Title: Le vagabond des étoiles
Author: Jack London
Translator: Paul Gruyer
Louis Postif
Release date: May 21, 2021 [eBook #65405]
Most recently updated: October 18, 2024
Language: French
Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
JACK LONDON
TRADUCTION DE
PAUL GRUYER ET LOUIS POSTIF
PARIS
LES ÉDITIONS G. CRÈS ET Cie
21, RUE HAUTEFEUILLE, 21
MCMXXV
DU MÊME AUTEUR
A LA MÊME LIBRAIRIE
Michaël, chien de cirque. | 7 50 |
La Peste écarlate, 1 vol. in-16. | 7 50 |
Le Fils du Loup, 1 vol. in-16 (Nouvelle édition). | 7 » |
Martin Eden, 1 vol. in-16 (Nouvelle édition). | 7 50 |
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Croc-Blanc, 1 vol. in-16. | 6 50 |
Le Talon de Fer, 1 vol. in-16. | 7 » |
EN PRÉPARATION | |
Le Peuple de l’Abîme (Traduit de l’anglais par Paul Gruyer et Louis Postif). | |
La Croisière du Snark (idem). | |
Béliou-la-Fumée (idem). |
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE SOIXANTE-QUINZE EXEMPLAIRES SUR VERGÉ PUR FIL LAFUMA DONT QUINZE HORS COMMERCE, NUMÉROTÉS DE 1 A 60 ET DE 61 A 75.
Tous droits réservés pour tous pays.
Copyright by Les Editions G. Crès et Cie, 1925.
Ce titre de Vagabond des Étoiles est symbolique. L’honorable assassin, Darrell Standing, a été condamné à la réclusion pour la vie et purge sa peine dans le bagne de San Quentin, en Californie. Possédant une certaine éducation, et ancien professeur d’agronomie, il est fortement imbu de sa supériorité intellectuelle. Au lieu de se courber silencieusement sous la loi de fer, qui est désormais la sienne, il aggrave son cas en morigénant les gardiens, plus ou moins brutaux, qui commandent en cette géhenne, et en adressant aux autorités supérieures, chaque fois que l’occasion s’en présente et qu’il le juge nécessaire, des remontrances bien senties. Il se fait prendre en grippe, et les châtiments, de plus en plus implacables, s’abattent sur lui ; notamment celui de la terrible camisole de force. Loin de se soumettre, toujours plus il se rebiffe. Finalement, il est impliqué dans un complot de prétendue dynamite, soi-disant introduite par lui dans l’enceinte du bagne. Comme on lui sait la tête dure, il a beau nier, on ne le croit pas. Et, plus il niera, sous les menaces et les châtiments empirés, moins on le croira. La situation est sans issue et le résultat en est, pour l’honorable professeur Darrell Standing, que la sinistre « cellule solitaire », réservée aux « incorrigibles », se referme à tout jamais sur lui. Mort vivant, il y devra terminer ses jours, non sans que les autorités, toujours affolées par la fameuse dynamite, ne continuent à mettre tout en œuvre afin de lui extirper un secret inexistant. Mais, tandis que, pour des périodes toujours plus longues, il gît là, sur le sol de son cachot, étreint, comme une masse inerte, dans la camisole de force, Darrell Standing, dans une sorte de transe cataleptique, produite par l’excès même de la souffrance, parvient à dédoubler sa personnalité physique et morale. Tandis que son corps demeurera captif, son esprit, libéré, s’enfuira de sa dépouille charnelle et s’en ira vagabonder dans le temps et dans l’espace, jusqu’aux étoiles.
Alors le convict de San Quentin, l’actuel professeur-assassin Darrell Standing, revivra successivement toutes ses existences passées, depuis l’époque où il rampait dans la fange, aux premiers âges du monde. Il réincarnera tous les corps animés par son âme immortelle, qui leur a survécu.
Rappelons brièvement que cette théorie philosophique de la réincarnation des âmes, de leurs transmigrations consécutives dans des corps différents (c’est ce qu’on appelle la « métempsychose »), a été émise dès l’Antiquité, par de nombreux philosophes, notamment par Pythagore, qui affirmait avoir eu en ce monde plusieurs vies successives. « Il avait d’abord été Aïthalides, et alors il passait pour fils d’Hermès [nom grec de Mercure]. Ce dieu lui avait accordé une faveur spéciale qui devait être de ne jamais perdre la mémoire de ses vies à venir. Il mourut, et son âme passa dans le corps d’Euphorbos, qui fut tué par Ménélas à la guerre de Troie, comme on le voit au Chant XVII de l’Iliade. Or, racontait Pythagore, Euphorbos se rappelait sa vie précédente sous le nom d’Aïthalides, puis les voyages qu’il avait faits après sa mort, les plantes, les corps d’animaux qu’il avait habités, enfin son existence dans les Enfers et ce qu’il y avait vu.
« Euphorbos étant mort, son âme passa dans le corps d’Hermotimos. Hermotimos avait, à son tour, conservé le souvenir des combats que, sous le nom d’Euphorbos, il avait soutenus contre Ménélas. Il reconnut, dans un temple d’Apollon, les débris du bouclier que Ménélas avait consacré à ce dieu : c’était le bouclier que Ménélas portait quand il combattit contre Euphorbos.
« Après la mort d’Hermotimos, l’âme de ce dernier passa, disait Pythagore, dans le corps de Pyrrhos, pêcheur de Délos, et c’est du corps de Pyrrhos qu’elle vint animer le corps de Pythagore. Ainsi, prétendait le célèbre philosophe, Aïthalides, Euphorbus, Hermotimos, Pyrrhos, Pythagore, cela fait cinq corps d’hommes, que la même âme a successivement habités, et il faut y ajouter un certain nombre de plantes et de corps d’animaux[1]. »
[1] D’Arbois de Jubainville. Les Druides et les Dieux celtiques à formes d’animaux.
La même âme pouvait non seulement animer des formes de sexes différents, mais, comme on le voit, des animaux et des plantes. On retrouve cette croyance, qui se rapporte, en somme, à l’idée d’une commune origine de tous les êtres animés et de toute la nature vivante, jusque dans les plus vieilles épopées celtiques. Elle a été reprise par des philosophes modernes et fournit un aspect intéressant de la théorie de l’hérédité. Car quelque chose subsistera toujours, dans l’incarnation présente, des incarnations antérieures.
La doctrine spirite, notamment, fondée par Allan Kardec (1803-1869), reprit à son compte la théorie de la réincarnation. Elle diffère de celle de la simple métempsychose en ceci que jamais l’âme humaine, qui peut avoir son origine dans des esprits inférieurs, ne rétrograde vers ceux-ci. Au moment de la mort, l’âme se détache du corps, erre dans l’espace jusqu’au moment de sa réincarnation, et revient s’améliorer sur la terre, par la souffrance. Puis, quand elle est parvenue à un état de pureté suffisant, elle quitte définitivement notre monde, pour aller habiter des mondes plus parfaits et se rapprocher continuellement de l’Esprit Divin, dont elle fera partie quelque jour. Divers savants et philosophes modernes, Sir Oliver Lodge, en Angleterre, Lombroso en Italie, le colonel de Rochas en France (auquel Jack London fait allusion dans ce livre), Camille Flammarion, les Drs Richet et Paul Gibier (condisciple de L. Pasteur), se sont, entre autres, occupés de cette doctrine au point de vue scientifique et ont écrit à son sujet des ouvrages intéressants.
Il va de soi que nous n’avons à envisager ces systèmes qu’au point de vue des péripéties littéraires et romanesques qu’en a tirées Jack London. Leur mise en action nous vaut un certain nombre de récits, où l’on retrouve toute la verve, puissamment évocatrice, du célèbre romancier californien.
C’est ainsi que le convict Darrell Standing réincarne l’enfant qu’il fut, en une vie antérieure, dans une tragique caravane d’émigrants, massacrée traîtreusement au pays des Mormons. Plus en arrière, il revit le sort d’un naufragé, jeté par la tempête sur une île rocheuse et déserte, où, par la force des choses et l’implacable loi de l’existence, il retourne à l’homme primitif et à l’âge de pierre. Plus loin encore dans le passé, il se retrouve centurion romain, à Jérusalem, lors du grand drame du Christ, auquel il assista. Il visite la Corée, où il a vécu une fabuleuse et farouche aventure, et revoit également la première femme qu’aux temps préhistoriques, il aima et pressa contre sa poitrine velue. Et toujours, dans toutes ses existences, fut en lui la « colère rouge », cette folie de tuer qui, finalement, va l’envoyer à la potence.
A côté de ces récits divers, mais qu’une même unité morale relie tous entre eux, revient, comme un inlassable leitmotiv, la narration des souffrances endurées dans son bagne par le malchanceux convict. Jack London, qui a frôlé, dans sa cahoteuse existence, tant de coupables et misérables déchets de la société, nous peint cruellement, sur des confidences directes reçues par lui, quelques-uns des sombres drames qui se jouent derrière les murs clos des maisons de force. Les bagnards qu’il nous présente ne sont pas des fantoches sortis, tout armés, de son imagination de romancier, comme le falot criminel du Dernier jour d’un condamné, de Victor Hugo ; ni des personnages, presque aussi fantaisistes, qu’un journaliste qui passe ignore profondément, et auxquels il prête, malgré lui, une partie de ses propres sentiments. L’auteur nous montre ici la vraie face de ces êtres dégénérés et sanglants, qui s’enorgueillissent de leurs cerveaux faussés. L’honorable professeur-assassin est, au demeurant, un ardent humanitaire, épris de justice comme pas un, et qui ne cesse de prêcher… le respect de la vie humaine. Cette déformation du réel se retrouve, semblable, chez tous les criminels et est bien connue de tous ceux qui les ont étudiés. De même, geôliers et fonctionnaires de tout ordre, dans le côtoiement journalier du dangereux gibier dont ils ont la garde et dont ils répondent, souvent au péril de leur propre vie, finissent par y perdre la tête. Et ce sont, dès lors, de part et d’autre, d’effroyables et impitoyables brutalités qui s’affrontent. C’est là ce qu’avec une poignante émotion nous décrit Jack London.
Tant en ce qui concerne ces sombres peintures qu’au cours des récits accessoires, une flamme admirablement tragique, et qui atteint par moments à une quasi-géniale grandeur, enveloppe tout ce volume. C’est un de ceux auxquels Jack London a le plus passionnément travaillé et où il a mis le plus de lui-même.
Le texte original est un peu plus touffu que celui que nous présentons au public. Il a été allégé, en certaines de ses parties, avec l’autorisation de Mrs. Jack London.
Paul Gruyer et Louis Postif.
LE VAGABOND DES ÉTOILES
Bien souvent, dans mon existence, j’ai éprouvé la bizarre conscience que mon être se dédoublait, que d’autres êtres vivaient ou avaient vécu en lui, en d’autres temps ou en d’autres lieux. Ne proteste point, ô toi, mon futur lecteur. Mais scrute toi-même ta conscience. Retourne en arrière tes pensées, vers l’époque où ta personne physique et morale n’était pas encore cristallisée, où, matière plastique, âme en flux comme la mer montante, tu sentais à peine, dans le bouillonnement tumultueux de ton être, ton identité se former.
Alors tu te souviendras peut-être, en lisant ces lignes, de choses oubliées (car beaucoup d’oubli t’est venu depuis), de visions indécises et brumeuses, qui passèrent devant tes yeux d’enfant et qui, aujourd’hui, ne t’apparaissent plus que comme des rêves irréels, faits de pure fantaisie et qui prêtent à rire.
Tout, cependant, dans ces visions lointaines de ton être, n’était pas un songe. Quand, enfant, tout petit enfant, il te semblait, durant ton sommeil, que tu tombais dans le vide, d’une hauteur infinie ; lorsque tu croyais voler dans l’air comme font les oiseaux du ciel, ou que tu regardais avec horreur, autour de tes pieds enlisés dans la boue, ramper mille araignées répugnantes, mille créatures immondes, courant sur leurs pattes innombrables ou se traînant sur leurs ventres ; lorsque dansaient devant tes prunelles closes des formes cauchemardantes, inconnues, et que tu voyais se lever ou se coucher d’étranges soleils qui ne sont point de ce monde ; tout cela, peut-être, n’était point un vain rêve de ton imagination échauffée et fiévreuse.
Sais-tu d’où venaient ces visions déconcertantes et si elles n’avaient point leur origine dans d’autres vies antérieures, vécues par toi dans d’autres mondes que tu avais connus ?
Peut-être, quand tu m’auras lu, te seras-tu fait une opinion plus précise sur toutes ces troublantes questions, qui sans doute te laissaient jusque-là perplexe.
En vérité, je te le dis, les ombres de notre nouvelle prison nous enveloppent, dès notre naissance, et nous oublions bien trop tôt le passé. Et lorsque parfois il s’évoque devant nous, tandis que nous sommes encore dans les bras de notre mère ou que nous courons à quatre pattes sur le plancher, il ne produit en nous que la peur et l’épouvante. Car ces deux sentiments, venus d’une expérience préalable, dont nous avons gardé la confuse mémoire, sont innés chez l’enfant.
En ce qui me concerne, je me souviens fort bien qu’à l’époque lointaine où je n’étais qu’un marmot balbutiant, un petit être tendre, émettant de vagues vagissements, pour exprimer sa faim ou son besoin de sommeil, je me souviens, oui, que j’avais la notion très nette d’existences antérieures.
Moi dont les lèvres n’avaient jamais émis le mot « Roi », moi dont l’oreille ne l’avait jamais entendu prononcer, je me remémorais avoir été jadis le fils d’un Roi. Et aussi d’avoir été un esclave et un fils d’esclave, et avoir, autour du cou, porté un collier de fer.
Lorsque j’eus quatre ou cinq ans et, que, sans être encore moi-même, je commençai à sentir ma personnalité se former, il me parut que des milliers d’êtres luttaient en moi, que toutes ces vies préexistantes tentaient de s’incorporer dans mon existence présente, dont elles tiraillaient le moule en autant de sens divers. Et un désarroi indéfinissable en résultait, en ma jeune âme.
Je te vois, lecteur, hausser les épaules et traiter d’absurdes mes paroles. N’oublie pas pourtant, toi que je tenterai de faire cheminer à ma suite, à travers le temps et l’espace, n’oublie pas, je t’en conjure, que j’ai longuement réfléchi sur ces choses, que, durant des années, à travers bien des nuits pleines d’angoisses et de sueurs de sang, j’ai médité dans les ténèbres, face à face avec ces nombreux « moi » qui me tourmentaient. J’ai retraversé les enfers de toutes mes existences et je t’en apporte ici le récit, que tu liras pour te distraire une heure, ce livre en main, dans ton « home » confortable.
Mais, revenons à ce que je disais. A quatre ou cinq ans, je sentais donc ce passé indestructible et puissant travailler tout mon être, afin de lui donner la forme inconnue qu’allait prendre cet éternel devenir. C’est ce passé qui créait mes colères d’enfant, mes affections et mes joies, lui qui me faisait rire ou brailler. J’étais d’une nature emportée et nerveuse, et dans ma voix criaient mille hérédités disparues, qui n’étaient plus que des ombres. Dans mes colères puériles grondaient mille voix ancestrales, contemporaines d’Ève et d’Adam, mille grognements sauvages de bêtes préhistoriques, plus anciennes encore. Et, quand déjà je voyais rouge, c’était du sang qui remontait en moi, de tout là-bas.
Voilà le grand secret découvert. La colère rouge ! C’est elle qui m’a perdu, en cette vie actuelle qui est la mienne. A cause d’elle, d’ici quelques courtes semaines, je serai tiré de la cellule où j’écris, pour être conduit sur un parquet instable, légèrement surélevé, au-dessous d’un plafond orné d’une corde solide. Là on me pendra par le cou, jusqu’à ce que mort s’ensuive.
La colère rouge ! Elle a fait mon malheur dans toutes mes vies. Elle est mon héritage catastrophique, qui date du temps où de vagues formes visqueuses précédaient l’origine du monde.
Il est temps, maintenant, lecteur, que je t’apprenne qui je suis. Non, non, je ne suis pas fou. Cela, il est nécessaire que tu en sois bien persuadé, pour croire ensuite ce que je vais te conter.
Je suis Darrell Standing. A ce nom, les quelques-uns d’entre vous qui m’ont connu me reconnaîtront sans peine. Aux autres, qui sont la majorité, permettez-moi de me présenter.
Il y a huit ans, je professais l’agronomie au Collège d’Agriculture de l’Université de Californie, à Berkeley. Alors la somnolence de cette paisible petite ville fut secouée par un événement imprévu, l’assassinat du professeur Haskell, dans un des laboratoires d’une des sections du dit Collège. Darrell Standing était l’assassin.
Je suis Darrell Standing. On m’arrêta, les mains encore teintes de sang. Je ne discuterai pas sur la question de savoir qui du professeur Haskell ou de moi avait, dans notre querelle, tort ou raison. Cela ne regarde personne. Le fait brutal est que, dans une vague de colère, de cette colère rouge qui a été mon fléau à travers les âges, j’ai tué mon collègue. Les rôles du tribunal témoignent que j’ai accompli cette action. Pour une fois, je suis d’accord avec eux.
Ce n’est pas pour ce meurtre, cependant, que je vais être pendu. Non. Comme châtiment, je fus condamné à la prison pour la vie. J’avais trente-six ans à cette époque. J’en ai quarante-quatre à présent.
Les huit années intermédiaires, je les ai vécues dans la prison d’État de Californie, à San Quentin. Cinq de ces années, je les ai passées dans les ténèbres d’un cachot. C’est ce qu’on nomme, dans le langage des lois, la détention solitaire. Les hommes qui l’endurent l’appellent « la mort vivante ».
Durant ces cinq années, pourtant, j’ai réussi à m’évader de mon tombeau, à m’en évader, séquestré comme je l’étais, en un vol inouï que bien peu d’hommes libres ont connu. Oui, je ris de ceux qui ont cru m’emmurer dans ce cachot et qui devant moi ont ouvert les siècles. J’ai, à leur insu, vagabondé, ces cinq ans, à travers toutes mes existences passées. Bientôt je vous conterai cela. J’ai tant de choses à vous dire que je ne sais trop par quel bout commencer.
Le mieux est de reprendre tout depuis le début, car vous connaissez insuffisamment qui je suis. Je suis né dans un des secteurs du Minnesota[2]. Ma mère était fille d’un immigrant suédois ; elle s’appelait Hilda Tonesson. Mon père, Chauncey Standing, était de vieille souche américaine. Il avait eu pour aïeul Alfred Standing, « domestique lié par contrat », un esclave, si vous préférez, qui avait été transporté d’Angleterre en Virginie, pour y travailler dans les plantations, au temps déjà lointain où Washington, jeune encore, exerçait la profession d’ingénieur-arpenteur et était occupé à mesurer les solitudes de la Pensylvanie.
[2] Le Minnesota est un des États de l’Amérique du Nord, riche en céréales, qui occupe le rivage nord-ouest du Lac Supérieur et touche à la province canadienne de l’Ontario.
Un fils d’Alfred Standing combattit dans la guerre de l’Indépendance ; un de ses petits-fils prit part à celle de 1812. Pas une guerre n’a eu lieu depuis, sans que les Standing y fussent représentés.
Moi, le dernier de la race, qui vais mourir sans laisser de progéniture, je me suis battu aux Philippines, dans la récente guerre espagnole, et, pour ce faire, je donnai ma démission, homme mûr en pleine carrière, de ma charge de professeur à l’Université de Nébraska[3]. Mordieu ! quand je donnai cette démission, j’étais le premier à passer doyen du Collège d’Agriculture de cette Université, moi, l’âme errante, l’aventurier marqué du signe du crime, le Caïn vagabond des siècles, le témoin des temps les plus reculés, le poète rêvant des vieilles lunes des âges oubliés.
[3] Le Nébraska est un autre État de l’Amérique du Nord.
Et je suis ici, dans cette cellule, les mains teintes de sang, au Quartier des Assassins de la prison de Folsom ! Et j’attends le jour décrété par le mécanisme de la justice, le jour où les valets de celle-ci me feront faire un saut dans la nuit, dans cette nuit dont ils ont si peur, et qui les hante d’imaginations superstitieuses et terribles ; cette nuit qui les pousse, radotants et tremblants, aux autels de leurs dieux à face humaine, créés de toutes pièces par leur lâcheté et leur crainte !
Non. Je ne serai jamais doyen d’aucun Collège d’Agriculture. Et, cependant, je connaissais admirablement mon métier. J’avais reçu, pour le bien exercer, l’éducation nécessaire. L’agriculture était mon fort. Je puis, du premier coup d’œil, désigner dans un troupeau la vache qui donnera le plus de lait et le meilleur beurre. Je ne crains pas que la vérification faite à la suite, par un inspecteur patenté, donne un démenti à mon pronostic. Au seul aspect d’un terrain, sans avoir besoin de l’analyser chimiquement, je puis dire quelles sont, au point de vue de la culture, ses vertus et ses insuffisances. Je prononcerais, à première vue, sans la réaction de l’éprouvette, s’il est alcalin ou acide. Je suis sans rival, je le répète, pour tout ce qui touche à l’économie rurale.
L’État, qui est fait de tous mes concitoyens, et sa justice, s’imaginent qu’en m’envoyant danser au bout d’une corde, au-dessus d’un plancher qui basculera sous mes pieds, ils engloutiront dans d’éternelles ténèbres et détruiront cette science qui était en moi, cette science incomparable où se retrouvaient pareillement, d’innombrables atavismes, dont le moins lointain remonte au temps où les bergers nomades paissaient leurs troupeaux dans la plaine de Troie. Cette prétention me fait rire.
Sans doute pensez-vous qu’en vantant ainsi ma science d’agronome j’exagère. Les faits sont là pourtant. A Wistar, j’ai prouvé et démontré qu’en suivant mon système, la culture du blé pouvait accroître son rendement, dans chaque comté, pour un demi-million de dollars. Mes préceptes ont été, en beaucoup d’endroits, mis en pratique et l’augmentation prévue a eu lieu. Cela, c’est de l’histoire. Maint fermier, qui file aujourd’hui sur les routes dans son auto rapide, n’ignore pas grâce à quels bénéfices exceptionnels cette auto a été achetée. Mainte jeune fille au doux cœur et maint garçon hardi, courbés maintenant sur leurs livres d’étude, ont sans doute oublié déjà que c’est à la suite de mes démonstrations de Wistar que leurs pères ont fait fortune et trouvé l’argent qui paya cette éducation supérieure.
Et la direction d’une ferme ! Je n’ai pas eu besoin d’aller m’instruire au cinéma pour savoir comment on doit éviter, dans son exploitation, le gaspillage des mouvements superflus, comment doit se régler sans perte le travail des ouvriers, qu’il s’agisse d’ouvriers agricoles ou de maçons construisant un bâtiment nouveau.
J’ai, sur ce sujet qui m’a toujours tenu à cœur, réuni mes notes en un cahier, avec tableaux comparatifs. Cent mille fermiers se sont penchés, le soir, sur ces pages, attentifs, avant de secouer leur dernière pipe et d’aller se coucher. Ils l’ont fait et s’en sont trouvés bien. Car le gaspillage du travail, c’est là surtout ce qu’il faut éviter !
Je dois clore ici ce premier chapitre de mon récit. Il est neuf heures et, dans le Quartier des Assassins, neuf heures signifient l’extinction des feux. En ce moment même, j’entends s’avancer le pas muet, chaussé de caoutchouc, de mon gardien, qui vient me gourmander, parce que ma lampe à huile brûle encore.
Comme si, je vous le demande un peu, de simples vivants avaient le droit et le pouvoir d’adresser des réprimandes à ceux qui sont au seuil de la mort !
Je suis Darrell Standing. On va m’emmener d’ici pour me pendre bientôt. Entre temps, je dirai ce que j’ai sur le cœur et j’écris ces pages pour testament.
Après ma condamnation, je suis donc venu passer le reste de ma vie naturelle dans la geôle de San Quentin. J’y suis devenu ce qu’on appelle un « incorrigible ».
Un incorrigible est, dans le vocabulaire des prisons, un être humain redoutable entre tous. Pourquoi ai-je été classé dans cette catégorie, c’est ce que je vais vous expliquer.
J’abhorre, comme je vous l’ai dit tout à l’heure, le gaspillage du mouvement, la perte vaine du travail. La prison où je suis, comme toutes les prisons d’ailleurs, est sur ce point un vrai scandale.
J’avais été mis à l’atelier de tissage du jute. Le gaspillage du mouvement y sévissait terriblement. Ce crime contre un travail bien ordonné m’exaspérait. C’était tout naturel. Le constater et le combattre rentraient dans ma spécialité. Avant l’invention de la vapeur et celle des métiers qu’elle meut, il y a trois mille ans, j’avais déjà pourri dans une geôle de l’antique Babylone. Et je ne vous mens point, croyez-le, quand je vous affirme qu’en ces jours lointains nous, prisonniers, nous obtenions, avec nos métiers à main, un rendement supérieur à celui que procurent les métiers à vapeur installés dans la prison de San Quentin.
Furieux d’assister à ce gaspillage de travail, je me révoltai. Je tentai d’exposer aux surveillants une vingtaine, et plus, de procédés qui assureraient un meilleur rendement. Je fus signalé comme une mauvaise tête au gouverneur de la prison. On me mit au cachot. J’eus à y souffrir du manque de nourriture et de lumière.
Rentré à l’atelier, je tentai, de bonne foi, de me remettre au travail dans ce chaos d’impuissance et d’inertie. Impossible. Je me révoltai à nouveau. On me renvoya au cachot et, cette fois, on me passa, en plus, la camisole de force. Je fus alternativement étendu sur le sol, les bras en croix, et pendu par les pouces sur le bout de mes orteils. Puis aussi, secrètement battu à tour de bras par mes gardiens. Brutes stupides, qui possédaient juste assez d’intelligence pour comprendre ma supériorité morale et le mépris que j’avais d’eux.
Deux ans durant, je subis cette torture. Chacun sait que rien n’est terrible pour un homme comme d’être rongé vivant par les rats. Eh bien ! mes brutes de gardiens étaient pour moi de vrais rats, qui rongeaient bribes à bribes mon être pensant, qui déchiquetaient tout ce qu’il y avait d’intelligence vivante en mon cerveau ! Et moi qui, jadis, avais, comme soldat, vaillamment combattu, j’avais maintenant perdu, dans cet enfer, tout courage pour la lutte.
Combattre comme soldat… Je l’avais fait, oui, aux Philippines, parce qu’il était dans la tradition des Standing de se battre. Mais sans conviction. Je trouvais vraiment trop ridicule de m’appliquer à introduire, par l’intermédiaire d’un fusil, de petites substances explosives dans le corps d’autres hommes. Ridicule et odieux aussi, était-il de voir la science prostituer sa puissance et son génie à une œuvre de cet acabit.
Moi, j’étais naturellement un bon fermier et agriculteur, un homme appliqué, courbé sur son pupitre, esclave de ses études de laboratoire, et qui n’avait d’autre intérêt que de découvrir les moyens d’améliorer le sol et de lui faire produire davantage.
C’était donc, comme je viens de le dire, uniquement pour respecter la tradition des Standing que j’étais parti pour la guerre. Je découvris bientôt que je n’avais aucune aptitude à ce métier. Mes officiers s’en rendirent compte comme moi. Ils me transformèrent en secrétaire d’état-major, et c’est comme scribe, assis devant une table, que je fis la guerre hispano-américaine.
Aussi n’est-ce point parce que j’avais le caractère combatif, mais, bien au contraire, parce que j’étais un penseur, que je me dressai contre le mauvais rendement de l’atelier de tissage de la prison. Voilà pourquoi les gardiens me prirent en grippe, pourquoi, mon cerveau continuant à bouillonner, je fus déclaré « incorrigible » et pourquoi, finalement, le gouverneur Atherton, désespérant de moi, me fit amener un jour dans son bureau particulier.
Aux questions qu’il me posa, aux arguments qu’il me développa pour me démontrer que j’étais dans mon tort, je répondis à peu près ainsi :
— Comment pouvez-vous supposer, mon cher gouverneur, que vos surveillants et vos geôliers, ces rats étrangleurs, parviendront, par leurs sévices, à faire sortir de ma cervelle les choses claires et limpides qui s’y trouvent ancrées. C’est toute l’organisation de cette prison qui est inepte. Vous êtes, je n’en doute pas, un fin politique. Vous savez, j’imagine, à la perfection, comment se triturent des élections dans les bars de San Francisco. Et votre savoir-faire en cette matière vous a valu pour récompense la grasse sinécure que vous occupez ici. Mais vous ne connaissez pas un traître mot du tissage du jute. Vos ateliers retardent d’un demi-siècle.
Je vous fais grâce du reliquat de mon discours, car c’en était un, bien en règle. Bref, je démontrai péremptoirement au gouverneur, par a plus b, qu’il était un fieffé imbécile. Le résultat de mon éloquence fut qu’il décida que j’étais un « incorrigible » sans espoir.
Quand on veut tuer son chien… Vous connaissez le proverbe. Très bien. Le gouverneur Atherton prononça le verdict final : j’étais enragé. A le faire, il avait beau jeu. Mainte faute commise par d’autres convicts me fut imputée par les gardiens, et c’est pour payer à la place des coupables que je retournai au cachot, au pain et à l’eau, suspendu par les pouces sur le bout de mes orteils. Ce supplice, le plus affreux de tous, se prolongeait durant de longues heures, et chacune de ces heures me semblait plus longue qu’aucune des vies que j’ai vécues.
Les hommes les plus intelligents sont souvent cruels. Les imbéciles le sont monstrueusement. Or, les geôliers et les hommes qui me tenaient en leur pouvoir, du gouverneur au dernier d’entre eux, étaient des phénomènes d’idiotie.
Écoutez-moi et vous saurez ce qu’ils m’ont fait.
Il y avait, dans la prison, un convict qui était un ancien poète. C’était un dégénéré, au menton fuyant et au front trop large. Il avait fabriqué de la fausse monnaie, ce qui lui avait valu d’être incarcéré. Il était impossible de trouver homme plus menteur et plus lâche. Il jouait, dans la prison, le rôle de mouchard, de mouton. C’est une espèce de gens qu’un ancien professeur d’agriculture n’a guère eu, jusque-là, le loisir de connaître. Sa plume hésite à transcrire ces qualifications. Mais, quand on écrit dans une geôle, dont on ne sortira que pour mourir, on doit faire fi de ces pudeurs.
Ce poète faussaire s’appelait Cecil Winwood. Il était récidiviste et cependant, parce qu’il était un lécheur de bottes, un hypocrite pleurnichard et un chien jaune, sa dernière condamnation avait été seulement de sept ans de réclusion. Par une bonne conduite, il pouvait espérer que ce temps serait encore réduit.
Moi, j’étais condamné à la prison perpétuelle. Afin d’avancer sa libération, ce coquin réussit pourtant à aggraver mon cas.
Voici comment les choses se passèrent. Ce n’est que plus tard que je m’en rendis compte.
Cecil Winwood, afin de s’attirer la faveur du capitaine du quartier et, par-dessus lui, celle du gouverneur de la prison, celle de la Commission des grâces et celle du gouverneur de Californie, tranchant en dernier ressort, inventa de toutes pièces un complot d’évasion.
Veuillez remarquer que : primo, Cecil Winwood était à ce point méprisé par ses camarades de détention que pas un d’entre eux n’eût consenti à miser avec lui une once de Bull Durham[4] sur une course de punaises (la course des punaises, je vous le dis en passant, est un genre de sport qui fait la passion des convicts) ; secundo, j’étais considéré dans la prison comme un vrai chien enragé ; tertio, Cecil Winwood avait besoin, pour sa diabolique machination, de chiens enragés, c’est-à-dire de moi et de quelques autres condamnés à perpétuité, tout aussi incorrigibles et perdus de désespoir que je l’étais moi-même.
[4] Le Bull Durham est une marque américaine de tabac, qui se vend en petits paquets.
Ces chiens enragés haïssaient cordialement Cecil Winwood, s’en défiaient encore plus et, quand il commença à les entreprendre avec son plan d’une révolte et d’une évasion en masse, ils se gaussèrent de lui et lui tournèrent le dos, en lui envoyant une bordée d’injures et en le traitant d’agent provocateur.
Il revint à la charge et fit si bien qu’en fin de compte il réunit autour de lui une quarantaine des plus dégourdis.
Et, comme il les assurait des facilités qu’il possédait dans la prison, en sa qualité d’homme de confiance du gouverneur[5] et de gérant du Dispensaire, Long Bill Hodge lui riposta :
[5] Dans le langage des Maisons Centrales on appelle ces hommes des prévôts, et ils servent d’auxiliaires aux gardiens. Leur bonne conduite leur a valu cette faveur. Ce sont, pour la plupart, des condamnés à long terme.
— Fais-en la preuve !
Long Bill Hodge était un montagnard qui purgeait une condamnation à vie, pour avoir fait dérailler et pillé un train, et dont tout l’être, depuis des années, tendait à s’évader, afin de s’en retourner tuer le complice qui avait témoigné contre lui.
Cecil Winwood accepta l’épreuve. Il assura qu’il pourrait endormir les gardiens pendant la nuit de l’évasion.
— Facile de parler ! dit Long Bill Hodge. Ce qu’il nous faut, ce sont des faits. Chloroforme, cette nuit même, un de nos geôliers. Barnum, par exemple ! C’est un coquin qui ne vaut pas la corde pour le pendre. Hier, au Quartier des Fous, il a esquinté, en tapant dessus, ce pauvre dément de Chink. Et, circonstance aggravante, il n’était pas de service ! Il est de garde cette nuit. Endors-le et fais-lui perdre sa place. Quand tu auras réussi, nous causerons affaires.
Tout ceci, c’est Long Bill qui me l’a raconté ensuite, quand on nous serra la boucle de compagnie. Car j’avais refusé de prendre part au complot.
Cecil Winwood hésitait devant l’imminence de la preuve qui lui était demandée. Il lui fallait, assurait-il, le temps nécessaire pour pouvoir, sans qu’on s’en aperçût, voler la drogue au Dispensaire. On lui accorda une semaine et, huit jours après, il annonça qu’il était prêt.
Il fit comme il avait dit. Le geôlier Barnum s’endormit au cours de sa veillée. Une ronde le trouva qui ronflait à poings fermés. Il fut cassé et renvoyé.
Ce succès acheva de convaincre les conjurés. En même temps, Cecil Winwood se chargeait de persuader le capitaine du quartier. Chaque jour, il lui faisait son rapport sur la marche et les progrès du complot dont il était lui-même l’inventeur. Le capitaine, lui aussi, exigeait des preuves. Il les lui fournit, et les détails qu’il donnait, détails dont je ne sus rien sur le moment, tant le secret fut bien gardé, ne laissaient rien à désirer.
C’est ainsi que Winwood annonça, un beau matin, au capitaine, que les quarante conjurés, qui lui confiaient tout, s’étaient déjà ménagé de telles accointances dans la prison qu’ils allaient incessamment se pourvoir, par l’intermédiaire d’un gardien, leur complice, de revolvers automatiques.
— Prouve-le ! avait demandé sans doute le capitaine.
Et le poète faussaire avait prouvé.
On travaillait régulièrement, chaque nuit, à la boulangerie de la prison. Un des convicts, qui faisait partie de l’équipe des boulangers, était un mouchard à la solde du capitaine. Winwood ne l’ignorait pas.
— Ce soir, dit-il au capitaine, le geôlier que nous appelons « Face-d’Été » introduira dans la prison un premier lot d’une douzaine de ces revolvers. Les autres, et les munitions, arriveront ensuite, par le même truchement. Il doit me remettre le paquet enveloppé, dans la boulangerie. Vous avez là un bon mouchard. Prévenez-le. Il verra et vous fera demain matin son rapport.
Face-d’Été était un ancien paysan, solide et bien charpenté, à la grosse figure épanouie, natif du comté de Humboldt. C’était un simple d’esprit, un balourd, bon garçon, qui ne se faisait aucun scrupule de gagner un honnête dollar en passant aux convicts du tabac de contrebande.
De retour, cette nuit-là, de San Francisco, où il s’était rendu, il en avait rapporté un paquet de quinze livres de tabac, pour cigarettes superfines. Ce n’était pas la première fois qu’il s’acquittait d’une semblable commission, et toujours il avait, sans encombre, passé la marchandise, dans la boulangerie, à Cecil Winwood.
Cette fois, alerté, le boulanger mouchard le vit remettre à Winwood l’innocent paquet, qui était volumineux et enveloppé de papier d’emballage. Rapport fut fait, dès l’aube, au capitaine.
L’imagination trop active du poète-faussaire n’allait pas tarder cependant à lui jouer un mauvais tour et, par ricochet, à me valoir cinq années de cachot supplémentaire, puis finalement à m’amener dans cette cellule, où j’écris en ce moment.
Je continuais, cela va de soi, à ne rien connaître de cette trame obscure à laquelle, je le répète, je demeurais totalement étranger, et les quarante conspirateurs n’en savaient guère plus que moi. Le capitaine était dupe et Face-d’Été était, sans conteste, le plus innocent de tous. Il n’avait péché contre sa conscience qu’en introduisant le tabac prohibé. Cecil Winwood menait tout.
Le lendemain donc, quand celui-ci se rencontra à son tour avec le capitaine, il avait un air triomphant.
— Eh bien ! votre mouchard a-t-il vu ? interrogea-t-il.
— Le paquet, répondit le capitaine, est bien entré comme vous m’avez dit.
— Je vous crois ! Et ce qu’il contient est suffisant pour faire sauter jusqu’au ciel la moitié de la prison !
Le capitaine eut un sursaut.
— Que contient-il et que veux-tu dire ?
— J’ai ouvert le dit paquet, après l’avoir reçu, et…
L’imbécile, ici, s’emballa et, pour mieux corser ses mérites continua :
— Et j’y ai trouvé, non pas, comme je m’y attendais, une douzaine de revolvers, mais de la dynamite. Il y en a trente-cinq livres ! Les détonateurs y sont joints.
A ce moment précis, le capitaine du Quartier faillit se trouver mal. Le pauvre cher homme, comme je le comprends ! Trente-cinq livres de dynamite en liberté dans la prison ! On m’a assuré que le capitaine Jamie — c’était son nom — se laissa choir sur une chaise et tint longtemps sa tête entre ses mains.
— Où est-elle maintenant ? cria-t-il enfin. Je la veux ! Conduis-moi tout de suite là où elle se trouve !
A cette demande, qui était un ordre, Cecil Winwood comprit soudain l’énormité de sa gaffe.
— Je l’ai enfouie dans le sol… répondit ce fieffé menteur, qui était fort embarrassé de conduire son interlocuteur vers le ballot fantôme, dont tous les petits paquets avaient été, depuis longtemps, par les voies coutumières, distribués entre les convicts.
— Parfait ! reprit le capitaine, qui reprenait son sang-froid. Mène-moi sur le champ à cet endroit ! En avant, marche !
Le fait, en lui-même, n’avait rien d’invraisemblable. Dans une vaste prison comme celle de San Quentin, il y a toujours des cachettes. Mais celle-ci n’existait que dans l’imagination trop féconde de Cecil Winwood et le misérable, en cheminant à côté du capitaine Jamie, devait se livrer à d’amères réflexions.
Lorsque l’affaire vint plus tard à l’instruction, devant le Conseil des Directeurs, il fut révélé — Jamie et Winwood en témoignèrent successivement — que le poète-faussaire avait déclaré au capitaine que lui et moi avions tous deux enfoui, de compagnie, la poudre explosive.
En sorte que moi, qui venait seulement d’être délivré d’une punition de cinq jours de cachot et de quatre-vingts heures de camisole de force ; moi dont les gardiens, si stupides qu’ils fussent, avaient constaté l’état de faiblesse, faiblesse telle qu’ils avaient déclaré eux-mêmes que j’étais incapable de reprendre le travail à l’atelier de tissage ; moi, qui venais de recevoir vingt-quatre heures de repos pour que je pusse me remettre d’un châtiment par trop terrible — je me retrouvais aussitôt, sans aucune explication et sans même en avoir connaissance, sous le coup d’une accusation d’une pareille gravité !
Winwood conduisit le capitaine jusqu’à la prétendue cachette. Et, bien entendu, il n’y avait point de dynamite.
— Bon Dieu de bon Dieu ! s’exclama l’imposteur. Standing m’a roulé ! Il a emporté le paquet pour le cacher ailleurs.
C’est ainsi que le coquin, afin de se dépêtrer du mauvais pas où il s’était mis, me prit pour bouc émissaire.
Le capitaine Jamie dégoisa bien d’autres jurons, plus forcenés que « Bon Dieu ! » Dans son désappointement, et jugeant qu’il avait été joué, il ramena Winwood dans son bureau, ferma la porte à clef et tomba sur lui à bras raccourcis. Ce détail, comme les autres, fut connu lorsque, pour éclaircir toute cette affaire, se tint ensuite le Conseil des Directeurs.
Tout en recevant les coups qui pleuvaient sur lui, drus comme grêle, Winwood continuait à protester mordicus qu’il avait dit la vérité.
Si bien que le capitaine Jamie s’en persuada et qu’il crut qu’il existait bien trente-cinq livres de dynamite qui se baladaient en liberté, quelque part dans la prison, et que quarante incorrigibles, résolus à tout, étaient sur le point de faire sauter la cambuse.
Face-d’Été, cela va de soi, fut mis sur la sellette. Le pauvre diable jura ses grands dieux que le fameux ballot ne contenait que du tabac. Winwood jura de son côté que le tabac était de la dynamite, et c’est lui qui fut cru. Et, comme le vendeur de qui Face-d’Été prétendait avoir acquis le tabac en contrebande ne put être retrouvé, tous les doutes tombèrent et Face-d’Été fut définitivement inculpé de complicité.
Là-dessus, je fis mon entrée dans l’aventure. Ou, plus exactement, je disparus à nouveau de la lumière du soleil. Je fus, en effet, sans tambour ni trompette, reconduit au Quartier des Cachots, d’où je ne devais plus jamais sortir.
J’étais stupéfait. On venait de me tirer du même quartier, j’étais aplati sur le sol de ma cellule, tout démantibulé par la souffrance. Et ça recommençait !
— Maintenant, dit Winwood au capitaine Jamie, la dynamite, quoique nous ignorions où elle se trouve, est en lieu sûr. Standing est le seul à connaître la nouvelle cachette et, de là où il est, il ne peut rien faire. Quant aux quarante hommes dont je vous ai parlé, ils sont sur le point de mettre à exécution leur projet d’évasion. Rien de plus facile que de les cueillir sur le fait. C’est moi qui dois fixer l’heure d’agir. Je leur dirai que c’est pour la nuit prochaine, à deux heures, et que j’ouvrirai moi-même leurs cellules et leur distribuerai des revolvers. Si, à deux heures de nuit, vous ne récoltez pas mes quarante bonshommes, que j’appellerai successivement par leur nom, habillés et bien éveillés, dans le corridor de la prison, alors, capitaine, je consens à terminer mes jours, enclos à jamais dans une cellule solitaire… Nous aurons tout loisir, lorsque les quarante seront au cachot, de chercher la dynamite.
— Et je la trouverai ! déclara le capitaine. Quand bien même je devrais, pierre par pierre, démolir toute la prison !
Le capitaine, ni personne, n’a naturellement, depuis six ans, découvert une once d’explosif, quoique la prison ait été cent fois mise sens dessus dessous.
Le gouverneur Atherton, jusqu’au dernier jour de sa fonction, n’en croira pas moins, dur comme roc, à l’existence de cette fameuse dynamite. Le capitaine Jamie, qui est toujours capitaine du quartier, ne désespère pas de mettre, quelque matin, la main dessus. Tout récemment encore, il a fait le trajet de San Quentin à Folsom pour venir, tout exprès, m’interroger à ce sujet dans ma cellule.
Tous ces abrutis ne respireront un peu à leur aise, je n’en doute point, que le jour où j’aurai été balancé en l’air, au bout d’une corde.
Je reprends le fil des événements.
Toute la journée, je demeurai dans mon cachot, à me creuser le cerveau, pour découvrir le motif de ce nouveau et inexplicable châtiment. La seule conclusion à laquelle j’arrivai fut qu’un mouchard quelconque, afin de se ménager la faveur d’un gardien, m’avait dénoncé pour une faute imaginaire contre les règlements.
Durant ce temps, le capitaine Jamie se martelait la tête, en préparant, pour la nuit suivante, les mesures destinées à réprimer la révolte dont Winwood devait donner le signal.
Pas un gardien ne se coucha, ni ne dormit, cette nuit-là. Les équipes de jour furent debout, comme celles de nuit, et, quand approchèrent deux heures, tous s’embusquèrent, prêts à bondir, à proximité des cellules occupées par les quarante conjurés.
Les choses se passèrent dans l’ordre prévu. A l’heure convenue, Winwood, muni d’un passe-partout, ouvrit les cellules, appela leurs hôtes les uns après les autres, et ceux-ci rampèrent dehors. Ils se réunirent à un point donné du corridor, et les gardiens, à l’affût, leur mirent rapidement la main dessus.
L’échafaudage de perfidies et de mensonges combiné par Winwood eut ainsi son complet aboutissement. Vainement, les quarante incorrigibles protestèrent-ils que le poète-faussaire avait tout combiné, tout conduit. Le Conseil des Directeurs de la prison ne douta point qu’ils mentissent pour s’excuser. Il en fut de même du Bureau des Grâces et, avant que trois mois fussent achevés, ce chenapan de Cecil Winwood était gracié et mis en liberté.
Les prisons d’État sont une rude école d’entraînement à la philosophie. Quiconque y a tant soit peu séjourné ne peut faire autrement que de voir s’envoler ses plus généreuses illusions, se dissiper en fumée ses plus belles chimères morales. La vérité, nous enseigne-t-on dans les écoles, finit toujours par triompher, le crime par être percé à jour.
La preuve du contraire la voici : le capitaine du quartier, le gouverneur Atherton, le Conseil des Directeurs de la prison, en ce moment même où j’écris, continuent à donner dans le panneau qui leur a été tendu par un fourbe, un dégénéré, qui s’en alla ensuite, libre comme l’air, tandis que ses quarante victimes, et moi-même, la plus innocente de toutes, ont payé pour lui ! C’est révoltant.
J’ai dit que j’avais été, le premier, remis au cachot. Il était nuit noire, et je dormais, quand j’entendis la porte extérieure du corridor grincer sur ses gonds. Je m’éveillai.
— Quelque pauvre diable, pensai-je d’abord, que l’on amène…
Et, tout de suite après, j’entendis un grand vacarme de piétinements, de coups donnés et retentissants, de cris de douleur, d’ignobles jurons, et le bruit sourd de corps que l’on traîne sur le sol. Car aucune opération ne s’effectuait dans la prison, sans coups et mauvais traitements.
Les unes après les autres, les portes qui s’alignent sur le corridor s’ouvrirent en claquant, et dans les cachots les corps étaient précipités ou traînés. Sans cesse de nouvelles escouades de gardiens arrivaient, avec d’autres hommes, qu’ils continuaient à frapper, et d’autres portes s’ouvraient devant les formes sanglantes qu’on y poussait.
Plus je me remémore ces faits, et plus j’estime qu’un être humain doit être doué d’une force d’âme sans égale, d’une philosophie à toute épreuve, pour survivre, sans en devenir fou, à la brutalité de pareils spectacles, qui vous côtoient sans répit, à l’iniquité de semblables procédés, dont on est soi-même et sans trêve la victime.
Je suis cet être humain. J’ai survécu sans fléchir et c’est pourquoi, ne pouvant se débarrasser de moi d’autre manière, mes bourreaux ont décidé de mettre en jeu la grande mécanique officielle, la corde passée autour du cou et qui, par le poids de mon propre corps, me coupera la respiration et la vie.
Oh ! je connais sur le bout du doigt les théories des experts, sur la pendaison légale. Par l’effet automatique de la chute du corps dans la trappe qui s’ouvre sous lui, le cou du patient se brise instantanément et sans souffrance. Mais, comme dit Shakespeare des voyageurs dans l’au-delà, les suppliciés ne reviennent jamais sur cette terre pour raconter leurs impressions et témoigner du contraire. Ceux qui, comme moi, ont vécu dans les prisons, connaissent en revanche bien des cas où le cou des pendus n’est pas rompu, où leurs cris d’agonie sont étouffés dans ce trou sombre où bascule la trappe.
C’est fort curieux, savez-vous, une pendaison ! Je n’ai jamais, à vrai dire, assisté à aucune. Mais des témoins oculaires, qui en ont vu une bonne douzaine, m’ont exactement documenté sur ce qui se passera pour moi.
On est debout sur le plancher, jambes et bras liés, le cou dans le nœud coulant, un voile noir sur la figure. Au signal donné, le plancher cède, le corps descend et la corde, dont la longueur a été bien réglée, se tend. Cela fait, les médecins présents viendront autour de moi. Ils se succéderont à tour de rôle, sur un tabouret, qui les hissera à ma hauteur, et, les bras passés autour de mon corps, pour l’empêcher d’osciller comme un pendule, l’oreille collée sur mon thorax, ils compteront les battements de plus en plus faibles de mon cœur. Vingt minutes s’écoulent parfois, après que le plancher a culbuté, avant que le cœur cesse de battre. Ils s’assurent scientifiquement, n’en doutez pas, que l’homme à qui l’on a passé un chanvre autour du cou est bien mort.
Ici, je me permets d’ouvrir une nouvelle parenthèse et de poser à mes concitoyens, au sujet des rites de la pendaison, une double « colle ». C’est bien mon droit, j’imagine, puisque je vais être pendu. Si le fonctionnement, savamment combiné, de la boucle et de la trappe est si parfait, et le résultat immanquable, quelqu’un peut-il m’expliquer pourquoi, pour cette aimable opération, on lie les bras du patient ? Pas un sur dix d’entre vous, tas de crétins, n’est capable de le dire ! Eh bien ! moi, je vais vous renseigner. Peut-être avez-vous eu déjà la distraction de voir lyncher quelqu’un. Vous avez alors constaté que celui, à qui cette malchance advient, n’a qu’une idée, lever les bras en l’air pour desserrer le nœud coulant dont on a orné son cou. Il en serait de même, n’en doutez pas, pour le pendu dans sa prison. Comprenez-vous maintenant ?
Pourquoi, en second lieu, enveloppe-t-on d’un voile noir la tête et la face du candidat à la pendaison ? Réponds-moi, si tu le peux, espèce de fat, élevé dans du coton et dont l’âme ne s’est jamais égarée aux rouges Enfers ? Ce voile noir, penses-y, on va m’en coiffer d’ici peu et, sur ce point encore, j’ai le droit de réclamer une réponse.
Réfléchis bien, mon cher concitoyen, toi, tout bouffi d’orgueil de n’être point dans mon cas, que je ne te pose point cette question mille ans avant la venue du Christ, ni mille ans après lui, dans les ténèbres du moyen-âge, mais en 1913, où nous sommes. Tu es, je n’en doute point, un bon chrétien, et cependant tes chiens pendeurs de bourreaux vont m’emmailloter la tête et la face dans la fatale étoffe… Pourquoi ? Oui, pourquoi ?
— Parce qu’il faut ménager leur sensibilité, à ces chiens. Parce qu’il ne faut point qu’ils voient, en opérant par ton ordre, ma figure se crisper en un rictus horrible. Car alors, une autre fois, peut-être n’oseraient-ils plus. Voilà !
Je reviens à ce qui se passa dans les cachots, quand les quarante prétendus conspirateurs furent venus m’y rejoindre et que la porte extérieure du corridor se fut refermée, en claquant.
Les quarante battus, fort désappointés de leur évasion manquée, se ruèrent aux grilles des guichets et, d’un cachot à l’autre, commencèrent à se parler et à se poser entre eux des tas de questions. C’était, dans la sonorité du corridor, un brouhaha indescriptible.
Mais bientôt un rugissement de taureau retentit. C’était, dominant le tumulte, la voix de l’ancien matelot, Skysail Jack, une espèce de géant. Il commanda le silence, tandis qu’il allait faire l’appel de tous les hommes présents. Et, les uns après les autres, les quarante crièrent leurs noms. Alors on sut mutuellement qui on était, c’est-à-dire des hommes sûrs, dont pas un n’était capable de se vendre, pour moucharder.
J’étais le seul sur qui planait quelque suspicion. On me fit subir un interrogatoire en règle. J’exposai que, le matin même, j’étais sorti de mon cachot et que, sans cause apparente, on m’y avait ramené, peu de temps avant eux. Je ne savais rien d’autre. Ma réputation d’incorrigible au premier chef plaida pour moi, et on me fit confiance. Alors on délibéra.
J’écoutais, derrière mon guichet, et, pour la première fois, j’eus connaissance de la fameuse conspiration. Qui avait vendu la mèche ? On n’en savait rien encore. Toute la nuit, on discuta sur ce point. Cecil Winwood, que l’on eut beau appeler, n’étant point de la tournée, tous les soupçons se réunirent finalement sur lui.
— Dans tout ceci, hurla Skysail Jack, une seule chose a de l’importance. Le matin n’est pas loin. On va nous sortir d’ici et nous faire passer quelques mauvais quarts d’heure. Nous avons été pris sur le fait, tout habillés, à deux heures du matin. Il n’y a pas à nier. Aux questions qui nous seront posées, le mieux sera de dire la vérité, toute la vérité. Nous expliquerons que Cecil Winwood avait tout machiné et qu’ensuite il nous a vendus. La suite, à la grâce de Dieu ! C’est compris ?
Et, de cellule à cellule, dans cet antre hideux, leurs bouches collées contre les grilles, les quarante convicts jurèrent solennellement de dire cette vérité.
Ils furent bien avancés !
Sur le coup de neuf heures, les geôliers firent irruption dans les cachots et se jetèrent sur nous.
Non seulement nous n’avions reçu, depuis la veille, aucune nourriture, mais nous n’avions même pas bu une goutte d’eau. Et, roués de coups comme nous l’avions été, nous étions physiquement anéantis par la fièvre. Te rends-tu compte, lecteur ? Peux-tu seulement te rendre compte de l’état lamentable qui était le nôtre ? Battus, fièvreux, à jeun et mourant de soif !
A neuf heures donc, les gardiens arrivèrent. Ils n’étaient pas nombreux. A quoi bon ? Nous ne pouvions offrir aucune résistance sérieuse. Ils n’ouvraient d’ailleurs les cachots que les uns après les autres. Ils étaient armés, en guise de bâtons, de manches de pioches. C’est un excellent outil pour mettre à la raison un homme sans défense.
A chaque cachot qu’ils ouvraient, ils commençaient par taper. Chaque convict eut son compte. Ce fut pareillement bien servi, sans jalousie possible pour personne. Et moi, j’en eus ma part comme les autres. Ce n’était qu’un début, une préparation bien sentie à l’interrogatoire que chaque homme allait avoir à subir de la part de hauts fonctionnaires, engraissés par l’État.
Il y en eut pour plusieurs jours, et l’horreur infernale de ces jours dépassa ce que j’avais encore connu dans la prison.
Long Bill Hodge, le rude et incoercible montagnard, fut le premier interrogé. Il en eut pour deux heures, au bout desquelles on le reconduisit, ou plutôt on le relança sur les dalles de son cachot.
Un assez long temps s’écoula, avant que Long Bill Hodge pût reprendre le dessus et revenir à lui. Quand il eut retrouvé ses idées, il cria, de son guichet :
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire de dynamite ? Qui est au courant de cette affaire ?
Personne, bien entendu, ne savait rien.
Ce fut au tour, ensuite, de Luigi Polazzo, un déclassé de San Francisco, né d’Italiens émigrés. Il ricanait au nez de ses questionneurs, se moquait d’eux, et les mettait au défi d’empirer envers lui leurs violences.
Luigi Polazzo reparut un peu moins de deux heures après son départ. Ce n’était plus qu’une chiffe, qui bégayait dans le délire. Il fut incapable, de toute la journée, de répondre aux questions que, de leurs cellules, les hommes lui criaient, avides de connaître, avant d’y passer à leur tour, quel traitement il avait subi, quelles questions lui avaient été posées.
A deux reprises, dans les quarante-huit heures qui suivirent, Luigi fut sorti et interrogé. Après quoi, la raison complètement détraquée, il fut expédié au Quartier des Fous. Sa complexion est solide ; il a de larges épaules, les narines bien ouvertes, la poitrine massive, le sang ardent. Bien longtemps après que je me serai balancé dans le vide et me serai évadé ainsi des bagnes californiens, il continuera à palabrer parmi les mabouls.
Chacun des quarante fut ainsi, successivement, emmené à l’interrogatoire et ramené à l’état d’épave humaine, divaguant et hurlant dans les ténèbres. Et moi, couché sur le sol, j’entendais ces plaintes, ces grognements, ces caquetages oiseux de cerveaux vidés par la souffrance. Et il me semblait que, quelque part dans le passé nébuleux, j’entendais le chœur de ces mêmes clameurs monter jusqu’à moi, qui n’étais pas alors au nombre des patients, mais le maître orgueilleux et insensible.
Par la suite, j’identifiai, comme vous le verrez, cette remembrance avec le temps où, capitaine sur une galère de la Rome antique, je faisais voile, assis près du gouvernail, sur la poupe élevée, vers Alexandrie et Jérusalem. Le chœur était celui des galériens qui ramaient et geignaient au-dessous de moi, dans les flancs de la galère.
Tout à l’heure, je vous conterai cela, tout au long. Pour le moment…
Pour le moment, les hurlements ne faisaient point de trêve dans les cachots et, durant ces heures d’attente, qui me paraissaient éternelles, mon esprit était uniquement fixé sur cette pensée, que mon tour allait venir, que moi aussi on me traînerait dehors, que je subirais toutes les tortures de leur Inquisition, et qu’on me rejetterait ensuite, comme les autres, sur les dalles de ma cellule, de cette cellule à la porte de fer et aux murs de pierre.
Mon tour arriva en effet. Je fus brutalement sorti, à grand renfort de coups et de jurons, et je me trouvai, je ne sais comment, en face du capitaine Jamie et du gouverneur Atherton, encadrés eux-mêmes d’une demi-douzaine de brutes, salariées par les contribuables, et qui attendaient le moindre signe pour me tomber dessus.
Leur concours fut superflu.
— Assieds-toi ! me dit le gouverneur Atherton, en me montrant un énorme fauteuil.
J’étais là, debout, rossé et moulu, endolori de tous mes membres, mourant de faim et de soif, épuisé déjà par mes cinq jours précédents de cachot et mes quatre-vingts heures de camisole de force. Je tremblais et claquais des dents, à la seule appréhension de ce qui allait m’arriver, à moi, pauvre débris d’homme, ancien professeur d’agronomie dans une calme petite ville universitaire. J’hésitais à m’asseoir.
Le gouverneur était, pour la taille et la force, un vrai colosse. Voyant que je tardais à obéir, il s’élança vers moi et m’empoigna sous les épaules. Puis, comme si j’eusse été un simple fétu de paille, il me souleva du sol et, me laissant brusquement retomber, m’écrasa dans le fauteuil.
— Maintenant, reprit-il, tandis que je cherchais convulsivement ma respiration et que je m’efforçais de dévorer ma souffrance, dis-moi tout, Standing ! Oui, crache-moi tout ! C’est le meilleur moyen, crois-m’en sur parole, d’améliorer ton cas.
— Je… je ne sais rien de ce qui s’est passé… commençai-je.
Je n’en avais pas dit plus, quand le gouverneur Atherton, avec un cri rauque, bondit derechef sur moi, me leva encore en l’air et m’écrasa dans le fauteuil.
— Pas de comédie, Standing ! poursuivit-il. C’est inutile ! Vide-toi le cœur ! Où est la dynamite ?
Je protestai que je ne savais rien de la dynamite.
Une troisième fois, je fus soulevé et retombai en marmelade. Ce genre de supplice était inédit pour moi. Comparé aux autres que j’avais subis, on peut dire qu’il tenait la corde.
Le lourd et massif fauteuil ne tarda pas à se démantibuler sous ces heurts répétés de mon corps. On en apporta un autre, et celui-là aussi fut bientôt démoli. Puis un troisième. Et toujours la fatidique question sur la dynamite recommençait.
Lorsque le gouverneur Atherton fut las, le capitaine Jamie le relaya. Et, quand le capitaine Jamie, après avoir opéré de même, fut pareillement fourbu, le gardien Monohan prit la suite de l’exercice. — « Où est la dynamite ? » — Vlan ! en l’air, puis dans le fauteuil ! — « Dis où est la dynamite… La dynamite… La dynamite… la dynamite… »
En conscience, j’eusse, à la longue, vendu volontiers une bonne part de mon âme immortelle pour quelques livres de cet explosif, que j’aurais pu livrer en pâture à mes tortionnaires.
Combien de fauteuils furent brisés ? Je n’en sais rien. Un moment arriva, où il me sembla que j’étais en plein cauchemar. Endormi ou éveillé ? J’eusse été incapable de le dire. Je m’évanouis de faiblesse, plusieurs fois. Et, pour terminer, je fus rejeté dans mon noir cachot.
Lorsque je repris mes esprits, j’avais un « mouton » auprès de moi. C’était un condamné à temps, un petit homme à la face pâle, éthéromane, et qui était prêt à tout faire afin de se procurer sa drogue.
Dès que je l’eus reconnu, je me traînai vers la grille de mon guichet et je criai dans le corridor, où ma voix s’allongea :
— Gardez-vous ! camarades. Il y a un mouchard parmi nous ! C’est Ignatius Irvine. Attention à vos paroles !
La bordée d’injures qui s’éleva, l’ouragan de jurons qui éclata, eussent fait frémir l’âme d’un homme plus brave que cet Ignatius Irvine. Il était pitoyable dans sa terreur, tandis que rugissaient tout le long du sombre corridor, comme dans une ménagerie de fauves, les quarante convicts, qui lui promettaient pour l’avenir mille choses affreuses, mille punitions épouvantables.
Y aurait-il eu un secret caché, que la présence d’un mouchard dans le Quartier des Cachots aurait suffi à clore toutes les lèvres. Mais de secret il n’y en avait point, et tout le monde avait juré de dire la vérité, la vérité seule.
Les conversations recommencèrent, de grille à grille. Ce qui intriguait surtout les quarante, c’était la dynamite, qui, pour eux comme pour moi, était un mythe. Ils s’adressèrent à moi et me supplièrent, si je connaissais quoi que ce fût sur ce chapitre, de l’avouer, afin de leur épargner un recommencement de tortures. Mais je ne pouvais que répéter la même vérité : « Je ne savais rien. »
Avant d’être relevé par une tournée de gardiens, mon mouton m’avait révélé que, depuis notre incarcération, pas un métier n’avait ronflé dans la prison, pas un de ses nombreux ateliers n’avaient été ouverts. Les milliers de convicts que renfermait la prison étaient restés enfermés dans leurs cellules, et il avait été décidé, toujours par rapport à la fameuse dynamite, que pas un ne serait renvoyé au travail coutumier avant qu’elle ne fût découverte. L’affaire assurément était grave, et je fis passer la nouvelle de guichet en guichet.
Le lendemain et les jours suivants, les interrogatoires recommencèrent, toujours selon le même rythme. Quand les hommes ne pouvaient plus marcher, on les portait. Le bruit courut que le gouverneur Atherton et le capitaine Jamie, épuisés eux-mêmes et à bout de forces, devaient se relayer mutuellement, toutes les deux heures. Ils étaient à ce point affolés que les interrogatoires, qui s’étaient étendus à tous les convicts de la prison, se poursuivaient même la nuit. Ils ne se déshabillaient pas et dormaient tout habillés, à tour de rôle, dans la même pièce où ils martelaient, inlassablement, les patients.
Dans notre quartier, de jour en jour et d’heure en heure, la folie grandissait parmi nous. La pendaison est un plaisir, croyez-moi, à côté de cette torture sans terme qui détruit un être humain, tout en le laissant vivre.
J’en étais venu, moi qui plus qu’eux avais déjà souffert, moi qui étais plus endurci à la douleur, à augmenter du leur mon propre tourment. Je souffrais à la fois et pour moi, et pour ces quarante hommes, dont l’incessante clameur réclamait en vain une goutte d’eau, dont les cris, les sanglots et les radotages délirants faisaient de notre cabanon une maison de fous.
Comprenez-vous bien ce qui se passait ? Oui, le comprenez-vous ? Cette vérité, que nous disions tous, était notre condamnation. Devant ces quarante incorrigibles, répétant avec un ensemble aussi parfait les mêmes affirmations, le gouverneur Atherton et le capitaine Jamie concluaient, sans broncher, que nous mentions tous à l’unisson, comme un perroquet rabâche éternellement, sans se tromper, une leçon apprise.
La situation des autorités était aussi désespérée que la nôtre. Ainsi que je l’appris par la suite, le Conseil des Directeurs de la prison avait été appelé par télégraphe, ainsi que deux compagnies de la milice d’État, pour parer à tout événement.
On était alors en hiver et, en dépit du climat tempéré dont jouit la Californie, le froid, en cette saison, y est parfois assez aigu. Or, nous n’avions, dans nos cachots, ni matelas ni couverture, et il est douloureux, sachez-le, d’étendre sur des dalles glacées sa chair meurtrie. Ce n’est pas tout. Comme nous réclamions sans cesse un peu d’eau, les gardiens, pour se gausser de nous, s’amusèrent, avec force quolibets, à faire jouer les tuyaux d’incendie. Par les grilles des guichets, les jets féroces s’abattaient sur nous, cachot par cachot, fouettant violemment nos corps endoloris et nous faisant sauter entre nos quatre murs, comme des œufs qu’on bat. Cette eau, que nous avions demandée à cor et à cri, nous monta bientôt jusqu’aux genoux, et nous avions beau supplier, elle coulait et fusait toujours.
Des quarante hommes qui subirent ces épreuves, pas un n’en sortit indemne. Luigi Polazzo, comme je l’ai dit, tomba le premier en démence et ne recouvra jamais la raison. Long Bill Hodge la perdit lentement et enfin alla rejoindre Luigi au Quartier des Fous. D’autres encore les suivirent. D’autres, dont la santé physique avait été profondément ébranlée, tombèrent victimes de la tuberculose des prisons. Un bon quart des quarante, au total, y laissa sa peau.
Pour ce qui est de moi, on m’amena, par deux fois, devant le Grand Conseil des Directeurs. Je fus, tour à tour, menacé et cajolé. On me donnait à choisir entre deux alternatives. Ou bien je livrerais la dynamite et, dans ce cas, on me frapperait d’une peine nominale de trente jours de cachot, que je ne ferais point, et au bout desquels on me nommerait Surveillant de la Bibliothèque. Ou je persisterais dans mon entêtement à ne point rendre la dynamite. En ce cas, ce serait pour moi la Cellule Solitaire jusqu’au terme de ma condamnation. C’est-à-dire in æternum, puisque j’étais un condamné à vie.
Non, non ! Aucun code n’a jamais pu promulguer une telle loi ! La Californie est un pays civilisé, ou du moins qui s’en vante. L’éternelle Cellule Solitaire est une peine monstrueuse, dont aucun État, semble-t-il, n’a jamais osé prendre la responsabilité ! Et pourtant je suis le troisième homme, en Californie, qui a entendu prononcer contre lui cette condamnation. Les deux autres sont Jake Oppenheimer et Ed. Morrell. Bientôt vous ferez avec moi leur connaissance, car c’est en leur compagnie que j’ai passé cinq ans dans ma cellule silencieuse…
Le Grand Conseil me donna donc le choix : un emploi agréable et de confiance dans la maison, et ma libération totale de l’atelier de tissage, si je rendais une dynamite qui n’existait pas ; la détention solitaire jusqu’à ma mort, si je refusais.
On me gratifia de vingt-quatre heures de camisole de force, afin que je pusse réfléchir là-dessus. Puis on me ramena devant ces messieurs. Que pouvais-je faire ? Je réitérai, pour la centième fois, que j’étais impuissant à les conduire devant un objet inexistant. Ils me ripostèrent que j’étais un menteur. Ils me dirent que j’étais une mauvaise tête, un fléau vivant, un dégénéré vicieux et plus grand criminel du siècle. Et je ne sais quoi encore.
Pour conclusion, je fus reconduit, cette fois, non plus aux cachots ordinaires, mais au Quartier des Cellules Solitaires. On m’enferma dans la cellule numéro 1. Le numéro 5 était occupé par Ed. Morrell. Le numéro 12 par Jake Oppenheimer. Il y était depuis dix ans ; Ed. Morrell depuis un an seulement. Il purgeait une condamnation de cinquante ans. Jake Oppenheimer était condamné perpétuel, tout comme moi.
Il semblait donc, à première vue, que nous en avions pour longtemps de ce logis. Cependant, six ans seulement se sont écoulés et aucun de nous n’est plus là. Jake Oppenheimer a été pendu ; Ed. Morrell a trouvé son chemin de Damas. Il s’est fait bien noter et est passé homme de confiance de la prison de San Quentin. On vient, récemment, de le gracier. Moi, je suis ici, à Folsom, en attendant que le jour fixé par le juge Morgan soit mon dernier jour.
Lorsqu’après six ans de cellule solitaire je fus extrait de la prison de San Quentin, afin d’être transféré ici, dans celle de Folsom, pour y être jugé comme je vais vous dire, je revis Skysail Jack. Je le revis… C’est une façon de parler. Car, après six années de ténèbres, je clignais des yeux au soleil, comme une chauve-souris. Comme je m’en allais, je le croisai, dans la cour de la prison, et le reconnus tout de même, dans un brouillard. Ce que j’en aperçus fut suffisant à me fendre le cœur. Ses cheveux étaient devenus blancs et il avait prématurément vieilli. Sa poitrine s’était creusée, ses joues s’étaient enfoncées et la paralysie faisait trembler sa main. Il chancelait en marchant.
Il me reconnut, lui aussi, et ses yeux, à mon aspect, s’embrumèrent de larmes.
J’étais une non moins triste épave de l’homme qu’il avait connu. Mon poids était tombé à quatre-vingt-sept livres. Mes cheveux, striés de gris, avaient poussé, comme ma moustache et ma barbe, sans être jamais taillés, et étaient complètement hirsutes. Je chancelais comme lui, à ce point que, pour me faire traverser cette cour étroite, aveuglante de soleil, les gardiens devaient me soutenir sous les bras.
Mes yeux et ceux de Skysail Jack se croisèrent dans notre mutuel naufrage.
Il savait qu’en me parlant il enfreignait les règlements. Mais son âme indomptable n’en avait cure.
— Mes compliments… Standing, gloussa-t-il, d’une voix brisée et chevrotante. Tu es un type à la hauteur… Tu n’as rien dit de la dynamite…
Avec ce qui me restait de voix dans le gosier, je murmurai :
— Je n’ai rien su, Jack, de la dynamite… Et je ne crois pas qu’il y en ait jamais eu…
— Bon, bon… fit-il, en secouant la tête comme un enfant. Tu ne veux pas parler, c’est compris… Ils ne sauront jamais rien… Tu es un type à la hauteur, Standing, et je tire mon bonnet devant toi…
Les gardiens m’entraînèrent, et j’en restai là avec Skysail Jack. Il était clair que, lui aussi, avait fini par croire à cette fabuleuse dynamite.
Pourquoi, maintenant, je suis ici, non plus à San Quentin mais à Folsom, et pourquoi, dans un temps bref, je vais être pendu ? Je vais vous l’apprendre.
Ce n’est pas pour cette vieille histoire du professeur Haskell, mon collègue, que j’ai tué. C’est parce que j’ai été déclaré coupable de voies de fait contre un de mes gardiens. Mon cas est mauvais, à n’en point douter. Il est contraire à la discipline de la prison, et clairement inscrit dans le Code.
Voyez quelle est ma malchance. A l’époque où je tuai le professeur Haskell, cette loi n’existait pas. Elle ne fut votée qu’après ma première condamnation. Je prétends donc qu’en ce qui me concerne, l’application de cette loi, qu’il m’était impossible de prévoir, est anticonstitutionnelle. Et tout homme sensé sera de mon avis.
Mais quelle portée cet argument peut-il bien avoir sur l’esprit de soi-disant légistes, qui prétendent, en réalité, se débarrasser à tout prix de l’honorable et bien connu professeur d’agronomie Darrell Standing ? Loyalement, je reconnais d’ailleurs qu’il y a eu un précédent à mon exécution. Voilà un an, ainsi que le savent tous ceux qui lisent les journaux, on a pendu Jake Oppenheimer, dans cette même prison de Folsom, et pour délit exactement semblable. La seule différence qu’il y ait entre son cas et le mien, c’est qu’il n’avait pas fait saigner avec son poing le nez d’un gardien. Non. Mais de son couteau à pain, et sans le faire exprès, il avait d’un autre gardien entaillé quelque peu la peau.
Notre existence ici-bas, la façon d’être des hommes entre eux, le maquis inextricable des lois… mon Dieu ! que tout cela est bizarre ! J’écris ces lignes dans la même cellule qu’occupait à Folsom, au Quartier des Assassins, Jake Oppenheimer. On l’en a tiré pour le pendre, comme on va faire de moi.
Comme si vous pouviez, tas d’idiots, tas de bandits, étrangler mon âme immortelle, avec votre corde et votre potence ! En dépit de vous, je foulerai, encore et bien des fois, cette belle terre. Et j’y marcherai, en chair et en os, tour à tour, comme dans le passé, prince ou paysan, homme savant ou brute stupide, tantôt assis au sommet de l’échelle sociale, et tantôt grinçant sous la roue du sort.
Ce que j’écris est forcément un peu décousu… Revenons à San Quentin et à la cellule solitaire no 1, où je venais d’être enfermé.
Tout d’abord, je me trouvai désespérément seul et les premières heures s’écoulèrent bien lentes, les premiers jours me semblèrent un infini.
La marche du temps n’était marquée pour moi que par la relève régulière des gardiens, et par l’alternance du jour et de la nuit. Le jour n’était pas le jour, mais une faible et confuse lumière, qui valait mieux pourtant que l’obscurité complète de la nuit. Cette lumière ne faisait que filtrer à travers la fente mince d’un soupirail, et bien peu demeurait en elle de la brillante clarté du monde extérieur.
La lueur n’était jamais suffisante pour qu’il fût possible de lire dans son rayon. Je n’avais, d’ailleurs, rien à lire. Je ne pouvais que m’étendre et penser. A ce régime j’étais, à perpétuité, condamné. Il paraissait, de prime abord, évident qu’à moins de créer de rien trente-cinq livres de dynamite, tout le restant de ma vie s’écoulerait dans ce noir silence.
Mon lit se composait uniquement d’une mince paillasse pourrie, étendue à même sur le dallage de ma cellule, et d’une couverture, plus mince encore et d’une répugnante saleté. Ni chaise. Ni table. Rien que la paillasse et la petite couverture.
J’ai toujours été, dans ma vie, ce qu’on appelle un « petit dormeur » et mon cerveau est sans cesse en travail. Dans une cellule, on se dégoûte rapidement de penser, et le seul moyen d’échapper à sa pensée est de dormir. En temps normal, je dormais seulement une moyenne de cinq heures par nuit. Alors j’entrepris de cultiver le sommeil. De cela je fis une science. Je réussis à dormir dix heures, sur vingt-quatre, puis douze heures, et jusqu’à quatorze ou quinze heures. C’est la dernière limite à laquelle je pus arriver. Au delà, force me fut de rester éveillé et, naturellement, de penser. A ce régime, un cerveau actif ne tarde pas à se détraquer.
Je cherchai toutes sortes de stratagèmes qui me permettraient, par un moyen mécanique quelconque, de supporter mes heures de veille. Je m’imaginai de résoudre de tête les racines carrées et les racines cubiques d’une longue série de nombres donnés, et, par une concentration tenace de ma volonté, je menai à bien les problèmes géométriques les plus compliqués.
Je m’occupai même, après tant d’autres choses, de trouver la quadrature du cercle. Je me butai à cette tâche, jusqu’à ce que le problème m’apparût, à moi aussi, insoluble. Je compris qu’en m’obstinant davantage à cette vaine poursuite, je trouverais le chemin de la folie. Je renonçai donc à m’intéresser à cette quadrature mystérieuse. Ce fut pour moi un énorme sacrifice, car l’effort mental que représentait cette recherche était un admirable tueur de temps.
J’eus recours à d’autres exercices. C’est ainsi que je me créai, sous mes paupières, la vision artificielle d’un damier, sur lequel j’entrepris, en jouant double, d’interminables parties d’échecs. Mais une fois que je fus devenu expert à ce dressage fictif de mes yeux, ce jeu me parut insipide. Il ne pouvait y avoir, dans les parties, de réel conflit, puisque c’était, en fait, le même partenaire qui jouait dans les deux camps. Je tentai en vain de scinder ma personnalité en deux moitiés, qui s’opposeraient l’une à l’autre. Mais je ne pus y réussir. C’était toujours le même homme qui jouait, et aucune ruse ou stratégie ne pouvait utilement fonctionner contre lui-même.
Le temps éternel me pesait cependant de plus en plus. Alors j’abordai le jeu avec les mouches.
Ces mouches étaient pareilles à toutes les autres. Elles filtraient dans la cellule avec l’étroit rais de lumière, dans sa lueur grise et confuse. J’appris ainsi que les mouches avaient le goût du jeu. Couché sur le sol, je traçais du doigt, par exemple, sur le mur qui était devant moi, une ligne fictive, distante du sol d’environ trois pieds. Lorsque les mouches venaient, en volant, se poser sur le mur, au-dessus de cette ligne, je les laissais en paix. Si, au contraire, elles descendaient au-dessous, je faisais mine de vouloir les attraper. J’avais soin, cependant, de ne pas leur faire de mal et, avec le temps, elles connurent aussi bien que moi où était placée la ligne imaginaire.
Et voici le plus surprenant. Lorsqu’elles voulaient jouer, elles venaient, exprès, se placer au-dessous de cette ligne. Je les chassais, et elles revenaient encore. Il arrivait souvent qu’une mouche répétait le même jeu, une heure durant. Lorsqu’elle avait assez de ce sport, elle allait se reposer en territoire neutre, au-dessus de la ligne de démarcation.
Douze à quinze mouches vivaient ainsi dans ma compagnie. Une seule d’entre elles ne s’intéressait pas au jeu. Elle s’y refusait obstinément. Du jour où elle avait compris la pénalité encourue lorsqu’elle descendait au-dessous de la ligne, elle avait évité avec soin de venir se promener dans la zone interdite.
Cette mouche était visiblement un être morose, un caractère triste. Elle avait, comme les hôtes humains de la prison, une dent contre ce bas monde. Elle ne jouait pas non plus avec ses compagnes. Et pourtant elle était vigoureuse et d’une excellente santé. Je l’étudiai avec soin, et longuement, et je puis assurer que son opposition à tout amusement était une question de tempérament moral et non de nature physique.
Je connaissais toutes mes mouches, je vous l’affirme, sur le bout du doigt. J’étais stupéfait de discerner la multitude des différences qui existaient entre elles. Oui, chacune d’elles avait sa personnalité bien tranchée. Elles se distinguaient les unes des autres par leur taille, leur différence de force, la rapidité diverse de leur vol, leur talent à éluder ma poursuite, à piquer droit comme un trait, vers un but donné, ou à voler en tournant avant de l’atteindre, lorsqu’elles fuyaient ma main qui les chassait de la fameuse zone.
Des particularités plus subtiles, trahissant des caractères dissemblables, existaient pareillement entre elles. Il y en avait une, particulièrement grosse et mauvaise, qui se mettait parfois à tournoyer comme une vraie furie. Tantôt elle s’attaquait à moi, et tantôt à ses compagnes. Une autre… Vous avez vu, dans un pré, un poulain ou un veau lever subitement le derrière, en une ruade imprévue, et partir au triple galop, droit devant lui. Affaire de donner un exutoire à sa vitalité débordante et à son humour. Eh bien, il y avait une mouche (c’était, soit dit en passant, la meilleure joueuse de toutes) qui n’avait d’autre plaisir que de venir rapidement se poser, trois ou quatre fois de suite, sur mon tabac. Et, lorsqu’elle avait réussi à éluder le coup attentif et velouté de ma main, elle entrait en une telle animation, en une telle joie, qu’elle s’élançait dans l’air à toute vitesse, et se mettait, virant et tournoyant, volant de droite et volant de gauche, à célébrer, triomphante, autour de ma tête, la victoire qu’elle avait remportée sur moi.
J’ai fait sur mes mouches, sur leur manière d’être, sur leur mode de jeu, bien d’autres observations dont je ne veux pas vous importuner plus longtemps. Mais, de tous les faits qu’il m’a été donné d’observer et qui ont réellement, durant cette première période de cellule solitaire, détendu souvent mon esprit, qui m’ont fait paraître les heures un peu moins longues, il en est un qui est toujours demeuré présent à ma mémoire. La mouche morose, qui ne jouait jamais, vint, en un instant d’oubli, se poser une fois sur l’endroit tabou et fut aussitôt capturée par ma main. Lorsque je l’eus relâchée, vous me croirez si vous voulez, elle me bouda une heure durant !
Ainsi se traînait le temps interminable. Je ne pouvais toujours dormir et, quelle que fût leur intelligence, je ne pouvais toujours jouer avec mes mouches. Car des mouches, au total, ne sont que des mouches, et j’étais un homme, avec un cerveau d’homme. Et ce cerveau, actif, entraîné à penser, bourré de culture intellectuelle et de science, monté sans cesse à haute tension, bouillonnait sans répit. Il voulait l’action et j’étais condamné à une totale passivité.
Avant mon emprisonnement, je m’étais livré, durant mes vacances, à d’intéressantes recherches chimiques sur la quantité de pentose et de pentose-de-méthylène que contient le raisin des vignes d’Asti. Tout était terminé, sauf quelques dernières expériences. Quelqu’un les avait-il reprises et avaient-elles été couronnées de succès ? J’étais sans cesse à me le demander.
L’univers était mort pour moi. Aucune nouvelle importante ne filtrait jusqu’à ma cellule. La science, au dehors, marchait à grands pas, et je m’intéressais à des milliers de choses. Telle était la théorie de l’hydrolysis de caséine, traitée par la trypsine, que j’avais le premier émise, et que le professeur Walters avait vérifiée dans son laboratoire. De même avait collaboré avec moi le professeur Schleimer, pour la recherche du phystostérol dans les mélanges des graisses animales et végétales. Le travail commencé devait certainement se poursuivre. Avec quels résultats ? La pensée de toute cette activité à laquelle je ne pouvais plus prendre part, et qui se continuait au delà des murs de ma cellule, de ces murs qui m’en séparaient seuls, était affolante. Durant ce temps, aplati sur le sol, je jouais avec les mouches !
Tout, cependant, en mon noir sépulcre, n’était pas silence.
Dès le début de ma détention, j’avais entendu, à plusieurs reprises et à intervalles réguliers, résonner de petits coups étouffés. Venant de plus loin, j’en avais entendu d’autres, plus sourds et plus faibles encore. Continuellement ils étaient interrompus par les grognements du geôlier de garde. Parfois, quand les coups s’obstinaient trop longtemps, d’autres gardiens étaient appelés et, par les bruits plus violents qui s’ensuivaient, je savais qu’on mettait à des hommes la camisole de force.
L’affaire s’expliquait sans peine. Je savais, comme tous les détenus de San Quentin, que les deux hommes en cellule solitaire étaient Ed. Morrell et Jake Oppenheimer. C’étaient ces mêmes hommes qui conversaient ensemble, en cognant du doigt contre le mur, et, pour cela, ils étaient punis.
Leur code alphabétique devait être fort simple, il n’y avait pas à en douter. Et pourtant il n’avait pour moi aucun sens. J’usai, pour le déchiffrer, de nombreuses heures et combien de vains efforts. Quand j’en eus trouvé la clef, il me parut enfantin, et plus simple encore l’artifice employé par eux des coups frappés, qui m’avait d’abord tout déconcerté. A chaque conversation, ils changeaient la lettre de début de leur alphabet, ce qui le modifiait. Souvent, en pleine conversation, ils opéraient cette mutation.
C’est ainsi qu’il vint un jour où je saisis leur alphabet, à l’initiale exacte, et où j’écoutai et compris deux phrases très claires. La fois suivante, je ne pus déchiffrer un seul mot.
Oh ! cette première fois !
— Dis, Ed… que donnerais-tu maintenant pour papier brun et paquet Bull Durham ? demandait celui qui donnait les coups les plus éloignés.
Je faillis crier tout haut ma joie. J’avais autour de moi de la société ! Et il existait un moyen de communiquer avec elle !
Avidement, mon oreille se tendit et les autres coups, plus proches, que je devinais provenir d’Ed. Morrell, répondaient :
— Je ferais volontiers vingt heures de suite dans la camisole pour un tout petit paquet.
Puis vint le grognement du gardien, qui l’interrompit par ces mots :
— Assez ! Morrell !
Les profanes seraient peut-être tentés de croire qu’un condamné à vie a subi le pire et que, par suite, un simple gardien n’a aucune qualité ni aucun pouvoir pour le contraindre à obéir, quand il lui défend de parler. Eh bien, non ! Il reste la camisole. Il reste la faim. Il reste la soif. Il reste les coups. Et totalement impuissant à se rebiffer est l’homme enclos dans une cellule.
Le tapotement cessa. Puis, quand il reprit, au cours de la nuit suivante, je me trouvai tout déconcerté. Mes co-détenus avaient modifié la lettre initiale de leur alphabet. Mais j’en avais saisi la base et, au bout de quelques jours, les mêmes signes employés la première fois s’étant renouvelés, je compris à nouveau. Je ne perdis pas de temps en politesses.
— Holà ! frappai-je.
— Holà ! étranger… répondit Morrell, en frappant à son tour.
Et, d’Oppenheimer :
— Bienvenue à toi dans notre cité.
Ils étaient curieux de savoir qui j’étais, depuis combien de temps j’avais été mis en cellule, et pourquoi. Mais j’éludai toutes ces questions, pour leur demander de m’apprendre tout d’abord la clef qui leur permettait de modifier à leur gré leur code alphabétique. Quand j’eus bien compris, nous commençâmes à causer.
Ce fut un grand jour dans notre existence mutuelle. Les deux condamnés étaient trois désormais. Ainsi qu’ils me le dirent par la suite, ils ne se confièrent à moi, cependant, qu’après un certain temps, où l’on me mit à l’épreuve. Ils craignaient que je ne fusse un « mouton », placé là pour leur tirer adroitement les vers du nez. On avait déjà fait le coup à Oppenheimer, et il avait payé cher la confiance qu’il avait mise dans l’émissaire du gouverneur Atherton.
Je fus fort surpris — et agréablement flatté — d’apprendre que mes deux compagnons de misère n’ignoraient pas mon nom, et que ma réputation d’incorrigible endurci était venue jusqu’à eux. Jusqu’en ce tombeau vivant, qu’Oppenheimer occupait depuis dix ans, ma gloire — mon modeste renom si vous préférez — avait pénétré !
J’avais beaucoup à leur conter, et des faits divers de la prison, et du complot d’évasion des quarante condamnés à vie, et de la recherche de la dynamite, et des machinations scélérates de Cecil Winwood. Tout cela était pour eux de l’inédit. Les nouvelles, me dirent-ils, pénétraient parfois, goutte à goutte, dans leur cellule, par le truchememt des gardiens. Mais, depuis deux mois, ils n’avaient rien su. L’équipe de service actuelle était particulièrement méchante et hargneuse.
A plusieurs reprises, ce jour-là, nous reprîmes avec nos doigts la conversation, non sans encourir force malédictions et menaces des gardiens effectuant leur ronde. Mais c’était plus fort que nous ; nous ne pouvions nous taire. Les trois enterrés vivants avaient tant de choses à se dire, et si exaspérément lent était notre mode de converser !
— Tais-toi pour l’instant, me fit savoir Morrell. Attends que « Tête-de-Tourte » prenne ce soir la garde. Il dort presque constamment et nous pourrons alors causer tout notre saoul.
Tête-de-Tourte était un vilain homme, fort méchant, malgré toute sa graisse. Mais cette graisse fut bénie de nous, car elle l’alourdissait au point qu’il éprouvait sans cesse le besoin de pioncer. Néanmoins, notre tapotement incessant dérangeait son sommeil et l’irritait, et il n’arrêtait point de ronchonner contre nous. Lorsqu’une ronde passait, ses grognements alertés haussaient leur diapason et nous étions, tous en chœur, abreuvés d’injures.
Oh ! combien nous parlâmes, cette nuit-là ! Combien le sommeil était loin de nos yeux !
Lorsque vint le jour, nous fûmes dénoncés pour le bruit que nous n’avions cessé de faire et nous dûmes payer l’écot de notre petite fête. Le capitaine Jamie, en effet, parut sur le coup de neuf heures, avec une bonne escorte, et nous fûmes enlacés dans la camisole de force. Vingt-quatre heures sans répit, jusqu’au lendemain matin neuf heures, nous en subîmes la torture, ficelés et impuissants, à même le sol, sans manger ni boire. Ce fut la rançon de notre nuit bienheureuse.
Nos gardiens, oh, oui ! étaient des brutes. Et, devant leur brutalité, nous devions nous-mêmes, pour pouvoir vivre, nous transformer en brutes. De même qu’un dur labeur rend les mains calleuses, de même les mauvais geôliers font les prisonniers mauvais.
En dépit de la camisole de force, qu’en punition il nous fallait revêtir, nous continuâmes donc à converser, principalement la nuit, où la surveillance se relâchait parfois. Et que nous importaient à nous la nuit et le jour, tellement tous deux se ressemblaient ?
C’est ainsi que nous nous racontâmes, les uns aux autres, beaucoup de l’histoire de nos vies. Durant de longues heures, Morrell et moi, couchés sur notre paillasse, nous écoutions Oppenheimer nous épeler, des coups lointains et perceptibles à peine de ses doigts, toute son existence. Depuis le temps de ses jeunes ans, qu’il avait vécus dans un bouge de San Francisco ; depuis ses années d’apprentissage au vice, parmi les bandes de mauvais garnements, quand, gamin de quatorze ans, il était garçon de courses de nuit et parcourait la ville à la lueur des petites lumières rouges ; jusqu’à sa première infraction aux lois, qui fut découverte, puis, tout à la suite, ses vols et ses brigandages, la trahison d’un complice, qui le fit incarcérer, et ses rouges assassinats, dans les murs mêmes de la prison.
Jake Oppenheimer avait été dénommé le « Tigre humain ». Sobriquet qu’avait forgé quelque sale reporter, et qui survivra à la mort de celui qui en fut gratifié. Quant à moi, j’ai trouvé en Jake Oppenheimer tous les traits d’une belle et vraie humanité. Il était fidèle à ses amis et loyal. Il lui était arrivé de subir de durs châtiments, plutôt que de témoigner contre un camarade. Il était brave et savait souffrir. Il était capable de sacrifice — je pourrais vous en donner une preuve indéniable, mais c’est une histoire qui nous entraînerait trop loin. L’amour de la justice était en lui une frénésie. Les meurtres qu’il avait commis dans la prison étaient dus entièrement à ce sentiment extrême de la justice. C’était un cerveau magnifique, que toute une vie passée sous les verrous et dix ans de cellule n’avaient pas obscurci.
Morrell, non moins bon camarade, était lui aussi, un splendide esprit.
Sur le seuil de la tombe, je ne crains pas de le proclamer bien haut, sans être pour cela taxé de présomption, les trois plus nobles cerveaux que contenait la prison de San Quentin, du gouverneur Atherton jusqu’au dernier domestique, étaient les trois hommes qui pourrissaient de compagnie, dans ces trois cachots.
A l’heure suprême où, regardant en arrière, je repasse l’examen de tout ce que j’ai vu, de tout ce que j’ai connu dans ma vie, la vérité me force à déclarer que les esprits les plus fortement trempés sont aussi les plus indociles. Les stupides, les couards, tous ceux qui n’ont pas l’âme inflexiblement droite et une juste conscience de ce qu’ils valent, ceux-là font des prisonniers modèles.
Jake Oppenheimer, Ed. Morrell ni moi, ne sommes point de ce nombre, et j’en rends grâce aux dieux !
L’enfant, dont l’esprit n’a pas encore été tourmenté par la vie, possède, à son plus haut degré, la faculté d’oublier. Chez l’homme, pouvoir oublier est la marque d’un esprit sain et maître de lui, tandis que l’obsession de ceci ou de cela est l’indice d’un cerveau déséquilibré. C’est pourquoi, dans ma cellule, je m’efforçais, avant tout, d’annuler ma souffrance et mes rancœurs. Pour cela, je jouais avec les mouches ou je faisais avec moi-même mes parties d’échecs, ou je conversais des doigts.
Mais je n’oubliais qu’en partie. D’autres souvenirs plus lointains, comme je l’ai dit, remontaient sans cesse en moi. C’étaient ceux d’autres temps et d’autres lieux, dont mon enfance avait conservé la mémoire. Ces souvenirs inconscients d’un être qui vient de naître méritent-ils qu’on les élimine avec dédain, comme n’ayant aucun sens ? Ou bien ne sont-ils pas un résidu précieux, emmuré dans les lobes du cerveau, comme le condamné l’est dans sa cellule ?
On a vu de ces condamnés, graciés, ressusciter à la vie et lever les regards à nouveau vers le soleil. Alors, pourquoi ces remembrances d’enfant ne pourraient-elles se réveiller, elles aussi, et ces autres vies, jadis vécues, ressusciter à nos yeux ?
Que peut-on faire pour cela ? Par notre seule volonté, ou à l’aide de l’hypnotisme, dédoubler notre être conscient, nous extérioriser complètement de notre vie actuelle ? Alors les portes bien closes de notre cerveau s’ouvriraient, toutes grandes, et le passé resurgirait soudain au soleil. Telles sont les pensées qui me hantaient sans trêve, dans ma cellule.
Mais laissez-moi d’abord vous conter une étrange et authentique aventure.
C’était tout là-bas, au Minnesota, dans la vieille ferme où je suis né. J’allais alors vers mes six ans. Un jour, vint un missionnaire pour la Chine, qui était récemment de retour aux États-Unis et que le Conseil directeur des Missions envoyait chez les fermiers, afin d’y quêter. On lui offrit l’hospitalité de la nuit.
Après le dîner, comme nous étions tous rassemblés dans la cuisine, et tandis que ma mère s’apprêtait à me déshabiller pour me mettre au lit, le missionnaire sortit de sa poche des photographies de la Terre Sainte qu’il nous montra.
Tout à coup — il y a longtemps que je l’aurais oublié, si je n’avais entendu mille fois, par la suite, mon père raconter le fait aux auditeurs ébahis — tout à coup, à l’aspect d’une de ces photographies, je jetai un cri. Après quoi, je la regardai avec ardeur tout d’abord, puis d’un air désappointé.
A la première impression — c’est ce que je répondis quand on m’interrogea — elle m’avait paru tout à fait familière. Aussi familière que si eût été représentée dessus la ferme de mon père. Puis elle m’avait semblé complètement étrangère.
Cependant, comme je m’étais remis à la regarder, l’impression première, d’un lieu bien connu de moi, me revint, et reprit le dessus dans mon cerveau d’enfant.
— La Tour de David… dit le missionnaire à ma mère.
— Non ! m’écriai-je d’un ton assuré.
— Tu prétends que ce n’est pas son nom ? demanda le missionnaire.
Je fis un signe de tête affirmatif.
— Alors, mon petit, son nom, quel est-il ?
— Son nom… commençai-je.
Mais je ne pus continuer et, en bredouillant, j’achevai :
— J’ai oublié…
Je me tus un instant, repris dans mes mains la photographie et déclarai :
— Cette tour n’est plus pareille à ce qu’elle était autrefois. On l’a beaucoup arrangée.
A ce moment, le missionnaire tendit à ma mère une autre photographie.
— Voilà, dit-il, où j’étais il y a six mois.
Et, faisant un signe du doigt :
— Ceci est la Porte de Jaffa. Sous elle je suis passé, pour monter de là, tout droit, à la Tour de David. Les autorités compétentes sont d’accord sur cette identification. El Kul’ah, l’appelait-on…
Ici, j’interrompis à nouveau et, désignant sur la gauche de la photographie des piles ruinées de maçonnerie :
— Non, là était la porte dont vous parlez. Le nom que vous venez de dire est celui que lui donnaient les Juifs. De mon temps, on l’appelait autrement. On l’appelait… J’ai encore oublié ce nom…
— Écoutez le gosse ! s’exclama mon père, en riant. Ne croirait-on pas, à l’entendre, qu’il y est réellement allé ?
Je hochai la tête sans répondre, car je savais bien, quoique tout me parût différent de ce que j’avais vu, que j’y étais effectivement allé.
Mon père riait toujours, à gorge déployée. Quant au missionnaire, il pensait que je voulais me moquer de lui.
Il me tendit une troisième photographie.
Elle représentait un paysage âpre et dénudé, sans arbres presque, ni végétation, un ravin rocheux, où étaient groupées quelques misérables masures en pierres plates, avec des toits en terrasse.
— Maintenant, petit, me dit le missionnaire d’un ton railleur, qu’est ceci ?
Instantanément, je répondis :
— Samarie !
Mon père battit des mains, avec allégresse, ma mère semblait toute étonnée des choses bizarres qui se passaient, et le missionnaire, de plus en plus persuadé qu’on se moquait de lui, ne cachait pas son irritation.
— L’enfant a raison, dit-il. C’est bien Samarie, en Terre Sainte. J’ai moi-même traversé ce village, et c’est en souvenir que j’ai acheté cette photographie. L’enfant en aura vu d’autres exemplaires. C’est tout ce que cela prouve.
Mon père et ma mère affirmèrent le contraire.
Je pris la parole.
— Ici encore, l’image est différente de ce que j’ai connu… Je m’efforçais en moi-même de reconstituer, tant d’après la photographie que d’après ma mémoire, le paysage tel que j’en avais souvenance. Son allure générale, ni la ligne d’horizon des collines, ne s’étaient modifiées. Je désignai du doigt ce qui avait changé. Les maisons, dis-je, n’étaient pas à la même place, mais ici, à peu près. Les arbres étaient plus nombreux. Il y en avait tout un bois et, çà et là, des touffes d’herbe, avec beaucoup de chèvres. Il me semble que je les vois encore, et deux jeunes bergers qui les conduisaient. Je vois… je vois aussi, à cet endroit, un tas de vagabonds. Ils n’ont pour vêtements que des guenilles. Ils sont tous malades. Leur figure, leurs mains, leurs jambes sont autant de plaies…
Le missionnaire sourit, moins fâché, et déclara :
— L’enfant, à l’église ou autre part, a entendu parler du miracle de la guérison des lépreux… Combien étaient présents, de ces vagabonds malades ?
Dès l’âge de cinq ans, j’avais su compter jusqu’à cent. Je fixai ma pensée sur le groupe que j’évoquais et je répondis :
— Ils sont dix. Ils se démènent, en agitant leurs bras, et crient, et hurlent après d’autres hommes qui les regardent et les entourent.
— Et de ces hommes, ils ne s’approchent pas ?
Je secouai la tête.
— Non, ils s’en tiennent à l’écart, comme si quelque chose de fâcheux, qui est en eux, le leur interdisait.
— Continue, continue petit… reprit le missionnaire. Est-ce tout ? Et celui qui se trouve en face d’eux, que fait-il ?
— Il s’est arrêté devant eux. Et tout le monde, comme lui, s’est arrêté. Les jeunes chevriers se sont approchés pour voir. Tout le monde regarde.
— Et puis encore ?
— C’est tout. Les malades s’en retournent chez eux. Ils ne gesticulent plus, ils ne hurlent plus. Ils ne paraissent plus malades. Moi, je me dresse tout droit sur mon cheval et je regarde comme les autres.
Mes trois auditeurs, du coup, éclatèrent de rire.
Alors je me mis en colère et je m’écriai, avec énergie :
— Oui, je suis sur mon cheval, je suis un homme, et j’ai au côté une grosse épée.
— Il s’agit visiblement, expliqua le missionnaire à mes parents, des dix lépreux que le Christ rencontra sur la route de Jérusalem, et qu’il guérit. L’enfant aura vu cette scène célèbre reproduite sur l’écran de quelque lanterne magique. Souvenez-vous…
Mais mon père ni ma mère n’avaient aucun souvenir que j’eusse jamais vu de lanterne magique.
— Mettez-le à l’épreuve une quatrième fois, suggéra mon père.
Le missionnaire me passa une quatrième photographie, que j’examinai avec soin. Je déclarai :
— Ce paysage est tout différent du précédent… Une colline est au centre de cette photographie ; il y en a d’autres, dans le lointain… Vers la droite, une route agreste, des jardins, des arbres, des maisons abritées derrière de gros murs de pierre… Vers la gauche, des trous dans des rochers, où sans doute on enterrait les morts… Ici, un endroit où l’on jetait des pierres aux gens jusqu’à ce qu’ils soient tués… Je ne l’ai jamais vu faire… On me l’a seulement raconté.
— Mais cette colline centrale… interrogea le missionnaire, en me montrant celle pour qui la photographie semblait avoir été prise. Peux-tu, petit, nous dire son nom ?
J’hésitai et hochai la tête.
— J’ai oublié. Mais je me souviens que là on exécutait les condamnés.
— Parfait ! Très bien ! approuva le missionnaire. Toutes les autorités savantes, les archéologues les plus compétents sont d’accord avec lui. La colline est le Golgotha et son faîte la Place des Crânes, soit à cause des crânes des condamnés qu’on y abandonnait, soit parce que lui-même est chauve et dénudé comme un crâne. La ressemblance est frappante, veuillez le remarquer. C’est là que l’on crucifia…
Il se tourna directement vers moi et, tout de go, demanda :
— Nous diras-tu, jeune savant, qui a été crucifié en cet endroit ? Le vois-tu aussi, celui-là ?
Je le voyais, oh, oui ! Mon père, quand plus tard il racontait cette histoire, disait que mes yeux se dilatèrent alors étrangement.
Pourtant je ne répondis point à la question qui m’était posée. Je me contentai de secouer la tête, avec obstination, et je dis seulement :
— Ce nom, je ne le prononcerai point, parce que vous vous moqueriez de moi. Oui, je vois celui dont vous voulez parler… Je le vois, et des tas d’hommes autour de lui, et deux autres condamnés, à sa droite et à sa gauche… On les clouait sur trois croix, et cela prenait beaucoup de temps. J’ai vu… Mais je ne dirai pas son nom… Vous me diriez que je mens. Cependant je ne mens jamais. Demandez à papa et à maman. Si je mentais, ils m’extirperaient mes mensonges par de bonnes fessées.
De ce moment, le missionnaire ne put tirer de moi un seul mot. Vainement il tenta de me séduire, en faisant défiler devant moi tout un jeu de photographies, en présence desquelles tourbillonnait dans mes yeux et dans ma mémoire une ruée d’images retrouvées. Des phrases, que je retenais d’un air grognon, me démangeaient la langue. Mais je tenais bon.
J’embrassai mon père et ma mère, en leur souhaitant une bonne nuit. Et, tandis que je quittais la pièce pour m’en aller dormir, le missionnaire conclut :
— On en fera sûrement un érudit de premier ordre sur les questions bibliques. A moins qu’avec la magnifique imagination dont il est si précocement doué, il ne devienne un grand romancier…
Ce missionnaire était stupide et ses prophéties idiotes. La preuve en est que je suis ici, à Folsom, au Quartier des Assassins, en train d’écrire ces lignes et attendant qu’on sorte Darrell Standing de sa cellule, puis qu’on essaye de l’envoyer dans les ténèbres, au bout d’une corde. Prétention qui me fait hausser les épaules !
Non, je ne devais devenir ni un théologien, ni un romancier. J’en fus même tout le contraire : expert agronome, professeur agronome, spécialiste dans la science de l’élimination des mouvements inutiles, savant en l’art de diriger une ferme et d’en tirer un rendement maximum, travailleur de laboratoire, penché sur le microscope et l’étude des infiniment petits. Mais pas théologien et romancier pour un centime. Le missionnaire s’était fichu le doigt dans l’œil.
Et je suis assis dans cette cellule de la prison de Folsom, où je m’arrête un instant d’écrire ces Mémoires, pour écouter, dans la lourdeur d’un chaud après-midi, le calme et apaisant bourdonnement des mouches dans l’air assoupi. Ce ne sont point mes mouches de San Quentin et celles-ci ne me connaissent pas. Et je n’ai plus pour compagnon, dans le Quartier des Condamnés à mort, où je suis incarcéré, Jake Oppenheimer, et Ed. Morrell ; mais à ma droite, Joseph Jackson, le nègre assassin, et à ma gauche Bambeccio, l’Italien meurtrier. En ce moment même, passent et repassent, devant la grille de mon guichet, les bribes de phrases qu’ils s’envoient à voix basse, d’une grille à l’autre, et qui ont trait aux vertus antiseptiques du tabac à chiquer, dans son application sur les plaies, qu’il cicatrise.
Dans ma main levée, je tiens mon stylographe en suspens, et je songe qu’au cours de mes vies antérieures, d’autres mains de moi-même ont, dans les siècles passés, tenu et dirigé des pinceaux à encre, des plumes d’oiseaux taillées et tous les instruments ingénieux dont l’homme s’est, depuis l’Antiquité la plus reculée, servi pour écrire. Et je trouve encore du temps à perdre pour me demander curieusement si ce missionnaire n’a jamais eu, comme moi, dans sa première enfance, la notion d’existences évanouies.
Revenons maintenant à San Quentin.
Après que j’eus appris le code secret de conversation avec mes deux co-détenus et que je m’en fus distrait quelque temps, je recommençai à souffrir de ma solitude et de la contemplation de moi-même.
Je tentai alors, afin d’échapper au présent, en dédoublant ma pensée et mon être, de l’auto-hypnotisme. Je n’obtins qu’un demi succès. Mon subconscient, en reprenant sa liberté, se mettait incontinent à dérailler, sans ordre et sans cohésion, en mille fantaisies désordonnées, dignes tout au plus d’un vulgaire cauchemar. Je ne pouvais arriver à classer ces évocations indisciplinées, à mettre de l’ordre dans les faits et les personnages.
Ma méthode d’auto-hypnose était la simplicité même. Assis, les jambes croisées, sur ma paillasse, je me mettais à regarder un fétu de paille, que j’avais appliqué sur le mur de ma cellule, à l’endroit où la clarté était la plus vive. Je fixais longuement ce point brillant, dont j’approchais insensiblement mes yeux, jusqu’à ce que mes prunelles se brouillassent. Je détendais en même temps toute autre volonté et m’abandonnais à une sorte de vertige, qui ne manquait pas de s’emparer de moi. Un instant arrivait où je me sentais vaciller. Alors je fermais les yeux et, basculant en arrière, je me laissais, inconsciemment, choir sur le dos, sur ma paillasse.
De ce moment, pendant un temps variable, qui allait de dix minutes à une demi-heure, et jusqu’à une heure, j’errais et vagabondais à travers tous les souvenirs accumulés de mes réapparitions vitales sur cette terre. Mais, comme je l’ai dit, temps et lieux se succédaient trop rapidement, et trop confusément, dans mon cerveau.
Tout ce que je savais, lorsque je revenais à moi, c’est que Darrell Standing était le lien qui reliait entre elles toutes ces visions bizarres, dansantes et titubantes. Et c’était tout. Je n’arrivais pas à revivre entièrement, dans le temps et dans l’espace, aucun de mes rêves, si je puis appeler ainsi ces évocations.
C’est ainsi, par exemple, qu’au bout d’un quart d’heure de mon hypnose, j’avais l’impression, presque simultanée, de ramper et de mugir dans le limon primitif, et de voler à travers l’air, en plein vingtième siècle, sur le monoplan de mon ami Haas. Réveillé, je me souvenais fort bien qu’au cours de l’année qui précéda mon incarcération à San Quentin, j’avais, en effet, volé avec Haas au-dessus du Pacifique, à Sainte-Monique. Par contre, je n’avais aucune mémoire d’avoir rampé et mugi dans le limon préhistorique. Pourtant, en raisonnant, je me persuadais que l’une et l’autre action devaient être pareillement réelles, puisque toutes deux s’étaient en même temps offertes à ma mémoire. L’une, seulement, était plus lointaine que l’autre, et c’est pourquoi son souvenir s’était oblitéré.
Ah ! quel kaléidoscope de vives et mystérieuses images se succédaient dans mon cerveau, en ces heures d’auto-hypnose, dans ma cellule !
Je me suis assis au palais des grands de la terre, comme bouffon, scribe et homme d’armes, et Roi moi-même, la couronne au front, à la place d’honneur de la table. J’ai réuni, derrière les murs épais de mon palais, le pouvoir temporel, symbolisé par le glaive que je tenais dans ma main et par les innombrables soldats que j’avais sous mes ordres, et le pouvoir spirituel, dont témoignaient les moines encapuchonnés et les gras abbés qui s’asseyaient à table au-dessous de moi, lampaient mon vin à grands traits et se gorgeaient de mes viandes. Parfois, d’une voix solennelle, je jugeais, grave comme la mort. Je condamnais, selon la gravité de l’infraction ou du crime, et j’imposais la mort légale à des hommes qui, comme Darrell Standing dans sa prison de Folsom, avaient outragé la loi.
Je me voyais, alternativement, portant autour du cou le collier de fer des esclaves, en de froides régions désolées, ou, sous les nuits tropicales et parfumées, aimé de belles princesses de sang royal, tandis qu’autour de nous des esclaves noirs agitaient l’atmosphère assoupie, à l’aide de grands éventails de plumes de paon. Parmi le glouglou des fontaines et sous les calmes ramures des palmiers, on entendait, au loin, flotter dans l’air le cri des chacals et le rugissement des lions.
Tantôt, perdu dans les steppes glacées de l’Asie, je me réchauffais les mains devant de grands feux, faits d’excréments séchés de chameaux. Et, presque aussitôt, je me retrouvais dans le torride désert d’Afrique, couché à l’ombre maigre des buissons de sauge, tachetés de soleil, près de puits désséchés. Je haletais, la langue sèche, après une goutte d’eau, tandis qu’autour de moi s’alignaient, classés ou étiquetés dans des bocaux d’alcali, la multitude des ossements d’hommes et de bêtes, qui avaient péri comme j’allais le faire, de chaleur et de soif.
J’étais écumeur de mer, assassin soudoyé et pirate, ou moine érudit et savant, courbé, dans la quiétude paisible de sa cellule, sur les pages manuscrites, de parchemin, d’énormes volumes, antiques et moisis. Le monastère où j’étais reclus était perché au faîte et dans les anfractuosités de hautes falaises vertigineuses, et, à l’heure du crépuscule, j’apercevais au-dessous de moi, sur les pentes inférieures de la montagne, les paysans peiner encore parmi les vignes et les oliviers, ou ramenant des pâtures les chèvres bêlantes et les vaches qui meuglaient.
Puis, soudain, chef barbare, entraînant à ma suite des hordes hurlantes, je conduisais d’innombrables files de chariots, par des routes défoncées, et je foulais le roc d’antiques cités oubliées. Je me battais furieusement, sur ces champs de bataille d’antan. Pas même lorsque le soleil était au terme de sa course, le rouge carnage ne cessait. Il se continuait durant les heures de nuit, sous les étoiles qui brillaient au ciel. Et la fraîcheur du vent nocturne, refroidi aux lointains pics neigeux sur lesquels il avait passé, n’arrivait pas à sécher la sueur de la bataille.
Hardi nautonier, grimpé au faîte des mâts qui oscillent sur le pont des navires, je me plaisais à contempler au-dessous de moi l’eau de la mer, transparente sous le soleil, où des forêts écarlates de corail chatoyaient au fond des abîmes, couleur de turquoise. Puis, redescendant au gouvernail, j’amenais mon bateau, d’une main sûre, dans l’abri paisible, étincelant comme un miroir, de golfes calmes, à l’entrée desquels le flot se brise éternellement, avec un bruit sourd, sur les récifs à fleur d’eau de ces mêmes coraux.
Plus proche dans son origine, était une autre réincarnation, qui fréquemment s’opérait en moi. Celle des jours de mon enfance. Je redevenais le petit Darrell Standing qui, à la ferme paternelle, courait pieds nus, dans l’herbe humide de la rosée printanière. Ou, comme aux froids matins d’hiver, j’allais, avec mes mains couvertes d’engelures, porter le foin aux bestiaux dans la tiède étable, qu’emplissaient leurs fumantes haleines. Et il me semblait me rasseoir, le dimanche, devant le prédicateur, écoutant, avec un effroi enfantin de la splendeur et de la terreur de Dieu, les discours extravagants qu’il débitait des joies de la Jérusalem Nouvelle et des affres horribles du feu de l’Enfer.
D’où me venaient ces visions, tandis que dans ma cellule je m’effondrais sur le dos, après avoir longtemps fixé un fétu de paille, brillant dans un rais de soleil ?
Moi, Darrell Standing, né et élevé dans un coin perdu de campagne du Minnesota, jadis professeur d’agronomie, puis prisonnier incorrigible à San Quentin et aujourd’hui condamné à mort, dans la prison de Folsom, moi, Darrell Standing, qui vais bientôt mourir par la corde, en Californie, je n’ai certainement jamais, en cette existence présente, aimé de filles de roi. Jamais je n’ai trôné, le glaive en main. Jamais je n’ai navigué sur les flots, ni mêlé ma voix à celle des matelots, s’enivrant de liqueurs fortes et chantant joyeusement leur chanson de mort, tandis que, dans la tempête, le navire bondit vers le ciel ou s’écrase aux abîmes, et que, partout, au-dessus, au-dessous et autour de lui, l’eau bouillonne sur les récifs aux dents noires.
Comment, alors, ai-je pu connaître toutes ces choses ? Elles sont hors de mon expérience en cette vie. Et pourtant elles jaillissent de mon cerveau, comme le mot « Samarie ! » s’échappa de mes lèvres d’enfant, devant une photographie qu’on me montrait.
On ne peut créer rien de rien. Pas plus qu’il ne m’était possible de tirer du néant les trente-cinq livres de dynamite que me réclamaient le capitaine Jamie et le gouverneur Atherton, je ne puis avoir fabriqué, de toutes pièces, ces visions. Elles étaient latentes dans mon esprit et je ne fais que les extraire au jour.
[6] Titre donné arbitrairement à ce roman, par les éditeurs anglais, et sous lequel il paraît outre-Manche. C’est sur le désir instant de Mrs Jack London que les traducteurs ont rétabli, pour l’édition française, le titre du volume américain : Le Vagabond des Étoiles, que Jack London affectionnait tout particulièrement.
Telle était ma situation irritante, dont je ne parvenais pas à sortir.
Je savais qu’il existait en moi une Golconde de souvenirs latents d’autres existences. Mais j’étais impuissant à fouiller et à extérioriser ces trésors. En dépit de tous mes efforts, je ne parvenais qu’à voltiger, à tort et à travers, parmi ces souvenirs.
Je comparais mon cas avec celui du pasteur Stainton Moses, qui affirmait avoir antérieurement incarné saint Hippolyte, Plotin, Athénodore et, plus près de nous, Grocyn, qui fut un des amis d’Erasme[7]. Et je ne doutais pas que les déclarations de Stainton Moses ne fussent véridiques. Il avait réellement personnifié tous ces hommes, dans la longue chaîne de ses incarnations.
[7] Saint Hippolyte, évêque grec, martyrisé en 240. Plotin, philosophe néo-platonicien, né en Égypte vers 205, mort en Campanie en 270 ; il suivit en Perse l’empereur Gordien et se fixa à Rome, sous l’empereur Philippe. Athénodore, philosophe stoïcien, né à Tarse, en Asie Mineure. Erasme, célèbre érudit, philosophe et poète, philosophe stoïcien, né à Rotterdam en 1467, mort à Bâle en 1536.
Les expériences du Français, le colonel de Rochas, me confirmaient dans ces pensées et m’attiraient plus particulièrement. J’en avais lu le récit, fort novice encore en ces matières, pendant les quelques loisirs que me laissaient mes anciennes occupations. Il racontait qu’en employant des « sujets » idoines, il avait, au cours du sommeil hypnotique, pénétré leurs anciennes personnalités.
Tel avait été le cas d’une nommée Joséphine, qui habitait Voiron, dans le département de l’Isère. Il lui avait fait revivre sa vie et ses aventures d’adolescente, puis son enfance, l’époque où elle tétait encore sa mère, et celle même où elle était enclose au sein qui l’avait engendrée. Remontant plus outre, il avait pénétré dans ses incarnations antérieures, notamment dans celle où son être, mélangeant les sexes, avait animé un vieillard acariâtre et grossier, un certain Jean-Claude Bourdon, longtemps soldat au 7e régiment d’artillerie, à Besançon, où il était mort à l’âge de soixante-dix ans, paralysé et alité depuis longtemps déjà. — Oui, oui, parfaitement…
Et le colonel de Rochas, interrogeant à son tour le fantôme hypnotisé de ce Jean-Claude Bourdon, l’avait suivi, lui aussi, jusqu’au germe de sa vie, palpitant aux ténèbres du sein maternel. En sorte qu’il avait ultérieurement retrouvé une autre vieille femme, nommée Philomène Carteron[8].
[8] Albert de Rochas : Les Vies successives, pages 66 à 89. (Chacornac, éditeur).
Mais, en dépit de mon bout de paille, luisant dans le rais de lumière au mur de ma cellule, je n’arrivais pas à réaliser de semblables précisions de mes personnalités passées. Découragé, je finis par me persuader que la mort seule mettrait un peu de lumière et de cohérence dans le chaos où je me débattais.
Pourtant le flux de la vie ne cessait pas de couler en moi, avec énergie. Malgré ses souffrances abominables, Darrell Standing se refusait à mourir encore. Il déniait au gouverneur Atherton et au capitaine Jamie le droit de le tuer.
J’ai toujours aimé la vie et la résistance vitale qu’il y a en moi m’avait seule pu donner la force d’exister encore. Par elle seule j’étais dans cette cellule, à manger et boire quand même, à penser et à rêver, et à écrire ces lignes, en attendant l’inévitable corde qui mettra fin à l’actuel et éphémère chaînon de mes existences.
L’heure n’était pas éloignée, cependant, où je pénétrerais ce mystère qui me tourmentait, où je connaîtrais comment je devais agir, pour voir et savoir. Je vous conterai cela tout à l’heure…
Le gouverneur Atherton et le capitaine Jamie en furent la cause première, et voici comment.
Sans doute avaient-ils éprouvé une recrudescence de panique, à la pensée de la dynamite qu’ils croyaient toujours fermement avoir été cachée. Bref, je les vis reparaître, certain jour, dans mon obscure cellule, et ils me signifièrent sans ambages qu’il fallait parler ou que, sinon, je serais mis en camisole jusqu’à ce que j’en meure. Ils ajoutèrent qu’ils agissaient ainsi parce que tel était leur bon plaisir et qu’officiellement ils ne courraient pas le moindre risque du plus léger blâme. Ma mort serait inscrite sur les registres de la prison, comme due à des causes naturelles, et leurs chefs diraient : Amen.
O vous, mes chers concitoyens, qui vous dorlotez dans le coton, il faut me croire, je vous prie, quand je vous affirme que l’on tue des hommes dans les prisons aujourd’hui comme il a toujours été fait depuis que les prisons existent !
Je n’ignorais pas ce qu’était la camisole et tout ce que ce mot contenait d’effroi, de souffrance et d’agonie. J’avais vu les plus robustes y être mis à bas, certains d’entre eux y être estropiés pour la vie, et ceux mêmes dont la sève physique avait résisté, jusque-là, aux atteintes de la tuberculose dépérir ensuite, et mourir en six mois, de cette même tuberculose.
J’ai connu Wilson, dit l’Homme-aux-yeux-de-travers, qui était sujet à des faiblesses de cœur et qui, au bout d’une heure seulement, mourut dans la camisole, tandis que le stupide médecin de la prison l’observait en souriant. J’en ai connu un autre qui, après une demi-heure, avoua tout ce qu’on voulait lui faire dire, le faux comme le vrai, ce qui lui valut estime et confiance et, durant des années, toutes les faveurs qui s’ensuivirent.
Enfin, j’ai ma propre expérience. Tandis que j’écris ces lignes, près d’un millier de cicatrices marquent mon corps. Elles me suivront à la potence. Et si je devais vivre encore cent ans, cent ans je les conserverais, sans qu’elles s’effacent.
O mes concitoyens, ô vous qui tolérez tous ces chiens pendeurs, vous qui les payez et leur permettez de lacer en votre nom des malheureux dans la camisole de force, laissez-moi vous expliquer un peu de quoi il s’agit, car vous l’ignorez sans doute. Alors vous comprendrez comment, à force de souffrances, je me suis, vivant, enfui de cette vie et, devenu maître de l’espace et du temps, j’ai pu m’envoler hors des murs de ma géhenne, jusqu’aux étoiles.
Vous avez déjà vu, je suppose, de ces bâches en grosse toile ou en caoutchouc, dont les bords sont garnis de solides œillets de cuivre ? Imaginez, avec ses œillets, une de ces toiles, longue de quatre pieds et demi environ. Sa largeur n’atteint pas entièrement le tour complet d’un corps humain, dont l’étoffe suit à peu près le dessin. C’est ainsi qu’elle est plus large aux épaules et au bassin, plus étroite à la taille et aux jambes.
Cette toile est étendue par terre. L’homme qui doit être puni, ou torturé pour qu’il avoue, reçoit l’ordre de s’allonger dessus, le visage contre terre. S’il refuse, on le frappe. Alors, il s’exécute.
L’homme est donc à plat ventre sur le sol. Les bords de la camisole sont ramenés l’un vers l’autre, de façon à venir se rejoindre le long de son échine. Une corde, qui fait l’effet d’un lacet de bottine, est alors passée à travers les œillets et, toujours selon le même principe, l’homme est lacé dans la toile.
Seulement on le lace plus étroitement que vous, ni personne, ne faites certainement de votre pied. C’est ce qu’on appelle, dans le langage des prisons, le ficelage. Parfois, si les geôliers sont naturellement cruels et vindicatifs, ou quand l’ordre en vient d’en haut, ils assurent un ficelage plus serré, en mettant leur pied sur le dos de l’homme et en s’y arc-boutant, à mesure qu’ils lacent.
Si vous avez parfois, par inadvertance, serré trop fort le lacet de votre soulier, vous n’avez pas manqué d’éprouver bientôt une vive douleur, au cou-de-pied, où la circulation du sang est arrêtée. Si vous persistez, la douleur devient rapidement insupportable, à ce point qu’il vous faut absolument donner du jeu au lacet et détendre la pression. Parfait.
Supposez maintenant, essayez d’imaginer que c’est votre corps tout entier qui subit cette pression, votre torse surtout, où sont votre cœur, vos poumons, tous les organes vitaux, enserrés si terriblement qu’ils vous semblent cesser de fonctionner.
Je me souviens encore de la première fois où je subis le supplice de la camisole. C’était au début de mon incorrigibilité, peu de temps après mon entrée dans la prison, alors que, dans toute ma vigueur, je tissais à l’atelier mes cent yards de jute par jour, et terminais mon ouvrage avec une avance moyenne de deux heures sur le délai fixé. Oui, je fabriquais mes sacs de jute en quantité bien supérieure à ce qu’on exigeait de moi.
Le prétexte invoqué, ainsi qu’en font foi les registres de la prison, fut qu’il se trouvait dans le tissu des sautes et des brisés, en un mot que mon ouvrage ne valait rien. C’était idiot, bien entendu.
La raison réelle qui me fit faire cette première connaissance avec la camisole fut que, nouveau venu dans la prison, je m’indignai, expert comme je l’étais en l’art d’éliminer le travail inutile, du gâchage de temps et d’efforts dont j’étais témoin. J’en fis quelques observations à l’inepte chef du tissage, qui ignorait tout de son métier.
Furieux, il me fit appeler, lors d’une tournée d’inspection du capitaine Jamie, et exhiba à celui-ci, comme étant mon œuvre, des pièces d’étoffe ignobles. J’eus beau nier, je ne fus pas cru. Trois fois, la même exhibition se renouvela. Le troisième appel devait être puni selon les règlements. La punition se traduisit par vingt-quatre heures de camisole.
On me fit descendre aux cachots et je reçus l’ordre de m’étendre sur la toile, la face vers le sol. Je refusai. Alors, pour me faire céder, un des geôliers, nommé Morrisson, m’enfonça ses pouces dans la gorge. Un autre, nommé Mobins, convict lui-même, mais passé homme de confiance, me frappa des poings, à plusieurs reprises. Finalement, je cédai et fis ce qu’on me demandait. Ma résistance avait déplu à mes bourreaux et, pour cela, ils serrèrent le lacet d’un cran de plus. Puis ils me roulèrent sur le dos, comme ils eussent fait d’une souche de bois.
La première impression ne me sembla pas bien terrible. Ils refermèrent, en s’en allant, la porte de mon cachot, firent basculer les leviers des verrous, en grand fracas et cliquetis, et me laissèrent dans l’obscurité complète. Il était onze heures du matin.
Pendant quelques minutes, je n’éprouvai rien d’autre qu’une incommode constriction de tout le corps, laquelle me parut devoir se calmer lorsque je m’y serais habitué.
Mais ce fut le contraire qui arriva. Mon cœur se mit à battre violemment et il me sembla que mes poumons étaient, soudain, devenus impuissants à absorber une quantité d’air suffisante pour me permettre de respirer. Cette sensation d’étouffement que j’éprouvais était terrifiante. A chaque battement de mon cœur, il me semblait que celui-ci était près d’éclater et, à chaque aspiration, que mes poumons allaient se rompre.
Au bout d’une demi-heure (je n’avais pas encore l’expérience de la camisole et cette demi-heure fut estimée par moi à plusieurs heures), je me pris à crier, à pousser des hurlements d’effroi, à rugir, en une véritable démence d’agonisant. De sourde d’abord, la douleur avait passé à l’état aigu. Je me croyais en proie à une pleurésie artificielle, et je recevais dans le cœur une série de coups de poignard.
Mourir nettement n’est rien. Mais cette mort lente et raffinée était affolante. Comme une bête sauvage, prise dans un piège, j’éprouvais des frénésies d’épouvante et j’éclatais, après de courts répits de silence, en nouveaux hurlements et rugissements. Jusqu’à ce que je me rendisse compte que ces exercices vocaux ne faisaient qu’aggraver les coups de poignard au cœur et consommer encore plus de l’air raréfié de mes poumons.
Je me tus et m’imposai de me tenir désormais tranquille. J’y parvins, à force de volonté, durant un temps qui me parut éternel et qui certainement ne dépassa pas un quart d’heure. Alors je fus saisi d’un vertige, mon cœur battit à faire éclater la toile et, à demi asphyxié, je perdis tout contrôle de moi-même. Cris et hurlements reprirent de plus belle, et j’appelai au secours.
Au beau milieu de cette crise, j’entendis une voix qui sortait du cachot voisin. Elle filtrait à travers l’épaisseur des murs et me parvenait à peine.
— Ferme ta gueule ! disait-elle. Tu m’embêtes, sais-tu ?
— Je me meurs… criai-je.
— Ça n’est rien… T’en occupe pas ! fut la réponse.
— Je suis en train de mourir… réitérai-je.
— Alors, de quoi te plains-tu ? riposta la voix. Quand tu seras crevé, tu ne souffriras plus… Et puis, croasse si ça t’amuse, mais pas si fort ! Tout ce que je demande, c’est que tu ne troubles pas mon beau sommeil…
Cette sèche indifférence de mes souffrances m’irrita et je repris la maîtrise de moi. Je n’articulai plus que des grognements étouffés. Cette nouvelle phase dura un temps infini. Dix minutes peut-être. Et mes tortures prirent une autre forme.
C’étaient maintenant des aiguilles et des épingles qui foisonnaient dans tout mon être, et le transperçaient de part en part, de leurs innombrables et imperceptibles piqûres. Je tins bon et demeurai calme. Puis les picotements cessèrent et firent place à un engourdissement général, qui me parut mille fois plus effrayant. Je recommençai à crier.
Mon voisin recommença à se plaindre.
— Impossible, bon Dieu ! de fermer l’œil… Dis donc, camarade, je ne suis pas plus heureux que toi… Ma camisole est aussi étriquée que la tienne ! C’est pourquoi je veux dormir et oublier…
— Depuis combien de temps es-tu dedans ? interrogeai-je.
Je croyais, en mon for intérieur, et songeant aux siècles de souffrance qui semblaient s’être écoulés pour moi, que cet homme si calme était là depuis quelque cinq minutes.
Il répondit :
— Depuis avant-hier.
— Depuis avant-hier dans la camisole ?
— Parfaitement, frère.
Je m’exclamai :
— Oh ! mon Dieu !
— Mais oui, frère. Depuis cinquante heures sans discontinuer. Et tu ne m’entends pas piailler et hurler. Ils m’ont ficelé, leurs pieds dans mon dos. Je suis boudiné, tu peux m’en croire… Tu n’es point le seul, tu vois, à ne pas être à ton aise. Tu te plains, et il n’y a pas une heure qu’on te l’a mise…
Je protestai :
— Tu fais erreur. On me l’a mise depuis bien des heures et bien des heures.
— Frère, c’est de l’imagination. Tu le crois de bonne foi, mais il n’en est rien. Je t’assure qu’il n’y a pas une heure. Je les ai entendus qui te laçaient.
Cela me paraissait incroyable. En moins d’une heure, j’avais déjà subi mille morts. Et mon voisin, si maître de lui, dont la voix était si équilibrée, l’esprit si calme qu’en dépit de ma mauvaise impression première j’en ressentais comme un bienfaisant apaisement, était en camisole depuis cinquante heures !
Je demandai :
— Pendant combien de temps encore vont-ils te garder ici ?
— Le Seigneur seul le sait. Le capitaine Jamie a une dent contre moi. Il ne me relâchera pas avant que je ne sois sur le point de tourner de l’œil. Maintenant, frère, je vais te donner un bon tuyau. Le mieux à faire, comme je le disais, est de fermer les yeux et d’oublier. Crier et hurler ne valent rien. Tâche, par exemple, de te souvenir successivement de toutes les femmes que tu as connues. En voilà pour un bon bout de temps. Il se peut que tu sentes ta tête tourner. Laisse-la tourner. Ce sera encore du temps dévoré. Et quand tu auras fini de penser à tes femmes, songe à tous les bougres qui ont tenté de te les souffler. Réfléchis à ce que tu leur aurais fait, s’ils étaient tombés sous ta main, à ce que tu leur feras un jour, si jamais tu les retrouves.
L’homme qui me parlait ainsi s’appelait Philadelphie Red. C’était un récidiviste qui purgeait cinquante ans de réclusion, pour vol à main armée, en pleine rue d’Alameda. Il avait accompli déjà douze ans. Il fut du nombre des quarante conjurés que vendit Cecil Winwood. Sa position, qui s’améliorait, en fut reperdue du coup. C’est un homme d’âge mûr, et il est toujours à San Quentin. S’il survit, il sera un vieillard, le jour où on lui rendra la liberté.
Je vécus, sans en mourir, mes vingt-quatre heures de camisole. Mais jamais, depuis, je ne me suis retrouvé le même homme. Je ne parle pas tant de mon état physique. Encore que, le lendemain matin, quand on me délaça, j’étais à demi paralysé et me trouvais dans un tel état de prostration que les gardiens durent m’envoyer des coups de pied dans les côtes, pour me faire relever et mettre à quatre pattes. C’est moralement et mentalement que j’étais surtout transformé.
Le traitement brutal et odieux, que j’avais subi, m’humiliait et me révoltait à la fois. J’en avais perdu le sens de la justice. Une telle façon d’agir n’adoucit pas un homme. L’amertume et la haine avaient germé dans mon cœur, et elles se sont, depuis, sans cesse accrues avec les années.
Quand je songe, mon Dieu ! à tout ce que les hommes m’ont fait ! J’étais loin de penser, ce matin-là, quand je fus relevé à coups de pied, qu’une époque viendrait où vingt-quatre heures de camisole de force ne seraient rien pour moi ; que, terminées, cent heures de cette même camisole me trouveraient souriant ; que deux cent cinquante heures du même supplice amèneraient encore le même sourire sur mes lèvres !
Oui, durant deux cent quarante heures. Cher et douillet concitoyen, sais-tu que ces deux cent quarante heures équivalent à dix jours et dix nuits ? Tu hausses les épaules, en déclarant que, nulle part dans le monde civilisé, dix-neuf cents ans après la venue du Christ, n’ont lieu de pareilles horreurs. Je ne te demande pas de le croire. Je ne le crois pas moi-même. Je sais seulement que je les ai subies à San Quentin, et que je leur ai survécu, pour me gausser de mes bourreaux et les contraindre à se débarrasser de moi, à l’aide d’une corde et d’une potence, sous prétexte que j’ai, d’un coup de poing, fait saigner le nez de l’un d’eux. J’écris ces lignes en l’an de grâce 1913, et, en ce même an de grâce 1913, il y a, dans les cachots de San Quentin, d’autres hommes, couchés et ficelés, comme je le fus, dans des camisoles de force.
Jamais je n’oublierai, ni dans cette vie, ni dans celles qui lui succéderont, l’adieu de Philadelphie Red, quand on le délivra, ce matin-là, en même temps que moi, après soixante-quatorze heures de camisole.
Tandis qu’on me poussait, tout chancelant, dans les corridors, il me jeta :
— Eh bien, frère, tu le vois, que tu n’en es point mort et que tu remues encore.
— Toi, Red, ferme ça ! grogna le sergent.
— Oublie ce mauvais quart d’heure ! reprit Red.
Le sergent se fâcha. Il menaça :
— Red ! J’aurai raison de toi !
— Crois-tu ? riposta Philadelphie Red, avec douceur.
Puis sa voix soudain se fit rauque et sauvage :
— Tu n’es qu’un propre à rien, abruti ! Livré à toi-même tu aurais été incapable, dans la vie, de te gagner jamais un déjeuner, et encore moins d’obtenir la place que tu occupes ici. C’est ton père qui t’a poussé. Et l’on sait par quels procédés infects ton père a lui-même fait sa situation !
La scène était grandiose. L’homme torturé s’élevant au-dessus de son bourreau et bravant les coups auxquels il s’exposait.
Puis, se retournant vers moi :
— Au revoir, frère ! dit Philadelphie Red. Au revoir et conduis-toi bien désormais. Aime bien notre gouverneur. Si tu as l’occasion de le rencontrer, ne manque pas de lui conter que tu m’as vu et que, dans la camisole, je n’ai pas flanché…
Le sergent était pourpre de rage et ce fut moi qui payai, de plusieurs horions et coups de pied, pour les quolibets de Philadelphie Red.
Me voilà donc, dans ma cellule numéro 1, en butte à une recrudescence de menaces de la part du gouverneur Atherton et du capitaine Jamie.
— Voyons, Standing, me déclara le gouverneur, il faut en finir une bonne fois, avec cette dynamite, ou je te ferai périr dans la camisole ! D’autres, plus intelligents que toi, m’ont avoué ce qu’on leur demandait, avant qu’il ne fût trop tard pour eux. C’est un choix à faire. La dynamite ou sauter le pas !
— Alors, répondis-je, je sauterai le pas, puisque je ne sais rien de la dynamite.
Le gouverneur mit sur-le-champ ses menaces à exécution. La toile fut étendue par terre.
— Couche-toi, Standing ! ordonna-t-il.
J’obéis, car j’avais appris que c’était folie de résister à trois ou quatre colosses réunis. Je fus étroitement lacé et on me donna cent heures à faire. Toutes les vingt-quatre heures, on me permettait de boire un verre d’eau. Pour la nourriture, je n’en éprouvais nulle envie, et d’ailleurs on ne m’en offrit pas. Vers le terme de la centième heure, le médecin de la prison, le docteur Jackson, examina, à plusieurs reprises, ma condition physique.
Mais j’avais trop pris déjà l’accoutumance de la camisole, pour qu’une simple séance, durât-elle cent heures, pût attaquer gravement ma constitution. Sans parler des subterfuges musculaires que j’avais découverts et qui me permettaient de carotter un peu d’espace, tandis qu’on me laçait.
Je me relevai, affaibli. Sans doute me prit-on encore un peu de vie. Mais je sortis de cette épreuve harassé et rompu, rien de plus.
Après un jour et une nuit qui me furent accordés pour récupérer mes forces, je fus gratifié d’une seconde séance, celle-là de cent cinquante heures. Il en résulta chez moi un engourdissement physique général et, pour mon cerveau un abrutissement inconscient. Je réussis ainsi à voler au temps de longues heures de sommeil.
Puis le gouverneur Atherton essaya de diverses variantes. On me donna, à intervalles irréguliers, de la camisole et de la récupération de forces. Je ne savais jamais quand je devais entrer ou ne pas entrer en camisole. Tantôt j’avais dix heures de repos et j’en faisais vingt dans ma toile ; tantôt on ne me laissait que quatre heures pour respirer. En pleine nuit, alors que je m’y attendais le moins, ma porte s’ouvrait violemment et l’équipe de relève me laçait. Ou bien encore, pendant trois jours et trois nuits consécutives, huit heures de camisole alternaient régulièrement avec huit heures de récupération. Et, juste au moment où je commençais à m’habituer à ce rythme de mon supplice, on le modifiait soudain et on m’infligeait, d’un seul tenant, deux jours et deux nuits de camisole.
Toujours, durant ce temps, revenait l’éternel leitmotiv :
— Où est la dynamite ?
Et toujours, ne sachant à quel Saint se vouer, le gouverneur Atherton passait, de l’excès de sa colère, à des supplications presque. Toujours il faisait miroiter à mes yeux mille avantages, si je me décidais à parler.
Le docteur Jackson, maigre et sec comme un coup de trique, et qui n’avait de la médecine qu’une légère teinture, se montrait sceptique sur les résultats du traitement expérimenté avec moi. Il persistait à affirmer que la camisole, si souvent qu’on en usât, ne parviendrait pas à me tuer. Plus il affirmait cette opinion, plus le gouverneur Atherton se piquait au jeu et continuait.
— Les types de ce calibre, déclarait-il, sont des durs à cuire, c’est entendu. Mais je serai plus tenace encore. Tu m’entends bien, Standing, ce que tu as encaissé jusqu’ici n’est qu’un jeu d’enfant auprès de ce qui t’attend ! Tu ferais mieux de t’épargner ce qui te pend au nez. Tu sais que je suis homme de parole. Je t’ai dit déjà : « La dynamite ou la mort ! » Rien n’est changé. Fais ton choix.
Tandis que Face-de-Tourte, le pied dans mon dos, serrait dur et que, de mon côté, je gonflais mes muscles pour tricher sur l’espace respirable, je tentai de balbutier :
— Je vous répète que ce n’est pas pour mon plaisir que je m’obstine à me taire. Il n’y a rien à avouer. Je couperais moi-même, en cet instant, ma main droite, pour avoir la satisfaction de vous conduire auprès de n’importe quelle dynamite.
Atherton ricana :
— C’est bon, c’est bon… J’en ai déjà vu des comme toi, qui ont des crampons dans la tête, pour s’accrocher envers et contre tous à leur marotte. Tu es comme les chevaux rétifs. Plus on tape dessus, plus ils se rebiffent. Allons, Jones, serre encore un peu, je t’en prie ! Un cran de plus !… Standing, si tu n’avoues pas, tu y laisseras ta peau. C’est mon dernier mot.
A ce régime, je connus que sa rigueur même avait sa compensation. Plus l’homme s’affaiblit, moins il est susceptible de sentir la souffrance. La douleur s’émousse dans un corps débile. Les hommes les plus forts sont ceux aussi sur qui les maladies sont les plus violentes, on sait cela. Et, à mesure que l’énergie vitale se consume, les réactions sont moins aiguës. C’est ce qui se passa en moi. Je devins, peu à peu, une sorte de loque filamenteuse et inerte, qui s’obstinait à vivre.
Morrell et Oppenheimer, qui savaient quel traitement je subissais, en étaient navrés pour moi. Ils m’envoyaient, par d’incessants tapotements, leurs conseils et leurs marques de sympathie. Oppenheimer me disait qu’il avait connu pire encore, et que pourtant il n’en était point mort.
— Ne leur permets pas de te dominer, Standing ! épelait-il des doigts. Tiens-leur tête et ne te laisse pas mourir. Ils en seraient bien trop ravis. Et surtout vends pas la mèche ! Moins que jamais !
Couché sur le dos, dans ma camisole, je ne pouvais répondre qu’avec le pied. Du bord de ma semelle, je tapotais en réponse :
— Il n’y a pas, je te l’ai déjà dit, de mèche à vendre. Je ne sais rien, rien, rien.
— Entendu et compris ! approuva Oppenheimer.
Et il continua, à l’adresse d’Ed. Morrell :
— Standing est épatant !
Comment voulez-vous que je pusse arriver à convaincre le gouverneur Atherton, puisque Oppenheimer lui-même ne savait qu’admirer ma force d’âme à garder mon secret ?
Lorsque je dormais, je me mettais aussitôt à rêver. Ces rêves avaient entre eux une remarquable cohésion. Échafaudés sur une base réelle, ils se rapportaient toujours à mon ancien métier d’agronome.
Souvent, il me semblait que je parlais devant une réunion de savants, assemblés pour m’écouter. Je leur lisais les documents mis en ordre par moi et qui avaient trait, soit à mes propres recherches, soit à celles d’autres confrères. Et, quand je me réveillais, si précis avait été mon rêve qu’il me semblait que ma voix sonnait encore à mes oreilles. Il me paraissait voir encore devant mes yeux les dactylographes tapant, sur du papier blanc, phrases et paragraphes de leur compte rendu.
Plus souvent, je voyais s’étendre devant mes regards, sur des centaines de milles vers le nord et vers le sud, d’immenses terres arables, sous un climat tempéré, assez semblable à celui de la Californie. La flore et la faune étaient également celles de ce pays. Et, dans tous mes rêves, remarquez-le bien, c’était toujours ce même décor au milieu duquel je me retrouvais.
D’ordinaire, je m’acheminais de longues heures, dans une voiture attelée de chevaux de montagne, parmi des prairies d’alfa, où paissaient des vaches de Jersey. J’arrivais ainsi à quelque village, perdu près d’un torrent desséché, et j’y quittais ma voiture pour prendre un petit chemin de fer à voie étroite, à l’aide duquel je continuais ma promenade. Et, chaque fois que je m’endormais, revenaient dans mes rêves la même voiture, le même petit chemin de fer, le même paysage, les mêmes arbres, les mêmes montagnes, le même village, les mêmes gués et les mêmes ponts.
Parmi cette région de cultures rationnelles, j’aménageais une ferme modèle, où j’installais une colonie de chèvres d’Angora. Puis, à chaque rêve nouveau, je suivais les progrès de mon exploitation, selon le temps écoulé et la saison.
Oh ! ces pentes montagneuses, couvertes de broussailles ! Comme elles se transformaient peu à peu ! A mesure que mes chèvres broutaient les halliers épais, le sol commençait à se dégager et des sentiers à s’y tracer. Seuls subsistaient les buissons trop hauts, où mes chèvres, en se dressant sur leurs pattes de derrière, ne pouvaient atteindre. Alors, un jour, des hommes arrivaient, pour continuer le défrichement. Ils abattaient à coups de hache les grands taillis, et les chèvres continuaient plus outre leur ouvrage.
Lorsque venait l’hiver, tous ces fagots secs, tous ces squelettes décharnés de l’ancienne végétation étaient mis en tas et brûlés. Et, au printemps, lorsqu’une herbe épaisse et verte avait poussé sur le sol renouvelé, j’arrivais avec mes troupeaux de bestiaux. Après leur passage, la terre était labourée, pour produire, l’année suivante, de riches moissons. De colline en colline, de pente en pente, de versant en versant, se poursuivait, toujours plus loin, l’œuvre de colonisation.
Oh ! ces rêves de la camisole, où sans cesse je retrouvais mes belles récoltes alternées, de froment, d’orge ou de trèfle, mûres pour la moisson, tandis que mes chèvres allaient toujours, en broutant, vers l’horizon !
Lorsque je ne dormais point, je m’efforçais, comme me l’avait conseillé jadis Philadelphie Red, d’accrocher mon idée à un homme et à une pensée.
C’était immanquablement vers Cecil Winwood que convergeaient mes idées. Vers le faussaire-poète qui, de gaieté de cœur, avait fait tomber sur moi toute cette calamité et qui, tandis que j’agonisais là, se promenait librement au soleil. Et mon cerveau, dès lors, ne le lâchait plus.
Je ne puis pas dire que je le haïssais. Non. Le mot serait trop faible. Il n’existe pas, dans la langue anglaise, d’expression capable de traduire ce que j’éprouvais pour lui. Ce que je puis dire seulement, c’est qu’un désir fou de vengeance me hantait sans trêve, et me rongeait le cœur d’une extraordinaire souffrance.
Durant des heures, j’échafaudais, à son intention, des plans et des variétés nouvelles de tortures. Celle qui me plaisait davantage était cette vieille farce qui consiste à lier au corps d’un homme, bien appliquée contre lui, une gamelle de fer dans laquelle on a préalablement mis un rat. Le rat n’a d’autre ressource que de se trouer lentement une issue à travers le corps de l’homme.
Vive Dieu ! comme je me délectais de cette pensée ! J’en étais devenu incroyablement amoureux. Jusqu’au jour où je réfléchis que ce supplice était trop aimable et trop rapide. Après de longues réflexions, je jugeai préférable de pratiquer sur Cecil Winwood une autre bonne farce, bien supérieure, et que les Maures ont, paraît-il, inventée…
Mais en voilà assez sur ce chapitre, et je me suis promis de n’en pas dire davantage sur les vengeances que je mijotais envers le gredin, dans l’affolement de mes souffrances.
C’est que la chose n’est point facile, de maîtriser la douleur corporelle par la seule force de l’esprit, de maintenir le cerveau à tel point serein qu’il oublie complètement la plainte atroce et le sanglot des nerfs torturés. J’appris à souffrir passivement, comme sans doute tous ceux qui ont passé par les étapes graduées de la camisole de force.
Une nuit, alors que je venais d’être relevé de cent heures de camisole, j’entendis tapoter. C’était Morrell qui me parlait.
— Où en es-tu ? me demandait-il. Tiens-tu toujours ?
J’étais plus faible que jamais et, quoique mon corps ne fût plus, tout entier, qu’une masse misérable et meurtrie, je me rendais compte à peine que j’avais un corps.
Je frappai, en réponse :
— Il me semble que je suis fini. Ils auront ma peau, s’ils continuent ainsi.
— Ne leur donne pas ce plaisir ! répliqua Morrell. Il y a pour toi un moyen de leur échapper. J’en ai fait moi-même l’expérience, pendant une période de cachot où j’avais Massie pour voisin. Lui et moi, nous fûmes saoulés de camisole. Je tins bon, tandis que Massie croassait à pleins poumons. Si je n’avais connu le bon truc, j’aurais fait comme lui. Voici quel il est. Écoute-moi. Il faut, pour l’essayer, être en état suffisant de faiblesse. Si on le tente, étant encore tant soit peu fort, on le rate et on ne veut plus, ensuite, en entendre parler. Ce fut le cas pour Jake. Il se portait trop bien. Naturellement, il échoua. Plus tard, lorsque vraiment mon système lui aurait été utile, ce n’était plus que du réchauffé. Impossible d’en rien tirer. En sorte que, maintenant, il le nie et prétend que je lui conte des blagues. Pas vrai, Jake ?
De la cellule 13, Jake Oppenheimer tapota :
— N’avale pas ça, Darrell ! C’est une couleuvre, et de taille encore…
— Vas-y, Morrell ! épelai-je des doigts. Raconte tout de même ton histoire.
— Ce que j’en ai dit est afin de t’expliquer pourquoi je ne t’ai pas, plus tôt, fait part de rien. Tu étais insuffisamment faible. Maintenant tu me parais à point et le système te rendra service. Quand tu connaîtras le secret, ce sera à toi de te dégrouiller. C’est une question de volonté. Si tu en as, tu réussiras. Trois fois j’ai mis le truc en pratique, et j’en parle en connaissance de cause.
Mes doigts dansèrent ardemment sur la cloison et je déclarai :
— Explique ! Explique-toi !
— Voici donc de quoi il s’agit. Il faut mourir artificiellement, oui, vouloir mourir. Tu ne comprends pas ? Évidemment. Patience ! Tu sais comment, quand tu es dans la camisole, ton bras, tes jambes ou telle autre partie de ton corps s’engourdissent. Ils s’engourdissent d’eux-mêmes et tu n’y es pour rien. Mais prends pour base cet exemple, et améliore-le. Procède ainsi : mets-toi à l’aise sur ton dos, aussi bien que tu le peux faire, et tout de suite, avant même que bras ou jambes s’ankylosent, tu commences à faire agir ta volonté. Mais, avant tout, il faut avoir la foi. Sinon, rien à espérer. Et ce qu’il est nécessaire que tu croies, c’est que ton corps est une chose et que ton esprit en est une autre. Ton esprit est tout. Ton corps, au contraire, ne compte pas. Il ne vaut pas même un pet de lapin. Il ne sert qu’à t’encombrer. Ton esprit lui commande de mourir. Tu commences l’opération par les deux orteils. Tu les fais mourir, l’un après l’autre, puis, après eux, tous tes doigts de pieds. Tu veux qu’ils meurent. Et, si tu as la foi et la volonté, ils mourront. Le début est le plus difficile. Quand le premier orteil est mort, le reste n’est plus que bagatelle. Car alors tu n’as plus, pour croire, à te tourmenter les méninges. Ta volonté opère sans peine pour le reste du corps. Je l’ai fait trois fois, je le répète. Je sais, Darrell. Le plus curieux, c’est que tandis que ton corps est en train de mourir, ton esprit n’en demeure pas moins lucide. Ta personnalité subsiste. Après tes pieds, tes jambes sont mortes. Puis les genoux. Puis les cuisses. Et, à mesure que monte la mort, tu es le même toujours. Ton corps seul abandonne la partie, morceau par morceau.
Je demandai :
— Et qu’arrive-t-il ensuite ?
— Lorsque tout ton corps est mort, bien mort, et que ton esprit se sent intact, tu n’as plus qu’à sortir de ta peau et à laisser derrière toi ta dépouille. Or, quitter cette dépouille c’est aussi quitter ta cellule. Les murs de pierre et les portes de fer sont faites pour garder les corps. Ils ne sauraient enclore les esprits. Trois fois je l’ai fait, et trois fois j’ai vu alors que mon « moi » était dehors, sa forme matérielle gisante sur le sol de mon cachot.
De treize cellules plus loin, Jake Oppenheimer cogna son rire.
— Ha ! ha ! ha !
— Tu le vois, reprit Ed. Morrell, c’est l’ennui avec Jake. Il ne croit pas. La fois où il a tenté le coup, il n’était pas, physiquement, assez faible. Il a échoué. En sorte qu’il prétend que je lui bourre le crâne.
— Quand on est mort, c’est pour de bon ! riposta Oppenheimer. Les morts ne reviennent pas à la vie.
— Mort, je l’ai été trois fois.
— Et tu es encore là, farceur, pour nous le raconter !
Ed. Morrell n’insista pas et se reprit à me parler.
— N’oublie pas, Darrell, que l’entreprise est scabreuse. Il y a des risques. Ainsi j’ai toujours eu cette impression bizarre, que si l’on venait enlever mon corps de ma cellule pendant que j’étais sorti de ce corps, je n’eusse plus, ensuite, été capable de le réintégrer. C’est-à-dire qu’alors ma carcasse serait morte pour de bon. Et cela, c’est une satisfaction que je ne tiens pas à donner au capitaine Jamie et aux autres. Mais reprenons notre affaire. Une fois que tu as réussi à abandonner ta dépouille matérielle, peu importe qu’on te laisse dans la camisole, un ou plusieurs mois durant. Tu ne souffres plus. Il y a des gens, tu le sais comme moi, qui ont été plongés en léthargie pendant toute une année. Ainsi en sera-t-il de ton corps. Lui seul demeure par terre, boudiné et ficelé dans la toile, en attendant ton retour. Telle est la ligne à suivre. Essaye.
— Et s’il ne revient pas dans son corps ? demanda Oppenheimer.
— Alors il est évident qu’il n’aura pas les rieurs de son côté. Ni moi non plus.
Ici, la conversation prit fin. Face-de-Tourte, qui ne dormait que d’une oreille, s’éveilla, d’un air chagrin. Il menaça Morrell et Oppenheimer de les signaler dans son rapport, le lendemain matin ; ce qui, pour eux, entraînerait une séance en camisole. Quant à moi, il crut inutile de me rien dire, sachant bien que, de façon ou d’autre, la camisole m’attendait.
Longtemps je demeurai étendu sur le dos, dans le silence et la nuit, oubliant ma souffrance tandis que je réfléchissais aux paroles d’Ed. Morrell.
Ce que j’avais tenté par des moyens d’auto-suggestion, et ce qui ne m’avait donné que des résultats imparfaits, la méthode si différente, contraire même, d’Ed. Morrell allait-elle me permettre de l’obtenir ? Grâce à elle, allais-je pouvoir pénétrer plus avant, et de façon plus précise, dans mes « moi » antérieurs ?
Je conclus que l’expérience valait tout au moins d’être tentée. L’homme de science que j’étais demeurait sceptique. Mais j’eus la volonté de croire. Je crus. Ce que Morrell affirmait avoir réussi, à trois reprises, je le réussirais à mon tour.
Peut-être cette foi, qui si facilement s’emparait de mon cerveau, était-elle le premier résultat de cette faiblesse physique que Morrell avait déclarée nécessaire ? Il ne me restait plus assez de force pour être sceptique et nier. Ce qui devait s’ensuivre prouva qu’il ne s’était point trompé.
Le lendemain matin, et ce fut ce qui acheva de me décider, le gouverneur Atherton pénétra dans mon cachot avec des intentions mauvaises, bien arrêtées.
Il était flanqué du capitaine Jamie, du docteur Jackson, de Face-de-Tourte et d’un nommé Al. Hutchins.
Hutchins purgeait une condamnation de quarante ans et faisait tout pour être gracié. De tous ses pareils, qui étaient passés hommes de confiance, il était le mieux en cour. Il était le chef des autres. Et vous vous rendrez compte que ce n’est pas une méprisable situation, quand vous saurez qu’à ce métier il se faisait trois mille dollars par an, de ses tours de bâton. Avec un homme comme lui, possédant un pécule de dix à douze mille dollars et une promesse de grâce dans sa poche, le gouverneur Atherton savait, quels que fussent ses ordres, qu’il pouvait compter être aveuglément obéi.
Le gouverneur, comme je l’ai dit, entra dans ma cellule avec des desseins meurtriers. Ils se lisaient sur son visage. Ses actes le prouvèrent.
— Examinez-le, ordonna-t-il au docteur Jackson.
Je dus me déshabiller, et ce misérable avorton m’arracha lui-même la chemise, incrustée de crasse, que je portais depuis mon arrivée dans ma cellule d’isolement. Il mit à nu mon pauvre corps dévasté, dont la peau était ridée comme un vieux parchemin. Partout elle était ravagée de plaies et de meurtrissures, provenant de mes nombreuses séances dans la camisole.
L’examen fut fait pour la forme, avec une impudente hypocrisie.
— Tiendra-t-il ? demanda le gouverneur Atherton.
— Oui, répondit Jackson.
— Comment est le cœur ?
— Magnifique !
— Vous estimez, docteur, qu’il peut supporter impunément dix jours consécutifs de camisole ?
— Certainement.
Le gouverneur Atherton eut un ricanement.
— Eh bien, moi, dit-il, je ne le crois pas. Mais cela ne nous empêchera pas de tenter l’expérience. A bas, Standing !
J’obéis, comme toujours, en m’allongeant, la face sur le sol, sur la toile étendue. Le gouverneur parut ruminer pendant un moment.
— Enroule-toi dedans ! finit-il par ordonner.
Je m’efforçai d’obéir. Mais telle était ma faiblesse que je ne pus que me tortiller en vain et que je demeurai aplati.
— Il faut l’y aider, commenta le docteur Jackson.
Atherton haussa les épaules.
— D’aide, dit-il, il n’en aura plus besoin, quand j’aurai fini avec lui. C’est bon ! Prêtez-lui la main. J’ai autre chose à faire que de perdre mon temps ici.
Je fus donc lacé, puis roulé sur le dos. Je fixai des yeux, dans cette position, le gouverneur Atherton, qui était en face de moi.
— Standing, prononça-t-il lentement, j’ai épuisé avec toi tous les bons procédés. En voilà assez ! Je suis lassé, dégoûté de ton entêtement. Ma patience est à bout. Le docteur Jackson, ici présent, affirme que tu es en état de supporter dix jours de camisole. Pèse bien ce que tu risques. Une dernière fois, je t’offre une chance. Dis-moi où est la dynamite. A l’instant précis où elle sera entre mes mains, j’ordonnerai qu’on te tire de cette cellule. Tu seras libre de prendre un bain, de te raser, et tu recevras des vêtements propres. Tu auras six mois pour te tourner les pouces, au régime d’excellente nourriture de l’Infirmerie. Après quoi, tu passeras homme de confiance et seras attaché à la Bibliothèque. Tu ne peux vraiment pas me demander d’être plus gentil que je ne suis. En parlant, tu ne vends personne. Tu es le seul à San Quentin qui sache où est la dynamite. Pas un de tes camarades n’en sera compromis. La conscience la plus chatouilleuse ne peut s’offusquer de te voir céder. Il n’y a donc que des avantages à ce que tu parles. Au cas contraire…
Il y eut un silence, et le gouverneur esquissa un geste significatif.
— Au cas contraire… Eh bien ! tu commenceras sur-le-champ les dix jours de camisole.
Cette perspective avait de quoi m’épouvanter. J’étais si débile que j’étais persuadé, non moins que le gouverneur Atherton, que ces dix jours équivalaient à un arrêt de mort.
En cette minute terrible, je me souvins fort à propos du système Morrell. L’instant, ou jamais, était venu de le mettre en pratique et d’avoir foi en lui. Je ne baissai pas les yeux et souris au gouverneur Atherton. Ce sourire était celui d’un croyant, et d’un croyant était la calme proposition que je lui formulai :
— Gouverneur ! Regardez mon sourire. Si, dans dix jours, lorsque je serai délacé, vous le trouvez encore sur mes lèvres, consentez-vous à me donner un paquet de Durham, et deux autres à Morrell et à Oppenheimer ?
— Les voilà bien, ces intellectuels ! grogna en sourdine le capitaine Jamie. Ils se croient supérieurs aux autres hommes et les bravent, dans leur orgueil.
Le gouverneur Atherton, qui était colérique de sa nature, éclata. Il prit ma proposition pour une bravade et clama :
— Ce que tu viens de dire, Darrell, te vaudra d’être serré d’un cran de plus !
— J’ai parlé sérieusement et en toute loyauté, gouverneur Atherton… répondis-je, sans me départir de mon calme. Vous pouvez commander qu’on me serre aussi étroitement qu’il vous plaira. Si, dans dix jours, j’ai encore ce même sourire… consentez-vous à nous donner à nous trois, moi, Morrell et Oppenheimer, les trois paquets de papier brun ?
Il riposta :
— Tu sembles bien sûr de toi !
— La foi la plus complète est entrée dans mon cœur.
— Tu t’es converti, alors ? ricana-t-il.
— Naturellement… Je prétends simplement qu’il y a plus de vie en moi que vous ne croyez et que, de cette vie, vous ne sauriez trouver le terme. Donnez-moi, à votre gré, cent jours de camisole. Après cent jours, en vous regardant, je sourirai encore.
— Cent jours… A quoi bon ? Après dix, tu auras démissionné de l’existence, et largement !
— Si c’est votre pensée, promettez-moi les trois paquets de tabac. Que risquez-vous ?
— Veux-tu plutôt, et tout de suite, mon poing dans la figure ?
— Si tel est votre bonheur, ne vous gênez pas, répliquai-je, toujours suave et convaincu. Et tapez fort ! Même en marmelade, ma figure saura vous sourire. Voyons ! n’hésitez pas… Acceptez plutôt le pari.
Il faut qu’un homme soit singulièrement bas et désespéré pour oser rire, comme je le faisais, en de telles circonstances, à la barbe du gouverneur. Ou plutôt, il faut qu’il ait une foi bien sincère dans la réalité de son offre.
Le capitaine Jamie parut sentir cette foi qui me soulevait tout entier.
— Je me souviens, dit-il, d’un ancien prisonnier, qui tenait de semblables propos. C’était un Suédois. Il y a de cela vingt ans et vous n’étiez pas encore ici, gouverneur. Cet homme en avait tué un autre, pour vingt-cinq cents[9]. Ce qui lui avait valu d’être condamné à mort. Il était cuisinier de son métier. Lui aussi avait la foi. Il racontait qu’un char d’or venait le prendre sur la terre, pour le conduire au ciel. Et, un beau jour, il s’assit sur le fourneau de la prison qui était chauffé à blanc, en chantant des cantiques et des « hosanna ! » tout en grillant. On l’en arracha, quand on l’y trouva. Deux jours après, il mourut à l’infirmerie. Il avait eu la chair brûlée jusqu’aux os. Mais, jusqu’à son dernier soupir, il affirma n’avoir point senti la chaleur.
[9] Monnaie qui vaut le centième du dollar américain.
— Et je vous dis, moi, fulmina Atherton, que nous forcerons Standing à se dégonfler !
Je réitérai mon défi :
— Alors, promettez le tabac !
En une telle colère était le gouverneur qu’il m’eût prêté à rire, si ma situation n’avait été aussi tragique. Il avait le visage convulsé, il serrait les poings, et je vis le moment où il allait tomber sur moi, à bras raccourcis.
Il fit un effort sur lui-même et redevint maître de lui.
— Il suffit, Standing ! Tu seras maté. Et, à défaut de tabac, je parie ma main à couper qu’en dépit de la solidité de ton coffre, tu ne souriras pas dans dix jours… Allons, mes petits, enroulez-le, et serrez, jusqu’à ce que vous entendiez craquer ses côtes ! Montre-lui, Hutchins, comme tu opères.
Je fus effectivement enroulé et lacé comme jamais encore je ne l’avais été. L’homme de confiance en chef me prouva, sans discussion possible, son habileté. J’essayai de carotter le plus d’espace réalisable. Mais je m’étais, depuis si longtemps, dépouillé de presque toute ma chair, mes muscles étaient réduits à des fibres tellement amorphes, que je fus incapable de subtiliser grand’chose. Le peu que je me ménageai, je l’obtins par une sorte de gonflement des jointures, à toutes les articulations des os de ma charpente. Encore en fus-je subtilement frustré par Hutchins, qui avait, par sa propre expérience, appris toutes les ruses de la camisole.
Ce misérable avait été un homme cependant. Mais on l’avait brisé sur la roue, et tout son moral s’était éteint en lui. Ses dix à douze mille dollars et sa liberté en perspective avaient fait de lui l’esclave du gouverneur. J’ai su, plus tard, qu’il y avait aussi une femme, demeurée fidèle, et qui l’attendait. Le facteur féminin explique bien des actes de l’homme, et des plus vilains.
Ce fut, en réalité, un véritable meurtre, accompli de propos délibéré, dont Hutchins se rendit, ce matin-là, coupable envers moi. Le pied sur mon dos, il tirait le lacet, toujours un peu plus, s’arrêtait, puis tirait encore. Il me semblait que ma charpente allait céder sous cette compression inusitée, que tous mes organes vitaux allaient s’anéantir. Je savais que je ne mourrais pas, oui, je le savais, et pourtant il me semblait que la mort était sur moi. La tête me tournait, mon sang battait à briser mes veines et mes artères, des ongles de mes orteils à la racine de mes cheveux.
— C’est assez serré, intervint, bien à contre-cœur, le capitaine Jamie.
— J’opine de même, déclara le docteur Jackson. Vous serreriez jusqu’à demain que le résultat sur lui serait le même. Ou il est tabou, ou il devrait être mort depuis longtemps.
Le gouverneur Atherton se pencha vers moi. Après maints efforts, il réussit à insérer son index entre la toile et mon dos.
Il fronça le sourcil, mit à son tour le pied sur mon corps et tira, de toutes ses forces, sur le lacet. Mais il ne put gagner quoi que ce soit en plus.
— Hutchins, dit-il, je tire mon chapeau devant vous ! Vous vous y connaissez supérieurement. Et maintenant retournez-le, afin que nous puissions voir sa binette.
On me roula sur le dos.
Je fixai des yeux le cercle des mes tortionnaires. Ce que je sais bien, c’est que si l’on m’avait lacé comme je l’étais, la première fois où je fus mis en camisole, j’en serais mort en dix minutes. Mais j’étais entraîné. J’avais derrière moi des milliers d’heures de ce supplice. Puis j’avais foi dans le système Morrell.
Goguenard, le gouverneur Atherton persifla :
— Ris donc, maintenant, damné que tu es ! Allons ris un peu ! Et commence par sourire, si tu le peux…
Mes poumons écrasés haletaient vers un peu d’air. Mon cœur menaçait d’éclater. Mon cerveau vacillait. Et pourtant un sourire à l’adresse du gouverneur Atherton se dessina sur mes lèvres.
La porte claqua, me laissant seul, sur le dos, dans la demi-obscurité de ma cellule.
Grâce aux nombreux artifices auxquels je m’étais éduqué dans mes séances de camisole, je réussis, en me tordant sur place, à avancer, pouce par pouce, jusqu’à ce que le bord de la semelle de mon soulier droit touchât un des murs de la cellule. J’en éprouvai une indicible allégresse. Je n’étais déjà plus tout à fait seul. Je pouvais causer avec Morrell et Oppenheimer.
Mais le gouverneur avait sans doute donné aux gardiens des ordres sévères. Car, bien que j’appelasse Morrell avec l’intention de lui annoncer que j’allais tenter la fameuse expérience, je n’obtins de lui aucune réponse. On l’empêcha de me parler. Je ne reçus, quant à moi, que des injures des gardiens. J’étais dans ma camisole pour dix jours, au delà de toute menace et de tout châtiment.
La sérénité de mon esprit, je m’en souviens, était complète à cette heure. Elle planait sur les souffrances, passivement supportées, de mon corps. Et cette sérénité n’allait pas sans une exaltation vers le rêve, qui était à son paroxysme. Je me sentais en excellente forme pour risquer la grande épreuve.
Je commençai à concentrer vers elle toutes mes pensées. En dépit des picotements que, par suite de l’arrêt normal de la circulation, je sentais dans tout mon corps, et de l’engourdissement qui en résultait, je dirigeai ma volonté vers l’orteil de mon pied droit. Je voulus qu’il mourût, qu’il mourût non de lui-même, mais par la seule volonté de moi qui lui commandais. Ce qui était complètement différent. Et il mourut.
Ce point acquis, le reste, comme me l’avait dit Morrell, fut aisé. L’opération fut lente, je le reconnais. Mais, doigt après doigt, les dix doigts de mes deux pieds cessèrent d’être. Puis, membre par membre, jointure par jointure, la mort progressive continua.
Elle monta d’abord des doigts jusqu’au cou-de-pied, puis jusqu’aux jambes et aux genoux. Telle était la fixité de ma pensée, et sa parfaite exaltation, que je ne connus même pas la joie de mon succès. Une seule préoccupation me tenait. J’ordonnais à mon corps de mourir, et il obéissait. Je m’adonnais à ma tâche avec tout le soin que met un maçon à empiler ses briques. Et cette tâche, qui m’absorbait tout entier, me paraissait aussi naturelle que peut sembler la sienne audit maçon.
Au bout d’une heure, la mort ascendante avait atteint mes hanches, et je continuais à vouloir qu’elle montât encore.
Lorsqu’elle atteignit le niveau du cœur, mon être conscient commença à s’obscurcir et fut pris de vertiges. Craignant qu’il ne s’égarât complètement, je tournai ma volonté vers mon cerveau, qui s’éclaircit de nouveau. Puis je recommençai à ordonner de mourir à mes épaules, à mes bras, à mes mains et aux doigts de mes mains. Ce dernier stage s’accomplit très rapidement.
Il n’y avait plus alors de vivant, dans mon corps, que ma tête et une petite partie de ma poitrine. Le fracas de mon cœur s’était éteint et les coups de marteau qu’il frappait avaient cessé. Il battait faible, mais régulier. Si j’avais, en un tel moment, souhaité quelque bonheur, je l’eusse découvert dans l’arrêt de mes sensations physiques.
Je me trouvais, moralement, dans un état assez semblable à celui qui est à cheval sur les frontières de la veille et du sommeil. Il me paraissait également que mon cerveau se dilatait de façon prodigieuse dans ma boîte cranienne, qui, elle, ne s’élargissait pas. J’avais par moments, dans les yeux, des éclats de clarté, pareils à des éclairs.
Cette dilatation de mon cerveau me rendait fort perplexe. Sa périphérie me semblait non seulement dépasser le réceptacle de mon crâne, mais continuer à s’étendre.
Simultanément, se déployaient autour de moi le temps et l’espace. J’avais les yeux fermés, et cependant j’avais conscience que les murs de ma cellule s’étaient reculés, au point qu’elle formait maintenant une vaste salle. Je songeai, durant une seconde, que si les murs de la prison avaient fait de même, ils devaient déborder bien au delà de San Quentin et se prolonger, d’un côté, jusqu’à l’Océan Pacifique, de l’autre, jusqu’aux Montagnes Rocheuses.
Je songeai aussi, et cela m’amusa, que si la matière pouvait pénétrer la matière, les murs de la cellule pouvaient aussi bien pénétrer ceux de la prison, passer au travers, et que je me trouverais ainsi, automatiquement, en liberté.
L’extension du temps n’était pas moins remarquable. Mon cœur ne battait qu’à intervalles éloignés. La fantaisie me prit, de compter les secondes entre chacun de ses battements. Je le fis avec sûreté et précision tout d’abord, et relevai, entre chacun d’eux, jusqu’à cent secondes. Puis il me parut que ces intervalles s’allongeaient démesurément, si bien que je me fatiguai de ce calcul.
Dans ce demi-rêve où j’étais, un problème imprévu vint soudain se poser devant moi. Morrell m’avait bien dit qu’il avait gagné la liberté de l’esprit en tuant son corps. Or mon corps était mort presque entièrement, et j’avais la certitude qu’une dernière concentration de ma volonté sur les parties encore vivantes achèverait de le faire mourir. Mais, tel était le problème dont Ed. Morrell ne m’avait plus averti : après en avoir fini avec mon torse, me fallait-il pousser l’opération jusqu’à ma tête ? Si oui, le divorce ne serait-il pas complet et inéluctable à jamais, entre Darrell Standing et sa dépouille matérielle ?
Je commençai par la dernière portion de ma poitrine et par le cœur. La contrainte de ma volonté eut aussitôt sa récompense. Le cœur cessa de battre. Ou du moins je ne le sentis plus battre.
Je ne fus plus qu’un pur esprit, une âme, une conscience morale. Appelez comme vous voudrez cette chose sans nom, ayant son siège dans un cerveau nébuleux, qui occupait toujours le centre de mon crâne, mais qui continuait à s’élargir et à s’étendre au delà.
Ce fut alors qu’un instant arriva où, avec des éclairs de lumière dans les yeux, je me détachai de la terre et partis. D’un seul bond, je me trouvai avoir escaladé le toit de la prison, le ciel de Californie, et je fus parmi les étoiles.
Je dis bien, les étoiles. Je marchais parmi elles. J’étais un adolescent, vêtu d’une robe ténue, aux tons frais et délicats, qui brillait doucement à la froide clarté des étoiles. Cette robe était, à la fois, une réminiscence de celles qu’en mon enfance j’avais vues aux écuyères de cirque, et de la conception que l’on m’avait inculquée du costume des anges.
Ainsi vêtu, je foulais l’espace interstellaire, électrisé par l’idée que j’étais parti pour une immense aventure qui, finalement, me découvrirait tous les aspects du Cosmos céleste et éclaircirait pour moi le mystère suprême de l’univers. Dans ma main je tenais une longue baguette de cristal, et j’avais la claire notion intérieure que j’en devais toucher chaque étoile lorsque je passais devant elle. Et non moins nette était en moi la certitude que, si je manquais d’en toucher une seule, je serais précipité soudain dans l’abîme insondable des châtiments terribles et des peines éternelles.
Longtemps, je marchai ainsi parmi les étoiles. Quand je dis longtemps, vous ne devez pas perdre de vue l’énorme extension que subissait le temps dans mon cerveau. Il me sembla que, durant des siècles, j’errais dans l’espace, l’œil alerté et ma baguette en main, dont je frappais, sans en manquer un, tous les astres que je rencontrais sur ma route.
La voie céleste devenait de plus en plus resplendissante. Et toujours plus je voyais s’approcher le but enivrant de l’infini savoir. Ma personnalité propre ne s’était pas oblitérée.
Je n’ignorais pas que c’était moi, Darrell Standing, qui cheminais parmi les étoiles, une baguette de cristal dans la main. Et je me rendais compte aussi que je vivais en plein irréel, que le rêve où je marchais n’était qu’une orgie risible de mon imagination, semblable aux extravagances que certaines drogues procurent à ceux des hommes qui en usent.
Soudain, tandis que tout allait bien et joyeusement pour moi, l’extrémité de ma baguette faillit à toucher une étoile. Je compris aussitôt qu’une catastrophe était proche. J’entendis retentir un coup, impérieux comme celui du sabot de fer du Destin, et dont l’écho se répercuta dans tout l’univers stellaire. Et c’était moi que visait ce coup.
Alors tout le système astral fit explosion et, vacillant sur sa base, tomba en flammes. Je sentis une souffrance atroce qui me déchirait. L’instant d’après, je n’étais plus que Darrell Standing, le condamné à vie, gisant sur le sol de sa cellule, dans sa camisole de force.
Un second coup, celui-là frappé par Ed. Morrell, dans la cellule no 5, et qui amorçait à mon intention quelque message de sa part, me donna sans tarder l’explication de ce désastre.
Plus tard, je demandai à Morrell quelques renseignements supplémentaires. C’est ainsi que j’appris qu’il avait, une première fois, profitant d’un moment où le gardien se trouvait à l’extrémité du corridor, rapidement tapoté ces mots :
— Standing es-tu là ?
Et maintenant, attention, lecteur ! A ce moment, je partais justement pour mon excursion stellaire, vêtu de ma robe ténue, et, baguette en main, je courais après le mystère suprême de la Vie. Je ne répondis pas.
Morrell, une minute après, ne recevant pas de réponse, réitéra sa question. Ce fut l’horrible rappel à la terre, le coup de sabot du Destin, la torture atroce et déchirante, et le retour à ma cellule, à San Quentin. Une minute, pas plus, s’était écoulée entre la première question d’Ed. Morrell et la seconde. Et moi, j’avais eu l’impression d’errer pendant des siècles, à travers les étoiles !
Ce que je te conte ici, lecteur, doit te paraître, j’en suis certain, un « farrago » singulièrement incohérent, et je te l’accorde[10]. Et pourtant je ne dis rien qui, pour moi, n’ait été réel, aussi réel que le serpent que voit siffler vers lui l’homme en proie au delirium tremens.
[10] Un « farrago » : amas de différentes espèces de grains. Au figuré : mélange confus de choses disparates.
Toujours est-il que j’étais devenu incapable de reprendre ma course à travers le ciel. Le tapotement des jointures d’Ed. Morrell me clouait derechef au monde d’effroi que j’avais fui.
Je tentai de lui répondre, de lui demander qu’il cessât. Mais je m’étais à ce point éliminé de mon corps que celui-ci ne m’obéissait plus. Mon corps gisait mort, sur les dalles de ma cellule, et je n’en occupais plus que le crâne. En vain je commandai à mon pied de frapper mon message. Il s’y refusa. Ma raison me disait que j’avais un pied. Et pourtant, en fait, je n’avais plus de pied.
Lorsque Morrell eut achevé d’épeler ses questions, voyant que je n’y répondais point, il y renonça.
Et je repartis hors de ma prison.
La première sensation que j’éprouvai fut celle d’un flot de poussière. La poussière emplissait mes narines, âcre et sèche. Elle couvrait mes lèvres, mon visage et mes mains, et j’en avais la constatation la plus nette à l’extrémité de mes doigts, d’où je la faisais tomber à l’aide de mon pouce.
Je me rendis compte ensuite d’un mouvement incessant qui avait lieu autour de moi. Tout oscillait, en larges embardées. Il y avait des chocs et des cahots et, sans que j’en fusse étonné, j’entendais grincer des essieux, des roues gémir dans le sable ou rouler avec fracas sur des cailloux. En même temps, me parvenaient des voix fatiguées, d’hommes jurant et pestant après des bêtes fourbues, au pas lent et lourd.
J’ouvris les yeux, que j’avais fermés pour me protéger de l’inflammation causée par la poussière ; mais l’irritation y revint aussitôt. Les couvertures grossières sur lesquelles j’étais couché étaient recouvertes d’une couche épaisse de cette poussière. Celle-ci se tamisait à travers l’étoffe et les trous de la toile qui formait au-dessus de ma tête un toit cintré, mobile et balancé, et des myriades d’atomes lumineux descendaient vers moi, en dansant, à travers l’atmosphère, dans les rayons du soleil.
J’étais un enfant, un garçon de huit à neuf ans, et j’étais harassé, comme la femme au visage poussiéreux et livide, assise à côté de moi, et qui consolait de son mieux un bébé en larmes, qu’elle tenait dans ses bras.
Cette femme était ma mère. L’homme dont j’apercevais les épaules, sur le siège du chariot qu’il conduisait, à l’extrémité du long tunnel de toile, était mon père.
Je me mis à ramper parmi les ballots dont était chargé le chariot, et ma mère me dit, d’une voix dolente et lasse :
— Ne peux-tu, Jesse, te tenir un peu tranquille ?
Jesse était mon nom. J’entendis ma mère qui appelait « John » mon père. J’ignorais mon nom de famille, ne l’ayant pas entendu prononcer. Tout ce que je savais, c’est que les autres hommes qui faisaient partie de notre caravane d’émigrants appelaient mon père « capitaine ». Il était le chef et ses ordres étaient suivis par tous.
Tout en rampant, j’atteignis l’extrémité du tunnel et réussis à aller m’asseoir sur le siège, près de mon père.
L’air, imprégné de la poussière que faisaient lever les chariots et les sabots des animaux qui les tiraient, était suffocant. On eût dit une brume opaque, un brouillard blafard où le soleil, sur son déclin, luisait rouge, comme une boule sanglante.
Tout était uniformément sinistre : le soleil rouge ; la lumière ambiante ; le visage contracté de mon père ; l’agitation désespérée du bébé dans les bras de ma mère, qui ne parvenait pas à le calmer ; les six chevaux, attelés au chariot, que mon père n’arrêtait pas de fouailler et qui, sous la croûte de poussière qui les couvrait, n’avaient plus aucune couleur.
Sinistre était le paysage, dont la désolation infinie était une douleur pour les yeux. A droite et à gauche, s’étendaient des collines basses. Çà et là, sur leurs pentes, poussaient seules de rares touffes de broussailles, rabougries et grillées par le soleil. Toute la surface de ces collines était aride et désertique et, comme le chemin que nous suivions à leur base, faite de sable et de cailloux, et parsemée de rochers.
Partout l’eau était absente et tout signe d’eau faisait défaut. Seuls, quelques ravins, dont les rochers étaient plus dénudés, racontaient les anciennes pluies torrentielles qui les avaient lavés.
Notre chariot était l’unique qui fût attelé de chevaux. Les autres, qui formaient une longue file, pareille à un grand serpent, et que je découvrais dans son entier lorsque le chemin décrivait quelque courbe, étaient tirés par des bœufs. Il fallait trois ou quatre couples de ces animaux pour mouvoir, avec peine et lenteur, chaque chariot.
J’avais compté, dans une courbe, le nombre de ceux qui précédaient ou suivaient le nôtre. Il y en avait quarante, au total, le nôtre compris. Je recommençais mon décompte, à chaque courbe nouvelle, distraction d’enfant pour parer à son ennui et, au moment même où nous sommes, je revoyais les quarante gros véhicules couverts de toile, lourds et massifs, grossièrement façonnés, qui tanguaient et roulaient, grinçant et cahotant, sur le sable et les pierres, parmi les buissons de sauge, l’herbe rare et fanée, et les rochers.
A droite et à gauche de la caravane, qu’ils encadraient, allaient à cheval douze à quinze jeunes gens. En travers de leurs selles étaient posés leurs rifles à longs canons. Chaque fois que l’un d’eux s’approchait de notre chariot, je pouvais voir distinctement ses traits tirés et inquiets, pareils à ceux de mon père qui, comme eux, avait un long rifle à portée de sa main.
Ces cavaliers tenaient un aiguillon, dont ils se servaient pour piquer les bœufs attelés qui renâclaient. Une vingtaine, ou plus, de ces animaux squelettiques et boitant, la tête écorchée par le joug, avaient été détachés. Ils s’arrêtaient, de temps à autre, pour tondre quelque touffe d’herbe sèche, et les cavaliers les poussaient également de leurs aiguillons. Parfois, l’un des bœufs s’arrêtait pour meugler, et ce meuglement était non moins sinistre que le reste du décor.
Loin, très loin derrière moi, je me souvenais avoir vécu, petit gamin, dans un pays plus souriant, au bord d’une rivière, aux berges plantées d’arbres. Et, tandis que se cahotait le chariot sur la route interminable et poudreuse, tandis que je me balançais sur le siège, à côté de mon père, mon esprit retournait en arrière vers cette eau délectable qui coulait sous les arbres verts. Mais tout cela était loin, très loin, et il semblait que depuis très longtemps déjà je vivais dans le chariot.
Dominant toutes ces impressions, pesait sur moi, comme sur tous mes compagnons, celle d’aller à la dérive, aveuglément poussé par le Destin. Nous paraissions tous suivre quelque funéraille. Pas un rire ne s’élevait. Pas une intonation joyeuse ne venait frapper mon oreille. La paix et la tranquillité de l’esprit ne marchaient pas avec nous. Toutes les faces reflétaient tristesse et désespérance.
Pendant que nous cheminions au rouge soleil couchant, dans la poussière terne, vainement mes yeux d’enfant fouillaient ceux de mon père, afin d’y découvrir le moindre message de joie. Ses traits poussiéreux étaient bourrus et renfrognés, et ne reflétaient qu’anxiété, une immense et insondable anxiété.
Un frisson, soudain, parut courir tout le long de la caravane.
Mon père leva la tête. Moi aussi. Nos chevaux en firent autant, dressant leurs têtes lasses et courbées. Ils humèrent l’air de leurs naseaux, en longs reniflements, et se prirent à tirer avec ardeur. Les bœufs dételés, qui allaient en traînant la patte, partirent au triple galop. Les pauvres bêtes en devenaient presque risibles, dans leur maladresse hâtive et dans leur faiblesse. Elles galopaient comme elles pouvaient, squelettes drapés dans une peau galeuse, et elles firent si bien qu’elles dépassèrent bientôt le reste de la caravane. Mais cet accès ne dura pas longtemps. Elles ne purent soutenir leur course et se remirent à tirer la patte, bien péniblement, avec impatience pourtant, sans plus se détourner de leur route vers les touffes d’herbes sèches, ni s’y arrêter.
— Que se passe-t-il ? interrogea ma mère, de l’intérieur du chariot.
— L’eau est proche, répondit mon père. Nous devons arriver à Nephi.
— Dieu soit loué ! Peut-être, là, nous vendra-t-on un peu de nourriture.
C’était bien Nephi. Nous y fîmes notre entrée dans la même poussière, rouge comme du sang, sous le soleil rouge, et dans les grincements et crissements, dans les heurts et cahots de nos grands chariots.
Une douzaine d’habitations, simples cabanes éparpillées çà et là, formaient cette localité. Le paysage était pareil à celui que nous venions de traverser. Aucun arbre. Rien que des pousses rabougries dans un désert de sable et de cailloux. Mais on y trouvait, par places, quelques champs cultivés, en partie clôturés de haies.
On ne voyait pas d’eau. Rien ne coulait dans le lit desséché de la rivière.
Ce lit, pourtant, montrait quelques traces d’humidité. Un peu d’eau y filtrait par endroits, dans des trous que l’on y avait creusés, et où les bœufs dételés et les chevaux de selle piétinaient avec délices, y enfonçant leur museau et leur tête, jusqu’aux yeux. De petits saules poussaient, maigriots, près de ces trous d’eau.
L’inquiétude avait, du fond du chariot, amené ma mère jusqu’à nous. Elle regardait par-dessus nos épaules. Mon père lui montra du doigt un grand bâtiment, proche de la rivière, et lui dit :
— Ceci doit être le moulin de Bill Black.
A ce moment, un des nôtres, qui s’était avancé à la découverte, revint vers nous sur son cheval. C’était un vieillard avec une chemise en peau de daim et une longue chevelure nattée, brûlée par le soleil.
Il parla à mon père, qui donna le signal de la halte, et les chariots de tête commencèrent à se déployer en cercle. Le terrain plat était propice, et les quarante chariots, qui avaient l’habitude de cette manœuvre, l’effectuèrent sans la moindre anicroche. Lorsqu’ils s’arrêtèrent, ils formaient un cercle complet.
Alors tout devint, en apparence du moins, confusion et tumulte. Des chariots, une nuée d’enfants se précipita à terre et, après eux, émergèrent les femmes qui, toutes, avaient, comme ma mère, le visage poussiéreux et las. Les enfants devaient être une cinquantaine, ou plus, les femmes une quarantaine, et elles se mirent à vaquer aussitôt aux soins du souper.
Une partie des hommes coupaient, à coups de hache, des broussailles de sauge que, nous autres enfants, nous portions aux feux qui s’allumaient. D’autres enlevaient leurs jougs aux bœufs, qui se sauvaient aussitôt vers les trous d’eau. Après quoi, tous les hommes réunis, partagés en plusieurs groupes, poussèrent les chariots, afin qu’ils formassent une rangée parfaite.
L’avant de tous les véhicules était tourné vers l’intérieur du cercle, et chacun d’eux était en solide et étroit contact avec son voisin de droite et de gauche. Les freins puissants furent solidement bloqués et, par surcroît de précaution, toutes les roues furent reliées entre elles avec des chaînes.
Ce manège n’était pas nouveau pour nous autres enfants. Nous savions qu’il se répétait chaque fois que l’on se trouvait en pays hostile. Un seul chariot, laissé à son rang, en dehors du cercle, ménageait au corral une porte d’entrée et de sortie. Le soir, comme nous l’avions vu faire souvent, avant que le camp ne s’endormît, les bêtes étaient ramenées à l’intérieur du cercle, et le chariot qui servait de porte était remis en place, puis enchaîné aux autres.
Tandis que le camp se montait, mon père, accompagné de plusieurs autres hommes, dont le vieillard aux longs cheveux nattés, se dirigeait à pied vers le moulin. Il me souvient que toute la caravane, ceux des hommes qui demeuraient, les femmes et même les enfants, interrompirent leurs occupations pour les regarder partir. Tous sentaient que la mission dont étaient chargés ces ambassadeurs était grave.
Pendant leur absence, des étrangers survinrent, qui étaient des habitants du désert de Nephi et qui, ayant pénétré à l’intérieur du camp, commencèrent à y circuler d’un air hautain.
Ces visiteurs étaient des blancs comme nous. Mais leur visage austère était sombre et dur, et ils paraissaient irrités contre nous. De l’hostilité flottait dans l’air et ils prononcèrent des paroles mauvaises, calculées visiblement pour irriter la colère de nos jeunes gens et de nos hommes. Mais un avertissement d’être prudent sortit de la bouche des femmes, et la consigne passa rapidement que pas un mot ne devait s’échanger.
Un des étrangers s’avança vers notre feu, devant lequel ma mère était en train de cuisiner. Je venais d’arriver avec une brassée de sauge. Je demeurai immobile, écoutant ce qui allait se dire et regardant fixement l’intrus, que je haïssais, parce qu’il était dans l’air de haïr, parce que je savais qu’il n’en était pas un parmi nous qui n’eût en haine ces hommes à la peau blanche comme la nôtre, qui étaient cause que nous avions dû établir en rond notre camp.
L’étranger venu à notre feu avait les yeux bleus, d’un bleu dur et froid, et perçants. Ses cheveux étaient couleur de sable, sa figure rasée jusqu’au menton. Au-dessous du menton, couvrant le cou et remontant en collier jusqu’aux oreilles, était plantée drue une frange de barbe, striée de gris.
Ma mère ne le salua pas. Il ne la salua pas davantage. Il se contentait de rester là et de la dévisager. Puis il s’éclaircit la gorge et dit, d’une voix railleuse :
— En cet instant, j’en jurerais, vous voudriez bien vous trouver revenus aux bords du Missouri !
Je vis ma mère qui se mordait les lèvres, pour se dominer.
— Nous sommes, répondit-elle, de l’Arkansas[11].
[11] Le Missouri et l’Arkansas sont deux affluents du Mississipi, un des plus grands fleuves des États-Unis et qui, coulant du nord au sud, va se jeter dans le golfe du Mexique. Ils ont donné chacun leur nom à deux États, séparés tous deux, par les Montagnes Rocheuses, de l’État d’Utah et du Lac Salé, où se rencontrent les principales colonies de Mormons. Au delà, vers le Pacifique, se trouve la Californie, but des émigrants en question, comme nous le verrons tout à l’heure.
Il reprit :
— Si vous avez répudié le pays qui vous a vus naître, c’est apparemment que vous avez eu pour le faire de bonnes raisons, vous qui avez chassé des rives du Missouri le peuple élu du Seigneur ?
Ma mère ne répondit pas.
Après avoir attendu pendant un instant sa réponse, il continua :
— De bonnes raisons, oui, certes, puisque maintenant vous venez gémir et mendier du pain près de ceux que vous avez persécutés.
Tout enfant que j’étais, je connaissais déjà la colère, le courroux atavique et rouge, toujours irrésistible et indomptable, que j’étais incapable de contenir. Ce fut moi qui répondis en criant, d’une voix sifflante :
— Vous mentez ! Nous ne sommes pas du Missouri et nous ne gémissons pas. Non, nous ne sommes pas des mendiants ! Nous avons de quoi payer.
— Tais-toi, Jesse ! intervint ma mère, en posant vivement, et bien à contre-cœur, sa main sur ma bouche.
Puis, se tournant vers l’étranger :
— Éloignez-vous, dit-elle, et laissez cet enfant tranquille !
Trop promptement cette fois pour que ma mère pût m’en empêcher, m’étant dégagé de sa main qui me bâillonnait, je m’éloignai d’elle, en cabriolant autour du feu, et je m’exclamai, tout en sanglotant :
— Je vous enverrai du plomb plein le corps, à coups de fusil, damné Mormon !
L’étranger ne parut pas le moins du monde démonté par ma colère et mes cris. Alors que je ne le quittais pas des yeux, prêt à une attaque violente et terrible de sa part, il m’examinait, silencieux, avec la plus profonde gravité.
Il se décida enfin à parler, sur un ton solennel et en hochant la tête, comme un juge dans un tribunal :
— Tels pères, tels fils ! Les générations nouvelles ne valent pas mieux que les anciennes. Toute la race est dégénérée et damnée ! Il n’y a pas pour elle de rédemption possible, pas d’expiation suffisante. Le sang même du Christ serait impuissant à laver ses iniquités.
Quant à moi, je ne sus que crier dans mes sanglots :
— Damné Mormon ! Damné Mormon ! Damné Mormon ! Damné Mormon !
Et je continuai à maudire l’intrus, en sautant autour du feu, devant la main menaçante de ma mère, jusqu’à ce qu’il se fût éloigné à grands pas.
Lorsque mon père revint avec ceux qui l’avaient accompagné, le travail du camp avait pris fin. Tout le monde se pressa, anxieux, autour de lui.
Il hocha la tête, d’un air qui ne présageait rien de bon.
— Ils ne veulent rien vendre ? interrogea une femme.
Il secoua la tête à nouveau et ne répondit pas.
Un des hommes éleva la voix. Il était âgé de trente ans. C’était un géant, aux favoris blonds et aux yeux bleus, et il s’était frayé un chemin au milieu de la foule.
— Ils affirment, déclara-t-il, avoir de la farine et des provisions de bouche pour trois ans. Jusqu’ici ils avaient toujours vendu aux émigrants. Et maintenant ils refusent. Non pas à nous personnellement, mais d’une façon générale. Ils ont, paraît-il, des démêlés avec le gouvernement, et c’est leur façon de traduire leur mécontentement. Nous payons les pots cassés. Ce n’est pas juste, capitaine ! Non, ce n’est pas juste, car nous avons des femmes et des enfants à nourrir. La Californie est encore loin ! Nous n’y serons pas avant plusieurs mois, car voici l’hiver qui approche. Et il n’y a plus que du désert devant nous. Comment l’affronter, si nous n’avons pas de vivres ?
Il s’interrompit un moment, puis reprit, en s’adressant à la foule :
— Vous ne savez pas, j’imagine, ce qu’est le désert ? Le pays où nous sommes n’est pas le désert. C’est moi qui vous le dis, c’est ici le paradis, et tout ce qu’il y a de mieux en pâturages, en miel et en lait, en comparaison de ce qu’il nous faut affronter !
Il se retourna vers mon père.
— Capitaine, je le répète, il nous faut à toute force obtenir de la farine. S’ils ne veulent pas nous en vendre, alors nous n’avons qu’à nous lever tous et à aller la prendre !
Bien des hommes et bien des femmes poussèrent des cris d’approbation. Mon père étendit sa main au-dessus d’eux et les fit taire.
— Je suis, dit-il, entièrement d’accord avec vous, Hamilton…
Les cris reprirent de plus belle et lui coupèrent la parole. Il étendit sa main à nouveau.
— … Sauf sur un point ! continua-t-il. Un point qui a son importance… Brigham Young a déclaré par tout le pays la loi martiale. Et Brigham Young dispose d’une armée. Nous pouvons, certes, effacer Nephi de la surface du monde, en moins de temps que n’en prend un agneau pour remuer la queue, et nous emparer de toutes les provisions que nous sommes capables d’emporter ! Mais nous n’irons pas loin avec notre butin. Les Saints de Brigham et leur chef s’abattront sur nous et, avant que l’agneau n’ait une seconde fois remué sa queue, nous serons, à notre tour, anéantis. Vous savez cela, Hamilton, aussi bien que moi. Tout le monde le sait ici.
Chacun, en effet, était de son avis. Il n’apprenait rien à personne. Ses compagnons, dans le trouble de la situation présente et dans le désespoir de leur détresse, l’avaient seulement oublié.
Mon père reprit :
— Nul plus promptement que moi ne combattra pour ce qui est sage et juste. Ce n’est pas le cas actuellement. Nous ne pouvons pas nous offrir le luxe d’une inutile bataille. Nous n’avons pas pour nous une seule chance. Notre devoir est de songer, camarades, à ne pas exposer à un péril inutile nos femmes et nos enfants. Nous devons demeurer calmes à tout prix et supporter sans rien dire toutes les vilenies accumulées contre nous.
— Mais qu’allons-nous devenir, en ce cas, avec le désert qui est proche ? cria une femme qui donnait le sein à un bébé.
— Il y a plusieurs autres colonies de blancs avant le désert, répondit mon père. Fillmore est à soixante milles vers le sud. Puis vient Corn Cruk et encore, à quarante milles au delà, Beaver. Puis, enfin, Parowan. Alors vingt milles seulement nous sépareront de Cedar City. Plus nous nous éloignerons du Lac Salé, et plus nous aurons chance qu’on nous vende des vivres.
La femme insista.
— Et si l’on refuse partout !
— Alors nous serons quittes des Mormons. Cedar City est leur dernier établissement. Nous n’avons qu’une seule chose à faire, poursuivre notre route et remercier notre bonne étoile quand nous ne les verrons plus. A deux jours d’ici se trouvent de bons pâturages et de l’eau. Cette région s’appelle les Prairies-des-Montagnes. C’est un territoire qui n’appartient à personne, où personne ne vit. C’est là que nous devons nous diriger tout d’abord. Là nous ferons se reposer et se rassasier nos animaux, avant d’attaquer le désert. Peut-être trouverons-nous quelque gibier à tirer. Au pis aller, nous cheminerons ensuite, comme nous l’avons fait jusqu’ici, aussi longtemps qu’il nous sera possible. Puis, s’il le faut, nous abandonnerons nos chariots et, après avoir empaqueté sur nos bêtes tout ce qu’ils contiennent, nous effectuerons à pied les dernières étapes. Nous pourrons, en cours de route, si c’est nécessaire, manger nos animaux. Mieux vaut encore arriver en Californie sans une guenille sur nos dos que de laisser ici notre carcasse. Et c’est le sort qui nous attend si nous déchaînons une querelle.
Mon père réitéra, à plusieurs reprises, ses exhortations à éviter toute violence en paroles et en actes, et le meeting improvisé se disloqua.
Cette nuit-là, je fus plus long que de coutume à m’endormir. Ma rage contre le Mormon avait à ce point excité mon cerveau que celui-ci me tintait encore lorsque après une dernière ronde mon père rampa à son tour dans le chariot.
Mes parents me croyaient endormi. Il n’en était rien et j’entendis ma mère qui demandait à mon père s’il croyait que les Mormons nous permettraient de quitter en paix leur territoire. Il lui répondit, tout en tirant ses bottes, qu’il avait pleine confiance et que certainement les Mormons nous laisseraient passer en paix si personne de la caravane ne leur cherchait noise.
Il se retourna et, à la lueur d’une petite chandelle de suif, j’aperçus son visage dont l’expression démentait ses paroles rassurantes.
C’est sous cette pénible impression que je m’endormis enfin, opprimé par la pensée du danger suspendu sur nos têtes, rêvant de Brigham Young qui, dans mon imagination d’enfant, prenait des proportions colossales et ressemblait à un vrai Diable, effroyable et méchant, avec des cornes, une queue et cætera.
Lorsque je me réveillai, j’étais dans mon cachot, en proie à la coutumière torture de la camisole de force. Autour de moi les quatre personnages habituels : le gouverneur Atherton, le capitaine Jamie, le docteur Jackson et Hutchins.
Je grimaçai mon sourire volontaire et luttai de toutes mes forces pour ne point perdre le contrôle de moi-même, sous l’atroce douleur de la circulation vitale qui reprenait.
Je bus l’eau qu’ils me tendaient, refusai le pain que l’on m’offrait et ne répondis pas aux questions qui m’étaient posées.
J’avais refermé les yeux et m’efforçais de m’en retourner à Nephi, dans le cercle des chariots enchaînés. Mais, tant que furent présents mes visiteurs, et tant qu’ils parlèrent, je ne pus m’échapper de ma cellule.
Malgré moi, je saisissais quelques bribes de leur conversation.
— Absolument comme hier, disait le docteur Jackson. Rien n’est changé d’une façon ou d’une autre.
— Alors il peut continuer à la supporter ? demandait le gouverneur Atherton.
— Sans hésitation. Il passera les prochaines vingt-quatre heures aussi aisément que les dernières. Il a, je vous le dis, le cerveau brûlé, complètement brûlé. Si je ne savais pas que c’est impossible, je dirais qu’il a absorbé un stupéfiant.
Le gouverneur riposta facétieusement :
— La drogue dont il use, je la connais ! C’est sa seule volonté. Je parierais, s’il avait décrété de le vouloir, qu’il marcherait pieds nus, sur des pierres chauffées à blanc, comme font les prêtres canaques, dans les Mers du Sud.
— Il se paie notre tête, déclara, d’un jugement plus posé, le docteur Jackson.
— Mais il refuse cependant toute nourriture ! protesta le capitaine Jamie.
Le docteur Jackson haussa les épaules.
— Bah ! Il pourrait, à son gré, jeûner pendant quarante jours, et cela sans qu’il éprouvât aucun mal.
J’approuvai le docteur Jackson :
— Oui, pendant quarante jours et quarante nuits ! Veuillez, je vous prie, resserrer encore un peu la camisole, et sortir ensuite tous d’ici.
L’homme de confiance en chef tenta d’insinuer son doigt dans les lacets.
— Quand on tirerait dessus avec un treuil, on ne pourrait, affirma-t-il, obtenir un quart de pouce en sus.
— As-tu, Standing, quelque réclamation à formuler ? demanda le gouverneur Atherton.
Je répondis :
— Oui.
— Laquelle ?
— Tout d’abord, je me plains que la camisole soit abominablement lâche. Hutchins est une vraie bourrique. Il pourrait gagner un pouce entier, s’il le voulait.
— De quoi te plains-tu encore ?
— Que vous ayez tous été conçus par le Diable !
Le capitaine Jamie et le docteur Jackson esquissèrent un ricanement. Puis Atherton ouvrit la marche, en grognant, et le quatuor se défila.
Demeuré seul, j’eus hâte de rentrer dans le noir et de repartir pour Nephi. J’étais furieusement désireux de connaître quel dénouement attendait la fatale dérive de nos quarante chariots, à travers une terre hostile et désolée.
Un mot encore avant de reprendre mon récit. Dans tous mes voyages à travers mes vies antérieures, je n’ai jamais pu en diriger aucun vers un but déterminé. Ces reviviscences se sont toujours produites hors de l’influence précise de ma volonté. Une vingtaine de fois, j’ai réincarné le petit Jesse. Il m’est arrivé, après coup, de reprendre son existence, alors qu’il était tout enfant dans l’Arkansas.
Pour plus de clarté, en ce cas comme pour les autres, j’ai réuni en faisceau toutes les phases de ces successives résurrections du passé.
Longtemps avant l’aurore, le camp de Nephi fut en grand remue-ménage. Le bétail avait été sorti de l’enceinte, pour être conduit à boire et à paître. Les hommes déchaînaient les roues et tiraient les chariots pour les dégager les uns des autres, afin que les bœufs de trait y fussent ensuite commodément attelés.
Les femmes cuisaient quarante déjeuners, sur quarante feux. Les enfants, dans le froid de l’aube, se groupaient autour de la flamme, en faisant place, ici et là, aux hommes de la dernière relève de la garde de nuit, qui attendaient le café, les yeux lourds de sommeil.
Les préparatifs du départ sont longs, pour une caravane aussi importante que l’était la nôtre. Aussi le soleil était-il levé depuis une heure déjà, et sa chaleur commençait-elle à devenir intense, lorsque nous roulâmes hors de Nephi et poursuivîmes notre chemin à travers le Désert sablonneux et pierreux.
Pas un habitant du lieu ne nous regarda partir. Ils préférèrent tous demeurer enfermés chez eux. En sorte que notre départ en parut aussi sinistre que l’avait été notre arrivée, au déclin du jour précédent.
A nouveau se succédèrent les heures interminables, sous le soleil de plomb et la poussière qui nous mordait les yeux, sur cette terre maudite aux rares broussailles de sauge. Nous ne rencontrâmes, de toute la journée, aucune habitation humaine, ni bétail, ni trace de culture, ni signe quelconque de vie. A la nuit tombante, nous fîmes halte comme la veille et formâmes notre cercle de chariots près d’un ruisseau tari, où nous recommençâmes à creuser dans le sable de nombreux trous, qui lentement s’emplirent du suintement de l’eau.
Plusieurs fois se renouvelèrent de semblables étapes, suivies de pareilles haltes, où toujours les chariots enchaînés formaient le cercle pour la nuit. Ce voyage paraissait à mon esprit d’enfant fastidieux au delà de tout. Et toujours se poursuivait et se marquait davantage cette même impression, que le sort nous poussait, implacable et fatidique, suspendant sur nos têtes ses périls inconnus.
Nous couvrions en moyenne quinze milles par jour. Je le savais parce que mon père avait dit qu’il y avait soixante milles jusqu’à Fillmore, la colonie prochaine de Mormons. Ce qui se traduisait par quatre jours de voyage.
A Fillmore les habitants nous furent hostiles, comme ils l’avaient été partout depuis le Lac Salé. Ils se moquaient de nous, tandis que nous tentions de parlementer pour acheter des vivres. Ils nous insultaient copieusement, en nous traitant de « Missouriens ».
Lorsque nous fîmes notre entrée dans cette localité, nous remarquâmes, attachés devant la plus importante de la douzaine de maisons qui formaient la colonie, deux chevaux de selle, tout poussiéreux et striés de sueur, qui paraissaient fourbus.
Le vieillard aux longs cheveux cuits par le soleil, à la chemise de peau de daim, qui semblait servir à mon père de lieutenant et de factotum, et qui, sur sa haridelle, marchait à côté de notre chariot, désigna, d’un coup sec de sa tête, les deux chevaux.
— Ils ne ménagent pas, capitaine, la viande de cheval… murmura-t-il à voix basse. Dans quel but crèvent-ils ainsi leurs bêtes ? Oui, dans quel but, si ce n’est à notre intention ?
Mon père avait déjà remarqué l’état pitoyable des deux bêtes, qui n’avait pas échappé non plus à mes yeux d’enfant. Je vis un sombre éclair passer dans le regard de mon père, ses lèvres se pincer, et sa face poussiéreuse crisper ses lignes, pendant un instant. Comme deux et deux font quatre, je savais dès lors que les deux chevaux fourbus étaient, dans notre situation déjà angoissante, une nouvelle note sinistre.
— Je crois, en effet, Laban, se contenta-t-il de dire, qu’ils nous surveillent.
Mon père, accompagné de Laban et de plusieurs autres membres de notre caravane, se rendit ensuite au Moulin de Fillmore, afin de tenter, comme à Nephi, d’acheter de la farine. Désobéissant à ma mère et curieux d’observer de près nos ennemis, je les suivis sans être aperçu.
Quatre ou cinq hommes se tenaient en groupe auprès du meunier, pendant l’entrevue. L’un de ces hommes, que nous devions, pour notre malheur, retrouver par la suite, était grand, large d’épaules, et pouvait aller vers la soixantaine. Il donnait une impression de vigueur, de force physique et morale, peu commune.
Contrairement aux gens que nous avions l’habitude de rencontrer dans cette région, il avait le visage entièrement rasé. Mais il ne s’était pas fait la barbe depuis plusieurs jours et les poils, qui en pointaient drus, étaient gris.
Sa bouche était largement fendue et il serrait ses lèvres l’une contre l’autre, comme les gens qui ont perdu leurs dents de devant. Il avait un gros nez, épais et massif. L’ensemble de sa figure était large et carré, avec les os des joues très saillants et des bajoues qui pendaient lourdement, à droite et à gauche de la bouche. Dominant le tout, le front était intelligent et vaste, et les yeux, plutôt petits, assez écartés, l’un de l’autre, étaient du bleu le plus pur que j’eusse encore vu.
L’entretien fut, une fois de plus, négatif et nous nous en retournâmes au camp les mains vides. Chemin faisant, Laban dit à mon père :
— Avez-vous vu cet homme à la face glabre ?
Mon père acquiesça de la tête.
— Eh bien, reprit Laban, c’est Lee. Je l’avais déjà rencontré au Lac Salé. C’est un fieffé coquin. Il possède dix-neuf femmes et cinquante enfants, dit-on partout. Il est fanatique de sa religion. Pour quelle raison nous suit-il, ainsi, à travers ce pays abandonné de Dieu ?
Notre marche, éternelle et fatidique, reprit le lendemain. Partout où l’eau et le sol un peu plus fertile le permettaient, s’échelonnaient de petites colonies, séparées l’une de l’autre par des distances qui variaient de vingt à cinquante milles. Entre elles s’étendait l’aride et sec Désert, de sable et de cailloux.
A chacune de ces colonies, nous réclamions paisiblement des vivres. Régulièrement, on nous les refusait, en nous demandant durement quels étaient ceux d’entre nous qui avaient vendu de la nourriture aux élus du peuple de Dieu, quand ils avaient été chassés du Missouri. Il était totalement inutile de notre part de leur expliquer que nous étions de l’Arkansas et non du Missouri. Telle était cependant la vérité, mais ils s’obstinaient à prétendre le contraire.
A Beaver[12], à cinq jours de voyage au sud de Fillmore, nous revîmes Lee. Et nous retrouvâmes des chevaux fourbus attachés devant les maisons.
[12] Beaver ou Castor.
Cedar City[13] fut notre dernière halte en pays mormon. Laban qui, sur son cheval, était allé à la découverte s’en revint faire son rapport à mon père. Les nouvelles étaient inquiétantes.
[13] Cité-du-Cèdre.
— J’ai vu, dit-il, Lee s’enfuir à toute allure, lorsque je suis apparu. Capitaine, il y a, à Cedar City, plus d’hommes et de chevaux que de place pour eux dans la petite ville.
Nous eûmes peu d’ennuis, cependant. On nous refusa bien de nous vendre toute espèce de marchandise. Mais on nous laissa tranquilles. Les femmes et les enfants demeurèrent dans les maisons, et si quelques-uns des hommes se montrèrent à proximité de notre camp, ils n’y pénétrèrent pas, comme il était advenu ailleurs, pour nous invectiver.
C’est à Cedar City que mourut le bébé des Wainwright. Mrs. Wainwright, il m’en souvient, vint trouver Laban et, en pleurant, le supplia de tenter de lui procurer un peu de lait de vache.
— Ainsi, dit-elle, l’enfant sera peut-être sauvé. Du lait, ils en ont. J’ai aperçu des jeunes vaches, de mes propres yeux. Vas-y, Laban, je t’en prie ! Il n’y a aucun inconvénient à essayer. Au pis aller, ils refuseront. Mais ils n’oseront certainement pas. Dis-leur que c’est pour un bébé, un faible et innocent bébé. Les femmes mormons ont des cœurs de mères. Elles ne sauraient refuser une tasse de lait à un enfant.
Laban fit la tentative. Mais, comme ensuite il le raconta à mon père, il ne put arriver à joindre les femmes mormons. Il ne vit que les hommes, qui l’envoyèrent promener.
Cedar City était le premier poste avancé des Mormons. Ensuite s’étendait le Désert immense et, au delà, la terre rêvée, la terre heureuse et mythique de la Californie.
Nos chariots se mirent en route de bonne heure, le lendemain matin, moi étant assis à côté de mon père, sur le siège du conducteur. A peine sortions-nous de Cedar City que je vis Laban, qui cheminait à côté de notre chariot, arrêter son cheval, lui faire exécuter plusieurs tours sur lui-même et, se dressant sur ses étriers, montrer à mon père, avec une mimique appropriée, une petite tombe fraîchement recouverte. C’était celle du bébé Wainwright, que ses parents étaient venus, dans la nuit, ensevelir là. Et ce n’était pas la première que nous avions semée sur notre passage, depuis que nous avions franchi les montagnes.
Ce Laban était un homme vraiment sinistre, avec sa maigreur, son long profil aux joues creuses, ses cheveux nattés et roussis par le soleil, qui retombaient plus bas que ses épaules, sur sa chemise en peau de daim. Un mélange de haine, de rage et de désespoir tordait sa face, tandis que, d’une main, il étreignait son long rifle et la bride de son cheval, et qu’il secouait son autre poing vers Cedar City, qui allait bientôt disparaître derrière la petite colline que nous achevions de gravir.
De toutes ses forces, il cria :
— Maudits ! Soyez maudits de Dieu, vous, vos enfants nés, et ceux qui sont à naître ! Puisse la sécheresse anéantir vos récoltes ! Puissiez-vous n’avoir, pour vous nourrir, que du sable assaisonné avec du venin de serpents à sonnettes ! Puisse l’eau fraîche de vos sources se transformer en amer et brûlant alcali ! Puisse…
Je n’entendis pas la suite. Les paroles de Laban furent étouffées par le bruit de nos chariots. Mais je le vis qui, les épaules dressées, brandissant toujours son poing, continuait à jeter sa malédiction.
Toute la caravane pensait comme lui et il avait interprété le sentiment général. Toutes les femmes, en passant devant la petite tombe, se penchaient hors des chariots, brandissant aussi leurs bras décharnés, secouant leurs poings osseux et déformés par le travail, et crachant leur haine aux Mormons. Un homme qui allait à pied, et avait la charge d’aiguillonner les bœufs du chariot qui suivait le nôtre, agita son aiguillon vers Cedar City, en éclatant de rire. Et ce rire était plus lugubre encore que toutes les clameurs de haine.
Tandis que la caravane continuait à rouler, je demeurai longtemps à regarder en arrière, vers Laban, toujours debout sur ses étriers, devant la tombe du bébé. Sinistre, oui sinistre était-il avec ses longs cheveux, ses mocassins et ses guêtres effrangées. Sa chemise de peau de daim était si vieille, et si battue par le temps, qu’elle s’effilochait en filaments guenilleux, ceux-ci remplaçant les belles franges dont jadis elle était ornée. Laban tout entier avait l’air d’un drapeau déchiré, dont flottaient les lambeaux.
Mais ce qui, surtout, attirait mes regards d’enfant, c’était, à sa ceinture, des touffes crasseuses de cheveux, qui pendillaient. Lorsqu’il pleuvait, elles devenaient d’un noir brillant. Je savais que c’étaient autant de scalps d’Indiens et la vue m’en faisait toujours frémir.
— Ça lui fait du bien d’épancher sa bile ! monologuait à haute voix mon père. Voilà longtemps que je m’attendais à la voir éclater.
Je hasardai :
— Je souhaiterais qu’il retourne sur ses pas et qu’il nous rapporte une couple de scalps, pris aux méchants que nous venons de quitter !
Mon père me regarda et, avec un sourire sardonique :
— Eh ! fils, tu n’aimes pas les Mormons ?
Je secouai la tête avec énergie et je sentis se gonfler en moi une haine furibonde, qui me coupait la voix. Je répondis, au bout d’un instant :
— Oh ! mon père ! Quand je serai grand, j’irai leur faire la chasse avec un fusil !
De l’intérieur de la voiture, ma mère intervint.
— Toi, Jesse, dit-elle, veux-tu bien te taire ! Et tout de suite !
Et, s’adressant à mon père :
— Tu devrais avoir honte de laisser l’enfant parler ainsi !
Deux journées de voyage nous amenèrent dans une région dénommée les « Prairies-des-Montagnes » et là, pour la première fois depuis que nous traversions et avions quitté le pays des Mormons, nous campâmes sans former aussi étroitement le cercle de nos chariots. Ils furent poussés en rond, tant bien que mal, avec beaucoup de brèches et sans que les roues fussent enchaînées. Nous nous préparâmes à séjourner une semaine en cet endroit.
Il fallait à notre bétail un sérieux repos, avant de lui faire affronter le vrai Désert, au seuil duquel nous nous trouvions. Les mêmes basses collines de sable et de cailloux nous entouraient, mais elles étaient ici plus abondamment couvertes des mêmes broussailles. Sur le sable poussait de l’herbe. A une centaine de pieds du campement coulait une petite source, suffisante à peu près pour les besoins des gens. Plus loin, dans un bas-fond, d’autres sources sortaient du flanc des collines, et c’était à celles-là que le bétail s’abreuverait.
Nous avions campé tôt dans la journée et, notre séjour devant se prolonger plus que de coutume, les femmes procédèrent à une inspection générale du linge sale, qu’elles projetaient de se mettre à laver, dès le lendemain.
Les hommes, pour leur part, ne demeurèrent pas non plus inactifs. Les uns entreprirent sur-le-champ de raccommoder les harnais. D’autres, de réparer les châssis des chariots et leurs armatures de fer. Il y eut, jusqu’à la nuit, beaucoup de fer rougi au feu, beaucoup de coups de marteaux, beaucoup d’écrous et de boulons resserrés.
Étant allé vers Laban, je le trouvai assis par terre, les jambes croisées, à l’ombre d’un chariot. Il était occupé à se coudre une paire de mocassins et tirait l’aiguille, sans relâche. Il était le seul homme de notre caravane qui portât des mocassins de peau de daim et, tandis que je rappelle aujourd’hui mes souvenirs, je n’ai pas l’impression qu’il faisait partie de notre troupe lorsque nous quittâmes l’Arkansas. D’où venait-il ? Je l’ignore. Il n’avait non plus ni femme ni famille, ni chariot qui lui appartînt. Il ne possédait rien que son cheval et son fusil, les vêtements qu’il portait, et ses deux couvertures où il s’enroulait le soir, et qui étaient serrées, le jour, dans un des chariots qui s’en chargeait.
Le matin suivant, advint le grand désastre.
Après deux jours de voyage au delà des Mormons, persuadés qu’il ne se trouvait pas d’Indiens, nous avions, comme je l’ai dit, négligé de former le cercle complet de nos chariots, et nous avions abandonné le bétail à paître en liberté, sans personne pour le garder.
Mon réveil fut pareil à un cauchemar imprévu. Ce fut comme un coup de trompette soudain, qui me fit sursauter et me laissa stupide, quelques instants durant.
Je demeurai là, comme hébété, identifiant, à mesure que je sortais de ma torpeur, les bruits variés, qui concouraient à former dans leur ensemble un vacarme effroyable : explosions, proches et éloignées, des fusils ; cris et injures des hommes ; clameurs aiguës des femmes et braillements des enfants. Bientôt je démêlai le bruit sourd et le crissement des balles, qui venaient frapper le fer des roues et la caisse des chariots.
Je compris que ceux qui tiraient sur nous visaient trop bas.
Je voulus me lever. Mais aussitôt ma mère, qui était en train de s’habiller, me força, sous la pression de sa main, à me recoucher de tout mon long. Mon père était déjà levé et, descendu du chariot, examinait la situation.
Il fit tout à coup irruption près de nous, en criant :
— Dehors, tous, vite ! A terre !
Sans perdre de temps, il m’empoigna rudement de la main, comme avec un harpon, et me jeta, plus qu’il ne me poussa, vers l’extrémité du chariot d’où je sautai sur le sol.
J’y étais à peine que mon père, ma mère et le bébé dégringolaient, pêle-mêle, à ma suite.
— Creuse, Jesse ! me cria mon père. Fais comme moi !
A son imitation, je me creusai un trou dans le sable, derrière l’abri d’une des roues du chariot. Nous grattions des mains, avec une hâte sauvage, et ma mère agissait de même.
— Dépêche-toi ! me criait mon père. Fais ton trou, Jesse, le plus profond que tu pourras !
Puis il se redressa et s’éloigna, dans le jour grisâtre de l’aube, et je le vis qui courait, en clamant des ordres :
— Couchez-vous ! Abritez-vous derrière les roues de vos chariots ! Creusez des tranchées dans le sable ! Que ceux qui ont femmes et enfants les fassent sortir des voitures ! Cessez le feu ! Tenez prêts vos fusils et préparez-vous à soutenir l’assaut, s’il nous est donné ! Les célibataires doivent me rejoindre, moi et Laban ! Ne vous levez pas… Avancez en rampant !
Mais l’assaut ne se produisit pas. Pendant un quart d’heure, le feu de nos ennemis continua, plus ou moins régulier ou nourri. Nous en souffrîmes surtout aux premiers moments de notre surprise, lorsque les balles vinrent atteindre ceux de nos hommes qui, déjà levés, construisaient et allumaient les feux, dont la lueur les éclairait.
Les Indiens, car c’était d’Indiens qu’il s’agissait, ainsi que Laban nous l’apprit, n’avaient pas osé s’approcher et c’était à bonne distance qu’allongés sur le sol ils tiraient sur nous. On commençait à les distinguer nettement, dans l’aube grandissante, et je vis que mon père, qui se tenait à quelque distance de la tranchée où ma mère et moi étions couchés, préparait une contre-attaque.
Je l’entendis qui criait :
— Feu ! Tous ensemble !
A droite, à gauche, au centre, une salve de coups de fusil, éclata chez les nôtres. Je fis, du sable, émerger ma tête légèrement, et je pus constater que plus d’un Indien avait été touché. Le feu avait aussitôt cessé et, dans la fumée qui se dissipait, je vis nos ennemis qui détalaient, en traînant après eux leurs morts et leurs blessés.
Nous profitâmes de ce répit pour nous mettre tous à l’œuvre, sans tarder. Les chariots furent poussés, resserrés et enchaînés, les timons à l’intérieur du cercle. Les femmes même, les jeunes filles et les petits garçons apportaient leur aide et poussaient de toutes leurs forces sur les rayons des roues.
Après quoi, nous dénombrâmes nos pertes. De nombreux bébés et enfants étaient morts, et trois étaient mourants. Le petit Rish Hardacre avait été frappé au bras par une balle. Il n’avait pas plus de six ans, et je me souviens de l’avoir vu, qui regardait bouche bée sa blessure, tandis que sa mère le prenait sur ses genoux, pour le bander. Je voyais ses joues baignées des larmes qu’il avait versées. Mais maintenant il ne pleurait plus et fixait, étonné, un fragment d’os brisé, qui protubérait de son avant-bras.
Grand’mère White fut trouvée morte dans le chariot des Foxwell. C’était une très vieille femme, impotente et obèse, dont l’unique occupation était de rester assise, toute la journée, en fumant sa pipe. C’était la mère d’Abby Foxwell.
Mrs. Grant aussi avait été tuée. Son mari était à côté de son cadavre. Grant était très calme. Pas un pleur ne mouillait ses paupières. Il était simplement assis près de sa femme, son fusil posé en travers, sur ses genoux, et on le laissait seul à sa douleur.
Sous la direction de mon père, que j’entendis nommer alors capitaine Fancher (ainsi je connus quel était mon nom de famille), toute la caravane besognait, avec le zèle d’une troupe de castors.
Au centre de l’enceinte formée par les chariots, fut creusée une vaste tranchée, et le sable que l’on en tira fut, tout autour, disposé en remblai. A l’intérieur de cette sorte de fosse, les femmes traînèrent la literie, les vivres et divers objets de première nécessité, qui furent tirés des chariots. Les plus petits enfants mirent la main à la pâte. Il n’y eut, chez aucun d’eux, aucune récrimination, aucun pleurnichement. Tous savaient comme moi qu’ils étaient nés pour travailler.
La grande fosse fut réservée aux femmes et aux enfants. Sous les chariots de l’enceinte, une tranchée moins profonde, avec un remblai également, fut pratiquée à l’usage des combattants.
Laban, entre temps, revint d’une patrouille qu’il avait faite hors du camp. Il annonça que les Indiens s’étaient éloignés d’un demi-mille environ et palabraient entre eux. Il avait, en plus, compté six des leurs, qu’ils avaient emportés du champ de bataille et qui paraissaient à l’agonie.
Plusieurs fois, au cours de la matinée, nous observâmes des nuages de poussière qui s’élevaient au loin et trahissaient la présence d’un nombre considérable d’hommes à cheval. Tous convergeaient vers nous et semblaient nous envelopper de tous côtés. Mais nous ne pouvions distinguer personne.
Un de ces nuages, après s’être approché plus que les autres, s’éloigna ensuite et ne reparut plus. Il n’y eut qu’une voix pour affirmer que ce grand nuage était notre bétail, que l’on emmenait. Nos quarante chariots, qui avaient franchi les Montagnes Rocheuses et traversé la moitié du continent américain, en devenaient impuissants. Les quelques bêtes qui étaient demeurées, pendant la nuit, à l’intérieur du campement, avaient pris la fuite au cours de la fusillade. Et, plus encore que les morts que nous avions à déplorer, c’était un malheur irréparable. Sans animaux de trait, nos chariots ne pouvaient rouler plus loin.
A midi, Laban revint d’une seconde patrouille. Il avait vu une nouvelle troupe d’Indiens, qui arrivait du sud. On cherchait à nous encercler. A ce même moment, nous découvrîmes une douzaine d’hommes blancs qui galopaient sur leurs chevaux, sur la crête d’une petite colline pas trop éloignée, d’où ils nous dominaient et nous observaient.
— L’explication, la voilà ! dit à mi-voix Laban à mon père, en montrant leur groupe de la main. Ce sont eux qui ont poussé les Indiens contre nous.
Pendant ce colloque, j’entendais à ma gauche Abby Foxwell, qui disait à ma mère :
— Ce sont des blancs comme nous… Pourquoi ne viennent-ils pas à notre secours ?
Je me redressai et, bravant la gifle que je savais m’être destinée par ma mère, je rétorquai :
— Ce ne sont pas des blancs ! Ce sont des Mormons !
La journée s’écoula sans autre incident.
Lorsque la nuit fut tout à fait tombée et l’obscurité bien noire, trois de nos jeunes gens quittèrent le camp. Je les vis partir. C’étaient Will Aden, Abel Milliken et Timothée Grant.
— Je les ai envoyés à Cedar City pour demander du secours, dit mon père à ma mère, tout en absorbant rapidement quelques bouchées pour son souper.
Ma mère hocha la tête.
— Les Mormons, dit-elle, ne manquent pas autour du campement. Ils ne nous apportent aucune aide, ni ne nous adressent aucun signe d’amitié. Ceux de Cedar City n’en feront pas plus.
Mon père observa :
— Il y a de bons et de méchants Mormons…
— Jusqu’ici, interrompit ma mère, nous n’en avons jamais trouvé de bons !
Je n’entendis plus parler, le lendemain matin, de nos trois messagers. Mais je ne tardai pas alors à connaître ce qui s’était passé. Tout le camp en était atterré.
Les trois hommes avaient à peine parcouru quelques milles qu’ils furent entourés et défiés par les blancs. Will Aden éleva la voix et déclara qu’ils appartenaient à la compagnie Fancher, qu’ils allaient à Cedar City pour demander du secours. Il fut aussitôt abattu d’un coup de fusil. Milliken et Grant tournèrent bride et revinrent, au galop, apporter la nouvelle.
Elle enlevait à nos cœurs tout espoir. C’étaient bien les hommes blancs qui avaient poussé sur nous les Indiens. Le pire des périls, que nous redoutions depuis si longtemps, fondait sur nous.
Sur ces entrefaites, quelques-uns d’entre nous, ayant quitté l’abri des chariots, allèrent à la source pour y chercher de l’eau. Les balles crépitèrent autour d’eux. La source n’était pas éloignée de plus de cent pieds. Mais le chemin qui y conduisait était sous le feu des Indiens, qui s’étaient terrés à portée, de chaque côté du ravin. Ce n’étaient pas, heureusement, de fameux tireurs, et les nôtres rapportèrent l’eau sans avoir été touchés.
Nous étions tous installés dans la fosse et, habitués comme nous l’étions aux rudesses de l’existence, nous nous y trouvions assez confortablement. Il va de soi que ce n’était pas gai pour les familles de ceux qui avaient été tués, ou blessés, et il fallait soigner ceux-ci.
Toujours poussé par mon insatiable curiosité, je m’écartai subrepticement des jupes de ma mère et m’arrangeai pour ne rien perdre de ce qui se passait.
Des hommes étaient occupés, dans un endroit de la grande fosse, à creuser un trou. Neuf cadavres, sept d’hommes et deux de femmes, y furent ensemble ensevelis. Seule, Mrs. Hastings, lorsqu’on recouvrit les corps, exprima bruyamment son chagrin. Elle avait perdu son mari et son père. Elle pleurait et se lamentait, avec de grands cris. Les autres femmes furent longues à pouvoir la calmer.
Assemblés vers l’est, sur une colline basse, où on les distinguait facilement, les Indiens continuaient à palabrer et à discuter, en un brouhaha formidable. Mais, à l’exception d’un coup de fusil qu’ils tiraient sur nous, de temps autre, ils n’attaquaient pas.
Laban brûlait de connaître ce qui se passait, disait-il, dans la cervelle de ces bêtes vicieuses.
— Ne peuvent-ils, s’exclamait-il, décider ce qu’ils doivent faire et le faire ?
La chaleur fut intense, au cours de l’après-midi, dans notre fosse. Le soleil dardait sur nous ses rayons, dans un ciel sans nuages, et pas un souffle de vent ! Les hommes, allongés avec leurs fusils, dans la tranchée creusée sous les chariots, étaient en partie abrités. Mais dans la fosse, où s’entassaient plus de cent femmes et enfants, et qui était exposée au plein soleil, la température était terrible. Des vélums, faits de couvertures étendues sur des piquets, avaient été dressés au-dessus des blessés. On grouillait et suffoquait, et sans cesse je cherchais quelque prétexte pour aller rejoindre les hommes sous les chariots, pour porter fièrement à mon père quelque message.
Nous avions incontestablement commis une faute grave, quand, en formant le cercle de nos chariots, nous n’y avions pas enclos la source. La cause en était dans l’affolement qui avait suivi la première attaque des Indiens, dans l’ignorance où nous étions si elle n’allait pas être aussitôt suivie d’une seconde.
Maintenant il était trop tard. Exposés comme nous l’étions au feu de l’ennemi, posté sur sa colline, nous ne pouvions risquer de déchaîner nos chariots et de les pousser plus loin. Mon père ordonna à deux hommes de fouiller le sol, dans notre enceinte même, et d’y creuser un puits. Des latrines y furent également aménagées.
Vers la fin de l’après-midi, nous revîmes Lee. Il était à pied et traversait, en diagonale, la prairie située au nord-ouest de notre camp. Il se tenait juste hors de la portée d’un coup de nos fusils.
A sa vue, mon père prit un des draps de ma mère, l’attacha à deux aiguillons, liés ensemble pour en faire une hampe plus solide, et hissa le tout en l’air, comme drapeau blanc. Mais Lee n’y prit pas garde et poursuivit son chemin.
Laban voulait qu’on tentât de tirer sur lui un coup de fusil à longue portée. Mon père s’y opposa. Les blancs, dit-il, n’ont pas encore décidé de notre sort, et un coup de fusil sur Lee pourrait faire pencher aussitôt, du mauvais côté, la balance indécise.
Puis, s’adressant à moi, après avoir déchiré une bande dans le drap et l’avoir attachée à un aiguillon :
— Tu vas, Jesse, aller vers lui. Prends ceci pour ta sauvegarde. Essaie de le joindre et de lui parler. Ne fais aucune réflexion sur ce qui est arrivé. Tâche seulement de lui persuader de venir vers nous, pour causer.
Ma poitrine se gonfla d’orgueil, à l’idée de la mission qui m’était confiée. Comme je me disposais à obéir sans retard, Jed Durham cria qu’il voulait m’accompagner. Il avait à peu près mon âge.
— Durham, demanda mon père au père de l’enfant, autorisez-vous votre fils à suivre Jesse ? Il vaut mieux qu’ils soient deux. Ils s’empêcheront l’un l’autre de commettre des imprudences.
Durham acquiesça, et c’est ainsi que Jed et moi, deux gosses de neuf ans, sortîmes du camp sous la protection du drapeau blanc, que nous brandissions.
Mais Lee refusait de parler. Quand il nous vit arriver en courant, il déguerpit aussitôt. Nous ne pûmes même pas arriver assez près de lui pour qu’il pût nous entendre. Il disparut soudain, après s’être caché sans doute derrière quelque broussaille. Vainement nos yeux le cherchèrent, quoique nous sussions bien qu’il n’avait pas pu s’évanouir.
Nous nous obstinâmes. On ne nous avait pas dit combien de temps nous devions être absents et, comme d’autre part les Indiens tiraient sur nous, nous continuâmes, Jed et moi, à avancer. Nous battîmes consciencieusement les buissons, sur une assez grande distance, et ne rentrâmes au camp qu’au bout de deux heures. Si l’un de nous deux avait été seul, il l’eût fait en quatre fois moins de temps. Mais une émulation mutuelle excitait notre zèle et notre bravoure.
Notre témérité ne fut pas cependant sans profit. Tout en marchant avec notre drapeau blanc, nous découvrîmes que notre campement était assiégé de tous côtés. A un demi-mille au sud, nous aperçûmes un grand camp d’Indiens. Nous pouvions voir sur une proche prairie, les jeunes gens s’exercer à courir à fond de train, montés sur leurs chevaux. Les Indiens qui nous avaient attaqués étaient toujours campés sur leur colline basse, du côté de l’est.
Contournant leur position, nous réussîmes à escalader, sans être vus, une autre colline qui la dominait. Jed et moi, nous passâmes une demi-heure à tenter de les dénombrer. Nous conclûmes, très approximativement, qu’ils devaient être au moins deux cents. Nous constatâmes aussi que des blancs étaient parmi eux et que la discussion était très animée.
Ce n’était pas tout. Vers le nord-est, à une distance minime, était un camp de blancs, dissimulé par un repli du terrain. A proximité, cinquante à soixante chevaux de selle tondaient l’herbe. Un peu plus vers le nord, s’avançait un petit nuage de cavaliers, qui approchaient fort vite et qui piquaient droit vers le camp des blancs.
Lorsque nous fûmes de retour au campement, la première chose qui m’advint fut une gifle, que m’administra ma mère, pour me punir d’être resté si longtemps éloigné. Mais mon père nous louangea fort, Jed et moi, lorsqu’il eut entendu notre rapport.
— Nous ferions bien, capitaine, dit à mon père Aaron Cochrane, de nous préparer dès maintenant à une attaque. Le cavalier aperçu par les enfants était sans doute un messager, qui apportait des ordres supérieurs. C’est en l’attendant que blancs et Indiens palabraient sans rien tenter. Ce qui est du moins certain, c’est que nos ennemis ne ménagent pas la viande de leurs montures.
Au bout d’une demi-heure, rien ne bougeant toujours, Laban partit à la découverte, sous la garde du drapeau blanc qui nous avait déjà servi, à Jed et à moi. Mais il ne s’était point éloigné de vingt pas que les Indiens ouvraient le feu sur lui et le contraignaient à rebrousser chemin.
Comme le soleil allait disparaître à l’horizon, je me trouvais dans la grande fosse, à garder le bébé, tandis que ma mère étendait des couvertures sur le sol, pour préparer un lit. Toute la caravane était littéralement empilée. Tellement que tout le monde, la nuit précédente, n’avait pas trouvé place pour s’étendre. Plusieurs femmes avaient dû dormir assises, leur tête retombée sur leurs genoux.
Tout à côté de moi, me secouant le bras ou me donnant un coup sur l’épaule de temps à autre, Silas Dunlap était mourant. Il avait été atteint à la tête, lors de la première attaque, et, toute cette journée, il avait déliré, en divaguant et en chantant. Sans cesse, à en donner à ma mère des crises de nerfs, il fredonnait :
J’étais assis près de Silas Dunlap et tenais sur moi le bébé quand l’attaque se déclancha. Le soleil se couchait et, de tous mes yeux, je fixais Silas Dunlap, qui achevait de mourir. La main de sa femme, Sarah, était posée sur son front. Elle et sa tante Marthe pleuraient silencieusement. C’est juste à ce moment que l’attaque se produisit.
Des centaines de fusils pétaradaient et lançaient leurs balles. L’ennemi formait un demi-cercle, qui allait de l’est à l’ouest, et nous criblait de plomb. Chacun, parmi nous, dans la grande fosse, s’aplatit contre terre. Les petits enfants se mirent à crier. Quelques-unes des femmes, au début, crièrent aussi.
Les coups de feu pleuvaient sur nous sans interruption. Grand était mon désir de ramper jusqu’à la tranchée, sous les chariots, où nos hommes entretenaient, sans fléchir, un feu roulant. Mais, devinant mes intentions, ma mère me fit sur-le-champ coucher à plat, près du bébé.
Je regardais, du coin de l’œil, Silas Dunlap. Il agonisait encore lorsque le bébé des Castleton fut tué. La petite Dorothée Castleton, qui n’avait que dix ans, tenait le bébé dans ses bras. Elle ne fut pas atteinte. J’entendis que l’on disait autour d’elle que la balle avait dû rebondir sur le toit d’un des chariots et, retombant de là dans la grande fosse, frapper l’enfant par ricochet. Ce n’était là qu’un simple hasard et, sauf les accidents de ce genre, affirmait-on, nous étions en sûreté.
Je retournai mon regard vers Silas Dunlap. Il ne bougeait plus. Ce n’était pas de chance pour moi ! Je n’avais jamais vu personne au moment précis de sa mort, et j’eusse été curieux de ce spectacle.
La petite Dorothée Castleton eut une crise de nerfs. Elle cria et hurla avec une telle persistance qu’elle engendra une crise semblable chez Mrs. Hastings. En entendant ce boucan, mon père envoya vers nous Watt Cuming, qui arriva en rampant et demanda ce qui se passait, puis s’en retourna.
La nuit était déjà noire lorsque le feu de l’assaillant cessa, et il n’y eut plus, comme la veille, que quelques coups isolés. Deux de nos hommes furent blessés au cours de cette seconde attaque, et on les ramena dans la grande fosse. Bill Tyler fut tué et, dans les ténèbres, il fut, ainsi que Silas Dunlap et le bébé Castleton, enterré le long des autres morts.
Des hommes se relayèrent, toute la nuit durant, pour creuser le puits plus profondément. Mais ils ne rencontrèrent, en fait d’eau, que du sable humide. D’autres hommes se risquèrent à aller quérir à la source quelques seaux d’eau. Mais on tira sur eux et ils durent renoncer, après que Jérémie Hopkins eût eu la main gauche sectionnée, à la hauteur du poignet, par une balle.
Le lendemain (c’était le troisième jour où nous étions assiégés), la chaleur et la sécheresse étaient pires que jamais. Nous nous éveillâmes avec la soif et il n’y eut pas de cuisine. Nos bouches étaient tellement sèches que nous eussions été incapables de manger. J’essayai de mordre dans un morceau de pain que ma mère m’avait donné, mais je dus y renoncer. Des salves de coups de fusil étaient tirées sur nous derechef, que suivaient de longues acclamations, puis un silence complet. Mon père ne cessait de recommander à ses hommes de ne pas gaspiller les munitions, car nous allions bientôt nous en trouver à court.
On continuait à creuser le puits. Il était si profond qu’il fallait en hisser le sable avec des cordes et des seaux. Ceux qui le recevaient et vidaient étaient exposés aux balles, et l’un d’eux fut atteint à l’épaule. Il se nommait Peter Bromley et conduisait les bœufs du chariot des Bloodgood. Il était fiancé à Anne Bloodgood. Elle bondit vers lui, tandis que les balles volaient et la contraignaient à revenir se mettre à l’abri.
Vers le milieu du jour, le puits s’éboula, et il fallut trimer dur pour retirer du sable le couple de travailleurs qui s’y trouvait enfoui. Ce n’est qu’au bout d’une heure que l’on parvint à dégager Amos Wentworth. Après quoi, le puits fut étayé à l’aide de planches enlevées aux chariots, et de timons. Mais, à vingt pieds de profondeur, on ne trouva rien encore que du sable humide. L’eau ne filtrait toujours pas.
La vie, durant ce temps, dans la grande fosse, devenait de plus en plus intenable. Les enfants réclamaient à boire en pleurant, et les bébés piaillaient et gémissaient sans discontinuer.
Robert Carr, un autre blessé qui était couché à dix pieds environ de ma mère et de moi, avait perdu la raison. Il n’arrêtait pas de battre l’air avec ses bras et de demander de l’eau, à cor et à cri. Des femmes aussi battaient la campagne, en geignant contre les Indiens et les Mormons. Il y en avait d’autres qui priaient avec ferveur, et les trois grandes sœurs Demdike chantaient des psaumes, en compagnie de leur mère. D’autres encore ramassaient du sable humide, qui avait été remonté du puits, et l’accumulaient contre le corps de leurs bébés, pour essayer de les rafraîchir et de les calmer.
Exaspérés de tant de souffrances, les deux frères Fairfax, prenant des seaux, rampèrent sous un chariot et coururent, d’un trait, vers la source. Gilles n’était pas arrivé à mi-chemin qu’il tomba. Roger, plus heureux put aller et revenir, relativement indemne. Les deux seaux qu’il rapporta n’étaient qu’à moitié pleins, car il en avait laissé échapper une partie, en courant. Il rampa à nouveau sous les chariots et descendit dans la grande fosse. Sa bouche saignait.
Deux seaux à moitié pleins ne pouvaient aller loin, pour tant de personnes. Les bébés seuls, les très jeunes enfants et les blessés, en eurent leur petite part. Je n’en pus obtenir une seule goutte. Mais ma mère, trempant un linge dans les quelques cuillerées qu’on lui donna pour le bébé, m’en humecta la bouche. Je mâchai le linge humide et elle ne garda rien pour elle-même.
La situation empira encore, au cours de l’après-midi. Le soleil implacable continuait à luire, dans un ciel sans nuages et sans vent, et transformait notre trou de sable en fournaise. Les détonations n’arrêtaient pas de crépiter autour de nous et les Indiens de jeter leurs cris perçants. De temps à autre seulement, mon père autorisait nos hommes à tirer un coup de feu, et uniquement les meilleurs tireurs, comme Laban et Timothée Grant.
Cependant une décharge ininterrompue de plomb s’abattait sur le campement. Il n’y eut pas de ricochets trop désastreux. Quatre seulement de nos hommes furent blessés dans leur tranchée, et un seul grièvement.
Durant une accalmie de la fusillade, mon père descendit dans la grande fosse et, sans mot dire, s’assit près de ma mère et de moi. Il écoutait, le visage contracté, toutes les lamentations, tous les sanglots de tant de malheureux êtres qui réclamaient de l’eau. Puis il se releva et s’en alla inspecter le puits. Il n’en rapporta que du sable humide, dont il fit un cataplasme qu’il appliqua sur la poitrine et sur les épaules d’un des blessés, qui se plaignait plus fort que les autres.
Après quoi, il se dirigea vers Jed et vers sa mère, et envoya chercher dans la tranchée le père de Jed. Nous étions tellement pressés les uns contre les autres qu’il était impossible de faire un mouvement dans la fosse sans les plus grandes précautions, pour ne pas piétiner les corps de ceux qui étaient allongés.
— Jesse, me dit-il, as-tu peur des Indiens ?
Je secouai la tête avec énergie, devinant que j’étais destiné à une autre mission, non moins glorieuse que la précédente.
— Jesse, continua-t-il, as-tu peur de ces sacrés Mormons ?
Profitant de l’occasion qui s’offrait à moi d’épancher ma bile, sans craindre le revers vengeur de la main maternelle, je m’écriai, avec conviction :
— Non ! Je n’ai pas peur de ces sacrés Mormons !
Je vis, à ma réponse, un sourire triste plisser les lèvres serrées de mon père. Il reprit :
— En ce cas, Jesse, veux-tu aller à la source, avec Jed, chercher de l’eau ?
J’exultai.
— Nous allons vous habiller tous deux en filles. Peut-être, alors, ne tireront-ils pas sur vous.
Je protestai, et insistai, que je pouvais fort bien aller tel que j’étais, comme un homme, un homme véritable, en pantalon. Mais mon père déclara que, si je refusais d’obéir, il trouverait un autre petit garçon pour accompagner Jed. Alors je cédai.
On tira, du chariot des Chattox, un coffre que l’on amena, et qui contenait les robes du dimanche de leurs deux jumelles, qui étaient à peu près de la même taille que Jed et moi. Quelques femmes vinrent nous aider à les revêtir. Les robes n’avaient pas été sorties du coffre depuis notre départ de l’Arkansas.
Dans son angoisse, ma mère laissa son bébé à Sarah Dunlap et vint nous accompagner jusqu’à la tranchée, sous les chariots. Là, derrière le petit parapet de sable, je reçus, et Jed avec moi, ses dernières instructions. Puis nous sortîmes en rampant et nous nous trouvâmes à découvert.
Tous deux nous portions exactement les mêmes vêtements : bas blancs, robes blanches, avec une grande ceinture bleue, et chapeaux d’été blancs. La main droite de Jed et ma main gauche s’étreignaient étroitement. Dans nos deux mains libres, nous portions chacun deux petits seaux.
— Prenez votre temps ! nous jeta mon père, comme nous commencions à avancer. Allez doucement ! Marchez comme des filles.
Pas un coup de fusil ne fut tiré.
Nous atteignîmes la source sains et saufs, nous emplîmes nos seaux et, avant de revenir, nous nous allongeâmes à plat ventre, pour boire une longue lampée, à même la source. Un seau plein dans chaque main, nous rebroussâmes chemin. Et, toujours, pas un coup de feu !
Je ne me souviens pas du nombre de voyages que nous effectuâmes ainsi. Quinze ou vingt, au bas mot. Nous marchions lentement, nous donnant la main à l’aller. Puis nous revenions avec nos quatre seaux pleins. Ce manège nous altérait prodigieusement. Plusieurs fois, nous nous allongeâmes pour boire longuement à la source.
Mais tout a une fin. Il était évident que si les Indiens avaient momentanément cessé leur feu, ils avaient en cela obéi aux ordres des blancs qui étaient avec eux. Avait-on cru que nous étions vraiment des filles ? Je l’ignore. Toujours est-il que Jed et moi, nous nous préparions à nous mettre en route pour un nouveau voyage, quand un coup de feu éclata, puis un second.
— Reviens ! me cria ma mère.
Je regardai Jed et il me regarda. Nos pensées se croisèrent, comme nos regards. Je le savais têtu, il me savait obstiné, et nous étions décidés, chacun, à demeurer quand même, si l’un de nous se retirait.
Je me remis donc en marche et il m’imita.
— Ici, Jesse ! cria à nouveau ma mère. Et il y avait plus d’une gifle dans ses paroles.
Jed m’interrogea des yeux. Je secouai la tête et déclarai :
— Allons-y !
Nous détalâmes, à toutes jambes, sur le sable et il nous parut que tous les fusils des Indiens étaient lâchés sur nous. J’arrivai à la source le premier, en sorte que Jed, qui m’avait suivi de près, dut attendre, pour remplir ses seaux, que j’eusse empli les miens.
— A mon tour, maintenant ! dit-il.
Et il mit tant de lenteur dans son opération qu’il avait visiblement l’idée de me laisser partir seul, afin d’avoir la gloire de demeurer le dernier.
Je tins bon et me collai contre terre, en attendant qu’il eût terminé. Je suivais du regard les petits nuages de poussière qu’autour de nous soulevaient les balles. Finalement, nous reprîmes côte à côte notre course.
— Pas si vite ! disais-je à Jed. Tu vas renverser la moitié de ton eau !
Ma remarque produisit son effet, car il ralentit le pas sensiblement.
A mi-chemin, je trébuchai et me plaquai tout de mon long, la tête la première. Une balle qui avait frappé le sol, juste devant moi, avait fait jaillir du sable plein mes yeux. Sur le moment, je me crus touché.
Jed se tenait debout, près de moi, et m’attendait.
— Tu l’as fait exprès ! ricana-t-il, tandis que je me remettais sur mes pieds.
Je saisis aussitôt sa pensée. Il croyait que je m’étais volontairement laissé choir, afin de renverser mon eau et d’avoir la gloire d’en retourner chercher d’autre.
Cette rivalité de bravoure devenait entre nous une sérieuse affaire. Si sérieuse que je ne voulus pas lui donner un démenti et que je refoulai, en courant, vers la source. Et Jed Durham au mépris des balles qui soulevaient la poussière autour de lui, resta debout, à découvert, tout droit à la même place, en m’attendant.
Nous regagnâmes, l’un près de l’autre, les chariots, mettant dans notre témérité même notre point d’honneur d’enfants. Mais, quand nous arrivâmes au but, j’avais seul mes deux seaux pleins. Une balle avait crevé, près de sa base, un des seaux de Jed.
Ma mère s’en prit à moi, de nos bravades communes, et j’essuyai un sermon bien senti. Mais je ne reçus aucune gifle. Elle avait certainement compris que mon père, qui, durant ce sermon, clignait de l’œil vers moi, derrière elle, ne tolérerait pas qu’elle me frappât. C’était la première fois de ma vie qu’entre mon père et moi se traduisait ainsi une communauté de sentiments intimes.
Lorsque nous repartîmes dans la grande fosse, Jed et moi fûmes consacrés héros. Les femmes, des larmes dans les yeux, nous accablaient de bénédictions et se jetaient sur nous, en nous couvrant de baisers.
Je prisais peu, tout en me sentant flatté dans mon orgueil, l’exubérance de ces démonstrations. Mais, quand Jérémie Hopkins, qui avait son moignon de bras entouré d’un bandage, eut déclaré que Jed et moi nous étions de la bonne étoffe dont on fait les hommes, alors mon cœur se gonfla.
Je fus, tout le reste du jour, assez incommodé par l’inflammation de mon œil droit, causée par le sable qu’avait fait rejaillir la balle. Ma mère l’examina et déclara qu’il était tout injecté de sang. Quant à moi, que je le tinsse ouvert ou fermé, je souffrais autant. En sorte que tantôt je l’ouvrais, et tantôt le fermais.
La situation s’était un peu détendue, dans la grande fosse. Chacun avait pu boire. Et, quoique se posât le problème de savoir comment nous pourrions recommencer à nous procurer de l’eau, on se reprenait à espérer. Le point noir était nos munitions. Une révision, faite par mon père dans tous les chariots, aboutit à un total de cinq livres de poudre. Il n’y en avait guère plus dans les poires à poudre des hommes.
Pensant que l’attaque ennemie allait reprendre, comme la veille, avec le soleil couchant, je me faufilai dans la tranchée, sous les chariots, près de Laban, que j’y rencontrai.
J’avais d’abord hésité à me faire voir de lui, craignant qu’en me découvrant là, il ne m’ordonnât de retourner sur mes pas. Il n’en fut rien. Il continua à observer avec méfiance, entre les roues des chariots, tout en mâchonnant son tabac. De temps à autre, il crachait toujours à la même place. Ce qui avait fini par creuser dans le sable un petit trou.
Je me hasardai à rompre le silence.
— Comment, dis-je, vont aujourd’hui les espiègleries ?
C’était une façon de me moquer de lui, car toujours il m’abordait par cette même phrase.
Il ne broncha pas et répondit :
— A merveille, jeune homme ! Et mieux que jamais je me porte, maintenant que j’ai pu recommencer à chiquer. Jesse, imagine-toi, j’avais la bouche tellement sèche, que depuis le lever du soleil j’avais dû déposer ma chique. Grâce à toi, qui nous as apporté de l’eau…
Un homme, à ce moment, montra sa tête et ses épaules, par-dessus la petite colline du nord-est, qui était occupée par les blancs.
Laban pointa vers lui son fusil et le tint couché en joue, pendant une bonne minute. Puis il laissa retomber son arme.
— Quatre cents yards ! dit-il. Il vaut mieux ne pas risquer le coup. Il se peut que je l’atteigne. Mais je peux aussi le rater. Ton père, petit, tient à la poudre.
Il y eut un silence. Puis, avec un aplomb extraordinaire, car, après mon exploit, j’estimais que je pouvais parler en homme, je demandai :
— Crois-tu, Laban, que nous ayons chance de nous sortir d’ici ?
Laban parut réfléchir profondément.
— Jesse, dit-il enfin, je ne dois pas te cacher que nous sommes dans un fichu trou. Mais nous en sortirons. Oui, nous en sortirons, je te le dis. Tu peux, sur cette chance, parier sans crainte jusqu’à ton dernier dollar.
— Il y en a, en tout cas, parmi nous, qui n’en sortiront jamais.
— Et quels donc ?
— Eh bien ! Bill Tyler, et Mrs. Grant, et Silas Dunlap, et tous les autres.
— Que veux-tu, Jesse ? N’en parlons plus… Ceux-là sont déjà sous terre. Ne sais-tu pas que toute caravane doit semer des morts le long de sa route ? Il en a été ainsi, je suppose, depuis que le monde est monde, et le monde ne s’en est pas dépeuplé. La naissance et la mort, Jesse, vois-tu bien, ont toujours marché, ici-bas, la main dans la main. Il en a été ainsi depuis des milliers d’années. Et toujours la naissance l’emporta sur la mort. Je le suppose, du moins, puisque la terre ne s’est jamais vidée et que, de tout temps, au contraire, les hommes ont crû et multiplié. Ainsi toi, Jesse, tu aurais pu être tué cet après-midi, en allant chercher de l’eau. Eh bien ! non ! Tu es ici, n’est-ce pas, à bavarder avec moi, et il y a toutes chances pour que, quand tu seras grand, tu deviennes, en Californie, le père d’une nombreuse famille.
Cette façon optimiste d’envisager la situation, et la bonhomie de Laban envers moi, m’encouragèrent à formuler un désir qui, depuis longtemps, mijotait dans mon cerveau.
— Dis donc, Laban, m’écriai-je soudain, supposons que tu sois tué ici…
— Qui ? Moi ! s’exclama-t-il.
— Je dis seulement : « Supposons », expliquai-je.
— Ça va ainsi ! Continue. Supposons que je sois tué…
— Voudrais-tu me léguer tes scalps ?
Il ronchonna en lui-même, puis grommela :
— Qu’en ferais-tu ? Ta mère te giflerait, si elle voyait que tu les portes.
— Oh ! je ne les porterais pas devant elle ! Mais voyons, Laban, bien franchement, si tu es tué, il faut bien que quelqu’un en hérite de tes scalps. Pourquoi pas moi ?
— Pourquoi pas ? Pourquoi pas ?… C’est très exact. Je t’aime, Jesse, et j’aime ton papa… Convenu ! A la minute même où je mourrai, les scalps deviendront ta propriété. Et aussi le couteau à scalper. Timothée Grant, ici présent, en est témoin. As-tu entendu, Timothée ?
Timothée, couché dans la tranchée, répondit qu’il avait effectivement entendu et je demeurai tout abasourdi de l’immensité de ma bonne fortune, suffoqué de bonheur, et sans pouvoir trouver, à l’adresse de Laban, un seul mot de remerciement.
L’attaque coutumière se produisit au coucher du soleil et des milliers de coups de fusil furent tirés sur le campement. Aucun des nôtres, bien abrités, ne fut atteint. De notre côté, nous ne tirâmes pas plus de trente coups, et je vis Laban et Timothée Grant toucher chacun un Indien.
Entre temps, Laban me confia que, depuis le début du siège, les Indiens seuls avaient nourri la fusillade. Pas un seul blanc n’avait tiré. C’était certain et fort surprenant. Pourquoi agissaient-ils ainsi ? Ils ne nous apportaient aucun secours, mais ne nous attaquaient pas non plus. Et sans cesse, pourtant, ils allaient communiquer avec les Indiens, qui nous attaquaient. Quel était cet inquiétant mystère ?
Le matin du quatrième jour, la soif recommença à nous tourmenter cruellement. Une lourde rosée était tombée pendant la nuit. Hommes et femmes, pour se rafraîchir, la léchaient avec leurs langues, sur les timons des chariots, sur les sabots des freins et sur les cercles de roues.
La rumeur circulait que Laban était revenu de patrouiller avant le point du jour ; qu’il avait, seul, rampé jusqu’au camp des blancs ; que ceux-ci étaient déjà debout et qu’il les avait aperçus, à la lueur des feux de leurs bivouacs, qui priaient en cercle. Il avait pu, aussi, saisir quelques mots de leurs prières, dont nous étions l’objet, et où ils demandaient à Dieu de leur inspirer ce qu’ils devaient faire de nous.
J’entendis une des sœurs Demdike dire à Abby Foxwell :
— Puisse Dieu, en ce cas, leur suggérer de bonnes pensées !
— Et qu’il ne tarde pas trop ! répondit Abby Foxwell. Car, après un autre jour sans eau, et nos munitions épuisées, que pourrions-nous devenir ?
Rien n’arriva pendant la matinée. Pas un coup de fusil ne partit. Le soleil flamboyait dans l’air immobile. Nos soifs allaient croissant. Bientôt les bébés altérés se mirent à pleurer, les enfants à se plaindre et à se lamenter.
A midi, Will Hamilton prit deux grands seaux et se disposa à partir pour la source. Comme il se préparait à ramper sous un des chariots, Anne Demdike courut vers lui, l’entoura des bras et tenta de le retenir.
Il lui parla, l’embrassa et se mit en route. Pas un coup de feu ne fut tiré sur lui, ni à l’aller, ni quand il remplissait ses seaux, ni à son retour.
— Le ciel soit loué ! s’écria quand il fut rentré, la vieille Mrs. Demdike. Ils se sont laissés toucher par la grâce du Seigneur.
Et telle fut l’opinion de beaucoup de femmes.
Sur le coup de deux heures, après un frugal repas qui nous avait un peu réconfortés, un homme apparut, porteur d’un drapeau blanc.
Will Hamilton sortit au-devant de lui. Après quelques minutes de conversation, il s’en revint parler à mon père et aux autres hommes. Un peu en arrière du parlementaire, nous avions aperçu Lee, debout, et qui nous regardait.
Une émotion intense s’empara de toute la caravane. Les femmes, estimant leurs peines finies, pleuraient et s’embrassaient les unes les autres. Il y en avait, dont la vieille Mrs. Demdike, qui chantaient des Alleluia et bénissaient Dieu.
La proposition qui nous avait été faite, et que nos hommes avaient acceptée, était que nous nous remettions immédiatement en route, sous les plis du drapeau parlementaire, et que les blancs protégeraient notre exode.
J’entendis mon père dire à ma mère :
— Nous n’avions qu’à accepter. Il le fallait…
Il était assis, abattu et les épaules basses, sur un timon de chariot.
— Cependant, répliquait ma mère, que se passerait-il s’ils nous trahissaient ?
Mon père eut un geste vague et répondit :
— Courons la chance qu’ils ne le fassent pas. Nos munitions sont épuisées.
Plusieurs de nos hommes déchaînèrent nos chariots et les firent rouler de façon à pratiquer des brèches dans leur cercle. J’observais avec attention.
Lee apparut, suivi par deux chariots vides, attelés de chevaux, qu’il amenait, dit-il, à notre intention. Tout le monde se groupa autour de lui. Il conta qu’il avait fort à faire avec les Indiens, pour les maintenir à distance, et que le major Higbee, avec cinquante hommes de la milice des Mormons, était prêt à nous prendre sous sa protection.
Mais, là où le soupçon se dessina chez mon père et chez Laban, et chez nombre de nos hommes, ce fut lorsque Lee nous déclara que nous devions nous séparer de nos fusils et les déposer dans un des chariots. Le prétexte invoqué était que nous ne devions pas exciter l’animosité des Indiens. En agissant ainsi, nous aurions l’air, pour eux, d’être les prisonniers de la milice des Mormons, et ils nous laisseraient partir sans récriminer.
Mon père parut se raidir contre une semblable demande et se préparait à refuser. Il échangea un regard avec Laban, qui lui répondit, à voix basse :
— Ils ne nous seront pas plus utiles entre nos mains que dans les chariots, puisque nous n’avons plus de poudre.
Deux de nos blessés, qui ne pouvaient pas marcher, furent montés dans un des deux chariots amenés par Lee, et qui avaient chacun un homme pour les conduire. Avec eux y furent placés les petits enfants. Lee semblait les trier au-dessus et au-dessous de huit ans. Jed et moi, nous avions neuf ans et, de plus, étions plutôt grands pour notre âge. Aussi Lee nous rangea-t-il dans le groupe des plus âgés, en nous disant que nous devions aller à pied, avec les femmes.
Quand il prit notre bébé des bras de ma mère et le plaça dans le chariot, elle protesta tout d’abord. Puis je la vis qui se mordait les lèvres, et elle laissa faire. C’était une femme d’âge moyen, aux yeux gris et aux traits durs, à la forte ossature, et qui avait eu, jadis, quelque embonpoint. Mais le long voyage et les privations subies avaient marqué sur elle leur empreinte. En sorte que ses joues s’étaient creusées, qu’elle avait maigri et que, comme toutes les autres femmes de la caravane, son visage avait pris une expression pensive et angoissée.
Lee décrivit ensuite quel devait être l’ordre de la marche. Il dit que les femmes, et les enfants qui chemineraient avec elles, iraient les premiers, à la file, derrière les deux chariots. Ensuite viendraient les hommes, un par un.
A l’ouïe de ces paroles, Laban vint vers moi, détacha les fameux scalps, qui pendaient à sa ceinture, et me les attacha autour de la taille.
Je protestai :
— Mais tu n’es pas encore tué, Laban !
— Je m’en flatte ! répondit-il en badinant. Je viens seulement de me mettre en ordre avec Dieu. Porter des scalps est une vanité toute païenne.
Il demeura encore un instant près de moi, puis tourna brusquement ses talons, afin de rejoindre les autres hommes de la caravane. Une dernière fois encore, il détourna la tête et me cria :
— Allons, au revoir, Jesse ! Au revoir !
Je me demandais pourquoi tant de cérémonie dans ces adieux, lorsqu’un blanc entra, sur son cheval, dans notre enceinte. Il disait que le major Higbee l’avait envoyé vers nous, pour nous recommander de nous hâter, parce que les Indiens pouvaient, d’une seconde à l’autre, recommencer leur attaque.
Notre caravane s’ébranla, chargée de tous les paquets qu’elle pouvait emporter. Nous abandonnions derrière nous tous nos grands chariots, pour suivre les deux qui avaient été amenés par Lee. Femmes et enfants les talonnaient de près. Quand nous fûmes à deux cents yards en avant, nos hommes, à leur tour, se mirent en marche.
A droite et à gauche, se tenait la milice des Mormons. Appuyés sur leurs fusils, les soldats, debout, formaient une longue double ligne, écartés les uns des autres de six pieds environ. Tandis que tous défilions devant eux, je ne pus m’empêcher de remarquer la gravité sombre qui était empreinte sur leurs figures. Ils étaient lugubres comme des croque-morts. Les femmes l’observèrent aussi, et quelques-unes se mirent à pleurer.
Je marchais derrière ma mère, qui avait feint de ne pas voir mes scalps. Derrière moi venaient les trois sœurs Demdike, deux d’entre elles soutenant leur vieille mère. J’entendis, devant nous, Lee qui criait sans cesse, aux deux hommes qui conduisaient les deux chariots, de ne pas aller si vite. Un autre homme, qu’une des sœurs Demdike affirma être le major Higbee, se tenait en selle sur son cheval, derrière les soldats, et nous regardait passer. Pas un Indien n’était en vue.
Comme je venais de tourner la tête pour voir si je n’apercevais pas Jed Dunham, l’événement eut lieu.
J’entendis le major Higbee crier d’une voix forte :
— Faites votre devoir !
Il me sembla que tous les fusils de la milice partaient d’un coup unique. En une seconde, nos hommes s’écroulèrent. Puis, à une nouvelle décharge, ce fut le tour des femmes. Les sœurs Demdike et leur mère tombèrent toutes en même temps. Je retournai la tête pour chercher ma mère. Elle aussi était par terre.
De partout, autour de nous, des centaines d’Indiens apparaissaient, qui faisaient feu à bout portant. Je vis les deux sœurs Dunlap qui se sauvaient dans les sables, et je courus après elles, car blancs et Indiens nous tuaient pêle-mêle.
Tout en courant, j’aperçus un des conducteurs des chariots tirant sur deux des nôtres, qui étaient blessés et s’y trouvaient. Les chevaux de l’autre chariot, effrayés par la fusillade, ruaient et se cabraient, avançaient et reculaient, et leur conducteur avait grand’peine à les maintenir.
Tandis que le petit garçon que j’étais, courait après les sœurs Dunlap, tout s’assombrit autour de moi. Mes souvenirs, à ce point précis, s’arrêtent. Jesse Fancher cesse d’exister et disparaît pour toujours.
La forme qui était Jesse Fancher, le corps qui était sien, matière fugace, passa comme une apparition et ne fut plus.
Mais l’esprit impérissable qui l’animait a survécu. Et, dans sa réincarnation suivante, il a animé le corps visible (qui n’est en réalité qu’une apparition nouvelle), connu sous le nom de Darrell Standing ; lequel va être incessamment tiré de sa cellule, pendu et expédié dans le néant, où toutes ces apparitions s’éteignent.
Il y a ici, dans la prison de Folsom, un condamné à vie, nommé Matthew Davies, qui appartient à la génération des plus vieux prisonniers et qui sert d’aide lors des exécutions.
Ce vieillard a vécu dans les plaines où fut tué le jeune Jesse Fancher. J’ai pu contrôler, par lui, les événements que je viens de raconter. Au temps où il était enfant, on parlait souvent, dans sa famille, du grand massacre des Prairies-des-Montagnes. Seuls, disait-on, les enfants en bas âge, qui étaient dans les deux chariots, furent épargnés. On estima qu’ils étaient trop jeunes pour se souvenir et pouvoir parler un jour.
J’enregistre fidèlement les déclarations de cet homme et j’affirme que jamais, dans mon existence de Darrell Standing, je n’avais auparavant lu une seule ligne, entendu une seule parole se rapportant à la caravane du capitaine Fancher, qui périt aux Prairies-des-Montagnes.
Tous ces faits, cependant, dans la camisole de force de la prison de San Quentin, sont revenus à ma mémoire. Il est évident que je n’ai pu les tirer de rien, pas plus que je n’ai pu créer la dynamite que l’on me réclamait.
Si donc j’ai eu connaissance de ces événements, la seule explication plausible est qu’ils avaient subsisté dans mon esprit immortel qui, contrairement à la matière, ne saurait périr.
Je dois également déclarer, en terminant ce chapitre, que Matthew Davies m’a encore déclaré ceci. Quelques années après le massacre, dont la nouvelle avait transpiré, Lee fut arrêté par la police du gouvernement des États-Unis, condamné à mort et reconduit, pour y être exécuté, à l’endroit même où notre caravane avait campé.
Quand, au terme de mes premiers dix jours consécutifs de camisole, je fus ramené à la vie consciente par le pouce du docteur Jackson, qui pressait, pour l’écarter, une de mes paupières, j’ouvris successivement mes deux yeux et, tournant mon visage vers le gouverneur Atherton, j’eus le sourire.
— Trop misérable pour vivre et trop vil pour mourir !
Telle fut l’appréciation flatteuse qu’il porta sur moi.
— Les dix jours sont achevés gouverneur…
— C’est bon, grommela-t-il. Nous allons vous délacer.
— Ce n’est pas cela, lui dis-je. Vous avez certainement remarqué mon sourire. Et vous n’avez point, sans doute, oublié notre petit pari. Avant de me délacer — ce qui n’est pas autrement urgent — donnez donc à Morrell et à Oppenheimer le tabac Bull Durham et le papier à cigarettes que vous avez promis. Pour que vous fassiez bonne mesure, voici un autre sourire…
— Oui, oui, je connais les bluffs familiers aux animaux de votre espèce, déclara, d’un air sentencieux, le gouverneur Atherton. Vous n’en serez pas plus avancé ! Je ne sais ce qui me retient de vous battre, vous qui battez tous les records de la camisole.
— Le fait est, opina le docteur Jackson, que je n’ai jamais entendu parler d’un homme qui sourit, après dix jours de ce traitement.
— C’est du bluff ! je le répète… répondit le gouverneur. Délace-le, Hutchins.
Je murmurai derechef, car la vie en moi était devenue si faible, qu’il me fallait réunir le peu de forces qui me restaient, et y joindre toute ma volonté, pour pouvoir émettre seulement ce murmure :
— Pourquoi cette hâte, gouverneur ? Oui, pourquoi cette hâte ? Je n’ai pas de train à prendre. Et je suis si diantrement à l’aise dans ma situation que je préfère, mille fois, n’être pas dérangé.
On me délaça cependant et on me roula sur le sol, hors de la fétide camisole, comme un paquet inerte et impuissant.
Le capitaine Jamie se pencha sur moi.
— Je ne m’étonne pas, dit-il, qu’il se trouvât bien là dedans. Il ne sent rien. Il est paralysé.
— Paralysé comme votre vieille grand’mère ! ricana le gouverneur. Du bluff ! vous dis-je. Mettez-le un peu sur ses pieds et vous verrez s’il ne tient pas debout.
Hutchins et le docteur réunirent leurs efforts pour me redresser.
Quand ce fut fait :
— Lâchez maintenant ! commanda Atherton.
La vie n’avait pu, tout naturellement, revenir d’un seul coup dans mon corps, qui, dix jours durant, avait été comme mort. Le résultat en fut que, n’ayant sur ma matière aucune influence, je flageolai sur les genoux, tanguai en des torsions diverses et, finalement, vins m’écraser le front contre le mur de ma cellule.
— Vous voyez bien ! dit le capitaine Jamie.
— Oui, oui, bien joué ! s’obstina le gouverneur Atherton. Cet homme a du cran, je le reconnais. C’est un simulateur admirable !
— Vous parlez d’or, gouverneur, murmurai-je, allongé par terre. Je l’ai fait exprès. C’est une chute de comédie. Relevez-moi encore et je recommencerai. Je vous promets beaucoup à rire…
Je ne m’attarderai pas sur la torture que j’éprouvai, comme les fois précédentes, par suite du retour de la circulation du sang. C’était déjà pour moi une vieille histoire, qui régulièrement allait se renouveler à chaque période de camisole. Les marques indélébiles que cette intense souffrance a creusées sur mon visage, je les emporterai à la potence.
Quand, enfin, ils me laissèrent seul, je restai étendu par terre tout le reste de la journée, hébété, dans un demi-coma. Il y a une sorte d’anesthésie de la douleur, engendrée par la douleur même et par son excès. J’ai connu cette anesthésie.
Vers le soir, je réussis à me traîner, çà et là, sur le sol de ma cellule, sans pouvoir me tenir debout. Je bus beaucoup d’eau — comme le petit Jesse assoiffé, étendu sur le sable brûlant. Ce fut le lendemain seulement que, par un effort puissant de ma volonté, je me décidai et parvins à manger l’horrible pain que l’on m’avait laissé.
Le programme du gouverneur Atherton n’avait pas varié. Me permettre de me reposer et de récupérer des forces, quelques jours durant. Puis, si je n’avais pas avoué où était cachée la dynamite, me remettre, pour dix jours, dans la camisole.
Lui-même me l’avait répété, et je lui avais simplement répondu :
— Navré je suis, de tout mon cœur, de vous causer tant d’ennuis, gouverneur. Quel dommage que je m’obstine encore à vivre ! Ma mort vous soulagerait de tous vos tourments. Que voulez-vous ? Si je ne meurs pas, ce n’est point de ma faute.
Je ne crois pas qu’à cette époque je pesasse plus de quatre-vingt-dix livres. Deux ans avant, lorsque se refermèrent sur moi les portes de la prison de San Quentin je faisais cent soixante-cinq livres. J’avais perdu, semblait-il, tout ce que je pouvais perdre. Il ne paraissait pas possible que je pusse, à la fois, perdre une once de plus et continuer à vivre. Cependant, au cours des mois qui suivirent, once par once, je continuai à diminuer de poids, jusqu’à me rapprocher plus, selon mon calcul approximatif, de quatre-vingts livres que de quatre-vingt-dix.
Il y a des gens qui s’étonnent de voir à quel point certains hommes peuvent s’endurcir. C’est une affaire d’entraînement. Le gouverneur Atherton était un homme dur, et sa dureté m’endurcissait. Par contre-coup, ma propre dureté réagissait sur la sienne et l’accroissait.
Quoi qu’il fît, il ne réussit pas pourtant à me tuer. Si je vais mourir, c’est qu’une loi précise et un juge impitoyable, qui l’a appliquée, m’ont condamné à la potence, pour avoir frappé un geôlier avec mon poing. Jusqu’à la dernière seconde, je protesterai toujours que le nez de ce gardien avait une aptitude spéciale à saigner. Quand je donnai ce coup de poing, mes yeux clignotaient à la lumière, comme ceux d’une chauve-souris, et j’étais, à la lettre, un squelette, chancelant sur ce qui lui servait de pieds. Comment aurais-je pu frapper bien fort ? Quelquefois je me demande si ce malheureux nez a réellement saigné. Bien entendu, Thurston l’a juré, à la barre des témoins. Mais j’ai vu des geôliers prêter serment pour de pires parjures.
Ed. Morrell brûlait de savoir si j’avais continué à réussir mes expériences. Mais ce fut seulement lorsque, la nuit suivante, Jones Face-de-Tourte fut venu relever Smith que, profitant de son illégale faculté de pioncer, je pus engager sérieusement la conversation avec mes deux compagnons. Lorsque j’eus terminé mon récit, Oppenheimer déclara :
— Rêves d’opium !
Puis, après un silence, il reprit :
— Au temps où j’étais garçon de courses, j’ai, une fois, fumé de l’opium. Je puis te dire, Standing, que, pour ce qui est de voir des choses, je t’aurais rendu des points. C’est, je me figure, le truc qu’emploient les romanciers pour se monter l’imagination.
L’opinion d’Ed. Morrell m’était favorable, au contraire. Il ne doutait pas de ce que je racontais. Les résultats, cependant, étaient différents chez lui de ceux que j’obtenais. Lorsque son corps, m’expliquait-il, mourait dans la camisole, il demeurait Ed. Morrell. Jamais il ne remontait dans des existences antérieures. Lorsque son esprit était libéré de la matière, c’était pour errer toujours dans le temps présent. Dans cet état, il lui était donné de contempler sa dépouille, gisante sur le sol de son cachot, puis d’errer à travers San Francisco et d’y voir ce qui s’y passait. Il avait ainsi visité deux fois sa mère et, les deux fois, il l’avait trouvée endormie. Mais il n’avait aucun pouvoir sur les choses matérielles. Il ne pouvait ni ouvrir ni fermer une porte, ni déplacer un objet, ni manifester sa présence par quelque bruit ou autrement. Les mêmes choses matérielles n’avaient non plus, par contre, aucun pouvoir sur lui. Murs et portes ne lui étaient pas des obstacles. Il était uniquement esprit et pensée.
— Dans une de ces promenades à San Francisco, nous conta-t-il, j’appris, par une nouvelle enseigne appendue devant la boutique de l’épicerie qui faisait le coin du pâté de maisons où habitait ma mère, que ladite épicerie avait changé de propriétaire. Six mois après seulement, je pus envoyer à ma mère ma première lettre, et m’y informai près d’elle si ce que j’avais constaté était exact. Elle me répondit qu’effectivement l’épicerie était passée en d’autres mains.
— Ainsi, demanda Jake Oppenheimer, tu avais été capable de lire ce qui était sur l’enseigne ?
— Évidemment, je l’ai lu, répondit Morrell. Sans quoi, aurais-je pu savoir que le nom du propriétaire avait été modifié ?
— Fort bien ! frappa l’incrédule Oppenheimer. Ton raisonnement est irréfutable. Mais je demande une preuve supplémentaire. Dans quelque temps, quand nous aurons des gardiens un peu plus maniables, qui nous permettront de nous procurer parfois un journal, tu te feras mettre en camisole, tu quitteras ton corps, et tu t’en iras faire une petite balade dans le vieux Frisco[14]. Glisse-toi, entre deux et trois heures du matin, aux environs de la Troisième Rue et du Marché, c’est l’instant où les journaux du matin sortent des presses. Lis les dernières nouvelles. Puis reviens en vitesse à San Quentin, en précédant le remorqueur qui traverse la Baie et qui apporte les journaux. Fais-moi part de ce que tu auras lu. Je me procurerai ensuite, par l’intermédiaire d’un gardien, un de ces journaux. Si je trouve exact tout ce que tu m’auras dit, alors je joindrai les pouces et absorberai ensuite, comme paroles d’Évangile, tout ce que tu raconteras de tes promenades.
[14] Abréviation de San Francisco.
C’était là, en effet, une excellente épreuve, et je ne pus qu’approuver Oppenheimer, en déclarant à mon tour qu’une telle expérience serait décisive. Morrell répondit qu’il s’y prêterait volontiers. Mais il lui répugnait de quitter inutilement son corps. Il ne le ferait que si, un jour, il avait mérité la camisole, en dehors de sa volonté et s’il souffrait réellement trop.
Oppenheimer observa :
— Voilà comme ils sont tous ! Ils ne veulent jamais déballer leur marchandise ! Ma mère croyait aux esprits. Lorsque j’étais enfant, elle ne cessait de les évoquer et de les interroger, en leur demandant des conseils. Mais jamais elle n’en a tiré rien de bon. Ils étaient incapables de lui dire où le vieux père aurait pu trouver une place sûre, ou découvrir une mine d’or, ou gagner le gros lot à la Loterie Chinoise. Je t’en fiche ! Ils ne lui servaient que des ragots. Comme, par exemple, que l’oncle du vieux père avait eu un goître, ou que son grand-père était mort de phtisie galopante ; ou que nous déménagerions avant qu’il fût quatre mois. Et ceci n’était pas bien malin à annoncer, étant donné que nous changions de logis six fois par an, en moyenne !
J’estime que si Oppenheimer avait eu la chance de recevoir, dans sa jeunesse, une bonne éducation, il serait certainement devenu un grand savant, un penseur égal aux plus illustres. C’était un homme positif, qui ne croyait qu’aux faits bien établis. Sa logique était imbattable, bien qu’un peu froide. — « Je veux voir d’abord. » — Telle était la règle qui lui servait à mener toutes choses. Il n’y avait pas chez lui la moindre imagination, et toute autre foi lui était étrangère. C’est bien ce que Morrell avait observé de son côté. Le manque de foi avait empêché Oppenheimer de réussir, dans la camisole, l’expérience de la petite mort.
Je fus, une fois, Adam Strang, un Anglais. L’époque de cette vie, aussi approximativement que je puisse la situer, s’étendait à peu près entre 1550 et 1650, et je vécus cette existence jusqu’à un âge fort avancé, comme vous le verrez par mon récit. Un de mes grands regrets, depuis que Morrell m’eut enseigné la façon de réaliser ces intéressantes expériences a toujours été de n’avoir point poussé plus loin mes études historiques. Ainsi aurais-je pu identifier et exposer plus exactement nombre de faits, qui sont demeurés pour moi imprécis. Tandis que je suis contraint de marcher à tâtons et de deviner mon chemin, à travers le temps et les lieux de mes existences antérieures.
Un point très particulier de ma vie d’Adam Strang est que mes souvenirs n’en commencent guère avant trente ans. Plusieurs fois, dans la camisole, m’est apparu Adam Strang. Mais toujours il a resurgi en pleine stature, les muscles protubérants, homme dans toute la force de ses trente ans.
Le Sparwehr, sur lequel je naviguais en qualité de simple matelot, était un vaisseau hollandais, vaisseau marchand, parti pour les Indes, et qui s’était aventuré bien au delà, sur des mers inconnues, à la recherche de nouvelles richesses.
Le vieux Johannes Maartens, qui le commandait, et dont la face bestiale et la tête carrée, toute grisonnante, n’avaient rien en apparence de romanesque, rêvait de la découverte de terres inexplorées, de quelque nouvelle Golconde qui lui fournirait en abondance la soie et les épices.
La vérité m’oblige à dire que nous trouvâmes surtout la fièvre, les morts violentes et des paradis pestilentiels, dont la beauté recouvrait de vrais charniers et marchait de pair avec eux. Et encore des cannibales, qui nichaient dans les arbres et étaient d’enragés chasseurs de têtes. Nous débarquâmes dans mainte île étrange, dont les lames furieuses battaient les rivages, et où, sur les sommets des montagnes, fumaient des volcans. Là, de tout petits hommes, aux cheveux crépus et serrés, qui semblaient plutôt des singes, dont ils avaient le cri insupportable et plaintif, campaient dans les forêts et dans la jungle, derrière un rempart de pieux et d’épines, d’où ils nous envoyaient, dans l’ombre du soir, des éclats de bois empoisonnés. Quiconque d’entre nous avait été, comme d’un dard d’abeille, piqué par un de ces éclats, mourait infailliblement, avec d’horribles hurlements.
Ailleurs, d’autres hommes plus grands, et plus féroces encore, nous affrontaient sur le rivage même. Ils faisaient pleuvoir sur nous flèches et javelots, dans le grondement et le roulement de guerre de leurs petits tam-tams et de leurs grands tambours. Et partout, à terre, ils s’embusquaient sur notre passage, dans des troncs d’arbres, tandis que montaient, de collines en collines, des colonnes de fumées, qui appelaient aux armes la population tout entière.
Le subrécargue, Hendrik Bamel, était co-propriétaire de l’aventureux Sparwehr. Tout ce qui n’était pas à lui appartenait au capitaine Johannes Maartens, et réciproquement. Celui-ci parlait peu l’anglais, et Hendrik Hamel à peine davantage. Les matelots, en compagnie de qui je vivais, ne parlaient que le hollandais. Mais ayez confiance en moi pour apprendre rapidement toutes les langues, le hollandais tout d’abord, puis le coréen, comme vous l’allez voir !
Après avoir beaucoup tangué et roulé, nous arrivâmes à une île appartenant au Japon, qui n’était pas marquée sur notre carte. Les habitants ne voulurent avoir aucuns rapports avec nous. Deux fonctionnaires en robe de soie traînante, et portant l’épée, qui firent l’admiration béate de Johannes Maartens, vinrent à bord et nous invitèrent, fort poliment, à nous éloigner au plus vite. Sous l’affectation doucereuse de leurs manières et de leurs discours transperçait l’ardeur belliqueuse de leur race, et nous nous hâtâmes d’obtempérer.
Nous traversâmes sans encombre les Archipels Japonais et arrivâmes à la Mer Jaune, faisant route vers la Chine.
Le Sparwehr était un vieux, sale et abominable sabot, qui traînait à ses flancs et sous sa quille toute une chevelure marine. Sa marche en était fort alourdie et entravée. Lorsqu’on prétendait le faire changer de direction, il demeurait sur place, à ballotter, comme un navet jeté à l’eau. Un chaland de rivière était, comparé à lui, rapide, dans ses mouvements. Avec vent debout, il en avait pour un bon quart d’heure à virer, et tout l’équipage devait donner.
Or, à la suite d’un ouragan terrible qui, quarante-huit heures durant, nous avait fait rendre l’âme, le vent avait soudain sauté. Le Sparwehr avait refusé d’obéir au gouvernail et, pris de flanc, il s’en allait à la dérive.
Nous dérivions vers la terre, dans la clarté glaciale d’une aube tempétueuse, sur une mer en furie, dont les lames s’élevaient hautes comme des montagnes. On était en hiver. Tout, sauf la mer, était silencieux autour de nous et, à travers l’opacité d’une tourmente de neige, nous pouvions découvrir, par instants, une côte inhospitalière. Si l’on peut appeler côte un chapelet brisé de récifs écumeux, de rocs sinistres et innombrables, au delà desquels apparaissaient confusément des falaises abruptes, des caps avançant leur éperon dans les flots. Derrière ce rempart redoutable, une chaîne de montagnes se profilait, couverte de neige.
Nous ignorions quelle était cette terre, vers laquelle nous allions, et si d’autres que nous y avaient jamais abordé. A peine une vague ligne l’indiquait-elle sur notre carte. Et il nous était permis de craindre que ses habitants, si elle en avait, fussent aussi rébarbatifs que son aspect.
La proue du Sparwehr donna en plein contre un pan de falaise, qui s’avançait en eau profonde, et notre mât de beaupré, après s’être un instant dressé jusqu’au ciel, se brisa net. Le mât de misaine s’abattit avec un vacarme effroyable et culbuta par-dessus bord, avec ses vergues et ses haubans[15].
[15] Le mât de beaupré est celui qui se penche sur l’eau, à l’avant du navire ; le mât de misaine est celui qui vient ensuite et précède le grand mât. Les vergues sont les pièces de bois transversales qui, sur les mâts, soutiennent les voiles. Les haubans sont les cordages qui, entre eux, étayent les mâts.
Ruisselant d’eau et roulé sur le pont par les paquets de vagues, je parvins à rejoindre Johannes Maartens, sur le gaillard d’avant. D’autres hommes de l’équipage firent comme moi et, comme moi, s’amarrèrent solidement avec des cordes. On se compta. Nous étions dix-huit, tous les autres avaient péri.
Johannes Maartens, que j’ai toujours admiré, n’avait pas perdu son sang-froid. Il me toucha de la main, puis leva son doigt vers une cascade d’eau salée, qui ruisselait, d’une anfractuosité de la falaise.
Je compris ce qu’il voulait dire. Il désirait savoir si j’étais homme à escalader le grand mât, encore debout, et à sauter de là sur la minuscule plate-forme qu’à vingts pieds au-dessus de la dunette ménageait cette anfractuosité, dans le rocher à pic.
La largeur du saut à effectuer variait de seconde en seconde, selon les oscillations du mât. Tantôt elle était de six pieds, et tantôt de vingt pieds. Le mât oscillait comme un ivrogne, par l’effet du roulis et du tangage, tandis que le navire s’écrasait un peu plus, à chacun des heurts de sa coque contre la falaise.
Je me déliai et commençai à grimper. Arrivé au faîte du mât tragique, je mesurai de l’œil la largeur du saut qui était nécessaire, et me lançai. L’opération réussit et j’atterris sur l’anfractuosité de la falaise. Là, je me mis à quatre pattes, prêt à tendre la main à mes compagnons, qui m’avaient suivi en hâte dans l’escalade du mât. Il n’y avait pas de temps à perdre, car le Sparwehr pouvait, d’un instant à l’autre, sombrer en eau profonde. Tous tant que nous étions, nous étions à moitié ankylosés par le vent glacé, qui soufflait sur nous et sur nos vêtements mouillés.
Le maître queux fut, après moi, le premier à sauter. Il fut projeté dans le vide et je vis son corps qui tournait sur lui-même, comme une roue de voiture. Un paquet de mer le happa, tandis qu’il tombait, et l’écrabouilla contre la falaise. Un de nos mousses, un jeune homme de vingt ans, barbu, fut coincé par le mât contre une saillie de la falaise. Ce ne fut pas long pour lui. Il mourut du coup. Deux autres hommes culbutèrent dans le vide, comme avait fait le cuisinier. Les quatorze autres et le capitaine Maartens, qui sauta le dernier, furent sains et saufs. Une heure après, le Sparwehr s’engloutissait.
Deux jours et deux nuits, en grand péril de mort, nous demeurâmes accrochés à la falaise, sans aucune issue pour nous, car il nous était impossible de l’escalader plus haut, et nous ne pouvions non plus redescendre vers la mer, qui s’était un peu calmée.
Le troisième jour, au matin, un bateau de pêche nous découvrit sur notre perchoir.
Les hommes qui le montaient étaient entièrement vêtus de vêtements blancs, fort sales, on le conçoit. Leurs longs cheveux étaient curieusement noués sur le faîte de leur crâne. Ce nœud, je l’appris par la suite, est, chez ceux qui en sont pourvus, le signe du mariage. Il offre également, lorsqu’une dispute ne peut se régler par des mots, un point de prise excellent, permettant de flanquer à son interlocuteur un solide soufflet.
Le bateau s’en retourna vers le village auquel appartenaient ceux qui le montaient, afin d’y quérir du secours. Tout le monde accourut, avec des cordes, et presque toute la journée fut nécessaire pour nous tirer de notre fâcheuse position. Après quoi, ils nous emmenèrent avec eux.
C’étaient de bien pauvres et bien misérables gens, et leur nourriture était difficile à digérer, même par l’estomac d’un matelot. Leur riz, d’une indicible saleté, était brun comme du chocolat. Les grains, qui demeuraient munis des trois quarts de leurs cosses, étaient mélangés de bouts de paille et de bouts de bois. A tout moment, il fallait s’arrêter de manger, afin de s’introduire dans la bouche le pouce ou l’index, et se débarrasser la mâchoire des matières dures qui la blessaient. Ils se nourrissaient aussi d’une sorte de millet, assaisonné de cornichons d’une espèce particulière, d’un goût si fort qu’ils vous emportaient la bouche[16].
[16] Des piments.
Les maisons étaient construites de boue séchée, avec un toit de chaume. A travers les cloisons intérieures étaient pratiquées des ouvertures, par où transitait la fumée de la cuisine, en chauffant, sur son passage, la pièce où l’on couchait.
Nous nous reposâmes, plusieurs jours, chez ces braves gens, étendus sur les nattes qu’ils nous offrirent, et nous consolant de notre malheur avec leur tabac, qui était très doux, presque insipide. Nous le fumions dans des pipes dont le fourneau était minuscule, et s’emmanchait d’un conduit d’un yard de long.
Ils fabriquaient également une sorte de breuvage qui était sur et se buvait chaud, et présentait l’apparence du lait. Si l’on en prenait une dose un peu forte, il montait rapidement à la tête. Après en avoir lampé d’énormes potées, je fus saoul à chanter, ce qui est, pour tout matelot, dans le monde entier, le mode coutumier d’exprimer son ivresse. Encouragés par ce beau succès, mes compagnons m’imitèrent, et bientôt nous nous mîmes tous à rugir, sans nous soucier de la nouvelle tourmente de neige qui faisait rage au dehors, complètement oublieux aussi d’avoir été jetés sur une terre inconnue, abandonnée de Dieu.
Le vieux Johannes Maartens riait aux éclats, faisait, en chantant, le bruit d’une trompette, et se battait à force les cuisses, en compagnie des meilleurs de notre bande. Hendrik Hamel, d’ordinaire impassible et compassé comme tous les Hollandais, petite figure brune où luisaient deux yeux semblables à deux perles noires, se livrait, comme le pire d’entre nous, à mille folies.
Comme font immanquablement les matelots ivres, il sortait sans répit, de sa poche, tout ce qu’il avait d’argent sauvé avec lui, afin d’acheter toujours plus de breuvage laiteux. Notre conduite était honteuse. Et les femmes n’arrêtaient pas de nous apporter à boire, tandis que tout ce que la pièce pouvait contenir de public s’y entassait, pour assister à nos expansions bouffonnes.
C’est ainsi que le capitaine Johannes Maartens, son associé Hendrik Hamel, leurs treize hommes et moi-même, amenâmes tapage et braillâmes de toutes nos forces, dans le pauvre village coréen, tandis qu’au dehors le vent d’hiver faisait rage sur la Mer Jaune. L’homme blanc a fait victorieusement le tour de la planète qui le porte. Je crois, en vérité, que s’il y a été poussé par sa soif de lucre et de rapines, c’est à sa folle insouciance qu’il a dû de réussir ses entreprises.
Ce que nous avions vu jusqu’à cette heure de la terre de Cho-Sen (Ah ! ah ! que voilà un joli nom, et je ne pouvais vraiment pas mieux choisir[17] !) n’était pas pour exciter beaucoup notre enthousiasme. Si ces misérables pêcheurs étaient un échantillon véridique de ses habitants, nous n’avions pas de peine à comprendre pourquoi ce sol avait peu attiré les navigateurs étrangers.
[17] Chosen, en anglais, veut dire choisi ; d’où le calembour du narrateur.
Nous nous trompions. Le village où nous étions faisait partie d’une île, et ceux qui y commandaient avaient sans doute expédié un message sur le continent. Un beau matin, en effet, trois énormes jonques à deux mâts, dont les voiles latines étaient faites de nattes de paille de riz, jetèrent l’ancre à quelque distance de la grève.
Quand les sampans qui s’en détachèrent eurent accosté au rivage, les yeux du capitaine Johannes Maartens s’écarquillèrent démesurément, car une soie magnifique recommençait à chatoyer devant ses yeux.
Un Coréen bien découplé avait débarqué, vêtu de soie de la tête aux pieds, d’une soie multicolore, aux tons pâles, et il était entouré d’une demi-douzaine de serviteurs obséquieux, pareillement habillés de soie.
Ce noble personnage s’appelait Kwan-Yung-Jin, comme je l’appris par la suite. C’était un yang-ban, ou homme noble. Il exerçait les fonctions de magistrat ou gouverneur de la province dont dépendait l’île. Emploi fort lucratif, cela va de soi, car il pressurait fortement ses administrés.
Une centaine de soldats, au bas mot, débarquèrent à sa suite et se dirigèrent avec lui vers le village. Ces soldats étaient armés de lances dont le fer, long et plat comme celui d’une hache, tranchant comme une lame de couteau, était échancré de trois dents. Quelques-uns d’entre eux étaient munis d’un fusil à mèche, qui remontait aux époques héroïques. Il était de telle dimension qu’un homme était nécessaire pour le porter, et un autre homme pour porter le trépied sur lequel il était appuyé, lorsqu’on voulait l’utiliser. L’arme, comme j’eus à le constater, partait parfois. Parfois aussi, elle ne partait pas. La réussite dépendait d’un bon réglage de la mèche et de l’état de la poudre déposée dans le bassinet.
Ainsi avait coutume de voyager Kwan-Yung-Jin.
Les dirigeants du village tremblaient de peur devant lui, et sans doute n’avaient-ils pas tort. Je m’avançai, comme interprète, au nom de mes compagnons, et baragouinai les quelques mots de coréen que je connaissais.
Kwan-Yung-Jin prit une mine renfrognée et me fit signe de m’écarter. J’obéis sans défiance. Pourquoi l’aurais-je craint ? J’étais aussi grand que lui et, comme poids, je surpassais nettement le sien. J’étais beau, ma peau était blanche et mes cheveux étaient d’or.
Il me tourna le dos et alla vers le chef du village, tandis que les six serviteurs soyeux formaient entre lui et nous un cordon défensif. Pendant qu’il parlait à cet homme, plusieurs soldats s’avancèrent, portant sur leurs épaules des planches d’un pouce d’épaisseur, de six pieds de long environ, sur deux de large, et qui étaient curieusement fendues dans le sens de la longueur. Vers l’une de leurs extrémités était un trou rond, d’un diamètre inférieur à celui de la tête d’un homme.
Kwan-Yung-Jin donna un ordre. Deux soldats munis d’une de ces planches s’approchèrent de Tromp, qui était assis par terre, fort occupé à examiner un panaris qu’il avait à l’un de ses doigts. Le Hollandais Tromp était un balourd, lent dans ses gestes, lent dans ses pensées. Avant même qu’il eût saisi de quoi il s’agissait, la planche s’ouvrit comme une paire de ciseaux, puis se referma, solidement rivée, autour de son cou.
Comprenant soudain sa situation fâcheuse, Tromp se mit à beugler comme un taureau, et à danser avec une telle frénésie qu’il fallut s’écarter pour lui faire place, ainsi qu’à la planche qui dansait avec lui.
La situation, dès lors, se gâta. Il était clair que Kwan-Yung-Jin avait médité de nous mettre tous au carcan, et la bataille commença. Nous nous battions, les poings nus, contre un cent de soldats, bien armés, et contre les habitants du village, qui s’étaient joints à eux, tandis que Kwan-Yung-Jin se tenait à l’écart, dans ses soieries, en un fier dédain.
Ce fut alors que je gagnai mon nom de Yi-Yong-ik, le Tout-Puissant. Mes compagnons avaient déjà fait leur soumission et avaient été, depuis longtemps, mis au carcan que je luttais encore. Mes poings étaient durs comme les plus durs maillets, et j’avais, pour les diriger, des muscles et une volonté non moins solides. J’avais vite compris, à ma joie, que les Coréens ignoraient tout de l’art de la boxe, tant pour l’attaque que pour la garde. Je les abattais comme des quilles, et ils tombaient en tas, les uns sur les autres.
Je n’aurais pas respecté davantage Kwan-Yung-Jin. M’étant rué sur lui, ses serviteurs s’interposèrent et le sauvèrent. C’étaient des êtres flasques. Tapant dans la masse, je les envoyai rouler à droite et à gauche, en grand désordre, et je fis de leurs soies un surprenant gâchis. Mais soldats et villageois, revenant au combat, pour défendre leur seigneur et maître qui se trouvait derechef en péril, fondirent sur moi, tellement nombreux, que mes mouvements en étaient entravés. Ceux qui étaient derrière poussaient ceux qui étaient devant. Je ne cessais pas de taper et de joncher le sol de mes ennemis.
Finalement, ils m’étouffèrent presque sous le nombre et, comme les autres, je fus mis en planche.
On nous chargea, mes compagnons et moi, avec nos carcans, sur une des jonques qui, toutes deux, remirent à la voile.
— Bon Dieu ! interrogea Vandervoot, et quoi encore ?
Serrés comme des volailles, un jour de marché, nous étions piteusement assis sur le pont, les uns à côté des autres. Juste au moment où Vandervoot posa sa question, la jonque s’inclina fortement sous la brise et nous déboulâmes tous, pêle-mêle, avec nos planches, vers les dalots opposés, fort mal en point et nos cous tout écorchés[18].
[18] Les dalots sont les trous pratiqués dans l’encadrement du pont d’un navire, pour laisser écouler l’eau de mer.
De la dunette où il se tenait, Kwan-Yung-Jin baissa les yeux vers nous, sans paraître nous voir. Quant à Vandervoot, il ne fut plus connu parmi nous, bien des années durant, que sous le sobriquet : « Et quoi encore, Vandervoot ? » Pauvre bougre ! Il mourut gelé, une nuit, dans les rues de Keijo, sans trouver une porte qui s’ouvrît devant lui.
On nous débarqua sur le continent, où l’on nous jeta dans une prison puante, infectée de vermine.
Telle fut notre entrée sur le sol coréen et notre premier contact avec les fonctionnaires de ce pays. Mais je devais, pour tous mes compagnons, prendre une glorieuse revanche sur Kwan-Yung-Jin, le jour où, comme vous l’allez voir, Lady Om eut des bontés pour moi et où le pouvoir fut mien.
Nous demeurâmes dans cette prison de nombreux jours. Kwan-Yung-Jin avait envoyé un messager à Keijo, la capitale, afin de connaître quelle serait, à notre égard, la décision royale.
Entre temps, nous étions passés à l’état d’exhibition foraine. De l’aube au crépuscule, les barreaux de nos fenêtres étaient assiégés par les indigènes, qui jamais encore n’avaient vu de spécimens de notre race. Parmi ces badauds, il n’y avait pas que de la populace. D’élégantes ladies, portées en palanquins sur les épaules de leurs coolies, venaient considérer les diables étrangers vomis par la mer et, tandis que leurs serviteurs chassaient la foule vulgaire à coups de fouet, elles risquaient vers nous de longs regards timides. De notre côté, nous pouvions voir peu de leur visage, qui était voilé, selon la coutume du pays. Seules, les danseuses et les vieilles femmes circulaient dehors, la figure découverte.
J’ai souvent pensé que Kwan-Yung-Jin souffrait des nerfs et que, lorsque ceux-ci le tourmentaient particulièrement, il s’en prenait à nous. Quoi qu’il en soit, sans rime ni raison, chaque fois qu’il en avait le caprice, il ordonnait que nous sortions de prison et qu’on nous battît dans la rue, aux cris de joie de la populace. L’Asiatique est une bête cruelle, qui se délecte, sans se lasser, au spectacle de la souffrance.
Puis, à notre grande satisfaction, les bastonnades prirent fin. L’arrivée de Kim en fut la cause.
Qui était Kim ? Je dirai seulement de lui qu’il était le cœur le plus pur que nous ayons jamais rencontré en Corée. Il était alors capitaine, et commandait cinquante hommes, lorsque nous fîmes sa connaissance. Ensuite il devint commandant des Gardes du Palais. Et, finalement, il mourut pour l’amour de Lady Om et pour le mien. Qui était Kim ? Il était Kim, et c’est tout dire.
Sitôt son arrivée, nos cous furent délivrés de leurs carcans et nous fûmes logés à la meilleure auberge du lieu. Sans doute nous étions encore des prisonniers. Mais des prisonniers honorables, avec une garde d’honneur, de cinquante cavaliers.
Le lendemain, nous cheminions sur la grande route royale, seize marins montés à califourchon sur seize chevaux nains, comme il s’en trouve en Corée, et nous nous dirigions vers Keijo. L’Empereur, m’expliqua Kim, avait exprimé son désir d’abaisser son regard sur les étranges « Diables des Mers ».
Le voyage dura plusieurs jours, car il fallait traverser, du nord au sud, la moitié du territoire coréen.
A la première halte, étant descendu de selle, j’allai voir donner la pitance à nos montures. C’était le cas ou jamais de crier : « Et quoi encore, Vandervoot ? » Je ne m’en fis pas faute et tous accoururent. Aussi vrai que je suis vivant, les gens de notre escorte nourrissaient leurs chevaux avec de la soupe aux févettes, de la soupe aux févettes chaude, encore et encore. Et, durant tout le temps de notre voyage, les chevaux n’eurent rien autre chose que de la soupe aux févettes.
C’étaient, je l’ai dit, des chevaux nains, on ne peut plus nains. L’ayant parié avec Kim, j’en soulevai un et, en dépit de ses hennissements et de sa résistance, je l’enlevai, se débattant, sur mes épaules, où je le maintins solidement. En sorte que les hommes de Kim, qui déjà avaient ouï parler de mon sobriquet de Yi-Yong-ik, le Tout-Puissant, ne me donnèrent plus désormais, d’autre nom.
Kim était plutôt grand pour un Coréen, race de haute stature et bien musclée. Et lui-même se tenait en haute estime sur ce chapitre. Mais, coude à coude et paume à paume, je lui faisais baisser le bras à volonté. Aussi les soldats et les badauds, qui s’assemblaient sur notre passage dans les hameaux que nous traversions, me regardaient-ils bouche bée, en murmurant : « Yi-Yong-ik ! »
Nous demeurions promus, en effet, à la dignité de ménagerie ambulante. Notre renommée nous précédait, et les gens de la campagne environnante accouraient en foule, pour nous voir défiler. Ils s’alignaient tout le long la route, comme au passage d’un cirque. La nuit, les auberges où nous logions étaient assiégées par une multitude avide de nous contempler. Nous n’avions un peu de repos qu’après que les soldats avaient repoussé cette cohue à coups de lance, et avec maints horions. Auparavant, Kim faisait appeler les hommes les plus forts, les lutteurs les plus renommés, et se divertissait énormément, ainsi que la foule, à me voir les mettre en marmelade et les abattre dans la boue, les uns après les autres.
Le pain était ignoré, mais nous avions en abondance du riz bien blanc (excellent pour les muscles et dont je ressentis longtemps les bienfaits), ainsi qu’une viande que je découvris rapidement être de la viande de chien, animal qui est régulièrement abattu dans les boucheries coréennes. Le tout assaisonné de pickles effroyablement épicés, mais que je finis par aimer à la passion. Pour boisson, un autre breuvage blanc, mais limpide et montant fortement à la tête, qui provenait de la distillation du riz, et dont une pinte aurait suffi à tuer un malportant, si elle ravigotait merveilleusement un homme fort, au point même de le rendre à peu près fou.
A Chong-ho, ville fortifiée que nous traversâmes, je vis, à la suite d’une absorption exagérée de ce breuvage, Kim et les notables rouler sous la table. C’est sur la table que je devrais dire, car celle-ci n’était autre que le sol, où nous étions accroupis et où, pour la centième fois, je pris dans les jarrets quelques crampes carabinées.
Là encore, tout le monde murmurait : « Yi-Yong-ik ! » et, à la Cour même de l’Empereur, la glorieuse rumeur me précéda.
Toujours, n’ayant plus rien vraiment d’un prisonnier, je chevauchais aux côtés de Kim, mes longues jambes touchant presque le sol. Dès que la route devenait tant soit peu boueuse et que ma monture s’y enfonçait, mes pieds en grattaient la boue. Kim était jeune. Kim était un homme universel. En toute circonstance, il se montrait égal à lui-même. Toute la journée et une bonne moitié de la nuit, nous devisions et plaisantions tous deux. Certainement j’avais reçu le don des langues, et, très rapidement, je m’initiai au Coréen. Kim s’émerveillait de mes progrès.
Il m’instruisait aussi des mœurs et du caractère des indigènes, de leurs qualités et de leurs défauts. Il m’enseigna mainte chanson, chansons de fleurs, chansons d’amour et chansons à boire. En voici une qui était de son invention et dont je vais tenter de vous traduire la fin.
Kim et Pak, dans leur jeunesse, ont signé entre eux un pacte, selon lequel ils s’abstiendront de boire désormais. Le pacte n’a pas tardé à être rompu et tous deux chantent en chœur :
Hendrik Hamel, homme intrigant et matois, m’encourageait dans mes plaisanteries, qui m’attiraient la faveur de Kim et, par ricochet, faisaient rejaillir celle-ci sur Hendrik Hamel et sur toute notre compagnie. Hendrik Hamel ne cessa pas d’être mon conseiller, je dois le proclamer, et c’est en suivant ses directives que je gagnai par la suite la faveur de Yunsan, le cœur de Lady Om et la bienveillance de l’Empereur. J’avais sans doute, en moi-même, l’inflexible volonté et la témérité nécessaire au grand jeu que j’engageai. Mais, si je fus le bras, Hendrik Hamel fut la tête qui ordonna tout.
Jusqu’à Keijo, le pays que nous parcourions était dominé par de hautes montagnes neigeuses, sur le flanc desquelles se creusaient de nombreuses et fertiles vallées. Il était semé de villes fortifiées, pareilles à Chong-ho, et où nous faisions halte après chacune de nos étapes. Chaque soir, de cime en cime, s’allumaient, dans la tombée du jour, des signaux lumineux, dont la flamme courait sur toute la contrée. Kim ne manquait pas d’observer avec attention ces chaînes de feu qui, des côtes à la capitale, rougeoyaient, portant vers l’Empereur leurs messages. Une seule flamme par fanal signifiait que le pays était en paix. Deux flammes annonçaient une révolte ou une invasion étrangère. Jamais, durant notre voyage, nous ne vîmes plus d’une seule flamme.
Tandis que nous chevauchions, Vandervoot, qui fermait la marche, ne cessait d’admirer et de s’étonner. Et de plus en plus, il demandait :
— Dieu du ciel ! Et quoi encore ?
Keijo, la capitale, formait une importante cité, où toute la population, à l’exception des nobles, ou yang-bans, était vêtue de l’éternel blanc. Ceci, m’expliqua Kim, permet de déterminer à première vue, par le degré de propreté ou de saleté de ses vêtements, le rang social de chaque personne. Car il va de soi qu’un coolie, qui ne possède qu’un unique costume, est, fatalement, toujours sale. De même, on peut conclure facilement que quiconque apparaît en un blanc immaculé dispose, sans aucun doute, de nombreux effets de rechange et a sous ses ordres, pour s’entretenir ainsi sans tache, une armée de blanchisseuses. Seuls, les yang-bans, avec leurs soies pâles et multicolores, planent bien au-dessus de cette commune et vulgaire classification.
Après nous être reposés, pendant plusieurs jours, dans une auberge où nous lavâmes notre linge et réparâmes de notre mieux, en nos vêtements, les ravages d’un naufrage et le désordre de notre voyage, nous fûmes appelés devant l’Empereur.
Un grand espace libre s’ouvrait devant le Palais Impérial, qui était précédé de chiens colossaux, en pierre sculptée. Ils étaient accroupis sur des piédestaux ayant deux fois la hauteur d’un homme de grande taille, et ressemblaient plutôt à des tortues, tellement ils s’y aplatissaient.
Les murs de pierre du Palais étaient formidables et couverts d’une dentelle de sculptures. Ils étaient si robustes qu’ils pouvaient défier d’y ouvrir une brèche les canons les plus puissants d’une armée assiégeante. La Porte principale était à elle seule un monument. Elle ressemblait à une pagode, et de nombreux étages, couverts chacun d’un toit de tuiles, s’y superposaient, en diminuant de largeur jusqu’au sommet. Des soldats richement équipés montaient la garde devant cette porte. Ce sont, me confia Kim, ceux qu’on appelle les Chasseurs-de-Tigres, c’est-à-dire les guerriers les plus braves et les plus redoutables dont s’enorgueillit la Corée.
Mais il suffit. Un millier de pages me seraient nécessaires pour décrire dignement le Palais de l’Empereur. Je dirai seulement que nous avions devant nous la plus magnifique matérialisation du pouvoir qu’il nous pût être donné de contempler. Seule, une antique et forte civilisation avait été capable d’élever ces murs interminables et orgueilleux, et ces toitures merveilleuses, aux pignons innombrables.
On ne conduisit pas les vieux loups de mer que nous étions dans une Salle d’Audience. Mais, directement, nous fûmes amenés dans une grande Salle de Festin, où nous attendait l’Empereur.
Le festin touchait à sa fin et la foule des convives était de joyeuse humeur. Quelle foule grouillante et superbe ! Hauts Dignitaires, Princes du Sang, Nobles portant l’épée, Prêtres au visage pâle, Officiers Supérieurs à la peau tannée, Dames de la Cour, le visage découvert, Danseuses fardées qui se reposaient, assises par terre, de leurs danses, Duègnes, Dames d’Honneur, Eunuques, Serviteurs et Esclaves.
Tout ce monde s’écarta devant nous cependant, quand l’Empereur, accompagné de ses familiers, s’avança pour nous examiner. C’était, surtout pour un Asiatique, un aimable monarque. Il ne devait pas avoir plus de quarante ans et sa peau, claire et pâle, n’avait jamais connu les ardeurs du soleil. Il avait une grosse bedaine, portée par des jambes malingres. Il avait dû, pourtant, dans sa jeunesse, être un bel homme, et son front en avait gardé une certaine noblesse. Mais ses yeux étaient chassieux, avec des paupières plissées, et ses lèvres se contractaient avec une sorte de tremblement. C’était là, comme je devais l’apprendre, le fruit des excès auxquels il s’abandonnait, excès qu’encourageait Yunsan, le grand prêtre bouddhiste et pourvoyeur impérial, dont nous reparlerons tout à l’heure.
Avec notre accoutrement de marins, nous faisions, mes compagnons et moi, assez piètre figure dans le milieu brillant qui nous entourait. Il y eut d’abord des exclamations étonnées, qui bientôt firent place aux rires. Les danseuses nous environnèrent, nous firent leurs prisonniers, s’attachant trois ou quatre à chacun de nous, et nous entraînèrent à leur suite dans leurs évolutions, comme des ours que l’on oblige à danser.
C’était humiliant pour nous. Mais que pouvaient pour leur défense de pauvres loups de mer ? Que pouvait le vieux Johannes Maartens, avec, à ses trousses, une bande de jeunes filles rieuses, qui lui serraient le nez, lui pinçaient les bras, lui chatouillaient les côtes pour le faire se trémousser ? Afin d’échapper à ce traitement, qui l’horripilait, Hans Amden demanda qu’on lui donnât de la place et se mit à exécuter, d’un pas lourd, une danse hollandaise des plus baroques, jusqu’à ce que toute la Cour éclatât d’une tumultueuse hilarité.
En ce qui me concerne, moi qui avais été, pendant plusieurs jours, le joyeux compagnon et l’égal de Kim, j’estimai outrageant le rôle de pitre que l’on prétendait me faire jouer. Je résistai, mordicus, à la riante Ki-Sang. Me raidissant sur mes jambes, le torse droit, les bras croisés, je dédaignai pinçons et chatouillis, qui ne produisirent pas en moi le plus léger frisson. On m’abandonna pour une autre proie.
Hendrik Hamel, traînant derrière lui les trois Danseuses qui l’avaient entrepris, fonça vers moi. Il me mâchonna :
— Pour l’amour de Dieu, mon vieux, fais ton effet, et tire-nous de là…
Je dis qu’il me mâchonna, car, chaque fois qu’il ouvrait la bouche pour parler, les trois Danseuses la lui bourraient de bonbons.
Il continua, tant bien que mal, en inclinant alternativement la tête de droite et de gauche, afin d’éviter les mains pleines de bonbons, qui s’acharnaient :
— Ces singeries sont déplorables pour notre dignité. Elles vont nous couler. Nous sommes réduits à l’état d’animaux savants. Je t’envie et regrette de ne pouvoir t’imiter dans ta résistance. Ah ! les garces ! Continue à te faire respecter d’elles. Et fais-nous respecter aussi…
Il se tut, de force, car les terribles jeunes filles avaient complètement obstrué sa bouche de leurs bonbons.
J’avais compris, cependant, et mon audace naturelle en fut alertée. Un eunuque qui, derrière moi, me chatouillait le cou avec une longue plume, me fit démarrer soudain.
Les jeunes danseuses, qui n’avaient réussi à rien avec moi, observaient d’un œil attentif le manège de l’eunuque. Réussirait-il là où elles avaient échoué ? Je ne laissai rien transpercer de mon dessein. Mais, tout à coup, rapide comme la flèche, sans même tourner la tête ni le corps, j’allongeai le bras et appliquai au bonhomme, en plein sur la figure, une maîtresse gifle arrière.
Ma main s’aplatit magnifiquement sur sa joue et sur ses mâchoires. Il y eut un craquement, comme celui d’une planche de la coque d’un navire qui se fend sous la tempête, et l’eunuque roula sur lui-même, comme une boule, qui ne s’arrêta sur le plancher qu’à douze pieds de moi.
Les rires cessèrent. Ils firent place à des cris de surprise, et j’entendis chuchoter : « Yi-Yong-ik ! » Je recroisai mes bras et demeurai sur place, superbe d’orgueil.
Il y avait certainement en moi l’étoffe d’un parfait cabotin. Car écoutez ce qui suivit.
L’œil fier et dédaigneux, chef reconnu, dès cet instant, de tous mes compagnons, j’affrontai, sans baisser le regard, les centaines d’yeux qui me fixaient. Et c’est moi qui les fis tous se baisser ou se détourner. Tous, sauf deux.
Ces deux yeux étaient ceux d’une jeune femme, qu’à la richesse de sa robe et à la demi-douzaine de servantes qui l’entouraient, je jugeai immédiatement devoir être une dame de qualité. C’était en effet Lady Om, une princesse authentique, appartenant à la Maison des Min. J’ai dit qu’elle était jeune. Elle paraissait avoir mon âge, trente ans environ. Et, quoiqu’elle fût mûre et belle à point pour être mariée, elle ne l’était pas.
Elle me regardait, les yeux dans les yeux, sans broncher, jusqu’à ce qu’elle m’eût contraint à fuir son regard. Il n’y avait, dans ses prunelles, ni insolence, ni hostilité, ni défi quelconque. Je n’y trouvais qu’une immense fascination.
Il me répugnait d’avouer que j’étais vaincu par ce petit brin de femme. Je feignis, en détournant la tête, de reporter mon regard sur le groupe honteux de mes camarades, en proie aux danseuses. Puis je frappai dans mes mains, à la mode asiatique, en criant impérieusement, en coréen, d’une voix de stentor et comme on parle à des subalternes :
— Vous autres, laissez-les tranquilles !
J’avais la poitrine solide et l’on aurait cru entendre beugler un taureau. Jamais ordre aussi impératif et aussi retentissant n’avait encore ébranlé l’air sacré de l’Impérial Palais.
La salle entière en fut pétrifiée. Les femmes en tremblaient d’effroi et se serraient les unes contre les autres, comme pour chercher entre elles une protection mutuelle. Les petites danseuses lâchèrent les matelots et leur capitaine, et se reculèrent, effarées, en ricanant. Seule, Lady Om ne parut point troublée et recommença à plonger dans mes yeux, qui étaient retournés vers les siens, ses yeux grands ouverts.
Un lourd silence retomba, comme si chacun attendait que résonnât quelque fatidique parole. Tous les yeux coulissaient furtivement leur regard de l’Empereur à moi, et de moi à l’Empereur. Moi, je demeurais toujours, sans perdre la tête fort heureusement, immobile et muet, et les bras croisés.
Enfin l’Empereur parla.
— Il connaît notre langue… dit-il simplement.
Toute la salle haletait. On entendait les respirations palpiter dans les poitrines.
Je ne savais trop quoi répondre et je fonçai, en bon matelot blagueur, sur la première idée folle qui s’offrit mon esprit.
— Cette langue, déclarai-je, est ma langue natale.
L’Empereur parut étonné, et impressionné tout à la fois, par mon assurance. Il fit la mine de quelqu’un qui a avalé de travers et ses lèvres se contractèrent. Puis il me demanda :
— Explique-toi !
Je repris :
— Cette langue est ma langue natale. Je la parlais, à peine issu du sein de ma mère, et ma sagesse précoce émerveillait tous ceux qui m’approchaient. Puis je fus emporté un jour par des pirates, en un pays lointain, où se fit mon éducation. J’oubliai tout de mes origines. Mais, à peine eus-je remis le pied sur le sol coréen que je reparlai spontanément mon langage ancien. Je suis Coréen de naissance et maintenant seulement je suis chez moi.
Il y eut, parmi les assistants, des murmures divers et des colloques. L’empereur interrogea Kim.
Cet excellent homme n’hésita pas à appuyer mes dires et ne craignit pas de mentir en ma faveur.
— J’atteste, dit-il, qu’il parlait notre langue, lorsque je le rencontrai qui sortait de la mer…
Je l’interrompis :
— Que l’on m’apporte, sans plus tarder, des vêtements dignes de moi !
Et, me retournant derechef vers les danseuses :
— Laissez en paix mes esclaves ! Ils viennent d’accomplir un long voyage et sont fatigués. Oui, ce sont là mes fidèles esclaves.
Kim m’emmena dans une autre pièce, où il m’aida, selon le désir que j’en avais exprimé, à changer de vêtements. Puis il renvoya les domestiques et, resté seul avec moi, me donna une brève et utile leçon sur la façon de m’exprimer et de me conduire. Il ne savait pas plus que moi où je voulais en venir. Mais il était, comme moi, plein de confiance.
Je revins dans la Grande Salle et (c’était le plus amusant de l’aventure), tandis que je débitais mon coréen, soi-disant rouillé par ma longue absence du pays, Hendrik Hamel et les autres, qui s’étaient entêtés à ne parler que leur langue depuis leur arrivée à terre, ne comprenaient pas un traître mot de mes paroles.
— Je suis, proclamai-je, du noble sang de la Maison de Koryu, qui régnait jadis à Song-do.
Et je débitai, de mon mieux, une vieille histoire, que Kim m’avait contée au cours de notre chevauchée. Tout en parlant, je le regardais tendre l’oreille, avec forces grimaces, pour bien s’assurer que j’étais un bon perroquet.
L’Empereur me demanda quelques renseignements supplémentaires sur mes compagnons. Je répondis :
— Ceux-ci, comme je l’ai dit, sont mes esclaves. Tous, sauf ce vieux coquin (je désignais du doigt Johannes Maartens), qui est le fils d’un affranchi.
Je fis signe à Hendrik Hamel qu’il s’approchât.
— Cet autre, continuai-je, est né dans la maison de mon père, d’une souche d’esclaves. Il m’est particulièrement cher. Nous sommes du même âge, nés le même jour, et, ce jour-là, mon père m’en fit présent.
Lorsque, par la suite, Hendrik Hamel, curieux de savoir ce que j’avais dit, connut l’histoire, il s’irrita passablement et se répandit en reproches envers moi.
— Que veux-tu ? lui répliquai-je. J’ai dit cela comme un étourneau, pour dire quelque chose, sans mauvaise intention, crois-le bien. Mais ce qui est fait est fait ! Quand le vin est tiré, il faut le boire. Nous devons continuer à jouer nos rôles, et toi en prendre ton parti.
Taiwun, le frère de l’Empereur, était un grand sot parmi les sots. Il me défia à boire. L’Empereur trouva le défi plaisant et ordonna à une douzaine de ses nobles, qui n’étaient guère plus intelligents, de se mêler à l’orgie. Les femmes furent invitées à se retirer. Je renvoyai également Hendrik Hamel, renfrogné et grondant, et tous mes compagnons, non sans avoir obtenu pour eux qu’ils quitteraient leur auberge et seraient logés dans le Palais même. Par contre, je demandai à Kim de demeurer près de moi. Après quoi, le tournoi commença.
Le lendemain, tout le Palais bourdonnait, comme une ruche d’abeilles, du bruit de mes exploits. J’avais mis Taiwun et les autres champions dans un tel état qu’ils ronflaient, ivres morts, sur leurs nattes, lorsque je me retirai et, sans aide aucune, réussis à m’en aller coucher. Et, jamais depuis, Taiwun ne mit en doute que je fusse un Coréen authentique. Seul, affirmait-il, un de ses compatriotes était capable de boire impunément autant que je l’avais fait.
Le Palais Impérial formait, à lui seul, une véritable ville et je fus logé, avec mes compagnons, dans son plus beau quartier, en une sorte de Pavillon d’Été, complètement isolé. Je pris pour moi, bien entendu, le plus magnifique appartement, Hendrik Hamel et Maartens durent, ainsi que les autres matelots, accepter en ronchonnant ce que je leur laissai.
La première journée ne s’était pas écoulée que Yunsan, le Grand Prêtre bouddhiste, me faisait appeler. Il ordonna, quand je fus devant lui, qu’on nous laissât seuls. Nous étions assis tous deux sur des nattes épaisses, dans une pièce sombre.
Juste Dieu ! Quel homme que ce Yunsan ! Quel esprit délié et pénétrant ! Il se mit, incontinent, à scruter mon âme en tous ses replis. Il était fort bien renseigné sur tous les autres pays de l’univers et savait des choses dont personne, en Corée, n’avait même la notion qu’elles existassent. Croyait-il à la fable de ma naissance ? Jamais je ne pus le pénétrer. Son visage, aussi impassible qu’un bronze, ne laissait rien deviner de ses sentiments intérieurs.
Ce que pensait Yunsan, personne autre que lui ne le savait. Mais, derrière ce prêtre pauvrement vêtu, au ventre maigre, je sentais le pouvoir effectif qui commandait à la fois dans le Palais Impérial et dans toute la Corée. Je comprenais également, au cours de notre entretien, qu’il avait dessein de se servir de moi, qu’il me considérait comme pouvant lui être utile.
Agissait-il pour son propre compte, ou pour celui de Lady Om ? C’était là une noisette à ouvrir, et que je transmis à Hendrik Hamel, pour qu’il vît ce qu’il y avait dans sa coque. Quant à moi, il m’était indifférent. Je vivais, selon ma coutume, dans l’heure présente, me souciant peu de me créer ou de prévoir, ni de prévenir, s’il y avait lieu, des ennuis futurs.
Puis, ce fut Lady Om qui, à son tour, me manda. Je suivis, pour aller vers elle, un eunuque à la face lisse et au pas félin, et traversai avec lui les longs corridors silencieux, qui conduisaient à l’appartement qu’elle occupait.
Elle était logée comme il seyait à une Princesse du Sang et possédait, pour son seul usage, un véritable Palais. Un parc l’entourait, avec des bassins fleuris de lotus, et une multitude d’arbres trois fois centenaires, si savamment rabougris par l’art des jardiniers qu’ils atteignaient à peine ma taille. Des ponts de bronze, si délicats et si finement travaillés qu’ils semblaient sortir de l’atelier d’un orfèvre, étaient jetés sur les bassins et sur les lotus. Un bosquet de hauts bambous masquait la demeure de Lady Om.
La tête me tournait. Tout simple matelot que je fusse, je n’étais pas indifférent aux belles femmes et j’éprouvais, en pénétrant dans cette superbe et mystérieuse demeure, un sentiment qui était autre qu’une banale curiosité. J’avais entendu des histoires d’amour, qui contaient que des hommes du peuple avaient été distingués par des reines, et je me demandais si l’heure de mon heureuse fortune, qui témoignerait de la vérité de ces contes, n’avait pas sonné pour moi.
Lady Om ne perdit point son temps en présentations superflues. Elle était entourée d’un essaim de ses femmes. Mais elle ne prêta pas plus d’attention à leur présence qu’un charretier à celle de son cheval. Elle me fit asseoir à côté d’elle, sur des nattes moelleuses, qui transformaient en lit la moitié du sol de la chambre, puis ordonna que l’on m’apportât du vin et des sucreries. Le tout fut servi sur de minuscules guéridons, hauts seulement d’un pied, et incrustés de perles.
Seigneur ! Seigneur ! Il me suffisait de regarder ses yeux pour être fixé sur ses sentiments envers moi. Mais, halte-là ! Lady Om n’était point une sotte. Elle avait mon âge, je l’ai dit, trente ans, et le sérieux qui convient à une personne de cet âge. Elle savait ce qu’elle voulait et ce qu’elle ne voulait pas. C’est même pour cette raison qu’elle ne s’était jamais mariée, en dépit de la pression qu’avait pu exercer sur elle une Cour asiatique.
On avait prétendu la contraindre à épouser un de ses cousins éloignés, appartenant à la grande famille des Min, et qui se nommait Chong-Mong-ju. Lui non plus n’était pas bête et ambitionnait, par ce mariage, de s’emparer de la réalité du pouvoir que détenait le Grand Prêtre.
Aussi Yunsan, qui ne prétendait pas lui céder la place, était-il lui-même candidat secret à la main de Lady Om et faisait-il tout ce qui était en sa puissance pour la détourner de son cousin, et couper les ailes à celui-ci. Il va de soi que je ne découvris pas du premier coup toute cette intrigue. Je la devinai en partie, par certaines confidences de Lady Om, et la sagacité d’Hendrik Hamel pénétra le reste.
Lady Om était une perle rare. Des femmes de son calibre, il en naît deux à peine par siècle, dans l’univers entier. Elle faisait fi des règles et des conventions sociales. La religion, telle qu’elle la pratiquait, était une série d’abstractions toutes spirituelles, en partie apprises aux leçons de Yunsan, en partie tirées de son propre fonds moral. Quant à la religion du commun, telle qu’on l’enseignait au peuple, elle affirmait que c’était une invention destinée à maintenir sous le joug des milliers d’hommes, qui peinaient pour les autres.
Lady Om avait une volonté forte et un cœur tout féminin. Et elle était belle. Belle d’une beauté universelle et non pas seulement asiatique. Ses grands yeux noirs n’étaient ni bridés, ni fendus d’une fente trop étroite. Ils étaient longs seulement, très longs, et le plissement des paupières qui les enclosaient ne servait qu’à leur donner un piment spécial.
J’étais grisé de la situation où je me trouvais. Princesse et matelot ! Quel rêve charmant ! Et je me torturais les méninges pour ne pas paraître plus sot qu’elle-même et pour pousser à bout mon intrigue. Je jouais avec le feu et j’en étais ravi.
Aussi commençai-je par rééditer l’histoire abracadabrante que j’avais débitée en présence de toute la Cour, à savoir que j’étais Coréen de naissance et que j’appartenais à l’antique lignée de Koryu.
Elle me coupa la parole en me donnant sur les lèvres des coups légers, de son éventail de plumes de faisan.
— C’est bon, c’est bon ! dit-elle. Ne me faites pas ici des contes pour enfants. Sachez que vous êtes pour moi plus et mieux qu’un descendant de la maison des Koryu. Vous êtes…
Elle s’arrêta de parler et j’attendis, en observant la hardiesse croissante de son regard. Elle termina, au bout d’un instant :
— Vous êtes… Tu es un homme ! Un homme debout devant moi, tel que je n’en ai jamais pressenti, même dans les rêves les plus voluptueux de mon sommeil et de mes nuits.
Seigneur ! Seigneur ! Que pouvait faire, devant un tel aveu, un pauvre matelot ? Le pauvre matelot, j’en conviens, rougit terriblement sous sa peau tannée par la mer. Les yeux de Lady Om devinrent deux puits de malicieuse et taquine friponnerie, tandis que, de toutes mes forces, je retenais mes bras qui brûlaient de l’enlacer.
Finalement, elle se mit à rire, d’un rire qui me mettait plus encore l’eau à la bouche, et frappa dans ses mains. C’était signe que l’audience était terminée.
Je vins retrouver Hendrik Hamel, la tête complètement chavirée.
— Ah ! la femme ! prononça-t-il, après une longue et profonde méditation.
Et il me regarda avec un gros soupir d’envie, sur la signification duquel il m’était impossible de me méprendre.
— La femme, oui… reprit-il. Ce sont tes biceps, Adam Strang, c’est ton cou de taureau, ce sont tes cheveux d’or fauve, qui ont conquis celle-là ! C’est de bonne guerre, mon vieux. Pousse à fond ton jeu ! Et, si tu gagnes la partie, tout ira bien pour nous tous. Je vais te donner, si tu le veux bien, quelques conseils supplémentaires, sur la façon de te comporter avec elle.
Je me hérissai. Pour être un simple matelot, je n’en étais pas moins un homme, et je n’avais pas à être dirigé dans mes relations avec une femme. Hendrik Hamel avait pu être copropriétaire du vieux Sparwehr. Il possédait, je l’admets, des connaissances astronomiques, puisées par lui dans les livres destinés aux navigateurs, supérieures aux miennes. Mais, sur le chapitre femmes, il n’avait et ne pouvait avoir sur moi aucune autorité.
Il sourit, les lèvres pincées, et me demanda :
— Aimes-tu réellement Lady Om ?
— Que je l’aime ou non, peu importe ! répondis-je.
Il darda sur moi les perles noires de ses yeux acérés et répéta :
— L’aimes-tu, vraiment ?
— Hé ! hé ! passablement… répliquai-je. Et plus que passablement, si cela t’intéresse.
— Alors, vas-y ! Et, par son truchement, nous obtiendrons un jour un bateau, grâce auquel nous fuirons cette terre maudite. Je donnerais la moitié de la soie de toutes les Indes pour refaire un bon repas de chrétien.
Il recommença à me fixer, comme pour pressentir ma pensée.
— Penses-tu, dit-il, que tu réussiras avec elle ?
Cette question saugrenue me fit bondir. Il sourit, d’un air satisfait.
— Parfait ! parfait ! Mais, crois-moi, ne bouscule pas trop les choses. Les conquêtes trop rapides ne valent rien. Fais-toi valoir. Fais-toi désirer. Ne sois pas prodigue de tes gentillesses. Mets à son prix ton cou de taureau et tes cheveux d’or. Ta chance est en eux, heureux mortel ! Et ils feront plus pour toi que les cerveaux réunis de tous les savants de l’univers.
Les jours qui suivirent furent étourdissants pour moi. Tout mon temps était partagé entre mes audiences avec l’Empereur, mes beuveries avec Taiwun, mes entretiens avec le Grand Prêtre et les heures délicieuses que je passais dans la société de Lady Om. De plus, je demeurais éveillé une partie des nuits, sur l’ordre d’Hendrik Hamel, et les occupais à apprendre de Kim les mille détails de l’Étiquette, les manières de la Cour, l’histoire de la Corée et de ses dieux, jeunes et vieux, tous les raffinements du beau langage, et jusqu’à la langue vulgaire des coolies. Jamais on ne fit pareillement trimarder un pauvre matelot.
J’étais, en réalité, une marionnette entre les mains du Grand Prêtre Yunsan, qui se servait de moi pour ses secrets desseins. Il tirait les ficelles sans que je comprisse goutte à cette grande affaire. Avec Lady Om, oui, j’étais un homme, comme elle l’avait dit, non une marionnette. Et pourtant, pourtant, quand je retourne mon regard en arrière et médite à travers le temps, j’ai des doutes sur ce point. Je crois que, tout en cherchant à satisfaire avec moi sa passion, elle me faisait marcher à sa guise. Il n’en demeure pas moins que, sur un point, nous nous comprenions. Les désirs mutuels que nous avions l’un de l’autre étaient si ardents, si pressants, qu’aucune volonté, pas même celle de Yunsan, n’eût réussi à se mettre en travers.
L’intrigue de palais, que je devinais vaguement, mais dont je ne pouvais saisir exactement la trame, était dirigée contre Chong-Mong-ju, le cousin et prétendant de Lady Om. Il y avait là des fils et des fils, à n’en plus finir, je me perdais dans l’enchevêtrement de ce labyrinthe. Toutefois, je ne m’en tracassais pas autrement.
Je me contentais de rapporter à Hendrik Hamel, mon mentor, tout ce que j’en découvrais de détails intéressants. Et lui, assis, le front plissé, durant d’interminables heures de nuit, il s’appliquait à ordonner et à débrouiller, quand ce n’était pas à embrouiller, cette toile d’araignée. En sa qualité de fidèle esclave, il insistait pour m’accompagner partout, et tout voir aussi par lui-même. Mais souvent Yunsan s’opposait à sa présence et, de mon côté, je l’écartais de mes entretiens avec Lady Om. Je me contentais de lui rapporter ce qui s’était passé dans nos tête-à-tête, en taisant, bien entendu, les tendres incidents qui ne le regardaient pas.
Je crois qu’au fond Hendrik Hamel n’était point fâché de me voir assumer seul la responsabilité et les risques de la comédie qui se jouait. Si je réussissais, du même coup sa fortune était faite. Si, au contraire, je m’écroulais, il n’avait plus qu’à se retirer en paix dans son trou. Tel était, j’en suis convaincu, son prudent raisonnement. Il ne le sauva pas cependant du commun désastre, comme vous l’apprendrez tout à l’heure.
A Kim, je répétais sans cesse :
— Aidez-moi ! En reconnaissance, j’exaucerai tous vos vœux. Désirez-vous quelque chose ?
Il me déclara qu’il souhaitait commander les Chasseurs-de-Tigres, chargés de la garde du Palais Impérial, dont le sort serait désormais entre ses mains.
— Un peu de patience ! répondis-je avec aplomb. Votre souhait sera comblé. J’ai dit.
Comment je réaliserais ma promesse, je n’en savais rien. Aussi, n’ayant rien à donner, je m’étais montré, sans hésitation, magnanime et généreux. Le plus curieux est qu’un jour arriva où Kim obtint en effet la capitainerie des Chasseurs-de-Tigres. Et lui non plus n’eut pas à s’en louer.
J’abandonnai donc, pratiquement, à Hamel et Yunsan, qui étaient tous deux de profonds politiques, le soin de combiner leurs intrigues et de dresser leurs batteries. J’étais avant tout un amant, et mon sort était sans conteste plus enviable que le leur. Vous figurez-vous bien ma situation ? Celle d’un matelot, longtemps battu des tempêtes, qui maintenant se réjouissait, dînait et buvait du vin en compagnie des grands de la terre, qui était l’amant déclaré d’une belle Princesse et qui, par surcroît, se reposait de toute affaire sérieuse sur des cerveaux de la valeur de ceux d’Hendrik Hamel et du Grand Prêtre Yunsan ? N’était-ce pas réellement admirable ?
A plusieurs reprises, Yunsan avait tenté de savoir, par Hendrik Hamel, la vérité sur ce qui concernait mon passé. Mais, aussitôt, Hendrik Hamel redevenait un esclave stupide, uniquement occupé de plaire en tout à son bon maître, dont il n’avait jamais sondé les desseins. Et, pour détourner la conversation, il s’attardait en récits admiratifs de mes tournois de beuverie avec Taiwun.
Je n’entrerai pas dans le détail de tout ce qui se passa d’exquis entre Lady Om et moi, quoiqu’elle ne soit plus, depuis bien des siècles, qu’une cendre chère à mon cœur. Mais nous n’avions rien à nous refuser mutuellement. Lorsque s’aiment un homme et une femme, rien ne saurait les tenir écartés l’un de l’autre, et les royaumes peuvent crouler sans faire se desserrer l’étreinte de leurs bras.
Puis, peu à peu, apparut sur l’eau la question de notre mariage. Elle se posa piano, piano, tout d’abord, par de simples potins de Cour, par des colloques à voix basse, entre eunuques et servantes. Mais, dans tout le Palais, il n’est pas de commérage de marmitons qui ne s’élève peu à peu jusqu’au trône.
Bientôt cette rumeur n’était plus un secret pour personne. Le Palais, et toute la Corée avec lui, qui vibrait à son unisson, en furent en grande agitation. Il y avait de quoi. Ce mariage était, pour Chong-Mong-ju, un plein coup de poing entre les yeux.
Il lutta contre, de toutes ses forces, et accepta, avec Yunsan, la bataille décisive pour laquelle celui-ci était prêt. Il réussit à attirer dans son parti la moitié du clergé des provinces et, jusqu’aux portes de son Palais, l’Empereur affolé vit défiler d’interminables processions de prêtres protestataires.
Yunsan tint dur comme un rocher. L’autre moitié du clergé avait embrassé sa cause et lui demeurait fidèle, ainsi que toutes les grandes villes de l’Empire, telles que Keijo, Fusan, Song-do, Pyen-Yang, Chenampo et Chomulpo. Lui et Lady Om investirent complètement l’Empereur. Comme elle me l’avoua par la suite, elle fit pression sur lui, par ses crises de nerfs et ses larmes, et le menaça d’un scandale public qui ébranlerait les bases mêmes du Trône. Yunsan acheva la déroute de cet esprit faible, en lançant ce pitoyable monarque dans de nouvelles débauches, tenues prêtes à cet effet.
Si bien qu’un jour arriva où Yunsan, en guise d’avertissement, avec un imperceptible clignement de ses yeux austères, devenus soudain plus railleurs et plus humains que je ne les en eusse jamais crus capables, me déclara :
— Il vous faut laisser croître vos cheveux, pour le nœud du mariage.
Comme il n’est pas dans l’ordre naturel des choses qu’une Princesse du Sang Impérial épouse un matelot, même quand celui-ci s’affirme, sans preuves visibles et palpables, un descendant des Princes de Koryu, un décret fut promulgué par l’Empereur, déclarant que telle était mon authentique ascendance. En même temps, les Gouverneurs rebelles de cinq provinces ayant été roués et décapités, je fus nommé, moi-même, Gouverneur unique de ces cinq provinces. Et, comme il fallait parfaire le nombre sept, qui est considéré en Corée comme un nombre magique, deux autres Gouverneurs de deux autres provinces furent pareillement révoqués pour me faire place.
Seigneur ! Seigneur ! un pauvre matelot… Me voilà donc envoyé sur les grandes routes de la Corée, avec une escorte de cinq cents soldats, et une nombreuse suite, pour aller prendre possession du gouvernement de sept provinces, où cinquante mille hommes de troupe m’attendaient sous les armes ! Partout où je passais, je distribuais à mon gré la vie, la mort et la torture. J’avais à moi un trésor, avec un gardien pour le défendre, et un régiment de Scribes à mes ordres, pour leur dicter mes volontés. Un millier de Percepteurs d’impôts m’attendaient aussi, chargés d’extirper au peuple, en mon nom, ses derniers sous.
Les sept provinces qui m’avaient été allouées constituaient la frontière septentrionale de la Corée. Au delà s’étendait le pays que nous appelons aujourd’hui Mandchourie, et qui était alors connu sous le nom de Pays des Hongdas, ou des Têtes-Rouges.
C’étaient de hardis pillards montés, qui parfois traversaient le Yalou sur leurs chevaux rapides, en masses compactes, pour s’abattre comme des sauterelles sur le territoire coréen. Le bruit courait qu’ils s’adonnaient au cannibalisme. Toujours est-il, comme je l’appris par ma propre expérience, qu’ils étaient des combattants redoutables, et qu’il n’était point commode d’en venir à bout.
L’année qui s’écoula fut fortement tourmentée. Tandis qu’à Keijo, Yunsan et Lady Om achevaient la perte de Chong-Mong-ju, je me taillai, dans mon gouvernement, une glorieuse renommée. C’était toujours Hendrik Hamel qui, dans mon ombre, me poussait et dirigeait. Mais, pour tous, j’étais la tête habile qui commandait et agissait.
En mon nom, Hendrik Hamel enseigna à mes troupes la tactique et l’exercice européens, et les conduisit se mesurer avec les Têtes-Rouges. Ce fut une lutte magnifique, qui dura une année entière. Mais, au terme de l’an, la frontière nord de la Corée était en paix, et sur la rive coréenne ne se trouvait plus une seule Tête-Rouge, sauf les morts laissés par l’ennemi.
J’ignore si cette invasion de Têtes-Rouges est rapportée dans les histoires d’Occident. J’ignore également si on y fait mention de celle qui, durant la génération précédente, fut conduite en Corée par Hideyoshi, alors Soghu du Japon. Cette invasion pénétra jusqu’au sud de la Corée, et Hideyoshi expédia au Japon un millier de barils, remplis d’oreilles et de nez, baignant dans de la saumure, qui provenaient des Coréens tués sur les champs de bataille. J’en ai causé souvent avec maints vieillards des deux sexes, témoins oculaires de ces combats, et qui avaient échappé à la marinade. Si ces deux grandes invasions, japonaise et des Têtes-Rouges, sont consignées dans les livres d’histoire, vous saurez exactement à quelle époque Adam Strang a vécu.
Mais revenons à Keijo et à Lady Om.
Seigneur ! Seigneur ! c’était une vraie femme ! Pendant quatre ans, je la possédai en paix. Toute la Corée avait accepté notre mariage. Chong-Mong-ju, dépossédé de toute influence, tombé en complète disgrâce, s’était retiré quelque part sur la côte de l’extrême nord-est, pour y cuver son dépit. Yunsan commandait en dictateur. La paix régnait sur le pays où, chaque nuit, couraient les signaux qui la proclamaient.
Les jambes grêles de l’Empereur, plongé dans ses débauches, s’affaiblissaient de plus en plus, de plus en plus ses yeux devenaient chassieux. Lady Om et moi avions gagné la partie souhaitée par nos cœurs. Kim commandait aux gardes du Palais. Quant à Kwan-Yung-Jin, le malencontreux gouverneur qui nous avait infligé, à moi et à mes compagnons, le supplice du carcan et nous avait fait battre en public, lors de notre arrivée en Corée, je l’avais destitué et lui avais interdit de paraître jamais à Keijo.
Oh ! Johannes Maartens n’avait pas non plus été oublié ! La discipline est solidement ancrée dans la tête d’un matelot et, en dépit de ma grandeur nouvelle, je ne pouvais oublier qu’il avait été mon capitaine, aux jours anciens où nous naviguions ensemble sur le Sparwehr, à la recherche de nouvelles Indes. Selon l’histoire que j’avais contée, lors de mon début à la Cour, il était le seul homme libre de ma suite. Le reliquat des matelots, considéré par tous comme mes esclaves, ne pouvait prétendre à une fonction officielle quelconque.
Le cas de Johannes Maartens était différent et il monta en grade. Le vieux roublard ! J’étais loin de deviner ses intentions, quand il me demanda à être nommé Gouverneur de la misérable petite province de Kyong-ju !
Celle-ci ne possédait aucune richesse propre, du fait de son agriculture ou de ses pêcheries. Le revenu des impôts couvrait à peine les frais de leur perception et la qualité de Gouverneur était plus qu’honorifique. L’endroit était en vérité un vrai tombeau — un tombeau sacré — car sur la Montagne de Tabong étaient ensevelis, à son sommet, dans de riches reliquaires placés dans des caveaux, les ossements des anciens Rois de Silla. Johannes Maartens me déclara qu’il préférait être le premier dans la petite province de Kyong-ju que le suivant d’Adam Strang. Et j’étais loin de me douter que, s’il emmenait avec lui quatre des matelots, ce n’était pas uniquement pour peupler sa solitude.
Magnifiques furent pour moi les premiers temps de mon élévation. Je gouvernais mes sept provinces par l’intermédiaire de Nobles nécessiteux, à la dévotion de Yunsan, qui les avait choisis à mon intention. Tout le travail était pour eux et mon seul rôle consistait à me livrer, de temps à autre, à quelque inspection, effectuée avec tout l’apparat digne de ma grandeur et où Lady Om m’accompagnait. Nous possédions tous deux, sur la côte sud, un Palais d’Été fort agréable et où nous résidions de préférence. Pour me divertir, j’encourageais les sports, parmi les Nobles, principalement la lutte et le tir à l’arc, où leurs pères avaient excellé. J’effectuai aussi, avec Lady Om, des chasses au tigre, dans les montagnes septentrionales.
Le mouvement des marées était, en Corée, des plus curieux. Sur la côte nord-est, la mer ne montait et ne descendait que d’un pied à peine. Sur la côte ouest, la différence contre le flux et le reflux atteignait soixante pieds.
La Corée ne possédait pas de flotte marchande pour le commerce extérieur. Les navires indigènes ne quittaient pas les côtes, où les étrangers, pour leur part, n’abordaient jamais. Cette politique d’isolement était immémoriale en Corée. Une fois seulement, tous les dix ou vingt ans, arrivaient des Ambassadeurs chinois. Non par eau, mais par terre, en contournant la Mer Jaune à travers le pays des Hong-du, et en descendant la Route du Mandarin jusqu’à Keijo. Leur voyage, aller et retour, durait un an. Le but de leur visite était d’exiger, de l’Empereur coréen, l’accomplissement de la cérémonie fictive de son ancienne vassalité à la Chine.
Hendrik Hamel ne s’endormait pas, cependant, dans les délices de Capoue. Il se préparait à agir, et ses projets se précisaient de jour en jour. A défaut des nouvelles Indes que nous n’avions pas trouvées, il se rabattait sur la Corée. Il n’eut pas de fin, tout d’abord, que je ne fusse nommé amiral de toute la flottille des jonques coréennes. Puis il s’informa sans fard, près de moi, des arcanes secrets qui enfermaient le Trésor Impérial. Dès lors, j’étais fixé.
Je ne tenais nullement, pour ma part, à quitter la Corée, à moins que ce ne fût en compagnie de Lady Om. Je m’ouvris à elle, à ce sujet. Elle me répondit, en me pressant avec passion entre ses bras, que j’étais son roi et que, partout où j’irais, elle me suivrait.
Le Grand Prêtre Yunsan avait commis une faute impardonnable en laissant vivre Chong-Mong-ju. Une faute ! En réalité, il n’avait pas osé agir autrement.
Disgracié et banni de la Cour, Chong-Mong-ju, tout en paraissant cuver son dépit sur la côte nord-est, avait sourdement intrigué et maintenu sa popularité intacte près du clergé provincial. Des prêtres bouddhistes lui servaient, en majeure partie, d’émissaires. Ils n’arrêtaient pas de circuler par tout le pays, en gagnant à sa cause tous les fonctionnaires impériaux, et avaient obtenu d’eux, en sa faveur, un serment d’obéissance. Yunsan n’ignorait pas ce qui se tramait dans l’ombre, mais, là non plus, il n’osait agir.
L’Asiatique excelle, avec sa froide patience, à ces conspirations vastes et compliquées. Au sein même du Palais Impérial, le parti de Chong-Mong-ju croissait au delà de ce que Yunsan pouvait seulement supposer. Les gardes du Palais, les fameux Chasseurs-de-Tigres que commandait Kim, furent eux-mêmes achetés.
Et, tandis que Yunsan saluait de la tête les gens prosternés à ses pieds ; tandis que je me consacrais paisiblement à Lady Om et aux sports ; tandis qu’Hendrik Hamel perfectionnait ses plans de fuite et de mise à sac du Trésor Impérial ; tandis que Johannes Maartens mijotait ses projets mirifiques, parmi les tombes de la Montagne de Tabong, le volcan que chauffait, sous nos pieds, Chong-Mong-ju ne nous donnait presque aucun signe visible de sa prochaine éruption.
Seigneur ! Seigneur ! Lorsque la tempête se déchaîna, ce fut quelque chose de vraiment terrible ! Elle partit, à la fois, de tous côtés. Sauve qui peut ! Et tout le monde ne fut pas sauvé. Ce fut Johannes Maartens qui précipita, en fait, la catastrophe et fit éclater la conspiration avant l’heure fixée par Chong-Mong-ju. Mais il lui fournit d’agir une si belle occasion que celui-ci eût été bien sot de n’en pas profiter.
Jugez-en plutôt ! Alors que les Coréens ont pour les morts ancestraux un culte fanatique, ce vieux pirate hollandais, assoiffé de rapine, en compagnie de ses quatre matelots, dans sa province perdue de Kyong-ju, ne commit-il pas la folie de profaner les tombes des anciens Rois de Silla, qui y dormaient, depuis des siècles, dans leurs cercueils d’or ?
L’opération s’effectua pendant la nuit et, avant le lever du jour, les cinq conjurés se hâtèrent de se mettre en route, afin de gagner la côte.
Mais, le jour qui suivit, s’abattit sur toute la contrée un brouillard intense, où ils s’égarèrent. Ils ne purent rejoindre la jonque qui les attendait et que Maartens avait frétée en grand secret. Un fonctionnaire local, nommé Yi-Sun-Sin, tout dévoué à Chong-Mong-ju, se lança à leur poursuite, avec des soldats. Ils furent encerclés et faits prisonniers. Seul, Herman Tromp parvint à s’échapper dans le brouillard et put, par la suite, me conter le détail de ce qui était arrivé.
Toute cette nuit-là, quoique la nouvelle du sacrilège se fût déjà répandue à travers les provinces du nord, qui se soulevèrent incontinent contre les fonctionnaires impériaux, Keijo et la Cour dormirent paisiblement, dans une ignorance complète des événements. Sur l’ordre de Chong-Mong-ju, les fanaux de paix continuèrent à briller sur toute la Corée. Il en fut de même au cours des nuits suivantes, tandis que les messagers de Chong-Mong-ju crevaient leurs chevaux, pour aller porter partout ses ordres souverains.
Comme je sortais, à cheval, de Keijo, à l’heure du crépuscule, pour aller faire un tour dans la campagne, je vis, sous la Grande Porte de la capitale, s’abattre la monture fourbue d’un de ces messagers, et son cavalier, se relevant, continuer à pied son chemin. Je poursuivis ma route, sans m’inquiéter de savoir quel était cet homme, et ne me doutant guère qu’il apportait avec lui mon destin.
Le message dont il était chargé fit éclater la révolution au Palais Impérial. Lorsque j’y rentrai, à minuit, tout était terminé.
Dès neuf heures du soir, les conjurés s’étaient emparés, dans son appartement même, de la personne de l’Empereur. On le contraignit à mander devant lui tous ses ministres et, à mesure qu’ils se présentaient, ils étaient abattus. Les Chasseurs-de-Tigres s’étaient soulevés, eux aussi. Yunsan et Hendrik Hamel furent faits prisonniers, et férocement battus par eux, à coups de plats de sabre. Les huit autres matelots purent s’échapper du palais, emmenant avec eux Lady Om. Ils y réussirent grâce à Kim qui, l’épée à la main, leur ouvrit un passage à travers ses propres soldats révoltés. Kim tomba dans la bataille et fut foulé aux pieds. Mais, malheureusement pour lui, il ne mourut pas de ses blessures.
Comme une risée de vent qui s’élève durant une nuit d’été, la révolution souffla et passa tout naturellement sur le Palais. Dès le lendemain, Chong-Mong-ju était remonté en selle et redevenu tout puissant. L’Empereur souscrivit à toutes ses volontés. Sauf l’émotion, qui fut générale, à la nouvelle de la profanation des anciens Tombeaux Royaux, la Corée demeura paisible. Chong-Mong-ju fut partout acclamé. Les têtes des anciens fonctionnaires tombaient, dans le pays entier, et ils étaient remplacés par des créatures du nouveau potentat. Il n’y eut, nulle part, aucun soulèvement.
Voici maintenant quel fut notre sort.
Johannes Maartens, et les trois matelots capturés avec lui, furent amenés à Keijo, couverts des crachats de la canaille de tous les villages et de toutes les villes où ils passèrent. Puis ils furent enterrés, jusqu’au cou, dans le sol de la Grande Place, qui s’étendait devant le Palais Impérial. On leur donna à boire, afin de prolonger leur existence et pour qu’ils pussent, plus longtemps, soupirer ardemment vers la nourriture, toute fumante et savoureuse, que l’on déposait devant eux et renouvelait une fois par heure, pour les tenter. On m’a assuré que le vieux Johannes Maartens survécut le dernier et ne rendit l’âme qu’au bout de quinze jours.
Kim eut les os broyés, un par un, et les jointures démises, l’une après l’autre, par de savants tortionnaires, et fut, lui aussi, très long à mourir.
Hendrik Hamel, que Chong-Mong-ju pensa bien être le cerveau qui avait agi pour moi, fut battu à mort, aux clameurs joyeuses de la populace de Keijo.
Le Grand Prêtre Yunsan mourut courageusement et sa fin fut digne de lui. Il était occupé à jouer aux échecs, avec son geôlier, quand le messager de l’Empereur, ou plutôt de Chong-Mong-ju, se présenta devant lui, porteur d’une coupe de poison. Yunsan le pria d’attendre un instant.
— Vous avez, dit-il, des façons peu courtoises, et l’on ne dérange pas un homme au beau milieu d’une partie d’échecs. Je boirai dès que j’aurai terminé.
Le messager attendit, tandis que Yunsan achevait et gagnait sa partie, puis vidait la coupe.
Il faut être un Asiatique pour savoir comment on dose son fiel et comment on assouvit sa vengeance, avec persistance et régularité, durant toute une vie. C’est ce que fit Chong-Mong-ju, avec Lady Om et avec moi.
Il ne nous supprima point. Il ne nous fit même pas emprisonner. Mais tandis que Lady Om était déchue de son rang et dépossédée de tous ses biens, un Décret Impérial fut promulgué et affiché dans le moindre village de l’Empire coréen, pour apprendre aux populations que j’appartenais à la Maison de Koryu et qu’en conséquence je ne devais pas être tué, par personne. Les huit matelots survivants, mes esclaves, ne devaient pas être tués, eux non plus. Comme moi et comme Lady Om, ils demeureraient, toute leur vie, des mendiants sur les grandes routes.
Ainsi fut-il, quarante ans durant, car la haine de Chong-Mong-ju était immortelle, et la fatalité voulut qu’il vécût de longs et heureux jours, tandis que nous traînions tous notre existence maudite.
J’ai dit déjà que Lady Om était une femme admirable. Je ne dois pas me lasser de le répéter, et les mots me font défaut pour pouvoir exprimer toute la vénération que je lui porte. J’ai ouï dire, quelque part, qu’une grande dame avait déclaré un jour à son amant : « Une simple tente et une croûte de pain avec vous ! » Voilà aussi ce que me dit Lady Om. Et elle ne le dit point seulement, elle le fit. Avec cette aggravation que, bien souvent, les croûtes de pain étaient rares et que, pour tente, nous n’avions rien que le ciel.
Tous les efforts que je tentai pour échapper à la mendicité furent déjoués par la haine tenace de Chong-Mong-ju. A Song-do, je me fis porteur de combustibles et nous partageâmes, à nous deux, une hutte, qui, contre les morsures de l’hiver, était à peine plus confortable que la pleine route. Chong-Mong-ju nous y dénicha. Je fus battu, mis au carcan, et rejeté de nouveau sur la route. Ce fut un hiver horrible, effroyablement froid, au cours duquel le pauvre Vandervoot, « Et quoi encore ? », gela à mort, dans les rues de Keijo.
A Pyeng-yang, je me transformai en porteur d’eau. Car sachez que cette antique cité, dont les murs sont bien contemporains du roi David, était considérée par ses habitants comme flottant, à l’instar d’un vaisseau, sur une couche d’eau souterraine. Creuser un puits dans son enceinte eût risqué de la submerger. C’est pourquoi, du matin au soir, des milliers de coolies, avec des seaux suspendus aux deux extrémités d’un joug reposant sur leur nuque, étaient occupés à faire la navette de la ville au fleuve qui en est voisin, et vice versa. Je me fis embaucher parmi eux et exerçai ce métier jusqu’au jour où Chong-Mong-ju me repéra. Je fus battu derechef, chassé de Pyeng-yang, et remis sur la route.
Et toujours il en était ainsi. Dans la ville lointaine de Wiju, je devins boucher de chiens. Je tuais les bêtes, publiquement, devant mon étal ouvert à tout vent. Puis je découpais et vendais la viande, tandis qu’étendant les peaux dans la boue, en pleine rue, le côté saignant en dessus, je laissais aux pieds sales des acheteurs et des passants le soin de les tanner. Chong-Mong-ju me découvrit et je dus fuir encore.
Je fus aide teinturier à Pyonhan, chercheur d’or dans les placers de Kang-Wun, fabricant de cordes, que je tordais, à Chiksan. Je tressai des chapeaux de paille à Padok, fauchai l’herbe à Whang-haï. A Masenpo, je me louai, ou plutôt me vendis à un planteur de riz, à un salaire inférieur à celui du dernier des coolies, et me courbai l’échine dans les rizières inondées.
Il n’y eut jamais une heure, ni un endroit, où le long bras de Chong-Mong-ju ne m’atteignît pas, ne me fît battre, et ne refît de moi un mendiant. Durant deux saisons entières, Lady Om et moi, nous cherchâmes et finîmes par trouver une unique, rare et précieuse racine de ginseng, si renommée des médecins que, du prix de sa vente, nous eussions pu vivre à l’aise, l’un et l’autre, durant une année entière. Mais, juste au moment où j’étais en train de négocier, on m’arrêta. La racine fut confisquée et je fus encore plus battu, mis au carcan plus longtemps que de coutume.
Toujours les membres errants de la grande corporation des Colporteurs renseignaient Chong-Mong-ju, à Keijo, sur mes faits et mes gestes, en avertissaient ses Gouverneurs et ses agents. Quoi que nous fissions, il nous était impossible de fuir, soit en franchissant les frontières nord, soit en nous embarquant sur mer, sur quelque sampan. Partout, sitôt arrivés, nous étions brûlés.
Une seule fois, avant celle qui fut la dernière, je rencontrai Chong-Mong-ju. Ce fut par une nuit d’hiver, que secouait une violente tempête, sur les hautes montagnes de Kong-wu. Quelque menue monnaie, économisée, m’avait permis de louer, pour Lady Om et moi, un abri pour la nuit, dans le coin le plus sale et le plus éloigné du feu de l’unique grande pièce d’une auberge. Nous allions commencer notre maigre repas, composé de févettes et d’aulx sauvages, qui nageaient dans un affreux ragoût, en compagnie d’un minuscule morceau de bœuf, tellement coriace que, sans nul doute, l’animal dont il provenait était mort de vieillesse. Nous entendîmes, à ce moment, tinter au dehors les clochettes de bronze, et résonner le piétinement des sabots d’un attelage de poneys.
La porte s’ouvrit et Chong-Mong-ju, personnification vivante du bien-être, de la prospérité et de la puissance, entra, en secouant la neige de ses inestimables fourrures de Mongolie. Chacun lui fit place, à lui et aux douze hommes qui formaient sa suite.
Soudain, ses yeux s’arrêtèrent, par le plus grand des hasards, car on était nombreux dans l’auberge, sur Lady Om et sur moi.
— Débarrassez-moi, ordonna-t-il, de cette vermine, qui est là, dans ce coin…
Alors ses écuyers nous flagellèrent de leurs fouets et nous rejetèrent dans la tempête.
Seigneur ! Seigneur ! Il n’y a pas, ô Corée, une seule de tes routes, pas un de tes sentiers de montagne, pas une de tes villes fortifiées, pas une de tes bourgades, qui ne m’ait connu.
Quarante ans durant, j’ai erré sur ton sol et j’ai eu faim, et Lady Om a partagé avec moi cette misère. Poussés à bout, que n’avons-nous pas mangé ? Des détritus invendables de viande de chien, que nous lançaient les bouchers railleurs. Du minari, sorte de cresson, cueilli par nous dans la vase de marais stagnants. Du kimchi gâté, qui aurait fait vomir des estomacs de paysans et qui empoisonnait à un mille de distance. Oui, j’ai disputé leurs os aux chiens, ramassé des grains de riz tombés sur les routes, volé aux chevaux, par des nuits glacées, leur soupe fumante de févettes.
Ne vous étonnez pas, pourtant, que je ne sois pas mort. Deux choses me soutenaient : la présence de Lady Om à mon côté ; puis la foi certaine que j’avais, qu’un jour viendrait où l’étreinte de mes pouces et de mes doigts se resserrerait sur la gorge de Chong-Mong-ju.
Je l’avais cherché tout d’abord à Keijo, mais les portes mêmes de la ville m’étaient interdites. Je savais pourtant qu’avec de la patience nous finirions par nous retrouver.
Quarante ans durant, chaque bribe du sol de la Corée raconta à nos sandales ses vieilles histoires. Si vaste que fût l’Empire, il ne s’y trouvait plus âme qui vive pour ignorer qui nous étions, et quel était notre châtiment. Plus d’une fois, les coolies et colporteurs, qui hurlaient leurs injures à Lady Om, connurent la force de mon poing qui s’abattait sur leur chignon, la colère de ma main qui souffletait leurs faces. Parfois, dans les montagnes, en des villages perdus, nous rencontrions des vieilles femmes qui, lorsqu’elles voyaient passer à mon côté Lady Om, la grande Princesse déchue, poussaient un soupir, en hochant la tête, tandis que leurs yeux s’obscurcissaient de larmes. D’autres, des jeunes femmes, s’apitoyaient au passage de mes larges épaules, de mes longs cheveux fauves, de l’homme qui jadis avait été le Prince de Coryu et le gouverneur de sept provinces. Des cohues de gamins se collaient à nos talons. Ils n’avaient, eux, aucune miséricorde et nous lapidaient, avec des cris perçants, des mots orduriers.
Au delà du Yalou, large de quarante milles, s’étendait une immense désolation qui, de la Mer du Japon à la Mer Jaune, constituait la frontière septentrionale coréenne. Ce n’étaient pas, à proprement parler, des terres infécondes, mais des terres que l’on avait rendues telles, en application de la politique d’isolement de la Corée. Sur cette bande, large elle-même de quarante milles, villes, villages, fermes, tout avait été détruit. C’était le no man’s land, infesté de bêtes fauves, et que sillonnaient seules des compagnies de Chasseurs-de-Tigres à cheval, ayant pour mission de tuer tout être humain qu’elles y rencontraient. Il n’y avait donc aucun espoir de s’échapper dans cette direction.
Après avoir longtemps erré comme moi, un peu partout, mes huit camarades matelots se rabattirent de préférence sur la côte sud, où le climat était le plus doux. C’était, en outre, la contrée la plus proche du Japon. A travers les détroits qui le séparaient de la Corée, on apercevait au loin ses côtes s’estomper[19].
[19] Les Détroits de Corée, entre le sud-est de la Corée et les Iles Japonaises, mesurent environ cent vingt-cinq kilomètres de large, à leur plus grand étranglement.
Là était le seul espoir de salut. Peut-être quelque navire d’Europe apparaîtrait-il un jour. Je vois encore ces huit vieillards, debout ou assis sur les falaises de Fusan, et soupirant de toute leur âme vers cette mer sur laquelle il leur était interdit de naviguer désormais.
On apercevait bien, parfois, des jonques japonaises, mais jamais une voile, aux formes familières à la vieille Europe, ne surgit sur les flots.
Les années s’écoulaient. Lady Om et moi, nous avions passé, comme les huit matelots, de l’âge moyen à l’âge mûr, puis à la vieillesse. Nous aussi, nous revenions de préférence à Fusan, où nous nous retrouvions tous ensemble.
Puis, à mesure que s’égrenaient les ans, l’un et l’autre manquaient successivement au rendez-vous habituel.
Hans Amden fut le premier qui nous quitta. Jacob Brinker, son compagnon de route habituel, nous en apporta la nouvelle. Brinker fut le dernier des huit. Il avait presque quatre-vingt-dix ans quand il mourut, et dépassait Tromp de deux ans environ. Je me souviens, comme si c’était hier, de cette paire d’amis qui, au terme de leur vie, faibles et usés, en guenilles de mendiants, se chauffaient côte à côte, au soleil, leur sébile à côté d’eux, sur les falaises de Fusan. Ils caquetaient de leurs voix aigres, semblables à des voix d’enfants, et se faisaient mutuellement mille contes du passé. Tromp rabâchait sans cesse, entre ses gencives, comment Johannes Maartens et ses quatre matelots, dont il était, violèrent les Sépultures des Rois, sur la montagne de Tabong, comment ils trouvèrent chacun d’eux embaumé dans son cercueil d’or, entre deux vierges, à leur droite et à leur gauche, embaumées comme eux ; comment, enfin, ces superbes revenants, reparus au jour, s’émiettaient en poussière, tandis que Johannes Maartens et ses quatre matelots juraient et suaient à grosses gouttes, en brisant leurs cercueils.
Aussi vrai que c’était là un coup magnifique, Johannes Maartens se serait enfui avec son butin, sur la Mer Jaune, sans ce brouillard où, le lendemain, il se perdit. Maudit brouillard ! On en fit une chanson que, jusqu’à mon dernier jour, j’entendis, en serrant les poings, chanter en Corée. « Yanggukeni chajin anga Wheanpong tora deunda… », disait-elle.
Ce qui peut se traduire ainsi : « Sur la cime du Whean se prépare, pour les hommes de l’Ouest, un brouillard épais… »
Oui, quarante ans durant, je fus un mendiant sur la terre coréenne. De tous mes compagnons, bannis comme moi sur les grandes routes, je survécus le dernier. Lady Om avait, elle aussi, la vie dure, et nous vieillîmes ensemble.
Elle était devenue, à la fin, une vieille femme édentée et toute rabougrie. Mais sa belle âme ne fléchit point, et elle posséda mon cœur jusqu’à l’heure de ma mort. Moi, pour un homme de soixante-dix ans, j’étais demeuré vigoureux encore. Si mon visage s’était ridé, si mes cheveux d’or étaient devenus blancs, si mes larges épaules s’étaient voûtées, quelque chose survivait toujours, dans mes muscles, de ma force ancienne. Grâce à quoi je pus accomplir ce que je vais maintenant raconter.
Par une belle matinée de printemps, j’étais assis avec Lady Om sur les falaises de Fusan, et nous nous chauffions au soleil, à quelques pas de la grand’route. Nous étions en guenilles, misérablement, dans la poussière. Et pourtant, tous deux, nous riions de bon cœur, à une plaisanterie que venait de marmotter Lady Om.
Une ombre, soudain, s’abattit sur nous. C’était la grande litière de Chong-Mong-ju, portée par sept coolies, précédée et suivie d’une escorte de cavaliers, et encadrée, de chaque côté, d’une nuée de serviteurs, qui se trémoussaient à qui mieux mieux.
Deux empereurs, une guerre civile et une douzaine de révolutions de palais, avaient passé sans que la puissance de Chong-Mong-ju en eût été ébranlée. Il pouvait avoir près de quatre-vingts ans, quand, ce matin de printemps, sur la falaise, il fit un signe de sa main, aux trois quarts paralysée, afin que sa litière s’arrêtât et qu’il pût contempler encore ceux que, depuis si longtemps, il punissait.
Lady Om me murmura à l’oreille :
— C’est maintenant, ô mon Roi…
Puis, rapidement, elle se détourna pour implorer une aumône de Chong-Mong-ju, qu’elle feignait de ne pas reconnaître.
Je n’ignorais pas ce qui se passait dans sa pensée. Cette pensée ne nous avait-elle pas été commune, pendant quarante ans ? Et l’heure de son aboutissement était enfin arrivée.
Alors, moi aussi, j’affectai de ne point reconnaître mon ennemi. Simulant une sénilité stupide, je rampai dans la poussière, comme Lady Om, vers la litière, en pleurnichant pour la grâce d’une charité.
Les serviteurs de Chong-Mong-ju s’apprêtaient à me repousser. La voix chevrotante du maître les retint. Je le vis qui se soulevait sur un de ses coudes, en tremblotant, et qui, de son autre main, écartait tout grands les rideaux de soie. Sa figure flétrie s’illumina d’un éclair joyeux, tandis qu’il nous couvait du regard.
Lady Om murmura de nouveau, à mon oreille, son chant lamentable de mendiante :
— Maintenant, maintenant, ô mon Roi !
Tout son fidèle et impérissable amour, toute sa foi dans ma suprême entreprise étaient enclos dans son chant et dans sa voix.
Et la colère rouge monta en moi. Vainement j’essayai de lutter et de me débattre contre elle. Et, dans ce combat, je fus saisi d’un tremblement de tout mon être.
Chong-Mong-ju vit ce tremblement et pensa que la vieillesse seule en était la cause. Je tendis vers lui ma sébile de cuivre et pleurnichai, plus lamentablement encore. Je voilai sous les larmes le feu ardent de mes prunelles bleues, et je calculai la distance et ma force, avant de bondir.
Ce fut comme un jet de flamme, de flamme rouge. Il y eut un grand fracas des rideaux et de leurs tringles, puis des cris perçants et des braillements sans fin, des serviteurs affolés, tandis que mes mains se refermaient sur la gorge de Chong-Mong-ju. La litière bascula et je sus à peine où je me trouvais. Mes doigts cependant ne se relâchèrent point.
Dans le pêle-mêle des coussins et des couvertures, je ne fus guère atteint, tout d’abord, que par des coups que me portaient les serviteurs. Mais bientôt les cavaliers arrivèrent à la rescousse et leurs manches de fouets massifs s’abattirent sur ma tête, tandis qu’une multitude de mains m’agrippaient et me déchiraient.
Un vertige s’empara de moi. Je gardais cependant assez de conscience pour sentir que mes vieux doigts décharnés étaient enfoncés solidement dans cette vieille et maigre gorge, que je cherchais depuis longtemps.
Les coups continuaient à pleuvoir sur ma tête, où mille pensées tourbillonnaient, et je me comparais intérieurement à un bouledogue, dont rien ne peut faire se desserrer les mâchoires.
Chong-Mong-ju ne pouvait plus m’échapper, et je sus bien qu’il était mort, avant que la nuit descendît sur moi, comme une anesthésie, sur les falaises de Fusan, en face de la Mer Jaune.
Le gouverneur Atherton, lorsqu’il se remémore Darrell Standing, ne doit pas précisément se sentir très fier. Je lui ai enseigné la supériorité de l’esprit sur la force brutale, je l’ai humilié par ma force morale, et lui ai montré que celle-ci planait, invulnérable, au-dessus de toutes ses tortures.
Je suis ici, à Folsom, au Quartier des Assassins, et j’attends l’heure où je serai pendu. Lui, le gouverneur Atherton, continue, à San Quentin, à remplir ses fonctions, à régner en roi sur tous les damnés que la prison, où il commande, enferme entre ses murs. Et pourtant, dans le tréfonds de son cœur, il sait fort bien que je lui suis supérieur.
En vain il a tenté de briser mon courage, et je ne doute point qu’il n’eût été très heureux de me voir mourir dans la camisole de force. Comme il me l’avait maintes fois répété, il fallait choisir entre rendre la dynamite ou rendre l’âme.
Le capitaine Jamie était un vétéran de la prison. C’est lui qui avait été, dans les cachots, témoin de plus d’horreurs. Un moment arriva, cependant, où il se sentit fléchir, et ne put maîtriser le trouble que je fis naître en lui et chez ses autres acolytes.
Il fut tellement décontenancé du spectacle que je lui offrais qu’il sortit, vis-à-vis du gouverneur, de sa réserve habituelle et lui déclara qu’en ce qui me concernait, il répudiait toute responsabilité personnelle. Et, de fait, il ne parut plus dans ma cellule.
Ce fut ensuite au tour du gouverneur Atherton d’être ébranlé. Jake Oppenheimer, qui était sans peur et ne mâchait pas ses mots, et qui était sorti indemne de tous les enfers qu’on lui avait fait subir, l’entreprit un jour, à mon sujet.
Morrell me frappa l’histoire.
— Gouverneur, avait dit Oppenheimer à mon bourreau, vous avez les yeux plus grands que le ventre. Si vous réussissez à faire mourir Standing, il faudra nous tuer aussi, Morrell et moi. Sans quoi, n’en doutez point, nous vendrons la mèche. Dès que nous serons sortis d’ici, nous crierons votre infamie à toute la prison ; et ce sera bien le diable si elle ne transpire pas au dehors. Oui, toute la Californie saura que vous avez outrepassé vos pouvoirs et que vous êtes un assassin. Et il pourra vous en cuire ! Vous avez le choix. Ou laisser Standing en paix, ou nous tuer aussi, Morrell et moi. Nous sommes vos maîtres. Vous, vous êtes un abominable froussard, qui jamais n’oserez nous faire périr tous trois. Votre vocation de boucher est incomplète.
Ce discours valut à Oppenheimer cent heures de camisole. Lorsqu’il fut délacé, il cracha à la face du gouverneur Atherton. Ce qui lui valut derechef cent nouvelles heures. Et lorsque, cette fois, on le délaça, Atherton s’abstint d’être présent. La menace d’Oppenheimer et ses courageuses paroles avaient porté. Il n’y avait pas à en douter.
Le plus tenace en diabolique cruauté fut le docteur Jackson. J’étais pour lui un sujet rare et il était curieux de savoir combien de temps je pourrais résister.
— Il peut tenir vingt jours encore, avant la dernière cabriole, déclara-t-il au gouverneur, en ma présence, d’un air suffisant.
Je lui coupai la parole.
— Vous faites erreur, lui dis-je. Je suis capable de tenir non pas vingt, mais quarante jours. Quarante jours… Peuh ! Mettez cent jours.
En me ressouvenant de la patience dont mon courage avait fait preuve jadis, lorsque j’attendis, quarante ans durant, l’heure où je pourrais saisir Chong-Mong-ju à la gorge, j’ajoutai :
— Vous ignorez, chiens de prisons, ce qu’est un homme. Regardez-moi, vous en verrez un ! Vous n’êtes, en face de moi, que des avortons débiles. Je suis votre maître à tous. Vous ne réussissez pas à tirer de moi une seule plainte. Et cela vous étonne, car, si vous étiez à ma place, vous gueuleriez à la centième partie de mes souffrances.
Je continuai ainsi à les injurier copieusement. Je les appelai fils de crapauds, marmitons de l’Enfer, monstres de scélératesse. Je leur répétai, à satiété, que j’étais au-dessus d’eux, à mille pieds au-dessus d’eux. Ils étaient, eux, des esclaves, mes esclaves. Moi, j’étais un homme libre. Ma chair seule était ficelée dans ce cachot. Tandis que cette pauvre chair gisait inerte sur le sol, et ne souffrait même pas, mon esprit s’envolait à travers le temps et l’espace. Le monde m’appartenait.
Ils se retirèrent sans trouver rien à me répondre. Ils n’étaient plus là que je les injuriais encore.
Je frappais toutes mes aventures rétrospectives à mes deux camarades. Morrell ne doutait pas de la véracité de ce que je lui racontais. Mais, tout en étant captivé par mes récits, Oppenheimer demeura sceptique jusqu’à la fin. Et il se désolait que j’eusse consacré ma vie à l’agronomie, au lieu d’écrire des romans d’imagination.
Je tentai bien de lui expliquer que j’ignorais tout, en tant que Darrell Standing, de la Corée et de ses habitants, de ses mœurs et de la vie que l’on y mène.
— Oh ! en voilà assez ! frappa-t-il, d’un coup sec et impératif… Tais-toi, Morrell, et n’interviens pas entre moi et le professeur… Adam Strang est le produit d’un rêve d’opium. Tu as lu quelque part, Standing, toutes ces histoires. Te souviens-tu, réponds, de toutes tes anciennes lectures ? Non, n’est-ce pas ? Tu es collé…
Vainement je protestai que je n’avais jamais rien lu de la Corée, que quelques correspondances de guerre, lors du conflit russo-japonais.
— C’est bien cela ! triompha Jake Oppenheimer. La Corée ne t’est pas aussi inconnue que tu veux bien le dire. Voilà l’aveu !
Il me fut impossible de convaincre Oppenheimer. Il prétendait que j’inventais mes aventures, au fur et à mesure que je les frappais, et il concluait, en blaguant, dès que je me taisais :
— Merci pour aujourd’hui ! La suite au prochain numéro…
Et, si j’insistais, il répétait, en raillant, que j’avais dû, jadis, m’attarder à San-Francisco, dans les fumeries d’opium du Quartier Chinois, beaucoup plus qu’il ne convenait à un respectable professeur. Quelque chose, depuis, m’en était toujours resté !
Nos discussions, sur ce sujet, étaient interminables et sans cesse renouvelées.
— Dis donc, professeur, me frappa un jour Oppenheimer, tu prétends avoir joué aux échecs avec un lourdaud, qui était frère de l’empereur. Peux-tu me dire si ces échecs étaient semblables à ceux dont on se sert en Amérique, et si les parties différaient des nôtres ?
Je répondis que mes souvenirs étaient, sur ce point, assez vagues et que je ne pouvais rien affirmer. Oppenheimer, naturellement, se moqua de moi.
J’ai dit qu’en fait mes vagabondages à travers le temps s’entremêlaient entre eux et que, souvent, les divers personnages que je réincarnais intervertissaient leurs rôles. En sorte que j’étais contraint ensuite de remettre de l’ordre dans toutes ces existences. Perpétuellement il m’arrivait de revenir en arrière et de revivre plusieurs fois les mêmes actes.
C’est ainsi qu’étant, au cours d’un des dédoublements de mon être, redevenu Adam Strang, un mois après la question que m’avait posée Oppenheimer (et je n’avais cessé, tout ce temps, d’être en butte à ses quolibets), j’observai de plus près mes échecs et constatai qu’ils différaient notablement de ceux que nous employons aujourd’hui. Seul, le principe du jeu était le même. Mais, au lieu de nos soixante-quatre carrés de damier, il y en avait quatre-vingts. Tandis que, chez nous, l’un des joueurs dispose de huit pions, l’autre de neuf, les pions étaient, en Corée ancienne, au nombre total de vingt. Si bien que les combinaisons qui en résultaient étaient complètement différentes. En outre, il n’y avait pas de « Reine ».
Voilà ce que j’eus ensuite le plaisir de taper à Oppenheimer. Je lui enseignai même ce nouveau jeu, quoiqu’il fût beaucoup plus compliqué que le nôtre.
Il nous passionna à ce point qu’il occupa pour nous tout l’hiver suivant. Nous y fûmes tellement absorbés que nous oubliâmes, en ces jours lugubres, le froid qui nous mordait. Car les cachots ne sont pas chauffés. Il serait immoral d’atténuer tant soit peu, pour un condamné, la rigueur naturelle des éléments.
Oppenheimer, pourtant, ne fut pas convaincu que j’eusse tiré ma science des siècles passés. Il prétendit que le jeu, comme mes prétendues aventures, était sorti tout armé de mon cerveau.
— Tu devrais, me tapa-t-il, le faire breveter. Je me souviens avoir connu, au temps où j’étais garçon de courses, un type qui inventa un jeu bête à pleurer, qui s’appelait « les Cochons dans les Trèfles ». Ce jeu stupide eut un succès fou et son inventeur en tira des millions.
Je répliquai que mon brevet viendrait trop tard et que les Asiatiques l’avaient pris avant moi, il y a sans doute des milliers d’années.
La discussion en demeura là. Oppenheimer coucha obstinément sur ses positions. Et moi sur les miennes. Je n’ajouterai qu’un seul mot.
Il y a ici — ou plutôt il y avait ici — à Folsom, un assassin de nationalité japonaise, qui a été exécuté la semaine dernière. J’ai causé avec lui de ce fameux jeu d’échecs, que je pratiquais quand j’étais Adam Strang. Or ce jeu existe bien, et c’est également celui qui se pratique au Japon. Je ne l’ai donc point inventé, comme le prétend Oppenheimer.
Tu n’as, lecteur, certainement pas oublié ce que je t’ai conté au début de ce récit, et comment, lorsqu’on me montrait, quand j’étais enfant dans la ferme paternelle du Minnesota, des photographies de la Terre Sainte, je reconnaissais les lieux qu’elles représentaient, je désignais les changements qui y étaient survenus.
Tu te souviens aussi qu’en décrivant la scène de la guérison des lépreux par Jésus, dont j’avais été témoin, j’avais déclaré au missionnaire venu chez nous que j’étais un colosse d’homme, qui regardait, avec une grande épée, à califourchon sur un cheval.
Cet incident de mon enfance n’était alors, dans mon cerveau, qu’une nuée traînante de lumière, comme s’exprime Wordsworth[20]. Le petit Darrell Standing que j’étais n’avait pas, en venant au monde, oublié complètement le passé. Mais ces souvenirs d’autres temps et d’autres lieux vacillaient dans ma conscience d’enfant, et leur faible lueur n’avait pas tardé à y disparaître. Pour moi, comme pour tous ces petits êtres, les ombres de la prison de mon nouveau corps se refermaient sur mes existences antérieures.
[20] William Wordsworth, poète anglais, 1770-1850. Il est fait ici allusion à son Ode à l’Immortalité, où il dit notamment : « Ce n’est pas dans une nudité complète — Mais dans des nuées traînantes de lumière — Qu’un jour nous verrons Dieu. »
Tout homme a, comme moi, un puissant et long passé. Mais très peu d’hommes ont eu le bonheur de connaître l’isolement des Cachots Solitaires et l’expérience prolongée, destructive et vivifiante à la fois, de la camisole de force. Là fut ma bonne fortune. Voilà ce qui me permit de revivre un grand nombre de mes existences antérieures et, parmi celles-ci, celle du cavalier colossal, contemporain du Christ.
Je m’appelais alors Ragnar Lodbrog. Énorme, je l’étais vraiment, et je dépassais d’une demi-tête les plus beaux Romains de la Légion. De toutes mes vies anciennes, celle-ci est peut-être la plus aventureuse et la plus étrange. Il y aurait à écrire sur elle des volumes. Je me contenterai d’en rapporter les événements les plus saillants.
Ragnar Lodbrog n’avait pas connu sa mère. On m’a conté ensuite que j’étais né parmi la tempête, dans les mers du nord de l’Europe, sur un navire à la proue saillante, acérée comme un bec d’oiseau. Né d’une femme faite captive à la suite d’un combat naval, d’une descente victorieuse sur une côte étrangère et du pillage d’une de ses villes fortes.
De cette mère je n’ai jamais su le nom. Le vieux Lingaard m’a dit seulement qu’elle était morte, au plus fort de la tempête, après avoir accouché de moi, et qu’elle était d’origine danoise. De tout ce que Lingaard m’a conté et que mon jeune âge avait en partie oublié, je me souviens seulement qu’il m’a parlé d’un combat naval, d’une bataille à terre, de la mise à sac d’une ville prise et incendiée, puis d’une fuite hâtive sur les navires, au sein d’une mer glaciale et démontée, tandis que l’ennemi, revenu en plus grand nombre, faisait, du haut des falaises, pleuvoir sur les vaisseaux une avalanche de rochers. Beaucoup des assaillants périrent au cours de l’embarquement. Les autres s’élançaient, les pieds cramponnés à leur navire, sur le glauque chemin de la mort.
Le vieux Lingaard, trop âgé pour la manœuvre du vaisseau et pour ramer, remplissait à bord divers offices, dont celui de chirurgien et, accessoirement, de sage-femme. C’est lui qui accoucha les captives enceintes, entassées sur les ponts, sous l’ouragan. Ce fut donc lui qui me mit au monde, dans les écumes salées des flots déchaînés, qui s’abattaient sur ma mère et sur lui, et sur moi-même.
J’ai la pleine conscience de mon être, dès l’instant où s’ouvrirent mes yeux.
J’étais vieux à peine de quelques heures lorsque Tostig Lodbrog porta, pour la première fois, les yeux sur moi. Tostig Lodbrog était le chef du navire élancé, sur lequel nous voguions, et des sept autres navires qui suivaient le sien, et qui avaient pris part à la hardie et sauvage expédition.
Tostig Lodbrog était surnommé « Muspell », qui veut dire le « Feu Brûlant ». Car la flamme de la colère ne cessait de brûler en lui. Il était brave et cruel, et dans sa large poitrine il n’y avait pas trace de miséricorde, ni de pitié. Avant même que la sueur de la bataille d’Hasfarth se fût séchée sur son corps, Tostig Lodbrog, appuyé sur sa hache, dévorait le cœur de Ngrun, qu’il venait d’arracher de la poitrine ouverte du vaincu. Dans un accès de colère folle, il vendit un jour, comme esclave, son fils Garulf. Je me souviens l’avoir vu à Brunanbuhr, sous les poutres enfumées du rude palais où il festoyait, réclamer le crâne de Guthlaf, pour s’en servir comme d’une coupe[21]. Jamais il ne buvait de vin parfumé que dans le crâne de Guthlaf.
[21] Brunanbuhr est le nom d’un endroit incertain, situé dans le nord de l’Angleterre, où se livra jadis une grande bataille contre les pirates scandinaves.
Or ce fut à lui que, sur le pont oscillant, le vieux Lingaard m’apporta. J’étais enveloppé, nu, dans une peau de loup, tout imprégnée de sel marin. Venu avant terme, j’étais, par suite, fort menu.
— Ho ! Ho ! Un nain ! s’écria Tostig, en ôtant de ses lèvres, pour me regarder, un grand pot d’hydromel, à demi bu.
Le froid était mordant. Ce qui n’empêcha point Tostig Lodbrog de me tirer tout nu de la peau de loup. Puis me prenant par le pied, entre son pouce et son index qui étaient plus gros, l’un que ma cuisse et l’autre que ma jambe, il me tint suspendu en l’air, dans la morsure du vent.
— Ho ! Ho ! Ho ! s’exclama-t-il. Un gardon ! Une crevette ! Un pou de mer !
Et il continua à me balancer, la tête en bas, entre son pouce et son index.
Après quoi, une autre fantaisie lui passa par l’esprit.
— Le jeunet a soif ! dit-il. Je veux lui faire boire un coup !
Il m’amena au-dessus de son pot d’hydromel et m’y lâcha. Moi qui n’avais pas encore connu le lait du sein d’une mère, j’allais me noyer dans ce breuvage, fait pour les hommes. Lingaard, par bonheur, se précipita et me sortit du pot, puis me remit précipitamment dans la peau de loup.
Tostig Lodbrog flamboya. Il nous repoussa rudement, le vieillard et moi, et nous roulâmes sur le pont du navire. Ses énormes chiens, semblables à des ours, et qui prenaient part à toutes les batailles, s’élançaient sur nous.
— Ho ! Ho ! Ho ! tonitruait Tostig.
Mais Lingaard parvint, non sans peine, à m’arracher aux molosses, auxquels il abandonna la peau de loup.
Tostig Lodbrog, cependant, s’était remis à boire et terminait son pot d’hydromel. Il se calmait peu à peu, sans que le vieillard osât intervenir, pour solliciter une pitié qu’il savait ne pas exister.
— C’est Tom Pouce ! reprit Tostig. Par Odin ! les femmes danoises sont d’une race bien misérable. Elles enfantent des nains et non des hommes ! Que pourra-t-on faire de cet avorton ? Écoute, toi, Lingaard, tu l’élèveras tout de même et, plus tard, il me servira d’échanson. Veille bien sur les chiens, qu’ils n’en fassent point une bouchée dans leur gueule, comme d’un petit bout de viande oublié sur la table.
Ce fut le vieux Lingaard qui, effectivement, prit soin de ma piaillarde enfance, et je ne connus l’affection ni les caresses d’aucune femme. Je suivais le destin de Tostig Lodbrog, tantôt à terre, où l’on bataillait, tantôt sur les nefs qui vacillaient dans les tempêtes. Comment je survécus et pus faire un jour mentir la prophétie de Tostig, qui avait déclaré que je ne serais jamais qu’un nain, Dieu seul le sait ! Toujours est-il que je grandis rapidement. Tostig dut renoncer à me plonger dans son pot d’hydromel et à tenter de m’y noyer, sauvage plaisanterie qu’il affectionnait fort.
J’avais, sans doute, l’âme solidement chevillée au corps et je commençai à remplir mon rôle d’échanson. Alors que nos bateaux étaient immobilisés dans la mer gelée, je me vois encore, dans la salle du festin de Brunanbuhr, titubant, en tenant en mains le crâne de Guthlaf, empli de vin chaud parfumé, et que j’allais présenter à Tostig, assis à l’extrémité de la table.
Tostig Lodbrog, complètement ivre, rugissait, et tous les convives avec lui. On serait cru dans une maison de fous. Des scaldes chantaient les exploits d’Hialli, ceux du vaillant Hogni, et l’or de Nibelung, et la vengeance de Gudrune, quand elle servit à manger à Atli le cœur de leurs propres enfants. Je vivais parmi des hommes féroces, aussi féroces dans leurs jeux que dans leurs combats, et, n’en connaissant point d’autres, je trouvais toute naturelle leur compagnie.
Une heure vint où, moi aussi, j’eus ma grande colère, ma colère rouge. Je n’avais encore que huit ans, lorsque mes dents se découvrirent. C’était au cours d’une vaste beuverie, à Brunanbuhr, où Lodbrog avait invité à sa table le chef danois Agard, son allié. Une dispute ne tarda pas à surgir entre les deux hommes, sur le mérite réciproque des combattants des deux nations, et soudain Tostig Lodbrog, près de qui je me tenais debout avec le crâne de Guthlaf, qui puait et fumait, se prit à insulter et à mépriser injurieusement les femmes danoises.
Alors, me souvenant de ma mère danoise, je vis rouge. Je soulevai en l’air le crâne de Guthlaf et en assénai un coup violent sur la tête de Tostig Lodbrog, qui fut inondé, ébouillanté et aveuglé par le vin chaud.
Bien plus, tandis que, s’étant levé, il chancelait en battant l’air de ses grands bras, afin de me trouver et m’écraser, je sortis la petite dague que je portais. A trois reprises je le frappai, au ventre, à la cuisse et aux fesses, car je n’étais pas assez grand pour atteindre plus haut.
Ce que voyant, Agard mit son épée au clair, et ses hommes l’imitèrent, tandis qu’il criait :
— Un ourson ! Un ourson ! Par Odin, laissez l’ourson se battre !
Et, sous le toit tumultueux de Brunanbuhr, on vit le petit échanson de race danoise entamer une bataille en règle contre l’énorme Tostig Lodbrog, qui titubait sans pouvoir l’atteindre.
Il réussit enfin à m’empoigner, et me lança à l’autre bout de la table, parmi les cruches et les coupes, en hurlant :
— Sortez-le d’ici ! Qu’on le donne à manger aux chiens !
Mais Agard intervint et, frappant sur l’épaule de Lodbrog, me demanda à lui comme cadeau d’amitié.
Lorsque la mer fut dégelée et que les navires purent sortir des fjords, je partis donc sur la nef d’Agard, qui m’institua son échanson et son porte-épée, et qui me nomma Ragnar Lodbrog.
Nous fîmes voiles vers le sud et arrivâmes au pays d’Agard, qui était voisin de celui des Frisons. C’était une terre triste et plate, marécageuse et brumeuse.
Je vécus, trois ans, avec mon nouveau maître, toujours derrière lui, soit qu’il chassât le loup dans les marécages, soit qu’il bût dans la Grande Salle de son palais, où Elgiva, sa jeune épouse, venait souvent s’asseoir, entourée de ses femmes.
Je l’accompagnai dans une de ses expéditions, plus encore vers le sud, et nous longeâmes, avec nos navires, ce que l’on appellerait aujourd’hui les côtes de France. C’est alors que j’appris que plus on descendait vers le sud, plus on trouvait les saisons tièdes, et douces les femmes comme le climat.
Nous abordâmes et livrâmes bataille. Agard fut blessé à mort. Nous le ramenâmes dans son pays, où il acheva d’expirer.
Un grand bûcher fut élevé, pour le brûler, près duquel se tint Elgiva, dans un corselet tissu d’or, et chantant. Elle monta ensuite sur le bûcher, où elle brûla, et avec elle tous les serviteurs du maître, tous ses esclaves mâles et neuf femmes esclaves, parées de colliers d’or. Puis encore huit captifs de naissance noble, qui avaient été faits dans une incursion au pays des Angles[22]. Deux faucons y furent aussi jetés, et les deux jeunes fauconniers avec leurs oiseaux.
[22] Peuple saxon, établi au nord de la Germanie et au sud de la Chersonèse Cimbrique (Jutland actuel). Ils passèrent ensuite dans l’île de Bretagne, nommée depuis Angleterre.
Mais moi, l’échanson Ragnar Lodbrog, je ne brûlai pas. J’avais onze ans, j’étais hardi et n’avais jamais revêtu de vêtements tissés, mais seulement des peaux de bêtes.
Comme les flammes du bûcher s’élançaient vers le ciel, tandis qu’avant de s’y précipiter Elgiva achevait son chant funèbre, et que femmes et hommes esclaves hurlaient désespérément leurs refus de mourir, je brisai mes liens. Puis, bondissant, je gagnai rapidement les marécages, ayant encore au cou le collier d’or de ma servitude, et luttant de vitesse avec la meute des chiens lancés à mes trousses.
Dans les marécages, je trouvai d’autres hommes qui y vivaient à l’état sauvage, mais libres, des esclaves échappés et un tas de hors-la-loi, qu’on traquait de temps à autre, en guise de divertissement, comme on chassait les loups.
Je vécus là, durant trois nouvelles années, sans toit, ni feu, et m’endurcissant aux privations et au froid. Puis au cours d’une course que je tentai pour enlever une femme aux Frisons, je me laissai capturer, après une poursuite de deux jours[23].
[23] Les Frisons étaient un peuple de la Germanie qui, primitivement, habitait, semble-t-il, l’Ile des Bataves (une des îles de l’embouchure du Rhin), puis occupa tout le littoral de la Mer Germanique, entre les embouchures du Rhin et de l’Ems. La Hollande actuelle occupe la majeure partie de leur territoire.
Je fus dépouillé de mon collier d’or et troqué, contre deux chiens-loups, au Saxon Edwy, qui me mit un collier de fer, puis, plus tard, me donna en cadeau, avec cinquante esclaves, à Athel, un chef du pays des Angles.
J’y fus esclave combattant jusqu’au moment où, perdu au cours d’une incursion malheureuse effectuée dans la direction de l’est, je fus capturé et vendu aux Huns. Je devins, chez eux, gardien de pourceaux, m’échappai vers les grandes forêts du sud de la Germanie et fus recueilli, comme affranchi, par les Teutons, dont les tribus, sous la pression des Huns, étaient venues, comme moi, chercher là un asile.
Et, un jour, à travers ces forêts, remontant de plus loin encore vers le sud, apparurent les Romains, dont les légions nous refoulèrent vers les Huns. Les peuples se heurtaient et s’écrasaient mutuellement, faute de place, sur le sol de l’Europe. Au cours d’une mêlée, je fus fait prisonnier et emmené à Rome.
Il serait trop long de vous détailler comment, après avoir été utilisé d’abord à des corvées de nettoyages à bord d’une galère, je devins un homme libre, un citoyen et un soldat romain, et de quelle façon, comme j’atteignais mes trente ans, je fis le voyage d’Alexandrie, puis de Jérusalem. Si je vous ai conté, et ma naissance, et comment je fus baptisé dans le pot d’hydromel de Tostig Lodbrog, c’est afin que vous sachiez exactement quel était l’homme, qui, monté sur un cheval, passait sous la Porte de Jaffa et faisait se détourner, vers sa haute stature, toutes les têtes.
Les gens qui étaient présents pouvaient bien, en effet, me regarder. Ils étaient de petite race, tous ces Juifs, petits d’os et de muscles, et n’avaient jamais vu d’hommes blonds, comme j’étais.
Tout le long des ruelles étroites, ils s’écartaient sur mon passage, puis s’arrêtaient, les yeux écarquillés, en fixant cet être fauve, venu du Nord et de Dieu sait où.
Presque tous les soldats dont disposait Pilate étaient des Auxiliaires. Il n’y avait qu’une poignée de Romains, à pied, qui gardaient le palais du Proconsul, et vingt Cavaliers, dont j’étais le capitaine. Les Auxiliaires n’étaient point de mauvais soldats, mais il pouvait ne pas être sûr de se fier entièrement à eux. D’une façon générale, je trouvai qu’eux et les Romains étaient des guerriers plus réguliers que nous autres, hommes du Nord, qui étions braves quand le cœur nous en disait, mais dont la bravoure tombait aussi facilement, au gré de notre caprice.
Il y avait une femme de la Cour d’Hérode qui était liée d’amitié avec l’épouse de Pilate. Je la vis chez celui-ci, le soir même de mon arrivée. Nous l’appellerons Miriam, car c’est sous ce nom que je l’ai aimée. Elle possédait ce charme particulier, spécial à chaque femme, qui est autre que la beauté, et que l’on ne peut décrire. Elle me plaisait, avant toute chose, et je devenais ainsi le collaborateur de son charme. Dès que je l’aperçus, tout mon être s’élança vers elle, les bras grands ouverts.
Il y avait en elle quelque chose de sublime. Je n’exagère pas, et c’est avec intention que j’emploie ce mot. Son corps superbe dépassait en taille, de beaucoup, la moyenne de la femme juive. Tout, en elle, était aristocratique, la caste à laquelle elle appartenait, aussi bien que ses gestes et son maintien. Son beau visage ovale était fortement ambré, son opulente chevelure était noire, avec des reflets bleus, et ses deux yeux étaient semblables à deux puits sombres. Il était impossible de trouver dans la création un homme blond et une femme brune, aussi marqués de types que nous l’étions l’un et l’autre. Et, dans sa poitrine, palpitait un cœur passionné.
Dès le premier abord, nous vibrâmes à l’unisson. Il n’y eut pas en nous de lutte intérieure, ni d’hésitation ou d’attente. Elle sut aussitôt que j’étais à elle, comme je connus qu’elle était à moi.
Je m’avançai vers elle. Miriam se redressa à demi, sur le divan où elle était étendue, comme si un aimant l’avait attirée vers moi. Nos yeux se croisèrent, prunelles bleues dans prunelles noires, et ne se quittèrent plus, jusqu’au moment où l’épouse de Pilate, une femme sèche, raide et fanée, nous sépara, d’un rire nerveux.
Tandis que je m’inclinais, avec respect, devant l’illustre compagnie, je crus voir Pilate lancer à l’adresse de Miriam un coup d’œil entendu, qui semblait dire :
— N’est-il pas tel que je vous l’ai promis ?
Car je connaissais Pilate d’assez longue date, et nous avions conversé ensemble, bien avant qu’il fût envoyé en Judée, sur le volcan juif de Jérusalem.
La conversation se prolongea entre nous, en présence des deux femmes, fort avant dans la nuit. Pilate m’entretint de la situation politique du pays. Il paraissait inquiet, et désireux d’avoir un confident de ses soucis, de demander même un conseil. Pilate était le type même du Romain, inébranlable et calme, capable de maintenir, d’une main de fer, l’autorité de Rome. Mais, lorsqu’on le poussait à bout, son calme coutumier faisait rapidement place à la colère.
Or, il était visible, cette nuit-là, qu’il était fortement préoccupé. L’attitude des Juifs lui donnait sur les nerfs. Ces gens étaient spasmodiques et éruptifs au dernier point. Et très subtils, en outre. Les Romains traitaient les choses carrément, en allant droit au but. Les Juifs, au contraire, pliaient l’échine et, s’ils attaquaient, c’était par derrière, en marchant de biais pour s’approcher. D’où l’irritation, contre eux, de Pilate.
Sans cesse ils intriguaient pour diminuer son autorité et, par suite, celle de Rome, et n’avaient qu’un but, lui faire jouer, à propos de leurs dissensions religieuses, un rôle de dupe.
Rome, je ne l’ignorais pas, ne se mêlait point des querelles religieuses des peuples conquis par elle. Mais les Juifs, par mille voies tortueuses, parvenaient à donner un tour politique à des événements complètement étrangers à la politique.
Pilate s’échauffa peu à peu, en exposant la situation présente, les soulèvements perpétuels et les émeutes fanatiques, qui se produisaient à l’instigation de diverses sectes judaïques.
— Lodbrog, me dit-il, qui pourrait affirmer que ces troubles voulus, qui n’ont encore l’apparence que d’une nuée légère dans le ciel bleu, ne grossiront pas un jour en un formidable orage, plein de coups de tonnerre, de clameurs assourdissantes et de cliquetis d’armes ? Rome m’a envoyé ici pour maintenir l’ordre. Et, en dépit de mes efforts, la Judée n’est qu’un nid de guêpes, sans cesse en rumeur. Je préférerais mille fois gouverner des Scythes, ou les lointains et sauvages Bretons, que ces gens énigmatiques, qui sont toujours à se chamailler avec Dieu. A cette heure où je parle, un homme m’inquiète surtout, un pêcheur de poissons qui s’est fait pêcheur d’âmes, et qui va partout, en prêchant et en accomplissant de prétendus miracles. Qui me dit que, demain, il n’entraînera pas tout ce peuple à sa suite, et ne fera pas éclater sur moi le mécontentement et la disgrâce de Rome ?
C’était la première fois où j’entendais parler du nommé Jésus et cette conversation me revint par la suite, quand, effectivement, le petit nuage qui montait au ciel se fut transformé en une tempête déchaînée.
— D’après les rapports qui me sont parvenus à son sujet, poursuivit Pilate, ce Jésus ne s’adonne pas à la politique. Aucun doute sur ce point. Mais je redoute que Caïphe, et Hanan derrière lui, ne transforment cet homme en une épine aiguë, destinée à piquer Rome et à ruiner mon crédit.
— Caïphe, intervins-je, est Grand Prêtre, à ce qu’on m’a dit. Mais qui est ce Hanan ?
— Le vrai Grand Prêtre, répondit Pilate, un rusé renard, dont Caïphe n’est que l’ombre et le porte-parole[24].
[24] Hanan ou Annas, ancien Grand Prêtre déposé à l’avènement de Tibère, était le beau-père de Caïphat ou Caïphe. Il avait conservé, en réalité, toute l’autorité et était demeuré le chef du parti sacerdotal. Caïphe ne prenait aucune décision importante sans consulter le vieux pontife.
Pilate ne croyait ni à Dieu ni à diable, pas davantage à l’immortalité de l’âme, et la mort, pour lui, n’était que ténèbres et éternel sommeil. On conçoit combien toutes ces discussions religieuses, dont il était enveloppé à Jérusalem, devaient l’exaspérer. Au cours d’un voyage que je fis en Idumée, j’eus pour valet une espèce de crétin qui ne put jamais apprendre à seller convenablement un cheval. Il pouvait, par contre, discuter sans perdre haleine, du matin au soir et du soir au matin, sur l’enseignement des rabbins de toute la Judée, et excellait, en matière religieuse, à couper les cheveux en quatre.
Mais revenons à Miriam. Je sus, par la femme de Pilate, qu’elle était de vieille race royale. Sa sœur était la femme d’Hérode-Philippe, Tétrarque de la Batanée, de la Trachonite et de la Gaulonite, et qui était lui-même le frère d’Hérode-Antipas, Tétrarque de Galilée. Tous deux fils d’Hérode le Grand, qui avait fait périr sa femme et trois autres de ses fils, et reconstruit, peu avant sa mort, le Temple de Jérusalem. D’où la popularité dont jouissait son nom chez les Juifs.
Je me rencontrai plusieurs fois avec Miriam, qui ne s’était pas mariée, n’ayant jamais rencontré un mari qui fût digne d’elle. Ce fut sans doute un effet de l’air ambiant que nous respirions. Mais, dès que nous étions ensemble, les questions religieuses arrivaient sur le tapis.
— Alors, me demanda-t-elle un jour, vous vous croyez immortel ?
— Avec une entière certitude, je le crois ! répondis-je.
— Et quelle est votre immortalité ? Contez-moi un peu cela.
Je lui parlai de Niflheim et de Muspell, du géant Imir, qui naquit des flocons de la neige, de la Vache Audhumbla, de Fenrir et de Loki, de Thor et d’Odin, et de notre Walhalla. En m’écoutant, elle frappait des mains et, quand j’eus terminé, elle s’écria, les yeux étincelants :
— Oh ! vous, barbare ! Vous, grand enfant ! Vous, pauvre géant fauve, aux cheveux décolorés par le froid ! Vous, croire mille contes de fées et ne songer qu’à la satisfaction du ventre ! Alors, après votre mort, vous allez au Walhalla ?
— Oui, esprit et corps.
— Et quoi y faire ?
— Manger, boire et se battre !
— C’est tout ?
— Et faire aussi l’amour. Il nous faut des femmes dans le Ciel ! Sinon, à quoi servirait-il ?
Elle rétorqua :
— Je n’aime pas votre Ciel. C’est un endroit grossier, où le tumulte de la vie continue à sévir, ainsi que les frimas et la tempête.
— Et votre Paradis, à vous, demandai-je, quel est-il ?
— C’est un été sans fin, un printemps à la fois et un automne, où les fleurs sont toujours écloses, les plus beaux fruits toujours mûrs.
Je secouai la tête et grommelai :
— Moi non plus, je n’aime pas votre Ciel. C’est un endroit triste et mou, un lieu bon tout au plus pour les faibles et les eunuques, pour les obèses, incapables de se remuer, pour des ombres pleurardes et non pour des hommes.
Ses yeux se passionnaient pour la dispute engagée et pétillaient ardemment. Elle voulut tenter de me convaincre et de me gagner à sa foi :
— Mon Ciel, reprit-elle, est le vrai séjour des Bienheureux !
Je ripostai avec énergie :
— Le seul séjour des Bienheureux est le Walhalla ! Car, songez-y bien ! Qui se soucie des fleurs, quand elles fleurissent toujours ? Mais, quand l’hiver de fer a pris fin, quand le soleil chasse au loin les longues nuits, quand les premières fleurs brillent à la surface de la neige fondante, alors, alors seulement, l’âme et nos yeux ne cessent de regarder… Et le feu ! Le feu glorieux et sublime ! Quel peut bien être votre Paradis, où l’on ignore la joie d’un feu qui ronfle sous un toit bien clos, tandis qu’au dehors font rage le vent et la neige ?
Miriam sourit doucement.
— Vous êtes, là-bas, des simples, dit-elle. Vous élevez un toit parmi la neige, vous y allumez un grand feu, et cela suffit pour vous constituer un Ciel.
— Ce feu et ce toit, je ne les ai pas connus toujours, dans ma vie ! Durant trois ans, j’en ai été privé. Je n’ai pas fléchi cependant. A seize ans, mon corps ignorait ce qu’est une étoffe tissée. Je suis né dans la tempête et la bataille, et c’est pourquoi je les aime ! Mon maillot fut une peau de loup. Regardez-moi, et vous saurez quels sont les hommes qui peuplent le Walhalla…
Elle me regarda, comme fascinée, et murmura :
— Pauvre géant fauve !
Puis, pensive, elle ajouta :
— Je regrette presque qu’il n’y ait pas d’hommes comme vous dans mon Ciel…
Je me rapprochai plus près d’elle.
— A chacun de nous, lui dis-je, est réservé le genre de Ciel qui plaît à son cœur. Celui qui m’attend, au delà du tombeau, est un beau pays ! Je n’affirme pas, pourtant, que je ne quitterai jamais les Salles de Festin de notre Walhalla, pour venir faire une incursion dans votre Paradis de soleil et de fleurs, pour vous y ravir et vous emporter avec moi ! Ainsi fut faite captive ma mère…
Il y eut alors, entre nous, un silence. Je la regardai. Elle me regarda. Et, devant les miens, ses yeux ne se baissèrent point. Mon sang, par Odin ! coulait dans mes veines, comme une lave ardente.
Je ne sais trop ce qui serait advenu de nous si Pilate n’eût fait, à ce moment, son entrée et n’eût interrompu l’entretien.
— Vous l’entendez, Miriam, railla-t-il. C’est un vrai rabbin, un rabbin de Teutoberg ! Voici, à Jérusalem, un nouveau prédicant et une nouvelle doctrine qui nous sont arrivés. Plus encore que par le passé, il y aura ici des discussions théologiques, des émeutes et des prophètes, portés en triomphe ou lapidés ! Que les Dieux nous sauvent de tous ces exaltés ! Jérusalem est une maison de fous. Lodbrog, je n’eusse jamais cru cela de vous. Dire que vous voilà maintenant comme les autres, vous emballant et déclamant sur nos fins dernières, pareil à ces énergumènes qui nous arrivent, chaque jour, du Désert. Vivons notre vie, Lodbrog ! Et une seule à la fois. Cela nous épargnera bien des soucis superflus.
La femme de Pilate était moins sceptique. Elle s’enthousiasmait pour ces discussions, extasiée, et ses mains étroitement croisées. C’était, comme je l’ai dit, une femme maigriote, qui semblait minée par la fièvre. Sa peau était tendue sur ses muscles, et si transparente qu’à travers sa main interposée on pouvait voir la lumière. Ce n’était point, au fond, une méchante créature. Mais elle était étonnamment nerveuse, avait des visions, croyait entendre des voix, et avait foi dans les signes et dans les présages.
Les missions dont, au nom de Tibère, l’Empereur de Rome, me chargeait Pilate, m’éloignaient à tout moment, et plus que je l’aurais souhaité, de Jérusalem et de Miriam. J’allais en Idumée et jusqu’en Syrie, et toujours, sur ma route, je rencontrais des Juifs s’intéressant à Dieu avec une égale fureur. C’était bien la particularité spéciale de toute leur race. Au lieu d’abandonner aux prêtres, comme ailleurs, les discussions théologiques, chaque Juif se faisait prêtre et, dès qu’il pouvait trouver un auditeur (ce qui n’était point difficile), se mettait à prêcher. Ils abandonnaient, à tout moment, leurs occupations, pour s’en aller errer à travers le pays, comme des mendiants sur une route, et discuter et se quereller avec les rabbins et les talmudistes, dans les synagogues et sous les porches des temples.
Ce fut en Galilée, province peu fréquentée, que je croisai la piste de l’homme qu’on appelait Jésus. C’était, semblait-il, un ancien charpentier, qui s’était fait ensuite pêcheur, et que ses compagnons de pêche, abandonnant leurs filets, avaient finalement suivi dans sa vie errante.
D’aucuns le considéraient comme un authentique prophète. Mais, pour la majorité des gens, il passait pour fou. Mon crétin de valet, qui se targuait de connaître comme pas un le Talmud, ricana quand passa Jésus, le traitant de Roi des Mendiants, parce que, m’expliqua-t-il, selon la doctrine que prêchait le Galiléen, le Ciel était réservé aux seuls pauvres, tandis que les riches et les puissants brûleraient éternellement dans un lac de feu.
Je remarquai que c’était la coutume du pays de traiter de fou son semblable. A mon avis, fous, ils l’étaient tous. Il y avait une épidémie de prophètes, qui chassaient les démons à l’aide de charmes magiques, guérissaient les maladies par l’imposition des mains, absorbaient impunément des poisons réputés foudroyants, et maniaient sans danger les serpents les plus venimeux. Ils se retiraient au Désert, pour y jeûner, et en revenaient afin de proclamer quelque nouvelle doctrine, pour rassembler la foule autour d’eux et engendrer une secte de plus, qui se divisait bientôt en quatre ou cinq autres sectes divergentes, séparées entre elles par des points de détail dans l’interprétation de cette doctrine.
— Par Odin ! disais-je souvent à Pilate, un peu de nos frimas et de notre neige du Nord ferait merveille pour leur rafraîchir les idées. Le climat dont ils jouissent est exagérément clément. Au lieu d’abattre des arbres, pour s’en construire des toits, et de chasser la viande, ils échafaudent des doctrines ! Si jamais je sors, l’esprit sain, de ce pays de toqués, je fendrai en deux le premier bavard qui viendra m’entretenir encore de ce qui adviendra de moi après ma mort.
Oncques ne vit-on pareils agités. Pour eux, toute chose sous le soleil était pie ou impie. Les Proconsuls et Gouverneurs que leur envoyait Rome étaient sur les dents. Ils voyaient en tout, dans les aigles romaines, dans les statues, et même dans les boucliers votifs suspendus devant la demeure de Pilate, un attentat à leurs croyances.
Le prélèvement du Cens était considéré comme l’abomination de la désolation. Le Cens était cependant la base même de l’impôt romain. Mais les Juifs, qui ne prétendaient rien payer à l’État, déclaraient que le Cens était contraire à la loi divine, à leur Loi. Oh ! cette Loi ! On en jouait sans cesse, on la mettait à toutes les sauces. Il y avait les zélateurs, qui étaient spécialement chargés de la faire respecter. Leurs mains étaient souvent rouges de sang. Mais, si Pilate était intervenu pour les punir, il eût soulevé une émeute, fait jaillir une insurrection.
Tout s’accomplissait au nom de Dieu. Toutes les doctrines se prouvaient par des miracles. C’est à peu près comme si l’on entreprenait de démontrer la justesse de la table de multiplication en changeant en serpent, voire en deux serpents, un bâton.
Lorsque je revins à Jérusalem, cette agitation était à son comble. Elle croissait sans cesse. La foule courait de droite et de gauche, en jasant, pérorant et déclamant. Les uns annonçaient que la fin du monde était proche. D’autres déclaraient imminente la ruine seule du Temple. De fieffés révolutionnaires proclamaient le terme de la loi romaine et l’avènement prochain d’un nouveau Royaume des Juifs.
Pilate, par ricochet, ne me semblait pas moins inquiet et énervé.
— Si Rome, me disait-il, m’envoyait seulement une demi-légion, de bons légionnaires romains, je prendrais Jérusalem à la gorge et je la forcerais bien à se taire !
Je fus logé dans son Palais même et, à ma vive satisfaction, j’y retrouvai Miriam. Mais la situation politique était trop tendue, trop de graves soucis troublaient l’heure présente pour que nous eussions beaucoup le loisir de deviser d’amour.
Toute la ville bourdonnait, comme un nid de guêpes irritées. La grande fête appelée la Pâque (encore une affaire religieuse !) était proche et des milliers de gens affluaient des campagnes pour venir, selon la tradition, la célébrer à Jérusalem.
Ces pèlerins n’étaient pas moins loquaces et bruyants que les habitants coutumiers de la ville. Et celle-ci en regorgeait à ce point que beaucoup d’entre eux étaient contraints de camper en dehors des murs.
Je demandai à Pilate si cette effervescence était due aux enseignements du pêcheur errant, ou à la haine des Juifs contre Rome.
Il me répondit :
— Un dixième, pas plus, de toute cette rumeur est due à ce Jésus. Caïphe et Hanan en sont la cause principale. Ce sont eux qui agitent tout le peuple. Dans quel but ? Je l’ignore encore.
Ici Miriam intervint :
— Il est certain, dit-elle, que dans cette effervescence Caïphe et Hanan ont leur part, leur grosse part de responsabilité. Mais vous, Ponce Pilate, vous n’êtes qu’un Romain et vous ne voyez pas la situation sous son véritable jour. Si vous étiez Juif, vous comprendriez qu’il ne s’agit pas seulement ici de disputes de thaumaturges et de sectaires, ni de vous causer, à vous et à Rome, des embarras volontaires. Le Grand Prêtre, les Pharisiens, tous les Juifs intelligents, Hérode-Antipas, Hérode-Philippe, et moi-même, nous luttons tous pour notre existence. Ce pêcheur peut être un fou. Mais sa folie n’est pas dénuée d’artifices. Il prêche la doctrine du pauvre. Il menace notre Loi. Et notre Loi, c’est notre vie même, vous ne l’ignorez pas. De notre Loi nous sommes jaloux, comme de l’air que nous respirons. Prétendre nous la supprimer, c’est comme si l’on vous supprimait, en vous étranglant, l’air nécessaire à vos poumons. La lutte est engagée entre Caïphe et Hanan, et tout ce qu’ils représentent, et le pêcheur. Ils le détruiront ou il les détruira.
La femme de Pilate écoutait avidement.
— Il est étrange, en vérité, dit-elle, qu’un simple pêcheur ait une telle puissance. D’où tient-il son pouvoir ? Je serais curieuse de connaître cet homme, de le voir de mes yeux.
Le front de Pilate se plissa davantage encore et Miriam s’exclama, avec un rire méprisant :
— Si vous tenez tant à le voir, allez le chercher dans les bouges de la ville. Vous le trouverez à buvotter du vin, en compagnie de prostituées. Jamais on n’a vu à Jérusalem un aussi étrange prophète !
Je protestai :
— Boire dans les bouges un peu de vin n’est pas un grand crime. Moi-même j’en ai, maintes fois, fait autant dans mon existence passée ! Ce n’est pas là un cas pendable…
— C’est un fou dangereux, je le répète ! insista Miriam. C’est un révolutionnaire qui anéantira ce qui reste de l’État juif et renversera le Temple. J’ignore, au surplus, s’il se rend compte exactement de l’œuvre qu’il accomplit et du grain qu’il sème. Mais, conscient ou non, il est un fléau et, comme à tout fléau, il convient de lui barrer la route.
Échauffé par cette dispute, je pris le parti de Jésus et déclarai :
— D’après tout ce que j’ai ouï dire de lui, cet homme est un simple, il a le cœur bon et n’a jamais fait le mal.
Et je témoignai de la guérison des dix lépreux, à laquelle j’avais été présent en Samarie, sur la route de Jéricho.
— Vous croyez, alors à ce miracle ? me demanda Pilate, tandis que du dehors arrivaient les clameurs lointaines de la foule, que sans doute refoulaient nos soldats. Vous croyez, Lodbrog, qu’en un instant les plaies corrompues de ces malheureux disparurent ?
— Je les ai vus guéris, répondis-je… Je m’en suis assuré de mes propres yeux.
— Mais les aviez-vous vus malades ?
— Non. Mais chacun, autour de moi, me l’a certifié, et eux les premiers. Ils étaient extasiés. L’un d’eux, assis au soleil, n’arrêtait pas d’examiner chaque parcelle de son corps. Il fixait, et fixait encore sa chair lisse, et n’en pouvait croire ses regards. Il restait là, assis au soleil, les yeux rivés sur sa peau, indifférent à toute autre chose.
Pilate eut un sourire de dédain, et je vis que le même scepticisme était empreint sur celui de Miriam. La femme de Pilate, au contraire, se suggestionnait de plus en plus. Elle respirait à peine, les prunelles dilatées.
— Prenez garde, Pilate ! conclut Miriam. Il sapera votre autorité comme celle de Caïphe et d’Hanan, comme il sapera la Loi. Vous avez, au nom de Tibère et de Rome, une tâche à accomplir et vous ne pourrez vous y soustraire.
— Et quelle est cette tâche ? interrogea Pilate.
— Faire exécuter ce pêcheur.
Pilate haussa les épaules et la conversation prit fin. Miriam et la femme de Pilate regagnèrent leurs appartements. Moi, j’allai me coucher et je m’assoupis au murmure bourdonnant de la ville des fous.
Dès le lendemain, se précipitaient les événements.
Au cours de la nuit, les esprits, déjà chauffés à blanc, se surchauffèrent encore. Lorsqu’à midi je sortis à cheval, avec une demi-douzaine de mes hommes, les rues de la ville étaient à ce point grouillantes que j’avais peine à m’y frayer un chemin. Plus encore que de coutume, les gens renâclaient à me laisser place et, si les regards avaient pu tuer, j’eusse été bientôt mort. On ne se gênait point pour cracher devant moi, en guise d’insulte, et de toutes les bouches s’élevaient des grognements et des huées. Je portais, pour eux, le harnais de la haine de Rome. Et je n’osais point, de peur d’aggraver encore la situation, ordonner à mes hommes de faire taire tous ces coquins, à coups de plat de glaive. Hanan et Caïphe avaient fait de bonne besogne !
Je croisai Miriam, dans la cohue. Elle allait à pied, suivie seulement par une de ses femmes. Ce n’était point l’heure pour elle, en effet, d’afficher son rang, dans une pareille turbulence. Elle portait donc des vêtements fort simples, comme une femme du peuple, et avait le visage couvert. Je la reconnus cependant à la noblesse de son allure, à sa démarche élégante, si différente de celle des autres femmes.
Nous échangeâmes rapidement quelques mots, tandis qu’un remous de la foule la bousculait et nous bousculait tous, moi, mes hommes et nos chevaux.
Miriam s’abrita dans le retrait d’angle d’une maison et je réussis à l’y rejoindre.
— Ont-ils déjà, demandai-je, obtenu la mort du pêcheur ?
— Pas encore, me répondit-elle. Il est actuellement hors des murs de la ville. Il vient d’arriver, monté sur un âne, entouré de ses disciples, et quelques pauvres dupes l’ont salué du nom de Roi des Juifs. C’est un cri séditieux, pour lequel Caïphe et Hanan contraindront Pilate à agir. Si la sentence de cet homme n’est pas encore prononcée, elle est déjà écrite. C’est un homme mort.
A cet instant, une nouvelle vague humaine déferla sur nous et nous sépara. Elle m’entraîna, moi et mes soldats, écrasant presque nos chevaux, et nous écrasant les jambes sous la pression de leurs flancs. Parfois, quelque fou tombait. Alors je sentais mon cheval, qui le piétinait, ruer et se cabrer à demi. Le Juif jetait les hauts cris, et un tumulte de menaces montait vers moi.
Soudain, un de ces fanatiques saisit d’une main la bride de mon cheval et, de l’autre, agrippant ma jambe, tenta de me désarçonner. De ma large main, j’appliquai à l’homme un soufflet, qui lui couvrit toute la figure et lui fit lâcher prise. Je ne le revis plus, et le coup avait été si violemment porté que je me demande encore si ma gifle ne l’a pas tué.
Je retrouvai Miriam, le jour suivant, au Palais de Pilate. Elle me parut plongée dans un rêve. A peine leva-t-elle les yeux vers moi. A peine sembla-t-elle me reconnaître. Son regard étrange, comme ébloui et perdu au loin, me rappela celui des lépreux sur la route de Jéricho.
Elle fit un effort pour redevenir maîtresse d’elle-même. Je la saluai. Mais elle continua à ne point me voir et, comme elle s’était levée, je vins me mettre devant elle, en lui barrant la route.
Elle s’arrêta et s’aperçut alors de ma présence. Puis elle murmura machinalement quelques paroles, tandis que ses yeux plongeaient en moi. Jamais je n’avais vu, à aucune femme, des yeux semblables. Il y avait en eux un indéchiffrable message.
— Je L’ai vu, Lodbrog, dit-elle enfin, à voix basse. Je L’ai vu.
— Fassent les dieux, répondis-je en manière de plaisanterie, qu’en vous voyant, Lui, il n’ait point senti son cœur s’attendrir plus qu’il ne convient.
Elle ne prêta point attention à mes paroles. Ses yeux demeurèrent chargés de la vision qui était en eux et elle voulut continuer son chemin. Une seconde fois, je la retins.
— Est-ce lui, demandai-je, qui a mis dans vos yeux cette lueur singulière ?
— Oui, c’est Lui, me répondit-elle. Lui qui a ressuscité les morts. Il est vraiment le Prince de Lumière et le Fils de Dieu. Je L’ai vu et n’en doute plus maintenant. Le Fils de Dieu… vous m’entendez bien, Lodbrog, le Fils de Dieu !
Une colère monta en moi et je m’écriai :
— Alors, il vous a ensorcelée !
Des larmes contenues humectèrent ses yeux, qui en parurent plus profonds encore.
— Oh ! Lodbrog, Lodbrog, la fascination qui est en Lui dépasse toute pensée, toute description. Je L’ai vu. Je L’ai entendu. Vous m’en voyez toute transfigurée. Je distribuerai aux pauvres tous mes biens, et je Le suivrai.
Je ripostai, en ricanant :
— Suivez-le donc, ce prophète ambulant ! Et sans doute, quand il sera Roi, vous fera-t-il partager sa couronne.
Elle fit un signe de tête affirmatif, et c’est à grand’peine que je pus m’empêcher de la frapper en plein visage, pour la châtier de sa folie.
Un je ne sais quoi fit cependant que je m’écartai, afin de la laisser passer, et elle s’éloigna, en murmurant :
— Son Royaume n’est pas de ce monde…
Ce qui s’ensuivit est connu de tous. Après que Jésus, arrêté par ordre de Caïphe, eût été condamné à mort par le Sanhédrin, ou Tribunal des Prêtres, il fut, entouré d’une populace hurlante, envoyé à Pilate pour l’exécution de la sentence.
Or Pilate ne se souciait nullement de faire périr Jésus, qu’il continuait à considérer comme un simple visionnaire, et non comme un séditieux. La vie d’un homme, en elle-même, lui importait peu et il en eût fait périr cent, s’il avait estimé que leur mort importait à sa propre sécurité et à l’intérêt de Rome. Mais il n’aimait point qu’on prétendît lui forcer la main.
Il sortit donc de chez lui, la mine renfrognée, pour aller au-devant du prisonnier qu’on lui amenait. Et le charme, aussitôt, s’empara de lui. Je le sais. J’étais là.
C’était la première fois qu’il voyait Jésus, et il fut subjugué. Une vermine bruyante emplissait la cour du palais, maintenue à grand’peine par les soldats, et hurlant : « Crucifiez-le ! » Pilate, fixant son regard sur le pêcheur, désavoua tout haut la juridiction des prêtres et l’emmena avec lui, dans le prétoire. Que se passa-t-il entre eux deux ? Je l’ignore. Quand il revint, il était fermement décidé à sauver le condamné.
Mais vainement il tenta de détourner l’orage, en présentant Jésus comme un fou inoffensif, puis en offrant de le relâcher en l’honneur de la Pâque. Les chuchotements rapides des prêtres, qui étaient mêlés à la foule, décidèrent celle-ci à réclamer, au lieu de la libération de Jésus, celle de Barabbas.
Le tumulte croissait d’instant en instant et, de la cour, s’étendait maintenant à toute la ville. Lorsque, dans un dernier effort pour sauver le pêcheur, Pilate déclara que Jésus, étant né sujet d’Hérode-Antipas, devait lui être renvoyé, et ne pouvait être jugé ni exécuté à Jérusalem, une clameur furieuse monta de la foule, que mes vingt légionnaires et moi parvenions à peine à contenir. La foule criait que Pilate était un traître, qu’il n’était pas l’ami de Tibère !
Tout près de moi, un fanatique, tout pouilleux, avec une longue barbe et de longs cheveux, n’arrêtait pas de sauter en l’air, en chantant sans trêve :
— Tibère est empereur ! Il n’y a pas de Roi des Juifs ! Tibère seul est empereur !
Irrité, et pensant ainsi le faire taire, je posai sur un de ses pieds, comme par mégarde, ma lourde sandale, qui l’écrasa. Mais le fou ne parut pas y prêter attention, et il continuait à chanter :
— Tibère seul est empereur ! Il n’y a pas de Roi des Juifs !
Je vis Pilate, l’homme de fer, qui hésitait. Ses yeux errèrent sur moi, comme pour me demander conseil. Moi et mes légionnaires, nous étions tellement écœurés du spectacle de lâcheté que nous donnait cette tourbe, que nous n’attendions qu’un signe pour tirer nos glaives et nettoyer le terrain. Jésus me regardait. Il me commandait…
On sait que ce fut la prudence qui, finalement, l’emporta chez Pilate, qu’il se lava les mains de la mort du pêcheur, et que les émeutiers acceptèrent que le sang du crucifié retombât sur leur tête et sur celle de leurs enfants.
Alors, par une dernière dérision à l’adresse de ce peuple vil, Pilate, malgré les protestations des prêtres, fit clouer le lendemain, sur la croix de Jésus, un écriteau où on lisait, en hébreu, en grec et en latin : Le Roi des Juifs.
Pour l’instant, l’orage était apaisé. La cour du palais se vida. La foule et les prêtres étaient satisfaits.
Tandis qu’on emmenait Jésus, une des femmes de Miriam vint me chercher, pour me conduire près d’elle.
Quand elle me vit, elle commanda qu’on nous laissât seuls. Alors elle m’attira vers elle et, se laissant aller dans mes bras :
— Je sais, dit-elle, que Pilate s’est laissé fléchir par les prêtres et par la populace. Il a donné l’ordre qu’on Le crucifie. Mais il est temps encore de Le sauver. Vos hommes, Lodbrog, vous sont dévoués, et ce sont seulement les auxiliaires qui doivent Le conduire à la croix. L’affreux cortège ne doit pas atteindre le Golgotha. Attendez qu’il ait franchi l’enceinte de la ville, puis délivrez le Fils de Dieu. Prenez pour Lui un cheval supplémentaire, et emmenez-Le avec vous, en Idumée, en Syrie, n’importe où, pourvu qu’Il soit sauvé !
Elle m’enlaça le cou, de ses beaux bras, leva ses yeux profonds vers les miens, et son visage effleura mes joues. Toute la séduction intense qui émanait d’elle semblait dire :
— Fais comme je te demande, et je t’appartiens !
Je demeurai anéanti. Cette femme admirable me promettait son amour… si je trahissais Rome ! Elle était plus femme encore que je ne le croyais.
Je me tus, sans pouvoir rien répondre. Miriam prit mon silence pour un acquiescement. Elle se dégagea lentement de mon étreinte, parut réfléchir longuement, puis ajouta :
— Vous prendrez, Lodbrog, un cheval de plus. Il sera pour moi. Je partirai avec vous… Et je vous suivrai à travers le monde, partout où il vous plaira d’aller…
C’était me faire un présent de roi, un présent en échange duquel on me demandait un acte honteux. Je ne répondais toujours rien. J’étais triste, immensément triste. Non point que j’hésitasse sur mon devoir. Mais je comprenais que j’allais perdre, à tout jamais, celle qui était là, devant moi.
Elle reprit, avec insistance :
— Il n’y a aujourd’hui qu’un homme, à Jérusalem, qui soit capable de Le sauver. Et cet homme, c’est vous, Lodbrog !
Comme je demeurais immobile et silencieux, elle me saisit dans ses mains nerveuses, et me secoua si violemment que mes armes en cliquetèrent.
— Parlez, Lodbrog ! Parlez ! ordonna-t-elle. Vous êtes un homme fort et vaillant ! Vous ne redoutez pas, je le sais, la vermine qui voudrait Le détruire. Dites « oui » et Il est sauvé. Et moi, pour ce que vous aurez fait, je vous aimerai éternellement !
Je répondis, très lentement, car c’était pour moi l’abandon de tout espoir sur cette femme :
— Je suis Romain…
Elle s’emporta :
— Vous êtes un esclave de Tibère, un chien de Rome… Vous n’êtes pas Romain ! Vous êtes un fauve géant du Nord !
Je secouai la tête.
— Je me suis, répondis-je, donné loyalement. Je porte le harnais et je mange le pain de Rome. Je ne serai pas ingrat. Si je ne suis pas Romain, les Romains sont mes frères… Et puis, à quoi bon tout ce bruit, pour la vie ou la mort d’un homme ? Nous devons tous mourir. Un peu plus tôt ou un peu plus tard, qu’importe !
Elle était toute tremblante dans mes bras, toute frémissante de passion à le sauver.
— Vous ne comprenez pas, Lodbrog ! cria-t-elle. Celui-ci n’est pas un homme comme les autres. Il est au delà des autres. Il est, parmi les hommes, un Dieu vivant !
Je resserrai étroitement mon étreinte.
— Oubliez-le ! suppliai-je. Vous êtes femme et je suis homme. Vivons notre vie, sans nous occuper du reste ! Laissons l’Au-delà. Laissons les fous suivre leurs rêves. Leurs rêves sont pour eux plus que les viandes et que le vin, plus que les chansons joyeuses et l’enivrement des batailles, plus même que l’amour de la femme. A travers les ténèbres du tombeau, ils suivent leurs rêves jusque dans l’éternité. Laissons-les passer ! Mais nous, demeurons en la mutuelle douceur que nous avons découverte l’un dans l’autre. La nuit de la tombe viendra assez tôt ! Et nous partirons alors, chacun de notre côté. Vous, vers votre Paradis de soleil et de fleurs ! Moi, vers la table rugissante du Walhalla !
Elle fit un effort pour se dégager.
— Vous ne comprenez pas ! Vous ne comprenez pas ! dit-elle avec emportement. Vous ne comprenez pas que cet homme est Dieu, et que la mort infamante qui l’attend est celle des esclaves et des voleurs ! Il n’est ni l’un ni l’autre. Il est immortel ! Il est Dieu !
— Eh bien ! repris-je, s’il est immortel, que lui importe de mourir ? Son immortalité n’en sera pas, dans la mesure du temps, diminuée de l’épaisseur d’un cheveu. Il est Dieu, dites-vous ? D’après tout ce qu’on m’a enseigné, un Dieu ne peut pas mourir.
Elle s’exaltait de plus en plus.
— Oh ! gémit-elle, vous ne voulez pas me comprendre. Vous n’êtes qu’une grande masse de chair.
Je tâchai de lutter encore et, me remémorant les leçons subtiles des Juifs, je demandai :
— Ne m’avez-vous pas dit que cet événement était prédit dans les anciennes prophéties ?
— Oui, oui, dans les prophéties les plus antiques, qui nous annonçaient la venue d’un Messie.
— Laissez donc, m’exclamai-je triomphant, les prophéties s’accomplir ! Qui suis-je, pour oser me mettre en travers d’elles ? Ce qui doit s’accomplir, s’accomplira. Je n’ai pas à contrecarrer la volonté de Dieu.
Elle répéta :
— Vous ne comprenez pas… vous ne comprenez pas…
Puis elle se rejeta en arrière, en s’échappant de mes bras avides, et nous nous tînmes écartés l’un de l’autre, silencieux, écoutant le tumulte extérieur de la rue et les clameurs forcenées qui accompagnaient Jésus, qu’en ce moment même on entraînait au supplice.
Sa voix se fit caressante, infiniment. Ses yeux plongèrent dans les miens leurs grands puits noirs. Elle s’offrait, en une promesse immense, tellement vaste et profonde que nulle parole ne pourrait la traduire.
— M’aimez-vous ? demanda-t-elle.
— Oui, je vous aime, répondis-je. Je vous aime, au delà même de mon entendement ! Mais Rome est ma mère nourricière. Si je la trahissais, je deviendrais, par cela même, indigne de votre amour.
Dehors, la clameur qui suivait Jésus s’était éloignée. Tout était redevenu muet dans Jérusalem comme dans le palais. Miriam me tourna le dos, sans un mot d’adieu, et se dirigea vers la porte, pour s’en aller.
Une ruée de désirs fous remonta en moi. Je courus après elle et, sur sa chair qui se débattait, mes bras resserrèrent leur étau puissant. Je lui clamai que j’allais la mettre avec moi sur mon cheval, et l’emporter loin de cette ville maudite, de cette ville de folie. Je l’écrasai contre moi.
Elle me frappa au visage. Mais je ne la lâchai point, car ses coups m’étaient doux. Alors, elle cessa de lutter. Elle devint froide et inerte. Et je compris que celle que j’étreignais ne m’aimait plus. Ce n’était plus que son cadavre que j’avais entre les bras.
Lentement, je desserrai mon étreinte. Lentement elle se recula, à pas lents elle s’éloigna et, soulevant les tentures de la porte, disparut.
Tels sont les faits dont moi, Ragnar Lodbrog, j’affirme, avec simplicité et droiture, avoir été témoin. Tels que je les ai racontés, je les rapportai à Sulpicius Quirinus, légat de Rome en Syrie, vers qui je fus ensuite envoyé par Pilate, pour le mettre au courant des événements qui s’étaient déroulés à Jérusalem.
La possibilité de suspendre momentanément le cours normal de la vie est un fait courant, non seulement parmi le monde végétal et chez les espèces animales inférieures, mais même chez l’organisme humain, beaucoup plus complexe et développé. De temps immémorial, les fakirs de l’Inde, en se mettant en état cataleptique, ont joui de cette faculté qui leur permet de se faire impunément enterrer vivants. Il arrive aussi que les médecins ordonnent, de fort bonne foi, d’ensevelir des gens dont la vie est momentanément suspendue, et qui pourtant ne sont nullement morts.
Voilà à quoi je pensais souvent, en réalisant sur moi-même ces expériences répétées de la petite mort. Et je me remémorais encore le cas de ces paysans de l’extrême-nord sibérien, qui, durant les longs hivers qu’ils traversent, s’endorment, à l’instar des ours et de mainte autre bête sauvage de cette région, jusqu’au retour du printemps. Les hommes de science, qui ont étudié ce sommeil prolongé du paysan sibérien, ont constaté que, durant ce temps, les fonctions respiratoires et digestives cessaient presque complètement. Le cœur battait si faiblement qu’à peine l’oreille la plus exercée en pouvait-elle percevoir les battements.
Il va de soi qu’en cet état cataleptique (et c’est pourquoi les paysans sibériens ont recours à lui), la quantité d’air et de nourriture nécessaires à soutenir la vie sont minimes, presque négligeables. Fort de ces précédents, dûment constatés, j’osai mettre au défi le gouverneur Atherton et le docteur Jackson de m’infliger cent jours consécutifs de camisole. Ils n’osèrent point relever mon défi.
Je réussis, par contre, à me passer d’eau et de nourriture, durant des périodes entières de dix jours. Et c’était pour moi le pire des supplices, d’être tiré des profondeurs vagabondes de mon rêve à travers le temps et l’espace, par un misérable médecin de prison, qui m’entr’ouvait les lèvres pour me contraindre à boire. En conséquence de quoi, j’avertis le docteur Jackson que je prétendais qu’on me laissât tranquille durant mon temps de camisole, et que je résisterais à tous ses efforts pour me faire absorber quoi que ce fût.
Il y eut, bien entendu, un peu de tirage, avant que je pusse faire accepter du docteur Jackson mon point de vue. Mais il dut finalement céder. Il en résulta que mes périodes de camisole me parurent désormais durer exactement le temps d’un tic-tac d’horloge. Dès que j’étais lacé, les ténèbres de ce monde m’enveloppaient très vite et, non moins rapidement, je revoyais luire, ô merveille ! une autre lumière, toute nébuleuse d’abord, mais éclatante bientôt, et, dans cette lumière, d’autres visages spectraux, qui ne tardaient pas à se préciser, à se pencher vers moi. Je savais seulement lorsqu’on me délaçait que dix jours nouveaux s’étaient tout à coup écoulés.
Quant à la conclusion scientifique que j’ai tirée de ces expériences d’autres vies, elle s’est faite, à mesure, de plus en plus nette. Mon être, et celui de tous les autres hommes comme le mien, est une résultante d’autres êtres. Je n’ai pas commencé à exister lorsque je suis né, ni même lorsque je fus conçu. J’ai été formé à travers des myriades de siècles. Des myriades de vies ont concouru à composer la substance matérielle et morale de mon être.
D’où vint en moi, Darrell Standing, l’impulsion rouge qui a ruiné ma vie et m’a jeté dans la cellule des condamnés ? Elle n’est pas née, je le répète, avec l’enfant qui devait être un jour Darrell Standing. Cette vieille colère rouge est plus ancienne que moi, plus ancienne que ma mère, plus ancienne que la première mère des hommes. Elle était en germe, comme toutes nos passions de haine ou d’amour, dans la substance primitive dont fut formé le premier homme. Et l’innombrable cortège de chacune de mes existences antérieures a mis en moi ses nuances et ses évolutions successives, tempérant ou aiguisant mes impulsions et mes pensées.
La substance de toute vie est malléable et peut prendre des formes diverses. Mais, en même temps, elle n’oublie jamais le passé. Moulez-la à votre gré, le passé persiste. Toutes les races de chevaux, depuis les lourds et puissants chevaux de trait jusqu’aux chevaux nains de l’Islande, descendent communément des premiers chevaux sauvages, que domestiqua jadis l’homme primitif[25]. Et pourtant l’éducation successive du cheval n’a jamais réussi à l’empêcher de ruer. La ruade est en lui et demeure en lui. Il en est de même pour moi, chez qui, à travers toutes mes existences, le rouge courroux n’a jamais été dompté.
[25] On sait que cette loi de l’évolution, proclamée par Darwin, a été depuis battue en brèche par la science, qui, en face de l’évolution des espèces, a prouvé la pérennité de certaines d’entre elles.
Je suis un homme né de la femme. Mes jours sont comptés. Mais la substance qui me compose est éternelle. Je suis un homme en cette vie. En d’autres vies j’ai été femme et j’ai porté des enfants. Et je renaîtrai encore, un nombre incalculable de fois. Oh ! les brutes, qui pensent, en m’allongeant le cou avec une corde, qu’ils suppriment la vie !
Oui, je serai pendu… bientôt pendu. Voici le mois de juin qui se termine. Dans quelques instants, on essaiera de me leurrer. De cette cellule, on me conduira au bain hebdomadaire, selon la coutume de la prison. Mais on ne me ramènera pas ici. Le bain terminé, on me donnera des vêtements nouveaux, et l’on me conduira à la Cellule de la Mort. Là, on placera près de moi une garde spéciale. Nuit et jour, éveillé ou endormi, je serai surveillé. On ne me permettra pas d’enfouir ma tête sous mes couvertures, de crainte qu’en m’étouffant moi-même je ne devance l’action de l’État. On ne me laissera jamais dans la nuit, mais toujours une lumière brillante éclairera ma cellule.
Puis, lorsqu’on m’aura bien tourmenté de la sorte, on m’emmènera, un beau matin, vêtu d’une chemise sans col, et on me laissera tomber dans la trappe. Oh ! je sais, tout fonctionnera bien. La corde qui servira a été, longtemps à l’avance, préparée et mise au point par le bourreau de Folsom, qui l’a tendue à fond en y suspendant de gros poids, afin de lui enlever toute élasticité, qui serait gênante pour l’opération.
Mon plongeon dans la trappe sera profond à souhait. Ils ont établi des tables calculatoires très ingénieuses, et pareilles à des barêmes d’intérêts, qui établissent rigoureusement quelle doit être la longueur de chute, celle-ci proportionnée au poids de la victime.
Comme je suis extraordinairement amaigri, il faudra que ma chute soit très profonde, pour qu’elle réussisse à me briser le cou.
Alors les assistants ôteront leurs chapeaux et, tandis que je me balancerai encore, les médecins viendront appliquer leur oreille contre ma poitrine, en comptant les faibles battements de mon cœur. Puis ils diront que je suis mort.
Est-elle assez grotesque, l’effronterie de ces larves humaines, qui prétendent me tuer ? Je suis immortel, imbéciles ! Et vous l’êtes comme moi. La seule différence qu’il y ait entre nous consiste en ceci, que je le sais, et que vous l’ignorez.
Pouah ! Vous me dégoûtez. Moi aussi, j’ai été bourreau, au cours d’une de mes existences passées. Mais je tuais avec l’épée, non avec une corde ! L’épée est la plus noble de toutes les machines à tuer. Et, toutes, tant qu’elles sont, elles ne valent rien. L’acier ni le chanvre ne sauraient supprimer la vie.
Après Oppenheimer et Morrell, qui pourrissaient comme moi dans ces années de ténèbres, j’étais considéré comme le plus dangereux prisonnier de San Quentin. Et plus qu’eux encore, j’étais jugé réfractaire aux pires châtiments, réputé tenace et têtu.
Plus terribles étaient les tortures employées par mes bourreaux pour me briser, plus j’encaissais, sans fléchir. « La dynamite ou la mort ! » tel avait été l’ultimatum du gouverneur Atherton. Ce ne fut, finalement, ni l’un ni l’autre. Je ne pouvais produire la dynamite et le gouverneur était incapable de me tuer. Et cette endurance m’était venue, elle aussi, de mes existences passées. Ce sont elles qui m’ont fait plus dur que l’acier.
De l’une de celles-ci, permettez-moi, pour la preuve irréfutable qu’elle comporte, de vous parler brièvement encore. Et ce sera tout, avant qu’on me pende. Je ne m’en souviens que comme un interminable cauchemar.
Je me trouvais sur une petite île rocheuse, battue par les lames, et si basse sur la mer que, durant les grandes tempêtes, les embruns la recouvraient de leur poussière humide et salée. J’y vivais au milieu de mille souffrances, privé de feu et ne me nourrissant que de viande crue. Je n’avais un peu de joie que quand le soleil brillait. Alors je réchauffais à ses rayons mes membres glacés.
Ma seule distraction était un aviron et mon couteau de poche. Avec le couteau, je m’évertuais à marquer sur l’aviron une entaille nouvelle, pour chaque semaine qui s’écoulait, et à y tracer des lettres minuscules qui me servaient d’aide-mémoire, sur mon île déserte. Lettres et encoches étaient nombreuses. J’aiguisais mon couteau sur une pierre plate, et aucun barbier ne fut jamais plus jaloux que moi de l’entretien de sa lame favorite d’acier brillant. Ce couteau était pour moi un trésor sans prix.
Sur mon aviron, je gravai notamment cette inscription :
« Ceci est pour faire connaître à la personne dans les mains de qui cet aviron pourra tomber que Daniel Foss, né à Elkton, dans l’État de Maryland, aux États-Unis d’Amérique, s’embarqua au port de Philadelphie, en 1809, à bord du brick Negociator et à destination des Iles Amies. Il fut, le mois de février suivant, rejeté sur cette terre désolée, où il se construisit une hutte et vécut un certain nombre d’années, se nourrissant de phoques. Il est le seul survivant de l’équipage de ce brick, qui rencontra une banquise et coula bas, le 25 novembre 1809. »
De ce naufrage, du craquement du brick contre la banquise, en pleine nuit, et comment il coula, j’avais conservé le souvenir terrible. Le vent soufflait en tempête et, sous la lune qui par moments émergeait du creux des nuages, les voiles, les cordages et toute la mâture du brick qui sombrait, apparaissaient frangés de glaçons. La grande chaloupe, au prix de mille difficultés, avait pu être mise à la mer, et tout l’équipage, sauf quelques hommes qui se noyèrent, dans leur précipitation, y embarqua. Il faisait un froid épouvantable. Tandis que notre capitaine Nicoll tenait la barre, je n’arrêtais pas de me frotter le nez, d’une main ou de l’autre, pour l’empêcher de geler.
Nous fîmes voile vers le nord-est. Mais dans la chaloupe, entièrement découverte, la mort ne tarda pas à sévir. L’un d’entre nous fut, un beau matin, dans l’aurore grise, trouvé couché, plié en deux, à l’avant du bateau, complètement gelé et déjà raide. Un des mousses, le plus âgé, mourut le second. Puis l’autre mousse, au bout de dix à douze jours. D’autres hommes suivirent.
Cinq semaines s’écoulèrent ainsi. Il ne restait plus à bord que le capitaine, le chirurgien du bord et moi-même. Le froid était tel que bière et eau gelèrent à bloc. Il nous fallait les briser, pour nous en partager les morceaux, que nous sucions ensuite jusqu’à ce qu’ils fondissent.
Le 27 février, une terrible tempête de neige se déchaîna. Nos vivres étaient complètement épuisés. Le chirurgien, qui avait accepté l’idée de la mort, était résigné à tout, et le capitaine était bien près de l’imiter. J’étais au gouvernail, mes deux compagnons gisant comme deux cadavres, lorsque j’aperçus la terre. C’était une petite île de rochers, que battaient les flots. Je gouvernai vers elle. A quelques yards de la côte, la chaloupe échappa à mon contrôle. Elle fut retournée, en un clin d’œil, et je sentis que l’eau salée m’entrait dans la gorge et me suffoquait.
Je ne revis jamais mes deux compagnons. Moi, je pus surnager et m’agripper à un aviron, tandis qu’au même instant un coup de mer me lançait au loin, par-dessus la ligne des récifs côtiers. Je me relevai tout meurtri, mais sans blessures graves. Seule, la tête me tournait, par suite de mon extrême faiblesse. Je fus capable, cependant, de me traîner sur le ventre, un peu plus loin de la côte et à l’abri des lames qui m’eussent infailliblement remporté.
Je me relevai, en un instant, sachant que j’étais sauvé et remerciant Dieu. Je n’ignorais pas que la chaloupe avait été certainement brisée en mille pièces, et je devinais combien affreusement avaient dû être broyés les corps du capitaine Nicoll et du chirurgien. Puis je chancelai et m’évanouis.
Je demeurai, toute la nuit, à demi mort, dans une sorte de stupeur de tout mon être, sentant confusément l’humidité et le froid dont j’étais la proie.
Le matin, en me montrant le lieu sinistre où j’avais échoué, m’apporta un renouveau d’effroi. Aucune plante, pas un brin d’herbe ne poussaient sur ce bout de sol désolé, sur cette excroissance rocheuse de l’océan. Sur un quart de mille en largeur et un demi-mille de long, ce n’étaient que rocs entassés.
Je ne pouvais rien découvrir qui fût susceptible de sustenter mon épuisement. Je mourais de soif, et il n’y avait pas d’eau douce. En vain je tentais de boire à chaque cavité rocheuse que je rencontrais. Les embruns de la tempête avaient salé l’eau de pluie qui avait pu s’y amasser, et je ne fis qu’attiser ma soif. Toute la journée, je me traînai sur les mains et sur mes genoux saignants, dans la recherche vaine d’une goutte d’eau potable. Quant à la chaloupe, rien n’en subsistait que l’unique aviron auquel je m’étais cramponné et qui était venu à terre avec moi.
Le second jour, mon état empira. Moi, qui n’avais pas mangé depuis si longtemps, je me pris à enfler démesurément. Mes jambes, mes bras, tout mon corps gonflèrent. Mes doigts s’enfonçaient d’un pouce dans ma peau, et les dépressions qu’ils y formaient étaient longues à disparaître. Malgré toutes mes peines, je continuais à lutter pourtant, décidé à accomplir jusqu’au bout la volonté de Dieu, qui était que je vive. Soigneusement, je vidai avec mes mains toute l’eau salée que contenaient les trous des rochers, dans l’espoir que les averses prochaines les rempliraient d’eau douce.
Effectivement je fus réveillé, au cours de la nuit, par le battement d’une averse. Je rampai de trou en trou, lapant la pluie, ou la léchant sur les rochers. Cette eau était saumâtre encore, mais tolérable. Elle me sauva. Je me rendormis, et quand, au matin, je me réveillai, une sueur abondante me trempait et j’étais délivré de tout délire.
Cette profusion d’eau saumâtre me rendit étonnamment heureux. Lorsque j’eus découvert le cadavre d’un phoque, que les lames avaient, comme moi-même, projeté dans l’île, par-dessus les brisants de la côte, et qui gisait là depuis plusieurs jours, mon bonheur n’eut plus de bornes. Pas un marchand dont les navires reviennent à bon port, d’un long voyage prospère, dont les magasins s’emplissent jusqu’au toit de denrées précieuses, dont le coffre-fort se bonde d’un afflux de dollars, ne s’estima jamais, j’en suis certain, aussi riche que je me jugeai l’être désormais. Je me jetai à genoux, pour remercier Dieu derechef. Dieu, j’en étais de plus en plus persuadé, avait décidé, dès la première heure, que je ne devais pas mourir.
Je recueillis aussi quelques brassées d’algues marines, que je fis sécher au soleil, et qui, le soir, étendues sur le roc, me servirent de matelas, au grand soulagement de mon pauvre corps meurtri. Pour la première fois depuis de longues semaines, mes vêtements n’étaient plus mouillés. Si bien que je m’endormis d’un profond sommeil, fruit à la fois de mon épuisement et de la santé qui revenait.
Lorsque, cette bonne nuit passée, je me réveillai, j’étais un autre homme. Le soleil s’était à nouveau caché. Mais je ne m’en affectai pas et j’appris très vite que Dieu, qui ne m’avait pas oublié pendant mon sommeil, m’avait préparé d’autres et merveilleux bonheurs.
Aussi loin que pouvait porter la vue, les rochers côtiers étaient jonchés de phoques, qui s’y étalaient paresseusement. J’en écarquillai mes yeux, je me les frottai de la main, afin de m’assurer que je n’avais pas la berlue. Ils étaient là des milliers, et d’autres encore, non moins nombreux, folâtraient dans la mer. De leurs gorges sortaient des sons rauques, dont l’ensemble formait un vacarme prodigieux et étourdissant. Ma première pensée fut que c’était de la viande qui s’offrait à moi, de la viande pour une douzaine d’équipages.
Je saisis aussitôt mon aviron, qui était la seule arme que je possédais, et je m’avançai, avec prudence, vers cette immense provende. Mais je compris bientôt que tous ces êtres marins ignoraient l’homme. Ils ne trahissaient aucune crainte à mon approche, et ce fut pour moi un jeu d’enfant de leur asséner sur la tête des coups redoublés de mon aviron.
J’en tuai un, deux, trois, quatre, cinq, et je continuai à frapper et à tuer, en proie à une vraie démence.
Cet acharnement au meurtre n’avait ni rime ni raison. Deux heures durant, je m’épuisai à ce massacre, jusqu’à ce que je tombasse de fatigue. Les phoques me laissaient faire, comme hébétés. Puis soudain, comme à un signal donné, tous les survivants regagnèrent l’eau et s’y précipitèrent, pour y disparaître en un clin d’œil.
Le nombre de phoques que j’avais assommés dépassait deux cents. Lorsque je repris mes esprits, je fus scandalisé et effrayé, tout en même temps, de la folie de meurtre qui m’avait possédé. J’avais sottement gaspillé ce que Dieu m’avait offert. Et, pour utiliser du moins le fruit de mes exploits, je me mis au travail sans tarder.
Non sans m’être agenouillé, une fois de plus, et sans avoir renouvelé mes remerciements à l’Être Suprême dont la miséricorde ne se lassait point, je dépouillai les phoques. Puis, de mon couteau, je découpai leur viande en longues bandes, que je mis à sécher sur la surface des rochers, au soleil heureusement reparu. Je découvris aussi, dans des fissures des rocs, de petits dépôts de sel, formés par la mer. Je recueillis ce sel et en frottai la viande, pour la conserver.
Cette besogne me demanda quatre jours entiers et, lorsque j’eus terminé, je songeai, avec une légitime fierté, que Dieu devait être satisfait de moi. Pas une bribe de la viande qu’il m’avait donnée ne serait perdue. Ce labeur me fit, en outre, le plus grand bien. Il ramena dans mon corps une saine circulation et j’eus le plaisir de pouvoir bientôt, sans inconvénient, manger à ma faim. Jamais, durant les huit années que je passai sur cet îlot, le temps ne fut aussi régulièrement clair et ensoleillé que je le trouvai, après ce massacre, pour faire sécher mes bandes de viande. Et je ne manquai pas d’y voir là une preuve renouvelée de la Providence de Dieu.
Plusieurs années devaient s’écouler, en effet, avant que ces animaux, effarés, ne revinssent visiter mon île. Mais je me gardai bien de dormir sur mes lauriers. Je me bâtis une hutte de pierres et, attenant à la hutte, un magasin pour recevoir ma viande salée. Je recouvris ma hutte avec la plus grande partie des peaux des phoques et en rendis ainsi la toiture imperméable. Chaque fois que la pluie battait mon toit, je songeais avec admiration que toutes ces peaux qui, si humblement, servaient de protection à un pauvre homme, abandonné sur une île déserte, eussent représenté, au marché aux fourrures de Londres, la rançon d’un roi.
Une de mes premières préoccupations fut de m’ingénier à trouver un moyen quelconque qui me permît le calcul du temps. Sans quoi je perdrais bientôt la notion, non seulement des mois et des années, mais même des jours de la semaine et, ce qui était le plus fâcheux de tout, de celui qui était consacré au Seigneur.
Je m’efforçai donc de rappeler à mon esprit, avec le plus de précision possible, le nombre de jours qui s’étaient écoulés depuis le naufrage de la chaloupe, où le capitaine tenait, à sa façon, registre du temps. Quand je m’y fus bien retrouvé, j’établis, à l’aide de sept pieux placés près de ma hutte, mon calendrier hebdomadaire. Puis je fis, sur mon aviron, dorénavant, une encoche pour chaque semaine écoulée, et une autre pour les mois, en ayant bien soin d’ajouter à mon décompte des quatre semaines les jours supplémentaires.
Par ce procédé, je fus en mesure d’observer et sanctifier dignement le saint jour du Sabbat. Je composai et gravai sur mon aviron un petit Cantique approprié à ma situation, et que je ne manquais pas de chanter chaque dimanche. Dieu ne m’avait pas oublié. Par un juste retour de bons procédés, je ne l’oubliai jamais, ni le dimanche, ni aux fêtes établies.
On ne saurait croire quelle somme de travail est nécessaire à l’homme demeuré seul, pour satisfaire aux besoins les plus élémentaires de l’existence. En vérité, je n’eus guère de loisirs au cours de cette première année. La construction de la hutte, qui n’était au total qu’une sorte de caverne, me demanda six semaines de labeur. Pendant des mois et des mois, je dus surveiller mes conserves et renouveler les couches de sel. Puis aussi, gratter et assouplir, au prix de peines infinies, un certain nombre de peaux de phoques, afin de pouvoir, le cas échéant, m’en fabriquer des vêtements.
La question de l’eau douce me donna également, bien des tracas. Les trous des rochers, où je la conservais, manquaient de profondeur. J’entrepris, en usant par frottement une pierre plus tendre avec une pierre plus dure, de me confectionner une jarre pouvant contenir, à vue de nez, un gallon et demi[26]. Ce fut l’œuvre ardue de cinq semaines. Plus tard, par le même procédé, je fabriquai une autre jarre, plus grande, de quatre gallons. J’y trimai durant neuf semaines. J’en fis aussi, à temps perdu, plusieurs plus petites. Une très grande, que j’avais entreprise, et qui devait contenir huit gallons, se fêla après sept semaines de travail.
[26] Environ cinq litres.
Au bout de quatre ans écoulés, et comme je m’étais fait à l’idée de passer sur mon île le reste de ma vie, je réussis mon chef-d’œuvre. Ce fut une jarre étroite et longue, très profonde, d’une capacité de trente gallons. J’y engloutis huit mois de labeur et de patience. Mais, quand j’eus heureusement terminé ce superbe récipient, qui était vraiment fort élégant, j’en oubliai mon humilité coutumière et fus pris d’un blâmable excès d’orgueil, que je me hâtai de réfréner, pour ne pas déplaire à Dieu.
Ce ne fut, par contre, qu’un jeu pour moi, de fabriquer un petit vase, d’un quart de gallon, qui me servait à recueillir l’eau dans les trous de rochers et à la transporter jusqu’à mes jarres, où je la gardais en réserve. J’ajouterai, afin de renseigner exactement mon lecteur, que ce petit vase pesait dans les vingt-cinq à trente livres. Et jugez par là de la fatigue que représentaient pour moi son maniement, et les allées et venues nécessaires.
Ainsi je rendais ma solitude aussi confortable que possible. Afin de protéger ma hutte contre les grands vents qui, aux équinoxes, redoublaient de fureur (et, dans ces moments, la pauvre hutte ne pesait pas plus qu’un pétrel dans la mâchoire de l’ouragan), je construisis autour d’elle un mur de pierre, de trente pieds de long, de douze pieds de haut. Je ne jugeai pas, quand j’eus terminé, avoir perdu ma peine. Mon mur brisait à merveille la violence du vent et je demeurais calme, dans ma hutte, par-dessus laquelle passaient, ruisselants, les embruns.
Les phoques avaient, un beau jour, reparu. Ils abordaient toujours du même côté de l’île, mais se défiaient maintenant. Je construisis deux autres murs, qui encadraient la passe de rochers par laquelle ils parvenaient sur la terre ferme. De cette façon, je leur coupais facilement la retraite et les assommais sans qu’ils pussent fuir à droite ni à gauche. Si bien que j’avais toujours en réserve, devant moi, pour six mois de vivres séchés et salés.
Bien que privé du droit de goûter la société d’aucune créature humaine, ni même celle d’un chien ou d’un chat, j’acceptais mon sort avec beaucoup plus de résignation que ne font des milliers d’hommes. Tout d’abord, ma conscience était pure, ce qui est beaucoup. Et souvent je songeais combien de criminels, traînant dans une cellule de détention le poids d’une infamie, dont le remords, sans aucun doute, les brûlait sans cesse comme un fer rouge, étaient mille fois plus malheureux que moi. Je ne doutais pas, d’ailleurs, que la Providence, qui avait déjà tant fait en ma faveur, n’envoyât, un jour, quelqu’un pour ma délivrance.
Tout sevré que j’étais du commerce de mes frères et des commodités coutumières de la vie, je devais bien admettre, à la réflexion, que ma situation comportait de notables avantages. Mon île était petite, mais j’en étais le maître incontesté. Il était bien peu probable que personne, sauf les bêtes de l’océan, m’en contestât jamais la tranquille jouissance.
D’autre part, l’île étant inaccessible, mon repos n’était troublé, la nuit, par aucune crainte, et je n’avais rien à redouter d’une invasion de cannibales ou de bêtes féroces.
Mais l’homme est une créature étrange, que quelque désir nouveau tourmente sans cesse. Moi qui, si longtemps, n’avais demandé à la bonté de Dieu qu’un peu de viande putréfiée pour me rassasier et, pour me désaltérer, une goutte d’eau saumâtre, je ne fus pas plus tôt en possession d’une réserve d’excellente viande salée et d’une provision assurée d’eau douce, que je commençai à ronchonner. Je voulais du feu, et sentir dans ma bouche la saveur de la viande cuite. De là à souhaiter quelques-unes des excellentes friandises dont je me régalais à la table familiale, il n’y avait qu’un pas. Il fut vite franchi, et je voyais flotter dans mes rêveries une foule de mets délicieux, auxquels je me promettais de faire largement honneur, si jamais Dieu me tirait de mon île.
C’était alors, j’en suis persuadé, le vieil Adam qui reparaissait en moi, ce père lointain qui se révolta, le premier, contre les Commandements du Seigneur. Une perpétuelle révolte est dans l’homme. Elle tourmente, d’inutiles désirs et d’efforts vains, son esprit inquiet, son cœur opiniâtre et mauvais. Croiriez-vous que j’en étais, par moments, à me désespérer de n’avoir plus mon tabac ? Cette pensée revenait me torturer jusque dans mon sommeil, et je voyais, jusqu’au matin, danser devant mes yeux clos des ballots entiers de tabac, des magasins de tabac, des cargaisons de tabac, des plantations entières de tabac !
Mais je refrénais rapidement ces pensées mauvaises et ne tardais pas à reprendre la maîtrise de moi. D’un cœur humble, j’offrais à Dieu toutes les souffrances de ma chair, tous ses désirs inassouvis.
Au cours de la troisième année, j’entamai la construction d’une tour ou, si vous préférez, d’une pyramide à quatre faces, qui allait en s’élargissant vers la base, en s’effilant vers le sommet. Ce fut un rude travail d’empiler, à moi tout seul, tous ces blocs, sans l’aide d’aucune corde ou poulie, d’aucun échafaudage. La forme inclinée de mon édifice me permit seule de surmonter cette difficulté. J’atteignis quarante pieds, à la pointe extrême de ma pyramide, et, si l’on considère que l’île, à son point culminant, comptait la même hauteur au-dessus des flots, on reconnaîtra comme moi que je me trouvais ainsi en avoir doublé l’altitude.
Quand je fus arrivé à cet étonnant résultat, j’eus un scrupule, je l’avoue. Le bon chrétien qui était en moi se demanda, avec inquiétude, si, en modifiant ainsi la structure apparente de cet îlot sur lequel Dieu m’avait recueilli, je n’avais pas offensé Dieu. Il avait fait cette terre toute plate, sur l’océan. Et maintenant elle se projetait vers le ciel et vers les nuages. Je méditai longtemps sur ce problème troublant, et finis par me convaincre que, par le travail de mon dos qui avait porté les pierres, de mes mains qui les avaient ajustées, je n’avais fait, au contraire, que parfaire, avec son approbation, le plan primitif du Seigneur Tout-Puissant.
La sixième année, je surélevai ma pyramide. Au bout de huit mois de travail, elle était de cinquante pieds au-dessus de l’île. Évidemment, ce n’était pas encore la Tour de Babel. Mais elle répondait aux deux buts que je m’étais assignés. En premier lieu, me fournir un poste d’observation, me permettant de scruter bien loin l’océan, afin d’y découvrir un navire qui passerait au large. Ensuite, augmenter, pour ce même navire, la possibilité de remarquer mon île, qu’apercevrait peut-être le regard errant de quelque matelot.
J’avais continué, en outre, à entretenir par ce travail ma bonne santé, physique et morale, et à déjouer les pièges de Satan. Pendant mon sommeil seul, il persistait à me tourmenter, par de vaines visions de succulentes nourritures et de cette herbe pernicieuse appelée tabac.
Le 18 juin de la sixième année, je perçus au loin un navire. Mais la distance à laquelle il voguait, sous le vent, était trop grande pour qu’il pût me discerner. Loin d’en éprouver du désappointement, cette apparition fugitive me fut un réconfort. Je ne pouvais plus douter, comme il m’était arrivé de le faire, que les navires des hommes ne labourassent parfois ces parages.
Je continuai donc à attendre patiemment les événements. Lassé sans doute de voir qu’il n’avait sur moi aucune sérieuse emprise, Satan abandonna la partie et cessa, presque complètement, de me tarabuster par des désirs alléchants, mais superflus.
J’occupais mes loisirs à graver sur mon aviron le récit des événements les plus notoires qui m’étaient advenus, depuis mon départ des paisibles rivages de l’Amérique. Afin de ménager la place dont je disposais sur le bois, je m’appliquais à une écriture la plus menue possible. Ma peine était telle à ce travail que parfois cinq à six lettres représentaient la besogne de toute une journée. Peut-être, si je ne revoyais jamais les miens, cet aviron leur parviendrait-il un jour et les mettrait-il, au moins, au courant de ma déplorable destinée.
Aussi, lorsqu’il fut couvert de mon écriture, me devint-il, on le conçoit, plus précieux encore que par le passé. Ne voulant plus l’utiliser à assommer les phoques, je me fabriquai, pour le remplacer, une massue de pierre, qui me rendit les meilleurs services. Afin de préserver mon aviron des intempéries, je lui confectionnai une gaîne de peau de phoque. Je ne l’en sortais que pour le hisser, par beau temps, au sommet de ma pyramide, après l’avoir muni, en guise de pavillon, d’une banderolle, toujours en peau de phoques.
Au cours de l’hiver qui suivit, j’eus à souffrir d’une tempête particulièrement effroyable. Elle se déchaîna vers neuf heures du soir, annoncée par d’énormes nuages noirs et par un vent frais du sud-ouest qui, vers les onze heures, devint furieux, accompagné de coups de tonnerre incessants et d’éclairs d’une incroyable longueur. Je ne fus pas sans crainte pour ma sûreté. Les flots déchaînés couvrirent entièrement l’île et, si je n’eusse grimpé au sommet de ma pyramide, nul doute que je n’eusse été noyé. Elle seule me sauva. Ma hutte fut entièrement submergée et toute ma provision de viande de phoque emportée et réduite à rien.
Là encore, cependant, ma bonne étoile ne m’abandonna pas. La mer, en se retirant, avait semé la surface de l’île d’une multitude de poissons, de l’espèce des mulets, ou approchant. Je ne ramassai pas moins de douze cent dix-neuf de ces poissons, que je me hâtai d’ouvrir, de saler et de mettre à sécher au soleil, comme on fait de la morue. Ce changement heureux dans mon menu vint fort à point pour me réveiller l’appétit. Mais je me rendis coupable de gloutonnerie et mangeai tellement que, la nuit suivante, je faillis en trépasser.
Au début de ma septième année de séjour sur l’île, au mois de mars exactement, une seconde tempête, non moins formidable, eut lieu. Lorsqu’elle se fut apaisée, ce fut, cette fois, le cadavre frais d’une gigantesque baleine que je découvris sur les rochers, où les vagues l’avaient projetée. Et vous comprendrez ma joie quand je vous dirai que je trouvai, profondément encastré dans les entrailles du monstre, un harpon, muni encore de sa corde, d’une longueur de plusieurs brasses. Mon courage et mon espoir en un avenir meilleur en furent derechef réconfortés. Mais, à la vue de la nourriture exquise que m’offrait cette baleine, je retombai dans le péché de gourmandise et tellement me gavai, que je manquai encore en mourir.
La chair du gros cétacé me fournit pour une année de vivres et alterna désormais, à mes repas, avec celle des mulets et des phoques. De sa graisse, j’exprimai, dans une de mes jarres, une huile exquise et parfumée, où je trempais, en les mangeant, mes tranches de viande ou de poisson. J’aurais pu même me fabriquer une mèche, avec la guenille qui me servait de chemise, et, la trempant dans l’huile, l’allumer, en faisant jaillir le feu du heurt d’un silex contre l’acier du harpon. Mais j’estimai que cette lampe eût constitué pour moi un luxe superflu, et j’abandonnai aussitôt cette idée. Je n’avais aucun besoin de lumière quand les ténèbres de Dieu descendaient sur moi et je m’étais habitué à dormir, hiver comme été, du coucher du soleil à son lever.
Moi, Darrell Standing, qui écris ces lignes dans la prison de Folsom, je me permets de placer ici une réflexion personnelle. Après avoir vécu, dans une existence antérieure, la rude vie que je viens de raconter, et toute cette torture de mon corps, toutes ces privations de mon estomac, comment, oui, aurais-je pu m’émouvoir des tourments que m’infligeait le gouverneur Atherton ? Ma vie actuelle est une structure construite, à travers les siècles, par mes vies passées. Que pouvaient bien être pour moi, gouverneur imbécile, dix jours et dix nuits de camisole ? Pour moi qui, lorsque j’étais Daniel Foss, avais patiemment croupi, huit ans durant, sur un îlot rocheux, perdu sur l’océan !
La huitième année se terminait. On était en septembre, et j’avais élaboré le plan audacieux de surélever ma pyramide, à soixante pieds au-dessus du sol. Mais, comme je me réveillais un matin, j’aperçus un navire qui tirait des bordées, en semblant inspecter le rivage. Il était presque à portée de ma voix.
Afin d’être vu, je grimpai sur ma pyramide et agitai en l’air mon aviron et son oriflamme. Puis je courus sur les rochers côtiers, criant et dansant, employant, bref, tous les moyens pour prouver aux nouveaux arrivants que j’étais bien en vie. Je fus aperçu, et je distinguai le capitaine et son second qui, debout sur le gaillard d’arrière, m’examinaient avec leurs longues-vues.
En réponse à mes signaux, ils donnèrent l’ordre à leurs hommes, qui étaient au nombre d’une douzaine, de manœuvrer sur la pointe ouest de l’île, vers laquelle je me dirigeai en hâte. Comme je devais l’apprendre par la suite, c’était ma pyramide qui avait, de loin, attiré tout d’abord leur attention et excité leur curiosité. Ils s’étaient avancés afin de se rendre compte de ce que pouvait être, sur cette île, cet étrange monument qui s’y dressait.
Une embarcation fut mise à la mer et tenta d’aborder. Mais les brisants rendaient tout accostage impossible et, après plusieurs tentatives infructueuses, ceux qui la montaient me firent signe qu’ils devaient s’en retourner au navire.
Jugez de mon désespoir ! Je me saisis de mon aviron (que j’avais décidé, depuis longtemps, d’offrir au Muséum de Philadelphie, si je m’échappais jamais) et, en sa compagnie, je piquai une tête dans les vagues écumantes. Ma bonne étoile, mon énergie et mon habileté, et la protection de Dieu, firent que je réussis à gagner l’embarcation.
Quant au navire, il avait été, durant ce temps, emporté si loin à la dérive, que nous ne pûmes le rallier et monter à bord qu’après avoir ramé pendant une bonne heure.
Ma première impulsion fut de me livrer à un de mes anciens et plus chers penchants. Je mendiai, sur-le-champ, au second, un morceau de tabac à chiquer, de ce tabac, dont j’avais été sevré pendant huit ans. Il fit mieux et me tendit sa pipe, préalablement bourrée, à mon intention, d’excellent tabac de Virginie.
Je me mis à fumer. Mais, au bout de cinq minutes, la tête me tourna et je fus bientôt violemment malade. Rien de surprenant à cela. Mon organisme s’était entièrement purifié du fatal poison, lequel opérait en moi comme il fait chez tout jeune homme qui en est à sa première cigarette.
Je rendis la pipe et renonçai, de ce jour, à tout jamais, à la plante funeste, bien guéri et remerciant Dieu de ce dernier bienfait qu’il m’avait accordé.
Moi, Darrell Standing, je dois maintenant compléter le récit de cette existence, revécue par moi dans la camisole de force de la prison de San Quentin, en ajoutant que je me suis souvent demandé, en me réveillant dans ma cellule, si Daniel Foss avait été fidèle à sa résolution de déposer son aviron au Muséum de Philadelphie.
Il est difficile à un prisonnier, surveillé comme je l’étais, de communiquer avec le monde extérieur. Pourtant, je confiai un jour, à un gardien, une lettre que j’avais écrite, à ce sujet, au Conservateur du Muséum de Philadelphie. La lettre ne parvint pas à destination, en dépit des promesses que j’avais reçues.
Mais un temps arriva où, par un étrange retour du sort, Ed. Morrell, sa peine de cellule terminée, fut, à la suite de sa conduite exemplaire, nommé homme de confiance dans la prison. Je lui remis une autre lettre, qui fut plus heureuse. Voici la réponse que je reçus et qu’Ed. Morrell me délivra en contrebande :
« Il est exact qu’il se trouve à notre Muséum un aviron tel que vous le décrivez. Peu de personnes le connaissent car il n’est pas exposé dans les salles publiques. Moi-même qui suis en fonctions depuis dix-huit ans, j’ignorais son existence.
Après avoir consulté nos anciens registres, j’ai trouvé mention du dit aviron, qui nous avait été offert par un certain Daniel Foss, originaire de Elkton, État de Maryland, en l’an 1821. Ce ne fut qu’après de longues recherches que je réussis à retrouver cet objet, dans un cabinet de débarras abandonné, situé sous les combles du Muséum. Les entailles et les inscriptions sont gravées sur le bois, exactement telles que vous me les décrivez.
J’ai retrouvé également, dans nos archives, une brochure qui nous avait été donnée par le même Daniel Foss, et qui avait été écrite par lui et publiée à Boston, par la librairie N. Coverly fils, en 1834. Cette brochure raconte huit années de la vie d’un homme jeté sur une île déserte. Il apparaît évident que ce matelot, devenu vieux et pressé par le besoin, l’offrait à acheter, dans la rue, aux personnes charitables.
Il m’intéresserait de savoir comment vous avez eu connaissance de cet aviron, dont tout le monde ignorait l’existence. Ai-je raison de supposer que la petite brochure, publiée par ce Daniel Foss, vous est un jour, par hasard, tombée entre les mains et que vous l’avez lue ? Je serais heureux d’être à ce sujet renseigné par vous et je prends les dispositions nécessaires pour que l’aviron et la brochure soient à nouveau exposés.
Hosea Salsburty. »
L’heure vint où les humiliations que je faisais subir au gouverneur Atherton le contraignirent à se rendre sans conditions, en dépit de son éternel : « La dynamite ou la mort ! »
Ce ne fut pas, toutefois, sans avoir essayé sur moi d’une dernière plaisanterie, de trop bon goût pour que j’omette de vous la raconter. Voici quelle en fut l’occasion.
Il arriva qu’un des principaux journaux de San Francisco ouvrit une enquête sur les prisons. Un certain nombre d’hommes politiques s’y intéressèrent et un comité de plusieurs membres du Sénat fut constitué, avec mission d’enquêter dans les diverses prisons d’État.
Ce comité vint, naturellement, « se renseigner » à San Quentin. Et, bien entendu, il fut reconnu que c’était une maison modèle de détention.
Les convicts en témoignèrent eux-mêmes. Impossible de demander mieux. Ils avaient déjà, dans le passé, connu des enquêtes semblables. Ils n’ignoraient pas, par conséquent, de quel côté ils trouveraient du beurre sur leur pain. Ils savaient que leur dos et leurs côtes ne tarderaient pas à leur cuire, après le départ des enquêteurs, si leurs témoignages avaient été hostiles à l’administration pénitentiaire. Cela, c’est de tradition, de toute éternité. Il en était déjà ainsi dans les geôles de Babylone, lorsque j’y pourrissais au cours d’une de mes existences antérieures, voici des milliers d’années.
Ce fut donc à qui, dans la prison, témoignerait des sentiments d’humanité dont faisaient preuve, envers leurs pensionnaires, le gouverneur Atherton et ses subordonnés. Tellement même ils s’appesantirent sur la bonté du gouverneur, sur la nourriture saine et variée qui leur était donnée, et sur son excellente préparation, sur l’aménité des gardiens à leur égard, bref sur tout le confort et le bien-être de la maison, qu’ils déclarèrent, avec un ensemble touchant, absolument parfait, que les journaux d’opposition de San Francisco s’en scandalisèrent et prirent la mouche. Ils protestèrent véhémentement, en réclamant plus de rigueur et de fermeté dans la direction des prisons. Ils déclarèrent que, faute de quoi, les honnêtes gens, tant soit peu paresseux, n’auraient plus qu’une idée : commettre quelque méfait, afin de se faire interner.
Le comité sénatorial n’eut garde d’oublier les cachots d’isolement, qu’il envahit bruyamment. Oppenheimer et Ed. Morrell qui avaient, comme moi, peu à perdre et rien à gagner, ne se gênèrent point pour exhaler leur bile. Jake Oppenheimer leur cracha à la figure et les envoya au diable. Ed. Morrell leur déclara que rien de plus infect ne s’était jamais vu que cet établissement, et insulta gravement le gouverneur, en leur présence. Indigné, le comité pria instamment le gouverneur Atherton de se montrer plus sévère qu’il n’était envers ces mauvaises têtes et de leur faire goûter, sans crainte, de pires châtiments, même de ceux que leur excessive cruauté avait fait tomber en désuétude.
En ce qui me concerne, j’eus bien garde d’imiter mes deux camarades. Je n’insultai point le gouverneur et témoignai sans colère, posément, scientifiquement, comme je pouvais le faire, évitant, au début, toute récrimination excessive, afin qu’on ne doutât point de ma bonne foi et qu’à mesure que j’avançais dans mon exposition mes auditeurs portassent à mon sort un intérêt grandissant. Je les enjôlai délicatement et ne m’arrêtai point de parler, afin d’éviter qu’on ne rétorquât mes arguments. Tant et si bien que je réussis à conter, de bout en bout, mon histoire.
Hélas ! pas un iota de ce que j’avais divulgué ne franchit les murs de la prison. Le comité rédigea un magnifique rapport, qui faisait blanc comme neige le gouverneur Atherton et n’avait pas assez d’éloges pour San Quentin.
Les journaux qui avaient instauré l’enquête en communiquèrent les excellents résultats à leurs lecteurs. Ils ajoutèrent même que la camisole de force, bien qu’il fût exact que son usage fût, en principe, demeuré légal, n’était, en fait, jamais employée, jamais, jamais, en aucun cas.
Et, tandis que les pauvres ânes qui lisaient ces bourdes les gobaient naïvement, tandis que le Comité sénatorial banquetait et buvait des vins fins dans la prison même, en compagnie du gouverneur Atherton, aux frais de l’État et des contribuables, Ed. Morrell, Jake Oppenheimer et moi, nous gisions sur le sol de nos cellules, dans nos camisoles sauvagement lacées, et que l’on avait encore un peu plus resserrées.
— Il faut rire de tous ces pantins ! me frappa Ed. Morrell avec le rebord de la semelle de son soulier, lorsque nos visiteurs furent partis.
— C’est bien ce que je fais, répondit Jake.
Je frappai, à mon tour, mon mépris et mon rire, puis ne tardai pas à m’enfuir dans la petite mort, vagabondant vers d’autres vies et d’autres âges, cavalier du temps, solidement cuirassé dans son armure insensible.
Oui, chers frères du monde extérieur, tandis que nous étions là et que les journaux commençaient à publier les résultats de l’enquête, les augustes sénateurs, pour clore leurs travaux, festoyaient autour du gouverneur Atherton, dans son appartement privé.
Le dîner terminé, Atherton, un peu éméché pour avoir bien bu, s’en revint vers les trois morts vivants que nous étions, afin de constater par lui-même la torture que nous étions en train de suer dans nos camisoles de toile.
Il me trouva dans le coma, et s’en alarma. Le docteur Jackson fut mandé et me ramena à l’état conscient, en me mettant sous les narines la morsure de l’ammoniaque.
Je repris mes sens, et le gouverneur Atherton, qui avait la face rouge et la langue épaisse, par suite de sa bombance, gronda :
— Tricherie ! Tricherie encore !
Je passai ma langue sur mes lèvres, pour faire comprendre que je désirais un peu d’eau, afin de pouvoir parler.
Je parvins, non sans peine, à m’exprimer à peu près et prononçai :
— Vous êtes une bourrique, gouverneur ! Une bourrique, un porc, un chien, un être si vil que je ne veux même plus salir ma salive en vous la crachant à la figure ! Jake Oppenheimer s’est montré tantôt moins dégoûté que moi, et je l’en blâme. Un homme doit mieux se respecter.
Il meugla :
— Ma patience est à bout, à bout, à bout ! Mais je réussirai quand même à te tuer, Standing…
Je répliquai :
— Vous avez bu, gouverneur ! Prenez garde de parler ainsi devant vos gardiens. Ces chiens de prison vous trahiront quelque jour et vendront la mèche. Et c’est à vous alors qu’il en cuira.
Le vin lui monta à la tête, tant et si bien qu’il perdit toute maîtrise de lui-même.
— Qu’on lui mette une seconde camisole ! ordonna-t-il. Une seconde sur la première ! Tu en crèveras, coquin… Mais pas ici. A l’Infirmerie, selon le règlement. A l’Infirmerie, où l’on t’emportera avant ton dernier soupir, et d’où tu partiras au cimetière !
Son commandement fut exécuté et, sur ma première camisole, on m’en fit endosser une seconde, mise à rebours, celle-là, la poitrine sur mon dos et lacée sur moi par devant.
Je ricanai :
— Dieu de Dieu, gouverneur ! Quel intérêt vous prenez à ma santé ! Le froid est vif et piquant… Merci de songer à me tenir chaud. Deux camisoles ! J’y serai encore mieux.
— Serrez ! Serrez plus fort ! hurla-t-il. Mettez-lui le pied sur le ventre. Brisez-lui les os !
Hutchins s’escrima en conscience.
Le gouverneur Atherton était devenu vermeil. Il eut un dernier accès de rage folle :
— Ah ! Ah ! tu as essayé de mentir à ces messieurs ! De leur conter des faussetés à mon sujet ! Du coup, ça y est pour toi ! Tu m’entends bien, Standing. Tu en crèveras, cette fois !
Je voulus riposter. Mais la compression que je subissais était réellement terrible. Je sentais mon cerveau s’égarer. Les murs de la cellule tournaient autour de moi, s’inclinaient sur moi, comme pour m’écraser. J’eus encore la force de murmurer :
— Gouverneur… une troisième camisole… une troisième, je vous prie… j’aurai… j’aurai ainsi… plus chaud encore… beaucoup plus chaud…
Et la voix s’éteignit sur mes lèvres.
J’en réchappai. Mais jamais plus, après cela, il ne fut possible de m’alimenter convenablement. Je souffrais de douleurs internes, à un degré que je ne saurais évaluer. Tandis que j’écris ces lignes, mes côtes et mon estomac sont encore en proie à des crampes intolérables. Pourtant mon misérable organisme a résisté. Il m’avait permis de vivre jusqu’à l’heure de ma suprême condamnation. Il me conduira jusqu’à l’instant où le bourreau m’allongera le cou, de sa corde bien tendue.
Ce fut la dernière expérience que tenta sur moi le gouverneur Atherton. Il renonça ensuite, et se rendit à cette dernière preuve qu’il était impossible de me tuer légalement.
Je lui déclarai, en propres termes :
— Le seul moyen qui vous reste, gouverneur, si vous voulez m’avoir, c’est de vous glisser une nuit, dans ma cellule, et de m’y abattre d’un coup de hache.
On en avait, pourtant, fait mourir bien d’autres avant moi, dans la camisole. Les uns, au bout de quelques heures seulement. Les autres, au bout de plusieurs jours. Et toujours ils avaient été délacés à temps, et transportés à l’Infirmerie de la prison, sur un brancard, pour y rendre selon les règles leur dernier soupir, munis d’un authentique certificat du médecin qu’ils étaient décédés d’une pneumonie, du mal de Bright, ou d’une maladie de cœur.
On me laissa donc, désormais, tranquille dans ma cellule. Et, privé ainsi de ces séances de camisole, je me trouvai fort désappointé. Je ne savais plus comment, tout d’abord, produire en moi la petite mort et m’envoler en rêve parmi les étoiles. Puis je découvris que je pouvais, par ma seule volonté et par la compression de ma couverture sur ma poitrine, produire moi-même la transe cataleptique. Les résultats physiologiques et psychologiques étaient les mêmes, et j’en fus fort satisfait.
C’est ainsi que je pus, un jour, aller rendre visite à Jake Oppenheimer, dans son cachot.
Ed. Morrell, je l’ai dit, prêtait une créance entière à toutes mes aventures de l’au-delà, que je lui tapais. Mais Oppenheimer persistait toujours dans son scepticisme.
Un jour donc, tandis que j’étais en catalepsie, je me trouvai, sans l’avoir voulu, transporté près de lui. Mon corps, je m’en rendais compte, était étendu par terre, dans ma propre cellule. Mais j’étais, en esprit, présent pourtant près d’Oppenheimer. Quoique je n’eusse jamais vu cet homme, je le reconnus facilement et sus que c’était lui.
Nous étions en été. Il gisait, déshabillé et complètement nu, sur sa couverture. Je fus péniblement affecté par l’aspect cadavérique de sa figure et par celui de son corps squelettique. C’était à peine une carcasse humaine. Ses os, dépouillés de toute espèce de chair, n’étaient plus enveloppés que d’une peau tendue et ridée, qui ressemblait à du parchemin.
Par la suite, quand je fus de retour dans ma cellule et quand je rappelai à moi mes souvenirs, je me rendis compte que l’état où se trouvait physiquement Jake Oppenheimer devait être identique, en tous points, au mien et à celui d’Ed. Morrell. Et je m’émerveillai que nos belles intelligences pussent subsister quand même en d’aussi tristes carcasses. Il y a des gens qui admirent et adorent la chair, cette chair née de l’herbe et qui s’en retourne en herbe. Qu’ils aillent donc tâter un peu des cachots solitaires de la prison de San Quentin ! Ils y apprendront la supériorité de l’esprit sur la matière.
Mais revenons près d’Oppenheimer. Son corps était pareil à celui d’un homme qui serait mort depuis longtemps, et qu’aurait ratatiné le soleil brûlant du Désert. La peau qui le recouvrait avait la couleur de la boue sèche. Les yeux, grands ouverts, paraissaient être tout ce qui vivait encore en lui. Ils étaient d’un gris jaunâtre et leur regard ardent ne demeurait jamais en repos. Tandis que Jake restait étendu sur le dos, immobile, ses yeux promenaient et dardaient leurs prunelles vers plusieurs mouches, qui voltigeaient au-dessus de lui, en folâtrant dans la pénombre de la cellule. Je remarquai aussi une cicatrice, qu’il avait au coude droit, et une autre à sa cheville droite.
Au bout d’un instant, il se mit à bâiller, se tourna sur son côté et examina une plaie, placée au-dessus de la hanche et qui paraissait le démanger. Il commença à la nettoyer et à la panser, par les moyens rudimentaires que peut employer un prisonnier. Je reconnus, sans peine, que cette blessure était de la nature de celles qui sont causées par la camisole.
Après quoi, Oppenheimer se roula sur le dos. Il saisit délicatement, entre son pouce et son index, une des dents de sa mâchoire supérieure, placée sous l’œil, et la branla d’arrière en avant, avec beaucoup d’attention. Puis il bâilla, s’étira les bras, se retourna encore, et frappa son appel à destination d’Ed. Morrell.
J’écoutai ce qu’il lui disait.
— Comment vas-tu ? lui frappait-il. Dors-tu ou es-tu éveillé ? Comment va le professeur ?
Confus et lointains, j’entendis les coups frappés en réponse par Morrell.
— C’est un type tout à fait chic ! reprit Oppenheimer. Je me suis toujours défié des gens qui ont de l’instruction. Mais, celui-là, l’éducation ne l’a pas corrompu. C’est un homme franc et carré. Il a un grand courage et, pour or ni pour argent, on ne lui ferait expectorer ce qu’il n’a pas dans la tête de dire. Ils n’auront jamais la dynamite.
Ed. Morrell approuva, et amplifia encore mon éloge.
J’ai eu, tant dans cette existence que dans mes existences passées, maint mouvement d’orgueil. Eh bien ! je dois dire que jamais je ne me sentis aussi flatté qu’en entendant mes deux camarades, ces nobles esprits, s’exprimer ainsi sur mon compte et m’égaler à eux. Parfaitement. Rien ne me fut, dans tous les temps, aussi précieux que l’accolade morale de ces deux condamnés à vie, que le monde considère comme des rebuts du dépotoir humain.
Lorsque j’eus regagné mon corps, dans ma cellule, je rapportai à Jake et lui tapai la visite que je lui avais faite. Mais il demeura inébranlable dans son incrédulité.
Lorsque je lui eus décrit comment il m’était apparu et les actes auxquels il se livrait, il me répondit :
— Tu devines, à la fois, et tu imagines. Depuis le temps, professeur, que tu es comme nous au cachot, tu as pu facilement te rendre compte, en pensée, de ce que Morrell et moi pouvons y faire, pour tuer le temps : rester étendus sans vêtements, lorsqu’il fait chaud ; observer les mouches ; panser nos blessures ; frapper de l’un à l’autre une conversation. Ce sont là des actes dont nous avons maintes fois causé.
Ed. Morrell intervint en vain.
— Ne te fâche pas, professeur, de ce que je te dis là ! reprit Oppenheimer. Ce n’est pas pour t’offenser. Je ne prétends pas que tu as menti. Je dis simplement que tu as des fumées, comme un alcoolique. Et tu prends ensuite pour argent comptant les visions qui t’ont traversé la cervelle.
— Pardon ! protestai-je. Tu sais comme moi, Jake, que nous ne nous sommes jamais vus. Est-ce exact ?
— Je n’en sais rien et veux bien te croire sur parole. Quoique tu puisses m’avoir vu jadis, quelque part, sans connaître qui j’étais.
— Pardon ! Pardon ! Ne dévions pas de la question. En tout cas, je ne t’ai jamais vu déshabillé. Comment, alors, pourrais-je savoir et te dire que tu as deux cicatrices anciennes, l’une au coude droit, l’autre à la cheville droite ?
— Bagatelles ! Mon signalement court, ainsi que ma gueule, tous les bureaux de police des États-Unis. Ce n’est pas une rareté !
— Jamais, je t’assure, je n’en ai eu connaissance.
— Tu le crois comme tu le dis. Mais tu as oublié. Il y a comme cela, dans la vie, des tas de choses dont on ne se souvient plus et qui vous reviennent tout à coup. Cela arrive à tout le monde. Écoute-moi. Parmi les jurés qui me condamnèrent, à Oakland[27], à mes cinquante ans de prison, il y en avait un dont, un beau jour, j’oubliai totalement le nom. Eh bien, heu ! je restai, durant des semaines, étendu sur le dos dans ma cellule, à le chercher, sans pouvoir le retrouver. Impossible de l’extirper de ma boîte cranienne ! Je pouvais croire à bon droit qu’il en était parti à tout jamais. Il n’était qu’égaré. Un matin, comme je n’y pensais même plus, il descendit de lui-même de mon cervelet, sur le bout de ma langue. « Stacy… » me mis-je à dire tout haut, « Joseph Stacy… » C’était le fameux nom ! Il y a des tas de gens, je le répète, qui connaissent ces deux cicatrices. Ils t’en auront fait part, je ne sais où, ni comment.
[27] Ville de Californie, sur l’Océan Pacifique. Jack London y exerça, dans sa jeunesse, le métier de crieur de journaux.
Jake Oppenheimer était cependant un homme étonnamment honnête et scrupuleux. Écoutez-moi bien.
La nuit suivante, comme je commençais à m’assoupir, je l’entendis qui frappait. Il me disait :
— Une chose me trouble, professeur. Tu m’as déclaré m’avoir vu remuer, entre mes doigts, une de mes dents qui branlait… Ici, j’y perds mon latin. Il n’y a pas huit jours qu’elle s’est mise à bouger et je ne l’ai dit à personne !
Moi, Darrell Standing, je suis, à cette heure, paisiblement assis dans la cellule des condamnés à mort, à Folsom, tandis que les mouches bourdonnent autour de moi, dans l’assoupissement lourd de cet après-midi. Et je songe à toutes les femmes que j’ai aimées, tant dans cette vie que dans mes autres vies, depuis le temps des périodes géologiques, où je faisais paître mon troupeau de rennes, gardé par des loups domestiques, sur les côtes alors glacées de la Méditerranée, qui sont devenues depuis la France, l’Italie et l’Espagne.
Je revois celle que j’appelais Igar et qui, à l’époque de l’Age du Bronze, s’accroupissait près de moi, au crépuscule, devant notre feu, tandis que je taillais et courbais les arcs en bois rouge et odorant, pareil à du bois de cèdre, ou que je fabriquais, avec des os, des flèches dentelées, destinées à transpercer les poissons dans l’eau limpide.
Je l’avais capturée de force et volée aux hommes d’une autre tribu. Tandis qu’elle marchait lentement, parmi l’herbe de la jungle, je me jetai sur elle, d’une branche d’arbre surplombante, où j’étais posté en embuscade. Je tombai en plein sur ses épaules, de tout le poids de mon corps, et je m’agrippai à elle, de mes mains crispées. Elle piaula comme un chat, renversée dans l’herbe haute. Elle se débattit et me mordit furieusement. Les ongles de ses doigts me labourèrent la peau, comme ceux d’un lynx. Mais je tins bon et la maîtrisai, et, deux jours durant, je la battis, pour la contraindre à se soumettre à moi. Alors elle m’obéit et me suivit docilement sous ma hutte, qui était plantée sur des pilotis, dans un marais, comme un perchoir.
Elle était à demi vêtue, pour se protéger du froid, de peaux sanglantes et sordides de bêtes que j’avais tuées. Sa peau basanée était noircie par la fumée de notre foyer et, lorsque cessaient les pluies du printemps, demeurait souvent des mois entiers, sans être lavée. Elle avait des mains calleuses, aux doigts noueux et aux ongles racornis, pareils à des griffes de bêtes, et ses pieds, aux coussinets tannés par la marche, ressemblaient bien plutôt à des extrémités de pattes.
Mais ses yeux étaient bleus comme l’azur du ciel, profonds comme la mer et, quand je la pressais contre ma poitrine velue, quand ses bras sauvages m’enlaçaient et quand nos jambes se mêlaient, son cœur battait déjà à l’unisson du mien.
J’avais un rival, je m’en souviens, le vieux Dent-de-Sabre, aux longs crocs et aux longs cheveux, dont les rugissements et les cris aigus, durant la nuit, venaient souvent jusqu’à nous. Alors, pour le détruire, j’établis un piège, pareil à ceux qui me servaient à prendre les bêtes féroces et les ours : une fosse profonde, recouverte de branchages, avec un épieu aigu, planté au fond.
Igar était largement bâtie, avec de vastes mamelles. Nous riions tous deux, sous le soleil du matin, tandis que notre enfant-homme et notre enfant-femme, le corps doré comme des abeilles, se traînaient et se roulaient sur le sol, parmi les épines des buissons.
Nous eûmes ainsi plusieurs fils et plusieurs filles, qui procréèrent, à leur tour, d’autres enfants. Ma compagne et moi étions déjà vieux, quand déferla vers nous, comme une grande vague, une ruée d’hommes noirs, au front plat et aux cheveux crépus, devant qui nous nous mîmes tous à fuir par-dessus les collines. Ils nous rejoignirent, malgré la rapidité de notre course, et il y eut, entre eux et nous, une féroce bataille. Je luttai jusqu’à l’aurore, avec mes fils et mes petits-fils, au chant des arcs et au frémissement des flèches empoisonnées. Nous fîmes un grand massacre de têtes crépues. Puis je tombai frappé à mort, vers le terme de la bataille, et les chants funèbres, que j’avais moi-même composés jadis, résonnèrent sur mon cadavre.
La femme, ici-bas, est tout pour l’homme. Elle l’attire à elle, bon gré, mal gré, comme le pôle appelle l’aiguille aimantée. Elle charme le regard de l’homme par le balancement merveilleux de son corps, par les ondes de sa chevelure, brune ou blonde, noire comme la nuit, ou qui semble saupoudrée d’or par le soleil.
Ses pieds sont divins. Sa poitrine et ses bras sont un paradis pour celui qui s’y repose. Le parfum qu’elle exhale délecte les narines. Sa voix, quand elle chante ou rit, au soleil ou au clair de lune, ou quand elle sanglote d’amour dans la nuit, renversée sur le dos et prise de vertige, est plus douce que toutes autres musiques, plus mélodieuse que le chant des épées dans la bataille. Ses paroles sont une exaltation de tout son être. Elles électrisent le nôtre et y font courir le feu, mieux qu’une sonnerie tonitruante de trompettes.
Dans le Ciel même, l’homme, avec les Houris et les Valkyries (celles-ci, dans le Paradis chrétien, transformées en Anges, qui de leurs chevaux ont pris les ailes), lui a réservé une place d’honneur. Car, pas plus que la terre, l’homme ne saurait concevoir un Ciel où la femme ne serait pas.
Les constellations se déplacent dans le firmament. L’Étoile Polaire, Hercule, Véga, le Cygne, Céphée n’étaient point jadis où ils sont aujourd’hui. La femme seule demeure. Elle seule est immuable dans l’Éternité.
Elle est l’amante et elle est la mère, qui couve ses enfants, comme la perdrix sous ses ailes. Elle est Cléopâtre et Hérodiade, Esther et la Vierge Marie, et Marie-Madeleine. Elle est Brunehilde et Iseult, Juliette et Héloïse, Ève et Astarté.
Et toujours, dans mes innombrables vies, je l’ai follement aimée. Dans cette cellule, où j’attends qu’on vienne me chercher pour me pendre, je revois se pencher sur ma couche, et Igar, la femme sauvage, et Lady Om, avec qui je traînai, quarante ans durant, mon existence de mendiant, sur les routes de Corée ; et Miriam, qui prétendait que je trahisse mon serment à Rome, pour sauver le pêcheur de Judée ; et la mère du petit Jesse, assiégée avec moi chez les Mormons, dans le cercle de nos quarante chariots, puis massacrée traîtreusement aux Prairies-des-Montagnes.
Bien souvent, dans mes existences passées, j’ai tué pour posséder la femme que j’aimais et célébré mes noces dans le sang chaud.
Et, si je suis ici, dans ce cachot d’infamie, moi, Darrell Standing, en attendant la mort à laquelle m’a condamné la loi, c’est encore parce que j’ai aimé.
Car ce n’est pas pour rien, ni pour mon plaisir, que j’ai tué mon collègue, le professeur Haskell, dans son laboratoire de l’Université Agricole de Californie. Il était un homme et j’en étais un. Et il y avait entre nous une femme belle, et que j’aimais. Que j’aimais de toute l’hérédité d’amour qui était mienne, depuis le chaos hurlant et ténébreux, où l’homme ni l’amour n’avaient pris forme encore.
Et j’ai tué le professeur Haskell, comme j’avais exterminé, dans mon piège couvert de branchages, le vieux Dent-de-Sabre qui, à l’Age du Bronze, prétendait me disputer Igar.
Douze jurés, dont je ris, se sont alors réunis. Douze jurés zélés, pour me juger et me condamner. Douze a toujours été un nombre fatidique. Bien avant les douze tribus d’Israël, les mages, contemplateurs d’étoiles, avaient placé au ciel douze Signes du Zodiaque. Et, dans l’Olympe scandinave, quand Odin s’asseyait pour juger les hommes, il avait autour de lui, je m’en souviens, douze dieux pour assesseurs : Thor, Baldur, Niod, Frey, Tyr, Bregi, Heimdal, Hoder, Vidar, Ull, Forseti et Loki.
Le temps qui me reste à vivre est de plus en plus court ! Ce manuscrit, que j’achève d’écrire, sortira en contrebande de la prison, par les soins d’un homme sûr. Il ira dans les mains d’une autre personne, en qui je puis avoir également toute confiance, et qui veillera à sa publication.
Je ne suis plus au Quartier ordinaire des Assassins, mais dans la Cellule de la Mort, où j’ai été transféré.
On a placé près de moi, pour m’épier, la garde de la Mort. Elle veille, nuit et jour, sans s’éloigner, et sa fonction paradoxale est de s’assurer que je n’attente pas à mes jours. Je dois être conservé vivant pour la pendaison. Autrement le public serait dupé, la loi bafouée, et une mauvaise note en viendrait au gouverneur de cette prison, dont le premier devoir est d’avoir soin que les condamnés soient dûment et proprement pendus. Il y a des hommes, et je les admire, qui ont une singulière façon de gagner leur vie.
Cette séance, où j’écris, est la dernière. L’heure a été fixée à demain matin. Quoique la Ligue contre la Peine de Mort soit occupée, en ce moment, à fomenter en Californie un important mouvement contre cette peine, le gouverneur de la prison de Folsom a refusé, tant de me gracier, que de surseoir seulement à l’exécution.
Déjà les reporters sont assemblés. Je les connais tous. S’il en est parmi eux qui sont mariés, la description de l’exécution du professeur Standing, et de la façon dont il est mort au bout d’une corde, paiera les souliers et les livres d’école de leurs enfants. Bizarre ! Bizarre ! Je parierais qu’une fois l’affaire faite, ils en seront plus malades que moi.
Tandis qu’assis dans cette cellule, je médite sur toutes ces choses, j’entends, hors de ma cage, monter et descendre, dans le corridor, le pas régulier de mon gardien. Lorsqu’il passe devant le guichet, je vois son œil méfiant rivé sur moi.
J’ai vécu tant de vies que je suis las, par moments, de cet éternel recommencement. Que de tracas sur cette terre ! Ce que je souhaiterais, dans ma prochaine réincarnation, c’est d’occuper tout bonnement le corps, non plus d’un professeur, mais d’un simple et paisible fermier.
De grandes prairies d’alfa ; un bon bétail de vaches jersiaises ; des pâturages couvrant les pentes de collines broussailleuses et venant border des champs labourés ; une eau abondante, qu’au moyen d’une digue j’amasserais dans un bassin profond, d’où je la dirigerais ensuite vers mes champs, par des canaux d’irrigation… Car, observez ceci. L’été, qui est long et sec en Californie, constitue un grand obstacle à une culture intensive. Un terrain convenablement irrigué pourrait facilement, au contraire, fournir, avec de bons engrais, trois récoltes par an… Voilà, oui, quel serait désormais mon rêve.
Je viens de subir, je dis bien « subir », une visite du gouverneur de la prison. Il est tout à fait différent du gouverneur Atherton de San Quentin.
Récemment promu dans sa fonction, il était très ému, très énervé, et c’est moi qui ai dû l’inviter à parler. C’est sa première pendaison. Il me l’a franchement avoué. Moi, pour tâcher de le dérider de mon mieux, je lui ai spirituellement répondu que c’était aussi la première fois qu’on me pendait. Mais j’en fus pour mes frais, et il demeura morne et triste.
C’est, au surplus, un homme qui a des ennuis domestiques. Il a deux enfants, une fille qui suit les cours de l’École Secondaire, et un fils, étudiant de première année à l’Université de Stanford. Il ne possède pas de fortune personnelle et n’a que son traitement pour vivre. Sa femme est infirme, et lui-même est d’une santé médiocre. Il a essayé de contracter une assurance sur la vie. Mais les médecins de la Compagnie ont estimé qu’il constituait un risque indésirable. C’est lui qui m’a confié tous ses tracas.
Une fois parti, il ne s’arrêtait plus, et ne s’apercevait pas qu’il me rasait, avec toutes ses histoires. J’ai dû interrompre poliment l’entretien. Sans quoi, il serait encore là.
Mais je m’aperçois que j’ai, moi-même, omis de vous conter exactement comment je me trouve ici.
Délivré de la camisole, je passai encore, dans ma cellule d’isolement de San Quentin, deux années déprimantes et mélancoliques. Ed. Morrell, comme je l’ai dit, après avoir été tiré de sa cellule, fut, par une chance inattendue de lui-même, nommé homme de confiance en chef de la prison. Il succéda à Hutchins dans cet emploi, qui valait à son titulaire un bénéfice net de trois mille dollars par an.
Quand il ne fut plus là, je me trouvai bien seul. Jake Oppenheimer, qui pourrissait depuis tant d’années dans son cachot, s’était, à la longue, aigri le caractère. Il en voulait à l’univers entier. Pendant huit mois, il refusa de parler à personne, pas même à moi.
C’est une chose incroyable que la rapidité avec laquelle les nouvelles se répandent dans une prison. Un peu plus lentement, mais infailliblement, elles arrivent jusqu’aux cellules mêmes d’isolement. C’est ainsi que j’appris, un beau jour, que Cecil Winwood, le faussaire-poète, le froussard, le traître et le mouchard, était revenu à San Quentin, afin d’y purger une nouvelle condamnation, pour un autre faux qu’il avait commis.
On se souvient qui était ce Cecil Winwood, qui avait fabriqué de toutes pièces l’histoire de la dynamite, reçue soi-disant par moi et que j’avais cachée. C’est lui qui était responsable de tout mon malheur.
Je décidai de tuer Cecil Winwood.
Vous comprenez la situation. Morrell était parti ; Oppenheimer, comme je l’ai dit, était devenu muet. Cela lui dura jusqu’au jour où, ayant fortement malmené un de nos gardiens, qu’il frappa avec le couteau à pain, il s’en alla, à son tour, mais pour être pendu, comme je vais l’être moi-même. Il y avait un an que j’étais seul. Il fallait bien que je m’occupe à quelque chose.
Je me reportai donc à l’époque lointaine où j’étais Adam Strang et où, patiemment, je couvai, quarante ans durant, l’espoir de ma vengeance. Ce qu’Adam Strang avait fait, je pouvais le refaire, en refermant à nouveau mes mains sur la gorge de Cecil Winwood.
Je me procurai quatre aiguilles. Comment, n’espérez pas que je vous le dise. C’étaient de toutes petites aiguilles, bonnes à coudre de la batiste. J’étais tellement amaigri qu’il me suffirait de scier les quatre barreaux de mon guichet pour que mon corps pût passer au travers.
Je sciai ces barreaux. Pour chacun d’eux, c’est-à-dire pour deux coupures, une en haut, une autre en bas, j’usai une aiguille. Et chaque coupure me demanda un mois de travail. Il me fallut donc huit mois, au total, pour me frayer un chemin. Malheureusement, je brisai ma quatrième aiguille sur le dernier barreau, avant d’en avoir terminé, et il me fallut attendre trois mois encore, avant de pouvoir me procurer une cinquième aiguille. Finalement, j’achevai mon œuvre et réussis à sortir.
J’avais tout calculé. La chance certaine que j’avais était de rencontrer Cecil Winwood au réfectoire, à l’heure du déjeuner. J’attendis donc le moment où Jones Face-de-Tourte prendrait, à midi, son service. Face-de-Tourte, vous le savez, était ce gardien qui dormait continuellement. Il faisait chaud et il ne tarda pas, en effet, à ronfler. J’achevai de faire sauter mes barreaux et me faufilai à travers le guichet, en me comprimant fort, opération à laquelle la camisole m’avait habitué. Après quoi, je passai devant Face-de-Tourte, atteignis l’extrémité du corridor et me trouvai libre… dans la prison.
Mais alors advint la seule chose que je n’avais pas prévue. Il y avait cinq ans que j’étais enfermé dans ma cellule d’isolement. J’étais effroyablement et hideusement faible. Mon poids était tombé à soixante-quatre livres. Mes yeux étaient presque aveugles.
Je fus soudain, en me trouvant dehors, frappé d’agoraphobie. L’espace qui m’environnait m’épouvanta. Cinq années dans cette cage étroite m’avaient rendu incapable de descendre la pente vertigineuse de l’escalier qui s’ouvrait devant moi.
Je l’essayai cependant, et y réussis. Ce fut l’acte le plus héroïque que j’eusse accompli dans toute ma vie. Et j’arrivai ainsi à l’une des cours intérieures de la prison.
La cour, à cette heure, était déserte. Le soleil éblouissant y dardait en plein ses rayons. Par trois fois, je tentai de la traverser. Mais la tête me tourna et je dus chercher une protection dans l’ombre que projetait un de ses murs.
Un peu remis, je raidis derechef mon courage et renouvelai mon essai. Mes pauvres yeux chassieux, médusés comme ceux d’une chauve-souris, me firent tressauter d’effroi, à la vue de mon ombre qui s’étendait, devant moi, sur les pavés. Je m’efforçai d’éviter mon ombre, trébuchai, puis tombai sur elle. Alors, comme un homme prêt à se noyer, qui fait effort pour atteindre le rivage, je rampai sur les genoux et sur les mains, vers l’abri du mur sauveur.
Je m’y accotai et me pris, là, à pleurer. Il y avait bien des années que je n’avais versé de larmes. Je me souviens encore d’avoir senti, dans cette ultime détresse, la tiédeur de mes pleurs, qui roulaient sur ma joue, et la saveur salée qu’en les atteignant ils mirent à mes lèvres.
Un frisson me saisit, semblable à un accès de fièvre intermittente, et, en dépit de la chaleur torride du soleil, dans cette cour étroite, je me mis à trembler de tous mes membres. Je reconnus que traverser la cour constituait un exploit dont j’étais incapable et, toujours pantelant, j’entrepris de la contourner, accroupi contre le mur et m’y appuyant des mains.
C’est dans cette position que le gardien Thurston, qui m’épiait depuis quelques instants, vint s’emparer de ma personne. Je le vis, déformé par mes yeux chassieux, espèce de monstre énorme et bien nourri, démesurément grossi, qui fonçait sur moi avec une vitesse vertigineuse. Il n’était, en réalité, qu’à quelque vingt pieds de moi, et il me parut qu’il surgissait de l’Infini.
Il pesait dans les cent soixante-dix livres, et l’on se rend facilement compte de ce que, dans les conditions où nous étions, pouvait être une lutte entre nous. C’est au cours de ce bref combat qu’il prétendit avoir reçu de moi un coup de poing sur le nez, coup de poing si terrible que le sang coula.
Toujours est-il qu’étant un condamné à vie et que, pour un condamné à vie qui se livre à des voies de fait, la loi de Californie prévoit comme châtiment la peine de mort, je fus ainsi déclaré coupable et frappé par le jury. Celui-ci ne pouvait, légalement, ne point tenir compte des affirmations solennelles du gardien Thurston, auxquelles se joignirent celles des autres chiens pendeurs de la prison, qui ne se firent point faute de me charger. L’arrêt était inévitable.
Durant tout le trajet que je dus parcourir en sens inverse pour regagner ma cellule, et notamment au cours de la remontée du vertigineux escalier, je fus gentiment roué de coups, tant par Thurston que par la nuée d’auxiliaires accourus pour lui prêter main-forte. Coups de pieds, coups de poings et soufflets. Il en pleuvait.
Si le nez de Thurston a véritablement saigné, ce que je me garderais d’affirmer, ce dut être, probablement, au cours de la mêlée, du fait d’un de ces acolytes trop zélés, qui cognaient à tort et à travers. J’en dégage pleinement ma responsabilité. Mais le prétexte n’en était pas moins excellent pour me pendre !
Je viens d’avoir une conversation avec le garde de la Mort qui est de service. Il a connu Jake Oppenheimer, qui occupait cette même cellule il y a un an, avant de marcher au gibet comme je vais le faire moi-même.
C’est un ancien soldat. Il chique continuellement, et de façon malpropre. Sa barbe grise et sa moustache sont toutes maculées de traînées jaunes. Il est veuf, avec quatorze enfants vivants, tous mariés, et il est le grand-père de trente et un petits-enfants vivants, l’arrière-grand-père de quatre petites filles.
Ce n’est pas sans difficulté que j’ai obtenu ces renseignements. J’ai dû les lui extirper avec autant de peine que s’il se fût agi de lui extraire une molaire.
C’est une sorte de rustre, d’une intelligence très inférieure. L’esprit ne l’a jamais tourmenté. Et c’est pour cette raison, sans doute, qu’il a vécu si vieux et a, sans se troubler, procréé tant d’enfants.
Ses idées ont dû se bloquer chez lui, dès l’âge de trente ans. Le monde lui est indifférent. Il se contente, d’ordinaire, de répondre oui ou non à mes questions. Ce n’est point qu’il soit naturellement hargneux ou morose. Mais il n’a point d’idées à exprimer.
Je me demande si je ne devrais pas souhaiter, pour ma prochaine réincarnation, une existence comme la sienne, purement végétative, et qui me reposerait grandement des élans divins de mon intelligence.
Après avoir été secoué, bousculé, assommé de coups de poing et coups de pied, par Thurston et par ses chiens pendeurs, tout en remontant ce terrible escalier, j’éprouvai un immense, un infini soulagement, lorsque je me retrouvai dans mon étroite cellule.
Là, tout me paraissait si sûr, si stable. J’étais comme un enfant perdu qui, après une équipée, rejoint la maison paternelle. Je me prenais d’affection pour ces murs que, durant des années, j’avais tant haïs.
Ces bons murs, épais et solides, que j’avais, à droite et à gauche, à portée immédiate de ma main, empêchaient l’espace de bondir sur moi, comme une bête fauve. L’agoraphobie est une terrible maladie. Je plains sincèrement ceux qui en sont atteints. Du peu que j’en ai tâté, je ne crains pas d’affirmer que la surmonter est plus difficile que d’accepter la pendaison.
Je viens de me faire une pinte de bon sang. Le médecin de la prison, imaginez-vous, un homme fort sympathique au demeurant, est entré dans ma Cellule de Mort, pour faire un brin de causette avec moi… et m’offrir incidemment ses bons offices. C’est à dire une dose suffisante de morphine, qu’il me fournirait, et que j’absorberais pendant la nuit. Demain matin, m’a-t-il affirmé, je ne me rendrais même pas compte que je marche à la potence.
J’ai décliné sa proposition. J’en ai ri aux éclats.
Je me souviens du cas de Jake Oppenheimer, que l’on m’a conté. Lui non plus, n’a pas eu peur de la mort.
Son dernier matin venu, et son petit déjeuner terminé, comme il était déjà dans sa chemise sans col, les reporters furent introduits dans sa cellule, curieux de recueillir ses dernières paroles. Écoutez comment il les mystifia.
Comme ils lui demandaient ce qu’il pensait de la peine de mort — poser une question semblable à un homme qui va mourir et que l’on va voir mourir, c’est, vous l’avouerez, un toupet de sauvage — il leur répondit, beau joueur comme il l’avait toujours été dans sa vie :
— Gentlemen, je pense vivre assez pour la voir un jour abolie…
Ça, c’était tapé !
J’ai vécu d’innombrables existences et je puis affirmer que, depuis la création du monde, la barbarie humaine n’a pas fait un pas vers le progrès. Nous avons mis sur elle, au cours des siècles, un léger vernis. Rien de plus.
« Tu ne tueras point… » a proclamé la Loi divine. Du bluff ! La preuve en est qu’on me pendra demain matin. Dans les arsenaux de toutes les nations se construisent, à cette heure, des canons et des navires, dreadnoughts et superdreadnoughts, et mille instruments savants, destinés à tuer. « Tu ne tueras point… » Bluff ! Bluff ! Bluff !
Nos femmes, à l’Age de Pierre, étaient plus vertueuses que ne sont les nôtres aujourd’hui. Nous ne mangions pas d’aliments frelatés, empoisonnés par un mercantilisme éhonté. Les filles des pauvres n’étaient point condamnées, pour vivre, à la prostitution. La prostitution était inconnue.
Je vous ai conté ce qu’au début du vingtième siècle après Jésus-Christ, j’ai enduré dans mon cachot, et toutes les tortures de la camisole. Jamais je n’ai connu, dans les siècles passés, de tourments équivalents.
Nous sommes aussi sauvages que nos premiers ancêtres. Mais ceux-ci, quand ils tuaient, le faisaient franchement et le front levé, ils acceptaient la responsabilité de leur acte. Nous, nous avons adjoint à nos meurtres l’hypocrisie. Nous ne nous cachions pas, autrefois, derrière l’autorité des philosophes, des prédicateurs subventionnés et des professeurs de droit.
Il y a cent ans, cinquante ans, cinq ans seulement, les voies de fait n’entraînaient pas, aux États-Unis, la peine capitale. Aujourd’hui, Jake Oppenheimer a été pendu en Californie, pour ce seul délit. Et moi je vais l’être, pour un coup de poing sur le nez d’un homme. Voilà le progrès, bonté divine !
Mais, si les singes et les tigres étaient soumis à un pareil régime, il y a longtemps que la race en aurait disparu ! N’est-ce pas votre avis ?
Seigneur ! Seigneur ! On plaint le Christ parce qu’il a été crucifié… Qu’est-ce que nous dirions alors, Oppenheimer et moi ?
Comme Ed. Morrell me le frappait un jour avec ses doigts, « le pire usage qu’on puisse faire d’un homme est de le pendre ».
Non, je n’ai vraiment aucun respect pour la peine capitale. Et ce n’est pas seulement une mauvaise action pour les chiens pendeurs qui l’exécutent, moyennant salaire. C’est une honte pour la société qui la tolère, et paie pour elle des impôts.
« Être pendu par le cou, jusqu’à ce que mort s’ensuive… » Ainsi s’exprime le Code, dans sa phraséologie bizarre. Mais la pendaison est une chose sotte, stupide et, par dessus tout, antiscientifique. Voilà pourquoi elle me répugne.
Le matin est arrivé. Mon dernier matin. J’ai dormi, toute la nuit, comme un enfant.
Dormi si paisiblement qu’à un moment le garde de la Mort s’en est effrayé. Il a cru que je m’étais étouffé sous mes couvertures.
L’inquiétude du pauvre homme faisait pitié. Son pain et son beurre étaient en jeu. Si j’eusse été réellement mort, il eût été mal noté, révoqué peut-être, et la perspective d’aller grossir le nombre des sans-travail est amère à cette heure.
L’Europe, m’a-t-on dit, liquide, depuis deux ans, un passif fort lourd. Ce sera ensuite le tour des États-Unis. Cela signifie une crise commerciale prochaine, une panique financière peut-être, et que l’armée des sans-travail fournira, l’hiver prochain, de plus longues queues aux distributions de pain des œuvres d’assistance.
On m’a apporté mon petit déjeuner. Cela paraît idiot, mais je l’ai absorbé de bon cœur. Le gouverneur m’a offert lui-même un litre de whisky.
Je l’en ai remercié et lui ai répondu qu’il veuille bien en faire don, de ma part, au Quartier des Assassins. Pauvre gouverneur ! Il craint, si je ne suis pas ivre, que je ne me rebiffe et mette du désordre dans la cérémonie, et que je ne lui adresse, devant les reporters, des reproches sur sa prison.
On m’a mis une chemise sans col…
Il semble que je sois devenu soudain un personnage important. C’est incroyable, le grand nombre de gens qui s’intéressent à moi…
Le docteur vient de sortir. Je lui ai demandé qu’il me tâte le pouls. Les battements sont normaux…
Je jette, au hasard, ces lignes sur le papier. Feuille par feuille, elles sortent des murs de la prison, par une voie secrète.
Je suis l’homme le plus calme de cette prison. J’ai l’air d’un enfant prêt à entreprendre un voyage. J’ai hâte de m’en aller, curieux des pays nouveaux que je dois voir. Pourquoi aurais-je peur de la mort, moi qui, si souvent, suis entré dans les ténèbres de la mort volontaire, pour en ressortir aussitôt ?
Le gouverneur, à la place du litre de whisky, m’a expédié une bouteille de champagne. Je l’ai envoyée au Quartier des Assassins. Que de considérations l’on a pour moi, en ce dernier jour ! Étrange ! Étrange ! Ces hommes qui vont me tuer sont, j’imagine, épouvantés de ma mort. Ils tiennent à se mettre en règle avec leur conscience et je dois leur paraître un être supérieur, ayant déjà le pied dans l’Éternité.
Ed. Morrell vient de me faire parvenir un petit mot. Il m’affirme qu’il a fait les cent pas, toute la nuit, devant le mur du Quartier des Condamnés à mort.
On lui a interdit, administrativement, de venir me faire ses adieux. Bandits ! Je le dis sans le savoir. Mais je le suppose. On a dû se défier de lui. Ces gens sont des enfants. Ils me tuent et, la nuit prochaine, lorsqu’ils m’auront allongé le cou, ils auront peur, pour la plupart, de rester dans l’obscurité.
Voici quel était le message d’Ed. Morrell : « Ma main est dans la tienne, vieux camarade ! Je sais que, même au bout de la corde, c’est toi qui auras gagné la partie. Ils n’auront pas eu la dynamite. »
Les reporters se sont éloignés. Je ne les verrai plus, la prochaine et dernière fois, que du haut du gibet, avant que le bourreau ne me cache la face sous le voile noir.
Quelques lignes encore…
En les écrivant, je retarde la cérémonie. Le corridor est plein de fonctionnaires et de hauts dignitaires. Tous sont nerveux. Ils désirent, évidemment, en finir au plus vite. Sans doute plusieurs d’entre eux sont-ils attendus à déjeuner. Je les désoblige beaucoup en tenant encore ma plume…
Le prêtre m’a renouvelé sa demande de rester avec moi jusqu’à la fin. Le pauvre homme ! Pourquoi lui refuserais-je cette consolation ?
J’ai consenti, et maintenant il a l’air tout réjoui. Mon Dieu, qu’il faut peu de chose pour rendre heureux certains hommes ! Je pourrais m’attarder encore à en rire, pendant cinq joyeuses minutes, s’ils n’étaient pas si pressés.
Je termine ici. Je ne puis que me répéter. Il n’y a pas de mort absolue. L’esprit est la vie, et l’esprit ne saurait mourir.
Seule, la chair meurt et passe, et, par l’effet de fermentations chimiques, se dissout et se transmute, pour renaître, comme une matière plastique, sous des formes nouvelles et diverses. Formes éphémères qui, à leur tour, périront pour renaître encore.
Qui serai-je quand je revivrai ? Voilà… Voilà ce qui me préoccupe… Qui serai-je et de quelles femmes serai-je aimé ?
(Notes des Traducteurs.)
Chapitres | Pages | |
I. |
— Darrell Standing se présente | |
II. |
— Une histoire de dynamite | |
III. |
— L’interrogatoire | |
IV. |
— « Assieds-toi, Standing ! » | |
V. |
— Des tapotements dans la nuit | |
VI. |
— « Samarie ! » | |
VII. |
— La camisole de force | |
VIII. |
— La dynamite ou la mort | |
IX. |
— Vouloir mourir | |
X. |
— Un sourire quand même | |
XI. |
— A travers les étoiles | |
XII. |
— La caravane vers l’Ouest | |
XIII. |
— La grande trahison des Mormons | |
XIV. |
— Le supplice de la soif | |
XV. |
— Rêves d’opium ou réalités ? | |
XVI. |
— « Et quoi encore, Vandervoot ? » | |
XVII. |
— Seigneur ! seigneur ! un pauvre matelot | |
XVIII. |
— « Maintenant, ô mon roi ! » | |
XIX. |
— Oppenheimer demeure sceptique | |
XX. |
— Quand j’étais Ragnar Lodbrog | |
XXI. |
— Sur le volcan juif de Jérusalem | |
XXII. |
— Comment je serai pendu | |
XXIII. |
— A l’instar de Robinson | |
XXIV. |
— La double camisole | |
XXV. |
— Je rends visite à Jake Oppenheimer | |
XXVI. |
— C’est l’amour qui m’a perdu | |
XXVII. |
— Une chauve-souris dans la lumière | |
XXVIII. |
— Qui serai-je, quand je revivrai ? |
MAYENNE, IMPRIMERIE FLOCH — 8-1925
LES LIVRES QU’IL FAUT LIRE
ROMANS D’AVENTURES
Jack London. — Michaël, chien de cirque | 7 50 |
— La Peste écarlate | 7 50 |
— Le Talon de fer | 7 » |
— Croc-Blanc | 7 50 |
— Jerry dans l’Ile | 6 » |
— Le Fils du Loup | 7 » |
— Martin Eden | 7 50 |
J.-O. Curwood. — Kazan | 7 50 |
— Le Piège d’Or | 7 50 |
— Les Chasseurs de Loups | 6 50 |
— Les Cœurs les plus farouches | 5 50 |
— Bari, chien-loup | 7 50 |
— Le Grizzly | 6 » |
Maurice Renard. — Le Singe | 7 50 |
— Suite fantastique | 6 » |
— Le Péril bleu | 6 50 |
— Le Voyage immobile | 6 50 |
— Le Docteur Lerne, sous-dieu | 6 » |
Cyril-Berger. — L’Expérience du Docteur Lorde | 6 » |
Rd-P. Lepers. — La Tragique histoire des flibustiers | 6 » |
Trelawny. — Les Aventures d’un Cadet | 5 » |
Daniel de Foe. — L’Étonnante vie du colonel Jack | 5 » |
Pierre Mac Orlan. — Le Rire Jaune | 6 » |
— Le Chant de l’Équipage | 6 » |
H.-H. Ewers. — Mandragore | 6 50 |
L. Chadourne. — Le Maître du Navire | 5 » |
ÉDITIONS G. CRÈS & Cie
21, Rue Hautefeuille, PARIS (VIe)