurs sont tous assis pendant les silences, et se lèvent au moment de chanter. Il y a, je pense, un véritable avantage pour la bonne émission de la voix à chanter debout, il est malheureux seulement que les choristes, cédant trop aisément à la fatigue de cette posture, veuillent s'asseoir aussitôt que leur phrase est finie; car, dans une œuvre comme celle de Bach, où les deux chœurs dialoguant fréquemment, sont en outre coupés à chaque instant par des solos récitants, il s'ensuit qu'il y a toujours quelque groupe qui se lève ou quelque autre qui s'assied, et à la longue cette succession de mouvements de bas en haut et de haut en bas finit par être assez ridicule; elle ôte d'ailleurs à certaines entrées des chœurs tout leur imprévu, les yeux indiquant d'avance à l'oreille le point de la masse vocale d'où le son va partir. J'aimerais encore mieux laisser toujours assis les choristes, s'ils ne peuvent rester debout. Mais cette impossibilité est de celles qui disparaissent instantanément si le directeur sait bien dire: Je veux ou je ne veux pas.
Quoi qu'il en soit, l'exécution de ces masses vocales a été pour moi quelque chose d'inouï; le premier tutti des deux chœurs m'a coupé la respiration; j'étais loin de m'attendre à la puissance de ce grand coup de vent harmonique! Il faut reconnaître cependant qu'on se blase sur cette belle sonorité beaucoup plus vite que sur celle de l'orchestre, les timbres des voix étant moins variés que ceux des instruments. Cela se conçoit, il n'y a guère que quatre voix de natures différentes, tandis que le nombre des instruments de diverses espèces s'élève à plus de trente.
Vous n'attendez pas de moi, je pense, mon cher Desmarest, une analyse de la grande œuvre de Bach; ce travail sortirait tout-à-fait des limites que j'ai dû m'imposer. D'ailleurs le fragment qu'on en a exécuté au Conservatoire, il y a trois ans, peut être considéré comme le type du style et de la manière de l'auteur dans cet ouvrage. Les Allemands professent une admiration sans bornes pour ses récitatifs, et leur qualité éminente est précisément celle qui a dû m'échapper, n'entendant pas la langue sur laquelle ils sont écrits, et ne pouvant en conséquence apprécier le mérite de l'expression.
Quand on vient de Paris et qu'on connaît nos mœurs musicales, il faut, pour y croire, être témoin de l'attention, du respect, de la piété avec lesquels un public allemand écoute une telle composition. Chacun suit des yeux les paroles sur le livret; pas un mouvement dans l'auditoire, pas un murmure d'approbation ni de blâme, pas un applaudissement; on est au prêche, on entend chanter l'Évangile, on assiste en silence non pas au concert, mais au service divin. Et c'est vraiment ainsi que cette musique doit être entendue. On adore Bach, et on croît en lui, sans supposer un instant que sa divinité puisse jamais être mise en question; un hérétique ferait horreur, il est même défendu d'en parler. Bach, c'est Bach, comme Dieu c'est Dieu.
Quelques jours après l'exécution du chef-d'œuvre de Bach, l'Académie de chant annonça celle de la Mort de Jésus, de Graun. Voilà encore une partition consacrée, un saint livre, mais dont les adorateurs se trouvent à Berlin spécialement; tandis que la religion de S. Bach est professée dans tout le nord de l'Allemagne. Vous jugez de l'intérêt que m'offrait cette seconde soirée, surtout après l'impression que j'avais reçue de la première, et de l'empressement que j'aurais mis à connaître l'œuvre de prédilection du maître de chapelle du grand Frédéric! Voyez mon malheur! je tombe malade précisément ce jour-là; le médecin (un grand amateur de musique pourtant, le savant et aimable docteur Gaspard) me défend de quitter ma chambre; vainement on m'engage encore à venir admirer un célèbre organiste: le docteur est inflexible; et ce n'est qu'après la semaine sainte, quand il n'y a plus ni oratorio, ni fugues, ni chorals à entendre, que le bon Dieu me rend à la santé. Voilà la cause du silence que je suis obligé de garder sur le service musical des temples de Berlin, qu'on dit si remarquable. Si jamais je retourne en Prusse, malade ou non, il faudra bien que j'entende la musique de Graun, et je l'entendrai, soyez tranquille, dussé-je en mourir. Mais dans ce cas, il me serait encore impossible de vous en parler..... Ainsi donc, il est décidé que vous n'en saurez jamais rien par moi; alors faites le voyage, et ce sera vous qui m'en direz des nouvelles.
Quant aux bandes militaires, il faudrait y mettre bien de la mauvaise volonté pour ne pas en entendre au moins quelques-unes, puisqu'à toutes les heures du jour, à pied ou à cheval, elles parcourent les rues de Berlin. Ces petites troupes isolées ne sauraient toutefois donner une idée de la majesté des grands ensembles que le directeur instructeur des bandes militaires de Berlin et de Postdam (Wibrecht) peut former quand il veut. Figurez-vous qu'il a sous ses ordres une masse de six cents musiciens et plus, tous bons lecteurs, possédant bien le mécanisme de leur instrument, jouant juste, et favorisés par la nature de poumons infatigables et de lèvres de fer. De là l'extrême facilité avec laquelle les trompettes, cors et cornets donnent les notes aiguës que nos artistes ne peuvent atteindre. Ce sont des régiments de musiciens, et non des musiciens de régiment. M. le prince de Prusse, allant au-devant du désir que j'avais d'entendre et d'étudier à loisir ses troupes musicales, eut la gracieuse bonté de m'inviter à une matinée organisée chez lui à mon intention, et de donner à Wibrecht des ordres en conséquence.
L'auditoire était fort peu nombreux; nous n'étions que douze ou quinze tout au plus. Je m'étonnais de ne pas voir l'orchestre; aucun bruit ne trahissait sa présence, quand une phrase lente en fa mineur, à vous et à moi bien connue, vint me faire tourner la tête du côté de la plus grande salle du palais, dont un vaste rideau nous dérobait la vue. S. A. R. avait eu la courtoisie de faire commencer le concert par l'ouverture des Francs-Juges, que je n'avais jamais entendue ainsi arrangée pour des instruments à vent. Ils étaient là trois cent vingt hommes dirigés par Wibrecht, et ils exécutèrent ce morceau difficile avec une précision merveilleuse et cette verve furibonde que vous montrez pour lui, vous autres du Conservatoire, aux grands jours d'enthousiasme et d'entrain.
Le solo des instruments de cuivre, dans l'introduction, fut surtout foudroyant, exécuté par quinze grands trombones basses, dix-huit ou vingt trombones ténors et altos, douze bass-tubas et une fourmilière de trompettes.
Le bass-tuba, que j'ai déjà nommé plusieurs fois dans mes précédentes lettres, a détrôné complétement l'ophicléïde en Prusse, si tant est, ce dont je doute, qu'il y ait jamais régné. C'est un grand instrument en cuivre, dérivé du bombardon et pourvu d'un mécanisme de cinq cylindres qui lui donne au grave une étendue qu'on retrouve sur l'orgue seulement; il descend au contre la bas, quinte inférieure réelle du mi grave de la contre-basse à quatre cordes.
Ces notes extrêmes de l'échelle inférieure sont un peu vagues, il est vrai; mais redoublées à l'octave haute par une autre partie de bass-tuba, elles acquièrent une rondeur et une force de vibration incroyables. Le son du médium et du haut de l'instrument est d'ailleurs très-noble, il n'est point mat, comme celui de l'ophicléïde, mais vibrant et très-sympathique au timbre des trombones et trompettes dont il est la vraie contre-basse et avec lequel il s'unit on ne peut mieux. La gamme actuelle du bass-tuba embrasse chromatiquement quatre octaves de la à la, et même un peu plus. C'est Wibrecht qui l'a inventé et propagé en Prusse. A. Sax en fait maintenant à Paris.
Les clarinettes me parurent aussi bonnes que les instruments de cuivre; elles firent surtout des prouesses dans une grande symphonie-bataille composée pour deux orchestres par l'ambassadeur d'Angleterre, comte de Westmoreland. Ce morceau très-remarquable fait le plus grand honneur à l'auteur du Torneo, du Magnificat, et de tant d'autres compositions dramatiques et religieuses, qui ont placé le comte de Westmoreland (plus connu des musiciens sous le nom de lord Burghersh) à la tête des compositeurs amateurs de l'Europe.
Vint ensuite un brillant et chevaleresque morceau d'instruments de cuivre seuls, écrit pour les fêtes de la cour par Meyerbeer, sous le titre: la Danse aux Flambeaux, et dans lequel se trouve un long trille sur le ré, que dix-huit trompettes à cylindres ont soutenu, en le battant aussi rapidement qu'eussent pu le faire des clarinettes, pendant seize mesures.
Le concert a fini par une marche funèbre très-bien écrite et d'un beau caractère, composée par Wibrecht. On n'avait fait qu'une répétition!!!
C'est dans les intervalles laissés entre ces morceaux par ce terrible orchestre, que j'ai eu l'honneur de causer quelques instants avec madame la princesse de Prusse, dont le goût exquis et les connaissances en compositions rendent le suffrage si précieux. S. A. R. parle en outre notre langue avec une pureté et une élégance qui intimidaient fort son interlocuteur. Je voudrais pouvoir tracer ici un portrait shakespearien de la princesse, ou faire entrevoir au moins l'esquisse voilée de sa douce beauté; je l'oserais peut-être... si j'étais un grand poète.
J'ai assisté à l'un des concerts de la cour. Meyerbeer tenait le piano; il n'y avait pas d'orchestre, et les chanteurs n'étaient autres que ceux du théâtre dont j'ai déjà parlé. Vers la fin de la soirée Meyerbeer, qui, tout grand pianiste qu'il soit, peut-être même à cause de cela, se trouvait fatigué de sa tâche d'accompagnateur, céda sa place; à qui? je vous le donne à deviner; au premier chambellan du Roi, à M. le comte Rœdern, qui accompagna en pianiste et en musicien consommés, le Roi des Aulnes, de Schubert, à madame Devrient! Que dites-vous de cela? Voilà bien la preuve d'une étonnante diffusion des connaissances musicales. M. de Rœdern possède en outre un talent d'une autre nature, dont il a donné des preuves brillantes en organisant le fameux bal masqué qui agita tout Berlin l'hiver dernier, sous le nom de Fête de la Cour de Ferrare, et pour lequel Meyerbeer a écrit une foule de beaux morceaux.
Ces concerts d'étiquette paraissent toujours froids; mais on les trouve agréables quand ils sont finis, parce qu'ils réunissent ordinairement quelques auditeurs avec lesquels ont est fier et heureux d'avoir un instant de conversation. C'est ainsi que j'ai retrouvé chez le roi de Prusse, M. Alexandre de Humboldt, cette éblouissante illustration de la science lettrée, ce grand anatomiste du globe terrestre, dont il nous a déjà dévoilé plusieurs transformations, et qui a calculé l'âge de notre planète sur l'inspection de ses vertèbres, les chaînes de montagnes, comme fit Cuvier pour les animaux antédiluviens.
Plusieurs fois dans la soirée, le roi, la reine et Madame la princesse de Prusse sont venus m'entretenir du concert que je venais de donner au Grand-Théâtre, me demander mon opinion sur les principaux artistes prussiens, me questionner sur mes procédés d'instrumentation, etc., etc. Le roi prétendait que j'avais mis le diable au corps de tous les musiciens de sa chapelle. Après le souper, S. M. se disposait à rentrer dans ses appartements, mais venant à moi tout d'un coup et comme se ravisant:
—A propos, M. Berlioz, que nous donnerez-nous dans votre prochain concert?
—Sire, je reproduirai la moitié du programme précédent, en y ajoutant cinq morceaux de ma symphonie de Roméo et Juliette.
—De Roméo et Juliette! et je fais un voyage! Il faut pourtant que nous entendions cela! Je reviendrai.»
En effet, le soir, de mon second concert, cinq minutes avant l'heure annoncée, le roi descendait de voiture et entrait dans sa loge.
Maintenant, faut-il vous parler de ces deux énormes concerts? Ils m'ont donné bien de la peine, je vous assure. Et pourtant les artistes sont habiles, leurs dispositions étaient des plus bienveillantes, et Meyerbeer, pour me venir en aide, semblait se multiplier. C'est que le service journalier d'un grand théâtre comme celui de l'Opéra de Berlin a des exigences toujours fort gênantes et incompatibles avec les préparatifs d'un concert, et, pour tourner et vaincre les difficultés qui surgissaient à chaque instant, Meyerbeer a dû employer plus de force et d'adresse, à coup sûr, que lorsqu'il s'est agi pour lui de monter pour la première fois les Huguenots. Et puis j'avais voulu faire entendre à Berlin les grands morceaux du Requiem, ceux de la Prose (Dies iræ, Lacrymosa, etc.), que je n'avais pas encore pu aborder dans les autres villes d'Allemagne; et vous savez quel attirail vocal et instrumental ils nécessitent. Heureusement j'avais prévenu Meyerbeer de mon intention, et déjà avant mon arrivée il s'était mis en quête des moyens d'exécution dont j'avais besoin. Quant aux quatre petits orchestres d'instruments de cuivre, il fut aisé de les trouver, on en aurait eu trente s'il l'eût fallu; mais les timbales et les timbaliers donnèrent beaucoup de peine. Enfin, cet excellent Wibrecht aidant, on vint à bout de les réunir.
On nous plaça pour les premières répétitions dans une splendide salle de concert appartenant au second théâtre, le shauspiel-hause, dont la sonorité est telle malheureusement, qu'en y entrant je vis tout de suite ce que nous allions avoir à souffrir. Les sons, se prolongeant outre mesure, produisaient une insupportable confusion et rendaient les études de l'orchestre excessivement difficiles. Il y eut même un morceau (le scherzo de Roméo et Juliette) auquel nous fûmes obligés de renoncer, n'ayant pu parvenir, après une heure de travail, à en dire plus de la moitié. L'orchestre pourtant, je le répète, était on ne peut mieux composé. Mais le temps manquait, et nous dûmes remettre le scherzo au second concert. Je finis par m'accoutumer un peu au vacarme que nous faisions, et à démêler dans ce chaos de sons ce qui était bien ou mal rendu par les exécutants; nous poursuivîmes donc nos études sans tenir compte de l'effet fort différent, heureusement, de celui que nous obtînmes ensuite dans la salle de l'Opéra. L'ouverture de Benvenuto, Harold, l'Invitation à la valse de Weber, et les morceaux du Requiem furent ainsi appris par l'orchestre seul, les chœurs travaillant à part dans un autre local. A la répétition particulière que j'avais demandée pour les quatre orchestres d'instruments de cuivre du Dies iræ et du Lacrymosa, j'observai pour la troisième fois un fait qui m'est resté inexplicable, et que voici:
Dans le milieu du Tuba mirum se trouve une sonnerie des quatre groupes de trombones sur les quatre notes de l'accord de sol majeur successivement. La mesure est très large; le premier groupe doit donner le sol sur le premier temps; le second, le si sur le second; le troisième, le ré sur le troisième, et le quatrième, le sol octave sur le quatrième. Rien n'est plus facile à concevoir qu'une pareille succession, rien n'est plus facile à entonner aussi que chacune de ces notes. Eh bien! quand ce Requiem fut monté pour la première fois aux Invalides, il fut impossible d'obtenir l'exécution de ce passage. Lorsque j'en fis ensuite entendre des fragments à l'Opéra, après avoir inutilement répété pendant un quart-d'heure cette mesure unique, je fus obligé de l'abandonner; il y avait toujours un ou deux groupes qui n'attaquaient pas; c'était invariablement celui du si, ou celui du ré, ou tous les deux. En jetant les yeux, à Berlin, sur cet endroit de la partition, je pensai tout de suite aux trombones rétifs de Paris:
—Ah! voyons, me dis-je, si les artistes prussiens parviendront à enfoncer cette porte ouverte!
Hélas non! vains efforts! rage ni patience, rien n'y fait! Impossible d'obtenir l'entrée du second ni du troisième groupe; le quatrième même, n'entendant pas sa réplique qui devait être donnée par les autres, ne part pas non plus. Je les prends isolément, je demande au nº 2 de donner le si.
Il le fait très-bien;
M'adressant au nº 3, je lui demande son ré,
Il me l'accorde sans difficulté;
Voyons maintenant les quatre notes les unes après les autres, dans l'ordre où elles sont écrites!... Impossible! tout-à-fait impossible! et il faut y renoncer!.... Comprenez-vous cela? et n'y a-t-il pas de quoi aller donner de la tête contre un mur?...
Et quand j'ai demandé aux trombonistes de Paris et de Berlin pourquoi ils ne jouaient pas dans la fatale mesure, ils n'ont su que me répondre; ils n'en savaient rien eux-mêmes: ces deux notes les fascinaient.
Il faut que j'écrive à H. Romberg, qui a monté cet ouvrage à Saint-Pétersbourg, pour savoir si les trombones russes ont pu rompre le charme.
Pour tout le reste du programme, l'orchestre a supérieurement compris et rendu mes intentions. Bientôt nous avons pu en venir à une répétition générale dans la salle de l'Opéra, sur le théâtre disposé en gradins comme pour le concert. Symphonie, ouverture, cantate, tout a marché à souhait; mais quand est venu le tour des morceaux du Requiem, panique générale: les chœurs, que je n'avais pas pu faire répéter moi-même, avaient été exercés dans des mouvements différents des miens; et, quand ils se sont vus tout d'un coup mêlés à l'orchestre avec les mouvements véritables, ils n'ont plus su ce qu'ils faisaient; on attaquait à faux, ou sans assurance, et dans le Lacrymosa les ténors ne chantaient plus du tout. Je ne savais à quel saint me vouer. Meyerbeer, très souffrant ce jour là, n'avait pu quitter son lit; le directeur des chœurs, Elssler, était malade aussi; l'orchestre se démoralisait en voyant la débâcle vocale... Un instant je me suis assis, brisé, anéanti, et me demandant si je devais tout planter là et quitter Berlin le soir même. Et j'ai pensé à vous dans ce mauvais moment, en me disant:—Persister, c'est folie! Oh! si Desmarest était ici, lui qui n'est jamais content de nos répétitions du Conservatoire, et s'il me voyait décidé à laisser annoncer le concert pour demain, je sais bien ce qu'il ferait: il m'enfermerait dans ma chambre, mettrait la clé dans sa poche, et irait bravement annoncer à l'intendant du théâtre que le concert ne peut avoir lieu. Vous n'y auriez pas manqué, n'est-ce pas? Eh bien! vous auriez eu tort. En voilà la preuve: après le premier tremblement passé, la première sueur froide essuyée, j'ai pris mon parti, et j'ai dit:—Il faut que cela marche. Ries et Ganz, les deux maîtres de concert étaient auprès de moi, ne sachant trop que dire pour me remonter; je les interpelle vivement:
—Etes-vous sûrs de l'orchestre?
—Oui! il n'y a rien à craindre pour lui, nous sommes très-fatigués, mais nous avons compris votre musique, et demain vous serez content.
—Or donc il n'y a qu'un parti à prendre: il faut convoquer les chœurs pour demain matin, me donner un bon accompagnateur, puisque Elssler est malade, et vous, Ganz, ou bien vous, Ries, vous viendrez avec votre violon, et nous ferons répéter le chant pendant trois heures, s'il le faut.
—C'est cela; nous y serons, les ordres vont être donnés.
En effet, le lendemain matin nous voilà à l'œuvre, Ries, l'accompagnateur et moi; nous prenons successivement les enfants, les femmes, les premiers soprani, les seconds soprani, les premiers ténors, les seconds ténors, les premières et les secondes basses, nous les faisons chanter par groupe de dix, puis par vingt; après quoi nous réunissons deux parties, trois, quatre, et enfin toutes les voix. Et comme le Phaéton de la fable, je m'écrie enfin:
Qu'est-ce ceci? mon char marche à souhait!
Je fais aux choristes une petite allocution que Ries leur transmet, phrase par phrase, en allemand; et voilà tous nos gens ranimés, pleins de courage, et ravis de n'avoir pas perdu cette grande bataille où leur amour-propre et le mien étaient en jeu. Loin de là, nous l'avons gagnée, et d'une éclatante manière encore. Inutile de dire que, le soir, l'ouverture, la symphonie et la cantate du Cinq Mai ont été royalement exécutées. Avec un pareil orchestre et un chanteur comme Boëticher, il n'en pouvait pas être autrement. Mais quand est venu le Requiem, tout le monde étant bien attentif, bien dévoué et désireux de me seconder, les orchestres et le chœur étant placés dans un ordre parfait, chacun étant à son poste, rien ne manquant, nous avons commencé le Dies iræ. Point de faute, point d'indécision: le chœur a soutenu sans sourciller l'assaut instrumental; la quadruple fanfare a éclaté aux quatre coins du théâtre qui tremblait sous les roulements des dix timbaliers, sous le tremolo de cinquante archets déchaînés; les cent vingt voix, au milieu de ce cataclysme de sinistres harmonies, de bruits de l'autre monde, ont lancé leur terrible prédiction:
Judex ergo cum sedebit. |
Quidquid latet apparebit! |
Le public a un instant couvert de ses applaudissements et de ses cris l'entrée du Liber scriptus, et nous sommes arrivés aux derniers accords sotto voce du Mors stupebit, frémissants mais vainqueurs. Et quelle joie parmi les exécutants, quels regards échangés d'un bout à l'autre du théâtre! Quant à moi, j'avais le battant d'une cloche dans la poitrine, une roue de moulin dans la tête, mes genoux s'entre-choquaient, j'enfonçais mes ongles dans le bois de mon pupitre, et si, à la dernière mesure, je ne m'étais efforcé de rire et de parler très haut et très vite avec Ries qui me soutenait, je suis bien sûr que, pour la première fois de ma vie, j'aurais, comme disent les soldats, tourné de l'œil d'une façon fort ridicule.... Une fois le premier feu essuyé, le reste n'a été qu'un jeu, et le Lacrymosa a terminé, à l'entière satisfaction de l'auteur, cette soirée apocalyptique.
A la fin du concert, beaucoup de gens me parlaient, me félicitaient, me serraient la main; mais je restais là sans comprendre... sans rien sentir.... le cerveau et le système nerveux avaient fait un trop rude effort, je me crétinisais pour me reposer. Il n'y eut que Wibrecht, qui, par son étreinte de cuirassier, eut le talent de me faire revenir à moi. Il me fit vraiment craquer les côtes, le digne homme, en entremêlant ses exclamations de jurements tudesques, auprès desquels ceux de Guhr ne sont que des Ave Maria.
Qui eût alors jeté la sonde dans ma joie pantelante, certes n'en eût pas trouvé le fond. Vous avouerez donc qu'il est quelquefois sage de faire une folie; car sans mon extravagante audace, le concert n'eût pas eu lieu, et les travaux du théâtre étaient pour longtemps réglés de manière à ne pas permettre de recommencer les études du Requiem.
Pour le second concert j'annonçai, comme je l'ai dit plus haut, cinq morceaux de Roméo et Juliette. La Reine Mab était du nombre. Pendant les quinze jours qui séparèrent la seconde soirée de la première, Ganz et Taubert avaient étudié attentivement la partition de ce scherzo, et quand ils me virent décidé à le donner, ce fut leur tour d'avoir peur: «Nous n'en viendrons pas à bout, me dirent-ils, vous savez que nous ne pouvons faire que deux répétitions, il en faudrait cinq ou six; rien n'est plus difficile, ni plus dangereux; c'est une toile d'araignée musicale, et sans une délicatesse de tact extraordinaire on la mettra en lambeaux.
—Bah! je parie qu'on s'en tire encore; nous n'avons que deux répétitions, il est vrai, mais il n'y a que cinq morceaux nouveaux à apprendre, dont quatre ne présentent pas de grandes difficultés. D'ailleurs, l'orchestre a déjà une idée de ce scherzo par la première épreuve partielle que nous en avons faite, et Meyerbeer en a parlé au Roi qui veut l'entendre, et je veux que les artistes aussi sachent ce que c'est, et il marchera.» Et il a marché presque aussi bien qu'à Brunswick. On peut oser beaucoup avec de pareils musiciens, avec des musiciens qui d'ailleurs, avant la direction de Meyerbeer, furent pendant si longtemps sous le sceptre de Spontini.
Ce second concert a eu le même résultat que le premier, les fragments de Roméo ont été fort bien exécutés. La Reine Mab a beaucoup intrigué le public, et même des auditeurs savants en musique, témoin madame la princesse de Prusse, qui a voulu absolument savoir comment j'avais produit l'effet d'accompagnement de l'allegretto, et ne se doutait pas que ce fût avec des sons harmoniques de violons et de harpes à plusieurs parties. Le Roi a préféré le morceau de la Fête chez Capulet et m'en a fait demander une copie; mais je crois que les sympathies de l'orchestre ont été plutôt pour la scène du Jardin (l'adagio). Les musiciens de Berlin auraient, en ce cas, la même manière de sentir que ceux de Paris. Mademoiselle Hâhnel avait chanté simplement à la répétition les couplets de contralto du prologue; mais au concert elle crut devoir, à la fin de ces deux vers:
Où se consume |
Le rossignol en longs soupirs! |
orner le point d'orgue d'un long trille pour imiter le rossignol. Oh! Mademoiselle!!! quelle trahison! et vous avez l'air si bonne personne!
Eh bien! au Dies iræ, au Tuba mirum, au Lacrymosa, à l'offertoire du Requiem, aux ouvertures de Benvenuto et du Roi Lear, à Harold, à sa Sérénade, à ses Pèlerins et à ses Brigands, à Roméo et Juliette, au concert et au bal de Capulet, aux espiègleries de la Reine Mab, à tout ce que j'ai fait entendre à Berlin, il y a eu des gens qui ont préféré tout bonnement le Cinq Mai!... Les impressions sont diverses comme les physionomies, je le sais; mais quand on me disait cela je devais faire une singulière grimace. Heureusement que je cite là des opinions tout-à-fait exceptionnelles.
Adieu, mon cher Desmarest; vous savez que nous avons une antienne à réciter au public, dans quelques jours, au Conservatoire, ramenez-moi vos seize violoncelles les grands chanteurs; je serai bien heureux de les réentendre et de vous voir à leur tête. Il y a si longtemps que nous n'avons chanté ensemble! Et pour leur faire fête, dites-leur que je les conduirai avec le bâton de Mendelssohn.
Hélas! hélas, mon cher Osborne, voilà que mon voyage touche à sa fin! Je quitte la Prusse, plein de reconnaissance pour l'accueil que j'y ai reçu, pour la chaleureuse sympathie que m'ont témoignée les artistes, pour l'indulgence des critiques et du public; mais las, mais brisé, mais accablé de fatigue par cette vie d'une activité exorbitante, par ces continuelles répétitions avec des orchestres toujours nouveaux. Tellement que je renonce pour cette fois à visiter Breslau, et Vienne et Munich. Je retourne en France; et déjà, à une certaine agitation vague, à une sorte de fièvre qui me trouble le sang, à l'inquiétude sans objet dont ma tête et mon cœur se remplissent, je sens que me voilà rentré en communication avec le courant électrique de Paris. Paris! Paris! comme l'a trop fidèlement dépeint notre grand poète, A. Barbier,
. . . . . .Cette infernale cuve |
Cette fosse de pierre aux immenses contours |
Qu'une eau jaune et terreuse enferme à triples tours; |
C'est un volcan fumeux et toujours en haleine |
Qui remue à long flot de la matière humaine. |
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . |
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . |
Là personne ne dort, là toujours le cerveau |
Travaille, et comme l'arc tend son rude cordeau. |
C'est là que notre art tantôt sommeille platement et tantôt bouillonne; c'est là qu'il est à la fois sublime et médiocre, fier et rampant, mendiant et roi; c'est là qu'on l'exalte et qu'on le méprise, qu'on l'adore et qu'on l'insulte; c'est à Paris qu'il a des sectateurs fidèles, enthousiastes, intelligents et dévoués; c'est à Paris qu'il parle trop souvent à des sourds, à des idiots, à des sauvages. Ici il s'avance et se meut en liberté; là ses membres nerveux, emprisonnés dans les liens gluants de la routine, cette vieille édentée, lui permettent à peine une marche lente et disgracieuse. C'est à Paris qu'on le couronne et qu'on le traite en Dieu, pourvu cependant qu'on ne soit tenu d'immoler sur ses autels que de maigres victimes. C'est à Paris aussi qu'on inonde ses temples de présents magnifiques, à la condition pour le dieu de se faire homme et quelquefois baladin. A Paris, le frère serophuleux et adultérin de l'art, le métier, couvert d'oripeaux, étale à tous les yeux sa bourgeoise insolence, et l'art lui-même, l'Apollon pythien, dans sa divine nudité, daigne à peine, il est vrai, interrompre ses hautes contemplations et laisser tomber sur le métier un regard et un sourire méprisants. Mais quelquefois, ô honte! le bâtard importune son frère au point d'en obtenir d'incroyables faveurs; c'est alors qu'on le voit se glisser dans le char de lumière, saisir les rênes et vouloir faire rétrogader le quadrige immortel; jusqu'au moment où surpris de tant de stupide audace, le vrai conducteur l'arrachant de son siége, le précipite et l'oublie...
Et c'est l'argent qui amène alors cette passagère et horrible alliance. C'est l'amour du lucre rapide, immédiat, qui empoisonne ainsi quelquefois des ames d'élite:
L'argent, l'argent fatal, dernier dieu des humains, |
Les prend par les cheveux, les secoue à deux mains, |
Les pousse dans le mal, et, pour un vil salaire, |
Leur mettrait les deux pieds sur le corps de leur père. |
Et ces nobles ames ne tombent d'ordinaire que pour avoir méconnu ces tristes, mais incontestables vérités: que dans nos mœurs actuelles et avec notre forme de gouvernement, plus l'artiste est artiste, et plus il doit souffrir;—plus ce qu'il produit est neuf et grand, et plus il en doit être sévèrement puni par les conséquences que son travail entraîne;—plus le vol de sa pensée est élevé et rapide, et plus il est hors de la portée des faibles yeux de la foule.
Les Médicis sont morts. Ce ne sont pas nos députés qui les remplaceront. Vous savez le mot prodigieux de ce Lycurgue de province qui, écoutant lire des vers à l'un de nos plus grands poètes, à celui qui fit la chute d'un ange, dit, en ouvrant sa tabatière d'un air paterne: «Oui, j'ai un neveu qui écri-z-aussi des petites c....nades[9] comme ça!» Allez donc demander des encouragements pour les arts à ce COLLÈGUE DU POÈTE.
Vous autres virtuoses qui ne remuez pas des masses musicales, qui n'écrivez que pour l'orchestre de vos deux mains, qui vous passez des vastes salles et des chœurs nombreux, vous avez moins à craindre du contact des mœurs bourgeoises; et pourtant, vous aussi, vous en ressentez les effets. Griffonnez quelque niaiserie brillante, les éditeurs la couvriront d'or et se l'arracheront; mais si vous avez le malheur de développer une idée sérieuse sous une grande forme, alors vous êtes sûr de votre affaire, l'œuvre vous reste, ou tout au moins, si elle est publiée, on ne l'achète pas.
Il est vrai de dire, pour justifier un peu Paris et le constitutionnalisme, qu'il en est de même presque partout. A Vienne, comme ici, on paie 1,000 francs une romance ou une valse des faiseurs à la mode, et Beethoven a été obligé de donner la Symphonie en ut mineur pour moins de 100 écus.
Vous avez publié à Londres des trios et diverses compositions pour piano seul d'une facture très-large, d'un style plein d'élévation; et même sans aller chercher votre grand répertoire, vos chants pour une voix, tels que: The beating of my own heart,—My lonely home,—ou encore Such things were, que madame Hampton, votre sœur, chante si poétiquement, sont des choses ravissantes et d'une haute valeur dans l'art. Rien n'excite plus vivement mon imagination, je l'avoue, en la faisant voler aux vertes collines de l'Irlande, que ces virginales mélodies d'un tour naïf et original qui semblent apportées par la brise du soir sur les ondes doucement émues des lacs de Killarney, que ces hymnes d'amour résigné qu'on écoute, attendri sans savoir pourquoi, en songeant à la solitude, à la grande nature, aux êtres aimés qui ne sont plus, aux héros des anciens âges, à la patrie souffrante, à la mort même, à la mort rêveuse et calme comme la nuit, selon l'expression de votre poète national, Th. Moore. Eh bien! mettez toutes ces inspirations, toute cette poésie au mélancolique sourire, en balance avec quelque turbulent caprice sans esprit et sans cœur, tel que les marchands de musique vous en commandent souvent sur les thêmes plus ou moins vulgaires des opéras nouveaux, où les notes s'agitent, se poursuivent, se roulent les unes sur les autres comme une poignée de grelots qu'on secouerait dans un sac, et vous verrez de quel côté sera le succès d'argent.
Non, il faut en prendre son parti; à moins de quelques circonstances produites par le hasard, à moins de certaines associations avec les arts inférieurs et qui le rabaissent toujours plus ou moins, notre art n'est pas productif, dans le sens commercial du mot; il s'adresse trop exclusivement aux exceptions des sociétés intelligentes; il exige trop de préparatifs, trop de moyens pour se manifester au dehors. Il doit donc y avoir nécessairement une sorte d'ostracisme honorable pour les esprits qui le cultivent sans préoccupation aucune des intérêts qui lui sont étrangers. Les plus grands peuples mêmes sont, à l'égard des artistes purs, comme le député dont je parlais tout à l'heure, ils comptent toujours, à côté des colosses du génie humain, des neveux qui écrivent aussi, etc.
On trouve dans les archives d'un des théâtres de Londres une lettre adressée à la reine Élisabeth par une troupe d'acteurs, et signée de vingt noms obscurs, parmi lesquels se trouve celui de William Shakespeare, avec cette désignation collective: Your poor players. Shakespeare était l'un de ces pauvres acteurs. Encore l'art dramatique était-il au temps de Shakespeare, plus appréciable par la masse, que ne l'est de nos jours l'art musical chez les nations qui ont le plus de prétention à en posséder le sentiment. La musique est essentiellement aristocratique; c'est une fille de race que les princes seuls peuvent doter aujourd'hui, et qui doit savoir vivre pauvre et vierge plutôt que de se mésallier. Toutes ces réflexions, vous les avez faites mille fois sans doute, et vous me saurez bon gré, j'imagine, d'y mettre un terme pour en venir au récit des deux derniers concerts que j'ai donnés en Allemagne après avoir quitté Berlin.
Ce récit ne vous offrira pourtant, je le crains, rien de bien intéressant quant à ce qui me concerne; je serai obligé de citer encore des ouvrages dont j'ai peut-être déjà trop parlé dans mes lettres précédentes: toujours l'éternel Cinq mai, Harold, les fragments de Roméo et Juliette, etc. Toujours les mêmes difficultés pour trouver certains instrumentistes, même excellence des autres parties de l'orchestre, constituant ce que j'appellerai l'orchestre ancien, l'orchestre de Mozart; et toujours aussi mêmes fautes se reproduisant invariablement, à la première épreuve, aux mêmes endroits, dans les mêmes morceaux, pour disparaître enfin après quelques études attentives.
Je ne me suis pas arrêté à Magdebourg, où m'attendait cependant un succès assez original. J'y ai été à peu près insulté pour avoir eu l'audace de m'appeler par mon nom; et cela par un employé de la poste qui en faisant enregistrer mes bagages, et examinant l'inscription qu'ils portaient, me demanda d'un air soupçonneux:
—Berlioz? componist?
—Ia!
Là-dessus grande colère de ce brave homme, causée par l'impertinence que j'avais de me faire passer pour Berlioz le compositeur. Il s'était imaginé, sans doute, que cet étourdissant musicien ne devait voyager que sur un hippogriffe au milieu d'un tourbillon de flammes, ou tout au moins environné d'un somptueux attirail et d'une valetaille respectable. De sorte qu'en voyant arriver un homme fait et défait comme tous les gens qui ont été à la fois gelés et enfumés dans les diligences d'un chemin de fer, un homme qui faisait peser sa malle lui-même, qui marchait lui-même, qui parlait lui-même français, et ne savait dire que ia en allemand, il en a conclu tout de suite que j'étais un imposteur. Comme bien vous pensez, ses murmures et ses haussements d'épaules me ravissaient; plus sa pantomime et son accent devenaient méprisants, et plus je me rengorgeais; s'il m'eût battu, sans aucun doute je l'aurais embrassé. Un autre employé, parlant fort bien ma langue, se montra plus disposé à m'accorder le droit d'être moi-même; mais les gracieusetés qu'il me dit me flattèrent infiniment moins que l'incrédulité de son naïf collègue et sa bonne mauvaise humeur. Voyez pourtant, un demi-million seulement m'eût privé de ce succès-là! J'aurai bien soin à l'avenir de n'en pas porter avec moi, et de voyager toujours de la même manière. Ce n'est pas l'avis toutefois de notre jovial et spirituel censeur dramatique, Perpignan, qui, à propos d'un homme dont une pièce de cent sous placée dans son gilet, avait, dans un duel, arrêté la balle de son adversaire, s'écria: «Il n'y a d'heureux que ces gens riches! J'eusse été tué raide sur le coup!»
J'arrive à Hanovre; A. Bohrer m'y attendait. L'intendant, M. de Meding, avait eu la bonté de mettre la chapelle et le théâtre à ma disposition, et j'allais commencer mes répétitions, quand la mort du duc de Sussex, parent du roi, ayant motivé le deuil de la cour, le concert dut être retardé d'une semaine. J'eus donc un peu plus de temps pour faire connaissance avec les principaux artistes qui allaient bientôt avoir à souffrir du mauvais caractère de mes compositions.
Je n'ai pas pu me lier très particulièrement avec le maître de chapelle Marschner; la difficulté qu'il éprouve à s'exprimer en français rendait nos conversations assez pénibles; il est d'ailleurs extrêmement occupé. C'est actuellement un des premiers compositeurs de l'Allemagne, et vous appréciez, comme nous tous, le mérite éminent de ses partitions du Vampire et du Templier. Quant à A. Bohrer, je le connaissais déjà; les trios et les quatuors de Beethoven nous avaient mis en contact à Paris, et l'enthousiasme qui nous y avait alors brûlés l'un et l'autre ne s'était pas depuis lors refroidi. A. Bohrer est l'un des hommes qui m'ont paru le mieux comprendre, et sentir le plus profondément celles des œuvres de Beethoven réputées excentriques et inintelligibles. Je le vois encore aux répétitions des quatuors où son frère Max (le célèbre violoncelliste, aujourd'hui en Amérique), Claudel le second violon, et Urhan l'alto, le secondaient si merveilleusement. En écoutant, en étudiant cette musique transcendante, Max souriait d'orgueil et de joie, il avait l'air d'être dans son atmosphère naturelle et d'y respirer avec bonheur. Urhan adorait en silence et baissait les yeux comme devant le soleil; il paraissait dire: «Dieu a voulu qu'il y eût un homme aussi grand que Beethoven, et qu'il nous fût permis de le contempler; Dieu l'a voulu!!» Claudel admirait surtout ces profondes admirations. Quant à Antoine Bohrer, le premier violon, c'était la passion à son apogée, c'était l'amour extatique. Un soir, dans un de ces adagios surhumains où le génie de Beethoven plane immense et solitaire comme l'oiseau colossal des cimes neigeuses du Chimboraço, le violon de Bohrer, en chantant la mélodie sublime, semblait animé du souffle épique; sa voix redoublait de force expressive, éclatait en accents à lui-même inconnus; l'inspiration rayonnait sur le visage du virtuose; nous retenions notre haleine, nos cœurs se gonflaient, quand A. Bohrer, s'arrêtant tout-à-coup, déposa son brûlant archet et s'enfuit éperdu dans la chambre voisine. Madame Bohrer, inquiète, l'y suivit, et Max, toujours souriant, nous dit: «Ce n'est rien, il n'a pu se contenir, laissons-le pleurer un peu et nous recommencerons. Il faut lui pardonner.» Te pardonner! Ah! cher et digne fils de la grande musique, je sentis bien alors que mes sympathies d'artiste étaient à toi pour la vie.
Antoine Bohrer remplit à Hanovre les fonctions de maître de concert; il compose peu maintenant; son occupation la plus chère consiste à diriger l'éducation musicale de sa fille, charmante enfant de douze ans, dont l'organisation prodigieuse inspire à tout ce qui l'entoure des alarmes qu'il est facile de concevoir. Son talent de pianiste est des plus extraordinaires d'abord, et sa mémoire est telle ensuite, que, dans les concerte qu'elle a donnés à Vienne l'an dernier, son père, au lieu de programme, présentait au public une liste de soixante-douze morceaux, sonates, concertos, fantaisies, fugues, variations, études, de Beethoven, de Weber, de Cramer, de Bach, de Handel, de Liszt, de Thalberg, de Chopin, de Döhler, etc., que la petite Sophie sait par cœur, et qu'elle pouvait, sans hésitation, jouer de mémoire, au gré de l'assemblée. Il lui suffit d'exécuter trois ou quatre fois un morceau, de quelque étendue et de quelque complication qu'il soit, pour le retenir et ne plus l'oublier. Tant de combinaisons de diverse nature se graver ainsi dans ce jeune cerveau, et vivre sous cette blonde chevelure! N'y a-t-il pas là quelque chose de monstrueux et de fait pour inspirer autant d'effroi que d'admiration?
Il faut espérer que la petite Sophie, devenue mademoiselle Bohrer, nous reviendra dans quelques années, et que le public parisien pourra connaître alors ce talent phénoménal dont il n'a encore qu'une très faible idée.
L'orchestre de Hanovre est bon, mais trop pauvre d'instruments à cordes. Il ne possède en tout que 7 premiers violons, 7 seconds, 3 altos, 4 violoncelles et 3 contrebasses. Il y a quelques violons infirmes; les violoncelles sont habiles; les altos et les contrebasses sont bons. Il n'y a que des éloges à donner aux instruments à vent, surtout à la première flûte, au premier hautbois (Edouard Rose), qui joue on ne peut mieux le pianissimo, et à la première clarinette dont le son est exquis. Les deux bassons (il n'y en a que deux) jouent juste, chose cruellement rare. Les cors ne sont pas de première force, mais ils vont; les trombones sont solides, les trompettes simples assez bonnes; il y a une excellentissime trompette à cylindres; l'artiste qui joue cet instrument se nomme, comme celui de Weimar son rival, Sackse; je ne sais auquel des deux donner la palme. Le premier hautbois joue du cor anglais; mais son instrument est très faux. Il n'y a pas d'ophicléïde; on peut tirer bon parti des bass-tubas de la bande militaire. Le timbalier est médiocre; le musicien chargé de la partie de grossecaisse n'est pas musicien; le cymbalier n'est pas sûr, et les cymbales sont brisées au point qu'il ne reste plus que le tiers de chacune. Il y a une harpe assez bien jouée par une dame des chœurs. Ce n'est pas une virtuose; mais elle possède son instrument, et forme, avec les harpistes de Stuttgardt et de Hambourg, les trois seules exceptions que j'aie rencontrées en Allemagne, où les harpistes, en général, ne savent pas jouer de la harpe. Malheureusement elle est très timide et assez faible musicienne; mais, quand on lui donne quelques jours pour étudier sa partie, on peut se fier à son exactitude. Elle fait supérieurement les sons harmoniques; sa harpe est à double mouvement et fort bonne.
Le chœur est peu nombreux; c'est un petit groupe d'une quarantaine de voix, qui a de la valeur cependant; tout cela chante juste: les ténors sont en outre précieux par la qualité de leur timbre. La troupe chantante est plus que médiocre; à l'exception de la basse, Steinmuller, excellent musicien doué d'une belle voix qu'il conduit habilement, en la forçant un peu parfois, je n'ai rien entendu qui me parût digue d'être cité.
Nous ne pûmes faire que deux répétitions; encore on trouva cela fort extraordinaire et quelques-uns des membres de la chapelle en murmurèrent hautement. C'est la seule fois que ce désagrément me soit arrivé en Allemagne, où les artistes m'ont constamment accueilli en frère, sans jamais plaindre le temps ni la peine que les études de mes concerts leur demandaient. A. Bohrer se désespérait; il aurait voulu qu'on répétât quatre fois, ou au moins trois; on ne put l'obtenir. L'exécution fut passable cependant, mais froide et sans puissance. Jugez donc, trois contrebasses!! et, de chaque côté, six violons et demi!! Le public se montra poli, voilà tout; je crois qu'il en est encore à se demander ce que diable ce concert a voulu dire. Le docteur Griepenkerl était venu de Brunswick exprès pour y assister; il dut constater entre l'esprit artiste des deux villes une notable différence. Nous nous amusions, lui, quelques militaires Brunswickois et moi, à tourmenter ce pauvre Bohrer, en lui racontant la fête musicale qu'on m'avait donnée à Brunswick trois mois auparavant; ces détails lui fendaient le cœur. M. Griepenkerl me fit alors présent de l'ouvrage qu'il avait écrit à mon sujet, et me demanda en retour le bâton avec lequel je venais de conduire l'exécution du Cinq-Mai.
Espérons que ces bâtons, ainsi plantés en France et en Allemagne, prendront racine et deviendront des arbres qui me donneront de l'ombre quelque jour...
Le prince royal de Hanovre assista à ce concert; j'eus l'honneur de l'entretenir quelques instants avant mon départ, et je m'estime heureux d'avoir pu connaître la gracieuse affabilité de ses manières et la distinction de son esprit, dont un affreux malheur (la perte de la vue) n'a point altéré la sérénité.
Partons maintenant pour Darmstadt. Je passe à Cassel à sept heures du matin.
Spohr dort,[10] il ne faut pas le réveiller.
Continuons. Je rentre pour la quatrième fois à Francfort. J'y retrouve Parish-Alvars, qui me magnétise en me jouant sa Fantaisie en sons harmoniques sur le chœur des Naïades d'Obéron. Décidément cet homme est sorcier; sa harpe est une sirène au beau col incliné, aux longs cheveux épars, qui exhale des sons fascinateurs d'un autre monde, sous l'étreinte passionnée de ses bras puissants. Voilà Guhr, fort empêché par les ouvriers qui restaurent son théâtre. Ah! ma foi, pardonnez-moi de vous quitter, Osborne, pour dire quelques mots à ce tant redouté capell-meister, dont le nom vient encore se présenter sous ma plume, je reviens à vous à l'instant.
«Mon cher Guhr,
»Savez-vous bien que plusieurs personnes m'avaient fait concevoir la crainte de vous voir mal accueillir les drôleries que je me suis permises à votre sujet, en racontant notre première entrevue! J'en doutais fort, connaissant votre esprit, et cependant ce doute me chagrinait. Bravo! J'apprends que, loin d'être fâché des dissonances que j'ai prêtées à l'harmonie de votre conversation, vous en avez ri le premier, et que vous avez fait imprimer dans un des journaux de Francfort la traduction allemande de la lettre qui les contenait. A la bonne heure! vous comprenez la plaisanterie, et d'ailleurs on n'est pas perdu pour jurer un peu. Vivat! ter que quater que vivat!, S. N. T. T. Tenez-moi bien réellement pour un de vos meilleurs amis; et recevez mille nouveaux compliments sur votre chapelle de Francfort, elle est digne d'être dirigée par un artiste tel que vous.
»Adieu, adieu, S. N. D. D.
Me voilà!
Ah! çà, voyons; c'est donc de Darmstadt qu'il s'agit. Nous allons y trouver quelques amis, entre autres L. Schlosser, le concert-meister, qui fut mon condisciple autrefois chez Lesueur, pendant son séjour à Paris. J'emportais d'ailleurs des lettres de M. de Rothschild, de Francfort, pour le prince Emile qui me fit le plus charmant accueil, et obtint du grand-duc, pour mon concert, plus que je n'avais osé espérer. Dans la plupart des villes d'Allemagne où je m'étais fait entendre jusqu'alors, l'arrangement pris avec les intendants des théâtres avait été à peu près toujours le même; l'administration supportait presque tous les frais, et je recevais la moitié de la recette brute. (Le théâtre de Weimar seul avait eu la courtoisie de me laisser la recette entière. Je l'ai déjà dit: Weimar est une ville artiste; la famille ducale sait honorer les arts; d'ailleurs j'avais là auprès d'elle un bon ami, Chélard, loyal et excellent cœur, aussi simplement bon, beaucoup plus peut être que si, au lieu d'avoir écrit Macbeth et la Bataille d'Arminius, il n'était qu'un compositeur de quadrilles et de romances).
Eh bien! à Darmstadt, le grand-duc non seulement m'accorda la même faveur, mais voulut encore m'exempter de toute espèce de frais. A coup sûr, ce généreux souverain n'a pas de neveux qui écrivent aussi des, etc. etc.
Le concert fut promptement organisé, et l'orchestre, loin de se faire prier pour répéter, aurait voulu qu'il me fût possible de consacrer aux études une semaine de plus. Nous fîmes cinq répétitions. Tout marcha bien, à l'exception cependant du double chœur des jeunes Capulets sortant de la fête, au début de la scène du Jardin dans Roméo et Juliette. L'exécution de ce petit morceau fut une véritable déroute vocale; les ténors du second chœur baissèrent de près d'un demi-ton, et ceux du premier manquèrent leur entrée au retour du thême. Le maître de chant était dans une fureur d'autant plus facile à concevoir, que pendant huit jours il s'était donné pour instruire les choristes une peine infinie.
L'orchestre de Darmstadt est un peu plus nombreux que celui de Hanovre. Il possède exceptionnellement un excellent ophicléïde. La partie de harpe est confiée à un peintre, qui, malgré tous ses efforts et sa bonne volonté, n'est jamais sûr de donner beaucoup de couleur à son exécution. Le reste de la masse instrumentale est bien composé et animé du meilleur esprit. On y trouve un virtuose remarquable. Il se nomme Müller, mais n'appartient point cependant à la célèbre famille des Müller de Brunswick. Sa taille presque colossale lui permet de jouer de la vraie contrebasse à quatre cordes avec une aisance extraordinaire. Sans chercher, comme il le pourrait, à exécuter des traits ni des arpéges d'une difficulté inutile et d'un effet grotesque, il chante gravement et noblement sur cet instrument énorme, et sait en tirer des sons d'une grande beauté, qu'il nuance avec beaucoup d'art et de sentiment. Je lui ai entendu chanter un fort bel adagio composé par Mangold jeune, frère du capell-meister, de manière à émouvoir profondément un sévère auditoire. C'était dans une soirée donnée par M. le docteur Huth, le premier amateur de musique de Darmstadt, qui, dans sa sphère, fait pour l'art ce que M. Alsager sait faire à Londres dans la sienne, et dont l'influence est grande, par conséquent, sur l'esprit musical du public. Müller est une conquête qui doit tenter bien des compositeurs et des chefs d'orchestre, mais le grand-duc la leur disputera de toutes ses forces, très certainement.
Le maître de chapelle Mangold, habile et excellent homme, a fait en grande partie son éducation musicale à Paris, où il a compté parmi les meilleurs élèves de Reicha. C'était donc pour moi un condisciple, et il m'a traité comme tel. Quant à Schlosser, le concert-meister déjà nommé, il s'est montré si bon camarade, il a mis tant d'ardeur à me seconder, que je suis vraiment dans l'impossibilité de parler comme il conviendrait de celles de ses compositions dont il m'a permis la lecture; j'aurais l'air de reconnaître son hospitalité, quand je ne ferais que lui rendre justice. Nouvelle preuve de la vérité de l'anti-proverbe: Un bienfait est toujours perdu!
Il y a à Darmstadt une bande militaire d'une trentaine de musiciens; je l'ai bien enviée au grand-duc. Tout cela joue juste, a du style, et possède un sentiment du rhythme qui donne de l'intérêt même aux parties de tambours.
Reichel (l'immense voix de basse qui me fut si utile à Hambourg) se trouvait, à mon arrivée, depuis quelque temps à Darmstadt, où, dans le rôle de Marcel des Huguenots, il avait obtenu un véritable triomphe. Il eut encore l'obligeance de chanter le Cinq Mai, mais avec un talent et une sensibilité de beaucoup au-dessus des qualités qu'il avait montrées en exécutant ce morceau la première fois. Il fut admirable surtout à la dernière strophe, la plus difficile à bien nuancer:
Wie? sterben er? o ruhm, wie verwaist bist du! |
Quoi? lui mourir! ô gloire, quel veuvage! |
Ensuite l'air du Figaro de Mozart (Non più andrai), que nous avions ajouté au programme, montra la souplesse de son talent, en le faisant briller sous une face nouvelle, lui valut un bis de toute la salle, et le lendemain un engagement très avantageux au théâtre de Darmstadt. Je me dispense de vous narrer... le reste. Si vous allez dans ce pays-là, on vous dira seulement que j'ai eu la vanité naïve de trouver le public et les artistes très intelligents.
Nous voici maintenant, mon cher Osborne, au terme de ce pèlerinage, le plus difficile peut-être qu'un musicien ait jamais entrepris, et dont le souvenir, je le sens, doit planer sur le reste de ma vie. Je viens, comme les hommes religieux de l'ancienne Grèce, de consulter l'oracle de Delphes. Ai-je bien compris le sens de sa réponse? Faut-il croire ce qu'elle paraît contenir de favorable à mes vœux?... N'y a-t-il pas d'oracles trompeurs?... L'avenir, l'avenir seul en décidera. Quoi qu'il en soit, je dois rentrer en France, et adresser enfin mes adieux à l'Allemagne, cette noble seconde mère de tous les fils de l'harmonie. Mais où trouver des expressions égales à ma gratitude, à mon admiration, à mes regrets?... Quel hymne pourrais-je chanter qui fût digne de sa grandeur et de sa gloire?... Je ne sais donc, en la quittant, que m'incliner avec respect, et lui dire d'une voix émue:
Vale, Germania, alma parens!
FIN.
MUSIQUE, art d'émouvoir par des combinaisons de sons les hommes intelligents et doués d'organes spéciaux et exercés. Définir ainsi la musique, c'est avouer que nous ne la croyons pas, comme on dit, faite pour tout le monde. Quelles que soient en effet ses conditions d'existence, quels qu'aient jamais été ses moyens d'action, simples ou composés, doux ou énergiques, il a toujours paru évident à l'observateur impartial qu'un grand nombre d'individus ne pouvant ressentir ni comprendre sa puissance, ceux-là n'étaient pas faits pour elle, et que par conséquent elle n'était point faite pour eux.
La musique est à la fois un sentiment et une science; elle exige de la part de celui qui la cultive, exécutant ou compositeur, une inspiration naturelle et des connaissances qui ne s'acquièrent que par de longues études et de profondes méditations. La réunion du savoir et de l'inspiration constitue l'art. En dehors de ces conditions, le musicien ne sera donc qu'un artiste incomplet, si tant est qu'il mérite le nom d'artiste. La grande question de la prééminence de l'organisation sans étude sur l'étude sans organisation, qu'Horace n'a pas osé résoudre positivement pour les poètes, nous paraît également difficile à trancher pour les musiciens. On a vu quelques hommes parfaitement étrangers à la science produire d'instinct des airs gracieux et même sublimes, témoin Rouget de l'Isle et son immortelle Marseillaise; mais ces rares éclairs d'inspiration n'illuminant qu'une partie de l'art, pendant que les autres non moins importantes, demeurent obscures, il s'ensuit, eu égard à la nature complexe de notre musique, que ces hommes en définitive ne peuvent être rangés parmi les musiciens: ILS NE SAVENT PAS.
On rencontre plus souvent encore des esprits méthodiques, calmes et froids, qui, après avoir étudié patiemment la théorie, accumulé les observations, exercé longuement leur esprit et tiré tout le parti possible de leurs facultés incomplètes parviennent à écrire des choses qui répondent en apparence aux idées qu'on se fait vulgairement de la musique, et satisfont l'oreille sans la charmer, et sans rien dire au cœur ni à l'imagination. Or, la satisfaction de l'ouïe est fort loin des sensations délicieuses que peut éprouver cet organe; les jouissances du cœur et de l'imagination ne sont pas non plus de celles dont on puisse faire aisément bon marché; et comme elles se trouvent réunies à un plaisir sensuel des plus vifs dans les véritables œuvres musicales de toutes les écoles, ces producteurs impuissants doivent donc encore, selon nous, être rayés du nombre des musiciens: ILS NE SENTENT PAS.
Ce que nous appelons musique est un art nouveau, en ce sens qu'il ne ressemble que fort peu, très probablement, à ce que les anciens peuples civilisés désignaient sous ce nom. D'ailleurs, il faut le dire tout de suite, ce mot avait chez eux une acception tellement étendue, que loin de signifier simplement, comme aujourd'hui, l'art des sons, il s'appliquait également à la danse, au geste, à la poésie, à l'éloquence, et même à la collection de toutes les sciences. En supposant l'étymologie du mot musique dans celui de muse, le vaste sens que lui donnaient les anciens s'explique naturellement; il exprimait et devait exprimer en effet, ce à quoi président les Muses. De là les erreurs où sont tombés, dans leurs interprétations, beaucoup de commentateurs de l'antiquité. Il y a pourtant dans le langage actuel une expression consacrée, dont le sens est presque aussi général. Nous disons: l'art, en parlant de la réunion des travaux de l'intelligence, soit seule, soit aidée par certains organes et des exercices du corps que l'esprit a poétisés. De sorte que le lecteur qui dans deux mille ans trouvera dans nos livres cette phrase devenue le titre banal de bien des divagations: «De l'état de l'art en Europe au dix-neuvième siècle» devra l'interpréter ainsi: «De l'état de la poésie, de l'éloquence, de la musique, de la peinture, de la gravure, de la statuaire, de l'architecture, de l'action dramatique, de la pantomime et de la danse en Europe au dix-neuvième siècle.» On voit qu'à l'exception près des sciences exactes, auxquelles il ne s'applique pas, notre mot art correspond fort bien au mot musique des anciens.
Ce qu'était chez eux l'art des sons proprement dit, nous ne le savons que fort imparfaitement. Quelques faits isolés, racontés peut-être avec une exagération dont on voit journellement des exemples analogues, les idées boursouflées ou tout-à-fait absurdes de certains philosophes, quelquefois aussi la fausse interprétation de leurs écrits, tendraient à lui attribuer une puissance immense, et une influence sur les mœurs telle, que les législateurs devaient, dans l'intérêt des peuples, en déterminer la marche et en régler l'emploi. Sans tenir compte des causes qui ont pu concourir à l'altération de la vérité à cet égard, et en admettant que la musique des Grecs ait réellement produit sur quelques individus des impressions extraordinaires, qui n'étaient dues ni aux idées exprimées par la poésie, ni à l'expression des traits ou de la pantomime du chanteur, mais bien à la musique elle-même et seulement à elle, le fait ne prouverait en aucune façon que cet art eût atteint chez eux un haut degré de perfection. Qui ne connaît la violente action des sons musicaux, combinés de la façon la plus ordinaire, sur les tempéraments nerveux dans certaines circonstances? Après un festin splendide, par exemple, quand excité par les acclamations enivrantes d'une foule d'adorateurs, par le souvenir d'un triomphe récent, par l'espérance de victoires nouvelles, par l'aspect des armes, par celui des belles esclaves qui l'entouraient, par les idées de volupté, d'amour, de gloire, de puissance, d'immortalité, secondées de l'action énergique de la bonne chère et du vin, Alexandre, dont l'organisation d'ailleurs était si impressionnable, délirait aux accents de Timothée, on conçoit très bien qu'il n'ait pas fallu de grands efforts de génie de la part du chanteur pour agir aussi fortement sur cette sensibilité portée à un état presque maladif.
Rousseau, en citant l'exemple plus moderne du roi de Danemarck, Erric, que certains chants rendaient furieux au point de tuer ses meilleurs domestiques, fait bien observer, il est vrai, que ces malheureux devaient être beaucoup moins que leur maître sensibles à la musique; autrement il eût pu courir la moitié du danger. Mais l'instinct paradoxal du philosophe se décèle encore dans cette spirituelle ironie. Eh! oui, sans doute, les serviteurs du roi danois étaient moins sensibles à la musique que leur souverain! Qu'y a-t-il là d'étonnant? Ne serait-il pas fort étrange au contraire qu'il en eût été autrement? Ne sait-on pas que le sens musical se développe par l'exercice? que certaines affections de l'ame, très actives chez quelques individus, le sont fort peu chez beaucoup d'autres? que la sensibilité nerveuse est en quelque sorte le partage des classes élevées de la société, quand les classes inférieures, soit à cause des travaux manuels auxquels elles se livrent, soit pour toute autre raison, en sont à peu près dépourvues? et n'est-ce pas parce que cette inégalité dans les organisations est incontestable et incontestée, que nous avons si fort restreint, en définissant la musique, le nombre des hommes sur lesquels elle agit.
Cependant Rousseau, tout en ridiculisant ainsi ces récits des merveilles opérées par la musique antique, paraît en d'autres endroits leur accorder assez de croyance pour placer beaucoup au-dessus de l'art moderne cet art ancien que nous connaissons à peine et qu'il ne connaissait pas mieux que nous. Il devait certes, moins que personne déprécier les effets de la musique actuelle, car l'enthousiasme avec lequel il en parle partout ailleurs prouve qu'ils étaient sur lui d'une intensité des moins ordinaires. Quoi qu'il en soit, et en jetant seulement nos regards autour de nous, il sera facile de citer, en faveur du pouvoir de notre musique, des faits certains, dont la valeur est au moins égale à celle des anecdotes douteuses des anciens historiens. Combien de fois n'avons-nous pas vu à l'Opéra, par exemple, aux représentations des chefs-d'œuvre de nos grands maîtres, des auditeurs agités de spasmes terribles, pleurer et rire à la fois, et manifester tous les symptômes du délire et de la fièvre! Un jeune musicien provençal, sous l'empire des sentiments passionnés qu'avait fait naître en lui la Vestale de Spontini, ne put supporter l'idée de rentrer dans notre monde prosaïque, au sortir du ciel de poésie qui venait de lui être ouvert; il prévint par lettres ses amis de son dessein, et après avoir encore entendu le chef-d'œuvre, objet de son admiration extatique, pensant avec raison qu'il avait atteint le maximum de la somme de bonheur réservée à l'homme sur la terre, un soir, à la porte de l'Opéra, il se brûla la cervelle.
La célèbre cantatrice, madame Malibran, entendant pour la première fois, au Conservatoire, la symphonie en ut mineur de Beethoven, fut saisie de convulsions telles, qu'il fallut l'emporter hors de la salle. Vingt fois nous avons vu, en pareil cas, des hommes graves obligés de sortir pour soustraire aux regards du public la violence de leurs émotions. Quant à celles que l'auteur de cet article doit personnellement à la musique, il affirme que rien au monde ne saurait en donner l'idée exacte à qui ne les a point éprouvées. Sans parler des affections morales que cet art a développées en lui, et pour ne citer que les impressions reçues et les effets éprouvés au moment même de l'exécution des ouvrages qu'il admire, voici ce qu'il peut dire en toute vérité: «A l'audition de certains morceaux de musique, mes forces vitales semblent d'abord doublées; je sens un plaisir délicieux, où le raisonnement n'entre pour rien; l'habitude de l'analyse vient ensuite d'elle-même faire naître l'admiration; l'émotion croissant en raison directe de l'énergie ou de la grandeur des idées de l'auteur, produit bientôt une agitation étrange dans la circulation du sang; mes artères battent avec violence; les larmes qui d'ordinaire annoncent la fin du paroxysme, n'en indiquent souvent qu'un état progressif, qui doit être de beaucoup dépassé. En ce cas, ce sont des contractions spasmodiques des muscles, un tremblement de tous les membres, un engourdissement total des pieds et des mains, une paralysie partielle des nerfs de la vision et de l'audition, je n'y vois plus, j'entends à peine; vertige... demi-évanouissement... On pense bien que des sensations portées à ce degré de violence sont assez rares, et que d'ailleurs il y a un vigoureux contraste à leur opposer, celui du mauvais effet musical, produisant le contraire de l'admiration et du plaisir. Aucune musique n'agit plus fortement en ce sens, que celle dont le défaut principal me paraît être la platitude jointe à la fausseté d'expression. Alors je rougis comme de honte, une véritable indignation s'empare de moi, on pourrait à me voir, croire que je viens de recevoir un de ces outrages pour lesquels il n'y a pas de pardon; il se fait, pour chasser l'impression reçue, un soulèvement général, un effort d'excrétion dans tout l'organisme, analogue aux efforts du vomissement, quand l'estomac veut rejeter une liqueur nauséabonde. C'est le dégoût et la haine portés à leur terme extrême; cette musique m'exaspère, et je la vomis par tous les pores.
Sans doute l'habitude de déguiser ou de maîtriser mes sentiments permet rarement à celui-ci de se montrer dans tout son jour; et s'il m'est arrivé quelquefois, depuis ma première jeunesse, de lui donner carrière, c'est que le temps de la réflexion m'avait manqué, j'avais été pris au dépourvu.
La musique moderne n'a donc rien à envier en puissance à celle des anciens. A présent, quels sont les modes d'action de l'art musical? Voici tous ceux que nous connaissons; et, bien qu'ils soient fort nombreux, il n'est pas prouvé qu'on ne puisse dans la suite en découvrir encore quelques autres. Ce sont:
Effet musical produit par différents sons entendus successivement, et formulés en phrases symétriques. L'art d'enchaîner d'une façon agréable ces séries de sons divers, ou de leur donner un sens expressif, ne s'apprend point, c'est un don de la nature, que l'observation des mélodies préexistantes et le caractère propre des individus et des peuples modifient de mille manières.
Effet musical produit par différents sons entendus simultanément. Les dispositions naturelles peuvent seules, sans doute, faire le grand harmoniste; cependant la connaissance des groupes de sons produisant les accords (généralement reconnus pour agréables et beaux), et l'art de les enchaîner régulièrement, s'enseignent partout avec succès.
Division symétrique du temps par les sons. On n'apprend pas au musicien à trouver de belles formes rhythmiques; la faculté particulière qui les lui fait découvrir est l'une des plus rares. Le rhythme, de toutes les parties de la musique, nous paraît être aujourd'hui la moins avancée.
Qualité par laquelle la musique se trouve en rapport direct de caractère avec les sentiments qu'elle veut rendre, les passions qu'elle veut exciter. La perception de ce rapport est excessivement peu commune; on voit fréquemment le public tout entier d'une salle d'opéra, qu'un son douteux révolterait à l'instant, écouter sans mécontentement, et même avec plaisir, des morceaux dont l'expression est d'une complète fausseté.
On désigne aujourd'hui par ce mot les passages ou transitions d'un ton ou d'un mode à un mode ou à un ton nouveau. L'étude peut faire beaucoup pour apprendre au musicien l'art de déplacer ainsi avec avantage la tonalité, et à modifier à propos sa constitution. En général les chants populaires modulent peu.
Consiste à faire exécuter à chaque instrument ce qui convient le mieux à sa nature propre et à l'effet qu'il s'agit de produire. C'est en outre l'art de grouper les instruments de manière à modifier le son des uns par celui des autres, en faisant résulter de l'ensemble un son particulier que ne produirait aucun d'eux isolément, ni réuni aux instruments de son espèce. Cette face de l'instrumentation est exactement, en musique, ce que le coloris est en peinture. Puissante, splendide et souvent outrée aujourd'hui, elle était à peine connue avant la fin du siècle dernier. Nous croyons également pour elle, comme pour le rhythme, la mélodie et l'expression, que l'étude des modèles peut mettre le musicien sur la voie qui conduit à la posséder, mais qu'on n'y réussit point sans des dispositions spéciales.
En plaçant l'auditeur à plus ou moins de distance des exécutants, et en éloignant dans certaines occasions les instruments sonores les uns des autres, on obtient dans l'effet musical des modifications qui n'ont pas encore été suffisamment observées.
Telles phrases et telles inflexions présentées avec douceur ou modération ne produisent absolument rien, qui peuvent devenir sublimes en leur donnant la force d'émission qu'elles réclament. La proposition inverse amène des résultats encore plus frappants: en violentant une idée douce, on arrive au ridicule et au monstrueux.
Est l'un des plus puissants principes d'émotion musicale. Les instruments ou les voix étant en grand nombre et occupant une large surface, la masse d'air mise en vibrations devient énorme, et ses ondulations prennent alors un caractère dont elles sont ordinairement dépourvues. Tellement que, dans une église occupée par une foule de chanteurs, si un seul d'entre eux se fait entendre, quels que soient la force, la beauté de son organe et l'art qu'il mettra dans l'exécution d'un thême simple et lent, mais peu intéressant en soi, il ne produira qu'un effet médiocre; tandis que ce même thême repris, sans beaucoup d'art, à l'unisson, par toutes les voix, acquerra aussitôt une incroyable majesté.
Des diverses parties constitutives de la musique que nous venons de signaler, presque toutes paraissent avoir été employées par les anciens. La connaissance de l'harmonie leur est seule généralement contestée. Un savant compositeur, notre contemporain, M. Lesueur, s'est posé l'intrépide antagoniste de cette opinion. Voici les motifs de ses adversaires:
«L'harmonie n'était pas connue des anciens, disent-ils, différents passages de leurs historiens et une foule de documents en font foi. Ils n'employaient que l'unisson et l'octave. On sait en outre que l'harmonie est une invention qui ne remonte pas au-delà du huitième siècle. La gamme et la constitution tonale des anciens n'étant pas les mêmes que les nôtres, inventées par l'italien Guido d'Arezzo, mais bien semblables à celles du plain-chant, qui n'est lui-même qu'un reste de la musique grecque, il est évident, pour tout homme versé dans la science des accords, que cette sorte de chant, rebelle à l'accompagnement harmonique, ne comporte que l'unisson et l'octave.»
On pourrait répondre à cela que l'invention de l'harmonie au moyen-âge ne prouve point qu'elle ait été inconnue aux siècles antérieurs. Plusieurs des connaissances humaines ont été perdues et retrouvées; et l'une des plus importantes découvertes que l'Europe s'attribue, celle de la poudre à canon, avait été faite en Chine fort longtemps auparavant. Il n'est d'ailleurs rien moins que certain, au sujet des inventions de Guido d'Arezzo, qu'elles soient réellement les siennes, car lui-même dans ses écrits en cite plusieurs comme choses universellement admises avant lui. Quant à la difficulté d'adapter au plain-chant notre harmonie, sans nier qu'elle ne s'unisse plus naturellement aux formes mélodiques modernes, le fait du chant ecclésiastique exécuté en contre-point à plusieurs parties, et de plus accompagné par les accords de l'orgue dans toutes les églises, y répond suffisamment. Voyons à présent sur quoi est basée l'opinion de M. Lesueur.
«L'harmonie était connue des anciens, dit-il, les œuvres de leurs poètes, philosophes et historiens le prouvent en maint endroit d'une façon péremptoire. Ces fragments historiques, fort clairs en eux-mêmes, ont été traduits à contre-sens. Grâce à l'intelligence que nous avons de la notation des Grecs, des morceaux entiers de leur musique, à plusieurs voix accompagnées de divers instruments, sont là pour témoigner de cette vérité. Des duos, trios et chœurs, de Sapho, Olympe, Terpandre, Aristoxène, etc., fidèlement reproduits dans nos signes musicaux, seront publiés plus tard. On y trouvera une harmonie simple et claire, où les accords les plus doux sont seuls employés, et dont le style est absolument le même que celui de certains fragments de musique religieuse, composés de nos jours. Leur gamme et leur système de tonalité sont parfaitement identiques aux nôtres. C'est une erreur des plus graves de voir dans le plain-chant, tradition monstrueuse des hymnes barbares que les Druïdes hurlaient autour de la statue d'Odin, en lui offrant d'horribles sacrifices, un débris de la musique grecque. Quelques cantiques en usage dans le rituel de l'église catholique sont grecs, il est vrai; aussi les trouvons-nous conçus dans le même système que la musique moderne? D'ailleurs, quand les preuves de fait manqueraient, celles de raisonnement ne suffisent-elles pas à démontrer la fausseté de l'opinion qui refuse aux anciens la connaissance et l'usage de l'harmonie? Quoi! les Grecs, ces fils ingénieux et polis de la terre qui vit naître Homère, Sophocle, Pindare, Praxitèle, Phidias, Apelles, Zeuxis, ce peuple artiste qui élevait des temples sublimes que le temps n'a pas encore abattus, dont le ciseau taillait dans le marbre des formes humaines dignes de représenter les dieux; ce peuple, dont les œuvres monumentales servent de modèles aux poètes, statuaires, architectes et peintres de nos jours, n'aurait eu qu'une musique incomplète et grossière comme celle des Barbares?... Quoi! ces milliers de chanteurs des deux sexes entretenus à grands frais dans les temples, ces myriades d'instruments de natures diverses qu'ils nommaient: Lyra, Psalterium, Trigonium, Sambuca, Cithara, Pectis, Maga, Barbiton, Testudo, Epigonium, Simmicium, Épandoron, etc., pour les instruments à cordes; Tuba, Fistula, Tibia, Cornu, Lituus, etc., pour les instruments à vent; Tympanum, Cymbalum, Crepitaculum, Tintinnabulum, Crotalum, etc., pour les instruments de percussion, n'auraient été employés qu'à produire de froids et stériles unissons ou de pauvres octaves! On aurait ainsi fait marcher du même pas la harpe et la trompette; on aurait enchaîné de force dans un unisson grotesque deux instruments dont les allures, le caractère et l'effet diffèrent si énormément! C'est faire à l'intelligence et au sens musical d'un grand peuple une injure qu'il ne mérite pas, c'est taxer la Grèce entière de barbarie.»
Tels sont les motifs de l'opinion de M. Lesueur. Quant aux faits cités en preuves, on ne peut rien leur opposer; et le jour où l'illustre maître publiera son grand ouvrage sur la musique antique, avec les fragments dont nous avons parlé plus haut; quand il indiquera les sources où il a puisé, les manuscrits qu'il a compulsés; quand les incrédules pourront se convaincre par leurs propres yeux, que ces harmonies attribuées aux Grecs nous ont été réellement léguées par eux; alors sans doute M. Lesueur aura gagné la cause au plaidoyer de laquelle il travaille depuis si longtemps avec une persévérance et une conviction inébranlables. Comme nous ne croyons pas qu'il soit opportun jusque-là de se prononcer dans une question où le doute est encore permis au public, nous allons discuter les preuves de raisonnement avancées par M. Lesueur, avec l'impartialité et l'attention que nous avons apportées dans l'examen des idées de ses antagonistes. Nous lui répondrons donc:
Les plains-chants que vous appelez barbares ne sont pas tous aussi sévèrement jugés par la généralité des musiciens actuels; il en est plusieurs, au contraire, qui leur paraissent empreints d'un rare caractère de sévérité et de grandeur. Le système de tonalité dans lequel ces hymnes sont écrites, et que vous condamnez, est susceptible de rencontrer fréquemment d'admirables applications. Beaucoup de chants populaires, pleins d'expression et de naïveté, sont dépourvus de note sensible, et par conséquent écrits dans le système tonal du plain-chant. D'autres, comme les airs écossais, appartiennent à une échelle musicale bien plus étrange encore, puisque le 4e et le 7e degré de notre gamme n'y figurent point. Quoi de plus frais cependant et de plus énergique parfois que ces mélodies des montagnes? Déclarer barbares des formes contraires à nos habitudes, ce n'est pas prouver qu'une éducation différente de celle que nous avons reçue ne puisse en venir à modifier singulièrement nos opinions à leur sujet. De plus, sans aller jusqu'à taxer la Grèce de barbarie, admettons seulement que sa musique, comparativement à la nôtre, fût encore dans l'enfance: le contraste de cet état imparfait d'un art spécial et de la splendeur des autres arts, qui n'ont avec lui aucun point de contact, aucune espèce de rapport, n'est point du tout inadmissible. Le raisonnement qui tendrait à faire regarder comme impossible cette anomalie est loin d'être nouveau, et l'on sait qu'en mainte circonstance il a amené à des conclusions que les faits ont ensuite démenties avec une brutalité désespérante.
L'argument tiré du peu de raison musicale qu'il y aurait à faire marcher ensemble à l'unisson ou à l'octave des instruments de natures aussi dissemblables qu'une lyre, une trompette et des timbales, est sans force réelle; car enfin, cette disposition instrumentale est-elle praticable? Oui, sans doute, et les musiciens actuels pourront l'employer quand ils voudront. Il n'est donc pas extraordinaire qu'elle ait été admise chez des peuples auxquels la constitution même de leur art ne permettait pas d'en employer d'autre.
A présent, quant à la supériorité de notre musique sur la musique antique, je crois qu'elle est probable. Soit en effet que les anciens aient connu l'harmonie, soit qu'ils l'aient ignorée, en réunissant en faisceau les idées que les partisans des deux opinions contraires nous ont données de la nature et des moyens de leur art, il en résulte avec assez d'évidence cette conclusion:
Notre musique contient celle des anciens, mais la leur ne contenait pas la nôtre; c'est-à-dire, nous pouvons aisément reproduire les effets de la musique antique, et de plus un nombre infini d'autres effets qu'elle n'a jamais connus et qu'il lui était impossible de rendre.
Nous n'avons rien dit de l'art des sons en Orient; voici pourquoi: tout ce que les voyageurs nous ont appris à ce sujet jusqu'ici, se borne à des puérilités informes et sans relations aucunes avec les idées que nous attachons au mot musique. A moins donc de notions nouvelles et opposées sur tous les points à celles qui nous sont acquises, nous devons regarder la musique, chez les Orientaux, comme un bruit grotesque, analogue à celui que font les enfants dans leurs jeux.
Il y a seize ou dix-sept ans qu'on fit, aux concerts spirituels de l'Opéra, l'essai des œuvres de Beethoven, alors parfaitement inconnues en France. On ne croirait pas aujourd'hui de quelle réprobation fut frappée immédiatement cette admirable musique par la plupart des artistes. C'était bizarre, incohérent, diffus, hérissé de modulations dures, d'harmonies sauvages, dépourvu de mélodie, d'une expression outrée, trop bruyant, et d'une difficulté horrible. M. Habeneck, pour satisfaire aux exigences des hommes de goût qui régentaient alors l'Académie royale de musique, se voyait forcé de faire, dans ces mêmes symphonies qu'il monte chaque année avec tant de soin au Conservatoire, des coupures monstrueuses, comme on s'en permettrait tout au plus dans un ballet de Gallemberg ou un opéra de Gaveaux. Sans ces corrections, Beethoven n'eût pas été admis à l'honneur de figurer, entre un solo de basson et un concerto de flûte, sur le programme des concerts spirituels. A la première audition des passages désignés au crayon rouge, Kreutzer s'était enfui en se bouchant les oreilles, et il eut besoin de tout son courage pour se décider aux autres répétitions à écouter ce qui restait de la symphonie en ré. C'est à ce même homme (dont nous ne contestons point du reste le talent), que Beethoven venait de dédier l'une de ses plus sublimes sonates pour piano et violon; il faut convenir que l'hommage était bien adressé. Aussi le célèbre violon ne put-il jamais se décider à jouer cette composition outrageusement inintelligible. N'oublions pas que l'opinion de M. Kreutzer sur Beethoven était celle des quatre-vingt-dix-neuf centièmes des musiciens de Paris à cette époque, et que, sans les efforts réitérés de l'imperceptible fraction qui professait l'opinion contraire, le plus grand compositeur des temps modernes nous serait peut-être encore aujourd'hui à peine connu. Le fait de l'exécution des fragments de Beethoven à l'Opéra était donc d'une grande importance; nous en pouvons juger, puisque sans lui, très-probablement, la société du Conservatoire n'eût pas été constituée. C'est à ce petit nombre d'hommes intelligents et au public qu'il faut faire honneur de cette belle institution. Le public en effet, le public véritable, celui qui n'appartient à aucune coterie, ne juge que par sentiment et non point d'après les idées étroites, les théories ridicules qu'il s'est faites sur l'art; ce public là, qui se trompe souvent malgré lui, puisqu'il lui arrive maintes fois de revenir sur ses propres décisions, fut frappé de prime abord par quelques-unes des éminentes qualités de Beethoven. Il ne demanda point si telle modulation était relative de telle autre, si certaines harmonies étaient admises par les magisters, ni s'il était permis d'employer certains rhythmes qu'on ne connaissait pas encore; il s'aperçut seulement que ces rhythmes, ces harmonies et ces modulations, ornés d'une mélodie noble et passionnée, et revêtus d'une instrumentation puissante, l'impressionnaient fortement et d'une façon toute nouvelle. En fallait-il davantage pour exciter ses applaudissements. Notre public français n'éprouve qu'à de rares intervalles la vive et brûlante émotion que peut produire l'art musical; mais quand il lui arrive d'en être véritablement agité, rien n'égale sa reconnaissance pour l'artiste, quel qu'il soit, qui la lui a donnée. Dès sa première apparition, le célèbre adagio en la mineur de la septième symphonie qu'on avait intercallé dans la deuxième pour faire passer le reste, fut donc apprécié à sa valeur par l'auditoire des concerts spirituels. Le parterre en masse le redemanda à grands cris, et, à la seconde exécution, un succès presque égal accueillit le premier morceau et le scherzo de la symphonie en ré qu'on avait peu goûtés à la première épreuve. L'intérêt manifeste que le public commença dès-lors à prendre à Beethoven doubla les forces de ses défenseurs, réduisit, sinon au silence, au moins à l'inaction la majorité de ses détracteurs, et peu à peu, grâce à ces lueurs crépusculaires annonçant aux clairvoyants de quel côté le soleil allait se lever, le noyau se grossit et l'on en vint à fonder, presque uniquement pour Beethoven, la magnifique société du Conservatoire, aujourd'hui sans rivale dans le monde.
Nous allons essayer l'analyse des symphonies de ce grand maître, en commençant par la première que le Conservatoire n'exécute jamais.
Cette œuvre, par sa forme, par son style mélodique, par sa sobriété harmonique et par son instrumentation, se distingue tout-à-fait des autres compositions de Beethoven qui lui ont succédé. L'auteur, en l'écrivant, est évidemment resté sous l'empire des idées de Mozart, qu'il a agrandies quelquefois, et partout ingénieusement imitées. Dans la première et la seconde partie seulement, on voit poindre de temps en temps quelques rhythmes dont l'auteur de Don Juan a fait usage, il est vrai, mais fort rarement et d'une façon beaucoup moins saillante. Le premier allégro a pour thême une phrase de six mesures, qui, sans avoir rien de bien caractérisé en soi, devient ensuite intéressante par l'art avec lequel elle est traitée. Une mélodie épisodique lui succède, d'un style peu distingué; et au moyen d'une demi-cadence, répétée trois ou quatre fois, nous arrivons à un dessin d'instruments à vent en imitations à la quarte, qu'on est d'autant plus étonné de trouver là, qu'il avait été écrit souvent déjà dans plusieurs ouvertures d'opéras français.
L'andante contient un accompagnement de timballes piano, qui paraît aujourd'hui quelque chose de fort ordinaire, mais où il faut reconnaître cependant le prélude des effets saisissants que Beethoven a produits plus tard, à l'aide de cet instrument, peu ou mal employé en général par ses prédécesseurs. Ce morceau est plein de charme, le thême en est gracieux et se prête bien aux développements fugués aux moyens desquels l'auteur a su en tirer un parti si ingénieux et si piquant. Mais il n'y a là, de même que dans le reste de la symphonie, rien de vraiment neuf, musicalement parlant; et l'idée poétique, si grande et si riche dans la plupart des œuvres qui ont suivi celle-ci, y manque tout-à-fait. C'est de la musique admirablement faite, claire, vive, mais peu accentuée, froide, et quelquefois mesquine, comme dans le rondo final, par exemple, véritable enfantillage musical; en un mot, ce n'est pas là Beethoven. Nous allons le trouver.
Dans celle-ci tout est noble, énergique et fier; l'introduction (largo) est un chef-d'œuvre. Les effets les plus beaux s'y succèdent sans confusion et toujours d'une manière inattendue; le chant est d'une solennité touchante qui, dès les premières mesures, impose le respect et prépare à l'émotion. Déjà le rhythme se montre plus hardi, l'orchestration plus riche, plus sonore et plus variée. A cet admirable adagio est lié un allegro con brio d'une verve entraînante. Le grupetto, qu'on rencontre dans la première mesure du thême proposé au début par les altos et violoncelles à l'unisson, est repris isolément ensuite, pour établir, soit des progressions en crescendo, soit des imitations entre les instruments à vent et les instruments à cordes, qui toutes sont d'une physionomie aussi neuve qu'animée. Au milieu se trouve une mélodie exécutée, dans sa première moitié, par les clarinettes, cors et bassons, et terminée en tutti par le reste de l'orchestre, dont la mâle énergie est encore rehaussée par l'heureux choix des accords qui l'accompagnent. L'andante n'est point traité de la même manière que celui de la première symphonie; il ne se compose pas d'un thême travaillé en imitations canoniques, mais bien d'un chant pur et candide, exposé d'abord simplement par le quatuor, puis brodé avec une rare élégance, au moyen de traits légers dont le caractère ne s'éloigne jamais du sentiment de tendresse qui forme le trait distinctif de l'idée principale. C'est la peinture ravissante d'un bonheur innocent, à peine assombri par quelques rares accents de mélancolie. Le scherzo est aussi franchement gai dans sa capricieuse fantaisie, que l'andante a été complètement heureux et calme; car tout est riant dans cette symphonie, les élans guerriers du premier allegro sont eux-mêmes tout-à-fait exempts de violence; on n'y saurait voir que l'ardeur juvénile d'un noble cœur dans lequel se sont conservées intactes les plus belles illusions de la vie. L'auteur croit encore à la gloire immortelle, à l'amour, au dévouement.... Aussi, quel abandon dans sa gaîté! comme il est spirituel! quelles saillies! A entendre ces divers instruments qui se disputent des parcelles d'un motif qu'aucun d'eux n'exécute en entier, mais dont chaque fragment se colore ainsi de mille nuances diverses en passant de l'un à l'autre, on croirait assister aux jeux féériques des gracieux esprits d'Obéron. Le final est de la même nature; c'est un second scherzo à deux temps, dont le badinage a peut-être encore quelque chose de plus fin et de plus piquant.
On a grand tort de tronquer l'inscription placée en tête de celle-ci par le compositeur. Elle est intitulée: Symphonie héroïque pour célébrer l'anniversaire de la mort d'un grand homme. On voit qu'il ne s'agit point ici de batailles ni de marches triomphales, ainsi que beaucoup de gens, trompés par la mutilation du titre, doivent s'y attendre, mais bien de pensers graves et profonds, de mélancoliques souvenirs, de cérémonies imposantes par leur grandeur et leur tristesse, en un mot, de l'oraison funèbre d'un héros. Je ne connais pas d'exemple en musique d'un style où la douleur ait su conserver constamment des formes aussi pures et une telle noblesse d'expressions.
Le premier morceau est à trois temps et dans un mouvement à peu près égal à celui de la valse. Quoi de plus sérieux cependant et de plus dramatique que cet allegro? Le thême énergique qui en forme le fond ne se présente pas d'abord dans son entier. Contrairement à l'usage, l'auteur en commençant, nous a laissé seulement entrevoir son idée mélodique; elle ne se montre avec tout son éclat qu'après un exorde de quelques mesures. Le rhythme est excessivement remarquable par la fréquence des syncopes et par des combinaisons de la mesure à deux temps, jetées, par l'accentuation des temps faibles, dans la mesure à trois temps. Quant à ce rhythme heurté viennent se joindre encore certaines rudes dissonances, comme celle que nous trouvons vers le milieu de la seconde reprise, où les premiers violons frappent le fa naturel aigu contre le mi naturel, quinte de l'accord de la mineur, on ne peut réprimer un mouvement d'effroi à ce tableau de fureur indomptable. C'est la voix du désespoir et presque de la rage. L'orchestre se calme subitement à la mesure suivante; on dirait que, brisé par l'emportement auquel il vient de se livrer, les forces lui manquent tout à coup. Puis ce sont des phrases plus douces, où nous retrouvons tout ce que le souvenir peut faire naître dans l'ame de douloureux attendrissements. Il est impossible de décrire, ou seulement d'indiquer, la multitude d'aspects mélodiques et harmoniques sous lesquels Beethoven reproduit son thême; nous nous bornerons à en indiquer un d'une extrême bizarrerie, qui a servi de texte à bien des discussions, que l'éditeur français a corrigé dans la partition, pensant que ce fût une faute de gravure, mais qu'on a rétabli après un plus ample informé: les premiers et seconds violons seuls tiennent en tremolo les deux notes si b, la b, fragment de l'accord de septième sur la dominante de mi bémol, quand un cor, qui a l'air de se tromper et de partir deux mesures trop tôt, vient témérairement faire entendre le commencement du thême principal qui roule exclusivement sur les notes, mi, sol, mi, si. On conçoit quel étrange effet cette mélodie de l'accord de tonique doit produire contre les deux notes dissonantes de l'accord de dominante, quoique l'écartement des parties en affaiblisse beaucoup le froissement; mais, au moment où l'oreille est sur le point de se révolter contre une semblable anomalie, un vigoureux tutti vient couper la parole au cor, et, se terminant piano sur l'accord de la tonique, laisse rentrer les violoncelles, qui disent alors le thême tout entier sous l'harmonie qui lui convient. A considérer les choses d'un peu haut, il est difficile de trouver une justification sérieuse à ce caprice musical. L'auteur y tenait beaucoup cependant; on raconte même qu'à la première répétition de cette symphonie, M. Ries, qui y assistait, s'écria en arrêtant l'orchestre: «Trop tôt, trop tôt, le cor s'est trompé!» et que, pour récompense de son zèle, il reçut de Beethoven furieux une semonce des plus vives.
Aucune bizarrerie de cette nature ne se présente dans le reste de la partition. La marche funèbre est tout un drame. On croit y trouver la traduction des beaux vers de Virgile, sur le convoi du jeune Pallas:
Multa que præterea Laurentis præmia pugnæ |
Adgerat, et longo prædam jubet ordine duci. |
Post bellator equus, positis insignibus, Æthon |
It lacrymans, guttis que humectat grandibus ora. |
La fin surtout émeut profondément. Le thême de la marche reparaît, mais par fragments coupés de silences et sans autre accompagnement que trois coups pizzicato de contrebasses; et quand ces lambeaux de la lugubre mélodie, seuls, nus, brisés, effacés, sont tombés un à un jusque sur la tonique, les instruments à vent poussent un cri, dernier adieu des guerriers à leur compagnon d'armes, et tout l'orchestre s'éteint sur un point d'orgue pianissimo.
Le troisième morceau est intitulé Scherzo, suivant l'usage. Le mot italien signifie jeu, badinage. On ne voit pas trop, au premier coup-d'œil, comment un pareil genre de musique peut figurer dans cette composition épique. Il faut l'entendre pour le concevoir. En effet, c'est bien là le rhythme, le mouvement du Scherzo; ce sont bien des jeux, mais de véritables jeux funèbres, à chaque instant assombris par des pensées de deuil, des jeux enfin comme ceux que les guerriers de l'Iliade célébraient autour des tombeaux de leurs chefs.
Jusque dans les évolutions les plus capricieuses de son orchestre, Beethoven a su conserver la couleur grave et sombre, la tristesse profonde qui devaient naturellement dominer dans un tel sujet. Le final n'est qu'un développement de la même idée poétique. Un passage d'instrumentation fort curieux se fait remarquer au début, et montre tout l'effet qu'on peut tirer de l'opposition des timbres différents. C'est un si bémol frappé par les violons, et repris à l'instant par les flûtes et les hautbois en manière d'écho. Bien que le son soit répercuté sur le même degré de l'échelle, dans le même mouvement et avec une force égale, il résulte cependant de ce dialogue une différence si grande entre les mêmes notes, qu'on pourrait comparer la nuance qui les distingue à celle qui sépare le bleu du violet. De telles finesses de tons étaient tout-à-fait inconnues avant Beethoven, c'est à lui que nous les devons.
Ce final si varié est pourtant fait entièrement sur un thême fugué fort simple, sur lequel l'auteur bâtit ensuite, outre mille ingénieux détails, deux autres thêmes dont l'un est de la plus grande beauté. On ne peut s'apercevoir, à la tournure de la mélodie, qu'elle a été pour ainsi dire extraite d'une autre. Son expression au contraire est mille fois plus touchante, elle est incomparablement plus gracieuse que le thême primitif, dont le caractère est plutôt celui d'une basse et qui en tient fort bien lieu. Ce chant reparaît, un peu avant la fin, sur un mouvement plus lent et avec une autre harmonie qui en redouble la tristesse. Le héros coûte bien des pleurs. Après ces derniers regrets donnés à sa mémoire, le poète quitte l'élégie pour entonner avec transport l'hymne de la gloire. Quoiqu'un peu laconique, cette péroraison est pleine d'éclat, elle couronne dignement le monument musical. Beethoven a écrit des choses plus saisissantes peut-être que cette symphonie, plusieurs de ses autres compositions impressionnent plus vivement le public, mais, il faut le reconnaître cependant, la symphonie héroïque est tellement forte de pensée et d'exécution, le style en est si nerveux, si constamment élevé, et la forme si poétique, que son rang est égal à celui des plus hautes conceptions de son auteur. Un sentiment de tristesse grave et pour ainsi dire antique me domine toujours pendant l'exécution de cette symphonie; mais le public en paraît médiocrement touché. Certes, il faut déplorer la misère de l'artiste qui, brûlant d'un tel enthousiasme, n'a pu se faire assez bien comprendre même d'un auditoire d'élite, pour l'élever jusqu'à la hauteur de son inspiration. C'est d'autant plus triste que ce même auditoire, en d'autres circonstances, s'échauffe, palpite et pleure avec lui; il se prend d'une passion réelle et très-vive pour quelques-unes de ses compositions également admirables, il est vrai, mais non plus belles que celle-ci cependant; il apprécie à leur juste valeur l'adagio en la mineur de la septième symphonie, l'allegretto scherzando de la huitième, le finale de la cinquième, le scherzo de la neuvième; il paraît même fort ému de la marche funèbre de la symphonie dont il est ici question (l'héroïque); mais quant au premier morceau, il est impossible de se faire illusion, j'en ai fait la remarque depuis plus de dix ans, le public l'écoute presque de sang-froid; il y voit une composition savante et d'une assez grande énergie; au-delà..., rien. Il n'y a pas de philosophie qui tienne; on a beau se dire qu'il en fut toujours ainsi en tous lieux et pour toutes les œuvres élevées de l'esprit, que les causes de l'émotion poétique sont secrètes et inappréciables, que le sentiment de certaines beautés dont quelques individus sont doués, manque absolument chez les masses, qu'il est même impossible qu'il en soit autrement....... Tout cela ne console pas, tout cela ne calme pas l'indignation instinctive, involontaire, absurde, si l'on veut, dont le cœur se remplit, à l'aspect d'une merveille méconnue, d'une création surhumaine, que la foule regarde sans voir, écoute sans entendre, et laisse passer près d'elle sans presque détourner la tête, comme s'il ne s'agissait que d'une chose médiocre ou commune. Oh! c'est affreux de se dire, et cela avec une certitude impitoyable: Ce que je trouve beau est le beau pour moi, mais il ne le sera peut-être pas pour mon meilleur ami; celui dont les sympathies sont ordinairement les miennes sera affecté d'une autre manière que je ne le suis; il se peut que l'œuvre qui me transporte, qui me donne la fièvre, qui m'arrache des larmes, le laisse froid, ou même lui déplaise, l'impatiente...
La plupart des grands poètes ne sentent pas la musique ou ne goûtent que les mélodies triviales et puériles; beaucoup de grands esprits, qui croient l'aimer, ne se doutent même pas des émotions qu'elle fait naître; pour Napoléon, à coup sûr, elle n'existait pas. Ce sont de tristes vérités, mais ce sont des vérités palpables, évidentes, que l'entêtement de certains systèmes peut seul empêcher de reconnaître. J'ai vu une chienne qui hurlait de plaisir en entendant la tierce majeure tenue en double corde sur le violon, elle a fait des petits sur qui la tierce, ni la quinte, ni la sixte, ni l'octave, ni aucun accord consonnant ou dissonant, n'ont jamais produit la moindre impression. Le public, de quelque manière qu'il soit composé, est toujours, à l'égard des grandes conceptions musicales, comme cette chienne et ses chiens. Il a certains nerfs qui vibrent à certaines résonnances, mais cette organisation, tout incomplète qu'elle soit, étant inégalement répartie et modifiée à l'infini, il s'en suit qu'il y a presque folie à compter sur tels moyens de l'art plutôt que sur tels autres, pour agir sur elle; et que le compositeur n'a rien de mieux à faire que d'obéir aveuglément à son sentiment propre, en se résignant d'avance à toutes les chances du hasard. Je sors du Conservatoire avec trois ou quatre dilettanti, un jour où l'on vient d'exécuter la symphonie avec chœurs.
—Comment trouvez-vous cet ouvrage, me dit l'un d'eux?
—Immense! magnifique! écrasant!
—C'est singulier, je m'y suis cruellement ennuyé. Et vous? ajoute-t-il, en s'adressant à un Italien...
—Oh! moi, je trouve cela inintelligible, ou plutôt insupportable, il n'y a pas de mélodie.... Au reste, tenez, voici plusieurs journaux qui en parlent, lisons:
—La symphonie avec chœurs de Beethoven représente le point culminant de la musique moderne; l'art n'a rien produit encore qu'on puisse lui comparer pour la noblesse du style, la grandeur du plan et le fini des détails.
(Un autre journal.)—La symphonie avec chœurs de Beethoven est une monstruosité.
(Un autre.)—Cet ouvrage n'est pas absolument dépourvu d'idées, mais elles sont mal disposées et ne forment qu'un ensemble incohérent et dénué de charme.
(Un autre.)—La dernière symphonie de Beethoven, celle avec chœurs, contient d'admirables passages, cependant on voit que les idées manquaient à l'auteur, et que, son imagination épuisée ne le soutenant plus, il s'est consumé en efforts souvent heureux pour suppléer à l'inspiration à force d'art. Les quelques phrases qui s'y trouvent sont supérieurement traitées et disposées dans un ordre parfaitement clair et logique. En somme, c'est l'œuvre fort intéressante d'un génie fatigué.»
Où est la vérité? où est l'erreur? partout et nulle part. Chacun a raison; ce qui est beau pour l'un ne l'est pas pour l'autre, par cela seul que l'un a été ému et que l'autre est demeuré impassible, que le premier a éprouvé une vive jouissance et le second une grande fatigue. Que faire à cela?... rien..., mais c'est horrible; j'aimerais mieux être fou et croire au beau absolu.
Ici Beethoven abandonne entièrement l'ode et l'élégie, pour retourner au style moins élevé et moins sombre, mais non moins difficile, peut-être, de la seconde symphonie. Le caractère de cette partition est généralement vif, alerte, gai ou d'une douceur céleste. Si l'on en excepte l'adagio méditatif, qui lui sert d'introduction, le premier morceau est presque entièrement consacré à la joie. Le motif en notes détachées, par lequel débute l'allegro, n'est qu'un canevas sur lequel l'auteur répand ensuite d'autres mélodies plus réelles, qui rendent ainsi accessoire l'idée en apparence principale du commencement.
Cet artifice, bien que fécond en résultats curieux et intéressants, avait été déjà employé par Mozart et Haydn, avec un bonheur égal. Mais on trouve dans la seconde partie du même allegro, une idée vraiment neuve, dont les premières mesures captivent l'attention, et qui après avoir entraîné l'esprit de l'auditeur dans ses développements mystérieux, le frappe d'étonnement par sa conclusion inattendue. Voici en quoi elle consiste: après un tutti assez vigoureux, les premiers violons morcelant le premier thême, en forment un jeu dialogué pianissimo avec les seconds violons, qui vient aboutir sur des tenues de l'accord de septième-dominante du ton de si naturel; chacune de ces tenues est coupée par deux mesures de silence, que remplit seul un léger tremolo de timbales sur le si bémol, tierce majeure enharmonique du fa dièze fondamental. Après deux apparitions de cette nature, les timbales se taisent pour laisser les instruments à cordes murmurer doucement d'autres fragments du thême, et arriver, par une nouvelle modulation enharmonique, sur l'accord de sixte et quarte de si bémol. Les timbales rentrant alors sur le même son, qui, au lieu d'être une note sensible comme la première fois, est une tonique véritable, continuent le tremolo pendant une vingtaine de mesures. La force de tonalité de ce si bémol, très peu perceptible en commençant, devient de plus en plus grande au fur et à mesure que le tremolo se prolonge; puis les autres instruments, semant de petits traits inachevés leur marche progressive, aboutissent avec le grondement continu de la timbale à un forte général où l'accord parfait de si bémol s'établit enfin à plein orchestre dans toute sa majesté. Ce prodigieux crescendo est une des choses les mieux inventées que nous connaissions en musique; on ne lui trouverait guère de pendant que dans celui qui termine le célèbre scherzo de la symphonie en ut mineur. Encore ce dernier, malgré son immense effet, est-il conçu sur une échelle moins vaste, partant du piano pour arriver à l'explosion finale, sans sortir du ton principal; tandis que celui dont nous venons de décrire la marche, part du mezzo-forte, va se perdre un instant dans un pianissimo sous des harmonies dont la couleur est constamment vague et indécise, puis reparaît avec des accords d'une tonalité plus arrêtée, et n'éclate qu'au moment où le nuage qui voilait cette modulation, est complètement dissipé. On dirait d'un fleuve dont les eaux paisibles disparaissent tout-à-coup, et ne sortent de leur lit souterrain que pour retomber avec fracas en cascade écumante.
Pour l'adagio, il échappe à l'analyse... C'est tellement pur de formes, l'expression de la mélodie est si angélique et d'une si irrésistible tendresse, que l'art prodigieux de la mise en œuvre disparaît complètement. On est saisi, dès les premières mesures, d'une émotion qui, à la fin devient accablante par son intensité; et ce n'est que chez l'un des géants de la poésie, que nous pouvons trouver un point de comparaison à cette page sublime du géant de la musique. Rien, en effet, ne ressemble davantage à l'impression produite par cet adagio, que celle qu'on éprouve à lire le touchant épisode de Francesca di Rimini, dans la Divina Comedia, dont Virgile ne peut entendre le récit sans pleurer à sanglots, et qui, au dernier vers, fait Dante tomber, comme tombe un corps mort.
Le scherzo consiste presque entièrement en phrases rhythmées à deux temps, forcées d'entrer dans les combinaisons de la mesure à trois. Ce moyen, dont Beethoven a usé fréquemment, donne beaucoup de nerf au style; les désinences mélodiques deviennent par là plus piquantes, plus inattendues; et d'ailleurs, ces rhythmes à contre-temps ont en eux-mêmes un charme très-réel, quoique difficile à expliquer. On éprouve du plaisir à voir la mesure ainsi broyée se retrouver entière à la fin de chaque période, et le sens du discours musical, quelque temps suspendu, arriver cependant à une conclusion satisfaisante, à une solution complète. La mélodie du trio, confiée aux instruments à vent est d'une délicieuse fraîcheur; le mouvement en est plus lent que celui du reste du scherzo, et sa simplicité ressort plus élégante encore de l'opposition des petites phrases que les violons jettent sur l'harmonie, comme autant d'agaceries charmantes. Le final, gai et sémillant, rentre dans les formes rhythmiques ordinaires; il consiste en un cliquetis de notes scintillantes, en un babillage continuel, entrecoupé cependant de quelques accords rauques et sauvages, où les boutades colériques, que nous aurons plus tard l'occasion de signaler chez l'auteur, commencent à se manifester.
La plus célèbre de toutes, sans contredit, est aussi la première, selon nous, dans laquelle Beethoven ait donné carrière à sa vaste imagination sans prendre pour guide ou pour appui une pensée étrangère. Dans les première, seconde et quatrième symphonies, il a plus ou moins agrandi des formes déjà connues, en les poétisant de tout ce que sa vigoureuse jeunesse pouvait répandre sur elles d'inspirations brillantes ou passionnées; dans la troisième (l'héroïque) la forme tend à s'élargir, il est vrai, et la pensée s'élève à une grande hauteur; mais on ne saurait y méconnaître cependant l'influence d'un de ces poètes divins auxquels, dès longtemps, le grand artiste avait élevé un temple dans son cœur. Beethoven, fidèle au précepte d'Horace:
«Nocturnâ versate manu, versate diurnâ,»
lisait habituellement Homère, et dans sa magnifique épopée musicale, qu'on a dit à tort ou à raison inspirée par un héros moderne, les souvenirs de l'antique Iliade jouent un rôle admirablement beau, mais non moins évident.
La symphonie en ut mineur, au contraire, nous paraît émaner directement et uniquement du génie de Beethoven; c'est sa pensée intime qu'il y va développer; ses douleurs secrètes, ses colères concentrées, ses rêveries pleines d'un accablement si triste, ses visions nocturnes, ses élans d'enthousiasme, en fourniront le sujet; et les formes de la mélodie, de l'harmonie, du rhythme et de l'instrumentation s'y montreront aussi essentiellement individuelles et neuves, que douées de puissance et de noblesse.
Le premier morceau est consacré à la peinture des sentiments désordonnés qui bouleversent une grande ame en proie au désespoir; non ce désespoir concentré, calme, qui emprunte les apparences de la résignation; non pas cette douleur sombre et muette de Roméo apprenant la mort de Juliette, mais bien la fureur terrible d'Othello recevant de la bouche d'Iago les calomnies empoisonnées qui le persuadent du crime de Desdémona. C'est tantôt un délire frénétique qui éclate en cris effrayants; tantôt un abattement excessif qui n'a que des accents de regret, et se prend en pitié lui-même; tantôt un débordement d'imprécations, une rage inouïe. Écoutez ces hoquets de l'orchestre, ces accords dialogués entre les instruments à vent et les instruments à cordes, qui vont et viennent en s'affaiblissant toujours, comme la respiration pénible d'un mourant, puis font place à une phrase pleine de violence où l'orchestre semble se relever, ranimé par un éclair de fureur; voyez cette masse frémissante hésiter un instant et se précipiter ensuite tout entière, divisée en deux unissons ardents comme deux ruisseaux de lave; et dites si ce style passionné n'est pas en dehors et au-dessus de tout ce qu'on avait produit auparavant en musique instrumentale.
On trouve dans ce morceau un exemple frappant de l'effet produit par le redoublement excessif des parties dans certaines circonstances, et de l'aspect sauvage de l'accord de quarte sur la seconde note du ton, autrement dit, du second renversement de l'accord de la dominante. On le rencontre fréquemment sans préparation ni résolution, et une fois même sans la note sensible et sur un point d'orgue, le ré se trouvant au grave dans tous les instruments à cordes, pendant que le sol dissonne tout seul à l'aigu dans quelques parties d'instruments à vent.
L'adagio présente quelques rapports de caractère avec l'andante en la mineur de la septième symphonie, et celui en mi bémol de la quatrième. Il tient également de la gravité mélancolique du premier, et de la grâce touchante du second. Le thême proposé d'abord par les violoncelles et altos unis, avec un simple accompagnement de contre-basses pizzicato est suivi d'une phrase des flûtes, hautbois, clarinettes et bassons, qui revient constamment la même, et dans le même ton, d'un bout à l'autre du morceau, quelles que soient les modifications subies successivement par le premier thême. Cette persistance de la même phrase à se représenter toujours dans sa simplicité si profondément triste, produit peu à peu sur l'ame de l'auditeur une impression qu'on ne saurait décrire, et qui est certainement la plus vive de cette nature que nous ayons éprouvée. Parmi les effets harmoniques les plus osés de cette élégie sublime nous citerons 1º la tenue des flûtes et clarinettes à l'aigu, sur la dominante mi bémol, pendant que les instruments à cordes s'agitent dans le grave en passant par l'accord de sixte ré bémol, fa, si bémol, dont la tenue supérieure ne fait point partie; 2º la phrase incidente exécutée par une flûte, un hautbois et deux clarinettes, qui se meuvent en mouvement contraire, de manière à produire de temps en temps des dissonances de seconde non préparées entre le sol, note sensible, et le fa sixte majeure de la bémol. Ce troisième renversement de l'accord de septième de sensible est prohibé, tout comme la pédale haute que nous venons de citer, par la plupart des théoriciens, et n'en produit pas moins un effet délicieux. Il y a encore à la dernière rentrée du premier thême, un canon à l'unisson à une mesure de distance, entre les violons et les flûtes, clarinettes et bassons, qui donnerait à la mélodie ainsi traitée un nouvel intérêt, s'il était possible d'entendre l'imitation des instruments à vent; malheureusement l'orchestre entier joue fort dans le même moment et la rend absolument insaisissable.
Le scherzo est une étrange composition dont les premières mesures, qui n'ont rien de terrible cependant, causent cette émotion inexplicable qu'on éprouve sous le regard magnétique de certains individus. Tout y est mystérieux et sombre; les jeux d'instrumentation, d'un aspect plus ou moins sinistre, semblent se rattacher à l'ordre d'idées qui créa la fameuse scène du Bloksberg, dans le Faust de Goethe. Les nuances du piano et du mezzo forte y dominent. Le milieu (le trio) est occupé par un trait de basses, exécuté de toute la force des archets, dont la lourde rudesse fait trembler sur leurs pieds les pupitres de l'orchestre et ressemble assez aux ébats d'un éléphant en gaîté..... Mais le monstre s'éloigne, et le bruit de sa folle course se perd graduellement. Le motif du scherzo reparaît en pizzicato; le silence s'établit peu à peu, on n'entend plus que quelques notes légèrement pincées par les violons et les petits gloussements étranges que produisent les bassons donnant le la bémol aigu, froissé de très-près par le sol octave du son fondamental de l'accord de neuvième dominante mineure; puis, rompant la cadence, les instruments à cordes prennent doucement avec l'archet l'accord de la bémol et s'endorment sur cette tenue. Les timbales seules entretiennent le rhythme en frappant avec des baguettes couvertes d'éponge de légers coups qui se dessinent sourdement sur la stagnation générale du reste de l'orchestre. Ces notes de timbales sont des ut; le ton du morceau est celui d'ut mineur; mais l'accord de la bémol, longtemps soutenu par les autres instruments, semble introduire une tonalité différente; de son côté le martellement isolé des timbales sur l'ut tend à conserver le sentiment du ton primitif. L'oreille hésite.... on ne sait où va aboutir ce mystère d'harmonie..... quand les sourdes pulsations des timbales augmentant peu à peu d'intensité, arrivent avec les violons qui ont repris part au mouvement et changé l'harmonie, à l'accord de septième dominante, sol, si, ré, fa, au milieu duquel les timbales roulent obstinément leur ut tonique; tout l'orchestre, aide des trombones qui n'ont point encore paru, éclate alors dans le mode majeur sur un thême de marche triomphale, et le final commence. On sait l'effet de ce coup de foudre, il est inutile d'en entretenir le lecteur.
La critique a essayé pourtant d'atténuer le mérite de l'auteur en affirmant qu'il n'avait employé qu'un procédé vulgaire, l'éclat du mode majeur succédant avec pompe à l'obscurité d'un pianissimo mineur; que le thême triomphal manquait d'originalité, et que l'intérêt allait en diminuant jusqu'à la fin, au lieu de suivre la progression contraire. Nous lui répondrons: a-t-il fallu moins de génie pour créer une œuvre pareille, parce que le passage du piano au forte, et celui du mineur au majeur, étaient des moyens déjà connus?.. Combien d'autres compositeurs n'ont-ils pas voulu mettre en jeu le même ressort; et en quoi le résultat qu'ils ont obtenu, se peut-il comparer au gigantesque chant de victoire dans lequel l'ame du poète musicien, libre désormais des entraves et des souffrances terrestres, semble s'élancer rayonnante vers les cieux?... Les quatre premières mesures du thême ne sont pas, il est vrai, d'une grande originalité; mais les formes de la fanfare sont naturellement bornées, et nous ne croyons pas qu'il soit possible d'en trouver de nouvelles sans sortir tout-à-fait du caractère simple, grandiose et pompeux qui lui est propre. Aussi Beethoven n'a-t-il voulu pour le début de son final qu'une entrée de fanfare, et il retrouve bien vite dans tout le reste du morceau et même dans la suite de la phrase principale, cette élévation et cette nouveauté de style qui ne l'abandonnent jamais. Quant au reproche de n'avoir pas augmenté l'intérêt jusqu'au dénouement, voici ce qu'on pourrait dire: la musique ne saurait, dans l'état où nous la connaissons du moins, produire un effet plus violent que celui de cette transition du scherzo à la marche triomphale; il était donc impossible de l'augmenter en avançant.
Se soutenir à une pareille hauteur est déjà un prodigieux effort; malgré l'ampleur des développements auxquels il s'est livré, Beethoven cependant a pu le faire. Mais cette égalité même, entre le commencement et la fin, suffit pour faire supposer une décroissance, à cause de la secousse terrible que reçoivent au début les organes des auditeurs, et qui, élevant à son plus violent paroxisme l'émotion nerveuse, la rend d'autant plus difficile l'instant d'après; dans une longue file de colonnes de la même hauteur, une illusion d'optique fait paraître plus petites les plus éloignées. Peut-être notre faible organisation s'accommoderait-elle mieux d'une péroraison plus laconique semblable au: Notre général vous rappelle, de Gluck; l'auditoire ainsi n'aurait pas le temps de se refroidir, et la symphonie finirait avant que la fatigue l'ait mis dans l'impossibilité d'avancer encore sur les pas de l'auteur. Toutefois, cette observation ne porte, pour ainsi dire, que sur la mise en scène de l'ouvrage, et n'empêche pas que ce final ne soit en lui-même d'une magnificence et d'une richesse auprès desquelles bien peu de morceaux pourraient paraître sans en être écrasés.
Cet étonnant paysage semble avoir été composé par Poussin et dessiné par Michel-Ange. L'auteur de Fidelio et de la symphonie héroïque veut peindre le calme de la campagne, les douces mœurs des bergers. Oh! mais entendons-nous: il ne s'agit pas des bergers roses-verts et enrubanés de M. de Florian, encore moins de ceux de M. Lebrun, auteur du Rossignol, ou de ceux de J. J. Rousseau, auteur du Devin de Village. C'est de la nature vraie qu'il s'agit ici. Il intitule son premier morceau: Sensations douces qu'inspire l'aspect d'un riant paysage. Les pâtres commencent à circuler dans les champs, avec leur allure nonchalante, leurs pipeaux qu'on entend au loin et tout près; de ravissantes phrases vous caressent délicieusement comme la brise parfumée du matin; des vols ou plutôt des essaims d'oiseaux babillards passent en bruissant sur votre tête, et de temps en temps l'atmosphère semble chargée de vapeurs; de grands nuages viennent cacher le soleil, puis tout-à-coup ils se dissipent et laissent tomber d'aplomb sur les champs et les bois des torrents d'une éblouissante lumière. Voilà ce que je me représente en entendant ce morceau, et je crois que, malgré le vague de l'expression instrumentale, bien des auditeurs ont pu en être impressionnés de la même manière.
Plus loin est une scène au bord de la rivière. Contemplation........ L'auteur a sans doute créé cet admirable adagio, couché dans l'herbe, les yeux au ciel, l'oreille au vent, fasciné par mille et mille doux reflets de sons et de lumière, regardant et écoutant à la fois les petites vagues blanches, scintillantes du ruisseau, se brisant avec un léger bruit sur les cailloux du rivage; c'est délicieux. Quelques personnes reprochent vivement à Beethoven d'avoir, à la fin de l'adagio, voulu faire entendre successivement et ensemble le chant de trois oiseaux. Comme, à mon avis, le succès ou le non succès décident pour l'ordinaire de la raison ou de l'absurdité de pareilles tentatives, je dirai aux adversaires de celle-ci que leur critique me paraît juste quant au rossignol dont le chant n'est guère mieux imité ici que dans le fameux solo de flûte de M. Lebrun; par la raison toute simple que le rossignol ne faisant entendre que des sons inappréciables ou variables, ne peut être imité par des instruments à sons fixes dans un diapason arrêté; mais il me semble qu'il n'en est pas ainsi pour la caille et le coucou, dont le cri ne formant que deux notes pour l'un, et une seule pour l'autre, notes justes et fixes, ont par cela seul permis une imitation exacte et complète.
A présent, si l'on reproche au musicien, comme une puérilité, d'avoir fait entendre exactement le chant des oiseaux, dans une scène où toutes les voix calmes du ciel, de la terre et des eaux doivent naturellement trouver place, je répondrai que la même objection peut lui être adressée, quand, dans un orage, il imite aussi exactement les vents, les éclats de la foudre, le mugissement des troupeaux. Et Dieu sait cependant s'il est jamais entré dans la tête d'un critique de trouver absurde l'orage de la symphonie pastorale! Continuons: Le poète nous amène à présent au milieu d'une réunion joyeuse de paysans. On danse, on rit, avec modération d'abord; la musette fait entendre un gai refrain, accompagné d'un basson qui ne sait faire que deux notes. Beethoven a sans doute voulu caractériser par là quelque bon vieux paysan allemand, monté sur un tonneau, armé d'un mauvais instrument délabré, dont il tire à peine les deux sons principaux du ton de fa, la dominante et la tonique. Chaque fois que le hautbois entonne son chant de musette naïf et gai comme une jeune fille endimanchée, le vieux basson vient souffler ses deux notes; la phrase mélodique module-t-elle, le basson se tait, compte ses pauses tranquillement, jusqu'à ce que la rentrée dans le ton primitif lui permette de replacer son imperturbable fa, ut, fa. Cet effet d'un grotesque excellent échappe presque complètement à l'attention du public. La danse s'anime, devient folle, bruyante. Le rhythme change; un air grossier à deux temps annonce l'arrivée des montagnards aux lourds sabots; le premier morceau à trois temps recommence plus animé que jamais: tout se mêle, s'entraîne; les cheveux des femmes commencent à voler sur leurs épaules; les montagnards ont apporté leur joie bruyante et avinée; on frappe dans les mains; on crie, on court, on se précipite; c'est une fureur, une rage... Quand un coup de tonnerre lointain vient jeter l'épouvante au milieu du bal champêtre et mettre en fuite les danseurs.
Orage, éclairs. Je désespère de pouvoir donner une idée de ce prodigieux morceau; il faut l'entendre pour concevoir jusqu'à quel degré de vérité et de sublime peut atteindre la musique pittoresque entre les mains d'un homme comme Beethoven. Ecoutez, écoutez ces raffales de vent chargées de pluie, ces sourds grondements des basses, le sifflement aigu des petites flûtes qui nous annoncent une horrible tempête sur le point d'éclater; l'ouragan s'approche, grossit; un immense trait chromatique, parti des hauteurs de l'instrumentation, vient fouiller jusqu'aux dernières profondeurs de l'orchestre, y accroche les basses, les entraîne avec lui et remonte en frémissant comme un tourbillon qui renverse tout sur son passage. Alors les trombones éclatent, le tonnerre des timbales redouble de violence; ce n'est plus de la pluie, du vent, c'est un cataclysme épouvantable, le déluge universel, la fin du monde. En vérité, cela donne des vertiges, et bien des gens, en entendant cet orage, ne savent trop si l'émotion qu'ils ressentent est plaisir ou douleur. La symphonie est terminée par l'action de grâces des paysans après le retour du beau temps. Tout alors redevient riant, les pâtres reparaissent, se répondent sur la montagne en rappelant leurs troupeaux dispersés; le ciel est serein; les torrents s'écoulent peu à peu; le calme renaît, et, avec lui renaissent les chants agrestes dont la douce mélodie repose l'ame ébranlée et consternée par l'horreur magnifique du tableau précédent.
Après cela, faudra-t-il absolument parler des étrangetés de style qu'on rencontre dans cette œuvre gigantesque; de ces groupes de cinq notes de violoncelles, opposés à des traits de quatre notes dans les contrebasses, qui se froissent sans pouvoir se fondre dans un unisson réel? Faudra-t-il signaler cet appel des cors, arpégeant l'accord d'ut pendant que les instruments à cordes tiennent celui de fa?... En vérité, j'en suis incapable. Pour un travail de cette nature, il faut raisonner froidement, et le moyen de se garantir de l'ivresse quand l'esprit est préoccupé d'un pareil sujet!... Loin de là, on voudrait dormir, dormir des mois entiers pour habiter en rêve la sphère inconnue que le génie nous a fait un instant entrevoir. Que par malheur, après un tel concert, on soit obligé d'assister à quelque opéra-comique, à quelque soirée avec cavatines à la mode et concerto de flûte, on aura l'air stupide; quelqu'un vous demandera:
«Comment trouvez-vous ce duo italien?
On répondra d'un air grave:
—Fort beau.
—Et ces variations de clarinette?
—Superbes.
—Admirable.»
Et quelque artiste distingué qui aura entendu vos réponses sans connaître la cause de votre préoccupation, dira en vous montrant: «Quel est donc cet imbécille?»
La septième symphonie est célèbre par son andante. Ce n'est pas que les trois autres parties soient moins dignes d'admiration; loin de là. Mais le public ne jugeant d'ordinaire que par l'effet produit, et ne mesurant cet effet que sur le bruit des applaudissements, il s'en suit que le morceau le plus applaudi passe toujours pour le plus beau (bien qu'il y ait des beautés d'un prix infini qui ne sont pas de nature à exciter de bruyants suffrages); ensuite, pour réhausser davantage l'objet de cette prédilection, on lui sacrifie tout le reste. Tel est, en France du moins, l'usage invariable. C'est pourquoi, en parlant de Beethoven, on dit l'Orage de la symphonie pastorale, le final de la symphonie en ut mineur, l'andante de la symphonie en la, etc., etc.
Il ne paraît pas prouvé que cette dernière ait été composée postérieurement à la Pastorale et à l'Héroïque, quelques personnes pensent au contraire qu'elle les a précédées de quelque temps. Le numéro d'ordre qui la désigne comme la septième ne serait en conséquence, si cette opinion est fondée, que celui de sa publication.
Le premier morceau s'ouvre par une large et pompeuse introduction où la mélodie, les modulations, les dessins d'orchestre, se disputent successivement l'intérêt, et qui commence par un de ces effets d'instrumentation dont Beethoven est incontestablement le créateur. La masse entière frappe un accord fort et sec, laissant à découvert, pendant le silence qui lui succède, un hautbois, dont l'entrée, cachée par l'attaque de l'orchestre, n'a pu être aperçue, et qui développe seul en sons tenus la mélodie. On ne saurait débuter d'une façon plus originale. A la fin de l'introduction, la note mi dominante de la, ramenée après plusieurs excursions dans les tons voisins, devient le sujet d'un jeu de timbres entre les violons et les flûtes, analogue à celui qu'on trouve dans les premières mesures du final de la symphonie héroïque. Le mi va et vient, sans accompagnement, pendant six mesures, changeant d'aspect chaque fois qu'il passe des instruments à cordes aux instruments à vent; gardé définitivement par la flûte et le hautbois, il sert à lier l'introduction à l'allegro, et devient la première note du thême principal, dont il dessine peu à peu la forme rhythmique. J'ai entendu ridiculiser ce thême à cause de son agreste naïveté. Probablement le reproche de manquer de noblesse ne lui eût point été adressé, si l'auteur avait, comme dans sa Pastorale, inscrit en grosses lettres, en tête de son allegro: Ronde de Paysans. On voit par là que, s'il est des auditeurs qui n'aiment point à être prévenus du sujet traité par le musicien, il en est d'autres, au contraire, fort disposés à mal accueillir toute idée qui se présente avec quelque étrangeté dans son costume, quand on ne leur donne pas d'avance la raison de cette anomalie. Faute de pouvoir se décider entre deux opinions aussi divergentes, il est probable que l'artiste, en pareille occasion, n'a rien de mieux à faire que de s'en tenir à son sentiment propre, sans courir follement après la chimère du suffrage universel.
La phrase dont il s'agit est d'un rhythme extrêmement marqué, qui, passant ensuite dans l'harmonie, se reproduit sous une multitude d'aspects, sans arrêter un instant sa marche cadencée jusqu'à la fin. L'emploi d'une formule rhythmique obstinée n'a jamais été tenté avec autant de bonheur; et cet allegro, dont les développements considérables roulent constamment sur la même idée, est traité avec une si incroyable sagacité; les variations de la tonalité y sont si fréquentes, si ingénieuses; les accords y forment des groupes et des enchaînements si nouveaux, que le morceau finit avant que l'attention et l'émotion chaleureuse qu'il excite chez l'auditeur aient rien perdu de leur extrême vivacité.
L'effet harmonique le plus hautement blâmé par les partisans de la discipline scolastique, et le plus heureux en même temps, est celui de la résolution de la dissonance dans l'accord de sixte et quinte sur la sous-dominante du ton de mi naturel. Cette dissonance de seconde placée dans l'aigu sur un tremolo très fort, entre les premiers et seconds violons, se résout d'une manière tout-à-fait nouvelle: on pouvait faire rester le mi et monter le fa dièze sur le sol, ou bien garder le fa en faisant descendre le mi sur le ré; Beethoven ne fait ni l'un ni l'autre; sans changer de basse, il réunit les deux parties dissonantes dans une octave sur le fa naturel, en faisant descendre le fa dièze d'un demi-ton, et le mi d'une septième majeure; l'accord, de quinte et sixte majeure qu'il était, devenant ainsi sixte mineure, sans la quinte qui s'est perdue sur le fa naturel. Le brusque passage du forte au piano, au moment précis de cette singulière transformation de l'harmonie, lui donne encore une physionomie plus tranchée et en double la grâce. N'oublions pas, avant de passer au morceau suivant, de parler du crescendo curieux au moyen duquel Beethoven ramène son rhythme favori un instant abandonné: il est produit par une phrase de deux mesures (ré, ut dièze, si dièze, si dièze, ut dièze) dans le ton de la majeur, répétée onze fois de suite au grave par les basses et altos, pendant que les instruments à vent tiennent le mi, en haut, en bas et dans le milieu, en quadruple octave, et que les violons sonnent comme un carillon les trois notes, mi, la, mi, ut, répercutées de plus en plus en vite, et combinées de manière à présenter toujours la dominante, quand les basses attaquent le ré ou le si dièze et la tonique ou sa tierce pendant qu'elles font entendre l'ut. C'est absolument nouveau et aucun imitateur, je crois, n'a encore essayé fort heureusement de gaspiller cette belle invention.
Le rhythme, un rhythme simple comme celui du premier morceau, mais d'une forme différente, est encore la cause principale de l'incroyable effet produit par l'andante. Il consiste uniquement dans un dactyle suivi d'un spondée, frappés sans relâche, tantôt dans trois parties, tantôt dans une seule, puis dans toutes ensemble; quelquefois servant d'accompagnement, souvent concentrant l'attention sur eux seuls, ou fournissant le premier thême d'une petite fugue épisodique à deux sujets dans les instruments à cordes. Ils se montrent d'abord dans les cordes graves des altos, violoncelles et contrebasses, nuancés d'un piano simple, pour être répétés bientôt après dans un pianissimo plein de mélancolie et de mystère; de là ils passent aux seconds violons, pendant que les violoncelles chantent une sorte de lamentation dans le mode mineur; la phrase rhythmique s'élevant toujours d'octave en octave, arrive aux premiers violons, qui, par un crescendo, la transmettent aux instruments à vent dans le haut de l'orchestre, où elle éclate alors dans toute sa force. Là-dessus la mélodieuse plainte, émise avec plus d'énergie, prend le caractère d'un gémissement convulsif; des rhythmes inconciliables s'agitent peniblement les uns contre les autres; ce sont des pleurs, des sanglots, des supplications; c'est l'expression d'une douleur sans bornes, d'une souffrance dévorante... Mais une lueur d'espoir vient de naître: à ces accents déchirants succède une vaporeuse mélodie, pure, simple, douce, triste et résignée comme la patience souriant à la douleur. Les basses seules continuent leur inexorable rhythme sous cet arc-en-ciel mélodieux; c'est, pour emprunter encore une citation à la poésie anglaise,
»One fatal remembrance, one sorrow, that throws |
Its black shade alike o'er our joys and our woes.» |
Après quelques alternatives semblables d'angoisses et de résignation, l'orchestre, comme fatigué d'une si pénible lutte, ne fait plus entendre que des débris de la phrase principale; il s'éteint affaissé. Les flûtes et les hautbois reprennent le thême d'une voix mourante, mais la force leur manque pour l'achever: ce sont les violons qui la terminent par quelques notes de pizzicato à peine perceptibles; après quoi, se ranimant tout-à-coup comme la flamme d'une lampe qui va s'éteindre, les instruments à vent exhalent un profond soupir sur une harmonie indécise et... le reste est silence. Cette exclamation plaintive, par laquelle l'andante commence et finit, est produite par un accord (celui de sixte et quarte) qui tend toujours à se résoudre sur un autre, et dont le sens harmonique incomplet est le seul qui pût permettre de finir, en laissant l'auditeur dans le vague et en augmentant l'impression de tristesse rêveuse où tout ce qui précède a dû nécessairement le plonger?—Le motif du scherzo est modulé d'une façon très neuve. Il est en fa majeur et, au lieu de se terminer, à la fin de la première reprise: en ut, en si bémol, en ré mineur, en la mineur, en la bémol, ou en ré bémol, comme la plupart des morceaux de ce genre, c'est au ton de la tierce supérieure, c'est à la naturel majeur que la modulation aboutit. Le scherzo de la symphonie pastorale, en fa comme celui-ci, module à la tierce inférieure, en ré majeur. Il y a quelque ressemblance dans la couleur de ces enchaînements de tons; mais l'on peut remarquer encore d'autres affinités entre les deux ouvrages. Le trio de celui-ci (presto meno assaï), où les violons tiennent presque continuellement la dominante, pendant que les hautbois et clarinettes exécutent une riante mélodie champêtre au-dessous, est tout-à-fait dans le sentiment du paysage et de l'idylle. On y trouve encore une nouvelle forme de crescendo, dessinée au grave par un second cor, qui murmure les deux notes la, sol dièze, dans un rhythme binaire, bien que la mesure soit à trois temps, et en accentuant le sol dièze, quoique le la soit la note réelle. Le public paraît toujours frappé d'étonnement à l'audition de ce passage.
Le final est au moins aussi riche que les morceaux précédents en nouvelles combinaisons, en modulations piquantes, en caprices charmants. Le thême offre quelques rapports avec celui de l'ouverture d'Armide, mais c'est dans l'arrangement des premières notes seulement, et pour l'œil plutôt que pour l'oreille; car à l'exécution rien de plus dissemblable que ces deux idées. On apprécierait mieux la fraîcheur et la coquetterie de la phrase de Beethoven, bien différentes de l'élan chevaleresque du thême de Gluck, si les accords frappés à l'aigu par les instrumente à vent dominaient moins les premiers violons chantant dans le médium, pendant que les seconds violons et les altos accompagnent la mélodie en dessous par un tremolo en double corde. Beethoven a tiré des effets aussi gracieux qu'imprévus, dans tout le cours de ce final, de la transition subite du ton d'ut dièze mineur à celui de ré majeur. L'une de ses plus heureuses hardiesses harmoniques est, sans contredit, la grande pédale sur la dominante mi, brodée par un ré dièze d'une valeur égale à celle de la bonne note. L'accord de septième se trouve amené quelquefois au-dessus, de manière à ce que le ré naturel des parties supérieures tombe précisément sur le ré dièze des basses; on peut croire qu'il en résultera une horrible discordance, ou tout au moins un défaut de clarté dans l'harmonie; il n'en est pas ainsi cependant, la force tonale de cette dominante est telle, que le ré dièze ne l'altère en aucune façon, et qu'on entend bourdonner le mi exclusivement. Beethoven ne faisait pas de musique pour les yeux. La coda, amenée par cette pédale menaçante, est d'un éclat extraordinaire; et bien digne de terminer un pareil chef-d'œuvre d'habileté technique, de goût, de fantaisie, de savoir et d'inspiration.
Celle-ci est en fa comme la pastorale, mais conçue dans des proportions moins vastes que les symphonies précédentes. Pourtant si elle ne dépasse guère, quant à l'ampleur des formes, la première symphonie (en ut majeur), elle lui est au moins de beaucoup supérieure sous le triple rapport de l'instrumentation, du rhythme et du style mélodique.
Le premier morceau contient deux thêmes, l'un et l'autre d'un caractère doux et calme. Le second, le plus remarquable selon nous, semble éviter toujours la cadence parfaite, en modulant d'abord d'une façon tout-à-fait inattendue (la phrase commence en ré majeur et se termine en ut majeur), et en se perdant ensuite, sans conclure, sur l'accord de septième diminuée de la sous-dominante.
On dirait, à entendre ce caprice mélodique, que l'auteur, disposé aux douces émotions, en est détourné tout-à-coup par une idée triste qui vient interrompre son chant joyeux.
L'andante scherzando est une de ces productions auxquelles on ne peut trouver ni modèle ni pendant; cela tombe du ciel tout entier dans la pensée de l'artiste; il l'écrit tout d'un trait, et nous nous ébahissons à l'entendre. Les instruments à vent jouent ici le rôle opposé de celui qu'ils remplissent ordinairement: ils accompagnent d'accords plaqués, frappés huit fois pianissimo dans chaque mesure, le léger dialogue a punta d'arco des violons et des basses. C'est doux, ingénu et d'une indolence toute gracieuse, comme la chanson de deux enfants cueillant des fleurs dans une prairie par une belle matinée de printemps. La phrase principale se compose de deux membres, de trois mesures chacun, dont la disposition symétrique se trouve dérangée par le silence qui succède à la réponse des basses; le premier membre finit ainsi sur le temps faible, et le second sur le temps fort. Les répercussions harmoniques des hautbois, clarinettes, cors et bassons, intéressent si fort, que l'auditeur ne prend pas garde, en les écoutant, au défaut de symétrie produit dans le chant des instruments à cordes par la mesure de silence surajoutée.
Cette mesure elle-même n'existe évidemment que pour laisser plus longtemps à découvert le délicieux accord sur lequel va voltiger la fraîche mélodie. On voit encore, par cet exemple, que la loi de la carrure peut être quelquefois enfreinte avec bonheur. Croirait-on que cette ravissante idylle finit par celui de tous les lieux communs pour lequel Beethoven avait le plus d'aversion: par la cadence italienne? Au moment où la conversation instrumentale des deux petits orchestres, à vent et à cordes, attache le plus, l'auteur, comme s'il eût été subitement obligé de finir, fait se succéder en tremolo, dans les violons, les quatre notes, sol, fa, la, si bémol (sixte, dominante, sensible et tonique), les répète plusieurs fois précipitamment, ni plus ni moins que les Italiens quand ils chantent Félicità, et s'arrête court. Je n'ai jamais pu m'expliquer cette boutade.
Un menuet avec la coupe et le mouvement des menuets d'Haydn, remplace ici le scherzo à trois temps brefs que Beethoven inventa, et dont il a fait dans toutes ses autres compositions symphoniques un emploi si ingénieux et si piquant. A vrai dire, ce morceau est assez ordinaire, la vétusté de la forme semble avoir étouffé la pensée. Le final, au contraire, étincelle de verve, les idées en sont brillantes, neuves et développées avec luxe. On y trouve des progressions diatoniques à deux parties en mouvement contraire, au moyen desquelles l'auteur obtient un crescendo d'une immense étendue et d'un grand effet pour sa péroraison. L'harmonie renferme seulement quelques duretés produites par des notes de passage, dont la résolution sur la bonne note n'est pas assez prompte, et qui s'arrêtent même quelquefois sur un silence.
En violentant un peu la lettre de la théorie, il est facile d'expliquer ces discordances passagères; mais, à l'exécution, l'oreille en souffre toujours plus ou moins. Au contraire, la pédale haute des flûtes et hautbois sur le fa, pendant que les timbales accordées en octave martellent cette même note en dessous, à la rentrée du thême, les violons faisant entendre les notes ut, sol, si bémol de l'accord de septième dominante, précédées de la tierce fa, la, fragment de l'accord de tonique, cette note tenue à l'aigu, dis-je, non autorisée par la théorie, puisqu'elle n'entre pas toujours dans l'harmonie, ne choque point du tout; loin de là, grâce à l'adroite disposition des instruments et au caractère propre de la phrase, le résultat de cette aggrégation de sons est excellent et d'une douceur remarquable. Nous ne pouvons nous dispenser de citer, avant de finir, un effet d'orchestre, celui de tous, peut-être, qui surprend le plus l'auditeur à l'exécution de ce final: c'est la note ut dièze attaquée très fort par toute la masse instrumentale, à l'unisson et à l'octave, après un diminuendo qui est venu s'éteindre sur le ton d'ut naturel. Ce rugissement est immédiatement suivi, les deux premières fois, du retour du thême en fa; et l'on comprend alors, que l'ut dièze n'était qu'un ré bémol enharmonique, sixième note altérée du ton principal. La troisième apparition de cette étrange rentrée est d'un tout autre aspect; l'orchestre, après avoir modulé en ut, comme précédemment, frappe un véritable ré bémol suivi d'un fragment du thême en ré bémol, puis un véritable ut dièze, auquel succède une autre parcelle du thême en ut dièze mineur; reprenant enfin ce même ut dièze, et le répétant trois fois avec un redoublement de force, le thême rentre tout entier en fa dièze mineur. Le son qui avait figuré au commencement comme une sixte mineure, devient donc successivement, la dernière fois, tonique majeure bémolisée, tonique mineure dièzée, et enfin dominante.
C'est fort curieux.
Analyser une pareille composition est une tâche difficile et dangereuse que nous avons longtemps hésité à entreprendre, une tentative téméraire dont l'excuse ne peut être que dans nos efforts persévérants pour nous mettre au point de vue de l'auteur, pour pénétrer le sens intime de son œuvre, pour en éprouver l'effet, et pour étudier les impressions qu'elle a produites jusqu'ici sur certaines organisations exceptionnelles et sur le public. Parmi les jugements divers qu'on a portés sur elle, il n'y en a peut-être pas deux dont l'énoncé soit identique. Certains critiques la regardent comme une monstrueuse folie; d'autres n'y voient que les dernières lueurs d'un génie expirant; quelques-uns, plus prudents, déclarent n'y rien comprendre quant à présent, mais ne désespèrent pas de l'apprécier, au moins approximativement, plus tard; la plupart des artistes la considèrent comme une conception extraordinaire dont quelques parties néanmoins demeurent encore inexpliquées ou sans but apparent. Un petit nombre de musiciens naturellement portés à examiner avec soin tout ce qui tend à agrandir le domaine de l'art, et qui ont mûrement réfléchi sur le plan général de la symphonie avec chœurs après l'avoir lue et écoutée attentivement à plusieurs reprises, affirment que cet ouvrage leur paraît être la plus magnifique expression du génie de Beethoven: cette opinion, nous croyons l'avoir dit dans une des pages précédentes, est celle que nous partageons.
Sans chercher ce que le compositeur a pu vouloir exprimer d'idées à lui personnelles, dans ce vaste poème musical, étude pour laquelle le champ des conjectures est ouvert à chacun, et que M. Urhan[11], d'ailleurs, a faite naguère avec un talent et une sagacité rares, voyons si la nouveauté de la forme ne serait pas ici justifiée par une intention indépendante de toute pensée philosophique ou religieuse, également raisonnable et belle pour le chrétien fervent, comme pour le panthéïste et pour l'athée, par une intention, enfin, purement musicale et poétique.
Beethoven avait écrit déjà huit symphonies avant celle-ci. Pour aller au-delà du point où il était alors parvenu à l'aide des seules ressources de l'instrumentation, quels moyens lui restaient? l'adjonction des voix aux instruments. Mais pour observer la loi du crescendo, et mettre en relief dans l'œuvre même la puissance de l'auxiliaire qu'il voulait donner à l'orchestre, n'était-il pas nécessaire de laisser encore les instruments figurer seuls sur le premier plan du tableau qu'il se proposait de dérouler?... Une fois cette donnée admise, on conçoit fort bien qu'il ait été amené à chercher une musique mixte qui pût servir de liaison aux deux grandes divisions de la symphonie; le récitatif instrumental fut le pont qu'il osa jeter entre le chœur et l'orchestre, et sur lequel les instruments passèrent pour aller se joindre aux voix. Le passage établi, l'auteur dut vouloir motiver, en l'annonçant, la fusion qui allait s'opérer, et c'est alors que, parlant lui-même par la voix d'un coryphée, il s'écria, en employant les notes du récitatif instrumental qu'il venait de faire entendre: Amis! plus de pareils accords, mais commençons des chants plus agréables et plus remplis de joie! Voilà donc, pour ainsi dire, le traité d'alliance conclu entre le chœur et l'orchestre; la même phrase de récitatif, prononcée par l'un et par l'autre, semble être la formule du serment. Libre au musicien ensuite de choisir le texte de sa composition chorale: c'est à Schiller que Beethoven va le demander; il s'empare de l'Ode à la Joie, la colore de mille nuances que la poésie toute seule n'eût jamais pu rendre sensibles, et s'avance en augmentant jusqu'à la fin, de pompe, de grandeur et d'éclat.
Telle est, si je ne me trompe, la raison de l'ordonnance générale de cette immense composition, dont nous allons maintenant étudier en détail toutes les parties.
Le premier morceau, empreint d'une sombre majesté, ne ressemble à aucun de ceux que Beethoven écrivit antérieurement. L'harmonie en est d'une hardiesse quelquefois excessive: les dessins les plus originaux, les traits les plus expressifs, se pressent, se croisent, s'entrelacent en tout sens, mais sans produire ni obscurité, ni encombrement; il n'en résulte, au contraire, qu'un effet parfaitement clair, et les voix multiples de l'orchestre qui se plaignent ou menacent, chacune à sa manière et dans son style spécial, semblent n'en former qu'une seule; si grande est la force du sentiment qui les anime.
Cet Allegro maestoso, écrit en ré mineur, commence cependant sur l'accord de la, sans la tierce, c'est-à-dire sur une tenue des notes la, mi, disposées en quinte, arpégées en dessus et en dessous par les premiers violons, altos et contrebasses, de manière à ce que l'auditeur ignore s'il entend l'accord de la mineur, celui de la majeur, ou celui de la dominante de ré. Cette longue indécision de la tonalité donne beaucoup de force et un grand caractère à l'entrée du tutti sur l'accord de ré mineur. La péroraison contient des accents dont l'ame s'émeut tout entière; il est difficile de rien entendre de plus profondément tragique que ce chant des instruments à vent sous lequel une phrase chromatique en tremolo des instruments à cordes s'enfle et s'élève peu à peu, en grondant comme la mer aux approches de l'orage. C'est là une magnifique inspiration.
Nous aurons plus d'une occasion de faire remarquer dans cet ouvrage des aggrégations de notes auxquelles il est vraiment impossible de donner le nom d'accords; et nous devrons reconnaître que la raison de ces anomalies nous échappe complètement. Ainsi, à la page 17 de l'admirable morceau dont nous venons de parler, on trouve un dessin mélodique de clarinettes et bassons, accompagné de la façon suivante dans le ton d'ut mineur: la basse frappe d'abord le fa dièse portant septième diminuée, puis la bémol portant tierce, quarte et sixte augmentée, et enfin sol, au-dessus duquel les flûtes et hautbois frappent les notes mi bémol, sol, ut, qui donneraient un accord de sixte et quarte, résolution excellente de l'accord précédent, si les seconds violons et altos ne venaient ajouter à l'harmonie les deux sons fa naturel et la bémol, qui la dénaturent et produisent une confusion fort désagréable et heureusement fort courte. Ce passage est peu chargé d'instrumentation et d'un caractère tout-à-fait exempt de rudesse, je ne puis donc comprendre cette quadruple dissonance si étrangement amenée et que rien ne motive. On pourrait croire à une faute de gravure, mais en examinant bien ces deux mesures et celles qui précèdent, le doute se dissipe, et l'on demeure convaincu que telle a été réellement l'intention de l'auteur.
Le scherzo vivace qui suit ne contient rien de semblable; on y trouve, il est vrai, plusieurs pédales hautes et moyennes sur la tonique, passant au travers de l'accord de dominante; mais j'ai déjà fait ma profession de foi au sujet de ces tenues étrangères à l'harmonie, et il n'est pas besoin de ce nouvel exemple pour prouver l'excellent parti qu'on en peut tirer quand le sens musical les amène naturellement. C'est au moyen du rhythme surtout que Beethoven a su répandre tant d'intérêt sur ce charmant badinage; le thême si plein de vivacité, quand il se présente avec sa réponse fuguée entrant au bout de quatre mesures, pétille de verve ensuite lorsque la réponse, paraissant une mesure plus tôt, vient dessiner un rhythme ternaire au lieu du rhythme binaire adopté en commençant.
Le milieu du scherzo est occupé par un presto à deux temps, d'une jovialité toute villageoise, dont le thême se déploie sur une pédale intermédiaire tantôt tonique et tantôt dominante, avec accompagnement d'un contre-thême qui s'harmonise aussi également bien avec l'une et l'autre note tenue, dominante et tonique. Ce chant est ramené en dernier lieu par une phrase de hautbois, d'une ravissante fraîcheur, qui, après s'être quelque temps balancée sur l'accord de neuvième dominante majeure de ré, vient s'épanouir dans le ton de fa naturel d'une manière aussi gracieuse qu'inattendue. On retrouve là un reflet de ces douces impressions si chères à Beethoven, que produisent l'aspect de la nature riante et calme, la pureté de l'air, les premiers rayons d'une aurore printanière.
Dans l'adagio cantabile, le principe de l'unité est si peu observé qu'on pourrait y voir plutôt deux morceaux distincts qu'un seul. Au premier chant en si bémol à quatre temps, succède une autre mélodie absolument différente en ré majeur et à trois temps; le premier thême, légèrement altéré et varié par les premiers violons, fait une seconde apparition dans le ton primitif pour ramener de nouveau la mélodie à trois temps, sans altérations ni variations, mais dans le ton de sol majeur; après quoi, le premier thême s'établit définitivement et ne permet plus à la phrase rivale de partager avec lui l'attention de l'auditeur. Il faut entendre plusieurs fois ce merveilleux andante pour s'accoutumer tout à fait à une aussi singulière disposition. Quant à la beauté de toutes ces mélodies, à la grâce infinie des ornements dont elles sont couvertes, aux sentiments de tendresse mélancolique, d'abattement passionné, de religiosité rêveuse qu'elles expriment, si ma prose pouvait en donner une idée seulement approximative, la musique aurait trouvé dans la parole écrite une émule que le plus puissant des poètes lui-même ne parviendra jamais à lui opposer.
Nous touchons au moment où les voix vont s'unir à l'orchestre. Les violoncelles et contrebasses entonnent le récitatif dont nous avons parlé plus haut, après une ritournelle des instruments à vent, rauque et violente comme un cri de colère. L'accord de sixte majeure, fa, la, ré, par lequel ce presto débute, se trouve altéré par une appogiature sur le si bémol, frappée en même temps par les flûtes, hautbois et clarinettes; cette sixième note du ton de ré mineur grince horriblement contre la dominante et produit un effet excessivement dur. Cela exprime bien la fureur et la rage, mais je ne vois pas ce qui peut exciter ici un sentiment pareil, à moins que l'auteur, avant de faire dire à son coryphée: Commençons des chants plus agréables, n'ait voulu par un bizarre caprice calomnier l'harmonie instrumentale. Il semble la regretter cependant, car entre chaque phrase du récitatif des basses, il reprend, comme autant de souvenirs qui lui tiennent au cœur, des fragments des trois morceaux précédents; et de plus, après ce même récitatif, il place dans l'orchestre, au milieu d'un choix d'accords exquis, le beau thême que vont bientôt chanter toutes les voix, sur l'ode de Schiller. Ce chant, d'un caractère doux et calme, s'anime et se brillante peu à peu, en passant des basses, qui le font entendre les premières, aux violons et aux instruments à vent. Après une interruption soudaine, l'orchestre entier reprend la furibonde ritournelle déjà citée, et qui annonce ici le récitatif vocal.
Le premier accord est encore posé sur un fa, qui est sensé porter la tierce et la sixte, et qui les porte réellement; mais cette fois l'auteur ne se contente pas de l'appogiature si bémol, il y ajoute celles du sol, du mi et de l'ut dièze, de sorte que TOUTES LES NOTES DE LA GAMME DIATONIQUE MINEURE se trouvent frappées en même temps et produisent l'épouvantable assemblage de sons: fa, la, ut dièze, mi, sol, si bémol, ré.
Le compositeur français, Martin, dit Martini, dans son opéra de Sapho, avait, il y a quarante ans, voulu produire un hurlement d'orchestre analogue, en employant à la fois tous les intervalles diatoniques, chromatiques et enharmoniques, au moment où l'amante de Phaon se précipite dans les flots: sans examiner l'opportunité de sa tentative et sans demander si elle portait ou non atteinte à la dignité de l'art; il est certain que son but ne pouvait être méconnu. Ici, mes efforts pour découvrir celui de Beethoven sont complétement inutiles. Je vois une intention formelle, un projet calculé et réfléchi de produire deux discordances, dont la seconde est cent fois pire que la première, et cela aux deux instants qui précèdent l'apparition successive du récitatif dans les instruments et dans la voix; mais j'ai beaucoup cherché la raison de cette idée, et je suis forcé d'avouer qu'elle m'est inconnue.
Le coryphée, après avoir chanté son récitatif dont les paroles, nous l'avons dit, sont de Beethoven, expose seul, avec un léger accompagnement de deux instruments à vent et de l'orchestre à cordes en pizzicato, le thême de l'ode à la Joie. Ce thême paraît jusqu'à la fin de la symphonie, on le reconnoît toujours, et pourtant il change continuellement d'aspect. L'étude de ces diverses transformations offre un intérêt d'autant plus puissant, que chacune d'elles produit une nuance nouvelle et tranchée dans l'expression d'un sentiment unique, celui de la joie. Cette joie est au début pleine de douceur et de paix; elle devient un peu plus vive au moment où la voix des femmes se fait entendre. La mesure change; la phrase, chantée d'abord à quatre temps, reparaît dans la mesure à 6/8 et formulée en syncopes continuelles; elle prend alors un caractère plus fort, plus agile et qui se rapproche de l'accent guerrier. C'est le chant de départ du héros sûr de vaincre, on croit voir étinceler son armure et entendre le bruit cadencé de ses pas. Un thême fugué, dans lequel on retrouve encore le dessin mélodique primitif, sert pendant quelque temps de sujet aux ébats de l'orchestre: ce sont les mouvements divers d'une foule active et remplie d'ardeur... Mais le chœur rentre bientôt et chante énergiquement l'hymne joyeuse dans sa simplicité première, aidé des instruments à vent qui plaquent les accords en suivant la mélodie, et traversé en tous sens par un dessin diatonique exécuté par la masse entière des instruments à cordes en unissons et octaves. L'andante maestoso qui suit, est une sorte de choral qu'entonnent d'abord les ténors et les basses du chœur, réunis à un trombone, aux violoncelles et aux contre-basses. La joie est ici religieuse, grave, immense; le chœur se tait un instant, pour reprendre avec moins de force ses larges accords, après un solo d'orchestre d'où résulte un effet d'orgue d'une grande beauté. L'imitation du majestueux instrument des temples chrétiens, est produite par des flûtes dans le bas, des clarinettes dans le chalumeau, des sons graves de bassons, des altos divisés en deux parties, haute et moyenne, et des violoncelles jouant sur leurs cordes à vide sol, ré, ou sur l'ut bas (à vide) et l'ut du médium, toujours en double corde. Ce morceau commence en sol, il passe en ut, puis en fa, et se termine par un point d'orgue sur la septième dominante de ré. Suit un grand allegro à 6/4, où se réunissent dès le commencement le premier thême, déjà tant et si diversement reproduit, et le choral de l'andante précédent. Le contraste de ces deux idées est rendu plus saillant encore par une variation rapide du chant joyeux, exécutée par les premiers violons au-dessus des grosses notes du choral. Il y a moins de fougue, moins de grandeur et plus de légèreté dans le style du morceau suivant: une gaîté naïve, exprimée d'abord par quatre voix seules et plus chaudement colorée ensuite par l'adjonction du chœur, en fait le fond. Quelque accents tendres et religieux y alternent à deux reprises différentes avec la gaie mélodie, mais le mouvement devient plus précipité, tout l'orchestre éclate, les instruments à percussion, timbales, cymbales, triangle et grosse caisse, frappent rudement les temps forts de la mesure; la joie reprend son empire, la joie populaire, tumultueuse, qui ressemblerait à une orgie, si, en terminant, toutes les voix ne s'arrêtaient de nouveau sur un rhythme solennel pour envoyer, dans une exclamation extatique, leur dernier salut d'amour et de respect à la divine joie. L'orchestre termine seul, non sans lancer encore, dans son ardente course, des fragments du premier thême dont on ne se lasse pas.
Une traduction aussi exacte que possible de la poésie allemande traitée par Beethoven, donnera maintenant au lecteur le motif de cette multitude de combinaisons musicales, savants auxiliaires d'une inspiration continue, instruments dociles d'un génie puissant et infatigable. La voici:
«O Joie! belle étincelle des Dieux, fille de l'Élysée, nous entrons tout brûlants du feu divin dans ton sanctuaire! un pouvoir magique réunit ceux que le monde et le rang séparent; à l'ombre de ton aile si douce tous les hommes deviennent frères.
»Celui qui a le bonheur d'être devenu l'ami d'un ami; celui qui possède une femme aimable, oui, celui qui peut dire à soi une ame sur cette terre, que sa joie se mêle à la nôtre! mais que l'homme à qui cette félicité ne fut pas accordée se glisse en pleurant hors du lieu qui nous rassemble!
»Tous les êtres boivent la joie au sein de la nature; les bons et les méchants suivent des chemins de fleurs. La nature nous a donné l'amour, le vin et la mort, cette épreuve de l'amitié. Elle a donné la volupté au ver; le chérubin est debout devant Dieu.
»Gai! gai! comme les soleils roulent sur le plan magnifique du ciel, de même, frères, courez fournir votre carrière, pleins de joie comme le héros qui marche à la victoire.
»Que des millions d'êtres, que le monde entier se confonde dans un même embrassement! Frères, au-delà des sphères doit habiter un père bien-aimé.
»Millions, vous vous prosternez? reconnaissez-vous l'œuvre du Créateur? cherchez l'auteur de ces merveilles au-dessus des astres, car c'est là qu'il réside.
»O Joie! belle étincelle des dieux, fille de l'Élysée, nous entrons tout brûlants du feu divin dans ton sanctuaire!
»Fille de l'Élysée, joie, belle étincelle des Dieux!!»
Si le public du Conservatoire, en écoutant cette symphonie, avait entre les mains une traduction dans le genre de celle-ci, il suivrait mieux, très-certainement, la pensée du compositeur.
Il faudrait en outre, pour l'exécution, un nombre de chanteurs d'autant plus considérable, que le chœur doit évidemment couvrir l'orchestre en maint endroit, et que d'ailleurs, la manière dont la musique est disposée sur les paroles et l'élévation excessive du diapason des parties de chant, rendent fort difficile l'émission de la voix, et diminuent beaucoup le volume et l'énergie des sons.
Malgré tout, cependant, il est évident que ce même public, si froid d'abord pour cette partition colossale, commence à entrer sous son influence. Encore deux ou trois auditions, et il en sentira peut-être toutes les beautés. . . .
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Quand Beethoven, en terminant son œuvre, considéra les majestueuses dimensions du monument qu'il venait d'élever, il dut se dire: Vienne la mort maintenant, ma tâche est accomplie.
Il y a beaucoup de gens en France pour qui le nom de Beethoven n'éveille que les idées d'orchestre et de symphonies; ils ignorent que dans tous les genres de musique, cet infatigable Titan a laissé des chefs-d'œuvre presque également admirables.
Il a fait un opéra: Fidelio; un ballet: Prométhée; un mélodrame: Egmont; des ouvertures de tragédies: celles de Coriolan et des Ruines d'Athènes; six ou sept autres ouvertures sur des sujets indéterminés; deux grandes messes; un oratorio: le Christ au mont des Oliviers; dix-huit quatuors pour deux violons, alto et basse; plusieurs autres quatuors et quintetti pour trois ou quatre instruments à vent et piano; des trios pour piano, violon et basse; un grand nombre de sonates pour le piano seul ou pour piano avec un instrument à cordes, basse ou violon; un septuor pour quatre instruments à cordes et trois instruments à vent; un grand concerto de violon; quatre ou cinq concertos de piano avec orchestre; une fantaisie pour piano principal avec orchestre et chœurs; une multitude d'airs variés pour divers instruments; des romances et chansons avec accompagnement de piano; un cahier de cantiques à une et plusieurs voix; une cantate ou scène lyrique avec orchestre; des chœurs avec orchestre sur différentes poésies allemandes, deux volumes d'études sur l'harmonie et le contre-point; et enfin, les neuf fameuses symphonies que la société du Conservatoire a popularisées.
Il ne faut pas croire que cette fécondité de Beethoven ait rien de commun avec celle des compositeurs italiens, qui ne comptent leurs opéras que par cinquantaines, témoin les cent soixante partitions de Paisiello. Non certes! une telle opinion serait souverainement injuste. Si nous en exceptons l'ouverture des Ruines d'Athènes, et peut-être deux ou trois autres fragments vraiment indignes du grand nom de leur auteur, et qui sont tombés de sa plume dans ces rares instants de somnolence qu'Horace reproche, avec tant soit peu d'ironie, au bon Homère lui-même, tout le reste est de ce style noble élevé, ferme, hardi, expressif, poétique et toujours neuf, qui font incontestablement de Beethoven la sentinelle avancée de la civilisation musicale. C'est tout au plus si, dans ce grand nombre de compositions, on peut découvrir quelques vagues ressemblances entre quelques-unes des mille phrases qui en font la splendeur et la vie. Cette étonnante faculté d'être toujours nouveau sans sortir du vrai et du beau se conçoit jusqu'à un certain point dans les morceaux d'un mouvement vif; la pensée alors aidée par les puissances du rhythme peut, dans ses bonds capricieux, sortir plus aisément des routes battues; mais où l'on cesse de la comprendre, c'est dans les adagios, c'est dans ces méditations extra-humaines où le génie panthéiste de Beethoven aime tant à se plonger. Là, plus de passions, plus de tableaux terrestres, plus d'hymnes à la joie, à l'amour, à la gloire, plus de chants enfantins, de doux propos, de saillies mordantes ou comiques, plus de ces terribles éclats de fureur, de ces accents de haine que les élancements d'une souffrance secrète lui arrachent si souvent; il n'a même plus de mépris dans le cœur, il n'est plus de notre espèce, il l'a oubliée, il est sorti de notre atmosphère; calme et solitaire, il nage dans l'Éther; comme ces aigles des Andes planant à des hauteurs au-dessous desquelles les autres créatures ne trouvent déjà plus que l'asphyxie et la mort, ses regards plongent dans l'espace, il vole à tous les soleils, chantant la nature infinie. Croirait-on que le génie de cet homme ait pu prendre un pareil essor, pour ainsi dire, quand il l'a voulu!... C'est ce dont on peut se convaincre cependant, par les preuves nombreuses qu'il nous en a laissés, moins encore dans ses symphonies que dans ses compositions de piano. Là, et seulement là, n'ayant plus en vue un auditoire nombreux, le public, la foule, il semble avoir écrit pour lui-même, avec ce majestueux abandon que la foule ne comprend pas, et que la nécessité d'arriver promptement à ce que nous appelons l'effet doit altérer inévitablement. Là aussi la tâche de l'exécutant devient écrasante, sinon par les difficultés de mécanisme, au moins par le profond sentiment, par la grande intelligence que de telles œuvres exigent de lui; il faut de toute nécessité que le virtuose s'efface devant le compositeur comme fait l'orchestre dans les symphonies; il doit y avoir absorption complète de l'un par l'autre; mais c'est précisément en s'identifiant de la sorte avec la pensée qu'il nous transmet que l'interprète grandit de toute la hauteur de son modèle.
Il y a une œuvre de Beethoven connue sous le nom de sonate en ut dièze mineur, dont l'adagio est une de ces poésies que le langage humain ne sait comment désigner. Ses moyens d'action sont fort simples: la main gauche étale doucement de larges accords d'un caractère solennellement triste et dont la durée permet aux vibrations du piano de s'éteindre graduellement sur chacun d'eux; au-dessus, les doigts inférieurs de la main droite arpégent un dessin d'accompagnement obstiné dont la forme ne varie presque pas depuis la première mesure jusqu'à la dernière, pendant que les autres doigts font entendre une sorte de lamentation, efflorescence mélodique de cette sombre harmonie. Un jour, il y a sept ou huit ans, Liszt exécutant cet adagio devant un petit cercle dont je faisais partie, s'avisa de le dénaturer, suivant l'usage alors adopté pour se faire applaudir du public fashionable: au lieu de ces longues tenues des basses, au lieu de cette sévère uniformité de rhythme et de mouvement dont je viens de parler, il plaça des trilles, des tremolo, il pressa et ralentit la mesure, troublant ainsi par des accents passionnés le calme de cette tristesse, et faisant gronder le tonnerre dans ce ciel sans nuages qu'assombrit seulement le départ du soleil.... Je souffris cruellement, je l'avoue, plus encore qu'il ne m'est jamais arrivé de souffrir en entendant nos malheureuses cantatrices broder le grand monologue du Freyschütz; car, à cette torture, se joignait le chagrin de voir un tel artiste donner dans le travers où ne tombent d'ordinaire que des médiocrités. Mais qu'y faire? Liszt était alors comme ces enfants qui, sans se plaindre, se relèvent eux-mêmes d'une chute qu'on feint de ne pas apercevoir, et qui crient si on leur tend la main. Il s'est fièrement relevé: aussi, depuis ces dernières années surtout, n'est-ce plus lui qui poursuit le succès, mais bien le succès qui perd haleine à le suivre; les rôles sont changés. Revenons à notre sonate. Dernièrement un de ces hommes de cœur et d'esprit, que les artistes sont si heureux de rencontrer, avait réuni quelques amis; j'étais du nombre. Liszt arriva dans la soirée, et, trouvant la discussion engagée sur la valeur d'un morceau de Weber, auquel le public, soit à cause de la médiocrité de l'exécution, soit pour toute autre raison, avait, dans un concert récent, fait un assez triste accueil, se mit au piano pour répondre à sa manière aux antagonistes de Weber. L'argument parut sans réplique, et on fut obligé d'avouer qu'une œuvre de génie avait été méconnue. Comme il venait de finir, la lampe qui éclairait l'appartement parut près de s'éteindre; l'un de nous allait la ranimer.
—N'en faites rien, lui dis-je; s'il veut jouer l'adagio en ut dièze mineur de Beethoven, ce demi-jour ne gâtera rien.
—Volontiers, dit Liszt, mais éteignez tout-à-fait la lumière, couvrez le feu, que l'obscurité soit complète.
Alors, au milieu de ces ténèbres, après un instant de recueillement, la noble élégie, la même qu'il avait autrefois si étrangement défigurée, s'éleva dans sa simplicité sublime; pas une note, pas un accent ne furent ajoutés aux accents et aux notes de l'auteur. C'était l'ombre de Beethoven, évoquée par le virtuose, dont nous entendions la grande voix. Chacun de nous frissonnait en silence, et après le dernier accord on se tut encore... nous pleurions.
Une assez notable partie du public français ignore pourtant l'existence de ces œuvres merveilleuses. Certes le trio en si bémol tout entier, l'adagio de celui en ré et la sonate en la avec violon ont dû prouver à ceux qui les connaissent que l'illustre compositeur était loin d'avoir versé dans l'orchestre tous les trésors de son génie. Mais son dernier mot n'est pas là; c'est dans les sonates pour piano seul qu'il faut le chercher. Le moment viendra bientôt peut-être où ces œuvres, qui laissent derrière elles ce qu'il y a de plus avancé dans l'art, pourront être comprises, sinon de la foule, au moins d'un public d'élite. C'est une expérience à tenter; si elle ne réussit pas, on la recommencera plus tard.
Les grandes sonates de Beethoven serviront d'échelle métrique pour mesurer le développement de notre intelligence musicale.
Nous sommes au milieu de juin, et il fait presque froid; le vent gémit, les arbres crient et s'agitent; les nuages courent au ciel; de mélancoliques souvenirs s'éveillent..... Ne semble-t-il pas qu'ainsi douloureusement ému, il doive m'être facile de parler de l'œuvre et de l'artiste dont notre monde musical est à cette heure exclusivement préoccupé? Il n'en est rien pourtant. La profondeur de certaines impressions est telle, l'ardeur de certains enthousiasmes est si chaste, il y a des réminiscences de jeunesse liées à de si pénibles circonstances que le cœur saigne à les laisser échapper. Je crois avoir vécu un siècle pendant les quinze ou seize ans qui se sont écoulés depuis le jour où pour la première et dernière fois Weber traversa Paris. Il se rendait à Londres pour y voir tomber un de ses chefs-d'œuvre (Obéron), et mourir. Combien je désirai le voir alors! avec quelles palpitations je le suivis, le soir où, souffrant déjà et peu d'heures avant son fatal départ pour l'Angleterre, il voulut assister à la reprise d'Olympie! Ma poursuite fut vaine. Le matin de ce même jour, Lesueur m'avait dit: «Je viens de recevoir la visite de Weber! Cinq minutes plus tôt vous l'eussiez entendu me jouer sur le piano des scènes entières de nos partitions; il les connaît toutes!» En entrant quelques heures après dans un magasin de musique:
«Si vous saviez qui s'est assis là tout à l'heure!
—Qui donc?
—Weber!»
En arrivant à l'Opéra le soir, et en écoutant la foule répéter: «Weber vient de traverser le foyer;—il est rentré dans la salle;—il est aux premières loges,» je me désespérais de ne pouvoir enfin l'atteindre. Mais tout fut inutile; personne ne put me le montrer. A l'inverse de ces poétiques apparitions de Shakespeare, visible pour tous, il demeura invisible pour un seul. Trop inconnu pour oser lui écrire, et sans amis en position de me présenter à lui, il fallut sortir sans l'apercevoir. Oh! si les hommes inspirés pouvaient deviner les grandes passions que leurs œuvres font naître! s'il leur était donné de découvrir ces admirations de cent mille ames concentrées et enfouies dans une seule, qu'il leur serait doux de s'en entourer, de les accueillir, et de se consoler auprès d'elles de l'envieuse haine des uns, de l'inintelligente frivolité des autres, de la tiédeur de tous!
Malgré sa popularité, malgré le foudroyant éclat et la vogue du Freyschütz, malgré la conscience qu'il avait sans doute de son génie, Weber, plus qu'un autre peut-être, eût été heureux de ces obscures mais sincères adorations. Il avait écrit des pages admirables, traitées par les virtuoses et les critiques avec la plus dédaigneuse froideur; son dernier opéra, le plus grandiose, Euryanthe, n'avait obtenu qu'un demi-succès; il lui était permis d'avoir des inquiétudes sur le sort d'Obéron, en songeant qu'à une œuvre pareille il faut un public de poètes, un parterre de rois de la pensée; enfin, le roi des rois, Beethoven lui-même, pendant longtemps l'avait méconnu. On conçoit donc qu'il ait pu quelquefois, comme il l'écrivit ensuite, douter de sa mission musicale, et qu'il soit mort du coup qui frappa Obéron.
Si la différence fut grande entre la destinée de cette partition merveilleuse et le sort de son aîné, le Freyschütz, ce n'est pas qu'il y ait rien de vulgaire dans la physionomie de l'heureux élu de la popularité, rien de mesquin dans ses formes, rien de faux dans son éclat, rien d'ampoulé ni d'emphatique dans son langage; l'auteur n'a pas mis l'un plus que l'autre sous le patronage des exécutants; il n'a jamais fait la moindre concession aux puériles exigences de la mode, à celles plus impérieuses encore des grands orgueils chantants. Il fut aussi simplement vrai, aussi fièrement original, aussi ennemi des formules, aussi digne en face du public, dont il ne voulut acheter les applaudissements par aucune lâche condescendance, aussi grand artiste enfin dans le Freyschütz que dans Obéron. Mais la poésie du premier est pleine de mouvement, de passion et de contrastes. Le surnaturel y amène des effets étranges et violents; la mélodie, l'harmonie et le rhythme combinés tonnent, brûlent et éclairent; tout concourt à éveiller brusquement l'attention. Les personnages, en outre, pris dans la vie commune, trouvent de plus nombreuses sympathies; la peinture de leurs sentiments, le tableau de leurs mœurs motivent aussi quelquefois l'emploi d'un moins haut style, qui, ravivé par un travail exquis, acquiert un charme irrésistible même pour les esprits dédaigneux de jouets sonores, et, ainsi paré, semble à la foule l'idéal de l'art, le prodige de l'invention.
Dans Obéron, au contraire, bien que les passions humaines y jouent un grand rôle, le fantastique domine encore, mais le fantastique gracieux, calme, frais. Au lieu de monstres, d'apparitions horribles, ce sont des chœurs d'esprits aériens, des sylphes, des fées, des ondines. Et la langue de ce peuple au doux sourire, langue à part, qui emprunte à l'harmonie son charme principal, dont la mélodie est capricieusement vague, dont le rhythme lent, voilé, devient souvent difficile à saisir, et d'autant moins intelligible pour la foule, que ses finesses ne peuvent être senties, même des musiciens, sans une attention extrême, unie à une grande vivacité d'imagination. La rêverie allemande sympathise plus aisément sans doute avec cette divine poésie; pour nous, Français, elle ne serait, je le crains, qu'un sujet d'étude curieux un instant, d'où naîtraient bientôt après la fatigue et l'ennui. On en a pu juger quand la troupe de Carlsruhe vint en 1828 donner des représentations au théâtre Favart. Le chœur des ondines, ce chant mollement cadencé, qui exprime un bonheur si pur, si complet, ne se compose que de deux strophes assez courtes. Mais comme sur un mouvement lent se balancent des inflexions constamment douces, l'attention du public s'éteignait au bout de quelques mesures; à la fin du premier couplet le malaise de l'auditoire était évident, on murmurait, et faire écouter la seconde reprise devenait impossible; on ne l'a même tenté qu'une fois.
Quoi qu'il en soit de la difficulté de populariser Obéron parmi nous, disons que la vogue du Freyschütz fut rapide, générale, et qu'elle n'est pas, il s'en faut, sur le point de s'affaiblir. La mise en scène de ce chef-d'œuvre à l'Opéra vient de la faire renaître; elle croîtra encore, on n'en peut douter. Le public comprend et apprécie aujourd'hui dans son ensemble et ses détails cette composition qui naguère encore ne lui paraissait qu'une amusante excentricité. Il voit la raison des choses demeurées obscures pour lui jusqu'ici; il reconnaît dans Weber la plus sévère unité de pensée, le sentiment le plus juste de l'expression, des convenances dramatiques, unis à une surabondance d'idées musicales mises en œuvre avec une réserve pleine de sagesse, à une imagination dont les ailes immenses n'emportent cependant jamais l'auteur hors des limites où finit l'idéal, où l'absurde commence.
Il est difficile, en effet, en cherchant dans l'ancienne et la nouvelle école, de trouver une partition aussi irréprochable de tout point que celle du Freyschütz; aussi constamment intéressante d'un bout à l'autre; dont la mélodie ait plus de fraîcheur dans les formes diverses qu'il lui plaît de revêtir; dont les rhythmes soient plus saisissants, les inventions harmoniques plus nombreuses, plus saillantes, et l'emploi des masses de voix et d'instruments plus énergique sans efforts, plus suave sans afféterie. Depuis le début de l'ouverture jusqu'au dernier accord du chœur final, il m'est impossible de trouver une mesure dont la suppression ou le changement me paraisse désirable. L'intelligence, l'imagination, le génie brillent de toutes parts avec une force de rayonnement dont les yeux d'aigle pourraient seuls n'être point fatigués, si une sensibilité inépuisable, autant que contenue, ne venait en adoucir l'éclat et étendre sur l'auditeur le doux abri de son voile.
L'ouverture est couronnée reine aujourd'hui; personne ne songe à le contester. On la cite comme le modèle du genre. Le thême de l'andante et celui de l'allegro se chantent partout. Il en est un que je dois citer, parce qu'on le remarque moins et qu'il m'émeut incomparablement plus que tout le reste. C'est cette longue mélodie gémissante, jetée par la clarinette au travers du tremolo de l'orchestre, comme une plainte lointaine dispersée par les vents dans les profondeurs des bois. Cela frappe droit au cœur; et, pour moi du moins, ce chant virginal qui semble exhaler vers le ciel un timide reproche, pendant qu'une sombre harmonie frémit et menace au dessous de lui, est une des oppositions les plus neuves, les plus poétiques et les plus belles qu'ait produites en musique l'art moderne. Dans cette inspiration instrumentale on peut aisément reconnaître déjà un reflet du caractère d'Agathe qui va se développer bientôt avec toute sa candeur passionnée. Elle est pourtant empruntée au rôle de Max. C'est l'exclamation du jeune chasseur au moment où, du haut des rochers, il sonde de l'œil les abîmes de l'infernale vallée. Mais, un peu modifiée dans ses contours, et instrumentée de la sorte, cette phrase change complètement d'aspect et d'accent.
L'auteur possédait au suprême degré l'art d'opérer ces transformations mélodiques.
Il faudrait écrire un volume pour étudier isolément chacune des faces de cette œuvre si riche de beautés diverses. Les principaux traits de sa physionomie sont d'ailleurs à peu près généralement connus. Chacun admire la mordante gaîté des couplets de Kilian, avec le refrain du chœur riant aux éclats; le surprenant effet de ces voix de femmes groupées en seconde majeure, et le rhythme heurté des voix d'hommes qui complètent ce bizarre concert de railleries. Qui n'a senti l'accablement, la désolation de Max, la bonté touchante qui respire dans le thême du chœur cherchant à le consoler, la joie exubérante de ces robustes paysans partant pour la chasse, la platitude comique de cette marche jouée par les ménétriers villageois en tête du cortége de Kilian triomphant; et cette chanson diabolique de Gaspard, dont le rire grimace, et cette clameur sauvage de son grand air: Triomphe! triomphe! qui prépare d'une façon si menaçante l'explosion finale! Tous à présent, amateurs et artistes, écoutent avec ravissement ce délicieux duo, où se dessinent dès l'abord les caractères contrastants des deux jeunes filles. Cette idée du maître une fois reconnue, on n'a plus de peine à en suivre jusqu'au bout le développement. Toujours Agathe est tendre et rêveuse; toujours Annette, l'heureuse enfant qui n'a point aimé, se plaît en d'innocentes coquetteries; toujours son joyeux babillage, son chant de linotte, viennent jeter d'étincelantes saillies au milieu des entretiens des deux amants inquiets, tristement préoccupés. Rien n'échappe à l'auditeur de ces soupirs de l'orchestre pendant la prière de la jeune vierge attendant son fiancé, de ces bruissements doucement étranges, où l'oreille attentive croit retrouver
«Le bruit sourd du noir sapin |
Que le vent des nuits balance.» |
et il semble que l'obscurité devienne tout d'un coup plus intense et plus froide, à cette magique modulation en ut majeur:
«Tout s'endort dans le silence.»
De quel frémissement sympathique n'est-on pas agité plus loin à cet élan: C'est lui! c'est lui!
Et surtout à ce cri immortel qui ébranle l'ame entière:
«C'est le ciel ouvert pour moi!»
Non, non, il faut le dire, il n'y a point de si bel air. Jamais aucun maître, allemand, italien ou français, n'a fait ainsi parler successivement dans la même scène la prière sainte, la mélancolie, l'inquiétude, la méditation, le sommeil de la nature, la silencieuse éloquence de la nuit, l'harmonieux mystère des cieux étoilés, le tourment de l'attente, l'espoir, la demi-certitude, la joie, l'ivresse, le transport, l'amour éperdu! Et quel orchestre pour accompagner ces nobles mélodies vocales! Quelles inventions! Quelles recherches ingénieuses! Quels trésors qu'une inspiration soudaine fit découvrir! Ces flûtes dans le grave, ces violons en quatuor, ces dessins d'altos et de violoncelles à la sixte, ce rhythme palpitant des basses, ce crescendo qui monte et éclate au terme de sa lumineuse ascension, ces silences pendant lesquels la passion semble recueillir ses forces pour s'élancer ensuite avec plus de violence. Il n'y a rien de pareil! c'est l'art divin! c'est la poésie! c'est l'amour même! Le jour où Weber entendit pour la première fois cette scène rendue comme il avait rêvé qu'elle pût l'être, s'il l'entendit jamais ainsi, ce jour radieux sans doute, lui montra bien tristes et bien pâles tous les jours qui devaient lui succéder. Il aurait dû mourir! que faire de la vie après des joies pareilles!
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Certains théâtres d'Allemagne, pour aller aussi avant que possible dans une vérité en horreur à l'art, font entendre, dit-on, pendant la scène de la fonte des balles les plus discordantes rumeurs, cris d'animaux, aboiements, glapissements, hurlements, bruits d'arbres fracassés, etc., etc. Comment entendre la musique au milieu de ce hideux tumulte? Et pourquoi, dans le cas même où on l'entendrait, mettre la réalité auprès de l'imitation? Si j'admire le rauque aboiement des cors à l'orchestre, la voix de vos chiens du théâtre ne peut m'inspirer que le dégoût. La cascade naturelle au contraire n'est point de ces effets scéniques incompatibles avec l'intérêt de la partition; loin de là, elle y ajoute. Ce bruit d'eau égal et continu, porte à la rêverie; il impressionne surtout durant ces longs points-d'orgue que le compositeur a si habilement amenés, et s'unit on ne peut mieux avec les sons de la cloche éloignée qui tinte lentement l'heure fatale.
Je n'ai pas besoin de dire aux Allemands que, dans cette scène, je me suis abstenu, en écrivant les récitatifs, de faire chanter Samiel. Il y avait là une intention trop formelle; Weber a fait Gaspard chanter, et Samiel parler les quelques mots de sa réponse. Une fois seulement la parole du diable est rhythmée, chacune de ses syllabes portant sur une note de timbales. La rigueur du réglement qui interdit le dialogue parlé à l'Opéra n'est pas telle qu'on ne puisse introduire dans une scène musicale, quelques mots prononcés de la sorte; on s'est donc empressé d'user de la latitude qu'il laissait pour conserver aussi cette idée du compositeur.
Toute la partition de Freyschütz, on l'a déjà dit, mais il n'est pas inutile de le répéter, est exécutée intégralement et dans l'ordre exact où elle fut écrite. Le livret a été traduit d'une façon toujours simple, souvent poétique, et non point arrangé. C'est un travail qui fait honneur à l'esprit et au goût de M. Emilien Pacini.
Il résulte de la fidélité, trop rare en tout temps et partout, avec laquelle l'Opéra a monté ce chef-d'œuvre, que le final du troisième acte est pour les Parisiens à peu près une nouveauté. Quelques-uns l'ont entendu il y a quatorze ans aux représentations d'été de la troupe allemande; le plus grand nombre ne le connaissait pas. Ce final est une magnifique conception. Tout ce que chante Max aux pieds du prince est empreint de repentir et de honte; le premier chœur en ut mineur, après la chute d'Agathe et de Gaspard, est d'une belle couleur tragique et annonce on ne peut mieux la catastrophe qui va s'accomplir. Puis le retour d'Agathe à la vie, sa tendre exclamation ô Max! les vivat du peuple, les menaces d'Ottokar, l'intervention religieuse de l'ermite, l'onction de sa parole conciliatrice, les instances de tous ces paysans et chasseurs pour obtenir la grâce de Max, noble cœur un instant égaré; ce sextuor où l'on voit l'espérance et le bonheur renaître, cette bénédiction du vieux moine qui courbe tous ces fronts émus, et du sein de la foule prosternée, fait jaillir un hymne immense dans son laconisme; et enfin ce chœur final où reparaît pour la troisième fois le thême de l'allegro de l'air d'Agathe, déjà entendu dans l'ouverture; tout cela est beau et digne d'admiration comme ce qui précède, ni plus ni moins. Il n'y a pas une note qui ne soit à sa place, et qui puisse être supprimée sans détruire l'harmonie de l'ensemble. Les esprits superficiels ne seront pas de cet avis peut-être, mais pour tout auditeur attentif la chose est certaine, et plus on entendra ce final plus on en sera convaincu.
Depuis que ces lignes furent écrites, l'exécution du Freyschütz à l'Opéra est devenue détestable; se relèvera-t-elle quelque jour?..... il faut l'espérer.
Il fut un temps, hélas bien éloigné! où certaines représentations de l'Opéra étaient des solennités auxquelles je me préparais plusieurs jours d'avance, par la lecture et la méditation des ouvrages qu'on y devait exécuter. Rien n'égale le fanatisme d'admiration que nous professions, quelques habitués du parterre et moi, pour certains auteurs, si ce n'est notre haine profonde pour la plupart des autres. Le Jupiter de notre Olympe était Gluck, et le culte que nous lui rendions ne peut se comparer à rien de ce que le dilettantisme le plus effréné pourrait imaginer aujourd'hui. Mais si quelques-uns de mes amis étaient de fidèles sectateurs de cette religion musicale, je puis dire sans vanité que j'en étais le pontife. Quand je voyais faiblir leur ferveur, je la ranimais par des prédications dignes des saint-simoniens; je les amenais à l'Opéra bon gré mal gré, quelquefois en leur donnant des billets que j'avais achetés de mon argent au bureau, et que je prétendais avoir reçus d'un employé de l'administration. Dès que, grâce à cette ruse, j'avais entraîné mes hommes à la représentation du chef-d'œuvre de Gluck, je les plaçais sur une banquette du parterre, en leur recommandant bien de n'en pas changer, vu que les places n'étaient pas également bonnes pour l'audition, et qu'il n'y en avait pas une dont je n'eusse étudié la convenance ou les défauts. Ici, on était trop près des cors; là, on ne les entendait pas; à droite, le son des trombones dominait trop; à gauche, répercuté par les loges du rez-de-chaussée, il produisait un effet désagréable; en bas, on était trop près de l'orchestre, il écrasait les voix; en haut, l'éloignement de la scène empêchait de distinguer les paroles ou l'expression de la physionomie des acteurs; l'instrumentation de cet ouvrage devait être entendue de tel endroit, les chœurs de celui-ci de tel autre; à tel acte, la décoration représentant un bois sacré, la scène était très vaste, et le son se perdait dans le théâtre de toutes parts, il fallait donc se rapprocher; un autre, au contraire, se passait dans l'intérieur d'une palais, le décor était ce que les machinistes appellent un salon fermé, la puissance des voix étant doublée par cette circonstance si indifférente en apparence, on devait remonter un peu dans le parterre, afin que les sons de l'orchestre et ceux de la vocale, entendus de moins près, parussent plus intimement unis et fondus dans un ensemble plus harmonieux.
Une fois ces instructions données, je demandais à mes néophytes s'ils connaissaient bien la pièce qu'ils allaient entendre. S'ils n'avaient pas lu les paroles, je tirais un livret de ma poche, et, profitant du temps qui nous restait avant le lever de la toile, je le leur faisais lire, en ajoutant aux principaux passages toutes les observations que je croyais propres à leur faciliter l'intelligence de la pensée du compositeur; car, nous venions toujours de fort bonne heure, pour avoir le choix des places, ne pas nous exposer à manquer les premières notes de l'ouverture, et goûter ce charme singulier de l'attente avant une grande jouissance qu'on est assuré d'obtenir. En outre, nous trouvions beaucoup de plaisir à voir l'orchestre, vide d'abord et ne représentant qu'un piano sans cordes, se garnir peu à peu de musique et de musiciens. Le garçon d'orchestre entrait le premier pour placer les parties sur les pupitres; ce moment-là n'était pas sans mélange de crainte. Depuis notre arrivée dans la salle, quelque accident pouvait être survenu; on avait peut-être changé le spectacle et substitué à l'œuvre monumentale de Gluck, quelque Rossignol, quelques Prétendus, une Caravane du Caire, un Panurge, un Devin de Village, une Lasthenie, toutes productions plus ou moins pâles et maigres, plus ou moins plates et fausses, pour lesquelles nous professions un égal et souverain mépris. Le nom de la pièce, inscrit en grosses lettres sur les parties de contrebasses qui par leur position se trouvent les plus rapprochées du parterre, nous tirait d'inquiétude ou justifiait nos appréhensions. Dans ce dernier cas (il se présentait alors assez fréquemment), nous nous précipitions hors de la salle en jurant comme des soldats en maraude qui ne trouveraient que de l'eau dans ce qu'ils avaient pris pour des barriques d'eau-de-vie, et en confondant dans nos malédictions l'auteur de la pièce substituée, le directeur qui l'infligeait au public et le gouvernement qui la laissait représenter. Pauvre Rousseau qui attachait autant d'importance tout au moins à sa partition du Devin de Village (si toutefois c'est une partition) qu'aux chefs-d'œuvre d'éloquence qui ont immortalisé son nom; lui qui croyait fermement avoir écrasé Rameau tout entier, voire même le trio des Parques, avec les petites chansons, les petits flonsflons, les petits rondeaux, les petits solos, les petites bergeries, les petites drôleries de toute espèce dont se compose son petit intermède; lui qu'on a tant tourmenté; lui que la secte philosophique des Holbachiens a tant envié pour son œuvre musicale; lui qu'on a accusé de n'en être pas l'auteur; lui qui a été chanté par toute la France, depuis Jéliot et Mademoiselle Fel jusqu'au roi Louis XV qui ne pouvait se lasser de répéter: «J'ai perdu mon serviteur,» avec la voix la plus fausse de son royaume; lui enfin dont l'opéra favori obtint à son apparition tous les genres de succès; pauvre Rousseau! qu'aurait-il dit de nos blasphêmes, s'il eût pu les entendre? Et pouvait-il prévoir que son œuvre chérie, qui jadis excita tant d'applaudissements, tomberait un jour pour ne plus se relever, au milieu des éclats de rire de toute la salle, sous le coup d'une énorme perruque poudrée à blanc, jetée aux pieds de Colette par un insolent railleur? J'assistais à cette dernière représentation du Devin; beaucoup de gens, en conséquence, m'ont attribué la mise en scène de la perruque; mais je suis bien aise, puisque j'en trouve l'occasion, de protester ici de mon innocence. Je crois même avoir été au moins autant indigné que diverti par cette grotesque irrévérence; de sorte que je ne puis savoir au juste si j'en aurais été capable. Mais s'imaginerait-on que Gluck, oui, Gluck lui-même, à propos de ce pauvre Devin, il y a quelque cinquante ans, a poussé l'ironie plus loin encore, et qu'il a osé écrire et imprimer dans une épître la plus sérieuse du monde, adressée à la reine Marie-Antoinette, que la France, peu favorisée sous le rapport musical, comptait cependant quelques ouvrages remarquables, parmi lesquels il fallait citer le Devin de Village de M. Rousseau? Qui jamais se fût avisé de penser que Gluck pût être aussi plaisant? Ce trait seul d'un Allemand suffit pour enlever aux Italiens la palme de la perfidie facétieuse.
Je reprends le fil de mon histoire. Quand le titre inscrit sur les parties d'orchestre nous annonçait que rien n'avait été changé dans le spectacle, je continuais ma prédication, chantant les passages saillans, expliquant les procédés d'instrumentation d'où résultaient les principaux effets, et obtenant d'avance, sur ma parole, l'enthousiasme des membres de notre petit club. Cette agitation étonnait beaucoup nos voisins du parterre, bons provinciaux pour la plupart, qui, en m'entendant pérorer sur les merveilles de la pièce qu'on allait représenter, s'attendaient à perdre la tête d'émotion, et y éprouvaient, en somme, d'ordinaire, plus d'ennui que de plaisir. Je ne manquais pas ensuite de désigner par son nom chaque musicien à son entrée à l'orchestre, en y ajoutant quelques commentaires sur ses habitudes et son talent.
«Voilà Baillot (il était alors à l'Opéra); il ne fait pas comme d'autres violons solos, celui-là, il ne se réserve pas exclusivement pour les ballets; il ne se trouve point déshonoré d'accompagner un opéra de Gluck. Vous entendrez tout-à-l'heure un chant qu'il exécute sur la quatrième corde; on le distingue au dessus de tout l'orchestre.
—«Oh! ce gros rouge, là-bas! c'est la première contrebasse, c'est le père Chénié; un vigoureux gaillard, malgré son âge; il vaut à lui tout seul quatre contrebasses ordinaires; on peut être sûr que sa partie sera exécutée telle que l'auteur l'a écrite; il n'est pas de l'école des simplificateurs.
—«Le chef d'orchestre devrait faire un peu attention à M. Guillou, la première flûte, qui entre en ce moment; il prend avec Gluck d'étranges libertés. Dans la marche religieuse d'Alceste, par exemple, l'auteur a écrit des flûtes dans le bas, uniquement pour obtenir l'effet particulier aux sons graves de cet instrument; M. Guillou ne s'accommode pas d'une pareille disposition; il faut qu'il domine; il faut qu'on l'entende; et pour cela, il transpose toute la partie de flûte à l'octave supérieure, détruisant ainsi le résultat que l'auteur s'était promis, et faisant d'une idée ingénieuse une chose puérile et vulgaire.»
Les trois coups annonçant qu'on allait commencer, venaient nous surprendre au milieu de cet examen sévère des notabilités de l'orchestre. Nous nous taisions aussitôt, en attendant avec un sourd battement de cœur, le signal du bâton de mesure de Kreutzer ou de Valentino.
L'ouverture commencée, il ne fallait pas qu'un de nos voisins s'avisât de parler, de fredonner ou de battre la mesure, nous avions adopté pour notre usage, en pareil cas, ce mot si connu d'un amateur:
«Le ciel confonde ces musiciens, qui me privent du plaisir d'entendre monsieur!»
Connaissant à fond la partition qu'on exécutait, il n'était pas prudent non plus d'y rien changer; je me serais fait tuer plutôt que de laisser passer sans réclamation la moindre familiarité de cette nature prise avec les grands maîtres.
Je n'allais pas attendre après la représentation pour protester froidement par écrit contre ce crime de lèse-génie; oh! non, c'était en face du public, à haute et intelligible voix, que j'apostrophais les délinquants. Et je puis assurer qu'il n'y a pas de critique qui porte coup comme celle-là. Ainsi, un jour, il s'agissait d'Iphigénie en Tauride, j'avais remarqué à la représentation précédente qu'on avait ajouté des cymbales au premier air de danse des Scythes en si mineur, où Gluck n'a employé que les instruments à cordes, et que dans le grand récitatif d'Oreste, au troisième acte, les parties de trombones, si admirablement motivées par la scène et écrites dans la partition, n'avaient pas été exécutées. J'avais résolu, si les mêmes fautes se reproduisaient, de les signaler.
Lors donc que le ballet des Scythes fut commencé, j'attendis mes cymbales au passage; elles se firent entendre comme la première fois dans l'air que j'ai indiqué. Bouillant de colère, je me contins cependant jusqu'à la fin du morceau, et profitant aussitôt du court moment de silence qui le sépare du morceau suivant, je m'écriai de toute la force de ma voix:
«Il n'y pas là de cymbales, qui donc se permet de corriger Gluck?»
On juge de la rumeur! Le public, qui ne voit pas fort clair dans toutes ces questions d'art, et à qui il était fort indifférent qu'on changeât ou non l'instrumentation de l'auteur, ne concevait rien à la fureur de ce jeune fou du parterre. Mais ce fut bien pis quand, au troisième acte, la suppression des trombones du monologue d'Oreste ayant eu lieu comme je le craignais, la même voix fit entendre ces mots:
«Les trombones ne sont pas partis! C'est insupportable!»
L'étonnement de l'orchestre ne peut se comparer qu'à la colère (bien naturelle, je l'avoue) de M. Valentino, qui conduisait ce soir-là. J'ai su depuis que ces pauvres trombones n'avaient fait que se soumettre à un ordre formel de ne pas jouer dans cet endroit; car leurs parties étaient copiées et parfaitement conformes à l'original. Pour les cymbales que Gluck a placées avec tant de bonheur dans le premier chœur des Scythes, je ne sais qui s'était avisé de les introduire également dans l'air de danse, dénaturant ainsi la couleur et troublant le silence sinistre de cet étrange ballet. Mais je sais bien qu'aux représentations suivantes tout rentra dans l'ordre, les cymbales se turent, les trombones jouèrent, et je me contentai de grommeler entre mes dents:
—Ah! c'est bien heureux!
Peu de temps après, un de mes amis, presque aussi fanatique que moi, qui compte aujourd'hui parmi les meilleurs professeurs de chant de Paris (Saint-Ange), avait trouvé inconvenant qu'on nous donnât au premier acte d'OEdipe d'autres airs de danse que ceux de Sacchini; il vint me proposer de faire justice de ces interminables solos de cor et de violoncelle qui remplaçaient les airs de Sacchini. Pouvais-je ne pas seconder une aussi louable intention! Le moyen employé pour Iphigénie nous réussit également bien pour OEdipe; et, après quelques mots lancés un soir du parterre, par nous deux seuls, les nouveaux airs de danse disparurent pour jamais. Une seule fois nous parvînmes à entraîner le public. On avait annoncé sur l'affiche que le solo de violon du ballet de Nina serait exécuté par Baillot; une indisposition du grand artiste, ou quelque autre cause, s'étant opposée à ce qu'il pût se faire entendre, l'administration crut suffisant d'en instruire le public par une imperceptible bande de papier collée sur l'affiche de la porte de l'Opéra, que personne ne regarde. L'immense majorité des spectateurs s'attendait donc à entendre le célèbre violon. Cependant, au moment où Nina, dans les bras de son père et de son amant, revient à la raison, la pantomime si touchante de mademoiselle Bigottini ne put nous émouvoir au point de nous faire oublier Baillot. La pièce touchait à sa fin.
«Eh bien! eh bien! et le solo de violon, dis-je assez haut pour être entendu?
—C'est vrai, dit un homme du public, il semble qu'on veuille le passer.
—Baillot! Baillot! le solo de violon!»
En un instant le parterre prend feu, et ce qui ne s'était jamais vu à l'Opéra, la salle entière réclame à grands cris l'accomplissement des promesses de l'affiche. La toile tombe au milieu de ce brouhaha. Le bruit redouble. Les musiciens voyant la fureur du parterre s'empressent de quitter la place. De rage alors, chacun saute dans l'orchestre, on saisit les chaises des concertants; on renverse les pupitres, on crève la peau des timbales; j'avais beau crier:
«Messieurs, Messieurs, que faites-vous donc! briser les instruments!.... Quelle barbarie!.... Vous ne voyez donc pas que c'est la contrebasse du père Chénié, un instrument superbe, qui a un son d'enfer!»
On ne m'écoutait plus et les mutins ne se retirèrent qu'après avoir culbuté tout l'orchestre et cassé je ne sais combien de banquettes et d'instruments.
C'est là le mauvais côté de la critique en action que nous exercions si despotiquement à l'Opéra; le beau, c'était notre enthousiasme quand tout allait bien. Il fallait voir alors avec quelle frénésie nous applaudissions des passages auxquels personne dans la salle ne faisait attention, tels qu'une belle basse, une heureuse modulation, un accent vrai dans un récitatif, une note expressive de hautbois, etc., etc. Le public nous prenait pour des claqueurs aspirant au surnumérariat, tandis que le chef de claque, qui savait bien le contraire, et dont nos applaudissements intempestifs dérangeaient les savantes combinaisons, nous lançait de temps en temps un coup-d'œil digne de Neptune prononçant le Quos ego. Puis, dans les beaux moments de Madame Branchu, c'étaient des larmes, des cris, qu'on ne connaît plus aujourd'hui, même au Conservatoire. La plus plaisante scène de cette espèce, dont j'aie conservé le souvenir, est la suivante. On donnait OEdipe. Quoique placé fort loin de Gluck dans notre estime, Sacchini ne laissait pas que de trouver en nous d'ardents admirateurs. J'avais entraîné ce soir-là à l'Opéra un jeune homme parfaitement étranger à tout autre art que celui du carambolage, et dont cependant je voulais à toute force faire un néophyte musical. Les douleurs d'Antigone et de son père ne pouvaient que l'émouvoir fort médiocrement. Aussi, après le premier acte, désespérant d'en rien faire, l'avais-je laissé derrière moi en m'avançant d'une banquette, pour n'être pas troublé par son sang-froid. Comme pour faire ressortir encore son impassibilité, le hasard avait placé à sa droite un spectateur aussi impressionnable qu'il l'était peu. Je m'en aperçus bientôt. Dérivis venait d'avoir un fort beau mouvement dans son fameux récitatif:
Mon fils! tu ne l'es plus! |
Va! ma haine est trop forte! |
Tout absorbé que je fusse par cette scène si admirable de naturel et de sentiment de l'antique, il me fut impossible cependant de ne pas entendre le dialogue établi derrière moi, entre mon jeune homme épluchant une orange et l'inconnu, son voisin, en proie à la plus vive émotion:
—Mon Dieu! monsieur, calmez-vous.
—Non! c'est irrésistible! c'est accablant! cela tue!
—Mais, monsieur, vous avez tort de vous affecter de la sorte, vous vous rendrez malade.
—Non! laissez-moi... Oh!
—Monsieur! allons du courage! enfin après tout, ce n'est qu'un spectacle; vous offrirai-je un morceau de cette orange.
—Ah! c'est sublime!
—Elle est de Malte!
—Quel art céleste!
—Ne me refusez pas.
—Ah! monsieur, quelle musique!
—Oui, c'est très joli.
Pendant cette curieuse conversation, l'opéra était parvenu après la scène de réconciliation, au beau trio:
«O doux moments!»
la douceur pénétrante de cette simple mélodie me saisit à mon tour; je commençai à pleurer abondamment, la tête cachée dans mes deux mains comme un homme abîmé d'affliction. A peine le trio était-il achevé, que deux bras robustes m'enlèvent de dessus mon banc, en me serrant la poitrine à me la briser; c'étaient ceux de l'inconnu qui, ne pouvant plus maîtriser son émotion, et ayant remarqué que de tous ceux qui l'entouraient j'étais le seul qui parut la partager, m'embrassait avec fureur, en criant d'une voix convulsive:
—Sacredieu! monsieur, que c'est beau!
Sans m'étonner le moins du monde, et la figure toute décomposée par les larmes, je lui réponds sur le même ton:
—Etes-vous musicien?
—Non, mais je sens la musique aussi vivement que qui que ce soit.
—Ma foi, c'est égal, donnez-moi votre main, parbleu, Monsieur, vous êtes un brave homme!
Là-dessus, parfaitement insensibles aux ricanements des spectateurs qui faisaient cercle autour de nous, comme à l'air ébahi de mon néophyte mangeur d'oranges, nous échangeons quelques mots à voix basse, je lui donne mon nom, il me confie le sien et sa profession. C'était un ingénieur! un mathématicien!!! Où diable la sensibilité va-t-elle se nicher!
«Cher maître,
»Votre œuvre est noble et belle, et c'est peut-être aujourd'hui, pour les artistes capables d'en apprécier les magnificences, un devoir de vous le répéter. Quels que puissent être à cette heure vos chagrins, la conscience de votre génie et de l'inappréciable valeur de ses créations, vous les fera aisément oublier.
»Vous avez excité des haines violentes, et à cause d'elles quelques-uns de vos admirateurs semblent craindre d'avouer leur admiration; ceux-là sont des lâches! J'aime mieux vos ennemis.
»On a donné hier Cortèz à l'Opéra. Tout brisé encore par le terrible effet de la scène de la révolte, je viens vous crier: Gloire! gloire! gloire et respect à l'homme dont la pensée puissante, échauffée par son cœur, a créé cette scène immortelle! Jamais, dans aucune production de l'art, l'indignation sut-elle emprunter à la nature de pareils accents? Jamais enthousiasme guerrier fut-il plus brûlant et plus poétique? A-t-on quelque part montré sous un pareil jour, peint avec de telles couleurs l'audace et la volonté, ces fières filles du génie?—Non! et personne ne le croit.
»C'est vrai, c'est fort, c'est beau, c'est neuf, c'est sublime! Si la musique n'était pas abandonnée à la charité publique, on aurait quelque part en Europe un théâtre, un panthéon lyrique, exclusivement consacré à la représentation des chefs-d'œuvre monumentaux, où ils seraient exécutés à longs intervalles, avec un soin et une pompe dignes d'eux, par des artistes, et écoutés aux fêtes solennelles de l'art par des auditeurs sensibles et intelligents.
»Mais, partout à peu près, la musique, déshéritée des prérogatives de sa noble origine, n'est qu'une enfant trouvée qu'on semble vouloir contraindre à devenir une fille perdue.
»Adieu, cher maître, il y a la religion du beau, je suis de celle-là; et si c'est un devoir d'admirer les grandes choses et d'honorer les grands hommes, je sens, en vous serrant la main, que c'est de plus un bonheur.»
Jamais, ce me semble, Paris n'a tant cru s'occuper de musique; jamais, par conséquent, la tâche des malheureux critiques ne leur a semblé plus rude, plus fatigante, plus difficile, plus décourageante, plus détestable, plus sotte et plus inutile. C'est une pluie d'albums, une avalanche de romances, un torrent d'airs variés, un cataclysme de fantaisies, une trombe de concertos, de cavatines, de scènes dramatiques, de duos comiques, d'adagios soporifiques, d'évocations diaboliques, de sonates classiques, de rondos romantiques, fantastiques, frénétiques, fanatiques, fluoriques. (Pour l'intelligence de ce dernier adjectif, consultez les éléments de chimie de Thénard ou de Gay-Lussac, vous trouverez que l'acide fluorique est un poison affreux, dont l'action corrosive est si forte qu'il ronge en fort peu de temps les fioles dans lesquelles on essaie inutilement de le conserver.)
Mon ami Richard (le traducteur des contes d'Hoffmann) et moi, nous avions, en 1828, fondé la grande école que je viens de désigner ici pour la première fois, et dont l'école fluorique actuelle n'est qu'une pitoyable imitation. Si les productions étonnantes qu'elle a enfantées sont encore à cette heure parfaitement inconnues du public, c'est qu'à l'instar de l'acide terrible dont elle porte le nom et qui détruit les vases où on l'enferme, cette musique a tué sans doute tous ceux qui ont eu le bonheur de l'entendre. Évidemment les auteurs s'étaient abstenus, dans l'intérêt de l'art, d'écouter leurs chefs-d'œuvre, puisque tous les deux vivent encore, l'un à Colmar, où il exerce la médecine (dans le genre fluorique toujours), et l'autre à Paris, où le malheur veut qu'il soit contraint de se creuser la cervelle en se rongeant les poings, pour ennuyer les abonnés de la Gazette musicale de sa pâle, tiède et insipide critique. Quel métier! et pour se distraire, si le pauvre diable de musicien-prosailleur prend fantaisie, par hasard, d'aller fumer un cigarre sur la place d'Europe, ou de monter dans un wagon pour visiter Saint-Germain, il n'a pas fait dix pas au grand air, il n'a pas écouté pendant cinq minutes le bruit cadencé des pistons de la machine à vapeur, qu'il se trouve nez à nez avec quelque donneur de concert qui lui recommande l'insertion de son programme, contenant onze cavatines, quatorze romances, un concerto de flûte et trois divertissements pour guitare et ophicléide. Il se sauve dans le parc de Saint-Germain; au coin du bois il rencontre un visage courroucé, c'est celui d'un jouer de guimbarde qui lui reproche de n'avoir point assisté à la matinée musicale qu'il vient de donner, et dans laquelle le virtuose s'est fait entendre sur un instrument perfectionné, dont la languette en acier trempé et terminée par un bout de cuivre, rend un son comparable au bourdonnement de la guêpe ou de la grosse mouche de cheval.
Le malheureux, échappé à ce guet-apens, croit trouver le repos dans les profondeurs des tunnels du chemin de fer. Il y tombe entre les bras d'un ami intime dont il a oublié le nom, qui arrive de Batavia, de la Martinique ou de la terre de Van Diemen, où sa voix et sa méthode lui ont valu des succès inouïs dans l'emploi des Martins. Les Caraïbes, les Malais et les Javanais surtout en raffolaient. Il a gagné des sommes énormes, et s'il vient à Paris, ce n'est que pour faire sa réputation. En conséquence, il espère bien que son ami le critique va le faire mousser vigoureusement. Il aura la bonté d'annoncer sa soirée musicale, d'y assister et d'en rendre compte. Le nouveau débarqué ne va pas par quatre chemins, il ne veut pas tenir la dragée haute aux Parisiens; il débutera par le grand air des Voitures versées:
«Apollon toujours préside.»
C'est son triomphe, il veut se couvrir de gloire d'un seul coup; il aime mieux cela que de suivre le système timide du crescendo. Il attaquera tout de suite le chant dramatique dans ce qu'il a de plus neuf, de plus hardi et de plus distingué; il s'élancera d'un bond aux plus sublimes hauteurs de l'art des Frontins. L'orchestre sera au grand complet; il y aura au moins quinze musiciens, parmi lesquels un nègre très fort sur le flageolet, qui exécutera avec le nez le concerto en sol majeur de Collinet: ce sera du dernier beau. A ces causes, le chanteur d'outre-mer prie son ami intime de l'excuser s'il le quitte si brusquement, mais il doit aller pendant quelques heures, travailler son grand air:
«Apollon toujours préside.»
Après quoi il pourra le faire entendre. Précieuse faveur!!.. N'importe, le voilà parti; le critique commence à respirer, et comme les wagons lui ont porté malheur, il se propose de revenir pédestrement à Paris. Il marche depuis dix minutes à peine, quand il se voit à l'improviste accosté par un bourgeois d'une cinquantaine d'années, air cossu, habit marron, grosse canne, gros nez, gros jabot, tournure d'épicier parvenu, type de l'ex-abonné du Constitutionnel.
—«Ah! monsieur B......, que je suis heureux de vous rencontrer! Je viens de chez vous où j'ai su que vous étiez parti pour Saint-Germain. J'ai pris la vapeur et me voilà.
—Monsieur, je suis trop heureux.....
—Ah, vous ne me connaissez peut-être pas, ne m'ayant jamais vu, mais je vous connais, moi, et beaucoup, allez. Nous avons lu les journaux, vous avez donné dernièrement aux Invalides un concert qui a fait du bruit. Trois mille musiciens, des clarinettes de toutes les espèces, plus de deux cents tambours; des trombones charmantes, un duo superbe chanté par Mademoiselle Falcon et la Blache (cette fameuse Blache qui vient d'Italie malgré son nom français); une couronne de laurier envoyée de Constantine; quarante mille francs en billets de banque offerts sur un plat d'argent par M. le ministre des finances: voilà des honneurs j'espère, et du profit! Oh! nous savons tout. Eh bien! monsieur, puisque vous êtes un si savant, un si agréable musicien, malgré que vous écriviez aussi dans les journaux, j'ai pensé à vous pour un bon conseil, et je viens sans façon vous le demander. Je cherche depuis longtemps la carrière qui pourrait le mieux convenir à mon fils; car le grand garçon que vous voyez là, est mon fils, je vous assure.
—Monsieur, il n'y a rien d'impossible; mais venons au fait, je vous prie, je suis un peu pressé.
—Eh bien! le fait est, puisque vous n'avez qu'une petite heure à me donner, que j'avais eu d'abord l'idée de le faire colonel.
—Certes, monsieur, c'était une bonne idée, et vous auriez eu parfaitement raison de faire entrer monsieur votre fils comme volontaire dans ce régiment-là.
—Cela se peut, mais la gloire des arts me paraît aujourd'hui plus belle, et je pense, après tout, que l'état de compositeur lui conviendra d'autant mieux qu'il a évidemment pour l'harmonie de très grandes dispositions.
—Monsieur votre fils sait la musique?
—Non, pas encore, il n'a que vingt ans, mais il a, je vous le répète, d'admirables dispositions; et puisque vous êtes de mon avis et que vous me conseillez de le faire grand compositeur, s'il vous est agréable de lui donner les premières leçons, ne vous gênez pas, il est à vos ordres, il ira chez vous tous les jours, deux fois par jour même, si vous voulez. Et certes, ce sera une distinction bien flatteuse pour son maître quand le tour de mon fils sera venu de donner un concert aux Invalides, et que le ministre des finances lui présentera quarante mille francs sur un plat d'argent.»
La conversation se trouve là brusquement interrompue; on passait sur un pont, et le critique désespéré de ne pouvoir échapper à l'horrible imbécillité de ce crétin, s'est jeté à tout hasard dans la Seine par-dessus le parapet. Le voilà revenu à flot, il nage, il suit le courant, il aborde enfin dans un îlot assez éloigné du pont pour lui faire espérer un asile contre les pères qui veulent faire leurs enfants colonels ou grands compositeurs; il va se reposer un moment, quand une voix connue l'interpelle.
—«Parbleu, c'est B......, en vérité, tu ne pouvais venir plus à propos, j'allais courir chez toi. Tu es mouillé? ce ne sera rien, nous partons, j'ai là mon canot. Je suis venu dans cette île abandonnée pour réfléchir et expérimenter plus à mon aise, pour écouter la grande voix de la nature que les bruits grossiers de la ville couvrent d'une façon si cruelle, pour nous autres penseurs et musiciens inspirés. J'étais depuis longtemps à la piste d'une découverte qui ne peut manquer d'amener dans l'art musical une immense révolution. Vois ce petit instrument, ce n'est qu'une boîte de fer-blanc percée de trous et fixée au bout d'une corde; je vais la faire tourner vivement comme une fronde, et tu entendras quelque chose de merveilleux. Tiens, écoute. Hou! hou! hou! voilà une imitation du vent qui enfonce cruellement les fameuses gammes chromatiques de la pastorale de Beethoven. C'est la nature prise sur le fait! voilà qui est beau! voilà qui est nouveau! il serait de mauvais goût de faire ici de la modestie, et, entre nous, Beethoven était dans le faux, et je suis dans le vrai. Oh! mon cher, quelle découverte! et quel article tu vas me faire là-dessus dans le Journal des Débats! C'est une bonne fortune pour toi; ne va pas gaspiller un pareil sujet dans la Gazette musicale; non, un grand journal, dix-huit mille abonnés, voilà ton affaire. Cela va te faire un honneur inconcevable; on te traduira dans toutes les langues! Que je suis content, va, mon vieux! et le diable m'emporte, c'est autant pour toi que pour moi. Cependant je t'avouerai que je désire employer le premier mon nouvel instrument; je le réserve pour une ouverture que j'ai commencée, et qui aura pour titre: l'Ile d'Eole; tu m'en diras des nouvelles. Après quoi, libre à toi d'user de ma découverte pour tes symphonies. Je ne suis pas de ces gens qui sacrifieraient le passé, le présent et l'avenir de la musique à leur intérêt personnel; non, tout pour l'art, c'est ma devise. Nous voilà arrivés; va changer d'habits et vite à l'ouvrage, un article ronflant, sans calembour. Je viendrai ce soir lire ce que tu auras écrit; ne l'envoie pas à l'imprimerie sans me le montrer; tu pourrais te tromper sur quelque détail, et rien n'est plus important que l'exactitude en pareille matière. A propos, le directeur de l'Opéra me tourmente pour que je lui donne un ouvrage en cinq actes, mais il ne m'offre que trente mille francs une fois payés; me conseilles-tu d'accepter?
—Oui, oui, accepte, tu feras bien.
—Pardieu non, c'est trop peu! Je vais écrire à Pillet que je refuse; et, ma foi, après cela l'Opéra s'arrangera comme il pourra. Il faut donner, une fois pour toutes, une bonne leçon aux directeurs des théâtres lyriques; ces gens-là sont d'une ladrerie... Adieu, adieu. A ce soir.
Le critique exténué, mouillé, embourbé, stupéfié, rentre à grand'peine chez lui; il n'a pas même le temps de s'asseoir; trois personnes l'attendent dans son salon, et toutes à la fois, l'accueillent ainsi:
—Ah enfin!
—C'est lui!
—Le voilà!
—Monsieur, je viens de donner un concert.....
—Monsieur, je vais donner un concert.....
—Monsieur, je me propose de donner un concert.....
—On y a entendu un album nouveau.....
—On y exécutera des variations.....
—On y chantera des romances.....
—Je remarque avec surprise que vous n'avez pas de piano! un compositeur! c'est étonnant! c'est malheureux! je me proposais de vous chanter mon album. Alors j'espère que vous voudrez bien venir passer une heure ou deux à la maison pour l'entendre; je demeure rue du Puits-de-l'Hermite, près le Jardin des Plantes; vous pourrez voir la giraffe en passant.»
Le premier compositeur d'albums a franchi à peine le seuil de la porte que les deux autres, en souriant ironiquement:
«Quel homme que ce monsieur Z....., il vous ferait volontiers aller à Fontainebleau pour admirer son album.
—Encore si sa musique en valait la peine; mais c'est d'un commun!
—D'un vulgaire!
—D'un trivial!
—Et c'est écrit!
—Ah! ah! il croit qu'il sait l'harmonie, le pauvre homme!
—Trois quintes de suite dans la première barcarolle!
—Et je ne sais combien d'octaves cachées dans la troisième!
—Mais n'abusons pas des moments de M. B....
—Je venais, monsieur, vous recommander mon fils, âgé de dix ans, qui commence à être de première force en composition; il a écrit récemment un cahier de Mazurkas, que je n'ose comparer aux Mazurkas de M. Chopin, mais qui ne sont pas sans mérite cependant, comme vous pourrez vous en convaincre en les lisant.
Le critique.—Monsieur, je suis mort de fatigue et de plus tout mouillé: permettez-moi, de grâce, d'aller me coucher, je vous entends à peine.
—Monsieur, je pars; mais ne manquez pas de lire cet intéressant ouvrage: vous penserez probablement que M. Chopin lui-même n'est pas allé jusque-là en fait d'originalité, de verve et de grâce. Un enfant de dix ans! c'est prodigieux! voilà un beau sujet d'articles pour le Journal des Débats: vous pourrez le faire en annonçant le concert de mon fils. J'oubliais de vous laisser quelques billets; le prix n'est que de quinze francs. J'ai l'honneur de vous saluer.
—Dieu soit loué! j'ai cru qu'il n'en finirait pas avec son petit prodige. Monsieur B..... veuillez m'accorder dix minutes. Je n'ai pas besoin de piano, moi, l'accompagnement de mes romances ne sert pas à déguiser la pauvreté du chant. Il vous serait donc aisé de les juger à la simple audition de la partie vocale, et je vais vous en chanter une seulement; cela suffira pour vous donner une idée de mon style. Avez-vous un diapason? Non! en ce cas je vais essayer l'étendue du morceau, pour atteindre aussi juste que possible le ton dans lequel il est écrit. Vous verrez que c'est de la musique bien rhythmée; toutes les phrases sont de quatre ou de huit mesures, et l'on distingue parfaitement les temps forts. Cela ressemble, en conséquence, fort peu aux divagations désordonnées de ce petit drôle, dont le père vous a si fort ennuyé. Mais ne disons pas de mal des absents, quoiqu'ils aient cette fois bien réellement tort. Je commence.
Ici le critique tombe lourdement sur le parquet comme frappé d'apoplexie, son domestique épouvanté, pousse des cris d'effroi, les voisins accourent, on s'empresse de le porter dans sa chambre, pendant que la chanteuse de romances (car c'est une dame) murmure en s'en allant: «Quelle ineptie! quelle absence de sentiment! ne pas écouter seulement la première! il est capable de ne pas annoncer mon concert et de ne pas lire mon recueil! voilà pourtant les hommes qui décident aujourd'hui du sort des artistes!!»
Il repose depuis quelques heures quand on sonne à tout rompre à sa porte. C'est un élégant jeune homme qui se dit porteur d'une nouvelle très intéressante pour M. B....., et dont la communication ne peut souffrir de retard. On réveille le patient; il s'habille, pensant qu'il s'agit tout au moins d'un aide-de-camp du prince royal. Il rentre au salon en chancelant.
—Monsieur, pardonnez-moi de vous déranger, je n'ai pu résister au désir de vous faire mon compliment sur votre dernier succès. C'est merveilleux, monsieur, c'est colossal! c'est gigantesque! c'est sublime!
—Monsieur, vous êtes trop bon; veuillez me dire ce qui me procure l'honneur de votre visite.
—Eh! monsieur, rien autre que le besoin de vous exprimer mon enthousiasme, mon admiration, mon exaltation, ma stupéfaction, ma vénération. Quelle œuvre! monsieur, c'est-à-dire, quel chef-d'œuvre! Hum! (d'un ton simple et doux.) Puisque vous êtes en même temps un si habile critique, l'idée me vient à présent de vous soumettre une suite de fanfares pour la trompe, dont le club des chasseurs fait le plus grand cas. Une analyse détaillée de cet ouvrage serait bien placée dans la Gazette musicale, et...
—Vous vous trompez, monsieur, c'est l'affaire du journal des Chasseurs.
Le critique dans sa chambre.—Feux et tonnerres! c'est pour cela que ce joueur de trompe en gants blancs est venu interrompre mon sommeil!! Eh bien! qu'est-ce encore?
Le portier.—Monsieur, c'est une lettre et un paquet de la part de M. Maurice Schlesinger.
—Allons, autre chose! (Il lit).
«Mon cher ami, il me faut absolument pour demain un long article sur les deux albums que je vous envoie. Les noms de Meyerbeer, Clapisson, Strunz, Panofka, Kalkbrenner, Liszt, Chopin et Thalberg, y figurent en première ligne, et l'édition surpasse en luxe tout ce qui a été publié jusqu'à ce jour.»
Tout à vous,
Maurice Schlesinger.»
Le critique prend la plume et répond ce qui suit.
«Mon cher Maurice,
»Il me faut absolument du repos, et un abri contre les albums. Voici bientôt quinze jours que je cherche inutilement trois heures pour rêver à la symphonie que j'ai commencée; ne pouvoir les obtenir est un supplice dont vous n'avez pas d'idée et qui m'est absolument insupportable. Je vous préviens donc que, jusqu'au moment où ma partition sera finie, je ne veux plus entendre parler de critique d'aucune espèce. Vos albums, je le sais, contiennent d'ailleurs plusieurs morceaux charmants dont vous ne me dites rien, et dont vous ne citez pas même les auteurs. Mais je suis poussé à bout, je veux, pendant quelque temps, assez de loisir et de liberté pour finir mon ouvrage; je veux être artiste enfin; je redeviendrai galérien après; je suis obsédé, abîmé, exterminé. Gardez-vous donc de venir me relancer dans ma tanière, ce serait d'une révoltante inhumanité. Je n'ai jamais compté parmi les apologistes du suicide, mais j'ai là une paire de pistolets chargés, et dans l'état d'exaspération où vous pourriez me mettre, je serais capable de vous brûler la cervelle.
»Votre ami dévoué,
»Hector Berlioz.»
Voyage musical en Allemagne. | ||
I. | A M. Auguste Morel: Bruxelles, Mayence, Francfort | 3 |
II. | A M. Girard, chef d'orchestre de l'Opéra-Comique: Stuttgardt, Hechingen | 27 |
III. | A Liszt: Manheim, Weimar | 51 |
IV. | A M. Stephen Heller: Leipzig | 71 |
V. | A Ernst: Dresde | 93 |
VI. | A Henri Heine: Brunswick, Hambourg | 113 |
VII. | A mademoiselle Louise Bertin: Berlin | 135 |
VIII. | A M. Habeneck, chef d'orchestre de l'Opéra: Berlin | 167 |
IX. | A M. Desmarets: Berlin | 191 |
X. | A M. G. Osborne: Hanovre, Darmstadt | 218 |
De la Musique en général. | ||
I. | De la musique en général | 241 |
Etude analytique des Symphonies de Beethoven. | ||
Introduction | 263 | |
I. | Symphonie en ut majeur | 269 |
II. | Symphonie en ré | 273 |
III. | Symphonie héroïque | 279 |
IV. | Symphonie en si b | 291 |
V. | Symphonie en ut mineur | 299 |
VI. | Symphonie pastorale | 311 |
VII. | Symphonie en la | 321 |
VIII. | Symphonie en fa | 333 |
IX. | Symphonie avec chœurs | 341 |
Trios et sonates | 359 | |
Le Freyschütz de Weber | 369 | |
Souvenirs d'un habitué de l'Opéra | 385 | |
Lettre à G. Spontini | 403 | |
Tribulations d'un critique musical | 407 |
FIN DE LA TABLE DU TOME PREMIER.
[1] Le nom de Strauss est célèbre aujourd'hui dans toute l'Europe dansante; il est attaché à une foule de valses capricieuses, piquantes, d'un rythme neuf, d'une desinvoltura gracieusement originale, qui ont fait le tour du monde. On conçoit donc qu'on tienne beaucoup à ne pas voir de telles valses contrefaites, un pareil nom contreporté.
Or, voici ce qui arrive. Il y a un Strauss à Paris, ce Strauss a un frère; il y a un Strauss à Vienne, mais ce Strauss n'a point de frère; c'est la seule différence qui existe entre les deux Strauss. De là des quiproquos fort désagréables pour notre Strauss, qui dirige avec une verve digne de son nom les bals de l'Opéra-Comique et tous les bals particuliers donnés par l'aristocratie fashionnable. Dernièrement, à l'ambassade d'Autriche, un Viennois, quelque faux Viennois, à coup sûr, aborde Strauss et lui dit en langue autrichienne: «Eh bonjour, mon cher Strauss; que je suis aise de vous voir! Vous ne me reconnaissez pas?—Non, Monsieur.—Oh! je vous reconnais bien, moi, quoique vous ayez un peu engraissé; il n'y a d'ailleurs que vous pour écrire de pareilles valses. Vous seul pouvez diriger et composer ainsi un orchestre de danse; il n'y a qu'un Strauss.—Vous êtes bien bon; mais je vous assure que le Strauss de Vienne a aussi du talent.—Comment! le Strauss de Vienne? Mais c'est vous; il n'y en a pas d'autre. Je vous connais bien; vous êtes pâle, il est pâle; vous parlez autrichien, il parle autrichien; vous faites des airs de danse ravissants:—Oui.—Vous accentuez toujours le temps faible dans la mesure à trois temps.—Oh! le temps faible, c'est mon fort!—Vous avez écrit une valse intitulée le Diamant?—Etincelante!—Vous parlez hébreu?—Very well.—Et anglais?—Not at all.—C'est cela même, vous êtes Strauss; d'ailleurs votre nom est sur l'affiche?—Monsieur, encore une fois, je ne suis pas le Strauss de Vienne; il n'est pas le seul qui sache syncoper une valse et rhythmer une mélodie à contre-mesure. Je suis le Strauss de Paris; mon frère qui joue très bien du violon et que voilà là-bas, est également Strauss; le Strauss de Vienne est Strauss. Ce sont trois Strauss.—Non, il n'y a qu'un Strauss, vous voulez me mystifier.» Là-dessus le Viennois incrédule, de laisser notre Strauss fort irrité et très en peine de faire constater son identité; tellement qu'il est venu me trouver afin que je le débarrasse de cette sosimie. Donc, pour cela faire, j'affirme que le Strauss de Paris, très-pâle, parlant à merveille l'autrichien et l'hébreu, et assez mal le français, et pas du tout l'anglais, écrivant des valses entraînantes, pleines de délicieuses coquetteries rhythmiques, instrumentées on ne peut mieux, conduisant d'un air triste, mais avec un talent incontestable, son joyeux orchestre de bal; j'affirme, dis-je, que ce Strauss habite Paris depuis fort longtemps qu'il a, depuis dix ans, joué de l'alto à tous mes concerts; qu'il fait partie de l'orchestre du Théâtre-Italien; qu'il va tous les étés gagner beaucoup d'argent à Aix, à Genève, à Mayence, à Munich, partout excepté à Vienne, où il s'abstient d'aller par égard pour l'autre Strauss, qui pourtant, lui, est venu une fois à Paris.
En conséquence, les Viennois n'ont qu'à se le tenir pour dit, garder leur Strauss et nous laisser le nôtre. Que chacun rende enfin à Strauss ce qui n'est pas à Strauss, et qu'on n'attribue plus à Strauss ce qui est à Strauss; autrement on finirait, telle est la force des préventions, par dire que le stras de Strauss vaut mieux que le Diamant de Strauss, et que le Diamant de Strauss n'est que du stras.
[2] Encore un Strauss! mais celui-là ne fait pas de Valses.
[3] J'ai pu faire, en Allemagne, beaucoup d'observations sur les diverses résonnances des cloches; et j'ai vu, à n'en pouvoir douter, que la nature se riait encore, à cet égard, des théories de nos écoles. Certains professeurs ont soutenu pendant des siècles que les corps sonores ne faisaient tous résonner que la tierce majeure; un mathématicien est venu dans ces derniers temps, affirmant que les cloches faisaient toutes entendre, au contraire, la tierce mineure; et il se trouve en réalité qu'elles donnent harmoniquement toutes sortes d'intervalles. Les unes font retentir la tierce mineure, les autres la quarte; une des cloches de Weimar sonne la septième mineure et l'octave successivement: (son fondamental fa, résonnance fa octave, mi bémol septième); j'en ai même entendues qui produisaient la quarte augmentée. Evidemment la résonnance harmonique des cloches dépend de la forme que le fondeur leur a donnée, des divers degrés d'épaisseur du métal à certains points de leur courbure, et des accidents secrets de la fonte et du coulage.
[4] Massues de sauvages.
[5] Les femmes.
[6] Les Européens, les blancs.
[7] Cher aux malades mais illustre parmi les savants.
[8] M. Castil-Blaze. L'opéra de Pigeon-Vole fut représenté l'an dernier, presque jusqu'au bout, au théâtre Ventadour. Vous serez peut-être bien aise, mademoiselle, de connaître l'historique de cette mémorable soirée.
Le voici:
Puisqu'il y avait sur le programme la Phèdre de Racine, je devrais dire que mademoiselle Maxime me parut excellente tragédienne dans ce rôle magnifique; mais ceci n'est pas directement de ma compétence, et d'ailleurs l'attrait principal de la soirée, le sujet de toutes les conversations, le point de mire de toutes les curiosités, c'était l'opéra en un acte (Pigeon-Vole) composé par M. Castil-Blaze. Je crois même que le chef-d'œuvre de Racine n'avait été placé là que comme un lever de rideau, pour compléter la représentation, et servir de préambule à la grande pièce de Pigeon-Vole.
Un certain nombre d'artistes et de littérateurs s'étaient réunis pour entendre l'ouvrage de leur confrère et le juger franchement, d'après l'effet qu'il produirait, sans aucune arrière-pensée et sans la moindre disposition malveillante. On se méfiait un peu, il est vrai, de la nouvelle partition, à cause de l'acharnement avec lequel l'auteur en avait d'avance fait l'éloge, et des efforts inouïs tentés par lui pour obtenir sa mise en scène à l'Opéra-Comique; efforts dont l'inutilité l'avait enfin amené à se faire lui-même entrepreneur et directeur de théâtre pour une soirée.
Ce grand amour de la gloire dans un homme de l'âge de M. Castil-Blaze, qui devait depuis longtemps, et plus qu'un autre, en avoir reconnu la vanité, semblait, en le rapprochant de quelques autres circonstances, indiquer une disposition d'esprit singulière et quelque peu inquiétante. On pensait involontairement à l'interrogatoire que les deux médecins de Molière font subir à M. de Pourceaugnac: «Mangez-vous? Dormez-vous? Faites-vous des songes? De quelle nature sont-ils?» On se demandait comment et par quel incroyable renversement de toutes les habitudes de sa vie M. Castil-Blaze en était venu à faire en personne la musique et les paroles de ses opéras, lui qui jusque-là avait chargé de ce soin Mozart, Rossini, Weber, Meyerbeer, Cimarosa, Regnard, Collé, Molière et tant d'autres hommes de génie ou de talent qu'il n'avait que la peine de rhabiller un peu; car les compositeurs surtout étaient loin de lui offrir cet idéal de beauté musicale qu'il rêvait. L'un avait écrit trop haut pour les voix: on le transposait, on baissait ses airs, ses duos d'un demi-ton, d'un ton même, et l'on publiait ainsi accommodé avec de beaux accompagnements de piano, le Gluck des salons, et l'on devenait un peu l'auteur d'Orphée, des Iphigénie, d'Alceste et d'Armide. L'autre avait eu la faiblesse de croire qu'on pouvait rhythmer des phrases mélodiques autrement que de quatre en quatre, et qu'un chant était bien coupé dès que l'oreille en était satisfaite: on venait compter les mesures, et, s'il en manquait une pour la carrure du rhythme, on s'empressait de l'ajouter, et on devenait ainsi le correcteur-collaborateur de Mozart, de Grétry, etc. Weber avait eu le tort de ne pas donner une redondance assez fastidieuse à ses cadences finales, et de terminer quelquefois ses mélodies sur le temps faible; vite on ajoutait par-ci par-là une petite queue, on supprimait ailleurs deux notes pour faire finir le chant sur le temps fort, et voilà Weber tout-à-fait civilisé. Ne lisant pas trop bien les partitions apparemment, tantôt on croyait y voir ce qui n'y était point, tantôt on n'y apercevait pas ce qui crevait les yeux, et, toujours dévoré de ce zèle ardent, de cette sollicitude paternelle pour les pauvres compositeurs qui n'avaient pas pu recevoir dans leur jeunesse des leçons de M. Castil-Blaze, on fourrait des trombones dans un orage où l'auteur en avait déjà mis (mais d'une autre façon), croyant de bonne foi réparer une grave omission, combler une énorme lacune, et l'on avouait naïvement être ainsi devenu l'instrumentateur d'une symphonie de Beethoven!!!!! Puis on faisait un opéra entier avec la comédie de l'un et la musique revue et corrigée de trois ou quatre autres; on reliait bien le tout, on le faisait graver, et cela se représentait à Paris et en province, sous le nom des Folies amoureuses. Mais ne parlons pas de folie; il paraît que ceci était fort sage au contraire.
Et voilà que tout d'un coup M. Castil-Blaze, qui sait combien la gloire est inutile, puisqu'elle ne garantit les œuvres du génie d'aucun genre d'insulte, d'aucune espèce de profanation, se met à courir éperdu après elle, criant qu'il l'aime, qu'il l'adore, qu'il la lui faut à tout prix. Il est prêt à se ruiner pour elle; l'or n'est qu'une chimère; il dépensera pour ses œuvres à lui, pour Belzébuth et Pigeon-Vole, tout ce que lui rapportèrent les productions des maîtres italiens, français et allemands. Il demande qu'on l'exécute, il veut à toute force qu'on le joue. O vieillard insensé!... soyez donc satisfait! vous voilà joué! vous voilà glorieux! vous voilà célèbre! On ne parle à cette heure que de vous dans Paris! Et bientôt, s'envolant de clocher en clocher comme l'aigle impériale, votre pigeon ira porter aux villes éloignées votre nom resplendissant d'une auréole nouvelle! Mais, hélas! je frémis en songeant aux malheurs, aux amertumes qui vont naître, pour votre jeune gloire, de votre ancienne célébrité. Chacun sait en France, en Allemagne, en Italie, que M. Castil-Blaze, au temps où il ne composait pas, a corrigé, revu, augmenté, retourné, taillé et détaillé les plus grands compositeurs anciens et modernes; il a ouvertement déclaré que c'était son droit, son devoir même de faire à Weber, à Beethoven et à tant d'autres, l'aumône de sa science et de son goût. Or que va-t-il arriver, ô grand maître, ô Castil-Blaze, si quelque ravaudeur étranger, imbu de vos doctrines, met la main sur votre pigeon et s'avise, pour l'embellir, de lui coller une crête sur la tête ou de lui couper la queue!!! vous avez beau dire, vos entrailles de père en seront douloureusement émues, vous en souffrirez, et beaucoup; et nous donc!! mais nous en pleurerons des larmes de sang, notre indignation n'aura point de bornes!!! Car Pigeon-Vole est une de ces œuvres comme on n'en voit pas, une production unique, que les amis de l'art vont proposer pour modèle au siècle présent et aux siècles futurs, en regrettant qu'il n'ait pas été donné au siècle dernier de la connaître, ce qui eût certes empêché Glück, Mozart, Weber et Beethoven de commettre tant de bévues! Famæ sacra fames!!!
M. Castil-Blaze, en produisant son chef-d'œuvre, a voulu mettre à l'épreuve la sagacité du public. Il a donné à Pigeon-Vole le titre de drame lyrique, tandis que c'est en réalité un étourdissant opéra bouffon, archi-bouffon. «Voyons, s'est dit l'illustre auteur dans son injuste prévention contre le bon sens parisien, si ces malotrus comprendront ma musique! Je vais leur dire qu'il s'agit d'un drame ensanglanté, je parlerai de poignard, on verra un amant furieux, un chant d'amour dans la nuit sombre sera brusquement interrompu, on entendra des cris, le bruit d'un corps qui tombe, etc... Je suis curieux de savoir s'ils seront assez niais pour être émus, pour pleurer, et s'ils ne découvriront pas le vrai sens de mes mélodies!» A vrai dire, l'auditoire a bien été un peu interdit dans la première scène; il a bien semblé croire que c'était là de fort triste musique, pleine de lamentables souvenirs, de réminiscences funestes, de mélodies usées par la douleur, d'harmonies décolorées, pâlies par la souffrance... Mais bientôt la clairvoyance lui est revenue, une sorte d'hilarité, indécise d'abord, s'est dessinée sur tous les visages, qui, rapidement transformée en gaîté bruyante, a ébranlé à chaque instant la salle par ses éclats immodérés. C'est alors que l'auteur a dû éprouver une vive et douce satisfaction! «Ils me comprennent! a-t-il dû se dire, l'art est sauvé!» Oh! oui! nous vous avons compris, et bien compris, malgré le piége tendu à notre intelligence, spirituel et facétieux auteur de Pigeon-Vole. Aucun trait, aucun passage saillant n'a passé inaperçu; témoin ce vers du récitatif: «Il me prend donc au sérieux!»—(Le public): «Ah! ah! ah! non, certes, non... ah! ah!» Et celui-ci, quand M. Camus a eu joué la ritournelle extraordinairement prolongée de sa concertante: «Ceci n'est que la ritournelle.» Le public: «Ah! ah! ah! ce n'est que la ritournelle! eh bien! cela promet!» Plus loin, pendant que M. Camus et madame Casimir continuaient leur long duo pour flûte et soprano, le cruel amant d'Ortensia ayant chanté (en récitatif toujours) cette observation fort juste, mais assez inattendue: «On n'a rien fait de plus fort en musique!» les cris, les trépignements, les rires furibonds ont de nouveau fait explosion. Ce n'était pourtant encore que le prélude du succès, qui eût sans doute accueilli le dénoûment, si on avait pu l'entendre; mais M. Castil-Blaze n'avait pas assez ménagé les forces de son auditoire et de ses interprètes, et voici comment la pièce n'a pu être terminée. L'amant d'Ortensia, en voyant que la camériste tirait d'un petit panier un pigeon auquel elle essayait de donner la volée, a soupçonné qu'il s'agissait d'un poulet adressé à sa belle; il n'en doute plus en entendant M. Camus jouer dans la coulisse un solo de flûte. «C'est l'amant clandestin d'Ortensia! La perfide a l'audace de répondre et de renvoyer au soupirant des traits plus rapides et plus brûlants encore que ceux qu'il lui adresse! Elle l'aime, rien n'est plus certain!» Aussitôt le jaloux Vénitien fait signe à un sien ami qui joue fort bien d'un autre instrument, le poignard (de là le second titre de la pièce: Flûte et Poignard), d'aller mettre fin à cet amoureux dialogue. «O ciel! s'est écrié tout d'une voix le public, aurait-il le courage de couper le sifflet à qui s'en sert si bien?...» L'anxiété de l'auditoire était d'autant plus cruelle, que le spadassin tardait fort longtemps à frapper le coup fatal; Mme Casimir et M. Camus continuaient tranquillement, les malheureux! leur tendre romance; et, à chaque minute écoulée, on se disait comme dans les Huguenots: «Ils chantent encore!» Mais enfin Ortensia pousse un cri déchirant! son amant est mort!... Mme Casimir a l'air de vouloir se trouver mal! —On frémit... quand tout d'un coup, M. Camus, pour rassurer le public, lui jette prestement une toute petite gamme chromatique, prrrrrut! Les rires alors de reprendre avec une force sans pareille! «Bravo! bravo!.... M. Camus n'est pas mort; à la bonne heure. Vivat! Ah! ah! ah! ah! scélérat de Vénitien, va! tu mériterais d'être pendu pour nous avoir fait une telle peur. L'auteur! l'auteur! etc., etc.» Là-dessus, les pauvres acteurs, incapables de tenir leur sérieux plus longtemps, plantent là le poignard et la flûte, et le pigeon et M. Castil-Blaze, et se sauvent dans la coulisse en riant comme tout le monde.
Car, pour être chanteur, on n'en est pas moins homme.
Puis un pompier a voulu faire baisser la toile et mettre fin à cette exorbitante hilarité. La toile qui, elle aussi, riait à se tordre, qui se ridait dans tous les sens, ne voulait pas descendre, curieuse apparemment de voir le dénoûment. Force pourtant est restée à la loi; la toile s'est abaissée bon gré mal gré, et le public en se dispersant a fait retentir les rues et les passages voisins du théâtre Ventadour, de ses exclamations joyeuses jusqu'à une heure du matin. Voilà un succès!!! Pour être juste, il faut dire que le poème y a puissamment contribué. On disait dans la salle que M. Henri Castil-Blaze, fils de l'illustre compositeur, prêtant à son père l'appui de sa jeune muse, en avait écrit les vers; nous le croyons sans peine. Les travaux que M. Henri Castil-Blaze a la modestie de signer H. V. dans une ou deux Revues, prouvent à mon sens, qu'il est parfaitement capable d'atteindre à ces poétiques hauteurs.
Cette représentation fait, en tous cas, le plus grand honneur à l'auteur ou aux auteurs de Pigeon-Vole; il faudrait être blasé, archi-blasé, pour ne pas s'émouvoir à la vue d'un triomphe pareil; triomphe si péniblement obtenu, mais si bien mérité.
[9] En italien coglionerie.
[10] Sphor est maître de chapelle à Cassel.
[11] Voyez sa revue musicale dans le feuilleton du Temps, du 25 janvier 1838.