Title: Au jeune royaume d'Albanie
Author: Gabriel Louis Jaray
Release date: October 8, 2004 [eBook #13676]
Most recently updated: October 28, 2024
Language: French
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LA POLITIQUE FRANCO-ANGLAISE ET L'ARBITRAGE INTERNATIONAL (Ouvrage couronné par l'Académie française), 1 vol. in-16, Perrin, 1904.
LA QUESTION D'AUTRICHE-HONGRIE dans LES QUESTIONS ACTUELLES DE POLITIQUE ÉTRANGÈRE EN EUROPE, 1 vol. in-16, Félix Alcan, 1907, 3e éd.
LE SOCIALISME EN AUTRICHE ET EN HONGRIE dans LE SOCIALISME A L'ÉTRANGER. 1 vol. in-16, Félix Alcan, 1909.
LA QUESTION SOCIALE ET LE SOCIALISME EN HONGRIE (Ouvrage couronné par l'Académie des Sciences morales et politiques. Prix Audiffred-Pasquier). 1 vol. in-8, Félix Alcan, 1909.
L'ALBANIE INCONNUE (Ouvrage couronné par l'Académie française). 1 vol. in-16, avec 60 gravures et 1 carte hors texte, Hachette et Cie, 1913, 3e éd.
LES NATIONALITÉS EN AUTRICHE: AUTOUR DE TRIESTE (ITALIENS, SLAVES ET ALLEMANDS). Une brochure in-8. Bibliothèque des questions diplomatiques et coloniales, 1902 (épuisé).
LA PAPAUTÉ, LA TRIPLE ALLIANCE ET LA POLITIQUE EXTÉRIEURE DE LA FRANCE. Une brochure in-8. Bibliothèque des questions diplomatiques et coloniales, 1904 (épuisé).
LE SOCIALISME MUNICIPAL EN ITALIE. Une brochure in-8, Félix Alcan, 1904.
LE RÉGIME DES CHEMINS DE FER EN ITALIE. Une brochure in-8, Giard et Brière, 1905.
CHEZ LES SERBES, notes de voyage. Une forte, brochure in-8, avec cartes, Bibliothèque des questions diplomatiques et coloniales, 1906.
L'AUTRICHE NOUVELLE, SENTIMENTS NATIONAUX ET PRÉOCCUPATIONS SOCIALES. Une brochure in-8, Félix Alcan, 1908.
La constitution de l'Albanie indépendante était si peu prévue par l'opinion publique que beaucoup d'esprits se demandent si elle n'est pas seulement une de ces inventions diplomatiques, telles qu'il en jaillit parfois dans les conférences internationales, quand on ne sait comment résoudre une difficulté; disons le mot, elle a été une surprise.
Aussi chacun se demande: les Albanais sont-ils autre chose qu'un souvenir historique et presque archéologique? Ces hommes, que nous ne connaissons guère que par l'histoire de la conquête turque, subsistent-ils donc encore? Forment-ils une nation? Si celle-ci existe, comment l'ignorait-on? Si elle n'existe pas, qu'est-ce que cet État nouveau? On le délimite; mais, dans ces limites, que va-t-il se passer? Est-ce un foyer d'anarchie que l'on prépare ou que l'on attise? Est-ce un terrain de chasse que l'on borne pour l'Autriche et pour l'Italie?
Cet État est à quelques heures de Venise et personne n'y pénètre; on y envoie un prince, mais il ne sait par quel bout commencer son nouveau travail. Que se passe-t-il donc derrière la ligne de ces rivages inhospitaliers et que nous réserve cette nouvelle forme de la question d'Orient?
Telles sont assurément quelques-unes des questions que tous se posent et dont chacun parle d'autant mieux qu'il n'y est point allé voir.
Dans les pages qui vont suivre, j'ai essayé seulement de donner une image fidèle des régions les plus importantes et les plus populeuses de l'Albanie autonome.
Dans un précédent volume, l'Albanie inconnue, j'ai conté mon voyage chez les Albanais du Nord, dans les villes interdites, conquises jadis par les Albanais sur les Serbes et depuis lors reprises par ces derniers, et dans les tribus indépendantes et inviolées des montagnes du Nord.
Le présent ouvrage est consacré aux parties de l'Albanie du Centre, du Sud et de l'Est qui sont ou du moins qui étaient d'un abord plus facile. Ce sont les régions destinées à devenir le centre du nouvel État, du jeune royaume d'Albanie.
C'est là que la capitale est établie, là que les premiers efforts d'organisation sont faits, là que les rivalités s'exercent, là qu'entrent d'abord en conflit les antiques traditions locales et les nouvelles exigences d'un État du XXe siècle.
De ce que j'ai vu hier, est-il légitime de conclure pour demain? Du spectacle des Arnautes sous le joug turc est-il permis de déduire des pronostics sur le destin de «l'Albanie aux Albanais», sur l'avenir du nouveau royaume des Shkipetars? On ne saurait en tout cas se garder d'oublier qu'il faut faire leur part aux imprévus comme aux destins de l'histoire, aux hommes qui fondent ou ruinent les empires comme à la logique des événements et des situations.
Aussi l'ambition de celui qui écrit cet ouvrage sera-t-elle satisfaite, s'il fait revivre devant l'esprit du lecteur un milieu, les individus qui s'y agitent, leurs sentiments, leurs préjugés, leur état d'âme, s'il explique les problèmes qui s'y posent, les facteurs qui en sollicitent la solution dans un sens ou dans l'autre. Peut-être cela ne permet-il pas de prévoir l'avenir; mais les desseins de l'auteur seront accomplis, si ces pages aident à le comprendre.
En pays «maghzen» albanais || La baie de Vallona || L'organisation féodale, les relations entre l'Italie et Vallona || L'action autrichienne || Le commerce extérieur de l'Albanie et la part de l'Autriche et de l'Italie || L'importance de Vallona dans l'Adriatique || La Triple-Alliance et le statu quo en Albanie.
De même que le Maroc traditionnel se divisait en pays maghzen et en pays siba, en pays soumis au sultan et en pays insoumis, de même en était-il des régions que nos cartes dénomment habituellement Albanie; et c'est au même signe distinctif qu'on pouvait ranger une ville ou un village dans l'une ou l'autre des deux catégories, je veux dire au paiement de l'impôt; dans l'Albanie inconnue, j'ai raconté mon voyage en pays Siba; des montagnes du Nord, me voici descendu près du canal d'Otrante, suivant «les échelles» d'Albanie avant de traverser d'Adriatique en Macédoine vers Monastir et Uskub; partout l'administration turque y était établie et relativement obéie, sinon respectée; partout Italiens, Autrichiens ou Grecs y entretiennent des comptoirs et des intérêts et les bateaux de la Puglia ou du Llyod ou les navires grecs y portent journellement, en même temps que leurs couleurs, leurs produits et leurs agents.
Prevesa et Santi-Quaranta sont les premières escales des paquebots qui font le cabotage et le service postal de l'ancienne frontière grecque à la frontière monténégrine ou autrichienne; escales sans grand intérêt et servant surtout de ports à Janina et à sa région, dont ils sont éloignés d'une douzaine d'heures en voiture par Prevesa ou à cheval par Santi-Quaranta.
Mais le navire, qui court le long d'une côte sauvage dont la bordure rocheuse tombe abrupte dans la mer, arrive tout à coup devant une échancrure du rivage; au nord, le terrain plat et marécageux fait un remarquable contraste avec les montagnes du sud qui enserrent presque complètement une baie, que ferme et protège une île. C'est la baie de Vallona; le navire s'engage dans la passe entre l'île de Saseno et le cap Glossa, pointe sud et montagneuse du golfe où le navire jette l'ancre.
La rade est merveilleuse; la vaste baie, d'un bleu profond, s'ouvre sur un fond de montagnes vertes, tachées du gris cendré des oliviers; là-bas, sur la droite, à mi-coteau, le village de Kanizia dresse ses maisons antiques, qui semblent des ruines romaines au milieu d'arbres plantés par les Vénitiens; à gauche, la terre plate émerge à peine des flots et l'on distingue mal où finissent les roseaux de la côte et où commencent les oliviers et les ormes où Vallona est enfoui; on aperçoit à peine la ville; seule, au loin, la pointe blanche des minarets se détache au milieu des bosquets d'arbres et, sur le port, les bâtiments de la douane attendent le voyageur.
Ce cirque de verdure enserre une baie apaisée; l'île qui ferme la rade brise la violence des flots; les collines arrêtent les vents du sud et la brise de l'est; l'eau calmée reflète au profond de la baie la silhouette des sommets qui la protègent.
Le navire se balance sur ses ancres à cinq cents mètres du rivage marécageux; les barques arrivent du débarcadère et se pressent sur ses flancs; celle-ci amène le vice-consul d'Italie, qui vient aux nouvelles, et la voisine un agent du consulat autrichien; à côté, des voiliers d'assez fort tonnage sont remplis de barriques et de peaux, sans doute d'huile d'olives et de peaux de chèvres, les deux objets d'exportation du pays. Les bateliers assiègent de leur insistance les gens du bord; voici enfin la barcasse où l'on me fait descendre; le batelier de ses rames s'éloigne du navire, puis bientôt debout, conduit en s'appuyant sur les hauts fonds.
En maintes villes d'Orient, le ciel et la mer, la lumière dorée, l'éclat des taches blanches que les maisons forment en se détachant sur les verdures profondes, les couleurs intenses qui vibrent et l'air diaphane qui rapproche les premiers plans composent la beauté du site et jettent sur la ville l'illusion du rêve devant le voyageur qui aborde à la rive; mais qu'il descende; que de spectateur lointain du paysage féerique, il devienne le promeneur familier anxieux de voir de près la beauté entrevue, souvent, hélas! un désenchantement lui fait maudire le mirage que devant ses yeux a fait jouer la lumière.
Vallona est de ces villes: on aborde à un port rudimentaire, ou plutôt à un débarcadère, la Scala, construit par une société exploitant l'asphalte; quelques arbres masquent des ruines assez importantes d'une forteresse vénitienne, puis une route poussiéreuse conduit de la douane à une ville sans beauté et sans charme; le bazar n'a point d'attrait et les étalages y sont misérables; la grande place est d'une banalité qu'égalent les mosquées voisines; l'eau vive manque; les costumes locaux ont disparu et les maisons sont sans intérêt; ce ne sont plus les «Koulé» de Diakovo et d'Ipek, forteresses féodales des beys albanais du Nord; les jardins desséchés n'ont pas la vie que met l'eau courante des ruisselets à Tirana la verte ou dans la mystérieuse Ipek.
Rien ne rappelle ici l'originalité des villes albanaises de l'intérieur; je cherche le cimetière où, près de la maison, les pierres debout marquent seules les tombes et où, sous les arbres centenaires, gens et bêtes passent pour les besognes familières. Je ne trouve plus le jardin clos où c'est un fouillis de fleurs, d'arbres et de vignes aux lourds raisins, où l'on peut cueillir le fruit qui vient de mûrir et le rafraîchir dans l'eau glacée et pure qui circule à travers les herbes dans les sillons qu'on lui a creusés.
Non contente d'être sans grâce, Vallona est aussi sans salubrité; elle est entourée de marécages et la malaria sévit; l'Occidental qui y séjourne ne doit pas oublier la quinine et en faire usage; le gouvernement turc avec son habituelle insouciance n'a rien fait pour protéger les habitants; l'eucalyptus, qui aurait si facilement asséché les environs et chassé l'endémique malaria, n'a nulle part été planté; souhaitons plus de prévoyance au jeune gouvernement albanais.
C'est à Vallona que celui-ci avait naguère établi sa première capitale; la raison en est simple, c'est le fief du chef de ce premier gouvernement, Ismaïl Kemal. L'organisation féodale subsiste dans cette partie du pays comme au nord; à côté des villages libres, où chaque paysan est propriétaire de sa terre, des propriétés foncières considérables appartiennent aux beys, qui forment la classe dominante de la population; sur ces domaines, des métayers demeurent leur vie durant et cultivent le sol; ils reçoivent une moitié ou les deux tiers de la récolte, selon les régions.
Parmi ces grands propriétaires, quelques familles, dans chaque partie de l'Albanie, se sont élevées avec le temps et leur influence s'exerce sur les autres notables. A Vallona, la grande famille est celle des Vlora ou Vlorna, déformation, dit-on, du nom de Vallona; le chef de cette famille est l'ancien grand-vizir Férid Pacha; ses terres se comptent par heures de marche; son palais est en ville, mais fort délabré, car il séjourne peu volontiers ici où on l'accuse de mille exactions; aussi est-ce son cousin pauvre qui a hérité de l'influence traditionnelle des Vlora et Ismaïl Kemal s'est depuis longtemps posé en chef. Sous l'ancien régime, il avait comme programme l'indépendance de l'Albanie; dès l'instauration du régime jeune-turc, il se proclama «osmanlis», mais adversaire d'Ahmed Riza et de ses amis; il s'allia à l'Union libérale, puis en devint le président et, en face du système centralisateur d'Union et Progrès, réclama la décentralisation et l'autonomie; tous les beys de la région jusqu'à Berat et El-Bassam étaient ses amis et ses partisans et l'on peut dire qu'il fit dans cette partie de l'Albanie l'union de la classe dirigeante contre la jeune-Turquie.
Celle-ci s'en vengea en 1909: après le mouvement de réaction de Constantinople et la victoire des jeunes-turcs, ces derniers impliquèrent les beys de Vallona dans un complot et les inculpèrent de trahison ou de réaction. La plupart durent fuir à l'étranger ou dans les montagnes. Aussi peut-on croire que c'est avec un plaisir sans mélange qu'ils mirent à leur tour à la porte les représentants de la jeune-Turquie pour prendre le pouvoir ou ce qui en a l'apparence.
Cette classe de la population est fort différente des beys des montagnes du Nord; ces derniers n'ont eu aucun contact avec l'Occident, ils l'ignorent; les beys de Vallona y sont allés et parlent parfois l'italien, l'allemand ou le français; ils ont des lumières sur le monde extérieur à l'Albanie et possèdent un vernis de culture; musulmans, ils ne sont pas fanatiques et certains comme Ismaïl Kemal se disent amis des orthodoxes grecs; très conscients de leur nationalité albanaise, ils ont l'ambition d'être maîtres chez eux et de parvenir à leurs desseins, en employant les moyens opportuns.
La rudesse des moeurs du Nord s'est atténuée et ils ont remplacé le coup de feu par l'intrigue; ils ne portent pas le fusil, mais portent en eux une imagination qui leur montre tout possible; toutefois, la douceur du climat, la facilité de la vie, qui contrastent si singulièrement avec les rudes saisons des massifs de l'Albanie du Nord et les pénibles luttes de l'existence du petit bey montagnard de Liouma ou de Malaisia, ont donné à ceux qui sont nés aux rives de la Vopoussa et aux côtes de Vallona la nonchalance orientale, la paresse d'agir, commune aux peuples favorisés pendant trop de siècles par la chaleur du ciel méditerranéen et la tiédeur des flots qui chassent vers le Nord les hivers rigoureux. C'est ainsi que trop souvent l'ardeur des gens de Vallona est imaginative et l'initiative renvoyée au lendemain.
Chacun sait que le semblant de gouvernement établi par Ismaïl Kemal en décembre 1912 dura l'espace d'une année et n'arbora sur la ville l'étendard de l'Albanie indépendante, l'aigle noir à deux têtes sur fond rouge, que pour le transmettre au prince choisi par l'Europe. Sous le régime turc, Vallona n'était dotée que d'un simple Kaïmakan; c'est tout un ministère qui y fut établi par Ismaïl et, trait caractéristique, un ministère de grands propriétaires: Zenel bey, nommé sans le savoir président du sénat, est le chef de la grande famille des Mahmoud Begovic d'Ipek, dont j'ai conté l'entretien dans l'Albanie inconnue; Riza bey, le chef de la plus vieille famille de Diakovo, était désigné comme commandant de la milice nationale, en compagnie d'Issa Bolétinatz, le célèbre bey agitateur; Abdi bey Toptan, nommé aux finances, Mehmed Pacha à la guerre, Lef Nossis aux postes étaient tous de grands propriétaires; c'était le ministre des beys, avec Luidgi Karakouki, ancien secrétaire d'Ismaïl Kemal, au commerce, comme agent d'affaires pour les circonstances délicates, type de levantin rusé et adroit, qui connaît italien et français et servait d'interprète entre l'Albanie et l'Europe.
Tel était le gouvernement, disons de Vallona, car il ne gouvernait, au vrai sens du mot, guère au delà d'une zone d'une cinquantaine de kilomètres autour de la ville. Au Nord et à l'Est, c'est l'anarchie albanaise; au Sud, c'est la population grecque orthodoxe d'Épire, qui réclame son rattachement à la Grèce, à l'exception de quelques groupes musulmans réfugiés dans les montagnes, comme les Lap près de Santi-Quaranta et, surtout plus au Sud, comme les Tcham qui ont conservé leur fanatisme et leur isolement.
C'était donc une vingtaine de mille habitants peut-être qui subissaient l'action du gouvernement de Vallona; la ville à elle seule en compte environ 8 000; les Albanais musulmans en composent la grosse majorité; des orthodoxes albanais ou grecs, et des Italiens catholiques d'origine albanaise y entretiennent l'usage constant de la langue grecque et de la langue italienne; quant à la langue turque, elle a toujours été inconnue.
La présence de cette colonie italienne d'origine albanaise est un des traits les plus intéressants des relations entre l'Italie et l'Albanie, et dans le conflit d'intérêts italo-autrichien, dont Vallona est le centre, elle joue un rôle qui n'est pas négligeable. Vallona est peut-être de toutes les villes de l'Albanie celle où l'Italie possède le plus d'influence; elle le doit moins à sa proximité qu'à deux causes fondamentales: l'une est la présence en Italie d'une importante colonie albanaise italianisée, dont un certain nombre de représentants sont retournés en Albanie et ont été dirigés vers Vallona; l'autre est l'intérêt de premier ordre que le royaume attache à cette partie de la terre albanaise.
C'est, paraît-il, au XVe siècle que les premiers Albanais émigrèrent en Italie; les historiens italiens racontent qu'en 1462 tandis que Ferrant d'Aragon faisait le siège de Barletta, une colonie d'Albanais se présenta à lui et se fixa dans le pays; c'est en tout cas vers 1470 que cette émigration prit des proportions assez importantes; l'origine en était la conquête turque effectuée à cette époque après la défaite de Scanderbey; dispersés à travers les Abruzzes, la Calabre et la Sicile, ces émigrés ont adopté la langue, puis le costume, puis les coutumes du pays où ils se fixaient; toutefois, ils n'ont pas perdu tout souvenir de leur ancienne patrie ni tout contact avec elle; pendant très longtemps, ces souvenirs sont restés latents et ces contacts intermittents; mais, depuis la création du royaume d'Italie, Rome comprit très vite le parti qu'elle pouvait tirer de cet élément, qu'on évalue à une cinquantaine de mille âmes; elle s'appliqua à ranimer les souvenirs, à rétablir les contacts et à faire des Albanais d'Italie l'instrument d'action le plus efficace pour la propagande italienne en Albanie, en attendant d'en tirer parti pour invoquer ses intérêts spéciaux. M. Baldacci, professeur à l'Université de Bologne, a indiqué avec franchise ce plan concerté: «La politique italienne se sert, écrit-il, des Italo-Albanais comme point d'appui pour exercer une influence sur les populations balkaniques, d'autant plus que le voisinage de cette colonie avec la côte d'Illyrie, la parenté avec certaines familles, l'analogie et la communauté d'histoire, de coutume et de commerce, fournissent des droits et des raisons pour intervenir.»
Les Italiens ont favorisé la renaissance nationale de l'idée albanaise et ont donné asile à une société nationale albanaise et à des journaux, écrits d'abord en italien, puis en albanais, qu'ils répandirent de l'autre côté de l'Adriatique; par ces intermédiaires, les dons pouvaient facilement être distribués dans l'autre presqu'île; par eux, on chercha surtout à exercer une influence sur les Albanais, et quels meilleurs agents à transplanter sur l'autre rive adriatique: l'Italie y trouvait double avantage, celui de posséder sous la main des intermédiaires précieux, celui d'avoir des agents commerciaux excellents pour le développement du trafic italo-albanais.
A Vallona, le vice-consul d'Italie me présente, par exemple, le chancelier du consulat: c'est un M. Bosio, qui exerce le métier d'agent de la Puglia; il est né dans les Pouilles, d'une famille albanaise transplantée en ce lieu; et de même origine sont la plupart des Italiens qui formaient en 1913 la colonie italienne de Vallona, cent familles environ, petites gens faisant le commerce en boutique et servant d'intermédiaires entre le royaume qui envoie ici ses produits fabriqués, ses étoffes, ses vins, son blé ou sa farine et les Albanais qui exportent en Italie les peaux et la laine de leurs bêtes et l'huile de leurs oliviers.
L'Italie encadre cette colonie comme à Durazzo et comme à Scutari par une organisation à elle, dont le chef est le consul et dont les linéaments sont formés des écoles royales, des postes italiennes et de l'agence de la compagnie de navigation la Puglia avec les intérêts qui gravitent autour de celle-ci. D'après un rapport de la direction générale des écoles italiennes à l'étranger, Vallona comme Durazzo possédait en 1913 trois écoles royales, une de garçons, une de filles, et une école du soir avec 400 élèves environ dans chacune de ces villes; à Scutari, cinq écoles, dont deux crèches, recevraient un nombre un peu plus grand d'enfants. D'après ce que j'ai vu à Vallona, j'ai lieu de croire que ces chiffres sont plutôt exagérés; toutefois, il n'est pas douteux que les écoles royales sont un des meilleurs éléments d'action de l'Italie en Albanie; si elle pouvait réaliser le projet d'organiser à Bari, à six heures de la côte albanaise, une école supérieure pour jeunes Albanais et d'y attirer ces derniers, ce serait assurément le plus remarquable couronnement de cette oeuvre scolaire.
Malgré ces efforts qui datent d'un quart de siècle, son action reste encore inférieure en résultats à celle de l'Autriche dans l'ensemble de l'Albanie; mais à Vallona, grâce à sa colonie, elle a dépassé sa rivale; c'est qu'ici, l'Autriche manque de son point d'appui habituel, le clergé catholique et les écoles religieuses; sauf la petite colonie italienne, qui d'ailleurs manque de prêtres et d'église, il n'y a dans ce port que des musulmans et des orthodoxes; des distributions d'argent opportunes peuvent procurer à l'Autriche des partisans ou des indicateurs, mais non une organisation; aussi l'influence autrichienne est-elle fortement battue en brèche dans cette région de l'Albanie et il n'a fallu rien moins que la guerre italo-turque, qui a provisoirement arrêté l'expansion italienne, et la politique de la Consulta, qui a rendu violemment hostile à l'Italie tout l'élément grécophile, pour arrêter les progrès de l'action italienne.
Dans l'Albanie indépendante, cette action reprend avec d'autant plus de force que son rayon va être limité; l'Albanie devient une façade maritime avec un hinterland montagneux; les plus hautes chaînes l'encadrent et elle est à peu près formée des deux anciens vilayets de Scutari et de Janina, à l'exception de la région méridionale de ce dernier; sous le régime turc, les Albanais s'avançaient bien au delà, mais l'Italie n'exerçait vraiment son action commerciale et économique que dans ce qui devient l'Albanie autonome; dans les dernières années, le commerce italien recueillait environ un tiers des transactions faites avec l'étranger dans le vilayet de Janina et un quart dans le vilayet de Scutari.
Ce sont des résultats considérables, si l'on songe que l'Autriche-Hongrie a hérité de la prépondérance économique en ces régions depuis la chute de la République de Venise, que Trieste est la tête de ligne d'un mouvement commercial traditionnel, avec ses commerçants allemands, grecs, voire italiens, qui y possèdent leurs maisons de commerce, avec ses navires, ceux du Llyod secondés par ceux de l'Ungaro-Croate de Fiume, avec sa position merveilleuse comme point de départ d'un fructueux cabotage; bon an mal an, les deux vilayets faisaient sans doute pour une vingtaine de millions d'affaires à l'extérieur dont un tiers en vente et deux tiers en achats; l'Autriche se maintenait au premier rang, distançant de bien loin ses concurrents et notamment sa jeune rivale et alliée.
En sera-t-il de même demain? On ne peut douter que la lutte va être menée à fond par l'Italie, et c'est à Vallona que celle-ci dirige ses plus vifs efforts; à Scutari ou à Durazzo, elle travaille; à Vallona, elle veut vaincre; l'endroit est bien choisi: à six heures de Brindisi et de Bari, sous le même ciel et le même climat que celui où vivent en Italie les Albanais émigrés, dans un milieu où le catholicisme ami de l'Autriche est absent.
Mais, à vrai dire, toutes ces circonstances sont bien secondaires; si l'Italie a les yeux fixés sur Vallona, c'est que la question de Vallona est une question capitale pour sa politique. Je dirai volontiers qu'elle abandonnerait sans doute les cinq sixièmes de l'Albanie, si l'on voulait lui laisser le dernier sixième avec Vallona et j'exagérerai à peine si j'ajoute que la Triple-Alliance a été acceptée par l'Italie comme une assurance de n'être pas rejetée de cette rive.
La valeur que la rade de Vallona représente dans l'Adriatique ne saurait être trop mise en lumière. Dans cette mer, la politique autrichienne a su se réserver au cours des siècles tous les bons ports: Trieste, Fiume, centres commerciaux, Pola, Sebenico, ports militaires, et Cattaro, dont les merveilleuses bouches auraient une valeur sans pareille si le Monténégro ne les dominait pas du haut du mont Leoven.
En dehors de ces rades, que reste-t-il? En Italie, Venise où l'on a créé tout un appareil défensif, mais qui, avec les accès facilement ensablés, ne peut prétendre à un rôle offensif; Ancône et Bari, ports de commerce ouverts et qui ne sauraient devenir ports militaires; Brindisi, où l'Italie a fait porter ses efforts, mais qui n'est qu'un pis-aller comme port de guerre et incapable de contenir une flotte de haut bord; de la sorte, il a fallu que le royaume organise son grand port défensif et offensif à Tarente, à l'extrémité de son territoire et au delà du canal d'Otrante, porte de l'Adriatique.
Sur la côte voisine, les ports valent bien moins encore; de l'un à l'autre, j'ai passé et pense qu'on ne saurait se tromper sur leur valeur. Antivari est un assez bon port de commerce, à l'abri des vents du sud, mais peu défendable; Dulcigno n'est qu'une crique ensablée; à Saint-Jean de Medua, les vents rejettent les alluvions du Drin, qui envahissent progressivement la rade très médiocre; à Durazzo, le navire reste aussi actuellement en mer pour débarquer passagers et marchandises à 300 mètres du rivage; mais il n'y a pas en ce lieu de rivière qui ensable la côte: en opérant des dragages et des travaux, on pourrait faire un port convenable; toutefois, il est livré sans défense aux vents du sud; une jetée pourrait y être construite, mais Durazzo restera toujours un port ouvert aux vents et propice aux attaques.
Pour compléter cette énumération, il ne reste plus que Vallona. Or, sa baie constitue un port naturel superbe et vaste, en eau profonde, sans rivière qui l'ensable. Elle s'étend sur plus de dix milles du nord au sud et compte une largeur de cinq milles en moyenne; la profondeur d'eau varie de 25 à 50 mètres; la partie méridionale de la baie, dite anse de Dukati, est abritée de tous les vents et le fond n'y est pas à moins de 20 mètres; une plaine, boisée et bien cultivée, l'entoure, arrosée par la rivière Nisvora. Devant la rade, l'île de Sasseno, haute de 300 mètres, longue de 2 milles et demi, allonge ses collines comme une défense naturelle vers le large; une minuscule jetée et quelques dragages suffiraient à constituer la plus belle rade de l'Adriatique, la plus sûre et la plus facilement défendable.
C'est en ce lieu qu'était jadis Oricum, Porto Raguseo, où les habitants émigrèrent quand le fleuve Vopousa, apportant ses dépôts au port d'Appolonia, l'ensabla et éloigna le rivage; on voit encore, non loin de Vallona, sur une petite éminence, quelques ruines très médiocres, quelques colonnes, restes de cette ancienne ville où passait jadis la ligne côtière; alors que toute la côte jusqu'à Antivari a repoussé la mer et s'est avancée de plusieurs dizaines de kilomètres depuis l'époque romaine, la baie est restée la même rade profonde et protégée, qui attend le dominateur qui saura l'utiliser.
Dès lors, qui ne comprend la valeur de Vallona? Le canal d'Otrante est la porte de l'Adriatique et Vallona en tient la clef; embusquée dans ce port, une force navale ferme et ouvre le canal large d'environ 70 kilomètres seulement; Vallona deviendrait-il la possession d'une autre puissance que l'Italie? C'est, en cas de guerre, l'Adriatique fermée à celle-ci, les escadres de Tarente arrêtées au défilé et toute la côte italienne d'Otrante à Venise tenue sous la menace d'une flotte étrangère, cachée à six heures de mer; il est vrai que si Vallona tombait au pouvoir du royaume, les flottes autrichiennes seraient embouteillées dans l'Adriatique, car, à la quitter, elles risqueraient d'être prises au détroit entre les attaques de Vallona et celles de Tarente.
Vallona constitue donc une position stratégique de premier ordre dans l'Adriatique; l'Italie ne saurait consentir à ce que ce port tombe sous la domination d'une grande puissance sans sentir un péril perpétuel sur ses rives; l'intérêt vital du royaume lui commande d'en interdire la possession à l'Autriche. Mais cette dernière a un intérêt à peine moindre à éloigner l'Italie de ce port pour assurer l'ouverture et la liberté du passage du canal d'Otrante à ses flottes.
Dès lors, et malgré toutes les belles paroles, l'Italie et l'Autriche s'entendront toujours fort bien aussi longtemps qu'il ne s'agira que d'éloigner un tiers de Vallona et de l'Albanie, de pratiquer la politique de l'abstention, de s'assurer contre une non-intervention réciproque; mais elles ne sauraient s'entendre pour un partage de l'Albanie sans renoncer l'une ou l'autre à l'une des règles directrices de sa diplomatie; aussi, quand l'Autriche au cours de la crise balkanique forma le projet d'envoyer un corps d'occupation à Scutari, il a suffi d'une proposition italienne pour l'arrêter, et cette proposition était: l'adhésion de l'Italie, sous condition d'opérer de même à Vallona. En résumé, l'Italie ne saurait consentir à l'installation de l'Autriche à Vallona sans trahir ses intérêts essentiels; l'Autriche ne saurait consentir à la prise de possession de ce port par l'Italie sans livrer à la merci de cette dernière sa politique et ses forces maritimes; ce serait une lourde faute de la diplomatie du Ballplatz et une atteinte au prestige de la monarchie dualiste.
Dès la constitution du royaume, les dirigeants de la Consulta ont très clairement vu ces vérités et ont eu dès lors comme principale préoccupation d'empêcher la possibilité d'une mainmise par l'Autriche sur ces régions, mainmise que préparait un travail de pénétration concertée. La Triple-Alliance fut conclue autant pour interdire une extension autrichienne en Albanie que pour se prémunir contre une attaque en Vénétie. Rome avait besoin de cette double assurance et par suite de cette alliance, aussi longtemps qu'elle ne se sentait pas plus armée et plus forte que sa voisine; elle maintient l'alliance; l'heure n'est donc pas venue où le royaume se croit capable de refouler et de conquérir, après avoir résisté et arrêté.
La politique actuelle de l'Italie à l'égard de Vallona a été bien des fois définie avec une netteté parfaite; le professeur Baldacci, que nous avons déjà cité, écrit en 1912: «Notre formule est ceci: dans le cas où l'Albanie changerait de gouvernement, aucun autre pavillon que le pavillon albanais ne sera hissé sur la ville Shkipetare.» L'amiral Bettollo dans une interview à la même époque déclare: «En ce qui concerne Vallona, l'Italie ne pourrait jamais accepter qu'une grande puissance s'y vînt installer directement ou indirectement et encore moins qu'elle convertît cette position splendide en une vraie base d'opérations. Si Vallona devait un jour devenir cette base militaire, il n'y a que l'Italie qui pourrait être appelée à l'occuper; parce que, si Vallona était dans les mains d'une autre puissance maritime, l'efficacité des places de Tarente et de Brindisi serait considérablement diminuée, avec grand péril pour notre situation stratégique dans le canal d'Otrante.»
C'est la politique permanente de l'Italie, politique qu'a exprimée en termes diplomatiques mais non moins nets, en mai 1904, M. Tittoni, ministre des Affaires étrangères, en s'exprimant ainsi: «L'Albanie n'a pas grande importance en elle-même; toute son importance tient dans ses côtes et ses ports, qui assureraient à l'Autriche et à l'Italie, dans le cas où une de ces deux puissances en serait maîtresse, la suprématie incontestée de l'Adriatique. Or, ni l'Italie ne peut consentir cette suprématie à l'Autriche, ni l'Autriche à l'Italie; aussi, dans le cas où une de ces deux puissances voudrait la conquérir, l'autre devrait s'y opposer de toutes ses forces. C'est la logique même de la situation.»
Cette situation apparaît dans toute sa brutalité au voyageur qui a suivi les «échelles» des territoires dalmates, monténégrins et albanais et qui arrive dans cette baie splendide de Vallona que la nature a modelée pour abriter des flottes. Il est visible que cette rade est le plus bel enjeu de la partie albanaise et peut-être la pomme de discorde entre Italiens et Autrichiens; c'est en tout cas le Gibraltar de l'Adriatique.
Durazzo || Les projets de voie ferrée || Le projet Durazzo-Monastir et son tracé || Les centres de population de l'Albanie indépendante || La question de la monnaie et du change || L'urgence et l'intérêt d'une réforme monétaire.
Vallona, à cause de son importance stratégique même, est resté le seul port d'Albanie que ni Monténégrins, ni Grecs, ni Serbes n'ont occupé; quand les Grecs ont fait mine de mettre la main sur l'île de Sasseno, ils ont vite été rappelés à l'ordre par une double injonction de l'Italie et de l'Autriche.
A Durazzo, au contraire, les Serbes ont poussé une avant-garde venue de Monastir par la vallée du Scoumbi; ces troupes ont occupé quelque temps le pays, puis ont dû se retirer, laissant aux autorités locales établies avant elles le soin de garder la ville. C'est avec un cuisant regret qu'elles ont quitté ce centre commercial de l'Albanie, devenu la capitale du nouveau royaume.
Durazzo est une très vieille cité, où les Romains avaient déjà un établissement important que rappellent les ruines d'un vieux château qui dresse ses pierres effritées au sommet de la colline, sur les flancs de laquelle la ville est construite en amphithéâtre.
Une éminence de 200 mètres à peine, reste et témoin d'une ancienne chaîne, interrompt les monotones bancs d'alluvions qui caractérisent la côte albanaise d'Antivari à Vallona; au sud de cette croupe montagneuse, sur une baie largement ouverte, Durazzo s'est étendue vers l'est en se protégeant le plus possible contre les vents du large derrière la colline où elle s'appuie. Elle allonge, en profondeur en quelque sorte, ses maisons blanches et les minarets de ses mosquées qui ressortent sur le fond vert des hauteurs.
C'est une cité d'une dizaine de mille âmes, entièrement albanaise, à la seule exception de quelques éléments hétérogènes turcs, grecs ou italiens; là, tous les navires font escale, car Durazzo est le lieu d'échange entre les produits de l'étranger et ceux des plus importantes villes de l'intérieur de l'Albanie; Tirana, Kroia, El-Bassam, jadis Okrida, avant sa séparation de l'Albanie, les fertiles vallées de Dibra et de Cavaja, c'est-à-dire les régions les plus peuplées, les plus prospères et les plus cultivées de l'Albanie trouvent ici leur débouché et leur marché; les produits de la basse-cour (les volailles et les oeufs), les produits de l'élevage (les peaux et la laine) sont vendus ici aux comptoirs et aux marchands qui font commerce avec Bari et surtout avec Trieste.
La situation géographique de Durazzo, placée au centre de la côte albanaise et au débouché des vallées du Scoumbi et de l'Arzeu, protégée contre leurs alluvions par deux pointes montagneuses, en relation directe avec l'intérieur de l'Albanie, explique que dès l'antiquité ce lieu ait été choisi comme point de départ d'une des grandes voies de communication de l'Empire romain, dont il demeure encore aujourd'hui des traces importantes. Une des roules militaires les plus connues du monde ancien, la via Ignalia si souvent parcourue par les légions romaines qui se rendaient du Latium à Byzance, partait de Durazzo (Dirakium), passait à Cavaja, rencontrait à Pekinj (Claudiopolis) la branche qui venait de Vallona (alors Appolonia); elle suivait au delà de Pekinj la vallée du Scoumbi. On retrouve des restes de l'antique route à partir de Cavaja, des murs de soutènement, de petits ponts à tabliers horizontaux, notamment dans la gorge entre Cavaja et Pekinj. La via Ignalia gagnait ensuite El-Bassam; puis on perd sa trace et on ne sait si elle suivait la vallée ou coupait la montagne; en tout cas, elle atteignait Liquedemus, sur le lac d'Okrida; ce n'est pas, comme on le dit souvent, la ville actuelle d'Okrida, mais le village d'Eichlin, dénommé Lin sur la carte autrichienne; de là elle parvenait, par la rive ouest du lac d'Okrida, à Kastoria, Salonique, Sérès et Byzance.
Cette route de Durazzo au lac d'Okrida est si bien définie par la nature que c'est elle qu'ont toujours suivie les voyageurs comme les armées; pour ne citer que quelques exemples récents, je mentionnerai M. Victor Bérard, il y a quelque quinze ans, et M. Mowrer, le correspondant du Chicago Daily News, en 1913, et c'est par cette voie que l'armée turque de Djavid Pacha échappa à l'étreinte des Serbes, puis que les armées serbes arrivèrent jusqu'à Durazzo. Elle est demeurée une des voies principales du commerce local en Albanie; entre Durazzo et El-Bassam un trafic régulier de marchandises aussi bien que de voyageurs se continue toute l'année; il est fait actuellement par des voitures du pays qui transportent 300 à 400 kilogrammes; elles mettent quatre jours à couvrir la distance qui sépare le port de Durazzo d'El-Bassam et trois jours seulement au retour, El-Bassam étant situé à 135 mètres d'altitude; le prix de transport est d'environ 20 piastres par 100 kilogrammes et l'on me dit que le commerce est assez actif.
Durazzo, située au débouché de cette grande voie de pénétration, était donc prédestinée à devenir un entrepôt de produits et il était assez naturel de songer à emprunter la route, dont elle est la tête de ligne, pour y établir un chemin de fer: aussi, dans les derniers temps du régime turc, la société allemande de la voie ferrée Monastir-Salonique réclamait-elle le droit de continuer son rail de Monastir à Durazzo; comme je l'ai exposé dans l'Albanie inconnue, la Turquie n'accorda de concession en Albanie qu'à une société française, pour l'établissement d'une voie partant de l'ancienne frontière serbe et atteignant l'Adriatique au sud de Janina, en passant par Prizrend, Kuksa, Dibra, Okrida et Koritza; il était prévu que cette artère centrale aurait deux raccords latéraux, l'un vers Scutari, à l'ouest, et l'autre vers Monastir, à l'est.
Autrichiens et Italiens avaient esquissé leurs projets qui n'ont pas été jusqu'ici sérieusement étudiés; les Italiens, étant plus influents à Vallona, choisissaient cette ville comme point de départ, et sans doute leur choix ne sera pas différent demain; les Autrichiens préféraient et préféreront encore Durazzo, où leur action est plus soutenue. Le projet autrichien n'est rien autre chose que la réfection de la voie romaine par la vallée du Scoumbi; par le Scoumbi et un affluent secondaire, on atteint la montagne de Cafa Sane qui domine le lac d'Okrida; un tunnel de trois kilomètres relierait le fond de la vallée avec la pente en face d'Okrida; d'Okrida à Monastir par Resna, il suffirait de se servir de la route actuelle toujours carrossable.
J'ai suivi ce tracé pour me rendre compte de ses difficultés; jusqu'à El-Bassam par Cavaja et Pekinj, le rail se poserait sans difficulté; c'est une des voies les plus fréquentées de l'Albanie; il en est de même d'El-Bassam au pont sur le Scoumbi, dénommé Hadzi sur la carte; c'est là que le sentier actuel, au lieu de suivre la vallée qui fait vers le nord un coude très marqué, escalade la montagne et ne rejoint le fleuve qu'à Koukous; en ce lieu, de l'autre côté du pont écroulé, une route carrossable conduit à Okrida par la vallée d'un affluent du Scoumbi; il suffit de la suivre et de franchir la croupe du Cafa Sane pour atteindre le lac d'Okrida; entre le pont sur le Scoumbi et Koukous la vallée permet l'établissement d'une voie de communication; quand j'ai effectué ce trajet, des soldats en punition travaillaient à la construction de cette route; les gorges sont très loin d'avoir l'importance, l'escarpement et la longueur de celles du Drin. On peut donc estimer qu'un tel projet n'est pas difficile à réaliser.
Le plan italien est différent et hésite entre deux combinaisons: la première consiste à unir Vallona à El-Bassam par Bérat, la vallée du Semen et du Devol; à Gurula (Gurala, sur la carte autrichienne), la voie franchirait des collines basses dont l'altitude est de 400 mètres environ. D'El-Bassam, elle gagnerait Monastir, comme il est dit ci-dessus.
L'autre combinaison abandonne la vallée du Scoumbi et Monastir; de Vallona le tracé atteindrait Bérat, suivrait la vallée du Semen et du Devol qui aboutit à Koritza, d'où, par Kastoria, on parviendrait à Verria sur la ligne de Salonique.
Toutes ces lignes ne sont pas malaisées à établir et toutes empruntent les principales voies de communication de l'Albanie du centre et du sud, qui desservent depuis longtemps, par de mauvais sentiers, il est vrai, les centres de population du pays: Cavaja, Pekinj, El-Bassam, Berat, Koritza, et les réunissent aux deux principaux ports de Durazzo et de Vallona; si l'on y ajoute les vallées basses de l'Arzeu et de l'Ismi, avec les deux villes de Tirana et de Kroia, situées à moins de douze heures de cheval de Durazzo, on peut se représenter la répartition des groupes les plus compacts et les plus nombreux d'habitants de l'Albanie indépendante.
Par suite, la première oeuvre d'un gouvernement albanais digne de ce nom sera de percer ou de rétablir des routes convenables entre ces différents points; ce ne sera pas un travail considérable, car, dans toute cette partie du pays, les montagnes s'abaissent, adoucissent leurs formes et sont coupées de larges vallées; seule la haute vallée du Scoumbi, entre son coude et Koukous, présente quelques escarpements importants.
Un plan de travaux publics bien compris devrait donc comporter l'établissement immédiat des voies suivantes: la réfection de la voie de Durazzo à Tirana, avec l'établissement d'un embranchement sur Kroia; la mise en état de viabilité du sentier conduisant actuellement de Durazzo à Cavaja, Pekinj et El-Bassam et en seconde ligne du sentier qui réunit par la montagne El-Bassam à Tirana; puis la liaison d'El-Bassam à Koukous; à partir de ce point, il suffira d'entretenir la route vers Okrida; enfin, l'établissement d'une route de Vallona à Bérat et El-Bassam, avec embranchement à Gurula vers Koritza.
Un tel réseau suffirait pour le début à assurer les communications et la mise en valeur des parties les plus peuplées et les plus cultivées du pays; il suffirait d'y ajouter une voie rejoignant au nord Durazzo, Tirana et Kroia à Alessio, San Giovanni di Medua et Scutari. On voit par ce simple exposé que Durazzo est (avec El-Bassam et Tirana dans une moindre mesure) au centre des routes rayonnant vers les diverses parties de l'Albanie.
Il n'est peut-être pas nécessaire de faire un plus grand effort, au moins pour les premières années, et de charger le budget difficile à établir de la jeune Albanie des frais de construction de chemins de fer; des services d'automobiles sur routes suffiraient, d'autant plus qu'il ne faut pas oublier que, de la côte à la frontière, l'Albanie ne comporte guère plus de 80 à 100 kilomètres de largeur; si, dans le centre et dans le sud, ce territoire contient des vallées et des terrains d'alluvions fertiles, de grandes lignes ferrées ne seraient pas alimentées par ces terres ayant un temps qu'on ne saurait fixer; même reliées aux lignes gréco-serbes qui vont couper du nord au sud les Balkans, elles ne gagneraient rien à cette jonction, car elles ne dériveraient sur leur parcours aucun des produits réservés au terminus grec sur la mer Égée ou le golfe d'Arta, ou à la ligne serbe du Danube-Adriatique.
Cette dernière voie, qui n'aurait également qu'un trafic insuffisant dans son passage en Albanie, si elle y passait, peut espérer un afflux de produits de la Vieille-Serbie, de la Macédoine et du Danube dirigés en droite ligne vers l'Occident. Mais pour toutes les autres lignes il paraîtrait sage d'attendre quelque temps avant de charger les finances du jeune État d'un luxe inutile; l'établissement des routes principales, la concession de services automobiles, la mise en valeur progressive du pays devraient être les premiers articles du programme économique du nouveau gouvernement; le rail viendrait ensuite en son temps.
De toutes les villes de l'ancienne Turquie d'Europe, c'est à Durazzo que j'ai trouvé le plus bel assortiment de monnaies en usage; des piécettes et des sous, partout ailleurs oubliés depuis longtemps, sortent des montagnes d'Albanie et sont présentés sur le marché de Durazzo où l'on continue de les accepter; aussi est-ce pour le voyageur le plus difficile problème que celui de la monnaie; il fera bien de le laisser résoudre, à ses risques d'ailleurs, par son drogman, en attendant qu'une réforme soit apportée.
Je ne crois pas être démenti par n'importe quel commerçant d'Albanie—les sarafs exceptés—en disant que nulle réforme n'est plus nécessaire. En tout cas, à Durazzo, centre commercial du pays, on en sent le vif besoin. L'établissement des voies de communication et la réforme monétaire sont les deux premières questions que doit résoudre le gouvernement albanais.
La question de la monnaie et du change est simple dans ses données, si elle est très compliquée dans ses applications. Le voyageur qui passe à Constantinople se plaint déjà du change et des embarras que lui cause le compte de la monnaie; toutefois la difficulté n'est pas insurmontable; la livre turque a un change régulier et se divise en 108 piastres; on sait que les pièces d'argent en circulation valent 1, 2, 5 et 20 piastres, et le calcul, par suite, est à peine plus malaisé que celui de la monnaie anglaise; il est vrai qu'il se complique du change intérieur; il y a en effet trop peu de petite monnaie d'argent, c'est-à-dire de piastrines, et par suite celles-ci font prime; de là est née l'industrie des «sarafs» ou changeurs, généralement petits banquiers juifs ou arméniens; si vous leur donnez une livre turque ou des medjidié (c'est-à-dire des pièces de 20 piastres, ayant l'apparence d'un écu), et si vous réclamez des piastrines en échange, on vous retiendra un acompte de 2 piastres à la livre; par exemple, on ne vous donnera à peu près votre compte de 108 que si vous acceptez 5 medjidié, c'est-à-dire 100 piastres, et 7 piastrines, la huitième étant gardée en tout ou en partie comme prime du change.
Mais, en dehors de Constantinople et des chemins de fer, le calcul devient un effroyable casse-tête chinois; selon les coutumes locales et les administrations, la livre turque se divise en effet en un nombre différent de piastres; il en est de même du medjidié; mais cette division différente n'est qu'une division de compte.
Un exemple est nécessaire: la piastrine est une petite monnaie d'argent valant 1 piastre; que la livre soit à 104, 108, 124 piastres, on ne donne au change que la même quantité matérielle de piastrines; si l'on exigeait en place d'une livre turque uniquement ces piécettes, on n'en donnerait partout que 102, 103, 104, selon le changeur.
Mais jamais le jeu du change ne se passe ainsi: contre une livre turque on vous impose d'abord des medjidié et on complète par des piastrines d'une ou deux piastres; dès lors, à Constantinople, pour une livre comptée à 108, on vous donne 5 medjidié comptés chacun à 20, au total 100 piastres, et 7 piastrines ou 7 piastrines et demie, soit 107 à 107,5; ailleurs, pour une livre comptée 124, on vous change 5 medjidié comptés chacun 23, au total 115 et 7 à 7 piastrines et demie, soit 122 à 122,5, le complément constituant le bénéfice du changeur; ainsi, ce qui diffère, c'est seulement la manière de compter et le bénéfice du changeur.
Mais cet enchevêtrement de compte complique toute transaction, et ces différences sont très sensibles; ainsi, à Constantinople et dans les chemins de fer, la livre est à 108 et le medjidié à 20; pour les impôts et à la douane, la livre est à 103 un quart et le medjidié à 19; pour les autres caisses publiques, pour les opérations des banques locales et une partie du grand commerce, la livre est à 100 et le medjidié à 18 et demi; pour les échanges commerciaux des bazars et des marchés, le compte diffère de ville à ville et de village à village; dans beaucoup de villes de l'intérieur, la livre est à 124 et le medjidié à 23; ailleurs le change varie de 116 à 124 selon les lieux; dès lors la première question à poser dans un pays, c'est de demander la valeur de compte de la livre turque.
Mais cette complication ne suffît pas: à Constantinople les pièces de 1, 2, 5 et 20 piastres sont d'un type uniforme: elles sont en argent; les trois dernières rappellent nos pièces de fr. 50, 1 franc et 5 francs, la première étant comme une demi-pièce de fr. 50; mais, à l'intérieur et notamment en Albanie, subsistent de vieilles monnaies divisionnaires aux formes les plus archaïques; je reçois au marché de Durazzo des pièces larges comme des écus et minces comme une feuille de papier; l'oeil de l'étranger ignore si elles sont en argent ou en bronze, car il y en a des deux types, et cependant dans le premier cas elle vaut 2 piastres ou 2 piastres et demie et dans le second, ce n'est qu'un sou ou deux; mon drogman, comme il n'est pas de la ville, les distingue mal et mon guide me recommande de m'en défaire de suite; elles risqueraient en effet de n'être pas acceptées dans les transactions commerciales à dix lieues d'ici; même sur place elles sont parfois refusées par les caisses officielles.
Enfin, pour brocher sur le tout, le calcul ne s'opère pas toujours d'après la livre turque comme base, valant de 23 à 24 francs, mais d'après trois monnaies d'or ayant également cours en Albanie et y étant acceptées: la livre turque, la pièce de 20 francs qu'on appelle toujours le «Napoléon» et la livre sterling; les deux premières sont connues partout et le Napoléon circule même, au moins en Albanie, plus que la livre turque. Dès lors, si vous touchez une valeur de 500 francs, on vous paiera dans ces trois monnaies d'or et, pour chacune d'elles, il faudra vous renseigner pour connaître le change intérieur; à chaque paiement important, vous êtes obligé de procéder à des calculs longs, compliqués et bizarres, puis à discuter le bénéfice du changeur, enfin à distinguer entre les pièces de tous types qu'on vous donne comme piastrine, demi-piastrine, double-piastrine, double-piastrine et demie, etc.; c'est presque aussi difficile que de parler albanais!
Ces brèves explications suffisent à montrer le trouble que jette une telle monnaie dans les transactions commerciales. Une réforme est urgente: elle serait facilitée dans son application par l'usage général, dans toute l'Albanie, du Napoléon: dans la tribu la plus reculée, j'ai trouvé la connaissance exacte de sa valeur.
La réforme ne procurera pas seulement au commerce l'avantage de faciliter les comptes et de gagner un temps précieux; elle supprimera le gain parasite des sarafs, gain qui ne subsiste que par suite de l'insuffisance de la petite monnaie; on devine que les sarafs peuvent facilement s'entendre pour raréfier plus encore et artificiellement cette monnaie divisionnaire, quand une place en a le plus besoin, et accroître ainsi les bénéfices du change intérieur; de même, en se servant des conditions naturelles d'échange, ils transportent la petite monnaie des lieux où ils l'achètent à meilleur compte aux lieux où ils la vendent au plus haut cours; toute cette industrie a pour seule base la complication du système monétaire et la trop petite quantité de monnaies divisionnaires mises sur le marché par l'État. Il est naturel que, nulle part plus que dans le centre commercial de Durazzo, on ne sente les vices d'un tel régime et la nécessité d'une réforme.
De Durazzo à Tirana || Tirana || Essad Pacha et les Toptan || Au tchiflick d'Essad || Jeunes-Turcs et Albanais || Les ambitions des Toptan || Refik bey Toptan || Ses fermiers et ses terres, les cultures || Les métayers et les paysans || Le retour d'Essad.
Août finissant brûle la côte; ses sables la dotent d'un climat de tropiques; pendant le milieu des journées, malgré la mer voisine, la température est accablante; Durazzo, étageant ses maisons en plein midi et les allongeant au pourtour de la colline, recueille et conserve la chaleur comme une serre; il faut fuir à l'intérieur vers les verdures et les sources dont la rive adriatique est privée.
Pendant tout l'été, consuls, beys et riches commerçants fixent leur demeure à Tirana, célébrée en toute l'Albanie comme une des plus jolies villes du pays; sa vallée est renommée par ses verts ombrages et sa fertilité; on envie ceux qui y possèdent un «tchiflik» ou maison de campagne; ses eaux et ses arbres, comme les forêts proches, y entretiennent la fraîcheur.
Il faut, me dit-on à Durazzo, sept heures pour atteindre Tirana; la route, très fréquentée en toute saison et surtout en celle-ci, est une des moins mauvaises du pays; mais des crues et des orages l'ont coupée en quelques endroits et on me conseille vivement d'en faire le trajet à cheval; je fais donc seller des chevaux du pays et vers cinq heures du soir, quand l'air devient respirable, nous partons; nous suivons d'abord la grande route vers la vallée du Scoumbi; le chemin longe la mer et des marécages, et la chaussée est construite en talus; bientôt nous quittons la région des sables et des alluvions côtières; un dos de pays faiblement ondulé sépare la mer de la vallée où coule encore à plein bord, malgré la saison, l'Arzeu, non loin de son embouchure.
Sur l'autre rive est construit le gros village de Tchivach (Sjak sur la carte autrichienne); la traversée du fleuve serait impossible sans un pont, et on l'entretient grâce à un péage que perçoit celui que le village a chargé de ce soin; le soleil est presque au ras de l'horizon et semble se coucher dans la baie de Durazzo; les hommes de l'escorte font halte, attachent les chevaux à une sorte de hangar à l'usage des passants et me conduisent à des boutiques voisines, qui étalent en plein vent des fruits et de grandes cuvettes de tabac haché; l'or brillant des raisins et des poires ne le cède pas à l'or mat des copeaux de tabac blond, et si les uns sont succulents, l'autre est parfumé et mérite la célébrité dont il jouit.
Après une légère collation de fruits et de pain de maïs, arrosée d'un verre d'excellent raki, que ne dédaignent pas mes souvarys, quoique musulmans, nous faisons ample provision de tabac et repartons la nuit tombante; la route franchit des collines basses, dont les terres sont cultivées et où, çà et là, de petits villages jettent les points brillants de leurs lumières; bientôt nous atteignons la vallée de Tirana, où coule l'Ismi; des rideaux d'arbres coupent à chaque pas l'horizon et, comme on m'a dit que Tirana était presque invisible derrière la barrière de ses châtaigniers centenaires, je crois à chaque instant toucher à la ville que quelque lumière semble découvrir; mais ce ne sont que fermes défendues contre les vents du nord par les branches serrées des grands arbres; dans la fraîcheur de la nuit, nous accélérons le pas des bêtes et enfin, vers onze heures et demie, nous atteignons une des portes de la ville; notre caravane fait un bruit extrême dans la cité endormie; sur le pavé inégal, nos chevaux trébuchent et font résonner leurs pas et les bagages dont ils sont chargés; quelques ombres passent encore, quelques silhouettes se montrent aux fenêtres, et de-ci, de-là, une lumière jette sa clarté par la porte d'une maison ou par les volets mal joints; le consul d'Italie, avec une extrême obligeance, m'a prévenu qu'il me donnerait l'hospitalité, mais ce n'est point besogne aisée que de trouver sa maison de campagne; pour se tirer d'embarras, les gens de mon escorte frappent au Han ou auberge de l'endroit, se font ouvrir et désigner la demeure; et c'est ainsi, après avoir circulé par toutes les rues de Tirana, que vers minuit nous arrivons au consulat italien.
En vérité, Tirana mérite bien sa réputation, et je sais peu de petites villes si pleines de tableaux gracieux; tout le matin, nous suivons ses rues et leurs détours; le consul d'Italie, avec son cawas et mon drogman, m'accompagne et me conduit d'abord à la grande mosquée; au premier plan, s'étend une large place grossièrement pavée que traversent quelques ruisselets; sur les côtés, des maisons basses cachent sous leurs portiques des étalages; au fond, sur un terre-plein, la mosquée avance ses cinq porches que domine à peine la blancheur de son dôme; à droite, le minaret pique le ciel de son aiguille et, sur la gauche, séparée de la mosquée de quelques mètres seulement, une tour de ville, comme un beffroi de nos vieilles cités, dresse à quinze mètres de hauteur son horloge et ses cloches.
Nous nous éloignons un peu du centre de la ville; des murs bas et quelques palissades séparent le chemin d'un grand champ inculte où poussent à leur gré toutes les herbes de la campagne; deux cyprès voisins lancent dans le ciel bleu leurs cimes fraternelles et leur noir feuillage; à leur ombre se pressent des pierres taillées comme des pieux, les unes debout et piquées en terre, les autres tombées et brisées; chacune marque un mort; c'est le cimetière de Tirana, que la route contourne; j'y aperçois errants quelques Albanais et les hôtes des basses-cours voisines qui y picorent.
Un étrange monument y attire mon attention; sur le sol, de larges dalles de pierre tracent sept côtés égaux; à chaque angle, une colonne est élevée et l'ensemble supporte un portique à sept faces; la signification en est obscure et sans doute le nombre sacré de sept joue-t-il son rôle dans ce temple de la mort; car c'est là le tombeau de l'illustre famille des Toptan; sous ces dalles énormes, les descendants des Toptan déposent les restes des générations qui disparaissent, et ce monument funéraire n'est pas sans grandeur ni sans effet décoratif.
Au détour d'une rue, nous sommes arrêtés par une foule d'enfants qui entourent des hommes du pays et deux individus habillés d'étranges défroques; tous ces petits Albanais sont vêtus de même, le polo de laine blanche sur la tête, la culotte de toile blanche serrée à la taille par une ceinture de couleur, le buste moulé dans un jersey que recouvre souvent un gilet bariolé, une petite veste ou un boléro brodé; beaucoup vont pieds nus, les plus grands chaussent des sandales souples en peau, épaisse et solide.
Les deux individus qu'ils dévisagent curieusement sont deux tziganes, qui ont réussi à s'infiltrer jusqu'à Tirana; mais les Albanais n'aiment pas beaucoup les étrangers vagabonds; aussi les gens d'ici mettent-ils la main au collet des deux nomades et les expédient-ils hors de la ville.
Nous suivons une sorte de promenade fort mal pavée, mais plantée de beaux arbres où une eau court si rapide que, malgré la chaleur, elle n'a presque rien perdu de sa fraîcheur et de sa transparence; la rue est livrée comme un sentier de village aux animaux des maisons voisines: oies, canards et poules vont et viennent, picorent et gloussent, s'effarent et s'enfuient, quand les petits chevaux du pays, qui en sont les vrais moyens de communication, transportent par les rues leurs charges de marchandises ou leurs voyageurs.
Voici une autre mosquée, petite et basse, autour de laquelle se presse le marché; des chevaux apportent à pleine charge d'énormes pastèques; le long de la petite rivière, des étalages sont dressés sous de pauvres toitures que supportent des pieux, entre lesquels de grossières étoffes sont tendues; des gamins et des fillettes s'amusent autour de ces baraques; quelques-uns barbotent dans l'eau toute claire; d'autres au fond de la boutique dorment sur de gros sacs; d'autres s'emploient avec leurs parents à faire l'article aux Albanais qui passent; pour deux sous, ils vendent une pastèque qui remplit un plat et pour trois sous des melons odoriférants et mûrs, qui poussent dans les fermes voisines.
Un peu plus loin, une autre mosquée ferme une large rue où la circulation est déjà active; la chaussée est bordée de trottoirs faits de pavés inégaux; des maisons basses, de un ou deux étages, ouvrent leur porte sur la rue même; des boutiques d'artisans occupent le rez-de-chaussée; ici, c'est un marchand de sandales, qui travaille la peau et le cuir; là, un forgeron; plus loin, on fabrique des armes et on incruste l'argent dans leurs poignées; puis ce sont des selles à vendre, des ceintures et des vestes brodées, des piles de polos de laine blanche et des étoffes de couleur; le pays est prospère et le commerce s'en ressent.
En continuant notre promenade, on me montre la vieille mosquée de Tirana sans dôme ni terre-plein, le toit inégal et les tuiles arrachées; contre le soubassement de ses portiques les villageois des environs ont amoncelé leurs fruits en d'énormes tas, derrière lesquels ils s'assoient à la turque et attendent l'acheteur; sous les arbres voisins, les chevaux et les mulets ont été attachés et les voitures garées: c'est le marché aux fruits; poires et raisins, melons et pastèques, figues et olives, tout pousse dans ce jardin de l'Albanie qu'est la vallée de Tirana.
Nous sortons de la ville et gagnons un tchiflick proche; le vieux cawas du consulat nous accompagne: il porte le vêtement de quelques vieux Albanais: sur la culotte, une sorte de grande chemise blanche, à longues manches, tombe jusqu'aux genoux, serrée par une large ceinture; un petit boléro étroit laisse une large chaîne d'argent s'étaler sur la poitrine; dans la ceinture quelques armes complètent le costume: un pistolet à la crosse de cuivre, un poignard au manche incrusté d'argent.
Guidés par lui, nous suivons une des routes qui traversent le pont sur l'Ismi où se jettent toutes les eaux qui courent à travers les rues de Tirana. Des marronniers centenaires bordent le chemin et la rivière; par eux, la ville est entièrement cachée et, à deux cents mètres, on ne voit que leur épais feuillage et une herbe verte et fraîche qui dénonce l'eau courante.
Non loin de là est la propriété de la famille d'Essad Pacha. Essad Pacha, mis à l'ordre du jour de l'Europe par son traité avec le roi Nicolas de Monténégro et la reddition à celui-ci de Scutari, par sa proclamation prétendue comme chef de l'Albanie et son voyage en Italie et en Europe, n'était, quand je le visitais, que le chef des Toptan. Mais les Toptan sont parmi les beys d'Albanie une des familles les plus illustres et les plus anciennes; comme celle des Vlora à Vallona, comme celle des Bagovic à Ipek, comme celle des Djenak en Mirditie, comme celle des Bitchaktchy à El-Bassam, celle des Toptan domine de sa puissance, de sa richesse, de ses relations et de son ancienneté Tirana et toute sa région; parmi cette féodalité terrienne d'Albanie, dont les chefs les plus influents sont Ismaïl-Kemal, Zenel bey, Pernk Pacha, Derwisch bey, une place à part mérite d'être faite à Essad Pacha.
J'étais introduit auprès d'un des membres principaux de la famille, Refik bey Toptan, et je devais me rendre avec lui au congrès albanais d'El-Bassam; à la veille de son départ pour cette dernière ville, nous allons ensemble chez son cousin Essad; la demeure de celui-ci est aux portes de Tirana: une pelouse immense, quelques arbres, une maison basse et longue présente un aspect de grande ferme cossue et vaste; là-bas, sous un châtaignier, Essad Pacha est assis avec quelques familiers; il vient de subir un accident, garde encore la jambe allongée et peut difficilement faire quelques pas.
Correctement vêtu à l'européenne, le fez sur la tête, une longue canne mince à tête d'or à la main, il apparaît dans toute la force de l'âge. Il a à peine dépassé la quarantaine; de taille moyenne, les yeux perçants, il ne manque assurément ni d'intelligence, ni même d'astuce; mais sa culture paraît très rudimentaire et il n'a même pas ce vernis qu'a donné à son cousin Refik le contact des choses d'Occident et la vision directe de nos villes et de notre civilisation. On sent en lui l'homme de guerre, énergique, déterminé, brutal, mais moins délié peut-être que d'autres beys d'ici ou d'ailleurs.
Quand je visitais Essad, c'était la lutte entre Albanais et Jeunes-Turcs; ceux-ci avaient d'abord usé de la douceur et de la flatterie, puis avaient cru persuader les Albanais de se confier à eux; ils avaient tenu à Dibra un congrès albanais truqué, à qui ils avaient fait voter le paiement de la dîme, l'acceptation du service militaire, l'usage de la langue turque comme langue officielle et langue de l'école, et l'emploi des caractères turcs pour l'écriture de la langue albanaise; les beys du nord de l'Albanie s'étaient entièrement désintéressés du congrès et ignoraient presque ses résolutions; mais ceux du centre et du sud jugeaient une riposte nécessaire et, contre le gré des Turcs, pour affirmer leur volonté et leur nationalité, ils décidaient de tenir à El-Bassam, au coeur de l'Albanie, un congrès purement albanais où les revendications du pays seraient proclamées. Les Bitchaktchy d'El-Bassam et les Toptan de Tirana étaient à la tête du mouvement; Essad Pacha y était tout acquis.
Les Jeunes-Turcs, pour contrecarrer ces efforts, s'avisèrent d'un moyen qui n'était pas sans ingéniosité, mais qui exalta au plus haut point la colère des beys. Ils désignèrent comme Kaïmakan à Tirana Hussein bey Vrion, dont le père Assiz Pacha était député de Bérat, et lui prescrivirent une politique sociale très curieuse, surveillée d'ailleurs par des émissaires spéciaux. Quoique albanais, mais fonctionnaire docile, Hussein s'efforçait d'exciter la population des paysans contre leurs seigneurs, la population des artisans contre les beys; les agents des Jeunes-Turcs parcouraient les bazars, couraient dans les marchés et partout annonçaient que le gouvernement prendrait la terre aux beys pour la diviser entre le peuple, si le peuple était fidèle aux ordres de la Sublime Porte.
Usant du fanatisme religieux, jouant du désir de la terre, ils avaient fini par répandre dans certains villages un véritable esprit d'hostilité contre les beys; aussi, quand ceux-ci voulurent fonder leurs clubs, centre de réunion contre la politique turque, et que le pouvoir résolut de les fermer, le gouvernement s'avisa de profiter de cette agitation; il amassa la population dans plusieurs villages des environs, la conduisit aux lieux où les clubs étaient ouverts et laissa des scènes de désordre se produire; sous prétexte de calmer les esprits, il décida la clôture de tous les clubs.
Cette politique sociale menaçait les beys dans leur influence héréditaire: les Jeunes-Turcs auraient-ils réussi à créer en Albanie une véritable lutte de classe, pour abattre le régime féodal et l'influence antagoniste des beys, c'est une question que les événements n'ont pas laissé poser; mais on devine le ressentiment des beys et, si l'on songe que c'est à Tirana que cette politique s'est surtout affirmée, on peut facilement concevoir l'état d'esprit d'Essad Pacha à l'égard de la Jeune-Turquie, qu'il distinguait soigneusement de la Turquie tout court.
De la méfiance extrême qu'il ressentait alors, il serait sans doute passé à des sentiments plus vifs et plus agissants, quand une occasion inespérée amena la famille des Toptan à concevoir les plus hautes ambitions. En Albanie, Tirana et El-Bassam, cités antiques et voisines, sont au coeur du pays; c'est le lieu géographique où peut, où doit être le centre de réunion des éléments albanais du nord, du sud et de l'est; c'est l'Ile-de-France albanaise; c'est Beauvais, Compiègne ou Paris avec, en façade sur l'Adriatique, Durazzo comme jadis Rouen était le port sur la Manche. C'est là que les tendances diverses ont des points de contact; Toscs du sud, Guègues du nord orthodoxes, musulmans, catholiques, tous sont présents de Durazzo à El-Bassam sur les bords du Scoumbi, quoique les musulmans dominent. La nature a dicté le choix; c'est là que l'Albanie autonome devait établir sa capitale. Vallona et Scutari sont aux extrémités du pays, sans contact, ni connaissance des autres régions lointaines; à Scutari, pas un orthodoxe, à Vallona, pas un catholique ne demeure; ici et là, des gouvernements de partis peuvent s'organiser; mais pour qu'un pouvoir central et national soit capable de durer, c'est dans la région centrale de Durazzo, Tirana, El-Bassam ou même Kroia qu'il doit fixer sa résidence.
Les Toptan pouvaient d'autant moins oublier ces faits, qu'Ismaïl Kemal n'a jamais été de leurs amis; au congrès d'El-Bassam, les beys d'El-Bassam, de Bérat, de Koritza, de Vallona étaient fort chauds partisans d'Ismaïl; les Toptan se réservaient; ils trouvaient déjà excessive l'influence qu'exerçait cet homme politique dans l'Albanie d'avant la guerre; ils la combattaient et rappelaient qu'Ismaïl avait été traître à la Turquie sous l'ancien régime, en complotant pour l'indépendance de l'Albanie, et ajoutaient que, quoique pauvre, il avait toujours eu des fonds à sa disposition, dont ses relations avec l'étranger pouvaient expliquer l'origine. Les Toptan, au contraire, se piquaient d'être des Albanais à la fois loyaux à l'égard de la Porte et très soucieux des libertés albanaises. Je me rappelle encore le mot qui termina mon entretien avec Essad Pacha et qui dans sa concision était tout un programme: «Albanais, mais Osmanlis».
Aussi, quand on a songé à donner un chef à l'Albanie autonome, il n'est pas étonnant que le premier des Toptan fût sur les rangs; il ne pouvait oublier ses origines, telles que Refik bey me les conta.
Au temps du grand Scanderbeg, Topia ou Tobia était duc de Durazzo; il avait trois frères et l'un d'eux épousa une soeur de Scanderbeg; vint en 1467 la mort de Scanderbeg à Alessio; Topia avait repris le pouvoir dans la ville de Kroia, qu'il avait jadis cédé à Scanderbeg en gage d'amitié; il fut à son tour vaincu et tué par les Turcs qui emmenèrent avec eux un enfant issu du mariage de la soeur de Scanderbeg; un des officiers de la maison des Topia le suivit dans sa captivité, l'éleva et ce fut Ali bey, fondateur de la famille des Toptan. Ces souvenirs vivent encore dans la mémoire de ses descendants et je me souviens de l'intérêt et de la fierté avec lesquels mon interlocuteur me montrait un arbre généalogique où toute la descendance était exactement marquée.
Dans le pays et surtout à Durazzo, une curieuse légende a cours: le premier des Topia serait un arrière-petit-fils bâtard de Charles d'Anjou et on affirme que dans les environs de Durazzo, on aurait retrouvé des armes portant la barre, signe de la bâtardise.
Dès lors, que l'on veuille bien rassembler ces éléments: un chef de famille féodale, puissant par les ramifications de cette famille, par ses alliances et ses relations, par son influence sociale et traditionnelle; une histoire qui se prolonge déjà loin dans le passé; des terres situées au coeur du pays albanais; brochant sur le tout, les débris d'une armée qui constitue une sorte de garde de corps; n'est-ce point assez pour faire figure de candidat et Hugues Capet avait-il plus d'atouts en mains, quand, duc de l'Ile-de-France, ayant ses pairs en Bourgogne, en Languedoc et en Bretagne, il mit résolument sur sa tête la couronne vacante.
Les puissances ne l'ont point permis; elles ne sauraient empêcher toutefois Essad d'être le maire du palais du nouveau roi; le sera-t-il longtemps, et les éléments qui font sa force lui assureront-ils le succès ou non, il n'importe; mais il faut suivre avec une curiosité passionnée l'histoire qu'il vit, car elle ressuscite sous nos yeux l'image de ce que fut, dans le haut moyen âge, les essais de fondation des grands États modernes. Les descendants par alliance des Scanderbeg veulent en être les héritiers et porter sur le pavois le chef de leur famille.
Parmi tous les Toptan,—et il y en a aujourd'hui plus de quinze familles,—Refik bey est le plus ouvert peut-être aux choses du dehors et le plus averti; on m'avait recommandé à lui chaudement et tout un jour nous nous promenâmes à travers Tirana et ses environs; c'est un homme de quarante ans à peine, de taille moyenne, bien pris dans un vêtement à l'européenne qui paraît venir tout droit de Londres: la culotte de cheval serrée dans des guêtres de cuir et la veste qui le moule, terminée par un col de linge, lui donnent l'allure d'un parfait gentleman; les yeux sont bruns, le regard fin et énergique, la moustache châtain clair, la peau dorée par le soleil; Refik cause avec plaisir des choses d'Occident qu'il a vues et même de Paris qu'il a visité avec un drogman; il est délégué de Tirana avec un hodja et un effendi villageois au congrès d'El-Bassam et il a déjà préparé ses bagages qu'un Occidental ne renierait pas: des valises de cuir, un lit de campagne, une moustiquaire; le tout va être chargé sur des chevaux et la caravane doit se mettre en route le soir même.
Nous nous dirigeons du côté de son tchiflik et il me décrit ainsi la situation sociale de la vallée de Tirana. Dans les environs de la ville il y a, dit-il, environ cent-quatre-vingts villages, généralement très cultivés et très prospères; sur ce nombre une vingtaine sont, avec leurs terres et leurs habitants, la propriété des beys et surtout des Toptan: Essad Pacha, Fuad bey, le doyen de la famille, qui a atteint la cinquantaine, et son fils Musaffer bey, dont l'oncle Fadil Pacha (Fasil en turc) a habité Paris, Refik bey, etc.; les autres villages fournissent aussi des cultivateurs aux beys et souvent un fermier est en même temps petit propriétaire; généralement il loue son bien et continue à travailler les terres beylicales.
Refik possède cent dix fermes et deux cents cinquante paysans sont ses métayers; ceux-ci habitent une maison qui est leur propriété, travaillent les terres et partagent la récolte avec le maître qui ne reçoit qu'un tiers, les deux autres appartenant au paysan. Dans le sud de l'Albanie, dans la région de Vallona par exemple, le partage se fait par moitié; d'ailleurs, dans le nord de l'Épire, les terres des beys sont beaucoup plus vastes; là-bas, le paysan est souvent orthodoxe et d'origine grecque, le maître musulman et albanais; ici, cultivateurs et beys sont de même religion et de même origine; aussi le régime féodal est-il atténué dans une très forte mesure.
Dans la vallée de Tirana, par exemple, il n'y a que les beys pauvres résidant continuellement sur leur terre qui exigent du paysan la moitié de la récolte; tous les riches propriétaires ne demandent que le tiers.
A côté des métayers, Refik emploie des journaliers, des ouvriers agricoles, soit quand le besoin s'en fait sentir, soit pour mettre en valeur certaines terres sans métayage; le prix moyen de leur journée est de 5 piastres, soit 1 fr. 25 environ, somme qui d'ailleurs représente un pouvoir d'achat beaucoup plus grand qu'en Occident; en outre, on leur doit un ocre de pain de maïs et une portion de fromage ou 20 paras pour en acquérir; les terres de Refik s'étendent sur un espace dont la circonférence peut être parcourue en trois heures de temps environ. Il y cultive du riz, qui pousse d'une façon parfaite, du maïs dont la récolte est la plus importante; il m'en montre les magnifiques tiges, qui n'ont leurs pareilles que dans la Macédoine et en Vieille-Serbie; l'avoine et l'orge viennent aussi assez bien; il possède également de grandes forêts et de beaux pâturages. Ces derniers sont loués à part à des paysans; le bey en effet n'a pas de bétail, qui appartient aux métayers et aux cultivateurs indépendants; les uns et les autres louent ces herbages à Refik qui reçoit d'eux de ce chef 120 livres turques.
Au total ses fermes lui rapportent, me dit-il, bon an mal an, 1 000 napoléons; il fait vendre ses produits à Tirana et à Durazzo et cherche à introduire de nouvelles méthodes de culture; mais, me confesse-t-il, il faudra sans doute des dizaines ou des centaines d'années pour ouvrir les yeux à ces gens, qui s'obstinent à travailler selon les anciens systèmes.
C'est à cette population de métayers et de cultivateurs que les Jeunes-Turcs avaient fait appel pour résister aux beys et par leur appui imposer aux Albanais l'usage de la langue turque; si singulier que soit le procédé, il faillit réussir; les émissaires des Jeunes-Turcs disaient: «Voyez, le bey vous pressure, il vous demande une trop grosse partie de la récolte, un fermage trop élevé pour vos pâturages, il a volé cette terre à vos ancêtres; nous les mettrons à la raison, mais pour vous faire comprendre de nous, pour que vos plaintes nous parviennent et que nous puissions y faire droit, il faut qu'elles soient en turc; apprenez le turc.»
Cette propagande a d'abord un certain succès; jusqu'en 1908, les Jeunes-Turcs, amis des beys, dont ils ont besoin pour s'établir, laissent la population libre et celle-ci ne connaît et ne veut que l'albanais; au Congrès de Dibra, ils circonviennent les délégués de l'Albanie du Nord, qui ne s'inquiétaient guère du congrès et de ce qui s'y passait; ils persuadent les musulmans fanatiques de Scutari qui ne connaissent pas un mot de turc que, voter pour la langue turque, c'est voter pour le Padischah contre l'infidèle, et ainsi ils font proclamer contre le gré des délégués du Centre et du Sud que le turc doit devenir la langue d'enseignement dans les écoles albanaises.
Forts de ce vote, ils travaillent Tirana et la région en 1909 et 1910; à cette date le peuple persuadé réclame, en albanais d'ailleurs, l'instruction en langue turque et manifeste contre les beys. Refik se lamentait alors sur les malheurs de son pays: pauvre Albanie, disait-il, trahie et opprimée! Deux ans se passent et à la tête d'une armée, par la route d'Alessio et de Kroia, Essad, quittant Scutari, rentre en maître. Il songe que l'heure est venue où Tirana la verte va devenir un des centres d'action dans l'Albanie autonome.
La demeure de Derwisch bey et ses serviteurs || Le Congrès albanais || Les délégués || La presse albanaise || La question politique || La question religieuse || Les orthodoxes || La situation des catholiques en Albanie et leur hiérarchie religieuse || La nécessité d'un accord entre catholiques et musulmans.
El-Bassam est en fête; de toutes les parties de l'Albanie, des délégués arrivent aujourd'hui et on attend pour demain les représentants des villes les plus éloignées; c'est un va-et-vient continuel dans la demeure du président du Congrès, Derwisch bey; chaque nouvel arrivant ne manque pas de le saluer et les conversations s'ébauchent dans la grande cour où Derwisch reçoit ses hôtes; sa demeure est composée de deux bâtiments situés de chaque côté de cette cour; l'un est le haremlik plein de luxe et de bibelots, réservé aux femmes et aux enfants; l'autre est le selamlik, où les hommes ont accès.
Dans la cour, près de quelques arbres, des bancs et des tables sont disposés; la chaleur du jour tombe et chacun vient goûter l'apaisement du crépuscule et la fraîcheur qui descend des montagnes voisines. Une douzaine de serviteurs vont et viennent; la plupart sont jeunes et engagés chez Derwisch depuis quelques années seulement; un catholique d'Orosch est parmi eux; on lui dit que je viens de son village et il accourt m'embrasser la main; chacun d'entre eux a son service spécial et reçoit, outre la nourriture, quatre medjidié par mois.
L'un d'eux a pour office d'apporter à tout nouvel arrivant le sirop de cerise mélangé d'eau et le café traditionnel; ici un usage slave s'est introduit, qui n'existe pas dans le nord; l'hôte offre avant ces rafraîchissements une cuillerée de confitures comme première politesse. Tous ces serviteurs sont d'une extrême déférence pour le maître: quand ils le voient, ils portent la main à leur coeur, puis s'inclinent, abaissent la main, geste symbolique pour ramasser la poussière du sol, puis touchent de leurs doigts leur front et leur bouche. Chaque fois qu'ils apportent au chef ou aux hôtes un objet quelconque, le respect veut qu'ils s'inclinent légèrement, en portant la main à la poitrine, et ils doivent n'approcher que pieds nus ou chaussés de laine.
Dans la grande cour, les habitants d'El-Bassam passent et causent; ils s'entretiennent du grand jour qui approche; toute l'Albanie est là et en cette heure de crise c'est la destinée d'un peuple qui se joue.
Derwisch bey, prévenu de mon arrivée, vient à moi; c'est un homme de quarante ans, élégamment vêtu à l'européenne d'une jaquette s'ouvrant sur un gilet blanc et un pantalon clair; il a adopté comme coiffure un polo rouge, sorte de transaction entre le fez et le polo albanais de laine blanche; plutôt grand, très brun, la moustache courte et châtain foncé, il présente une physionomie étrange qu'animent des yeux gris clair toujours en mouvement; aimant la parole, prodigue de ses gestes, agile et presque fiévreux, il se dépense, cause, harangue, interpelle, va, vient, attend les nouvelles, et se montre plein de joie aux noms des arrivants. Il me présente ses deux frères, Kiamil bey et Hassan bey, s'excuse de ne pouvoir me consacrer tout son temps, mais ses frères, me dit-il, le remplaceront et il tient à ce que j'accepte l'hospitalité dans sa demeure.
Le soir est venu; les femmes de Derwisch, voilées de blanc ou de noir avec un soin extrême, viennent de rentrer de leur promenade journalière; tandis que Derwisch va les rejoindre au haremlik, Kiamil me fait entrer au selamlik et me montre le lit qu'on m'a apprêté sur des tapis; puis il m'invite à venir avec son frère autour d'une table, où l'on a préparé notre dîner.
Je puis ainsi saisir sur le vif les usages domestiques des beys les plus avancés en culture et les plus riches de l'Albanie, car Derwisch bey est le chef de la famille des Bitchaktchy, qui est la première d'El-Bassam et, à part moi, je compare avec le pauvre bey, presque sauvage, de Kouksa, ses paysans et mes souvarys. Nous sommes quatre à table et quatre serviteurs sont autour de nous; ils apportent un plat de cuivre et une aiguière et versent un peu d'eau sur les mains des assistants; puis le dîner commence par un potage dans lequel ont été coupés des foies de volailles; de l'ugurte ou fromage de lait aigre est ensuite présenté à ceux qui en désirent: il fait partie de chaque repas et chacun en prend à sa guise; du mouton en sauce est le premier plat; les Albanais préparent de cette manière soit le mouton, soit le boeuf, mais jamais le veau qu'ils excluent de leur alimentation; c'est alors une suite de légumes variés, une sorte de pâté feuilleté comme un gâteau, avec des herbes hachées ressemblant à des épinards, des aubergines sautées au beurre, un plat de piments très relevés, qu'on dénomme des cornes grecques, enfin le pilaff traditionnel, car ici le riz remplace la pomme de terre inconnue. A ces services succèdent les entremets, des beignets d'abord et des gâteaux de mais épais et nourrissants et pour finir, le meilleur du repas, des pêches succulentes et juteuses, comme on croit n'en trouver qu'en France, et des raisins dorés et exquis.
Quelle abondance,—et quel estomac est nécessaire pour faire honneur à une telle richesse alimentaire; le tout est servi dans des assiettes et des plats venus d'un grand magasin d'Occident et chaque invité a son couvert de table et son service à dessert; mais pourquoi faut-il qu'il n'y ait qu'un seul verre dans lequel chacun des assistants se fait servir la seule boisson permise, l'eau, et pourquoi pendant tout le repas chacun avec sa fourchette et sa cuiller, qui ne changent pas, prend-il à même les plats tout ce qui lui convient?
Après ce plantureux dîner, les chandelles sont enlevées, les serviteurs sortent. Kiamil et Hassan me souhaitent bon sommeil et la nuit coule, coupée par les arrivées des caravanes lointaines qui se pressent pour être au lever du soleil à l'ouverture du congrès albanais.
Dans la renaissance albanaise, le congrès d'El-Bassam est une date: c'est le premier congrès dont l'initiative appartient à des Albanais, qui ont voulu affirmer leur nationalité au centre de leur pays. Ils sont là une cinquantaine de délégués, tous gens influents dans leur ville, venus pour se concerter dans un même esprit, celui de défendre et propager l'idée nationale albanaise; voici Midhat bey, un fonctionnaire du gouvernement de Salonique, directeur d'un journal albanais de cette ville, sous le pseudonyme de Luma Skendaud, et représentant le club de Constantinople et celui de Salonique; voici Refik bey, de Tirana, délégué par le club de Tirana avec un hodja et un paysan; voici Kyrias, délégué de Monastir, qui m'interpelle en anglais et me présente une carte où est inscrit: «George D. Kyrias, sub-agent of the B. and F.B. Society and Honorary Dragoman of the Austro-Hungarian Consulate»; voici Alex, le délégué de Cavaja, un Albanais de religion orthodoxe, qui parle un peu français et est représentant d'une maison de machines américaines; voici des hodja, des paysans, des commerçants, des beys; mais ce sont les beys qui ont pris la direction et la tête du mouvement et du congrès, qui le dominent et qui l'inspirent.
C'est que ce congrès est composé de délégués des clubs albanais existants. Or ces clubs sont l'armature du nationalisme albanais; ils ont été créés et demeurent sous l'influence des beys. La révolution jeune-turque, qui a laissé établir des clubs de toute nationalité dans l'empire, a ainsi été indirectement la cause de la renaissance des ces nationalités, qu'elle prétendait absorber dans la communauté ottomane; chez les Albanais, depuis 1908, plus d'une centaine de clubs ont ainsi été créés dans les villes et villages; il y en a eu de très puissants et fréquentés à Uskub, à Salonique, à Constantinople, où fut longtemps le club central que présidait le Dr Temos, puis, sur tout le pourtour de l'Albanie, de Janina à Monastir et à Kalkandelem; à l'intérieur du pays, le centre et le sud en furent parsemés; à partir de 1909, les Jeunes-Turcs cherchèrent tous les prétextes pour les fermer comme à Vallona, comme, à Tirana; mais le mouvement était lancé, il ne pouvait être arrêté; à El-Bassam, par exemple, sont organisés deux clubs ayant le même statut, le club Bachkim et le club Vlaznij; ils comptent un millier de membres et sont dirigés par un bureau de sept personnes. Chaque membre paie un droit d'entrée, qui est une sorte de don, selon sa richesse; il varie de plusieurs livres jusqu'à quelques piastres; la cotisation mensuelle est d'un medjidié; comme les Jeunes-Turcs n'ont pu introduire les mêmes divisions sociales qu'à Tirana, le club comprend toutes les classes de la population: beys, commerçants, paysans, et représente toute l'activité du pays.
Le congrès ne s'occupa officiellement que des clubs et des écoles albanaises et il prit à cet égard des décisions capitales, encore inconnues, qui engagent l'avenir et montrent les tendances du pays; dans des conversations particulières, des questions fort importantes furent certainement agitées, comme celle des religions, des journaux et des rapports avec le gouvernement turc.
Le congrès désigna trois commissions: une pour l'étude du budget, une pour l'organisation des clubs et une pour l'établissement des écoles. Pour être assuré d'un budget régulier, il fut décidé que les clubs de chaque ville paieraient une somme déterminée pour l'entretien des écoles et la propagande; en outre, on sollicitait des souscriptions particulières; elles sont venues assez généreuses: Refik bey versa 250 livres turques; un Albanais, commerçant enrichi en Suède, envoya une grosse somme pour fonder un institut, des bibliothèques et cinquante écoles; on espère de cette manière recueillir des fonds importants.
La commission des clubs fit adopter une résolution tendant à l'organisation rationnelle des clubs; ils seraient soumis à un statut unique, voté par l'assemblée, et un club central serait installé dans une ville qui n'est pas déterminée, peut-être à El-Bassam.
Les plus importantes décisions touchent les écoles: en Europe, pas un pays n'est aussi dépourvu d'écoles que l'Albanie, pas une population n'est aussi ignorante, pas un peuple n'est aussi éloigné de toute instruction, si rudimentaire qu'on la conçoive; c'est le résultat voulu de la politique de Constantinople, qui entendait priver l'Albanie de toute voie de communication, de toute connaissance de l'extérieur, de tout contact avec le dehors et qui par cette méthode pensait assurer plus aisément la fidélité des Albanais au Padischah. Les écoles étaient suspectes, les journaux prohibés, l'écriture en albanais proscrite.
Aujourd'hui les beys croient que l'instruction sera le grand rénovateur d'énergie pour leur peuple et voici comment ils en conçoivent l'organisation; rien n'existe, tout est à faire, à commencer par l'éducation des instituteurs; à El-Bassam il fut donc décidé d'organiser une école normale, à la fois école pédagogique pour former des instituteurs, et école secondaire; la langue d'instruction sera la langue albanaise, comme dans toutes les écoles de villages qui seront peu à peu fondées; ce point est capital et cette résolution met le Congrès d'El-Bassam en opposition avec le Congrès de Dibra, organisé par les Jeunes-Turcs pour les besoins de leur politique; la langue turque sera apprise comme langue secondaire seulement et en même temps que deux langues occidentales.
On pouvait se demander quelles seraient les langues occidentales choisies; ceux qui croient à l'influence réelle de l'Italie et de l'Autriche et non pas seulement à des ambitions, à des émissaires et à des distributions, devaient penser que l'allemand et l'italien seraient choisi; il n'en a rien été; ni l'une ni l'autre n'ont retenu l'attention du Congrès; et c'est le français et l'anglais qui ont été adoptés.
Comme je demandais la raison de ce choix, on me répondit: «Que nous ayons choisi le français, cela n'étonnera personne; car cette langue est la véritable langue internationale des Balkans; d'ailleurs l'Albanie a des relations anciennes avec les pays latins, dont la France est le premier, et cette influence s'est fait sentir jusque dans notre langue; en albanais, nous avons un assez grand nombre de mots qui trahissent leur origine latine ou franque; ainsi moua (moi), pril (avril), mars (mars), des noms de fruits ou d'objets: pesc (pêche), porte (porte), poule (poule), etc...»; et Derwisch bey concluait: «Nous ne pouvions pas ne pas choisir le français; quant à l'anglais, ajoutait-il, nous avons été plus hésitants, mais il nous a semblé que, pour le commerce, c'était encore cette langue que nous devions préférer.»
Cette école centrale et normale doit être organisée pour recevoir 600 élèves internes, qui paieront le prix de pension de 10 napoléons par an. Son principal office, les premières années, sera de former les instituteurs nécessaires pour enseigner dans les écoles primaires. Celles-ci, au fur et à mesure des possibilités, seront ouvertes dans tous les villages importants. La première année même, pour hâter leur ouverture, ce seront les beys les plus cultivés qui seront instituteurs et c'est ainsi que Refik bey s'est inscrit comme instituteur pour Tirana.
On ne saurait nier la noblesse de cet effort des Albanais influents pour instruire leur peuple et le tirer de l'ignorance où la politique d'Abdul Hamid l'avait laissé. Mais réussiront-ils dans leur travail et sauront-ils pour le réaliser se dégager des discussions intestines?
La question de la presse a fait l'objet de conversations nombreuses, sinon de discussions officielles du Congrès. Jusqu'en 1908, les journaux albanais ont été presque uniquement publiés hors de l'Albanie et hors de la Turquie, qui ne les laissait pas pénétrer dans l'Empire, et l'on peut dire que leur divulgation en Albanie est encore infime. C'est ainsi que paraissent ou qu'ont paru—car certains de ces journaux ont cessé leur publication—Rruféja (l'Éclair) en Haute-Égypte à Tubhar-Fayoum, Shqypëja é Shqypëuis (l'Aigle de l'Albanie) à Sofia, Dielli (le Soleil) a Boston, Vatra (le Foyer), aujourd'hui disparu, à Miny en Égypte, Albania à Londres, Skkopi (le Bâton) au Caire, enfin à Rome la Natione Albanese, qui paraît en italien et qui, n'étant pas dirigé par un Albanais, est suspect aux indigènes. Les dernières années, quelques autres journaux ont commencé une propagande albanaise dans le pays même: Lirya (Liberté) dirigé par Midhat bey, à Salonique, et Dituria (Science), périodique publié aussi à Salonique, Korica, qui paraît à Koritza, ainsi que Lidja ordodokse (l'Union orthodoxe), le seul de tous ces organes qui soit orthodoxe grec, enfin Zkuim 'i Shkipericse (Revue de l'Albanie), qui paraissait à Janina deux fois par semaine en albanais et en turc; les clubs voulaient aussi faire paraître un grand journal à Monastir sous le nom de Bashkim i Kombil (Union Nationale), mais les guerres ruinèrent ce projet.
La question politique proprement dite était présente à l'esprit de tous, mais son acuité même empêchait toute discussion publique. Toutefois un des principaux membres du congrès, qu'il me paraît inutile de nommer, me traçait le tableau suivant des échanges de vues entre délégués: on reconnaît à Ismaïl Kemal du talent et de l'influence; cette influence s'étend surtout chez les Toscs, de Vallona à Bérat et même à El-Bassam; mais beaucoup le tiennent en suspicion, les uns parce qu'il a été anti-turc et a travaillé jadis à l'indépendance de l'Albanie; d'autres parce qu'il a des accointances étrangères qui leur paraissent suspectes, d'autres parce qu'il s'est efforcé naguère d'attiser le fanatisme musulman contre les orthodoxes, alors qu'aujourd'hui il s'affirme l'ami de ces derniers; d'autres enfin par rivalité d'influence.
Les Albanais cultivés sentent l'état d'infériorité de leur pays et désirent avant tout la régénération économique et intellectuelle de leur peuple; bien que souhaitant un régime de liberté pour leur pays, beaucoup parmi les musulmans n'étaient pas partisans d'une séparation d'avec la Turquie; ils pensaient que l'indépendance complète serait nuisible à l'Albanie: «Pensez-y, me disait un bey, autonomie signifie bien liberté, mais il signifie que nous devrions tout faire nous-mêmes; or nous n'avons pas d'argent, pas d'organisation; alors que le monde entier s'est enrichi et outillé, nous sommes pauvres en toute chose, nous n'avons ni une route véritable, ni un chemin de fer, ni un kilomètre de télégraphe, ni une école à nous, ni un port, rien; en retard sur tous les peuples, comment réparer ce retard, sans argent? et nous n'avons nulle richesse liquide, aucune banque, aucun fonds monnayé; notre pays peut donner beaucoup dans l'avenir, mais il faut une mise à fonds perdu que la Turquie n'a pas faite depuis trente ans, par politique, mais qu'elle nous doit. L'autonomie est contraire à l'intérêt de l'Albanie; l'Albanie doit rester à la Turquie; dans dix ou vingt ans, quand notre pays se sera développé économiquement, nous pourrons désirer utilement l'autonomie. Mais aujourd'hui, ce qu'il nous faudrait, c'est seulement une constitution avec sa triple garantie: liberté pour nos écoles, nos clubs, notre langue; égalité dans l'attribution des dépenses du budget avec les autres vilayets turcs; fraternité, c'est-à-dire traitement fraternel des Albanais par les Turcs qui les ont privés de tout depuis des siècles. Nos libertés politiques, la protection de notre nationalité, notre régénération économique: c'est tout ce qu'il faut pour l'instant à la jeune Albanie; si l'on veut trop vite en faire une grande personne, elle mourra de consomption; l'indépendance pourrait être la mort de l'Albanie.»
Le problème religieux ne préoccupe pas moins les beys que les difficultés politiques; je crois reproduire assez exactement la réalité en disant qu'ils s'efforcent d'allier leur vénération envers la religion musulmane à une tolérance sincère envers la religion catholique et la religion orthodoxe-grecque; j'ai vu le congrès orner d'un croissant le drapeau rouge albanais et s'efforcer de le mettre en relief quand je photographiais les principaux personnages devant le drapeau déployé; je l'ai vu entourer les hodza d'une considération particulière; j'ai senti tout le respect que les beys portaient à l'ordre musulman albanais des Becktachi; mais s'ils sont disposés à faire de la religion musulmane une sorte de religion d'État, ils veulent, et sincèrement semble-t-il, assurer la liberté pleine et effective aux Albanais catholiques et orthodoxes, à leurs prêtres, à leurs institutions; je les ai entendus déplorer les divisions, condamner ceux qui les excitent, faire bon accueil et porter respect aux orthodoxes présents et aux catholiques. L'un d'eux me disait dans un jargon moitié français, moitié turc: «lui catholique, lui orthodoxe, moi musulman, mais tous albanais».
Il n'en demeure pas moins que, dans le sud de l'Albanie et en Épire, les orthodoxes seront attirés vers la Grèce et finiront par être suspects, si les relations gréco-albanaises continuent à être tendues, d'autant qu'au sud de Vallona et même dans la région de Bérat on peut observer le même phénomène social qu'en Vieille-Serbie: l'Albanais musulman est le grand propriétaire et l'orthodoxe le cultivateur.
La situation des catholiques était et sera bien différente. Les Balkans jusqu'à Andrinople vont être peuplés de populations toutes orthodoxes appartenant aux églises grecque, serbe, bulgare, monténégrine et roumaine; des juifs assez nombreux étaient et seront concentrés à Salonique, Monastir et Uskub; en dehors des Albanais, il n'y aura presque plus d'agglomérations nombreuses, soit musulmanes, soit catholiques; les deux groupes vont être réunis dans l'Albanie du nord et du centre et jusqu'au Scoumbi, presque sans autre mélange; quels vont être leurs rapports?
Actuellement, les catholiques sont établis autour des archevêchés de Scutari, de Durazzo, d'Uskub et autour de l'abbaye d'Orosch; ces quatre sièges dépendent directement du Saint-Siège; ils sont extra provincias ecclesiasticas, selon le terme romain, et leur fondation est des plus anciennes dans les annales de l'église catholique; Scutari remonte à l'année 387; parmi ses suffragants, Alessio date de la fin du VIe siècle, Pulati de 877 au moins, Sappa de 1062; Uskub était déjà métropole au Ve siècle et Durazzo a été fondé en l'an 58 de notre ère; ce sont des titres de noblesse dans l'histoire de la hiérarchie catholique, et c'est d'ailleurs cette longue tradition qui explique l'existence de trois archevêchés, d'un abbé ayant rang d'archevêque et de trois évêques pour une population qui, d'après les évaluations les plus optimistes, ne dépasse pas 200 000 âmes.
Scutari seul possède des évêques suffragants, Mgr Aloys Bumoi à Alessio avec résidence à Calmeti, Mgr Bernardin Slaku à Pulati, Mgr Georges Koletsi à Sappa avec résidence à Neushati; l'archevêque et métropolitain de Scutari est depuis trois ans Mgr Jacques Sereggi, antérieurement évêque à Sappa; il évalue à 57 000 les catholiques de son diocèse, à 30 000 ceux des diocèses d'Alessio et de Pulati et à 20 000 ceux de Sappa, au total à 87 000; tous sont groupés dans un territoire assez peu étendu entre la frontière monténégrine et la mer. Il faut y joindre les Mirdites qui occupent les montagnes entre Scutari et la côte, d'une part, et le pays de Liouma; presque tous dépendent de l'abbaye de Saint-Alexandre de Orosci ou Orosch, ancienne abbaye bénédictine, qui au cours des siècles fut confiée au clergé séculier et soumise à l'évêque d'Alessio; Mgr Primo Dochi, abbé mitré d'Orosch, fort de la protection de l'Autriche et faisant valoir l'intérêt de grouper les Mirdites en un diocèse séparé, fit rendre le 25 octobre 1888 par le Saint-Siège le décret Supra montem Mirditarum qui enlevait au diocèse d'Alessio juridiction sur l'abbaye et, lui prenant cinq paroisses, les mit sous l'autorité de l'abbé; en 1890, trois autres paroisses prises à Sappa et en 1894 cinq à Alessio vinrent grossir la population catholique de l'abbaye, qui est évaluée à 25 000 âmes. Tous ces chiffres sont d'ailleurs singulièrement sujets à caution; ils me sont très aimablement communiqués avec d'autres précieux renseignements par le secrétaire général de la Propagation de la Foi, M. Alexandre Guasco, et lui-même indique les différences d'estimation entre les Missiones catholicæ éditées par la S.C. de la Propagande et l'annuaire pontifical de Mgr Battandier; d'après les renseignements recueillis sur place, j'ai l'impression que ces divers chiffres sont plutôt exagérés.
Quoi qu'il en soit, un bloc de 100 000 catholiques albanais résiste autour de Scutari à toute pénétration religieuse étrangère et il est lui-même entouré de populations musulmanes albanaises compactes; dans cette partie du pays, l'Église orthodoxe n'a aucune organisation et pour ainsi dire aucun fidèle.
Dans le centre de l'Albanie, on évalue à moins de 15 000 le nombre des catholiques, qui vivent en petites communautés depuis Durazzo jusqu'à Delbenisti, résidence de l'archevêque Mgr Primo Bianchi, et jusqu'à Kroia, Tirana, El-Bassam, etc.; quelques catholiques de rite grec, convertis, existent à Durazzo et à El-Bassam, où leur curé, Papas Georgio, est assez connu; dans le sud de l'Albanie les catholiques sont aussi rares que les orthodoxes dans le nord, tandis que ces derniers y sont constitués en groupes de plus en plus compacts.
Ainsi, dans l'Albanie autonome, la répartition des religions peut se résumer à grands traits dans les termes suivants: au nord, jusque vers l'embouchure de l'Ismi, un groupe de 100 000 catholiques, des tribus musulmanes plus nombreuses encore vivent sans mélange d'orthodoxes; au centre, de l'embouchure de l'Ismi à l'embouchure de la Vopussa, la disparition graduelle des catholiques qui ne dépassent pas 15 000 entraîne l'accroissement des orthodoxes, les uns et les autres dilués dans une majorité musulmane; au sud de la Vopussa, les orthodoxes prennent peu à peu la majorité, les catholiques disparaissent complètement, mais les musulmans restent assez nombreux et, à la différence de ce qui se passe chez les Albanais catholiques du nord, dans ces régions orthodoxes, surtout de l'Épire, les grands propriétaires sont généralement musulmans et les cultivateurs orthodoxes.
De la sorte, dans l'ensemble de l'Albanie, les musulmans jouent un rôle prépondérant et dominent en fait partout, sauf dans la région qu'occupent les belliqueux montagnards catholiques du nord. Par suite, un régime stable ne peut subsister en Albanie qu'avec le concours de cet élément de la population. Ce concours ne sera pas très facile à obtenir, car ces montagnards sont particularistes, soupçonneux, très jaloux de leur autonomie, d'autant plus méfiants qu'ils ont pour voisins les musulmans de Scutari qui sont parmi les plus fanatiques de tous les musulmans. D'autre part, leur attitude sera influencée fortement par le mot d'ordre donné par leurs curés; or, les curés de la Mirditie, rattachés à l'abbaye d'Orosch, sont dirigés de main de maître par l'abbé Mgr Primo Dochi qui est entièrement dévoué à l'Autriche et reçoit les subsides réguliers du Ballplatz; l'archevêché de Scutari est à peu près dans le même cas, et c'est l'empereur François-Joseph, par exemple, qui donna les fonds nécessaires à la construction du séminaire pontifical albanais[1].
Par cette voie, l'Autriche donnera ses conseils; et ces conseils auront d'autant plus d'importance que l'Albanie paisible exige des catholiques rassurés. Les beys albanais d'El-Bassam s'y emploient, mais ce n'est pas en un jour que sera éteinte une animosité créée par des traditions, attisée par la Turquie et mise aujourd'hui au service d'intérêts politiques qui comptent bien en tirer parti[2].
[1] L'oeuvre française de la Propagation de la foi, qui a son siège à Paris, 20, rue Cassette, donne annuellement 2 000 francs à l'archevêché de Scutari, de 2 000 à 4 000 francs à Durazzo, de 5 500 à 7 000 francs à Uskub; elle a donné autrefois des sommes assez importantes aux autres diocèses, mais aujourd'hui elle ne donne qu'accidentellement à Alessio et elle n'alloue aucun subside à Pulati, Sappa et Orosch.
[2] Les Albanais catholiques de Vieille-Serbie et de Macédoine dépendaient de l'archevêque métropolitain d'Uskub ou Scoplje, dont la résidence était à Prizrend; depuis 1909, c'est Mgr Lazare Mildia qui occupe ce siège, dont dépendent environ 17 000 catholiques, d'après cet archevêque.
Dans la nouvelle Serbie, une particularité assez singulière va se trouver réalisée: à l'extrême frontière du territoire résidera un archevêque albanais catholique, avec un clergé albanais et des fidèles albanais dans la mesure où ils demeureront dans le pays; cet archevêque dépendra directement de Rome. D'autre part il existe, en droit sinon en fait, un évêché à Belgrade; il est sans titulaire et sans administrateur apostolique, les catholiques du rite latin ne dépassant pas d'ailleurs 6 000 à 8 000 âmes dans tout l'ancien royaume de Serbie; et ce siège dépend de l'archevêché albanais de Scutari; il n'est pas douteux que cette situation demande des modifications compatibles avec le nouvel état de choses politique et le conflit albano-serbe. On a annoncé à la fin de l'été 1913 que le gouvernement serbe désirait demander à Rome l'érection d'un archevêché serbe dépendant directement de Rome, et les dépêches ajoutaient par erreur que c'était dans le dessein de se libérer du contrôle autrichien de l'archevêché de Sarajévo; le contrôle existant actuellement peut être subordonné à des influences autrichiennes, mais c'est, pour le siège de Belgrade, celui du métropolite de Scutari.
La situation du monastère || D'El-Bassam à la tékié, le cimetière || L'ordre des Becktachi || Son action politique et nationale || Sur la terrasse de la tékié || Les souvenirs et l'histoire de Scanderbeg || Le chant national albanais || Le sentiment commun.
A cinquante mètres au-dessus de la vallée, sur le revers méridional de la montagne de Krabe, la tékié des Becktachi d'El-Bassam étage ses constructions au milieu des grands arbres qui revêtent de verdure et d'ombre toutes les pentes voisines.
Deux routes se réunissent au pied du monastère albanais; l'une vient toute droite d'El-Bassam, distante d'à peine 3 kilomètres; l'autre contourne la petite colline de Kracht qui dresse son dôme verdoyant sur le cours du Scoumbi, le détourne et s'avance comme un éperon entre la ville et le fleuve; la vallée, resserrée de la source à la sortie des montagnes, ne s'ouvre qu'en cet endroit pour former le bassin d'alluvions dont la ville d'El-Bassam tire sans doute son nom.
Les constructeurs de monastères ont toujours le sens des lieux et le goût des sites favorables; aussi est-ce à l'entrée de ce bassin, au croisement des deux routes et les dominant, que la tékié a été bâtie; de sa terrasse le regard suit à l'est la vallée du Scoumbi; au sud il voit encore le fleuve dont le lit fait un brusque coude au pied du monastère; à l'ouest il se prolonge jusqu'aux pentes lointaines bornant les champs de riz, de maïs et de céréales, qui tapissent la plaine d'El-Bassam.
Le Congrès albanais d'El-Bassam vient de finir; dans la cour de la modeste maison où il se réunit, les chefs ont fait déployer le drapeau rouge surmonté du croissant et ils m'ont demandé de les photographier devant leur étendard. Puis l'un d'eux me dit comme pour me remercier: «Je veux vous conduire à la tékié voisine; vous verrez, le site est charmant et puis cela nous fera plaisir que vous visitiez le tombeau vénéré de nos saints qui y reposent.»
Kiamil bey m'entraîne; il appelle un ami et un serviteur et ensemble nous sortons de la ville; bientôt nous approchons d'une pelouse unie; comme fond, de grands arbres découpent leur feuillage sur le ciel adouci; derrière nous, le soleil couchant prolonge nos silhouettes fantastiques et dore des pierres blanches nombreuses et pressées comme une armée, droites et piquées en terre comme de minuscules mausolées; dans leur rang, des cultivateurs passent de retour du travail et des ânes broutent sans hâte dans la paix du soir. Kiamil me dit: «Voyez, c'est notre cimetière; nous le traversons pour aller à la tékié; regardez cette grande pierre toute blanche qui vient d'être taillée; autour de celle-ci le sol n'est pas encore bien tassé; c'est qu'on passe peu du côté où elle est plantée; un ami est là depuis peu; je l'ai perdu l'an dernier; on reconnaît encore sa tombe; mais bientôt ce sera difficile de la retrouver; les morts se renouvellent vite et les nouvelles pierres s'ajoutent aux anciennes partout où il reste un espace à combler.»
A travers des pierres de toutes formes, nous passons: les unes sont taillées comme des pieux, d'autres plates et minces comme des palettes, celles-ci sont basses et presque brutes, celles-là sont soigneusement découpées; mais toutes sont comme jetées pêle-mêle au hasard de la main; quelques-unes brisées gisent à terre; d'autres penchent déjà et entre elles pousse fine et haute une herbe que les animaux viennent paître dans ce champ des morts.
Sur le flanc de la montagne, un bâtiment d'un étage apparaît: c'est le monastère; par un sentier facile, on y atteint sans peine et Kiamil me présente aux moines. Ceux-ci sont peu nombreux, et les constructions sont plus que suffisantes pour eux. La tékié n'est qu'une maison de l'ordre des Becktachi, dont le centre religieux est à Koniah, en Asie-Mineure; mais le centre albanais était jusqu'à présent à Kalkandelem et les Becktachi d'Albanie constituent un véritable ordre musulman albanais; dans leurs rangs, on ne compte à peu près que des Albanais et ils possèdent des tékié dans tout le pays, à Ipek, Diakovo et Prizrend dans le Nord, et surtout de très nombreuses, avec des terres considérables, dans le Sud, chez les Toscs.
Les moines véritables sont des derviches; mais à côté d'eux des beys albanais s'occupent comme économes de l'administration temporelle des terres; c'est ainsi qu'au Congrès d'El-Bassam était présent à ce titre un bey de Kalkandelem, économe de la tékié centrale des Becktachi.
Il est assez difficile de déterminer l'action politique de l'ordre; à vrai dire, elle apparaît surtout comme une action nationale albanaise. Jadis, quand les Albanais étaient tout puissants à Constantinople, les ministres qui entouraient le sultan étaient des Becktachi: au milieu du XIXe siècle et depuis le sultan Mahmoud ces usages ont disparu, mais sous le règne d'Abdul-Hamid les Becktachi furent en faveur auprès du Padischah. Leur caractère de religieux musulmans les défendit contre les Jeunes-Turcs, mais ceux-ci n'ont supporté qu'avec contrainte le nationalisme albanais, dont l'ordre est empreint; en Albanie ils sont invulnérables, car la population musulmane entière, du riche bey au plus pauvre paysan, a pour eux un respect profond et une vénération sans réserve; dans chaque tékié des tombeaux de saints sont un lieu de pèlerinage quotidien; chaque fidèle y vient déposer son offrande forte ou modeste et l'ordre vit des revenus de ses terres et des dons des pieux mahométans.
Ainsi, malgré l'opposition des doctrines religieuses, les formes de l'organisation ecclésiastique ne sont pas très différentes chez les musulmans et chez les orthodoxes; chez les uns et chez les autres, à côté du clergé séculier, pope ou hodja, qui vit au milieu des fidèles, participe à l'existence commune, prend femme et constitue un foyer, un élément monastique s'est constitué depuis des siècles autour de sanctuaires, de tombeaux et de souvenirs révérés; des moines y vivent une vie conventuelle sous la direction d'un chef, et le monastère est devenu avec le temps un centre national autant que religieux, le foyer des nationalités en lutte, le temple vivant des traditions et des espoirs d'un peuple; dans ces régions disputées des Balkans, le monastère concentre tout ce qui demeure vivace dans les sentiments populaires.
De même que chez les orthodoxes, le moine, à la différence du pope, ne se marie pas pour consacrer toute son activité à la propagande et à la défense de son idéal religieux et national, de même le Becktachi est derviche et, dans une cérémonie solennelle, prononce ses voeux et jure de ne pas prendre femme. Leur existence est partagée entre les prières et cérémonies religieuses et les travaux des champs, et leur office est de veiller au tombeau confié à leur garde. C'est celui d'un grand saint de leur ordre, et son sépulcre est protégé par une construction de pierre de forme hexagonale, située à quelques mètres au-dessus des autres bâtiments. Les moines m'y conduisent. Sur une des faces de l'édifice, une porte basse s'ouvre et sur les autres d'étroites fenêtres; on me fait entrer; l'intérieur est à peine éclairé; à même le sol gît une tombe de bois; un drap vert la recouvre en partie; au pied on a jeté un linge brodé; à la tête, la planche du tombeau supporte un piquet de bois, planté obliquement, autour duquel est enroulé un voile de gaze. C'est tout; les murs, blanchis à la chaux, sont nus. Pas une inscription, pas un mot: c'est le silence de la mort.
En sortant de la tékié, je demande à mon guide si les moines viennent méditer ici; il me répond simplement: ils n'en ont pas besoin, puisqu'ils vivent en ces lieux. Il était difficile de pousser plus loin l'échange des idées, mais je cherchais à comprendre l'état d'âme des derviches qui me conduisaient et sentir en quoi il différait de nos ermites d'Occident. Le saint, tel que se le figurent nos âmes chrétiennes, se forme comme idéal la contemplation de la Divinité, conçue comme une personne infiniment parfaite qu'il aspire à connaître et à imiter; sa conscience est le siège d'une lutte au profond de lui-même, et sa sainteté résulte d'une victoire dans un combat entre ses vertus proches de Dieu et ses instincts naturels qu'il veut réprimer; le saint, croyant à la perversité de la nature, s'efforce de triompher de ses astreintes et aspire à l'idéal divin, source de toute perfection; sa vie est donc tissée de luttes et n'est qu'une préparation à la mort, où commence la vraie vie. Tel n'est point le sage, dont les hautes vertus sont révérées après la mort comme pendant la vie par la piété musulmane. Allah et Mahomet sont les guides de son esprit, mais ces guides lui commandent de se conformer à la nature et, s'il est fidèle à leurs préceptes, sa récompense sera dans leur paradis toutes les jouissances terrestres portées au centuple. Le sage donc contemple la nature et tout ce qui y participe; dans tout ce qui émane d'elle, il voit une flamme divine et il croit à sa beauté et à sa bonté première; s'il s'écarte de la foule des hommes, c'est pour mieux communier dans l'immense nature, et s'il médite, c'est sur la vie qui éclate dans tout ce qui l'entoure. L'existence du sage est donc un hymne à la nature et à la vie, qu'il aspire à continuer après la mort comme il l'a vécue ici-bas, dans la paix et l'harmonie, sans excès ni lutte, pour jouir des voluptés supérieures dans l'infini repos. Ni tourment ni combat n'apparaissent dans la vie des moines musulmans, et la tékié est un asile où l'esprit est en repos. La tombe sacrée ne projette pas son ombre sur les existences voisines et les derviches qui m'entourent ne semblent connaître que la beauté du site où les a placés le goût du fondateur de la tékié. Aussi le premier d'entre eux m'invite à m'asseoir sous les arbres proches devant la vallée où l'ombre grandit. Une table est préparée; du raisin trempe dans l'eau fraîche et de minuscules tasses sont pleines d'un café odorant. La chaleur du jour tombe et déjà le voile du soir s'étend sur le fond de la vallée, que domine la tékié, lorsqu'un de mes compagnons, emporté sans doute par les souvenirs des jours passés, entonne un air fier et mélancolique, que les autres reprennent en choeur; c'est le chant albanais de Scanderbeg.
Rien ne montre mieux que l'Albanais musulman est d'abord Albanais; car Scanderbeg, dont le souvenir est vivant dans l'Albanie entière, qu'est-ce autre chose que le dernier prince de l'Albanie indépendante en lutte contre le Turc, en même temps que le défenseur de la Croix contre le Croissant? On sait son véritable nom, Georges Castriote, surnommé Iskender-Beg ou prince Alexandre, du temps que, prisonnier de guerre des Turcs, il faisait ses premières armes en Asie Mineure; en 1443, il quitte avec des compagnons les camps turcs attaqués par les Hongrois; par surprise il reprend aux Turcs la ville que son père gouvernait, Kroia, et proclame la guerre sainte, la croisade contre le Turc; les autres chefs de clans le reconnaissent comme général et prince de la confédération albanaise à Alessio et, un quart de siècle durant, il les mène à la bataille contre l'Osmanlis; sa capitale, Kroia, est assiégée deux fois par les sultans Amurat et Mahomet II, mais il mène si bien la campagne que les armées turques sont affamées, coupées de leurs communications; leurs détachements sont surpris; elles doivent lever leur camp, et quand il meurt à Alessio en 1467 ou 1468, après vingt-cinq années de lutte interrompue par une seule trêve, l'Albanie est libre et les clans fédérés. Mais lui mort, comme les généraux d'Alexandre se partageaient son empire, les beys lieutenants du prince Alexandre ne surent maintenir la confédération albanaise et, comme une grande houle, la conquête musulmane submergea le pays, convertit par la force la majorité des habitants et ferma à l'Occident ce territoire, jadis tête de pont de la chrétienté au delà de l'Adriatique.
Or ce ne sont pas seulement les Mirdites et les catholiques du nord de l'Albanie qui conservent avec une piété profonde le souvenir du héros chrétien; c'est toute l'Albanie musulmane, orthodoxe et catholique, celle des tékié comme celle des monastères, qui garde en sa mémoire l'image du dernier défenseur de l'Albanie indépendante. Les siècles qui ont passé ont entouré son histoire d'une légende si populaire que, si l'unité de l'Albanie s'affirme, c'est ce souvenir qui en sera le plus fort ciment. Du passé si reculé de leur race antique, l'épopée de Scanderbeg est ce qui survit dans l'âme populaire; c'est son étendard que l'Albanie autonome est allée retrouver dans sa capitale de Kroia: le drapeau écarlate portant l'aigle noir à deux têtes; Ismaïl Kemal en a écarté la croix, Essad Pacha l'a fait surmonter du croissant, mais chacun d'eux l'a pris comme le symbole vivant de la nation ressuscitée; et quand celle-ci exprime tout son désir latent de liberté et veut incarner sa foi en elle-même dans un chant, c'est l'hymne grave et digne, fier et triste de Scanderbeg qu'elle reprend; en elle revit alors l'inconscient besoin de répéter par ces paroles d'antan les sentiments qui animent l'âme nationale et l'apprêtent à la lutte:
Tel est ce chant, dont j'essaie de reproduire aussi fidèlement que possible le tour et la noble allure; de ses quatre strophes, la seconde sert de refrain et chaque couplet se termine ainsi sur le cri farouche: Mort ou Liberté!
L'écho de la vallée vient de le redire pour la troisième fois; sur cette note dernière le chant mélancolique s'est terminé; le silence et le calme se sont faits plus grands encore s'il est possible autour de la tékié; le vent est tombé et pas une branche ne bouge; les acacias et les lauriers remplissent l'air de leur senteur; les derniers rayons du soleil dorent un berceau de vignes au bord de la terrasse; voici l'heure du départ; le crépuscule est court et il faut être à El-Bassam avant la nuit; mais avant de regagner la ville avec mes compagnons, je me fais, selon l'usage, ouvrir la porte du tombeau et je dépose, d'après la coutume albanaise, l'obole de l'hôte, les pièces de cuivre dans un tronc aménagé dans le mur, et les pièces d'argent sur le bois même du cercueil.
Et comme les moines expriment leurs voeux de longue et heureuse vie au «Franc» venu d'au delà des mers pour voir ses cousins d'Albanie, je leur souhaite un nouveau Scanderbeg qui ressuscite tout ce que j'ai vu en eux d'aspiration, de sentiment et d'idéal pendant ces heures passées à la tékié des Becktachi.
Le départ d'El-Bassam || Babia Han || Kouks et le pont sur le Scoumbi || La chaumière du paysan et son hospitalité || De Prienze au lac d'Okrida || Les paysans du centre de l'Albanie: beys et tenanciers || Petits propriétaires libres || Leurs rapports avec le pouvoir.
Pour gagner le lac d'Okrida, il faut compter d'El-Bassam environ dix-huit heures de cheval; on remonte l'étroite vallée du Scoumbi et celle d'un de ses affluents, et pendant tout le parcours on rencontre à peine quatre ou cinq petits villages et quelques rares fermes isolées. Nous sommes déjà le 5 septembre; les pluies d'automne vont commencer dans la montagne et nous ne saurions passer la nuit en plein air; aussi ai-je décidé de franchir en un jour ce territoire inhospitalier; à deux heures du matin, dans la cour de la demeure de Derwisch bey, les chevaux sont sellés et l'escorte attend. La nuit est fraîche et claire. La route est facile, elle suit le fond de la vallée, qui monte lentement et sert journellement à atteindre les terres qui des deux côtés de la rive sont partout cultivées; l'aurore ne tarde pas à éclairer les sommets; les contreforts rocheux des montagnes du sud se teintent de rose; peu à peu la lumière descend les pentes; le froid se fait plus vif au fond de la vallée, nous poussons nos chevaux au trot, et quand nous parvenons au pont sur le Scoumbi, il est plein jour.
En cet endroit le sentier ne suit plus le fleuve dans le coude allongé qu'il fait vers le nord, mais traverse la chaîne à flanc de montagne; nous nous élevons sur une pente rocheuse où les schistes apparaissent en larges traînées; dans la broussaille et dans les pierres les chevaux cherchent leur passage, et tout en bas nous apercevons le ruban clair de l'eau dont les méandres se détachent sur le feuillage sombre des fonds; le long de son cours on aperçoit un campement, des tentes et des ouvriers qui travaillent à la construction d'une route; on m'apprend que ce sont des soldats révoltés du 23 avril, les «réactionnaires», à qui on a infligé comme punition la charge d'établir la chaussée dans la gorge entre El-Bassam et Kouks.
A sept heures, nous avons atteint le sommet de notre route et un méchant han, dit Babia Han, est le lieu traditionnel de repos après une dure montée. Quelques Albanais y séjournent pendant la belle saison et offrent un peu de paille et d'avoine pour les chevaux et du pain de maïs au voyageur. Après une courte halte, nous continuons notre route en longeant la montagne à 400 ou 500 mètres au-dessus du fleuve; le sentier n'est pas dangereux, mais très mauvais par endroits, et les méchantes montures que j'ai louées à El-Bassam heurtent à chaque pas; bientôt la pluie, menaçante depuis quelques heures, se met à tomber; aussi est-ce avec un plaisir extrême que nous parvenons vers une heure et demie au village de Kouks, où nous prendrons un peu de repos.
C'est le plus gros village entre El-Bassam et le lac d'Okrida; ses maisons dispersées à mi-coteau sont entourées de terres bien entretenues et de beaux pâturages. Une route le reliait au pont sur le Scoumbi situé cent mètres plus bas, à trois quarts d'heure de marche environ; mais elle est si pleine de trous, si labourée par les eaux qu'elle est impraticable et que chacun descend du village au fleuve à travers champs au hasard des pentes: nouvel exemple de l'incurie administrative ottomane!
Nous devions en avoir un autre bien plus remarquable encore sans tardée; à peine nous sommes-nous approchés du fleuve, assez large en cet endroit, que nous apercevons le pont rompu après la troisième pile; tout le tablier et les autres piles gisent dans le lit, et leurs gros blocs encombrent la rivière; aucune passerelle n'a été construite et nous devons traverser le fleuve à gué; par bonheur, le Scoumbi est aussi bas que possible en cette saison, mais aux hautes eaux la route est complètement coupée.
C'est au pont que notre escorte d'El-Bassam et nos chevaux nous quittent, pour être remplacés par d'autres venus d'Okrida. Ceux qui sont venus jusqu'ici ont ordre de ne pas franchir le fleuve, et mon drogman et moi passons comme nous pouvons, nous et nos bagages, sur l'autre rive avec l'aide de gens du pays que le mudir ou maire de Kouks nous envoie. Ainsi transbordés, nous déjeunons frugalement près de l'eau sous des hêtres. Mais l'heure s'écoule, et, comme soeur Anne, nous ne voyons rien venir sur la route d'Okrida. La position devient délicate; que faire dans ce village sans la moindre ressource? et si nous attendons trop longtemps, quand arriverons-nous? Après maints pourparlers, le mudir me fournit un âne, sur lequel on charge nos bagages et que conduira un homme du pays. C'est tout ce que l'on peut trouver ici; un souvarys, mon drogman et moi ferons la route à pied, jusqu'à ce que nous rencontrions les gens d'Okrida. Mais tous ces arrangements ont pris du temps et il est déjà cinq heures quand nous partons.
Nous quittons bientôt la vallée du Scoumbi pour suivre celle d'un de ses affluents, le Langaica; c'est un torrent qui coule encaissé dans une gorge où la route se faufile par un étroit passage; de chaque côté, sur les pentes, des grands arbres de toute essence couvrent la montagne et ferment l'horizon; bientôt le ciel se couvre, une pluie fine embrume la vallée et la nuit tombe; à sept heures, il fait nuit noire, on n'entend que le grondement du torrent au-dessous de nous et le vent qui déferle dans les arbres; l'ouragan arrive, le vent hurle et passe sur la forêt comme une vague immense qui ploie devant elle toutes les branches; tous les dix pas nous nous arrêtons pour tâter le chemin de la crosse des fusils: la ligne qui sépare la route du gouffre où roulent les eaux avec fracas est presque invisible; tout à coup un premier éclair jaillit et nous laisse aveuglés, toute la gorge tremble des échos du tonnerre; la pluie redouble et fait rage; pour se donner courage, le souvarys chante un air du pays qui fait marquer le pas.
A peine a-t-il commencé qu'il s'arrête et me montre dans la forêt, sur l'autre rive, un point lumineux; je ne sais d'abord ce qu'il veut m'indiquer, mais bientôt nous distinguons un grand feu; des pieux supportent une toile, sous laquelle des hommes paraissent s'abriter et se chauffer; le chant ou le bruit de nos pas ont décelé notre présence; un des hommes éclairés par l'âtre se lève et pousse un cri d'appel, lugubre comme un croassement de corbeau; par trois fois il le répète; le souvarys très bas m'explique que c'est l'appel des bandes de la montagne; il n'est point rassuré, mais ajoute qu'avec le temps qu'il fait elles ne quitteront sans doute pas leur abri; sur ses indications, nous nous éloignons les uns des autres, le souvarys passe le premier, moi ensuite, le drogman le dernier; nous marchons en étouffant nos pas et en rasant la montagne; comme les éclairs illuminent par instants la vallée, nous cachons tout ce qui brille et attire le regard. Nous avons dépassé la ligne du feu et au bout d'un quart d'heure nous sommes déjà hors de portée; le camp disparaît au tournant de la gorge, et déjà nous nous félicitons d'avoir passé sans encombre, quand à un nouveau détour de la vallée étincelle un immense brasier, où paraît rôtir quelque bête; sa flamme rougit une douzaine de figures hâves et des corps paraissent étendus contre terre; avec prudence nous glissons sans bruit sur la route; mais les appels antérieurs ont donné l'éveil et le même cri prolongé et sinistre retentit par trois fois. Nous sommes signalés. La pluie s'arrête et nos pas nous semblent soulever au loin un écho; mais les éclairs ont cessé et il est impossible de percer les ténèbres; sans dire mot nous suivons le souvarys toujours en tête qui scrute l'ombre de la route et nous guide. A nouveau l'appel retentit, cri frissonnant et angoissant qui semble n'avoir rien d'humain. Puis un autre sur un autre ton, bref et saccadé, comme un commandement. Tout se tait. Au profond de la forêt, le brasier ardent flamboie. Nous ne voyons que lui. Il était sans doute à 300 mètres sur l'autre rive; il semble que nous le touchons et nous croyons frôler les hommes aux aguets qui écoutent et épient les sonorités de la nuit. Mais la pluie reprend avec fureur, et sous cette eau qui fouette, tous les bruits s'enveloppent de mystère. Nous marchons un temps que nous ne saurions dire, lentement, car il faut reconnaître notre route, à pas étouffés toujours, car nous gardons dans les yeux les reflets des visions ardentes.
Enfin dans le lointain voici à la clarté d'un éclair des maisons qui apparaissent; la route les traverse; pas une n'est éclairée; tout paraît mort; nous nous consultons; il est neuf heures du soir; nos vêtements nous collent sur le dos, tant ils sont mouillés, et l'homme avec nos bagages a pris les devants. Nous ne saurions donc changer de linge et, dans l'état où nous sommes, il faut marcher. La vallée s'ouvre et présente un large fond plat où la rivière serpente; nous continuons une heure encore, quand tout d'un coup nous nous sentons dans les herbes; le souvarys s'est perdu, la nuit est si obscure qu'en vain nous regardons; on ne peut que tâter le sol; nous essayons de faire de la lumière, mais le vent fait rage et nous en empêche; nous tentons d'explorer les environs, mais mon drogman se jette, ce faisant, dans un fossé rempli d'eau, d'où nous le tirons avec peine. Il faut en prendre notre parti: la route est impossible à retrouver. Et voici que l'orage redouble, une trombe s'abat sur nous et nous aveugle. Aussi, les éclairs aidant, retournons-nous sur nos pas, résolus à nous faire ouvrir une des maisons du village.
Non sans difficulté nous atteignons celui-ci. Nous frappons à la première maison; qu'elle soit vide ou que ses habitants aient peur, il n'est fait nulle réponse; la porte en est étroite et massive et on ne peut l'enfoncer; nous nous dirigeons vers une autre maison, où le souvarys vient de déceler, filtrant à travers une jointure de volet, un rayon de lumière; il frappe, cogne, crie, hurle; finalement, il explique qui nous sommes et ce que nous demandons. Alors une minuscule fenêtre tout en haut du toit s'ouvre; toute lumière éteinte, une voix d'homme se fait entendre et l'on parlemente; il faut expliquer combien nous sommes, ce que nous faisons, quelles sont nos intentions. Enfin, après maintes explications, on consent à nous recevoir; des pas d'hommes se font entendre à l'intérieur, c'est tout un remue-ménage avant d'ouvrir, nous apercevons aux jointures des fenêtres qu'on allume des lumières; à la fin, d'énormes verrous tirés, la porte du bas s'ouvre devant un homme armé; on entre dans les écuries qui tiennent le rez-de-chaussée; en haut de l'escalier qui monte au premier et unique étage, d'autres hommes se tiennent et nous observent; quand tous les trois nous avons pénétré dans la chaumière, la porte se referme et nos hôtes paraissent tranquillisés.
Nous sommes dans le village de Prienze (dénommé Brinjas ou Prenjs sur la carte autrichienne) et le paysan qui est notre hôte nous dit s'appeler Kérine Karique. L'escalier par lequel nous sommes montés sépare la pièce des hommes et celle des femmes. On nous conduit dans la première, où cinq Albanais se trouvent. Ils voient notre état: nos vêtements dégouttent d'eau et nous paraissons transis de froid; aussitôt l'un d'eux attise l'âtre qui mourait; un autre prépare le café; le chef passe au haremlik et revient bientôt avec des chemises et des pantalons de flanelle blanche pour nous permettre de faire sécher nos vêtements; on entasse des tapis au coin de la cheminée et nos hôtes nous confectionnent un immense plat d'oeufs pimentés qui avec le café finissent de nous réchauffer; tandis que nous réparons ainsi la fatigue de seize heures de chemin, les Albanais s'apprêtent au sommeil; à côté de moi, un vieux paysan commence une interminable prière qu'il bredouille à mi-voix et qu'il coupe d'interjections en baisant la terre à mes pieds; puis il s'étend sur le sol et s'endort.
Pendant ce temps, j'observe la chaumière: c'est une construction quadrangulaire très simple, aux murs d'une épaisseur extrême; le rez-de-chaussée est sans fenêtre et ne s'ouvre que par une solide porte cadenassée et triplement verrouillée; on n'accède au premier étage que par un léger escalier de bois qu'on peut facilement rejeter et qui permet d'en haut une défense possible; de très petites fenêtres comme des meurtrières presque au ras du plancher éclairent le premier étage; la fumée du bois, qui pétille dans l'âtre, s'échappe par un simple trou aménagé au plafond; à terre des tapis, au mur des fusils et des armes, dans les angles des ustensiles de ménage complètent l'aspect de cette forteresse villageoise.
Kérine Karique remonte et nous causons; il s'excuse du temps qu'il a mis à nous ouvrir; mais, dit-il, on ne saurait être trop prudent; les bandes parcourent le pays et, quoiqu'elles respectent en général les demeures des paysans, on ne peut jamais en être assuré. Je lui demande s'il est content de son sort, et il me répond qu'il ne saurait se plaindre de la vie; ses terres sont bonnes, elles rapportent largement pour sa nourriture et celle des siens et on l'a toujours laissé ramasser en paix ses récoltes; il a une des meilleures maisons du village et tous le considèrent. Une seule chose l'inquiète, comme d'autres paysans avec lesquels j'ai causé, c'est la défense faite de ne plus laisser pâturer dans les bois. Il ne sait pas grand'chose des événements du dehors; toutefois, de Durazzo à Monastir la route passe ici et les nouvelles avec elle; d'ailleurs l'un des Albanais présents a travaillé quelque temps à Constantinople et voici qu'une école vient d'être ouverte au village avec un instituteur albanais volontaire.
Déjà deux ou trois Albanais se sont enroulés dans leurs vêtements et dorment de l'autre côté de l'âtre; nous faisons encore une cigarette et buvons notre dernière tasse de café; dans un angle à terre on place une veilleuse et l'on recouvre de cendre les braises ardentes du bois qui crépite; puis à notre tour nous nous étendons sur les tapis et l'on n'entend bientôt plus dans la chaumière que le souffle régulier des dormeurs.
Tout le monde est sur pied d'assez bonne heure le lendemain; nous sortons dans le village, dont les maisons éloignées les unes des autres bordent la route et s'étagent sur les pentes exposées au midi; le temps est moins menaçant et nous décidons de partir de suite; Kérine Karique me dit adieu en portant ma main à son front et m'offre de beaux raisins qui mûrissent sur une treille devant sa maison; je le remercie de son hospitalité et rapidement nous gagnons le fond de la vallée à travers des terres bien cultivées et un pays qui respire l'abondance; quand nous allons atteindre le col qui fait communiquer le versant de l'Adriatique et le bassin du Scoumbi avec le versant de la mer Égée et du lac d'Okrida, la petite plaine où est bâti le village de Prienze apparaît comme un damier où les cultures tapissent la terre de leurs couleurs aux tonalités différentes.
Par de grands orbes, la route monte de six cents à plus de mille mètres et atteint le sommet de Cafa Sane, dont la base plonge de l'autre côté dans le vaste lac d'Okrida. Par instants le soleil déchire les nues opaques de l'orage qui nous entoure et éclaire la ville d'Okrida située juste en face sur l'autre rive; des montagnes aux pentes droites baignent leur pied dans les eaux vert sombre du lac et de toute part des forêts épaisses bornent la vue; c'est là, paraît-il, à l'extrémité méridionale, qu'un monastère bulgare célèbre, celui de Saint-Naoum, accueille les voyageurs. Mais d'ici, entre la montagne et les eaux, rien n'apparaît. Au nord du lac, au contraire, une plaine prolonge celui-ci et le cadre montagneux est reporté assez loin; c'est là que Struga est bâti sur le lac, à la sortie du Drin noir, qui se fraye au nord un passage à travers les plus hautes montagnes du pays pour arroser la vallée de Dibra et se jeter dans le Drin blanc à Kukus, où j'ai été l'hôte du village pendant la première partie de mon voyage.
Le lac d'Okrida limite à l'est le territoire habité exclusivement par des Albanais, et l'on peut dire qu'il forme de ce côté une frontière naturelle assez rationnelle pour l'Albanie autonome. En tout cas, qui a passé de Durazzo au lac d'Okrida, a traversé dans toute sa largeur l'Albanie du Centre. Par bien des traits elle diffère de l'Albanie du Nord que j'ai décrite naguère dans l'Albanie inconnue.
Dans le centre existe une véritable aristocratie féodale, agraire et héréditaire, qui a établi sur le pays une influence qui n'a rien de tyrannique quand elle s'applique à des Albanais cultivateurs; les beys sont des propriétaires dont les terres sont cultivées par des métayers, commandés par le maître lui-même quand il est pauvre, par un intendant quand le maître est riche; ces métayers, tenanciers demi-libres, demi-serfs, ne sont pas mal traités quand ce sont des Albanais, comme ici, et d'ailleurs beaucoup sont en même temps petits propriétaires; c'est qu'en effet partout la propriété beylicale est très loin de comprendre toute l'étendue des terres ou même la plus grande partie; une petite propriété paysanne très solidement constituée existe dans tout le pays, et elle est de plus en plus importante quand on passe du sud au nord et de la mer à l'intérieur; la montagne en favorise l'essor et la différence de religion dans le sud en arrête l'extension. En Épire, la domination musulmane a eu le même résultat social qu'en Vieille-Serbie: le musulman, qui est toujours un Albanais au sud de la Vopussa et l'est le plus souvent sur les rives du Vardar, est devenu grand propriétaire, et le peuple orthodoxe travaille ses terres; à mesure que l'on s'avance vers le nord, les orthodoxes diminuent de nombre, la grande propriété se limite et la petite propriété musulmane s'accroît.
Aussi ai-je vu dans l'Albanie du Centre maints paysans, petits propriétaires libres, passionnément attachés au sol, qui ne différaient des nôtres que par des traits de moeurs et l'ignorance des progrès de la culture; tous pratiquent l'hospitalité avec une cordialité dans l'accueil que les pays d'Occident ne connaissent plus; ils vous offrent volontiers quelques tapis pour dormir dans l'angle droit du foyer, du café, de l'eau fraîche,—respectueux qu'ils sont tous des prescriptions antialcooliques de la loi musulmane,—des plats d'oeufs pimentés, du pilaff, du pain fait avec le beau maïs qui pousse superbe sur leurs terres, du raisin et plus rarement des poires et des pêches; café, maïs et riz sont, avec les produits de la basse-cour et les fruits, la base de leur alimentation; les chèvres leur donnent le lait qui sert à faire l'ugurte, le fromage aigre, qui de Bulgarie est devenu la nourriture de tous les Balkans; les boeufs sont utilisés presque uniquement comme animaux de trait et, seul, le mouton est tué dans les grandes occasions, aux fêtes qui sont jours de débauches carnées. De la sorte le paysan vit de lui-même et sur lui-même; il demande seulement le respect de ce qu'il considère comme ses droits.
Dans l'Albanie du Centre et du Sud, ces droits sont beaucoup moins étendus que dans le Nord; la contrée plus ouverte, les vallées d'accès facile, le mouvement d'échange et le passage continuel de l'est à l'ouest ont depuis longtemps permis l'installation d'une domination turque qui n'était pas, comme dans les montagnes du nord, purement nominale; partout la Porte maintenait des fonctionnaires qui, pour être souvent des Albanais, n'en étaient pas moins ses agents, serviteurs obéissant au mot d'ordre de Constantinople. Sans doute l'action du pouvoir s'est toujours exercée avec une certaine circonspection et, dans les cas délicats, la Sublime Porte usait du procédé d'exciter les uns contre les autres les éléments de la population pour ne pas permettre une action concertée contre son autorité; les monopoles, comme celui du tabac, étaient presque inobservés partout; chaque paysan conservait ses armes dans sa demeure, toutes prêtes au premier signal; mais, sauf dans la montagne, les deux marques de la souveraineté se retrouvaient: le paiement de la dîme et l'acceptation du service militaire.
Le paysan de ces contrées a donc le respect de l'autorité gouvernementale; mais il y joint un sens très vif de sa nationalité: constitution ou ancien régime, autonomie ou indépendance, tous ces mots n'ont pas grand sens à ses oreilles; musulman hospitalier, mais très pieux, il exige le respect extérieur des choses de son culte; tolérant pour une religion différente, il lui serait insupportable d'être soumis à des maîtres étrangers; il n'a pas la passivité du paysan turc et son fanatisme; son sang albanais le lui défend; beaucoup d'entre eux ont l'esprit vif, une intelligence naturelle, qui depuis des siècles n'a eu aucun aliment et a besoin d'être cultivée.
D'une manière générale, dans les régions du centre, il ne paraît pas malheureux, je veux dire qu'il n'a pas le sentiment de l'être; il ne se plaint pas de son sort; fait caractéristique, une seule chose l'inquiétait: on sait quel effroyable déboisement ont subi les montagnes de l'ancienne Turquie; de Constantinople à la Grèce, de la mer Égée à la Bosnie, le voyageur n'aperçoit que des montagnes pelées, tondues par la dent des bestiaux, surtout des chèvres: c'est un vrai paysage de désolation et un désastre économique. Or l'Albanie constitue en Europe la dernière réserve de forêts de l'ancienne Turquie, et cette réserve est déjà fortement entamée. A la veille des guerres balkaniques, le régime jeune-turc, avec un grand sens de l'avenir, voulut défendre aux bestiaux l'accès de ces forêts; c'est cette mesure qui causait une grande appréhension aux paysans. Ils me disaient: «Nos terres sont en petite étendue dans nos vallées, nous n'y avons pas assez de pâturages: si on nous interdit de laisser nos bêtes paître dans les bois de nos montagnes, que faire? Il n'y a plus qu'à les vendre». Exemple de répercussion des meilleures mesures!
En résumé, le paysan albanais du Centre et du Sud est un élément de stabilité pour l'Albanie; à moins qu'il ne le traite sans ménagement ou qu'il offense les susceptibilités de sa religion et de sa nationalité, un gouvernement national albanais doit trouver en lui un appui. C'est d'autres éléments que surgiront les difficultés.
Albanais et Bulgares || Les colonies bulgares urbaines || Struga || Sveti Naoum || Okrida et sa situation || D'Okrida à Resna || La ville de Resna || Monastir et son rôle dans les Balkans || La rivalité des races || Les Albanais à Monastir || La colonie juive || Les Séphardims des Balkans et leur rivalité avec les juifs allemands || Leurs rapports avec la France.
Au nord, l'Albanais débordait en Vieille-Serbie et repoussait le Serbe avant que les guerres balkaniques ne l'aient d'un seul coup rejeté dans ses montagnes; au sud, il dominait la population grecque d'Épire et étendait son influence jusqu'au golfe d'Arta avant que les armées helléniques n'aient arraché à son étreinte ce que la diplomatie européenne leur a concédé. A l'ouest, la mer l'isolait de l'Occident, en attendant qu'elle l'en rapproche. A l'est, que trouvait-il et que trouve-t-il devant lui? Les guerres balkaniques auront ici ce résultat paradoxal d'établir une souveraineté serbe en des régions où étaient aux prises Albanais et Bulgares; mais si ces deux plaideurs ont été renvoyés dos à dos par un juge qui s'attribue la proie du droit de la victoire, ne vont-ils pas se trouver demain unis par leur commune défaite?
Quoi que présage une telle perspective pour un avenir prochain ou lointain, le nouveau dominateur peut constater que d'Okrida à Monastir et de Monastir à Kalkandelem la pénétration albanaise s'est exercée au détriment des Bulgares avec une activité égale à celle dont les Serbes ont souffert en Vieille-Serbie; et de même qu'au nord les Albanais visaient à la conquête d'Uskub, de même à l'est ils prétendaient dominer la grande métropole du centre de la Macédoine, Monastir, en attendant de pousser leur colonisation jusqu'à Salonique.
De même que l'élément serbe en Vieille-Serbie, la population bulgare résiste ici à l'invasion albanaise plus longtemps dans les villes que dans les campagnes; dans les centres urbains, la défense est facilitée par le groupement; le pouvoir pouvait plus difficilement favoriser par des mesures arbitraires l'expansion de la race sur laquelle il s'appuyait; l'Albanais enfin qui colonise est un montagnard et non un citadin; aussi le voyageur qui, venant du centre de l'Albanie, se propose de suivre les marches albanaises et bulgares, trouve-t-il les premières populations bulgares isolées au milieu d'une campagne albanaise.
Jusqu'à la prise de possession par la Serbie de la vallée de Dibra, tout élément slave en avait disparu et jusqu'à Okrida on ne rencontrait de Bulgares que dans la ville de Struga; la route de Durazzo et d'El-Bassam contourne le nord du lac d'Okrida en descendant du col de Cafa Sane et traverse une région bien cultivée, plantée d'énormes châtaigniers; séparée du lac par quelques marécages, Struga allonge ses maisons le long du Drin dont les eaux abondantes sortent du lac d'Okrida et se précipitent vers le nord.
Peu de bourgades présentent un aspect aussi misérable que Struga; des maisons délabrées, des masures informes abritent une population pauvre, où l'on est incapable de désigner un propriétaire fortuné; sous le régime turc un kaïmakan vous accueillait au premier étage d'une méchante construction qui surplombe le Drin. De l'autre côté c'est le han de la ville dont les vitres brisées par l'orage des jours passés sont remplacées en partie par des feuilles de carton; l'ouragan a rafraîchi si fort la température en ce début de septembre, et nous sommes d'ailleurs si parfaitement trempés d'eau, que nous désirons nous chauffer et nous sécher; l'hôtelier fait installer, faute de mieux, au milieu de la pièce sans cheminée, un brasier et y allume du charbon de bois; force nous est donc, pour n'être pas asphyxiés, d'ouvrir les fenêtres toutes grandes et de déjeuner ainsi entre le feu et l'eau qui tombe avec rage.
La cuisine du lieu est peu recommandable aux estomacs délicats: elle accommode les poissons du lac en les apportant bouillis et passés à l'huile; les oeufs sont arrosés de poivre et baignent dans la même huile; comme boisson, c'est de l'eau coupée de raki, l'alcool du pays; seuls les fruits sont, comme partout en ces contrées, superbes et délicieux.
Mon hôte est bulgare; je l'interroge et il tombe à peu près d'accord avec des Albanais que j'ai questionnés: la ville se partage entre les deux populations, aussi pauvres d'ailleurs l'une que l'autre, et la campagne qui l'entoure est entièrement albanaise jusqu'à Okrida; les Arnautes ont conquis la plaine d'alluvions du nord du lac plus vite que les montagnes du sud; là le monastère de Sveti Naoum (Saint-Naoum) appelé souvent du nom turc Sare Saltik, est le centre de défense le plus important de la nationalité bulgare; comme partout dans les régions disputées des Balkans, ces temples de religion sont des forteresses nationales; leur histoire est une histoire de lutte, de conservation et de préparation; aux jours d'activité, ils offrent aux défenseurs de la nationalité, des concours et des appuis; aux jours sombres, des refuges.
Il suffit de considérer ce lac sauvage d'Okrida, ces montagnes boisées, ces pentes tombant à pic dans les eaux pour ne point s'étonner de voir sur ses bords s'élever des réduits où les chrétiens slaves trouvent abri et repos; si le plus grand est celui de Saint-Naoum, situé exactement vis-à-vis d'Okrida, au fond du lac, à six heures de barque environ, une suite d'abbayes bulgares plus modestes jalonnent la rive est du lac; en partant de Struga, Sveti Rasoum (Saint-Rasoum) présente à mi-coteau sa porte ouverte en plein rocher; de l'extérieur il me paraît tout petit; il domine la route qui longe le lac et semble un poste d'observation plutôt qu'un monastère; en cet endroit, la montagne avance vers le lac un éperon de roc qui sépare Struga d'Okrida. Sveti Rasoum est construit sur le flanc ouest et sur le flanc est Sveti Spac, à même hauteur, commande la route d'Okrida à Monastir; un peu plus au sud, au-dessus de la ville d'Okrida, Svetta Petka (Sainte-Petka) dresse ses constructions plus vastes, au milieu des arbres, sur les pentes de la grande chaîne; plus au sud encore, c'est Sveti Stefan, puis Sveti Zaum, qui sont comme les fortins détachés d'un système de défense, poursuivi du nord au sud du lac et se terminant à Saint-Naoum. Rien ne symbolise mieux aux yeux du voyageur l'importance de cette région dans les luttes nationales balkaniques. Or, la colonisation albanaise a non seulement conquis entièrement la plaine de Struga, mais elle a atteint, puis dépassé Okrida; elle a rempli le bassin d'alluvions d'Okrida et rejeté le premier village bulgare à Kussly, au sortir du pays plat, sur la route de Resna.
De même qu'à Struga, dans la ville d'Okrida la population bulgare est demeurée nombreuse et plus d'un Macédonien slave tire son origine de cette cité. Elle est bâtie aux bords mêmes du lac, cependant marécageux; quand j'y passe, les routes et chemins sont envahis par l'eau; l'ouragan des jours passés a causé une véritable inondation, et ce qui en subsiste empêche presque les communications. La voirie n'est pas seule défectueuse, mais aussi les habitudes locales, qui font d'Okrida la ville la plus sale de ces pays; pour n'en point garder un trop mauvais souvenir, il faut la voir de loin; aperçue de la route de Struga, elle se détache sur un fond de noires montagnes; au premier plan, les roseaux du bord, des bandes de canards sauvages, des barques de pêcheurs composent une vision animée; vue de la route de Resna, elle apparaît au milieu de la verdure, entre deux petites collines qui supportent, l'une, les casernes et l'autre, l'ancienne forteresse; ses minarets et ses arbres semblent se mirer dans les eaux du lac tout proche, et dans la lumière du matin le tableau n'est pas sans charme.
A mesure que nous approchons des régions où vit encore le paysan bulgare, je remarque un changement notable de culture: aux champs de maïs succèdent des champs de blé; sans doute le maïs ne disparaît pas, pas plus qu'en Albanie le blé n'est absent; mais, tandis que, de Vallona et de Durazzo jusqu'à Okrida, les tiges épaisses du maïs s'offraient partout aux regards, ce sont ici des épis mûrs qui couvrent la campagne ou des champs à moitié fauchés; c'est au milieu de terres à blé qu'est bâti le premier village bulgare que je rencontre depuis l'Adriatique: c'est Kussly (Kosel sur la carte autrichienne).
Je m'empresse de photographier ses pauvres masures construites le long de la route, au pied de la montagne; on est en plein travail de la moisson; à côté des maisons aux minuscules fenêtres et aux portes surélevées, qui conservent l'aspect rébarbatif de petites forteresses, des voitures du pays apportent les gerbes de blé qu'on vient de faucher et, dans la cour, on les bat à l'ancienne mode; tout à côté du village, dans un champ qui se prolonge jusqu'à la croupe pelée des collines, des femmes ramassent les gerbes pour en charger d'autres voitures; ce sont les premières dont je vois le visage, depuis les catholiques de Mirditie dans l'Albanie du Nord; elles portent le costume bulgare et l'une d'elles, une jeune villageoise aux traits assez fins, vêtue du corsage traditionnel aux larges manches et d'une jupe blanche brodée, file sa quenouille, en s'appuyant à une des voitures chargées de moissons. A quelques pas de là, une odeur de soufre très forte me prend à la gorge; j'interroge et l'on me montre sur la montagne proche des sources sulfureuses très riches, paraît-il, où les gens du pays viennent se baigner, lieu prédestiné pour une ville d'eau des Balkans futurs.
Une chaîne de montagnes, dite de Petrina, sépare Okrida de Resna; la route, pour aller chercher un col de 1200 mètres, remonte vers le nord, puis redescend au sud après avoir gagné le point culminant, et bientôt atteint la plaine de Resna; le lac de Resna, beaucoup moins sauvage et encaissé que celui d'Okrida, présente toutefois avec ce dernier l'analogie d'être continué au nord par une plaine d'alluvions qui sépare la rive du lac des pentes montagneuses. C'est au milieu de cette plaine et fort loin du lac que la ville est construite; c'est un bourg analogue à Struga, habité par une population mélangée de Slaves, de Turcs et de quelques Albanais; parmi les Macédoniens bulgares, plusieurs parmi les plus actifs de Macédoine et même du royaume sont nés dans cette ville; je citerai notamment le ministre Liaptcheff, que je rencontrai quelques semaines après ce voyage à Sofia; c'est aussi le lieu de naissance du «héros de la liberté», le Turc Niazi bey, pour lequel les musulmans de Resna ont un véritable culte: on vient d'ouvrir ici même une école, et tout est encore en fête quand je traverse les rues de la ville; des banderoles et des arcs de triomphe rappellent l'inauguration; le marché regorge de monde; des fruits superbes, des melons énormes y dressent leurs tas devant l'acheteur qui les obtient à bas prix; des voitures nombreuses sont rangées le long des boutiques ou sous des hangars, les unes allant à Okrida, la plupart, comme la nôtre, se rendant à Monastir; c'est un lieu de passage très fréquenté et placé à peu près à égale distance de ces deux villes; aussi les voyageurs coupent-ils habituellement ce voyage d'une dizaine d'heures par un arrêt et un déjeuner à Resna.
Entre Monastir et Resna, une large route pas trop montueuse permet un trafic important et des rapports faciles; un mouvement continuel de voitures pour voyageurs et de chariots pour marchandises se produit pendant la belle saison, et c'est au milieu de la poussière soulevée par le trot des chevaux et des provocations des cochers qui prétendent tous se dépasser, au risque de jeter bas leur équipage, que nous parvenons en vue de Monastir.
Trois ou quatre kilomètres avant d'atteindre la ville, on aperçoit ses maisons blanches resserrées entre deux collines à l'orée de la vallée; au delà, court du nord au sud une plaine longue d'une centaine de kilomètres, large d'une vingtaine, traversée par de nombreuses rivières et parsemée de marécages; c'est une des plus fertiles et des plus habitées de Macédoine; des montagnes de l'ouest descendent des torrents qui y réunissent leurs eaux; au pied des pentes, des villages se succèdent; et c'est à peu près au centre de cette plaine longitudinale et au débouché d'une des vallées que Monastir a groupé ses maisons qui abritent aujourd'hui une cinquantaine de mille habitants.
Ces maisons apparaissent plus rapprochées les unes des autres et plus hautes que dans les autres villes de ces régions; la cité semble ne pas vouloir quitter la vallée pour s'étendre dans la grande plaine de l'est; les dômes des mosquées, les minarets et les cyprès, une tour détachent leur silhouette au-dessus de l'uniforme aspect des toits; vue de loin, la ville paraît sans beauté, et quand le voyageur y pénètre, il s'aperçoit que la première impression n'était pas fausse.
Les aspects les plus curieux sont ceux de vieilles et étroites rues bordées de taudis infects, ouverts en plein vent, dans lesquels se traitent toutes les affaires; chaque rue a sa spécialité et chaque commerce a sa rue. Voici par exemple la rue des tailleurs juifs; elle est fermée par la grande mosquée, son minaret et ses cyprès; la chaussée étroite reçoit tous les détritus des masures qui la bordent; les boutiques, dont beaucoup n'ont pas d'étage, sont garanties des intempéries par des planches mal jointes; pendus à des traverses ou en pile sur des étalages, des oripeaux étranges attendent l'amateur; deux ou trois boutiques paraissent présenter un assortiment un peu moins grossier et leurs locataires jouissent de la possession d'un étage; la rue est habitée à peu près exclusivement par des juifs, qui ont accaparé ici le métier de tailleur, comme celui de saraf ou changeur et quelques autres.
Cette influence de l'élément juif à Monastir est un phénomène très intéressant qui attire l'attention de l'observateur; celui-ci se rend vite compte de l'importance économique de Monastir, de la rivalité des races qui ont voulu s'implanter dans ce grand centre et des facilités qui en ont résulté pour l'infiltration d'une forte colonie juive.
Il suffît d'étaler devant soi une carte de la péninsule des Balkans pour y lire le rôle qu'y joue et qu'y jouera encore dans l'avenir la ville de Monastir; elle est située à peu près au milieu de la péninsule et se trouve ainsi le marché naturel de la Macédoine centrale; reliée par une voie ferrée à Salonique, elle y envoie facilement tous les produits agricoles des riches plaines et collines qui l'entourent et en reçoit en échange les articles fabriqués à bas prix qu'elle répartit dans le pays environnant; Monastir est donc un lieu d'échanges de premier ordre; le rayon d'action de cette place commerciale s'étendait au sud vers Kastoria, au nord vers Gostivar, à l'ouest vers Okrida et Koritza et par là vers l'Albanie; de Monastir part un réseau de routes plus ou moins bien entretenues, mais enfin suffisantes pour permettre un roulage intense et un trafic important. La nouvelle délimitation des territoires va sans doute lui faire perdre une partie de ses débouchés; il y a peu de chances que l'Albanie continue immédiatement d'entretenir des relations suivies avec Monastir; les villes du sud s'approvisionneront en Grèce dont elles dépendent; une crise commerciale est donc possible; mais elle ne peut être que passagère: trois facteurs en effet travailleront à un développement nouveau de la ville; avec la défaite turque s'en est allé le principe de désordre et d'insécurité qui empêchait le développement de la Macédoine; il y a donc tout lieu de penser que les Slaves des Balkans, cultivateurs par tradition et travailleurs infatigables, vont faire livrer par ce sol toutes les richesses qu'il peut produire; or c'est, en ce cas, un grenier de céréales et de fruits que Monastir va devenir.
D'autre part, la position naturelle de la ville va en faire le lieu de passage de la plus importante artère des Balkans; la ligne longitudinale, qui coupera la presqu'île en son milieu, reliant Athènes à l'Europe centrale par Kalabaka, Kastoria, Monastir et Uskub, et par laquelle passera quelque jour la malle des Indes, en attendant la communication établie avec le golfe Persique, rencontrera à Monastir la ligne actuelle de Salonique; l'importance de la ville comme centre commercial ne saurait qu'en être accrue et le sera plus encore le jour où la voie Salonique-Monastir sera poussée jusqu'à Okrida-Durazzo, faisant ainsi de la métropole macédonienne le point de jonction, au centre de la péninsule, entre la ligne longitudinale et la ligne transversale.
De même que cette situation géographique explique la valeur économique de la cité, de même elle rend compte de la diversité des races qui la peuplent; d'autres villes de l'ancienne Turquie sont peuplées par un mélange aussi varié de populations, mais aucune n'en compte, à la fois, un nombre aussi grand avec un équilibre aussi parfait entre les divers éléments: la conquête serbe a naturellement affaibli l'élément turc et surtout albanais et accru l'élément serbe en convertissant au «serbisme» d'autres éléments slaves; l'état présent est instable et il faut attendre quelques années pour voir s'établir un ordre de choses nouveau; mais, à la veille de la guerre, de bons esprits de divers camps m'indiquaient sur place la situation des races par la répartition suivante: un cinquième de la population pouvait être turc, un cinquième bulgare, un peu moins d'un cinquième grec et valaque, un dixième, avec propension à l'accroissement, albanais, un peu moins d'un dixième juif, le reste serbe, étranger, fonctionnaires ou soldats. Ainsi, comme dans un microcosme, Monastir présentait le tableau réduit mais presque exact de la Turquie d'Europe d'hier; le centre de la péninsule absorbait en lui une proportion presque égale de toutes les races qui l'habitaient et qui semblaient pousser jusqu'à Monastir leur dernier effort.
Les Albanais, notamment, étaient particulièrement actifs; entre eux et les Jeunes-Turcs existait ici avant la conquête serbe une continuelle rivalité; les uns et les autres avaient leurs clubs, celui d'Union et Progrès, présidé par Burkhaneddin bey, directeur des travaux publics du vilayet, et celui des Albanais dirigé par Fehim bey.
Le jour même de mon arrivée, je suis invité à visiter ce dernier club et j'y rencontre quelques civils et un certain nombre de jeunes officiers, qui parlent devant moi avec une extraordinaire liberté du gouvernement et des Jeunes-Turcs; ils sont avides de connaître mes impressions, de savoir ce que j'ai vu au Congrès d'El-Bassam, et quand je rappelle quelques faits relatifs à la politique des Jeunes-Turcs en Albanie, ce sont presque des éclats de colère; rien n'est moins semblable à la placidité turque.
Dans un tel milieu, l'élément juif devait se développer; il compte environ cinq mille âmes, et c'est la colonie juive la plus importante de tous les Balkans après celles des grands ports de Constantinople et de Salonique et celle d'Andrinople. Elle est venue de Salonique, comme celle qui, au nombre de deux mille âmes environ, habite Uskub; elle est par suite entièrement composée de juifs espagnols ou «sephardim», comme on dit ici; on sait que les juifs se divisent en deux branches: les «Sephardims» ou juifs espagnols, venus en Turquie au XVe siècle, au moment où Ferdinand le Catholique les expulsait d'Espagne et où le sultan Bajazet les accueillait, et les «Achkenazims» ou juifs allemands, venus de Russie et de l'Europe centrale.
Les premiers ont aujourd'hui leur centre d'action le plus influent à Salonique, qui compte environ 75 000 juifs, plus des deux tiers de la population. Il est du reste très intéressant de suivre sur place, comme je l'ai fait, la frontière entre les deux groupes qui divisent aujourd'hui le judaïsme; en partant de l'est, cette ligne passe d'abord par Constantinople: dans cette ville, la grande majorité de la colonie est espagnole, comme son grand rabbin l'érudit Dr Nahoum; mais un groupe allemand s'y est créé depuis quelque temps et compte des chefs actifs, tels que l'avocat Rosenthal et le russe sioniste Jacobson. De Constantinople, la ligne traverse la Bulgarie, où le nombre des juifs est très restreint, moins de 50 000, partagés à peu près également en espagnols et allemands, ces derniers descendant de Roumanie, où l'on sait quelle agglomération énorme de plèbe juive est accumulée dans toutes les cités et dans les campagnes. La Serbie reste entièrement dans la zone espagnole; d'ailleurs, le nombre des juifs y est infime: une communauté à Belgrade, quelques individus à Nisch, Pirot, Kragujevats peuvent seulement y être signalés; fait curieux, le sionisme est très en faveur auprès des juifs de Serbie, que dirige à cet égard le Dr Alkalai; mais ils sont sionistes pour les autres, c'est-à-dire pour leurs coreligionnaires de Russie, non pour eux-mêmes qui estiment fort hospitalier le sol serbe; de Serbie, la ligne frontière passe au nord de la Bosnie, puis s'infléchit au sud de la Dalmatie, de là elle traverse le nord de l'Italie et de l'Espagne, laissant ces deux pays, comme la Méditerranée entière, dans la zone espagnole.
Ainsi, l'ancienne Turquie d'Europe tout entière était dans la zone des «Sephardims» et on évaluait à un demi-million environ leur nombre. De leurs colonies les plus importantes, deux restent turques, celles de Constantinople et d'Andrinople, deux deviennent serbes, celles d'Uskub et de Monastir, et la plus importante de toutes, celle de Salonique, est grecque.
A Monastir comme à Salonique, le nombre des «Achkenazims» est infime et sans influence; à Constantinople, ils ont créé deux journaux, le Jeune-Turc, dirigé par le juif russe Hochberg, et l'Aurore, dirigée par M. Sciuto, ancien juif espagnol de Salonique et passé à l'adversaire; ils sont secourus et appuyés de toute manière par les sionistes de l'Europe centrale et les organisations israélites d'Allemagne. A Salonique et à Monastir, leur tentative est restée jusqu'à présent sans lendemain, et les juifs espagnols de ces deux villes se défient beaucoup de tout ce qui porte la marque du judaïsme allemand ou du sionisme; un des notables de la colonie séphardim me dit: «Vous ne savez pas assez en France la différence qui existe entre nous et les Achkenazims: nous avons une langue différente, le judéo-espagnol[3] et, comme langue seconde, le français, alors qu'eux parient le judéo-allemand et l'allemand; notre prononciation de l'hébreu n'est pas la même que la leur: ainsi nous prononçons Kascher et eux Koscher; ils sont plus traditionalistes, plus observateurs peut-être des préceptes de la religion que nous, plus nationalistes juifs surtout; nous, au contraire, nous avons une tendance à nous imprégner de l'esprit et des moeurs latines; aussi sommes-nous hostiles au sionisme et au nationalisme juif qu'ils veulent introduire ici; nous ne nous sentons pas en communauté d'esprit et de sentiment avec eux et nous hésitons même beaucoup à laisser nos enfants se marier avec leurs descendants. D'ailleurs nous nous sentons les vrais juifs d'Orient et de Turquie, alors qu'eux ne sont que des parvenus qui voudraient être des conquérants; de toutes les nationalités, nous sommes peut-être les seuls qui avons été sincèrement et entièrement dévoués aux Turcs; voyez ici, à Salonique, et ailleurs, les hommes qui ont été les fonctionnaires des administrations publiques ottomanes; la grande majorité est turque, quelques-uns sont albanais ou juifs, très rares sont ceux d'autres nationalités; nous avons toujours apporté notre concours à la Porte, qui comptait sur nous; nous sommes partisans de l'assimilation au pays où nous habitons; nous faisions apprendre le turc à nos enfants, nous sommes hostiles à l'idée de faire de l'hébreu la langue de la famille, de travailler à nous isoler dans un royaume juif ou dans un nationalisme juif; le firman du sultan Abdul-Medjid, du 6 novembre 1840, accordait protection et défense à la nation juive dans l'Empire ottoman, le «haham bachi» ou grand rabbin la représentait auprès de la Sublime Porte; cette situation traditionnelle nous suffisait au point de vue religieux; aussi étions-nous devenus à Salonique et à Monastir si loyalistes envers la patrie ottomane que c'est parmi nous qu'Union et Progrès a trouvé le plus facilement des appuis pour la régénération de l'Empire.»
Il est de fait que les juifs espagnols et les «donmehs» ou «maamins»[4] ont eu et ont encore une influence marquée dans le Comité Union et Progrès; parmi les premiers, on me cite MM. Carasso, Cohen, Farazzi, etc.: parmi les seconds Djavid bey, le plus célèbre, Dr Nazim, Osman Talaat, Kiazim, Karakasch, etc.
Ces hommes forment l'élite des juifs de ces pays; mais, à côté d'eux, existe une masse ignorante et pauvre, qui jusqu'à présent n'émigre pas: on sait que les juifs allemands de Russie, de Pologne, de Galicie et de Hongrie ont une tendance marquée à quitter ces pays soit inhospitaliers, soit surpeuplés: l'élite va à Vienne, Berlin, Cologne, d'où les plus remarquables passent à Paris ou à Londres; mais le grand courant qui entraîne la masse la déverse en Amérique au nord et au sud, aux États-Unis, et depuis peu dans l'Amérique latine. Jusqu'aux guerres de 1912-13, au contraire, aucune émigration n'entraînait les juifs espagnols de Monastir et de Salonique hors de chez eux, si ce n'est quelques-uns vers Constantinople, Smyrne ou l'Égypte; cependant la plupart d'entre eux sont de très petites gens; s'il en est qui remplissent des emplois publics ou exercent les professions de banquiers, négociants, avocats, un nombre considérable travaille manuellement comme portefaix, ouvriers, garçons de peine, etc.; il suffit de passer dans les rues de Monastir comme dans celles de Salonique pour voir quels misérables boutiquiers sont catalogués sous le terme de commerçants.
D'ailleurs, une indication très précieuse permet de se rendre compte de la pauvreté de cette population juive: la communauté s'impose elle-même et elle a créé à cet effet un impôt sur le capital; voici les résultats qu'il donne à Salonique: sur 70 000 israélites inscrits à la communauté, 20 000 environ sont dans la misère et la communauté doit les secourir; 20 000 sont pauvres; 28 000 ont un revenu trop faible pour être taxés: la commission chargée de l'impôt le calcule, en effet, soit à raison de 1/8 p. 100 du capital présumé, soit, pour ceux exerçant une profession n'exigeant pas de capital, mais gagnant plus de 6 livres par mois, à raison d'un capital supposé, correspondant au revenu gagné capitalisé à 12 p. 100. Lorsque l'impôt ainsi calculé s'élève à moins de 25 piastres, il n'est pas dû. Or il n'y a que 1 280 personnes qui le paient, soit 800 redevables de 25 à 100 piastres, 280 de 100 à 1000 piastres et 200 environ seulement payant plus de 1 000 piastres, le maximum étant de 85 livres turques. Encore la commission a-t-elle intérêt à établir des appréciations sévères, car elle est nommée par le Conseil communal qu'élisent les seules personnes payant au moins 50 piastres d'impôt à la communauté.
Il n'est pas sans intérêt pour la France de connaître l'existence de ces communautés juives espagnoles d'Orient: à Monastir comme à Salonique, comme à Constantinople, comme en Asie Mineure, comme aussi, dans une mesure peut-être moindre, à Andrinople et à Uskub, les juifs espagnols, par leurs origines, leurs habitudes, leur esprit, sont des disciples de la langue française et de la culture latine; ils sont sans doute encore fort ignorants, mais leur instruction se développe vite; les écoles de toute nature et de toute origine sont, à Salonique, remplies par leurs fils; or, aussitôt que le juif espagnol de Monastir ou de Salonique, de Smyrne ou de Constantinople ne se contente plus du judéo-espagnol qu'il apprend au foyer, ou de l'hébreu qu'on enseigne à l'école rabbinique, c'est le français qu'il veut connaître; cette connaissance, en effet, répond à la culture latine de l'élite qu'il imite, et d'autre part, la langue qu'on lui demandera de savoir à l'administration des postes ou de la régie, au konak, au chemin de fer, à la Banque, à la Dette publique, au port, partout en un mot, c'est le français.
Avec la souveraineté serbe et grecque, dans quelle mesure cette situation sera-t-elle modifiée, c'est ce dont on pourra se rendre compte dans quelques années. Mais, en tout cas, nous ne saurions oublier que si l'on veut caractériser les tendances générales de la population juive d'Orient, on peut les résumer par deux traits: les juifs allemands et les sionistes, dont les centres s'étendent de la Roumanie à la Pologne et de la Hongrie à l'Allemagne, sont des protagonistes de la culture allemande et des propagateurs de la langue et, par voie de conséquence, des intérêts allemands; les juifs espagnols sont des adeptes de la culture et de la civilisation latines et, à l'heure présente, des disciples de la langue française. C'étaient ces derniers qui par Monastir et Uskub auraient pris place dans les centres commerciaux d'Albanie; le cours des événements changera peut-être le sens de ce courant; ce ne serait pas le seul cas où l'influence des puissances de l'Europe centrale remplacerait l'influence française dans les parties détachées de l'ancienne Turquie.
[3] C'est le judéo-espagnol, avec l'alphabet Rachi, ainsi appelé des trois premières lettres du nom de son fondateur au XVe siècle: Ribbi Chelomon Israch.
[4] Les Donmehs sont des judéo-espagnols presque tous de Salonique, Andrinople et Monastir, disciples de Shabbethaï-Zebi, qui se convertit à l'islamisme à la fin du XVIIe siècle; ils forment, paraît-il, une secte musulmane d'une dizaine de mille âmes, dont les adeptes ne se marieraient qu'entre eux.
De Monastir à Krchevo || L'organisation bulgare à Krchevo || De Krchevo à Gostivar || L'infiltration albanaise || La montagne Bukova et son plateau || Les villages albanais || Kalkandelem || La grande tékié de Becktachi || De Kalkandelem à Uskub || La plaine d'Uskub || Les tchiflick albanais de Bardoftza et de Tatalidza || Uskub et son histoire récente || La tragédie balkanique et les Albanais.
De Monastir, deux routes mènent à Uskub: la route de l'Est, continuellement carrossable, traverse la plaine de Pirlep et la Macédoine centrale; la route de l'Ouest se détache de la précédente, quelques kilomètres après la sortie de la ville, et remonte bientôt la vallée de la Semnica, puis s'enfonce dans un pays de collines désolées et pierreuses qui atteignent de 1200 à 1400 mètres entre Monastir et Krchevo et jusqu'à 1500 mètres après cette dernière bourgade. L'itinéraire par la montagne, s'il est plus difficile à suivre, offre le grand intérêt de couper des régions où Albanais, Turcs, Bulgares et Serbes se disputent le sol.
Il ne faut pas moins de treize heures sans arrêt pour franchir en voiture la distance qui sépare Monastir du premier centre important, Krchevo. Dès l'aube, mon cocher me presse de partir; à trois heures du matin, il fouette les trois chevaux qui vont accomplir cette randonnée et les pousse au galop sur la large route qui remonte droite vers le nord. Comme le soleil apparaît à l'orient, nous croisons un peloton de soldats turcs, dits «chasseurs de bandes», commandés par deux officiers à cheval; habillés de toile kaki imperméable, bien chaussés, marchant d'un pas élastique et en bel ordre, le peloton a vraiment bon air; il présente l'aspect d'hommes entrâmes, conduits par des officiers qui les tiennent en main.
Entre Monastir et Krchevo, nous traversons cinq ou six villages et plusieurs petits hameaux; deux d'entre eux sont turcs, les autres sont bulgares, aucun n'est albanais; les montagnards albanais n'ont pas atteint cette partie de pays. A Dolintzy (Dolenci sur la carte autrichienne), nous faisons une balte un peu prolongée: partout on moissonne, toute la population est sur pied; les hommes chargent les gerbes sur des chariots et les apportent dans le village; des paysannes bulgares, noircies par le soleil, les traits vigoureux, dures au travail, les étendent dans la cour, puis les font piétiner par un cheval qui tourne en rond autour d'un piquet; tout ce pays est grand producteur de blé et presque partout la terre est cultivée, mais seulement près de la route et des villages; la montagne est inculte, quelques maigres broussailles y poussent, et les bois mêmes y sont rares.
L'insécurité empêche toute culture un peu loin dans l'intérieur des terres. Les paysans de Krchevo, par exemple, soutiennent qu'ils ne peuvent, sans risques, travailler les champs et mener paître leurs bestiaux dans la montagne du côté de Dibra: Dibra n'est qu'à douze heures de Krchevo, et les Albanais de la vallée de Dibra viennent, disent-ils, razzier le bétail et les récoltes. Or, les cultivateurs dans cette région sont généralement de petits propriétaires; il n'y a pas ou il y a très peu de grands domaines ou tchiflick avec fermiers; ces paysans travaillent l'étendue de terre qu'ils possèdent et ont généralement pour toute richesse une plus ou moins grande quantité de bétail, surtout de boeufs; si, pour tirer profit des prairies naturelles de la montagne, ils risquent de se faire voler leurs bêtes, ils préfèrent y renoncer.
Après avoir franchi à 1100 mètres environ une chaîne de collines, nous redescendons rapidement vers Krchevo, situé au fond d'une assez large vallée, à 500 mètres plus bas. Nous avons quitté Monastir avant le lever du soleil et nous atteignons Krchevo comme ses derniers rayons illuminent les premières maisons du bourg; un des souvarys de mon escorte s'est porté en avant pour annoncer mon arrivée, et devant le presbytère orthodoxe bulgare, l'économe Terpo Popfsky, l'archimandrite et les principaux Bulgares m'attendent et me reçoivent. Une chambre fort convenable est préparée au presbytère et, avec les notables de l'endroit, je m'entretiens de la situation du pays.
Krchevo est un gros bourg de 1200 maisons environ. Les trois quarts sont turques et le dernier quart bulgare; avant les guerres, six seulement étaient serbes, une roumaine et vingt-cinq valaques; ces Valaques sont des commerçants venus de Perlepé, ils se disent grecs et connaissent cette langue, mais toutefois parlent le bulgare même en famille. Les Bulgares ont fait ici un gros effort de propagande et d'organisation: alors qu'il n'y a qu'une école turque, on compte à Krchevo deux écoles primaires bulgares et trois classes de gymnase avec dix professeurs. Le bourg est en effet le siège d'une métropolie exarque, depuis que l'évêque bulgare de Dibra a fixé ici sa résidence, et il est visible que c'est l'évêché qui est le centre d'action et de lutte. Il n'est pas exagéré d'affirmer que le clergé orthodoxe bulgare, dépendant de l'exarque de Constantinople, était et demeurera une milice, dont il faut chercher l'inspiration nationale à Sofia. Ce clergé forme une hiérarchie fortement constituée dont les degrés sont les suivants: le chef suprême est l'exarque, qui nomme tous les évêques et de qui ceux-ci dépendent directement; il n'y a pas d'évêques suffragants, ni d'archevêques; tous ont le titre de métropolite, et si on les divise en deux classes, cette division n'a d'intérêt que pour le traitement: les évêques de première classe sont ceux résidant dans les anciennes capitales de vilayet, à Uskub, Monastir et Andrinople; les évêques de deuxième classe se trouvent à Okrida, Velès, Strumiza, Nevrocope et Dibra, ce dernier ayant sa résidence à Krchevo. Le gouvernement turc n'avait pas consenti à l'accroissement du nombre de ces évêques, malgré les demandes des Bulgares; presque tous se trouvent aujourd'hui sous la suzeraineté serbe; que vont devenir la hiérarchie, les pouvoirs, la constitution et les biens de l'Église bulgare? c'est une des plus graves et délicates questions qui puissent se poser.
Dans chacun de ces diocèses, l'évêque a soit un adjoint, soit des remplaçants. Seul l'évêque d'Uskub a un adjoint, à qui est réservé le titre d'episcopus; les autres sont aidés par des économes, comme l'économe Terpo Popfsky qui me donne ici l'hospitalité, et par les archimandrites, qui sont les chefs de communauté. Sous leur dépendance sont les prêtres dirigeant les paroisses, les diacres et les prêtres ayant le titre de seculari. Tout ce clergé est formé soit au séminaire principal de Chichly à Péra, soit au séminaire d'Uskub, soit au séminaire de Sofia, qui a le même programme que celui de Constantinople.
Cette hiérarchie stricte, cette formation, ces origines expliquent le rôle joué par le clergé dans l'histoire de la Macédoine et les idées qu'il défendait et qu'il défendra demain, s'il peut continuer à poursuivre une action politique.
Dans ces régions mixtes, peuplées de Bulgares, d'Albanais et de Turcs, comme dans les autres parties de la Macédoine que j'ai visitée de Monastir à Salonique et de Salonique à Uskub, on pouvait partout observer à la veille des guerres balkaniques, chez les Macédoniens se disant Bulgares, deux tendances: les uns pensaient au rattachement à la Bulgarie, les autres à une Macédoine autonome. Le parti socialiste bulgare et le parti démocrate de Sandanski étaient favorables à l'idée d'autonomie; des hommes, comme M. A. Tomoff, secrétaire de la section bulgare de la Fédération socialiste de Salonique, me déclarait nettement au club des ouvriers de cette ville: «Nous sommes tous, socialistes et syndicats à tendances socialistes, partisans de l'autonomie, opposés à la séparation d'avec la Turquie et au nationalisme; les ouvriers bulgares se groupent de plus en plus en syndicats dans les centres importants et nous travaillons à les entraîner dans la voie des luttes sociales et à réaliser sur ce terrain la fédération des divers groupements ouvriers nationaux.» Sandanski et le député démocrate de Salonique, M. Vlakoff, chefs du «parti du peuple», continuateurs de l'organisation intérieure bulgare de Delscheff, après l'insurrection de 1903, avaient comme mot d'ordre: la Macédoine aux Macédoniens. Soutenus par les Turcs, appuyés par les socialistes, les démocrates prenaient, à la veille des guerres, un développement assez rapide; redoutés et haïs par les Bulgares de l'autre parti, ils étaient traités devant moi par le consul général de Bulgarie à Salonique, M. Chopoff, de vendus aux Jeunes-Turcs, de criminels de droit commun, qui se vengeaient ainsi de la Bulgarie, parce qu'ils n'y pouvaient entrer.
En face de ces partis, les clubs constitutionnels bulgares et l'organisation révolutionnaire de Matoff travaillaient au rattachement à la Bulgarie. Cette dernière organisation a pris la suite, en quelque sorte, de l'organisation varkoviste, créée en 1903 sous la direction du général Tontscheff, avec l'appui du gouvernement bulgare et du groupe révolutionnaire de Sarafof. Quant aux clubs bulgares, c'étaient des organisations entièrement acquises à l'idée d'union avec la Bulgarie; des hommes, comme le publiciste Rizoff, le président du club de Salonique Karajovoff, prenaient leur mot d'ordre à Sofia.
Ce qui demeure intéressant dans la situation nouvelle des Balkans, c'est de constater dans quels milieux de populations trouvaient appui ces partis adverses; les Serbes, en effet, dans ces régions de marches albanaises de l'Est, pourront peut-être ramener à eux les premiers; mais ils conserveront les autres comme ennemis irréductibles, prêts à s'allier contre eux aux Albanais. Or, les groupes socialistes et démocrates bulgares trouvaient leurs partisans surtout dans le vilayet de Salonique et chez les ouvriers, employés et instituteurs de cette région; il en était de même, quoique dans une moindre mesure, dans le vilayet d'Uskub. Au contraire, dans le vilayet de Monastir, ils étaient presque sans force, de même qu'avant eux l'organisation intérieure. C'est que dans cette région domine un des deux éléments sociaux qui forment l'armature des partis nationalistes bulgares, partisans du rattachement à la Bulgarie: ceux-ci se composent de toute la bourgeoisie, avocats, médecins, hommes d'affaires, publicistes, étudiants, et du clergé orthodoxe bulgare: les uns et les autres ont pris contact avec Sofia et ont gardé ce contact; beaucoup de leurs amis, parents ou relations, nés en Macédoine, ont fait carrière en Bulgarie, et ainsi mille liens les rattachent au royaume. Or, dans toute cette région de Monastir à Uskub, les populations bulgares se groupent autour d'un clergé nombreux, actif, tenu en main, qui partout poursuivait sa propagande bulgare.
Tel est l'obstacle auquel les Serbes vont se heurter. Il est d'autant plus redoutable qu'ils n'ont presque aucun élément ethnique sur lequel ils puissent s'appuyer, si ce n'est sur des paysans slaves incultes, dont la conscience nationale ne s'est affirmée bulgare qu'à la suite d'une intense propagande du royaume.
Dans le milieu dans lequel je me trouve à Krchevo, il est visible que tous les Bulgares prennent leur mot d'ordre auprès de l'évêque et de ses représentants; et ceux-ci ne cachent point leurs sympathies pour la Bulgarie. Us m'expriment leurs griefs: et ce sont des doléances contre tout et contre tous que je reçois de ces hommes, bien résolus à tout faire et tenter pour, un jour venu, assurer leur rattachement à la grande Bulgarie, vers laquelle ils tournent les yeux. Un instant leur rêve a paru se réaliser. Mais quel réveil et quelle stupeur! Du dominateur turc, ils ont passé aux Serbes, prix des fautes des gouvernements et des exigences des grandes puissances.
Si, entre Monastir et Krchevo, les Albanais n'ont pas encore installé de village, la situation change complètement à partir de Krchevo; la raison en est d'ailleurs facile à trouver. Krchevo est située à la hauteur de Dibra; la route de Krchevo à Gostivar, que je vais suivre, est à peu près parallèle à la vallée de Dibra, où coule le Drin noir; de l'une à l'autre, la distance à vol d'oiseau varie de 35 à 45 kilomètres; Dibra n'est séparé d'où je suis que par une chaîne de 1 200 mètres d'altitude au maximum, un peu plus au nord, qui s'épanouit, s'élargit et s'élève; deux sentiers suivent, l'un, au sud, le cours de l'Ibrova, qui prend sa source à quelques kilomètres de Dibra et passe non loin de Krchevo, et l'autre, au nord, le cours de deux affluents du Drin noir et du Vardar, dont les eaux s'écoulent de chaque côté de la montagne de Mavrova, ainsi ligne de partage des eaux entre l'Adriatique et l'Égée. Ces passages rendent l'infiltration facile; la région peuplée de Dibra, de sa vallée et de ses montagnes a déversé les Arnautes, depuis quelques années, tout le long de la route que je suis.
Au sud de Krchevo au contraire, les montagnes s'épaississent, la vallée du Drin devient une gorge sans population et la voie de passage est rejetée vers Struga et Okrida, par où les Albanais se sont avancés lentement.
De Krchevo à Gostivar, la distance peut être parcourue en huit heures de cheval; la route s'arrête deux heures après le départ de Krchevo, au pied de la montagne Bukova; nous avons trouvé non sans une peine infinie des chevaux et des selles espagnoles, et l'officier de gendarmerie Azim Effendi m'a prêté une forte escorte; nous traversons en effet des lieux qui ont mauvaise réputation: la montagne Bukova dresse à 1 400 mètres environ un large plateau couvert de cailloux et de broussailles, éloigné de tout grand centre, séparé par une longue suite de chaînes des plaines de Macédoine et n'ayant d'autre communication naturelle que la vallée de Vardar à une douzaine de kilomètres au nord; aussi, au beau temps des grandes insurrections macédoniennes, était-ce ici le quartier général des révolutionnaires bulgares. Les troupes régulières ne pouvaient venir les pourchasser qu'à grand'peine et étaient à l'avance signalées.
Après une assez pénible montée, nous voici au sommet de la montagne; c'est un désert de roche où je range mon escorte; les silhouettes se découpent sur le ciel et, au loin, séparée par un large et profond pli de terrain, la ligne des montagnes, qui dominent la vallée de Dibra, coupe l'horizon. Nous nous enfonçons sur le plateau et mes souvarys, par habitude, rectifient la position, se divisent en peloton d'avant, d'arrière et de centre et, prêts à tirer, couchent le fusil sur la crinière de leurs chevaux. Ce plateau est coupé de mille plis, où les broussailles assez épaisses par endroits et une herbe courte donnent aux bêtes une maigre nourriture. Rien n'était mieux choisi en vérité que ces lieux comme rendez-vous de révolutionnaires, et il n'est pas étonnant que le repaire bulgare ait rempli merveilleusement son rôle.
Mais ceux que les Turcs n'ont pu vaincre par la force ont été repoussés pacifiquement ou à peu près par les paysans albanais. La montagne Bukova est aujourd'hui située en pays albanais; entre Krchevo et Gostivar, un seul village est encore bulgare, tous les autres sont albanais; autour de la montagne j'aperçois quelques fermes isolées, je croise quelques hommes: tous sont des Albanais; nous descendons vers la vallée de Gostivar, le sentier est abrupt et pénible, mais pittoresque; une petite rivière qui va rejoindre le Vardar à Gostivar bondit de roche en roche, forme des cascades, entretient une Agréable fraîcheur sous les beaux Arbres qui couvrent ce versant; au bas de la descente quelques maisons sont construites le long du torrent; ce sont des Albanais qui nous y offrent l'hospitalité; le chemin devient route, suit la rivière; les terres cultivées donnent un maïs superbe et du blé en abondance, qui n'est pas encore partout fauché; sur la route, ce sont encore des Albanais que nous croisons.
L'un d'eux est accompagné de sa femme à cheval, tandis qu'il la suit à pied; du plus loin qu'il nous voit, il se précipite, essaie de trouver une issue pour cacher son épouse, cependant soigneusement voilée; mais la route passe en tranchée; il court trouver un peu plus loin un terrain où il pourra faire fuir le cheval; malchance! une haie épaisse résiste à tous ses efforts; il est réduit à tourner le cheval et la femme face au fossé de la route et, tout en tenant la bête par la tête, à se placer entre elle et nous; nous passons sans paraître les voir, selon le mot d'ordre; à quelques pas je les photographie, mais c'est sans qu'il s'en doute que je commets ce qu'il regarderait comme un attentat à l'honneur féminin.
Au débouché des vallées montagneuses du Vardar et de son affluent le Padalichtar, Gostivar dissimule derrière des rideaux d'arbres, dans la plaine d'alluvions, ses mille maisons. Il est devenu depuis quelques années un centre important presque entièrement albanais; les neuf dixièmes des habitants sont arnautes, le reste bulgare, avec quelques Serbes et quelques Turcs. On accède à la ville par un large pont de bois sur le Vardar; au delà, un jardin public étend ses ombrages et des arbres de belle venue entourent toutes les maisons; aussi, malgré l'aspect assez misérable des masures, la bourgade a-t-elle un caractère assez plaisant; à la tombée du jour, nous croisons plusieurs Albanaises sévèrement encloses dans des robes noires et des voiles blancs qui leur ceignent la tête et la figure et tombent jusqu'aux genoux.
Nous arrivons chez un des notables de la ville, Kiamil bey, le bey le plus influent de Gostivar, qui groupe autour de lui tous les grands propriétaires albanais et qui d'ailleurs était assez hostile aux Jeunes-Turcs, mais il est en ce moment absent; un autre, Yachar bey, est au contraire à son tchiflick et je me rends chez lui; sa maison est près de la ville et présente l'aspect d'une de nos demeures de village: c'est un bâtiment à un étage, le toit est recouvert de tuiles, les fenêtres tout ordinaires; si banale est l'habitation, singulièrement typique est l'homme. Je suis reçu par Yachar bey en personne et son fils Azam bey.
Yachar présente l'aspect saisissant d'un patriarche des âges reculés: il dit avoir quatre-vingt-dix ans, mais dresse sa haute et droite taille avec fierté; son corps resté mince donne une singulière impression d'ossature puissante, recouverte d'un solide parchemin; sur ce grand corps, une tête d'aigle au nez fortement arqué vous fixe de ses yeux noirs, où la flamme de la vie brille toujours; il est vêtu d'une grande robe de laine blanche qui tombe jusqu'aux pieds; il s'enveloppe dans un manteau noir ou le laisse tomber autour de lui sur le banc où il est assis; les pieds restent nus, et un turban blanc noué autour de la tête termine la silhouette étrange. Les mains tiennent un chapelet aux grains énormes et le font couler entre les doigts. C'est toute l'Albanie d'autrefois qu'on croit voir en cet homme, l'Albanie ardente et sauvage, primitive et rude, ne connaissant que ses coutumes, les défendant âprement et capable en tout d'une vigueur singulière.
A côté d'Yachar, voici Azam: c'est l'Albanie de demain; le bey d'outre-tombe regarde le bey moderne et le comprend mal; la civilisation gagne peut-être à la transformation, mais le pittoresque, la couleur locale y perdent et sans doute aussi avec eux disparaissent les traditions centenaires; Azam est vêtu à l'européenne d'un veston fripé et trop étroit; un faux col étrangle si bien son cou qu'il faut laisser un de ses côtés libre; des bottines enserrent ses pieds, mais le font souffrir et il les laisse déboutonnées; il porte le fez, et dans cet accoutrement il figure le progrès.
Je cause avec lui de ses terres; il me vante leur excellence; la fertilité de ses grandes propriétés, en partie situées dans la large vallée d'alluvions du Vardar qui s'ouvre à Gostivar, est prodigieuse: blé, maïs, orge, haricots, fruits, vigne, il cultive tout et tout pousse en abondance; ces produits, comme aussi une certaine quantité de ceux de la région de Krchevo, qui n'est qu'à huit heures d'ici, et de Dibra, qui est éloigné de douze heures[5], se groupent à Gostivar et s'expédient sur Uskub; le transport se fait par charrettes, au prix de 20 à 23 piastres en été et de 30 piastres en hiver pour 100 ocres[6]; aussi tous les beys attendent-ils avec impatience la construction du petit chemin de fer sur route à voie étroite dont on parle pour relier Uskub à Kalkandelem et Gostivar.
La construction du chemin de fer sur route de Gostivar à Kalkandelem ne sera pas difficile, car on ne saurait trouver voie plus rectiligne pendant 25 kilomètres d'affilée, longeant le cours du Vardar entre deux rangées de collines. C'est dans une voiture du pays que je franchis cette distance, c'est-à-dire sur une planche surmontée d'une bâche percée de deux trous de chaque côté et portée sur quatre roues; au grand trot des petits chevaux, nous pénétrons, la nuit tombante, à Kalkandelem ou Tetovo et nous nous rendons aussitôt à la grande tékié des Becktachi, située à dix minutes de la ville, où une large hospitalité nous est réservée.
Cette tékié est le centre de l'ordre musulman des Becktachi pour toute l'Albanie; car celle de Koniah vit surtout par les traditions du passé, nées au temps où, jusqu'au sultan Mahmoud, les Becktachi jouaient un grand rôle à la Porte et où les ministres étaient choisis parmi eux. Aujourd'hui que l'ordre est devenu de fait un ordre national albanais, la grande tékié de Kalkandelem devait prendre une importance considérable; avec la souveraineté serbe, tout va changer, d'autant que les succursales d'Ipek, de Diakovo, de Prizrend, sont tombées sous la même domination; sans doute le centre va émigrer vers El-Bassam, d'où il pourra diriger les grandes tékiés du sud de l'Albanie chez les Toscs, dont les terres et les richesses sont des plus importantes.
Cinq corps de bâtiments composent la tékié de Kalkandelem: l'un d'eux est réservé aux hôtes de passage, un aux moines, un aux animaux, un sert d'entrepôt, le dernier est la tékié proprement dite, où les tombeaux de saints sont l'objet du culte des fidèles et des soins des derviches. Le chef est absent; son remplaçant est un derviche vénérable, dont la barbe de fleuve couvre de sa blancheur toute la poitrine; il porte un pantalon à l'européenne serré dans une large ceinture, où sont passés pistolets et poignards; une chemise de flanelle grise et un long gilet de laine complètent son habillement. Les autres derviches, tous albanais, qui travaillent aux récoltes ont l'aspect singulièrement vulgaire. La tékié est administrée par un bey, économe du monastère, que j'ai rencontré au congrès albanais d'El-Bassam. C'est lui qui dirige vraiment le couvent, au point de vue temporel, qui prend soin des terres et des produits, et en assure la vente.
Dans le bâtiment des hôtes, il m'offre l'hospitalité; la grande pièce du premier étage donne sur la cour intérieure pleine de verdure; le long des portiques courent des branches de vigne et pendent de beaux raisins dorés; aux piliers de bois des plantes grimpent, et, autour de chacun d'eux, un jeu de planches supporte des vases de toutes dimensions où des fleurs mettent les coloris les plus variés; le soir tombe; dans l'atmosphère paisible, les dernières clartés du soleil rougissent de légers nuages, comme des flocons dorés; le parfum des fleurs du portique monte par la fenêtre ouverte, et l'odeur des foins qu'on a coupés autour de la tékié se mêle à la senteur des roses, des héliotropes de l'herbe que l'on vient d'arroser et de mille plantes odoriférantes. Dans la vaste chambre, des boiseries et une banquette courent tout autour des murs; à terre a été préparé un matelas et des draps recouverts d'étoffes de soie aux couleurs vives; c'est ici que je vais passer la nuit, quand nous aurons dîné. Le bey fait apporter une table et m'invite à apprécier l'excellence de la cuisine du couvent: tour à tour nous sont servis une soupe où trempent des viandes diverses, des canards rôtis, des aubergines fort bien apprêtées et des poires; je le félicite sur la perfection des mets et lui dis en riant qu'il n'y a que dans les monastères qu'on puisse manger convenablement dans les Balkans, opinion à laquelle il se range aussitôt.
Le lendemain est jour de marché et je ne manque pas de m'y rendre; la plus grande animation règne dans les rues de la ville; il y a foule dans le centre où les marchandes étalent des deux côtés de la rue leurs produits; les villageoises musulmanes et chrétiennes sont accroupies à terre côte à côte, leurs marchandises étendues devant elles sur un grand linge à même le sol; elles se rangent par spécialités; voici celles qui vendent des étoffes filées et brodées à la main, des mouchoirs, des voiles, des turbans, des gilets, des chemises de laine blanche, des serviettes; celles-ci ont de beaux boléros albanais tissés d'or, de fabrication ancienne, dont elles se défont; d'autres apportent les produits de leurs champs, des fruits de toute sorte, des poires, des raisins, des melons, des pastèques; dans un angle de la grande place c'est le marché du blé, des haricots et de la farine; ailleurs, l'acheteur trouve les mille ustensiles d'usage courant que des colporteurs des deux sexes amènent d'Uskub; ici, ce sont tous les objets utiles à la culture; là, les armes et les couteaux, ceux d'autrefois et ceux d'aujourd'hui, la pacotille de l'Europe centrale ou les beaux pistolets de cuivre incrusté.
Dans les rues, c'est un tohu-bohu de gens de la ville et des environs, venant les uns pour vendre, les autres pour acheter; ce sont des conversations, des reconnaissances, des cris, des disputes; on s'interpelle, on se coudoie, on se salue, on se heurte et on passe non sans peine. Voici des charrettes de paysans qui arrivent ou partent; sous les bâches des voitures des objets de toute sorte sont amoncelés, et les attelages de boeufs ou parfois de buffles tirent dru vers la plaine d'Uskub ou la vallée de Tetovo et de Gostivar.
Nécessité fait loi, et ces Albanaises si sévèrement voilées et enroulées dans leurs étoffes blanches et noires doivent laisser voir leur figure et dénouer leurs voiles pour vanter leurs produits à l'acheteur et conquérir sa clientèle sollicitée de toute part. Villageoises bulgares et albanaises, chrétiennes et musulmanes l'attendent et le cherchent au milieu de la foule bariolée qui passe. Vieux Turc basané, portant un turban de diverses couleurs, Albanais svelte au polo blanc, Bulgare rude coiffé d'un fez, femmes aux vêtements de couleur rayés et aux claires blouses, porteurs d'eau dont les immenses madriers encombrent la rue, paysannes à la tête coiffée d'un fichu multicolore et au corps enroulé de grossière étoffe brune, jeunes Serbes portant des paniers de marchandises ou choisissant des colifichets, villageois albanais à la culotte blanche et au gilet brodé, tout ce monde emplit de gaîté a ville et les couleurs chatoient sous le clair et doux soleil de septembre.
La variété des types montre la diversité des nationalités qui habitent la région; mais ici encore les Albanais ont peu à peu conquis le terrain, acquis les villages, et conquis la majorité dans la ville; à Kalkandelem, sur 5 000 maisons, on en comptait, à la veille des guerres, 3 000 environ albanaises, 1200 serbes et 800 bulgares; un club y avait été organisé sous le nom de Club international, mais il était devenu de fait albanais; d'après les renseignements recueillis ici, sur 100 villages du Kaimakanlik ou sous-préfecture de Kalkandelem, 68 sont albanais, le reste bulgare et serbe, surtout bulgare; dans la région de Gostivar, sur 60 villages, 40 sont albanais, le reste bulgare et quelques-uns serbes; depuis dix ans les Albanais ont fait des progrès incessants et les Slaves ont usé leurs forces à lutter entre eux.
Selon l'intensité de la propagande, tel village passait du «bulgarisme» au «serbisme» et réciproquement; il semble que dans cette vallée du Vardar, les races slaves mélangées sont ballottées entre les nationalités, à tel point qu'il est bien difficile de les rattacher à l'une d'elles d'une façon très nette; aussi y a-t-il de grandes chances pour que la domination serbe, dans cette partie de la Macédoine jusqu'au fond de la vallée de Gostivar, soit acceptée sans autres obstacles que ceux que pourront lui créer les Albanais descendant de leur montagne.
De même que le centre du mouvement albanais est ici la tékié des Becktachi, de même que les agents du «serbisme» à la veille des guerres étaient des archimandrites et des maîtres d'école, de même c'est le couvent de Lechka qui est le foyer de la propagande bulgare; ce monastère, dit de Saint-Athanase, domine d'une centaine de mètres la vallée du Vardar, à une heure au nord de Kalkandelem; des eaux minérales y jaillissent et de grandes terres fertiles l'entourent.
C'est vraiment l'une des phrases les plus souvent répétées dans tout ce voyage par mes hôtes que celle vantant la fertilité de leurs champs, et on ne saurait douter de ce que pourra produire un tel pays sagement administré: blé, maïs, haricots, fruits, vignes, châtaignes, tout pousse en abondance et en force. La tranquillité assurée, des moyens commodes de circulation établis permettront une mise en valeur remarquable de ces terres bénies; aujourd'hui, ces moyens de circulation sont constitués par des charrettes pour les produits et des voitures du pays, ou ce qu'on appelle ici des phaétons (nous dirions des victorias), pour les personnes: de Kalkandelem à Uskub il faut au moins cinq heures de voiture; les marchandises paient de 6 à 15 piastres[7], selon l'époque de l'année, par 100 ocres; les personnes 15 à 25 par personne pour des voitures ordinaires, où l'on est entassé huit assis à la turque sur une simple planche; quant à un phaéton, il constitue un véritable luxe et il faut assurer au voiturier 4 medjidié en été et 5 en hiver.
La route entre Kalkandelem et Uskub est constamment parcourue par des attelages de paysans ou de citadins; elle est en assez bon état et fort pittoresque; entre les deux villes, le Vardar décrit un coude vers le nord, comme s'il allait traverser le défilé de Kacanik; la route coupe la montagne par des défilés verdoyants pour gagner en droite ligne la métropole; sur les hauteurs, une suite de monastères tous bulgares surveillent la plaine et servent de lieu de villégiature pendant l'été aux habitants des deux villes; aux alentours, les terres sont bien cultivées et un bétail abondant broute les prairies environnantes.
Bientôt nous arrivons dans la plaine où Uskub est bâti; un cirque de montagnes l'encadre et, au premier plan, une très antique mosquée est tout ce qui reste du vieil Uskub d'antan; Ussincha[8] est son nom; une vieille demeure donne asile à un gardien et le minaret de la mosquée marque de loin au voyageur l'emplacement de la ville disparue. Uskub a été reporté à une heure de voiture au centre de la plaine; tous les villages se cachent au pied du cirque de montagnes, dans les replis des collines, au flanc des hauteurs; les maisons y sont agglomérées et les rives du Vardar n'en portent presque aucune; quelques grands tchiflik et quelques fermes sont les seuls bâtiments qu'on rencontre au milieu des champs mis en cultures de la plaine d'Uskub.
Pour me rendre compte de ce que sont les grands domaines dans cette région et du rôle qu'y jouent les Albanais, j'en visite deux des plus importants, celui de Bardoftza et celui de Tatalidja. Le premier est la propriété de Rechid Akif pacha, bey albanais, de la famille d'Avzi pacha, le premier pacha venu à Uskub; nous pénétrons dans un véritable château féodal, formé de trois corps de bâtiments successifs, le premier pour les serviteurs et le bétail, le second pour le selamlik, le troisième pour le haremlik; une large terrasse vitrée au premier étage du selamlik permet de jouir de la vue de la plaine; de grandes pièces ornées de fresques naïves présentent un aspect seigneurial; des bains même y sont aménagés et l'on semble attendre un hôte toujours absent; ces bâtiments sont entourés de murs énormes percés de meurtrières; sept koulé ou tours en défendent les approches; c'est une vraie forteresse.
L'intendant me fait visiter les lieux: le maître est propriétaire de 20 000 dolums; cinquante fermiers en dépendent et partagent par moitié les récoltes avec le bey; ils cultivent le blé, le riz, le maïs, l'orge, les haricots, les fruits, le tabac, l'opium; chaque paysan a sa maison et ses bestiaux et il reste sa vie durant sur la terre, en en transmettant l'exploitation à ses descendants. Bardoftza est certainement de toutes les demeures de bey, celle qui présente l'aspect le plus imposant; c'est un château princier, mais vide et froid.
Tatalidja est moins grandiose; le propriétaire est aussi un Albanais, Kiany bey, fils de Gaby bey; l'intendant, Albanais également, est loin d'avoir l'allure de celui de Bardoftza: c'est un rude paysan qui mène à la baguette les Bulgares, hommes et femmes, qui sont au travail. Au milieu d'une large cour, le haremlik dresse ses étages, que domine une terrasse couverte; devant la cour, une suite de hangars abrite des taudis, où vivent les paysans. Je demande la permission d'en visiter un: je descends dans une sorte de cave; sur la terre, quelques pierres supportent des ustensiles; des murs en terre battue séparent cette habitation de la voisine; dans un angle, un carré de terre surélevée est couvert d'un peu de feuillage: c'est le lit; aucun foyer n'est aménagé; le feu brûle à même le sol, entre deux pierres; au toit à travers les planches, un trou laisse fuir la fumée; aucune fenêtre n'est pratiquée; la porte basse, par laquelle je suis entré, est la seule ouverture. J'examine les objets qui garnissent le logis; on peut les dénombrer facilement: un escabeau, deux nattes, un récipient, un balai, des jarres pour l'eau, et c'est tout. Sur une grosse pierre, comme siège, l'homme et la femme sont assis; ils portent des vêtements en guenilles, les pieds sont nus, la face crie la misère et la brutalité; ce sont les paysans bulgares du grand propriétaire.
Dans le champ en face, les gerbes de blé sont accumulées par centaines; un cheval les bat, des femmes apportent le blé et remportent la paille; l'intendant dirige tout ce monde et ne laisse de répit à personne.
Ainsi, dans ce contact entre Albanais et Bulgares, les premiers profitaient de maints avantages; dans les régions où la grande propriété était rare et la petite nombreuse, comme dans celles de Gostivar ou de Kalkandelem, les villages albanais s'infiltraient peu à peu entre les villages slaves, les repoussaient, entouraient la ville; puis, les Arnautes pénétraient dans la ville, s'y développaient et peu à peu le pays devenait albanais. Dans les régions plus lointaines, où la grande propriété était étendue, le propriétaire du tchiflik et son intendant étaient des Albanais, et ils tenaient sous leur pouvoir la population slave des paysans fermiers. La domination serbe dans le nord, comme la domination grecque au sud, en Épire, va se trouver aux prises avec ces graves questions sociales, et les résoudre ne sera pas une des moindres difficultés du nouveau régime.
Tandis que nous gagnons Uskub, point de départ initial et terme de ces longs voyages, je songe à tous ces problèmes que pose aujourd'hui, si angoissants, la victoire serbe. Au centre de la plaine, les maisons de la ville s'étendent sur la rive gauche du Vardar; sur la rive droite, quelques bâtiments escaladent la colline d'Uskub, au sommet de laquelle des casernes tiennent la ville, selon l'usage turc, sous la domination de leurs fusils.
Devant le konak, un fourmillement d'hommes et de bêtes, des voitures et des paniers, des produits amoncelés et des hottes garnies occupent la large place du marché, où les gens à cet instant ne pensent qu'à leurs achats et à leurs ventes.
Cependant, sur ce terre-plein et dans ce palais, que de faits se sont déroulés jadis et hier; quelle histoire plus mouvementée que celle de ces six dernières années! Je me reporte à mon premier voyage avant la révolution jeune-turque: le Serbe ne comptait plus, chacun prédisait la fin d'une race; le Bulgare s'apprêtait à étendre son pouvoir sur toute la Macédoine; l'Albanais prétendait être le successeur du Turc, du droit de la force et de celui de l'héritier désigné. La lutte s'exaspère; les bandes déchirent le pays; puis la révolution éclate; dans la stupeur tous croient au triomphe, à la délivrance, à la victoire; chacun sur cette place embrasse son voisin, pensant que ses désirs sont comblés.
Mais une fatalité extraordinaire veut perdre la Turquie; par une folie étrange, elle brise la seule force qui soutenait sa domination en Macédoine: le Turc combat l'Albanais; c'est la fin: le nationalisme turc a fait la révolution, le nationalisme turc a perdu la Turquie d'Europe; les Arnautes quatre années durant résistent, guerroient, reculent, reviennent, et au jour favorable entrent victorieux sur cette place du Konak, où ils installent leur chef. Ce n'est pas pour longtemps: la première guerre balkanique éclate; les Serbes poussent jusqu'à Monastir leurs armées victorieuses, puis arrêtent l'attaque bulgare et s'installent dans cette Macédoine centrale du lac d'Okrida à Monastir et à Uskub, que, depuis le nouveau siècle, Albanais et Bulgares se disputaient. Tel est la fin de ce troisième ou quatrième acte, qui s'est joué en l'an de grâce 1913.
Peut-être ne sera-t-il pas le dernier de la tragédie balkanique: Albanais et Bulgares s'y emploieront en tout cas.
[5] Les Serbes termineront cette année la construction d'une route qui permettra d'aller facilement de Gostivar à Dibra.
[6] 23 piastres font ici 1 medjidié, soit 4 fr. 20 et 100 ocres font un peu plus de 100 kilos.
[7] Comptées 123 piastres à la livre.
[8] Hussein Sah, dit la carte autrichienne.
La question d'Orient et la question albanaise || La force du sentiment national albanais || La politique d'Abdul-Hamid et l'expansion de la nationalité albanaise || La vie politique internationale de l'Albanie: son importance dans l'équilibre diplomatique du vieux monde || La vie politique intérieure de l'Albanie || La résurrection de l'Albanie et son avenir: Gaule ou Pologne?
La question d'Orient a mille aspects, et l'un d'eux est aujourd'hui la question albanaise; les autres problèmes soulevés par les guerres balkaniques ne sont peut-être pas résolus, mais toutefois leur solution définitive ou provisoire paraît reportée à quelques années; ils vont sommeiller jusqu'à la prochaine crise; la question albanaise est au contraire pressante, aiguë, et de bons esprits croient que sa liquidation n'ira pas sans trouble, ni sans imprévu.
Je voudrais, en quelques pages, montrer comment cette question se pose en 1914, quels sont ses origines, ses éléments, et quels essais de solution pourraient lui être apportés.
On dit communément en France que l'Albanie est le fruit d'une invention diplomatique de l'Autriche-Hongrie, que l'Europe divisée a laissé faire celle-ci pour maintenir le concert des grandes puissances et que Vienne n'a vu dans cette création qu'un moyen de garder une partie de l'influence qu'elle exerçait dans les Balkans. L'Autriche-Hongrie serait ainsi l'auteur responsable de la question albanaise.
Pour bien juger les faits, il faut faire le départ entre les difficultés dont la diplomatie du Ballplatz est l'origine et celles qui tiennent à la nature des choses, je veux dire à l'existence d'une nationalité albanaise. Des esprits simplistes s'imaginent que si l'on avait laissé aller les événements, si la Serbie, le Monténégro et la Grèce avaient pu en toute liberté se partager l'Albanie, le dépeçage d'une nouvelle Pologne aurait été accompli sans conséquences internationales. C'est compter sans son hôte; pour la tranquillité future et l'avenir économique de ces trois États balkaniques, dont je désire vivement la prospérité et la grandeur, je me félicite qu'une circonstance étrangère les ait délivrés de ce présent de Nessus.
Je sais bien que Serbes, Grecs ou Monténégrins ne veulent pas entendre raison, quand j'ai l'occasion de dire à l'un d'entre eux cette vérité, et je les en excuse: pendant trop d'années, ils ont trop souffert de la domination de fait des Albanais et des beys; au moment où ils allaient enfin les traiter comme eux-mêmes l'avaient été, on arrête leurs bras et on contient leur vengeance depuis si longtemps motivée. J'ai vu la situation dans les villages à la veille des guerres balkaniques, et je n'ignore rien des sentiments trop facilement explicables des chrétiens orthodoxes. Mais il ne s'agit point ici de sentiments. C'est l'avenir et le développement de ces États qui est en jeu, et j'affirme seulement que ni la Serbie ni la Grèce ne sont assez riches, assez prospères et assez fortes pour braver le sentiment public international et jouer au Germain en Posnanie, non plus que pour user leurs ressources à noyer des révoltes dans le sang, à guerroyer contre des guérillas et à pacifier un pays traditionnellement insoumis.
Si j'avance pareille opinion, c'est que le spectacle des faits m'a convaincu de la profondeur du sentiment national albanais. Je me rappelle avoir lu, je ne sais où, une lettre d'un correspondant de journal qui affirmait l'inexistence de la nationalité albanaise, et il étayait sa démonstration sur le fait que les Albanais se trouvent divisés sur la plupart des questions; à pareille objection, quelle nationalité subsisterait?
Qu'entre Albanais de profonds désaccords existent, qui l'ignore? mais le seul point intéressant est de savoir s'ils se sentent tous Albanais et si tous rejettent une domination qu'ils tiennent pour étrangère; or, soyez sûr que même Ismaïl Kemal et Mgr Primo Dochi, quand ils reçoivent des concours de l'Autriche, savent et sentent qu'ils emploient les mêmes moyens que Condé, recevant secours des Espagnols contre Mazarin, ou les révolutionnaires mexicains attendant des armes des États-Unis contre le président au pouvoir; c'est précisément une des plus vives impressions de mon voyage en Albanie que le souvenir de la force du sentiment national albanais dans toutes les régions du pays.
Je dirai même que de tous ces «nationalismes», qui ont survécu à la conquête turque et que la force impondérable des idées a ranimés au XIXe siècle, l'Albanais est le plus remarquable. Tous sont reconnaissables à un seul caractère, qui n'est ni la langue, ni la tradition, ni l'histoire, ni la religion, mais la conscience nationale; langue, tradition, histoire, religion servent à la former, à la conserver, à l'accroître; mais le sentiment personnel est seul décisif: qui se sent Serbe est Serbe, même s'il parle bulgare, si son père se disait bulgare, si son village était jadis sur le territoire des anciens tzars de Bulgarie, s'il va à l'église de l'exarque.
Or, quels sont ces «nationalismes» des Balkans? Du turc, du grec, du bulgare, du serbe, il suffit de rappeler le nom. Les Valaques aux origines incertaines sont trop disséminés pour qu'ils aient la possibilité matérielle de constituer un État; quant aux juifs, si nous étions encore au temps des villes libres et des républiques marchandes, Salonique serait la Hanse de la mer Égée sous le gouvernement des juifs espagnols de culture française; mais ce temps a passé et ils se contentent d'être les grands banquiers de l'Orient et les intermédiaires de la Macédoine et de l'Occident.
Il y avait aussi dans l'ancienne Turquie d'Europe des villages slaves, sans dénomination nationale précise; longtemps ils n'ont été ni serbes, ni bulgares, parlant le slave de Macédoine, pratiquant l'orthodoxie, et s'affirmant simplement Slaves; la propagande violente des Serbes et des Bulgares pendant les vingt dernières années a ballotté ces villages du «serbisme» au «bulgarisme»; en fait, toutefois, la conversion aux idées nationales bulgares a été la plus fréquente; chacun l'explique à sa manière: les Bulgares et leurs amis disent qu'en Macédoine le fond de la race est bulgare; c'est possible, mais quelle affirmation difficile à prouver! Dans ces pays où tous les peuples ont laissé des alluvions successives, dans ces territoires qui ont connu les empires les plus variés, si on raisonne sur la race et sur l'histoire, on entre dans l'insoluble.
En réalité, l'extension de la nationalité bulgare en Macédoine est due à ce que les Slaves de Bulgarie ont fait plus longtemps que ceux de Serbie partie de l'empire ottoman, qu'ils y ont poursuivi une propagande du dedans, qu'ils étaient mieux situés géographiquement, qu'enfin et surtout les Bulgares sont nés d'un mélange de Turcs et de Slaves qui a produit le résultat que l'on sait: un peuple aux immenses qualités et aux immenses défauts, solide, résistant, travailleur, acharné, opiniâtre, homme de fond, paysan excellent avec lequel on peut compter et bâtir, se battre et conquérir, puis tenir et organiser; mais un peuple brutal, sans délicatesse ni finesse, incapable de comprendre un accord et une concession, cruel et rude, aussi antipathique à l'homme qui n'entre en relation avec lui que pour son plaisir que hautement estimé de qui prend contact avec ce peuple pour travailler en commun. Avec ces qualités et ces défauts, comment les Bulgares n'auraient-ils pas fait triompher en Macédoine leur propagande au détriment des Serbes?
Toutes ces nationalités, qu'on veuille bien le remarquer, ont été conservées durant les siècles de la domination turque par la religion; la religion a été le filtre magique qui a empêché la destruction du sentiment national; qui l'a abandonnée a perdu en même temps l'esprit national; qui s'est fait musulman, et notamment la plupart des grandes familles slaves au temps de la conquête, a épousé les sentiments patriotiques du vainqueur. Dans le creuset de la religion de Mahomet, l'esprit national s'est évaporé.
Or, au creuset de l'islam, la nationalité albanaise seule en Turquie d'Europe ne s'est pas fondue; des Albanais, les uns sont demeurés chrétiens, la majorité est devenue musulmane; mais le musulman albanais est resté albanais, seule exception dans les Balkans à l'adage que les nationalités y sont des religions, et illustre exemple de la profondeur et de la force du sentiment national albanais.
Depuis le XIVe siècle, ce sentiment national a fait ses preuves; lorsque la marée de la conquête turque passa sur tous les peuples des Balkans, le Slave ne paraissait plus être qu'une dénomination, le Grec ne semblait vivant que par la littérature et le phanar; seuls le Juif et l'Albanais maintenaient intacte leur nationalité et l'affirmaient: dans ses montagnes où il s'était retranché, le Shkipetar gardait sa langue, sa conscience nationale, même son type physique et sa race; quelques mélanges se produisaient bien avec les Slaves dans la vallée de Dibra ou avec les Grecs en Épire, mais le centre de l'Albanie restait intact; l'Albanais restait si bien albanais et s'assimilait si peu au Turc que les sultans se servaient d'eux pour dominer leurs autres sujets; ils exploitaient cette différence de sentiment en favorisant de toutes manières les Arnautes et en les utilisant pour les besoins de leur pouvoir personnel et pour la domination des Turcs.
Quand, au souffle des idées nouvelles, les religions chrétiennes de l'empire ottoman se sont muées en nationalités, la Porte s'est trouvée privée de points d'appui solides en Macédoine; en Thrace, les campements turcs étaient nombreux et suffisaient pour assurer le pouvoir de Constantinople sur des adversaires divisés; mais dans la Macédoine, dans l'Épire, dans la Vieille-Serbie, les Turcs étaient trop peu nombreux pour constituer la force sociale nécessaire.
Avec un véritable génie politique, Abdul-Hamid comprit que l'Albanais devait remplacer le Turc; dès lors, sa ligne de conduite fut tracée et appliquée avec suite: par l'Albanie musulmane, il domina la Macédoine; en conséquence, à l'intérieur de l'Albanie, personne ne devait pénétrer, ni aucune idée moderne s'infiltrer; les tribus et les beys recevaient satisfactions et privilèges; mais toute tentative d'organisation était rigoureusement réprimée et son auteur exilé; la division était soigneusement cultivée entre tribus, religions, influences; on attirait à l'extérieur de l'Albanie, notamment à Constantinople, les personnalités marquantes, on les entourait de faveurs, et tout ce qui était albanais s'y trouvait sous la protection personnelle du Sultan; ceci fait, on favorisait l'infiltration albanaise et la domination sociale des Albanais sur les trois fronts, au nord contre les Serbes, au sud et au sud-est contre les Grecs, au nord-est et à Test contre les Bulgares.
Aussi, le grand phénomène social en Albanie pendant les trente dernières années a-t-il été l'expansion des Albanais au delà des montagnes qui étaient leur demeure traditionnelle; au nord, au moment de la guerre, la conquête pacifique de la Vieille-Serbie était presque accomplie; les Serbes étaient rejetés à la frontière et mis en minorité même à Prichtina; la prépondérance albanaise s'affirmait dans la plaine d'Uskub et dans la ville elle-même; à l'est, les Albanais débordaient le lac d'Okrida, noyaient les cités de Struga et d'Okrida dans une campagne albanaise et gagnaient de l'influence dans ces deux villes; à Monastir, ils se fortifiaient chaque jour; dans le nord-est, ils conquéraient de même sur les Bulgares toute la haute vallée du Vardar et devenaient la majorité à Kalkandelem et à Gostivar; ils poussaient leurs villages vers la Macédoine centrale, et les ambitieux les voyaient déjà entourant Salonique; au sud, en Épire, il n'en était pas autrement. Ainsi, en un vaste éventail, les Albanais poussaient leurs villages et leurs domaines vers la frontière serbe, Uskub, la Macédoine centrale, Monastir, Janina et le golfe d'Arta. L'un de leurs chefs me disait: «Si Abdul-Hamid était resté cinquante ans encore sur le trône, la Turquie d'Europe, la Thrace exceptée, serait devenue albanaise.»
La méthode d'expansion suivie par les Albanais consistait en deux procédés: c'était la conquête tantôt par les boys, tantôt par les paysans.
Dans les régions les plus lointaines, au milieu des populations chrétiennes, en Épire ou dans la plaine d'Uskub par exemple, les grandes propriétés, les tchiflik, étaient acquises ou prises par des beys albanais; ils amenaient un intendant albanais et réduisaient sous leur domination tout le peuple des fermiers chrétiens; ceux-ci, tenus dans un demi-servage, étaient à la merci du seigneur.
Dans les régions proches, en Vieille-Serbie, dans la haute plaine du Vardar, dans les plaines d'alluvions du lac d'Okrida, les paysans Albanais venaient s'établir en groupe; ils descendaient de leurs pauvres montagnes, prenaient ou recevaient les terres en friches ou les terres du gouvernement, fondaient un village, puis un autre, entouraient les centres slaves, puis les rejetaient plus loin et continuaient leur marche en avant. L'expulsion des villages slaves ne se faisait pas par la force, mais par une douceur à laquelle se joignait l'appareil de la force; l'Albanais est belliqueux, ardent, tenace et adroit; il avait le droit traditionnel de porter le fusil. Aussi, dès qu'un village slave était entouré de villages albanais, il abandonnait de lui-même la partie, tant ce voisinage lui paraissait redoutable.
Ainsi la nationalité albanaise, après avoir affirmé sa vitalité au cours de l'histoire, avait pris au début du XXe siècle une expansion nouvelle extraordinaire.
Tel est l'état où elle se trouvait au moment de la chute de la Turquie d'Europe; cela laisse présager les difficultés de demain. Ce peuple vigoureux, ardemment national, en plein essor depuis trente ans sur toutes ses frontières, maître de la moitié de la Turquie d'Europe, on aurait prétendu le supprimer; qui va se charger de l'opération que n'ont pas réussie les Turcs depuis cinq siècles?
Dès lors, si l'on adopte comme formule nouvelle de la politique en Orient celle des «Balkans aux Balkaniques», comment refuser le droit à l'autonomie au seul peuple qui ait su toujours conserver son autonomie de fait sous le joug turc?
Si donc c'est la nature des choses qui légitime l'autonomie de l'Albanie, le Ballplatz n'a-t-il fait que modeler sur elle sa politique?
On ne saurait nier que, si l'Albanie n'a pas été—tout au contraire—une invention diplomatique de l'Autriche et de l'Italie, ces deux puissances se sont servies de cette création nécessaire pour imposer les desseins personnels de leur politique. Elles n'ont pas voulu répéter la fable de l'Huître et les Deux Plaideurs; et quand le juge serbe ou grec, du droit de la victoire, a voulu saisir l'objet des ambitions italo-autrichiennes, les deux monarchies y ont mis un brutal holà.
Mais la politique d'un État a le devoir d'être égoïste et, quand elle peut l'être en profitant de la nature des choses, qui aurait le droit de lui reprocher d'être une politique intéressée?
Toutefois, et c'est là le point qu'il convient d'examiner, comment l'Autriche-Hongrie a-t-elle conçu la création de l'Albanie, et cette conception n'est-elle pas à l'origine de toutes les difficultés de l'heure présente?
L'observateur équitable doit reconnaître la très difficile situation de l'Autriche-Hongrie en présence de la liquidation balkanique. Quand, sans s'en douter, elle l'a amorcée par l'annexion de la Bosnie, dont la conquête de la Tripolitaine a été la suite, elle était loin de penser que l'opération se poursuivrait comme on l'a vu. Sa diplomatie a été prise deux fois au dépourvu, la première en escomptant la victoire turque, la seconde en escomptant la victoire bulgare. Chaque fois elle a manqué d'énergie avant et de doigté après.
L'Autriche, en effet, pour qui veut se mettre un instant à la place de ses dirigeants, a dans les Balkans trois intérêts essentiels à sauvegarder, qu'on peut ainsi formuler: en premier lieu, liberté de la mer Adriatique, pour n'y être pas enfermée, et par suite garantie que Vallona ne tombera pas au pouvoir d'une puissance grande ou petite; en second lieu, maintien des débouchés économiques qui ont une importance capitale et traditionnelle pour le commerce de la monarchie habsbourgeoise; en troisième lieu, maintien de l'équilibre des forces en Orient, pour n'être pas prise dans un étau entre une union balkanique présumée et la Russie.
A la veille de la première guerre, si l'Autriche avait prévu les deux solutions possibles, au lieu de ne songer qu'à une, il y a lieu de croire qu'elle aurait obtenu facilement satisfaction; un homme d'État, comme le comte d'Ærenthal, aurait pris ses précautions, en faisant savoir à l'avance à la Grèce qu'il considérait comme intangible Vallona et toute sa région, à la Serbie que, si celle-ci pouvait s'emparer de la Vieille-Serbie, l'Autriche réoccuperait le sandjak et elle demanderait la promesse d'une liaison ferrée directe de la Bosnie à Uskub ainsi que des avantages économiques. Ces demandes, présentées avec énergie et habileté avant la guerre, auraient sans doute été accueillies avec empressement par la Serbie, au prix d'une neutralité bienveillante. Quant à l'équilibre des forces en Orient, il était aisé de l'assurer: Grèce et Roumanie avaient trop d'intérêt à se méfier d'une prépondérance slave.
Au lieu de suivre une telle ligne de conduite, prudente, profitable et énergique, l'Autriche, ballottée par les circonstances, n'a su que menacer, contracter d'énormes dépenses, amener une crise économique intérieure, puis concevoir une Albanie, non pas créée sous sa protection pour maintenir l'équilibre des influences et faciliter la liquidation balkanique, mais inventée pour mettre obstacle au plus légitime désir de la Serbie, celui de s'assurer un port sur la mer. A ce moment l'Autriche-Hongrie, au lieu de ne prendre en considération que ses propres intérêts essentiels, a eu égard à ceux des autres, mais pour s'y opposer. Le noeud de la crise présente et des difficultés futures est là: la Serbie, dans le partage des territoires, avait obtenu son lot légitime et la satisfaction de son intérêt capital: avoir un port libre lui appartenant; l'Autriche ne pouvait à aucun titre prétendre qu'une telle ambition heurtait ses intérêts essentiels; cependant, elle a mis son honneur à interdire à la Serbie l'accès de l'Adriatique, en jouant de l'autonomie de l'Albanie, comme si l'Albanie et les légitimes intérêts de l'Autriche en ce pays étaient en quoi que ce soit en danger, au cas où les Serbes auraient pu créer un port purement commercial dans l'extrême nord de la contrée.
Dès lors toute la diplomatie de l'Autriche était déterminée: une création juste et heureuse, où l'Autriche aurait pu exercer son influence, était transformée en une machine de guerre contre la Serbie par une politique malhabile, contraire aux vrais intérêts de l'Autriche et infiniment pernicieuse dans ses résultats.
Rejetée de l'Adriatique, la Serbie devait se retourner vers la Bulgarie et lui demander une compensation; c'est bien sur quoi comptait l'Autriche, et dès lors elle ne pensa qu'à brouiller les deux alliés; la Bulgarie se laissa tourner la tête par les promesses viennoises; mais Vienne et Sofia reçurent une rude leçon, dont les résultats, si mérités qu'ils fussent, n'en sont pas moins déplorables, car ils sont pleins de dangers pour le lendemain. Une liquidation balkanique bien faite aurait dû assurer à la fois un équilibre des puissances des Balkans proportionnel à leur force d'avant la guerre et une attribution des territoires conforme dans les grandes lignes aux voeux des populations. De toute manière, ce dernier voeu était difficile à établir, les nationalités étant emmêlées au plus haut degré. Mais, avec des sacrifices, des arrangements et des assurances réciproques, un état de choses convenable pouvait être établi.
Monastir paraissait devoir être le point d'où rayonneraient toutes les dominations. A la veille de la guerre, on pouvait tracer sur une carte de Macédoine deux lignes, l'une partant du lac d'Okrida et aboutissant à Monastir et à Salonique, l'autre partant de Prizrend, passant à Uskub et rejoignant la frontière serbe; ainsi la Macédoine et la Vieille-Serbie étaient divisées en trois parties, l'Albanie mise à part; dans l'ensemble, malgré de nombreuses exceptions, les Grecs dominaient au sud de la première ligne, les Serbes à l'ouest de la seconde et les Bulgares entre les deux; mais la part des Serbes, même en leur attribuant le débouché sur l'Adriatique, aurait été un peu faible et l'équilibre des forces demandait qu'on la grossît; leur assurer la plaine d'Uskub et la région entre Uskub et Monastir au moins jusqu'à Krchevo n'était pas exagéré, d'autant que si ce pays se disait bulgare, il avait été longtemps simplement slave et la conversion au «bulgarisme» était récente. Ainsi, le centre des Balkans, Monastir, le lac d'Okrida et la chaîne de Ferizovic à Koritza devenait le centre de dispersion des souverainetés serbe, bulgare, grecque, albanaise. Une telle liquidation pouvait préparer un statu quo à la fois définitif, équitable et équilibré.
L'initiative autrichienne rejetant la Serbie de l'Adriatique, la lançant ainsi par contrecoup contre la Bulgarie, a produit la victoire serbo-grecque et le partage de territoires que l'on connaît, légitime fruit de la victoire, si l'on veut, mais anormal et gros de périls: non seulement les parts ne sont plus équilibrées; mais on taille en plein corps dans des populations d'autres nationalités pour les rattacher à des souverainetés contraires à leurs voeux.
La paix de Bucarest est donc une paix boiteuse; elle porte en elle-même les germes qui la remettront en question; est-ce la faute de la Roumanie, de la Serbie et de la Grèce? Celles-ci ne pouvaient agir autrement qu'elles ont fait; à la demande de revision de la paix formulée par l'Autriche, elles auraient pu répondre: «Nous acceptons; nous reconnaissons avoir enlevé à la Bulgarie des territoires qui sont habités par ses fils; nous savons que jamais un Macédonien bulgare du royaume n'oubliera que les Serbes détiennent Monastir et Okrida, le monastère de Saint-Naoum et les couvents bulgares, que les Grecs possèdent les régions centrales où les Bulgares sont l'immense majorité; l'exemple de l'Occident montre que les annexions injustes, même si les circonstances les expliquent, pèsent sur le cours de l'histoire; mais, alors, rendez-nous à nous, Grecs, cette Épire que vous nous refusez, rendez-nous à nous, Serbes, ce débouché vers l'Adriatique dont vous nous avez interdit les abords.»
La revision des traités de Londres et de Bucarest serait infiniment désirable, mais elle dépend de l'Autriche et de l'Italie; elle devrait porter sur quatre points pour se conformer aux droits des nationalités et à l'équilibre des forces: 1° maintenir la frontière bulgaro-turque établie par l'entente directe des deux États, les Bulgares n'ayant d'ailleurs aucun droit sur la Thrace, qui n'est pas bulgare; concéder par contre aux Bulgares des territoires dans le centre de la Macédoine, où domine leur nationalité; 2° donner à la Grèce l'Épire jusqu'au golfe de Vallona et au cours de la Vopussa; 3° assurer à la Serbie un port commercial et une voie d'accès à l'Adriatique; 4° laisser à l'Albanie la vallée de Dibra et reporter la frontière aux sources du Vardar. C'est assez dire que la refonte juste et équilibrée des traités est aussi improbable qu'elle serait souhaitable.
Pour l'avenir, pour la sécurité et la bonne organisation de l'Albanie, la politique autrichienne aura des suites déplorables: au lieu de créer un État bien constitué, on l'ampute d'un côté et on l'alourdit d'un autre d'un point mort. Dibra et sa vallée sont partie intégrante de l'Albanie; les lui enlever, c'est créer une cause de perpétuel dissentiment entre Serbes et Albanais; la vallée est entourée de hautes montagnes qui servent de repaire aux tribus, dont la ville est le marché; l'hiver, elle est coupée de toute communication; une gorge resserrée, celle du Drin noir, la met en relation difficile avec Okrida, une autre avec Kukus et la vallée du Drin blanc; j'ai séjourné dans ces tribus, je connais leur état d'esprit et j'estime qu'une telle annexion, sans profit pour la Serbie, ne servira qu'à être une occasion permanente de conflit entre celle-ci et les Albanais. Dibra doit rester à l'Albanie et n'est pour les Serbes qu'un présent dangereux. Mais si on la leur retire, on leur doit une compensation, celle qu'on leur refuse, le port libre et le débouché commercial.
Par contre, quel poids mort va tramer l'Albanie en Épire! Les populations orthodoxes de langue grecque se disaient albanaises contre le Turc musulman, mais elles se sentent grecques contre l'Albanie musulmane. Ici encore l'Autriche et l'Italie mettent leur honneur à soutenir des conceptions qui ne correspondent à aucun de leurs intérêts essentiels; elles voudraient créer au nouvel État le maximum d'embarras qu'elles ne s'y prendraient pas autrement.
Ainsi les plus graves difficultés du présent et de l'avenir ne sont pas, dans les Balkans, le fait de la création d'une Albanie autonome, conception juste et je dirai nécessaire; mais elles sont le résultat de la politique autrichienne et, dans une moindre proportion, de la politique italienne; c'est à ces diplomaties et à elles seules que l'on doit la mauvaise répartition des territoires et ses conséquences: l'état instable des Balkans, les menaces de l'avenir, les mauvaises frontières de l'Albanie démembrée au nord, alourdie au sud, les difficiles relations avec ses voisins que ménage au nouvel État une telle situation.
L'Albanie autonome existe de par la force de sa nationalité et la volonté de l'Europe. D'après le spectacle des hommes et des choses, est-il possible d'esquisser les grands traits de sa vie politique et économique de demain?
Sa vie politique internationale est née d'événements qui ont donné de nouvelles directions aux diplomaties européennes et modifié profondément l'équilibre de notre continent. Dans les causes qui ont amené ces événements, les Albanais ont une part capitale: leur révolte, leur triomphe et l'anarchie qui en est résultée en Turquie ont provoqué les convoitises et ruiné la force de résistance de l'empire turc en Europe, ainsi que je l'ai montré dans l'Albanie inconnue. Si la question albanaise a eu de si profonds retentissements sur l'Europe entière au moment de la naissance de cet État, est-il exagéré de croire que sa vie politique aura une répercussion non moins importante sur l'équilibre diplomatique du vieux monde?
Qu'on veuille bien y songer. On dit habituellement: l'Albanie va être un jouet entre les mains de l'Autriche et de l'Italie; ce sera un fantôme d'État Autonome; Vallona, Durazzo, Scutari seront les capitales nominales, Vienne et Rome les capitales réelles. Aussi, par avance, recule-t-on le plus possible les limites de ces frontières pour agrandir le gâteau à partager. La création de l'Albanie, conclut-on, n'est qu'une hypocrisie diplomatique pour cacher une mainmise des deux États sur une partie des Balkans.
Laissons pour un instant les vues actuelles de la Consulta et du Ballplatz et considérons seulement la réalité: est-on si assuré que l'Albanie ne sera qu'un jouet entre les mains des deux puissances de la Triplice? est-on si assuré que les deux partenaires tireront dans le même sens les ficelles de ce jouet?
Je ne crois point pour ma part à une mainmise facile sur l'Albanie; la Bulgarie voisine donne une éclatante leçon de choses sur l'ingratitude des États; cependant, la race, la religion, la fraternité d'armes rapprochent la Bulgarie de la Russie; combien vite cependant la libération par le peuple frère a-t-elle été oubliée à Sofia! Les Albanais sont-ils moins farouches que les Bulgares? ont-ils avec l'Autriche et l'Italie des souvenirs et des parentés analogues? J'ai quelque tendance à penser que les beys, qui ne sont point sans finesse, ménageront les deux puissances aussi longtemps qu'il le faudra, recevront leurs dons,—car, comme me disait l'un d'eux, on ne reçoit que des riches,—accueilleront leurs envoyés et leur argent, leurs banques et leurs ingénieurs, mais que, loin d'être des jouets, c'est eux qui se joueront de leurs protecteurs.
En ce moment commence une partie extrêmement curieuse: de chaque côté on va escompter les divisions futures de l'adversaire; l'Albanais regarde les deux alliés et se demande comment il mangera aux deux râteliers sans être lui-même mangé, en cultivant comme par le passé les méfiances réciproques; les deux alliés considèrent les Albanais et cherchent comment ils pourront semer la division entre eux pour les dominer par un de leurs hommes de confiance. Dans une telle partie, si un Albanais peut se faire écouter, il a beau jeu, car une intervention par occupation et partage rencontre le plus grand obstacle: c'est le même point et un seul, Vallona, son port et sa région, dont la non-occupation par l'autre partenaire est d'intérêt fondamental pour l'Autriche, si elle ne veut pas être embouteillée dans l'Adriatique, et pour l'Italie, si elle ne veut pas voir toutes ses côtes adriatiques tenues sous la menace d'un Vallona autrichien.
Dès lors, qui ne voit le rôle que va jouer l'Albanie dans la politique du monde? C'est pour y assurer le statu quo, autant que pour se prémunir contre une attaque en Lombardie que l'Italie a souscrit au pacte triplicien avec l'Autriche. Si, en Albanie, de négative la politique des deux alliés devient positive, que va-t-il en sortir? Elles ont mis la main dans l'engrenage, les voici face à face, côte à côte; hier elles accordaient leurs intérêts et faisaient un mariage contre leur inclination; mais voici qu'il faut cohabiter: observons le nouveau ménage.
Une attitude d'observation et d'expectative est la seule, en effet, qui convienne à notre pays en Albanie. Mais ce désintéressement provisoire ne doit pas être un oubli, car d'Albanie peuvent naître des événements susceptibles de modifier à nouveau l'équilibre européen. L'arbitre de Berlin au gantelet de fer réussira-t-il toujours à imposer sa décision en cas de péril? qui peut dire? L'Italie aurait tort de se plaindre de l'allié allemand, qui lui a donné le temps depuis 1878 de se fortifier pour parler en égale de l'empire voisin; mais la monarchie habsbourgeoise peut se croire jouée; Bismarck lui a montré les Balkans pour la détourner du Nord: son expansion balkanique est arrêtée, le commerce allemand y remplace le sien et voici qu'en Albanie c'est l'autre allié qu'elle rencontre, parce qu'en trente ans la Triple Alliance a donné à celui-ci le temps de grandir.
Qui peut dire si l'Albanie n'amènera pas le jour où l'empire allemand sera incapable de maintenir les deux alliés dans l'obédience; où la paix sera en danger parce que la Triple Alliance brisée; où l'un ou l'autre des deux seconds voudra satisfaire ses ambitions ou libérer sa politique?
Si ce jour venait, grâce à l'Albanie, quelle suite ne pourrait-il pas avoir dans l'histoire européenne! Trois attitudes seraient alors possibles pour notre pays: laisser faire, mais l'arme au bras, toute modification au statu quo dans l'Europe centrale devenant casus belli; passer des ententes appropriées avec l'Italie; enfin, constituer avec l'Autriche-Hongrie et la Russie cette ligue des trois grandes puissances continentales que Bismarck craignait seule au monde.
La situation diplomatique de notre pays serait merveilleuse en pareil cas, mais encore faut-il voir, prévoir et vouloir et ne pas laisser à nouveau passer l'heure; si l'affaire d'Albanie devenait jamais une nouvelle affaire des duchés, cette fois italo-autrichienne, ne recommençons pas l'impardonnable abandon de la diplomatie du second Empire, faute de courage, d'initiative et de volonté.
Mais ce sont là vues d'un avenir, peut-être lointain, peut-être proche; la rivalité anglo-française en Égypte, qui a pesé sur l'histoire de l'Europe depuis le milieu du XIXe siècle, a mis des années à devenir aiguë; elle n'a pas empêché l'alliance des deux États et la guerre de Crimée, elle est restée latente une trentaine d'années, pour n'éclater qu'en 1880; mais alors pendant trente ans elle a séparé profondément les deux peuples jusqu'au jour où l'un d'eux a abdiqué en Égypte au profit de l'autre. Si l'Albanie devient une Égypte italo-autrichienne dont le canal d'Otrante serait l'isthme de Suez, qui peut dire combien de temps durera chacune des périodes d'histoire de ce condominium, ni comment finira ce dernier?
Aussi, si l'attitude de notre pays en Albanie doit être une politique d'expectative, cela ne veut point dire que nous n'ayons qu'à laisser face à face les deux rivaux et à quitter le terrain. Il est international de par les traités; donc restons-y, jusqu'au jour du moins où l'on nous paiera cet abandon; des institutions internationales doivent être créées en Albanie; gardons-y notre place, comme en Égypte les puissances de la Triplice eurent le soin de le faire, pour jouer plus facilement et du dedans de la rivalité franco-anglaise et pour conserver une monnaie d'échange. Mais, si nous devons veiller à garder le plus possible le caractère international aux organisations économiques albanaises et à y réserver notre rôle jusqu'au jour où, par une tractation intéressée, nous pourrons être amenés à l'abandonner, il serait contraire à cette politique d'expectative de lier nos votes à ceux d'une des deux rivales.
Soyons neutres entre elles; nous n'avons rien à gagner en ce moment à nous aliéner l'une d'elles; assurons-les, tout au contraire, de notre concours complet en vue de la bonne organisation de l'État albanais et du respect de leurs intérêts légitimes. Mais gardons notre place et observons le ménage italo-autrichien, non de loin en spectateur, mais de près en acteur, gardant en main tous les atouts d'une partie qui peut un jour se jouer.
L'Albanie, constituée ainsi sous le protectorat de fait de ses deux puissants voisins, est-elle gouvernable? Certains prétendent volontiers qu'elle est incapable de toute vraie civilisation; M. Gustave Lanson, présentant une critique de mon ouvrage l'Albanie inconnue, écrit: «N'oublions pas que, si le Turc est souvent un excellent homme, le régime turc fut toujours une détestable chose. Depuis 1360 qu'ils ont Andrinople, depuis 1453 qu'ils ont Constantinople, ces vainqueurs ont-ils établi en Macédoine et en Thrace un gouvernement tolérable aux vaincus? La conquête ne crée pas par elle-même un droit: elle se légitime avec le temps par la réconciliation du peuple conquis et son consentement au pouvoir du conquérant. Je ne donne pas là une théorie révolutionnaire, empoisonnée de romantisme et de libéralisme; c'est celle de Bossuet.
«La faiblesse de l'empire turc, c'est qu'il n'a jamais eu de fondement que la force: en cinq siècles, il n'a pas su donner une patrie à ses sujets chrétiens. De plus, voyez le récit de M. Louis Jaray: «Routes, ponts, fleuves, partout où le Turc et l'Albanais sont maîtres, c'est l'incurie, la négligence; les anciens travaux sont en ruines, les eaux voguent et ravagent. On n'entretient pas les ouvrages d'art, on n'utilise pas les forces naturelles.
«Et dès qu'on passe la frontière du Monténégro,—de ce petit Monténégro qui, vu de Paris, ne nous paraît pas beaucoup moins sauvage que les montagnes d'Albanie,—les routes sont bonnes; à défaut de chemins de fer, des services d'automobiles sont organisés. La civilisation fait son oeuvre.
«Il faut bien le dire,—et on peut le dire sans être taxé de cléricalisme,—avec le musulman, il n'y a rien à espérer: le chrétien est civilisable quand il n'est pas civilisé. Le plus inculte paysan bulgare contient en lui plus d'avenir que le Turc le plus raffiné, qui parle anglais, allemand et français sans aucun accent et qui peut causer avec vous de droit, de philosophie ou des petits théâtres de Paris.»
Que la thèse du savant professeur à l'Université de Paris soit ou non conforme aux faits en ce qui concerne les conquérants turcs, il n'importe, car il s'agit ici des Albanais et non des Turcs; or, bien loin de ne se soucier ni des écoles, ni des voies de communication, ni des progrès matériels, les beys albanais les désirent, les commerçants albanais les appellent de leurs voeux, et c'est toujours le gouvernement de la Turquie qui, dans son intérêt de domination, a enfermé volontairement la population albanaise dans son isolement et son ignorance; l'Albanie n'a pu se développer économiquement ni intellectuellement sous le joug turc, non plus que les autres nations chrétiennes des Balkans avant leur libération et pour les mêmes raisons.
Serait-ce que l'Albanais musulman serait incapable de progrès et d'organisation, parce qu'il a embrassé la foi de Mahomet? La preuve est difficile à faire et le mieux est de laisser l'expérience se produire. Le seul témoignage que je puisse rapporter est qu'au stade de civilisation actuel, je n'ai pas noté de différences appréciables entre l'état social des Albanais des trois religions, et rien ne m'a paru plus semblable à un montagnard catholique de Mirditie qu'un habitant musulman de Liouma, ou à un bey catholique de Scutari qu'un bey musulman de Tirana.
En vérité, l'obstacle qui s'opposera à l'organisation politique en Albanie sera surtout ce que l'on a appelé l'anarchie albanaise; à bien examiner les choses, il faut remplacer le mot «anarchie» par celui d'organisation sociale aujourd'hui inconnue dans le monde moderne.
Prenez une carte de l'Albanie autonome: un peu plus d'un tiers du pays en étendue n'obéit qu'aux chefs de village; on peut délimiter cette région en traçant une ligne depuis la nouvelle frontière vers le lac de Scutari, au nord de la ville du même nom, jusqu'au lac d'Okrida; cette ligne laisserait au sud les villes d'Alessio, Kroia, Tirana, El-Bassam; le massif des montagnes du nord compris entre cette ligne et la frontière, comme d'ailleurs la région de Dibra, aujourd'hui en Serbie, est habité par des tribus qui en sont à l'état social des clans gaulois au temps de Vercingétorix. Quant à la région des montagnards catholiques, de Scutari à Alessio et Kroia, elle est à peine différente; toutefois, deux autorités centrales y subsistent, celle du prince des Mirdites et celle du pouvoir religieux. La situation est à peu près la même dans les montagnes entre Bérat, El-Bassam et le lac d'Okrida, et même, d'une manière générale, dans toutes les régions montagneuses d'Albanie.
Dans l'ensemble, cette partie du pays n'a jamais reconnu l'autorité souveraine du Sultan, mais seulement son autorité religieuse. Elle est divisée, de temps immémorial, en confédérations; mais aucune de ces confédérations, sauf celle des Mirdites, n'obéit à un pouvoir central et ce n'est que dans les cas graves et contre l'envahisseur que les clans s'unissent et nomment un chef qui les mènera à la bataille. En temps ordinaire, les seules autorités reconnues jusqu'ici étaient donc celles des chefs de village; les montagnards ne payaient pas l'impôt et ne faisaient de service militaire que comme volontaires ou en cas de guerre sainte.
Le reste du pays se trouvait à un stade un peu plus avancé de l'évolution sociale; il en était à la fin du régime féodal et payait l'impôt d'argent et l'impôt du sang au souverain et en même temps au seigneur féodal ou bey.
Enfin les villes de la côte, Scutari, Durazzo, Vallona, ont des analogies avec les villes et ports marchands du moyen âge, où les commerçants ont imposé des règles et des coutumes.
Dans un tel milieu, si l'on prétend du jour au lendemain appliquer nos usages modernes, les principes d'égalité devant l'impôt, de service militaire obligatoire, d'organisation judiciaire uniforme, etc., l'échec est certain.
Comme on ne transforme pas des masses d'hommes du jour au lendemain, il faut adapter les institutions aux hommes et faire au temps sa part.
A ces clans gaulois, à ces féodaux, à ces communes marchandes, il importe de ne demander que ce qu'ils peuvent donner et d'imiter nos rois de France qui, pour bâtir leur royaume, procédaient lentement et saisissaient toutes les occasions d'infiltrer leur autorité.
Pour réussir une tentative d'organisation politique de l'Albanie, il faut lui donner un chef, qui soit pour les Albanais un symbole vivant de cohésion; malheureusement, aucun homme en Albanie ne jouit d'un prestige qui lui assure une reconnaissance unanime comme prince. La désignation d'un membre de la famille du Sultan aurait eu l'avantage de lui concilier les musulmans, surtout des tribus, qui auraient vu en lui un chef religieux. On ne saurait oublier l'importance de ces tribus et leurs sévères traditions religieuses; l'infiltration chez elles sera difficile; la nomination d'un prince musulman l'aurait facilitée.
Par contre, un prince étranger trouvera peut-être moins de défaveur auprès des Albanais catholiques, mais il ne doit pas s'attendre à rencontrer en eux un véritable appui; il ne saurait leur demander ni hommes, ni argent; en ce cas, les influences religieuses et l'Autriche pourront faciliter sa tâche.
Enfin, il n'aurait pas été impossible de concevoir autrement le point de départ d'une organisation politique en Albanie; on aurait pu s'adresser à une des grandes familles de beys, ayant déjà dans le pays influence, relations, richesses et hommes d'armes; des avances et des concours lui auraient permis d'étendre peu à peu son rayon d'action; une politique adroite aurait pu amener d'autres beys à se déclarer feudataires du prince albanais, au prix d'une assez large autonomie de fait, comportant toutefois le paiement d'un tribut; ainsi, lentement, l'organisation centrale aurait fait tache d'huile et pacifié le pays, non sans bien des à-coups et des difficultés, d'ailleurs.
De tous ces systèmes, c'est le second qui a été choisi, sans doute parce que l'Autriche et l'Italie ont cru ainsi s'assurer plus de sécurité pour l'avenir. Les mérites de l'homme désigné pour cette oeuvre pleine d'embûches ne seront pas un des moindres facteurs de la réussite ou de l'insuccès de l'opération.
En tout cas le prince de l'Albanie, qui a pour mission de créer un État et de développer les ressources naturelles du pays, commettrait la plus grave erreur en prétendant y transplanter tout d'un coup les institutions politiques en faveur au XXe siècle.
Si l'on veut tenter quelque organisation sérieuse en Albanie, qu'on ne commence pas par y constituer, comme on l'a fait à Vallona, une caricature de régime parlementaire avec chambre, sénat et ministère prétendu responsable. L'Albanie a besoin d'organisateurs, non d'orateurs; il y a une rade et dure besogne à y accomplir; les phrases n'y suffisent pas; le régime parlementaire répond à un autre état d'esprit et à d'autres besoins; quand les cadres d'une société sont anciens et solides, les esprits cultivés et critiques, la richesse générale, l'organisation sociale assise, la direction gouvernementale marche par la force des traditions et de la bureaucratie; les disputes et les discours du parlement n'ont qu'une influence réduite sur la société et l'organisme gouvernemental; leur influence corrosive perd de son venin; par contre, ces institutions donnent des garanties à la liberté individuelle contre les abus du pouvoir.
Mais, dans un pays où tout est à créer, où il faut faire un État, mettre debout des cadres et des hiérarchies, où il faut en un mot organiser, il convient de laisser de côté les discours et les parlements. Il faut se rendre compte qu'un des vices profonds du régime parlementaire, qui comme tout régime a son revers, est la confusion qu'il établit entre le politique verbeux et l'homme d'État: qui ne sait pas parler ne saurait être ministre, qui n'est pas orateur n'a pas vocation au commandement. Or, tout au contraire, il y a de fortes chances pour que le grand organisateur, l'homme d'État de haute envergure ne soit pas un orateur ou n'aime pas parler; Mæterlinck a écrit un de ces mots profonds qui ouvre, comme une pensée de Pascal, des échappées sur l'infini: «Quand les lèvres dorment, les âmes se réveillent.» Qu'est-ce à dire, si ce n'est que les grands penseurs, les vrais hommes d'État, les intelligences ayant de l'avenir dans l'esprit sont des silencieux; un Richelieu, un Colbert, un Napoléon auraient peu goûté la réunion publique ou la tribune parlementaire; la grande faiblesse du régime moderne de gouvernement est d'écarter du pouvoir l'organisateur ou l'homme d'État même génial, s'il n'est pas un orateur, et d'y pousser le politique bavard et l'improvisateur prestigieux; la facilité ou le talent de paroles, l'esprit de repartie, n'a cependant rien de commun avec la force de la pensée, la pénétration de l'esprit, la vue de l'avenir, la sûreté du jugement, la prévision du lendemain, le talent de l'organisation, l'autorité de la personne, la force du caractère, toutes choses qui, réunies, constituent le don du gouvernement et les qualités essentielles de l'homme d'État; l'Albanie a besoin d'organisateurs et d'hommes de gouvernement: qu'on ne lui inflige pas le régime des beaux parleurs.
Qu'on ne prétende point non plus instaurer en Albanie le régime moderne de la propriété et de l'égalité des charges entre les citoyens. Si à une révolution politique on veut ajouter une révolution sociale, on ne saurait s'y prendre autrement. L'autorité centrale devra percevoir les impôts dans les villes, puis dans les villages qui avaient l'habitude de le payer; elle aura à éviter les abus de perception jadis si fréquents; puis peu à peu elle tâchera d'amener le reste du pays au versement régulier d'un tribut, sans prétendre à une égalité immédiate, et en tenant compte des traditions locales, de l'organisation féodale, domestique et collective. La mise en valeur du pays et la sécurité des communications doit précéder et non suivre le recouvrement général de l'impôt, et ce n'est d'ailleurs pas une des moindres difficultés du nouveau pouvoir.
Enfin, le prince de l'Albanie pourra utilement s'appuyer sur les facteurs d'union et de cohésion, qui subsistent dans le pays: d'abord le sentiment très vif de la nationalité, les souvenirs historiques que symbolisent toujours l'étendard de Scanderbeg et son hymne guerrier, le goût de l'indépendance et la fierté de défendre le sol albanais contre l'étranger. De ces sentiments, il importe de tirer parti, car ils sont de ceux qui sont à la base d'une formation nationale.
Pourront-ils triompher des sentiments contraires, des haines de religion, des compétitions de clans, des hostilités et des jalousies des grandes familles de beys, des manoeuvres et des embûches de l'étranger, l'histoire des prochaines années nous l'apprendra. Mais l'oeuvre à entreprendre n'est pas indigne d'une noble ambition. Rien n'autorise à affirmer qu'elle est impossible et que l'Albanie est ingouvernable. Les difficultés et les périls sont visibles; peut-être peut-on espérer en triompher.
Dans ce dessein, il ne serait pas inopportun de constituer une fédération de cantons, dont chacun conserverait une certaine autonomie intérieure; on respecterait ainsi les influences existantes, les particularités religieuses et les traditions des tribus de la montagne. En tout cas, un des moyens les plus efficaces de cohésion serait d'assurer, par une mise en valeur intelligente, la prospérité du pays et le développement de ses richesses latentes.
Sans doute l'Albanie ne saurait prétendre à un avenir économique aussi brillant que celui de la Macédoine et de la Vieille-Serbie. La montagne y occupe de trop vastes territoires; les terres fertiles des vallées et des plaines côtières y sont trop limitées; mais cependant que de richesses à mettre au jour!
Il serait faux de croire que la main-d'oeuvre manque ou est inhabile. Sans doute, la population de l'Albanie autonome ne paraît pas dépasser actuellement 1500000 à 1800000 habitants; encore ces chiffres sont-ils très incertains, puisque, sur la moitié du pays, on ne possède aucun renseignement d'ensemble précis. Mais, si ces éléments sont bons, ils suffisent pour la mise en valeur du pays. Il est vrai qu'on soutient que l'Albanais est homme d'épée et n'est que cela: que faire, dit-on, avec de telles gens? Mes observations me rendent moins pessimiste à cet égard.
Il est vrai que l'Albanais est un guerrier dans l'âme, car voilà des siècles qu'il est habitué au péril et à la lutte; l'éducation d'un peuple ne se refait pas du jour au lendemain; mais je suis convaincu que l'Albanais peut parfaitement s'adapter aux travaux de toute nature, et je n'en veux pour preuve que ceux que je leur ai vu pratiquer: dans tout le centre de l'Albanie, l'homme libre de la campagne est un paysan dont les méthodes sont arriérées, mais qui possède l'amour de la terre et le culte de sa petite propriété; même dans les montagnes du nord, dès qu'un coin de sol est cultivable, on l'exploite et, si les moyens sont rudimentaires, ils montrent en tout cas le goût de la culture; les Albanais émigrés à Constantinople ont la réputation d'être des jardiniers aussi habiles que les Bulgares.
Aptes à l'agriculture, ils le sont aussi au commerce: beaucoup de négociants de Scutari, de Durazzo, de Vallona, de Prizrend sont des Albanais, et ceux de Scutari, connus pour leur savoir-faire, sont des fils des rudes montagnards qui entourent la ville.
Autant qu'on peut en juger, ils semblent être aussi capables de s'adapter à l'industrie: n'est-ce pas eux qui à Prizrend, à Diakovo, à Ipek, comme à Tirana ou à El-Bassam, travaillent l'or et l'argent, cisèlent les ornements de fer, fabriquent ces beaux pistolets de cuivre, ces poignards incrustés, ces yatagans magnifiques? A Prizrend, j'ai visité toute une partie du quartier commerçant où forgerons et ouvriers albanais exercent ces métiers et y sont réputés pour leur habileté; sans doute ces industries locales sont en décadence; la pacotille de l'Europe centrale s'infiltre peu à peu; mais les qualités natives de la race s'affirment encore: l'Albanais, généralement intelligent, vigoureux, subtil, est très capable de s'adapter à tous les métiers, comme d'ailleurs il le fait déjà dans les villes où il émigre.
Mais agriculture, commerce, industrie, voies de communication, moyens d'échange, tout est à créer ou à perfectionner, car volontairement la Porte a tout laissé à l'abandon.
Actuellement l'Albanie est un pays purement agricole: la culture de certains produits, l'industrie pastorale et forestière forment la presque totalité de sa production. Celle-ci est mise en valeur par la petite propriété patriarcale et la grande propriété féodale: la première revêt une forme presque collective dans les tribus des montagnes du nord et une forme plus étroitement familiale chez les paysans du centre; la seconde comporte dans le centre, à l'ouest et au sud, de vastes domaines exploités par des fermiers. Grands et petits propriétaires cultivent surtout le maïs et, en seconde ligne, le blé d'un bout à l'autre du pays; puis l'olivier à partir de Durazzo, particulièrement sur la côte; le riz le long de quelques fleuves, dans la plaine d'El-Bassam et sur les rives de la Vopussa; le coton aux environs de Vallona; enfin les fruits et un peu de seigle, d'avoine et d'orge.
Mais une très grande partie des terres cultivables restent en friche, faute de sécurité et de moyens de communication, faute aussi du désir de les mettre en valeur, l'échange étant insuffisamment développé. Le blé notamment pourrait prendre une extension considérable et être exporté. Toutes ces cultures donnent d'excellents produits, le climat étant favorable, selon les lieux, au maïs, aux fruits, au riz et au coton. Cette production pourrait donc non seulement être beaucoup plus considérable en quantité, mais aussi grandement améliorée: on se sert presque partout des charrues les plus antiques; le battage du grain est archaïque; la vigne, qui pousse merveilleusement bien, est attaquée par les maladies et les indigènes ne savent comment la protéger, de même qu'ils ignorent les bons procédés de fabrication du vin; l'olivier est renommé, mais l'huile d'olive est mal faite.
La production agricole doit donc être étendue et améliorée; l'extension de la sécurité, le développement des communications et des échanges, la création de fermes modèles et d'écoles pratiques d'agriculture paraissent les moyens les meilleurs pour arriver au résultat désiré; de la sorte, l'Albanie n'aura plus besoin d'importer du riz et du vin et pourra exporter son blé et son huile d'olive.
Les mêmes observations peuvent être faites pour l'industrie pastorale: les boeufs, les chèvres, les moutons, les chevaux vivent dans tout le pays; mais on ne sait ni les nourrir, ni les soigner lors des épidémies, ni assurer leur hygiène; j'ai vu maints paysans inquiets parce qu'ils se demandaient comment ils allaient pourvoir à la nourriture de leur bétail; il n'est pas douteux qu'en cela encore de grands progrès soient désirables et rendraient possible une exportation du bétail albanais ou de ses produits, peaux et laines, par exemple. Enfin, l'industrie forestière doit devenir une des plus belles ressources du pays. Il n'est pas un voyageur qui n'ait été frappé dans toute l'ancienne Turquie d'Europe par la dévastation complète des forêts; les chèvres ont si bien mangé en liberté les jeunes pousses que les montagnes présentent partout cet aspect pelé et rocailleux si attristant. L'Albanie seule fait exception, et la forêt couvre d'immenses territoires de ses essences les plus variées. De Scutari à Durazzo, à partir de quelques kilomètres de la côte et indéfiniment en allant vers l'est, le voyageur rencontre la forêt: d'abord des chênes, des ormes et des frênes, puis des hêtres, plus haut encore des pins et des sapins, jusqu'à l'altitude de 1 500 mètres environ où les rochers calcaires ne laissent pousser qu'une herbe rare. On peut dire que du Drin à l'Adriatique, c'est la forêt qui domine: j'y suis entré en partant de Prizrend; j'en suis sorti quelques kilomètres avant Scutari.
Au sud de Durazzo et du lac d'Okrida, la forêt commence à faire place aux taillis et à la futaie méditerranéenne, surtout sur la côte; à l'intérieur, j'ai encore traversé le long du Scoumbi des bois importants, quoique de moins belle venue que dans le nord; au sud de Vallona et de Koritza, les montagnes côtières atténuent l'influence du climat méditerranéen et la forêt recommence comme dans le nord.
Or, de cette magnifique richesse naturelle, rien encore n'a été mis en valeur; on ne saurait en exagérer l'importance économique, et le nouveau gouvernement doit en tirer parti, en assurer l'exploitation et la protection.
Les produits de la terre et des troupeaux resteront longtemps encore la principale richesse du pays; l'industrie proprement dite paraît avoir peu de chance de s'y développer prochainement, à la seule exception des industries locales et agricoles; il faudrait, pour qu'il en soit autrement, que des découvertes minières se produisent; jusqu'à présent, c'est tout juste si l'on a trouvé près de Vallona du bitume que l'on exploite, ainsi que le sel de la côte adriatique. Il semble donc que, jusqu'à nouvel avis, l'attention ne peut se porter que sur les petites industries locales ou domestiques, comme celles des poteries ou des armes, des broderies ou du filage, et sur les industries agricoles, comme celles du bois, des peaux, de la farine, qui pourraient être protégées et développées.
Cette mise en valeur du pays sera la suite d'une renaissance de sa vie économique: pour la susciter, il faut assurer la possibilité de cultiver et de produire en paix, de vendre ses produits avec facilité et de profiter de son travail, c'est-à-dire la sécurité, l'absence d'exactions et de razzias, l'établissement de moyens de communication et de moyens d'échange, la connaissance de ce qui convient à la culture, à l'exploitation des forêts, à l'élevage du bétail, au commerce, à l'exportation.
Or l'Albanie ne connaît aujourd'hui ni la paix intérieure, ni la justice dans le prélèvement des impôts; elle n'a ni chemins de fer, ni écoles pratiques d'agriculture et d'industrie; elle ne possède de lignes télégraphiques que dans les ports, de postes que dans quelques villes du centre et du sud; on compte les routes carrossables, la plupart des voies de communication n'étant que des sentiers à la merci des intempéries; les ports sont laissés dans la plus complète incurie; ceux qui ont besoin d'être dragués ne le sont pas et les dépôts des rivières ensablent San Giovanni di Medua et Durazzo; la fièvre paludéenne rend dangereux le séjour sur les côtes, notamment à Vallona, où rien n'a été tenté pour assainir la région, où pas même un eucalyptus n'a été planté; le système monétaire légué par la Turquie est le plus imparfait, le plus compliqué, le plus anti-commercial qu'on puisse rêver; l'organisation du crédit est presque inexistante et les opérations de banque et de paiement sont faites par les changeurs ou sarafs qui spéculent sur l'ignorance générale et l'insuffisance de la monnaie; c'est à peine si, depuis deux ou trois ans, quelques tentatives d'organisation d'écoles primaires ont été commencées et, en dehors de celles-ci, il n'existe que des écoles étrangères dans les ports, de telle sorte que la masse de cette population intelligente est complètement illettrée. Au point de vue de l'organisation économique tout est donc à créer.
Pour cette oeuvre de longue haleine: construction de routes et de ports, création d'écoles, établissement de ponts et de télégraphes, organisation d'une gendarmerie, institutions monétaires et bancaires, l'Albanie a besoin d'un gouvernement qui sache administrer et en détienne le moyen, c'est-à-dire l'argent.
La question financière est la première à résoudre, et elle est insoluble si l'on ne vient pas au secours de l'Albanie. La justice aurait voulu qu'un emprunt fût contracté par la Turquie, qui en aurait conservé la charge pendant un certain nombre d'années, pour compenser ce qu'elle n'avait pas fait pour l'Albanie pendant une si longue période; cette solution aurait été possible, si un prince de la famille du Sultan avait été appelé en Albanie et surtout si un lien de vassalité avait été maintenu entre la Porte et le gouvernement albanais.
On en est réduit à envisager un emprunt avec garantie internationale et paiement des arrérages par les revenus de la douane. La possession de ressources immédiates va être, en tout cas, la pierre d'achoppement du nouveau régime en Albanie; pour y établir la paix et organiser sa vie économique, il faut de suite engager des dépenses importantes; le pays, incapable actuellement de les assurer, ne supporterait de les payer que si on l'y contraignait par la force; ce n'est que du développement de la sécurité et des échanges qu'on peut attendre sa mise en valeur; celle-ci amènera comme conséquence l'aisance, la faculté de payer des impôts et surtout un nouvel état d'esprit: lorsque l'Albanais verra les bénéfices qu'il retire de l'organisation économique du pays, il ne croira plus que l'impôt qu'on exige de lui est perçu injustement du seul droit de la force et pour l'enrichissement d'étrangers.
Il supportera les charges de la civilisation quand il en sentira les bienfaits matériels; or, ces avantages, il les ignore, du moins dans l'intérieur du pays; c'est en commençant par les lui offrir, qu'on réussira peut-être à l'y intéresser; c'est, en tout cas, la seule méthode de pénétration durable; une autre peut s'imposer, mais que de mécomptes n'est-elle pas susceptible d'engendrer! Pour implanter vraiment les progrès matériels de notre civilisation en Albanie et pour assurer l'avenir, ce n'est pas une victoire des armes qui importe, mais le changement de l'état d'âme d'un peuple.
Tel est cet État nouveau, surgi au début du XXe siècle des dernières convulsions de la Turquie agonisante en Europe. Du fond de l'histoire, où il a peut-être joué jadis le premier rôle, l'Albanais ressuscite par la force des sentiments impérissables. Saura-t-il s'adapter au milieu où il renaît, ou, venu trop tard dans un monde trop vieux, ne reparaît-il, comme une vision éphémère d'un passé aboli, que pour disparaître à nouveau au milieu des peuples qui l'enserrent?
Disparaître, il ne saurait. Quelque soit son sort, la race et le sentiment national survivront; on ne peut rayer du nombre des nations celle qui, plus de cinq siècles durant, a résisté, avec une si merveilleuse vigueur, à la conquête turque et à l'assimilation musulmane.
Mais, ce qui peut advenir, c'est qu'au lieu de donner naissance à une petite Gaule, elle subisse le sort de la malheureuse Pologne, toujours vivante et cependant disparue. Pologne aux qualités si brillantes, mais divisée contre elle-même; Pologne qui, avec un sentiment national si vif, ne sut pas se gouverner et paya de son indépendance son goût de la liberté individuelle; Pologne dépecée par la politique des voisins à l'affût, sera-ce ton histoire qui va revivre aux bords de la mer Adriatique, si un nouveau Scanderbeg n'en vient point arrêter le cours?
Il n'existe pas d'ouvrage d'ensemble sur l'Albanie actuelle, qui soit au courant des faits récents. La plupart de ceux qui écrivent sur ce pays n'en ont vu par eux-mêmes tout au plus que les côtes et reproduisent ce qu'ont publié divers auteurs en petit nombre, dont quelques-uns sont déjà anciens.
Les ouvrages en français sont rares et datent au moins d'un quart de siècle: ce sont ceux d'HECQUARD, Description de la Haute-Albanie à Guegarie (1859), de DOZON, qui a publié en 1878 un Manuel de la langue chkipe et en 1881 des Contes albanais, enfin de DEGRAND, qui a été consul de France à Scutari et a publié chez Walter (1893) ses Souvenirs de la Haute-Albanie. Les autres ouvrages ou brochures sont des livres d'histoire ou de polémique, ou sont faits de seconde main.
En Autriche et en Italie, les études sont plus récentes et, notamment en Autriche, elles constituent une suite ininterrompue depuis la moitié du siècle dernier jusqu'à nos jours; il faut surtout citer les ouvrages du meilleur connaisseur de l'Albanie, le consul général Dr. V. HAHN, qui reste l'écrivain réputé des Albanesische Studien et de Reise Durch die Gebiete des Drin und Vardar; le premier de ces ouvrages, qui a paru à Vienne en 1853, est encore celui qui peut servir de base à une étude scientifique du pays. Après lui, un autre consul autrichien, THEODOR V. IPPEN, qui a été adjoint comme technicien à la conférence de Londres, a fait paraître chez Hartleben Scutari und Nordalbanesische Küstenebene (1907); chez le même éditeur, KARL STEINMETZ, a publié Eine Reise Durch die Hochländergasse Oberalbaniens (1904) et Ein Vorslosz in die Nordalbanien Alpen (1905); un Hongrois, qui a eu plusieurs incidents dans le pays, le DR. FRANZ BAOON NOPCSA, a étudié les Albanais catholiques: Im Katholischen Nordalbanien, Gerold, Vienne, 1907; de même PAUL SIEBERTZ dans son livre au titre trop général: Albanien und die Albanesen, paru chez Manz, à Vienne, en 1910. Une bibliographie complète devrait citer encore les publications de Hassert, Liebert, Karl Oestreich, Szamatolski, etc. La littérature sur l'Albanie est donc particulièrement florissante à Vienne, mais elle se limite en général à l'étude de l'Albanie du Nord, des tribus catholiques et de la région de Scutari à Durazzo.
En Italie, deux ouvrages récents ont montré l'intérêt que le royaume attache à ce pays; en 1905, EUGENIO BARBARICH a publié à Rome, chez Voghera, un ouvrage très sérieux: Albania, et en 1912 VICO MANTEGAZZA a fait paraître l'Albania, chez Bontempelli; le professeur Baldacci, de l'Université de Bologne, a écrit également plusieurs études sur la question albanaise, dispersées dans des revues et mémoires.
On peut également ajouter à ces ouvrages celui de GOPCEVIC, Oberalbanien und seine Liga, paru chez Duncker, à Leipsig, en 1881. Enfin, on doit citer ici les noms d'autres voyageurs ou écrivains qui se sont spécialisés dans les études albanaises: Baschamakoff, les professeur Cvijic de Belgrade, Träger de Berlin, etc.
Il n'existe aucune carte rigoureusement exacte de l'intérieur de l'Albanie; dans les montagnes de l'arrière-pays, un grand nombre de levés restent à faire; la carte française du service géographique de l'armée au 1 000 000me est beaucoup trop sommaire et d'ailleurs pleine d'inexactitudes. Pour un voyage à l'intérieur, on doit se servir de la carte autrichienne au 200 000me; elle est claire et détaillée, mais des étendues assez grandes de territoires ont été dessinées de loin et par à peu près; c'est un guide précieux et unique pour un voyage dans le pays, mais il faut avoir soin de ne pas s'y fier aveuglément.
En résumé, il reste à écrire sur l'Albanie un ouvrage d'ensemble actuel et à dresser une carte exacte à petite échelle.
En pays «maghzen» albanais; la baie de Vallona.—L'organisation féodale.—Les relations entre l'Italie et Vallona; l'action autrichienne; le commerce extérieur de l'Albanie et la part de l'Autriche et de l'Italie.—L'importance de Vallona dans l'Adriatique; la Triple Alliance et le statu quo en Albanie; le Gibraltar de l'Adriatique.
CHAP. II: DURAZZO, CENTRE COMMERCIAL DE L'ALBANIE
Durazzo et son importance économique.—Les projets de voie ferrée; le projet Durazzo-Monastir et son tracé; les centres de population de l'Albanie indépendante; les routes.—La question de la monnaie et du change; l'urgence et l'intérêt d'une réforme monétaire.
De Durazzo à Tirana; Tirana.—Essad Pacha et les Toptan; au tchiflick d'Essad; Jeunes-Turcs et Albanais; les ambitions des Toptan.—Refik bey Toptan; ses fermiers et ses terres; les cultures; les métayers et les paysans; la propagande pour la langue turque; le retour d'Essad.
CHAP. IV: EL-BASSAM ET SON CONGRÈS ALBANAIS
La demeure de Derwisch bey et ses serviteurs.—Le Congrès albanais; les délégués; la presse albanaise; la question politique; la question religieuse; les orthodoxes; la situation des catholiques en Albanie et leur hiérarchie religieuse; la nécessité d'un accord entre catholiques et musulmans.
CHAP. V: A LA TÉKIÉ DES BECKTACHI D'EL-BASSAM
La situation du monastère; d'El-Bassam à la tékié; le cimetière; l'ordre des Becktachi; son action politique et nationale.—Sur la terrasse de la tékié; les souvenirs et l'histoire de Scanderbeg; le chant national albanais; le sentiment commun; le départ de la tékié.
CHAP. VI: D'EL-BASSAM AU LAC D'OKRIDA
Le départ d'El-Bassam; Babia Han; Kouks et le pont sur le Scoumbi; de Kouks à Prienze.—Chez l'habitant; la chaumière du paysan et son hospitalité; de Prienze au lac d'Okrida.—Les paysans du centre de l'Albanie: beys et tenanciers; petits propriétaires libres; leurs rapports avec le pouvoir; moeurs et sentiments.
CHAP. VII: LES MARCHES ALBANAISES DE L'EST: STRUGA, OKRIDA, RESNA ET MONASTIR
Albanais et Bulgares; les colonies bulgares urbaines; Struga; les monastères bulgares et Sveti Naoum; Okrida et sa situation; le premier village bulgare, Kussly; d'Okrida à Resna; la ville de Resna; de Resna à Monastir.—Monastir et son rôle dans les Balkans; la rivalité des races; les Albanais à Monastir.—La colonie juive; les Séphardims des Balkans et leur rivalité avec les juifs allemands; leurs rapports avec la France.
CHAP. VIII: LES MARCHES ALBANAISES DE L'EST: DE MONASTIR A USKUB
La route de la montagne; de Monastir à Krchevo; l'organisation bulgare à Krchevo et les partis politiques.—De Krchevo à Gostivar; l'infiltration albanaise; la montagne Bukova et son plateau; les villages albanais; la ville de Gostivar.—De Gostivar à Kalkandelem; la grande tékié de Becktachi; les derviches; le marché de Kalkandelem.—De Kalkandelem à Uskub; Ussincha et la plaine d'Uskub; les tchiflick albanais de Bardoftza et de Tatalidza; Albanais et Bulgares; Uskub et son histoire récente; la tragédie balkanique et les Albanais.
CHAP. IX: CONCLUSION: L'ALBANIE AUTONOME ET L'EUROPE
La question d'Orient et la question albanaise.—La force du sentiment national albanais; les nationalismes des Balkans; la politique d'Abdul-Hamid et l'expansion de la nationalité albanaise; leur méthode d'expansion.—L'Albanie et l'Autriche; la liquidation balkanique et la paix boiteuse de Bucarest.—La vie politique internationale de l'Albanie: son importance dans l'équilibre diplomatique du vieux monde; l'Albanie et la Triple Alliance; la politique française.—La vie politique intérieure de l'Albanie: l'Albanie est-elle ingouvernable? Son organisation sociale actuelle et la possibilité d'une organisation nationale.—La vie économique de l'Albanie: ses produits et leur mise en valeur.—La résurrection de l'Albanie et son avenir: Gaule ou Pologne?