The Project Gutenberg eBook of Roland Furieux, tome 3

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Title: Roland Furieux, tome 3

Traduction nouvelle par Francisque Reynard

Author: Lodovico Ariosto

Translator: Francisque Reynard

Release date: January 9, 2024 [eBook #72671]

Language: French

Original publication: Paris: Lemerre

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ROLAND FURIEUX, TOME 3 ***

ARIOSTE

ROLAND FURIEUX

Traduction nouvelle
PAR
FRANCISQUE REYNARD

TOME TROISIÈME

PARIS
ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
27-31, PASSAGE CHOISEUL, 27-31

M DCCC LXXX

ROLAND FURIEUX

CHANT XXVI.

Argument. — Le chevalier rencontré sur le lieu où Maugis et Vivian doivent être livrés est Marphise. Les Mayençais, auxquels s’était adjointe une nombreuse troupe de Maures, sont défaits, et les deux prisonniers sont délivrés. Maugis donne la signification des figures sculptées sur la fontaine de Merlin. Survient Hippalque sans Frontin. Roger va avec elle pour le ravoir. Combat entre Mandricard et Marphise, interrompu par Rodomont qui décide Marphise à se rendre au camp d’Agramant. Roger vient à la fontaine, où, par suite de divers incidents, s’élève une querelle entre les guerriers païens. Maugis y met fin en éloignant Doralice par ses enchantements. Les quatre guerriers se dirigent vers Paris.

Il y eut, dans l’antiquité, des dames courtoises qui aimèrent la vertu et non les richesses. De notre temps, elles sont rares celles qui ne mettent pas l’intérêt au-dessus de tout. Aussi, celles qui, dans leur générosité d’âme, n’imitent pas la cupidité du plus grand nombre, méritent-elles d’être heureuses de leur vivant, et éternellement glorifiées après leur mort.

C’est ainsi que Bradamante est digne d’une louange immortelle, elle qui n’aima ni les richesses, ni la puissance, mais la vertu, mais l’âme chevaleresque, mais la haute noblesse de Roger. Elle mérita bien d’avoir pour amant un si valeureux chevalier ; elle mérita surtout qu’il accomplît pour elle des choses dont les siècles à venir devaient s’émerveiller.

Roger, comme il vous a été dit plus haut, s’était mis en route avec les deux chevaliers de la maison de Clermont, — je veux dire avec Aldigier et Richardet — pour aller au secours des deux frères prisonniers. Je vous ai dit aussi qu’ils avaient vu venir à eux un chevalier portant sur ses armes l’oiseau qui se renouvelle de ses propres cendres, et qui est unique au monde.

Le chevalier les ayant aperçus qui se tenaient prêts à combattre, il lui prit envie d’éprouver si leur valeur était égale à leur air martial. «  — Est-il un de vous — dit-il — qui veuille essayer lequel, de lui ou de moi, est le plus vaillant, soit à la lance, soit à l’épée, jusqu’à ce qu’un de nous deux reste en selle après avoir renversé l’autre ? —  »

«  — Je lutterais volontiers avec toi — dit Aldigier — soit que tu voulusses croiser l’épée, soit que tu préférasses rompre une lance ; mais une autre entreprise, dont tu pourras être témoin si tu restes ici, m’empêche d’accepter ta proposition ; loin de pouvoir jouter ensemble, j’ai à peine le temps de te dire ces quelques mots, car nous attendons, au passage, six cents hommes, ou même davantage, contre lesquels nous devons aujourd’hui lutter.

« Pour leur arracher deux des nôtres qu’ils doivent amener ici prisonniers, la pitié et l’affection nous ont conduits en cet endroit. —  » Il poursuivit en racontant les motifs qui les avaient fait venir armés de pied en cap. «  — L’excuse que tu m’opposes est si juste — dit le guerrier — que je ne puis y contredire ; et je vous tiens certainement pour trois chevaliers qui avez peu d’égaux.

« Je désirais échanger avec vous un coup de lance ou deux, pour voir quelle était votre valeur. Mais dès que vous vous proposez de m’en donner la preuve contre d’autres adversaires, cela me suffit, et je ne tiens plus à jouter avec vous. Mais je vous prie de me permettre de joindre aux vôtres mon casque et mon écu. J’espère vous prouver, si je vais avec vous, que je ne suis point indigne d’une telle compagnie. —  »

Je crois m’apercevoir que quelques-uns de mes lecteurs désirent savoir le nom de ce chevalier qui, arrivé près de Roger et de ses amis, s’offrait à eux comme compagnon d’armes dans cette périlleuse entreprise. C’était Marphise, la même qui donna au malheureux Zerbin l’ordre d’accompagner partout Gabrine, la vieille ribaude si ardente à toute espèce de mal.

Les deux chevaliers de Clermont et le brave Roger l’acceptèrent volontiers parmi eux, car ils la prenaient pour un chevalier et non pour une damoiselle, et surtout pour la damoiselle qu’elle était. Peu après, Aldigier aperçut et fit voir à ses compagnons une bannière agitée par le vent, et autour de laquelle force gens étaient groupés.

Quand ces gens furent plus près, et qu’on put mieux distinguer leur costume mauresque, les chevaliers les reconnurent pour des Sarrasins, et virent au milieu d’eux, liés et conduits sur deux petits roussins, les prisonniers qui devaient être échangés contre de l’or. Marphise dit aux autres : «  — Puisque les voilà, qu’attendons-nous pour commencer la fête ? —  »

Roger répondit : «  — Tous les invités ne sont pas encore arrivés ; il en manque une grande partie. C’est un grand bal qui s’apprête, et pour qu’il soit tout à fait solennel, usons de toute notre adresse. Mais les retardataires ne peuvent être loin. —  » A peine ces mots étaient-ils achevés, qu’ils voient les traîtres de Mayence venir de leur côté, comme s’ils étaient prêts à commencer la danse.

Les Mayençais s’avançaient d’un côté, conduisant des mulets chargés d’or, de riches vêtements et d’autres objets précieux. De l’autre côté, au milieu des lances, des épées et des arbalètes, venaient les deux frères, tristes de se voir attendus au passage et d’entendre leur impitoyable ennemi Bertolas traiter de leur livraison avec le capitaine maure.

A la vue du Mayençais, le fils de Beuves, non plus que le fils d’Aymon, ne purent se contenir plus longtemps. Tous deux mettent leur lance en arrêt ; tous deux frappent le traître. L’un lui transperce le ventre et la cuisse, l’autre les deux joues. Sous ces coups, Bertolas tombe. Ainsi puissent périr tous les méchants !

A ce signal, et sans attendre les trompettes, Marphise et Roger s’élancent. La lance de la première, mise en arrêt, ne se relève pas avant d’avoir jeté à terre, l’un après l’autre, trois ennemis. Roger juge digne de son premier coup de lance le païen qui commande aux autres, et l’occit en un tour de main. Du même coup, il en envoie deux autres avec lui aux sombres royaumes.

Cette brusque attaque produisit parmi les deux troupes assaillies une erreur qui causa leur perte. D’un côté, les Mayençais se croient trahis par les Sarrasins ; de l’autre, les Maures traitent les Mayençais d’assassins. S’attaquant à coups de flèches, de lances et d’épées, ils se massacrent entre eux.

Roger se rue tantôt sur une troupe, tantôt sur l’autre ; il terrasse dix, vingt adversaires. La damoiselle en jette çà et là un même nombre par terre, blessés ou morts. Tous ceux que touchent les épées tranchantes tombent de selle. Les casques et les cuirasses n’arrêtent pas plus le fer que, dans un bois, les branches desséchées n’arrêtent le feu.

Si vous vous rappelez avoir jamais vu, ou si l’on vous a raconté ce qui se passe parmi les abeilles, alors que, la discorde s’étant mise dans l’essaim, elles se battent dans les airs et servent de proie à l’avide hirondelle qui se précipite sur elles, vous vous imaginerez facilement ce que devaient être Roger et Marphise parmi ces gens.

Richardet et son cousin ne partageaient pas leurs coups entre les deux troupes ; laissant de côté les Sarrasins, ils ne prenaient garde qu’à ceux de Mayence. Le frère du paladin Renaud joignait une grande force à un grand courage, et la haine qu’il portait aux Mayençais redoublait, en cette circonstance, sa vigueur et son énergie.

Une même haine fait du bâtard de Beuves un lion féroce. De son épée, à laquelle il ne laisse pas une minute de repos, il fend les casques ou les brise comme un œuf. Mais qui donc n’aurait pas senti doubler son audace, qui donc n’aurait pas montré le courage d’Hector, ayant pour compagnons Roger et Marphise, l’élite et la fleur des guerriers ?

Marphise, tout en combattant, jetait souvent les yeux sur ses compagnons ; en voyant les preuves de leur force, elle s’étonnait et s’en réjouissait. Mais ce qui la stupéfiait le plus, et lui paraissait sans égal au monde, c’était la vaillance de Roger. Parfois elle croyait que c’était Mars lui-même descendu du cinquième ciel en cet endroit.

Elle admirait les coups horribles qu’il portait ; elle s’étonnait de ce qu’ils ne tombaient jamais en vain. Il lui semblait que, contre Balisarde, le fer était du carton et non un dur métal. L’épée terrible partageait les cuirasses épaisses, fendait les cavaliers jusqu’à la croupe du cheval, et les jetait de chaque côté sur l’herbe en deux parties égales.

Souvent le même coup d’estoc tuait le cheval avec le maître. Les têtes volaient loin des épaules, et les bustes étaient séparés net des hanches. Parfois, d’un seul coup, cinq combattants, et même plus, étaient fendus en deux ; j’en dirais davantage, si je ne craignais d’être accusé de mensonge ; mais c’est inutile.

Le bon Turpin, qui sait qu’il dit la vérité, laisse croire à chacun ce qui lui plaît, et raconte, au sujet de Roger, des choses si merveilleuses, qu’en les entendant, vous le traiteriez de menteur. De même, chaque guerrier paraît de glace près de Marphise, plus ardente que le feu. Elle n’attire pas moins les regards de Roger, que la haute valeur de celui-ci n’excite sa propre admiration.

Et si elle l’avait comparé à Mars, il l’aurait, de son côté, comparée à Bellone s’il avait su qu’elle était femme. Mais tout, dans l’aspect de sa personne, semblait indiquer le contraire. Une sorte d’émulation s’élève entre eux, au grand détriment de leurs malheureux ennemis, dont la chair, le sang, les nerfs, les os, servent à montrer lequel des deux déploie le plus de force.

L’audace et le courage des quatre champions suffisent à mettre les deux troupes en déroute. Les fuyards ne conservaient que leurs armes de dessous. Heureux ceux dont le cheval était bon coureur, car ce n’était point là le cas d’aller à l’amble ou au trot. Ceux qui n’avaient point de destrier purent s’apercevoir combien le métier des armes est triste à pied.

Le camp, et tout ce qu’il renfermait, demeura au pouvoir des vainqueurs, pas un des gens de pied et des muletiers n’étant restés. Les Mayençais fuyaient d’un côté, les Maures de l’autre, les uns abandonnant leurs prisonniers, les autres leurs trésors. Les quatre chevaliers, la joie sur le visage et dans le cœur, s’empressèrent de délivrer Maugis et Vivian de leurs liens. Les écuyers ne furent pas moins empressés à décharger les mulets.

Outre une bonne quantité d’argenterie, consistant en vases de formes diverses, outre des vêtements de femme richement ornés, des tapisseries d’or et de soie, ouvrées en Flandre et dignes d’appartements royaux, ils trouvèrent une foule d’autres objets précieux, ainsi que des flacons de vin, du pain et des vivres.

Lorsqu’ils ôtèrent leurs casques, ils virent qu’ils avaient été aidés dans leur entreprise par une damoiselle, ainsi qu’ils purent en juger à ses cheveux dorés retombant en boucles, et à sa belle et délicate figure. Ils lui prodiguèrent les marques de respect et la prièrent de ne pas leur cacher le nom qu’elle portait si glorieusement ; et elle, toujours courtoise envers ses amis, ne refusa pas de se faire connaître.

Ils ne peuvent se rassasier de la regarder, se rappelant ce qu’ils lui avaient vu faire pendant la bataille. Pour elle, elle ne voit que Roger, elle ne parle qu’à lui ; elle fait peu de cas des autres. Cependant les serviteurs viennent l’inviter, elle et ses compagnons, à prendre part au repas qu’ils ont préparé près d’une fontaine abritée par un coteau des rayons brûlants du soleil.

C’était une des quatre fontaines que Merlin avait élevées en France. Elle était entourée d’un beau marbre fin, brillant et poli, et plus blanc que le lait. Merlin y avait sculpté des figures avec un art vraiment divin. On aurait dit qu’elles respiraient, et, si la voix ne leur avait fait défaut, qu’elles étaient vivantes.

On y voyait une bête qui paraissait sortir d’une forêt. Son aspect était féroce et haineux. Elle avait les oreilles d’un âne, la tête et les dents d’un loup qu’une grande faim aurait desséché, les pattes d’un lion ; tout le reste du corps était d’un renard. Elle semblait parcourir la France, l’Italie, l’Espagne, l’Angleterre, l’Europe et l’Asie, toute la terre enfin.

Partout elle avait porté la dévastation et la mort chez les nations, s’attaquant aussi bien à la plèbe qu’aux gens de condition élevée. Cependant elle nuisait de préférence aux rois, aux grands seigneurs, aux princes, aux puissants barons. C’était à la cour de Rome qu’elle avait causé le plus de ravages ; elle avait tué des cardinaux et des papes, souillé le siège de Pierre et porté le scandale au sein de la foi.

Il semblait que, devant cette bête horrible, toute muraille, tout rempart touché par elle s’écroulât. Point de cité, de château ou de forteresse qui pût s’en défendre. On la voyait pourtant prétendre aux honneurs divins, adorée qu’elle était par la multitude imbécile, et se vanter d’avoir en sa puissance les clefs du ciel et du ténébreux abîme.

Derrière elle, on voyait s’avancer un chevalier, la tête couronnée du laurier impérial, et accompagné de trois jeunes hommes portant les lis d’or brodés sur leurs vêtements royaux. Recouvert des mêmes insignes, on voyait un lion marcher avec eux contre le monstre. Ils avaient leur nom écrit, qui au-dessus de la tête, qui sur le bord de leur vêtement.

Au-dessus de l’un d’eux, dont l’épée était plongée jusqu’à la garde dans le ventre de la bête féroce, était écrit : François Ier, de France. A côté de lui, sur le même rang, était Maximilien d’Autriche. L’empereur Charles-Quint avait transpercé de sa lance la gorge du monstre ; l’autre, dont la flèche se voyait fichée dans sa poitrine, était désigné sous le nom d’Henri VIII d’Angleterre.

Le lion, dont les dents étaient enfoncées dans les oreilles du monstre, portait, écrit sur le dos, le chiffre X. Il avait déjà tellement harassé et secoué la bête, que les autres assaillants avaient eu le temps d’arriver. A cette vue, le monde semblait avoir rejeté toute crainte, et, pour racheter leurs vieilles erreurs, des gens de noble race accouraient, non en foule cependant, à l’endroit où la bête expirait.

Les chevaliers et Marphise regardaient, désireux de connaître ceux par qui était mise à mort cette bête qui avait jeté l’épouvante et le deuil en tant de contrées. Bien que leurs noms fussent inscrits sur le marbre, ils ne leur étaient point connus. Ils s’interrogeaient mutuellement, demandant que celui d’entre eux qui connaîtrait cette histoire voulût bien la dire aux autres.

Vivian, se tournant enfin vers Maugis qui les écoutait tous sans rien leur répondre : «  — A toi — dit-il — de nous raconter cette histoire que tu connais, à ce que je vois. Quels sont ces gens qui, à coups de flèches et de lances, ont mis l’animal à mort ? —  » Maugis répondit : «  — C’est une histoire dont aucun auteur n’a pu jusqu’ici avoir connaissance.

« Sachez que ceux dont les noms sont écrits sur ce marbre n’ont pas encore existé en ce monde. Ils vivront seulement dans six cents ans d’ici, pour le grand honneur des siècles futurs. Merlin, le savant enchanteur de Bretagne, construisit cette fontaine, au temps du roi Artus ; il y fit sculpter, par de bons artistes, les événements à venir.

« Cette bête cruelle sortit du fond de l’enfer, à l’époque où des bornes furent posées dans les champs, où l’on commença à se servir de poids et de mesures, et à passer les engagements par écrits. Mais tout d’abord elle n’envahit pas le monde entier. Elle laissa intactes un grand nombre de contrées. De notre temps, elle porte le trouble en beaucoup de pays, s’attaquant au populaire et à la tourbe vile.

« Depuis son apparition, jusqu’au siècle présent, elle a toujours été en augmentant ses ravages, et elle ira les augmentant toujours. Le monstre ira croissant lui-même, pendant un long espace de temps, jusqu’à ce qu’il devienne le plus énorme, le plus horrible de ceux qui aient jamais existé. Python, que les chroniques et les documents nous donnent comme si gigantesque et si épouvantable, n’atteignit jamais la moitié de la taille de celle-ci, et fut loin de l’égaler en perversité et en laideur.

« Elle se livrera à un cruel carnage, et il n’y aura point de contrée où elle ne porte le trouble, le ravage et l’infection. Ce que marque cette sculpture est peu de chose, en comparaison de ses abominables méfaits. Le monde sera déjà enroué de crier merci, quand ceux dont nous venons de lire les noms, qui brillent plus que le rubis, viendront à son secours.

« Celui d’entre eux qui se montrera le plus terrible envers la bête cruelle sera François, le roi des Français. Et il est bien naturel qu’en cette circonstance il l’emporte sur la plupart de ses rivaux, et en laisse peu prendre place à ses côtés, puisque sa splendeur royale et ses autres qualités auront depuis longtemps éclipsé les plus illustres. Ainsi toute autre splendeur s’efface dès que le soleil paraît.

« La première année de son règne glorieux, et la couronne n’étant pas encore bien assurée sur son front, il franchira les Alpes, brisant la résistance de quiconque voudra lui disputer le passage, et justement indigné, dans son cœur généreux, que les hontes infligées à l’armée de France par des pâtres et des montagnards n’aient pas encore été vengées.

« De là, il descendra dans la riche plaine de Lombardie, entouré de la fleur des guerriers de France. Il écrasera tellement l’armée suisse, qu’elle ne songera plus jamais à relever le front. A la grande honte de l’Église, de l’Espagne et de Florence, il s’emparera de la forteresse réputée jusque-là imprenable.

« Pour s’en rendre maître, celle de ses armes qui lui servira le plus sera l’épée illustre avec laquelle il aura d’abord arraché la vie au monstre corrupteur des nations. Devant cette épée, tout étendard fuira ou sera foulé aux pieds. Il n’y aura fossés, remparts, ni murs assez forts pour défendre les cités contre lui.

« Ce prince aura toutes les vertus que doit posséder un empereur victorieux : l’âme du grand César, la prudence du vainqueur de Trasimène et de Trebbia, et la fortune d’Alexandre, sans laquelle toute entreprise s’en irait en fumée et en nuages. Sa libéralité sera telle, que je ne vois personne qui puisse lui être comparé sur ce point. —  »

Ainsi disait Maugis, et son récit inspira aux chevaliers le désir de connaître le nom des autres personnages qui devaient tuer la bête infernale. Parmi les premiers, on lisait le nom d’un Bernard[1], dont Merlin faisait un grand éloge. Par lui — disait Maugis — Bibiena deviendra aussi célèbre que Sienne et que Florence sa voisine.

Personne ne passait avant Sigismond, Jean et Ludovic ; le premier était un Gonzague ; le second, un Salviati ; le troisième, un Aragon. Tous trois se montraient ennemis acharnés du monstre. Il y avait également François de Gonzague, dont le fils Frédéric suivait les traces. Près de lui étaient son beau-frère et son gendre, les seigneurs de Ferrare et d’Urbino.

Fils de l’un d’eux, Guidobalde ne veut pas rester en arrière de son père ni des autres. Accompagné d’Ottobon, de Fiesque et de Sinibald, il donne la chasse à la bête, et tous marchent de front et d’un pas pressé. Louis de Gazoles a plongé dans le cou du monstre le fer encore fumant d’une flèche lancée par l’arc que lui donna Phébus, bien qu’il porte aussi au côté l’épée que Mars lui ceignit lui-même.

Deux Hercule, deux Hippolyte d’Este, un autre Hercule, un autre Hippolyte de Gonzague, un autre Hippolyte de Médicis, suivent les traces du monstre harassé de leur longue poursuite. Julien ne se laisse point dépasser par son fils, ni Ferrante par son frère ; Andrea Doria est prompt à courir sur leurs pas, et Francesco Sforza ne permet à personne de prendre les devants.

Deux d’entre ces personnages, issus du généreux et illustre sang d’Avalos, ont pour insignes un rocher qui, de la tête aux pieds, paraît écraser l’impie Typhée, à la queue de serpent. Aucun ne court avec plus d’empressement que ces deux guerriers à la rencontre de l’horrible monstre. Au bas de l’un est écrit le nom de François de Pescaire, l’invincible ; au bas de l’autre on lit : Alphonse du Guast.

Mais comment ai-je oublié Consalve Ferrante, l’honneur de l’Espagne, tenu en si grande estime, et dont Maugis fit un tel éloge que peu d’entre ces héros auraient pu lui être comparés ? On voyait Guillaume de Montferrat, parmi ceux qui mettaient la bête à mort. Cependant ils étaient peu nombreux, en comparaison de tous ceux qu’elle avait tués ou blessés.

C’est ainsi qu’en honnêtes passe-temps et en joyeuses causeries, après le repas, ils passaient les heures brûlantes du jour, couchés sur de fins tapis, sous les arbres dont la rive était ornée. Maugis et Vivian, afin de protéger le repos de leurs compagnons, veillaient tout autour sous les armes. Soudain ils virent une dame, seule, accourir vers eux en toute hâte.

C’était cette Hippalque à qui Frontin, le bon destrier, avait été ravi par Rodomont. Elle avait, pendant tout le jour précédent, suivi le ravisseur, tantôt le suppliant, tantôt l’accablant d’injures. Mais, n’obtenant aucun résultat, elle avait rebroussé chemin pour aller retrouver Roger dans Aigremont. En route, elle avait appris, je ne sais comment, qu’elle le trouverait en cet endroit avec Richardet.

Et comme elle connaissait bien le lieu, y étant allée d’autres fois, elle s’en vint droit à la fontaine. C’est ainsi qu’elle le rejoignit, comme je viens de vous le dire. Mais, en bonne et rusée messagère, qui sait encore mieux s’acquitter de sa mission qu’on ne lui a dit de le faire, elle fit semblant de ne pas connaître Roger, en le voyant avec le frère de Bradamante.

Elle se dirigea vers Richardet, comme si c’était pour lui qu’elle fût venue, et celui-ci, dès qu’il l’eut reconnue, vint à sa rencontre, et lui demanda où elle allait. Elle, les yeux encore rouges des pleurs qu’elle avait longuement versés, dit en soupirant, mais assez haut pour que ses paroles parvinssent à Roger :

«  — J’emmenais — dit-elle — par la bride, comme me l’avait ordonné ta sœur, un cheval beau et bon à merveille. Ta sœur l’aime beaucoup, et il s’appelle Frontin. Je l’avais conduit déjà plus de trente milles du côté de Marseille, où elle-même devait se rendre au bout de quelques jours, et où elle m’avait dit de l’attendre.

« Je cheminais sans crainte, ne croyant pas que quelqu’un fût assez hardi pour m’enlever ce cheval, quand je lui aurais dit qu’il était à la sœur de Renaud. Mais hier j’ai été détrompée, car un ribaud de Sarrasin me l’a pris. J’ai eu beau lui dire à qui appartenait Frontin, il n’a jamais voulu me le rendre.

« Tout hier et tout aujourd’hui, je l’ai prié, et quand j’ai vu que prières et menaces étaient vaines, je l’ai laissé, après l’avoir accablé de malédictions et d’injures, à peu de distance d’ici, défendant de son mieux le cheval et lui-même contre un guerrier qui lui donne une telle besogne, que j’espère bien ne pas tarder à être vengée. —  »

A ce récit, Roger est soudain sur pieds. Il s’était contenu pour l’écouter jusqu’au bout. Se tournant vers Richardet, il lui demande, pour prix du service qu’il lui a rendu — et cela avec des prières sans fin — de le laisser aller seul avec la dame, jusqu’à ce qu’elle lui ait fait voir le Sarrasin qui lui a enlevé des mains le bon destrier.

Bien qu’il semble peu loyal à Richardet de laisser à un autre le soin de terminer une affaire qui lui incombe, il finit cependant par se rendre aux prières de Roger ; celui-ci prend aussitôt congé de ses compagnons, et s’éloigne avec Hippalque, laissant les chevaliers non pas seulement émerveillés, mais stupéfaits de sa vaillance.

Quand ils furent à une certaine distance, Hippalque lui raconta qu’elle était envoyée vers lui par celle qui portait son image gravée au plus profond du cœur. Et, sans plus feindre, elle lui dit tout ce que sa maîtresse l’avait chargée de dire, ajoutant que si elle avait d’abord parlé d’une autre façon, c’était à cause de la présence de Richardet.

Elle dit que celui qui lui avait pris le destrier avait ajouté d’un air plein d’orgueil : «  — Puisque je sais que le cheval est à Roger, je le prends encore plus volontiers justement à cause de cela. S’il a envie de le ravoir, fais-lui savoir — car je ne tiens pas à le lui cacher — que je suis ce Rodomont, dont la vaillance projette son éclat sur le monde entier. —  »

Roger écoute, et, sur son visage, il montre de quelle indignation son cœur est embrasé. Frontin lui est cher ; de plus, il lui est envoyé par Bradamante, et voilà qu’on le lui enlève avec des paroles de mépris ! Il voit quel déshonneur l’atteindra s’il ne s’empresse de reprendre son cheval à Rodomont et d’en tirer une éclatante vengeance.

La dame conduit Roger sans s’arrêter, désireuse de le mettre face à face avec le païen. Elle arrive à un endroit où la route se divise en deux branches. L’une va vers la plaine, et l’autre sur la montagne. Toutes deux conduisent à la vallée où elle a laissé Rodomont. Le chemin qui prend par la montagne est rude, mais plus court que celui de la plaine ; celui-ci est beaucoup plus long, mais plus facile.

Le désir qui pousse Hippalque de ravoir Frontin et de venger l’offense qu’on lui a faite lui fait choisir le sentier de la montagne, qui doit abréger de beaucoup leur voyage. Pendant ce temps, le roi d’Alger chevauche par l’autre sentier, en compagnie du Tartare et des autres chevaliers dont j’ai parlé plus haut. Comme il suit la route plus facile qui traverse la plaine, il ne peut se rencontrer avec Roger.

Ils ont différé leurs querelles pour porter secours à Agramant. Cela, vous le savez déjà ; Doralice, cause de tous leurs débats, est avec eux. Écoutez maintenant la suite de l’histoire. La route qu’ils suivent conduit droit à la fontaine où Aldigier, Marphise, Richardet, Maugis et Vivian se livrent aux douceurs du repos.

Marphise, cédant aux prières de ses compagnons, avait revêtu des vêtements de femme pris parmi ceux que le traître de Mayence croyait envoyer à Lanfuse. Bien qu’elle se montrât rarement sans son haubert et sans ses autres bonnes armes, elle consentit à les retirer ce jour-là, et, sur leurs prières, elle se laissa voir à eux sous des habits de dame.

Aussitôt que le Tartare voit Marphise, il conçoit l’espérance de la conquérir, et il lui vient à la pensée de la donner à Rodomont, en échange de Doralice ; comme si l’amour pouvait s’accommoder de pareilles façons d’agir ! comme si un amant pouvait vendre ou changer sa dame, et se consoler de sa perte en en prenant une autre !

Donc, pour le pourvoir d’une donzelle en remplacement de celle qu’il lui a enlevée, il conçoit le projet de lui donner Marphise, laquelle lui semble charmante et belle, et digne de devenir la compagne de tout chevalier. Il pense qu’elle lui deviendra tout de suite aussi chère que l’autre. C’est pourquoi, il provoque au combat tous les chevaliers qu’il voit auprès d’elle.

Maugis et Vivian, qui étaient restés armés pour veiller à la sûreté du reste de la troupe, s’élancent du lieu où ils se trouvaient, tous deux prêts au combat et croyant avoir affaire à deux agresseurs. Mais l’Africain, qui n’est pas venu pour cela, ne fait ni un signe ni un mouvement pour leur répondre ; de sorte qu’ils se trouvent en présence d’un seul adversaire.

Vivian arrive le premier ; plein d’ardeur, il met en arrêt sa lourde lance. De son côté, le roi païen, habitué aux vaillantes prouesses, s’en vient à sa rencontre avec une énergie plus grande encore. Tous deux dirigent leur lance là où ils croient que le coup sera plus dangereux. Vivian frappe en vain le casque du païen ; loin de le faire tomber, il ne le fait pas même ployer.

Le roi païen, dont la lance est plus dure, fait voler en éclats l’écu de Vivian, comme s’il eût été de verre, et l’envoie lui-même hors de selle au milieu du pré, parmi les herbes et les fleurs. Maugis survient et tente à son tour l’aventure, désireux de venger son frère. Mais il est si promptement jeté à terre à côté de lui, qu’au lieu de le venger, il doit se contenter de lui tenir compagnie.

Leur autre frère, plus prompt que leur cousin à revêtir ses armes, s’est élancé sur son destrier. Défiant le Sarrasin, il accourt à toute bride à sa rencontre, et brûlant d’ardeur. Sa lance frappe d’un coup retentissant le casque à fine trempe du païen, à un doigt au-dessous de la visière. La lance vole au ciel, rompue en quatre tronçons. Mais le païen n’est pas même ébranlé sous cette botte terrible.

Le païen le frappe au flanc gauche. Le coup est tellement fort, que l’écu et la cuirasse, n’y pouvant résister, s’entr’ouvrent comme une écorce. Le fer cruel transperce la blanche épaule. Aldigier, percé de part en part, ploie sous le coup, et tombe enfin parmi l’herbe et les fleurs, pâle sous ses armes rouges de sang.

Richardet accourt derrière lui plein de rage, sa lance en arrêt, et son aspect montre bien, comme toujours, qu’il est un digne paladin de France. Et il l’eût bien prouvé au païen si les chances fussent restées égales. Mais il n’arrive pas jusqu’à lui, car, sans qu’il y ait de sa faute, son cheval tombe et l’entraîne.

Aucun autre chevalier ne se montrant pour lutter avec le païen, celui-ci pense avoir gagné le prix de la bataille, c’est-à-dire la dame. Il vient à elle, près de la fontaine, et dit : «  — Damoiselle, vous êtes à moi, à moins que quelqu’un ne monte encore en selle pour combattre en votre faveur. Vous ne pouvez vous refuser à le reconnaître, car c’est la loi de la guerre. —  »

Marphise, levant la tête d’un air altier, dit : «  — Tu te trompes beaucoup. Je reconnais que tu dirais vrai, en prétendant que je t’appartiens selon le droit de guerre, si l’un de ceux que tu as jetés à terre eût été mon seigneur ou mon chevalier. Mais je ne suis à aucun d’eux ; je ne suis à personne autre qu’à moi. Donc, c’est à moi-même que celui qui désire m’avoir doit m’enlever.

« Moi aussi, je sais manier l’écu et la lance, et j’ai jeté à terre plus d’un chevalier. —  » Et, se tournant vers les écuyers : «  — Donnez-moi — dit-elle — mes armes et mon destrier. —  » Elle enlève ses vêtements de femme et apparaît en simple chemisette, montrant les beautés et les admirables proportions d’un corps dont chaque partie, si ce n’est le visage, semble appartenir à Mars.

A peine armée, elle ceint son épée, saute légèrement à cheval, le fait caracoler trois ou quatre fois de côté et d’autre, puis, défiant le Sarrasin, elle saisit sa forte lance et commence l’assaut. Telle, dans le camp troyen, devait être Pentésilée[2], combattant contre Achille le Thessalien.

A la terrible rencontre, les deux lances se brisent jusqu’à la poignée, comme verre. Pourtant les adversaires ne plient pas d’un doigt. Marphise, voulant voir si elle ne réussirait pas mieux contre le fier païen en le serrant de plus près, revient sur lui, l’épée à la main.

Le cruel païen, en la voyant rester en selle, blasphème le ciel et les éléments. Elle, qui pensait lui avoir rompu le bouclier, n’apostrophe pas le ciel d’une manière moins courroucée. Déjà l’un et l’autre ont le fer nu en main et martellent de coups leurs armures enchantées. Les armures sont de part et d’autre enchantées, et jamais elles n’en eurent plus besoin qu’en ce jour.

Les hauberts et les cottes de mailles sont d’une si bonne trempe, qu’ils ne peuvent être entamés par l’épée ou la lance. De sorte que l’âpre bataille aurait pu durer tout ce jour et l’autre jour encore, si Rodomont ne s’était jeté au milieu d’eux, et n’avait réprimandé son rival sur le retard qu’il leur occasionnait. «  — Si cependant tu veux batailler à toute force — lui dit-il — achevons la lutte déjà commencée entre nous.

« Nous avons conclu, comme tu sais, une trêve, pour porter secours à notre armée. Nous ne devons, avant d’avoir rempli cette obligation, entreprendre aucune autre bataille ni joute. —  » Ensuite, se tournant avec déférence vers Marphise, il lui montre le messager envoyé par Bradamante, et lui raconte comment il était venu réclamer leur aide.

Puis il la prie de renoncer à cette lutte, ou de la différer et de venir avec eux au secours du fils du roi Trojan. Sa renommée montera ainsi au ciel d’un vol plus rapide que par une querelle d’un moment, dont le seul résultat serait d’entraver un si noble dessein.

Marphise brûlait toujours d’éprouver, l’épée ou la lance à la main, les chevaliers de Charles. Elle n’avait été amenée de si loin en France que par le désir de constater par elle-même si leur éclatante renommée était méritée ou mensongère. Aussitôt qu’elle apprit le grand besoin dans lequel se trouvait Agramant, elle se décida à partir avec Rodomont et Mandricard.

Cependant Roger avait suivi en vain Hippalque par le sentier de la montagne. Arrivé à l’endroit où il croyait trouver Rodomont, il vit que celui-ci était parti par un autre chemin. Pensant qu’il n’était pas loin, et qu’il avait pris le sentier qui conduisait droit à la fontaine, il se lança au grand trot derrière lui, guidé par les traces fraîches, empreintes sur le sol.

Il ordonna à Hippalque de prendre la route de Montauban qui n’était qu’à une journée de marche. Il ne voulut pas qu’elle revînt avec lui à la fontaine, afin de ne pas trop la détourner du droit chemin. Il lui recommanda de dire à Bradamante que s’il n’avait pas eu à recouvrer Frontin, il serait allé à Montauban, ou partout où elle aurait été, prendre de ses nouvelles.

Il lui donna la lettre qu’il avait écrite à Aigremont et qu’il portait sur son sein. Il lui dit encore de vive voix beaucoup d’autres choses, et la chargea de l’excuser auprès de sa dame. Hippalque, ayant bien fixé tout cela dans sa mémoire, prit congé de lui, et fit faire volte-face à son palefroi. La fidèle messagère ne s’arrêta plus qu’elle ne fût arrivée le soir même à Montauban.

Roger suivait en toute hâte le Sarrasin, dont les traces se voyaient tout le long du chemin, mais il ne put le rejoindre que près de la fontaine où il le vit escorté de Mandricard. Les deux guerriers s’étaient promis de ne point s’attaquer pendant la route, jusqu’à ce qu’ils eussent délivré le camp de leur maître, auquel Charles s’apprêtait à imposer le joug.

Arrivé près d’eux, Roger reconnut Frontin, et par là vit sur-le-champ auquel des deux chevaliers il avait à faire. Otant sa lance de dessus l’épaule, il défia l’Africain d’une voix altière. Ce jour-là, Rodomont surpassa Job en patience, car, domptant son orgueil féroce, il refusa le combat que d’habitude il était le premier à chercher avec insistance.

Ce fut la première et la dernière fois que le roi d’Alger refusa le combat. Mais le désir qu’il avait de courir au secours de son roi lui semblait tellement sacré, que, même s’il avait cru tenir Roger entre ses mains aussi facilement que le léopard agile et preste tient le lièvre, il n’aurait pas consenti à s’arrêter le temps d’échanger avec lui un coup d’épée ou deux.

Ajoutez qu’il savait que c’était Roger qui le défiait au combat à cause de Frontin, Roger si fameux qu’il n’y avait pas un autre chevalier qui pût l’égaler en gloire ; Roger dont il avait toujours désiré éprouver, par expérience, la force sous les armes. Pourtant il ne voulut pas accepter le combat avec lui, tellement il avait à cœur de secourir son roi assiégé.

Sans cette circonstance, il aurait fait trois cent milles et plus pour courir au-devant d’une telle rencontre. Mais en ce moment, si Achille lui-même l’avait défié, il n’aurait pas agi autrement que comme vous venez de l’entendre, tant il avait réussi à assoupir la flamme de sa colère. Il raconte à Roger pourquoi il refuse le combat, et le prie de l’aider dans son entreprise.

Ce faisant, il fera ce que doit à son seigneur tout chevalier fidèle. Lorsque le siège sera levé, ils auront toujours bien le temps de vider leur querelle. Roger lui répond : «  — Il me sera facile de différer ce combat jusqu’à ce qu’Agramant ait échappé aux forces de Charles, pourvu que tu me rendes sur-le-champ mon cheval Frontin.

« Si tu veux que je consente à remettre à notre arrivée à la cour de prouver que tu as commis une chose indigne d’un homme brave en enlevant mon cheval à une dame, abandonne Frontin, et mets-le à ma disposition. Ne crois pas qu’autrement j’accepterai de différer entre nous la bataille seulement d’une heure. —  »

Pendant que Roger réclame de l’Africain ou Frontin ou la bataille immédiate, et que celui-ci le renvoie à plus tard et ne veut ni donner le destrier, ni s’arrêter, Mandricard s’avance de son côté, et soulève un nouveau sujet de querelle en voyant que Roger porte sur ses armes l’oiseau qui règne sur tous les autres.

Roger portait, sur champ d’azur, l’aigle blanche qui fut jadis l’emblème glorieux des Troyens. Il avait le droit de la porter, puisqu’il tirait son origine de l’illustre Hector. Mais Mandricard ignorait cela, et ne voulait pas souffrir, car il le considérait comme une grande injure, qu’un autre que lui portât sur son écu l’aigle blanche du fameux Hector.

Mandricard portait également sur ses armes l’oiseau qui ravit Ganymède sur l’Ida. Comment il obtint ces armes pour prix de sa victoire, le jour où il fut victorieux dans le château où il courut de si grands périls[3], cela vous est, je crois, présent à l’esprit avec d’autres histoires. Vous savez également comment la fée lui donna toute la belle armure que Vulcain avait donnée jadis au chevalier troyen.

Mandricard et Roger s’étaient déjà battus une autre fois rien que pour ce motif. Comment ils avaient été séparés par hasard, je n’ai pas à le dire ici. Sachez seulement que, depuis ce moment, ils ne s’étaient pas encore rencontrés. Mandricard, aussitôt qu’il vit l’écu, se mit à pousser des cris hautains et à menacer Roger en lui disant : «  — Je te défie !

« Ce sont mes armoiries que tu portes, téméraire. Ce jour n’est pas le premier où je te l’ai dit. Et tu crois, fou que tu es, que parce que je t’ai épargné une fois, je le supporterai encore aujourd’hui ! Puisque ni les menaces ni les ménagements n’ont pu t’enlever cette folie de la tête, je te montrerai combien c’eût été pour toi un meilleur parti de m’avoir obéi sur-le-champ. —  »

De même que le bois sec et bien échauffé s’enflamme subitement au moindre souffle, ainsi s’allume l’indignation de Roger au premier mot qu’il entend de cette menace. «  — Tu crois — dit-il — m’intimider d’un signe, parce que je suis en contestation avec cet autre. Mais je te montrerai que je suis bon pour arracher à lui Frontin et à toi le bouclier d’Hector.

« Une autre fois, il est vrai, j’en suis venu aux mains avec toi pour ce motif, et il n’y a pas encore longtemps de cela. Mais je me retins alors de te tuer, parce que tu n’avais pas d’épée au flanc. Ce qui n’était qu’une menace va devenir un fait accompli. Cet oiseau blanc t’attirera malheur, car, dès l’antiquité, il sert d’armoiries à ma race ; tu l’as usurpé, et moi je le porte à juste titre. —  »

«  — C’est toi, au contraire, qui as usurpé mes armoiries, —  » répond Mandricard ; et il tire son épée. C’était celle que, peu auparavant, Roland, dans sa folie, avait jetée par la forêt. Le brave Roger, qui ne pouvait en aucune circonstance se départir de sa courtoisie, laissa tomber sa lance sur le chemin, quand il vit que le païen avait tiré l’épée.

En même temps il saisit Balisarde, la bonne épée, et assujettit son écu à son bras. Mais l’Africain pousse son destrier entre les deux adversaires, suivi de Marphise. Les prenant chacun à part, ils les prient de ne point en venir aux mains. Rodomont se plaint que Mandricard ait deux fois rompu le pacte qu’ils ont fait ensemble ;

La première fois, s’imaginant conquérir Marphise, il s’était arrêté pour rompre plus d’une lance. Maintenant, pour disputer à Roger une devise, il montre peu de souci du roi Agramant. «  — Si, cependant — ajoute-t-il — tu veux continuer à agir de cette façon, terminons d’abord notre propre querelle. Elle est plus juste et plus pressée qu’aucune de celles que tu t’es faites depuis.

« C’est à cette condition qu’une trêve a été conclue entre nous d’un commun accord. Quand j’en aurai fini avec toi, je ferai raison à celui-ci au sujet du destrier. Pour toi, si tu sors de mes mains la vie sauve, tu lutteras avec lui pour ton bouclier. Mais je te donnerai, j’espère, une telle besogne, que Roger n’aura plus grand’chose à faire. —  »

«  — Il n’en arrivera pas comme tu penses — répond Mandricard à Rodomont. — C’est moi qui te donnerai plus de besogne que tu ne voudras, et te ferai suer des pieds à la tête. Il me restera encore assez de vigueur — de même que l’eau ne manque jamais à la fontaine — pour tenir tête à Roger, à mille autres avec lui, et à tout l’univers s’il veut lutter contre moi. —  »

La colère et les paroles de défi allaient se multipliant de tous les côtés. L’irritable Mandricard veut combattre en même temps Rodomont et Roger. Celui-ci, qui n’est pas habitué à supporter l’outrage, ne veut plus entendre parler d’accommodement ; il ne respire que bataille et dispute. Marphise va de l’un à l’autre pour rétablir la paix, mais elle ne peut suffire seule à une aussi forte tâche.

Souvent, lorsque le fleuve a franchi ses rives élevées et cherche à se creuser un nouveau lit, le villageois, ardent à défendre contre l’inondation ses verts pâturages et la moisson en laquelle il espère, se morfond à combler tantôt une brèche, tantôt une autre. Pendant qu’il répare le côté qui menace de tomber, il voit sur un autre point céder la digue trop faible, et l’eau se précipiter par-dessus avec plus d’impétuosité.

Ainsi, pendant que Roger, Mandricard et Rodomont sont tous les trois à se disputer, chacun d’eux voulant se montrer le plus vaillant, et prendre l’avantage sur ses compagnons, Marphise s’efforce de les apaiser. Mais elle perd sa fatigue et son temps. A peine a-t-elle réussi à en tirer un hors de la bagarre, qu’elle voit les deux autres recommencer leur querelle avec une colère nouvelle.

Marphise, voulant les mettre d’accord, disait : «  — Seigneurs, écoutez mon conseil. Il convient de remettre toute querelle jusqu’à ce qu’Agramant soit hors de péril. Si personne ne veut céder, je vais me reprendre moi aussi avec Mandricard, et je verrai enfin si, comme il l’a dit, il est assez fort pour me conquérir par les armes.

« Mais si nous devons aller au secours d’Agramant, allons-y sans retard, et qu’entre nous cesse toute contestation. —  » «  — Pour moi, je n’irai pas plus avant — dit Roger — à moins que mon destrier ne me soit rendu. Sans plus de paroles, qu’il me donne mon cheval, ou qu’il le défende contre moi. Je resterai mort ici, ou je retournerai au camp sur mon destrier. —  »

Rodomont lui répond : «  — Obtenir ce dernier résultat ne te sera pas aussi facile que d’obtenir le premier —  » Et il poursuit en disant : «  — Je te préviens que s’il arrive malheur à notre roi, ce sera par ta faute, car pour moi, je suis prêt à faire pour lui ce que je dois. —  » Roger ne s’arrête pas à cette observation ; saisi de fureur, il tire son épée.

Comme un sanglier, il se précipite sur le roi d’Alger, le heurte de l’écu et de l’épaule, l’ébranle et le met dans un tel désordre, qu’il lui fait perdre un étrier. Mandricard lui crie : «  — Roger, diffère cette bataille, ou combats avec moi. —  » Et ce disant, plus cruel, plus félon qu’il ne s’était jamais montré, il frappe Roger sur son casque.

Roger s’incline jusque sur le cou de son destrier. Lorsqu’il veut se relever, il ne peut, car il est atteint par un nouveau coup que lui porte le fils d’Ulien. Si son casque n’eût pas été d’une trempe aussi dure que le diamant, il aurait été fendu jusqu’au menton. Roger, suffoqué, ouvre les deux mains, abandonnant les rênes et son épée.

Son destrier l’emporte à travers la campagne ; derrière lui Balisarde reste à terre. Marphise, qui ce jour même avait été sa compagne d’armes, frémit, et s’indigne de voir qu’un seul soit ainsi attaqué par deux à la fois. La magnanime et vaillante guerrière se dresse contre Mandricard, et, faisant appel à toute sa vigueur, elle le frappe à la tête.

Rodomont se précipite à la poursuite de Roger, et Frontin va lui appartenir comme au vainqueur, si un autre adversaire n’intervient. Mais Richardet, suivi de Vivian, accourt en toute hâte et se jette entre Roger et le Sarrasin. L’un heurte Rodomont, le fait reculer et l’entraîne de force loin de Roger. L’autre, c’est-à-dire Vivian, place sa propre épée dans la main de Roger, qui a déjà repris ses sens.

Aussitôt que le brave Roger est revenu à lui, et qu’il tient l’épée que Vivian lui présente, il n’est pas long à venger son injure. Il fond sur le roi d’Alger, rapide comme le lion débarrassé des cornes du taureau, et qui ne sent plus la douleur. L’indignation, la colère stimulent, fouettent son désir d’une prompte vengeance.

Roger s’abat comme la tempête sur la tête du Sarrasin. S’il avait pu reprendre son épée qui, ainsi que je l’ai dit, lui était échappée des mains dès le commencement de la bataille, par suite de la félonie dont il avait été victime, je crois que la tête de Rodomont n’eût pas été préservée par son casque, bien que ce casque fût l’œuvre du roi qui éleva la tour de Babel pour faire la guerre aux cieux étoilés.

La Discorde, persuadée que ce lieu ne peut plus être que le théâtre de conflits et de risques, et qu’il ne saurait y être conclu ni paix ni trêve, dit à sa sœur qu’elle peut désormais revenir en toute sécurité avec elle auprès de leurs bons petits moines. Laissons-les partir toutes deux, et restons auprès de Roger qui a frappé Rodomont au front.

Le coup de Roger fut porté avec une si grande force, qu’il fit résonner, jusque sur la croupe de Frontin, le casque et la dure cuirasse d’écailles dont le Sarrasin était armé. Lui-même chancela trois ou quatre fois à droite et à gauche, comme s’il allait tomber la tête la première. Il aurait, lui aussi, laissé échapper son épée, si elle n’avait été attachée à sa main.

Cependant Marphise avait fait couler la sueur du front, du visage et de la poitrine de Mandricard qui, de son côté, lui rendait bien la pareille. Mais leurs hauberts, à tous les deux, étaient si parfaits, qu’ils n’avaient pu être entamés sur aucun point, de sorte que les combattants se maintenaient à avantages égaux. Soudain, un écart de son destrier fit que Marphise eut besoin de l’aide de Roger.

Le destrier de Marphise, en voulant tourner trop court, glissa sur l’herbe humide d’une si malheureuse façon, que la guerrière ne put le retenir et qu’il tomba sur le côté droit. Au moment où il cherchait à se relever, il fut heurté en plein flanc par Bride-d’Or, sur lequel s’avançait le païen peu courtois, et forcé de tomber de nouveau.

Roger, voyant la damoiselle par terre et en grand danger, se hâta de la secourir. Il le pouvait d’autant plus facilement que son adversaire, tout étourdi, avait été emporté au loin. Il frappa sur le casque du Tartare un coup terrible qui lui aurait fendu la tête comme un trognon de chou, si Roger avait eu Balisarde en main, ou si Mandricard avait eu sur la tête un autre armet.

Le roi d’Alger cependant, ayant repris ses sens, tourna ses regards tout autour de lui et aperçut Richardet. Se souvenant que c’était lui qui l’avait attaqué et qui avait secouru Roger, il piqua droit à lui, et il allait lui faire payer cher son intervention, si Maugis, avec un grand art et par un nouvel enchantement, n’était venu s’interposer.

Maugis, en fait de maléfices, en savait autant que le plus habile magicien. Bien qu’il n’eût pas avec lui le livre avec lequel il aurait pu arrêter le soleil, il avait parfaitement à l’esprit la formule par laquelle il conjurait d’habitude les démons. Il en envoie un sur-le-champ dans le corps du roussin de Doralice, et le met en fureur.

Avec une seule parole, le frère de Vivian fait entrer un des anges de Minos dans le paisible coursier qui porte sur son dos la fille du roi Stordilan, et celui-ci, qui jamais auparavant ne s’était emporté, et qui avait toujours obéi à la main, fait soudain un saut de trente pieds de long et de seize pieds de haut.

Le saut fut grand, mais non cependant de nature à faire vider la selle à la cavalière. Quand elle se vit en l’air, la donzelle, se tenant pour morte, se mit à crier de toutes ses forces. Le roussin, après ce saut énorme, partit emporté par le diable, avec Doralice qui criait au secours, et d’une course si rapide, qu’une flèche ne l’aurait pas rejoint.

Aux premiers sons de cette voix, le fils d’Ulien quitte la bataille, et pique des deux derrière le palefroi qui s’enfuit furieux, afin de porter secours à la dame. Mandricard en fait autant, sans plus s’occuper de Roger et de Marphise. Sans leur demander ni paix ni trêve, il suit les traces de Rodomont et de Doralice.

Cependant Marphise s’était relevée de terre. Toute ardente d’indignation et de colère, elle croit qu’elle va se venger, mais elle est trompée dans son espoir ; elle aperçoit son ennemi trop loin d’elle. Roger, voyant la bataille se terminer de la sorte, pousse des soupirs qui ressemblent au rugissement d’un lion. Tous deux savent bien qu’avec leurs chevaux ils ne peuvent rejoindre Frontin et Bride-d’Or.

Roger ne veut point lâcher prise avant que ne soit vidée sa querelle avec le roi d’Alger à propos de son cheval ; Marphise ne veut pas laisser le Tartare aller en paix avant de s’être encore mesurée avec lui. Abandonner leur querelle ainsi paraît à l’un et à l’autre une lâcheté. D’un commun accord, ils prennent le parti de suivre les pas de ceux dont ils ont à se plaindre.

Ils les retrouveront dans le camp sarrasin, s’ils ne peuvent les rejoindre avant, car ils savent qu’ils s’y rendent pour faire lever le siège du camp, avant que le roi de France ne s’en soit complètement emparé. Ils s’en vont donc tout droit où ils pensent les rencontrer sans faute. Roger, cependant, ne s’éloigne pas avant d’avoir dit adieu à ses compagnons.

Roger s’approche de l’endroit où le frère de sa belle dame se tient à l’écart, et l’assure de son amitié partout où il sera, dans la bonne comme dans la mauvaise fortune. Puis il le prie — et cela avec beaucoup d’adresse — de saluer sa sœur en son nom. Il lui fait cette dernière recommandation avec tant de prudence, qu’il ne donne de soupçon ni à lui ni aux autres.

Puis il prend congé de lui, de Vivian, de Maugis et d’Aldigier qui est blessé. Eux aussi, en souvenir des services rendus, l’assurent de leur reconnaissance éternelle. Quant à Marphise, elle avait tellement à cœur d’aller à Paris, qu’elle avait oublié de dire adieu à ses amis. Mais Maugis et Vivian coururent sur ses pas jusqu’à ce qu’ils pussent la saluer de loin.

Richardet en fit autant. Aldigier, qui gisait à terre, fut forcé, bien contre son gré, de rester. Marphise et Roger prirent le chemin que Rodomont et Mandricard avaient suivi et qui conduisait vers Paris. J’espère, seigneur, vous dire dans l’autre chant les exploits merveilleux et surhumains qu’au grand détriment des guerriers de Charles accomplirent les deux couples dont je vous parle.

CHANT XXVII.

Argument. — Mandricard, Roger, Rodomont et Marphise, suivant les traces de Doralice, arrivent sous les murs de Paris. Ils assaillent l’armée chrétienne et repoussent Charles au dedans des murailles. Cela fait, ils reviennent à leur première querelle. Le roi d’Afrique laisse à Doralice le choix entre Mandricard et Rodomont. Ce dernier est repoussé, et part plein de dépit, dans l’intention de s’en retourner en Afrique ; il loge un soir dans une hôtellerie sur les bords de la Saône.

Souvent les résolutions prises à l’improviste par les dames sont meilleures que celles qu’elles adoptent après avoir longtemps réfléchi. C’est là un don spécial qui leur est propre, parmi tous ceux dont le ciel les a si largement gratifiées. Au contraire, les résolutions des hommes risquent fort de ne pas être bonnes, si une mûre réflexion ne les appuie, ou si on ne les rumine longuement, avec beaucoup de soin et d’application.

La résolution prise par Maugis lui parut bonne, mais elle ne le fut pas en réalité, bien que, comme j’ai dit, elle lui servît à délivrer son cousin Richardet d’un grand péril. Il avait forcé le démon à éloigner Rodomont et le fils du roi Agrican, sans songer qu’ils étaient entraînés vers un lieu où leur présence amènerait la défaite des chrétiens.

S’il avait eu le temps de réfléchir à cela, il est à croire qu’il aurait secouru son cousin sans danger pour la gent chrétienne. Il aurait pu, en effet, ordonner au démon d’emporter la donzelle si loin sur la route du Levant ou du Ponant, qu’on n’en eût plus jamais de nouvelles en France.

De la sorte, ses amants l’auraient suivie, de même qu’ils la suivaient à Paris et en tout autre lieu. Mais, n’ayant pas eu le temps de réfléchir longuement, Maugis ne songea point à cela, et le Malin chassé du ciel, toujours en quête de sang, de carnage et de ruines, prit le chemin par où il espérait apporter le plus vite l’affliction dans l’armée de Charles, son maître ne lui en ayant imposé aucun.

Le palefroi, ayant le démon dans ses flancs, emporta Doralice épouvantée. Fleuves, fossés, bois, marais, ravins ou précipices, rien ne put l’arrêter, jusqu’à ce que, traversant le camp anglo-français, ainsi que l’armée innombrable des ennemis des étendards du Christ, il l’eût remise aux mains de son père, le roi de Grenade.

Rodomont et le fils d’Agrican la suivirent pendant quelque temps le premier jour, l’apercevant, mais de loin ; puis ils ne tardèrent pas à la perdre de vue, et furent obligés de la suivre à la trace, comme le chien suit le lièvre ou le chevreuil. Ils ne s’arrêtèrent que lorsqu’ils furent arrivés au camp, où ils apprirent qu’elle était auprès de son père.

Garde-toi, Charles. Voici que s’apprête à tomber sur toi une telle fureur, que je ne te vois pas en sûreté. Tu ne vas pas seulement avoir à faire à ces deux guerriers. Le roi Gradasse s’est levé, ainsi que Sacripant, pour la perte de ton armée. La Fortune, voulant t’éprouver jusqu’au bout, t’enlève en même temps les deux flambeaux de force et de sagesse qui étaient auprès de toi, et tu restes plongé dans les ténèbres.

Je parle de Roland et de Renaud. L’un, tout plein de fureur et de folie, erre nu, par la plaine et par la montagne, à ciel découvert, sous la pluie, le froid et le chaud. L’autre, à peine un peu plus sain d’esprit, t’a quitté au moment où tu avais le plus besoin de son aide. Ne trouvant point Angélique à Paris, il est parti, et il va, cherchant ses traces.

Un vieillard, enchanteur rusé, comme je vous l’ai dit tout d’abord, lui a fait croire, par une fantastique erreur, qu’Angélique s’en allait en compagnie de Roland. Le cœur mordu de la plus grande jalousie que jamais amant ait éprouvée, il vint à Paris. A peine arrivé à la cour, son mauvais destin le fit envoyer en Bretagne.

Après la bataille dont tout l’honneur lui revint, et où il avait réussi à enfermer Agramant dans son camp, il était retourné à Paris. Là, il avait fouillé tous les monastères de femmes, les maisons, les châteaux. Amant infatigable, il aurait trouvé sa maîtresse, si elle avait été dans ces murs. Voyant enfin que ni elle ni Roland ne s’y trouvaient, il partit avec la ferme volonté de les chercher tous les deux.

Il pensa d’abord que Roland jouissait d’elle, au sein des fêtes et des jeux, dans ses châteaux d’Anglante et de Blaye. Il y courut, mais il ne la trouva dans aucun de ces deux endroits. Il retourna alors à Paris, comptant saisir bientôt le paladin à son retour, car il ne pouvait prolonger son absence loin de l’armée sans encourir un blâme sévère.

Renaud séjourna un jour ou deux dans la cité. Puis, Roland ne revenant pas, il reprit ses recherches, tantôt vers Anglante, tantôt vers Blaye, toujours en quête d’apprendre des nouvelles d’Angélique ; chevauchant de nuit et de jour, à la fraîcheur de l’aube ou à l’heure ardente de midi, il fit, sous la lumière du soleil et de la lune, non pas une fois, mais deux cents fois ce chemin.

Mais l’antique ennemi, celui qui poussa Ève à lever la main vers le fruit défendu, jeta un jour ses yeux livides du côté de Charles, et voyant que le brave Renaud était loin de lui, comprenant quel carnage on pouvait faire en ce moment de l’armée des chrétiens, il conduisit vers eux tout ce qu’il y avait de meilleur parmi les chevaliers sarrasins.

Il inspira au roi Gradasse et au brave roi Sacripant, qui étaient devenus compagnons d’armes au sortir du château enchanté d’Atlante, le désir de venir au secours des troupes assiégées d’Agramant, et d’anéantir l’armée de l’empereur Charles. Il les conduisit lui-même par des chemins inconnus qui abrégèrent leur voyage.

Il chargea un des siens de pousser Rodomont et Mandricard sur les traces de Doralice emportée par son camarade. Il en envoya également un autre pour presser Marphise et le vaillant Roger. Toutefois il recommanda à celui qui devait conduire ces deux derniers de retenir un peu la bride, afin qu’ils n’arrivassent pas en même temps que les autres.

Marphise et Roger furent conduits de façon à arriver une demi-heure en retard. L’ange noir, dans son désir d’écraser les chrétiens, prévit que la dispute pour la possession du destrier pourrait bien contrarier ses desseins. Et cette dispute se serait infailliblement renouvelée, si Roger et Rodomont étaient arrivés en même temps.

Les quatre premiers se rencontrèrent ensemble à un endroit d’où ils pouvaient voir les tentes de l’armée assiégée et celles des assiégeants dont le vent agitait les bannières. Ils tinrent un instant conseil, et conclurent qu’ils devaient, en dépit de l’obstacle que leur opposait Charles, secourir le roi Agramant, et le délivrer du cercle où il était enfermé.

Serrés les uns contre les autres, ils s’élancent au beau milieu des logements de l’armée chrétienne, criant : Afrique ! Espagne ! et faisant voir ainsi qu’ils sont païens. On entend par tout le camp retentir le cri : Aux armes, aux armes ! Mais, aux premiers coups, un grand nombre de soldats s’enfuient en déroute avant même d’avoir été attaqués.

L’armée chrétienne, mise sens dessus dessous par ce tumulte, s’agite sans comprendre ce qui se passe. Elle croit d’abord que c’est une des alertes habituelles des Suisses ou des Gascons. Mais comme la plupart des soldats ignorent la vérité, chaque nation se forme en bataille, les unes au son du tambour, les autres au son de la trompette. La rumeur est grande et rebondit jusqu’au ciel.

Le magnanime empereur, entièrement armé, fors la tête, a près de lui ses paladins. Il accourt, et s’informe de ce qui a mis ainsi les escadrons en désordre. Il menace les fuyards et les arrête. Il voit qu’un grand nombre d’entre eux sont blessés au visage et à la poitrine ; d’autres ont la tête et la gorge ruisselantes de sang ; d’autres enfin s’en reviennent avec une main ou un bras coupés.

Il pousse plus avant ; une multitude de guerriers gisent à terre, baignant dans un horrible lac vermeil, formé de leur propre sang. Ni médecin ni magicien ne sauraient les rendre à la vie. Charles voit, cruel spectacle, les têtes, les bras, les jambes, séparés des troncs. Partout, depuis les premières jusqu’aux dernières tentes, il ne rencontre que des morts.

La petite troupe, digne d’une éternelle renommée, avait laissé sur son passage cette longue trace sanglante, comme un témoignage à jamais mémorable pour l’univers. Charles s’avance, contemplant la cruelle boucherie ; plein de stupeur, de colère et d’indignation, il va, pareil à celui dont la maison a été frappée par la foudre, et qui cherche de tous côtés parmi les décombres.

Ce premier secours n’était pas encore arrivé jusqu’aux remparts qui protégeaient le camp du roi africain, lorsque Marphise et l’impétueux Roger survinrent d’un autre côté. Le digne couple, après avoir jeté une fois ou deux les yeux autour de lui, comprit bien vite quel était le plus court chemin pour secourir son souverain assiégé, et s’élança soudain.

Lorsqu’on a mis le feu à la mine, la flamme, libre, ardente, court le long du sillon noir tracé par la poudre, si rapide que l’œil peut à peine la suivre, puis l’on entend le bruit de l’écroulement des durs rochers et des murs épais qui retombent brisés. Tel fut le fracas que produisirent Roger et Marphise en entrant dans la bataille.

De long et de large, ils commencèrent à fendre les têtes, à tailler les bras et les épaules dans ces foules trop lentes à s’enfuir et à leur débarrasser la voie. Quiconque a vu la tempête battre le versant d’une montagne ou d’une vallée, tandis qu’elle épargne l’autre versant, peut se représenter le chemin que les deux guerriers s’ouvrirent à travers tant de gens.

Un grand nombre qui s’étaient dérobés par la fuite aux coups de Rodomont et de ses compagnons rendaient déjà grâce à Dieu qui leur avait octroyé des jambes si promptes et des pieds si agiles. Mais, en venant donner du front et de la poitrine contre Marphise et Roger, ils virent bien, les malheureux, que l’homme, qu’il s’arrête ou qu’il fuie, ne peut éviter sa destinée.

Celui qui échappe à un danger retombe dans un autre, et paye le tribut de chair et d’os. Ainsi le timide renard, croyant s’échapper, tombe avec ses petits dans la bouche du chien, après avoir été chassé de son ancienne tanière par le paysan voisin qui l’a adroitement fait déloger, grâce au feu et à la fumée, du seul endroit où il n’eût rien à craindre.

Marphise et Roger pénètrent dans l’enceinte du camp des Sarrasins. Là, tous ceux qu’ils viennent sauver, les yeux levés au ciel, remercient Dieu de leur arrivée. On n’y a plus peur des paladins ; le plus faible païen en défie un cent, et l’on décide que, sans prendre le moindre repos, on retournera porter le carnage dans leur camp.

Les cornets, les trompettes, les cloches mauresques emplissent le ciel de sons formidables. On voit, dans les airs, trembler aux vents les bannières et les gonfalons. D’un autre côté, les capitaines de Charles rangent auprès des Allemands et des Bretons les troupes de France, d’Italie et d’Angleterre, et la mêlée, âpre et sanglante, recommence.

La force du terrible Rodomont, celle du furieux Mandricard, du brave Roger, source inépuisable de vaillance, du roi Gradasse si fameux dans le monde ; l’intrépide physionomie de Marphise, celle du roi de Circassie à nulle autre seconde, forcèrent le roi de France à regagner Paris aux cris de : Saint Jean et saint Denis !

Ces chevaliers et Marphise déployèrent un élan si invincible, une si admirable puissance, qu’on ne saurait s’en faire une idée, seigneur, loin que cela se puisse décrire. Par là, vous pouvez juger combien de gens furent occis dans cette journée, et quel cruel revers éprouva le roi Charles, d’autant plus que vinrent bientôt à la rescousse Ferragus et plus d’un Maure fameux.

Beaucoup de chrétiens, dans leur empressement à fuir, se noyèrent dans la Seine, car le pont ne pouvait suffire à faire passer une telle multitude. Ayant la mort devant et derrière eux, ils souhaitaient d’avoir des ailes comme Icare. Excepté Ogier et le marquis de Vienne, tous les paladins furent faits prisonniers. Olivier revint blessé sous l’épaule droite ; Ogier, la tête fendue.

Et si, comme Renaud et Roland, Brandimart eût abandonné la partie, Charles, en pleine déroute, aurait été chassé de Paris, si même il avait pu sortir vivant de cette fournaise. Brandimart fit tout son possible pour arrêter les Sarrasins, et quand il se vit impuissant, il céda devant leur furie. Ainsi la Fortune sourit à Agramant qui assiégea Charles une seconde fois.

Les cris et les plaintes des veuves, des enfants orphelins, des vieillards aveugles, s’élevant au-dessus de cette atmosphère morbide, montent jusqu’à l’éternelle sérénité où siège Michel, et lui font voir que le peuple fidèle est la proie des loups et des corbeaux, et que les guerriers de France, d’Angleterre et d’Allemagne couvrent au loin la campagne.

Le visage de l’Ange bienheureux se colore de rougeur. Il lui semble que le souverain Créateur a été mal obéi, et il se plaint d’avoir été trompé, trahi par la Discorde perfide. Il lui avait commandé d’exciter des querelles entre les païens, et ses ordres ont été mal exécutés. A voir le résultat, il semble qu’on a fait tout le contraire de ce qu’il avait ordonné.

Comme un serviteur fidèle qui, doué de plus de zèle que de mémoire, s’aperçoit qu’il a oublié la chose qu’il devait avoir à cœur plus que sa propre vie, et qui s’empresse de réparer son erreur avant que son maître n’en ait connaissance, ainsi l’Ange ne veut point reparaître devant Dieu avant d’avoir rempli sa mission.

Il dirige son vol vers le monastère où il a vu plusieurs autres fois la Discorde. Il la trouve assise au chapitre assemblé pour l’élection des dignitaires. Elle prenait plaisir à voir les bréviaires voler à la tête des moines. L’Ange la saisit par les cheveux, et la roue de coups de pied et de coups de poing.

Il lui rompt sur la tête, sur le dos et sur les bras, le manche d’une croix. La misérable crie merci de toutes ses forces, et embrasse les genoux du divin messager. Michel ne la laisse pas avant de l’avoir chassée devant lui jusque dans le camp du roi d’Afrique. Alors il lui dit : «  — Attends-toi à un traitement pire, si je te vois encore hors de ce camp. —  »

Bien que la Discorde ait le dos et les bras rompus, comme elle craint de se trouver une autre fois sous cette averse de coups, comme elle redoute la fureur de Michel, elle court prendre ses soufflets, et redoublant les feux déjà allumés, en allumant de nouveaux, elle fait jaillir de tous les cœurs un immense incendie de colère.

Elle embrase tellement Rodomont, Mandricard et Roger, qu’à peine les païens victorieux sont-ils délivrés de Charles, les trois chevaliers s’en viennent ensemble devant le roi maure. Ils lui racontent leurs différends ; ils lui en disent la cause et l’objet ; puis ils s’en remettent à lui pour décider lesquels d’entre eux doivent combattre les premiers.

Marphise expose aussi son cas, et dit qu’elle veut finir le combat qu’elle a commencé avec le Tartare. Ayant été provoquée par lui, elle ne veut ni céder son tour à un autre, ni différer le combat d’un jour, d’une heure. Elle insiste vivement pour que la bataille avec le Tartare lui soit accordée avant les autres.

Rodomont n’est pas moins résolu à avoir le premier le champ libre, afin de terminer avec son rival la querelle qu’il a interrompue pour venir au secours du camp africain, et qu’il a dû suspendre jusqu’à ce moment. Roger l’interrompt, et dit qu’il a souffert trop longtemps que Rodomont détienne son destrier, pour qu’il ne se batte pas le premier avec lui.

Pour surcroît d’embarras, le Tartare s’avance à son tour, et nie que Roger ait le moindre droit de porter l’aigle aux ailes blanches. Il est tellement furieux de colère et de rage, qu’il veut, si les trois autres y consentent, vider les querelles d’un seul coup. Et il ne serait pas démenti par les trois autres, si le roi donnait son consentement.

Le roi Agramant, par prières et bonnes raisons, fait tout ce qu’il peut pour ramener la paix entre eux. Enfin, quand il voit qu’ils restent sourds à ses observations et qu’ils ne veulent consentir à aucune paix, à aucune trêve, il leur dit d’attendre au moins qu’il ait assigné à chacun son rang pour combattre, et il pense que le meilleur parti à prendre est de tirer au sort.

Il fait préparer quatre billets ; sur l’un sont écrits les noms de Mandricard et de Rodomont ; sur l’autre ceux de Roger et de Mandricard ; le troisième porte les noms de Rodomont et de Roger ; le quatrième, ceux de Marphise et de Mandricard. Puis, il s’en remet à la décision de l’inconstante déesse. Le premier billet sortant est celui du roi de Sarze et de Mandricard.

Les noms de Mandricard et de Roger viennent en second ; ceux de Roger et de Rodomont sortent après, et le billet qui reste est celui de Marphise et de Mandricard. La dame semble fort contrariée de ce résultat, et Roger ne paraît pas plus content qu’elle. Il connaît la force des deux premiers combattants ; il sait que leur combat peut se terminer de façon qu’il ne reste plus rien à faire ni à lui ni à Marphise.

Non loin de Paris s’étendait un emplacement d’un mille environ de tour. Une chaussée peu élevée l’entourait de toutes parts, comme si c’eût été un amphithéâtre. Un château s’y élevait jadis, mais le fer et la flamme avaient renversé ses murs et ses toits. On peut en voir un semblable sur la route qui va de Parme à Borgo.

Ce fut en cet endroit qu’on établit la lice. On entoura de pieux un espace suffisant, auquel on donna une forme carrée, en ménageant deux portes, selon l’usage. Le jour marqué par le roi pour le combat étant arrivé, et les chevaliers persistant dans leur intention, leurs tentes furent dressées de chaque côté, en dehors des barrières.

Dans la tente qui s’élève du côté du Ponant, se tient le roi d’Alger, à la stature de géant. L’ardent Ferragus et Sacripant lui mettent sur le dos la cuirasse en écailles de serpent. Le roi Gradasse et l’illustre Falsiron sont de l’autre côté de la lice, dans la tente dressée au Levant, occupés à endosser de leurs propres mains les armes troyennes au successeur du roi Agrican.

Le roi d’Afrique, ayant à ses côtés le roi d’Espagne, est assis sur un tribunal spacieux et élevé. Près de lui se tiennent Stordilan et les autres chefs que révère l’armée païenne. Heureux ceux qui peuvent trouver sur la chaussée, ou à la cime des arbres, une place d’où ils dominent la plaine ! Grande est la foule qui de tous côtés ondoie autour de la barrière extérieure.

Près de la reine de Castille, on voit les reines, les princesses et les nobles dames d’Aragon, de Grenade, de Séville et des pays qui confinent aux colonnes de l’Atlantide. Parmi elles est assise la fille de Stordilan. Son vêtement consiste en deux riches draperies, l’une d’un rouge pâle, l’autre verte ; la première semble avoir perdu sa couleur, tellement elle tire sur le blanc.

Marphise porte un vêtement court, convenant à la fois à une dame et à une guerrière. C’est ainsi que le Thermodon dut voir autrefois Hippolyte et ses compagnes[4]. Déjà le héraut portant sur sa cotte d’armes la devise du roi Agramant, est entré dans le camp, pour rappeler le règlement qui défend aux spectateurs de prendre parti, de fait ni de parole, pour l’un des combattants.

La foule épaisse est dans l’attente du combat qu’elle appelle de tout son cœur, et parfois se plaint du retard que mettent à paraître les deux fameux chevaliers. Soudain une grande rumeur qui ne fait que s’accroître s’élève de la tente de Mandricard. Or vous saurez, seigneur, que c’est le vaillant roi de Séricane et le farouche Tartare qui produisent ce tumulte et qui poussent ces cris.

Le roi de Séricane, ayant entièrement armé de ses mains le roi de Tartarie, s’apprêtait à lui attacher au flanc l’épée qui avait jadis appartenu à Roland, lorsqu’il vit, écrit sur le pommeau, le nom de Durandal, et la devise habituelle d’Almonte. Cette épée avait été ravie au malheureux Almonte, aux bords d’une fontaine près d’Aspromonte, par Roland, tout jeune encore.

En la voyant, Gradasse fut convaincu que c’était cette épée si fameuse du seigneur d’Anglante, pour la possession de laquelle il avait équipé la plus grande flotte qui eût jamais quitté le Levant, conquis le royaume de Castille, et vaincu la France peu d’années auparavant. Mais il ne put comprendre par quel hasard Mandricard l’avait actuellement en sa possession.

Il lui demanda si c’était par force ou par traité qu’il l’avait enlevée au comte, où et quand. Mandricard lui dit qu’il avait soutenu une grande bataille avec Roland, pour avoir cette épée, et que celui-ci avait feint d’être fou, « espérant ainsi, ajouta-t-il, dissimuler la peur que lui inspirait la lutte qu’il aurait eue à soutenir contre moi, tant qu’il aurait gardé l’épée. »

Il dit qu’il avait imité le castor qui se coupe lui-même les parties génitales, à l’aspect du chasseur, car il sait qu’on ne le recherche pas pour autre chose. Gradasse ne l’écouta pas jusqu’à la fin ; il dit : «  — Je ne veux la donner ni à toi, ni à d’autres. Pour elle, j’ai dépensé tant d’or, j’ai supporté tant de fatigues, j’ai exterminé tant de gens, qu’elle m’appartient à bon droit.

« Songe à te munir d’une autre épée, car je veux celle-ci, et cela ne doit pas t’étonner. Que Roland soit sage ou fou, j’entends m’en emparer partout où je la retrouve. Toi, tu l’as volée sans témoin sur la route, Moi, je te la disputerai ici. Mon cimeterre te dira mes raisons, et nous irons au jugement dans l’arène.

« Il faut que tu la gagnes avant de t’en servir contre Rodomont. C’est un vieil usage, qu’avant d’affronter la bataille un chevalier doit payer ses armes. —  » «  — Il n’est pas de son plus doux à mon oreille — répondit le Tartare en élevant le front — que d’entendre quelqu’un me défier à la bataille. Mais fais que Rodomont y consente.

« Fais que le roi de Sarze te cède la première place, et se contente pour lui de la seconde, alors tu peux être certain que je te répondrai à toi et à tout autre. —  » Roger s’écria : «  — Je n’entends pas qu’on change rien au pacte qui a été conclu et que le sort soit de nouveau consulté. Que Rodomont descende le premier en champ clos, ou bien que sa querelle ne se vide qu’après la mienne.

« Si le raisonnement de Gradasse doit prévaloir, c’est-à-dire si avant de se servir de ses armes il faut les gagner, tu ne dois pas porter mon aigle aux blanches ailes avant de m’en avoir désarmé. Mais puisque j’ai consenti au traité, je ne veux pas revenir sur ma parole : la seconde bataille sera pour moi, si la première reste acquise au roi d’Alger.

« Si vous troublez en partie l’ordre du combat, je le troublerai totalement, moi. Je n’entends pas te laisser ma devise, si tu ne la disputes pas à moi-même sur-le-champ. —  » «  — Vous seriez Mars l’un et l’autre — répondit Mandricard furieux — que ni l’un ni l’autre vous ne seriez capables de m’empêcher de me servir de la bonne épée, ou de cette noble devise. —  »

Et, poussé par la colère, il s’avance le poing fermé vers le roi de Séricane et lui frappe si rudement la main droite, qu’il lui fait lâcher Durandal. Gradasse, ne s’attendant pas à une telle audace, à une telle folie, est si surpris, qu’il reste tout interdit, et que la bonne épée lui est enlevée.

A un tel affront, son visage s’allume de vergogne et de colère ; on dirait qu’il jette du feu. L’injure lui est d’autant plus sensible, qu’elle lui est faite dans un lieu si public. Affamé de vengeance, il recule d’un pas pour tirer son cimeterre. Mandricard a une telle confiance en lui-même, qu’il défie aussi Roger au combat.

«  — Venez donc tous deux ensemble, et que Rodomont vienne faire le troisième ; viennent l’Afrique, l’Espagne et toute la race humaine ; je ne suis pas homme à baisser jamais le front. —  » Ainsi disant, il fait tournoyer l’épée d’Almonte, assure son écu à son bras, et se dresse, dédaigneux et fier, en face de Gradasse et du brave Roger.

«  — Laisse-moi — disait Gradasse — le soin de guérir celui-ci de sa folie. —  » «  — Pour Dieu — disait Roger — je ne te le laisse pas, car il faut que ce combat soit à moi. Toi, reste en arrière. —  » «  — Restes-y toi-même, —  » criaient-ils tous deux à la fois, ne voulant point se céder le pas. Cependant la bataille s’engagea entre les trois adversaires, et elle aurait abouti à un terrible carnage,

Si plusieurs des assistants ne s’étaient interposés entre ces furieux, et cela un peu trop sans réfléchir, car ils apprirent à leurs dépens ce qu’il en coûte de s’exposer pour sauver les autres. Le monde entier n’aurait pas séparé les combattants, si le fils du fameux Trojan n’était venu, accompagné du roi d’Espagne. A leur aspect, tous s’inclinèrent avec un profond respect.

Agramant se fit exposer la cause de cette nouvelle et si ardente querelle. Puis il s’efforça de faire consentir Gradasse à ce que Mandricard se servît, pour cette journée seulement, de l’épée d’Hector, et jusqu’à ce qu’il eût vidé son grave différend avec Rodomont.

Pendant que le roi Agramant s’étudie à les apaiser, et raisonne tantôt l’un, tantôt l’autre, le bruit d’une nouvelle altercation entre Sacripant et Rodomont s’élève de l’autre tente. Le roi de Circassie, comme il a été dit plus haut, assistait Rodomont. Aidé de Ferragus, il lui avait endossé les armes de son aïeul Nemrod.

Puis ils étaient venus tous ensemble à l’endroit où le destrier mordait son riche frein qu’il couvrait d’écume. Je parle du bon Frontin, au sujet duquel Roger s’était mis si fort en colère. Sacripant, à qui avait été commis le soin d’amener en champ clos un tel chevalier, avait regardé avec soin si le destrier était bien ferré, et s’il était harnaché convenablement.

L’ayant examiné plus attentivement, certains signes particuliers, ses allures sveltes et dégagées, le lui firent reconnaître, sans qu’il pût conserver le moindre doute, pour son destrier Frontalet qui jadis lui était si cher, et pour lequel il avait eu à soutenir autrefois mille querelles. Plus tard, ce destrier lui ayant été volé, il en fut tellement affligé que, pendant longtemps, il ne voulut plus aller qu’à pied.

Brunel le lui avait volé devant Albraca[5], le même jour où il déroba l’anneau à Angélique, le cor et Balisarde à Roland, et l’épée à Marphise. Le même Brunel, de retour en Afrique, avait donné Balisarde et le cheval à Roger, qui avait appelé ce dernier du nom de Frontin.

Quand le roi de Circassie eut reconnu qu’il ne se trompait pas, il se retourna vers le roi d’Alger et lui dit : «  — Sache, seigneur, que c’est là mon cheval. Il m’a été volé à Albraca. Je ne manquerais pas de témoins pour le prouver, mais comme ils sont tous fort loin, si quelqu’un le nie, je suis prêt à soutenir, les armes à la main, la vérité de mes paroles.

« Je suis très content, puisqu’en ces derniers jours nous avons été compagnons d’armes, de te prêter aujourd’hui ce cheval, car je vois bien que tu ne pourrais rien faire sans lui, à condition cependant que tu reconnaîtras par traité qu’il est à moi et que je te l’ai prêté. Autrement, ne pense pas l’avoir, à moins de combattre sur-le-champ avec moi pour sa possession. —  »

Rodomont, qui ne connut jamais de chevalier plus orgueilleux que lui dans le métier des armes, et dont aucun guerrier de l’antiquité n’égala la force et le courage, répondit : «  — Sacripant, tout autre que toi qui oserait me parler de la sorte s’apercevrait bien vite à ses dépens qu’il eût mieux valu pour lui naître muet.

« Mais eu égard à la camaraderie qui, comme tu l’as dit, s’est établie depuis peu entre nous, je me contente de t’avertir de remettre à plus tard cette entreprise, jusqu’à ce que tu aies vu le résultat de la bataille qui va se livrer tout à l’heure entre le Tartare et moi. J’espère, grâce à l’exemple que tu en recevras, que tu me diras de bon cœur : Garde le destrier. —  »

«  — C’est peine perdue que d’être courtois avec toi — dit le Circassien plein de colère et de dédain. — Mais je te dis maintenant plus clair et plus net que tu n’aies plus à compter sur ce destrier. Je t’en empêcherai, moi, tant que ma main pourra soutenir mon épée vengeresse. Et j’y emploierai jusqu’aux ongles et jusqu’aux dents, si je ne peux l’empêcher autrement. —  »

Des paroles, ils en vinrent aux injures, aux cris, aux menaces, à la bataille, qui, excitée par la colère, s’alluma plus vite que la paille ne s’enflamme au contact du feu. Rodomont avait son haubert et tout le reste de ses armes ; Sacripant n’avait ni cuirasse ni cotte de mailles, mais il s’escrimait si bien de son épée, qu’il s’en couvrait tout entier.

La puissance et la férocité de Rodomont, bien qu’infinies, étaient tenues en échec par le coup d’œil et la dextérité qui doublaient les forces de Sacripant. La roue qui écrase le grain ne tourne pas plus vite sur la meule que ne faisait Sacripant, bondissant de çà, de là, partout où il était besoin.

Mais Ferragus, mais Serpentin, prompts à tirer l’épée, se jetèrent entre eux, suivis du roi Grandonio, d’Isolier et de beaucoup d’autres seigneurs de l’armée maure. C’étaient là les rumeurs entendues dans l’autre tente par ceux qui s’efforçaient en vain d’accorder le Tartare avec Roger et le roi de Séricane.

C’est là que fut rapporté au roi Agramant comment, pour un destrier, Rodomont et Sacripant avaient commencé un âpre et rude assaut. Le roi, troublé de tant de discordes, dit à Marsile : «  — Veille ici à ce que la querelle ne s’envenime pas davantage avec ces guerriers, pendant que je vais apaiser l’autre contestation. —  »

Rodomont, voyant le roi son maître, contient son orgueil et fait un pas en arrière. Le roi de Circassie recule avec non moins de respect, à l’arrivée d’Agramant. Celui-ci, d’un air royal, et d’une voix grave et imposante, demande la cause d’une telle colère. Après avoir écouté leurs explications, il cherche à les mettre d’accord, mais il n’y parvient pas.

Le roi de Circassie ne veut pas que le roi d’Alger reste plus longtemps en possession de son destrier, s’il ne condescend à le prier de le lui prêter. Rodomont, orgueilleux comme toujours, lui répond : «  — Ni le ciel, ni toi, ne ferez que je m’abaisse à demander à d’autres ce que je peux avoir par ma seule force. —  »

Le roi demande au Circassien quels droits il a sur le cheval, et comment il lui fut enlevé. Sacripant lui rapporte le fait de point en point, et il ne peut s’empêcher de rougir, en racontant que le subtil larron, l’ayant surpris dans une rêverie profonde, avait soulevé sa selle sur quatre piquets et lui avait enlevé le destrier nu, sous lui.

Marphise était accourue aux cris, avec les autres. Aussitôt qu’elle entendit parler du vol du cheval, son visage se troubla. Elle se souvint qu’elle-même avait perdu son épée ce jour-là, et elle reconnut le destrier qu’elle avait vu s’enfuir loin d’elle comme s’il avait eu des ailes. Elle reconnut aussi le bon roi Sacripant, ce qu’elle n’avait pas fait jusque-là.

Ceux qui l’entouraient, et qui avaient souvent entendu Brunel se vanter de ce mauvais tour, commencèrent à se tourner vers ce dernier, et indiquaient par leurs gestes que c’était bien lui en effet. Marphise, soupçonneuse, s’informa aux uns et aux autres de ses voisins, et put enfin acquérir la certitude que celui qui lui avait ravi son épée était Brunel.

Elle apprit que, pour le récompenser de ce larcin, pour lequel il aurait mérité qu’on lui passât une corde bien graissée autour du cou, le roi Agramant l’avait élevé au trône de Tingitane, exemple assez étrange. Marphise, rappelant sa vieille indignation, résolut de se venger sur-le-champ, et de punir les railleries et les injures que Brunel lui avait adressées sur la route, après lui avoir dérobé son épée.

Elle se fit lacer son casque par son écuyer, car elle avait déjà sur elle le reste de ses armes. Je ne crois pas que, dans toute sa vie, elle ait été vue plus de dix fois sans son haubert, du jour où, brûlant de s’illustrer, elle se décida à l’endosser. Le casque en tête, elle se dirigea vers les gradins les plus élevés, où Brunel était assis au milieu des premiers seigneurs de la cour.

A peine arrivée près de lui, elle le saisit en pleine poitrine, et l’enleva aussi facilement que l’aigle rapace enlève un poulet dans ses serres crochues. Elle le porta ainsi jusqu’à l’endroit où le fils du roi Trojan cherchait à apaiser la dispute. Brunel, se voyant en de si mauvaises mains, ne cessait de pleurer et de demander merci.

Par-dessus la rumeur, le vacarme, les cris dont tout le camp était pour ainsi dire partout rempli, le bruit que faisait Brunel qui faisait appel tantôt à la pitié, tantôt au secours des assistants, s’entendait si fort, qu’à ses plaintes, à ses hurlements, les soldats accoururent de tous côtés. Arrivée devant le roi d’Afrique, Marphise, l’air altier, lui parla de cette façon :

«  — Je veux pendre par le col, de mes propres mains, ce larron, ton vassal, parce que le jour même qu’il enleva le cheval de celui-ci, il me vola mon épée. Et si quelqu’un prétend que je ne dis pas la vérité, qu’il s’avance et prononce un seul mot ; en ta présence, je soutiendrai qu’il en a menti et que je fais selon mon devoir.

« Mais comme on pourrait peut-être me reprocher d’avoir choisi pour accomplir cet acte de justice le moment où ceux-ci, les plus fameux parmi tes chevaliers, sont tous engagés dans de graves querelles, je consens à retarder de trois jours la pendaison. Pendant ce temps, vienne qui voudra à son secours. Après ce délai, si personne n’est venu me l’arracher des mains, je le servirai en pâture à mille oiseaux joyeux.

« A trois lieues d’ici, dans cette tour qui s’élève sur la lisière d’un petit bois, je me retire sans autre compagnie qu’une de mes damoiselles et qu’un valet. S’il se trouve quelqu’un d’assez hardi pour vouloir m’enlever ce larron, qu’il vienne, c’est là que je l’attendrai. —  » Ainsi elle dit, et sans attendre de réponse, elle prend sur-le-champ le chemin du château dont elle avait parlé.

Elle place Brunel devant elle, sur le cou du destrier ; le misérable, qu’elle tient par les cheveux, pleure et crie, et appelle par leur nom tous ceux dont il espère du secours. Agramant reste tellement confus de toutes ces complications, qu’il ne voit plus comment il pourra les faire cesser. Ce à quoi il est le plus sensible, c’est que Marphise lui ait ainsi enlevé Brunel.

Non qu’il l’estime, ou qu’il ait de l’amitié pour lui ; il y a longtemps au contraire qu’il le hait profondément. Souvent il lui est venu à la pensée de le faire pendre, depuis que l’anneau lui a été enlevé. Mais l’acte de Marphise lui semble injurieux pour lui, et son visage s’enflamme de vergogne. Il veut en toute hâte la poursuivre lui-même, et en tirer la plus éclatante vengeance.

Mais le roi Sobrin, qui est présent, le dissuade de ce projet, en lui disant que ce serait peu convenable à la majesté royale. Quand bien même il aurait la ferme espérance, la certitude de revenir victorieux, il en recueillerait plus de blâme que d’honneur, car on ne manquerait pas de dire qu’il aurait vaincu une femme.

Il recueillerait peu d’honneur, et courrait un grand danger en engageant la bataille avec elle. Le meilleur conseil qu’il puisse lui donner est de laisser pendre Brunel. Et quand il n’aurait qu’à faire un signe de tête pour l’arracher au nœud coulant, il ne devrait pas faire ce signe, afin de ne pas s’opposer à ce que la justice ait son cours.

«  — Si tu veux avoir satisfaction sur ce point — disait-il — tu peux envoyer à Marphise quelqu’un qui lui promette de ta part que la corde sera mise autour du cou du larron, ce qui lui donnera satisfaction à elle-même. Et si elle s’obstine à se refuser de te le livrer, respecte son désir ; car il ne faut pas que ton amitié protège Brunel ni aucun autre voleur. —  »

Le roi Agramant se rendit volontiers au raisonnement discret et sage de Sobrin. Il laissa Marphise tranquille, et ne permit pas que personne allât lui faire outrage. Il ne voulut pas non plus envoyer vers elle. Il s’y résigna, Dieu sait avec quel effort, afin de pouvoir apaiser de plus graves querelles et de purger son camp de toutes ces rumeurs.

La folle Discorde rit de tout cela, car elle ne craint plus que désormais paix ni trêve puisse se conclure. Elle court de çà, de là, dans tout le camp, sans prendre un seul instant de repos. L’Orgueil l’accompagne en dansant de joie, et porte aussi au feu le bois et la nourriture. Leur cri de triomphe monte jusqu’au royaume céleste, et porte à Michel le témoignage de leur victoire.

A cette voix retentissante, à cet horrible cri, Paris trembla et les eaux de la Seine se troublèrent. Le son retentit jusqu’à la forêt des Ardennes, où, de terreur, toutes les bêtes désertèrent leur tanière. Les Alpes, les Cévennes, les rivages de Blaye, d’Arles et de Rouen l’entendirent, ainsi que le Rhône, la Saône, la Garonne et le Rhin. Les mères en serrèrent leurs enfants sur leur sein.

Ils sont cinq chevaliers qui ont résolu de vider leur querelle chacun le premier, et leurs prétentions sont tellement enchevêtrées l’une dans l’autre, qu’Apollon lui même ne s’en tirerait pas. Le roi Agramant commence par essayer de débrouiller la première altercation qui s’est élevée entre le roi de Tartarie et l’Africain, au sujet de la fille du roi Stordilan.

Le roi Agramant court de celui-ci à celui-là, pour les mettre d’accord ; il parle à plusieurs reprises à chacun, comme un souverain animé par la justice, comme un frère dévoué. Mais il les trouve tous les deux sourds à tous ses raisonnements, indomptables et rebelles à l’idée que la dame, cause de leur différend, doive rester à l’un au détriment de l’autre.

Il s’avise à la fin d’un moyen qui lui paraît le meilleur et qui en effet satisfait les deux amants ; c’est de donner pour mari à la belle dame celui qu’elle choisira elle-même. Quand elle aura prononcé, on ne pourra plus revenir en arrière, ni passer outre. Le compromis plaît à l’un et à l’autre, car chacun d’eux espère que le choix lui sera favorable.

Le roi de Sarze aimait Doralice bien longtemps avant Mandricard, et celle-ci lui avait accordé toutes les faveurs permises à une dame honnête. Il se flatte que le choix qui peut le rendre heureux tombera sur lui. Il n’est pas seul à concevoir cette croyance, car toute l’armée sarrasine pense comme lui.

Chacun connaissait les exploits qu’il avait déjà accomplis pour elle dans les joutes, dans les tournois, dans les combats. Tous disent qu’en acceptant un tel arrangement Mandricard s’abuse et se trompe. Mais celui-ci, qui a passé plus d’un bon moment en tête-à-tête avec Doralice, pendant que le soleil était caché sous terre, et qui sait les chances certaines qu’il a en main, se rit du vain jugement du populaire.

Les deux illustres rivaux ratifient leur convention entre les mains du roi, puis on va trouver la donzelle, et elle, abaissant ses yeux pleins de vergogne, avoue que c’est le Tartare qui lui est le plus cher. Tous restent stupéfaits, et Rodomont en est si étonné, si éperdu, qu’il n’ose lever le front.

Mais quand la colère a chassé cette honte qui lui a envahi le visage, il traite la décision d’injuste et de non avenue. Saisissant son épée qui pend à son côté, il s’écrie, en présence du roi et des autres, qu’il entend que ce soit elle qui gagne sa cause ou la lui fasse perdre, et non l’arbitrage d’une femme légère, toujours portée vers ce qu’elle doit faire le moins.

Mandricard est déjà debout, disant : «  — Qu’il en soit comme tu voudras. Avant que ton navire entre au port, il aura à parcourir une longue traite sur l’Océan. —  » Mais Agramant donne tort à Rodomont et déclare qu’il ne peut plus appeler Mandricard au combat pour cette querelle. Il fait ainsi tomber sa fureur.

Rodomont, qui se voit en un même jour atteint d’un double affront devant tous ces seigneurs, l’un venant de son roi auquel il doit céder par respect, l’autre venant de sa dame, ne veut pas rester un instant de plus dans ces lieux. Parmi ses nombreux serviteurs, il se contente d’en prendre deux avec lui, et il s’éloigne des logements mauresques.

De même que le taureau, obligé d’abandonner la génisse au vainqueur, s’éloigne plein de dépit, fuit loin des pâturages, et cherche dans les forêts et sur les rives les plus solitaires les endroits arides qu’il ne cesse de faire retentir jour et nuit de ses mugissements, sans pouvoir calmer l’amoureuse rage ; ainsi, terrassé par sa grande douleur, s’éloigne le roi d’Alger, renié par sa dame.

Roger veut tout d’abord le suivre, pour lui reprendre son bon destrier, en vue duquel il a déjà revêtu ses armes. Mais il se souvient de Mandricard avec qui il doit se battre. Il laisse donc aller Rodomont, et revient sur ses pas, afin d’entrer dans la lice avec le Tartare, avant que le roi de Séricane n’y descende lui-même vider sa querelle au sujet de Durandal.

Se voir enlever Frontin sous ses yeux et ne pouvoir l’empêcher lui est fort pénible, mais il est fermement résolu à reconquérir son cheval, dès qu’il aura mis fin à son entreprise avec Mandricard. Quant à Sacripant, qui n’est pas retenu par un engagement comme Roger, et qui n’a pas autre chose à faire, il s’élance sur les traces de Rodomont.

Et il l’aurait eu bientôt rejoint, sans une aventure imprévue qui se présenta sur son chemin et qui, le retenant jusqu’au soir, lui fit perdre les traces qu’il suivait. Il vit une dame qui était tombée dans la Seine et qui allait y périr, s’il ne lui avait pas aussitôt porté secours. Il sauta dans l’eau et l’en retira.

Puis, quand il voulut remonter en selle, il s’aperçut que son destrier ne l’avait pas attendu, et il dut le poursuivre jusqu’au soir, car le malin cheval ne se laissa point prendre facilement. Il parvint enfin à le rattraper ; mais alors il ne put revenir au sentier dont il s’était fort écarté. Il erra par monts et par vaux plus de deux cents milles avant de retrouver Rodomont.

Quand il le retrouva, il y eut bataille, au grand désavantage de Sacripant. Je ne dirai pas, pour le moment, comment il perdit son cheval et comment il fut fait prisonnier ; j’ai à vous raconter auparavant avec quel dépit, avec quelle colère contre sa dame et contre le roi Agramant, Rodomont s’était éloigné du camp, et ce qu’il dit contre l’une et contre l’autre.

Partout où passait le dolent Sarrasin, il embrasait l’air de ses soupirs enflammés. Écho, touché de pitié, lui répondait parfois, caché sous les roches creuses. «  — O cœur de la femme — disait-il — comme tu changes vite, comme tu portes facilement ta foi à de nouveaux amants ! Infortuné, malheureux qui croit en toi !

« Ni le long servage, ni le grand amour dont tu as eu mille preuves manifestes, n’ont pu retenir ton cœur, ou faire au moins qu’il ne changeât pas si promptement. Ce n’est point parce que je te parais inférieur à Mandricard que tu me délaisses ; je ne puis trouver d’autre raison à mon infortune, sinon que tu es femme.

« O sexe plein de scélératesse, je crois que Nature et Dieu t’ont mis au monde pour punir d’une faute grave l’homme qui, sans toi, aurait vécu heureux. C’est aussi dans cette intention qu’ont été créés le serpent funeste, le loup et l’ours ; c’est pour cela que l’air est fécond en mouches, en guêpes, en taons, et que l’herbe et l’ivraie croissent parmi les blés.

« Pourquoi la mère Nature n’a-t-elle pas fait en sorte que l’homme pût naître sans toi, comme la culture fait produire au poirier, au sorbier, au pommier des arbres semblables à chacun d’eux ? Mais la Nature même ne peut rien faire avec mesure. Si je songe au nom dont on la nomme, je vois qu’elle ne peut rien faire de parfait, puisqu’on la représente comme une femme.

« Ne soyez donc pas si fières et si orgueilleuses, ô femmes, en disant que l’homme est votre fils, car de l’épine naissent aussi les roses, et le lis éclôt sur une herbe fétide. Insupportables, vaniteuses, hautaines ; sans amour, sans foi, sans raison ; téméraires, cruelles, iniques, ingrates, vous êtes nées pour l’éternelle pestilence du monde. —  »

Tout en proférant ces reproches, et une infinité d’autres, le roi de Sarze cheminait, prodiguant tantôt à voix basse, tantôt sur un ton qui s’entendait au loin, les injures et le blâme au sexe féminin. Il avait certainement tort, car pour une ou deux femmes qui se trouvent être mauvaises, il faut croire qu’il y en a cent de bonnes.

Pour moi, bien que, parmi toutes celles que j’ai aimées jusqu’ici, je n’en aie pas trouvé une seule fidèle, je ne voudrais pas dire qu’elles sont toutes ingrates et perfides. J’aime mieux en rejeter la faute sur mon destin cruel. De nos jours, il y a beaucoup de femmes, et il y en a eu encore davantage avant nous, qui ne donnent et n’ont donné aucun sujet de reproches à l’homme. Mais la Fortune a voulu que, s’il y en a une mauvaise entre cent, je devienne sa proie.

Cependant je veux tellement chercher, avant que je meure ou que mes cheveux blanchissent davantage, qu’un jour peut-être je pourrai dire que j’en ai rencontré une qui m’a gardé sa foi. Si cela m’arrive — et je n’en ai pas perdu l’espoir — je ne me lasserai jamais de la glorifier de mon mieux, par mes paroles et par mes écrits, en vers et en prose.

Le Sarrasin n’avait pas moins d’indignation contre son roi que contre la donzelle. Et à cet égard, il déraisonnait encore en jetant sur Agramant autant de blâme que sur Doralice. Il souhaite voir un tel désastre, une telle tempête se déchaîner sur son royaume, que, dans toute l’Afrique, il ne reste pas debout pierre sur pierre.

Il souhaite qu’Agramant, chassé de son royaume, vive misérable et mendiant, dans les tourments et les luttes ; et que ce soit lui, Rodomont, qui vienne ensuite lui rendre tout ce qu’il a perdu, et le replace sur le trône de ses ancêtres. Il lui montrera ainsi ce qu’on peut attendre d’un serviteur fidèle ; il lui fera voir qu’un ami véritable, qu’il ait raison ou tort, doit être soutenu quand même il aurait tout le monde contre lui.

Ainsi, songeant tantôt à son roi, tantôt à sa dame, le Sarrasin chevauche à grandes journées, le cœur plein de trouble. Il ne s’arrête pas, et accorde peu de repos à Frontin. Le jour suivant, ou l’autre après, il se trouve sur les bords de la Saône. De là, il compte s’acheminer droit vers la mer de Provence, afin de s’embarquer pour rejoindre son royaume en Afrique.

L’une et l’autre rive du fleuve était couverte de barques et de petits navires qui amenaient, de divers pays, des vivres pour l’armée. De Paris, jusqu’aux doux rivages d’Aigues-Mortes et aux frontières d’Espagne, toute la campagne à main droite était en effet au pouvoir des Maures.

Les vivres, transbordés hors des navires, étaient chargés sur des chars et des mules, et conduits sous bonne escorte, à partir du point que les barques ne pouvaient dépasser. Les rives étaient encombrées de troupeaux immenses amenés de contrées lointaines. Leurs conducteurs logeaient chaque soir dans de nombreuses hôtelleries, établies le long de la rivière.

Le roi d’Alger, surpris par la nuit noire et épaisse, accepta l’invitation d’un hôtelier de l’endroit qui l’engagea à descendre chez lui. Après avoir pris soin de son destrier, il s’assit devant une table chargée de mets variés, où on lui servit des vins de Corse et de Grèce, car si le Sarrazin mangeait à la mauresque, il voulait boire à la française.

L’hôte, par la bonne chère et par son visage le plus gracieux, s’efforçait de faire honneur à Rodomont, dont l’aspect lui fit tout de suite comprendre qu’il avait à faire à un homme illustre et rempli de vaillance. Mais celui-ci, dont l’esprit et le cœur étaient ce soir bien loin — car, malgré lui, il songeait toujours à sa dame — ne disait mot.

Le brave hôtelier, l’un des plus avisés qui se fussent jamais vus en France, et qui avait su préserver son auberge et ses biens au milieu de tous ces étrangers ennemis, avait fait appel à plusieurs de ses parents, qui s’étaient empressés de venir l’aider à servir ses pratiques. Aucun d’entre eux n’osait parler, voyant le Sarrasin muet et pensif.

De pensée en pensée, le païen avait laissé son esprit errer bien loin de lui, le visage incliné vers la terre. Enfin, après avoir longtemps gardé le silence, il leva les yeux, soupira comme s’il sortait d’un profond sommeil, se secoua brusquement, et ses regards tombèrent sur l’hôte et sa famille.

Rompant alors le silence, avec un air plus doux et un visage moins troublé, il demanda à l’hôte et aux autres assistants si quelqu’un d’entre eux avait femme. Comme il lui fut répondu que l’hôte, ainsi que tous les autres, étaient mariés, il leur demanda de nouveau s’ils croyaient que leur femme leur fût fidèle.

Excepté l’hôte, tous répondirent qu’ils croyaient posséder des épouses et chastes et fidèles. L’hôte dit : «  — Chacun, en cette affaire, croit ce qui lui plaît. Pour moi, je sais que vous vous trompez. Votre crédulité vous aveugle tellement, que j’estime qu’aucun de vous n’a sa raison. Je suis certain que c’est aussi l’avis de ce seigneur, à moins qu’il ne veuille vous faire prendre pour noir ce qui est blanc.

« De même que le phénix est seul de son espèce, il n’y a pas deux femmes fidèles au monde. C’est pourquoi il n’y a qu’un homme qui puisse se dire exempt des tromperies de son épouse. Chacun s’imagine être cet heureux mortel ; chacun pense avoir cueilli la palme. Comment est-il possible que tout le monde ait cette chance, puisqu’elle ne peut être que le lot d’un seul ?

« Je suis tombé moi-même autrefois dans l’erreur où vous êtes, à savoir qu’il existe plus d’une épouse chaste. Mais un gentilhomme de Venise, que ma bonne fortune conduisit ici, me tira d’erreur en me citant de nombreux exemples. Il s’appelait Jean-François Valerio, et son nom n’est jamais sorti de ma mémoire.

« Il connaissait toutes les ruses dont les femmes légitimes et les maîtresses usent d’habitude. Outre sa propre expérience, il savait là-dessus une foule d’histoires modernes et anciennes, par lesquelles il me démontra bien vite que, pauvres ou riches, il n’y en eut jamais de pudiques, ajoutant que si quelques-unes avaient passé pour plus chastes que les autres, c’est qu’elles avaient été plus habiles à se cacher.

« Parmi toutes les histoires qu’il me conta — et il m’en dit tant que je ne pourrais m’en rappeler le tiers — il en est une qui s’est gravée dans ma tête plus profondément qu’une inscription sur le marbre. Quiconque l’entendrait serait convaincu, comme je le fus et comme je le suis encore, de la scélératesse des femmes. Si cela ne vous déplaît point de l’écouter, seigneur, je vais vous la dire pour les confondre. —  »

Le Sarrasin répondit : «  — Quel plus grand plaisir, quel plus grand soulagement pourrais-tu me causer en ce moment, que de me dire une histoire, de me donner un exemple qui vienne confirmer ma propre opinion ? Pour que je puisse mieux t’écouter, et pour que tu racontes plus à ton aise, assieds-toi vis-à-vis de moi, que je te voie en face. —  » Mais je vous dirai dans le chant qui suit ce que l’hôte fit entendre à Rodomont.

CHANT XXVIII.

Argument. — L’hôtelier conte à Rodomont l’histoire de Joconde. Rodomont, ayant changé son premier dessein d’aller en Afrique, s’arrête dans une petite chapelle abandonnée où arrive Isabelle avec l’ermite, conduisant les restes mortels de Zerbin. Le païen veut détourner Isabelle de la résolution qu’elle a prise de se retirer du monde, et s’impatiente des remontrances de l’ermite.

Dames — et vous qui avez les dames en estime — pour Dieu ! ne prêtez pas l’oreille à cette histoire que l’hôte s’apprête à raconter pour déverser sur vous le mépris, l’infamie et le blâme. Une langue si vile ne saurait pas plus vous salir que vous glorifier. C’est du reste une vieille habitude de la part du vulgaire ignorant, de gloser sur chacun, et de parler le plus de ce qu’il comprend le moins.

Laissez ce chant ; mon histoire peut aller sans lui et n’en sera pas moins claire. Turpin l’ayant mis, j’ai cru devoir le mettre aussi, non par malveillance ou jalousie. Car je vous aime ; outre que ma bouche vous l’a déjà dit — et vous savez que je ne fus jamais avare d’éloges pour vous — je vous en ai donné mille preuves. Je vous ai montré que je suis, et que je ne puis être que tout à vous.

Celles qui voudront peuvent donc passer trois ou quatre pages sans les lire. Quant à celles qui tiendront à les connaître, elles feront bien de ne pas leur accorder plus de créance qu’on n’en accorde d’ordinaire aux fables ou à de vaines sornettes. Mais revenons à notre récit. Quand il eut vu le chevalier, en face duquel il s’était assis, prêt à l’écouter, l’hôtelier commença ainsi son histoire :

«  — Astolphe, roi des Lombards, auquel son frère laissa le trône pour se faire moine, fut, dans sa jeunesse, doué d’une telle beauté, que peu d’hommes l’égalèrent sur ce point. Le pinceau d’Appelles, de Zeuxis, ou de tout autre peintre plus illustre, en admettant qu’il y en ait eu, aurait eu de la peine à peindre un visage aussi parfait. Il était beau et paraissait tel à tout le monde, mais bien plus encore à lui-même.

« Il s’estimait si fort, non pas tant à cause du rang suprême grâce auquel tous les autres étaient ses inférieurs, ni parce que le nombre de ses sujets et ses grandes richesses en faisaient le roi le plus puissant de tous ses voisins, mais parce qu’il l’emportait sur tous en prestance et en beauté. Il était heureux, quand il s’entendait louer à ce sujet, comme de la chose qu’on écoute le plus volontiers.

« Parmi tous ses courtisans, il y en avait un qui lui était plus particulièrement cher. C’était un chevalier romain nommé Fausto Latini, avec lequel il admirait souvent la beauté de son visage ou de sa main. Lui ayant un jour demandé s’il avait jamais vu, de près ou de loin, un autre homme aussi beau et aussi bien fait, il en obtint une réponse tout opposée à celle qu’il attendait.

«  — J’avoue — lui répondit Fausto — d’après ce que je vois et ce que j’entends dire à chacun, que tu as peu de rivaux au monde pour la beauté, et même, ces rivaux, je les réduis à un seul, c’est un mien frère, nommé Joconde. Excepté lui, je crois qu’en effet tu surpasses de beaucoup tous les autres hommes en beauté. Mais pour celui-là, non seulement il t’égale, mais il te dépasse. —  »

« La chose parut impossible au roi qui, jusqu’alors, avait tenu la palme. Il eut un immense désir de connaître le jeune homme dont on lui faisait un tel éloge. Il fit si bien auprès de Fausto, qu’il l’amena à lui promettre de faire venir son frère à la cour, bien que Fausto pensât que ce ne serait pas sans peine qu’il pourrait l’y décider, et il en dit la raison au roi.

« Son frère était un homme qui n’avait jamais de sa vie mis les pieds hors de Rome, ayant vécu tranquille et sans soucis, du bien que la fortune lui avait concédé. Il n’avait ni diminué ni accru le patrimoine que son père lui avait laissé en héritage, et aller à Pavie lui semblait un plus long voyage qu’à tout autre aller au Tanaüs.

« La difficulté serait plus grande encore pour le séparer de sa femme, à laquelle il était lié par un amour tel que ce qu’elle ne voulait pas, il lui aurait été impossible de le vouloir. Cependant, pour obéir à son seigneur, il lui dit qu’il irait trouver son frère, et qu’il ferait tout ce qu’il pourrait. Le roi ajouta à ses prières de telles offres, de tels dons, qu’il lui ôta toute possibilité de refuser.

« Il partit, et en peu de jours il se retrouva à Rome dans la maison paternelle. Là, il pria tellement son frère, qu’il le décida à venir chez le roi. Il fit plus encore, bien que ce fût difficile ; il fit consentir sa belle-sœur à ce voyage, en lui montrant le bien qu’elle en retirerait, outre la reconnaissance éternelle qu’il lui en aurait.

« Joconde fixa le jour du départ. En attendant, il se procura des chevaux et des serviteurs, et se fit faire de riches vêtements de cérémonie, car souvent un bel habit ne fait qu’ajouter à la beauté. Sa femme se tenait, la nuit à ses côtés, le jour auprès de lui, les yeux baignés de larmes, lui disant qu’elle ne savait comment elle pourrait supporter sans mourir une telle absence.

« Rien que d’y penser, elle se sentait arracher le cœur de la poitrine. «  — O ma vie — lui dit Joconde — ne pleure pas — et en lui-même il pleurait non moins qu’elle — ce voyage sera si heureux, que je reviendrai dans deux mois au plus. On ne me ferait pas outrepasser ce délai d’un jour, quand le roi me donnerait la moitié de son royaume. —  »

« La dame ne se consola point pour cela, disant que ce terme était encore trop long, et que si, à son retour, il ne la trouvait point morte, ce serait grande merveille. La douleur que jour et nuit elle portait avec elle ne lui permettait pas de goûter à la moindre nourriture, ni de fermer les yeux ; c’était à un tel point que, pris de pitié, Joconde se repentit d’avoir promis à son frère.

« Elle portait au cou une chaîne d’or où pendait une petite croix enrichie de pierreries et contenant de saintes reliques recueillies en divers lieux par un pèlerin de Bohême. Son père l’avait rapportée chez lui en revenant malade de Jérusalem ; à sa mort, elle en avait hérité. Elle se l’ôta du cou, et la donna à son mari,

« En le priant de la porter au cou pour l’amour d’elle et pour que son souvenir ne le quittât jamais. Le cadeau fit plaisir au mari qui l’accepta, bien qu’il n’en eût pas besoin pour se rappeler, car ni le temps, ni l’absence, ni la bonne ou la mauvaise fortune n’étaient capables d’effacer un souvenir aussi vigoureux et aussi tenace, et qui devait durer jusqu’après la mort.

« La nuit qui précéda le jour du départ, il sembla que la dame fût prête à mourir dans les bras de son cher Joconde dont elle ne pouvait s’arracher. Elle ne dormit pas, et une heure avant le lever du jour le mari en vint au suprême adieu. Puis il monta à cheval et partit. Quant à sa femme, elle se remit au lit.

« Joconde n’avait pas encore fait deux milles, qu’il se rappela avoir oublié la petite croix qu’il avait mise la veille au soir sous son oreiller. Hélas ! se dit-il en lui-même, comment trouverai-je excuse acceptable pour que ma femme ne croie pas que l’amour infini qu’elle me porte m’est de peu de prix ?

« Il cherche une excuse ; puis il lui vient à l’esprit que cette excuse ne sera ni acceptable ni bonne s’il envoie un familier ou un autre de ses gens, et s’il ne va pas s’excuser en personne. Il s’arrête et dit à son frère : «  — Va doucement jusqu’à Baccano, où est la première auberge. Moi, je suis obligé de rentrer à Rome et je te rejoindrai en chemin.

« Un autre ne pourrait faire ma besogne. Ne doute pas que je ne te rejoigne bientôt. —  » Et faisant faire volte-face à sa monture, il la mit au trot, en disant : adieu ! et sans vouloir qu’aucun de ses gens le suivît. Lorsqu’il passa le fleuve, l’obscurité commençait à fuir devant le soleil. Il monta dans sa demeure, alla droit au lit, et trouva sa femme profondément endormie.

« Sans dire mot, il lève la courtine et voit ce qu’il s’attendait le moins à voir : sa chaste et fidèle épouse étendue sous la couverture entre les bras d’un jouvenceau. Il reconnut sur-le-champ celui qui avait commis l’adultère, car il était depuis longtemps de son entourage. C’était un jeune garçon, élevé par lui, d’humble naissance, et dont il avait fait un de ses familiers.

« S’il resta étonné et mécontent, mieux est de le penser et d’en croire autrui que d’en faire par soi-même l’expérience, comme, à son grand chagrin, le fit Joconde. Saisi d’indignation, il songea à tirer son épée et à les tuer tous les deux, mais il faut arrêté par l’amour qu’en dépit de lui-même il conservait pour son ingrate épouse.

« Ce funeste amour — jugez par là s’il l’avait asservi — l’empêcha même de la réveiller, afin de lui éviter la confusion de se trouver surprise en si grande faute. Le plus doucement qu’il put, il sortit, descendit les escaliers, et, se remettant à cheval, poussé par sa douleur amoureuse, il n’arrêta sa monture qu’à l’auberge où il rejoignit son frère.

« Il parut à tous changé de visage ; tous virent qu’il n’avait pas le cœur joyeux. Mais aucun ne devina et ne put pénétrer son secret. Ils croyaient qu’il s’était éloigné d’eux pour aller à Rome, et il était allé à Corneto. Car si chacun comprenait que l’amour était cause de son chagrin, personne n’aurait su dire en quoi ni comment.

« Son frère pensa que c’était la douleur d’avoir laissé sa femme seule qui le tourmentait, tandis qu’au contraire il se lamentait, il enrageait de l’avoir laissée trop en compagnie. L’infortuné, le front crispé, la lèvre gonflée, tenait l’œil constamment fixé sur la terre. Fausto, qui employait tous les moyens pour le réconforter, ne sachant point la cause de son chagrin, ne pouvait y parvenir.

« Il arrosait la plaie d’une liqueur contraire ; croyant dissiper la douleur, il l’accroissait ; croyant fermer la blessure, il l’ouvrait et la rendait plus douloureuse, en lui remettant à l’esprit le souvenir de sa femme. Le malheureux ne repose ni jour ni nuit ; le sommeil et l’appétit l’ont fui, et il ne peut les retrouver. Son visage, auparavant si beau, est tellement changé, qu’il ne ressemble plus en rien à ce qu’il était d’abord.

« Les yeux paraissent s’enfoncer dans la tête ; le nez semble démesurément accru sur son visage décharné. Il lui reste si peu de son ancienne beauté, qu’il ne pourrait plus en faire l’épreuve. Au chagrin s’adjoignit une fièvre si violente, qu’elle le força de séjourner sur les bords de l’Arbia et de l’Arno, et le peu qu’il avait conservé de sa beauté tomba, comme se fane soudain au soleil la rose cueillie.

« Outre que Fausto était fort inquiet sur le compte de son frère qu’il voyait si bas, il était encore plus dépité à l’idée que son prince, auquel il avait vanté sa beauté, le prendrait pour un menteur. Il lui avait promis de lui montrer le plus beau de tous les hommes, et il lui montrerait le plus laid. Cependant, continuant sa route, il traîna son frère jusqu’à Pavie.

« Mais, craignant de passer pour privé de jugement, il ne voulut pas que le roi le vît à l’improviste. Il l’avisa auparavant par lettre que son frère arrivait à peine vivant, et qu’un violent chagrin, accompagné d’une fièvre violente, avait tellement changé son visage, qu’il ne paraissait plus ce qu’il était d’habitude.

« L’arrivée de Joconde fut aussi agréable au roi que si c’eût été celle d’un véritable ami. Il n’avait jamais plus désiré chose au monde que de le voir. Il ne lui déplut pas non plus de le trouver si inférieur à lui en beauté, bien qu’il reconnût que, s’il n’eût pas été malade, il lui aurait été supérieur, ou tout au moins égal.

« Aussitôt arrivé, il le fait loger dans son palais. Il va chaque jour le visiter et s’informe à toute heure de ses nouvelles. Il s’inquiète de savoir s’il a tout ce qu’il lui faut ; enfin il s’efforce de l’honorer et de l’amuser. Mais Joconde languit, car la triste pensée de sa coupable épouse le ronge sans cesse. La vue des jeux, le chant des musiciens, rien ne peut diminuer sa douleur.

« Devant ses appartements, situés tout au haut du palais, juste au-dessous du toit, s’étend une ancienne galerie. C’est là qu’il se retire seul, tout plaisir, toute société lui étant odieux, et qu’il ajoute chaque jour un nouveau poids au fardeau de sa peine. C’est là qu’il trouva — qui le croirait ? — ce qui devait le guérir de sa plaie douloureuse.

« Dans l’endroit le plus obscur de la galerie, où d’habitude les fenêtres ne s’ouvraient jamais, il s’aperçoit que la cloison joignait mal à la muraille, de sorte qu’un rayon de lumière s’en échappait. Il y pose l’œil, et il voit une chose qui aurait été difficile à croire pour celui qui l’aurait entendu raconter. Lui, qui ne l’entend pas de la bouche d’un autre, mais qui la voit, il ne peut en croire ses propres yeux.

« De l’endroit où il est, il découvre la plus secrète et la plus belle des chambres de la reine, et dans laquelle elle n’admettait que ses fidèles les plus dévoués. Il la voit elle-même engagée en une étrange lutte avec un nain qui la tenait dans ses bras. Et ce nain avait su si bien faire, qu’il avait mis la reine sous lui.

« Joconde reste un instant stupéfait et croit rêver. Mais quand il voit que le fait est réel et que ce n’est pas un songe, il est bien forcé d’en croire à lui-même. «  — Donc — dit-il — celle-ci se livre à un monstre bossu et contrefait, alors qu’elle a pour mari le plus grand roi du monde, le plus beau, le plus courtois ! quel appétit ! —  »

« Alors sa pensée se reporte vers sa femme qu’il avait jusque-là estimée la plus coupable des épouses, et sur le jouvenceau auquel elle s’était donnée, et voilà qu’elle lui paraît maintenant excusable. N’était-ce pas, plutôt que la sienne, la faute de son sexe qui ne peut se contenter d’un seul homme ? Et si toutes ont une tache d’encre, du moins la sienne n’avait pas été choisir un monstre.

« Le jour suivant, à la même heure, il revient au même endroit ; et il voit encore la reine et le nain qui font au roi le même outrage ; le jour d’après et l’autre encore, il les trouve occupés à la même besogne ; enfin il n’est pas de jour que la fête n’ait lieu. Et, ce qui lui paraît le plus étrange, la reine se plaint toujours que le nain ne l’aime pas assez.

« Étant un jour à regarder, il voit la reine en grande mélancolie et toute troublée, parce qu’elle avait fait appeler deux fois, par sa femme de chambre, le nain qui n’était pas encore venu. Elle envoie une troisième fois, et voici la réponse que Joconde entendit : «  — Madame, il joue et il perd ; et pour ne pas rester en perte d’un sou, le pendard refuse de venir. —  »

« A un si étrange spectacle, Joconde rassérène son front, ses yeux, son visage, et, comme son nom l’indiquait, il redevient de fait joyeux, changeant la plainte en rire. Il redevient si gras et si rubicond, qu’il semble un chérubin du paradis. Le roi, son frère et toute la cour, sont étonnés d’un tel changement.

« Si le roi désirait apprendre de Joconde d’où lui était venu si subitement un tel réconfort, Joconde ne désirait pas moins l’en instruire, et le prévenir de l’injure si grave qui lui était faite. Mais il ne voulait pas plus que le roi punît sa femme de cette faute, qu’il n’avait puni la sienne. De sorte que, avant de lui rien dire, il lui fit jurer sur l’hostie consacrée qu’il ne lui ferait aucun mal.

« Il lui fit jurer, quoi qu’il dût lui dire ou lui montrer de déplaisant et d’injurieux pour Sa Majesté, qu’il n’en tirerait vengeance ni maintenant ni plus tard. Il exigea aussi qu’il gardât le silence, de sorte que la coupable ne pût jamais s’apercevoir, par le moindre signe ou par le moindre mot, que le roi connaissait son crime.

« Le roi, qui s’attendait à toute autre chose, excepté à celle-là, jura sans hésiter. Alors Joconde lui révéla la raison qui l’avait pendant si longtemps rendu malade. Il lui dit que c’était parce qu’il avait trouvé sa femme entre les bras d’un vil sergent de sa maison, et que le chagrin aurait fini par le faire mourir, si le remède avait tardé plus longtemps à venir ;

« Mais qu’il avait vu, dans la demeure même de Son Altesse, une chose qui avait tout à fait calmé sa douleur, et qui lui avait prouvé que, si le déshonneur l’avait atteint, il n’y était pas tombé seul. Ayant ainsi parlé, et parvenu à l’endroit où la cloison était percée, il lui montra le nain difforme qui tenait sous lui la jument d’autrui, la pressait de l’éperon et lui faisait jouer de l’échine.

« Si le fait parut monstrueux au roi, vous le croirez bien sans que j’insiste. Il fut sur le point de devenir fou de rage, et de se briser la tête contre tous les murs ; il voulut crier, rompre le pacte qui le liait ; mais force lui fut de garder bouche close et d’avaler sa colère âcre et pleine d’amertume, puisqu’il avait juré sur l’hostie consacrée.

«  — Que dois-je faire, que me conseilles-tu, frère — dit-il à Joconde — puisque tu m’as enlevé la satisfaction d’assouvir ma juste colère par une vengeance cruelle et digne de l’offense ? —  » «  — Laissons — dit Joconde — ces ingrates, et voyons si les autres sont aussi faciles ; faisons aux femmes des autres ce que les autres nous ont fait avec nos femmes.

« Tous deux nous sommes jeunes et d’une beauté telle qu’on ne trouverait pas facilement nos pareils. Quelle femme pourrait nous être cruelle, puisqu’elles ne savent même pas se défendre des monstres ? Si la beauté et la jeunesse ne suffisent pas pour les séduire, nous pourrons du moins les avoir avec notre argent. Je ne veux pas que nous revenions avant d’avoir obtenu les dépouilles opimes de mille femmes mariées.

« Une longue absence, la vue de pays variés, la possession de femmes nouvelles, adoucissent et éteignent souvent dans le cœur le feu des passions amoureuses. —  » Le roi approuva fort l’avis et ne voulut pas que le départ fût différé d’un jour. Quelques heures après, suivi de deux écuyers, et en compagnie du chevalier romain, il se mit en route.

« Ils parcoururent incognito l’Italie, la France, le pays des Flamands et des Anglais, et autant ils rencontrèrent de jolis minois, autant ils en trouvèrent de favorables à leurs prières. Ils donnaient, et souvent ils recevaient à leur tour de riches présents. Par eux, beaucoup furent sollicitées, et il y en eut tout autant qui les sollicitèrent eux-mêmes.

« Séjournant un mois dans un pays, deux mois dans un autre, ils acquirent à n’en pas douter la preuve que la fidélité et la chasteté ne se trouvaient pas plus chez les femmes des autres que chez les leurs. Au bout de quelque temps, tous deux s’ennuyèrent de toujours chasser proie nouvelle, d’autant plus qu’ils ne pouvaient entrer par la porte d’autrui sans courir danger de mort.

« Ils pensèrent qu’il valait mieux en trouver une qui, de visage et de manières, plût à tous les deux, et qui satisfît à leurs besoins communs, sans qu’ils eussent jamais à être jaloux l’un de l’autre. «  — Et pourquoi — disait le roi — veux-tu qu’il me déplaise de t’avoir pour compagnon plutôt qu’un autre ? Je sais bien que, dans tout le grand troupeau féminin, il n’y en a pas une qui se contente d’un seul homme.

« Jouissons donc en toute liberté de la même femme à nous deux, sans outrepasser nos forces, et quand le besoin de nature nous y invitera. Nous n’aurons jamais ni contestations, ni dispute, et quant à elle, je ne crois pas qu’elle doive se plaindre, car si les autres avaient deux maris, elles leur seraient plus fidèles qu’à un seul, et l’on n’aurait pas tant de reproches à leur adresser. —  »

« Le jeune Romain parut très satisfait de ce qu’avait dit le roi. C’est pourquoi, s’étant arrêtés à cette résolution, ils cherchèrent longtemps à travers monts et plaines. Ils trouvèrent enfin une jeune fille à leur convenance. C’était la fille d’un hôtelier espagnol, qui tenait une hôtellerie dans le port de Valence. Elle était gracieuse de manières, et de belle prestance.

« Sa tendre et verte jeunesse était encore à la fleur de son printemps. Le père était chargé de nombreux enfants, et ennemi mortel de la pauvreté. De sorte que ce fut chose facile que de l’amener à leur céder sa fille. Il consentit à ce qu’ils l’emmenassent où bon leur semblerait, après qu’ils lui eurent promis de la bien traiter.

« Ils prennent donc la jeune fille avec eux, et en jouissent tantôt l’un, tantôt l’autre, amicalement et en paix, comme font alternativement les soufflets qui, chacun à leur tour, attisent les fourneaux. Puis ils partent pour voir toute l’Espagne, et passer ensuite dans le royaume d’Afrique. Le jour où ils quittèrent Valence, ils vinrent loger à Zattiva.

« Les deux maîtres vont aussitôt visiter les rues et les palais, les lieux publics et les églises, selon qu’ils avaient l’habitude de faire dans toutes les villes qu’ils traversaient. La jeune fille reste avec les gens de l’hôtellerie, dont les uns préparent les lits, les autres pansent les chevaux ; d’autres veillent à ce qu’à leur retour, les deux seigneurs trouvent leur dîner prêt.

« Dans l’auberge, se trouvait comme domestique un garçon qui avait été autrefois dans la maison de la jouvencelle, au service de son père. Il avait été son amant dès ses premières années, et avait joui de ses faveurs. Ils se reconnurent bien vite, mais ils ne firent pas semblant, chacun d’eux craignant qu’on s’en aperçût. Mais dès que les maîtres et leurs gens leur en laissèrent le loisir, ils purent lever les yeux l’un sur l’autre.

« Le jouvenceau lui demanda où elle logeait et lequel des deux seigneurs l’avait avec lui. La Fiammetta — c’est ainsi qu’elle avait nom, le garçon s’appelait le Grec — lui raconta de tout point l’histoire. «  — Hélas ! — lui dit le Grec — au moment où j’espérais pouvoir vivre près de toi, ô Fiammetta, ô mon âme, tu t’en vas, et je ne sais plus si je te reverrai jamais !

« Tous nos projets se changent en amertume, puisque tu appartiens à d’autres et que tu vas si loin de moi. Ayant ramassé à grand’peine et à la sueur de mon front, un peu d’argent, prélevé sur mon salaire et sur les générosités de nombreux voyageurs, je me proposais de retourner à Valence, de te demander pour femme à ton père, et de t’épouser. —  »

La jeune fille, haussant les épaules, lui répond qu’il a trop tardé à venir. Le Grec pleure et soupire, et feint de se retirer. «  — Veux-tu — dit-il — me laisser ainsi mourir ? Au moins laisse-moi éteindre le feu de mon désir entre tes bras serrés autour de ma poitrine ; le moindre instant passé avec toi, avant que tu partes, me fera mourir content. —  »

La jeune fille, remplie de pitié, lui répond : — Sois certain que je le désire non moins que toi. Mais nous ne pouvons trouver ni le lieu ni le temps, ici où tant d’yeux sont braqués sur nous. —  » Le Grec reprend : «  — Je suis certain que si tu as pour moi seulement le tiers de l’amour que j’ai pour toi, tu trouveras un endroit où nous pourrons cette nuit nous ébattre ensemble un peu. —  »

«  — Comment le pourrai-je — lui dit la jeune fille — puisque je couche la nuit entre eux deux, et que l’un ou l’autre s’ébat continuellement avec moi, de sorte que je me trouve toujours dans les bras de quelqu’un ? —  » «  — Que cela — reprend le Grec — ne t’inquiète pas, car je saurai bien te tirer de cet embarras et te délivrer de leurs obsessions, pourvu que tu le veuilles. Et tu dois le vouloir, si tu compatis à ma peine. —  »

« Après avoir songé un instant, elle lui dit de venir quand il croira tout le monde endormi. Puis, elle lui indique comment il doit s’y prendre pour l’aller et le retour. Le Grec, selon ses instructions, dès qu’il voit toute la maison endormie, arrive à la porte de la chambre, la pousse, et celle-ci cède. Il entre doucement, et va, tâtonnant avec le pied.

« Il fait de longs pas ; fermement appuyé sur la jambe qui est en arrière, il avance l’autre comme s’il craignait de marcher sur du verre. On dirait que ce n’est pas un parquet qu’il a à fouler, mais des œufs. Sa main est étendue devant lui, et il va à tâtons jusqu’à ce qu’il trouve le lit. Une fois là, il se glisse en silence, la tête la première, par où les autres avaient les pieds.

« Il s’en vient droit entre les jambes de Fiammetta, qui était couchée sur le dos, et quand il est à sa hauteur, il l’embrasse étroitement, et se tient sur elle jusqu’au moment où le jour va poindre. Il chevauche fortement, et ne court point en estafette, car il n’éprouve pas le besoin de changer de monture. Celle qu’il a lui paraît trotter si bien, qu’il ne veut en descendre de toute la nuit.

« Joconde, ainsi que le roi, avait senti les secousses continuelles imprimées au lit, et l’un et l’autre, induit en erreur, avait cru que c’était son compagnon qui les produisait. Lorsque le Grec eut fourni son chemin, il s’en retourna de la même façon qu’il était venu. Le soleil ayant dardé ses rayons au-dessus de l’horizon, Fiammetta sauta à bas du lit et fit entrer les pages.

« Le roi dit à son compagnon qui se taisait : «  — Frère, tu dois avoir fait beaucoup de chemin. Il est bien temps que tu te reposes, après avoir été à cheval toute la nuit. —  » Joconde, lui répondant aussitôt, dit : «  — Tu me dis ce que je devrais te dire. C’est à toi qu’il convient de te reposer, et grand bien te fasse, car toute la nuit tu as chevauché au galop de chasse. —  »

«  — Moi aussi — répondit le roi — j’aurais sans aucun doute laissé courir une traite à mon chien, si tu m’avais prêté un peu le cheval ; mais tu as fait ma besogne. —  » Joconde répliqua : «  — Je suis ton vassal, et tu peux faire et rompre avec moi tout pacte ; aussi n’est-il pas besoin de te servir de pareils détours. Tu pouvais bien me dire : laisse-la tranquille ! —  »

« De réplique en réplique, une grosse querelle s’élève entre eux ; ils en viennent aux paroles piquantes, car l’un et l’autre sont vexés d’avoir été joués. Ils appellent Fiammetta qui n’était pas loin et tremblait que sa faute n’eût été découverte, pour lui faire dire, en présence de tous deux, lequel mentait.

«  — Dis-moi — lui dit le roi d’un air sévère — et ne crains rien de moi ni de lui : quel est celui qui a été assez vaillant pour jouir de toi toute la nuit, sans en faire part à l’autre ? —  » Tous deux attendaient la réponse, croyant se convaincre l’un l’autre de mensonge. Alors Fiammetta, se voyant découverte, se jeta à leurs pieds, persuadée que c’en était fait de sa vie.

« Elle leur demanda pardon ; vaincue par l’amour qu’elle avait porté à un jeune garçon, émue de pitié à cause des nombreux tourments qu’il avait endurés pour elle, elle s’était laissée entraîner pendant la nuit à commettre la faute suivante ; et elle poursuivit sans rien feindre, en leur expliquant comment elle s’était comportée entre eux, dans l’espoir que chacun d’eux s’imaginât qu’elle était avec son compagnon.

« Le roi et Joconde se regardèrent, confus d’étonnement et de stupeur ; ils convinrent qu’ils n’avaient pas encore ouï dire que deux hommes eussent été jamais ainsi trompés. Puis ils éclatèrent tous deux d’un tel rire que, la bouche ouverte et les yeux fermés, pouvant à peine reprendre leur haleine, ils se laissèrent retomber sur le lit.

« Quand ils eurent tellement ri, que la poitrine leur en faisait mal et que leurs yeux en pleuraient, ils se dirent : «  — Comment voudrions-nous que nos femmes ne nous jouent point de tours, quand nous n’avons pas pu empêcher que celle-ci nous trompe, alors que nous la tenions entre nous et si serrée que tous les deux nous la touchions ? Quand même un mari aurait plus d’yeux que de cheveux sur la tête, il ne pourrait éviter d’être trompé.

« Nous avons éprouvé plus de mille femmes, et toutes fort belles ; pas une d’elles n’a fait exception. Si nous tentions l’épreuve sur d’autres, nous les trouverions encore semblables. Mais celle-ci suffit comme dernière épreuve. Donc nous pouvons croire que nos épouses ne sont ni plus ni moins fidèles ou chastes que les autres. Et si elles sont comme toutes les autres, ce que nous avons de mieux à faire, c’est de retourner jouir de leurs caresses. —  »

« Cette résolution prise, ils firent appeler Fiammetta ainsi que son amant, et en présence d’une nombreuse assistance ils la lui donnèrent pour femme, avec une dot suffisante. Puis ils montèrent à cheval, et, changeant de direction, au lieu de continuer vers le Ponant, ils s’en retournèrent vers le Levant. Ils revinrent auprès de leurs femmes, au sujet desquelles ils ne se créèrent plus jamais d’ennuis. —  »

L’hôte termina ici son histoire qui fut écoutée avec une grande attention. Le Sarrasin l’entendit jusqu’au bout, sans prononcer une parole. Puis il dit : «  — Je crois bien que les ruses féminines sont en nombre infini, et que l’on ne pourrait en relater la millième partie dans toutes les chartes qui existent. —  »

Il y avait là un homme d’âge, qui avait un jugement plus droit que les autres, plus de sens et plus d’ardeur. Ne pouvant souffrir que toutes les femmes fussent ainsi traitées, il se tourna vers celui qui avait conté l’histoire, et lui dit : «  — Nous avons entendu dire bon nombre de choses qui n’ont aucun fond de vérité, et ta fable en est une.

« A celui qui te l’a contée, je ne donne aucune créance, quand même il serait évangéliste pour tout le reste. C’est son propre sentiment, plutôt que l’expérience qu’il pouvait avoir des femmes, qui le faisait parler ainsi. La haine qu’il portait à une ou deux lui faisait jeter l’odieux et le blâme sur toutes les autres d’une façon malhonnête. Mais, une fois sa colère passée, je suis sûr que tu aurais pu l’entendre leur prodiguer l’éloge bien plus que le blâme.

« Et quand il voudra les louer, il aura le champ plus large qu’il ne l’eut jamais pour en dire du mal. Il pourra en citer cent qui sont dignes d’être honorées, pour une mauvaise que l’on devra blâmer. Au lieu de jeter le blâme sur toutes, c’est la bonté du plus grand nombre qu’il faudrait célébrer. Et si ton Valerio parle autrement, c’est de colère, et il ne dit pas ce qu’il pense.

« Dites-moi un peu : est-il par hasard un de vous qui ait gardé fidélité à sa femme ; qui ait refusé d’aller, à l’occasion, vers la femme d’un autre, pour lui offrir ses services ? Croyez-vous que dans le monde entier vous trouveriez un seul homme dans ce cas ? Qui le dit, ment, et bien fou qui le croirait. Avez-vous jamais trouvé une femme qui vous ait fait des avances — je ne parle pas des infâmes et des filles publiques ?

« En connaissez-vous un seul, parmi vous, qui ne laisserait pas sa femme, quelque belle qu’elle soit, pour en suivre une autre, s’il espérait l’obtenir vite et facilement ? Et que feriez-vous si une dame ou une damoiselle vous priait, ou vous offrait de l’argent ? Je crois que, pour plaire aux unes ou aux autres, nous y laisserions tous la peau.

« Celles qui ont abandonné leurs maris, le plus souvent avaient des raisons pour cela. Ne voit-on pas en effet ceux-ci, dégoûtés de leur intérieur, porter leurs désirs au dehors et rechercher la maison d’autrui ? Nous devrions aimer, puisque nous voulons qu’on nous aime, et n’exiger de nos femmes qu’en raison de ce que nous leur donnons. Si cela était en mon pouvoir, je ferais une loi telle que l’homme ne pourrait aller contre.

« Cette loi porterait que toute femme surprise en adultère serait mise à mort, si elle ne pouvait prouver que son mari a lui-même commis une seule fois le même crime. Si elle pouvait le prouver, elle serait remise en liberté, sans avoir à craindre ni son mari ni la justice. Le Christ, parmi ses préceptes, a laissé celui-ci : Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît.

« L’incontinence, en admettant qu’on puisse la leur reprocher, ne saurait être le fait de leur sexe tout entier. Mais même en cela, qui de nous ou d’elles a les torts les plus graves, alors qu’il n’est pas un seul homme qui observe la continence ? Nous avons d’ailleurs beaucoup d’autres motifs de rougir, car, à de rares exceptions, le blasphème, le brigandage, le vol, l’usure, l’homicide, si ce n’est pis encore, sont l’apanage de l’homme. —  »

Le sincère et équitable vieillard s’était empressé de citer, à l’appui de ces raisons, l’exemple de femmes qui, ni en fait ni en pensée, n’avaient jamais manqué à la chasteté. Mais le Sarrasin, qui fuyait la vérité, le regarda d’un air si cruel et si plein de menaces, qu’il le fit taire de peur, sans toutefois changer sa conviction.

Après que le roi païen eut mis fin à ces propos de nature diverse, il quitta la table ; puis il gagna son lit pour dormir jusqu’à ce que l’obscurité eût disparu. Mais il passa la nuit à soupirer sur l’infidélité de sa dame beaucoup plus qu’à dormir. Au premier rayon du jour, il partit avec l’intention de continuer son voyage en bateau.

Comme tout bon cavalier, il avait les plus grands égards pour le cheval si beau et si bon qu’il possédait en dépit de Sacripant et de Roger. Comprenant que, pendant les deux derniers jours, il avait surmené plus que de raison un si excellent destrier, il l’embarque dans le double but de le laisser reposer et d’aller plus vite.

Il donne ordre au patron de lancer sans retard la barque à l’eau et de faire force de rames. La barque, assez petite et peu chargée, descend rapidement la Saône. Mais, sur la terre ou sur l’onde, Rodomont ne peut fuir sa pensée, ni s’en débarrasser. Il la retrouve dans le bateau à la proue comme à la poupe, et s’il chevauche, il la porte en croupe derrière lui.

Elle lui remplit la tête et le cœur, et en chasse tout soulagement. Le malheureux ne voit plus de repos pour lui, puisque l’ennemi est sur son propre domaine. Il ne sait plus de qui espérer merci, puisque ses serviteurs eux-mêmes lui font la guerre. Nuit et jour, il est combattu par le cruel qui devrait lui porter secours.

Rodomont, le cœur chargé d’ennui, navigue tout le jour et la nuit suivante. Il ne peut écarter de son esprit l’injure qu’il a reçue de sa dame et de son roi. Sur le bateau qui l’emporte, il ressent la même peine que lorsqu’il est à cheval. Bien qu’il aille sur l’eau, il ne peut éteindre sa flamme ; il ne peut changer sa souffrance en changeant de place.

Comme le malade qui, brisé par une fièvre ardente, change de position, se retourne tantôt sur un côté, tantôt sur l’autre, espérant en éprouver du soulagement, et ne peut reposer ni sur le côté droit ni sur le côté gauche, mais souffre également dans les deux cas, ainsi le païen, au mal dont il est atteint, ne peut trouver de remède ni sur la terre, ni sur l’eau.

Rodomont, impatienté de la lenteur du bateau, se fait mettre à terre. Il dépasse Lyon, Vienne, puis Valence, et aperçoit le riche pont d’Avignon. Ces villes, et toutes celles qui sont entre le fleuve et les monts celtibériens, obéissaient au roi Agramant et au roi d’Espagne, depuis le jour où ils avaient été les maîtres de la campagne.

Il se dirige à main droite vers Aigues-Mortes, dans l’intention de gagner Alger en toute hâte. Il arrive sur les bords d’un fleuve, dans une ville chère à Bacchus et a Cérès, en ce moment dépeuplée par suite des assauts qu’elle avait soutenus contre les soldats sarrasins. De là, il aperçoit la vaste mer, et il voit dans les vallées fertiles ondoyer les blondes moissons.

Une petite chapelle s’élevait sur un monticule entouré de murs. Pendant que la guerre flamboyait tout autour, les prêtres l’avaient abandonnée. Rodomont la prit pour demeure, et il s’y plut tellement — tant à cause de la beauté du site que parce qu’elle était éloignée des camps dont il fuyait les nouvelles avec horreur — qu’il renonça à aller à Alger pour s’y fixer.

L’endroit lui parut si commode et si beau, qu’il changea d’idée, et ne songea plus à aller en Afrique. Il y fit loger sa suite, ses bagages et son destrier. La chapelle était située à quelques lieues seulement de Montpellier ; tout près était un riche et beau château ainsi qu’un village qui s’étendait sur le bord d’une rivière ; de sorte qu’il était facile de s’y procurer tout ce dont on avait besoin.

Un jour que le Sarrasin se tenait pensif, ce qui lui arrivait la plupart du temps, il vit venir, le long d’un sentier qui traversait un pré herbeux, une damoiselle au visage respirant l’amour, en compagnie d’un moine barbu. Ils conduisaient un grand destrier ployant sous un lourd fardeau recouvert d’un drap noir.

Quelle était la damoiselle, quel était le moine, et ce qu’ils portaient avec eux, cela doit vous être fort clair ; vous avez bien dû reconnaître Isabelle qui emmenait le corps de son cher Zerbin. Je l’ai laissée traversant la Provence sous la conduite du sage vieillard qui l’avait décidée à consacrer honnêtement à Dieu le reste de sa vie.

Bien que la damoiselle eût la pâleur et l’égarement peints sur le visage, et les cheveux incultes, bien que de sa poitrine embrasée sortissent de continuels soupirs, et que ses yeux fussent deux fontaines, qu’elle portât enfin sur elle tous les témoignages d’une existence malheureuse et insupportable, elle était si belle encore, que les grâces et l’amour auraient pu y faire leur résidence.

Aussitôt que le Sarrasin vit paraître la belle dame, il sentit s’évanouir la haine qu’il avait vouée au sexe que le monde entier adore. Isabelle lui parut en tout digne de lui inspirer un second amour, et d’éteindre le premier, de la même façon que, dans une planche, un clou chasse l’autre.

Il se porta à sa rencontre, et de sa voix la plus douce, de son air le plus gracieux, il s’informa de sa condition. Elle lui découvrit aussitôt le fond de sa pensée ; comment elle était sur le point de quitter le monde trompeur et de se consacrer à Dieu et à ses œuvres saintes. Le païen altier, sans foi ni loi, et qui ne croit pas à Dieu, se met à rire.

Et il traite son intention d’insensée et de légère ; et il dit que pour sûr elle se trompe beaucoup trop, et qu’elle ne doit pas être moins blâmée que l’avare qui enfouit son trésor sous terre, sans utilité pour lui et pour les autres hommes. Ce sont les lions, les ours et les serpents que l’on doit enfermer, et non les créatures belles et inoffensives.

Le moine qui avait l’oreille à tout cela, prêt à venir au secours de l’imprudente jouvencelle afin de l’empêcher de se rejeter dans la vieille voie, se tenait au gouvernail, comme le pilote expérimenté. Il s’empressa de dresser devant elle une table somptueusement chargée de mets spirituels. Mais le Sarrasin, qui était né avec de mauvais goûts, ne les savoura point, et les trouva fort déplaisants.

Puis, comme il interrompait en vain le moine sans pouvoir le faire taire, il perdit patience et, plein de fureur, le saisit dans ses mains. Mais si je vous en disais davantage, mon récit pourrait vous paraître trop long. C’est pourquoi je terminerai ce chant, prenant leçon sur ce qui arriva au vieillard pour avoir trop parlé.

CHANT XXIX.

Argument. — Triste fin de l’ermite. Isabelle, pour conserver sa chasteté, amène par une pieuse ruse Rodomont à lui trancher la tête. Le païen construit un pont étroit sur le fleuve voisin, et fait prisonniers les chevaliers qui y arrivent, ou les tue ; il place leurs armes comme un trophée sur la tombe d’Isabelle. Arrive en cet endroit Roland qui se prend de querelle avec Rodomont, le jette dans le fleuve, et donne de nombreuses preuves de sa folie.

Oh ! que l’esprit de l’homme est débile et peu stable ! comme nous sommes prompts à varier dans nos résolutions ! toutes nos pensées changent facilement, surtout celles qui naissent d’un amoureux dépit. J’avais vu jusque-là le Sarrasin dépasser tellement la mesure dans son ressentiment contre les femmes, que loin de penser que sa haine pût s’éteindre, je ne croyais pas qu’il dût jamais l’adoucir.

Gentes dames, j’ai été si irrité par tout ce qu’au mépris du devoir il a dit à votre blâme, que je ne lui pardonnerai pas avant d’avoir montré, par son propre châtiment, dans quelle erreur il était tombé. Je ferai de telle sorte, avec ma plume et mon encre, que chacun verra qu’il est utile et bon de se taire, voire de se mordre un peu la langue, plutôt que de dire du mal de vous.

Mais qu’il ait parlé comme un ignorant ou comme un sot, une claire expérience vous le démontre. Il avait déployé l’arsenal de sa colère contre toutes les femmes, et sans faire de différence entre elles ; soudain, un regard d’Isabelle l’a si fort touché, qu’il le fait subitement changer de sentiment. Déjà il la désire pour remplacer son ancienne maîtresse, et il l’a vue à peine et ne sait pas encore qui elle est.

Et comme son nouvel amour l’excite et l’échauffe, il met en avant toutes sortes de mauvaises raisons pour rompre l’entière et saine pensée qu’elle avait entièrement tournée vers le Créateur de toutes choses. Mais l’ermite, qui lui sert de bouclier et de cuirasse, la réconforte autant qu’il peut par les plus fermes et les plus solides arguments, afin que la chaste pensée ne soit point détruite.

Le païen impie supporte assez longtemps, bien qu’avec ennui, l’audace du moine ; en vain il lui dit qu’il peut, quand il lui plaira, retourner sans sa compagne à son désert. Quand il voit que le vieillard lui nuit ainsi à visage découvert, et qu’il ne peut en obtenir ni paix ni trêve, il lui porte avec fureur la main au menton, et lui arrache autant de poils de la barbe qu’il peut en saisir.

Et sa fureur croît à tel point, qu’il lui serre le cou dans ses mains comme avec une tenaille. Puis, après l’avoir fait tournoyer une ou deux fois en l’air, il le lance du côté de la mer. Ce qu’il en advint, je ne le sais, ni ne le dis. Il y a plusieurs versions à ce sujet. Les uns disent qu’il alla se briser contre un rocher, et qu’on ne pouvait distinguer ses pieds de sa tête.

D’autres prétendent qu’il alla tomber dans la mer à plus de trois milles au loin, et qu’il mourut, ne sachant pas nager, après avoir adressé en vain au ciel ses prières et ses oraisons. D’autres soutiennent qu’un saint vint à son secours et, d’une main invisible, le tira sur le rivage. Quelle que soit, dans tout cela, la vérité, mon histoire ne parle plus de lui.

Le cruel Rodomont, après s’être débarrassé du loquace ermite, se retourna d’un air moins courroucé vers la dame remplie de tristesse et d’épouvante. Dans le langage habituel aux amoureux, il lui dit qu’elle était son cœur et sa vie, son confort et sa chère espérance, et d’autres choses qui vont avec celles-là.

Il se montrait à cette heure si courtois, qu’il ne donnait plus aucune marque de rudesse. Le gentil visage dont il était enamouré, amortissait et domptait en lui l’orgueil accoutumé. Et bien qu’il pût cueillir facilement le fruit qu’il convoitait, il ne voulut pas cependant aller plus loin que l’écorce, car il comprenait qu’il perdrait toute saveur, s’il ne le recevait comme un don de la dame elle-même.

Il croyait ainsi disposer peu à peu Isabelle à satisfaire ses plaisirs. Elle, qui se voyait en un lieu si solitaire et si étrange, comme la souris aux griffes du chat, aurait préféré se trouver au milieu d’un brasier ardent. Toutefois, elle cherchait s’il n’y aurait aucun moyen, aucune voie pour la tirer de là intacte et sans tache.

Elle prend en son âme la résolution de se donner la mort de sa propre main, avant que le cruel barbare n’accomplisse son dessein, et plutôt que de manquer si indignement à ce chevalier que le sort impitoyable avait fait mourir dans ses bras et auquel elle avait, dans sa pensée, fait à tout jamais le sacrifice de sa chasteté.

Elle voit l’appétit aveugle du roi païen croître sans cesse, et elle ne sait que faire. Elle comprend bien qu’il veut en venir à l’acte déshonnête contre lequel toute défense sera inutile. Cependant, à force de chercher, elle trouve le moyen de parer à ce danger et de sauver sa chasteté, ainsi que je vais vous le dire tout au long et clairement.

Au brutal Sarrasin, qui déjà s’approchait d’elle avec des propos et des gestes dépouillés de toute la courtoisie qu’il avait montrée dans ses premières paroles, elle dit : «  — Si vous m’assurez qu’auprès de vous je n’aurai rien à craindre pour mon honneur, je vous donnerai en échange une chose qui vous profitera beaucoup plus que de m’avoir ravi l’innocence.

« Pour un plaisir de si peu d’instants et dont il y a une telle abondance en ce monde, ne repoussez pas une perpétuelle satisfaction, une joie véritable à nulle autre seconde. Vous pourrez retrouver cent et mille dames au visage agréable ; mais personne au monde ne pourrait vous faire le même don que moi, ou du moins bien peu de gens le pourraient.

« Je connais une herbe — et je l’ai vue en venant, et je sais où je puis la trouver — qui, bouillie avec du laurier et de la rue sous un feu de bois de cyprès, et pressée par des mains innocentes, donne une liqueur dans laquelle quiconque s’est baigné trois fois, voit son corps acquérir une dureté telle qu’il est à l’épreuve du fer et du feu.

« Je dis que si on s’y baigne trois fois, on devient invulnérable pendant un mois. Il faut répéter chaque mois l’opération, car la vertu de cette liqueur ne va point au delà. Je sais la faire, et je la ferai encore aujourd’hui, et vous en verrez la preuve vous-même. Elle peut, si je ne me trompe, vous être plus utile que la conquête de toute l’Europe.

« En échange, je vous demande de me jurer sur votre foi que, ni en paroles ni en fait, vous ne chercherez plus jamais à porter atteinte à ma chasteté. —  » Par ces paroles, elle fit revenir Rodomont à des pensées plus honnêtes ; et il désirait tellement devenir invulnérable, qu’il lui promit beaucoup plus qu’elle ne lui avait demandé.

Il lui dit qu’il la respecterait jusqu’à ce qu’il lui eût vu faire l’épreuve de cette eau admirable, et qu’il veillerait, pendant ce temps, à ce qu’il ne lui échappât aucun mouvement, aucun signe de violence. Mais il comptait bien ne pas tenir le pacte, car il n’avait crainte ni respect de Dieu ou des saints, et, comme manque de foi, toute la trompeuse Afrique lui aurait cédé le pas.

Le roi d’Alger fit à Isabelle plus de mille serments de ne plus la molester, afin qu’elle pût travailler à se procurer l’eau qui devait le rendre invulnérable comme furent autrefois Cignus et Achille[6]. Aussitôt elle se mit à chercher par les ravins et les vallons obscurs, loin des cités et des villes, recueillant de nombreuses herbes ; le Sarrasin ne la perdait pas de vue et se tenait toujours à ses côtés.

Quand ils eurent cueilli en différents endroits autant d’herbes qu’il leur en fallait, avec ou sans leurs racines, ils rentrèrent dans leur demeure. Là, ce modèle de continence passa toute la nuit à faire bouillir toutes ces herbes avec force précautions. Et à tout ce mystérieux labeur, le roi d’Alger était sans cesse présent.

S’étant livré au jeu, pendant toute cette nuit, avec les quelques serviteurs qu’il avait avec lui, il avait éprouvé une telle soif, à cause de la chaleur produite par le feu renfermé dans l’étroite chambre où ils se trouvaient, qu’il avait, en buvant coup sur coup, vidé deux barils pleins de vin de Chypre, enlevés un ou deux jours auparavant par ses écuyers à certains voyageurs.

Rodomont n’était pas habitué au vin dont sa loi condamne et défend l’usage. Dès qu’il en eut goûté, il lui parut une liqueur divine, meilleure que le nectar ou la manne, et narguant le rite sarrasin, il en absorba de grandes tasses et des verres pleins jusqu’aux bords. Le bon vin, circulant à la ronde, leur fit tourner à tous la tête comme un tour.

Cependant, la dame enleva de dessus le feu le chaudron où cuisaient les herbes, et dit à Rodomont : «  — Pour qu’il soit manifeste que mes paroles n’ont pas été jetées au vent, et pour prouver combien la vérité diffère du mensonge et qu’elle peut rendre savants les gens grossiers, je veux faire l’expérience, non sur autrui, mais sur moi-même et tout de suite.

« Je veux, la première, faire l’essai de l’heureuse liqueur pleine de vertu, afin que tu ne t’imagines pas que c’est peut-être un poison mortel. Je m’en frotterai de la cime de la tête jusqu’au-dessous du col et de la poitrine. Puis, tu éprouveras sur moi ta force et ton épée, pour voir si l’une est vigoureuse et si l’autre est tranchante. —  »

S’étant ointe comme elle l’avait dit, elle se plaça souriante et le cou nu, devant l’inepte païen rendu plus inepte encore par le vin qui l’avait vaincu, et sous les coups duquel casque ni écu n’aurait résisté. Ce bestial, croyant ce qu’on lui disait, frappa si fort de la main et du fer cruel, qu’il sépara d’un seul coup le tronc, la poitrine et le dos, de la belle tête, naguère encore séjour favori d’Amour.

La tête rebondit trois fois, et l’on entendit clairement une voix s’en échapper en murmurant le nom de Zerbin. C’est ainsi qu’Isabelle trouva cet étrange moyen de suivre son ami et de fuir des mains du Sarrasin. Ame qui préféras ta foi et la chasteté dont le nom est presque inconnu de nos jours, à la vie et à la verte jeunesse,

Va-t’en en paix, âme bienheureuse et belle. Que mes vers n’ont-ils la force qui leur manque ! J’appellerais à mon secours cet art qui prête tant d’attraits aux paroles pour que dans mille et mille ans, et plus encore, le monde retentît de ton nom illustre. Va-t’en en paix vers les demeures éternelles, et laisse aux autres femmes l’exemple de ta fidélité.

A cet acte incomparable et stupéfiant, le Créateur tourna, du haut du ciel, ses regards ici-bas, et dit : «  — Je fais plus de cas de toi que de celle dont la mort fut cause que Tarquin perdit son royaume. Et pour ce, parmi toutes mes lois que le temps ne doit jamais détruire, j’entends en établir une sur laquelle, je le jure par les eaux inviolables, les siècles futurs n’auront aucune prise.

« Je veux qu’à l’avenir chaque femme qui portera ton nom soit douée d’un esprit sublime, et qu’elle soit belle, gente, courtoise et sage, et qu’elle parvienne au plus haut degré de l’honneur. Par quoi, les écrivains auront sujet de célébrer ton nom illustre et digne de louanges ; de sorte que le Parnasse, le Pinde et l’Hélicon répètent sans cesse : Isabelle, Isabelle. —  »

Dieu dit ainsi, et tout autour de lui l’air devint serein, et la mer s’apaisa comme en ses jours de plus grand calme. L’âme chaste retourna au troisième ciel, où elle se retrouva dans les bras de son cher Zerbin. Le féroce païen, nouveau Bréhus sans pitié[7], resta sur la terre, plein de honte et de remords. Quant il eut cuvé le vin qu’il avait pris en trop, il déplora son erreur et en fut très contrit.

Il pensa apaiser ou satisfaire en partie l’âme bienheureuse d’Isabelle, en faisant vivre sa mémoire, puisqu’il avait tué son corps. Il imagina, pour qu’il en fût ainsi, de convertir en sépulture la chapelle où il habitait, et où elle avait été mise à mort ; je vais vous dire de quelle façon.

Il fit venir des artistes de tous les pays d’alentour, soit de bonne volonté soit par menaces ; ayant ensuite rassemblé environ six mille ouvriers, il fit choisir d’immenses rochers dans les monts voisins, il les entassa en une seule masse qui, de la base au faîte, avait nonante brasses de haut, et il y renferma la chapelle qui contenait les restes des deux amants.

Il imita ainsi le superbe mausolée qu’Adrien fit élever sur les rives du Tibre. Il voulut qu’auprès du sépulcre se dressât une haute tour qu’il destina à lui servir pendant quelque temps d’habitation. Il fit construire sur la rivière qui courait au pied un pont étroit, large seulement de deux brasses. Le pont était long, mais si étroit qu’à peine il pouvait donner place à deux cavaliers,

A deux cavaliers qui auraient marché de front, ou qui seraient venus à la rencontre l’un de l’autre. Le pont n’avait ni parapet, ni barrière, et l’on pouvait facilement tomber de chacun de ses côtés. Rodomont voulut que le passage de ce pont coûtât cher à tout guerrier, soit païen, soit baptisé, car il jura de faire avec leurs dépouilles mille trophées pour le tombeau d’Isabelle.

En dix jours, peut-être un peu moins, le pont, jeté au-dessus du fleuve, fut achevé. Mais le sépulcre ne fut point aussi prompt à se construire, non plus que la tour à s’élever. Lorsqu’elle fut terminée, on établit sur la cime une vedette, chargée d’indiquer à Rodomont, par le son du cor, la venue de tout chevalier.

Rodomont s’armait aussitôt et venait disputer le passage, tantôt sur une rive, tantôt sur l’autre. Si le chevalier se présentait du côté de la tour, le roi d’Alger se transportait sur l’autre bord. Le pont étroit servait de champ clos, et pour peu que le cheval déviât de la ligne, il tombait dans le fleuve qui était très profond. Il n’y avait pas de péril égal au monde.

Le Sarrasin avait imaginé ce genre de combat pour être exposé à tomber souvent du haut du pont la tête la première dans le fleuve, où il aurait été obligé de boire beaucoup d’eau. Il voulait expier ainsi l’erreur où l’avait entraîné le vin bu outre mesure. L’eau, non moins que le vin, rachète la faute que la main ou la langue a commise sous l’influence du vin.

En peu de jours, beaucoup de chevaliers passèrent par là ; quelques-uns y arrivèrent tout naturellement en suivant leur chemin ; c’étaient ceux qui allaient en Italie ou en Espagne, et qui n’avaient pas d’autre route plus fréquentée. D’autres y vinrent d’eux-mêmes, estimant l’honneur plus que la vie, et désireux de faire montre de leur vaillance. Et tous, là où ils croyaient cueillir la palme, étaient forcés d’abandonner leurs armes ; beaucoup y perdaient en même temps la vie.

Si ceux qu’il abattait étaient païens, Rodomont se contentait de les dépouiller de leurs armes qu’il suspendait aux marbres de la chapelle, après y avoir fait inscrire les noms de ceux à qui elles avaient d’abord appartenu. Mais il retenait prisonniers tous les chrétiens, et les envoyait ensuite en Algérie. Les constructions n’étaient pas encore achevées, lorsque le fou Roland vint à passer par là.

Le comte, dans sa folie, arriva par hasard sur les bords de cette grande rivière, où Rodomont, comme je vous l’ai dit, faisait bâtir en grande hâte. La tour ni le sépulcre n’étaient terminés, et le pont l’était à peine. Le païen armé de toutes pièces, hors son casque, se trouvait justement sur le pont, au moment où Roland y arriva.

Roland, poussé par sa folie furieuse, franchit la barrière et se met à courir sur le pont. Mais Rodomont, la face troublée par la colère — il se tenait à pied en avant de la grande tour — crie de loin après lui et le menace, ne le jugeant pas digne de le repousser avec l’épée : «  — Arrête-toi, vilain, indiscret, téméraire, importun et arrogant.

« Ce pont est fait uniquement pour les seigneurs et les chevaliers, non pour toi, bête brute. —  » Roland, dont la pensée était fort loin, s’avance toujours et fait la sourde oreille. «  — Il faut que je châtie ce fou —  », dit le païen. Et, dans cette intention, il s’élance pour le précipiter dans l’eau, ne pensant point trouver qui lui réponde.

En ce moment, une gente damoiselle arrive sur les bords du fleuve et s’apprête à passer le pont. Elle est richement vêtue ; sa figure est belle, et, sous ses manières accortes, elle montre une grande réserve. C’était, s’il vous en souvient, seigneur, la damoiselle qui s’en allait cherchant des nouvelles de Brandimart son amant, partout ailleurs qu’où il était, c’est-à-dire à Paris.

Fleur-de-Lys — c’est ainsi que se nommait la damoiselle — arriva près du pont, au moment même où Roland entrait en lutte avec Rodomont qui voulait le jeter dans la rivière. La dame, qui avait longtemps fréquenté le comte, le reconnut sur-le-champ, et s’arrêta, remplie d’étonnement à la vue de la folie qui le faisait ainsi aller nu.

Elle s’arrêta pour regarder comment se terminerait la lutte furieuse de deux hommes si vigoureux. Pour se faire tomber l’un l’autre du haut du pont, tous deux concentrent toute leur force. «  — Comment se fait-il qu’un fou soit si fort ? —  » se dit entre ses dents le fier païen. Et de çà, de là, il tourne et s’agite, plein de dépit, d’orgueil et de colère.

De l’une et l’autre main il cherche à le saisir à l’endroit le plus favorable ; il lui passe adroitement entre les jambes, tantôt le pied droit, tantôt le pied gauche. Rodomont, aux prises avec Roland, ressemble à l’ours stupide qui croit pouvoir déraciner l’arbre d’où il est tombé, et qui, lui attribuant sa mésaventure, s’acharne contre lui dans sa rage haineuse.

Roland, dont l’esprit était perdu je ne sais où, et qui se servait uniquement de sa force, de cette force prodigieuse dont personne au monde, à quelques rares exceptions près, n’aurait pu se défendre, se laissa tomber à la renverse, du haut du pont, avec le païen qu’il tenait embrassé ; tous deux tombèrent dans le fleuve et allèrent jusqu’au fond. L’onde rejaillit en l’air et le rivage en gémit.

L’eau les fit sur-le-champ se séparer. Roland est nu, et nage comme un poisson. Des bras et des pieds il fait si bien qu’il regagne le rivage. A peine hors de l’eau, il se met à courir, sans s’arrêter à regarder en arrière, et sans s’inquiéter s’il s’expose au blâme ou à l’éloge. Mais le païen, empêché par ses armes, revient plus lentement et avec plus de peine au rivage.

Pendant la lutte, Fleur-de-Lys avait, en toute sécurité, traversé le pont et la rivière. Elle avait visité le sépulcre dans ses moindres recoins, pour voir s’il n’y avait pas trace du passage de son Brandimart. N’y voyant ni ses armes ni ses vêtements, elle espère le retrouver ailleurs. Mais retournons au comte qui laisse derrière lui tour, fleuve et pont.

Ce serait folie à moi que de promettre de vous raconter une à une les folies de Roland. Il en commit tant et tant, que je ne saurais comment en finir. Mais j’en choisirai quelques-unes des plus éclatantes et dignes d’être citées dans mes vers, et qui me paraissent nécessaires à mon histoire. Je ne tairai point, entre autres, l’aventure merveilleuse qui lui arriva dans les Pyrénées, au-dessus de Toulouse.

Le comte, depuis qu’il avait été pris de folie furieuse, avait parcouru beaucoup de pays ; il arriva enfin au sommet de la chaîne de montagnes qui sépare la France de l’Aragon. Il se dirigeait du côté où le soleil se couche, suivant un étroit chemin qui surplombait une vallée profonde.

Du côté opposé, s’en venaient deux jeunes bûcherons qui poussaient devant eux un âne chargé de bois. S’apercevant à son aspect qu’il avait la cervelle vide, ils lui crièrent d’une voix menaçante qu’il eût à reculer ou à se ranger de côté, et à laisser libre le milieu du chemin.

Roland ne fit pas d’autre réponse que de presser le pas d’un air furieux, jusqu’à ce qu’il fût arrivé vers l’âne. Alors, il le saisit par le flanc et, avec cette force qui n’avait point d’égale, il le lança si haut, qu’il semblait un petit oiseau volant dans les airs. L’âne alla tomber sur la cime d’une colline qui se dressait à un mille de la vallée.

Puis le comte s’approcha des deux jeunes gars. L’un d’eux fut en cette circonstance plus heureux que prudent. Il se jeta, par peur, du haut d’un ravin haut de deux fois trente brasses. Il tomba au beau milieu d’un amas de ronces, d’herbes et de terre molle. Il en fut quitte pour quelques égratignures au visage, et put s’échapper sain et sauf.

L’autre s’accrocha à une souche qui sortait du rocher, espérant grimper jusqu’à la cime assez promptement pour éviter les atteintes du fou. Mais celui-ci, acharné à sa poursuite, le saisit par les pieds pendant qu’il s’efforçait de grimper, et, écartant les bras autant que faire se put, il le fendit en deux morceaux,

De la même façon qu’on écartèle un héron ou un poulet, lorsqu’on veut donner leurs entrailles en pâture au faucon ou au vautour. L’autre, qui avait risqué de se casser le cou, put se vanter d’avoir échappé à une belle mort ! Il le raconta dans la suite comme un vrai miracle, et ce récit vint aux oreilles de Turpin qui l’écrivit à notre intention.

Roland fit encore beaucoup d’autres choses étonnantes en traversant la montagne. Enfin, après avoir longtemps erré, il descendit, du côté du midi, sur la terre d’Espagne. Il prit la route qui longe la mer dont les flots baignent les rivages de l’Aragon, et, sous l’influence de la folie qui le poussait, il songea à se creuser une tanière dans le sable,

Afin de se garantir du soleil. Il s’enfouit dans le sable aride et léger, et il y était à moitié caché, lorsque survinrent par hasard Angélique la belle et son mari qui descendaient, comme je vous l’ai raconté plus haut, des monts Pyrénées sur le rivage espagnol. Elle arriva à moins d’une brassée du comte sans l’avoir encore aperçu.

Que ce fût là Roland, elle ne pouvait le penser, tellement il différait de ce qu’il était d’habitude. Depuis que cette fureur le possédait, il était toujours allé nu, à l’ombre et au soleil. S’il était né dans les champs de Sienne, dans les pays où les Garamantes adorent Jupiter Ammon, ou près des monts où le grand Nil prend sa source, il n’aurait pu avoir la peau plus brûlée.

Ses yeux étaient quasi cachés dans sa tête ; il avait la figure maigre et décharnée comme un os, la chevelure inculte, hirsute et en désordre, la barbe épaisse, épouvantable, hideuse. A peine Angélique l’eut-elle vu, qu’elle s’empressa de tourner bride, toute tremblante. Toute tremblante et emplissant le ciel de ses cris, elle se retourna pour chercher secours auprès de son compagnon.

Dès que Roland, dans sa folie, l’eut aperçue, il se leva d’un bond pour la saisir, tellement son gracieux visage lui plut, et tellement l’appétit lui en vint subitement. De l’avoir tant aimée et respectée, aucun souvenir ne restait plus en lui ; il court derrière elle, à la façon d’un chien qui poursuivrait une bête fauve.

Le jouvenceau qui voit le fou poursuivre sa dame, le heurte avec son cheval, et le frappe en même temps juste au moment où il lui tourne le dos. Il croit lui séparer la tête du buste ; mais la peau était dure comme un os, et, à vrai dire, plus que l’acier. Roland en effet était né complètement invulnérable.

Roland, se sentant frapper par derrière, se retourne, et en se retournant, il serre le poing ; avec cette force qui dépasse toute mesure, il frappe le destrier du Sarrasin. Il le frappe sur la tête et, comme s’il était de verre, il la brise et tue le cheval. Puis il s’élance de nouveau sur les traces de celle qui fuyait devant lui.

Angélique chasse sa jument en toute hâte ; elle la presse du fouet et de l’éperon. Il lui semble que si elle pouvait voler aussi vite qu’une flèche, elle irait encore trop lentement. Soudain, elle se rappelle l’anneau qu’elle a au doigt et qui peut la sauver. Elle le porte à sa bouche, et l’anneau, qui n’avait rien perdu de sa vertu, la fait disparaître comme une lumière qu’un souffle éteint.

Soit qu’elle eût peur que la jument ne trébuchât, soit qu’elle fît un faux mouvement en changeant l’anneau de place, — je ne puis affirmer quel est le vrai — au moment même où elle plaça l’anneau dans sa bouche, et où elle rendit ainsi invisible son beau visage, elle leva la jambe, vida les arçons et se trouva à la renverse sur le sable.

Il s’en fallut de deux doigts qu’elle ne fût atteinte par le fou, qui, dans le choc, lui eût ôté la vie. Elle fut, en cette occurrence, grandement favorisée par la fortune. Cependant elle cherche le moyen de se procurer une autre monture, ainsi qu’elle a fait déjà, car elle ne peut plus songer à ravoir jamais celle qu’elle vient de quitter, et qui galope sur le rivage, poursuivie par le paladin.

Ne doutez point qu’elle ne sache se pourvoir, et suivons Roland, dont l’impétuosité et la rage augmentent en voyant Angélique disparaître. Il poursuit la jument sur le sable nu, et en approche toujours de plus en plus. Déjà il la touche et, la saisissant par la crinière, puis par la bride, il s’en rend enfin maître.

Le paladin s’en empare avec la même joie qu’un autre se serait emparé d’une donzelle. Il rassemble les rênes et la bride, et, d’un bond, saute en selle. Il la fait courir pendant plusieurs milles, de çà, de là, sans lui laisser de repos, sans jamais lui ôter la selle ni le frein, et sans lui laisser goûter ni herbe ni foin.

En voulant franchir un fossé, il roule au fond avec la jument. Non seulement il n’éprouve aucun mal, mais il ne sent pas même la secousse. Quant à la malheureuse bête, elle se brise l’épaule au fond du fossé. Roland ne voit pas comment il pourra la tirer de là ; finalement, il la charge sur son épaule et, sous ce poids énorme, il parcourt encore trois portées d’arc.

Mais sentant que la charge devient trop lourde, il la dépose à terre, et cherche à la tirer après lui. La jument le suit d’un pas lent et boiteux. Roland lui disait : «  — Marche ! —  » mais il parlait en vain. Du reste, l’eût-elle suivi au galop, que son désir insensé n’eût pas été satisfait. A la fin, il lui enlève le licol et l’attache par le pied droit.

Puis il la tire après lui, et la réconforte en lui disant qu’ainsi elle pourra le suivre plus facilement. Le poil et la peau de la malheureuse bête restent aux pierres du chemin, et elle meurt enfin de fatigue et de coups. Roland ne s’en aperçoit même pas, et, sans la regarder, il poursuit son chemin en courant.

Il va, la traînant toujours, bien que morte. Il dirige sa course vers l’Occident. Sur son passage, il saccage palais et chaumières. Lorsqu’il éprouve le besoin de manger, il s’empare des fruits, des viandes, du pain ; tout lui est bon, pourvu qu’il l’engloutisse. Partout il use de sa force contre les gens, laissant celui-ci mort, celui-là estropié. Il s’arrête rarement, et va sans cesse devant lui.

Il aurait traité de même sa dame, si elle ne s’était cachée, car il ne distinguait plus le noir du blanc, et croyait être utile en nuisant à tout le monde. Ah ! que maudits soient l’anneau et le chevalier qui l’avait donné à Angélique. Sans lui, Roland se serait vengé, et du même coup en aurait vengé mille autres.

Et ce n’est pas celle-là seulement qui aurait dû tomber aux mains de Roland, mais toutes celles qui existent aujourd’hui, car, de toutes façons, elles sont toutes ingrates, et, parmi elles, il ne s’en trouve pas une de bonne. Mais avant que les cordes détendues de ma lyre ne rendent un son en désaccord avec mon chant, il vaut mieux le renvoyer à une autre fois, afin qu’il soit moins ennuyeux pour qui l’écoute.

CHANT XXX.

Argument. — Étranges preuves de folie de Roland. — Mandricard et Roger combattent l’un contre l’autre pour l’écu d’Hector et l’épée de Roland. Roger est blessé et Mandricard est tué. — Bradamante reçoit des mains d’Hippalque la lettre de Roger et se plaint de lui. — Renaud vient à Montauban, et emmène avec lui ses frères et ses cousins au secours de Charles.

Quand la raison se laisse dominer par l’impétuosité et la colère ; quand elle ne sait pas se défendre de l’aveugle fureur qui pousse la main et la langue à nuire à ses propres amis, bien qu’ensuite on en pleure et qu’on en gémisse, la faute commise n’en est point rachetée. Hélas ! je pleure et je m’afflige en vain de tout ce que, dans un moment de colère, j’ai dit à la fin du dernier chant.

Mais je suis comme un malade qui, après avoir pris longtemps patience, ne peut plus résister à la douleur, cède à la rage et se met à blasphémer. La douleur passe, ainsi que l’irritation qui poussait la langue à maudire. Le malade se ravise et se repent, il a honte de lui-même ; mais nous ne pouvons faire que ce que nous avons dit n’ait pas été dit.

J’espère beaucoup, dames, en votre courtoisie, pour obtenir un pardon que j’implore de vous. Vous m’excuserez ; car si j’ai failli, c’est sous l’influence de la frénésie, vaincu d’une âpre passion. Rejetez-en la faute sur mon ennemie qui me traite d’une telle façon que je ne pourrais pas être plus mal traité. C’est elle qui me fait dire ce dont je me repens ensuite. Dieu sait que c’est à elle que le tort appartient ; quant à elle, elle sait si je l’aime !

Je ne suis pas moins hors de moi que le fut Roland, et je ne suis pas moins excusable que lui qui s’en allait errant à travers les monts et les plaines, et qui parcourut ainsi la plus grande partie du royaume de Marsile. Pendant plusieurs jours, il traîna, sans rencontrer d’obstacle, la jument toute morte qu’elle était. Mais arrivé à un endroit où un grand fleuve entrait dans la mer, force lui fut d’abandonner son cadavre.

Sachant nager comme une loutre, il entra dans le fleuve et gagna l’autre rive ; au même moment, un berger arrivait, monté sur un cheval qu’il venait abreuver dans le fleuve. Bien que Roland s’avance droit sur lui, le berger qui le voit seul et nu ne cherche pas à l’éviter : «  — Je voudrais, — lui dit le fou — faire un échange de ton roussin avec ma jument.

« Je te la montrerai de l’autre côté, si tu veux, car elle gît morte sur l’autre rive ; tu pourras ensuite la faire panser. Je ne lui connais pas d’autre défaut. En y ajoutant peu de chose, tu peux me donner ton roussin. Descends-en donc de toi-même, car il me plaît. —  » Le berger se met à rire, et, sans répondre, il va vers le gué et s’éloigne du fou.

«  — Je veux ton cheval : holà ! n’entends-tu pas ? —  » reprend Roland ; et, plein de fureur, il s’élance. Le berger avait à la main un bâton noueux et solide ; il en frappe le paladin. La rage, la colère du comte dépassant alors toutes les bornes, il semble plus féroce que jamais. Il frappe du poing sur la tête du berger qui tombe mort, les os broyés.

Le comte saute à cheval et s’en va courant par divers chemins, saccageant tout sur son passage. Le roussin ne goûte jamais foin ni avoine, de sorte qu’en peu de jours il reste sur le flanc. Roland n’en va point à pied pour cela ; il entend aller aussi en voiture tout à son aise ; autant il en rencontre, autant il en prend pour son usage, après avoir occis les maîtres.

Il arriva enfin à Malaga et y commit plus de dommages que partout ailleurs. Non seulement il sema le carnage parmi la population, mais il extermina tant de gens que cette année, ni la suivante, les vides qu’il fit ne purent être comblés. Il détruisit et brûla tant de maisons, que plus du tiers du pays fut ravagé.

Après avoir quitté ce pays, il vint dans une ville nommée Zizera, et qui s’élève sur le détroit de Gibraltar ou de Zibelterre — car on l’appelle de l’un et de l’autre nom. — Là, il vit une barque qui s’éloignait de terre ; elle était pleine de gens qui s’ébattaient joyeusement sur les eaux tranquilles de la mer, aux rayons naissants du matin.

Le fou commença par leur crier de toutes ses forces de l’attendre, car l’envie lui était venue de monter sur la barque. Mais c’est bien en vain qu’il prodigue ses cris et ses hurlements, car il était une marchandise que l’on n’embarque pas volontiers. La barque file sur l’eau, aussi rapide que l’hirondelle qui fend l’air. Roland presse son cheval, le frappe, le serre, et comme une catapulte, le pousse à la mer.

Force est enfin au cheval d’entrer dans l’eau. En vain la pauvre bête veut reculer ; en vain il résiste de toutes ses forces ; il y entre jusqu’aux genoux, puis jusqu’au ventre, jusqu’à la croupe ; bientôt on ne voit plus que sa tête qui dépasse à peine la vague. Il n’a plus espoir de revenir en arrière, et les coups de houssine lui pleuvent entre les oreilles. Le malheureux ! il faut qu’il se noie, ou qu’il traverse le détroit jusqu’à la rive africaine.

Roland n’aperçoit plus ni la poupe ni la proue du bateau qui lui avait fait quitter le rivage pour se jeter dans la mer. Il a fui dans le lointain, et les flots mobiles le cachent aux regards. Roland pousse toujours son destrier à travers l’onde, résolu à passer de l’autre côté de la mer. Le destrier, plein d’eau et vide d’âme, cesse de vivre et de nager.

Il va droit au fond et il aurait entraîné son cavalier avec lui, si Roland ne s’était soutenu sur l’eau par la seule force de ses bras. Il se démène des jambes et des mains, et rejette, en soufflant, l’eau bien loin de sa figure. L’air était suave et la mer dans tout son calme. Et ce fut fort heureux pour le paladin, car pour peu que la mer eût été mauvaise, il y aurait perdu la vie.

Mais la Fortune, qui prend soin des insensés, le fit aborder au rivage de Ceuta, sur une plage éloignée des murs de la ville de deux portées de flèche. Pendant plusieurs jours, il courut à l’aventure le long de la côte, du côté du Levant, jusqu’à ce qu’il vînt à rencontrer, se déployant sur le rivage, une armée innombrable de guerriers noirs.

Laissons le paladin mener sa vie errante ; le moment reviendra bien de parler de lui. Quant à ce qui, seigneur, arriva à Angélique après qu’elle eut échappé des mains du fou, à la façon dont elle trouva bon navire et meilleur temps pour retourner en son pays, et dont elle donna le sceptre de l’Inde à Médor, un autre le chantera peut-être sur un meilleur luth.

Pour moi, j’ai à parler de tant d’autres choses, que je ne me soucie plus de la suivre. Il faut que je reporte ma pensée vers le Tartare qui, après avoir écarté son rival, jouit en paix de cette beauté dont l’Europe ne renferme plus l’égale, depuis qu’Angélique l’a quittée et que la chaste Isabelle est montée au ciel.

Mais l’altier Mandricard ne peut jouir entièrement du bénéfice de la sentence qui lui a octroyé la possession de la belle dame, car il a sur les bras d’autres querelles. L’une lui est suscitée par le jeune Roger, auquel il ne veut pas céder le droit de porter l’aigle blanche sur ses armes ; l’autre, par le fameux roi de Séricane, qui veut lui faire rendre l’épée Durandal.

Agramant perd sa peine, ainsi que Marsile, à vouloir débrouiller cet inextricable conflit. Non seulement il ne peut parvenir à les rendre amis, mais Roger ne veut point consentir à laisser à Mandricard l’écu de l’antique Troyen, et Gradasse exige qu’on lui rende l’épée ; de sorte que l’une et l’autre querelle sont loin d’être apaisées.

Roger ne veut point qu’il se serve de son écu contre un autre adversaire que lui ; de son côté Gradasse n’entend point qu’il combatte, excepté contre lui, avec l’épée que le glorieux Roland portait d’habitude. A la fin, Agramant dit : «  — Trêve aux paroles, et voyons ce que la Fortune décidera. Celui qu’elle désignera passera le premier.

« Et si vous voulez encore plus me complaire, ce dont je vous aurai une obligation éternelle, vous allez tirer au sort à qui de vous combattra, mais à la condition que le premier dont le nom sortira de l’urne sera chargé de vider les deux différends, de façon que, s’il est vainqueur, il aura vaincu aussi pour le compte de son compagnon ; et, s’il est vaincu, il aura succombé pour tous les deux.

« Entre Gradasse et Roger, je crois que la différence est nulle, ou à peu près, comme valeur, et celui des deux qui combattra le premier se comportera excellemment sous les armes. Quant à la victoire, elle sera du côté que la divine Providence voudra. Le chevalier vaincu n’aura rien à se reprocher ; tout sera imputable à la Fortune. —  »

Roger et Gradasse n’opposèrent mot à la proposition d’Agramant, et furent d’accord que le premier d’entre eux dont le nom sortirait, se chargerait de l’une et l’autre querelle. En conséquence, leurs noms furent écrits sur deux billets ayant même ressemblance et même forme et renfermés dans une urne que l’on agita longtemps, de manière à les bien remuer.

Un innocent enfant mit la main dans l’urne et prit un billet ; le hasard amena le nom de Roger et laissa au fond celui du Sérican. On ne saurait dire quelle allégresse ressentit Roger, quand il vit son nom sortir de l’urne. Par contre, le Sérican en fut très affligé ; mais ce que le ciel décide, force est de l’accepter.

Le Sérican passe tout son temps, met tous ses soins à conseiller, à aider Roger, afin qu’il soit vainqueur. Il lui montre une à une et lui rappelle toutes les choses qu’il a déjà expérimentées par lui-même ; comment on se couvre tantôt de l’épée, tantôt de l’écu ; quelles bottes sont mauvaises et quelles sont celles dont on est sûr ; à quel moment il faut avancer ou reculer.

Le reste de ce jour, où l’accord avait eu lieu ainsi que le tirage au sort, est consacré de part et d’autre par les amis à encourager les deux guerriers, selon l’usage. La foule, avide d’assister au combat, s’empresse d’occuper les places. Beaucoup veillent toute la nuit, dans la crainte d’arriver trop tard le lendemain.

La vile multitude attend avec impatience que les deux braves chevaliers en viennent aux mains, car elle n’en voit pas et n’en comprend pas plus long que ce qui se passe devant ses yeux. Mais Sobrin et Marsile, qui voient plus loin et comprennent ce qui peut nuire ou être utile, blâment cette bataille et Agramant qui la permet.

Ils ne cessent de lui faire voir quel grave dommage ce sera pour le peuple sarrasin, quel que soit celui des deux qui meure, de Roger ou du roi tartare. La mort d’un seul de l’un d’eux profitera plus au fils de Pépin, que celle de dix mille autres guerriers, parmi lesquels il serait difficile d’en retrouver un aussi brave.

Le roi Agramant reconnaît que tout cela est vrai, mais il ne peut plus refuser ce qu’il a promis. Il prie bien Mandricard et le brave Roger de lui rendre sa parole, d’autant plus que l’objet de leur querelle est sans importance et ne mérite pas de subir l’épreuve des armes. Il leur demande que s’ils ne veulent point lui obéir en cela, ils consentent au moins à différer le combat ;

Qu’ils reportent leur combat singulier à cinq ou six mois, plus ou moins, jusqu’à ce qu’il ait chassé Charles de son royaume et lui ait enlevé le sceptre, la couronne et le manteau impérial. Mais l’un et l’autre, bien que désireux d’obéir au roi, restent inflexibles, estimant un tel accord honteux pour celui qui y consentirait le premier.

Mais plus que le roi, plus que tous les autres, la belle fille du roi Stordilan fait dépense de paroles pour apaiser le Tartare. Suppliante, elle le prie ; elle se lamente et gémit. Elle le conjure de consentir à la demande du roi africain et de vouloir ce que veut le camp tout entier. Elle se lamente et se plaint d’être, grâce à lui, toujours tremblante et pleine d’angoisses.

«  — Hélas ! — disait-elle, — pourrai-je jamais vivre tranquille, si un nouveau désir vous prend à chaque instant de chercher querelle tantôt à l’un, tantôt à l’autre ? Comment pourrai-je me réjouir de ce que la bataille projetée entre vous et Rodomont soit évitée, alors qu’une autre non moins dangereuse est prête à s’allumer ?

« Hélas ! c’est bien en vain que j’étais fière qu’un roi si glorieux, qu’un chevalier si redoutable consentît à risquer pour moi la mort dans un combat périlleux et acharné, puisque je vois maintenant que vous n’hésitez pas à vous exposer aux mêmes dangers pour une cause si futile ! c’était votre ardeur naturelle, et non votre amour pour moi, qui vous poussait.

« Mais s’il est vrai que votre amour soit tel que vous vous efforcez de me le montrer à toute heure, je vous prie par cet amour même, et par cette angoisse qui m’oppresse l’âme et le cœur, de ne pas vous tourmenter plus longtemps de ce que Roger garde sur son écu l’oiseau aux plumes blanches. Je ne sais pas en quoi il peut vous être utile ou nuisible qu’il abandonne cette devise ou qu’il la porte.

« Vous gagnerez peu de chose, et pourrez perdre beaucoup à la bataille que vous allez livrer. Quand vous aurez arraché l’aigle des mains de Roger, ce sera un maigre résultat pour un grand travail. Mais si la Fortune vous est contraire — et vous ne la tenez pas encore par son cheveu — vous serez cause d’un malheur à la seule pensée duquel je sens que mon cœur se déchire.

« Si vous tenez pour vous-même assez peu à la vie pour lui préférer une aigle peinte, qu’elle vous soit au moins chère pour ma vie à moi, car l’une ne saurait s’éteindre sans entraîner l’autre avec elle. Ce n’est pas de mourir avec vous qui me paraît douloureux ; je vous suivrai dans la vie, comme dans la mort ; mais je ne voudrais pas mourir avec la douleur de descendre après vous dans la tombe. —  »

Par de telles paroles et beaucoup d’autres semblables, accompagnées de larmes et de soupirs, elle ne cesse toute la nuit de supplier son amant et de le ramener à des idées de paix. Celui-ci cueille ces douces larmes sur ses beaux yeux humides, et ces tendres plaintes sur ses lèvres plus vermeilles que la rose. Pleurant lui aussi, il répond ainsi :

«  — O ma vie, ne vous mettez par Dieu point en souci pour si peu de chose ; quand même Charles et le roi d’Afrique, et tout ce qu’ils ont avec eux de chevaliers maures et français, déploieraient leurs bannières contre moi seul, vous ne devriez pas vous en effrayer davantage. Vous paraissez me tenir en peu d’estime, puisqu’un Roger seul vous fait trembler pour moi.

« Vous devriez cependant vous rappeler que seul, et n’ayant ni épée ni cimeterre, j’ai avec un tronçon de lance exterminé une troupe de chevaliers armés. Gradasse, bien qu’il en ait vergogne et dépit, raconte à qui le lui demande qu’il fut mon prisonnier dans un château de Syrie ; et pourtant il a une bien autre renommée que Roger.

« Le roi Gradasse ne nie point également, votre Isolier et Sacripant savent aussi — je dis Sacripant, roi de Circassie, — et le fameux Griffon et Aquilant, et cent autres et plus, qu’ayant été faits prisonniers quelques jours auparavant à ce passage, je les délivrai tous, mahométans et gens baptisés, le même jour.

« Leur étonnement dure encore des grandes prouesses que je fis en ce jour et qui dépassèrent ce que j’aurais pu faire si j’avais eu autour de moi, comme ennemis, les armées des Maures et des Francs. Et maintenant Roger, un simple jouvenceau, pourrait, dans un combat seul à seul, être pour moi sujet de péril ou d’affront ? Et maintenant que je possède Durandal et l’armure d’Hector, Roger doit-il vous faire peur ?

« Ah ! pourquoi n’ai-je pas eu besoin de vous conquérir tout d’abord par les armes ! Je vous aurais tellement rendue certaine de ma vaillance, que vous pourriez déjà prévoir la fin destinée à Roger. Séchez vos larmes, et de par Dieu ne me faites pas un présage aussi triste. Soyez persuadée que c’est le souci de mon honneur qui me pousse, et non pas l’oiseau blanc peint sur l’écu. —  »

C’est ainsi qu’il lui parla. La dame, remplie de tristesse, lui répliqua par une foule de raisons capables non pas seulement de le faire changer de résolution, mais de faire bouger de place une colonne. Elle finit par le vaincre, bien qu’il fût armé et qu’elle fût en jupons, et elle l’avait amené à dire que si le roi leur parlait de nouveau d’un accord, il y consentirait.

Et il l’aurait fait, si, dès le lever de l’aurore avant-courrière du soleil, l’impétueux Roger, qui voulait montrer qu’il portait à juste titre l’aigle brillante, sans écouter davantage les paroles de conciliation, n’avait fait sonner du cor et ne s’était présenté tout armé, dans la lice dont le peuple entourait la palissade.

Aussitôt que le Tartare entend le son éclatant qui le défie au combat, il ne veut plus entendre parler d’accord. Il se jette hors de son lit et crie qu’on lui apporte ses armes. Son visage respire une telle résolution, que Doralice elle-même n’ose plus lui parler de paix ni de trêve. Il faut enfin que la bataille ait lieu.

Mandricard s’arme rapidement et reçoit avec impatience les services de ses écuyers. Puis il s’élance sur le bon cheval qui avait appartenu au grand défenseur de Paris, et il court en toute hâte vers la place choisie pour vider par les armes les grandes querelles. Le roi et la cour y arrivent en même temps que lui, de sorte que l’assaut éprouve peu de retard.

On leur lace en tête les casques reluisants, et on leur remet leurs lances. Puis la trompette donne le signal qui fait pâlir les joues à plus de mille spectateurs. Les chevaliers mettent la lance en arrêt et, donnant de l’éperon dans les flancs de leurs coursiers, ils viennent avec une telle impétuosité à la rencontre l’un de l’autre, que le ciel semble s’abîmer et la terre s’entr’ouvrir.

De l’un et de l’autre côté, on voit s’avancer l’oiseau blanc qui soutient Jupiter dans les airs[8], ainsi qu’on le vit plus d’une fois jadis en Thessalie, mais avec d’autres ailes. Chacun des deux champions montre son ardeur et sa force dans le maniement des massives antennes. Sous le choc terrible, ils sont plus inébranlables que la tour battue des vents ou l’écueil fouetté par les vagues.

Les éclats de leur lance volent jusqu’au ciel. Turpin, très véridique en cette circonstance, raconte que deux ou trois de ces éclats, qui étaient parvenus jusqu’à la sphère du feu, en retombèrent tout enflammés. Les chevaliers avaient saisi leur épée, et, comme des gens peu accessibles à la peur, ils revinrent l’un sur l’autre. Tous deux se frappèrent à la visière de la pointe du glaive.

Ils se frappèrent tout d’abord à la visière. Ils ne songèrent pas, pour se démonter, à donner la mort aux chevaux, ce qui aurait été une mauvaise action, car les pauvres bêtes ne sont pas cause de la guerre. Celui qui penserait qu’ils agissaient ainsi par suite d’une convention conclue entre eux, se tromperait beaucoup et ne connaîtrait pas l’usage antique : en dehors de toute convention, celui qui frappait le cheval de son adversaire, encourait une éternelle honte et un blâme général.

Ils se frappèrent à la visière qui était double, et qui, malgré cela, eut peine à résister à une telle furie. Les coups se succèdent l’un après l’autre ; les bottes sont plus serrées que la grêle qui brise et dépouille les branches des arbres, et détruit la moisson désirée. Vous savez si Durandal et Balisarde coupent, et ce qu’elles valent en de telles mains.

Mais ils ne portent pas encore de coups dignes d’eux, tant l’un et l’autre se tiennent sur leurs gardes. C’est Mandricard qui fit la première blessure dont le brave Roger faillit recevoir la mort. D’un de ces grands coups, comme les chevaliers de ce temps savaient en porter, il fend en deux l’écu de son adversaire, lui ouvre la cuirasse, et son glaive cruel pénètre dans sa chair vive.

L’âpre coup glace le cœur dans la poitrine des assistants, dont la majeure partie, sinon tous, manifestaient leurs préférences et leur sympathie pour Roger. Et si la Fortune se prononçait selon le vœu de la majorité, Mandricard serait déjà mort ou prisonnier. C’est pourquoi le coup porté par lui fait frémir tout le camp.

Je crois qu’un ange dut intervenir pour sauver le chevalier de ce coup. Roger, plus terrible que jamais, riposte sur-le-champ. Il dirige son épée sur la tête de Mandricard ; mais l’extrême colère qu’il éprouve soudain le fait se presser tellement, que ce n’est pas sa faute si l’épée ne frappe point du tranchant.

Si Balisarde était retombée droit sur le casque d’Hector, c’est en vain qu’il eût été enchanté. Mandricard fut si étourdi sous le coup, qu’il laissa échapper les brides de sa main. Il inclina trois fois la tête, pendant que Bride-d’Or, que vous connaissez de nom, encore tout ennuyé d’avoir changé de maître, courait tout autour de la lice.

Le serpent foulé sous les pieds, ou le lion blessé, n’ont jamais éprouvé une colère, une fureur semblable à celle du Tartare, quand il revint de l’étourdissement où l’avait plongé ce coup d’épée. Sa force et sa vaillance croissent en raison de sa colère et de son orgueil. Il fait faire à Bride-d’Or un bond prodigieux, et revient sur Roger l’épée haute.

Il se lève sur ses étriers et dirige le coup sur le casque de son adversaire et vous croiriez cette fois qu’il va le fendre jusqu’à la poitrine. Mais Roger est plus agile que lui ; avant que le bras du Tartare soit redescendu pour frapper, il lui plonge son épée sous l’aisselle droite, s’ouvrant un passage à travers la cotte de mailles qui la protège.

Il retire Balisarde ruisselante d’un sang tiède et vermeil, amortissant ainsi le coup porté par Durandal. Cependant bien qu’il ait ployé la tête jusque sur la croupe de son cheval, la douleur lui fait froncer les sourcils, et s’il avait eu un casque de moins bonne trempe, il se serait souvenu à jamais de ce coup formidable.

Roger ne s’arrête pas ; il pousse son cheval, et frappe Mandricard au flanc droit. La finesse et la trempe de l’armure de ce dernier ne peuvent rien contre l’épée de Roger qui ne frappe point vainement et qui n’a pas besoin d’autre preuve pour montrer qu’elle est véritablement enchantée, puisque les cuirasses ni les cottes de mailles enchantées ne peuvent résister à ses coups.

Elle taille tout ce qu’elle touche et blesse au flanc le Tartare qui blasphème le ciel et frémit d’une colère telle, que la mer soulevée par la tempête est moins effrayante à voir. Il s’apprête à déployer toutes ses forces ; plein de dédain, il jette loin de lui l’écu sur lequel est peint l’oiseau blanc et saisit son glaive à deux mains.

«  — Ah ! — lui dit Roger — cela seul suffit à prouver que tu n’es pas digne de porter cet emblème, puisque tu le jettes après l’avoir taillé en deux. Tu ne pourras désormais plus dire qu’il t’appartient. —  » Il dit, et il n’a que le temps d’apercevoir Durandal qui descend sur son front avec une telle furie et d’un poids si lourd, que le choc d’une montagne lui paraîtrait plus léger.

L’épée lui fend la visière par le milieu — heureusement pour lui qu’elle ne touche pas le visage ; — puis elle retombe sur l’arçon qui ne peut résister, bien qu’il soit doublé d’acier. Le fer atteint le cuissard, l’entr’ouvre comme de la cire, ainsi que l’étoffe qui le recouvre, et blesse si gravement Roger à la cuisse qu’il fut longtemps ensuite à en guérir.

Un double filet de sang rougit les armes des deux adversaires, de sorte qu’on ne saurait dire encore lequel d’entre eux a l’avantage. Mais Roger lève aussitôt ce doute ; de son épée qui a déjà châtié tant d’ennemis, il porte un terrible coup de pointe juste à l’endroit que Mandricard a découvert en jetant son bouclier.

Il le frappe au côté gauche de la cuirasse, et trouve un chemin jusqu’au cœur, car le fer entre de plus d’une palme dans le flanc de Mandricard ; de sorte qu’il faut que celui-ci tombe et perde tout les droits qu’il pouvait avoir sur l’oiseau blanc et sur la fameuse épée, et qu’il perde aussi la vie, plus précieuse qu’épée et bouclier.

Le malheureux ne mourut pas sans vengeance. Au moment même où il était frappé, il levait son épée et il aurait fendu en deux la tête de Roger, si celui-ci ne lui avait enlevé une bonne partie de sa vigueur et de sa force par la blessure qu’il lui avait faite tout d’abord sous l’aisselle droite.

Roger fut frappé par Mandricard juste au moment où il lui arrachait la vie. Le coup fut encore assez fort pour fendre en deux la coiffe d’acier et le cercle de fer qui la surmontait. Durandal, taillant le casque et les os, entra de deux doigts dans la tête de Roger qui tomba à la renverse, baigné dans un ruisseau de sang.

Celui des deux qui tomba le premier à terre fut Roger ; l’autre, avant de tomber, resta encore un instant en selle, de sorte que tout d’abord chacun crut que Mandricard avait remporté le prix et l’honneur de la bataille. Sa Doralice qui partageait l’erreur générale, et qui avait plus d’une fois passé des pleurs au rire, levait les mains au ciel et rendait grâce à Dieu de ce que le combat eût eu une semblable fin.

Mais quand on vit manifestement lequel des deux était vivant et lequel était mort, il se fit un grand changement dans l’esprit des assistants ; ceux qui étaient joyeux devinrent tristes. Le roi, les seigneurs et les chevaliers les plus renommés, qui s’affligeaient déjà de la mort de Roger, poussèrent des cris d’allégresse, coururent l’embrasser, exaltant sa gloire et son mérite.

Chacun se réjouit de la victoire de Roger ; chacun pense et parle de même à ce sujet. Seul, Gradasse nourrit un sentiment contraire à celui qu’il laisse paraître. Son visage rayonne de joie, mais en lui-même il envie la gloire acquise par Roger, et maudit le sort qui a fait sortir ce nom le premier de l’urne.

Que dirai-je de la faveur, des caresses aussi affectueuses que sincères, dont le roi Agramant combla Roger ? Il ne voulut pas lever le camp, ni retourner sans lui en Afrique. C’est en vain qu’il est entouré de tant de braves chevaliers. Depuis que Roger a vaincu et mis à mort le fils d’Agrican, il ne se fie plus qu’à lui, et fait plus de cas de lui que de l’univers entier.

Ce n’était pas seulement les hommes qui étaient ainsi disposés en faveur de Roger, mais aussi les dames qui avaient suivi sur le territoire des Francs les troupes d’Afrique et d’Espagne. Doralice elle-même, bien qu’elle pleurât son amant pâle et inanimé, aurait peut-être suivi l’exemple des autres, si un dur frein de vergogne ne l’avait retenue.

Je dis que peut-être — mais sans l’affirmer — elle aurait pu être inconstante, telle était la beauté, tels étaient le mérite, les manières et la prestance de Roger. Quant à elle, d’après ce que nous avons déjà vu, elle était si facile à changer de sentiments, que, pour ne pas rester sans amours, elle aurait très bien pu porter son cœur à Roger.

Mandricard vivant lui convenait fort bien, mais qu’en aurait-elle fait une fois mort ? Il lui fallait se pourvoir d’un amant qui nuit et jour fût vaillant et fort à la besogne. Cependant le médecin le plus expérimenté de la cour n’avait pas tardé à accourir. Après avoir examiné chaque blessure de Roger, il avait répondu de sa vie.

Le roi Agramant fit promptement coucher Roger sous sa propre tente ; nuit et jour il veut l’avoir devant les yeux, tellement il l’aime et tellement il s’intéresse à lui. Le roi fait suspendre aux pieds de son lit l’écu et toutes les armes qui ont appartenu à Mandricard, excepté Durandal, qui est laissée au roi de Séricane.

Avec les armes, les autres dépouilles de Mandricard sont données à Roger. On lui donne aussi Bride-d’Or, ce bel et brave destrier que Roland avait abandonné dans sa fureur. Roger l’offre en présent au roi, pensant que ce don lui serait très agréable. Mais laissons tout cela, et revenons à celle pour qui Roger en vain soupire et qu’il réclame en vain.

J’ai à vous parler des tourments amoureux que Bradamante eut à souffrir dans l’attente de son amant. Hippalque, de retour à Montauban, lui avait apporté des nouvelles de celui qu’elle désirait tant. Elle lui raconta d’abord ce qui lui était arrivé avec Rodomont, au sujet de Frontin ; puis elle lui parla de Roger, qu’elle avait trouvé près de la fontaine avec Richardet et les frères d’Aigremont.

Elle lui dit qu’il était parti avec elle dans l’espoir de retrouver le Sarrasin et de le punir d’avoir enlevé à une dame son cheval Frontin, mais qu’il n’avait pu accomplir son dessein, parce qu’il avait pris un autre chemin que Rodomont ; elle lui expliqua ensuite la raison pour laquelle Roger n’était pas venu à Montauban.

Elle lui rapporta de point en point les paroles que Roger l’avait chargée de transmettre pour s’excuser. Enfin, tirant la lettre de son sein, elle la lui donna. D’un air plus troublé que calme, Bradamante prit la lettre et la lut. Cette lettre lui aurait été bien plus agréable, si elle n’avait pas nourri l’espoir de voir arriver Roger lui-même.

Avoir attendu Roger, et, à sa place, être obligée de se contenter d’un message, voilà ce qui troublait son beau visage de crainte, de douleur et de dépit. Elle baisa dix et dix fois la lettre, reportant sa pensée vers celui qui l’avait écrite. Les larmes dont elle l’arrosa empêchèrent seules qu’elle ne la brûlât de ses soupirs ardents.

Elle lut l’écrit quatre ou cinq fois, et pendant ce temps, elle se fit répéter par son ambassadrice tout ce que celle-ci lui avait déjà dit. Elle l’écoutait en pleurant ; on aurait pu croire qu’elle ne se serait jamais consolée, si elle n’avait eu pour la réconforter l’espoir de revoir bientôt son Roger.

Roger avait fixé le terme de son retour à quinze ou vingt jours, et avait affirmé avec mille serments à Hippalque qu’il n’y avait pas à craindre qu’il dépassât ce délai. «  — Hélas ! — disait Bradamante — qui m’assure des accidents qui peuvent arriver en tous lieux et surtout à la guerre ? Qui me dit qu’il ne s’en produira pas un qui détourne tellement Roger qu’il ne puisse plus revenir ?

« Hélas ! Roger ; hélas ! qui aurait cru que t’ayant aimé plus que moi-même, tu pourrais me préférer ta nation ennemie ? Tu portes secours à ceux que tu devrais combattre, et tu tortures celle que tu devrais secourir. Je ne sais si tu mérites le blâme ou l’éloge, car tu comprends bien peu ce qu’il faut récompenser et ce qu’il faut punir.

« Ton père, j’ignore si tu le sais, fut mis à mort par Trojan ; les rochers eux-mêmes le savent ; et tu mets tous tes soins à ce que le fils de Trojan ne reçoive ni déshonneur ni dommage. Est-ce là la vengeance que tu tires du meurtre de ton père, ô Roger ? Est-ce pour récompenser ceux qui l’ont vengé, que, moi qui suis de leur sang, tu me fais mourir de douleur et de chagrin ? —  »

La dame adressait ces paroles et d’autres encore à son Roger absent, et versait d’abondantes larmes. Non pas une fois, mais souvent, Hippalque venait lui tenir compagnie et la consolait en lui disant que Roger lui garderait entièrement sa foi, et qu’elle n’avait qu’à l’attendre, puisqu’elle ne pouvait faire autrement, jusqu’au jour marqué pour son retour.

Les consolations d’Hippalque et l’espérance, compagne assidue des amoureux, calmèrent la crainte et le chagrin de Bradamante et la firent rester à Montauban pour y attendre le terme fixé par Roger. Mais celui-ci tint mal son serment.

Ce ne fut point sa faute s’il manqua à sa promesse ; et plusieurs causes indépendantes de sa volonté l’empêchèrent de tenir son engagement. Il dut rester pendant plus d’un mois étendu sur son lit, en danger de mort, tellement son état avait empiré depuis le combat qu’il avait soutenu contre le Tartare.

L’enamourée jouvencelle l’attendit jusqu’au jour marqué, mais elle l’attendit en vain. Elle n’en eut pas de nouvelles autrement que par Hippalque et par son frère qui lui raconta que Roger avait pris sa défense, et avait délivré Maugis et Vivien. Cette nouvelle, bien qu’elle lui fût agréable, lui avait cependant causé quelque amertume.

Dans le récit de son frère, elle avait entendu vanter la haute valeur et la beauté de Marphise. Elle avait appris que Roger était parti avec elle en disant qu’il se rendait au camp dans lequel Agramant était mal en sûreté. La dame le félicita d’être en si digne compagnie, mais elle n’avait pas lieu de s’en réjouir, ni de l’approuver.

Et le soupçon qui l’oppresse n’est pas petit, car si Marphise est belle, comme la renommée le rapporte, et que Roger soit resté jusqu’à ce jour près d’elle, c’est un miracle s’il ne l’aime pas. Pourtant, elle ne veut pas le croire encore, et elle espère et elle craint. Dans sa misère, elle attend le jour qui doit la rendre heureuse ou plus infortunée encore. Soupirant, elle reste à Montauban sans jamais porter ses pas au dehors.

Elle y était encore, lorsque le prince, le seigneur de ce beau domaine, le premier de ses frères — je ne dis point le premier par l’âge, mais par l’honneur, car deux autres de ses frères étaient nés avant lui — Renaud, qui jetait sur tous les siens des rayons de gloire et de splendeur, comme le soleil sur les étoiles, arriva un jour au château à l’heure de none. Hormis un page, il n’avait personne avec lui.

La cause de son arrivée était celle-ci : retournant un jour de Brava vers Paris, — je vous ai dit que souvent il faisait ce voyage pour retrouver les traces d’Angélique — il avait appris la fâcheuse nouvelle que ses cousins Vivien et Maugis allaient être livrés au Mayençais. C’est pour cela qu’il avait pris le chemin d’Aigremont.

Là, on lui avait dit qu’ils avaient été délivrés, que leurs ennemis étaient morts et détruits, que c’était Marphise et Roger qui les avaient mis en cet état, et que ses frères et ses cousins étaient retournés tous ensemble à Montauban. Il se souvint alors qu’il y avait un an qu’il ne s’était plus trouvé au château avec eux, et qu’il ne les avait embrassés.

Renaud s’en vint donc à Montauban où il embrassa sa mère, sa femme, ses fils, ses frères et ses cousins qui étaient naguère captifs. Il ressemblait, en arrivant parmi les siens, à l’hirondelle qui vient au nid, apportant à la bouche la pâture pour ses petits affamés. Après être resté un jour ou deux au château, il partit, emmenant tous les autres avec lui.

Richard, Alard, Richardet, les fils d’Aymon, le plus âgé des deux Guichard, Maugis et Vivien, suivirent en armes le vaillant paladin. Bradamante, voyant s’approcher le temps où celui qu’elle désirait tant devait venir, dit à ses frères qu’elle était malade, et refusa de se joindre à leur troupe.

Et elle leur disait bien vrai, car elle était malade, non de fièvre ou de douleur corporelle ; mais c’était le désir qui consumait son âme, et la souffrance amoureuse qui altérait son visage. Renaud ne s’arrêta pas davantage à Montauban, et partit emmenant avec lui la fleur de sa famille. Je vous dirai dans l’autre chant comment il arriva à Paris, et combien il vint en aide à Charles.

CHANT XXXI.

Argument. — Funestes effets de la jalousie. — Combat de Renaud et de Guidon le Sauvage. Ce dernier est reconnu et se joint à la troupe des guerriers de Montauban qui, réunis aux forces dont dispose Charles, fait un grand carnage des Maures. — Brandimart va avec Fleur-de-Lys sur les traces de Roland, et arrive au petit pont construit par Rodomont dont il devient prisonnier. — L’armée des Sarrasins se retire à Arles.

Quel état serait plus doux, plus agréable que celui d’un cœur amoureux ; quelle vie serait plus heureuse, plus fortunée que celle que l’on passerait en servage d’amour, si l’homme n’était sans cesse tourmenté de ce soupçon funeste, de cette crainte, de ce martyre, de cette frénésie, de cette rage qu’on appelle jalousie ?

Cependant, quelle que soit l’amertume qui se glisse dans cette suavissime douceur, elle ne fait qu’augmenter la force ou aiguiser la finesse de l’amour. La soif fait paraître l’eau bonne et savoureuse, et c’est grâce à la faim que l’on apprécie les aliments. Celui-là ne connaît point la paix et en ignore le prix, qui n’a pas d’abord éprouvé ce que c’est que la guerre.

On supporte paisiblement de ne point voir avec les yeux ce que le cœur voit toujours ; plus on reste éloigné de ce qu’on aime, plus le retour, quand il s’effectue, apporte de soulagement. Servir sans récompense se peut accepter, pourvu que l’espérance ne soit pas morte, car le prix d’un fidèle servage finit toujours par venir, quelque tard qu’il vienne.

Le souvenir des dédains, des refus, et finalement de tous les martyres, de toutes les peines d’amour, fait que l’on goûte mieux un plaisir quand il arrive. Mais si cette infernale peste vient à infester un esprit malade, elle l’affaiblit et l’empoisonne au point que, s’il survient par la suite une occasion de joie et d’allégresse, l’amant n’en a plus souci, et ne l’apprécie pas.

Voilà la plaie cruelle, empoisonnée, que ne peuvent guérir ni les liqueurs ni les drogues, ni les grimoires, ni les inventions des sorcières, ni la longue observation des astres bienfaisants, ni tout l’art magique dont Zoroastre est l’inventeur. Voilà la plaie qui fait plus souffrir que toute autre douleur, et qui conduit l’homme au désespoir et à la mort.

O plaie incurable qui s’attache aussi facilement au cœur d’un amant sur un faux que sur un vrai soupçon ! Plaie qui accable si cruellement l’homme, qu’elle lui offusque la raison et l’intelligence, et le rend si dissemblable à ce qu’il était auparavant ! ô jalousie inique, comme tu as, bien à tort, enlevé toute joie à Bradamante !

Je ne parle pas de l’impression amère que le récit d’Hippalque et de son frère lui avait laissée au cœur, mais d’une nouvelle aussi cruelle que fausse qui lui avait été annoncée quelques jours plus tard, et en comparaison de laquelle les autres n’étaient rien. Je vous la dirai, mais après quelque digression. J’ai à vous parler auparavant de Renaud qui se dirige vers Paris avec les siens.

Le jour suivant, vers le soir, ils rencontrèrent un chevalier qui avait une dame à ses côtés. Son écu et sa soubreveste étaient entièrement noirs et coupés seulement par une bande blanche. Ce chevalier défia au combat Richardet qui marchait le premier, et qui avait l’air d’un franc guerrier. Celui-ci, qui ne refusa jamais pareille proposition, tourna bride et prit du champ.

Sans dire un mot, sans plus se demander qui ils étaient, ils coururent à la rencontre l’un de l’autre. Renaud et les autres chevaliers s’arrêtèrent pour voir le résultat de la joute. «  — En voilà un — se disait à part lui Richardet — qui va tout à l’heure se trouver par terre, si je le frappe bien à l’endroit où je le vise. —  » Mais il arriva tout le contraire de ce qu’il pensait,

Car le chevalier inconnu lui porta, au-dessous de la visière, un coup tel qu’il l’enleva de selle et le jeta à plus de deux longueurs de lance loin de son destrier. Alard, qui voulut aussitôt le venger, se retrouva en un instant à ses côtés, étourdi et contusionné, tellement fort fut le coup qui rompit son écu.

Guichard, voyant les deux frères à terre, mit sur-le-champ sa lance en arrêt, bien que Renaud lui criât : «  — Attends, attends. —  » Mais Renaud n’avait pas encore son casque attaché sur la tête, de sorte que Guichard eut le temps de courir à la rencontre du chevalier. Mais il ne sut pas mieux se tenir que les autres, et en un clin d’œil il se retrouva par terre.

Richard, Vivien et Maugis se disputaient déjà à qui jouterait le premier. Mais Renaud, ayant fini de s’armer, mit fin à leur contestation en disant : «  — Il est temps d’arriver à Paris, et ce serait nous retarder trop que de vouloir attendre que chacun de vous fût abattu l’un après l’autre. —  »

Il dit cela entre ses dents et de façon à n’être pas entendu, parce que c’eût été pour les autres une injure et une honte. Les deux adversaires avaient déjà pris du champ et s’en revenaient avec impétuosité l’un sur l’autre. Renaud ne fut point jeté à terre, car il valait à lui seul tous ses compagnons. Les lances se brisèrent comme du verre, mais les cavaliers ne reculèrent pas d’une ligne.

Les deux chevaux se heurtèrent avec une telle force que leur croupe alla toucher le sol. Bayard se releva aussitôt, et c’est à peine s’il interrompit sa course. L’autre tomba si malencontreusement, qu’il se rompit l’épaule et les reins. Le chevalier, voyant son destrier mort, abandonna les étriers, et se retrouva en un instant sur pied.

Il dit au fils d’Aymon, qui s’en revenait vers lui la main vide : «  — Seigneur, ce serait manquer à mon devoir que de laisser sans vengeance la mort du bon destrier dont tu viens de me priver, et qui me fut cher tant qu’il vécut. Viens-t’en donc, et fais de ton mieux, car il faut qu’il y ait bataille entre nous. —  »

Renaud lui dit : «  — Si c’est à cause du destrier mort, et non pour autre chose, que nous devons nous livrer bataille, je te donnerai un des miens, et sois assuré qu’il ne vaut pas moins que le tien. —  » L’autre reprit : «  — Tu te trompes, si tu crois que je manque de destrier. Mais puisque tu ne comprends pas ce que je veux, je t’expliquerai plus clairement la chose.

« Je veux dire que je croirais commettre une faute en ne t’éprouvant pas aussi à l’épée, et en ne cherchant à savoir si, dans cette nouvelle joute, tu es mon égal, ou si tu vaux mieux ou moins que moi. Donc, comme il te plaira, descends ou reste à cheval. Pourvu que tu ne tiennes pas tes mains inoccupées, je suis content de te donner tout l’avantage, tellement je désire t’éprouver à l’épée. —  »

Renaud ne le fit pas attendre longtemps, et dit : «  — Je te promets la bataille, puisque tu es si ardent ; et pour que tu n’aies point soupçon au sujet des gens qui m’accompagnent, ils continueront leur route jusqu’à ce que je les rejoigne. Il ne restera avec moi qu’un valet pour tenir mon cheval. —  » Là-dessus, il ordonna à ses compagnons de s’en aller.

La courtoisie du vaillant paladin fut fort appréciée par le chevalier étranger. Renaud mit pied à terre et remit les rênes de son destrier Bayard aux mains du valet. Puis, lorsqu’il ne vit plus son étendard qui était déjà bien loin, il embrassa son écu, saisit son glaive redoutable, et défia le chevalier au combat.

Alors commença une bataille telle qu’on n’en vit jamais de plus fière. Chacun des chevaliers ne pensait pas que son adversaire fût de force à lui résister longtemps. Mais quand à l’épreuve ils virent que des deux côtés les forces étaient bien égales, ils comprirent que ni l’un ni l’autre n’avaient à se réjouir ou à s’attrister. Mettant l’orgueil et la colère de côté, tous deux déploient toute leur habileté pour obtenir l’avantage.

Leurs coups, implacables et féroces, remplissent tous les environs d’un bruit horrible, soit qu’ils tombent sur les boucliers, sur les cuirasses ou sur les cottes de mailles. Sous peine de laisser l’adversaire prendre l’avantage, l’un et l’autre doivent s’étudier à bien parer plutôt qu’à attaquer, car la première faute commise pouvait entraîner un éternel dommage.

L’assaut dura une heure, et plus de la moitié de l’heure suivante. Déjà le soleil se cachait sous l’onde, et les ténèbres étendaient leur filet jusqu’aux extrémités de l’horizon, sans que les combattants eussent pris le moindre repos, ni interrompu leurs coups furibonds. Cependant, ils n’étaient excités au combat ni par la colère ni par la haine, mais seulement par le point d’honneur.

Entre temps, Renaud songeait que le chevalier inconnu possédait une telle force que non seulement il aurait peine à se tirer de ses mains sain et sauf, mais qu’il courait grand danger de mort. Il en avait déjà été si fortement travaillé et si échauffé, que la sueur lui coulait du front, et qu’il commençait à douter de l’issue du combat. Il y aurait volontiers mis fin, si son honneur eût été sauvegardé.

De son côté, le chevalier étranger — qui ne savait également pas que c’était le seigneur de Montauban, ce guerrier si fameux dans toute la chevalerie, contre lequel il avait été amené à lutter l’épée à la main avec si peu d’animosité — était certain que les armes ne pouvaient lui donner la preuve d’un homme plus excellent.

Il aurait voulu ne pas avoir entrepris de venger la mort de son cheval, et, s’il avait pu le faire sans encourir de blâme, il se serait volontiers retiré de cette périlleuse bataille. La nuit était déjà si obscure et si épaisse, que presque tous les coups portaient dans le vide. Ils ne pouvaient attaquer et encore moins parer, car c’est à peine s’ils voyaient leurs épées dans leur mains.

Le sire de Montauban fut le premier à dire que la bataille ne pouvait se continuer ainsi dans l’obscurité, et qu’il valait mieux la remettre jusqu’à ce que le paresseux Arthur eût accompli son évolution terrestre[9]. En attendant, son adversaire peut venir sous sa tente où il ne sera pas moins en sûreté, ni moins bien servi et honoré qu’en aucun autre lieu.

Renaud n’a pas besoin de prier beaucoup le courtois chevalier, pour que ce dernier accepte son invitation ; ils s’en vont donc ensemble à l’endroit où le pennon de Montauban s’était arrêté en un lieu sûr. Renaud, cependant, ôtant des mains de son écuyer un beau cheval, bien harnaché et bon pour le combat à la lance et à l’épée, en a fait don au chevalier.

C’est alors que le guerrier étranger apprit qu’il marchait à côté de Renaud, car, avant d’arriver à la tente, celui-ci s’était, par hasard, nommé lui-même. Et comme ils étaient frères, il se sentit le cœur doucement remué d’une pieuse affection, et se mit à pleurer de joie et de tendresse.

Ce guerrier était Guidon le sauvage, qui, en compagnie de Marphise, de Sansonnet et des fils d’Olivier, avait naguère longtemps voyagé sur mer, comme je vous l’ai dit. Le félon Pinabel, en le faisant prisonnier et en le retenant ensuite conformément à la honteuse loi qu’il avait établie, l’avait empêché de revoir plus tôt sa famille.

Guidon, en apprenant que c’était là ce Renaud, fameux parmi tous les chevaliers, et qu’il avait toujours plus désiré voir qu’un aveugle ne désire recouvrer la lumière du jour qu’il a perdue, s’écria plein de joie : «  — O mon seigneur, quelle fatalité m’a conduit à vous combattre, vous que depuis longtemps j’aime et j’honore par-dessus tout en ce monde !

« Constance me donna le jour sur les rivages extrêmes du pont Euxin. Je suis Guidon, conçu, comme vous, de l’illustre semence du généreux Aimon. C’est le désir de vous voir, vous et tous les nôtres, qui m’a fourni l’occasion de venir ici. Et, lorsque mon vœu le plus cher est de vous honorer, il se trouve que j’en suis venu à vous faire injure !

« Mais excusez l’erreur qui a fait que je ne vous ai point reconnu, vous ni vos autres compagnons ; pour la racheter, si faire se peut, dites-moi ce que je dois faire ; je ne reculerai devant rien. —  » Après qu’ils se furent plusieurs fois embrassés, Renaud lui répondit : «  — Qu’il ne vous reste souci de vous excuser envers moi de cette bataille.

« Pour témoigner que vous êtes véritablement un rameau de notre antique souche, vous ne pouviez pas donner de meilleure preuve que la grande vaillance que nous avons éprouvée en vous. Si vos actes avaient été plus pacifiques, et plus calmes, nous vous aurions cru avec plus de peine, car le daim n’engendre pas le lion, ni la colombe l’aigle ou le faucon. —  »

Tout en raisonnant ainsi, ils ne laissaient pas de poursuivre leur route, de sorte qu’ils arrivèrent vers les tentes. Là, le brave Renaud apprit à ses compagnons que le chevalier était Guidon, qu’ils avaient tant désiré voir, et qu’ils avaient si longtemps attendu. Cette nouvelle remplit tout le monde de joie, et tous déclarèrent qu’il ressemblait à son père.

Je ne dirai pas l’accueil que lui firent Alard, Richardet et les autres deux, non plus que celui qu’il reçut de Vivian, d’Aldigier, de Maugis, ses cousins. Ce fut entre chaque chevalier et lui un échange d’affectueuse courtoisie, et je conclurai simplement en disant que sa venue fut bien vue de tous.

L’arrivée de Guidon aurait été de tout temps chère à ses frères, mais elle leur fut surtout agréable en ce moment où, plus que jamais, ils en avaient besoin. Dès que le soleil eut émergé ses rayons lumineux hors des vagues de l’Océan, Guidon partit sous la bannière de ses frères et de ses parents, dont il augmenta la troupe.

Ils marchèrent de telle sorte qu’en deux jours ils arrivèrent sur les rives de la Seine, à moins de dix milles des portes assiégées de Paris. Là, ils retrouvèrent par un heureux hasard Griffon et Aquilant, les deux guerriers à la redoutable armure : Griffon le blanc et Aquilant le noir, que Gismonde conçut d’Olivier.

Ils causaient avec une damoiselle dont l’apparence annonçait la haute condition, et dont la robe blanche était ornée d’une broderie d’or. Elle était très belle et d’un aspect fort agréable, bien qu’elle parût triste et larmoyante. Elle semblait, par ses gestes et sa contenance, parler de choses fort importantes.

Quand il fut près d’eux, Guidon reconnut les deux chevaliers, et dit à Renaud : «  — En voici deux que peu de guerriers dépassent en vaillance. S’ils viennent avec nous au secours de Charles, les Sarrasins ne résisteront pas. —  » Renaud confirma les dires de Guidon, en assurant que l’un et l’autre étaient des guerriers accomplis.

Lui aussi les avait reconnus à leurs armes habituelles. L’un était revêtu d’une armure toute noire, l’autre d’une armure toute blanche ; tous deux portaient par-dessus de riches ornements. De leur côté, les deux frères reconnurent et saluèrent Guidon, Renaud et ses frères. Ils embrassèrent Renaud comme un ami, car ils avaient depuis longtemps oublié leur ancienne haine.

Ils avaient, pendant un certain temps, été en grande contestation avec Renaud, à cause de Truffaldin ; mais ce serait trop long à vous raconter. Oubliant toute colère, ils s’embrassèrent tous avec une affection fraternelle. Renaud se retourna ensuite vers Sansonnet qui avait un peu plus tardé que les autres à venir, et le reçut avec les honneurs qui lui étaient dus, dès qu’il fut instruit de sa grande valeur.

Dès que la damoiselle eut vu Renaud de plus près et l’eut reconnu — car elle connaissait tous les paladins — elle lui apprit une nouvelle qui la tourmentait beaucoup. Elle commença ainsi : «  — Seigneur, ton cousin, auquel l’Église et l’Empire doivent tant, Roland, autrefois si sage et si honoré, est devenu fou et s’en va errant à travers le monde.

« D’où lui est venu un tel malheur, je ne saurais te le dire. J’ai vu son épée et ses autres armes qu’il avait jetées par les champs. Je les ai vu ramasser de côté et d’autre par un chevalier pieux et courtois qui les suspendit comme un trophée glorieux aux branches d’un arbuste.

« Mais, le jour même, l’épée fut enlevée par le fils d’Agrican. Tu peux penser quelle perte c’est pour la chrétienté que Durandal soit encore une fois retombée au pouvoir des païens. Bride-d’Or, qui errait en liberté autour des armes de son maître, a été pris aussi par le Sarrasin.

« Il y a peu de jours, j’ai vu Roland, sans vergogne et privé de sa raison, courir nu en poussant des cris et des hurlements épouvantables. En somme, il est complètement fou. Et je ne l’aurais pas cru, si je n’avais vu de mes yeux un spectacle aussi déplorable et aussi cruel. —  » Puis elle lui raconta comment elle avait vu Roland tomber du haut du pont dans sa lutte corps à corps avec Rodomont.

«  — A tous ceux que je ne crois pas être ennemis de Roland, je raconte cela — ajouta-t-elle — dans l’espoir que, parmi les nombreux chevaliers auxquels j’en parle, il s’en trouvera un qui, ému de pitié pour une situation si étrange et si fâcheuse, essaiera de ramener le comte à Paris ou dans tout autre lieu ami, afin qu’on lui guérisse le cerveau. Si Brandimart le savait, je suis bien sûre qu’il ferait tout son possible pour cela. —  »

Cette damoiselle était la belle Fleur-de-Lys que Brandimart aimait plus que lui-même. Elle venait à Paris pour le retrouver. Elle raconta encore qu’une grande querelle avait éclaté entre le roi de Séricane et le roi de Tartarie pour la possession de l’épée ; qu’elle était restée à Mandricard dont elle avait par la suite causé la mort, puis qu’enfin elle appartenait actuellement à Gradasse.

Renaud ne cesse de gémir et de se lamenter sur une aussi étrange et aussi malheureuse aventure. Il sent son cœur s’attendrir à ce récit, comme la glace fond au soleil. Il prend en lui-même la résolution immuable de chercher Roland où qu’il soit. Il espère, quand il l’aura retrouvé, qu’il pourra le guérir de cette rage.

Mais comme, soit volonté du ciel soit hasard, il a pu réunir une troupe de chevaliers illustres, il veut tout d’abord mettre les Sarrasins en fuite, et délivrer les remparts de Paris. Toutefois il lui paraît avantageux de différer l’attaque jusqu’à ce que la nuit soit devenue tout à fait obscure, entre la troisième et la quatrième vigile, alors que l’eau du Léthé aura répandu le sommeil sur la terre.

Il logea les siens au milieu d’un bois, et les y laissa reposer pendant tout le jour. Mais quand le soleil, laissant le monde plongé dans les ténèbres, fut retourné vers son antique nourrice, et que les ourses, le capricorne, les serpents et les autres bêtes, qui jusque-là s’étaient tenues cachées à cause de la lumière trop éclatante du jour, eurent illuminé le ciel, Renaud fit avancer sa troupe taciturne.

Accompagné de Griffon, d’Aquilant, de Vivien, d’Alard, de Guidon, de Sansonnet et des autres, il marche à pas mesurés, et sans prononcer une parole, pendant un mille, jusqu’à ce qu’il rencontre l’avant-garde d’Agramant, qu’il trouve endormie. Il tue tout, sans faire un prisonnier. De là, il pénètre au cœur de l’armée maure, sans avoir été vu ni entendu.

A peine arrivé dans le camp des infidèles, Renaud tombe à l’improviste sur la garde dont il fait un tel carnage que pas un homme n’échappe à la mort. Cette première troupe exterminée, les Sarrasins n’ont plus la partie belle, car, pleins de sommeil, inertes et effarés, ils ne peuvent faire que peu de résistance à de tels guerriers.

Pour augmenter l’épouvante des Sarrasins, Renaud, dès le commencement de l’attaque, fait soudain souffler dans les trompes et les cornets, et crier à haute voix son nom. Il éperonne Bayard qui n’est pas lent à lui obéir ; d’un bond, il franchit la barrière élevée, renverse les cavaliers, foule aux pieds les fantassins, et abat les baraques et les tentes.

Les plus hardis, parmi les païens, s’arrachent les cheveux quand ils entendent résonner dans les airs les noms redoutés de Renaud et Montauban. Les Espagnols fuient pêle-mêle avec les Africains, sans perdre de temps à charger les bêtes de somme. Aucun n’est d’avis d’attendre une telle furie dont ils ont déjà, à leur grand dam, éprouvé les effets.

Guidon suit Renaud et ne fait pas moins que lui. Les deux fils d’Olivier les imitent, ainsi qu’Alard, Richardet et les deux autres frères. Sansonnet s’ouvre un chemin avec son épée. Aldigier et Vivien font éprouver leur vaillance à bon nombre d’ennemis. Tous ceux qui suivent l’étendard de Clermont se conduisent en vaillants guerriers.

Renaud avait avec lui sept cents combattants, venus de Montauban et des pays d’alentour, habitués à braver sous les armes le froid et le chaud, et non moins redoutables que les Mirmidons d’Achille. Chacun était si solide à la besogne, que cent d’entre eux n’auraient pas reculé devant mille adversaires. Beaucoup l’emportaient sur les plus fameux guerriers.

Et bien que Renaud ne fût pas riche, bien qu’il n’eût ni cités ni trésors, il se les attachait tellement par ses bonnes paroles et ses bons traitements, partageant toujours avec eux ce qu’il possédait, que pas un d’eux ne consentit jamais à servir un autre maître, même pour une paye plus forte. Il fallait une bien grande nécessité pour qu’ils consentissent à quitter Montauban.

Afin de porter à Charlemagne un secours plus efficace, Renaud avait laissé son château sous la garde de peu de monde. A peine sa bannière, cette bannière dont je raconte la gloire, fut-elle arrivée parmi les Africains, qu’elle en fit un carnage pareil à celui que fait le loup féroce au milieu des troupeaux laineux du Galèse, au pays de Phalante, ou le lion parmi les troupeaux de chèvres barbues des bords du Cyniphe.

Charles, qui avait été avisé par Renaud de son arrivée aux environs de Paris, et de son intention d’assaillir pendant la nuit le camp des Sarrasins, se tenait en armes et prêt à combattre. Quand il jugea qu’il était temps, il vint en aide à Renaud avec ses paladins, auxquels s’était joint le fils du riche Monodant, le fidèle et sage amant de Fleur-de-Lys.

Celui qu’elle avait pendant tant de jours, et par de si longs chemins, cherché en vain dans toute la France, elle le reconnut de loin aux insignes qu’il avait l’habitude de porter. Dès que Brandimart la vit, il abandonna le champ de bataille, et tout entier revenu à des sentiments plus humains, il courut l’embrasser. Plein d’amour, il lui donna mille baisers, ou peu s’en fallut.

Les chevaliers de cette antique époque avaient grande confiance en leurs dames et en leurs damoiselles. Ils les laissaient aller sans escorte par monts et par vaux dans des contrées étrangères ; et, au retour, ils les tenaient pour bonnes et belles, sans que jamais le soupçon vînt les saisir. Fleur-de-Lys raconta sur-le-champ à son amant que le seigneur d’Anglante était devenu fou.

Brandimart aurait eu peine à croire d’une autre bouche une si étrange et si fâcheuse nouvelle ; mais il la crut, venant de la belle Fleur-de-Lys qui lui avait déjà fait croire des choses bien plus fortes. Elle ajouta qu’elle l’avait non pas entendu dire, mais qu’elle l’avait vu de ses propres yeux, et qu’elle connaissait Roland de longue date et mieux que tout autre ; et elle dit où et quand.

Elle lui rapporta la scène dont elle avait été témoin sur le pont dangereux, dont Rodomont disputait le passage à tous les chevaliers, afin de leur enlever leur soubreveste et leurs armes pour servir d’ornement à un riche sépulcre. Elle lui dit qu’elle avait vu Roland furieux se livrer en cet endroit à des actes horribles et terrifiants, et comment il avait jeté le païen dans le fleuve, au risque de s’y noyer lui-même.

Brandimart qui aimait le comte autant qu’on peut aimer un compagnon, un frère ou un fils, résolut d’aller à sa recherche et de ne reculer devant aucune fatigue, aucun danger, pour essayer de le guérir de sa fureur, soit avec le concours d’un médecin, soit à l’aide d’enchantements. Comme il se trouvait en selle, tout armé, il se mit sur-le-champ en route avec sa belle dame.

Tous deux se dirigèrent vers le lieu où la dame avait vu le comte. De journée en journée, ils arrivèrent au pont que gardait le roi d’Alger. La sentinelle avertit Rodomont dont les écuyers apprêtèrent aussitôt les armes et le cheval, et qui se trouva tout prêt à combattre quand Brandimart voulut tenter le passage.

D’un ton qui dénotait sa fureur, le Sarrasin cria à Brandimart : «  — Qui que tu sois, toi qu’une erreur de chemin ou ta propre folie amène ici, descends de cheval et dépouille-toi de tes armes, et fais-en hommage à ce grand sépulcre, avant que je ne te tue et que je ne t’offre comme victime expiatoire aux ombres qu’il renferme. Si tu refuses, je te tuerai tout de même, et je ne t’en aurai aucun gré. —  »

Brandimart ne voulut pas répondre à cette sommation altière autrement qu’avec la lance. Il éperonne Batolde, son gentil destrier, et s’élance contre son adversaire avec une impétuosité telle qu’il fit bien voir qu’en fait de courage, il pouvait être comparé à n’importe quel chevalier du monde. Quant à Rodomont, mettant sa lance en arrêt, il galope à toute bride sur le pont étroit.

Son destrier, qui avait l’habitude de ce chemin difficile sur lequel il avait déjà fait souvent tomber plus d’un cavalier, accourait avec assurance à la rencontre. L’autre, effrayé par cette course inaccoutumée, s’avançait hésitant et timide. Le pont tremblait sous leurs pieds et semblait près de s’écrouler dans l’eau, outre qu’il était fort étroit et sans parapet.

Les chevaliers, tous deux maîtres en l’art de jouter, avaient des lances grosses comme des madriers et telles encore qu’elles étaient dans leurs écorces sylvestres. Ils s’en portèrent des coups si terribles, qu’il ne servit à rien à leurs coursiers d’être vigoureux et lestes. Tous les deux furent renversés sur le pont, ainsi que leurs maîtres, ne formant qu’un tas.

Pressés par les éperons, ils voulurent se relever immédiatement, mais le pont était si étroit, qu’ils ne trouvèrent pas où poser un pied ferme. Tous deux, par une égale fatalité, tombèrent dans l’eau. Leur chute produisit un bruit effroyable qui monta jusqu’au ciel, pareil à celui que fit en tombant dans notre fleuve celui qui sut si mal diriger le char du soleil.

Les deux chevaux, chargés du poids de leurs cavaliers, qui étaient restés fermes en selle, allèrent voir au fond de la rivière si quelque belle nymphe n’y était pas cachée. Ce n’est pas le premier, ni le second saut que le païen fait avec son audacieux destrier, du haut du pont dans l’eau. Il connaît fort bien, par conséquent, le fond du fleuve.

Il sait les endroits où le fond est ferme et où il est vaseux, où l’eau est basse et où elle est profonde. Il a bientôt la tête, la poitrine et la ceinture hors de l’eau et peut attaquer Brandimart avec un grand avantage. Brandimart était tombé au beau milieu du courant ; son destrier, enfoncé dans le sable qui formait le fond, ne pouvait plus s’en retirer, et tous deux risquaient de se noyer.

L’eau, soulevée par la chute, les eut bientôt culbutés et les entraîna à l’endroit le plus profond. Brandimart était dessous et le destrier dessus. Fleur-de-Lys, restée sur le pont, presque morte d’épouvante, pleure et adresse au vainqueur ses vœux et ses supplications : «  — Ah ! Rodomont, par celle que tu révères dans sa tombe, ne sois pas si cruel que de laisser noyer un tel chevalier !

« Ah ! seigneur plein de courtoisie, si tu as jamais aimé, aie pitié de moi, car je l’aime. Qu’il te suffise, au nom de Dieu, de le faire prisonnier et d’orner ton monument de cette nouvelle dépouille. Parmi toutes celles que tu as gagnées, celle-ci sera la plus belle et la plus glorieuse. —  » Elle sut si bien dire, qu’elle émut le roi païen, quelque cruel qu’il fût.

Et elle fit si bien, qu’il se hâta de porter secours à son amant ; celui-ci était retenu sous l’eau par son destrier et était sur le point de perdre la vie, ayant bu beaucoup d’eau sans la moindre soif. Toutefois, Rodomont ne le tira d’embarras qu’après lui avoir pris son épée et son casque. Il le sortit ensuite de l’eau, et le fit transporter dans la tour, où se trouvaient déjà beaucoup d’autres prisonniers.

La dame sentit toute sa joie tomber, quand elle vit son amant s’en aller prisonnier. Cependant, elle préférait cela à le voir périr dans le fleuve. Elle s’adressait à elle-même toute sorte de reproches. C’était elle en effet qui avait fait venir son amant en lui racontant qu’elle avait reconnu le comte sur le pont si dangereux.

Enfin elle part, ayant déjà conçu la pensée de mener en ces lieux le paladin Renaud, ou Guidon le sauvage, ou Sansonnet, ou tout autre chevalier illustre de la cour du fils de Pépin, capable de lutter avec le Sarrasin sur la terre et sur l’eau. Elle espère que ce nouveau champion sera sinon plus fort, du moins plus heureux que son cher Brandimart.

Elle marche pendant plusieurs jours avant de rencontrer un chevalier tel qu’elle le voulait pour combattre contre le Sarrasin et délivrer son amant. Après avoir longtemps cherché quelqu’un qui convînt à cette besogne, elle rencontra un chevalier à la soubreveste riche et ornée, toute brodée de troncs de cyprès.

Je vous raconterai ailleurs qui c’était. Je veux auparavant retourner à Paris, et vous dire la suite de la grande déroute que Renaud et Maugis firent essuyer aux Maures. Je ne saurais vous énumérer ceux qui purent fuir et ceux qui furent envoyés sur les bords du Styx. L’obscurité de la nuit ne permit pas à Turpin, qui avait entrepris de le faire, de les compter.

Dans le premier sommeil, sous sa tente, dormait Agramant. Un chevalier vient le réveiller en lui disant qu’il va être fait prisonnier, s’il ne prend immédiatement la fuite. Le roi, regardant alors autour de lui, voit la confusion qui règne parmi les siens. Ceux-ci, sans songer à faire tête à l’ennemi, fuient çà et là, nus et désarmés, car ils n’ont pas même eu le temps de prendre leur bouclier.

Le roi, fort perplexe et sans un seul conseiller autour de lui, se faisait attacher sa cuirasse, quand arrivent Falsiron, le fils de Grandonio, Balugant et d’autres encore. Ils montrent à Agramant le danger qu’il court de rester mort ou prisonnier en ce lieu ; ils ajoutent même que s’il peut sauver sa personne, la fortune se sera montrée propice et bonne envers lui.

Ainsi parle Marsile, ainsi parle le brave Sobrin, ainsi disent tous les autres d’un commun accord. Sa perte est d’autant plus prochaine, que Renaud s’avance avec plus d’impétuosité. S’il attend que le paladin, cet homme avide de carnage, soit arrivé avec tous ses gens, il peut être certain que lui et ses amis resteront tous morts, ou aux mains des ennemis.

Mais il peut se réfugier dans Arles ou dans Narbonne avec le peu de gens qu’il a autour de lui. L’une et l’autre de ces villes sont fortes et peuvent supporter un siège de plusieurs jours. Quand il aura mis sa personne en sûreté, il pourra venger cet affront, et refaire promptement une nouvelle armée avec laquelle il vaincra Charles.

Le roi Agramant se rend à leur avis, bien que ce parti lui semble cruel et dur. Il se dirige vers Arles, par le chemin qui lui paraît le plus sûr, et il semble qu’il ait des ailes. Il a de bons guides, et l’obscurité favorise grandement son départ. Vingt mille Africains et Espagnols purent ainsi échapper à Renaud.

Quant à ceux qui furent occis par lui, par ses frères, par les deux fils du sire de Vienne, par les sept cents hommes d’armes obéissant à Renaud, par Sansonnet, ou qui, dans leur fuite, se noyèrent dans la Seine, celui qui pourrait les compter compterait aussi les feuilles que Zéphire et Flore font éclore en avril.

D’aucuns pensent que Maugis prit une grande part à la victoire de cette nuit, non pas en arrosant la campagne du sang sarrasin, ni par le nombre des ennemis qu’il occit de sa propre main, mais en faisant sortir, par son art, les esprits infernaux des grottes du Tartare, et cela en si grande quantité, qu’un royaume deux fois grand comme la France n’aurait pu lever autant de bannières ni de lances.

On ajoute qu’il fit entendre tant d’instruments métalliques, tant de tambours, tant de bruits divers, tant de hennissements de chevaux, tant de cris et de tumulte de fantassins, que plaines, monts et vallées devaient en retentir jusqu’aux contrées les plus lointaines, et que les Maures en éprouvèrent une telle peur, qu’ils s’empressèrent de prendre la fuite.

Le roi d’Afrique n’oublia pas que Roger était blessé et qu’il gisait encore gravement malade sur son lit. Il s’enquit d’un destrier à l’allure la plus douce qu’il put trouver, fit placer le blessé dessus, et après l’avoir mis en sûreté, il le fit porter sur son navire et conduire doucement jusqu’à Arles, où il avait donné rendez-vous à tous ses gens.

Ceux qui s’enfuirent devant Renaud et Charles — et ils furent, je crois, cent mille ou à peu près — cherchèrent, à travers champs, bois, montagnes et vallons, à échapper aux mains des populations franques. Mais la plupart trouvèrent tout chemin fermé, et rougirent de leur sang l’herbe verte et les routes blanches. Il n’en arriva point ainsi du roi de Séricane, qui avait sa tente loin des autres.

En apprenant que c’est le sire de Montauban qui a assailli ainsi le camp, il ressent en son cœur une telle allégresse, qu’il en saute çà et là de joie. Il remercie le souverain Auteur de lui avoir fourni l’occasion si rare de s’emparer cette nuit de Bayard, ce coursier qui n’a pas son pareil.

Il y avait longtemps — je crois que vous l’avez déjà lu ailleurs — que ce roi désirait avoir la bonne Durandal à son côté, et chevaucher ce coursier accompli. Il était jadis venu en France pour cela à la tête de cent mille hommes d’armes. Il avait alors défié Renaud au combat, pour la possession de ce cheval.

Et il s’était rendu sur le rivage de la mer où la bataille devait avoir lieu ; mais Maugis en faisant partir malgré lui son cousin qu’il avait embarqué sur un navire, était venu tout déranger. Il serait trop long de dire toute l’histoire. Depuis ce jour, Gradasse avait tenu le gentil paladin pour lâche et couard.

Maintenant que Gradasse apprend que c’est Renaud qui a assailli le camp, il s’en réjouit. Il revêt ses armes, il monte sur son cheval et s’en va cherchant son ennemi à travers l’obscurité. Autant de guerriers il rencontre, autant il en couche à terre, frappant indifféremment de sa bonne lance les gens de France ou de Libye.

Il va de çà de là, cherchant Renaud, l’appelant de sa voix la plus forte, et se portant toujours vers les endroits où il voit le plus de morts amoncelés. Enfin ils se trouvent en face l’un de l’autre l’épée à la main, car leurs lances avaient été brisées en mille morceaux, et les éclats en avaient volé jusqu’au char constellé de la Nuit.

Quand Gradasse reconnaît le vaillant paladin, non à son enseigne, mais aux coups terribles qu’il porte, ainsi qu’à Bayard qui semble à lui seul être maître de tout le camp, il se met sans retard à lui reprocher — conduite indigne de lui — de ne s’être pas présenté sur le champ du combat, au jour fixé, pour vider leur différend.

Il ajoute : «  — Tu espérais sans doute, en te cachant ce jour-là, que nous ne nous rencontrerions plus jamais en ce monde ; or, tu vois que je t’ai rejoint. Quand même tu descendrais sur les rives les plus extrêmes du Styx, quand même tu monterais au Ciel, sois certain que je t’y suivrais, si tu emmenais avec toi ton destrier au séjour de la lumière, ou là-bas dans le monde aveugle.

« Si tu n’as pas le cœur de te mesurer avec moi, et si tu comprends que tu n’es pas de force égale ; si tu estimes la vie plus que l’honneur, tu peux sans péril te tirer d’affaire, en me laissant de bonne grâce ton coursier. Tu pourras vivre ensuite, si vivre t’est cher ; mais tu vivras à pied, car tu ne mérites pas de posséder un cheval, toi qui déshonores à ce point la chevalerie. —  »

Ces paroles avaient été dites en présence de Richardet et de Guidon le sauvage. Tous deux tirent en même temps leur épée pour châtier le Sérican. Mais Renaud s’oppose à leur intervention, et ne souffre point qu’ils lui fassent cet affront. Il dit : «  — Ne suis-je donc pas bon pour répondre à qui m’outrage, sans avoir besoin de vous ? —  »

Puis, se retournant vers le païen, il dit : «  — Écoute, Gradasse ; je veux, si tu consens à m’entendre, te prouver clairement que je suis allé sur le bord de la mer pour te rejoindre. Puis, je te soutiendrai les armes à la main, que je t’ai dit vrai de tout point, et que tu en auras menti chaque fois que tu diras que j’ai manqué aux lois de la chevalerie.

« Mais je te prie instamment, avant que nous nous livrions au combat, d’écouter jusqu’au bout mes justes et vraies excuses, afin que tu ne m’adresses plus des reproches non mérités. Ensuite, j’entends que nous nous disputions Bayard à pied, seul à seul, en un lieu solitaire, comme tu l’as toi-même désiré. —  »

Le roi de Séricane était courtois, comme tout cœur magnanime l’est d’ordinaire. Il fut satisfait d’entendre la pleine justification du paladin. Il vint avec lui sur la rive du fleuve, et là, Renaud, simplement, lui raconta sa véridique histoire et prit tout le ciel à témoin.

Puis il fit appeler le fils de Bauves, lequel était parfaitement au courant de l’affaire. Celui-ci raconta de nouveau, en présence des deux champions, comment il avait usé d’un enchantement, sans en dire ni plus ni moins. Renaud reprit alors : «  — Ce que je t’ai prouvé par témoin, je veux t’en donner maintenant par les armes, et quand il te plaira, une preuve encore plus évidente. —  »

Le roi Gradasse qui ne voulait pas, pour une nouvelle querelle, abandonner la première, accepta sans contester les excuses de Renaud, bien que doutant encore si elles étaient vraies ou fausses. Les deux adversaires ne fixèrent plus le lieu du combat sur le doux rivage de Barcelone, comme ils l’avaient fait la première fois, mais ils convinrent de se rencontrer le lendemain matin, près d’une fontaine voisine,

Où Renaud ferait amener le cheval, lequel serait placé à égale distance des combattants. Si le roi tuait Renaud, ou s’il le faisait prisonnier, il devait prendre le destrier sans autre empêchement. Mais si Gradasse trouvait la mort dans le combat, ou si, ne pouvant plus se défendre, il se rendait prisonnier, Renaud lui reprendrait Durandal.

Avec plus d’étonnement et de douleur que je n’ai dit, Renaud avait appris de la belle Fleur-de-Lys que son cousin était hors de sa raison. Il avait appris également ce qu’il était advenu au sujet de ses armes, et le conflit qui s’en était suivi. Il savait enfin que c’était Gradasse qui possédait cette épée que Roland avait illustrée par mille et mille exploits.

Après que les deux chevaliers se furent mis d’accord, le roi Gradasse rejoignit ses serviteurs, bien qu’il eût été engagé par le paladin à venir loger chez lui. Dès qu’il fut jour, le païen s’arma, et Renaud en fit autant. Tous deux arrivèrent à la fontaine près de laquelle ils devaient combattre pour Bayard et Durandal.

Tous les amis de Renaud paraissaient redouter beaucoup l’issue de la bataille qu’il devait soutenir seul à seul contre Gradasse, et ils s’en lamentaient d’avance. Gradasse possédait une grande hardiesse, une force prodigieuse et une expérience consommée. Maintenant qu’il avait au côté l’épée du fils du grand Milon, chacun tremblait de crainte pour Renaud.

Plus que tous les autres, le frère de Vivien redoutait ce combat. Il se serait encore volontiers entremis pour le faire manquer, mais il craignait d’encourir l’inimitié du sire de Montauban, qui lui en voulait encore d’avoir empêché la première rencontre en l’enlevant sur un navire.

Mais, tandis que tous les siens sont plongés dans le doute, la crainte ou la douleur, Renaud s’en va calme et joyeux de se disculper d’un soupçon injuste qui lui avait semblé si dur, et de pouvoir imposer silence à ceux de Poitiers et de Hautefeuille. Il s’en va plein de confiance et sûr en son cœur de remporter l’honneur du triomphe.

Quand les deux champions furent arrivés quasi en même temps à la claire fontaine, ils se saluèrent et s’accueillirent l’un et l’autre avec un visage aussi serein, aussi bienveillant, que si Gradasse eût été le parent ou l’ami du chevalier de la maison de Clermont. Mais je veux remettre à une autre fois de raconter comment ils en vinrent aux mains.

CHANT XXXII.

Argument. — Mesures prises par Agramant pour renforcer son armée. — Bradamante, jalouse de Roger à cause de Marphise, quitte son château et arrive à la Roche-Tristan. Là, elle est obligée de combattre contre trois princes, et leur fait vider les arçons.

Je me souviens que je devais vous entretenir — je vous l’avais promis, puis cela m’est sorti de la mémoire — d’un soupçon qui avait rendu la belle dame de Roger si dolente, soupçon bien plus déplaisant et plus cruel, et mordant d’une dent bien plus aiguë et bien plus vénéneuse que ce qu’elle avait entendu de Richardet, et qui lui était entré dans la poitrine, pour lui dévorer le cœur.

Je devais en parler, et j’ai entrepris un autre sujet, Renaud étant survenu au beau milieu de mon récit. Puis j’ai eu fort à faire avec Guidon qui s’est aussi trouvé sur mon chemin. J’ai passé d’une chose à l’autre, de sorte que je ne me suis plus souvenu de Bradamante. Il m’en souvient maintenant, et je veux vous en parler, avant que je vous entretienne de Renaud et de Gradasse.

Mais avant que j’entame ce récit, il faut encore que je vous parle un peu d’Agramant qui avait rallié dans Arles ce qui lui restait de son armée après le grand désastre nocturne. Cette cité était tout à fait convenable pour rassembler ses forces éparses ; elle a l’Afrique en face d’elle, et l’Espagne pour voisine. De plus elle est assise sur le fleuve, non loin de la mer.

Marsile envoie des ordres dans tout son royaume pour lever des gens à pied et à cheval, bons ou mauvais. De force ou de bonne volonté, tout navire apte au combat doit s’armer à Barcelone. Chaque jour, Agramant rassemble son conseil, et n’épargne ni ses soins ni sa peine. Toutes les cités d’Afrique sont pressurées d’exactions de toutes sortes.

Il a fait offrir à Rodomont pour qu’il revienne — mais sans pouvoir l’obtenir — une de ses cousines, fille d’Almont, avec le beau royaume d’Oran pour dot. L’altier chevalier ne veut pas quitter le pont où il a accumulé les armes et les selles vides de tant de guerriers vaincus par lui, que le rocher en est tout couvert.

Marphise ne voulut pas imiter Rodomont. Dès qu’elle apprit qu’Agramant avait été défait par Charles, que ses gens étaient morts, taillés en pièces, ou prisonniers, et que bien peu d’entre eux avaient pu se réfugier dans Arles, elle s’était mise en chemin sans attendre d’être appelée. Elle était venue au secours de son roi, et lui avait apporté sa personne et tout ce qu’elle possédait.

Elle avait amené aussi Brunel, auquel elle n’avait fait aucun mal, et elle le remit d’elle-même à Agramant. Pendant dix jours et dix nuits, elle l’avait tenu dans la crainte d’être pendu. Puis quand elle avait vu que personne n’essayait de le lui reprendre par la force ou par la prière, elle n’avait pas voulu souiller ses mains altières d’un sang si méprisable, et elle l’avait délivré de ses liens.

Elle lui pardonna toutes ses anciennes injures et le traîna avec elle jusqu’à Arles où elle le remit à Agramant. Vous devez bien penser quelle joie le roi éprouva en voyant un tel secours lui arriver. Il voulut que Brunel vît bien quel grand cas il faisait de Marphise. Il l’avait jadis menacé de le faire pendre ; il le fit cette fois pendre bel et bien.

Le misérable fut laissé, dans un lieu solitaire et sauvage, en proie aux corbeaux et aux vautours. La justice de Dieu fit que Roger, qui l’avait une autre fois sauvé en lui ôtant le lacet du cou, fût malade en ce moment, et ne pût lui venir en aide. Quand il sut l’aventure, la chose était déjà faite, de sorte que Brunel resta sans secours.

Cependant Bradamante trouvait bien long le délai de vingt jours à l’expiration desquels Roger devait revenir vers elle et se convertir à la Foi. A qui attend la fin de la captivité ou de l’exil, il semble que le temps, qui doit lui donner la liberté ou lui rendre la joie de revoir la patrie aimée, marche plus lentement que d’habitude.

Dans cette cruelle attente, elle pensait souvent que Ethon et Piroïs étaient devenus boiteux[10], ou que la roue du char d’Apollon était brisée, tellement il lui semblait qu’il ralentissait sa course habituelle. Le jour lui paraissait plus long que celui où le juste Hébreu, grâce à son ardente foi, arrêta le soleil au milieu du ciel ; la nuit lui semblait plus longue que celle qui produisit Hercule.

Oh ! que de fois elle porta envie aux ours, aux loirs, aux blaireaux somnolents ! Elle aurait voulu passer tout ce temps à dormir, sans se réveiller jamais, sans entendre quoi que ce fût, jusqu’à ce que Roger vînt lui-même la tirer de son lourd sommeil. Non seulement elle ne peut pas le faire, mais elle ne peut pas même dormir une heure dans toute la nuit.

De côté et d’autre elle se retourne, foulant la plume inhospitalière, sans jamais goûter de repos. Souvent elle court ouvrir sa fenêtre, pour voir si l’épouse de Titon s’apprête à répandre, devant la lumière du matin, les lis blancs et les roses vermeilles. Et quand le jour a paru, elle ne désire pas moins ardemment voir les étoiles briller au ciel.

Lorsqu’il n’y eut plus que quatre ou cinq jours pour que le délai fût expiré, pleine d’espoir, elle s’attendait d’heure en heure à l’arrivée d’un messager qui lui dirait : voici Roger qui vient. Elle montait parfois sur une haute tour d’où l’on découvrait les bois épais et les fertiles campagnes des environs, ainsi qu’une partie de la route qui conduit de France à Montauban.

Si elle aperçoit alors au loin une armure reluire au soleil, ou quelqu’un qui ressemble à un chevalier, elle croit que c’est son Roger tant attendu, et les cils de ses beaux yeux se rassérènent soudain. Dans chaque voyageur à pied ou sans armes elle croit voir un messager envoyé vers elle. Et bien que toujours son attente ait été déçue, elle ne cesse chaque fois d’espérer encore.

Parfois, croyant aller à sa rencontre, elle s’armait, descendait la montagne et s’avançait dans la plaine. Ne voyant rien, elle espérait alors qu’il était arrivé à Montauban par une autre route, et elle rentrait au château, poussée par le même désir qui l’en avait fait sortir, mais elle n’y trouvait pas davantage Roger. Cependant le terme tant attendu par elle arriva.

Puis le terme fut dépassé d’un jour, de deux, de trois, de six, de huit, de vingt, sans qu’elle vît venir son époux, sans qu’elle en apprît la moindre nouvelle. Alors elle commença à se lamenter de telle façon, qu’elle aurait ému de pitié, dans les sombres royaumes, les Furies à la crinière de serpents. Elle meurtrissait ses beaux yeux divins, sa blanche poitrine, et arrachait ses beaux cheveux dorés.

«  — Il est donc vrai — disait-elle — il me faut chercher qui me fuit et qui se cache de moi ? Donc, j’en suis réduite à désirer qui me dédaigne ! Il faut que j’implore qui ne veut pas me répondre ! Je dois laisser mon cœur à qui me hait, à quelqu’un qui est si convaincu de ses propres mérites, que l’immortelle Déesse devra descendre elle-même du ciel pour enflammer d’amour son cœur insensible !

« Le hautain sait que je l’aime et que je l’adore, et il ne me veut ni pour amante, ni pour esclave ! Le cruel sait que je souffre et que je meurs pour lui, et il attend que je sois morte pour me venir en aide ; et afin que je ne lui parle point de mes tourments, afin de ne point laisser fléchir sa farouche résolution, il se cache de moi, semblable à l’aspic qui refuse d’écouter le chant de l’homme, de peur de se laisser apprivoiser.

« Hélas, Amour, arrête celui qui, après avoir ainsi brisé ses liens, s’enfuit devant mes pas trop lents à le suivre dans sa course ; ou bien rends-moi telle que j’étais quand tu t’es emparé de moi, alors que je n’étais la sujette ni de toi ni de personne. Hélas ! combien vaine est mon espérance de t’inspirer de la pitié par mes prières, toi qui te plais à tirer des yeux des ruisseaux de larmes, ou qui plutôt en fais ta nourriture, ta vie !

« Mais dois-je me plaindre d’autre chose, hélas ! que de mon désir insensé ? Il m’emporte si haut dans les airs, qu’il arrive à des régions où il se brûle les ailes ; alors, ne pouvant plus me soutenir, il me laisse tomber du ciel. Et ce n’est point là la fin de mes maux ; car toujours il recommence, et va se brûler de nouveau ; de sorte que je suis sans fin précipitée dans l’abîme.

« Je dois me plaindre de moi, bien plus encore que de mon désir ; n’est-ce pas moi qui lui ai ouvert mon esprit, dont il a chassé la raison, et où mon pouvoir est au-dessus du sien ? Il m’entraîne de mal en pis, et je ne puis le contenir, car il n’existe pas de frein capable de l’arrêter. Je comprends qu’il me mène à la mort, car plus j’attends, plus mon mal me fait souffrir.

« Et pourquoi même me plaindre de moi ? Quelle autre erreur ai-je commise si ce n’est de t’aimer ? Faut-il s’étonner que mes sens de femme, faibles et malades, aient été soudain subjugués ? Devais-je me défendre du plaisir que me faisaient éprouver la beauté suprême, les grandes manières et les sages paroles ? Celui-là est bien malheureux qui cherche à ne pas voir le soleil.

« Outre que c’était ma destinée, le fus entraînée par les paroles d’autres personnes dignes de foi. Une félicité suprême me fut montrée comme devant être le prix de cet amour. Si ce fut une fausse prédiction, si les conseils que me donna Merlin furent trompeurs, je puis bien me plaindre de lui, mais je ne puis cesser d’aimer Roger.

« Je puis me plaindre de Merlin et de Mélisse, et je me plaindrai éternellement de tous les deux. A l’aide des esprits infernaux, ils m’ont fait voir les fruits qui devaient éclore de ma semence, afin de m’enchaîner par cette fausse espérance. Je ne vois pas quel était leur motif, sinon qu’ils étaient sans doute jaloux de ma douce sécurité, de mon cher repos. —  »

La douleur l’envahit si fort, qu’il n’y a plus en elle de place pour aucun soulagement. Cependant, le souvenir de ce que lui a dit Roger en partant lui revient à la mémoire et ranime l’espérance en son cœur. En dépit de toutes les apparences contraires, elle veut espérer d’heure en heure le voir revenir.

Cet espoir la soutint, les vingt jours étant expirés, un mois encore, pendant lequel sa douleur fut moins poignante qu’elle ne l’eût été sans cela. Un jour qu’elle suivait la route par laquelle elle allait souvent au-devant de Roger, la malheureuse apprit une nouvelle qui fit s’enfuir l’espérance bien loin d’elle.

Elle fit la rencontre d’un chevalier gascon qui revenait directement du camp africain, où il avait été fait prisonnier le jour de la grande bataille livrée devant Paris. Elle l’interrogea longtemps, jusqu’à ce qu’elle fût arrivée à ses fins. Elle lui demanda des nouvelles de Roger, et s’en tenant à lui, elle ne sortit plus de ce sujet de conversation.

Le chevalier lui en donna des nouvelles exactes, car il connaissait très bien toute cette cour. Il lui raconta le combat que Roger avait soutenu seul à seul contre le redoutable Mandricard, comment il l’avait tué, après en avoir reçu une blessure qui le tint pendant plus d’un mois en danger de mort. Si son histoire s’était bornée là, il aurait donné la véritable excuse de Roger.

Mais il ajouta qu’il y avait au camp une damoiselle, nommée Marphise, qui n’était pas moins belle que vaillante et experte à toutes les armes ; qu’elle aimait Roger et que Roger l’aimait ; qu’on les voyait rarement lui sans elle et elle sans lui, et que chacun croyait qu’ils s’étaient donné leur foi ;

Que le mariage devait se célébrer dès que Roger serait guéri, et que chacun des deux rois, ainsi que tous les chefs païens en éprouvaient un grand plaisir, car ils connaissaient la valeur surhumaine de l’un et de l’autre, et ils espéraient qu’il en sortirait une race d’hommes de guerre la plus vaillante qui fût jamais sur terre.

Le Gascon croyait dire vrai ; car dans l’armée des Maures c’était l’universelle croyance, et l’on en parlait également partout hors du camp. Les nombreux témoignages de sympathie que Roger et Marphise échangeaient, avaient donné lieu à ces rumeurs ; et il suffit d’une seule bouche pour accréditer une nouvelle bonne ou mauvaise, et la propager à l’infini.

L’arrivée de Marphise parmi les Maures, en compagnie de Roger, et sa présence continuelle à ses côtés, avaient tout d’abord donné naissance à ce bruit. Mais ce qui l’avait encore accru, c’était qu’après avoir quitté le camp en enlevant Brunel, comme je l’ai conté, elle y était ensuite revenue sans avoir été rappelée par personne et seulement pour voir Roger.

Elle était venue au camp non pas une fois, mais souvent, dans le seul but de visiter Roger qui languissait gravement blessé. Elle y restait tout le jour, et ne partait que le soir, ce qui donnait encore plus à parler aux gens, car on la connaissait pour tellement fière, qu’elle tenait tout le monde pour vil à côté d’elle, tandis qu’elle était humble et douce pour Roger seul.

Comme le Gascon assurait Bradamante que tout cela était vrai, celle-ci fut saisie d’une peine si violente, qu’elle faillit tomber à la renverse. Sans rien répondre, elle fit faire volte-face à son destrier, le cœur plein de jalousie, de colère et de rage. Ayant perdu toute espérance, elle rentra furieuse dans son appartement.

Et sans quitter ses armes, elle se jeta tout de son long sur son lit, le visage enfoui dans les draps qu’elle prit dans sa bouche pour s’empêcher de crier. Se rappelant ce que le chevalier lui avait dit, elle tomba dans une telle douleur, que ne pouvant la contenir plus longtemps, force lui fut de l’exhaler en ces termes :

«  — Malheureuse ! à qui dois-je croire désormais ? Tous sont perfides et cruels, puisque tu es cruel et perfide, ô mon Roger, toi que je tenais pour si dévoué et si fidèle. Quelle cruauté, quelle trahison coupable trouveras-tu dans les tragédies, qui ne soit moindre que la tienne, si tu veux songer à ce que je méritais et à ce que tu me devais ?

« Pourquoi, Roger, alors qu’il n’existe pas au monde de chevalier plus hardi, plus beau que toi, ni qui t’égale en vaillance, en belles manières et en courtoisie ; pourquoi ne fais-tu pas en sorte qu’entre toutes tes autres vertus si éclatantes, on dise que tu possèdes aussi la constance, et que tu gardes inviolable la fidélité, cette vertu devant laquelle toutes les autres cèdent et s’inclinent ?

« Ne sais-tu pas que, sans elle, la vaillance et les nobles manières ne sont rien ? C’est ainsi que les plus belles choses ne peuvent se voir là où la lumière ne les éclaire point. Il te fut facile de tromper une damoiselle dont tu étais le seigneur, l’idole et la divinité, et à qui tu aurais pu, avec une parole, faire croire que le soleil est obscur et froid.

« Cruel, de quelle faute auras-tu du remords, si tu ne te repens point de tuer qui t’aime ? Si tu acceptes si légèrement de manquer à ta foi, quel est donc le poids qui pourrait peser sur ton cœur ? Comment traites-tu tes ennemis, si, à moi qui t’aime, tu causes de pareils tourments ? Je pourrai bien dire qu’il n’y a pas de justice au ciel, si ma vengeance tarde à t’atteindre.

« L’ingratitude égoïste est, de tous les crimes, celui qui pèse le plus sur l’homme ; c’est pour cela que le plus beau des anges du ciel fut précipité dans le plus obscur et le plus profond de l’enfer. Et si une grande faute exige un grand châtiment lorsqu’elle n’a pas été lavée par une pénitence nécessaire, prends garde qu’un dur châtiment ne t’atteigne pour ton ingratitude envers moi, ingratitude dont tu ne veux pas te repentir.

« Je dois encore, ô cruel, en outre de tous tes méfaits, t’accuser de vol à mon égard ; ce n’est point parce que tu tiens mon cœur, que je parle ainsi ; de cela, je consens à t’absoudre ; je veux dire que tu t’étais donné à moi, et que tu m’as repris ton cœur sans motif. Rends-le-moi, parjure ! tu sais bien que celui qui détient le bien d’autrui ne peut être sauvé.

« O Roger, tu m’as délaissée ; moi je ne veux point te délaisser ; et je le voudrais que je ne le pourrais pas. Mais pour échapper à mes chagrins, à mon angoisse, je puis et je veux mettre fin à mes jours. Cela seul m’est douloureux de mourir sans être aimée de toi, car si Dieu m’avait concédé de mourir alors que je t’étais chère, je n’aurais jamais connu de mort plus heureuse. —  »

Ainsi disant, elle saute de son lit, disposée à mourir, et, tout enflammée de rage, elle dirige la pointe de son épée sur son sein gauche. Elle s’aperçoit alors qu’elle est toute couverte de ses armes. Une pensée meilleure naît dans son esprit et lui parle ainsi tout bas : «  — O dame de si haut lignage, tu veux donc en mettant fin à tes jours encourir un si grand blâme ?

« Ne vaut-il pas mieux que tu ailles au camp, où une mort glorieuse peut se rencontrer à toute heure ? Là, s’il advient que tu tombes devant Roger, il pleurera peut-être encore sur ta mort. Mais si tu meurs frappée par son épée, ne mourras-tu pas plus contente ? Il est bien juste que ce soit lui qui t’arrache la vie, puisqu’il te fait vivre en tant de peine.

« Peut-être encore, avant que tu meures, pourras-tu tirer vengeance de cette Marphise qui cause ta mort en détournant de toi Roger par ses amours frauduleuses et déshonnêtes. —  » Ces pensées semblent meilleures à la damoiselle. Aussitôt, elle se fait faire, pour mettre sur ses armes, une devise qui doit indiquer sa désespérance et son désir de mourir.

Sa soubreveste était de la couleur de la feuille qui se fane quand elle tombe de la branche, et que la sève, qui la faisait vivre sur l’arbre, vient à lui manquer. Elle l’avait fait broder au dehors de troncs de cyprès flétris, comme lorsque la hache les a frappés. Ce vêtement convenait très bien à sa douleur.

Elle prit le destrier qu’Astolphe avait coutume de monter, et cette lance d’or qui faisait vider la selle à tous les cavaliers qu’elle touchait. Astolphe la lui avait donnée. Je n’ai pas besoin de vous répéter à quelle occasion, ni où, ni quand, pas plus que de vous redire de qui il l’avait eue auparavant. Elle la prit, sans toutefois connaître sa puissance stupéfiante.

Sans écuyer, sans compagnon, elle descendit de la montagne et prit le plus court chemin vers Paris, devant lequel elle croyait qu’était le camp sarrasin, car la nouvelle ne s’était pas encore répandue que le paladin Renaud, avec l’aide de Charles et de Maugis, avait fait lever le siège de Paris.

Elle avait laissé derrière elle le pays et la cité de Cahors, les monts où naît la Dordogne, et elle découvrait les environs de Montferrand et de Clermont, quand elle vit venir sur la même route qu’elle une dame au doux visage, ayant un écu attaché à l’arçon de sa selle. Trois chevaliers marchaient à ses côtés.

D’autres dames et des écuyers suivaient à la file et formaient une troupe nombreuse. En passant à côté de l’un d’eux, la fille d’Aymon lui demanda qui était cette dame, et celui-ci lui dit : «  — Cette dame, envoyée comme messagère au roi du peuple français, est venue par mer de l’Ile Perdue, située près du pôle arctique.

« Les uns nomment ce pays l’Ile Perdue, d’autres l’appellent Islande. La reine de cette île, qui est d’une beauté telle que le ciel n’en a accordé de pareille qu’à elle, envoie à Charles l’écu que vous voyez, à la condition expresse de le donner au meilleur chevalier qui à sa connaissance existe au monde.

« Comme elle s’estime, ce qu’elle est en réalité, la plus belle dame qui se soit jamais vue, elle voudrait trouver un chevalier qui surpasse tous les autres en hardiesse et en puissance, car elle a mis et résolu dans sa pensée de n’avoir pour amant et pour seigneur que celui qui sera le premier dans le métier des armes.

« Elle espère qu’en France, à la cour fameuse de Charlemagne, se trouve le chevalier qui, par mille prouesses, a prouvé qu’il est plus hardi et plus fort que tous les autres. Les trois chevaliers qui font escorte à la dame sont rois tous les trois, et je vous dirai aussi de quels pays ; l’un est roi de Suède, l’autre est roi de Gothie ; le troisième est roi de Norvège. Ils ont peu d’égaux sous les armes, si tant est qu’ils en aient.

« Leurs royaumes ne sont pas voisins, mais sont les moins éloignés de l’Ile Perdue, ainsi nommée parce que la mer qui la baigne est peu connue des navigateurs. Tous les trois étaient amoureux de la reine, et ils se disputaient à qui l’aurait pour femme. Pour lui plaire, ils ont accompli des exploits dont on parlera tant que tournera le ciel.

« Mais elle n’a voulu ni d’eux, ni d’aucun autre qui ne serait pas tenu pour le premier chevalier du monde dans les armes. «  — Je fais peu de cas — avait-elle coutume de leur dire — des prouesses que vous avez accomplies en ces lieux. Si l’un de vous l’emportait sur les deux autres, comme le soleil l’emporte sur les étoiles, je pourrais le trouver sublime ; mais je ne pense pas cependant qu’il pût se vanter d’être le meilleur chevalier qui porte aujourd’hui les armes.

« Je vais envoyer à Charlemagne, que j’estime et que j’honore comme le plus sage prince qui soit au monde, un riche écu d’or, à la condition qu’il le donnera au chevalier de sa cour qui aura la plus grande réputation de vaillance. Que ce chevalier soit son vassal ou celui d’un autre, je veux m’en rapporter à l’avis de ce roi.

« Quand Charles aura reçu l’écu et l’aura donné à celui qu’il croira plus hardi et plus fort que tous les autres, qu’il se trouve à sa cour où ailleurs, si l’un de vous, grâce à sa valeur, peut me rapporter l’écu, je donnerai à celui-là tout mon amour, je placerai en lui tout mon désir, et celui-là sera mon mari et mon seigneur. —  »

« Ce sont ces paroles qui ont poussé ces trois rois à venir d’une mer si éloignée jusqu’ici. Ils sont résolus à rapporter l’écu, ou à mourir de la main de celui qui l’aura. —  » Bradamante prêta une grande attention au récit de l’écuyer, lequel, prenant ensuite les devants et pressant son cheval, rejoignit ses compagnons.

Bradamante ne galope ni ne court après lui ; elle poursuit paisiblement son chemin, tout en songeant aux nombreux événements qui peuvent résulter de ce qu’elle vient d’apprendre. Elle se dit, en somme, que cet écu va apporter en France la discorde, et sera le sujet de querelles infinies et d’une immense inimitié entre les paladins et les autres chevaliers, si Charles veut désigner quel est le meilleur d’entre eux et lui donner l’écu.

Cette pensée lui oppresse le cœur ; mais ce qui lui pèse le plus, ce qui la ronge, c’est que Roger lui ait enlevé son amour et l’ait donné à Marphise. Tout son esprit est tellement concentré sur cette idée, qu’elle ne fait point attention à son chemin, qu’elle ne se préoccupe point de savoir où elle va, ni si elle trouvera une hôtellerie commode pour passer la nuit.

De même qu’un bateau, qu’un coup de vent ou toute autre cause a détaché de la rive, s’en va sans nocher et sans guide où l’entraîne le courant du fleuve, ainsi chemine la jeune amante, ayant toute sa pensée tournée vers son Roger. Elle va au gré de Rabican, car l’esprit qui doit guider la bride est bien loin d’elle.

Elle lève enfin les yeux, et voit que le soleil a tourné le dos aux cités de Bocco, et qu’il s’est plongé dans le sein de sa nourrice, delà le Maroc. Alors elle s’aperçoit qu’il serait imprudent de loger au milieu des champs, car il souffle un vent froid, et l’air brumeux fait présager, pour la nuit, de la pluie ou de la neige.

Elle fait presser le pas à son cheval, et elle ne tarde pas à rencontrer un berger qui se disposait à quitter les champs, après avoir réuni devant lui tout son troupeau. La dame lui demande avec beaucoup d’instances de lui enseigner où elle pourra se loger bien ou mal ; car quelque mal que l’on soit logé, on ne risque jamais d’être plus mal qu’en plein air, exposé à la pluie.

Le berger lui dit : «  — Je ne connais aucun endroit que je puisse vous indiquer, sinon à quatre ou six lieues plus loin, un château qui s’appelle la Roche-Tristan. Mais il n’est pas donné à tout le monde d’y loger, car le chevalier qui désire y prendre logement doit le conquérir la lance à la main, et le défendre contre tout nouveau venu.

« Si, quand il arrive un chevalier, la place se trouve vide, le châtelain le reçoit ; mais il lui fait promettre que, s’il survient un nouvel arrivant, il sortira pour jouter avec lui ; si personne ne vient, il n’a point à se déranger, mais si quelqu’un se présente, force lui est de reprendre ses armes et de combattre. Celui des deux qui est vaincu cède sa place à l’autre, et va coucher sous le ciel serein.

« Si deux, trois, quatre guerriers, ou un plus grand nombre, arrivent ensemble les premiers, ils reçoivent paisiblement l’hospitalité. Mais quiconque vient seul ensuite, trouve un tout autre accueil, car ceux qui sont déjà installés lui donnent une plus rude besogne. De même, si un seul chevalier a reçu d’abord l’hospitalité, les deux, les trois, les quatre et tous les autres qui viennent après, le forcent à combattre contre chacun d’eux ; de sorte que s’il a du courage, cela lui est d’un grand secours.

« Ce n’est pas tout ; si une dame ou une damoiselle, seule ou en compagnie, arrive à cette roche, et puis qu’il en vienne une autre, c’est à la plus belle qu’est réservée l’hospitalité ; la moins belle doit rester dehors. —  » Bradamante demande où est cette roche, et le brave berger, sans plus rien dire, lui indique avec la main un endroit situé à cinq ou six milles loin de là.

Bien que Rabican fût bon trotteur, la dame ne peut le faire avancer assez vite à travers ces chemins fangeux et défoncés, — la saison avait été très pluvieuse — pour arriver avant que la nuit noire n’ait obscurci toute la contrée. Elle trouva la porte close, et elle dit à celui qui en avait la garde qu’elle voulait loger.

Le gardien répondit que la place était occupée par des dames et des guerriers qui étaient arrivés avant elle, et qui attendaient autour du feu que leur souper leur fût servi. «  — S’ils ne l’ont pas encore mangé — dit la dame — je ne crois pas que le cuisinier l’aura fait cuire pour eux. Va leur dire que je les attends ici, car je connais la coutume et j’entends l’observer. —  »

Le gardien partit et alla porter l’ambassade aux chevaliers qui se reposaient tout à leur aise, et auxquels cette nouvelle fut fort peu agréable, attendu qu’elle les forçait de sortir à l’air froid et malsain. Ajoutez à cela qu’une grande pluie commençait à tomber. Ils se levèrent pourtant, prirent leurs armes, et, laissant leurs compagnons dans le château, ils arrivèrent tous ensemble, sans trop se presser, à l’endroit où la dame les attendait.

C’étaient trois chevaliers d’une telle valeur que peu d’autres valaient plus qu’eux au monde. C’étaient eux que Bradamante avait vus le jour même à côté de l’ambassadrice d’Islande, et qui s’étaient vantés de rapporter de France dans leur pays l’écu d’or. Ayant pressé plus vigoureusement leurs chevaux, ils étaient arrivés avant Bradamante.

Peu de chevaliers étaient meilleurs qu’eux sous les armes. Mais Bradamante espère bien qu’elle sera du nombre de ceux-là, car elle entend ne point passer la nuit dehors, ni rester à jeun. Les habitants du château, placés aux fenêtres et dans les galeries, regardaient la joute à la lumière que projetait la lune malgré de nombreux nuages, et bien que la pluie fût abondante.

De même que l’amant bien épris, sur le point d’entrer dans la chambre où il espère commettre de doux larcins, sent son cœur battre de plaisir quand il entend, après une longue attente, glisser doucement le verrou, ainsi Bradamante, désireuse de se mesurer avec les chevaliers, se réjouit en entendant les portes s’ouvrir, et en voyant les trois guerriers franchir le pont et sortir du château.

Aussitôt qu’elle les a vus franchir le pont et sortir tous les trois à peu d’intervalle les uns des autres, elle tourne bride pour prendre du champ, et revient chassant à toute bride son bon cheval, et tenant en arrêt la lance que lui donna son cousin et avec laquelle on ne joute jamais en vain, car tout guerrier touché par elle, fût-il Mars lui-même, doit être forcément jeté hors de selle.

Le roi de Suède, qui s’avança le premier, fut aussi le premier jeté à terre, tellement fort fut le coup porté sur son casque par la lance qui ne fut jamais baissée en vain. Le roi de Gothie fournit la seconde course, et se retrouva en un clin d’œil, les jambes en l’air, loin de son destrier. Le troisième resta culbuté sens dessus dessous dans l’eau bourbeuse du fossé.

Après les avoir, en trois coups, fait voltiger les pieds en l’air et la tête en bas, Bradamante se dirige vers le château où elle doit recevoir l’hospitalité pendant la nuit ; mais, avant de lui livrer passage, elle trouve quelqu’un qui lui fait jurer qu’elle sortirait à chaque fois qu’elle serait appelée à jouter par de nouveaux arrivants. Le châtelain, qui a été témoin de sa vaillance, la reçoit avec grand honneur.

Il en est de même de la dame qui était venue le soir même en compagnie des trois chevaliers, envoyée, ainsi que je l’ai dit, de l’Ile Perdue en ambassade au roi de France. Elle se lève et, en femme gracieuse et affable qu’elle était, elle vient au-devant de Bradamante qui la salue courtoisement, la prend par la main, et la conduit près du feu.

Bradamante, commençant de se désarmer, avait déjà déposé son écu et retiré son casque, lorsqu’en ôtant ce dernier, elle fit tomber une coiffe d’or dans laquelle elle retenait à plat ses longs cheveux. Ceux-ci tombèrent épars le long de ses épaules qu’ils couvrirent entièrement, et la firent connaître pour une damoiselle aussi belle de visage que fière sous les armes.

De même qu’au lever du rideau, la scène apparaît étincelante de mille lumières qui se reflètent sur les arceaux, les palais superbement dorés et remplis de statues et de peintures ; ou de même que le soleil, s’échappant d’une nuée, découvre sa face limpide et sereine, ainsi la dame, en ôtant son casque, semble entr’ouvrir le paradis.

Déjà ses beaux cheveux que son frère avait coupés autrefois, ont repoussé, et bien qu’ils ne fussent pas encore revenus à leur état primitif, ils étaient assez longs pour qu’elle pût les nouer par derrière la tête. Le châtelain de la Roche la reconnaît aussitôt pour Bradamante, car il l’avait vue bien d’autres fois, et plus que jamais il la comble de prévenances, et lui témoigne son estime.

Ils s’assoient près du feu, et ils repaissent leurs oreilles d’une conversation agréable et honnête, pendant que l’on prépare une nourriture plus substantielle pour le reste du corps. La dame demande à son hôte si cette façon d’exercer l’hospitalité est ancienne ou nouvelle, quand elle a commencé et qui l’a établie. Le chevalier lui répond ainsi :

«  — Au temps où régnait Pharamond, son fils Clodion eut pour amie une dame gracieuse et belle, et surpassant par ses manières distinguées toutes les autres femmes de cette époque antique. Il l’aimait tellement, qu’il ne la perdait pas plus de vue que Jupiter la vache Io dont il s’était fait le pasteur, car chez lui la jalousie était égale à l’amour.

« C’est ici qu’il la cachait. Son père lui avait fait don de ce castel, et il en sortait rarement. Il avait avec lui dix des meilleurs chevaliers de France. Il s’y trouvait, lorsqu’un jour le brave Tristan y arriva, en compagnie d’une dame qu’il avait délivrée peu d’heures auparavant des mains d’un géant féroce qui l’entraînait de force.

« Lorsque Tristan arriva devant le castel, le soleil avait déjà tourné les épaules vers les rivages de Séville. Le chevalier demanda l’hospitalité, car il n’y avait aucune autre habitation à dix milles à la ronde. Mais Clodion, aussi jaloux qu’amoureux, avait décidé qu’aucun étranger, quel qu’il fût, n’entrerait dans le château, tant que sa belle dame y serait.

« Les prières réitérées du chevalier n’ayant pu lui faire ouvrir la porte, il s’écria : «  — Ce que tu n’as pas voulu accorder à mes prières, j’espère l’obtenir malgré toi. —  » Et il défia Clodion et les dix guerriers qui étaient avec lui, s’offrant, d’un air altier, à lui prouver, la lance et l’épée en main, qu’il n’était qu’un discourtois et qu’un vilain.

« Il lui posa comme conditions du combat que s’il le jetait à terre en restant lui-même en selle, il logerait seul dans la Roche, et que tous les autres en sortiraient. Plutôt que de souffrir une pareille insulte, le fils du roi de France n’hésite pas à risquer la mort. Mais sous un rude choc il tombe à terre, de même que tous les autres, et Tristan les met ainsi dehors.

« Entré dans la Roche, il y trouve la dame si chère à Clodion, comme je vous l’ai dit, et que la nature, d’ordinaire avare de telles faveurs, avait faite plus belle que toutes les autres femmes. Il s’entretient avec elle, pendant qu’au dehors une angoisse poignante, amère, étreint et dévore le malheureux amant, qui envoie prière sur prière au chevalier pour qu’il ne refuse pas de la lui rendre.

« Tristan, bien qu’il ne fasse pas grand cas de la dame, — hors Yseult, il ne pourrait faire cas d’une autre, la potion enchantée qu’il avait bue jadis ne lui permettant d’aimer et de ne caresser qu’elle[11], — Tristan veut cependant se venger de la dureté de Clodion à son égard : «  — Je croirais commettre une grande faute — lui fait-il dire — en mettant hors de chez elle une telle beauté.

« Mais si Clodion s’ennuie de dormir seul à la fraîche, et s’il demande compagnie, j’ai avec moi une jouvencelle belle et appétissante, sans être pourtant d’une beauté aussi grande. Je veux bien consentir à ce qu’elle sorte, et à ce qu’elle se prête à tous ses désirs. Mais il me paraît droit et juste que la plus belle reste avec celui de nous deux qui est le plus fort. —  »

« Clodion, repoussé et fort mécontent, passa toute la nuit à souffler de colère et à tourner autour de la Roche, comme s’il eût fait sentinelle pour ceux qui y dormaient tout à leur aise. Il se plaignait beaucoup plus de ce que sa dame lui eût été enlevée, que du froid et du vent. Au matin, Tristan, qui en eut pitié, la lui rendit et mit fin à sa douleur.

« Car il lui dit et il lui prouva clairement que telle il l’avait trouvée, telle il la lui rendait. Il ajouta que, bien qu’il se fût couvert de honte par la discourtoisie dont il avait usé, il se contentait de l’avoir fait passer toute la nuit à découvert. Il ne voulut pas accepter pour excuse que ce fût l’amour qui l’avait poussé à une faute si condamnable.

« Car Amour doit ennoblir un cœur vil, et ne peut faire le contraire d’un noble cœur. Dès que Tristan fut parti, Clodion s’empressa de changer d’habitation. Mais auparavant, il donna la garde de la Roche à un chevalier qu’il aimait beaucoup, avec injonction, pour lui et pour ses successeurs, de faire observer à tout jamais la manière suivante d’exercer l’hospitalité :

« Le chevalier qui aurait le plus de force, et la dame qui posséderait le plus de beauté, devraient toujours être reçus ; mais quiconque serait vaincu, viderait les lieux, et s’en irait dormir sur le pré, ou chercherait asile ailleurs. Finalement, il établit l’usage que vous voyez durer encore aujourd’hui. —  » Or pendant que le chevalier racontait tout cela, il avait ordonné au maître d’hôtel de dresser la table.

Il l’avait fait placer dans la grande salle qui était plus belle qu’aucune autre au monde. Puis, à la lueur des torches, il vint prendre les belles dames et les y conduisit. En y entrant, Bradamante la parcourut des yeux, ainsi que l’autre damoiselle. Les murs superbes se voyaient entièrement recouverts des peintures les plus nobles.

La salle était décorée de figures si belles que, pour les regarder, les convives oubliaient quasi le souper, bien que leur corps eût grand besoin de se restaurer après les fatigues de la journée. Le maître d’hôtel, ainsi que le cuisinier, se lamentait de ce qu’on laissât ainsi les mets refroidir dans les plats. L’un d’eux finit par dire : «  — Vous feriez mieux de repaître d’abord votre ventre et vos yeux ensuite. —  »

Ils s’assirent enfin, et ils allaient porter la main aux victuailles, quand le châtelain s’avisa que donner l’hospitalité à deux dames était une grande infraction à l’usage : l’une devait rester, et l’autre se retirer ; la plus belle devait rester, et la moins belle s’en aller au dehors où la pluie battait et où le vent sifflait. N’étant point arrivées toutes les deux ensemble, l’une devait partir, l’autre rester.

Le châtelain appela deux vieillards et quelques dames de la maison, bonnes pour un semblable office. Ils examinèrent les damoiselles afin de décider laquelle des deux était la plus belle. Enfin, l’avis de tous fut que la plus belle était la fille d’Aymon. Elle ne surpassait pas moins sa compagne en beauté, qu’elle ne surpassait en valeur les guerriers qu’elle avait vaincus.

Le châtelain dit à la dame d’Islande qui ne laissait pas d’être fort troublée de tout cela : «  — Il ne saurait, madame, vous paraître malhonnête que nous observions l’usage. Il vous faut changer de gîte, puisqu’à nous tous il est clair et manifeste que cette damoiselle, bien qu’elle soit sans apprêts, vous surpasse en beautés et en belles manières. —  »

De même qu’en un instant on voit une nuée obscure s’élever de la vallée humide vers le ciel, et couvrir d’un voile de ténèbres la face jusque-là si pure du soleil, ainsi l’on vit la dame changer de visage à cette dure sentence qui la condamnait à affronter au dehors la pluie et le froid. Elle, tout à l’heure si joyeuse et si belle, elle ne ressemble plus à elle-même.

Elle pâlit et change entièrement de visage, tellement il lui plaît peu d’entendre une telle sentence. Mais Bradamante, qui en a pitié, ne veut pas qu’elle s’en aille, et elle émet ce sage avis : «  — Il me semble que la décision n’est pas bonne, et que tout jugement est injuste quand il est prononcé sans qu’on ait entendu la partie qui nie aussi bien que celle qui affirme, et les raisons qu’elle allègue.

« Pour moi, qui me fais le défenseur de cette cause, je dis : il ne s’agit pas de savoir si je suis plus ou moins belle. Je ne suis pas venue ici comme dame, et je ne veux pas que mes actes soient ceux d’une dame. Mais qui pourra dire, à moins que je ne me dépouille entièrement, si je suis ou si je ne suis pas une dame ? Or, on ne doit pas dire ce qu’on ne sait pas, surtout quand quelqu’un doit en souffrir.

« Il y en a beaucoup d’autres qui, comme moi, ont les cheveux longs, et qui ne sont point femmes pour cela. Il est évident que c’est comme chevalier et non comme dame, que j’ai conquis le droit de loger ici. Pourquoi donc voulez-vous me qualifier de dame, quand tous mes actes sont ceux d’un homme ? Votre loi veut que les dames soient expulsées par les dames, et non vaincues par un guerrier.

« Admettons encore que, comme il vous le semble, je sois une femme — ce que je ne vous concède pas — et que ma beauté n’égale pas celle de cette dame ; je ne crois pas que vous voudriez m’enlever le prix de mon courage, parce que mon visage aurait été déclaré moins beau. Il ne me paraîtrait pas juste de perdre, à cause d’une moindre beauté, ce que j’ai gagné avec les armes par mon courage.

« Quand même d’ailleurs l’usage exigerait que celle qui est inférieure en beauté doive se retirer, je voudrais encore rester, au risque de ce qui pourrait résulter de mon obstination. De la contestation inégale élevée entre cette dame et moi, je conclus que, sur cette question de la beauté, elle peut perdre beaucoup et gagner bien peu avec moi.

« Or, si la perte et le gain n’offrent pas des chances égales, toute décision est injuste. De sorte que, et par raison et par cas spécial, l’hospitalité ne saurait être refusée à cette dame. Et si quelqu’un est assez hardi pour prétendre que mon raisonnement n’est point bon, je suis prête à lui soutenir, de la façon qui lui fera plaisir, que mon dire est vrai et que le sien est faux. —  »

La fille d’Aymon, émue de pitié à l’idée qu’une si gente dame allait être injustement chassée et exposée à la pluie battante, sans un toit, sans un abri pour se mettre à couvert, finit, grâce à ses raisons nombreuses et courtoises, mais surtout grâce à sa conclusion, par persuader au châtelain de rester tranquille et d’accepter ses explications.

De même que, sous les plus cuisantes chaleurs de l’été, la plante, près de s’étioler faute d’un peu d’eau, renaît dès qu’elle sent la pluie vivifiante, ainsi, en se voyant si superbement défendue, la messagère redevint joyeuse et belle comme auparavant.

Les convives purent alors enfin savourer le repas qui leur avait été servi depuis un grand moment et auquel ils n’avaient pas encore touché, sans qu’aucun nouveau chevalier errant ne vînt les déranger. Bradamante seule, au milieu de l’allégresse générale, restait triste et plongée dans sa douleur. La crainte, l’injuste soupçon qu’elle avait dans le cœur, lui enlevaient tout appétit.

Aussitôt que le souper fut achevé, — et il aurait été probablement plus long, sans le désir qu’avaient les convives de rassasier aussi leurs yeux — Bradamante se leva et la messagère avec elle. Le châtelain fit en même temps un signe à l’un des serviteurs qui alluma promptement un grand nombre de torches, grâce auxquelles la salle fut splendidement éclairée jusqu’en ses moindres recoins. Je dirai dans l’autre chant ce qui suivit.

CHANT XXXIII.

Argument. — Dans une salle de la Roche-Tristan, Bradamante voit peintes sur la muraille les guerres futures des Français en Italie. Défiée de nouveau par les trois princes qu’elle avait déjà abattus, elle les enlève une seconde fois de selle. — Renaud et Gradasse en viennent aux mains pour la possession de Bayard. Celui-ci, épouvanté par un monstrueux oiseau, s’enfuit dans un bois, et le combat se trouve ainsi suspendu. — Astolphe va en Éthiopie sur l’Hippogriffe. Là, par le son de son cor, il chasse dans l’enfer les Harpies qui infectaient les tables du roi Sénapes.

Timagoras, Parrhasius, Polignotes, Protogènes, Timante, Apollodore, Apelles, plus connu que tous ceux-là, et Zeuxis, et les autres qui vécurent à la même époque, et dont la renommée — malgré Clotho, qui, après avoir détruit leurs corps, a détruit leurs œuvres — subsistera toujours aussi éclatante, grâce aux écrivains, tant qu’on lira ou qu’on écrira en ce monde ;

Et ceux qui vécurent de nos jours, ou qui vivent encore : Léonard, Andrea Mantegna, Jean Belin, les deux Dossi, et celui qui sculpte aussi bien qu’il peint, Michel-Ange le divin, plus qu’un mortel ; Sébastien, Raphaël, Titien, qui n’honore pas moins Cadore que les deux premiers n’honorent Venise et Urbino ; et les autres dont les œuvres dépassent tout ce qu’on lit et tout ce qu’on croit des peintres de l’antiquité ;

Tous les peintres que nous voyons aujourd’hui, et ceux qui il y a déjà mille et mille ans furent en honneur, ont peint avec leur pinceau, soit sur toile, soit sur les murs, les choses passées. Mais vous n’avez jamais entendu dire que les anciens, non plus que les modernes, aient jamais peint les choses futures. Et cependant il s’est trouvé que des événements ont été mis en peinture avant d’être arrivés.

Mais aucun peintre, ni antique ni moderne, ne pourrait se vanter d’être l’auteur de semblables peintures. Elles sont uniquement l’œuvre des enchantements devant lesquels tremblent les esprits de l’enfer. La salle dont j’ai parlé dans l’autre chant avait été faite par Merlin. A l’aide du livre consacré soit au lac Arverne, soit aux grottes de Nursa, il l’avait fait construire en une seule nuit par des démons.

Cet art des enchantements, à l’aide duquel nos ancêtres accomplirent de si merveilleuses choses, est perdu de nos jours. Mais retournons là où doivent m’attendre ceux qui veulent voir la salle où sont les peintures. J’ai dit que, sur un signe fait à un écuyer, les torches avaient été allumées ; soudain l’obscurité, vaincue par l’éclat des lumières, s’enfuit de toutes parts. On n’aurait pas vu plus clair s’il eût fait jour.

Le châtelain dit à ses hôtes : «  — Je veux que vous sachiez que, parmi les guerres qui sont peintes sur ces murs, très peu sont jusqu’ici arrivées. Elles ont été peintes avant qu’elles se soient produites. Ceux qui les ont peintes, les ont aussi devinées. Vous pourrez voir ici toutes les victoires, toutes les défaites que nos compatriotes remporteront ou subiront en Italie.

« Toutes les guerres heureuses ou malheureuses que les Français doivent faire au delà des Alpes, à partir de son époque jusqu’en l’an mille, Merlin, le prophète, les a réunies dans cette salle. Il avait été envoyé par le roi de Bretagne au roi de France, qui succéda à Marcomir. Je vous dirai en peu de mots pourquoi il lui avait été envoyé, et pourquoi ce travail fut accompli par Merlin.

« Le roi Pharamond, qui franchit le premier le Rhin avec l’armée franque pour entrer en Gaule, après avoir occupé ce pays, songea à subjuguer l’orgueilleuse Italie, car il voyait de jour en jour l’empire romain s’affaiblir. Dans cette intention, il voulait s’allier avec Artus de Bretagne, car ils vivaient à la même époque.

« Artus, qui n’avait jamais rien entrepris sans prendre l’avis du prophète Merlin — je parle de Merlin, le fils du démon, qui prévoyait l’avenir — sut par lui, et fit savoir à Pharamond, à quels périls s’exposeraient ses gens s’ils pénétraient dans le pays que l’Apennin, la mer et les Alpes enserrent.

« Merlin lui fit voir que presque tous ceux qui, après lui, porteraient la couronne de France, verraient leurs armées détruites par le fer, par la faim, ou par la peste, et qu’ils trouveraient en Italie peu de sujets d’allégresse, mais de longues luttes, peu de gain et des dommages infinis, car il n’était pas permis au lys de prendre racine sur ce terrain.

« Le roi Pharamond ajouta une telle foi à cet avis, qu’il dirigea son armée ailleurs. Quant à Merlin, qui avait vu les guerres à venir comme si elles avaient déjà existé, il consentit, sur les prières du roi, à construire cette salle où, par ses enchantements, il fit peindre, comme s’ils s’étaient déjà accomplis, tous les gestes futurs des Français,

« Afin que les successeurs de Pharamond comprissent que la victoire et l’honneur leur appartiendraient toutes les fois qu’ils prendraient la défense de l’Italie contre les autres peuples barbares, mais qu’au contraire, s’il advenait qu’ils descendissent des Alpes pour la ravager, lui imposer leur joug, ou s’en faire les maîtres, ils trouveraient au delà des monts un sépulcre béant. —  »

Ainsi parla le châtelain ; puis il conduisit les dames à l’endroit de la salle où commençaient les histoires ; il leur fait voir Sigisbert qui se met en campagne, attiré par les trésors que lui offre l’empereur Maurice. «  — Le voici qui descend du mont Jura dans les plaines ouvertes du Lambro et du Tessin. Voyez Eutaris, qui non seulement le repousse, mais le met en fuite après l’avoir taillé en pièces et vaincu.

« Voyez Clovis qui fait passer les monts à plus de cent mille hommes ; voyez le duc de Bénévent qui, avec des forces inférieures, vient à sa rencontre, et qui lui tend un piège en feignant d’abandonner ses logements. Voici l’armée française qui se précipite sur le vin lombard, et, prise comme le poisson à l’amorce, y trouve la mort et la honte.

« Voici Childebert qui conduit en Italie quantité de capitaines et de gens de France. Pas plus que Clovis il ne peut se vanter ni se glorifier d’avoir dépouillé ou vaincu la Lombardie, car l’épée du ciel fait des siens un tel carnage, que toutes les routes en sont couvertes. La chaleur et la dyssenterie les achèvent, de sorte qu’à peine un sur dix s’en retourne sain et sauf. —  »

Puis il montre Pépin, et puis Charles qui descendent l’un après l’autre en Italie. Tous les deux sont heureux dans leur entreprise, car ils ne sont pas venus pour lui nuire. Le premier est accouru au secours du pape Étienne ; le second défend Adrien, puis Léon. L’un dompte Astolphe ; l’autre met en déroute et fait prisonnier le successeur d’Astolphe, et rend au pape tous ses honneurs.

Il leur montre ensuite un jeune Pépin dont les gens semblent couvrir tout le pays depuis les bouches du Pô jusqu’aux lagunes de l’Adriatique. Il construit à grands frais et avec de grandes fatigues un pont qui rejoint Malamocco à Rialto, et sur lequel il engage la bataille. Puis le voilà qui s’enfuit, laissant les siens engloutis par les eaux, le vent et la mer ayant brisé le pont.

«  — Voici Louis, le Bourguignon, que l’on voit vaincu et pris à l’endroit même où il descend ; et celui qui l’a fait prisonnier lui fait jurer qu’il ne sera plus jamais attaqué par lui. Voici qu’il manque à son serment ; voici que de nouveau il tombe dans le filet tendu ; voici qu’il y perd la vue, et que les siens le ramènent de l’autre côté des Alpes, aveugle comme taupe.

« Voyez un Hugues d’Arles accomplir de grands exploits et chasser d’Italie les deux Bérenger. Il les bat et les taille en pièces en deux ou trois rencontres, mais ils sont remis sur pied tantôt par les Huns, tantôt par les Bavarois. Puis, accablé par des forces plus considérables que les siennes, il est forcé de conclure alliance avec l’ennemi. Il ne survit pas longtemps à cette alliance, non plus que son héritier, qui laisse le royaume tout entier à Bérenger.

« Voyez un autre Charles, qui, pour venir au secours du bon Pasteur, a porté le feu en Italie. En deux fières batailles, il a mis à mort deux rois : Manfred, puis Conradin. Voyez, par la suite, son armée éparpillée çà et là dans les cités, et tenant le nouveau royaume dans l’opprobre et l’oppression. Voyez-la massacrée toute entière au son de la cloche des vêpres. —  »

Puis il leur montre — mais à un intervalle non pas seulement de nombreuses années, mais de lustres nombreux — un capitaine de la Gaule, qui descend des monts pour faire la guerre aux illustres Visconti. On le voit assiéger Alexandrie avec une armée française composée de gens à pied et à cheval. Le duc a mis dans la place une forte garnison, et a tendu au dehors un piège à l’ennemi.

L’armée française, induite en erreur, est prise dans les rets qui lui ont été habilement tendus, ainsi que le comte d’Armagnac qui l’avait conduite à cette malheureuse entreprise, et couvre toute la campagne de ses morts. Les eaux du Tanaro et du Pô sont rouges de sang.

Il montre, l’un après l’autre, un chevalier de la Marche et trois Angevins, et dit : «  — Voyez comme ceux-ci sont plusieurs fois défaits à Bruci, à Dauni, à Marsi, à Salantini. L’appui des Français ni des Latins ne permet à aucun d’eux de s’implanter en Italie. Alphonse, puis Ferrante, les chassent du royaume, toutes les fois qu’ils y entrent.

« Voyez Charles VIII, qui descend des Alpes, ayant avec lui la fleur de la France entière. Il passe le Liris, et s’empare de tout le royaume, sans tirer une seule fois l’épée ou abaisser la lance. Il parvient ainsi jusqu’au rocher qui s’étend sur les bras, sur la poitrine et sur le ventre de Typhée. Là, il trouve, pour lui barrer le passage, la bravoure d’Inico du Guast, de l’illustre sang d’Avalos. —  »

Le châtelain de la Roche, qui montrait du doigt cette histoire à Bradamante, lui dit, après avoir désigné l’île d’Ischia : «  — Avant que je vous fasse voir plus avant, je vous dirai ce que mon bisaïeul avait coutume de me dire quand j’étais enfant, et ce qu’il prétendait avoir lui-même entendu dire à son père ;

« Son père le tenait d’un autre, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’on remontât à celui qui l’avait entendu raconter par l’artiste qui avait peint, sans pinceaux, toutes ces peintures, blanches, bleues ou rouges que vous voyez là ; le peintre, en montrant au roi Pharamond le château, arrivé à ce rocher d’Ischia que je viens de vous faire voir, lui dit ce que je vais vous répéter.

« Il lui dit que, du brave chevalier qui le défendait avec tant d’ardeur, et qui semblait mépriser le feu qui de tous côtés l’entourait jusqu’au phare, devait naître en ces temps ou à peu près — et il lui dit l’année et le mois — un chevalier, qui surpasserait tous ceux qui jusqu’alors avaient existé au monde.

« Nirée avait été moins beau, Achille moins brave, Ulysse moins hardi, Lada moins léger à la course, Nestor moins prudent, lui qui sut tant de choses et qui vécut si longtemps, César moins libéral et moins clément, que ne devait être celui qui naîtrait dans l’île d’Ischia, et qui devait dépasser toute la renommée de ces grands hommes.

« Et si l’antique Crète se glorifia d’avoir donné naissance au petit-fils de Célus ; si Thèbes fut fière de Bacchus et d’Hercule ; si Délos s’enorgueillit des deux jumeaux, cette île pourra aussi se réjouir et se dresser fièrement sous le ciel, quand naîtra dans son sein le grand marquis envers lequel le ciel se montrera si prodigue de faveurs de toute sorte.

« Ainsi lui dit Merlin, et il lui répéta à plusieurs reprises que ce héros devait naître à l’époque où l’empire romain serait le plus opprimé, pour qu’il lui rendît la liberté. Mais comme je vous montrerai par la suite plusieurs de ses hauts faits, je n’ai pas à vous en parler d’avance. —  » Ainsi il dit, et il revint à l’histoire où se voyaient les merveilleuses prouesses de Charles.

«  — Ici — disait-il — Ludovic se repent d’avoir fait venir Charles en Italie, car il l’avait appelé pour combattre son ancien rival et non pour le chasser lui-même. Il s’allie aux Vénitiens, et, devenu son ennemi, il veut le faire prisonnier au retour. Mais le vaillant roi abaisse sa lance et s’ouvre un chemin à travers ses nouveaux ennemis.

« Mais ceux des siens qu’il a laissés à la garde du nouveau royaume éprouvent un sort bien différent. Ferrante, grâce à l’aide que lui prête le seigneur de Mantoue, revient si vivement à la charge, qu’en peu de mois, sur terre et sur mer, il n’en laisse pas un vivant. Mais la perte d’un de ses plus vaillants compagnons, traîtreusement frappé, l’empêche de ressentir toute la joie de sa victoire. —  »

Ainsi disant, il montre le marquis Alphonse de Pescaire, puis il ajoute : «  — Celui-ci, après avoir brillé comme un rubis en mille entreprises, succombe sous la trahison ourdie contre lui par un double traître d’Éthiopien ; le meilleur chevalier de cette époque tombe le cœur percé d’une flèche. —  »

Puis il montre l’endroit où l’on voit Louis XII, après avoir passé les Alpes, chasser le Môre, et planter la fleur de lys sur la terre des Visconti. Marchant sur les traces de Charles, il veut jeter un pont sur le Carigliano, mais il voit ses gens rompus, dispersés, périr engloutis dans le fleuve.

« Voyez dans la Pouille un non moindre carnage de l’armée française, mise en déroute. C’est l’Espagnol Ferdinand de Gonzague, qui deux fois l’a prise comme dans une souricière. Mais autant la Fortune s’était en cette circonstance montrée rebelle à Louis, autant elle lui est favorable dans les riches plaines que baigne l’Adriatique, et que le Pô divise en deux parties égales du côté de l’Apennin et du côté des Alpes. —  »

Ainsi disant, il s’accuse lui-même d’avoir oublié ce qu’il aurait dû dire tout d’abord. Il retourne sur ses pas, et montre un chevalier qui vend le château dont son maître lui avait confié la garde. Il montre le Suisse perfide faisant prisonnier celui-là même dont il touche la solde. Ces deux trahisons donnent la victoire au roi de France, sans qu’il ait besoin d’abaisser sa lance.

Puis il montre César Borgia s’élevant en Italie par la faveur de ce roi. Tout baron de Rome, tout seigneur qui s’oppose à lui, est envoyé en exil. Puis il montre le roi qui, après avoir expulsé la Scie de Bologne, y fait entrer les Glands. Il montre les Génois révoltés, mis en fuite et leur cité soumise.

«  — Voyez — dit-il ensuite — la campagne de Giaradadda couverte de morts. Toutes les villes ouvrent leurs portes au roi ; Venise seule résiste à peine. Voyez comme, après avoir franchi les frontières de la Romagne, il chasse le pape de Modène, qu’il enlève au duc de Ferrare. Il ne s’arrête point là ; il veut lui enlever ce qui lui reste de ses États.

« Il lui enlève Bologne, et y fait rentrer la famille des Bentivoglio. Voyez l’armée des Français mettre Brescia à sac, après qu’il l’a reprise. D’un même coup, il secourt Felsina et met le désordre dans le camp du pape. Les deux armées se concentrent ensuite à forces égales sur les basses plages de Chiassi :

« D’un côté l’armée française, de l’autre les troupes espagnoles considérablement accrues, et grande est la bataille. De part et d’autre les gens d’armes jonchent la terre et la rougissent. Chaque fossé semble plein de sang humain. Mars balance pour savoir à qui il donnera la victoire. Enfin, grâce à la valeur d’un Alphonse, on voit l’armée française rester maîtresse du terrain, et l’Espagnol céder.

« Ravennes est saccagée. Le pape se mord les lèvres de douleur ; il fait descendre des Alpes, comme une tempête, une tourbe d’Allemands qui chassent au delà des monts les Français incapables de leur tenir tête, et qui vengent le Môre en déracinant les Lys d’or implantés dans son jardin.

« Voici que les Français reviennent de nouveau ; les voici mis en déroute par les Suisses infidèles que le jeune duc a appelés imprudemment à son aide, bien qu’ils aient fait prisonnier et vendu son père. Voyez plus loin l’armée que la Fortune avait mise sous sa roue, conduite par le nouveau roi, lequel se prépare à venger la honte de Novare.

« La voici qui revient encore sous de meilleurs auspices. Voyez le roi François, qui s’avance à sa tête et qui met les Suisses en une telle déroute, qu’il s’en manque de peu qu’il ne les ait détruits. Ces soudards brutaux perdent à jamais le titre usurpé par eux de dompteurs de princes et de défenseurs de l’Église chrétienne.

« Là, malgré la Ligue, François prend Milan et la donne au jeune Sforce. Là, Bourbon défend la ville pour le roi de France contre la fureur tudesque. Plus loin, pendant que le roi François s’apprête à tenter de nouvelles entreprises et qu’il ignore l’orgueil et la cruauté déployés par ses soldats, voici que la ville lui est enlevée.

« Voici un autre François qui ressemble non seulement de nom, mais par le courage à son aïeul. Il chasse les Français, et avec l’aide des États de l’Église, reconquiert son domaine paternel. Les Français reviennent encore ; mais ils n’avancent que prudemment, sans parcourir l’Italie à vol d’oiseau comme ils avaient jusque-là coutume. Le brave duc de Mantoue leur ferme le passage, et les arrête sur le Tessin.

« Frédéric, dont les joues sont encore embellies des premières fleurs de la jeunesse, acquiert une éternelle gloire en défendant avec la lance, mais plus encore par son activité et son génie, Pavie menacée par la fureur française, et en déjouant les projets du Lion de la mer. Voyez ces deux marquis, la terreur de nos soldats et l’honneur de l’Italie.

« Tous deux sont du même sang, tous deux sont nés au même nid. Le premier est fils de ce marquis Alphonse dont vous avez vu le sang rougir la terre, par suite de la trahison du Nègre. Voyez comme à diverses reprises les Français sont chassés d’Italie d’après ses conseils. L’autre, d’un aspect si doux et si joyeux, est seigneur de Guast et s’appelle Alphonse.

« C’est le brave chevalier dont je vous ai parlé quand je vous ai montré l’île d’Ischia, et sur lequel Merlin avait prophétisé de si grandes choses à Pharamond, en lui annonçant qu’il devait naître à l’époque où l’Italie affligée, l’Église et l’Empire auraient le plus besoin d’aide contre les insultes des Barbares.

« Avec son cousin de Pescaire, et l’aide de Prosper Colonna, voyez-le faire payer cher la Bicoque aux Français et aux Suisses. Mais voici que de nouveau les Français se préparent à réparer leurs échecs successifs. Leur roi descend en Lombardie avec une armée, tandis qu’il en envoie une autre pour s’emparer de Naples.

« Mais celle qui fait de nous ce que le vent fait de la poussière aride lorsqu’après l’avoir soulevée dans les airs jusqu’au ciel, il la laisse retomber en un instant sur la terre où il l’a prise, la Fortune fait que le roi croit avoir rassemblé autour de Pavie plus de cent mille hommes. Après les grandes sommes qu’il a dépensées, il ne sait pas si son armée a diminué ou s’est accrue.

« Aussi, par la faute de ministres avares, et grâce à la bonté du roi qui s’est fié à eux, les gens d’armes se rangent-ils peu nombreux sous les bannières, quand, la nuit, le camp assailli crie : Aux armes ! Car il se voit assaillir jusque dans ses retranchements par les rusés Espagnols, qui, sous la conduite des deux d’Avalos, se frayent un chemin audacieux vers le ciel et vers l’enfer.

« Voyez la fleur de la noblesse de France étendue par la campagne ; voyez de combien de lances, de combien d’épées le vaillant roi est entouré ; voyez-le tomber sous son destrier, sans que, pour cela, il se rende ou se déclare vaincu. Cependant, c’est sur lui seul que l’armée ennemie dirige ses efforts, c’est sur lui seul qu’elle se rue, et personne ne vient à son secours.

« Le roi vaillant se défend à pied et se baigne dans le sang ennemi. Mais enfin le courage cède a la force. Voici le roi pris ; le voici en Espagne. Il s’est rendu au chevalier de Pescaire, qui ne le quitte plus. C’est à ce du Guast que sont dues la déroute de l’armée française et la prise du grand roi.

« Pendant qu’une des deux armées est mise en déroute à Pavie, voyez l’autre, qui était en route pour attaquer Naples, s’arrêter soudain, comme s’arrête la lampe à laquelle l’huile vient à manquer. Mais le roi laisse ses fils en otage dans la prison espagnole et retourne dans ses États. Le voici qui porte la guerre en Italie, en même temps que les autres envahissent son propre domaine.

« Voyez le meurtre et le pillage remplir Rome de deuil ; voyez les choses divines et profanes devenir également la proie de l’incendie et du viol. L’armée de la Ligue peut voir de son camp voisin les ruines amoncelées, et entendre les gémissements et les cris. Alors qu’elle devrait marcher en avant, elle revient sur ses pas, et laisse prendre le successeur de saint Pierre.

« Le roi envoie Lautrec avec de nouvelles troupes, non plus pour tenter la conquête de la Lombardie, mais pour arracher à des mains impies et dévastatrices la tête et les membres de l’Église. Il est retardé dans sa marche, de sorte qu’il ne trouve plus le saint-père privé de sa liberté. Il va alors assiéger la ville où est ensevelie la Sirène, et soulève tout le royaume.

« Voici l’armée impériale qui s’avance pour secourir la ville assiégée ; voici Doria qui lui barre le chemin et la jette dans la mer, après l’avoir taillée en pièces. Voici également la Fortune, jusque-là si propice aux Français, qui change de fantaisie, et qui les détruit non par la lance, mais par les fièvres ; de sorte que, sur dix mille, pas un ne retourne en France. —  »

Toutes ces histoires, et beaucoup d’autres qu’il serait trop long de raconter, étaient peintes dans cette salle avec des couleurs belles et variées, et avec une clarté telle qu’on les comprenait sur-le-champ. Les convives repassent devant elles à deux ou trois reprises et semblent ne pouvoir en détacher leurs yeux. A plusieurs reprises, ils lisent ce qui est écrit sous ces belles œuvres.

Les belles dames et les autres assistants, après avoir longtemps regardé et raisonné entre eux, furent conduits dans les appartements où ils devaient prendre du repos, par le châtelain lui-même, désireux de faire honneur à ses hôtes. Voyant tous ses compagnons déjà endormis, Bradamante va se coucher la dernière. Mais elle a beau se retourner sur l’un et l’autre flanc, elle ne peut dormir.

Cependant, à l’approche de l’aube, elle ferme un instant les yeux, et il lui semble voir son Roger, qui lui dit : «  — Pourquoi te consumes-tu de chagrin, et donnes-tu créance à ce qui n’est pas la vérité ? Tu verras plutôt les fleuves remonter à leur source, que de me voir porter ma pensée à d’autres qu’à toi. Si je ne t’aimais pas, je ne pourrais aimer mon propre cœur ni les pupilles de mes yeux. —  »

Et il lui semble qu’il ajoute : «  — Je suis venu ici pour me faire baptiser et faire tout ce que je t’ai promis. Et si je suis en retard, c’est une autre blessure que celle de l’amour qui m’a retenu. —  » En ce moment le sommeil la fuit, et elle ne voit plus que Roger qui disparaît avec son rêve. La damoiselle recommence alors à pleurer et se parle ainsi à elle-même :

«  — C’est un vain songe qui est venu me procurer ce plaisir, et c’est, hélas ! la réalité qui me torture pendant que je veille. Le songe a été prompt à s’enfuir, mais ce n’est point un songe que mon âpre et cruel martyre. Pourquoi, éveillée, n’entends-je plus, ne vois-je plus ce qu’endormie, ma pensée semblait entendre et voir ? pourquoi mes yeux, quand ils sont clos, voient-ils le bien, et voient-ils le mal quand ils sont ouverts ?

« Le doux sommeil m’a fait espérer la paix ; mais la veille amère me replonge dans la guerre. Le doux sommeil a été menteur, mais, hélas ! la veille amère ne me trompe point. Si le vrai me pèse et si le faux me plaît, que jamais plus je n’entende ou ne voie la vérité sur la terre. Si le sommeil me donne la joie, si la veille m’apporte la souffrance, puissé-je dormir sans me réveiller jamais !

« Heureux les animaux à qui un lourd sommeil tient, pendant six mois, les yeux fermés ! Je ne veux pas dire qu’un semblable sommeil ressemble à la mort, et qu’une semblable veille ressemble à la vie, car, contrairement aux autres êtres, je me sens mourir quand je veille, et je me sens vivre quand je dors. Mais si un sommeil de cette nature ressemble à la mort, viens sur l’heure, ô Mort, me clore les yeux ! —  »

Le soleil rougissait les bords extrêmes de l’horizon ; les nuages s’étaient dissipés, et le jour qui commençait paraissait devoir être le contraire du jour précédent. Bradamante, s’étant éveillée, revêtit ses armes et se remit en chemin, après avoir remercié le châtelain de la bonne hospitalité et de l’honneur qu’elle en avait reçus.

Elle retrouva la messagère qui était sortie de la Roche, avec ses deux damoiselles et ses écuyers, et qui avait rejoint l’endroit où l’attendaient les trois chevaliers. C’étaient ceux que la lance d’or avait, la veille, jetés bas de leurs destriers, et qui avaient, à leur grand déplaisir, supporté toute la nuit la pluie, le vent et l’orage.

Ajoutez à cela qu’eux et leurs chevaux étaient restés à jeun, battant des dents et des pieds dans la boue. Leur mauvaise humeur s’augmentait encore de la crainte de voir la messagère raconter dans leur pays qu’ils avaient été abattus par la première lance qui s’était trouvée sur leur chemin en France.

Résolus à mourir ou à tirer sur-le-champ vengeance de l’outrage qu’ils ont reçu, afin que la messagère, appelée Ullania — j’avais oublié de vous la nommer — revienne sur la mauvaise opinion qu’elle pourrait peut-être avoir conçue de leur courage, ils défient au combat la fille d’Aymon, dès que celle-ci se montre hors du pont-levis.

Ils ne se doutent en aucune façon qu’elle est une damoiselle, car rien dans ses allures ne le dénote. Bradamante, en personne pressée de continuer sa route et qui ne veut point s’arrêter, refuse le combat. Mais ils la pressent tellement qu’elle ne peut refuser plus longtemps sans encourir le blâme. Elle abaisse sa lance, et, en trois coups, elle les envoie tous les trois à terre. C’est ainsi que finit le combat.

Puis, sans se retourner, elle leur montre de loin les épaules. Les chevaliers, qui étaient venus de pays si lointains pour conquérir l’écu d’or, se relèvent sans prononcer un mot, car ils ont perdu la parole en même temps que toute hardiesse. Ils semblent stupéfaits d’étonnement, et n’osent plus lever les yeux vers Ullania.

Pendant toute la route, ils s’étaient beaucoup trop vantés auprès d’elle de ce qu’aucun chevalier ni paladin ne pourrait résister au moindre d’entre eux. La dame, pour leur faire encore davantage baisser la tête, et pour les rendre à l’avenir moins arrogants, leur fait savoir que ce n’est point un paladin, mais bien une femme qui les a enlevés de selle.

«  — Puisqu’une femme vous a si facilement abattus — dit-elle — vous devez penser ce qu’il vous adviendrait de lutter avec Renaud ou Roland, tenus, et pour cause, en si grand honneur. Si l’un d’eux possède jamais l’écu, je vous demande si vous serez contre celui-là de meilleurs champions que vous ne l’avez été contre une dame. Je ne le crois pas, et vous ne le croyez pas non plus vous-mêmes.

« Que cela vous suffise ; il n’est pas besoin d’une preuve plus éclatante de votre valeur, et celui de vous qui, dans sa témérité, voudrait tenter en France une nouvelle expérience, s’exposerait à ajouter un grand dam à la honte dans laquelle il est tombé hier et aujourd’hui ; à moins qu’il n’estime utile et honorable de mourir de la main de si illustres guerriers. —  »

Quand Ullania eut bien assuré les chevaliers que c’était une damoiselle qui avait rendu leur renommée, jusque-là si belle, plus noire que de la poix ; quand ils eurent entendu confirmer son dire par plus de dix personnes, ils furent sur le point de tourner leur armes contre eux-mêmes, tellement ils furent saisis de douleur et de rage.

Saisis de honte, furieux, ils se dépouillent de toutes les armes qu’ils ont sur le dos ; ils détachent l’épée qu’ils portent au côté et la jettent dans le fossé. Ils font serment, puisqu’une dame les a vaincus et leur a fait mesurer la terre, qu’ils resteront une année entière sans endosser aucune arme, afin d’expier une si grande faiblesse.

Pendant tout ce temps, ils iront à pied, que la route soit en plaine, qu’elle descende ou qu’elle monte. De plus, l’année expirée, ils ne monteront à cheval, ils ne revêtiront de cotte de mailles ou toute autre armure, que s’ils ont enlevé par force, en un combat, le cheval et les armes d’un chevalier. C’est ainsi que, pour punir leur propre faiblesse, ils s’en vont à pied et sans armes, pendant que leurs compagnons poursuivent leur route à cheval.

Le soir de ce même jour, Bradamante arrive près d’un castel situé sur la route de Paris. Là, elle apprend que Charles et son frère Renaud ont mis Agramant en déroute. Là elle trouve bonne table et bon gîte. Mais cela, comme tout le reste, lui importe peu, car elle mange à peine, elle dort peu, et, loin de songer à se reposer, elle ne pense qu’a changer de lieu.

Mais tout ce que j’ai à vous dire sur elle ne doit pas m’empêcher de revenir à ces deux chevaliers qui, d’un commun accord, avaient attaché leurs destriers près de la fontaine solitaire. Le combat qu’ils vont se livrer, et que je vais vous raconter, n’a point pour but d’acquérir des domaines ou le suprême pouvoir. Ils se battent afin que le plus vaillant puisse posséder Durandal et chevaucher Bayard.

Sans que la trompette ou qu’un autre signal leur annonce qu’il est temps d’agir ; sans qu’un maistre de camp vienne leur rappeler de frapper ou de parer, et leur remplisse l’âme d’une belliqueuse fureur, ils tirent l’un et l’autre le fer d’un même mouvement, et en viennent aux mains, agiles et vigoureux. Les coups commencent à se faire entendre rudes et nombreux, et à leur échauffer l’ire.

Je ne connais pas deux autres épées, éprouvées pour leur solidité et leur dureté, qui ne se fussent rompues au bout de trois des coups hors de toute mesure que se portaient les deux champions. Mais celles-ci étaient d’une trempe si parfaite, elles avaient passé par tant d’épreuves, qu’elles auraient pu se rencontrer mille coups et plus sans se briser.

Renaud, bondissant de côté et d’autre avec une grande habileté, évite très adroitement Durandal, qui retombe avec grand fracas ; il sait bien comment elle brise et tranche le fer. Le roi Gradasse frappe de plus grands coups, mais presque tous s’éparpillent au vent. Lorsque parfois il touche son adversaire, il l’atteint à un endroit où le coup ne saurait être dangereux.

L’autre manœuvre son épée avec plus de succès, et à plusieurs reprises il engourdit le bras du païen. Il le frappe tantôt aux flancs, tantôt à l’endroit où la cuirasse se relie au casque ; mais partout il rencontre une armure dure comme le diamant, de sorte qu’il ne peut en rompre une seule maille. Cette armure avait été faite par enchantement ; c’est ce qui la rend si forte et si dure.

Sans prendre de repos, tous deux étaient restés un grand moment absorbés par leur combat, et, les yeux fixés l’un sur l’autre, ils n’avaient pas songé à regarder à leurs côtés ; soudain ils furent détournés de leur lutte furieuse par une querelle d’un autre genre. Un grand strépitement d’ailes leur fit retourner à tous deux la tête, et ils virent Bayard en grand péril.

Ils virent Bayard aux prises avec un monstre plus grand que lui, et qui ressemblait à un oiseau. Son bec était long de plus de trois brasses ; le reste de son corps était celui d’une chauve-souris. Ses plumes étaient noires comme de l’encre ; ses serres étaient grandes, aiguës et rapaces. De ses yeux pleins de feu s’échappait un regard féroce. Il avait de grandes ailes qui semblaient deux voiles.

C’était peut-être un oiseau ; mais je ne sais où ni quand il a pu en exister un pareil. Je n’ai jamais vu, ailleurs que chez Turpin, la description d’un animal ainsi fait. Je serais porté à croire que cet oiseau était quelque diable de l’enfer évoqué sous cette forme par Maugis, afin d’arrêter le combat.

Renaud le crut aussi, et il eut plus tard à ce sujet une grande contestation avec Maugis. Ce dernier ne voulut jamais se reconnaître coupable, et pour écarter le soupçon d’un tel acte il jura par la lumière du soleil que le fait ne devait pas lui être imputé. Qu’il fût oiseau ou démon, le monstre fondit sur Bayard et le saisit dans ses serres.

Le destrier, qui était très vigoureux, rompt immédiatement ses rênes ; plein de colère et d’indignation, il lutte contre l’oiseau avec les pieds et avec les dents. Mais celui-ci, plus agile, remonte dans les airs, et revient à la charge, les serres prêtes à saisir, et battant des ailes tout autour de Bayard, lequel, ne pouvant éviter ses attaques, se décide enfin à prendre la fuite.

Bayard fuit vers la forêt prochaine, où il cherche les fourrés les plus épais. La bête ailée le suit de près tant que le chemin lui est propice. Mais le brave destrier s’enfonce de plus en plus dans la forêt, et finit par se cacher sous une grotte. L’oiseau, ayant perdu sa trace, retourne dans les airs, et cherche une nouvelle proie.

Renaud et le roi Gradasse, qui voient s’enfuir l’objet de leur combat, restent d’accord pour différer la querelle, jusqu’à ce qu’ils aient délivré Bayard des griffes de l’oiseau qui l’a forcé de se réfugier dans la forêt. Ils conviennent que celui des deux qui le rejoindra, le ramènera à cette même fontaine, où ils termineront ensuite leur querelle.

Ils s’éloignèrent de la fontaine, suivant les herbes nouvellement foulées. Mais Bayard est déjà loin d’eux, car ils ne peuvent le suivre que lentement. Gradasse, qui avait l’Alfane tout près de là, saute sur lui, et laisse au milieu de ces bois le paladin triste et plus mécontent que jamais.

Au bout de quelques pas, Renaud perdit les traces de son destrier. Celui-ci avait fait un étrange chemin, cherchant dans les ravins, à travers les arbres et les rochers, les endroits les plus hérissés d’épines, les plus sauvages, afin de se mettre à l’abri des griffes de cet oiseau qui, tombant du ciel, était venu l’assaillir. Renaud, après s’être vainement fatigué à chercher, retourna l’attendre à la fontaine,

Espérant que Gradasse l’y conduirait, comme cela était convenu entre eux. Mais voyant qu’il attendait en vain, il s’en alla à pied à travers champs et fort dolent. Revenons à Gradasse, auquel il arriva tout le contraire de ce qui était arrivé à Renaud. Son heureuse destinée, plutôt que ses recherches, lui fait entendre tout près de lui le hennissement du brave destrier ;

Il le retrouve dans une caverne profonde, encore si tremblant de la peur qu’il avait eue, qu’il n’osait plus sortir. Le païen, l’ayant en son pouvoir, se rappelle très bien la promesse qu’il a faite de retourner avec lui à la fontaine. Mais il n’est plus disposé à observer cette promesse, et il se tient en soi-même ce langage :

«  — Que celui qui voudra disputer et batailler pour l’avoir, dispute et bataille ; pour moi, je suis plus désireux de le posséder pacifiquement. D’un bout à l’autre de la terre, je suis venu jadis dans l’unique but de me rendre maître de Bayard ; maintenant que je le tiens en mes mains, bien fou celui qui croirait que je consentirais à m’en défaire. Si Renaud veut le ravoir, qu’il vienne lui aussi dans l’Inde, comme je suis venu moi-même jadis en France.

« La Séricane ne sera pas un séjour moins sûr pour lui que la France ne l’a déjà été deux fois pour moi. —  » Ainsi disant, il s’en vint à Arles par la voie la plus facile et y rejoignit l’armée. Puis, ayant en sa possession Bayard et Durandal, il partit sur une galère espalmée. Mais je vous parlerai de lui une autre fois, car je dois quitter Gradasse, Renaud et la France.

Je veux suivre Astolphe qui, avec la selle et le mors, dirigeait l’hippogriffe par les airs, comme il eût fait d’un palefroi. Il le faisait aller d’une course plus rapide que le vol de l’aigle et du faucon. Après qu’il eut parcouru d’une mer à l’autre, des Pyrénées au Rhin, tout le pays des Gaules, il se dirigea vers le Ponant, du côté de la chaîne de montagne qui sépare la France de l’Espagne.

Il passa en Navarre et de là en Aragon, laissant tous ceux qui le voyaient en grande stupeur. Il laissa bien loin à sa gauche Tarragone, Biscaglia à sa droite, et arriva en Castille. Il vit la Gallicie et le royaume de Lisbonne ; puis il dirigea sa course vers Cordoue et Séville, parcourant les rivages de la mer, l’intérieur des terres, jusqu’à ce qu’il eût visité toute l’Espagne.

Il vit le détroit de Gadès et les bornes qu’Hercule posa pour les premiers navigateurs. Il se disposa ensuite à courir çà et là en Afrique, de la mer d’Atlante aux confins de l’Égypte. Il vit les fameuses Baléares, et Iviça qui se trouva droit sur son chemin. Puis, tournant bride, il se dirigea vers Arzilla assise sur la mer qui la sépare de l’Espagne.

Il vit Maroc, Fez, Oran, Hippone, Alger, Bougie, toutes ces superbes cités qui ont autour d’elles comme une couronne d’autres cités, couronne d’or et non de feuillage ou de verdure. Puis, il piqua vers Biserte et Tunis. Il vit Cabès et l’île de Gerbi, Tripoli, Bérénice, Ptolémaïs, et parvint jusqu’aux lieux où le Nil se jette en Asie.

Il vit toute la contrée située entre la mer et les croupes boisées du fier Atlas. Puis, tournant le dos aux monts de Carène, il prit sa route au-dessus des Cirénéens. Traversant les immenses déserts de sable, il arriva sur les confins de la Nubie, à Albaiada, et laissa derrière lui les ruines de Battus et le grand temple d’Ammon, aujourd’hui détruit.

De là, il atteignit une autre Trémisène qui suit la loi de Mahomet. Puis il tourna les ailes de son coursier vers les autres Éthiopiens qui sont situés au delà du Nil. Il suivit le chemin de la cité de Nubie, filant dans les airs entre Dobada et Coallé. Quelques-uns de ces peuples sont chrétiens, les autres musulmans, et ont constamment les armes à la main sur leurs frontières respectives.

Sénapes, empereur d’Éthiopie, qui a une croix pour sceptre, règne sur de nombreux vassaux. Il possède des cités et de l’or en grande quantité, et son pouvoir s’étend jusqu’à l’embouchure de la mer Rouge. La foi qu’il professe est presque semblable à la nôtre, et peut suffire pour sauver de l’exil éternel. C’est là, si je ne fais erreur, qu’on fait usage du feu pour baptiser.

Le duc Astolphe descendit dans la capitale de la Nubie, et visita Sénapes. Le château qu’habite le chef de l’Éthiopie est beaucoup plus riche que fort. Les chaînes des ponts et des portes, les gonds et les serrures, et finalement tous les ouvrages qui chez nous sont en fer, sont là-bas en or.

Bien que ce précieux métal y soit en si grande abondance, il n’y est pas moins fort estimé. Les appartements de cette royale demeure sont soutenus par des colonnes de cristal limpide. Sous les balcons, divisés en espaces proportionnés, les rubis, les émeraudes, les saphirs et les topazes projettent leur froide lumière, aux rayons rouges, blancs, verts, azurés et jaunes.

Sur les murs, sur les toits, sur les pavés, les perles et les pierres gemmes sont parsemées. Là naît le baume, et, en comparaison, Jérusalem n’en produit qu’une très petite quantité. C’est de là que le musc nous arrive, ainsi que l’ambre et les autres produits exotiques. En somme, les choses qui ont tant de valeur dans nos pays viennent de là.

On dit que le soudan, roi d’Égypte, paye tribut au roi d’Éthiopie et s’en reconnaît vassal, de crainte qu’il ne détourne le cours du Nil, et n’affame ainsi d’un seul coup le Caire et toute la contrée. Ses sujets l’appellent Sénapes, et nous le nommons, nous, Presto ou Presteianni[12].

De tous les rois qui existèrent jamais en Éthiopie, il fut le plus riche et le plus puissant. Mais, malgré toute sa puissance et tous ses trésors, il avait misérablement perdu la vue. Et c’était encore là le moindre de ses tourments. Ce qui l’accablait et le faisait le plus souffrir, c’était d’être torturé par une faim perpétuelle, lui qu’on nommait le plus riche des hommes.

Lorsque le malheureux, poussé par le besoin, s’apprêtait à manger ou à boire, l’infernale troupe des Harpies vengeresses surgissait soudain. Les monstrueuses Harpies, brutales et malfaisantes, de leurs griffes et de leurs ongles crochus, renversaient les vases et saisissaient les mets ; ce que leur ventre affamé n’engloutissait pas, restait souillé et contaminé par leur attouchement.

Et cela, parce que dans sa jeunesse, enivré par les honneurs, les richesses qui le mettaient au-dessus de tous les autres mortels, fier de sa force et de son courage, il devint, comme Lucifer, orgueilleux au point de songer à faire la guerre à son Créateur. A la tête de son armée, il marcha droit au mont d’où sort le grand fleuve d’Égypte.

Il avait entendu dire que sur ce mont sauvage, qui s’élève au delà des nues et monte jusqu’au ciel, était situé le paradis que l’on appelle terrestre, où habitèrent jadis Adam et Ève. Suivi de chameaux, d’éléphants et d’une armée de fantassins, l’orgueilleux s’avançait avec l’intention de soumettre à sa loi les habitants de cet heureux séjour, si toutefois il y en avait.

Dieu réprima sa téméraire audace. Il envoya au milieu de ces bandes un de ses anges qui en fit périr plus de cent mille, et le condamna lui-même à une nuit éternelle. Puis, il ordonna aux horribles monstres des grottes infernales de venir à sa table enlever et souiller tous les aliments sans les lui laisser goûter ni toucher.

Et pour qu’il ne lui restât aucun espoir, il lui avait été prophétisé que ses tables ne seraient débarrassées de la bande voleuse et de leur odeur nauséabonde, que lorsqu’on verrait venir par les airs un chevalier sur un cheval ailé. Ce miracle lui paraissant chose impossible, il vivait dans la tristesse, privé de toute espérance.

Lorsque, à la grande stupeur des gens, on vit arriver le chevalier, planant sur les murs et les tours élevées, on courut aussitôt en prévenir le roi de Nubie qui se rappela la prophétie. Oubliant dans sa joie de prendre son fidèle bâton, il vint les mains étendues et en tâtonnant au-devant du chevalier volant.

Astolphe, après avoir décrit de grands cercles, était descendu à terre sur la place du château. Le roi ayant été conduit devant lui, s’agenouilla et, joignant les mains, lui dit : «  — Ange de Dieu, nouveau Messie, je ne mérite point de pardon pour une si grande offense ; considérez pourtant que, s’il est de notre nature de pécher souvent, il est de la vôtre de pardonner toujours à qui se repent.

« Conscient de mon erreur, je ne te demande pas, je n’oserais pas te demander de me rendre la lumière, bien que tu aies le pouvoir de le faire, car tu es au nombre des bienheureux que Dieu chérit. Contente-toi de mettre fin au grand martyre que je ne puis voir, et qui consiste à me faire consumer de faim. Chasse au moins les Harpies, afin qu’elles ne viennent plus me ravir la nourriture.

« Et je promets de te faire construire, dans la partie la plus élevée de mon palais, un temple de marbre dont les portes et le toit seront tout en or, et dont l’intérieur sera orné de pierreries. Ce temple portera ton saint nom, et l’on y gravera le miracle accompli par toi. —  » Ainsi parla le roi privé de la vue, cherchant en vain à baiser les pieds du duc.

Astolphe répondit : «  — Je ne suis pas l’ange de Dieu, je ne suis pas un nouveau Messie, et je n’arrive pas du ciel. Je suis, moi aussi, mortel et pécheur, et indigne d’une telle grâce. Je ferai tout ce que je pourrai pour débarrasser, par leur mort ou par leur fuite, ton royaume de ces monstres malfaisants. Si j’y parviens, ce n’est pas moi, mais Dieu seul qu’il te faudra louer, car c’est lui qui a dirigé mon vol ici pour venir à ton aide.

« Adresse tes vœux à Dieu ; c’est à lui qu’ils sont dus ; c’est à lui qu’il te faut bâtir les églises et élever les autels. —  » Ainsi parlant, ils allaient tous les deux vers le château, entourés d’illustres barons. Le roi ordonna à ses serviteurs de préparer sur-le-champ le banquet, espérant que, cette fois, les mets ne lui seraient pas enlevés des mains.

Aussitôt, un banquet solennel est préparé dans une riche salle. Le duc Astolphe s’y asseoit seul avec Sénapes, et l’on apporte les mets. Soudain, voici que dans les airs on entend un bruit strident, produit tout alentour par d’horribles ailes ; voici venir les Harpies monstrueuses et malfaisantes, attirées des profondeurs du ciel par l’odeur des viandes.

Elles étaient sept en une seule bande. Elles avaient toutes un visage de femme, pâle, décoloré, amaigri, exténué par un long jeûne, et plus horrible à voir que la mort. Elles avaient de grandes ailes informes et rugueuses ; les mains rapaces armées d’ongles aigus et recourbés ; le ventre énorme et fétide ; la queue longue, noueuse et tordue comme celle du serpent.

On les entend venir dans l’air et presque en même temps on les voit s’abattre toutes sur la table, s’emparer des mets et renverser les vases. Leur ventre laisse échapper une liqueur tellement infecte, qu’on est obligé de se boucher le nez, car il serait impossible de supporter la puanteur qu’elles répandent. Astolphe, saisi de colère, tire son épée contre les oiseaux gloutons.

Il les frappe, l’un au cou, l’autre sur le dos, celui-ci à la poitrine, celui-là sur l’aile ; mais il semble que le fer atteigne un sac d’étoupes ; le coup est amorti et ne produit aucun résultat. Les Harpies ne laissèrent ni un plat ni une coupe intacts ; elles ne quittèrent pas la salle avant d’avoir tout dévoré ou gâté.

Le roi avait conçu la ferme espérance que le duc chasserait les Harpies. Maintenant qu’il n’a plus d’espoir, il soupire, gémit et reste accablé. Le duc se souvient alors du cor qu’il porte, et qui vient à son aide dans les cas périlleux. Il pense que ce moyen est le meilleur pour chasser les monstres.

Avant de s’en servir, il fait boucher avec de la cire les oreilles du roi et de ses barons, afin que, lorsque le cor retentira, ils ne prennent point la fuite hors de la ville. Il saisit la bride de l’hippogriffe, saute sur les arçons et prend le cor enchanté. Puis il fait signe au maître d’hôtel de faire remettre la table et les mets.

On apprête une autre table et d’autres mets, et soudain apparaissent les Harpies, qui se livrent à leur besogne accoutumée. Astolphe souffle aussitôt dans le cor, et les oiseaux, qui n’ont point l’oreille bouchée, ne peuvent résister au son ; saisis de peur, ils fuient, et n’ont plus souci de nourriture ni d’autre chose.

Le paladin pique des éperons derrière eux ; il sort du palais sur son destrier volant, et, laissant la grande cité, il chasse les monstres devant lui dans les airs. Astolphe continue à sonner du cor, et les Harpies s’enfuient vers la zone torride, jusqu’à ce qu’elles soient arrivées sur le mont élevé où le Nil a sa source, si tant est qu’il ait sa source quelque part.

Presque à la base de la montagne, une grotte profonde se creuse sous terre. On donne comme certain que c’est la porte par laquelle doit passer quiconque veut descendre aux enfers. C’est là que la troupe dévastatrice s’est réfugiée, comme en une retraite sûre ; elle descend jusque sur la rive du Cocyte et même plus profond, afin de ne plus entendre le son du cor.

Arrivé devant l’infernale et ténébreuse ouverture où commence le chemin vers les lieux privés de lumière, l’illustre duc arrête l’horrible sonnerie, et fait replier les ailes à son destrier. Mais avant que je le conduise plus loin, et pour ne me point départir de mes habitudes, je veux, ma page étant remplie de tous les côtés, finir ici ce chant, et me reposer.

CHANT XXXIV.

Argument. — Astolphe, étant entré dans la grotte par où l’on descend dans l’enfer, apprend d’une âme quelle peine est infligée à ceux qui méconnaissent l’amour d’autrui. De là, il va dans le Paradis terrestre ; puis il passe dans la Lune, où on lui donne le moyen de rendre la raison à Roland. Description du palais des Parques.

O faméliques Harpies, iniques et féroces, c’est sans doute en punition de crimes anciens, qu’un jugement d’en haut vous déchaîne sur toutes les tables, dans l’Italie aveugle et pleine d’erreurs. C’est pour cela que les enfants innocents, les mères éplorées tombent de faim et voient, en un seul repas de ces monstres hideux, dévorer ce qui devait soutenir leur existence entière.

Trop coupable fut celui qui ouvrit les cavernes où vous étiez enfermées depuis de longues années déjà ! C’est lui qui fut cause que l’infection et la gloutonnerie se répandirent sur l’Italie comme une épidémie morbide. Depuis lors, la vie heureuse y est inconnue, et la tranquillité en est tellement disparue, qu’elle a toujours été en proie à la guerre, à la pauvreté, aux angoisses, et qu’elle sera ainsi pendant de longues années encore ;

Jusqu’au jour où, secouant par la chevelure ses enfants endormis et les faisant se souvenir, elle leur criera : N’en est-il point parmi vous qui ressemblent par le courage à Calaïs et à Zéthès[13], qui délivreront nos tables de l’infection et des griffes crochues, et leur rendront leur pureté première, ainsi que ceux-ci l’ont fait pour les tables de Phinées, et que le paladin le fit pour celle du roi d’Éthiopie ?

Le paladin, chassant devant lui les brutales Harpies qui fuyaient en déroute, les poursuivit des sons horribles du cor, jusqu’à ce qu’il fût arrêté par une montagne, sous laquelle elles disparurent dans une grotte. Il tendit l’oreille à l’ouverture, et il entendit comme un bruit entrecoupé de pleurs, de hurlements, de lamentations éternelles, signe évident que c’était là l’enfer.

Astolphe résolut d’y entrer, et de voir ceux qui ont perdu le jour. Il voulait pénétrer jusqu’au centre de la terre, et faire le tour des cercles infernaux. «  — Qu’ai-je à craindre, en y entrant ? — dit-il — ne puis-je pas toujours appeler le cor à mon aide ? Je mettrai en fuite Pluton et Satan, et je me ferai faire passage par le chien à triple gueule. —  »

Il descend prestement de son destrier ailé et le lie à un arbuste. Puis il s’enfonce dans la caverne, après avoir pris le cor dans lequel était tout son espoir. Il ne va pas loin sans qu’une fumée épaisse et âcre lui offusque le nez et les yeux. Cette fumée était plus épaisse que si elle avait été produite par la poix et le soufre. Astolphe n’en continue pas moins d’avancer.

Mais plus il avance, plus la fumée et les ténèbres s’épaississent. Il craint de ne pouvoir aller plus avant, et d’être obligé de retourner sur ses pas. Soudain il voit quelque chose qu’il ne peut distinguer, s’agiter à la voûte comme remue au vent le cadavre d’un pendu qui est resté exposé pendant plusieurs jours à la pluie et au soleil.

A la lumière faible, presque nulle, qui règne dans ce chemin noir et enfumé, il ne peut discerner quel est l’objet qui s’agite dans l’air. Pour s’en rendre compte, il s’avise de lui porter un ou deux coups de son épée ; puis il s’arrête, pensant que c’est peut-être un Esprit qu’il vient de frapper à travers la fumée.

Alors il entend ces paroles prononcées d’une voix triste : «  — Hélas ! descends sans faire du mal aux autres. C’est assez que je sois tourmenté par la fumée épaisse que vomit le feu infernal. —  » Le duc stupéfait s’arrête, et dit à l’ombre : «  — Que Dieu arrête la fumée de façon qu’elle ne puisse monter jusqu’à toi. Mais qu’il te plaise de m’apprendre ton sort.

« Et si tu veux que je porte de tes nouvelles dans le monde là-haut, je suis prêt à te satisfaire. —  » L’ombre répondit : «  — Il me paraît encore si bon de retourner, ne fût-ce que par le souvenir, à la lumière éclatante et belle, que le grand désir que j’ai d’une telle faveur m’engage à parler, et te dire mon nom et ma condition, bien que chaque parole me soit un ennui et une fatigue. —  »

Et elle commença : «  — Seigneur, je me nomme Lydie. Ma naissance est illustre, je suis fille du roi de Lydie. Le jugement suprême de Dieu m’a condamnée à la fumée éternelle, pour m’être montrée, pendant ma vie, cruelle et ingrate envers mon amant fidèle. Cette grotte est pleine d’une infinité d’autres condamnées à la même peine pour la même faute.

« La cruelle Anaxarète est plus bas, là où la fumée est plus épaisse, et où l’on souffre davantage. Son corps est resté sur terre, converti en rocher, et son âme est venue souffrir ici-bas, pour la punir d’avoir supporté que son malheureux amant se pendît à cause d’elle. Ici près est Daphné qui s’aperçoit maintenant combien elle fut coupable en faisant courir si longtemps Apollon.

« J’aurais trop à faire si je voulais te nommer un à un les malheureux esprits des femmes ingrates qui sont ici. Il y en a en effet à l’infini. Il serait encore plus long de te dire le nombre des hommes qui, pour leur ingratitude, sont damnés, et sont punis dans un lieu encore plus effroyable, où la fumée les aveugle, et où le feu les consume.

« Les femmes étant plus faciles et plus portées à la confiance, ceux qui les trompent sont dignes d’un plus grand supplice. Thésée et Jason le savent, ainsi que celui qui porta le trouble dans l’antique royaume latin. Il le sait, celui qui, à cause de Thamar, s’attira la colère vengeresse de son frère Absalon, comme le savent aussi les autres, des deux sexes, dont le nombre est infini, et qui ont abandonné qui leurs femmes, qui leurs maris.

« Mais, pour parler de moi plus que des autres, et te raconter l’erreur qui m’a précipitée ici, je te dirai que je fus, pendant ma vie, si belle, mais si altière, que je ne sais si jamais aucune autre m’égala en fierté. Je ne saurais bien te dire laquelle des deux choses l’emportait en moi, l’orgueil ou la beauté, quoique la superbe et l’arrogance naissent de la beauté qui plaît à tous les yeux.

« Il y avait à cette époque dans la Thrace un chevalier qui passait pour le plus accompli dans le métier des armes. Il entendit faire par plusieurs personnes l’éloge de ma singulière beauté. Spontanément, il résolut de me consacrer tout son amour, espérant mériter par sa vaillance que mon cœur s’éprît de lui.

« Il vint en Lydie, et dès qu’il m’eut vue, il fut enlacé dans des liens encore plus forts. Il ne tarda point à croître en renommée parmi les autres chevaliers qui composaient la cour de mon père. Il serait trop long de te raconter les preuves de tout genre qu’il donna de sa grande vaillance, et les services innombrables qu’il rendit à mon père en fidèle serviteur.

« Grâce à son aide, mon père soumit la Pamphilie, la Carie, et le royaume de Cilicie ; mon père ne conduisait son armée à l’ennemi que d’après les conseils du chevalier, et quand celui-ci le jugeait opportun. Lorsque le chevalier crut ses services suffisants pour mériter une telle récompense, il se hasarda à demander un jour au roi, pour prix des nombreuses dépouilles qu’il lui avait conquises, la faveur de m’avoir pour femme.

« Sa demande fut repoussée par le roi, qui avait résolu de marier sa fille à un grand prince, et non à un simple chevalier comme celui-ci, qui ne possédait rien autre chose que son courage. Mon père, trop porté à l’amour du gain et à l’avarice, école de tous les vices, faisait aussi peu de cas des belles manières et du courage, qu’un âne des accords de la lyre.

« Alceste, c’est ainsi qu’avait nom le chevalier dont je te parle, se voyant repoussé par celui qui lui devait tant, demanda son congé, et, en partant, menaça mon père de le faire repentir de lui avoir refusé sa fille. Il s’en alla près du roi d’Arménie, ancien rival du roi de Lydie et son principal ennemi ;

« Et il l’excita tellement par ses conseils, qu’il le poussa à prendre les armes et à faire la guerre à mon père. Sa grande renommée le fit choisir pour capitaine de cette armée. Il partit en déclarant que toutes les conquêtes qu’il ferait seraient pour le roi d’Arménie, et qu’il ne voulait par lui-même, de toutes ses victoires, que la possession de ma belle personne.

« Je ne pourrais te dire tout le mal qu’Alceste causa à mon père pendant cette guerre. Il tailla en pièces quatre de ses armées, et, en moins d’un an, le réduisit à n’avoir d’autre refuge qu’un château rendu très fort par les précipices au-dessus desquels il était construit. C’est là que le roi se réfugia avec les personnes de sa famille qui lui étaient le plus chères, et avec tout ce qu’il put emporter précipitamment de ses trésors.

« Alceste vint l’y assiéger. Il nous eut bientôt mis dans une situation si désespérée, que mon père aurait alors bien volontiers consenti à conclure avec lui un traité par lequel il m’aurait livrée à lui comme femme, et même comme esclave, avec la moitié de son royaume, si Alceste avait voulu lui garantir la possession de toutes ses autres richesses. Il était bien certain en effet de se voir faire avant peu prisonnier, et de mourir en captivité.

« Avant de tomber entre les mains de son ennemi, il résolut de tenter tous les moyens possibles pour se tirer de péril. Me considérant comme la cause de tous ses malheurs, il me fit sortir du château et m’envoya vers Alceste. J’y allai, bien résolue à lui livrer ma personne, à le prier de prendre ce qu’il voudrait de notre royaume, et, oubliant sa colère, à nous accorder la paix.

« Dès qu’il eut appris que j’allais le trouver, Alceste vint au-devant de moi, pâle et tremblant. Il avait bien plus l’air d’un vaincu et d’un prisonnier que d’un triomphateur. Moi, qui reconnus tout de suite de quelle ardeur il brûlait, je me gardai bien de lui parler comme j’en avais d’abord l’intention. Saisissant l’occasion, je conçus un nouveau projet, inspiré par l’état où je le voyais.

« Je commençai par maudire son amour, et par me plaindre vivement de sa cruauté. Je l’accusai d’avoir injustement nui à mon père, et d’avoir cherché à m’obtenir par la force. Je lui dis qu’il aurait été bien plus assuré du succès s’il avait su persévérer dans ses premières façons d’agir, qui avaient été si agréables au roi et à nous tous.

« Si mon père avait tout d’abord repoussé son honorable demande, c’était parce qu’il avait le caractère un peu rude, et qu’il ne se rendait jamais à une première requête ; mais ce n’était point une raison pour ne pas continuer de le servir et pour avoir la colère si prompte ; on était au contraire assuré d’obtenir de mon père ce que l’on désirait en redoublant de dévouement ;

« Et si mon père avait continué à se montrer rigoureux, je l’aurais tant prié, que je l’aurais fait consentir à me donner mon amant pour époux. Enfin, si je l’avais trouvé inflexible à mes prières, j’aurais agi en cachette, de telle sorte qu’Alceste n’aurait eu qu’à se louer de moi. Mais puisqu’il avait jugé convenable de tenter un autre moyen, j’étais bien résolue à ne l’aimer jamais.

« Si j’étais venue vers lui, c’était par pitié pour mon père. Quant à lui, il pouvait être certain qu’il ne jouirait pas longtemps du plaisir que je lui aurais donné à mon corps défendant, car j’étais résolue à arroser la terre de mon sang, aussitôt après qu’il aurait assouvi sur moi, par la force, sa passion dépravée.

« C’est ainsi que je lui parlai, après avoir vu le pouvoir que j’avais sur lui. Je le rendis plus repentant que ne le fut jamais anachorète en son ermitage. Il tomba à mes pieds, me suppliant de venger avec le glaive qu’il portait à ses côtés, et qu’il voulait à toute force me faire prendre, la grande faute dont il s’était rendu coupable.

« Le voyant ainsi, je résolus de poursuivre ma grande victoire jusqu’à la fin. Je lui donnai l’espoir de me posséder encore, s’il rachetait sa faute, en rendant à mon père le royaume de ses ancêtres, et en s’efforçant de m’obtenir par ses services, par son amour, et non par les armes.

« Il me promit de faire tout cela, et je rentrai au château telle que j’en étais sortie, sans qu’il eût osé me baiser seulement sur la bouche. Vois s’il était bien sous le joug ; vois si son ardeur pour moi le tenait enchaîné, et s’il était besoin qu’Amour lui lançât d’autres traits empennés ! Il alla trouver le roi d’Arménie, auquel il avait promis de donner tout ce qu’il conquerrait ;

« Et avec les meilleures raisons qu’il put trouver, il le pria de laisser à mon père le royaume dont il avait ravagé et dépouillé toutes les provinces, et de retourner jouir en Arménie des fruits de la victoire. Le roi d’Arménie, les joues enflammées de colère, répondit à Alceste qu’il ne devait point espérer cela ; qu’il ne voulait point renoncer à cette guerre tant que mon père aurait un pouce de terre à lui.

« Si Alceste avait été changé de fond en comble par les paroles d’une vile et méprisable femme, il en aurait toute la honte ; pour lui, il ne saurait consentir à perdre, sur sa prière, tout ce qu’il avait conquis en une année de fatigues. Alceste le pria de nouveau, se plaignant que ses prières n’eussent pas plus d’effet. Enfin, saisi de colère, il le menaça, disant qu’il le lui ferait faire de force ou de bonne volonté.

« Sa colère alla s’augmentant à un tel point, que des menaces il en vint aux actes. Alceste tira son épée contre le roi, et, malgré les efforts de mille courtisans qui s’étaient précipités à son secours, il le tua. Le même jour, à la tête des Ciliciens et des Thraces, qui étaient à sa solde, et de ses autres mercenaires, il défit complètement les Arméniens.

« Poursuivant sa victoire, et faisant la guerre à ses frais, en moins d’un mois, et sans qu’il en coûtât la moindre dépense à mon père, il lui rendit tout son royaume. Puis, pour compenser les pertes qu’il avait subies, outre les nombreuses dépouilles qu’il lui abandonna, il lui soumit une partie de l’Arménie, de la Cappadoce et de l’Ircanie qui s’étend jusqu’à la mer, et frappa l’autre partie d’un lourd tribut.

« A son retour, au lieu du triomphe auquel il s’attendait, nous résolûmes de lui donner la mort. Mais nous dûmes remettre l’exécution de ce projet afin de ne pas nous attirer de mésaventure, car il s’appuyait sur de nombreux amis. Je feignis de l’aimer, et je lui donnai de jour en jour une plus grande espérance de devenir sa femme. Mais auparavant, je lui dis que je désirais qu’il déployât sa vaillance contre nos autres ennemis.

« Et tantôt seul, tantôt avec peu de gens, je l’envoyai à d’étranges et périlleuses entreprises, où il devait trouver mille fois la mort. Mais tout lui réussit ; il revint toutes les fois victorieux, soit qu’il eût eu à combattre des géants horribles et monstrueux, soit qu’il eût eu affaire aux Lestrigons qui infestaient nos contrées.

« Alcide ne fut jamais poussé par Euristhée et par sa marâtre à plus d’entreprises périlleuses, sur le Lerne, en Némée, en Thrace, dans la forêt d’Érymanthe, dans les vallons d’Étolie et de la Numidie, sur le Tibre, sur l’Ibère et ailleurs, que mon amant ne fut poussé par mes prières et par mes incitations homicides, car je cherchais toujours à m’en délivrer.

« Ne pouvant y réussir par ce moyen, j’en employai un non moins criminel. Je lui fis maltraiter tous ceux que je sentais lui être attachés, et je le rendis odieux à tous. Lui, qui n’avait pas de plus grande satisfaction que de m’obéir, était toujours prêt à prêter les mains à tous mes désirs, sans s’inquiéter de déplaire à l’un plus qu’à l’autre.

« Lorsque j’eus acquis la certitude que, grâce à cette ruse, tous les ennemis de mon père étaient morts, et que, pour nous être agréable, Alceste n’avait pas conservé un seul des amis que ses hauts faits lui avaient valus, je lui dévoilai clairement ce que je lui avais jusqu’alors soigneusement dissimulé, c’est-à-dire la haine profonde, souveraine, que je lui portais. Je cherchai en même temps à lui donner la mort.

« Mais réfléchissant que, si j’en agissais ainsi, je me couvrirais publiquement d’ignominie, — on savait trop en effet combien je lui devais, pour ne pas m’accuser à jamais d’une lâche cruauté — je me contentai de lui défendre de paraître désormais devant mes yeux. Je ne voulus plus jamais lui parler, ni le voir, et je refusai d’entendre tout messager, de recevoir toute lettre de lui.

« Mon ingratitude le fit tellement souffrir, qu’enfin vaincu par la douleur, et après avoir longtemps demandé merci, il tomba malade et mourut. En punition de mon crime, j’ai maintenant les yeux pleins de larmes et le visage noirci par la fumée ; et je serai ainsi éternellement, car il n’y a point de rédemption dans l’enfer. —  »

Quand l’infortunée Lydie a fini de parler, le duc continue sa route pour savoir si d’autres ombres sont plongées dans la fumée ; mais la vapeur noire, vengeresse des crimes commis par ingratitude, devient si épaisse, qu’il ne lui est plus possible d’avancer d’un pouce. Il est forcé de retourner en arrière, et, de peur que le chemin ne lui soit intercepté par la fumée, il hâte le pas.

A la façon dont il accélère sa marche, il a plutôt l’air de courir, que de quelqu’un qui se promène. Il remonte la pente de la caverne jusqu’à ce qu’il retrouve l’ouverture, et qu’il voie la fumée dissipée en partie par la lumière. Enfin, après beaucoup de peine et de fatigue, il sort de l’antre, et laisse la fumée dernière lui.

Pour empêcher le retour de ces bêtes à la panse gloutonne, il entasse des rochers, il coupe une grande quantité d’arbres, et il en construit comme il peut une barrière à l’entrée de la caverne ; ce moyen réussit tellement bien, que jamais plus les Harpies ne purent sortir.

Pendant qu’il avait été dans la caverne obscure, la fumée noire, produite par la poix épaisse, n’avait pas seulement taché et infecté le dessus de ses vêtements, elle avait encore pénétré sous ses habits ; de sorte qu’il est obligé de chercher pendant assez longtemps pour trouver de l’eau. Enfin, au milieu de la forêt, il voit, par-dessous une pierre, sourdre une fontaine dans laquelle il se lave des pieds à la tête.

Puis il monte sur son coursier volant, et s’élève dans les airs pour atteindre la cime de cette montagne que l’on croit peu éloignée du cercle de la lune. Le désir de voir, qui le pousse, est si grand, qu’il ne songe qu’à monter, et dédaigne la terre. Il gagne de plus en plus dans les airs, jusqu’à ce qu’enfin il arrive au sommet de la montagne.

On pourrait comparer au saphir, au rubis, à l’or, à la topaze, à la perle, au diamant, au cristal, à la jacinthe, les fleurs dont l’aurore a parsemé ces heureuses régions. Les plantes sont d’un vert si éclatant, que, si nous pouvions les posséder ici-bas, elles vaincraient l’éclat de l’émeraude. Sur les arbres, toujours chargés de fruits et de fleurs, s’étale un feuillage non moins beau.

Entre les rameaux, chantent de petits oiseaux aux couleurs azurées et blanches et vertes et rouges et jaunes ; les ruisseaux font entendre leur murmure, et les lacs tranquilles surpassent le cristal par leur limpidité. Une douce brise, toujours égale, se joue à leur surface, et agite l’air de façon à amortir la chaleur du jour.

Cette brise s’en va prélevant sur les fleurs, les fruits, le feuillage, des parfums de toute nature, dont elle forme un mélange suave qui nourrit l’âme. Au milieu de la plaine, surgit un palais qui semble brûler d’une flamme vive, tellement il projette, tout autour de lui, de splendeur et de lumière inconnue aux mortels.

Astolphe dirige lentement son destrier vers le palais dont l’enceinte mesure plus de trente milles ; il admire de tout côté ce beau pays, et trouve le monde que nous habitons mauvais et misérable, en butte à la colère du ciel et de la nature, auprès de celui-ci qui est si suave, si resplendissant, si riant.

En approchant du palais lumineux, il reste frappé d’étonnement ; les murailles sont tout entières d’une seule pierre précieuse, plus vermeille et plus resplendissante que l’escarboucle. Ouvrage surprenant d’un ingénieux architecte ! quel est celui de nos chefs-d’œuvre qui pourrait lui être comparé ? Qu’il se taise, celui qui voudrait mettre en parallèle les sept merveilles du monde.

Sur le seuil éclatant de cette heureuse demeure, un vieillard s’avance vers le duc. Il est revêtu d’un manteau rouge et d’une robe blanche, dont l’une peut être comparée au lait, l’autre à la pourpre. Ses cheveux sont blancs ; ses joues sont couvertes d’une épaisse barbe blanche qui descend sur la poitrine. Et son aspect est si vénérable, qu’on le prendrait pour un des élus du paradis.

Il aborde d’un air joyeux le paladin, qui est descendu respectueusement de cheval, et lui dit : «  — Baron, qui par la volonté divine es monté jusqu’au paradis terrestre, bien que tu ne saches pas pourquoi tu as fait le chemin, ni dans quel but tu es venu, tu peux croire que ce n’est pas sans un éclatant miracle que tu es arrivé de l’hémisphère arctique.

« Pour apprendre comment tu dois secourir Charles, et délivrer de tout péril la sainte Foi, tu es venu, par un si long chemin et sans guide, me demander conseil. Je ne voudrais pas, ô mon fils, que tu crusses que c’est grâce à ton savoir et à ton courage que tu es parvenu jusqu’ici. Ni ton cor, ni ton cheval ailé ne t’auraient servi de rien, si Dieu ne t’avait point donné d’y venir.

« Nous nous entretiendrons plus tard plus à notre aise, et je te dirai comment tu devras agir. Mais auparavant, viens te récréer avec nous, car un plus long jeûne doit te peser. —  » Le vieillard, continuant à lui parler, étonna beaucoup le duc quand il lui apprit son nom ; et il lui dit qu’il était celui qui écrivit l’Évangile ;

Ce Jean, qui fut si cher au Rédempteur, et à qui ce dernier annonça que, seul entre ses frères, il ne devait pas finir sa vie par la mort, ce qui fut cause que le Fils de Dieu dit à Pierre : «  — Pourquoi t’étonnes-tu si je veux qu’il attende ainsi ma venue ? —  » Bien qu’il n’eût pas dit : Il ne doit pas mourir, on vit bien cependant que c’était ce qu’il voulait dire.

Jean fut ravi dans ce lieu, et il y trouva compagnie, car déjà le patriarche Énoch y était, ainsi que le grand prophète Élie, qui n’ont vu, ni l’un ni l’autre, leur dernier soir. Hors de l’air pestilentiel et mauvais, ils jouiront d’un éternel printemps, jusqu’à ce que les angéliques trompettes annoncent le retour du Christ sur les blanches nuées.

Les Saints firent un gracieux accueil au chevalier, et le logèrent dans un appartement. Son destrier fut remisé dans une écurie où de bonne avoine lui fut donnée avec abondance. On servit à Astolphe des fruits du paradis, d’une telle saveur, qu’à son avis nos deux premiers parents ne sont pas sans excuse si, pour goûter à ces fruits, ils furent si peu obéissants.

Lorsque l’aventureux duc eut satisfait aux besoins de la nature ; qu’il eut pris nourriture et repos, en ces lieux où tous les soins lui furent prodigués, il sortit du lit. C’était l’heure où l’Aurore quittait le vieil époux dont, malgré son grand âge, elle n’est point encore lasse. Le duc vit venir à lui le disciple tant aimé de Dieu,

Qui le prit par la main, et s’entretint avec lui de beaucoup de choses sur lesquelles il faut garder le silence. Puis le vieillard lui dit : «  — Fils, tu ne sais peut-être pas ce qui se passe en France, bien que tu en viennes. Sache que votre Roland, pour s’être écarté du droit chemin, est puni par Dieu, lequel s’irrite d’autant plus contre ceux qui l’offensent, qu’il les aime mieux.

« Votre Roland, à qui Dieu a donné dès sa naissance une force extraordinaire en même temps qu’une grande vaillance ; auquel il a concédé le don surhumain d’être invulnérable, afin qu’il servît de défenseur de sa sainte Foi, de même qu’il constitua jadis Samson pour défenseur des Hébreux contre les Philistins ;

« Votre Roland a mal récompensé son Seigneur de tant de bienfaits, en abandonnant le peuple fidèle, au moment même où il aurait dû lui venir le plus en aide. L’incestueux amour d’une païenne l’a tellement aveuglé, qu’à deux reprises déjà il a poussé la cruauté et la colère jusqu’à vouloir donner la mort à son loyal cousin.

« Pour le punir, Dieu a voulu qu’il soit frappé de folie, et qu’il aille montrant dans toute leur nudité son ventre, sa poitrine et ses flancs. Son intelligence est à ce point troublée, qu’il ne peut reconnaître personne, et encore moins se reconnaître lui-même. C’est ainsi que l’Écriture nous apprend que Dieu voulut punir aussi Nabuchodonosor, en l’envoyant, pendant sept ans, dans le corps d’un bœuf furieux, paître l’herbe et le foin.

« Mais la faute du paladin ayant été moindre que celle de Nabuchodonosor, trois mois seulement lui ont été assignés pour s’en laver. Si le Rédempteur t’a permis de monter jusqu’ici, en passant par un si périlleux chemin, c’est uniquement pour que tu apprennes comment il faut rendre à Roland sa raison.

« Il est vrai qu’il te faut faire avec moi un nouveau voyage, et abandonner la terre. J’ai à te conduire dans le cercle de la Lune, qui est la planète la plus proche de nous. C’est là, en effet, que se trouve le remède qui peut rendre la sagesse à Roland. Dès que la lune brillera cette nuit sur notre tête, nous nous mettrons en chemin. —  »

L’entretien roula ce jour-là sur ce sujet et sur beaucoup d’autres. Mais quand le soleil se fut couché dans la mer, et que la lune eut montré au-dessus d’eux sa corne, on apprêta pour Astolphe et son compagnon un char qui servait à parcourir les cieux tout à l’entour. C’était celui qui avait enlevé Élie aux regards des mortels, dans les montagnes de la Judée.

Le saint Évangéliste y attela quatre destriers plus rouges que la flamme ; puis, s’étant assis avec Astolphe, il prit les rênes, et lança les coursiers vers le ciel. Le char, décrivant des cercles, s’éleva dans l’air, et ils parvinrent bientôt au milieu du feu éternel. Grâce à la présence du vieillard, ils le passèrent miraculeusement sans ressentir son ardeur.

Ils traversèrent toute la sphère du feu, et arrivèrent au royaume de la Lune. Toute cette région brillait comme l’acier qui n’aurait eu aucune souillure. Les voyageurs trouvèrent la lune égale, ou peu s’en fallait, au globe de la terre, y compris la mer qui l’entoure et la serre.

Là, Astolphe éprouva un double étonnement, ce fut de voir si grande cette région qui, vue de nos campagnes terrestres, semble une petite assiette ; puis, en regardant en bas, de n’apercevoir que difficilement la terre et les mers qui l’entourent. Le manque de lumière faisait qu’en effet on la distinguait à peine.

Les fleuves, les lacs, les campagnes sont là-haut tout autres que ceux qu’on voit chez nous. Les plaines, les vallées, les montagnes sont toutes différentes. Il en est de même des cités et des châteaux. Le paladin n’avait jamais rien vu jusqu’alors, et depuis ne vit jamais rien de si beau. Il y a de vastes et sauvages forêts, où les nymphes chassent éternellement les bêtes fauves.

Le duc ne s’arrêta pas à examiner tout ce qu’il voyait, car il n’était point venu pour cela. Le saint Apôtre le conduisit dans un vallon resserré entre deux montagnes. Là, ô merveille ! était rassemblé tout ce qui se perd par notre faute, ou par la faute du temps ou de la Fortune. Tout ce qui se perd ici-bas se retrouve là-haut.

Je ne parle point des royaumes, ou des richesses que la roue mobile de la Fortune bouleverse, ni de ce que celle-ci n’a pas le pouvoir d’enlever ou de donner. Là-haut sont accumulées les réputations que le temps dévore à la longue comme un ver rongeur ; les prières et les vœux que nous, pécheurs, nous adressons à Dieu.

Les larmes et les soupirs des amants, le temps inutilement perdu au jeu, la longue oisiveté des hommes ignorants, les vains projets qui ne se réalisent jamais, les désirs inassouvis, sont en si grand nombre qu’ils encombrent la plus grande partie de ces lieux. En somme, ceux qui montent là-haut peuvent y retrouver tout ce qu’ils ont perdu.

Le paladin, passant au milieu de tous ces monceaux de choses diverses, interrogeait son guide sur les unes et sur les autres. Ayant aperçu une montagne formée de vessies gonflées, d’où semblaient sortir des cris tumultueux, il apprit qu’elles renfermaient l’antique gloire des Assyriens, des Lydiens, des Perses et des Grecs, qui jadis furent si célèbres, et dont le nom est maintenant presque effacé.

Il vit ensuite un amas d’hameçons d’or et d’argent. C’étaient les dons que l’on prodigue, dans l’espoir d’une récompense, aux rois, aux princes avares et aux maîtres. Il vit des lacs cachés sous des guirlandes, et ayant demandé ce que c’était, on lui dit qu’il s’agissait des adulations de toute espèce. Les vers qui se font à la louange des princes, ressemblent là à des cigales crevées.

Il vit les amours malheureux sous la forme de chaînes d’or et de pierres précieuses. Il vit des griffes d’aigles, et il apprit qu’elles avaient été le pouvoir que les princes confèrent à leurs sujets. Les soufflets et les pots cassés qu’il apercevait autour de lui, avaient été les faveurs vaines que les princes accordent, pendant un temps, à leurs Ganymèdes, et que ceux-ci voient disparaître avec la fleur de leurs années.

Des ruines de cités et de châteaux gisaient pêle-mêle avec de grands trésors. Il demanda ce que cela signifiait, et il apprit que c’étaient là ces ligues, ces conjurations si mal cachées qu’on les découvre toujours. Il vit des serpents à figure de femme ; ils représentaient les œuvres des faux monnayeurs et des larrons. Il vit un grand nombre de bouteilles brisées de toutes formes ; c’étaient les courbettes des malheureux courtisans.

Il vit une grande masse de soupe renversée ; il demanda à son guide ce que c’était. Ce sont, lui dit celui-ci, les aumônes qu’on laisse après la mort. Il passa près d’une montagne composée de fleurs variées, qui répandaient autrefois une bonne odeur, et qui maintenant exhalent une puanteur très forte. C’était le don — , si on peut l’appeler ainsi — que fit Constantin au bon pape Sylvestre.

Il vit une grande quantité de gluaux ; c’étaient, mesdames, vos beautés séduisantes. Il serait trop long de parler dans mes vers de toutes les choses qui lui furent montrées ; car après en avoir noté mille et mille, je n’aurais pas fini. On trouve là tout ce qui peut nous arriver. Seule, la folie ne s’y trouve point ; elle reste ici-bas, et ne nous quitte jamais.

Astolphe retrouva là de nombreux jours perdus par lui, de nombreuses actions qu’il avait oubliées. Il ne les aurait pas reconnus sous leurs formes diverses, si on ne lui en avait pas donné l’explication. Il arriva ensuite à ce que nous nous imaginons posséder en si grande quantité, que nous ne prions jamais Dieu de nous l’accorder ; je veux dire le bon sens. Il y en avait là une montagne aussi grande à elle seule que toutes les autres choses réunies.

C’était comme une liqueur subtile, prompte à s’évaporer si on ne la tient pas bien close. On la voyait recueillie dans des fioles de formes variées, plus ou moins grandes, faites pour cet usage. La plus grande de toutes contenait le bon sens du seigneur d’Anglante, devenu fou. Astolphe la distingua des autres en voyant écrit dessus : Bon sens de Roland.

Sur toutes les autres était pareillement écrit le nom de ceux dont elles renfermaient le bon sens. Le duc français vit ainsi une grande partie du sien. Mais ce qui l’étonna le plus, ce fut de voir qu’un grand nombre de gens qu’il croyait posséder beaucoup de bon sens, avaient là une grande partie du leur.

Les uns l’avaient perdu par l’amour, les autres par l’ambition ; d’autres en courant sur mer après les richesses ; d’autres en mettant leur espérance sur des princes ; d’autres en ajoutant foi aux sottises de la magie ; ceux-ci en se ruinant pour des bijoux ou des ouvrages de peinture ; ceux-là en poursuivant d’autres fantaisies. Un grand nombre de sophistes, d’astrologues, avaient là leur bon sens ; et il y avait aussi celui de beaucoup de poètes.

Astolphe reprit le sien, ainsi que le lui permit l’auteur de l’obscure Apocalypse. Il mit sous son nez la fiole qui le contenait, et la respira tout entière. Turpin convient qu’à partir de ce moment, Astolphe vécut longtemps avec sagesse, mais qu’une faute qu’il commit par la suite lui enleva de nouveau la cervelle.

Astolphe prit la fiole vaste et pleine où était le bon sens qui devait rendre la sagesse au comte. Elle lui parut moins légère qu’il l’aurait cru, étant plus grande que les autres. Avant que le paladin quittât cette sphère pleine de lumière, pour descendre dans une sphère plus basse, il fut conduit par le saint Apôtre dans un palais situé sur le bord d’un fleuve.

Chaque pièce de ce palais était remplie de pelotons de lin, de soie, de coton, de laine, teints de couleurs variées, éclatantes ou sombres. Dans la première pièce, une vieille femme dévidait tous ces fils, ainsi que l’on voit pendant l’été la paysanne tirer de sa quenouille la soie nouvelle humectée d’eau.

Le peloton dévidé, une seconde vieille le portait ailleurs et en remettait un autre. Une troisième choisissait les fils et séparait les beaux d’avec les autres. «  — A quel travail se livrent-elles là ? — dit Astolphe à Jean ; je ne le comprends pas. —  » Jean lui répondit : «  — Les vieilles sont les trois Parques, qui sur de telles trames filent la vie des mortels. —  »

Tant que dure un peloton, la vie humaine dure, et pas un moment de plus. La Mort et la Nature ont les yeux fixés sur lui, pour savoir l’heure où chacun doit mourir. Les fils qui ont été choisis pour leur beauté par la troisième de ces vieilles, servent à faire les tissus dont est orné le paradis ; avec les plus communs on fait les rudes liens qui enchaînent les damnés.

Sur tous les pelotons qui étaient déjà placés en ordre, et choisis pour le second labeur auquel ils étaient destinés, étaient les noms, gravés sur de petites plaques les unes en fer, les autres en argent ou en or. On en avait fait de nombreux tas qu’un vieillard emportait sans jamais en rendre aucun, ni sans paraître jamais las, et auquel il revenait toujours puiser de nouveau.

Ce vieillard était si expéditif et si agile, qu’il paraissait être né pour courir. A chacun de ses voyages, il emportait plein le pan de son manteau des noms ainsi gravés. Où il allait, et pourquoi il faisait ainsi, cela vous sera dit dans l’autre chant, pour peu que vous montriez à m’écouter votre complaisance habituelle.

CHANT XXXV.

Argument. — Éloge du cardinal d’Este. Le poète montre comment le temps efface les noms des hommes obscurs, et voue à une immortelle renommée ceux des hommes illustres. — Bradamante défie Rodomont, le jette dans le fleuve et suspend son armure à la tombe d’Isabelle. Elle combat contre Serpentin, Grandonio et Ferragus qu’elle jette tour à tour hors de selle. Elle appelle Roger au combat.

Qui donc, madame, montera au ciel pour m’en rapporter l’esprit que j’ai perdu le jour où le trait qui est parti de vos beaux yeux m’a transpercé le cœur ? Je ne me plains pas d’un pareil destin, pourvu qu’il ne s’aggrave pas, mais qu’il reste en l’état où il est. Car je craindrais, si mon mal allait en augmentant, d’en venir au même point que Roland, dont je vous ai décrit la folie.

Pour ravoir mon esprit, m’est avis qu’il n’est pas besoin que je m’élève dans les airs jusqu’au cercle de la lune, ou jusqu’au paradis ; je ne crois pas que mon esprit soit placé si haut. Il erre dans vos beaux yeux, sur votre figure si sereine, sur votre sein d’ivoire où s’étalent deux globes d’albâtre. C’est là qu’avec mes lèvres j’irai le poursuivre, si vous voulez que je le reprenne.

Le paladin parcourait ces vastes bâtiments, prenant connaissance des existences futures, après avoir vu dévider sur le rouet les existences déjà ourdies, lorsqu’il aperçut un écheveau qui semblait briller plus que l’or fin. Les pierreries, si l’art pouvait les étirer comme des fils, n’atteindraient pas la millième partie de cet éclat.

Le bel écheveau lui parut merveilleux, car il n’avait pas son semblable parmi une infinité d’autres. Un vif désir lui vint de savoir ce que serait cette vie, et à qui elle était destinée. L’Évangéliste ne lui en fit pas un mystère ; il lui dit qu’elle apparaîtrait au monde pendant l’année quinze cent vingt du Verbe incarné.

De même que cet écheveau n’avait pas son semblable pour l’éclat et la beauté, ainsi devait être la vie de celui qui en sortirait pour s’illustrer dans le monde. Toutes les grâces brillantes et rares que la mère Nature, l’étude, ou la fortune favorable peuvent accorder à un homme, il en serait perpétuellement et infailliblement doté.

«  — Entre les cornes formées par les bouches du roi des fleuves — lui dit le vieillard — s’élève maintenant une humble et petite bourgade. Assise sur le Pô, elle est adossée à un gouffre affreux, formé par de profonds marais. Dans la suite des temps, elle deviendra la plus remarquable de toutes les cités d’Italie, non point par ses murailles et ses palais royaux, mais par les belles études et les belles mœurs.

« Une élévation si grande et si subite ne sera point le fait du hasard, ou d’une aventure fortuite. Le ciel l’a ordonné afin que cette cité soit digne que l’homme dont je te parle naisse chez elle : c’est ainsi qu’en vue du fruit à venir, on greffe la branche et qu’on l’entoure de soins ; c’est ainsi que le joaillier affine l’or dans lequel il veut enchâsser une pierrerie.

« Jamais, sur ce monde terrestre, âme n’eut une plus belle et plus gracieuse enveloppe ; rarement est descendu et descendra de ces sphères supérieures, un esprit plus digne que celui qu’a choisi l’éternel Créateur pour en faire Hippolyte d’Este. Hippolyte d’Este sera considéré comme l’homme à qui Dieu aura voulu faire un don si magnifique.

« Celui dont tu as voulu que je te parlasse, aura réunies en lui toutes les qualités qui, réparties sur plusieurs, suffiraient à les illustrer tous. Il protégera surtout les études. Si je voulais t’énumérer tous ses mérites éclatants, j’en aurais si long à te dire, que Roland attendrait trop longtemps après son bon sens. —  »

C’est ainsi que l’imitateur du Christ s’en allait raisonnant avec le duc. Après qu’ils eurent visité tous les appartements de cet immense palais où les vies humaines prennent leur origine, ils sortirent, et gagnèrent le fleuve dont les eaux, mêlées de sable, roulaient sales et troublées. Ils virent arriver sur la rive le vieillard chargé de noms gravés sur des plaques.

Je ne sais si vous vous le rappelez ; c’était ce vieillard dont je vous ai parlé à la fin de l’autre chant, et qui était plus agile et plus rapide à la course que le cerf. Il avait son manteau rempli de noms qu’il allait prendre sans cesse à l’endroit où ils étaient empilés en tas. Il les jetait dans ce fleuve nommé Léthé, et se débarrassait ainsi de son précieux fardeau.

Je veux dire qu’en arrivant sur la rive du fleuve, ce prodigue vieillard secouait son manteau tout rempli, et laissait tomber dans les eaux bourbeuses toutes les plaques sur lesquelles les noms étaient inscrits. Un nombre infini de ces plaques allaient au fond, car très peu d’entre elles peuvent servir. Sur plus de cent mille qui s’enfonçaient dans la vase, une surnageait à peine.

Au loin, et tout autour de ce fleuve, volent en rond des corbeaux, d’avides vautours, des corneilles et des oiseaux de différente nature. Leurs cris discordants produisent d’assourdissantes rumeurs. Quand ils voient jeter les nombreuses plaques dans le fleuve, ils y courent tous comme sur une proie. Ils les saisissent les uns dans leur bec, les autres dans leurs serres crochues. Mais ils ne peuvent les porter bien loin.

Dès qu’ils veulent élever leur vol dans les airs, ils n’ont plus la force de soutenir le poids des plaques ; de sorte que le Léthé engloutit forcément la mémoire de tous ces noms si richement inscrits. Parmi tous ces oiseaux, se voient seulement deux cygnes, aussi blancs, seigneur, que votre bannière. Joyeux, ils rapportent dans leur bec, et mettent en sûreté, le nom qui leur est échu.

C’est ainsi qu’en dépit des intentions cruelles de l’impitoyable vieillard qui voudrait jeter tous les noms dans le fleuve, les deux oiseaux parviennent à en sauver quelques-uns. Tout le reste retombe dans l’oubli. Les cygnes sacrés, tantôt nageant, tantôt battant l’air de leurs ailes, s’en vont avec leur précieux larcin jusqu’à un endroit, près de la rive du fleuve fatal, où se trouve une colline, au sommet de laquelle se dresse un temple.

Ce lieu est dédié à l’Immortalité. Une belle nymphe descend de la colline, vient jusqu’à la rive du lavoir sacré, et prend les noms au bec des cygnes. Puis elle les applique tout autour d’une colonne placée au milieu du temple, et surmontée d’une statue. Là elle les consacre, et en prend un tel soin, qu’on peut les voir tous éternellement.

Quel était ce vieillard, et pourquoi jetait-il à l’eau, sans aucun profit, tous ces beaux noms ; quels étaient ces oiseaux ; quel était ce lieu vénéré d’où la belle nymphe sortait pour descendre vers le fleuve ? Astolphe brûlait du désir de connaître ces grands mystères et leur sens caché. Il interrogea sur tout cela l’homme de Dieu qui lui répondit ainsi :

«  — Tu sauras que pas une feuille ne remue sur terre, sans qu’un mouvement analogue ne se produise ici. Il existe une corrélation intime entre toutes les choses de la terre et du ciel, corrélation qui se manifeste d’une façon différente. Ce vieillard, dont la barbe inonde la poitrine, et qui est si agile que rien ne peut l’arrêter, produit ici les mêmes effets, et se livre au même travail que le Temps sur la terre.

« Aussitôt que les fils ont été dévidés sur le rouet, la vie humaine prend fin sur la terre. De la renommée qu’elle a acquise là-bas, il reste ici un écho. Cette renommée et son écho seraient tous deux immortels et divins, s’ils n’étaient emportés, ici par le gouffre sombre et là-bas par le Temps. Le vieillard les jette ici dans le fleuve, comme tu vois, et le Temps les submerge là-bas dans l’éternel oubli.

« Et de même qu’ici les corbeaux, les vautours, les corneilles et les oiseaux de toute espèce s’efforcent tous d’arracher aux eaux du fleuve les noms qu’ils voient briller le plus, ainsi là-bas les ruffians, les flatteurs, les bouffons, les débauchés, les délateurs, et ceux qui vivent au sein des cours et qui y sont beaucoup plus estimés que les hommes vertueux et bons ;

« Ceux qu’on appelle courtisans gentils parce qu’ils savent imiter l’âne et le pourceau, aussitôt que la Parque inflexible, ou bien Vénus et Bacchus, ont coupé le fil de la vie de leur maître ; ceux-là que je viens de t’indiquer comme des gens lâches et vils, nés seulement pour s’emplir le ventre de nourriture, portent pendant quelques jours le nom de ce maître dans leur bouche, puis le laissent tomber dans l’oubli, comme trop lourd.

« Mais, de même que les cygnes, qui vont chantant joyeusement, arrachent les médailles au fleuve, et les portent au temple, ainsi les hommes remarquables sont sauvés, par les poètes, de l’oubli plus impitoyable que la mort. Bien avisés, bien inspirés furent les princes qui, suivant l’exemple de César, se firent l’ami des écrivains ; ils n’ont point à craindre les eaux du Léthé.

« Ils sont, comme les cygnes, rares aussi les poètes non indignes de ce nom, et cela non seulement parce que le ciel ne veut pas qu’il y ait jamais une trop grande abondance d’hommes remarquables, mais encore parce que l’avarice des princes laisse dans la pauvreté les écrivains de génie. En opprimant la vertu et en honorant le vice, ils bannissent les beaux-arts.

« Sois persuadé que Dieu a privé ces ignorants de toute intelligence, et leur refuse toute lumière ; en les rendant rebelles à la poésie, il a voulu que la mort les consumât tout entiers. Ils seraient sortis vivants du tombeau, quand bien même ils auraient eu tous les vices, s’ils avaient su s’attirer l’amitié des poètes ; leur mémoire aurait répandu une odeur plus suave que le nard ou la myrrhe.

« La renommée a certainement exagéré la piété d’Énée, la force d’Achille et la vaillance d’Hector. Il a existé mille et mille guerriers qu’on aurait pu, en toute vérité, mettre au-dessus d’eux. Mais les palais et les riches villes si libéralement donnés par eux et leurs descendants, les ont fait élever pour toujours à ces sublimes honneurs par les mains honorées des écrivains.

« Auguste ne fut ni si bon, ni si respecté que la trompette de Virgile nous le sonne. On lui pardonne ses proscriptions iniques, en faveur de son goût pour la poésie. Personne ne se serait inquiété de savoir si Néron avait été injuste ; sa renommée serait peut-être excellente, eût-il eu pour ennemis la terre et le ciel, s’il avait su avoir les écrivains pour amis.

« C’est Homère qui nous a fait croire qu’Agamemnon fut victorieux, et que les Troyens étaient vils et lâches. C’est lui qui nous a donné Pénélope comme fidèle à son époux, au milieu des mille outrages qu’elle eut à supporter. Mais si tu veux connaître la vérité, prends le contre-pied de son histoire : les Grecs furent vaincus et Troie fut victorieuse. Quant à Pénélope, ce fut une courtisane.

« D’un autre côté, tu as entendu quelle réputation a laissée Didon, dont le cœur fut si pudique. Si elle passe pour une prostituée, c’est uniquement parce que Maro ne fut point son ami. Ne t’étonne point que je m’échauffe sur ce sujet, et que je te parle d’une manière confuse de tout cela ; j’aime les écrivains et c’est mon devoir, car, dans votre monde, je fus écrivain moi aussi.

« Entre tous, j’ai acquis un bien que ne peuvent m’enlever ni le temps ni la mort. Il appartenait au Christ, tant loué par moi, de me donner une telle récompense. Je plains les écrivains qui vivent en ce triste temps où la courtoisie a portes closes, et qui, le visage pâle, amaigri, décharné, frappent nuit et jour en vain au seuil des grands.

« Aussi, pour revenir à ce que j’ai dit tout d’abord, les poètes et les gens d’étude sont rares. Là où elles ne trouvent ni pâture, ni abri, les bêtes elles-mêmes abandonnent la place. —  » Ainsi disant, le bienheureux vieillard avait les yeux enflammés comme deux tisons. Mais s’étant retourné vers le duc avec un doux sourire, il rasséréna sur-le-champ son visage courroucé.

Qu’Astolphe reste désormais avec l’écrivain de l’Évangile, car je veux franchir d’un saut toute la distance qu’il y a du fin fond du ciel à la terre ; mes ailes ne peuvent me porter plus longtemps dans ces hautes régions. Je reviens vers la dame à laquelle la jalousie avait, avec son doute cruel, livré un si rude assaut. Je l’ai laissée comme elle venait, après un combat fort court, de jeter à terre trois rois l’un après l’autre.

Arrivée le soir même en un château situé sur la route de Paris, elle y avait appris qu’Agramant, mis en déroute par son frère Renaud, s’était réfugié dans Arles. Certaine que son Roger était avec lui, elle prit, dès que la nouvelle aurore apparut au ciel, le chemin de la Provence où elle avait entendu dire aussi que Charles poursuivait son ennemi.

Comme elle gagnait la Provence par la route la plus droite, elle rencontra une damoiselle, belle de figure et accorte de manières, bien qu’elle fût fort affligée et toute en larmes. C’était cette gente damoiselle, férue d’amour pour le fils de Monodant, et qui avait laissé son amant prisonnier de Rodomont.

Elle s’en venait, cherchant un chevalier qui fût habitué à combattre, comme une loutre, aussi bien dans l’eau que sur terre, et assez hardi pour affronter le païen. L’inconsolable amie de Roger, abordant cette autre amante inconsolée, la salue courtoisement, et lui demande la cause de sa douleur.

Fleur-de-Lys la regarde, et il lui semble voir le chevalier dont elle a besoin. Elle commence à lui parler du pont dont le roi d’Alger intercepte le passage. Elle lui dit que son amant avait essayé en vain de l’en chasser ; non point que le Sarrasin fût plus fort, mais parce que son astuce avait été favorisée par l’étroitesse du pont et par le fleuve.

«  — Si tu es — disait-elle — aussi hardi et aussi courtois que ton visage le montre, venge-moi, de par Dieu, de celui qui m’a pris mon seigneur et me fait cheminer si tristement. Sinon, dis-moi en quel pays je puis trouver un chevalier capable de lui résister, et assez rompu aux armes et aux combats, pour faire que le fleuve et le pont soient inutiles au païen.

« Outre que tu feras chose qui convient à un homme courtois et à un chevalier errant, tu déploieras ta valeur en faveur du plus fidèle des amants. Il ne m’appartient pas de te parler de ses autres vertus. Elles sont si nombreuses, que quiconque ne les connaît pas, peut se dire privé de la vue et de l’ouïe. —  »

La magnanime dame, toujours disposée à avoir pour agréable toute entreprise qui peut lui mériter gloire et renommée, se décide à aller sur-le-champ vers le pont. Elle y va d’autant plus volontiers, qu’elle est désespérée, et qu’elle espère ainsi courir à la mort. La malheureuse, croyant être à jamais séparée de Roger, a la vie en horreur.

«  — Quelque peu que je vaille, ô jouvencelle amoureuse — répondit Bradamante — je m’offre à tenter l’entreprise rude et périlleuse, pour un autre motif encore que je passe sous silence. Je le fais surtout parce que tu me racontes de ton amant une chose qu’on entend dire de peu d’hommes, à savoir qu’il est fidèle. Je te jure qu’à cet égard je croyais tous les hommes parjures. —  »

Elle acheva ces mots dans un soupir sorti du cœur ; puis elle dit : «  — Allons ! —  » Le jour suivant, elles arrivèrent au fleuve et au passage plein de danger. A peine le veilleur les a-t-il aperçues, qu’il prévient son maître par le son du cor. Le païen s’arme, et, selon son habitude, il se place à l’entrée du pont, sur la rive du fleuve.

Et dès que la guerrière se montre, il la menace de la mettre sur-le-champ à mort, si elle ne fait point don au grand mausolée de ses armes et du destrier sur lequel elle est montée. Bradamante qui connaît son histoire dans toute sa vérité, et qui sait comment Isabelle a été tuée par lui — Fleur-de-Lys lui avait tout dit — répond à l’orgueilleux Sarrasin :

«  — Pourquoi veux-tu, bestial, que les innocents fassent pénitence de ton crime ? Cette victime ne peut être apaisée que par ton sang. C’est toi qui l’as tuée, et le monde entier le sait. Toutes les armes et tous les harnachements des nombreux chevaliers que tu as désarçonnés, lui sont une offrande moins agréable que ne le sera ton trépas, s’il arrive que je te tue pour la venger.

« Cette vengeance lui sera d’autant plus agréable, venant de ma main, que je suis comme elle une femme moi aussi. Je ne suis pas venue ici pour autre chose que pour la venger ; et c’est là mon seul désir. Mais il convient de faire une convention entre nous, avant de voir si ta vaillance peut se comparer à la mienne. Si je suis vaincue, tu feras de moi ce que tu as fait de tes autres prisonniers.

« Mais si je t’abats, comme je le crois et comme je l’espère, je veux prendre ton cheval et tes armes, et les suspendre toutes au mausolée, après en avoir détaché toutes les autres. Je veux de plus que tu délivres tous les chevaliers que tu as pris. —  » Rodomont répondit : «  — Il me paraît juste qu’il soit fait comme tu dis. Mais je ne pourrais te rendre les prisonniers, car je ne les ai plus ici.

« Je les ai envoyés dans mon royaume, en Afrique ; toutefois, je te promets, je te donne ma foi que si, par cas inopiné, il advient que tu restes en selle et que je sois désarçonné, je les ferai mettre tous en liberté, en aussi peu de temps qu’il en faudra à un messager envoyé en toute hâte pour porter l’ordre de faire ce que tu me demandes, dans le cas où je perdrais la partie.

« Mais si tu viens à avoir le dessous, comme c’est plus probable, comme c’est certain, je ne veux pas que tu laisses tes armes ni ton nom inscrit sur ce monument. Je veux que ton beau visage, tes beaux yeux, ta chevelure qui respirent l’amour et la grâce, soient le prix de ma victoire. Il me suffira que tu m’aimes, alors que tu me haïssais.

« Je suis d’une valeur telle, d’une telle force, que tu ne devras pas éprouver de dépit d’être abattue par moi. —  » La dame sourit légèrement, mais d’un rire acerbe où la colère dominait. Sans répondre à ce superbe, elle tourne le dos au pont de bois pour prendre du champ, puis elle éperonne son cheval, et, la lance d’or en arrêt, elle vient à la rencontre du Maure orgueilleux.

Rodomont s’apprête à soutenir le choc. Il accourt au galop. Le son que rend le pont sous les pas de son cheval est si grand, qu’il étourdit les oreilles à ceux qui l’entendent même de loin. La lance d’or fait son effet accoutumé. Le païen, jusque-là si solide dans ces sortes de joutes, est enlevé de selle et jeté en l’air, d’où il retombe sur le pont la tête la première.

La guerrière trouve à peine la place pour faire passer son destrier. Elle court les plus grands dangers, et il s’en faut de peu qu’elle ne tombe dans la rivière. Mais Rabican, ce fils du vent et du feu, est si adroit et si agile, qu’il franchit le pont en passant sur le bord extrême ; il aurait marché sur le tranchant d’une épée.

Bradamante se retourne, et revient vers le païen abattu. Puis elle lui dit d’un air moqueur : «  — Tu peux voir maintenant qui a perdu, et à qui de nous deux il convient d’avoir le dessous. —  » Le païen reste muet d’étonnement. Il ne peut croire qu’une femme l’ait désarçonné. Il ne peut ni ne veut répondre ; il est comme un homme plein de stupeur et de folie.

Il se releva silencieux et triste ; quand il eut fait quatre ou cinq pas, il ôta son écu et son casque, ainsi que le reste de ses armes, et les jeta contre les rochers. Puis il se hâta de s’éloigner seul et à pied, après avoir donné ordre à un de ses écuyers d’aller faire mettre les prisonniers en liberté, ainsi qu’il avait été convenu.

Il partit, et l’on n’entendit plus parler de lui, si ce n’est pour apprendre qu’il s’était retiré dans une grotte obscure. Cependant Bradamante avait suspendu ses armes au superbe mausolée, après en avoir fait enlever toutes celles qu’elle reconnut, à leur devise, appartenir à des chevaliers de l’armée de Charles. Elle laissa les autres, et ne permit pas qu’on y touchât.

Outre les armes du fils de Monodant, elle y trouva celles de Sansonnet et d’Olivier, partis à la recherche du prince d’Anglante, et que leur chemin avait conduits droit au pont. Ils y avaient été faits prisonniers et envoyés en Afrique, le jour précédent, par l’altier Sarrasin. La dame fit enlever ces armes de dessus le mausolée, et les fit renfermer dans la tour.

Elle laissa suspendues toutes les autres qui avaient été prises sur des chevaliers païens. Il y avait entre autres les armes d’un roi qui s’était en vain mis en route pour retrouver Frontalait, je veux parler des armes du roi de Circassie, lequel, après avoir longtemps erré par monts et par vaux, était venu perdre là son autre destrier, et s’en était allé allégé de ses armes.

Ce roi païen avait quitté le pont dangereux, à pied et sans armes, Rodomont laissant en liberté tous ceux qui étaient de sa croyance. Mais il n’eut plus le courage de retourner au camp ; il n’aurait pas osé s’y montrer dans un tel équipage, après les forfanteries auxquelles il s’était livré à son départ.

Un nouveau désir le prit de chercher celle dont il avait l’image dans le cœur. Par aventure, il apprit dès le début de ses recherches — je ne saurais dire par qui — qu’elle était retournée dans son pays. Aussitôt, aiguillonné, éperonné par l’amour, il se mit à suivre ses traces. Mais je veux revenir à la fille d’Aymon.

Dès qu’elle eut fait poser une seconde inscription portant comment le passage avait été rendu libre par elle, elle demanda affectueusement à Fleur-de-Lys, dont le cœur était toujours affligé, et qui se tenait la figure basse et toute en larmes, de quel côté elle voulait diriger ses pas. Fleur-de-Lys répondit : «  — Je désire prendre le chemin d’Arles, et aller au camp sarrasin.

« J’espère y trouver un navire et une bonne escorte pour traverser la mer. Mon intention est de ne point m’arrêter, tant que je n’aurai pas rejoint mon seigneur et mon mari. Je veux tenter tous les moyens possibles pour le tirer de prison. Si Rodomont vient à ne pas remplir la promesse qu’il t’a faite, j’essaierai encore autre chose. —  »

«  — Je m’offre — dit Bradamante — à t’accompagner quelque temps sur la route, jusqu’à ce que tu voies Arles devant toi. Là, pour l’amour de moi, tu iras trouver Roger qui appartient au roi Agramant, et qui remplit de son nom toute la terre. Tu lui rendras le bon destrier sur lequel était monté l’altier Sarrasin quand je l’ai abattu.

« Tu lui diras exactement ceci : un chevalier qui se croit en mesure de prouver et d’établir clairement aux yeux de tous que tu as manqué à la foi que tu lui avais promise, m’a confié ce destrier pour te le donner, afin que tu sois tout prêt à soutenir le combat contre lui. Il te fait dire d’endosser ta cotte de mailles et ta cuirasse, et que tu l’attendes pour lui livrer bataille.

« Dis-lui cela, et rien autre. Et s’il veut savoir de toi qui je suis, dis que tu ne le sais pas. —  » Fleur-de-Lys, obligeante comme toujours, lui répondit : «  — Je serai toujours prête à répandre pour toi non seulement mes paroles, mais ma vie, en échange de ce que tu as fait pour moi. —  » Bradamante lui rendit grâces et, prenant Frontin, elle lui en remit la bride en mains.

Les jeunes et belles voyageuses s’en vont toutes deux, le long du fleuve, à grandes journées, jusqu’à ce qu’elles aperçoivent Arles, et qu’elles entendent le bruit de la mer frémissante sur les plages voisines. Bradamante s’arrête à l’extrémité des faubourgs, aux barrières extrêmes, pour donner à Fleur-de-Lys le temps de conduire le cheval à Roger.

Fleur-de-Lys poursuit son chemin ; elle franchit la herse, le pont et la porte, et prenant quelqu’un qui la guide jusqu’à l’hôtellerie où habite Roger, elle y descend. Selon ce qui lui a été ordonné, elle remplit son ambassade auprès du damoiseau, et lui remet le brave Frontin. Puis, sans attendre de réponse, elle s’en va pour faire en toute hâte ses propres affaires.

Roger, confus, reste plongé dans une grande rêverie ; il ne sait qu’imaginer ; il ne peut comprendre qui est-ce qui le défie ainsi et, tout en lui envoyant une insulte, use à son égard d’une telle courtoisie. Quel est l’homme au monde qui est en droit de l’accuser d’avoir manqué à sa foi ? il ne peut se le représenter. Il pense à tout autre, avant de songer à Bradamante.

Il est plus porté à croire que c’est Rodomont, sans toutefois comprendre quelle raison peut le pousser. Il ne connaît personne au monde, excepté ce dernier, avec lequel il ait eu querelle ou contestation. Cependant la damoiselle de Dordogne réclame la bataille et sonne fortement du cor.

La nouvelle parvient à Marsile et à Agramant qu’un chevalier au dehors réclame la bataille. Par hasard Serpentin se trouvait auprès d’eux. Il leur demande la permission de revêtir cuirasse et cotte de mailles, et promet de punir cet arrogant. La population court aux remparts ; c’est à qui, des enfants et des vieillards, aura la meilleure place pour voir.

Revêtu d’une riche soubreveste et recouvert d’une belle armure, Serpentin-de-l’Étoile s’avance pour jouter. A la première rencontre, il roule à terre, et son destrier s’enfuit comme s’il avait des ailes. La dame, pleine de courtoisie, court après lui, le saisit par la bride et le ramène au Sarrasin en lui disant : «  — Remonte à cheval, et fais en sorte que ton maître m’envoie un chevalier meilleur que toi. —  »

Le roi d’Afrique, qui était sur les remparts, entouré de nombreux serviteurs, admire beaucoup la courtoisie dont la damoiselle a usé à l’égard de Serpentin. «  — Elle aurait pu le faire prisonnier, et elle ne l’a pas fait ! —  » disait de son côté la populace sarrasine. Serpentin arrive et, ainsi que son adversaire l’avait demandé, il dit au roi d’envoyer un meilleur jouteur que lui.

Grandonio de Volterne, tout furieux — c’était le plus superbe chevalier d’Espagne — prie qu’on lui accorde la faveur d’être le second champion, et il sort dans la campagne en proférant toutes sortes de menaces : «  — Ta courtoisie ne te servira à rien ; quand je t’aurai vaincu, je t’amènerai prisonnier à mon maître. Mais tu mourras ici, si mon pouvoir répond à mon désir. —  »

La dame lui dit : «  — Ton impertinence ne me rendra pas moins courtoise. C’est pourquoi je te dis de t’en retourner, avant que tu n’ailles te meurtrir les os sur la terre durcie. Retourne, et dis de ma part à ton roi que ce n’est pas pour lutter contre des gens comme toi que je me suis mise en route ; mais que c’est pour me rencontrer avec un guerrier qui en vaille la peine, que je suis venue ici réclamer bataille. —  »

Ces paroles, dites d’un ton mordant et acerbe, allument un grand feu dans le cœur du Sarrasin. Sans pouvoir répliquer un mot, il fait faire volte-face à son destrier, plein de colère et de dépit. La dame en fait autant, et dirige la lance d’or et Rabican contre l’orgueilleux. A peine la lance enchantée a-t-elle touché l’écu, que le Sarrasin est lancé les pieds vers le ciel.

La magnanime guerrière saisit son destrier et dit : «  — Je te l’avais bien prédit ; il eût mieux valu remplir la commission dont je te priais, que de montrer tant d’empressement à jouter. Dis au roi, je te prie, qu’il choisisse parmi les siens un chevalier de ma force. Je ne veux pas me fatiguer avec vous autres qui avez si peu d’expérience dans les armes. —  »

Les spectateurs debout sur les remparts, qui ignorent quel est ce guerrier si solide sur ses arçons, nomment tour à tour les plus fameux d’entre ceux qui leur font si souvent trembler le cœur, même au plus fort de la chaleur. La plupart s’accordent à dire que c’est Renaud. Plusieurs pencheraient pour Roland, s’ils ne savaient pas l’état digne de pitié où il se trouve.

Le fils de Lanfuse, demandant à tenter la troisième joute, dit : «  — Je n’espère pas vaincre, mais si je tombe moi aussi, ces guerriers seront plus excusables d’avoir été désarçonnés. —  » Puis, s’étant prémuni de tout ce dont on a l’habitude de prendre en pareil cas, il choisit, parmi les cent destriers que l’on tenait tout harnachés, celui qui avait le jarret le plus solide et le pas le plus rapide.

Il s’avance pour jouter contre la dame, mais auparavant il lui adresse un salut qu’elle lui rend. Alors elle dit : «  — S’il m’est permis de le savoir, dites-moi par grâce qui vous êtes. —  » Ferragus se hâte de la satisfaire, car il faisait rarement difficulté de se faire connaître. Elle lui répond : «  — Je ne refuse pas de combattre contre vous, mais j’aurais volontiers voulu un autre adversaire. —  »

«  — Et lequel ? dit Ferragus. —  » Elle répond : «  — Roger. —  » Et elle peut à peine prononcer ce nom. Sur sa belle figure, se répand soudain la couleur de la rose. Puis elle répond : «  — Sa fameuse renommée m’a fait venir ici. Je ne désire pas autre chose, sinon d’éprouver ce qu’il vaut dans une joute. —  »

Elle dit simplement ces paroles où quelques-uns de mes lecteurs ont déjà peut-être trouvé matière à malice. Ferragus lui répond : «  — Si tu veux, nous verrons d’abord qui de nous deux l’emporte en vigueur. S’il m’advient le même sort qu’aux autres, je t’enverrai ensuite, pour me consoler de ma déconvenue, le gentil chevalier avec lequel tu parais avoir un tel désir de jouter. —  »

Tout en parlant, la donzelle avait la visière levée. En voyant ce beau visage, Ferragus se sent à moitié vaincu. Taciturne, il se dit en lui-même : «  — Il me semble que je vois un ange du Paradis. Avant que sa lance m’ait touché, je suis déjà terrassé par ses beaux yeux. —  »

Les adversaires prennent du champ. Comme il était arrivé pour les autres, Ferragus est enlevé de selle tout net. Bradamante rattrape son destrier et dit : «  — Retourne et fais ce que tu as dit. —  » Ferragus, tout honteux, s’en revient et va trouver Roger qui était auprès d’Agramant. Il lui fait savoir que le chevalier l’appelle au combat.

Roger, sans connaître encore quel est celui qui l’envoie défier au combat, se réjouit, sûr qu’il est de vaincre. Il fait apprêter sa cuirasse et sa cotte de mailles. Son cœur n’est aucunement troublé par l’exemple des rudes coups sous lesquels ont été abattus ses compagnons d’armes. Je réserve de vous dire dans l’autre chant comment il s’arma, comment il sortit de la ville, et ce qui s’ensuivit.

CHANT XXXVI.

Argument. — Bradamante persistant à défier Roger, Marphise qui a prévenu ce dernier est renversée plusieurs fois par la lance enchantée ; alors s’élève une mêlée générale entre les chevaliers de l’un et l’autre camp, qui étaient restés jusque-là spectateurs de la lutte. Bradamante qui parmi eux a reconnu Roger, s’acharne contre lui ; mais ne pouvant se résoudre à lui faire outrage, elle se jette sur les Maures et les disperse. S’étant ensuite retirée avec Roger en un endroit écarté, où s’élève un mausolée, survient Marphise, à laquelle Bradamante s’attaque de nouveau. Roger s’efforce en vain de séparer les deux adversaires ; pendant qu’il est lui-même aux prises avec l’obstinée Marphise, une voix sortant du mausolée leur apprend qu’ils sont frère et sœur.

En toute circonstance, un cœur noble doit toujours se montrer courtois. Il ne peut en être autrement. Ce que nous devons à la nature et à l’habitude, il nous est impossible de le changer plus tard. En toute circonstance également, un cœur vil se dévoile bien vite. Quand la nature est mauvaise, et qu’elle est aidée par l’habitude, il est bien difficile de la changer.

On vit de nombreux exemples de courtoisie et de grandeur d’âme parmi les antiques guerriers, et fort peu parmi les modernes. En revanche nous trouvons parmi ces derniers beaucoup d’exemples de faits honteux. O Hippolyte, dans cette guerre où vous ornâtes nos églises des drapeaux enlevés aux ennemis[14], et où vous ramenâtes captives vers les rivages de votre patrie, leurs galères chargées de butin,

Tous les actes cruels et inhumains dont aient jamais usé les Tartares, les Turcs et les Maures, furent surpassés par les soldats que Venise avait à sa solde, et dont les mains scélérates se couvrirent d’opprobre, contre la volonté des Vénitiens qui donnèrent toujours l’exemple de la justice. Ces mercenaires étaient allumés d’une telle fureur, qu’ils brûlèrent jusqu’à nos propres villes et nos belles maisons de plaisance.

Cette vengeance brutale fut surtout exercée contre vos ordres. Vous étiez alors auprès de l’empereur, pendant qu’il tenait Padoue étroitement assiégée. Non seulement vous aviez interdit d’allumer aucun incendie, mais encore vous fîtes éteindre souvent les flammes sous lesquelles se consumaient les villages et les temples. Ainsi l’exigeait la courtoisie que vous apprîtes dès votre naissance.

Je ne veux point rappeler ici tout cela, ni tant d’autres méfaits dus à une brutalité et à une cruauté inouïes. Je rapporterai seulement le fait suivant qui devrait, chaque fois qu’on en parle, tirer des larmes des rochers eux-mêmes. Le jour, seigneur, où vous envoyâtes vos troupes contre les ennemis qui, après avoir abandonné leurs vaisseaux, s’étaient réfugiés dans une forteresse,

Je vis, semblables à Hector et à Énée, allant jusqu’au sein des flots brûler les navires des Grecs, un Hercule et un Alexandre, emportés par leur trop grande hardiesse, s’élancer d’un même pas. Éperonnant leurs destriers, ils dépassèrent tous les autres combattants, et refoulèrent les ennemis troublés jusque dans leur repaire. Ils allèrent si avant, que c’est à peine si le second put s’en revenir, et que le premier ne le put pas.

Ferruffin se sauva, mais Cantelmo resta prisonnier. O duc de Sora, quelle douleur dut te percer le cœur, quand tu vis ton généreux fils entouré de mille épées, mené prisonnier sur un navire, et décapité en plein tillac ? Je m’étonne que la vue du fer qui frappait ton fils, ne t’ait pas donné du même coup la mort.

Cruel Esclavon, où as-tu appris l’art de faire la guerre ? Dans quelle partie de la Scythie as-tu entendu dire qu’un chevalier fait prisonnier, qui a rendu ses armes et qui ne se défend plus, doive être mis à mort ? N’as-tu donc tué ce malheureux que parce qu’il avait défendu sa patrie ? C’est à tort que le soleil répand ses rayons sur toi, siècle cruel, car tu es plein de Thyestes, de Tantales et d’Atrées.

Barbare cruel, tu as décapité le jouvenceau le plus brave qu’il y eût de son temps, d’un pôle à l’autre, des rivages de l’Inde à ceux où le soleil se couche. Sa beauté et sa jeunesse auraient trouvé pitié devant les anthropophages, ou devant Polyphème. Toi, plus cruel et plus félon que les Cyclopes et que les Lestrigons, tu n’en n’as pas eu pitié.

Je ne crois pas qu’un semblable exemple de cruauté existe parmi les guerriers antiques. Élevés d’une façon noble et courtoise, ils n’étaient pas cruels après la victoire. C’est ainsi que non seulement Bradamante ne s’était point montrée impitoyable envers ceux que sa lance, en touchant leur écu, avait fait tomber de selle, mais qu’elle leur avait tenu leurs chevaux jusqu’à ce qu’ils fussent remontés dessus.

Je vous ai dit plus haut que, valeureuse autant que belle, la dame avait abattu Serpentin de l’Étoile, Grandonio de Volterne et Ferragus, et qu’elle les avait ensuite fait tous remonter en selle. J’ai dit aussi que le dernier était venu défier Roger de la part de celle qu’il prenait pour un chevalier.

Roger accepta fort allègrement l’invitation, et se fit apporter son armure. Pendant qu’il s’armait, les seigneurs qui entouraient Agramant se remirent à chercher quel pouvait bien être ce chevalier si excellent qui savait si bien manier la lance. Ils demandèrent à Ferragus, qui lui avait parlé, s’il le connaissait.

Ferragus répondit : «  — Soyez certains que ce n’est aucun de ceux que vous avez dits. Pour moi, quand j’ai vu son visage à découvert, il m’a semblé que c’était le jeune frère de Renaud. Mais après avoir éprouvé sa haute valeur, je puis affirmer que Richardet n’a pas autant de puissance. Je pense que ce doit être sa sœur qui, à ce que j’ai entendu dire, lui ressemble beaucoup.

« Elle a la réputation d’égaler en force son frère Renaud et tout paladin. Mais, par ce que j’en ai vu aujourd’hui, il me paraît qu’elle vaut plus que son frère, plus que son cousin. —  » Dès que Roger entend parler d’elle, son visage se colore des mêmes feux que l’aurore répand dans l’air. Son cœur tremble, et il ne sait plus ce qu’il fait.

A cette nouvelle, sa blessure amoureuse se rouvre ; il se sent embrasé d’une flamme subite, et cependant la crainte lui fait courir comme un frisson glacé jusqu’au fond des os. Il redoute de voir changé en dédain le grand amour dont Bradamante brûlait autrefois pour lui. Dans sa confusion, il ne sait s’il doit sortir à sa rencontre, ou s’il doit rester.

Or Marphise se trouvait parmi les chevaliers sarrasins, et avait grande envie de sortir pour jouter elle aussi. Elle était tout armée, car il était rare que, de jour ou de nuit, on la vît autrement. Apprenant que Roger s’arme, elle songe que si elle le laisse sortir le premier, il lui ravira la victoire. Elle se décide à le devancer, et à remporter le prix du combat.

Elle saute à cheval et, jouant des éperons, elle arrive en toute hâte sur le champ clos où la fille d’Aymon, toute palpitante, attend Roger qu’elle brûle de faire son prisonnier. Bradamante songe à quel endroit elle frappera de sa lance, afin que le coup lui fasse le moins de mal possible. Marphise paraît en dehors de la porte ; sur son casque s’étale l’oiseau Phénix ;

Soit qu’elle ait voulu par cet emblème montrer que sa force est unique au monde, soit qu’elle ait attesté ainsi sa chaste intention de vivre toujours sans époux. La fille d’Aymon la regarde. Ne reconnaissant pas les allures de celui qu’elle aime tant, elle demande à Marphise comment elle se nomme, et elle apprend alors qu’elle a devant elle celle qui jouit de l’amour qui lui est dû,

Ou, pour mieux dire, celle qu’elle croit jouir de l’amour qui lui appartient ; celle qu’elle a en une telle haine, qu’elle mourra si elle ne peut venger sur elle ses larmes et sa douleur. Ayant fait faire volte-face à son cheval, elle revient sur elle, avec le désir non de la jeter a terre, mais de lui passer sa lance à travers la poitrine, et de se débarrasser ainsi de tout soupçon.

Force est à Marphise d’aller, de ce coup, éprouver si le terrain est dur ou mol. Ce qui lui arrive est si inaccoutumé, qu’elle est sur le point d’en devenir folle de dépit. A peine est-elle par terre, qu’elle tire son épée et veut venger sa chute. La fille d’Aymon, non moins furieuse, lui crie : «  — Que fais-tu ? tu es ma prisonnière.

« Si j’ai usé de courtoisie envers les autres, je n’en veux point faire de même avec toi, Marphise, car je te tiens pour aussi lâche qu’orgueilleuse. —  » A ces paroles, on aurait entendu Marphise frémir comme un vent marin sur un écueil. Elle crie, mais sa rage est telle, qu’elle ne peut exprimer ce qu’elle veut répondre.

Elle fait tournoyer son épée, sans s’inquiéter si la pointe va frapper Bradamante, ou le ventre, ou le poitrail du destrier. Mais Bradamante détourne son cheval avec la bride, et en même temps, saisie d’indignation et de colère, la fille d’Aymon abaisse sa lance. A peine Marphise est-elle touchée, qu’elle tombe à la renverse sur l’arène.

A peine est-elle à terre, qu’elle se redresse, cherchant à faire male œuvre de son épée. De nouveau Bradamante abaisse sa lance, et de nouveau Marphise est terrassée. Quelque forte que fût Bradamante, elle n’était pas cependant si supérieure à Marphise qu’elle l’eût renversée ainsi à chaque coup, n’eût été la vertu de la lance enchantée.

Pendant ce temps, quelques chevaliers du camp chrétien étaient venus à l’endroit où se livrait la joute, et qui était situé à égale distance des deux camps, lesquels se trouvaient à peine à un mille et demi l’un de l’autre. Ils admiraient la vaillance déployée par un des leurs, car ils ne le connaissaient pas autrement que pour être un chevalier de leur nation.

Le généreux fils de Trojan, les voyant s’approcher des remparts, ne voulut pas se trouver surpris. Afin de se trouver prêt à tout événement, et pour parer à tout danger, il ordonna à un grand nombre de ses gens de prendre les armes et de sortir hors de l’enceinte. Parmi ces derniers, se trouvait Roger, que Marphise avait devancé dans son impatience de combattre.

L’enamouré jouvenceau regardait le combat dont il attendait l’issue, tremblant pour sa chère femme, car il connaissait la valeur de Marphise. Dès le début, dis-je, quand il les vit l’une et l’autre s’aborder avec fureur, il eut un instant de doute. Mais le résultat le laissa émerveillé et stupéfait.

Le combat n’ayant point pris fin, comme les autres, après la première rencontre, il se prit à souhaiter ardemment de voir cesser cette lutte, car il les aimait toutes les deux, mais non d’affections semblables : l’une était toute flamme et fureur, l’autre amitié bienveillante bien plus que de l’amour.

Il aurait volontiers séparé les combattantes s’il avait pu le faire sans se déshonorer. Mais ses compagnons ne voulant pas laisser la victoire au parti de Charles, qui leur paraît avoir déjà le dessus, sautent dans le champ clos, et vont troubler le combat. De l’autre côté, les chevaliers chrétiens s’élancent, et on en vient aux mains.

Ici, là, partout on entend crier : Aux armes ! ainsi que cela arrivait à peu près tous les jours. Ceux qui sont à pied s’empressent de monter à cheval ; ceux qui sont désarmés revêtent leurs armes ; les trompettes sonnent de toutes parts, et leur voix claire et belliqueuse semble dire : Que chacun coure à sa bannière ! De leur côté, les tympans et les timballes réveillent cavaliers et fantassins.

L’escarmouche dégénère en une mêlée aussi féroce et aussi sanglante qu’on puisse se l’imaginer. La vaillante dame de Dordogne, furieuse de voir échapper l’occasion, si désirée par elle, de donner la mort à Marphise, porte ses pas de côté et d’autre, cherchant à apercevoir Roger pour lequel elle soupire.

Elle le reconnaît à l’aigle d’argent que le jouvenceau porte sur son écu azuré. Elle s’arrête pour regarder, des yeux et de la pensée, ses épaules, sa poitrine, son élégante tournure et ses mouvements pleins de grâce. Puis, s’imaginant dans son grand dépit qu’une autre jouit de tout cela, elle se sent prise de fureur et dit :

«  — Donc, une autre baise ces belles et si douces lèvres, alors que moi je ne le puis ? Non, il ne sera point vrai qu’une autre te possédera désormais ; tu ne dois appartenir à personne, puisque tu n’es pas à moi. Plutôt que de mourir seule de rage, je veux que tu meures avec moi, de ma main. Si je te perds en ce monde, au moins l’enfer te rendra à moi, et tu seras avec moi pour l’éternité.

« Puisque c’est toi qui me tues, il est bien juste que tu me donnes le courage de me venger. Toutes les lois portent que quiconque a donné la mort à autrui, doit mourir à son tour. Ton sort, du reste, ne saurait être comparé au mien : tu mourras coupable, et moi je meurs innocente. J’aurai tué celui qui désire, hélas ! me voir mourir ; mais toi, cruel, tu auras causé le trépas de qui t’aime et de qui t’adore.

« O ma main, pourquoi hésites-tu à ouvrir avec ce fer le cœur de mon ennemi ? Ne m’a-t-il pas si souvent blessée à mort, alors que je goûtais en sûreté la paix de l’amour ; et maintenant, ne me laisse-t-il pas mourir sans avoir pitié de ma douleur ? O mon âme, sois forte contre cet impitoyable ; venge par la mort les mille morts qu’il m’a fait souffrir. —  »

Ce disant, elle éperonne son cheval ; mais, avant de frapper, elle crie : «  — Garde-toi, perfide Roger ; s’il est en mon pouvoir, tu ne te pareras point des dépouilles opimes d’une damoiselle au cœur fier. —  » Roger entend ces paroles. Il lui semble, ce qui est vrai, que c’est sa femme qui les a dites. Le son de sa voix est si bien gravé dans sa mémoire, qu’il la reconnaîtrait entre mille.

Il comprend que ces paroles signifient beaucoup plus qu’elle n’en dit ; il comprend qu’elle l’accuse de n’avoir pas observé la convention conclue entre eux. Désireux de s’excuser, il lui fait signe qu’il veut lui parler. Mais déjà Bradamante, la visière baissée, et poussée par la douleur et par la rage, accourait pour le désarçonner, sans regarder si elle le jetterait sur la terre ou sur le sable.

Roger, la voyant si enflammée de colère, s’affermit sur sa selle et met sa lance en arrêt ; mais il la tient de façon qu’elle ne puisse nuire à Bradamante. La dame, qui venait avec la ferme intention de le frapper sans pitié, ne peut se décider, quand elle est près de lui, à le jeter à terre et à lui faire un tel outrage.

C’est ainsi que leurs lances à tous deux frappent dans le vide. C’est bien assez qu’Amour joute contre l’un et l’autre, et leur perce le cœur d’une lance amoureuse. La dame, ne pouvant se décider à déshonorer Roger, tourne ailleurs la fureur qui lui brûle la poitrine. Elle accomplit des exploits qui resteront fameux tant que le ciel tournera.

En quelques instants, avec cette lance d’or, elle jette par terre plus de trois cents ennemis. Elle seule décide de la bataille ; elle seule met en fuite l’armée des Maures. Roger tourne d’un côté et d’autre, jusqu’à ce qu’il ait pu l’aborder. Alors il lui dit : «  — Je meurs si je ne te parle. Hélas ! que t’ai-je fait pour que tu doives me fuir ? Écoute, de par Dieu ! —  »

Comme aux tièdes haleines du vent du sud qui s’élève de la mer en chauds effluves, on voit se fondre les neiges, les torrents et les glaces les plus compactes, ainsi, à ces prières, à ces brèves plaintes, le cœur de la sœur de Renaud, rendu par la colère plus dur que le marbre, redevient soudain pitoyable et tendre.

Elle ne veut ou ne peut lui répondre ; mais elle éperonne Rabican et le fait sortir de la mêlée, après avoir fait de la main signe à Roger de la suivre. Elle gagne, loin de la foule des combattants, un vallon où s’étend une petite plaine, au milieu de laquelle est un bosquet de cyprès qui semblent poussés d’une seule venue.

Dans ce bosquet s’élevait un grand mausolée en marbre blanc, nouvellement construit ; une courte inscription en vers indiquait, à qui voulait en prendre connaissance, le nom de celui dont le mausolée renfermait les restes. Mais, arrivée là, Bradamante ne me paraît pas avoir l’esprit disposé à lire l’inscription. Roger avait poussé son cheval derrière elle, de façon à arriver au bosquet presque en même temps que la damoiselle.

Mais revenons à Marphise. Elle s’était remise en selle, et courait de tous côtés pour retrouver la guerrière qui l’avait jetée à terre à la première rencontre. Elle la voit sortir de la mêlée ; elle voit Roger partir avec elle, et elle les suit tous deux. Elle est loin de penser que l’amour les réunit ; elle croit, au contraire, qu’ils vont terminer leur querelle par les armes.

Elle presse son cheval, suivant leurs traces, et arrive presque en même temps qu’eux. Combien sa présence est importune à l’un et à l’autre, ceux qui aiment peuvent se l’imaginer, sans que j’aie besoin de l’écrire. Mais Bradamante en est plus particulièrement blessée. En voyant celle qui est cause de tout son malheur, elle ne peut plus douter que c’est l’amour qui la pousse à suivre Roger.

Elle traite de nouveau Roger de perfide : «  — Traître, — dit-elle, — il ne te suffisait pas que la renommée m’apprît ta trahison ; il fallait que tu m’en rendisses encore témoin ! Je vois que ton unique désir est de m’éloigner de toi. Afin de satisfaire ton vœu inique et parjure, je veux bien mourir ; mais je ferai en sorte que celle qui est cause de ma mort meure avec moi. —  »

Ce disant, et plus irritée qu’une vipère, elle s’élance contre Marphise. Elle applique un tel coup de lance sur son bouclier, qu’elle la jette en arrière à la renverse, de façon que son casque s’enfonce presque à moitié dans la terre. On ne peut dire que Marphise ait été prise à l’improviste ; elle rassemble, au contraire, toutes ses forces pour résister au choc ; cependant elle est obligée de frapper la terre avec sa tête.

La fille d’Aymon qui veut mourir, ou donner la mort à Marphise, est dans une rage telle, qu’elle ne songe pas à la frapper de nouveau avec la lance et à la jeter une fois de plus à terre. Elle veut trancher le col de Marphise, pendant que celle-ci a la tête engagée jusqu’à moitié dans le sable. Elle jette loin d’elle la lance d’or, tire son épée, et saute à bas de son cheval.

Mais elle arrive trop tard. Marphise accourt déjà à sa rencontre, remplie d’une telle rage de s’être vue, à la seconde épreuve, jeter sur l’arène, qu’elle n’écoute pas les prières de Roger désespéré de tout cela ; la haine et la colère aveuglent tellement les deux guerrières, qu’elles se livrent une bataille désespérée.

Elles en viennent bientôt à engager tellement leurs épées, grâce à la grande fureur qui les enflamme, qu’elles ne peuvent plus avancer, et qu’elles sont obligées de se prendre corps à corps. Elles laissent tomber leurs épées, dont elles ne peuvent plus se servir, et cherchent à se faire de nouvelles blessures. Roger les prie, les supplie toutes deux ; mais ses paroles obtiennent peu de succès.

Enfin, quand il voit que ses prières n’ont aucun résultat, il se décide à les séparer de force. Il leur arrache le glaive des mains, et le jette au pied d’un cyprès. Ne leur voyant plus d’armes avec lesquelles elles puissent se blesser, il s’interpose de nouveau entre elles par ses prières et ses menaces. Mais tout est vain ; elles continuent la bataille à coups de poings et à coups de pieds, à défaut d’autres armes.

Roger ne cesse de les supplier. Il les saisit tour à tour par les mains, par les bras, et cherche à les séparer. A la fin Marphise tourne sa colère contre lui. Marphise, qui tient tout le reste du monde en mépris, ne se souvient plus de l’amitié que Roger lui porte ; elle quitte Bradamante, court prendre son épée, et s’attaque à Roger.

«  — Tu agis comme un discourtois et comme un vilain, Roger, en venant troubler le combat des autres ; mais cette main t’en fera repentir ; elle peut suffire à vous vaincre tous les deux. —  » Roger cherche, par de douces paroles, à apaiser Marphise ; mais elle est tellement animée contre lui, que c’est temps perdu que de lui parler.

Roger tire à la fin son épée, car la colère commence aussi à lui faire monter le sang à la tête. Je ne crois pas que jamais, à Athènes, à Rome, ou en aucun autre lieu du monde, spectacle ait été plus agréable aux assistants, que ne le fut celui-ci aux yeux de la jalouse Bradamante. Elle contemplait d’un air joyeux cette nouvelle querelle qui lui enlevait tous ses soupçons.

Elle avait ramassé son épée qui gisait à terre, et elle s’était rangée de côté pour regarder la bataille. Il lui semblait voir en Roger le dieu même de la guerre, tellement il déployait de force et d’adresse. Quant à Marphise, si son adversaire ressemblait au dieu Mars, elle paraissait une furie de l’enfer. La vérité est que le vaillant jouvenceau prenait bien garde de ménager ses coups.

Il connaissait la trempe de son épée pour en avoir fait de nombreuses expériences. Il savait que là où elle frappe, tout enchantement est vain. Aussi faisait-il en sorte de ne pas frapper de la pointe ou de la taille, mais toujours du plat de l’épée. Pendant un certain temps, Roger observa cette précaution, mais il perdit enfin patience.

Marphise lui ayant porté un coup terrible, capable de lui fendre la tête, Roger garantit son casque en levant son écu, et le coup tomba sur l’aigle. Grâce à ce qu’il était enchanté, l’écu ne fut ni brisé, ni fendu, mais Roger en eut le bras tout engourdi. S’il avait eu d’autres armes que celles d’Hector, son bras eût été coupé net par ce coup épouvantable,

Qui eut atteint ensuite la tête, ainsi que le voulait tout d’abord la terrible donzelle. Roger, qui pouvait à peine remuer son bras gauche et soutenir le poids de son bouclier, sentit tout sentiment de pitié l’abandonner. Une flamme sembla briller dans ses yeux. Il porta de toute sa force un coup de pointe. Si tu en avais été touchée, Marphise, mal t’en serait advenu.

Je ne saurais bien vous dire comment cela se fit, mais l’épée alla frapper un des cyprès qui s’élevaient en groupe serré près de là, et s’enfonça de plus d’une palme dans le tronc de l’arbre. Au même moment, la montagne et la plaine éprouvèrent une grande secousse, et du mausolée qui s’élevait au milieu du bosquet, sortit une grande voix, plus forte que celle d’aucun mortel.

La voix terrible cria : «  — Il ne doit pas y avoir de querelle entre vous. Il est injuste, il est inhumain que le frère donne la mort à sa sœur, ou que la sœur tue son frère. O mon Roger, et toi, ma chère Marphise, croyez à mes paroles qui ne sont point vaines ! Vous fûtes conçus dans un même sein, d’une même semence, et vous vîntes au monde le même jour.

« Vous fûtes conçus de Roger II. Votre mère fut Galacielle. Ses frères, après avoir tué votre infortuné père, la firent abandonner en pleine mer sur une mauvaise barque, afin de la noyer, sans pitié pour elle qui était grosse de vous, et sans songer que vous étiez de leur race.

« Mais la Fortune qui vous avait désignés, bien que non encore nés, pour de glorieuses entreprises, fit aborder la barque sur des rivages inhabités. C’est là, qu’après vous avoir mis au monde, l’âme généreuse de Galacielle retourna au paradis, selon la volonté de Dieu. Votre destin voulut que je me trouvasse près de là.

« Je donnai à votre mère une sépulture honnête, telle qu’on pouvait en donner sur une plage aussi déserte. Quant à vous, tendres orphelins, je vous pris dans ma robe, et je vous emmenai avec moi sur le mont Carène. Je fis sortir de la forêt, où elle abandonna ses petits, une lionne que j’apprivoisai avec beaucoup de peine, et que je forçai à vous allaiter tous les deux pendant dix et dix mois.

« Un jour que je m’étais éloigné de notre demeure pour visiter la contrée d’alentour, survint une bande d’Arabes — il doit peut-être vous en souvenir — qui vous surprirent sur la route, et t’enlevèrent, ô Marphise. Ils ne purent en faire autant de Roger dont la fuite fut plus rapide. Ta perte m’affligea profondément, et je veillai sur Roger avec plus de soins encore.

« Tu sais, Roger, si, pendant qu’il vécut, ton maître Atlante sut te garder. J’interrogeai pour toi les étoiles. J’appris d’elles que tu devais mourir par trahison chez les chrétiens. Afin de conjurer cette fatale destinée, je m’efforçai de te tenir éloigné de tous. Par la suite, ne pouvant plus m’opposer à ta volonté, je tombai malade et je mourus de douleur.

« Mais, avant de mourir, et connaissant, grâce à mes prévisions, que tu devais combattre en ce lieu contre Marphise, je fis construire cette tombe avec de lourds rochers par les esprits infernaux à mes ordres. Je dis à Caron, que j’intimidai par mes cris : «  — Je ne veux pas, une fois que je serai mort, que tu m’arraches de ce tombeau, avant que Roger ne soit venu y combattre avec sa sœur. —  »

« Mon esprit vous a longtemps attendus sous ces beaux ombrages. Donc, ô Bradamante, toi qui aimes notre Roger, ne sois plus jamais jalouse de lui. Mais il est temps désormais que je quitte la lumière pour regagner le ténébreux séjour. —  » La voix se tut, et laissa Marphise, la fille d’Aymon et Roger en un grand étonnement.

C’est avec une grande joie que Roger reconnaît Marphise pour sa sœur, et que celle-ci le reconnaît à son tour. Ils se précipitent dans les bras l’un de l’autre, sans que celle qui brûle d’amour pour Roger s’en offense. Se rappelant divers épisodes de leur première jeunesse, ils répètent à chaque instant : Je fis, je dis, je fus. Ces détails leur prouvent d’une manière certaine que tout ce que leur a dit l’Esprit est vrai.

Roger ne cache pas à sa sœur combien l’image de Bradamante est profondément gravée en son cœur. Il raconte, avec des paroles émues, les nombreuses obligations qu’il a envers elle ; il ne s’arrête qu’après avoir changé en grande amitié la haine qui les a jusque-là divisées. Comme gage de paix, il les fait s’embrasser tendrement toutes deux.

Puis Marphise redemande quelle était la condition de son père ; à quelle famille il appartenait ; quels étaient ceux qui l’avaient mis à mort, de quelle manière, et si c’était en champs clos ou dans une bataille, au milieu des escadrons en armes. Elle demanda le nom de celui qui avait donné l’ordre de noyer sa malheureuse mère ; car, si elle l’avait déjà entendu dans son enfance, elle en avait à peu près perdu le souvenir.

Roger commence par lui apprendre qu’ils descendaient des Troyens par Hector ; il lui raconte qu’après qu’Astyanax eut échappé aux mains d’Ulysse et aux embûches qui lui avaient été tendues, en laissant à sa place un enfant du même âge que lui, il s’éloigna du pays où on le retenait prisonnier, et qu’après avoir longtemps erré sur mer, il vint en Sicile où il fit la conquête de Messine.

Ses descendants partirent du phare qui s’élève auprès de cette ville, pour se rendre maîtres de la Calabre, et, plus tard, ils allèrent s’établir dans la cité de Mars. Plus d’un empereur, plus d’un roi illustre, issu de leur sang, régna à Rome et ailleurs, depuis Constance et Constantin jusqu’au roi Charles, fils de Pépin.

«  — Roger Ier, Jeanbaron, Beuves, Raimbaud, Roger II qui fut, comme tu as pu l’entendre dire par Atlante, l’époux de notre mère, appartinrent à notre illustre race, dont tu verras les exploits célébrés par l’histoire dans le monde entier. —  » Roger poursuit en racontant comment le roi Agolant vint en France avec Almont et le père d’Agramant.

Et comment il mena avec lui une damoiselle, qui était sa fille, d’une vaillance telle, qu’elle jeta hors de selle un grand nombre de paladins. Étant devenue amoureuse de Roger, elle désobéit à son père pour suivre l’objet de son amour. Elle se fit baptiser et devint l’épouse de Roger. Il dit comment le traître Beltram brûla d’un amour incestueux pour sa belle-sœur.

Et qu’il trahit sa patrie, son père et ses deux frères, dans l’espérance d’obtenir Galacielle ; comment il ouvrit les portes de Risa aux ennemis, et quelles cruautés y commirent ceux-ci ; comment Agolant et ses fils cruels et félons s’emparèrent de Galacielle qui était enceinte de six mois, et comment ils l’abandonnèrent dans une barque sans gouvernail, en plein hiver et par une horrible tempête.

Marphise, le front calme et les yeux fixés sur son frère, écoutait attentivement le récit qu’il lui faisait. Elle se réjouissait de descendre d’une si belle source d’où découlaient de si clairs ruisseaux. Elle savait que les deux maisons de Mongrane et de Clermont en descendaient aussi, et que ces deux maisons brillaient au monde, depuis la plus haute antiquité, d’un éclat sans pareil, et avaient fourni un grand nombre d’hommes illustres.

Quand son frère en vint à lui dire que le père, l’aïeul et l’oncle d’Agramant avaient fait périr Roger par trahison, et qu’ils avaient exposé sa femme sur mer, elle ne put s’empêcher de l’interrompre et de lui dire : «  — Mon frère, avec ta permission, tu as eu bien tort de ne point venger la mort de ton père.

« Si tu ne pouvais te baigner dans le sang d’Almonte et de Trojan, morts déjà depuis longtemps, tu devais te venger sur leurs fils. Pourquoi, toi vivant, Agramant vit-il encore ? C’est là une tache que tu devrais avoir sans cesse devant les yeux, à savoir qu’après tant d’offenses, non seulement tu n’as pas mis ce roi à mort, mais que tu vis à sa solde, au milieu de sa cour.

« Je fais serment à Dieu — car je veux adorer le vrai Christ qu’adora mon père — de ne plus quitter cette armure, avant d’avoir vengé Roger et ma mère. Ce sera une douleur pour moi si je te vois plus longtemps parmi les escadrons du roi Agramant, ou d’un autre seigneur maure, si ce n’est les armes à la main pour leur grand dam. —  »

Oh ! comme à ces paroles la belle Bradamante relève la tête ; comme elle s’en réjouit ! Elle engage Roger à faire ce que Marphise vient de lui dire. Qu’il vienne trouver Charles, qu’il se fasse connaître à l’empereur qui honore, estime et révère la mémoire illustre de son père Roger, et qui l’appelle encore le guerrier sans pareil !

Roger lui répond doucement qu’il aurait dû agir tout d’abord ainsi ; mais qu’alors il ne connaissait point ce qu’il avait appris par la suite mais trop tard ; que c’est Agramant qui lui a ceint l’épée au côté, et qu’en lui donnant la mort, il se rendrait coupable de trahison, puisqu’il l’a accepté pour son seigneur.

Comme il l’a déjà promis à Bradamante, il promet à sa sœur de saisir, de faire naître toutes les occasions de s’en séparer avec honneur. S’il ne l’a point déjà fait, la faute n’en est pas à lui, mais au roi de Tartarie qui, dans le combat qu’ils ont eu ensemble, l’a mis dans l’état qu’elle doit savoir.

Marphise qui chaque jour était venue le voir quand il gardait le lit, pouvait en témoigner mieux que tout autre. Les deux illustres guerrières s’intretinrent longtemps sur ce sujet ; elles finirent par décider que Roger devait rejoindre la bannière de son seigneur, jusqu’à ce qu’il trouvât l’occasion de passer honorablement dans le camp de Charles.

«  — Laisse-le donc aller — disait Marphise à Bradamante — et ne crains rien. D’ici à peu de jours, je m’arrangerai bien de façon qu’il n’ait plus Agramant pour maître. —  » Ainsi elle dit, mais elle ne leur révéla point ce qu’elle méditait au fond du cœur. Enfin Roger, après avoir pris congé d’elles, tournait bride afin d’aller rejoindre son roi,

Lorsqu’une plainte, s’élevant des vallées voisines, vint attirer toute leur attention. Inclinant l’oreille, ils crurent reconnaître une voix de femme qui poussait des gémissements. Mais j’entends terminer ici ce chant, et il faut bien que vous vous contentiez de ce que je veux ; je promets du reste de vous dire des choses plus intéressantes encore, si vous venez m’écouter dans l’autre chant.

FIN DU TOME TROISIÈME.

NOTES DU TOME TROISIÈME

CHANT XXVI.

[1] Page 13, ligne 30. — On lisait le nom d’un Bernard… Le cardinal Bernard Divizio, da Bilriena, qui écrivit une comédie intitulée la Calandra.

[2] Page 22, ligne 7. — Telle devait être Pentésilée… Pentésilée était reine des Amazones. Elle était accourue au secours des Troyens assiégés par les Grecs, et combattit souvent contre Achille.

[3] Page 26, ligne 25. — Le jour où il fut victorieux dans le château où il courut de si grands périls. Voir Boïardo, Orlando innamorato, livre III, chant II.

CHANT XXVII.

[4] Page 49, lignes 12 et 13. — C’est ainsi que le Thermodon dut voir autrefois Hippolyte et ses compagnes… Fleuve de Cappadoce qui se jetait dans le Pont-Euxin, et sur les bords duquel habitaient les Amazones. C’est probablement celui que les cartes modernes désignent sous le nom de Thermeh.

[5] Page 54, ligne 8. — Brunel le lui avait volé devant Albraca. Voir Boïardo, Orlando innamorato, livre II, chant V.

CHANT XXIX.

[6] Page 103, ligne 2. — Invulnérable comme furent autrefois Cignus et Achille. Cignus, personnage mythologique. Il était fils de Neptune, et invulnérable comme Achille.

[7] Page 105, ligne 27. — Nouveau Bréhus sans pitié. Personnage des romans de la Table-Ronde, surnommé sans pitié.

CHANT XXX.

[8] Page 129, ligne 10. — L’oiseau blanc qui soutient Jupiter dans les airs, l’aigle. Arioste qualifie l’aigle d’oiseau blanc, parce que l’aigle qui figure sur les armoiries de la maison d’Este est blanc.

CHANT XXXI.

[9] Page 147, lignes 25 et 26. — Jusqu’à ce que le paresseux Arthur eût accompli son évolution. Une des étoiles voisines du pôle arctique. Le poète la traite de paresseuse, parce qu’elle se meut autour de l’horizon, avec plus de lenteur que les autres étoiles plus éloignées du pôle.

CHANT XXXII.

[10] Page 171, lignes 25 et 26. — Elle pensait souvent que Ethon et Piroïs étaient devenus boiteux. Noms de deux des quatre chevaux attelés au char du soleil.

[11] Page 191, lignes 10 et 11. — La potion enchantée qu’il avait bue jadis ne lui permettait d’aimer qu’elle. La mère d’Yseult avait préparé une boisson enchantée, afin que sa fille fût aimée de Mark, roi de Cornouailles, à qui elle l’avait destinée pour femme. Pendant que Tristan conduisait Yseult à son futur mari, il but par inadvertance, ainsi que la jeune fille, le philtre amoureux, et tous deux tombèrent éperdument amoureux l’un de l’autre. (Tristan, roman de la Table-Ronde.)

[12] Page 224, lignes 7 et 8. — Nous le nommons, nous, Presto ou Presteanni. Voici d’où provenait cette appellation : Marco Polo, et quelques autres anciens voyageurs, avaient écrit qu’il existait en Asie un empire dont le souverain s’appelait Preteianni et professait le christianisme. Jean II, roi de Portugal, ayant envoyé plusieurs personnes à la recherche du susdit empire, un de ses ambassadeurs s’arrêta sur la côte occidentale de la mer Rouge, et entendit parler de l’empereur d’Abyssinie. Comme on lui affirma qu’il était chrétien, qu’il portait la croix en main, et que tous les empereurs de cet État devaient prendre les ordres sacrés avant de monter sur le trône, l’envoyé du roi de Portugal crut avoir trouvé le Preteianni qu’il avait ordre de chercher en Asie. Sa relation passa pour vraie, et c’est depuis lors qu’on tenait l’empereur d’Abyssinie pour le véritable Preteianni, et qu’on regardait celui d’Asie comme n’existant pas.

CHANT XXXIV.

[13] Page 231, ligne 1. — Qui ressemblent par le courage à Calaïs et à Zéthès. Calaïs et Zéthès étaient fils de Borée et d’Oritie. Ils chassèrent jusqu’aux Strophades les Harpies qui souillaient les tables de Phinée, roi de Thrace.

CHANT XXXVI.

[14] Page 275, lignes 7 et 8. — Dans cette guerre où vous ornâtes nos églises de drapeaux enlevés aux ennemis. Arioste parle de la guerre entre Venise et les seigneurs d’Este, en 1509, dans laquelle le cardinal Hippolyte remporta la victoire du 22 décembre, dont il a déjà été question au Chant III. Après la bataille, Hippolyte fit suspendre dans l’église de Ferrare les drapeaux enlevés aux ennemis.

FIN DES NOTES DU TOME TROISIÈME

TABLES DES MATIÈRES DU TOME TROISIÈME

 
Pages.
ROLAND FURIEUX
Chant XXVI. — Le chevalier rencontré sur le lieu où Maugis et Vivian doivent être livrés est Marphise. Les Mayençais, auxquels s’était adjointe une nombreuse troupe de Maures, sont défaits, et les deux prisonniers sont délivrés. Maugis donne la signification des figures sculptées sur la fontaine de Merlin. Survient Hippalque sans Frontin. Roger va avec elle pour le ravoir. Combat entre Mandricard et Marphise, interrompu par Rodomont qui décide Marphise à se rendre au camp d’Agramant. Roger vient à la fontaine, où, par suite de divers incidents, s’élève une querelle entre les guerriers païens. Maugis y met fin en éloignant Doralice par ses enchantements. Les quatre guerriers se dirigent vers Paris.
Chant XXVII. — Mandricard, Roger, Rodomont et Marphise, suivant les traces de Doralice, arrivent sous les murs de Paris. Ils assaillent l’armée chrétienne et repoussent Charles au dedans des murailles. Cela fait, ils reviennent à leur première querelle. Le roi d’Afrique laisse à Doralice le choix entre Mandricard et Rodomont. Ce dernier est repoussé, et part plein de dépit, dans l’intention de s’en retourner en Afrique. Il loge un soir dans une hôtellerie sur les bords de la Saône.
Chant XXVIII. — L’hôtelier conte à Rodomont l’histoire de Joconde. Rodomont, ayant changé son premier dessein d’aller en Afrique, s’arrête dans une petite chapelle abandonnée où arrive Isabelle avec l’ermite, conduisant les restes mortels de Zerbin. Le païen veut détourner Isabelle de la résolution qu’elle a prise de se retirer du monde, et s’impatiente des remontrances de l’ermite.
Chant XXIX. — Triste fin de l’ermite. Isabelle, pour conserver sa chasteté, amène par une pieuse ruse Rodomont à lui trancher la tête. Le païen construit un pont étroit sur le fleuve voisin, et fait prisonniers les chevaliers qui y arrivent, ou les tue ; il place leurs armes comme un trophée sur la tombe d’Isabelle. Arrive en cet endroit Roland qui se prend de querelle avec Rodomont, le jette dans le fleuve, et donne de nombreuses preuves de sa folie.
Chant XXX. — Étranges preuves de folie de Roland. — Mandricard et Roger combattent l’un contre l’autre pour l’écu d’Hector et l’épée de Roland. Roger est blessé et Mandricard est tué. — Bradamante reçoit des mains d’Hippalque la lettre de Roger et se plaint de lui. — Renaud vient à Montauban, et emmène avec lui ses frères et ses cousins au secours de Charles.
Chant XXXI. — Funestes effets de la jalousie. — Combat de Renaud et de Guidon le Sauvage. Ce dernier est reconnu, et se joint à la troupe des guerriers de Montauban qui, réunis aux forces dont dispose Charles, fait un grand carnage des Maures. — Brandimart va avec Fleur-de-Lys sur les traces de Roland, et arrive au petit pont construit par Rodomont dont il devient prisonnier. — L’armée des Sarrasins se retire à Arles.
Chant XXXII. — Mesures prises par Agramant pour renforcer son armée. — Bradamante, jalouse de Roger à cause de Marphise, quitte son château et arrive à la Roche-Tristan. Là, elle est obligée de combattre contre trois princes, et leur fait vider les arçons.
Chant XXXIII. — Dans une salle de la Roche-Tristan, Bradamante voit peintes sur les murailles les guerres futures des Français en Italie. Défiée de nouveau par les trois princes qu’elle avait déjà battus, elle les enlève une seconde fois de selle. — Renaud et Gradasse en viennent aux mains pour la possession de Bayard. Celui-ci, épouvanté par un monstrueux oiseau, s’enfuit dans un bois, et le combat se trouve suspendu. — Astolphe va en Éthiopie sur l’Hippogriffe. Là, par le son de son cor, il chasse dans l’enfer les Harpies qui infectaient les tables du roi Sénapes.
Chant XXXIV. — Astolphe, étant entré dans la grotte par où l’on descend dans l’enfer, apprend d’une âme quelle peine est infligée à ceux qui méconnaissent l’amour d’autrui. De là il va dans le Paradis terrestre ; puis il passe dans la Lune, où on lui donne le moyen de rendre la raison à Roland. Description du palais des Parques.
Chant XXXV. — Éloge du cardinal d’Este. Le poète montre comment le temps efface les noms des hommes obscurs et voue à une immortelle renommée ceux des hommes illustres. — Bradamante défie Rodomont, le jette dans le fleuve, et suspend son armure à la tombe d’Isabelle. Elle combat contre Serpentin, Grandonio et Ferragus, qu’elle jette tour à tour hors de selle. Elle appelle Roger au combat.
Chant XXXVI. — Bradamante persistant à défier Roger, Marphise qui a prévenu ce dernier, est renversée plusieurs fois par la lance enchantée ; alors s’élève une mêlée générale entre les chevaliers de l’un et l’autre camp, qui étaient restés jusque-là spectateurs de la lutte. Bradamante, qui parmi eux a reconnu Roger, s’acharne contre lui ; mais, ne pouvant se résoudre à lui faire outrage, elle se jette sur les Maures et les disperse. S’étant ensuite retirée avec Roger en un endroit écarté, où s’élève un mausolée, survient Marphise, à laquelle Bradamante s’attaque de nouveau. Roger s’efforce en vain de séparer les deux adversaires ; pendant qu’il est lui-même aux prises avec l’obstinée Marphise, une voix sortant du mausolée leur apprend qu’ils sont frère et sœur.
Notes

FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES DU TOME TROISIÈME.