The Project Gutenberg eBook of La mort de Lucrèce This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: La mort de Lucrèce Author: William Shakespeare Translator: François Guizot Release date: October 3, 2008 [eBook #26757] Most recently updated: January 4, 2021 Language: French Credits: Produced by Paul Murray, Rénald Lévesque and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA MORT DE LUCRÈCE *** Produced by Paul Murray, Rénald Lévesque and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) Note du transcripteur. =============================================== Ce document est tiré de: OEUVRES COMPLÈTES DE SHAKSPEARE TRADUCTION DE M. GUIZOT NOUVELLE ÉDITION ENTIÈREMENT REVUE AVEC UNE ÉTUDE SUR SHAKSPEARE DES NOTICES SUR CHAQUE PIÈCE ET DES NOTES. Volume 8 La vie et la mort du roi Richard III Le roi Henri VIII.--Titus Andronicus POEMES ET SONNETS: Vénus et Adonis.--La mort de Lucrèce La plainte d'une amante Le Pèlerin amoureux.--Sonnets. PARIS A LA LIBRAIRIE ACADÉMIQUE DIDIER ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS 35, QUAI DES AUGUSTINS 1863 ================================================= LA MORT DE LUCRÈCE[1] POËME. [Note 1: The Rape of Lucrece, le Viol de Lucrèce.] AU TRÈS-HONORABLE HENRY WRIOTHESLY, COMTE DE SOUTHAMPTON ET BARON DE TICHFIELD. Très-honorable seigneur, L'affection que je voue à Votre Seigneurie est sans fin. Cet écrit, sans commencement, n'en est qu'une partie superflue: La confiance. que j'ai en votre honorable caractère, et non le mérite de mes vers imparfaits, me fait espérer qu'ils seront agréés. Ce que j'ai fait vous appartient, ce que je ferai vous appartient encore, comme partie du tout que je vous ai consacré. Si mon mérite était plus grand, mon zèle se montrerait davantage: en attendant, tel qu'il est, il est dû à Votre Seigneurie, à qui je souhaite de longs jours, embellis par toutes sortes de félicités. De Votre Seigneurie le dévoué serviteur, W. SHAKSPEARE. ARGUMENT Lucius Tarquinius (surnommé le Superbe, à cause de son orgueil excessif), après avoir été cause du meurtre cruel de son beau-père Servius Tullius, et s'être emparé du trône, contre les lois et les coutumes de Rome, sans demander ni attendre les suffrages du peuple, alla mettre le siége devant Ardéa, accompagné de ses fils et des nobles romains. Pendant le siége, les principaux officiers de l'armée, réunis un soir dans la tente de Sextus Tarquinius, le fils du roi, et s'entretenant après le souper, se mirent à vanter la vertu de leurs femmes; entre autres, Collatin vanta l'incomparable chasteté de son épouse Lucrèce. Dans cette joyeuse humeur, ils partirent tous pour Rome avec l'intention, par une arrivée soudaine et imprévue, de vérifier ce que chacun avait avancé; le seul Collatin trouva sa femme (quoique ce fût tard dans la nuit) occupée à filer parmi ses suivantes, tandis que les autres dames étaient à danser ou livrées à d'autres distractions. Là-dessus, les seigneurs cédèrent la victoire à Collatin, et la gloire à sa femme. Sextus Tarquin devint épris de la beauté de Lucrèce; mais, étouffant sa passion pour le moment, il retourna au camp avec les autres. Bientôt après il repart secrètement, et, à cause de son rang, il est reçu et logé royalement par Lucrèce, à _Collatium_. Dès la première nuit, il se glisse traîtreusement dans sa chambre, lui fait violence, et s'enfuit de bon matin. Lucrèce, dans cette lamentable situation, dépêche deux messagers, l'un à Rome, à son père, l'autre au camp, à Collatin. Ils arrivent tous deux, accompagnés, l'un de Junius Brutus, l'autre de Publius Valérius, et trouvant Lucrèce en habits de deuil, ils lui demandent la cause de sa douleur. Elle leur fait d'abord prononcer le serment de la venger, révèle le coupable, les détails de son attentat, puis se poignarde du consentement de tous et avec d'unanimes acclamations. D'une voix unanime, les témoins de cet acte de désespoir jurent de détruire toute l'odieuse famille des Tarquins. Ils portent le cadavre à Rome, Brutus raconte au peuple le forfait et le nom du criminel, et termine par d'amères invectives contre la tyrannie du roi. Le peuple est tellement irrité que l'exil des Tarquins est proclamé et la monarchie convertie en république. LA MORT DE LUCRÈCE POËME. I.--S'éloignant avec rapidité de l'armée romaine, campée sous les remparts d'Ardéa qu'elle assiége, l'impudique Tarquin, sur les ailes perfides d'un désir coupable, porte à Collatium le feu obscur qui, caché sous de pâles cendres, se prépare à s'élever et à entourer de flammes ardentes les formes de la belle épouse de Collatin, Lucrèce la chaste. II.--C'est sous ce titre malheureux de «chaste» qui a aiguisé ses désirs voluptueux, lorsque Collatin vanta imprudemment l'incomparable incarnat et la blancheur qui brillaient dans ce ciel de sa félicité, où des astres mortels, aussi beaux que les astres des cieux; réservaient à lui seul le pur éclat de leurs rayons. III.--C'était lui-même qui, la nuit précédente, dans la tente de Tarquin, avait révélé le trésor de son heureux hymen; faisant connaître quelle richesse inestimable les dieux lui avaient accordée dans la possession de sa belle compagne, et estimant sa fortune si haut, que les rois pouvaient bien avoir en partage plus de gloire, mais que ni roi ni seigneur n'avait une dame aussi incomparable. IV.--O bonheur, que si peu de mortels connaissent, et qui, lorsqu'on te possède, t'évanouis aussi vite que la rosée argentée du matin devant les rayons d'or du soleil! Date effacée avant même d'être commencée! L'honneur et la beauté, entre les bras de celui qui en jouit, sont bien mal fortifiés contre un monde rempli de dangers. IV.--La beauté persuade elle-même les yeux des hommes sans avoir besoin d'un orateur; quel besoin donc de faire le panégyrique d'un objet si remarquable, ou pourquoi Collatin est-il le premier à publier ce riche bijou, qu'il devrait garder bien loin de l'oreille des ravisseurs, puisqu'il est tout à lui? VI.--Peut-être cet éloge de la supériorité de Lucrèce fut-il ce qui tenta ce fils orgueilleux d'un roi; car c'est souvent par nos oreilles que nos coeurs sont séduits. Peut-être un si riche trésor, au-dessus de toute comparaison, excita-t-il la superbe jalousie de Tarquin, indigné qu'un inférieur se vantât de posséder ce riche trésor dont ses supérieurs étaient privés. VII.--Mais quelque coupable pensée excita sa passion impatiente: il négligea son honneur, ses affaires, ses amis, le soin de son rang, et partit au plus vite pour éteindre le feu qui brûle dans son coeur. O ardeur trompeuse et téméraire qu'attend le froid repentir, ton printemps hâtif se flétrit toujours et jamais ne vieillit! VIII.--Arrivé à Collatium, ce perfide prince fut bien accueilli par la dame romaine, sur le visage de laquelle la vertu et la beauté se disputent à qui des deux soutiendra le mieux sa gloire: quand la vertu faisait la fière, la beauté rougissait de honte; quand la beauté se vantait de sa pudique rougeur, la vertu dépitée la couvrait d'une pâleur argentée. IX.--Mais la beauté, à qui cette blanche couleur fut aussi donnée par les colombes de Vénus, accepte le défi: alors la vertu réclame de la beauté ce vermillon qu'elle lui a donné au temps de l'âge d'or pour en parer ses joues argentées, et qu'elle appelait alors son bouclier, lui apprenant à s'en servir dans le combat, afin que, lorsque la honte attaquerait, le rouge défendit le blanc. X.--Ce blason se voyait sur les joues de Lucrèce, discuté par le rouge de la beauté et le blanc de la vertu: chacune était la reine de sa couleur; depuis la minorité du monde leurs droits étaient prouvés; cependant leur ambition leur fait encore engager le combat, leur souveraineté réciproque étant si grande, que souvent elles changent de trône entre elles. XI.--Le traître regard de Tarquin embrasse dans leurs chastes rangs cette guerre silencieuse des lis et des roses qu'il contemple sur le champ de bataille de ce beau visage; et là de peur d'y être tué, le lâche vaincu et captif se rend aux deux armées, qui aimeraient mieux le laisser aller que de triompher d'un ennemi si perfide. XII.--Il trouve que son époux, cet avare prodigue qui l'a tant louée, a dans une tâche si difficile fait tort à sa beauté, dont l'éclat surpasse de beaucoup ses stériles louanges. C'est pourquoi Tarquin, dans son imagination, supplée à ce qui manquait au panégyrique de Collatin, dans la muette extase de ses yeux ravis. XIII.--Cette sainte terrestre, adorée par ce démon, est loin de soupçonner le perfide adorateur; car de chastes pensées ne rêvent guère au mal. Les oiseaux qui n'ont jamais été pris à la glu ne craignent aucune embûche dans les buissons. C'est ainsi que Lucrèce, dans son innocence, fait un accueil respectueux à son hôte royal, dont le vice caché n'exprime aucune mauvaise intention au dehors. XIV.--Il masquait adroitement son vil dessein sous la dignité de son rang, et l'enveloppait de sa majesté; tout en lui paraissait réglé, excepté parfois un excès d'admiration dans ses regards; car en embrassant tout ils ne pouvaient se satisfaire: mais le riche manque de tant de choses, que malgré son abondance il désire encore davantage. XV.--Lucrèce, qui ne répondit jamais aux yeux d'un étranger, ne pouvait deviner le sens de leurs éloquents regards, ni lire les secrets subtils gravés sur les marges de cristal de semblables livres. Elle ne touchait point d'appâts inconnus et ne craignait pas d'hameçon; elle ne pouvait interpréter ses regards voluptueux; elle voyait seulement que ses yeux étaient ouverts à la lumière. XVI.--Tarquin lui raconte la gloire acquise par son époux dans les plaines de la fertile Italie; il vante le nom de Collatin, rendu glorieux par ses mâles exploits, ses armes brisées et ses lauriers victorieux. Elle exprime sa joie en levant les mains au ciel, et le remercie silencieusement de ces heureux succès. XVII.--Sans révéler le projet qui l'amène, il demande excuse de se trouver à Collatium. Aucun indice d'orage ne se montre dans son beau ciel, jusqu'à ce que la sombre nuit, mère de la terreur et de la crainte, déploie ses ténèbres sur le monde, et enferme le jour dans sa prison souterraine. XVIII.--Enfin Tarquin se fait conduire à son lit, affectant la fatigue et le besoin du sommeil; car après le souper il avait passé une partie de la soirée à causer avec la modeste Lucrèce. Maintenant le sommeil de plomb lutte avec les forces de la vie; chacun va s'endormir, excepté les voleurs, les soucis et les esprits troublés qui veillent. XIX.--Dans ce nombre, Tarquin repasse en lui-même tous les périls qu'il court pour satisfaire ses désirs; cependant il reste résolu de les satisfaire, quoique ses faibles espérances lui conseillent d'y renoncer. Le désespoir est souvent invoqué pour réussir: et quand un grand trésor est le prix qu'on attend, en vain il y va de la mort, on ne suppose pas que la mort existe. XX.--Ceux qui désirent beaucoup sont si avides d'obtenir, qu'ils laissent échapper ce qu'ils n'ont pas et ce qu'ils ont; et ainsi plus ils espèrent, moins ils ont; ou s'ils gagnent, le résultat de l'excès n'est que de rassasier et d'amener de tels chagrins, qu'ils font encore banqueroute dans leurs pauvres profits. XXI.--Le but de tous est de couler une vie pleine d'honneur, de richesse et de bonheur; et dans ce but nous rencontrons tant de difficultés, que nous jouons un contre tout, ou bien tout contre un. Les uns jouent la vie contre l'honneur, les autres l'honneur contre la richesse, et souvent la richesse cause la mort et la perte de tout. XXII.--De sorte qu'en risquant tout, nous abandonnons ce que nous sommes pour être ce que nous espérons; et cette faiblesse ambitieuse de tout posséder nous tourmente de l'imperfection de ce que nous avons, et nous le fait négliger pour réduire dans notre folie quelque chose à rien en voulant l'augmenter. XXIII.--Tel est le hasard que l'insensé Tarquin va courir, en sacrifiant son honneur pour satisfaire son incontinence; c'est pour lui-même qu'il va se perdre. A qui donc pourra-t-on se fier, si l'on ne peut plus se fier à soi-même? où trouvera-t-il un étranger juste, celui qui se trahit lui-même et se condamne aux paroles calomnieuses et aux jours misérables? XXIV.--Le temps amène enfin cette heure obscure de la nuit, où un profond sommeil ferme les yeux des mortels; aucune étoile secourable ne prêtait sa lumière; point d'autre bruit que les cris des hibous et des loups qui présagent la mort. Voilà l'heure où ils peuvent surprendre les pauvres brebis; les pensées innocentes dorment en paix, tandis que la débauche et le meurtre veillent pour souiller et pour faire périr. XXV.--C'est maintenant que ce prince débauché s'élance de son lit, et jette brusquement son manteau sur son bras, follement agité par le désir et la crainte. Le désir le flatte d'un ton doucereux, la crainte lui prédit malheur; mais la simple crainte, séduite par les charmes impurs de la luxure, se retire battue par la violence du désir insensé. XXVI.--Il frappe doucement son épée sur un caillou pour tirer de la froide pierre des étincelles de feu, dont il allume une torche qui va servir d'étoile à ses yeux impudiques; ensuite il parle en ces termes à la flamme: «De même que j'ai forcé ce feu à sortir de cette pierre, il faut que je force Lucrèce à céder à mon désir.» XXVII.--Ici, pâle de crainte, il réfléchit aux dangers de sa coupable entreprise, et discute dans le secret de son coeur les malheurs qui peuvent s'ensuivre; et puis, d'un regard plein de dédain, il méprise l'armure nue de la débauche, et adresse ces justes reproches à ses injustes pensées. XXVIII.--«Torche brillante, consume ta clarté, ne la prête pas pour noircir celle dont l'éclat surpasse le tien; profanes pensées, mourez avant de salir de votre infamie ce qui est divin; offrez un encens pur sur un si pur autel; que l'humanité abhorre un forfait qui souille la fleur modeste de l'amour, blanche comme la neige. XXIX.--«Honte à la chevalerie et aux armes étincelantes! déshonneur au tombeau de ma famille! acte impie qui comprend tous les attentats! Un brave guerrier être l'esclave d'une tendre passion! La véritable valeur devrait se respecter elle-même. Oh! mon crime sera si vil et si lâche qu'il restera gravé sur mon front. XXX.--«Oui, j'aurai beau mourir, le déshonneur me survivra, et sera une tache sur l'or de ma cotte d'armes. Le héraut trouvera quelque honteux écusson pour attester ma folle passion, si bien que mes enfants, déshonorés par ce souvenir, maudiront mes cendres, et ne croiront pas être coupables en souhaitant que leur père n'eût jamais existé. XXXI.--«Qu'est-ce que je gagne, si j'obtiens ce que je cherche? un rêve, un souffle, un plaisir fugitif qui achète la joie d'une minute pour gémir une semaine, ou qui vend l'éternité pour acquérir une bagatelle? Quel est celui qui, pour une douce grappe, voudrait détruire la vigne; ou quel est le mendiant insensé qui, pour toucher seulement une couronne, consentirait à se laisser frapper à mort par le sceptre? XXXII.--«Si Collatin rêve de mon intention, ne se réveillera-t-il pas; et dans sa fureur désespérée n'accourra-t-il pas ici pour prévenir ma honteuse entreprise, ce siége qui menace son hymen, cette tache pour la jeunesse, cette douleur pour le sage, cette vertu mourante, cette honte éternelle, et ce crime suivi d'un blâme sans fin? XXXIII.--«Oh! quelle excuse pourrai-je inventer, quand tu m'accuseras de ce noir attentat? ma langue ne sera-t-elle pas muette, mes faibles membres ne frémiront-ils pas? mes yeux n'oublieront-ils pas de voir, et mon perfide coeur ne saignera-t-il pas? Quand le forfait est grand, la crainte le surpasse encore, et l'extrême crainte ne peut ni combattre ni fuir; mais comme un lâche, elle meurt tremblante de terreur. XXXIV.--Si Collatin avait tué mon fils ou mon père, ou bien dressé des embûches contre mes jours; s'il n'était pas mon ami, mon désir de corrompre sa femme aurait quelque excuse dans la vengeance ou les représailles; mais il est mon parent et mon fidèle ami, ce qui rend ma honte et mon crime à jamais inexcusables. XXXV.--C'est un crime honteux,--oui, si le fait est connu, il est odieux:--Mais il n'y a point de crime à aimer. Je lui demanderai son amour; mais elle ne s'appartient pas; le pire sera un refus et des reproches: ma volonté est ferme, et la faible raison ne saurait l'ébranler. Celui qui craint une sentence ou la morale d'un vieillard se laissera intimider par une tapisserie.» XXXVI.--C'est ainsi que l'infâme balance entre sa froide conscience et sa brûlante passion; il congédie enfin ses bonnes pensées, dont il cherche même à détourner le sens à son avantage; ce qui, dans un moment, confond et détruit l'influence de la vertu; et il va si loin, que ce qui est une lâcheté lui paraît une action vertueuse. XXXVII.--«Elle m'a pris tendrement par la main, se dit-il, interrogeant mes yeux passionnés, dans la crainte d'apprendre de mauvaises nouvelles de l'armée dont son bien-aimé Collatin fait partie. Oh! comme la crainte lui donnait des couleurs! d'abord ses joues étaient rouges comme les roses que nous possédons sur une blanche mousseline, et puis blanches comme cette mousseline elle-même. XXXVIII.--«Puis sa main, serrée dans la mienne, la forçait de trembler de ses craintes fidèles; ce qui la frappa de tristesse, et la fit encore frémir davantage jusqu'à ce qu'elle apprît que son époux était sain et sauf: alors elle sourit avec tant de grâce, que si Narcisse l'avait aperçue en ce moment, l'amour de lui-même ne l'eût jamais poussé à se noyer. XXXIX.--«Qu'ai-je besoin de chercher des prétextes ou des excuses? Tous les orateurs sont muets quand la beauté plaide; les pauvres malheureux éprouvent le remords après de légers méfaits. L'amour ne prospère pas dans le coeur qui craint les ombres: l'Amour est mon capitaine, et il me conduit;--lorsque sa bannière éclatante est déployée, le lâche lui-même combat, et ne veut pas être vaincu. XL.--«Loin de moi, crainte puérile! finissez, vains débats, respect et raison, soyez le partage de la vieillesse ridée. Mon coeur ne contrariera jamais mes yeux, la triste tentation et les réflexions profondes conviennent au sage; mon rôle, c'est la jeunesse, et je dois les bannir du théâtre. Le désir est mon pilote, la beauté ma prise; qui aurait peur de couler à fond quand il s'agit d'un tel trésor? XLI.--Telle que le froment étouffé par l'ivraie, la crainte salutaire est presque détruite par l'irrésistible concupiscence. Tarquin se glisse sans bruit, l'oreille aux aguets, plein d'un honteux espoir et d'une amoureuse méfiance; l'un et l'autre, comme deux serviteurs de l'injustice, le troublent tellement de leurs inspirations opposées que tantôt il projette une ligue et tantôt une invasion. XLII.--Dans sa pensée se grave la céleste image de Lucrèce, et à côté d'elle est aussi celle de Collatin: celui de ses yeux qui la regarde le confond; l'autre, qui considère son époux, se refuse comme plus divin à un spectacle si perfide et il adresse un appel vertueux au coeur qui une fois corrompu choisit la plus mauvaise part. XLIII.--Là il excite ses serviles agents, qui, flattés par la joyeuse apparence de leurs chefs, accroissent encore sa passion comme les minutes forment des heures; ils sont si fiers de leur capitaine qu'ils lui payent un tribut plus humble que celui qu'ils lui doivent. Conduit ainsi en insensé par ses désirs infernaux, le prince romain marche au lit de Lucrèce. XLIV.--Les serrures qui opposent des obstacles entre la chambre et sa volonté sont toutes forcées par lui et quittent leur poste, mais en s'ouvrant elles font entendre un craquement qui tance son mauvais dessein, ce qui fait réfléchir un moment le voleur. Le seuil fait grincer la porte pour avertir de son approche; les belettes, vagabondes nocturnes, crient en le voyant; elles l'effrayent, cependant il dompte son effroi. XLV.--A chaque porte qui lui cède le passage à regret, à travers les fentes et les petites crevasses, le vent lutte avec sa torche pour l'arrêter et lui en renvoyant la fumée au visage, éteint sa clarté conductrice, mais son coeur brûlant, qu'un coupable désir dévore, exhale un autre souffle qui rallume la torche. XLVI.--A la faveur de cette clarté, il aperçoit le gant de Lucrèce auquel l'aiguille est encore attachée, il le prend sur les nattes où il le trouve et au moment où il le saisit, l'aiguille lui pique le doigt, comme si quelqu'un lui disait: ce gant n'est point habitué aux licencieux jeux; retire-toi à la hâte, tu vois que les ornements de notre maîtresse sont chastes. XLVII.--Mais tous ces faibles obstacles ne peuvent l'arrêter, il interprète leur refus dans le pire de tous les sens; les portes, le vent, le gant qui le retardent sont pour lui des épreuves accidentelles, ou comme ces rouages qui ralentissent l'horloge jusqu'à ce que chaque minute ait payé son tribut à l'heure. XLVIII.--«Sans doute, dit-il, ces empêchements sont là comme les petites gelées qui quelquefois menacent le printemps pour ajouter encore plus de prix à ses charmes et donner aux oiseaux plus de raison de chanter; la peine paye le revenu de tout trésor précieux. D'énormes rochers, de grands vents, de cruels pirates, des sables et des écueils effrayent le marchand avant qu'il entre riche dans le port.» XLIX.--Le voici arrivé à la porte qui le sépare du ciel de sa pensée. Un loquet docile est tout ce qui protège contre lui l'objet précieux qu'il cherche. L'impiété a tellement bouleversé son coeur qu'il commence à prier pour sa proie, comme si les dieux pouvaient approuver son crime. L.--Mais au milieu de son inutile prière, après avoir demandé à l'éternelle puissance que ses criminelles pensées triomphent de cette charmante beauté, et prié les dieux de lui être propices dans ce moment, il tressaille soudain et dit: «Je dois donc déflorer! les dieux que j'invoque abhorrent cette action, comment m'aideraient-ils à la commettre? LI.--«Eh bien, que la Fortune et l'Amour soient mes dieux et mon guide; ma volonté est basée sur une ferme résolution; les pensées ne sont que des rêves tant que leurs effets ne sont pas éprouvés. Le plus noir attentat est lavé par l'absolution; le feu de l'amour a pour ennemie la glace de la crainte: l'oeil du ciel est fermé, et la nuit bruineuse cache la honte qui suit la douce volupté.» LII.--A ces mots, sa main criminelle lève le loquet, et de son genou il ouvre la porte toute grande. Elle dort profondément, la colombe que ce hibou nocturne veut saisir; c'est ainsi que la trahison surprend dans le sommeil! celui qui voit le serpent en embuscade se retire à l'écart; mais Lucrèce dort profondément, et sans rien craindre elle est à la merci de son dard mortel. LII.--Le méchant s'avance dans la chambre et contemple ce lit encore pur. Les rideaux étant fermés, il erre à l'entour roulant ses yeux avides dans leurs orbites, c'est leur trahison qui a égaré son coeur. Il donne bientôt à sa main le signal d'ouvrir le nuage qui cache la lune argentée. LIV.--Voyez comment le soleil aux rayons de feu, sortant d'un nuage, nous prive de la vue. De même, à peine le rideau est tiré, que les yeux de Tarquin commencent à cligner, éblouis par trop d'éclat. Soit qu'en effet les traits de Lucrèce réfléchissent une éblouissante lumière, soit que quelque reste de honte le lui fasse supposer; mais ses yeux sont aveuglés et se tiennent fermés. LV.--O que ne périrent-ils dans leur sombre prison! ils auraient vu alors le terme de leur crime, et Collatin aurait pu encore reposer tranquille à côté de Lucrèce dans sa couche non souillée. Mais ils s'ouvriront pour détruire cette union bénie et aux saintes pensées. Lucrèce devra sacrifier à leur vue son bonheur, sa vie et son plaisir dans ce monde. LVI.--Sa main de lis est sous sa joue de rose, privant d'un baiser légitime le coussin affligé, qui semble se partager en deux et se soulever de chaque côté pour atteindre son bonheur. Entre ces deux collines, la tête de Lucrèce est comme ensevelie, telle qu'un saint monument placé là pour être admiré par des yeux profanes. LVII.--Son autre main si blanche était hors du lit, sur la couverture verte; par sa parfaite blancheur, elle ressemblait à une marguerite d'avril sur le gazon humide des perles de la rosée. Tels que des soucis, ses yeux avaient abrité leur éclat, et reposaient dans les ténèbres jusqu'à ce qu'ils pussent s'ouvrir pour embellir le jour. LVIII.--Ses cheveux, comme des fils d'or, jouaient avec son souffle. O modestes voluptés! ô voluptueuse modestie! ils montraient le triomphe de la vie dans le sein de la mort et déployaient les couleurs sombres de la mort dans l'absence passagère de la vie. L'une et l'autre se prêtaient tant de charmes dans ce sommeil, qu'on eût dit qu'il n'y avait entre elles aucune rivalité, mais que la vie vivait dans la mort, et la mort dans la vie. LIX.--Ses deux seins ressemblaient à des globes d'ivoire entourés d'un cercle bleu, c'étaient deux mondes vierges et non conquis; ne connaissant d'autre joug que celui de leur seigneur à qui leurs serments étaient fidèles. Ces mondes inspirent une nouvelle ambition à Tarquin; tel qu'un odieux usurpateur, il va tenter de faire descendre de ce beau trône le possesseur légitime. LX.--Que pouvait-il voir qui ne fût digne d'être admiré? qu'admirait-il qui n'enflammât son désir? tout ce qu'il contemple le fait délirer d'amour, et sa passion fatigue même sa vue ravie; il admire avec plus que de l'admiration ses veines d'azur, sa peau d'albâtre, ses lèvres de corail, et la fossette de son menton blanc comme la neige. LXI.--Comme le lion farouche caresse sa proie quand sa faim cruelle est satisfaite par la victoire, de même Tarquin reste penché sur cette âme endormie, calmant par la contemplation sa rage amoureuse qu'il contient sans la dissiper; car, étant si près d'elle, ses yeux retenus un moment soulèvent encore plus violemment ses veines. LXII.--Celles-ci sont comme des esclaves acharnés au pillage, vassaux cruels dont les exploits sont odieux, qui se plaisent dans le meurtre et le viol, sans égard pour les larmes des enfants et les gémissements des mères: elles s'enflent dans leur orgueil, attendant la charge; bientôt son coeur palpitant donne le signal du combat, et leur dit d'agir suivant leur désir. LXIII.--Son coeur, qui bat comme un tambour, encourage son oeil brûlant, son oeil confie l'attaque à sa main; sa main, fière de cette dignité, et fumant d'orgueil, va se poster sur la gorge nue de Lucrèce, centre de tous ses domaines; à peine l'a-t-elle escaladée, que les rangs des veines d'azur abandonnent leurs tourelles pâles et sans défense. LXIV.--Elle se rendent dans le paisible cabinet où dort leur reine chérie, lui disent qu'elle est assiégée par un terrible ennemi, et l'épouvantent par leurs cris confus; elle, très-étonnée, ouvre ses yeux fermés, qui, en apercevant le tumulte, sont obscurcis et domptés par sa torche enflammée. LXV.--Figurez-vous quelqu'un réveillé au milieu de la nuit par un rêve effrayant, et qui croit avoir vu un esprit hideux, dont le farouche aspect fait frissonner tous ses membres; quelle n'est pas sa terreur! Mais Lucrèce, plus malheureuse, et troublée dans son sommeil, voit réellement ce qui serait terrible même en supposition. LXVI.--Accablée, confondue par mille terreurs, elle reste tremblante comme l'oiseau blessé qui expire. Elle n'ose regarder; cependant, en ouvrant à demi ses yeux, elle voit apparaître des fantômes hideux qui passent devant elle. De telles ombres sont les impostures d'un faible cerveau, qui, fâché que les yeux fuient devant la lumière, les épouvante dans les ténèbres par des spectacles plus affreux. LXVII.--La main de Tarquin demeure sur la gorge de Lucrèce. (Cruel bélier, d'ébranler un semblable rempart d'ivoire!) Il sent son coeur épouvanté (pauvre citoyen!) se soulever et puis retomber, et heurter son sein qui vient frapper la main du ravisseur. Ces mouvements excitent sa rage. Plus de pitié; il va faire la brèche et entrer dans cette belle ville. LXVIII.--D'abord, telle qu'une trompette, sa langue commence à sonner un pourparler. Elle s'adresse à son ennemi timide, qui lève par-dessus des draps blancs son menton plus blanc encore, pour demander la raison de cette alarme imprévue, ce que Tarquin cherche à expliquer par des gestes muets; mais Lucrèce redouble ses ardentes supplications, et veut savoir quels sont les motifs de son attentat. LXIX.--Tarquin répond: «La couleur de ton teint qui fait pâlir de dépit le lis lui-même et rougir la rose éclipsée par cet incarnat répondra pour moi, et dira mon tendre aveu. C'est sous les couleurs de cet étendard que je suis venu escalader ton fort non encore conquis; la faute en est à toi, ce sont tes yeux qui t'ont trahie eux-mêmes. LXX.--«Si tu veux me faire des reproches, je t'objecterai que c'est ta beauté qui t'a tendu un piége cette nuit où tu dois te résigner à subir ma volonté. Je t'ai choisie pour mon plaisir sur la terre; c'est de tout mon pouvoir que j'ai cherché à vaincre mes désirs; mais à peine les réprimandes et la raison les avaient étouffés, que l'éclat de ta beauté les faisait renaître. LXXI.--«Je vois toutes les difficultés que m'attirera mon entreprise. Je sais que des épines défendent la jeune rose; je m'attends à trouver le miel gardé par un aiguillon. La réflexion m'a représenté tout cela; mais le désir est sourd et n'écoute pas de sages amis. Il n'a des yeux que pour contempler la beauté et adorer ce qu'il voit, en dépit des lois et du devoir. LXXII.--«J'ai pesé dans mon âme l'outrage, la honte et les chagrins que je puis causer; mais rien ne peut contenir le cours de la passion, ni arrêter sa fureur entraînante. Je sais que les larmes du repentir, les reproches, le mépris et la haine mortelle suivront le crime, mais je veux aller au-devant de ma propre infamie.» LXXIII.--Il dit et agite son épée romaine, qui, semblable à un faucon planant dans les airs, couvre sa proie de l'ombre de ses ailes, et de son bec recourbé la menace de mort si elle veut prendre l'essor. De même sous le glaive terrible, l'innocente Lucrèce écoute en tremblant les paroles de Tarquin, comme les oiseaux timides écoutent les sonnettes du faucon. LXXIV.--«Lucrèce, continue-t-il, il faut que cette nuit je jouisse de toi; si tu me refuses, la force m'ouvrira la voie; car c'est dans ton lit que j'ai l'intention de te détruire; j'égorge ensuite un de tes vils esclaves pour t'ôter l'honneur avec la vie, et je le place dans tes bras morts, jurant que je l'ai tué en te surprenant à l'embrasser. LXXV.--«De sorte que ton époux deviendra un objet de mépris pour tous ceux qui le verront. Tes parents baisseront la tête sous le coup du dédain, et tes enfants seront souillés par le titre de bâtards. Toi-même, auteur de leur honte, tu iras à la postérité dans des chansons qui raconteront ton infamie. LXXVI.--«Mais, si tu me cèdes, je reste ton ami secret, une faute inconnue est comme une pensée non accomplie. Un peu de mal fait dans un but grand et utile est permis, et légitime en bonne politique. La plante vénéneuse est quelquefois distillée en un composé innocent, et son application a des effets salutaires. LXXVII.--«Pour l'amour de ton époux et de tes enfants, accorde-moi ce que je demande, ne leur lègue point une honte impossible à effacer, une souillure éternelle pire que les défauts du corps que l'homme apporte en naissant. Car ceux-ci ne sont que la faute de la nature et ne causent point d'infamie.» LXXIII.--A ces mots il se relève et s'arrête un moment, en fixant sur Lucrèce l'oeil mortel d'un basilic, tandis qu'elle, image de la chaste piété et telle qu'une biche blanche serrée par des griffes meurtrières dans un désert où il n'y a point de loi, implore la bête féroce qui ne connaît aucune compassion, et n'obéit qu'à son odieux appétit. LXXIX.--Voyez quand un nuage noir menace le monde, cachant dans ses vapeurs sombres les monts ambitieux; si quelque douce brise sort du sein obscur de la terre, son souffle écarte ces vapeurs dont il empêche momentanément la chute en les divisant. De même le profane empressement de Tarquin arrête les paroles de Lucrèce, et le farouche Pluton approuve tandis qu'Orphée joue de sa lyre. LXXX.--Cependant, semblable à un chat, rôdeur de nuit, Tarquin ne fait que jouer avec la faible souris qui reste tremblante entre ses griffes. Sa tristesse nourrit sa fureur de vautour, gouffre immense que rien ne parvient à combler. Son oreille accueille ses prières, mais son coeur ne se laisse pas pénétrer par ses plaintes. Les larmes endurcissent la concupiscence quoique la pluie amollisse le marbre. LXXXI.--Les yeux de Lucrèce qui demandent pitié sont douloureusement fixés sur son front inexorable et sourcilleux; sa modeste éloquence est mêlée de soupirs qui ajoutent plus de grâce à ses paroles. Elle interrompt souvent sa phrase, souvent la voix lui manque, et elle est obligée de recommencer. LXXXII.--Elle le conjure par le grand Jupiter, par la chevalerie, par son noble rang, et par le serment de la douce amitié, par ses larmes et par l'amour de son époux, par les saintes lois de l'humanité et la foi commune, par le ciel, la terre et toutes leurs puissances; elle le conjure de se retirer dans le lit que l'hospitalité lui accorde, et d'écouter l'honneur plutôt qu'un coupable désir. LXXXIII.--«Ah! lui dit-elle, pourrais-tu bien récompenser l'hospitalité par un si noir outrage? ne souille pas la source qui a calmé ta soif, ne gâte point ce qui ne saurait être réparé, renonce à ton but criminel avant de tirer ton coup. Ce n'est pas un archer loyal, celui qui tend son arc pour frapper une jeune biche. LXXXIV.--«Mon époux est ton ami, épargne-moi par amour pour lui; toi, tu es prince, par amour pour toi-même laisse-moi. Je suis faible; ne me rends point victime d'un piége; tu ne ressembles point à la perfidie, ne me trompe donc pas; mes soupirs, tels que des tourbillons, s'efforcent de te chasser; si jamais mortel fut touché de la douleur d'une femme, sois touché de mes larmes, de mes soupirs et de mes sanglots. LXXXV.--«Comme les flots d'un océan orageux, ils se réunissent pour lutter contre le rocher de ton coeur, qui menace d'un naufrage, et pour l'adoucir, s'ils peuvent par leur mouvement continuel; car les pierres dissoutes se convertissent en eau. Oh! si tu n'es pas plus dur qu'une pierre, laisse-toi pénétrer par mes larmes et sois compatissant! La douce pitié traverse une porte de fer. LXXXVI.--«J'ai cru recevoir Tarquin en te recevant; as-tu pris sa ressemblance pour le déshonorer? Je me plains à toute l'armée du ciel; tu outrages son honneur, tu dégrades son nom royal, tu n'es point ce que tu sembles, ou tu ne ressembles pas à ce que tu es, un roi, un dieu; car les rois comme les dieux devraient tout gouverner. LXXXVII.--«Quelle sera donc ta honte dans ta vieillesse puisque déjà tu montres tant de vices dans ton printemps! Que n'oseras-tu pas quand tu seras roi, si tu oses tant maintenant que tu n'as que l'espérance de l'être! Oh! souviens-toi que puisque aucun outrage commis par un vassal ne peut être effacé, les mauvaises actions des rois ne sauraient être ensevelies dans le silence. LXXXVIII.--«Ce forfait fera qu'on ne t'aimera plus que par crainte, les monarques heureux sont craints par amour. Tu seras forcé de tolérer les coupables quand ils te prouveront que tu l'es comme eux. Ne serait-ce qu'à cause de cela, retire-toi, car les princes sont le miroir, l'école, le livre où les yeux des sujets voient, apprennent et lisent. LXXXIX.--«Voudrais-tu être l'école à laquelle s'instruira la débauche? souffriras-tu qu'elle lise en toi ses honteuses leçons? consentiras-tu à être le miroir où elle verra une autorité pour ses attentats et une garantie contre le blâme? Pour donner par ton nom un privilége au déshonneur tu préfères les reproches à la louange immortelle, et tu fais de ta bonne réputation une vile _entremetteuse_. XC.--«As-tu la puissance? Au nom de celui qui te l'a donnée, soumets tes désirs rebelles; ne tire point l'épée pour protéger l'iniquité, car elle t'a été remise pour en détruire l'engeance. Comment pourras-tu remplir tes devoirs de roi lorsque, prenant modèle sur ton exemple, le crime pourra dire que c'est toi qui lui as enseigné à devenir criminel. XCI.--«Ah! quel dégradant spectacle ce serait de reconnaître ton crime dans un autre! Les fautes des hommes sont rarement évidentes pour eux; leur partialité étouffe leurs transgressions: ton forfait te semblerait digne de mort dans ton frère. Oh! quelle est l'infamie de ceux qui détournent les yeux de leurs propres attentats! XCII.--«C'est vers toi, vers toi que se tournent mes mains suppliantes, elles te conjurent de résister aux séductions de tes désirs. J'implore le retour de ta dignité bannie; rappelle-la, et sache retirer les pensées qui te flattent: sa noble générosité emprisonnera le perfide désir, dissipera le nuage qui obscurcit tes yeux trompés, afin que tu reconnaisses ta situation, et que tu aies pitié de la mienne.» XCIII.--«Cesse, lui répond Tarquin; l'indomptable torrent de mes désirs ne fait que croître par ces retards. De faibles lumières sont bientôt éteintes; de grands feux résistent au vent, qui ne fait qu'augmenter leur fureur. Des petits ruisseaux qui payent leur tribut journalier à leur amère souveraine ajoutent à ses eaux, mais n'en changent point le goût.» XCIV.--«Tu es, lui dit Lucrèce, un océan, un roi souverain, et dans ton vaste empire se répandent la noire luxure, le déshonneur, la honte, le dérèglement, qui cherchent à souiller les flots de ton sang. Si toutes ces faibles sources de mal changent ta vertu, la mer est jetée dans la boue d'un bourbier, quand la vase devrait se perdre dans la mer. XCV.--«C'est ainsi que tes esclaves seront rois, et toi leur esclave; c'est ainsi que ta noblesse sera dégradée, leur bassesse relevée; c'est ainsi que tu seras leur vie, et qu'ils seront eux-mêmes ton tombeau; toi, avili dans ta honte; eux, dans ton orgueil. Les choses inférieures ne devraient point cacher les choses plus grandes. Le cèdre ne s'abaisse point aux pieds du buisson, les broussailles se flétrissent aux pieds des cèdres. XCVI.--«Que tes pensées, fidèles à ton rang.....»--«C'est assez, dit Tarquin; par le ciel, je ne t'écoute plus. Cède à mon amour, sinon la haine brutale, au lieu du contact timide de l'amour, te déchirera cruellement. Après quoi je veux te transporter dans le lit de quelque coquin de valet, pour lui faire partager ta destinée honteuse.» XCVII.--A ces mots, il écrase du pied sa torche, car la lumière et la débauche sont ennemies mortelles. La honte, enveloppée des ombres de l'aveugle nuit, tyrannise d'autant plus qu'elle n'est pas aperçue. Le loup a saisi sa proie, le pauvre agneau crie jusqu'à ce que sa voix soit arrêtée au passage par sa propre toison, qui ensevelit ses cris dans les plis délicats de ses lèvres. XCVIII.--En effet, Tarquin se sert du linge de nuit qu'elle porte pour enfermer dans sa bouche ses tristes clameurs; il baigne son front brûlant dans les plus chastes larmes qu'aient jamais versées les yeux de la modeste douleur. Oh! comment la concupiscence désordonnée peut-elle souiller une couche si pure? Ah! si les larmes pouvaient en effacer la tache, Lucrèce en répandrait à jamais! XCIX--Mais elle a perdu une chose plus précieuse que la vie, et Tarquin a conquis ce qu'il voudrait bien ne plus avoir. Cette violence amène une autre lutte; cette jouissance passagère engendre des années de regrets: cet ardent désir se change en froid dégoût. La pure chasteté est dépouillée de son trésor, et la luxure est plus pauvre qu'avant son larcin. C.--Voyez comme le limier trop nourri ou le faucon rassasié, n'ayant plus la même finesse d'odorat, ni la même vitesse, poursuivent lentement ou perdent tout à fait la proie dont la nature les a rendus avides; de même Tarquin assouvi redoute cette nuit. Son goût aigri dévore son désir qui l'a abusé. CI.--O crime dont l'imagination paisible ne peut comprendre la profondeur insondable! Le désir enivré rejette sa proie avant de voir sa propre infamie. Tant que la concupiscence est dans son orgueil, aucune remontrance ne saurait apaiser son ardeur ni maîtriser son téméraire désir, jusqu'à ce que, telle qu'un vieux coursier, elle se fatigue elle-même. CII.--Et alors le désir, aux joues pâles et amaigries, à l'oeil pesant, au front sourcilleux, à la démarche défaillante, abattu, pauvre et lâche, se lamente comme un mendiant banqueroutier. Tant que la chair est fière, le désir lutte avec la pitié, car alors il est en joie: mais quand elle perd sa fraîcheur, le rebelle coupable demande lui-même grâce d'un ton soumis. CIII.--C'est ainsi qu'il agit avec ce prince criminel de Rome, si ardent à le satisfaire. Le voilà maintenant qui prononce contre lui-même cet arrêt: qu'il est déshonoré dans les siècles à venir, que le beau temple de son âme est profané, et que sur ses ruines accourent des armées de soucis pour demander à cette reine souillée ce qu'elle est devenue. CIV.--L'âme répond que ses sujets insurgés ont renversé son mur consacré, et que, par leur faute mortelle, ils ont réduit en servitude son immortalité, et l'ont rendue esclave d'une mort vivante et d'une douleur éternelle. Avertie par sa prescience, elle avait fait résistance; mais sa prévoyance n'avait pu faire céder leurs désirs. CV.--Agité de cette pensée, Tarquin s'esquive dans les ténèbres de la nuit, vainqueur captif pour qui la victoire est funeste. Il emporte une blessure que rien ne guérit, une cicatrice qui restera malgré la guérison, laissant la victime désolée. Lucrèce est accablée du poids du crime qu'il laisse derrière lui, et lui du fardeau d'une âme coupable. CVI.--Tarquin, comme un loup ravisseur, s'éloigne furtivement. Elle, comme un agneau fatigué, reste étendue, presque sans souffle. Il se hait pour son attentat; désespérée, elle déchire son beau corps de ses propres mains. Il part effrayé, et couvert de la sueur du crime. Elle reste, poussant des cris de douleur profonde pendant cette fatale nuit; il fuit, regrettant le court plaisir qui ne lui laisse que dégoût. CVII.--Il part pénitent, accablé. Elle demeure abandonnée et sans espoir. Dans sa hâte, il soupire après la clarté du matin; elle voudrait ne plus voir le jour. «Pendant le jour, dit-elle, les écarts de la nuit se révèlent, et mes yeux sincères n'ont jamais appris à masquer mes torts par un regard dissimulé. CVIII.--«Ils croient que tous les yeux peuvent voir le déshonneur qu'ils aperçoivent eux-mêmes, c'est pourquoi ils voudraient rester dans l'obscurité pour tenir caché mon outrage, car ils se trahiront par leurs larmes; et, comme l'eau qui ronge l'acier, ils graveront sur mes joues la honte irréparable que je ressens.» CIX.--Ici elle accuse le repos et le sommeil, condamnant ses yeux à être désormais aveugles. Elle réveille son coeur en frappant sur son sein, et lui dit d'aller chercher un autre asile plus pur et plus digne de lui. Rendue folle par l'excès de sa douleur, elle exhale en ces mots ses plaintes contre les secrets de la nuit: CX.--«O nuit ennemie de la paix du coeur! image de l'enfer, sombre registre de la honte, obscur théâtre de meurtres tragiques, vaste chaos qui cache les crimes, nourrice des outrages, entremetteuse couverte d'un manteau! asile d'infamie, caverne affreuse de la mort, conspirateur à voix basse, liguée avec la trahison et le viol. CXI.--«Nuit abhorrée, nuit aux ténébreuses vapeurs! puisque tu es complice de mon crime irréparable, rassemble tes brouillards pour attaquer l'aube matinale et faire la guerre au cours réglé du temps! ou si tu souffres que le soleil s'élève jusqu'à sa hauteur accoutumée avant qu'il retourne à son humide couche, ceins sa tête d'or de nuages empoisonnés. CXII.--«Corromps l'air du matin avec des exhalaisons fétides; par leur haleine empestée, souille la vie de la pureté, beauté par excellence, avant que Phébus arrive à sa halte de midi; et que tes vapeurs marchent en rangs si serrés, que dans leurs ombres brumeuses sa lumière étouffée s'éclipse au milieu de sa course et cause une nuit perpétuelle. CXIII.--«Si Tarquin était la nuit comme il est le fils de la nuit, il outragerait la reine au diadème d'argent; ses nymphes étincelantes aussi (violées par lui) n'oseraient plus se montrer sur le sein noir de la nuit. J'aurais, par ce moyen, des compagnes de douleur. Des malheurs partagés sont plus doux à supporter, de même que des pèlerins font route ensemble pour abréger leur pèlerinage. CXIV.--«Maintenant je n'ai personne qui puisse rougir avec moi, se croiser les bras, pencher humblement la tête, se voiler le front et cacher son infamie. Mais moi seule je suis condamnée à gémir arrosant la terre de larmes amères, mêlant des sanglots à mes plaintes, des gémissements à mes douleurs, gages cruels d'un éternel désespoir. CXV.--«O nuit! fournaise dont la fumée est sanglante, ne permets pas que le jour jaloux voie ce visage qui sous ton noir manteau a été livré à la dégradation de l'impudicité. Garde possession de ton sombre empire, afin que les fautes commises sous ton règne puissent également être ensevelies sous tes ombres. CXVI.--«Ne m'expose pas au jour médisant, sa lumière montrera gravée sur mon front l'histoire des outrages faits à la douce chasteté, et la violation impie des saints serments de l'hymen. Oui, jusqu'à l'ignorant qui ne sait pas lire tous verront dans mes regards ma honteuse disgrâce. CXVII.--«Pour apaiser les cris de son enfant, la nourrice lui racontera mon histoire, et fera peur du nom de Tarquin à son nourrisson qui pleure. L'orateur, pour orner son discours, associera mon infamie à celle de Tarquin; les ménestrels, pour reconnaître l'hospitalité, chanteront mon infortune et diront maintenant que je n'ai personne. CXVIII.--«Que mon beau nom, que ma réputation reste sans tache pour l'amour de mon cher Collatin: si elle devient un sujet de calomnie, les branches d'une autre tige sont aussi viciées et une honte non méritée s'attachera à son nom qui est aussi pur de la tache imposée au mien que j'étais pure moi-même hier encore pour Collatin. CXIX.--«O honte inaperçue! disgrâce invisible; blessure non sentie, cicatrice déshonorante! le mépris est imprimé sur le front de Collatin, et l'oeil de Tarquin peut reconnaître de loin la blessure qu'il a reçue pendant la paix, non à la guerre. Hélas! qu'il y a de gens qui portent ces marques honteuses que chacun ignore excepté celui qui les a faites! CXX.--«Collatin, si ton honneur est fondé sur moi, il m'a été arraché par un assaut irrésistible. Mon miel est perdu, je ne suis plus qu'une abeille semblable à un frelon. Il ne me reste plus aucune des perfections de mon côté, je suis dépouillée par un outrageant larcin: dans ta faible ruche s'est introduite une guêpe errante qui a dévoré le miel gardé par ta chaste abeille. CXXI.--«Cependant ne suis-je pas innocente du naufrage de ton honneur! c'est en ton honneur que je l'ai accueilli; venant de ta part, pouvais-je le renvoyer? c'eût été un déshonneur que de le rejeter. Bien plus, il s'est plaint de lassitude et il a parlé de vertu! O forfait imprévu! combien la vertu est profanée dans un tel démon! CXXII.--«Pourquoi le ver s'introduit-il dans le bouton vierge? pourquoi l'odieux coucou pond-il ses oeufs dans les nids du passereau? pourquoi les crapauds empoisonnent-ils les sources pures, par une vase envenimée? pourquoi une démence tyrannique se cache-t-elle dans des seins pleins de douceur? pourquoi les princes violent-ils leurs devoirs? Mais il n'est pas de perfection si absolue que quelque impureté ne la souille. CXXIII--«Le vieillard qui entasse son or est tourmenté de crampes, de la goutte et de douloureuses incommodités. A peine a-t-il des yeux pour voir son trésor: mais, comme le malheureux Tantale, il maudit l'insuffisance de ses sens, n'ayant d'autre plaisir de ses richesses que la douloureuse pensée qu'elles ne peuvent guérir ses maux. CXXIV.--«Il les possède quand il n'en peut jouir et il les laisse à ses jeunes fils qui dans leur orgueil se hâtent de les prodiguer. Leur père était trop faible, ils sont trop forts pour conserver longtemps cette fortune à la fois maudite et bénie. Les douceurs que nous désirons s'aigrissent et deviennent amères au moment même où elles nous sont accordées. CXXV.--«Des vents capricieux accompagnent le tendre printemps; des plantes nuisibles prennent racine au milieu des fleurs précieuses. La vipère siffle là où les charmants oiseaux chantent; ce qu'enfante la vertu, l'iniquité le dévore. Il n'est aucun bien en notre pouvoir que la malencontreuse occasion ne nous le fasse perdre ou n'altère ses qualités. CXXVI.--«Occasion, ton crime est grand, c'est toi qui exécutes la trahison du traître; tu livres l'agneau à la cruauté du loup; quelque complot qu'on médite, c'est toi qui le favorises: c'est toi qui foules au pied le droit, la justice et la raison; c'est toi qui dans ta sombre caverne, où personne ne peut te voir, postes le crime, pour dévorer les âmes qui passent auprès. CXXVII.--«Tu persuades à la vestale de violer son voeu; tu souffles le feu quand la tempérance fond. Tu étouffes la probité, tu immoles la vérité; indigne complice, infâme entremetteuse, tu sèmes la calomnie et tu écartes la louange; tu t'associes au viol, à la perfidie, aux brigands. Ton miel se change en fiel, ta jouissance en douleur. CXXVIII.--«A tes plaisirs secrets succède la honte publique; à tes festins cachés un jeûne solennel, à tes titres flatteurs un nom déshonoré, à ta langueur miellée un goût d'absinthe, et tes vanités forcées ne sauraient être durables. Comment se fait-il donc, vile occasion, qu'étant si méchante, il y ait tant de gens qui te recherchent? CXXIX.--«Quand seras-tu l'ami de l'humble suppliant, quand le conduiras-tu au lieu où il obtiendra ce qu'il désire, quand amèneras-tu la fin des grands débats, quand délivreras-tu l'âme que le malheur enchaîne, quand guériras-tu les malades, quand soulageras-tu les affligés? le pauvre, le boiteux, l'aveugle languissent, pleurent et t'implorent, mais ils ne trouvent jamais l'occasion. CXXX.--«Le malade meurt pendant que le médecin dort, l'orphelin gémit pendant que l'oppresseur est heureux, le juge est en festin pendant que la veuve pleure; la prudence se divertit pendant que le vice naît, tu n'accordes jamais rien aux actions charitables. La colère, l'envie, la trahison, le rapt, le meurtre triomphent, tu leur donnes tes heures pour pages. CXXXI.--«Quand la vertu et la vérité ont affaire à toi, mille traverses les privent de ton secours; elles achètent ton appui, mais le crime ne le paye jamais; il vient sans frais, et tu es satisfaite de l'écouter et de lui accorder ce qu'il demande. Mon Collatin aurait pu venir vers moi quand Tarquin est venu; c'est toi qui l'as retenu. CXXXII.--«Tu es coupable de meurtre, de larcin, coupable de parjure et de subornation, coupable de trahison, de fausseté et d'imposture, coupable de l'abominable inceste. Tu es de ton plein gré consentante à tous les crimes passés, et à tous les crimes à venir, depuis la création jusqu'à la fin du monde. CXXXIII.--«Temps difforme, compagnon de l'horrible nuit, agile coursier du hideux souci, toi qui dévores la jeunesse, esclave trompeur des plaisirs trompeurs, lâche sentinelle des chagrins, cheval de bât du crime, séducteur de la vertu, tu nourris et tu détruis tout ce qui est. Oh! écoute-moi! temps méchant et maudit, sois coupable de ma mort, puisque tu l'es de mon crime. CXXXIV.--«Pourquoi ta servante, l'occasion, a-t-elle trahi les heures que tu m'avais accordées pour mon repos? pourquoi corrompre mon bonheur, et m'enchaîner à une suite infinie de maux éternels? Le devoir du Temps est de déjouer la haine des ennemis, de détruire les erreurs nées de l'opinion, et de ne pas laisser souiller une couche légitime. CXXXV.--«La gloire du temps, c'est d'apaiser les querelles des rois, de démasquer la fausseté, d'amener la vérité au jour, et de mettre le sceau des siècles sur les choses antiques, de veiller le matin, de faire sentinelle la nuit, de poursuivre l'injustice jusqu'à ce qu'elle répare ses torts, de ruiner les somptueux édifices et de souiller de poussière leurs dômes dorés. CXXXVI.--«Sa gloire est de remplir de trous de vers les vastes monuments, de fournir l'oubli de ruines, d'effacer de vieux livres, d'en altérer le contenu, d'arracher les plumes aux ailes des vieux corbeaux, d'épuiser la sève des vieux chênes, de féconder les printemps et de tourner la roue capricieuse de la Fortune. CXXXVII.--«Sa gloire est de faire voir à l'aïeule les filles de sa fille, de faire de l'enfant un homme, de l'homme un enfant; de tuer le tigre qui vit de meurtre, d'apprivoiser la licorne et le lion farouche; de se jouer de l'homme rusé et de le tromper par lui-même, de réjouir le laboureur par d'abondantes moissons, et d'user de grosses pierres avec de petites gouttes d'eau. CXXXVIII.--«Pourquoi fais-tu tant de mal dans ton long pèlerinage, si tu ne peux revenir pour le réparer? Une pauvre minute par siècle t'achèterait un million d'amis, si tu donnais de l'esprit à celui qui prête à de mauvais débiteurs! O fatale nuit! si tu pouvais rétrograder d'une heure je préviendrais cette tempête et j'éviterais le naufrage. CXXXIX.--«Serviteur sans fin de l'éternité! arrête par quelque malheur Tarquin dans sa fuite; invente tout pour lui faire maudire cette maudite nuit, que des fantômes hideux effrayent ses yeux coupables, et que la sinistre pensée de son crime transforme pour lui chaque buisson en démon difforme. CXL.--«Trouble ses heures de repos par des angoisses incessantes; tourmente-le dans son lit par des sanglots qui l'oppressent, qu'il pousse des gémissements pitoyables; mais n'en aie point pitié, qu'il ne rencontre que des coeurs plus durs que le marbre. Que les femmes les plus douces oublient leur douceur et soient pour lui plus terribles que des tigres dans le désert! CXLI.--«Qu'il ait le temps d'arracher sa chevelure bouclée, qu'il ait le temps de tourner sa rage contre lui-même, qu'il ait le temps de désespérer du secours du temps, qu'il ait Je temps de vivre en esclave méprisé, qu'il ait le temps de mendier son pain, qu'il ait le temps de voir un mendiant lui refuser des restes dédaignés! CXLII.--«Qu'il ait le temps de voir ses amis devenir ses ennemis, et de voir les fous le tourner en dérision; qu'il ait le temps d'apprendre combien le temps s'écoule lentement dans les regrets, combien il est court et rapide aux heures de la folie et du plaisir! Que son crime ineffaçable ait le temps de déplorer l'abus de son temps! CXLIII.--«O temps! précepteur du bon et du méchant, apprends-moi à maudire celui à qui tu as appris ce crime. Que le scélérat devienne fou de peur en voyant son ombre! que lui-même cherche à s'ôter la vie: c'est à ses misérables mains qu'il appartient de verser son sang misérable. Y aurait-il un homme assez vil pour servir de bourreau à un si vil esclave! CXLIV.--«Plus vil encore il est, parce qu'il est fils de roi, lui qui trompe les espérances de son père par de basses actions! Plus l'homme est puissant, plus il mérite de respect ou de haine, car la plus grande infamie s'attache au rang le plus élevé. La lune a assez d'un grand nuage pour se voiler; les petites étoiles se cachent quand elles veulent. CXLV.--«Le corbeau peut tremper ses ailes noires comme le charbon dans un bourbier et s'envoler sans que l'on aperçoive la fange qui les tache; mais si le cygne, blanc comme la neige, veut en faire de même, la tache se reconnaît sur son col argenté. Les pauvres serviteurs sont une nuit obscure, les rois sont un jour resplendissant. Les moucherons volent inaperçus, les aigles frappent tous les regards. CXLVI.--«Loin d'ici, vains mots, interprètes des cerveaux creux, sons sans utilité, faibles arbitres, allez dans les écoles où l'on se fait un art de la dispute; allez servir les insipides débats de ceux qui en amusent leurs loisirs: soyez médiateurs des clients tremblants de perdre leur cause; pour moi je ne ferai pas le moindre argument, puisque je n'ai rien à attendre du secours de la loi. CXLVII.--«En vain je maudis l'occasion, le temps, Tarquin et la sombre nuit, en vain je cherche querelle à mon infamie; en vain je repousse mon désespoir; cette inutile fumée de mots ne me fait aucun bien, le seul remède qui puisse me guérir, c'est de verser tout mon sang impur. CXLVIII.--«Pauvre main, pourquoi frémis-tu à ce décret? Honore-toi en me débarrassant de cette honte; car si je meurs, mon honneur survit en toi: si je vis, tu as part à mon infamie; puisque tu n'as pu défendre ta dame loyale, puisque tu as eu peur de déchirer son perfide ennemi, immole-toi avec elle pour avoir cédé ainsi.» CXLIX.--Elle dit et s'élance de sa couche en désordre pour saisir dans son désespoir quelque instrument; mais elle n'est pas dans une maison de meurtre, et ne trouve aucun instrument pour agrandir le passage de son souffle, qui se presse entre ses lèvres et s'évanouit comme la fumée de l'Etna, qui se consume dans les airs, ou comme celle qu'exhale un canon qu'on décharge. CL.--«Vainement, dit-elle, je vis et je cherche quelque bienheureux moyen de finir une malheureuse vie: j'ai eu peur d'être tuée par le glaive de Tarquin, et cependant je cherche un couteau pour la même intention; mais quand j'avais peur, j'étais une femme loyale; je le suis encore: oh non! ce ne peut-être: Tarquin m'a dépouillée de ce noble titre. CLI.--«Oh! j'ai perdu ce qui me faisait aimer la vie, je n'ai donc plus de motif de craindre la mort; en effaçant ma souillure par la mort, du moins je donne un gage de gloire aux couleurs de la calomnie, et une vie mourante à l'éternelle honte. Ressource insuffisante, après avoir perdu le trésor, que de brûler l'innocente cassette où il était! CLII.--«Eh bien! cher Collatin! tu ne connaîtras pas le goût corrompu de la foi violée; je n'outragerai pas ton amour sincère; je ne prétendrai pas que mon serment est resté intact. Cette greffe bâtarde ne croîtra pas. Celui qui a souillé ta tige ne se vantera pas que tu es le tendre père de son fruit. CLIII.--«Il ne rira pas à tes dépens dans sa pensée secrète, il n'égayera point ses compagnons de débauche sur ton affront: tu sauras que je n'ai point été lâchement achetée avec de l'or, mais que la porte a été forcée. Pour moi, je suis la maîtresse de mon sort et je ne me pardonnerai que lorsque la vie aura payé au trépas mon offense involontaire. CLIV.--«Je ne t'empoisonnerai point de ma souillure; je ne masquerai point ma faute par d'adroites excuses. Je ne colorerai pas la noirceur de mon crime pour cacher la vérité sur les horreurs de cette perfide nuit. Ma bouche révélera tout. Mes yeux, tels que des écluses, ou semblables à la source des montagnes, qui arrose un vallon, répandront de purs ruisseaux pour laver mon aveu impur.» CLV.--Cependant la plaintive Philomèle avait terminé le chant mélodieux de ses douleurs nocturnes; la nuit solennelle descendait d'un pas lent et triste dans les gouffres de l'effroyable enfer; l'aurore rougissant prête sa lumière à tous les yeux qui la désirent; mais, dans sa douleur, Lucrèce se reproche de voir et regrette les ombres de la nuit. CLVI.--Le jour révélateur épie à travers toutes les fentes et semble l'apercevoir au lieu où elle est assise tout en pleurs. C'est à lui qu'elle s'adresse en sanglotant: «Oeil des yeux, pourquoi cherches-tu à poindre par ma fenêtre? Cesse tes regards indiscrets, caresse de tes rayons les yeux qui dorment encore, ne brûle pas mon front de ta lumière éblouissante, car le jour n'a rien à faire avec ce qui se passe la nuit.» CLVII.--C'est ainsi que Lucrèce s'en prend à tout ce qu'elle voit: le vrai chagrin est radoteur et fantastique comme un enfant, qui, une fois qu'il boude, voit tout avec humeur. Ce sont les anciennes douleurs et non les douleurs nouvelles qui s'adoucissent. La durée dompte les unes, les autres sont telles qu'un nageur inhabile, plongeant toujours péniblement et se noyant par défaut d'adresse. CLVIII.--C'est ainsi que Lucrèce, enfoncée dans une mer de soucis, se fâche contre tout ce qu'elle voit, et rapporte tout à son chagrin; tous les objets viennent les uns après les autres accroître la force de son désespoir. Quelquefois il est muet et ne parle plus, quelquefois il est en démence et parle trop. CLIX.--Les petits oiseaux qui chantent dans leur joie matinale la désolent par leur douce mélodie, car la gaieté est alors importune; les âmes tristes souffrent mortellement dans les sociétés joyeuses; le chagrin se plaît davantage dans la compagnie du chagrin: le chagrin véritable cherche la sympathie de son semblable. CLX.--C'est une double mort de faire naufrage à l'aspect du rivage; il languit dix fois celui qui languit en voyant de la nourriture: la vue du baume rend la plaie plus douloureuse. Les grandes douleurs déplorent surtout ce qui les peut soulager. Les profonds regrets s'avancent comme un fleuve paisible qui, étant arrêté, franchit ses bords. Le chagrin qu'on plaisante ne connaît ni lois ni limites. CLXI.--«Oiseaux railleurs, dit-elle, renfermez vos accents dans vos seins garnis de plumes; soyez silencieux et muets en ma présence; mon trouble plein d'angoisse n'aime aucune cadence de sons: une hôtesse triste ne peut souffrir des hôtes joyeux. Réservez vos accords pour ceux à qui ils plaisent; l'infortune aime la mélancolie, qui marque la mesure avec des pleurs. CLXII.--«Viens, Philomèle qui chantes le viol; fais ton triste bocage de mes cheveux épars; de même que la terre humide pleure sur ta langueur, je verserai une larme à chaque son mélancolique, et je soutiendrai le diapason avec mes profonds sanglots. Pour refrain, je murmurerai le nom de Tarquin, tandis que tu moduleras celui de Térée. CLXIII.--«Pendant que tu feras ta partie contre un buisson, pour entretenir le souvenir de tes maux cuisants, moi, malheureuse, afin de t'imiter, je fixerai contre mon coeur un couteau acéré pour effrayer mes regards; et s'ils se troublent, je tomberai et mourrai. Ces moyens, comme les touches sur un instrument, mettront les cordes de nos coeurs au vrai ton de la douleur. CLXIV.--«Pauvre oiseau, puisque tu ne chantes pas pendant le jour, comme honteux d'être aperçu, nous choisirons quelque désert profond et sombre, écarté de la route, où ne pénètrent ni la chaleur brûlante, ni le froid glacial, et là, nous adressant aux bêtes féroces, nous leur ferons entendre des airs mélancoliques pour les adoucir. Si les hommes sont aussi cruels que les bêtes, que les bêtes aient un coeur compatissant.» CLXV.--Comme la pauvre biche effrayée qui s'arrête et regarde, immobile et incertaine de quel côté elle fuira, ou comme celui qui, égaré dans un labyrinthe, a peine à reconnaître sa route, Lucrèce reste indécise, ne sachant lequel est préférable de vivre ou de mourir, quand la vie est honteuse et que la mort lui coûte. CLXVI.--«Me tuer! dit-elle. Hélas! ne serait-ce pas souiller à la fois mon âme et mon corps? Ceux qui perdent une moitié vivent avec plus de patience que ceux qui sont dépouillés du tout: c'est une mère sans raison et sans pitié que celle qui, ayant deux aimables enfants, quand la mort lui en enlève un, tue l'autre et n'en a plus. CLXVII.--«De mon corps ou de mon âme, lequel m'était le plus cher quand l'un était pur et l'autre céleste? lequel préférais-je quand tous deux appartenaient au ciel et à Collatin? Hélas! Qu'on déchire l'écorce du pin superbe, ses feuilles se flétriront, sa sève se tarira. Il en est ainsi de mon âme blessée dans son écorce. CLXVIII.--«Sa demeure est saccagée, son repos interrompu, son asile pris d'assaut par l'ennemi, son saint temple souillé, pillé, profane par l'audacieuse infamie; que l'on ne m'accuse donc pas d'impiété, si, dans une forteresse ainsi battue en ruine, je fais une brèche pour en enlever mon âme malheureuse. CLXIX.--«Cependant je ne veux pas mourir jusqu'à ce que mon Collatin ait appris la cause de ma mort prématurée, afin que, dans cette heure de mon agonie, il puisse jurer vengeance sur celui qui me force d'abréger mes jours. Je léguerai mon sang impur à Tarquin. Souillé par lui, il sera versé par lui, et, comme il le mérite, je le dirai dans mon testament. CLXX.--«Je léguerai mon honneur au couteau qui blessera mon corps déshonoré. C'est un honneur de terminer une vie déshonorée. L'un vivra quand l'autre ne sera plus. C'est ainsi que de mes cendres naîtra ma gloire; car dans ma mort je tue le mépris insultant: ma honte étant morte, mon honneur renaît. CLXXI.--«Seigneur adoré de ce trésor que j'ai perdu, quel héritage te laisserai-je? Mon courage fera ton orgueil, et ton exemple pour te venger. Apprends par ma fin quelle doit être celle de Tarquin. _Moi_, ton amie, j'immolerai _moi_, ton ennemie. Pour l'amour de moi, traite de même le perfide Tarquin. CLXXII.--«J'achève en quelques mots mes dernières volontés: mon âme au ciel, mon corps à la terre, et toi, ô mon époux, prends mon courage; mon honneur au couteau qui m'ouvrira le sein, ma honte à celui qui souilla ma réputation, et tout ce qui survivra de ma gloire sera partagé à ceux qui vivront et ne penseront pas mal de moi. CLXXIII.--Toi, Collatin, tu veilleras à l'exécution de ce testament. Hélas! pourquoi faut-il que tu le voies! Mon sang lavera mon affront; la noble fin de ma vie rachètera l'acte impur de ma vie. Ne faiblis pas, faible coeur; mais dis avec fermeté: il faut que cela soit. Cède à ma main, ma main te vaincra; une fois mort, vous mourrez tous deux, et tous de vous serez vainqueurs.» CLXXIV.--Quand Lucrèce eut tristement délibéré ce plan de mort et essuyé la perle amère qui mouillait ses yeux brillants, d'une voix entrecoupée elle appela sa suivante. Celle-ci, obéissant, accourt promptement auprès de sa maîtresse; car le devoir vole avec les ailes de la pensée. Les joues de l'infortunée Lucrèce semblent à la suivante comme les prairies d'hiver quand le soleil fond leur neige. CLXXV.--Elle donne à sa maîtresse un grave bonjour avec une voix timide, vrai signe de la modestie. Elle prend un air triste pour être en harmonie avec la tristesse de sa dame (car son visage portait la livrée du chagrin); mais elle n'osa pas lui demander pourquoi ses deux soleils étaient ainsi éclipsés par des nuages, et ses joues humides des larmes de la douleur. CLXXVI.--De même que la terre pleure quand le soleil est couché, chaque fleur s'humectant comme un oeil attendri, de même la suivante commence à inonder ses yeux de grosses larmes que fait couler la sympathie de ces beaux soleils éclipsés dans le ciel de sa maîtresse. Ils ont éteint leurs clartés dans un océan aux vagues salées, ce qui fait pleurer la suivante comme une nuit d'abondante rosée. CLXXVII.--Un moment, ces deux charmantes créatures restent immobiles, comme deux aqueducs qui remplissent des citernes de corail. L'une d'elles pleure avec raison, l'autre n'a d'autre motif de pleurer que celui de mêler ses larmes à celles de sa compagne. Ce sexe aimable est souvent porté aux larmes, et s'attriste en cherchant à deviner les douleurs des autres; puis ses yeux s'inondent de larmes, et son coeur se brise. CLXXVIII.--Les hommes ont des coeurs de marbre, et les femmes des coeurs de cire; c'est pourquoi elles sont formées au gré du marbre. Leur faiblesse est opprimée; elles reçoivent par force les impressions étrangères de la fraude ou de l'adresse. Ne les accusez donc pas d'être les auteurs de leurs vices, pas plus que vous n'accuseriez la cire d'être coupable de méchanceté, parce qu'elle aurait reçu l'empreinte d'un démon. CLXXIX.--Leur surface, polie comme une riche plaine, est ouverte à tous les petits insectes qui rampent. Chez les hommes, comme dans un bois touffu, sont maints vices endormis dans d'obscures cavernes. A travers des murs de cristal, on aperçoit le moindre fétu. Les hommes peuvent masquer leurs crimes par de farouches et sombres regards; les visages des pauvres femmes sont des livres où elles laissent lire leurs fautes. CLXXX.--Personne ne déclame contre la fleur flétrie, mais bien contre l'hiver qui l'a fait périr; ce n'est pas ce qui est dévoré, mais ce qui dévore qui mérite le blâme. Oh! ne dites donc pas que c'est la faute des femmes si elles sont exposées aux affronts des hommes; ces coupables et orgueilleux maîtres rendent les faibles femmes dépendantes de leur honte. CLXXXI.--Vous en avez un exemple dans Lucrèce. Assaillie la nuit par la menace d'une mort prompte et de la honte qui devait s'ensuivre pour elle et son époux, elle vit qu'il y avait tant de dangers dans la résistance, qu'une terreur mortelle se répandit dans tout son corps. Qui ne pourrait violer un corps sans vie? CLXXXII.--Cependant sa douce patience fit que Lucrèce parla ainsi à sa suivante qui répétait en sa personne la douleur de sa maîtresse: «Ma fille, dit-elle, pourquoi verses-tu ces larmes qui tombent en pluie sur tes joues? Si tu pleures sur mes chagrins, à moi, apprends, douce fille, que j'en retire peu d'avantage: si les larmes pouvaient me secourir, les miennes y auraient réussi. CLXXXIII.--«Mais, dis-moi...» A ces mots elle s'arrêta, et ne reprit qu'après un profond gémissement. «A quelle heure Tarquin est-il parti?»--«Madame, avant que je fusse levée, répondit la suivante. Ma négligence paresseuse est bien blâmable; cependant je puis m'excuser en disant que je me suis levée avant le jour, et que Tarquin était déjà parti. CLXXXIV.--«Mais, madame, si votre suivante l'osait, elle vous demanderait la cause de votre tristesse.»--«Silence! reprit Lucrèce, si je te la disais, cette confidence ne la diminuerait pas; car elle est plus cruelle que je ne puis l'exprimer, et l'on peut bien appeler enfer une torture plus déchirante qu'on ne peut dire. CLXXXV.--«Va, apporte-moi papier, encre et plume; non, épargne-toi cette peine, car j'en ai ici... (que voulais-je dire?) Va dire à un des domestiques de mon époux de se tenir prêt à porter de suite une lettre à mon seigneur, à mon ami, à mon bien-aimé, qu'il se prépare à faire hâte, car la missive est pressée et sera bientôt écrite.» CLXXXVI.--Sa suivante est partie; elle se met à écrire, promenant d'abord sa plume au-dessus du papier: l'amour-propre et la douleur se livrent un combat; ce que la pensée trace est effacé aussitôt par sa volonté: cette phrase est trop recherchée, cette autre est trop franche; ses idées se pressent comme une foule d'hommes assiégeant une porte pour savoir à qui passera le premier. CLXXXVII.--Enfin elle commence ainsi: «Digne époux de cette indigne femme qui te salue, je te souhaite la santé, et puis je te prie (si tu veux revoir encore ta Lucrèce) de partir en toute hâte et de venir: je me recommande à toi; de notre maison en deuil, mes douleurs sont cruelles, quoique mes paroles soient brèves!» CLXXXVIII.--Elle plie sa lettre, qui n'annonce que vaguement son malheur trop certain: par cette courte épître, Collatin peut apprendre sa peine, mais non ce qui la cause; elle n'ose pas la révéler, de peur d'être soupçonnée d'une dissimulation grossière, avant d'avoir lavé son affront dans son sang. CLXXXIX.--D'ailleurs elle réserve l'énergie et la vie de sa douleur pour le moment où il pourra l'entendre; alors que les soupirs, les sanglots et les larmes aideront à détourner d'elle les soupçons que le monde pourrait concevoir: pour les éviter, elle n'a pas voulu prodiguer dans sa lettre les explications que son désespoir vendra plus certaines. CXC.--Voir de tristes spectacles touche plus que de les entendre raconter[2]; car alors l'oeil interprète à l'oreille les gestes qu'il aperçoit: quand chaque sens nous exprime une partie de la douleur, nous n'en pouvons entendre ou voir qu'une partie; des détroits profonds font moins de bruit que des eaux basses, et la douleur reflue par le souffle des mots. [Note 2: _To see sad sights moves more than hear them told._ Peut-être est-ce sans le connaître que Shakspeare a traduit ici littéralement Horace. _Segnius irritant animos demissa per aurem_ _Quam quæ sunt oculis subjecta._ ] CXCI.--Sa lettre est cachetée; elle met pour adresse: «A Collatin, mon époux; plus que pressée. A Ardéa.» Le courrier vient; elle donne sa missive, ordonnant au valet à l'air maussade de courir aussi vite que les oiseaux poussés par les vents du nord: tant de rapidité lui semble encore trop lente; l'excessive infortune ne mesure pas autrement. CXCII.--Le rustique vassal la salue avec respect et la regarde en rougissant; il reçoit le papier sans dire ni non ni oui, et aussitôt l'innocence honteuse se retire: mais ceux dont le coeur recèle une faute s'imaginent que tous les yeux voient leur déshonneur; Lucrèce crut que le valet avait rougi du sien. CXCIII.--Hélas! pauvre valet, Dieu le sait, c'était chez lui défaut d'esprit, d'assurance et de hardiesse. Ces innocentes créatures ne parlent qu'en actions respectueuses, tandis que d'autres promettent une grande promptitude et prennent leur loisir; c'est ainsi que ce modèle des siècles passés offrait un air d'honnêteté, mais ne le soutenait point par des paroles. CXCIV.--Son excès de zèle éveilla la méfiance de Lucrèce, et la même rougeur enflamma leurs deux visages: elle crut qu'il rougissait, parce qu'il connaissait le crime de Tarquin; et, rougissant elle-même, elle le regarda avec attention; son oeil scrutateur le rendit encore plus confus; plus elle le vit rougir, plus elle pensa qu'il était instruit de son outrage. CXCV.--Mais elle pense longtemps encore avant son retour, et le fidèle vassal ne fait que de partir: elle ne sait comment abréger le temps; car elle a tant soupiré, pleuré et gémi, que la source de ses sanglots et de ses larmes est comme épuisée; elle suspend ses plaintes, cherchant une nouvelle manière de s'affliger. CXCVI.--Enfin, elle se rappelle qu'il y a quelque part un beau tableau du siège de Troie; devant la ville est dessinée l'armée des Grecs, qui vient la détruire pour venger l'enlèvement d'Hélène, et menace de toutes parts la fière Ilion. Le peintre avait fuit la cité de Priam si superbe, qu'on eût dit que le ciel s'abaissait pour en caresser les tours. CXCVII.--Rival de la nature, l'art avait donné une vie artificielle à mille objets lamentables; on croyait voir plus d'une larme véritable versée par une femme sur son mari massacré. Le sang coulait et fumait comme sur un champ de bataille, et des yeux mourants jetaient de ternes clartés comme des charbons mourants dans les foyers des nuits d'hiver. CXCVIII.--Vous auriez vu l'assiégeant humide de sueur et tout noir de poussière. Sur les remparts de Troie paraissaient les citoyens qui, à travers leurs meurtrières, regardaient les Grecs. Tout était si parfait dans ce tableau, que, malgré la distance de la perspective, on remarquait la tristesse peinte dans leurs yeux. CXCIX.--Sur le front des chefs grecs, on admirait la grâce, la majesté et un air triomphant; les jeunes gens étaient pleins d'agilité et de noblesse; et, çà et là, l'artiste avait plaçé des lâches, marchant à pas timides, qui ressemblaient si bien à des paysans peureux, qu'on aurait juré qu'ils frissonnaient en effet. CC.--Dans Ajax et dans Ulysse! oh! quel art de physionomie! le visage de chacun exprimait les sentiments de leur coeur; leur figure disait parfaitement leur caractère. Dans les yeux d'Ajax brillaient la rage et la rudesse; mais le sourire de l'astucieux Ulysse annonçait la prudence et l'autorité pleine d'adresse. CCI.--Vous auriez vu le grave Nestor prêt à haranguer pour exciter les Grecs au combat; ses gestes mesurés captivaient l'attention et charmaient la vue. Il semblait parler; sa barbe blanche était légèrement agitée, et de ses lèvres s'échappait un souffle dont le murmure s'élevait au ciel. CCII.--Autour de lui était une foule qui, la bouche béante, semblait se nourrir de ses sages avis. Chacun était dans l'attitude de l'attention, comme si une sirène ravissait son oreille; quelques-uns étaient d'une haute taille, et d'autres moins grands, tant le peintre avait été exact. Les têtes de plusieurs, presque cachées derrière les autres, avaient l'air de s'élancer. CIII.--Ici, la main d'un auteur s'appuie sur l'épaule de son voisin dont l'oreille masque son nez; là, un autre est rouge et haletant; un troisième qu'on étouffe semble se débattre et jurer; et dans leur rage, on dirait que, sans les paroles douces de Nestor, tous sont prêts à se battre avec le tranchant du glaive. CCIV.--Tant d'animation animait ce chef-d'oeuvre; l'art était si trompeur et si bien ménagé, que, pour l'image d'Achille, on ne voyait que sa lance tenue par une main armée, tandis que lui-même était laissé derrière, invisible, excepté par la pensée. Une main, un pied; un profil, une jambe ou une tête suffisaient pour faire deviner un personnage. CCV.--Près des remparts de Troie assiégée, au moment où le fier et brave Hector, son espérance, marchait au combat, on observait maintes mères troyennes, joyeuses de voir leurs jeunes fils manier leurs armes étincelantes; à leur espérance, il se mêlait un je ne sais quoi, semblable à une tache sur un objet brillant, qui ressemblait à une pénible crainte. CCVI.--Jusqu'aux bords fumants du Simoïs, théâtre des combats, le sang coulait en flots de pourpre qui imitaient le combat, en se choquant entre eux. Leurs vagues se brisaient sur le rivage, et puis se retiraient jusqu'à ce que, se ralliant à d'autres vagues plus nombreuses, elles revinssent mêler leur écume à celle du Simoïs. CCVII.--C'est sur ce chef-d'oeuvre de peinture que Lucrèce est venue chercher un visage où toutes les douleurs fussent exprimées. Elle en voit plusieurs sillonnés par les soucis; mais aucun où elle reconnaisse l'extrême détresse, si ce n'est celui d'Hécube, fixant ses regards sur Priam, étendu sanglant aux pieds du fier Pyrrhus. CCVIII.--Le peintre avait retracé en elle les ruines du temps, la beauté flétrie, et les soucis déchirants. Ses joues étaient couvertes de rides et de gerçures; elle ne ressemblait plus à ce qu'elle avait été, son sang bleu s'était noirci dans ses veines. Son corps, privé de son ancienne fraîcheur, pouvait être comparé à un cadavre dans lequel on aurait empoisonné la vie. CCIX.--C'est sur ce triste fantôme que Lucrèce attache ses yeux, modelant son chagrin sur celui de cette reine déchue, à qui il ne manque rien que les cris et les reproches amers pour maudire ses cruels ennemis. Le peintre n'était pas un dieu pour les lui prêter. Lucrèce s'écrie qu'il a été injuste de lui donner tant de douleur et point de langue pour s'exprimer. CCX.--«Pauvre instrument privé de son? dit-elle, je dirai tes douleurs avec ma voix plaintive, et je verserai un baume sur la blessure peinte de Priam; je maudirai Pyrrhus qui fut son meurtrier, j'éteindrai avec mes larmes le long incendie de Troie, et avec mon couteau j'arracherai les yeux furieux de tous les Grecs qui sont tes ennemis. CCXI.--«Montre-moi la prostituée qui commença cette guerre, afin que mes ongles la défigurent. C'est ton impudicité; ô Pâris, insensé! qui attira sur Troie ce poids de colère: ton oeil alluma le feu qui brûle ici; et c'est par le crime de ton oeil que périssent dans Troie le père, le fils, la mère et la fille. CCXII.--«Pourquoi le plaisir d'un seul homme devient-il le fléau d'un si grand nombre? Que le crime commis par un seul ne retombe que sur la tête de celui qui l'a commis; que les âmes innocentes soient exemptes des malheurs du coupable. Pourquoi l'offense d'un mortel détruirait-elle une ville et deviendrait-elle une offense générale? CCXIII.--«Voici Hécube qui pleure, et Priam qui meurt. Là, le vaillant Hector succombe, et Troïlus élève la voix. Ici l'ami est étendu avec son ami dans une tombe sanglante, et quelquefois c'est l'ami qui blesse sans le savoir celui qui lui est cher! la licence d'un seul homme cause tous ces trépas. Si le vieux Priam eût réprimé la passion de son fils, Troie eût brillé des rayons de la gloire et non des flammes de l'incendie.» CCXIV.--Lucrèce pleure sur les malheurs de Troie en peinture: car le chagrin, tel qu'une lourde cloche une fois ébranlée, s'agite par son propre poids, et il faut peu de chose pour en tirer de lamentables sons. C'est ainsi que Lucrèce gémit en s'adressant à la tristesse et aux douleurs tracées par l'artiste. Elle leur prête ses paroles et emprunte leurs regards. CCXV.--Elle parcourt la toile des yeux, et plaint chaque figure qu'elle trouve isolée. Enfin elle voit un personnage enchaîné qui a l'air malheureux et qui regarde les Phrygiens. Son visage, quoique plein de soucis, trahit une espèce de joie. Il s'avance vers Troie avec une coupe de bergers, si résigné que sa patience semble mépriser ses maux. CCXVI.--Le peintre avait appelé tout son art à son secours, pour lui donner une habile dissimulation, un air d'innocence, une démarche humble, un regard calme, des yeux humides de larmes, un front ouvert et prêt à accueillir l'infortune, des joues ni pâles ni colorées, mais où se mêlaient si bien les deux nuances que sa rougeur ne trahissait point le crime, ni sa pâleur l'âme perfide des traîtres. CCXVII.--Mais comme un démon exercé dans son rôle, il avait un tel aspect d'innocence, sous lequel se cachaient ses secrets desseins, que le soupçon lui-même ne se serait pas douté que la ruse perfide et le parjure parvinssent à produire de si noirs orages dans un si beau jour, et à souiller d'un crime infernal une forme aussi angélique. CCXVIII.--L'artiste habile avait voulu représenter, par cette douce ressemblance, le perfide Sinon, dont le récit séduisit et perdit le crédule Priam, et dont les paroles, comme un feu dévorant, consumèrent les splendeurs de la riche Ilion, aux grands regrets des cieux, tellement que les étoiles s'élancèrent de leur sphère fixe, quand elles eurent perdu le miroir où elles aimaient à se contempler. CCXIX.--Lucrèce regarde attentivement cette partie du chef-d'oeuvre, et reproche au peintre son admirable talent. Selon elle, il s'était trompé dans l'image de Sinon, en donnant une âme si noire à un si beau corps. Elle le regarde, et puis le regarde encore, trouvant qu'un air de vérité est si évident sur ce visage, qu'elle en conclut qu'il est calomnié. CCXX.--«Il ne se peut, dit-elle, que tant de perfidie...» elle voulait ajouter: «se cache sous des traits semblables;» mais l'aspect de Tarquin s'offrit à son esprit, et au lieu de continuer, elle reprit et changea le sens de ses paroles en disant: «Oui, il n'est que trop possible qu'un tel visage cache un coeur criminel. CCXXI.--«Car de même que l'astucieux Sinon est représenté si triste, si fatigué et si doux (comme affaibli par la douleur et une pénible route), de même je vis arriver Tarquin armé, avec la même bonne foi au dehors et les mêmes vices au fond du coeur. Priam accueillit Sinon: j'ai aussi accueilli Tarquin, et mon Ilion a péri. CCXXII.--«Voyez, voyez comme Priam en l'écoutant pleure touché des larmes feintes de Sinon. Priam! tu es vieux, que n'es-Turanian prudent? Pour chaque larme qu'il répand, un Troyen doit périr. C'est du feu qui sort de ses yeux et non des pleurs. Ces perles liquides qui émeuvent ta pitié sont des flammes inextinguibles qui vont brûler ta ville. CCXXIII.--«De tels démons vont chercher leur ruse dans le sombre enfer, car au milieu de la fureur, Sinon tremble de froid, et un feu brûlant réside dans cette glace; ces contraires s'unissent pour séduire les esprits faibles et leur donner du courage. C'est ainsi que les larmes du perfide Sinon trompent la bonne foi de Priam, et qu'il trouve moyen de brûler sa Troie avec de l'eau.» CCXXIV.--A ces mots elle est transportée d'une si violente colère, que toute patience est bannie de son sein: elle déchire Sinon inanimé avec ses ongles, le comparant à cet hôte dont le crime la force à se détester elle-même. Enfin, elle s'arrête en souriant et dit: «Insensée que je suis, ces blessures ne lui feront aucun mal.» CCXXV.--C'est ainsi que va et vient sa douleur et qu'elle fatigue le temps de ses plaintes. Elle désire la nuit et puis l'aurore, et accuse la lenteur de l'une et de l'autre: le temps si court lui paraît long dans ses angoisses. Quoique le poids du chagrin soit accablant, il ne produit guère le sommeil, et ceux qui veillent trouvent le temps bien long. CCXXVI.--Elle a cherche à éluder ses pensées en s'occupant d'images peintes, et à se distraire du sentiment de ses maux en plaignant ceux des autres et en contemplant le tableau de leurs infortunes. Il en est qui sont soulagés, mais jamais guéris, en songeant que leurs douleurs ont été éprouvées par d'autres. CCXXVII.--Mais le zélé messager arrive et amène Collatin, qui ne vient pas seul. Il trouve sa Lucrèce en noirs habits de deuil; et, autour de ses yeux flétris par les larmes, il aperçoit des cercles d'azur qui, tels que des arcs-en-ciel sur l'horizon, prédisent de nouveaux orages après ceux qui viennent de passer. CCXXVIII.--A cette vue, son époux affligé la regarde avec surprise. Les yeux de Lucrèce, quoique inondés de larmes, sont rouges et irrités, et son teint si vermeil a été fané par les soucis. Collatin n'a pas la force de lui demander comment elle se porte, et tous deux restent immobiles comme d'anciennes connaissances longtemps absentes et surprises du hasard qui les réunit. CCXXIX.--Enfin il prend sa main pâle, et commence en ces termes: «Quel fatal événement est donc survenu, et pourquoi trembles-tu, ma bien-aimée? Quel chagrin t'a enlevé tes belles couleurs? Pourquoi ce vêtement de deuil? Révèle-nous, ma femme chérie, la cause de tant de douleurs, afin que nous puissions te secourir.» CCXXX.--Trois fois elle soupire amèrement avant de pouvoir prononcer une parole. Enfin, suppliée de répondre, elle se prépare humblement à faire connaître que son honneur a été surpris et enlevé par l'ennemi. Collatin et ses compagnons attendent impatiemment ses aveux et l'écoutent avec une douloureuse attention. CCXXXI.--Ce pâle cygne, au milieu de l'humide élément de ses larmes, commence le mélancolique chant de sa mort. «Peu de mots, dit-elle, suffiront pour la révélation d'un attentat qui ne peut être excusé. J'ai maintenant plus de douleurs que de paroles, et il serait trop long de raconter toutes mes plaintes avec une seule langue. CCXXXII.--«Qu'il lui soit donc permis de dire seulement, cher époux, qu'un étranger est venu et s'est couché sur le coussin où tu avais coutume de reposer ta tête fatiguée; et de tout ce que tu pourras imaginer que la violence ait pu me faire, hélas! rien n'a été épargné à ta Lucrèce. CCXXXIII.--«A l'heure ténébreuse de minuit, est entré à à pas comptés dans ma chambre un homme armé d'un glaive étincelant et d'une torche; il m'a dit à voix basse: Réveille-toi, dame romaine, accueille mon amour, ou je te livre à une éternelle honte, toi et les tiens, si tu contrains ma passion. CCXXXIV.--«A moins que tu n'accordes tout à mes désirs, à-t-il ajouté, je tue un de les plus hideux valets et je t'immole ensuite, dans l'intention de jurer que je vous ai surpris dans d'impudiques embrassements, et que j'ai frappé les coupables. Cet acte fera ma gloire et ton éternelle infamie. CCXXXV.--«Alors j'ai frémi et crié. Il a fixé son glaive sur mon sein, jurant que si je ne cédais pas, je ne vivrais pas pour prononcer une autre parole; qu'ainsi ma honte me survivrait, et qu'on n'oublierait jamais dans la puissante Rome l'adultère de Lucrèce, sa mort et celle de son valet. CCXXXVI.--«Mon ennemi était fort, et moi, hélas! j'étais faible encore par la terreur qui m'agitait; mon juge sanguinaire me défendit de parler et de lui faire entendre la voix de la justice. Dans sa fureur de débauche, il prétendit que ma beauté avait volé ses yeux; et quand le juge se plaint d'avoir été volé, le prisonnier meurt. CCXXXVII.--«Oh! apprenez-moi à m'excuser moi-même, ou du moins accordez-moi de pouvoir dire que, si mon sang est souillé par cet affront, mon âme est pure et sans tache. Mon âme n'a point été contrainte ni complice de ma faiblesse, elle est restée innocente et désespérée dans son asile empoisonné.» CCXXXVIII.--Ici le malheureux possesseur de tant d'espérances ruinées, la tête penchée, les bras croisés, les yeux tristement immobiles, et la voix tremblante de douleur, commence à agiter ses lèvres pâles pour exhaler la souffrance qui arrête sa réponse; mais, hélas! vains efforts, ses paroles expirent sur ses lèvres. CCXXXIX.--Telle, sous l'arche d'un pont, une onde mugissante dépasse la vitesse de l'oeil qui la suit; elle bondit dans son orgueil, et rebrousse chemin vers l'étroit passage qui l'a forcée à cette fuite rapide; elle s'est élancée furieuse, et revient furieuse encore. C'est ainsi que les soupirs et la douleur de Collatin pressent les paroles qui rentrent aussitôt dans son sein. CCXL.--Lucrèce, témoin de ce désespoir muet, excite en ces termes sa rage: «Cher époux, ta douleur ajoute encore à ma douleur; la pluie ne saurait tarir un torrent; ma peine, déjà si cruelle, le devient encore davantage à la vue de ta fureur; qu'il suffise donc de deux yeux en larmes pour pleurer notre commune infortune. CCXLI.--«Pour l'amour de moi, ou du moins pour l'amour de celle qui te charmait alors, de celle qui était ta Lucrèce, écoute-moi; venge-toi immédiatement de celui qui s'est fait mon ennemi, le tien, le sien; suppose que lu me protèges contre le crime déjà commis: il est trop tard, mais que le traître meure; car la clémence de la justice alimente l'iniquité. CCXLI.--«Mais avant que je le nomme, nobles seigneurs, ajoute-t-elle en s'adressant à ceux qui étaient venus avec Collatin, engagez-moi votre honneur que vous poursuiviez sans délai la vengeance de mon affront; car c'est une action méritoire de punir l'injustice, et par leur serment les chevaliers sont obligés de venger las injures faites aux dames.» CCXLII.--A cette requête, chacun des seigneurs présents s'empresse avec générosité de promettre fidélité aux voeux de la chevalerie; chacun est impatient de connaître l'odieux ennemi de Lucrèce; mais à peine avait-elle commencé son dernier aveu qu'elle l'interrompt: «Oh! parlez, dit-elle, comment puis-je me laver de cette tache involontaire? CCXLIV.--«Quel est le nom que mérite ma faute, à laquelle d'horribles circonstances m'ont forcée? mon âme qui reste pure est-elle affranchie de cette souillure, ou mon honneur est-il à jamais perdu? à quelle condition puis-je le réparer? la source empoisonnée se purifie elle-même; pourquoi ne le pourrais-je pas comme elle?» CCXLV.--Là-dessus, tous en même temps lui protestent que son âme innocente purifie la tache de son corps, tandis qu'avec un triste sourire elle détourne son visage où les larmes ont gravé l'impression profonde de l'infortune. «Non, non, dit-elle, jamais une femme ne pourra dans l'avenir se prévaloir de mon excuse pour s'excuser.» CCXLVI.--Puis avec un soupir, comme si son coeur allait se briser, elle prononce le nom de Tarquin: «C'est lui, lui,» dit-elle; mais elle ne put dire autre chose que «lui;» enfin, après une longue hésitation et des sanglots: «C'est lui, lui, mon noble époux, continua-t-elle; c'est lui qui guide ma main, et m'oblige à me faire cette blessure.» CCXLVII.--Et à ces mots elle enfonça dans son sein innocent un coupable couteau qui en fit sortir son âme: ce coup la délivra de la profonde inquiétude et de la prison impure où elle respirait; ses soupirs repentants aidèrent son essor vers les nuages, et la date de sa vie fut effacée par le sang de ses blessures. CCXLVIII.--Collatin et les seigneurs ses amis restèrent pétrifiés par cet acte terrible, jusqu'à ce que le père de Lucrèce, témoin de sa mort, se précipita sur son cadavre sanglant. Brutus tira le couteau de la blessure; et, en ce moment, son sang, comme indigné, repoussa le fer meurtrier. CCXLIX.--Sortant à gros bouillons de son sein, il se divise, en deux ruisseaux; ils entourent d'un cercle de pourpre son corps isolé, qui demeure au milieu de cette onde effrayante, comme une île qu'on vient de ravager et de dépeupler; une partie de ce sang reste pur et rouge, et une autre se noircit; c'était celui qu'avait souillé le perfide Tarquin. CCL.--Près des flots gelés de ce sang noir coule une eau qui semble pleurer sur sa souillure; et depuis, comme plaignant les malheurs de Lucrèce, le sang corrompu a toujours une partie aqueuse, et le sang pur conserve sa couleur de pourpre, comme s'il rougissait de celui qui est ainsi putréfié. CCLI.--«Ma fille! ma chère fille! s'écrie le vieux Lucrétius; elle m'appartenait cette vie dont tu viens de te dépouiller. Si dans l'enfant est l'image du père, où vivrai-je maintenant que Lucrèce n'est plus? Ce n'était pas pour cette fin que tu étais sortie de mes flancs: si les enfants précèdent les pères dans la tombe, nous sommes donc leurs fruits, ils ne sont plus les nôtres. CCLII.--«Pauvre glace brisée, souvent j'ai vu dans ton doux visage ma vieillesse qui semblait renaître; ce miroir jadis si beau, et maintenant obscurci, ne me montre plus qu'un triste squelette usé par le temps; oh! tu as ravi mon image à mes yeux, et tellement terni la beauté de mon miroir, que je ne puis plus me revoir comme j'étais jadis. CCLIII.--«O temps! cesse ta course, et ne dure pas plus longtemps, si ceux qui devraient survivre cessent ainsi de vivre. La mort destructive domptera-t-elle les forts pour laisser la vie à la faiblesse chancelante? les vieilles abeilles meurent, les jeunes occupent la ruche. Vis donc, chère Lucrèce; reviens à la vie, et vois ton père mourir au lieu de toi.» CCLIV.--Cependant Collatin s'éveille comme d'un songe, et dit à Lucrétius de faire place à sa douleur: il tombe dans le sang glace de Lucrèce, y colore la pâleur de son visage, et semble expirer avec son épouse, jusqu'à ce qu'une honte virile le rappelle à lui pour vivre et venger sa mort. CCLV.--La profonde angoisse de son âme avait mis comme un sceau sur sa langue, qui, furieuse que le chagrin arrête si longtemps ses paroles consolantes pour le coeur, commence à parler; mais sur ses lèvres se pressent de faibles accents, si confus que personne ne pouvait en distinguer le sens. CCLVI.--Cependant le nom de Tarquin était parfois prononcé clairement, mais entre ses dents, comme s'il déchirait ce nom; c'est une tempête qui se prépare et qui accumule ses vents et ses ondes jusqu'à ce que la pluie tombe. Enfin le père et le fils pleurent également et à l'envi, l'un sa fille, l'autre son épouse. CCLVII.--Tous deux la réclament, et aucun d'eux ne peut plus la posséder; le père dit: «Elle est à moi.»--«Oh! elle est à moi, répond l'époux; ne me ravissez pas l'intérêt de ma douleur: que personne ne se vante de la pleurer, car elle était à moi seul; elle ne doit être pleurée que par Collatin.» CCLVIII.--«Ah! dit Lucrétius, elle tenait de moi cette vie dont elle a tranché le cours trop tôt et trop tard.»--«Malheur, malheur, dit Collatin; elle était mon épouse, je la possédais, c'est mon bien qu'elle a tué.» Les mots de fille et d'épouse déchiraient l'air qui, retenant la vie de Lucrèce, répondait à ces cris: «Ma fille» et «mon épouse.» CCLIX.--Brutus, qui avait arraché le couteau du sein de Lucrèce, voyant cette rivalité de douleur, commence à rendre à son intelligence son orgueil et sa dignité, et il ensevelit sa folie apparente dans la blessure de Lucrèce. Parmi les Romains, Brutus était considéré comme les fous à la cour des rois, pour ses bons mots et ses extravagantes saillies. CCLX.--Maintenant il jette de côté ce manteau trompeur sous lequel se déguisait une profonde politique, et il fait usage de son esprit longtemps caché pour tarir les larmes de Collatin: «Romain outragé, dit-il, relève-toi, souffre qu'un fou supposé et mal connu donne une leçon à ton expérience. CCLXI.--«Quoi donc! Collatin, la douleur guérit-elle la douleur? les blessures soulagent-elles les blessures? le chagrin apporte-t-il un remède au chagrin? est-ce te venger que de te frapper toi-même pour cet attentat qui coûte la vie à la belle Lucrèce? Cette puérilité vient d'une âme faible. Ta malheureuse épouse s'est abusée en se tuant de la main qui aurait dû tuer son ennemi. CCLXII.--«Vaillant Romain, n'abaisse pas ton coeur à ces lamentations et à ces larmes; mais fléchis le genou avec moi pour m'aider à supplier les dieux de Rome de permettre que la force de nos bras bannisse les oppresseurs abominables qui déshonorent Rome par leurs forfaits. CCLXIII.--«Voici, par le Capitole que nous adorons, par ce chaste sang si injustement souillé, par le soleil qui nous éclaire et renouvelle les richesses de la nature, par tous nos droits comme citoyens de Rome, par l'âme de cette chaste Lucrèce qui naguère encore nous confiait ses affronts, par ce couteau sanglant, nous vengerons la mort de cette femme fidèle.» CCLXIV.--Il dit, appuie sa main sur son coeur et baise le fatal couteau pour consacrer son serment: il excite ses amis à le répéter avec lui. Tous le regardent avec surprise et l'écoutent parler, puis ils s'agenouillent à ses côtés: Brutus répète son serment solennel, tous jurent d'y être fidèles. CCLXV.--Quand ils eurent prononcé ce voeu de vengeance, ils résolurent de porter Lucrèce à Rome pour exposer à tous les yeux le corps sanglant, et publier ainsi le noir attentat de Tarquin. Ce projet s'exécute aussitôt, et les Romains applaudissent au décret qui bannit à jamais Tarquin. FIN DE LA MORT DE LUCRÈCE. *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA MORT DE LUCRÈCE *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the trademark license is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. Project Gutenberg eBooks may be modified and printed and given away—you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. START: FULL LICENSE THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase “Project Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg™ License available with this file or online at www.gutenberg.org/license. Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™ electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your possession. 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