Title: Mémoires d'une contemporaine. Tome 3
Author: Ida Saint-Elme
Release date: April 27, 2009 [eBook #28624]
Most recently updated: January 5, 2021
Language: French
Credits: Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online
Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
«J'ai assisté aux victoires de la République, j'ai traversé les saturnales du Directoire, j'ai vu la gloire du Consulat et la grandeur de l'Empire: sans avoir jamais affecté une force et des sentimens qui ne sont pas de mon sexe, j'ai été, à vingt-trois ans de distance, témoin des triomphes de Valmy et des funérailles de Waterloo.» MÉMOIRES, Avant-propos.
Troisième Édition
1828.
Les devoirs historiques que j'ai contractés ne m'ont pas laissé de repos depuis la publication des deux premiers volumes de mes Mémoires. Les illusions littéraires sont venues transporter ma tête dans une sphère nouvelle d'inquiétude et d'activité. J'ai senti le besoin de justifier la bienveillance et l'intérêt publics par les soins d'une composition plus travaillée. Ma santé a défailli plus d'une fois au milieu d'un passé dont les souvenirs semblaient s'accroître à mesure que je les remuais pour les reproduire. Deux choses en sont résultées: la seconde livraison de mon ouvrage s'est fait un peu attendre, et l'ouvrage lui-même a pris des développemens tels, qu'il nécessitera l'augmentation de deux nouveaux volumes.
Cette livraison embrasse une grande époque. Ma vie, non moins agitée mais plus sérieuse, s'y mêle à des événemens qui auront dans l'avenir l'éclat d'une épopée. Les images de la gloire, souvent présente, transporteront le lecteur sur un plus vaste théâtre. Là, du moins, les faiblesses et les aveux d'une femme seront revêtus de l'excuse des plus beaux souvenirs. La publicité à laquelle je me résigne sera donc encore, je l'espère, considérée comme un hommage à ce passé qui était toute mon ame, et dont, malgré les observations de certains rigoristes, je fais encore tout mon bonheur.
Adeline
Albizzi
Aldini
Ambroisine
Arnault
Arthur (madame)
Augereau
Auquertin, actrice (mademoiselle)
Balbi (le comte)
Beaussier
Branchu (M.)
Bianchi
Blanes, acteur
Bonaparte (Joseph)
Bonaparte (Louis)
Bonaparte (Lucien)
Borara (le comte)
Borghèse (le prince)
Bourières (le général)
Bruix (l'amiral)
Bussières
Cabre (M.)
Caland
Canova
Capelleto (le baron)
Caprara (le comte)
Catineau (le général)
Ceronni (le comte)
Cervoni (le général)
Cesarotti
Championnet (le général)
Chaptal
Charles (le prince)
Chateauneuf (M. de)
Clavier
Collet (M.)
Dallemagne (le général)
Damas
Dazincourt
Delzons (le général)
Déry (le général)
Desaix
Drouot
Dugazon
Duhesme (Alfred)
Dulfième (le chevalier)
Duprat (le général)
Dupré (madame)
Durazzo, dernier doge
Duroc
Durosier
Elisa (la princesse)
Eylau (bataille d')
Fauchet, préfet
Félix (madamoiselle)
Ferino (le général)
Fleury (mademoiselle)
Fouché, ministre de la police
Forbin (M. de)
Gantheaume (l'amiral)
Gardanne (le général)
Godinot (le général)
Gran (madame)
Granseigne (l'adjudant-général)
Grouchy
Guastala (la duchesse de)
Hantz, domestique
Haupoult (le général d')
Hervas (M.)
Jarlot
Joséphine
Joubert (le général)
Joufre
Junot (le général)
Kléber
Krayenhof
Lacuée (le général)
Lafon
Lalande
Lameth (M. de)
Lannes (le maréchal)
Lariboissière (le général)
Larrey (le baron)
Latour-d'Auvergne
Lecourbe (le général)
Lecoulteux de Canteleu
Lefebvre-Desnouettes (le général)
Lemot
Léopold (le prince)
Lepelletier de Saint-Fargeau
Luzerne (le baron de)
Maherault (M.)
Mairet
Malaspina (la marquise de)
Manfredini
Mareschalchi (le comte)
Masséna
Medici (la comtesse)
Meino
Meino (madame)
Menou (le général)
Mezeray (mademoiselle)
Molé
Mollien (M.)
Montchoisy (le général)
Montmorenci (Mathieu de)
Monvel
Moreau
Morochesi
Muiron
Murat
Murhausen fils
Murhausen (madame)
Mylord (madame)
Nansouty (le général)
Napoléon
Ney
Oudet
Ouvrard
Paris (madame)
Pauline (la princesse)
Pelandi, actrice italienne
Permon (M. de)
Pichegru
Regnault-de-Saint-Jean-d'Angely
Regnault (madame)
Renaud
Rigitti
Rivière (madame)
Rousselois (madame)
Saint-Elme
Saluces (le comte de)
Santi, évêque de Savona
Schasser, célèbre minéralogiste
Schneider
Serrurier
Spinochi (Camilla)
Spinola (Argentine)
Suin (madame)
Talleyrand
Talma
Thibaudeau
Torigiani (la comtesse)
Vigée
Vill…, (M.)
Vivalda (le comte de)
Volnais (mademoiselle)
Débuts de mademoiselle Volnais.—Conversation dramatique.—Lettre du général Ney.—Desseins perfides de. D. L***.
Pendant une absence que fit D. L***, je reçus une lettre de Joufre. Il me demandait un rendez-vous pour me rendre compte de l'affaire dont je l'avais chargé. Quand je le vis, il me proposa d'aller avec lui à Versailles, voir débuter mademoiselle Volnais dans le rôle de Zaïre. L'indulgence avec laquelle le public accueillit le talent de cette actrice, qui se bornait à une jolie figure, me fit prendre quelque courage, et concevoir l'espérance de n'être pas plus mal traitée. Le genre d'agrémens dont mademoiselle Volnais était parée ne me paraissaient pas de ceux qui brillent au théâtre. Fort jeune, elle avait déjà cet embonpoint, attribut de la fatale trentaine, qu'il sert alors fort utilement par la dissimulation de quelques rides naissantes, mais qui enlèvent à l'extrême jeunesse la vivacité de sa physionomie.
Joufre, persuadé que le premier hommage à la beauté d'une femme doit commencer par la critique de celle des autres, se répandait en malignes observations sur la débutante. Sa figure était jolie, mais plutôt à la manière d'une grisette que d'une reine; c'étaient enfin des traits de comptoir et de la grâce d'arrière-boutique. Joufre avait beau provoquer ma malice, tout son esprit venait expirer contre mon silence, que je rompis moi-même pour défendre mademoiselle Volnais avec chaleur. «Vous êtes singulière, en vérité, madame, avec votre plaidoyer; c'est un excès d'indulgence qu'en pareil cas on n'aura point pour vous, je vous en avertis.»
Il se trompait; à l'époque de mes débuts, la bienveillance me vint au contraire du côté des actrices jeunes ou jolies. Toutes m'encouragèrent d'abord, toutes me plaignirent ensuite avec un intérêt qui donnait un démenti à cette disposition envieuse dont on veut faire à tort la maladie spéciale de notre sexe. «Savez-vous, dis-je à Joufre, quelle est mon idée? Je veux débuter ici. Le Théâtre-Français me semble trop imposant.—Quelle ambition! C'est un beau succès, vraiment, d'être applaudie à Versailles par de vieux rentiers; voyez donc quel public!—Mais je crois que tous les publics se ressemblent. Je m'en tiens à la modestie; je débuterai à Versailles.—Je m'y opposerai de tout mon pouvoir. Je veux vous faire connaître à une femme bien spirituelle, dont les conseils, dont le crédit…—J'éviterai désormais les nouvelles connaissances, car j'aurais l'air, dans ma position, d'une solliciteuse.—Mais c'est à la sœur du premier consul, à madame Bacciochi, que je veux vous présenter.—C'est possible; mais cela ne me donnera pas du talent, et ne m'ôtera point mon accent. Ce ne sont pas des protections qu'il me faut, mais de l'étude et de la patience.»
Joufre fut un peu mécontent de mon refus: je m'en inquiétai peu, et plût au ciel que j'eusse toujours résisté à ses instances! mais par lui, et presque sans mon aveu, je me trouvai placée sous la protection de Lucien, à cette époque déjà ministre de l'intérieur. Ce fut lui qui me fit recevoir élève chez Dugazon, puis au Théâtre-Français, dont M. Maherault était commissaire.
Lorsque j'arrivai chez moi, ce jour là, il était une heure après minuit. Je fus fort surprise de trouver D. L*** qui m'attendait. «Comment! vous ici! lui dis-je. Je vous croyais à la campagne. Sans me répondre, il me présente une lettre. Je l'ouvre précipitamment, et la vue de la signature seule, fait battre mon cœur avec tant de violence, que je m'évanouis presque. C'était la réponse du général Ney à la seconde lettre que je lui avais écrite, et que D. L*** s'était chargé de faire parvenir. Cette réponse était venue sous une enveloppe portant le timbre de l'armée; D. L*** lui en avait substitué une autre, pour me faire croire à ses relations avec Ney. Je ne m'en aperçus pas, j'étais trop heureuse, et dans ma joie de cette réponse, je ne vis pas même qu'elle était plus polie que tendre. Ney me parlait de sa prochaine arrivée à Paris; mais le sort des combats en décida autrement. La seconde campagne d'Italie s'ouvrit; puis vint celle du Rhin; mais quelques lettres, quoique rares, suffirent à un sentiment capable de tout, même de patience. Moreau, qui m'avait pardonné, ne pouvait se défendre d'une involontaire hostilité contre Ney, et dans une circonstance remarquable, il lui adressa des reproches assez vifs sur son dévouement à Bonaparte, reproches auxquels Ney fit cette noble réponse: J'ai toujours servir la France que j'aime; je l'ai servie sous la République, sous le Directoire, sous le Consulat; je l'ai servie sous vous, général, et je la servirai sous lui, parce que c'est à mon pays que je me dévoue, et non pas à l'homme qu'il choisit pour le gouverner.
Chaque jour plus exaltée, je fus au moment de convertir en or tout ce que je possédais, de prendre mes habits d'homme, et de courir à l'armée; mais la reconnaissance arrêta l'amour: le souvenir de Moreau, de ses dernières bontés, me fit craindre de le rendre témoin de cette marque publique d'une préférence qui deviendrait pour lui une trop cruelle injure. Je restai donc; mais je me livrai sans contrainte à tout le délire de mon imagination, appelant de tous mes désirs un bonheur qui a été égal à mes illusions, mais dont la courte durée m'a fait expier bien cher l'enchantement.
Confident de toutes les vicissitudes d'un pareil amour, D. L*** devait acquérir et avait acquis en effet sur moi un incroyable empire. Il en avait usé quelquefois pour me faire consentir à aller dîner avec lui dans ces maisons décorées du nom de société particulière, mais où l'on ne trouve qu'une table d'hôte et des jeux tolérés. «Mon cher D. L***, dis-je un jour, à propos d'une nouvelle instance, la pruderie n'est pas mon défaut, mais je me sens gauche et déplacée au milieu de ce monde-là, où je ne vois que dupes et intrigans dont l'existence repose sur une carte.—Ce sont, reprit D. L***, d'injustes préventions qu'on vous a données là.—Pensez-vous qu'il ne m'ait pas suffi de regarder et d'écouter pour avoir mon opinion?—Vous en reviendrez quand vous aurez vu la dame à laquelle je veux vous présenter.—Allons, puisque vous le voulez, je veux bien encore consentir à un essai.»
On allait se mettre à table quand nous arrivâmes. D. L*** me présenta à la maîtresse de la maison, à cette femme d'un ton parfait selon lui, et que du premier coup d'œil je rangeai dans la classe de toutes celles qui, avec les prétentions de la bonne compagnie, tiennent tout simplement un établissement où l'on dîne à tant par tête.
D. L*** eut l'audace de me nommer, en me présentant, madame Moreau.
Indignée de son effronterie, et encore en pareille maison, je dis d'un
ton ferme: «Je n'ai jamais été madame Moreau; mon nom français est
Saint-Elme.»
On se regarda; chacun me reconnut sans doute pour une mauvaise tête; mais une parure de perles fines, un voile d'Angleterre, et un cachemire, chose fort rare à cette époque, c'était plus qu'il n'en fallait pour qu'on me pardonnât. La maîtresse de la maison s'épuisa pour moi en prévenances et en petits soins. Je vis dans tout cela le dessein de capter ma confiance, et, dès lors le but fut manqué.
Je ne tardai pas à m'apercevoir que j'étais l'objet de l'attention de deux messieurs visiblement supérieurs aux autres. J'observai D. L***; il ne leur parlait pas, et n'avait pas l'air de les connaître; mais je surpris quelques regards d'intelligence. J'éprouvai alors une telle horreur pour son vil caractère, que de ce moment je résolus de rompre avec lui sans retour; mais pour la première fois je sus me contenir, pour acquérir la preuve des vues odieuses que je lui supposais. La maîtresse de la maison me parla d'un jardin charmant qu'elle avait, disait-elle, au Gros-Caillou; elle m'invita à y venir déjeuner le lendemain. Voilà encore du D. L***, me dis-je tout bas; mais voyons jusqu'au bout; et j'acceptai l'invitation avec tous les airs de la satisfaction.
L'attention des trois personnages que j'avais particulièrement observés, et leurs politesses me disaient assez qu'ils voulaient de moi quelque chose, et ce quelque chose je commençais à le deviner. Quoiqu'on ne m'eût pas adressé une seule question relative à Moreau, j'avais entendu deux fois son nom, puis les mots d'invasion, de prise de la Hollande; tout cela confirmait mes soupçons et les éclairait. Voulant confondre D. L***, je continuai à jouer fort bien l'ignorance, et D. L*** d'être enchanté. Que je le trouvais hideux dans sa joie! Je voyais en lui un délateur, un espion; que sais-je! tout ce qu'il y a de plus méprisable et de plus vil au monde.
Il n'est pas jusqu'à ses services qui, éclairés de ce jour nouveau, ne me le montrassent plus odieux. Je parvins cependant à maîtriser mon indignation, et à le vaincre pour cette fois en ruse et en finesse. Il ne se douta pas, en me quittant le soir, du lendemain que je lui réservais. Mais avant de retracer cette scène, je dois dire d'abord par quels motifs je choisis le nom de Saint-Elme, nom que j'ai toujours porté depuis, et c'est ce que je ferai dans le chapitre suivant.
Saint-Elme et Ambroisine.—Nouvelles tentatives pour me faire trahir la confiance de Moreau.—Scène sans résultat avec D. L***.
Les détails qui vont suivre me sont tout à la fois pénibles et doux. Ils me reportent à mon enfance, temps de bonheur, contraste avec ma présente infortune, fécond en souvenirs puissans, malgré les années, et parmi lesquels celui que je vais retracer occupe une place de prédilection.
Mon père revenait un soir d'une promenade à trois ou quatre milles de Florence, route délicieuse, qui semble un parc magnifique. Laissant flotter la bride sur le cou de son cheval, mon père s'entretenait avec son fidèle domestique. Tout à coup les chevaux s'arrêtent; Carlo jette un cri d'effroi, et montre à son maître un homme étendu sur la terre tout ensanglantée. Voler au secours du blessé, rappeler les sens du malheureux, baigner et panser sa blessure, le porter et le soutenir à cheval, tout cela, inspiré par le cœur, fut l'affaire d'un instant.
Le mouvement et l'air ranimèrent l'inconnu, qui paraissait avoir vingt ans à peine. Son premier regard, ses premiers mots, exprimèrent l'attendrissement et la reconnaissance d'un homme bien né. Arrivé avec ce précieux et sanglant fardeau à Val-Ombrosa, mon père envoya chercher un chirurgien. La blessure n'était pas mortelle, mais elle réclamait les soins les plus prompts et les plus délicats. La victime trouva auprès de mes excellens parens tous ceux d'une hospitalité généreuse, et bientôt d'une tendre amitié. Voici comme il leur raconta les hasards qui l'avaient conduit chez eux.
«Issu d'une famille noble et pauvre du midi de la France, Saint-Elme avait été destiné à l'état ecclésiastique, pour lequel il n'avait aucun goût. La vue de la belle Ambroisine, fille de grande naissance, décida seule de ses penchans et de sa destinée. Des convenances de famille avaient déjà disposé de la main d'Ambroisine, mais elle disposa de son cœur, et avec un abandon qui commanda bientôt la fuite. Ambroisine avait seize ans; Saint-Elme n'en comptait pas dix-neuf. Elle écrivit à son amant que, munie de ses diamans et d'une somme considérable, elle se rendrait avec un domestique fidèle à un lieu qu'elle lui désignait, et où elle arriverait à cheval à minuit; là elle congédierait son domestique, et ils partiraient tous deux pour Toulon, d'où ils se rendraient par mer à Livourne. Ambroisine avait une tante mariée dans cette ville, et se croyait sûre d'être bien reçue.
Rendu au lieu indiqué, Saint-Elme n'y vit arriver que le domestique de sa jeune amie. Celui-ci lui apprit qu'au moment de monter à cheval, Ambroisine avait été surprise. Saint-Elme ordonna à Henri de retourner sur-le-champ vers le château, de tâcher d'y pénétrer pour remettre un billet et savoir les événemens; il lui recommanda de venir ensuite le rejoindre à Aubagne, village entre Marseille et Toulon. Quinze jours se passèrent dans de mortelles angoisses. Henri revint enfin; il apportait de tristes nouvelles. Victime à jamais perdue, Ambroisine écrivait à son Alfred de fuir, d'échapper aux poursuites, aux vengeances d'une famille puissante et implacable; au nom de l'amour, elle le conjurait d'échapper à tant de persécutions; au nom de l'amour encore, elle le suppliait d'accepter cet or, ces bijoux, sa propriété personnelle, libre héritage d'une vieille parente. La dernière prière de l'infortunée était que son Alfred se rendît chez la tante près de laquelle le bonheur lui avait été promis, mais qui pourrait du moins servir de lien à leurs souvenirs et leurs pensées.
«Saint-Elme, dans sa religieuse obéissance, s'embarqua pour Livourne avec Henri. Mais cet Henri, jusqu'alors si fidèle, allait, par la cupidité, descendre jusqu'à l'assassinat. Arrivé à Livourne, Saint-Elme apprit que la tante d'Ambroisine avait quitté cette ville pour se rendre d'abord à Bologne, puis à Milan, mais on croyait qu'elle pouvait être encore à Florence. Sans s'arrêter, Saint-Elme se remit en route. Il était à cheval. Son domestique le suivait avec la pensée d'un crime. Soudain un coup part, et Saint-Elme tombe baigné dans son sang à la place même où mon père l'avait recueilli.
«Le malheureux ne possédait plus au monde que ses vêtemens et ses papiers. La compassion pour ses malheurs devint une réelle amitié dans ma famille. Doué d'une figure charmante, à peine rétabli, il revint à cette gaieté française qui fait supporter les peines. On m'avait éloigné du malade, mais on ne put m'arracher du convalescent; j'aimais à lui servir de guide dans le parc, à m'asseoir près de lui, écoutant avec ravissement tout ce qu'il me racontait de sa patrie.
«La tante d'Ambroisine répondit à la lettre de mon père par une lettre flatteuse pour Saint-Elme. Elle le pressait vivement de venir la joindre. Le désir d'obéir à la volonté d'Ambroisine, l'espoir de recevoir de ses nouvelles, et de lui en donner, déterminèrent Saint-Elme à nous quitter. Que ses adieux furent touchans et empreints d'une sainte reconnaissance! Je lui donnai des larmes bien abondantes et bien amères, à ce compagnon de mes jeux, à ce premier ami de mon enfance. Il avait promis de revenir… Pauvre jeune homme! à peine arrivé à Rome avec la tante d'Ambroisine, il succomba à une fièvre de quelques jours. À cette fatale nouvelle, mes regrets et ma douleur furent au-dessus de mon âge. Le souvenir de Saint-Elme ne s'est jamais effacé.» J'aurais écarté cependant son nom de mes mémoires, dans la crainte d'affliger Ambroisine et sa tante. Mais j'ai su que la première avait suivi un nouvel époux loin de la France, et que la seconde a cessé de vivre en 1804. J'ai donc cru pouvoir expliquer ici comment, lorsqu'il m'a semblé nécessaire de ne plus porter le nom de ma famille, l'idée me vint d'en prendre un tout français, celui d'un être bon et cher, adopté en quelque sorte par ma famille comme un fils. Je ne saurais dire tout ce que je trouvais de doux et de consolant dans mon isolement à me mettre ainsi sous la protection de celui que mon père, que ma vertueuse mère, avaient tendrement aimé.
C'est en quittant Chaillot que j'avais pris ce nom de Saint-Elme. Je n'en ai jamais pris d'autres depuis, si ce n'est dans mes lettres à ma famille. D. L*** n'ignorait pas que, depuis ma rupture avec le général, je n'avais jamais souffert qu'on m'appelât madame Moreau. Ma colère avait été grande de m'être vue présentée comme telle; mais j'avais mis un grand art à cacher à D. L*** mes impressions, au point de paraître très empressée le lendemain de me rendre au déjeuner, sorte de complot dirigé, avec un air d'insouciance, contre moi par la belle dame de D. L***.
Nous partîmes ensemble, en apparence aussi bons amis qu'à l'ordinaire. Comme je ne nommerai aucun des personnages que je vis ce jour-là, bien libre je serai dans les expressions de mon mépris sur les gens assez lâches pour trafiquer de délation, assez malheureux même pour ne pas s'étonner que les autres répugnent à un métier qui donne de l'or.
C'était à Moreau qu'on en voulait. Je m'en aperçus bientôt et clairement. On lui supposait le projet de s'emparer du gouvernement, et l'on voulait en obtenir de moi l'aveu. Les attaques de l'ennemi furent d'abord indirectes; mais allant plus droit au fait, on me dit: «Mais vous n'êtes pas entièrement brouillée avec le général; vous l'avez revu; la confiance survit à l'amour; il vous écrit?—C'est donc monsieur, répliquai-je en désignant D. L*** avec indignation, qui se charge de vous instruire des confidences de l'amitié! Je vous remercie, messieurs, de m'en révéler ainsi les dangers. Quant à Moreau, ce que j'ai dit, ce que je pourrais dire encore ne ferait que tourner à sa gloire. La calomnie en serait avec lui pour ses frais, et à cet égard je suis sans inquiétude.
«Vous devez l'être, en effet, madame, reprit celui qui m'avait déjà adressé la parole: le gouvernement protége ceux qui le servent comme ceux qu'il emploie. Gardez, m'écriai-je, cette protection pour monsieur (en désignant D. L***), il la mérite par ses nobles services. Quant à moi, je ne tomberai jamais assez bas pour avoir besoin des flétrissans bénéfices du parjure. D. L***, dès ce moment toute relation cesse entre nous. Je remplirai mes promesses, mais rien au delà; et, s'il vous reste quelque chose dans l'ame, vous rougirez en vous rappelant ce qui vous valait ma confiance, et ce qui vous la fit perdre.»
À ces mots, je voulus sortir, mais on m'entoura, on me reprocha mes trop vives et trop promptes interprétations; ce qui m'était proposé était, disait-on, la chose la plus simple, la moins capable de nuire au général Moreau. Pendant qu'on cherchait à m'enlacer par de captieuses paroles, D. L***; qui s'était éloigné un moment, m'annonça, d'un ton décidé, que la voiture était en bas; que, forcé de partir la nuit pour une mission du gouvernement, il fallait absolument qu'il m'accompagnât pour s'expliquer avec moi. Pour éviter un éclat, je consentis à le laisser monter dans ma voiture. Là, je l'accablai de tout ce que l'indignation et le mépris peuvent inspirer d'énergique et d'amer. Sa froide impassibilité m'arrachait des exclamations de plus en plus énergiques. Quelle société! quelles gens! quelle femme! c'est un métier pire que la prostitution… «Vous êtes confondu—Je l'avoue, madame, mais moins de ce que j'entends que de l'éclat que vous avez fait. Il est, savez-vous, fort heureux que votre jeunesse et votre beauté intéressent vivement M***, sans quoi vous auriez à vous repentir.—Taisez-vous, je ne suis pas plus facile à effrayer qu'à séduire.»
Arrivés à l'hôtel, D. L***, si calme tout à l'heure, parut tomber dans une morne tristesse. Cet homme, que je n'avais jamais aimé, que je méprisais dans le moment en pleine connaissance de cause, qui avait un art si merveilleux de manier mon caractère, parut alors si cruellement résigné à une séparation éternelle, que ma fierté s'abaissa, et que mon ressentiment s'assoupit. Je lui dis de me suivre dans mon appartement. Il ne s'aperçut que trop de ma faiblesse, et il reprit tout son courage. Laissant de côté les scènes de la veille et du jour même, il ne me parla que de celui qui occupait toutes mes pensées, me répétant qu'on l'attendait à Paris, et me conjurant, si jamais je me décidais à aller rejoindre le général Ney, de lui permettre de m'accompagner. «Comment se fait-il, m'écriai-je, qu'avec une semblable idée vous ayez eu l'affreux courage de me commettre comme vous l'avez fait? Cette démarche ne m'eût-elle pas rendue indigne de l'amour de l'homme dont vous paraissez posséder la confiance? «Ah! D. L***, que dois-je penser de vous? Sais-je même si ce voyage dont vous me parliez n'est pas une de ces missions, un de ces tristes emplois, pour lesquels les gouvernemens sont si généreux! Que ne me persuadez-vous le contraire!… Mais non, cela est impossible.»
Je me trompais. Rien n'était impossible à cet homme. Il me montra une lettre pour un lieutenant de vaisseau, et sut me faire croire que son voyage n'avait d'autre but que de rendre à ce marin un immense service. Il ajouta: «Si j'étais chargé d'une mission secrète, je ne serais point dans l'embarras qui me presse; j'aurais des fonds à ma disposition, et au lieu de cela, puisqu'il faut vous l'avouer, je ne saurais comment aller à Brest, si nous restions brouillés.
«J'aime cette franchise, m'écriai-je; elle me réconcilie avec vous. Si de l'argent que je vous ai remis il vous reste quelque chose, gardez-le; je vous prête en outre vingt-cinq louis; et si, arrivé à Brest, une somme plus considérable vous devient nécessaire, écrivez-moi sans hésiter.»
Quand je me rappelle aujourd'hui cette facilité d'entraînement pour un homme qui n'avait ni mon amitié, ni mon estime, je suis tentée de croire à tout ce qu'on rapporte des sorts jetés par les magiciens. Mais la magie de D. L*** était tout simplement l'art de se rendre nécessaire à une femme assez malheureuse pour avoir besoin de l'adresse d'un autre, dans une position équivoque, qu'elle appelait son indépendance et sa liberté.
Établissement à Paris.—Continuation de mes études dramatiques.—Amitié de Regnault de Saint-Jean-d'Angely.—Discussion sur les différentes sortes de courage.
Après le départ de D. L***, je commençai à m'occuper sérieusement de mes études dramatiques. Mon maître de prononciation venait tous les matins, et je manquais rarement d'aller au théâtre les jours où la tragédie composait le répertoire.
M. Lecouteulx de Canteleu me rapprocha de Monvel, qui parut plus content de mes connaissances en littérature que de mes dispositions pour la scène. Il m'accordait cependant des moyens et de la sensibilité. Il me fit étudier avec lui le rôle d'Héloïse dans Fénélon. Je n'oublierai jamais l'accent paternel et presque céleste qui lui échappait dans la scène où Héloïse tombe aux pieds du prélat en s'écriant:
Pontife du Très-Haut…
Et où Fénélon répond:
Mon enfant, levez-vous;
Ce n'est que devant Dieu qu'on doit être à genoux.
C'est dans la loge de Monvel que je me suis habillée le jour de mon début. Ah! que n'ai-je emprunté, avec mon costume, ce talent, sûr des suffrages de Melpomène!
Le moment de mes études et de mes illusions dramatiques durait encore, quand je me rappelai mon mobilier de Chaillot. Je louai, pour m'en faire honneur, un appartement magnifique, et j'en vins dès lors à tenir maison splendide et coûteuse. Possédée de toutes les folies, pouvais-je échapper à celle de la dépense et du désordre? Je ne m'en aperçus qu'à l'épuisement de toutes mes ressources; car on dirait que dans la vie la réflexion n'arrive que comme un dernier malheur.
Ayant appris par Joufre, qui me rendait assez fréquemment visite, que Regnaud de Saint-Jean-d'Angely était de retour à Paris, j'écrivis à ce dernier pour lui rappeler la promesse qu'il m'avait faite, et lui témoigner le prix que j'attachais à son intérêt. À onze heures, le billet avait été remis; à trois heures, Regnaud vint lui-même m'apporter la réponse: et la conversation s'engagea avec tout le charme de l'intimité. «Après le plaisir que me cause votre billet tout aimable, me dit-il, rien ne pouvait m'en faire autant que de vous trouver débarrassée de votre grand monsieur. D'où vous vient cette fâcheuse connaissance?—Elle est ancienne, car elle date de mon passage à Lyon, à mon retour de Milan.—Oui, c'est cela même, en 1797. Je ne me trompais pas, mais vous m'effrayez.—Et pourquoi? qu'est-il donc?—Ce qu'il est? Je ne saurais trop le dire; mais il ne mérite d'approcher sous aucun titre d'une femme telle que vous. Mais laissons cela, puisqu'il est parti. Aussi bien, je ne suis point ici pour le compte des autres; j'ai assez à faire en tâchant moi-même de ne point déplaire.—Votre franchise donne de la valeur à la moindre de vos bonnes grâces, et je sens pour vous une amitié trop sincère pour ne pas la garantir durable.»
Ce n'étaient point les vaines paroles d'une galanterie banale ou d'une froide politesse. L'attachement de Regnaud eut de la suite, et une suite féconde en conseils et en services de tous genres. Quand je quittai Paris, ce fut son ardente protection qui me valut l'existence heureuse et brillante dont j'ai joui auprès de la princesse Élisa; et pourtant il y avait près de six ans que je ne l'avais vu, lorsque son souvenir songea d'une manière si délicate à une absente. Que d'amis, qu'on a quelquefois importunés la veille, n'ont pas le lendemain une mémoire aussi bonne! J'aime à rappeler ce qu'il fit pour moi, et je dirai plus loin avec une égale et douce franchise que, plus tard, j'eus le bonheur d'acquitter tant de services par les preuves de mon dévouement, à une époque où il n'y avait plus, en me rapprochant de lui, que des dangers à prévoir et des peines à partager.
Depuis cette première visite, Regnaud vint me voir régulièrement chaque jour. Il assistait à mes leçons de déclamation, et me faisait réciter les vers, en m'obligeant d'avoir de petits cailloux dans la bouche. «Vous avez beau me citer Démosthène, lui disais-je quelquefois avec résistance, je n'ai pas besoin d'en faire autant que lui.—Eh bien! répondait Regnaud, à ce prix seulement les succès.»
Mais tout en me recommandant l'étude et le travail, bien souvent mon conseiller me les faisait négliger et interrompre. Il m'entraînait à Meudon, à Saint-Cloud, à Versailles. En vérité, les courses étaient plus fréquentes que les répétitions. Quand Regnaud avait quelque discours à composer ou quelque projet à proposer au gouvernement, il me priait de me rendre chez lui; et là, au premier moment de liberté, il me lisait ses discours, paraissant attacher du prix à mon approbation, et moi en trouvant beaucoup à la lui témoigner. Un jour qu'il me récitait un morceau sur le rétablissement des cimetières, et que je laissais échapper toute la vivacité d'une admiration passionnée comme tout ce que j'éprouve, il me dit avec l'accent de l'ame: «Saint-Elme! qu'on serait heureux de n'avoir que vingt-cinq ans, et d'être l'objet de votre tendresse exclusive!»
Je lui avais appris, non sans quelques restrictions pourtant, les événemens qui m'avaient amenée en France. Il n'ignorait ni mes liaisons avec Moreau, ni mon enthousiasme pour Ney. Regnaud, sincèrement partisan de Bonaparte, ne pouvait se défendre d'une sorte de répugnance pour Moreau, ce qui amenait plus d'une dispute entre nous. Un jour que, par une lettre de Ney, j'avais appris de nouveaux triomphes de l'un et de l'autre, je dis à Regnaud: «Eh bien! que pensez-vous maintenant de mon admiration?—Je la partage. Jamais je n'ai contesté à Moreau les talens de grand capitaine. Sa vraie place est à la tête des armées, mais non point à la tête du gouvernement.—Mon Dieu! ne dirait-on pas qu'il est si difficile de gouverner!—Ceci est une boutade, ma chère, et n'est point un raisonnement; il faut plus que du courage, il faut plus que des vertus pour conduire un peuple qui sort d'une crise, d'une fièvre dont les accès ne font que de se ralentir.—Si vous parlez ainsi de l'épée, c'est que vous ne vous en êtes jamais servi.—J'avoue que j'aurais fait un mauvais soldat.—Un Français ne devrait pas penser ainsi.—En vérité, on vous prendrait pour une Jeanne d'Arc. Votre jeunesse, familiarisée avec l'école de peloton, ne conçoit donc pas d'autre gloire que celle des armes?—J'avoue que celle-là doit être la première, car elle est la plus pénible. Songez donc à tout ce que le soldat expose: souvent mutilé, reste de lui-même, tous ses services sont positifs, et ses récompenses ne sont presque qu'imaginaires.—Malgré cela, je persiste à proclamer qu'il y a d'autres gloires que celle des armes, qu'il y a d'autres courages que ceux de la guerre, et comme je ne veux pas rester sous le coup de vos derniers reproches, je tiens à vous prouver que quoiqu'on n'ait jamais été soldat, quoiqu'on ne veuille pas le devenir, on a aussi son héroïsme. Dans les proscriptions, j'ai su ne jamais trembler, et également ne jamais trahir. J'ai vu la mort, et de sang-froid. Lors de mon voyage à Malte, je fis la traversée sur un frêle bateau. La mer, furieuse, réduisait nos matelots italiens au désespoir et aux seules invocations de leur madone. Moi seul, enveloppé de mon manteau comme d'un linceul, je voyais passer sans effroi la lame des flots sur nos têtes, et mon esprit, loin du danger, ne se berçait dans ce fatal moment que des images de la patrie et des plus doux souvenirs de la jeunesse.
«—J'avoue, dis-je à Regnaud, que je ne me sentirais pas la force de rester ainsi impassible devant la mort.—Vous voyez donc, mon amie, qu'il y a plusieurs espèces de courage; et celui de braver les bourreaux, d'affronter les factions, et celui de tous ces héros des troubles civils, qui se dévouent pour un frère, pour un père, pour un ami?—Oh! celui-là je sens que je pourrais l'avoir. Dans les révolutions, l'échafaud est quelquefois un des derniers asiles de l'honneur, où les femmes savent se précipiter aussi, plutôt que de se séparer de tout ce qu'elles aiment.—Saint-Elme, reprit vivement Regnaud, si vous portez cette chaleur d'ame au théâtre, je vous réponds d'un triomphe. Ma jeune amie, vous êtes une singulière feuille à ajouter au grand livre du cœur humain.»
La haute opinion que j'avais de Regnaud, de ses talens, de son esprit, me faisait trouver un incroyable plaisir à ses éloges. Aussi peu de temps lui suffit pour prendre beaucoup d'empire sur moi; il n'eut pourtant jamais mon entière confidence. Je n'ai jamais éprouvé qu'auprès de Moreau et de Ney le besoin de tout dire, et la docilité de tout entendre. Je ne parle point de ma confiance pour D. L***; cela n'était qu'un mélange de surprise et de faiblesse, résultat de toutes les adroites complaisances dont j'étais enlacée. Les louanges de Regnaud m'étaient agréables, mais je ne sentais pas qu'elles me fussent nécessaires, et je n'éprouvais pas avec lui ce charme de l'intimité qui rend heureux de tout dire. C'est ainsi que je lui avais laissé ignorer que je connaissais M. de Talleyrand, et que j'allais même assez souvent chez ce ministre. Regnaud l'apprit par hasard, ce qui donna lieu à une scène originale dont je faillis me fâcher sérieusement, et dont je finis par rire. Au chapitre suivant les détails de ce petit épisode de colère et de raccommodement.
Querelle avec Regnaud.—Madame Regnaud.—MM. Arnault et Vigée.—M***, défenseur des courtes mémoires.
Un matin, ma voiture sortait de la cour du ministre des relations extérieures. Soudain elle s'arrête, la portière s'ouvre, Regnaud monte, se place près de moi, et me fait subir un interrogatoire auquel j'aurais répondu sans hésitation, s'il n'y eût mêlé le soupçon de je ne sais quelles vues politiques, qui m'embarrassa d'autant plus que j'avais été plus éloignée d'en concevoir l'idée.
«D'où vient donc madame? me demanda Regnaud avec aigreur.—Vous le savez fort bien, monsieur, puisque vous voyez sortir ma voiture.—Ah! madame visite les ministres.» Et comme je ne répondais pas, il ajouta avec plus d'irritation: «Vos prétentions sont hautes; on voit pourquoi vous faites si grand bruit de votre désintéressement et de votre délicatesse; mais ne croyez pas que madame Gran, que vous cherchez à supplanter, puisse y croire.
«—Mais, monsieur, quelle extravagance!
«—Oh! reprit Regnaud, je conçois l'empressement; c'est un si beau rôle que celui de maîtresse d'un ministre!
«—Je ne suis ni la sienne ni la vôtre, monsieur; vos paroles et vos manières me paraissent donc fort étranges.
«—Eh! que diable allez-vous faire là?
«—Mais il me semble que l'honneur d'être reçue avec bienveillance par un des premiers fonctionnaires de votre gouvernement, que le plaisir de causer avec un homme aussi spirituel que M. de Talleyrand, excuse suffisamment ma visite.
«—Vous ne m'aviez pas montré ce côté ambitieux de votre caractère; cela me donne beaucoup à penser; vous pourriez bien n'être pas trop éloignée de l'intrigue. Vous vous êtes trouvée avec Ouvrard; il a grand besoin de la protection des ministres, et il sait tout le parti qu'on peut tirer de celle d'une jolie femme.»
En ce moment la voiture s'arrêta à la porte de Véry. C'était Regnaud qui avait ordonné de nous y conduire.
«Je ne descendrai point ici avec vous, monsieur; vos premiers reproches ne m'ont paru que ridicules, mais votre dernière offense, mais vos derniers soupçons me révoltent. Sachez qu'un homme ne me maltraitera jamais deux fois.
«—Vous maltraiter! mais je ne vous ai pas touchée.
«—L'excuse est singulière; n'est-ce qu'en battant les gens qu'on les maltraite?
«—Ah, ma chère, si j'en avais le droit, vous auriez aujourd'hui couru de grands risques.»
Je ris beaucoup de la menace, et comme en riant j'étais désarmée, je consentis à descendre et à entrer dans un cabinet qui avait vue sur la rue. Un remarquable équipage vint à passer.
«C'est Ouvrard me dit Regnaud. Est-il vrai que vous ne le voyez pas?
«—Non, je vous jure; mais je le connais aussi bien que le public qui le juge. Son ancien cuisinier est maintenant le mien. Les éloges d'un domestique renvoyé sont des recommandations bien rares et bien décisives. Il faut, certes, qu'Ouvrard ait plus de talens qu'on ne lui en accorde pour être arrivé de si bas à la fortune!
«—Oh! parbleu, dans les fournitures on n'a pas besoin d'esprit; il faut de l'activité et du hasard.
Tout en parlant, Regnaud jouait avec une boîte sur laquelle était un charmant portrait de femme. On ne pouvait imaginer rien de plus gracieux que l'air naïf qui brillait dans ses traits. Le cou, un peu au delà des proportions, ne semblait avoir ce léger défaut que pour donner un charme particulier à cette tête divine. «Quoi! m'écriai-je, est-ce que cette tête d'Hébé serait celle de votre femme?»
Regnaud se mit à rire de mon étonnement. «Vous la plaignez, me dit-il, je parie.
«—Certainement, car je n'ai pu oublier vos principes.
«—Vous me jugez mal. Je suis très bon mari, et je vous le ferai dire par ma femme quand vous voudrez.
«—Quelle folie! est-ce que j'ai l'honneur de la connaître?
«—Vous aurez cet honneur-là quand vous voudrez; venez jeudi matin, et laissez-moi faire.»
Nous reprîmes ainsi le ton de la gaieté la plus agréable. Le soir, nous allâmes au Vaudeville, et le hasard nous plaça justement dans la loge où avait commencé notre connaissance; ce qui fournit à Regnaud l'occasion d'un foule de choses gracieuses et tendres qu'il savait tourner à force d'esprit, et qui rendit le reste de la soirée fort amical.
Le lendemain, j'étais à peine éveillée quand on vint, de la part de Regnaud, me prier de me rendre chez lui, où il était retenu par de nombreuses affaires. J'arrivai à l'heure fixée chez Regnaud; il vint au devant de moi, et me fit comprendre que sa femme n'était pas loin. Il me pria de l'attendre un peu. Je me levai, et feignis d'examiner les tableaux. Arrivée près d'une porte entr'ouverte, je m'écriai: «Ah! pardon, mademoiselle,» à l'aspect d'une figure charmante. Ma petite méprise réussit. Madame Regnaud entra dans le salon, et me dit en s'asseyant et avec un sourire: «Je ne suis pas la fille, mais la femme de M. Regnaud.» Il y avait dans ses manières quelque chose de doux et de séduisant, une sorte de lenteur molle et charmante, d'un tour et d'une grâce tout extraordinaires.
«J'avais un bien vif désir de vous voir, reprit madame Regnaud; car mon mari m'a bien parlé de vous.» Je l'accablai de complimens, qui étaient tous sincères. Tout à coup nous entendîmes quelqu'un descendre: «Voilà Regnaud; ne dites pas que nous nous sommes vues, et quand vous viendrez, entrez chez moi par la petite porte sous le vestibule…»
À ces mots elle disparut, en posant son doigt sur sa jolie bouche.
Regnaud n'était pas seul. Il me demanda pardon, et surtout de ne pas m'en aller encore. Voilà des livres qui aideront votre aimable patience. Je vais me servir de votre voiture; puis s'approchant de l'appartement de sa femme, il entr'ouvrit la porte, et dit à haute voix: «Adieu, ma bonne amie, je vous laisse ici une dame qui me prête sa voiture.» En sortant, Regnaud me répéta qu'il passerait chez moi avant dîner. Il courut grand risque de ne m'y pas rencontrer, car sa femme et moi nous causâmes avec de si intimes détails, que la matinée s'écoula comme un songe.
«Que lui direz-vous de moi?» demanda madame Regnaud, d'un air gracieux, quand je me retirai.
«—Qu'il est mille fois trop heureux d'avoir une si charmante femme.—Eh bien! c'est ce que je lui dirai aussi à votre sujet, qu'il est mille fois trop heureux d'avoir une si charmante amie.»
Je rentrais au moment même où Regnaud vint chez moi, comme il me l'avait annoncé. «Que vous a dit ma femme?» fut son premier mot. «Ne vous a-t-elle pas, ajouta-t-il, paru persuadée, comme tout le monde, que je vous aime et que je suis aimé?
«—L'accueil que j'ai reçu me prouve le contraire. J'ose même croire qu'à cet égard elle s'en rapporte plus à moi qu'à vous.
«—Au fait, comment la trouvez-vous?
«—Mille fois mieux que son portrait.
«—Oui, elle est bien.
«—Voilà bien un mot de mari.
«—Cela est vrai; mais depuis long-temps on a dit sur les maris tout ce qu'on pouvait dire. Il en sera de même in tutt' eternità.
«—Come? lei parla italiano?
«—Et vous aussi, s'écria Regnaud enchanté, et vous ne le disiez pas!
«—Mais j'ai un accent à vaincre, et je ne veux que parler français.
«—À la bonne heure, mais de temps en temps une petite conversation italienne, sans tirer à conséquence.
«—Ah! voilà les hommes toujours, tartufes! Sévérité pour autrui, indulgence pour eux en cachette. Il n'en sera rien; avant que je ne sache à quoi m'en tenir sur mon accent, vous n'entendrez pas sortir de ma bouche un seul mot de la langue du Tasse et de l'Arioste, pas un mot de celle de Schiller et de Wieland. Trop heureuse si je puis n'être point indigne de servir d'interprète à la belle langue de Corneille, de Racine et de Voltaire.
«—Vous êtes universelle, mais vous avez raison de préférer être Française. Je veux vous amener deux juges de votre mérite, l'un poëte déjà célèbre, l'autre qui le deviendra sans doute.
«—Oh! point de réunion savante, je vous en prie; j'y ferais triste figure.
«—Je ne vous parle pas de savans, mais de deux poëtes aimables.»
Quelques jours après Regnaud me présenta M. Arnault, alors attaché au ministère de l'intérieur, et M. Vigée. Leur jugement se ressentit sans doute de leur complaisante amitié. L'un de ces messieurs, frappé de mes dispositions, voulut bien m'aider de ses conseils, et plus tard me soutenir de ses démarches.
Déjà j'avais obtenu mes entrées au Théâtre-Français. J'étais reçue élève, et certaine d'un début; mais quelles difficultés plus réelles me restaient! Pour les vaincre, il eût fallu travailler; mais moitié distraction, moitié amour-propre, j'étudiais peu. Il est vrai que j'avais la merveilleuse facilité de retenir les vers presque à la lecture. Un jour quelqu'un, avec qui je parlais de cette facilité de mémoire, me dit qu'on ne la possédait guère qu'aux dépens de l'esprit. Je voulus réclamer, quoique avec modestie; mais mon interlocuteur tint bon pour les courtes mémoires, et avec une chaleur que je me permis à la fin d'appeler impolitesse.
Lors de mon début, ce singulier personnage me prouva qu'il ne mettait pas en pratique ses propres idées, car il avait gardé mémoire et même rancune de notre conversation. Puisse mon livre, où je ne le nomme pas, lui tomber entre les mains! C'est ma seule vengeance.
La veille de mon grand jour de début, j'étais à payer un mémoire chez une marchande de nouveautés, et je vis et j'entendis un coiffeur s'excuser de ne pouvoir venir dans la maison, parce que M*** lui avait donné des billets et de l'argent pour siffler une débutante au Théâtre-Français. Je méprisai cela comme un propos, et j'eus raison; mais je le négligeai même comme avertissement, et j'eus tort. Mes amis m'en blâmèrent beaucoup après ma disgrâce. Moi, au contraire, je voulus remercier le partisan des courtes mémoires, et le lendemain du jour fatal, je lui fis tenir la lettre suivante, accompagnée de six billets de parterre et d'une pièce de cinq francs.
«Vous avez voulu, monsieur, prouver, par votre exemple, la vérité de votre axiome favori, qu'une bonne mémoire est toujours l'annonce de peu d'esprit. La vôtre est excellente, à ce qu'il me paraît; donc, comme disent les logiciens… Mais je vous laisse le soin de tirer la conséquence qui sort de ce raisonnement.
«Vous vous êtes mis en frais afin de me faire siffler, ce qui était bien inutile, car vous avez pu voir qu'il ne manquait pas de monde pour cela. Si l'occasion s'en présentait, je ne manquerais pas de reconnaître vos soins. En attendant, comme je ne vous ai point accordé le droit de rien dépenser pour moi, vous me permettrez de vous rembourser ce qu'il vous en a coûté dans une circonstance où vous avez montré autant de générosité que de délicatesse.
«P. S. Comme je présume que vous renverrez votre coiffeur, je vous préviens qu'il est devenu le mien, et qu'il n'aura pas à se repentir d'avoir, par son indiscrétion, encouru votre disgrâce.»
Deux ministres, Lucien Bonaparte et Chaptal.—Mon début au
Théâtre-Français.—Ma chute.
J'ai un peu interverti l'ordre des événemens; il faut le reprendre avec une exactitude toute historique.
Ce fut Joufre, que je voyais habituellement, qui me présenta à Lucien, chargé, en sa qualité de ministre de l'intérieur, des théâtres. Il me reçut avec bienveillance, et bientôt même avec familiarité. Malgré ses attentions, je ne le voyais qu'avec une sorte de défiance, reste des opinions que Moreau m'avait communiquées sur toute la famille Bonaparte. Je voyais bien que Lucien était un homme d'esprit, mais je lui trouvais une physionomie hautaine et déplaisante, même quand il voulait plaire. J'allais souvent le soir au ministère chez Joufre. On faisait de la musique, on courait dans le jardin, on jouait à colin-maillard. Il y avait quelquefois six femmes, et toujours Lucien seul et son confident. Je trouvais ces parties beaucoup plus bizarres qu'agréables, et m'en dispensais aussi souvent que cela pouvait s'accorder avec le prix qu'on devait au moins paraître attacher à ces invitations. Un matin j'écris à Joufre qu'une indisposition m'empêchait de me rendre au ministère; ma lettre revint, car le ministre et son confident étaient déjà sur la route d'Espagne, et M. Chaptal nommé à la place de ce dernier.
Le protecteur à bas, adieu les protégés. Cet adage eut tort, car la nouvelle excellence, au lieu de couper court à la bienveillance de son prédécesseur, voulut la continuer; il fixa l'époque de mon début, et me fit donner une fort honnête gratification pour les frais de mon costume. Avant même d'être installé au palais ministériel, M. Chaptal voulut bien m'inviter à une soirée chez lui, rue des Jeûneurs, pour m'y faire entendre. Lafond y était, et me donna les répliques. Qu'on juge de l'admiration d'un salon, provoquée par les vifs applaudissemens d'un nouveau ministre.
Dans l'intervalle de mon début, j'avais continué, malgré les réprimandes de Regnaud, à rendre de temps en temps visite à M. de Talleyrand. Un jour, en montant en voiture à la porte de ce ministre, je fus accostée par M. Mathieu de Montmorenci, qui m'accabla des regrets qu'il avait éprouvés de ne pas me voir depuis long-temps. «—Mais, monsieur, lui dis-je, je n'ai pas l'honneur de vous connaître.—Et quand on a vu madame Moreau, est-il possible de l'oublier?» Je crus que le meilleur moyen d'arrêter tant de politesse était de désabuser mon interlocuteur sur le titre qu'il me donnait. L'effet ne répondit pas entièrement à mon attente, et me fit juger au contraire que la femme d'un général de la république était un personnage important, même aux yeux d'un émigré. Du moment qu'à cette haute qualité j'eus substitué le titre plus modeste d'élève du Théâtre-Français, M. de Montmorenci, trouvant le marchepied de la voiture beaucoup trop respectueux, le franchit sans façon et vint se placer à mes côtés. «—Où monsieur veut-il qu'on le descende? lui demandai-je assez vivement.—Mais, chez vous, j'espère, ma belle dame.» Je répondis, à cette manière de brusquer la connaissance, avec une franchise de refus qui ne fâcha pas trop M. de Montmorenci, lequel était bien le meilleur homme du monde, et il m'en donna la preuve. Oubliant cette singulière blessure faite à son amour-propre, il vint à mon début. Je le vis, dans une baignoire d'avant-scène, prendre un vif intérêt à mon succès, applaudir, et quand l'orage éclata, protester contre la malveillance avec une chaleur chevaleresque.
Une scène bien singulière, un rêve bien épouvantable, devint presque un événement dans ma vie, par les émotions inexprimables qu'elle me causa. Il m'oppresse encore au milieu de ces récits, il me poursuit comme une terreur dont mon esprit a besoin de se soulager.
J'étais dans un de ces momens de mortelle tristesse où l'on sent le besoin de la solitude, de la solitude qui ajoute pourtant encore tant de dangers à toutes les situations de l'ame. Je classais mes papiers de famille, quand tout à coup, au milieu d'eux, j'aperçois un portrait de mon mari. Je m'arrêtai comme atterrée. Ma tête tomba sur ma poitrine, et je sentis un soupir qui frappait mon oreille. Je me lève, jetant les yeux de toutes parts. Debout près de mon lit, il me semble voir une ombre glisser dans les draperies. Ma figure pâle et mourante, réfléchie dans la glace, ajoute à ma frayeur. Je tombai à genoux, mêlant à des sanglots étouffés des cris épouvantables de souvenir et de remords… Un peu plus calme, je cherche à remettre en ordre mes papiers; au même moment des lettres de mon mari m'échappent, et son portrait se brise à mes pieds: je vois de nouveau l'ombre se mouvoir et disparaître à la même place. J'étends la main, je rencontre une chair glacée du froid de la mort, et j'entends murmurer: Adieu, Elzelina!
J'ouvris ma porte, et Adélaïde, en me voyant, recula de surprise. J'étais méconnaissable. «Oh! mon Dieu, madame, que vous paraissez souffrir!—Non, ce n'est rien, lui dis-je. Mais allez prier le propriétaire de descendre, je veux partir.—Partir?—Oui, habillez-vous. Il faut d'ici à deux heures trouver un logement.—Mais, madame, qu'est-il donc arrivé?—Rien.» Et mes lèvres tremblaient à ce mot.
J'avais hâte de sortir de ce logement, que ma tête peuplait de fantômes, et l'on se doute bien que je ne fis nulle attention aux dépenses. J'écrivis deux mots à Regnaud, qui était à la campagne; puis, meubles, papiers, argent, bijoux, moi-même et ma femme de chambre, nous fûmes installés rue Taitbout, en deux heures. Étrange circonstance! la maison que je venais habiter était celle où j'avais eu le bonheur de sauver Aurélie. Tout avait changé de face; mais ce fut dans le moment une rencontre heureuse que celle de ces lieux où j'avais fait un peu de bien! Ce souvenir me redonna un peu de pitié pour moi-même, sorte de consolation qui d'ordinaire empêche le remords, tourment sans trêve et sans relâche. Seule, je me disais: Là, du moins, je ne vins jamais qu'avec des intentions pures; là, j'ai soutenu la faiblesse et relevé le malheur; et, à ces douces idées, le calme remontait dans mon cœur et la sérénité sur son visage. Adélaïde crut que le moment était arrivé pour sa curiosité de faire quelques attaques. Mon silence ne fut guère moins obstiné que l'événement ne devait lui paraître extraordinaire. N'importe, je ne m'embarrassai point de la satisfaire. Regnaud m'embarrassait davantage; mais quand il me parla de toutes les dépenses de ma folie, j'en fus quitte pour essuyer ses reproches, que je repoussais par le plaisir et le bien-être d'un appartement où du moins mon sommeil était tranquille.
Au fond, dégagée des terreurs fantastiques qui avaient bouleversé ma tête, je me livrai avec délices à mes préparatifs de début. Enfin, ce jour d'essai, ce désiré jour d'épreuves fut fixé, et hâté même, contre l'avis de Dugazon, malgré les conseils de Monvel et de mon maître de prononciation. La flatterie bien intentionnée mais fatale de mes amis me fit, par surcroît de dangers, choisir, le rôle de Didon, qui devait être favorable à mes formes, parmi lesquelles on voulait bien déclarer, surtout, les jambes d'une perfection de modèle. Les hommes, en général, attachent trop de prix à ces avantages extérieurs au théâtre. Leur première illusion n'existe elle-même qu'avec l'aide du talent, qui anime tout. Quoi qu'il en soit, le costume fut dessiné, et j'en fus ravie; le luxe en était complet, et ma bourse n'avait point été épargnée par ma vanité. Je dois ajouter que, parmi les acteurs, la bienveillance était extrême, et les préventions très favorables. Toutefois, lorsque mon début eut été irrévocablement décidé, et par ordre du ministre, M. Chaptal, je crus apercevoir je ne sais quoi de gêné, de plus froidement poli, enfin une certaine réaction de manières dont on ne demande point compte, parce qu'on ne veut pas laisser voir qu'on sent cette différence. J'ignorais les usages de la comédie française: M. Maherault, commissaire de la république, me prévint qu'il fallait faire des visites à tous les chefs d'emploi. Je ne fus reçue que chez Talma, Monvel, Dugazon, Dazincourt, Molé, mesdemoiselles Fleury et Mézeray. Le matin de la première représentation justifia la vérité de ce qu'on m'avait dit souvent, qu'on est bien plus intimidé par les acteurs que par le public. Le tableau glacial de la répétition m'avait déjà désenchantée. J'étais persuadée que je ne resterais pas au Théâtre-Français. Des débuts brillans, voilà tout ce que j'ambitionnais alors, avec la certitude que cela suffirait au sort que mes idées trouvaient seul digne d'envie, l'indépendance due à l'exercice du talent.
Qu'il me soit permis de raconter encore un petit épisode de mon début, bien futile en apparence, mais qui prouve à quel point tout ce qui m'entourait s'était aveuglé sur mon succès. Au moment où la toilette de l'infortunée Didon se déroulait sous mes yeux, détachant un à un ces ornemens de mon prochain supplice, j'aperçus un foulard qui cachait quelque chose qu'Adélaïde venait de glisser furtivement. Je l'interroge; elle hésite à répondre. «Madame ne doit savoir que là-bas.—Pourquoi?—C'est une surprise.—Adélaïde, des cadeaux avant le succès! cela est de mauvais augure.—Que faire, madame? c'est une robe délicieuse!—Insupportable fille, qui l'a envoyée?—Eh bien! madame, c'est M. Regnaud. Comme il est certain que madame aura un grand succès, et qu'elle sera redemandée.
«—J'y suis: c'est un beau négligé pour venir faire la révérence au public. Va, ma pauvre Adélaïde, si la reine de Carthage est destinée à l'honneur inespéré d'un triomphe, je ne ferai pas tant de façons, et je viendrai tout simplement sous le royal costume avec lequel j'aurai obtenu des applaudissemens.»
Le quart d'heure fatal du jugement s'approchait. La veille, j'avais prié mes amis de ne pas se présenter à ma loge avant la pièce; mais Regnaud et Joufre ne tinrent compte de la consigne. Ils furent ravis du costume: tunique, écharpe, carquois, diadème, tout cela était admirable d'exactitude. Ils m'en dirent tant, que ma vanité rassurée me fit compter sans effroi les trois coups du lever du rideau, et traverser le foyer intérieur entre une haie de curieux pour me rendre au lieu redoutable. Je ne répondais pas un mot aux mille propos qui circulaient autour de moi, mais je n'en perdais pas un. Quand Lafon en vint aux trois ou quatre vers qui précédaient celui de mon entrée en scène, je crus sentir la terre manquer sous mes pieds.
J'entre enfin; une triple salve d'applaudissemens m'accueille, et, loin de m'encourager, m'interdit. Je me disais: voilà pour le costume et la part de l'indulgence; gare maintenant à l'accent et au jeu. Je débitai d'un ton monotone et sourd ma réponse à Iarbe, et l'effet fut rendu plus triste par le contraste de la déclamation ronflante de Lafon. La scène me parut bien longue. Quoiqu'Énée soit un pauvre personnage, Damas y mit tant de sensibilité qu'il m'électrisa à mon tour; et dans une scène avec lui, j'obtins trois fois les honneurs d'un applaudissement unanime. Une émotion succédait ainsi à l'autre, et mon cœur battait à rompre. Ce qui m'accablait, c'était le poids de l'imprudence que je sentais que j'avais commise. Des sifflets m'en avertirent plus cruellement encore dans une scène avec madame Suin, confidente. Je prononçai moi-même ma propre condamnation, pour cause de froideur et de monotonie. À la fin, mon esprit se révolta contre l'injustice qui semblait me poursuivre, et une espèce de hardiesse, fruit du désespoir, me fit retrouver une partie de mes avantages dans les derniers actes. Chose étrange! ma tête, si justement égarée, ne me fit commettre ni contre-sens ni faute d'une syllabe; et je trouvai encore le secret des applaudissemens au milieu de cette terrible imprécation:
Non, tu n'es point le sang des héros ni des dieux!
Enfin, mon supplice touchait à son terme, quand un nouvel incident vint troubler mon imagination d'une nouvelle terreur. Au moment où je levai le poignard pour me frapper (dramatiquement parlant), la figure de cet Oudet vint se présenter à moi au milieu de l'orchestre; on trouva que je mourais très bien, car je tombai réellement évanouie dans les bras de la pauvre Élise, qui, beaucoup moins robuste que Didon, eût péri sous le faix, si la prompte chute du rideau ne nous eût fait secourir toutes les deux. Transportée dans ma loge, j'appris d'Adélaïde que tout le monde s'empressait à me témoigner le plus vif intérêt. «Oh! madame, dit-elle, c'est une horreur, une cabale.
«—Peut-être, répondis-je; mais au fond j'ai mal joué.
«—M. Regnaud ne disait pas cela, il a bien souffert; il voulait qu'on n'achevât pas la pièce.
«—Belle équipée! Avec l'humiliation d'une chute, subir celle des punitions justement infligées à qui manque au public.»
Pendant ce court dialogue, on déshabillait la triste veuve de Sichée: chaque ornement qui tombait me rappelait ma chute; mais, je dois l'avouer, mon amour-propre souffrait moins de ces blessures que mon imagination ne s'alarmait de la présence d'Oudet à la représentation, de cet homme que je voyais déjà s'attacher à ma destinée comme une épouvantable fatalité.
Je trouvai chez moi Regnaud et le neveu de l'amiral Gantheaume, furieux, criant à la cabale. Le dernier avait failli avoir un duel, et, d'après les circonstances, je supposai que cela avait dû être avec Oudet. «Il me sifflait donc, cet étrange personnage que vous me signalez?
«Non, madame, sa colère avait encore je ne sais quel intérêt et quelle bienveillance. Il lui échappait des exclamations d'attachement, avec des cris de satisfaction de votre mésaventure. Il y avait là-dessous de la rivalité, de la jalousie; il disait enfin que, par votre succès, vous étiez perdue pour eux.
«—Pour eux? mais ils aiment donc en commandite, m'écriai-je, et par association.
«—Vous riez, belle dame, mais ils ne riaient pas, mes hommes de l'orchestre.
«—Oh! dit Regnaud, cet homme avait l'air fier, le ton tranchant et familier; vous ne devez pas le voir.»
Je ne l'avais que trop vu, et mon effroi supposa dès lors des projets d'autant plus inexplicables pour moi, que je savais que la galanterie n'y entrait pour rien. Malgré tout, on soupa fort gaiement. Deux amis de Regnaud arrivèrent encore. Tous m'engagèrent à continuer mes débuts par les rôles de Sémiramis et d'Hermione. Aucune flatterie, aucune consolation ne fut épargnée à ma vanité; mais la leçon avait été si forte, que cette fois, par extraordinaire, ce fut la raison qui eut raison. Regnaud s'emporta, et son intérêt pour moi le rendit injuste. «Je le sais, disait-il, c'est une cabale des comédiens.
«—Puisqu'ils ont mis le public de leur côté, c'est qu'ils avaient raison.
«—Bah! c'est notre faute; nous avons mal mené nos affaires; ne quittez pas la partie, et nous dresserons mieux nos batteries.
«—C'est-à-dire que vous ferez pour moi ce que vous trouvez si mal qu'on ait fait contre. Grand merci; enlever les suffrages par son talent me paraîtrait doux, mais les payer me paraît ignoble.»
On a dit que je m'étais obstinée à réclamer un second début, et que les comédiens s'y opposèrent. J'ignore, moi, s'il en fut question; mais je puis assurer que, m'eût-on assuré une part entière au Théâtre-Français, j'aurais préféré la misère obscure de la province à une seconde épreuve de la cruelle sévérité du public de Paris. Tels étaient à cet égard mes sentimens, et l'expression en était aussi vive que publique. J'eus plusieurs fois l'occasion de voir M. Chaptal, et il ne fut jamais le moins du monde question entre nous de récidives dramatiques. Je priai même tous ceux des artistes du Théâtre-Français que je continuai de voir, de me croire bien résignée, bien consolée, bien résolue surtout à rester sur cette première disgrâce.
M. de Talleyrand, au moment de ma tentative et de ma mésaventure tragique, était fort malade; mon amour-propre tremblait de le revoir depuis que j'étais détrônée, et cette conversation si piquante, cette flatteuse intimité avec un homme si distingué, je craignais en quelque sorte d'en jouir, malgré le désir que j'en éprouvais. Pour me donner le courage de cette entrevue si redoutée, j'imaginai de la faire précéder de mon portrait, modelé par Lemot, dans l'attitude de la Cléopâtre. Je le portai moi-même au ministère dans une chambre voisine du jardin, et laissai ce billet à l'huissier qui m'avait accompagnée.
«Didon fit des sottises pour le pieux Énée. La plus grande fut de se tuer. Madame Cléopâtre se sauva par la piqûre d'un aspic de la blessure qu'elle craignait pour son orgueil.
«Moi, chétive citoyenne, qui ai voulu, sous le royal bandeau de la première, essayer le sceptre tragique, ne faites pas craindre les dédains de César pour la seconde à celle qui s'offre à vous dans l'attitude de la reine d'Égypte, et sous les traits de la bien détrônée.
Par malheur pour le billet, M. de Talleyrand tomba plus malade, et j'eus le regret de quitter Paris sans le voir. L'affaire qui précipita mon départ me donna encore la crainte de lui avoir peut-être déplu, et j'en maudis doublement la mémoire.
Une conspiration.—Fouché, ministre de la police.
Dans le grand nombre de mes connaissances se trouvait un M. Vill… Il m'avait présenté un de ses amis, M. Hervas, riche banquier espagnol, homme fort distingué, qui avait bien, au premier abord, quelque apparence de morgue et de hauteur, mais qui gagnait singulièrement à être connu. M. Hervas se plaisait dans ma société, parce qu'il me trouvait instruite sans être pédante, assez au courant de la littérature espagnole, genre de séduction qui ne pouvait être commun à beaucoup de femmes. Jeune, doué de tous les dons extérieurs et de ceux de la fortune, sa générosité fit bientôt croire à une liaison plus intime. Cette présomption, qui n'était point fondée, car il n'y eut jamais entre nous ni la pensée, ni les droits de l'amour, m'exposa à toutes les jalousies d'une rivale.
Madame Arthur, femme assez jolie encore, quoique près de la maturité, venait quelquefois chez moi sous les auspices de Joufre, et comme elle avait de fort bonnes manières, elle était du nombre de ces personnes sur lesquelles il y a bien quelque chose à dire, mais qui, grâces à l'extérieur, ne déparent point un salon dans les grands jours. Comme cette simple connaissance n'avait jamais été jusqu'à l'intimité, je fus assez surprise de voir madame Arthur m'accabler de visites du matin assez ennuyeuses. Ses assiduités avaient un but. Elle y arriva. Elle avait connu Hervas, et elle me fit de sa vertu une description si pompeuse, que je pensai de suite qu'elle l'avait immolée, et de la magnificence du riche espagnol une peinture qui indiquait plus de regrets que de principes. Mais je faisais trop d'honneur à ladite dame en ne lui supposant que des remords de cupidité, elle avait aussi des projets de vengeance. Opulent et généreux, Hervas, malgré mes refus, me comblait journellement de ces riens brillans que le luxe invente et que la mode renouvelle. Madame Arthur était chez moi au moment même, où encore une fois le domestique d'Hervas apportait un nécessaire d'une richesse et d'un travail admirables. Elle ne put maîtriser son dépit. «Allez, madame, me dit-elle, on ne donne pas tant à la seule amitié.»
Blessée de l'impertinence, je répondis avec aigreur. «Tenez, reprit la vilaine femme, les cadeaux aplanissent bien toutes les routes. Si vous n'êtes pas la maîtresse d'Hervas, c'est qu'il a d'autres vues sur vous en vous prodiguant d'aussi fastueux présens. Si j'avais voulu, j'avais beau jeu avec lui, moi qui suis intime avec Rapp. Il ne s'agissait de rien moins que de 50,000 francs.
«—Et vous avez refusé, madame! Il vous demandait donc l'impossible?
«—Je ne puis dire ces choses-là; mais ce que je puis déclarer, c'est que, sans aimer ni Pierre ni Paul, on n'aime pas à être mêlé à de pareilles affaires.»
Ma curiosité commençait à être vivement excitée; je brûlais de savoir autant qu'on brûlait de m'instruire, mais la vengeance, l'envie et la sottise n'ont jamais rien inventé de plus noir que l'action que cette femme allait m'avouer.
«Hervas, me dit-elle enfin, est un ennemi du premier consul; son séjour à Paris n'a pas d'autre but que le projet d'un empoisonnement contre sa personne.
«—Vous êtes folle avec vos idées, et dangereuse avec vos confidences; daignez, je vous prie, me les épargner.
«—Oh, mon Dieu! vous le prenez bien mal. Il n'en est pas moins vrai qu'on m'a proposé les 50,000 fr. pour m'introduire…»
Malgré moi, je devenais pensive, et l'inexplicable inquiétude qui se peignait dans mes traits donna à madame Arthur le courage et le plaisir de continuer.
«On avait, ajouta-t-elle, pensé à des pastilles, mais le consul est méfiant.
«—Écoutez, madame, vous ne sentez pas tout ce que vous dites; mais moi, qui vous connais, je lis le mensonge dans votre refus.
«—Comment! vous me croyez capable d'un crime pour 50,000 fr.?»
Un oui était sur mes lèvres, quand Adélaïde arrêta cette rude réponse, en annonçant une visite. Madame Arthur me quitta.
Je vis Hervas le soir même. J'avoue qu'en l'abordant, l'imagination, toute pleine encore de ce que je ne croyais pas, mais de ce qui m'effrayait cependant, je fus gênée avec lui et réservée. Il m'en fit la guerre, et son air inspirait tellement la franchise et la gaieté, que je ne pus accorder les ombres d'un complot avec de pareils dehors, et que, revenue moi-même à mon humeur, je ne crus pas même devoir l'étourdir des calomnies d'une mégère.
Je me gardai bien encore d'en parler à Regnaud; je connaissais sa susceptibilité en matière politique. Aussi quelle fut ma surprise de le voir, huit ou dix jours après cette scène, arriver chez moi, à une heure du matin, me demandant, sans préambule et presque du ton d'un juge, quelles étaient mes relations avec Hervas. Il était pâle, agité… Son air, ses interrogations brusques et inquiètes me donnèrent presque la terreur d'une épouvantable vérité.
«Il serait donc vrai, s'écria-t-il; vous saviez et vous ne m'instruisiez pas. Se peut-il? et si on l'eût assassiné, qu'auriez-vous eu à répondre?»
L'exclamation me parut si inconvenante et si exagérée, que je pris, comme malgré moi, le ton de la légèreté et de l'ironie. «Devais-je le garder. Votre consul ne vaut pas tout le bruit que vous faites. Est-il mort? oui ou non.
«—Comment, Saint-Elme!… mais vous me faites frémir.
«—Rassurez-vous; la vie m'est trop chère pour que je voulusse risquer ma blanche peau pour la cruelle fantaisie de rendre un peu plus sépulcral le teint de votre consul. Je ne suis pas assez ambitieuse pour m'élever jusqu'au forfait politique. La lâcheté me révolta toujours, et dans tous les cas, dans toutes les opinions, pour tous les partis, l'assassinat me semble abominable, sans résultat et sans excuse.
«—Oh, mon amie! je vous reconnais. Votre langage me rassure. Tenez, jugez de mon trouble; voilà ce qu'on m'écrit:
«L'intérêt qu'on prend à madame Saint-Elme décide l'anonyme à vous instruire des dangers où elle s'expose par sa liaison intime avec un étranger très suspect et ennemi juré du consul. On a averti cette dame, et l'on s'attendait qu'elle aurait, par prudence, cessé de voir la personne; loin de là, on voit que l'intimité augmente. Se pourrait-il qu'elle fût gagnée! L'estime qu'on a pour vous, monsieur, détermine à cet avis. Soyez sur vos gardes.»
«Oh! l'abominable femme que cette Arthur! m'écriai-je en posant le billet sur la cheminée.
«—Mais, que vous a-t-elle dit?
«—Des mensonges, des absurdités.» Et je les lui contai toutes.
À cette époque, tout ce qui approchait Bonaparte poussait le dévouement jusqu'au fanatisme. Le soupçon était un devoir, la délation une vertu. Par suite de cette religion politique, Regnaud s'oublia au point de m'ordonner de faire ma déclaration, et de me défendre de prévenir Hervas, appelant bientôt mes refus de la complicité.
«—Ma complicité est tout simplement du bon sens. Est-il possible qu'un homme d'honneur, riche, heureux, indépendant de votre gouvernement, étranger à ses intérêts, veuille échanger les douceurs de l'opulence contre les plaisirs d'une conspiration?
«—Oh, mais, Saint-Elme, comme vous le défendez!
«—Et vous avec quelle leste facilité vous faites des complots et des coupables. Votre consul vous tourne la tête.
«—Je sais bien que vous ne l'aimez pas.
«—Mais, quels que soient mes sentimens, en tirerez-vous la conséquence d'un crime?
«—Pourquoi ne m'avoir pas confié les propos de cette dame Arthur?
«—Belle question! parce que je les traitais ce qu'elles valent, et que je sais qu'une ombre suffit pour éveiller des soupçons chez les gouvernans, et entourer d'inquiétudes ceux qui, à tort même, leur sont signalés; parce que j'ai voulu vous sauver des travers du zèle et des excès du dévouement, et un galant homme des tracas de la haute politique.
«—Saint-Elme, si vous avez la moindre amitié pour moi, vous allez m'accompagner chez Fouché.
«—Pourquoi? pour déclarer que vous perdez la tête?
«—On ne badine pas en pareille matière. Votre devoir est de déclarer les propos qu'on vous a tenus, sinon par attachement au consul, au moins à cause de celui que je lui porte et que vous avez pour moi.
«—C'est-à-dire que, parce que je vous sais dévoué au consul, mon devoir serait d'être infidèle à un ami qui aurait, avec la volonté de conspirer, la maladresse de m'en instruire?
«—Nul doute.
«Monsieur, croyez que si j'avais su que la dénonciation fût une des conditions de l'amitié, j'aurais fui une intimité qui commande de tels sacrifices.
«—Dieux! quelle tête, quand elle ne veut pas comprendre!
«—Je comprends tout, et voilà pourquoi je ne veux rien faire. Je vous répète qu'Hervas ne m'a rien dit, pas plus qu'à cette furie qui a tout inventé. Mais, lors même qu'il m'eût confié le dessein de faire sauter le Luxembourg avec tous ses locataires politiques, j'aurais fait en sorte que vous ne fussiez pas victime du complot; mais certes je ne vous en eusse pas fait le confident. Vous voulez me conduire à la police pour une dénonciation; j'aimerais mieux y être traînée pour un crime.
«—Saint-Elme, tenez-vous à mon amitié?
«—Il y a deux ans, elle me paraissait on ne peut plus précieuse.
«—Promettez-moi du moins de ne plus revoir Hervas, et de ne pas lui écrire; car, sans doute, vous étiez en correspondance: et sur quoi!
«—Mais il me trouvait charmante, et il osait me le dire, et j'osais lui répondre qu'il était fort poli.
«—Adieu, je vous quitte, mais il pourrait arriver que vous me vissiez encore ce soir.
«—Je vous préviens que vous resterez à la porte, à moins que vous ne soyez accompagné d'une de ces aimables formules: De par la loi. J'ai mal à la tête, et si mauvaise que vous la jugiez, je veux la soigner; car vous m'avez fatigué l'esprit, et j'ai besoin de sommeil.»
Il partit, et mon domestique entendit qu'il donnait l'ordre de le conduire chez le ministre de la police. Je m'endormis fort tard et avec peine, le cœur tout bouleversé de cette pénible soirée. Lorsque je m'éveillai, on m'annonça que Regnaud s'était déjà présenté deux fois pour voir si j'étais levée. On me parlait de lui quand il entra.
«Je viens vous chercher. Le ministre de la police prend les choses au sérieux. Venez tout lui dire. C'est le plus court pour vous, et même le plus sûr pour Hervas.»
Je m'enveloppai d'un schall et d'un voile, et je me décidai sans proférer une parole. La cour de l'hôtel était remplie de gendarmes. Regnaud me donna la main. Je ne saurais dire tout ce que j'éprouvais, mais cela tenait de l'épouvante, car le ministre me parlait déjà que je ne l'entendais pas encore. J'étais si émue, que je restais debout, malgré l'invitation fort polie qu'on m'avait faite de prendre place, et qu'on fut contraint de me renouveler.
«C'est une affaire fort étrange, me dit Fouché, que celle dont M. Regnaud m'a fait part; voudriez-vous, madame, m'en déduire les plus minutieuses circonstances? Ne craignez rien.»
Je vis de suite qu'on cherchait une accusation, et qu'on n'épargnait rien pour la trouver, et pour me faire dire que c'était positivement à moi qu'Hervas avait confié son projet.
«—Ce projet est une fable, une atroce calomnie. Je vois Hervas depuis six mois. Jamais le nom du premier consul n'a été sur ses lèvres. Il ne s'en occupe pas plus que moi.
«—Vous connaissez le consul depuis votre liaison avec Moreau?
«—Non, car il était en Égypte. Je ne pense en vérité à Bonaparte que quand j'en entends parler.
«—C'est par sympathie avec Moreau?
«—La sympathie qui me liait à ce grand homme, citoyen ministre, avait une source plus douce que les opinions politiques.»
Puis Fouché revenant à Hervas: «Vous savez pourtant qu'il a tenu le propos en question?
«—Je suis sûre que c'est une calomnie.
«—Mai si Hervas ne vous a pas confié son projet, il a chargé madame
Arthur de vous le communiquer?
«—En un mot comme en mille, Hervas ne m'a rien dit, il n'a rien dit à cette femme.»
Ici la sévère physionomie de Fouché s'enlaidit encore, et j'en reçus une telle atteinte, que je me voyais déjà entourée de tous les réseaux de cette terrible police, qui, bon gré mal gré, voulait une proie. Quelques momens je sus contraindre tout ce que j'éprouvais, et me donner même un air de sincérité et d'insouciance qui trompa les regards si exercés de l'argus.
Mais Fouché avait dans la physionomie quelque chose d'invincible. On ne pouvait le pénétrer, il vous pénétrait toujours. Je l'ai plusieurs fois rencontré, et dans l'intimité comme dans la représentation, il conservait le même empire. Je l'ai vu à La Haye, lors de sa courte ambassade; je l'ai vu à Florence auprès de la princesse Élisa. Dans la faveur comme dans la disgrâce, son impassibilité terrible ne se démentait jamais.
Qu'on juge de ce que pouvait produire, sur moi une première entrevue! «Songez, ajouta bientôt Fouché, en se rapprochant de moi avec une confiance toute caressante, qu'il y va d'un grand intérêt. Votre obstination peut vous perdre, sans sauver votre instigateur.
«—Mais il n'y a pas plus d'instigateur que de crime!
«—Votre cœur s'exalte par le danger. Vous n'auriez pas tant de chaleur s'il était innocent. Encore une fois, que votre esprit vous serve du moins à vous sauver de la duperie de l'héroïsme.
«Il est prouvé qu'Hervas a tenu le propos: il faut choisir entre une récompense sûre et une punition inévitable et terrible.
«Vous faites, monsieur, à la délation des voies bien larges; mais vos récompenses sont des opprobres. Il y a des choses toutes simples que ne veut jamais croire la finesse des politiques; elles leur éviteraient pourtant des frais et des fautes. Je vous répète qu'il est impossible qu'Hervas ait voulu jouer une brillante fortune contre un dangereux complot. Si l'idée eût pu lui en venir, il m'eût plutôt choisie pour confidente, moi, pour qui vous supposez qu'il éprouve une prédilection si marquée, qu'une femme sans esprit, sans considération, avec laquelle il n'a pu avoir qu'un de ces courts rapports de plaisir dont un homme délicat rougit bientôt. Ce n'est point à de pareilles femmes que l'on confie sa vie et son honneur.
«—Votre défense choquante m'éclaire: je vois que vous aimez Hervas: au nom de cet attachement, avouez tout; ma propre indulgence est à ce prix.
«—Votre protection, votre indulgence, je les repousse; je respecte le gouvernement, mais je ne le crains ni ne l'implore. Je suis innocente, Hervas est innocent; je suis en votre pouvoir, faites de moi ce que vous voudrez.
«—Nous allons vous garder jusqu'à plus ample informé.
«—Appelleriez-vous cela de la justice?
«—Si ce n'est justice, c'est prudence; et les gouvernemens n'en sauraient trop avoir.»
Ici un jeune homme entra, et remit un papier au ministre au sombre visage. «Je suis fâché, dit-il, d'user de rigueur envers vous; mais madame Arthur vous accuse; elle déclare ne s'être adressée à vous que par la confiance que lui inspirait votre amitié avec une personne dévouée comme Regnaud au consul.
«—Ah! vous voilà donc convaincu que ce n'est pas à moi que la prétendue confidence a été faite?
«—Si peu, qu'Hervas est arrêté, que ses papiers sont saisis, et les vôtres aussi.
«—Si vous n'avez pas la cruelle satisfaction de trouver dans les miens des listes de conspirations, vous y rencontrerez des pièces plus pacifiques qui pourront servir de modèles à une instruction plus amusante.»
Fouché me regardait parler, et l'étude de ma physionomie l'occupait bien plus que mes paroles. Il ne m'en dit plus qu'une dernière: «Entrez dans ce cabinet,» et il ferma lui-même la porte sur moi. Je me trouvai ainsi provisoirement en prison dans un fort joli cabinet. Des livres étaient épars çà et là. J'ouvris un volume, et je tombai sur des vers latins, qui traitaient, je crois, de la vie rustique. Malgré tout ce que je ressentais d'angoisses, j'avoue que je ne pus m'empêcher de remarquer le contraste des goûts de l'homme privé et de l'homme d'état, l'alliance de la poésie bucolique avec la police. Cette distraction, toute piquante qu'elle fût, n'était pas suffisante pour me faire oublier mon état. L'inquiétude et l'attente le rendaient affreux. J'étais si absorbée, que je n'entendis pas ouvrir la porte, et il fallut que Regnaud, entré avec le ministre, me tirât de mon accablement.
«Pourquoi donc cet air désolé et coupable? me dirent ces messieurs; on sait que vous n'avez dit que la vérité; tout est éclairci.
«—C'est fort heureux. En attendant, voilà une journée bien agréable.» Là-dessus le ministre nous congédia avec force excuses et politesses, et même avec sourire.
Montée en voiture, je ne pus m'empêcher d'exprimer à Regnaud avec une franchise un peu dure, qu'il était fort désobligeant d'avoir des amis si fanatiquement dévoués à la chose publique.
Une bonne mère.—Nouvel engagement dramatique.—Regnaud de
Saint-Jean-d'Angely.—Retour de D. L***.—Départ pour Lyon et
Marseille.—La chaîne des galériens.
J'avais cessé de m'occuper de la triste affaire qui m'avait révélé tout l'odieux de la police, quand mon souvenir y fut ramené par un bien triste événement. Adélaïde entra un matin tout effarée, en me disant: «Madame Arthur est morte hier d'une colique d'entrailles.»
«Quoi! empoisonnée?
«—Non, madame; des suites d'une imprudence. On est venu déjà plusieurs fois vous demander; et voilà en ce moment la mère qui veut absolument vous entretenir.
«—Faites entrer.»
J'avoue que la fille m'était bien odieuse; mais ce souvenir de remords qui, mourante, l'avait reportée vers moi, me réconciliait presque avec elle. Sa mort avait été terrible; mon nom avait été mêlé à ses derniers soupirs; elle m'avait appelée à son secours dans ses tourmens affreux. Mon cœur ne se ferma point au récit d'une pareille agonie fait par une mère. Cette vieille femme, sans éducation, d'une tournure et d'une mise communes, ne m'en inspira que plus de pitié. «Ah! ma chère dame, me disait-elle, je n'ai point partagé l'aisance de ma fille. J'étais pauvre; je ne la voyais pas, mais je suis accourue à son lit de malade. Elle avait besoin de votre pardon pour mieux mourir; madame je le lui ai promis, et je viens vous le demander. Permettez que je fasse dire une messe pour elle en votre nom.» Je lui remis de l'argent pour plusieurs, et la bonne vieille me quitta en me bénissant.
Mon triste début au Théâtre-Français, tout infructueux qu'il eût été, avait cependant donné quelque bonne opinion de moi à quelques directeurs de province. Leurs propositions m'humilièrent d'abord. Je me trouvais déchue; mais, désenchantée déjà, et sur mon indépendance, et sur l'amitié de Regnaud, et sur les plaisirs de Paris, je me décidai à une séparation courageuse, et je contractai un engagement avec un sieur Beaussier, à cette époque directeur du grand théâtre de Marseille. Regnaud, qui s'y était d'abord opposé, me voyant résolue, me donna des lettres pour M. de Permon, commissaire général de police, et Thibaudeau, préfet.
Au moment où j'emballais ses conseils et mes papiers, on vint m'apporter un billet qui m'annonçait l'arrivée de D. L***. Les conseils de Regnaud sur le compte de cet homme, mes soupçons, que dis-je! mes expériences, tout céda devant le besoin des confidences pour un cœur malade. Au bout d'une heure il était chez moi; il réveillait les espérances d'une grande passion, et cette entrevue me rejetant loin de mes projets, je ne sentis plus que les délires de mon amour pour Ney.
Je partis néanmoins. Je ne saurais exprimer tout ce qui me vint d'idées tristes, de ressouvenirs amers, de regrets cuisans, quand je revis Lyon, où quelques années plus tôt j'avais, sous un grand nom, recueilli tous les plaisirs de la considération et de l'opulence. Rien n'égale en amertume ces positions où deux époques différentes de la vie viennent, en quelque sorte, se mettre en face, où quelque chose d'extraordinaire vous force de vous souvenir, pour vous contraindre presque à ne plus espérer.
Pour chasser un peu ces noires idées, inspirées par le pénible sentiment de mon état et de mon isolement, je me décidai, en quittant Lyon, à descendre en bateau le Rhône jusqu'à Avignon. Une scène terrible me fut presque une consolation, et l'aspect d'un danger un oubli de mes chagrins. Nous faillîmes être engloutis, et je fus assez heureuse pour sauver de la mort une jeune fille charmante que le courant allait entraîner. Mon ame reprit quelque force et quelque orgueil après cette action, qui me valut les bénédictions de tous les voyageurs, et même l'accolade rude, mais sincère, du rustique batelier. L'image de Ney m'était comme apparue dans le critique moment; je me sentais fière de m'élever jusqu'à lui par ce courage, et je me trouvais récompensée par le seul espoir de lui écrire que j'avais traité la mort à sa manière, et que je n'étais point indigne de l'homme le plus brave.
Le reste de la route devint un enchantement. L'intimité était parmi les voyageurs, la folie circulait à la ronde, et, comme elle était aimable et décente, des femmes la partageaient avec cette nuance de délicatesse qui la double en l'épurant.
La diligence où nous étions montés roulait donc au milieu des joyeux propos, quand une de nos dames, mettant à la portière sa jolie tête, la retira soudain avec un cri d'horreur et d'effroi. Elle venait d'apercevoir la chaîne des forçats, qu'une escorte de gendarmerie conduisait au bagne de Toulon.
Quelle plume il faudrait pour le tableau de ces dernières misères de l'humanité! mais à côté, quelle scène touchante que celle de cette pitié soudaine et sublime, éprouvée par des femmes auxquelles la vertu fit supporter le dégoût pour soulager le crime, peut-être trop puni. Un de nos compagnons de voyage fit observer qu'il y avait dans cette horde garottée sans doute de bien grands coupables. «Oh! m'écriai-je, ne voyons que la misère, et non les actions qui l'ont méritée.» Aussitôt les bourses furent tirées; mais la voiture allait plus vite que notre pitié. «Peut-être, disait la petite dame, nous maudissent-ils pour n'avoir rien jeté au bonnet quêteur.
«—Jeter un secours me paraît humiliant même pour des galériens, m'écriai-je; il faut encore supposer un reste de délicatesse à ceux que l'on soulage. L'aumône se donne et ne se jette pas.»
Nous avions les devans sur la troupe; arrivés au relais, tout le monde descendit, et nous voilà tous refaisant à pied la route que nous avions déjà faite; enfin nous nous trouvâmes en face des malheureux. Ils étaient couchés et assis le long du chemin, couverts de poussière, accablés de fatigue, s'entr'aidant à soutenir le fardeau de leurs chaînes, accouplés comme des bêtes de somme, et convoitant, d'un œil hideusement avide, la cruche d'eau et le pain destinés à leur avare nourriture.
Je ne sus d'abord que pleurer et frémir à l'aspect de tant de misères; mais bientôt, l'humanité secondant notre courage: «Monsieur le gendarme, dis-je au conducteur de la troupe, permettez-nous de répartir, entre ces infortunés confiés à votre garde, le produit d'une collecte!»
Un cri de joie s'élève dans les airs à ce mot entendu de tous, et mêlé d'un bruit de chaînes effroyable. Les gendarmes firent un cercle autour de la troupe haletante. Puis, nous autres femmes parcourûmes les rangs, distribuant des vivres et de l'argent, parlant à quelques uns des condamnés. Hélas! j'eus là l'occasion de reconnaître qu'il faut bien moins d'or pour combler d'immenses infortunes, que pour assouvir d'inutiles et frivoles caprices. Soixante-seize malheureux furent consolés pour la modique somme de 120 francs. Quelle futilité ne coûte pas plus cher!
Au milieu de nos voyageuses, l'une me parut ajouter encore en cachette à chacun de nos dons. Plus tard je reçus la confidence d'une pareille générosité. La diligence se remit en chemin aux bruyantes acclamations de la reconnaissance des condamnés, et même aux applaudissemens des gendarmes commis à leur garde et attendris.
Au premier relais, la jeune dame dont j'avais remarqué la tendre bienfaisance me prit à part, et me dit: «C'est un ami qu'en vous j'ai rencontré, c'est un frère. Mon cœur a deviné le vôtre; soyons de moitié dans les frais et le bonheur d'une bonne action. Ce galérien, ce malheureux à qui vous m'avez vu plus particulièrement parler, m'a glissé dans la main l'écrit que voici:
«Je suis coupable, mais encore plus malheureux. Je trace ces lignes dans l'espoir que je rencontrerai quelque regard de commisération, quelque accent de pitié dans un cœur généreux.
«Je suis fils unique de la veuve…, de la ville de… Arrivé seul à Paris, je crus à l'amitié, et par elle et pour elle je fus entraîné au crime. Qui que vous soyez, ayez pitié de ma mère; elle a su ma condamnation; mais trompée sur le jour d'un épouvantable départ, elle ne sera à Paris que dix jours après; elle y sera sans ressources. Qui que vous soyez, pensez à cette mère. Mais puissiez-vous être une femme au doux regard, à la voix compatissante! Alors ma mère sera secourue, on l'aidera même à venir dans des lieux de souffrance consoler son coupable et malheureux fils, avant qu'il ne meure du supplice de toutes ses peines.
«Je reste ici, dis-je à la jeune dame; j'y attendrai la chaîne. À son passage, je parlerai au brigadier. Une lettre partira à l'instant même pour la mère du malheureux, avec l'argent nécessaire à son voyage.» À ces mots, la jeune dame tomba dans mes bras. «Je ne puis attendre, une affaire m'appelle à Toulon; mais voici mon adresse, nous nous écrirons, nous nous reverrons.»
Arrivée à Marseille.—Mademoiselle Rousselois.—Engagement à
Draguignan.—M. Fauchet, préfet.
Comme je suis la femme aux aventures, je n'arrivai d'Aix à Marseille qu'après une foule d'incidens, qui, dépourvus d'intérêt pour un lecteur, n'en forment pas moins les épisodes terribles d'un voyage. Je suis à Marseille, j'oublie et je tais tous ces détails. Je devais, avec quelques compagnons de voyage, aller le lendemain de mon arrivée voir le château d'If; la partie fut remise, parce que le directeur désira fixer au plus vite mes représentations. Cette course n'eut lieu que plus tard, et l'on dirait que la fortune se plut à l'ajourner, pour que je fusse témoin d'un grand deuil militaire, de l'envoi du cercueil de plomb qui contenait les restes de l'infortuné Kléber, envoyés des sables de l'Égypte vers le sol plus hospitalier de la patrie.
Je pris de suite mes petits arrangemens domestiques dans l'hôtel où j'étais descendue. Le choix d'un fort bel appartement, les conditions de ma table, l'engagement d'une femme de chambre, tout cela fut l'affaire d'un instant, car l'hôtesse était accommodante, et presque désintéressée, malgré son état.
J'allai voir M. de Permon, qui me fit le plus aimable et le plus galant accueil; les jours de mes représentations furent fixés. Elles furent heureuses, grâce aux bienveillans conseils de la célèbre chanteuse Rousselois, qui avait le sentiment du vrai beau et de la dignité tragique; bonne et excellente amie qui me valut des succès, qui me donna des preuves du désintéressement le plus rare, celui de l'amour-propre. Ses conseils allaient plus loin que le théâtre. Elle me disait quelquefois: Et l'avenir, y pensez-vous? et notre état, qui ne donne pas la fortune, exige encore dans sa liberté quelques soins de réputation. «Là-dessus elle me reprochait mes courses, mes apparitions continuelles au cours, aux promenades. Toutes les fois qu'elle me parlait, j'étais de son avis; mais comment résister aux invitations? comment surtout résister à mon caractère?
Une lettre que je reçus de D. L***, et surtout le séjour déjà assez long que j'avais fait à Marseille, précipitèrent le dessein d'une tournée, à laquelle d'ailleurs me condamnait le retour d'une actrice fort en crédit dans mon emploi, madame Mylord, femme d'un talent bien réel; car la beauté n'était point un de ses prestiges dramatiques, et, selon moi, le talent laid est un double talent. Comme mademoiselle Rousselois, loin de s'opposer à mes succès, elle y travailla, et c'est à leur goût délicat et cultivé que je dus la manière brillante dont je m'acquittai toujours des rôles d'Aménaïde, d'Héloïse, de Sémiramis et de Gabrielle de Vergy.
Mon séjour à Marseille fit encore assez de bruit pour m'attirer l'attention du directeur de Nice, M. Collet; de celui de Toulon, M. Renaud, et encore de celui de Draguignan, M. Béranchu. Je reçus des propositions fort belles pour des propositions de province; mais le directeur de Draguignan étant venu en personne me vanter les agrémens de sa résidence, en l'accompagnant de flatteries adroites, je lui donnai la préférence. Il me fit beaucoup valoir la protection du préfet, accordée à son établissement. C'était M. Fauchet, amateur distingué de l'art dramatique et des lettres, et j'avoue que le désir de le connaître eut quelque part à ma détermination. Me voilà donc au bout de deux jours, en véritable chevalier errant, sur la grande route de Marseille à Toulon, et de Toulon à Draguignan. En vérité, j'étais une reine fort plaisante.
Mon directeur arriva presque aussitôt que moi à l'auberge où j'étais descendue avec deux cavaliers qui m'avaient accompagnée. On dîna, et le directeur se mit en belle humeur. Il avait été acteur d'un théâtre des boulevards de Paris, était resté fort bel homme et très disposé à raconter ses bonnes fortunes. Il se donna le large plaisir de la narration; mais, plaçant la morale à la fin de son récit, il nous dit que tout cela avait fini par le mariage, absolument comme au théâtre. Étant passés dans une salle voisine pour prendre le café, je devins tout à coup l'objet des attentions d'un officier de gendarmerie, genre d'hommage qui ne laissa pas de me donner de l'inquiétude. Elle fut à son comble, quand ce très peu galant personnage vint sans trop de façon se placer à notre table. La conversation devint pourtant générale, et l'officier, comme de raison, parla guerre et campagnes. Le nom de Valmy lui échappa. Cela fut pour moi comme une commotion électrique.
«Vous y étiez, lui dis-je, monsieur l'officier?
«—À dix pas de vous, madame, lorsqu'on emporta le brave Drouot du champ de bataille.»
Tout le monde s'écria: «Comment! est-il possible! vous y étiez, vous vous battiez?
«Je l'ai vue, disait Jarlot, donner une gourde et son mouchoir à un sous-lieutenant blessé d'un coup de feu, qu'elle n'avait pas l'air de craindre. Oui, madame, c'est bien vous; on n'oublie pas plus le courage que la beauté.
«—Les souvenirs que vous me rappelez me donnent quelque orgueil, quoique ce ne soit pas de la gloire. Le hasard seul me rendit témoin des brillans faits d'armes de cette journée, j'en suis heureuse; mais, comme déjà les idées ont changé, veuillez bien me garder le secret d'une distinction militaire qui pourrait bien n'être plus de mode, et m'exposer ici à tous les embarras d'une insupportable curiosité. L'héroïne pourrait faire tort à l'actrice. Ainsi, M. Jarlot, du silence: «voulez-vous à ce prix mon amitié?» Il porta la main sur son cœur, et je reçus une parole de brave, une de ces paroles auxquelles on est fidèle. Le pauvre homme, malgré sa religieuse discrétion, me suivait partout, ne manquant pas une de mes représentations, et ne supportant pas qu'on m'admirât à demi. J'aurai à parler des imprudens éclats de cette admiration, qui était excessive, même pour une ville comme Draguignan; mais je dois m'occuper, par droit de préséance, de celle d'un préfet, partisan beaucoup plus sérieux qu'un lieutenant de gendarmerie.
Je débutai par le rôle d'Héloïse. Mon costume était fort simple, et tout-à-fait en harmonie avec la troupe. Il n'y a pas, je crois, trop d'orgueil à dire qu'au milieu d'elle on me trouva du talent. Qu'on songe que je parle de la tragédie dans le département du Var. Applaudie à presque tous les passages importans, je distinguai avec plaisir l'approbation du préfet au milieu de l'approbation générale, et je jouis de tous le bonheur d'un succès qui du moins était sans intrigue. M. Fauchet sortit de sa loge par le théâtre, et me dit, en passant, les choses les plus flatteuses.
M. Fauchet était un homme d'excellentes manières, d'un extérieur fort agréable, paraissant, au premier abord, sentir un peu ses avantages, mais au fond n'ayant point la fatuité dont il portait le masque. Je passai trois mois à Draguignan, partageant mon temps entre l'étude, la promenade, et quelques correspondances avec mes amis. Un jour, en revenant de la répétition, je trouvai chez moi M. Cabre, secrétaire de M. Fauchet, qui m'invita à dîner de sa part à la campagne. Nous ne fûmes que quatre, et moi seule femme de la réunion. Elle n'en fut pas moins charmante. On ne peut se faire d'idée du charme et du bonheur de rencontrer loin de la capitale ces plaisirs délicats de l'esprit; de parler, à deux cents lieues de Paris, théâtre, auteurs, littérature. M. Fauchet, dont l'esprit avait de la culture et de l'agrément, descendait avec quelque peine de la dignité administrative, mais cette réserve même donnait du prix à ses réflexions, et une certaine coquetterie d'homme à son abandon. Son regard fin et pénétrant ajoutait quelque chose de très piquant à tout ce qu'il disait de sensé et d'aimable, et il n'était pas jusqu'à la pâleur de son teint qui ne répandît sur sa belle figure cette sorte d'intérêt qui naît toujours de la trace des passions où des souffrances. On récita force vers, force tirades tragiques, mais tout cela entremêlé d'anecdotes et de propos d'une gaieté pleine de goût et de décence.
Le bon ton et le décorum semblaient les prétentions de M. Fauchet, mais il les soutenait sans raideur; je trouvai en lui un protecteur, un ami même, et j'aime à me persuader que, quoique éloignée de son souvenir par de méchans rapports, il n'apprendra pas sans plaisir que celle à qui il reconnut de la bonté, de l'instruction, de la facilité à causer et de la grâce à écrire, ne se rappelle que sa première bienveillance, et nullement une inimitié justifiée, peut-être, par des inconséquences.
Cette soirée d'aimable intimité finit par un accident assez comique. On n'avait point de voitures pour revenir de la campagne, et nous fûmes pris par la pluie. Le secrétaire courut en aide-de-camp chercher des parapluies, mais la route se fit sans cet utile secours. M. Fauchet me couvrit d'abord de son manteau, puis, dans les endroits les plus périlleux, me porta sur ses épaules, sautant les ruisseaux avec un héroïsme de galanterie toute française; car notez bien que le premier magistrat du département était en escarpins et en bas de soie blancs. Arrivés à la ville, nous nous séparâmes après avoir beaucoup ri de l'aventure, pour éviter que les bienveillans propos du chef-lieu ne la jugeassent avec plus de malice que de gaieté. «À revoir, m'écriai-je en quittant M. Fauchet, à un plus beau temps!» Je ne savais pas si bien dire; car je le revis, en effet, mais seulement en de plus doux climats, au comble de la faveur et des dignités de l'empire, rapproché encore de l'ex-actrice de Draguignan, qui avait aussi acquis une position brillante dans cette heureuse ville de Florence, sous les auspices d'une femme digne, par ses vertus et ses rares qualités, d'un trône qu'elle a su tour à tour occuper et quitter avec grandeur[1].
Mon départ de Draguignan ne tarda pas à avoir lieu. Une lettre de ma cousine m'apprit la mort de mon mari; et cette fatale nouvelle d'un trépas si inattendu ( Van-M*** n'avait que trente-un ans) me jeta dans un tel chagrin, que ma tendresse ou plutôt mes remords sentaient l'impérieux besoin de la distraction et presque de la fuite.
Départ de Draguignan.—Mademoiselle Félix.—Une troupe de comédiens.—Un bourreau sentimental.
Je restai quelques jours encore à Draguignan, combattue par le besoin de me distraire, et cette impossibilité de mouvement, suite des grandes douleurs. Enfin je m'éloignai, et dès que j'en eus la force j'en éprouvai un bien sensible. Car jamais la variété des objets, jamais la nouveauté de l'existence, ne manquent leur effet sur mon imagination. C'est elle qui me tourmente, mais c'est elle qui me console; elle serait par trop cruelle si elle n'était pas mobile. En arrivant à Aix, j'avais déjà ressenti l'heureuse puissance des voyages, et une rencontre vint ajouter aux distractions qui m'étaient nécessaires. Dans l'hôtel même où j'étais descendue, je crus reconnaître une femme charmante qui avait été l'un des ornemens de nos réunions chez Moreau et Regnaud de Saint-Jean-d'Angely. Elle avait l'air moins heureux, mais non moins aimable, et j'avoue que l'idée de pouvoir lui être utile me fit brusquer la reconnaissance.
«Quoi! lui dis-je avec vivacité, c'est vous, Félix! Que faites-vous ici?
Où allez-vous? Voulez-vous venir avec moi? je vais à Paris.
«—Hélas! ma chère amie, puisque vous voulez bien me traiter comme telle, je vous annoncerai que nous ne pouvons bouger d'ici, et pour cause. Nous sommes en gage, moi et ma troupe, car je suis actrice, jusqu'à l'envoi de l'argent que doit nous transmettre le directeur de Digne.
«—Eh bien! que faudrait-il pour donner la liberté à des artistes de mérite?
«—Voici là notre régisseur, M. Mairet, qui vous dira au juste nos besoins financiers.»
En effet, M. Mairet, jeune homme de fort bonnes manières, m'exposa avec une franchise philosophique les besoins du présent et les espérances de l'avenir. Le déficit, la nécessité, étaient de 700 fr.; je les lui prêtai avec un abandon qui l'enhardit à me proposer autre chose. «Venez avec nous, dit-il, sans engagement; nous et jouons tragédies et vaudevilles, comédies et mélodrames, grands opéras, voire même pantomimes à combats.
«—J'y consens.»
Félix me sauta au cou. Mairet disait mille folies: le premier rôle se frottait les mains à l'idée de jouer le grand répertoire; sa femme, qui tenait aussi les grands rôles, grande et froide personne de trente ans, s'échauffa par extraordinaire. J'invitai tout le monde à dîner. Mairet se chargea de la surveillance de mes malles, prétendant avec gaieté qu'elles valaient le matériel de toute la troupe. J'annonçai aux dames que ma toilette serait à leur disposition, et à l'instant même je leur proposai d'en user, pour se rajuster un peu. Je ne m'excuse pas: on l'a vu déjà assez dans ces mémoires; mais il me semble que cette facilité de caractère, qui m'a entraînée dans quelques égaremens, peut être cependant une condition de bonheur. Dans mes plus grandes peines, je me suis surprise, voyant encore un bon côté aux plus tristes événemens, et oubliant tous mes chagrins personnels à la seule espérance d'alléger ceux des autres.
Après tous les éclats d'une folle gaieté, je crus apercevoir parmi la troupe un certain air de gêne, quelques chuchotemens dont je demandai l'explication. Alors Mairet, d'un ton comiquement sérieux, prit la parole: «Madame n'ignore pas, sans doute, que les anciens se servaient de chars pour voyager?
«—Eh bien?
«—Eh bien! nous voulons suivre leur exemple dans un pays plein de leurs monumens.
«—C'est-à-dire que vous voulez aller à Digne en charrette?
«—Comme vous le devinez.
«—Et c'est cela que vous hésitiez à m'avouer? Mais cela complète la partie; nous ferons une répétition du Roman comique.»
Dans toutes les situations de ma vie, j'ai, comme je le disais tout à l'heure, toujours su prendre mon parti et m'accommoder gaiement aux nécessités. Je ne montrai donc aucun étonnement à l'aspect de nos phaëtons à deux roues. Notre voiture avait l'air d'une ambulance comique. C'était une charrette avec quelques cerceaux, revêtue d'un peu de toile ou à peu près. Onze personnes l'encombrèrent, car je veux bien ne pas compter dans la troupe la perruche de la soubrette, l'angora de l'ingénue, et le carlin du premier rôle. C'était en vérité une colonie à mourir de rire, et un voyage qui paraîtra très amusant à tous ceux qui ont le bon esprit de ne pas prendre la vie trop au sérieux. Enfin, entre une tirade de Sémiramis et un grand air de Barbe-Bleue, nous arrivâmes à peu près à bon port; car nous ne versâmes qu'une fois.
Nous voulûmes cependant ne point faire notre entrée en pareil équipage, et il fut résolu que nous coucherions dans une auberge d'un petit village des environs de Digne. Moi, Félix et Mairet, nous descendîmes même pour le gagner à pied, afin de jouir d'un site curieux et intéressant. Notre imagination se promenait avec délices sur les imposans spectacles de ce sol pittoresque, dont l'originalité native, un peu rude et un peu sauvage, contrastait avec de précieux restes de la civilisation romaine. En gravissant les bords escarpés d'un ravin, nous aperçûmes un couple qui excita vivement notre intérêt, par la rapidité et tantôt la lenteur mystérieuse de sa marche. Le jeune homme paraissait d'une beauté remarquable, et la jeune femme d'une douceur angélique. Je ne sais quoi de souffrant répandu sur ses traits l'embellissait encore. Nous nous sentions entraînés par un pouvoir magique, non pas à les épier, mais à savoir quelque chose d'une rencontre qui nous captivait.
En nous rapprochant, sans être aperçus, nous entendîmes le jeune homme parler avec émotion: «Ma chère Hélène, disait-il, ne me cache rien. Ne crains pas de m'inquiéter par l'aveu de tes douleurs; avoue, au contraire, pour que je souffre moins; songe à cet être invisible qui respire déjà près de ce cœur que tu m'as donné, près de ce cœur qui a changé en joies célestes l'enfer auquel m'avait condamné le sort. Je n'ai point choisi mon horrible destinée; tu sais, toi, que Charles n'est point un barbare…—Oui, Charles, tu es bon, tu es mon bon mari. Je souffre, mais embrasse-moi, cela me soulagera.» Puis le jeune homme la serra dans ses bras et l'emporta, laissant échapper des paroles de désespoir. La jeune femme à son tour le consolait. «Viens, Hélène, ajouta-t-il; l'air devient froid, et tu sais que nous avons encore des médicamens et de l'argent à porter à la pauvre Marguerite.»
Nous étions restés long-temps dans le silence. «Mon Dieu! me dit enfin
Félix, qu'est-ce là?
«—C'est un être malheureux!
«—Je pense comme vous, dit Mairet. Le pays est un peu suspect pourtant. C'est peut-être un chef de bande, à qui l'amour a rendu un peu de conscience.
«—Moi, je crois plus charitablement que c'est une tête exaltée. Vous avez entendu, d'ailleurs, qu'il parlait d'une pauvre femme, de secours à porter.»
Enfin nous raisonnions encore à perte de vue sur cette singulière rencontre, quand nous arrivâmes au gîte où nos camarades étaient déjà couchés, entre autres l'un d'eux légèrement blessé dans la chute que nous avions faite. La paysanne qui tenait l'auberge nous dit, en nous parlant de notre camarade: «Oh! si ce monsieur avait voulu, il ne souffrirait déjà plus; car le bourreau a passé ici il y a une heure, mon fils l'a vu; il le connaît bien par la peur qu'il en a. Nous l'aurions fait entrer dans la grange; il aurait appliqué au malade son baume de graisse de chrétien, et cela eût été fini.» Nous rîmes aux éclats, mais l'aubergiste parlait sérieusement. Elle nous racontait, pour nous convaincre, des cures merveilleuses du bourreau, vantant l'humanité de cet être singulier, qu'elle n'eût pas cependant voulu admettre dans sa chambre.
«Il y a donc eu quelque exécution ici, dit Mairet, puisque l'exécuteur des hautes œuvres y a passé?
«—Non, monsieur, mais il se promène dans les montagnes avec sa femme.
«—Oh! m'écriai-je, c'est lui que nous avons vu, entendu… Certes, son amour doit être grand pour celle qui a pu entrer en partage de sa fatale destinée.
«—Lui, le bourreau! dit mademoiselle Félix; songez donc à la belle et noble figure de l'homme que nous avons rencontré; c'est impossible.
«—C'est vrai qu'il est beau, reprit l'aubergiste, mais surtout il est bon comme le bon pain qu'il donne aux pauvres.» Puis sa femme:—«C'est bien encore une grande charité qu'il a faite.
«—Vous verrez, s'écria Mairet, qu'il a fait un mariage par philantropie et comme acte de compensation.
«—Ne plaisantez pas! tout bourreau qu'il est, cet homme mérite quelque intérêt par la passion qu'il exprime pour sa pauvre compagne.
«—Pas si pauvre! ajouta l'aubergiste; il fait venir pour elle, de Marseille, de Paris, tout ce qu'elle peut envier. Elle l'était pauvre avant son mariage; mais à présent elle est aussi heureuse que la femme du percepteur, qui pourtant ne se refuse rien.
«—Quelle est donc, m'écriai-je impatiente de curiosité, cette femme qui a accepté le cœur du bourreau? Elle est jeune, jolie.
«—Oui, mais c'est toute sa dot.
«—Mais elle a l'air fort modeste.
«—Pour ça, c'est une honnête fille; mais… mais. C'était une fille abandonnée; enfin, puisque vous voulez le savoir, c'était une bâtarde.
«—Ah! laissons là, dit mademoiselle Félix, notre justicier sentimental. C'est bien assez pour en rêver cette nuit, plus que si j'avais lu un romand d'Anne Radcliff.»
Je laissai dire et plaisanter tout le monde, mais je suivis l'aubergiste, et la pris à part pour savoir encore quelque chose du personnage qui avait si vivement excité notre intérêt. J'appris que cet homme était arrivé depuis deux ans à Digne pour y exercer son état, qu'il vivait comme un sauvage, qu'on ne le rencontrait que dans les montagnes, que deux fois des chevriers l'avaient surpris évanoui au pied d'un torrent, qu'ils l'avaient vainement engagé à passer la nuit dans leur cahutte, qu'il s'était enfui malgré l'orage, en leur laissant une pièce d'or. Un jour, revenant tard, il avait trouvé assise et pleurant sur la route la jeune Hélène, enfant illégitime d'une pauvre fille de pâtre des environs du Puget, qui en mourant n'avait pu laisser au malheureux fruit de sa faiblesse que la mendicité. Le bourreau s'était arrêté à l'aspect d'Hélène mourant de froid et de faim, lui avait donné d'abord une large aumône, et la pauvre fille l'avait béni avec un accent si persuasif, qu'il s'était arrêté long-temps. Encouragée par cette pitié si douce dont elle entendait le son pour la première fois, Hélène avait supplié l'inconnu de la sauver tout-à-fait, de la prendre à son service, qu'elle travaillerait, qu'elle serait heureuse seulement en ne vivant point d'aumône. En fallait-il davantage sur l'ame de l'étranger pour lui inspirer l'idée d'en faire sa compagne, et d'échapper ainsi au supplice de son isolement? Mais comment dire qu'on est le bourreau!
L'étranger pria la jeune fille de revenir le lendemain à une heure fixe, et il marcha derrière elle vers la ville, en lui recommandant de ne pas se retourner, de ne pas parler de leur rencontre. La jeune fille fut exacte au rendez-vous avant le jour. Il lui parla sans détour, lui proposa de l'envoyer à Paris ou à Marseille se placer, ou bien de l'épouser s'il ne lui faisait pas trop d'horreur. À l'aveu de sa terrible profession, Hélène tomba évanouie dans ses bras. Hors de lui, aimant d'autant plus qu'il n'avait encore rien aimé, il attendait son arrêt. La jeune fille souleva les yeux sur lui, mais ils n'exprimaient point l'horreur; l'intérêt, la compassion, la reconnaissance, semblaient l'avoir vaincue. «Vous êtes bon, lui dit-elle, vous êtes malheureux; mon bonheur sera de vous consoler, nous ne parlerons jamais de vos devoirs. Nous vivrons et mourrons ensemble.» Et, en effet, ils se marièrent.
Tout le monde à Digne savait ce que l'hôtesse nous raconta de ce couple extraordinaire. Tout le monde vantait leurs vertus, citait les bienfaits de leur sensibilité. Je les rencontrai quelquefois et ne pus retenir l'espèce d'intérêt qu'ils m'inspirent. On ne saurait imaginer l'attendrissement qu'ils éprouvaient, et la singulière reconnaissance de leurs saluts pleins de modestie.
Je passai trois mois à Digne, et l'on pense bien qu'il n'en avait pas fallu tant pour m'enlever les premières illusions de mon équipée dramatique, remplaçant le soin des plus chers et des plus sérieux intérêts. J'eus occasion de connaître et de voir à Digne M. Alexandre de Lameth, qui y était préfet. On ne saurait joindre à un extérieur distingué des manières plus affables et une politesse plus réellement bienveillante. Il avait un jardin, bien loin de la ville, il aimait les longues promenades dans les lieux pittoresques, et nous nous rencontrâmes souvent dans mes courses champêtres. Il était aimé et respecté dans le pays, et quoiqu'il ne fût déjà plus jeune, les femmes ne l'appelaient que le beau préfet. La pauvre troupe de la capitale des Alpes n'y faisait pas fortune; elle ne se soutenait même qu'à l'aide de toutes les ressources d'une administration bienveillante et de la générosité de M. de Lameth.
Je n'avais voulu accepter ni part ni appointemens; j'avais seulement stipulé une représentation à bénéfice. La veille du jour où l'on devait la fixer, je reçus une lettre d'Amsterdam, par laquelle on réclamait vivement ma présence, et une autre lettre de Ney, dont le tendre et glorieux souvenir ne me permit plus d'exister jusqu'à ce que mon départ ne fût effectué. Malgré ma facilité pour mes amis du moment, jamais je ne fis à qui que ce fût confidence de mes relations de famille, et surtout de la noble affection qui remplissait mon ame.
Départ pour Paris.—Dernière entrevue avec Moreau.—Nouveau voyage en
Hollande.
J'arrivai à Paris le 19 janvier. Avant de me rendre en Hollande, je m'aperçus que j'avais besoin de Moreau pour des papiers de famille qui étaient dans le tiroir d'un meuble. J'écrivis un mot au général, qui resta sans réponse. Comme il n'existait depuis long-temps avant son mariage rien d'intime entre nous, et qu'il y allait pour moi d'un grand intérêt, je m'irritai de ce désobligeant silence. Je pris une calèche et me fis conduire à Grosbois, où Moreau habitait alors avec sa femme, résolue à me présenter même chez lui. Le sentiment des convenances, réveillé en moi, ne me permit pas d'en venir là. J'envoyai seulement un billet. La réponse ne se fit pas attendre, et me fixait un rendez-vous pour le 26, au boulevard de la Madelaine, non loin d'un chantier, où se trouve aujourd'hui la rue Godot de Mauroy. Je m'y rendis, et il y avait près d'une demi-heure que je l'attendais, quand il arriva. Je le trouvai bien vieilli, bien changé; il me remit mes papiers, et nous nous promenâmes long-temps, malgré le froid. Il ne me parla que de chagrins, de contrariétés. Je fus saisie jusqu'à perdre contenance lorsque, reprenant tout à coup le ton de l'ancienne familiarité, il me dit: «Elzelina, me diras-tu la vérité? où et comment as-tu connu cet extravagant d'Oudet, et qu'as-tu eu de commun avec lui?» Je me rapprochai de lui, l'imagination frappée de terreur. Je lui racontai tout. Il parut hésiter à me croire.
«Vous n'avez jamais eu d'autres relations? vous n'avez fait aucune confidence sur moi?
«—Rien autre, je vous jure, et croyez, car vos doutes me font trop de mal.
«—C'est un extravagant qui, avec des talens, ne réussira qu'à se faire fusiller. C'est un royaliste.
«—Bah! est-ce qu'il y en a encore?
«—Plus que jamais, ou d'ambitieux qui en prennent le titre. Mais je vous tiens ici: vous avez froid, ma pauvre amie. Montons en fiacre; vous me descendrez rue Lepelletier où j'ai laissé mon cabriolet.» Pendant ce court trajet, il me força d'accepter un petit portefeuille. Je voulus l'ouvrir; il s'y opposa. «Elzelina, vous me le rendrez. Vous allez dans votre respectable famille: tâchez de vous soumettre; restez-y; allez vivre à la campagne, vous avez des ressources pour la solitude; croyez-en un homme qui vous a tendrement aimée, et que votre sort intéressera toujours: écrivez-moi sitôt arrivée.
«—À quelle adresse?
«—À la mienne.
«—Et madame?
«—Ma femme sait, non pas que je vous vois ce soir ici, mais c'est elle-même qui m'a dit que vous auriez peut-être besoin de moi pour pouvoir retourner dans votre famille: femme angélique par ses qualités; comme vous disiez souvent, une beauté mignonne. Oh! oui, j'aime bien ma femme.» Son ame était dans ses regards. Je regardais avec une respectueuse admiration ce grand guerrier, exprimant avec une si touchante vivacité tous les doux sentimens d'époux et de père.
«Cher Victor, m'écriai-je, que votre bonheur me fait de bien! Je vous écrirai d'Anvers et de La Haye. Adieu.
«—Encore une fois, Elzelina, vous m'avez bien dit la vérité sur Oudet?
«—Mon Dieu, oui! ne me parlez donc plus de cet homme.
«—Soit; mais ne vous liez pas avec lui: rien n'est dangereux comme les intrigans politiques.
«—C'est donc un conspirateur?
«—Oh bon Dieu! un conspirateur! vous voilà sur le ton de la famille régnante. Il est vrai que Ney vous en aura appris le langage.
«—Mais je ne le vois point, Ney; il est marié.
«—Oui, marié à une amie de la reine Hortense; lui, un brave, le plus brave de nous tous, descendre au rôle de courtisan!
«—Mais, lui dis-je, la femme de Ney est douée de toutes les vertus.
«—Nul doute; digne du nom que Ney lui donne; mais c'est pour cela qu'il aurait dû la choisir, et non la recevoir. Mais laissons cela; les farces politiques finiront peut-être.
«—Mais, mon ami, tout cela n'eût pas commencé, si vous eussiez eu plus d'ambition ou de justice pour vous-même.
«—Oh! Dieu m'entend: je ne porte point envie au Corse; je le méprise, et je souffre de voir des hommes comme Ney lui servir de complice pour asservir mon pays.»
Jamais je n'avais vu à Moreau cette exaltation; je savais bien qu'il n'avait jamais aimé Bonaparte, mais jamais son aversion ne s'était exhalée en termes si énergiques. Il me donna encore tout ce qu'un homme d'honneur peut concevoir de conseils pour une femme qui l'intéresse, et je le quittai.
Je ne revis plus Moreau. Ayant su que Ney n'était point à Paris, je partis le lendemain même pour la Hollande, après lui avoir écrit pour le prévenir de mon passage par Paris. J'arrivai sans accident, ce qui est fort rare, à Delft, où j'avais des connaissances, et où je m'arrêtai quelques jours. J'écrivis à ma cousine, et n'eus point de réponse; ma lettre à ma mère reçut la suivante:
«Ce n'est pas ici qu'on a demandé à vous voir, c'est à Amsterdam que votre présence est nécessaire: rendez-vous-y sans délai, n'acceptez aucune somme comptant pour renoncer à la pension qu'on vous doit; on a écrit à M. Krayenhof, allez prendre ses avis.»
Sans laisser une minute à la raison, je répondis:
«Puisque, après une longue absence, je ne reviens dans ma famille que pour en être repoussée, qu'on me regarde dans ce moment comme à jamais étrangère, je vais à Amsterdam, et traiterai de mes intérêts sans prendre d'autres conseils que mes seules volontés pour régler des affaires qui, dès ce jour, ne doivent plus en rien occuper une famille à laquelle moi aussi je renonce. On a appris à ma mère à me repousser, peut-être à me haïr! Mais en songeant que je suis l'image et fus l'enfant chéri de celui qu'elle pleure, j'ose espérer que du moins jamais elle ne maudira sa fille.»
Deux heures après le départ de cette lettre, j'étais sur la route d'Amsterdam; je me rendis de suite chez l'oncle de Van-M***; il me reçut avec sévérité, mais sans outrage. Il me parla encore en expliquant toutes les difficultés qu'éprouvaient mes droits à une pension. Il me proposa un dédommagement dont il offrit de me faire l'avance. La voix du bon et respectable vieillard plut à mon cœur. Je me livrai avec bonheur à l'empressement de le convaincre qu'un vil intérêt ne me guiderait jamais. «Je consens à tout, M. Van-H***, faites l'acte et je le signerai sans lire. J'ai perdu tous mes droits, je n'en demande qu'à votre pardon.
«—Non, non; Van-M*** est mort en vous aimant; je ne peux vous haïr, pauvre femme; tenez, lisez, et si vous approuvez, je vous compterai 12,000 florins.»
Je signai immédiatement. Il me remit en outre une parure en rubis qui était restée à Amsterdam, et que Van-M*** avait ordonné de me rendre. Elle me fut volée ainsi qu'un nécessaire contenant 4,000 livres, pendant la route. Crainte de retard, et désespérant de rien retrouver, je n'en parlai pas, et j'arrivai à Anvers le 19 février. La première nouvelle que j'appris à table d'hôte fut la conspiration et l'arrestation du général Moreau, où se trouvaient des Hollandais, des Belges et quelques Français. Si Bonaparte eût pu entendre les témoignages de l'estime universelle pour l'illustre accusé! Tout le monde exprimait à haute voix son indignation.—«Quoi! s'en prendre à Moreau, le plus honnête homme de France! disait l'un.—N'importe, disait l'autre; sa renommée est une rivalité, sa probité républicaine un reproche.—L'armée se soulèvera, criait celui-ci.—Ne l'espérez pas: le consul n'aura conçu son affreux projet qu'à coup sûr.—Alors, reprit un tout jeune homme, le tyran ira le rejoindre, c'est moi qui le dis.» Et il continua sur ce ton.
Anéantie de l'épouvantable nouvelle, j'avais gardé le silence, mais je le rompis pour mêler les accens de ma propre indignation à celle du jeune homme. Un des témoins me fit quelques signes de me défier, ce que je tâchai de faire en modérant petit à petit mes expressions; mais mon cœur parlait toujours plus haut que la prudence. La race des agens provocateurs n'est pas, à ce qu'il paraît, d'invention nouvelle; car en arrivant à Paris, mon retour fut presque aussitôt suivi d'une lettre où l'on me demandait compte de mon voyage, de mes relations; on m'engageait à m'exprimer d'une manière plus convenable sur le chef de l'état. Celui au nom duquel on me donnait ces charitables avis réunissait alors deux qualités dont une suffisait à mes craintes. Je me le tins pour dit, afin d'éviter de nouvelles attentions du grand juge et du ministre de la police générale. Je restai à Paris pendant tous les détails de l'affaire de Moreau. J'écrivis deux fois à Regnaud de Saint-Jean-d'Angely, qui refusa de me voir, et m'envoya dire que le meilleur conseil qu'il eût à me donner était de quitter Paris. Je vivais isolée, ne voyant aucun ami du général, n'apprenant que par le bruit public l'issue du procès, la noble conduite d'un de ses frères d'armes, la belle parole de ce juge héroïque, de ce vertueux Clavier, qui répondit aux insinuations d'un autre juge qui promettait la grâce au nom du consul, si le général était condamné: Et qui nous la donnera à nous, notre grâce, si nous le condamnons?
La liberté du général me rendit le calme; j'étais sûre que l'illustre proscrit serait aussi heureux qu'on peut l'être loin de la patrie esclave. Ayant alors beaucoup d'argent à ma disposition, et sous le poids du triste isolement, je fis plusieurs tournées à Nantes, à Bordeaux, à Tours. Je fis ces voyages sans but, sans plaisir, seulement par le besoin d'objets nouveaux. Je dépensais mon argent, comme si cela eût été une rente annuelle. N'ayant jamais connu les privations, pouvais-je deviner la science de l'ordre et la nécessité de l'économie?
Ney.—Première entrevue.—Délicieuses, mais courtes illusions.
Ma destinée, si bizarre, a précipité tant d'événemens dans une carrière pourtant encore si courte, que mon souvenir, qui en a conservé fraîches toutes les émotions, en confond souvent les dates rigoureuses. N'importe, s'il y a quelque obscurité dans la chronologie de mes Mémoires, il n'y a que de la bonne foi et une religieuse fidélité dans les aveux. Cette destinée, qui semblait se plaire à multiplier pour moi les fautes, les commençait toujours par l'entourage des occasions et des personnes les plus propres à me les faire multiplier. C'est ainsi qu'à mon retour à Paris, D. L***, ce conseiller de toutes mes faiblesses, se trouva encore auprès de moi. Hélas! que ce qu'on nous dit a d'empire sur nous, quand ces paroles ne sont, pour ainsi dire, que l'écho de nos sentimens secrets et la flatterie de nos rêves! Les premières paroles de D. L*** me furent un immense bonheur: elles m'annonçaient l'arrivée prochaine et positive de Ney. Toute la soirée se passa dans le rêve enchanteur de mille projets, dans la douce espérance surtout de voir chez moi l'objet chéri de tant de préoccupations. Je chargeai D. L*** de me chercher un beau logement, de réaliser en billets tout ce que je pouvais alors posséder, de me tenir un passe-port toujours prêt, afin de n'avoir, s'il le fallait, rien à démêler avec les choses vulgaires de la vie. Au bout de trois jours, j'étais confinée dans une délicieuse retraite, rue de Babylone, petite, mais commode, et dans un espace étroit renfermant l'ombrage d'un jardin délicieux. Les premières nuits furent un enchantement au milieu duquel venait se mêler pour la première fois cette inquiétude de plaire qui en indique le besoin profond. D. L*** et mon miroir ne suffisaient pas pour me rassurer: l'amour n'a point de vanité; et j'aimais bien, car j'étais bien peu contente.
J'avais reçu trois lettres de Ney; elles étaient fort courtes, mais je les relisais souvent. Les expressions n'en étaient point passionnées, mais assez douces et assez aimables pour faire prendre le change, la galanterie étant toujours pour un cœur de femme si près de ressembler à la tendresse. Je préparai un mot pour lui, un mot qui pût me valoir à son arrivée une prompte visite; mais il paraît qu'on a peu d'esprit quand on aime, car ce billet était bien le plus sot et le plus mal tourné que j'eusse écrit de ma vie; D. L*** se chargea de le porter à celui auquel il était adressé; et dès le matin il sortait pour guetter cette arrivée, la seule occupation de ma tête. Le quatrième jour de ces courses complaisantes, D. L*** tardait à paraître: à sept heures du soir, j'allais me mettre à table, mourant d'une impatiente terreur, lorsqu'il entra en me criant de la porte: Il est arrivé! je l'ai vu, il tient votre billet.
«—Et sa réponse! m'écriai-je.
«—Il l'apportera lui-même.
«—Quand?
«—Demain.
«—Quoi! pas une ligne? seulement demain!» et je tombai d'accablement.
«Il ne pouvait ni venir ni écrire. Il était déjà comme au milieu d'une cour; j'ai eu de la peine à pénétrer jusqu'à lui. Sa faveur est au comble: on l'attendait au Luxembourg. Je l'observais avec attention, et j'ai lu une bien douce surprise sur son visage; jugez-en par cette question: Est-elle libre? la trouverai-je seule?
«—Est-il bien vrai? lui avez-vous tout dit?
«—Oui, tout; il le sait, le croit et le verra… et il sera trop heureux.»
D. L*** prononça ces derniers mots avec un accent que je ne lui connaissais pas, mais qui me causa de la gêne en me faisant penser ce que je ne saurais désigner mieux que par la bienveillance de notre vanité, qui se complaît même dans l'apparence d'un hommage à nos attraits, dont l'aveu nous offenserait et n'aurait rien de bien flatteur. Enfin, je me crus obligée de contraindre l'excès de ma joie par l'idée qu'il était pénible à D. L***. Que la vanité est compatissante! ce n'était encore qu'un raffinement d'adresse de sa part pour m'engager à lui épargner d'être présent le jour de la visite, et éviter par là des éclaircissemens qui n'auraient pas tourné au bénéfice de sa véracité.
Que ce demain me paraissait long à paraître! Dès le matin, je me promenais, je regardais, j'avançais les pendules. Il me semblait que je distinguais le bruit de sa voiture. La fatigue m'ayant gagnée, je m'assis au milieu de mon parterre, relisant l'ode tant célébrée de Sapho. Une vague rêverie avait remplacé l'impatience; mais elle était encore passionnée, car, pour les courts momens qui m'étaient promis, je n'eusse pas craint de les acheter au prix de l'agonie du fatal Promontoire. Qui n'a ressenti toutes les nuances des mille sentimens contraires qui se succèdent dans les heures d'une première attente! Hélas! je les éprouvais toutes ensemble, quand un cabriolet roulant avec fracas s'arrête: la porte s'ouvre; et je n'avais pas eu le temps de croire à mon bonheur qu'il m'était confirmé.
Je n'avais plus d'esprit; mais j'avais tant de bonheur que là aurait dû finir ma vie.
Si Ney eût été un homme ordinaire, on eût presque trouvé sur son visage de la laideur; mais avec sa noble taille, avec son attitude et ce regard qui était tout l'homme, en voyant tant de gloire on croyait voir la beauté. Quelques paroles avaient à peine été échangées entre nous, et déjà nous causions, nous sentions comme des amis de vingt ans. Avec quelle loyale probité il me rappelait le soin de mon avenir!
Et je lui répondais: «Cet avenir, n'y pensez pas: savoir que quelques battemens de votre noble cœur sont pour moi, n'est-ce point là toute ma destinée?»
Nous parcourions ensemble mon charmant asile; il en était ravi. «C'est
Moreau, me disait-il, qui vous en a fait hommage?
«—Cette maison n'est point à moi; je la loue garnie.
«—Mais cela vous ruine, si Moreau n'y pourvoit.
«—J'ai tout refusé de lui.
«—Il a mal agi, et vous aussi.
«—J'ai eu trop de torts envers Moreau, pour que ses bienfaits ne me fussent pas pénibles.
«—Tout cela est trop romanesque, ma chère amie: Moreau connaissait votre famille; il vous avait donné son nom, il vous devait une existence; mais vous avez des talens, de l'éducation, vous aimez mieux ne rien devoir qu'à vous-même.
«—Ne gâtez point mon bonheur par les ennuis de la prévoyance.
«—Vous m'intéressez trop pour que je ne prévoie pas à votre place.
«—Je vous intéresse. Ah! ce mot me suffit. Que de devoirs vont nous séparer! Que ce jour me soit dû moins paisse avec mes illusions; si ce jour doit être mon avenir tout entier, ne l'attristez point d'avance.» Ce mot était le cri du cœur; il le comprit, et son regard me dit assez qu'il était heureux. Et moi, fière de tant de gloire et d'amour, je me trouvais plus qu'une reine.
Trop franc, trop loyal pour hésiter devant un devoir et un aveu, Ney ne me laissa point ignorer les projets de Napoléon pour son union avec une jeune et belle personne amie d'Hortense. À force d'admiration pour une si haute probité, j'étais heureuse en l'entendant parler de cette union qui, par un lieu sacré, allait le séparer de moi.
«Mais si vous formez ce lien, lui dis-je seulement, vous poserez donc les armes?
«Les poser! j'espère bien rester le dernier sur les champs de bataille; mais, vous ne le croirez pas, c'est Napoléon qui tient en général à ce qu'on se marie. Je ne sais trop s'il a raison: car quel est l'homme qui ne change pas un peu avec une famille, avec des enfans?
«—Mais dans le haut grade où vous êtes parvenu, on peut être suivi de sa femme?
«—Ce serait n'avoir pour elle nulle pitié que de l'exposer ainsi aux périls de la guerre. Nous sommes tous soldats; et, en nous élevant à un grade, Napoléon ne nous élève qu'au droit d'avoir la meilleure part dans les périls et dans les fatigues. Nous ne passons pas même les revues en calèche, et nos pauvres femmes seraient fort mal sur un champ de bataille.
«—Ah! si j'en avais le droit, je saurais bien vous suivre au milieu de ces travaux de la gloire, et la fatigue elle-même me paraîtrait déjà une récompense.»
Ney n'était pas homme à transiger avec un devoir, et j'ose dire que, sans cette conviction, il m'eût été moins cher. Dans ce moment, le devoir même lui était doux, car la femme qu'on lui destinait était en tout digne de lui. D'après ses aveux de mariage, j'aurais craint de donner à Ney de mon caractère une opinion défavorable en lui demandant de revenir. Mais qu'il me fit heureuse en me disant: «Mais je suis libre encore; vous ne me renverrez pas demain: à quelle heure serez-vous chez vous?
«—À toute heure. Je ne suis restée à Paris que pour vous; je n'ai choisi cette retraite que pour vous y recevoir; je la quitterai, je quitterai Paris, je quitterai la France quand je ne pourrai plus sans crime vous y attendre.
«—Vous êtes bien dangereuse!
«—Je ne le serai jamais pour vous. Je prévois nos destinées, qui ne peuvent être unies; mais je saurai préférer votre gloire à mon bonheur. En vous perdant, aimer seule ne peut être un crime, et cela suffira encore pour mon bonheur.
«—Mais comment ai-je pu vous inspirer un sentiment si voisin de l'enthousiasme?
«—Depuis que votre nom fut prononcé devant moi par les témoins de votre valeur et les compagnons de votre gloire.»
Il me serra contre son cœur avec une violente tendresse, et avec ce cri:
«Je vous jure à jamais une amitié de frère.»
Nous restâmes quelques momens dans le silence d'un bien doux recueillement et d'une admiration presque égale. Ô gloire! tu n'es donc point une chimère, puisque tu donnes tant d'élévation et de réalité à un sentiment déjà aussi élevé que l'amour?
Ney me quitta; mais la nuit était si belle, mais mon cœur était si plein, que, le croyant encore présent dans ces lieux qu'il venait d'animer, je parcourais avec délices les détours embaumés de mon jardin, heureuse enfin d'avoir trouvé un objet à mon imagination, un but à mon existence, un besoin de noble indépendance, et d'avenir digne du sentiment qui venait d'embellir ma vie.
Je résolus de réaliser tout ce qui me restait de fonds, de partir le jour où son mariage serait fixé irrévocablement, de m'assurer son estime par cet effort douloureux, et de conquérir les droits si consolans d'une héroïque amitié. Pour la première fois, j'avais de la prévoyance, et je me rappelai que ma pension avait de longs arrérages dont je songeai à presser le recouvrement, pour augmenter les capitaux sur lesquels se fondait ma liberté.
D. L***, qui s'était éloigné après la preuve de dévouement qu'il m'avait donnée, la remise du billet tant attendu de Ney, revint le lendemain. Je sentais le besoin de la reconnaissance pour ce qui me semblait un bienfait, et en même temps un inexprimable malaise vis-à-vis de celui que je voulais récompenser. J'étais déjà si fière d'avoir approché du noble cœur depuis si long-temps appelé par le mien, que je craignais d'entendre un mot, de soutenir un regard qui pût porter atteinte à la flatteuse certitude d'être, par toutes mes relations et tous mes sentimens, digne de son intérêt et de son estime. Je dis à D. L*** que mon intention était de partir pour l'Italie aussitôt que le mariage de Ney serait fixé. D. L*** parut hors de lui, non seulement par la surprise de me voir instruite de cet événement, mais encore par l'annonce de mon projet de quitter Paris.
«Combien, me dit-il, vous êtes toujours extrême dans vos résolutions! Pourquoi quitter Paris? Ney vous aurait-il déplu; lui auriez-vous surpris des défauts?
«—Quelle supposition! Serait-il possible de découvrir des défauts sous tant de lauriers? Je l'ai trouvé mieux, bien mieux que je ne l'avais rêvé; je l'aime, mais je pars, car il ne m'a juré qu'un attachement de frère.»
Hélas! la résolution était forte, l'aveu en était sincère; mais cet héroïsme de la raison m'abandonna bientôt, et je ne pus retenir mes larmes. «Mais D. L***, m'écriai-je, vous saviez qu'il venait à Paris pour se marier?—Oui et non; mais qu'importe à votre liaison?
«—Écoutez-moi: la jeune personne qu'il épouse est belle, aimable, voilà bien quelque chose; elle-lui plaît, et c'est plus qu'il n'en faut pour l'empêcher, à la veille d'un si prochain bonheur, de courir les chances d'une passion nouvelle.
«—Je ne dis pas non; mais ne vous exaltez pas, laissez passer les fêtes, les premiers jours d'un hymen; restez, attendez, et vous pourrez n'être pas déçue dans vos espérances.
«—Affreux conseiller! je vois à quel prix vous voulez me faire acheter le bonheur; mais comme j'en voudrais être digne, je n'en serais pas capable, et ce mariage d'amour auquel il aspire ne serait qu'un mariage de convenances, que je repousserais vos coupables idées. S'il fût resté libre, ma vie n'eût été qu'une longue preuve d'amour; mais je veux mériter au moins ce qu'il peut m'accorder encore. Tenez, ne dites plus rien; je ne serai jamais à la hauteur de votre horrible morale. Mon parti est pris invariablement. Chargez-vous de toutes les commissions dont je vous ai parlé. J'espère voir Ney ce soir, ne revenez que demain.
«—Adieu donc, belle dame, je vous laisse avec tout le charme d'une douce attente.
«—Ah! voilà un ton sentimental qui…
«—Qui ne va pas, allez-vous dire. Ce n'est pas trop le mien; mais le seul reflet de votre exaltation suffirait pour enflammer l'homme qui y serait le moins disposé; et quand je vous entends je ne suis plus sûr de moi-même.
«—Si j'allais vous rendre honnête homme cela me ferait une réputation.
«—Ah! je n'en vaux pas la peine: prenez-vous à un de ces grands scélérats en habits brodés; mais un demi-coquin comme moi, qui, ballotté par le sort, louvoie entre le mal et le bien, cela n'est pas digne de vous. Servez-vous de moi, car je vous suis bien dévoué; mais ne tentez pas ma conversion, parce que je ne serais qu'un maladroit en fait de scrupules.
«—Vous ne m'aviez jamais parlé avec tant d'esprit, ni surtout avec tant de franchise, et
J'aime à voir que du moins vous vous rendiez justice.
«—Vous avez, certes, plus d'esprit que moi; mais vous n'entendez rien à la partie véritable du bonheur. Vous avez, comme par miracle, tourné la tête à celui qui vous la tournait: sa démarche le prouve. L'amitié de Napoléon est un sûr garant de sa gloire et de sa fortune, et c'est ce moment que vous choisissez pour vous éloigner de ce Paris où vous pouvez briller, et cela pour des chimères dont vous auriez ri avec le vertueux époux après la bénédiction nuptiale.
«—Pour la dernière fois, affreux conseiller, cessez votre langage. Puissé-je préférer toujours mes chimères à votre positif et à vos réalités!»
Il me quitta stupéfaite de sa logique, et attribuant sa franchise à l'espoir d'exploiter la domination qu'il avait prise sur mon esprit, et dont il comptait bien agrandir le cercle.
Quelques minutes après le départ de D. L***, je reçus de Ney le billet suivant:
«J'ai beaucoup entendu parler depuis hier de l'amie du général; j'ai beaucoup de choses à vous dire, de conseils à vous donner. Je compte sur votre entière franchise et sur votre délicatesse, malgré les dit-on de la bonne compagnie. Ne pouvant venir que fort tard, je vous en préviens, et je vous sais déjà si bonne, que je ne vous fais pas même d'excuses d'abuser de votre patience.
«À vous d'amitié,
Oh! que l'amour est une douce chose! qu'il est habile à nous rendre heureuses! Je trouvais je ne sais quel charme à ce retard, qui me semblait un sacrifice de ma vanité à ses devoirs, et un honorable dévouement à l'attente… Oui, me disais-je, ma vie a maintenant un noble but. Un sentiment pur s'est emparé de ma jeunesse pour l'arracher aux sentimens du monde. En mourant, du moins, je pourrai me l'avouer. L'amour est donc aussi une bien noble chose, puisque sa présence est déjà assez forte pour me faire oublier ce passé qu'on a déjà lu, cette série de fautes et de faiblesses remplacée déjà par le vœu d'une irréprochable conduite. Lors même que cette passion généreuse est malgré elle infidèle à ses sermens de vertu, n'est-ce rien que la flamme qu'elle en ranime?… Je ne crois pas y avoir été entièrement infidèle. Ney était libre encore: nous fûmes entraînés au delà de l'amitié fraternelle; mais ces courts transports cédèrent à la voix du devoir légitimé; et depuis cette première époque de félicité jusqu'à l'épouvantable catastrophe qui termina une vie glorieuse, je puis rendre à ma passion ce témoignage, qu'elle ne reçut jamais d'autre récompense que la joie d'être ressentie. Hélas! dans l'âge mûr elle a été mon refuge contre d'autres fautes, depuis que l'or de mes blonds cheveux s'est changé en argent.
Je passai une longue journée à attendre, à lire, à espérer, à me rappeler; je me trouvais heureuse, et Ney, pourtant, n'arriva qu'à neuf heures du soir. «Soyez fort pour nous deux, m'écriai-je en l'apercevant!—J'ai pris de belles résolutions contre vous; mais comment résister à l'idée de ce sentiment dénué d'égoïsme? je me marie! ma femme possède tout ce qu'il faut pour plaire; je l'aime, je l'aimerai; mais…»
Qu'il me fut doux cet orgueil d'amour, de penser que je pouvais quelque chose pour le bonheur d'un grand homme!
«Quels sont vos noms de baptême?» me dit-il brusquement, quoique avec un air de préméditation. J'hésitais.—«Dites-m'en un que personne ne vous ait jamais donné.
«Que je sois Ida pour vous: C'est un nom qui était bien cher à mon père.
«—Eh bien, chère Ida! le sort, le devoir, l'honneur, exigent notre séparation. Je suis dans un poste où se revoir est une chance; promettez-moi, n'importe où me pousse la guerre, que jamais une lettre de moi ne vous dira en vain: Ida me manque.
«—J'obéirai, j'accourrai, quels que soient les distances, les lieux et les devoirs. Je suis heureuse, rien que de le promettre.» Puis je lui faisais raconter ces campagnes d'une valeur presque fabuleuse, ces périls qui l'avaient toujours épargné, cette gloire, cette fortune militaire, qui avaient tant d'admirateurs et qui n'avaient pas d'envieux.
«Ô ma chère! je suis un soldat, nous sommes tous braves, mais, j'ai été plus heureux. La liberté m'a donné un sabre, la nature, de l'activité et des forces. J'ai le cœur français, voilà tout le secret de ma destinée.»
J'étais muette d'admiration devant tant de simplicité avec tant de grandeur. Je sentais avec un secret orgueil qu'il fallait être plus que belle pour mériter l'attachement d'un si haut caractère.—«Ney, lui dis-je, me promettez-vous de me prévenir ici, vous-même, et non par lettre, du jour où votre mariage sera fixé?
«—Je vous le jure!
«—Mais vous, Ida, promettez-moi de bien réfléchir avant de prendre un parti; je ne pourrais jamais être heureux si je vous savais à plaindre.
«—Cher Ney, je vous écrirai, j'apprendrai vos victoires; je vous dirai par lettres mon amour… Nos destinées s'accompliront.
«—Où prenez-vous donc, étrange et divine femme, tout ce que vous exprimez si bien?
«—Dans mon cœur… et il ne trompe jamais.» Il y posa sa noble main; je la serrai avec force, et son regard me dit qu'il sentait tout ce que j'éprouvais.
Je vivais comme dans un nuage d'amour; chaque matin était un doux rêve, une attente mélancolique et tendre, que la visite du soir confirmait toujours. Les dernières entrevues me semblèrent pourtant empreintes de quelques plus sombres couleurs. Son air avait été triste et préoccupé. Il devait venir fort tard le lendemain. Je sortis dans la journée: en rentrant j'appris que Ney s'était présenté chez moi, qu'il avait fait mille questions avec tous les gestes de l'emportement et de l'humeur. Voici le billet que je trouvai sur ma toilette:
«La solitude commence à vous peser, à ce qu'il paraît… Mais je n'étais attendu que ce soir; je n'ai pas droit de me plaindre… Au reste, rassurez-vous sur votre réclusion; j'étais venu, pour vous en annoncer le terme. Dans dix jours vous serez plus libre que moi.»
À la lecture de ces lignes cruelles, comment rendre ce qui se passait en moi? ce fut presqu'une agonie jusqu'à l'arrivée de celui qui la causait. Dès que je l'entends, je me précipite vers la porte, je lui saisis la main avec violence, et la portant sur mon cœur: «Que vous a-t-il fait, m'écriai-je, pour le déchirer?» Hélas! la conviction fut prompte, car mon langage était déchirant; mais admirez cette énigme du cœur humain. Il avait accompagné ses premières questions sur ma sortie d'un certain emportement et d'une certaine rudesse. J'avais comme peur de sa terrible physionomie, et le retentissement de cette frayeur me semblait un plaisir.
Le ton devint plus timide et même plus gai. Je lui parlai de ma disgrâce dramatique, qui pourrait bien avoir quelque rechute. «Quoi! vous songeriez encore au théâtre? Dans vos projets vous compteriez celui-là? Ô mon amie! j'aimerais mieux vous voir cantinière qu'actrice.
«—Cantinière! pour cela j'y consentirais volontiers, car cela serait un moyen de vous voir.» Il partit d'un éclat de rire à cette plaisante déclaration.
«—Une pareille vie, Ida, n'est pas faite pour vous. Le nom seul vous l'indique assez.
«—Mais quel malheur au moins, que je ne puisse, à votre mariage, devenir garçon. Vous me feriez entrer au service; je vous servirais en qualité d'aide-de-camp.» Je continuai ainsi à débiter mille folies et à dissiper les nuages qui avaient obscurci son noble front.
«Avez-vous toujours des habits d'homme? ajouta-t-il.
«—Oui, garde-robe complète.
«—Je vous ai vue sous ce costume; vous aviez l'air d'un franc mauvais sujet.
«—Mais c'est bien mal de me le rappeler, vous qui ne me trouviez pas capable de la dignité de cantinière.
«—Mais savez-vous que nous avons des cantinières de fort bonne compagnie, de véritables femmes à sentimens, toutes fort laides à la vérité; mais à l'armée la laideur même n'est pas une garantie de la vertu.» Et là-dessus il me conta de fort drôles aventures qui, pour être répétées, auraient besoin de l'excuse de sa gaieté militaire.
Puis, en l'interrompant: «Vous verrai-je demain? le bientôt de votre billet m'en laisse-t-il l'espérance? Oui; mais après, mon amie, bonne et délicate amie, je vous écrirai.
«—J'entends… Mon ami, vous serez heureux, vous le méritez si bien! Mais, au comble de cette félicité, pensez, pensez quelquefois qu'Ida n'en aura plus d'autre que de se rappeler ce qu'elle goûte encore dans ce moment.
«—Vous m'écrirez aussi; je veux toujours savoir où vous serez, ce que vous ferez. Il faut mettre ordre à vos affaires. Voulez-vous que nous en causions en amis, en bons enfans?
«—Ô mon ami! de quoi voulez-vous me parler… d'intérêt? Vous voulez donc me désoler? Je n'ai besoin de rien, je ne veux rien, je n'attache de prix qu'aux souvenirs.» Pendant que je lui parlais, il détachait de son cou une montre et la chaîne qui la suspendait.
«—Vous l'avez portée, votre nom y est gravé; je l'accepte. Pourquoi faut-il que bientôt elle marque l'heure d'un éternel adieu!…»
Cet adieu, que l'honneur commandait, auquel même la délicatesse de la passion s'associait comme à un sacrifice nécessaire, cet adieu ne fut pas éternel, et pourtant il avait été sincère.
Encore M. de Talleyrand.—L'envoyé de la République cisalpine.
Avant de prendre, pour ainsi dire, mon essor militaire, et de poursuivre au loin l'image d'un guerrier, seul objet de mes affections, je dois reprendre quelques détails et quelques souvenirs que plus tard, emportée par le torrent des événemens et des malheurs, je ne retrouverai plus. D'ailleurs, ce m'est à moi-même une consolation, comme une distraction pour le lecteur, que ce retour passager à des émotions moins vives et à des aventures moins sérieuses.
J'ai parlé, dans le deuxième volume de ces mémoires, de M. de Talleyrand, comme de l'un des hommes qui avaient laissé le plus de traces dans une imagination pourtant aussi mobile que la mienne. Laisser une mémoire si flatteuse après une liaison presque impoliment rompue n'est pas certes une chose ordinaire; et il faut que les momens de séduction aient eu bien du prix, pour que le cœur d'une femme ait si peu de rancune. Durant mes séjours à Paris, sitôt que mon ame était un peu tranquille, il était bien rare que je ne me remisse point en relation avec M. de Talleyrand, dont le commerce a, par un heureux privilége, tout ce qu'il faut pour plaire, sans qu'on en craigne trop le danger. On se rappelle la démarche que j'avais faite au ministère des affaires étrangères, le morceau bien précieux de sculpture que j'y avais déposé, et l'indifférence qui semblait avoir accueilli un cadeau demandé et digne dans tous les cas d'un remercîment. Comme on l'a vu encore, mon amour-propre s'était un peu consolé par l'impossibilité d'une réponse au milieu des indispositions et de la maladie qui avaient frappé M. de Talleyrand. À plusieurs reprises j'avais renouvelé mes visites, et, je dois l'avouer à ma confusion, elles furent toutes infructueuses. Voulant bien montrer une flatteuse attention, mais nullement une importunité toujours un peu ridicule pour une femme, je pris mon parti du silence de M. de Talleyrand, comme je l'avais pris sur beaucoup de choses, mais moins gaiement et non sans un vif regret, car j'avais toujours attaché un grand prix à ma faveur ministérielle.
Tout n'était pas vanité dans mes regrets, et il y entrait une haute estime pour le mérite de M. de Talleyrand, et une appréciation de ses brillantes qualités. Je ne me permis jamais de le juger comme homme d'état, je n'ai jamais cherché à surprendre dans son intimité les secrets de sa fine politique, que probablement son abandon même eût su cacher; mais j'ai éprouvé dans ses conversations seulement spirituelles, dans ses entrevues toutes désintéressées, un tel plaisir, que je ne pouvais me défendre, en rentrant, d'en écrire les traits principaux et les plus piquantes circonstances. Aujourd'hui, après vingt ans de courses et de vagabondes distractions, j'aperçois encore dans mes papiers dispersés les fragmens de cet album de la jeunesse et de la prospérité, où M. de Talleyrand tenait à lui seul plus de place que tous ceux que, sous d'autres rapports, je lui préférais. Voici quelques notes qui datent de loin, et qui, je l'espère, sont encore véritables aujourd'hui.
Il est impossible de retrouver dans M. de Talleyrand d'autres vestiges de son premier état, d'autres signes de l'épiscopat, que la forme de sa coiffure. Il n'a conservé de l'église et de l'ancien régime que la poudre et les bonnes manières. Même quand on sait qu'il a été prélat, on reste dans une incrédulité parfaite sur ses vertus religieuses. Il est vrai que ce ne sont point celles-là qu'en lui j'eusse pu apprécier. Ses avantages extérieurs ne paraissent au premier abord guère plus saillans; mais ce qu'il en possède il le fait valoir avec ce soin industrieux, quoique non affecté, où excellent toutes les personnes qui, sachant ce qu'elles ont de mal, donnent à ce qu'elles ont de bien ce relief agréable dont leurs imperfections se couvrent avec bonheur. La physionomie, comme on sait, embellit la laideur elle-même; qu'on juge de son effet sur des traits gracieux et fins. Un certain voile étendu sur des yeux dont la pénétration était presque un proverbe, lui imprimait un charme, tout particulier. Quand il était debout, on faisait la part de ses qualités avec restriction; mais assis et à regarder causer, l'éloge ne devait avoir aucune réserve. M. de Talleyrand est un homme qu'il fallait juger sur un canapé.
Je crois qu'un des grands secrets de la supériorité de M. de Talleyrand, qui lui a fait exercer tant d'empire sur ceux qui l'ont approché, c'est, d'une part, l'apparente légèreté, le laisser-aller insouciant qu'il montre dans les grandes affaires, et l'attention et presque l'importance qu'il met à écouter et à dire dans les relations presque frivoles de l'intimité. On peut avoir autant d'esprit dans ses propos, mais il est impossible d'en laisser percer davantage dans ses réticences. Il y a toujours je ne sais quel sous-entendu piquant dans ce qui s'échappe de sa conversation. Une épigramme a presque l'air d'être en même temps une confidence, et cet abandon, dont on sent qu'il reste le maître, captive au point qu'on croit devoir lui en savoir gré comme d'une préférence, et lui en garder le secret comme d'un mystère.
Toutes les fois que je voyais ce ministre puissant, et pourtant si aimable, cet abbé de la vieille cour, dictateur secret de la diplomatie d'une république, je torturais ma petite érudition pour tâcher de le comparer à quelqu'un des grands noms de l'histoire. J'avais beau chercher, toutes les ressemblances me semblaient incomplètes, tous les parallèles impossibles. Il me semblait que c'était un mélange de cette fermeté du cardinal de Richelieu, sachant prendre un parti; de la finesse du cardinal Mazarin, sachant l'éluder; de l'inquiétude et de le facilité factieuse du cardinal de Retz, avec un peu de galanterie magnifique de ce cardinal de Rohan, dont la nullité politique s'était élevée par les aventures jusqu'à une certaine importance.
M. de Talleyrand, qui, dès cette époque, inspirait aux partis plus d'admiration que de confiance, m'a toujours paru tirer un merveilleux avantage de l'hésitation dont il était l'objet dans les rapports diplomatiques. Parlant peu, avec une sorte d'indolence et de désintéressement auxquels on supposait toujours quelque intention cachée, toutes les défiances possibles se déroutaient à deviner ce sens mystérieux, cette arrière-pensée, qui n'existaient pas; et, n'en pouvant trouver le mot, revenaient à la franchise par l'embarras, et à l'abandon par le désespoir.
M. de Talleyrand, dans la causerie, ne perd pas son caractère, mais il l'assouplit avec beaucoup de grâce. Moi, qui ne me mêlais point d'affaires politiques, qui n'étais pas capable de mesurer sa haute capacité, il me semblait que ce devait être un homme bien supérieur, celui qui pouvait oublier tout cela pour être aimable autant qu'il l'était.
Il est bien possible encore que l'opinion qu'il semblait avoir de mon esprit ajoutât à toutes les illusions du sien. Le fait est que je n'allais jamais au ministère sans y passer plus de deux heures. Mes cheveux surtout excitaient les gracieuses attentions de M. de Talleyrand, et ils furent un jour de sa part l'objet d'un travail fort bizarre. Ses doigts en avaient tant admiré les blondes tresses, qu'ils les avaient mis dans un désordre dont on ne devinerait jamais la réparation. La main qui signait pour la France les traités de paix, voulut elle-même mettre fin à la mutine indignation que ce désordre m'avait causée, et me traiter comme une puissance dont il fallait racheter la guerre. Voilà donc le ministre prenant une à une les boucles flottantes, les roulant dans un papier fini et délicat, les multipliant, les arrangeant toutes sous mon chapeau, exigeant que l'édifice restât ainsi jusqu'à mon retour chez moi, où j'arriverais, disait-il, avec une chevelure un peu moins belle que quand il l'avait bouleversée.
Je poussai la patience aussi loin qu'il poussa la galanterie, et, m'apercevant qu'il s'était servi de billets de mille francs en guise de papillotes, je prenais et reprenais les mêches de cheveux, en disant: «Monseigneur, en voilà encore une.»
Avec la franchise qu'on me connaît, et qui peut seule servir d'excuse à mes égaremens, j'ai acquis le droit d'être crue, et j'en profite pour protester contre tout soupçon d'intérêt dans cette circonstance. Il était trop tard pour me fâcher du stratagème que M. de Talleyrand avait employé; un refus eût été ici une ingratitude, un signe de mauvaise humeur contre lequel mon amour-propre flatté se révoltait: et comme d'ailleurs cet hommage n'était point le prix d'une faiblesse, je me figurai au contraire qu'il y avait quelque honneur à conserver ce que je n'avais point eu la honte de conquérir.
Cette anecdote prouvera toute la grâce que M. de Talleyrand savait donner aux petites choses. L'espèce d'intimité agréable, quoique innocente qui régnait entre nous, ne finit point là. Au moment où j'étais dans son cabinet ainsi coiffée, en écoutant les mille choses spirituelles que l'Excellence débitait avec une nonchalance délicieuse et comme sans y penser, l'huissier se présente, et annonce le citoyen…, envoyé de la République Cisalpine.
«Allez vite dans ce cabinet!» me crie M. de Talleyrand.
J'en tenais déjà la porte entr'ouverte: «Et cette brioche qui est sur la cheminée!» répondis-je; puis je sautai pour l'emporter.
«Laissez-la, reprit M. de Talleyrand avec un fin sourire; il n'en mangera pas pour cela. Je ne veux pas vous rendre l'écouter trop agréable.»
J'obéis; mais, en écoutant de toutes mes oreilles, je n'entendis rien de bien grave ni de bien mystérieux; je n'en remarquai pas moins la supériorité de M. de Talleyrand sur l'autre diplomate: l'un avait le ton aisé, ces manières faciles qui sont déjà de l'esprit; l'autre, au contraire, faisait le sérieux et l'empesé, et tous ses efforts pour cacher sa nullité la montraient. Le ministre français parlait de la République Cisalpine, de ses intérêts, de ses rapports, de son administration; et, l'on eût dit que l'envoyé apprenait toutes ces choses pour la première fois. C'était un honnête homme, je crois, mais qui n'avait pas l'air plus fait pour être diplomate, que moi pour être reine.
M. de Talleyrand vint à moi après la visite, et me dit: «Eh bien, avez-vous écouté?
«—Non; mais je vous regardais mystifier cet honnête citoyen.
«—Citoyen! quel mot on a inventé là.
«—Comment?
«—Mais sans doute. Il était naturel au forum et au capitole, mais à Paris il est ridicule. Vous êtes bien jeune, ma chère amie, mais vous verrez encore bien des extravagances.
«—Pour des extravagances passe encore, on peut en rire, mais des crimes, mais du sang! ah! qu'au moins on nous en épargné désormais le hideux spectacle!
«—Il est plus facile d'espérer que tout est fini que de le garantir.
Nos politiques de massacre ont laissé des amis.
«—L'homme qui vous quitte est-il de ces politiques-là?
«—Non, c'est une bête.» Et cette épithète banale que tout le monde peut avoir à la bouche, me parut par l'accent, et par le regard de M. de Talleyrand, acquérir comme une acception nouvelle et profonde, et la recevoir de lui devait être un brevet d'éternel ridicule pour les victimes.
Tout simple qu'il fût, monsieur l'envoyé cisalpin avait eu la finesse de m'apercevoir à travers la porte entr'ouverte du cabinet du ministre: et il n'en fallut pas davantage pour faire galoper sa lourde imagination, pour éveiller les soupçons d'un crédit établi sur des motifs qui n'existaient pas, et l'idée qu'il croyait sans doute bien ingénieuse d'en tirer parti. Fidèle à tous les vieux moyens de la vieille diplomatie, le bon envoyé, qui croyait aux maîtresses, sut découvrir mon domicile et vint se présenter chez moi. Je fus on ne peut plus surprise de la démarche, et je mis une extrême franchise à détromper l'étranger sur sa supposition et sur l'influence qu'il s'en était promise. Au fond, la chose eût été vraie, que l'envoyé n'en eût pas été plus heureux, car je doute que M. de Talleyrand eût jamais pris ses maîtresses pour confidentes, et partagé un secret ou un intérêt politique avec qui que ce fût. À l'égard des femmes, j'ai toujours pensé qu'il y avait chez lui un peu de Bonaparte; qu'elles pouvaient lui plaire sans l'occuper; qu'il savait tout obtenir sans d'autres sacrifices que ceux d'une amabilité momentanée, et que l'empire n'allait pas au delà d'une préférence, dont avec un peu de tact une femme, même flattée, devait sentir la fragilité et les limites.
Tout cela était trop fin pour l'ambassadeur en question, et comme les sots ont justement la prétention de beaucoup deviner, le pauvre homme s'évertuait à être incrédule à mes assurances répétées. Prenant mes dénégations pour un calcul qui attend un plus haut prix, il ne pouvait se mettre dans la tête les choses simples; il ne pouvait s'imaginer qu'une femme qui avait de la beauté, de l'esprit, de la jeunesse, et ses entrées chez un ministre, ne fût pas à même d'en profiter pour elle et pour les autres, ne fût pas initiée aux intrigues politiques et ne spéculât point sur sa position, à la rigueur, au moins de compte à demi avec l'Excellence à qui cela pourrait être agréable.
Comme on le voit, mon diplomate n'était ni aussi bête que l'avait qualifié M. de Talleyrand, ni aussi délicat que par compensation je l'avais cru. Il renouvela ses visites et ses instances, qui d'abord m'avaient fait rire avec une obstination dont son rang seul pouvait me faire supporter l'ennui. Regnaud de Saint-Jean-d'Angly le vit souvent chez moi, et trouvait qu'en le dégrossissant, qu'en le laissant parler, on en pouvait tirer quelques idées capables de le sauver de la trop sévère épithète que M. de Talleyrand lui avait donnée. Malgré ce jugement un peu plus favorable, l'envoyé ne me paraissait pas mériter la peine et le travail qu'il eût fallu soutenir pour apprécier son amabilité, et toute ma patience se borna à le supporter sans trop d'humeur jusqu'au jour où, s'apercevant que ses visites lui étaient inutiles, il daigna les rendre moins fréquentes et enfin les cesser.
J'amusai beaucoup M. de Talleyrand par le portrait que je lui traçai de ce particulier plus politique que galant. En général, il paraissait goûter mes saillies, et j'avoue que je ne me rendais jamais à l'hôtel des relations extérieures sans le désir le plus vif de donner bonne opinion de mon esprit. On voyait, à la facilité de M. de Talleyrand, que la causerie lui était comme une affaire de santé, comme une distraction nécessaire du souci des hauts emplois et des fatigues du cabinet. Il laissait volontiers échapper des jugemens sur les hommes, mais avec une malice qui n'avait rien d'amer, et, je l'ai remarqué, avec un sentiment naturel de justice pour les talens. Nous parlions souvent de Regnaud de Saint-Jean-d'Angely, et il rit beaucoup un jour de tous les éloges que j'en avais faits, et qui se terminaient cependant par ce trait: «Il n'a, avec toute son éloquence, que l'air d'un beau cocher de l'ancien régime;» saillie que je crus d'autant plus pouvoir me permettre, que je l'avais risquée auprès de Regnaud lui-même, lequel ne s'en était jamais fâché, malgré ses prétentions aux bonnes manières et aux bonnes fortunes, et y avait répondu par cette boutade qui était encore de la fatuité: «Oui, je pourrais bien ressembler à un beau cocher de l'ancien régime, mais à l'un de ceux du premier rang, que souvent de nobles dames ne dédaignaient pas de faire monter de l'écurie au boudoir.»
Je ne trouve plus rien sur l'album où je transcrivais, il y a bien des années, les principales circonstances de mes relations avec M. de Talleyrand. Elles cessèrent après mon deuxième départ de Paris, malgré plus d'une démarche. En ne répondant point à mes lettres, M. de Talleyrand n'en conserva pas moins la cléopâtre, dont je lui avais fait hommage. Je n'ai, jamais conçu la ténacité de ce souvenir, après tant d'indifférence.
Plus tard, quand, au milieu de mes malheurs le nom de ce ministre puissant se présenta à moi comme un appui qui pouvait les soulager, je n'avais à faire valoir que l'intérêt de la grande infortune dont j'eusse voulu lui inspirer le respect. Sa position politique était trop délicate pour l'immense générosité que j'eusse sollicitée de lui. J'essayai pourtant de le voir, mais il n'aperçut sans doute que ce que ses devoirs avaient de rigoureux, et je n'en obtins que cette impassibilité de silence dont on ne peut faire un reproche à la grandeur; car ne point répondre n'est pas refuser tout à fait, et c'est déjà beaucoup qu'un homme d'État, dans les temps de réaction et avec les personnes suspectes, se contente de les oublier. Ce n'est donc point moi qui me joindrai à ceux qui accusent M. de Talleyrand de manquer des qualités du cœur. Je lui en ai connu de trop nobles, pour que le sentiment de la justice ne m'arrache pas un aveu contraire; et l'amour-propre blessé, qui s'exprime ainsi, mérite bien quelque confiance.
Cette digression était nécessaire, puisque M. de Talleyrand, qui a figuré dans mes Mémoires, ne doit plus y reparaître, et que mes relations, avec lui cessèrent depuis l'époque dont je vais poursuivre et continuer le récit.
Campagne de Boulogne.—Le Tyrol.—Munificence de Napoléon.
Il me faut un moment revenir sur mes pas pour retracer une scène dont un hasard me rendit témoin, lorsque Ney fut prendre au camp de Boulogne le commandement du 6e corps d'armée. Mais aussi je fis ce voyage pour le seul bonheur de l'apercevoir. J'avais besoin de le consulter sur une lettre qu'il m'avait adressée, et qui, au lieu de m'être remise par la personne qui d'ordinaire me les faisait tenir, m'était parvenue par la poste, et qui me paraissait avoir été ouverte. Elle ne contenait pas de secrets, mais le style de Ney avait une énergie que tout le monde ne pouvait lire. Il me parlait dans cette lettre avec une franchise fort plaisante des intrigues des cantons suisses, qu'il avait désarmés avant de négocier. Le désir que j'avais de voir Ney entrait beaucoup plus dans ma détermination que la frivole prudence dont je prenais le prétexte. Il rit beaucoup de mes terreurs, mais il eut de plus tendres remercîmens sur ce courage d'avoir fait cent lieues pour l'en instruire. J'avais eu dans le temps, à Toulon, une lettre pour l'amiral Bruix, qui commandait la flotte de l'océan, mais Ney ne me permit pas de la présenter, désirant que je fusse le moins du monde en évidence, par une délicatesse qui me faisait d'une telle obéissance une gloire et un plaisir. J'éprouvais un heureux orgueil à me donner des qualités qui pussent mériter ses éloges. «Il y a certes, me disait-il, moins de fagoteurs dans les camps que dans les salons des Tuileries; mais il y en a, et les mauvais propos nuisent au bonheur.»
Le temps que je passai à Boulogne fut employé en promenades, en courses à cheval, partout où je pouvais l'apercevoir. Nous avions un langage mystérieux auquel Ney se prêtait, lui avec une complaisance et moi avec un bonheur inexprimables. Qu'il était noble, au milieu de tant de nobles guerriers! Quand un geste me disait: je vous vois, cette intelligence muette, innocente et pure, suffisait à mon cœur. Un jour, en revenant d'une de ces tournées de félicité mystérieuse, je vis ce que je vais décrire.
Les soldats faisaient de fréquentes patrouilles le long des côtes pour empêcher la contrebande; j'étais assise dans une cavité du ravin qui me servait d'abri: ma rêverie fut tout à coup interrompue par deux voix d'hommes qui venaient d'au-dessus de ma tête. L'un disait à l'autre en mauvais anglais. «Attendez, vous allez les voir dans dix minutes; ils tourneront à la pointe, vous prendrez par le bas, j'irai parler au commandant, je lui dirai: le vent vient de là, aussitôt vous le verrez commander un à droite, alors c'est à vous à en profiter; je vous ai promis une heure libre, et vous la garantis. Savez-vous qu'il ne s'agit pas d'une bagatelle, 300 à 400,000 f. à gagner pour la maison Ver…—Mais voyez-vous, dit un autre, vous lésinez, et quand il s'agit de la vie, il faut payer.» Je n'entendis plus rien, mais je vis effectivement une patrouille débusquer à ma droite, rétrograder, prendre une direction opposée, enfin le marché se consomma avec toutes les clauses que j'avais entendues.
Je revis Ney le lendemain. Je ne lui dis rien alors de la petite scène fort peu militaire dont j'avais été témoin. Mais plusieurs mois après je lui en fis la confidence, en lui avouant que je l'avais ajournée de peur de faire punir l'officier commandant la patrouille, pour sa coupable connivence dans cette affaire. Ney me répondit qu'il me savait gré de lui avoir épargné la douleur de chercher les coupables, et de punir un officier français pour une fraude. Il ne me donna plus que vingt-quatre heures à passer près de lui, me faisant promettre de rester tranquille à Paris, sans courses et sans voyages inutiles.
Je partis le lendemain même, et, arrivée à Paris, j'appris que Ney était sur les bords du Rhin. En vingt-cinq jours il y était parvenu avec son corps d'armée des bords de l'océan. Je me trouvai logée chez des personnes toutes dévouées à l'empire, enivrées de la gloire militaire autant que moi peut-être. On ne parlait que triomphes, conquêtes, envahissemens, gloire de nos armes. Ma pauvre tête, remplie déjà d'images et de pensées guerrières, ne pouvait se calmer et se rafraîchir en pareille compagnie. L'exaltation me rendit bientôt insupportable le paisible séjour de Paris, et malheureusement une imprudence conçue, une folie rêvée, sont pour moi une folie faite. Mon plan fut aussitôt exécuté que formé. Beaucoup de personnes de ma connaissance se rendaient déjà à Milan pour les fêtes du 26 mai. Je n'avais pas cessé d'être en correspondance avec le comte Strozzi, grand seigneur italien, fort instruit, dont j'aurai à parler plus tard. Un de ses parens faisait partie de la députation qui avait été envoyée pour offrir la couronne d'Italie au vainqueur de Marengo et de Lodi. Je fus le voir; il me facilita mon voyage et me donna une lettre qui dans la suite me valut la faveur de la princesse Élisa, grande duchesse de Toscane. Avant mon départ, je crus devoir encore écrire à Regnaud de Saint-Jean d'Angely. Il craignit de me voir, tout absorbé qu'il était alors dans ses admirations impériales. Son ancienne amitié céda aux scrupules de sa conscience politique, qui ne me trouvait pas assez orthodoxe en fait de dévouement, depuis surtout le procès de Moreau. Mais, quelque temps après, lorsqu'il fut question de m'assurer une honorable existence, son intérêt se réveilla, et c'est au compte avantageux qu'il rendit de mon esprit et de mes qualités, que je dus une place à la cour de Toscane.
Dans ce temps, j'eus occasion de voir le grand maréchal du palais, Duroc, que déjà j'avais connu. J'en reçus l'accueil le plus aimable, qu'il entremêla de quelques plaisanteries sur ma passion pour la gloire, sur mon amitié fraternelle pour Ney. Il me demanda si je voulais de sa protection près de l'Empereur; qu'il me ferait adjoindre à l'état-major de Ney pour la prochaine campagne d'Autriche. Je lui répondis sur le même ton, et lui fis part de mon projet d'aller au couronnement à Milan, et de rejoindre Ney par le Tyrol. «Admirable plan de campagne! s'écria-t-il en riant; je veux absolument vous présenter à l'Empereur.
«—Non, non, j'ai toujours un peu peur de votre nouvelle majesté, et je ne l'aime que dans ses bulletins de victoire.»
Duroc ne manquait pas, quand il était un peu poussé, d'une certaine amabilité. Nous dîmes cent folies. Il me demanda si j'avais beaucoup de connaissances à Milan: «En avez-vous de marquantes dans le nouveau gouvernement?
«—Lorsque j'y étais avec le général, et que j'y étais sous le titre de son épouse, les grands-juges et les excellences de toutes les classes se glorifiaient d'être de mes amis; mais aujourd'hui je suis seule; dépourvue de ce titre et réduite à mon seul mérite, qu'alors on trouvait supérieur; je ne sais trop ce qui me sera resté de ces bons amis de cour, et si la réserve n'aura pas remplacé l'empressement.
«—Ne craignez rien, me dit-il en me prenant la main amicalement, je vais vous recommander à quelqu'un, et je vous promets que vous n'aurez point déchu.»
Les gens du pouvoir se trompent sur les puissans effets de la protection. Cela ne vaut jamais la recommandation très simple et publique d'un nom honorable. J'en fis à Milan la peu flatteuse expérience. On m'y reçut avec politesse, même avec une politesse empressée, mais défiante cependant. Je cessai d'en rechercher les preuves. J'avais pris un appartement magnifique, et je me demande encore aujourd'hui où je trouvais alors le secret de donner à l'argent une si rapide et si folle circulation. Il y avait dans la maison que j'habitais une actrice fort célèbre, La Pelandi, tragédienne d'un admirable talent; elle savait le français, mais le parlait avec répugnance. Aussi notre rencontre devint bientôt de l'intimité, lorsqu'en la voyant un jour occupée dans le jardin à répéter, je lui offris de lui donner les répliques.
«Quoi! vous savez l'italien?»
Je répondis, en la désignant, par ces vers de Pétrarque:
Lieti fiori e ben note orbe
Che madonna pensando premer sole,
Piaggia che ascolti le sue dolci parole
E del piede alcun vestigio serba.
Elle fut ravie, et j'y gagnai le délicieux plaisir d'entendre parler le plus pur toscan par un organe enchanteur. C'était pour moi un nouvel enthousiasme que le séjour de l'Italie. Je ne rêvais plus que poésie, théâtre, beaux-arts. Tout, à cette époque, commençait à ajouter de l'illusion à ce pays de merveilles. Vivant avec les artistes, j'assistais à toutes leurs fêtes; et ils m'engagèrent facilement à paraître dans le prologue d'une pièce de circonstance, où, sous le costume de la Renommée, je débitai une soixantaine de mauvais vers italiens, en déposant un laurier sur le buste de Napoléon. Le costume m'était extrêmement favorable, et je lui dus sans doute d'éclipser toutes les femmes fort jolies qui s'étaient disputé l'honneur de figurer dans ce prologue.
Je devais me rendre à un grand souper. En entrant chez moi pour faire ma toilette, mon étonnement ne fut pas médiocre de trouver un mot de l'un des plus intimes confidens de l'Empereur, qui m'engageait à me rendre au palais impérial avec la personne qu'on m'envoyait. J'aurais ici, si j'écrivais un roman, un superbe texte d'indignation et de magnifiques phrases de refus, un beau faste de vertu blessée; mais j'écris des événemens, les événemens d'une existence bizarre, aventureuse. Que la sincérité, qui me fait fuir le mensonge et l'hypocrisie, me soit du moins comme une vertu, à défaut de celles qui m'ont trop manqué. Je n'eus aucune irrésolution: l'amour-propre en permettait-il? Quoique toujours étrangère à l'ambition, j'avoue que le soin de ma toilette ne fut point sans calcul; elle était en vérité bien ambitieuse. Arrivée au palais, je trouvai l'ami du prince, qui m'en fit compliment, qui m'assura de la haute estime du maître. «Je n'ai pas besoin, me dit-il, de vous dicter le langage à tenir; mais une recommandation bien grave, c'est de ne point vous intimider si l'on vous parle de Moreau.
«—M'intimider! ne le craignez pas; mais si l'on me parle de Moreau ou de Ney, adieu à la majesté.
«—C'est une originalité ridicule; contentez-vous d'être aimable, vous me remercîrez du conseil.»
Au moment même une porte que je n'avais pas aperçue s'entr'ouvrit; l'ami du prince se retira, et je me trouvai dans un cabinet de dix pieds carrés avec celui pour lequel un empire était trop petit. Il n'y eut d'abord ni salut, ni complimens; puis venant à moi, il me dit: «Savez-vous que vous avez l'air ici d'être plus jeune de six ans qu'au théâtre.
«—J'en suis heureuse.
«—Vous étiez très liée avec Moreau?
«—Très liée.
«Il a fait pour vous bien des folies!
Je ne répondis rien. L'Empereur se rapprocha de moi et nous causâmes avec plus d'abandon encore; il se faisait aimable, et je le trouvai assez pour oublier Moreau, l'empereur, le roi; toutefois plus de brusquerie que de tendresse. Il ne fallait qu'un peu de tact pour s'apercevoir que les femmes ne pouvaient guère exercer d'empire sur Napoléon; qu'il était capable de faiblesse, mais nullement de ces attachemens aveugles qui peuvent devenir si funestes aux peuples chez les souverains. Il n'y eut jamais à craindre avec lui que les trésors publics fussent sacrifiés à apaiser les vapeurs et à désarmer la migraine d'une favorite.
Il n'ignorait rien de ma singulière existence, et me demanda si j'étais attachée au théâtre de Milan, si je comptais y rester. Je lui répondis que mon projet était, aussitôt après les fêtes, de voyager dans le Tyrol. Il me jeta un regard dont rien ne pourrait exprimer la pénétration, en ajoutant «Vous êtes donc Allemande.
«—Non, sire, je suis née Italienne, et j'ai le cœur français.»
Il me regarda de nouveau, resta quelques minutes indécis, puis me dit seulement avec la nonchalance royale ou ministérielle: «Je m'occuperai de vous.«Après cette vraie réponse de pétition, il disparut. Je fus reconduite par mon introducteur qui m'accabla de questions, auxquelles je répondis de manière à satisfaire sa curiosité ou son obligeance, et nous nous quittâmes fort bons amis.
En rentrant chez moi j'éprouvais une agitation extrême. J'étais fière et humiliée; le passé venait en quelque sorte accuser le présent. Je me rappelais que neuf années avant j'avais occupé ce palais, aujourd'hui impérial, dans un éclat pareil à celui de ses hôtes couronnés; et j'en revenais avec une invincible admiration pour le persécuteur de celui qui m'en avait fait partager les honneurs, ce persécuteur qui venait de placer son souvenir à la place du premier souvenir de l'exilé.
Tourmentée par toutes ces idées, je pris de sages résolutions; mais la fatalité était là pour les chasser. Deux jours se passèrent et je n'entendis plus parler de rien. Les blessures de la vanité commençaient à se joindre aux tourmens de l'ennui, quand je reçus la visite du grand maréchal du palais. Il m'étonna beaucoup plus par la magnificence du don qu'il me fit, que par l'annonce d'une seconde audience de l'Empereur. Je voulus refuser le présent auquel je n'avais point de droits; Duroc me donna de si bonnes raisons sur la nécessité d'accepter, que je m'y résignai par dévouement, en lui demandant s'il fallait que j'en remerciasse l'Empereur. «Certes, me dit-il; sans cela il vous en demanderait des nouvelles avec humeur, avec inquiétude même; et dans tous les cas il prendrait votre refus pour une ruse ou pour une offense. L'Empereur n'est pas un homme comme les autres; il mérite bien de n'être pas traité de même.»
Je me rendis encore le soir au palais, comme j'en avais reçu l'ordre. Même introduction, mais attente beaucoup plus longue. Le grand maréchal me conduisit dans une pièce assez spacieuse, qui ressemblait bien plus à un bureau de ministre qu'à un boudoir de souverain. L'Empereur était occupé à signer un énorme paquet de dépêches; il ne fit que jeter un regard à notre entrée. Le maréchal me fit signe de m'asseoir et il se retira. Un grand quart d'heure se passa sans que l'Empereur parût se souvenir que j'étais là. Tout à coup se tournant sans quitter la plume, il me dit: «Vous vous ennuyez?
«—C'est impossible, sire.
«—Comment, impossible?
«—Ne suis-je pas témoin des travaux d'un grand homme? N'y a-t-il pas là quelque intérêt pour l'amour-propre?» Là-dessus je me levai; il en fit autant, et il s'approcha avec beaucoup plus de grâce que lors de la première entrevue. Tout à coup il regarda du côté de son bureau, traversa la chambre, sonna, et d'une porte opposée à celle par laquelle j'étais entrée, je vis un mameluck ayant derrière lui plusieurs hommes qui restèrent en dehors. Je fus si étourdie de cette apparition, que je n'entendis rien; les yeux du mameluck se fixèrent sur moi d'une manière effrayante; il remit un paquet à l'Empereur, qui se rapprocha silencieux de son bureau. Dans mon inquiétude je me levai, marchant librement et à grands pas. Je fis comme si je n'apercevais pas l'Empereur venant doucement derrière moi. Bientôt je le regardai; ses yeux exprimaient bien plus l'énergie italienne que la dignité impériale. Je songeai peu à l'étiquette, et il n'en fut que plus aimable; et notre intime causerie se prolongea, à son insu comme au mien, jusqu'à deux heures du matin. «Vous ne dormez donc pas, lui dis-je?—Le moins possible; ce qu'on prend au sommeil est autant d'ajouté à la véritable existence, me répondit-il.»
Lorsqu'on parle d'un homme si extraordinaire, les plus minutieux souvenirs ont encore je ne sais quel puissant intérêt; qu'on me pardonne donc encore quelques détails. On a fait grand bruit de sa brusquerie presque brutale: c'est une critique de la haine. Certes, Napoléon n'était pas un grand homme dameret; mais sa galanterie, par cela même qu'elle n'était pas d'une nuance commune, en devenait plus flatteuse; elle plaisait parce qu'elle était sienne. Il ne disait point à une femme qu'elle était belle, mais il détaillait avec le tact d'un artiste ses avantages.
«Croyez-vous, m'avoua-t-il fort plaisamment, qu'en vous voyant au théâtre, j'ai soupçonné un peu de contrebande dans votre beauté?»
On à débité encore que sa peau avait la teinte et le désagrément de celle des hommes de couleur: ceux qui l'ont vu de près se joindront à mon témoignage pour le nier.
Napoléon me parut mieux empereur que consul; sa physionomie avait gagné de la noblesse et n'avait point perdu de sa simplicité; son regard était d'une incroyable pénétration; les belles lignes de son profil surtout rappelaient ce caractère césarien, signe de la grandeur, sorte de prédestination de l'empire. Ses mains, auxquelles on a fait une célébrité, ne démentaient point en effet leur haute réputation; j'en remarquai l'étonnante blancheur, et il m'en remercia presque avec le sourire d'une jolie femme. Tant il y a toujours dans les plus grands caractères une place en réserve pour quelque puérile vanité!
Je puis avouer ici un changement dans mes opinions, que tant d'autres éprouvèrent comme moi à cette époque. À dater de cette entrevue, Napoléon ne s'offrit plus à ma pensée que comme le plus grand homme de son temps. Les doubles rayons du génie des armes et des affaires brillaient sur son front; guerrier victorieux, souverain législateur, ses luttes militaires étaient encore des veilles politiques. Dès lors mon enthousiasme ne connut plus de bornes; et ce fut à ce point, qu'en revoyant Ney, il s'en aperçut et m'en fit la remarque. J'oubliais de dire que dans mon entrevue avec l'Empereur, quand je lui exprimai ma reconnaissance de son magnifique présent[2], il me répondit: «Je me souviendrai de vous, et nous ferons plus…»
Il tint parole; car lorsque, trois ans après, Regnaud de Saint-Jean-d'Angely présenta à sa signature mon engagement pour la cour de Toscane, près de la princesse Élisa, l'Empereur dit; «Oh! c'est notre fama volat; certes, j'approuve;» approbation qui me valut le retour de Regnaud, sa confiance, dès lors entière, la protection et les bienfaits de la sœur de Napoléon.
Départ de Milan.—Voyage dans le Tyrol.—Épisodes de ce voyage.
Je quittai Milan vers la fin de juin 1805; je m'arrêtai quelques jours à Vérone, et passai de là dans le Tyrol, la vie tranquille et sédentaire m'étant impossible. Je sentais le besoin de me rapprocher du théâtre de notre gloire, pour laquelle se préparait une nouvelle campagne, qui devait avoir aussi ses lauriers pour l'objet de mes voyages. Mon désir de revoir Ney n'était pas cette fois sans l'hésitation de quelques remords. J'avais beau me répéter que n'étant liée avec lui que d'une amitié fraternelle, je n'avais rien à me reprocher; je n'en passai pas moins quelques mois avant d'aller le rejoindre!
Je pris à Vérone un domestique italien; j'achetai deux magnifiques chevaux, je m'habillai en homme; et réduisant mon attirail à un simple porte-manteau, j'entrepris la visite du Tyrol comme on ferait une promenade à Vincennes. À Vérone, un pont sépare seul l'Autriche des États cisalpins. La bourse bien garnie, c'est de là que je recommençai mes caravanes guerrières. Dès la première dînée, l'inexactitude des comptes me fit mal augurer de mon élégant domestique: je le congédiai, sentant le besoin, dans une contrée si sauvage, de ne pas ajouter encore à mes dangers. Je le remplaçai par deux bons guides, qui parlaient l'italien et l'allemand. J'aurais voulu passer ma vie à courir de la sorte. Chemin faisant, je me faisais raconter les exploits de ces admirables chasseurs de chamois, dont quelques uns ne dépareraient point l'histoire des héros. Les Français étaient venus jusqu'à Melwald, et mes guides n'eurent garde de me laisser ignorer les prodiges de valeur de leurs compatriotes. Au récit naïf de cette bravoure ignorée, je faisais des vœux pour qu'un peuple si franc et si noble échappât aux désastres d'une invasion nouvelle. Oui, je l'avoue, au milieu de ce pays, j'avais quelque regret à nos triomphes, dont il eût été la victime. J'obtins des détails curieux sur une montagne digne de la réputation du Saint-Bernard ou du Mont-Blanc; et, comme aucune folie ne devait m'être interdite, je résolus d'y aller en pélerinage, et courus grand risque d'y terminer le pélerinage de ma vie.
Je cheminais au milieu de mes rêveries et des rochers. À chaque pas quelques ruisseaux se mêlent aux inégalités du terrain et aux accidens d'une nature sauvage. Souvent les fentes des rochers sont couronnées de fruits et de légumes qui y croissent; mais le seul chasseur de chamois ose semer et recueillir dans des lieux où la mort est si voisine de la vie. Des ceps de vignes se courbent en arcades; des fleurs grimpent en festons autour d'arbres vieux et agrestes; enfin, c'est un spectacle vraiment romantique que celui du Tyrol. Je croyais retrouver les champs de Vallombrosa, les champs de mon enfance; et, bercée mollement par le charme des souvenirs et la magie des émotions, je laisse tomber la bride sur le cou de mon cheval, qui, effrayé, se jette de côté et me fait rouler sur le courant d'un précipice. J'étais perdue, si mon brave tyrolien, rapide comme la pensée, ne se fût élancé sur le fragment chancelant d'un rocher. Tout cela fut un éclair, et je n'eus même peur que par réflexion. Mon brave tyrolien en eut plus que moi; et sa joie de m'avoir sauvé la vie fut aussi vive que bruyante.
Je ne voulus pas, dans le premier moment, diminuer la joie de ce brave homme par l'expression de la douleur que j'avais éprouvée; mais quand il s'agit de remonter à cheval, il me fut impossible de poser la main sur la selle: j'avais l'épaule démise, et déjà elle enflait considérablement. Mon pauvre guide cherchait à me rassurer en me disant qu'au prochain village nous trouverions un paysan célèbre par des cures miraculeuses, et qu'il irait le chercher. Rien n'était moins fait pour me tranquilliser, car je sais que pour ces sortes de cures la foi est indispensable, et j'en manque totalement en médecine. J'avais donc encore, outre mon mal, le mal de la peur.
Mon guide me conduisit cependant à une maison fort propre, où bientôt je fus entourée de toute une famille empressée à me prodiguer tous les soins. L'homme aux miracles ne tarda point à paraître; son aspect m'inspira plus de confiance que l'histoire de ses guérisons; et dès qu'il m'eut adressé quelques explications sur son art ou plutôt sur son expérience, en fort bon Toscan, je lui livrai mon bras avec une espèce de sécurité fort résignée. J'étais habillée en homme, je voyageais seule, il fallait bien que j'eusse la vanité d'un courage un peu viril. Le brave homme voulut bien l'admirer; et, quand au bout de dix jours, entièrement guérie, ne souffrant plus, je lui offris vingt louis, il en prit deux. Il avait cependant une nombreuse famille et une fille veuve avec cinq enfans en bas âge. Je voulus me faire conduire auprès de cette femme intéressante, et je me trouvai heureuse de lui laisser des marques de ma reconnaissance pour son père si désintéressé.
Les femmes du Tyrol sont fort belles; mais elles se coiffent de manière à s'enlaidir. Qu'on se figure de jolies têtes, couvertes d'un grand chapeau à trois cornes rabattu par derrière. La jeune veuve était heureusement dépourvue, quand je la vis, de cet ornement national. «Hélas! me disait-elle à chaque mot de consolation que je lui exprimais, je n'ai pas même le triste et dernier bonheur de pleurer sur la tombe de mon mari, d'y placer l'image révérée de sa patronne. Vous allez en Italie, fuyez les Français: partout ils portent la mort.» Je me gardai bien de lui répondre que ma vie, mon bonheur, étaient dans leur camp et tous mes vœux pour leur gloire. Je quittai ces bonnes gens comblée de bénédictions, heureuse de leur laisser un peu de cet or, qui ne vaut que par les bienfaits qu'il permet.
Nous étions à un quart de lieue du couvent des moines de Wiltare, lorsqu'un chasseur aborda mon guide, et lui dit en allemand: «Nous allons encore nous battre: les Français vont marcher sur Inspruck. Mon frère arrive de Hall; j'aime mon pays, mais je suis si las des tracasseries sur la chasse, que pour rien je m'enrôlerais avec eux.
«—Et moi, pour moins que cela, reprit mon guide en faisant un geste d'exécution, je vous planterais ce plomb dans le crâne… Un chasseur tyrolien trahir son pays!»
Je ne parvins qu'avec peine à leur faire entendre raison à tous deux; j'en vins à bout néanmoins avec une franchise égale à la leur.
Je m'installai dans une auberge, et de là je continuai à parcourir le pays. Dans une de mes courses, je fis la rencontre d'un Français que j'avais vu à Milan, où il était attaché à M…; il me dit qu'il voyageait pour son plaisir; la connaissance fut bientôt faite. J'étais charmée d'avoir un compagnon de route, et L…, quoique d'un extérieur assez peu prévenant, avait assez d'esprit pour rendre la société agréable. Nous quittâmes Botzen pour aller à Leit, où nous nous amusâmes beaucoup de l'air imposant et mystique de notre hôte, qui, en nous servant un quartier de chevreuil, nous racontait très gravement les plus étranges choses sur un roc du pays, d'où un ange avait fait descendre l'empereur Maximilien, pendant une chasse. En nous exaltant son vilain taudis, il nous parlait d'Inspruck comme d'un cloaque, et il n'avait pas tort. Mais quand je vis cette ville, pouvais-je ne pas la trouver belle, malgré sa laideur? elle retentissait des cris de victoire de nos braves, et leurs drapeaux y flottaient mêlés à des drapeaux enlevés à l'ennemi!
La bonne ville d'Inspruck eut bientôt l'air d'une ville française, où se faisait le recrutement. Avec un peu de jargon allemand, je trouvai dans cette même ville à me loger très agréablement à côté du célèbre minéralogiste Schasser, dont je visitais le cabinet avec un peu d'érudition empruntée, qui me faisait fort bien accueillir. Me faufilant à travers des haies, j'aperçus Ney au milieu d'un brillant état-major. Son rapide sourire, sans gestes, sans parole, exprima tout ce qu'il sentait. Je reçus, en entrant, deux lignes où il me demandait si je ne me lasserais pas de ma vie errante, si j'étais de fer, pour préférer tant de fatigues aux plaisirs du repos. Je répondis par ces vers d'un vieux poème italien que je m'occupais à traduire:
Je préfère toujours, en suivant un héros,
La fatigue aux plaisirs et la gloire au repos.
Je le vis un moment le soir; il me fit raconter ma chute et ma guérison miraculeuse; Y croyez-vous? me dit-il.
«—Mais je crois aux miracles que je vois.
«—S'il en est ainsi, votre homme est précieux; je m'en vais l'attacher à l'armée.
«—Il vous fera volontiers grâce de cet honneur: les Tyroliens aiment trop leurs montagnes.
«—Et nous aussi: c'est pour cela que nous en avons délogé les
Autrichiens.»
Quand je lui parlai du Français que j'avais rencontré dans les montagnes, il m'adressa les plus minutieuses questions.
«N'auriez-vous pas remarqué qu'il se soit mis en rapport avec les gens du pays?
«—Cela lui eût été difficile, car il ne sait pas un mot d'italien, et encore moins d'allemand.
«—Lui avez-vous dit que vous me connaissiez?
«Comment pouvais-je confier à un étranger ce que vous m'avez priée de taire même à l'amitié?
«—Vous savez, ma pauvre amie, quoique vous ne recueilliez que d'incroyables fatigues de votre attachement pour moi, combien il m'importe qu'on l'ignore.
«—Pour revenir à mon compagnon de voyage, je vais m'en débarrasser, puisqu'il vous paraît suspect.
«—Je crois que c'est un espion.
«—Bah! il serait venu ainsi se jeter dans la gueule du loup?
«—Il ne vous parlait pas de l'armée, de l'Empereur?» Me voyant résolue à retourner en France avant la fin de la campagne, Ney m'engagea du moins à m'établir dans une ville; je le promis et n'en fis rien: il me retrouva partout en chevalière errante.
Je fus pendant mon séjour dans ces contrées, et avec toute ma finesse moitié italienne, moitié française, mise en défaut par deux Allemands qui étaient pourtant bien de leur nation, et qui n'en avaient que plus beau jeu avec moi. L'esprit, qui donne des lumières, donne aussi une certaine confiance qui vous rend plus souvent dupes que les sots. J'en fis l'expérience avec mes Allemands, et c'est ce que l'on va voir dans le chapitre qui suit.
Nouvelles courses dans le Tyrol.—Scène d'espionnage.—Madame Pâris.—Le général Delzons.—Courtes entrevues avec Ney.—Souvenirs du général Championnet.
Dans la maison où je logeais à Inspruck, il y avait une dame Murhauzen, avec laquelle je parcourais le pays. Son fils paraissait avoir grand peur des soldats français; mais cela était une frayeur de convention. Enfin le jeune Murhauzen était un espion du cabinet autrichien. Avec un peu de réflexion j'aurais dû le deviner; mais son air triste me trompa, parce que je trouvais naturelle cette antipathie pour l'étranger. Mais lorsque je découvris cela, il fallut toute la bonté de mon cœur pour ne pas tout déclarer à l'autorité, et faire arrêter sur-le-champ les coupables. Grâce à mon silence ils ne furent arrêtés que long-temps après. Mais voici l'histoire de ce curieux espionnage dressé dans les montagnes du Tyrol.
Un pavillon de la maison où je logeais à Inspruck avec la famille Murhauzen était occupé par une femme que j'appellerai Pâris, parce qu'elle était cousine du garde du corps qui donna si intrépidement la mort à Lepelletier de Saint-Fargeau, pour son vote contre l'infortuné Louis XVI. On la disait fort affligée d'une perte récente. En allant la voir avec le désir de la consoler, j'avoue que je fus assez mal prévenue par l'appareil fastueux de son deuil, l'élégance de son désespoir et les grimaces de sa douleur. Madame Pâris ne savait pas qu'elle allait débiter son roman devant un témoin de certaines circonstances dont elle allait maladroitement s'étayer. Madame Pâris était jolie; en la voyant et en l'entendant, on la reconnaissait bien pour une femme de l'aristocratie; elle avait de fort bonnes manières et peu d'instruction. Si elle avait su pleurer, madame Pâris m'eût facilement trompée; mais je ne pus jamais croire à la douleur de ses yeux noirs, dont l'expression n'était pas l'attendrissement.
Madame Pâris prétendait avoir suivi son mari à l'armée de Condé. À la prise de Kehl, un chef de bataillon de l'armée républicaine l'avait sauvée et conduite au général Joubert, qui la rendit à son père. Le général Moreau avait fait exprès pour elle un voyage à Paris. Pénétrée de tant de loyauté, elle avait trop loué devant son père ceux qu'il haïssait comme ennemis de son parti, et l'avait quitté (ce qui était pousser bien loin la reconnaissance). Après avoir perdu son mari idolâtré, elle avait quitté les rangs des royalistes pour ceux des républicains dans l'ardent désir de retrouver sa patrie, et de mourir obscure aux lieux qui l'avaient vue naître.
Je la laissai dire sans l'interrompre, attendant qu'elle en vînt à ce qu'elle voulait de moi; elle y vint: il s'agissait de lui donner mon passe-port, où l'on arrangerait le signalement, ou bien de lui en procurer un pour se rendre, en France. Regardant alors la veuve et ses complices, je lui démontrai avec une désespérante exactitude tous les mensonges de sa narration. «Vous prétendez avoir été sauvée aux environs de Kehl par le général Joubert: il n'y était pas. C'était le général Férino qui se battait contre l'armée de Condé, lorsque le prince Charles fut repoussé vers Ettinger. Quant à Moreau, il était à l'armée de Sambre-et-Meuse; il ne fit aucune démarche à Paris en faveur d'une veuve d'émigré. Il en sauva plus d'un sur le champ de bataille, et je le sus; mais jamais il n'a été question du roman que vous venez de me débiter.»
Après cet éclat, je vis la bassesse dans toute sa nudité. Il faut dire ici que par prudence Ney avait voulu que je passasse pour la sœur d'un des sous-officiers qui me remettait ses lettres. Cette circonstance laissait de l'espoir à des gens qui ne connaissaient pas le soldat français, et ce courage qui résiste à l'or comme aux boulets. Madame Pâris crut devoir tout risquer.
«—J'ai, me dit-elle, une mission pour la France, qui sera payée au poids de l'or en cas de succès. Il faut un passe-port et quelques moyens de liaison avec des généraux français.» Murhauzen ajouta que mon dévouement me vaudrait une haute protection. Rien ne me fut pénible comme le visage heureux de ce jeune homme, si jeune jouant la trahison.
«Eh bien! belle dame, me dit madame Pâris, en me tendant la main, êtes-vous des nôtres?»
Je lui déclarai, en reculant, mon indignation contre de tels moyens de fortune, et ma résolution de les en faire repentir s'ils ne quittaient Inspruck dans les vingt-quatre heures.
«Je saurai bien me faire protéger,» répondit madame Pâris.
«—Et moi me faire croire en dépit de vos protections, parce que ceux à qui je parlerai de vos menées savent que j'en suis incapable.
«—Vous faites bien l'importante, pour la parente d'un sous-officier qui suit l'armée!
«—Eh bien! vous qui êtes si distinguée par les manières et si peu par les sentimens, partez cette nuit même, ou demain vous êtes arrêtée.»
Murhauzen me saisit par la main, et, me voyant si intraitable, descendit aux supplications pour m'engager à tout le moins au silence.
«Pas au delà de deux fois vingt-quatre heures,» fut ma réponse.
Lorsque le lendemain je me préparais à changer de logement, la femme qui vint me servir mon thé m'annonça que la famille Murhauzen était partie depuis quatre heures du matin avec la dame française du pavillon.
Je me décidai à prendre un nouveau logement; mais ne pouvant prévenir Ney de ce qui m'était arrivé que le soir, je fus aise de ce retard par la crainte que, si je l'eusse vu de suite, mon secret ne me pesât, et par l'espoir, que quand je parlerais, les coupables du moins auraient eu le temps nécessaire de pourvoir à leur sûreté.
Quand je vis Ney, j'eus un moment d'inquiétude sur la manière dont il recevrait ma tardive confidence. Qu'elle fut heureuse, ma surprise, lorsque je l'entendis, au lieu de me blâmer, m'approuver avec éloges, en me recommandant le secret! «Ils sont loin, me dit-il; j'en suis bien aise. Je ne les crois pas dangereux; mais le fussent-ils, j'aime mieux qu'ils soient arrêtés ailleurs qu'ici, et je préfère surtout ne jamais vous devoir de pareils avertissemens.» Il me rappela ma rencontre avec H*** à Belsona, en ajoutant: «C'est de la même clique. Il y a autour de l'armée une fourmilière d'intrigans et d'espions, comme au temps des représentans du peuple. C'était alors pour nous dénoncer; maintenant c'est pour épier nos sentimens à l'égard de Napoléon. Eh! mon Dieu, est-ce que le soldat s'inquiète des hommes? il ne voit que son pays, et il y est fidèle et partout et sous tous les régimes.» Je m'enivrais au son de ces nobles paroles. Que Ney était beau quand il parlait de gloire et de patrie!
Ney m'annonça qu'il me ferait partir le lendemain, me défendant de me lier avec qui que ce fût pendant les séjours que je ferais durant la campagne. Il me donna une lettre pour le général Godinot[3], son ami, homme aimable et bon, que je ne vis qu'à Ulm, après avoir perdu la lettre qui me recommandait à lui.
Il ne m'arriva rien de bien extraordinaire dans cette campagne. Ce fut une vie de fatigues que le délire de la gloire et de la passion pouvait seul faire supporter, mais que je soutenais par un courage qui n'avait que la courte mais bien douce récompense d'une surprise et d'un regard. J'avais abattu mes cheveux; le soleil avait bruni mon teint; mon air enfin avait pris quelque chose de si viril, que Ney me disait souvent: «Si vous ne parliez pas, je défierais qu'on vous reconnût pour ce que vous êtes, surtout à cheval.» J'en fis l'expérience, et d'une manière curieuse, dans cette campagne, à la défense de Cattaro, où commandait le général Delzons[4], avec qui j'avais eu des relations d'amitié. Me voyant, au moment d'un repas militaire, payer l'eau-de-vie à tout le groupe qui entourait la cantinière, vrai modèle de celle qu'a chantée notre Béranger, il demanda: Quel est ce jeune homme, ce petit homme-là? Général, répondit l'Hébé militaire, c'est un Parisien qui veut se faire apprenti soldat; il paie largement sa bien-venue, mais il ne boit pas. En effet, ni l'exemple ni la fatigue n'influèrent sur mes habitudes, et je n'eus jamais recours à cette ressource de forces factices.
J'ai appris plus tard, et de Regnaud de Saint-Jean-d'Angely, que l'épisode d'espionnage, que je viens de raconter dans ce chapitre, que le salut que durent à Inspruck des misérables à ma généreuse négligence, que toute cette affaire, enfin éventée par la police impériale, excita quelque refroidissement dans la faveur dont Ney était à si juste titre honoré pour ses grands talens et sa bravoure. Il continua à se couvrir de gloire à Magdebourg, à Iéna, à Friedland, à Eylau; mais Regnaud, en me parlant de cette affaire, m'avoua qu'il n'avait fallu rien moins que tout cela pour sauver Ney d'une disgrâce complète. On avait cru que Ney avait été d'accord pour laisser échapper Murhauzen; et, lorsque j'attestai à Regnaud que je n'avais confié à Ney cette intrigue qu'après la fuite des coupables, il s'emporta au point de me déclarer que le devoir de Ney était de me faire arrêter et conduire à Paris pour cause de non-révélation. On voit que Regnaud de Saint-Jean-d'Angely n'avait pas dévié en fait de dévouement.
«Ney, lui dis-je, est un grand capitaine, et n'est point un fin politique; il n'a jamais vu ni connu ce Murhauzen, pas plus que la dame Pâris.» Aussi j'avoue que je fus saisie d'un effroi involontaire quand il ajouta: «Comment se fait-il qu'on ait trouvé dans les papiers de cet homme une lettre adressée au général Dallemagne, questeur du corps législatif, où il était fortement question de la haute protection de Ney pour une émigrée?» Dans cette affaire, comme dans celle d'Hervas, je fus embarrassée, ainsi que cela arrive plus qu'on ne croit à l'innocence; j'expliquai à Regnaud qu'il se pourrait qu'une lettre de moi au général Dallemagne eût été égarée; qu'en effet j'avais long-temps entretenu, quoique à de grands intervalles, avec cet officier une correspondance; mais que je répondais qu'elle avait été exempte de toute réflexion politique.
À propos de correspondance, j'ai omis d'en mentionner une qui fut assez active entre moi et l'un des plus grands capitaines de la révolution, dont le nom n'a point encore figuré dans ces Mémoires, parce que, à vrai dire, le fait de cette correspondance, ne se rattachant point à une passion, m'est resté comme un souvenir plus tranquille et en quelque sorte moins pressé; il s'agit du général Championnet. Je l'avais connu bien long-temps avant le 18 brumaire; il passait pour Jacobin; je ne me suis jamais aperçue que d'une chose, c'est qu'il avait fort bon cœur, de l'esprit naturel, une imagination brûlante, le goût effréné de la lecture. Un peu de vanité flattée m'avait conduite à cette amitié assez vive, qui ne fut jamais qu'épistolaire. Fils naturel d'un avocat distingué, Championnet était fort plaisant quand il parlait de sa naissance; en général, il contait d'une manière fort originale. Du reste, de la plaisanterie passant à l'enthousiasme, il citait volontiers Plutarque après un lazzi. Il avait eu une liaison à Dusseldorf. Rien n'était amusant comme le tableau tracé par lui de cette liaison, et de la rivalité qu'elle avait amenée entre lui et Suchet. Venant de battre les Autrichiens à Fenestrelles, il m'écrivait: «On a voulu me souffler ma belle et ma gloire; mais le petit Championnet a prouvé qu'il sait conserver les deux. Pourtant, chère frère d'armes, je me lasse du métier; car nous avons bien l'air de ne nous être tant épuisés qu'afin seulement de devenir libres pour un nouvel esclavage.» Je reçus encore quelques lettres de lui après la journée du 18 brumaire, sur laquelle il s'exprimait avec beaucoup de noblesse et d'indignation. Quand je passais auprès de Ney quelques momens un peu tranquilles, il était bien rare qu'il ne me parlât point de Championnet, dont il estimait la fière indépendance. Ce qui lui échappait dans ses effusions me fit long-temps croire que lui aussi était plus républicain qu'il ne lui convenait ensuite de le paraître.
Retour à Paris.—Le général Gardanne.—Départ pour l'Allemagne.—Mon compagnon de voyage.
Après la paix de Presbourg, qui était venue suspendre les exploits de Ney, je revins à Paris, où je pris un petit appartement dans le faubourg Saint-Germain, n'allant jamais au spectacle, vivant fort retirée, ne recevant personne, et heureuse, car je voyais Ney quelquefois. Son projet était de me faire obtenir une place, pour les langues étrangères, dans un des grands établissemens d'éducation élevés par la munificence de Napoléon. J'avais beau lui montrer que mes campagnes n'étaient pas des titres, ou plutôt étaient de singuliers titres à de pareilles places, il insistait, et je ne le contrariais pas, parce que j'espérais peu. Au commencement de 1806, il m'annonça qu'il était de nouveau appelé à l'armée; que la campagne serait longue et rude; puis, me regardant gaiement: «La ferez-vous, celle-là?—Belle question! vous me défendriez de la faire, que je la ferais encore; au moins si vous êtes blessé, trois cents lieues ne nous sépareront pas.
«—Écoutez, mon amie, je vous laisse vivement recommandée à un ami qui, dans quelques jours, dirigera votre départ.» Je fus un peu étonnée quand je sus que l'ami auquel Ney devait me recommander était le général Gardanne, que j'avais vu en Italie, dont Moreau appréciait la bravoure, mais dont le ton plus que brusque m'avait toujours choquée, leste quand il voulait plaire, rude quand on ne lui plaisait pas.
Ney me dit en riant: «Mais, malgré ses manières, il est gouverneur des pages de l'Empereur.
«—Tout de bon?
«—Je vous le jure.
«—Voilà des élèves à brillante école!
«—On ne veut pas faire des petits abbés de ces jeunes gens, mais de braves et solides militaires. Voyez-vous, ma chère, vous parlez du Gardanne général républicain, et moi je parle du Gardanne de cour; vous reconnaîtrez vous-même la différence. Nous avons tous un peu subi la métamorphose. Moi-même, n'ai-je pas le ton plus doux? Nous sommes tous, tant bien que mal, déguisés en courtisans; cela est bien bizarre, n'est-ce pas?
«—Non, tout est bien, parce que tout sied à la valeur française.
«—Du reste, soyez tranquille; Gardanne est un ami, il vous recevra bien; il vous a vue avec Moreau, et la reconnaissance sera piquante. Parlez-lui du passage du Mincio, qu'il traversa avec cent grenadiers ayant de l'eau jusqu'au menton, et de sa bonne fortune après la bataille d'Arcole.
«—Mais vous n'étiez pas là.
«—N'importe, j'ai tout su de la personne elle-même: une fort jolie
Piémontaise, ma foi! parente du comte de la Roquette, de Turin.»
Ney partit, et les heures commencèrent à me paraître des semaines. J'écrivis au général Gardanne; il me répondit, en me priant de passer au château le lendemain. Il occupait un entresol du pavillon Marsan.
J'attendis quelques minutes, et Gardanne parut. Je le trouvai bien vieilli et bien changé: c'était vraiment un prodige, une politesse de l'œil de bœuf. Apparemment que je ne lui parus pas aussi changée, ce qui amena une discussion assez singulière, et un échange de propos galans qui me firent craindre d'accepter son égide pour le voyage; et en effet mes mesures furent prises autrement. Je chargeai mes connaissances de m'indiquer un officier avec lequel je pusse partager les frais et les inconvéniens du voyage. La personne qu'on m'indiqua et qui vint me voir tomba à l'instant même d'accord sur les conditions. C'était un officier de hussards, depuis général de brigade. Déry, c'était son nom, me prévint qu'aux frontières nous ne pourrions continuer la route dans la même calèche, les femmes à la suite étant proscrites; mais il me promit d'arranger tout pour le mieux.
Déry, dont la curiosité avait été vivement piquée par ma démarche mystérieuse, fut cependant d'une discrétion parfaite. Bien éloigné de cette banale galanterie, qui se croit obligée d'avoir des hommages pour toutes les femmes, il se contentait de me montrer la plus cordiale amitié. Quand nous descendions de calèche, il me laissait tranquillement sauter à bas de la voiture, comme si j'eusse été un aide de camp. «Je suis, me disait-il, bien peu galant avec vous; mais l'idolâtrie que j'ai pour votre sexe me rend incapable de soins pour un pantalon, de tendresse pour une cravate noire, de folie pour une casquette. Vous êtes trop bien en homme pour être une femme dangereuse.
«—J'en crois votre franchise, et je suis de votre avis: une femme garçon est moins gênante, mais elle est moins jolie.
«—Vous allez trop loin; cet effet-là n'est pas général, il est chez moi seulement personnel.
«—Malgré cela, je vous assure que ce n'est point là mon costume de conquêtes, ce n'est que mon habit de campagne.
«—Mais ces campagnes, quel motif vous en a fait braver les fatigues et supporter les tristes spectacles de la guerre?
«—Celui qui nous fait faire ce qu'à vous vous fait faire la gloire.
«—Vous allez rejoindre un amant?
«—Non, mais un ami qui le fut, qui ne doit plus l'être, et qui demeure l'unique objet d'une admiration passionnée, le héros de mon imagination, l'idole de mon cœur.
«—Heureux qui peut inspirer un sentiment si exalté et si exempt d'égoïsme!»
J'avoue que je fus flattée de voir un peu Déry revenir de ses préventions, sans aucune curiosité indiscrète; et je m'abandonnai au plaisir de raconter ma vie militaire. Il la trouvait bien aventureuse et bien étonnante. «Hélas! lui disais-je, elle ne sert peut-être qu'à faire naître l'idée de quelques défauts, plutôt que celle des qualités courageuses qu'elle a réclamées. Mon Dieu, un peu de repos vaudrait mieux pour le monde; mais je ne regrette pas d'avoir fait comme j'ai senti. Si j'avais encore le choix d'une destinée, je prendrais encore le tumulte d'un sentiment passionné, même malheureux, de préférence à une vie tranquille mais morte, sans exaltation et sans ressorts. Cet homme qui m'inspire cet attachement qui vous semble extraordinaire viendrait à me haïr demain, que son image resterait là gravée et suffirait aux battemens de mon cœur.»
Déry avait deviné ce nom si cher qui m'occupait; il ne le prononça point en signe d'intelligence; mais il prit plaisir à me vanter les exploits de cette valeur qui chez Ney était presque fabuleuse, même parmi tant de braves. Il m'indiqua adroitement un moyen sûr de faire connaître où j'étais à celui que cherchait ma constance; mais je ne voulus point l'employer: j'avais promis le mystère, et je voulus y être fidèle au risque de mille dangers, de mille fatigues; au risque d'être mal jugée et compromise.
Je ne parle point de la route, déjà attristée par les commencemens de l'hiver; je dis seulement à Déry que la saison m'effrayait pour nos pauvres soldats; que le froid serait excessif. «Bah! me répondait-il avec toute la gaieté des camps, ils n'ont pas le temps d'avoir froid.»
Hélas! l'hiver n'a que trop prouvé plus tard qu'il était un ennemi, et le seul qui pour nos armées serait invincible. Il a fallu tous les élémens conjurés pour que notre France fût abattue. Et alors, que de noms chers à mon cœur sont entrés dans l'histoire! Ce brave Déry, lui aussi, fut moissonné à la fleur de l'âge, dans la fatale campagne de Russie, terrible représaille de nos triomphes, plus terrible signal de nos malheurs!
Je ne sais si je me trompe, mais les peuples ne recommenceront plus rien de pareil aux grandes destinées que nous avons vues finir! D'autres gloires pourront naître, mais jamais la gloire des armes ne retrouvera ces marches rapides du Tage à la Neva, cette course dans toutes les capitales devenues comme des casernes françaises. Est-il une épopée à la hauteur d'une telle histoire?
Bataille d'Eylau.—Ma blessure.
Dès le commencement de la campagne, Ney avait repris cette habitude de prodiges qui le mettait toujours au premier plan d'une armée de héros. Génesbourg, d'abord; le lendemain Elchingen; puis Eylau. Quelles incroyables péripéties de victoires et d'émotions! Au milieu de toutes ces gloires, mon obscurité était encore glorieuse: j'étais fière d'être ainsi confondue dans les rangs qui, électrisés par un chef invincible, enlevèrent le formidable plateau dont la prise laissa Ulm sens défense. Dans mon abnégation de vanité j'étais heureuse; ma gloire, à moi, c'était un regard surpris au milieu des dangers, des fatigues et de la mitraille. Que de fois, dans ces rares momens, arrachée aux devoirs pour les donner au bonheur, Ney me répétait: «Pauvre Ida, comme vous voilà faite! vous êtes partout; vous ne craignez donc rien?» Alors je lui racontais tous mes moyens de pénétrer jusqu'à lui, mes intelligences pour me trouver toujours près de l'attaque. En lui parlant ainsi, je pressais contre mon cœur cette main terrible à l'ennemi et toujours secourable au vaincu. Oh! que le courage, que les vertus guerrières vont bien à l'amour! et qu'il y a loin de cette passion ressentie sur un champ de bataille, de cet enthousiasme mêlé de périls, à la galanterie musquée de ces colonels de l'ancien régime, qui brodaient au tambour!
Comme j'avais confié à Ney les services que m'avait rendus le général Lariboissière, pour me faciliter les moyens de toujours l'approcher, il se fâcha, en me renouvelant énergiquement l'ordre d'avoir aussi le courage de ma consigne militaire. Je trouvais bien à cela un peu de vanité; mais comme la mienne était de lui obéir, je lui promis tout ce qu'il voulut. «Ayez un domestique sûr, me dit-il; avec lui, de l'or et votre tête, vous devez vous passer de protections.»
Nous nous séparâmes pour nous rejoindre bientôt. J'eus le bonheur de trouver à Magdebourg un excellent domestique qu'une affection naturelle portait vers les Français. Je fus ainsi débarrassée de la nécessité de recourir aux guides du pays. Hantz connaissait la Prusse, l'Allemagne et le Tyrol, du doigt, suivant son expression. Il entra en fonctions par refaire mon porte-manteau. Je lui payai un mois de gages d'avance, désirant voir s'il n'avait pas l'habitude de boire, précaution nécessaire avec les domestiques anglais et allemands. Je ne me souciais pas d'être, au milieu de tous mes dangers, encore à la merci d'un ivrogne. Mais Hantz était un phénix; il régala ses camarades, fit honneur à la générosité française. Hantz ne parlait pas mal français; il me pria même de ne jamais lui parler que dans cette langue; en quelques mois il était presque devenu puriste.
Je craindrais de paraître barbare en prodiguant ici les descriptions de toutes les scènes de carnage que traîne la guerre à sa suite, quand une grande passion occupe le cœur, quand on a, pour ainsi dire, à débattre sa propre existence sur ces horribles champs de la mort, dont je supportais l'aspect sans trembler. Hantz, connaissant la rigueur du climat, m'avait ménagé toutes sortes de précautions contre le froid. Ainsi chaudement vêtue, chargée d'or, inaccessible à la crainte, les obstacles de la route et de la saison ne faisaient que rendre plus vif mon ardent désir de me rapprocher de celui dont un mot et un sourire payaient cette vie de privations et de fatigues.
Encouragée par tant de courses heureuses, ne croyant rien d'impossible à mon habitude des hasards, j'avançai vers Mohringue. La route était déjà encombrée de bagages et de blessés. Chacun était si occupé de lui-même, qu'on ne s'occupait guère de nous. Hantz me faisait passer pour un négociant se rendant à Chomoditen. «Vous ne pourrez traverser, lui criaient quelques soldats; les Russes y sont. On les délogera, criaient d'autres; ils sont en bonnes mains, Ney les attaque.» Hantz, ayant son thème fait, les excitait à parler; c'était travailler à mon bonheur, car en écoutant les soldats pouvais-je entendre autre chose que son éloge? Les blessés retrouvaient dans leurs cris de souffrance des cris d'admiration pour un chef adoré. Dans une de ces voitures inventées par le génie de l'humanité[5] contre le génie de la guerre, un Russe, mêlé à nos blessés, était aidé et pansé par ceux qui souffraient moins. Oh! c'était un beau spectacle que celui de cette valeur compatissante, après avoir été si terrible! J'avais gardé le silence, malgré mon admiration; mais au moment de la halte à un village, j'oubliai mon rôle, en demandant à un aide chirurgien, qui avait été atteint lui-même dans ses intrépides fonctions, la permission de distribuer quelque argent pour boire au succès. Il me regarda en souriant, et, en me conseillant de ne pas aller plus loin, si je voulais éviter d'avoir besoin de son ministère, il me dit: «J'y allais, et vous voyez que j'en suis revenu blessé. L'ennemi est en nombre, on le culbutera; l'affaire sera chaude. Ney est à l'avant-garde avec les plus braves; le soldat est exalté jusqu'au délire.» On ne trouva que quelques jattes de lait à distribuer à nos blessés. J'avais une gourde pleine de Madère; Hantz avait une autre gourde pleine d'eau-de-vie: l'idée ne me vint pas que nous pourrions en avoir besoin pour nous-mêmes. On trouva aussi quelques œufs qu'on arracha, à l'aide de quelques pièces d'argent, à une pauvre paysanne. De tout cela il fut composé un délicieux breuvage militaire. Chacun eut son verre, à l'exception de ce brave Hantz, qui en fit le sacrifice avec une joie charmante.
Nous allions remonter à cheval et quitter nos camarades d'ambulance, quand tout à coup nous fûmes entourés de troupes de différens corps, qui se succédaient avec des cris de victoire. Ney venait de culbuter un corps entier de Prussiens. Tout le monde se heurtait dans une route étroite et mauvaise. Au milieu des chevaux et des bagages, j'aperçus une femme habillée en jokey; elle avait quitté sa famille bien établie à Hall pour suivre un sergent de grenadiers. Elle était d'une incroyable beauté; et il n'y avait pas moyen que sa figure de vierge ne démentît son déguisement. Elle fut bien joyeuse quand elle m'entendit lui adresser quelques mots en allemand. Elle y répondit bien naïvement; mais je ne veux pas affaiblir l'intérêt de sa petite narration, et je lui conserve ses expressions exactes.
«Oui, madame, j'ai tout quitté, parce que du moment que Bussières (c'était le sergent) m'eut dit qu'il m'aimait, je n'ai plus vu que lui au monde. Je n'ai pas volé mes parens, car je n'ai emporté que mes bijoux et les six cents ducats que ma mère m'a laissés en mourant; Bussières dit que c'est assez pour être heureux en France. Il s'est déjà tant battu sans être tué, qu'il échappera encore. S'il est blessé, je le soignerai bien; et s'il meurt, je me tuerai: voilà pourquoi j'ai senti qu'il fallait le suivre. Je voulais marcher à côté de lui, mais il m'a dit que c'était défendu; alors il m'a fait voir cet habit; mais quand je saurai où il doit se battre, alors je donnerai de l'argent à la vivandière pour qu'elle me laisse distribuer l'eau-de-vie. Bussières dit qu'elles n'ont peur de rien; et moi, aurai-je donc peur d'offrir à mon amant ce qui pourra lui être bon?»
J'écoutais cette petite femme avec ivresse; je sentais et je me promettais bien de faire comme elle. Nous étions près d'une espèce de château; nous allions y faire halte, quand un commandement imprévu fit tourner à gauche sur le flanc de la colonne. Nous aperçûmes le sergent Bussières, qui était bien le type du grenadier français, tel qu'on l'a vu, admiré, chanté et lithographié. La marche continua par des chemins affreux: l'artillerie s'y embourba. Les nouvelles étaient assez peu rassurantes; on allait bivaquer. «Il n'y a donc pas une maison ici? dis-je à Hantz.—Non, monsieur (Hantz ne m'appela jamais autrement); mais, avec un peu d'argent, je connais une bonne calèche qui pourra vous en servir.» Je m'y logeai lestement, sans songer même au souper, me fiant au zèle et à l'appétit de mon brave Hantz. Ma nouvelle amie de bivac voulut absolument chercher son Bussières; mais au bout d'un quart d'heure elle revint découragée. Je sentis, aux regrets plaisamment exprimés par la pauvre petite, la triste vérité de cette maxime de Larochefoucault, que, malgré la bonté de son cœur, on trouve toujours dans le chagrin de ses amis quelque chose qui flatte. Ainsi, en voyant la jeune Allemande revenir sans avoir pu voir son sergent, je sentis moins amer l'éloignement qui me séparait de mon héros, du maréchal Ney.
À quatre heures on se remit en marche. Ma petite compagne était plus fatiguée, et Hantz sut encore lui ménager une place sur un chariot. Les troupes débouchaient de toutes parts. Qu'on imagine un amphithéâtre de quinze lieues, couronné dans tous les sens de troupes de toutes armes, l'immobilité imposante de ces masses, dont les évolutions étaient pourtant si mobiles; qu'on se figure une femme comme perdue au milieu de cette solitude vivante, et certes, si à mes incomplètes descriptions on ne reconnaît pas la guerre, on reconnaîtra du moins l'empire des passions à l'accumulation de ces images qui me semblaient alors simples et naturelles.
Suite du précédent.
Je tenterais vainement de peindre ce que, dans cette terrible journée, j'ai vu de carnage et d'horreur. Conduite au sein des dangers sans aucune intention belliqueuse, j'évitais cependant les combats qui ne m'effraient point. Mais dans ce triomphe d'Eylau, si chèrement acheté, je ne fus plus maîtresse de mes actions; il fallait marcher ou suivre, et fuir était impossible: Ney était en avant, là comme toujours, au poste du péril.
Depuis plus d'une lieue nous trouvions des troupes échelonnées sur la route. C'étaient des dragons postés pour diriger la marche des renforts. Tous les soldats voyaient et annonçaient avec transport les apprêts d'une bataille; tous étaient gais, impatiens, confians dans le génie de leur chef et dans la vigueur de leurs baïonnettes. En le voyant, ils croyaient voir la victoire. Il y avait dans la sécurité de ces courages je ne sais quelle force surhumaine qui semblait défier la fortune. Je puis assurer que je traversai toutes ces lignes, tous ces préparatifs de bataille, avec mon domestique, aussi tranquillement que si j'eusse fait une promenade au bois de Boulogne. La misérable bicoque d'Eylau avait été abandonnée par les habitans, ainsi que toutes les maisons à quatre ou cinq lieues de distance; au détour d'un chemin, j'en vis une dont la porte était ouverte: Hantz y vint abriter nos chevaux. Un reste de chaleur et les débris d'un repas prouvaient qu'elle venait depuis bien peu de temps d'être désertée; mon infatigable aide de camp découvrit même en furetant des provisions. Je ne saurais peindre avec quel plaisir je préparai un grossier repas, me faisant fête de l'hospitalité militaire que je pourrais offrir à nos braves. Hélas! il fallut bientôt y renoncer pour nous-mêmes: nous avions eu à peine le temps de prendre un à-compte, lorsqu'un coup de canon, annonçant le commencement de l'affaire, ne nous laissa plus sentir d'autre besoin que de connaître le point de l'attaque, la position du corps de Ney, et à songer à notre sûreté. Hantz alla brider les chevaux avec quelque regret; il était dur, en effet, de quitter si tôt et en pareille circonstance un si bon gîte. Mais nous eûmes bientôt un autre objet de préoccupation: à un quart de lieue nous trouvâmes les armées en présence; vingt bouches à feu avaient fait sonner l'heure de l'extermination.
Je ne sais quelle inspiration me poussa, mais je mis mon cheval au galop vers le point même de l'attaque, de laquelle j'approchais. Je vis très distinctement l'ordre de la bataille qu'entamaient trente pièces de canon, en tête d'une division dont le général tomba blessé. Des tressaillemens convulsifs saisirent mon corps; à ce terrible aspect, je songeai à Ney; et à l'idée de la mort qui peut-être… j'étais déjà tentée de maudire la gloire.
Certes, les Russes sont braves; ils le furent surtout à cette affreuse boucherie d'Eylau: immobiles sous la mitraille, ils n'avançaient pas, mais ils ne reculaient pas non plus. Toutefois cet héroïsme avait quelque chose de stupide; ce n'était pas cet élan de confiance, cette inspiration de victoire qui circule dans des bandes françaises. Après trois heures, l'attaque était générale et acharnée. Les bataillons, arrêtés par une chaussée, ne pouvaient avancer en ligne. En un instant, sans perdre le pas, le premier rang fait feu, puis s'ouvre au milieu par droite et gauche et va par les flancs rejoindre le dernier, tandis qu'un autre rang le remplace en tête. Qu'on juge des ravages que tous les coups portent dans les rangs; et cette manœuvre que je décris peut-être mal, mais à laquelle à cette heure il me semble que j'assiste encore, s'exécuta avec une précision et un sang froid douloureusement admirables. La neige tombait à gros flocons sur cette scène d'épouvante. Hantz me conduisit par un chemin de traverse vers les débris du toit d'une masure. Je descendis de cheval et voulus envoyer mon domestique découvrir de quel côté nous pourrions attraper la route de Chomoditten, vers laquelle devait se trouver le corps de Ney. Hantz refusa obstinément d'obéir, disant: «Mort ou vif, je ne quitte point d'un pas ma jeune maître.» Je commençais à éprouver du malaise, et je voulais remonter à cheval pour échapper par l'action à l'accablement de mes pensées, lorsque des cris, un bruit épouvantable quoique lointain, nous clouèrent à l'étrier, la bride en main. «Oh! m'écriai-je, c'est une déroute, que je meure avant!—Non, voyez-vous, ma jeune maître, ce sont les Français qui nettoient la plaine.» Les cuirassiers s'étaient élancés sur une redoute et avaient été repoussés par les Russes. Les fantassins l'attaquèrent: c'était une émulation de valeur et de rage. Nous étions derrière un escadron de la division Montbrun. Je résolus de ne plus m'éloigner de cette muraille de braves, qui me paraissait le plus sûr rempart. C'était le moment où tous les corps donnaient.
Que ceux qui n'ont pas vu de près une bataille se trompent quand ils croient les chefs moins exposés que les soldats! J'ai surpris des états-majors entiers, chargeant à la tête des divisions. Un instant la cavalerie légère avait été mise en désordre et brisait ses carrés; tout fut dans le même instant rétabli par l'intrépidité des officiers du plus haut grade, restés fermes au poste. Les aides de camp, les ordonnances volaient de toutes parts au milieu de l'obscurité et de la mort, avec une intrépidité qui fait croire à toutes les fabuleuses descriptions des poëtes.
Dépouillés d'une partie de leur artillerie, les Russes, après d'inouis efforts, commençaient à fléchir; on les poussait avec fureur. Je ne dirigeais plus ma marche, je suivais le torrent. Dans cette mêlée, je fus reconnue par Caland, vaguemestre du 3e corps. Il me prit sous son égide, et, loin de blâmer mon imprudence, il se mit à louer ce qu'il appelait ma bravoure dans ces termes énergiques que je ne puis répéter pour les salons, mais qui composent, sans le dégrader, le vocabulaire des champs de bataille. Je demandai à Caland si l'on savait quelque chose de Ney. «Il chasse les grenadiers de Woronsof. Si vous voulez souper avec lui, il faudra l'aller chercher un peu loin.
«—Mais de quel côté? m'écriai-je.
«—Impossible en ce moment d'y aller. Vous êtes bien ici; je veux vous enrégimenter.» Un ordre soudain vint l'enlever à ses joyeux propos.
On se battait depuis le matin, et il était déjà plus de trois heures; je crus apercevoir les chasseurs à cheval de la garde: je m'approchai pour m'en assurer, connaissant beaucoup leur colonel, le général Lefebvre-Desnouettes. C'étaient la 4e et la 5e division de cavalerie légère, qui, quelques minutés après, culbutèrent dans une charge jusqu'à la réserve russe. Dans le moment régnait autour de moi une espèce de calme, ou plutôt le bruit du canon et de la mousqueterie ne frappait plus une oreille faite depuis six heures à leur tapage. J'étais alors d'un sang froid qui, en me le rappelant ici à mon bureau, me semble merveilleux, et que le lieu de la scène rendait tout naturel. Hantz me força de prendre quelques gouttes d'eau-de-vie. Je déteste cette boisson, mais en avaler une cuillerée suffit pour m'expliquer le juste prix que les soldats y attachent. L'effet en est prompt; et si le courage peut s'en passer, les forces en ont besoin.
Déjà les mouvemens de nos troupes en avant laissaient l'espace libre au service rapide des ambulances. Je vis là l'intrépide Larrey au milieu de ses prodiges, ses dignes camarades fouiller les monceaux de cadavres dont la terre était jonchée, pour arracher et secourir tout ce qui respirait encore. Hantz s'était mis au service des ambulances avec une généreuse activité, quand tout à coup les colonnes s'ébranlent de nouveau. Mon cheval m'emporte; Hantz l'aperçoit, et stimule encore sa course par celle du sien qui me presse. La charge sonne; notre cavalerie est au galop avec son impétuosité de feu. On ne tourne pas l'ennemi, on l'enfonce de front. Les Russes, formés par leurs défaites mêmes, tiennent bon avec un courage et une habileté dignes de leurs maîtres. À Eylau, quoique vaincus, les Russes devinrent presque des rivaux.
J'avais toujours d'excellens pistolets et le sabre léger que Moreau me donna lorsque je partis pour Kehl avec lui; armes innocentes, qui n'avaient encore servi dans mes campagnes qu'à effrayer les hôtes malgracieux qui voulaient trop me rançonner. Cette fois la mêlée, était si chaude, que machinalement je me tins en garde, non pour frapper, mais pour me défendre. Je crois même que, malgré cette attitude, je baissai plusieurs fois la tête à la vue des coups terribles qui s'échangeaient autour de moi; j'étais si serrée dans les rangs, que, perdant toute raison, me voyant déjà foulée aux pieds des chevaux, je dégage ma main par un mouvement rapide, je me précipite au plus fort de la mêlée et reçois au-dessus de l'œil gauche un coup de pointe qui me couvre le visage de sang. Je ne sentis pas la douleur; mais la vue du sang me fit mal. Aussitôt Hantz colle son cheval contre le mien, s'empare de ma bride, et m'entraîne heureusement à cent pas en arrière.
Il est arrivé quelquefois à ma vanité de laisser croire que j'avais gagné cette blessure en me défendant; mais ici je veux être vraie, comme je le fus lorsque Ney me dit quelques jours après: «Ah! nous voilà véritablement frères d'armes; cela vaut la croix!
«—Non, je vous assure, car je ne me suis trouvée là que parce que je ne pouvais me retirer, et j'ai eu des frayeurs à mourir.
«—Quand on a peur on ne vient pas si près du danger.
«—Je croyais vous rejoindre…» Au fait, je me suis convaincue que c'est un hussard français qui, entraîné par son cheval, le sabre à la main, m'a appliqué le cachet du courage, que les soldats appellent le baptême de la gloire.
Je restai long-temps à cheval, la tête entourée d'un mouchoir, le visage considérablement enflé. Je vis le champ de la victoire après celui du carnage; jamais il n'y en eut de plus sanglant. Je mis pied à terre près d'un tertre où j'eus occasion de contempler toute la bonté des soldats français, si terribles dans l'action. Nous aperçûmes étendu un grenadier russe levant les bras et poussant des murmures inintelligibles. Un jeune soldat de la ligne, blessé à l'épaule, nous appela pour lui aider à soulever le Russe et à lui présenter sa gourde. Hantz était déjà en devoir d'exécuter les vœux de cette généreuse pitié; il soulève le Russe, puis le replace vite avec un cri d'horreur: le mouvement venait de terminer son agonie! «Allons, c'est fini, dit le soldat français; pensons à nous.—Allez prendre le cheval de mon domestique, lui répliquai-je.» Frappé du son de ma voix, il me regarde et ajoute: «Il paraît que vous avez reçu un joli atout; et vous êtes une femme, je crois?
«—Non pas, camarade.
«—Vous êtes donc de ceux qui ne prennent ni barbe ni moustaches? c'est égal, vous êtes brave. Allons rejoindre l'ambulance. À quel général êtes-vous? car vous êtes secrétaire sans doute.
«—Avec le général Nansouty, lui répondis-je pour en finir.
«—Oh! je ne suis pas surpris que vous ayez été si près; il ne se cache pas celui-là.»
Nous marchions péniblement, car le froid était excessif, l'obscurité déjà grande, les chemins épouvantables, et comme des montagnes d'hommes et de chevaux sanglans, le canon grondant toujours au loin, et par rares intervalles. C'est la gauche, répétait notre blessé; Ney est là, il n'en aura pas non plus le démenti. Nous quittâmes notre camarade à un misérable village où je voulais rester aussi, mais où Hantz ne voulut pas que je m'arrêtasse, ayant, dit-il, trouvé mieux. En effet, nous parvînmes à une maisonnette fort propre, où un brave homme et sa vieille femme me prodiguèrent tous les soins que mon état rendait si nécessaires. Comme tous les gens de campagne, la vieille avait des prétentions médicales, et elle les exerça sur moi avec d'assez heureux effets, au point que, le lendemain, l'aide-chirurgien qui survint, et auquel je me confiai, me fit, par la douleur qu'il me causa, regretter les bénignes compresses de mon premier et grotesque Esculape.
Je trouvai moyen, par l'intermédiaire d'un commandant d'artillerie, que je ne nommerai point, parce que j'ai quelques raisons de croire que ma prudence sera agréable à sa haute position actuelle, d'instruire Ney, avec lequel il était intime, de ma position. Trois jours se passèrent dans les tourmens d'un silence doublement inquiétant. Le soir du second jour, j'eus à me tirer d'un événement fort naturel en pareil lieu et en pareille circonstance, lequel n'eut pas de suite fâcheuse, mais éveilla des craintes toutes nouvelles sur les dangers de mon étrange isolement. La maison de mes hôtes, commode et bien pourvue, avait échappé, je ne sais comment, à l'envahissement des réquisitions militaires. J'étais dans une chambre basse, Hantz couché à mes côtés sur un matelas; l'équipement de nos chevaux gisait par terre; mes pistolets et mon sabre pendaient à la fenêtre: tout cet attirail masculin causa l'erreur momentanée d'une escouade qui entra pour chercher un gîte. Les soldats pénétrèrent dans la maison avec ce premier vacarme d'une occupation militaire, qui s'apaise bientôt par le repos et un repas. À leur entrée dans ma chambre, je fus un moment interdite, en voyant leur joie de faire des prisonniers. J'avouai en riant au sergent qu'il se trompait, et cet aveu de mon sexe me valut les louanges énergiques de l'érudit du détachement, qui me déclara une Jeanne d'Arc. Un accueil bienveillant, une large bien-venue, gagnèrent bientôt les bons procédés de la troupe, et aucun excès ne fut commis.
J'eus à me louer particulièrement d'un sous-lieutenant de la troupe, nommé Durozier. Il tempéra la gaieté que le repas et le vin commençaient à rendre par trop militaire. J'avais montré à Durozier une lettre de Ney, que je portais toujours sur mon cœur comme un talisman: c'était un gage infaillible de respect dans toute l'armée. Il me conseilla de ne pas rester ainsi exposée, car le lendemain les troupes devaient augmenter en nombre. Je fus sur le point de demander une place dans les bagages avec Hantz, et d'offrir nos chevaux aux officiers. Je n'en fis rien heureusement, car dès le lendemain arriva une calèche envoyée par Ney, pour me transporter vers le lieu où m'attendait le dédommagement de tant de fatigues et de souffrances. J'oubliais tout, j'allais le revoir! Je trouvais un charme secret dans mon abattement. Je pensais à la mort, mais avec quelques délices; car la gloire me semblait, dans ce rêve, à côté d'elle. C'était là de la souffrance, mais aussi de la volupté. Je savais Ney victorieux, et je me croyais digne de lui, portant sur le front l'irrécusable preuve de tout ce que j'avais fait pour m'approcher de lui afin de contempler ses lauriers.
Je me séparai de mes hôtes avec reconnaissance… et avec joie. Je fus placée dans une bonne calèche allemande comme dans un lit, accompagnée, de mon fidèle Hantz et de deux domestiques. Je ne demandai pas où nous allions… On était venu de sa part; j'étais sûre de le voir, que m'importaient la route, la distance, le temps, la fatigue? «Je vais le voir, et il est victorieux!» Ces pensées étaient ma vie et mon courage. Nous fîmes huit lieues environ par d'affreux chemins, en n'arrêtant qu'une fois. Je ne faisais aucune question, et je défendais à Hantz d'en faire. Nous approchions, suivant Hantz, de Leibberger, jolie ville dans une direction opposée à Eylau. C'était déjà un soulagement que de m'éloigner de ces champs où tant de précieux sang avait été versé.
Il était nuit quand la voiture tourna dans une cour spacieuse. On ouvrit la portière; on m'enleva de la calèche. C'était Ney lui-même. Il me déposa sur un lit de repos dans une salle basse. Je ne pouvais articuler une parole; la souffrance, le bonheur, cette sorte d'abattement qui s'empare de l'ame la plus vigoureuse au terme même de ses efforts, tout cet amas confus de sentimens contraires formait cependant une extase de repos et de félicité. Les regards, la voix de Ney, me disaient, et avec quelle éloquence! que si j'éprouvais beaucoup, j'inspirais beaucoup à celui que mon imagination n'avait jamais quitté, au héros dont la vie était devenue comme mon ame, dont le souvenir était comme le ressort secret de toutes mes démarches, et les paroles l'étincelle électrique de toute mon existence! Eh bien! cette rencontre après la victoire était l'abrégé, était la réalité, était en quelque sorte le dénouement de toute ma vie.
Continuation de la campagne.—Le maréchal Lannes.—Retour à Paris.
Après m'avoir prodigué tous les soins d'une tendresse délicate, toutes les expressions d'un attachement bien cher à mon cœur, Ney, tout entier à ses devoirs, hasarda quelques paroles sur la nécessité de nous séparer, me disant: «Ce moment est le seul que je puisse encore vous donner. Il faut partir, mon amie, retourner à Paris. Si dans quarante-huit heures la fièvre n'est pas trop violente, vous vous mettrez en route avec votre domestique et quelqu'un de sûr.» Je le regardais, je ne respirais qu'avec peine. «Vous vous arrêterez à Nancy; je vous donnerai une lettre pour une famille au sein de laquelle vous pourrez vous rétablir.
«—Y pourrai-je parler de vous? m'écriai-je.
«—Oui et non. Comme d'un ami de votre mari servant sous mes ordres, mais point avec les élans de votre imagination italienne.
«—J'entends, comme d'un protecteur, et avec la réserve d'une convenable reconnaissance… Non, non, j'irai en Italie, seule, libre: là, du moins, il me restera le bonheur de parler de vous comme je sens.»
J'étais anéantie; mais quand on aime, les sacrifices mêmes de cet amour redonnent à l'ame de la force, et comme un douloureux bonheur. Je savais que l'énergie, la résolution, étaient de meilleurs titres auprès de Ney que les accens de la faiblesse. Je m'efforçai de paraître ce qu'il désirait que je fusse, résignée; mais je sentais même dans la dernière joie de cette lutte de dévouement que pour moi tout bientôt allait finir.
La guerre était loin d'être terminée. La victoire d'Eylau avait été presque négative, quoique les Russes eussent été vaincus. Nos pertes étaient immenses. Augereau avait été blessé, son corps d'armée presque écrasé; les généraux d'Haupoult, Catineau, Lacuée, Bourières, tous amis de Ney, plus de trente autres de ses intimes frères d'armes, avaient trouvé la mort. Ney me disait avec une sorte de désespoir: «Le tombeau a englouti vingt mille Français, et il n'est pas fermé. Cela n'est pas fini.»
Hélas! il n'était que trop vrai. L'hiver se passa en escarmouches, en siéges, en sanglans préludes, en levées d'hommes. Le maréchal Lannes était avec Ney l'ame de cette armée, et lui seul à Friedland avait assez décidé les affaires pour qu'elles fussent du moins glorieusement suspendues. Rien de plus touchant que l'admiration que ces deux guerriers exprimaient l'un pour l'autre. Lannes avait encore un peu plus que Ney l'énergie du langage militaire; moins de noblesse peut-être, mais autant de loyauté. On ne saurait imaginer un homme bourru avec plus de cordialité, et quelquefois plus spirituellement trivial.
Ma blessure avait été plus sérieuse qu'on ne l'avait cru d'abord, mais l'intérêt qu'elle me valait de la part de celui pour qui je l'avais reçue ne me laissait pas sentir la douleur. J'étais dans la maison d'un chirurgien de Lieberstad, petit village voisin d'Eylau, entourée de tous les secours imaginables; car on ne peut se faire d'idée combien les Français, dans ces contrées tant ravagées par la guerre, s'en faisaient encore par leur caractère pardonner les désastres. Pouvant enfin être transportée, Ney me donna mon itinéraire, mon ordre de départ, et cette fois je n'osai plus avoir de murmures contre cette indispensable séparation.. Le spectacle de la guerre m'avait horriblement agitée, et le sentiment des liens sacrés qui élevaient entre moi et Ney une barrière respectable contribua, en me désabusant, à m'inspirer la force du départ. Mon exaltation s'était calmée à l'idée des affections légitimes entre lesquelles j'aurais eu honte de me placer, au souvenir de cette jeune et belle épouse que Ney chérissait si justement, et de ces nobles enfans, son seul orgueil avec la gloire de sa patrie… Qu'avais-je, grand Dieu! à mettre dans la balance d'une si grande et si pure destinée, sinon du remords pour tous deux? Ah! Ney m'était trop cher pour ne pas les lui épargner.
Je partis donc de Lieberstad le 20 janvier 1807. Le voyage fut on ne peut plus pénible. Je ne comptai pas les jours, mais ils furent bien longs avant que nous fussions parvenus à Nancy. J'y arrivai plus harassée que le jour de ma blessure. Je n'y restai que quelques jours, car l'enthousiasme de ce pauvre Hantz pour sa jeune maître m'y eût rendu l'objet d'une curiosité fort importune. Il fallut m'arrêter à Bar, puis à Châlons. À Château-Thierry la fièvre se déclara; bon gré, mal gré, je voulus continuer la route, mais arrivée à Saint-Denis il me fut impossible d'aller plus loin; l'on me coucha. Au milieu des frissons de la fièvre, je sentais comme un dégoût de la vie à l'idée de toutes mes illusions perdues, de tous mes rêves évanouis, réduite, après la perte de ce qui avait fait battre mon cœur, à la nécessité d'un avenir de raison. Le matin, je ne pus me lever encore pour chasser mes tristes pensées, ou plutôt pour les dissiper. Je me mis à refouiller mes papiers. J'en avais une grande quantité, et comme dans le nombre il y en avait de fort importans pour une foule de personnes considérées, je ne voulais pas rentrer dans Paris sans réparer leur désordre. Il y avait, entre autres, la minute de la lettre qu'on écrivit, à la date du 6 fructidor an 5, au Directoire, pour dénoncer la trahison de Pichegru. Je l'avais gardée comme une relique, et c'est d'elle que Regnaud de Saint-Jean-d'Angely m'avait dit souvent qu'elle pourrait devenir un contrat de deux mille écus de rente. Dans la disposition d'esprit où je me trouvais, quels douloureux souvenirs cette lettre me rappela! Cette preuve d'un caractère irrésolu, qui avait diminué pour deux partis les proportions d'un tel homme, ne pouvait frapper mes yeux sans me retracer le bouleversement que sa brillante destinée venait de subir; abattue, après tant d'années, sur le soupçon d'une connivence coupable avec celui que Moreau lui-même avait signalé comme traître et parjure à la république.
Je remis cette lettre dans le portefeuille qui contenait ce que je possédais de plus précieux. Je dirai plus tard comment le tout me fut volé à Gênes en 1808.
Au bout de deux jours, ayant repris plus de force que de courage, je me décidai à me faire transporter à Paris. J'y menai encore cette fois une vie fort retirée, ma santé, ébranlée par tant de secousses, ayant peine à reprendre. Je ne pouvais sortir que fort peu. La plupart de mes connaissances absentes, sur les champs de bataille, j'avais quelque répugnance à revoir les salons de Paris, vides de leur plus bel ornement.
Voyage à Gênes.
Je me décidai à quitter Paris, et je partis pour Gênes avec le beau-frère du chevalier Dulfieme. À peine arrivés, mon compagnon fut oblige de se rendre à Bologne, sur les instances du comte Caprara, neveu de l'archevêque et chambellan de d'Empereur; il était son secrétaire, et devint plus tard sous-préfet à Trévise. J'étais résolue à un assez long séjour à Gênes et dans ses environs. J'avais emporté plusieurs lettres de recommandation; mais persuadée par expérience que la meilleure partout c'est l'argent, et tenant singulièrement à mon indépendance d'heures, d'occupations et de plaisir, je ne fis que fort peu usage de ces inutiles précautions. Je pris un logement sur le port, dont la vue ravissante me tenait pendant les premiers jours clouée à mes fenêtres, admirant le magnifique amphithéâtre qui a donné à la ville le surnom mérité de Superbe. Levée dès l'aurore, je parcourais à cheval ce pays enchanté.
Gênes, ancienne république, qui a partagé long-temps avec Venise le commerce du monde; Gênes, qui a traité de puissance à puissance avec nos rois, ne formait plus à cette époque qu'un département de l'empire; seulement, par un reste de respect pour sa grandeur passée, ce beau nom de Gênes avait été donné au département, et ses magnifiques souvenirs n'avaient point été ainsi enfouis sous une dénomination de fleuve ou de montagne. Il suffit de parcourir les rues d'une pareille cité pour se représenter son antique puissance. Il faut qu'un peuple ait presque mis le monde entier à contribution pour être si bien logé. Ce sont que palais en marbre, d'une grandeur et d'une beauté réelles encore par les pompes du site où ils se reposent. Si l'on pouvait faire une estimation de tant de richesses, elle monterait, je suis sûre, à une valeur et à une somme que tout l'argent monnoyé du globe ne pourrait acquitter; c'est en effet le monopole de plusieurs siècles immobilisé en quelque sorte dans les rues d'une ville. Par un contraste qui ajoute encore à l'idée de cette prospérité, c'est que la terre était si précieuse qu'elle semblait être trop étroite pour contenir tant de monumens; car ces palais si superbes sont épars dans des rues étroites comme des ruelles, où l'on ne peut passer sans être coudoyé et heurté au moindre embarras. Il en est trois cependant qui font oublier les autres par leur imposante régularité, et quand on parcourt Balbi, Nova et Novissima, on est tenté de s'agenouiller d'admiration devant tant de merveilles enfantées par le génie des arts et payées par le seul génie du commerce.
Mais combien l'imagination s'attriste bientôt après s'être exaltée à l'aspect de la décadence des choses d'ici bas! Ces palais si magnifiques sont déserts. Leurs riches propriétaires habitent les combles, les marchands encombrent de leurs boutiques les étages inférieurs, et les salons déserts ne servent guère qu'à exciter les visites des étrangers et à provoquer les utiles aumônes de leur enthousiasme. Le plus beau de ces palais est celui de M. Durazzo, dernier doge de la république, que Napoléon avait adjoint aux tribuns français dont il avait composé son sénat, espèce d'Hôtel des Invalides pour toutes les notabilités républicaines. C'est une véritable merveille depuis les colonnes qui soutiennent l'édifice jusqu'aux meubles qui le décorent et aux tableaux qui le tapissent. Le palais Durazzo était le séjour obligé des hauts gouverneurs qui s'étaient succédé à Gênes, depuis la conquête définitive des Français. Le prince Borghèse y venait étaler quelquefois sa magnificence impériale; mais, par un contraste remarqué de tout le monde, Napoléon, plus modeste ou plus grandement orgueilleux, avait choisi pour demeure de prédilection, lors de son passage, le palais presque délabré de Doria, lequel offrait, pour un homme tel que lui, l'occasion de coucher dans la chambre où s'était aussi reposé Charles-Quint, son prédécesseur en fait de monarchie universelle.
Au milieu de toutes ces pompes, de marbre, je visitai avec plus de plaisir l'église moderne San Syro, qui me frappa beaucoup moins par les chefs-d'œuvre des arts, que par la singularité des mœurs génoises, qui permet aux belles dames d'y donner leurs rendez-vous et leurs plus importantes audiences de galanterie; ce qu'il y a même de plus piquant, c'est que les femmes ne portent guère cette facilité d'abord et de conversation que dans le lieu saint, et qu'elles reprennent je ne dirai pas plus de sévérité, mais au moins plus de réserve dans les salons. Il est vrai qu'elles y sont, comme dans toute l'Italie, sous la haute police de leurs chevaliers de tous les rangs, lesquels, suivant le numéro d'intimité qui leur est accordé, inspectent et contrôlent leurs coups d'œil et le jeu de leur physionomie. Les femmes, qui sont en général fort jolies, n'ont pas cette disposition malveillante qui, dans d'autres pays, les porte à se critiquer réciproquement, et à se venger en quelque sorte de leur vertu par leurs propos sur celle des autres. On ne peut se faire d'idée de la vénération qu'on porte à celles dont la beauté a été célèbre et les amours publics. La fameuse Argentine Spinola, qui venait de mourir dans un âge très avancé, était encore l'objet de toutes les conversations, et sa vieillesse même avait été plus long-temps honorée, à cause de la popularité de ses aventures, et surtout de sa liaison avec le maréchal de Richelieu. Je ne pense pas pourtant que ce soit à cause de ce seul souvenir que je vis le portrait de ce dernier dans le palais des doges, au milieu de deux des grands hommes de la république; ainsi que celui du maréchal de Boufflers. Ce n'en est pas moins une chose remarquable, qu'une ville où le peuple et les amans ont de la reconnaissance.
J'ai vu cependant à Gênes un plus beau spectacle que le palais Serta, que l'église San Syro, que la place della Fontana Amorose; c'est la magnifique horreur d'un orage soulevant la mer et buant le port. Une croisière anglaise, occupée à lutter contre la tempête, avait attiré toute la population à cette scène. Les canons de l'escadre ralliant les embarcations légères, l'ouragan ébranlant toutes les cloches sonores de la ville et autres villages d'alentour, comme si le maître du monde eût voulu convoquer tout un peuple à un grand acte de sa puissance et à une solennelle révolution de la faiblesse humaine. Moi qui avais vu de plus près les dangers; moi qui, sans trembler, avais entendu gronder le tonnerre des batailles, on croira sans peine que j'étais plus curieuse qu'effrayée; et, en effet, ce souvenir ne se retrace dans ma mémoire que comme une immense décoration d'opéra, mais, à vrai dire, la plus imposante et la plus belle qu'on puisse contempler.
Un peuple dégénéré peut n'être plus assez fort pour se défendre, peut manquer des vertus qui préservent de l'abaissement et de la conquête: mais de cette décadence à la bassesse qui baise ses fers, il y a loin; et les Génois avaient justement, contre leur réunion à l'empire, cette répugnance qui ne peut plus aller jusqu'à la révolte, mais qui ne sait pas non plus descendre jusqu'à l'amour. Le commerce était ruiné, et l'intérêt comme les souvenirs se réunissaient sans danger pourtant contre nous. Les administrations étaient vigilantes, confiées à des hommes habiles, et la conscription seule rendait le joug difficile autant qu'il était pesant. Le général Montchoisy, qui commandait en second dans la haute suzeraineté du prince Borghèse, tempérait, autant qu'il était en lui, les rigueurs, et j'ai entendu dire de sa personne un bien qui me flattait pour les militaires français. Du reste, quoique ruinée, Gênes renfermait encore dans son sein trop de richesses pour qu'elles eussent entièrement disparu, et le séjour en était fort onéreux pour les hauts fonctionnaires publics. Le luxe et la dépense étaient là comme une manière d'opposition; et comme l'empire n'en voulait d'aucune espèce, l'Empereur avait cherché à s'attacher les illustrations patriciennes par des faveurs, et accordait, je ne sais pas par exemple sur quels fonds, de fort beaux supplémens de traitement au gouverneur et autres représentans de son pouvoir et de ses intentions, de manière à ce qu'ils pussent, par leur faste et leur représentation, écraser les fêtes de la vieille aristocratie, et prévenir ainsi l'innocente sédition du luxe génois.
Ces précautions étaient grandes et nobles, mais n'étaient pas nécessaires. La population de ces heureux climats se laissait aller au courant. Son plus vif sujet de mécontentement n'était pas assez sérieux pour être violent, car il consistait surtout dans le regret de faire partie du même gouvernement que les Piémontais, que les Génois ont toujours détestés. L'antique patriciat, ces vieilles et vénérables familles, qui, sous la république, avaient toujours dans leurs palais la porte ouverte et la table dressée pour la pauvreté, se croyait bien déchu du pouvoir, mais non pas du droit de bienfaisance; et la noblesse génoise se survivait en quelque sorte par ses bonnes actions. Elle venait d'en donner, à l'époque de mon séjour, un exemple admirable. La récolte avait été nulle dans toute l'Italie; les symptômes de la famine se montraient sous un aspect effrayant pour les classes malheureuses. Le comte Balbi réunit les plus riches de Gênes, propose une souscription destinée à prémunir pour l'hiver le petit peuple par l'achat d'une grande quantité de blés de France. Le noble comte s'inscrivit le premier sur la liste pour 200,000 fr. Les autres chefs des grandes familles l'imitèrent; et, sous l'empire, le peuple crut s'apercevoir qu'il vivait encore sous la république. Je ne sais pas si la commission des titres, qui commençait alors à distribuer les féodales distinctions imitées de l'ancien régime, reçut l'ordre de comprendre une partie de la noblesse génoise dans une large fournée de comtes et de barons, mais, à coup sûr, cela eût été d'une sage et juste politique, tout-à-fait en harmonie avec le bon sens de Napoléon, qui n'avait pas voulu rétablir cette institution du passé pour des services gratuits, et seulement pour une utilité d'antichambre.
Gênes ne suffisait pas à mon inquiète activité d'esprit; aussi je la quittais quelquefois des jours, des semaines entières, pour voir, pour observer, et surtout pour courir. C'est ainsi que je visitai tout le littoral de la Ligurie et toutes les villes des Apennins, dont je vais retracer mes excursions.
Excursion à Bobbio.—Souvenirs du général Junot.
Comme je ne fais pas un itinéraire, et que d'ailleurs les descriptions n'ont d'attrait pour moi qu'autant qu'elles se lient à des souvenirs de gloire, on concevra sans peine que, tout en courant dans un pays où chaque ville, chaque hameau rappelle une bataille, et une victoire, je ne manquais jamais d'interroger de droite et de gauche les paysans, les aubergistes, tous ceux que le hasard me faisait rencontrer dans les diligences, dans les maisons où j'étais présentée. Avec ma facilité d'impressions, il n'y avait pas un village où je ne trouvasse à me distraire, à m'occuper, reprenant bien vite ma course dès que j'étais satisfaite.
Bobbio est une petite ville au milieu des Apennins, alors chef-lieu de sous-préfecture. Le spectacle des monts qui la cernent et l'emprisonnent est d'autant plus imposant, qu'on a l'air d'être enfoui dans des gorges de montagnes comme dans le fond d'un bocal. Les habitans sont plus vigoureux que les autres Italiens. Le voisinage des montagnes y retrempe sans doute continuellement une nature dont ils font d'ailleurs le même emploi que leurs autres compatriotes, pour qui le plaisir semble un besoin du climat. Le clergé, qui dans toute l'heureuse Ausonie partage les goûts populaires et se trouve mêlé à toutes les fêtes, jouissait même à Bobbio, quand j'y passai, d'un peu plus de liberté qu'ailleurs, ce qui n'est pas peu dire en pareille contrée. Toutes les dames ont là, aussi bien qu'à Gênes, la troupe obligée des adorateurs. Les jeunes ecclésiastiques font leur partie dans les concerts; et j'en ai entendu chez une noble marquise, déjà vieille, mais véritable Ninon de l'endroit, qui chantaient le seria et même le buffa avec une complaisance et une bonne volonté toute charitable. Je ne sais pourquoi, quand j'en témoignai ma surprise au sous-préfet, qui était venu me rendre visite, il me dit que les usages faisaient tout, et que dans le carnaval plusieurs jeunes théologiens avaient figuré dans une mascarade fort gaie, sans que cette liberté leur eût fait le moindre tort, et jeté le moindre soupçon sur leurs dispositions religieuses.
La danse est surtout ce qu'aiment de passion les habitans de Bobbio de toutes les classes. Je n'ai jamais vu sur nos théâtres de Paris imiter l'originalité de ces pas vigoureux et pittoresques que les élégantes exécutent avec autant de fermeté que les paysannes. La montferrine m'a surtout frappée par l'incroyable dextérité et la prodigieuse force qu'elle exige. En général, on retrouverait dans les montagnes des indications et des ressources pour la chorégraphie, et de précieux rajeunissemens pour le goût blasé du public. Les divers opéras des grandes villes devraient avoir, en vérité, des commis voyageurs.
Les femmes sont jolies à Bobbio; c'est une observation qu'on peut renouveler à chaque village de ces contrées, et je ne la fais que pour constater ma justice distributive et mon désintéressement. Celles de Bobbio ne m'ont paru avoir rien de plus remarquable que leur beauté mollement efféminée, ce qui est bien quelque chose; elles saluent d'une drôle de manière, d'une manière plus anglaise qu'italienne: la tête seule s'agite, pour saluer, sur un corps qui reste immobile.
Ce que j'appris de plus curieux me fut raconté par l'obligeant sous-préfet, qui passait, malgré les plaisirs dont je viens de retracer l'image rapide, une vie assez rude dans son petit empire, à cause de la difficulté qu'avait mise le pays non pas à se soumettre, mais à comprendre les lois françaises. Il y avait même eu, dans les premiers temps de son administration, quelques soulèvemens des paysans montagnards, d'ailleurs par la misère fort ingouvernables. Bobbio n'avait fait, dans cette occasion, que ressentir le contre-coup des mouvemens insurrectionnels qui avaient pris naissance dans les états de Plaisance et de Parme. «Nos montagnards, ajouta le sous-préfet, s'étaient mêlés d'ailleurs avec assez de bonne volonté à une bande qui avait été rejetée du côté de leurs montagnes. Il y avait plus d'espoir de pillage que d'esprit de révolte dans ces conjurés. Ils prenaient impitoyablement les poules et les fonctionnaires publics. Les contes les plus absurdes couraient la campagne. L'Empereur, suivant ces héros d'un quart-d'heure, avait été battu par les Autrichiens, fait prisonnier avec quarante mille hommes, et, pour tous ses péchés, jeté dans une cage, de fer. Le général Junot, qui ne plaisantait pas en fait de rébellion, et qui commandait alors dans les États de Parme, avait déployé cette énergie militaire qui prévient beaucoup par la terreur qu'elle inspire; et, pour, que l'idée des châtimens fût toujours présente à une population plus remuante que dangereuse réellement, il avait commencé par faire brûler le village de Mezzano, où le désordre avait éclaté d'abord. L'adjudant général Grandseigne, homme bon et modéré, avait adouci cette rigueur en permettant aux habitans d'emporter leurs effets, et en faisant respecter l'église. Cela avait été, suivant mon aimable historiographe, un curieux spectacle que celui des révoltés soumis se réfugiant dans le temple préservé, et dansant avec une certaine joie à la vue de leurs maisons en flammes, parce qu'ils prétendaient que si l'incendie était un mal, il était aussi un bien, puisqu'il devenait une valable quittance de leurs fermages arriérés.
«Le général Junot, qui pensait avec raison que la présence d'un chef redouté ajoute toujours à l'effet des grandes mesures, vint en personne visiter le pays, que quelques exécutions avaient suffi pour pacifier. Il fit son entrée solennelle à Bobbio, au son des cloches de toutes les églises, où s'entonnait le Te Deum, entouré de ses aides de camp, des hauts fonctionnaires de tout le pays, dans un appareil presque impérial. La jeunesse, qui eût servi de renfort aux révoltés s'ils avaient réussi, servit de garde d'honneur au brillant proconsul, qui fut reçu, complimenté, harangué par les officiers municipaux aux portes de la ville, au milieu d'un groupe de femmes élégantes. La marquise de Malespina, la Corinne de l'arrondissement, lui débita des stances faites par elle en société avec un adjoint du maire dans lesquelles le Pénicé inclinait la tête, et la Trebia penchait son urne devant le dieu de la guerre et les foudres du nouveau Jupiter tonnant. Le général reçut immédiatement les autorités à son hôtel. L'admiration fut universelle quand tout le monde l'entendit répondre au président du tribunal en fort bon toscan. Presque sultan en même temps que général, Junot était étendu sur un canapé, ses officiers, ses aides de camp, sa suite, les fonctionnaires ne prenant pas la liberté de s'asseoir devant lui; il paraît qu'il ne permettait cette distinction qu'aux femmes, encore fallait-il qu'elles fussent jeunes et jolies. Bobbio, au lieu d'être en état de siége, fut en un véritable état de fête. Le peuple dansa dans les rues; les gens comme il faut composèrent, chez la marquise, un bal très brillant de sous-préfecture. Junot regarda avec plaisir nos montferrines, soupa très honorablement: il s'était un peu plus défié de notre vin que de notre accueil; aussi ne prit-il que d'un excellent bourgogne, qui faisait, m'a-t-on assuré, toujours partie de son bagage militaire.
«Junot n'étant venu à Bobbio que pour se donner le plaisir de voir de ses yeux la tranquillité rétablie par son entremise, ou plutôt par sa fermeté, quitta la ville avec le même cérémonial qui avait présidé à son entrée: tout Bobbio l'accompagna avec de grandes marques d'admiration; c'était un souverain à cheval au milieu de sa cour. Junot, célèbre par son adresse à tirer le pistolet, se donna pendant toute la route, pour la faire éclater, le singulier plaisir de tirer, au grand galop, les poules et tous les innocens volatiles des paysans; mais pour montrer qu'il était aussi généreux qu'adroit, il jetait un pièce de 5 francs à tous les pauvres propriétaires qui lui rapportaient l'animal blessé, lesquels s'en allaient bien contens avec la victime et avec l'argent. Ce qu'il y eut de bien curieux, comme je vous l'ai déjà raconté, dans toute cette espèce de campagne contre les villages des Apennins, ce fut l'insouciance, la légèreté, la gaieté même, qui accueillirent les représailles, ou plutôt les précautions militaires des troupes françaises. Les prétendus insurgés buvaient avec les soldats qui brûlaient leurs pénates, et trinquaient très joyeusement en face de leurs maisons brûlées ou envahies. Jamais carnaval ne fut plus gai que celui de cette année de persécution; à Bobbio même, des jeunes gens se déguisèrent en insurgés, en brigands, et se livrèrent aux plus plaisantes parodies à ce sujet. Cependant, il y avait eu plusieurs exécutions; une vingtaine de paysans fusillés, ainsi que deux prêtres désignés comme leurs complices et leurs instigateurs.» Hélas! me disais-je en écoutant le récit de cette folie italienne que le spectacle du sang n'avait pas altérée, jamais on ne sent davantage le besoin des plaisirs que dans les temps de crise; les violons ne sont point incompatibles avec les échafauds. N'avais-je pas pour me convaincre de cette inexplicable disposition du cœur humain le bal des victimes à Paris, où l'on n'avait été admis qu'en prouvant la mort de quelqu'un des siens?
Mais, par exemple, ce qu'on ne voit point en France, c'est l'indifférence et presque la protection qu'en général on accorde en Italie aux criminels. Là, pour qu'on les dénonce, il faut que les dénonciations soient payées; car s'il n'y a rien à gagner avec la justice, elle perd presque toujours sa proie. Les gens qui ont échappé aux peines afflictives, soit peur, soit sympathie secrète, ne sont guère plus mal vus que d'autres. Il y avait eu à Bobbio un exemple tout particulier de cette indulgence morale; celui qui en avait été l'objet venait de mourir quelque temps avant mon excursion dans cette ville, et je m'en vais en rapporter les circonstances avec toute l'exactitude du cicerone dont je la tiens.
Deux frères avaient assassiné leur oncle, pour se venger du meurtre que celui-ci avait commis sur la personne de leur père, pendant qu'ils étaient enfans. Le meurtrier, dont il était si grandement question à Bobbio, avait été jugé à Gênes avec une indulgence qui avait remplacé, en considération des motifs qui avaient armé son bras, la peine capitale par une amende limitée. Échappé à la justice, ce meurtrier s'était réfugié à Bobbio et y avait mené une vie honorable et paisible pendant plus de vingt ans, quoiqu'on n'ignorât point ses antécédens, comme on parle aujourd'hui, et quoiqu'on racontât même les détails horribles de cet assassinat, après lequel les deux frères auraient, dit-on, bu du sang de leur victime. Personne ne frémissait en passant devant l'homme, précédé d'une telle renommée. Il faisait je ne sais quel commerce, et en secret le commerce de l'usure. Malgré ce surcroît de motifs de haine et de réprobation, l'honnête meurtrier augmentait son petit pécule et sa considération dans Bobbio. La mort seule vint troubler le repos de l'assassin usurier. Au milieu de ses dernières souffrances, il songea à faire son testament; mais il se méfie des notaires, et craint que ses neveux, ses héritiers, les enfans de ce frère qu'il a naguère immolé, n'aient corrompu les officiers publics. Deux prêtres et deux médecins sont appelés. Il paie grassement les prières et les ordonnances; mais il craint encore les médecins et en fait venir d'une ville voisine. On lui ordonne une opération, mais il croit bientôt que ce n'est qu'un moyen plus expéditif de l'envoyer dans l'autre monde. Il meurt par crainte de mourir; il enrichit par la peur d'un testament ceux que son testament allait dépouiller; et prouve enfin par ces tourmens d'une ame qui tremble devant la dépravation des autres, parce qu'elle juge de toute l'humanité par son affreuse conscience, qu'il est un moment terrible où les avares perdent leur argent, et où les assassins trouvent une vengeance.
Voyage à Turin.—Cour du prince Borghèse et de la princesse Pauline.
La vie nomade est un besoin si impérieux pour moi, qu'à peine de retour à Gênes, je n'y fis en quelque sorte qu'une halte, et me remis presque immédiatement en marche pour une nouvelle caravane. J'avais appris par un chambellan du prince Borghèse, qui était descendu dans l'hôtel que j'habitais à Gênes, que la cour de Turin allait se trouver au grand complet par la présence assez rare de la princesse Pauline; et que cette capitale des départemens au delà des Alpes allait, pendant un mois, devenir un séjour tout-à-fait digne de l'attention et des loisirs d'une voyageuse. Il n'est pas nécessaire de me pousser beaucoup quand il s'agit de courir. D'ailleurs, quoique déjà guérie, j'étais persuadée que mon rétablissement s'obtiendrait surtout plus complet par des distractions. La santé est un admirable prétexte qui se prête à toutes les fantaisies de la tête, et qui fait que la plupart du temps dans la vie les plaisirs et les caprices sont traités comme des devoirs sérieux et des nécessités supérieures.
Je me rendis donc à Turin, mais seulement pour y passer quelques jours, avec la résolution de revenir à Gênes, où je prendrais un parti quand l'état de mes fonds me dirait d'être raisonnable, autant au moins qu'il m'est donné de l'être. En allant chercher dans l'ancien séjour des rois de Sardaigne des impressions frivoles, je fus entraînée par un retour de pensées plus graves à visiter le champ de bataille de Marengo. La gloire militaire exerce un incroyable empire sur mon cœur, et j'avoue que mes idées, tout-à-fait changées sur Bonaparte depuis mon aventure de Milan, me disposaient singulièrement aux extases de l'admiration. Une colonne élevée sur la route, en face du village de Marengo, ne permet pas de se méprendre sur la place précise où se portèrent les plus grands coups de cette immortelle journée. Je mis pied à terre dès que j'aperçus ce simple monument d'un si grand souvenir. Je parcourus le village, interrogeant les traces effacées de la bataille; puis je vins me rasseoir sur le bord de la route, l'œil fixé vers cette modeste colonne, première base d'une renommée et d'un trône universels: car c'est presque dans les champs de Marengo que Napoléon a ramassé la couronne de Charlemagne. De là, me disais-je, l'aigle a pris son essor; il est venu s'abattre sur la tribune déjà vieillie de la révolution, pour entraîner l'activité française, lasse de phrases et de massacres, vers une carrière immense et nouvelle. On peut regretter l'emploi qu'un tel géant fit de ses forces; mais il est impossible de ne point l'admirer, de ne point trouver poétique cette destinée d'un homme qui ne s'empare d'un sceptre que pour en faire un instrument de gloire nationale et de mouvement européen. Là, me disais-je, un jeune homme s'élève dès ses premières batailles au-dessus des plus grandes capitaines! Le feu du génie est dans ses yeux; je croyais le voir donner ses ordres, entendre ses commandemens énergiques et précis; par son génie, forcer en quelque sorte la fortune. Plus loin, je reconnaissais encore ce noble et brave Desaix, n'ayant qu'un regret sous le coup fatal qui vient de le frapper: c'est de ne plus pouvoir servir le premier consul; admirable élan de l'amitié, qui prouvait que celui qui avait le génie des batailles avait aussi le secret des cœurs, et cet art merveilleux d'exciter l'enthousiasme et le dévouement, dont il faut toujours que des vertus et des qualités extraordinaires soient les fondemens sacrés.
Je m'arrachai avec peine de cette grande scène de Marengo, dont la malveillance a cherché plus d'une fois à ravir le mérite au génie de Napoléon, comme si vingt autres batailles ne sont pas prêtes à se lever pour établir la légitimité glorieuse de cette première victoire. Je me rappelais alors avoir entendu répéter à Paris un mauvais bon mot de l'astronome Lalande, qui se réjouissait, disait-il, du gain de cette bataille; qui en faisait son compliment bien sincère au premier consul; mais qui était tenté de lui adresser une pétition pour que le héros en changeât le nom, attendu que la consonnance de Marengo rappelait trop celle de madame Angot, et que la ressemblance n'était pas assez militaire. L'esprit français est bien vif, bien agréable; mais n'y a-t-il pas dans notre nation, d'ailleurs si noble, une disposition fâcheuse à abuser de ses précieuses qualités? L'empire de l'épigramme et du trait n'est-il pas quelquefois terrible? et n'est-ce pas un obstacle aux grandes choses que cette opposition toute prête des lazzis et des plaisanteries? Je ne m'étonne pas que Napoléon l'ait redoutée; qu'il ait quelquefois tremblé devant la puissance des salons railleurs du faubourg Saint-Germain: le ridicule est toujours si prêt en France à faire justice du génie! Je ne sais si je me trompe, moi qui ai lu son ame dans ses yeux, mais je serais tentée de croire que la fatalité de quelques entreprises de l'Empereur a tenu à cette nécessité d'une grande ame, d'échapper à la satire à force de prodiges. Je suis sûre que, lisant les rapports de son ministre de la police, il est arrivé plus d'une fois à Napoléon de parcourir à grands pas son cabinet, poursuivi, non point par l'image des dangers, mais par un bon mot; de saisir sa carte du continent, de marquer du doigt la contrée lointaine dont la conquête devait servir de réponse à quelque impuissante moquerie, et de s'écrier: «France légère et maligne, je t'ai comblée de gloire, je veux t'en accabler!» Il serait curieux pour l'histoire de la grandeur et de la faiblesse humaines, de savoir si un grand homme n'a pas perdu un trône par la crainte d'un calembourg.
J'arrivai à Turin, et je fus comme émerveillée de l'air français qu'on y respirait alors. L'hôtel où je descendis était tenu, servi, et surtout occupé par des Français. J'y pris un logement magnifique, et je me mis de suite avec mon fidèle Hantz à visiter les belles arcades de la place du château et de la rue du Pô. Turin est une ville moins chargée de chefs-d'œuvre que certaines autres de la contrée, mais elle en possède assez pour avoir une réputation; je l'aurai peinte en deux mots, quand j'aurai dit que c'est une beauté régulière; ce ne sont pas celles que je préfère.
Dès le soir même, j'assistai à une moitié d'opera buffa au théâtre Carignano, qui fait face au palais du même nom, occupé alors par la préfecture. J'eus le plaisir d'apercevoir dans sa loge M. de Lameth, qui était aimé à Turin comme il l'avait été à Digne, mais qui était là sur un plus vaste théâtre. Je l'appris d'un aimable chambellan que j'avais vu à Gênes, qui, me reconnaissant au spectacle, vint me saluer dans ma loge. Il me conta beaucoup de curieuses particularités sur la cour de Turin, et entre autres que M. de Lameth pouvait être considéré comme le prince régnant du pays, le matériel du pouvoir étant entre ses mains, et le gouvernant et la gouvernante réduits à peu près au cérémonial de la souveraineté. Ne voulant pas rester long-temps à Turin, et craignant l'effet des grandeurs, je ne me souciai point d'aller voir ce haut fonctionnaire, de peur de l'exposer, ainsi que moi, à l'embarras d'une reconnaissance. Je me trompais: M. de Lameth n'est point un de ces hommes d'une faiblesse vulgaire, un de ces tempéramens vaniteux que les dignités, les titres et la faveur font changer. C'est au contraire un caractère soutenu et noble, un homme dont la politesse est d'autant plus aimable que ses principes sont sévères, et que c'est, pour ainsi dire, un philosophe en talons rouges.
En me quittant, le chambellan du prince Borghèse, que je ne nommerai point pour une raison dont la futilité ne mérite pas d'être expliquée au lecteur, me demanda la permission de venir admirer mes beaux cheveux ailleurs qu'au spectacle, où j'étais affublée d'un immense chapeau. Il m'annonça sa visite pour le lendemain, ayant, me disait-il, à me proposer quelque moyen de me rendre agréable le séjour de sa patrie. C'était un excellent homme sans beaucoup d'esprit, une copie, même un peu grotesque, du vieux ton de l'ancien régime mêlé aux nouvelles allures des mœurs de l'empire. Le lendemain, il fut plus exact à l'innocent rendez-vous que je lui avais donné qu'un officier de vingt ans. Après deux heures d'audience admirative, quoique matinale, mon chambellan (c'est ainsi que je l'appellerai) me proposa de monter en calèche pour parcourir les environs. La promenade me parut délicieuse, et je fis même une remarque: c'est que les hommes bien nés, suivant l'expression commune, n'ont presque pas besoin d'esprit pour être aimables; ou plutôt que, souvent dépourvus d'instruction et de cette capacité de travail exigée par les affaires, ils possèdent néanmoins comme naturellement le don de la conversation, le tact qui saisit les mœurs, les ridicules de la société, et presque l'ingénieuse facilité de peindre d'un mot les caractères.
«Connaissez-vous, me dit-il, notre adorable Pauline? sa présence à Turin est une rareté, et vous arrivez à point pour assister à toutes les fêtes qui vont signaler son passage, sans doute bien court; car, comme dit fort plaisamment notre excellent prince, je suis peut-être la personne que ma femme voit le moins souvent.
«—J'ai vu la princesse Pauline plusieurs fois chez son frère Lucien, pas assez pour la connaître; mais je trouve un peu leste votre expression d'adorable Pauline appliquée à votre souveraine.
«—Que voulez-vous; elle est trop jolie pour une princesse. Elle fait certes la reine autant que possible avec nos dames d'honneur, toutes des plus anciennes familles de Piémont, qu'elle a mises rudement au régime de la sonnette la plus capricieuse; mais elle est moins reine avec notre sexe; et, comme malgré nous, quand nous ne sommes pas de service, nous l'aimons comme une simple particulière. Figurez-vous une divinité de la tête aux pieds: les agrémens dont ses autres sœurs ne sont qu'isolément pourvues, elle les réunit tous; on dirait l'enfant gâté de la famille impériale. C'est en la regardant sans doute que Canova a trouvé le secret de cette harmonie charmante de ses statues, dont les formes sont plus que belles. Il n'est pas un de ses traits qui ne soit régulier, et une grâce indicible anime et assouplit encore tant de perfections.
«—Elle m'a paru en effet ravissante, quoique je ne l'aie aperçue que deux fois… Et elle fait tourner ici toutes les têtes?
«—Votre expression n'est pas non plus très respectueuse; mais la princesse est si bonne, qu'elle l'entendrait elle-même sans s'en offenser. On n'a jamais vu une cour plus indulgente que la nôtre. Je ne m'en plains pas, quoique je ne puisse plus guère en profiter. Pourvu que les peuples ne paient pas trop cher les royales folies, ils aiment assez que les souverains se rapprochent par elles de l'humanité. On leur sait quelquefois gré de leurs faiblesses; et François Ier comme Henri IV, par exemple, doivent une partie de leur popularité à leur galanterie et à leurs fautes.
«—Je pense tout-à-fait comme vous. Le goût des plaisirs est un moyen de gouvernement qui en vaut bien un autre. Je suis persuadée qu'une des causes qui ont fait dominer si long-temps le paganisme, c'est que chacun de ses dieux représentait quelques uns de nos penchans. Je vois avec plaisir que la cour de Turin a déjà les mœurs de l'Olympe; je lui en souhaite la durée.
«—Pour cela, je n'en réponds pas. La cour, la garnison et les employés forment ici une population dans la population; mais le reste, qui ne bouge pas, il est vrai, a conservé un profond sentiment d'affection pour la vieille dynastie, qui était bien le despotisme le plus paternel qu'on puisse imaginer. Nous autres tous de l'ancienne noblesse, on nous a fort bien traités; on nous a, à tous, donné quelque chose, et la politesse aristocratique consiste surtout à ne rien refuser: mais c'est à la cour que tout ce monde est attaché plutôt qu'au souverain qui en a l'usufruit. Beaucoup de mes amis, soit reconnaissance, soit précaution, ont même, avant d'accepter les clefs ou les éperons, écrit à Cagliari pour obtenir de l'ex-maître son agrément avant de s'engager dans la dynastie napoléonienne.
«—Mais le prince Borghèse possède peut-être des qualités suffisantes pour s'attacher à jamais ces nobles dévouemens?
«—Le prince Borghèse est tout-à-fait dans nos mœurs, ce qui ne veut pas dire qu'il soit dans nos opinions.—Comme Néron, auquel il est bien loin de ressembler, par la bénignité de son naturel apathique et inoffensif, il excelle à conduire un char dans la carrière; il danse passablement pour une altesse; il a même paru honorablement dans les rangs de l'armée française; mais c'est tout simplement un bon et excellent homme, fait pour le farniente du pouvoir, et qui abdiquerait plutôt vingt fois, que de se donner la moindre peine pour une couronne ou une fraction de couronne semblable à celle dont il possède le simulacre. C'est une espèce de figurant de la monarchie impériale, qui ne convient pas à l'action, mais qui ne la dépare point, parce qu'il se met bien et qu'il a bonne tenue, en termes de théâtre. Sa femme ne l'occupe pas plus que sa souveraineté. Elle a Turin en horreur; elle y vient le moins possible, et c'est tout au plus si son noble époux, qui d'ailleurs lui rend bien justice et la trouve charmante, s'aperçoit de sa présence ou de son absence; il n'en a des nouvelles que par ses aides-de-camp et ses chambellans. Si jamais le prince Borghèse perd l'appétit, il ne lui restera plus rien à perdre, et l'on pourra prononcer sa complète oraison funèbre. Du reste, l'empereur en est fort content; il lui reconnaît une louable soumission, une magnificence généreuse, les qualités qui rassurent et aucune de celles qui inquiètent: voilà, j'espère, un prince désintéressé, qui sera aussi bien avec l'histoire qu'avec ses sujets, et dont je défie bien que l'une, pas plus que les autres, dise jamais aucun mal.
«—Mais vos portraits me donnent très bonne opinion de la cour de Turin: on y jouit de la gloire de l'empire, on y respire à l'ombre d'un génie qui est bien assez fort pour tout protéger; celui-là prend la royauté comme un fardeau, et il laisse son heureuse famille la prendre comme une jouissance; pour lui les épines, les roses pour les siens. C'est un parent bien accommodant que celui qui se charge ainsi de la procuration de toutes les couronnes, et dont l'épée veille pour leur santé et pour leur gloire.
«—Oh! oui. Mais il n'y a à cela qu'un inconvénient: c'est qu'un boulet de canon peut tout finir en vingt-quatre heures, et que le chêne à bas, adieu les roseaux.
«—Mais Napoléon ne donne pas seulement des maîtres aux pays avec lesquels il dote sa famille, il leur donne des lois, et les lois durent plus long-temps que les hommes. D'ailleurs, monsieur le baron, le présent est beau, il est glorieux; pourquoi songer à l'avenir? Les peuples ainsi que les individus ont tout à gagner à vivre à l'aventure et à se fier à la destinée.
«—À qui le dites-vous?… à un Italien?
«—Voilà une bonne foi et une candeur dont je vous fais mon compliment. Continuez à me parler de la cour de Turin, des généraux, des officiers, des jolies femmes, tout cela forme l'état-major de la domination française.
«—Je ferai mieux que vous en parler, je vous montrerai cette lanterne magique des vanités, et vous m'y verrez défiler tout comme un autre. Il y a dans trois jours un grand bal chez le général commandant; je vais vous faire inviter. Le prince et la princesse veulent bien l'honorer de leur présence. Ce sera magnifique; vous vous croirez aux Tuileries. C'est le prélude de toutes les fêtes qui vont se succéder.»
Un bal à Turin.—Quelques portraits.
Quoique je n'eusse point apporté tous mes bagages, j'étais à cette époque si chargée de toutes les richesses de femme, que ma toilette ne m'occupa point tout entière, pendant les deux jours qui précédèrent ce bal, où j'étais sûre de rencontrer l'élite de la société et les notabilités de la cour. Je n'eus presque pas besoin des artistes de la ville pour être bien sous les armes.
Il n'y a vraiment que les Français pour ces sortes de triomphes, comme pour de plus importans. Le luxe, le bon goût, l'élégance des salons était éblouissante; c'était un bal préparé avec autant de frais et de soins qu'une bataille. Les officiers y étaient brillans, et tous au poste du plaisir comme au poste de la gloire. J'en reconnus plusieurs, et j'étais à peine entrée que j'étais déjà en pays de connaissances, et à mon aise comme au milieu d'un état-major. À neuf heures leurs Altesses entrèrent: Pauline était une véritable divinité, et quoique plusieurs de ses dames fussent fort jolies, elle les éclipsait toutes; elle était la reine et par droit de conquête et par droit de… beauté. Le prince Borghèse fit le tour des salons, adressant la parole à presque toutes les dames, remplissant son état de souverain avec beaucoup de naturel et de dignité. La princesse s'était reposée un moment; mais après un signe du premier chambellan, les premiers quadrilles, qui avaient été désignés d'avance, se formèrent. L'étiquette continua pendant deux ou trois contredanses pour satisfaire les hautes vanités locales ou dignitaires; mais le plaisir l'emporta bientôt: un désordre de bon goût s'ensuivit, et des relations intimes me furent révélées dans cette heureuse confusion, où les mêmes cavaliers et dames se retrouvaient cependant toujours ensemble. Mon aimable chambellan, qui ne dansait plus, m'en fit faire la remarque, en prenant de cette occasion le plaisir de me raconter des anecdotes qui étaient assez vraies pour mériter aujourd'hui d'être cachées. Les Français abusaient un peu de leur position pour redoubler la jalousie naturelle des Piémontais; mais ils étaient les plus aimables, et je trouvais leur conduite de bonne guerre. Pauline, qui aimait autant à taquiner son monde qu'à l'enchanter, affectait de ne pas parler un mot d'italien; elle était si séduisante, que je ne sais pas si un peu d'impertinence, avec ses dames seulement, ne devait pas lui être compté comme un agrément de plus. Elle dansa peu, mais elle valsa beaucoup. Mon chambellan, qui avait une bonhomie assez maligne, observa que cela était un trait de caractère. Je n'en sais rien, parce que je n'ai point eu les secrets de Pauline comme ceux d'Élisa; mais j'avoue que je partageais tout-à-fait sa prédilection, parce que la valse est presque une intimité dans un bal; que la coquetterie peut y briller un peu plus, et le sentiment s'y contraindre un peu moins.
Toute la cour remarqua que la princesse avait eu pour cavalier plus fréquent l'un de ses chambellans, qui n'avait pas besoin, de ce titre pour être remarqué. Je demandai son nom: «C'est M. de Forbin, me répondit mon baron; il n'est pas souvent des nôtres, car il est dans ce monde quelque chose de plus que courtisan.
«—Sans doute, car il est fort bel homme, d'une figure distinguée, où se peint une noble fierté qui ne paraît pas venir seulement de la naissance, de la fortune ou de la faveur.
«—Vous devinez juste, belle dame; M. de Forbin, sous ce masque de joli homme, ce qui ne gâte jamais rien, cache un grand peintre. Il n'est pas insensible aux honneurs, mais il est plus sensible encore à la gloire: aussi, on le rencontrerait plus souvent dans les beaux sites de l'Italie qu'à la cour de Paris ou de Turin; et quand il serait vrai que ce vif enthousiasme ne le prît, comme on dit, que par accès; qu'il ne courût toutes les contrées, son crayon à la main, que pour être agréable à la beauté, vous conviendrez que c'est là une noble chevalerie, et qu'on mérité de plaire quand on donne ainsi aux faiblesses dont on est l'objet l'excuse des illusions les plus délicates qui puissent ennoblir l'amour. Il y a bien dans M. le baron de Forbin, avec tous les avantages qui le distinguent, ce que les envieux appelleraient peut-être de la hauteur; mais, au milieu de la présomption guerrière des cours impériales, il est bon qu'il se rencontre des hommes qui aient aussi la conscience de leur valeur personnelle, et qui relèvent un peu l'honneur du corps des péquins, comme on appelle ici, aussi bien qu'ailleurs, les hommes distingués qui pourtant ne sont pas militaires. M. de Forbin a des manières aussi élégantes qu'un marquis de 1775; des opinions aussi peu surannées qu'un jeune homme du dix-neuvième siècle, et un talent de peintre qui ferait honneur à un pauvre diable. M. de Forbin arrive de Rome; il m'a montré l'esquisse d'un admirable tableau, qui lui fera prendre rang parmi les premiers artistes de notre époque. Jeune, ardent, spirituel, M. de Forbin est appelé à de belles destinées; et la gloire de son pinceau vaudra bien l'illustration historique de sa famille.
«—Eh! monsieur, malgré ma prédilection pour la gloire des armes, je sens au fond de mon cœur qu'il y a aussi de la place et de l'admiration pour la gloire des arts!»
Après la part de ces éloges, mon chambellan fit aussi celle des critiques sur la cour de Turin. Il blâmait surtout le luxe de tous les fonctionnaires, qui semblaient se faire un devoir du faste, des dépenses, du jeu, des plaisirs. «C'est une véritable croisade contre l'argent et contre les maris. C'est très amusant pour les vainqueurs, mais cela pourrait finir par n'être pas toujours aussi drôle pour les victimes.» Là dessus une foule d'anecdotes plus piquantes les unes que les autres: «Vous voyez bien cet écuyer, il monte mal à cheval; le prince a augmenté ses appointemens justement pour le plaisir de le voir assez fréquemment tomber. C'est un chapitre très important ici que les gratifications: il en pleut. Le prince Borghèse est d'une générosité admirable. Quand il gagne au jeu, il se ferait un scrupule de laisser quelque chose dans la bourse de ses chambellans, et de ne pas distribuer une partie du gain à ses pages, lesquels achèvent ici une éducation fort édifiante.
«—Et l'empereur, vous ne m'en parlez pas; est-ce qu'il n'est jamais venu dans sa bonne ville de Turin?
«—Pardon, il y a montré beaucoup de tact, beaucoup d'esprit, et on lui a su gré de ses efforts pour plaire. Il a dit aux femmes qu'elles étaient jolies, et aux officiers qu'ils étaient braves; qu'il avait distingué les Piémontais dans la dernière campagne, et il savait le numéro de leurs régimens et leurs relations de famille. On ne peut imaginer un souverain qui ait plus d'habile charlatanisme pour faire valoir une gloire qui est grande par elle-même et qui pourrait s'en passer. Il est venu au bal et a daigné y causer pendant trois heures. Il n'a été bruit long-temps que de la présence d'esprit d'une jeune personne qui dansait devant lui, et qui marcha sur le pied du grand homme par mégarde. Napoléon se retira en disant: Mais, mademoiselle, vous me faites reculer. Alors, sire, répondit la spirituelle ingénue, c'est la première fois que cela arrive à votre majesté. Toute la soirée, on admira le bonheur de cette flatterie délicate, qui prouvait de l'esprit et qui pouvait promettre de la fortune. Le lendemain on remarqua encore que, par l'effet des émotions ou de la fatigue, la jeune personne avait le teint plus pâle, et qu'enfin elle avait trop dansé…»
Je rentrai chez moi à cinq heures du matin. L'éblouissement de cette fête m'avait distraite; mais je ne pus, malgré la lassitude, trouver de repos. Une incroyable mélancolie semblait m'avertir que je n'étais pas faite pour le monde et les plaisirs vides de la vanité, mais au contraire pour l'individualisme des sensations intimes et profondes. Il faut une ame qui réponde à la vôtre au milieu de cette solitude bruyante des salons, un regard qui vous complimente et quelquefois qui vous gronde.
Promenade à la Superga.—La ferme de la jeune Adeline.—Trait de bienfaisance de la princesse Borghèse.
Les gens qui, comme moi, aiment les contrastes ne s'étonneront, pas que le lendemain d'un bal j'aie été visiter des tombeaux. Mon ame mélancolique avait besoin d'objets moins bruyans; j'avais reçu dans la matinée M. le comte de Saluces que j'avais connu dans un précédent voyage en Italie, et qui m'avait demandé, la veille au bal, la permission de me rendre ses devoirs. M. de Saluces, d'une grande et illustre famille, était gouverneur du palais impérial de Turin; il honorait ses fonctions par son affabilité, et la cour par la délicatesse de ses sentimens; il aimait beaucoup les Français, et surtout les Françaises… Il aimait encore beaucoup à parler notre belle langue, et c'est sans, doute pour se ménager le plaisir de la parler pendant, toute une journée qu'il me proposa une longue course à la Superga et à Stupinitz.
Nous allâmes d'abord à la Superga; à mesure que nous approchâmes, nous sentîmes comme une plus vive facilité de respiration, car l'air est incroyablement vif sur les hauteurs qui l'avoisinent. Le paysage qui là se déroule est magnifique: ce sont les Alpes d'une part qui s'élèvent, ainsi que des chaînons destinés à attacher la Suisse et le Tyrol à l'Italie; les Apennins de l'autre viennent protéger de leurs cimes opposées les richesses de la Lombardie. Le temps nous permit de distinguer de ce point, à l'aide d'un télescope, le dôme de Milan se dessinant sur un horizon de plus de trente lieues.
Les caveaux de l'église de la Superga contiennent les tombeaux des anciens rois de la Sardaigne. Il y a, pour ainsi dire, trois compartimens à cette table de la mort, trois classes de sépulcres: la place du dernier roi, celle des princes de la branche régnante, et en outre celle de la branche de Carignan.
Là le comte de Saluces m'apprit que ces royales dépouilles avaient failli éprouver le même sort que celles de nos soixante rois en France, qu'une fureur bien plus d'imitation que d'instinct avait aussi voulu en Piémont attenter à ce qu'il y a de plus sacré sur la terre, aux tombeaux. «Vos généreux compatriotes, me dit le comte de Saluces, nous ont seuls épargné cette honte; le génie de la guerre, qu'on appelle le fléau des vivans, a fait respecter les morts, et rappelé le peuple piémontais à l'humanité; un général républicain a sauvé l'auguste poussière de nos monarques. Honneur au général Grouchy, alors commandant de Turin! Au risque de faire suspecter son civisme auprès des conseils ombrageux de Paris, au risque des vengeances de la rage politique qui poussait des furieux, ce véritable guerrier français fut contraint de mettre d'augustes cendres sous la protection de ses baïonnettes. Ce noble courage nous fit rougir et a préservé ma patrie d'une de ces taches que, dans les temps de crise, les honnêtes gens laissent toujours, hélas! infliger à un peuple par quelques misérables qui ne sont jamais d'aucun pays. De ce jour date mon attachement à la France. Au milieu d'une invasion onéreuse, quelques beaux traits sont venus ainsi nous réconcilier avec nos conquérans, et vos généraux nous ont du moins fait pardonner à vos fournisseurs.»
À ce nom de Grouchy, de cet illustre capitaine dont moi aussi j'avais connu la générosité, une larme de souvenir vint se mêler aux pleurs d'admiration et de reconnaissance que M. de Saluces ne pouvait retenir. «Mon amie, me dit-il avec émotion, les grands spectacles de la nature s'embellissent encore par les douces pensées. Un site magnifique comme le site qui devant nous se déploie, reçoit je ne sais quel prestige nouveau des souvenirs qu'il réveille. Une beauté morale sied bien à toutes les beautés physiques. À la Superga, le nom de Grouchy n'est pas le seul que vous aurez à bénir. Une vertu plus modeste, dont vous allez voir les heureux objets, demande ici que le nom de la princesse Pauline soit également prononcé avec vénération. Vous allez admirer un de ces traits qui feraient excuser bien des faiblesses.
«Voyez-vous cette jolie chaumière entourée de bois et de prairies; nous pouvons nous y présenter, et vous y verrez la vertu sous le chaume récompensée et heureuse par la vertu sur le trône.» Nous nous approchâmes et nous vînmes frapper à la maison, une vieille femme nous ouvrit aussitôt, et le comte lui demanda des nouvelles d'Adeline.
«Elle se porte bien, Excellence; elle est allée porter le dîner de son frère; mais elle va revenir et paraître bientôt.»
Un instant après arriva Adeline, et je vis une de ces figures angéliques qui n'existent que dans la patrie de Raphaël, et qui ne pourraient être exprimées que par son pinceau. À peine eut-elle prononcé quelques mots, que je fus plus agréablement surprise encore; car non seulement elle nous adressa la parole en français, mais elle le fit avec un choix de mots ne laissaient pas supposer que la belle Adeline eût été élevée pour la vie rustique; je ne me trompais pas.
«Adeline était fille d'un riche joaillier d'Alexandrie; son père ayant dissipé sa fortune se remaria à une veuve riche et mère de deux filles; il fit enrôler son fils, pour s'en débarrasser, et mourut de chagrin. Sa pauvre fille fut abandonnée. Une dame de la cour de Milan, et de la plus haute distinction, jeune veuve aimable et bonne, prit en pitié la pauvre orpheline, et se chargea de son éducation, qui fut conduite avec plus de tendresse que de prévoyance. La protectrice d'Adeline était sur le point de contracter un second mariage avec le comte de ***. Celui-ci, qui n'épousait que la dot de la riche veuve, ne vit pas la belle protégée de sa femme sans concevoir aussitôt l'irrésistible pensée d'une séduction coupable. Heureuse des grâces et des qualités de son Adeline, la comtesse ne concevait point d'alarmes de ses succès. Sa crédule confiance dura jusqu'au moment où une preuve écrite lui apprit tout à la fois et l'inconstance de l'homme duquel elle avait attendu le bonheur, et la noble résistance de l'infortunée qui avait reçu ses bienfaits. La comtesse ne voulut point punir une innocente rivalité; mais trop faible et trop généreuse pour croire à l'ingratitude de celui qu'elle aimait, elle fit partir secrètement la jeune Adeline pour Turin, où elle la plaça chez une lingère. Ce brusque passage d'une vie occupée par toutes les études agréables à l'apprentissage d'un état obscur, et à l'ennui d'un travail manuel, fit sur le cœur d'Adeline une impression douloureuse. Elle ne se plaignait pas de sa bienfaitrice, mais, par un invincible retour, sa pensée se reportait plus bienveillante vers son époux. Il était paré d'ailleurs de ces dons brillans, qui sont toujours des séductions et des dangers. Adeline, la pauvre Adeline ne l'avait pas vu sans plaisir, et il ne l'avait que trop découvert. L'adroit séducteur avait su ne montrer ni dépit ni surprise d'un départ dont il avait pourtant deviné les secrets motifs. Il n'était pas alors marié depuis deux mois, mais les dates sont-elles des convenances qu'on respecte quand on n'en connaît point d'autres? Il eut soin d'arranger les plausibles motifs d'une affaire et la nécessité d'un voyage à Alexandrie. L'absence d'Adeline avait suffi pour changer un léger caprice en une passion violente, et pour la satisfaire, rien dont l'époux de la comtesse ne fût capable. Il s'était, par une cruelle patience, étudié à contrefaire l'écriture de sa femme. Arrivé à Turin, il écrit à Adeline au nom et avec la signature de sa bienfaitrice. Un domestique aux livrées de la comtesse était porteur du billet. Adeline le suivit avec joie et sans défiance, monta dans la voiture dont elle reconnut les armoiries, et en quelques minutes elle fut transportée dans un brillant hôtel de la rue du Pô. Adeline traverse rapidement les appartemens; son émotion redouble à l'idée d'embrasser sa bienfaitrice, mais c'est dans les bras du volage époux de la comtesse qu'Adeline vient tomber égarée. Ce trouble de la surprise, le perfide ne le prit pas pour un abandon de l'amour, mais il en profita avec une affreuse adresse, étouffant par ses violences les murmures et les combats qu'il ne pouvait vaincre par ses caresses.
«Échappée à une pareille lutte, Adeline n'en vit finir le supplice que pour en sentir la honte et le remords. Sourde aux propositions qui cherchaient à acheter les charmes qu'elle avait si noblement disputés à l'adultère, Adeline revint accablée à son modeste asile. Peu d'instans après, le même domestique revint toujours au nom de la comtesse payer la pension d'Adeline. À cette somme était joint un présent considérable pour l'orpheline, quelques cadeaux pour la lingère et ses jeunes compagnes. Un billet était joint à cet envoi; mais il ne fut point ouvert. Forcé de porter une réponse, l'impudent valet d'un maître corrompu osa dire à la malheureuse Adeline: «Mademoiselle, madame vous attend pour dîner et vous conduire au spectacle.» Alors Adeline, levant ses yeux voilés par le sentiment de sa chute, mais où brillait aussi la résolution de s'en relever, Adeline, jetant un regard de mépris sur le porteur du billet, lui dit avec dignité: «Mon travail et mon choix me retiennent ici. Je n'en sortirai plus que pour aller rejoindre mon frère qui vient d'être nommé officier, et qui seul décidera de mon avenir; reportez à ceux qui me les envoient ces trop magnifiques présens. Je suis pauvre, mais, grâce à ma bienfaitrice, je sais travailler.» Un torrent de larmes vint mettre le comble à l'étonnement de toutes les jeunes compagnes d'Adeline. La maîtresse de la maison, présente à cette scène, ne comprenait pas la délicatesse d'Adeline, ne concevait pas des principes que l'or ne modifiait point, et ajoutait toutes les railleries du vice à tous les mauvais conseils de la cupidité. Cette logique était toute simple. Le refus d'Adeline entraînait la restitution des cadeaux qui accompagnaient le présent repoussé par elle. On allait presque employer des ordres après des raisons, quand Adeline, sans révéler son secret tout entier, se contenta de répondre: «Ce n'est pas là le messager de la comtesse, mais seulement celui de son époux.» Excuses impuissantes, la maîtresse insiste. Adeline est réduite à supplier que du moins, sans lui rien demander de plus, on la laisse libre jusqu'au moment où son frère aura répondu à la lettre qu'elle allait lui écrire. Au milieu de cette scène de nobles prières et d'indignes résistances, la porte s'ouvre, un cri d'horreur s'échappe du sein d'Adeline; c'était le comte ***, c'était le séducteur.
«La femme respectueusement servile qui brûlait de gagner son salaire expliquait l'évanouissement de la victime à sa manière; mais au même moment une autre femme jeune et belle entre dans la maison, s'attendrit à la vue de la scène qu'elle contemple, presse dans ses bras celle que les pâleurs de la mort ne défiguraient point. Adeline ouvre les yeux, et touchée de la grâce et de la bonté de l'inconnue, tombe aux genoux de cet ange tutélaire, se réfugie dans son sein, et y verse avec des larmes l'aveu de la honte qui les provoque, et qu'elle n'a point méritée: «Ah! je suis digne de votre compassion généreuse. Sauvez-moi, que votre jeunesse heureuse et protégée devienne ma protection et mon abri. Je puis par quelques talens payer l'asile que j'implore; rendez-moi la vie en me rendant l'honneur que l'on veut me ravir; rendez-moi cette vie qui deviendra une longue action de grâces pour vos bienfaits.» À ces mots la jeune dame relève avec un vif élan d'intérêt la malheureuse Adeline, et jetant un regard sévère sur la marchande: «Vous avez voulu me tromper; cette jeune fille est innocente, le vice n'a pas ce langage.»
«—Non, non, s'écria Adeline, non, ma généreuse protectrice, je ne veux pas usurper votre estime; je suis tombée, mais je ne veux pas m'avilir, et c'est de lui (montrant le comte) qu'il faut me sauver.
«—Calmez-vous, lui dit la dame, vous ne me quitterez plus; puis se retournant vers le comte, muet et confus: Vous sentez bien, monsieur le comte, que votre présence est ici pour tout le monde un outrage, et peut-être pour vous un danger.
«—Mademoiselle, rendez grâces à la fortune, dit avec importance la lingère; votre sort est entre les mains de madame la duchesse de Guastalla.»
«Peu familiarisée avec les titres, écoutant bien plus la voix de la reconnaissance que celle de l'intérêt, morne d'attendrissement, Adeline admirait la beauté, la grâce de sa bienfaitrice, et, dans son enthousiasme, l'aimait bien plus qu'une reine. La lingère, se méprenant sur l'éloquent silence d'Adeline, lui rappelait de nouveau les titres de la princesse Pauline; alors la jeune fille, sortant comme d'un rêve de bonheur, électrisée à l'aspect de la grandeur compatissante, s'écria avec transport: «Quoi! la sœur bien-aimée de l'empereur! Ô Henri! ô mon frère! vous pouvez encore chérir la pauvre Adeline.» Dans l'effusion de sa confiance, elle raconte la petite fortune militaire de ce frère bien-aimé, parti soldat, nommé officier sur le champ de bataille, la belle action qui lui avait valu cet honneur. Heureuse de trouver tout à la fois la fierté française, la tendresse fraternelle, toutes les vertus du cœur dans la charmante Adeline, Pauline la presse contre son noble sein ouvert à toutes les émotions généreuses, et l'emmène avec elle dans son palais.
«Chaque jour la présence de la jeune fille devint la récompense de la belle bienfaitrice. Il y a dans la reconnaissance une progression si douce de soins délicats, un si tendre empressement de plaire, qu'on pourrait dire que rien n'est plus ingénieux que le cœur pour acquitter ses dettes.
«Quand la jeune protégée fit confidence à la princesse du lâche stratagème par lequel le comte avait surpris un odieux triomphe, l'indignation de Pauline voulut instruire l'empereur et appeler un châtiment; mais Adeline, songeant au repos de celle qui lui avait servi de mère, eut la générosité de demander un nouveau bienfait après tant de bienfaits: le silence et l'oubli. La princesse se plut à faire écrire devant elle au frère d'Adeline. Sur ces entrefaites, la comtesse qui avait élevé Adeline vint à Turin; elle était veuve de nouveau, et avait payé d'une partie de sa fortune et de son repos ce court et trop long hymen. Adeline sachant qu'elle était malheureuse vola près d'elle. Cette dame résolut d'aller ensevelir ses regrets et ses chagrins à la campagne; elle acheta le petit bien que vous voyez. Le frère d'Adeline a obtenu son congé; épris d'une charmante fille de ce village, il l'a épousée; vous venez de parler à la mère. La comtesse est morte il y a peu de temps. La princesse Pauline a fait acheter le petit domaine et quelques alentours au nom d'Adeline; celle-ci y a installé son frère et sa jeune belle-sœur; tous les ans elle vient passer trois mois au milieu des joies domestiques; riche des dons de la princesse, elle ne veut point se marier pour pouvoir en doter sa famille. Les bienfaits d'une main généreuse ont fructifié dans des mains reconnaissantes; l'héritage s'est amélioré et embelli, et le nom de Pauline y est béni, comme celui de la Providence.»
Je vis l'intéressante Adeline; quelque chose de ses anciens chagrins se lisait encore sur sa belle physionomie, pour la rendre plus douce, comme un léger nuage relève encore l'azur d'un bel horizon; Sa conversation ne démentait point le bien que le récit de son histoire m'avait fait penser d'elle. Son frère était un homme simple, sans beaucoup de valeur, mais qui sentait tout le prix des bienfaits, et un seul noble sentiment ne suffit-il pas pour intéresser? Sa jeune épouse était si jolie et si timide, qu'il y eût eu une sorte de sacrilége à demander davantage à sa modestie: Hélas! me disais-je, que de personnes heureuses par les bontés d'une seule! Quelle douce consolation ou quel réel plaisir promis à la grandeur qui sait ainsi profiter de la puissance! Voilà une de ces scènes que l'histoire négligera peut-être, mais qui mérite de rester gravée dans le cœur de toutes les femmes.
Le soir, quand je vis en grande loge à l'Opéra cette sœur charmante de Napoléon, que je venais de mieux connaître que ses courtisans, elle me sembla plus belle de tous les souvenirs de bonté qui la paraient. Sa jolie tête étincelait de diamans, et mon attendrissement trouvait juste et légitime ce luxe qui avait aussi des trésors pour la bienfaisance. Je l'ai dit, la princesse Pauline était une de ces femmes dont le ciseau de Canova ou la plume du Tasse pourraient seuls traduire la perfection harmonieuse et ravissante.
Promenade à Stupinitz.—Une nuit de Napoléon.—Le comte de Vivalda, chef de brigands.
M. le comte de Saluces avait été si content de sa promenade, qu'il revint me chercher quelques jours après pour me conduire à Stupinitz; lui et mon chambellan avaient le monopole de mes matinées. On ne saurait imaginer une politesse plus exquise que celle de M. de Saluces; il portait si loin le respect pour les femmes, qu'il était toujours en tenue et en escarpins, en bas de soie, enfin comme en toilette de rendez-vous. Je le croyais en intimité avec une grande et fort belle cantatrice du Théâtre impérial, et je ne manquais jamais de lui dire que l'assiduité et la longueur de ses visites auprès de moi le feraient gronder. Il ne se lassait pas de la plaisanterie, et me paraissait fort disposé à braver les reproches de la prima donna. J'eus la malice de l'y exposer, en acceptant de nouveau son bras et sa voiture pour la promenade à Stupinitz dont il m'avait parlé.
Avant d'arriver à Stupinitz, il faut traverser la magnifique forêt qui donné son nom au château, et qui n'en est pas un des moindres ornemens; c'est aussi quelquefois un curieux spectacle que le passage du Sangone, torrent assez paisible en été, mais que la fonte des neiges rend fougueux et vagabond en hiver. Le Sangone n'était déjà plus à cette époque dans ses momens critiques, et nous fûmes heureusement privés du spectacle de sa mauvaise humeur. Les avenues qui entourent le palais de Stupinitz et qui y mènent sont d'une longueur imposante, le château d'une élégance noble et enchanteresse; il avait passé comme un héritage de la maison de Savoie dans les domaines de la maison de Napoléon: les châteaux avaient eu ainsi le sort des trônes eux-mêmes, depuis le Trasimène jusqu'à l'Elbe, depuis Rome jusqu'à Hambourg.
L'ancienne cour de Sardaigne honorait très rarement Stupinitz de sa présence, et il fallait la solennité de la Saint-Hubert et les sons perçans du cor pour y appeler le roi et la noblesse piémontaise. Un cerf doré domine le haut du dôme pour indiquer la destination spéciale de cette royale résidence, comme une espèce de grand veneur inamovible. Du reste, tout dans Stupinitz est disposé avec une régularité large et commode; on dirait d'une ville composée de galeries et de bâtimens se correspondant les uns aux autres, d'une ville pour loger une cour quelquefois à peine pendant quarante-huit heures. Le baron de Luzerne, gouverneur du château, étant absent, le comte de Saluces fit appeler le concierge, et celui-ci se fit notre cicerone avec une politesse et des manières moins élégantes que son supérieur, mais aussi avec une indiscrétion inappréciable, et qui, en ma qualité de curieuse, devenait pour moi fort amusante. J'ai bien souvent éprouvé qu'on apprend plus quelquefois avec les gens d'en bas qu'avec les gens d'en haut. Comme j'en ai vu de tous les étages, on peut croire à la vérité de mon observation.
Le complaisant concierge ne savait pas seulement comme un architecte tous les détails d'art que la visite d'un aussi beau monument exigeait; mais il possédait comme un historiographe bien renté toutes les particularités curieuses, toutes les anecdotes secrètes et publiques dont, sous les deux régimes, Stupinitz avait pu être le théâtre. Elles étaient toutes fort importantes pour un cicerone qui veut faire sa cour; mais elles le seraient moins pour des lecteurs désintéressés. Les récits un peu bavards se supportent sur les lieux mêmes que l'on visite: l'impression du moment donne du prix à tout; mais ce qui est bon à entendre n'est pas toujours bon à raconter, et je ne choisis dans tout ce que j'appris à Stupinitz qu'une seule anecdote dont l'authenticité et l'intérêt me sont suffisamment garantis par le nom des personnages et les confidences du narrateur.
Stupinitz, nous dit notre Suétone ambulant, a possédé l'empereur Napoléon; il a daigné y rester quelques instans, lors de son passage pour Milan, où il allait se faire couronner roi d'Italie. Il lui arriva ici une aventure qui vaut bien la peine d'être connue, mais attendez: le lieu de la scène ne nuira pas à son intérêt. Là-dessus, il nous conduisit pas un escalier secret au bout d'une galerie de l'aile gauche du palais, où régnait une longue enfilade de petits appartemens. En entrant dans l'un de ces appartemens, on me fit remarquer de fort beaux portraits, tous plus respectables les uns que les autres: c'étaient des généraux, des papes et des magistrats dont je n'ai pas retenu les noms. Cette chambre, pendant le séjour de la cour impériale à Stupinitz, avait été affectée à la belle madame ***; du service de S. M. l'impératrice reine Joséphine. L'Empereur, qui avait, par excès de prudence sans doute, une clef pour toutes les portes, en avait une pour l'appartement de la jeune dame; il y entre par hasard, sans doute encore, au milieu de tant d'autres; on l'entend; et heureusement ou malheureusement, la jolie dame avait quelqu'un auprès d'elle à qui confier sa frayeur. Heureusement encore le quelqu'un était aide-de-camp de l'Empereur; il reconnaît son maître à la brusquerie de son entrée: habitué à lui rendre hommage, et surtout à ne pas le contrarier, il se laisse glisser à bas du lit, et par plus de respect se cache dessous. L'Empereur, armé d'une petite lanterne, regarde avec attention pour sa sûreté, remarque du désordre, de l'embarras, et particulièrement sur les chaises autre chose que des robes. «Un homme est ici caché, s'écrie Napoléon; qu'on se montre, qu'on paraisse devant moi, je l'ordonne, je le veux.» Un aide-de-camp est toujours bien forcé d'obéir à son chef. Voilà donc ce respectable général de division, c'était son gendre, ma foi, qui se découvre, se recouvre, et disparaît. L'Empereur demeura quelques instans encore comme un homme qui voulait, dans les petites choses aussi bien que dans les grandes, que le champ de bataille lui restât. Le plus curieux de l'aventure, le voici, et cela prouve bien que l'Empereur est aussi bon qu'il est brave: le pauvre aide-de-camp craignait le lendemain les regards boudeurs du maître; loin de là il reçut l'accueil ordinaire, et l'Empereur ne lui dit pas un mot qui fût relatif à l'anecdote de la nuit.
«Mais comment, dis-je avec vivacité au narrateur, avez-vous pu connaître les détails d'une scène dont les témoins avaient un intérêt commun de discrétion?
«—Comment, ma belle dame? Vous l'auriez su comme moi, si vous aviez été ici, et où j'étais; aucun des acteurs n'a parlé; mais moi qui n'avais pas d'intérêt, je peux bien ne pas avoir la même discrétion. Tenez, madame, venez dans l'appartement à côté de celui-ci, vous entendrez comme si vous étiez dans la pièce même, et vous concevrez que s'il vous arrivait quelque chose de pareil à ce qu'a éprouvé la dame de service de Joséphine, on pourrait très bien n'en pas parler et pourtant le savoir.»
Nous quittâmes Stupinitz, fort contens encore cette fois de notre promenade. La causerie du château nous avait mis en humeur narrative; et M. de Saluces ainsi que moi nous vidions en quelque sorte notre sac d'aventures. Le roulement de la voiture dispose à cet échange de confiance et de pensées. Au milieu de la route M. de Saluces me fit remarquer une masure délabrée: «Vous voyez bien d'ici cette ruine; elle est de construction moderne pourtant, et elle est témoin d'une misère qui accuse peut-être nos lois. Il y a quelques années, Turin retentit d'un vol scandaleux: des hommes qu'aucune mauvaise action n'avait point encore signalés, à l'aide d'une fausse clef, dévalisèrent une riche maison. On fut bientôt sur la trace des voleurs; la sentence accompagna presque leur découverte; dix ans de travaux forcés s'ensuivirent. Le jugement s'exécute à Alexandrie. Mais un pauvre diable fut impliqué dans cette vilaine affaire, pour avoir travaillé à la fausse clef qui avait été l'instrument du délit; le malheureux, garçon serrurier, ignorait à quel usage la clef était destinée. L'embarras de ses réponses, peut-être la nécessité de l'exemple dans des temps difficiles, le firent également comprendre dans la condamnation, quoique pour un temps moins long que les véritables coupables. Sa peine expirée, il chercha du travail et fut repoussé comme un galérien. Les maires, sous le prétexte de la sûreté de leur commune, se le renvoyaient, et le ballottaient ainsi sans asile. Dans sa détresse, avec quelques branches d'arbres et de la terre, il éleva cette masure que je vous ai montrée sur la lisière de deux communes, pour qu'aucun des deux maires voisins ne pût l'inquiéter. Sa vie était moins malheureuse; il vivait de racines, et d'un peu de pain les bons jours, ceux où il pouvait se rendre utile sur la route pour le raccommodage des voitures. La vigilance administrative l'a encore poursuivi dans ce dernier abri de la misère et de la faim. Réduit au vagabondage, à toutes les plus dures extrémités du besoin, la fatalité d'une si criante destinée lui fait regretter le pain du bagne, et pour le reconquérir, le malheureux fabrique encore une fausse clef, se glisse dans une maison, choisit les objets les moins précieux pour atteindre son but au moindre dommage possible, et loin de chercher à échapper à la justice, il reste tranquillement exposé à ses poursuites. Arrêté sous le poids d'une récidive devant la cour criminelle, il ne cherche point à se défendre, avoue la réalité du vol, mais expose avec candeur les rigueurs qui l'y ont en quelque sorte forcé; que les lois trompeuses, en lui rendant la liberté, mais en cessant de le nourrir, lui avaient continué leur châtiment, et rendu leur bienfait plus onéreux que leurs rigueurs. La cour a eu pitié de tant de misères, ne l'a cette fois condamné qu'à une peine légère de réclusion, a fait écrire par le procureur général à l'autorité administrative, pour qu'au moins la terre ne fût pas refusée à cet infortuné à l'expiration de sa nouvelle peine. Quelques personnes charitables ont, en outre, quêté pour lui quelques secours.
«—Oh! m'écriai-je, indiquez-moi où je puis déposer mon offrande. À peine de retour à Turin, je courrai la déposer.» Je ne sais pas ce que les lois devraient faire pour ne pas pousser au crime ceux qui pourraient se repentir; mais c'est à la charité qu'il appartient de remédier autant qu'il est en elle à l'impuissance de la justice, qui ne sait jamais, hélas! que punir. Ces problèmes législatifs sont si longs à résoudre, qu'il faut que la bienfaisance se charge de faire patienter le genre humain.
«C'est une chose bizarre, me dit encore M. le comte de Saluces, que les récits des choses tristes et pénibles: on ne les écoute pourtant jamais sans un intérêt qui ressemble presque à un plaisir. Ma chère amie, je crois que notre nature est d'être émus. Vivre, c'est sentir. Les histoires de voleurs ne sont pas sans agrément quand on traverse une forêt. En voici une dont un de mes amis a reçu en personne la confidence de la part d'un voleur très distingué, enfin d'un voleur comme il faut. La rencontre eut lieu à Turin même, à une table de restaurateur. L'ami dont je vous parle, désœuvré comme on l'est quand on dîne seul, ne se lassait pas de regarder un de ces hommes dont la figure semble une curiosité. Celui-ci, s'en apercevant, vint droit à la table du voisin et lui dit: «Je suis de votre part l'objet d'une investigation dont je pourrais me fâcher; mais comme j'aime assez à produire de l'effet et à satisfaire la curiosité des honnêtes gens, comme une conversation vaut mieux qu'un duel, je m'en vais tout simplement vous conter mes aventures:
«J'appartiens, monsieur, à l'une des plus anciennes et des plus respectables familles de Milan. Je suis comte de Vivalda. J'ai dépensé ma fortune et je ne m'en plains pas, car j'ai joui de la vie. Les voyages font mon bonheur. Dans deux heures, j'aurai disparu de Turin, du Piémont peut-être. Je ne vous demande pas votre discrétion, parce que j'en suis sûr, ou plutôt parce que je saurais en être sûr. Je vais rejoindre mes honorables amis; je leur dois un rapport sur les démarches diplomatiques dont ils m'ont chargé; car, pour que vous le sachiez de suite, j'ai l'honneur de commander, avec l'intrépide Meino, une troupe de braves de Narzali, qui ne sont pas bien avec votre empereur, et surtout avec sa gendarmerie, mais qui s'en moquent. Tenez, monsieur, pour vous prouver ma puissance, prenez cette bague; avec elle vous voyagerez avec plus de sûreté qu'avec une escorte: c'est le meilleur passe-port que vous puissiez avoir pour toute l'Italie. À ces mots, mon ami commençait à faire la grimace. Soyez calme, ajouta le noble comte; je suis ici en amateur, et il n'y a que les plus vulgaires préjugés qui puissent vous donner mauvaise opinion de moi et de mes amis: il y a brigands et brigands. Tout état honnêtement exercé devient honorable; et si l'on voyait bien à fond les misères de la société, les crimes secrets, les trahisons de tous les sentimens, la lâcheté des amitiés, les turpitudes du pouvoir, les saletés administratives, judiciaires, civiles, domestiques, matrimoniales; ah! monsieur, je vous le répète, si les confesseurs des mourans pouvaient parler, l'on serait peut-être forcé de convenir qu'il n'y a de vertus que sur les grandes routes: audace et bienfaisance, voilà le véritable brigand. Jugez un peu des qualités supérieures de ma troupe: il y a quelque temps, le général Menou, gouverneur de la division militaire, voulut se mêler de nos affaires, et mit en conséquence ses troupes à nos trousses; Meino et moi nous endossons des uniformes d'officiers supérieurs; nous avions de si bonnes liaisons dans la ville, qu'avant minuit nous tenions le mot d'ordre de la garnison. Quelques minutes après, sous prétexte d'un ordre militaire et supérieur, nous nous présentons chez le gouverneur, et nous demandons à être seuls avec lui. Alors, plus de dissimulation: nous déclarons nos noms et qualités, et nous disons au général stupéfait: Vous vouliez nos têtes, nous sommes maîtres de la vôtre; vous vouliez nous faire coffrer, c'est vous qui êtes notre prisonnier. Toutefois nous ne voulons de mal à personne, et nous ne vous demandons qu'une chose, c'est de ne plus nous poursuivre avec acharnement. Prévenez de la sorte une seconde visite que nous serions forcés de rendre plus sévère.» Après ce court dialogue, nous regagnâmes en toute sûreté nos montagnes.
«Autre exemple, mon cher monsieur: La superbe madame Meino, épouse d'un de nos camarades, nous fut enlevée: elle tomba dans un parti de gendarmes qui la menèrent à Alexandrie. Seul M. Meino se présente encore chez le général de cette ville, et cette fois sous l'uniforme de la gendarmerie, en colonel, la croix d'honneur à la boutonnière. Nous aimons beaucoup la croix d'honneur. Meino accorda un délai de trois jours pour la liberté de sa femme. Au bout de deux jours, madame Meino était revenue; et l'on avait bien fait d'obéir, car sans cela le général Despinois… était mort dans les vingt-quatre heures, et moi qui vous parle, j'étais resté à Alexandrie pour retirer sa parole d'honneur et rentrer dans les lois de la guerre.
«Vous le voyez, nous avons horreur du sang, et nous ne le versons que quand on nous y contraint. Les femmes! eh bien! nous ne les enlevons même pas; nous leur prenons tout, mais nous leur laissons l'honneur. Il n'y a pas chez nous plus de libertins que de traîtres. Ceux qui ne sont point insensibles à l'amour ont des femmes légitimes où le sacrement a passé. Nous avons réduit nos expéditions à un code régulier, et voici les principales dispositions: Nous connaissons toutes les fortunes à un sequin près; nous avons ainsi la liste des riches propriétaires; nous en enlevons un, deux, trois, de temps en temps, à tour de rôle. Nous les mettons en lieu de sûreté; nous leur faisons les honneurs de notre table: le vin, le café, la liqueur, un bon ordinaire. Libre ensuite aux prisonniers de s'en aller quand ils veulent… c'est-à-dire quand ils veulent payer leur rançon; mais nous ne sommes point juifs, nous leur donnons du temps. Ils prennent eux-mêmes leurs échéances. Ils écrivent à leurs familles, et pour cela encore, nous leur sauvons les ports de lettres, nous nous chargeons nous-mêmes de les faire tenir. Quand les conventions réciproques ont été jurées, c'est-à-dire encore, quand nous avons touché l'argent, nos prisonniers, un bandeau sur les yeux, sont ramenés, et à cheval, à peu de distance de chez eux. Nous les prévenons que toute dénonciation à l'autorité serait suivie pour eux de la peine de mort. Une fois qu'on nous à payé le tribut, on en est quitte pour la vie. Plus honnêtes que les gouvernemens, nous ne volons qu'une fois la même personne; et je puis vous assurer que nous jouissons de l'estime de tous les honnêtes gens qui ont eu affaire à nous.»
«Hélas! madame, là finit le récit du comte de Vivalda, mais là ne finit pas son histoire. Lui, Meino et tous ses honnêtes camarades ont été, il y a peu de temps, poursuivis avec une nouvelle activité. Bien des pauvres gendarmes y ont passé, mais enfin la troupe a été réduite. Retranchés dans une ferme, on y a mis le feu, et ils n'ont cédé qu'au nombre et à l'incendie. La cour criminelle de Turin les a tous condamnés à mort, et tous ont été exécutés. C'est un spectacle dont toute la ville a été témoin. La naissance, la beauté de plusieurs d'entre eux, avaient redoublé l'épouvantable curiosité des supplices. Il n'y en avait pas un dans la bande qui ne portât les marques de quelques blessures. Leur courage, leurs aventures ont fait plusieurs fois les frais de toutes les conversations, et vous voyez bien qu'on en parle encore.»
Nous arrivâmes assez tard à Turin, à cause du mauvais temps. M. le comte de Saluces me reconduisit avec sa politesse ordinaire, et me quitta de suite; j'en augurai que la peur des reproches l'avait repris, et qu'il allait réveiller sa belle actrice pour en diminuer la dose. Quoique je ne sois pas peureuse, on le sait, je n'en passai pas moins la nuit à rêver brigands, comme cela arrive quand on en a parlé beaucoup dans la soirée. Après deux jours de repos, et après mes visites d'adieux au comte de Saluces, à mon chambellan et à quelques autres personnes, je repartis pour Gênes.
Retour à Gênes.—Le comte Albizzi.
En quelques jours, j'eus bientôt suffisamment contemplé tout ce que la rue Balbi ou Strada-Nuova étalent de pompes; car rien ne me lasse aussi vite que les beautés de la pierre de taille et l'aspect du marbre, tandis que la nature animée des sites, des montagnes et des paysages semble renouveler et rajeunir chaque matin pour moi l'émotion de leurs spectacles.
Je m'étais dit: Je veux me reposer quelque temps et vivre comme si mon avenir était assuré; et je fus si fidèle à ma promesse qu'on aurait pu me supposer 20,000 livres de rente. Je ne me ressentais plus de ma blessure, et, ce qui était bien plus grave, mon teint avait repris cette fraîcheur qui était admirée avant mes campagnes, et j'avoue que ma coquetterie ne regrettait nullement mes agrémens militaires. Beaucoup plus par ostentation que par goût, j'allais souvent au spectacle. N'aimant que faiblement la musique, je ne m'y rendais en vérité que dans l'intérêt de ma toilette. Mon pauvre Hantz, en sa qualité d'Allemand, était un peu plus mélomane; et au lieu de le laisser de planton à la porte de ma loge, j'avais pris, en reconnaissance de tant de services qui relevaient pour moi au-dessus de sa classe, l'habitude de le laisser se placer derrière moi. Je m'amusais beaucoup de son enthousiasme musical, qui était parfois fort grotesque, mais qui était toujours fort bien appliqué.
J'approchais de cette époque fatale, tant redoutée, qu'on pourrait appeler une première mort pour les femmes; enfin j'étais bien près de la trentaine; mais une santé que des fatigues qui eussent tué la plupart des femmes avaient rendue plus florissante, un certain air d'agrémens que les Italiens désignent par una maniera che non è da tutti, me rendirent l'objet de poursuites et d'hommages flatteurs. Je fis la connaissance de deux personnes différemment remarquables: un parent du comte Mareschalchi, ministre des relations extérieures du royaume d'Italie, personnage important et cérémonieux, dont les manières gourmées allaient fort peu avec les miennes, mais que ses relations avaient rapproché de Ney, et qui m'en parlait quelquefois; l'autre personne était Albizzi, dont la beauté fut citée depuis à la cour de Toscane. J'avais connu ces messieurs à la campagne, et souvent nous en prenions ensemble le plaisir.
Les Italiens sont en tout et partout passionnés, et ils portent dans toutes les relations, avec une souplesse apparente, une irrésistible volonté de despotisme. Je n'ai jamais compris que l'ascendant du caractère, l'empire du génie ou de la gloire, et Ney seul a pu obtenir de moi cette soumission à ses avis, à sa volonté, que je ne pourrais jamais accorder aux seuls agrémens extérieurs d'un homme ordinaire quoique aimable. J'ai dit la licence bien méritée par ses services que j'avais laissé prendre à mon brave et fidèle domestique quand j'allais au spectacle: le premier jour Albizzi en parut surpris; le second, il en fut mécontent; le troisième, il se permit de me le dire et d'appeler cela une inconvenance. Un cela me convient lui épargna de nouvelles remarques. Il en avait fait assez pour que je devinasse toutes les suppositions outrageantes d'un Italien qui ne connaissait pas la délicatesse des Françaises en pareille matière; parce que dans sa nation un valet peut devenir un rival tout comme un autre, et que ces faiblesses honteuses n'y sont point sans exemple. J'avoue avec toute ma franchise que j'étais si loin de mériter ces soupçons, que mon imprudence n'avait pas même pu songer qu'on pût se méprendre au point de les concevoir. La colère et les insinuations d'Albizzi, j'avais su les repousser; mais elles m'avaient éclairée sur toutes les convenances qu'exige le monde. Je me décidai dès lors, dans l'intérêt d'une réputation que je n'avais rien fait pour compromettre, à un sacrifice bien douloureux, celui de mon pauvre Hantz, de ce fidèle compagnon de tous mes périls. J'immolai la reconnaissance à un autre sentiment honorable dont il ne pouvait recevoir et dont il n'eût point compris l'impérieuse susceptibilité. J'allais le renvoyer au moment du repos et de la récompense qu'il avait si bien mérités. Hantz n'était qu'un simple domestique, et ces détails sont peut-être au-dessous de la dignité de l'histoire; mais je sentis à la noblesse de son dévouement, à la sincérité de sa douleur, que l'or ne suffit pas pour payer un attachement véritable. Je n'osais annoncer à Hantz notre séparation, au moment où il se faisait déjà fête d'accompagner à Rome, à Naples, à Florence, sa bonne maître. Les sarcasmes d'Albizzi m'en faisaient un devoir d'orgueil blessé; ma raison, si rarement courageuse, m'en faisait une obligation d'honneur plus légitime. Je tournai long-temps autour de la fatale nouvelle, mais enfin, j'en brusquai l'annonce auprès du pauvre Hantz. Rien n'est amer et pénible comme le sentiment d'une injustice, et je souffrais d'une séparation à laquelle il n'avait donné aucun prétexte, si ce n'est son dévouement que je reconnaissais si peu.
Quand je me fus expliquée, le pauvre Hantz n'en croyait pas encore ses oreilles; il tomba à mes genoux, tendant des mains suppliantes et s'écriant: «Oh! ma jeune maître, je ne le puis; vous m'avez fait riche, reprenez votre argent; je ne veux rien, et je m'engage à vous servir pour rien, et toute ma vie. Ayez pitié du pauvre Hantz!…» J'en avais plus que pitié; car il m'inspirait de l'estime et de l'attachement. Je lui dis tout ce que ces deux sentimens pouvaient dicter de consolant, lui promettant de le reprendre à Paris, où je le recommandais à une utile connaissance. Il prit ma main, la porta sur son cœur, et s'éloigna avec l'air et la précipitation du désespoir. Je restai quelques minutes immobile; mais aussitôt une affreuse pensée me saisit, et sans songer à autre chose qu'à la crainte dont elle m'envoyait le pressentiment, rapide comme l'éclair, je traverse l'appartement et l'hôtel, et j'arrive en bas pour voir Hantz occupé tranquillement à charger ses pistolets. Il rougit, me demanda mes ordres avec un calme qui me rendit le mien, et qui me livra à tous les embarras d'une pareille démarche. L'orgueil blessé me fit recourir à la dureté pour échapper à l'embarras: je lui dis de faire ses comptes et de les apporter. En retournant à mon appartement, je me vis l'objet d'une humiliante curiosité, qui augmenta mon humeur contre celui qui en était la cause innocente.
Je rapporte toutes ces circonstances, parce qu'elles jettent un triste jour sur les dangers d'une vie pareille à celle que je m'étais faite; parce que les femmes pourront y apprendre la fatalité attachée à une indépendance qui les expose non seulement aux suites d'un premier égarement, mais à l'humiliation d'être mal jugées par le monde, qui ne leur épargne aucune gratuite supposition, aucune interprétation malveillante, même de leurs actes les plus innocens.
Hantz revint au bout d'une demi-heure, me dit qu'il avait pensé à tout, et qu'il était résolu de se brûler la cervelle si je le renvoyais; qu'il voulait me suivre et me servir pour rien; mais tout cela sans s'échauffer, mais avec une fermeté effrayante et que ses yeux confirmaient terriblement. J'éprouvais l'angoisse d'une cruelle hésitation. À toutes mes réflexions, à tous mes encouragemens, il répondait: «Vous servir ou mourir, vous suivre ou me brûler la cervelle.» Enfin, je m'avisai pour le désarmer d'un moyen qui me réussit: je lui dis que j'étais près de me marier; que le futur exigeait de moi son renvoi à cause de la confidence qu'il avait eue de mon attachement pour un autre; que je l'adressais à Paris, à un excellent maître; que je l'y reverrais, qu'il tâchât d'avoir une place pour le lendemain.
Hantz obéit avec chagrin, mais sans murmurer: il croyait qu'il y allait de mon bonheur, et ce sentiment délicat lui avait rendu du courage. Ce sacrifice, que je faisais aux propos d'un homme qui m'était indifférent, me rendit ce dernier odieux, et je résolus de quitter Gênes aussitôt après le départ de mon domestique. Le pauvre garçon revint m'annoncer qu'il avait trouvé à s'embarquer pour Trieste, avec un Italien, le comte Borara, et qu'il aimait mieux cela que de retourner à Paris. Je reçus, le lendemain, la visite de ce nouveau maître, et je lui recommandai avec effusion le dévouement et la fidélité du meilleur des domestiques. Le vent retint quelques jours les voyageurs, et je vis le comte Borara avec plaisir: il était aimable, bon et très attaché au parti français. Le jour qu'on mit à la voile, je le reconduisis et restai sur le port jusqu'à ce que le bâtiment eût entièrement échappé à la vue, le cœur navré d'un sacrifice que l'amour-propre m'avait commandé, et qui me faisait perdre une des choses les plus rares, le dévouement respectueux et à toute épreuve d'un domestique qui élevait ses devoirs jusqu'à la noblesse de l'amitié.
En rentrant chez moi, j'y trouvai le comte Albizzi. Mes manières se ressentirent de ma tristesse; il en prit une humeur fort inconvenante, et il m'apprit jusqu'à quel point un homme jeune, bon et spirituel, peut cependant déplaire. Je résolus d'attendre mon établissement à Florence pour reprendre un domestique ou une femme de chambre; mais avant mon départ, qui fut cependant assez prompt, j'eus à regretter la prudente et religieuse surveillance de mon pauvre Hantz; car on me vola une cassette qui contenait 7,000 fr. en or, 3,000 fr. en billets, trois bagues du plus grand prix, une parure fort belle que je tenais de Moreau, et ses lettres. Jamais, avant cette aventure, je n'avais su rien fermer ni me défier de personne. Depuis ce jour, je suis devenue craintive et méfiante jusqu'au ridicule. Mais c'est une qualité tardive et par conséquent inutile: c'est ainsi que la prudence vient aux mauvaises têtes, quand elles ne peuvent plus en profiter. Chose inexplicable! ce sont les personnes qui ont le plus besoin d'argent pour des prodigalités, qui savent le moins s'en procurer et veiller à ce qui leur est si nécessaire.
Le vol fit du bruit, et en eût fait bien plus, si je ne m'étais pas opposée à toute espèce de poursuites. On ne pouvait concevoir une si stoïque indifférence. Et moi je ne comprenais pas alors et je ne comprends pas encore aujourd'hui, où l'argent est loin d'être abondant pour moi, que pour quelques pièces de cet argent on signe des procès-verbaux d'arrestation, et quelquefois des arrêts de mort.
Sur ces entrefaites, je quittai Gênes, et je sus depuis qu'on n'avait point cru à cette insouciance, à ce désintéressement, vertu si rare dans le vulgaire, que c'est celle qui excite le plus de surprise et d'incrédulité. La bienveillance génoise prétendait à ce sujet que je m'étais volée moi-même, oubliant, dans cette plate et injuste épigramme, que j'avais tout payé avec une extrême exactitude, et même avec une magnificence ridicule. Mais la médisance se soucie-t-elle beaucoup de la raison? et la calomnie ne se moque-t-elle pas du bon sens? Tous comptes faits, il me restait 3,600 fr., une garde-robe d'une grande richesse, de la liberté, quelques talens; j'espérai tirer parti de tout cela, et, gardant pour consolation mes nobles souvenirs, je m'abandonnai sans inquiétude à la fortune.
J'avais quitté Gênes le 7 mai 1808, pour me rendre à Lucques, où je ne restai que le temps nécessaire pour voir les débris de la tour d'Ugolino, et j'en partis avec un sentiment d'horreur et de pitié. J'avoue qu'à Rome l'aspect des ruines et des souvenirs antiques m'a réellement remué l'ame. Partout ailleurs, les ruines ne sont à mes yeux que des masures. Mais là, l'ensemble des monumens conserve son prestige; chaque pierre rappelle encore la reine du monde et ne la dément pas. Ces arènes, ces amphithéâtres, ces colonnes qui se prolongent à l'infini, qui semblent parfois s'animer quand la race dégénérée dont elles sont devenues l'héritage se repose et sommeille; cette vie des tombeaux qu'a très bien surprise et peinte l'auteur des Nuits romaines, m'a été aussi révélée. J'ai cru voir souvent, au milieu de ces éloquens débris, Brutus, Caton et Sénèque, écartant leurs linceuls, et cherchant des Romains dans Rome. Mais à Lucques, l'enthousiasme n'est pas possible, et je n'eus pas même un quart d'heure d'admiration; je me préparai donc à n'y pas faire long séjour, et je pris la résolution d'aller à Pise.
Arrivée à Pise et à Livourne.—De la tragédie italienne et de la tragédie française.
En quittant Lucques, je fis charger mes malles sur une de ces lentes diligences de vetturino, et je partis dans une espèce de cabriolet napolitain; on y est fort mal juché, tout en l'air et à découvert, mais ils courent avec une incroyable rapidité. La route était belle, le temps superbe, et j'avais hâte d'arriver à Pise. Hélas! qu'on a tort de faire des souhaits! Si les miens avaient eu moins de vivacité, j'aurais eu quelques extravagances de moins à commettre.
À peine étais-je descendue de voiture, que je me vis entourée de cinq ou six personnes que je reconnus aussitôt comme ayant fait partie de la comica compagnia de Milan: Blanes, Morochesi, Rigitti, et deux actrices fort jolies, mais non pas du premier ordre. J'étais seule, je venais de passer quinze jours de contrainte et même de chagrin, tout devait me paraître occasion de distraction et d'amusement. On me montrait un empressement amical; j'allais entendre les chefs-d'œuvre d'Alfieri et de Métastase: il n'en fallait pas plus pour me faire oublier passé et avenir, pour bercer ma folle imagination de quelques décevantes illusions. Mes artistes se rendaient à la répétition: je promis de les y aller rejoindre, prenant à peine le temps de déjeuner et de changer ma toilette de voyage. Arrivée au théâtre, la bizarre résolution avait fait des progrès, la fantaisie de jouer s'y était jointe, et à la fin de la répétition tout était convenu et arrangé. Je devais suivre la troupe à Livourne, où elle se rendait le lendemain, pour y paraître dans les rôles de Rosemonde de la pièce d'Alfieri, de Sémiramis de Voltaire, traduite par l'abbé; Césarotti, et de la Jocaste des Frères ennemis du premier auteur.
Je veux consigner ici une remarque fort judicieuse que me fit au sujet de ce rôle de Sémiramis et de la poésie italienne, pour l'expression de certains sentimens, un des acteurs de la troupe Rigitti, homme plein de goût et d'instruction. Je me la suis toujours rappelée, quand j'ai vu représenter le chef-d'œuvre de Voltaire. Rigitti trouvait que la poésie italienne communiquait plus de la pompe et de l'élévation convenable dans la circonstance à ces vers de la scène d'Assur avec Sémiramis.
Voltaire dit:
Je viens vous en parler: Ammon et Babylone
Demandent sans détour un héritier du trône.
Dans la traduction, Césarotti s'exprime de la sorte:
Io vengo appunto a favellarne.
Littéralement, on dirait: io vengo a parlarne; comme un personnage vulgaire dirait à la voisine: je viens vous en parler; au lieu que favellar a bien une autre noblesse: c'est un langage royal.
Il y a de ces nuances, de ces victoires, en quelque sorte, d'une langue sur une autre, pour la traduction de quelques sentimens qui tiennent aux mœurs. Je voulus bien accorder à Rigitti ce petit triomphe national d'une expression; mais en général la langue française est encore celle que je préfère, celle qui a le plus de suite, le plus de tenue, si j'ose m'exprimer ainsi; ne s'enflant jamais jusqu'à la bouffissure, ne s'abaissant jamais jusqu'à la trivialité. J'accordais une juste admiration à Métastase, à Maffei et à Alfieri, à Goldoni surtout; mais le beau n'existe vraiment dans le théâtre italien que par étincelles, et me semble loin de ces chefs-d'œuvre de goût, de convenance, d'intrigue et de pureté, qui font la gloire du théâtre français. Je ne parlerai pas des opéras seria ou buffa: je suis si mal organisée pour la musique, que son charme embellissant de plates horreurs ou de plus plates arlequinades, n'a jamais pu venir jusqu'à moi, détruit, pour ainsi dire, en route, par toutes les sottises qu'il s'efforce en vain de cacher. J'ai souvent applaudi la délicieuse Prima donna, Pelandi, Blanes, Marochesi, aux théâtres de Florence, de Milan ou de Naples; mais, je ne le cache pas, en fait d'émotions dramatiques, je préférais encore mes souvenirs français. Je suivis la troupe à Livourne, et le succès décida de ma vocation. Toutes les troupes italiennes, même celles de cour, sont ambulantes. La nôtre courait de Livourne à Sienne, et j'y allai. Je ne retracerai pas ici les événemens d'une pareille existence: ils auraient bien peu d'intérêt pour le lecteur, car ils n'en ont guère conservé pour moi-même, excepté ceux de la bienveillance des artistes avec lesquels j'étais liée. Avant de parler de mon entrée au service de la princesse Élisa, j'ai à raconter la rencontre singulière que je fis, à Florence, d'une jeune infortunée que les Français avaient arrachée d'une affreuse prison, dans un couvent du faubourg San-Gregoria, à Mantoue, lors de la prise de cette ville. Cette aventure est touchante, et ce qui ajoute à sa singularité, c'est que la rencontre de l'héroïne avait eu lieu en 1809, à une époque où toutes deux nous étions jeunes, et qu'elle se renouvela en 1815 sur un champ de bataille où nous n'échappâmes à la mort que pour ne plus compter toutes deux dans la vie que larmes et désespoir.
Pèlerinage à Valle-Ombrosa.—Arrivée à Florence.—Camilla.
À Sienne, j'avais fait mes adieux à la comica compagnia, et je m'acheminais vers Florence pour y passer quelques mois nel dolce far niente, désirant avant faire un pèlerinage à Valle-Ombrosa, berceau de mon heureuse enfance. Hélas! je reconnus à peine ces lieux naguère si beaux: Valle-Ombrosa avait tant changé de maîtres, tant subi les augmentations et les mutilations du caprice, que, pendant quinze jours que j'y séjournai, j'allai demander en vain aux arbres, aux parterres, aux habitans même des environs, un souvenir, un regret: en vingt années, tout avait changé, les lieux et les générations! La guerre, la mort, ce mouvement de tant d'événemens, avaient tout bouleversé. À qui aurais-je pu m'adresser pour être entendue? Qu'aurais-je pu dire? Qui aurait même osé reconnaître l'unique fille des nobles étrangers jadis maîtres chéris et respectés de ces beaux lieux, dans un être isolé, sans rang, sans protections, sans appui, et déjà suspect à l'opinion pour le mépris des convenances et des sages préjugés, garans de la conduite et du seul bonheur des femmes? Le silence me semblait un devoir de respect pour mes parens, et je sus le garder, sans que cette faible expiation me rendît, à mes yeux, moins malheureuse et moins coupable. Qu'ils furent tristes, qu'ils furent amers mes adieux, ces derniers adieux au toit de mes pères! ce fut comme une seconde séparation de ma famille.
Arrivée à Florence, je pris un appartement rue della Pergola, au premier. Dans cette maison, je vis Camilla Spinochi, nièce de ce gouverneur de Livourne, qui laissa échapper les Anglais du port, à l'époque de la prise de Mantoue, et que les Français firent emprisonner. Camilla avait alors vingt-cinq ans. C'était la plus belle personne que j'aie vue de ma vie, et c'était le moindre de ses agrémens: une taille de sylphide; dans la démarche, dans les attitudes, dans les gestes, une grâce, une harmonie, un je ne sais quoi enchanteur qui eût fait tressaillir le cœur d'un vieillard. À tant de séductions extérieures, Camilla joignait non pas le mérite de l'instruction, mais le don d'un génie naturel, le charme d'une ame tendre, et l'éclat d'une ame courageuse. Ce fut pour moi, sitôt que je l'eus aperçue, un besoin irrésistible de la connaître; j'en demandai l'occasion à mon hôtesse, et sa réponse changea ma curiosité en vif intérêt.
«È un capo francese, me dit-elle; c'est une femme qui se perd pour un militaire de cette nation. Oh! c'est une vilaine affaire; et si elle n'était pas protégée… il le dit bien le curé, qu'on la renfermera un jour. Nous la logeons par crainte, mais nous ne l'estimons pas.
«—Vous avez tort, répondis-je au Caton, car elle peut valoir mieux que vous.»
Le soir même, je me trouvai avec Camilla à un thé que donnait un Allemand de distinction qui logeait chez Schneider, maître du plus bel hôtel de Florence, et l'un des plus remarquables de l'Europe.
Cet Allemand était un personnage fort curieux et fort bizarre, réunissant le double enthousiasme et la double manie des systèmes de Lavater et de Gall. Il vivait au milieu d'une collection innombrable de profils, et dans une immense compagnie de crânes et de têtes de mort. La plupart de ces agréables fantaisies avaient été l'objet d'un triste travail. Des ciselures d'or et d'argent y paraient la destruction, et, en voulant l'orner, la rendaient plus hideuse. La foule se pressait autour de l'excellence allemande, admirant l'exactitude et la richesse de ses explications physiologiques, en extase devant tous les bizarres et absurdes enjolivemens qu'il s'était efforcé de prodiguer à la Mort. Je souffrais à l'aspect d'une si sotte manie si sottement admirée; et, dans ma répugnance bien naturelle, j'étais entrée du salon dans un cabinet voisin, où se trouvait une superbe bibliothèque, et où un volume de Pétrarque substitua à l'ennui de contempler ce que je ne comprenais pas le plaisir plus délicat de voir retracer dans un langage enchanteur ce que je sentais si bien. Peu d'instans après, Camilla vint s'y réfugier aussi, fuyant les grotesques expériences qui faisaient circuler des crânes de mort dans des mains de femme, ou qui exposaient leurs jolies têtes aux études de la bosse, comme si, pour deviner l'inconstance, la tendresse, le dépit, l'amour des arts ou des plaisirs, il était besoin de toucher et de constater les accidens céphalalgiques que cache leur chevelure.
Camilla me parut d'une beauté radieuse, qui me fit encore trouver plus aimable le sourire de joyeuse surprise qu'elle laissa échapper en s'approchant de moi. Après quelques mots caressans, nous passâmes ensemble dans la salle de billard. Au bruit des billes roulantes, tout ce qui dans le salon était au-dessous de la soixantaine eut bientôt déserté la salle d'anatomie et de silhouette, laissant l'excellence germanique avec quelques vieux originaux, jusqu'au moment où un brillant ambigu lui ramena la foule.
On avait fait galerie autour de notre escrime au tapis vert, et les honneurs furent pour la belle Camilla. Dans ma vie militaire, j'avais acquis assez de talent au noble jeu de billard, comme on dit, et j'aurais pu gagner toutes les parties; mais l'habitude de porter l'habit d'homme avait fait prendre à mon caractère la galanterie de l'autre sexe, et un désintéressement d'amour-propre qui m'a souvent engagée à sacrifier mes propres succès au triomphe de celles qui ne me semblaient plus mes rivales. Camilla ne s'y trompa point, et de cette petite complaisance date une amitié noble et tendre dont le sort me réservait de lui donner une dernière preuve dans le plus cruel malheur qui pût accabler une belle ame. Entre deux femmes qui paraissent se convenir, l'intimité marche vite. Aussi à souper, refusant toutes les offres des cavalieri serventi, esclaves d'étiquette de toutes les réunions en Italie, Camilla et moi nous retournâmes seules ensemble à notre commune demeure. Il n'était que minuit, et dans les heureux climats que nous habitions, c'est l'heure de jouir de toute leur beauté et de tout leur charme. Aussi, au lieu de nous aller emprisonner sous nos moustiquières[6], nous changeâmes bien vite nos riches parures contre un commode négligé, et nous allâmes nous reposer dans un bosquet de jasmin, sur un canapé de mousse, parsemé de violettes. C'est dans ce lieu charmant que le jour nous surprit, moi heureuse de la confiance qui me révélait les intéressans détails qu'on va lire, et Camilla se félicitant d'avoir frappé à l'indulgence d'un cœur capable de comprendre le sien.
«Je vais vous raconter les événemens qui, au sein de ma patrie, si près de parens puissans et riches, m'ont conduite à la nécessité de me tenir ignorée à l'abri d'une protection étrangère, pour ne pas perdre le plus dangereux, mais le plus doux des droits, celui de disposer de mon cœur, et de le soustraire à la vie du cloître, à laquelle, dès ma naissance, j'étais destinée.
«À l'âge de six ans, je fus envoyée à une sœur de ma mère, supérieure dans l'un des ordres religieux les plus sévères d'un couvent riche des États du pape, près de Lugo, en Romagne. Dans cette ville éclata la conspiration de l'armée papale catholique, ce qui la fit nommer par les républicains la Vendée de l'Italie. On y massacra des militaires français; on promena leurs têtes au bout de piques sanglantes, et cette trahison, aussi inutile qu'atroce, appela sur elle de cruelles représailles: Lugo fut livré à plusieurs heures de pillage accompagné de massacres. Hélas! je ne connus jamais les caresses d'une mère, et je venais de perdre la mienne au moment où son cœur eût été mon seul refuge contre les dangers que je courus et les chances non moins périlleuses qui les suivirent.
«Élevée alors dans toutes les pratiques d'une dévotion minutieuse, mon cœur en repoussait la contrainte. Ma raison précoce, mon imagination naïve et prompte, étaient en révolte et épuisaient leurs forces naissantes contre tout le travail de ma tante pour hâter une vocation qui ne pouvait jamais éclore. Tout mon être souffrait à l'aspect de cet avenir de mort qui associe à la même destinée dans les couvens la jeunesse aux longues espérances, et la décrépitude aux joies éteintes. Je n'ai emporté de ce tombeau vivant que cette pensée: Que ne suis-je une fleur cueillie le matin et desséchée le soir! Je venais d'accomplir mon second lustre.
«Un jour, ma tante venait de réunir auprès d'elle et autour de moi, comme pour m'entourer d'un spectacle imposant, toutes les religieuses, toutes les pensionnaires, quand tout à coup un bruit épouvantable vient troubler le silence du cloître et jeter la terreur dans l'enceinte sacrée. Un des confesseurs du couvent, homme dur et terrible, paraît l'œil en feu, et s'écriant: Ils viennent, les fléaux de Dieu; avec cinq mille combattans ils ont taillé en pièces trois cent mille de nos saints défenseurs. L'esprit de ténèbres est avec eux; il faut fuir. Toutes les religieuses se pressent autour du prêtre. Moi seule et une novice de mon âge nous restâmes dans le coin opposé du parloir. Un mot: Il faut fuir, venait de soulever le crêpe mortuaire…
«Il faut fuir! répétions-nous: nous le pouvons. Nous verrons donc d'autres êtres, un autre monde que celui qui menaçait d'être notre tombeau!
«Les nouvelles devenaient d'heure en heure plus alarmantes pour l'abbesse et les religieuses qui l'entouraient, mais rien ne me paraissait sinistre de ce qui était une espérance d'échapper au cloître. Les Français avaient tout franchi, et, vainqueurs, avaient tout respecté, jusqu'à ce que la trahison vînt enfin les contraindre d'user de représailles: Lugo fut mis à feu et à sang, et le massacre vint jusqu'aux murs du couvent.
«Toutes réunies dans la chapelle, nous attendions la mort aux pieds du Christ, lorsqu'un de ces hommes qu'on nous avait peints comme des envoyés du démon, parut aux portes du couvent, comme un ange gardien pour y placer la sauvegarde d'une invincible barrière. Il entra, offrant à tout ce qu'il voyait assemblé la tranquille continuation de l'esclavage ou la liberté. Ce fut tout à la fois un cri de joie et de désolation. Toutes les jeunes se rangèrent du côté du libérateur; toutes les vieilles se séparèrent de nous en le fuyant; et tout ce que put faire leur frayeur fut de ne pas payer par des cris de malédiction une générosité qui leur laissait encore un choix si noble et si compatissant.
«Ma tante, transportée par les idées d'une vie entière de réclusion et une aveugle confiance dans son directeur, ma tante redoutait comme une souillure la seule présence d'un Français républicain, et se retira avec les plus âgées de ses religieuses, oubliant, dans sa sainte horreur, qu'elle livrait la jeune fille qui lui avait été confiée, à des périls qui n'étaient plus à craindre pour elle. Plusieurs des sœurs profitèrent de la permission pour se retirer dans leurs familles. Lorsqu'on ouvrit les portes, j'aurais sans doute dû rester près de ma tante; mais une voix intérieure, un cri de l'ame, plus fort que la raison, semblait me dire: C'est loin d'ici qu'est la félicité; et je ne sus obéir qu'à cette inspiration qui nous pousse dans les bras de la destinée. Je ne savais rien du monde, qu'aurais-je pu craindre? et autour de moi j'avais vu l'ennui, un sombre dégoût flétrir la beauté, dévorer la jeunesse; et me soustraire à un pareil avenir fut, dans ce moment, mon seul besoin, ma seule pensée; quoique enfant, j'y parvins avec l'instinct de la nature et toute l'adresse de l'expérience. Je savais que le baron Capelleto[7] nous était allié. Une religieuse plus âgée, qui avait aussi profité de la liberté, se chargea de me conduire vers lui; mais une émeute m'ayant séparée de ma compagne, j'errai quelques heures, cherchant un asile.
«Enfin, j'ose me présenter à une maison fort belle, où j'aperçois des uniformes semblables à ceux de nos libérateurs. Au milieu d'eux, je me sens attirer par le regard bienveillant de celui qui paraissait leur donner des ordres. Je vous ai dit que je n'avais alors que onze ans, mais une taille et comme une jeunesse précoce. Murat, car c'était lui, vint à moi avec une exclamation de surprise que mon ingénuité n'attribua qu'à mon habit de novice, mais qui était aussi l'effet des charmes que j'ignorais. Il me demanda en assez mauvais italien si je voulais accepter son appui. Ma petite vanité fut heureuse de parler au vainqueur la langue de sa patrie. Enchanté de m'entendre parler français, il me présenta à tout le groupe d'officiers dont il était entouré. Je ne sais, mais au milieu de son brillant état-major, Murat, qui était le plus bel homme, me parut aussi le plus aimable. Il parlait de me garder près de lui, et j'en étais bien joyeuse; mais quand je lui dis, dans mon contentement, que je n'avais que onze ans, il mit plus de réserve dans les témoignages de sa protection, et m'annonça qu'il me ferait remettre à mes parens. Mais je me jetai dans ses bras, lui criant avec larmes que j'aimerais mieux la mort que de retourner dans un cloître. Puis il me prit par la main et me conduisit chez une dame française, épouse d'un fournisseur de l'armée, resta long-temps avec elle, et me laissa en me recommandant bien à ses soins.
«Madame A***, aimable, obligeante, eut pitié de mon abandon, ne combattit qu'avec une douce sensibilité ma répugnance à revoir ma famille. Si ses sages recommandations à cet égard eussent été fortifiées par la solitude, peut-être eussent-elles été plus puissantes; mais cette dame recevait beaucoup de monde: les vainqueurs brillaient au milieu des fêtes dont les vaincus, autant par goût que par prudence, partageaient les plaisirs. J'y paraissais, et avec un incroyable bonheur. On m'appelait la jolie religieuse. Tous les généraux, Masséna, Augereau, Lefebvre, Joubert, Serrurier, m'entouraient de soins et me promettaient protection. Je n'étais point enfant pour comprendre toutes les choses que les Français disent si bien; et Murat bouleversait ma jeune tête, quand, s'arrachant d'auprès de moi comme par un effort, il me répétait: Oh! Camilla, que n'as-tu quinze ans! Lorsque, plus tard, le sens de ces paroles me fut complètement révélé, mon estime égala mon affection; car il eût tout obtenu alors d'un cœur qui, sans le savoir, s'était donné. Sa noble protection, qui n'était point sans combats, m'avait ainsi laissée me livrer à toute la gaieté de mon âge, et sans crainte.
«Beaucoup d'Italiens fréquentaient la maison de madame A***. L'un d'eux lui remit une lettre d'un de mes oncles qui habitait Trévise, lequel la priait, en la remerciant des soins religieux de son hospitalité, de me confier à une personne qui me conduirait à Bonlogne dans une maison de religieuses non cloîtrées. Je m'abandonnai au désespoir à cette nouvelle. Un conseil fut tenu par la dame, son mari et Murat; d'autres généraux survinrent, entre autres le général Joubert. Ma cause fut plaidée par moi avec des pleurs, et par eux avec toutes les raisons de l'indulgence et de l'intérêt. La résolution fut que je resterais et que l'on m'enverrait en France. Le bal mit fin à la discussion, et le combat qu'il avait fallu subir ne m'en rendit que plus heureuse.
«Mais le lendemain des nouvelles étaient arrivées, et la présence des Autrichiens dans le Tyrol commanda impérieusement le départ des Français. Avant de partir, Murat vint chez madame A***, me donna une lettre et un rouleau fort lourd, en me disant: «Pauvre petite, l'un et l'autre vous serviront.» Je me jetai à ses genoux, le suppliant de m'emmener; il me pressait avec force contre son cœur; il était agité; mais, après un effort qui parut bien douloureux, il me remit dans les bras de ma protectrice pour obéir à la voix de l'honneur et de la victoire qui l'appelaient.
«Dès ce moment tous mes jours se passaient en prières pour les vainqueurs de ma patrie. Hélas! dans l'enceinte des cloîtres apprend-on qu'on en a une et qu'on doit la chérir? Le rouleau que m'avait laissé Murat contenait 50 louis, et la lettre une recommandation à tout militaire français de me protéger; puis, au bas, quelques lignes pour Muiron, l'un des aides-de-camp du général en chef Bonaparte, qui ne furent jamais lues par lui; car, quelques mois après, quand je cherchai à voir ce noble patron, il avait trouvé la mort sous les lauriers d'Arcole.
«Madame A***, alarmée des nouvelles qui se succédaient, résolut de rejoindre son mari, qui était parti pour Ferrare. Quand elle me proposa de m'emmener, en me demandant si j'étais toujours dans les mêmes dispositions, je ne lui répondis qu'en pressant sa main sur mon cœur, et en lui donnant le doux nom de mère. Tout se prépara à la hâte et en secret. Nous arrivâmes de nuit à Ferrare; M. A*** était déjà reparti pour Milan. Sa femme, désolée, ne savait quel parti prendre. Je lui redonnai un peu de courage par ma résolution: «Croyez-moi, nous sommes ici dans les États du pape, et bien moins en sûreté qu'à Milan; allons-y sans plus délibérer.» Nous y arrivâmes quand tout y était déjà terreur et confusion.
«Ici, mon amie, une légère digression qui jette peut-être quelque lumière sur un événement politique. À l'époque où Bonaparte poussait ses troupes victorieuses sur les différentes villes de la Toscane, le grand-duc fut si effrayé, que Manfredini, son chambellan, fut envoyé au quartier général pour sauver Florence de l'occupation. Cette démarche eut pour résultat le banquet célèbre donné par le grand-duc aux généraux français, où l'un déploya toute la souplesse des cours, et l'autre une austérité qu'il déguisait déjà mal, et qui, dans l'orgueil de faire ramper un souverain, montrait autre chose que des vues républicaines. La noblesse italienne avait été jusque-là courbée et fort empressée près des nouveaux maîtres. Mais le traité de Campo-Formio, inexplicable au parti français, puisqu'il laissait l'Autriche plus puissante que jamais, avait fait croire à la trahison de Bonaparte, accrédité le bruit d'une apparente défaite, et réveillé la trahison des courtisans italiens qui relevaient la tête. On accusait partout Bonaparte, qui avait arrêté par ce traité les colonnes victorieuses de Moreau déjà aux portes de la capitale de l'Autriche, et les grenadiers d'Augereau criant: À Vienne! à Vienne! Je n'étais rien dans le monde politique, mais j'ai entendu, à l'égard de ce traité, de la bouche des premiers généraux, les suppositions les plus étranges. Bonaparte avait indiqué dans cette occasion, selon eux, tous ces plans d'une ambition personnelle qui étouffait les autres gloires pour marcher au trône. Quant à moi, je ne voyais que les Français, leur triomphe; mon cœur s'identifiait avec leurs destinées, et en arrivant à Milan, je redoutais presque autant leurs revers que ma rentrée au cloître. Comme les affaires n'étaient point décidées, M. A*** désira que sa femme, pour plus de sécurité, se rendît en France. Au milieu de toutes ces angoisses, je tombai malade, et fus aux portes du tombeau; mais sachant combien le départ paraissait urgent à mes bienfaiteurs, sitôt que je le pus, j'affectai des forces pour qu'on pût se mettre en route, et au bout de quinze jours j'arrivai à Paris, mourante. Les soins de la plus douce hospitalité me furent prodigués; je me rétablis promptement, et pendant quelques temps je respirai avec ivresse cet air libre et doux de la France, où je croyais avoir trouvé le bonheur.
«Tout à coup, il me sembla que les manières de madame A***, naguère si bonne, changeaient à mon égard; c'était non seulement de la froideur, mais de la dureté. Tous ces petits soins qui précédemment m'avaient valu tant de bienveillance, j'avais beau les redoubler, ils n'en paraissaient qu'irriter davantage le changement d'humeur dont j'étais l'objet. Enfin, ne tenant plus à tant de chagrins, je provoquai une explication; elle fut bien cruelle, comme vous allez voir.
«Madame A***, mariée contre son gré à un homme beaucoup plus âgé qu'elle, nourrissait une passion violente pour une personne qui venait souvent dans sa maison, et que j'avais prise pour un parent. Ce prétendu parent me plaisait peu, mais j'avais eu le malheur de lui plaire beaucoup. Sans délicatesse comme sans amour pour la femme qui lui sacrifiait son repos et sa réputation, il avait, par le plus indiscret des aveux, blessé son cœur et armé contre moi son orgueil. Du moment que cette faiblesse me fut révélée, il se fit dans mon tendre respect pour ma bienfaitrice un bouleversement que je ne puis qualifier: c'était quelque chose comme de la commisération; et la pitié, même sincère, est si près en pareil cas de ressembler à du mépris! Je n'avais pu au cloître rien apprendre du monde; je n'avais pu deviner la société et cette science d'accomodemens avec les devoirs qu'elle exige, et qu'elle veut bien quelquefois oublier. Ma candeur se révoltait contre ce spectacle d'une passion coupable, et d'une jalousie que l'âge de madame A*** rendait ridicule. Depuis j'ai souvent réfléchi au triste sort d'une femme qui se laisse entraîner à un sentiment qu'elle ne peut faire partager, à cette époque de la vie où l'amour n'est plus là avec ses illusions pour cacher une faiblesse.
«Je n'avais écrit à ma famille que pour lui annoncer ma résolution de vivre en France plutôt du travail de mes mains, que de reprendre les chaînes auxquelles on m'avait condamnée. Cette lettre était restée sans réponse, et je ne m'en étais plus occupée. Mais dans ce moment de crise, que je viens de vous peindre, je sentis le besoin d'appuis, et je m'adressai de nouveau à ceux dont j'avais si imprudemment bravé l'autorité, en les conjurant de pardonner à mon âge. Un mois après, un secrétaire du ministre Aldini vint me dire qu'on allait me conduire à ma famille. Il parla à mes bienfaiteurs du prix qui pouvait leur être dû pour leurs soins généreux; mais ils le refusèrent avec une noblesse qui m'attendrit jusqu'aux larmes, et ma séparation me parut très douloureuse. J'avais toujours le rouleau et les lettres que Murat m'avait laissés; je lui avais écrit plusieurs fois; mais l'éloignement de la guerre ne lui avait permis ni de recevoir mes lettres, ni d'y répondre.
«J'avais regret de quitter Paris; mais la nouveauté des objets, la distraction de la route, me rendaient la sécurité par l'insouciance. Je savais très bien le français; mais j'avais conservé beaucoup d'accent; et à peine j'eus prononcé quelques mots dans la diligence, où l'on m'avait confiée à une dame qui se rendait à Milan, que je fus reconnue comme Italienne. Il y avait parmi les voyageurs deux militaires; l'un d'eux, monté sur l'impériale, entendant une voix italienne, se mit à crier à son camarade: «Alfred, je vais te céder ma place à la dînée; il y a une petite femme avec laquelle j'ai besoin de causer.» Quoique choquée de ce petit ton leste, je n'entendais pas sans quelque plaisir ces remarques; mais le bruit de la voiture m'empêchait d'en saisir la suite, et force me fut d'ajourner ma curiosité jusqu'à la dînée. Je regardais, en arrivant, avec un air un peu boudeur le militaire empressé; mais il n'y avait pas de sérieux qui pût tenir contre une gaieté si folle et si naturelle. Quand ma noble surveillante le rappelait à l'ordre, il corrigeait la légèreté de ses propos avec une adresse tout-à-fait divertissante. Je répondais avec une égale froideur à ses complimens outrés et à ses équivoques que je ne comprenais pas; et je me faisais une triste opinion de l'ami intime d'un pareil homme. Alfred, que vous allez être vengé!…
«Je serre fortement le bras de ma compagne et la prie de nous faire dîner seules; à peine avait-elle applaudi à ma prudence, que je me retourne, et l'officier qui n'avait point parlé et moi, nous restons pétrifiés d'une surprise remplie de charme; non pas que ce dernier fût d'une beauté remarquable; il était moins bien que Murat, mais son regard! Le regard d'Alfred dès ce moment décida de ma vie. Il était Français, il était jeune; pouvait-il se méprendre sur le trouble qu'il venait de faire naître? Le ton d'Alfred, heureusement différent de celui de son turbulent camarade, changea nos dispositions, en lui conciliant l'indulgence de mon mentor. Mes yeux, qui n'avaient point encore rencontré d'autres yeux, savaient mal déguiser ce que j'éprouvais. Je ne saurais dire ce qu'étaient les autres voyageurs; je ne voyais qu'Alfred, je n'entendais que lui.
«J'ignorais tout ce qu'il pouvait me demander; mais je sentais que mon cœur n'aurait point de refus. La diligence s'arrêta encore à Chambéry, et l'ami d'Alfred sut tellement occuper l'attention de madame Dupré (mon guide), que j'appris d'Alfred ces doux noms d'amour qui étaient déjà dans mon cœur, et les circonstances de sa destinée, à laquelle l'honneur lui défendait de m'associer. Sans fortune, Alfred Duhesme n'avait que cette riche dot du soldat français, le courage et la loyauté. Quand je lui appris ma naissance, il me dit avec un accent plein de noblesse: Pardon, madame, je ne dois point prétendre à vous; je ne suis qu'un simple sous-officier. Pendant mon séjour à Paris, j'avais lu, et lu sans beaucoup de choix; les images romanesques, des livres ayant encore ajouté leurs dangers à ceux d'une imagination brûlante, vous devinez déjà comment je répondis à un pareil langage. Née sous le même ciel que moi, vous devinez le premier amour d'une Italienne. Je ne m'excuse point de n'avoir écouté que mon cœur, d'avoir sacrifié un nom dont un voile et des grilles m'eussent privée, et préféré les douceurs d'un noble amour à l'orgueilleuse et stérile protection de ma famille.
«Duhesme, fils d'honnêtes marchands, avait été destiné par son éducation à l'étude des lois; mais il avait entendu la voix de la patrie, et pris volontairement les armes. Mon amie, vous avez aimé, vous aimez encore, vous comprendrez donc tout ce que dut éveiller d'exaltation un voyage de quinze jours, avec la liberté que laissait à nos jeunes imaginations l'âge de ma gardienne, qui, ne pouvant descendre de voiture, nous laissait gravir seuls les ravins complaisans et les longues et commodes montagnes. L'ami d'Alfred l'avait quitté à Chambéry. Pendant tout le trajet du Mont-Cénis, admirable conquête sur la nature faite par un conquérant que ce triomphe miraculeux immortalisera autant que ses guerres; pendant cette route, libres et solitaires, appuyés sur le sein l'un de l'autre, nous nous laissâmes aller à ce doux rêve d'avenir, qui n'arrive jamais ni comme on le craint ni comme on le désire. L'amour était notre seule fortune, mais elle nous paraissait et bien sûre et bien belle.
«À Suze, Duhesme nous quitta un moment pour y voir le commandant français. J'étais encore si jeune, ou plutôt j'étais si heureuse que je ne sus point feindre devant madame Dupré, et elle devina sans peine, à mon impatience du retour, l'intérêt que je prenais à notre compagnon de voyage. Elle crut devoir me questionner avec adresse: je lui répondis avec candeur que j'aimais, que je voulais épouser Alfred. La pauvre madame Dupré me crut folle; mais convaincue par la clarté naïve de mes aveux que ma famille n'aurait plus guère d'autre parti à prendre, et qu'un mariage serait encore un malheur de plus évité, «Vous êtes si jeune, me dit-elle, qu'on ne peut que vous plaindre.» Bonne comme la bonté d'une mère, au lieu de reproches, elle ne me montrait qu'un tendre dévouement. «Tout peut s'arranger peut-être, ajoutait-elle; vous viendrez avec moi: nous ne sommes pas riches, mais nous sommes de bonnes gens. Ma fille, qui a de l'esprit, saura écrire à votre famille comme il faut écrire. Alfred quittera le service. Vos parens, qui ne vous ont jamais aimée, puisqu'ils voulaient vous faire religieuse, en seront quittes pour vous rendre une bonne mère de famille, avec une dot plus faible que celle qu'ils destinaient à vous rendre malheureuse.» Qu'il était beau le sort prédit par cette femme excellente! mais combien l'orgueil devait le bouleverser!
«Au retour d'Alfred, madame Dupré le prit en particulier. Je ne sus que de lui l'objet de l'entretien, mais je le vis pénétré de reconnaissance et de respect pour celle qui, après avoir compromis mon innocence, songeait avec une si religieuse délicatesse à mon bonheur. Nous étions à cette époque où le Directoire, soit par besoin, soit par crainte, avait rappelé d'Italie le héros dont le traité de Campo-Formio lui avait fait sans doute pressentir les projets. Les troupes françaises furent successivement disséminées sur les côtes des deux mers. Le corps de Duhesme était à Verceil. Là, il fallut se séparer. Je vous épargnerai le récit de tout ce que j'ai souffert depuis dix ans que dure cet amour, qui ne finira qu'avec ma vie. Qu'il vous suffise de savoir qu'au sein de ma patrie, entourée d'une famille opulente, je vis dans un isolement qui semble toujours une accusation publique contre une femme. Mes parens, instruits avec ménagement de mon sort, mirent de la haine à me punir. La persécution ne convertit pas. Libre de mes vœux, j'en ai prononcé de plus doux que ceux du cloître, et j'y serai fidèle. Accueillie par l'honnêteté laborieuse, j'ai répondu aux bienfaits par le zèle. Le travail, les lettres d'Alfred soutenaient mon existence. Son régiment faisait partie du corps de Masséna, qui commandait en Italie, et du moins nous respirions le même air. La dernière lettre que je reçus d'Alfred m'entraîna à la vie errante qui est désormais mon partage. Toutes les troupes venaient d'être rappelées vers l'intérieur de la France, à Dijon, mais comme vers un vaste dépôt, d'où elles étaient dirigées sur tous les points envahis. Cette dernière lettre était déjà datée de la rive gauche du Rhin. Quelques mots m'empêchèrent d'y voler sur ses traces, car ils me laissèrent l'espoir de son retour en Italie: «Nous sommes ici, disait Duhesme, pour faire peur aux Allemands sans les attaquer, et en observation: on assure que l'aile gauche retournera renforcer l'armée d'Italie, et j'en fais partie. Courage et espérance! nous nous reverrons bientôt. «Un mois s'écoula dans les angoisses d'une cruelle incertitude. Enfin, je reçus cette lettre qui précipita ma résolution. La voici:
«Je suis officier, ma chère Camilla. Que n'étais-tu là pour me voir élever à ce grade, après l'action terrible et meurtrière de Neubourg! Nous nous sommes battus en enragés, au sabre, à la crosse de fusil; mais nous sommes vainqueurs, et vive la France! L'armée regrette le plus brave de ses grenadiers, Latour-d'Auvergne, qui ne voulut jamais d'autre titre que celui de premier grenadier. Il avait bien raison; le brave Latour-d'Auvergne a rendu son grade plus glorieux.
«Ne retourne pas avec ton orgueilleuse et cruelle famille. Camilla, la gloire et l'amour, voilà ma noblesse; et, sois tranquille, rien ne te manquera avec Duhesme, sous-lieutenant de la 46e[8].»
«Cette lettre me communiqua son noble enthousiasme. Je ne craignais plus le danger des combats pour celui qui en parlait de cette manière, et je sentais que je ne pouvais vivre, moi, jeune fille de quinze ans, loin de ces terribles émotions. Je n'espérais pas que ma réponse parvînt exactement: j'étais sûre au moins de pouvoir la porter moi-même. Il venait beaucoup de monde chez madame Rivière (la fille de madame Dupré). On y lisait les journaux; je prenais des notions sur les lieux occupés par le corps de Duhesme. Pas de doute que je ne parvinsse, avec ces renseignemens, sur les traces de l'armée. La générosité de mes protecteurs successifs, de madame A*** et de madame Dupré, m'avait laissé mon petit trésor, enrichi encore de leurs dons. Une femme intéressée, que dans les dispositions de mon cœur je ne jugeai que complaisante, se chargea de me procurer un passe-port sous le nom de madame Duhesme, rejoignant son mari à l'armée du Rhin. Je laissai une lettre qui ne m'excusait point, mais qui peignait du moins mon éternelle reconnaissance, et la force irrésistible qui m'entraînait loin du toit de l'hospitalité. Déjà les armées, dans leurs courses, avaient pris plus d'ordre et de régularité, et il était plus facile de les suivre. J'avais obtenu deux lettres: l'une pour le général Lecourbe, l'autre pour une dame italienne établie à Moeschich, en Allemagne. Habillée en homme, munie du plus léger bagage, je quittai l'Italie, et entrai par le Tyrol sur les terres d'Autriche. Ce ne fut qu'au bout de deux mois de fatigues que je pus approcher de l'armée française, déjà en Bavière. À Augsbourg, tombée malade, je ne pus qu'écrire, n'espérant presque point de réponse au milieu de toutes les vicissitudes d'une guerre. La victoire de Hohenlinden vint enfin mettre le comble à la gloire de la France et aux angoisses de mon cœur. Duhesme vint me rejoindre.
«La paix une fois signée à Lunéville, je suivis mon Alfred des bords du Rhin aux rives de l'Éridan. Dans cette vie de déplacement continuel, les formalités du mariage étaient toujours impossibles; mais le partage des peines et des fatigues n'était-il pas un serment sacré? Aujourd'hui que des jours de paix et de repos vont se lever peut-être pour les braves, aujourd'hui que l'espoir d'être mère se joint à ces chances meilleures, j'ai hasardé un peu de réconciliation vers ma famille; mais ma famille me rejette et me désavoue. Pour échapper même à ses persécutions, j'ai été obligée de me placer sous l'égide des lois françaises, et voilà ce qui me rend un objet d'odieuses préventions dans un pays qui ne sait qu'accepter l'oppression, se venger cruellement de ses maîtres d'un jour pour les regretter ensuite, incapable de tout autre courage que de celui de la trahison.
«Duhesme est depuis deux mois dans sa famille pour régler un héritage. Je vais l'aller rejoindre à Lyon, et pour toujours. J'espère lui porter de meilleures nouvelles, l'espoir d'une fortune et l'appui d'une famille. Je ne lui porte que mon amour, mais un amour qui sera pur, fidèle et courageux jusqu'au dernier soupir.
«Vous connaissez maintenant toute l'histoire de ma vie, qui se compose de toutes ces mille vicissitudes d'une passion toujours la même. Hélas! vous comprendrez mon langage, vous qui avez aimé, et qui savez que dans l'amour toutes les impressions nous paraissent des événemens, et combien le cœur se plaît à redire ce qu'il a senti. Nous nous reverrons peut-être un jour, puisque nous sommes destinées à avoir la même patrie.»
Camilla partit quelques jours après la nuit délicieuse qui avait reçu nos mutuelles confidences. Nous nous écrivîmes quelque temps. Les événemens se multiplièrent trop pour ne pas nous séparer. Je quitte donc l'épisode bien doux de cette rencontre, pour reprendre le fil de mes aventures personnelles. Plus tard nous retrouverons Camilla, mais sur un champ de bataille, mais au milieu des funérailles de Waterloo, toutes les deux confondant les plus grandes douleurs que puisse éprouver une femme avec les plus grandes catastrophes que puisse subir un peuple.
Séjour à Florence.—Rentrée dans la carrière dramatique.—Portrait de la princesse Élisa.—M. de Châteauneuf.
J'étais arrivée à Florence à l'époque peut-être la plus belle de notre histoire moderne: c'était le temps où, Napoléon se donnant pour titre à un empire fondé par le génie, la sanction de la victoire refaisait au profit de la France la monarchie et la domination européennes de Charlemagne. Ce sceptre, qu'il avait arraché, à Saint-Cloud, des mains d'une révolution devenue bavarde et menaçant de tomber dans les futilités du Bas-Empire; cette royauté, qu'il avait enlevée aux factions, il semblait n'en avoir usurpé les droits que pour en agrandir les devoirs. Napoléon avait voulu être empereur des Français, mais pour que la France fût la reine du monde. On l'a beaucoup blâmé d'avoir jeté toute sa famille sur les trônes abattus par la valeur de nos vieilles bandes, et relevés par l'égoïsme de ses décrets impériaux. J'ai vu quelques partisans sincères des principes de 1789, quelques amis plus rares des dynasties proscrites, gémir ou plaisanter, suivant l'humeur différente qu'on leur connaît, sur cette manie royale qui s'était emparée d'un citoyen ou d'un bourgeois. Je sais tout ce que le malheur a fait trouver de fort ou de joli contre les souverainetés impériales; mais ce n'en fut pas moins un grand et magnifique spectacle que celui de tous ces satellites autour de l'étoile d'un grand homme; que toutes ces royautés du continent, en quelque sorte commanditées par la France, qui trouvait ainsi de l'emploi pour tous les talens, des cadres pour toutes les capacités qu'une révolution avait enfantées dans son sein. Je n'entends pas beaucoup la politique; mais il me semble que les légitimités auront, sous ce rapport, quelque chose à envier aux usurpations. Du reste, moi qui ai beaucoup plus senti que pensé, on me pardonnera de faire plus de peintures que de réflexions; de retracer avec toutes les illusions dont elle brillait la domination française en Italie; de parcourir toutes les cours des princes de la famille de Napoléon, celles de Florence, de Milan, de Naples, que la victoire avait établies, que la législation avait régularisées, et qui avaient presque l'air d'être antiques par la grâce des manières, la religion de l'étiquette, et l'illustration historique des noms d'un autre régime.
Avant de parler de la princesse Élisa, à qui Napoléon avait donné comme dot royale le gouvernement de la Toscane, et de laquelle j'allais bientôt être rapprochée, je dois raconter ce que je devins après le départ de Florence de Camilla.
Ney occupait toujours ma pensée; je savais que je lui ferais plaisir si je pouvais lui écrire: J'ai mis un terme à ma vie errante. Je résolus donc de chercher tous les moyens de me fixer convenablement à Florence: je comptais sur un accès facile auprès de la grande-duchesse, par mes anciennes relations avec Lucien, par son propre souvenir, et surtout par la confidence de mon intimité d'un moment avec Napoléon. Je n'avais pas tort d'espérer de l'indulgence; la suite de ces Mémoires prouvera que je ne m'étais point trompée. Un directeur italien (Bianchi) me sollicita vivement pour un engagement de trois représentations à Livourne. La cour de la grande-duchesse était alors à Pise. J'acceptai les propositions, et je me rendis à mon poste, après avoir écrit à Ney et à Regnaud de Saint-Jean-d'Angely, pour leur faire part de mon projet et de mes espérances, les engageant à les favoriser de leur crédit et de leurs recommandations; car il est bon de dire que rien ne se faisait dans les cours de tous les princes de la famille de Napoléon, sans que l'Empereur en fût instruit, et sans que la nomination aux plus petits emplois eût été soumise à son visa suzerain. Mais depuis les fêtes du couronnement et les scènes de Milan, la protection impériale était ce qui m'inquiétait le moins, tant je me croyais sûre, au besoin, de l'obtenir.
J'avais aussi une lettre pour M. de Châteauneuf, alors chambellan de la grande-duchesse, et chargé de la haute direction du Théâtre-Français. Dès le premier abord, nous nous déplûmes, et je ne suis jamais revenue sur l'impression de la première entrevue. Quand, plus tard, il eut pénétré tout l'intérêt que me portait la souveraine, il se crut obligé de m'adresser de temps en temps quelques mots de bienveillance et de flatterie; mais on voyait qu'ils lui coûtaient comme un effort, que sa vanité souffrait de sa politesse, et qu'il fallait toute la résignation d'un vieux courtisan pour qu'il se condamnât à me sourire.
Avant de me présenter à M. de Châteauneuf, pour faire partie de la troupe placée sous sa direction, j'avais demandé à la grande-duchesse une audience particulière, et dès cette première visite j'entrevis toute la bonté dont elle devait me donner, pendant quatre années, des preuves si nombreuses.
Élisa n'était point belle; petite, fluette, et presque grêle, elle avait cependant dans toute sa personne de ces agrémens qui, avec de l'esprit et de l'imagination, composent une femme séduisante. La tournure la plus distinguée lui donnait l'air d'être bien faite, parce que dans tous ses mouvemens la grâce s'unissait à la dignité. Ses pieds eussent été cités, par leur forme mignonne, dans tous les salons: qu'on juge de leur réputation dans un palais. Quand des pieds comme ceux-là descendent d'un trône, cela doit être un prodige et une acclamation de chaque jour. Pour ses mains, elles valaient celles de son frère, de ce frère qui n'était pas insensible à leur éloge. Les plus beaux yeux noirs animaient sa physionomie, et elle savait en tirer un merveilleux parti pour commander ou pour plaire. En somme, Élisa eût été bien pour une femme ordinaire; elle était mieux encore pour une altesse, et je crois que beaucoup de souveraines légitimes se seraient reconnues à sa démarche et à ses manières toutes royales.
J'ai pu voir de près et apprécier presque toutes les personnes de cette famille, dont le chef avait fait de tous les membres une dynastie nouvelle pour tous les trônes. Aucun peut-être n'avait plus de ressemblance avec Napoléon que sa sœur Élisa: un esprit vif, prompt, pénétrant, une imagination ardente, une élévation incroyable de sentimens, une ame fortement trempée, l'instinct de la grandeur et le courage de l'adversité. Aucun non plus ne sentait davantage la gloire de lui appartenir; elle croyait en lui, pour ainsi dire, et son attachement aimait à exhaler l'enthousiasme dont elle était pénétrée.
Élisa voulut bien me reconnaître et se rappeler m'avoir entendue chez Lucien lire des vers. En contractant les habitudes du commandement, elle en avait pris la noblesse sans en retenir la fierté dédaigneuse; elle possédait cet art charmant de rendre le pouvoir populaire par la grâce; elle savait écouter aussi bien qu'elle parlait. Je l'observais avec cette attention que les femmes possèdent, et, malgré la facilité du tête-à-tête, je crus m'apercevoir qu'il entrait un peu de méditation et d'apprêt dans toute sa personne; qu'elle éprouvait un secret plaisir à mettre dans sa tenue et dans ses discours quelque chose de ce Napoléon dont elle était fière d'être la sœur, parlant par saccades, jetant comme à bâtons rompus des pensées soudaines et saillantes.
La princesse me dit qu'elle parlerait à M. de Châteauneuf; que je serais attachée à la cour, et que mes relations ne lui permettaient pas de douter qu'elle ferait, en m'attachant à elle, une chose agréable même pour son frère. «Je ne vous recommande qu'une chose, ajouta-t-elle: c'est, vis-à-vis des autres personnes, de ne point vous prévaloir de mes bontés particulières. Ne vous vantez de rien; ne bravez personne: si on vous fait quelque injustice, ne vous en plaignez pas, n'en parlez qu'à moi… Vous avez de l'esprit, de l'instruction, tâchez que cela ne serve pas à vous faire des ennemis. Un peu de conduite, si cela vous est possible; à votre âge, il vous reste un bel avenir si vous savez vous faire valoir par de la considération: cela ne dépend que de vous. L'Empereur approuvera votre engagement: son approbation, la bienveillance de mes autres frères, Louis et Joseph, vous sont de sûrs garans de mon intérêt; tâchez que je puisse vous en donner d'autres preuves, et plus importantes que celle d'aujourd'hui; mais, je vous le répète, il faut plus de conduite et de décorum: dans les folies mêmes il en faut.
«—Mais ma pauvre tête n'est pas aussi bien organisée que celle de Votre
Altesse: elle n'est point toutefois aussi mauvaise qu'on le dit.
«—Ma chère, une femme vaut toujours mieux que sa réputation, et j'en suis surtout persuadée à votre égard; mais l'opinion demande des ménagemens.
«—Il me semble que celle dont Votre Altesse m'honore peut suffire, et que je n'ai rien à demander au monde, puisque la sœur bien-aimée du grand Napoléon daigne m'estimer.» Ici elle me regarde avec ces yeux pénétrans qui me rappelaient ceux de ce redoutable frère, et je baissai la tête, car je ne savais pas flatter sans rougir.
«Pensez-vous ce que vous dites? reprit-elle en posant sa main sur mon bras; êtes-vous vraie?
«—Autant qu'on peut l'être à la cour en présence de son maître.
«—Cette réponse est spirituelle et franche; soyez raisonnable le plus que vous pourrez; et, que j'avoue ou non l'intérêt que vous m'inspirez, vous serez ici contente de votre sort.»
Mon sort fut heureux en effet, et rien ne me manqua que la sagesse d'en profiter pour mon avenir.
On avait parié, parmi les artistes de la cour, que mon engagement ne recevrait pas la sanction de celui qui nommait alors les rois et les comédiens, et qui se faisait quelquefois un plaisir, pour que l'on sentît que toute force et tout pouvoir venait de lui, de raturer et de biffer des nominations auxquelles il était loin d'ailleurs d'attacher une autre importance. J'avoue que ma vanité ne sut guère tenir au plaisir d'humilier la malveillance que j'avais cru remarquer dans cette occasion; et quand la signature impériale arrive (et elle ne se fit pas attendre), j'eus grand soin de lire publiquement la lettre que Regnaud de Saint-Jean-d'Angely m'écrivit alors pour me l'annoncer. «D'abord, ma chère amie, me disait-il, l'Empereur se souvient de vous; il a signé avec bien du plaisir quelque chose pour la Fama volat de Milan: ce sont ses expressions.» La lettre de Regnaud se ressentait même de la bienveillance de l'Empereur; les termes en étaient intimes, comme ceux d'une ancienne amitié, qui non seulement ne craint plus de se compromettre, mais qui encore est certaine de faire par là sa cour au maître. Il me demandait même, par le plus gracieux post-scriptum, le sens un peu mystérieux des paroles de l'Empereur; qu'il attachait bien du prix à cette confidence. Je transcris ici la réponse que je fis à Regnaud, dont je retrouve encore le texte même dans mes papiers.
Mme SAINT-ELME, ACTRICE DE S. A. I. et R. Mme LA GRANDE-DUCHESSE DE
TOSCANE, PRINCESSE DE PIOMBINO,
À S. Exc. LE COMTE REGNAUD DE SAINT-JEAN-D'ANGELY, MINISTRE D'ÉTAT,
PRÉSIDENT DE … etc.
«La preuve de bon souvenir que je viens de recevoir par votre lettre m'est plus précieuse encore que l'approbation qu'elle m'annonce et qui me flatte tant. Vous savez que de la vanité, nous en mettons à tort et à travers; mais mon amitié, qui croit se placer toujours bien, a été trop vivement affligée de la rigueur que vous lui teniez pour n'être pas dans l'enchantement du retour de votre bienveillance. Vous voulez que je cause avec vous comme par le passé? Eh bien, laissons le commencement de la lettre à l'étiquette, et jasons d'amitié… Eh bien, oui, vous avez raison: Napoléon est aimable quand il veut l'être, et il l'a été beaucoup avec moi. Il n'a aucune des bizarreries qu'on lui attribue dans les audiences secrètes. Il a daigné causer, sourire, et il sourit gracieusement. Vous savez qu'il m'avait plus effrayée que plu: aujourd'hui il me plaît plus qu'il ne m'effraie. Tant de titres, de gloire et de grandeur amassés sur un seul homme firent encore de lui, dans le tête-à-tête, quelque chose de si extraordinaire, qu'à mon orgueil satisfait vint se joindre un peu de cette crainte que m'a toujours fait éprouver votre idole: on voit pourtant, dans ses momens les plus donnés aux passions, que jamais une femme ne lui en inspirera que pendant quelques heures… Je l'ai bien observé pendant qu'il signait ses dépêches, n'ayant pas l'air de savoir que j'étais là. Il est impossible de n'être pas maîtrisé. J'ai parlé de toutes mes impressions au grand-maréchal, et il m'a dit que je suis une aimable femme. En vérité, quand on fait à Duroc l'éloge de l'Empereur, on est sûr de son amitié et presque de sa reconnaissance. Il l'aime comme une maîtresse; il est heureux de toutes les perfections qu'on lui trouve. Quand on inspire de pareils attachemens, il faut certes qu'ils soient mérités. Du reste, on n'est pas plus aimable que Duroc: il m'a fait obtenir un don qui eût satisfait l'avarice; jugez s'il a surpassé mes espérances. Au résumé, comme homme, Napoléon m'a paru singulièrement aimable et spirituel; comme souverain, grand et magnifique.
«Maintenant laissons les grands sujets, et permettez que je vous parle un peu de moi. La grande-duchesse est aimable; elle me promet ses bontés. Cependant, ma position d'actrice me déplaît. Je voudrais être quelque chose de mieux qu'au théâtre. Il n'y a pas moyen de compter mes services militaires pour obtenir la place de lectrice. Comment faire? car voilà ce qu'il me faudrait, et je puis assurer que cela conviendrait à son altesse.
«Vous me dites de devenir intéressée, et d'amasser une fortune; mais le promettre serait contraire à ma franchise. Plus je vieillis, moins j'ai d'ordre et de raison pour l'argent. Vous, monsieur le comte, c'est pour d'autres causes. Croyez-moi, les défauts qui font plaisir sont les plus difficiles à surmonter, et vous savez que le mien fut toujours de tout donner; mais aussi savez-vous bien que je n'eus jamais celui de l'ingratitude. Jugez, d'après cela, de toute la joie du retour de votre amitié, et de toute la reconnaissance dont elle me pénètre.
«Si je vous suis bonne à quelque chose dans ce pays, disposez de moi in tutto e per tutto.»
J'ai rapporté cette lettre en entier, parce qu'elle courut dans le temps que Regnaud la communiqua dans plusieurs hauts cercles de Paris, et qu'elle a acquis ainsi une sorte d'importance historique par ses détails secrets sur Napoléon.
Malgré les recommandations de la grande-duchesse, je me laissai aller, ainsi que je viens de le dire, à cette liberté de propos, dans mes relations dramatiques, qui naît du crédit que l'on possède ou que l'on espère, enfin à la petite insolence que donnent toujours les protections. M. de Châteauneuf était notre supérieur, et je retournai le voir. M. de Châteauneuf avait été chevalier de Malte et fort bel homme. Il réunissait le double enthousiasme de l'ancien régime et du nouveau, la souplesse d'un courtisan et l'insolence d'un parvenu. Quant à sa réputation de beauté, je n'en pus guère juger, car, à cette époque, M. de Châteauneuf était âgé et goutteux. En arrivant chez lui, et ne trouvant personne dans l'antichambre ni au salon, j'entre entre deux portes, que des rideaux séparaient d'une chambre à coucher; j'appelle, et un bruit de surprise et d'embarras me fait apercevoir qu'il y aurait de l'indiscrétion à avancer davantage. Je vois poindre alors entre les rideaux une tête charmante, avec des cheveux blonds et bouclés dont toute femme eût été jalouse. J'allais m'éloigner, toute confuse d'avoir pu si maladroitement troubler une scène qui ne voulait point de témoins, quand la plus jolie voix m'arrêta en me disant: «Monsieur est indisposé aujourd'hui et ne peut recevoir; veuillez avoir la bonté de repasser;» et je m'en allai en répondant avec la plus entière sécurité: «Merci, mademoiselle.» Le lendemain, quand je revins au rendez-vous qui m'avait été indiqué, ma surprise fut extrême de retrouver la même personne en pantalon blanc et en veste courte, servant le chocolat du vieux chevalier. Un négligé si coquet, une démarche molle et féminine, me firent croire que c'était là quelque actrice nouvellement arrivée que M. de Châteauneuf formait pour les travestissemens. Je m'imaginai que M. de Châteauneuf avait trouvé à point ce talent nouveau pour me contrarier par la rivalité du même emploi; car ma prétention était de jouer les travestissemens, ou plutôt de paraître souvent au théâtre en habits d'homme. Je n'en pris pas moins M. de Châteauneuf en sincère aversion. Aussi, mandée quelques jours après à Pitti par la grande-duchesse, je m'en donnai à cœur-joie sur le pauvre chambellan, dont je lui fis le plaisant portrait, imitant, d'une grotesque façon, ses airs, ses manières, la scène que j'avais vue. La princesse rit aux larmes de l'imitation, ne me gronda point, et voulu bien ajouter qu'avec un peu de tabac au nez, ce serait à s'y méprendre.
Mon genre de vie à Florence.—M. Fauchet, préfet dans cette ville.—Nouvelles bontés d'Élisa.
J'avais au théâtre de fort médiocres appointemens, et je faisais pourtant une dépense énorme. J'étais une comédienne très grande dame, et une esclave dramatique fort indépendante. Mes camarades se creusaient la tête à rechercher et à blâmer les ressources et les secrets de cette vie dispendieuse et vagabonde. Je courais la campagne et les environs de Florence, et toutes les fêtes et toutes les réunions. Aussi je ne jouais presque jamais; et, sous le rapport de l'utilité et de la gloire théâtrale, j'étais certes alors la dernière dans Rome; mais j'assistais avec une admirable assiduité aux représentations.
Pendant quelque temps, j'avais eu une loge au niveau du parterre. Naturellement les hommes de ma connaissance se tenaient près de ma loge, et c'était une véritable assemblée et réunion particulière dans un lieu public. Souvent dans le groupe se trouvaient des officiers qui m'avaient vue au milieu de mes courses militaires, en Allemagne, en Prusse, ailleurs encore. Nous parlions gloire, campagnes, batailles; et les militaires, qui en partagent les périls, en racontent volontiers et un peu bruyamment les exploits. Cette espèce de bivac au milieu d'un théâtre n'était pas agréable à tout le monde: on s'en plaignit; et je pris une loge aux secondes, déterminée à faire à la rumeur publique la concession d'une convenable solitude. Je tombai d'un inconvénient dans un autre.
La loge nouvelle que j'avais prise se trouvait par hasard vis-à-vis celle du préfet. Je viens de dire le motif qui me l'avait fait choisir; la malignité en chercha un autre, et je renonçai lors à paraître dans la salle. J'adoptai, pour voir le spectacle, la première coulisse; mais la première coulisse était encore en face de la loge de M. le préfet: j'avais l'honneur, comme on sait, de le connaître depuis long-temps pour un homme fort spirituel, fort aimable et fort instruit. Rien de plus simple, entre spectateurs que le théâtre intéresse, que ces regards d'intelligence aux passages saillans, que cette sympathie d'approbation ou de blâme sur l'effet des scènes et le jeu des acteurs, qui s'établissent entre personnes d'intime connaissance. Cette communication des émotions du théâtre est même, pour les Français, un plaisir aussi vif que celui qu'il excite par lui-même; car si nous aimons à sentir, nous aimons presque autant à discuter, et à faire partager nos sensations. Molière, Racine et Voltaire composaient le répertoire de la troupe française de Florence, et, par la profusion de leurs chefs-d'œuvre, devaient multiplier nécessairement entre deux amateurs de la haute littérature, comme M. le baron Fauchet et moi, ces signes de plaisir et d'admiration qui n'étaient que des rapports de goût, et que les interprétations de coulisse prenaient pour des marques d'un sentiment plus mystérieux. On était jaloux de ces hommages, que l'on ne pouvait se résoudre à supposer seulement littéraires. Nos dames, toutes mariées, toutes vertueuses, quoique actrices et habitantes de l'Italie, enrageaient de cette préférence d'une lorgnette qui ne tombait jamais que de mon côté. Une remarque que j'ai bien souvent faite, c'est que les femmes sages sont très peu disposées à croire à la sagesse des autres; qu'avec des sentimens qui les éloignent de toute idée de rien céder aux hommes, il leur est pénible cependant de n'être point l'objet de leurs attentions. On dirait enfin que leur austérité est aussi ennuyeuse que rigide, et qu'elles ont autant de regrets que de principes.
Toutes les têtes étaient à l'envers par jalousie de ma position, de cette position que l'on déchirait et critiquait à belles dents. Il fut décidé, en conseil féminin, qu'on se vengerait de mes prétendus succès et de mon orgueil par quelque affront. Deux pièces nouvelles étaient à l'étude; j'avais dans chacune un bout de rôle: en arrivant à la répétition, la première chose qui me frappa sur le théâtre, c'est la vue d'une grille en bois, haute de six pieds, qui interceptait le passage de la coulisse où j'avais ma place ordinaire. On m'observait, je n'eus pas de peine à deviner la malice, et j'eus le talent de ne pas paraître m'en apercevoir. Je quitte le théâtre un moment, je me rends chez M. le préfet, je lui conte la ridicule malveillance de mes camarades; il la trouve si absurde que, malgré les observations d'un chef de bureau présent à l'audience, et qu'on avait mis dans ce petit complot avec des phrases, il donne des ordres pour que cette scène eût à ne point se renouveler; et la répétition n'était pas finie, que les artistes conspirateurs avaient eu le chagrin de voir enlever la grille en question: ce fut absolument, quoique la cause fût différente, un coup d'État pareil à celui des grilles de madame de Noailles pour empêcher le passage de Louis XIV chez les filles d'honneur de la cour.
Après l'éclat d'une pareille protection, on ne voulait plus douter de la nature de mes relations avec M. le baron Fauchet: j'étais, suivant la profondeur des caquets, sa maîtresse avouée. Cela était faux, complétement faux. Parmi mes camarades, les hommes étaient plus indulgens et disaient: Laissons-la faire, chacun est dans la vie pour son compte. «Oui, répondaient les dames, laissons-la faire; elle finira par avoir toutes les ambitions, et de plein droit elle viendra nous enlever nos rôles.—Oh! pour les rôles, répliquait d'un ton aigre-doux la plus jolie de nos actrices, ce n'est pas le théâtre qui l'occupe, et le rôle qu'elle ambitionne, elle en est sûre.»
J'avais une seule amie parmi ces dames, et c'est d'elle que j'appris les propos et les menées de la plaisante persécution. Cette amie était une femme d'un ton parfait, appelée mademoiselle Auquertin, douée d'un talent distingué, et même, malgré ses quarante-neuf ans, encore d'une figure fort agréable dans les rôles de soubrette. Je riais avec elle de la méchanceté des autres, mais comme les personnes les plus bienveillantes ont de la peine à ne pas croire à une opinion générale, elle ne se laissait pas facilement persuader sur le chapitre pourtant si innocent de mes relations avec M. Fauchet.
Sur ces entrefaites, je fus mandée chez la grande-duchesse; le jour et l'heure n'étant point ceux des audiences ordinaires, j'en conçus une crainte inexplicable. Fort éloignée de penser à tous les bruits de coulisse, je mourais d'inquiétude; il n'était pourtant pas question d'autre chose. La princesse me parut ce jour-là toute singulière: elle m'adressa questions sur questions, et je répondis en général avec embarras. Soit trouble, soit faux calcul, je ne sais pourquoi je lui cachai que j'avais connu le baron Fauchet, lorsqu'il était préfet de Draguignan. Plus tard, quand elle le sut, elle me reprocha de le lui avoir caché, aimant, disait-elle, les franchises entières, et les confessions générales.
Malgré les premières et peu favorables apparences de cette entrevue, je ne puis dire qu'Élisa manquât encore de douceur et de bienveillance, même dans le reproche. Femme excellente, qui n'eut jamais pour moi que des bontés, et dont le souvenir ne se présente à mon cœur que sous le prisme d'une reconnaissance plus habile à apercevoir les qualités que les défauts! Dans cette audience, elle me recommanda de nouveau et très positivement de garder un profond silence sur l'intérêt tout particulier qu'elle me témoignait, surtout vis-à-vis du préfet. «D'ici à quelque temps, ajouta-t-elle, vous m'adresserez une demande d'augmentation d'appointemens, ou de gratification extraordinaire. Quant à cela, vous pourrez le dire; faites même que cela soit su: vous n'êtes pas bien; mais j'ai une idée, un projet pour améliorer votre position. Les difficultés seront grandes, car vous avez une tête si détestable! Vous lisez à ravir, surtout la poésie italienne; je m'occuperai de vous: laissez-moi mûrir cette affaire; mais surtout silence absolu;» et je quittai la princesse, encore plus enchantée de sa grâce et de son esprit, et déjà pénétrée d'un de ces attachemens sincères qui ne tiennent pas aux calculs de l'ambition, et qui durent aussi plus long-temps que la faveur.
À cette époque, l'Empereur volait de Paris en Allemagne pour recommencer, avec ses invincibles armées, une guerre nouvelle contre l'Autriche. La brillante affaire d'Eckmühl venait d'être suivie de celle d'Essling. Napoléon, fidèle à ses habitudes d'activité, semblait mener avec lui la Victoire en poste. Le 2 juin 1809, je reçus une lettre d'Ebersdorf, à deux lieues de Vienne, d'un officier qui servait sous les ordres du général Cervoni, avec qui j'avais été liée, et qui venait d'être tué à la prise de Ratisbonne. J'avais remis dans le temps à cet officier, que j'avais vu après le départ de Ney, une boîte et une lettre pour le maréchal, qu'il espérait pouvoir rencontrer. Cet officier m'écrivait qu'ayant appris par le général Duprat que j'étais établie à Florence, et que ne prévoyant plus comment il lui serait possible de remplir la mission dont je l'avais chargé, au milieu des chances incertaines d'une campagne, il croyait devoir profiter du départ d'une personne sûre pour me faire repasser les objets que je lui avais confiés. Ce digne militaire m'annonçait avec une touchante douleur la fin terrible mais glorieuse de notre commun ami le général Cervoni.
À la lecture de cette lettre, je sentis tout mon sang se glacer dans mes veines, et ma raison déloger de ma pauvre tête. Il me semblait que le renvoi de ce précieux dépôt était une adroite précaution pour m'annoncer la mort de Ney. Me voilà dominée par cet affreux pressentiment, ne réfléchissant pas si Ney appartenait ou non au corps d'armée de cet officier, s'il faisait même partie de l'armée destinée à cette campagne; sans songer que, dans tous les cas, la mort d'un si grand capitaine eût été honorée du deuil d'un glorieux bulletin. Incapable de rien peser, de rien sentir que l'horrible idée qui me déchirait, j'éprouvais cet impérieux besoin d'une certitude qui vous tourmente dans les plus grandes douleurs, comme si le coup qui vous tue était moins pénible que celui qui vous effraie. La cour occupait alors le Pioggio impérial, maison de plaisance peu éloignée. Je courus de suite à Pitti[9], avide de nouvelles. Ce ne fut qu'en descendant de voiture, à la grille de ce beau séjour, que je sentis l'inconvenance et peut-être l'inutilité de m'y présenter de cette manière. Indécise et accablée, je suivais l'avenue, puis hésitant encore davantage, je tournais autour de la pelouse qui tapisse l'abord du palais; mais tout à coup je crois entendre parler à sotto voce. Nous étions dans une de ces délicieuses soirées de juin, qui, en Italie, sont encore plus délicieuses. Qu'on juge de ma surprise en voyant à travers le feuillage embaumé des arbustes la grande-duchesse assise sur un banc de mousse avec deux de ses dames[10]. Un sentiment intime de la bienveillance d'Élisa me fit impétueusement avancer, pour profiter de l'occasion offerte; mais la vue des témoins, le respect dû au rang de ma protectrice, m'arrêtèrent. Je m'approchai alors du palais pour m'informer si je ne pouvais point parler à la princesse. Lorsque j'éprouve une vive agitation morale, je gesticule sans le savoir, et souvent, je me parle tout haut à moi-même. Mes exclamations firent place à un respectueux silence, quand tout à coup je me trouvai en face de la duchesse, qui, devançant ses deux dames, me dit: «Qui vous amène ici? qu'avez-vous? Quelle agitation! quelle en est donc la cause?» Je restai anéantie; car si le sentiment qui avait inspiré ma démarche était vif et sacré, je ne sentais pas moins, par les regards et le ton d'Élisa, l'imprudence que je commettais en paraissant si violemment agitée: mais elle avait tant de générosité qu'elle fut touchée de mon émotion et de mon embarras. «Restez à Pioggio, me dit-elle, j'aurai soin tout à l'heure de vous faire appeler.» Presser sa main contre mes lèvres fut toute ma réponse, et ce témoignage de tant de respect fut un élan de cœur dont la princesse devina la sincérité, car ses yeux me le dirent.
J'allai m'asseoir dans un des bosquets voisins du palais. À onze heures du soir, une des femmes de la grande-duchesse vint me prendre, et m'introduisit dans un cabinet où elle me dit d'attendre quelques instans. Une petite demi-heure de répit vint heureusement me calmer, mais en remplaçant l'inquiétude par l'impatience, car je n'ai jamais su attendre. Enfin, je fus appelée. Élisa s'aperçut aisément de l'ennui que j'avais éprouvé; elle daigna s'en excuser avec une adorable bonté. «Votre Altesse concevra sans peine mon impatience, j'allais avoir le bonheur de l'approcher.» Une flatterie, quelle qu'elle soit, trouve toujours le chemin du cœur des princes. Élisa sourit, me fit asseoir au pied de son lit, et m'interrogea promptement sur le motif de ce trouble extraordinaire qui m'avait précipitée sur ses pas. Je lui racontai ma terreur panique à cette lettre que j'avais reçue de l'armée; je lui confiai le nom de l'objet cher et sacré qui la rendait si légitime, et je me laissai aller à cette effusion de cœur et à cette abondance de détails qui accompagnent toujours l'aveu des grandes passions et le souvenir de celui qui les excite. Élisa sentait trop vivement elle-même pour ne pas prêter une extrême attention à mes épanchemens romanesques. Son œil noir suivait sur ma physionomie en quelque sorte les traces de toutes les impressions que je lui peignais. Malgré l'intérêt du récit, elle m'interrompit avec bienveillance pour me rassurer par l'affirmation positive que Ney ne faisait pas partie de l'armée dont j'avais reçu des nouvelles. Puis elle me demandait de continuer, de tout lui dire, de tout lui conter; elle riait aux larmes quand je lui avouais que mon idolâtrie pour Ney s'était encore accrue depuis qu'il m'avait signifié sa volonté de n'être plus suivi à l'armée. Elle ne revenait pas de ce qu'elle appelait mon héroïsme, mon désintéressement d'amour-propre, ce sacrifice de toutes les petites passions de femme à la plus grande de leurs passions; elle me disait que j'étais folle, et j'en convenais.
«Et Moreau, ajoutait-elle, l'aimiez-vous?
«—Oui, mais pas d'amour.
«—Cela est bien différent.
«—Ah! Votre Altesse a bien raison: que de nuances il y a dans notre cœur!
«—Mais je voudrais bien savoir quelles diverses concessions vous faites à chaque nuance.» Je lui expliquai avec une franchise et une convenance égales comment j'entendais l'amour amical et l'amour passionné, et ce que chacun de ces sentimens obtenait de mon cœur. Elle trouvait que tout cela était parfaitement distingué, et surtout bien senti. Élisa était spirituelle et charmante quand elle voulait, et elle le voulut ce soir-là. Elle entremêla avec goût son approbation de nouveaux conseils sur ma conduite à Florence, et de quelques réprimandes sur ma légèreté. Elle voulut savoir quelles étaient mes relations, mes amis dans cette ville.
«Et M. Fauchet surtout, qu'en faites-vous? Qu'en pensez-vous? Croyez-vous qu'il ait pour l'Empereur une admiration sincère, et pour sa dynastie du dévouement? Je crains qu'il ne soit resté un peu républicain.
«—Que Votre Altesse se rassure et se détrompe. Je ne sais pas jusqu'où ont été les opinions républicaines du citoyen Fauchet, mais quant aux sentimens actuels de M. Fauchet, baron de l'empire; j'en puis répondre. «C'est d'abord, un homme d'excellentes manières, qui vise au bon ton de l'ancien régime, et la prétention au bon ton est déjà un gage monarchique. Puis il a de l'esprit, beaucoup d'esprit, et le gouvernement de l'Empereur est fait surtout pour être compris et admiré par les gens de cette trempe, qu'on ne néglige pas. Puis nous avons encore les dignités, les cordons, la baronnie, tous liens d'affection par lesquels j'ai la certitude que M. Fauchet est religieusement enchaîné au char de la victoire et du génie.
«—Allons, ma chère, vous avez mieux deviné que moi; je suis entièrement convaincue, et j'aime ces convictions-là.»
Comme je voyais à Florence beaucoup d'officiers, la princesse me demanda encore ce que nous faisions, ce que nous disions dans toutes ces sociétés d'hommes, et surtout de militaires.
«—Nous parlons de folies, mais plus souvent encore de gloire.
«—Très bien, très bien; et tous ces militaires aiment l'Empereur?
«—Comme le Français chérit toujours le héros qui le conduit à la victoire, et le souverain qui ennoblit la patrie.»
Cette réponse, que m'inspira le souvenir de Ney autant que l'élan de la reconnaissance et le désir de me rendre agréable, me valut des éloges dont la vivacité put me convaincre de la haute opinion, de l'ardente amitié que la princesse portait à son frère, et du prix qu'elle attachait à le voir l'idole de ceux dont il était le maître. En me retirant, j'emportai la certitude d'une faveur plus flatteuse encore pour mon amour-propre que pour mon intérêt.
On pense bien que ces diverses occasions d'intimité avec la souveraine ne m'avaient pas, malgré ses recommandations expresses, disposée à la modestie dans mes rapports dramatiques, soit avec le chambellan-directeur, soit avec mes camarades. Plus on blâmait ma prodigalité, plus je trouvais de plaisir à multiplier mes dépenses, pour humilier les chefs d'emplois. Mes appointemens étaient fort médiocres, comme je l'ai dit; je les laissais toucher, et encore avec une certaine publicité, à mes couturières et à mes marchandes de modes. La malignité des coulisses s'épuisait en conjectures sur la source de tant de luxe étalé. Ma liaison avec le préfet était alors en jeu, et j'étais sa maîtresse avec appointemens. Mais on abandonnait cette version, que démentaient les habitudes du préfet, homme aimable, dont l'amour-propre ne devait pas descendre à une maîtresse payée. Quoique belle encore, la sagacité féminine ne trouvait pas que je le fusse assez pour justifier une tendresse si dispendieuse, et se rejetait, pour expliquer mon aisance, sur une utilité politique et des services secrets qui étaient encore moins honorables. Mon aimable soubrette, j'entends celle de la comédie, s'évertuait à me faire prendre au sérieux tous ces propos, toutes ces injurieuses suppositions. Sachant que la princesse tenait à ce que la source de mon aisance, sur laquelle elle m'avait recommandé d'être tranquille, fût ignorée, je montrais la plus intrépide indifférence sur toutes ces folles opinions de l'envie, se débattant entre le désir de m'humilier et la crainte de voir tourner contre elle-même ses efforts. J'affectais par bravade de grands airs mystérieux. Je mis une grande assiduité dans ma correspondance avec M. Fauchet; et l'huissier de son cabinet, en sa qualité de parent d'un femme du théâtre, ne manquait pas d'ébruiter l'activité de ce commerce épistolaire. Ces lettres, quoique très fréquentes, étaient encore assez longues; M. Fauchet n'y répondait jamais que verbalement et quand nous nous rencontrions: elles l'amusaient par une facilité de folies qu'alors ma gaieté me fournissait abondamment, et qui étaient aussi éloignées d'une coupable galanterie que d'un lâche espionnage politique. M. Fauchet existe encore, et j'en puis hardiment appeler à son témoignage. S'il m'est arrivé quelquefois, étourdie par l'encens que l'on prodigue aux femmes qui ont quelque esprit, de me laisser aller à l'expression de mes opinions, je ne me suis jamais cru le droit ni le pouvoir de conseiller les gouvernans, ou de les aider par d'indignes rapports politiques.
Vers le mois d'avril, la cour vint établir sa résidence à Pise, ville antique, pleine de souvenirs, comme toutes les villes de l'Italie, de monumens; où le climat est peut-être plus doux et plus égal qu'à Florence même, sans aucune de ces alternatives du froid et du chaud, qui, quoique bien doucement, s'y produisent quelquefois. La grande-duchesse, qui savait goûter la vie, après avoir présidé aux affaires, venait à Pise se délasser de la grandeur dans les plaisirs de l'intimité. Quelque temps, après l'établissement de la cour dans cette résidence, je me promenais seule en suivant le superbe quai de l'Arno, qui traverse Pise. Je m'étais reposée à l'extrémité, sur le revers d'un chemin bordé d'arbres et de jardins délicieux. Je fus distraite de mes rêveries par le bruit d'un élégant et rapide carich, conduit par un des postillons de la duchesse. «Est-ce que la princesse vient de ce côté?» Cet homme me répondit: «Son Altesse prend en ce moment du lait chez un chevrier de la campagne; ses ordres sont d'aller l'attendre au détour du chemin, à un quart de lieue d'ici.»
Dès que l'équipage eût fendu l'air, je me dirigeai du côté où la cabane du chevrier m'avait été indiquée. La curiosité a de l'ardeur et de l'instinct. Au milieu des habitations, mon imagination crut découvrir celle que je cherchais, à son air plus élégant, quoique plus sauvage. On la voyait poindre à peine au milieu des dômes de l'aubépine en fleurs et des lilas odorans. J'allais franchir le rempart embaumé, lorsqu'une réflexion me retint: on peut savoir que j'ai parlé aux gens de la duchesse, et une rencontre qui ne sera plus l'effet du hasard sera traitée comme une indiscrétion de la curiosité. Je m'arrêtai tout court à cette pensée; mais je crus pouvoir, par capitulation avec moi-même, m'asseoir auprès des buissons, l'oreille dressée et l'œil aux aguets. Au bout d'une demi-heure, j'entendis comme un bruissement de rameaux, et je distinguai le son de voix d'Élisa. Elle paraissait lire des passages d'un bulletin de la grande armée. J'entendis, distinctement les phrases suivantes: «Cent pièces de canon, quarante drapeaux, cinquante mille prisonniers, trois mille voitures; l'ennemi fuit épouvanté; l'avant-garde a passé Ulm. Dans quelques jours, l'Empereur sera à Vienne.»
Il y avait presque une joie virile dans l'accent d'Élisa, en prononçant ces phrases, et pour ainsi dire un orgueil fraternel de la victoire. Une voix d'homme répondit aux exclamations admiratives d'Élisa par des flatteries, en bon français, mais avec une prononciation italienne. Ma curiosité redoublait d'instans en instans; je retenais ma respiration, de peur que le souffle arrêtât le moindre mot. Immobile, je trouvais presque un sens au mouvement du feuillage; je jugeai que, dans une délicieuse soirée du printemps, on voulait en prolonger les heures. Les intérêts de la politique et les émotions de la gloire furent remplacés par une causerie plus intime et moins grave. C'étaient de ces riens charmans qui, en succédant aux grandes affaires, paraissent mieux encore, et je m'aperçus que celui qui causait avec la duchesse réussissait à les faire valoir. L'œil ne secondait point l'ouïe, malheureusement pour la complète intelligence de cette scène; mais à l'oreille arrivaient suffisamment de ces mots qu'on achève avec un peu d'habitude et de pénétration. Celle dont la dignité eût pu s'offenser des hommages d'un sujet, aimait cependant à les recevoir comme des preuves de dévouement, et comme une espérance de cette affection sincère si rare dans les cours. L'altesse avait de la réserve, et la femme de l'émotion: combat plein de délicatesse et d'intérêt qui fait qu'une souveraine résiste à ce qui pourrait lui plaire. La conversation était longue; car celle même qui la réprimait trouvait un secret plaisir à ne pas l'abréger. Je l'entendis cependant, après quelques momens de silence, dire d'un ton ferme, quoique doux: «Quant à l'amour, n'en parlons pas; mais une véritable amitié me serait bien chère. Mon âge et mon rang, Cerami, m'interdisent de croire au premier de ces sentimens; mais j'attacherais du prix à recevoir des marques honorables de l'autre[11].»
Je crus qu'on allait sortir de mon côté, et je m'éloignai doucement pour esquiver la première surprise; mais on passa derrière l'enclos, et j'aperçus la princesse à une certaines distance, appuyée sur le bras du comte Cerami, qui tenait un livre et des papiers à la main. Un valet de pied suivait, accompagné d'un paysan qui portait une énorme corbeille de fleurs. Je m'élançai dans le chemin de traverse, et arrivai à l'endroit où la voiture de la princesse attendait. Du plus loin qu'Élisa m'aperçut, elle me fit signe d'avancer, et dit en riant au comte Cerami: «Elle est comme Chérubin, on la trouve partout.» Puis, se tournant vers le paysan de sa suite, elle ajouta: «Accompagnez madame, et portez ces fleurs chez elle:—Que Votre Altesse est bonne! mais qu'elle ajoute une grâce à tant de grâces; qu'elle daigne joindre au présent un bulletin de l'armée: je tresserai, en le lisant, des couronnes aux vainqueurs.» Alors elle regarda le comte Cerami, qui m'en offrit un: c'était celui du 24 avril 1809, daté du quartier général de Ratisbonne. La duchesse me donna l'ordre de venir le lendemain au palais, et elle monta lestement dans son élégante voiture, qu'elle conduisait elle-même sous la surveillance du comte Cerami. En un instant ils disparurent. Je me rendis chez moi avec le paysan chargé de la corbeille; et, depuis ce jour, j'eus chaque matin ma fourniture de fleurs.
Le lendemain, je me rendis au palais. Je lui parlai d'abord du bulletin en termes qui la disposèrent très favorablement; mais, quelques instans après, quittant ce texte militaire pour en choisir un plus délicat, elle me demanda comment j'avais été présente à la conversation du bosquet. J'expliquai tant bien que mal un hasard si combiné. «Vous écoutiez donc? me dit Élisa avec quelque humeur.
«—Oui, j'écoutais; mais je supposais pas que ce fût Votre Altesse que j'entendais.»
Le mécontentement d'un moment se dissipa, par la conviction que devait facilement inspirer à la grande-duchesse mon caractère. Loin d'être plus réservée avec moi, elle me montra, au contraire, à partir de ce jour, plus de confiance et d'abandon; et je jugeai, par la longueur de la conversation, que l'intimité des princes s'acquiert par un certain mélange d'adroites flatteries et de vérités délicates, par ce que j'appellerais une demi-franchise, disant assez pour éclairer, et pas assez pour déplaire.
Gouvernement de la Toscane.—Cour de la grande-duchesse.—Anecdotes sur le grand-duc Léopold.
De toutes les parties de l'Italie attelées au char du grand empire, la Toscane était peut-être celle où les souvenirs offraient le plus de résistance à la nouvelle domination. Quand le pays, occupé et évacué ensuite par les Français, retomba un moment, en 1799, sous le pouvoir de ses anciennes mœurs et de ses anciens maîtres, les réactions avaient été terribles et empreintes de cette cruauté italienne qui s'allie si singulièrement avec l'indolence et la faiblesse. Des commissions permanentes avaient condamné les partisans des Français: on avait égorgé et proscrit avec toute la fureur d'une mode. Les plus jolies femmes, ces Toscanes si douces, s'étaient fait remarquer dans ces représailles devenues des fêtes. On les avait vues à Pise se rendre à l'exécution des condamnés, danser autour du poteau comme à un bal, n'interrompant cette bacchanale des discordes civiles que pour jeter aux victimes des pommes, des citrons et des oranges. J'ai entendu raconter des scènes horribles de vengeance particulière, des raffinemens d'une cruauté qui semblait voluptueuse; mais par bonheur, dans les révolutions il se rencontre toujours quelques uns de ces beaux traits qui suffisent pour absoudre l'humanité; en voici un qui ferait oublier tous les crimes vulgaires par l'exemple d'un courage et d'une vertu presque célestes:
Les débiteurs, qui, dans tous les pays, sont toujours au premier rang de ceux qui ont des vengeances à exercer, n'avaient pas eu de peine à faire étendre sur les Juifs, toujours détestés du peuple, n'importe où ils résident, la rage de proscription et de meurtre qui avaient frappé les partisans des Français. Déjà une troupe grossière et affamée de sang s'acheminait vers le quartier des malheureux Juifs pour les livrer à l'extermination.
Un saint prêtre, un prélat révéré, M. Santi, évêque de Savona, court dans les rues déjà envahies par la populace, revêtu du surplis, armé seulement de la crosse d'or des apôtres; il se précipite au milieu de la foule, l'exhorte, la conjure au nom de l'Évangile qui pardonne. On le presse, on le repousse, on le renverse. Il se relève avec calme, un crucifix à la main, effraie après avoir supplié, et, comme inspiré par le Dieu dont il porte l'image, ramène les furieux à l'humanité par la terreur sainte dont il les écrase, et sauve ainsi ceux que le double fanatisme de la haine religieuse et de la cupidité frénétique allait immoler.
Au retour du gouvernement français, tous les proscrits rentrèrent; une administration ferme fit rentrer sous le joug un peuple qui a tout ce qu'il faut pour écraser des vaincus, mais rien de ce qui peut résister à des vainqueurs. De même que cela avait été en Toscane une émulation de représailles en notre absence, de même ce fut comme un concours de soumission et de souplesse à notre retour. On accoupla dans les fonctions publiques les amis et les ennemis, les proscrits et les proscripteurs et l'on vit d'anciens bourreaux rendre la justice avec un exemplaire esprit de conciliation. Un Haldi, qui avait eu la palme des vengeances, sut encore conquérir, avec une mobilité dont on ne pourrait trouver le modèle qu'en Italie, la couronne des réparations vis-à-vis de la puissance nouvelle. La formation de la cour ressembla à une levée en masse de nobles seigneurs, de grandes dames, d'hommes riches et de femmes jolies, de notabilités de toute espèce. On fit une conscription de courtisans, et la vanité fut en quelque sorte chargée de créer en Toscane un patriotisme français.
L'organisation administrative devint la même que dans le reste de l'empire. Un préfet, un commissaire général de police, un commandant militaire supérieur, formaient les pivots de ce système simple et fort. Les rangs secondaires avaient servi de cadre aux ambitions locales, et les Italiens y étaient même en plus grand nombre que les Français. Les premiers dominaient dans les tribunaux, et les seconds dans la gendarmerie. De toutes les dynasties impériales, celle de la Toscane était celle qui avait fait la plus large part à la nationalité dans la distribution des emplois publics. Aumôniers et dames d'honneur, chambellans et chapelains, écuyers et pages avaient été exclusivement choisis parmi les familles historiques et héréditairement en possession des richesses, du pouvoir et de la servilité. Les disputes de l'étiquette avaient remplacé les discussions factieuses; le cérémonial, les bals, les fêtes, les plaisirs, ces moyens de conciliation toujours plus puissans qu'on ne le croit, avaient étourdi les vieux ressentimens, et formé autour de la sœur de Napoléon une atmosphère de dévouement et de souplesse. Tout en façonnant la Toscane à la législation bienfaisante de nos codes, à l'uniformité moins douce de nos douanes et de notre recrutement militaire, on avait laissé une certaine latitude aux souvenirs et surtout aux mœurs. Dans les actes publics la langue française n'était admise que de moitié avec la langue de l'Arioste. La grande-duchesse, qui avait beaucoup de tact et qui désirait populariser la domination napoléonienne, mettait une certaine affectation à témoigner son respect pour l'idiome toscan en l'employant de préférence.
L'ivresse d'une cour facile et brillante, que l'on ne pouvait guère comparer qu'aux licences de ce bon régent, comme l'appelait Voltaire, ce levier politique des plaisirs n'agissait guère cependant que sur les classes supérieures, toujours et partout plus favorables aux innovations et à l'influence de l'étranger. Mais le fond d'une nation n'est pas aussi malléable. Le peuple, qui tient plus en quelque sorte à la terre qu'il habite et à l'air qu'il respire, n'a pas cette heureuse facilité des courtisans, et oppose toujours bien plus de résistance au joug. La mémoire des Médicis et de Léopold, le souvenir de leur administration paternelle, enchaînaient encore l'imagination pourtant mobile des Toscans; et la gloire des armes, moins séduisante pour eux que celle des arts, ne les avait point disposés en faveur de Napoléon. Souvent dans mes courses, moi, tout enivrée de la gloire de l'empire, interrogeant des paysans et des hommes du peuple, je recevais de ces réponses pleines de souvenirs antiques, de ces réminiscences d'un pouvoir tombé qui survit à l'oubli et à sa chute par des bienfaits. Voici deux anecdotes qu'on me pardonnera bien de rapporter, car tout ce que l'on a entendu de la bouche du peuple mérite une véritable vénération; et certes on peut me rendre une justice, c'est que, quelles que soient mes préoccupations de cœur ou mes intérêts de position, j'ai toujours du respect pour la vertu et une place pour tous les nobles souvenirs. Les beaux traits de la puissance légitime ont peut-être encore plus de prix sous une plume qui avait à se défendre des influences de l'usurpation. Des actions généreuses me plaisent, n'importe d'où elles viennent, et l'amie d'Élisa ne peut résister au bonheur de retracer deux anecdotes de l'administration de Léopold, recueillies à une distance si peu suspecte.
Ce prince admirable, qui rachetait en quelque sorte par ses bontés le despotisme qu'il était chargé d'exercer en Toscane, trouvait une douce consolation à son propre pouvoir dans l'usage qu'il s'efforçait de lui donner. Il aimait à se mêler, déguisé, aux amusemens ou aux travaux de la population. Les prisons n'avaient pas de plus vigilant inspecteur; et le droit de faire grâce, le plus beau des priviléges de la royauté, il ne le déléguait pas à des commis, et se le réservait comme une des consolations de la couronne.
Un jour que Léopold visitait, dans ses vues de pardon et de bienfaisance, les prisons de Livourne, il interrogea un à un tous les locataires du bagne sur les motifs de leur séjour. À entendre ces innocens forçats, aucun n'était coupable, tous avaient succombé sous les dénonciations de la haine, sous la puissance d'une inimitié terrible, de complicité avec quelque erreur de la justice, et tous attendaient et méritaient une grâce de leur équitable souverain. Le grand-duc aperçoit au milieu du groupe empressé sur ses pas un galérien moins impatient, se séparant même de ses compagnons pressés autour de leur maître. Léopold n'en est que plus empressé de lui faire les mêmes questions qu'aux autres. Maestro, répond le forçat presque pudibond, sono stato condannato perchè sono un bravo ladro. Donnez bien vite la liberté à ce scélérat, s'écria le spirituel et généreux souverain: avec lui tant d'honnêtes gens sont en trop mauvaise compagnie. Admirable alliance de la bonté et de l'esprit, qui a quelque chose de français, et qui faisait appeler Léopold le Henri IV de la Toscane!
La justice est toujours ce qu'il y a de plus précieux et aussi ce qu'il y a de plus rare pour les peuples. Le bon Léopold le savait bien, et tâchait de procurer à ses sujets ce bienfait si difficile, en stimulant le zèle de ses délégués négligens. Il y avait un juge fort singulier du pays, qui, au lieu d'aller à l'audience ne sortait de son lit que pour dîner, et y rentrait pour se reposer de cette fatigue peu judiciaire. Impossible non seulement de le rencontrer à son tribunal, mais encore à son domicile. Sa vieille servante, huissier dressé à cet effet, renvoyait avec une religieuse exactitude les pauvres solliciteurs. Monsieur est sorti, Monsieur est malade, Monsieur dort, étaient tout ce que l'on pouvait obtenir d'elle. Le mécontentement public était à son comble, et l'écho en arriva jusqu'à Léopold: il s'achemine vers le tribunal à l'heure, hélas! inutile de l'audience, n'y trouve pas, bien entendu, son magistrat paresseux, mais s'informe de sa demeure et y court. Même accueil au souverain, que l'incognito assimile à la foule des plaideurs ordinaires; même défense opiniâtre de la porte, même réponse de la servante, qui se retranche sur le sommeil de son maître et qui proteste qu'elle sera renvoyée si elle laisse entrer. Brusque malgré lui, et indiscret par vertu, le prince passe outre aux protestations et aux résistances. La consigne est violée, la porte presque prise d'assaut. L'honnête et paresseux L'Hôpital reposait dans une chambre obscure, les rideaux fermés comme un de ces vertueux chanoines dépeints par Boileau dans le Lutrin. Le juge, endormi, se lève sur son séant, un arrêt à la bouche contre l'insolent qui violet le sanctuaire de la magistrature, un de ces arrêts dont il était pourtant si avare. Léopold se moque de toutes les menaces, et animé d'autant de courage que d'indignation, pousse le juge ébahi à bas de son siége… de sommeil, et lui crie: Vous avez beau vous débattre, le grand-duc connaît votre conduite scandaleuse, il ne vous reste plus qu'à vous habiller promptement pour venir vous justifier. Le juge, étourdi, se réveille enfin et reconnaît son maître dans l'étranger, tombe à ses genoux en implorant son pardon. «Gracieux prince, je suis réellement retenu au lit par une grave indisposition; j'y fouillais les papiers d'une immense procédure: c'est ce maudit Barthole qui m'a endormi; mais je n'y serai pas repris, je ne le lirai plus, grâce! grâce!…—Relevez-vous, monsieur, vous avez cessé d'être juge.» Et là-dessus Léopold se retira avec toute la fermeté et toute la dignité royales. Un magistrat plus éveillé vint immédiatement prendre possession de la place, et mettre à jour le monceau de dossiers dont son prédécesseur avait fait litière. Mais élevant l'héroïsme du trône jusqu'à l'indulgence, le bon Léopold envoya, en même temps qu'un nouveau juge pour contenter ses sujets, une pension à l'ex-magistrat pour le bénir.
[1: La princesse Élisa.]
[2: Le grand maréchal m'avait remis, avec un sac de sequins, deux ordonnances sur le trésor, qui me furent acquittées dix-huit mois après par M. Mollien.]
[3: Le général de division Godinot, qui se tua en Espagne à la suite d'une attaque de nerfs, maladie à laquelle il était fort sujet.]
[4: Le général Delzons, qui fit plus tard des prodiges de valeur en Russie, à la Moscowa, périt bien jeune encore dans la cruelle retraite de cette guerre des élémens, des distances et des frimas.]
[5: Le chirurgien en chef, le brave baron Larrey.]
[6: Rideaux de gaze claire qui ferment en Italie les lits comme des boîtes.]
[7: Chargé d'affaires, qui fit d'admirables efforts pour sauver la ville du pillage.]
[8: La lâcheté oisive ou la haine calculée a cherché si souvent à se venger de la gloire de nos braves sur le champ de bataille, par la satire de leurs manières et le contraste de leur langage ou de leur style trivial avec les hautes positions conquises par leur épée, que j'éprouve l'irrésistible plaisir de citer ces lettres d'un simple sergent de nos phalanges immortelles: elles prouveront qu'en fait d'honneur nos soldats savaient aussi bien l'exprimer que leurs devanciers du vieux temps; et que ces héros, qui troquèrent si soudainement le sac et le fourniment contre l'épaulette de général ou le sceptre de roi, étaient encore quelquefois aussi forts sur l'orthographe que les colonels musqués, qui avaient au moins le temps de l'apprendre au milieu des loisirs d'une garnison.]
[9: Qu'il ne faut point confondre avec Pinti, le premier ayant toujours été la demeure des souverains. Le second est un fort beau palais aussi, situé près de la porte et de la rue de ce nom, à Florence, où le gouvernement français avait établi la préfecture.]
[10: Les comtesses Torigiani et Médici (Catherine), dames pour accompagner.]
[11: Le comte Cerami était un des hommes les plus brillans de la cour de Florence, instruite et spirituel. La grande-duchesse le combla de bienfaits. La voix publique, toujours prompte à supposer, le désigna comme un favori. Il fut peu reconnaissant aux jours de l'adversité, ce qui malheureusement appuierait les conjectures de la malveillance; car, en fait de favoris des princes, ceux qui ont le plus obtenu sont ceux d'ordinaire qui se souviennent le moins.]