The Project Gutenberg eBook of Cent-vingt jours de service actif

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Title: Cent-vingt jours de service actif

Author: Charles R. Daoust

Release date: September 30, 2004 [eBook #13557]
Most recently updated: October 28, 2024

Language: French

Credits: Produced by Renald Levesque from documents made available by the BNQ
(Bibliothèque Nationald du Québec)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CENT-VINGT JOURS DE SERVICE ACTIF ***



CHARLES R. DAOUST.



CENT-VINGT JOURS
DE SERVICE ACTIF

RÉCIT HISTORIQUE TRÈS COMPLET
DE LA
CAMPAGNE DU 65ème
AU
NORD-QUEST



AVEC DE NOMBREUSES ILLUSTRATIONS

MONTRÉAL-1886


TABLE DES MATIÈRES.

Avis au lecteur.
Préface.
Tableau chronologique.

PREMIÈRE PARTIE.

LA MARCHE.

Chapitre I.—De Montréal à Calgarry.
Chapitre II.—Séjour à Calgarry.
Chapitre III.—Le Bataillon Droit.—De Calgarry à Edmonton.
Chapitre IV.—Le Bataillon Gauche.—De Calgarry à Edmonton.

DEUXIÈME PARTIE.

LE BATAILLON DROIT.

Chapitre I.—D'Edmonton à Victoria.
Chapitre II.—De Victoria à Fort Pitt.
Chapitre III.—Fort Pitt et la Butte-aux-Français.
Chapitre IV.—A la poursuite de Gros-Ours.
Chapitre V.—Lemay et Marcotte.

TROISIÈME PARTIE.

LE BATAILLON GAUCHE.

Chapitre I—Port Ostell.
Chapitre II.—Fort Edmonton.
Chapitre III.—Fort Saskatchewan.
Chapitre IV.—Fort Ethier.
Chapitre V.—Fort Normandeau.

QUATRIÈME PARTIE.

LE RETOUR.

Chapitre I.—De Fort Ostell à Fort Pitt.
Chapitre II.—De Fort Pitt à Montréal.
Notes.

AU LECTEUR.

En présentant ce livre au public, l'auteur remplit un devoir. Pendant quatre longs mois tout un peuple a eu les yeux fixés sur les vastes territoires du Nord-Ouest, pendant quatre longs mois des centaines de familles canadiennes ont vécu dans l'anxiété la plus cruelle; pendant ce temps-là, des centaines de jeunes Canadiens bravaient toutes les misères, toutes les fatigues, la mort même, pour rétablir la paix et supprimer la révolte.

Et personne ne racontera leurs souffrances! personne ne redira leurs misères! Laisser passer cette page d'histoire canadienne sans la graver dans nos annales serait une négligence impardonnable, presqu'un crime.

Voilà la mission! voilà le devoir!

Quelqu'inexpérimenté que fût l'auteur, il n'a pas reculé devant la grandeur de la tâche imposée. Il confesse son incapacité et prie le lecteur de prendre en considération sa jeunesse et sa bonne volonté et de lui pardonner les mille imperfections de son oeuvre.

Lachine 1886.
CHARLES R. DAOUST.



PRÉFACE.

Est-il réellement nécessaire de faire une préface à cet ouvrage? Telle est la question que je me suis posée et qu'après mûre réflexion j'ai résolue dans l'affirmative. Il faut une préface, quand ça ne serait que pour expliquer au lecteur le plan sur lequel le livre a été écrit et en donner la raison.

Avant d'entrer en matière, il est de mon devoir de prévenir le public que ce livre n'a aucun but politique. J'ai voulu m'élever au-dessus de toute discussion de parti et présenter cet ouvrage qui n'aura d'autre mérite que sa valeur historique. Si, de l'avis de tous ceux qui ont pris part à la campagne de 1885, j'ai fait un récit fidèle de tous les événements qui ont accompagné le passage du 65ème dans le Nord-Onest, mon but aura été atteint.

Pour rendre le récit plus clair et le mettre à la portée de tous, j'ai divisé l'ouvrage en quatre parties distinctes:

1° La Marche; 2° Le Bataillon droit; 3° Le Bataillon gauche et 4° le Retour.

La première partie est le récit des incidents qui ont marqué le départ du 65ème de Montréal et les détails de sa marche jusqu'à Edmonton. Cette partie est subdivisée en quatre chapitres:

1° De Montréal à Calgarry; 2° Séjour à Calgarry; 3° Le Bataillon droit de Calgarry à Edmonton et 4° Le Bataillon gauche de Calgarry à Edmonton.

Dans le compte rendu de ces trente-cinq premiers jours de la campagne ainsi que dans tout le reste de cet ouvrage, je me suis borné à raconter les faits sans m'attacher beaucoup à la forme de style sous laquelle je les ai présentés.

La deuxième partie est divisée en cinq chapitres: 1° D'Edmonton à Victoria; 2° De Victoria à Fort Pitt; 3° Fort Pitt et la Butte-aux-Français; 4° A la poursuite de Gros-Ours et 5° Lemay et Marcotte.

La troisième partie, qui est le récit de la vie de garnison des différentes compagnies du bataillon gauche est naturellement subdivisée en autant de chapitres qu'il y avait de forts: 1° Fort Ostell; 2° Fort Edmonton; 8° Fort Saskatchewan; 4° Fort Ethier et 5° Fort Normandeau.

La quatrième partie est "Le Retour." Elle n'est subdivisée qu'en deux chapitres: 1° De Fort Ostell à Fort Pitt et 2° De Fort Pitt à Montréal.

Comme on peut le voir le plan est des plus simples et la division de l'ouvrage est des plus claires.

Ce n'est cependant pas sans beaucoup de travail que j'ai pu arriver à un résultat aussi satisfaisant. Séparé du gros du bataillon et relégué avec ma compagnie à soixante-dix milles au sud d'Edmonton, je n'ai pu me procurer le récit complet; de la campagne qu'en compilant les notes des officiers en charge des autres détachements du bataillon.

Je saisis l'occasion pour remercier chacun des officiers qui m'ont assisté de leur concours. Leur témoignage, corroboré par les soldats sous leurs ordres, est de la plus grande valeur au point de vue de la véracité du récit et son authenticité est au dessus de tout doute.

Il est très possible que certains faits de peu d'importance aient pu être oubliés, mais l'histoire générale est complète. Pour rendre le récit plus intéressant, j'ai fait insérer les vignettes des principaux officiers qui ont pris part à la campagne ainsi que les forts où le bataillon a passé. Les photographies ont été faites avec soin par les premiers artistes de cette ville, entr'autres M. L. Gr. H. Archambault, dont la réputation est établie. Les vignettes sont dues à MM. Cassan et Babineau et ont été faites avec autant de soin que possible.

En un mot, je n'ai rien négligé pour faire de cet ouvrage une oeuvre parfaite sous tous les rapports et le lecteur, prenant en considération mon trouble et ma bonne volonté, me pardonnera, je l'espère, les quelques erreurs de style qui, à cause de mon inexpérience, ont pu se glisser dans ces pages.

Montréal, 1886.

CHARLES R. DAOUST,
Sergent, Compagnie No. 1, 65ème Bataillon.



TABLEAU CHRONOLOGIQUE DES
ÉVÈNEMENTS DE L'EXPÉDITION DU 65ème
AU NORD-OUEST


Mars 28.--Appel du 65ème en service actif.
Avril 2.--Départ du bataillon de Montréal.
Avril 3.--Passage à Mattawa.
Avril 4.--Arrivée à Dalton.--Voyage en traîneaux.
Avril 5.--Arrivée au Lac-au-Chien.--Nuit en chars à boeufs.
Avril 6.--Marche sur le lac Supérieur.--Arrivée à Jackfish Bay.
Avril 7.--Séjour à Jackfish Bay.
Avril 8.--Arrivée à Red Rock.--On remonte à bord de bons chars.
Avril 9.--Passage à Port Arthur.
Avril 10.--A Winnipeg.
Avril 11.--Passage à Régina.
Avril 12.--Arrivée à Calgarry.
Avril 13.--Alerte au camp. Lt. Starnes prend le commandement des avant-postes.
Avril 14.--Tempête de neige appelée Chinouck--On se retire dans les casernes.
Avril 15 et 16.--Dans les casernes.
Avril 17.--Retour aux tentes.--Arrivée de l'Infanterie Légère à Calgarry.
Avril 18.--Grande fête au village.
Avril 19.--Première messe du bataillon à la mission.
Avril 20.--Départ du bataillon droit pour Edmonton.
Avril 21.--Arrivée à Calgarry d'un canon du Port McLeod.
Avril 23.--Départ du bataillon gauche pour Edmonton.--Le Major Dugas fait ses adieux au bataillon.
Avril 24.--Passage du bataillon gauche à l'Anse McPherson.
Avril 25.--Arrivée du bataillon droit à la Traverse du Chevreuil Bouge.
Avril 26.--Le bataillon droit traverse la rivière du Chevreuil Bouge.
Avril 27.--Passage du bataillon droit à la rivière de l'Aveugle.
Avril 28.--Arrivée du bataillon gauche à la Traverse du Chevreuil Rouge.
Avril 29.--Passage du bataillon droit à la Ferme du Gouvernement.
Avril 30.--La compagnie No. 8 est laissée à la Traverse du Chevreuil sous le commandement du Lieut. Normandeau.
Mai l.--Départ du bataillon gauche de la rivière du Chevreuil Rouge.--Arrivée du bataillon droit à Edmonton.
Mai 2.--Passage du bataillon gauche à la Rivière Bataille.--Départ de la compagnie No. 7 pour le Fort Saskatchewan sous le commandement du Capitaine Doherty.
Mai 3.--Le bataillon gauche à la Ferme du Gouvernement.
Mai 4.--La balance du No. 8 et des soldats des compagnies Nos 1, 3 et 4 sont laissés à la ferme du Gouvernement sous le commandement du Lieutenant Villeneuve.
Mai 5.--Arrivée du bataillon gauche à Edmonton.--Départ des compagnies Nos 5 et 6 pour Victoria.--Le Capt. Ethier retourne à la Ferme du Gouvernement.
Mai 6.--L'aile gauche du bataillon droit (les compagnies Nos 5 et 6) passe au Fort Saskatchewan.
Mai 7.--Départ de l'aile droite du bataillon droit (les compagnies Nos 3, 4 et l'état major du 65ème) pour Victoria--L'aile gauche traverse la rivière Éturgeon.--Départ de la compagnie No. 1 pour la Rivière Bataille.
Mai 8.--L'aile gauche du bataillon droit arrive à la Rivière Vermillon.
Mai 9.--Réunion des deux ailes du bataillon droit.
Mai 10.--Arrivée de la compagnie No. 1 à la Rivière Bataille--L'Infanterie Légère de Winnipeg arrive à, Edmonton--Le bataillon droit traverse la Rivière Vermillon.
Mai 11.--Arrivée du bataillon droit à Victoria.
Mai 12.--Passage au Lieutenant-Colonel Ouimet à la Rivière Bataille.
Mai 13.--Séjour du bataillon droit à la rivière Vermillon.
Mai 14.--Passage du Lieutenant-Colonel Ouimet à la Ferme du Gouvernement.
Mai 16.--Arrivée du Général Strange à Victoria, escorté de 190 hommes de l'Infanterie Légère de Winnipeg.
Mai 20--Départ de la colonne d'Alberta de Victoria.
Mai 21.--L'aile droite du 65ème en bateaux sur la Saskatchewan.
Mai 22.--Nuit passée à St. Paul.--Alerte au camp.
Mai 23.--Traverse de l'Anse de la côte du Renne par la colonne Strange.
Mai 24.--Traverse de l'Anse du Lac aux Grenouilles par le bataillon droit du 65ème.
Mai 25.--Le 65ème élève une croix à la mémoire des martyrs du Lac aux Grenouilles.--Arrivée de la colonne Strange à Fort Pitt.
Mai 26.--Enterrement du jeune Cowan.
Mai 27.--Première rencontre du 65ème avec Gros-Ours.
Mai 28.--Bataille de la Butte-aux-Français.
Mai 30.--Départ de la colonne Strange de Port Pitt pour la Rivière à l'Oignon,--La compagnie No. 6 reste au Fort Pitt.
Mai 31.--Le Major Perry rejoint la colonne Strange.
Juin 1.--Des prisonniers de Gros-Ours arrivent au camp du Général.
Juin 2.--Arrivée du Général Middleton à bord du vapeur North-West.
Juin 3.--Les commissaires Royaux arrivent à Edmonton.
Juin 4.--Visite de Mgr Grandin à la Rivière Bataille.
Juin 5.--Une compagnie de l'Infanterie Légère de Winnipeg rejoint la colonne Strange.
Juin 6.--Passage de la colonne au Lac aux Grenouilles.
Juin 8.--Le bataillon droit à Bear's Run.
Juin 9.--Le R. P. Legoff visite le Major Hugues.
Juin 10.--Les RR. PP. Legoff et Prévost sont délégués auprès des Montagnais.
Juin 11.--Le Capt. Giroux arrive à Bear's Run avec sa compagnie.
Juin 12.--Les Montagnais se soumettent.
Juin 17.--Le Capt. Giroux part pour Montréal.
Juin 23.--Le bataillon droit reçoit l'ordre du départ pour Montréal.
Juin 24.--Départ du bataillon droit de Bear's Run.
Juin 28.--Le bataillon gauche reçoit l'ordre de se mettre en marche pour Fort Pitt.
Juin 27.--Départ de la compagnie No. 1 de la Rivière Bataille.--La compagnie No. 8 quitte la Traverse du Chevreuil et le Fort Ethier.--Le bataillon droit arrive à Port Pitt à bord du North-West.
Juin 28.--La garnison du Fort Ethier et celle du fort Saskatchewan arrivent à Edmonton.
Juin 29.--Les détachements du Fort Normandeau et du Fort Ostell arrivant à Edmonton.
Juin 30.--Départ du bataillon gauche à bord de la "Baroness."
Juillet 2.--Le 65ème réuni à Fort Pitt.
Juillet 3.--Mort du Lieutenant-Colonel Williams des Midlands et du. Sergent Valiquette du 65ème.
Juillet 5.--Arrivée à Battleford.--Funérailles du Lieutenant-Colonel Williams et du Sergent Valiquette.
Juillet 7.--Passage des bateaux à l'Anse du Télégraphe.
Juillet 8.--A Prince Albert.--Visite à la prison de Gros-Ours.
Juillet 9.--Traversée dea Rapides.
Juillet 10.--Passage au Fort à la Corne.
Juillet 11.--Marche de cinq milles le long des Grands Rapides.
Juillet 12.--A bord de la barge "Red River."--Messe basse à bord. (C'était la seconde à laquelle assistait le bataillon depuis son départ de Montréal.)
Juillet 13.--Départ des bateaux et commencement de la traversée du Lac Winnipeg.
Juillet 18.--Arrivée à Selkirk.--Le bataillon monte à bord des chars.--Départ.
Juillet 16.--Passage à Port Arthur.
Juillet 17.--Red Rock.
Juillet 18.--Jackfish Bay.
Juillet 19.--Passage à North Bay et Mattawa.
Juillet 20.--Arrivée du bataillon à Montréal.







PREMIÈRE PARTIE.

LA MARCHE.




CHAPITRE I.

DE MONTRÉAL A CALGARRY.

La neige tombait en gros flocons... le ciel semblait vouloir couvrir d'un épais linceul bien des douleurs et bien des larmes!

C'était le jour du départ. Après avoir paradé à travers les rues de la métropole, le bataillon arriva en bon ordre à la gare du Pacifique. Une foule innombrable d'amis et de parents remplissait tous les alentours de la gare. Le moment des adieux était arrivé. Quel spectacle! Ici, un vieillard, aux cheveux blancs, donne à son fils sa dernière bénédiction dans un baiser, et une larme perle à sa paupière en lui donnant la dernière poignée de main; la mère, trop faible pour assister à cette scène était restée à la maison. Là, une femme s'évanouit. C'est une malheureuse épouse, qui, comptant trop sur son courage, a voulu accompagner son mari jusqu'au dernier moment. D'autres, plus stoïques, donnent à leur mari le dernier baiser, et plongées dans un désespoir muet, regardent immobiles, les yeux secs, leur époux monter à bord des chars. Sur les degrés d'un waggon, un ami donne une dernière poignée de main à son compagnon de collège en lui souhaitant, de nombreuses couronnes de lauriers à son retour. Et dans l'arrière-plan, la foule répandue un peu partout, grimpée sur les toits, massée sur le parapet, acclame les jeunes soldats et les salue de cris enthousiastes. Enfin tout le monde est à bord. Après quelques minutes d'attente, le sifflet crie et le train se met en marche. Malgré la tristesse de la séparation et l'incertitude de l'avenir, quelques soldats faisant contre mauvaise fortune bon coeur, se mettent à chanter les gais refrains de chansons canadiennes. Bientôt la gaieté devient, générale. A peine sortis de la ville, MM. Davis et Portier nous distribuent des cigares, et en quelques instants, n'eut-ce été l'uniforme, on aurait pu nous prendre pour des touristes en voyage. Dans la veillée, le Lt-Col. Ouimet passe de char en char et présente au bataillon son aumônier le R. P. Provost et son nouveau chirurgien, le Dr. Paré. Partout ils sont accueillis par des cris de joie.

Vers deux heures et demie du matin, l'on arriva à Carleton Place. Le train arrêta et tout le bataillon alla réveillonner à l'hôtel voisin de la gare. Le repas fut des mieux servis et très goûté des soldats qui dévoraient les servantes des yeux tout en mangeant à pleine bouche; le ventre et le coeur s'emplissaient à la fois, celui-là de mets et celui-ci d'espérances.

Plusieurs profitèrent de cet arrêt pour écrire des lettres à l'adresse de leurs parents et de leurs amis. Une demi-heure plus tard le train se remit en marche. Après quelques minutes de divertissement, les soldats se mirent au lit et tout rentra dans le silence.

Vers les neuf heures, le réveil sonna. A dix heures et demie, l'on passa à Pembrooke. Des soldats du 42e vinrent nous rendre visite et nous firent plusieurs dons de tabac, etc. En cet endroit le colonel reçut une lettre de Sa Grandeur Mgr Lorrain, vicaire apostolique de Pontiac. Le saint évêque nous souhaitait beaucoup de succès dans notre entreprise et terminait par ces paroles: "N. Z. Lorrain, ancien volontaire de l'armée des hommes maintenant officier dans la paisible armée du Seigneur."

A une heure de l'après-midi, nous descendions à Mattawa, L'appétit avait eu tout le temps de se faire ressentir chez les soldats, et ce fut avec joie qu'on se hâta de descendre des chars pour aller dîner. Mais bernique! plusieurs furent désappointés; malgré que ce fût le Vendredi Saint et qu'il y eût de la viande, le repas fut court; chacun se contenta de dévorer en imagination les mets qu'il s'était promis de manger. Ici, l'on se procura des bas, etc., crainte d'en manquer plus tard; car plus on avançait, plus le froid augmentait. Le train continua sans arrêt jusqu'à Scully's Junction, où l'on devait avoir à souper; mais par malheur on n'avait pas été averti à temps et l'on n'avait que des cigares pour les officiers.

Vers trois heures du matin, samedi, le train arrêta. Tout le monde fut bientôt sur pied et le nom harmonieux de Biscotasing sonna comme une trompette aux oreilles à moitié ouvertes des volontaires affamés par le fameux repas de Mattawa. Si le nom fit une mauvaise impression sur l'esprit déjà préjugé des soldats, l'apparition de grands vaisseaux remplis de pruneaux confits, de fèves rôties, etc., leur remit le moral en ordre.

Après un bon repas dont chacun se déclara satisfait, l'on continua. La journée parut longue. Quelques-uns passèrent le temps à confesse ou ailleurs, chacun suivant ses goûts. On arrêta quelques minutes à Nemagosenda, puis le train se remit en marche et arriva à Dalton à neuf heures et demie le soir. L'on s'attendait à descendre des chars en cet endroit, mais le chemin de fer avait été continué avec beaucoup de vitesse depuis deux jours et l'on se rendit jusqu'à Algoma, où l'on arriva vers les dix heures.

Ici, un spectacle des plus gais s'offre à nos yeux. Des feux de bois d'épinette ont été préparés d'avance et éclairent notre route jusqu'à une certaine distance. Tous descendent des chars avec joie, car la monotonie du voyage commençait à ennuyer les esprits des soldats.

Que de fois ne regretta-t-on pas plus tard les bons chars qui nous avaient portés pendant deux jours et deux nuits à travers un pays civilisé!

En voyant les traîneaux en attente les soldats poussent des cris de joie, on veut changer de transport à tout prix et la nuit parait si belle que tous ont hâte de s'enfoncer dans les profondeurs mystérieuses des bois que les feux de joie leur font apercevoir dans le lointain. L'on part en chantant et bientôt les échos de la forêt, répètent les gais refrains des chansons canadiennes.

La nouveauté des paysages et le violent contraste des grands bois silencieux avec le va-et-vient et le vacarme des villes excitent l'imagination des esprits les moins poétiques. Il était curieux de voir les charretiers s'enfoncer sans hésiter à travers ces arbres touffus, dans des bois où le chemin était disparu, enfoui sous la neige, et où les moins braves voyaient surgir de temps à autres d'énormes têtes de Sauvages indomptés.

Vers minuit le silence commence à régner parmi les promeneurs déjà fatigués de la marche et c'est avec une satisfaction prononcée qu'on arrive à "l'hôtel de la Forêt" vers une heure du matin. Ici on nous sert à manger, mais les hommes encore peu habitués à la nourriture qui fut distribuée, préfèrent s'en passer et choisissent leurs places autour d'un feu de camp.

Après une heure de halte au camp, on remonte en "sleighs" et la marche se continue à travers les bois. A neuf heures du matin, le jour de Pâques, on atteignit la fin de notre pénible voyage en traîneaux. Deux tentes furent levées à la hâte en cet endroit appelé vulgairement "Lac aux Chiens."

Ici, un accident des plus déplorables arriva à un des hommes de la compagnie No. 2, nommé Boucher. Cet individu, fatigué sans doute par la longueur et les misères de la route et découragé de la vie militaire, se jeta sur le chemin de fer au moment où notre train reculait, mais perdant tout à coup courage devant la mort cruelle qu'il s'était choisie, il essaya au dernier moment de se sauver. Il était trop tard. Les roues lui passèrent sur le pied et le blessèrent douloureusement. Il fut immédiatement transporté sous la grande tente sur l'ordre du chirurgien Simard en attendant l'arrivée du chirurgien major.

Cet accident, bien qu'il fût l'acte d'un insensé, jeta la consternation parmi le camp. C'était; le premier accident sérieux qui arrivait à un membre du bataillon, et sa nature était loin de compenser la peine que son état de priorité lui donnait.

Toute la journée se passa à attendre le colonel qui s'était attardé à Algoma, et la marche forcée qu'on avait faite pendant la nuit devint inutile. Enfin, vers quatre heures de l'après-midi, on nous servit nos rations, puis on nous fit monter dans de mauvais chars plates-formes dont quelques-uns même étaient découverts. On s'installa du mieux que l'on pût le long des bancs de bois brut en attendant l'heure du coucher. On nous distribua des couvertes de laine; chaque homme en avait une. Elles furent bientôt étendues sur le plancher du char et les soldats se placèrent comme ils purent sous les bancs. On nous donna en même temps des tuques en laine; il était temps! car notre figure était des plus comiques avec nos petits képis sur le coin, de l'oreille.

Tout alla assez bien pendant une demi-heure mais bientôt la fraîcheur des glaçons transperce les couvertes et le sommeil devient impossible. Plusieurs, Pour ne pas dire tous, se lèvent et passent le reste de la nuit, collés les uns contre les autres le long des bancs. La nuit était des plus froides et le vent qui s'engouffrait par les fentes du char rendait la situation des soldats intolérable. Avec quelle anxiété chacun attendait en silence le premier village où l'on pourrait enfin descendre!

Enfin à six heures du matin le train arrêta à la Baie du Héron, En moins de cinq minutes tout le bataillon était descendu en ligne. Pour la première fois une pauvre ration de rhum fut donnée à chaque homme, et sans rien exagérer, elle avait été richement gagnée. Bientôt après on nous servit à déjeuner dans les chantiers du Pacifique. Certains journaux anglais, entr'autres le News de Toronto, ont rapporté qu'en cet endroit les soldats avaient dévalisé les magasins de la compagnie et bien d'autres histoires toutes aussi mensongères et infâmes les unes que les autres. C'est ici l'endroit de réfuter ces sots rapports et de leur donner un démenti formel. Jamais un régiment dans de pareilles circonstances ne s'est aussi bien comporté et c'est même étonnant qu'aucun des mauvais rapports qui ont été faits n'ait le moindre fondement de vérité.

Après un copieux déjeuner, le bataillon remonta à bord et l'on continua dans les mêmes chars jusqu'à Port Munroe, où l'on arriva vers neuf heures de l'avant midi. Ici, on laissa les chars et la marche à pied commença. Chaque soldat portait sur lui, outre sa carabine et ses munitions, toutes les parties de son accoutrement, havresac et autres. Après une aussi mauvaise nuit, la marche le long de la rive nord du Lac Supérieur, vingt-cinq milles, faite en moins de dix heures, tient du prodige.

Peu d'hommes, même de vieux militaires auraient pu résister aussi bravement à une aussi forte étape, et chose plus étonnante encore, pas un seul homme ne fut malade. Une seule halte fut faite pendant la marche, à Little Peak, où l'on fit une distribution de rations, fromage et "hard tacks." Si la fatigue fut grande, on eut une faible compensation par le magnifique coup d'oeil présenté par le coucher du soleil sur le lac. L'astre du jour tomba comme un immense globe d'or dans le rideau, aux couleurs variées, que lui tendait l'Occident et qui semblait plier sous la masse qui s'y engouffrait; au fur et à mesure que l'astre disparaissait à l'horizon, chaque nuage se nuançait d'une façon grandiose. Que de poëtes auraient fait deux fois la même route pour contempler un pareil spectacle!

Vers huit heures du soir tout le bataillon était remonté dans: de nouveaux chars, pires que ceux qu'on venait de laisser. Ceux-ci n'étaient formés que de plates-formes simples avec une planche chaque côté pour servir de garde-fou.

Sur ces planches d'autres plus minces étaient posées aussi près que possible les unes des autres et servaient de sièges aux soldats fatigués. L'on marcha ainsi tout le reste de la nuit et il était une heure du matin quand on descendit à Jackfish Syndicate.

A peine les soldats étaient-ils descendus des chars que la, pluie commença à tomber. Malheureusement il n'y avait aucun abri pour recevoir tous les soldats et plusieurs compagnies attendirent au-delà d'une demi-heure exposées à l'intempérie de la saison. Quelques murmures se firent entendre, mais ça ne dura pas longtemps, car comme en bien d'autres circonstances semblables plus tard, le bon esprit des soldats reprit le dessus et bientôt des chante joyeux se firent entendre. Quelques-uns, chantèrent à contre-coeur, mais tout le monde chanta.

A deux heures du matin, après avoir bien mangé, les compagnies 2, 3, 4, 5 et 6 se retirèrent dans les hangars de la compagnie du Pacifique, situés aux environs, tandis que les autres, 1, 7 et 8, remontèrent en chars et furent conduites au village de Jackfish, où un grand hangar avait été préparé pour elles. Un bon feu fut entretenu toute la nuit dans les deux poêles de l'habitation et pour la première fois depuis leur départ de Montréal, les volontaires dormirent bien et se reposèrent.

À dix heures l'on se réveilla et les compagnies qui avaient couché au village retournèrent en chars au Syndical pour y prendre le déjeuner.

La maison où se servaient les repas était encore remplie, les autres compagnies qui avaient couché au Syndicat n'ayant pas encore fini leur déjeuner. La pluie continuait à tomber de plus belle et les soldats furent forcés de s'entasser les uns sur les autres dans les hangars.

Pendant l'après-midi, les volontaires se réfugièrent sous des tentes et l'on s'amusa à chanter pour passer le temps, car la pluie ne cessait pas. Quelques-uns se dirigèrent vers une vieille masure dont l'enseigne moins prétentieuse par la forme que par le nom qu'elle portait avait attiré leur attention. On vendait de la boisson dans ce chantier, la bière s'y débitait, à 15 contins, et ce qu'on était convenu d'appeler du "whiskey" à 25 contins le verre.

A quatre heures, le repas du soir fut servi à tout le monde, puis chaque compagnie rentra dans ses quartiers.

A sept heures, le coucher fut sonné et à huit heures, tout le monde reposait.

Dès quatre heures, le lendemain matin, les trois compagnies qui avaient passé la nuit au village, se levèrent et les chars n'arrivant pas, elles se mirent en marche et traversèrent le lac à pied jusqu'au Syndicat.

Après une heure de marche, ces soldats n'eurent pour tout déjeuner qu'une tranche de lard entre deux morceaux de pain.

A huit heures a.m. les premiers traîneaux, chargés de soldats, se mirent en marche et les autres ne tardèrent pas à les suivre. Ce nouveau trajet le long du lac Supérieur, malgré qu'il se fît en voiture, ne fut guère plus plaisant que le premier. Le froid était très-grand et les soldats entassés dans les voitures furent souvent obligés de descendre pour ne pas geler des pieds. Enfin, vers deux heures de l'après-midi, le premier traîneau entra dans une baie profonde dont on ne put connaître le nom. Après une halte d'une heure et demie en cet endroit, le bataillon remonta en chars plates-formes et continua jusqu'à McKay Harbour où il y avait un hôpital. Ici, on laissa notre invalide Boucher, en même temps que l'on prenait à bord le sergent Nelson devenu si fameux depuis l'affaire du "Toronto News." Il fut installé dans notre char, le premier du train, et ne connaissant l'individu que par ce qu'il voulait bien nous dire de lui-même, chacun l'entoura de soins et le traita avec une hospitalité toute canadienne. Après que les soldats eussent mangé quelques galettes et de la viande, le train se mit en mouvement et continua jusqu'à la fin de la ligne du chemin de fer à Michipicoten. Arrivés ici a sept heures et demie, les soldats durent traverser de nouveau à pied une longueur de onze milles sur la Baie du Tonnerre et arrivèrent à Red Rock à onze heures du soir.

Ici des chars à passagers attendaient le régiment, et vers minuit le train partait.

Cette journée fut une des plus rudes pour les soldats. De quatre heures du matin à onze heures du soir, on n'avait pas cessé de marcher un seul moment. Quatorze milles à pied, vingt-deux en traîneaux et plus de cent milles en mauvais chars découverts, en tout près de cent cinquante milles parcourus dans la journée.

Vers six heures, jeudi matin, l'on entra dans Port Arthur. Les soldats furent bientôt éveillés par les cris de la foule qui les attendait à la gare. Pendant que les compagnies s'éloignaient, chacune de son côté, pour déjeuner dans les différents hôtels de la ville, les officiers se rendirent à l'hôtel Brunswick. sur l'invitation du maire de la localité. Après déjeuner, profitant d'un congé de quelques heures, les soldats visitèrent les environs de la ville et s'amusèrent beaucoup, étant royalement reçus partout où ils allaient. Enfin, l'heure du départ sonna. Les différentes compagnies remontèrent chacune dans son char et le train quitta la gare au milieu des acclamations de la foule. De dix heures jusqu'à minuit, la route se continua en chars. Chacun se mit ù tuer le temps du mieux qu'il pût et n'y réussissait qu'à demi.

De minuit à six heures du matin, la route se continua sans incident remarquable. A six heures le réveil sonna, et chacun se mit à nettoyer ses armes et à brosser ses habits pour obéir aux instructions reçues.

Enfin, quelques minutes avant sept heures, les premières maisons de Winnipeg parurent dans le lointain et furent saluées par des cris de joie. Bientôt le train entra dans la gare. La ville avait revêtu sa toilette de fête; les pavillons flottaient partout, et les jeunes filles avaient mis leurs robes des dimanches pour recevoir le bataillon. Parmi la foule qui se pressait dans la gare, on remarqua le juge Dubuc, le Col. Lamontagne, les Messieurs Royal, fils de l'hon. Royal, M. P., et M. Pilet. Le déjeuner fut aussitôt servi dans la gare même et fut aussi vite dévoré que servi, car tous avaient hâte de visiter la reine de l'Ouest. On nous en avait tant raconté sur les merveilles qui ont entouré la naissance de cette fille des Plaines et sur les spéculations gigantesques qui s'y étaient faites, que l'empressement des volontaires, à se répandre dans les rues de la ville ne surprendra personne.

Avant, de partir cependant, chacun signa la liste de paie pour une semaine. Plusieurs officiers se rendirent à Saint-Boniface et payèrent une visite à Sa Grandeur Mgr. Taché ainsi qu'à quelques amis. A midi, le dîner fut pris à la gare. Dans l'après-midi, ayant obtenu un congé de quatre heures, les soldats retournèrent à leurs places de prédilection, les uns à l'hôtel, d'autres chez leurs amis, pendant que quelques-uns allaient chez le photographe se procurer un souvenir qu'on se hâta d'expédier à sa famille. A trois heures et demie une patrouille fut organisée et visita tous les quartiers pour en ramener les malades. Heureusement il n'y en avait que deux. Avant le départ, du tabac à fumer fut distribué aux soldats; chacun en reçut une livre. Ce don était dû à la générosité de la maison de Geo. E. Tucker & Son.

A quatre heures le train partit. Vers une heure du matin l'on arriva à Brandon. Malgré l'heure avancée de la nuit, les dames de la ville nous attendaient avec des provisions de bouche. Les soldats à peine éveillés crurent continuer quelque beau rêve en voyant ces jolies jeunes filles et ces bonnes dames leur distribuer à pleines mains des friandises et des bonbons, sans compter les sourires, et les doux regards servis à doubles rations. Tous étaient des plus joyeux excepté le quartier-maître qui voyait d'un mauvais oeil une concurrence aussi dangereuse.

Après une heure bien passée, le train se remit en marche, emportant avec lui les bons souhaits des habitants de Brandon. Quand les soldats se réveillèrent, on arrivait à Broadview. La principale ressource de cette place est le travail fourni aux habitants par les ateliers de la compagnie du Pacifique. On ne la vit qu'en passant. Quelques heures plus tard on arrêtait à Qu'Appelle, où était déjà rendue la Batterie B.

Qu'Appelle est située à quelques milles au sud du fort du même nom. La place présente le plus beau coup-d'oeil possible. Les rues, larges et bien entretenues, se perdent sous les peupliers et s'étendent sur un parcours de plusieurs milles. C'est d'ici que partent les diligences pour Prince-Albert et les villages du nord. Les bureaux d'immigration du gouvernement y sont Situés. Après quelques minutes de halte, le train partit de nouveau et l'on passa bientôt Régina, la capitale de l'Assiniboine. Ses rues qui ont plusieurs milles de longueur sont larges et bien droites. Ici sont les quartiers-généraux de la police à cheval et des bureaux des Sauvages.

C'est ici que se trouve le plus grand réservoir de l'Ouest; nous n'y vîmes que des Sauvages mal vêtus qui nous regardèrent passer de loin. On nous avait promis un bon dîner en cet endroit, mais on dût le remplacer par une ration de pain et de fromage, en attendant mieux.

Une heure plus tard, on arrêta à Moosejaw. Deux chefs sauvages vinrent à notre rencontre et échangèrent des signes et des protestations d'amitié contre des biscuits et du tabac. Aussitôt sortis de la gare, on nous distribua dix rondes de cartouches et l'on nous donna l'ordre de dormir sous les armes. Malgré tant de préparatifs, la nuit se passa sans incident.

L'on arriva de bonne heure à Médecine Hat. Le Rév. Père Lacombe monta à bord du train et passa de char en char, répandant partout la joie et la consolation sur son passage. Ici l'on traversa le plus grand pont du Nord-Ouest, au-dessus de la Saskatchewan. Puis le trajet se continua à travers les prairies. De temps à autre, l'attention des soldats était attirée par des bandes de chevaux sauvages ou des volées d'outardes et chacun faisait des commentaires à sa façon.

Enfin, vers une heure de l'après-midi, le 12 Avril, l'on entra dans Calgarry, le terme de notre long voyage, après avoir parcouru au-delà de deux mille cinq cents milles.




CHAPITRE II.

SÉJOUR A CALGARRY.

Il était environ une heure de l'après-midi, le 12 du mois d'avril, quand le 65e descendit des chars pour s'installer dans Calgarry. Malgré la chaleur qu'il faisait, on nous fit parader en uniforme complet comme pendant la marche sur le lac Supérieur. Aussitôt le bataillon formé, les compagnies furent séparées les unes des autres et conduites aux différents hôtels de la ville. Là, on nous permit de nous déshabiller, puis après nous avoir fourni de l'eau, du savon et des peignes, et que nous nous fûmes lavés et peignés, on nous introduisit dans la salle à manger. Le repas fut bon et nous rappela le déjeuner de Port Arthur. Aussitôt le dîner pris, le bataillon se rendit par compagnies dans une prairie au sud des casernes de la police à cheval. Les tentes furent bientôt fixées et la vie de camp commença à dater de ce jour. Vers les six heures, on nous ramena au village où le souper fut servi dans les mêmes hôtels où l'on avait pris le dîner et vers sept heures, tout le monde était de retour au camp. A 9 heures le repos sonna et bientôt tout fut silence dans le camp. Vingt-quatre gardes de nuit furent nommées, mais rien n'attira leur attention d'une manière particulière excepté le bruit lointain du "pow-wow" des Sauvages. Le mot de passe ce soir-là était "Frontenac."

Le lendemain à six heures du matin le lever fut sonné. Vers huit heures on alla encore déjeuner au village. A peine de retour on fit l'exercice, puis on commença les préparatifs pour faire la cuisine au camp. Des feux furent allumés à l'extrémité Est du camp et vers une heure la marmite était suspendue. Le dîner ne fut prêt que vers trois heures. Aussitôt le dîner pris, les soldats se retirèrent sous leurs tentes et tout était tranquille quand tout à coup un courrier apporta la nouvelle que des Sauvages s'étaient campés à deux milles du camp du 65ème.

Après la première excitation passée, on choisit vingt sentinelles qu'on envoya sur la montagne voisine sous le commandement du lieutenant Starnes et la compagnie No. 1 reçut l'ordre de se tenir sous les armes toute la nuit. Le mot de passe cette nuit-là fut "Montréal."

Rien d'extraordinaire pendant la nuit. A six heures, mardi matin, nous étions debout. Vers onze heures une pluie fine commence à tomber. Dans l'après-midi le temps se refroidit et la neige tombe toute la journée et toute la nuit. Le mot de passe était "Québec."

De bonne heure le lendemain, les soldats allèrent se laver à la rivière. On n'eut pas d'exercice ce jour-là. Pendant l'après-midi, la tempête de neige, que les indigènes appellent chinouck, prit de telles proportions qu'en peu de temps les tentes furent remplies de neige et l'on fut forcé de retraiter dans les casernes, avec les quelques hommes de la police à cheval qui y restaient; on y passa une bonne nuit étendus autour d'un bon feu. Le mot de passe fut "Edmonton."

Le 16 au matin, à dix heures, une grande inspection fut faite par le major général Strange et un exercice eut lieu. Vers midi, le Lt.-col. Ouimet part pour Ottawa.

La tempête continua toute la journée. Vers huit heures, le soir, après le souper, le caporal des postes nous apporta des lettres arrivées de l'Est par la dernière malle. La soirée se passa à la lecture des lettres. La garde se fit comme d'habitude, le mot de passe étant "Alberta."

Le lendemain, le lever eut lieu à l'heure habituelle. Le temps étant devenu beau, on retourna aux tentes. Les soldats se mirent à nettoyer leurs armes et dans l'après-midi les compagnies 1 et 2 allèrent s'exercer au tir dans un champ situé à un mille au nord-ouest du camp. Vers cinq heures, un congé fut donné à plusieurs pour aller porter leurs lettres au bureau de poste.

Une demi-heure plus tard, le 92e bataillon d'infanterie légère de Winnipeg, sous le commandement du Lt.-Col. Osborne Smith, arriva à Calgarry. Ils allèrent camper de l'autre côté de la ligne du chemin de fer, un peu au sud-ouest du 65e. Le mot de passe, cette nuit, fut "London."

Le 18 au matin, lecture fut faite de l'ordre du Général envoyant une moitié du bataillon à Edmonton. Personne ne savait quelles compagnies seraient envoyées de l'avant et chacun était anxieux de savoir si son ami dans telle autre compagnie serait forcé de le quitter. Vers quatre heures de l'après-midi les waggons pour le transport arrivèrent et furent placés près des casernes. Un détachement de la police à cheval arriva aussi vers les cinq heures et alla se loger dans le fort. Un congé général fut donné pendant la veillée, et les soldats en profitèrent largement.

La plupart se rendirent au premier restaurant, dont le propriétaire avait offert aux volontaires une espèce de théâtre situé au fond de la bâtisse..

Un concert impromptu fut donné, chacun des volontaires présents y prenant part. On y représenta la pantomime du Barbier de Séville; plusieurs chansons comiques, des danses et des jeux sur la barre horizontale remplirent le reste du programme. La soirée se passa de la manière la plus gaie et pour plusieurs, la paie reçue la veille, y passa. Pendant la journée le juge Rouleau et le shérif Chapleau vinrent faire visite aux officiers. Pendant le peu de temps qu'ils passèrent aux casernes, ils discutèrent la question du jour, et donnèrent plusieurs conseils aux officiers sur les précautions à prendre pendant le voyage qu'ils allaient entreprendre. Le mot de passe, cette nuit, était "Calgarry."

Dimanche matin, à peine levé, chacun alla à la rivière se donner un bon lavage, puis procéda à sa toilette, car pour la première fois depuis le départ de Montréal, on devait avoir une basse-messe. A sept heures et demie tout le monde était prêt et le bataillon se dirigea vers la mission à environ deux milles du camp. Après vingt minutes de marche on vit poindre à une faible distance l'humble croix de bois qui orne l'entrée de la petite chapelle. Cette maison, oeuvre des pieux missionnaires établis dans cette partie du pays avant même que le premier commerçant y eût fixé sa baraque, n'est pas un modèle d'architecture, mais semble plutôt avoir conservé le cachet d'humilité qui caractérisait le premier apôtre qui l'a habitée. Le rez-de-chaussée sert de logis au missionnaire, et le second étage est la maison du Seigneur. L'impression des volontaires au moment où ils pénétrèrent dans cette modeste chapelle à peine assez grande pour les contenir tous est difficile à dépeindre. Habitués à aller adorer Dieu dans des temples où le peintre rivalise de perfection avec l'architecte, où la civilisation moderne a fait tailler dans le bronze et le marbre des autels grandioses, ils se sentaient émus de voir que Dieu habitait ce faible réduit; quatre murs blanchis, deux prie-Dieu, un petit maître-autel, ça et là quelques statues de la Vierge et de St. Joseph et une: centaine de bancs en bois brut étaient tout l'ameublement de la Mission.

Mais c'est toujours le même Dieu qui y réside!

Celui qui créa le monde, qui le gouverne, le même qui siège sur nos autels à Montréal et qui continue là-bas sa mission de bonté et de salut. Plus le temple est modeste, plus la grandeur du Tout-Puissant impressionne le coeur du visiteur.

Pendant le service divin, notre aumônier nous fit une courte adresse. Chacun se sentait ému au fond du coeur en écoutant cette voix grave et solennelle qui nous rappelait avec quelle pompe nos amis de Montréal recevraient après la campagne ceux qui auraient le bonheur de retourner dans leurs foyers, et d'autre part quel triomphe attendait dans le ciel ceux qui, plus chanceux, succomberaient pendant la campagne.

Immédiatement après la messe eut lieu le retour au camp. L'on déjeuna en arrivant. Le reste de la journée fut employé à charger de provisions les waggons qui devaient accompagner l'aile droite du bataillon. A neuf heures du soir, tous les soldats étaient retournés au camp et à dix heures chacun sommeillait.

De bonne heure le lendemain matin tout le bataillon était debout. Les compagnies 2, 5, 6 et 7, qui devaient partir ce jour-là, jetèrent leurs tentes à terre avant le déjeuner et à huit heures elles étaient prêtes à partir. Cependant tout l'avant-midi s'écoula sans que le bataillon ne reçut aucun ordre.

Enfin vers deux heures de l'après-midi l'on se mit en rangs et après l'inspection générale des armes et des accoutrements, l'aile droite se mit en marche. La fanfare du 92e accompagna nos frères jusqu'aux limites de la ville, et tous les citoyens de Calgarry, les saluaient pendant qu'ils passaient à travers les rues. Quant à nous (ceux qui restaient) nos coeurs se serrèrent et plusieurs commencèrent à murmurer «n voyant notre bataillon déjà divisé. Nous retournâmes sous la tente et l'après-midi s'écoula dans le silence.

CHAPITRE III.

LE BATAILLON DROIT.

De Calgarry à Edmonton.

Le premier détachement qui prit la route d'Edmonton se composait comme suit:

Commandant-en-chef: Major-Général Strange.

Major de brigade: Capt. Dale.

Aide-de-camp: Strange.

Trente hommes de cavalerie sous le major Steele; vingt éclaireurs commandés par le capt. Oswald, et du 65e bataillon:

Lt-Col. Hughes.

Major Prévost.

Adjudant Lt. Starnes.

Aumônier: R. P. Provost.

Chirurgien-major Paré.

Compagnie No. 2: Capt. des Trois-Maisons.

Lt. DesGeorges.

No. 5: Capt. Villeneuve.

Lt. Lafontaine.

No. 6: Capt. Giroux.

Lt. Robert.

Sous-lieut. Mackay.

Lt. Labelle.

Quartier-maître: Capt. Right.




JOURNAL.

20 avril.—Le temps est beau, marche de cinq milles à pied. La nuit fut froide.

21 avril.—Beau temps. La marche est de dix-huit milles. Nuit froide. Voyage dans la prairie très ennuyeux.

22 avril.—Rien d'intéressant. Vingt-deux milles de marche. Température un peu froide. Toujours dans la prairie. Il neige pendant la nuit.

23 avril.—Marche dans la neige tout l'avant-midi. Temps froid.

24 avril.—Nuit froide. Toujours la prairie!

25 avril.—Temps froid. Arrivée à la rivière du Chevreuil Rouge à trois heures et campement.

26 avril.—Réveil à quatre heures et demie du matin. Nuit pluvieuse. Belle journée. Traversée de la rivière pendant l'avant-midi. Camp à trois milles.

27 avril.—Aussitôt le bagage arrivé, la route se reprend vers les neuf heures et se continue jusqu'à la rivière de l'Aveugle. Belle nuit.

28 avril.—Départ à six heures. Vingt-neuf milles à travers un pays magnifique. Camp levé à la Rivière Bataille. Rencontre du Père Lacombe.

29 avril.—Lever à quatre heures et demie a.m. Départ à six heures. Trente-deux milles de marche. Camp fixé à un mille de la Ferme du Gouvernement.

30 avril.—Lever et départ comme la veille. Temps froid. Chemins impraticables.

1er mai.—C'est aujourd'hui la douzième journée de la marche. Arrivée à Edmonton vers midi.



La marche pendant ces deux cent treize milles a été pour la plupart du temps assez pénible. Jusqu'à la rivière du Chevreuil Rouge, la route s'étendait à travers la plaine et les chemins étaient assez beaux. Mais de la rivière du Chevreuil Rouge la route devint plus difficile. En quelques endroits il fallait traverser des marais, où les soldats enfonçaient jusqu'aux genoux dans l'eau et dans la boue. Quelquefois l'odeur qui se dégageait de ces marais était vraiment insupportable. Les voitures étaient moins que suffisantes pour le transport, il n'y en avait que pour la moitié des hommes, de sorte que pendant que deux compagnies marchaient les deux autres se reposaient et vice versa au bout de chaque heure. Les cochers se distinguaient par leur insolence et plusieurs fois, il n'eut fallu qu'un mot de plus, pour que les soldats furieux ne les assaillissent. La marche se reprenait avec gaieté, chaque matin, et il semblait y avoir un concours entre les marcheurs où le prix devait appartenir à celui qui monterait le moins souvent en waggon.

Les 28 et 29 avril, la marche fut encore plus pénible que d'habitude. Il fallait traverser des marais puants, et aider les chevaux à tirer les waggons de la boue noire où ils étaient enfoncés; puis lorsque les chemins étaient beaux, les voitures étaient traînées si vite que les soldats devaient se mettre au pas de course pour les suivre. Ajoutez à cela une chaleur atroce et vous aurez quelqu'idée de la fatigue des soldats et de leurs misères.

L'avant-dernière journée avant d'arriver à Edmonton, les habitants de ce dernier endroit se rendirent à la rencontre du bataillon avec des voitures et la route s'est terminée d'une manière assez confortable.

Le voyage dans les prairies où l'immensité est le seul horizon qui s'offre à la vue ennuyée de la monotonie des tableaux, est long et fatiguant. Quelques fois, arrivés au pied d'un coteau, les soldats s'élançaient au pas de course pour le gravir espérant trouver quelque changement dans la mise en scène, mais s'arrêtaient sur le sommet désappointés et plus découragés qu'avant à la vue de la plaine qui se déroulait immense devant leurs pas. Après la traversée de la rivière du Chevreuil Rouge, la scène changea quelque peu, et souvent les plus ennuyés se reposaient la vue par la contemplation de jolis tableaux. Ici, une belle prairie arrosée par un joli petit lac, au pied de quelque coteau verdoyant, là un bosquet aux décors gracieux, élevé au milieu de la plaine par quelque fée antique et entretenu par les nymphes des prairies pour recevoir leurs fiancés ailés. Un peu partout, dans un désordre charmant, de jolis petits bois parsèment la vaste plaine. Les rivières le long de la route sont peu profondes, et sont toutes guéables à l'exception de la Saskatchewan. L'eau de ces rivières alimentée par les lacs des montagnes du Nord est froide, souvent troublée et d'une apparence bourbeuse; cependant elle est généralement potable.

La nourriture pendant tout le voyage se composa de, biscuits durs (hard tacks), de viandes en boîte ou de bacon et de thé; avec ces mets les grands festins étaient rares. Cependant le gibier abondait de toutes parts, mais la défense de tirer était des plus sévères. Les canards étaient innombrables, les poules des prairies s'abattaient à quelques pas des soldats et les lièvres leur passaient entre les jambes, mais la règle du, général était inflexible; aussi le gibier fut-il laissé en paix.

Le premier détachement a beaucoup souffert du manque de sel. Il y en avait deux sacs mais le quartier-maître ne les trouva que le dernier jour.

Le service était assez pénible. Tous les soirs, gardes doubles et trois patrouilles pendant la nuit. Ces dernières ne sont pas ce qu'il y a de plus amusant, vu la vigilance qu'elles demandent et la responsabilité qu'elles imposent.

Cependant, la santé a toujours été bonne pendant le voyage, malgré la fatigue, les changements de température et les nuits passées près de marais pestilentiels. Quelques fois, après une longue journée de fatigues, on se couchait sur la terre humide pour se réveiller étendu dans l'eau. La salubrité du climat ne saurait donc être trop vantée. Quelques jours le soleil chauffait avec tant de force que plusieurs soldats eurent la figure brûlée, d'autres changèrent de peau une couple de fois. Il faut dire que les coiffures dont le gouvernement avait pourvu ses défenseurs en partant de Montréal n'étaient d'aucune utilité dans la plaine; c'était le grand chapeau de feutre à larges bords qu'il aurait fallu. Tel pays, tel chapeau.

Le premier détachement, arriva à Edmonton, le 1er mai. Il fut saluée par une salve d'artillerie et par les acclamations de la population qui s'était rendue sur la rive pour le recevoir. On y attendit le second détachement dont nous allons maintenant nous occuper.



CHAPITRE IV.

LE BATAILLON GAUCHE.

A travers la Plaine.

Le bataillon gauche du 65e se Composait comme suit:

Major Dugas; adjudant Robert.

Quartier-Maître: Capt. LaRocque.

Chirurgien: Dr. Simard.

Instructeur: Labranche.

Compagnie No. 1: Capt. Ostell.

Lt. Plinguet.

No. 3: Capt. Bauset.

Lt. Villeneuve.

No. 4: Capt. Roy.

Lt. Ostell.

No. 8: Capt. Ethier.

Lt. Normandeau.

Sous-Lt. Hébert.

De bonne heure, le 21 avril, chacun fut debout et alla se laver à la rivière. Vers les sept heures on eut une messe basse dans les quartiers des officiers. Plusieurs soldats communièrent à cette messe. Après la messe le déjeuner. A dix heures eut lieu la lecture des ordres du jour.

Pendant l'après-midi, on eut l'exercice au tir Vers les quatre heures, un canon nous arriva du fort McLeod. Dans la veillée une nouvelle tempête: de neige s'abattit sur le camp.

Le lendemain on se leva à six heures. Après le lavage ordinaire à la rivière, on eut une autre messe basse à laquelle il y eut encore plus de communions que la veille. Immédiatement après le déjeuner, chacun se mit à nettoyer ses armes pour l'inspection du lendemain.

Rien de particulier ce jour-là. Tous les soldats écrivirent à leurs familles, car le départ était fixé au lendemain.

La nuit se passa sans incident. A quatre Heures, jeudi, le 23 avril, tout le monde était sur pied; à neuf heures le camp était levé et le bataillon gauche prêt à partir. Le lieut.-col. Smith fit l'inspection, puis l'on se mit en marche.

Tous étaient joyeux; car on nous avait donné à entendre que nous pourrions peut-être rejoindre le bataillon droit en faisant des marches forcées. La bande du 92e nous accompagna comme elle avait accompagné nos frères trois jours auparavant. A deux milles de la ville, le major Dugas fit ses adieux au bataillon.

Il parla assez longuement, disant qu'il était des plus peiné de se séparer de ceux que la gloire attendait dans le Nord et souhaitant à tous un heureux retour à Montréal. L'adjudant Robert le remplaça auprès de nous, tandis que le Capt. Perry, de la Police à cheval, élevé au rang de major par le général Strange, était commandant en chef du détachement. On campa, vers les cinq heures, dans un endroit appelé Shaganappy Hill.

Le lendemain à quatre heures tous étaient debout et pendant que deux soldats de chaque compagnie nous faisaient chauffer notre thé, les autres jetaient les tentes à terre et pliaient bagage.

A dix heures eut lieu la première halte, à McPherson's Creek, vingt-trois milles au nord de Calgarry. A deux heures, après avoir pris le dîner, l'on se remit en marche.

Rien d'extraordinaire le long de la route, excepté la rencontre d'un transport de sauvages. Un de nos charretiers, un Métis, fit remarquer, en route, qu'il était surpris de nous voir marcher si vite et ajouta qu'il était anxieux de voir combien de jours nous pourrions résister aux fatigues de la route.

Il serait bon d'ajouter ici que notre coiffure était loin de convenir au pays que nous traversions. Partis de Montréal avec nos képis, nous n'avions eu, en route, que des tuques en laine, et plusieurs préférèrent porter la tuque que le képi pour se protéger contre les ardeurs d'un soleil brûlant. La nuit, pas de difficultés, la tuque était préférable, car il était rare que nous nous réveillions le matin sans avoir au moins un pouce de neige autour du camp. Cependant, malgré tout, on avançait toujours courageusement et, vers cinq heures on fixa le camp au bord d'un lac. Aussitôt après souper, plusieurs soldats se mirent à faire toutes sortes de jeux, pendant que d'autres chantaient les gais refrains du pays. On joua et on s'amusa jusque vers les huit heures et demie, et le major Perry ainsi que la Police à cheval n'étaient pas les moins surpris de nous voir si enjoués après une aussi, longue marche. Nous étions à trente-deux milles de Calgarry.

Le samedi matin, à quatre heures, le lever. En peu de temps le camp fut levé et aussitôt le déjeuner pris, en route! Pour la première fois, ce jour là, nous commençâmes à souffrir de nos bottes. Chaque soir on les ôtait avec l'aide d'un confrère; mais, le matin, on les reprenait tellement roidies par le froid que ce n'était qu'avec beaucoup de douleurs qu'on les mettait. Les premiers milles de la marche semblaient toujours les plus longs et étaient les plus difficiles à parcourir, car notre souffrance aux pieds était atroce. Cependant, après trois ou quatre milles, le pied devenait insensible, plutôt engourdi par la douleur, et l'on marchait mieux. Vers deux heures et demie a.m. on traversa le ruisseau "de la Veuve." L'eau était tellement haute, qu'on fût obligé de se servir de deux charrettes pour le transport. On les vida, puis les mettant l'une devant l'autre dans l'eau on en fit une espèce de pont d'un genre nouveau. Vers quatre heures, on eut à traverser un second ruisseau; l'eau n'était pas bien haute, on le passa à pied. A quatre heures et demie a.m. on campa. Aussitôt, après souper, il y eut grande fête à l'occasion de l'anniversaire de la naissance du major Robert. Ou chanta "En roulant ma boule" et beaucoup d'autres. Il y eut discours par le héros de la fête et le major Perry. Ce dernier complimenta beaucoup le bataillon sur son bon esprit et son énergie. La fête se termina par ce que les Anglais appellent "Grand Bounce." A dix heures tout le camp était silencieux. Nous étions à cinquante milles de Calgarry.

Le dimanche matin, à l'heure habituelle, nous étions debout et prêts à partir. Ce jour-ci, les chemins furent plus mauvais que jamais. A onze heures quand nous fîmes notre première halte, nous n'avions parcouru que huit milles, et chacun était heureux de pouvoir se reposer. A cinq heures et demie a.m., quand nous fixâmes le camp, nous étions à soixante-sept milles de Calgarry. Pendant cette journée, il arriva un incident qui fut le commencement de troubles sérieux et qui aurait pu se terminer d'une manière tragique sans le sang-froid du major Perry. Jamais les chemins n'avaient été aussi mauvais; à un certain endroit, nous eûmes à traverser un ruisseau, et comme l'eau était trop haute pour passer à pied, le major nous dit de monter dans les waggons. A peine arrivés de l'autre côté, il y avait une côte à monter. Depuis une journée ou deux, les charretiers ne semblaient plus nous traiter aussi amicalement, ce n'était qu'avec peine que Pou réussissait à les faire consentir à embarquer un soldat épuisé par la fatigue de la route. Or ce matin-ci, le sergent Beaudoin de la Cie No. 1 était monté avec deux soldats dans une voiture. A peine arrivé au bas de la côte, il sauta à terre et, voyant sa carabine entre les roues de la voiture, il cria; ail charretier d'arrêter, en même temps qu'il se baissait pour la prendre. Loin d'arrêter le charretier lui répondit grossièrement et frappa le sergent avec son fouet. En un clin-d'oeil, vingt crosses de carabines étaient levées sur le charretier et, n'eût-ce été l'intervention prompte du major Perry, il aurait été tué sur place. Par respect pour le commandant, les soldats se calmèrent un peu et, après quelques explications, le charretier fut sévèrement réprimandé, en attendant une enquête qui devait avoir lieu le soir même au camp. Le soir, l'enquête eut lieu. Le charretier fut renvoyé avec sa charge et tout son salaire fut retenu pour payer la carabine brisée.

Malgré tout cela, il y eut fête au camp ce soir-là, On mangea du bacon, dont le major Perry nous avait fait présent. C'était bon, car c'était nouveau; depuis Calgarry nous n'avions eu que du corn beef et des hard-tacks.

Lundi, les chemins continuèrent à être mauvais comme la veille. A un certain endroit surtout où il fallait traverser un ruisseau sur des branches, posées dans ce but, trois soldats perdirent pied et tombèrent à l'eau: ils en furent quittes pour un bain froid et quelque peu vaseux. Une couple d'autres ruisseaux plus profonds furent passés sur des charrettes. Après douze milles de marche, nous nous arrêtâmes vers les onze heures. Pendant que les cuisiniers préparaient le repas du midi, le bataillon fut rassemblé et le major Robert nous lut les ordres du jour entre autres le suivant: 1. Obligation stricte de ne pas se débarrasser de ses armes ni de ses munitions pendant la marche. A peine retournés à nos places sous les charrettes, une rumeur commença à circuler, parmi les soldats, que Gros-Ours venait à notre rencontre. Ceci joint au fait que les provisions commençaient à manquer (d'après les on dit) rendit les soldats quelque peu taciturnes et chacun se mit à nettoyer son fusil, et à voir si ses cartouches étaient en bon ordre. Au moment de partir, le major Robert nous annonça que le lendemain matin dix waggons vides nous rencontreraient et que les plus fatigués pourraient ainsi faire le trajet en voiture. Après plusieurs milles de marche, vers les quatre heures, quatorze charrettes vides, attelées de cayuses, furent rencontrées. Presque tous montèrent, et le voyage se continua au milieu des gais refrains des soldats heureux d'avoir enfin des transports. Vers cinq heures et demie a.m., le camp fut fixé et la nuit se passa sans incident en dépit des rumeurs et des faux rapports.

De bonne heure, mardi, on était prêt à partir et tous, satisfaits de ne plus marcher, se mirent en route joyeusement. Vers les dix heures, l'on arriva à la Rivière du Chevreuil Rouge, qui est à peu près à mi-chemin entre Calgarry et Edmonton. En descendant de voiture la compagnie No. 1 reçut ordre de construire un radeau pour traverser le canon; car la rivière était trop haute pour la passer à pied. On se mit joyeusement à l'oeuvre et, en moins d'une heure, un radeau, solide et bien fait, attendait sa charge. Il fallut alors penser à traverser le câble qu'on devait attacher sur l'autre rive. Après que plusieurs eussent tenté de le faire, mais en vain, le caporal Beaudoin et le soldat N. Robert de la Compagnie No. 1 s'en chargèrent et réussirent. Enfin le canon fat embarqué et plusieurs soldats montèrent à bord avec le major Perry.

On coupe les amarres et le radeau prend son élan. Il descend terriblement vite; quand, à peine rendu vers le milieu de la rivière, le câble se brise. Le courant entraîne le radeau et sa charge avec une vitesse vertigineuse. En vain des soldats essayent de jeter un bout de câble au major, leurs efforts sont infructueux et le radeau continue sa course. A cinq milles plus bas est un rapide des plus dangereux. Si l'on peut sauver la vie de tous ceux qui sont à bord, au moins faudra-t-il sacrifier le canon et les munitions... Tout à coup le major se précipite à l'eau et ayant saisi un câble de la main d'un soldat, il remonte à bord et, en quelques minutes, tous y mettant la main, on obtient une nouvelle amarre et le radeau est sauvé. Il atterrit trois milles plus bas, à peine à un mille et demi de la chute. Le canon fut débarqué à terre, mais le radeau dut être abandonné. Des chevaux furent bientôt attelés au canon et, les soldais aidant, on le ramena au trait. Cependant ce ne fut pas sans accident. Le soldat Alex Martin, un jeune français, était à aider à monter le canon, quand il se fit prendre la tête entre une des roues et un arbre. La blessure fut des plus sérieuses, mais le jeune brave endura les douleurs les plus vives sans se plaindre. Il ne devint mieux; qu'une quinzaine de jours plus tard. L'accident arrivé au radeau nous retarda beaucoup, car le seul transport qui nous restait était un vieux bac. On travailla nuit et jour, chaque waggon fut transporté morceau par morceau, les provisions, munitions et le reste, malgré une pluie battante. On divisa notre bataillon en deux parties, dont l'une avait la garde de la rive nord et l'autre de la rive sud.

Il y avait à peine un nombre suffisant de tentes pour les provisions, sur la rive nord, et ceux qui étaient traversés durent passer la nuit à la belle étoile, heureux encore s'ils avaient pu trouver une couverte pour s'envelopper.

Vers une heure du matin, le 29, l'on fut réveillé par des cris d'alarme et d'appels au secours, jetés par quelques soldats qui étaient tombés à l'eau en traversant. En peu d'instants, tous ceux qui dormaient étaient debout et déjà rendus sur la scène de l'accident. Tous furent sauvés et en furent quittes pour un bain à l'eau froide. Malheureusement il y avait à bord une dizaine de knapsacks qui furent perdus grâce à l'excitation des rameurs. La journée se passa à continuer de traverser les provisions. Le soir, vingt hommes de la compagnie No. 8 reçurent l'ordre de rester en cet endroit, sous le commandement du lieutenant Normandeau. La nouvelle nous prit un peu par surprise, et la surprise était loin d'être agréable. Divisés déjà comme nous l'étions et surtout ayant bon espoir de rejoindre nos frères avant longtemps, cette nouvelle séparation ne fut pas sans soulever des murmures. Mais, enfin, à la guerre comme à la guerre: l'on dut se soumettre. La veillée fut silencieuse, la nuit de même.

Le lever eut lieu à six heures le lendemain. Vers les dix heures, on lança à l'eau un nouveau bac, plus grand que celui dont nous nous étions servis.

Ce bac, qui venait d'être terminé, avait été construit très solide, pour qu'il pût durer plus longtemps, et était mû au moyen d'un certain appareil d'un genre nouveau, relié à un câble en fer tendu d'une rive à l'autre. L'après-midi fut donnée au repos. La seule interruption fut l'arrivée de transports venant du nord. Un des charretiers rapporta que l'on s'attendait à une attaque à Edmonton; ce qui ne nous encouragea pas un peu à partir au plus tôt pour rejoindre nos frères et leur aider. Le soir, il y eut grande fête au camp. L'on imita le pow-wow (danse de guerre) des Sauvages. Une dizaine de soldats du 65e ainsi que deux ou trois de la police à cheval se vêtirent de couvertes et exécutèrent à la lettre un programme imaginaire. Après, l'on eut ce que les Anglais appellent: "Tug of war," La soirée se termina par des chants canadiens, puis chacun s'en fut se coucher. La nuit fut très-froide.

Le 1er de mai au matin le lever eut lieu à cinq heures. On alla se laver à la rivière, puis avant déjeuner, tous se mirent à genoux pour chanter "l'Ave maris Stella." Après déjeuner, l'on se hâta de traverser ce qui restait sur l'autre rive et, à midi, nous pliions bagage. A quatre heures nous nous mîmes en route, notre départ ayant été retardé par la difficulté qu'on eut à traverser les chevaux. Après quelques milles de marche, nous choisîmes un bon endroit pour camper, et, à neuf heures, nous nous reposions sous la lente à cent-quatre milles d'Edmonton. Ce jour-là, le major Perry nous fit de grands compliments. Il nous dit qu'il avait déjà commandé des soldats aussi courageux et obéissants, mais qu'il n'en avait, jamais commandés d'aussi gais. Le mot de passe cette nuit fut "Big Bear," mot significatif; ce qui cependant ne troubla le sommeil d'aucun soldat.

Pendant la nuit, le major Perry reçut une dépêche du général Strange. Personne n'en apprit bien long sur le contenu de ce message. La rumeur circula cependant que l'on avait reçu ordre de faire le voyage en quatre jours, et que l'on était averti que les Sauvages nous attendaient à quarante milles. A six heures, le lendemain, nous partions de nouveau. Le temps était devenu beau. Vers le midi, cependant, la chaleur devint insupportable. Chacun cherchait l'ombre, et s'étendait du mieux qu'il pouvait sous une charrette quelconque. Vers deux heures on repartit. On traversa bientôt le ruisseau de la Tortue, sur lequel l'aile droite du bataillon avait posé un pont assez solide. Vers les cinq heures, l'on arriva à la Rivière Bataille que l'on traversa sur des charrettes. Nous campâmes à un mille environ au nord de la rivière. Nous étions à trente-cinq milles au nord de la Rivière du Chevreuil Rouge. Pendant la veillée, un chef de la tribu des Stonies, Tête Fine, vint nous faire visite. Il fit mille protestations d'amitié à nos officiers et leur déclara que sa tribu resterait loyale au gouvernement.

Le lendemain, dimanche le 3, le lever eut lieu à quatre heures; départ à six heures et dix minutes a.m. Le temps se continua beau; mais les chemins furent mauvais pendant au moins six milles. Vers les neuf heures, nous passâmes la réserve des Stonies, où réside le Rev. Père Scullen. Un petit "Union Jack" flottait au-dessus de la tente du chef Peau d'Hermine. Il était près de midi quand nous nous arrêtâmes pour la dîner. Peau d'Hermine vint visiter la major, accompagné de sa femme, de son fils Cayote, et de quelques autres Sauvages. Le chef avait revêtu «m uniforme des grandes fêtes, et il nous était impossible de compter le nombre de couleurs qui bariolaient sa tunique. Quand à celui qui semblait lui servir d'intendant, son costume était des plus simples: une vieille tunique noire à boutons dorés, et des culottes brunes. Ils passèrent environ une heure à converser avec le major, (car Peau d'Hermine s'exprime assez bien en anglais), à fumer la pipe et à partager le menu du camp. Ces Sauvages nous ont paru passablement civilisés. Ils sont chrétiens et s'adonnent aux travaux des champs. Cependant ils habitent encore leurs wigwams et construisent de» hangars pour mettre à l'abri leurs grains et leurs animaux.

A deux heures nous étions de nouveau sur la route, et vers les six heures nous étions campés à quatre milles au nord de la Ferme du Gouvernement, aux Montagnes de la Paix, trente-six milles d'Edmonton.

Aussitôt après le lever, le lendemain, on nous apprit qu'un nouveau détachement de vingt hommes devait être laissé à la Ferme. Le commandement de ce détachement fut donné au lieutenant Villeneuve. Cette séparation fut encore plus cruelle que la premiere, et chacun se demandait ce qu'allait devenir notre pauvre bataillon, si l'on continuait à nous éparpiller ainsi le long de la route. Aussitôt les adieux faits, l'on se remit en marche. L'on fit une courte halte vert le midi, puis les chemins devinrent affreux. Tantôt dans des marécages presqu'impraticables et tantôt à travers des forêts où un étroit passade permettait à peine à nos charrettes de traverser. Vers les cinq heures, on campa. Un courrier nous apporta l'étrange nouvelle que Riel avait, capturé quatre-vingt voitures de munitions et de provisions égarées par de faux guides. Celle nouvelle fut le sujet de conversation le plus général pendant la veillée.

De bonne heure, mardi matin, nous étions remontés dans nos charrettes. La route se continua à travers les bois. Nous passâmes sur la réserve de Papesteos. Vers huit heures, chacun commença à nettoyer ses armes et son uniforme, car l'on approchait d'Edmonton. A. Ashton Lake, le lieut.-col. Hughes vint à notre rencontre et fut salué par des cris de joie. A quelques milles plus loin, les autres officiera du bataillon droit nous attendaient pour nous souhaiter la bienvenue. Enfin, vers 11 heures, Edmonton nous apparut dans la distance. On descendit des voitures et l'on se mit en rangs pour descendre la côte de la rive sud de la Saskatchewan. Chacun était heureux à l'idée qu'il allait revoir les amis dont il avait été séparé depuis quinze jours. A midi, nous étions rendus et assis autour d'un feu de camp; on se racontait les incidents du voyage, La compagnie No 7 était déjà rendue, depuis le 3, au Fort Saskatchewan, à vingt milles à l'est d'Edmonton, sous le commandement du capitaine Doherty. Lea compagnies 5 et 6, sous le commandement du capitaine Prévost, élevé au rang de major, se mirent en route le jour de notre arrivée, pour se rendre à Victoria, soixante milles d'Edmonton. Ce premier détachement se composait comme suit:

Major Prévost. Adjudant: Sous-lieut. Mackay. Compagnie No. 5: Capt. Villeneuve. Lieut. Lafontaine. No. 6: Capt. Giroux. Lieut. Robert. Chirurgien-Major Paré.

Les autres compagnies campèrent en dehors du Fort en attendant les ordres du général.


FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.




DEUXIÈME PARTIE.

LE BATAILLON DROIT.




CHAPITRE I

D'EDMONTON A VICTORIA.

Vers les deux heures, le 5 mai après-midi, les compagnies Nos. 5 et 6 du 65e bataillon, accompagnées d'un détachement de Police à cheval, se mirent en route pour Victoria, d'où elles devaient continuer jusqu'à Fort Pitt quand les renforts promis seraient arrivés. C'était l'avant-garde. Le commandant de l'expédition est le major Steele. Le capitaine Oswald commande la force montée. Le 65e bataillon est sous le commandement du major Prévost; les compagnies 5 et 6 le représentent; la premiere est commandée par le capitaine Villeneuve, assisté du lieutenant Lafontaine; la seconde par le capitaine Giroux, assisté du lieutenant Robert. Le sous-lieutenant Mackay agit comme adjudant.

La journée fut très chaude. Après environ une heure de marche on dressa les tentes.

Le lendemain, 6 mai, le lever eut lieu à cinq heures et demie; départ à sept heures. La journée fut très froide. Le vent du nord souffla continuellement. Tout le détachement était en voitures. Quand on arrêta pour le lunch à une heure de l'après-midi on avait parcouru seize milles. Le capitaine Doherty qui commandait la compagnie No. 7 stationnée au Fort Saskatchewan vint au camp faire une visite. Tout le long du parcours, des terres bonnes et bien cultivées s'offrirent à la vue des soldats; de temps à autre une modeste habitation variait la scène. On rencontre messieurs Brunelle et Chamberlain. Ceux-ci disent que les Métis et les Sauvages ont le droit de leur côté, et qu'il faudra une armée de vingt mille hommes pour abattre la rébellion. Les Métis sont trop avancés dans leur voie de révolte pour se retirer, leurs têtes et celles de leurs chefs sont en jeu et ils sont disposés à vendre chèrement, leur vie.

La nuit fut très froide.

Le lendemain le réveil eut lieu à cinq heures; départ à sept heures et demie a.m. Le voyage se continue à travers un pays de bois et de broussailles. On traverse à gué la rivière Éturgeon. A onze heures et quart a.m., on arrête pour dîner. L'endroit choisi pour le camp était entouré de tous côtés par des broussailles; l'eau était à peine potable, on la prenait dans un étang voisin. La journée fut assez belle mais un peu froide. L'après-midi fut agréable. On fit l'exercice vers les trois heures Une bande de Sauvages Cris passe près du camp et déclare que Gros-Ours a tout dévasté à Victoria et aux environs. Au souper les soldats eurent de la viande fraîche; les officiers dégustèrent une soupe aux canards préparée par le capitaine Giroux. La soirée et la nuit furent très froides.

Le réveil eut lieu à sept heures, vendredi matin. De neuf heures et demie à onze heures, exercice. Matinée belle, mais fraîche. Départ à midi et demi. Pendant le trajet, on eut à passer à travers une forêt de bois de bouleau très épaisse. A cinq heures et demie de l'après-midi on monta les tentes à trois cents verges de la rivière Vermillon, dans un endroit magnifique appelé "l'Anse Profonde".

Ce jour là même l'aile droite commandée par le Lt.-Col. Hughes et composée des compagnies No. 3, capitaine Bauset, lieut. Ostell, et No. 4, capitaine Roy, lieut. Hébert, dont l'état-major comprenait le major Robert, l'adjudant Starnes, le quartier-maître LaRocque, l'assistant-chirurgien Simard et le Révd Père Provost, quittait Edmonton pour rejoindre à marches forcées le détachement qui les précédait sur la route de Victoria.

Le major-général Strange et le major Perry avec le canon et une escouade de la police à cheval restaient à Edmonton pour attendre l'arrivée, de Calgarry, de l'aile droite de l'Infanterie Légère de Winnipeg et aussi pour surveiller la construction et le chargement des chalands qui devaient les transporter par voie de la Saskatchewan jusqu'à Victoria, endroit choisi pour la jonction des différentes parties de la colonne.

A six heures, le 9 mai, le lever. De dix heures à onze heures il y eut exercice. Il fait un temps superbe et chaud. Dans l'après-midi on eut encore de l'exercice de trois heures à cinq heures. Vers les six heures le Lt.-Col. Hughes arrive avec les compagnies 3 et 4. La réunion des deux ailes eut lieu au milieu de la joie générale. Les nouveaux venus campèrent sur les bords de la rivière Vermillon. Dans la veillée on chanta des cantiques à la Sainte-Vierge.

Le lendemain, 10 mai, étant dimanche, on eut la messe en plein air à six heures du matin. Les officiers et les soldats unirent leurs voix dans des chants divins. A neuf heures on se remit en route. Le personnel de cette expédition était comme suit:

Commandant: Lt.-Col. Hughes.
Major de brigade: Prévost.
Cavalerie, Police à cheval: Major Steele.
Éclaireur: Capt. Oswald.

65ÈME BATAILLON.

Aile droite,
Major Robert.
Compagnie No. 3: Capt. Bauset, Lieut. Ostell.
No. 4: Capt. Roy. Lieut. Hébert.

Aile gauche
Major Prévost.
Compagnie No. 5: Capt. Villeneuve. Lt. Lafontaine.
Compagnie No. 6: Capt. Giroux. Lieut. Robert. Sous-lieut. Mackay.

Quartier-maître: Capt. LaRocque.
Aumônier: Révd. Père Provost.
Adjudant: Lieut. Starnes.
Chirurgien-Major Paré.
Assistant-chirurgien: Dr. Simard.
Instructeur: Labranche.

On traversa à gué la rivière Vermillon. Une partie de la route se fit à travers de grands bois de bouleau, coupés ça et là par de profonds ravins. Le temps était superbe et aurait été chaud s'il n'eût été tempéré par une bonne petite brise de l'Est. On arrêta vers midi pour prendre le lunch et on repartit vers les deux heures. En route les deux ailes du bataillon se réunirent. On traversa des sites des plus pittoresques par des chemins affreux. A six heures et demie a.m., le camp fut choisi dans un site magnifique, sur un superbe plateau, près de la rivière au Mulet. L'endroit formait un tableau digne du pinceau d'un Vernet. Posé sur une élévation d'un demi mille au-dessus de la rivière, le plateau est entouré de hautes falaises taillées à pic et couvertes de sapins du plus beau vert et de beaux bouleaux. Le soleil en se couchant donne à toute la scène un relief indescriptible. Les cimes des arbres se revêtent d'une auréole du plus bel or, tandis que leurs bases reflètent les feux allumés par les cuisiniers. Le mélange des ombres des soldats errant autour du camp donne à la scène un aspect fantastique. Quelques heures plus tard la lune se lève, et la scène, en changeant d'aspect, ne perd rien de sa beauté. La reine des nuits promène lentement son char féerique à travers les têtes fières et hautes des arbres, et semble laisser un lambeau de sa robe transparente à chaque branche des sapins d'où se détachent des lueurs verdâtres. Le vent est moins fort et une faible brise fait seule onduler les cimes des arbustes.

Le lendemain le réveil eut lieu à quatre heures et demie; départ à six heures et dix minutes du matin.

Le temps est très beau et un peu chaud. Traversée de l'anse Wasetna. Les soldats suivent les guides qui passent par des chemins plus ou moins praticables, pour descendre à la rive de la rivière Saskatchewan. La route se poursuit pendant quelque temps le long du rivage. L'aspect de la Saskatchewan et des paysages qui s'étendent en courbes multiples, tout le long de son parcours, est des plus jolis. De l'anse Wasetna à Victoria, les rives sont à une grande élévation et sont couvertes de forêts épaisses. Plusieurs ravins viennent ça et là varier l'uniformité du tableau. Vers onze heures et quart a.m., on fait la première halte pour le dîner. La chaleur devient accablante. Après le dîner la marche se continue à travers le bois et à quatre heures l'on arrive à Victoria où l'on campe. Depuis Edmonton on a parcouru quatre-vingt milles.

Des éclaireurs viennent au camp pendant la veillée et annoncent que Gros-Ours est à cinquante milles plus loin, dans un endroit appelé la Côte du Renne. Il faut cependant attendre les ordres du major-général pour continuer.

Le lendemain, il fait beau. Exercice dans l'avant-midi et l'après-midi. Quelques officiers vont visiter le Fort Victoria. Il présente l'image de la désolation la plus complète; il n'a plus d'occupant. A leur retour, ils prennent un bain dans la Saskatchewan.

Rien d'extraordinaire le 13 mai. Exercice toute la journée. Les soldats passent leurs moments de loisir à écrire à leurs parents et à leurs amis.

Jeudi matin, réveil à cinq heures et demi. Messe basse à sept heures, à l'occasion de la fête de l'Ascension. Beau temps frais. Les officiers se construisent une table rustique pour prendre leurs repas. Ce sont des troncs d'arbres placés sur des supports posés sur des pieux enfoncés en terre. Des branches sont placées ça et là pour remplir les interstices et égaliser la surface de la table, le tout est couvert d'une grosse toile. Des troncs d'arbres servent de sièges; c'est un luxe d'un genre nouveau. On s'aperçoit au souper que la provision de sucre est épuisée. La nuit est froide.

Vers quatre heures du matin, le 15, il neige quelque peu; à cinq heures et demie on se réveille et la neige continue à tomber jusqu'à sept heures et demie. Il y avait alors deux pouces de neige sur le sol. De neuf heures et demie à midi on fait encore de l'exercice.

Le lendemain, on se réveille à quatre heures et demie. Départ à neuf heures. On lève le camp pour aller à un mille et demi plus loin dans la vallée. Le général accompagné de l'Infanterie Légère de Winnipeg arrive avec les chalands. Ils campent au Fort Victoria.

Le 17 mai, réveil à cinq heures et demie, messe à sept heures. La journée est des plus ennuyeuse Il n'y a pas d'exercice. Les officiers du 65e vont faire visite au camp de l'Infanterie Légère de Winnipeg. La pluie commence à tomber vers les neuf heures du soir.

Le surlendemain, réveil à quatre heures et demie. Vers les six heures, on lève le camp et l'on se dirige vers le Fort Victoria. Une petite pluie légère est tombée vers les dix heures, mais n'a pas duré longtemps. Il fait un fort vent d'est. Vers onze heures, un orage violent éclate soudain, mais ne dure que quelques minutes. Durant la journée le capitaine Bossé et le lieutenant Des Georges arrivent en voiture d'Edmonton et font signer les listes de paie. Dans l'après-midi ils se remettent en route pour rejoindre la compagnie No. 2 restée en garnison à Edmonton. Pendant la veillée, un courrier apporte au camp la nouvelle de la défaite des Métis, de la prise de Riel, et de la fuite de Dumont.




CHAPITRE II

DE VICTORIA A FORT PITT.

C'est aujourd'hui le 20 de mai. On se réveille à quatre heures et vers les six heures et demie on part en bateau pour l'est. Ce sont des bateaux plats d'un modèle tout à fait primitif. Ils sont au nombre de quatre. L'un le "Nancy" est occupé par l'état-major du 65e, le général Strange ayant pris le chemin de terre accompagné de l'Infanterie Légère de Winnipeg; un autre le "Bauset" est sous le commandement du capitaine Bauset; le troisième le "Roy du Bord" sous les ordres du capitaine Roy; chaque capitaine a sa compagnie à son bord.

Le plus grand s'appelle "Big Bear." Il mesure près de soixante pieds de longueur sur une largeur de vingt pieds. Il est commandé par le capitaine Villeneuve, assisté des lieutenants Lafontaine et Robert. Il y a à bord trente-sept hommes de la compagnie No. 5, dix de la compagnie No. 6, deux sergents d'état major, quatre hommes de l'Infanterie Légère de Winnipeg et trois bateliers. Outre ceux-ci, il y a un officier pourvoyeur. Le navire a un pont large de six pieds qui s'étend de chaque côté. On dort dans le fond de cale sur du foin et le pont est l'unique ciel de lit où vont se perdre les rêves de gloire des soldats. Cette première journée de voyage par eau a été belle et la nouveauté du genre de transport amusait beaucoup les soldats.

La rivière Saskatchewan n'est pas bien large; ses rives sont élevées et magnifiquement boisées. Il y a plusieurs baies qui fournissent à l'oeil du voyageur des scènes ravissantes. L'eau est généralement peu profonde et a une apparence bourbeuse.

Vers une heure et demie a.m., après avoir fait une dizaine de milles, les bateaux arrêtent. Rien de plus simple que le système de navigation à bord des bateaux sur la Saskatchewan. On n'a qu'à suivre le courant qui est très fort; de temps à autre, un coup de rame habilement donné suffit pour changer la direction du bateau et éviter un banc de sable.

Après le souper, plusieurs montent la côte et assis autour d'un bon feu répètent les gais refrains du pays. Le temps est serein et du haut du ciel la lune et les étoiles sourient à l'insouciance des chanteurs et paraissent répéter dans leurs sphères sublimes les accents émus de tous ces coeurs canadiens. Quand le clairon sonna le coucher, chacun descendit en silence au bateau et alla continuer sous le pont un rêve inachevé.

Le lendemain réveil à cinq heures et demie. Départ à six heures. Il fait froid. Rien d'extraordinaire à bord. Chacun s'ennuie de la manière qui lui déplaît le moins. La pluie tombe pendant la veillée. A la nuit tombante on arrête à un endroit connu sur la carte sous le nom de St. Paul, où existait autrefois une mission florissante desservie par les Pères Oblats; mais qui a été détruite il y a onze ans par un feu de prairie. Ce n'est plus aujourd'hui qu'un coin du désert.

Le 22 de mai, vers une heure du matin, quelques coups de feu réveillèrent les dormeurs en sursaut, et le clairon sonna l'alerte. Dans l'espace de quelques minutes, les soldats étaient descendus à terre et attendaient, en bon ordre, les commandements de leurs capitaines, qui s'élancèrent à la tête de leurs hommes et gravirent, au pas de course, la berge escarpée.

Aussitôt arrivés au haut de la côte, les soldats reçurent ordre de se déployer en tirailleurs. Une fusillade assez vive se fit entendre à la gauche du premier détachement et donnait à croire que la ligne était engagée. Sur l'ordre du Colonel, le feu cessa, et une patrouille fut envoyée en avant sous le commandement du major Prévost. Ce dernier fit déployer ses hommes en tirailleurs et fit tirer une décharge dans la direction où l'ennemi semblait s'être retiré. Quelques minutes plus tard, le major revint et annonça qu'il n'avait rien vu. Jusqu'à deux heures et demie les troupes restèrent sur la côte toutes armées, puis l'on descendit aux bateaux où l'on coucha sous les armes.

Il faisait un temps des plus désagréables, froid et pluvieux, et plusieurs se trouvaient couchés sur la paille humide.

Malgré le mauvais résultat de cette sortie, exécutée pendant les heures les plus sombres de la nuit, cela eut un bon effet. Les soldats prouvèrent qu'ils étaient prêts à toute éventualité. Le bon ordre et l'alacrité qu'ils mirent dans leur réponse à l'appel de leurs chefs ne sauraient être trop loués. Loin de trembler ou d'hésiter, ils étaient tous gais et trouvèrent moyen de s'amuser de certaines petites scènes dont ils ne furent pas lents à saisir le côté ridicule. Plusieurs témoignaient hautement leur désappointement d'être revenus sans avoir tué un seul ennemi. Les éclaireurs rapportèrent qu'ils avaient vu les pistes des Sauvages en différents endroits sur le haut de la côte.

Aujourd'hui l'on arrêta à un mille de Saint-Paul, où l'on passa la nuit.

Ce soir, instruit par l'événement de la veille et craignant la répétition de l'attaque, le Colonel ordonna de monter les tentes sur un plateau à cinquante pieds du rivage. Une forte garde fut laissée à bord des bateaux et le reste du bataillon coucha sous la tente. Il avait plu toute la journée et le sol était très-humide. La pluie continua à tomber pendant la nuit.

Le 23 de mai, l'on sonna le réveil à quatre heures. Le camp fut aussitôt levé et les tentes transportées à bord. Les ancres furent levées et la route se continua en bateaux.

Le paysage est des plus beaux. Sur chaque rive, les côtes sont tantôt très-élevées et coupées à pic, tantôt basses et couvertes de forêts de jeunes arbres. Vers une heure de l'après-midi, on jette l'ancre dans "l'Anse de la Côte du Renne" (Moose Hill Creek) et, une bonne garde ayant été laissée sur les bateaux, on va camper sur le haut de la côte. L'après-midi a été très-belle. Vers deux heures a.m., deux éclaireurs, Borrodaile et Scott, partent pour Battleford en canot. Ils avaient mission de traverser les lignes indiennes, et de dire au gén. Middleton et au col. Otter la position de l'aile de Strange. Ils remplirent leur devoir en braves. La distance parcourue depuis Victoria est de cent vingts milles.

Dimanche matin, il y eut messe basse à bord du bateau. On se remet en route vers trois heures et demie a.m. On jette l'ancre dans l'anse du Lac aux Grenouilles. La nuit fut assez belle. Vers une heure et demie du matin, la garde fit sonner l'alarme mais on n'aperçut rien d'insolite aux alentours.

Le lendemain, réveil à cinq heures. Avant de quitter l'endroit, on élève sur une éminence une croix, haute de quarante pieds, à la mémoire des Révérends Pères Oblats qui ont été massacrés au Lac aux Grenouilles a quelques milles d'ici. Cette croix porte l'inscription suivante:

ÉLEVÉE

A LA

MÉMOIRE DES VICTIMES

DE

FROG LAKE

Par le 65e Bataillon.

Un document est rédigé relatant les faits qui ont motivé l'érection de la croix et tous les officiers y apposent leurs signatures. On enferme ce document dans une bouteille enveloppée dans du plomb, puis on enterre la bouteille au pied de la croix. Le Révérend Père Provost adresse quelques paroles aux soldais, puis la cérémonie est close en chantant "O crux Ave, spes unica!" L'endroit où la croix a été élevée a été baptisé Mont-Croix.

Vers huit heures le départ a lieu. On continue à naviguer jusque vers une heure de l'après-midi. On fixe le camp; mais à peine les tentes avaient-elles été montées qu'on reçoit l'ordre de partir pour le Fort Pitt.

Des éclaireurs qui arrivent du Lac aux Grenouilles rapportent qu'ils ont trouvé les cadavres de sept personnes, dont six hommes et une femme. Ils étaient affreusement mutilés. Celui de la femme surtout était horrible à voir. La tête avait été détachée du tronc, les jambes et les bras coupés, les seins arrachés, le ventre ouvert et les entrailles sorties. On remarqua aussi que toutes les jointures avaient été disloquées. Le général Strange qui commandait la colonne de terre avait fait inhumer dans le modeste cimetière de la mission les restes des victimes, entr'autres la dépouille des RR. PP. Fafard et Marchand, qu'on avait pu reconnaître par quelques lambeaux de soutane qui adhéraient encore aux chairs à demi carbonisées de ces martyrs que les Sauvages avaient, non-seulement, mis à mort et mutilés, mais avaient jetés dans la cave du presbytère qu'ils avaient ensuite incendié. Cela fait dix-huit cadavres qu'on trouve en ce même endroit, tous des victimes de la barbarie indienne.

On se mit en route pour Fort Pitt vers trois heures et quart a.m., et il était onze heures et demie du soir quand on y arriva. La rivière est plus large en cet endroit et le courant est moins fort. Aussitôt installés, on fit l'inspection du Fort. Partout le spectacle de la dévastation la plus complète! Des cinq maisons que contenait le Fort, il n'en reste plus que deux. Quelques ruines encore fumantes marquent seules l'endroit où étaient les autres.






CHAPITRE III.

FORT PITT ET LA BUTTE AUX FRANÇAIS.

Quand le jour naissant éclaira la scène, le désastre, causé par le passage des Sauvages, put être constaté dans toute son étendue. Toute la campagne était jonchée de débris. Les Sauvages n'ont rien laissé d'intact; il n'y a pas jusqu'aux chaises qui n'aient été brisées.

En parcourant les environs, on découvrit le cadavre du jeune Cowan, de la police à cheval, qui a été tué lors de la reddition du Fort. Il était horriblement mutilé. On dit que ce sont les squaws qui s'acharnent ainsi sur les cadavres de leurs ennemis comme des bêtes fauves; elles ne laissent jamais un membre intact.

Tout tendait à démontrer que les Sauvages venaient de quitter le fort depuis quelques jours à peine. C'est ainsi qu'ils faisaient toujours à l'approche des volontaires. Laissant entre leurs ennemis et eux une distance respectable, ils semaient la destruction sur leur route. On trouvait partout des traces de leur passage, ici des ruines fumantes, et là un cadavre mutilé.

C'est La guerre, indienne dans tout ce qu'elle a de plus féroce et de plus barbare.

Les rapports des éclaireurs ne tendaient pas peu à exciter l'impatience des soldats de rencontrer enfin l'ennemi. Voici, par exemple, ce qu'on leur avait rapporté concernant madame Delaney. "Après l'avoir cruellement maltraitée, les Sauvages la dépouillèrent de tous ses vêtements, et, lui ayant attaché les pieds, lui disloquèrent les jointures des hanches. Puis toutes ces brutes l'outragèrent, chacun leur tour, jusqu'à ce qu'elle fut morte et continuèrent tarit que le cadavre fut chaud."

Une autre fois on rapporta que le facteur de la compagnie de la Baie d'Hudson à Fort Pitt, un nommé McLean, qui connaissait quelques-uns des chefs qui accompagnaient Gros-Ours, et qui croyait pouvoir sans danger s'approcher d'eux, comptant sur leur amitié passée, s'était rendu à leur camp. Gros-Ours le retint prisonnier et l'installa cuisinier en chef de sa bande. Les deux demoiselles McLean, âgées respectivement de seize et de dix-huit ans, avaient voulu accompagner leur père; elles furent données pour épouses à deux des sous-chefs de la bande. Qui dit épouse, dit esclave. C'est au moment où les esprits des soldats étaient montés par ces différents récits, qu'on trouva dans la prairie une chemise qui portait les initiales d'une des demoiselles McLean. Elle était déchirée aux épaules et tachée de sang dans le bas. Pour tous, il n'y avait pas l'ombre d'un doute que la jeune fille n'eût souffert les derniers outrages.

Vers deux heures de l'après-midi, on enterra le cadavre du jeune Cowan. Le service funèbre fut fait par un ministre protestant, et ses camarades tirèrent plusieurs coups de fusil en son honneur. Un enterrement dans de telles circonstances, au milieu de la solitude, surtout lorsque l'âme est en proie à de noirs pressentiments, fait une pénible impression sur tous ceux qui en sont témoins.

Tous retournèrent aux bateaux l'esprit songeur, interrogeant l'avenir avec crainte pour savoir si leur sort ne serait pas le même que celui de ce malheureux jeune homme, mais disposés à faire leur devoir jusqu'au bout.

Une partie des compagnies Nos. 5 et 6 fut laissée au Fort sous le commandement du capitaine Giroux et du lieut. Robert, avec ordre de réparer le fort et d'y tenir garnison. En quatorze heures le travail de reconstruction du fort était terminé.

Le 27 de mai, le réveil a lieu à six heures. Aussitôt levés, l'on reçoit la nouvelle que le major Steele avait trouvé les Sauvages et, en même temps, l'ordre du général de se tenir prêts à partir. Le général part par terre avec l'Infanterie Légère de Winnipeg et les waggons. Vers onze heures et demie a.m., l'on partit à bord du Big-Bear au nombre de quatre-vingt-dix-neuf, officiers, sous-officiers, soldats et bateliers. Tout le bagage fut laissé en arrière; chaque homme n'apporta que ses armes, sa capote et une couverte. A deux heures et demie a.m., un éclaireur vient annoncer que l'avant-garde est engagée.

Par ce courrier, le général fait parvenir au Lt.-Col. Hughes l'ordre de longer la côte et de débarquer aussitôt qu'on déploiera un drapeau blanc sur la montagne. Tous attendent le signal avec impatience. Enfin, vers trois heures moins cinq minutes, on descend des bateaux et vers trois heures et vingt minutes on se met en route pour le champ de bataille. On peut entendre distinctement la fusillade. Au moment du départ, tous s'agenouillent et la scène est des plus solennelles. Les yeux tournés vers le ciel, le Révérend Père Provost implore la bénédiction du Très-Haut sur la vaillante phalange canadienne et lui donne l'absolution. Jamais spectacle ne fut plus saisissant de grandeur et de majesté.

Le tableau, encadré dans l'immensité de la plaine, prenait des proportions grandioses. Ainsi réconforté, le bataillon se met en marche et gravit la première colline. Tous obéissent aux commandements en silence et dans un ordre parfait. Le canon fait tonner sa voix d'airain et répand là plus grande terreur parmi les Sauvages qui se sauvent dans un bois adjacent. Pendant leur fuite, les soldats tirent trois décharges de mousqueterie. Immédiatement après l'on reçoit l'ordre de bivouaquer. Les chariots contenant les provisions n'étant pas arrivés, l'on se couche sans souper.

Que la nuit parut longue aux soldats épuisés par les fatigues de la veille et incapables de dormir! On passe la nuit à la belle étoile sans couverte ni capote. Vers le matin quelques chariots arrivent. A trois heures on se met en rangs et tous prennent à la hâte un déjeuner des plus modestes. Quelques minutes plus tard la colonne s'est mise en marche et rencontre l'ennemi dans une position fortement retranchée, sur une éminence rendue presqu'inapprochable par un ravin profond qui la sépare des volontaires. Le général ordonne au 65e de descendre en tirailleurs dans ce ravin, pendant que l'on installe le canon sur la côte, opposée. Plusieurs détonations retentissent à la fois du côté des Sauvages; mais pas un homme ne bronche, pas une seule balle n'avait atteint son but. Les volontaires, en ce moment, descendent la côte au pas de charge et, malgré la terrible solennité du moment, trouvent encore un bon mot pour égayer les moins philosophes le long de la route. En effet le spectacle est imposant! Cent jeunes soldats, la fleur de la jeunesse montréalaise, se précipitant de coeur joie au milieu des balles ennemies, qu'une main divine peut seule faire dévier de leur route; derrière chaque compagnie, le capitaine devenu sérieux, comprenant toute l'importance de sa charge, toute la responsabilité que lui impose sa position; un peu plus loin, le révérend aumônier, revêtu du surplis blanc, la sainte étole au cou et prêt à administrer les derniers sacrements de la sainte Eglise. Le révérend Père attend avec calme l'heure de remplir son devoir et jette de tous côtés un regard inquiet. Tout à coup, au milieu de la fumée, il distingue le brave Lemay qui tombe frappé à la poitrine. En un clin d'oeil il est auprès de lui ainsi que l'ambulancier Marc Prieur. On relève le malheureux blessé et le prêtre lui donne les saintes huiles. Puis on le transporte dans la voiture d'ambulance. Le chirurgien-major est déjà près de lui et lui donne ses soins. On fend la chemise de Lemay et, au premier coup d'oeil, la blessure parait mortelle. La balle a passé si près du coeur qu'au premier abord on a quelques doutes sur la possibilité d'une guérison. L'hémorragie se produit et bientôt toute la figure et les habits de Lemay sont couverts du sang qui lui sort par la bouche. On a à peine donné les soins à Lemay, qu'un autre ambulancier, aidé du général Strange en personne, apporte Marcotte et le dépose à côté de Lemay dans le waggon d'ambulance. La plaie n'est pas si dangereuse que celle de Lemay, la balle ayant frappé Marcotte à l'épaule. Le premier coup de feu fut tiré à ou vers six heures et demie du matin et vers neuf heures et demie la fusillade avait cessé.

Voyant que l'ennemi était de beaucoup supérieur en nombre et que sa position était imprenable, le général ordonna la retraite qui se fit dans le plus grand ordre. Dans toute cette affaire le 65e n'a pas été ménagé; en se rendant au combat il était à l'avant-garde et dans la retraite il formait l'arrière-garde. Vers midi le 65e s'arrête sur une hauteur, où il se retranche fortement. Le général part avec le transport de fourgons et ordonne au 65e de se rendre à bord du Ëig Bear. On se remet donc en route; mais en descendant la colline qui borde la rive on s'aperçoit que le bateau n'y est plus. On fut donc obligé de continuer par terre et il était sept heures et demie du soir quand la première compagnie arriva à Fort Pitt. Le lieutenant Mackay y était arrivé pendant la journée avec ses hommes et une compagnie de l'Infanterie Légère de Winnipeg.

On ne peut guère se figurer la fatigue des soldats après les événements de cette journée. Pas un n'avait dormi de toute la nuit précédente; on était parti pour le champ de bataille sans avoir à peine déjeuné; l'on était resté trois heures sous le feu, puis il avait fallu revenir à pied au Fort, une distance de onze milles. Aussi chacun goûta-t-il avec délices le repas qui fut servi au Fort et la nuit de repos qui le suivit.

Voici les noms de ceux du 65e qui ont pris part à la bataille de la Butte aux Français:

Lt.-col. Hughes, major Prévost, major Robert, adj. Starnes, Dr. Paré, l'abbé Provost, l'instructeur Labranche. Comp. No. 3: Capt. E. Bauset, Lt. F. Ostell, sergents N. Gauvreau, J. B. Dussault, A. Beaudin, caporaux, Browning, L'espérance. Soldats: J. Marcotte. J. Deslauriers, Eug. Maillet, E. Brais, A. Brais, E. Soulière, Alp. Mérino, U. Viau, Jos. Gaudet, Marc Prieur, ambulancier, Ed. Houle, Jos. Desglandon, Alb. Sauriol, H. Chartrand, Alex Martin, P. Sarrasin, A. Laviolette, A. Gagnon, Alf. Boisvert, Alex Riché. Comp. No. 4: Capt. A. Roy, Lt. Hébert, sergents G. Labelle, Houle, P. Valiquette, caporaux R. Vallée, Pouliot, E. Barry. Soldats: Ephrem Lemay, Ant. Mousette, G. Tessier, F. Carli, J. Martineau, B. Rodier, N. Beaulne, A. Fafard, F. X. Pouliot, D. Traversé, Alp. Dumont, S. Gascon, J. Roy, A. Labelle, X. Lortie, C. Gravel, Jos. Paquette, P. Dufresne, G. Grenier, ambulancier, clairon Descastiau. Comp. No. 5: sergents D'Amour, Bennet. Soldats: Valois, Desroches, Despatie, Jutras, Beauchamp, L. Leduc, Jos. Dagenais, Tellier, Gauvreau, Jos. Morin, Marceau, W. Rowarty, clairon, T. Robichaud. Comp. No. 6 à la charge du canon: sergent Lapierre. Soldats: L. Rose, G. Clairmont, A. Bertrand, O. Bertrand, E. Chalifoux, X. Larin, Jos. Lavoie, H. Langlois, D. Dansereau, H. O. Rochon, E. Allard, N. Doucet.

La journée qui suivit fut donnée entièrement au repos et chacun flâna de son mieux. Dans l'après-midi, Borrodaile et Scott, les deux courriers qui étaient allés à Battleford, arrivent au camp et annoncent la soumission de Poundmaker, La nuit s'écoule silencieuse.




CHAPITRE IV.

A LA POURSUITE DE GROS-OURS.

30 de mai.—Vers neuf heures et demie du matin, tous les préparatifs étant terminés, le bataillon reçoit ordre de partir immédiatement. Chaque homme a trente livres de bagage, et chaque compagnie n'a que deux voilures pour son bagage, etc. Tout le monde est donc obligé de marcher. Il était midi et quinze minutes quand on arrêta pour le dîner; on était rendu à un endroit très-près de celui où l'on s'était battu l'avant-veille. Vers les deux heures on reprit la marche et, après environ huit milles, on monta le camp.

31 de mai.—La nuit fut très-silencieuse. Il plut tout le temps et la pluie continua toute la journée. Dans le cours de l'après-midi le major Perry arriva au camp. Il avait rempli sa mission à Battleford et était revenu jusqu'à Fort Pitt à bord de l'Alberta.

1er de juin.—Réveil à quatre heures; déjeuner une heure plus tard. Ayant appris que Gros-Ours s'était de nouveau mis en route pour le nord, le Général ordonne au 65e de continuer au plus tôt sa poursuite. A une heure et demie a.m., le camp est levé et le bataillon se met en marche. Il fait mauvais.

En route, l'on traversa le camp fortifié des Sauvages.

Ils l'avaient laissé en toute hâte, abandonnant en arrière une cinquantaine de caissons, une centaine de charrettes, une quantité énorme de fourrures et de provisions, en un mot, presque tout le butin qu'ils avaient pris à Fort Pitt. On retrouva dans ce camp un billet de McLean, nous indiquant la direction que prenaient les Sauvages dans leur fuite. On campa cette nuit-ci sur le rivage. Vers les onze heures du soir, des prisonniers qui s'étaient échappés de Gros-Ours, arrivèrent au Camp au nombre de trois. Ces derniers donnèrent toutes sortes de renseignements au général.

2 de juin.—De bonne heure ce matin une des femmes prisonnières de Gros-Ours arrive au camp. Elle corrobore le témoignage des prisonniers recueillis la veille et déclare que les prisonniers ont été comparativement bien traités, et que les prisonnières n'ont pas encore été violées. Vers les dix heures et demie du matin, le général Middleton arrive accompagné de son état-major, de deux cents cavaliers et d'un fort détachement d'infanterie des Midland, du 90e et des Grenadiers Royaux. Il fallait attendre les événements avant de prendre aucun parti, et toute la journée s'est passée à rien faire. Vers le soir le ciel se couvre de nuages menaçants.

3 de juin.—De bonne heure, le major Robert s'éloigne à bord de l'Alberta, dans la direction de Fort Pitt, d'où il doit se rendre jusqu'à l'hôpital de Battleford. Les blessés Lemay et Marcotte sont à bord du même bateau. Le soldat Isidore Gauthier qui souffrait du rhumatisme obtint la permission d'accompagner les blessés à Battleford et les assista tout le temps de leurs souffrances avec une patience digne, d'éloges. Le caporal Lafrenière qui venait de se blesser à la jambe avec un petit pistolet qu'il portait sur lui, fut aussi expédié à Battleford, où il passa le reste de la campagne. Quelques heures plus tard, au nombre des ordres du jour, on lut au bataillon celui de son retour à Fort Pitt, pour attendre en ce dernier endroit l'ordre du départ pour Montréal. Cependant la joie que causa la lecture de cet ordre ne fut pas de longue durée. Dans l'après-midi un contr'ordre fut lu disant aux troupes de se rendre au Lac à l'Oignon. Le départ eut lieu vers les trois heures. Il faisait un temps des plus mauvais. On marcha quelques milles à travers des marais où les soldats enfonçaient jusqu'à la ceinture. Il était cinq heures et demie a.m. quand on s'arrêta pour camper. L'endroit choisi à cette fin était très joli. Figurez-vous, une colline quelque peu élevée au pied de laquelle un lac sans nom roule placidement ses eaux.

4 de juin,—Réveil à quatre heures et demie a.m. Les soldats se mettent en rangs d'assez mauvaise humeur, et la marche commence malgré que personne n'ait, pris une bouchée depuis la veille. Il est une heure de l'après-midi quand, après avoir voyagé par des chemins impossibles, l'on arrête pour le repas du midi qui est aujourd'hui le premier de la journée. Dans l'après-midi le voyage se continue à travers les mêmes chemins. Le paysage varie peu. Ici un lac, là une rivière, à travers lesquels la .plaine s'allonge en souveraine. Quand l'on campa, le soir, on avait fait vingt-cinq milles presque au pas de course. Aussi les soldats ont-ils souffert énormément. Plusieurs avaient les pieds tout en sang; cependant personne ne murmura.

5 de juin.—Pendant la nuit, une compagnie d'infanterie légère de Winnipeg arrive au camp. De deux heures et demie à cinq heures du matin, il fait un orage épouvantable; tonnerre, éclairs, rien n'y manque. Vers les sept heures, le départ sonne. Après trois heures et demie de marche à travers des chemins impraticables, la première colonne arrive au Lac aux Grenouilles. A peine arrivés, quelques soldats, mettant de côté la fatigue du matin, se dirigent vers la scène des massacres et y trouvent. quatre cadavres. Le fait ayant été rapporté au général, une escouade de la compagnie No. 3 est chargée de les enterrer. Certains indices portent à croire que ce sont les corps de Quinn et Gouin; de même que les autres victimes de la sinistre journée du 3 avril, ils sont à demi carbonisés et n'ont plus de forme humaine. Ce triste devoir ayant été rempli, le clairon sonne le départ. Le paysage aux alentours du Lac aux Grenouilles est magnifique. La marche se continue pendant l'après-midi. Le temps et les chemins sont des plus mauvais. Les soldats arrivent au camp épuisés de fatigue et ne sont pas lents à se reposer.

6 de juin.—La nuit a été belle. A six heures et demie dû matin, l'on se remet en route. Après quatre heures de marche on fait la halte ordinaire pour le repas du midi. Le temps se continue beau. Vers les trois heures de l'après-midi la marche se reprend et se continue jusqu'à six heures. Au lieu de faire monter les tentes, les officiers distribuent à chaque soldat sa ration pour deux jours et, ces derniers l'ayant mis dans leurs sacs à pain, la route se continue. Il fait assez clair, mais les chemins sont plus impraticables que jamais. Ce n'est plus qu'une suite de swamps ou marais profonds et interminables, où l'on patauge dans l'eau jusqu'à la ceinture, sur une distance de deux cents verges. Pour comble de désagrément, l'affût du canon se trouve embourbé, et, les chevaux n'y pouvant plus rien, tous mettent la main au câble, quelques-uns l'épaule à la roue et, à force de travail et de misère, on réussit à conserver le canon que les soldats anglais de Winnipeg étaient disposés à sacrifier plutôt que de faire le travail herculéen dont le 65e s'acquitte avec bonne humeur. Le dévouement du 65e en cette circonstance, pour sauver, le canon, lui a valu de la part des Anglais le sobriquet de "crocodiles". Il était onze heures et demie a.m. quand on se coucha autour des feux du bivouac et sans abri.

7 de juin.—La nuit parut longue et triste. Après les fatigues de la veille on se trouva sans couverte ni capote. Chacun s'étendit du mieux qu'il pût autour d'un bon feu, au risque de se réveiller les cheveux brûlés et les pieds gelés. Quand l'on se réveilla, presque tous les habits étaient couverts de frimas. Le déjeuner servit bien à ramener la gaieté dans les esprits; il se composait de biscuits durs, viande en boîte et d'eau. La marche se continue encore aujourd'hui. Le paysage est loin d'être, beau et, en vérité, il, faudrait qu'il le fût extraordinairement pour faire oublier aux soldats leurs souffrances physiques. Triste procession de la Fête-Dieu! On dirait plutôt une troupe de pieux pèlerins, tous se dirigeant à travers un pays inconnu, vers un lieu plus inconnu encore. Vers midi l'on fait la halte et les tentes sont montées. Ou croyait trouver ici quantité de fleur et d'avoine et il n'y a qu'une vingtaine de sacs de farine. On annonça aux soldats que la fin de la campagne n'était pas éloignée, il ne fallait rien moins que cela pour relever le courage des troupes. Tous les coeurs tressaillent d'allégresse à cette seule nouvelle. Le reste de la journée est donné au repos. Le même jour, la garnison du 65e, laissée à Fort Pitt, quittait cet endroit pour rejoindre leurs frères. Le Lt.-Col. Williams et une partie des Midland l'accompagnent. Ce détachement campe au Lac aux Grenouilles et élève une seconde croix à la mémoire des martyrs, à quelques arpents de la première.

8 de juin.—Le beau temps continue. De bonne heure l'on se remet en route. L'on arrête vers midi à la mission indienne de la Rivière aux Castors, puis on va camper à quelques milles de là, au milieu d'un bois. Cet endroit est parfaitement caché de tous côtés, et s'appelle la "Fuite de l'Ours." Ici doit-on rester Dieu sait combien de temps; c'est l'avant poste de l'armée. Jamais endroit ne fut plus propre à se dérober à la vue de l'ennemi et, cependant, on n'y avait pas été une demi-heure, qu'une bande innombrable d'ennemis inattendus fondit sur les soldats épuisés de fatigue: c'étaient les maringouins! Ils s'étaient rendus par centaines, infatigables, insatiables, attaquant sans relâche. Il n'y a pas d'autre moyen de s'en défendre que de se renfermer sous les tentes et de s'y enfumer comme des jambons. Pour sortir, on s'enveloppe la tête avec de la mousseline et l'on se couvre les mains de gants épais.

9 de juin.—Beau temps. Les maringouins ont cessé les hostilités pendant l'avant-midi, mais reviennent à la charge avec plus d'ardeur que jamais dans l'après-midi. Il fallut s'enfermer de nouveau. Le père Legoff, qui est missionnaire parmi les Montagnais depuis dix-huit ans déjà, et qui s'est échappé du camp de Gros-Ours où il était prisonnier depuis deux mois, ayant réussi à persuader ses Sauvages de se séparer de Gros Ours, vient nous voir; il est reçu à bras ouverts surtout par le Père Provost auquel il remet la croix du Père Fafard toute maculée du sang de ce martyr et aussi d'autres reliques. Il se rend auprès du Général pour intercéder pour ses ouailles.

10 de juin.—Farniente. Beau temps chaud. Le général envoie le père Legoff et le père Provost auprès des Montagnais avec l'ultimatum suivant: "Soyez au camp demain à midi ou je brûle tous vos établissements et je vous chasse." Dans la soirée les maringouins reviennent avec du renfort, on redevient jambons.

11 de juin.—Rien d'extraordinaire aujourd'hui, à part l'arrivée du Capt. Giroux avec sa compagnie. Le Lt.-Col. Williams était retourné au Lac aux Grenouilles sur l'ordre du Général. Encore les moustiques!

12 de juin.—La nuit a été très-fraîche. Les Montagnais viennent trouver le général et se livrent à lui. Moustiques! Moustiques!

13 de juin.—Beau temps frais. Un petit orage vient de temps à autre varier l'uniformité de la température. Le général envoie un détachement de l'Infanterie Légère de Winnipeg, fort de cent hommes, intercepter la route de Gros-Ours.

14 de juin.—Même température que la veille. On eut la messe vers les sept heures. Dans l'après-midi, quelques officiers vont visiter le camp des Sauvages. Un triste spectacle s'offrit à leur vue. Dénués de tout, le corps à peine vêtu de quelques haillons ramassés un peu partout et formant un assemblage de costumes les plus bizarres, les malheureux Montagnais étaient étendus sous leurs tentes usées et déchirées. Jamais pauvreté plus abjecte n'habita plus misérable abri. Les officiers revinrent au camp tout pensifs, songeant aux milliers de familles éparses dans la vaste plaine dont la misère trouvait un tableau dans celle des pauvres malheureux qu'ils venaient de visiter.

15 de juin.—La nuit fut très-froide. Quand le réveil sonna le matin, on fut quelque peu surpris de voir les tentes entourées d'une épaisse couche de neige; le lac situé près du camp était lui-même couvert d'une couche de glace d'un quart de pouce d'épaisseur. Le colonel Smith quitta le camp, accompagné de cent hommes de l'Infanterie Légère de Winnipeg, pour des régions inconnues. Dans le cours de l'après-midi le général Middleton arriva accompagné de son état-major et en commandement de renforts considérables. Ils ont avec eux un canon gatling.

16 de juin.—Beau temps. Les maringouins se font encore sentir.

17 de juin.—Le beau temps continue, les maringouins ditto. Le capitaine Giroux part pour Montréal.

18 de juin.—Aucun changement dans la température. Plusieurs officiers et soldats vont se baigner dans la rivière aux Castors.

19 de juin.—Temps frais. On apporte au camp la nouvelle que quelques Cris des Bois sont au lac des Iles avec la famille McLean qu'ils se déclarent prêts à rendre. Le général envoie deux Chippewayens accompagnés de l'éclaireur Mackay pour aller chercher les prisonniers.

20 de juin.—La nuit a été très-froide et peu de soldats ont bien dormi. Au lever, il y avait une petite gelée blanche de près de deux pouces d'épaisseur. Le camp est levé et l'on retourne coucher aux quartiers-généraux.

21 de juin.—Beau temps. Messe à huit heures. Dans l'après-midi, il commence à circuler des rumeurs quant au prochain départ des troupes.

22 de juin.—On doute de l'exactitude des rapports quant au renvoi prochain des forces militaires du Nord-Ouest. Le temps se continue beau.

23 de juin.—Vers huit heures et demie du soir, l'ordre du départ est lu aux troupes et la date est fixée au lendemain. Quelques-uns ont peine à y croire mais ne refusent pas de se mêler à la réjouissance générale qui est immense.

24 de juin.—Réveil à quatre heures. Le général adresse aux troupes des paroles de félicitation et l'on prend la route du retour à six heures et demie du matin. Il fait une chaleur accablante. La première halte se fait à dix heures et demie de l'avant-midi après dix milles de marche. Dans l'après-midi on parcourt quinze autres milles. Aussitôt après souper on reprend la marche et l'on ne campe qu'à onze heures et demie du soir. On a fait dans cette journée trente-cinq milles.

25 de juin.—Le départ a lieu à neuf heures. L'on marche toute la journée. A sept heures du soir on arrive au rivage où le "North West" attend les troupes; on avait parcouru vingt-cinq milles. Les soldats sont épuisés de fatigue. Les officiers vont coucher à bord, et les soldats restent sous la tente.

26 de juin.—Les soldats montent à bord du bateau vers les huit heures de l'avant-midi. Quelque temps après le général arrive en personne accompagné de son état-major. Il est salué par des hourrahs significatifs. Le reste de la journée est consacré à la flânerie.

27 de juin.—Il est dix heures de l'avant-midi quand le bateau arrive à Fort Pitt. On monte les tentes sur la rive. Réjouissances générales.

28 de juin.—Il fait très-beau. Basse messe eu plein air. On donne un permis général de sortir du camp, et tous vont visiter leurs frères d'armes des autres bataillons.

29 de juin.—Le départ des troupes commence aujourd'hui. Il fait une chaleur accablante.

30 de juin.—Le temps chaud continue.

1er de juillet.—Toute la brigade d'Alberta parade, à sept heures du matin, devant le général Middleton. Ce dernier, après avoir fait l'inspection des différents bataillons, complimente de nouveau les troupes.

2 de juillet.—Il fait beau. Le colonel Ouimet arrive avec le reste du 65e bataillon. Joie indescriptible On reçoit l'ordre de s'embarquer demain à bord de la "Baronness."




CHAPITRE V.

LEMAY ET MARCOTTE.

Arrivé à ce point du récit, l'auteur a cru intéresser spécialement les lecteurs en pariant de la vie que menèrent les deux vaillants blessés du 65e pendant le reste de la campagne.

Le récit de leurs souffrances et de leurs misères commence naturellement du jour où ils sont tombés sur le champ de bataille.

Comme on a pu le voir plus haut, Lemay tomba le premier. Lorsque la balle meurtrière le frappa, il était quelque peu en avant de ses compagnons d'armes. Ceux-ci s'arrêtèrent subitement en le voyant tomber et semblèrent hésiter un moment. Le caporal Grave! fut le premier auprès de lui, et le soldat Marc Prieur, qui était attaché au corps d'ambulance, arriva quelques instants plus tard. En les voyant auprès de leur frère blessé, les soldats continuèrent leur marche. Le chirurgien-major Paré et le révérend aumônier furent bientôt sur les lieux. Pendant que le chirurgien examinait la plaie et pâlissait à la vue de la gravité de la blessure, le digne chapelain administrait les derniers sacrements au Blessé.

Ce ne fut qu'une demi-heure plus tard que l'on apporta une civière pour transporter le pauvre Lemay en dehors du terrain des hostilités. On l'y avait à peine transporté qu'un soldat accourut à la hâte demander un second brancard pour apporter Marcotte qui venait de succomber. Quelques instants plus tard, le soldat Prieur, aidé du gén. Strange lui-même, apportait Marcotte et le plaçait à côté de Lemay. Le chirurgien ordonna aussitôt qu'on mit les deux blessés dans un caisson, n'ayant pas d'autre moyen de transport.

On ne peut guère se figurer les souffrances atroces des malheureux Lemay et Marcotte dans ces voitures d'ambulance improvisées. Étendus au fond des waggons, sans autre matelas que la mince toile du brancard, ils étaient bousculés de tous côtés, malgré la bonne volonté et les soins des charretiers. Et c'est ainsi qu'ils parcoururent les douze milles qui les séparaient de Fort Pitt. Lemay surtout ressentait des douleurs indescriptibles que le genre de transport devait inévitablement causer. Incapable de remuer un seul membre, il gisait au fond du fourgon et poussait un cri de douleur à chaque cahot de la route. De temps à autre, il pouvait, entendre la voix inquiète du père Provost qui demandait au chirurgien: "Est-il mort?" Ajoutez à ce tourment celui de la soif la plus ardente causée par la fièvre qui le dévorait. Rien, pas une goutte d'eau, et Lemay répétait toujours: "De l'eau! de l'eau!" Enfin l'on arrive à Fort Pitt. Les deux blessés sont déposés dans une des vieilles constructions en ruines que renfermait encore la palissade du fort. Ici, ils furent bien traités par le soldat Brown de la Cie. No. 1, et la conduite de ce dernier mérite les plus grands éloges. Ils restèrent en cet endroit jusqu'au trois juin, quand le major Robert vînt les chercher à bord de l'Alberta, pour les mener à Battleford. On les transporta à bord sur des brancards et ils furent installés dans la chambre de l'ingénieur. L'appartement était assez confortable, mais, malheureusement, un accident arriva au navire et bientôt l'eau inonda le plancher de leur infirmerie. Leur infirmier, le soldat Isidore Gauthier, se montra des plus dévoués à leur égard. Il passait toute la journée et une grande partie de ses nuits auprès d'eux. Tantôt il balayait l'eau qui s'étendait sous leurs lits, tantôt il leur portait un verre d'eau et toujours il était exact à leur administrer les remèdes prescrits par le chirurgien et à changer les bandages qui couvraient leurs plaies. Il remplit son devoir à toute heure du jour ou de la nuit. La nuit, il était obligé de s'accroupir dans un coin de l'appartement sur sa couverte pliée en six pour empêcher l'eau de l'imbiber complètement. Enfin le bateau arriva à Battleford après deux jours et deux nuits de marche. Il faisait un temps sombre et les corps étaient à peine installés dans un express-waggon, qui avait été envoyé de l'hôpital au bateau pour les aider, que la pluie se mit à tomber. Quelques couvertes furent jetées à la hâte sur les pauvres blessés, et en route! Après un quart d'heure de marche, l'on s'arrêta vis-à-vis la porte d'entrée d'une marquise. De petites croix rouges, posées ici et là, annonçaient au passant que les blessés seuls étaient entrés sous cette tente. On plaça immédiatement les nouveaux arrivants dans un endroit resté libre, à gauche de la porte d'entrée. Ils eurent leur lit l'un près de l'autre. Pendant qu'avec mille précautions l'on descendait les malheureux Lemay et Marcotte de la voiture, le caporal Lafrenière sautait à terre et se choisissait une bonne place sous la tente ambulancière. Il prit le premier lit à gauche. Le second fut donné à l'homme de police McKay qui avait été, comme Lemay et Marcotte, blessé à la Butte aux Français et qui souffrait beaucoup de la jambe gauche où la balle l'avait frappé. La troisième place était occupée par le brancard de Lemay qu'on avait décoré du nom de lit à cause des quelques couvertes qui pouvaient protéger le blessé contre les intempéries du climat. Marcotte était le quatrième et occupait un lit semblable à celui de Lemay. Il y avait en tout vingt-quatre lits dans la tente, en deux rangées, serrés les uns près des autres, ne laissant qu'un étroit passage entre eux. Les autres lits étaient tous occupés par des blessés de l'Anse au Poisson et de l'Anse du Coup de Couteau qui étaient, à l'arrivée de nos frères en état de convalescence. Pendant la première semaine ils furent relativement bien traités; pendant que Lafrenière profitait du beau temps pour aller à la pêche, le chirurgien-major Strange donnait ses soins à Marcotte. Enfin, au bout d'une dizaine de jours, la balle était extraite sans trop de douleur, et Marcotte pouvait espérer un rétablissement rapide. Lemay ne souffrait guère que de la fièvre, mais était trop faible pour remuer sur son lit. Ils purent alors apprécier la valeur des services de leur confrère du 65e, le soldat Gauthier, qui était leur infirmier. Toujours patient, toujours dévoué, il se rendait de bonne grâce aux prières des blessés et en avait soin comme un frère de charité.

Aussi quelle différence quand, pour une raison quelconque, il s'absentait de la tente. Aussitôt les soldats anglais qui pouvaient se promener s'approchaient des pauvres Lemay et Marcotte, leur riaient au nez et venaient s'établir au pied de leurs lits pour manger des confitures ou des gelées dont ils se gardaient bien de leur offrir la plus petite partie. Il est bon de remarquer ici que ces douceurs étaient celles envoyées par les dames de Montréal, et dont l'étiquette était enlevée pour être remplacée par une autre à l'adresse d'autres bataillons. Alors les soldats anglais se racontaient d'une manière cynique le voyage du 65ème suivant les rapports qu'ils en avaient lus dans le "News," et parlaient assez haut pour que l'un des blessés du 65ème put les entendre. Mais l'on serait porté à croire que la jalousie seule ou l'orgueil faisait ainsi agir les héros de l'Anse aux Poissons, et que dans certaine circonstance leur coeur parlerait plus haut que leurs préjugés. Qu'on se détrompe! L'on ne peut guère se figurer jusqu'où le fanatisme et la jalousie peuvent mener. Une circonstance entre cent le démontrera.

C'était le 14 juin, au matin, le soldat Gauthier venait de quitter ses blessés pour voir à leur nourriture. Lemay souffrait horriblement. La nuit précédente le vent avait enlevé la tente et pendant plusieurs minutes il était resté exposé au froid. Incapable de se remuer d'un côté ou de l'autre, il demande à un grand Anglais qui fumait tranquillement sa pipe s'il serait assez bon de le changer de côté. L'Anglais se leva brusquement sans dire un mot et, saisissant Lemay par un bras, le renversa brutalement du côté opposé. Immédiatement sa plaie se rouvrit et son bandage tomba. Trop affaibli pour dire un seul mot, il gémit de son impuissance et de la force de la douleur. Quelques instants plus tard, Lemay demanda tranquillement au jeune Anglais qui l'avait si brutalement servi pourquoi il le maltraitait ainsi. "Tu te plains comme une femme, s... cochon de Français," lui répondit-il. (You moan like a woman, g... d... pig of a Frenchman.) Non content de ces paroles, il lui rappela une à une toutes les attaques du "News" contre le 65ème, et pendant une demi-heure ne cessa de l'accabler d'injures. Lemay gisait tout le temps immobile sur son lit, incapable de prononcer un mot, impuissant à faire un geste. O lâche! triple lâche! qui profites ainsi de la faiblesse de ton rival pour l'insulter et lui jeter ta venimeuse calomnie à la face. Tu montrais là toute la grandeur de ton courage. Va! tu n'as rien à craindre d'aucun membre du 65e, personne ne te touchera... de peur de se salir,... tu n'auras qu'à protéger ta face contre les crachats!

Par bonheur, l'arrivée de l'infirmier Gauthier coupait court aux discours du soldat anglais, et Lemay et Marcotte reposaient tranquilles le reste de la journée.

Pendant les cinq semaines que nos deux blessés passèrent à l'hôpital, le vent emporta quatre fois la tente qui était leur seul abri. En une circonstance surtout, l'accident aurait pu avoir des conséquences funestes. C'était vers le commencement de juillet. Lemay qui avait repris des forces et qui pouvait maintenant marcher sans appui, avait commencé à s'habiller quand, au milieu d'une pluie battante, la tente culbute et est entraînée parle vent. Marcotte ne sachant où se mettre fut bientôt mouillé jusqu'aux os. Alors il se jeta à bas du lit et, se cachant dessous la toile du brancard, réussit à s'en faire un abri. Il resta dans cette position environ un quart-d'heure. Ce ne fut qu'après l'orage et qu'on eût replacé la tente qu'il fût remis dans son lit par deux infirmiers.

Enfin le 5 juillet arriva. On avait annoncé partout à Battleford l'arrivée du 65ème. Vers les huit heures du soir les vapeurs "Marquis" et "North West" arrivèrent et Lemay, sachant que le 65e faisait partie de cette expédition à bord de la "Baroness," s'était rendu au rivage, impatient de revoir ses frères d'armes. Mais il attendit en vain. Il était dix heures et le vapeur n'arrivait pas, alors il retourna à son lit découragé. Le lendemain matin cependant, après deux longues heures d'attente, il vit poindre à l'horizon le pavillon rouge de la "Baroness." Comme son coeur battait fort, comme ses yeux s'emplissaient de larmes de reconnaissance et de joie à l'idée qu'il allait bientôt revoir ses bons amis dont il avait été depuis si longtemps séparé et dont il avait tant de fois regretté l'absence.

Le pauvre Marcotte, incapable de sortir, écoutait avec avidité tous les bruits du dehors et quand on lui annonça le "65ème!" un sourire inexprimable se dessina sur ses lèvres bleuâtres et une larme perla à sa paupière.

Le même jour, Lemay monta à bord du bateau et continua avec son bataillon jusqu'à Montréal, où le peuple enthousiasmé lui fit une ovation magnifique. Les bouquets pleuvaient dans son carrosse, et chacun se pressait à venir lui serrer la main et lui souhaiter la bienvenue.

Marcotte se mettait en route le 7 juillet avec d'autres blessés et prenait le train de Swift-Current, d'où un train direct le menait à Montréal. Quelques jours après son arrivée, ses amis lui donnèrent plusieurs banquets et lui présentèrent une jolie médaille en argent.

Les deux noms de Lemay et de Marcotte, resteront gravés sur le cadre d'honneur du 65ème et auront une place glorieuse dans les annales de notre histoire.


FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE.






TROISIÈME PARTIE.

LE BATAILLON GAUCHE

En Garnison.




CHAPITRE I.

FORT OSTELL.

Après avoir donné le récit complet des aventures de l'aile droite du 65e bataillon dans sa marche à travers la plaine, l'histoire de la campagne de l'aile gauche s'impose à l'auteur comme un devoir impérieux. Le but de cet ouvrage serait manqué et le lecteur serait privé de la partie sinon la plus intéressante du moins bien importante de l'histoire de la campagne du 65e. Pendant que sous le Lt.-Col. Hughes le bataillon droit ajoutait à force de fatigues, de misères et de courage une page glorieuse à son histoire, le bataillon gauche, divisé en cinq détachements et dispersé sur une étendue de cent-cinquante milles, menait à bonne fin sa mission de pacification. Partout où le 65e a passé, il a laissé des traces glorieuses de son séjour et c'est surtout dans l'extrême ouest que l'aile gauche, après une vie sédentaire de six semaines, a su mériter son titre de soldat missionnaire. Prêchant d'exemple, il a pu par sa bonne tenue, sa conduite régulière, ses moeurs douées et tranquilles, en imposer à l'esprit impressionnable des nombreuses tribus sauvages au milieu desquelles il a vécu. Partout, Sauvages comme Métis avaient surnommé les volontaires de Montréal les "bons petits habits noirs" et obéissaient à leurs officiers avec plus de respect que de crainte.

Comme il a été mentionné plus haut, il y avait cinq détachements dont voici les noms par ordre de distances de Calgarry: vingt hommes de la compagnie No. 8, sous le commandement du lieut. Normandeau, à la Traverse du Chevreuil Rouge, à cent milles au nord de Calgarry; la compagnie No. 1 (vingt-cinq hommes et deux officiers) sous les ordres du capt. Ostell, à la Rivière Bataille, trente-huit milles au nord du premier détachement; vingt hommes choisis des compagnies 1, 3, 4 et 8, sous le capt. Ethier, aux Buttes de la Paix, trente-cinq milles plus haut; la compagnie No. 2, avec le capt. des Trois-Maisons comme chef, à Edmonton, quarante milles au nord des Buttes de la Paix, soit deux cent-treize milles de Calgarry, et finalement la compagnie No. 7, sous le lieut. Doherty au Fort Saskatchewan, vingt milles à l'est d'Edmonton. Dès le l4 mai toutes ces différentes garnisons furent mises sous les ordres du lieut-col. Ouimet qui tenait ses quartiers-généraux à Edmonton. La mission de ce bataillon ainsi dispersé était d'abord de protéger les lignes de communication pour permettre le passage libre des transports de provisions de Calgarry jusqu'au front; mission importante, comme on peut le voir, car de sa vigilance et de sa fidélité à remplir son devoir dépendait la vie du bataillon droit. Le second but que ce bataillon devait atteindre était la pacification des nombreuses tribus sauvages au milieu desquelles il séjournait. Chaque détachement était entouré de quinze cents à deux mille Sauvages, qui, au commencement de la campagne, étaient dans une excitation extraordinaire, et que l'arrivée des troupes ne fit qu'augmenter plutôt que diminuer. Chacun des postes était dans la position la plus précaire, car, à part le soulèvement des tribus environnantes, on craignait à juste raison les Pieds Noirs qui murmuraient contre le gouvernement et étaient poussés à la révolte par Gros-Ours lui-même. Si, un bon matin, il avait plu à ces messieurs de s'insurger, leur marche naturelle était de Calgarry à Edmonton et, l'emportant de beaucoup par le nombre, ils s'emparaient un à un des forts situés le long de leur route et pas un volontaire de l'aile gauche n'aurait vécu pour raconter les massacres commis.

Pour ne pas trop embrouiller le lecteur, la vie de garnison de la compagnie No. 1 fera le récit du premier chapitre. La position occupée par les différents détachements étant connue du lecteur, il lui sera plus facile de comprendre la campagne en procédant par ordre de compagnies.

Le 5 mai, vers midi, la compagnie No. 1 arrivait à Edmonton avec le reste de l'aile gauche, moins trois hommes qu'on avait dû laisser pour compléter la garnison du Fort aux Buttes de la Paix. Elle alla camper avec le reste du bataillon à l'est du Fort. La compagnie No. 7 était déjà rendue au Fort Saskatchewan. Les Nos. 5 et 6 quittèrent Edmonton le même jour pour se diriger sur Fort Pitt. Le lendemain, les ordres de brigade commandaient aux capts. Ostell et Bauset de se tenir prêts à partir, avec leurs compagnies, dans les vingt-quatre heures. Il faut dire ici que les capts. Beauset et Ostell avaient été mentionnés spécialement par le major Perry au major-général Strange pour leur conduite à la Traverse du Chevreuil Rouge, et ces deux capitaines sont les seuls officiers de compagnie dont il ait été fait une mention spéciale.

Cependant deux heures plus tard un contre-ordre, faisant remplacer la compagnie No. 1 par le No. 4, fut transmise au bataillon. Le capt. Ostell devait rester à Edmonton où il serait commandant en chef, ayant sous lui sa compagnie et la compagnie No. 2, à Edmonton, le détachement du Fort Saskatchewan, et les volontaires anglais d'Edmonton. On était occupé à faire les préparatifs pour entrer dans le Fort quand vers midi, le 7 mai, le capt. Ostell reçut un nouvel ordre du général Strange. Cette fois-ci, il fallait partir, à une heure d'avis, et retourner sur ses pas jusqu'à la Rivière Bataille, soixante et dix milles au sud. Le même soir, tous les hommes de la compagnie No. 1 étaient en marche et, trois jours plus tard, après un voyage des plus rudes, ils arrivaient au lieu de leur destination, un vieux chantier isolé au milieu de la plaine, à un mille et demi au nord de la Rivière, Bataille. Pour bien comprendre la mission de ce détachement, voici le texte même des instructions qu'il avait reçues avant son départ d'Edmonton:

Edmonton, 7 mai 1885.

Instructions à l'officier commandant le détachement
du 65e bataillon à la Rivière Bataille.

Vous avez été choisi à cause de la réputation militaire que vous vous êtes acquise par votre habileté et votre énergie. La protection de notre ligne de communication avec la base de nos dépôts de provisions est d'une importance essentielle. Le pays à l'est de votre Fort est bien difficile et deviendra très-certainement une ligne d'opérations, le long de laquelle des maraudeurs indiens essaieront par petites bandes de s'emparer de nos transports de provisions. Vous occuperez le vieux chantier de la Baie d'Hudson près de chez le R. P. Scullen.

Vous le mettrez dans un état de défense aussi complet que possible, construisant une défense de flanc de manière à empêcher l'ennemi de s'approcher assez pour incendier la maison.

Vous embrasserez probablement la maison du R. P. Scullen dans votre ligne de défense. Vous marquerez la portée de vos carabines du Fort à tous les objets dans les alentours, et habituerez vos hommes à mesurer au pas ces différentes distances de manière à ce qu'ils se les rappellent, ce qui rendra votre feu plus effectif en cas d'attaque. Après que vous aurez complété la défense de votre fort, vous emploierez vos hommes à réparer, à temps perdu, les chemins dans le voisinage de votre poste, mais, en aucun temps, vous ne laisserez votre fort sans protection; au contraire, vous exercerez la plus grande surveillance, jour et nuit.

Il est probable qu'une troupe de carabiniers à cheval aura aussi ses quartiers-généraux à votre poste Ils feront une patrouille régulière entre la Rivière du Chevreuil Rouge et Edmonton.

Toutes les provisions tant pour les rations des Sauvages que pour les vôtres vous seront confiées. Le Père Scullen, j'en suis sur, vous aidera de son mieux par ses connaissances et son influence.

Par ordre,

C. H. DALE, Capitaine,
Major de Brigade.

Malgré l'apparente précision de ces instructions, elles ne peurent être exécutées à la lettre, car contrairement aux informations, il n'y avait aucune maison habitable sur la réserve du Père Scullen. Le capitaine Ostell continua plus loin, et à dix milles au sud, trouva un chantier qu'après une semaine de travail on put mettre en état de défense. Le Lt.-Col. Ouimet approuva plus tard l'action du capitaine Ostell. Malgré toute la bonne volonté possible les travaux de fortification n'avançaient pas vite, car, vu le petit nombre de soldats qui composaient le détachement, chacun avait beaucoup à faire. Il y avait, comme on le sait, vingt-cinq hommes. Pendant le jour, quatre d'entre eux, un sous-officier et trois soldats, montaient la garde; et la nuit, cette garde était doublée. A part ces derniers, il faut aussi déduire un boulanger, un cuisinier, le servant des officiers et deux soldats qui travaillaient aux corvées d'eau et de bois de chauffage. Il restait donc à peine dix hommes pour travailler aux tranchées et autres fortifications. Cependant au bout de quelques semaines, l'ouvrage était presque terminé.

Une tranchée de deux pieds et demi de profondeur, faite en forme de carreau, a été creusée tout autour du terrain sur une longueur de deux cents verges; elle communique au moyen de quatre canaux avec un fossé de cinq pieds de profondeur qui entoure la maison. Un abattis de branches la protège contre toute attaque immédiate. Des ponts mobiles ont été posés sur les canaux pour donner plus de facilités de transport aux voitures de charge qui stationnaient au fort. De fortes barricades ont été construites pour protéger les portes et les fenêtres. Un mur en tourbe de six pieds de haut a été élevé tout autour de la maison, au-dessus du fossé. Vingt-huit meurtrières percées dans les murs complètent la défense du Fort.

Pendant les premiers jours, c'est-à-dire, jusqu'à la fin du mois de mai, toute la garnison et surtout le capitaine étaient sur des épines. Les travaux de fortification se poursuivaient de sept heures du matin à six heures du soir et quelquefois même la nuit. Les Sauvages des alentours étaient dans un malaise perceptible et, malgré les remontrances des missionnaires qui leur apprenaient à nous considérer comme des frères, ils attendaient avec anxiété les résultats des batailles qui se livraient dans l'est. Enfin la prise de Batoche délivra les garnisons de leur fausse position. Plusieurs tribus qui avaient quitté leurs réserves à l'arrivée des troupes, revinrent s'y établir à la fin de mai et tout rentra dans L'ordre.

Voici la liste des hommes qui passèrent le temps de la campagne au Fort Ostell: J. B. Ostell, capitaine commandant; A. C. Plinguet, lieutenant; H. Beaudoin, sergent de couleur; Anatole E. Robichaud, second sergent; G. Aumond, caporal. Les soldats T. Bélanger, J. Bourgeois, A. Cadieux, K. Caples, A. Chartrand, L. Chalifoux, G. R. Daoust 1, O. Drolet, Louis Goulet, Emile Baudin, Jacques Labelle, Arthur Lanthier, E. Latulippe 2, Ludger Longpré, A. Marsan, A. Michaud, A. Narbonne, A. Ouimet, J. Parent, A. Pépin, H. Picard et Louis Weichold.

Les incidents qui marquèrent le passage de la compagnie No. 1 au Fort Ostell sont peu nombreux, l'auteur se borne dans ce récit à n'en raconter que les principaux.

Le 12 mai, vers les six heures du soir, un courrier apporta une dépêche au capitaine de la part du Lieut.-Col. Ouimet, lui ordonnant de se rendre le soir même chez le Père Scullen pour avoir une entrevue particulière. Le capitaine fait immédiatement seller son cheval et laisse le Lieut. Plinguet en charge du Fort. Il ne revint que le lendemain matin avec d'assez bonnes nouvelles. Les Pieds-Noirs dont on redoutait un soulèvement étaient rentrés dans l'ordre.

Footnote 1: (return) Nommé caporal le 23 juin; élevé au grade de sergent le 6 juillet.
Footnote 2: (return) Nommé caporal le 6 juillet.

Quelques jours plus tard, le 16 mai, le Dr. Powell, un jeune gradué de l'université McGill, arrivait au Fort. Il était officiellement attaché en qualité de chirurgien aux trois garnisons du 65ème situées au sud d'Edmonton, devant tenir ses quartiers généraux au Fort Ostell. Le nouveau médecin était à peine entré en fonction que tous l'estimaient et l'aimaient comme un des leurs. En effet, depuis cette date jusqu'à la fin de la campagne, le docteur Powell remplit sa tâche avec une fidélité et un dévouement exemplaires. Il lui fallait faire à cheval une moyenne de cent cinquante milles par semaine pour visiter les différents postes où son devoir l'appelait. Il voyageait toujours seul, et ne craignait pas de traverser les réserves des Sauvages qui se trouvaient sur sa route et où un jour ou l'autre il pouvait être attaqué et massacré. Les officiers de chacune des trois garnisons n'ont pas manqué de le mentionner spécialement dans leurs rapports au commandant en chef à Edmonton. Le 19 mai, le courrier, qui faisait le service entre le Fort Ethier et le Fort Ostell, arriva malade au camp. Il était tombé à bas de son cheval. Le capitaine fit alors appeler le sergent G. R. Daoust (qui n'était que soldat à cette date) et lui confia la mission de remplacer le courrier malade. Deux jours plus tard, il revenait au Fort après avoir rempli sa mission à la satisfaction de ses chefs.

Le 23 mai, vers onze heures du soir, le corps de garde sort à la hâte pour répondre à l'appel du soldat Bélanger qui monte l'arrière garde. La nuit est très-sombre et c'est à peine si l'on peut distinguer à six pieds devant soi. Bélanger jure ses grands dieux qu'il a vu un cavalier arriver assez près du parapet et, qu'à sa vois, il a changé de direction et est parti au galop; il ne doute pas que ce ne soit un espion. On fait alors une patrouille à travers le bois et les marais aux alentours du Fort. Tous reviennent mouillés et de mauvaise humeur.

L'un est tombé de tout son long dans un marais que l'obscurité lui cachait, un autre s'est frappé la tête sur une branche d'arbre, un troisième s'est massacré la figure sur une talle d'herbes sèches, et personne n'a pris ni vu un Sauvage; ce n'est donc pas étonnant qu'on soit de mauvaise humeur. Le reste de la nuit se passa bien tranquille.

Le jour de la fête de la Reine se passa sans autre incident que la réception d'une liasse de "Patries." C'étaient les premières nouvelles imprimées que l'on recevait. Six jours plus tard, les commissaires Royaux, chargés de faire une enquête sur les griefs des Métis, passaient au Fort. Ils étaient trois: Messieurs Forget, Street et Goulet. Le capitaine Palliser était avec eux. Il allait se joindre à l'état-major du gén. Strange pour y occuper la place de major de brigade. Le même soir, le R. P. Scullen vient coucher au Fort, et un grand nombre de soldats en profitent pour remplir leurs devoirs religieux. Le lendemain matin, le bon missionnaire célèbre la basse messe dans le grenier du Fort. Tous les soldats y sont présents ainsi que les commissaires.

C'est le premier service religieux auquel les soldats assistent depuis leur départ de Calgarry, le vingt-trois avril dernier.

Le quatre juin, vers les onze heures de l'avant-midi, les soldats sortent à la hâte et présentent les armes à Sa Grandeur Mgr. Grandin qui arrête au Fort en passant. Il dîne avec le capitaine, et, après dîner, les soldats vont le visiter sous la tente. Il leur adresse quelques bonnes paroles de consolation, puis distribue à tous des médailles, scapulaires, etc. Avant son départ, Sa Grandeur bénit le Fort qu'on baptise Fort Ostell, puis part en promettant que la première mission qui s'établirait sur la rivière Bataille, en cet endroit, se nommerait Saint-Jean d'Ostell. Quelques jours plus tard, vers le neuf juin, le capitaine, ayant reçu une dépêche spéciale, se met, en route pour la rivière du Chevreuil Rouge. Il se fait accompagner d'un détachement de carabiniers à cheval sous les ordres du Lt. Dunn. Le but de sa mission est d'aider un train très-considérable de transports à traverser le pays et arriver en sûreté à Edmonton. Ce train était protégé par une quarantaine de volontaire du 9e de Québec, sous les ordres du Lt. Dupuy. Il y avait déjà huit jours qu'il était retardé à la Traverse du Chevreuil Rouge par la crue de la rivière. Le capitaine Ostell, mettant à profit sa connaissance de la rivière par le fait d'y avoir travaillé vers la fin du mois d'avril, lors du passage du bataillon gauche, réussit à faire traverser tout le train après dix-huit heures de travail. Le douze au soir, le capitaine revenait à son Fort, et le lendemain les officiers du 9e arrêtaient en passant.

Le quatorze juin, le capt. Ostell partait pour les Buttes de la Paix où il allait voir l'agent des Sauvages, un nommé Lucas, à propos de malentendus survenus entre les Sauvages et lui. Depuis l'arrivée des troupes dans ces territoires, il existait une anomalie étrange dans les rapports des officiers de compagnie avec les Sauvages. Comme le lecteur a pu le voir plus haut dans l'ordre du gén. Strange, le capitaine Ostell avait été instruit de voir aux rations des Sauvages, mais aucun ordre n'avait été donné à l'agent Lucas. Ainsi quand le capitaine demandait à l'agent de donner telle ou telle ration, ce dernier lui répondait qu'il n'avait aucun ordre à recevoir de lui, vu qu'il dépendait du département des Sauvages et n'avait rien à voir dans les affaires du ministère de la Milice. Heureusement cette entrevue du capitaine avec l'agent mit fin, pour quelque temps, à un état de choses embarrassant.

Le seize juin, on hisse un magnifique drapeau, présent du Lt.-Col. Amyot du 9e au capt. Ostell.

Dans l'après-midi, on nous apporte des provisions en masse. Tout le bas du fort était rempli de sacs de fleur, de sel, de boîtes de corn beef, de hard tacks et le reste. Quelques-uns des soldats se découragent, car il y a de quoi nous faire subsister jusqu'au printemps prochain.

Le vingt juin cessa le système organisé des courriers. Depuis l'arrivée des troupes, on avait établi six postes de courriers entre Calgarry et Edmonton. Le premier poste était de Calgarry à Scarlet, une distance de quarante milles; le deuxième de Scarlet à Millar, quarante-cinq milles; le troisième de Millar à la Traverse du Chevreuil Bouge, quinze milles; le quatrième de la Traverse du Chevreuil Rouge à la Rivière Bataille, trente-cinq milles; le cinquième de la Rivière Bataille aux Buttes de la Paix, trente-huit milles, et le dernier des Buttes de la Paix à Edmonton, quarante milles. A chaque poste, excepté au troisième, il y avait deux courriers. Par ce système les dépêches se transmettaient régulièrement toutes les vingt-quatre heures entre Calgarry et Edmonton, sur une distance de deux cent treize milles. Le vingt-cinq juin, ça commence enfin à avoir l'air du départ. Le lieutenant peut à peine contenir sa joie, chacun lit sur sa figure la bonne nouvelle. Vers les six heures, le capitaine réunit ses hommes pour leur distribuer des chemises et des caleçons, puis il leur communique la dépêche Suivante:

Fort Edmonton, 24 juin 1885.

Au Capt. OSTELL, Commandant,
Rivière Bataille.

Monsieur,

J'ai ordre du Lt.-Col. Ouimet de vous avertir de faire des préparatifs immédiats pour conduire votre compagnie au Fort Edmonton où vous devrez vous rapporter pas plus tard que lundi prochain, le vingt-neuf courant.

On vous envoie des waggons pour le transport. Vous emporterez avec vous tout le bagage, armes, habits et équipement de campagne de votre détachement.

Vous ordonnerez aux deux hommes des Carabiniers à cheval du Lt. Dunn, qui sont chez vous, de prendre la charge de votre poste, et vous prendrez d'eux les reçus de tous les effets et provisions que vous laisserez à la Rivière Bataille.

J'ai l'honneur d'être,

Monsieur,

Votre obéissant serviteur,

Capt. G. BOSSÉ,
Major de Brigade.

Il est impossible de dépeindre la scène qui suivit la lecture de cette lettre. Il faut avoir enduré toutes les souffrances de cette campagne, avoir souffert de tous les ennuis de ces solitudes pour comprendre ce qu'est l'ordre du retour. Le lendemain, chacun prépare son bagage et ce ne fut pas long. Dans l'après-midi, Bobtail, chef des Cris, vint visiter le Fort avec sa femme; il est accompagné de jeunes Sauvages parmi lesquels Pic de Bois. Bobtail est un homme qui paraît arriver à la soixantaine. Il a une figure très-intelligente, mais son regard n'est pas franc et, quand il parle, on dirait qu'il n'exprime que la moitié de ce qu'il pense. Il était monté sur un magnifique mustang gris fer. Il portait sur sa poitrine une médaille "Victoria" en argent. De longues plumes ornaient sa coiffure de peau de loutre.

Pendant qu'il essaie de se faire comprendre du capitaine, un autre Sauvage, de costume encore plus étrange, entre en scène. C'est Alexis, surnommé le Prêtre des Montagnes. De loin, il ressemble étrangement au fameux vicaire de Wakefield. Grimpé sur une haridelle aux allures douteuses, une grande croix rouge flanquée au milieu du dos, un vieux chapeau enfoncé sur le crâne, il avait un air de Sancho Pança impossible à dépeindre. Cependant cet homme au costume original est devant Dieu un des plus grands hommes de l'Ouest. Quand il descendit de cheval, sa figure ascétique et son apparence religieuse impressionnèrent les soldats. On put alors voir son costume au complet. Il porte une grande jaquette bleue, un châle blanc avec une grande croix en flanelle rouge sur les épaules, sa tunique est rouge comme sa croix. Il a en outre un crucifix à sa ceinture. Il parla en français et servit d'interprète à Bobtail. Alexis obtint un permis du capitaine sur la parole de Bobtail, qui en faisait de grandes louanges. Cette nuit personne ne put dormir. Il était deux heures du matin quand on cessa de parler du prochain voyage.

Le lendemain, vingt-sept juin, vers les quatre heures et demie de l'après-midi, la compagnie No. 1 quitta le Fort Ostell et se mit joyeusement en route pour Edmonton.




CHAPITRE II.

FORT EDMONTON.

Dans le but de procéder systématiquement au récit des événements qui se rattachent au séjour de l'aile gauche du 65e bataillon dans les forts qu'il a eu pour mission de défendre, Edmonton suit immédiatement Ostell. Après la compagnie No. 1, passons à No. 2. L'auteur a hésité quelque temps à placer le récit de la défense d'Edmonton à la seconde place, car son importance lui donne droit à la première. A Edmonton en effet étaient les quartiers généraux du commandant en chef de toute la ligne de défense de Calgarry à Fort Pitt. Ce n'est qu'après mûre réflexion et pour rendre plus claire dans l'esprit du lecteur la position de chaque compagnie du bataillon, que l'auteur s'est décidé à faire le récit en se basant sur l'ordre des compagnies dans le bataillon.

Edmonton n'est rien autre chose qn'un gros bourg que les citoyens de l'endroit ont qualifié du titre pompeux de (town) ville. Cette ville (puisqu'on l'appelle ainsi) est située à un mille de la Saskatchewan et est, en général, bien bâtie. Toutes les constructions sont en bois, il n'y a que deux maisons en brique. Les habitants de la ville sont pour la plus grande partie des Anglais, les Canadiens résident aux environs sur les terres qu'ils ont défrichées.





Sur les bords de la Saskatchewan s'élève le fort de la Baie â'Hudson. Ce fort, dont les murs consistent en pieux enfoncés en terre et fortement liés les uns aux autres, renferme le magasin de la Baie d'Hudson, les quartiers des employés et des dépendances considérables. Comme il est muni d'un bon puits qui peut fournir de l'eau ad libitum à une garnison assez considérable, il pourrait soutenir un assez long siège contre des troupes qui ne seraient pas munies d'artillerie. Sans être d'une libéralité excessive ni d'une politesse extraordinaire, les employés de la compagnie de la Baie d'Hudson nous ont cependant témoigné assez de sympathie. Les marchands nous ont bien vendu leurs marchandises au plus haut prix, et l'on sait ce que c'est que le plus haut prix dans l'Ouest; mais c'était pour eux une occasion unique de voir de leurs yeux de l'argent. Car il faut dire que cette expédition du Nord-Ouest a été un bonanza pour cette région. Lorsque nous y sommes arrivés, l'argent y était des plus rares, le cultivateur, le producteur échangeaient leurs produits contre de la marchandise et la plupart du temps l'argent n'entrait pour rien dans toutes ces transactions. Notre arrivée a été comme un: torrent d'argent qui a envahi le pays. Les semences étaient presque terminées et les cultivateurs attendaient la moisson les bras croisés; tout-à-coup, grâce à la révolte, les voilà qui louent leurs chevaux au gouvernement à raison de $8.00 par jour pour deux chevaux et de $12.00 pour quatre. Ils vendent leurs animaux cent pour cent plus qu'ils ne valent et ainsi de suite pour leurs autres produits. La compagnie de la Baie d'Hudson avait une quantité de provisions en magasin, le gouvernement a tout acheté au maximum. Si on pouvait en ce cas-ci appliquer, pour trouver la cause de la rébellion, le vieux proverbe "le vrai coupable est celui à qui le crime profite," on n'aurait pas besoin de se demander si certains fournisseurs ne sont pas au fond de cette affaire, car plusieurs y ont fait fortune. D'un autre côté, les missionnaires ont perdu toute leur influence sur les Métis et les Sauvages en révolte. Les chefs de ces rebelles leur ont représenté les prêtres comme des traîtres vendus au gouvernement. La preuve, c'est que les Sauvages ont massacré deux missionnaires, ce que n'avaient jamais fait auparavant même les Sauvages idolâtres.

Ce sont toutes des nominations politiques; tant qu'il en sera ainsi, les choses ne changeront pas.

Les blancs ont aussi à se plaindre du gouvernement, Il y a ici d'honnêtes colons canadiens et anglais qui sont établis sur des terres qu'ils possèdent depuis plusieurs années et qui, cependant, n'ont encore pu obtenir de lettres patentes.

Si les choses continuent ainsi, avant longtemps, nous aurons une seconde rébellion à abattre et cette fois ce ne serait plus une révolte de Métis mais de colons canadiens et anglais. L'on se plaint aussi beaucoup du monopole exercé par la compagnie de la Baie d'Hudson et de la conduite des agents des Sauvages. L'on tient ces derniers responsables en grande partie des troubles qui ont éclaté dans certaines tribus. On leur reproche leur incapacité, leur malhonnêteté dans certains cas et souvent leur ignorance complète des moeurs et coutumes des gens sur les intérêts desquels ils ont la charge de veiller.

Les notes qui précèdent ont été cueillies ça et là, elles ont été fournies à l'auteur par les colons canadiens des environs, si elles ne sont pas exactes, elles représentent du moins l'état d'esprit dans lequel se trouvaient nos compatriotes de l'Ouest quand nous sommes passés à Edmonton.

Ce sont toutes des nominations politiques; tant qu'il en sera ainsi, les choses ne changeront pas. Le bataillon droit du 65e arriva à Edmonton le 1er mai; quatre jours plus tard le bataillon gauche entrait aussi au Fort. Après que la division du bataillon eût été décidée, le général Strange confia à la compagnie No. 2 la garde de cette place importante. Le capitaine des Trois-Maisons, assisté des Lts. DesGeorges et Charest, était l'officier en charge du détachement du 65e, mais le général Strange qui y tenait encore ses quartiers généraux, en était le commandant. Le 14 mai, le Lieut-Col. Ouimet arriva de Calgarry à Edmonton, accompagné du Major Brisebois, ancien officier de la Police à cheval et fondateur du Fort Brisebois connu aujourd'hui sous le nom de Calgarry. Le voyage de Calgarry à Edmonton, deux cent quinze milles, avait été fait en quatre jours. L'arrivée du colonel fut saluée par des cris de joie de la part de tous les soldats du bataillon. A peine descendu de voiture, le colonel alla se rapporter au Major-Général Strange qui le félicita sur son heureux retour. Il le remercia des services qu'il avait rendus à la division d'Alberta par la manière habile dont il s'était acquitté de sa mission à Ottawa, ajoutant qu'il regrettait que pour des raisons politiques il s'était répandu tant de fausses rumeurs au sujet de ce voyage.

La même après-midi, le général Strange quittait Edmonton en bateau, accompagné du 92ème d'Infanterie Légère de Winnipeg, en route pour Victoria où l'attendait le bataillon droit du 65ème. Un ordre de brigade, lu avant le départ du Major-Général, enjoignait au Lieut-Col. Ouimet de rester à Edmonton comme commandant militaire du District avec le contrôle des détachements du 65ème en garnison dans les différents postes, la surveillance des Sauvages des réserves environnantes. Il reçut aussi instruction spéciale de veiller à maintenir les communications de la colonne expéditionnaire du Général Strange, et d'assurer son approvisionnement dont la base était Calgarry. A part les officiers déjà nommés, le Capt. Bossé, capitaine paie-maître du bataillon, resta à Edmonton. Le Major Brisebois qui avait offert ses services fut accepté comme officier d'état-major et ses services ainsi que son expérience furent d'un grand prix.

Dès le lendemain du départ du Général Strange, une députation des Canadiens et des Métis de St-Albert, composée de cinq représentants des deux nationalités, se rendit auprès du Colonel Ouimet avec une lettre de Mgr Grandin. Ils représentèrent qu'une Danse de la Soif avait été convoquée par des émissaires de Gros-Ours sur la réserve de la Rivière Qui But, à dix milles en arrière de St-Albert. Le but de cette assemblée était de déclarer la guerre aux blancs, et les Sauvages s'y rendaient de tous côtés. Il y avait même une date fixée, le 24 mai, pour le pillage et le massacre des habitants de St-Albert et d'Edmonton. Sur la suggestion du Colonel, le lendemain, une grande assemblée de tous les Canadiens et les Métis de St-Albert eut lieu, et soixante et quinze Métis après avoir prêté le serment d'allégeance, reçurent des armes et se mirent en état de défense. M. Samuel Cunningham 3 était leur capitaine; il était assisté de MM. Bellerose et Maloney comme lieutenants. Le même soir vingt-cinq des nouveaux volontaires étaient mis en service actif et placés en éclaireurs tout près de la réserve pour surveiller les Sauvages et pour se renseigner sur leurs desseins. Ils firent, si bien leur devoir que les Sauvages, au bout de quelques jours, abandonnèrent leur projet de danse et retournèrent sur leurs réserves Respectives.

Footnote 3: (return) M. Cunningham a été élu l'automne dernier membre du Conseil du Nord-Ouest.

Un événement important qui marqua le passage du bataillon en cet endroit fut la procession de la FÊTE-DIEU. Environ cinquante hommes de la compagnie No. 2 à Edmonton et de la compagnie No 7 au Fort Saskatchewan y prirent part et servirent d'escorte au Saint-Sacrement, l'arme au bras, avec leurs officiers. N'eut-ce été l'absence de la musique du régiment on se serait cru à Montréal. Le zèle que déployèrent en cette circonstance les habitants de St-Albert pourrait témoigner à lui seul de l'estime qu'ils avaient pour le bataillon. Chacun avait envoyé sa voiture pour transporter les volontaires et le voyage fut des plus gais. Après la messe, un dîner splendide, préparé par les soeurs grises de la Mission, fut servi aux soldats dans une des grandes salles de l'Évêché. Il serait à propos de mentionner ici l'oeuvre immense que font les religieuses de cet ordre en cette localité. Établies dans le pays depuis plusieurs années, elles y ont fondé un orphelinat sous la haute protection de l'Évêque. Recueillant, un peu partout, de pauvres petits enfants indiens, elles les élèvent dans la voie de la vertu la plus sévère et, tout en préparant leurs âmes à la grâce, dissipent les ténèbres de l'ignorance où sont plongés leurs jeunes esprits. Aussi quelle agréable surprise pour les volontaires que d'entendre ces jeunes pupilles chanter "Les Souvenirs du Jeune Age" en bon français, prononcé avec un accent métis inimitable, et le "Home sweet home" en bon anglais. A part cette instruction intellectuelle, les bonnes religieuses habituent leurs élèves aux travaux manuels de toute sorte et les disposent à mieux goûter tous les bienfaits de la civilisation.

Quelques jours après cette fête, les employés supérieurs de la Compagnie de la Baie d'Hudson lancèrent un défi aux officiers pour un concours de tir. L'enjeu était un dîner chez M. Pagerie. Et ce n'était pas peu de chose. M. Pagerie était un célèbre cuisinier français qui s'était fixé à Edmonton depuis quelques années et y perdait peu à peu, faute de pratique, la mémoire des fameux plats qu'il servait jadis à ses clients. La palme resta au 65ème. Le Col. Ouimet, le Capt. Baby et le Lieut. DesGeorges furent les vainqueurs par dix-sept points.

Jusqu'au 22 mai, rien de bien extraordinaire ne vint troubler la monotonie de la vie de garnison. Ce jour-ci cependant la nouvelle de la victoire de Batoche ramena la joie dans tous les esprits et il y eut de grandes réjouissances au camp. Deux jours plus tard, on célébrait avec pompe l'anniversaire du jour de la naissance de Notre Gracieuse Souveraine. Il y eut fusillade et le canon tonna. Le reste du mois s'écoula sans incident remarquable.

Le 9 juin, la compagnie des volontaires Métis de St-Albert fut envoyée en expédition au Lac la Biche pour rassurer les esprits et intercepter Gros-Ours qui, suivant les rapports de certains Métis, se sauvait dans la direction du Lac Froid. Le Lieut. DesGeorges reçut le commandement de cette expédition.

Quelques jours plus tard, la troupe revenait avec la bonne nouvelle que sa mission avait été remplie avec succès. Enfin arriva le 24 juin, fête nationale de tous les Canadiens. Tous les volontaires du 65ème, tant du Fort Saskatchewan que d'Edmonton, se dirigèrent sur St-Albert où une messe solennelle fut chantée par Sa Grandeur Mgr. Grandin. Tous les soldats y assistèrent en armes. Après le service divin, il y eut grand dîner à la Mission. Dans l'après-midi, après un joli concert fourni par les élèves de l'orphelinat, eut lieu la grande assemblée des Métis de St-Albert. Des discours patriotiques furent prononcés par le R. P. Lestang, le Col. Ouimet, M. A. Forget, Ecr., Joseph Gauvreau, agent des terres, les Capts. Ethier, Doherty, et autres. C'était la première assemblée publique donnée sous les auspices de la Société Si Jean-Baptiste de St-Albert, fondée le matin même.

A peine revenus de cette fête, le Colonel reçut du Général Middleton une dépêche spéciale lui ordonnant de rassembler au plus tôt les divers détachements du 65ème et de descendre à Fort Pitt par bateau. Le 29 juin au soir tous étaient réunis auprès du Fort. Avant leur départ, les citoyens de St-Albert crurent devoir offrir aux officiers un grand dîner d'adieux. Les choses furent conduites à merveille. Le menu y était excellent et ne fut surpassé que par les discours patriotiques des orateurs.

Le lendemain après-midi, le vapeur "Baronness" arrivait au Fort et le même soir le 65ème disait adieu à Edmonton, en promettant de ne l'oublier jamais, mais espérant sincèrement n'être jamais forcés d'y revenir sous les mêmes circonstances.




CHAPITRE III

FORT SASKATCHEWAN.

Vendredi, le 1er mai, le bataillon droit était rendu à Edmonton. La veille, le major-général Strange avait informé le Lt.-Col. Hughes qu'il serait nécessaire d'envoyer un détachement du 65e à Fort Saskatchewan, un poste de la Police à cheval, à une vingtaine âe milles à l'est d'Edmonton, sur la branche nord de la Saskatchewan. En conformité avec les instructions reçues, le Lt.-Col. Hughes dut prendre une compagnie de l'aile droite. Son choix tomba sur la compagnie Mo. 7 commandée dans ce moment par le Lt. C. J. Doherty qui remplissait pro tempore les fonctions de capitaine; le lieut. A. E. Labelle devait aider au Capt. Doherty à remplir ces fonctions importantes. En obéissance aux ordres reçus, la compagnie laissa Fort Edmonton à sept heures du matin, le lendemain, 2 mai. Elle était composée comme suit:

Capitaine C. J. Doherty, commandant; Lieut. A. E. Labelle; Sergent-Major G. E. A. Patterson; Sergent de couleur Arthur Laframboise; Sergents Edouard Terrous et E. Desnoyers; Caporaux Joseph Moquin, Charles Cox et Philippe J. Mount; Soldats Joseph Audette, Narcisse Breux, Fred. Bury, F. Brousseau, D. Caron, D. Clifford, A. E. Clendenning, N. Fafard, L. Fournier, James Kelly, Thos. Kennedy, Adolphe Laberge, Emile Lefebvre, E. Lafontaine, Ulric Lamontagne, J. Victor Marien, A. E. Marien, Jos. E. Monette, Alfred Marsouin, Albert Perreault, John Polan, Michael Roach, Georges Smith, Pierre Schinck, Lucien Sauriol, J. E. Thériault, Chs. Thuot, L. P. Wilson; trompette, Octave Giroux; tambour, A. Rémillard.

La route d'Edmonton à Fort Saskatchewan est passablement bonne, mais les chevaux étant fatigués par la dernière marche de Calgarry à Edmonton, on n'arriva au Fort que quelques heures plus tard. A mi-chemin le détachement fit une halte, et alla luncher à une espèce d'hôtel tenu par un ancien Montréalais, qui, il y a quelques années passées, était chef de cuisine au St. Lawrence Hall. Ce premier repas plut tellement aux voyageurs que plus tard jamais aucun officier ou homme de la garnison, qui quittait le Fort Saskatchewan en route pour n'importe quel antre endroit, ne manquait d'arrêter chez "Pagerie" en passant; on se sentait un appétit extraordinaire à la vue du vieux chantier transformé en restaurant. Soit dit entre parenthèses que des malins faisaient circuler des rumeurs allant à dire qu'une certaine demoiselle aux yeux bleus, fille de l'hôtelier, était un aimant plus puissant que l'hospitalité de Pagerie lui-même. Quoiqu'il en soit, lors de cette première visite, le devoir força les officiers et les hommes à quitter l'endroit, et, à deux heures de l'après-midi, la compagnie No. 7 gravissait le monticule sur lequel le Fort était situé. On avait dû traverser en bac hommes, chevaux et équipage.

Ce moyen de transport est mû par la force du courant de la Saskatchewan, qui comme celui de toutes les rivières qui prennent leur source dans les Montagnes Rocheuses, est très-rapide. Le système qui fait fonctionner le bac est des plus simples et cependant il causa une certaine surprise aux volontaires qui ne l'avaient encore vu en opération. Une corde en fil de métal est tendue d'une rive à l'autre, fixée à deux poteaux très-élevés sur l'une et l'autre rives. Deux petites roues courent tout le long de cette corde. A chacune de ces roues est attaché un câble qui est fixé autour d'une troisième roue à bord du bac même, vers le milieu. En faisant fonctionner cette dernière roue d'un côté ou de l'autre, la corde, posée dans la direction où l'on veut aller, se raccourcit, attire le bac du côté indiqué et, le mettant dans le courant, l'entraîne sur la rive opposée.

Au moment où la compagnie grimpait la côte du Fort, quatre de front, la garnison, sous les ordres du Sergent-Major Parker de la Police à cheval (le commandant, Major Griesbach, étant absent), sortit sous les armes et, après avoir salué les arrivants par une fusillade, présenta les armes. Le compliment fut aussitôt rendu et, quelques minutes plus tard, la compagnie entrait dans ses nouveaux quartiers. On fixa immédiatement les tentes dans le carré des casernes puis tous prirent un repos bien mérité, après une marche d'au-delà de 220 milles.

Le fort est placé dans un endroit très-pittoresque. Situé sur la cime d'un monticule, il domine la rivière dont les eaux bourbeuses s'élancent avec tant de force que l'on dirait qu'elles vont, d'un moment à l'autre, emporter avec elles la côte de sable elle-même. Le fort, comme on était convenu de l'appeler, est entouré de tous côtés par des broussailles, ce qui ne peut que favoriser l'espionnage d'ennemis comme on en redoute dans ces territoires. Les fortifications consistent en une clôture basse faite de pieux plantés dans le sol; une seconde rangée de pieux, dix pieds de haut, est plantée derrière la première. Cette clôture entoure un terrain quadrangulaire d'environ deux cents verges de front sur une profondeur de cent cinquante. Sur ce terrain il y a six bâtiments; les quartiers de l'officier-commandant, une maison plus petite, située tout auprès, servant de logement aux officiers de la compagnie, une caserne, et une salle de garde. Cinq bastions, garnis de meurtrières, font saillie dans la palissade et donnent un abri sûr, derrière lequel on peut combattre avec succès toute attaque contre le Fort.

A l'arrivée du détachement du 65e, ce fort était défendu par dix-sept hommes de la Police à cheval, sous les ordres de l'inspecteur Griesbach. Plus tard le nombre des hommes de police fut réduit à sept ou huit. Dès le lundi suivant, le 4 mai, le capitaine donna des ordres qui fixaient la discipline quotidienne. Le lever devait avoir lieu à six heures. Il y aurait cinq heures d'exercices; une avant déjeuner, deux avant dîner et deux autres pendant l'après-midi; le coucher avait lieu à dix heures.

Ce même jour, l'inspecteur Griesbach, élevé au rang de major par le gén. Strange, fit l'inspection de la compagnie. Il dit qu'il était charmé de l'apparence et des qualités militaires des hommes, mais ajouta qu'il regrettait que leurs habits et accoutrements ne fussent plus convenables.

A partir de cette date jusqu'à la fin de la campagne, tous s'appliquèrent à leurs devoirs respectifs, et les recrues, qui n'étaient pas peu nombreuses, acquirent une connaissance suffisante des mouvements militaires pour parer à toute éventualité.

Dimanche, le 10 mai, la compagnie se rendit à la petite chapelle catholique située dans le village, ou plutôt, comme disent les gens de l'Ouest, dans la cité de la Saskatchewan. Le Rév. Père Blais, O. M. I., qui est curé de cette paroisse, y dit la sainte messe.

Ce prêtre dévoué est natif des Trois-Rivières, et est le frère du Rev. Père Blais, supérieur du Collège de Nicolet.

Quoiqu'encore jeune, cet apôtre a la charge de trois paroisses, ce qui veut dire une centaine de milles dans ce pays de distances magnifiques. Par son zèle et son esprit de sacrifice dans l'accomplissement de ses devoirs sacrés, il s'est fait aimer de tous ceux au milieu desquels la Providence l'a placé. Sa bonté exceptionnelle à l'égard des membres de la compagnie No. 7 ne sera jamais oubliée par ceux-ci, et les officiers comme les hommes sauront, chaque fois que leur pensée retournera aux jours passés sur les rives de la Saskatchewan, se rappeler avec reconnaissance le saint apôtre et ami qu'ils avaient là-bas; ils espéreront sans cesse pouvoir un jour lui souhaiter la bienvenue dans sa province natale. La messe fut servie par le sergent de couleur Laframboise, (fils de feu l'hon. juge Laframboise) et par le sergent Eugène Desnoyers, (fils de Son Honneur le juge Desnoyers). Un choeur improvisé, dirigé par le Lt. A. E. Labelle, fit résonner les voûtes de la mission de tons inconnus jusqu'à ce jour.

Les membres de la compagnie professant la religion protestante eurent un service dans les casernes; le R. P. Biais y officiait.

On n'avait pas jusqu'à ce jour, malgré les rumeurs qui circulaient généralement, vu aucun Sauvage hostile dans les environs, et la galante compagnie No. 7 commençait à craindre qu'elle n'eût que peu de chances de moissonner aucun laurier dans la campagne. Lundi, le 11, on reçut au Fort la nouvelle que les Sauvages et les Métis de la Rivière Bataille devaient se soulever, intercepter et s'emparer d'un convoi de provisions qui marchait de Calgarry à Edmonton. Le major Griesbach reçut des ordres lui commandant de se rendre à la rivière Bataille, avec toute la police à cheval du Fort, pour arrêter les chefs de ce mouvement. Il quitta le Fort à une heure avancée de la veillée, laissant la garnison sous le commandement du Capt. Doherty.

La journée du mardi se passa sans incident; mais vers minuit et demi, le mercredi matin, la sentinelle, en devoir dans le bastion du Nord-Est de la palissade, crut devoir appeler le sergent de garde. Le sergent de couleur Laframboise, en devoir ce soir là, se rendit au bastion. Après quelques minutes d'attente, il put voir les broussailles s'agiter et entendre des sifflements sourds presque immédiatement suivis de cris imitant ceux du coyote ou louveteau des prairies. Le sergent alla immédiatement réveiller le capitaine qui, sans perdre de temps fut sur les lieux, accompagné du Lt. Labelle. Deux éclaireurs métis qui étaient au Fort déclarèrent, après avoir entendu les cris des broussailles, que ce ne pouvaient être ceux d'aucun animal, mais plutôt, ceux dont se servent ordinairement les Sauvages quand ils sont dans le sentier de la guerre. Toute la compagnie fut bientôt sur pied. En un instant, les bastions étaient occupés par différentes divisions et chacun était à son poste. Évidemment les rôdeurs durent s'apercevoir que la garnison était préparée à les recevoir chaudement et que prendre un Fort défendu par une milice canadienne est chose plus difficile que l'on pense, car ils se retirèrent peu à peu, et au petit jour les signaux de ralliement se répétaient dans la distance.

Le capitaine crut alors devoir envoyer deux éclaireurs, de longue expérience comme trappeurs, pour examiner les bois environnants et faire rapport an commandant. Après une patrouille faite avec soin, ils revinrent au fort et déclarèrent qu'ils étaient sûrs qu'une bande de Sauvages avait rôdé aux alentours de la place. Plus tard on apprit que les Sauvages avaient eu connaissance du départ du major et d'une partie de la garnison, et avaient probablement cru l'occasion favorable pour saccager le fort. Cependant, comme on a pu le voir, la surveillance des braves de Montréal gâta la sauce.

Pendant le séjour de ce détachement dans le fort, plusieurs officiers vinrent y faire visite; entr'autres le Gen. Strange, les capitaines Giroux et Bossé et les lieutenants Ostell, Hébert et DesGeorges. Les uns comme les autres ne purent que faire des éloges de la bonne tenue des hommes.

Dans la nuit du 24 de mai, le soldat Laberge, qui était de garde dans le bastion, aperçut deux cavaliers qui s'approchaient du fort avec des allures suspectes. Ne recevant aucune réponse à son qui vive! il déchargea sa carabine et les vit prendre au galop un chemin opposé. La sentinelle du bastion plus loin fit aussi feu sur les fuyards et les vit prendre, à la course, la direction des côtes du Castor.

Le lendemain, on célébra l'anniversaire de la naissance de la reine Victoria. Dans l'avant-midi, il y eut une partie de base ball entre neuf membres du 65e et neuf de la Police à cheval et des Éclaireurs; la victoire resta à ces derniers.

Dans l'après-midi un programme très-bien rempli de jeux de toutes sortes fut exécuté à la lettre.

Pendant la veillée, il y eut un grand bal dans les casernes. Parmi les personnes présentes, il y avait Mesdames major Griesbach; major Butler, A, Lang et Delles Mary Undine Wragge, fille de feu le col. Wragge, J. Inglis, soeur de Made Lang et aujourd'hui épouse du Dr. Tofield, chirurgien-général de la division d'Alberta, et MM. major Griesbach, Dr. Tofield, capitaines des Trois-Maisons et Doherty, et Lt. Labelle.

Il était une heure du matin quand la danse cessa. Des rafraîchissements furent distribués par le sergent-major Patterson, président du comité des jeux.

Le 3 de juin, sur la permission du Lt.-Col. Ouimet, huit hommes de la garnison sous les ordres du Lt. Labelle, se rendirent à St. Albert pour prendre part à la procession de la Fête-Dieu.

Quelques jours plus tard, le Lt.-Col. Ouimet visita le fort. Il se déclara satisfait au plus haut degré et félicita les officiers et les hommes sur leur conduite.

L'événement le plus important qui suivit fut la célébration de la fête St. Jean-Baptiste. Quinze hommes se rendirent à St. Albert sous le commandement du Capt. Doherty pour prendre part à la fête. Ce fut là que le Lt.-Col. Ouimet annonça qu'on avait reçu des ordres de retourner à Montréal aussitôt qu'un bateau, envoyé de Fort Pitt, serait arrivé à Edmonton. La nouvelle fut reçue avec beaucoup d'enthousiasme: la vie de garnison devenait monotone et, malgré tous les charmes de la vie militaire, tous commençaient à réaliser que rien ne peut remplacer le foyer absent.

Dès leur retour au fort, les soldats ne furent pas lents à répandre la bonne nouvelle parmi ceux qui avaient fait la garde en leur absence; et les préparatifs du départ furent commencés.

Le dimanche au soir, le capitaine Doherty alla souper chez M. Fitzpatrick sur l'invitation de ce dernier. M. Fitzpatrick est le frère du savant avocat qui a défendu le malheureux Riel; c'est un cultivateur très-riche; entr'autres propriétés, il est possesseur d'un vaste terrain situé sur la rive nord de la Saskatchewan, vis-à-vis le Fort. Le R. P. Blais et M. Reid, qui est aussi un cultivateur fortuné, étaient au nombre des invités.

Le lendemain matin, le camp était levé et chacun se mettait en route, le coeur gai, pour Edmonton où l'on arriva vers les dix heures. Il n'y eut qu'un seul endroit en route où les soldats éprouvèrent quelque peine. Ce fut lorsqu'on passa devant le petit hôtel de Pagerie; pas un qui ne jetât un regard de regret et d'envie vers l'unique fenêtre de la maison d'où "l'ange de la Forêt" envoyait à chacun le baiser d'adieu.

Avant de clore ce chapitre, un mot sur la conduite et les amusements de cette garnison.

La discipline et la subordination des hommes a toujours été exemplaire. La satisfaction du commandant de la compagnie a été telle, qu'il a cru devoir donner les galons de lieutenant aux trois sergents de cette compagnie avant d'arriver à Montréal.

Les quelques semaines de séjour au Fort n'ont pas été sans amusement. Les hommes donnaient leur temps perdu au jeu de balle, tandis que le Lt. Labelle, à la recherche d'un moyen quelconque de tuer le temps, découvrait un jeu de paume qui fut immédiatement placé dans la cour du fort. Que de fois la lune éclairait la fin de quelque partie chaudement contestée, à laquelle les dames du Fort ne refusaient pas de prendre part. D'autres fois lorsque les ombres de la nuit forçaient les joueurs à cesser la partie, l'on se dirigeait bras dessus bras dessous vers le bas de la colline et, pour le galant lieutenant, ce n'était pas la partie la moins intéressante du programme.

Pendant ce temps, le capitaine plus sérieux, comme le requéraient, son âge et sa position, fumait paisiblement une pipe de tabac en compagnie du major Griesbach et goûtait, avec délices, l'hospitalité de la dame du Major dont l'excellence des tartes au flan n'était surpassée que par la cordiale politesse avec laquelle elles étaient offertes.

Pour tout résumer, la compagnie No. 7 n'a pas de souvenirs fâcheux de son séjour au Fort Saskatchewan. S'il y avait des jours ennuyeux et des nuits d'alarme il y avait d'autre côté des heures de plaisir et d'amusement; et lorsqu'officiers comme soldats ramènent leurs pensées à ces jours de vie militaire, tous s'accordent à répéter le vieil axiome: "s'il y a dans la vie de mauvais quarts d'heure, il y a aussi de belles journées."







CHAPITRE IV.

FORT ETHIER.

Le lecteur se rappelle que, lors de la marche du bataillon gauche de Calgarry à Edmonton, vingt hommes avaient été laissés aux Buttes de la Paix, sous les ordres du Lieut. Villeneuve, en conformité avec les ordres du général Strange. Cette garnison, qui devait plus tard s'illustrer par la construction d'un fort superbe, qu'elle a laissé comme souvenir de son passage sur la rive sud de la Petite Rivière au Calumet, mieux connue sous le nom de rivière de la Paix, se composait comme suit: Lieut. Villeneuve; de la 8e compagnie, Sergent L. Favreau, aussi de la 8e; caporal Eusèbe Beaudoin de la 1ère compagnie; et des soldats Napoléon Robert, et Ferdinand Robert du No 1; J. Savard, J. Connolly, E. Tailor, et Joseph Chapleau, No 3; N. Bourdeau, A. Gravel, F. Dépatie, et A. Hébert, No 4; J. Sanschagrin, X. Quévillon, D. Ménard, Edouard Gervais, L. Favreau, F. X. de la Durentaye, J. Lamarche et M. Deslauriers, No 8.

Dès le lundi, 4 de mai, au matin, ce détachement prit possession d'un chantier situé sur la ferme du Gouvernement, et se mit immédiatement à l'oeuvre pour le rendre habitable. Pendant que le plus grand nombre travaillaient à cette besogne, d'autres perçaient des meurtrières.

Le 6 de mai, le capitaine Ethier, qui s'était rendu jusqu'à Edmonton avec le reste du bataillon gauche, dont il était adjudant, reçut ordre du général Strange de retourner tout de suite à la ferme du Gouvernement pour prendre le commandement des garnisons de la Traverse de l'Élan Rouge et des Buttes de la Paix, devant tenir ses quartiers généraux en ce dernier endroit. Le même soir, le capitaine Ethier entrait dans ses quartiers, à la grande satisfaction de tous les hommes qui l'estimaient et comme chef et comme ami. Il y eut donc réjouissances générales au camp pendant la veillée; cependant à 9.30 heures les préparatifs pour le sommeil se commençaient et, à dix heures, le camp était rentré dans le silence le plus profond. Tout-à-coup, vers une heure du matin, le cri d'alarme d'une sentinelle éveilla le capitaine et en quelques instants toute la garnison était sur pied. En un clin d'oeil, chacun était à son poste, et les ordres clairs, brefs du capt. Ethier étaient exécutés dans le silence le plus parfait. Il faut ici dire, à la louange des soldats de cette garnison, que dans cette circonstance ainsi que plusieurs fois plus tard, ils firent preuve d'un grand sang-froid et d'un courage calme. Attentif au mot d'ordre, chacun obéissait, en silence, se mettait au poste qu'on lui assignait et ne disait un mot que lorsque le danger était passé et qu'il était revenu à sa couverte. Cette nuit-là la consigne fut rigoureuse. Toute la garnison passa la nuit debout sur un qui-vive continuel. Plusieurs patrouilles furent organisées, conduites par le capitaine et le lieutenant à tour de rôle. Un métis Écossais du nom de Philip, qui était attaché au camp en qualité d'interprète et un nommé Joseph Kildall (Big Joe), sous-agent des Sauvages Stonies accompagnèrent les soldats dans leur patrouille. La nuit étant très-obscure on ne découvrit rien. Cependant de bonne heure, le matin, Big Joe découvrit les traces d'une bande de Sauvages à un mille du Fort. En suivant les pistes, on calcula qu'ils étaient venus en assez grand nombre. Dix loges avaient été levées et, croyant sans doute la force de la garnison plus nombreuse qu'elle ne l'était en réalité, l'ennemi s'était enfui au lever du soleil.

Le résultat de cette alerte fut la décision immédiate d'un plan de fortifications. Le conseil de guerre, composé du capitaine et du lieutenant, s'assembla le même jour et décida, à l'unanimité, de commencer immédiatement les travaux de fortification. Embarrassé par son inexpérience, le conseil décida de choisir, comme modèle de fortifications, celles du bastion à meurtrières de l'Ile Sainte-Hélène. Le même soir le capitaine posa le premier bois du bastion à deux étages qu'on devait construire sur le même plan que celui de l'Ile Ste-Hélène, et le lieutenant jeta la première pelletée de terre du futur mur de revêtement. On se mit tout de suite à l'oeuvre et, au bout de dix jours, le fort était en assez bon état de défense; la garnison pouvait maintenant résister à des forces vingt fois supérieures.

Le fort consiste en nne grande maison de bois équarri, garni d'une double rangée de meurtrières; au rez-de-chaussée sont installées la salle de garde et la cuisine; à côté de la cuisine, la chambre des officiers; le dortoir est situé partie en haut partie en bas.

Le poste est protégé par la Rivière de la Paix et les collines qui l'avoisinent; un bastion de dix pieds carrés, à deux étages, domine la colline et la rivière; partant du bastion, une palissade en bois et en terre de sept pieds de hauteur et de quatre pieds d'épaisseur, toute garnie de meurtrières; en avant le grand chemin allant de Calgarry à Edmonton avec poste de sentinelle, guérite etc.; de l'autre côté, un large fossé, et deux postes de sentinelles.

Dès l'arrivée du capitaine dans ses quartiers, on dressa les règlements de la garnison. La vie est d'une uniformité rigoureuse. A 5 heures, lever et lavage à la rivière; à 6 heures, nettoyage de la maison et des effets; à 6.30 heures a.m., déjeuner; à 7 heures travail manuel, corvées etc.; à 9 heures patrouille, exercices militaires et continuation du travail; à 1 heure, dîner; à 2 heures, travail; à 7 heures, souper, récréation, patrouille; 9.30 heures, tatou; à 10 heures, extinction des feux, silence.. Garde, nuit et jour. Ce règlement tenait bon tous les jours. Le dimanche il n'y avait pas de travail, et la monotonie de l'existence des soldats était brisée. Aussitôt après déjeuner, le capitaine menait tous les soldats dans une jolie plaine située auprès du fort. On s'y rendait en deux files. Après une heure d'exercices militaires, les soldats déposaient les armes et allaient en rangs chercher leurs couvertes, capotes etc., puis revenaient à leur places respectives.

Alors on faisait une évolution inconnue dans les Queen's Regulations, mais qui pour être originale n'en était pas moins pratique. Le capitaine les faisait déployer en tirailleurs, puis quand ce premier mouvement était exécuté, le rang de devant faisait volte-face et les deux vis-à-vis procédaient pendant un quart d'heure au secouement des couvertes etc. Après cet exercice, le capitaine en nommait deux qui allaient nettoyer et balayer le fort pendant que les autres se reposaient. Quand les deux balayeurs revenaient de leur mission, ils criaient: all's well! Alors on reformait les rangs, on reportait les couvertes au fort puis la cérémonie était close. Vers les dix heures et demie on disait le chapelet en commun. Les agents, interprète et tout étranger qui se trouvait dans les alentours se rendaient au fort et prenaient part au seul service du dimanche qui s'y pratiquait, la récitation du rosaire. Le reste de la journée était employé a la récréation pour ceux qui n'étaient pas de garde ou de corvée.

Quant aux officiers leur besogne était multiple. Le capitaine se chargeait de toute la correspondance officielle et ce n'était pas peu de chose, surtout après l'établissement de la ligne télégraphique d'Edmonton; il était aussi quartier-maître et paie-maître. Le lieutenant surveillait les travaux, distribuait les rations aux soldats et faisait les retours. Pendant les quinze premiers jours, ils ne dormirent guère qu'une heure ou deux par nuit, étant sur un qui-vive continuel. La position en effet était loin d'être de nature à les rassurer. Sans autres voisins que les garnisons d'Edmonton et de Fort Ostell, l'une située à 40 et l'autre à 35 milles de distance, entourés de plusieurs tribus sauvages dont les loges se nombraient par plusieurs centaines, sans fortifications sûres et fortes, la responsabilité de leurs charges leur paraissait dans toute son importance. Et les travaux ne pouvaient se poursuivre avec toute la vitesse voulue. Il n'y avait presque jamais plus que neuf hommes disponibles pour la corvée. Car il faut déduire les deux cuisiniers, le boulanger, ceux qu'on avait relevés de garde le matin et la garde du jour. Cependant, malgré le petit nombre d'ouvriers, les fortifications étaient presque complètes après quinze jours de fatigue.

Le 9 mai, deux événements remarquables vinrent troubler la monotonie de l'existence solitaire de la garnison.

De bonne heure dans l'ayant midi, le Lt. Col. Osborne Smith passa au Fort, à la tête de son bataillon, le 91e d'Infanterie Légère de Winnipeg. Il distribua aux officiers des armes et de la munition.

Le capitaine Bossé, paie-maître du 65e, les accompagnait et paya aux soldats un mois de solde.

Dans l'après-midi, le capitaine Ostell passa avec sa compagnie en route d'Edmonton à la rivière Bataille.

Quelques jours plus tard, le Rev. P. Leduc, missionnaire attaché à l'évêché de St. Albert, passa au Fort. Sur le conseil du capitaine, tous les soldats allèrent à confesse. Une tente avait été montée près du Fort et servait de confessionnal. Le bon missionnaire y confessa jusqu'à minuit. Le lendemain matin tous communièrent. Plusieurs raisons poussaient les soldats à s'empresser de profiter de la visite de ce missionnaire pour remplir leurs devoirs religieux. D'abord, c'était la première occasion qui s'offrait et personne ne pouvait dire combien de temps ils seraient sans en trouver une pareille. Ensuite, pendant les premiers jours de leur vie de garnison ils avaient été attaqués à quatre reprises différentes. La première a été rappelée pins haut. La seconde eut lieu pendant la nuit du 10 de mai; la troisième le 13 et la dernière vers le 18. L'attaque du 13 fut la plus sérieuse. La nuit était très-sombre. Le soldat Savard montait son quart lorsque tout-à-coup une balle lui siffla à l'oreille; il donna aussitôt l'alarme et pendant que la garnison se mettait en état, de défense une seconde balle, venant d'une autre direction, traversa la palissade et siffla à l'oreille du soldat Deslauriers qui faisait sa ronde dans un autre poste; comme dans les attaques précédentes, les soldats firent preuve de beaucoup de sang-froid. Les soldats passèrent le reste de la nuit sous les armes. Plusieurs patrouilles furent faites, mais sans résultat à cause de la grande obscurité. Le lendemain matin on découvrit les traces des assaillants et le point d'attaque. Quant au nombre il était difficile de s'en assurer. Ils avaient campé au bord d'un petit lac à environ deux milles du Fort, et deux des leurs s'étaient avancés jusqu'à un fossé, qui avait été creusé depuis plusieurs mois pour égoutter les terres, à une soixantaine de verges seulement du camp et avaient fait feu sur la garde. Lors de la dernière attaque les Sauvages volèrent quatre chevaux qui paissaient dans un champ voisin du fort. Le lendemain, le capitaine envoya une bande d'éclaireurs sous le commandement du Lieut. Dunn de la police à cheval d'Alberta et, le même soir, ils ramenèrent au camp les chevaux volés plus deux autres qu'on avait trouvés à une douzaine de milles au sud. Quant aux voleurs, ils étaient disparus. L'interprète sauvage à qui appartenaient les chevaux volés hérita des deux autres, car leur propriétaire ne vint jamais les réclamer.

Quelques jours plus tard, la ligne télégraphique d'Edmonton était terminée. La construction de cette ligne avait été ordonnée par le Major-Général Strange avant son départ d'Edmonton. Les travaux en avaient été poussés avec activité. Le chef de l'expédition était un M. Parker. Il était opérateur employé spécialement par le département de la milice. C'était un de ces rares Anglais qui ont su s'attirer l'estime des volontaires. Il était fils d'un ministre protestant de Londres. Il était venu s'installer à Battleford: quelques années passées, et avait au moment de l'insurrection au delà de $4.000 de marchandises dans son établissement. Son stock consistait en pelleteries et en collections recueillies depuis plusieurs années et qu'il se proposait d'envoyer au musée Royal de Londres. Les insurgés dévalisèrent son magasin et détruisirent tout. Les soldats aidèrent à la construction de la ligne. Le 23 de mai tout était terminé et la ligne fonctionnait. M. Parker s'établit dans la maison de l'interprète et y resta jusqu'au 23 de juin quand il remonta à Edmonton avec le Capt. Ethier.

Le lendemain de la complétion de la ligne, anniversaire du jour de la naissance de la reine, il y eut grande parade. Dans l'après-midi, le capitaine reçut, par dépêche secrète, la nouvelle d'une rencontre du bataillon droit du 65e où ce dernier avait perdu cinquante hommes. On ne donnait la nouvelle que comme rumeur. Heureusement que, plus tard, les événements la démentirent. Le 25 de mai, le capitaine recevait ordre de faire réparer le pont de la rivière du Calumet situé à trois milles au nord. Il se rendit sur les lieux et, voyant que ses hommes n'étaient pas en nombre suffisant pour faire ce travail, il fit venir d'Edmonton une bande d'ouvriers qui exécutèrent à la lettre le but de leur mission.

Vers ce temps-là, le commandant à Edmonton autorisa le capitaine à engager quatre Sauvages de la réserve de la Côte de l'Ours pour servir d'éclaireurs. Il choisit quatre hommes sûrs, recommandés par le chef Peau d'Hermine, et pendant dix jours ils remplirent leur devoir à la lettre et furent bien remerciés par les autorités.

Le 31 de mai le capitaine Ethier reçut ordre du colonel de se rendre à l'établissement métis de Laboucane, (autrement, dit St. Thomas de Duhamel, au nom de Mgr Duhamel,) avec mission d'apaiser les esprits excités de la population de cet établissement métis et d'essayer de ramener les vingt familles qui étaient allées rejoindre les rebelles.

Le lendemain, le capitaine Cunningham et le lieutenant Bellerose du bataillon des volontaires métis de St. Albert arrivèrent au Fort Ethier. Ils avaient mission d'accompagner le Capt. Ethier jusqu'à Laboucane. Les trois officiers se mirent immédiatement en route. Ils arrivèrent au but, de leur voyage vers minuit, le même soir. Ils se rendirent tout de suite, à la maison d'Elzéar Laboucane, chef de cet établissement.

Elzéar Laboucane est un vrai métis. Il y a quelques années, lui et ses frères passaient pour des chefs valeureux dans les expéditions pour la chasse aux buffles. Quand ce métier cessa de payer, vers 1879, il résolut de s'établir sur les rives de la rivière Bataille et décida presque tous ses compagnons à fonder un village ou settlement en cet, endroit. Bientôt d'autres chasseurs aussi malheureux vinrent augmenter la population de la colonie. On s'adonna alors à la culture de la terre. Aujourd'hui la colonie comprend soixante familles établies sur les deux rives de la rivière Bataille. La famille Laboucane, la première arrivée et fondatrice de ce village qui porte encore son nom, est sans contredit la plus riche des familles métisses du district. La fortune d'Elzéar est évaluée à près de $30,000. Il est peut-être le seul qui ait osé faire concurrence au commerce de la compagnie de la Baie d'Hudson, lors des réunions annuelles des tribus de ce district, aux Buttes de la Paix, pour recevoir le traité du gouvernement, et il en retire de grands bénéfices. Quand le capitaine Ethier descendit chez lui, il était absent, étant occupé à conduire un train de transports qu'il avait mis au service du gouvernement et qui lui rapportait une couple de cent piastres par jour. Son épouse et ses deux filles, demoiselles bien élevées et d'un esprit peu commun, firent aux visiteurs les honneurs de la maison et les reçurent avec une hospitalité toute française. Le lendemain matin, la nouvelle de l'arrivée des militaires était répandue par toute la colonie, et, cependant, les principaux habitants, au nombre de seize, se réunissaient chez Laboucane.

C'étaient le R. P. Beilleverre, missionnaire, MM. Pierre St. Germain père, Pierre Descheneau, Joseph Gouin, Chs. St. Germain fils, Laurent Salois, Jos. Paquet, Louison Nepissingue, Roger Nepissingue fils, Félix Blangnon, Jos. St. Germain fils, Jérôme Laboucane, Edouard Paré, Augustin Hamelin, J.-Bte Tourangeau et Alex. Piscimwop.

Le capitaine Ethier leur expliqua le but de sa mission, et leur parla longuement en français et en Anglais; le Capt. Cunningham traduisait en cris les paroles du Capt. Ethier. Ce dernier leur assura qu'ils ne couraient aucun danger à rester sur leurs terres, et que les troupes du Gouvernement, loin de les venir déranger, les défendraient même contre les insurgés, si ceux-ci voulaient les forcer de se joindre à eux. Tous les métis parurent satisfaits de ces explications. On envoya des courriers ramener les fugitifs, et, le lendemain, les trois officiers partaient, accompagnés de plusieurs colons et du R, P. missionnaire.

En traversant la colonie, le capitaine Ethier remarqua l'originalité des masures qui servaient d'habitation à ces pauvres Métis. Toutes sont à un seul étage, mais très-proprement blanchies. L'ameublement y est des plus primitifs. Chose digne de remarque, une tente est fixée à côté de chaque maison. Le missionnaire en donna la raison. Tous ces Métis élevés à vivre sous la tente, après avoir passé la meilleure partie de leur vie à courir la plaine, ne peuvent s'habituer à vivre entièrement dans une maison; il leur faut toujours une tente où ils vont se reposer de leurs fatigues, en se rappelant avec regret les souvenirs des jours passés. En route les Métis conversèrent avec le capitaine et lui firent de grands éloges des petits soldats noirs (le 65ème), Ils arrivèrent aux Buttes de la Paix le 4 de juin vers midi.

Quelques instants plus tard, Mgr Grandin, évêque d'Alberta, entrait au Port. Les soldats saisirent leurs carabines à la hâte et, sans prendre le temps de faire aucune toilette, se mirent en rangs et présentèrent les armes. Puis mettant un genou en terre ils reçurent la bénédiction du prélat.

Pendant le court séjour de l'évoque à ce fort, il se passa une scène qui ne devait pas s'effacer de sitôt de l'esprit de tous ceux qui en ont été témoins. Un train de transports passait au Fort et, debout sur le perron pour les bénir, l'évêque leur souhaitait à chacun un heureux voyage. Tout à coup un cri de surprise s'échappe de ses lèvres et, avant qu'il pût prononcer un seul mot, l'un des charretiers, un jeune homme d'environ dix-neuf ans, était à ses genoux et lui baisait les mains avec tendresse. "Jean! mon Jean!" étaient les seuls mots qui sortaient des lèvres du prélat, tandis que des larmes brillaient dans ses yeux. Quand il fut quelque peu revenu de son émotion, il raconta aux soldats étonnés le sujet de son trouble. Il y avait environ dix-huit à dix-neuf ans, une pauvre sauvagesse mourait au milieu d'une tribu de Pieds-Noirs. Elle laissait après elle un tout jeune enfant, âgé de six mois à peine. Les sauvages, embarrassés de cet étrange héritage, crurent ne pouvoir faire mieux que d'enterrer le fils à côté de la mère. Ils jetèrent donc l'orphelin dans la fosse de sa malheureuse mère et couvrirent de terre les deux corps. Un missionnaire, passant au camp le même jour, apprit la nouvelle de l'enterrement et courut à la tombe pour s'assurer si l'enfant, était encore en vie. Quelle ne fut pas sa surprise, après avoir découvert les corps, de voir que le petit être respirait encore! Il le remporta avec lui et alla le placer à l'Orphelinat de St. Albert. Monseigneur l'a toujours protégé d'une manière spéciale et, après lui avoir fait donner une éducation suffisante, le laissa libre de se choisir un état quelconque. Un jour donc, l'orphelin partit, bien qu'à regret, de l'asile où il avait été si bien traité et s'aventura dans les bois et les prairies. Il y avait déjà longtemps que l'orphelin était parti, et son protecteur le revoyait sain et sauf. Aussitôt le récit de cette étrange aventure terminé, tous les soldats et les métis s'associèrent, à la joie du prélat. Le lendemain Sa Grandeur partait, emportant avec lui les meilleurs souhaits des coeurs qu'il avait su consoler.

Il ne reste plus à raconter qu'un seul incident remarquable. Vers la fin de mai, le capitaine fut informé qu'un vol de chevaux avait été commis, sur la réserve de Papesteos, par une bande de Sauvages, sous les ordres d'un nommé Tacoots. L'affaire était d'autant plus sérieuse que Tacoots était plus redouté, et que l'on croyait qu'il ne bornerait pas là ses déprédations, Tacoots était le seul Sauvage de ce district qui parlait l'anglais et qui savait lire. Il volait souvent les documents officiels du Gouvernement et allait en discuter le contenu avec ses co-nationaux. Il avait entrevu juste assez de la civilisation pour en deviner les mauvais côtés, et ses commentaires sur les affaires de l'état étaient loin d'être favorables à ce dernier. Il était venu de 300 milles au nord-est et s'était établi sur la réserve de Papesteos.

Grâce à son intelligence supérieure et à son éducation et sa force herculéenne, il exerçait un pouvoir extraordinaire sur la tribu et surtout sur le chef. Il était réellement le commandeur sur la réserve, Quelques jours après le vol, il se rendit à Edmonton et expliqua au Colonel les motifs de sa conduite. Le Colonel l'écouta avec bonté et lui pardonna, vu son repentir et les bonnes raisons qui expliquaient son crime et le mettaient sous un jour plus favorable. Aussi jamais Sauvage ne fut plus attaché à son chef que ce Sauvage ne le devint à l'égard du Colonel.

Voilà maintenant le récit de la garnison du Fort Ethier terminé. Il ne reste plus qu'à ajouter quelques notes générales qui sont d'un certain intérêt.

Pendant toute la campagne, il n'y eut pas un seul cas de maladie sérieuse. Le soldat Lamoureux eut une attaque de scorbut, causée par la mauvaise qualité des viandes. Quelques autres en souffrirent aussi, mais le caractère de leur maladie était moins dangereux. Le Dr. Powell, qui était attaché à ce Fort, mérite les plus grands éloges. Toujours régulier dans ses visites, il remplissait son devoir avec une bonne volonté et un zèle infatigable. En une circonstance même, il n'hésita pas à faire 80 milles à cheval, d'une seule course, pour donner ses soins à un malade. Aussi le capitaine Ethier jugea-t-il à propos de faire un rapport spécial au commandant, à Edmonton, de la bonne conduite et du zèle du jeune médecin.

Vers le milieu de juin, on lut un ordre du général Middleton demandant les noms de ceux qui voudraient rester en garnison après la campagne finie. Plusieurs signèrent, après avoir posé comme condition sine qua non qu'un officier du 65e resterait en commandement. Le lieut. Villeneuve déclara qu'il accepterait avec plaisir une place d'officier dans ce nouveau bataillon. Mais l'ordre du retour arriva le premier, et lieutenant et soldats n'hésitèrent pas à obéir.

Le 22 juin, le capitaine reçut ordre de monter à Edmonton immédiatement. Le lendemain soir, il arrivait au Fort et faisait son rapport. Le 24 juin, après être allé célébrer, avec le Col. Ouimet et d'autres officiers, la fête nationale à St. Albert, il reçut la mission de transmettre aux différentes garnisons l'ordre du départ qui venait d'arriver. Cet ordre parvenait au Fort Ethier le 25 au soir; le 27, les soldats étaient en route, et, le 28 au midi, ils entraient dans Edmonton au milieu des cris de joie de leurs frères d'armes.






CHAPITRE V.

FORT NORMANDEAU.

Si le lecteur se le rappelle bien, lorsque le bataillon gauche, en route pour Edmonton, passa à la Rivière du Chevreuil Rouge, il laissa en ce dernier endroit vingt hommes de la compagnie No 8 sous le commandement du Lieutenant J. E. Bédard Normandeau. C'était le premier détachement que l'on séparait du corps du bataillon, et la douleur de cette séparation était d'autant plus cruelle qu'elle faisait présager aux autres compagnies leur sort futur. Ce fut ce jour là même que les hommes comprirent la tâche qui serait imposée au bataillon, et qui causerait son démembrement pendant toute la durée de la campagne.

La douleur fut d'autant plus forte qu'elle était imprévue. Les adieux se firent en silence et, le 1er de mai, au moment où le bataillon gauche continuait sa marche vers le nord, la nouvelle garnison entra dans ses quartiers.

La traverse du Chevreuil Rouge était un poste très-important. Il y avait en cet endroit plusieurs habitations, entr'autres deux magasins et un bureau de poste.

La bâtisse qui devait servir de fort à la garnison était située à environ deux cents verges de la rivière sur la rive sud, sur une éminence qui permettait d'examiner les environs dans un rayon de plusieurs milles et qui, par sa position, rendait toute surprise impossible. Voici les noms de ceux qui composaient cette garnison: Lt. J. E. Bédard Normandeau, commandant, sergents G. Duchesnay, A. Demers et A. Riendeau; caporaux Jos. Gingre, J. Rivet, Jules Rupert et A. Lévesque; soldats, E. Leclerc, A. Leblanc, N. Lamarche, C. Wilson, D. Francoeur, N. Sicard, A. Rousseau, N. Desmarteau, J. Viger, J. Trainer, M. Carrigan, et N. Gervais.

Pendant tout le séjour de la compagnie No 8 à ce fort, il n'y eut qu'un incident remarquable. Quelques chevaux avaient été volés par une bande de maraudeurs. Le Lt. Normandeau envoya immédiatement une dizaine d'hommes faire la patrouille dans les alentours, et ils ramenèrent, le même soir, les animaux au fort, après avoir fait une marche de dix milles dans la plaine.

Tout le reste du temps fut employé à la construction d'un fort qui peut à bon droit être mis au même rang que ceux d'Edmonton ou de Battleford. Pendant six longues semaines, les hommes y travaillèrent et, vu leur petit nombre, l'ouvrage était plus rude. A part le servant du commandant, le boulanger et le cuisinier, il faut aussi compter les hommes de garde qui, au nombre de huit, montaient leur quart jour et nuit dans deux postes assez éloignés l'un de l'autre. A cause de l'étrange position du Fort, et du danger que présentait la rive nord comme point d'attaque de la part de l'ennemi, une tente de garde avait été levée sur cette rive et un corps spécial y faisait sentinelle continuellement. L'autre poste était dans le Fort lui-même. Il y avait si peu d'hommes, que ceux qui étaient relevés de garde le matin étaient forcés à être de corvée l'après-midi. Ce surcroît de peine causa souvent des désagréments entre les soldats et leur commandant, mais, ici comme ailleurs, et peut être plus qu'ailleurs, les soldats remplirent leur devoir.

Vers la fin de juin, les travaux étaient terminés. Le bâtiment principal avait été mis dans un état complet de défense. Meurtrières, barricades etc., rien n'y manquait. Deux bastions avaient été construits sur la façade même, et une tourelle avait été élevée à une cinquantaine de verges derrière le corps principal, à égale distance des deux bastions.

Une clôture de pieux à triple rang entourait tout le terrain et reliait entr'eux les bastions et la tourelle. Un fossé de huit pieds de profondeur et de dix pieds de largeur séparait le fort de la plaine et, comme ce fossé était presque continuellement rempli d'eau, il rendait une attaque immédiate impossible de ce côté. Vis-à-vis la porte d'entrée du fort lui-même, un pont-levis se détachait de la clôture et s'abaissait pour recevoir les amis; une fois levé il coupait tout accès.

L'ordre du retour parvint à cette garnison le 26 juin et, le surlendemain, chacun pliait bagage et disait adieu à la forteresse qu'il avait aidé à construire et qui restera pendant de nombreuses années à venir pour redire aux voyageurs, étonnés du contraste de la richesse et de la grandeur de cette construction avec la solitude envir
onnante: Le 65ème a passé là!

FIN DE LA TROISIÈME PARTIE.






QUATRIÈME PARTIE.

LE RETOUR




CHAPITRE I

DE FORT OSTELL A FORT PITT

La campagne tire à sa fin. Une reste plus à l'auteur qu'à raconter les incidents du retour du bataillon dans ses foyers. Écrire le récit du voyage de chacune des compagnies qui ont passé le temps de la campagne en garnison, de son départ du fort qu'elle avait érigé et défendu jusqu'à ce qu'elle se soit réunie au reste du bataillon, serait répéter sous différentes formes la même histoire. En mettant donc sous les yeux du lecteur les incidents survenus à la compagnie dont il faisait partie, l'auteur croit atteindre le but qu'il s'est proposé et faire par là, comprendre à tous, comment le bataillon s'est réuni à Fort Pitt. Le lecteur se rappelle que le bataillon droit, c'est-à-dire les compagnies 3, 4, 5 et 6, est rendu à Fort Pitt depuis le 27 de juin. Le même jour, les compagnies 1, 7 et 8 quittaient leurs forts respectifs et se dirigeaient sur Edmonton où les attendait la compagnie No. 2. La compagnie No. 7, partie du Fort Saskatchewan le matin, arriva le même jour au but de son voyage. Le détachement du Fort Ethier y arriva le lendemain. Quant à ceux, qui avaient construit et protégé le Fort Normandeau, ils n'arrivèrent que le lundi suivant, le 29 de juin.

La compagnie No. 1 se met en route vers les quatre heures de l'après-midi.

Il fait une chaleur atroce. On part à pied, suivant, en chantant, les lourds wagons qui transportent notre bagage. Arrivés au haut de la colline située au sud-est du Fort, nous jetons un dernier regard au vieux chantier qui nous avait abrités pendant huit longues semaines et chacun lui fait dans son coeur un adieu qui pour être silencieux n'en est pas moins touchant.

Chacun peut lire dans les yeux de son voisin la joie du retour et la peine du départ, joie et peine qu'il ressent lui-même. Sans doute qu'il ne peut y avoir d'hésitation à choisir entre ce petit Fort isolé et la maison paternelle, et cependant plusieurs disent à leur compagnon de route: "il a une bonne mine notre Fort" et une larme silencieuse coule sur leur joue brûlée par le soleil.

Car, tous et chacun nous l'aimions bien notre petit fort et c'était naturel. C'était l'ouvrage de six longues semaines; chacun y avait mis la main et se considérait seul propriétaire de telle ou telle partie du parapet, de telle ou telle barricade, des meurtrières, selon l'ouvrage qu'il avait fait. Peu à peu les wagons descendent lentement la colline, nous suivons sans rien dire, et, petit à petit, le fort disparaît à l'horizon. Enfin, on ne peut plus le voir, mais chacun en conserve une copie gravée au fond de son coeur.

Nous marchons pendant deux heures et, vers 6.30 p.m., nous montons le camp. Nous avions à peine monté nos tentes qu'un de nous voit des voitures venir sur la route. Bientôt le mot se passe d'une bouche à l'autre et toute la compagnie va rencontrer les nouveaux arrivants, qui ne sont autres que nos frères de la rivière du Chevreuil Rouge. Nous leur serrons les mains avec tout le plaisir qu'on a à se revoir après une si longue absence. A regarder leurs figures brûlées, à voir leurs vêtements en haillons chacun se dit: "Ils ont souffert comme nous." Nous leur aidons à monter leurs tentes, non loin de notre camp, et, jusqu'à neuf heures et demie, l'on se raconte les différents épisodes des semaines passées, et les amis font mille projets pour l'avenir qui leur sourit du haut de Mont-Royal. Vers les neuf heures, le lieut. Dunn, des carabiniers à cheval, qui avait passé une quinzaine de jours au Fort Ostell, vint faire une visite d'adieux au capitaine et aux soldats. Peut-être avait-il un dernier espoir de pouvoir décider quelques-uns de nous d'entrer dans sa compagnie, plusieurs le disaient, mais j'aimais mieux le croire plus désintéressé, car si c'eut été le cas je n'aurais pu que plaindre sa mauvaise fortune: personne ne lui donna son nom.

28 juin—A quatre heures tout le monde était sur pied du cuisinier à l'orderly et à six heures on était prêt à partir. Pendant le déjeuner, il avait été décidé entre le capitaine et le maître charretier que chaque wagon recevrait trois soldats: en voilà donc quinze de montés. Il en reste encore dix à placer. Ceux-ci attendent avec le capitaine les charretiers de l'autre détachement. Notre capitaine espère disposer de nous convenablement, car ils ne sont que vingt hommes et ont sept wagons. Enfin ils arrivent à nous.

Ici se passa une comédie qui pour être improvisée n'en était pas moins risible. Quand notre capitaine en eut placé quatre assez facilement, il s'occupa de trouver une place pour les autres. Il passa donc de voiture en voiture pour voir qui avait la charge la moins lourde. Alors chaque charretier faisait valoir de son mieux la charge qu'il avait et dépréciait autant que possible la valeur de ses chevaux, qu'en toute, autre circonstance il aurait vantés de son mieux. Après une demi-heure de pourparlers, tout le monde était placé. Un des charretiers qui prétendait avoir deux mille livres pesant dans son wagon et un cheval qui boitait (lorsqu'il était fatigué!) fut obligé d'en recevoir deux de nous sous peine de s'en retourner sans paie. Mais, après tout, nous étions embarqués sous "condition" et les charretiers en profitèrent de leur mieux. Le capitaine leur avait dit que nous étions tous condescendants et que, lorsque les chemins seraient trop mauvais, il suffirait d'un mot de leur part pour alléger leurs voitures.

Aussi avant de passer le moindre ruisseau, ils nous rappelaient poliment la promesse du capitaine: immédiatement, pour faire honneur à la parole de notre commandant nous descendions et traversions à pied les marais.

Après un mille ou deux de marche, pendant lesquels nous avions descendu, remonté et redescendu de nos voitures, Dieu sait combien de fois, nous arrivâmes à un creek ou ruisseau assez large.

Les charretiers nous demandent de descendre; le ruisseau a au moins vingt pieds de largeur, et il est évident que personne ne peut le franchir sans se mouiller les pieds, les jambes... et le reste.

Nous refusons donc d'abord, mais après quelque discussion il nous fallut obéir, toujours pour faire honneur à la parole du capitaine, ce qui était l'argument le plus fort des discours des charretiers, argument contre lequel venaient se briser nos théories de bottes remplies d'eau.

Nous descendons tous les six et nous passons le ruisseau à pied—on pourrait avec autant d'exactitude dire "à la nage."—Par bonheur que cet état de choses dura peu de temps. Trois milles plus loin, un wagon vide, envoyé par le capitaine Ostell pour accommoder ses hommes, attendait le reste des transports.

Nous montâmes immédiatement et bientôt nous étions en route à la poursuite de notre compagnie qui avait au moins cinq milles d'avance sur nous.

En route, nous passâmes à travers la réserve du Père Scullen. Ce bon père vint nous donner la main et nous bénit en nous souhaitant un bon voyage. Huit milles plus loin, nous traversions la Côte de l'Ours, saluant en passant l'agent Aylwin. Il était deux heures de l'après-midi quand nous arrivâmes enfin à l'endroit où notre compagnie nous attendait; nous avions fait vingt milles depuis le matin. Les chevaux étaient fatigués pour ne pas dire plus, et, si l'on n'était venu nous chercher à point, certain charretier du train de la Rivière au Chevreuil Rouge aurait eu un cheval boiteux avant le soir. A 3 Heures, les chevaux étaient attelés de nouveau et prenaient d'un pas décidé, mais lent, la route de Fort Ethier.

Il était cinq heures quand nous passâmes devant le Fort. La plupart qui le voyait pour la première fois, et d'autres qui l'avaient vu avant la terminaison des travaux exprimèrent leur opinion; ceux-ci et ceux-là en firent des éloges et on cria trois hourras! pour le capitaine Ethier, et trois autres pour sa garnison.

Après avoir laissé notre munition en cet endroit nous nous remîmes en route. A un demi mille du côté opposé de la rivière qui coule près du Fort, nous rencontrâmes un attelage superbe. Il y avait au moins trente wagons très-lourds attachés trois par trois et traînés par cent-vingt boeufs. Ces derniers attelés douze par lot de wagons marchaient d'un pas lent mais régulier. De chaque côté de la route, en avant et en arrière, d'autres boeufs marchaient libres de tout frein et semblaient servir d'escorte au transport; ils étaient de réserve. On nous dit que tout cela appartenait à un M, Baker de Calgarry, qui, soit dit en passant, est un des plus riches colons du Nord-Ouest. Rien de plus curieux que ce moyen de transport. Les wagons sont très-lourds, pesant en moyenne 3,000 livres chaque et leur charge est quelquefois de 100,000 livres et plus; dix paires de boeufs traînent ce poids sans difficulté. Il était sept heures quand nous arrivâmes sur la rive nord de la rivière de la "Petite Roche au Brochet" où nous campâmes. Plusieurs allèrent se baigner immédiatement avant de souper, les autres se reposaient des fatigues de la route en s'employant à toutes sortes de jeux. A huit heures tous étaient couchés, à neuf heures tous dormaient. Nous avions fait 35 milles depuis le matin.

29 juin—A deux heures du matin, tous étaient sur pied et les tentes étaient pliées et embarquées. On but le thé chaud, chacun prit un hard-tack et l'on partit à trois heures. Les chemins étaient des plus mauvais, et l'on s'expliqua la cause de notre départ matinal quand les charretiers nous dirent que les chevaux n'auraient jamais pu faire une telle route à une heure plus avancée du jour et qu'avant le midi ils auraient été complètement épuisés.

Après huit milles de marche, on détela les chevaux et chacun s'étendit de son mieux à l'ombre des charrettes. On se reposa deux heures de temps. A neuf heures on se remit en route. Le chemin était long et difficile, plusieurs chevaux paraissaient épuisés, et souvent l'on était forcé de faire le trajet à pied pour soulager les animaux. Il était une heure de l'après-midi quand nous traversâmes le ruisseau de "La Boue Noire." Nous nous y arrêtâmes. Nous étions à 14 milles d'Edmonton et avions déjà fait 23 milles depuis le matin. Un des charretiers nous ayant grandement vanté ce ruisseau comme eau de bain, plusieurs se baignèrent avant le dîner. L'eau en effet était délicieuse, le fond très-mou, sans être vaseux, sans pierre, sans herbage incommode, et le courant seulement assez fort pour qu'il y eût du plaisir à nager à l'amont.

A deux heures et demie l'on se remît en route. Une pluie fine commença à tomber. Le chemin était méchant sur une longueur de quatre à cinq milles, il y en eut une dizaine qui le firent à pied A peine arrivions-nous au terme de notre marche que trois express venaient à notre rencontre. Ils nous étaient envoyés d'Edmonton où l'on nous attendait le soir même.

En quelques minutes, nous étions prêts à repartir; nous étions à peine deux ou trois par voiture. C'est dire que nous n'aillions plus au pas. Nous passâmes sur la réserve de Papesteos qui s'étend sur une longueur d'une dizaine de milles.

A peine arrivés à trois milles d'Edmonton, et comme il se faisait tard, les charretiers mirent leurs chevaux au trot, et le chemin se fit à travers des flots de poussière. Après une demi-heure de course, nous arrivons en vue d'Edmonton, qui fut salué par des cris de joie.

A six heures nous avions traversé la Saskatchewan et montions la côte au milieu des saluts bruyamment manifestés de nos frères des autres compagnies. La compagnie No.2 était encore dans le Fort et les compagnies 7 et 8 étaient campées, depuis leur arrivée, sur le côté sud du Fort. A peine arrivés, nous montons les tentes.

Nous fûmes témoins ce soir-ci d'un spectacle magnifique. L'astre du jour empruntant sans doute quelque peu de sa vélocité à la forme et à la nature de l'endroit, ressemblait à ces chasseurs sauvages qui profitent de tous les accidents du terrain pour se cacher puis s'élancer tout à coup sur la proie méditée; l'immense globe d'or courait à travers les montagnes, s'arrêtant de temps à autre sur quelque cime escarpée, puis bondissait derrière un pic plus élevé, pour reparaître plus loin à travers quelque crénelure géante et finalement s'engouffrait subitement et comme renversé par un Être plus fort dans quelque abîme secret derrière la montagne; comme le disent les naturels du pays dans leur langage poétique: "l'astre céleste va se fondre dans les bras glacés des Montagnes Rocheuses." A dix heures le silence régnait dans le camp.

30 juin.—Comme tout le monde était plus ou moins fatigué du voyage, terminé la veille, et que de plus il n'y avait rien à faire, on nous laissa lever à l'heure qu'il nous plût. La parade devait avoir lieu à 10 heures et plusieurs se levèrent à 9.45 heures. On nous distribua des pantalons et des chapeaux de toile. Tous les chapeaux se ressemblent, tous ayant la même patente, mais les pantalons étaient de toutes couleurs et de toutes qualités. A deux heures de l'après-midi on eut une inspection générale par le Lt.-Col. Ouimet, et la lecture des ordres du jour. A trois heures, les tentes étaient à terre: à cinq; elles étaient pliées et embarquées avec le reste du bagage. Après s'être fait attendre depuis deux jours le bateau promis arriva enfin vers six heures et demie et l'on se mit en route.

C'était un bateau assez grand et construit expressément pour naviguer sur la Saskatchewan; son nom est "la Baronne". A 7.30 hrs. a.m. le sifflet crie, les amarres sont tirées et l'on part. D'aucuns disent que nous en avons pour quinze jours à bord, d'autres que nous serons rendus au terme du voyage dans quatre jours au plus; tous ont hâte d'en descendre avant même de monter à bord. Comme nous partons les soldats de l'Infanterie Légère de Winnipeg et les volontaires d'Edmonton auxquels se mêle une foule gaie et reconnaissante nous saluent par des cris répétés et nous envoient de terre mille souhaits d'heureux voyage.

Nous voguons jusque vers les dix heures et demie quand nous jetons l'ancré au bord d'un bois touffu; les maringoins nous dévorent toute la nuit.

JUILLET

1er Juillet—Il est à peine deux heures du matin que nous reprenons notre course. Le temps est assez beau et le vent est favorable. Vers les cinq heures du matin, nous passons devant le Fort Saskatchewan; le major Griesbach est sur la rive et nous salue en passant. Nous arrêtons vers les onze heures à trois milles à l'ouest de Victoria, pour prendre une charge de bois; pendant deux heures nous travaillons avec les matelots. Vers deux heures de l'après-midi nous passons devant Victoria. Le fort est situé sur la rive nord de la rivière. Une foule de sauvagesses accourent sur le rivage pour nous regarder passer. Nous continuons jusqu'à 10 heures du soir quand l'ancré est jetée.

2 juillet.—Départ du bateau à deux heures du matin. Nous allons bien lentement à cause d'un brouillard épais qui cache les écueils. A sept hrs. le lever et le frottage des accoutrements. Vers neuf heures le bateau passe devant le monument élevé par les autres compagnies du 65ème aux martyrs du Lac aux Grenouilles. Tous se découvrent respectueusement. Un peu plus bas nous passons devant d'immenses radeaux qui descendent jusqu'à Battleford. Enfin vers les trois heures de l'après-midi nous arrivons à Fort Pitt. La rive est couverte de nos frères d'armes parmi lesquels se distinguent le major Perry, le lieutenant-colonel Hughes et le Dr. Paré. Le général Middleton et le major-général Strange sont à bord du "North West" et nous saluent au moment où nous jetons l'ancre. A peine le bateau touche-t-il le rivage qu'il est envahi par nos amis.

On se donne de bonnes poignées de mains, on se raconte les incidents les plus marquants de la campagne et la meilleure entente règne partout. Presqu'immédiatement nous obtenons un congé de quatre heures et tous descendent à terre. Le soir nous couchons de nouveau à bord du vaisseau, et un bon sommeil vient enfin fermer nos paupières. Tous sont heureux, tous sont joyeux de se retrouver enfin ensemble après 72 jours de séparation. La nuit est fraîche et nous sommes délivrés des moustiques.




CHAPITRE II.

DE FORT PITT A MONTRÉAL

Le bataillon est maintenant réuni. Toute la journée du trois juillet fut employée à charger les vaisseaux de provisions. Les courts intervalles pendant lesquels il nous était permis de nous reposer se passaient en silence, car il faut le dire, aussitôt que la joie bien naturelle des soldats de se retrouver après une assez longue séparation fut passée, un sentiment de malaise et d'ennui s'empara de tous et influença même les officiers. Notre coeur saignait à la vue de la nudité de l'endroit. Pas une seule, maison, pas un seul hangar, dans un rayon de dix milles, rien! rien que la plaine immense à laquelle l'herbe brûlée et jaunie formait une robe de crêpe dernier vestige de la dévastation. Seul au milieu de cette scène apitoyable, le vieux chantier délabré, qui conservait encore le nom de Fort, se dressait au milieu de la plaine comme un soldat invalide, qui attend, comme une faveur, la balle qui le délivrera des misères d'ici-bas. Ce n'était plus un fort: deux bâtiments de 15 pieds par 12, en bois brut, entourés, pour la forme, d'une ceinture de pieux qui portait encore la trace des ravages de la dernière guerre voilà ce qui frappait l'oeil du visiteur.

Si ce dernier, poursuivant plus loin ses recherches, allait à l'intérieur, un spectacle non moins triste s'offrait à sa vue.

Dans la cour qui sépare les deux bâtiments, un homme passerait sa journée à ramasser et classifier ce qui traîne. Ici, un couteau rouillé, plus loin, une carabine brisée, partout débris sales et puants qui infectent l'atmosphère des environs. Un des bâtiments, celui du nord, sert de magasin de provisions, l'autre de pharmacie.

Cependant presque tous les soldats allèrent voir ce qui restait du Fort, et leur démarche ne fut pas vaine, car il était superbe dans son délabrement.

Même la fétidité qui s'échappait de la cour lui donnait un air de je ne sais quoi qui vous prenait au coeur et vous faisait monter, malgré vous, à la paupière, une larme de regret et de pitié.

Après avoir visité le fort, on alla examiner la tombe du jeune constable Cowan. On s'agenouilla auprès du tertre dont la verdure changeait de nuance petit à petit et sur lequel quelques fleurs, plantées par des mains amies, pliaient tristement la tète et semblaient frémir au contact de leur racines avec le cadavre froid du jeune martyr. Oui, du jeune martyr, car c'en fut un.

Quand on trouva, son corps, il avait un bras et une jambe coupés, la poitrine ouverte et quant à son coeur, quelque Sauvage le lui avait arraché et l'avait emporté à son wigwam. Aussi les soldats du 65e qui ramassèrent ce pauvre cadavre mutilé, émus jusqu'aux larmes à la vue de son état, lui creusèrent-ils une tombe aune centaine de verges du fort.

On y planta des rosiers sauvages et quelques fleurs des bois. Dieu préserve ces pauvres fleurs! que chaque printemps elles élèvent plus haut leurs corolles nuancées et répandent autour de cette tombe un parfum divin! Qu'elles y restent comme souvenir de notre bataillon! et, lorsque l'ombre du jeune soldat errera dans la plaine, puissent leur variété de couleurs et leur douce senteur la faire sourire de joie et d'orgueil, en lui soufflant tout bas notre nom.

Dès six heures et demie du matin, nous étions dans la plaine et nous faisions l'exercice militaire, commandés par l'instructeur Labranche. A sept heures et demie, l'exercice était fini, la lecture des ordres du jour eut lieu. La fin de la campagne nous était annoncée, et nous recevions l'ordre de retourner dans nos foyers. Une seule chose nous intriguait, tout le bataillon avait reçu ordre de descendre la Saskatchewan et d'aller jusqu'aux Grands Rapides sur la "Baroness" et c'est à peine si l'aile gauche du bataillon avait pu s'y placer d'une manière convenable. Aussi, malgré le plaisir de voyager ensemble, chacun trouvait un mot à dire contre ceux qui semblaient avoir pris le parti de nous ramener chez nous comme des sardines en boite.

A trois heures de l'après-midi, les colonels Ouimet et Hughes inspectèrent le bataillon. On passa la nuit à bord du vaisseau et après tout nous n'étions pas trop mal.

Samedi, 4—Dès deux heures et demie du matin, les trois vaisseaux se mettent en route. On nous apprend que le lieutenant colonel Williams des Midlands, et le sergent Valiquette de notre bataillon sont décédés pendant la nuit. Tous les pavillons sont baissés à mi-mât en leur honneur. Une atmosphère de tristesse semble peser sur le bateau et l'avant-midi est longue et ennuyante. On n'entend que le cri monotone d'un matelot qui sonde la rivière et dit au capitaine le nombre de pieds d'eau où passe le vaisseau.

Le fond et le cours de la Saskatchewan sont des plus curieux: souvent on passait dans deux pieds d'eau pour tomber aussitôt dans une quantité d'eau dont on ne pouvait sonder la profondeur, mais plus, souvent encore, après avoir navigué quelques secondes dans deux pieds d'eau, le bateau s'échouait sur un banc de sable quelconque. On déchouait généralement le bateau sans trop de trouble et la perte de temps n'était pas bien grande.

Dans le cours de l'après-midi nous essuyons une tempête de pluie et de grêle. La plupart des couvertes étendues sur le bord du vaisseau furent mouillées en peu d'instants, et malgré qu'on les enlevât, et que la pluie eût cessé, ceux dont les places étaient encore humides passèrent une mauvaise nuit et se plaignirent de crampes et de rhumatismes le lendemain.

Vers les cinq heures de l'après-midi, on passe devant un camp sauvage; les sauvagesses nous saluent de la main tandis que leurs compagnons nous regardent passer en silence.

Vers le soir, les bancs de sable devinrent plus nombreux; après quelques heures de marche on aurait juré qu'il n'y avait que des bancs de sable sur notre route. Des deux côtés s'étendent à perte de vue d'immenses îles de sable et leur couleur grisâtre, vue au clair de la lune, avait un effet des plus étrange aux yeux de tous. A mesure que le bataillon avance on les voit se traîner comme des couleuvres autour de nous, et, de temps à autre comme enlacés dans leurs replis; nous nous échouons sur quelque monticule de sable caché traîtreusement sous la nappe de couleur vert-pâle de là rivière. Fatigué de ces obstacles devenus plus fréquents à mesure que l'heure avance, le capitaine ordonne de jeter l'ancré et l'on passe une nuit tranquille à une trentaine de milles à l'ouest de Battleford.

Dimanche, 5—A trois heures du matin, nous levons l'ancre et le bateau poursuit sa course accidentée. Rien de particulier à bord, excepté l'impatience des soldats d'arriver à Battleford. Enfin, vers huit heures et demie, nous voyions le "Marquis" et le "North-West" à un demi-mille en avant de nous, arrêtés sur les bords d'une assez jolie baie.. Le mot "Battleford" est sur les lèvres de tous. En effet, nous sommes rendus.

Chacun jette un regard de curiosité sur la rive et n'est pas peu surpris de voir le brave Lemay en habit d'officier qui nous attend sur le rivage. Sans commandement, mus par le même sentiment d'amitié et d'admiration, tous le saluent et des centaines de mains se dirigent vers lui. Il est encore pâle mais paraît marcher sans trop de difficulté. A peine a-t-il mis le pied à bord du bateau qu'une véritable ovation commence et si nous n'avions su qu'il était encore souffrant, de sa blessure, je crois qu'on l'aurait promené sur nos épaules. Chacun l'interroge avec intérêt sur sa condition, quelques-uns lui posent des questions des plus naïves, tous sont heureux et Lemay comme les autres.

Pauvre jeune homme! tu n'as pas de père qui t'attende à Montréal pour te serrer avec orgueil sur son coeur, pas de mère non plus qui gémisse en s'impatientant de la longueur de la campagne; qui sait? Dieu arrange si bien les choses, mieux vaut peut-être qu'elle soit au ciel depuis longtemps, car la nouvelle de ton accident lui aurait brisé le coeur; un frère seul là-bas souhaite ton retour; mais regarde autour de toi toutes ces figures réjouies de te voir circuler au milieu d'elles, vois ces cent mains amies qui t'offrent; la plus généreuse amitié et si tu pouvais lire dans les coeurs, tu ne te trouverais pas tant à plaindre, car au lieu d'un seul frère tu en as cent et plus, de vrais frères, ceux-là, des frères d'armes, dont l'amitié est franche et dévouée.

Tous se rappelleront longtemps ta conduite héroïque à la Butte aux Français et tant que le 65ème existera, tu y trouveras toute une famille.

Si, plus tard, quand tous ceux qui ont fait partie de la dernière expédition auront quitté ce monde pour un meilleur, tu restais seul à penser à l'année 1885, nos enfants respecteront tes cheveux gris et chacun saluera en toi le héros de la Butte aux Français.

Vers les dix heures, on fit les honneurs militaires au défunt Col. Williams. Tous les bataillons suivaient la dépouille mortelle en silence. Les Midlands, les Grenadiers, le 65ème Carabiniers Mont-Royaux, le 90ème Infanterie Légère de Winnipeg, puis les Queen's Own montent l'un après l'autre la colline, et traversent le village. A la porte du Fort, le 65ème fait volte-face et quelques officier, seulement entrent pendant que le bataillon revient sur ses pas.

Arrivés au rivage, huit sergents prennent le cercueil du sergent Valiquette et le déposent dans le wagon funéraire. La compagnie No. 4 suit le corps puis viennent les autres compagnies.

Après un quart d'heure de marche, on arrive à la porte de la chapelle de la Mission. Tous prennent part aux chants sacrés que l'église ordonne en pareille circonstance, puis le Révd père Provost nous adresse des paroles appropriées, comme toujours, au triste événement. Sa voix est touchante, ses accents sont ceux d'un coeur paternel; le Colonel Ouimet essuie une larme qui vient mouiller sa paupière; le Capt. Roy pleure comme un frère aîné aux funérailles du plus jeune de la famille, et tous sont plus émus qu'ils ne voudraient le paraître. La cérémonie finie chacun retourne au bateau en silence.

Ayant obtenu la permission de visiter le village, plusieurs se dirigent à la hâte vers le premier magasin, pour utiliser les quelques sous qui pèsent dans leur gousset.

Il y avait encore une centaine de maisons éparpillées de distance en distance. Les dames sont à leurs portes et nous saluent sur notre passage. Toutes sont contentes et nous font mille souhaits d'heureux retour. Les plus hardis qui se rendent jusqu'à elles leur demander un verre d'eau sont traités comme des frères ou des fils et sont reçus comme un parent dont on attend depuis longtemps la visite et qu'on voit partir à regret.

Quelques-uns se rendent jusqu'aux limites du village et jouissent d'un spectacle inconnu dans leur ville natale. A leur gauche, le vieux fort s'élève fier dans son armure d'écorce, montrant avec orgueil ses flancs percés de balles et ses murs à moitié détruits que des ouvriers sont à réparer avec des précautions remarquables, comme s'ils craignaient de renverser cette relique précieuse.

A travers les fentes de la clôture, on peut voir quelques canons, la gueule encore noircie par la poudre, les oreilles pendantes comme un chien fatigué attendant l'ordre de son maître pour aboyer de nouveau.

A droite, le village avec ses jolies petites maisons blanches à contrevents verts on jaunes, la petite chapelle qui lève humblement vers le ciel sa croix de bois blanc, le tout décoré fraîchement par la nature qui fait pousser partout une herbe d'une verdure aux nuances variées.

Et devant eux, à perte de vue, des plaines immenses, traversées ça et là par de frais ruisseaux à l'eau limpide, accidentées par des tertres et des mamelons dispersés par-ci par-là dans le plus agréable désordre.

Vers les six heures, nous étions revenus à bord du vaisseau. Des retardataires nous apprennent la mort du soldat Millen de la batterie B.

Il avait été tué accidentellement par une balle de sa propre carabine en escortant un Sauvage au Fort.

Lundi, 6—A 4 1/2 h. du matin, l'on coupe les amarres et bientôt Battleford disparaît au moment où nous tournons la première pointe. Le vent s'était élevé et le bateau marchait très-vite.

Il était vraiment curieux de voir comme les écueils étaient passés et comme les bancs de sable disparaissaient vite à droite et à gauche. Tout à coup, vers les neuf heures, le bateau arrête.

Le vent était devenu si violent que la "Baroness" était aussi bien échouée que jamais bateau ne l'a été. Voyant tous leurs efforts aboutir à rien, les matelots devinrent de mauvaise humeur, le capitaine se fit de la bile et nous dûmes passer le reste de la journée au milieu de la rivière, exposés au vent, avec la consolation, cependant, de n'être pas troublés dans notre sommeil par les maringouins qui n'oseraient pas entreprendre la périlleuse traversée de la rive au navire pour le faible plaisir de nous exciter le tempérament.

Mardi, 7—Le lever a lieu à six heures, Le vent continue toujours, mais on travaille avec ardeur à déchouer le vaisseau. On met une chaloupe à l'eau et quelques matelots vont à terre, attacher un bout de câble à un arbre pour aider à la manoeuvre.

Après plusieurs essais infructueux, l'on réussit enfin à mettre le vaisseau à flot. Il est huit heure» et demie. Pour passer le temps ou pour toute autre raison inconnue à celui qui écrit ces lignes, on eut deux heures d'exercice à bord du vaisseau. Comme l'espace manquait un peu, on procédait par demi-bataillon; les compagnies 1, 2, 3 et 4 commencent, puis après avoir fait tous les mouvements de l'exercice manuel sous les ordres de l'instructeur Labranche, elles se retirent sur le devant du navire pour faire place aux autres compagnies. Quand ces dernières ont fini chacun regagne sa place et s'étend sur sa couverte. On n'avait pas d'autre endroit pour se reposer. Notre couverte formait notre chambre de solitaire, les murs étaient invisibles; jamais aucun importun ne venait nous y relancer, on n'avait pas de place pour le recevoir. Quelques fois deux amis voisins transformaient leurs deux chambres en une seule et habitaient sur le même palier. L'ameublement était modeste. Un knapsack couché sur le côté servait de siège le jour et d'oreiller la nuit; notre capote qui, le jour, servait de bourrure à notre unique fauteuil, la nuit, remplaçait le matelas absent; quant aux cadres, presque toutes les chambres en étaient encombrées; quelques uns les changeaient tous les jours, c'étaient nos rêves encadrés dans la frêle boisure de nos espérances et suspendus au fil invisible de nos illusions. Vers une heure et trois quarts, l'adjudant Starnes inspecta les sergents.

À deux heures et demie le bateau arrête et tous descendent à terre. Pendant que les hommes de fatigue entrent des provisions, le reste du bataillon fait l'exercice militaire.

Cette place s'appelle l'Anse du Télégraphe. A peine revenus à bord, on nous demande a signer la liste de paie ce que chacun fait avec plaisir tout en trouvant que l'on signe plus souvent qu'on ne voit la couleur de l'argent du gouvernement. Pourtant ces murmures étaient bien inutiles, car à quoi nous aurait servi notre argent dans un pays où les magasins étaient aussi rares que les châteaux? La nuit fut très-froide.

Mercredi 8—Le lever se fait de bonne heure.

L'avant-midi est très-froide et presque tous mettent leur capote grise. Enfin vers midi on arrive en vue de Prince Albert. C'est un des plus beaux coups d'oeil que l'on puisse imaginer.

Situé au fond d'une baie sur la rive sud de la Saskatchewan, le joli village de Prince Albert s'étend sur une longueur de plusieurs milles. Ce sont de jolies maisons blanches, espacées par de grands vergers ou de gais jardins de fleurs multiples, ici et là une maison en briques rouges varie d'une manière agréable la beauté du tableau. On distingue entre tous le frais couvent des Soeurs de Ste. Anne; plusieurs religieux et religieuses nous saluent de la main et agitent joyeusement leurs mouchoirs. Enfin l'ancre est jetée et nous obtenons un congé de deux heures pour visiter la place.

Quelques-uns se dirigent vers le couvent sûrs d'y recevoir un bienveillant accueil. La marche fut assez longue, mais leur trouble fut plus que récompensé par la manière dont ils furent reçus. Une religieuse leur fit visiter la classe, où une jeune métisse enseignait l'A. B. C, à de toutes petites fillettes qui regardaient les visiteurs avec de grands yeux noirs tout pleins de je ne sais quoi qui voua les faisait aimer et prendre en pitié; après la classe, la bonne religieuse unit ses prières à celles des soldats pour demander à Dieu un heureux retour, prières qu'elle avait souvent répétées pendant la guerre; après cette visite ils retournèrent au bateau, où ils apprirent que Gros-Ours était prisonnier au Fort. Ils se dirigèrent vers l'endroit désigné. Déjà une foule de volontaires du 65ème se pressent aux fenêtres grillées d'une petite cabane de bois. C'est là que Gros-Ours est renfermé. Cependant la porte reste fermée et malgré nos supplications les hommes de la police à cheval qui font la garde à l'intérieur s'obstinent à nous refuser l'entrée. Enfin, un officier qui passe nous demande ce que nous attendons; on le lui dit. "On ne peut vous refuser de voir celui que vous avez combattu avec autant de courage," dit-il, "ouvrez la porte." L'ordre est aussitôt exécuté et c'est à qui entrera le premier. La petite prison est bientôt remplie et il en reste encore autant à la porte qui brûlent d'impatience et envient le sort de ceux qui ont eu la bonne fortune d'être les premiers. Enfin chacun eut son tour et tous purent contempler de près celui qu'il y a un mois à peine ils auraient avec plaisir passé au fil de la baïonnette.

Le célèbre chef Cris est étendu au fond d'un cachot tout neuf; de temps à autre il se cache sous sa couverte jaune, et semble jouir de notre désappointement. Son fils, âgé de douze ans à peine, nous regardait avec de grands yeux noirs, honteux lui-même d'être exposé aux regards des curieux qui venaient le voir comme une bêle rare ou un héros féroce.

Enfin Gros-Ours, étouffant sans doute sous sa couverte, nous montre sa face vieillie. Nous avions devant nos yeux celui qui s'est rendu fameux par le martyre des RR. PP. Oblats au lac aux Grenouilles et par sa résistance opiniâtre aux troupes du Gén. Middleton. Tout rapetissé sur lui-même, il se sent humilié de sa défaite et de sa triste position. Avait-il donc tant combattu pour n'avoir après tout que l'avantage d'être examiné comme un animal rare d'une ménagerie quelconque? Nous pouvons lire sur ses traits changeants et dans ses yeux mobiles encore beaucoup plus que nous pourrions le dire. Un officier donne l'ordre du départ et après l'avoir considéré une dernière fois, tous reprennent le chemin du bateau en méditant sur son sort et en discutant entre eux le résultat probable de son procès.4

Footnote 4: (return) Il a été jugé par la juge Rouleau à Battleford,—le 25 septembre il fut condamné à 3 années de pénitencier.—le 28 du mène mois il passait à Winnipeg et le lendemain il a été enfermé dans le pénitencier de la montagne Stony.

À quatre heures, tout le monde étant revenu à bord, le bateau continua sa route. Au moment du départ, le maire de la localité, qui avait été colonel du 43e nous adresse la parole. Il parle une dizaine de minutes et, se faisant l'interprète de la population de Prince Albert, nous félicite du succès de nos armes, de notre courage etc, et termine en nous souhaitant un bon voyage. A peine partis, nous recevions des cigares dus à la générosité du maire de Prince Albert.

Une heure plus tard, nous descendions à terre pour monter à bord une vingtaine de cordes de bois de chauffage. Tous y mettant la main, en moins d'une heure, nous étions prêts à partir.

Cependant le capitaine du vaisseau ayant déclaré la route dangereuse, et comme il se faisait tard, l'on passa la nuit en cet endroit.

Jeudi 9—A deux heures nous étions en route. Le paysage devient de plus en plus pittoresque. Les courbes de la rivière sont plus fréquentes et la scène change d'aspect à chaque nouveau détour. On saute ce qu'on était convenu d'appeler des rapides. Dans un autre bateau, ce n'eut été rien, mais le nôtre était si drôlement construit qu'on pouvait s'imaginer le trajet dangereux; en effet, un poêle de cuisine qui se trouve au bord du vaisseau, est renversé et tombe dans le courant, à la grande stupéfaction du cuisinier qui était à se faire une crêpe d'autant plus précieuse qu'il n'en avait pas mangée depuis plusieurs mois et qu'il avait dépensé toute sa ration de lard de la journée pour la faire cuire. Mais le courant emporte tout, excepté l'appétit et le désappointement du cuisinier. Après une longue journée de marche, l'on jette l'ancré entre deux îles vers les dix heures du soir. Pendant la nuit personne ne peut dormir; chacun fume de son mieux pour chasser les maringouins devenus plus entreprenants et n'y réussit qu'à demi.

Vendredi 10—Vers trois heures du matin, le bateau se mit en mouvement, les maringouins nous font un dernier adieu et chacun essaie de dormir. Vers les six heures un coup de canon nous réveille, Nous passions au Fort à la Corne et M. Bélanger nous saluait en faisant tonner l'unique canon du Fort. Un second coup suit de près le premier et tous à bord répondent par des cris de joie.

Après cela, la journée fut ennuyeuse. On traversait un lac assez grand. Bientôt on ne put voir que le ciel et l'eau. Cela dura une heure. Le soir on jette de nouveau l'ancre au fond d'une baie. Notre sommeil n'est pas meilleur que la nuit précédente, ayant à supporter malgré nous la compagnie peu plaisante de gens que nous n'avions nullement invités, les maringouins!!!

Samedi 11.—Partis de bonne heure nous continuons notre route à travers des îles. La journée se passe à faire les préparatifs du débarquement car on s'attend à descendre à terre dans le cours de la journée. Jamais journée ne parut aussi longue! Enfin vers les trois heures le bateau touche à terre, nous sommes rendus. Chacun éprouve un soulagement intérieur de se voir descendu de ce bateau que plusieurs commençaient déjà à considérer comme leur dernière demeure. Pendant onze longs jours on n'avait quitté ce vaisseau que pour quelques instants de temps à autre. On se met en rangs par compagnies, puis les hommes de fatigue aident au débarquement.

De lourds chariots attelés d'un seul cheval (qui suffit, à la charge, car la voie est ferrée) servent de transports. On les laisse prendre le devant, puis l'on se met en marche. Une pluie fine commence à tomber et refroidit l'ardeur de quelques-uns. Malgré tout on n'a que quatre ou cinq milles à marcher et quoique le chemin ne soit pas des plus plaisants sur cette voie neuve, chacun s'y met avec un entrain joyeux. On chante presque tout le long de la route. Arrivés au pied des Grands Rapides, chacun prend son bagage et l'on monte à bord d'une barge appelée "Rivière Rouge." L'on trouva moyen de placer, tant à fond de cale que sur le pont, tout le 65e et deux compagnies des Midlands. Malgré qu'on presse les préparatifs, le retard du vapeur "North West" nous force à attendre au lendemain pour partir. Pendant l'après-midi, on allume des feux le long de la rive et, une distribution de fleur ayant été faite, plusieurs en profitent pour se faire rôtir des galettes. On pouvait se procurer du beurre à 50c la livre et du sucre blanc à 25c. La nuit venue chacun s'étend, du mieux qu'il peut au fond de la barge; ceux qui avaient la bonne fortune de se trouver vers le milieu étaient les mieux, les autres, que leur mauvaise étoile avait menés en avant dans la coque, dorment debout, adossés aux côtés du bâtiment.

Dimanche 12.—On se lève de mauvaise humeur, pour tous la nuit avait été mauvaise. Deux soldats s'étaient couchés sur un amas de bois de chauffage dans l'avant du vaisseau. Cette nuit c'était plutôt pour essayer le nouveau lit qu'avec la certitude de se reposer. Un peu après minuit, en se remuant, un bout de bois plus court que les autres dégringole et frappe, en pleine poitrine, un soldat qui couchait au pied du lit. Ce dernier réveillé en sursaut et croyant que tout le pont était défoncé, crie comme un perdu. Cela cause un émoi général. Un second morceau de bois culbutant d'un autre côté, écrase les pieds d'un dormeur un peu plus loin et ses cris de douleur mettent le comble au tumulte. Chacun se réveille en sursaut et quelques-uns, mauvais juges de la direction des souffrants, courent sur le pont, réveillant ceux qui y dorment pour savoir quel malheur est arrivé. Après beaucoup d'excitation, naturellement augmentée par l'obscurité de la nuit, on s'expliqua la cause du trouble et, une demi-heure après, tout était silencieux. Le matin, au réveil, il pleut à verse et le temps ne contribue pas peu à augmenter le malaise général. Vers huit heures le Révd Père Provost nous dit une messe basse à fond de cale. Chacun prie en silence, peu peuvent se mettre à genoux car il avait plu toute la matinée et le plancher était tout humide. L'avant-midi, les préparatifs se poursuivent avec une ardeur nouvelle. Tous y mettent la main et se construisent des espèces de lits à trois étages dans le fond de cale de manière à accommoder 300 hommes sans trop d'encombrement. Le soir arriva et nous étions encore à travailler.

Lundi 13.—De bonne heure l'on se met en route. L'eau est calme et le trajet s'annonce favorable. Petit à petit la terre disparaît et se mêle avec le bleu azuré du firmament où elle ne parait bientôt plus que comme une bande grisâtre. Quelques heures plus tard on ne voit plus rien que le ciel et l'eau. Cela dure deux jours et deux nuits. On s'ennuie à la mort au fond de cette barge où la seule distraction possible est de manger un hard-tack beurré et Sucré.

Qui pourrait dépeindre la vie de chacun de nous pendant ces deux mortelles journées? Il faudrait d'abord bien connaître l'embarcation où nous étions et son étrange ameublement. A l'extérieur rien n'attirait l'attention d'une manière spéciale. Sa robe de peinture blanche n'était pas fraîche et était parsemée d'accrocs nombreux sous lesquels on voyait son corps humide. A l'avant on lisait Red River peint en lettres rouges. Sur le pont un assemblage des plus divers de barils de sucre, de boîtes de hard-tacks, de sacs à fleur, etc., dans un désordre indescriptible. Trois grandes ouvertures donnaient entrée à la cale où s'était réfugiée la plus grande partie du bataillon; le pont était occupé, par ceux qui n'avaient pu trouver place dans la cale et par les officiers qui avaient dressé une tente sur le devant. Ils étaient 22 à bord, le capt. Ethier avait le commandement. Des échelles de construction primitive menaient du pont à la cale. Au pied de la première échelle un poêle à fourneaux servait aux besoins culinaires des compagnies. En pénétrant à fond de cale, l'on pouvait se croire dans une obscurité complète et n'eut-ce été l'humidité on se serait cru dans les régions infernales (car chacun sait qu'il fait chaud dans cet endroit). Cependant l'oeil s'habituait peu à peu aux ténèbres et un spectacle étrange s'offrait à la vue. De longues galeries à plusieurs étages bordaient de chaque côté l'étroit couloir qui menait le touriste à l'avant ou à l'arrière du vaisseau. Jamais bazar persan ni foire St. Cloud ne présenta à ses visiteurs spectacle plus burlesque. Tous les types s'y rencontraient, il y avait une étrange agglomération de caractères et de costumes. Dans un coin quatre ou cinq bons zigues jouent au bluff et interrompent la partie par des jeux de mots affreux; un peu plus loin, un solitaire ronfle sur sa couchette de planches; ici, deux joueurs plus paisibles passent le temps à faire la partie de dames, là deux amis fument la pipe avec une indifférence platonique en se communiquant leurs impressions de voyage: partout on rencontre les caractères les plus opposés, et, en certains endroits, les gais éclats de rire et les chants de joie forment un contraste frappant avec la tristesse mélancolique de la mise en scène. Ajoutez à tous ces éléments disparates les figures enluminées et les bras noircis des cuisiniers, et vous aurez quelqu'idée du tableau que présentait la vie du 65e à bord de la barge "Red River."

Mercredi 15.—Enfin nous entrons dans la Rivière Rouge. Nous passons devant Victoria et, vers midi, nous arrêtons à West Selkirk. De grandes tables ont été disposées sous les arbres.

L'on s'y rendit en rangs. Un sandwich au jambon accompagné de quatre ou cinq gâteaux de différentes formes nous attendait. Au bout de chaque table un baril de Lager beer était à la disposition des plus altérés, et tout le monde l'était; aussi chacun fit-il honneur à tout.

Pendant le repas, des circulaires imprimées, nous forent distribuées; c'était une lettre de bienvenue signée par le maire de Selkirk. A peine avions-nous vidé notre baril de bière que le Lieutenant des Georges fit son apparition; il fut reçu avec force hourras! et aux applaudissements de tous. Après dîner l'on retourna aux bateaux. Après une heure d'attente, on nous mena de l'autre côte de la rivière à East Selkirk.

Le transport du bagage se fit avec une promptitude inaccoutumée; chacun y mettait la main, sachant que c'était la dernière fois qu'on aurait à s'occuper de ce détail. Quand tout fut débarqué, on fit bouillir la marmite et chacun but avec satisfaction un pot de thé chaud.

Après le thé on s'amusa de son mieux pour dissiper l'impatience de l'attente.

Enfin, vers huit heures, un train spécial arrive et est salué par mille cris de joie. On ne prit pas grand temps à mettre le bagage a bord, et à neuf heures nous étions en route. Tous étaient heureux à l'idée qu'ils ne descendraient de ces chars que rendus à Montréal. On chanta jusque vers les onze heures, puis chacun s'arrangea de son mieux pour dormir.

Jeudi, 16.—Le matin, la pluie commence à tomber: On nous servit du café chaud, du bon pain blanc, du homard en boite et pour dessert des pêches en boite. C'était tout nouveau et ça sentait le Montréal. Vers midi, l'on arrêta à Ignace pour dîner. Il y avait trois mois que nous n'avions pas eu autre chose que des hard-tacks, du corn-beef ou du, boeuf salé. Aussi chacun fait-il honneur au repas. Après une heure de délai, le train se remet en route et l'on se rend sans arrêt jusqu'à Port Arthur où l'on arrive vers les dix heures.

La fanfare de la ville était à la gare et joua à notre arrivée. Au-delà de 4,000 personnes nous attendaient. On nous mena souper par compagnies, aux différents hôtels de la ville. Après souper il y eut congé général et plusieurs en profitèrent largement.

Vendredi, 17.—Il était une heure du matin quand nous fûmes prêts à partir dans de nouveaux chars, Vers huit heures du matin nous étions rendus à Red Rock. Ici l'on sépara le train en deux à cause du mauvais état de la nouvelle ligne qu'on allait avoir à parcourir. Malgré les dangers de la route, le trajet se fait avec plaisir. Le chemin est des plus gais. Longeant continuellement les rives du lac Supérieur et en suivant toutes les courbes, contournant les baies, partout le paysage est magnifique. L'on passa à McKercher Harbour où nous étions arrêtés en montant, et ce fut avec plaisir qu'on se rappela nos souvenirs du mois d'avril. Le soir, vers 8 heures, le train arrêta. L'ingénieur n'osait continuer pendant la nuit à cause du mauvais état de la route, on passa la nuit en cet endroit.

Samedi, 18.—De bonne heure l'on se remet en marche. La journée fut des plus ennuyeuses. De temps à autre seulement l'attention des soldats était attirée par quelqu'affreux précipice qu'on traversait sur un pont de bois qui pliait sous le poids du char, ou par quelque tunnel qui répétait avec force les gais refrains des soldats. L'on traversa Jackfish Bay où l'on avait passé un jour et une nuit au mois d'avril dernier. Comme tout était changé! Comme tout paraissait plus gai! Cette nuit-ci l'on coucha encore en route!

Dimanche, 19.—Plus l'on approchait de Montréal, plus la gaieté augmentait. Vers midi, l'on arriva à North Bay. Il faisait une chaleur écrasante. L'on se mit en rangs et l'on s'achemina vers le lac Nipissing. Ici chacun reçut ordre de se déshabiller et de se laver. Pour plusieurs, l'ordre était superflu, mais pour quelques-uns c'était nécessaire. En quelques minutes, tout le bataillon était à l'eau et bientôt tous se débattaient au milieu des cris les plus joyeux. Après un bain d'une demi heure, l'on se rhabilla et l'on retourna aux chars en rangs. Un quart d'heure plus, tard nous étions encore en route, mais cette fois-ci, tous ensemble dans le même train. Vers huit heures du soir l'on descendit à Mattawa. Ici encore, une foule nombreuse nous attendait. Après un bon réveillon, l'on remonte à bord des chars et, vers onze heures, nous continuons notre route.

Lundi, 20.—La nuit se passa en amusements. On s'attendait à arriver à Montréal dans le cours de l'avant-midi, c'était assez pour empêcher de dormir même les plus indifférents. Vers deux heures l'on passa à Pembrooke.

Une grande foule nous salua au passage. Ceux qui furent assez chanceux de descendre des chars étaient traités comme des enfants gâtés même par les jeunes filles qui n'osaient résister à des vainqueurs si bien élevés. Un peu plus tard nous passions Carleton Place et, vers les six heures, nous étions à Ottawa. Avec quel plaisir nous serrions les mains des quelques Montréalais qui étaient venus à notre rencontre! Cette dernière partie de la route parut la plus longue.

Enfin, l'on passe Ste-Scholastique, St. Augustin, St. Martin et arrivons à Ste. Rose. Ici une véritable ovation fut faite au Col. Ouimet.

Cependant on ne pouvait attendre longtemps. Bientôt nous arrivons au Mile-End, puis à Hochelaga. De cette dernière place à Montréal ce fut le commencement de l'ovation. Enfin le train arrête. Une foule compacte se tient aux alentours de la gare. Nous serrons avec bonheur la main à plus d'un ami. Après quelque difficulté nous nous mettons en rangs, et la marche commence. Ce que, nous ressentions en voyant ces figures joyeuses qui nous saluaient de milliers de cris de joie et de bienvenue, en passant à travers ces masses de concitoyens, est impossible à décrire.

Tous ont dû le sentir comme moi, mais je ne crois pas qu'un seul puisse le dépeindre. Enfin nous arrivons à l'église Notre-Dame. Chacun est ému au plus profond du coeur et sent des larmes de reconnaissance lui monter aux yeux. Notre compagnie marcha en avant jusqu'auprès de la chaire. Tout à coup, parmi cette foule immense, mes yeux ont distingué une figure de femme. En un instant je la considérai de la tête aux pieds. Elle avait les yeux remplis de larmes et était montée sur un banc pour voir. En m'apercevant, elle se prit à trembler de tous ses membres et tomba à genoux. Je me jetai à son cou et je ne sais trop si je ne fus pas obligé d'essuyer une larme en sentant ses lèvres froides sur mon front brûlant. C'était ma mère. Elle était bien changée. Quelques mèches grises se mêlaient à ses cheveux autrefois d'un si beau noir, et pour la première fois je vis quelques rides sillonner sa figure. Je ne sais trop ce qui se passa en moi alors; mais à genoux tous deux, nous remerciâmes Dieu de notre réunion, ayant déjà oublié les dangers de la route et les ennuis de l'absence.

Après le Te Deum, nous allâmes à la Salle d'Exercice, puis au marché Bonsecours où nous fumes congédiés. La campagne était finie.


FIN DE LA DERNIÈRE PARTIE.




NOTES

L'auteur a cru devoir ajouter à la fin de cet ouvrage quelques notes qui, croit-il, intéresseront le lecteur. S'il y a mêlé quelques souvenirs personnels, le lecteur voudra bien ne pas y voir aucun orgueil de sa part, maie croire qu'il ne l'a fait que pour compléter le récit historique de la campagne.

AVANT LE DÉPART.

On venait de recevoir à Montréal la nouvelle que Riel avait de nouveau soulevé les métis du Nord-Ouest et plusieurs tribus indiennes, et l'excitation publique en vint à son comble le 28 mars, quand le 65ème reçut l'ordre de se tenir prêt à partir dans l'espace de 48 heures. La dépêche qui transmettait cet ordre avait été adressée au Col. Harwood, mais ce dernier étant en ce moment absent de la ville, ce ne fut que tard dans la nuit que le Lieut.-Col. Hughes réussit à pouvoir s'en emparer et en apprendre le contenu. Malgré l'heure avancée, une réunion des officiers du bataillon fut immédiatement convoquée et les mesures nécessaires pour exécuter l'ordre du ministre de la milice prises le jour même.

En dépit des vaines bravades des bataillons de nationalité différente qui se trouvaient à Montréal, le nombre des recrues augmentait de jour en jour et, le 1er avril, le bataillon était prêt à partir, avec un contingent de 325 hommes.

Depuis plusieurs jours je me rendais tous les matins et tous les midis à la salle du marché Bonsecours où les soldats faisaient l'exercice. Dès la première journée, un sentiment, que je ne pus d'abord m'expliquer à moi-même, s'empara de moi et je me surprenais souvent le soir dans ma tranquille demeure à penser avec envie aux grandes plaines de l'Ouest que je me figurais empestées de hordes ennemies. Chaque jour ce désir d'aller au Nord-Ouest augmentait. Je voyais mille obstacles sur ma route, d'abord la cruelle séparation qu'il faudrait faire subir à ma vieille mère qui n'avait d'autre consolation que moi, puis ma carrière professionnelle peut-être brisée par un trop long séjour sur le terrain des hostilités, et beaucoup d'autres dont je ne me rappelle pas beaucoup aujourd'hui mais qui alors me paraissaient insurmontables.

En dépit de tous ces obstacles et peut-être même à cause d'eux, mercredi, le 1er avril, comme on m'annonçait que le bataillon devait partir avant 24 heures, je pris mon parti tout à coup et, sans plus hésiter, entrai dans la chambre de recrutement et demandai qu'on m'enrôlât. On accueillit ma demande et à 10 heures a.m. j'étais enrôlé membre de la compagnie No. 1. Je me fis immédiatement donner une tunique et tout l'accoutrement qu'il me fallait. Il me semblait ne pouvoir être soldat sans cela.

L'après-midi se passa à la salle du marché, chaque compagnie faisant l'exercice militaire sous les ordres de l'instructeur Labranche.

Enfin le soir arriva. L'émotion qui s'empara de moi en arrivant à la maison peut être mieux imaginée que décrite. Ma bonne mère qui avait tant souffert lors de notre première séparation, qu'allait-elle dire en apprenant que son fils venait de s'enrôler comme soldat?

Je cachai de mon mieux mon uniforme sons mon pardessus et mettant mon képi sous mon bras, je remis mon casque d'hiver sur ma tête. Enfin j'entrai et appris à ma mère la vérité.

Quelques heures plus tard, j'allai faire mes adieux M. le curé et à mes autres amis.

J'allai à confesse et vers les neuf heures revins à la maison. Ma mère sécha bientôt ses larmes, et l'on procéda aux préparatifs de mon départ. Que la nuit me parut longue! Je ne pus fermer l'oeil, car j'entendais de ma chambre les sanglots de ma pauvre mère! Que de fois l'idée me vint de me lever et d'aller la consoler: mais aussitôt je pensais que mieux valait faire semblant de ne pas m'en apercevoir; puisqu'elle s'était retenue devant moi, pour pleurer seule maintenant, c'est qu'elle voulait me cacher sa douleur. Je m'assoupis en priant Dieu pour elle.

Dès 6.30 heures, le lendemain, j'étais debout. Ma mère vint à l'église avec moi. Nous communiâmes tous les deux. Oh! comme j'aurais mêlé mes larmes aux siennes, si l'amour-propre ne m'avait retenu. Mais la foule était là qui nous regardait.

La messe terminée, ma mère et moi retournâmes & la maison. Le déjeuner ne fut pas bien gai. Ma mère ne mangea rien du tout et sa douleur me rendit triste. Enfin le moment des adieux arriva. Mon beau-père paraissait plus ému qu'il ne l'aurait voulu, et pleura quand je l'embrassai et ma mère ne voulut pas me laisser partir seul mais vint me reconduire jusqu'à la gare.

Le long de la route, elle me fit toutes les recommandations qu'elle crut nécessaires et quand elle eut fini, nous marchâmes en silence. Sans doute, nos idées étaient les mêmes, tous deux nous souffrions de la même douleur et cependant chacun semblait préférer savourer sa peine en silence. Plusieurs minutes s'écoulèrent ainsi, puis le sifflet aigu du train qui approchait nous ramena à la cruelle réalité. Je me levai et allai les larmes aux yeux lui donner le baiser d'adieu. Elle, pauvre femme! elle sanglotait! Je m'arrachai de ses bras en lui murmurant à l'oreille: courage et espoir!... Le train arriva à Montréal vers 7.30 heures; à 8.15 heures j'étais au marché. L'avant-midi s'écoula lentement. Chaque compagnie allait une à une chercher sa tenue de campagne. On distribua des bas, des bottes, des knapsacks, havresacs, chaudières à manger, couteaux, fourchettes, etc. Le mardi, on prit le dîner au Richelieu. Après dîner, le trousseau de chacun fut complété, puis le bataillon sortit parader dans les rues. Partout la foule nous acclama! on ne pensait plus à la famille que l'on quittait, aux amis de qui l'on s'éloignait, on ne voyait plus devant nous que la patrie qui nous appelait à sa défense tandis que ses enfants nous encourageaient par leurs cris et leurs acclamations.

Après la parade, on retourna aux casernes pour la dernière fois, puis l'on se dirigea vers la gare du G. P.E.

LE RETOUR A MONTRÉAL.

L'auteur ne croit pas pouvoir mieux raconter le récit du retour du 65ème à Montréal que de reproduire ce que contenait un des premiers journaux français de cette ville, le lendemain de l'arrivée du bataillon:

Grande journée que celle d'hier. Rarement, peut-être jamais encore, excepté lors de la visite du prince de Galles, Montréal n'a vu pareil enthousiasme. La ville était en ébullition, les affaires étant suspendues, lo port vide, les chars urbains arrêtés, les commis partis des magasins; les ouvriers avaient déserté l'atelier, les typographes ont suivi le mouvement, les rues regorgeaient de monde, les drapeaux flottaient sur tous les édifices, les maisons étaient pavoisées, la joie partout, les poitrines se gonflaient et poussaient à chaque instant un formidable: VIVE LE 65ÈME! qui se répétait cent fois, mille fois, sur tout le parcours des braves volontaires.

Mais il faut essayer de mettre un peu d'ordre dans notre compte-rendu.

Le voyage, bien que long et pénible, a eu quelques bons moments. Sur la route, quand le train triomphal s'arrêtait, on voyait arriver des députations qui, venaient saluer les braves qui viennent enfin goûter au foyer de leur famille, un repos bien gagné.

A MATTAWA.

C'est ainsi qu'à Mattawa, les citoyens de Sudbury leur ont présenté l'adresse suivante:

Au lieutenant-colonel J. A. Ouimet, aux officiers et sous-officiers du 65ème bataillon.

Messieurs,

A l'occasion de votre retour du Nord-Ouest, permettez à vos amis de Sudbury de vous féliciter de l'heureux apaisement des troubles, qui vous permet de rentrer dans vos foyers, d'aller vous reposer au milieu de vos familles, des fatigues de toutes sortes que vous avez endurées pendant cette campagne lointaine, à laquelle vous avez pris une si glorieuse part.

Croyez, messieurs, que nous vous avons suivis, par la pensée, dans les marches que vous avez faites dans les prairies, par des chemins impraticables, dans les périls incessants qui vous environnaient de tous côtés, dans vos engagements avec l'ennemi, que vous avez su combattre et vaincre, nous vous avons suivis dans toutes ces circonstances avec le plus grand intérêt.

Nous avons constaté avec une joie indicible, qu'au plus fort du danger, vous avez noblement rempli votre devoir, que les balles meurtrières des Indiens n'ont point fait fléchir votre courage un seul instant.

Nous désirerions beaucoup assister à, la grande démonstration que vos amis de Montréal préparent pour votre arrivée, ce sera simplement splendide, comme il s'en est rarement vu; mais s'il nous est impossible d'y assister, du moins, nous pouvons nous joindre à eux pour vous dire de tout notre coeur. Honneur! à vous tous, messieurs, du 65ème.

Le Canada est content de vous! il a le droit d'être fier de posséder de tels soldats pour le défendre en tous temps et à quelque place que ce soit!

Honneur! encore à vos chers camarades blessés! Ah! puissiez-vous vivre assez longtemps pour montrer à vos enfants et petits enfants les cicatrices des blessures que vous avez reçues au service de votre pays, et enflammer leur jeune coeur du feu de votre amour, patriotique!

Stephen Fournier, J. H. Dickson, Thomas Morton, F. A. Ouellet, Frs. Thompson, Jos. Anctil, J. L. Michaud, J. B. Francoeur, A. Simard, A. Lemieux.

Le colonel Ouimet remercie ces excellents amis en quelques mots. Les instants sont précieux. On doit arriver à Montréal à, heure fixe, la cloche sonne, le train part. Adieu! Hourra! Hourra!

A OTTAWA.

L'heure matinale de l'arrivée du 65ème—il était cinq heures et demie—a empêché une démonstration populaire; cependant, le maire, les échevins, les membres du parlement, des employés du gouvernement et nombre de militaires se sont rendus à la gare, où Son Honneur le maire McDougall a souhaité la bienvenue au 65ème en ces termes:

Aux officiers, sous-officiers et aux volontaires du 65ème Bataillon, soldats de l'année du Canada.

Au nom des citoyens du Canada je vous offre la bienvenue la plus cordiale et la plus chaleureuse à votre retour de la campagne du Nord-Ouest.

Les citoyens d'Ottawa, avec le peuple du Canada, en général, ont vu avec admiration et orgueil la manière noble et l'élan avec lequel les volontaires du Canada ont répondu à l'appel de leur pays de prendre les armes. L'histoire peut montrer quelque chose d'analogue, mais les pages de l'histoire ne montrent pas d'exemple d'un patriotisme plus grand.

Les membres du 65ème bataillon ont droit de se féliciter qu'en temps de service actif ils ont acquis pour leur pays un prestige qui lui donne une place honorable parmi les peuples qui ont compté sur eux-mêmes et leur héroïsme pour la défense de leurs droits.

Je vous fait maintenant mes adieux et vous souhaite un heureux retour dans vos familles. J'espère que de sitôt vous ne serez pas appelés à marcher dans les sentiers de la guerre.

Ottawa, juillet 20, 1885.

MM. P. LETT,
Greffier de la cité.

F. McDougall,
Maire.

La musique du 65ème, qui est allée au devant du bataillon, est là et jette au vent ses joyeux accords.

Mais le morceau ne peut finir, on se reconnaît, on s'appelle, on se serre la main, on demande des nouvelles de là-bas. Les musiciens montent dans le train et on se prépare à continuer la route.

C'est la dernière grande étape; le sifflet de la locomotive se fait entendre.

Trois hourrahs, suivis de trois et six autres, acclamèrent encore nos braves jeunes gens.

Enfin, ils vont arriver; ils vont revoir les parental, la bonne mère, les soeurs, les frères, les amis qui les attendent.

A SAINT-MARTIN.

A peine le train entre-t-il en gare que plusieurs citoyens, de Montréal, parmi lesquels nous avons remarqué M, Arthur Dansereau, l'honorable E. Thibaudeau, M. C. A. Corneiller, l'échevin Mount et autres, montent dans le train et viennent serrer la main aux officiers et aux amis du bataillon.

L'honorable E. Thibaudeau et M. A. Dansereau présentent au colonel Ouimet un magnifique bouquet de rosés et de lys.

Le maire de Saint-Martin s'avance à son tour et lit cette adresse au colonel:

Présentée au 65ème bataillon à son passage à la Jonction de Saint-Martin, au retour de son expédition au Nord-Ouest.

Vaillant colonel et braves soldats,

Si jamais, nous, citoyens de Saint-Martin, avons été fiers et joyeux de recevoir des amis c'est bien aujourd'hui. Aussi, est-ce de toute l'effusion de nos coeurs que nous vous disons: soyez les bienvenus; soyez les bienvenus, parce que à l'aide de votre bravoure, de votre courage, et surtout de votre sagesse que vous avez déployé dans cette expédition, vous nous avez convaincus que notre pays et notre nationalité continueront de se fortifier et de se développer comme par le passé. Vous nous avez convaincus que vous étiez les vaillants descendants de Salaberry, et des héros des Plaines d'Abraham et de Carillon.

Vaillant colonel et braves soldats, pendant que vous étiez là-bas exposés aux misères des camps et à des dangers imminents, nous étions dans l'anxiété et nous anticipions les événements tant nous avions à coeur votre retour au milieu de nous. Enfin, vous voilà revenus sains et saufs pour le plus grand nombre, ne laissant que quelques pertes précieuses à déplorer. Et ce qui, nous fait plaisir c'est que le bataillon, emporte avec lui les sympathies et l'estime de ceux que, là-bas, vous avez contribué à faire rentrer dans le devoir.

Et voua, vaillant colonel en particulier, votre esprit de justice noua a concilié l'estime des habitants du Nord-Ouest en adoptant des procédés que tout homme juste doit approuver. Nous avons admiré votre conduite quand vous avez établi à Edmonton une garde composée de Métis.

Comme vous nous pensons que ces hommes peuvent remplir dans leur pays des charges, tout aussi bien que tout étranger qui nous arrive de l'autre côté de l'océan. Peut-être que si ces procédés avaient été suivis plus tôt par d'autres fonctionnaires publics, nous n'aurions pas aujourd'hui tant de désastres à déplorer.

Dans les temps difficiles que nous traversons nous sommes heureux de rencontrer des hommes forts et courageux pour sauver la barque fragile de notre nationalité. Ainsi recevez donc nos éloges les plus sincères, ils partent de coeurs vraiment généreux. Ce que nous, citoyens de Saint-Martin, vous disons, tout le pays vous le dit. Vous avez mérité beaucoup de la patrie et nous ne cesserons de vous féliciter.

LES CITOYENS DE SAINT-MARTIN.

On passa le pont, on entrevoit au loin les contours de la montagne, à gauche le joli village du Sault; à droite les cloches de l'église Saint-Laurent, on reconnaît les maisons, les champs, etc.

La locomotive file toujours.

De temps à autre, un hourra se fait entendre, c'est un brave homme, une bonne femme, un enfant, qui, le chapeau ou le mouchoir à la main, nous envoie la bienvenue.

On passa Hochelaga, on est à Montréal, on approche du but. Les vivats, les cris de joie, les acclamations deviennent plus nourris, on voit des groupes aux fenêtres, sur les portes, sur la rive, cela prend du corps, les groupes deviennent foule et nos braves soldats penchés aux fenêtres des wagons, étonnés, émus de ces manifestations se regardent et se demandent ce qui les attend encore.

En passant près du parc Mount, des acclamations enthousiastes saluent le train au passage, maintenant chaque éminence, chaque fenêtre est occupée.

La musique du 65ème entonne la marche triomphale composée spécialement pour cette occasion.

Au loin un murmure qui se change bientôt en grondement se fait entendre et quand enfin on dépasse le signal qui se trouve près du fleuve et que le train entre en gare, c'est une explosion, un éclat de tonnerre qui se fait entendre.

A MONTREAL

Il est dix heures précises.

Vingt mille voix jettent un cri formidable:

—Hourra! Hourra!

—Vive le 65ème!

Le canon tonne, au loin les cris redoublent, augmentent et se succèdent pour se décupler encore.

Le train s'arrête, la foule serrée; comprimée, écrasée se rue en avant et escalade les chars.

Les mouchoirs s'agitent, toutes les têtes se découvrent.

—Salut aux braves!

Un détachement de trente hommes de police est impuissant à réprimer le mouvement.

De l'ordre? Ah, bien oui, on s'occupe bien de cela, on veut les voir, les toucher, leur serrer la main.

Les braves colonels des bataillons de Montréal sont entraînés, poussés, bousculés.

"Tant pis! excusez mon colonel!" on donne un coup d'épaule, il faut avancer quand même.

Le maire Beaugrand, toutes décorations dehors, le collier au cou, essaie de se frayer un passage et parvient enfin jusqu'au colonel Ouimet, qui serré de tous côtés et escorté des majors Hughes et Dugas, ne peut avancer ni reculer.

Le maire leur serre la main, leur souhaite la bienvenue et va pour parler quand le capitaine Des Rivières qui est arrivé lui aussi jusque là, Dieu sait par quel miracle, se jette dans les bras du colonel et du major et leur étreint les mains à les briser.

Chaque officier qui descend est tiré par les bras, par les épaules, par les pans de son dolman.

"Bonjour, salut, comment ça va; bravo, hourra vive le 65ème!"

On ne s'entend plus, on ne se voit plus; tout le monde parle, chante, crie. C'est splendide!

Les poussées continuent, les soldats ne peuvent sortir des chars, on les tire par les bras, on voudrait les faire sortir par les fenêtres.

Et les crie recommencent et les acclamations deviennent de plus en plus vigoureuses.

Pendant que le maire, les échevins, les colonels et les officiers viennent serrer la main à leurs collègues, on a fait un peu de place sur les quais de débarquement, les wagons se vident, voilà les soldats!

Bronzés, noirs, fatigués, déguenillés, la figure abîmée, les yeux rouges, les cheveux négligés, la barbe inculte, pantalons déchirés, tuniques en lambeaux, coiffés qui d'un chapeau, qui d'une casquette, les chaussures rapiécées, gibernes cousues avec des ficelles................ .........natures magnifiques, en un mot de beaux soldats aux traits mâles, durs, énergiques, vigoureux.

Voilà les soldats du 65ème après une campagne de, trois mois et demi, après avoir marché dans la neige, dans la boue, dans l'eau, dans le sable, dans la poussière, sous la pluie, la neige et le soleil!

Voilà nos braves volontaires après avoir fait des marches forcées de trente, trente-cinq et trente-huit milles en une journée!

Voilà nos amis après avoir souffert du froid, de la faim et de la chaleur.

Voilà nos Canadiens-Français après avoir vu le feu, tels qu'ils étaient avant le soir de la bataille et qu'on croit voir noirs de poudre et de poussière.

Chapeau bas! Salut aux braves!

LES ANCIENS MEMBRES DU 65e BATAILLON.

Le capitaine DesRivières haussant la voix autant qu'il le peut pour se faire entendre au-dessus des grondements de la foule, lit enfin les lignes qui suivent:

Au lieutenant-colonel J. A, Ouimet, commandant le 65e bataillon, C. M. R., aux officiers et soldats du 65e bataillon, C. M. R.

Messieurs,

Les soussigné, anciens officiers, sons-officiers et soldats du 65e bataillon, C. M. R., mus par un sentiment de joie de vous voir revenir dans vos foyers, après une campagne rude et pénible, viennent vous souhaiter la bienvenue, et vous exprimer en même temps leur admiration pour le courage, l'énergie et les qualités essentiellement militaires dont vous avez donné tant de preuves dans la guerre du Nord-Ouest.

Tous avez mérité la reconnaissance du pays entier, en contribuant dans une large part & faire respecter la loi et à rétablir l'ordre troublé.

Mous n'ignorons pas que ce n'a été qu'au prix de grands sacrifices personnels, de privations de toutes sortes, de marches longues et pénibles, et même au pris de votre sang que vous avez assuré la tranquillité du pays.

Vous avez montré sur le champ de bataille le sang-froid, la valeur qui distinguent de vieux soldats aguerris.

Vous êtes bien les descendants des héros de la Monongahéla, de Carillon et de Châteaugay!

Les annales conserveront le souvenir des travaux accomplis et des succès remportés par le 65e bataillon Carabiniers Mont-Royaux.

Vous avez attaché un tel prestige au bataillon que l'honneur d'y appartenir rejaillit sur ceux qui y ont appartenu, et nous, vos amis, vos anciens compagnons d'armes, pouvons dire avec orgueil: "Nous avons été au 65ème."

Vous avez fait honneur à votre race! vous êtes les bienvenus.

Puissiez-vous trouver dans le sein de vos familles le repos que vous avez si bien mérité. Salut, honneur, reconnaissance au 65ème.

Montréal, juillet, 1885.

(Signatures)

E. DesRivières, Armand Beaudry, L. E. N. Pratte, Horace Pépin, A. Renaud, P. J. Bédard, A. Bryer, L. N. Paré, A. Simard, E. Globensky, G. Faille, J. H. Salameau, A. Lussier, Joseph Pelletier, H. Viger, E. D. Collerette, J. A. Dorval, C. A. Bourgeois, M.E. Dymbumer, Henri Morin, Flavien J, Granger, J. Arthur Tessier, Albert Béliveau, A. Sumbler, Adolphe Grenier, Napoléon Leduc, Pierre E. Drouin. George N. Watie, G. L. A. Beaudet, J. B. Emond; E. G. Phaneuf, Frs Corbeille, C. A. Giroux, G. S. Malepart, Philippe Gareau, Roméo LaFontaine, J. Edouard LaFontaine, Wilfrid Lortie, Ephrem Chalifoux, Auguste Lavoie, Napoléon Lefebvre, Aimé Grothé, Ernest Neveu, J. A. Dazé, Arthur Nay, Philippe LeBel, D. Payette, Pierre Villeneuve, Camille Nourrie, J. E. Marois, Joseph Pelletier, Joseph Pouliot, Charles Boy, Elie Duchesne, Adolphe Lecault, Charles Brunelle, Joseph Lagacé, Alexis Gauthier, Séraphin Laroche, Eug. Beaudry, J. A. Boudrias, J. W. Bacon, Emile A. Lorimier, Edmond Daller, E. Trestler, N. Millette, E. Dansereau, D. Maypenholder, Louis Houle, Alfred Bertrand, Georges Cadieux, Georges Giroux, Jean-Baptiste Dubois, Omer Fontaine, Napoléon Leclerc, Léon Gagnon, Louis Gauthier, Charles Deslauriers, Charles Berger, Alfred Bernier, Frédéric Guillette, O. Boyer, J. N. A. Beaudry, P. A. Beaudry, Charles Blanchard, Ernest Gadbois, Gustave A. Leblanc Alfred Labbé, George Lesage, Adolphe Lefebvre, O. Corriveau, A. N. Brodeur, J. B. L. Précourt, Albert Leduc, Edouard Villeneuve, J. E. A. Dubord, Alex Scott, P. A. Boivin, Joseph Hurtubise, Arthur Quevillon, Chs Alex Merrill, Israël Marion, Moïse Raymond, A. B. Brault, J. Z. Resther, E, N. Lanthier, Arthur Labelle, J. Bte. Métivier, W. Maynard, Horace Normandin, E. Hébert, J. R. Saint-Michel, J. E, Decelles, Aug. S. Mackay, J. B. Labelle, H. A. Cholette, L. P. Trudel, J. C. Moquin, J. C. Dupuis Ï. J. R. Hubert, Adolphe Lupien, R. Resther, Joseph Ross, Napoléon Melançon, Alfred Desnoyers, C. E. Stanton.

Tous les vétérans du 65e, portant le helmet blanc et le ruban à la boutonnière, sont rangés en bataille sur le quai, capitaines, lieutenants, sergents et caporaux à leur rang, comme au temps où ils portaient l'uniforme.

Ces vétérans avec leur teint frais et rosé et leurs joues pleines semblent des jeunes gens à côté des volontaires qui reviennent du Nord-Ouest.

Le colonel Ouimet répond brièvement et conseille aux vétérans de former un double bataillon, comme cela se fait à Toronto pour les Queen's Own.

"J'accepte vos compliments, mes amis, dit-il, en ma qualité de colonel du 65e. Les éloges que vous adressez à mes soldats sont mérités, et il suffit, pour s'en convaincre, de lire les rapports du général Strange."

Ces paroles sont reçues par des hourras et des "vive le 65e!"

LE DÉFILÉ

Les commandements se font entendre et enfin on se met en marche, les vétérans en avant, la musique du 65e, le colonel Ouimet escorté des officiers délégués de tous les autres régiments, et enfin le bataillon.

En haut de la rue des Casernes, attend la tête de la colonne qui se compose ainsi:

Une section d'artillerie, deux pièces de canon, trente hommes et quatre officiers, le 85ème bataillon, les officiers et sergents du Prince of Wales, un détachement du 6ème Fusiliers, un détachement des Royal Scotts, les vétérans du 65e, les membres fondateurs du bataillon, la musique de la Cité, les officiers de la brigade militaire et le bataillon.

Le passage était littéralement bloqué, l'enthousiasme ne se ralentissait pas et les bravos étaient ininterrompus: "Il y avait peut-être un plus grand déploiement de richesse à Paris, lors du retour des soldats de Crimée," nous disait un Français, "mais certainement que la réception n'était pas plus cordiale, ni l'enthousiasme plus grand."

Lemay et Lafrenière, les deux blessés, avaient pris place dans une superbe voiture. Inutile de dire qu'ils ont été l'objet d'une ovation. Les dames leur lancèrent tellement de bouquets, que la voiture en étaient remplie.

L'aumônier du bataillon, l'excellent Père Prévost, toujours fidèle au poste, accompagnait les bons enfants.

Ce digne prêtre pleurait de joie en voyant l'accueil fait à ses jeunes amis et en remerciait Dieu tout bas.

L'entrée triomphale dans la cité de Montréal commença et on parcourut la rue Notre-Dame jusqu'à l'Hôtel-de-Ville.

Partout des banderoles et des drapeaux tricolores décoraient les maisons.

A L'HÔTEL DE VILLE

A l'Hôtel-de-Ville, le maire demanda au colonel du bataillon de vouloir bien arrêter un instant et monta au haut du perron. Près de lui vinrent se ranger en haie les officiers supérieurs, les capitaines et les lieutenants du bataillon.

La foule était énorme et une épingle n'aurait pu tomber à terre.

Quand le silence se fut un peu rétabli, le maire lut l'adresse suivante:

Col. Ouimet, officiers, sous-officiers et soldats du 65e bataillon.

Montréal par ma voix vous acclame et vous souhaite la plus cordiale et la plus chaleureuse des bienvenues.

Montréal vous remercie pour vos sacrifices et pour votre ardent patriotisme!

Vous avez répondu à l'appel de la patrie au moment du danger, et nous vous avons suivis des yeux dans votre courte mais glorieuse carrière militaire.

Vous vous êtes conduits là-bas comme des hommes de coeur et comme de vieux soldats. C'est votre général qui se plait à le constater et je suis heureux de pouvoir vous le dire au nom de tous les citoyens de Montréal, sans distinction d'origine ou de croyance.

Soyez les bienvenus dans cette ville que vous aimez tant et qui, aujourd'hui, est si fière de vous!

Soyez les bienvenus dans vos familles qui ont pleuré votre départ et qui se réjouissent de votre retour.

Soyez les bienvenus parmi vos amis et parmi vos camarades de tous les jours.

Au nom du conseil municipal, je vous offre officiellement les remerciements de la ville de Montréal et je suis certain de me faire l'écho de tous mes concitoyens, lorsque je déclare que le 65e bataillon a bien mérité de la patrie.

Merci, colonel, merci, MM. les officiers! merci braves soldats qui êtes allés offrir vos vies sur l'autel du patriotisme et du devoir.

Tous avez reçu le baptême de sang sans broncher et vos glorieux blessés sont là pour prouver au monde que vous êtes les dignes fils des premiers colons du Canada.

Le brave Valiquette a perdu la vie dans l'accomplissement d'un devoir sacré.

—Honneur à sa mémoire!

Maintenant, mes amis, je comprends le légitime désir que vous avez d'aller embrasser vos familles en passant par l'église où vous allez remercier Dieu de vous avoir protégés tout spécialement.

Encore une fois, merci! Encore une fois, soyez les bienvenus parmi nous!

Permettez-moi, colonel. Ouimet, de vous presser la main, comme tous les citoyens de Montréal voudraient pouvoir la presser, en ce moment, à tous les hommes de votre bataillon!


Madame Beaugrand présente au colonel Ouimet un magnifique bouquet avec attaches tricolores. Des bouquets sont aussi présentés aux majors Hughes et Dugas, ainsi qu'aux officiers.

Puis on continue la marche; toujours la même foule, toujours le même enthousiasme, et toujours les mêmes acclamations. Partout des banderoles, des drapeaux, des festons, des saluts et des armes, et à maints endroits des larmes de joie, d'orgueil et de triomphe. Nos concitoyens anglais ont fait beaucoup pour ajouter à l'éclat de la réception de nos troupes. Les bureaux du Pacifique, la Banque de Montréal, le Bureau des Postes, le Saint Lawrence Hall, les Compagnies d'Assurance, les banques, le Mechanics' Hall, la rue McGill, toute belle, la partie de la rue Notre-Dame entre la rue McGill et la paroisse, ravissante; il faudrait tout un volume pour décrire toutes ces belles choses et pour dire avec quelle bonne volonté, avec quel coeur on a fait tout ça.

L'ENTRÉE A L'ÉGLISE.

Le 85ième, la garde d'honneur, entra d'abord, précédé de son corps de musique, pénétra par l'allée du centre et défila par une allée latérale; ensuite entra la musique de la Cité suivie des fondateurs du 65ième bataillon, puis les héros de la fête.

Messieurs de Saint-Sulpice, ayant à leur tête le dévoué, patriotique et bon curé Sentenne, avaient fait tout pour recevoir les braves à Notre-Dame. Partout des drapeaux, des inscriptions et des festons et surtout une foule considérable qui remerciait Dieu du retour si heureux de nos troupes.

Le 65ème arrive, tel qu'il est, sale, déchiré, mal coiffé, noir, mais l'oeil vif et la jambe alerte, il suit sa musique, le sourire aux lèvres et vient prendre la place qu'on lui avait désignée.

On entonne Magnificat; vingt mille voix se mêlent au choeur et tous dans un même élan religieux et patriotique, chantent à Marie son principal cantique de louanges.

SERMON.

Après le chant, M. l'abbé Emard monte en chaire et prononce l'éloquente allocution que nous ne pouvons ici que résumer:

L'orateur rappelle, en des termes éloquents, le beau fait d'armes accompli lors des luttes de nos pères par Dollard Desormeaux et ses compagnons, partis eux aussi de l'église Notre-Dame, où nous revient aujourd'hui le 65e bataillon, Dollard et ses compagnons sont tombés sous les flèches de l'ennemi; vous, vous nous revenez chargés des trophées de la victoire.

Nous admirons l'idée qui vous conduit aujourd'hui au pied des autels pour entonner un chant d'action de grâces; car vous prouvez que vous avez combattu non seulement en patriotes, mais en chrétiens; vous avez invoqué le Dieu des combats, et vous venez le remercier.

La Religion et la Patrie sont fières de leurs enfants et défenseurs. Vous avez porté fièrement le drapeau de votre foi. Vous vous êtes montrés dignes de votre devise: "Nunquam retrorsum" La Patrie vous remercie des sacrifices que vous vous êtes imposés pour sa défense.

Ah! quels sacrifices! Vous avez abandonné vos situations, vous vous êtes arrachés des bras de vos mères, de vos familles et de vos enfants, et vous avez volé à l'ennemi.

Vous avez donné à l'Europe un exemple de votre valeur militaire, vous vous êtes montrés dignes de vos ancêtres.

Nous avons contemplé votre courage, quand a sonné l'heure du départ; vous n'avez pas déçu nos espérances.

Nous avons appris avec orgueil votre conduite valeureuse. Soldats, vous êtes des braves! Nous sommes fiers de vous; soyez-le, comme nous le sommes.

Pendant cette brillante campagne, il s'est élevé une note discordante, mais votre noble conduite, vos exploits ont su faire taire la voix de l'envie et du fanatisme. Vous qui n'aviez vu que le côté brillant de l'art militaire, vous avez vu la mort en face, et vous l'avez envisagée l'âme calme, le coeur ferme et l'oeil serein Honneur à vous!

Vous avez pris sur vos épaulea la croix véritable et vous êtes allés la transporter au champ des martyrs Fafard et Marchand. Soyez fiers de votre campagne mais restez toujours dignes; après avoir remporté les triomphes de la terre, soyez dignes de la couronne des cieux...Ainsi soit-il.

Suivit le chant du Te Deum; encore cette fois toutes les voix se réunirent pour remercier Dieu du retour de nos hommes et l'heureux résultat de cette campagne mémorable.

Un joli incident et qui a été fort goûté de tous ceux qui en ont été témoins: Avant de quitter l'église le lieutenant-colonel Ouimet déposa au pied de la statue de la Sainte Vierge le superbe bouquet qu'il avait recu à l'hôtel-de-ville.

On laisse Notre-Dame, toujours le 85ème en tête avec son magnifique corps de musique; suivent les anciens membres du 65ème bataillon, le 65ème, les fondateurs du bataillon et la foule. On reprend la rue Notre-Dame, on descend la Côte Saint Lambert, la rue Craig et on entre au "Drill Hall."

Le 85e forme encore la garde d'honneur, suivent les représentants des autres corps militaires de Montréal, puis apparaît le 65e qui fait son entrée toujours triomphale, toujours aux acclamations de la foule. Il défile au son de la musique et se forme en colonne.

SALLE DU BANQUET.

On avait orné les tables avec des fleurs et des plantes empruntées à la serre et aux plates-bandes du jardin Viger.

En arrière de la table d'honneur, sur une longue banderole on lisait les mots: "Les anciens du 65e aux braves du Nord-Ouest."

Le menu était quelque chose de substantiel, tel qu'il convient à des estomacs fatigués par des privations de trois mois et plus: jambon, corn-beef, roast-beef, et autres pièces de résistance froides. Le vin, la bière et le claret punch coulaient à flots.

Au-dessus était placée une cartouche avec la devise de notre populaire bataillon: Nunquam retrorsum "Jamais en arrière."

On remarquait parmi les drapeaux, qui composaient le faisceau placé en arrière du siège du président, un drapeau français en soie frangée d'or avec le chiffre "65," présenté au colonel Ouimet par les citoyens de la partie Est.

En avant de la table d'honneur étaient deux petites bannières portant les mots: "A nos braves!"

Le service de ces agapes militaires a été irréprochable; pour en convaincre nos lecteurs il nous suffira de dire qu'il était sous la direction de MM. Michel Beauchamp et William Gill, deux maîtres d'hôtel bien connus, le premier au Richelieu, et l'autre au St. Lawrence Hall.

En entrant dans la salle du banquet, les volontaires du Nord-Ouest se formèrent en colonne à quart de distance de conversion et se débarrassèrent de leurs sacs et de leurs armes.

Chacun admira la précision, l'ensemble et l'habileté avec lesquels ils mirent leurs armes en faisceaux. On ont dit de vieux grognards de la garde de Napoléon.

Les volontaires se mirent à table et firent honneur au repas tout en fraternisant avec leurs compagnons d'armes de Montréal.

Le banquet était présidé par le lieutenant-colonel Harwood, D. A. G., qui avait à sa droite le lieutenant-colonel Ouimet, commandant du 65e et à sa gauche, Son Honneur le maire.

A la même table, étaient les lieutenants-colonels Fletcher, Gardner, Crawford, Hughes, Brosseau, du 85e, Stevenson, de la batterie de campagne, d'Orsonnens, Caverhill, Rodier, du 76e, de Châteaugay, J. M. Prud'homme, du 64e, de Beauharnois, Sheppard, du 83e, de Joliette; le major Denis, du 84e de Saint-Hyacinthe, M. le curé Sentenne, le. Dr Lachapelle l'honorable M. Thibaudeau, MM. les échevins Mount Fairbairn, Robert, Grenier, Laurent, Mathieu, Jeannotte, Armand, MM. Larocque, A. Desjardins M. P., J. J. Curran, M. P.

Parmi les dames présentes, on remarquait Mme Ald. Ouimet, Mme L. S. Olivier, Delles Martin, E. Perrault Mmes Mount, Berry, A. A. Wilson, Mathieu, L. A. Jetté, Joseph Aussem, J. Leclaire, A. Larocque, Rouer Roy, E. Starnes, Lady Lafontaine, F. D. Monk, Delles Corinne Roy, Quigley, Amélie Roy, Alice Roy, Pelletier, Wilson.

Il a été impossible de préparer une liste complète de toutes les notabilités présentes dans la salle d'exercice à cause du mouvement de la foule autour des tables du festin et des groupes formés par les parents et les amis qui venaient presser la main des volontaires du Nord-Ouest.

LES DISCOURS

Voici le résumé du discours prononcé par le colonel de Lotbinière Harwood D. A. G., commandant le district militaire No 6, au banquet du Drill Shed:

Messieurs,

S'il y a une classe d'hommes, au sein de la Confédération Canadienne qui, depuis de nombreuses années, ont eu à souffrir de l'apathie, de l'indifférence des habitants de ce pays, en retour des sacrifices immenses qu'ils se sont imposés pour prouver à leurs concitoyens leur dévouement à la chose publique et à la patrie, c'est indubitablement la classe des volontaires.

Que chacun rappelle ses souvenirs, il verra combien de fois les volontaires ont été, depuis quelques années, traités d'exaltés, d'hommes bons à jouer aux soldats. On s'est même oublié jusqu'à les traiter de "vils traîneurs de sabre"; des patrons de boutiques, de grands magasins, de grandes usines allaient jusqu'à dire: Nous ne voulons pas de volontaires à notre service, comme employés.

S'il s'agissait de donner des prix aux meilleurs tireurs à la carabine, je connais le nom de gens haut placés dans le commerce et ailleurs qui refusaient de donner leur obole, en disant: "Pourquoi tout ce tapage? Pourquoi la Milice? A quoi sert tout cela? Nous n'avons pas besoin de donner notre argent pour faire jouer au soldat, etc., etc." Et la conséquence était que nos braves militaires, non contents de donner leur temps et leurs peines, étaient obligés de souscrire de leurs bourses, afin de fournir des prix aux concours! Que de sacrifices les officiers de fout rang ont été obligés de faire en maintes circonstances pour maintenir leurs corps de volontaires en état effectif en face de toute cette apathie! Puis encore, lorsque les différents ministres de la milice voulaient de l'aide des chambres pour la Milice, soit pour les camps, soit pour avoir des armes, des accoutrements, des uniformes convenables, vous voyiez tout de suite un certain nombre de membres se récrier, criant au gaspillage, disant que le pays allait à la banqueroute, à la ruine, que la Milice était inutile... que nos braves volontaires n'étaient bons qu'à jouer au soldat, et que dirai-je encore.

Tout ce temps, nos volontaires, toujours animés du plus noble patriotisme, se disaient: Patience! patience! un moment viendra, et le pays, dans sa détresse, nous demandera à grands cris. Alors, nous, comme toujours, nous répondrons: Présents!

Oui, messieurs, à la fin de mars dernier, ce moment est malheureusement venu.... et qu'est-il arrivé? Il est arrivé, messieurs, qu'à ce moment suprême chaque volontaire, d'un bout du pays à l'autre, depuis les colonels jusqu'au dernier des soldats, s'est écrié avec joie: Présents!

A la fin de mars dernier, au milieu de nos troubles le Bon Génie, qui préside aux destinées du pays, s'était chargé de nous donner l'homme qu'ils nous fallait—le brave et habile général Middleton, le général modèle doux, humain, et fortiter in re. Oui, le général Middleton, ce soldat "sans peur et sans reproche," qui, par son tact, sa prudence, ses sages mesures, ses calculs habiles, "sans verser de sang inutilement," a su conduire nos troupes & la victoire, et étouffer un soulèvement qui menaçait d'être général, un de ces soulèvements qui, peu de chose au commencement, pouvait en grandissant prendre des proportions colossales, faire promener la torche incendiaire d'un bout à l'autre du Nord-Ouest, et faire couler des flots de sang à travers ces vastes régions. (Vifs applaudissements.) Mais, grâce à Dieu, un homme presque providentiel se trouvait à la tête des forces, et avec son aide et celle de nos vaillants volontaires, la douce paix, "cette fille aimée du ciel," est rentrée au sein de notre belle confédération. (Bruyants applaudissements.)

Nunquam retrorsum! Non! non, jamais en arrière, officiers et soldats du 65e bataillon! Fidèles à la noble devise qui distingue votre beau bataillon, vous vous êtes levés, comme un seul homme, à la fin de mars dernier, pour aller défendre le drapeau national, laissant sans la moindre hésitation, parents, amis, situation, position, affaires privées, pour obéir au cri du devoir et à la voix de î'honneur qui vous appelaient. (Vifs appl.)

65e bataillon, sur vous est tombé le premier choix d'entre tous les bataillons de la province de Québec! La patrie comptait sur vous et ses espérances n'ont pas été déçues!

Le pays vous a constamment suivi des yeux. Votre souvenir a toujours été présent à l'esprit de vos amis, à travers vos longues marches, tantôt; en butte à un froid sibérien, tantôt sous les rayons d'un soleil d'Afrique.

Vos souffrances morales et physiques de toutes sortes (mal couchés, souvent mal nourris, à peine vêtus, sans pain, sans souliers, couchant sur la dure), vous avez tout souffert, tout bravé! Que de marches, de contremarches, que de milles parcourus en tous sens, et la nuit, et le jour, mais grâce à Dieu, vous nous revenez couverts de gloire......... Vous nous revenez, la joie, l'orgueil et l'honneur de Montréal. (Applaudissements frénétiques.)

Oui, soldats du 65e bataillon, vous nous revenez couverts de gloire......... et c'est avec un légitime orgueil que nous contemplons vos figures basanées, les nobles débris d'uniformes qui vous couvrent à peine, mais qui font votre gloire........ vos visages bronzés, vos visages de vétérans! ah! mais c'est que vous n'avez pas joué au soldat (hourras frénétiques!)

Oui! vous nous revenez glorieux et vainqueurs.

Tous avez reçu le baptême du feu... Vous avez reçu le baptême du sang... Vous avez reçu le baptême des privations et des souffrances de toutes sortes. Vous avez même reçu le baptême de la médisance et de la calomnie la plus atroce... Attaqués dans votre honneur de gentilshommes, de Canadiens, de soldats, par cette sale et dégoûtante feuille de choux, cultivée, fumée, arrosée par ce grand Prêtre de la calomnie, le fameux Sheppard de Toronto; vous nous revenez vainqueurs et vous avez prouvé à tout le pays que comme patriotes, gentilshommes et soldats, vous n'aviez ni supérieurs, ni maîtres dans toute la milice du Canada. (longs applaudissements.)

Aussi avec quelle joie lisions-nous le récit de vos hauts faits dans le Nord-Ouest, avec quel orgueil lisions-nous les belles paroles que votre commandant, le général Strange, nous adressait après vos actions d'éclat. Nous avons tous lu avec joie ce que le général Strange écrivait de vous à un de ses amis intimes, il n'y a que quelques jours.

Nos coeurs ont battu à briser nos poitrines en lisant des pages comme celle-ci: "Quand le canon, cette voix de fer, ce dernier argument de la civilisation armée, eut fait répercuter pour la première fois les échos endormis de la solitude des, sombres régions du Nord-Ouest, nos braves soldats du 65e bataillon se sont élancés sur l'ennemi—les marais, les sombres forêts, les broussailles presqu'impénétrables, n'arrêtaient pas leur impétuosité—et comme les chevaux qui traînaient le canon se trouvaient souvent embourbés, envasés jusqu'aux oreilles, my plucky French Canadians s'attelant au canon font sortir de cette impasse chevaux, canon et tout ce qui s'en suit, le tout avec cette agilité, cet élan français qui distingue nos Canadiens-Français." (Applaudissements.)

Puis encore les paragraphes suivants:

"Le véritable esprit militaire des anciens coureurs des bois, la milice de Montcalm, des voltigeurs de Salaberry semble aussi vivace que jamais dans le coeur de nos Canadiens-Français. Nous avons bivouaqué sous nos armes... nous étions sans feu... le 65e bataillon était pour le moment sans capotes (en parlant de la poursuite contre Gros Ours). Les soldats du 65e bataillion n'avaient pas pris de vivres avec eux lorsque le matin ils débarquaient de leurs bateaux pour s'élancer au pas redoublé là où le devoir les appelait. Nous partageâmes nos rations avec eux."

Puis plus loin.

"Un autre jour, ils arrivent (le 65e) à un certain endroit; après avoir marché toute une nuit l'énorme distance de onze lieues; à travers des marais presqu'impassables... le coeur joyeux... la gaie chanson canadienne à la bouche... bravant tous les obstacles, plusieurs d'entre eux allaient pieds nus et ensanglantés, leurs uniformes étaient en lambeaux et cependant ils étaient prêts à tout."

"Sur eux tombaient les postes les plus exposés chaque fois que nous pouvions rejoindre l'ennemi, et c'était toujours avec peine que je pouvais contenir l'ardeur belliqueuse de my plucky French Canadians,"

Ainsi vous voyez que rien de ce qu'on disait de vous n'était perdu pour nous, pour moi surtout qui ai le plaisir de compter votre beau bataillon parmi les bataillons du District que j'ai l'honneur de commander. Aussi soyez les bienvenus au milieu de nous. Vous avez bien mérité de la patrie. Tous ceux qui vous sont chers, qui vous aiment si tendrement, brûlent d'envie de vous serrer la main, de vous presser sur leur coeur, et de vous dire combien ils sont contents de voua, fiers de vous, comme nous le sommes tous ici, comme l'est tout le pays en général et la ville de Montréal, en particulier. (Tonnerre d'applaudissements.) Aussi, messieurs, en terminant, permettez-moi de proposer la santé du brave général Middleton, le soldat "sans peur et sans reproche" et celle du 65e bataillon nos plucky French Canadians. (Applaudissements prolongés.)

Le maire Beaugrand, appelé à prendre la parole, complimenta en termes appropriés et d'une façon très éloquente le 65e bataillon.

A l'instar du colonel Harwood, il parla des accusations portées contre le bataillon, et sut les réfuter.

M. Beaugrand termina en proposant la santé du général Strange qui dirigea nos troupes, du colonel. Ouimet, commandant du 65e, des braves officiers, et sous-officiers. Il fit allusion au sergent Valiquette, mort au champ d'honneur, aux morts et aux blessée de cette insurrection qui sera l'événement mémorable de 1885.

Le colonel Ouimet répondit brièvement, mais avec éloquence. Il remercia chaleureusement le public canadien, le maire de Montréal, les dames, des secours donnés aux familles des volontaires, et pour la brillante réception du jour. A peine était-il assis que trois, hourras retentirent en son honneur sous l'immense voûte de la salle d'exercices.

M. le maire Beaugrand proposa en anglais la santé de la Montreal Garrison Artillery et des autres bataillons qui, sans avoir participé à la campagne, avaient été prêts à répondre à l'appel.

Le colonel Stevenson, appelé à répondre, dit qu'il s'associait de tout coeur à la démonstration du jour. Il était heureux de serrer encore une fois la main aux braves du 65e, de les voir revenir gais et en bonne santé.

M. C. A. Corneiller parla en dernier lieu. Ce fut le discours de la clôture du dîner. En faisant l'éloge des braves volontaires, l'orateur paya un noble tribut d'hommages au zèle et au dévouement du R. P; Prévost, l'aumônier du 65e bataillon. Il a suffi à, M. Cornellier de rappeler ce nom si cher aux soldats dont on fêtait l'arrivée pour soulever les applaudissements les plus enthousiastes.

Durant le dîner, la musique de la Cité et l'Harmonie font entendre les morceaux les plus choisis de leur répertoire.

APRÈS LE DINER

A doux heures, le dîner étant termine, les volontaires se mirent en marche pour se rendre à la salle Bonsecours, en suivant les rues Craig, Gosford et Claude. Ils étaient suivis par une foule immense et sur leur passage ils furent l'objet de nouvelles acclamations. La musique de la Cité on tête suivie des anciens membres du 65e.

A la salle on déposa les armes et les sacs et on se dispersa pour aller passer le reste de la journée dans les joies intimes de la famille. Les anciens membres du 65e, accompagnés de la Musique de la Cité, escortèrent le lieutenant-colonel Ouimet jusqu'à sa résidence rue Dorchester.

Le brave colonel saisit de nouveau l'occasion pour féliciter les anciens membres du 65e de leur bonne tenue et termina en les remerciant de s'être montrés dignes de leurs frères d'armes dans la brillante réception dont ils ont été l'objet.

Après avoir pressé encore une fois la main à leur colonel, les anciens membres retournèrent à la salle d'exercices où ils eurent un lunch particulier. Des discours de circonstance furent prononcés par le capitaine DesRivières, président du comité de réception, et plusieurs autres. Dans son discours, le capitaine DesRivières félicita le capitaine Pratte et le sergent Pépin du zèle dont ils avaient fait preuve pendant tout le temps que le comité s'était occupé de se préparer à recevoir les volontaires du 65e. M. Beaudry, vice-président du comité fit aussi quelques remarques parfaitement appropriées.

Ce dîner de braves fut accompagné chant et de musique. En se séparant, il fat convenu qu'on se réunirait tous, ce soir, à la salle Bonsecours, pour déposer les coiffures et recevoir des instructions, s'il était nécessaire.

LE FEU D'ARTIFICE

Les réjouissances commencées le matin se sont continuées dans la soirée. A neuf heures, il y eut feu d'artifice sur le Champ de Mars.

Dès huit heures, une foule immense avait envahi les gradins qui longent la place et quand fut lancée la première pièce pyrotechnique on pouvait évaluer à vingt mille le nombre des spectateurs.

Ce feu d'artifice a obtenu tout le succès qu'on pouvait en attendre. Chaque pièce lancée s'élevait à des hauteurs prodigieuses et décrivant sur le fond du firmament semé d'étoiles, des arcs de feu et l'effet le plus merveilleux.

L'emporte-pièce de tout ceci, fut un cadre de grandeur considérable, couvert de produit chimiques au milieu duquel on avait inscrit le chiffre du "65e", en matière inflammable. Cette pièce d'un genre particulier, mise en feu, arracha à la foule des cris et des applaudissements.

Le feu d'artifice se termina à 9.30 heures.

L'auteur a tenu à publier ce rapport tel qu'il a été fait dans le temps, afin de l'enregistrer dans l'histoire de la campagne elle-même, et surtout pour que plus tard, personne ne puisse le taxer de partialité.



FIN